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La philosophie et l'art : de nouveaux paysages pour

l'esthétique
Curtis L. Carter , Brigitte Rollet
Dans Diogène 2011/1 (n° 233-234) , pages 119 à 142
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0419-1633
ISBN 9782130587071
DOI 10.3917/dio.233.0119
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 25/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 129.0.80.145)

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LA PHILOSOPHIE ET L’ART :
DE NOUVEAUX PAYSAGES POUR L’ESTHÉTIQUE

par

CURTIS L. CARTER

Esthétique, art et philosophie


Depuis le début du XXe siècle, des philosophes aussi divers que
Walter Benjamin, Maurice Merleau-Ponty, Gilles Deleuze et Ar-
thur Danto ont établi une interaction dynamique entre la philoso-
phie et l’art à travers l’esthétique, comme avant eux Hegel, Goethe
et d’autres au XIXe siècle. La première partie de cet article analyse-
ra cette interférence dans les théories de quatre auteurs de pre-
mière importance. On étudiera leurs théories en liaison avec ces
développements artistiques qui semblent le plus significatifs par
rapport à leurs approches de l’esthétique. J’essaierai de montrer
comment l’esthétique philosophique occidentale s’est développée
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dans le passé récent en parallèle avec les courants artistiques en
vogue à chaque fois. Dans un deuxième temps, j’explorerai d’autres
développements, cette fois de nature sociale et technologique, qui
contribuent à orienter l’art contemporain. Pour l’essentiel, le rôle
joué par les attitudes sociales, par la dimension économique des
arts, ainsi que par les nouvelles technologies, posent des questions
rarement abordées dans l’esthétique occidentale. La taille de cet
article ne me permettra pas d’analyser en détail la manière dont
ces nouveaux développements affecteront le futur de l’esthétique,
mais nous identifierons certains des facteurs majeurs à considérer
pour l’avenir de la discipline. Nous le ferons dans l’espoir que la
recherche dans ce domaine tiendra compte de ces nouveaux élé-
ments, tels que la mondialisation, le marché de l’art, les questions
politiques et sociales, la culture populaire et les nouvelles manifes-
tations de l’avant-garde. À l’instar des prévisions de Benjamin à
propos du rôle des arts médiatiques, certaines théories ont montré
par le passé une certaine attention pour les problèmes posés par
ces évolutions. Hélas, leur apport n’a pas retenu l’attention qu’il
aurait mérité dans les théories esthétiques.

Walter Benjamin
Dans un court article écrit en 1920, « La théorie critique », Ben-
jamin évoque brièvement les rôles respectifs de la philosophie et de
l’art. Si la première se donne pour objectif de rechercher l’idéel à

Diogène n° 233-234, janvier 2011.


120 CURTIS L. CARTER

travers un questionnement apparemment sans fin, l’art fournit


« des concepts qui ressemblent de près à la philosophie […] sans
l’être réellement » (Benjamin 1996 : 217, 218). Pour lui, nombreu-
ses sont les œuvres d’art qui ont en commun avec le questionne-
ment philosophique cette quête de la dimension idéelle, d’où l’idée
selon laquelle « les œuvres d’art sont les moyens par lesquels se
manifeste l’idéel philosophique » (Benjamin 1996 : 218). Dans ce
contexte, la critique d’art doit repenser le contenu d’une œuvre
d’art en tant que symbole du philosophique. La relation entre l’art
et la philosophie semble alors enracinée dans l’idéalisme et le ro-
mantisme du XIXe siècle, lorsqu’on leur attribuait la capacité de
générer un mode de compréhension transcendant aussi bien des
questions philosophiques spécifiques que les limites de formes ar-
tistiques déterminées.
Une quinzaine d’années plus tard, dans son texte fondateur,
« L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1936),
Benjamin expose la thèse selon laquelle l’histoire de l’art a été fon-
cièrement modifiée par l’invention des technologies ayant rendu
possibles la photographie, le cinéma et la radio (Benjamin 1991).
Pour lui, l’introduction des moyens de reproduction de l’art mène
ce dernier à perdre son « aura » et lui substitue un art de masse.
L’aura esthétique émane des rites et s’applique essentiellement à
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l’art traditionnel. Elle suppose un accès direct à l’original. À une
époque de reproduction mécanique, un art doté d’aura, comme le
portrait classique, est remplacé par un art de masse capable
d’atteindre un public de masse. Un tel art de masse est aussi utile
politiquement car ses multiples exemplaires peuvent toucher un
large public. Ce développement dans les arts va de pair avec
l’accroissement des capacités productives des chaînes de montage
dans les usines modernes (Carroll 1998 : 119).
L’esthétique de Benjamin n’a pas effacé l’aura des développe-
ments ultérieurs en art. Dans la photographie comme dans le ci-
néma, il reste un moyen essentiel de relier l’art à l’expérience du
spectateur. Benjamin cependant anticipa parfaitement le rôle ma-
jeur que devaient jouer les arts médiatiques. La photographie est
désormais une forme d’art bien établie et il en va de même pour le
cinéma. De même, sa théorie légitime l’empreinte originale de
l’artiste, comme dans les lithographies, les gravures et l’impression
sur soie qui pourtant reposent sur des technologies plus anciennes.
La théorie de Benjamin sur l’art de masse a été particulièrement
importante pour interpréter les arts médiatiques qui occupent au-
jourd’hui une position centrale, compte tenu de ce que la photogra-
phie, le cinéma, la sérigraphie, la radio, et aujourd’hui les formes
d’art virtuel jouent un rôle déterminant dans la production et la
consommation artistique des nouvelles générations.
Quelles ont été les implications philosophiques de la théorie de
LA PHILOSOPHIE ET L’ART 121

Benjamin dans la perception de l’art ? En premier lieu, la notion


d’œuvre d’art comme exemplaire original et unique est remise en
question par la photographie et le cinéma, qui s’expriment au tra-
vers de « multiples originaux ». Ensuite, le défi lancé par Benjamin
à la notion d’aura fragilise moult convictions établies à propos de
l’expérience qui, selon les critères traditionnels, jouait un rôle cen-
tral dans l’appréciation artistique. L’aura est très proche du
concept classique de l’expérience du beau. En outre, les références
de Benjamin à l’art de masse, rendu possible par la production de
copies destinées à une multitude de personnes, est incompatible
avec la notion de beauté en tant qu’expérience personnelle et
contemplative. Avec l’art de masse, celle-ci est remplacée par une
expérience partagée et qui peut être récupérée à des fins politiques
aussi bien qu’esthétiques. En proposant une philosophie de
l’histoire matérialiste, Benjamin fait valoir une vision de l’art an-
crée dans le concept de reproductibilité et partant dans les forces
productrices de la société industrielle. Aussi marque-t-il sa préfé-
rence pour un art en harmonie avec d’autres aspects idéologiques
essentiels de la société de masse (Carroll 1998 : 118, 119).
Maurice Merleau-Ponty
Les écrits de Merleau-Ponty sur la philosophie et la peinture
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ont ouvert la voie à la plupart des travaux récents des auteurs
français sur le sujet. Il s’oppose à une opinion qu’il attribue à Des-
cartes, et selon laquelle l’artiste ne peut peindre que des choses
existantes et un tableau ne peut offrir à l’esprit que ce qui est per-
ceptible par une vision normale (Merleau-Ponty 1964). Merleau-
Ponty et d’autres de sa génération réfutent cette thèse de Descar-
tes, qui clouerait la peinture à la tradition de l’art comme repré-
sentation.1
Merleau-Ponty propose dans ses essais – parmi lesquels « Le
doute de Cézanne » (1945) qui porte sur la conception qu’avait Cé-
zanne de la peinture – une interprétation phénoménologique des
rôles respectifs du philosophe et de l’artiste. Que ce soit dans son
étude sur Cézanne ou dans ses autres écrits sur l’art pictural, Mer-
leau-Ponty assigne à ce dernier un statut ontologique, visant à
assurer l’accès de l’imaginaire à des phénomènes relevant de
l’expérience préthéorique (1964 : 36-60). La philosophie est selon
lui trop liée au langage et aux opinions pour mener ce but à terme.

1. On pourrait comparer la notion de compréhension préthéorique chez


Merleau-Ponty à celle de compréhension de la nature chez Renaud Barba-
ras. Ce dernier (2001) conçoit la nature comme étant capable de produire
sa propre signification, au sens où celle-ci ne vient pas de la pensée. D’où
l’idée que c’est peut-être dans la nature humaine que l’artiste trouve ce qui
s’exprime ensuite dans l’œuvre d’art.
122 CURTIS L. CARTER

Cependant, il ne va pas jusqu’à accorder la même valeur à la philo-


sophie et à l’art. Il note par exemple qu’« il y a un usage critique,
philosophique, universel du langage qui prétend récupérer les cho-
ses comme elles sont, au lieu que la peinture les transforme en
peinture » (Merleau-Ponty 1960 : 100). Qu’est-ce à dire ? Pour une
réponse complète à cette question, il nous faut revenir au « Doute
de Cézanne », où il pousse plus loin encore la réflexion sur la rela-
tion entre le philosophe et l’artiste. Dans ce texte, il expose claire-
ment l’idée que le but de l’artiste n’est ni l’imitation ni la représen-
tation. L’expression artistique consiste pour lui à « objectiver, pro-
jeter, arrêter ». À propos de Cézanne, il affirme qu’« un peintre
comme Cézanne, un artiste, un philosophe doivent non seulement
créer et exprimer une idée, mais encore réveiller les expériences
qui l’enracineront dans les autres consciences » (1996 : 25).
Le rejet par Merleau-Ponty de l’approche représentationnelle en
peinture reflète (ou rivalise avec) un bouleversement dans les pra-
tiques picturales survenu dans les années 1920 et 1930 en Europe
puis dans les décennies suivantes en Amérique. On peut faire re-
monter cette mutation aux surréalistes de la première période, tels
André Breton, André Masson, Joan Miró, Salvador Dalí, Max Ern-
st et René Magritte, puis aux expressionnistes abstraits aux États-
Unis comme Willem DeKooning, Robert Motherwell, Jackson Pol-
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lock, Mark Rothko. Le surréalisme, malgré les nombreuses varia-
tions qu’ont connues ses techniques, s’est concentré sur
l’expression spontanée de l’esprit créateur, et a emprunté deux
directions distinctes : l’automatisme et le vérisme. Toutes deux
soutenaient l’idée d’un inconscient antirationaliste comme source
d’images au-dessus du monde extérieur. Alors que les automatistes
(Breton, Masson) se concentraient sur l’expression de sentiments
issus de l’inconscient, grâce à un procédé permettant à celui-ci de
pénétrer la conscience à travers la forme libre, les véristes (Dalí,
Ernst et Magritte) optaient pour la création d’images très réalistes
du monde des rêves, censées établir un lien entre ce dernier et le
monde des objets et des êtres humains.
On retrouve ce rejet du réalisme rationaliste traditionnel dans
l’imagerie des expressionnistes abstraits qui lui opposent
l’exploration d’une conscience non rationnelle. Celle-ci puise géné-
ralement dans la vie intérieure, par opposition au monde extérieur,
de sorte que les œuvres expressionnistes ne réservent qu’une faible
part à une iconographie reconnaissable, aux symboles culturels ou
à des emprunts historiques. Au contraire, les artistes privilégient
la subjectivité et les caractéristiques formelles abstraites de la
forme artistique : par exemple, ces éléments visuels que sont la
couleur, la forme, les lignes et la platitude bidimensionnelle de la
toile. Par ailleurs, les expressionnistes abstraits tiraient parti de
l’art des cultures non occidentales et amérindiennes pour élargir
LA PHILOSOPHIE ET L’ART 123

leur exploration des formes de l’inconscient à travers les différen-


tes manifestations culturelles de ce dernier.

Gilles Deleuze
Rapprochons-nous maintenant de l’art contemporain en consi-
dérant la perspective de Gilles Deleuze sur la question des frontiè-
res entre le philosophe et l’artiste. Se posant en philosophe empi-
riste n’appartenant ni à la phénoménologie ni aux écoles analyti-
ques (les deux courants dominant la philosophie récente), Deleuze
enracine ses théories de la philosophie et de l’art dans une analyse
de leur rôle et interactions et les applique, dans divers écrits, au
cinéma, à la musique, à la peinture et à d’autres formes d’art.
Il est utile en premier lieu de considérer les remarques généra-
les de Deleuze sur le philosophe et l’artiste (Deleuze 1990 ; voir
également Deleuze et Guattari 1991). Comme Platon et Hegel
avant lui, il se penche sur l’interface culturel et conceptuel entre
les deux. Dans son essai publié dans Pourparlers 1972-1990, De-
leuze place la philosophie et l’art en relation avec la science plutôt
que la religion, qui leur était associée dans la triade hégéliennne.
Pour Deleuze, chacune des trois disciplines est un projet créatif :
contrairement à ce qu’établit Hegel dans sa philosophie de l’art, il
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n’y a pas de hiérarchie entre elles, car chacune suit son propre
cheminement selon ses possibilités. Le but de la philosophie est de
créer de nouveaux concepts et il ne s’agit pas seulement de réflé-
chir sur des choses mais de fonctionner comme une activité créatri-
ce comme le sont les arts et les sciences. « L’histoire de la philoso-
phie n’est pas une discipline particulièrement réflexive. C’est plu-
tôt comme l’art du portrait en peinture. Ce sont des portraits men-
taux, conceptuels » (Deleuze 1990 : 185). Le but de l’art, qui diffère
en ceci de la philosophie, consiste à créer des ensembles sensoriels
pour ainsi contribuer à la pensée, de même que celui de la science
consiste à créer des fonctions. « Les grands artistes sont également
de grands penseurs, mais ils pensent en termes de perceptions et
d’émotions plutôt que de concepts : les peintres pensent en termes
de lignes et de couleurs, comme les musiciens en sons, les cinéastes
en images, les écrivains en mots et ainsi de suite » (Smith 2003 :
viii).
En dépit de leurs rôles différents, on attend de la philosophie et
de l’art qu’ils instaurent une relation de résonance mutuelle et
d’échanges dans leur promotion de l’art et de l’esthétique. Deleuze
prend grand soin de montrer que la philosophie comme entreprise
créative n’est pas moins complexe que la création d’une nouvelle
œuvre d’art ou la découverte de nouvelles fonctions scientifiques. Il
ne s’agit pas pour les philosophes de contrôler ou de réfléchir aux
œuvres produites par des artistes ou vice versa, car « il faut consi-
124 CURTIS L. CARTER

dérer la philosophie, l’art et la science comme des espèces de lignes


mélodiques étrangères les unes aux autres et qui ne cessent pas
d’interférer » (Deleuze 1990 : 170). Rappelons que le philosophe et
l’artiste servent de médiateurs l’un à l’autre, chacun aidant l’autre
à s’exprimer dans l’acte créatif. Qui dit concepts dit perceptions
(c’est-à-dire des sensations et des relations qui existent indépen-
damment de l’expérience individuelle) et émotions (à savoir des
devenirs qui vont au-delà de leur immédiateté). Les concepts, les
perceptions, et les émotions constituent des forces inséparables qui
passent de la philosophie à l’art et vice versa (Deleuze 1990 : 170).
Deleuze transpose ces concepts au cinéma, à la peinture, à la litté-
rature et à la musique. Le principe selon lequel l’art ne consiste
pas à reproduire ou à créer des formes mais à capturer des forces
est commun à tous les arts. D’où l’idée que l’art ne peut être figura-
tif (Deleuze 1994 : X).
La pensée esthétique de Deleuze est largement liée à son inter-
prétation de l’œuvre picturale de Francis Bacon. Il semble que ses
concepts commencent littéralement avec la peinture et émergent
dans l’écho créé entre le concept (la contribution du philosophe) et
l’émotion (la contribution de l’artiste). Le résultat d’une telle inte-
raction forme le socle de son ouvrage Francis Bacon : la logique de
la sensation. Les tableaux de Bacon, parmi les œuvres les plus
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puissantes de l’art contemporain, arrivent à un moment fascinant
de l’histoire de l’art, quand certains théoriciens ont déclaré la fin
de l’art comme expression signifiante de la vérité. Le peintre écarte
les théories de la représentation et de l’abstraction, selon lui su-
rannées, et recherche une nouvelle approche de la peinture, tout en
refusant d’abandonner sa pratique picturale. L’étude de Deleuze
propose une approche esthétique nouvelle qui étaye la démarche de
Bacon dont les personnages échappent à la figuration, en ce sens
qu’ils ne sont pas des copies du monde extérieur à la peinture. Ils
ne sont pas non plus des structures géométriques abstraites, mais
semblent émerger de la confrontation de l’artiste avec les éléments
matériels (la couleur) du processus de la peinture elle-même. Ils
ont donc pour fonction de dévoiler une présence, ou bien les forces
à l’œuvre sous la représentation. Ce sont les forces de la sensation
qui donnent vie aux tableaux lorsque l’artiste se mesure à la maté-
rialité du corps et aux matériaux nécessaires pour produire la
peinture.

Arthur Danto
Le philosophe américain Arthur Danto est sans doute celui dont
le travail croise le plus directement les changements intervenus
dans l’art depuis les années 1960. À divers moments de sa carrière,
il a été artiste visuel, esthéticien et, depuis 1984, critique d’art
LA PHILOSOPHIE ET L’ART 125

pour le magazine The Nation. Grâce à sa connaissance de


l’intérieur du monde de l’art, à la fois en tant que prati-
cien, critique et philosophe de l’art, Danto occupe une position uni-
que pour observer la relation entre philosophie et art ainsi que la
situation actuelle de l’art. Il pense que ce dernier contribue à la
compréhension philosophique de la notion d’art elle-même, en
permettant par exemple de comprendre comment deux objets ap-
paremment identiques (telle la Boîte Brillo de Warhol et une boîte
de savon Brillo dans un entrepôt) n’en sont pas pour autant l’un et
l’autre une œuvre d’art (Danto 1994a : 12, 13 ; voir également Dan-
to 2003 : 571). L’observation à elle seule ne permet pas de faire la
différence entre les deux, et c’est là qu’une théorie artistique est
requise.
Danto conçoit l’histoire de l’art comme un récit de développe-
ments liés à une période spécifique et focalisés sur la manière dont
évolue l’imitation, ou la représentation du monde sous forme
d’images artistiques. Il partage l’opinion du critique moderniste
Clement Greenberg, selon laquelle, pour les artistes du XXe siècle,
l’autodéfinition a été « la vérité historique centrale de l’art moder-
niste » (Danto 1994b : 326 ; voir également Greenberg 1960). Ceci
est particulièrement vrai depuis l’introduction par Marcel Du-
champ de ses célèbres ready-made, au début du siècle dernier : on
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retiendra, par exemple, l’urinoir manufacturé, la pelle à neige ou le
casier à bouteilles. Selon Greenberg, l’art moderne a atteint son
apogée dans la pureté de l’abstrait, qui se focalisait sur la platitude
anti-illusionniste du tableau lui-même.
Pour Danto, l’autodéfinition par les artistes s’accélère jusqu’à
l’extrême, à la fois pour l’histoire de l’art et pour l’esthétique philo-
sophique, avec les boîtes Brillo d’Andy Warhol : présentées comme
œuvres d’art en 1964, elles mettaient un point final au récit du
développement traditionnel de l’art. L’interprétation que fait Dan-
to de la Boîte Brillo, vue comme une contribution à la philosophie
de l’art, semble détruire la distinction entre philosophie et art tels
qu’on les comprenait auparavant. Danto déclare : « Je pense que
l’art aboutit à l’autoconscience philosophique de sa propre identi-
té » (1994b : 326). De prime abord, Danto semble suggérer que l’art
devient philosophie après la période moderniste, quand il prend
conscience de soi et s’interroge sur sa signification. Il précise ce-
pendant qu’il ne veut pas dire que l’art devient littéralement philo-
sophie : mais simplement qu’à travers le passage de l’imitation à
l’abstraction et à l’art conceptuel, l’art devient un moment de son
propre processus d’autoréflexion et d’autocompréhension.
Danto rejette également la pureté du médium défendue par
Greenberg, et plaide en faveur du pluralisme : la philosophie de
l’art doit être ouverte par principe à tous les développements sans
distinction. Danto considère que l’histoire de l’art dans sa phase
126 CURTIS L. CARTER

traditionnelle finit avec la fin du modernisme dans les années


1960, lorsque l’art entra dans une période posthistorique. « Je pen-
se à l’art posthistorique comme à un art créé sous une condition de
pluralisme objectif ; je veux dire par là qu’il n’y a pas de directions
historiquement imposées à l’art […] » (Danto 1994b : 328). D’autre
part, Danto ne croit pas que la compréhension future de l’art vien-
ne de l’art même et il délègue cette tâche à la philosophie. « Cela ne
signifie pas que l’art s’est transformé en philosophie, mais plutôt
que l’histoire de l’art s’est déplacée à un niveau philosophique. La
pratique artistique peut durer indéfiniment. Mais pour ce qui est
de la conscience-de-soi, je ne pense pas qu’elle puisse nous mener
plus loin. » (Danto 2003 : 571). La raison pour laquelle Danto limite
au champ de la philosophie l’interprétation à venir de l’art vient
sans doute du fait que le pluralisme qu’il étend à l’art ne s’applique
pas selon lui à la philosophie. Pourtant, le pluralisme existe bien
en philosophie et se manifeste sous de nombreuses formes : idéa-
lisme, réalisme, empirisme, pragmatisme, phénoménologie, philo-
sophie analytique… pour n’en citer que quelques-unes. Il n’est pas
clair, en outre, pourquoi l’art du futur ne pourrait continuer à offrir
des éléments de compréhension de l’art lui-même, ou à éclairer
d’autres aspects de l’existence humaine et de la culture. Danto
n’apporte aucune réponse à cette question.
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Ses opinions sur les rôles respectifs de la philosophie et de l’art
vont bien plus loin que celles de quiconque avant lui. Ses remar-
ques sur la fin de l’art, initialement attribuées à sa lecture de
l’Esthétique de Hegel, n’ont finalement pas été la fin de l’art. Elles
se rapportent davantage à la fin d’un récit particulier de l’histoire
de l’art. Ceci permet aux artistes et aux cultures au sein desquelles
ils œuvrent de choisir librement la pratique et la forme d’art qui
leur convient, c’est-à-dire d’opter pour le néodada, le néosurréalis-
me, le néo-expressionisme, l’abstraction, la figuration, le néopop
art, les arts médiatiques, ou toute autre invention à venir. Nous
verrons combien son pluralisme s’avère approprié pour l’art du XXIe
siècle.
La reconstruction des relations entre art et philosophie chez
Danto comporte une double difficulté. D’abord, il s’agit de distin-
guer l’art du non-art dans le pluralisme radical de l’ère posthistori-
que ; en deuxième lieu, il faut formuler une théorie philosophique
de l’art qui tienne compte des arts du présent, du passé et du futur.
Selon une certaine lecture, à laquelle Danto semble parfois adhé-
rer, un pluralisme échevelé ferait que tout peut être considéré
comme de l’art. Mais même un regard en arrière sur le cas de la
Boîte Brillo de Warhol qui est une œuvre d’art, à l’inverse de la
boîte Brillo qui ne l’est pas, nécessite une autre réponse. Pour la
seconde question, Danto semble apparaître comme un essentialiste
déclaré, en quête d’un équivalent de l’esprit universel hégélien, qui
LA PHILOSOPHIE ET L’ART 127

sous-tendrait les changements survenus à travers l’histoire de


l’art. Une théorie d’une telle magnitude pourrait également servir
à distinguer l’art de ce qui ne l’est pas.
Danto est ainsi conduit à élaborer une interprétation profonde,
qui, en théorie du moins, permettrait d’identifier les incommensu-
rables de la création artistique sous la phénoménologie des chan-
gements stylistiques. Seul un tel niveau d’interprétation permet de
discerner ce qui peut ou non être qualifié d’art. Le point de vue de
Danto semble ici requérir la possibilité d’une compréhension uni-
verselle de l’art qui ne soit pas sujette à des renversements histori-
ques mais qui permette une ouverture par rapport aux futures
manifestations de l’art. La réponse théorique doit venir de la philo-
sophie plutôt que de l’histoire de l’art (Danto 2007 : 126-129). Il est
évident que les proclamations du monde de l’art ne suffiront pas à
définir ce qui est ou n’est pas l’art. De même, les précédents que
l’on trouve dans l’histoire de l’art passé ne seront pas forcément
utiles pour juger des créations radicalement nouvelles des artistes
de demain. Sans doute est-ce par une attention minutieuse et por-
tée sur une grande variété d’œuvres que des caractéristiques com-
munes de l’art continueront à se manifester. Dans certains cas,
celles-ci pourront provoquer une réponse que nous identifierons à
la beauté. Dans d’autres, où les qualités esthétiques semblent être
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absentes ou de moindre importance, la réponse se rapprochera
davantage de la compréhension philosophique. Il arrive que
l’expérience de l’art ne soit qu’un jaillissement spirituel qui nous
émeut tout simplement et enrichit notre vie de manière ponctuelle.
Qu’elle vienne d’une expérience sensorielle (Baumgarten) ou d’un
plaisir intellectuel (Kant) la réponse tient à l’expérience qu’offre
l’œuvre en question.

Les facteurs non philosophiques


dans le développement de l’art et de l’esthétique
La dernière partie de cet essai s’attachera aux facteurs non phi-
losophiques qui affectent l’état de l’art d’aujourd’hui. Nous tente-
rons d’identifier quelques-uns des facteurs culturels contemporains
majeurs et leur influence sur les changements dans la pratique de
l’art, jusqu’à nos jours.
Dans son essai sur Picasso publié en 1938, Gertrude Stein évo-
quait son expérience avec l’artiste plus tôt dans le siècle, au mo-
ment où elle avait découvert son travail. À cette époque, même les
peintres modernes enracinaient leur travail dans la représenta-
tion, incluant même des références à leur environnement. « Les
peintres ont toujours aimé le cirque et même maintenant où les
cirques sont souvent remplacés par les night-clubs et les cinémas,
ils se rappellent volontiers les arlequins », remarque-t-elle (Stein
128 CURTIS L. CARTER

1988 : 17-18). Picasso, comme d’autres artistes de son temps, dessi-


na le Cirque Medrano où il pouvait être proche des clowns, des
jongleurs, des chevaux et de leurs cavaliers. L’écrivaine évoque en
ces termes le premier Picasso acquis avec son frère Leo : « Le pre-
mier tableau que nous eûmes de lui était […] de l’époque rose ou
arlequin, […] plein de grâce, de finesse et de délicatesse » (1988 :
19). La langue utilisée par Stein s’applique au tableau intitulé
« Jeune fille nue avec panier de fleurs » (1905), où il est question de
grâce, de délicatesse et de charme, qualificatifs qui perdront vite de
leur pertinence pour Picasso dont le style entre, à partir de 1909,
dans la période cubiste. Dans ces nouvelles toiles, les lignes se dur-
cissent, les couleurs deviennent plus vives et l’image passe de la
représentation fondée sur l’observation à une construction mentale
plus ou moins pure, comme dans ses « Nature mortes » de 1912. Il
est difficile de prévoir les changements entre ces premières œuvres
du peintre, reçues déjà comme art moderne, et celles qui suivirent
par la suite. Ces changements reflètent les mutations qui traver-
sent la culture depuis le début du XXe siècle. Ainsi l’idée selon la-
quelle seul ce que l’œil voit est réel, et la science qui découle de
cette croyance, ont perdu leur force ; il n’est plus nécessaire d’avoir
devant soi un modèle en chair et en os pour peindre ou dessiner,
comme c’était le cas encore au XIXe siècle. De même, le besoin
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d’encadrer l’œuvre pour la faire exister disparaît.
Comment expliquer de tels changements ? Est-ce que les gens
changent ? Gertrude Stein avait sans doute raison quand elle no-
tait que les personnes changent peu d’une génération à l’autre.
Aussi loin que l’on peut remonter dans l’histoire, on s’aperçoit que
les gens sont plus ou moins similaires et partagent les mêmes dé-
sirs, les mêmes vertus, les mêmes qualités et défauts. « Rien ne
change si ce n’est la façon de voir, et c’est cette façon de voir qui
caractérise chaque génération », écrit Gertrude Stein (1988 : 24).
Les variations dans l’art reflètent donc la manière dont chaque
génération vit, est éduquée et se développe (Stein 1988 : 17, 18).
Le XXe siècle débuta par une explosion d’idées artistiques. Cel-
les-ci se sont initialement manifestées de trois façons distinctes :
par l’invention de nouvelles manières de manipuler les objets ma-
tériels ; par l’introduction de l’art conceptuel comme manière de
dépasser l’art enraciné dans la peinture, la sculpture et tout autre
objet matériel ; par l’accès des artistes aux technologies modernes
dans les arts médiatiques. La première engendra une prolifération
de styles, qui a perduré jusqu’à nos jours, du futurisme au cubis-
me, du dada au surréalisme en passant par l’expressionnisme abs-
trait. Tout n’a pas changé néanmoins et à travers l’évolution des
styles picturaux les artistes n’en abandonnèrent pas pour autant
l’idée de la peinture comme objet en deux dimensions, constitué
d’une toile, d’une planche en bois ou d’une autre surface sur laquel-
LA PHILOSOPHIE ET L’ART 129

le appliquer la peinture. L’objet s’éloigna radicalement de


l’approche traditionnelle de la peinture en ce qui concerne les ma-
tériaux, les techniques, les formes et le contenu. Pourtant, la pein-
ture conserva finalement sa matérialité comme surface plate en
deux dimensions, comme le produit d’un travail talentueux sur la
couleur, la forme et les lignes, conçues pour créer une image figu-
rative ou abstraite. Marcel Duchamp, dont l’Urinoir (« Fontaine »)
fut introduit à New York en 1917, ainsi que les artistes dada, prin-
cipalement européens et américains, ont radicalement transformé
la notion d’objet d’art, en déplaçant la perspective vers l’art concep-
tuel où l’idée devient un élément artistique majeur. L’art concep-
tuel continua depuis à jouer un rôle déterminant dans l’art
contemporain.
Peu de temps après, intervint un déplacement de la peinture et
des autres artefacts traditionnels vers les arts médiatiques. Ben-
jamin, comme nous l’avons vu, chercha à libérer l’objet d’art des
moyens traditionnels de production, en le démythifiant et en rem-
plaçant son aura, propre à l’œuvre singulière à vocation contem-
plative, par un art accessible via la technologie de communication
de masse. Dans les années 1930, Benjamin envisageait le futur de
l’art et des nouveaux médias de communication : la photographie,
le cinéma et la radio existaient déjà, la télévision allait suivre ;
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mais même lui n’aurait pu imaginer les possibilités à venir avec la
vidéo, internet, l’informatique et les technologies numériques utili-
sées aujourd’hui dans le cyberart.
Ces transformations ont affecté à la fois la production et la
consommation artistiques. La première partait d’un modèle assez
simple où dominait le talent d’un artiste à utiliser des pigments,
des brosses et des toiles. L’artiste qui opte pour les arts médiati-
ques a besoin quant à lui de moyens technologiques tels
qu’appareils photos, caméras, ordinateur, disques et moyens de
produire des photographies, des films, du cinéma, de l’imagerie
numérique et souvent une équipe de production élaborée. La pro-
duction implique désormais une collaboration entre artistes possé-
dant une variété de savoir-faire, tels la conception de décors, la
récitation, la performance musicale, le montage, l’émission ainsi
que des espaces de travail permettant de réaliser de telles œuvres.
À la fin du XXe siècle, suivra un flux de mouvements parmi lesquels
l’expressionnisme abstrait, le pop art, le minimalisme, le color
field, le postmodernisme, les installations, le renouveau de l’art
performatif et une pléthore d’autres expressions de ce pluralisme
artistique.
Le mouvement à la pointe de l’art aujourd’hui est l’art partici-
patif, dont le développement prolonge la notion de happening in-
troduite dans les années 1950 par Alan Kaprow et d’autres repré-
sentants de la « Beat Generation » (Kaprow 1993). L’art participa-
130 CURTIS L. CARTER

tif abandonne l’art traditionnel comme la peinture et la sculpture.


Il permet au contraire aux artistes et aux participants un investis-
sement direct à travers l’expérience personnelle2. Ce mouvement
est issu en partie d’une réaction contre le monde des médias à deux
dimensions : internet, la télévision et le cinéma. C’est également
une réaction contre la culture de consommation. Pour les artistes,
il s’agit aussi de critiquer des institutions culturelles comme les
musées et les galeries. L’art participatif a reçu une légitimation
théorique avec les travaux de Nicolas Bourriaud (Esthétique rela-
tionnelle, 1998) ou de Claire Bishop (Participation, 2006). Pour ne
pas être en reste, quelques musées (le Musée d’Art Contemporain
de Chicago et le Musée d’Art de San Francisco, entre autres) ont
accueilli des expositions de cette nouvelle forme artistique.

Problèmes de la pratique contemporaine de l’art


Si l’on se tourne maintenant vers la scène de l’art contemporain,
on peut s’interroger à propos des développements culturels ma-
jeurs qui affectent la manière dont les artistes conçoivent l’art et
créent. Citons, entre autres, la mondialisation, le marché de l’art,
une diversité ethnique croissante, les transformations sociales, la
culture populaire ou encore les prolongements des avant-gardes
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dans l’art contemporain. Chacun y joue un rôle essentiel.
Mondialisation
L’art mondial englobe toutes sortes d’art : la peinture, la sculp-
ture, la photographie, le cinéma, l’art vidéo, l’art numérique vir-
tuel, l’art conceptuel, les installations, la performance… Tous
contribuent au monde de l’art mondial à travers des échanges
culturels et commerciaux. Tel qu’il est compris généralement, le
mondialisme dans l’art contemporain côtoie celui du commerce, des
échanges culturels, des voyages, des développements dans la com-
munication et les transports, du réveil et des revendications
d’insertion des cultures locales propres à l’ère postcoloniale. Bien
que la mondialisation ne soit pas une idée neuve historiquement, le
terme était peu usité dans les publications universitaires ou dans
la langue de tous les jours avant 1980.
Ce qui est clair cependant, c’est que l’art mondial contemporain
a donné vie au marché de l’art international et élargi les occasions
de collaboration entre artistes et institutions culturelles à travers
le globe. Côté positif, l’art mondial augmente le flux d’idées et d’art
par-delà les frontières culturelles et suscite des partenariats allant

2. Pollack (2011) étudie les récents développements du nouveau mouve-


ment de l’art participatif. Voir également l’exposition du Musée d’Art mo-
derne de San Francisco, « The Art of Participation » (2008-2009).
LA PHILOSOPHIE ET L’ART 131

dans le sens d’une compréhension mutuelle entre individus de


cultures différentes. Il dote l’artiste de plus grandes ressources
pour créer, grâce à des idées, des formes visuelles ou des maté-
rieaux, indépendamment de son origine géographique ou culturel-
le. Les artistes ont à leur disposition un vocabulaire universel de
ressources artistiques en évolution et des possibilités accrues de
coopérer avec des artistes étrangers. Ils peuvent ainsi dans leurs
créations privilégier les traditions de leurs propres cultures tout en
s’emparant d’innovations extérieures.
En ce qui concerne la pratique artistique d’aujourd’hui,
l’essence du mondialisme peut être rattachée au postmodernisme.
Dans son essai « Postmodernism, or the Cultural Logic of Late
Capitalism », Frederick Jameson identifie le postmodernisme
comme le premier paradigme culturel en provenance des États-
Unis (tous les précédents étaient européens) (Jameson 1998 : 54 ;
voir également Erjavec 2004). Le postmodernisme reconnaît la
marchandisation entretenue par le marché et les circuits de pro-
duction mondiaux, suivant des axes majoritairement visuels, com-
me force agissante de l’art contemporain. Le nouvel empire mon-
dial possède de multiples centres géographiques plutôt qu’un seul,
tel Paris ou New York, et ne repose pas sur des fondations nationa-
listes. Ni la langue, ni l’histoire, ni la tradition, ni le nationalisme
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n’en sont les moteurs. Même les artistes tendent à être marginali-
sés géographiquement au sens où leur identité n’est plus enracinée
dans un lieu ou une culture spécifique. Ceux de Pékin, de Téhéran
ou de Sao Paolo seront exposés à Londres ou à New York comme
dans tout autre lieu. Ainsi, l’idée d’une exposition d’art britannique
ou la biennale du Musée Whitney, consacrée uniquement aux ar-
tistes étasuniens, ne peut plus être pensée en termes de frontières
nationales.
Les agences contemporaines d’art mondial incluent les bienna-
les, les salons, les galeries, les hôtels des ventes comme Sotheby’s
et Christie’s, et également les musées. Ces manifestations et ces
lieux se concentrent sur des artistes dont l’œuvre vise à contribuer
à la culture par une compréhension esthétique et conceptuelle et
qui est considérée comme ayant une valeur artistique. Ceci exclut
le travail d’artistes amateurs conçu à des fins d’expressions per-
sonnelles ou l’art produit uniquement dans un but lucratif.
On trouve, selon les cultures, différents niveaux de production
artistique, avec des artistes financés par le gouvernement, d’autres
réunis en associations régionales et nationales, des académies, des
départements d’art dans les universités, ou encore des artistes
indépendants. Cette dernière catégorie est la plus présente dans
l’art contemporain parce que leur travail a le plus de chances
d’avoir un impact durable et de susciter l’intérêt des musées et
autres institutions culturelles. À longue échéance, si ce n’est dans
132 CURTIS L. CARTER

un avenir proche, cet art sera le plus attirant sur le marché de


l’art. Ces artistes travaillent souvent dans des endroits très variés,
comme le Chinois Xu Bing à New York et Pékin, Gu Wenda égale-
ment à New York, ou l’artiste indien Anish Kapoor à Londres.
La biennale d’art est la forme la plus visible du marché mondial
de l’art contemporain et l’on en compte une soixantaine à travers le
globe. C’est une exposition internationale et non commerciale ex-
posant les œuvres d’artistes débutants ou confirmés, qui se tient
dans une ville importante tous les deux ans. Les artistes y sont
invités par l’institution organisatrice et peuvent exposer, mais ne
peuvent pas vendre, leurs œuvres. Les biennales ont généralement
un thème, comme celle de Venise, et mettent parfois en valeur les
artistes du pays d’accueil.
Si le circuit des biennales a contribué au processus de mondiali-
sation, il est également responsable d’un certain nomadisme de
l’art mondial. Les artistes de biennales vont généralement d’une
ville à l’autre pour présenter leurs œuvres, et sont guidés par un
conservateur international choisi par la ville organisatrice. Ces
conservateurs qui ont parfois travaillé auparavant dans les collec-
tions des musées et pour des expositions, ou bien comme critiques
d’art, suivent également les changements constants de lieux provo-
qués par le circuit des biennales. De même, la nature temporaire
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de celles-ci a influé sur le passage progressif de la peinture et la
sculpture à la photographie, l’art vidéo et le numérique. D’un point
de vue purement pratique, ces arts médiatiques sont plus mania-
bles que les tableaux et sculptures et moins susceptibles d’être
endommagés dans le transport.
L’art mondial porte la discussion de l’art contemporain et des
institutions artistiques au-delà des discours postcoloniaux sur l’art.
Hans Belting (2007) a souligné que la mondialisation de l’art susci-
te des tensions entre « un localisme agressif qui se sert de la cultu-
re comme d’une marque d’altérité et comme une défense, et un art
transnational, indifférent aux revendications géographiques, histo-
riques et identitaires ». Avec le dernier revendiquant l’universalité
quand l’autre s’attache aux traditions locales, ou cherche à intégrer
un art mondial enraciné dans des coutumes locales ou nationales,
il semble que le futur de l’art à l’échelle mondiale se trouve dans
une phase de transition. Difficile alors aujourd’hui d’en prédire
l’avenir.
En conséquence, le mouvement en faveur d’un art mondial sou-
lève des questions culturelles et psychologiques complexes. Rien ne
dit que des êtres partageant le même environnement visuel et pos-
sédant les mêmes pratiques artistiques spécifiques s’adapteront à
des changements radicaux dans l’art les conduisant à abandonner
leurs cultures locales. Malgré un siècle de visibilité, l’art moderne
reste difficilement abordable pour un grand nombre de personnes.
LA PHILOSOPHIE ET L’ART 133

La recherche actuelle en neuroscience a établi que l’exposition du-


rable d’individus à certaines formes de conditionnement visuel
peut mener à des variations dans les modèles cognitifs, ce qui va
dans le sens de possibles changements dans les pratiques artisti-
ques locales en termes de production et d’appréciation de l’art (El-
kins 2007 : 96-105). Il n’empêche que d’autres facteurs tels que des
pressions économiques et politiques peuvent également affecter la
réceptivité des changements dans la pratique artistique. Quoi qu’il
en soit, les tensions entre intérêts locaux et globaux semblent des-
tinés à jouer un rôle primordial dans les développements des for-
mes artistiques.

Le marché de l’art
Le marché de l’art international est indissociable de la mondia-
lisation. Les salons des Beaux-Arts, d’exposition et de ventes sont
un moyen important de globaliser l’art. Art Basel, la foire d’art de
Maastricht aux Pays-Bas, Art Basel Miami Beach, Art Chicago,
Art Dubaï, London’s Frieze, Arco Madrid, l’Asia Pacific Contempo-
rary Art Fair à Shanghaï et la Korea International Art Fair à
Séoul sont des lieux majeurs du marché de l’art international.
Marchands d’art, collectionneurs et représentants des musées s’y
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rendent afin d’acquérir des œuvres pour leurs entreprises. Outre
leur rôle dans les transactions financières, les salons d’art interna-
tionaux offrent aux « patrons » de l’art international des possibili-
tés d’échanges d’idées et de socialisation. Il n’y a pas que l’art qui
soit global, le même adjectif s’applique aux mentalités des partici-
pants.
Les galeries d’art privées et les salles des ventes situées dans la
plupart des métropoles à travers le monde contribuent également à
la mondialisation de l’art. Dans l’Art Zone de Pékin, les artistes
chinois côtoient 798 de leurs homologues américains, européens et
issus d’autres parties du monde. Le quartier artistique de Chelsea
à New York, tout comme ses équivalents à Paris, Berlin, Londres
et Tokyo, exposent des œuvres venues de Chine, de l’Inde, du Ja-
pon et du reste du monde.
Les grandes salles des ventes tels Christie’s et Sotheby’s jouent
un rôle prépondérant dans le système de distribution de l’art mon-
dial : elles ont leurs sièges à Londres et New York mais possèdent
des bureaux dans le monde entier. Christie’s est implanté dans
trente pays où se tiennent de nombreuses ventes aux enchères, que
ce soit à Pékin, Dubaï, Moscou, Bombay aussi bien que New York,
Londres et d’autres villes européennes ou asiatiques. Sotheby’s fait
de même dans les Amériques – à Buenos Aires, Caracas et Rio de
Janeiro –, sans oublier ses bureaux en Asie et en Europe. N’étant
pas limitées à l’art contemporain, les galeries et salles des ventes,
134 CURTIS L. CARTER

tout comme les salons, foires et biennales, permettent souvent de


mettre en valeur de multiples formes d’art à l’échelle internationa-
le. D’après le site Bloomberg.com (déc. 2009), les ventes aux enchè-
res ont connu une multiplication par huit entre 2003 et 2007. La
dépendance du marché de l’art à la situation économique en géné-
ral explique la baisse que l’on constate depuis 2008. Le rôle crois-
sant des ventes aux enchères d’art contemporain est un signe sup-
plémentaire de l’influence d’un art globalisé.

Influences multiculturelles (ethniques)


Les artistes issus de diverses cultures minoritaires œuvrant
dans des sociétés pluralistes à travers le monde contribuent de
plus en plus à façonner l’art contemporain. Ainsi aux États-Unis,
où cohabitent des millions de personnes issus de groupes ethniques
différents, parlant des langues différentes et pratiquant des reli-
gions diverses, artistes et publics sont confrontés au défi de la di-
versité culturelle. Dans un discours adressé au président du Com-
mittee on the Arts and the Humanities en 1991, l’historien Arthur
Schlesinger Jr. lançait un avertissement : il craignait, en effet,
qu’avec le maintien d’idéologies conflictuelles, « l’humanité […]
entre de nouveau dans une période potentiellement dangereuse
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d’animosité raciale et ethnique exacerbée par la rapidité des com-
munications et des transports ainsi que par le désir de fuir les ré-
gimes tyranniques pour poursuivre ailleurs le rêve d’une vie meil-
leure » (Schlesinger 1991 : 1). La mise en garde de Schlesinger,
pour qui le brassage des individus représenterait un problème ma-
jeur du siècle à venir, a été entendue dans de nombreuses parties
du monde dont l’Europe et les États-Unis. L’espoir qu’exprimait au
XVIIIe siècle le Franco-Américain Hector St John de Crèvecœur,
dans ses Lettres d’un cultivateur américain, pour une société dans
laquelle des êtres d’origines diverses abandonneraient ce qui les
sépare en faveur d’une nouvelle identité nationale, ne s’est pas
réellement concrétisé. La fin du XXe siècle est au contraire celle de
sociétés où les demandes de reconnaissance des différences sont de
plus en plus marquées, qu’il s’agisse des cultures sud-américaines,
afro-américaines, sino-américaines, ou encore amérindiennes. Ces
évolutions sont à la fois source de défis et d’opportunités pour les
artistes. Pour ceux qui travaillent aux États-Unis, par exemple,
elles aboutissent à une diversité croissante dans les productions et
les expositions. La question de représenter cette diversité dans les
productions artistiques n’en demeure pas moins une source de
questionnements pour les musées et autres centres d’art.

Conditions sociopolitiques
Parmi les artistes travaillant aux États-Unis, mais aussi ail-
LA PHILOSOPHIE ET L’ART 135

leurs, on note une préoccupation croissante de rendre compte des


conditions sociales, d’où une forte augmentation des questions rela-
tives à l’environnement, la sécurité, l’identité sexuelle et ethnique,
l’exclusion, les réactions contre la guerre et en faveur de la paix,
que nous illustrerons par quelques exemples.
Le passage progressif de l’Inde de l’époque postcoloniale à celle
de nation indépendante s’accompagne de variations dans la maniè-
re dont les artistes évoquent, dans leur art, les changements so-
ciaux, passant du nationalisme à des questions plus concrètes liées
aux problèmes de classes, de castes et de genre. Depuis les années
1990, les artistes ont de plus en plus recours, pour évoquer ces
sujets, à des représentations picturales et sculpturales de même
qu’aux performances et aux arts médiatiques. Ainsi Surendran
Nadir (né en 1956) se sert du corps de Gandhi dans son répertoire
de symboles culturels pour créer un art engagé.
En Afrique du Sud, Willie Bester (né en 1956) utilise, quant à
lui, des images construites en partie de matières recyclées ramas-
sées dans les poubelles, pour soulever des questions d’intérêt social
liées à l’époque de l’apartheid et du post-apartheid, que ce soient la
permanence d’attitudes raciales, la violence sociale et le manque de
liberté, les échecs de la Commission Vérité et Réconciliation ou le
Group Areas Act qui établissait la ségrégation des personnes dans
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les quartiers en fonction de leur couleur de peau. Sa statue monu-
mentale, « Security Guard », symbolise l’absence de liberté en Afri-
que du Sud (Perez-Vega 2009).
L’artiste et écrivain mexicain Guillermo Gómez-Peña (né en
1955) dépasse les revendications sociales exprimées par les mura-
listes mexicains du début du XXe siècle. Il explore des questions
d’identité et diversité culturelles et de genre du point de vue des
cultures frontalières entre le Mexique (et l’Amérique latine) et les
États-Unis. Son œuvre se focalise sur des sujets comme
l’immigration, les identités transculturelles et hybrides ou encore
et la brown body politics et s’attache tout particulièrement aux
difficultés de communication entre groupes ethniques et culturels.
Il se sert de tous les médias à sa disposition, qu’il s’agisse de la
performance, de l’installation, de la radio expérimentale, de la vi-
déo, de la poésie expérimentale ou de l’écriture d’ouvrages.

Culture populaire
Depuis l’émergence du Pop art dans les années 1960 et la pério-
de postmoderne, la frontière entre l’art et la culture populaire est
devenue progressivement floue. Le concept même de culture popu-
laire est contesté dans le cadre de l’esthétique. Bien que le Pop art
ne soit pas de la culture populaire, il repose sur la même imagerie.
Associée au kitch, au camp, à l’art, à la téléréalité, aux feuilletons
136 CURTIS L. CARTER

et à toutes les formes d’évasion, la culture populaire est vue comme


superficielle comparée à l’art authentique. Les lignes bougent ce-
pendant, que ce soit par une ouverture d’esprit du public ou une
baisse d’exigence par rapport au contenu intellectuel ou aux formes
artistiques. Il est désormais très difficile de différencier l’art et la
culture populaire, compte tenu de l’usage et de la réappropriation,
par les artistes, d’images et de concepts issus de la mode, du ciné-
ma hollywoodien, du divertissement télévisé, des graffiti et des
bandes dessinées. Dans certains cas, il est impossible de distinguer
entre l’œuvre artistique et sa source, qui ne l’est pas. Cette trans-
formation reconduit la difficulté à établir une claire démarcation
entre l’art et le non art.

Réalités virtuelles : les simulations créées


par des explorations du cyberespace
La caméra fixe, la vidéo et l’ordinateur furent les premiers ou-
tils grâce auxquels les artistes se sont libérés des pinceaux et des
toiles. Le potentiel révolutionnaire de l’informatique et des nouvel-
les technologies a affecté en profondeur les possibilités d’innovation
offertes à l’artiste. La réalité virtuelle est la dernière contribution
de la technologie. En 1992, des artistes de l’université de l’Illinois
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créèrent un prototype d’environnement virtuel anticipant l’usage
artistique qui pourrait être fait d’un tel médium (Rush 2006). La
réalité virtuelle permet aux artistes d’accéder à de nouvelles res-
sources : elle crée des environnements simulés par ordinateur qui
peuvent imiter une présence physique dans le monde réel ou dans
des univers imaginaires.
Plus largement, la réalité virtuelle introduit un nombre infini
de possibilités, menaçant même de se substituer à la réalité spatio-
temporelle dans laquelle l’humanité se situe depuis ses débuts. Ces
nouvelles potentialités intéressent en particulier les artistes les
plus imaginatifs et aventureux qui « sont guidés moins par la ques-
tion de ce qu’est la réalité que par celle de ce qu’elle pourrait être »,
comme l’a remarqué le philosophe néerlandais Jos De Mul (2010 :
255).

L’avant-garde dans les pratiques artistiques contemporaines


Au cours du XXe siècle, les mouvements d’avant-garde ont servi
de source aux nouvelles formes artistiques, voire, pour certains, à
faire table rase du passé. L’improvisation, par exemple, qui a été
au cœur des avant-gardes du siècle passé, menait à repenser le
système hiérarchique de production des arts. Elle permettait des
pratiques collectives de participation et introduisait le nouveau
concept de « forme ouverte » (open form), qui se substitue à la répé-
tition selon des structures existantes. Avec l’open form, le proces-
LA PHILOSOPHIE ET L’ART 137

sus créatif peut devenir plus important que le produit final, qui
forme par définition un flux constant. Cette notion apporte un
changement pour le public comme pour les artistes et ce que le
premier voit dans des œuvres d’avant-garde n’est souvent que l’une
des multiples perceptions possibles d’une idée. Le public peut éga-
lement être associé au processus artistique. La raison pour laquelle
l’improvisation est importante en art tient d’abord au fait que c’est
un moyen de supprimer la conscience historique : c’est une étape
nécessaire pour rompre la chaîne de causalité entre les conventions
existantes et les nouvelles expressions d’une pratique artistique.
L’improvisation permet de découvrir ce qui aurait pu rester caché
dans un processus préconçu et d’assurer le renouvellement perma-
nent de matériaux et de paradigmes.
La performance est sans doute l’exemple le plus parlant en ter-
mes d’innovation dans l’art de la fin du XXe siècle. Elle fut particu-
lièrement prisée entre les années 1980 et 2000 et garde une certai-
ne importance encore aujourd’hui. Le terme désigne des événe-
ments artistiques live qui ne relèvent pas du théâtre, malgré les
mouvements corporels et l’usage de la parole. Son rejet des conven-
tions du théâtre traditionnel rend la performance antithéâtrale.
Des actes de la vie quotidienne remplacent le jeu conventionnel du
comédien. Les pièces n’ont pas d’autres règles que les choix idio-
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syncrasiques des artistes. On peut y trouver de la peinture, de la
musique, des extraits de films, ou simplement des mots et des ges-
tes de tous les jours. L’art de la performance est un pied de nez au
marché commercial puisque les œuvres ne sont pas à vendre, car
elles sont uniques, à l’image des performances dada dans les an-
nées 1920 et de celles au Black Mountain College. L’art de la per-
formance est un anti-art au sens dada et se propose de remettre en
question les frontières de l’art et de l’esthétique (Goldberg 2010 ;
voir également Carter 1992-1993).
Il n’est pas surprenant qu’un tel art ait été souvent en décalage
total avec les attentes et les opinions des spécialistes d’esthétique.
En 1980, j’ai invité l’artiste belge Jan Fabre à présenter une per-
formance à l’occasion de la réunion annuelle de l’American Society
for Aesthetics. Dans sa pièce After Art jouée en solo, Fabre se dés-
habillait, quittait son jean bleu pour une tenue blanche, dessinait
une silhouette comme celle qu’utilise la police pour marquer la
forme d’un cadavre sur le sol, se coupait les doigts puis mélangeait
le sang à de l’eau (offerte ensuite dans un verre au public), se cou-
vrait le visage et les cheveux de mousse à raser avec laquelle il
écrivait sur une glace le mot « smart ». La pièce se poursuivait avec
des apparitions répétées de l’artiste en train de se regarder dans la
glace, de se raser, de se laver les pieds, de faire les cent pas et de
prendre diverses poses y compris celle d’une image d’Arlequin.
Après chaque méditation devant le miroir, à échéances régulières,
138 CURTIS L. CARTER

l’artiste hurlait des chiffres successifs de un à treize sur un ton


militaire. Le spectacle, d’une durée de 45 minutes, déconcerta et
scandalisa les membres de l’American Society for Aesthetics, parmi
lesquels le célèbre spécialiste Monroe Beardsley, qui déclara dans
un moment d’intense agitation que cela n’avait rien à voir avec
l’art3.

Finalités de l’art contemporain


Tout artiste se pose la question du pourquoi et du « pour quoi »
de son art. Il peut estimer qu’une réponse au niveau personnel
suffit ; il peut aussi considérer que toute action créative a son pro-
pre mérite intrinsèque. D’autres considérations s’imposent en re-
vanche si l’artiste va au-delà de la satisfaction personnelle et du
plaisir. Le marché de l’art offre de nombreuses possibilités de suc-
cès commercial et les marchands d’art, aux États-Unis comme ail-
leurs, écument les écoles de beaux-arts à la recherche du prochain
Andy Warhol ou Keith Haring. Dans un article daté du 15 avril
2006, le New York Times rapportait qu’un célèbre directeur de ga-
lerie newyorkais accompagné d’un riche homme d’affaires avaient
été repérés dans les départements d’art de Columbia et de Yale en
quête de nouveaux talents artistiques (Vogel 2006 ; voir également
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Crow 2006). La nouvelle a suscité un débat important sur les effets
à long terme pour les jeunes artistes.
Les artistes peuvent aussi rejeter l’idée de créer des œuvres
pour leur satisfaction personnelle ou à des fins lucratives, et envi-
sager leur pratique comme une contribution au bien commun de la
société. Dans certaines sociétés, la production d’un artiste est mise
à contribution d’un message idéologique ou social. Dans d’autres,
l’artiste peut choisir de devenir le porte-parole d’un changement
politique et social. Les exemples des artistes à succès dans les pays
socialistes et postcommunistes d’Europe de l’est sont particulière-
ment intéressants. En Slovénie par exemple ils ont contribué au
développement de la démocratie et au renouveau du pays après la
fin de la Yougoslavie (Erjavec 2003). Les exemples évoqués précé-
demment d’artistes engagés font état d’une volonté croissante de
contribuer au changement social.
On me prendra pour un idéaliste effréné, mais je voudrais sug-
gérer que l’art pourrait se mettre davantage au service de
l’humanité. Tout artiste en quête d’une place de choix dans
l’histoire de l’art est mis au défi de transcender la tentation de
créer uniquement pour satisfaire une obsession ou pour céder au

3. La performance de Jan Fabre a eu lieu en octobre 1980 à l’Helfaer Thea-


tre de l’université Marquette. Pour la plupart des membres de l’American
Society for Aesthetics, c’était la première performance à laquelle ils assis-
taient.
LA PHILOSOPHIE ET L’ART 139

plaisir de la création. Pour dépasser ces tentations et accéder à la


grandeur artistique, je proposerai deux objectifs aux artistes
d’aujourd’hui : le premier consiste à considérer l’art comme un
moyen de produire un savoir éclairé, c’est-à-dire, comme un moyen
d’éduquer au sens large ; le second consiste à s’engager dans l’art
comme dans une forme d’action sociale visant à la libération et au
changement. Pour atteindre de tels objectifs, il est utile de faire
appel à une certaine dose d’utopie, telle une vision du potentiel
artistique humain comme « fusion de la passion avec l’intelligence
et le talent artistique » (Bell 1962 : 405). Générateur de connais-
sance et de compréhension, l’art entraîne l’artiste dans le monde
des idées issues de la philosophie, des sciences et de la technologie.
L’art, quand il est lié aux changements sociaux, offre à l’artiste la
possibilité de façonner les valeurs de la société et de s’engager dans
une action démocratique pour la justice sociale.

Conclusion
Des philosophes tels Benjamin, Merleau-Ponty, Deleuze et Dan-
to confirmeraient que l’art et la philosophie se sont croisés et mêlés
afin de façonner notre compréhension de l’esthétique et de l’art.
Leurs diverses méthodologies recoupent différentes tendances de la
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création artistique qui se sont développées durant le siècle dernier.
Le choix de ces penseurs est principalement motivé par la manière
dont ils ont posé la question des relations entre la philosophie et
l’art ainsi que par leurs analyses des orientations principales de
l’art moderne et contemporain. Cela ne signifie pas qu’ils sont les
seuls à s’être interrogés de la sorte. Mais ils abordent l’esthétique
de manière à représenter aussi bien l’approche analytique que la
pensée continentale et illustrent l’ampleur des relations entre art
et philosophie à partir de perspectives différentes.
Quelles implications pour l’avenir de l’esthétique ? Ces évolu-
tions nous emmènent au-delà des relations, abordées dans notre
première partie, entre l’esthétique philosophique et l’art. On pour-
rait simplement continuer à pratiquer l’esthétique comme avant,
en s’attachant à des formes d’art traditionnelles. Une meilleure
option – que je soutiens – consisterait à prendre au sérieux la né-
cessité de revisiter l’esthétique philosophique, en privilégiant une
définition ouverte du concept d’art. On s’apercevrait ainsi que cer-
taines de ces nouvelles formes artistiques ne reposent plus sur des
repères esthétiques traditionnels, par exemple sur la beauté. Au
contraire, elles visent d’autres types d’expériences, tel l’art à des
fins de socialisation, comme dans l’art participatif. La mondialisa-
tion et la diversité ethnique appellent à explorer le rôle que jouent
les considérations économiques et la relation entre art et identité
culturelle : que nous apprend le marché de l’art sur la pensée
140 CURTIS L. CARTER

contemporaine et son rôle dans la société ? Le récent projet d’un


directeur de galerie danois, d’un artiste et d’un économiste français
de « produire une œuvre d’art qui reflète le statut des 10 000 artis-
tes du monde » (Bonsdorf 2010 : 60)4 est symptomatique des possi-
bilités actuelles de collaboration entre économie et esthétique.
Comment la réalité virtuelle affecte-t-elle notre manière de conce-
voir les supports des œuvres d’arts et la relation de l’art au monde
extérieur ? Il me semble que la compréhension de tels développe-
ments est source d’une grande richesse et d’une grande pertinence
pour l’esthétique. Quant à l’observation attentive de ces innova-
tions, elle semble aussi susceptible de donner lieu à de nouvelles
approches.
Compte tenu de tout cela, il est clair que l’esthétique devra voir
plus loin que la philosophie et demeurer ouverte à la compréhen-
sion des diverses influences exercées sur l’art. Quelles sont les di-
rectives en la matière ? Les deux objectifs évoqués plus haut pour
les artistes s’appliquent également aux travaux des spécialistes
d’esthétique. Ceux qui considèrent l’art comme un moyen d’accès
au savoir et/ou comme une manière d’agir dans la société trouve-
ront d’excellents partenaires parmi ces artistes toujours en quête
de nouveaux territoires à explorer à travers leur travail.
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Curtis L. CARTER.
(Marquette University.)

Traduit de l’anglais par Brigitte Rollet.

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4. Cette collaboration a abouti à la réalisation d’une œuvre graphique en


3D, intitulée Cloud. Elle utilise la base de données Artfacts pour comparer
les chiffres d’expositions organisées par des galeries privées et publiques
par rapport au prestige du lieu, à la diversité ethnique et de genre et à
d’autres facteurs liés au succès commercial et institutionnel. Ce qui man-
que dans l’équation est la perspective de l’esthéticien.
LA PHILOSOPHIE ET L’ART 141

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