AFFAIRE BELLET C. FRANCE
AFFAIRE BELLET C. FRANCE
AFFAIRE BELLET C. FRANCE
FRANCE 0
COUR (CHAMBRE)
(Requête no 23805/94)
ARRÊT
STRASBOURG
4 décembre 1995
1 ARRÊT BELLET c. FRANCE
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des
Droits de l'Homme ("la Commission"), puis par le gouvernement français
("le Gouvernement") les 1er mars et 20 avril 1995, dans le délai de trois
mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la
Convention. A son origine se trouve une requête (n° 23805/94) dirigée
contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Daniel
Bellet, avait saisi la Commission le 24 mars 1994 en vertu de l'article 25
(art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44,
art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction
obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une
décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un
1
L'affaire porte le n° 21/1995/527/613. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang
dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour
depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2
Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur
du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés
par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et
amendé à plusieurs reprises depuis lors.
ARRÊT BELLET c. FRANCE 2
EN FAIT
Considérant que la victime qui a saisi le fonds d'une demande d'indemnisation peut
également intenter une action en justice pour obtenir réparation de son préjudice, mais
qu'après son acceptation de l'offre qui lui a été faite, étant intégralement indemnisée,
elle n'a plus d'intérêt à agir;
En se fondant sur la moyenne des indemnisations jusque-là accordées tant par les
tribunaux judiciaires qu'administratifs et sur l'âge auquel vous établissez avoir été
contaminé, la Commission a fixé ainsi les modalités de l'indemnisation qu'elle vous
propose.
(...)
Si vous acceptez cette offre, faites-le par lettre recommandée avec demande d'avis
de réception. (...)
Il va de soi que l'attribution de cette indemnité ne vous interdit pas de réclamer une
autre indemnité au titre des préjudices économiques dont vous souffririez ou auriez
déjà souffert, à condition bien entendu d'en apporter les preuves.
Si cette offre ne vous agrée pas, vous avez la possibilité d'introduire une action
judiciaire devant la cour d'appel de Paris dans les conditions prévues à l'article 47 VIII
de la loi du 31 décembre 1991 (...)"
17. A la suite de l'acceptation, intervenue le 7 juillet, de l'offre par le
requérant, le fonds lui adressa le 16 juillet 1992 un premier versement de
297 920 FRF.
1. L'Assemblée nationale
18. Dans son rapport du 5 décembre 1991 présenté à l'Assemblée
nationale au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et
sociales, M. Boulard, député, a admis qu'après l'acceptation de l'offre du
fonds la victime pouvait rechercher une meilleure indemnisation:
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Article unique
'Pour les victimes non encore indemnisées à la date de publication de la loi n° ...
du ..., l'acceptation de l'offre d'indemnisation vaut renonciation à toute action en
justice concomitante ou ultérieure du chef du même préjudice. Lorsque la victime se
pourvoit devant la Cour d'Appel de Paris pour contester le montant de l'offre qui lui
7 ARRÊT BELLET c. FRANCE
est faite par le Fonds, elle perçoit immédiatement de celui-ci une provision d'un
montant au moins égal aux 4/5 de l'offre faite.'"
Cette proposition de loi est toujours à l'étude à l'Assemblée nationale.
2. Le Sénat
20. Dans l'avis du 12 décembre 1991 présenté au Sénat au nom de la
commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel,
du règlement et d'administration générale et portant sur le projet de loi en
cause, M. Thyraud, sénateur, écrivait notamment:
"Le projet de loi répond à une situation exceptionnelle. Les solutions qu'il propose
peuvent être considérées comme étant de même nature. Il s'agit pour la collectivité,
indépendamment de l'examen des responsabilités actuellement en cours, notamment
au plan pénal, d'assurer le mieux qu'il soit la réparation des conséquences d'un tel
drame.
(...)
B. La législation
21. La loi n° 91-1406 du 31 décembre 1991 "portant diverses
dispositions d'ordre social" a créé un mécanisme spécifique d'indemnisation
des hémophiles et des transfusés contaminés à la suite d'injections de
produits sanguins. La particularité du système, fondé sur la solidarité, est de
permettre la réparation des conséquences d'une contamination par le VIH
indépendamment de l'examen des responsabilités. L'article 47 de ladite loi
dispose:
"I. Les victimes de préjudices résultant de la contamination par le virus
d'immunodéficience humaine causée par une transfusion de produits sanguins ou une
injection de produits dérivés du sang réalisée sur le territoire de la République
française sont indemnisées dans les conditions définies ci-après.
ARRÊT BELLET c. FRANCE 8
II. Toute clause de quittance pour solde valant renonciation à toute instance et
action contre tout tiers au titre de sa contamination ne fait pas obstacle à la présente
procédure.
III. La réparation intégrale des préjudices définis au I est assurée par un fonds
d'indemnisation, doté de la personnalité civile, présidé par un président de chambre ou
un conseiller de la Cour de cassation, en activité ou honoraire, et administré par une
commission d'indemnisation.
IV. Dans leur demande d'indemnisation, les victimes ou leurs ayants droit justifient
de l'atteinte par le virus d'immunodéficience humaine et des transfusions de produits
sanguins ou des injections de produits dérivés du sang.
(...)
Les victimes ou leurs ayants droit font connaître au fonds tous les éléments
d'information dont [ils] disposent.
Dans un délai de trois mois à compter de la réception de la demande, qui peut être
prolongé à la demande de la victime ou de ses ayants droit, le fonds examine si les
conditions d'indemnisation sont réunies; il recherche les circonstances de la
contamination et procède à toute investigation et ce, sans que puisse lui être opposé le
secret professionnel.
(...)
(...)
VII. (...)
IX. Le fonds est subrogé, à due concurrence des sommes versées, dans les droits
que possède la victime contre la personne responsable du dommage ainsi que contre
les personnes tenues à un titre quelconque d'en assurer la réparation totale ou partielle
dans la limite du montant des prestations à la charge desdites personnes. Toutefois, le
9 ARRÊT BELLET c. FRANCE
fonds ne peut engager d'action au titre de cette subrogation que lorsque le dommage
est imputable à une faute.
XI. (...)
XII. L'alimentation du fonds d'indemnisation sera définie par une loi ultérieure.
XIII. (...)
XIV. (...)"
(...)
Lorsque la somme offerte par le fonds a été acceptée par les intéressés (...) tout ou
partie du préjudice dont il est demandé réparation est effectivement et définitivement
indemnisé par le fonds. En conséquence, il appartient au juge administratif, informé
de cette circonstance, de déduire d'office la somme dont le fonds est ainsi redevable,
de l'indemnité qu'il condamne la personne publique responsable du dommage à verser
à la victime."
Article 15
Article 16
Article 17
Lorsque la victime a accepté l'offre faite par le fonds, celui-ci adresse au président
de la juridiction copie des documents par lesquels ont eu lieu l'offre et l'acceptation.
Le fonds fait connaître le cas échéant l'état de la procédure engagée devant la cour
d'appel de Paris en application des dispositions du titre Ier du présent décret et
communique, s'il y a lieu, l'arrêt rendu par la cour.
Article 18
Copie des décisions rendues en premier ressort et, le cas échéant, en appel, dans les
instances auxquelles le fonds n'est pas intervenu est adressée à celui-ci par le greffe ou
le secrétariat-greffe.
Article 19
(...)
Article 20
Les dispositions des articles 15 à 19 sont applicables aux instances en cours à la date
d'entrée en vigueur du [présent] décret (...)"
3
Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition
imprimée (volume 333-B de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le
procurer auprès du greffe.
ARRÊT BELLET c. FRANCE 12
EN DROIT
(...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et
obligations de caractère civil (...)"
Bien qu'ayant accepté l'offre du fonds, car il était pressé d'avoir de
l'argent devant une fin qu'il savait inéluctable, le requérant déclare qu'il
pensait être en droit de poursuivre le responsable de sa contamination. Il ne
pouvait douter du sort qui serait réservé à son action en justice compte tenu
en particulier du texte même de l'article 47 IX de la loi du 31 décembre
1991 prévoyant la subrogation du fonds et des travaux préparatoires de la loi
montrant que les vues étaient unanimes quant à l'absence d'effet de
l'acceptation de l'offre du fonds sur la poursuite des actions juridictionnelles.
En outre, sur le modèle de quittance que le fonds fait signer à chaque
victime figure la formule suivante: "J'ai pris connaissance des dispositions
de l'article 47 VI de la loi du 31 décembre 1991 qui me font une obligation
d'informer le fonds de toute action en justice, en cours ou à venir."
Par ailleurs, on ne peut prétendre que la cour d'appel a statué tant sur la
recevabilité que sur le fond car si tel avait été le cas, elle aurait examiné
l'expertise soumise par M. Bellet.
Enfin, l'acceptation de l'offre ne constituerait pas une transaction et
quand bien même il y en aurait eu une, elle aurait été contrainte et forcée.
29. Devant la Cour, le Gouvernement a placé son argumentation sous
un éclairage différent de celui qu'il avait donné devant la Commission
puisqu'il admet que l'acceptation de l'offre ne s'analyse pas en une
transaction. M. Bellet aurait bénéficié d'un libre accès à un tribunal doté de
la plénitude de juridiction.
13 ARRÊT BELLET c. FRANCE
c) En outre, pareille limitation ne se concilie avec l'article 6 par. 1 (art. 6-1) que si
elle tend à un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre
les moyens employés et le but visé." (arrêt Fayed c. Royaume-Uni du 21 septembre
1994, série A n° 294-B, pp. 49-50, par. 65, citant les arrêts Lithgow et autres c.
Royaume-Uni du 8 juillet 1986, série A n° 102, p. 71, par. 194, et Ashingdane c.
Royaume-Uni du 28 mai 1985, série A n° 93, pp. 24-25, par. 57)
32. A n'en pas douter le droit français offrait au requérant la possibilité
d'agir en justice; l'intéressé en usa en assignant la Fondation nationale de la
transfusion sanguine ("la FNTS") devant le tribunal de grande instance de
Paris en réparation de son préjudice résultant de sa contamination par le
VIH. Ayant ensuite saisi le fonds d'une demande d'indemnisation, il a
accepté les offres de celui-ci concernant son préjudice spécifique de
contamination et a poursuivi son action par appel incident contre la FNTS,
en appelant à l'instance le fonds d'indemnisation en intervention forcée
(paragraphe 13 ci-dessus). L'arrêt de la cour d'appel a déclaré cette action
irrecevable.
Il est vrai, comme le Gouvernement le relève, que le requérant n'a pas
utilisé le recours spécial devant la cour d'appel de Paris, prévu par
l'article 47 VIII de la loi du 31 décembre 1991 (paragraphe 21 ci-dessus).
Cependant même si, après acceptation de l'offre du fonds d'indemnisation,
plusieurs arrêts admettent un tel recours circonscrit à certains types de
15 ARRÊT BELLET c. FRANCE
A. Dommage
40. A titre de dommage matériel, le requérant sollicite au total 1 129
550 FRF. Un million équivaudrait à la différence existant entre la somme
effectivement reçue du fonds et les deux millions qu'il aurait pu recevoir de
la cour d'appel, si celle-ci s'était penchée sur le fond du problème. Quant au
surplus (129 550 FRF), il représenterait les intérêts au taux légal sur la
somme complémentaire de 500 000 FRF que le tribunal de grande instance
de Paris lui avait octroyée (paragraphe 12 ci-dessus), intérêts dont M. Bellet
aurait pu profiter si la cour d'appel avait respecté l'article 6 par. 1 (art. 6-1)
de la Convention.
Pour dommage moral, le requérant réclame 200 000 FRF.
41. Le délégué de la Commission considère que, dans la mesure où la
cour d'appel de Paris a annulé le jugement précité accordant 1 500 000 FRF
au requérant, il conviendrait d'attribuer à ce dernier, pour dommage
matériel, la différence entre cette somme et celle allouée par le fonds
d'indemnisation, augmentée des intérêts. D'autre part, le délégué se
prononce pour l'indemnisation du dommage moral allégué.
42. Le Gouvernement ne s'oppose pas à cette dernière demande mais
déclare que l'indemnité due à M. Bellet à raison de la perte de chances qu'il
aurait subie ne saurait excéder 100 000 FRF.
43. La Cour estime que M. Bellet a subi, en raison du manquement
relevé par le présent arrêt, une perte de chances doublée d'un tort moral
incontestable. Prenant en compte les divers éléments et statuant en équité
comme le veut l'article 50 (art. 50), elle lui alloue 1 000 000 FRF.
B. Frais et dépens
44. Le requérant demande aussi 136 390 FRF pour les frais et dépens
exposés devant les juridictions internes et les organes de la Convention, soit
17 ARRÊT BELLET c. FRANCE
94 880 FRF au titre des premiers, dont 11 860 FRF pour son pourvoi en
cassation, et 41 510 FRF quant aux seconds.
45. Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour et le délégué de
la Commission préconise le remboursement des frais assumés devant les
organes de la Convention.
46. Statuant en équité, la Cour alloue une somme globale de
50 000 FRF.
Rudolf BERNHARDT
Président
Herbert PETZOLD
Greffier
R. B.
H. P.
ARRÊT BELLETc. FRANCE 18
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE PETTITI
57. Par ailleurs, la Commission constate que ni le texte de la loi ni ses travaux
préparatoires, et moins encore l'interprétation qu'en a donnée le Conseil d'Etat, ne
permettaient au requérant de penser que son acceptation de l'offre du fonds pouvait
avoir les conséquences déterminées par la cour d'appel et la Cour de cassation.
Dans ces conditions, la Commission estime que, si transaction il y a eu, celle-ci était
également entachée d'erreur invincible dans le chef du requérant, cette erreur étant
suscitée par divers organes engageant la responsabilité de l'Etat défendeur.
58. En conclusion, la Commission est d'avis qu'à supposer que soit établie la
renonciation du requérant à un procès équitable entouré des garanties de l'article 6
(art. 6) de la Convention, son consentement était foncièrement vicié."
ARRÊT BELLETc. FRANCE 20
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE PETTITI
Paris.
On ne saurait tirer argument de la date des arrêts rendus à ce titre au
profit d'autres contaminés. Au regard de la Convention, ce qui importe,
c'est l'existence d'une voie d'action résultant d'un texte de loi et non la date
des premières décisions rendues en application de cette loi (paragraphe 32
de l'arrêt). L'incertitude retenue dans l'affaire de Geouffre de la Pradelle
concernait le point de départ du délai de recours et non le choix de la
procédure.
Il semble que la Cour ait considéré que le requérant pouvait croire de
bonne foi que d'après les débats parlementaires le législateur aurait souhaité
que les victimes conservassent leur intérêt à agir (paragraphe 37 de l'arrêt).
Mais en droit interne, l'erreur de lecture d'un texte de loi n'est pas cause de
réouverture à action.
La pluralité des voies d'action peut tromper le justiciable sur le choix à
opérer, sans qu'il y ait pour autant un non-accès à la justice. L'avis de la
commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale (paragraphes
19 et 30 de l'arrêt) n'a pas été adopté par le législateur. Les propositions de
lois postérieures sont sans incidence.
En premier lieu, quelle est la portée des débats parlementaires face à la
loi et à la Convention européenne des Droits de l'Homme? Les citations des
interventions des ministres et parlementaires ne sont pas déterminantes. Ce
qui importe, c'est le vote sur les amendements. Or ceux cités par le
requérant ont été rejetés par l'Assemblée. La loi n'a pas fait l'objet d'un
recours en non-constitutionnalité. Le recours aux travaux parlementaires
pour interpréter une loi, si celle-ci n'est pas "claire", est du ressort des
tribunaux nationaux. Ce n'est pas dans le champ d'interprétation conféré à
la Cour européenne, à mon sens.
Si même l'on retenait, pour examen, la déclaration parlementaire sur "les
autres voies parallèles ouvertes", celles-ci pouvaient viser les recours contre
les médecins, centres privés, au civil, et les actions pénales, et non
nécessairement l'exercice d'une voie de recours devant le tribunal de grande
instance lorsqu'il y avait acceptation d'une indemnisation forfaitaire dont la
contrepartie en faveur de la victime était la dispense d'avoir à prouver la
faute. En tout cas, il y avait appel possible de cette offre.
Certes la portée de l'arrêt de la chambre est relative car celle-ci a statué
sur le cas d'espèce et en raison des circonstances particulières, à savoir,
suivant son interprétation, le fait que le requérant avait, d'une part, obtenu
gain de cause devant le tribunal de grande instance et qu'il ne pouvait,
d'autre part, s'attendre à être débouté faute d'intérêt à agir, alors que la cour
d'appel était saisie de conclusions au fond, notamment de la part du tiers
intervenant.
De surcroît, la jurisprudence de la cour d'appel de Paris sur le recours
spécial n'était pas encore consolidée.
ARRÊT BELLETc. FRANCE 22
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE PETTITI