L'Etoile Des Fidji (PDFDrive)

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L'étoile des Fidji

Anne Mather
Cet ouvrage a été publié en langue anglaise
sous le titre :
CHARLOTTES HURRICANE

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant aux termes des alinéas 2 et 3 de


l'article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à
t'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre
part, que tes analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illus-
tration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le
consentement de l'auteur, ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite
(alinéa 1er de l'article 40).
Cette représentation, ou reproduction par quelque procédé que ce soit,
constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants
du code pénal.

© 1970, Anne. Mather.


© 1981, Harlequin S.A. Traduction française.
48, avenue Victor Hugo, Paris XVIe Tél 500-65-00.
ISBN 2-86259-372-9
ISSN 0182-3531.
1

Dans le foyer de l'hôtel, quelques ventilateurs brassaient


l'air moite et soulevaient une brise légère qui ne rafraîchissait
pas la température. A cette heure de l'après-midi, toute la popu-
lation de l'île paraissait plongée dans le sommeil. Les fauteuils
de rotin étaient vides, et les serveurs indiens aux pieds nus, qui,
plus tard dans la journée, déployaient tant d'énergie à apporter
aux clients des boissons glacées, avaient tous disparu pour aller
faire la sieste.
Mais Charlotte n'avilit pas coutume de dormir en plein
jour. Jeune et en bonne santé, elle ne voyait aucune raison pour
s'attarder dans sa chambre. C'était son premier contact avec les
tropiques, et, jusqu'à présent, même la chaleur torride n'avait pu
abattre sa surexcitation et son enthousiasme. Elle avait envie de
sortir, d'explorer les lieux, mais une jeune fille seule courait
certains risques, dans un port étranger, et elle répugnait à se
déplacer sans escorte. Par ailleurs, Andrew Meredith pouvait
encore chercher à prendre contact avec elle.
Avec un soupir, elle traversa la salle déserte et alla s'ins-
taller sur un canapé, sur la véranda. De là, elle découvrait au-
dessous d'elle le port, avec ses quais de bois, et le marché aux
légumes qui débordait sur les routes avoisinantes. Des bateaux
de toutes formes et de toutes tailles étaient à l'ancre, depuis un
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immense paquebot jusqu’aux petits caboteurs qui allaient d'île
en île pour ramasser les sacs de copra séché et apporter l'ap-
provisionnement nécessaire.
L'éclat de la végétation qui entourait le site et poussait en
abondance sur l'ensemble de Viti Levu lui faisait mal aux yeux,
et elle fut heureuse de trouver ses lunettes noires dans la poche
de son pantalon de toile. Elle se demandait ce qu'elle allait faire
si Andrew Meredith ne lui donnait pas signe de vie. Evan
comptait sur elle pour la représenter à ce rendez-vous. Sans être
qualifiée peur prendre une véritable décision au nom de
l'agence, elle était parfaitement capable de visiter le terrain en
question et d'en évaluer les possibilités ainsi, quand Evan pour-
rait la rejoindre, elle serait en mesure de lui exposer tous les
faits.
Il était regrettable qu'il n'ait pas pu l'accompagner, comme
il avait été tout d'abord décidé. Après tout, elle était seulement
son assistante, et même si ce voyage en Polynésie ressemblait
par bien des aspects à des vacances, ce n'était pas là le but de
l'expédition. Charlotte avait conscience de ses responsabilités
et elle ne pouvait attendre indéfiniment M. Meredith à l'hôtel,
Sans doute aurait-elle dû expédier un câble à Evan, quand elle
n'avait pas trouvé Andrew Meredith à l'aéroport de Nandi,
comme il avait été convenu ; mais son patron avait bien
d'autres soucis, et elle n'avait pas voulu l'inquiéter davantage.
Deux jours plus tard, elle était encore à Suva, sans la moindre
nouvelle de Meredith.
Le responsable de l'établissement s'était montré très gen-
til, mais Manatoa était une petite île, au fin fond des Fidji, et il
n'avait pas de solution constructive à proposer.
Charlotte alluma une cigarette et en savoura lentement la
première bouffée. Si Evan avait été là, il se serait occupé de
tout ; mais elle était seule, toute l'affaire reposait sur ses
épaules, et elle ne savait que faire.
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Elle entendit quelqu'un s'approcher derrière elle et, en
tournant la tête, reconnut le directeur. Son visage au teint
sombre était radieux, et la jeune fille sentit renaître l'espoir.
Comme bien des Fidjiens, il était grand, large et solide.
Charlotte se leva pour l'accueillir, et il s'écria :
— Ah. Miss Carlisle ! Je pensais bien vous trouver ici, J'ai
une bonne nouvelle pour vous.
— Savez-vous où se trouve M. Meredith ?
Le Fidjien tendit la main vers le canapé.
— Ne voulez-vous pas vous rasseoir, Miss Carlisle ?
Vous me permettrez de vous offrir une boisson fraiche ?
Réfrénant son impatience, la jeune fille parvint néan-
moins à sourire et obéit. L'homme alla jusqu'au bar et en revint
avec deux verres. Il prit place près d'elle.
— Non, poursuivit-il, je n'ai aucune nouvelle de M. Me-
redith. Mais j'ai parlé, cet après-midi, avec un certain Koroledo
; il possède un bateau à copra, actuellement à l'ancre dans le
port. Tout à fait par hasard, j'ai appris qu'il passait par Manatoa.
Charlotte éprouva une curieuse sensation au creux de l'es-
tomac.
— Ah oui ? fit-elle sans grand enthousiasme,
— Oui. Il m'est venu à l'esprit que, si M. Meredith se
trouvait ici, à Suva, il aurait appris votre présence. D'ailleurs, il
avait bien retenu une chambre dans mon hôtel, n'est-ce pas ?
— Oui, certes.
— On peut donc raisonnablement supposer qu'il a été re-
tardé pour une raison majeure. La meilleure solution pour vous
serait donc d'aller le trouver à Manatoa.
Charlotte avala péniblement sa salive.
— Vous... vous me suggérez de faire le trajet sur… sur ce
cargo à copra ?
— Bien sur. C'est ce qu'aurait fait M. Hunter.
Charlotte soupira. Oui, il avait raison. Mais Evan était un
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homme, lui. Elle pinça les lèvres. Elle avait toujours déploré ce
genre de situation, où sa qualité de femme prenait le pas sur
son intelligence.
Tout en passant un doigt sur le bord de son verre, elle
demanda d'une voix hésitante :
— A quand est fixé le départ ?
— Ce soir... très tard, je crois.
— Je vois. Euh... quand doit-il arriver à Manatoa ?
Le directeur sourit, découvrant ainsi ses dents très
blanches.
— Dans deux jours. Le capitaine Koroledo compte at-
teindre Manatoa vendredi.
— Deux jours ! A bord d'un bateau à copra !
Ses narines commençaient à s'accoutumer à l'odeur écœu-
rante et pénétrante de ces amandes séchées, mais elle s'imagi-
nait mal passer deux jours entiers, davantage peut-être, dans le
voisinage immédiat d'une telle cargaison. Le directeur semblait
lire dans ses pensées car il souriait : il ne l'en croyait pas ca-
pable, lui non plus.
Elle rejeta les épaules en arrière et déclara :
— J'ignorais que ces navires prenaient des passagers.
— Oh, mais si. Les conditions sont parfois primitives,
mais les coques sont solides.
Charlotte éteignit sa cigarette. Il s'agissait là d'un défi, et
elle n'avait jamais su résister. Mais, par ailleurs, elle n'était plus
en Angleterre, mais aux Fidji, et sans doute serait-elle la seule
femme à bord. La seule blanche, en tout cas.
Son interlocuteur observait les expressions qui se succé-
daient sur son visage. De toute évidence, il ne pensait pas la
voir accepter. Après tout, songeait-elle, elle n'avait aucune
certitude de trouver Andrew Meredith à Manatoa. Peut-être
avait-il eu de tout autres raisons pour ne pas arriver à Nandi.
Des difficultés de transport, par exemple.
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Elle soupira de nouveau, se leva et s'approcha de la balus-
trade, comme pour tenter de distinguer le cargo du capitaine
Koroledo parmi tous les autres.
Elle fit volte-face.
— Avez-vous... avez-vous pris des arrangements avec le
capitaine Koroledo ?
Le Fidjien secoua la tête.
— Non, naturellement; Miss Carlisle. Je voulais d'abord
vous en parler.
Elle haussa les épaules, indécise.
— J'aimerais savoir ce que je dois faire. Et si, en arrivant
là-bas, je ne trouve pas M. Meredith ?
— Vous pourriez remonter à bord, bien sen.
— Oui, c'est vrai...
Le directeur hocha la tête et se leva à son tour.
— Je dois vous quitter, Miss Carlisle. D'autres problèmes
m'appellent. Vous avez besoin de réfléchir, je le comprends
très bien. Je reviendrai dans un moment et, si vous avez décidé
de partir, je m'entendrai personnellement avec la capitaine.
Koroledo,
— Merci.
Une fois seule, Charlotte alluma une autre cigarette. Ner-
veusement, elle se mit à faire les cent pas et tenta d'examiner la
situation. Mais des gouttes de sueur perlèrent bientôt sur son
front, et elle dut se rasseoir. Même sur la véranda, l'atmosphère
était humide, et elle prit sur La table un rond de paille pour
s'éventer.
Si seulement elle pouvait appeler Evan au téléphone pour
lui demander son avis ! Mais elle ne pouvait guère espérer
établir de cet endroit une communication téléphonique avec
Londres, et, même si c'était possible, elle savait au fond d'elle-
même qu'Evan n'apprécierait pas une telle initiative.
Une douche, pensa-t-elle, la rafraîchirait et lui éclaircirait
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peut-être les idées. Elle traversa le foyer et prit l'ascenseur pour
gagner sa chambre. Dans la salle de bains, elle se déshabilla et
tourna le robinet d'eau froide. Le choc du jet glacé sur sa peau
brûlante lui coupa momentanément le souffle, mais, bientôt, un
fourmillement revigorant chassa l'inertie engendrée par la cha-
leur accablante. Elle passa ensuite un fourreau de cotonnade
bleue, releva ses longs cheveux en chignon au sommet de sa
tête et rosit légèrement ses lèvres. Elle alla s'accouder pensi-
vement à la balustrade de son balcon.
Sa chambre, située à l'arrière de l'hôtel, donnait sur la pis-
cine qui commençait à s'animer, après la grosse chaleur du
jour. Le matin même, elle avait goûté les délices d'un bain
matinal, à l'heure où la plupart des pensionnaires dormaient
encore.
Mais ses pensées, à l'instant présent, étaient loin du bassin
et des touristes dorés par le soleil. Elle était préoccupée. Char-
lotte ne pouvait pas, elle le savait tout au fond d'elle-même,
refuser une occasion de prendre contact avec Andrew Mere-
dith. La seule raison de son hésitation était la vulnérabilité de sa
condition de femme. Si Evan avait pu prévoir que Meredith ne
se trouverait pas à Nandi pour l'accueillir, jamais il ne l'aurait
laissée partir.
L'année précédente, quand elle avait traité pour lui, l'af-
faire autrichienne, tout avait été bien différent. Elle se trouvait
alors à une heure d'avion de Londres et pouvait facilement
téléphoner. Mais ici, à des milliers de kilomètres de l'Angle-
terre, dans un pays qui, tout en étant colonie britannique, lui
était totalement étranger, elle risquait de perdre une bonne part
de son assurance.
Mais cela, ce n'était pas possible ! Elle était l'assistante
d'Evan Hunter et avait travaillé dur pour conquérir cette posi-
tion. Il ne fallait pas qu'elle compromette les chances de réus-
site d'Evan simplement parce qu'elle avait peur. Après tout, si
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elle pouvait voir l’île et donner un accord de principe aux con-
ditions posées par ce Meredith, Evan devrait bien lui donner
raison. Au cas où Meredith ne se trouverait pas à Manatoa, rien
ne serait perdu. Elle reviendrait, comme le suggérait le direc-
teur de l'hôtel, sur le bateau à copra. Si elle devait supporter
durant une semaine cette odeur nauséabonde, quelle impor-
tance ? Elle n'avait jamais été sujette aux nausées.
Sa décision prise, elle exhala un long soupir et revint dans
sa chambre. En supposant que le départ soit fixé au soir-même,
elle devrait faire l'effort de mettre quelques vêtements dans une
valise. Certes, elle ne pourrait pas emporter grand-chose mais
elle serait tout au plus absente quelques jours ; des pantalons,
des chemisiers et une robe suffiraient. Par chance, presque
toutes ses tenues étaient infroissables, et le tout tiendrait dans
son sac de voyage en toile.
Elle appela ensuite le directeur de l'hôtel pour le mettre au
courant de sa décision. Sans manifester sa probable surprise, il
lui promit de prendre les dispositions nécessaires avec le capi-
taine Koroledo.
Charlotte dîna de bonne heure, pour avoir le temps de se
changer. Elle en était au café quand le Fidjien vint la trouver et
demanda s'il pouvait se joindre à elle.
— Mais oui, fit-elle en souriant. Asseyez-vous : Avez-
vous vu le capitaine ?
— Oui, Miss Carlisle, je lui ai parlé, Il est enchanté de
vous avoir à son bord et, mieux encore, connaît M. Meredith.
— Vraiment ? s'écria Charlotte.
La chance tournait enfin, semblait-il.
— Oui. Le cargo s'appelle l'Etoile des Fidji et lève l'ancre
ce soir, à neuf heures et demie, dans... voyons…
Il consulta sa montre.
— Dans une heure exactement. Pouvez-vous être prête
dans une demi-heure ? Je vous accompagnerai au port.
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Charlotte sentit un frémissement familier la parcourir.
— Je… j'ai déjà préparé mon sac. Il me reste à me chan-
ger, balbutia-t-elle.
— Parfait. Je vous attends. Et maintenant, si vous voulez
bien m'excuser...
Il se leva et, sur un signe de tête de Charlotte, s'éloigna.
Eh bien, songea-t-elle, non sans une certaine appréhen-
sion, elle était de nouveau en route !

L’étoile des Fidji jaugeait quelque deux cents tonneaux et


desservait les plantations des îles les plus éloignées. Même
avec un effort d'imagination, on n'aurait pu le trouver attrayant,
tellement il était imprégné de l'odeur de sa cargaison habituelle.
Charlotte se demanda un instant s'il était bien en état de tenir la
mer, mais, si elle se laissait aller à de telles pensées, se dit-elle,
elle ne survivrait pas au voyage…
Le capitaine Koroledo était un véritable géant, plus grand
encore que le directeur de l'hôtel, avec une masse de cheveux
noirs et une barbe de même couleur qui dissimulait presque
tout son visage. Son allure de pirate était plus ou moins adoucie
par des yeux pétillants, sous des sourcils broussailleux, et un
sourire plein de charme. L'unique indication de son grade était
une casquette à visière. Les membres de son équipage portaient
des tenues des plus variées, et presque tous étaient torse nu.
Il n'y aurait pas d'autres passagers, pour cette traversée, et
Charlotte, au premier abord, le déplora mais elle changea vite
d'avis en apprenant que le bateau n'était pas aménagé pour en
prendre : le capitaine Koroledo lui céderait sa propre cabine.
Dans celle-ci, un vaste plateau de bois blanc, encombré de
cartes, de graphiques et de rapports météo, prenait presque
toute la place. Mais les draps de la couchette étaient d'un blanc
immaculé, et un minuscule réduit offrait la possibilité d'une
douche à l'eau de mer, si on le désirait.
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Les présentations faites, le Fidjien s'en fut, et Charlotte
regretta son départ. Il représentait pour elle le seul visage connu
et, durant les deux jours passés à Suva, il s'était montré plein
d'attentions.
Le cargo levait l'ancre presque immédiatement, et, à la
suggestion du capitaine, la jeune fille se retira dans la cabine et
s'allongea pour tenter de calmer les battements précipités de
son coeur. Elle avait beau se répéter que le capitaine Koroledo
était un homme d'honneur, qu'ils seraient vite arrivés à Mana-
toa, qu'elle s'accoutumerait à l'atmosphère empestée de copra :
tout était arrivé trop vite, et elle se sentait tendue.
Elle finit par chercher dans son sac ses comprimés d'aspi-
rine, en prit trois avec un verre d'eau et se recoucha.
Quand elle rouvrit les yeux, la lumière du jour entrait par
le hublot, et la jeune fille bondit de la couchette et se précipita
vers le hublot. Le spectacle qui s'offrait à elle l'enchanta. Ils
croisaient parmi des îles, d'innombrables atolls minuscules. Les
plantes et les fleurs croissaient partout, et leur beauté était
éblouissante.
Charlotte se pencha au-dehors, respira à pleins poumons
et s'aperçut avec stupéfaction que l'odeur du copra ne la gênait
plus : elle était tempérée par les merveilleuses senteurs de la
végétation.
Elle fit vivement sa toilette, enfila un pantalon et un che-
misier propre et monta sur le pont. L'équipage la gratifia de
regards curieux mais discrets, et le capitaine Koroledo l'ac-
cueillit en souriant.
— Bonjour, Miss Carlisle. Avez-vous bien dormi ?
Charlotte lui rendit son sourire. Qui aurait pu être morose,
par une telle matinée' ?
— Oh, certainement, s'écria-t-elle. Je ne vous ai pas em-
pêché de consulter vos cartes, j'espère ?
— Pas du tout, répondit-il en secouant la tête. En vérité, je
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dois vous l'avouer, je vous ai envoyé un de mes hommes pour
voir si vous désiriez boire quelque chose avant de vous coucher
mais il est revenu me dire que vous dormiez déjà.
Charlotte s'empourpra.
— Je ne croyais pas pouvoir dormir. Je... j'étais un peu in-
quiète.
— Oh ? fit-il en fronçant les sourcils. Et pourquoi donc ?
— Je n'ai pas l'habitude de me retrouver seule aussi loin,
soupirait-elle.
— Vous êtes anglaise, n'est-ce pas ?
— Oui. J'habite à Londres.
— Et vos parents ne voient pas d'inconvénient à vous sa-
voir à l'autre bout du monde, en Polynésie ? s'écria-t-il.
— Mes parents sont morts. Je suis orpheline. Ils se trou-
vaient tous deux en Yougoslavie, il y a quelques années, au
moment du tremblement de terre.
— Je suis désolé, fit le capitaine d'un ton sincère. Ainsi,
vous êtes seule au monde ?
— Presque. Je partage un appartement avec une amie. J'ai
un frère, aussi, mais il est marié, il a des enfants, et, naturelle-
ment, je ne veux pas m'immiscer dans leur vie.
Le capitaine parut surpris, mais il s'excusa auprès de la
jeune fille pour aller commander son petit déjeuner. Charlotte
s'installa dans un fauteuil sur le pont, son plateau sur les ge-
noux, et dégusta avec plaisir le café noir et les petits pains. Elle
alla ensuite chercher un livre dans la cabine et s'étendit pour
prendre un bain de soleil.
Elle déjeuna de crustacés, de salade et de fruits frais, et,
dans l'après-midi, le bateau fit sa première escale. Il s'agissait
d'une île appelée Hanowi, et Charlotte fit connaissance avec la
véritable vie des îliens. L'arrivée du cargo était visiblement un
événement pour eux, et, appuyée au bastingage, elle regarda le
capitaine descendre à terre et s'entretenir avec le chef, un co-
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losse qui portait avec allure la jupe de raphia et de longs col-
liers de perles.
Des enfants, nus pour la plupart, s'ébattaient dans l'eau
avec de grands cris, comme tous les enfants du monde.
Des sacs de copra séché furent montés à bord, et Charlotte
comprit pourquoi l'odeur, jusqu'à présent, lui avait paru suppor-
table : il n'y avait pas eu de cargaison, et l'air marin avait suffi-
samment aéré le bateau pour dissiper l'humidité chargée de
relents. Elle se retira très vite dans la cabine pour échapper un
moment à l'inévitable nausée.
Le repas du soir terminé, elle regagna sa retraite mais,
cette fois, demeura éveillée très tard dans la nuit. Elle écoutait
l'eau clapoter contre les flancs du cargo et se demandait avec
une certaine inquiétude quel serait le résultat de sa visite im-
provisée à Manatoa.

L'Etoile des Fidji atteignit Manatoa le lendemain, en fin


d'après-midi. Il n'y avait pas de port, et ils durent jeter l'ancre à
quelque distance de la côte. Seul, un canot à rames ou à moteur
pouvait aborder.
L'île était magnifique, étendue sous un ciel d'un bleu lim-
pide, mais Charlotte en avait vu beaucoup d'autres et, dans son
humeur présente, était incapable de lui trouver une quelconque
originalité.
Le capitaine Koroledo la rejoignit près du bastingage où
elle s'était accoudée, son sac de voyage posé près d'elle.
— Eh bien, Miss Carlisle, nous sommes à Manatoa.
Votre destination.
— Avez-vous un chargement à prendre ?
— Non. Manatoa fait partie d'une coopérative qui affrète
ses propres navires pour transporter le copra à Suva. Cette
organisation très puissante appartient en grande partie à des
planteurs blancs, comme M. Meredith, qui ont considérable-
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ment modernisé leurs entreprises. Ils ont des étuves spéciales
pour sécher le copra, ce qui lui confère une meilleure qualité.
— Je vois... Mais une chose m'intrigue : j'avais cru, en en-
tendant le directeurs que vous passiez régulièrement à Mana-
toa.
Le capitaine Koroledo se mit à rire.
— Votre ami de l'hôtel m'a parlé de vos difficultés. Je
passais non loin de Manatoa et, naturellement, j'ai accepté de
vous venir en aide.
— Oh, capitaine Koroledo Je ne sais que dire. Je vous
suis très reconnaissante !
— Non, ce n'est rien. Et si, par hasard, vous devez rentrer
avec moi, j'aurai eu le plaisir de votre compagnie durant tout le
voyage.
— En tout cas, merci, s'écria Charlotte en souriant.
Le capitaine observait le rivage.
— Ah, on nous a vus ! Tenez : il y a quelqu'un sur la je-
tée.
Charlotte distingua en effet des enfants. A voir leur peau
claire et leurs vêtements, ce n'étaient certainement pas de petits
indigènes. Ils disparurent soudain parmi les arbres qui déro-
baient à la vue toute trace d'habitation.
On descendit à l'eau une pirogue de barre, et le capitaine
demanda à la jeune fille de s'y installer. Elle dut pour cela,
emprunter une échelle de corde et se félicita de porter un jean
solide et des sandales aux semelles antidérapantes. La pirogue
oscilla dangereusement quand le capitaine y rejoignit Charlotte.
Un membre de l'équipage rama vers la jetée et, à l'arrivée, aida
Charlotte à grimper sur l'avancée de pierre.
L'eau avait la limpidité du cristal. Elle y voyait des mil-
liers de poissons, ainsi que l'éclat nacré du corail, dont les aspé-
rités pouvaient vous mettre les pieds eu lambeaux.
Elle regarda autour d'elle et découvrit un chemin qui s'en-
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fonçait entre les arbres, vers l'intérieur de l’île.
Le capitaine Koroledo demanda au matelot de l'attendre et
se retourna vers elle.
— Venez. La résidence de M. Meredith n'est pas bien
loin.
Elle le suivit à travers les arbres, dont les feuillages se re-
joignaient presque au-dessus de leurs têtes. Elle essayait d'ima-
giner sur le lagon une marina, avec un port assez profond pour
accueillir les voiliers. Il y aurait sans doute une longue maison
basse pour abriter le club, et des bungalows individuels, pour
les clients. Tout serait réalisé dans le goût le plus parfait :
l'Agence Hunter se refusait à travailler avec les compagnies
toujours prêtes à défigurer délibérément des paysages superbes
par d'horribles constructions monolithiques.
L'ensemble imaginé pour Manatoa mettrait au contraire
en valeur la beauté naturelle de l’île. Ce serait un séjour de
luxueuse solitude pour des gens fatigués par l'agitation de la vie
au XXe siècle. Certes, on n'oublierait pas la possibilité de cer-
taines distractions, comme la pêche au gros ou l'équitation, et
peut-être pourrait-on garder un peu de l'atmosphère locale avec
des toits en palmes tressées ou des praos à balancier... Elle était
plongée dans ses pensées, et le capitaine Koroledo dut s'y re-
prendre à deux fois pour se faire entendre.
— Oh, je vous demande pardon. Vous disiez ?
Il tendit le bras, et Charlotte retint son souffle. Ils étaient
devant la résidence des Meredith. Cette maison basse, bien
aérée, ressemblait à celle qu'elle avait envisagée pour le club,
avec des persiennes aux fenêtres et une vaste véranda garnie de
meubles de bambou. Un jardin s'étendait devant la demeure,
une masse de couleurs formée de bougainvillées, d'hibiscus, de
frangipaniers, de flamboyants et d'espèces plus communes, tels
les lis et les œillets.
A gauche se trouvait une sorte d'enclos où paissaient
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quelques vaches, et, plus loin, la jungle reprenait ses droits avec
son fouillis de buissons et de lianes.
— C'est magnifique ! s'exclama la jeune fille en secouant
la tête. Je ne m'attendais pas à cela, je dois le reconnaître. Je me
demande pourquoi…
Elle ne put en dire davantage : deux enfants couraient vers
eux, suivis de près par une femme d'une cinquantaine d'années
qui semblait épuisée.
— Oh, bonjour ! s'écria-t-elle avec un soulagement vi-
sible. Vous êtes enfin arrivée !
Charlotte jeta un coup d'œil au capitaine Koroledo et
fronça les sourcils.
— Madame... madame Meredith ? balbutia-t-elle.
— Oui.
La femme était maintenant près d'eux et passait une main
dans ses cheveux pour tenter d'y remettre de l'ordre.
— Je suis Mme Meredith.
Elle fit un geste vers les deux enfants restés près d'elle;
deux garçons, pareillement vêtus d'un short et d'un tee-shirt, et
qui pouvaient avoir six et dix ans.
— Voici John et voici Michael0
— Bonjour, John. Bonjour, Michael, salua gravement la
jeune fille, avant de se retourner vers Mme Meredith. Connais-
sez-vous le capitaine Koroledo ?
— Bien sûr. Bonjour capitaine. Et merci pour votre aide.
Voulez-vous prendre le thé avec nous ?
— Je ne peux malheureusement pas, le temps me presse.
J'ai fait ici une escale supplémentaire.
— Je vous en suis très reconnaissante, appuya Charlotte.
M. Meredith habite donc bien ici ? demanda-t-elle.
— Mais oui. Il ne va pas tarder à rentrer, déclara Mme Me-
redith en souriant Mais vous devez avoir chaud et soif. Venez
nous allons prendre le thé. Ou bien préférez-vous une boisson
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glacée ?
Après avoir fait ses adieux au capitaine, Charlotte suivit
son hôtesse vers la maison. Les deux garçons, qui la dévisa-
geaient avec une attention soutenue, les suivirent. La jeune
Anglaise se demanda si Mme Meredith était leur mère. Elle
semblait un peu trop âgée, mais les apparences sont parfois
trompeuses.
La brave dame proposa à Charlotte de s'installer sur la vé-
randa. Un peu plus tard, quand elle se serait désaltérée, elle
pourrait voir sa chambre. D'abord surprise de voir son arrivée
inopinée si aisément acceptée, elle se rappela que, dans les îles,
la distance ne comptait peut-être pas. Si M. Meredith ne se
manifestait pas à Suva, il avait sans doute supposé que Char-
lotte finirait par se présenter à Manatoa. C'était apparemment la
seule explication plausible.
Après avoir installé son invitée sur une confortable chaise
longue, Mme Meredith disparut dans la maison, sans perdre cet
air tourmenté d'une femme qui se trouve confrontée à une
situation difficile. Les deux garçons s'attardèrent sur les
marches de la véranda. Ils considéraient la visiteuse avec curio-
sité, Elle leur sourit.
— Vous habitez ici ? demanda-t-elle.
John, l'aîné, fronça les sourcils.
— Oui, naturellement. Du moins, maintenant.
Michael se rapprocha un peu.
— Nos parents sont séparés, confia-t-il. Nous restons ici
en attendant que tout soit réglé.
Charlotte fut stupéfaite de l'entendre faire une telle décla-
ration sans émotion apparente, sans la moindre trace de regret.
Le cas de John semblait différent en sa qualité d'aîné, il devait
ressentir plus profondément la rupture entre ses parents.
— Je suis désolée, murmura-t-elle faiblement.
Michael haussa ses étroites épaules.
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— Pas nous, fit-il avec une certaine arrogance. Ils se dis-
putaient tout le temps !
Charlotte fut soulagée de voir revenir Mme Meredith avec
un plateau. Il y avait une théière et des tasses, mais aussi une
cruche de jus de limon glacé.
— Que préférez-vous, Miss…? Je crains d'avoir oublié
votre nom.
— Carlisle. Charlotte Carlisle.
— C'est cela ! Miss Carlisle, que voulez-vous boire ? Du
thé ou du jus de limon ?
— Du limon, je vous prie.
Elle sortit son étui à cigarettes et le tendit à son hôtesse.
Mme Meredith secoua la tête. Elle repoussa les cheveux qui
tombaient sur son front et se laissa aller en soupirant dans un
fauteuil.
— Il faut m'excuser, Miss Carlisle, mais je n'ai pas l'habi-
tude de m'occuper de deux enfants terribles. Les miens sont
depuis longtemps adultes, et ces deux-là peuvent être de véri-
tables petits démons, vous pouvez m'en croire ! Ne vous laissez
pas prendre à leur air angélique !
Charlotte eut un sourire compréhensif.
— Vous devez avoir beaucoup à faire, je n'en doute pas.
— J'ai de l'aide pour la maison, convint Mme Meredith,
Mais Rosa, notre servante, est tombée malade, et j'ai beaucoup
de mal à tout faire. Voilà pourquoi j'ai été si heureuse de vous
voir !
— Oh…
La jeune fille réfléchit. Elle voyait mal comment elle
pourrait être de quelque assistance, sauf si Mme Meredith faisait
allusion au projet de développement de Manatoa. Peut-être
tenait-elle là la raison pour laquelle ce M. Meredith était dispo-
sé à vendre. Sa femme l'avait apparemment quitté, il voulait
naturellement partir de là le plus vite possible, et l'arrivée de
20
Charlotte allait accélérer le processus. Oui, c'était là une expli-
cation plausible.
— Je dois vous faire un aveu, poursuivait Mme Meredith :
après la description de mon fils, je m'attendais à voir une
femme plus âgée.
— Vraiment ?
Comment Meredith avait-il pu la décrire ? s'interrogeait
Charlotte. Il ne l’avait jamais vue ! Evan avait dû lui faire par-
venir sa photo, afin de lui permettre de la reconnaître à l'aéro-
port de Nandi.
— Oui, continua Mme Meredith. Mais peu importe il ne
devrait pas y en avoir pour longtemps. Il suffit d'attendre que
tous les détails soient réglés. Une chance que vous vous soyez
trouvée à Suva, n'est-ce pas ?
« Une chance » n'était pas l'expression que Charlotte au-
rait utilisée en parlant d'un voyage soigneusement préparé
depuis Londres jusqu'aux Fidji. Cependant tout en souhaitant
voir arriver M. Meredith le plus vite possible, elle parvint à
sourire.
— Vous habitez Manatoa ? demanda-t-elle pour meubler
la conversation.
— Plus maintenant, ma chère enfant, J'y ai vécu de nom-
breuses années, mais, après la mort de mon mari, quand mon
fils a repris le domaine, j'ai décidé de changer d'existence. Je
me suis installée en Nouvelle-Zélande. Je m'y plais beaucoup.
J'y ai des amis, je joue au bridge, je m'occupe de tout ce qu'une
veuve de mon âge fait habituellement.
— Et… tout ceci ne vous manque pas ?
Son hôtesse prit un air pensif.
— Parfois, oui. La vie dans les îles a un charme tout par-
ticulier, je dois le reconnaître. Le sentez-vous, Miss Carlisle ?
Charlotte approuva vigoureusement.
— Je l'apprécie beaucoup. Il y a une telle luxuriance... tant
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de couleur ! C'est extraordinaire !
Les garçons en avaient assez ; ils s'éloignèrent, et Mme
Meredith se leva.
— Venez. Je vais vous montrer votre chambre. Mon fils
ne va plus tarder, et vous aimeriez, je pense, prendre une
douche et vous changer avant son arrivée.
Charlotte considéra son jean d'un air dubitatif. De toute
évidence, Mme Meredith ne le considérait pas comme une
tenue convenable, le soir, à Manatoa. Quelle bonne idée d'avoir
emporté cette tunique en jersey !
La pièce qu'on lui avait réservée se trouvait à l'arrière de
la maison et donnait sur des pelouses bien soignées qui des-
cendaient en pente douce jusqu'à la jungle impénétrable. Dans
le crépuscule qui arrivait rapidement. Charlotte distingua sur la
droite des bâtiments et des chevaux dans un autre enclos. Le
sol était dallé de mosaïque, fraîche aux pieds ; les rideaux, les
fauteuils, le dessus de lit étaient roses. Les fenêtres étaient gar-
nies de persiennes et de fin grillage. Celui-ci, expliqua Mme
Meredith, servait à tenir à distance les papillons de nuit et les
autres insectes, Il y avait une salle de bains, mais elle devrait la
partager avec les enfants, déclara son hôtesse d'un ton de re-
gret.
Quand elle se retrouva seule, la jeune fille sortit de son sac
la tunique de jersey et l'étala sur le lit. Elle prit des sous-
vêtements propres et passa dans la salle de bains. En faisant de
la lumière, elle entendit un frémissement d'ailes contre le gril-
lage et fut heureuse d'avoir cette protection. Elle s'attarda sous
la douche tout juste tiède, puis se sécha consciencieusement, se
talqua et se rhabilla.
De retour dans sa chambre, elle refit son chignon et se
maquilla légèrement les yeux et les lèvres. Enfin satisfaite de
son apparence, elle quitta la pièce et, par le large couloir, rejoi-
gnit la véranda.
22
La demeure était maintenant silencieuse, et elle se crut
seule, jusqu'au moment où elle entendit une voix :
— Bonsoir, Miss Carlisle.
Elle sursauta violemment et fit volte-face. Elle essaya de
percer l'obscurité tropicale soudainement tombée et vit enfin un
homme quitter nonchalamment l'une des chaises longues et
s'avancer vers la lanterne qui éclairait l'entrée.
Il était grand, mince et musclé. Ses cheveux parurent très
sombres à la jeune fille, mais son visage était noyé d'ombre, et
elle ne put distinguer son expression. Mal à l'aise, en dépit de
sa récente entrevue avec Mme Meredith, elle se sentait à son
désavantage.
— Monsieur Meredith ? demanda-t-elle vivement,
— Oui, je suis Meredith, répondit-il d'une belle voix
calme.
Et il se tut, comme s'il attendait d'elle l'explication de sa
présence. Tout en se reprochant sa nervosité, Charlotte se lança
dans ce discours.
— Enfin, nous nous rencontrons, Dieu merci, fit-elle, en
ébauchant un sourire. Je commençais à craindre d'être venue
pour rien.
— Vraiment ? fit-il en inclinant la tête.
Il aurait pu se montrer un peu plus coopératif, songea-t-
elle. Il devait bien voir son embarras.
— Oui. En ne vous voyant pas à l'aéroport, je me suis
rendue à Suva, comme convenu, et j'ai pris une chambre à
l'hôtel. J'y suis depuis deux jours. N'ayant pu vous contacter, je
commençais à croire que vous vous étiez ravisé.
Il paraissait l'écouter attentivement et se mit enfin en
pleine lumière tout en remarquant indolemment :
— J'ai été, semble-t-il la... la cause de bien des ennuis.
— Aucune importance, Je suis ici, à présent. J'ai vu l'île et
je suis sûre que nous pourrons parvenir à un accord.
23
— Ah oui ?
Son sourire découvrit des dents très blanches. Charlotte se
demanda pourquoi elle avait l'impression gênante qu'il se mo-
quait d'elle. Elle n'était pas accoutumée à se sentir à son désa-
vantage, et cela ne lui plaisait guère. Sa carrière la mettait sur-
tout en relation avec des hommes, et elle s'était crue capable de
se tirer de n'importe quelle situation. Mais, de cet inconnu
mince et bronzé, au dur visage viril, émanait une autorité à
laquelle elle n'avait, pas encore eu l'occasion de se mesurer. Il
n'était pas vraiment beau, mais les femmes, elle n'en doutait
pas, devaient le trouver séduisant. Son épouse l'avait-elle quitté
pour cette raison ?
Elle chercha à garder son sang-froid et reprit :
— Oui. L'agence m'a autorisée à faire une rapide évalua-
tion de la situation. Si tout me parait en ordre, M. Hunter, mon
employeur, viendra régler tous les détails.
M. Meredith sortit un étui, en tira un manille qu'il mit
entre ses dents et l'alluma sans se presser. Seigneur, pensa
Charlotte, quel aplomb ! Il ne lui avait même pas présenté
d'excuses pour son absence à Nandi !
— Pourriez-vous... euh… me rappeler ces détails ? de-
manda-t-il en la dévisageant.
Elle fronça les sourcils.
— Voyons, monsieur Meredith, nos lettres étaient assez
explicites ! La société qui désire acheter ces terrains est prête à
verser une somme très substantielle. Nous garantissons naturel-
lement que toute mise en valeur sera réalisée de manière à
profiter à l'île. La compagnie, les Constructions Belmain, a
effectué de nombreux développements de ce genre dans le
monde entier et a la réputation d'accorder la plus grande atten-
tion au cadre naturel…
— Les Constructions Belmain, murmura-t-il pensive-
ment.
24
La jeune fille entendit soudain la voix de Mme Meredith.
— Pat ! Patrick ! Où es-tu ?
Il jeta un coup d'œil à Charlotte et s'approcha de la porte.
— Je suis ici, maman.
Au même instant, sa mère émergeait du couloir.
Charlotte, stupéfaite, porta une main à sa gorge. II se re-
tourna vers elle.
— Oui, Miss Carlisle, je suis Patrick Meredith. Vous vous
attendiez sans doute à rencontrer mon cousin, Andrew Mere-
dith !
Elle ouvrait de grands yeux.
— Je comprends ! Oh, vous devez me trouver ridicule !
Rien d'étonnant si vous ignoriez les détails. Votre.., votre cou-
sin possède des terrains, lui aussi ?
Il se redressa, et, un instant, son visage se durcit.
— Mon cousin est propriétaire d'une bande de terre à
l'autre bout de l’île, répondit-il froidement. J'essaie moi-même
de la lui acheter depuis dix ans ! Malheureusement, il refuse de
me la vendre. Mais, jusqu'à votre arrivée, j'ignorais tout de ses
projets. Je vous suis donc reconnaissant de cette information.
Charlotte était horrifiée.
— Vous m'avez laissée parler, tout vous dire, en sachant
que je vous livrais là des renseignements confidentiels !
Patrick Meredith fronça les sourcils.
— Je suis désolé de m'être servi de vous, Miss Carliste,
mais, pour Manatoa, j'utiliserais tous les moyens en mon pou-
voir pour interdire le genre de développement que vous m’avez
décrit !

25
2

Mme Meredith regardait son fils sans comprendre.


— Mais, Patrick, j'ai pris Miss Carlisle pour la jeune
femme que tu avais engagée à Suva pour prendre soin de John
et de Michael !
Il haussa les épaules.
— Je regrette, maman. Je n'avais encore jamais vu cette
jeune femme.
Sa mère reporta sur Charlotte un regard impatient.
— Mais, Miss Carlisle, vous m'avez laissée croire que
vous étiez ici pour nous aider...
La jeune fille ne s'était jamais sentie aussi gênée, et Pa-
trick Meredith s'en rendait compte, elle en était sûre. C'était
exaspérant, surtout quand elle imaginait la réaction d'Evan, en
apprenant ce qu'elle avait fait. Et il y avait aussi Andrew Mere-
dith !
— Nous étions victimes d'un quiproquo, madame Mere-
dith, je le crains, fit-elle péniblement.
Son hôtesse secoua la tète et se retourna vers son fils.
— Alors, que veut cette jeune personne ? Si elle n'est pas
ici pour nous aider, que vient-elle faire ? Ce n'est certainement
pas moi qui lui ai demandé de venir...
— Calme-toi ! ordonna Patrick Meredith, qui semblait à
présent s'amuser légèrement. Pourquoi Miss Carlisle ne nous
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dirait-elle pas elle-même ce qu’elle vient faire ici ?
Charlotte le gratifia d'un coup d'œil furibond.
— Je suis venue, madame Meredith, reprit-elle en serrant
les poings, parce que j'avais une affaire à régler avec M. Mere-
dith... Andrew Meredith. Je devais le rencontrer à Nandi, il y a
cinq jours. Il ne s'est présenté ni à l'aéroport ni à l'hôtel de Suva,
j'ai pris le bateau à copra, et me voici… En arrivant, soupira-t-
elle, je n'avais aucune raison de penser que vous n'étiez pas
parente avec Andrew Meredith !
— Cela paraît plausible, maman, remarqua Patrick.
La jeune fille lui lança un autre regard furieux.
— Ce n'est pas seulement plausible, monsieur Meredith,
c'est la vérité !
Il haussa les épaules.
— Je n'en doute pas, acquiesça-t-il en tirant sur son ma-
nille. Andrew a l'intention de vendre aux Constructions Bel-
main Coralido, expliqua-t-il pour sa mère,
Mme Meredith poussa un cri étranglé, et Charlotte se sentit
coupable. Elle croisa les mains et déclara le plus calmement
possible :
— Si M. Meredith vit à l'autre bout de l'île, pourriez-vous
m'indiquer comment parvenir chez lui ?
Patrick Meredith s'adossa à l'une des colonnes de la vé-
randa, et Mme Meredith, encore sous le coup de la surprise, se
laissa aller dans un fauteuil.
— Je le pourrais, mais cela ne vous serait d'aucune utilité.
Il a quitté Manatoa depuis quelques jours.
C'était le comble, soupira Charlotte, Non seulement elle
avait fait tout ce chemin en vain, mais Andrew Meredith devait
maintenant l'attendre à Suva. Elle réprima une exclamation
irritée et s'enquit :
— Alors, peut-être pourriez-vous m'indiquer un moyen
de rejoindre Suva ?
27
— Vous n'en avez aucun !
Il souriait à présent ouvertement, et son visage exprimait
un amusement malicieux.
— Du moins, pas avant un mois environ. Peu de bateaux
relâchent à Manatoa, et Andrew est parti sur le dernier en date.
Le prochain n'arrivera pas avant un certain temps.
Charlotte pinça les lèvres. Naturellement, cela l’amusait.
Plus longtemps il la retiendrait loin de son cousin, plus il y
aurait de chances pour que l'affaire ne se fasse pas. Mme Mere-
dith considéra son fils d'un air étrange, ouvrit la bouche pour
parler et se ravisa.
— Je ne peux pas rester ici une semaine, et encore moins
un mois s'écria la jeune fille. J'ai du travail !
— Il devra attendre, j'en ai peur, remarqua Patrick. Après
tout, nous n'y sommes pour rien. L'agence pour laquelle vous
travaillez doit sûrement avoir des représentants plus efficaces.
Elle se raidit.
— Je suis parfaitement capable d'assurer mes fonctions,
dans des conditions normales, déclara-t-elle. De toute évidence,
si Mme Meredith avait plus explicitement précisé qui elle atten-
dait, je ne vous aurais importunés ni l'un ni l'autre et j'aurais pu
rentrer avec le capitaine Koroledo.
Mme Meredith releva la tête.
— Vous avez eu tout le temps de vous expliquer, rétor-
qua-t-elle d'un ton bref.
Charlotte rougit, et Patrick Meredith éteignit son manille.
— Ne rendons pas la situation plus ridicule encore par des
disputes, conseilla-t-il. Le dîner est prêt ?... Alors, poursuivit-il
en voyant sa mère acquiescer d'un signe, allons manger. Nous
discuterons ensuite.
La jeune fille ne prit aucun plaisir au plat savoureux de
crustacés et de riz, suivi de fruits et de café. Heureusement, les
enfants dînaient avec eux, et leur bavardage détournait l'atten-
28
tion de Charlotte. Son esprit bourdonnait quand elle songeait à
toutes les complications qu'elle s'était créées. Elle maudissait
l'impatience qui l'avait précipitée dans ce voyage. A cette heure
précise, elle aurait pu se trouver dans la salle à manger de l'hô-
tel de Suva, et, tôt ou tard, Andrew Meredith se serait manifes-
té.
Elle repoussa son assiette et regarda autour d'elle d'un air
maussade. Elle ne put néanmoins s'empêcher d'apprécier le
charme de la pièce, où le bleu, le vert et le jaune citron don-
naient une impression de fraîcheur reposante. De hauts lampa-
daires fournissaient l'éclairage électrique : l’île devait posséder
un générateur, malgré son isolement.
Dans un effort pour se montrer sociable, elle demanda :
— Etes-vous le seul planteur blanc de l’île, monsieur Me-
redith ?
Il alluma un cigare avant de répondre, et, une fois sa mère
sortie pour aller chercher le café, il déclara :
— J'en possède la plus grande partie, Miss Carlisle. Le
seul endroit qui ne m'appartient pas est à mon cousin, Andrew
Meredith. Manatoa fait partie d'un groupe d'îles dont les pro-
priétaires se sont associés pour fonder une coopérative de pro-
duction et de vente du copra, et j'emploie plusieurs Blancs,
aussi bien que des Indiens et des Mélanésiens.
— Ah ! Il y a donc d'autres familles blanches ici ?
— Il y en a cinq, oui, répondit-il lentement. Voudriez-
vous me dire la raison d'un tel intérêt ? S'agit-il de renseigne-
ments supplémentaires pour votre agence ?
Charlotte grinça des dents.
— Pas le moins du monde. Mais une idée m'est passée
par l'esprit : peut-être quelqu'un d'autre pourrait-il suggérer un
autre moyen de partir de Manatoa.
Patrick se leva de table.
— Ma chère Miss Carlisle, mes employés ne sont pas là
29
pour vous servir. Je vous l'ai dit les bateaux passent rarement
par ici.
La jeune fille se leva à son tour. Les deux garçons, elle
s'en rendait compte, commençaient à se passionner pour la
conversation.
— Vous ne paraissez pas comprendre, monsieur Mere-
dith : je dois absolument retourner à Suva ! Mon employeur,
Evan Hunter, a besoin de mes rapports. Que va-t-il imaginer, à
votre avis : si je disparais pendant des semaines ?
Elle entendit sa voix passer à l'aigu sur la fin de la phrase :
cette situation désespérante lui faisait perdre tout son sang
froid.
Patrick passa sur la véranda.
— Venez vous asseoir, Miss Carlisle, ordonna-t-il. Inutile
de vous mettre dans cet état. Je comprends votre émotion,
croyez-le bien. Mais vous devez bien vous en rendre compte ;
je ne suis pas plus en mesure de vous aider que vous ne l'êtes
vous-même. J'ai une seule suggestion à vous faire : vous êtes
venue ici pour voir mon cousin ; quand, à son arrivée à Suva, il
apprendra votre départ pour Manatoa, il reviendra immédiate-
ment.
En soupirant, Charlotte s'installa clans une chaise-longue.
Elle accepta une cigarette et en tira une bouffée avec gratitude.
Après tout, Patrick Meredith avait raison : il ne servait à rien de
se révolter contre un destin implacable. Elle ne pouvait qu'at-
tendre, en espérant qu’Andrew Meredith apprendrait rapide-
ment où elle se trouvait.
Mme Meredith revenait avec le plateau de café.
— Je viens de voir Rosa, annonça-t-elle à son fils, avec
un soulagement manifeste. Elle va beaucoup mieux et sera de
retour demain, dieu merci !
Elle s'assit en face de Charlotte.
— Du café, Miss Carlisle ?
30
— Oui, merci.
La jeune fille accepta une tasse.
— Vous sentez-vous bien ? reprit son hôtesse. Vous êtes
très pâle et vous n'avez presque rien mangé, au dîner. Le menu
ne vous convenait pas ?
— C'était délicieux, répliqua vivement Charlotte. Mais je
n'avais pas grand appétit.
— Miss Carlisle a peine à accepter notre isolement, re-
marqua Patrick.
Il observait sa mère avec une attention soutenue. Mme Me-
redith, sans répondre, lissa les plis de sa jupe d'une main ner-
veuse. Charlotte se tourna vers son hôte.
— Si vous dites vrai, je suis dans l'obligation de vous de-
mander de m'héberger... du moins jusqu'au retour d'Andrew
Meredith.
Il haussa les épaules.
— Vous resterez ici, naturellement. Ma mère sera heu-
reuse d'avoir votre compagnie.
Charlotte en doutait. Mme Meredith paraissait avoir déjà
trop à faire.
— Miss Carlisle pourrait peut-être m'aider à empêcher
John et Michael. de faire des bêtises, suggéra-t-elle. Il y a ici
trop d'endroits où ils peuvent se blesser.
— Oh, maman, voyons ! Ils ne sont pas si fragiles ! Jenni-
fer n'avait aucun scrupule à les laisser courir.
La jeune fille reposa sa tasse sur le plateau. Elle jeta un
coup d'œil vers les garçons qui avaient achevé leur repas et
écoutaient de nouveau les propos des adultes.
— Je suis prête à vous aider dans toute la mesure du pos-
sible. déclara-t-elle. C'est le moins que je puisse faire.
Mais, en même temps, elle se rappelait la manière éhon-
tée dont Patrick Meredith l'avait laissée révéler tous ses plans
tout en lui cachant son identité. Elle pressa ses mains l'une
31
contre l'autre.
Déjà, sous l’influence de la tiédeur et de la paix de cette
nuit, elle se laissait aller à une fausse impression de sécurité. Il
ne le fallait pas : Patrick Meredith avait déjà éprouvé une
grande satisfaction à la voir frustrée dans l'accomplissement de
ses projets, et il saisirait certainement toute occasion de la dé-
tourner du but final.
Mme Meredith parut deviner ses pressentiments. Elle dit
vivement :
— Miss Carlisle a eu une longue journée, Patrick. Peut-
être devrait-elle aller se coucher. Elle doit avoir hâte de se dé-
tendre.
Charlotte accepta la suggestion avec reconnaissance.
Après tout, peut-être demain, un événement inattendu amène-
rait-il un bateau à jeter l'ancre près de l'île, lui permettant ainsi
de rentrer sans tarder à Suva ?

La jeune fille était persuadée de ne pouvoir dormir. Mais,


après la couchette un peu dure de la cabine du capitaine Koro-
ledo, le lit moelleux était accueillant, et même les bruits noc-
turnes des bêtes de la jungle, à quelques mètres de sa fenêtre,
ne parvinrent pas à troubler son sommeil.
Toutes sortes de pensées l'agitèrent un moment. Bien des
choses s'étaient produites depuis son départ d'Angleterre, et il
était malaisé de les envisager avec lucidité. Qu'allait penser
Evan de tout cela ? Comment se justifierait-elle à ses yeux ?
Après tout, il devait bientôt la rejoindre, et, si Andrew Mere-
dith ne découvrait pas son départ pour Manatoa, Dieu seul
savait ce qu'imaginerait Evan, devant sa disparition.
Mais elle écarta cette pensée, Le directeur de l'hôtel savait
où elle était, et il était bien homme à fournir le renseignement,
même si on ne le lui demandait pas.
Autre chose la tracassait : le fait d'avoir révélé les projets
32
d'Andrew Meredith à son cousin. L'attitude de Patrick trahissait
un antagonisme flagrant entre les deux cousins. Mais, de toute
manière, Patrick ne pouvait rien faire pour empêcher son cou-
sin de disposer de ses terres.
Elle bourra son oreiller de coups de poing. Inutile de s'in-
quiéter. Bon gré mal gré, elle était chez Patrick Meredith. Elle
songea tout à coup à John et à Michael, à leur attitude d'adultes
devant la séparation de leurs parents. Pourquoi la femme de
Patrick Meredith l'avait-elle quitté ? N'avait-elle pu supporter
l'isolement ? Avait-elle désiré retrouver les brillantes lumières
de la ville ? Ou bien s'agissait-il simplement d'une incompatibi-
lité d'humeur ? Il était difficile d'en juger, sans connaître ni la
femme ni les circonstances de leur vie commune, et Charlotte
ne savait trop pourquoi elle s'en préoccupait. Peut-être était-ce
l'idée que vivre quelque temps tout près de cet homme pouvait
se révéler dangereux.
Quand elle ouvrit les yeux, le soleil filtrait à travers les
persiennes. Elle resta un instant immobile, sans pouvoir se
rappeler où elle se trouvait. Mais la pleine conscience lui revint
bientôt : Manatoa, Mme Meredith, John et Michael et leur père,
Patrick Meredith.
D'un mouvement brusque, elle sauta du lit et, sentant sous
ses pieds l'agréable fraîcheur de la mosaïque, alla ouvrir toutes
grandes les persiennes.
La veille, trop de soucis l'avaient préoccupée pour lui
permettre d'admirer comme il convenait le jardin, derrière la
maison. Elle voyait maintenant qu'on s'était donné beaucoup de
mal pour créer une oasis d'ordre et de sérénité à la limite même
de la jungle. Il devait être bien ardu de maintenir une telle dis-
cipline, en un lieu où les fleurs s'épanouissaient en un seul jour
et mouraient le même soir. Les mauvaises herbes, qui crois-
saient à profusion, comme tout le reste, représentaient une
menace constante.
33
Elle w. dirigea vers la salle de bains, en ouvrit la porte
sans réfléchir et se trouva devant John.
— Oh, pardon, fit-elle, mais sans le moindre embarras.
John lui plaisait, et elle pensait pouvoir s'en faire un ami.
Son jeune frère ne se souciait pas encore de la vie et de ses
problèmes, mais, si John s'efforçait de parler en adulte, c'était
dû, selon Charlotte, à la grande mésentente entre ses parents. Il
tentait de grandir trop vite, ce qui n'était pas bon pour lui.
Il déclara :
— Grand-mère nous a dit d'aller nous laver de bonne
heure, pour vous laisser ensuite. Michael a déjà fini. Il n'est pas
très minutieux, j'en ai peur.
— Mais toi, tu l'es, remarqua la jeune fille en souriant.
John se rinça la bouche et haussa les épaules. Il était très
sérieux.
— Si on ne brosse pas ses dents avec soin, elles se gâtent,
expliqua-t-il en s'essuyant le visage. C'est vrai, n'est-ce pas ?
— Oui, bien sûr. Mais parfois, quand on a bien envie de
faire autre chose, on oublie.
— Mon père... Mon père, reprit-il d'une voix volontaire-
ment affermie, disait toujours que les dents étaient ce qui
comptait le plus, dans l'aspect général.
— Il le disait répéta Charlotte. Il ne le dit donc plus ?
Le visage de John se ferma.
— Je ne sais pas ce qu'il pense maintenant.
Et il sortit de la salle de bains, par la porte qui ouvrait sur
sa chambre.
La jeune fille prit une douche rapide et, tout en se brossant
les dents à son tour, réfléchit à l'étrange déclaration du petit
garçon. De toute évidence, John jugeait son père responsable
de la rupture du moins était-ce la seule explication logique de
ses paroles.
Charlotte considéra son sac de voyage d'un air mélanco-
34
lique, en passant un pantalon de toile étroit et une tunique im-
primée. Elle avait apporté trois pantalons et plusieurs chemi-
siers, mais une seule robe. M. Meredith devrait s'accoutumer à
la voir ainsi vêtue, à moins qu'il n'y eût un magasin dans l'île,
ce qui semblait improbable.
Une fois prête, elle se dirigea vers la véranda : on y pre-
nait généralement les repas, pendant les heures de jour, lui avait
appris son hôtesse. Il était à peine huit heures, et elle se deman-
da si Mme Meredith ou Rosa, la servante, étaient levées. Elle eut
la surprise de. découvrir sur la véranda, au lieu de Mme Mere-
dith, une jeune fille qui devait avoir à peu près son âge et bu-
vait son café en fumant une cigarette. Elle était aussi brune que
Charlotte était blonde, et sa longue chevelure lisse descendait
librement sur ses épaules. Elle portait un short rose et un bain-
de-soleil blanc.
A l'arrivée de Charlotte, elle leva les yeux, détailla du re-
gard l'inconnue et lui adressa un petit sourire.
— Bonjour, fit-elle, avec un accent nettement français.
Vous êtes sans doute Miss Carlisle ? Je m'appelle Yvonne
Dupré.
Charlotte lui rendit son sourire et s'assit en face d'elle.
— Bonjour, répondit-elle. Merci, ajouta-t-elle, quand
Yvonne lui servit une tasse de café. Vous habitez l’île, Miss
Dupré ?
— Oui. Mon père est un savant. Il travaille à Manatoa. Il
est avant tout médecin, et, comme Patrick emploie environ
deux cents hommes, il a de quoi s'occuper. Pendant ses loisirs,
il étudie la médecine tropicale. C'est son hobby.
— Je vois. Avez-vous passé toute votre vie ici ?
— Oh, non ! Je suis née à Paris. Mon père est ici depuis
cinq ans seulement. Au début de son séjour, j'étais encore au
collège mais, ensuite, je suis venue le rejoindre, pour m'occu-
per de lui. Ma mère est morte, avant notre départ.
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Charlotte eut un sourire de sympathie.
— Et vous vous plaisez ici, j'imagine ?
— Enormément. J'adore les îles. Je suis une sportive.
J'aime le ski nautique, la plongée, la voile ou, simplement, la
natation. Je suis chez moi, à Manatoa.
La jeune Anglaise dégustait son café et se demandait si
Yvonne connaissait les raisons de sa présence. Manifestement,
entre la veille au soir et le matin, elle avait été informée de son
arrivée. Peut-être connaissait-elle Andrew Meredith. Charlotte
posa la question.
— Mais bien sûr, répondit l'autre. Je connais tout le
monde, ici. Ce qui ne veut pas dire que tout le monde me
plaise.
Charlotte contint son impatience.
— Si j'ai bien compris... Andrew Meredith et son cousin
ne s'entendent pas du tout.
Yvonne parut déconcertée.
— Autrement dit, nous n'avons pas grande sympathie l'un
pour l'autre, expliqua une voix qui avait, une fois déjà, surpris
Charlotte.
Elle se retourna d'un bloc et vit Patrick Meredith gravir les
marches de la véranda. Il venait sans doute de nager : il avait
encore les cheveux mouillés, et son short était humide. Char-
lotte reprit sa place et concentra son attention sur son café,
tandis que le visage d'Yvonne s'illuminait d'un sourire. Elle
s'écria :
— Mon chéri ! Je commençais à vous croire noyé !
Elle prit sa tête entre ses mains et la haussa vers ses lèvres
d'un geste affecté.
— Miss Carlisle et moi faisions connaissance.
Charlotte détourna les yeux. Patrick était toujours marié,
même si sa femme l'avait quitté. Et peut-être avait-elle eu de
bonnes raisons, si telles étaient les relations qui existaient entre
36
Yvonne et lui. Quant aux enfants...
Patrick se dégagea et se laissa nonchalamment tomber
dans un fauteuil, près de Charlotte.
— Alors, Miss Carlisle, avez-vous bien dormi ?
— Très bien, je vous remercie, monsieur Meredith, ré-
pondit-elle d'un ton froid.
Il eut un large sourire.
— Yvonne, Miss Carlisle n'apprécie pas notre comporte-
ment, je crois. Je me demande pourquoi.
— Cessez de la taquiner, Patrick, intervint Yvonne. N'est-
ce pas assez ennuyeux pour elle de se trouver immobilisée ici ?
Il soupira.
— Versez-moi une tasse de café, mon coeur. Je dois en-
suite descendre aux étuves. J'ai promis à McMaster de le voir
ce matin.
— Mais vous deviez m'emmener faire de la voile !
— Pas aujourd'hui, Yvonne. Désolé.
— Oh, Patrick !
La jeune fille ébaucha une moue coquette.
Michael arrivait en courant de sa chambre ; il faillit s'éta-
ler sur la table en trébuchant.
— Michael ! s'écria Yvonne, oubliant un instant sa pose.
Tu pourrais faire attention !
Il la gratifia d'une grimace et eut un sourire espiègle pour
Patrick.
— Je peux venir aux étuves avec toi, oncle Patrick ?
Charlotte ouvrit de grands yeux, et son hôte lui jeta un
coup d'œil.
— Vous preniez John et Michael pour mes enfants, si je
comprends bien ? remarqua-t-il.
Elle haussa les épaules.
— C'était une erreur toute naturelle.
Il prit son neveu sur ses genoux.
37
— Oui, tu peux venir avec moi, mais à condition de ne
plus être impoli avec Yvonne. Demande-lui pardon.
— Il le faut vraiment ?
— Michael !
— Oh, d'accord, maugréa l'enfant, de mauvaise grâce.
Pardon, Yvonne.
Elle fronça le nez.
— Tu es un vilain garçon, Michael. Tu ne regrettes rien,
et je le sais.
— Oh, zut ! fit-il entre ses dents.
— Qu'as-tu dit ? s'écria Patrick, en l'empêchant de se dé-
gager.
Charlotte dissimula un sourire. Michael était attachant, en
dépit de son insolence. Mme Meredith arriva à ce moment,
accompagnée d'une jeune Fidjienne au teint sombre. Elle pré-
senta Rosa à Charlotte.
— Vous n'avez pas encore pris votre petit déjeuner, Miss
Carlisle ! s’écria-t-elle. Pat et Yvonne ont mangé depuis long-
temps. Nous nous levons de bonne heure.
Charlotte eut aussitôt l’impression de s'être levée en
pleine matinée.
— Je me suis réveillée très tard, dit-elle pour s'excuser.
— Allons donc, fit Patrick, avec un regard de défi pour sa
mère. Les gens civilisés ne se lèvent pas comme nous au beau
milieu de la nuit.
Sa mère lui tapota l'épaule avec impatience.
— Pour l'amour du ciel, Patrick, si tu dois te rendre aux
étuves, vas-y ! Miss Carlisle et moi, nous pourrons établir un
emploi du temps satisfaisant, j’en suis sûre.
— Elle n'est pas venue ici pour toi, répliqua-t-il en se le-
vant. Ni pour moi, ajouta-t-il d'un ton moqueur. C'est Andrew
qui a toutes les chances. Je me demande s'il le sait ?
— Vas-tu cesser de tourmenter cette enfant ? Va-t-en !
38
s'écria de nouveau se mère. Rosa, vois avec Miss Carlisle ce
qu'elle désire pour son petit déjeuner. Je m'occupe de Patrick et
des enfants.
— Les enfants peuvent m’accompagner, déclara-t-il en
allumant un manille. Cela vous laissera tout le temps de faire
plus ample connaissance.
Il se dirigea vers les marches de la véranda, et Yvonne se
leva pour glisser un bras sous le sien.
— Oh, monsieur Meredith !
Charlotte les arrêta, et l'autre jeune fille se retourna d'un
air impatient.
— Oui ? fit Patrick.
— Il n'y a pas... je n'ai vraiment aucun moyen de commu-
niquer avec Suva ?
— Oh, mais... commença Rosa.
Mais Mme Meredith l'interrompit.
— Non, répondit-elle à la place de son fils.
Rosa semblait perplexe, et Charlotte éprouva une légère
appréhension. Ils ne lui cachaient rien, tout de même ? Elle
avala sa salive.
— Si... s'il existe un moyen, je vous conseille de me le
faire savoir... dès maintenant.
Un moment, le silence régna. Patrick Meredith se redressa
enfin de toute sa hauteur.
— Est-ce une menace, Miss Carlisle ?
— Une menace ? Non, bien sûr. Il m'est simplement venu
à l'esprit que vous pouviez ne pas me dire toute la vérité. Après
tout, il est de votre intérêt de me mettre des bâtons dans les
roues, Vous l'avez déclaré vous-même…
Elle fut contrariée d'entendre trembler sa voix.
— C'est vrai, je l'ai dit. Et j'étais sérieux. Si, comme vous
le pensez, il existe un moyen de quitter l’île, pourquoi vous
l’indiquerais-je ?
39
Il lui tourna le dos et s'éloigna sans ajouter un mot.
Charlotte se surprit à frissonner, Elle se trouvait dans une
situation qu'elle n'aurait jamais imaginée. Mais peut-être, une
fois de plus, sautait-elle trop vite aux conclusions. Tous ces
gens n'espéraient tout de même pas pouvoir la garder prison-
nière ? Non, c'était stupide !
Prisonnière, néanmoins, elle l'était bel et bien. Patrick
avait parfaitement conscience de son impuissance.

40
3

Après le départ de Patrick Meredith et des deux enfants,


en compagnie d'une Yvonne maussade, Charlotte prit son petit
déjeuner. Mme Meredith s'absenta un moment, sans doute pour
donner des ordres à Rosa, et, à son retour, s'installa devant la
table avec la jeune fille.
— Je devrais vous donner une idée de la topographie des
lieux. Après tout, si vous restez ici quelque temps, vous vous
lasserez des jardins et vous aurez envie d'aller vous baigner, je
suppose.
Charlotte alluma une cigarette. Elle percevait la réserve de
son hôtesse. Elle essaya de se montrer naturelle.
— Oui, acquiesça-t-elle. Y a-t-il un endroit où je pourrais
me procurer une ou deux robes ? J'en ai apporté une seulement.
Je ne pensais pas rester...
On en revenait toujours là. Mme Meredith se mordit les
lèvres.
— Il n'y a pas de magasins, à Manatoa, malheureusement.
Mais on peul acheter du tissu, quand il vient un bateau, et j'en
ai plusieurs coupons. Je pourrais probablement vous en céder.
Charlotte suivait du doigt le dessin du bambou, sur l'ac-
coudoir de son fauteuil. Comment allait-elle expliquer qu'elle
n'avait jamais cousu de robe ?
— Merci, Mais je ne suis pas très habile en couture, je le
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crains.
Le visage de son hôtesse se détendit légèrement.
— Ma chère enfant, je ne pensais pas à cela. Rosa est une
couturière expérimentée. Elle travaille pour plusieurs femmes
de Manatoa.
— Oh, je vois, soupira la jeune fille avec soulagement.
Alors, je lui serais reconnaissante de m'aider.
Mme Meredith hocha la tête, avant de déclarer avec con-
viction :
— Je dois vous l'avouer : à présent que je connais les rai-
sons de votre présence ici, j'ai du mal à ne pas laisser libre
cours à mes sentiments.
— Oh ? Pourquoi ? demanda Charlotte.
Son hôtesse haussa les épaules.
— Vous devez bien vous rendre compte de l'incongruité
de votre position, Miss Carlisle. Il est ennuyeux de devoir ac-
cueillir chez soi quelqu'un dont le seul but est de troubler l'exis-
tence à Manatoa ! Vous en avez certainement conscience ?
Charlotte s'accouda à la table.
— Honnêtement, je ne comprends pas votre attitude, ma-
dame Meredith. Voyons, personne n'a l'intention d'installer à
Manatoa un camp de vacances ! L'idée consiste uniquement à
fournir un séjour agréable à quelques touristes — quelques-uns
seulement —, peut-être des couples de retraités, des gens qui
aiment mener une vie calme, Nous n'allons pas ouvrir un casi-
no, ni même une salle de jeux, rien qui paraîtrait incongru sur
une île comme celle-ci !
Sa compagne fit remarquer, moqueuse.
— Miss Carlisle, les Meredith possèdent cette île depuis
un grand nombre d'années. Jamais elle n'a été divisée, comme
elle l'est aujourd'hui.
— Mais pourquoi l'est-elle ? s'enquit Charlotte.
— Je veux bien vous l'expliquer, si cela vous intéresse
42
vraiment... Le père de mon mari, le grand-père de Patrick et
d'Andrew, était le seul propriétaire de Manatoa. Mais il avait
deux fils et, naturellement, à sa mort, l'île fut divisée également
entre John et Gordon. Gordon était le père d'Andrew. Mais leur
père n'avait pas prévu qu'après sa mort prématurée — il fut tué
à la guerre —, Gordon quitterait tout bonnement Manatoa.
— En laissant à John toute la charge de la plantation ?
— Exactement. John était le père de Patrick. Mais Patrick
et Andrew étaient encore des enfants, à l’époque. Nous étions
amies, la mère d'Andrew et moi. Quand Gordon abandonna
Manatoa, elle en eut le coeur brisé et mourut peu de temps
après, en Nouvelle-Zélande.
— Mais le frère de votre mari restait toujours propriétaire
de la moitié de l’île ?
— Oh, oui, mais pas pour longtemps. Après la mort de
Margaret, Gordon se trouva vite sans le sou. Il travaillait, je
crois, pour une entreprise de travaux publics, mais son salaire
ne suffisait jamais à ses besoins. Nous n'étions pas nous-
mêmes très riches, à cette époque, mais Gordon persuada John
de régler ses dettes, en échange d'une partie de ses terres.
Mme Meredith soupira.
— John était trop sentimental. Gordon n'avait aucun droit
à une part des bénéfices de la plantation, puisqu'il refusait de
s'en occuper. Mais John, je crois, espérait posséder un jour l'île
tout entière, comme son père avant lui. Gordon n'était pas taillé
pour cette existence et, un jour ou l'autre, il vendrait le reste de
sa part.
— Je vois, fit Charlotte. Et que s'est-il passé ?
— La vie que menait Gordon ne valait rien à son coeur, et
il mourut encore jeune. Andrew était au collège, et John conti-
nua de payer ses frais de pension. Plus tard, seulement, quand il
revint à Manatoa, nous découvrîmes la haine que nous vouait
Andrew. Peut-être Gordon l'avait-il influencé. Je l'ignore. Je
43
sais seulement une chose ; Andrew était bien décidé à ne pas
laisser John acquérir son domaine... Coralido, comme on l'ap-
pelle. Il l'entoura même d'une palissade. Il isola la maison qui
avait été celle de ses parents et n'est plus maintenant qu'une
ruine. Il repartit ensuite pour la Nouvelle-Zélande. Il vient de
temps à autre faire ici un bref séjour, mais nous le voyons ra-
rement.
— Quand est-il revenu pour la première fois ?
— Oh, il y a dix ans environ. Mon mari est mort, sachant
l'île toujours divisée. Patrick a pris sa succession, et, naturelle-
ment, le ressentiment n'a fait que grandir.
D'un geste impatient, Mme Meredith repoussa sa chaise et
se leva.
— Nous avons bien des fois voulu acheter ces terres.
Nous en avons offert à Andrew bien plus que leur valeur réelle,
mais il n'a rien voulu savoir. Il attendait une occasion plus
subtile de prendre sa revanche. Il l'a trouvée avec vous !
Charlotte éteignit sa cigarette, en proie à des émotions
contradictoires. Naturellement, son hôtesse était partiale, mais
il était impossible de ne pas sympathiser avec leur dramatique
situation. Si Charlotte avait connu tous les faits avant de quitter
l'Angleterre, peut-être n'aurait-elle pas envisagé de s'occuper de
cette affaire. Elle se demanda si Evan était au courant. C'était
bien possible. Evan était avant tout un homme d'affaires, et les
problèmes de la famille Meredith n'auraient éveillé en lui au-
cune émotion. Coralido ne mettait pas en jeu des sentiments,
mais des intérêts. La jeune fille était fâchée contre elle-même.
Elle avait toujours été fière de son esprit froidement logique et
elle devait se convaincre sans retard que les révélations de Mme
Meredith ne venaient pas d'un besoin de se confier mais d'un
désir d'entraîner Charlotte dans des complications.
Elle rétorqua d'une voix dure :
— Je suis désolée, madame Meredith, croyez-moi. Je vois
44
bien vos difficultés, mais, vous devez le comprendre, ce n'est
pas à moi de décider de votre sort. Si Andrew Meredith décide
de céder ses terres aux Constructions Belmain, nous sommes
simplement des... intermédiaires. Si nous ne prenions pas cette
option, d'autres s'en chargeraient, d'autres qui seraient peut-être
moins scrupuleux !
Mme Meredith s'approcha de la balustrade, et les jointures
de ses doigts blanchirent sur le bois.
— Croyez-moi, Miss Carlisle, murmura-t-elle d'une voix
étranglée, l'idée que Manatoa, cette île pour laquelle mon mari
a fait tant d'efforts, puisse être menacée par une colonie de
touristes, même soigneusement choisis, m'emplit d'horreur !
Charlotte soupira et se leva à son tour.
— Oh, madame Meredith, souffla-t-elle doucement, es-
sayez, de votre côté, de comprendre ma position. Je suis char-
gée d'une mission. Ne pourrions-nous n'y plus songer, pour
l'instant ? Nous n'y pouvons rien ni l'une ni l'autre, de toute
façon.
Elle humecta ses lèvres sèches.
— Peut-être pourriez-vous me faire un peu visiter l’île, si
cela ne vous ennuie pas, naturellement.
Le visage de son hôtesse prit une expression amère.
— Pour vous donner d'autres idées ? Non, merci ! Si vous
avez envie d'explorer Manatoa, Miss Carlisle, vous le ferez
seule !
Pensive. Charlotte franchit la barrière d'arbres pour re-
joindre la plage, en suivant le chemin qu'elle avait emprunté la
veille avec le capitaine Koroledo.
Elle était si pleine d'espoir, en arrivant. Maintenant, au
bout de vingt-quatre heures, bien des événements étaient inter-
venus pour la faire changer d'avis. Certes, elle ferait tout son
possible pour remplir les conditions posées par Andrew Mere-
dith mais elle n'avait plus le même enthousiasme.
45
Elle s'engagea sur la petite jetée, tout en contemplant la
mer. Elle distinguait au loin les contours d'une autre Île. Mais,
d'après sa hauteur et son aspect déchiqueté, ce devait être l'un
de ces atolls qui abondaient dans les parages, faits de sable et
de rochers : les légendaires îles de corail.
Lentement, elle fit demi-tour et revint sur ses pas. Elle
souhaitait avoir apporté son maillot de bain. Les eaux du lagon
étaient limpides, et elle voyait maintenant le récif qui formait
une barrière naturelle et empêchait l'entrée de navires d'un
certain tonnage. La veille, le capitaine et elle étaient arrivés
dans une pirogue ; il devait donc y avoir une étroite passe. Elle
se demanda combien de bateaux jetaient l'ancre au cours d'une
année. Il semblait incroyable qu'ils fussent si peu nombreux.
Certes, l'île se suffisait presque à elle-même.
En examinant la plage, elle découvrit un sentier qui en
partait et menait vers le cap. Une main au-dessus des yeux, elle
constata que le terrain s'élevait en pente abrupte vers des hau-
teurs boisées, visibles par-delà la jungle. La superficie devait
être grande pour abriter la plantation de copra et les habitations
des travailleurs. Une vive curiosité s'éveilla en elle. Quand
Patrick Meredith était parti pour les étuves, elle avait entendu le
bruit d'un véhicule, une Land Rayer probablement. Il lui fau-
drait donc sans doute un moyen de transport pour explorer
l'endroit plus à fond.
En ce milieu de matinée, la chaleur était déjà forte, mais
pas encore oppressante, et la jeune fille s'engagea dans le che-
min. Elle remit ses lunettes noires et sortit de sa poche son
paquet de cigarettes. Il en restait seulement quelques-unes,
constata-t-elle, et elle se demanda si elle trouverait à en acheter.
Les Meredith devaient bien en avoir une réserve.
Elle ne rencontra personne, et il se faisait tard quand elle
se trouva au pied d'une faille d'où tombait une cascade limpide.
Les rochers étaient tapissés de fleurs de toutes sortes, et l'effet
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était ravissant. Sans doute pouvait-on grimper de là jusqu'au
cap, mais l'heure du déjeuner approchait, et elle commençait à
être lasse. Cette aventure devrait attendre un autre jour. Les
fougères étaient magnifiques, et elle ne put résister au désir
d'en cueillir une brassée. Leurs frondes délicates mettraient en
valeur les corolles plus exotiques des fleurs.
Charlotte était tout occupée à sa tâche quand elle sentit
quelque chose courir sur son bras. Elle rejeta la tête en arrière
et vit une araignée, de la taille d'une pièce de monnaie.
— Oh, mon Dieu ! souffla-t-elle.
La jeune fille avait une horreur instinctive des araignées
et, par ailleurs, elle savait qu'il en existait dans ces régions de
venimeuses. Qu'allait-elle faire ? La chasser d'un geste brusque
ou conserver une parfaite immobilité en espérant qu'elle allait
s'en aller d'elle-même ? Elle opta pour la deuxième solution,
mais, trop nerveuse, finit par faire un mouvement. Au même
instant, une douleur légère se fit sentir. L'insecte tomba parmi
les fougères qui s'étaient éparpillées à ses pieds et elle vit sur
son bras un point rouge.
Elle ne parvenait pas à y croire. Tout était arrivé si vite.
Mais son cœur battait à tout rompre, et, la gorge sèche, elle
suffoquait.
Sentant monter l'affolement, elle lutta contre la panique et
serra les lèvres.
Vivement, elle écarta de ses pieds les feuillus de son bou-
quet et recula sur le sable humide. A nouveau quelque chose
bougea, sous ses pieds, cette fois. C'était un crabe, tiré de son
sommeil. De sa bizarre démarche, il s'échappa vers un tas de
coquilles de noix de coco brisées et s'enfouit aussi vite qu'il put.
Charlotte frissonna. Malgré la chaleur, elle se sentait gla-
cée. Les jambes flageolantes, convaincue qu'elle allait con-
naître une mort horrible, elle courut en direction de la jetée et
de la résidence des Meredith. Son bras la faisait de plus en plus
47
souffrir, son allure se ralentissait, devenait un trot trébuchant.
Elle transpirait et ses cheveux se plaquaient sur son visage. Son
souffle haletant était une suite de sanglots étouffés.
Elle venait d'atteindre la jetée et, à bout de souffle, s'était
adossée à un arbre pour reprendre haleine, quand elle entendit
un bruit de voix. Elle releva la tête d'une secousse et vit appro-
cher Patrick Meredith, en compagnie de John et de Michael. Il
avait dû leur raconter une histoire amusante ; les deux enfants,
en proie au fou rire, avaient complètement perdu leur air dis-
tant, si peu naturel.
En voyant la jeune fille, Patrick pressa le pas et lança
quelques mots aux enfants, qui s'immobilisèrent. Il rejoignit
Charlotte et posa sur elle un regard impatient.
— Etes-vous donc dépourvue de tout bon sens, pour cou-
rir par cette chaleur ? demanda-t-il en la prenant par les épaules
pour la détacher de l'arbre.
Il vit ses joues brûlantes, l'expression terrifiée de ses yeux
et fronça les sourcils.
— Au nom du ciel, que s'est-il passé ? Vous a-t-on atta-
quée ?
Elle secoua la tête et balbutia :
— Non... c'est... Regardez ! J'ai été mordue ! Par une
araignée !
Elle lui tendit le bras, et il le saisit entre ses mains, appuya
les doigts sur l'endroit où la chair rougissait. Enfin, il la lâcha et
secoua la tête.
— Ai-je bien devant moi la froide et calme Miss Car-
lisle ?
Il parlait d'un ton amusé, et Charlotte baissa les yeux et se
frictionna vigoureusement.
— Ne... ne soyez pas si sarcastique ! s'écria-t-elle. Est-
ce... est-ce une morsure... venimeuse ? acheva-t-elle d'une voix
chevrotante.
48
Il gratta son menton d'un air dubitatif.
— Eh bien... fit-il lentement. Si je devais établir un dia-
gnostic immédiat, je dirais... Oui, certainement... oh, oui, il y a
toutes les chances pour... eh bien...
— Oh, assez ! s'exclama-t-elle. Vous cherchez délibéré-
ment à me faire peur !
— Comment cela ?
Les poings sur les hanches, il lui souriait, et elle prit inten-
sément conscience du corps souple et musclé, des yeux
sombres qui la contemplaient avec amusement.
— Vous prenez un malin plaisir à me tourmenter ! l'accu-
sa-t-elle.
Patrick se retourna vers John et Michael.
— Est-ce vrai ? demanda-t-il innocemment. Nous nous
trouvons là, mes enfants, devant un cas très grave. Un cas ex-
trême d'arachnophobie !
Le cerveau de Charlotte, engourdi, refusait de fonction-
ner.
— Qu'est-ce que c'est ? souffla-t-elle.
— Simplement la peur des araignées, déclara Patrick en
riant.
Elle pinça les lèvres.
— Oh ! Vous... vous êtes détestable ! Vous devez me
trouver ridicule !
Il haussa les épaules.
— Eh bien, je dois l'avouer, je suis stupéfait de voir la
femme d'affaires d'hier s'affoler ainsi pour si peu de chose.
Elle se redressa de toute sa taille, tout en constatant, un
peu à regret, que son bras lui faisait moins mal. Elle n'avait rien
d'une hystérique, et n'importe qui aurait réagi comme elle !
— Je ne me suis pas affolée, riposta-t-elle. Comment
pouvais-je savoir si cette bête était venimeuse ou non ? Mon
attitude est bien compréhensible...
49
— Pas nécessairement, coupa-t-il. Un homme se serait dit
que tout poison a son antidote.
— Oh, vous vous croyez si spirituel ! s'écria-t-elle en re-
poussant ses cheveux en arrière. Je voudrais n'être jamais ve-
nue !
— Je suis tout à fait de votre avis ! Mais le déjeuner nous
attend. Je demanderai ensuite à Rosa de vous donner un baume
antiseptique, pour éviter l'infection... l'infection externe, préci-
sa-t-il.
Elle se raidit, passa devant lui et prit la direction de la
maison. Une fois de plus, elle s'était rendue complètement
ridicule et avait envie de pleurer de rage et de frustration. Mais
elle rejoignit à table Mme Meredith et ne fit même pas allusion à
la morsure.
Après le repas, son hôtesse et les enfants firent la sieste.
Charlotte ignorait si Patrick se reposait, lui aussi, et elle resta
dans sa chambre, ressassant ses griefs. Elle avait eu beau fer-
mer les persiennes et mettre en marche le ventilateur suspendu
au plafond, il faisait une chaleur torride. Elle devrait de nou-
veau se changer pour la soirée.
En fin d'après-midi, quand elle alla chercher dans son pla-
card sa tunique abricot, elle la trouva lavée de frais sans doute
Rosa lui avait-elle rendu ce service. Charlotte se demanda si
elle pouvait de nouveau aborder avec Mme Meredith la question
du tissu nécessaire à la confection d'une robe ou deux,
L'inactivité lui pesait, mais, après son escapade de la ma-
tinée, elle ne tenait pas à s'aventurer trop loin toute seule. Après
tout, il existait bel et bien des insectes venimeux et d'autres
créatures, comme les scorpions, par exemple. Elle s'était tou-
jours crue capable d'affronter n'importe quel danger, mais
n'avait jamais connu ce genre d'expérience. Et Charlotte n'avait
pas l’intention de se rendre de nouveau ridicule aux yeux de
Patrick Meredith.
50
Ce soir-là, Yvonne Dupré vint dîner. Quand Charlotte,
avec une nonchalance étudiée, se présenta sur la véranda, elle y
trouva John et Michael, Patrick et Yvonne, qui buvaient en
bavardant. Elle se sentait terriblement indésirable, mais n'y
pouvait rien. Quand Patrick se leva pour lui offrir sa chaise
longue, elle accepta avec une indifférence voulue.
Il lui tendit un gobelet empli de jus de citron et de limon,
relevé d'un doigt de vodka. Elle espérait les voir poursuivre
leur conversation, sans se soucier d'elle, mais il n'en fut rien.
Yvonne, semblable à une fleur exotique, dans une sorte de sari
écarlate dont le drapé flattait sa silhouette un peu opulente,
faisait preuve d'une insatiable curiosité à propos de cette invitée
inattendue. Elle se mit aussitôt à poser des questions auxquelles
Charlotte trouva malaisé de ne pas répondre.
— Dites-moi, Miss Carlisle, je crois voir en vous la
femme entièrement vouée à sa carrière. Est-ce vrai ?
— Eh bien… euh... j'aime mon travail, naturellement.
— Oui, mais a-t-il dans votre vie la place la plus impor-
tante ? insista Yvonne, avec un charmant sourire. Je voulais
dire… vous n'êtes pas… fiancée ?
Mal à l'aise, Charlotte jeta un coup d'œil vers Patrick.
Adossé à la balustrade, les bras croisés, il l'observait.
— Non, répondit-elle d'un ton bref.
— C'est inhabituel, non ? fit l'autre en fronçant les sour-
cils. Même en Angleterre, les femmes aiment fonder un foyer,
n'est-ce pas ?
La jeune Anglaise baissa les yeux sur son verre.
— Il s'agit là d'une contrevérité, propagée par les hommes
qui traitent les femmes en... en citoyens de seconde classe,
déclara-t-elle avec calme.
Patrick eut une exclamation amusée.
— Seigneur ! Nous avons parmi nous une adepte de
l'émancipation des femmes ! Ne cesserez-vous jamais de nous
51
étonner, Miss Carlisle ?
Elle lui adressa un regard furibond.
— Comme tous les hommes, monsieur Meredith, vous
tournez en ridicule tout ce qui menace votre confortable exis-
tence.
Il alluma un cigare.
— Et quelle part de mon existence menacez-vous ?
Charlotte s'empourpra, et Yvonne la considéra bizarre-
ment.
— Vous me paraissez aussi féminine que la plupart
d'entre nous, remarqua-t-elle. Ne la taquinez plus, Patrick.
— Ma chère Yvonne, soupira-t-il, Miss Carlisle insiste
pour se faire passer pour ce qu'elle n'est pas. Elle occupe une
position de responsabilité dans son agence, j'en suis d'accord,
sans toutefois comprendre pourquoi on l'a choisie pour cette
mission particulière. Mais elle est humaine, comme nous tous,
et, qu'elle le veuille ou non, elle est femme aussi et n'y peut
rien. Surtout si cette simple idée la rend folle ! Mais, c'est vrai,
je tiens mal mon rôle d'hôte. Que pensez-vous de Manatoa,
Miss Carlisle, après avoir eu l'occasion de la visiter en partie ?
Les doigts de Charlotte se resserrèrent sur son verre.
— Elle n'a pas dû en voir grand-chose, oncle Patrick. Elle
n'est pas sortie depuis… depuis...
Il fixa son oncle, hocha la tête et acheva :
— … depuis ce matin.
— Où êtes-vous allée ? questionna Yvonne.
Charlotte refusa de relever la tête.
— Je… je me suis promenée le long de la plage. Jusqu'au
cap.
— Alors, vous avez vu notre ravin ?
— Un ravin ? Oh, vous parlez de la faille ? Oui, C'est très
joli.
Mais la fille ne put réprimer un frisson.
52
— Oui, n'est-ce pas ? Et qu'avez-vous fait, cet après-
midi ?
— Rien, répondit Charlotte, en levant la tête, cette fois.
Je... j'ai pensé que tout le monde faisait la sieste.
— Nous ne sommes pas tous des oisifs, remarqua Patrick.
Jouez-vous au tennis ? Nagez-vous ?
— Les deux, oui, Pourquoi ?
Yvonne lui tapota la main.
— Demain, nous vous montrerons le... le reste de l’île.
Elle parut hésiter en croisant le regard de Patrick.
— Nous avons joué au tennis, aujourd'hui.
— Par cette chaleur ? se récria Charlotte, horrifiée.
Mme Meredith fit son apparition à cet instant, et Patrick lui
demanda :
— Es-tu sortie, ce matin, maman ?
— Non. Pourquoi ?
— Tu aurais pu prendre la charrette à âne et emmener
Miss Carlisle au long de la côte, jusqu'à Coralido.
Il parlait d'une voix nette et mordante, et la jeune Anglaise
se sentit aussitôt nerveuse.
— Si Miss Carlisle désire voir Coralido, elle devra le
trouver elle-même, répliqua froidement Mme Meredith. Je ne
vais certainement pas encourager ce projet en me faisant la
complice des conspirateurs !
— Grand Dieu ! s'exclama Patrick en levant les yeux au
ciel, Miss Carlisle n'a rien d'une conspiratrice. Elle est venue ici
en toute innocence pour voir Andrew. Tu ne peux pas lui en
vouloir. D'ailleurs, ne nous a-t-elle pas mis en garde ? Sans son
intervention, nous en serions encore à croire qu'Andrew ne
veut rien faire de son domaine, sinon le laisser à la jungle.
— Veux-tu que je te dise... commença sa mère.
Mais elle s'interrompit, et Yvonne changea de sujet.
Charlotte percevait chez eux une sorte de réserve, quand
53
la conversation atteignait un point délicat : ils semblaient en
savoir plus qu'elle, et elle en était exaspérée. Elle chercha à se
réconforter : si Andrew Meredith avait quitté Manatoa plu-
sieurs jours avant son arrivée, il reviendrait tôt ou tard, fût-ce
seulement pour voir si elle était là ou non.
Le dîner se déroula agréablement, et Charlotte parvint
cette fois à manger un peu. La conversation, entre Patrick,
Yvonne et les deux enfants, se déroulait autour d'elle, et elle en
était heureuse. Yvonne était assez sympathique mais très indis-
crète, aussi, et la jeune Anglaise n'avait aucun désir de parler de
ses affaires personnelles devant des étrangers. John et Michael
se passionnaient pour le récit que leur faisait Patrick de sa lutte
avec un requin, un jour où il péchait au large avec des indi-
gènes dans une pirogue.
— En fait, ajouta-t-il, dans les îles Tonga, certains pren-
nent les requins au lasso : ils leur passent une corde autour du
cou avant de les assommer à coups de bâton.
Yvonne poussa un cri aigu.
— Vraiment Patrick, vous croyez-vous obligé d'aborder
ce genre de sujet à table ? Je trouve cela écœurant !
Il lui sourit.
— Vous devez vous endurcir, Yvonne. Dans la vie, tout
n'est pas aussi beau que vous le souhaiteriez.
— Je le sais, mon chéri. Je ne me promène pas les yeux
fermés. Mais...
Elle eut un frisson expressif.
Patrick tourna vers Charlotte ses yeux noirs.
— Et vous, Miss Carlisle ? Etes-vous courageuse ?
Il s'amusait gentiment à ses dépens, elle le savait. Il con-
naissait la fragilité de ses défenses. Mais elle se refusait à le
laisser de nouveau se moquer d'elle.
— Vous voulez savoir si le suis capable de supporter tous
ces horribles détails ? dit-elle en portant à ses lèvres une bou-
54
chée de soufflé aux fruits... Dans ce domaine, poursuivit-elle,
après avoir dégluti, je suis très peu influençable. Certains
hommes, m'a-t-on dit, s'évanouissent à la vue d'une seringue
hypodermique !
Patrick repoussa son assiette.
— C'est vrai, admit-il, Mais vous ?
— Non.
— Euh… vous êtes donc une femme intrépide ?
John, qui avait suivi cet échange de propos, intervint :
— Miss Carlisle est atteinte de... comment as-tu appelé
cela, oncle Patrick ?
Charlotte soupira. Naturellement, c'était là ce qu'avait
cherché Patrick. Mais, chose surprenante, il paraissait avoir
changé d'avis. Sans répondre à la question de John, il proposa :
— Si tout le monde a fini, nous allons prendre le café sur
la véranda.
Il se tourna vers les enfants.
— Au lit, vous deux. Et n'oubliez pas de vous brosser les
dents. Vous pourrez lire pendant une demi-heure. Grand-mère
et moi viendrons vous dire bonsoir.
Les deux garçons firent la grimace mais obéirent, en sou-
haitant le bonsoir à Yvonne et à Charlotte. Les adultes passè-
rent sur la véranda, et Yvonne demanda d'un air intrigué :
— Que voulait donc dire John, Patrick ? A propos de
Miss Carlisle ?
Il jeta un coup d'œil à Charlotte et haussa les épaules.
— Je n'en ai pas la moindre idée… Oh, si : j'ai dû remar-
quer qu'elle souffrait... de la chaleur !

55
4

Le lendemain matin, une brume légère à l'horizon annon-


çait une chaleur accablante. Charlotte se leva un peu après sept
heures, se doucha, s'habilla vivement et gagna la véranda le plus
rapidement possible. Elle n'avait pas l'intention de fournir à Mme
Meredith l'occasion d'une nouvelle remarque désobligeante.
Mais, à son arrivée, elle trouva Patrick seul, devant des
tasses et des assiettes vides. Elle soupira, et il leva la tête. Il posa
son magazine et indiqua à la jeune fille une chaise près de lui.
— Bonjour, Miss Carlisle, salua-t-il nonchalarnment. Je
vais débarrasser tout cela, Rosa va revenir avec du café frais.
Nous pourrons le partager.
Charlotte s'assit de mauvaise grâce, et il fronça les sourcils,
tout en empilant les assiettes.
— Qu'y a-t-il encore ? Vous allez bien prendre votre petit
déjeuner, n'est-ce pas ?
Elle haussa ses frêles épaules.
— Je voulais arriver à temps, maugréa-t-elle d'un air
morne, Mais...
Elle désigna d'un geste les places vides. Il sourit.
— John et Michael sont debout à six heures. Ils vont tou-
jours nager avant le repas.
Elle remarqua ses cheveux humides.
— Vous aussi ?
56
— Oui, moi aussi.
Il disparut dans le couloir, vers le fond de la maison. De
celle-ci, la jeune fille connaissait seulement la longue salle de
séjour, la véranda et, naturellement, sa propre chambre. Elle se
leva et alla jusqu'à l'entrée du couloir. C'était ridicule elle était là
depuis trois jours et elle ne connaissait rien de plus au sujet de
l'île que lors de son arrivée.
Patrick revenait vers elle à grands pas.
— Que se passe-t-il ?
— Que pourrait-il y avoir ? fit-elle avec humeur. Mais…
si, il y a. quelque chose ! Je ne peux pas rester indéfiniment
enfermée.
— Personne ne vous y oblige.
— Non, mais personne ne semble vouloir faire l'effort de
me montrer les environs.
Elle enfonça ses mains dans les poches de son jean.
— Et je n'ai pas grand-chose à me mettre. Mme Meredith a
bien parlé hier de donner du tissu à Rosa, pour me confection-
ner une robe ou deux, mais depuis...
Elle s'interrompit et rougit.
— Depuis ? Que s'est-il encore passé ? Ma mère vous a-t-
elle dit quelque chose ?
— Elle… Eh bien, elle m'a expliqué pourquoi elle était si
ennuyée à l'idée que votre cousin voulait se défaire de Coralido.
Elle se refusait à lui faire connaître les détails de leur con-
versation. Il devait déjà être au fait de la violence de ses senti-
ments sur le sujet.
— Je vois. Et sans ménagements, je m'en doute. Asseyez-
vous. Rosa vous apporte du jus de fruit et des crêpes. Elles sont
délicieuses, pleines de citron et de sucre...
— Oh, mais je ne peux pas manger un plat si chargé en ca-
lories ! se récria-t-elle.
Patrick la détailla sans vergogne.
57
— Pourquoi ? Vous ne m'avez pas l'air d'avoir besoin de
maigrir, remarqua-t-il.
Elle détourna les yeux, furieuse de son expression amusée.
— Je le sais, mais… cela donne du travail à Rosa.
— Allons donc, elle s'en moque ! D'ailleurs, j'en mange-
rais bien encore une ou deux, moi-même.
Il trouva une tasse propre et y versa le reste du café.
— Ne vous laissez pas intimider par ma mère, conseilla-t-
il. Je connais très bien ses sentiments à propos de Coralido et je
les partage, sans doute. Mais il y a une différence entre nous :
elle n'envisage pas de solution au problème, et, comme elle est
beaucoup plus âgée, elle en souffre naturellement davantage.
Charlotte s'assit et s'enquit d'un air intrigué :
— Et vous, entrevoyez-vous une solution demanda-t-elle.
— Oui… si l'on veut... répondit-il évasivement.
Les crêpes de Rosa étaient savoureuses, et Charlotte fut
incapable de résister à la tentation. Le café était fort et parfumé,
et elle en but plusieurs tasses, avant d'accepter une cigarette de
son hôte. Le plaisir avec lequel elle avait mangé semblait l'amu-
ser, et il remarqua d’un ton moqueur :
— Pour le déjeuner, je suppose, vous vous contenterez
d’une feuille de laitue ?
— Tout au plus ! répondit-elle, plus détendue.
Une faible brise venait jusqu'à eux, depuis l'océan qui
bouillonnait sans relâche à quelques centaines de mètres.
— Que vouliez-vous dire en parlant de ces robes ? fit sou-
dain Patrick. A mon avis, du tissu choisi par ma mère ne con-
viendrait guère à une personne de votre âge.
— Je ne l’ai pas vu, j’étais simplement ravie à l'idée de
pouvoir porter autre chose que la même éternelle tunique. Vous
avez bien dit, après tout, que vous ignoriez pendant combien de
temps je serais là ?
Il alluma un manille et fixa sur l'horizon un regard lointain.
58
Il haussa les épaules et rétorqua d'un ton uni :
— En effet. Voyons, qu'allez-vous faire, aujourd'hui ?
— Que proposez-vous ? questionna-t-elle, sarcastique.
Elle se rappelait nettement à quel point elle s'était ennuyée
la veille et se sentait de nouveau déprimée. Si elle devait passer
une autre journée semblable, elle deviendrait folle.
En temps normal, le manque d'activité lui aurait été indif-
férent. Ce qui la tourmentait, c'était ce séjour forcé sur l'île et
l'idée des inévitables problèmes qui surgiraient, si Andrew Me-
redith ne rentrait pas très vite. C'était cela, joint à son inquiétude
à l'égard des réactions d'Evan, quand il apprendrait sa dispari-
tion, qui la rendait nerveuse.
Elle regarda Patrick et remarqua la longueur et l'épaisseur
de ses cils qui voilaient fort bien son expression quand il le
désirait. En cet instant précis, il observait la jeune fille avec
attention, et elle devint écarlate. Elle était plus ou moins accou-
tumée à l'admiration du sexe opposé, mais le regard de Patrick
était plus méditatif qu'admiratif, et elle se demanda ce qu'il
pensait. Charlotte n'avait certainement pas l'impression de pa-
raître séduisante, avec son jean et son tee-shirt vert, sans ma-
quillage, et les cheveux répandus sur les épaules.
— Je vous gêne ? demanda-t-il paresseusement. Des
hommes ont bien dû déjà vous détailler. Vous êtes très attirante.
Charlotte s'efforça de prendre un ton aussi détaché.
— Vous ne m'embarrassez pas. Mais vous paraissez avoir
tout autre chose en tête. D'ailleurs, je n'aime pas particulière-
ment sentir qu'on me dévisage comme si j'étais un oiseau rare.
Il tirait sur son manille.
— Vos parents vous laissent-ils volontiers partir ainsi pour
l'autre bout du monde ?
— Je ne suis plus une enfant, riposta-t-elle pincée.
— Je le sais. Mais vous n'êtes pas non plus particulière-
ment mûre.
59
— Que voulez-vous dire ?
— Une femme plus sûre d'elle ne rougirait pas si on
l'examinait ainsi.
Charlotte se leva.
— Vous cherchez délibérément à me faire sortir de mes
gonds ! s'écria-t-elle avec colère. Pourquoi ?
— Très bien, Miss Carlisle, soupira-t-il. Calmez-vous. Au
fait, quel est votre prénom ?
— Dans les circonstances présentes, mieux vaut garder
nos distances. Après… après le retour de M. Meredith, nous ne
nous reverrons plus.
Il renversa sa chaise en équilibre sur deux pieds,
— Ah oui ! Quand Andrew rentrera ! Je me demande
quand, Miss Carlisle. Ne vous posez-vous pas la question ?
Charlotte était furieuse. En présence de Patrick Meredith,
elle avait constamment l'impression qu'il jouait avec elle
comme un chat avec une souris. Son impuissance à réagir la
rendait folle de rage.
— Je me la pose sans cesse, et vous le savez bien !
Il se leva.
— Ne vous fâchez pas... Je vous taquine encore. Voyons,
comment pourrions-nous vous distraire, aujourd'hui ?
— Vous n'avez pas à le faire, monsieur Meredith.
Il haussa les épaules.
— Désirez-vous m'accompagner à la plantation ? Je pen-
sais qu'il pourrait vous intéresser de faire la connaissance du
père d'Yvonne et de quelques-unes des femmes.
Elle se mordit les lèvres.
— Je n'en sais rien, fit-elle.
— Comme il vous plaira. Je vous avais entendue dire que
vous aimeriez visiter l'île…
— Oui, c'est vrai. Mais… eh bien... Je vous en prie, mon-
sieur Meredith, soyez franc avec moi. Ai-je un moyen de re-
60
tourner à Suva ?
— Bien sûr ! s'écria-t-il en éteignant son cigare.
— Lequel ?
— Vous pourriez nager.
Elle étouffa un cri d'indignation, et il reprit :
— Ah, voici John et Mike. Voulez-vous venir à la planta-
tion, les enfants ?
La proposition les fit danser de joie, et Mme Meredith sur-
vint pour savoir ce qui se passait. En voyant Charlotte, elle
fronça les sourcils.
— Déjà levée, Miss Carlisle ?
— Oui, et elle a déjà pris son petit déjeuner, ajouta Patrick.
Elle va maintenant m'accompagner pour visiter la plantation.
— Mais est-ce bien... Patrick, tu me comprends !
Il adressa à sa mère un sourire ironique.
— Je sais ce que je fais. Allons, sois tranquille ! Venez,
Miss Carlisle. Vous ne m'avez toujours pas dit votre prénom.
Charlotte était furieuse mais elle ne tenait pas à rester seule
avec Mme Meredith. Elle suivit donc Patrick et les enfants der-
rière la maison. Là, un garage pour deux voitures, cerné
d'arbres, servait de salle de jeux aux deux garçons par mauvais
temps, indiqua Patrick en s'approchant d'une Land Rover cou-
verte de poussière.
— S'ils ne sont pas à vous, commença Charlotte d'un ton
hésitant, ce sont donc…
— Les enfants de ma sœur, Andrea. Son mari et elle sont
en instance de divorce.
— Je vois.
La jeune fille eut un regard de sympathie pour John et
Mike qui avaient sauté dans le véhicule et actionnaient
bruyamment le klaxon.
— Ne prenez pas cet air consterné, conseilla ironiquement
Patrick. C'est sans doute ce qui pouvait leur arriver de mieux.
61
— Comment cela ? s'exclama-t-elle avec indignation.
— Andrea et Simon ne se sont jamais entendus. Ils se
dressaient constamment l'un contre l'autre, et aucun n'avait
jamais le dessus, naturellement. John et Mike sont bien mieux
avec moi !
— Je n'y avais pas vraiment réfléchi, rétorqua-t-elle en
haussant les épaules.
— Ah non ? Alors, vous devriez peut-être le faire. C'est
une situation devant laquelle une femme comme vous pourrait
bien se trouver. Andrea vous ressemble. Elle défend l'émanci-
pation de la femme, elle aussi et veut à tout prix travailler,
même si, pour cela, elle doit sacrifier un mariage vieux de onze
ans et qui, pour elle, comptait par-dessus tout.
Il avait pris place au volant, La jeune fille s'installa près de
lui.
— Je n'ai pas de projets de mariage, déclara-t-elle sèche-
ment.
— Bien sûr, vous êtes plus réfléchie. Vous ne commettrez
pas les erreurs d'Andrea, et vous éviterez des problèmes par la
suite. Pas de malheureux enfants à se disputer !
— Je ne vous reconnais pas le droit de me juger, monsieur
Meredith, s'écria Charlotte avec colère. Vous serez peut-être
surpris d'apprendre que, malgré mon désir d'égalité entre les
sexes, j'ai l'intention de me marier un jour et de fonder un foyer.
Je voulais simplement dire que je n'avais pas de projets immé-
diats.
Il ne répondit pas et se contenta de lui lancer un coup d'œil
moqueur avant de mettre la Land Rover en marche. La piste sur
laquelle donnait l'allée carrossable menait d'un côté à la mer et
de l'autre, conduisait vers la jungle, Patrick s'engagea dans cette
direction. Ils roulaient dans une verte grotte de feuillage où le
soleil avait peine à pénétrer. On y respirait une odeur d'humidité
et de végétation pourrissante, mêlée parfois au parfum capiteux
62
des fleurs de flamboyants.
Les roues du véhicule devaient quelquefois écraser les
lianes entrelacées qui envahissaient le chemin, et Charlotte
oublia un instant son indignation pour s'exclamer :
— Il ne doit pas être facile de maintenir cette route prati-
cable !
— C'est partout la même chose, sur l’île. Presque chaque
jour, il faut faire reculer la jungle. Dans la plantation, nous em-
ployons un certain nombre d'hommes au débroussaillement,
afin de pouvoir aisément ramasser les noix quand elles tombent.
L'une des plantes les plus envahissantes est le lantana. En avez-
vous entendu parler ?
— Oh, oui. C'est très joli, n'est-ce pas ? Elle se cultive.
— En Nouvelle-Zélande, oui. Mais ici, c'est un fléau.
— Les cocotiers produisent-ils presque tout de suite ?
— Ce n'est pas si simple. Les palmiers mettent environ six
ans à parvenir à maturité, c'est-à-dire à donner des fruits. Une
noix demande ensuite plusieurs années pour se former et mûrir.
Par chance, nous avons des cocotiers à tous les stades de déve-
loppement, et, comme les noix tombent tout au long de l’année,
le plein emploi est généralement assuré, surtout de juin à sep-
tembre.
— Je vois. C'est très intéressant.
Patrick considéra la jeune fille d'un air légèrement iro-
nique.
— Parlez-vous sérieusement ? Ou bien imaginez vous dé-
jà des groupes de touristes faisant le tour de la plantation sous la
conduite d'un guide ?
Elle pinça les lèvres.
— Je vous en prie, ne recommencez pas ! Croyez-le ou
non, vos explications m'intéressent... Parlez-moi des habitants.
Combien y a-t-il de Blancs ?
— Eh bien, d'abord les Dupré, naturellement. Le père
63
d'Yvonne est médecin, elle vous l'a sans doute dit ?
Elle hocha la tête, et il poursuivit :
— Il y a ensuite Sam Morris et sa femme. Sam a été l'as-
socié de mon père, dans le temps. A l'époque où Gordon voulait
vendre ses terres, mon père n'avait pas le capital nécessaire pour
le payer. Sam a apporté sa participation, étant bien entendu qu'il
réservait à mon père un droit de rachat, dès qu'il le pourrait. Le
prêt est remboursé depuis des années, mais Sam est resté. Il se
plaît ici. Ses enfants sont mariés, dispersés dans tous les coins
du monde. Il aime venir aider au bureau et il est doué pour la
mécanique. Nous l'aimons bien.
— Il doit être sympathique, fit Charlotte en souriant.
— Il l'est. Voyons, qui y a-t-il d'autre ? M. Duncan, le pas-
teur, et sa femme. Ce n'est pas le pasteur de l’île, mais c'était un
ami de mon grand-père. Quand il a pris sa retraite, il est venu ici
et a décidé de s'y installer, C'est lui qui a célébré le mariage de
ma sœur, dans le salon du bungalow qu'habitait mon père, en ce
temps-là. Depuis, nous avons bâti une autre maison.
— Il n'y a pas de jeunes ? demanda la jeune fille.
— Mais si. Don Perdom et Jim Ferris. Don est mon assis-
tant. Il y a quelques années, il a répondu à une annonce que
nous avions fait passer dans un journal australien. Il était alors
fiancé ; il a passé ici quelques mois, est retourné chez lui et a
ramené sa femme. Jim s'occupe de tout le côté administratif ; il
a été plusieurs fois fiancé mais n'est toujours pas marié. Il y a
enfin Grant Summers. Sa femme et lui tiennent l'école pour les
enfants de Manatoa. Ceux-ci sont assez nombreux, y compris
les propres enfants des Summers, Linda et Steven, des jumeaux
; ils ont... quatre ans, je crois, et ils ne vont pas encore à l'école.
Les Perdom ont un bébé, eux aussi.
— Une véritable communauté ! remarqua Charlotte, sur-
prise. Je ne l'aurais pas cru.
— A quoi vous attendiez-vous donc ?
64
— Pour être tout à fait franche, je croyais trouver, avec
Andrew Meredith, le seul homme blanc sur une île complète-
ment inculte, en dehors de son domaine. Par la suite, le capi-
taine Koroledo, de l'Etoile des Fidji, m'a appris l'existence d'une
plantation. Il pensait tout naturellement que je venais vous voir.
— Je vois... Comment se fait-il qu'Andrew vous ait propo-
sé Coralido ?
La jeune fille baissa la tête sans répondre.
— Pardonnez-moi, fit Patrick d'un ton sardonique. S'agit-il
là d'une information ultra-secrète ?
— Non, pas vraiment. Mais je ne crois pas devoir parler
avec vous de ces affaires.
— Vous avez peut-être raison. Après tout, je vous en aver-
tis : je suis comme ma mère, sur un point ; je ferai tout mon
possible pour empêcher la conclusion de cet accord.
Ils avaient laissé la jungle derrière eux et suivaient une
route entre deux haies de tauhunu ; un arbuste impénétrable, de
près de six mètres de haut. Charlotte tendit le bras vers l'énorme
tronc d'un arbre et s'enquit :
— Qu'est-ce que c'est ? Et pourquoi est-il tout tordu ?
— C'est un tamanu, répondit John qui rebondissait sur la
banquette arrière. N'est-ce pas, oncle Pat ?
Patrick approuva d'un signe, et John continua :
— Il est tordu parce qu’il a failli être déraciné dans un cy-
clone. D'autres ont été arrachés, n'est-ce pas ?
La jeune fille frissonna. Jusqu'à présent, devant la beauté
de l'île, elle avait pu oublier que, partout où la chaleur est très
forte, il y a aussi de violents ouragans. Elle demanda à Patrick :
— Avez-vous souvent des cyclones ?
— Parfois. Mais rarement aussi destructeurs que celui
dont parle John. Il avait provoqué un raz de marée qui détruisit
les maisons, les récoltes, le bétail...
— Oh ! fit Charlotte d'une voix étranglée.
65
— Ne vous inquiétez pas. Nous ne sommes pas encore
tout à fait à la saison, et vous ne serez sans doute pas assez long-
temps ici pour en connaître un. Par ailleurs, il y a des signes
avant-coureurs. Certains îliens croient pouvoir en prévoir un
plusieurs semaines à l'avance.
— Est-ce possible ?
— Qui sait ? Je suis moi-même un îlien et je suis tout prêt
à les croire sur parole.
— Le vieux Mayangi assure que la mer se met à bouillir !
s'exclama dramatiquement Michael.
— Assez, Mike, ordonna fermement Patrick. Tu n'as ja-
mais vu de cyclone et tu essaies seulement de faire peur à Miss
Carlisle.
Il jeta un coup d'œil à Charlotte.
— Notre invitée a déjà l'imagination assez débordante, je
crois !
La jeune fille refusa de croiser son regard moqueur.
Ils approchaient d'un groupe de petites habitations, à peine
plus grandes que des huttes, avec des toits de palmes et des
orifices en guise de fenêtres. Le village était situé dans une
petite vallée où un cours d'eau s'élargissait en une rivière peu
profonde. L'eau, descendue de la colline, disparaissait ensuite
dans une faille des rochers.
— C'est la cascade que vous avez vue hier, expliqua Pa-
trick.
Il sourit aux femmes qui lavaient leur linge et s'étaient in-
terrompues pour les saluer au passage. Des nuées d'enfants, nus
pour la plupart, grouillaient partout et dévisageaient Charlotte
avec curiosité.
De l'autre côté de l'eau, s'étendaient des terres plantées de
rangées de palmiers bien alignés.
— On arrive à la plantation, annonça Michael. Elle est très
grande et va jusqu'à l'autre bout de l'île.
66
— Est-ce là que nous allons ? questionna Charlotte.
Le village disparaissait à présent derrière eux, et ils étaient
entourés d'arbres de tous côtés.
— Non, répondit Patrick en changeant de vitesse pour
aborder une pente plus raide. Nous allons au sud de Manatoa.
Là se trouvent les bâtiments et l'école. Les Summers et Jim
Ferris occupent des bungalows tout près. Jim mange quelque-
fois chez Jane Summers. Il a bien une servante indienne, sem-
blable à Rosa, mais elle est moins efficace et cuisine certaine-
ment moins bien.
Charlotte était ravie d'être venue. Il y avait tant à voir, et le
paysage était si beau.
— Par simple curiosité, demanda-t-elle à voix basse, où
est Coralido ?
Ils redescendaient maintenant vers la côte, sur la piste si-
nueuse. Devant eux se dressait une masse de verdure, dans
laquelle les hibiscus faisaient des taches de couleur. Le bleu de
cobalt du ciel se fondait dans une mer de velours. Les palmiers
formaient un cadre à ce tableau, et Charlotte aurait aimé avoir le
talent d'un peintre pour traduire sur la toile l'enchantement de ce
paysage exotique. Mais, il serait impossible de reproduire l'éclat
des couleurs, la clarté des détails. Seule, la réalité pouvait pro-
duire un tel résultat.
— Au nord de l'île, répondit Patrick.
Plongée dans ses réflexions, elle ne comprit pas.
— Coralido, reprit-il en fronçant les sourcils devant son
expression. Vous m'avez demandé où c'était situé.
— Ah, oui ! Tout est d'une incroyable beauté ! Je com-
prends pourquoi cet homme.... Sam… a voulu rester ici ! Ce
doit être comme une sorte de fièvre, j'imagine.
Patrick parut stupéfait par tant de perspicacité.
— C'est exactement cela. Une sorte de fièvre… Je m'en
souviendrai, remarqua-t-il.
67
Charlotte se sentit rougir et changea vivement de sujet.
Elle posa quelques questions à propos des étuves à sécher te
copra mais, plus d'une fois, elle eut conscience du regard de
Patrick posé sur elle.
Ils se trouvèrent brusquement devant les bâtiments de la
plantation. C'étaient, pour la plupart, des constructions sans
étage, sans doute pour offrir moins de prise aux vents violents,
songea Charlotte. Des buissons fleuris dissimulaient aux re-
gards la laideur des étuves, et les maisons donnaient presque
toutes sur une petite baie cernée de corail rose.
Patrick arrêta la Land Rover, et les enfants descendirent.
Des hommes, qui travaillaient près de là, s'arrêtèrent pour ob-
server les visiteurs mais, en reconnaissant Patrick, se contentè-
rent d'un signe de tête et reprirent leur besogne.
— Venez, ordonna Patrick. L'école est par là, Il doit être à
peu prés l'heure de la récréation. Nous allons nous faire offrir
une tasse de café par Grant et Jane, avant d'aller voir Don et
Jim.
L'école était une longue hutte basse, pleine d'enfants aux
visages noirs et ronds. Ils se montrèrent ravis de voir leurs le-
çons interrompues. Quelques-uns s'élancèrent vers Patrick avec
des questions et des cris joyeux. Une jeune femme se fraya un
chemin parmi eux. Elle frappa dans ses mains et leur annonça
dix minutes de pause. Elle sourit ensuite à Patrick.
— Que signifie ceci ? s'enquit-elle d'un ton faussement sé-
vère. On vient m'interrompre dans mon travail ?
— Je voulais vous présenter... Miss Carlisle, Jane. Euh...
Miss Carlisle, madame Summers.
— appelez-moi Jane, comme tout le monde, s'écria la
jeune femme en riant.
Petite et un peu replète, elle avait des cheveux noirs et on-
dulés, coupés courts. Dans sa robe de coton et ses sandales, elle
paraissait bien jeune pour être la mère de jumeaux de quatre
68
ans, Charlotte se demanda où ils étaient.
— Bonjour, dit-elle, je m'appelle Charlotte.
Patrick eut un sourire un peu moqueur, et la jeune fille lui
jeta un coup d'œil agacé, mais Jane Summers n'avait rien re-
marqué.
— Charlotte, répéta-t-elle, C'est un joli prénom.
Les deux garçons s'étaient mêlés aux écoliers et sem-
blaient beaucoup s'amuser. Jane reprit :
— Venez prendre une tasse de café. Vous êtes bien venus
pour cela, n'est-ce pas, Patrick ?
— Bien sur. Je fais visiter l’île à… Miss Carlisle. Nous
avons voulu passer chez vous en premier.
Jane Summers fronça les sourcils en l'entendant nommer
Charlotte avec tant de cérémonie, mais elle ne fit aucun com-
mentaire. Elle les conduisit vers un bungalow élevé sur une
petite éminence, d'où l'on découvrait la baie où se balançaient
plusieurs canots à l'ancre.
— Quelle vue ravissante ! s'exclama la jeune fille.
Jane les fit asseoir sur la véranda : elle allait préparer le ca-
fé, dit-elle.
— Oui, n'est-ce pas ? fit-elle en souriant. A propos, Pat,
Grant a emmené les enfants à Taiwanu pour…
Il l'interrompit.
— Je vais vous aider.
Il laissa Charlotte seule et rejoignit leur hôtesse. Charlotte
en fut ridiculement vexée. Certes, elle se savait une intruse,
mais elle n'aimait pas se voir ainsi tenue à l'écart, comme si elle
ne devait pas entendre certaines choses. Pourtant, dans la Land
Rover, n'avait-elle pas refusé de parler des affaires d'Andrew
Meredith ? Patrick n'avait-il pas, en conséquence, le droit de
protéger ses propres intérêts ?
Elle soupira et souhaita avoir une cigarette. De quoi pou-
vaient bien discuter Patrick et Jane Summers, dans l'intimité de
69
la cuisine ? Etait-ce à propos d'elle et d’Andrew Meredith ? Ou
s'agissait-il d'une question plus personnelle ? Charlotte soupira
de nouveau. Elle commençait à s'intéresser de trop près aux
affaires de Manatoa. Si elle n'y prenait pas garde, elle finirait
par comprendre le point de vue des Meredith, ce qui serait dé-
sastreux. Elle donnerait ainsi, une fois pour toutes, la preuve
qu'elle laissait ses émotions prendre le pas sur son sens des
affaires. Oui, l’île était magnifique, et ses habitants menaient
visiblement une existence heureuse, mais chacun devait, tôt ou
tard, affronter les complications amenées par la civilisation. Et
ces gens ne risquaient rien de plus grave que de voir un petit
village de vacances s'établir sur un coin de terre appelé Coralido
; les occupants resteraient à l'écart du reste de Manatoa, comme
la communauté elle-même se tenait en marge des lumières et de
l'animation de Suva.
Mais était-ce bien vrai ? lui disait une petite voix. Au bout
d'un certain temps, les indigènes n'iraient-ils pas, par curiosité,
voir ce qui se passait à Coralido ? Le grand luxe du club de
vacances éveillerait-il en eux l'intérêt ou une certaine révolte
contre leur propre sort ? S'éloigneraient-ils de la vie confortable
sur la plantation pour aller chercher ce qui leur avait été jus-
qu'alors étranger ? Etait-ce là ce que redoutait Patrick Mere-
dith ? Cela, et une possible invasion de son intimité ?
Les pensées de Charlotte se bousculaient dans sa tête. On
ne pouvait voir la plantation sans avoir conscience de ses li-
mites et de ses avantages.
La porte grillagée s'ouvrit derrière elle, et Patrick sortit, un
plateau entre les mains, suivi de Jane Sumrners qui paraissait
très satisfaite d'elle-même. En la voyant, la jeune fille sentit
s'éveiller en elle une émotion inconnue, sans en comprendre la
signification. Elle était furieuse d'éprouver ce sentiment de pos-
session à l'égard de Patrick Meredith. Jusqu'à présent, elle
n'avait rien ressenti de tel, même en présence d'Yvonne Dupré,
70
et cela n'avait rien d'agréable.
Elle chassa ces pensées, refusa les petits gâteaux offerts
par Jane et demanda à Patrick :
— Auriez-vous une cigarette ?
Il lui tendit son étui d'un air ironique.
— Vous semblez contrariée. Qu'y a-t-il encore ?
Elle se redressa et riposta vivement :
— Mais rien, rien du tout... Vous avez des jumeaux ? de-
manda-t-elle à Jane Summers.
— Un garçon et une fille, oui. Linda et Steven. Ils ont
quatre ans. Malheureusement, ils ne sont pas là pour le moment.
Ils auraient été contents de vous voir… Peut-être pourriez-vous
revenir un autre jour...
— Merci, ce serait avec plaisir.
Charlotte aspira nerveusement une bouffée de sa cigarette.
— Naturellement, si Andrew revient, vous n'en aurez pas
le temps, reprit Jane, avec un regard de biais vers Patrick. Vous
venez d'Angleterre, m'annonce Pat.
— J'habite Londres, répondit la jeune fille d'un ton bref.
Elle était intriguée : qu'avait bien pu raconter Patrick
d'autre à son sujet ?
— Avec vos parents ? questionna Jane.
— Non. Ils ont été tués dans le tremblement de terre de
Yougoslavie. Ils étaient en vacances là-bas.
— Quelle perte terrible pour vous ! Et vous n'avez, ni
frères ni sœurs ?
— Un frère.
— Marié ?
— Oui.
Cet interrogatoire serré l'agaçait. Patrick en avait-il chargé
Jane, sachant combien Charlotte répugnait à s'entretenir avec lui
de questions personnelles ?
— N'éprouvez-vous pas le désir de vous marier ? s'étonna
71
la jeune femme, sans remarquer l'impatience de la visiteuse.
Celle-ci soupira.
— J'ai un métier. riposta-t-elle, sur la défensive.
— Miss Carlisle prend son travail très au sérieux, remar-
qua Patrick.
— Il est sérieux s'exclama Charlotte.
— Certainement ! Je n'en doute pas, croyez-moi.
Ivre de rage, elle serra les dents.
Un peu plus tard, Patrick se leva et s'étira.
— Nous devons partir. Jane, annonça-t-il en souriant. En-
voyez les enfants chez Jim. Ils nous retrouveront là ou bien au
bureau.
— Très bien.
La jeune femme se leva à son tour, et Charlotte l'imita.
Elle avait encore l'impression d'être une fillette emmenée en
promenade par un adulte, et elle s'en voulait. Après tout, Jane
Summers n'avait rien d'intimidant, et Patrick Meredith aimait
simplement s'amuser à ses dépens. Mais elle restait persuadée
qu'ils lui cachaient quelque chose et elle se demandait désespé-
rément ce qu'aurait fait Evan s'il s'était trouvé dans la même
situation.
— Revenez nous voir, Charlotte, si vous en avez le temps,
dit Jane. Quand les enfants seront là, naturellement.
— Avec plaisir, si je le peux, répondit la jeune fille en ser-
rant poliment la main tendue. Si j'en crois M. Meredith, il n'y
aura pas de bateau avant un certain temps.
Jane échangea un regard avec Patrick.
— Eh bien, nous attendrons votre visite.
Au moment où ils traversaient la bande de gazon qui sépa-
rait le bungalow des Summers de celui de Jim Ferris, la jeune
fille s'immobilisa et dit à Patrick :
— Quand nous rencontrerons M. Ferris, je vous serais re-
connaissante de ne pas vous conduire avec moi comme si jetais
72
plus ou moins demeurée.
— Demeurée ? répéta-t-il, surpris.
Il s'adossa au tronc d'un énorme palmier.
— Vous êtes extrêmement susceptible ! Quand vous ai-je
traitée en demeurée ?
— Vous me cachez quelque chose, et je le sais, vous de-
vez commencer à vous en rendre compte ! Dites-moi franche-
ment si Andrew Meredith se trouve sur l'île.
— Andrew ? Ici ?
Il allumait avec soin un cigare,
— D'où vous vient cette idée ?
— Oh, cessez de gagner du temps ! Est-ce vrai ?
— Non. A ma connaissance, Andrew Meredith est à Suva
ou sur le trajet de retour.
Charlotte s'emporta.
— Alors, pourquoi vous comporter tous comme si j'igno-
rais quelque chose que je devrais savoir ? Votre mère com-
mence une phrase et ne la termine pas. Rosa n'a pas le droit de
m'adresser la parole. Et Mme Summers parle en phrases sibyl-
lines...
Nullement troublé par sa colère, Patrick sourit.
— Encore votre imagination, remarqua-t-il nonchalam-
ment. Allons, venez, Jim a dû entendre nos voix et il va se de-
mander ce qui se passe...
La jeune fille enfonça rageusement ses poings dans les
poches de son jean et, en traînant les pieds, s'avança vers la
véranda. Elle était bouleversée, malheureuse, et l'idée que Pa-
trick considérait toute l'affaire comme une bonne plaisanterie y
était pour beaucoup. Pourquoi ne pouvait-il se comporter
comme Mme Meredith ? Son antagonisme était au moins une
réaction normale. Pourvu qu'Evan arrive vite, songea-t-elle, ou,
bientôt, je ne serai plus capable d'agir objectivement.
Jim Ferris travaillait dans sa salle de séjour, une longue
73
pièce qui allait de la façade à l'arrière de la maison. Il tapait à la
machine mais accueillit ses visiteurs avec joie. Il posa sur Char-
lotte un regard admiratif.
— Bonjour, fit-il en se levant. Avez-vous besoin de
quelque chose, ou est-ce une visite de courtoisie ?
Patrick procéda aux présentations, en appelant Charlotte
Miss Carlisle, et ajouta :
— C'est une visite de courtoisie. Je fais visiter l’île à Miss
Carlisle.
Jim hocha la tète. C'était un grand jeune homme large
d'épaules, avec une épaisse chevelure rousse et une barbe four-
nie. Près de lui, Patrick paraissait très mince et très brun.
— Que pensez-vous de Manatoa ? s'enquit Jim en se ca-
ressant la barbe. Aimeriez-vous ce genre de vie ?
La jeune fille s'humecta les lèvres.
— Tout dépendrait des circonstances, je suppose, répon-
dit-elle évasivement. Mais je trouve l’île très belle, et il doit être
facile de se prendre d'amour pour elle.
— Une réponse pleine de tact, remarqua Jim en souriant.
Café, Patrick ?
— Non, merci. Je dois rencontrer Don et je voudrais voir
Raratonga.
— Vous ne partez pas tout de suite, j'espère ?
— Pourquoi ?
— Je n'ai pas eu l'occasion de faire connaissance avec
notre charmante visiteuse ! Va faire ce que tu as à faire, et...
euh... Miss Carlisle passera avec moi une petite demi-heure.
J'en serai ravi.
Charlotte sourit. Elle comprenait Jim et le trouvait sympa-
thique.
Patrick hésitait, les traits un peu crispés. Une fois de plus,
la jeune fille se demanda pourquoi il n'aimait pas la laisser seule
avec quelqu'un.
74
— Cela vous convient-il Miss Carlisle ?
— Oui. Après tout, si vous avez à faire, mieux vaut que je
ne vous encombre pas. Je ne voudrais pas… surprendre des
secrets qui ne me sont pas destinés.
Il se mordit les lèvres mais se dirigea finalement vers la
porte.
— Très bien. Je n'en ai pas pour longtemps. Si les enfants
reviennent, retiens-les ici, ajouta-t-il à l'adresse de Jim.
— Comme chaperons ? plaisanta celui-ci.
Mais Patrick ne rit pas.
Après son départ, Jim proposa une tasse de café et appela
sa gouvernante, Josepha, pour lui demander d'en préparer.
Ils allèrent s'asseoir derrière la maison, où le jardin s'éten-
dait jusqu'à l'aire de terre battue occupée par les Cuves. Ils vi-
rent Patrick entrer dans l'une de celles-ci avec un autre homme,
un indigène à la peau sombre. Raratonga, dit Jim, le contre-
maître.
— Pourquoi Andrew joue-t-il ce tour à Patrick ? demanda
soudain le jeune homme.
Charlotte haussa les épaules.
— Je l'ignore : je ne connais pas Andrew Meredith, répon-
dit-elle avec sincérité.
— Ils étaient au collège ensemble, reprit son hôte en rem-
plissant sa tasse. Le père de Pat a fait les frais de l'éducation
d'Andrew. Et voilà comment il récompense leur bonté ! acheva-
t-il d'un ton irrité.
La jeune fille soupira.
— Mme Meredith m'a conté toute l'histoire. Elle est très
amère.
— Elle en a toutes les raisons, déclara Jim en lui offrant
une cigarette. Ce n'est pas leur faute si Gordon Meredith a gas-
pillé son héritage, Après tout, l'île ne l'avait jamais intéressé ; il
préférait l'argent. John lui aurait volontiers consenti un prêt,
75
mais Gordon ne voulait pas en entendre parler. Il aurait fini par
lui vendre toutes ses terres. Malheureusement, il est mort, et le
jeune Andrew a décidé de faire des histoires.
Charlotte secoua la tête.
— Il m'est pénible de vivre chez Patrick Meredith et sa
mère, en connaissant leurs sentiments à ce sujet.
— Je l'imagine... Mais, si Pat veut vous garder, c'est son
affaire.
— Quelle étrange remarque, monsieur Ferris !
— Comment cela ?
— Vous... vous dites, reprit la jeune fille d'une voix un peu
tremblante, que Patrick Meredith veut me garder ici. Mais il... il
n'a pas le choix... N'est-ce pas ?
Jim Ferris s'agita dans son fauteuil.
— Façon de parler, marmonna-t-il. Je voulais dire… Vous
n'êtes visiblement pour rien dans cette histoire, et il ne pouvait
guère vous jeter à la porte, sans nulle part où aller.
Charlotte serra les poings.
— Franchement, s'écria-t-elle, j'ai l'impression de me co-
gner la tête contre les murs !
— Pourquoi, voyons ? demanda-t-il, troublé.
Elle se détourna en soupirant.
— Au moment où je crois arriver quelque part, je me re-
trouve dans une impasse.
— Ne prêtez pas attention à mes remarques stupides, Miss
Carlisle.
— Pourquoi ? fit-elle en se retournant vers lui. Avez-vous
peur de vous faire renvoyer, si votre patron découvre que vous
en avez trop dit ?
Il repoussa son fauteuil.
— Tout cela est ridicule ! Je ne vous ai rien dit !
— Mais si ! riposta la jeune fille. En fait, je suis à peu près
certaine, à présent, qu'il y a un moyen de quitter cette île. Et ce
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moyen a un rapport avec un endroit appelé Taiwanu.
— Vous êtes folle ! s'écria Jim en secouant la tête. Repre-
nez donc un peu de café. La chaleur…
— Non, merci, l'interrompit Charlotte sèchement.
Elle se leva et traversa toute la pièce pour aller contempler
la baie.
— Possédez-vous un canot, lança-t-elle abruptement ?
Apparemment soulagé de la voir changer de conversation,
Jim vint la rejoindre et désigna son bateau avec une certaine
fierté. Ils parlèrent d'embarcations et des prouesses accomplies
par les indigènes, dans leurs pirogues à balancier. Au bout d'un
moment, Jim se détendit, convaincu que Charlotte avait aban-
donné toute idée de trouver un moyen pour quitter Manatoa.
Mais la jeune fille était en proie à de violentes émotions, et
sa colère contre Patrick Meredith dominait toutes les autres. S'il
existait bien un moyen de quitter Manatoa, elle allait consacrer
toutes ses forces à amener la conclusion de l'affaire. Elle avait
pu éprouver pour lui une certaine sympathie, mais celle-ci était
maintenant remplacée par l'indignation. S'il l'avait bernée, il
paierait chèrement son insolence. Elle ne devait pas oublier la
façon délibérée dont il l'avait amenée à lui faire des confi-
dences, dès leur première rencontre. S'il croyait calmer son
impatience en la présentant à la communauté, il se trompait. Il
n'avait pas affaire à l'une des placides femmes de l’île. Elle
représentait l'Agence Evan Hunter, et il lui fallait à tout prix
parvenir de l'autre côté de Manatoa, afin de découvrir par elle-
même ce qu'il lui cachait.

77
5

Patrick refusa l'invitation à déjeuner de Jim Ferris et ra-


mena Charlotte et les garçons au bungalow des Meredith. La
jeune fille n'en éprouva aucun regret. Elle attendait avec impa-
tience l'après-midi qui lui donnerait peut-être l'occasion de
partir seule en exploration. Si seulement elle pouvait prendre
la Land Rover, elle aurait une bonne chance. Mais, si Patrick
Meredith avait quelque chose à cacher, il ne lui offrirait sans
doute pas l'opportunité de le découvrir.
Toutefois, pendant le déjeuner sur la véranda, en compa-
gnie de Mme Meredith, elle demanda :
— Pourrais-je emprunter la Land Rover, cet après-midi ?
Je... Vous avez du travail, je le sais, et je pourrais très bien me
promener seule.
Elle jeta un coup d'œil à John et à Michael.
— Ou bien les enfants pourraient m'accompagner.
Patrick, qui épluchait une orange, eut un sourire de re-
gret.
— Désolé, Miss Carlisle, mais nous ne pouvons vrai-
ment pas vous laisser explorer Manatoa seule… même avec
John et Michael, corrigea-t-il en les voyant prêts à protester.
Vous ne connaissez pas l'île et vous pourriez vous trouver
devant des situations qui vous effraieraient... ou vous boule-
verseraient.
78
— John et Michael sont tout à fait capables de me guider,
j'en suis sûre, protesta-t-elle avec impatience. Après tout, je
suis ici depuis quelque temps et je n'ai pas encore vu Coralido.
Mme Meredith toussota d'un air désapprobateur.
— Vous ne pouvez guère vous attendre à notre aide,
Miss Carlisle, riposta-t-elle d'un ton bref.
— Non, justement, riposta gentiment Charlotte. Je pen-
sais pouvoir ainsi voir l'endroit par moi-même sans déranger
personne.
— Non, déclara nettement Patrick, avec un sourire exas-
pérant. Je regrette. Mais j'essaierai de vous y emmener moi-
même demain.
— Merci beaucoup ! fit-elle, sarcastique.
— D’ailleurs, poursuivit-il, Yvonne vous a invitée. Vous
aimez le tennis, n'est-ce pas ?
— En effet, acquiesça-t-elle de mauvaise grâce.
Elle se leva de table et s'approcha de la balustrade pour
contempler l'air vibrant de chaleur. Elle eut envie de décliner
l'invitation des Dupré pour trouver seule son chemin, mais la
chaleur du soleil dissipa vite ses velléités. Comment pourrait-
elle aller loin, par cette température ? Elle serait vite épuisée.
La pensée même d'une partie de tennis l'effrayait. Non, au-
jourd'hui au moins, elle devrait paraître accepter la situation.
Inutile d'éveiller inutilement les soupçons de son hôte. Elle
aurait une seule occasion de tenter son expédition. L'essai
devait réussir, si elle ne voulait pas avoir perdu son temps.
En dépit de ses pressentiments, l'après-midi chez les Du-
pré lui sembla agréable. Elle fit la connaissance de Don Per-
dom, de sa jeune femme et de leur adorable bébé, Samantha.
Les Dupré avaient une piscine, et l'on pouvait ainsi jouer au
tennis avec l'agréable perspective de se rafraichir ensuite. Si-
mon Dupré, le père d'Yvonne, était un homme d'une quaran-
taine d'années, avec des cheveux bruns grisonnants et des
79
yeux gris ; Charlotte ne s'était pas attendu à le trouver si jeune.
La jeune fille avait dû, une fois de plus, se mettre en pan-
talon, mais Yvonne lui prêta un maillot de bain. Patrick lui
avait parlé de la garde-robe limitée de Charlotte, et elle offrit à
celle-ci deux coupons à confier à Rosa pour en faire des robes.
L'un était une popeline d'un bleu profond, l'autre une sorte de
dentelle rebrodée, sur un fond de satin vert. Charlotte remercia
Yvonne avec enthousiasme, mais fut gênée quand la jeune
Française refusa tout paiement.
— Ne soyez pas sotte, s'écria Yvonne.
Elles se trouvaient dans la chambre de la jeune fille, dé-
corée en blanc et rose.
— Tout est déjà réglé, ajouta-t-elle.
Charlotte se demanda comment et déclara :
— Si M. Meredith a payé ce tissu, je préférerais que vous
lui rendiez son argent et que vous acceptiez le mien.
Yvonne posa sur elle un regard étrange, et Charlotte sur-
prit dans ses yeux une lueur de contrariété.
— Je vous en prie, Miss Carlisle, Patrick ne se sens cer-
tainement pas assez responsable de vous pour vous offrir des
robes.
— Je sais bien, protesta la jeune fille, gênée, mais... Je ne
comprends pas... à propos de l'argent...
Yvonne était devenue froide et distante.
— Ici, Miss Carlisle, nous n'échangeons pas des mar-
chandises contre de l'argent comptant, comme en Angleterre.
Nous sommes une communauté et nous partageons toutes les
dépenses. Le prix de ces tissus passera sur d'autres comptes.
Elle examina attentivement Charlotte.
— Je ne voudrais pas vous vexer, mais votre séjour forcé
à Manatoa, chez Patrick, a peut-être créé entre vous une...
certaine intimité. Vous êtes visiblement inexpérimentée et
vous avez pu y voir plus qu'une simple courtoisie...
80
— Oh, je vous en prie ! s'écria Charlotte. Vous... vous ne
pourriez vous tromper davantage !
— Oh, je m'en doute, fit l'autre, hautaine. N'allez pas
imaginer que je ne fasse pas confiance à mon... à Patrick. Bien
au contraire, votre présence ici ne m'inquiète pas le moins du
monde. Non, c'est pour vous, vous seule, que je me fais du
souci.
Charlotte était un peu blessée de voir Yvonne la considé-
rer comme quantité négligeable. Jusqu'à présent, ses relations
avec la jeune Française lui avaient semblé amicales, mais
Yvonne se donnait maintenant bien du mal pour lui faire com-
prendre ce qui avait été apparent dès le lendemain de son arri-
vée.
— Si vous avez pu croire que j'abusais de ma position,
j'en suis désolée, fit-elle d'un ton un peu contraint.
Yvonne reprit son expression habituelle.
— Moi aussi. Mais vous m'avez piquée au vif en suppo-
sant que Patrick aurait pu payer ce tissu. En ce qui le concerne,
je suis un peu possessive.
Charlotte parvint à sourire. Mais elle était une femme,
malgré tout son esprit d'indépendance, et elle aimait bien être
l'objet d'attentions.
Néanmoins, elle rejoignit le père d'Yvonne et se laissa
entraîner dans une conversation à deux. Il était sympathique,
et paraissait avoir une forte personnalité. il parla à la jeune fille
de son travail, des maladies répandues chez les Fidjiens et les
Indiens et offrit de lui faire visiter son laboratoire, lors de sa
prochaine visite.
Ils étaient assis au bord de la piscine, et une ombre tomba
soudain sur eux. En levant les yeux, Charlotte vit Patrick.
— Il est temps de partir, déclara-t-il. Je dois passer voir
Jim sur le chemin du retour.
Elle adressa un sourire de regret au père d'Yvonne, re-
81
mercia de nouveau celle-ci pour le tissu, fit un signe d'adieu
aux autres et accompagna Patrick vers la Land Rover. Elle
était brusquement intensément consciente de la virilité de son
compagnon et se sentait jalouse d'Yvonne.
Une fois dans le véhicule, elle se tint le plus loin possible
de lui et consacra toute son attention au paysage.
— Quelque chose vous tracasse, finit-il par dire. De quoi
s'agit-il ?
— Je n'ai rien, fit-elle d'un ton bref.
— Allons donc ! Je ne vous connais pas depuis long-
temps mais, quand vous êtes tourmentée, je le sais. Simon
vous aurait-il dit ce qu'il pense des Constructions Belmain ?
— Simon ? Oh, M. Dupré, voulez-vous dire ? Non.
— Alors, il s'agit d'Yvonne. Vous a-t-elle fait une ré-
flexion à propos de ce tissu ? Elle ne manque pas de toilettes,
je peux vous l'affirmer.
— Je n'en doute pas !
— Alors, qu'y a-t-il ? Pourquoi vous replier sur vous-
même, subitement ?
Charlotte haussa les épaules. Patrick tourna violemment
le volant et abandonna le chemin pour s'enfoncer dans une
caverne de jungle, obscure et apparemment sans fin. Stupé-
faite, la jeune fille se demanda où il l'emmenait.
Mais, au bout de quelques minutes, ils émergèrent au
grand soleil. Une piste étroite longeait un cours d'eau turbulent
qui décrivait une courbe vers la côte, vers un endroit que Char-
lotte ne connaissait pas encore. Entre eux et la mer s'étendait
une vallée. Ils y descendirent, à travers les broussailles qui de
place en place, envahissaient la piste, à travers des bouquets de
bananiers et d'orangers qui poussaient à profusion, sans avoir
été cultivés, sans qu'on ramassât leurs fruits.
Ils ressortirent de la vallée près d'un sommet assez im-
pressionnant. Charlotte aurait aimé en demander le nom mais
82
n'osa pas. Ils traversèrent une autre bande de jungle et se trou-
vèrent arrêtés par une haute clôture de bois.
— Nous y voilà ! marmonna Patrick.
Il se glissa hors de la Land Rover et, dans un geste théâ-
tral, tendit la main.
— L'endroit que vous rêviez de voir : Coralido, dans
toute sa splendeur !
Charlotte le dévisagea un instant avant de regarder te
fouillis végétal qui se dressait devant elle. Coralido. L'endroit
qu'Andrew Meredith espérait céder aux Constructions Bel-
main. C'était fantastique ! De toute évidence, personne, pas
même Evan, n'aurait rien imaginé de pareil.
Elle descendit et s'approcha de la palissade.
— Est-il... est-il possible d'entrer ?
— En nous enfonçant dans la jungle, nous atteindrons
peut-être la maison avant la tombée de la nuit, répondit Pa-
trick.
Mais il se ravisa, abandonna son ton sarcastique.
— Oh, sans doute pourrions-nous nous frayer un chemin.
Mais il faudra faire vite. Il fera bientôt nuit, et, même avec
votre intrépidité, vous n'aimeriez pas, j'en suis sûr, affronter les
insectes nocturnes sans les voir.
Elle fit la grimace, mais l'aventure la tentait, et, en cet ins-
tant, rien n'aurait pu la retenir.
Patrick sauta lestement la clôture en prenant appui d'une
main, laissant Charlotte de l'autre côté.
— Mais... mais comment vais-je faire ? questionna-t-elle.
— Allons, Miss Carlisle ! Que ferait un homme digne de
ce nom, en de telles circonstances ?
Sans lui répondre, elle se lança courageusement à l'assaut
de la palissade. A mi-hauteur, elle entendit quelque chose se
déchirer son chemisier avait cédé à la taille, laissant la peau à
nu. Mais elle se refusa à renoncer, parvint au sommet, et s'y
83
retrouva à califourchon. Mais, quand elle passa la jambe par-
dessus pour sauter, elle perdit l'équilibre et tomba aux pieds de
Patrick, sur un tas de broussailles. Par bonheur, ce n'étaient pas
des épineux, et elle se releva sans mal et entreprit de se bros-
ser.
— Bravo ! s'exclama-t-il avec un petit rire. Je n'aurais pas
mieux fait moi-même.
— Oh, cessez donc ! lui jeta-t-elle.
Elle pesa devant lui et commença de se frayer un chemin
en direction de la mer.
Ce n'était pas facile, et elle fut bientôt hors d'haleine et en
sueur. Patrick la suivait. Elle se retourna vers lui.
— Si vous étiez un homme bien élevé, vous m'ouvririez
le passage, fit-elle d'une voix haletante.
— Si vous étiez une faible créature, je le ferais peut-être.
Mais vous prenez grand soin de me rappeler que vous repré-
sentez ici les Constructions Belmain. Vous êtes une femme
d'affaires et, comme telle, vous ne pouvez vous attendre à de
telles attentions !
Elle poussa un soupir et passa sa main sur son front.
— Oh, je vous en prie ! supplia-t-elle, perdant son assu-
rance habituelle.
Il haussa les épaules.
— Très bien. Ecartez-vous un peu.
Il la frôla au passage et se trouva un instant si près d'elle
qu'elle distingua les petites rides autour de ses yeux et perçut la
chaleur de son corps. Elle faillit soudain succomber à la tenta-
tion de lui faire prendre conscience d'elle en tant que femme.
Mais le bon sens lui revint elle se laissait dangereusement
influencer par la chaleur et par la vie palpitante de l’île.
Patrick eut tôt fait de l'amener jusqu'à la vieille maison,
une ruine croulante, envahie par les mauvaises herbes et les
plantes parasites qui en avaient délogé les poutres et pous-
84
saient leurs rameaux à l'intérieur des murs. La véranda était
pourrie, bel exemple de la façon dont la jungle reprenait ses
droits sur ce que l'homme avait tenté de conquérir sur elle.
Seules tes bougainvillées et les corolles des frangipaniers ap-
portaient une note de beauté dans toute cette désolation.
— Seigneur ! s'écria Charlotte, en repoussant les cheveux
qui lui retombaient sur la figure.
Elle avait le visage et les bras écorchés et devait être hor-
rible à voir, songea-t-elle, pincée.
— Evan ne s'attendait certainement pas à cela.
— Evan ?
— Evan Hunter. Mon patron.
— Oh, je vois. Andrew n'avait-il pas expliqué qu'il fau-
drait défricher ?
— Absolument pas... A en croire votre mère, il séjourne
ici de temps à autre ?
Patrick repoussa du pied un tronc pourrissant et mit ses
mains dans ses poches.
— Oui, c'est exact.
— Mais... il habite ici, durant ses séjours ?
— Naturellement.
Elle secoua la tête et, à travers les herbes qui lui arrivaient
aux épaules, s'avança vers l'endroit où s'était trouvé le perron
de la véranda. Elle passa par-dessus les marches écroulées et
se retrouva sur une unique planche branlante.
— Faites attention ! s'écria Patrick. C'est dangereux.
Vous ne voudriez pas que toute la maison s'écroule sur votre
tête : Andrew serait capable de vous intenter un procès pour en
reconstruire une neuve. Descendez donc.
— Non. Je veux voir l'intérieur.
Il se frotta le nez.
— Alors, prenez garde aux araignées.
Elle étouffa un petit cri.
85
— Oh, vous êtes un monstre ! Il… il y en a, vous
croyez ?
— Des myriades, à mon avis. Andrew ne doit pas se
donner la peine de leur faire la chasse. Elles lui tiennent pro-
bablement compagnie.
Elle poussa la porte avec précaution et la fit ensuite pivo-
ter brusquement sur ses gonds, dans un craquement sinistre.
Elle entendit un bruissement parmi les feuilles amoncelées sur
le sol et fit peureusement un pas en arrière, sans se rappeler
qu'il y avait seulement du vide. Elle se retrouva dans les dé-
combres, un coude écorché, un genou meurtri.
— Je vous avais prévenue, fit-il, ironique. Est-ce la fin de
l'expédition pour aujourd'hui ?
— Ne pourrions-nous descendre jusqu'à la plage ? J'ai-
merais voir si...
— Si l'on peut y réaliser quelque chose ? demanda froi-
dement Patrick.
— Peut-être. Je suis ici, maintenant ; autant tout voir.
Sur un haussement d'épaules, il se remit en marche, entre
les palmiers, si vite qu'elle dut courir pour le suivre. Quand ils
furent sortis des arbres, ils découvrirent au-dessous d'eux une
vaste plage déserte, et la jeune fille retint son souffle. Si le
domaine était sauvage et désolé, la plage et la mer avaient
toute la beauté qu'elle avait admirée près de la maison de Pa-
trick Meredith. Les palmes se balançaient paresseusement
sous la brise qui soulevait les vagues en lames minuscules.
Mais le récif cernait la baie, et il n'y avait pas d'accès possible
par mer. Comment Andrew Meredith arrivait-il jusque-là ?
Utilisait-il la jetée, près de chez Patrick ? Improbable : Alors,
comment ?
Tout en réfléchissant au problème, elle descendit vers
l'eau, ôta ses sandales et laissa les vagues Rafraîchissantes
caresser ses orteils brûlants. Il existait donc bien un autre
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moyen d'accès à Manatoa. Cette idée l'emplit de rage. Elle
lança à Patrick un regard furieux, mais il semblait ignorer sa
présence : les veux fixés sut l'horizon lointain, il allumait un
manille.
Elle donna dans l'eau un coup de pied impatient. Com-
ment osait-il la traiter avec si peu de considération ? Comment
osait-il la garder ici, alors que...
Elle fronça les sourcils. Quelle raison pouvait-il avoir
pour la garder ? Après tout, tôt ou tard, Andrew Meredith
reviendrait, et l'accord serait conclu.
A moins... Elle soupira et se retourna de nouveau vers
lui. Il semblait toujours si sûr de lui. Il la traitait même avec
indifférence, la plupart du temps, et pourtant, sa présence au-
rait dû le mettre en fureur.
Mais non. Il la considérait plutôt comme une enfant
naïve qui voulait se mêler au jeu des adultes. Mme Meredith,
elle, montrait quelquefois de la colère, faisait des remarques
désagréables, parfois cruelles. Patrick, rien. C'était agaçant.
— Venez, il est temps de partir, ordonna-t-il.
Elle fit mine de ne pas l'entendre et s'avança même plus
loin dans l'eau, laissant filtrer entre ses orteils les minuscules
fragments de sable de corail.
— Venez-vous, Miss Carlisle ? reprit-il d'une voix nette.
Ou bien préférez-vous que je vous laisse ici ?
Elle exhala un long soupir exaspéré. Il était très capable
de mettre sa menace à exécution. Avant de le rejoindre, elle
donna un violent coup de pied dans le sable et ressentit
comme un coup de poignard dans la plante du pied. Elle retint
un cri : la douleur montait le long de sa jambe à la manière de
pointes d'acier chauffées à blanc.
— Oh ! zut ! marmonna-t-elle.
Elle souleva doucement son pied et le retourna pour
l'examiner, en équilibre instable sur l'autre jambe. Elle vit une
87
petite entaille. Quelque chose semblait incrusté dans la peau,
juste au-dessous des orteils.
Elle reposa son pied avec précaution. Qu'allait-elle faire,
à présent ? Toutefois, la douleur violente s'apaisait un peu, et
elle pouvait marcher, si elle posait le pied légèrement de biais.
Patrick, espérait-elle, ne remarquerait rien. Elle se hâta de
remonter la pente de la plage, Il revenait lentement vers le
chemin qui menait à la maison. Au souvenir de leurs efforts
pour y parvenir, la jeune fille fut prise de malaise. Elle aurait
aimé être seule, afin de pouvoir s'asseoir et tenter d'extraire ce
qui s'était incrusté dans son pied. Mais elle se rappela les mo-
queries de Patrick quand elle s'étais affolée pour une morsure
d'araignée et décida d'endurer la douleur. D'ailleurs, sans doute
était-ce encore un effet de son imagination. Ce n'était pas la
première fois, après tout, qu'elle s'entaillait le pied sur une
plage. En rentrant au bungalow, elle se servirait de la pom-
made antiseptique de Rosa, et, si elle pouvait se soigner à
l'insu de tout le monde, tant mieux.
Patrick se retourna à son approche, et, pour l'empêcher de
rien remarquer, elle se contraignit à marcher normalement.
Mais elle avait compté sans l'abominable souffrance qui, de
nouveau, la submergea. Elle poussa un cri et se laissa tomber
sur le sable.
— Qu'avez-vous encore fait, pour l'amour du ciel ?
Il s'accroupit près d'elle et détacha ses doigts qu'elle tenait
serrés autour de sa cheville.
— Allons, autant tout m'avouer.
Elle réprima un désir ridicule de fondre en larmes et se-
coua la tête sans rien dire. Il l'observa un instant pensivement,
avant d'examiner le dessus de son pied et, finalement, la
plante.
Le front plissé, il demanda :
— Venez-vous de vous faire cela ? Dans l'eau ?
88
— Oh, je sais, s'écria-t-elle amèrement, je suis une stu-
pide créature… Mais cela fait vraiment mal !
— Ça ne m'étonne pas, maugréa-t-il d'un ton âpre. Char-
lotte, il faut l'extirper : c'est une épine de corail !
Il l'avait appelée par son prénom, mais elle le remarqua à
peine. Seul, le mot « corail » l'avait frappée.
— Est-ce… est-ce venimeux ? s'enquit-elle en s'efforçant
au calme.
— Ça pourrait l'être. Ecoutez, je vais vous faire mal.
Croyez-vous pouvoir le supporter ?
Elle parvint à lui adresser un sourire tremblant.
— Bien sûr. N'est-ce pas ce que ferait tout homme digne
de ce nom ?
Il lui rendit plus ou moins son sourire avant d'ordonner :
— Couchez-vous sur le ventre et mordez là-dedans.
Il lui tendait un mouchoir propre. Elle le roula en boule et
le pressa sur ses lèvres. Elle le trouvait inutilement pessimiste
et jeta un coup d'œil par-dessus son épaule pour voir ce qu'il
faisait. Elle le voyait de dos, mais il pencha la tête, et elle retint
le cri qui lui montait dans la gorge en s'enfonçant dans la
bouche le tissu en tampon. La souffrance était intolérable. Il
avait enlevé l'épine avec les dents, comprit-elle, et arraché en
même temps un fragment de peau. Il cracha dans le sable et se
mit ensuite en devoir de sucer la blessure. Elle éprouva une
douleur presque aussi aiguë et, quand il s'arrêta, elle demeura
étendue sur le sable, à bout de forces. Elle le sentit enrouler
autour de son pied un autre mouchoir. Il lui prit la cheville.
— Vous pouvez vous retourner, fit-il d'une voix sourde.
Elle se mit sur le dos et balbutia faiblement :
— Merci.
Les doigts de Patrick restaient posés sur sa cheville.
Etait-il aussi conscient qu'elle de ce contact ? Son cœur battait
à tout rompre, mais ce n'était pas l'effet de la souffrance.
89
Avec un effort, elle se redressa sur les coudes.
— Vous avez été très courageuse, remarqua-t-il noncha-
lamment. Je craignais de vous voir vous évanouir.
Il baissa les yeux sur sa propre main, toujours posée, sur
la cheville de Charlotte. Il l'en détacha pour rabattre son panta-
lon qu'elle avait retroussé jusqu'au mollet. Elle se mit à genoux
et, gauchement, se leva.
— Vous ne pourrez pas marcher à travers cette jungle,
fit-il en l'imitant. Je vais vous porter.
— Mais ce n'est pas possible, je suis trop lourde !
Il sourit.
— Il faudra bien essayer, malgré tout. Allons-y.
Il la souleva sans effort, et elle dut passer ses bras autour
de son cou. Sans plus lui prêter attention, il revint, à travers les
palmiers, jusqu'à la maison en ruines. Après cela, la marche se
fit plus difficile. Les buissons se refermaient sur eux, les cer-
naient d'une pénombre verdâtre. Il se faisait tard. Mme Mere-
dith ne serait certainement pas contente en apprenant où ils
étaient allés. Et elle ne manifesterait probablement aucune
sympathie pour sa blessure : si la jeune fille ne s'était pas aussi
puérilement conduite, rien ne serait arrivé.
A mi-chemin de la Land Rover, Patrick déclara :
— Nous allons nous reposer un peu.
Il déposa Charlotte sur une souche, à un mètre au-dessus
du sol. Il alluma ensuite un cigare et demanda :
— Pourquoi ne vouliez-vous pas me parler de cette
épine ?
Elle rougit. Elle se sentait ridicule, debout sur cette
souche, comme une actrice débutante, en scène pour la pre-
mière fois.
— Je... Quand l'araignée m'a mordue, vous vous êtes
moqué de moi. Je me suis dit que vous alliez encore m'accuser
de faire beaucoup de bruit pour rien.
90
— D'accord, je veux bien vous croire.
— Merci, fit-elle, vexée.
Elle devait être dans un état pitoyable. Patrick, lui, restait
calme, sûr de lui. Ses cheveux n'étaient même pas en désordre.
Elle tenta de dissimuler la déchirure de son chemisier, mais en
vain, et il rit de ses efforts.
— Ne vous inquiétez pas. Sur les plages, les femmes
sont encore moins vêtues.
— Je le sais bien ! Mais que va penser votre mère en me
voyant ?
— En effet, vous êtes plutôt échevelée, remarqua-t-il. Pas
du tout la Miss Carlisle habituelle, calme et détachée. Mais
cela vous va bien. Je n'ai jamais supporté les femmes trop
sophistiquées.
— M'avez-vous mise sur ce piédestal pour vous moquer
de moi ? s'écria-t-elle.
Son pied la faisait de plus en plus souffrir.
— Non, bien sûr. Pourquoi me moquerais-je de vous ?
Pour ce qui est de l'opinion de ma mère, elle nous laissera le
temps de nous expliquer, j'imagine, avant de sauter aux con-
clusions, comme vous semblez le faire.
Elle pinça les lèvres. Patrick éteignit son manille.
— Nous ferions bien de continuer, décida-t-il.
— Je vais marcher. maintenant. De cette façon, au
moins, je n'aurai pas l'impression d'abuser de votre bonté.
Sans tenir compte de sa remarque, il la saisit fermement.
Elle se débattit mais réussit seulement à perdre l’équilibre. Elle
tomba contre lui, et le fit trébucher à son tour. Il tomba en
arrière, entraînant Charlotte.
— Oh, mon Dieu ! murmura-t-elle, en tentant de se rele-
ver pour le dégager. Je... je vous demande pardon !
Mais elle le vit réprimer un fou rire et se sentit encore
plus stupide.
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— Vous êtes une brute ! marmonna-t-elle.
Elle prit appui des deux mains sur sa poitrine pour es-
sayer de se relever. Mais elle vit le rire s'éteindre dans ses
yeux, remplacé par une autre expression, et un frémissement
d'appréhension la parcourut.
— Patrick... balbutia-t-elle.
Lentement, l'attira contre lui. Son visage était tout proche
de celui de Charlotte ; ses yeux mi-clos avaient une expression
magnétique. Soudain, avec une exclamation étouffée, il mit
une main sur sa nuque et attira ses lèvres vers les siennes. Sans
se soucier de la douleur torturante causée par ses mouvements
violents, elle se débattit de toutes ses forces, s'écarta de lui et
se releva. Haletante, elle s'élança, à travers les broussailles, en
direction de la palissade. Il l'appela d'une voix impérieuse,
mais, sans s'en inquiéter, elle poursuivit son chemin en trébu-
chant. Charlotte eut bien du mal franchir la clôture mais elle se
retrouva finalement de l'autre côté, tremblante tout à la fois
d'émotion et de souffrance. Elle se retrouva enfin en sécurité
dans la Land Rover et, à bout de forces, se laissa tomber sur le
siège. Elle ne savait trop quelles avaient été les intentions de
Patrick, mais il n'avait guère de respect pour elle, en tant que
femme.
A bout de souffle, elle chercha une cigarette, mais le pa-
quet était vide, et elle poussa un long soupir. Elle entendit
arriver Patrick et, quand il s'avança d'un air furieux vers la
Land Rover, elle refusa de rencontrer son regard.
— Vous êtes complètement folle ! s'exclama-t-il avec fu-
reur. Ignorez-vous donc les risques d'infection, par ici ? De
quoi me croyiez-vous capable ?
Elle se refusa à lui répondre. Il prit place à côté d'elle et
malmena le moteur en démarrant. Avant de partir, il jeta un
coup d'œil en sa direction :
— Personne ne vous a donc jamais fait d'avances ? de-
92
manda-t-il d'un ton méprisant.
Elle le gratifia d'une grimace.
— C'était donc cela ? fit-elle d'une voix tremblante. Par
ailleurs, si vous croyez ainsi me détourner de mon but, vous
vous trompez, monsieur Meredith !
— Espèce de...
Patrick laissa sa phrase en suspens. Il fit virer le véhicule
si brutalement que Charlotte faillit en être éjectée, et, à toute
allure, il reprit le chemin du bungalow.

93
6

Quand ils arrivèrent, Mme Meredith n'était pas là, et Char-


lotte après être descendue avec difficulté de la Land Rover,
gravit péniblement les marches de la véranda.
Patrick mit pied à terre, lui aussi, et la rejoignit.
— Cette entaille a besoin d'un pansement, déclara-t-il
d'un ton bref.
Elle prit une forte inspiration et rétorqua :
— Je le sais. Je peux me débrouiller seule, merci, mon-
sieur Meredith.
— Seriez-vous capable de reconnaître un danger d'infec-
tion ? dit-il d'un ton sarcastique.
Elie ouvrit la bouche pour répondre mais se ravisa. Elle
lui tourna le dos et entra dans la maison avec toute la dignité
dont elle était capable.
Une fois dans sa chambre, elle s’assit sur le lit et dénoua
le morceau de tissu, sale et déchiré. Après quoi, elle passa en
boitillant dans la salle de bains, fit couler dans la baignoire de
l'eau très chaude et y plongea le pied. La souffrance produite
lui donna la nausée, mais la brûlure parut lui engourdir le
pied : quand elle le sécha et l'enduisit de pommade, la douleur
était moins vive. Elle n'avait pas de pansement à sa disposition
et dut déchirer un autre mouchoir pour s'en faire un bandage.
Charlotte se déshabilla ensuite, prit un bain et se lava les che-
94
veux. Elle se s'entait un peu mieux, en dépit d'un vague ma-
laise qu'elle mit sur le compte de l'énervement. Elle passa
finalement la tunique abricot, glissa ses pieds dans ses san-
dales et regarda sa montre. Il était un peu plus de sept heures,
et le dîner allait être servi. En boitant, elle se dirigea vers la
véranda.
John et Michael s'y trouvaient et jouaient aux petits che-
vaux. Ils levèrent les yeux.
— Bonsoir, dit John. Vous avez une drôle de tête. Qu'y
a-t-il ?
— Rien, soupira la jeune fille. Ça doit être la chaleur. Où
sont les autres ?
— Grand-mère est dans la cuisine, avec Rosa, et l'oncle
Pat est-parti tout à l'heure dans la Land Rover.
— Où est-il allé ? demanda Charlotte, les sourcils fron-
cés.
Elle avait le sombre pressentiment que ce déplacement
était en rapport avec elle.
Michael jeta un coup d'œil à son frère, et John hocha tête
avant de répondre :
— Oh, quelque part...
Elle soupira et s'assit. L'idée de manger lui répugnait,
mais l'impression de nausée s'atténuait. Dans quelques jours,
sans doute, son pied serait guéri.
Il y avait sur la table un coffret de cigarettes, et elle en
prenait une quand Mme Meredith arriva.
— Eh bien, fit-elle, les poings sur les hanches, vous avez
donc vu Coralido, en fin de compte !
— Oui. Je ne m'attendais pas à un tel spectacle.
— Non, je m'en doute. De la bonne terre perdue ! Patrick
n'a jamais tenu compte de ce que je pouvais dire.
— Enfin, ajouta la jeune fille, j'ai vu le domaine. Il n'est
pas bien grand.
95
— A votre avis, il ne serait pas assez vaste pour votre
projet ?
— Je n'ai pas dit cela. Mon patron, M. Hunter, doit en
connaître la superficie. De toute évidence, il la trouve suffi-
sante.
Mme Meredith fit la grimace.
— Vous ne devriez pas ainsi ranimer mes espérances !
— Je n'en parlerai plus, promit Charlotte.
Mme Meredith s'approcha de la balustrade.
— Il y a de l'orage dans l'air, remarqua-t-elle. Vous en-
tendez le vent, dans les arbres ? C'est le signe avant-coureur.
Charlotte tira une longue bouffée de sa cigarette.
— Un ouragan, voulez-vous dire ?
Les deux garçons sautèrent sur leurs sièges.
— Un ouragan, grand-mère ?
— Non, John, j'ai parlé d'orage. Ce n'est pas la même
chose. Il va pleuvoir, cette nuit, je crois.
Au bruit de la Land Rover, la jeune fille s'avança au bord
de son fauteuil. Le véhicule s'arrêta près du garage, et Patrick
traversa la pelouse à longues enjambées. Il portait un costume
de soie sombre et était très séduisant, mais son visage, d'ordi-
naire paisible, était déformé par la colère. Après un coup d'œil
aux enfants, il se tourna vers Charlotte, et son regard alla vers
le pansement de son pied.
— Alors ? Tout va bien ?
— Oui, merci.
— Bon.
Il entra dans le bungalow en jetant à sa mère :
— J'ai besoin de te parler. Tout de suite.
Qu'y a-t-il encore ? marmonna Charlotte à voix basse.
Au bout d'un moment, Rosa vint annoncer le dîner, et le
repas se déroula normalement. Charlotte se sentait étrange-
ment déprimée. Elle était à Manatoa depuis trois jours seule-
96
ment, mais cela lui paraissait une éternité. Les gens de l'île lui
semblaient déjà plus réels qu’Evan et son existence en Angle-
terre.
Elle mangea du bout des lèvres. Patrick, sans attendre le
café, leur souhaita bonsoir à tous et redescendit le perron.
L'instant d'après, Charlotte entendit rugir le moteur de la Land
Rover et vit la lumière des phares disparaître vers l'intérieur.
Elle se sentait épuisée et songea à aller se coucher, mais
il lui serait impossible de trouver le sommeil. Pourtant, Char-
lotte n'avait aucun désir d'écouter les plaintes continuelles de
Mme Meredith.
Elle gagna sa chambre. Son pied la faisait de nouveau
souffrir. Elle renouvela le traitement à l'eau très chaude, s'al-
longea ensuite et ferma les yeux.
Elle dut s'assoupir et fut réveillée en sursaut au bruit d'un
vacarme encore inconnu. Il pleuvait, mais avec une violence
incroyable. Le vent poussait des hurlements sinistres. Elle
entendit claquer ses persiennes et se précipita pour aller les
fermer. Après quoi, elle resta un instant immobile, le temps de
laisser s'apaiser son vertige.
Elle revint ensuite à son lit, et consulta sa montre, placée
sur la table de chevet. Il était bientôt onze heures ; elle avait
dormi près de deux heures. Elle soupira et s'assit. Patrick était-
il rentré avant l'orage ? Le bruit de la Land Rover l'aurait cer-
tainement frappée.
Elle s'aperçut qu'elle était encore tout habillée. Autant
quitter ses vêtements et se coucher pour de bon, songea-t-elle,
en écartant de son esprit les idées de vents déchaînés, de pluies
diluviennes et d'ouragan.
Elle enfila son pyjama et son déshabillé de coton. Mais
elle ôta aussitôt celui-ci. A quoi bon attendre la fin de la tem-
pête ? Tôt ou tard, elle s'apaiserait.
Elle se releva pour éteindre la lumière, mais, au même
97
instant, un terrible coup de tonnerre, presque au-dessus de sa
tête, parut ébranler la maison et fut aussitôt suivi d'un éclair
qui illumina toute la chambre.
D'habitude, Charlotte n'avait pas peur de l'orage, mais, en
Angleterre, ils étaient loin d'avoir cette violence. Frissonnante,
elle voulut refaire de la lumière, mais, cette fois, elle n'obtint
aucun résultat. Elle actionna le commutateur à plusieurs re-
prises, avant de comprendre qu'il avait dû se produire un
court-circuit.
Elle avait les mains moites et s'en voulait de sa nervosité.
Quoi de plus naturel qu'un orage, en effet ? Elle ouvrit et passa
dans le couloir. Elle tourna à droite et alla jeter un coup d'œil
aux enfants. A la lueur d'un nouvel éclair, elle les vit profon-
dément endormis dans leurs lits jumeaux. Avec un soupir, elle
s'éloigna sans bruit. Sans doute était-elle la seule personne
éveillée dans toute la maison. La nuit était bien mal choisie
pour souffrir de ce pied, si bien que, même si elle avait envie
de se rendormir, elle en serait probablement incapable.
Un autre éclair zébra le couloir, presque aussitôt suivi
d'un fracas assourdissant, et Charlotte resserra autour d'elle les
plis de son déshabillé. Comme elle aurait aimé être loin de
Manatoa !
Tremblante, elle poursuivit son chemin et parvint à la
salle de séjour. Brusquement, elle recula avec un cri étouffé
devant un nouvel éclair. Elle attendait l'éclat du tonnerre, mais
un terrible coup de vent fit claquer la porte de la véranda
contre le mur en face d'elle, et elle porta se main à sa bouche
pour réprimer un hurlement. Une haute silhouette sortit de
l'ombre, et la voix de Patrick dit :
— Du calme ! Vous allez réveiller toute la maisonnée.
Il bloqua les battants et tira le verrou. A la lumière de
l'éclair qui suivit, Charlotte vit qu'il ruisselait d'eau.
— Vous êtes trempé ! s'écria-t-elle, Où étiez-vous ?
98
— Je suis allé voir le générateur, dit-il d'un ton bref. Que
faites-vous, à errer ainsi ? Vous ne pouviez pas dormir ?
— Je dormais. L'orage m'a éveillée.
— Je vois. Et pourquoi ne vous êtes-vous pas rendor-
mie ?
— Parce que... parce que je n'étais pas à l'aise. C'est… ce
n'est pas un cyclone, n'est-ce pas ?
Après lui avoir jeté un regard moqueur, il ordonna :
— Venez dans la cuisine. J'ai besoin de me changer.
Vous me ferez du café. Vous savez le faire, j'espère ?
Sans répondre, elle le suivit. Peu lui importaient ses sar-
casmes et railleries. Elle avait besoin de parler à quelqu'un.
Une fois arrivés, il fit de la lumière.
— Ça ne fonctionnait pas, chez moi ! s'exclama-t-elle.
— Le générateur, lui rappela-t-il patiemment.
— Où... où Rosa met-elle le café ?
Il lui montra la boîte et la cafetière automatique et dispa-
rut ensuite dans sa chambre. Un moment après, il en ressortit
en peignoir de bain blanc, armé d'une serviette pour se sécher
les cheveux.
Charlotte avait intensément conscience de sa présence et,
quand il se pencha devant elle pour suspendre sa veste mouil-
lée dans l'office, elle perçut le parfum de sa lotion d'après-
rasage et la chaleur de son corps, Elle se rappelait avec une
douloureuse netteté le contact de ses lèvres sur les siennes et
se demandait s'il avait pu aussi aisément oublier l'incident.
Mais elle écarta ces pensées et emplit deux tasses de café. Elle
en tendit une à Patrick et prit l'autre entre ses deux mains.
Elle boitait encore, et il déclara :
— Faites-moi voir votre pied.
Elle secoua la tête.
— Ce n'est pas la peine. Je l'ai baigné deux fois. Il est en-
core un peu douloureux, mais c'est tout.
99
— Je n'ai aucune idée derrière la tête, Miss Carlisle. Je
détesterais endosser la responsabilité s'il fallait vous amputer.
Elle ouvrit de grands yeux.
— Quelle horrible chose à dire !
— Le mot « amputation » n'est peut-être pas très joli, fit-
il en haussant les épaules. Mais croyez-moi, avec le corail, on
ne saurait prendre trop de précautions.
— Vous voulez me faire peur !
Elle but une petite gorgée de café et faillit se brûler quand
un violent coup de tonnerre la fit sursauter.
— Votre mère a déjà essayé de m'effrayer, avant le dîner.
Elle m'a annoncé qu'un ouragan se préparait.
— Et alors ?
— Alors, quand ce vent terrible m'a éveillée, j'ai cru...
c'est ridicule, je le sais, mais j'ai imaginé autre chose.
— Le cyclone Charlotte ! remarqua-t-il d'un ton mo-
queur.
Elle se détourna pour mettre un peu de lait froid dans son
café.
— Au fait, ajouta-t-il d'un ton neutre, un certain M, Evan
Hunter est arrivé en fin d'après-midi à Manatoa.
Elle se retourna brusquement, renversant du même coup
du lait sur la paillasse. Elle dévisageait Patrick d'un air incré-
dule.
— Evan ? Ici ? souffla-t-elle.
Patrick suivit du bout d'un doigt le bord de sa tasse et
haussa les sourcils.
— Est-ce tellement étonnant ? Vous l'attendiez, non ?
— Depuis... depuis combien de temps le savez-vous ?
— Oh... quatre ou cinq heures, peut-être, répliqua-t-il
nonchalamment.
Dans sa stupeur, elle alla se percher sur un haut tabouret,
devant le comptoir de la cuisine. Evan ici, à Manatoa ! C'était
100
fantastique ! Comment était-ce possible ? Et, plus précisément
encore, comment était-il arrivé ?
Il lui accorda une minute pour se remettre de sa surprise
et finit son café. Passant une main sur ses cheveux humides, il
s'étira avec lassitude. Charlotte le regardait sans presque le
voir, mais elle s'aperçut qu'il paraissait fatigué. Il se levait tôt,
et sans doute l'empêchait-elle d'aller se coucher. Mais elle
restait abasourdie.
— Avez-vous… avez-vous vu Evan ? demanda-t-elle
enfin.
— J'ai eu ce soir un entretien avec lui, oui.
— Mais comment avez-vous pu ? Vous... vous deviez
être au courant de sa présence avant le dîner. Pourquoi ne
m'avoir rien dit ?
— Je voulais lui parier seul à seul, répondit-il d'un ton
uni.
— Vous lui avez appris que j'étais ici ? Ou bien avez-
vous gardé le secret ?
— Pourquoi l'aurais-je fait ? Vous n'êtes pas prisonnière.
— Vraiment ? Vous m'étonnez !
La colère l'étouffait. Une fois de plus, il l'avait bernée.
— Pourquoi iriez-vous imaginer autre chose ? demanda-
t-il calmement. Je ne vous ai jamais empêchée de quitter le
bungalow, n'est-ce pas ?
— A peine ! s'écria-t-elle, furieuse. C'est une conspira-
tion ! Je l'ai déjà dit et je le répète...
— Parlez plus bas.
— Où se trouve Evan ? Qu'avez-vous fait de lui ?
Il leva les yeux au ciel.
— Je l'ai tué il y a deux heures, j'ai découpé son corps en
petits morceaux et je les ai jetés aux requins, déclara-t-il, exas-
péré.
Charlotte le considérait d'un air furieux.
101
— Ce n'est pas vrai !
— Non, mais c'est ce que vous vouliez entendre, n'est-ce
pas ? Bon sang, qu’ai-je donc fait pour mériter une telle répu-
tation ? J’ai simplement réagi comme n'importe quel homme
normal quand il rencontre une jeune fille séduisante !
Elle se sentit devenir écarlate.
— Vous aviez besoin de remettre cela sur le tapis ?
— Oui ! Toute cette ridicule indignation ! Votre cher
Evan est probablement couché, à cette heure, et profite d'un
sommeil dont j'aimerais bien jouir, moi aussi, croyez-moi ! Il
est chez les Dupré, et vous aurez demain une émouvante réu-
nion, je n'en doute pas.
Elle baissa la tête et massa doucement son pied, où la
douleur lancinante se faisait à nouveau sentir.
— Que… que lui avez-vous dit ? demanda-t-elle.
— Ça, c'est mon affaire, Miss Carlisle !... Que représente
M. Hunter pour vous ? Il est jeune, bien de sa personne, et très
inquiet à votre sujet. Représenterait-il l'homme idéal aux yeux
d'une jeune fille ?
Elle se laissa glisser du tabouret.
— Evan Hunter est un homme marié. Sa femme vient de
mettre au monde leur premier enfant. Il ne m'a pas accompa-
gnée jusqu'ici parce qu'il y avait des complications : il avait
fallu mettre le bébé sous une tente à oxygène. Mais, s'il est
enfin arrivé, c'est que tout va bien. Je l'espère.
— Comme c'est touchant !
Charlotte n'eut pas le temps de trouver une réplique cin-
glante il se dirigeait déjà vers la porte. Elle tendit la main.
— Un instant ! Ce... cet Andrew Meredith est-il avec
lui ?
Patrick eut un sourire satisfait.
— Malheureusement non. Mais attendez jusqu'à demain
pour avoir les détails. M. Hunter, j'en suis sûr, pourra répondre
102
à toutes vos questions. Et maintenant, si vous le permettez... je
n'en peux plus.
Charlotte traversa la pièce en boitillant et passa devant
lui. Malgré elle, Charlotte lui trouvait un charme troublant.

Après le tumulte de la nuit, il semblait impossible de voir


naître une journée limpide et calme. Charlotte, qui avait fort
mal dormi, s'éveilla en proie à une désagréable nausée. Son
pied la faisait souffrir. Néanmoins, elle se leva de bonne heure
et s'habilla. Elle avait hâte de voir Evan et de savoir ce que lui
avait dit Patrick. Son employeur avait-il déjà vu Andrew Me-
redith ou était-il venu à Manatoa à sa recherche ?
Il était un peu plus de sept heures et demie quand elle ga-
gna en boitant la véranda, pour y trouver Mme Meredith qui
prenait déjà son petit déjeuner.
Charlotte sourit à son hôtesse : l'arrivée d'Evan allait con-
sidérablement simplifier sa situation. Mais Mme Meredith se
contenta de dire :
— Asseyez-vous. Rosa apporte du café. Les petits m'ont
dit, il y a un instant, que vous étiez dans la salle de bains.
— Merci, dit la jeune fille, en se laissant avec soulage-
ment tomber dans un fauteuil.
En baignant son pied, elle avait remarqué une zone en-
flammée autour de l'entaille et éprouvait une impression de
vertige. En temps normal, elle l'aurait attribuée à la chaleur,
mais, ce matin-là, elle s'en inquiétait.
Mme Meredith se remit à manger et leva enfin les yeux.
— Patrick vous a informée de l'arrivée, hier au soir, de
M. Hunter ?
— Oui. Il est chez les Dupré, paraît-il
Son hôtesse s'écria avec impatience.
— Toute cette histoire va pouvoir se régler, à présent.
— Que voulez-vous dire ?
103
— Tous ces ennuis ridicules dont Andrew a été la cause.
Peut-être devrais-je vous être reconnaissante. Comme le dit
Patrick, si vous n'étiez pas arrivée ici précipitamment, nous
n'aurions jamais...
Sa voix s'éteignit, et Charlotte fronça les sourcils. Mais la
vieille dame s'était tue en voyant arriver un break crème, et la
jeune fille se leva en chancelant, dans l'espoir de voir arriver
Evan.
Mais ce n'était pas lui. Yvonnne descendit de la voiture
avec un charmant sourire. Elle portait ce jour-là un ensemble-
pantalon de légère soie rouge, imprimée de fleurs, et Charlotte
se demanda si ces frais de toilette étaient destinés à Patrick.
— Bonjour, madame Meredith. Bonjour, Charlotte, lan-
ça-t-elle gaiement, en gravissant le perron. N'est-ce pas une
merveilleuse matinée ?
Charlotte se rassit. Elle espérait que Rosa n'allait pas tar-
der à apporter le café. Peut-être, en le buvant, se débarrasse-
rait-elle de cette nausée persistante.
— Je pensais bien vous voir debout de bonne heure, ce
matin, Charlotte, déclara Yvonne. Vous devez avoir hâte de
voir M, Hunter. C'est un homme charmant, n'est-ce pas ?
Charlotte haussa les épaules.
— M. Hunter est seulement mon patron, Yvonne. Mais
je serai certainement heureuse de le voir.
— Et je suis ici pour vous conduire à lui, annonça la
jeune Française d'un ton satisfait. Où est Patrick ? demanda-t-
elle en regardant autour d'elle.
Mme Meredith s'essuya les lèvres sur sa serviette.
— Il est sorti très tôt, expliqua-t-elle, d'un ton tout diffé-
rent de celui qu'elle employait avec Charlotte. Il a parlé, je
crois, d'aller voir Don, mais je n'en suis pas sûre. Sans doute
vous rendra-t-il visite un peu plus tard.
— Oui, je le pense aussi. Avez-vous pris votre petit dé-
104
jeuner, Charlotte ?
Celle-ci secoua la tête.
— Merci, je n'ai pas faim. Mais je prendrais, volontiers
une tasse de café, ajouta-t-elle en voyant arriver Rosa avec un
plateau.
— Très bien. Nous partirons ensuite. D'accord ?
La jeune Anglaise acquiesça d'un signe et, quand Mme
Meredith lui tendit une tasse, elle l'accepta avec gratitude. Le
breuvage brûlant atténua momentanément la nausée. Elle ne
comprenait pas pourquoi elle se sentait si mal. Etait-elle plus
nerveuse qu'elle ne l'avait cru ?
Elle se dirigea ensuite vers le break avec Yvonne, heu-
reuse de n'avoir pas trop à marcher. En la voyant boiter, sa
compagne fronça les sourcils.
— Qu'y a-t-il ? Vous vous êtes fait mal au pied ?
— Ce n'est rien, une égratignure, dit vivement Charlotte.
Sur un haussement d'épaules, Yvonne se mit au volant.
Charlotte monta à côte d'elle et fit un signe d'adieu à son hô-
tesse qui s'était accoudée à la balustrade de la véranda pour les
regarder partir.
— Mme Meredith ne m'aime pas, fit Charlotte en soupi-
rant. Elle m'en veut, tout autant qu'a Andrew Meredith, pour le
projet de Coralido.
Yvonne fronça le nez.
— Elle ne vit pas à Manatoa. Ses émotions sont influen-
cées par ses désirs en ce qui concerne l'avenir de Patrick. Elle
ne devrait pas s'inquiéter. il est parfaitement capable de mener
ses propres affaires.
Charlotte lui jeta un coup d'œil.
— Vous parlez avec une belle certitude. Que devrais-je
savoir à propos de Coralido ? Ou d'Andrew Meredith ? Savez-
vous où il se trouve ?
L'autre haussa les épaules.
105
- C'est possible, dit-elle lentement. Mais, même dans ce
cas, je ne pourrais rien vous dire. Vous devrez attendre que M.
Hunter vous donne tous les détails.
Charlotte exhala un long soupir.
— Franchement, c'est ridicule§ Personne ne peut abso-
lument rien faire, si Andrew Meredith veut céder Coralido à la
Compagnie. Je ne sais pas pourquoi tout le monde fait tant de
mystères ! C'est une affaire parfaitement simple.
— Coralido ne me concerne pas, déclara Yvonne d'un
ton léger. Pour en savoir davantage, vous devrez vous adresser
à quelqu'un d'autre.
La jeune Anglaise croisa les mains sur ses genoux et re-
porta son attention sur la route.
La maison des Dupré était située dans les collines, au-
dessus du village où vivaient la plupart des Fidjiens. Elle res-
semblait à celle des Meredith mais possédait en plus sa piscine
et son court de tennis. Le cabinet médical et le laboratoire du
docteur se trouvaient dans un bâtiment séparé, relié à la mai-
son par un passage couvert.
Yvonne arrêta la voiture devant la porte d'entrée, grande
ouverte pour livrer passage à la brise, et descendit.
— Venez. Papa et notre invité doivent prendre leur petit
déjeuner.
Mais, au moment où Charlotte gravissait les marches
avec difficulté, un homme sortit de la maison et vint au-devant
des deux jeunes filles. De taille moyenne, il était trapu, avec
une épaisse chevelure châtain et des yeux gris. En le voyant,
Charlotte, qui souffrait maintenant cruellement, faillit éclater
en sanglots.
— Evan ! s'écria-t-elle avec soulagement. Comme je suis
heureuse de vous voir !
Evan Hunter s'approcha du perron, l'air soucieux.
— Bonté divine, Charlotte, que se passe-t-il ? Vous avez
106
une mine terreuse !
Il la soutint pour entrer dans la maison fraîche.
— Que vous est-il donc arrivé ? Vous êtes malade ?
Elle secoua la tête et parvint à ébaucher un sourire.
— Quel accueil, Evan ! fit-elle. Vous, en tout cas, vous
avez une mine florissante. Margaret va bien ? Et le bébé ?
— Ils sont en parfaite santé tous les deux. Charlotte, vous
rendez-vous compte ? Vous avez quitté l'Angleterre depuis
près de deux semaines et vous ne m'avez pas donné signe de
vie !
Charlotte haussa les épaules. Elle sentait derrière eux la
présence d'Yvonne, qui les observait avec attention.
— Pourrions-nous aller nous asseoir ? demanda-t-elle
d'une voix faible. Vous comprenez... je me suis blessée et…
Sur quoi, elle perdit connaissance et tomba aux pieds
d'Evan Humer.

107
7

Durant plusieurs jours, Charlotte eut à peine conscience de


ce qui l'entourait. De temps à autre, dans un moment de lucidité,
elle sentait quelqu'un l'entourer de bouillotes chaudes parce
qu'elle claquait des dents, ou poser des compresses d'eau glacée
sur son front brûlant. Mais, la plupart du temps, elle était in-
consciente de ces soins ou des gens qui les lui prodiguaient. Elle
s'éveillait parfois dans des draps trempés de sueur ; quelqu'un la
soulevait doucement, le temps de refaire le lit, et on lui passait
une chemise de nuit fraiche. Un jour, elle crut sentir autour
d'elle les bras de Patrick, mais cette impression se mêlait à un
rêve lié à leur visite à Coralido, quand il l'avait portée à travers
la jungle. Il lui arrivait de souffrir de la tête, comme si son crâne
allait se fendre, mais, par bonheur, elle sombrait dans le coma.
Cependant, après six jours et six nuits de souffrance, la
fièvre l'abandonna. Un matin, elle s'éveilla : sa tête n'était plus
douloureuse, son corps n'était plus en feu. Elle avait une soif
torturante. Elle se redressa péniblement sur ses oreillers et dé-
couvrit qu'elle se trouvait dans une chambre inconnue. La pièce
était vaste et claire, et l'on était déjà venu fermer les persiennes
pour empêcher le soleil de la gêner. Il y avait, sur la table de
chevet, une cruche d'eau et un verre, et elle se pencha pour se
servir. Mais la cruche était trop lourde pour ses mains et, dans
ses efforts désespérés pour la retenir, elle renversa le verre qui
108
se brisa bruyamment sur le sol.
Epuisée, elle se laissa retomber sur les oreillers et ferma
les yeux. La porte s'ouvrit toute grande sur Yvonne Dupré.
— Tout va bien, Charlotte ? s'écria-t-elle. J'ai entendu du
bruit.
La jeune fille ouvrit les yeux et parvint à sourire.
— Je... je suis désolée, Yvonne. Je... je n'ai pas la force de
soulever la cruche.
Elle fit une grimace d'excuse.
— J'ai cassé le verre.
Yvonne s'approcha du lit et secoua la tête.
— C'est sans importance. Comment vous sentez-vous ?
Savez-vous où vous êtes ?
Charlotte reprit longuement son souffle. Le moindre effort,
même celui de parler, l'épuisait.
— Je... je vais beaucoup mieux, je crois. Ai-je... ai-je été
longtemps malade ?
— Près d'une semaine. Vous vous êtes effondrée quand
vous êtes venue voir M. Hunter.
— Il n'est... Oh, peu importe, soupira la jeune fille. Je suis
donc toujours chez vous ?
— Oui, répondit Yvonne, en ramassant avec précaution
les débris de verre.
Charlotte referma les yeux. C'était terrible de se sentir si
faible. En relevant les paupières, elle vit Yvonne près de la
porte : sans doute pensait-elle que la malade voulait se rendor-
mir.
— Pourrais-je... pourrais-je avoir à boire ?
— Je vais chercher un autre verre, répondit la jeune Fran-
çaise.
Elle sortit et referma la perte derrière elle.
Charlotte reprit de nouveau son souffle et parvint à se re-
dresser complètement. Elle regarda autour d'elle. La pièce avait
109
une autre porte : celle d'une salle de bains, espéra-t-elle. Elle
rejeta les couvertures et sortit ses jambes du lit. L'effort faillit
l'achever, mais elle réussit à s'asseoir, hors d'haleine.
Elle portait une courte chemise de nuit orange, remarqua-t-
elle. Sans doute appartenait-elle à Yvonne.
Elle se disposait à poursuivre ses efforts quand la porte de
la chambre se rouvrit, cette fois sur Simon Dupré. Il était en
blouse blanche, sur un pantalon crème, et il sourit en la voyant.
Il s'approcha du lit.
— Ah, ma chère Miss Carliste. Si j'en crois ma fille, vous
commencez à vous sentir beaucoup mieux.
Elle lui rendit son sourire.
— Oui, c'est vrai, docteur, merci. Je vous demande pardon
de vous avoir donné tout ce mal.
— Pas du tout. Mais vous avez vraiment beaucoup de
chance. Cette blessure aurait pu vous coûter la vie.
Charlotte porta la main à sa gorge.
— C'était donc cela ?
— Naturellement.
Il lui prit le poignet, garda un instant les yeux fixés sur sa
montre et hocha la tête avec satisfaction.
— Oui, vous avez souffert d'un empoisonnement du sang.
Patrick m'a appris que vous vous étiez enfoncé dans le pied une
épine de corail, sur la plage.
— C'est exact, reconnut Charlotte.
M. Dupré, les mains derrière le dos, l'observait pensive-
ment.
— Naturellement, en nettoyant immédiatement la bles-
sure, il a minimisé les risques d'infection. Mais, de toute évi-
dence, il n'avait pu complètement l'éviter.
La jeune fille pensa à sa stupidité, quand elle avait fui de-
vant Patrick à travers la jungle, malgré sa mise en garde. Elle se
sentit devenir écarlate. Si elle était tombée malade, c'était entiè-
110
rement sa faute, et elle était furieuse contre elle-même.
— Dans... dans combien de temps pourrai-je me lever ?
M. Dupré fronça les sourcils.
— Demain, peut-être, pour un petit moment. Vous ne de-
vez pas abuser de vos forces, si vous ne voulez pas être victime
d'une nouvelle infection, dans votre état de faiblesse. Vous ne
nous dérangez absolument pas, croyez-le. J'ai une infirmière,
une jeune Indienne nommée Tara. C'est elle qui a pris soin de
vous. Je vous conseille beaucoup de patience.
— Oh, mais... M. Hunter... Est-il toujours ici ?
— Aujourd'hui, oui. Il est retourné à Suva, durant votre
maladie, pour prendre contact avec ses mandataires, mais il est
revenu. Vous devez avoir hâte de le voir.
— Je me demandais un peu ce qui se passait, avoua Char-
lotte.
Le docteur Dupré hocha la tête.
— Ah, voici Yvonne, dit-il en voyant sa fille entrer avec
un verre. Yvonne., va dire à M. Hunter que Miss Carlisle est
éveillée et aimerait le voir.
— J'y vais.
La jeune fille donna le verre à son père et s'en fut. Simon
Dupré versa un peu d'eau pour Charlotte. Pendant qu'elle bu-
vait, il reprit :
— Votre pied vous fait-il encore souffrir, Miss ?
— Non. Je sens seulement le pansement.
Elle baissa les yeux et soupira.
— Je me suis conduite d'une façon ridicule. M. Meredith
vous l'a dit ?
— Patrick ? Il s'est fait énormément de souci pour vous. Il
semble se juger responsable de votre état. Savez-vous pour-
quoi ?
Charlotte releva la tête.
— Bien sûr que non. Il n'a aucun reproche à se faire. Elle
111
se glissa de nouveau entre les draps.
— M. Meredith et sa mère seront bien soulages, je pense,
quand je quitterai l'île.
— Et vous, Miss Carlisle ? fit le médecin en fronçant les
sourcils.
Elle rougit de nouveau.
— Je... je n'en sais rien.
— Vraiment ?
Le médecin haussa les épaules.
— Je dois vous croire sur parole. Simplement...
Il soupira.
— Ah, voici M. Hunter. Entrez, entrez, cher monsieur.
Vous le voyez, notre malade va beaucoup mieux.
Evan s'approcha vivement du lit, prit la main de Charlotte
entre les siennes et s'assit près d'elle.
— Oh, Charlotte, quelle peur vous nous avez faite ! J'ai
cru que vous alliez me laisser tomber définitivement !
Avec un sourire bienveillant, le docteur Dupré sortit et re-
ferma la porte sans bruit. Charlotte poussa un soupir de soula-
gement et étreignit les doigts d'Evan.
— Oh, s'exclama-t-elle faiblement, c'est merveilleux de
vous revoir ! Je suis navrée de m'être montrée aussi exaspé-
rante. Vous devez en avoir assez de moi !
— Ne dites pas de sottises, riposta Evan en la regardant at-
tentivement. Vous ne pouvez savoir à quel point cela fait plaisir
de vous voir redevenue plus ou moins vous-même. Lors de
mon arrivée, quand vous vous êtes écroulée à mes pieds, je me
suis demandé ce qu'on avait bien pu vous faire. Quelles
épreuves vous avez traversées ! Mais pourquoi avez-vous quitté
Suva ? Et pourquoi ne pas m'avoir expédié un câble ? Quand
j'ai débarqué à Nandi, j'étais fou d'inquiétude !
Charlotte, avec lassitude, se laissa aller contre ses oreillers.
— Une seule question à la fois, Evan, je vous en prie,
112
murmura-t-elle d'une voix tremblante. Mais parlez-moi d'abord
de notre affaire. Où en est-elle ? Et où est Andrew Meredith ?
— Il est à Suva. Je l'ai vu hier.
— Et l'accord ?
— Pas encore conclu. Il s'est produit des complications.
Ecoutez, parlons de vous. Pourquoi êtes-vous venue ici ? Et
pourquoi avoir tout révélé à ce cousin d'Andrew Meredith,
Patrick ?
La jeune fille soupira.
— Il ne vous l'a pas dit ?
— Je connais sa version, oui. Vous vous seriez méprise
sur son identité. Est-ce vrai ?
— Oui.
— Mais comment ? Voyons, Charlotte, si Andrew Mere-
dith avait mené la vie confortable de son cousin, il n'y aurait
certainement pas renoncé pour céder son domaine à une com-
pagnie de construction ?
— Je le sais, mais Manatoa est une grande île. Et comment
pouvais-je savoir qu'il existait deux Meredith ?
— Oui, naturellement… fit-il en se mordant les lèvres,
Néanmoins...
— Il n'y a pas de néanmoins ! s'écria du seuil une voix fu-
rieuse. Etes-vous donc complètement dépourvu de bon sens,
pour interroger ainsi une jeune fille qui se remet tout juste d'une
grave maladie ? Hunter, ne pensez-vous jamais à autre chose
qu'à vos affaires ?
Patrick, indigné, pénétra dans la chambre. Il semblait, pour
une fois, avoir perdu son habituel sang-froid. Evan, tout aussi
furieux, se leva pour lui faire face.
— Inutile de vous mettre en colère avec moi, explosa-t-il.
L'autre le gratifia d’un regard moqueur.
— Sortez d'ici ! Vous aurez tout le temps de poser vos
questions quand elle sera de nouveau sur pied !
113
Stupéfait, Evan le dévisagea.
— Vous n'avez pas d'ordres à nous donner, Meredith !
— Vous croyez ? fit Patrick en s'avançant lentement vers
lui.
— Mon Dieu ! Mais que se passe-t-il ici ?
Yvonne venait d'entrer et les dévisageait tour à tour avec
étonnement.
Evan exaspéré, s'exclama :
— Votre ami, M. Meredith, pense pouvoir faire la loi, ré-
pondit-il rageusement. Il vient me dire ce que je peux ou ne
peux pas faire ! Puis-je vous rappeler, Meredith, que Charlotte
est mon assistante ? Elle doit donc répondre devant moi de ses
faits et gestes.
Patrick enfonça ses mains dans ses poches.
— Ses faits et gestes ? Feriez-vous allusion à sa méprise
sur mon identité ?
— Vous en savez plus que moi là-dessus, riposta Evan.
Vous avez délibérément suscité des révélations que vous saviez
confidentielles... Vous êtes mal placé, je crois, pour critiquer
mes méthodes !
Le visage normalement placide d'Yvonne se contracta.
— Patrick ! s'écria-t-elle de nouveau. Que veut dire ceci ?
M. Hunter est libre de parler à son assistante comme il l'entend ;
vous n'avez rien à y voir !
Il lui jeta un bref coup d'œil.
— Ne vous mêlez pas de ça, Yvonne. Je sais ce que je fais.
La jeune Française regarda Charlotte avec fureur, comme
si tout était de sa faute.
— En toute vérité, Patrick, vous avez retenu Miss Carlisle
ici, sans nécessité.
Patrick jura entre ses dents.
— Yvonne, je vous en prie !
Celle-ci se retourna vers Charlotte.
114
— Mais vous n'étiez pas au courant, n'est-ce pas ? pour-
suivit-elle. Si Patrick l'avait voulu, vous auriez pu quitter l'île à
tout moment !
Charlotte était prise de vertige, et la scène avait sur ses
nerfs un effet désastreux. Pourtant, aux paroles d'Yvonne, elle
fronça les sourcils et tourna vers Patrick un regard interrogateur.
— Est-ce vrai ?
— Oui, c'est vrai.
— Mais comment...
Sa voix s'éteignit.
— La coopérative des producteurs de copra possède un
hydravion, poursuivit Yvonne d'une voix dure. On s'en sert en
cas d'urgence et, parfois, comme moyen de communication.
Charlotte n'en revenait pas.
— Mais... mais je n'ai jamais entendu d'avion...
— Naturellement. Il se trouve de l'autre côté de l’île. A
Taiwanu, N'est-ce pas, Patrick ?
Le visage de celui-ci était de marbre.
— Exactement.
— Il fallait bien le lui dire ! s'exclama celle-ci, sur la dé-
fensive. M. Hunter lui-même aurait pu le lui révéler.
Charlotte exhala un profond soupir.
— J'aimerais que vous sortiez tous. Je suis très lasse. Pour-
rions-nous remettre cette conversation à un autre jour ?
Patrick tourna les talons et, sans mot dire, sortit à grands
pas de la chambre, suivi par Yvonne, un peu anxieuse, qui pa-
raissait déjà regretter son éclat. Evan regarda Charlotte et leva
les mains dans un geste impuissant.
— Je vous demande pardon, Charlotte, Je reviendrai plus
tard. Mais je trouve tout de même...
— Oh, ne recommencez pas, Evan, je vous en prie.
La gorge serrée, elle avait envie de fondre en larmes.
— Allez-vous-en !
115
Il haussa les épaules, sortit en refermant la porte derrière
lui. Alors, Charlotte enfouit son visage dans l'oreiller et donna
libre cours à ses larmes brillantes. Au bout d'un moment, elle
s'essuya les yeux d'un revers de main. Pourquoi pleurait-elle ?
Elle aurait dû être absolument furieuse. Patrick l'avait bernée, en
lui cachant l'existence de l'hydravion. Mais pourquoi avait-il agi
ainsi ? Certainement pour se donner le temps de jeter des bâtons
dans les roues à Evan. Mais comment y serait-il parvenu ?
Avait-il rencontré Andrew ? Etait-il parvenu à convaincre son
cousin de renoncer à signer l'accord avec les Constructions
Belmain ? Les idées se bousculaient en désordre dans la tête de
Charlotte.
Elle se pressa les tempes du bout des doigts. Evan était là,
maintenant. C'était à lui de régler les problèmes. Si elle lui avait
causé des difficultés, elle en était navrée mais n'y pouvait rien.
Et, après tout, il n'avait pas eu l'air trop fâché contre elle.
Elle soupira et ferma les yeux. Elle n'était pas encore assez
remise pour se tourmenter ainsi. Sur ce point, au moins, Patrick
avait raison.

On la laissa seule le reste de la journée, mises à part les vi-


sites du docteur Dupré et de son infirmière, Tara. Celle-ci plai-
sait à Charlotte. Elle possédait une calme assurance et un bon
sens pratique et s'acquittait de ses devoirs en silence, avec une
tranquille compétence. Elle était vêtue à l'européenne, mais sa
coiffure et ses longs yeux un peu obliques lui donnaient un air
oriental.
Charlotte dormit longtemps. Elle était encore très faible et
put absorber seulement du potage et quelques fruits.
Le lendemain, on lui permit de se lever. Elle s'attendait à
voir paraître Evan, à la première occasion mais il ne vint pas la
voir, et personne d'autre ne se montra. Trois jours plus tard
seulement, elle vit un autre visage : celui d'Yvonne. La jeune
116
fille entra en début de soirée, avant le dîner. Charlotte était as-
sise près de la fenêtre, un léger peignoir jeté sur sa chemise de
nuit. Elle reprenait chaque jour un peu plus de forces et se dé-
plaçait librement dans sa chambre et dans la salle de bains, mais
le docteur Dupré ne voulait pas la voir se fatiguer. Elle passait
donc de nombreuses heures devant la fenêtre, les yeux fixés sur
l'horizon où la mer se jetait avec violence sur le récif. Sans en-
tendre le bruit des vagues, elle aimait les regarder, et leur mou-
vement apaisait le chaos de ses pensées.
Yvonne, ce soir-là, était particulièrement en beauté. Dans
son fourreau de dentelle beige, qui seyait à son teint mat, elle se
déplaçait avec grâce. Elle s'approcha de Charlotte, assise dans la
lumière d'un lampadaire, et demanda :
— Comment vous sentez-vous, ce soir ?
Charlotte haussa les épaules et sourit.
— Beaucoup mieux, merci. Je commençais à croire que
tout le monde m'avait oubliée.
Yvonne s'assit en face d'elle, dans un fauteuil, et croisa né-
gligemment les jambes.
— Non, ce serait impossible, Charlotte. Mais mon père a
jugé toute cette agitation déplorable, le premier jour de votre
rétablissement, et il a conseillé à votre M. Hunter de vous ac-
corder quelque temps avant de vous interroger.
— Il n'est pas « mon. » M. Hunter, souligna patiemment
Charlotte. Je l'ai dit à... M. Meredith. Evan est un homme marié,
qui vient d'avoir son premier enfant. Je suis simplement son
assistante.
La jeune Française haussa les sourcils d'un air indifférent.
— Néanmoins, il est plus facile de vous associer dans cette
affaire.
— Oui, sans doute.
Yvonne se leva, s'approcha de la fenêtre et regarda pensi-
vement au dehors. Puis elle se retourna.
117
— Avez-vous revu Patrick ?
— Non, dit Charlotte, les yeux élargis.
— Je me le demandais. Il est venu une ou deux fois voir
mon père en mon absence. Je pensais que, peut-être… Mais
c'est sans importance, ajouta-t-elle en souriant. Je suis heureuse
de vous trouver en meilleure santé. Bientôt, vous serez parfai-
tement remise et vous quitterez sans doute l'île.
— Oui.
Yvonne hocha la tête.
— Je dois partir. Patrick m'emmène chez les Perdom. Ils
donnent une petite soirée. Dommage que vous ne soyez pas
assez bien pour venir. Vous n'êtes pas beaucoup sortie, pendant
votre séjour.
Charlotte eut un sourire un peu forcé, et la visiteuse se di-
rigea vers la porte.
— Au fait, vous n'êtes plus la dernière arrivée sur l’île. La
gouvernante engagée par Patrick à Suva est arrivée. Elle s'ap-
pelle Virginia Lawson et a l'air très gentille. Mme Meredith sera
heureuse d'avoir son aide, je crois. Mais Andrea et Simon ten-
tent un rapprochement, paraît-il. Je ne tiendrai pas à la présence
des enfants quand… eh bien, quand je m'installerai au bunga-
low.
Elle ouvrit la porte et agita la main en guise d'au revoir
avant de sortir, laissant Charlotte à ses pensées.

Le lendemain matin, Charlotte demanda à Tara si elle


pouvait s'habiller. La jeune Indienne l'examina un instant, avant
de sourire.
— Pourquoi pas ? Mais restez dans la maison ; n'essayez
pas d'aller nager ou jouer au tennis...
— Je ne suis pas complètement stupide, protesta la jeune
fille.
Elle se glissa hors du lit et laissa Tara ôter le bandage élas-
118
tique qui protégeait encore le pied blessé.
— Je peux regarder ?
Tara hocha la tête et alla chercher un bandage propre..
Charlotte leva le pied et en examina la plante. L'entaille était
refermée, et il n'y avait plus trace d'inflammation. En Angle-
terre, on l'aurait jugée complètement guérie, mais ici, on tenait à
ne pas courir de risques, et le pied demeurerait bandé quelque
temps encore.
Elle avait, pour tous vêtements, le pantalon et le chemisier
qu'elle portait le jour de son arrivée, mais ils avaient été lavés et
repassés. Ses cheveux auraient eu bien besoin d'un shampooing,
mais elle dut se contenter de les brosser longuement et de les
attacher avec un ruban que lui donna Tara.
Quand elle sortit pour la première fois de sa chambre, elle
se sentait nerveuse. Tara la guida jusqu'à la salle de séjour, mais
tout lui paraissait étrange, irréel. Il était déjà plus de dix heures,
et elle s'attendait à rencontrer quelqu'un, mais la pièce était
déserte. Quand une servante à la peau sombre entra, Charlotte
lui demanda :
— Le docteur Dupré est-il là ?
— Il est dans son cabinet de consultation, Miss Carlisle.
Mais Miss Yvonne est à la piscine. Voulez-vous que j'aille la
chercher ?
— Oh non, merci. Je... je vais rester ici un moment. M.
Hunter n'est pas encore levé ?
— M. Hunter ? Il n'est pas ici, Miss Carlisle. Il a reçu hier
soir un message urgent de Suva et il est parti de bonne heure ce
matin.
Charlotte fronça les sourcils.
— Oh… Savez-vous quand il doit revenir ?
— Non, Miss, je regrette. Miss Yvonne le sait peut-être.
Voulez-vous que je le lui demande ?
— Non ! Non, cela ne fait rien. Je m'en informerai plus
119
tard.
— Bien, Miss. Désirez-vous autre chose ?
— Non, rien, merci.
Après le départ de la servante., Charlotte s'installa sur un
divan et feuilleta un magazine. Elle ne tenait pas en place et se
demanda si elle devait risquer la désapprobation de Tara en
s'aventurant au-dehors. Il faisait si beau, et elle était restée si
longtemps enfermée.
Elle se leva et s'approcha des fenêtres qui donnaient sur la
piscine. Elle vit Yvonne, allongée sur un matelas pneumatique,
sous un grand parasol rayé. La jeune Française était toute bron-
zée. Le hâle acquis par Charlotte avant sa maladie avait presque
totalement disparu : sa peau était à peine couleur de miel, à
présent, et elle mourait d'envie de se retrouver en plein air.
Au bruit d'un moteur, elle recula derrière les rideaux : elle
ne tenait pas à se faire voir des visiteurs éventuels d’Yvonne.
Ce fut la Land Rover qui s’arrêta, près de la piscine. Patrick
sauta à terre, mince et musclé, vêtu d'un jean beige et d'une
chemise beige.
Aussitôt, Yvonne se redressa sur son séant, entoura ses
genoux de ses bras et accueillit le jeune homme d'un sourire.
Charlotte fit la grimace cette scène n'était pas faite pour son
regard. Elle revint au divan et, maussade, reprit le magazine.
Patrick et Yvonne étaient visiblement toujours en bons
termes, en dépit de la façon dont la jeune fille avait trahi le se-
cret de l'hydravion. Mais c'était maintenant sans importance
Charlotte en aurait tôt ou tard appris l'existence de la bouche
d'Evan, qui avait dû arriver sur l’île par un moyen de ce genre,
Pourquoi n'y avait-elle pas songé ? Apparemment, bien des
idées ne lui étaient pas venues à l'esprit, et elle se sentit un peu
perdue en constatant que son travail, si important naguère en-
core à ses yeux, perdait rapidement son intérêt. Elle ne compre-
nait pas pourquoi, mais ici, à Manatoa, sa vie en Angleterre lui
120
apparaissait sans but. Heureusement, elle n'allait pas tarder à
partir. L'Angleterre et l'Agence Hunter étaient toute son exis-
tence, c'était là un fait auquel elle ne pouvait échapper.
Elle entendit un bruit de pas dans le vestibule et, automati-
quement, se redressa, mais elle ne s'attendait pas à entendre
Patrick pousser une exclamation irritée en la voyant.
— Que diable faites-vous là ? Vous devriez vous reposer !
La jeune fille se mit debout sur ses jambes tremblantes et
répondit :
— Je vais parfaitement bien, maintenant, monsieur Mere-
dith, Tara m'a permis de me lever et de m'habiller, à condition
de ne pas sortir du bungalow.
Il se retourna vers Yvonne qui venait d'entrer.
— Saviez-vous que Charlotte était debout ?
Elle secoua la tête, les sourcils froncés.
— Non, naturellement. Comment vous sentez-vous, Char-
lotte ?
La jeune fille serra les dents un instant.
— Très bien, merci... La domestique m'a dit que M. Hun-
ter était parti aujourd'hui pour Suva. Savez-vous quand il doit
rentrer ?
Le regard de Patrick s'assombrit.
— Je n'en ai pas la moindre idée, fit-il d'un ton bref. Pour-
quoi voulez-vous le savoir ?
Elle ouvrit les mains en un geste expressif.
— Eh bien, naturellement, quand il reviendra, je partirai, je
pense, Je... j'ai trop longtemps abusé de votre hospitalité.
Il tira son étui à cigares et se tourna vers Yvonne.
— Voulez-vous aller nous chercher du café, Yvonne ?
— Comme vous voudrez, Patrick.
Elle quitta la pièce. Après son départ, Patrick ordonna :
— Asseyez-vous, A vous voir, on vous croirait sur le point
de vous effondrer.
121
— Merci ! lança Charlotte avec une certaine irritation.
Mais elle fut contente de s'installer de nouveau sur le di-
van.
Patrick alluma un cigare et se mit à arpenter la pièce. En
revenant vers Charlotte, il déclara :
— Si Hunter revient très vite, vous ne serez pas en état de
voyager avec lui ; vous vous en rendez compte, j'espère ?
— Voyager ne me fera pas de mal ! protesta-t-elle. D'ail-
leurs, je suis guérie. Et je veux vous éviter la peine de me le
dire : oui, c'était entièrement ma faute !
Elle détourna les yeux et se plongea dans la contemplation
de ses ongles.
Il eut un mouvement d'exaspération.
— Vous êtes bien susceptible !
— Susceptible ? Moi ? N'ai-je pas toutes les raisons de me
montrer susceptible, comme vous le dites de si charmante ma-
nière ? Vous attendiez-vous à me voir ravie d'avoir été tournée
par vous en ridicule ? Vous m'avez fait passer aux yeux d'Evan
pour une incompétente idiote !
— Parce que, sans le vouloir, vous m'avez mis au courant
de l'affaire ?
— Parce que vous m'avez amenée par ruse à vous mettre
au courant, voulez-vous dire ! Et ce n'est pas tout, n'est-ce pas ?
Vous vous êtes arrangé pour tout compliquer, sans nul doute en
utilisant le moyen de transport dont vous aviez nié l'existence !
— Tout est permis, en amour et à la guerre, dit-on.
— Et nous sommes en guerre, je suppose ?
— Précisément.
— Vous êtes un être méprisable Je ne crois pas' avoir ja-
mais méprisé personne comme je vous méprise !
— Pourquoi ? Ce travail avait donc pour vous une telle
importance ?
Haletante, elle baissa la tête.
122
— Ce n'est pas seulement une question de travail.
— Quoi d'autre ? Vous n'allez pas tenter de me faire croire
que la construction de ce village de vacances aurait servi ?
Avez-vous là, moindre idée du mal que peut faire la commer-
cialisation, dans un endroit comme Manatoa ?
Il faisait les cent pas, au milieu d'un nuage de fumée.
— Ici, croyez-le ou non, les gens sont heureux. Ils aiment
leur existence. Ils ont peu de distractions, dans le sens où vous
l'entendez, mais ils possèdent ce que vous et vos pareils n'aurez
jamais ils sont contents de leur sort. Vous n'avez aucune notion
des dégâts que peuvent faire des touristes qui recherchent seu-
lement leur amusement !
Elle enfonçait ses ongles dans ses paumes.
— Vous ne voulez pas essayer de comprendre, n'est-ce
pas ? s'écria-t-elle.
— Et vous ? marmonna-t-il. Vous êtes tellement absorbée
dans votre petit univers égoïste que vous êtes incapable d'envi-
sager les conséquences possibles de votre stupidité !
— Vous ignorez tout de mon univers !
— Je sais qu'il rend malade, fit-il avec dédain, mentale-
ment malade. Et ce mal, nous ne le connaissons pas, sur notre
primitive petite île. Nos îliens ne passent pas chaque semaine un
certain nombre d'heures avec leur psychanalyste favori !
Elle ne pouvait répliquer. Il aurait été facile, sans doute, de
se prétendre trop faible pour discuter. Mais, par malheur, elle
admettait son point de vue, elle savait ce qu'il tentait de proté-
ger, et, pis encore, elle l'en admirait.
Mais, justement, à cause de cette admiration qui minait sa
résistance, elle ne pouvait rester plus longtemps. Elle n'était plus
la représentante objective d'une agence, mais simplement une
femme, prise au piège d'une situation qu'elle avait contribué à
créer et incapable de s'en tirer, à cause de ses propres émotions.
Elle se retourna donc vers le seul être responsable de cet
123
inconcevable état de choses.
— Peu vous importe à qui vous faites du mal, n'est-ce pas,
monsieur Meredith ? L'essentiel, c'est de garder intacte votre
précieuse petite île. Très bien, je comprends votre point de vue
mais je déplore vos méthodes.
Elle serra les lèvres pour les empêcher de trembler.
— Quant à vos déclarations, vous connaissez peut-être
tout de vos îliens mais vous ne savez absolument rien de moi !
Il la dévisageait avec colère.
— Il n'y a pas grand-chose à savoir, Miss Carlisle. Vous
êtes une femme bien superficielle.
Charlotte avait les poings crispés.
— Si j'étais un homme, vous n'oseriez pas me parler ainsi !
— Si vous étiez un homme, tout serait plus simple, répli-
qua-t-il aigrement. Je prendrais le plus vif plaisir à vous faire
sortir et à vous mettre en pièces de mes propres mains !
— Pourquoi ne pas le faire ? Vous n'avez pas montré tant
de scrupules, jusqu'à présent !
Il la saisit aux épaules, la souleva du divan et la maintint
furieusement devant lui.
— Un de ces jours, vous irez trop loin ! grinça-t-il.
Elle tremblait mais se refusait à céder.
— Et que ferez-vous alors ?
Le visage de Patrick était tout proche du sien. Ses yeux
étincelants de rage descendirent soudain jusqu'à sa bouche. Il
relâcha légèrement son étreinte, et, un bref instant, Charlotte,
dans sa faiblesse, se laissa aller contre lui.
Elle se retrouva libre, à l'entrée d'Yvonne.
— Voilà le café ! annonça gaiement la jeune Française.
Elle jeta un coup d'œil malveillant dans la direction de
Charlotte.
— J'ai interrompu quelque chose ?
Charlotte regarda Patrick et massa son épaule meurtrie.
124
— Non, rien. Votre... M. Meredith et moi avions une pe-
tite discussion. Vous nous avez probablement empêchés d'en
venir aux mains.
— Oh, mais pourquoi ? fit Yvonne, avec une légèreté for-
cée.
Charlotte secoua la tête. Elle tremblait, d'émotion comme
de peur. Elle demanda avec embarras :
— J'aimerais regagner ma chambre, si vous le permettez,
Vous… vous préférerez certainement rester seuls.
Elle se dirigea en chancelant vers la porte, mais Patrick y
fut avant elle et lui barra le passage,
— Laissez-moi passer ! ordonna-t-elle d'une voix tendue.
— Cessez de faire la sotte, Charlotte, murmura-t-il. Venez
boire une tasse de café. Si j'ai été cruel, je vous demande par-
don.
Elle leva les yeux vers lui.
— Je vous déteste, Patrick Meredith, déclara-t-elle avec
amertume. Et maintenant, voulez-vous me laisser sortir ?

125
8

Durant le reste de la journée, Charlotte évita les autres


occupants du bungalow. Ce ne fut pas difficile. Yvonne, lui
apprit Tara, était partie avec Patrick dans la Land Rover, et le
docteur Dupré était occupé avec ses patients. La jeune fille
mangea seule dans sa chambre et se reposa ensuite, plus fati-
guée qu'elle ne voulait l'admettre.
L'atmosphère de la chambre était paisible, les persiennes
la protégeaient de l'éclat du soleil, mais l’esprit de Charlotte
demeurait aussi actif que jamais.
Pourquoi Evan était-il reparti en toute hâte pour Suva ?
Avait-il eu des nouvelles du représentant de la Compagnie ?
Peut-être celle-ci exigeait-elle une action positive. Après tout,
l'opération était lancée depuis plus de trois semaines, et l'on
devait commencer à s'impatienter. Peut-être même la Compa-
gnie s'était-elle trouvé un autre emplacement pour son village
de vacances…
Charlotte se retourna sur le ventre, le menton sur ses bras
croisés. Elle se demandait, et ce n'était pas la première fois, si
elle allait perdre son emploi ou, du moins, le privilège de re-
présenter Evan dans les transactions.
Elle soupira. Pourquoi tout avait-il l'air de mal tourner ?
Depuis son départ de l’hôtel de Suva, les désastres se succé-
daient.
126
Quand elle se réveille, il faisait plus chaud que jamais.
Elle se glissa hors du lit pour aller ouvrir toutes grandes les
persiennes. Dehors, tout était immobile et silencieux, et la mer,
au loin, semblait d'huile et avait pris une teinte plombée.
Les sourcils froncés, elle alla prendre une douche, Tara
lui avait donné une robe de toile rose qu'Yvonne ne portait
plus. Elle la passa avec plaisir : c'était beaucoup moins chaud
qu'un pantalon. Yvonne était petite, et la jupe était un peu
courte, mais, dans l'ensemble, la robe lui allait bien. Yvonne,
lui avait dit Tara, ne dînerait pas à la maison, mais le docteur
Dupré avait exprimé le désir de voir Charlotte prendre son
repas avec lui. La jeune fille s'en réjouissait avec Simon Du-
pré, au moins, elle pourrait se détendre et oublier toutes les
pensées qui la tourmentaient.
Ils dînèrent dans la petite salle à manger qui donnait sur
les collines, à l'arrière de la maison. Les collines, expliqua le
médecin, protégeaient la maison contre les grands vents et lui
procuraient une ombre rafraîchissante dans la chaleur du jour.
— Vous avez bien meilleure mine, remarqua-t-il avec sa-
tisfaction. Demain, peut-être, nous pourrons vous autoriser à
passer un moment dehors. A condition que le soleil ne soit pas
trop fort.
Charlotte regarda par la fenêtre. Il faisait nuit, mais elle
sentait encore dans l'atmosphère une intense menace d'orage.
Elle demanda :
— A votre avis, va-t-il de nouveau pleuvoir à torrents ?
Simon Dupré haussa les épaules.
— C'est un temps de saison. Les orages se déchainent
avec une extraordinaire rapidité. Nous y sommes habitués. Il y
a eu des cyclones, mais, par chance, nous nous trouvons géné-
ralement juste à la limite de leur violence.
— Vous n'en avez pas peur, si je comprends bien, ajouta
Charlotte en souriant.
127
Il éclata de rire.
— Peur des cyclones ? Non, bien sûr. C'est un phéno-
mène naturel. Certes, ils peuvent être effrayants et ils causent
de terribles dommages aux animaux et aux récoltes. Mais,
dans les îles, il faut apprendre à s'en accommoder.
— Certains indigènes, m'a-t-on dit, croient pouvoir pré-
dire l'arrivée d'un cyclone. Vous y croyez ?
— Oh, je fais grande confiance à leur intuition. Trop de
fois, leurs prédictions ont été vérifiées par l'événement il ne
peut s'agir de coïncidences. Néanmoins, une chose est certaine
si l'on prédit continuellement une catastrophe, elle finit obliga-
toirement par se produire.
Charlotte dégustait son vin.
— A vous entendre, tout cela est tellement ordinaire...
presque prosaïque.
— Que voudriez-vous m'entendre dire ? Que les grands
vents sont l'esprit d'un dieu vengeur ? Certains indigènes le
prétendent. Et les touristes avalent ces histoires avec délecta-
tion. Ils aiment l'aspect surnaturel.
— Pas moi, protesta la jeune fille en frissonnant. Mais
vous avez un peu dissipé mes appréhensions. Si seulement
j'avais causé avec vous avant l'orage, l'autre soir, j'aurais eu
moins peur.
— Alors, je suis heureux de vous avoir aidée, dit Simon
en riant. Je dois l'avouer, je trouve l'esprit de mes patients
beaucoup plus passionnant que leur corps.
— Je regretterai de quitter l’île, déclara Charlotte.
— Vous pensez partir bientôt ? Patrick ne m'en a pas par-
lé.
— Patrick ? M, Meredith, je veux dire. Qu'a-t-il à voir là-
dedans ?
— Il est votre hôte...
— Bien malgré lui, rectifia-t-elle vivement.
128
— Croyez-vous ? lança Simon en souriant.
— Que voulez-vous dire ?
Il haussa les épaules.
— C'est sans importance. Mais vous vous sous-estimez,
je crois, Charlotte. Je peux vous appeler ainsi ?
Elle hocha la tête, et il poursuivit :
— N'importe quel homme, j'imagine, serait heureux de
vous avoir pour invitée.
— Vous êtes très galant, murmura-t-elle en baissant la
tête.
— Je suis sincère. Et, croyez-moi, quand un homme ar-
rive à mon âge, il dit toujours ce qu'il pense !
— Vous me faites du bien ! admit-elle en riant.
— Tant mieux. Je surprends parfois dans vos yeux une
mélancolie qui ne me plaît guère. Je vous sens malheureuse,
mais pourquoi ? Vous n'êtes tout de même pas désespérée
parce que M. Hunter, en fin de compte, n'aura pas Coralido ?
Paralysée par la surprise, elle le dévisageait.
— Evan ne fera pas l'affaire ?
Simon parut gêné.
— Vous l’ignoriez ? Alors, je n'aurais peut-être pas dû
vous annoncer aussi brutalement la nouvelle. C'est pourquoi
M. Hunter est parti précipitamment ce matin. Un représentant
de la Compagnie Belrnain est à Suva.
— Oh, non Et c'est entièrement ma faute !
— Sûrement pas !
— Mais Si ! Si je ne m'étais pas montrée stupide en révé-
lant toute l'histoire à Patrick Meredith, l'accord aurait proba-
blement été conclu en faveur d'Evan... Je vous demande par-
don, je n'ai plus faim, ajouta-t-elle.
Le docteur Dupré déclara :
— Vous vous trompez totalement, je crois, Charlotte.
Mais il fut interrompu par le bruit d'une voiture qui s'arrê-
129
tait devant le bungalow. Un instant plus tard, Yvonne faisait
irruption dans la pièce, se jetait dans un fauteuil et posait sur
son père et Charlotte un regard maussade.
— Yvonne ! s'écria Simon avec surprise. Tu ne devais
pas dîner ici !
— Je le croyais aussi, mais, apparemment, nous nous
trompions tous les deux.
— Où est Patrick ?
— Il n'est pas rentré, répondit-elle en tambourinant l'ac-
coudoir. Et je ne sais pas pourquoi il se conduit ainsi !
Elle prit une cigarette.
— L'ignores-tu vraiment, Yvonne ?
Elle regarda son père avec impatience.
— Ne commence pas à me psychanalyser, papa. Et Pa-
trick non plus.
Elle se leva, s'approcha de la fenêtre.
— Il ne rentrera pas ce soir. Si l'orage éclate, ce serait
trop dangereux.
Elle se détourna brusquement pour dévisager Charlotte.
— Evan Hunter doit revenir demain. Etes-vous prête à
partir ?
— Oui, naturellement, répondit Charlotte, avec un coup
d'œil vers Simon.
Celui-ci se leva. Il montrait des signes de colère.
— Ne t'adresse pas sur ce ton à quelqu'un qui séjourne
chez nous, Yvonne. Charlotte n'est certainement pas en état de
supporter le voyage de retour en Angleterre. Elle passera en-
core ici trois jours au moins.
— Non ! s'écria la jeune Anglaise. Je veux dire... conti-
nua-t-elle en rougissant... quand Evan... quand M. Hunter sera
de retour, je repartirai naturellement avec lui.
— Je ne peux pas vous le permettre...
Mais Yvonne intervint.
130
— Naturellement, elle partira avec son patron ! s'écria-t-
elle. Ne te mêle pas de cela, papa. Notre soi-disant invitée a
déjà créé assez d'ennuis !
— Yvonne !
— Eh bien, c'est vrai ! Ce n'est pas sa faute, je le sais, si
elle a été obligée de séjourner à Manatoa : c'était une idée de
Patrick. Mais elle n'a plus maintenant aucune raison de retar-
der son départ. Il y a des médecins, à Suva. Si elle a encore
besoin de quelques jours de repos, elle pourra les prendre là-
bas.
Simon Dupré regarda Charlotte d'un air d'excuse.
— N'en veuillez pas à ma fille. Elle n'est pas elle-même.
— Je comprends très bien, docteur, fit la jeune fille en se
levant. Et j'aimerais partir... dès que ce sera possible. Je... j'au-
rais simplement aimé rencontrer Andrew Meredith, avant de
quitter les Fidji... pour m'excuser auprès de lui.
Yvonne eut un rire méprisant.
— C'est vrai, vous ne connaissez pas Andrew, n'est-ce
pas ? Eh bien, il doit être en ce moment à Coralido, où il
soigne son amour-propre blessé.
— Yvonne ! s'interposa le médecin d'une voix âpre. As-
sez !
Mais elle ne tint aucun compte de sa réprimande.
— Et c'est bien fait pour lui ! continua-t-elle froidement.
Sans lui, elle ne serait jamais venue ici !
Charlotte s'empourpra.
— Puis-je regagner ma chambre ? demanda-t-elle au
docteur Dupré. Je... je suis un peu lasse.
Simon se leva.
— Bien sûr, mon enfant, si vous y tenez. Mais ne prêtez
pas attention à l'impolitesse de ma fille. Elle n'est pas ainsi,
d'ordinaire.
La jeune fille parvint à sourire.
131
— Je comprends parfaitement les sentiments de votre
fille, Mais je suis fatiguée.
— Très bien, allez vous reposer. Bonne nuit, Charlotte.
— Bonne nuit, répondit-elle.
Mais, une fois dans sa chambre, toute lassitude l'aban-
donna, et elle se mit à parcourir la pièce en déplaçant un objet
çà et là.
Evan avait perdu l'affaire ! C'était l'idée qui la troublait le
plus. Evan avait gaspillé son temps et son argent en venant
dans le Pacifique. Qu'allait-il faire, maintenant ? Elle pressa
sur ses joues les paumes de ses mains. Que s'était-il donc pas-
sé ? I1 semblait impossible que Patrick Meredith eût influencé
son cousin. S'il avait eu ce pouvoir, il s’en serait servi bien
plus tôt pour acheter Coralido. Alors, de quoi pouvait-il bien
s'agir ? Avait-on retrouvé un ancien testament ? Un document
qui prouverait que Gordon Meredith n'avait pas eu l'intention
de refuser à son frère, encore vivant au moment de sa mort,
l'entière propriété de l'île ? Non ! La coïncidence aurait été trop
invraisemblable. Alors, quoi ?
Elle s'approcha de la fenêtre. Un énorme papillon cher-
chait à franchir le fin grillage pour atteindre la brûlante lumière
de la lampe. L'atmosphère était lourde, oppressante, et la jeune
fille avait l'impression de manquer d'air.
Elle se demanda où était Patrick Meredith. A en juger par
les paroles d'Yvonne, il se trouvait à Suva, comme Evan. Mais
ils étaient partis séparément, et leurs actions n'avaient sans
doute aucun rapport. Ils s'étaient montrés tout juste polis l'un
avec l'autre, la dernière fois qu'elle les avait vus ensemble. La
seule fois, corrigea-t-elle. Sa maladie lui avait ôté toute chance
de se racheter aux yeux d'Evan. Elle n'avait même pas pu lui
parler de sa malencontreuse erreur d'identité.
Curieusement, sa carrière, qui avait toujours eu tant d'im-
portance pour elle, avait aujourd'hui perdu de sa valeur. Toutes
132
ses émotions étaient liées à présent à Patrick Meredith. A sa
seule pensée, elle était furieuse. Jamais elle n'avait été traitée
aussi mal. Elle avait déjà rencontré des hommes dénués de
scrupules, mais ils ne ressemblaient pas à Patrick Meredith, et
c'était sans doute ce qui l'atteignait si cruellement. Elle s'était
crue bon juge des caractères mais s'était trompée. Peut-être lui
en voulait-elle aussi de s'être amusé à ses dépens. Elle se refu-
sait à accepter la responsabilité d'une telle attitude.
Elle soupira et porta les mains à ses lèvres. Elle se rappe-
lait avoir éprouvé des émotions bien différentes, le jour où il
l'avait emmenée à Coralido. Elle avait eu plus peur d'elle-
même que de lui, ce jour-là. Et tout cela ajoutait encore à son
ressentiment. Elle ne voulait pas connaître ce sentiment de
dépendance dont elle ne pouvait se défendre quand elle se
trouvait près de lui.
Elle s'éloigna de la fenêtre. Comme il serait bon de trou-
ver un moyen de le rendre furieux, une fois seulement. Mais il
avait tous les atouts en main, naturellement. Il avait même
réussi le coup le plus important : il avait fait échouer l'affaire
de Coralido.
Coralido !
Pourquoi n'y avait-elle pas songé plus tôt ? Elle tenait là
l'occasion de se racheter aux yeux d'Evan et, en même temps,
de réduire à néant la suffisance de Patrick Meredith. Qu'avait
donc dit Yvonne ? Andrew Meredith était à Coralido ! Elle
irait le voir, elle trouverait le moyen de le convaincre qu'il
devait y avoir une solution au problème. Après tout, c'était là
le désir d'Andrew.
Elle arpentait la pièce et réfléchissait. Quand pourrait-elle
se rendre. à Coralido ? Le lendemain, Evan serait de retour.
D'ailleurs, le docteur Dupré ne l'autoriserait jamais à aller là-
bas. Elle se mordit les lèvres. Restait une seule solution : elle
devait s'y rendre dès ce soir. Dès qu'il serait possible de sortir
133
sans être entendue de personne. Heureusement, Patrick était
toujours absent. Il ne serait pas en mesure de la poursuivre.
Elle s'assit sur le lit et consulta sa montre. Il était un peu
plus de neuf heures. A dix heures, la maison serait plongée
dans le silence. Sauf les soirs où ils recevaient, les Dupré ne se
couchaient pas tard. Elle devait donc attendre. Quand tout le
monde dormirait, elle prendrait la voiture d'Yvonne, qui pas-
sait souvent la nuit dehors, dans le jardin.
Charlotte se dévêtit, passa son jean et son chemisier. Elle
y ajouta un gros pull-over, trouvé dans un tiroir de la com-
mode. Il appartenait sans doute au docteur Dupré et il était
trop grand pour elle, mais lui tiendrait chaud. Elle ne tenait pas
à retomber malade.
A dix heures et demie, la maison était silencieuse depuis
quelque temps déjà. La jeune fille n'avait pas entendu démar-
rer la voiture et elle fut soulagée de la trouver comme prévu
devant la porte. La clé de contact était au tableau de bord : il
n'y avait pas de voleurs, à Manatoa.
Le ciel était obscur et bas ; il n'y avait pas de lune. Elle
espérait pouvoir retrouver son chemin. Elle avait heureuse-
ment le sens de l'Orientation, et, le jour où Patrick l'avait em-
menée à Coralido, ils venaient de chez le médecin.
Mais l'obscurité la pressait de tous côtés, et, quand elle
démarra, dans un bruit qui lui parut fracassant, elle fut prise
d'une certaine appréhension. Mais il ne servait à rien d'avoir
peur. Il n'y avait d'ailleurs pas de quoi. Elle allait simplement
voir un homme dont elle aurait dû faire la connaissance un
mois plus tôt.
Elle s'éloigna du bungalow toujours silencieux et prit la
direction du nord. Le pull-over l'étouffait, et, au bout d'une
centaine de mètres, elle parvint à s'en débarrasser. Elle n'aurait
jamais cru que la nuit pût être aussi chaude. La mer elle-même
semblait avoir renoncé à son éternel bouillonnement. Dans
134
l'aveuglante lumière des phares, rien ne bougeait. Chaque
feuille, chaque pétale, chaque insecte paraissait immobile,
étrangement silencieux. Elle frissonna. Elle avait l’impression
d'être le seul être vivant dans un monde mort.
Un peu plus tard, en abordant la descente dans la vallée
qui la séparait de Coralido, elle entendit un fracas terrifiant des
lames énormes s'écrasaient sur le récif, avec une violence
inouïe. Elle se demanda pourquoi elle n'avait jamais remarqué
ce tumulte. Sans doute, dans la journée, les chants des oiseaux,
le bourdonnement des insectes, les mouvements naturels des
petits animaux masquaient-ils le bruit de l'océan.
Devant le portail, elle s'arrêta et descendit un peu nerveu-
sement de la voiture. Au bungalow, elle avait brûlé d'enthou-
siasme pour son équipée ; mais il s'agissait maintenant de tout
autre chose : elle allait se présenter à onze heures du soir dans
la maison en ruines d’un inconnu et tenter de se présenter à lui.
Sans prendre le temps de réfléchir davantage, elle fran-
chit la palissade et retomba de l'autre côté dans les brous-
sailles. Elle atterrit sur un petit animal, qui glapit, et faillit
perdre son sang-froid. Mais elle s'éloigna au plus vite, en se
frayant de son mieux un chemin dans la végétation, à la lu-
mière de la torche électrique découverte dans la voiture.
Il restait encore quelques traces de son passage et de celui
de Patrick, et elle essayait de s'y tenir. Mais, en atteignant les
ruines de la vieille maison, elle fut saisie d'effroi en la trouvant
obscure et déserte.
Elle repoussa de son visage ses cheveux emmêlés. Le
vent se levait ; il hurlait à travers les parois de bois crevassées
et sifflait parmi les palmiers qui protégeaient la bâtisse de la
mer. Charlotte fut prise d'un frisson convulsif. Sa faible tenta-
tive pour prendre Patrick à son propre jeu lui semblait soudain
vouée à l'échec. Elle en aurait pleuré de rage et de frustration.
D'autre chose aussi une sorte de désir sans espoir pour une
135
satisfaction à laquelle, semblait-il, elle ne parviendrait jamais.
Elle fut pétrifiée en se sentant saisie par-derrière. Une
voix masculine demanda :
— Qui êtes-vous et que venez-vous faire ici, à cette
heure de la nuit ?
Elle poussa un cri étouffé et, quand l'homme lui permit
de se retourner pour lui faire face, elle lui braqua la torche
électrique en pleine figure. Il la lâcha pour se protéger les
yeux. Plus jeune que Patrick, il lui ressemblait un peu, en plus
trapu, plus massif.
— Eteignez ça ! s'écria-t-il avec colère.
Charlotte abaissa légèrement la torche.
— Etes-vous Andrew Meredith demanda-t-elle, avec un
calme affecté.
— Oui, répondit l'homme en battant des paupières. Qui
êtes-vous ?
— Charlotte Carlisle. Vous deviez m'accueillir à l'aéro-
port de Nandi, il y a plusieurs semaines. Vous vous rappelez ?
— Juste ciel ! marmonna-t-il, stupéfait. Alors, c'est vous
la représentante de l'agence ! Mais, reprit-il en retrouvant son
assurance, cela ne m'explique pas ce que vous faites ici.
Elle regarda autour d'elle.
— Vous vivez ici ? s'étonna-t-elle d'un ton incrédule.
— C'est mon affaire ! riposta-t-il.
Mais, comme s'il regrettait son impolitesse, il ajouta :
— Il y a une ancienne écurie, derrière. Encore à peu près
habitable. Je m'en sers quand je viens ici.
— Je vois.
— De toute manière, assez de questions, ma belle. Ce
que je fais ne vous regarde pas.
Elle le dévisagea et ne put s'empêcher de répliquer :
— Vous pourriez au moins m'expliquer pourquoi vous
n'êtes pas venu me chercher à Nandi !
136
Andrew Meredith s'agita, et ses pieds soulevèrent des
feuilles mortes, dont le vent s'empara pour les faire tourbillon-
ner. Le vent se faisait de plus en plus fort, se dit Charlotte, mal
à l'aise. Elle espérait que l'entretien ne durerait pas trop long-
temps.
— Alors ? reprit-elle. Que s'est-il passé ?
Il haussa les épaules.
— J'ai été retenu, marmonna-t-il d'un air maussade. Mais
pourquoi ne m'avez-vous pas attendu à Suva ? Vous n'aviez
aucune raison de venir ici. Vous deviez bien savoir qu'un jour
ou l'autre, je me manifesterais.
Charlotte commençait à en avoir assez.
— Le temps, c'est de l'argent, monsieur Meredith !
Elle repoussa de nouveau les cheveux qui s'obstinaient à
lui retomber sur les yeux.
— Ecoutez, ne pourrions-nous parler quelque part à l'abri
du vent ? J'espère pouvoir trouver un moyen pour régler cette
situation.
— Quelle situation ?
Elle eut un soupir d'impatience.
— C'est une question ridicule. Il existe une seule situa-
tion qui nous concerne l'un et l'autre. La cession de ce do-
maine à la Compagnie Belmain.
Il la considéra d'un air incrédule, avant d'éclater d'un rire
amer.
— Oh, Miss Carlisle, où étiez-vous donc, ces dernières
semaines ? Au Pays des Merveilles ? Il n'y a pas de situation.
Il n'y a plus de cession. L'affaire ne se fait pas !
Charlotte avait peine à se maîtriser. Elle se trouvait là, au
fin fond de la jungle, au milieu d'une tornade qui la cinglait de
coups de fouet ; elle avait dans les oreilles le rugissement
d'avalanche de la mer qui se brisait sur le récif, et cet homme
ne se montrait même pas poli.
137
— Je le sais, déclara-t-elle avec un calme voulu. Mais
voilà pourquoi je suis ici.
Une rafale faillit la renverser, et elle se rattrapa de jus-
tesse au tronc d'un arbre.
— Nous pourrions peut-être découvrir une solution. Rien
n'est jamais irrémédiable.
— Dans le cas présent, si.
— Mais pourquoi ? Qu'a donc fait Patrick ?
— Patrick ? répéta Andrew Meredith avec un rire sans
joie. Patrick n'a strictement rien eu à faire. On s'en est occupé
pour lui.
— Que voulez-vous dire ?
— C'est une longue histoire, Miss Carlisle, et je n'ai pas
envie de vous la conter.
Une main sur les cheveux, elle poussa un cri de colère.
— Mais il le faut ! J'ai fait tout ce chemin pour l'entendre.
Je vous en prie, monsieur Meredith, je dois savoir.
Il regarda autour de lui.
— Vous voyez tout cela ? fit-il d'une voix âpre. Magni-
fique, n'est-ce pas ? Des hectares de terre en friche. Tout y
abonde, sauf l'eau !
— L'eau ?
— Oui. Vous avez bien compris.
— Mais Manatoa possède toute l'eau nécessaire !
— Oh, oui. Ici aussi, pour une famille. Un cours d'eau
sort de la colline juste au-dessus de la maison. Mes parents
s'en servaient. Mais il en faudrait bien davantage pour un club
de vacances.
— Ne pourrait-on construire un réservoir ?
— Où ? Ce domaine est long et étroit. Il est presque im-
possible d'édifier quoi que ce soit sans empiéter sur le terrain
nécessaire à la construction.
— Et ne pourrait-on amener de l'eau depuis l'autre côté
138
de l’île ?
Ils devaient maintenant presque crier pour couvrir le hur-
lement du vent.
— Vous imaginez Patrick consentant à ce projet ? Il y est
farouchement opposé. Vous avez bien dû vous en rendre
compte, pendant votre court séjour ?
Charlotte avait l’impression d'être délivrée d'un grand
poids. Patrick Meredith n'était qu'indirectement responsable de
l'échec du projet. Et Evan ne pourrait guère la blâmer.
Ils entendirent soudain quelqu'un s'avancer vers eux
parmi les buissons. Andrew se retourna, et Charlotte le regarda
en fronçant les sourcils. A la faible lueur de la torche élec-
trique, elle vit une jeune Fidjienne, uniquement vêtue d'un
sarong de cotonnade fleurie, avec des cheveux noirs et crépus
coupés presque ras.
— Andy ! appela plaintivement l'arrivante. Andy ! Que
fais-tu ?
Il répondit d'un ton furieux :
— Retourne à la maison, Vika. Je t'ai dit de m'attendre.
Charlotte fit un pas en arrière.
— Cela ne fait rien, monsieur Meredith, intervint-elle
d'une voix tendue. Nous avons dit, je crois, tout ce qui pouvait
être dit.
La fille les rejoignit et, d'un geste possessif, entoura de
ses bras Andrew Meredith.
— Qui est-ce, Andy ? Que veut-elle ?
Elle lui caressait la nuque de ses lèvres.
— Je n'aime pas être seule,
Andrew jeta un regard exaspéré vers Charlotte, qui avait
peine à rester debout, tant la violence du vent augmentait d'ins-
tant en instant. La jeune fille le dispensa de toute explication.
— Je dois partir, déclara-t-elle. Mon absence pourrait
être remarquée.
139
Il parut sur le point de parler, mais Charlotte ne lui en
laissa pas l'occasion. Elle prit sa course à travers la jungle mais
ne tarda pas à s'apercevoir de son erreur : au lieu de se diriger
vers la palissade, elle s'était précipitée parmi les palmiers et se
trouvait maintenant sur la hauteur d'où l’on descendait vers la
plage et le lagon.
L'océan fouettait les lames sans relâche, et l'on avait l'im-
pression de voir la mer bouillir.
Bouillir ? Où avait-elle déjà entendu l'expression ?
Elle s'en souvint : l'un des enfants l'avait employée pour
parler de la mer avant le cyclone ! Mais il n'était pas question
de cyclone C'était une tourmente, à peine plus violente qu'en
Angleterre. Pourtant, le spectacle des vagues qui déferlaient
librement dans le lagon, si calme la fois précédente, était in-
quiétant.
Une lame énorme s'abattit soudain sur la plage, monta le
long de la dune sur laquelle se tenait la jeune fille et se répan-
dit dans un gargouillement autour du tronc d'un palmier. Cette
vague gigantesque fut suivie d'une autre qui paraissait capable
d'atteindre l’endroit où se trouvait Charlotte.
Elle combattit l'affolement qui la gagnait, fit demi-tour et
se jeta de nouveau parmi les palmiers pour aller retrouver
Andrew Meredith et la jeune Fidjienne. Mais ils n'étaient plus
là. Pourtant, elle devait les avertir. S'ils logeaient dans un bâ-
timent derrière la vieille maison, ils pourraient être en danger,
Si la mer continuait à monter à cette allure, il ne lui faudrait
pas longtemps pour submerger la vieille bâtisse.
Elle chancelait légèrement, dans sa lutte contre le vent,
mais elle atteignit le côté de la maison et cria :
— Monsieur Meredith ! Monsieur Meredith ! Andrew !
Elle y mettait toutes ses forces, mais le vent semblait em-
porter sa voix. Elle renouvela son effort, de nouveau sans
résultat.
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Derrière, la maison. elle vit seulement une masse
d'arbres. C'était ridicule, ils devaient bien être quelque part !
Elle s'essoufflait, et sa tête commençait à la faire souffrir,
mais elle continua de marcher, de plus en plus perdue au mi-
lieu de la végétation luxuriante. Toute crainte de la jungle
l'avait abandonnée, dans sa certitude des dommages que pour-
rait provoquer l'océan déchainé.
Epuisée, elle franchit une dernière barrière d'arbres et se
retrouva sur la plage. Elle restait là, à bout de souffle, presque
en larmes, quand une énorme vague déferla à ses pieds et
faillit lui faire perdre l’équilibre.
Elle se réfugia de nouveau dans la jungle et agita déses-
pérément la torche d'un côté à l'autre.
Un horrible pressentiment la saisit elle n'avait plus de
temps à perdre à chercher les autres. Elle devait elle-même se
trouver un abri. Le vent poussait des hurlements assourdis-
sants qui lui perçaient les tympans. Un instant, elle se retourna
vers l'océan qui avançait impitoyablement sur elle.
Alors, elle prit bel et bien la fuite, contre une force qui la
soulevait de terre et menaçait de la jeter à la mer. Où allait-elle
trouver refuge ? Elle ne savait plus où était la voiture, et, d'ail-
leurs, ce vent était bien capable de soulever le véhicule et de le
ballotter comme un jouet. Elle n'était pas en sécurité dans la
jungle ; certes, elle pouvait s'agripper aux troncs et aux
plantes, mais elle entendait des craquements, des grincements,
comme si la tempête essayait de déraciner les arbres.
Une branche emportée par le vent passa tout près de sa
tête ; elle se baissa pour l'éviter et se heurta le menton contre
un rocher. Un instant, elle crut entendre le fracas d'un arbre
abattu. Elle transpirait abondamment, et ses cheveux en dé-
sordre s'accrochaient à chaque obstacle qui lui barrait le pas-
sage. Mais elle était comme insensible à la souffrance, tout
entière livrée à ses efforts pour survivre, contre une force bien
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supérieure à la sienne.
Elle entendit une porte battre bruyamment et poussa un
petit cri. Toute cette course pénible avait été vaine : elle était
de nouveau devant la vieille maison.
— Oh, mon Dieu ! murmura-t-elle. Mon Dieu !
Elle était épuisée et ne pouvait plus courir. Elle était à
bout de forces. Une seule issue lui restait. Elle devrait braver la
tempête dans le refuge précaire qu'offrait la bâtisse en ruine.
Du moins y serait-elle à l'abri du vent.
Accrochée des deux mains à la balustrade vermoulue de
la véranda, elle sauta par-dessus l'endroit où s'était trouvé le
plancher et se retrouva sur le seuil. Au même moment, le vent
l'enveloppa ; elle s'accrocha aux montants de la porte, et il
faillit lui disloquer les épaules. Elle put enfin entrer et, sans se
soucier des milliers d'araignées qui pouvaient hanter les lieux,
repoussa le battant. Il y avait un loquet, mais incapable sans
doute de résister à la tempête. Pourtant, de chaque coté de la
porte, des restes de gonds indiquaient la présence ancienne de
volets intérieurs. Elle regarda désespérément autour d'elle pour
trouver quelque chose à glisser derrière les gonds, afin de
renforcer sa protection.
La maison vibrait sous les assauts du vent, mais les fon-
dations devaient être solides, car il ne semblait y avoir aucun
risque immédiat.
Charlotte regarda à ses pieds. Quelques lames du plan-
cher était à demi pourries ; l'une d'elles s'était même soulevée à
une extrémité et pointait dangereusement. Les mains trem-
blantes, la jeune fille la saisit et la détacha complètement du
sol, pour l'emporter jusqu'à la porte. Elle était un peu longue,
mais tenait derrière les gonds. Avec un soupir d'épuisement,
Charlotte se laissa glisser à terre. Elle aurait bien aimé avoir
une cigarette, pour apaiser la terrifiante sensation de fatalité
qui s'emparait d'elle. Le vent hurlait furieusement, des arbres
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s'abattaient avec fracas, et elle entendait sans cesse le martè-
lement féroce de la mer.
Celle-ci paraissait dévorer l’île. C'était horrible. Si seu-
lement elle était restée avec Andrew Meredith ! Du moins
n'aurait-elle pas été seule. C'était cette impression d'être le seul
être vivant au monde qui lui faisait perdre tout son sang-froid.

143
9

Elle ne sut pas combien de temps elle était restée là, blot-
tie près de la porte. Soudain, le tumulte d'une pluie battante
couvrit les autres bruits autour d'elle. Du toit à claire-voie se
mirent à tomber sur elle des fragments d'argile et de bois, mê-
lés à d'énormes gouttes d'eau qui ruisselaient sur ses joues et le
long de son cou. Elle dut chercher un endroit plus sec et fris-
sonna au contact des toiles d'araignées qui frôlaient son visage.
Combien de temps allait se prolonger l'ouragan ? Combien de
temps la bâtisse chancelante pourrait-elle résister à ce déchaî-
nement ? L'obscurité la rendait claustrophobe. Elle avait dû
éteindre la torche, pour conserver un peu d'énergie en cas
d'urgence. Elle s'attendait à entendre d'un instant à l'autre les
eaux tumultueuses de l'océan venir lécher les fondations de
son fragile abri et tout emporter sur son passage.
Pour la première fois, elle se demanda si Yvonne et son
père s'étaient éveillés et ainsi aperçus de la disparition de la
voiture. Dans ce cas, leur premier soin serait d'aller dans la
chambre de Charlotte. Et alors... Alors, quoi ? Ils n'allaient pas
s'aventurer à sa recherche dans cette tourmente. Tôt ou tard, la
tempête s'apaiserait, elle pourrait regagner la voiture et retour-
ner à la maison des Dupré. Peu importait l'épreuve qui l'atten-
dait. Elle avait au moins la satisfaction de savoir qu'elle avait
fait tout son possible.
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Le vent se faisait de plus en plus violent. Un horrible hur-
lement s'éleva tout près de la maison, et le sang de la jeune
fille se glaça dans ses veines. Le cri avait eu quelque chose
d'irréel. Certainement, aucun être humain n'aurait pu émettre
un tel son. Charlotte se leva et se pressa tout contre la porte,
comme pour empêcher une effrayante présence de pénétrer
dans la bâtisse.
Elle tremblait de peur, incapable de toute pensée cohé-
rente ou de distinguer un bruit d'un autre. Seul, le vent sem-
blait lui siffler aux oreilles, et elle les boucha de ses deux
mains.
Pourtant, elle discerna brusquement autre chose : la porte
avait vibré, et il y avait eu un bruit sourd, comme si quelqu'un
ou quelque chose avait tenté d'atteindre le seuil mais était
tombé entre les planches brisées de la véranda. La respiration
de Charlotte faillit s'arrêter. Personne ne pouvait être dehors
par ce temps.
Elle écouta, sans rien entendre d'autre qu'une sorte de
souffle haletant qui pouvait être un effet du vent. Mais le lo-
quet s'agita, et la voix de Patrick cria :
— Charlotte, êtes-vous là ?
Elle crut s'effondrer de soulagement.
Elle balbutia, en claquant des dents :
— O-ou-oui !
Ses mains maladroites s'affairaient déjà à dégager la
planche.
— Oh, oui !
Le battant s'ouvrit enfin. Patrick bondit par-dessus l'es-
pace vide entre les planches et se retrouva près de la jeune fille
qu'il faillit déséquilibrer. Elle s'accrocha à lui, tout en bredouil-
lant des explications, comme une enfant prise en faute. Il la
prit par les épaules et la secoua violemment, avant de l'écarter
de lui pour assujettir de nouveau la porte. Encore incapable de
145
croire à sa présence, après le cauchemar qu'elle venait de
vivre, Charlotte s'entourait étroitement de ses bras.
Patrick semblait absolument furieux, et non sans raison,
remarqua-t-elle tristement. Il ne montrerait aucune compré-
hension pour les raisons qui l’avaient amenée à Coralido. Elle
se remit à claquer des dents.
— Alors ? fit-il enfin. Vous êtes contente, je pense ?
Elle pressa ses mains l'une contre l'autre.
— Que… que voulez-vous dire ?
— Vous avez certainement choisi la meilleure méthode
pour faire perdre la tête à tout le monde ! Quelle était votre
intention ?
— Je... je voulais voir Andrew Meredith, bredouilla-t-
elle en frissonnant.
— Et vous l'avez vu ?
— Oui.
— Alors, que faites-vous seule dans cette bicoque ?
Elle ne pouvait maîtriser son tremblement.
— Je… je… je repartais. J’ai perdu mon chemin.
— Vous avez perdu votre chemin ? Et l'esprit aussi, sans
doute ! Vous n'êtes pas dans la banlieue de Londres, Miss
Carliste, mais dans le Pacifique Sud. Et ce n'est pas un orage,
mais un cyclone ! Par bonheur, Manatoa en a seulement con-
nu le contrecoup.
Charlotte le considéra d'un air incrédule.
— Vous voulez dire...
— Que vous auriez pu être tuée, oui ! hurla-t-il. Même
ici, dans ce refuge de fortune, vous courez le risque d'être
écrasée, si un arbre s'abat sur le toit. Quelle protection auriez-
vous ? Bon sang, Charlotte, vous ne saurez jamais par quels
tourments vous m'avez fait passer !
Elle avala convulsivement sa salive pour retenir ses
larmes.
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— Ne… ne criez pas, Patrick, murmura-t-elle d'une voix
tremblante. D'accord, j'ai été stupide, une fois de plus. Mais...
mais je devais voir Andrew Meredith, je devais savoir...
— Et qu'avez-vous appris ? lança-t-il en serrant les
poings.
— Oh… Il m'a parlé de l'affaire… de la raison pour la-
quelle elle avait échoué. Personne n'a… n'a pris la peine de…
de me donner des explications.
Elle était soudain haletante.
— Nous en avez-vous donné l'occasion ? gronda-t-il.
Bon, bon, nous en reparlerons. Où est le cousin Andrew ?
Terré dans son écurie ? Il n’était pas seul, sans doute. Voilà
pourquoi il ne vous a pas invitée à rester avec lui ?
— Comment… comment le savez-vous ?
— Peu importe, Je devrais lui en être reconnaissant, je
suppose. Il ne vous est pas venu à l'idée qu'il était peu conve-
nable et même dangereux de rendre visite en pleine nuit à un
inconnu ?
— Je ne comprends pas. Je venais le voir pour affaires.
— Oh, vraiment ? Et si les méthodes d’Andrew n'avaient
rien eu de commun avec celles d'un homme d'affaires, qu'au-
riez-vous fait ? Si l'ouragan n'avait pas éclaté, on n'aurait pas
remarqué votre disparition avant demain matin. Charlotte, il
aurait pu vous arriver n'importe quoi !
Elle se détourna en frissonnant.
— Il ne m'est rien arrivé. Il n'y a pas de mal.
Il s'approche d'elle, et son souffle lui effleura la nuque.
— Croyez-vous ? Pas de mal, dites-vous ?
Il l’obligea à se tourner vers lui:
— Etes-vous assez égoïste pour ne vous soucier de per-
sonne d'autre que vous ?
Elle joignit les mains sous son menton.
— Non, bien sur. Je… je vous demande pardon, si je
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vous ai causé de l'inquiétude.
Il la saisit aux épaules, et ses yeux parurent la dévorer,
comme la mer, un peu plus tôt, avait dévoré la plage. Il mur-
mura farouchement :
— Parler d'inquiétude est une expression bien faible ! J'ai
eu tour à tour envie de vous punir et de vous embrasser !
Comprenez-vous, Charlotte ? Je me moque de l'ouragan, je
me moque de ce que peuvent penser les Dupré. Nous sommes
seuls ici, peut-être en danger, et je ne peux penser qu'à vous !
Ses mains se nouèrent sur la nuque de Charlotte, et, des
deux pouces, il lui releva le menton pour la forcer à le regar-
der. Elle tremblait.
— Combien... combien de temps va durer la tempête ?
chuchota-t-elle.
Il jura à mi-voix.
— Dieu seul le sait ! Pourquoi ?
— Et personne ne nous sait ici… seuls ?
— Non.
— Alors, pourquoi vous ferais-je confiance, plus qu'à
votre cousin ?
— Je ne vous l'ai pas demandé, répondit-il.
Il pencha la tête et trouva ses lèvres.
Son baiser fut cruel, passionné. C'était l'aboutissement de
la peur et de l'inquiétude qui l'avaient assailli quand il s'était
aperçu de la disparition de la jeune fille. Il ne s'agissait de rien
d'autre, et elle le savait, mais elle ne put s'empêcher d'y ré-
pondre avec toute la douloureuse ferveur d'une émotion trop
longtemps contenue. C'était cela qu'elle avait voulu fuir. Elle
l'avait su, le jour où il l'avait embrassée dans la jungle, sans
toutefois vouloir l'admettre.. Elle l'aimait.
Un sanglot s'étrangla dans sa gorge, et elle s'arracha à ses
bras.
— Ne me touchez pas ! fit-elle entre ses dents.
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Il émit un juron violent. Sans un mot, il se retourna, libé-
ra la planche de ses supports et ouvrit la porte à la volée. Au
même instant, le vent et la pluie s'engouffrèrent à l'intérieur et
projetèrent Charlotte contre le mur d'en face. En même temps
montait le hurlement aigu qui l'avait effrayée avant l'arrivée de
Patrick. Celui-ci bondit par-dessus la véranda, et, à la lueur de
sa torche, elle aperçut un cochon sauvage qui fouillait dans les
buissons. Charlotte chercha désespérément sa propre torche
Patrick parti, l'obscurité la terrifiait.
Elle la trouva enfin, mais elle ne fonctionnait plus. Le
vent avait dû la briser.
Des larmes brûlèrent les yeux de la jeune fille. Elle se
laissa tomber sur le sol. Peu lui importait le vent qui se déme-
nait maintenant dans la maison comme une bête sauvage.
Plongée dans sa détresse, elle ne remarqua pas tout d'abord ce
qui se passait. Mais elle entendit soudain des grincements et
des grondements inquiétants et leva les yeux sans comprendre.
Le ciel était un peu plus clair que le toit de la maison et, à
travers les crevasses, il paraissait se mouvoir étrangement. Elle
comprit tout à coup. La bâtisse se désagrégeait lentement.
D'une minute à l'autre, le toit allait lui tomber sur la tête.
Le souffle coupé, elle chercha la porte à tâtons et traversa
péniblement la véranda en s'écorchant profondément les
jambes dans sa hâte. Il y eut un horrible craquement, puis un
autre. Au moment précis où elle s'éloignait en rampant, la
maison s'effondra sur elle-même, dans un terrible fracas. Char-
lotte se redressa à genoux. Patrick était parti. Andrew et sa
petite amie aussi. Comment allait-elle faire pour retrouver la
voiture ? Elle fondit en larmes.
Alors, elle entendit Patrick crier son nom. Il était affolé,
elle le savait au ton de sa voix. Elle le vit arriver devant les
décombres de la maison et entreprendre d'écarter les poutres et
les débris de ses mains nues.
149
— Oh, Charlotte, Charlotte... répétait-il.
Elle se releva, sur ses jambes chancelantes, et s'approcha
de lui d'une démarche trébuchante.
— Je... je suis là, Patrick, murmura-t-elle d'une voix
étouffée.
Il se retourna sans pouvoir y croire.
— Oh, Charlotte, gémit-il douloureusement.
Il la prit dans ses bras et enfouit son visage dans la cheve-
lure en désordre.
— Je vous croyais ensevelie, marmonna-t-il. Je vous ai
crue morte ! Oh, Charlotte, Charlotte chérie, pardonnez-moi
de vous avoir laissée seule. Mais je vous aime tant ! Je ne
supportais plus de vous voir devant moi, à me torturer, quand
j'avais seulement envie de…
Elle appuya ses mains contre la poitrine de son compa-
gnon et chercha à distinguer son visage dans la pénombre. Le
ciel s'éclaircissait par degrés. La pluie s'apaisait, le vent aussi.
— Vous m'aimez ! souffla-t-elle. Vous m'aimez !
Il lui prit le visage entre ses mains.
— Désespérément, Charlotte, Me croyez-vous ?
Et, miraculeusement, elle le croyait !

Quelques instants plus tard, ils étaient toujours dans les


bras l'un de l'autre quand Patrick leva la tète. Des gens appro-
chaient. A la lumière des torches, ils reconnurent Simon Du-
pré et Jim Ferris. Derrière eux venaient le Fidjien, Raratonga,
et Don Perdom.
Sur une brève étreinte, Patrick écarta doucement Char-
lotte et s'avança vers les arrivants.
— Ainsi, vous l'avez trouvée, s'exclama Simon Dupré.
— Oui, répondit Patrick, qui s'efforçait de retrouver son
calme. Y a-t-il beaucoup de dégâts ?
— Nous pouvons oublier cela pour l'instant, je crois, ri-
150
posta le médecin qui considérait Charlotte avec une certaine
inquiétude. Vous devriez avoir honte, jeune fille. Venir Jus-
qu'ici, par une nuit pareille, et dans votre état !
Elle réussit à sourire faiblement. Elle ne parvenait pas
encore à croire à la réalité de ce qui venait de se passer et elle
en voulait presque à ces hommes qui venaient la séparer de
Patrick.
Chez les Dupré, Yvonne attendait, calme et belle dans
une robe d'hôtesse vert jade. Elle considéra Charlotte d'un air
scandalisé.
— Vous aimez bien attirer l'attention sur vous, Char-
lotte !
La jeune fille était revenue dans la voiture du docteur
Dupré : on irait chercher celle d'Yvonne le lendemain matin.
Patrick avait pris la Land Rover et sans doute était-il rentré
chez lui. On était déjà aux premières heures du jour, et rien ne
semblait plus réel.
— Tara est-elle levée ? s'enquit le médecin. Charlotte a
besoin d'un bain.
— Je peux me débrouiller seule, s'écria la jeune fille.
Mais Simon secoua la tête,
— Non, mon petit. Tara est là. Vous êtes probablement à
bout de forces, même si vous ne vous en rendez pas compte.
Dans un bain chaud, parfumé au jasmin, Charlotte se dé-
tendit totalement. Tara lava ses cheveux et l'aida à se savon-
ner, avant de verser en abondance l'eau fumante sur ses
membres las. Charlotte demanda :
— Comment… comment M. Meredith a-t-il appris ma
disparition ? Je... je le croyais à Suva.
— Il y était. Il est rentré très tard dans la soirée. Chez lui,
naturellement. Mais, quand la tempête a éclaté, et qu'on a
constaté que vous étiez partie dans la voiture d'Yvonne, le
docteur a insisté pour faire prévenir M. Meredith.
151
— Et Yvonne ? dit Charlotte, la tête baissée.
Tara haussa les épaules.
— Yvonne voit seulement ce qu'elle veut bien voir. De-
puis votre maladie, tout le monde s'était rendu compte que M.
Meredith était plein de sollicitude pour vous. Un jour, même,
il vous a soulevée dans ses bras, le temps pour moi de changer
vos draps.
— Ainsi, ce n'était pas un rêve ! soupira Charlotte.
— Non, déclara Tara en souriant. Vous l'aimez ?
Elle parlait d'un ton tour à fait normal, et la jeune fille,
tout aussi simplement, répondit :
— Oui, je l'aime.
Quand elle se mit au lit, la fatigue la submergea, et elle
dormit profondément durant près de dix heures. Un peu après
onze heures, elle s'éveilla, reposée. Ce qui s'était passé la veille
au soir n'était-il pas simplement un rêve insensé ? Elle avait
désespérément hâte de voir Patrick et elle se doucha et s'habil-
la le plus vite possible.
Elle dut passer la robe rose qui avait appartenu à Yvonne,
mais c'était sans importance. Bientôt, elle pourrait aller cher-
cher ses propres vêtements à Suva, et Patrick la verrait enfin
élégamment vêtue.
Mais, en entrant dans le salon, elle y trouva Yvonne qui
s'entretenait avec Evan Hunter.
— Evan ! s'écria-t-elle. Vous êtes de retour !
Il vint à sa rencontre et lui prit les mains.
— Oui, je suis de retour. C'est une bonne chose, je crois.
Yvonne me racontait justement l'affolement dont vous avez
été la cause, hier au soir, Qu'est-ce qui a bien pu vous pousser
à aller voir Meredith ? Tout est fini.
Il n'avait pas l'air le moins du monde ennuyé, et elle fron-
ça lés sourcils.
— Vous ne m'en voulez donc pas ?
152
— Non, bien sûr. Pourquoi vous en voudrais-je ? D'ail-
leurs, la situation a été réglée de manière à contenter tout le
monde. Nous pouvons donc regagner l'Angleterre avec la
satisfaction du devoir accompli, dit Evan en souriant.
— Regagner l'Angleterre ? murmura la jeune fille,
Mais… Yvonne ne vous a donc pas annoncé...
— Quoi, au juste ? demanda Yvonne d'un air perplexe.
Charlotte rougit.
— A propos de Patrick, naturellement.
— Patrick ? répéta la jeune Française en plissant le nez,
Ah, à propos, j'ai un message pour vous... de la part de Patrick.
— Oui ?
Charlotte éprouva une vague appréhension,
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle.
— Il a dû s'en aller tôt, ce matin. Pour affaires, je crois.
En tout cas, il rn’a chargée de vous transmettre ses excuses il
ne sera pas là quand vous partirez, pour vous faire ses adieux.
— Ses adieux ? répéta la jeune fille, incrédule.
Evan la regardait avec curiosité.
— Oui, Charlotte. Nous partons aujourd'hui. Nous pour-
rons passer un jour ou deux à Suva, visiter la ville, vous per-
mettre de vous remettre entièrement avant de retourner à
Londres…
Mais Charlotte l'entendait à peine. Elle était sous le coup
d'un terrible choc, et les événements de la veille, pourtant bien
réels, lui paraissaient de nouveau incroyables. Elle se laissa
tomber dans un fauteuil.
— Vous sentez-vous bien, Charlotte ? questionna Evan.
— Mais naturellement ! s'écria vivement Yvonne, Euh...
Patrick a apporté ses affaires, ce matin. Peut-être pourriez-
vous les mettre dans la voiture, monsieur Hunter ?
Il haussa les épaules.
— Oui, si vous êtes sûre… Votre père a bien dit qu'elle
153
était en état de partir ?
— Certainement. S'il n'avait pas été appelé de bonne
heure pour un accouchement, il vous l'aurait confirmé lui-
même. Charlotte a simplement besoin maintenant, de repos et
de détente, ajouta-t-elle avec un charmant sourire.
Evan sortit, et Charlotte leva les yeux vers la jeune Fran-
çaise.
— Patrick est venu... ce matin ?
— Oui. Très tôt. Naturellement, il n'a pas voulu me lais-
ser vous réveiller. Vous étiez épuisée. Vous aviez besoin de
sommeil.
Charlotte regarda auteur d'elle.
— Avez-vous une cigarette ?
— Bien sûr, répondit gracieusement Yvonne.
La cigarette allumée, elle reprit :
— Je suis désolée, Charlotte. Je sais ce que vous ressen-
tez... Visiblement, vous vous êtes méprise sur le sens des rela-
tions entre Patrick et vous. Je vous avais bien prévenue...
La jeune Anglaise exhala une bouffée de fumée.
— Vous ne savez rien de nos relations.
— Oh, mais si. Je connais Patrick. Et depuis plus long-
temps que vous. Vous êtes très séduisante. C'était inévitable, je
suppose, mais...
— Assez ! fit Charlotte, les dents serrées.
Elle ne supportait pas de parler de Patrick avec Yvonne,
même si celle-ci n'avait que de bonnes intentions.
— Il a quitté l'île ce matin, dites-vous ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Je vous l'ai dit. Il est parti pour affaires. M. Hunter
était là; il pourra vous le confirmer. Si j'ai bien compris, tout
est arrangé entre eux : Patrick a trouvé un autre terrain pour la
Compagnie Belmain ; une île déserte, avec toutes les facilités
154
désirables. Il s'en voulait, je crois, de vous avoir trompée.
Charlotte avait l'impression qu'elle lui déchirait le coeur.
Yvonne reprit :
— Il voulait, je crois, s'éviter la corvée de se justifier à
vos yeux. Vous connaissez les hommes : ce sont parfois des
brutes...
— Vraiment ? remarqua du seuil une voix nonchalante.
Continuez, Yvonne...
— Patrick !
Yvonne le regardait comme si elle voyait un fantôme.
— Mais... je vous croyais parti pour Suva !
— J'en avais l'intention. Mais la tourmente a endommagé
l'hydravion. Je suis revenu pour demander à Evan s'il pouvait
me donner une place dans son appareil.
Son regard alla vers Charlotte qui s'était levée en chance-
lant et les observait tous les deux.
— Eh bien, Charlotte. Vous partez, me dit Evan ?
— Je... oui, je crois, balbutia-t-elle d'une voix hésitante.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? répéta-t-elle en secouant la tête. N'est-ce
pas évident ?
— La seule chose évidente, c'est qu'Yvonne ne vous a
pas transmis mon message. N'est-ce pas, Yvonne ?
— Elle.., elle me l'a transmis ! intervint Charlotte.
— Mais pas le bon, coupa Patrick avec fureur.
Il s'approcha de la jeune Anglaise, se pencha sur elle et
lui prit passionnément les lèvres.
— Détendez-vous, murmura-t-il. Je vous aime !
Avec un cri de colère étouffé, Yvonne sortit en courant
de la pièce, et Charlotte, hésitante, risqua :
— Deviez-vous... aviez-vous promis d'épouser Yvonne ?
— L'épouser ? Jamais ! Ecoutez-moi, Charlotte. Les
deux garçons sont dehors, dans la Land Rayer, Andrea et
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Simon se sont réconciliés. Ils se trouvent à Suva et m'ont de-
mandé de leur amener les petits. Je vous l'aurais dit hier mais
je n'en ai pas eu le temps. Voilà pourquoi je devais partir ce
matin. Avez-vous cru que je le faisais de gaieté de coeur ?
Quand je suis passé, Yvonne m'a dit que vous dormiez, et je
n'ai pas voulu vous réveiller. Je lui ai laissé mon message.
Dieu soit loué pour ce cyclone ! Si j'avais pu quitter l’île, je ne
vous aurais pas retrouvée à mon retour !
Il l'attira tout contre lui, A cet instant, Evan rentrait. Il
toussota, embarrassé, Patrick, à regret, libéra Charlotte.
— Tout va bien, Hunter, dit-il en souriant. Nous avons
éclairci la situation, Charlotte et moi. Elle nous accompagne à
Suva.
— Ah oui ? fit la jeune fille.
— Oui, fit-il d'un ton ferme. Ce serait une bonne idée, je
crois, si vous faisiez la connaissance de votre future famille.
N'êtes-vous pas de mon avis ?
— Vous ne m'avez pas encore demandée en mariage,
protesta-t-elle avec un ravissant sourire.
— Non ?
Patrick jeta vers Evan un coup d’œil de regret.
— Cela ne fait rien ; nous arrangerons ça plus tard. Etes-
vous prêt à partir, Hunter ?
— Oui. Si j'ai bien compris, je n'ai plus d'assistante ?
soupira Evan.
— C'est exact.
— Dire que si Meredith ne s’était pas lié avec cette Fid-
jienne, rien de tout cela ne serait peut-être arrivé !
Charlotte fronça les sourcils.
— S’agit-il de... de la fille que j'ai vue hier soir ? deman-
da-t-elle à Patrick. Qui est-elle ?
— La fille d’un chef, répondit-il avec un haussement
d'épaules. Andrew a été contraint de l'épouser, je crois.
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— Voilà pourquoi il n'est pas venu m'accueillir à Nan-
di !... Grâce au ciel ! ajouta-t-elle, avec un regard espiègle à
l'adresse de Patrick.
Evan tourna les talons et les laissa seuls un instant. Char-
lotte reprit, d'un air un peu tourmenté :
— A propos d'Yvonne... je suis vraiment désolée !
— Pourquoi ?
— Elle vous aime, j'en suis sûre.
Il l'attira vers lui.
— Yvonne n'est pas encore prête pour le mariage.
Elle lui passa les bras autour du cou.
— Aimez-moi, Patrick, murmura-t-elle.
— Je vous aime à la folie; affirma-t-il d'une voix sourde.
Sinon, pourquoi vous aurais-je retenue ici ?
Elle suivait du bout des doigts le contour de ses lèvres.
— Mais ce n'était pas l'unique raison, n'est-ce pas ? Vous
étiez bien décide à ne pas me laisser rencontrer Andrew avant
d'avoir eu l’occasion de tout compliquer !
Il eut un sourire énigmatique.
— Je veux bien l'admettre. Je vous en avertis, je peux me
monter sans scrupules quand ce qui m'appartient est menacé.
— Serait-ce une menace, mon chéri ? demanda-t-elle en
souriant.
Les lèvres de Patrick cherchèrent sa nuque, et elle le sen-
tit trembler contre elle.
— Oui, dit-il enfin, en l'écartant fermement. Ce que j'ai,
je le garde, y compris vous Mais, pour l'instant, nous avons
dehors deux enfants qui nous attendent, et un homme d'af-
faires qui s'impatiente. Et nous avons aussi un mariage à orga-
niser...

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