Les Langues Du Moyen Age Approches 1

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LES LANGUES DU MOYEN-ÂGE :

APPROCHES1

Astrid GUILLAUME
Maître de conférences à l’Université Paris IV – Sorbonne (EA4349)
Vice-Présidente de l’Observatoire européen du Plurilinguisme
([email protected])

À mon Maître,
le Professeur Claude Lecouteux,
qui, par ses enseignements et ses recherches,
a sensibilisé ses élèves à une
multitude de langues et écritures médiévales.
Qu’il en soit ici remercié.2

Intervenir sur un sujet tel que les langues du Moyen-Âge ou le plurilinguisme médiéval
nécessite de (re)définir les termes employés communément aujourd’hui.
Pour la période médiévale, il faudrait non pas parler de plurilinguisme au singulier mais de
plurilinguismes3 au pluriel car le plurilinguisme médiéval est pluriforme, et non seulement de
langues mais également de codes, de signes, de symboles, d’écritures et d’alphabets divers
permettant de communiquer de différentes façons. La question de la langue sera moins ici de
savoir si tous les critères caractérisant une langue sont bien réunis mais davantage de définir s’il y
a échanges d’informations comprises par l’ensemble d’un groupe donné ou pas.
Durant les dix siècles d’évolution que représente la période médiévale4, communément située
entre les Ve et XVe siècles, une multitude de langues, certaines bien établies, d’autres en devenir,
se sont côtoyées, entrecroisées, influencées. Des langues qui n’existent plus ou qui au Moyen-Âge
n’étaient encore qu’à un stade premier de leur évolution5 par rapport à celles que nous parlons
aujourd’hui, des langues qui ont été remplacées par d’autres6 ou qui ne sont plus utilisées
désormais qu’en tant que langues de spécialité dans certaines sphères religieuses, juridiques ou
scientifiques alors qu’elles occupaient jadis une place de premier choix7. Dans d’autres cas, il ne
s’agit pas de véritables langues au sens où nous l’entendons aujourd’hui mais de moyens de
communication tout aussi efficaces, compris par une majorité ou quelques rares initiés.

Cet article présentera donc quelques-unes de ces innombrables « langues » que le médiéviste
peut être amené à côtoyer s’il veut faire le tour d’une thématique médiévale par exemple8. Car si
dans de nombreux domaines de recherche des sciences humaines, il est utile de parler plusieurs
langues européennes ou autres, dans le cadre des études médiévales, il est indispensable de
comprendre ce que j’ai appelé ailleurs non pas les langues mortes ou langues anciennes mais les
langues d’hier ou langues des origines, souvent elles-mêmes associées à des systèmes de codes

1
Cet article est le prolongement d’une conférence donnée le 10 décembre 2008 dans le cadre du séminaire
doctoral Variétés et Enjeux du plurilinguisme du Professeur Christos Clairis, Ecole Doctorale 180 « Sciences
humaines et sociales : cultures, individus, sociétés » de l’Université Paris V – René Descartes, (à paraître
également en format papier).
2
Qu’il soit également sincèrement remercié pour les nombreux documents authentiques qu’il m’a transmis et
dont certains se trouvent dans cet article.
3
Ce sont plus ici les plurilinguismes du médiéviste d’aujourd’hui qui nous intéresseront que les
plurilinguismes des populations médiévales, mais l’un révèlera l’autre dans une certaine mesure.
4
Fort injustement considérée comme une période de « régression intellectuelle » par les représentants des
siècles qui suivirent.
5
Ancien français, allemand médiéval, italien médiéval, anglais médiéval, islandais médiéval, grec, etc.
6
Celte, latin médiéval, etc.
7
Latin classique.
8
Ici nous avons repris quelques textes qui parlent de lycanthropes ou loups-garous dans plusieurs langues
d’hier, pour voir d’autres textes sur la question lire Claude LECOUTEUX, Fées, Sorcières et Loups-garous :
e
histoire du double au Moyen Âge, Paris, Imago, 1992. 3 éd. mise à jour, Paris, 2001 et Elle courait le garou :
lycanthropes, hommes-ours, hommes-tigres, une anthologie, Paris, J. Corti, 2008.
1
et symboles, tellement répandus, qu’ils en deviennent de véritables « langues parallèles » utilisées
dans le cadre de « mondes » parallèles plus ou moins reconnus par les sociétés et religions
d’antan.
Parler oralement ou couramment l’ensemble de ces « langues » d’hier n’est pas l’objectif du
chercheur d’aujourd’hui, il est très rare que le médiéviste soit amené à les parler, en revanche être
en mesure de les transcrire, traduire et comprendre, ou de connaître d’autres experts qui les
comprennent9, est indispensable pour entrer dans nombre de problématiques interculturelles où
les langues se croisent et s’entremêlent pour révéler des messages ou au contraire pour mieux les
dissimuler aux non-initiés.
C’est pourquoi j’ai divisé cet écrit en trois grandes parties : nous verrons tout d’abord les
langues vulgaires, ensuite les latins en présence et enfin les « langues » parallèles s’inscrivant
dans des mondes parallèles.

Les langues vulgaires ou vernaculaires : rappel historique géopolitique

Avant de commencer, faisons un bref rappel historique pour mieux comprendre une situation
linguistique des plus complexes car des plus instables. Les langues que nous parlons ont connu
une lente évolution pour parvenir au stade que nous leur connaissons aujourd’hui, sous l’influence
de contacts linguistiques croisés au moment des grandes invasions des IVe-Ve siècles, époque
durant laquelle l’Europe est alors en pleine mutation et transformations politiques, religieuses et
culturelles, et où des mouvements de populations ont lieu venant de l’est, du nord et du sud,
occasionnant des contacts de peuples et de langues sans précédents. De ces osmoses des
cultures, qui ne se firent pas sans heurts, il nous reste des racines communes ou emprunts à
d’autres langues ou familles de langues.

Cette carte, qui présente l’Europe à la fin du IVe siècle et les mouvements de populations les
plus diverses du moment (Angles, Saxons, Goths, Huns, Wisogoths, Alamans, Suèves, pour ne
citer que les plus connus), est sans doute la manière la plus simple et la plus rapide d’évoquer
sans entrer dans le détail la multitude de langues et de contacts linguistiques qu’a pu connaître le
Moyen-Âge européen.

Partage de l’Empire romain en 395


© Carte Hachette Multimédia

Un tel choc des populations a laissé des traces linguistiques que nous portons aujourd’hui
encore au cœur de nos différentes langues européennes, qui sont autant des témoins
représentatifs de notre histoire que les grands événements qu’elle a connus.

9
L’Ecole doctorale 1 Mondes anciens et médiévaux de l’Université Paris Sorbonne (Paris IV) est l’une des
rares en France à posséder un beau vivier d’experts maîtrisant bon nombre de ces langues d’hier.
2
Ces multiples langues parlées à cette époque, appelées langues vulgaires, de vulgus le peuple, et
aussi multiples que les cultures qu’elles véhiculaient, vont avoir autant de variantes régionales
(orthographiques, syntaxiques, morphologiques) qu’il y a de régions et pour ainsi dire autant de
variantes villageoises qu’il y a de villages. C’est donc sur ce plan également que la tâche du
médiéviste, amené à travailler sur textes anciens authentiques, se complexifie considérablement,
quand, en plus de devoir étudier des langues anciennes, encore profondément instables
syntaxiquement, il doit approcher des textes qui présentent de nombreuses « irrégularités »
régionales10. Aussi, n’est-il pas rare au sein des manuscrits de constater des variantes
orthographiques plurielles, un même terme pouvant être orthographié parfois d’une vingtaine de
manières différentes. Prenons pour illustrer cette richesse ou instabilité orthographique l’exemple
de Teufel (diable en allemand), cité par Claude Lecouteux, que l’on peut être amené à retrouver
dans la même langue, à savoir ici en allemand médiéval, au moins sous toutes ces formes :

Tiuvel, tiufil, tievel, tiubil, tiufel, tiuel, tueulle, túfel, túffel, thiufal, thûvil, diubil, diuvol, diuval, tewfel,
tewffel…11

Dans un tel contexte d’instabilité de l’écrit due à une grande diversité de prononciations, le
principal ennemi du médiéviste du XXIe siècle dans la retranscription des textes médiévaux va être
ses réflexes d’homme moderne habitué à parler une langue maternelle aux règles grammaticales
bien établies à l’écrit comme à l’oral. Approcher des documents authentiques populaires
médiévaux et certaines langues vulgaires nécessite de faire totalement abstraction de toute
régularité grammaticale et exige de développer des réflexes de reconnaissance des formes
lettriques permettant une ouverture d’esprit totale devant toute innovation morphologique. Parfois
écouter les mots en faisant abstraction de leur graphie-même peut permettre de reconnaître un
son, puis approximativement un mot et seulement enfin un sens, qu’il faudra de toute façon
repréciser en fonction d’un contexte, lui-même bien souvent mouvant…
Ces langues vulgaires sont certes fort anciennes mais restent pour la plupart lisibles et
compréhensibles12, au prix d’un petit ou d’un grand effort. La transcription d’un manuscrit tel que
les Serments de Strasbourg (842) ne pose pas de difficultés, la traduction non plus, même si les
deux langues ci-dessous reproduites (langue romane et langue tudesque) ne présentent aucune
logique grammaticale établie et restent très marquées par le latin, témoins ces deux extraits où la
langue latine joue encore à cache-cache avec la langue vulgaire mais sans parvenir désormais à
prendre le dessus…
Louis Le Germanique, en langue romane:
Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro comun saluament, d'ist di in auant, in quant Deus sauir et podir me
dunat, si saluarai eo cist meon fradre Karlo et in adiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra saluar
dift, in o quid il mi altre si fazet. Et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai qui meon uol cist meon fradre Karle in
damno sit.

Charles Le Chauve, en langue tudesque:


In Godes minna ind in thes christianes folches ind unser bedhero gealtnissi, fon thesemo dage frammordes, so fram
so mir Got geuuizci indi mahd furgibit, so haldih tesan minan bruodher, soso man mit rehtu sinan bruodher scal, in
thiu, thaz er mig sosoma duo ; indi mit Ludheren in nohheiniu thing ne gegango, zhe minan uuillon imo ce scadhen
uuerhen. 13

Ce qui se confirmera par la suite, quelques siècles plus tard (XIIe siècle), les dernières traces
purement latines sont en voie de disparition et des règles grammaticales propres à la langue
française s’affirment,

10
Pour en avoir un bel aperçu, lire LECOUTEUX Claude, Elle courait le garou, éd. José Corti, 2008.
11
LECOUTEUX Claude, L’Allemand du Moyen-Âge, Brepols, Turnhout, 1996, p. 33, chapitre 2. Les
graphies.
On peut ajouter que chez Hildegarde de Bingen, on trouve duivel.
12
Nous verrons que ce n’est pas le cas de toutes les langues parallèles.
13
Traduction communément admise : Pour l'amour de Dieu et pour le salut du peuple chrétien et notre salut
à tous deux, à partir de ce jour dorénavant, autant que Dieu m'en donnera savoir et pouvoir, je secourrai ce
mien frère, comme on doit selon l'équité secourir son frère, à condition qu'il en fasse autant pour moi, et je
n'entrerai avec Lothaire en aucun arrangement qui, de ma volonté, puisse lui être dommageable.
3
Que nos deffende, que nos gart
De ces garous et de ces leus
Et de ce pont tant perilleus.
Cil lou desvé, cil lou garoul
Ce sunt diable que saul
Ne puent estre de nos mordre.14
qui laisseront place un siècle après la fin du Moyen-Âge (XVIe siècle) à une langue plus régulière
et normée, et plus du tout « latinisée » au sens où elle l’était encore au IXe siècle :

Extraict des regiftres du greffe


de la Cour du parlement de Dole (1574)

Toutes les langues vulgaires médiévales européennes suivront la même voie de la


régularisation grammaticale, mais avant d’y parvenir, elles prendront ici cette forme en islandais
médiéval :
Það er nú að segja að Sigmundi þykir Sinfjötli of ungur til hefnda með sér og vill nú fyrst venja hann með nokkuð
harðræði. Fara nú um sumrum víða um skóga og drepa menn til fjár sér...15

Là, cette forme en anglais médiéval :


Nis nan swa yfel seeaða, swa is deofol sylf; þonne moton þa hyrdas beon swiðe wacore ... þaet se wod-freca were-
wulf to swyðe ne slite, ne to fela ne abite of godcundre heorde.16

Ou encore celle-ci en gothique ancien (IVe siècle) :


17
Atta unsar, thû in himinam, Vater unser, du in Himmeln,
weihnai namô thein, geweiht werde dein Name dein,
quimai thiudinassus theins, es komme Herrschaft dein, es
wair ai wilja theins, werde Wille dein
swe in himina, jah ana airthai. wie im Himmel auch auf Erden.
hlaif unsarana thana sinteinan Brot unseres dieses fortwährende
gif uns himma daga, jah aflêt uns gibt uns (an) diesem Tag, und ablasse uns das
thatei skulans sijaima, was wir schuldig sind,
swaswê jah weis aflêtam sowie auch wir ablassen
thaiù skulam unsaraim. denen, die uns schuldig sind.
jah ni briggais uns in fraistubnjai, Und nicht bringest uns in Versuchung,
ak lausei uns af thamma ubilin. sondern löse uns ab von dem Übel.
untê eina ist thiudangardi denn dein ist das Reich
jah mahts jah wulthus in aiwins,. und die Macht und Glanz in Ewigkeit.
18
Amên Amen.

14 e
Extrait d’un poème du XIII siècle de Gautier de Coincy, vers 532 sq.
15
Il faut dire maintenant que Sigmundr estima Sinfjötli trop jeune pour perpétrer la vengeance avec lui, il
voulut l'habituer d'abord à quelques rudes épreuves : qu'ils aillent, pendant l'été, en divers lieux dans la forêt,
qu'ils tuent des hommes pour acquérir de l'argent...
16
Il n’existe pire être nuisible que le diable lui-même… les pâtres doivent être sur leurs gardes… afin que le
loup-garou affamé n’étrangle et ne morde pas trop (de gens) du troupeau spirituel (= de leurs ouailles).
17
Tous les ‘th’ du gothique ancien sont également reproduits à l’écrit par ‘þ’, soit thu = þu ; thein = þein, etc.
18
Il s’agit ici à gauche d’un Notre Père en gothique ancien datant de 350, traduit à droite en allemand
moderne de manière tout à fait fidèle à ce que nous connaissons aujourd’hui de cette prière en français.
4
Le plurilinguisme paléographique
En plus de ces multiples langues vulgaires syntaxiquement instables, les types d’écritures
divergent considérablement d’une partie de l’Europe à l’autre et évoluent en fonction des époques.
Chaque période médiévale a ainsi eu son style d’écritures, qui représentent autant de formes de
plurilinguismes paléographiques que doit gérer le médiéviste d’aujourd’hui en fonction des textes
et périodes qu’il est amené à étudier.
Les plus anciens écrits que nous avons pu retrouver de cette époque pré-médiévale ou
médiévale sont gravés dans la pierre, le bois, le fer, sur des épées, des casques, sur des cornes
en or19, sous la forme de runes :

Runes de la pierre de Kylver (Ile de Gotland)

Les runes, principalement connues aujourd’hui dans les sphères ésotériques, où elles
permettent de lire l’avenir aux personnes crédules, étaient jadis l’écriture des populations d’Europe
du Nord, même si vers la fin du Moyen-Âge et au-delà, on les retrouve dans d’autres régions
européennes, mélangées alors à d’autres langues vulgaires utilisées dans ce cas pour dissimuler
un message comme nous le verrons ultérieurement.
Transcrire les runes est chose aisée, un tableau d’équivalences permet de dégrossir puis de
retranscrire certains messages, ce qui facilite la démarche du chercheur, en comprendre le sens,
en revanche, est bien souvent une autre affaire...

Table des équivalences runiques

L’écriture caroline qui a émergé sous l’influence de Charlemagne au IXe siècle lors de la
Renaissance carolingienne est également d’une transcription facile, elle est rapidement identifiable
car très régulière et propre :

Ecriture carolingienne ou
e
écriture caroline - IX siècle

19
Cf. la corne en or de Gallehus.
5
Par opposition à l’écriture mérovingienne qui l’a précédée, qui était, elle, nettement moins
accessible :

L’une des écritures mérovingiennes :


e
l’écriture cursive – VII siècle

La période mérovingienne a eu au moins quatre types d’écritures : l’écriture demi-onciale (VIe


siècle), l’écriture minuscule, l’écriture cursive et l’écriture franco-gallique. Elles présentent la
particularité de ne pas séparer les mots, ce qui en rend l’accès encore plus complexe aux
néophytes.
Les siècles qui suivirent connurent des copistes plus ou moins scrupuleux, payés à la page,
certains négligeant leur tâche n’hésitaient pas à raturer et faire des annotations en marge. Cette
page des Annales de Tacite en est un bel exemple :

e
Annales de Tacite, XI siècle,
Caractères lombards, Mont Cassin

Bref, on est bien loin ici de manuscrits richement ornés et superbement écrits comme le Livre
des Heures du Duc de Berry du début du XVe siècle, modèle d’enluminures et d’écriture
mondialement connu, qui relève des beaux manuscrits enluminés à ranger dans la catégorie
manuscrit rare réservé à la haute noblesse.

Latin classique versus latin médiéval : Les différents latins


En effet, s’il est une période qui fonctionne en castes, c’est bien la période médiévale, connue
pour sa pyramide féodale qui sépare la société en trois ordres : ceux qui pensent en haut, ceux qui
se battent au centre et ceux qui travaillent majoritaires et en bas. Dans le cadre de cette division,
les langues jouent un rôle primordial car ceux qui pensent, qui prient et qui ont le pouvoir d’agir
possèdent également une langue que le peuple ne comprend pas, une langue de pouvoir.
En effet, au milieu de toutes ces langues vulgaires règne en maître une langue qui a traversé les
temps : le latin. Il apparaît avant 75 avant Jésus-Christ sous la forme d’un latin archaïque, mais
ses deux grandes périodes fastes vont être la période antique où l’on parle alors le latin classique,
appris aujourd’hui encore par les collégiens et lycéens, et la période médiévale, où l’Eglise au
pouvoir l’utilise comme lingua franca.
6
Le latin parlé et écrit par l’élite médiévale est également un latin classique, alors en concurrence
avec le latin vulgaire (entre les IIe et VIIIe siècles) ou latin médiéval (IXe-XVe siècles), moins
normés parlés par certains marchands et nobles cultivés20. Est introduit dans ce latin vulgaire des
attributs propres aux langues vulgaires comme des prépositions, des déclinaisons, qui ne
correspondent plus à celles bien définies du latin classique, ou de nouvelles racines venant des
langues vulgaires.

Texte de Giraud de Barri ou Giraldus Cambrensis,


Topographia Hibernica II, 19, 1188,
(The History and Topography of Ireland)

En effet, de ces deux formes latines simultanées naîtront en français, mais également dans
d’autres langues européennes, deux racines différentes pour une multitude de mots (ludere –
jocare – jouer ; domus – casa – maison ; magnus – grandis – grand ; equus – caballus – cheval,
etc.).
Le latin classique reste la langue de la théologie, des sciences et du droit dans toute l’Europe
médiévale chrétienne, seuls sont en mesure de devenir de grands érudits des clercs formés dans
des écoles et universités qui n’enseignent qu’en latin. L’évangélisation de peuples qui ne
comprenaient pas le latin permettra aux langues vulgaires de faire leur apparition à l’écrit puis
lentement de supplanter le latin, qui ne disparaîtra pas pour autant puisqu’à la Renaissance il
revient en force sous l’impulsion des Grands Rhétoriqueurs, on parle alors du XVe au XVIIe siècle
un latin humaniste. Le latin est toujours très employé aujourd’hui dans les sphères vaticanes et
religieuses, bien sûr, mais également scientifiques et juridiques. Il est l’une des rares langues au
monde à avoir réussi à se maintenir à travers l’histoire en tant que lingua franca dans des
domaines de spécialité bien précis. Le qualifier de langue morte est particulièrement inapproprié et
ironique quand on sait que depuis le XVIIe siècle, on parle de latin moderne. Et pour cause, il sert
toujours pour nommer les espèces végétales et animales que l’on découvre chaque année.
Au Moyen-Âge, le latin est également la langue des plus grands écrits philosophiques et
théologiques de St Augustin à St Thomas d’Aquin, d’Abélard à Nicolas de Cues, le substantiel
s’écrit en latin dans une société où le peuple ne sait ni lire ni écrire et se réfugie dans ses langues
vulgaires et parallèles…

Les « langues parallèles » des mondes parallèles médiévaux…


Les auteurs du Dictionnaire des langues imaginaires, qui ont répertorié 1100 langues toute
époque confondue, expliquent le fonctionnement de ces langues autres ainsi :

20
Hildegarde de Bingen utilise le latin médiéval, c’est une mystique mais elle n’est pas considérée comme
une érudite, elle se qualifie elle-même de « faible femme sans instruction ». Dans plusieurs de ses
e
ouvrages, on trouve des incursions de la langue vulgaire, à savoir l’allemand du XII siècle ou moyen haut
allemand.
7
- La simplification - grammaticale ou morphologique - d’une langue donnée.
- La création d’un nouveau lexique ou d’une nouvelle syntaxe, qui conserve intacte la
morphologie d’une langue.
- La création d’une morphologie nouvelle et d’un nouveau lexique.
- L’effort pour transcender toutes les données des langues naturelles afin de parvenir à une
nouvelle langue, artificielle, supposée plus exacte que les autres ou plus expressive. 21
Ce que nous appelons ici les langues parallèles médiévales ne sont donc pas forcément des
langues au sens où Gustave Guillaume et Ferdinand de Saussure l’entendaient, elles font
cependant partie intégrante d’un univers mystérieux qui a permis au Moyen-Âge de revenir en
force d’abord au XIXe siècle par l’intermédiaire des romantiques et aujourd’hui par le biais du
cinéma et de la science fantasy.
Ce qui fait en effet le grand succès de la période médiévale qui connaît aujourd’hui une
renaissance via également les jeux vidéos et autres jeux de rôles, ce n’est pas son système
politique dictatorial, quoique les adolescents s’en amusent et l’exploitent, ce sont surtout ses
croyances en tous genres : le Moyen-Âge est partagé entre une érudition de très haut vol tournée
vers la scolastique, la philosophie au service de l’adoration divine et, à côté de ces grandes idées
théologiques, un peuple, pour la grande majorité totalement analphabète, porté sur des pratiques
et croyances païennes durement réprimandées par l’Eglise au pouvoir22. Se côtoient deux mondes,
un monde du visible et un monde de l’invisible qui a ses propres règles et ses propres langues.
Dans le cadre de ces croyances populaires, des charmes, des bénédictions, des superstitions en
tous genres23 se maintiennent bien au-delà du Moyen-Âge et, dans ces contextes parallèles de la
sorcellerie, de la magie, de l’alchimie, de l’ésotérisme, de l’astrologie ou de l’astronomie, les
sciences divinatoires et autres mancies en tous genres sont utilisées de « nouvelles » langues,
adaptées et adaptables à « raison », comme c’est le cas dans ce manuscrit du XVe siècle qui mêle
des runes et de l’allemand médiéval pour mieux interdire l’accès du message au profane :

Invocation du diable
e
XV siècle

21
Dictionnaire des Langues imaginaires, Paolo ALBANI, Berlinghiero BUONARROTI, Les Belles Lettres,
Paris, 2001.
22
Même si localement quelques prêtres de campagne ne négligeaient pas l’idée d’arrondir leurs fins de mois
en utilisant quelques croyances païennes également appelées en fonction des circonstances magie
chrétienne ici pour protéger un troupeau, là pour désensorceler une âme en dérive, voire pour mille autres
raisons.
23
Sur ces sujets, lire les ouvrages de Claude LECOUTEUX, entre autres, Le Livre des Grimoires: aspects
e
de la magie au Moyen Âge, Paris, Imago, 2002, 3 éd. augmentée, 2008 ; Démons et Génies du terroir au
Moyen Âge, Paris, Imago, 1995.
8
Dans les sphères plus érudites, en particulier en cosmologie, mais également en médecine et en
astrologie24, on utilisait d’autres types de langues de signes. Les plus experts avaient recours à ce
type de signes pour évoquer, parfois invoquer, les astres.

Seuls les initiés ont alors la clef de ces signes, attribués à des planètes qui ne sont rien d’autres
que des Dieux, un Ciel d’esprits actifs et bienfaisants ou malfaisants, mais qui peuvent être utilisés
dans toute autre forme de contextes. Ces caractères « planétaires », également employés pour
brouiller des messages plus que pour les révéler, vont apporter au monde du symbolique médiéval
une diversité de langages et de possibilités d’interprétations ici associées aux couleurs, aux
métaux, aux animaux, là aux végétaux, aux minéraux, aux formes géométriques ou à l’espace, à
tout ce que la vie et la nature offrent au quotidien de manière explicite ou implicite.
Les méthodes de dissimulations d’informations deviennent alors multiples. Les auteurs littéraires
médiévaux sont connus pour dissimuler des messages dans les lettrines des débuts de chapitres
de leurs oeuvres, qu’il suffit de réunir pour trouver l’énigme, comme c’est le cas par exemple dans
le manuscrit du Tristan de Gottfried von Strassburg, derrière les lettrines duquel il a caché son
nom. La difficulté de transcription est là bien minime, ce qui n’est pas le cas du décodage du
fameux manuscrit de Voynich, qui daterait du XIIIe siècle et dont l’un des nombreux auteurs
supposés, Roger Bacon, s’amuse en déclarant :

Ne serait pas sain d’esprit l’homme qui écrirait un secret d’une toute autre façon que celle qui la
dissimulerait du vulgaire et la rendrait intelligible seulement avec difficulté même aux scientifiques et aux
étudiants consciencieux.

Objectif atteint ! On ne parvient à l’heure actuelle toujours pas à comprendre ce manuscrit tant la
langue secrète en est complexe25.

24
L’astrologie au Moyen-Âge est une science au même titre que les mathématiques ou la rhétorique.
25
La langue du manuscrit de Voynich est tellement mystérieuse et sa logique tellement complexe à décoder
que certains chercheurs malheureux ont fini par penser qu’il s’agissait d’une supercherie. Si c’est le cas, on
ne peut qu’admirer l’intelligence de cette supercherie, sur laquelle de nombreux chercheurs, et pas des
moindres, ont risqué nombre d’hypothèses au fil des siècles, en vain certes.
9
Extrait du manuscrit de Voynich

Il est vrai que les possibilités de codage d’un message sont innombrables, déjà au Moyen-Âge :
transformer les valeurs des lettres en chiffres ou des chiffres en lettres, dissimuler un texte
cohérent dans un texte incohérent, introduire des caractères ésotériques pour brouiller un
message classique, écrire à l’envers, avoir recours à la guématria hébraïque, à la kabbale, à des
opérations mathématiques, pire faire des mélanges de ces différentes méthodes sont monnaie
courante. Les médiévistes briseurs de codes ont fort à faire pour décoder ces écrits26. La
cryptographie et la stéganographie, telles qu’elles sont savamment appelées aujourd’hui, n’ont pas
attendu les services secrets actuels, grands experts en la matière, pour prendre les formes les
plus diverses au Moyen-Âge.

La sphère mystique a également ses langues parallèles, autres que le latin, à savoir la
glossolalie, la langue des anges ou la langue de Dieu27. Hildegarde de Bingen, connue pour avoir
eu des visions et entendu des voix qu’elle a retranscrites sous forme de chants d’extase, de textes
et de dessins est également célèbre pour avoir créé la langue inconnue, la lingua ignota,
considérée comme la langue de Dieu, car c’est Dieu qui parle à travers elle :

Tu écriras ces choses, non en langage humain puisqu’elles ne t’ont pas été dévoilées sous cette
forme mais dans la langue qui t’a été révélée d’en haut et puisse Celui qui détient la lime en gommer les
aspérités et la rendre intelligible aux oreilles des hommes.28

26
Pour en voir quelques beaux échantillons, lire Claude LECOUTEUX, Charmes, conjurations et
bénédictions : lexique et formules, Essais 17, Paris, Champion, 1996.
27
Umberto Eco les range avec les « langues oniriques, inventées de manière non-intentionnelle, comme les
langues des aliénés, les langues exprimées en état de transe, les langues des révélations mystiques […],
les cas de glossolalie », in La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, 1994, p. 15.
En tout état de cause, il s’agit de langues spontanées.
28
Hildegardis ingensis Epistolarium, pars prima, éd. L.Van Acker, Turnhout, Brepols, CCCM 91, 1991, Lettre
au pape Anasthase, VII, 79-85, p. 19-22.
10
L’alphabet de la Lingua ignota
de Hildegarde de Bingen29

Il s’agit d’une langue constituée de 1011 mots, chiffre loin d’être innocent dans l’esprit médiéval,
car il réunit en son sein trois fois le chiffre 1, symbole de l’unicité divine, additionnable en un 3,
symbole de la Trinité, l’un et le multiple donc, problématique théologique médiévale fondamentale,
représentée sous la forme du chiffre 1011 qui ici devient un chiffre sacré. La langue d’Hildegarde
réunit ces 1011 mots dans une glose hiérarchisée et trilingue, dont la hiérarchie se comprend
ainsi : Dieu est le premier mot (Aigonz, Deus, Goth)30 et le grillon (cainz, cicado, - ) le dernier.
Faut-il s’en étonner de la part d’une mystique qui a transformé la musique en musique sacrée, le
grillon étant l’un des rares insectes à émettre un son unanimement apprécié comme une musique,
émanant de l’un des plus petits animaux.

Il y a bien d’autres langues parallèles au Moyen-Âge, il faudrait plusieurs thèses sur le sujet
pour espérer en faire le tour « exhaustif ». Nous ne saurions cependant achever cette présentation
sans évoquer encore deux langues bien spécifiques appartenant aux mondes parallèles.
Tout d’abord, la langue d’Adam, qui fit couler beaucoup d’encre également au Moyen-Âge.
Quelle langue Adam pouvait-il bien parler au paradis ? La langue de Dieu ? Une langue unique
mais intrinsèquement plurielle ? Si l’on en croit l’étude de Abdelfattah Kilito, « Au commencement,
Adam maîtrisait toutes les langues »31. On serait donc passé d’un plurilinguisme inné lié à l’espace
unique du Paradis à un monolinguisme forcé dû à la dispersion des hommes sur terre et à la
diversité linguistique de l’Après-Babel, la diversité dans l’unité plurilingue du paradis s’inversant
alors d’un coup pour devenir, cruel paradoxe, « l’unité dans la diversité »32 monolingue.
Nous terminerons enfin avec une trop brève allusion à une langue grandement usitée au
Moyen-Âge, la langue du silence, pratiquée dans les monastères ou par les ermites et érudits en
signe d’adoration divine par le retrait du monde, témoignage silencieux puissant d’un isolement
intellectuel recherché, accompagné d’un recueillement spirituel profond.
Une langue du silence, peut-être interculturelle et atemporelle, sur laquelle il y aurait pourtant
tant et tant à dire…

29
Arnaud DE LA CROIX, Hildegarde de Bingen, La Langue inconnue, Alphée, 2008. Lire aussi Laurence
e
MOLINIER, « Un Lexique trilingue du XII siècle : la lingua ignota d’Hildegarde de Bingen », in Lexiques
bilingues dans les domaines philosophique et scientifique, Turnhout, Brepols, 2001, pp. 89-111.
30
La première langue est la langue inconnue, la deuxième le latin, la troisième le moyen haut allemand.
31
Cf., La Langue d’Adam et autres essais, Abdelfattah KILITO, Editions Toubkal, 1999, Casablanca,
chapitre « Un Eden babélien », pp.23-28.
32
« L’unité dans la diversité » est un slogan bien connu de l’Union européenne qui a la fâcheuse tendance à
nous conduire tout droit vers le monolinguisme du tout-anglais.
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Références bibliographiques

Paolo ALBANI, Berlinghiero BUONARROTI, 2001, Dictionnaire des Langues imaginaires, Paris,
Les Belles Lettres.
Hildegarde DE BINGEN, 2003, La Symphonie des Harmonies célestes, éd. Rebecca Lenoir,
Editions Jérôme Million.
Hildegarde DE BINGEN, 1991, Hildegardis ingensis Epistolarium, pars prima, éd. L.Van Acker,
Turnhout, Brepols, CCCM 91, Lettre au pape Anasthase, VII, 79-85, p. 19-22.
Arnaud DE LA CROIX, 2008, Hildegarde de Bingen, La Langue inconnue, Paris, Alphée.
Umberto ECO, 1994, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, Paris, Seuil.
Astrid GUILLAUME, 2002, « Importance du détail, détails d’importance pour l’étude comparée
médiévale », in Le Parti du détail, enjeux narratifs et descriptifs, N°7, Paris, éditions Minard,
pp. 49-62.
Abdelfattah KILITO, 1999, La Langue d’Adam et autres essais, Casablanca, éditions Toubkal.
Claude LECOUTEUX, 2008, Elle courait le garou : lycanthropes, hommes-ours, hommes-tigres,
une anthologie, Paris, J. Corti.
Claude LECOUTEUX, 2008, Le Livre des Grimoires: aspects de la magie au Moyen Âge, Paris,
Imago, 3e éd. Augmentée.
Claude LECOUTEUX, 1996, L’Allemand du Moyen-Âge, Turnhout, Brepols.
Claude LECOUTEUX, 1996, Charmes, conjurations et bénédictions : lexique et formules,
Essais 17, Paris, Champion.
Claude LECOUTEUX, 1995, Démons et Génies du terroir au Moyen Âge, Paris, Imago.
Claude LECOUTEUX, 1992, Fées, Sorcières et Loups-garous : histoire du double au Moyen Âge,
Paris, Imago, 3eéd. mise à jour, Paris, 2001.
Laurence MOLINIER, 2001, « Un Lexique trilingue du XIIe siècle : la lingua ignota d’Hildegarde de
Bingen », in Lexiques bilingues dans les domaines philosophique et scientifique, Turnhout,
Brepols, p. 89-111.

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