Bouddhisme Hindouisme Et Non Dualite
Bouddhisme Hindouisme Et Non Dualite
Bouddhisme Hindouisme Et Non Dualite
Védanta et hésychasme
par Jacques Vigne
Ce texte est une étude sur christianisme et hindouisme, en particulier l'hésychasme, cad la mystique
des Pères du désert, et le védanta. Il montre comment les mystiques chrétiens tendent à la non-dualité
et pratiquaient l'arrêt du mental et le silence comme dans le yoga. Il parle dela opsychologie de
l'ascèse, du pourquoi des excès ascétiques, du lien entre solitude, austérités et pouvoirs psychiques. Il
aborde aussi la sublimation de la sexualité en spiritualité. Après une histoire de la non-dualité en
Occident il montre comment celle-ci y est promise à un grand avenir, et ce en quoi elle peut faire
évoluer les conceptions chrétiennes sur la grâce, la création; l'évolution; le personalisme et la notion
de dissolution de l'égo dès cette vie, c'est à dire le libéré vivant.
La marche, de par sa répétition rythmée, favorise une régulation du cours des pensées. Si elle
est associée à la répétition d'une formule sacrée; elle peut mener à un arrêt du mental et à un
état supérieur de conscience. Il est courant chez les pèlerins de tous les pays de pratiquer la
prière répétitive. Dans le christianisme, les Récits d'un pèlerin russe (1) sont célèbres pour
cela, ainsi qu'en Inde les Carnets de pèlerinage de Swami Ramdas (2) J'ai été tellement
fasciné par ce pouvoir de la répétition sur l'esprit -qu'elle soit répétition du pas ou répétition
d'une formule sacrée - que j'en ai fait le sujet de ma thèse de médecine.(3) Ce que je
pressentais au moment où je rédigeais ce travail, c'est que les techniques répétitives
normalement associées dans l'esprit des gens à la prière et à la pensée positive, peuvent
également apporter une contribution importante au développement de la psychothérapie. Une
des limitations de celle-ci est qu'elle se fonde presqu'exclusivement sur l'observation du
mental, au moins dans sa forme classique inspirée par la psychanalyse; mais cette observation
ne représente qu'une moitié des possibilités d'approche de l'esprit dans les voies spirituelles.
La seconde moitié est constituée par des techniques concentratives, consistant en un
mouvement répétitif de l'attention qui revient sans cesse à l'objet sur lequel elle a décidé de se
fixer.
Je suis heureux d'écrire sur ce sujet en Inde, sur les bords du Gange, juste avant de rentrer en
retraite pour cinq mois environ. Il peut sembler paradoxal de parler du silence, mais d'autres
ont fait son éloge avant moi (6): en attendant que ce silence ne devienne l'objet de notre
expérience, que peut-on avoir comme plus beau sujet de réflexion pour occuper notre mental?
La psychologie n'est pas totalement étrangère aux vertus du silence: l'abstention du psychiatre
a une efficacité en soi, car il constitue une acceptation implicite et déculpabilisante du mental
de son patient et de son existence en tant que tel; cependant, il faut se tourner vers les
pratiques de méditation pour que le sujet lui-même essaie de devenir silencieux. Les
thérapeutes sont trop fascinés par les bruits de l'intellect, les fausses notes de la
psychopathologie et le grondement sourd des pulsions ébranlant l'inconscient pour jamais
penser à écouter le grand calme qu'il y a derrière, ou en dessous de tout cela. En ce sens, on
peut dire que le silence est le grand refoulé de notre psychologie moderne. notons d'ailleurs
que la philosophie et la théologie l'avaient déjà passablement mis à l'écart de leurs
préoccupations. Pourtant, l'homme ordinaire a une intuition juste du silence quand il aime
aller dans la nature. Là, les images ne sont plus porteuses de messages calculés comme dans
les villes pleines d'enseignes et de publicités. La nature n'a rien à lui dire de spécial, et c'est
peut être pour cela qu'il aime bien sa compagnie.
Pour rentrer dans le vif du sujet, quelques réflexions déjà sur le vocabulaire: en sanskrit,
silence se dit mauna, et celui qui a fait un voeu de silence est un mauni. Il peut parfois tenir ce
voeu pendant douze ans, comme en ce moment Chandra Swami de la lignée Udasin près de
Dehra-Dun au pied de l'Himalaya (cf 'L'Art de la Réalisation', Albin Michel). Quant à la paix,
elle est considérée comme le neuvième et dernier sentiment (rasa), en quelque sorte la base à
partir de laquelle tous les autres existent. En grec, le terme hésychia est utilisé pour désigner à
la fois la paix et le style de vie des solitaires. Nous nous intéresserons directement à cette
expérience de l'hésychia sans détailler l'histoire du mouvement auquel il a donné lieu,
l'hésychasme, qui a imprégné de son parfum toute la mystique de l'Eglise d'Orient.
Un autre terme signifiant la tranquillité est apathéia, l'absence de passions. Il ne s'agit pas
bien sûr de l'apathie, état de paresse, mais d'un état de pureté où tous les mouvements du
mental sont arrêtés. C'est un état de surconscience ayant une analogie profonde avec le
samadhi hindou. Pour les Pères, l'amerimnia -absence complète de soucis- se révèle
pratiquement toujours une vertu. Dans ce sens aussi, une sage de l'Inde de notre siècle, Ma
Anandamayi, disait en des mots simples: 'Le non-souci, voilà la méditation suprême'. Un autre
mot signifiant la tranquillité est èrémia, ressemblant fort, mis à part l'accent de la première
lettre, à érémia, le désert. Dans les mots mêmes, les deux notions sont associés. En latin, paix
se dit 'pax', et elle a eu une telle importance dans le développement du monachisme
occidental qu'elle est devenue la devise de l'ordre bénédictin.
Dans ce texte, je resterai proche du témoignage direct des moines et je ne me lancerai pas
dans des spéculations théologiques lourdement marquées par la culture. Le rapprochement des
pensées montrera que l'idée d'un sommet commun à toutes les mystiques n'est pas un leurre
ou un vœu pieux. Je me suis laissé guider dans mon choix des paroles des Pères et des sages
de l'Inde par mon intuition, basée elle-même sur l'expérience intérieure que j'ai pu développer
depuis huit ans que je vis en Inde. J'ai bénéficié aussi de l'expérience de Vijayananda auprès
duquel je vis depuis cinq ans environ: ancien médecin français devenu disciple de Ma
Anandamayi, il vit et pratique la méditation selon le védanta depuis plus de quarante ans en
Inde. S'il n'est pas un Père du désert, il mériterait, du fait d'avoir vécu dix-sept ans ermite en
Himalaya, le nom de 'Père de la montagne'.
Ramana Maharshi exprimait la même idée par une image traditionnelle. 'Le silence est l'océan
dans lequel toutes les rivières des religions viennent se jeter.' Après avoir parlé de l'arrêt du
mental dans le védanta et le christianisme, nous envisagerons la méthode qui permet d'y
arriver, c'est à dire l'ascèse, en faisant une étude critique du sens de la souffrance et du corps
chez les Pères par rapport à la tradition hindoue. Enfin, et avant de conclure, nous ferons part
de quelques réflexions sur la technique de l'hésychasme comparée au yoga.
Quand on est parvenu à ce dernier stade, le Soi se révèle, c'est le samadhi. Lorsque le lac est
calme, on peut en voir le fond. Cela ne signifie pas que le silence soit un état de torpeur.
Ramana Maharshi disait que les gens croyaient le sage paresseux parce qu'il pouvait rester
longtemps immobile; mais en fait, il est comme une toupie qui tourne tellement vite qu'on ne
la voit même plus se mouvoir. Le silence du vrai gourou est l'enseignement le plus fort: c'est
par lui que Dakshinamurti, le sage adolescent, a transmis la Connaissance du Soi aux quatre
rishis qui étaient déjà des vieillards. Les foules qui venaient voir Ma Anandamayi, ou qui
maintenant viennent voir Ma Amritanandamayi, peuvent rester simplement des heures à
regarder le gourou sans avoir besoin de discours ou de prédication. Un jour, quelqu'un
demanda à Ma Anandamayi: 'Dites-moi votre expérience' Ma répondit: 'Pour ce faire, cela
supposerait qu'il y ait toujours quelqu'un pour expérimenter, ce qui n'est pas le cas ici (c'est la
façon dont Ma parlait d'elle-même). Tout ce qui peut être exprimé par des mots ou par le
langage est une création de l'esprit. ' (9)
On croit que le silence est inactif, mais c'est en fait une création qui ne cesse pas. On pourrait
le comparer au libre courant de l'électricité dans un fil; de temps à autre, il arrive à un
instrument et le fait fonctionner, sinon, il s'écoule de lui-même. La rencontre d'un vrai maître
peut donner l'expérience du silence. Nisargadatta Maharaj disait: 'Avant le moment où j'ai
rencontré mon guru, je savais tant de choses: Maintenant, je ne sais rien...Je me connais moi-
même et je ne trouve ni vie ni mort en moi, seulement l'être pur.' (10) Avec le 'Je suis celui
qui suis' divin, la phrase de la Bible qui attirait le plus Ramana Maharshi était: 'Faites
silence... et sachez que je suis Dieu.' (Ps 46, 11)
L'une des nombreuses méthodes de méditation possible consiste à observer l'esprit entre les
pensées et à y percevoir le silence. C'est une technique également utilisée en Occident,
notamment chez les Chartreux. Il faut bien comprendre que si toutes les techniques
spirituelles s'acheminent vers le silence, elles ne le créent pas car il est déjà là, il n'est autre
que le Soi. 'Celui qui a perdu sa bourse en un moment de distraction peut la retrouver en
calmant son esprit et en se demandant où il a pu l'égarer. Quand il a retrouvé cette bourse
perdue, on ne peut dire que le fait de calmer son esprit ait créé cette bourse. De même, le
contrôle de votre esprit n'est pas la cause de la Réalisation du Soi, bien qu'il soit toujours là,
vous ne le reconnaissez pas, même avec un esprit contrôlé, parce que vous n'en avez pas
l'habitude'. (11)
Dans le védanta, on aime bien prendre comme analogie du samadhi le sommeil profond: étant
un état dépourvu d'images oniriques, il représente le silence des formes. De plus, la distinction
entre l'observateur, ce qui est observé et l'observation disparaît comme fondus en une seule
masse de conscience (prajna-ghana, terme employé dans les Upanishads). Le samadhi a la
même force centripète considérable que le sommeil profond, mais à la place d'être inconscient
il est surconscient.
Si l'on veut se repérer dans la hiérachie des expériences spirituelles et savoir ce qu'il est
important d'accomplir, il faut faire la distinction entre manolaya et manonasha -
respectivement la dissolution et la destruction du mental. La dissolution est définie comme un
phénomène réversible, alors que la destruction, elle, est définitive. Les germes des samskaras
(conditionnements passés) sont morts, comme dans l'eau qu'on a bouillie ou dans des graines
qu'on a grillées à la poêle. Ma Anandamayi parlait souvent de la distinction entre le vide,
shunya, et le grand vide, mahashunya, qui corrrespond à peu près à la différence que nous
venon d'établir. Les auteurs chrétiens parlent de la fausse et de la véritable hésychia. Il est
important de savoir cela afin de ne pas confondre une banale -bien qu'utile à son niveau-
expérience de relaxation profonde et le véritable grand Silence qui correspond à un niveau
beaucoup plus élevé, celui des sages confirmés.
Le christianisme et l'hésychia
Dieu préfère se manifester dans l'hésychia -'la voix d'un silence subtil' comme il l'a fait
comprendre à Elie (I R, XIX, 12) sur le mont Horeb. Celui-ci venait de faire égorger quatre
cent cinquante prophètes de Baal au Mont Carmel (I R XVIII,40). En ne se montrant ni dans
le tremblement de terre, l'ouragan ou le feu, Dieu a clairement fait sentir à son prophète qu'il
n'était pas pour l'utilisation des méthodes violentes. De même, le Christ, en quittant ses
disciples, leur a dit: 'Je vous laisse ma paix'. Pour savoir en quoi consiste cette paix, nous
pouvons interroger les Pères du désert. Leur conseils directement orientés vers la manière de
tirer profit de la retraite et d'obtenir le silence du mental ont finalement une portée plus
universelle que les spéculations théologiques ou les élaborations christologiques ou encore
ecclésiologiques. Evidemment, les définitions qui tentent d'évoquer l'hésychia ont une portée
limitée; elles sont comme le battant à la porte d'une maison: on frappe, mais on ne sait si la
porte va s'ouvrir, ni qui on trouvera derrière.
Isaac le Syrien (appelé aussi 'deNinive') évoque l'hésychia quand 'tout ce qui est prière cesse
et que l'âme prie en dehors de la prière...Le saint s'oublie alors complètement en laissant tout
ce qui est de ce monde, n'ayant plus en lui aucun mouvement vers quoi que ce soit.' (15) Il y a
trois degrés de silence: le cloître, où le novice goûte la paix du mode de vie monastique qu'il
découvre, 'l'arène' qui correspond à la période où l'énergie intérieure s'éveille et où il faut
apprendre à la maîtriser pour l'orienter vers le divin, et le troisième degrés est 'le 'port' où le
moine jouit de l'assemblage de tous les biens, de la source de lumière, où il est même appelé
dieu et frère du Christ.' (16)
Jean Climaque, qui passa sa vie au Monastère Sainte-Catherine au pied du Mont Sinaï et qui a
inspiré par son ouvrage L'échelle sainte tout le monachisme postérieur, ne tarit pas d'éloges
sur le silence conscient: 'Le silence, avec la connaissance, est la mère de la prière, la
délivrance de la captivité, la préservation du feu...le compagnon de l'hésychia, l'adversaire du
désir d'enseigner...l'artisan de la contemplation, un progrès invisible et une ascension secrète.'
Il est intéressant de noter que les deux derniers degrés du progrès spirituel d'après Jean
Climaque sont l'apathéia (l'absence de mouvements mentaux) et la charité. Là, on retrouve la
vacuité et la compassion, deux qualités suprêmes et inséparables du bouddhisme mahayana.
L'apathéia est la nature même de l'âme, les passions y sont surajoutées...' (18) Ce qui revient à
dire que le but de la pratique est de retrouver sa vraie nature -expression qui fait penser à
l'enseignement du zen affirmant que chaque être a la nature de Bouddha (19).
L'hésychia naît de la mort de la prière au sens habituel du terme; Isaac le Syrien dit: 'Tout ce
qui est fait de prière, ou peut être prié, est en-deçà de la spiritualité. Et ce qui est spirituel est
d'un ordre qui exclut mouvement et prière. (20) Le pseudo-Denys est encore plus laconique
pour parler de ce type d'expérience: 'L'extase au-delà de soi-même et de tout.( (21) Pour l'être
ordinaire, le silence est une coupure, pour le moine c'est une union. Cet état est à rechercher
avec intensité, car il est déifiant en lui-même 'Avoir soif de l'hésychia déifiante' dit un des
Pères. Pour cela, un sentiment d'irréalité du monde, comme dans le védanta, est une phase
nécessaire. Autre analogie frappante avec le non-dualisme hindou: par la purification de son
mental, le moine se transforme en pure conscience; l'abbé Bessarion fit cette réflexion; 'Le
moine doit être comme les chérubins et les séraphins, uniquement œil.' (22)
C'est une idée courante en Inde que l'amour supérieur (parabhakti) conduit à la connaissance
(jnana); un moine actuel du Mont-Athos, qui sans doute ne connaît guère l'enseignement non-
duel de l'Inde, en arrive à la même expérience: 'L'apathéia est le but; alors l'homme est
comme Dieu. Il n'ya plus en lui de mauvaises pensées, il n'est plus esclave des passions, il est
devenu amour, sans émotion, sans désir; il est' (26). Cet être silencieux est vaste comme un
ciel sans nuage et sans vent: 'Un nuage ne peut se former sans un souffle de vent; de même,
une passion ne peut naître sans un mouvement de pensée.' (27)
Pour avoir cet espace de liberté et de silence, le moine peut aussi partir à l'étranger (xénitéia).
Là, il ne sera plus troublé par le milieu qu'il a quitté, et il ne comprendra pas pour peu les
bavardages autour de lui. Toutefois, il ne semble pas que tous les Anciens aient atteint cet état
d'hésychia. L'un d'eux confiait: 'En vérité, cela fait soixante-dix ans que je porte l'habit, et
aucun jour je n'ai trouvé le repos...' (28) Est-ce à cause de cette difficulté, ou pour d'autres
raisons que le monachisme postérieur semble avoir mis moins clairement l'accent sur
l'hésychia que les premiers Pères? Ne se sont-ils pas laissé envahir par le rituel et la récitation
des textes, certainement bonne pour calmer l'esprit des novices, mais plus discutable pour des
mystiques qui ont atteint la maturité. Dans ce sens, en Occident, la condamnation du
quiétisme, liée beaucoup à des intrigues de cour, n'a-t-elle pas été dommageable? La mystique
des moines doit-elle être obligatoirement du type de celle des paroissiens, sauf qu'ils y sont
investis à plein temps? N'ont--ils pas cédé au piétisme ambiant en craignant de perdre par la
voie directe de l'hésychia les consolations que leur apportait l'image qu'ils se sont faite de
Jésus? Il semble qu'un moine actuel du Mont-Athos aille dans ce sens lorsqu'il dit: 'Quelques-
uns ont entendu les paroles de Jésus; bien peu ont entendu son silence.' (29)
Chapitre II
Psychologie de l'ascèse
Ceux qui commencent à s'intéresser à la voie spirituelle ont souvent une fausse notion de
l'ascèse. Il y a une tendance à prendre prétexte des excès ascétiques de l'histoire monastique
pour laisser tomber tout effort et ne rien faire. Entre ces deux extrêmes, il y a un juste milieu à
trouver; pour cela, nous allons explorer en profondeur l'ascèse excessive, puis définir ce en
quoi consiste l'ascèse juste -comment se dés identifier du corps sans le malmener- et chercher
quelles sont les causes qui, dans la tradition chrétienne, ont particulièrement favorisé l'ascèse
violente.
Les moines ne sont pas des gens ordinaires. Ils développent par leur pratique une
concentration de l'esprit et une intensité peu commune. Pour comprendre les difficultés qu'ils
rencontrent, les théories élaborées par des psychologues qui n'ont aucune expérience de la
retraite et de la méditation soutenue sont de peu d'intérêt. Après avoir étiqueté l'ascèse de
'masochisme', ils n'ont plus grand chose ni à dire ni à comprendre. Par contre, une
psychologie spirituelle comparée peut fournir des références solides dans d'autres traditions.
Nous parlerons donc des notions d'ascèse juste et de dé identification du corps à la fois en
Inde et dans le christianisme. En Inde, l'ascèse excessive était très répandue au temps du
Bouddha. Il s'y était lui-même essayé, puis a défini la règle du juste milieu. La corde de
l'instrument de musique ne doit être ni trop tendue ni trop desserrée pour pouvoir donner le
son juste. Les anthologies de paroles des Pères du désert évitent les propos ascétiques à
outrance; en revanche, j'ai eu la curiosité de lire quelques-uns de leurs ouvrages complets, et
l'on y trouve des propos d'un ascétisme effrayant mêlés parfois à des paroles sublimes. Nous
allons tenter d'éclaircir cela.
La surenchère de l'ascèse était un fait tellement courant dans le christianisme qu'on lui a
donné un nom spécial: l'épascèse. La référence à la Croix du Christ était la justification
officielle de ces excès. Saint Paul lui-même n'hésitait pas à dire 'Je meurtris mon corps et le
traîne en esclavage' (Cor 9,26) Il parle aussi de toutes les épreuves qu'il a endurées, la faim, le
froid, les persécutions, etc...Celles-ci sont devenues une sorte de référence pour les moines,
bien que leur absence de vocation missionnaire les exposait a priori beaucoup moins aux aléas
d'une vie active et itinérante. Macaire, un des premiers anachorètes après Saint Antoine, a
donné du moine une définition sans ambiguïté: 'Est moine celui qui se fait violence en toute
chose' (1) Cela paraît bien loin de la douceur de l'hésychia...
Commençons par un exemple caricatural d'ascèse violente: 'saint' Eusèbe s'était attaché une
chaîne autour du cou qui était reliée aux reins également; comme elle était trop courte, il était
obligé de se tenir constamment courbé. Il a gardé cet instrument en permanence pendant
quarante ans, jusqu'à sa mort. Cet exemple illustre de manière physique, si l'on peut dire, le
risque évident de déviation pathologique qui se cache derrière le besoin 'd'humiliation
volontaire'. Un autre moine, lui, était resté vingt ans sans lever les yeux(3)...Autre exemple: à
la suite de Saint Siméon le Stylite, il était devenu de bon ton de grimper sur une colonne en
guise de cellule. Comme il était cependant difficile de rester seul, les stylites se regroupèrent
en communautés. L'une d'entre elles, à Gethsémani, le lieu de l'agonie et des grandes
souffrances du Christ comme par hasard, comptait une centaine de membres. Parfois ils ne
s'entendaient pas, surtout s'ils étaient de tendances théologiques différentes, et s'invectivaient
d'une colonne à l'autre. (4)
A d'autres endroits existaient les 'brouteurs' qui avaient fait le vœu de ne se déplacer qu'à
quatre pattes et de manger de l'herbe ou ce qu'ils trouvaient par terre, mais sans se servir des
mains. (5) L'abbé Bessarion, quant à lui, avait passé quatorze jours les bras en l'air en prière.
Une ascèse courante dans le monachisme oriental est celle des larmes. Pleurer diminue le sens
de l'égo, la tendance à la colère et aux désirs. En ce sens, la componction (penthos) est
présentée comme l'arme de choix du moine. Là encore, les excès étaient nombreux et la limite
avec une dépression masquée plutôt floue. L'abbé Arsène avait tant pleuré qu'il en avait perdu
les cils, un autre moine avait pleuré sans discontinué pendant deux ans jour et nuit (7). En
principe, ces larmes devaient être comme celles de l'enfant, mêlées de douceur et de joie; mais
le glissement vers la dépression franche (acédie) était facile. Les larmes sont un message de
l'enfant pour faire venir la mère. Si elle n'arrive pas, une réaction de désespoir est possible.
Les dernières paroles d'un certain nombre de moines expriment la peur de la damnation, ou de
pécher durant les dernières heures qui leur restent à vivre. Cela n'est pas un signe de réussite.
Dans le genre ascétique, Jean Climaque est un bon cas à étudier. Rentré au monastère à l'âge
de seize ans, il se met sous la férule de l'Abbé Martyrius -déjà tout un programme! Plus tard,
il écrivit l'Echelle sainte, le livre de chevet de l'abbé de Rancé, le réformateur ascétique de la
Grande Trappe au XVIIe siècle. Parmi de sages propos sur la prière et les étapes de la vie
spirituelles, on trouve des perles de ce genre: 'Les personnes les plus avancées que j'ai
rencontrées dans le désert étaient des moines sincèrement convaincus d'être indignes, d'avoir
échoué dans leur vocation.' (8) Ou encore: 'Les esprits mauvais, flagellés par ta prière,
s'enfuiront comme devant le feu.' (9) L'envie de boire (de l'eau!...) doit être combattue par la
pensée des flammes de l'enfer, la soif des opprobres est un signe de perfection. Il conseille
aux moines d'être 'comme des prisonniers dans des mines frappés à toute heure par leurs
geôliers.' (10) On n'est pas loin, ici, du camp de concentration spirituel... Le poison du péché
contamine alors aussi les moyens de salut: 'A chaque communion, prie pour que ce ne soit pas
pour ta condamnation.'
Avant de nous pencher sur la psychologie des excès d'ascèse, essayons déjà de comprendre ce
qu'est l'ascèse juste et le rapport équilibré du méditant au corps. A mon sens, l'ascèse juste
consiste à accepter les souffrances qui viennent d'elle-même, et l'ascèse excessive à s'en créer.
Un Père disait: 'Il ne suffit pas de renoncer à sa vie, il faut la haïr.' (12). Ces propos pourraient
constituer une définition de l'ascèse excessive. Par opposition, l'ascèse juste me semble
évoquée par Simone Weil à propos de l'humilité: 'Ce qui s'approche le plus de la véritable
humilité, c'est l'intelligence.' L'épascèse a bien sûr déjà été critiquée à l'intérieur même de la
voie chrétienne. L'abbé Poemen disait; 'Tout ce qui dépasse la mesure vient des démons.' (13).
Cependant, Poemen, en voulant adoucir sa position, ne peut s'empêcher de faire rentrer de
nouveau en scène les diables, et retombe ainsi dans un conflit de contraires sans fin. Par
contre, la Bhagavad-Gita, le grand texte spirituel hindou, prend soin de préciser simplement
que le yoga n'est pas fait pour ceux qui mangent trop ou trop peu, ni qui dorment trop ou trop
peu. Pas de questions de diables là-dedans. Et la voie du Milieu s'avère tellement importante
dans le bouddhisme qu'elle a donné son nom à une de ses écoles principales, le Madhyamika.
Il est intéressant de noter qu'ici le mot milieu n'est pas utilisé dans son acception commune; le
'milieu' entre le froid est le chaud n'est pas le tiède, mais un troisième terme qui dépasse la
dualité froid-chaud.
Cependant, il serait injuste de dire qu'il n'y a pas d'intuition du dépassement des paires
d'opposés chez les Pères. Grégoire le Théologien disait: 'Se prendre pour un grand pécheur est
plaisant, tout autant que de se considérer comme saint ou génial. Mais se regarder tel qu'on
est, ni plus haut ni plus bas, semble médiocre.' (17) La colère contre les passions, signe d'un
dualisme de débutant, doit être évitée, et Isaac le Syrien conseille: 'Mieux vaut repousser les
passions par le souvenir des vertus plutôt qu'en leur résistant.' Saint Nil disait également: 'La
prière commence par les pleurs et la contrition, mais il ne faut pas que ce moyen contre les
passions devienne lui-même une passion.' (18) Un autre indice du dépassement des dualités se
manifeste dans la capacité de certains moines à accepter les tentations avec reconnaissance; à
moins que ce ne soit qu'un symptôme du goût immodéré pour les souffrances qu'on s'inflige.
Dans le contexte dévotionnel, la grâce est ce qui peut sauver de la triste dualité du combat
indéfini entre le Bien et le Mal, mais encore faut-il qu'elle soit présente. Dans le cas contraire,
on retombe dans une autre dualité, celle de lm présence ou de l'absence de grâce, dualité qui
est une grande pourvoyeuse d'angoisses dans l'évolution spirituelle du chrétien. On trouve
rarement exprimée chez les Pères un voie de méditation qui utilise l'observation du mental tel
qu'il est. Cependant, on peut rapprocher de cette pratique le conseil de Saint Nil: 'Un homme
prie vraiment quand il offre toutes ses premières pensées à Dieu.'
D'après le védanta, trois facteurs vont ensemble: la dé identification par rapport au corps, par
rapport à l'égo et par rapport à un Dieu personnel. Quand on réussit à être dés identifié du
corps, le reste suit; Il y a au fond un rapport intime entre idolâtrie, autolâtrie et somatolâtrie.
Toutes les traditions se rejoignent sur la nécessité de modifier la conscience habituelle que
l'on a du corps, même le tantrisme bien compris et le chamanisme. Neurophysiologiquement,
l'emploi de drogues hallucinogènes est lié à une modification de la conscience du schéma
corporel. Si on est bien guidé, ce qui est rare dans ce domaine, on peut s'en servir pour
remettre en cause ses structures trop rigides de personnalité névrotique et élargir sa vision du
monde.
Parmi les auteurs chrétiens, c'est peut-être à Maxime le Confesseur que revient le mérite
d'avoir le mieux mis en relief le lien entre attachement au corps et attachement à l'égo, qu'il
appelle 'philautie'. Irénée Hausherr, grand spécialiste des Pères grecs, a consacré un ouvrage à
ce sujet. Il y rapporte la définition de la philautie par Maxime: 'C'est l'amitié passionnée et
déraisonnable pour le corps (19)...La philautie étant, comme je l'ai dit, le principe, la mère de
tous les vices, une fois qu'elle est arrachée, toute sa postérité, tous ses rejetons sont arrachés
avec elle. Elle disparaît, et il ne peut subsister absolument nulle part aucune trace de malice.'
(20) Derrière le langage ascétique de son époque, Maxime va très loin: en fait; il soutient,
comme le védanta, que la désidentification complète du corps et de l'égo amène à la
perfection, à l'état de libéré-vivant (jivan-mukta). Cela signifie-t-il qu'il faille malmener le
corps? Non, le vrai processus est un processus de conscience: 'Il ne s'agit pas de supprimer les
sens ou les objets des sens, mais l'inclinaison de l'âme vers eux.' (21)
Nisargadatta Maharaj n'était pas un ascète vivant dans le désert. Il était marié, avait plusieurs
enfants et tenait une petite boutique à Bombay; cela ne l'empêchait pas d'insister fortement sur
la nécessité de la désidentification.: 'Une fois que la désidentificcation avec le corps-mental a
lieu, Brahma (l'Absolu) viendra les mains jointes à vos pieds...' (22). Dans la pensée
traditionnelle, le corps correspondrait à ce que Winnicott appellerait un objet transitionnel. Il
serait comme ces vieux bouts de tissus sans guère de valeur, mais auquel le bébé s'attache de
tout son cœur et de toute son âme et dont il refuse absolument d'être séparé.
La conscience du corps
La nouvelle conscience du corps qui se développe chez le méditant avancé est un état
paradoxal, et en cela elle est associée à un éveil. On peut voir une évocation de cet état quand
Saint Paul parle d'un expérience qui a "té décisive pour lui, et lui permet de fonder son
autorité spirituelle sur ce qu'il a vécu et 'vu' directement; il dit en parlant de lui-même: 'Je
connais un homme dans le Christ qui, voici quatorze ans -était-ce dans ce corps? Je ne sais,
était-ce en dehors de ce corps? Je ne sais; Dieu le sait- ...cet homme-là fut ravi jusqu'au
troisième ciel... il entendit des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à un homme de redire.'
(II Cor 12, 2-4). Grégoire Palamas a lutté au XIVe siècle pour faire reconnaître la place du
corps dans la prière, en s'opposant à Balaam, un brillant professeur de philosophie à la cour de
Constantinople, aux vues plutôt intellectuelles. Grégoire affirmait ceci: 'Nous disons que c'est
un mal d'être dans les pensées corporelles; mais être dans le corps, ce n'est pas un mal,
puisqu'aussi bien, le corps n'est pas mauvais.
Le paradoxe de la conscience du corps est celui-ci: il faut que la conscience descende dans le
corps pour pour voir comment elle y est attachée; après seulement, elle peut penser
sérieusement à s'en détacher. A ce moment-là, la dés identification n'est pas un
affaiblissement, mais un renoncement car elle permet de s'identifier au Soi, à sa vraie nature;
c'est dans ce sens qu'on répète dans le zen: 'Aller au-delà du corps et de l'esprit' ou que
Vivekananda dit: 'Ce sont les gens stupides qui s'identifient au corps qui gémissent
piteusement: «faibles, nous sommes faibles!"' (23). Il faut tenir le juste milieu entre l'écoute et
la maîtrise du corps. Si on n'a que la maîtrise sans l'écoute, on tombe dans la moralisation
pure et le refoulement. Si on n'a que l'écoute et pas la maîtrise, on tombe soit dans dans
l'hypocondrie, soit dans une sorte de pansexualisme qui fait plutôt régresser du point de vue
spirituel. On revient alors à une centration sur soi, à un égoïsme plat qu'on observe parfois
chez des gens qui ont fait dix ans de psychanalyse: non content de courir après la satisfaction
de leurs besoins conscients comme la plupart des gens, ils courent en plus après la satisfaction
de leurs besoins inconscients et ne s'en sortent plus.
L'intérêt de vivre en solitude, c'est que les pensées venant de l'extérieur diminuent beaucoup,
le mental se ralentit et on peut en voir plus clairement la base corporelle. Mais il faut, là-aussi,
que cette prise conscience soit accompagnée de détachement, sinon le mental tourne en rond
sur lui-même. Marc l'Ascète reconnaît, comme Maxime, une sorte de statut de 'libéré-vivant' à
celui qui a réussi à se dés identifier du corps: 'Celui qui, grâce au désir du Divin, a réussi à
dépasser l'inclination de l'âme envers le corps devient libre des limites, même en étant encore
dans le corps...Pour celui qui fait ainsi, sa vie naturelle ne sera pas un obstacle au fait qu'il
demeure en Dieu, dont la nature est au-delà de toute compréhension.' (24). Des sages indiens
comme Ramdas et Ma Anandamayi parlaient de leur corps à la troisième personne. Maxime le
Confesseur exprime le même état d'esprit à la première page des Quatre Centuries sur l'amour:
'Un homme qui s'attache à Dieu considère les choses visibles comme non existantes, y
compris son corps, comme si ce n'était pas le sien.'
Le sage, comme l'enfant, a une pensée proche du corps. Par sa méditation, il a trouvé des
voies directes qui permettent d'aller de la base au sommet. Il a éveillé la kundalini, l'énergie
intérieure, nous reviendrons, dans la partie consacrée à 'hésychasme et yoga' aux évocations
indirectes de cet éveil chez certains Pères. Ce qui crée la véritable séparation entre le corps et
l'esprit, c'est le mental vital, comme une couche de nuages entre terre et ciel. La conscience du
méditant avancé traverse cette couche, pareille à la foudre. Le mental vital oscille sans cesse
entre la peur et le désir; ce n'est pas une question de 'péché', c'est sa nature d'osciller entre ces
deux extrêmes comme le battant d'une horloge; mais quand ce battant finit, un jour, grâce aux
pratiques spirituelles, d'osciller et s'arrête enfin à sa ligne d'équilibre -ce qui correspond chez
le méditant au rassemblement de l'énergie dans l'axe vertébral, la sushumna- alors la Terre
rejoint le Ciel, l'Espace rentre en fusion et le Temps est détruit.
Nous avons déjà donné brièvement certains éléments de compréhension des causes de l'ascèse
excessive. Nous allons maintenant approfondir et essayer d'élargir la problématique au sens
de la souffrance, question qui se pose dans toute tradition spirituelle mais qui a été résolue
d'une certaine manière dans le christianisme. Ses réponses ont imprégné notre fond culturel.
Une première cause de l'ascèse excessive, et plus généralement de la souffrance qu'on
s'inflige, c'est la colère retournée contre soi-même. Du point de vue psychologique, pulsion de
suicide et pulsion de meurtre sont en général intimement liés. En Inde aussi, les ascètes
(tapasvi-s) étaient connus pour leur colère. Leurs victimes pouvaient être les nymphes
(apsara-s) illusoires qui venaient les tenter et auxquelles ils avaient déjà succombé
auparavant. Tant qu'ils restaient sujets au désir, ou à son revers qu'est la colère, ils ne
pouvaient atteindre la réalisation.
Le plaisir qu'on trouve dans la souffrance est une cause évidente d'ascèse excessive, mais
appliquer sur cela l'étiquette 'masochiste' n'est pas une explication en soi. Il semble qu'une des
lois de la médecine populaire 'plus le médicament est amer, plus il fait du bien' se retrouve
transposée dans le domaine psycho-spirituel: 'Plus ça fait du mal, plus ça fait du bien'. Le
problème, c'est qu'en général, ça ne marche pas de cette façon: ce genre de psychologie
populaire est souvent aussi erroné que son concept homologue en médecine.
La propension à souffrir peut prendre la proportion d'un délire de damnation comme dans le
cas de Jean-Joseph Surin, l'exorciste des sœurs de Loudun avant la Révolution. C'est un fait
classique en psychopathologie, surtout dans les fortes dépressions (mélancolies) mais il existe
des formes atténuées: même si on ne se sent pas complètement damné, on a l'impression d'être
constamment en enfer et d'être obligé d'y persévérer. Le moine prend alors ce qui était un
passage difficile de sa pratique comme une norme. Cette jouissance de certains à se sentir en
enfer pourrait être qualifiée d'anti-extase.
Une explication simple de cette propension à s'attacher à la souffrance en tant que telle peut
être l'inertie, ce qu'on appelle le tamas en psychologie indienne ou le 'conditionnement simple'
en comportementalisme. Une expérience de psychologie animale est significative de ce point
de vue: un pauvre chien est attaché et il reçoit des décharges électriques. Ensuite, on le
détache et il reçoit des décharges dans une boîte dont il peut sortir en sautant, mais
curieusement, après avoir fait un rapide tour de la boîte, il préfère rester dedans à gémir et à
être électrocuté: c'est plus 'tranquille' quelque part de rester docilement dans son enfer.
Seligman, l'auteur de cette expérience, l'a appelé le 'sentiment d'abandon conditionné'
(conditioned helplessness) (25)
L'accoutumance à un état agréable ou à une souffrance avait été remarqué depuis longtemps.
Vivekananda raconte l'histoire traditionnelle de ces femmes qui étaient en train de pêcher en
mer quand une tempête les surprit et les rejeta sur la côte avec leurs paniers de poisson. Elles
sont recueillies par un homme riche qui les autorise à dormir dans sa roseraie. Mais après
s'être couchées, elles ne parviennent pas à trouver le repos; quelque chose leur manque.
Finalement, elles sont obligées d'aller chercher les paniers de poissons qu'elles avaient laissés
sur la rive pour pouvoir enfin s'endormir...Rumi raconte le même genre d'histoire. Peut-être
faut-il se souvenir de tout cela pour interpréter ce mot bizarre d'un moine: 'Quand je n'ai pas
de tentations, je me sens abandonné de Dieu'
La volonté d'ascétisme
Le mot' ascétisme' vient du grec 'askesis' qui signifie exercice' dans le sens d'un exercice
athlétique. Le bien-être qu'on ressent pendant une pratique intensive du sport et pendant les
quelques temps qui suivent est lié à la production d'endorphines, qui sont en rapport aussi
avec certains types d'extase. Le jeûne, quant à lui, favorise la production d'adrénaline destinée
à compenser la baisse de sucre dans le sang. Cette adrénaline est aussi augmentée chez les
gens qui écoutent la radio ou la musique; cela explique qu'ils se sentent déprimés quand il se
retrouvent par extraordinaire dans une ambiance silencieuse. L'adrénaline est un des facteurs
qui explique aussi le dynamisme paradoxal des jeunes femmes anorexiques mentales, qui est
dangereux car il masque l'affaiblissement du corps.
La privation d'eau (nazareat) qui semblait très importante chez les Pères peut provenir de la
volonté de raréfier les mictions, le désir d'uriner ayant à peu de chose près la même location
que le désir sexuel. Il pouvait être lié également, chez des habitants du désert, à une sorte
d'entraînement de survie, analogue aux pratiques de tou-mo -pratiques yoguiques de
réchauffement du corps chez les Tibétains qui vivent tout l'hiver dans un froid rigoureux. La
privation de sommeil provoque un afflux onirique pendant la veille et favorise donc ce qu'on
pourrait appeler des 'visions à bon marché'. Cependant, pour quelqu'un qui sait méditer, cet
afflux d'image peut accélérer le processus de purification de l'inconscient, si toutefois il ne
s'endort pas pendant sa pratique... D'autre part, les érections réflexes qui se produisent
physiologiquement pendant le sommeil ont tendance à se produire pendant la veille et à être à
la source de phantasmes; ceci pose problème pour un moine. Dans un contexte chrétien, il
peut facilement interpréter ces phantasmes comme des attaques démoniaques. Tous ces faits
doivent amener à considérer avec prudence les propositions de retraite intensives avec
privation de sommeil importante que l'on voit fleurir actuellement, au moins pour les gens
fragiles psychiquement. Il faut les contre-indiquer pour ceux qui ont eu des antécédents
d'hallucinations.
Un autre facteur favorisant l'ascèse excessive est l'émulation. Même quand les moines
vivaient relativement isolés, ils entendaient parler par les visiteurs des exploits ascétiques de
certains frères et avaient envie de les imiter afin d'obtenir leur coupe aux grands tournois de la
macération...Si l'imitation des pairs est un stimulant puissant, celle des Pères l'est encore plus.
Les moines avaient une sorte de 'complexe du descendant' vis-à-vis de leurs prédécesseurs ou
des fondateurs du monachisme censés avoir été obligatoirement meilleurs qu'eux. C'était une
forme de nostalgie des origines. Quant aux premiers Pères, ils souffraient visiblement du
même complexe vis-à-vis des martyrs qui les avaient précédés de peu (le début du
monachisme correspond à la fin des grandes persécutions), vis-à-vis des apôtres eux-mêmes
martyrisés, et surtout vis-à-vis de de Jésus mort sur la croix. Cette crucifixion représente un
traumatisme de naissance incontournable. Saint Paul a aggravé les choses en disant qu'il ne
faut pas que la croix du Christ soit en vain. Cependant, le risque qu'il y a à vouloir trop
justifier ou valoriser une souffrance passée, c'est de s'y enfoncer encore plus.
Les martyrs ainsi que leur tombe étaient investi par le peuple de pouvoirs miraculeux. En
s'étant sacrifiés, ils étaient devenus sacrés. Les moines qui partaient pour le désert n'étaient
pas exempts de cette volonté de pouvoir liée à un statut sacré. Et il devenaient en quelque
sorte comme le bouc émissaire qu'on envoie au désert chargé des péchés du peuple et, à ce
titre, étaient éminemment porteurs de pouvoir. Les endroits désolés sont habités par les
démons (Lev 16, 8) associés par les Pères aux dieux païens. Le Père des moines, saint
Antoine, est décrit par saint Athananse comme entouré pendant ses veilles de nuit par les
bêtes féroces du désert. Il leur disait: 'Si vous avez reçu pouvoir contre moi (de Dieu), je suis
prêt à me laisser dévorer; si vous êtes envoyés par démons, ne vous attardez pas, retirez-vous!'
A ces mots d'Antoine, elles fuyaient, on les eût dit chassées par le fouet de son discours." (27)
La critique spirituelle qu'on peut élever contre le sacrifice, c'est qu'il représente une action
intéressée, faite pour gagner quelque chose -le mérite, ou, sur un autre plan, le pouvoir- tandis
que le véritable amour, ou la véritable connaissance, est gratuite. A propos de ce rapport entre
sacré et sacrifice, on peut relire les textes de René Girard, ainsi que Nietzsche, qui fait une
critique féroce de la notion chrétienne de sacrifice et enfin Eugen Drewerman qui en a donné
une analyse serrée du point de vue psychologique (28).
Austérités et pouvoirs
En Inde, le lien entre austérités (tapas) et pouvoirs (siddhis) est claire; mais ces derniers sont
décrits comme des obstacles à la libération. Les moines savaient cela, mais recherchaient
cependant pour nombre d'entre eux des formes subtiles de pouvoir. Issac le Syrien disait:
'Tout comme lui a été refusée la grandeur de la tentation, ainsi lui a été refusée la grandeur du
charisme. En aucun cas Dieu ne donne grand charisme à petite tentation.' (29) Les ascèses
extraordinaires attiraient les foules de curieux, comme par exemple celle de Saint Syméon qui
restait en permanence sur sa colonne. C'est une loi qui fonctioonne toujours en Inde, en
particulier pendant les Kumbha-Méla où des millions de pèlerins affluent sur les bords du
Gange pour rencontrer des dizaines de milliers de moines et ascètes divers et variés, et dont
automatiquement attirés par se spectacle d'ascèses bizarres. Les austérités des moines
chrétiens leur conféraient des pouvoirs magiques les rendant capable de lutter avec les ascètes
païens. On pourrait à ce sujet établir un parallèle entre les moines du désert et Milarépa: après
s'être adonné à la magie et tué une trentaine de personne, celui-ci ressentit un jour vivement le
poids de ses péchés et commença de mener une vie extrêmement ascétique sous la guidance
de Marpa. Il développa des pouvoirs qui lui permirent de chasser les esprits et les magiciens
de l'ancienne religion Bön qui pullulaient au Tibet à son époque et de propager la sagesse
nouvelle du bouddhisme.
L'évocation des hérétiques produisait chez les moines du désert une réaction aussi violente
que la penée des femmes: malgré le fait qu'Antoine ait consacré sa vie à développer l'humilité
et l'amour du prochain, son sang ne fit qu'un tour quand il s'aperçut que certains de ses
visiteurs étaient des partisans d'Arius; 'Ayant jugé et connu leur impiété, il les chassa de la
montagne, disant que leurs discours sont pires que le venin des serpents.' (30) Athananse,
biographe d'Antoine et évêque d'Alexandrie guerroyant contre les païens et les hérétiques,
termine la vie du saint anachorète en recommandant de la lire aux Hellènes pour leur 'prouver
que leurs dieux ne sont pas des dieux, mais des démons, et que les chrétiens qui croient en
Dieu pieusement les foulent aux pieds, les chassent comme trompeurs et corrupteurs des
hommes.' (31) Même si l'on tient compte de l'esprit du temps, cette péroraison finale paraît
bizarre comme conclusion de la vie d'un saint qui a passé sa vie à développer l'amour et
l'humilité. Cette ambiance de lutte quasi-manichéenne entre l'orthodoxie d'un côté et les
païens, juifs et hérétiques de l'autre n'est pas pour rien dans les souffrances des Pères. Elle
s'est répercutée dans leur mental sous forme de combat incontournable avec les démons de
type 'moi ou eux', et de dualité insurmontable entre le Bien et le Mal.
Pour eux, cette situation semblait naturelle: 'Des Pères vinrent un jour à Alexandrie appelés
par Théophile l'Archevêque afin d'y prier et détruire les temples païens.'(32) Certes, ils
réussirent à éliminer les païens par la persuasion ou la force, mais ils payèrent le prix de leur
manichéisme dans leur corps et leur esprit sous forme de divisions, et donc de souffrances
insolubles. Saint Paul lui-même, dévoré par le zèle missionnaire, se plaint de toutes les
souffrances qu'il eut à endurer, de l'écharde qu'on lui a mis dans la chair et de l'ange de Satan
chargé de la souffleter (2 Cor XII 7). Par opposition, Saint Jean a passé une retraite paisible à
l'île de Patmos et ne parle pas spécialement dans ses épîtres de la souffrance qu'il a à vivre
pour le Christ. Il paraît plutôt du côté des sages de l'Inde qui ne partent pas en mission mais
attendent paisiblement que des chercheurs spirituels viennent les trouver; selon la parole des
Védas: 'Quand la fleur de lotus est épanouie, les abeilles y viennent d'elles-mêmes'.
Ascèse et solitude
La vie solitaire intensifie les phénomènes mentaux; elle est une 'caisse de résonnance' comme
me disait le maître des novices de la Grande Chartreuse que j'avais été visiter. Au bout d'un
certain temps survient un véritable éveil de ce qu'on appelle dans la tradition hindoue la
'kundalini'. L'esprit du moine qui avait été relativement paisible jusque-là peut alors être
traversé par toutes sortes de désirs et de pulsions violentes. Dans un contexte dualiste, cet
éveil est en général interprété comme une attaque des démons. En fait, il faut apprendre à
canaliser ces énergies, ce que le yoga et la méditation aide à faire. La sécheresse de l'ascèse du
désert est-elle un reflet de la sécheresse du climat lui-même. Voilà qui est difficile à affirmer,
mais la question peut se poser; Dans ce sens, on pourrait établir cette même relation de cause
à effet pour la Russie qui, marquée elle aussi par un rude climat, a été l'un des importants
théâtres des exploits ascétiques excessifs dans la chrétienté.
Une autre cause de l'épascèse du solitaire est tout simplement le vide de son emploi du temps.
Pour occuper son mental, le moine se crée des exercices ascétiques de plus en plus étranges
qui consistent entre autre à imaginer tout ce que les démons vont pouvoir inventer ou calculer
contre lui...Chez ceux qui ont une tendance obsessionnelle, le temps libre intensifie les
symptômes. L'ascèse devient alors un but en soi, qu'on l'appelle 'obsession' dans le langage
psychologique ou 'idole' dans le langage religieux. La lutte contre les démons procure de plus
une excitation qui permet de contrer l'acédie (la dépression des moines): quand on regarde des
enfants seuls et désœuvrés, on les voit souvent jouer à se battre contre des ennemis
imaginaires et ils semblent y trouver un grand plaisir. Je ne dis pas que ce rapprochement
explique tous les phénomènes des démons, mais il va plus loin qu'on ne pense.
Il est rare qu'un Père suggère que les conflits intérieurs soient d'ordre psychologiques; ils
semblent plutôt dans l'ensemble souscrire à l'interprétation démonologique. Ce 'manichéisme
mitiigé' que nous avons déjà évoqué est loin de la conception de l'Inde. Même la dualisme
entre le divin et l'humain est tellemnt atténué que c'est le même mot 'atman' qui signifie l'âme
individuelle et l'âme universelle, le premier sens étant réflexif 'soi-même'. De plus, le Yoga ne
voit dansd les pensées que des tourbillons (vrittis) dans cette eau qu'est l'Absolu: quand le
tourbillon cesse, seul l'Absolu demeure.
L'angoisse et la grâce
Quant aux hindous, leur manque de dualisme culturel a posé un réel problème aux
missionnaires chrétiens: ceux-ci ne savaient pas sur quelle corde jouer pour provoquer le
'repentir' et le 'retour au vrai Dieu': les hindous tout simplement ne ressentaient qu'ils en
étaient séparés. La dureté de l'ascèse du désert était tempérée par un rapport profond avec un
Ancien. Cependant, la vie cénobitique (communautaire) a fait perdre la priorité à cette
relation. Les moines se sont mis à apprendre de l'un ou de l'autre, ce qui était un facteur de
dispersion dans leur pratique; Le concept d'obéissance à un maître spirituel dépourvu d'égo fût
remplacé par la notion de discipline sous la férule d'une administration d'autant plus lourde
qu'elle s'estimait être de droit divin. Or, abandonner son égo entre les mains de quelqu'un qui
n'en a pas a une profonde efficacité spirituelle, mais l'abandonner à une institution qui, en tant
que telle, ne peut faire autrement qu'avoir un fort égo, et non seulement moins efficace, mais
possiblement risqué. (34)
En conclusion de cette partie, même si on ne voit pas clairement la transition entre amour et
connaissance, j'espère qu'on aura saisi la nécessité du passage de la crainte -cause principale
des excès ascétiques- à l'amour. Saint Jean, le disciple que Jésus aimait; n'a-t-il pas dit: 'Il n'y
a pas de crainte dans l'amour; au contraire, le parfait amour bannit la crainte' (I Jn IV,18)?
Chapitre III
Une ascèse pour aujourd'hui
Le Bouddha disait :'Il y a une voie hors de la souffrance. Il a été droit au fait: le but d'une
discipline spirituelle n'est pas d'ajouter de la souffrance, mais de mener hors d'elle. Chaque
voie a sa spécificité: dans la dévotion, on cherche à diminuer le plus possible son égo devant
le Divin, dans la voie de la connaissance, on s'identifie directement à lui; le risque de la
dévotion, c'est la dépendance et l'affaiblissement, celui de la voie de la connaissance, c'est
l'arrogance. Dans tous les cas, on devient ce qu'on médite: en ce sens-là, la rumination
indéfinie des péchés du passé ne peut que faire redescendre. Il faut bien voir que la culpabilité
est souvent auto-entretenue par la jouissance venant du fait de repenser au bon temps qu'on a
eu en fautant auparavant. Quant aux démons, il s'agit de formes subtiles qui n'ont ni plus ni
moins de réalité que notre mental lui-même. Si on les appelle sous prétexte de les combattre,
ils vont venir pour de bon. Cependant, il est vrai quecela pourra stimuler l'énergie des moines
qui ont un tempérament plutôt combattif. La méditaion sur la souffrance en tant que
souffrance n'a guère d'intérêt. Un jésuite comme le Père Kadowaki qui a écrit sur le zen et la
Bible le reconnaît'. (1)
Une question brûlante et qui l'a toujours été est celle du rapport entre la vie sexuelle et
l'évolution spirituelle. En Inde, ceux qui ont un intérêt pour la vie spirituelle peuvent soit être
renonçants d'emblée (nitya brahmacharis) soit se marier et à partir d'un certain âge s'éloigner
de leurs enfants en allant avec leur épouse ailleurs (vanaprashta) pour faire des pratiques
spirituelles plus intenses. Il semble que les grands rabbis du judaïsme aient fait de même. Les
Occidentaux vivent souvent avec le rêve qu'il existe ailleurs des sociétés où la sexualité serait
complètement libérée, mais je ne pense pas qu'une telle société existe de façon stable. J'ai
vécu quelques temps avec un groupe soufi dans un pays musulman, où on ne reconnait donc
pas la valeur du célibat pour raison religieuse. Cependant, les rituels quotidiens sont saturés
de l'idée de pureté et de contrôle de la sexualité, et la religion s'appuie lourdement sur cela
pour pénétrer profondément dans l'esprit des fidèles. J'ai pu parler avec un anthropologue qui
vit une bonne partie de l'année dans les villages de Chine. La sexualité y est aussi très
contrôlée par la société, les enfants sont mariés par les parents, comme en Inde et le reste à
l'avenant
En dehors de la nécessité sociale évidente d'une certaine discipline sexuelle, il y a dans le lien
entre religion et sexualité la prise de conscience que les racines de cette dernière sont à la base
du mental. On peut dire schématiquement qu'une maîtrise consciente de la sexualité, par la
méditation et non pas par le refoulement, est proportionnelle à la capacité d'intériorisation.
Evidemment, certains comme Drewermann disent en substance que la chasteté à long terme
n'est plus possible en Occident actuellement. (2) Je pense qu'il a raison dans son analyse des
multiples manières dont le système ecclésiastique récupère la notion de chasteté pour s'auto-
consolider. J'estime aussi comme lui que les prêtres devraient avoir la possibilité d'être mariés
comme dans le protestantisme, l'orthodoxie et les autres religions. En revanche, je pense à
l'opposé de Drewermann que certains êtres -en général des moines- peuvent réellement
transmuter l'énergie sexuelle en énergie spirituelle et réaliser l'union du masculin et du
féminin en eux-mêmes. Si l'on parvient à connaître un bonheur intérieur dépourvu de toute
connotation érotique, cela signifie qu'on est proche d'une joie complètement indépendante et
donc parfaitement stable. Je ne dis pas que cette voie est facile; mais on peut l'apprendre en
vivant auprès d'un maître spirituel qui a réussi dans cette voie plutôt que par les livres. Les
hindous attachent une grande importance à la chasteté pour obtenir une montée de la
kundalini stable (ojhas). Il est intéressant de noter que le nom que la tradition grecque donne à
la continence sexuelle est enkratéeia, c'est à dire la 'force en dedans ‘-un terme finalement très
proche des mots 'énergie' ou 'enthousiasme', ce dernier terme signifiant 'Dieu en dedans'.
Je comprends l'attitude de thérapeute de Drewermann qui, voyant des patients coincés dans un
célibat qui ne leur correspond pas ou plus leur dit: 'Mariez-vous'. Mais parfois, la fascination
du changement représente aussi une fuite. Quand j'étais thérapeute, un grand nombre de mes
patients étaient centrés sur leurs problèmes de couple; il est vrai que ma première réaction
intérieure était d'avoir envie de leur dire: 'Laissez tomber cette relation et vivez seul: vous
verrez qu'on n'en meurt pas...' cependant, la meilleure solution est dans la plupart des cas
d'essayer de faire vraiment face à ses problèmes là où on est et selon la vocation qu'on a
choisie.
Par ailleurs, Drewermann met au pinacle l'approche psychanalytique ; il est évident par cela
qu'il n'a pas vécu comme je l'ai fait dans un milieu 'psy', où les querelles de pouvoir; d'églises,
de chapelles voire de sous-chapelles n'ont rien à envier au système ecclésiastique. Par ailleurs,
bien qu'il paraisse ouvert en théorie à l'Orient, il ne parle guère des diverse techniques psycho-
somatiques de méditation comme moyen d'explorer son mental en pratique. Pourtant, il
semble que pour des clercs qui ne sont pas trop perturbés, le retour à ces techniques soit plus
indiqué que celui à la psychanalyse. Cette dernière est en général saturée de préjugés
matérialistes - alors que les méditation traditionnelles partagent l'essentiel avec le
christianisme, c'est à dire en centration sur la recherche de l'Absolu. Drewermann, comme
souvent les thérapeutes, voit les choses à travers les lunettes de sa clientèle, c'est à dire des
prêtres et des religieuses qui ont des problèmes. Les moines qui réussissent dans leur vie
spirituelle n'ont aucune raison de venir le consulter.
De la pollution mentale
Que dire de l'ascèse dans le monde d'aujourd'hui? Je ne suis pas enseignant spirituel, aussi je
renvoie chacun à la voie et au maître qu'il suit. La seule remarque que je voudrais faire ici,
ayant parlé de la spiritualité du désert, est d'ordre psychologique. Avant de rêver à partir faire
des expériences dans un vrai désert, il serait bon d'apprendre à filtrer le bruit qui nous vient de
l'extérieur, en particulier par des informations à sensation véhiculées par les médias. Il y a là
une pollution mentale considérable; j'espère que cette notion de pollution mentale émergera
très prochainement dans le public, ce même que sont ressorties les notions de pollution sonore
ou de diminution de la couche d'ozone. Je ne pense pas qu'il y ait lieu de faire de notre
'intérieur' un désert; en revanche on peut en faire un 'parc naturel' où notre vraie nature peut-
être protégée et se développer d'elle-même à l'abri de l'invasion désordonnée d’éléments
extérieurs.
Il ne faut pas croire que la tentation de l'ascèse excessive soit du passé. Dès que les gens ont
passé le stade de la 'mystique hippie' -'faites l'amour et pas la guerre'- et qu'ils ont compris
qu'il fallait de l'intensité dans la voie spirituelle, ils peuvent être tentés: pour les uns, ce sera
une répétition de jeûnes prolongés sous couvert de justification diététiques; pour d'autres, ce
sera une pratique du hatha-yoga à s'en rompre les articulations, sous tendue par un désir
inconscient de punir le corps d'être ce qu'il est. Quant aux moines orthodoxes, la tentation de
l'épascèse reste présente. J'ai pu relever dans un Paterikon (recueil de pensées ou d'actions de
Pères décédés relativement récemment) de 1985 au Mont-Athos des faits de ce genre: un
moine a prié huit jours debout sans dormir ni manger (3); un autre a été trouvé à moitié mort
après un jeune de six semaines; un troisième est hautement loué pour 'avoir passé sa vie à se
faire violence au-delà même des possibilités de la nature' (4) et enfin on a pu dire d'un autre
vieux moine après sa mort qu'il a passé 56 ans sans franchir l'enceinte de son monastère.
Les passions religieuses n'ont pas non plus épargné la sainte montagne de l'Athos dans
l'histoire récente. Au début du XXe siècle, certains moines eurent l'intuition mystique que
Jésus et son Nom ne faisaient qu'un. C'est là une idée courante en Inde: nam (le Nom) et nami
(Celui qui est nommé, Dieu) ne font qu'un. La doctrine de ces moines qu'on a appelé
onomatodoxes déplut aux autorités centrales de l'Eglise orthodoxe. Elles en rendirent compte
au Tsar qui envoya la marine de guerre pour chasser les nouveaux mystiques de l'Athos (5).
On pourrait appeler cela la querelle des onomatodoxes et des 'intégrodoxes', et rêver sur
l'utilité de l'artillerie de marine en théologie mystique...
Le principal travers de l'ascèse excessive, c'est qu'elle peut dégoûter les gens de la vie
spirituelle tout court. Récemment, je me suis rendu à Saint-Pétersbourg où j'ai pu assister à un
office dans le plus grand monastère de femmes de la ville. En un sens, c'était beau de voir une
vie religieuse renaître après soixante-dix ans de persécution. Cependant, on peut se demander
si l'ascétisme sévère qui se dégageait de ces femmes en noir fera beaucoup pour ré intéresser
les masses russes à la vie spirituelle. A propos de la manière dont les excès d'ascèse peuvent
faire disqualifier la vie monastique, nous pouvons faire un saut en arrière et revenir au début
du Ve siècle au monastère Sainte-Catherine du Sinaï. Cette institution a pu subsister en milieu
musulman grâce à une lettre du prophète Mohamed lui-même remerciant les moines de l'avoir
hébergé alors qu'il était lui-même persécuté; Si cette lettre n'est pas un faux, on peut imaginer
la rencontre du futur fondateur de l'islam avec son hôte qui a tout à fait pu être Jean Climaque
ou son maître Martyrius; Ayant vu ci-dessus l'austérité de leur enseignement, on peut se
demander si une sévérité de vie si grande n'a pas influencé Mohamed dans son interdiction
globale de la vie monastique pour ses disciples, et par suite pour l'islam tout entier.
Le but de la pratique spirituelle est la joie; celle-ci doit être aussi son moteur. Les Pères
évoquent une alchimie des émotions analogue à celle pratiquée chez les Tibétains qui
cherchent à transformer les 'poisons en remèdes'; D'après les Pères, on doit tenter de
'transformer la colère en charité, et le plaisir en joie'. Isaac le Syrien affirmait: 'L'humilité peut
provenir de la peur de Dieu, de son amour ou de la joie.' (6) Cette joie était sans doute ce qui a
valu à saint Séraphime de Sarov la dévotion du peuple russe. Nous avons mentionné dans un
autre texte de ce site sur 'Maître et disciple dans le christianisme' qu'il saluait les gens en les
appelant 'ma joie'; parfois, il montrait une icône du Christ en disant 'voilà ma joie' puis il
sortait une icône de la Vierge de tendresse en ajoutant 'voilà la joie de ma joie'. Il affirmait
que celui qui avait atteint la paix pouvait convertir mille personne, mais celui qui a atteint la
joie peut en convertir dix mille. Le seul problème des expériences de joie, c'est que, comme
toutes les autres expériences, elles ne sont pas vraiment permanentes; mais elles sont
néanmoins un signe de progrès sur le chemin; Les Pères disent; 'Quand tu ressens la joie au-
dessus de toute joie, sache que tu es dans la vraie prière.'
Hésychasme et yoga
'Hésychia' signifie 'repos' et l'hésychaste d'après Jean Climaque est celui qui dit : 'Je dors mais
mon cœur veille' (Cant 5, 2) Dans la tradition hindoue du shaktisme (centrée sur le culte de la
Mère divine), c'est le repos yoguique (yoga-nidra) qui est l'état suprême, la première
manifestation du pouvoir de la Déesse. Le Dévî Bhâgavatam (7) explique que c'est seulement
quand il fut capable de sortir de son yoga-nidra -de son sommeil- que Vishnou a pu créer le
monde; Donc cette état est supérieur aux fonctions de création, de préservation et de
destruction de l'univers. La concentration sur le cœur conseillée dans l'hésychasme est
pratiquée aussi dans le yoga (le chakra du cœur a pour nom 'anahata'). La rétention du souffle
et l'inclinaison forcée de la tête vers l'avant conseillée par Grégoire le Sinaïte rappelle les
pratiques de pranayama et de jalandhara mudra en yoga. Pour Patanjali, la 'concentration sur
le cœur fait voir le mental profond (citta)' (Yoga-sutra, III; 35), pratique qui fait accéder à une
connaissance complète de soi-même.
Il esite une technique hindoue très ancienne (9) qui n'a pas encore été développée dans
l'hésychasme, mais qui le sera peut-être un jour car elle est puissante: il s'agit en récitant le
mantra de ne plus simplement rester centré sur le cœur mais de déplacer son attention dans
tout le corps partie par partie pour y 'installer son Dieu' (nyasa). La prière du cœur devient
ainsi également prière du corps et favorise la transparence de tout l'être. Du point de vue
psychologique, l'association d'une parole ou d'une image à chaque partie de corps favorise son
intégration à la mémoire profonde. Du point de vue spirituel, si l'on choisit un point de
concentration unique à long terme, il est préférable de choisir le cœur om l'un des chakras
supérieurs; en revanche, pour une personne plus expérimentée, n'importe quel point du corps
peut être le point de départ d'une méditation -qui débouchera de toutes façons au delà du
corps.
L'une des formules courantes de l'enseignement des Pères est: 'Pense à Dieu plus souvent que
tu ne respires'. Et Jean Climaque, lui, nous dit: 'Que le Nom de Jésus soit uni avec ton souffle:
tu comprendras alors la valeur de la solitude'. (I0) cette dernière pratique correspond en Inde à
l'observation du souffle associée à la récitation d'un mantra et elle est très répandue.
L'observation du souffle correspond aussi à l'anapana-satti des bouddhistes, technique qui à
elle seule, disent-ils, peut mener au nirvana.
Venons-en maintenant aux évocations indirectes d'un éveil de la kundalini dans le témoignage
des Pères. La kundalini représente l'énergie intérieure fondamentale, la déesse au-dedans. En
hébreu, ruah, l'esprit, est en fait féminin, et la pratique des Pères vise à éveiller cette force
intérieure; Jean Climaque sentait bien, malgré toute son austérité, que son énergie intérieure
était basée sur le corps, ce qui l'incitait malgré tout à une certaine modération: 'Si je lui porte
un coup décisif (au corps), je n'ai plus la force nécessaire pour la pratique des vertus.' (11) Il
décrit assez bien la montée de 'quelque chose' sous la pression d'une volonté ferme
d'intériorisation; 'Comme l'eau sous pression se précipite vers le haut, ainsi l'âme pressée par
le danger s'élève souvent vers Dieu par la pénitence et y trouve son salut.( (12) Nous avons
déjà mentionné qu'il faisait l'éloge du silence en le décrivant comme une 'ascension secrète';
Le nom même de son livre 'L'échelle sainte' lui a valu l'appellation de 'Climaque' (de
l'échelle), évoquant probablement avec ses trente degrés, les trente vertèbre de la colonne
vertébrale (les anciens ne comptaient que trente vertèbres) -ceci dit en passant pour ceux qui
s'intéressent au symbolisme du corps humain. La colonne est associée à l'arbre: l'abbé Jean
Colobos dit en substance: 'Quand je suis assailli par les serpents et les fauves des pensées, je
me protège en grimpant à l'arbre de Dieu.' (13) On retrouve également chez Macaire cette idée
de montée qui devait être renforcée par la posture de prière ancienne debout avec les bras
ouverts vers le haut: 'Si une pensée étrangère monte en toi, ne regarde jamais vers le bas, mais
vers le haut et aussitôt le Seigneur te viendra en aide.' (14) Cette notion de montée ressentie
jusque dans le corps paraît tellement fondamentale à Jean Climaque qu'il la place au début de
l'exhortation finale de l'Echelle sainte: "Montez, montez, mes frères, disposez avec ardeur des
ascensions dans vos coeurs (Ps 83,6)...Prêtez l'oreille à celui qui vous dit: 'Venez, allons à la
montagne du Seigneur, à la maison de notre Dieu '(Is 2;3)...qui rend nos pieds comme ceux
des biches et nous tient debout sur les hauteurs' (Ps 17, 34)...afin qu'avec son cantique nous
ayons la victoire (Hab 3, 19)"(15)
Je ne pense pas que ce travail de comparaison entre hésychasme et védanta soit très utile pour
ceux qui sont déjà avancés sur le chemin. Comme dit un proverbe japonais: 'Si tu sais et je
sais, nous n'avons plus besoin de parler.' Par contre, pour ceux qui cherchent à comprendre les
convergences et les différences entre les voies spirituelles, ou qui ont de la difficulté à
accepter que celles-ci mènent au même but, ce travail pourra être utile.
Il y a diverses manières d'envisager le retour à l'action de celui qui s'est retiré du monde pour
faire l'expérience du grand silence. La forme 'pure' si je puis dire, c'est que le pratiquant arrive
au sommet, qu'on l'appelle le 'sahaja samadhi' dans le védanta ou l'union du samsara et du
nirvana' dans le bouddhisme mahayana. A ce moment-là, l'action du sage est spontanée et
motivée uniquement par la compassion. Cependant, un maître spirituel comme le Bouddha'
envoyait ses disciples par deux pour annoncer aux gens qu'il 'y a une voie hors de la
souffrance'. On ne peut certainement pas affirmer que chacun de ces moines avait atteint l'état
suprême. Vivekananda avait été fortement influencé par le Bouddha et visait l'idéal de l'union
complète de la méditation et de l'action: 'L'homme idéal est celui qui trouve, au milieu du
silence et de la solitude la plus complète l'activité la plus intense et qui au milieu de l'activité
trouve le silence et la solitude du désert. Il a appris le secret de la maîtrise de soi, il est
contrôlé.' (16)
Le travail fondamental du moine est de suivre le conseil de l'ange à Antoine au début des
Apophtegmes: 'Antoine, occupe-toi de toi-même' (17) Pourtant Ammonas, un disciple direct
d'Antoine, envisageait le retour au monde, ou plutôt au service du monde, comme une
évolution naturelle: 'Après une longue purification dans la solitude, l'hésychaste, guéri de
toutes ses maladies, est envoyé par Dieu auprès des hommes.' (18)
Dans la tradition indienne, il est clair que le renonçant (sannyasi) abandonne l'action rituelle;
sa méditation sur l'Un est au-delà de tout rite. Il est intéressant de voir qu'on retrouve cette
notion dans la liberté des débuts du monachisme du désert. Cassien nous dit que les solitaires
d'Egypte ne pratiquaient pas l'office car ils priaient continûment (Institutions cénobitiques III-
2). Ils avaient aussi souvent abandonné une participation régulière aux sacrements (19). Cette
notion de dépassement du rituel s'est affaiblie par la suite; le monachisme devint plus scolaire,
les grands monastères se développèrent où il fallait discipliner des groupes importants de
novices, les autorités ecclésiastiques centrales tendaient à aligner les coutumes les unes sur les
autres. En Occident, la règle de Saint Benoît s'est imposée avec le plus clair de la journée
consacré à l'Office et au travail et elle a par là même limité les possibilités d'un monachisme
non-ritualiste et celles de la prière pure directement orientée vers l'hésychia; En Orient, le
Mont-Athos a accueilli au Moyen-Age jusqu'à quarante mille moines (actuellement, ils sont
environ mille trois cent). La pratique de la messe est devenue quotidienne, les messes basses
se sont ajoutées aux grands messes, et l'office de la Vierge parfois à l'office régulier, comme
chez les Chartreux. On comprend qu'un certain nombre de moines actuels regardent avec
envie la liberté des débuts quand les ascètes mûrs pouvaient se consacrer à plein temps à
l'hésychia.
Peut-être l'apparition de moines non-chrétiens en France (tibétain, zen) favorisera une sorte de
réflexion en miroir chez les chrétiens et un retour à l'essentiel. Un maître zen interrogeait un
jour un de ses disciples. Ce dernier, très certainement bon élève, et peut-être même spécialiste
de certains textes sacrés ou de leurs commentaires, s'embarqua dans un grande explication. Le
maître l'interrompit et lui dit: 'Il y a trop de bouddhisme dans ce que tu me racontes!'... Puisse
s'élever parmi les moines ou les laïcs des hommes ou des femmes de l'essentiel capables
d'offrir la substance du spirituel sans trop de '-ismes' dedans... Il rendront service.
Chapitre IV
La non-dualité: une nécessité pour l'Occident
Publié dans le Question de n°IOO 'le XXIe siècle a commencé' Copyright de l'auteur
La non-dualité correspond aux voies spirituelles qui ne distinguent pas la substance de Dieu,
ou de l'absolu, de la substance créée et qui affirment qu'elles sont une. Les systèmes dualistes
mettent au sommet un Dieu personnel, les systèmes non-dualistes un absolu impersonnel. En
ce sens, le dualisme est en général associé à la voie de la dévotion, et la non-dualité à la voie
de la connaissance. Le védanta, le bouddhisme ancien et le bouddhisme zen sont typiquement
non-dualistes. La non-dualité a une influence sur la psychologie moderne. Il y a des rapports
par exemple entre zen et gestalt. De manière plus générale, on peut distinguer un fond non-
dualiste dans un certain nombre de nouvelles émergences, depuis l'écologie spirituelle jusqu'à
la notion de champ unifié en physique en passant par la philosophie de l'être de Heidegger. La
période est favorable pour faire un bilan en profondeur du passé et du futur de la non-dulaité
en Occident, ainsi que de ses rapports avec le christianisme.
Il s'est passé bien des choses depuis que Vivekananda est venu parler à la fin du XIXe siècle
en Occident de la non-dualité comme base possible d'une spiritualité universelle. Le hatha-
yoga est devenu une pratique courante dans les pays occidentaux, même dans les campagnes
profondes. Certains mouvements d'inspiration non-dualistes comme la méditation
transcendantale ont pris l'ampleur d'une nouvelle religion avec six millions d'adhérents de par
le monde. La France compte environ six cent mille bouddhistes, pour moité immigées et pour
moitié Français de souche (cf le numéro de l'Actualité Religieuse Le Bouddha va-t-il
remplacer l'Evangile? Automne 97). Jacques Brosse a évoqué dans un ouvrage récent les
rapports du zen et de l'Occident(1). Le Dr Jean-Marc Mantel, fondateur de l'Association
Internationale de Psychiatrie Spirituelle et disciple de Jean Klein, un enseignant non-dualiste,
organise des rencontres sur la méditation à Jérusalem même. Il met l'accent sur les possibilités
de réalisation non-duelle de l'Absolu par la transcendance des cloisonnements religieux à
l'aide de la simplicité d'une expérience intérieure élevée. Rafael, un autre enseignant non-
dualiste, a longtemps été actif à Rome.
En Inde, les idées du Père Le Saux (Swami Abhishiktananda) font leur chemin. J'ai visité à
Poone (Maharashtra) un ashram chrétien dont la supérieure, Sarah Grant, a pu écrire un petit
livre: Vers une théologie autre- confessions d'une chrétienne non-dualiste (2) Sa formation
complète de théologie à Oxford ne l'empêche pas de se définir maintenant comme non-
dualiste. Une disciple du Père Le Saux, Vandana Mataji, qui a eu une formation de religieuse
dans l'Ordre du Sacré-Cœur, a pu dire en substance au Parlement des Religions à Calcutta en
1993: 'Pour moi, il n'est plus guère essentiel de savoir si je suis une chrétienne hindoue ou une
hindoue chrétienne', ce qui lui a valu les ovations de quelques cinq mille auditeurs. Elle a
maintenant fait sortir un livre de sept cent pages sur la rencontre hindoue-chrétienne 'Shabda
Shakti Sangam' (Sadhana Kutir, Tapovan Sarai, Laxman Jhula 249192 Rishikesh UP Inde) et
est invitée à Rome pour présenter avec d'autres le point de vue des chrétiens d'Inde.
Cet article n'est pas écrit pour ceux qui en sont au jardin d'enfant de la spiritualité; il est rédigé
pour ceux qui savent réfléchir posément et qui ont pu prendre une distance intérieure, de par
leur évolution, par rapport aux réflexes émotionnels liés à un conditionnement dévotionnel et
institutionnel. Ces trois domaines -émotionnel, dévotionnel et institutionnel sont en général
noués les uns aux autres et ce nœud même est un obstacle à une méditation sereine sur des
sujets profonds.
Moi-même, depuis huit ans que j'habite en Inde la plus grande partie du temps, je suis une
voie védantique. Ma formation de base est chrétienne, et je pense avoir plus étudié la
mystique de cette voie que bien des chrétiens engagés. Ce que je donnerai dans cette étude
sont des impressions, des intuitions. Je ne pense pas qu'on puisse écrire dans ces domaines
avec la rigueur d'un mathématicien. Ceux qui donnent l'impression d'y parvenir me semblent
peu crédibles car ils figent la vitalité de l'expérience intérieure; De plus, leur œuvre peut
facilement être récupéré par un pouvoir religieux centralisé comme une sorte de 'code pénal'
pour déterminer les idées qui sont 'légales' et celles qui ne le sont pas. Ceci dit, il n'est pas non
plus vital pour moi de dire 'ce que je pense', puisque le but du yoga que je pratique est en fait
de ne pas penser, et d'atténuer ce je qui n'est qu'une petite tache noire sur le soleil du Soi...
Venons en maintenant à l'histoire de la non-dualité en Occident. Elle a été cachée depuis que
le christianisme s'est imposé et a imposé par là même la dévotion comme seule voie de salut.
Malgré cela, cette non-dualité a pu survivre discrètement grâce à l'enseignement de la
philosophie platonicienne et néo-platonicienne. Je dis 'survivre', car l'apologétique chrétienne
a fait des efforts constants pour faire croire que la recherche de l'Un se réduisait à une
démarche purement intellectuelle, se réservant à elle seule le droit à l'expérience spirituelle
complète. En fait, la voie de la connaissance est une voie qui se suffit à elle-même , capable
de transcender l'intellect aussi bien que la dévotion, et de parvenir à une intensité intérieure
analogue à l'union au Christ. L'expérience des sages védantins de l'Inde nous le montre encore
aujourd'hui. Par ailleurs, une déviation intellectuelle est possible dans la voie de la dévotion
aussi -ce n'est pas parce qu'on expose correctement, comme on l'a apprise, la doctrine de la
grâce qu'on sera automatiquement rempli d'amour divin.
Quant à Maître Eckhart, les spécialistes font en général de grands efforts pour essayer de le
ramener dans le sens de la doctrine officielle sous prétexte de replacer ses idées dans leur
contexte. Pourtant, c'est le contraire qui me semble évident: si dans l'ambiance lourdement
dualiste de l'époque, Eckhart prenait le risque d'affirmer des expériences non-duelles, c'est
que celles-ci étaient pour lui fondamentales. Il faut donc interpréter ses écrits dans un sens
non pas moins, mais plus non-duel que ce qu'il s'est autorisé à écrire. Il en va de même pour
d'autres mystiques chrétiens qui ont laissé transparaître des expériences de ce genre dans leurs
textes. S'il y a peu de mystiques à suivre cette voie de connaissance en Occident, ce n'est pas
qu'ils n'en avaient pas besoin, mais c'est qu'ils ont été découragés par la pesanteur et le
monolithisme d'un monothéisme de type hétéro-testamentaire. L'intuition non-duelle
fondamentale correspond en fait à un méta-théisme; si l'on entend par théos le Dieu personnel,
elle est au-delà.
Il y a eu en Occident des expériences 'atypiques' du Soi, en ce sens qu'elles ont émergées
spontanément chez des poètes ou des philosophes. Louis Gardet a consacré une bonne
centaine de pages à ce sujet (5). Heidegger, par exemple, reconnaît sa communauté de vue
avec le non-dualisme du zen quand il l'a découvert: 'Si je comprends bien le zen, voilà ce que
j'ai essayé de dire dans tous mes écrits' (6) Il énonce aussi clairement le fondement de la voie
de la discrimination quand il écrit: 'Il faut séparer l'authenticité de l'Etre du caractère factice
de l'existence'. Cependant, on doit avoir bien plus que des intuitions métaphysiques pour
asseoir une pratique et transmettre une voie spirituelle complète. Un autre exemple d'intuition
non-duelle peut être discerné dans la réflexion de Camus dans La Peste: 'Peut-on être saint
sans Dieu? C'est le seul problème concret que je connaisse aujourd'hui.' (8)
En Inde, l'unité de substance entre l'homme et l'Absolu est si naturelle qu'on utilise parfois le
même mot pour désigner les deux: en effet atman (il n'y a pas de majuscules en sanskrit)
signifie à la fois 'soi-même' ou le Soi. Le fil directeur de la voie de la connaissance, c'est
l'antique questionnement des Upanishads: 'Quelle est cette connaissance par quoi tout peut
être connu?' En d'autres termes, cela revient à affirmer qu'il existe une expérience par laquelle
l'homo sapiens peut devenir 'totalement sapiens', le couronnement de la conscience
individuelle quand elle se fond dans la conscience universelle. En Inde, il est facilement
accepté que la dévotion qui arrive à son sommet (parabhakti) ne fait qu'un avec la
connaissance (jnana); cette idée devrait être une inspiration pour les non-dualistes chrétiens
aussi.
Cette étude est un écho de l'ouvrage de Raimundo Pannikar: 'Le Christ inconnu de
l'hindouisme' (9). En reprenant l'idée de Justin le Martyr à propos du Christ disséminé au sein
des religions païennes il a essayé de montrer la présence d'un Christ 'inconscient' dans
l'hindouisme; J'ai cependant l'impression que ma tâche est plus facile que la sienne. En effet,
le non-dualisme fait référence à une expérience individuelle mais non-conditionnée puisque
survenant après le rejet des conditionnements alors que le mot 'Christ' fait obligatoirement
référence à Jésus, personnage qui a vécu dans un contexte fort différent de l'Inde. A mon sens,
la véritable utilité de la mystique comparée est de pouvoir faire sentir le poids des a pirori
culturels, presqu'impossibles à voir directement: on a besoin d'un miroir pour observer son
propre visage. Pour cela, il faut une sympathie fondamentale qui est celle d'un authentique
chercheur de vérité: 'Non entratur in veritatem nisi per charitatem' 'on ne pénnètre pas la
vérité si ce n'est par la charité' dit saint Augustin. Plus il y aura de groupes spirituels sérieux,
plus les gens auront de chance de trouver la voie qui leur convient effectivement; et leur
interaction sera stimulante: du frottement des idées jaillit l'étincelle de la conscience; Il est
vrai qu'un monopole religieux peut apporter une certaine paix apparente, mais c'est la paix du
cimetière.
Nous allons maintenant considérer les rapports de la non-dualité avec le christianisme. Nous
considérerons d'abord un bon nombre de divergences présentées comme essentielles, mais qui
après réflexions nous apparaîtront superficielles. Nous envisagerons ensuite quelques
différences qui nous semblent plus profondes. Un célèbre koan zen dit: 'Quel est le sens de la
venue du Patriarche (Bodhidharma) de l'Ouest.' Peut-être trouvera-t-on avec cet article des
éléments de réponse au nouveau koan possible en cettte jonction de millénaire: quel est le
sens de la venue de la non-dualité de l'Orient.?'
Par la désignation paradoxale de 'divergence parallèles', je regroupe ici douze points où les
différends entre non-dualité et christianisme me semblent plus dus à des malentendus qu'à des
oppositions irréconciliables; Cela me donnera aussi l'occasion d'écarter en passant certains
arguments spécieux avancés par quelques théologiens chrétiens qui semblent ignorant à la fois
la théorie et la pratique de la non-dualité. Il faut se rendre compte qu'en Inde, la plus grande
masse suit une forme ou une autre de pratiques religieuses dévotionnelles, donc dualistes; en
revanche, l'interaction déjà ancienne avec la conception non-dualiste fait que les saints et les
sages passent facilement de l'une à l'autre. Cela contribue à la fécondité et à la vitalité de la
pensée religieuse hindoue. Venons-en aux différents points en litige et aux réponses qu'on
peut avancer.
C'est ce qu'on entend souvent dire. Elle serait, entre autre, le soubassement préféré des
drogués pour interpréter leurs expériences!... Il y a plusieurs réponses à cela; dans un premier
temps, le 'vague' est souvent purement et simplement dans l'esprit de ces théologiens chrétiens
qui n'ont qu'une connaissance superficielle de quelques idées non-dualistes, le plus souvent à
travers les écrits d'autres chrétiens et qui n'ont bien sûr aucune expérience des pratiques
méditatives qui correspondent à cette voie de la connaissance. Certains non-dualistes comme
Shankaracharya avec l'advaïta védanta, ou Nagarjuna avec le bouddhisme madhyamika ont
établi des sytèmes philosophiques dont la cohérence n'a rien à envier à celle d'un saint
Thomas d'Aquin. Il est vrai que la plupart des mystiques n'aiment pas enfermer leurs
expériences dans des sytèmes philosophiques rigides et détaillés à l'extrême. Jésus, le
Bouddha n'ont pas élaboré de philosophies complexes supposées répondre à toutes les
questions dans le détail. Les Pères du désert n'ont pas écrit beaucoup sur la théologie, mais le
rayonnement de leurs conseils pratiques sur la vie intérieure nous éclaire toujours.
La notion d'enstase n'est pas plus floue que celle d'extase. Au contraire, on peut faire
remarquer que la notion d'extase suppose l'union à Dieu dont la présence a été depuis toujours
difficile à prouver, alors que l'enstase nécessite seulement un retour à la vie intérieure dont
l'existence ne peut être remise en cause. 'Enstase', le terme employé par Mircéa Eliade en
parlant du Yoga, n'est d'ailleurs qu'une approximation; le méditant non-dualiste cherche une
expérience du Tout qui abolit la différence entre le dedans et le dehors, entre l'enstase et
l'extase et qu'on pourrait plutôt appeler 'holostase'
Il est vrai que dans le védanta la distinction est faite entre vérité empirique (vyavaharika) et
vérité absolue (paramartha). De même, dans le bouddhisme japonais, on parle de la 'loi
provisoire ' par rapport à la 'loi définitive'. Je crois que c'est une attitude de bon sens, qui
respecte les différences de niveau entre les gens et qui permet d'intégrer diverses voies
spirituelles non pas en choisissant l'une et en détruisant l'autre, mais simplement en les
hiérarchisant. Il n'est pas question ici de discrimination sociologique: chacun a le droit a priori
d'expérimenter la vérité absolue, mais cela réclame un effort que peu sont prêts à fournir. Il
n'y a pas de non-dualité possible sans cette distinction pratique entre les deux vérités. Le
Christ lui aussi respectait cette distinction: sinon, pourquoi n'aurait-il pas organisé la dernière
Cène sur le Parvis du Temple, ou n'y est-il pas apparu à la foule après sa résurrection?
Le concept d'unité rationnelle entre tous les niveaux de développement intérieur est une idole,
il faudrait cesser d'y sacrifier. C'est une tentative d'uniformisation, qui peut nuire par exemple
à des débutants qui voudraient utiliser la transe violente pour progresser ou même simplement
se mettre en route vers Dieu, ou les mystiques avancés qui insistent sur la connaissance et la
cessation spontanée de l'action. Le véritable problème est que la hiérarchie a peur de ne pas
pouvoir saisir la 'loi définitive' et de ne pas réussir à contrôler ceux qui la suivent
naturellement. Le Bouddha raconte l'histoire suivante: "Deux frères vont dans la montagne
pour couper du bois et reviennent lourdement chargés. Le plus jeune voit soudain un grand tas
de pièces de cuivre et laisse tomber son bois pour en prendre tant qu'"il peut. L'aîné pense:
'J'ai tellement trimé pour ce bois que je ne vais pas risquer de le perdre; je reviendrai après
pour les pièces' Plus loin, le plus jeune voit des pièces d'argent qu'il prend à la place des
pièceds de cuivre, alors que l'aîné reste attaché au bois qu'il a ramassé à la sueur de son front.
Plus tard, la même chose se reproduit avec les pièces d'or. Et quand l'aîné revient ensuite de la
maison pour prendre les pièces, elles avaient disparues." (11)
Il s'agit là d'une question-clé que nous allons donc développer plus en détail. C'est peut-être
dans les années trente que le personnalisme s'est le plus affirmé; dans le judaïsme, il y a eu
l'ouvrage de Martin Buber, le 'Je et le Tu' et dans le catholicisme la fondation de la revue
'Esprit' avec en particulier Jean Mounier et Berdiaev. Le contexte de l'époque était plutôt
sombre. Les démocraties faisaient piètre figure devant la montée des totalitarismes et il était
effectivement urgent de faire passer aux foules tentées par la simplification des mouvements
de masse l'idée que la personne humaine est inaliénable. En entendant ou lisant certains
Occidentaux, on a l'impression que l'Indien moyen serait schizoïde sous prétexte qu'il n'a pas
la notion de personne éternelle. Pour ceux qui ont vécu en Inde, cette idée apparaît bien sûr
fantaisiste. L'hindou ordinaire a une personnalité et un égo comme tout le monde; Il a sans
doute dans l'ensemble un plus grand souci de s'harmoniser avec la famille au sens large que
les Occidentaux, mais dans son esprit c'est un signe de maturité psychologique.. Celui qui
veut être 'indépendant', c'est à dire loin de la famille est vu comme une sorte d'asocial en
situation d'échec. En hindi, 'udas' signifie à la fois 'solitaire' et 'triste'. Par contre pour celui
qui veut s'engager plus avant dans la voie spirituelle existe la possibilité de renoncement où
les liens avec la famille sont coupés. En ce sens, il s's’agit d'un fort processus d'individuation,
mais il ne s'arrête pas là car il se continue par un nouvel élargissement, celui de l'ouverture à
la conscience universelle et indivise, ce qu'on pourrait appeler un processus 'd'indivision'.
Une idée qui sous-tend l'attachement à la notion de personne, c'est qu'"il n'y a de bonheur que
dans la relation". Ceci est basé sur l'expérience affective habituelle. Les dualistes hindous
prennent la comparaison du morceau de sucre qui doit rester différent pour qu'on puisse
percevoir sa saveur; mais c'est peu respectueux de l'Absolu que de le considérer comme un
morceau de sucre et de vouloir en faire un objet de dégustation. Ceci nous amène à parler de
la question de l'anthropomorphisme dans le dualisme.
Les descriptions de l'union à Dieu sous forme de mariage ou de rapports entre amant et aimé
ne sont plus satisfaisantes à partir d'un certain niveau d'évolution. Elles ressemblent trop à la
projection d'un désir, et les psychiatres font remarquer justement qu'on délire dans le sens de
son désir. L'idée chère aux dualistes selon laquelle nous vivons de plus en plus l'amour de
Dieu, et ce indéfiniment me semble aussi très anthropomorphique. C'est le souhait des amants,
mais la réalité semble plutôt autre. Quand on lit de plus en plus de livres, on sait de plus en
plus de choses, donc par analogie quand on fait de plus en plus de pratiques spirituelles on
devrait avoir de plus en plus de résultats; mais peut-on réduire la voie spirituelle à une sorte
de progression géométrique; elle est plus inattendue, et plus intéressante aussi. N'y a-t-il pas
un intérêt certain dans la notion orientale de rupture de niveau (nirvikalpa samadhi, satori)?
N'est-ce pas une nécessité à partir d'un certain stade, de même que le passage de la physique
newtonienne à la physique relativiste est devenue nécessaire, pour intégrer de nouvelles
expériences? Curieusement, en dépassant la notion anthropomorphique de personne, on
revient plus près de l'homme et de son expérience directe Il n'y a pas d'autre Dieu que le sens
de la présence' dit Nisargadatta Maharaj (16)). Maître Eckhart, de son côté, affirmait en une
formule célèbre: 'Si je n'étais pas, Dieu ne serait pas non plus.' (17)
La vraie question n'est pas de projeter des désirs, tels des rayons laser, dans les brumes
célestes, mais de les laisser s'en aller, de s'en départir complètement afin que 'Cela' puisse se
révéler. Ce n'est pas facile, et c'est bien pour cette raison qu'on a créé tant de disciplines
spirituelles. Une critique de la non-dualité qui est aussi liée à la question de la personne est la
suivante: "La non-dualité emploie des techniques, le dualisme repose sur l'amour seul'". La
première réflexion qui me vient à l'esprit est que l'amour est aussi une technique, ou un art si
le mot technique fait peur. Celui qui suit la voie de la dévotion doit apprendre petit à petit à
jouer avec ses émotions sans en être le jouet afin de pouvoir les diriger entièrement vers le
divin. Le védanta de son côté n'est pas contre le yoga en tant que technique de purification du
mental, mais il souligne répétitivement que 'Cela' se révèle de façon gratuite. La Réalisation
du Soi est au-delà des méditations qui visent à s'unir à une forme divine donnée (upasana).
Le dualisme a tendance à durcir, à épaissir l'égo en lui conférant une substance propre
différente de la substance divine. On peut se demander, du point de vue de la psychologie des
profondeurs, s'il n'y a pas de rapport entre le dualisme, le traumatisme de la circoncision et la
transcendance violemment affirmée du judaïsme et de l'islam (cf le Qul Allahu Akbar...Dis
'Dieu est le très Haut' de la prière quotidienne musulmane). Cet évènement agressif, même s'il
apparaît à des âges différents dans les deux religions, ne représente-t-il pas une coupure, c'est
le cas de la dire, dans le monde de l'unité primordiale? Cette coupure n'a-t-elle pas un impact
d'autant plus fort qu'elle agit sur la force sexuelle et qu'elle peut créer un certain éveil de cette
énergie intérieure que l'Inde appelle Kundalini? Ceci peut être un thème de réflexion à
proposer en passant à ceux qui sont intéressés.
On ne peut parler de façon juste de l'au-delà de la personne si l'on ne distingue pas clairement
la sortie de l'égo par le haut de celle par le bas. Cette dernière peut correspondre à la
schizophrénie, l'en-deçà de l'égo ou, de façon plus atténuée, à un type de pensée moderne
réductionniste, voire nihiliste, que Jean Wahl avait surnommé la 'trans-descendance'. C'est
pour cela que je préfèrerais parler de 'Trans personnalisation' plutôt que de
'dépersonnalisation' mot qui a un nuance péjorative et d'ordre pathologique. De même, il me
semble plus convenable de parler de 'voie libératrice de la personne' 'Trans personnelle' à
propos de la voie de la connaissance, plutôt que de voies 'impersonnelles', mot qui s'associe
automatiquement dans l'esprit des gens à la froideur et au rejet. Il faut noter aussi à ce propos
le paradoxe suivant; la transmission des voies 'impersonnelles' comme le védanta ou le zen se
fait de manière très personnelle, entre maître et disciple, grâce à une relation vitale qui s'étend
sur des années. (19) En ce sens, cette relation est moins impersonnelle que la transmission
institutionnelle qui est la plus courante dans le christianisme. Un vrai pratiquant de la voie de
la connaissance a une dévotion pour l'être intense. Il s'exerce dans ce sens. Nisargadatta parle
de 'la fulgurance explosive du 'je suis' (20).
Jacques Maritain, qui était un thomiste strict, essaie d'établir une opposition entre voie de la
dévotion et voie de la connaissance: la première correspondrait à la mystique du feu et la
seconde à celle du miroir. La comparaison est évidemment lourde de sous-entendus
apologétiques, insinuant que la voie de la connaissance est glaciale et qu'elle ne renvoie à rien
d'autre qu'à son visage, c'est à dire l'aspect le plus extérieur de l'égo. Il faut déjà remarquer
que le feu n'accomplit sa vocation que lorsque le combustible est complètement brûlé, c'est à
dire quand la dualité s'est consumée et que seule l'unité demeure. De plus, quand elle est
intense, la mystique de la connaissance est plus qu'un feu, elle est un rayon laser qui sépare le
Réel de l'irréel. Par ailleurs, ceux qui ont besoin de se reposer sur un Dieu à visage humain -
donc qui leur ressemble étrangement- ne sont-ils pas plus dans la mystique du miroir que ceux
qui sautent directement dans l'Absolu sans forme? L'autre qui a le même aspect que nous est-
il tellement 'autre'? Quelles images éveillent le célèbre 'Deus intimior meo' 'Dieu plus intime à
moi-même que moi-même' de saint Augustin? On pourrait entrevoir une sorte de centre
ultime sous les diverses couches de la personnalité et des conditionnements, ou alors un fond
de l'être humain qui s'élargit de plus en plus en s'ouvrant à l'Etre. Les deux représentations -la
graine de conscience ou bien l'espace sans limite- sont utilisées régulièrement pour évoquer
l'Absolu dans le védanta (21)
Une dernière objection au non-dualisme est que celui qui ne croit pas à la personne ne peut la
respecter. Il me semble au contraire qu'il la respecte d'autant mieux qu'il n'est plus gêné par le
filtre de sa propre personnalité pour pouvoir apprécier l'autre objectivement, comme il est.
C'est quand deux personnes, c'est à dire en pratique deux égos, sont en relation qu'il y a
manipulation et conflit.
La notion de personne, sous son aspect concret de personnalité, est utile bien sûr dans
l'éducation, pour que les enfants et les adolescents puissent s'affirmer en tant qu'eux-mêmes;
Elle est utilisée du point de vue social et juridique également, pour que l'individu ne soit pas
écrasé par la masse ou la machinerie étatique. Plus profondément, cette notion va de pair avec
l'amour basé sur le physique, les moindres détails personnels étant fortement investis
émotionnellement par les amants; le problème est que cette charge émotionnelle peut
s'inverser subitement et, de positive, devenir négative. Pour un mystique mûr, cette notion de
personne qui au début avait été une aide devient un obstacle
En conclusion se dégage l'idée de 'palier personnaliste': la personne humaine est le type même
de vérité provisoire, de pratique courante (vyavaharika) qui disparaît lorsqu'on s'approche de
l'Absolu à la façon d'un éphémère dans une flamme de chandelle; Tant qu'on y croit, on y est
soumis. Quand on le remet en question commence à poindre le soleil de la Libération. Le non-
dualisme ne contredit aucune doctrine, il leur donne plutôt leur place et les intègre dans sa
vision du monde. Ceux qui gardent encore en eux, comme un arrière-goût, que le personnel
c'est la vie et que l'impersonnel, c'est la mort, ceux-là peuvent bien méditer le koan zen
suivant:' Le vivant rentre dans le cercueil, et le mort le transporte'.
"La non-dualité est froidement technique,
elle n'a pas de notion de gratuité car elle n'elle pas de concept de grâce"
Même dans le Yoga qui est la partie la plus technique de la spiritualité hindoue, la notion de
grâce est présente. Les Yoga-Sutras de Patanjali parlent de 'l'abandon au Seigneur (Ishwara
pranidhâna I-23) comme d'une voie possible pour atteindre l'Absolu. Le védanta en tant que
doctrine non-dualiste n'a pas de notion de grâce mais insiste fortement sur la gratuité". La
connaissance se révèle d'elle-même sans être la récompense obligée de nos efforts spirituels.
C'est même sur ce point que le védanta s'est différencié de l'école qui l'a précédé
historiquement, le purva-mimansa. Dans le bouddhisme mahayana, le concept de 'réalisation
spontanée' est également très important.
"Les non dualistes ne sont pas capables d'action dans le monde ni d'esprit scientifique"
C'est là une autre objection courante contre les non-dualistes, faite à cause de leur tendance à
considérer le corps et le monde comme une illusion. Commençons par parler du corps. Les
chrétiens répètent que l'Incarnation peut seule donner au corps sa dignité ultime en lui rendant
sa vocation divine de Temple de l'esprit. Il faut d'abord mentionner que pour le non-dualiste,
le corps n'est pas seulement le temple de l'Esprit mais l'Esprit lui-même, puisqu’il n'y a qu'une
seule substance-esprit à la base de tout. Dans le non-dualisme, on reconnaît que le mental est
basé sur le corps, et on répète que c'est une chance d'avoir bénéficié d'une renaissance dans un
corps humain, et qu'il ne faut donc pas la gaspiller. Le vedanta, nous l'avons vu, accepte les
pratiques yoguique comme moyen de purifier l'esprit. Il est intéressant de noter à ce propos
que c'est dans l'ambiance non-dualiste de l'Inde que les techniques corporelles à visée
spirituelle, regroupées sous le terme de 'yoga', se sont le plus développées: peut-être parce
qu'un certain nombre d'hindous sentaient les limites de l'explication unique du progrès
spirituel par la grâce divine.
Il semble par ailleurs que la science occidentale ne se soit pas développée à cause de l'Eglise,
mais contre elle. Les controverses sur l'évolution qui continuent encore aujourd'hui ne
semblent guère avoir agité la pensée hindoue. L'idée de Soi impersonnel est plus facilement
assimilable à la notion de champ unifié que développe la physique contemporaine que le Dieu
personnel, créateur, le Deus ex machina des doctrines dualistes. Les scientifiques ont dû
oublier cette conception de Dieu pour pouvoir évoluer. Tout homme vraiment religieux
considère que Dieu est dans le monde, et même qu'il est plus réel que lui; sinon, il est un
matérialiste qui va assister à des rituels. 'Heureux le moine qui voit chaque homme en tant que
Dieu après Dieu' (24) dit Nil le Sinaïtre, et 'Le moine est celui qui, en se retirant du milieu des
hommes, y est uni et se voit lui-même en chacun d'eux.' (25)
Il ne s'agit pas d'abandonner le monde, mais sa vision du monde pour y voir clairement Dieu,
pour le déifier comme disent les orthodoxes ainsi qu'à sa manière le début de l'Isha
Upanishad: 'Que tout ceci soit enveloppé par le Seigneur (isha), tout ce qui se meut dans ce
monde en mouvement. Ayant renoncé à ceci, tu peux profiter...' L'abbé Antonios avait cette
intuition non-dualiste de la disparition de notre conception ordinaire du monde par l'arrêt du
mental! 'Si l'homme ne dit pas dans son cœur "il n'y a au monde que moi seul et Dieu", il
n'obtiendra pas le repos'. (26). Isaac le Syrien était également arrivé par expérience directe à
une conception proche de la création par le regard (drishti shrishti) de la pensée hindoue: 'Le
monde meurt là où le courant des passions s'arrête'. (27)
Saint Thomas reconnaît qu'il se peut que le monde n'existe pas quand il écrit: 'Il se peut que
tout ce qui n'est pas Dieu n'existe pas' (28). Grégoire de Nysse présentait le paradoxe du
monde à la fois réel et irréel lorsqu'il il disait: 'Le paradoxe du monde, c'est d'avoir son
existence dans la non-existence' (29). Maître Eckart n'hésite pas à affirmer comme une
évidence l'irréalité ultime de la création: 'Toutes les créatures sont un pur néant. Je ne dis pas
qu'elles sont minimes ou qu'elles sont quelque chose, elles sont un pur néant. Ce qui n'a pas
d'être est néant. Toutes les créatures n'ont pas d'être car leur être dépend de la présence de
Dieu.' (30). La seule différence entre la théologie chrétienne classique et le védanta, c'est que
la première dit que l'homme a perdu son état de déification et doit le retrouver, tandis que le
second dit que l'homme croit seulement l'avoir perdu.
Une dernière objection souvent émise par des théologiens à propos de la non-dualité, c'est
qu'elle ne bénéficie pas d'une autre Parole révélée, par le fait même qu'il ne reconnaît pas de
Dieu personnel. Le non-dualisme n'aurait pas non plus de possibilité de révélation progressive
de Dieu dans l'histoire. Il faut déjà dire que dans l'hindouisme, les grandes paroles des
Upanishads ('Tu es Cela', etc.) sont considérés comme révélées aux sages anciens (rishis): ils
ne les ont pas entendues d'un Dieu personnel comme les prophètes de la Bible, mais ils les ont
'vues' directement, c'est d'ailleurs le sens même du mor rishi 'celui qui voit'.
On peut dire que le christianisme reconnaît un cas de libéré-vivant: il s'agit de Jésus lui-même
(32). D'autre part, il y a en Inde certaines écoles dévotionnelles, comme celle de Madhva, qui
refusent catégoriquement cette possibilité; il est intéressant de noter que la logique de ce refus
les conduit à poser l'existence de trois substances séparées à la base respectivement de Dieu,
de l'âme et du monde et à croire aussi au paradis et à l'enfer éternel (les sectatataires de
Madhva sont les seuls à y croire en Inde, mis à part les Jaïns 33); Ils retrouvent au fond la
conception chrétienne ordinaire. A l'opposé, Vivékananda décrit le libéré-vivant ainsi: 'Tout le
temps est en lui, mais il n'est pas dans le temps. Tous les paradis sont en lui, mais il n'est pas
dans ces paradis.' (34) Si l'on accepte le fait que la souffrance vient de l'ignorance et non pas
du péché, il est assez naturel de dire qu'une connaissance complète peut libérer des liens. La
connaissance dont il s'agit n'est pas intellectuelle, mais expérientielle. Un texte ancien de
l'Inde dit: 'Bien que la conscience soit inconnaissable ( en tant qu'objet séparé), on peut quand
même la réaliser (en tant que sujet pur)'.(35)
Ceci nous amène à poser une distinction essentielle qui est constante en Inde mais qui n'est
pas établie si clairement dans le christianisme: la différence entre ce qui ne peut être dit et ce
qui ne peut être expérimenté. En fait, on peut faire deux listes de citations scripturaires
également importantes: Dieu se révèle complètement, en particulier par Jésus-Christ, il peut
être vu face à face et , à l'opposé, Dieu est inaccessible; 'caché dans la nuée'. Cette
contradiction a fait couler beaucoup d'encre chez les penseurs chrétiens. La solution non-
dualiste est simple: il s'agit de distinguer, dans l'interprétation d'"inaccessible", le domaine du
langage ou de la raison de celui de l'expérience directe. L'essence divine, ou l'Absolu, est
inaccessible aux premiers, mais accessible à la seconde. Il ne s'agit pas de faire de Dieu un
objet de connaissance mais de devenir cette Connaissance elle-même.
On trouve des intuitions non-dualistes dans l'Ancien Testament; je pense par exemple à ce
passage étrange du Deutéronome où l'on ne sait plus qui de Dieu ou de Moïse est en train de
parler (Deut 29, 1-6) Moïse commence par affirmer: 'Vous avez tous vu ce que Yahvé a fait
sous vos yeux' puis continue sans transition (v.4): 'Je vous ai fait aller quarante ans dans le
désert' ce qui peut être compris soit de Yahvé, soit de Moïse, soit des deux à la fois, puis
poursuit sans aucune transition: '...afin que vous sachiez que moi, Yahvé, je suis votre Dieu'.
On traduit en général la phrase introductive du psaume 90 par :'De Moïse, l'homme de Dieu',
mais il s'agit en fait de 'ish ha elohim', mot à mot: 'L'homme, le Dieu', c'est à dire l'homme qui
est Dieu d'après la tournure habituelle de la phrase hébraïque. Si l'auteur avait vraiment voulu
dire 'l'homme de Dieu', il aurait "écrit 'shel elohim'. Cette expression de 'l'homme-Dieu'
revient assez souvent dans le Livre des Rois, en particulier à propos d'Elisée et des miracles
qu'il accomplit ( R IV, 21 par exemple).
Pour les Pères, la déification complète de l'homme n'est possible qu'à la mort: cela correspond
à la libération au moment de la séparation d'avec le corps' (vi-deha mukti) qu'accepte le
védanta (en plus de la jivan-mukti) et les écoles dévotionnelles également. Dans l'Ancien
Testament, l'expression 'vous serez comme des dieux' est ambivalente. Elle est utilisée par le
Serpent pour tenter Eve (Gen III, 5). Mais Yahwé peut dire également à Moïse: 'Tu seras un
dieu pour Aaron' (Ex 4, 16). Les dualistes rejettent l'idée de la connaissance de l'essence de
Dieu par peur de la démesure. Ceci dit, les libérés vivants de l'Inde montrent l'exemple d'une
parfaite simplicité dans leur comportement. D'autre part, du point de vue théorique, ils n’ont
plus de base pour l'orgueil puisqu'il n'ont plus d'égo.
Les dualistes disent que l'homme ne peut pas connaître Dieu, sinon il deviendrait tout-
puissant, omniscient et créateur; Mais un grand sage comme Ramana Maharshi retourne
l'objection en disant que ce sont nos projections anthropomorphiques qui prêtent ces qualités à
Dieu: 'La grandeur de quelqu'un s'accroît en proportion de son humilité. La raison de l'être
suprême de Dieu qui fait que tout l'univers s'incline devant lui, c'est son humilité sublime qui
ne connaît pas le moindre égo, même dans les moments d'inattention.' (30) De même, quand
on demandait à Ramana Maharshi s'il était omniscient, il répondait simplement: 'Je sais tout
ce que j'ai besoin de savoir.' Quant au pouvoir créateur, il n'est pas considéré comme suprême
dans l'hindouisme. Le Dieu considéré comme créateur, Brahma, est assisté d'un organisateur,
un bon artisan appelé Vishvakarma (celui qui fait le monde). Il est le dieu spécifique de la
caste des artisans, et depuis plus récemment de celle des ingénieurs... De plus, le pouvoir
créateur n'est pas complètement exclu chez les jivan-mukta. Les matérialisations font partie
des miracles rapportés dans la vie de saints de l'Inde, même au XXe siècle. Le guru le plus
connu actuellement dans ce domaine est Sathya Sai Baba, dont on a cherché à démasquer la
supercherie sans grand succès semble-t-il malgré un demi-siècle d'efforts. On dit qu'il a
environ cinquante millions de disciples de par le monde. Avant de dire que l'homme ne peut
réaliser l'essence de Dieu parce qu'il n'en a pas les pouvoirs, il faudrait réviser la conception
que nous avons de ceux-ci pour nous demander si elle n'est pas lourdement
anthropomorphique, marquée par l'archétyupe du surhomme doué d'un super-égo...
C'est l'"expérience non-duelle qui définit le libéré-vivant. Sa réalisation lui donne une stabilité
complète. Les auteurs chrétiens peuvent se diviser en deux groupes: les premiers, surtout des
théologiens ou des évêques prédicateurs professionnels, rejettent cette possibilité avec des
malédictions, y voyant le signe d'un orgueil luciférien, et surtout les premiers symptômes
d'une insoumission à la hiérarchie, qui a en fait besoin de la base solide du péché des fidèles
pour asseoir son pouvoir. Le second groupe d'auteurs, comprenant surtout des mystiques, des
moines et des solitaires, pensent que cette perfection sans possibilité de rechute est possible,
et évoquent avec nostalgie la divinisation complète dès cette vie qui leur est interdite par une
théologie dualiste.
On peut citer quelques réflexions parmi les auteurs du premier groupe, qui ne croient pas en la
possibilité de libération complète du mal dès cette vie, non-croyante qui correspond à
l'expérience commune. Jean Climaque parle de la perfection 'parfaite et jamais parfaite' des
parfaits...(37) Il semble qu'Arsène ait toujours eu peur d'être en état de péché même sur son lit
de mort . Ses frères le voyaient pleurer à ce moment-là et lui demandèrent: ‘En vérité, toi-
aussi, as-tu peur, Père?' Il répondit: 'En vérité, la crainte qui est mienne à cette heure
m'accompagne depuis que je me suis fait moine' Et il s'endormit ainsi'. (38) L'opinion
courante est que 'les passions continuent à vivre, elles sont simplement enchaînées par les
saints'? (39)
Jean Bar Kaldoun, de la tradition monastique syrienne, décrit le progrès spirituel d'une
manière qui évoque les Upanishads; 'Le corps devient mystiquement subtil et remplace l'âme;
l'âme remplace l'intelligence, l'intelligence remplace l'esprit et l'esprit devient Dieu, il est Dieu
véritablement et le corps, l'âme et l'intelligence le servent. Laisse-moi, frère, et ne me force
pas à me parler plus longtemps de cet état...Celui qui est devenu digne de lui n'a plus besoin
d'être instruit de l'extérieur: il est son propre maître.' (44) On retrouve enlacées comme
souvent les notions d'union complète avec le divin et de libération non moins complète de la
dépendance dès cette vie. Dans la Katha-Upanishad, on trouve la progression suivante: 'Au-
dessus des objets des sens se trouvent les sens, au-dessus des sens se trouve le mental; au-
dessus du mental l'intellect...le grand Soi (atman)...le non-manifesté...la Personne; au-dessus
de la Personne; il n'y a rien du tout. C'est le but. C'est la voie suprême. Bien qu'il soit caché en
toutes choses, le Soi ne brille pas. Pourtant, il est vu par les rishis subtils, doués d'un intellect
supérieur et subtil'. (3 6 10-12)
Une image qui revient souvent chez les mystiques dualistes est celle de l'âme en tant que pur
miroir du divin: on retrouve la même comparaison chez les non-dualistes qui considèrent l'égo
lui-même comme reflet du Soi. Quand on y réfléchit, comment un miroir pourrait-il vraiment
refléter l'infini sans forme s'il n'est pas lui-même infini et sans forme, c'est à dire un par
essence avec lui? Il n'y a pas de place pour le voile de la distinction dans la transparence
complète à laquelle fait allusion un mystique récent du Mont-Athos: 'Quand nous sommes
complètement dépouillés, ce regard de Dieu sur nous deviendra pour nous vision de Dieu.'
(45) S'il n'y a plus qu'un seul regard, cela signifie qu'il n'y a qu'une seule Conscience sans
objet particulier à prendre en conscience; c'est la définition même de l'expérience non-duelle.
Il existe une Connaissance qui est au-delà de la dualité des substances humaine et divine;
n'est-ce pas à cette Connaissance que faisait allusion saint Nil du Sinaï quand il disait: 'La
prière est le prélude à la connaissance Trans substantielle.' (46) Jean Climaque cite le verset
du pasaume 46 cher à Ramana Maharshi; 'Faites silence, et sachez que je suis Dieu' ajoutant
simplement: '...et que Je suis l'impassibilité (apathéia)' il ne dit pas 'Je me reflète dans
l'impassibilité'; il dit, en faisant parler Dieu, 'je suis l'impassibilité'. Cela signifie que cet arrêt
du mental qu'est l'impassibilité est en soi l'union complète et sans différence au Divin: on
retrouve exactement la définition du Yoga au début des aphorismes de Patanjali: 'Le yoga
(union), c'est l'arrêt des mouvements du mental'. Lors de cette cessation de tout mouvement,
l'égo disparaît et l'on devient un avec le monde selon la belle parole du Starets Ambroise
d'Optino: 'Fais de toi rien afin que Dieu fasse de toi l'univers'. (47)
Les propos non-dualistes chez Maître Eckart sont évidents; il est connu pour cela. Je ne peux
que renvoyer à l'étude approfondie de Bernard Barzel sur Maître Eckart et Shankaracharya
qui montre les similarités fondamentales entre les deux mystiques et qui va donc dans le sens
du présent article '48). Angelus Silesius qui a été influencé par Maître Eckart ne s'embarrasse
pas de distinctions de substances infranchissables lorsqu'il dit: 'L'amour est la pierre
philosophale qui me transmute en Dieu' (49). Le résultat en est l'identité complète. Même un
théologien à la réputation confirmées comme Karl Raehner ne peut faire mieux que de
redécouvrir une comparaison typiquement non-dualiste du type goutte d'eau dans l'océan
lorsqu'il cherche à évoquer l'expérience fondamentale: 'Parvenu à l'ultime profondeur, ce que
l'homme sait le mieux, c'est que son savoir (ou ce que l'on désigne communément par ce
terme) n'est qu'une petite île dans l'océan infini qu'on ne peut traverser et que la question
existentielle qui se pose à celui qui peut connaître est la suivante: préfère-t-il son prétendu
savoir à la mer du mystère infini?' Cependant, je n'ai pas rencontré de chrétiens qui osaient
être aussi provoquants que certains maîtres védantins comme par exemple Nisargadatta
Maharahj qui déclarait: 'Dieu est mon fidèle' ou comme Plotin répondant à quelqu'un qui
voulait l'emmener assister à un rituel dans un temple: 'Ce n'est pas à moi d'aller vers les dieux,
c'est aux dieux de venir à moi.' (51)
L'essence de Dieu
L'argument de base de Jean est plutôt simple: on ne connaît que très peu de chose du
fonctionnement de l'univers, comment pourrait-on connaître l'essence de Dieu? Nous y avons
déjà répondu en partie; En réalité il ne s'agit pas de connaître l'essence de Dieu comme un
objet mais de réaliser que nous la sommes déjà. De plus, pourquoi chercher à connaître
complètement le fonctionnement de l'univers? Ce sont au fait des problèmes de mécanique
plutôt secondaires. Par contre, connaître l'essence de Dieu est le but suprême et il mérite que
nous orientions vers lui nos pratiques spirituelles.
Pour réconcilier le ' J’ai vu Dieu face à face' des prophètes avec 'Pour l'instant, nous ne
voyons Dieu qu'en partie' de saint Paul, on peut avancer au moins deux interprétations:
premièrement, saint Paul a pu avoir dit ce 'en partie' par humilité, pour ne pas choquer les
lecteurs de son épître; ou, seconde interprétation moins habituelle, il ne connaissait
effectivement Dieu qu'en partie à l'époque où il écrivait son épître: il était dans sa phase
active, tout occupé à constituer des communautés dans différentes parties de l'Empire romain.
Par contre, il a peut-être pu voir Dieu complètement avant son martyre, la proximité de la
mort physique accélérant la mort de l'égo et de ses identifications à un rôle de missionnaire ou
de prédicateur. Il n'a pu, ou n'a pas voulu parler de cette expérience; c'est une hypothèse qu'on
ne peut prouver, mais qu'on ne peut réfuter non plus. Il y aurait d'autres points à discuter, mais
venons-en au point crucial: au fond, Jean Chrysostome, en tant qu’évêque et responsable de la
discipline, n'aime pas les mystiques: 'Si Dieu nous interdit cette connaissance (sur la manière
dont l'âme se trouve dans le corps) c'est afin de nous fermer la bouche et de nous contenir plus
facilement, afin de nous apprendre à rester dans notre humble condition, à ne pas vouloir
scruter ce qui nous dépasse et à renoncer à une indiscrète curiosité.' (54) En des termes plus
directs, il s'agit de la condamnation d'une mystique authentique en faveur d'une sorte de
piétisme peureux, réduit, de type paroissial que nous propose Mgr Jean. Il est dommage qu'il
ait été autant écouté et suivi.
La véritable question à se poser est la suivante: si on limite a priori les possibilités
d'expériences spirituelles, ne les décapite-t-on pas d'avance? Ceux qui rejettent la possibilité
du libéré-vivant devraient se demander s'ils ne sont pas les descendants du Grand Prêtre qui a
déchiré ses vêtements (Mt XXVI, 15) quand Jésus a accepté le titre de 'Fils de Dieu' alors que
jusque-là il avait préféré l'appellation de 'fils de l'homme'. En ayant peur de la notion de
libéré-vivant, l'institution manifeste une autre peur, en quelque sorte archétypale, celle du
retour du Christ non pas sous forme messianique, mais sous forme humaine comme la
première fois. Cette peur a bien été mise en évidence par Dostoïevski quand il a fait se
rencontrer le Christ avec le Grand Inquisiteur. Un libéré-vivant, de par le simple fait qu'il est
son propre maître, est une impossibilité dans une institution centralisée comme l'Eglise. Celle-
ci a hérité directement du modèle impérial romain. Le libéré-vivant doit être neutralisé d'une
manière ou d'une autre, non pas par raison d'Etat, mais par raison d'Empire si l'on peut dire, ce
qui est encore plus sérieux... Dans l'hindouisme; une des fonctions du libéré-vivant est de
rafraîchir l'interprétation des textes sacrés par son expérience directe. C'est là ce qui manque
au christianisme, ce qui fait que l'Eglise se rabat sur les exégètes ou les chercheurs du CNRS
pour essayer de retrouver un second souffle; mais le résultant sur le progrès spirituel des gens
reste superficiel.
Je n'ai rien à dire de technique sur les pratiques de la non-dualité en occident, et je renvoie
chacun à l'enseignement spirituel qu'il suit. En revanche, je peux dire -et j'en suis convaincu-,
qu'un pratique est nécessaire. Dans la tradition indienne, le véritable enseignement de la non-
dualité se faisait surtout de maître à disciple, comme d'ailleurs dans le zen. Puis il y a eu des
personnes comme Vivekananda qui sont venues et ont développé un 'vedanta pratique' en
alliant une méditation non-duelle avec un engagement dans le travail social, ce qui créait un
équilibre. En effet, les risques d'une non-dualité mal comprise sont évidents. Dans un premier
temps, il y a le raisonnement primaire selon lequel: 'Tout est dans tout, donc je fais n'importe
quoi'. C'est là qu'il faut comprendre une différence de contexte culturel: les hindous peuvent
se passer assez facilement d'un Dieu personnel qui punit car ils considèrent la loi du karma
comme évidente. Ils croient fermement en une responsabilité de l'individu qui se prolonge
jusque dans les vies ultérieures. Je pense qu'il ne peut y avoir d'enseignement sérieux de la
non-dualité, de l'impermanence et de l'irréalité du monde s'il n'y a pas d'éducation du sens de
la responsabilité en même temps. Un autre risque de l'enseignement de la non-dualité et de la
réalisation spontanée est la paresse. Le problème n'est pas nouveau. Le maître zen Myoë se
plaignait déjà de cela au XIIIe siècle: 'La loi est sans aspect. Il apparaîtra donc des disciples
qui aimeront s'allonger paresseusement'...(55) Un autre de ces risques est l'orgueil -il n'est pas
difficile de répéter (je suis Dieu' ou 'J'ai l'éveil' - un perroquet pourrait sans doute le faire si on
le conditionnait à cela. La difficulté est bien sûr d'avoir un éveil réel. De plus, un minimum de
bon sens permet de comprendre qu'on ne peut guère dire: 'Je suis éveillé' puisque si on l'est
réellement, qui est encore là pour dire 'je'? Il est vrai qu'en lisant des textes non dualistes
traditionnels, on a l'impression que l'éveil peut survenir comme un coup de baguette magique;
Mais en même temps magie se dit 'maya' en sanskrit, et c'est justement à cette maya qu'il faut
mettre fin. Chez quelqu'un qui est fasciné encore la plupart du temps par la magie du monde
multiple, un tour de magie supplémentaire est-il suffisant pour faire émerger la Réalité? Après
les nouveaux philosophes et les nouveaux pauvres, verra-t-on les 'nouveaux' sophistes'
cherchant à justifier par des tours de passe-passe une absence de pratique personnelle? La
non-dualité, c'est comme une perte de support, c'est comme rester suspendu dans le vide. Qui
ose se lancer?
La notion de dvandvatita, 'au-delà des contraires' doit être bien comprise. Le jnani (sage non-
dualiste) est certes au-delà des concepts de bien et de mal mais disons qu'il se situe quand
même plutôt du côté du bien : il n'a en effet aucune raison de faire du mal, un mal qui serait
de toutes façons inspiré par un égo qu'il n'a plus. Le 'jnani' est plutôt au-dessus des notions de
pur et d'impur. Il a également dépassé les obligations rituelles. Parfois, il peut avoir des
comportements critiquables aux yeux de ses disciples, mais il n'a pas besoin de se justifier vis-
à-vis d'eux par des explications ou des raisonnements. L'intensité de son amour est suffisante
pour que ceux-ci comprennent que le sage agit pour le bien des autres à long terme. En ce qui
concerne les maîtres non-dualistes, la parole de l'Evangile garde toute sa valeur: 'Jugez l'arbre
à ses fruits'; Celui qui laisse entendre qu'il est libéré l'est-il réellement de la dépendance à
l'argent, à la force sexuelle, à sa propre image de marque en tant qu'enseignant et de la
tendance à manipuler? En vivant pendant quelques temps auprès de lui avec ces quatre
critères bien présents à l'esprit, on doit pouvoir s'en rendre compte assez bien et on saura si le
premier attrait éprouvé pour l'enseignant était justifié ou non.
Un autre sujet qui me semble important à envisager si l'on souhaite le développement d'un
non-dualisme crédible en Occident, c'est la loi de l'offre et de la demande; le 'marché' spirituel
est-il régi par cette loi, ou réussit-il à la transcender? Sai Baba de Shirdi, certainement le saint
le plus populaire de l'Inde du Xxe siècle, aurait bien voulu parler de la Libération à ses
visiteurs, mais ceux-ci lui demandaient le plus souvent des grâces matérielles ou des miracles.
Il se résignait à en faire tout en disant: 'Je leur donne ce qu'ils me demandent, en attendant
qu’ils me demandent ce que je veux leur donner.' Beaucoup de chercheurs' cherchent surtout à
entendre ce qui leur plaît. Il vont chercher un psychologue -ou pourquoi pas un enseignant
spirituel, c'est plus prestigieux- pour approuver tous les mauvais coup qu'il font, en somme
pour acheter comme au Moyen-Age des indulgences; dans leur forme moderne, elles peuvent
correspondre à des promesses du paradis de la Réalisation sans se fatiguer; l'effort étant laissé
aux primitifs qui ne connaissent ni les TGV ni les ascenseurs spirituels mais qui se contentent
d'aller avec leurs deux jambes et de compter sur leurs propres forces. Le proverbe indien:
'Quand le disciple est prêt, le gourou arrive' a aussi son côté négatif, son ombre: 'Quand le
disciple est prêt à se faire embobiner, les gourous affluent'...
Si l'on veut un véritable dialogue entre les non-dualistes et les dualistes, il est important de
savoir ce que les non-dualistes pensent des dualistes. C'est ce que j'ai essayé entre autres de
préciser dans cette étude; D'habitude, la comparaison entre ces deux grandes tendances est
faite soit par des théologiens chrétiens, soit par des universitaires qui se sentent obligés de
rester d'une neutralité avoisinant l'aseptise. Ce n'est pas ma position; Je préfère parler
directement du point de vue de la voie que je suis depuis huit ans que je réside en Inde, c'est à
dire la non-dualité et exprimer clairement la façon dont je vois les choses. En un sens, vu du
sommet, la différence entre les deux voies de connaissance et de dévotion est infime. Le
dualisme tend vers sa propre limite, et le non-dualisme y arrive. Cependant, du point de vue
du mystique qui est en progrès, cette différence peut représenter un grand précipice, une
véritable nuit de l'esprit. Cela survient quand il s'aperçoit que la divinité avec laquelle il
pouvait parler, avoir des visions se dissout et que sa forme n'était peut-être que la projection
de son propre mental. S'il passe cette épreuve, il découvre la déité au-delà de Dieu, de que
nous avons appelé le 'méta-théisme' au-delà du monothéisme.
On ne peut suivre toutes les voies à la fois. Cependant, on dit souvent en Inde que chez un
vrai jnani, il y a un bhakta qui se cache et vice versa. Amour et connaissance vont de pair.
L'amour purifié dont parle saint Jean est en fait très proche de la connaissance. Vivekananda
pouvait dire: 'Le véritable athéisme, c'est de ne pas croire en soi-même.' Des maîtres spirituels
de l'Inde moderne comme Ramakrishna, Ma Anandamayi et actuellement Ma
Amritanandamayi montrent bien qu'il est un état où l'on peut aller et venir entre Amour et
Connaissance avec une aisance parfaite. On peut trouver dans les Evangiles, en particulier
dans le discours de la dernière Cène chez Jean, de 'grandes paroles' analogues au mahavakyas
des Upanishads comme 'Tu es cela' etc. Elles peuvent servir d'objet de méditation pour des
chrétiens qui veulent évoluer vers le non-dualisme, nous l'avons déjà dit plus haut: 'Je suis en
mon Père, vous êtes en moi et moi en vous' (Jn XIV 10) ou encore 'Que tous soient Un:
comme toi, Père, tues en moi et que je suis en toi, qu'eux aussi soient Un en nous' (Jn XVII
20); ailleurs, quand Saint Paul dit: 'Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi.'
(Gal, II, 2O), on peut se demander dans cette affirmation, de quel 'je' s'agit-il. Que devient la
personne de départ? Où va la personnalité?...
On trouve ailleurs de ces formules d'unité qui résonnent en nous comme des mantras, par
exemple la fameuse expression de Spinoza: 'L'amour dont l'âme aime Dieu est une partie de
l'amour dont Dieu s'aime lui-même'.(56) ou cette parole que Ma Anandamayi répétait
souvent: 'Le Soi éternel, le pèlerin éternel, c'est Lui, c'est Lui seul'. Mgr Eugraphe Kovalevsky
recommande une prière dont l'efficacité expérimentale est, dit-il; absolue -peut-être est-ce
parce qu'elle est l'expression directe d'un christianisme non dualiste. Cette prière est très
simple: 'Aime ‘Toi Toi-même en moi.' (57) Saint Paul opposait la sagesse des philosophes à la
folie de la dévotion au Christ. Mais il semble que la dévotion soit devenue bien sage, et bien
familiale: au Père et au Fils est venu s'ajouter la Mère; le 'fou' est plutôt bien entouré. Par
contre, celui qui suit avec intensité une voie de la connaissance ne peut-il être appelé un fou
de Dieu authentique? Il en arrive en effet à un tel point qu'il n'y a plus fou ni Dieu. Le non-
dualisme est particulièrement intéressant pour un moine, on le sait en Inde, où le védanta
correspond au quatrième stade de la vie, celui du renoncement (sannyas); En effet, le moine
dont le nom signifie 'seul' 'un' n'aspire-t-il pas à l'Unité? Pourquoi devrait-il être condamné à
perpétuité à la dualité métaphysique par une théologie qui s'est trop laissé influencée par
l'expérience commune de la dualité dans la vie ordinaire? Le mendiant qui n'a qu'une pièce de
monnaie s'y accroche désespérément car il n'a rien d'autre. Ne serait-ce pas tout simplement
par manque d'expérience mystique que nombre de théologiens s'accrochent aux différences, là
où celui qui a la pleine richesse de l'expérience intérieure voit l'unité.
On pourra m'objecter que j'ai tiré la couverture dans le sens de la non-dualité dans cette étude,
et que je n'ai pas tenu assez compte du contexte dualiste où ma plupart de ces paroles ont été
prononcées. Mais justement, comme je l'ai déjà fait remarquer pour Maître Eckart, c'est parce
qu'elles ont été prononcées dans un contexte dualiste qu'on peut être sûr qu'elles ont jailli de
l'expérience elle-même plutôt que d'un conditionnement ou d'un apprentissage. Un mystique
peut se satisfaire dans sa jeunesse du dualisme qui est une métaphysique de la dépendance;
mais quand il mûrit, il aspire à vivre une métaphysique de l'Indépendant, du Seul et du Un.
Il y a un rapprochement intéressant à faire entre l'Orient chrétien et cet autre Orient qu'est
l'Inde à propos de l'expérience non duelle: la lumière incréée si importante dans la mystique
orthodoxe correspond à 'svaprakasha', la lumière spontanée du Soi dont on parle souvent dans
le védanta. Après tout, pourquoi de cet Orient où le soleil se lève naîtraient deux lumières
différentes?
Il n'y a pas une différence si grande entre la voie de la dévotion qui dit 'Je suis Tien' et celle de
la connaissance qui dit 'Je suis Toi' Dans les deux cas il s'agit d'une dissolution de l'égo qui
ouvre les portes du pur Amour, ou de la félicité de la Connaissance complète (vijnanananda).
En conclusion de cette étude, j'aimerais laisser la parole à Kabir, ce sage qui était tisserand
dans la Bénarès du XVIe siècle:
Notes
Chapitre I : de l'arrêt du mental