01-04 Syllabus
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CHAIRE UNESCO
DES DROITS DE LA PERSONNE HUMAINE ET DE LA DEMOCRATIE
01 BP 6025 RP Cotonou BENIN
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Présentation
Une théorie est par définition générale puisqu’elle doit être, dans la mesure du possible, objective et rationnelle. Et la
théorie générale du droit est encore générale parce qu’elle transcende par essence les frontières disciplinaires et,
notamment, la summa divisio droit public/droit privé. La théorie du droit est phénoménologique: elle s’intéresse
uniquement à ce qu’est le droit et en aucun instant à ce qu’il devrait être. La théorie du droit est prescriptive à l’égard de
la science du droit; en revanche, elle se veut, s’imagine parfaitement descriptive à l’égard de l’objet-droit. Lorsque la
théorie affirme que la science du droit a une fonction descriptive et un contenu axiologique neutre, elle dit non ce que
cette science est mais bien ce qu’elle doit être. Partant, au-dessus de la science du droit descriptive se trouve une méta-
science prescriptive et idéale.
Contenus
1. Théorie du droit: 1.1. La possibilité de théories à caractère scientifique; 1.2. L’impossibilité de théories à caractère
philosophique; 1.3. La théorie lato sensu: une explication rationnelle et simple d’un phénomène; 1.4. La double fonction
de la théorie stricto sensu: assigner un objet d’étude et prescrire une méthode d’étude à une science; 1.5. Théories au
pluriel; 1.6. La théorie du droit comme définition de la notion de droit et de la méthode d’étude du droit; 1.7. Théorie du
droit, pensée du droit; 1.8. Théorie générale du droit et théories particulières du droit; 1.9. Les multiples théories de la
théorie du droit; 1.10. Le point de vue externe et apolitique du théoricien du droit; 1.11. La crise de la théorie du droit.
2. Droits fondamentaux, libertés publiques et droits de l’homme: 2.1. La notion; 2.2. La nature des droits et libertés
fondamentaux; 2.3. La définition constitutionnelle des droits et libertés fondamentaux; 2.4. Les limites aux droits
fondamentaux. 3. Théorie générale et droits de l’homme: 3.1. L’idée des droits de l’homme; 3.2. L’évolution historique
de l’idée des droits de l’homme; 3.3. L’évolution institutionnelle des libertés individuelles; 3.4. Le contenu des libertés
individuelles ou droits fondamentaux. 4. Conclusions: 4.1. Signification juridique des termes de la matière; 4.2.
Définition des droits de l’homme; 4.3. Caractéristiques des droits de l’homme. 5. Un sujet assigné par l’enseignant à
chacun auditeur; l’auditeur sera appelée à diriger la discussion sur le sujet de l’essai assigné.
Bibliographie
Bibliographie essentiale au début du cours avec remise d’un Syllabus.
CALENDRIER
1. Théorie du droit
Au début du XXe s., l’auteur d’une thèse très novatrice exigeait de ses contemporains qu’ils «permett[ent] à
la théorie juridique une part d’hypothèse, c’est-à-dire un peu d’art et de philosophie. Peut-être ainsi contiendra-t-
elle une idée-force»1. La théorie devrait donc se situer à la frontière de l’art et de la philosophie, notamment dès
lors qu’elle émet des hypothèses et entend proposer quelque idée-force. Par conséquent, la scientificité serait
incompatible avec la recherche de théorisation. Au contraire, il faut croire que toute théorie gagne en puissance
logique, explicative et de conviction à mesure qu’elle gagne en scientificité. Et ce qu’elle perd en caractère ne
serait que de peu de poids face à ces gains précieux.
C’est ainsi que Boris Barraud2 (1988-) a pu proposer une théorie du droit, la théorie syncrétique du droit,
qui, bien plutôt que de se rapprocher de l’art ou de la philosophie, entend se rapprocher de la science en reposant
sur une méta-théorie scientifique et en constituant une science des théories 3. Est de la sorte poursuivie l’ambition
kelsénienne d’«élever la théorie du droit […] au rang d’une véritable science»4. Il est remarquable, sur ce point,
que la première édition de Théorie pure du droit porte en sous-titre Introduction à la science du droit. Une théorie
du droit peut être une science du droit. Toutefois, si la théorie syncrétique pourrait légitimement revendiquer
l’application à son égard de l’étiquette générique de «science du droit»5, il est préférable de parler de théorie
scientifique du droit. Que «la théorie du droit est une discipline de la science du droit»6 est une affirmation
acceptable uniquement à condition d’adhérer à une conception foncièrement large de cette science du droit et de ne
pas la confondre avec la science du droit positif. Or, parmi la littérature juridique et parmi les discours des
chercheurs en droit, science du droit veut très généralement dire science du droit positif. Il est donc raisonnable de
n’appeler aucune théorie du droit science du droit, tandis que, au sein du présent Cours, science du droit et science
du droit positif seront rigoureusement distinguées, la première n’étant qu’une branche de la seconde, la seconde
étant loin de se réduire à la première.
Par suite, voir dans la théorisation une activité scientifique, une activité objective et empirique à finalité
descriptive, est fort original et il faut théoriser la théorie plus avant, au-delà de la science. La théorie du droit peut
être scientifique mais, le plus souvent, elle ne l’est guère ou que peu. Max Weber invitait à distinguer le
raisonnement, opération intellectuelle de pesée des arguments, de l’intuition, «saisie immédiate et globale d’un
objet de pensée»7. Partant, une théorie est déjà un raisonnement par opposition à une intuition qui, seule, quelle que
soit sa congruence, peinera toujours à emporter la conviction. C’est là un premier élément permettant de séparer la
théorie du droit de la philosophie du droit.
Puisque la théorie du droit est la branche fondamentale de la recherche juridique, il est nécessaire de
préciser l’expression théorie du droit et, au préalable, de cerner le terme théorie. Cela est même indispensable tant
la théorie tend à fréquenter intimement la philosophie. Mais la théorie du droit n’est pas la philosophie du droit.
Herbert Lionel Adolphus Hart (1907-1992) remarquait combien les notions de science, de théorie et de philosophie
sont ambiguës et mal fixées8. Ce sont pourtant des dimensions différentes, même si elles peuvent s’attacher à de
mêmes réalités. Seulement, comme le sens de droit, les objets respectifs de ces disciplines varient excessivement
d’un auteur à l’autre. Ainsi n’est-il pas rare qu’un scientifique se croie théoricien et qu’un théoricien se croie
philosophe. Or, autant la théorie peut être scientifique — quoique la plupart du temps elle ne le soit pas —, autant
elle ne saurait être philosophique.
1
P. CONDOMINE, Essai sur la théorie juridique et sa fonction, th., Université de Lyon, 1912, p. 160.
2
Cf. B. BARRAUD, «La théorie du droit», in La recherche juridique (les branches de la recherche juridique), L’Harmattan, coll.
Logiques juridiques, 2016, pp. 17 ss.
3
Cf. IDEM, «L’échelle de juridicité: un outil pour mesurer le droit et fonder une théorie syncrétique (première partie:
présentation)», Arch. phil. droit 2013, pp. 365 s.; IDEM, Théories du droit et pluralisme juridique – t. II: La théorie syncrétique
du droit et la possibilité du pluralisme juridique, PUAM (Aix-en-Provence), coll. Inter-normes, 2017.
4
H. KELSEN, Théorie pure du droit, 2e éd., trad. Ch. Eisenmann, Dalloz, 1962, p. 12.
5
Par exemple, A. AARNIO, «Dogmatique juridique», in A.-J. ARNAUD, dir., Dictionnaire encyclopédique de théorie et de
sociologie du droit, 2e éd., LGDJ, 1993.
6
O. BEAUD, La puissance de l’État, Puf, coll. Léviathan, 1994, p. 9.
7
Cité par G. TIMSIT, «Raisonnement juridique», in D. ALLAND - S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf,
coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1290.
8
Cf. H. L. A. HART, Essays in Jurisprudence and Philosophy, Clarendon Press (Oxford), 1983.
Un ouvrage récent portant le titre Philosophie du droit se divise en deux parties intitulées «I. Théorie» et
«II. Pratique»9. La théorie serait donc l’une des deux branches de la philosophie, l’autre étant la pratique, ce que
différents auteurs soutiennent10. Le schéma est sans doute, davantage que celui de poupées gigognes, celui de
régions épistémiques parallèles mais en interaction. Toute donnée est susceptible d’une analyse scientifique, d’une
analyse théorique et d’une analyse philosophique; et il existe d’autres dimensions, à l’image de la dimension
politique.
Par suite, s’il est possible de parler de théorie scientifique — mais une théorie scientifique est une théorie
avant d’être une science —, mieux vaut ne pas chercher à consacrer quelque forme de théorie philosophique. En
effet, l’objet des prochaines pages sera notamment de montrer que théorie et science sont compatibles quand
théorie et philosophie sont incompatibles — tout comme sont incompatibles philosophie et science —. Aristote
définissait la sagesse théorique comme la «connaissance de la vérité sur les principes, la plus achevée des formes
du savoir»11. La philosophie étant étymologiquement l’amour de la sagesse, il semble exister un lien intime entre
philosophie et théorie. Et on pourrait théoriser davantage les idées que les éléments factuels et concrets. Sur ce
qu’est — et ce que n’est pas — une théorie, des éclaircissements sont donc souhaitables.
1.3. La théorie lato sensu: une explication rationnelle et simple d’un phénomène
Les dictionnaires de la langue française font de la théorie un «ensemble organisé de principes, de règles, de
lois scientifiques visant à décrire et à expliquer un ensemble de faits»12; une «construction intellectuelle,
hypothétique et synthétique, organisée en système et vérifiée par un protocole expérimental» 13; un «ensemble de
lois formant un système cohérent et servant de base à une science, ou rendant compte de certains faits» 14. Il s’agit
là de la théorie au sens large, qui englobe mais dépasse la théorie au sens strict.
Une théorie peut donc être comprise, en premier lieu, comme une explication rationnelle et objective: «Un
ensemble de propositions qui doivent être cohérentes pour permettre d’interpréter la réalité, et de formuler des
hypothèses qui doivent être testées»15. «On appelle théorie, écrivait Kant, un ensemble de règles pratiques, lorsque
ces règles sont conçues comme des principes ayant une certaine généralité»16. Là où le philosophe peut rechercher
les explications dans un cadre métaphysique ou autrement spéculatif, le théoricien ne peut le faire ailleurs que dans
un cadre rationnel; ainsi des tests empiriques sont-ils envisageables et même indispensables.
Ensuite, une théorie peut consister en une classification, en une présentation, soit en un «système de
propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi
simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales»17.
Simplicité, complétude, exactitude: voici peut-être les lois de la théorie. Cette dernière est forte lorsqu’elle parvient
à simplifier la présentation de la réalité sans simplifier cette réalité elle-même, lorsqu’elle est simple sans être
simpliste. Il faut répéter combien une théorie est dépendante de la pratique, car elle est théorie de la pratique. Une
théorie qui trahirait la réalité pratique serait donc à jeter aux oubliettes. Représentation simple mais fidèle d’une
figure matérielle complexe, une théorie se construit à la suite du repérage des propriétés essentielles de cet objet. Et
ces propriétés sont reliées entre elles par des principes — plus que par des hypothèses — déduits de l’observation
de leurs interrelations18.
On explique qu’«une théorie vraie, ce n’est pas une théorie qui donne, des apparences physiques, une
explication conforme à la réalité; c’est une théorie qui représente de manière satisfaisante un ensemble de lois
expérimentales; la théorie devance l’expérience. Elle offre une économie de la pensée qui complète celle résultant
de la loi expérimentale»19. Mais un ensemble de lois expérimentales est une réalité; toute théorie pertinente est une
explication et une représentation conforment à une réalité, quelle qu’elle soit. Il y a toujours une expérience qui
précède et une expérience qui suit la théorie; celle-ci n’est jamais première. La théorie est nécessaire à l’expérience
en même temps que l’expérience est nécessaire à la théorie. L’expérimentateur met à jour des faits nouveaux et
observe des lois nouvelles; le théoricien imagine des représentations et des systèmes permettant de comprendre,
notamment en les simplifiant, ces données brutes. Ensuite, il réoriente l’expérimentateur qui va découvrir d’autres
9
B. OPPETIT, Philosophie du droit, Dalloz, coll. Méthodes du droit, 1999.
10
Par exemple, É. MILLARD, Théorie générale du droit, Dalloz, coll. Connaissance du droit, 2006, p. 1.
11
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque (vers 340 av. J.-C.), Vrin, coll. Textes philosophiques, 1994, l. VI, chap. 7 (cité par J.-P.
CHAZAL, «Philosophie du droit et théorie du droit, ou l’illusion scientifique», Arch. phil. droit 2001, p. 325).
12
V° «Théorie», in Le petit Larousse illustré 2011, Larousse, 2010.
13
V° «Théorie», in Trésor de la langue française.
14
Ibidem.
15
MILLARD, Théorie générale..., p. 3.
16
I. KANT, Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, Durand, 1853, p. 339.
17
P. DUHEM, La théorie physique, son objet, sa structure, 2e éd. (1914), Vrin, 1989, p. 24 (cité par Ch. ATIAS,
Épistémologie juridique, Dalloz, coll. Précis, 2002, p. 180).
18
Cela contre l’affirmation selon laquelle ces principes «ne prétendent en aucune façon énoncer des relations véritables entre
les propriétés réelles des corps mais [ils sont] combinés suivant les règles de l’analyse mathématique» (DUHEM, La théorie
physique…, p. 24 (cité par ATIAS, Épistémologie juridique…, p. 180)).
19
Ibidem.
faits nouveaux, etc. Toute science repose donc sur une théorie. Et une théorie est d’autant plus pertinente qu’elle se
base elle-même sur des prémisses scientifiques, si ce n’est scientistes.
1.4. La double fonction de la théorie stricto sensu: assigner un objet d’étude et prescrire une méthode d’étude à
une science
Ainsi Norberto Bobbio (1909-2004) définissait-il la théorie: «ensemble d’assertions liées entre elles, avec
lesquelles un certain groupe de phénomènes est décrit, interprété, porté à un niveau plus élevé de généralisation,
unifié ensuite en un système cohérent; non pas le mode d’investigation d’une réalité déterminée, mais la manière
de l’entendre, d’en donner une description et une explication globale»20. Où il apparaît à nouveau combien la
théorie ne s’attache qu’aux seuls faits. Certes, tout est fait et, par exemple, une pensée est un fait si son existence
peut être empiriquement constatée; dès lors, tout est théorisable. La théorie ne se caractérise donc pas par son objet
mais par ce qu’elle en fait, par la manière avec laquelle elle le traite.
Surtout, elle peut, contre la pensée de Bobbio, consister en un mode d’investigation d’une réalité
déterminée. Plus encore, elle est essentiellement cela: une théorie est la définition d’un objet d’étude et la
prescription d’une méthode d’étude. Elle est le cadre dans lequel évolue une science. Ainsi, suivant le sens strict
ici retenu, c’est la science, non la théorie, qui est chargée de comprendre et d’expliquer les faits. La théorie se
contente — mais c’est là la tâche la plus décisive de toutes — de dire à la science quels sont ces faits qu’elle doit
étudier et comment elle doit les étudier.
La théorie telle qu’on la conçoit lato sensu intervient a posteriori, après l’expérience vécue, puisqu’elle est
«une description et une explication globale d’une réalité déterminée»21. Stricto sensu, elle possède un rôle pré-
expérimental: il lui revient d’arrêter l’objet d’étude et les principes méthodiques d’une science. Une fois les faits
recueillis, la science cherche à les analyser pour les expliquer, tandis que la théorie joue son rôle avant que le
scientifique ne procède à ses expériences. Les principes théoriques sont ainsi autant des propositions générales que
des règles techniques22. Une théorie est en quelque sorte un Code de la science; elle regroupe l’ensemble des
principes impératifs qui confèrent à une matière scientifique son particularisme, du point de vue de son objet et du
point de vue de ses méthodes, et dont dépend très directement l’état des connaissances. Il semble donc qu’une
science ne puisse apparaître qu’après qu’il ait été fait œuvre théorique et parce qu’il a été fait œuvre théorique. Et
une méta-théorie, théorie de la théorie, peut constituer le cadre d’exercice d’une théorie scientifique telle que la
théorie syncrétique du droit proposée par l’auteur de ces lignes23.
Gaston Bachelard (1884-1962) mettait en garde contre l’obstacle épistémologique du réalisme ou de
l’empirisme immédiat consistant à prétendre que la connaissance s’induirait directement de l’observation du réel.
Selon le philosophe des sciences, un objet n’accède pas immédiatement à la connaissance humaine; pour que cette
accession se produise, l’homme doit nécessairement et préalablement élaborer des théories. Il n’est guère de
connaissance du réel possible sans construction intellectuelle préalable; ce qui n’interdit pas les constructions
intellectuelles postérieures. Bachelard écrivait que «l’instrument de mesure finit toujours par être une théorie et il
faut comprendre que le microscope est un prolongement de l’esprit plutôt que de l’œil»24. Dès lors, «le réalisme est
[…] une métaphysique sans fécondité, puisqu’il arrête la recherche au lieu de la provoquer» 25.
En résumé, la théorie, comprise dans son sens large, peut bien consister en une interprétation ou explication
de certains faits, de certaines données; mais son rôle fondamental, elle le joue à l’instant où elle confère à une
science deux éléments: un objet d’étude et une méthode d’étude; car alors, plus qu’encadrer cette science, elle la
crée. Ainsi conçue, il est certain qu’une théorie ne peut pas être vraie ou fausse et vérifiable à l’identique des
propositions empiriques et scientifiques26, à moins d’être soumise à une méta-théorie qui l’oblige à ne pas stipuler
la définition de l’objet en cause mais à rechercher sa définition lexicale. C’est principalement en cela que la théorie
syncrétique du droit se distingue des autres théories du droit. Mais ici n’est pas l’endroit où davantage préciser ses
prémisses et ses conséquences.
Étymologiquement, la theoria signifie la vision, le regard. Cela accrédite plutôt la conception de la théorie
en tant qu’approche subjective et post-scientifique. Seulement l’étymologie n’est-elle pas toujours bonne
20
N. BOBBIO, Essais de théorie du droit, trad. M. Guéret et Ch. Agostini, LGDJ-Bruylant (Paris-Bruxelles), coll. La pensée
juridique, 1998, p. 24.
21
X. MAGNON, Théorie(s) du droit, Ellipses, coll. Universités-Droit, 2008, p. 10.
22
Cf. M. TROPER, Pour une théorie juridique de l’État, Puf, coll. Léviathan, 1994, p. 10.
23
Cf. B. BARRAUD, «L’échelle de juridicité: un outil pour mesurer le droit et fonder une théorie syncrétique (première partie:
présentation)», Arch. phil. droit 2013, pp. 365 s.; IDEM, Théories du droit et pluralisme juridique – t. II: La théorie syncrétique
du droit et la possibilité du pluralisme juridique, PUAM (Aix-en-Provence), coll. Inter-normes, 2017.
24
G. BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1938, p. 242.
25
Ibidem, p. 21.
26
Cf. MILLARD, Théorie générale..., p. 17; TROPER, Pour une théorie…, p. 11; IDEM, «Contribution à une critique de la
conception kelsénienne de la science du Droit», in Mélanges Charles Chaumont, Pedone, 1984, p. 530; D. DE BÉCHILLON,
Qu’est-ce qu’une règle de droit?, Odile Jacob, 1997, p. 229.
conseillère. L’origine latine ou grecque d’un mot peut être considérée comme un indice mais non comme une
preuve. Le propre d’une langue et des mots qui la constituent est d’évoluer constamment et, parfois, radicalement.
Depuis Aristote, il est couramment accepté que la theoria s’oppose à la praxis (pratique). D’aucuns ont
cependant déjà souligné combien théorie et pratique sont intimement liées, combien des rapports dialectiques les
unissent à chaque instant. Certainement théoriser est-ce une pratique quand toute pratique s’appuie sur des
prémisses théoriques qui l’orientent dans une plus ou moins grande mesure. Il n’en demeure pas moins que ce sont
là, du point de vue didactique, deux manières d’appréhender et de concevoir des travaux parfaitement identifiables
et séparables, a fortiori lorsqu’il s’agit de travaux académiques. Il est donc banal mais pas inconséquent d’aborder
la théorie en tant que contraire de la pratique.
En outre, on dénombre, en opérant un détour par l’histoire de la pensée, trois sortes principales de théories
correspondant à trois logiques différentes: la théorie classificatoire propre à la logique formelle d’Aristote,
complétée par les stoïciens, la théorie critique attachée à la logique transcendantale de Kant et la théorie dialectique
coïncidant avec la logique du même nom de Hegel 27. Et ces types génériques de théories se divisent en
d’innombrables sous-théories variant sur quelques ou sur de nombreux points. La théorie se conjugue donc au
pluriel, d’autant plus qu’elle peut se rapporter à d’innombrables objets.
Enfin, sans doute est-il possible d’ajouter, avec Christian Atias (1949-2015), que «la théorie ne rend pas
seulement l’ensemble […] qu’elle représente plus aisé à manier, plus commode, plus utile; elle le rend aussi plus
beau»28. Si théoriser n’est pas un art, cette activité n’en comporte pas moins une dimension artistique certaine,
spécialement une dimension littéraire.
Il est temps de s’intéresser plus spécifiquement à la théorie du droit. Assurément «vaste construction de
l’esprit»29, elle doit être définie finement, spécialement afin d’éviter qu’elle ne puisse être assimilée aux disciplines
proches qu’elle côtoie mais avec lesquelles elle ne se confond pas; ainsi qu’afin de pouvoir, en droit, distinguer
entre les fonctions de jurislateur, d’observateur, de commentateur et de théoricien 30.
1.6. La théorie du droit comme définition de la notion de droit et de la méthode d’étude du droit
Si une théorie est la prescription d’un objet d’étude et d’une méthode d’étude à une science, alors la théorie
du droit est la prescription du droit comme objet d’étude et d’une méthode d’étude du droit à la science du droit31.
Au sens strict, théoriser le droit consiste donc à définir le droit et à définir les fins et les moyens de son étude,
tandis qu’il incombe à la science juridique subséquente de l’analyser et de l’expliquer, en termes plus ou moins
abstraits.
L’expression générique théorie du droit sert à désigner différents principes liés entre eux par une logique et
par une cohérence et ayant pour objet de «permettre un travail savant sur le droit»32. Parmi les deux missions
attachées à toute théorie du droit, définir cet objet d’étude et prescrire une méthode pour son étude, la première
focalise classiquement toute l’attention, au détriment de la seconde. Mais, dans théorie du droit, droit fait référence
à la discipline juridique et non à la notion de droit. Les théories du droit sont autant de concepts de droit. Si une
théorie est aussi une «méthode de la connaissance»33, les théories du droit devraient être également autant de
conceptions de la science du droit. En tout cas les éléments méthodico-théoriques sont-ils nombreux, ainsi qu’en
témoigne, notamment, l’œuvre de Kelsen. En revanche, une théorie du droit n’est jamais une méthode pour l’action
juridique ou politique et, lorsque, par exemple, des solutions d’ordre légistique sont proposées, cela est le fait d’un
praticien et non d’un théoricien.
Une théorie du droit est une pensée du droit — comme une philosophie du droit est une pensée du droit —.
Sur ce point, Pierre-Yves Gautier (1957-) suggère que, «avant de repenser le droit, encore faut-il d’abord l’avoir
pensé»34. Il ne fait aucun doute que le droit a déjà été abondamment pensé tant les théories du droit et les
philosophies du droit, qui sont autant de définitions du droit — les unes rationnelles, les autres métaphysiques ou
essentialistes —, s’avèrent nombreuses et diverses; ce qui n’empêche pas de nouveaux programmes d’être
régulièrement présentés35. Pourtant, la prolifération des théories du droit et l’intérêt pour la matière sont des
phénomènes relativement récents.
On note que ce n’est qu’au XXe s. que s’est imposée l’expression théorie du droit au sein de la littérature
juridique, avec, en 1926, la fondation par Kelsen, à Brno en République Tchèque, de la Revue internationale de la
27
Cf. J. JIANG, «Quid jus? Esquisse d’une théorie dialectique de la définition du droit», RRJ 2002, p. 630.
28
ATIAS, Épistémologie juridique…, p. 180.
29
CONDOMINE, Essai sur…, p. 81.
30
Par exemple, Ch. EISENMANN, «Deux théoriciens du droit: Duguit et Hauriou», Revue philosophique 1930, pp. 231 s.
31
Cf. En ce sens, par exemple, R. GUASTINI, «Alf Ross: une théorie du droit et de la science juridique», in P. AMSELEK, dir.,
Théorie du droit et science, Puf, coll. Léviathan, 1994, p. 249.
32
MILLARD, Théorie générale…., p. 1.
33
Ibidem, p. 2.
34
P.-Y. GAUTIER, «Immatériel et droit – Rapport de synthèse», Arch. phil. droit 1999, p. 233.
35
Par exemple, P. DUBOUCHET, «Programme pour une théorie générale du droit», RRJ 1996, pp. 335 s.
théorie du droit. D’aucuns relèvent toutefois l’usage de cette expression par différents auteurs au cours du XIX e
s.36 et, en 1912, une thèse de doctorat novatrice avait été consacrée à «la théorie juridique et sa fonction»37. Mais se
pencher sur la théorie du droit était alors comme se pencher aujourd’hui sur un hypothétique droit postmoderne:
c’était faire œuvre subversive et risquer de ne rencontrer qu’au auditoire inattentif. Aux alentours des années 1950,
en revanche, la discipline était devenue cardinale, quelques considérations théoriques s’avérant indispensables en
toute étude sur le droit. Aussi est-il probable que, actuellement, la courbe de l’intérêt pour la théorie du droit soit
descendante, ce qui s’expliquerait notamment par la multitude et la diversité des théories qui tendent à rendre la
matière excessivement relative, contingente et, en somme, plus intime de la philosophie que de la pratique du droit,
ce qui serait le signe de sa crise.
La théorie du droit n’est certainement pas une théorie ordinaire, c’est-à-dire une théorie qui émerge
directement et sans intermédiaire de la pratique et dont il est impossible d’identifier les auteurs38. Elle est, par
opposition, une théorie extraordinaire dont les piliers ont été bâtis par quelques auteurs parfaitement identifiés et
au premier rang desquels figure Kelsen. Suivant l’importante définition proposée par le théoricien austro-
américain, la théorie du droit «se propose uniquement et exclusivement de connaître son objet, c’est-à-dire
d’établir ce qu’est le droit et comment il est»39. La théorie du droit serait donc toujours objective, jamais
prescriptive à l’égard de la science qu’elle sous-tend. Pourtant, l’œuvre kelsénienne ne manque pas d’imposer une
méthode rigoureuse à la science du droit. Cette définition est donc incomplète, à moins que Kelsen ne considère
que, à l’instant où il prescrit quelque attitude aux scientifiques du droit, il retire son habit de théoricien.
En tout cas, se retrouve ici le fait qu’une théorie définit l’objet d’étude d’une science: la science du droit
étudie le droit tel que le conçoit la théorie du droit. Il faut que ladite science sache ce qu’est l’objet-droit, quels
sont ses traits caractéristiques et constants, notamment afin que les scientifiques puissent précisément circonscrire
leur champ d’investigation (les normes, les institutions et les commentaires juridiques) et pour que la science du
droit puisse être une science autonome, à part des autres sciences sociales et à l’abri des confusions inter- ou
transdisciplinaires. En cela, la théorie du droit est foncièrement une pensée du droit et, plus précisément, une
pensée de la notion de droit.
Pour beaucoup, d’ailleurs, la théorie du droit se réduirait à sa dimension définitionnelle: elle se limiterait à
«définir la norme juridique par ses caractères essentiels»40. À ce titre, évoquer une «théorie de la définition du
droit»41 paraît être un pléonasme. Toute théorie du droit est une définition du droit. Et cette définition, pour être
une œuvre théorique plus que philosophique — car le philosophe autant que le théoricien définit le droit —, doit
être la plus rationnelle possible, c’est-à-dire issue d’un «procès de systématisation et de mise en cohérence
logique»42. Partant, «une théorie juridique ne peut pas ne pas abstraire, c’est de son essence, [Elle] est un produit
de notre esprit, par lequel nous cherchons à classer les faits de la vie réelle» 43. Seulement s’agit-il pour le
théoricien de recourir à l’abstraction logique et non à l’abstraction métaphysique ou spéculative. Science littéraire
et pensée rigoureuse, la théorie du droit recourt à des constructions psychiques et verbales tout à fait particulières,
empruntant notamment à l’argumentation44.
Kelsen parlait de «théorie générale du droit», de «théorie du droit positif en général, sans autre
spécification»45, ce qui implique qu’il existerait des «théories particulières du droit». Cette dernière expression est
inconnue de la littérature jus-théorique; mais s’y rattachent sans doute, par exemple, les théories du droit français,
du droit public, du droit administratif, du droit civil, du service public ou de l’obligation. La théorie générale du
droit est «doublement générale: […] en ce qu’elle s’attache à la signification de la norme juridique par une analyse
de sa finalité et de sa fonction et par une réflexion sur la structure, les procédés et la méthode de la pensée
juridique; et en ce qu’elle étudie le droit dans son ensemble et non simplement un système juridique particulier ou
une branche spéciale du droit»46. Une théorie générale du droit veut proposer des réponses et des définitions
universelles, valables à l’égard de tout le droit et de tous les droits; elle entend décrire tous les systèmes juridiques
36
Cf. CHAZAL, «Philosophie du droit… p. 312.
37
CONDOMINE, Essai sur…
38
J. CHEYRONNAUD - E. PEDLER, dir., Théories ordinaires, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, coll.
Enquête, 2013.
39
KELSEN, Théorie pure…, p. 9.
40
M. TROPER, «Le territoire est plus intéressant que le territoire», Jurisdoctoria 2013, n° 10, p. 14.
41
J. JIANG, «Quid jus? Esquisse d’une théorie dialectique de la définition du droit», RRJ 2002, pp. 627 s.
42
G. TIMSIT, «Raisonnement juridique»…, p. 1290.
43
L. MICHOUD, La théorie de la personnalité morale et son application au droit français, LGDJ, 1906,p. 43.
44
N. MAC CORMICK, Raisonnement juridique et théorie du droit, trad. J. Gagey, Puf, coll. Les voies du droit, 1996; L.
OLBRECHTS-TYTECA - Ch. PERELMAN, Traité de l’argumentation, 6e éd., Éditions de l’Université de Bruxelles, coll. UB lire
fondamentaux, 2008
45
KELSEN, Théorie pure…, p. 9.
46
J.-L. BERGEL, Théorie générale du droit, 5e éd., Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2012, p. 5.
existants et même tous les systèmes juridiques possibles 47. Cependant, l’expression théorie générale du droit paraît
être à la fois excessive et redondante: d’une part, l’ambition d’établir une théorie universelle est irréaliste, la
théorie du droit romano-germanique peut difficilement être similaire à la théorie du common law et il n’est que peu
— si ce n’est pas — d’éléments communs à tous les systèmes juridiques; d’autre part, lorsqu’aucun qualificatif ne
suit droit dans théorie du droit, c’est implicitement mais nécessairement de théorie générale du droit dont il est
question. Le qualificatif général peut donc être écarté car inutile. Et ce caractère général est bien sûr relatif: il faut
soit considérer que le droit ne se retrouve pas dans toutes les sociétés — est alors en cause la théorie générale d’un
droit rare —, soit considérer qu’une théorie générale du droit est impossible et que seules des théories particulières,
attachées chacune à un système juridique, sont envisageables.
Se pose également la question de savoir si, par exemple, se référer exclusivement à l’idée de norme, ce qui
permet de concevoir un objet spécifique à la théorie pure kelsénienne, n’a pas pour effet d’en faire une théorie
spéciale plutôt que générale. Et puis toute théorie du droit apparaît telle une théorie spéciale aux yeux de la théorie
syncrétique proposée par l’auteur de ces lignes; quand la théorie du droit en général est une théorie particulière du
point de vue de la théorie des sociétés.
Il est permis de penser que, chez Kelsen, une théorie pure est une théorie générale dans le sens d’une théorie
objective et rationnelle, par opposition à une théorie subjective et spéculative — i. e. une philosophie —, reposant
sur les valeurs48. Ainsi comprise, une théorie est par définition générale puisqu’elle doit être, dans la mesure du
possible, objective et rationnelle.
Et la théorie générale du droit est encore générale parce qu’elle transcende par essence les frontières
disciplinaires et, notamment, la summa divisio droit public/droit privé49. Des branches de la théorie générale du
droit peuvent sans peine être isolées50. Il n’en demeure pas moins que l’expression théorie du droit doit être
appréhendée en tant que synonyme de théorie générale du droit et que l’idée de théorie générale du droit n’est que
peu porteuse car excessivement relative et discutable.
Lorsque, dans Le concept de droit, Hart définit la théorie générale du droit comme la «science ayant pour
objet l’exposé des principes, des notions et des distinctions qui sont communs aux divers systèmes de droit»51, il
faut soutenir cette proposition en ce qu’elle caractérise la théorie par la scientificité, mais non en ce qu’elle la
caractérise par le fait qu’elle ne s’intéresserait qu’aux éléments communs aux divers systèmes de droit tant il est
contestable que ceux-ci existent de facto et tant, si tel était toutefois le cas, cela mènerait à limiter abusivement le
territoire de la théorie du droit.
La définition de la théorie du droit peut encore être discutée en bien des points. Il faut garder à l’esprit que
la théorie de la théorie du droit ici proposée est fort stipulative et qu’il peut difficilement en aller autrement
puisque les théoriciens du droit peinent à s’accorder sur l’objet et les limites de leur discipline. Par exemple, le
professeur Jean-Louis Bergel (1942-) retient que «La théorie générale du droit a pour objet de saisir le phénomène
juridique par l’étude de sa raison d’être, de ses finalités, de ses concepts fondamentaux, de sa mise en œuvre, de
ses instruments, de sa méthode […] En un mot, elle étudie l’ordre juridique dans sa globalité, à travers son
pourquoi? et son comment? C’est une construction intellectuelle méthodique et organisée fondée sur l’observation
et l’explication des divers systèmes juridiques et destinée à définir les grands axes de la construction et de
l’application du droit. Son étude ne saurait négliger les aspects essentiels de la méthodologie juridique»52.
Cette conception, selon laquelle le phénomène juridique serait donné à la théorie du droit et non définit par
elle, ne partage que peu avec celle qui est en ces lignes retenue. Peut-être est-ce aussi en partie la philosophie du
droit qui se trouve ainsi définie, spécialement lorsqu’est fait référence à la raison d’être et à la finalité du
phénomène juridique ou au pourquoi? de l’ordre juridique. Et peut-être la méthodologie juridique est-elle une
branche parallèle, une science du droit à l’identique de l’histoire du droit ou de la sociologie du droit, plutôt qu’une
sous-branche par rapport à la théorie du droit. Enfin, peut-être la théorie du droit ne déborde-t-elle pas du cadre de
la définition du droit et de la prescription de la méthode d’étude du droit car la compréhension et l’explication du
droit, y compris dans ses lignes principales, incomberaient non à elle mais à la science du droit qu’elle ordonne —
47
F. OST - M. VAN HOECKE, «Théorie du droit», in A.-J. ARNAUD, Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du
droit, 2e éd, LGDJ, 1993; M. TROPER, «Les contraintes juridiques dans la production des normes», in É. SERVERIN - A.
BERTHOUD, La production des normes entre État et société civile – Les figures de l’institution et de la norme entre États et
sociétés civiles, L’Harmattan, 2000, p. 30.
48
Cf. KELSEN, Théorie pure…, p. 9.
49
Cf. MILLARD, Théorie générale..., p. 3.
50
Il en va ainsi, selon le professeur Jean-Louis Bergel, de la méthodologie juridique qui serait une branche spécifique de la
théorie du droit (J.-L. BERGEL, «Méthodologie juridique», in D. ALLAND - S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture juridique,
Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1022). Le professeur définit cette discipline comme celle qui «s’attache aux
instruments et mécanismes de conception, de compréhension et d’application du droit» (ibid., p. 1023).
51
H. L. A. HART, Le concept de droit, trad. M. van de Kerchove, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis
(Bruxelles), 1994, p. 366 (non souligné dans le texte original). Ce que confirment OST - VAN HOECKE, «Théorie du droit»...
52
BERGEL, Théorie générale…, p. 4.
étant entendu qu’un même chercheur peut revêtir tour à tour les habits de théoricien du droit et les habits de
scientifique du droit —.
Reste qu’il est permis de penser que la qualité d’une théorie se mesure tout spécialement à sa «capacité
explicative»53, laquelle est un élément de sa force scientifique. Rien n’est plus décisif pour l’étude du droit que le
cadre théorique retenu, que la notion de droit et la méthode d’étude acceptées. Dans tous les cas, il faut convenir
que l’usage du terme théorie est, chez les juristes mais aussi au- delà, «flottant»54; il se trouve encore bien d’autres
manières d’appréhender son sens et sa portée.
La théorie du droit est une théorie qui concerne le discours scientifique produit sur le droit, soit la doctrine
juridique, l’ensemble des commentaires et des opinions ayant le droit pour objet. Cette acception de la théorie du
droit est particulièrement intéressante en ce qu’elle implique une dimension épistémologique forte et invite à
«décide[r] de la nature de ce langage, et notamment s’il est scientifique, auquel cas la théorie doit préciser son
objet, ses méthodes et ses conditions d’évaluation»55. La théorie du droit s’exprime en conséquence par un «méta-
discours juridique, le discours dogmatico-doctrinal»56.
En outre, le point de vue du théoricien serait nécessairement interne puisque de mêmes auteurs sont tour à
tour commentateurs du droit et commentateurs de la doctrine, donc d’eux-mêmes, de leur propre œuvre
doctrinale57. Quant à cette problématique, il est préférable de convenir que la théorie du droit doit s’efforcer d’être
la plus objective possible et donc ne peut aborder son objet que d’un point de vue externe58. De plus, rien n’interdit
à un même auteur de revêtir alternativement différentes casquettes, y compris en un même ouvrage. Il est
seulement exigé que le point de vue adopté soit clairement expliqué et qu’il soit tout aussi clairement précisé quand
il en est changé. Il n’est guère de difficulté à passer de la théorie à la politique ou à la philosophie dès lors que cela
est parfaitement transparent et que n’est pas proposé quelque indigeste melting-pot disciplinaire.
La théorie du droit est phénoménologique: elle s’intéresse uniquement à ce qu’est le droit et en aucun
instant à ce qu’il devrait être59. Ainsi s’oppose-t-elle radicalement à la politique juridique. Kelsen enseignait que
«le théoricien de la société n’est pas, en qualité de théoricien de la morale ou de théoricien du droit, une autorité
sociale. Sa tâche n’est pas de règlementer la société humaine mais de connaître, de comprendre la société
humaine»60. Quant à Bobbio, il retenait qu’une théorie du droit est «une façon d’entendre et d’expliquer le
phénomène juridique»61; jamais ne saurait-il être question de chercher à influencer ou à ordonner le phénomène
juridique. La théorie du droit est prescriptive à l’égard de la science du droit; en revanche, elle se veut, s’imagine
parfaitement descriptive à l’égard de l’objet-droit. Lorsque la théorie affirme que la science du droit a une fonction
descriptive et un contenu axiologique neutre, elle dit non ce que cette science est mais bien ce qu’elle doit être.
Partant, au-dessus de la science du droit descriptive se trouve une méta-science prescriptive et idéale. Bobbio le
reconnaissait parfaitement lorsqu’il écrivait que, «pour résumer la théorie kelsénienne de la science du droit en une
formule à sensations, on pourrait dire qu’elle “prescrit de décrire”; en d’autres termes, cela signifie qu’une science
du droit “neutre” est obtenue au prix d’une méta-science “idéologisée”»62.
Même si la théorie, lato sensu, peut vouloir expliquer la structure du droit positif, ce dernier lui est assez
indifférent; en tout cas se concentre-t-elle essentiellement sur la science du droit, en lui conférant son objet et sa
méthode. En conséquence, il est logique que la théorie du droit demeure impassible lorsque le droit positif connaît
des évolutions, lorsque les normes et les institutions changent. Certainement, se voulant générale, ne peut-elle
décrire un quelconque contenu matériel commun à tous les systèmes juridiques puisque celui-ci n’existe pas63; et la
substance des normes juridiques n’est toujours que l’expression de l’idéologie de ceux qui les posent64, ce qui est
de peu d’intérêt d’un point de vue théorique. Surtout, si elle se concentre sur la forme ou sur la logique65 du droit,
comme en témoigne la pyramide des normes kelsénienne, et ignore complètement la substance du droit, c’est parce
qu’elle se doit de répondre à l’exigence d’objectivité et de rationalité qui implique l’extériorité et le détachement
par rapport à des données politiques contingentes. Aussi la théorie du droit serait-elle fondamentalement plus
scientifique que la «dogmatique juridique»66.
53
R. RICCI, «Le statut épistémologique des théories juridiques: essai de définition d’une pratiquescientifique juridique», Dr.
et société 2002, p. 153.
54
MILLARD, Théorie générale..., p. 1.
55
Ibidem.
56
É. MILLARD, «Point de vue interne et science du droit: un point de vue empiriste», RIEJ 2007, n° 59, p. 60.
57
Cf. ibidem, p. 61.
58
OST - VAN HOECKE, «Théorie du droit»...
59
Cf. P. AMSELEK, Méthode phénoménologique et théorie du droit, LGDJ, 1964; BERGEL, Théorie générale…, p. 6.
60
KELSEN, Théorie pure…, p. 119.
61
BOBBIO, Essais de théorie…, p. 47.
62
Ibidem, p. 191.
63
Cf. TROPER, «Les contraintes juridiques…, p. 30.
64
Cf. ibidem.
65
Réf. à Arch. phil. droit 1966, «La logique du droit».
66
R. GUASTINI, «Préface», in BOBBIO, Essais de théorie…, p. 5.
Les travaux théoriques comportent généralement peu de références aux normes juridiques positives, si ce
n’est aucune, et en cela réside tout particulièrement l’origine du certain isolement dont souffre la théorie du droit
parmi les facultés de droit, lesquelles, évidemment à juste titre, sont prioritairement des facultés de droit appliqué.
Les théories du droit apparaissent, aux yeux de beaucoup, telles «des spéculations qui n’ont pas d’influence sur la
réalité juridique»67. Peut-être sont-elles, en définitive et paradoxalement, trop extérieures au droit, c’est-à-dire trop
extérieures au droit que pratiquent quotidiennement les juristes.
Le pluralisme du droit est aussi un pluralisme des théories du droit, certaines pouvant être rapprochées,
d’autres étant très éloignées et clairement incompatibles. La concurrence parmi elles est féroce et a déjà été
souligné combien cela occasionne la crise des théories du droit. Or la théorie syncrétique envisagée par l’auteur de
ces lignes ne souhaite guère participer de ces controverses en venant se placer aux côtés des théories préexistantes
et en cherchant à les combattre. Tout au contraire, elle aspire à régler ces difficultés, en partie du moins, en
proposant auxdites théories un terrain d’entente et de conciliation68.
D’aucuns dressent un constat d’échec de la théorie du droit, laquelle serait «éclatée, […] entrée dans l’âge
de l’éclectisme et du bricolage, ce qui conduit à son affadissement voire à sa mort» 69; et d’ajouter: «Le déclin et la
crise du droit […] ne font que traduire le déclin et la crise de la théorie du droit elle-même. Entre la misère de la
réalité et la misère du concept il existe une corrélation absolue»70. Pareilles observations sont certainement
excessives — il faut souvent être excessif pour se faire entendre —. Néanmoins, alors qu’on souligne également le
«statut épistémologique extrêmement sommaire»71 et, plus généralement, les insuffisances — qui confinent
souvent à la suffisance — de la théorie du droit72, il s’agit, en faisant de la théorie syncrétique du droit une
véritable science des théories du droit, de contribuer au renforcement dudit statut épistémologique de la théorie du
droit. Il est certain que le terrain jus-théorique, malgré la profusion d’écrits qui le constellent, autorise aujourd’hui
une marge de progression importante, ce qui invite à l’investir et à le creuser au moyen d’outils nouveaux.
Cela est d’autant plus important que le droit, par définition, ne saurait se passer de la théorie du droit. Il faut
redire combien cette dernière est plus qu’une branche de la recherche juridique; elle en est le tronc, sur lequel
viennent se greffer de la science du droit positif à la linguistique juridique; elle en est le socle, qui permet à
l’anthropologie, à l’histoire ou à l’économie du droit de tenir debout. En d’autres termes, la théorie du droit est la
source des sciences juridiques.
Suivant la distinction de Kant, le droit pose deux questions: «qu’en est-il en droit?» et «qu’en est-il du
droit?»73. Tandis que la réponse à la première est à rechercher par la science juridique au sein du droit positif, la
réponse à la seconde est à rechercher par la philosophie et/ou par la théorie du droit. Les deux interrogations sont
sans commune mesure et la plupart des publications dans le domaine juridique ne s’intéressent qu’à la première, ce
qui est heureux et compréhensible par le fait que le monde, la société, l’homme ou la vie sont avant tout des faits et
des pratiques qui se passent volontiers des considérations philosophiques et/ou théoriques. En définitive, savoir
répondre à qu’en est-il du droit? importerait peu et d’aucuns ont déjà pu constater combien il est aisé de pratiquer
le droit, d’être un bon juriste même, sans savoir ce qu’est réellement ou essentiellement, théoriquement ou
philosophiquement le droit74.@
Pourtant, la théorie du droit est fondamentale pour la science du droit comme toute théorie est fondamentale
pour sa science; et ce caractère ne saurait jamais se voir démenti, quel que soit l’état «des sociétés inscrites dans la
mondialisation où le droit se technicise de plus en plus, où son enseignement devient de plus en plus procédural et
67
RICCI, «Le statut épistémologique…, p. 153.
68
Cf. BARRAUD, «L’échelle de juridicité…, pp. 365 s.; IDEM, Théories du droit et pluralisme juridique – t. II: La théorie
syncrétique du droit et la possibilité du pluralisme juridique, PUAM (Aix-en-Provence), coll. Inter-normes, 2017.
69
JIANG, «Quid jus?..., p. 664.
70
Ibidem, p. 665.
71
RICCI, «Le statut épistémologique…, p. 153.
72
Cf. M. VIRALLY, La pensée juridique, LGDJ, 1960, p. XII.
73
I. KANT, Critique de la raison pure, Hartknoch (Riga), 1781 (cité par Ch. ATIAS, «La question de droit», RTD civ. 2010, p.
248).
74
Par exemple, Georges Vedel, à qui l’on avait demandé quelle était sa définition du droit, en venait à s’expliquer en ces
termes: «Voilà des mois que je sèche laborieusement sur la question, pourtant si apparemment innocente […]: “Qu’est-ce que le
droit?” Cet état, déjà peu glorieux, s’aggrave d’un sentiment de honte. J’ai entendu ma première leçon de droit voici plus de
soixante ans; j’ai donné mon premier cours en chaire voici plus de cinquante; je n’ai pas cessé de faire métier de juriste tour à
tour ou simultanément comme avocat, comme professeur, comme auteur, comme conseil et même comme juge. Et me voilà
déconcerté tel un étudiant de première année remettant copie blanche, faute d’avoir pu rassembler les bribes de réponse qui font
échapper au zéro. Le pire est que je ne puis justement rendre une feuille immaculée et que je dois expliquer, si ce n’est justifier
mon ignorance. L’étudiant est heureux, qui peut se retrancher derrière la surprise de la question posée ou, sans vergogne,
avouer sa paresse. Le sujet sur lequel on m’interroge est bien au programme et j’ai honnêtement travaillé. Si bien que me voilà
réduit à un examen de conscience […] Mais, après tout, dans des champs réputés pour leur rigueur, mathématiciens ou
physiciens sont, m’a-t-on dit, perplexes sur la définition de l’objet de leur savoir […] Cette résignation n’est pas glorieuse, mais
elle n’est pas incommode. Je crois qu’il est possible d’être juriste sans avoir une bonne définition du droit» (G. VEDEL,
«Indéfinissable mais présent», Droits 1990, n° 11, pp. 67 et 70 (souligné dans le texte original)).
statistique»75. Puisqu’une théorie est forcément nécessaire pour fonder et organiser une science, nul doute que la
théorie du droit est indispensable du point de vue de la science du droit. Peut-être celle-ci ne le reconnaît-elle que
ponctuellement, car désormais elle est parfaitement affirmée, mature et émancipée; reste que la théorie du droit est
une discipline fondatrice pour tout le droit, en premier lieu car elle dit ce qu’il est. C’est là une source de
motivation intarissable pour qui travaille sur les questionnements qu’elle implique.
Considérée par beaucoup comme une discipline périphérique et sans influence, la théorie du droit est en
réalité au cœur du droit. Si cela est souvent insensible, le droit, dans toutes ses dimensions, repose sur des données
théoriques. Toute pratique est le fruit d’une conception théorique, même si cela n’est pas toujours conscient et
encore moins souvent formalisé. Un commentaire pourra varier radicalement selon que son auteur est tenant de
positions jusnaturalistes ou de positions normativistes; et il y a autant de discours différents sur le droit que de
conceptions différentes du droit. C’est pourquoi d’aucuns plaident contre le cloisonnement entre les matières et
contre l’isolement de la théorie du droit par rapport au reste du discours juridique 76.
Par suite, la théorie du droit doit être précisément distinguée des branches de la recherche juridique qui
entretiennent avec elle des liens de parenté mais qui sont loin d’être ses sœurs jumelles. On a pu proposer un
schéma présentant des frontières fluides entre les domaines de la théorie du droit, de la philosophie du droit et de la
doctrine juridique77. La rigueur scientifique prônée au sein du notre Cours oblige à retenir pareille différenciation
et à clairement identifier les critères de distinction.
Le mot droit est-il une fenêtre ou bien un mur 78? Il est certainement fenêtre et mur à la fois. Les fenêtres
n’existant que grâce aux murs qui les encadrent, il faut autant chercher à creuser de nouvelles fenêtres que vouloir
ériger de nouveaux murs pour les soutenir. Or il convient de rigoureusement séparer la théorie du droit et la
philosophie du droit: dans la maison de la notion de droit, la théorie bâtit des murs quand la philosophie perce des
fenêtres.
2.1. La notion
Une présentation du concept des droits fondamentaux avait été faite par Michel Fromont79 en 1975. C’est à
cette présentation qu’il faut remonter pour comprendre l’introduction et surtout la diffusion de ce concept juridique
et sa distinction des libertés publiques, identifiées souvent ces dernières avec les droits de l’homme. Et pour ceux
qui ont contribué à faire connaître la notion, c’est sans dogmatisme, qu’ils ont proposé de l’utiliser de manière
commode pour désigner des droits et libertés, qui n’étaient plus seulement des libertés publiques dès l’instant
qu’ils recevaient une protection constitutionnelle et internationale, alors surtout que l’utilisation en droit
international de l’expression fundamental rights, renforçait d’autant l’appellation de droits fondamentaux.
Il n’y a pas de distinction à faire selon que telle ou telle liberté serait plus fondamentale que d’autres dès
lors que ces libertés sont protégées constitutionnellement ou internationalement. Le caractère fondamental d’une
75
É. LE ROY, «Autonomie du droit, hétéronomie de la juridicité – Généralité du phénomène et spécificités des ajustements»,
Séminaire international Le nuove ambizioni del sapere del guirista: l’antropologia giuridica e la traduttorologia giuridica,
Rome, 12 mars 2008.
76
Cf. MAGNON, Théorie(s) du droit…, p. 6.
77
Cf. M. VAN HOECKE, What is Legal Theory, Louvain, 1985, p. 64 (cité par R. SÈVE, Philosophie et théorie du droit, Dalloz,
coll. Cours, 2007, p. 2).
78
Réf. à M. ROSEMBERG, Les mots sont des fenêtres ou bien ce sont des murs, trad. A. Cessotti - C. Secretan, La découverte,
2005.
79
Michel Fromont, né le 7 décembre 1933 à Rennes, était un professeur agrégé des universités et juriste français. Il a été
professeur de droit public à l’Université Panthéon-Sorbonne.
liberté n’a jamais été ni en droit allemand ni dans les autres droits un critère de reconnaissance de l’existence d’une
liberté fondamentale.
Pas plus que l’adjectif publique dans l’expression libertés publiques n’a jamais signifié qu’une liberté qui
ne serait pas publique au sens courant, ne serait pas une liberté publique: le droit à l’intimité de la vie privée, la
liberté de mariage sont considérés comme libertés publiques bien qu’il n’y ait rien de public dans ces libertés. Pas
plus que l’adjectif civils dans l’expression droits civils et politiques ne signifie que les droits visés soient soumis au
droit civil. Pas plus que les droits de l’homme sont des droits concernant exclusivement les hommes, etc.
La confusion vient en réalité à la fois de l’utilisation de l’adjectif fondamental et d’une fausse référence à
une hiérarchie des droits et libertés.
La méprise vient de ce que, à un certain moment, les commentateurs ont paru constater une hiérarchisation
des droits et libertés fondamentaux. En effet l’utilisation que nous avons faite d’une terminologie (mal comprise)
du droit consistant à distinguer entre libertés de premier rang et libertés de second rang, le droit de propriété étant,
par exemple, rangé parmi les seconds.
En réalité, ceci faisait référence à une classification courante en droit selon laquelle les constitutions
modernes, comme par exemple la Constitution espagnole de 1978, accordent une protection différente aux divers
droits fondamentaux: ainsi, certaines libertés ont-elles une forte protection assurée notamment par le recours
d’amparo; d’autres ont une protection moyenne, ne comportant pas la possibilité d’utilisation de l’amparo;
d’autres enfin ont une protection minimum. Ceci est formellement inscrit dans le chapitre IV consacré aux
«garanties des droits et libertés fondamentaux» et il n’empêche que les libertés relevant des trois catégories
distinguées ont toutes droit au qualificatif de «droits et libertés fondamentaux».
Cette terminologie ne marque nullement l’existence d’une hiérarchie entre ces droits, car être au premier
rang ne signifie pas être au-dessus. Il n’y aurait hiérarchie entre les droits et libertés fondamentaux que si le juge
constitutionnel faisait prévaloir ceux appartenant à telle catégorie sur ceux relevant d’une autre.
En conséquence, les libertés de deuxième ou troisième rang sont des libertés fondamentales au même titre
que les autres. Mais, pour écarter la confusion, nous utilisons désormais un autre vocabulaire en parlant de libertés
à forte protection ou à protection atténuée.
2.1.2. Distinction entre droits fondamentaux et les libertés publiques et notions voisines
Le mot fondamental exerce une attraction particulière sur les juristes, ou du moins sur certains d’entre eux
qui veulent lui donner un sens uniforme ou univoque, ce qui parfois provoque des confusions. Droits
fondamentaux et principes fondamentaux (notamment dans l’expression «principes fondamentaux reconnus par les
lois») ne se confondent pas: les droits fondamentaux sont les droits protégés par les normes de niveau
constitutionnel ou international, dont certaines peuvent effectivement être contenues dans des principes
fondamentaux à valeur constitutionnelle comme les principes fondamentaux reconnus par les lois. Mais, pour
l’essentiel, les droits fondamentaux sont constitutionnellement protégés en vertu de dispositions écrites contenues,
par exemple, dans le Préambule, le titre V artt. 114 et 121 de la Constitution béninoise du 1990, et non en vertu de
principes fondamentaux.
Les droits fondamentaux et les libertés publiques ne consacrent pas que des valeurs fondamentales contenus
dans la Déclaration des droits de l’homme de 12 décembre 1948, auxquels la Constitution béninoise proclame dans
le préambule son adhésion. Le droit au respect de la liberté de pensée, de conscience, de religion, de culte,
d’opinion et d’expression correspondent certainement à des valeurs fondamentales, mais on ne peut en dire autant
du droit de grève des travailleurs qui est pourtant un droit fondamental parce qu’inscrit toujours dans la
Constitution de la République Démocratique du Bénin80. On peut douter également, encore par exemple, que les
droits des consommateurs inscrits comme droits fondamentaux dans la Constitution portugaise correspondent à des
valeurs fondamentales.
On peut regretter, dès lors, l’utilisation du mot fondamental dans l’expression droits fondamentaux, car il
semble indiquer une référence obligée à des valeurs fondamentales ou essentielles alors qu’il n’en est pas toujours
ainsi. Et inversement certains jugeront que certaines valeurs fondamentales devraient être consacrées comme droits
et fondamentaux, c’est-à-dire constitutionnellement protégées et ne le sont pas; mais il est trop tard pour revenir en
arrière car l’expression est désormais consacrée comme telle dans plusieurs constitutions.
En définitive, chacun État est libre d’établir sa propre liste des droits fondamentaux en relation avec sa
propre conception des valeurs fondamentales. Mais ce ne peut être la démarche du juriste, car au concept tel qu’il
est consacré correspond désormais une série de traits et un régime uniquement concevables dans un cadre
constitutionnel ou international.
80
Constitution de la République Démocratique du Bénin, Titre II: Des droits fondamentaux, 31.
Les libertés publiques correspondent à l’État légal c’est-à-dire au règne de la loi. Les droits et libertés
fondamentaux correspondent à l’État de droit et à la suprématie des normes supra-législatives.
Libertés fondamentales et libertés publiques se distinguent sur six points:
– les libertés publiques étaient essentiellement protégées contre le pouvoir exécutif alors que les libertés
fondamentales doivent être protégées contre les pouvoirs exécutif, législatif et même judiciaire ou juridictionnel;
– la protection des libertés publiques s’appuyait sur la loi et les principes généraux du droit alors que celle des
libertés fondamentales requiert l’application des normes constitutionnelles ou/et internationales;
– les juges administratif et judiciaire pouvaient assurer cette protection dès lors qu’elle était dirigée contre les actes
administratifs et s’appuyaient sur la loi et les principes généraux du droit; ils restent nécessaires mais non
suffisants, car la protection des libertés fondamentales requiert désormais aussi l’intervention du juge
constitutionnel ou/et du juge des tribunaux internationales 81;
– les libertés publiques n’étaient garanties que dans les rapports verticaux entre la puissance publique et les
individus; en revanche, les normes supra-législatives protégeant les droits et libertés fondamentaux peuvent
également produire effet dans les relations horizontales entre les individus;
– les bénéficiaires ou titulaires des libertés publiques étaient les individus, alors que les droits et libertés
fondamentaux peuvent être invoqués également par les personnes morales de droit privé ou de droit public.
En fait, en raison de la constitutionnalisation et de l’internationalisation croissantes du droit des libertés, la
plupart des libertés publiques sont devenues ou deviennent des libertés fondamentales: en sorte que les droits
fondamentaux bénéficient, le plus souvent, de la protection déjà assurée aux libertés publiques à laquelle s’ajoutent
les protections constitutionnelle et internationale.
L’avantage des expressions fondamental et publique est qu’elles couvrent tous les droits et les libertés
protégés constitutionnellement ou internationalement sans avoir à distinguer entre droits et libertés, entre droits de
la première génération (libertés classiques, impliquant un devoir d’abstention de l’État) et droits de la deuxième
génération (droits économiques et sociaux dont certains imposent à l’État d’agir) voire de la troisième génération.
Dès l’instant que ces droits sont protégés par des normes constitutionnelles ou internationales, ils entrent dans la
catégorie générique de droits fondamentaux et libertés publiques. Ce qui ne signifie pas cependant que tous les
États respectent ou font respecter la même liste de droits et libertés fondamentaux.
Au-delà de l’unité de la catégorie, on relèvera un certain nombre de différences, dues à divers facteurs qui
expriment l’identité nationale.
D’une manière générale, en matière de choix de société, ce sont les droits fondamentaux constitutionnels
qui doivent l’emporter, même s’il est évident qu’une complémentarité entre les deux espèces de droits
fondamentaux est utile et souhaitable.
Il y a concurrence entre les deux types de droits dans divers domaines; mais s’il est logique que se
développe la protection sensiblement uniforme des droits-garanties et de certains droits-libertés, la nécessité en est
beaucoup moins évidente lorsqu’il s’agit de choix de société (religion, contraception et interruption volontaire de
grossesse, droit de propriété, enseignement, etc.). La complémentarité peut et doit jouer dans une série de
domaines avec cependant la correction de la subsidiarité qui, de l’avis des spécialistes de droit des libertés eux-
mêmes s’impose et doit jouer ou devrait jouer. Aussi n’est-il pas indispensable d’invoquer la protection
internationale si la protection constitutionnelle existe, mais on peut aussi vouloir renforcer celle-ci par celle-là et il
n’est pas rare de voir invoquer la double protection devant les juridictions ordinaires.
81
Cf. la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples.
Sans chercher à définir de manière approfondie et précise ce que sont les droits et libertés fondamentaux on
posera un certain nombre de questions que l’on retrouve en droit autour des qualifications attribuées aux droits
fondamentaux: droits justiciables (§ 2.2.1), droits subjectifs et garanties objectives (§ 2.2.2), droits défensifs, actifs
et positifs (§ 2.2.3); droits absolus ou limitables (§ 2.2.4).
Deux exemples peuvent être donnés d’une construction équivalente de la jurisprudence constitutionnelle
française.
En matière de liberté de la presse et de la communication audiovisuelle, le Conseil constitutionnel a estimé
que ces deux libertés ne pouvaient être véritablement pratiquées que si étaient assurés le pluralisme des courants
d’expression et la transparence financière des entreprises de presse: ce qui a conduit à la mise en place de
structures et de procédures propres à garantir le respect de ces objectifs.
S’agissant de la liberté de l’enseignement, le Conseil constitutionnel a considéré qu’il ne pouvait y avoir de
véritable choix et donc de véritable liberté, que s’il existait des écoles privées et qu’en conséquence celles-ci
devaient être aidées. C’est exactement le raisonnement suivi par la Cour constitutionnelle allemande selon laquelle
la Loi fondamentale contient non seulement la garantie de la liberté de fonder des écoles privées, mais également
une garantie de l’école privée en tant qu’institution qui assure à l’école privée une réalisation correspondant à son
caractère propre. On pourrait appliquer le même raisonnement à une décision du Conseil constitutionnel à propos
du droit de propriété: le droit de propriété est garanti aux individus parce que la propriété, en tant qu’institution, est
protégée par la Constitution: c’est en fait ce à quoi aboutit le Conseil constitutionnel sans avoir recours à la théorie
des garanties objectives ou constitutionnelles.
En fait la distinction recoupe pour partie celles qui sont faites habituellement en droit des libertés: droits-
libertés, droits-prestations, droits de, droits à; droits exigeant une abstention de l’État, droits exigeant une action
ou une intervention de l’État.
La trilogie précédente est intéressante à trois points de vue. Tout d’abord, elle montre que le système des
droits fondamentaux fait place en son sein aux droits à prestation. La notion de droits et libertés fondamentaux est
plus large que la notion classique de libertés publiques, ce qui rejoint l’observation faite plus haut. Les droits
fondamentaux ne sont pas uniquement des droits défensifs exigeant une abstention de l’État. La trilogie est
intéressante du fait de la mise en valeur de la troisième situation de l’individu face à l’État: le status activus.
Toutefois, cette distinction en trois catégories n’épuise pas le sujet car elle laisse de côté le principe
d’égalité et ce qu’on appelle les droits de nature processuelle. C’est pourquoi la doctrine propose également de
distinguer les droits de la liberté, les droits de l’égalité et les droits de nature processuelle82. Cette classification
n’est pas sans intérêt et correspond en fait à ce qui est constaté en réalité par ceux qui étudient les jurisprudences
constitutionnelles comparées: mais il y a évidemment un certain déséquilibre du moins dans certains systèmes,
entre les premières catégories de droits et les autres.
82
Droits liés au concept de procès équitable, au principe général du contradictoire et à la préservation de l’équilibre des droits
des parties.
83
Constitution de la République Démocratique du Bénin, Titre II: Des droits fondamentaux, 40; cf. 7.
84
Cf. ibidem, 7-40.
Les droits fondamentaux sont, en principe, susceptibles de recevoir des limites, exception faite de quelques
rares cas. Trois questions alors se posent: quels types de limites peuvent être imposés? (§ 2.4.1); par qui? (§ 2.4.2);
et jusqu’où? (§ 2.4.3).
La conciliation entre droits fondamentaux est le problème posé par ce que l’on appelle la collision des
droits fondamentaux, qu’il y a lorsque deux sujets de droits disposent de droits fondamentaux non compatibles.
Ainsi le fœtus (droit à la vie) et la mère qui envisage une interruption volontaire de grossesse, ou encore la
diffusion d’un documentaire télévisé (droit à l’information) et les exigences de resocialisation d’un détenu en fin
de peine.
C’est ainsi que il ne fait prévaloir systématiquement aucun droit sur un autre: quelle que soit la catégorie à
laquelle appartiennent ces droits, il n’y a pas de hiérarchie entre eux. Ainsi la liberté de l’enseignement sera-t-elle
conciliée avec la liberté de conscience des maîtres de l’enseignement privé, le droit à la protection de la santé avec
la liberté d’entreprendre et le droit de propriété, le droit de grève avec le droit d’agir en justice et avec le droit à la
protection de la santé et à la sécurité des biens, etc.
C’est nécessaire à tenir compte de ce qu’il s’appelle tantôt les fins d’intérêt général, tantôt les objectifs de
valeur constitutionnelle, pour définir la protection à accorder à des droits fondamentaux entrant en collision avec
ces intérêts ou objectifs.
Ainsi, concilier droit de grève et continuité des services publics, liberté individuelle et liberté d’aller et venir
avec ce qui est nécessaire pour la sauvegarde des fins d’intérêt général dont la poursuite motive la vérification
d’identité, la liberté de communication avec les objectifs de valeur constitutionnelle que sont la sauvegarde de
l’ordre public, le respect de la liberté d’autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d’expression
socioculturels.
85
Ibidem, passim.
86
Ibidem, Titre IV: Du pouvoir législatif, Section II: De rapports entre l’Assemblée et le Gouvernement, 98.
peut estimer que la prise en compte du principe de continuité avait conduit à dénaturer le droit de grève dans la
mesure où la fixation d’un service minimum s’apparentait à celle d’un service normal.
2.5. Réflexions
À la fin de cette exposée très succincte - mais conforme, je pense, à ce qui est souhaitable lorsqu’on aborde
le droit constitutionnel moderne - des éléments d’une théorie générale des droits fondamentaux, les réflexions ou
observations suivantes peuvent être faites:
– il y a des recoupements, certes, entre les libertés publique et les droits de la Déclaration des droits de l’homme
1948 et les droits fondamentaux, mais ils sont assez loin de se confondre, car ils ne se situent pas aux mêmes
niveaux normatif et institutionnel;
– il faut se situer dans le cadre de Théorie générale de Droit et Droits de l’homme pour pleinement saisir le sens de
cette théorie, alors que la théorie des libertés publiques est une construction nationale, liée aux concepts d’État
légal et de régime administratif;
– le droit comparé aussi est utile car il fournit les concepts et les outils indispensables à la compréhension de cette
théorie et à son adaptation, étant entendu que cette théorie doit être remodelée en considération des données
propres au système de chacun État;
– ces éléments de théorie générale des droits fondamentaux au niveau constitutionnel doivent être complétés par
ceux d’une théorie générale au niveau africain.
Compte tenu de tout ce qui précède, il apparaît clairement qu’on ne peut baptiser droits et libertés
fondamentaux ce qui relevait hier du droit pénal, de la procédure civile ou même du droit administratif car ce
baptême ne les transforme pas et n’opère pas une sorte de transmutation. On ne peut mettre n’importe quelle
marchandise sous le pavillon droits et libertés fondamentaux. Ce qui ne signifie nullement cependant que
quiconque puisse se considérer comme propriétaire de la marque droits et libertés fondamentaux, ou qu’elle puisse
être considérée comme relevant uniquement d’une discipline, alors surtout que justement les droits et libertés
fondamentaux transcendent les clivages disciplinaires. Donc, tous les apports doctrinaux, d’où qu’ils viennent, sont
les bienvenus; à condition cependant d’adopter une démarche scientifique et d’accepter les enseignements de
Théorie générale de droit et les droits humains à propos d’un concept qui a été forgé hors de la plusieurs partie des
Êtas.
87
Cf. T. FLEINER-GERSTER, Théorie générale de l’état, Paris 1986, pp. 87-143.
88
Cf. V. C. MUTWA, My People, London 1977, p. 141. Vusamazulu Credo MUTWA (1921-2020) était un des derniers chamans
du peuple zoulou.
89
Cf. CONFUCIUS, Doctrine de Confucius ou Les quatre livres de philosophie morale et politique de la Chine, trad. M. G.
PAUTH, Paris 1921.
90
Cf. H. ZIMMER, Les philosophes de l’Inde, Paris 1978, pp. 104 ss.
91
M. GRANET, Die chinesische Zivilisation, München 1936, p. 257.
Si, comme le montrent ces témoignages, les vues fondamentales concernant le juste pouvoir au service du
bien du peuple étaient fort répandues, la naissance de l’idée de véritables droits de l’homme est un événement
propre à l’histoire de l’Europe et à ses courants intellectuels. Pourquoi? L’origine presque chaque souverain faisait
reposer sa puissance sur des forces surnaturelles, sur le droit divin; même le droit fut, au commencement, fondé sur
la religion; il s’agissait d’un droit immuable établi par Dieu et par lequel le souverain était lui-même lié. Le droit
était pour ainsi dire inscrit dans l’âme des peuples. Lorsqu’un souverain en abusait ou le transgressait, il devenait
alors évident que lui-même ou sa descendance périrait tôt ou tard. Tout droit était donc droit de l’homme et, dans le
cadre d’une telle conception, l’idée de droits particuliers dont les hommes jouiraient face au pouvoir était
superflue.
L’idée des droits de l’homme gagna beaucoup en importance au bas Moyen Age, avec la sécularisation
progressive du pouvoir. Aussi longtemps que le pouvoir venait de Dieu et y remontait, il trouvait ses limites dans
le droit surnaturel, mais dès lors que le souverain édictait son propre droit, il fallait bien lui fixer certaines limites,
afin qu’il n’agisse pas de façon arbitraire et sans retenue aucune, mais qu’il tienne compte des droits de ses sujets.
Ce faisant, était née l’idée des droits originels et inaliénables de l’homme envers le pouvoir de l’État.
Alors, maintenant, nous allons retracer brièvement l’évolution historique de la théorie générale des droits de
l’homme et nous nous bornerons à l’histoire européenne des courants intellectuels, puisque celle-ci est étroitement
liée à la genèse de l’État sécularisé. Dans ce contexte, il ne faut pourtant jamais perdre de vue que l’idée
fondamentale d’un juste pouvoir au service du bien des hommes est sûrement propre à tous les peuples de la terre
et que les cruautés, les abus et les violations du droit sont partout considérés et ressentis comme un mal, à
l’exception de l’asservissement des ennemis.
La notion de droits de l’homme est une notion collective qui englobe diverses sortes de droits
fondamentaux, de libertés individuelles, de droits politiques, civiques, mais encore économiques et sociaux.
Puisque notre démarche consistera avant tout à répondre à la question de savoir si l’homme possède ou non des
droits originels, inaliénables et limitatifs du pouvoir de l’État, nous nous contenterons tout d’abord de cette notion
collective des droits de l’homme puis nous examinerons de plus près les différentes sortes de droits de l’homme et
de libertés fondamentales.
Par droits de l’homme nous entendons surtout par la suite les droits supraétatiques contenant des exigences
morales qui limitent l’emprise de l’État. En revanche, lorsque nous utilisons la notion des droits fondamentaux,
nous pensons en premier lieu à la concrétisation des droits de l’homme au sein même de l’État et dans sa
constitution.
92
Encyclopedia Britannica, art. Alcimadas, Chicago/London 1962.
93
Cf. à ce sujet l’analyse critique de D. J. ALLAN, Individuum und Staat in der Ethik und der Politik des Aristoteles, dans F. P.
HAGER (éd.), Ethik und Politik des Aristoteles, Darmstadt 1972, pp. 403-432.
94
ARISTOTE, La Politique, trad. J. TRICOT, Paris 1970, 1, 1254 b.
95
Ibidem, 1, 1255 a.
96
CICÉRON, La République, trad. E. BRÉGUET, Paris 1980, 3, 22.
97
POLYBE, Histoires, trad. P. PEDECH - J. DE FOUCAULT - R. WEIL - Cl. NICOLET, Paris 1961-1982, 26, 6.
98
SÉNÈQUE, De la Clémence, trad. F. PRÉHAC, Paris 1961, 1, 18, 2.
99
Cf. Th. MOMMSEN, Abriss des römischen Staatsrechts, Darmstadt 1974, pp. 29 ss.
100
Cf. THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, I q. 93 a. 6.
101
Cf. ibidem, II-II q. 183 a. 1.
102
LÉON XIII, Lettre encyclique Libertas praestantissimum, 20 juin 1888, dans A. F. UTZ, La doctrine sociale de l’Église à
travers les siècles, Fribourg/Paris 1969, 2, 71, p. 215.
pose ainsi la première pierre du développement du droit de la raison; celui-ci connaîtra son apogée avec la
philosophie des lumières.
Thomas d’Aquin est l’auteur d’une phrase célèbre: «homo naturaliter liber et propter se ipsum existens» 103.
À ses yeux, la vraie royauté doit reconnaître la liberté de la propriété, de la personne et de la vie. Ce n’est que sur
cette base que le roi pourra accomplir le bien commun. On trouve, toutefois, chez Thomas d’Aquin des passages
où il justifie l’esclavage par des motifs d’ordre économique et d’autres où il traite de l’inégalité de la femme qui,
comparée à l’homme, est un être quelque peu incomplet et inachevé. De surcroît, en matière religieuse, il limite la
liberté de conscience aux non-chrétiens, tout en restreignant considérablement la liberté religieuse 104.
Au Moyen Age et jusqu’au milieu du XVIIe siècle, la propriété était d’ailleurs un droit général et global
comme l’est aujourd’hui la dignité humaine. Elle comprenait aussi l’ensemble des droits et libertés d’une personne;
ainsi, liberté et propriété étaient deux notions inséparables. La propriété impliquait également le droit de disposer
librement de l’individu, à savoir de son travail et de ses facultés d’existence. À la propriété s’opposait alors le droit
de gouverner, la prérogative du roi.
103
THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, II-II q. 64 a. 2 ad 3.
104
Cf. IDEM, Du royaume, trad. M. M. COTTIER, Paris 1947, 1, 1.
105
MARSILE DE PADOUE, Le Défenseur de la Paix, trad. J. QUILLET, Paris 1968, 1, 9, 5.
106
Ibidem, 1, 9, 6 s.
107
NICOLAS DE CUES, Concordance catholique, trad. R. GALIBOIS, révisée par M. DE GANDILLAC, Université de Sherbrooke
1977, 2, 14.
108
J. MILTON, Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure, trad. O. LUTAUD, Paris 1956, p. 127.
109
J. LOCKE, Deuxième traité du gouvernement civil, trad. B. GILSON, Paris 1977, 7, 87.
110
Cf. CH.-L. MONTESQUIEU, De l’Esprit des Lois, dans Œuvres complètes de Montesquieu, Paris 1876, vol. 3, 9, 4. 27.
111
Cf. B. DE SPINOZA, Traité des Autorités théologiques et politiques, trad. M. FRANCES - R. MISRAHI, dans Œuvres complètes,
Pari 1954.
112
S. DE PUFENDORF, Die Verfassung des Deutschen Reiches, trad. H. DENZER, Stuttgart 1976, 5, 10 in fine.
législatif ne revient qu’à la volonté unie du peuple 113, mais dénie, d’autre part, au peuple le droit de modifier la
constitution de l’État contre la volonté du souverain. Il limite l’exercice des droits populaires à quelques rares
citoyens honorables; n’en font par exemple pas partie «le garçon employé chez un marchand ou chez un fabricant;
l’employé (qui n’est pas au service de l’État), le mineur (naturaliter vel civiliter); toutes les femmes et, en général,
toutes les personnes qui, pour pourvoir à leur existence (nourriture et protection) ne dépendent pas de leur propre
activité, mais de la volonté d’un autre»114. Toutefois Kant enseignait à une époque où la pensée libérale était vue
d’un très mauvais œil; cela explique probablement en partie la contradiction interne de sa philosophie politique.
Dans son anthropologie il admet pourtant expressément qu’une constitution républicaine doit équilibrer la liberté et
les contraintes de la loi et qu’en définitive celle-ci peut être appliquée par la force115. Dans ce contexte il ne faut
toutefois pas oublier que l’image de l’homme selon Kant a été d’une importance capitale pour le développement
ultérieur des droits de l’homme: le fait que Kant ait discerné que l’homme est, en tant que sujet de lui-même, cause
de ses actions et de ses décisions et que c’est cette subjectivité qui le distingue des animaux et l’a conduit à
énoncer le postulat fondamental de la liberté. Par sa nature même, l’homme a donc le droit d’aménager sa vie dans
le cadre de sa propre liberté; sans celle-ci, sa nature est détruite.
3.2.9. Les libertés individuelles dans le débat idéologique entre libéralisme et marxisme
Le développement de l’enseignement du marxisme a incontestablement influencé la pensée de plus d’un
philosophe au sujet des droits fondamentaux. Dans l’optique marxiste il ne sert pas à grand-chose d’octroyer la
liberté à l’homme aliéné, puisqu’il en abusera en exploitant d’autres hommes, aussi longtemps qu’il ne l’utilise pas
– au sens marxiste – pour libérer tous les hommes du capitalisme. Par conséquent la liberté n’est pas autre chose
que le droit pour la classe dirigeante de continuer à exploiter les travailleurs. Dans l’acception marxiste la vraie
liberté n’existe qu’au moment où sont réunies les conditions dont dépend une société sans classes. Les célèbres
représentants de l’école de Francfort - Max Horkheimer (1895-1973), Theodor Wiesengrund Adorno (1903-1969)
et Jürgen Habermas (1929) - reprochent, dans ce contexte, à la philosophie des lumières le totalitarisme et,
finalement, le manque de créativité de sa pensée rationnelle, puisque ce rationalisme a mathématisé l’ensemble de
la science et a déclaré inexistants les secrets et les énigmes du monde. «À leur avis, le péché originel de la
philosophie des lumières réside dans le fait qu’elle a déchiré le livre de l’homme à l’état naturel et qu’elle a conçu
la nature comme un pur objet à exploiter, ce qui fait que l’homme, en tant que partie de l’ordre de la nature, est
finalement devenu, lui aussi, l’objet d’une exploitation»116. La critique d’Herbert Marcuse (1898-1979) va dans la
même direction et prend la forme d’un anarchisme romantique; pour lui, la puissance, la science et la culture ont
corrompu l’homme contemporain et l’ont transformé en un être unidimensionnel. En revanche, le but à atteindre,
c’est l’homme bidimensionnel, qui peut satisfaire ses désirs: «La culture de l’avenir doit absolument hériter de
cette indépendance, créer une seconde dimension de la sensibilité et de la pensée, sauvegarder l’esprit de la
négation et retrouver l’universalité de l’Éros»117. Cette liberté du désir n’est réalisable que par la destruction
violente de la liberté bourgeoise qui a abouti à la création de l’Establishment et à la corruption de la classe des
travailleurs. Mais qui peut donc conduire maintenant la société vers la liberté? Ce sont les marginaux, ceux qui
n’ont pas part au processus démocratique, en un mot non pas la classe des travailleurs, mais bien le sous-
prolétariat: Cependant, sous la base populaire conservatrice se trouve le substrat des exclus et des étrangers, des
exploités et persécutés d'autres races et d'autres couleurs, des chômeurs et des inemployables118.
Cette conception de la liberté qui est dénuée de compromis et dénote une inspiration marxiste aboutit à
l’absence de liberté. En revanche, les socialistes de tendance démocratique postulent un meilleur respect de
l’égalité et de la fraternité. Cela correspond aussi aux convictions qu’a exposées Ernest Bloch (1885-1977) dans
son ouvrage sur le droit naturel et la dignité humaine; il tente d’intégrer le droit naturel au marxisme, mais il insiste
cependant sur le fait que le socialisme contient aussi des libertés bourgeoises, telles que la liberté de parole, de
presse et d’association. À ses yeux, la vraie liberté ne sera pourtant obtenue que dans une société sans État 119. «Et
n’y aurait-il qu’une seule personne en qui honorer la dignité de l’humanité: cette dignité vaste et pleine n’en est pas
moins quintessence du droit naturel. Ce justement dans le socialisme, dans la mesure où il voudrait bien s’y
entendre aussi bien pour la personne que pour le collectif et où – loin de l’homme masse, près de la solidarité
désaliénée – il a à faire contenir l’un dans l’autre»120.
Les socio-démocrates libéraux ont adopté une toute autre orientation dans la question des droits
fondamentaux; sous l’influence prépondérante de Ferdinand Lassale (1825-1864), ils se sont séparés des marxistes
radicaux et doctrinaires. Ils se sont beaucoup préoccupés de la pensée des représentants des utopies socialistes, à
commencer par Platon, Thomas More (1478-1535), Thomas Campanella (1568-1639), par les socialistes français
113
Cf. E. KANT, La Métaphysique des Mœurs, trad. A. PHILONENKO, Paris 1977, 46.
114
Ibidem.
115
Cf. ibidem, 47-49.
116
L. KOLAKOWSKI, Die Hauptströmungen des Marxismus, Zürich 1977-1979, vol. 3, p. 409.
117
Ibidem, vol. 3, p. 446.
118
Cf. H. MARCUSE, One Dimensional Man, Boston 1968, p. 200: «However underneath the conservative popular base is the
substratum of the outcast and outsiders, the exploited and persecuted of other races and other colours, the unemployed and the
unemployable».
119
Cf. KOLAKOWSKI, Die Hauptströmungen…, vol. 3, p. 481.
120
E. BLOCH, Droit naturel et dignité humaine, trad. D. AUTHIER - J. LACOSTE, Paris 1976, p. 212.
Claude-Henri Saint-Simon (1760-1825), Charles Fournier (1772-1837) et Pierre Proudhon (1809-1865) ainsi que
par l’anglais Robert Owen (1771-1858), fondateur des mouvements de travailleurs et des syndicats. De surcroît ils
ont subi l’influence de la philosophie utilitariste de Jeremy Bentham (1748-1832), adversaire du contrat social et
partisan de la réalisation du bonheur optimal par l’État.
Les diverses vues des socialistes non marxistes au sujet des droits fondamentaux sont toutefois difficiles à
regrouper sous un dénominateur commun. Des marxistes doctrinaires, ils se distinguent surtout par le fait qu’ils ne
veulent pas supprimer l’État par la force; en principe, ils ne préconisent pas non plus le déclin de l’État, mais sont
d’avis que le mouvement des travailleurs a pour tâche de prendre le contrôle de l’État et de s’employer à atteindre
les buts du socialisme. Il sont convaincus que la concentration incontrôlée des richesses et la concurrence mènent
inévitablement à une paupérisation croissante ainsi qu’à des crises et qu’un nouveau système devrait permettre à
l’État d’organiser la production et les échanges, de supprimer la misère et l’exploitation et de redistribuer les biens
selon les impératifs de l’égalité; cette redistribution devrait s’opérer d’après le principe suivant: à chacun selon ses
capacités ou à chacun selon ses besoins ou encore à chacun selon ses prestations.
Au cours de la Révolution française les libéraux et les socialistes ont combattu du même côté et se sont
engagés pour la liberté, l’égalité et la fraternité. Puis, très vite, leurs chemins se sont séparés. Par liberté, les
représentants de la bourgeoisie n’entendaient pas seulement la liberté de parole et d’opinion, mais encore la liberté
économique et le droit de propriété. En revanche les socio-démocrates donnaient la priorité à l’égalité et à la
fraternité. On s’aperçut que la liberté au sens des libéraux ne pourrait pas s’obtenir en même temps et du même
coup que l’égalité, car ces deux postulats sont antagonistes.
Les précurseurs du libéralisme sont partis de l’utopie consistant à projeter dans le passé une liberté et une
égalité pré-étatiques et ils ont revendiqué de l’État qu’il protège cette liberté de l’individu et la propriété. L’État ne
devrait intervenir dans la sphère de la liberté sociale qu’à la manière d’un veilleur de nuit lorsque cela est
indispensable à l’ordre et à la sécurité. Par contre, les socio-démocrates, très impressionnés par la misère des
ouvriers, des enfants et des femmes qui étaient exploités dans les fabriques, ont développé une utopie de l’égalité
totale. Ils ont donc combattu l’État veilleur de nuit du libéralisme et ils se sont employés à ce que l’État ne se
borne pas à protéger la propriété, mais veille aussi à la répartir plus équitablement. Ils se sont surtout opposés à la
propriété qui échoit à l’individu sans que celui-ci ait à fournir un quelconque travail, c’est-à-dire par héritage ou
par les intérêts des capitaux.
À la fin du siècle dernier, les positions antagonistes des partis à orientation marxiste et de ceux tournés vers
le libéralisme semblaient insurmontables sur la question des droits fondamentaux. Avec l’évolution de la
démocratie sociale au XXe siècle, elles se sont toutefois suffisamment rapprochées, dans les États libéraux tout au
moins, pour que, dans le camp libéral également, soit créée une base de discussion commune permettant une
extension de la conception des droits fondamentaux et des libertés individuelles. A ce propos, il convient de
mentionner trois étapes décisives:
1. Les droits sociaux doivent créer les conditions dont dépend la réalisation de la liberté. L’idée fondamentale des
droits sociaux n’était certes pas totalement étrangère aux libéraux puisqu’ils s’étaient prononcés en faveur d’un
droit à la formation. Plus tard le droit au travail, le droit au logement, celui aux vacances ou à un salaire minimum,
furent réclamés. Toutefois la philosophie économique de l’École de Chicago niait la relation entre la réalisation de
la liberté individuelle et le développement d’un État social, et préconise le retour à un État veilleur de nuit qui
aurait pour seule et unique tâche de garantir les droits pré-étatiques de propriété et de liberté121.
2. Une certaine convergence des conceptions des droits fondamentaux, opposées à l’origine, se dessine également
dans la jurisprudence des tribunaux constitutionnels. Aux États-Unis, la Cour Suprême a donné une nouvelle
dimension aux libertés individuelles, non seulement par rapport à l’État, mais encore envers les particuliers; il
s’agit notamment de la State Action Doctrin. D’après cette doctrine de l’action de l’État, il est défendu aux
autorités de protéger la liberté d’un groupe puissant face à une minorité, lorsque la majorité abuse de son droit de
liberté aux fins de faire subir une discrimination à la minorité. Cette idée a été reprise et étendue par la doctrine
européenne sous le titre d’effet à l’égard des tiers. D’après elle, les droits fondamentaux ne sont pas valables
uniquement envers l’État, mais encore vis-à-vis des particuliers. Cette approche a été formulée à l’article 35 de la
Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999: «Réalisation des droits fondamentaux. 1 Les
droits fondamentaux doivent être réalisés dans l’ensemble de l’ordre juridique. 2 Quiconque assume une tâche de
l’État est tenu de respecter les droits fondamentaux et de contribuer à leur réalisation. 3 Les autorités veillent à ce
que les droits fondamentaux, dans la mesure où ils s’y prêtent, soient aussi réalisés dans les relations qui lient les
particuliers entre eux». L’effet à l’égard des tiers doit avant tout aboutir à une interprétation du droit privé qui soit
conforme à la constitution, c’est-à-dire conforme aux droits fondamentaux. Par exemple, la protection de la
personnalité sera interprétée à la lumière de la liberté de la presse et il est donc possible de la limiter 122. Les droits
fondamentaux donnent pour ainsi dire mandat au législateur d’aménager le droit privé de telle façon que les
121
Cf. R. NOZICK, Anarchy, State and Utopia, Oxford 1975, pp. 333 s.: «The minimal state treats us as inviolate individuals,
who may not be used in certain ways by others as means or tools or instruments or resources, it treats us as persons having
individual rights with the dignity this constitutes. Treating us with respect by respecting our rights, it allows us, individually or
with whom we choose, to choose our life and to realize our ends and our conception of ourselves, insofar as we can, aided by
the voluntary cooperation of other individuals possessing the same dignity».
122
Cf. J. P. MULLER, Die Grundrechte der Verfassung und der Persönlichkeitsschutz des Privatrechts, thèse Bern 1964.
libertés individuelles ou droits fondamentaux ne puissent être violés. Ainsi, le droit des cartels devrait veiller à ce
que la liberté économique d’une entreprise ne puisse être entravée par des mesures de boycott prises par des
particuliers;
3. Une autre évolution dans la compréhension des droits fondamentaux se traduit par le fait qu’en plus du strict
effet de défense de ces droits, on insiste désormais sur le mandat positif qu’ils confèrent. Jusqu’à présent les droits
fondamentaux avaient une signification purement négative qui s’expliquait notamment par les théories
contractuelles. D’après celles-ci, dans le contrat fondamental, les hommes ne pouvaient céder à l’État leurs libertés
imprescriptibles et, en retour, l’État n’avait pas le droit de porter atteinte à la liberté de l’individu. Cela a abouti à
ce qu’on a appelé le status negativus des droits fondamentaux et libertés individuelles, ce qui signifie que l’État
n’est pas habilité à empiéter sur la liberté personnelle, mais qu’il n’a pas non plus le droit de faire quelque chose de
positif pour créer en faveur de ses citoyens des sphères de libre épanouissement. Par exemple, l’État n’a pas
autorité pour empêcher la publication de certaines opinions dans la presse, mais il ne peut rien faire non plus pour
encourager la presse, même lorsque l’existence de monopoles privés interdit de fait la publication de certaines
opinions. La nouvelle évolution conduit actuellement à conférer à l’État le mandat positif de créer à cet égard les
conditions dont dépend une libre faculté d’épanouissement.
3.2.10. Les libertés individuelles sous le signe des décisions majoritaires en démocratie
Si les philosophes de l’État aux temps anciens se sont surtout attachés à limiter le pouvoir arbitraire du
monarque, aujourd’hui se pose la question de savoir si, à l’époque de la démocratie et des décisions majoritaires,
les droits fondamentaux revêtent encore la même importance puisqu’à présent le peuple peut, par la voie d’une
décision majoritaire, se défendre en tout temps contre les débordements du pouvoir de l’État. Alors qu’au siècle
dernier les droits de la majorité étaient réputés illimités et que le législateur, c’est-à-dire le parlement, ne
connaissait aucune entrave, aujourd’hui s’impose de plus en plus l’idée selon laquelle les libertés individuelles
constituent certaines limites à respecter par la majorité démocratique. Les droits fondamentaux ne doivent pas
seulement protéger l’individu de la toute-puissance de l’État, mais encore la minorité face à la majorité.
La discrimination des minorités raciales, religieuses, linguistiques et nationales constitue l’un des grands
problèmes du XXe siècle et elle a contribué au développement de l’idée suivante: les droits fondamentaux lient
également la majorité démocratique envers toute minorité.
3.2.11. Résumé
L’évolution historique des idées relatives aux libertés individuelles et aux droits de l’homme a passé par
plusieurs stades. Il s’agit tout d’abord de faire admettre le principe de l’égalité de tous les hommes. L’homme, en
tant que personne raisonnable, a droit à l’égalité de traitement; cette pensée fondamentale dans la Stoa n’a
cependant pas trouvé une réalisation complète puisque sa conséquence logique, à savoir l’abolition de l’esclavage,
n’a pas été tirée.
Lors de la phase suivante, au cours du Moyen Age européen, le droit de résistance occupe le premier plan.
Le pouvoir du souverain est limité par les lois divines; il n’est pas permis de porter atteinte à l’homme dans les
droits qu’il tient de Dieu; si le monarque ne respecte pas cet impératif, il est permis de lui résister et de le déposer.
L’évolution ultérieure des droits fondamentaux passe ensuite par la sécularisation de l’État. Après s’être
progressivement détaché de la tutelle de l’Église à la fin du Moyen Age, l’État justifie son pouvoir par la théorie du
contrat, sans recourir pour ce faire à l’aide des commandements divins. Cependant, les esprits et les démarches se
séparent. Les uns, par exemple Locke, sont d’avis que l’homme a des droits inaliénables qu’il ne saurait céder à
l’État, même par un contrat fondamental; ces droits naturels et antérieurs à l’État, la raison les déduit de la nature
humaine. D’autres, par exemple Hobbes, opinent que les libertés individuelles ne sont pas des droits antérieurs à
l’État, mais qu’ils ne sont conférés aux hommes que par le droit positif édicté par l’État. Celui-ci peut donc
restreindre ou élargir ces droits à sa guise, car on ne saurait les déduire de la nature de l’homme.
La paupérisation croissante de la grande masse des travailleurs, consécutive à l’industrialisation, a abouti au
rejet absolu des libertés individuelles traditionnelles par les marxistes. Lassalle tourne en dérision l’État libéral
confiné dans le rôle de veilleur de nuit et qui ne se soucie pas des véritables préoccupations et besoins de sa
population. Karl Marx (1818-1883) postule un changement radical de la société afin que, sous la conduite du
prolétariat, les hommes retrouvent l’harmonieuse liberté de l’État de nature.
Les militaristes qui sont beaucoup moins radicaux, veulent, en revanche, que l’État se fixe pour but
d’atteindre et de réaliser le bien commun: par là ils entendent l’optimalisation de l’intérêt personnel et des besoins
de la personne, en un mot le bonheur des citoyens.
Le débat autour de la question sociale conduit aussi à une compréhension plus positive des droits
fondamentaux, à l’extension des droits sociaux et à l’idée des effets à l’égard des tiers.
Si nous partons de l’idée que l’évolution de l’État dépend de celle de la société et qu’il incombe avant tout à
l’État de protéger l’homme dans sa dépendance à l’égard d’une société fondée sur la division du travail ainsi que
de promouvoir l’épanouissement de la personne, on en arrive à concevoir positivement les droits fondamentaux.
Dès lors, la liberté n’est plus seulement l’absence de contrainte, mais elle implique pour l’homme la possibilité de
choisir entre plusieurs alternatives ainsi que l’obligation de créer les conditions intellectuelles ou connaissance des
alternatives et le cadre économique dont dépend ce choix.
Le jugement à porter sur les libertés individuelles et les droits de l’homme diffère donc selon l’évolution
économique et sociale. Plus grandes sont la division du travail et l’intégration au sein de la société, plus il importe
alors de garantir et de promouvoir concrètement la liberté humaine. La concentration croissante de la presse exige
par exemple de la part de l’État qu’il s’emploie à sauvegarder la diversité des opinions.
En d’autres termes, les droits fondamentaux sont des mandats conférés à l’ordre étatique. Le contenu et
l’importance de ces mandats dépendent, dans chaque cas, du degré d’évolution d’une société; le mandat consistant
à sauvegarder, protéger et promouvoir la dignité humaine incarne les droits fondamentaux qui priment l’État.
Quels sont les moyens propres à remplir ce mandat? Les conditions économiques et sociales du moment et du lieu
sont décisives à cet égard.
Parmi les théoriciens de l’État, le débat est depuis longtemps très vif pour savoir si c’est en premier lieu
l’histoire des idées qui a été le moteur de l’évolution des droits fondamentaux ou, au contraire, si l’histoire des
idées a évolué sous l’influence du développement institutionnel et juridique des libertés individuelles. En réalité,
l’histoire des idées et l’approfondissement des droits fondamentaux se sont mutuellement influencés; il y a eu
complémentarité et interaction.
L’histoire de l’Angleterre montre que la concrétisation institutionnelle des droits fondamentaux a résulté de
l’antagonisme entre le monarque et le parlement. En effet, celui-ci a voulu lier le souverain au respect de quelques
principes, par exemple la garantie de certaines libertés et l’observance des lois édictées par le parlement, alors que
celui-ci déterminait dans une large mesure seul le contenu des droits fondamentaux. Compte tenu de la
composition du parlement à cette époque, le principe de la libre élection, tel que le garantit le Bill of Rights,
n’aboutit nullement à un droit du citoyen de voter librement et au bulletin secret. Par ce droit fondamental, les
parlementaires veulent avant tout s’assurer que le roi ne puisse plus influencer leur choix. En revanche, d’autres
entraves au libre droit de vote, par exemple celles exercées par des lords ou des parlementaires influents, restent
impunies, comme le révèlent les pratiques parlementaires de l’époque.
123
Cf. Marbury v. Madison, 5 U.S. (1 Cranch) 137 (1803).
limite pas les droits du parlement envers les citoyens. Toutefois, les autorités inférieures qui ne participent pas
directement à l’exercice de la souveraineté, notamment l’administration, sont liées par les droits fondamentaux.
Les tribunaux administratifs doivent s’assurer que les autorités inférieures ne portent pas une atteinte injustifiée
aux droits des citoyens.
124
Cf. D. SCHINDLER – J. TOMAN, The Laws of armed Conflicts, Leiden 1973, pp. 3. 35.
le droit d’avoir un quelconque contact avec sa famille. En outre, le beau-père de l’auteur du recours avait été
torturé125.
Cette décision revêt une grande importance pour l’évolution de la protection des droits de l’homme par le
droit international public sur le plan des Nations Unies. En effet, elle permet d’espérer que l’on parviendra petit à
petit à faire des progrès sur le plan international également grâce aux voies de recours et malgré les nombreux
échecs liés à l’institutionnalisation des droits de l’homme.
En plus des Nations Unies, certains États ont cherché à renforcer la protection des droits de l’homme par
des accords régionaux. C’est ainsi que fut signé, en 1950, la Convention européenne de protection des droits de
l’homme et des libertés fondamentales. En 1967, l’Organisation des États américains a établi une convention de
protection des droits de l’homme. De même, l’acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en
Europe (CSCE) comprend des dispositions sur la protection des droits de l’homme. Par là, les États d’Europe
occidentale et orientale ainsi que les États-Unis s’engagent à reconnaître la liberté de pensée, de conscience, de
religion ou de conviction ainsi qu’à promouvoir les contacts humains entre les États signataires.
Ces efforts sont louables et impressionnants. Il ne convient toutefois pas de se bercer d’illusions et la
lucidité commande donc de savoir qu’il faudra encore beaucoup de temps jusqu’à ce qu’on puisse réaliser une
protection vaste et efficace des droits de l’homme sur le plan du droit international public. Souvent, les résolutions
et les pactes ne sont pas ratifiés précisément par les États coupables de violer les droits de l’homme. De surcroît,
très nombreux sont les États qui refusent d’octroyer une véritable garantie institutionnelle des droits de l’homme,
sous forme de tribunaux internationaux indépendants examinant les recours individuels qui concernent des
violations de ces droits et pouvant demander des explications aux États concernés.
Dans la mesure où de telles institutions existent, il est alors loisible aux États d’y adhérer et de reconnaître
la protection internationale des droits de l’homme. Tous les accords relatifs aux droits de l’homme doivent franchir
l’obstacle de la souveraineté nationale. Puisque la souveraineté des États membres et le principe du droit à
l’autodétermination ne peuvent être violés même par les tribunaux des droits de l’homme, on a récemment
revendiqué pour les droits de l’homme non seulement une application multilatérale, mais encore bilatérale par le
biais des mesures à prendre par les États en cause126.
Les nombreux efforts que les hommes ont faits depuis des siècles et qu’ils poursuivent aujourd’hui à
l’échelle mondiale, afin de contribuer à ce que l’idée des droits de l’homme s’impose enfin, justifient l’espoir de
voir, dans un avenir plus ou moins lointain, la protection des droits de l’homme partout et complètement garantie.
125
Cf. Uruguay verletzt Menschenrechtspakt, dans «Europäische Grundrechte-Zeitschrift - EuGRZ» (Journaux Fondamentaux
Européens), 6 (1979), pp. 498 ss.
126
Cf. B. SIMMA, Die Menschenrechte, ihr internationaler Schutz, München 1985.
sont aujourd’hui vers les droits de l’homme et les libertés fondamentales que convergent les regards et les
préoccupations. Il s’agit moins de la classification des États en démocraties, monarchies et oligarchies que de leur
attitude face à ces droits et libertés.
Maintenant nous traiterons du contenu et de la signification des différents droits fondamentaux et nous
commencerons par les diverses interprétations de ces droits.
127
Cf. CONFUCIUS, Les Quatre livres. Livre III: Entretiens de Confucius et de ses disciples, trad. S. COUVREUR, Paris 1949, 6,
12, 11.
128
Cf. H. ZIMMER, Les Philosophes de l’Inde, Paris 1978, pp. 186 ss.
3.4.3.1. Libertés individuelles ayant pour objet l’égalité foncière des hommes
L’histoire des idées relatives aux droits fondamentaux a montré qu’au commencement, il était surtout
question de l’égalité des hommes. En effet, c’est avec l’obligation pour l’État de traiter les hommes de façon égale
que commence le développement des libertés individuelles.
Dans l’histoire des idées, deux écoles nous fournissent le fondement de la notion d’égalité: les stoïciens
d’une part et la philosophie scolastique médiévale d’autre part. Les philosophes de la Stoa voient dans l’homme
une personne, un être doué de raison, qui se distingue précisément par là de l’animal; cet être est essentiellement le
même et doit être traité de même, c’est-à-dire dans l’égalité. De son côté, la tradition chrétienne du Moyen Age
fait, avant tout, reposer sa conception de l’égalité sur l’homme créé à l’image de Dieu.
Il manque toutefois à la scolastique une base lui permettant de traiter la femme à l’égal de l’homme,
d’abolir l’esclavage et de considérer les diverses religions comme égales en droits. Selon le principe qui veut que
l’on traite de façon identique ce qui est égal et de manière différente ce qui ne l’est pas, il était également possible
de traiter dans l’inégalité des disparités qui ne font pas partie de la nature humaine proprement dite, par exemple le
sexe ou la naissance. Ce n’est qu’au siècle passé et surtout au siècle présent que le développement institutionnel
des droits fondamentaux a permis d’imposer progressivement l’idée de l’égalité intégrale dans le statut juridique.
Le fait que l’on en soit arrivé à ce développement institutionnel est largement le fruit du débat
philosophique au sujet du contrat social; cette discussion philosophique est à la base du combat politique pour les
libertés individuelles. Le contrat social présuppose un état de nature dans lequel tous les hommes sont égaux.
Locke, Hobbes et Rousseau partagent cette vue d’une égalité des hommes antérieure à la création de l’État.
En général, l’idée d’égalité a commencé par s’imposer à propos des droits politiques, one man one vote.
L’octroi du droit de vote aux citoyens sans propriété ni fortune, aux citoyens ayant d’autres convictions religieuses,
aux femmes et, enfin, aux minorités raciales fut le point de départ de la suppression des discriminations que ces
catégories de la population subissaient en matière d’emploi et au sein de la société. Toutefois la prétention
juridique des citoyens à l’égalité de traitement ne signifie pas que des différences effectives, par exemple celles
entre parents et enfants, entre hommes et femmes ou entre riches et pauvres doivent être ignorées ou négligées. Au
contraire le principe veut que l’on traite de la même façon ce qui est identique ou semblable et de manière
différente, ce qui est dissemblable. Pourtant, selon les valeurs généralement admises, une égalité de traitement doit
avoir une justification. Refuser le droit de vote aux femmes ne se justifie pas, en revanche leurs privilèges sur
certains points durant leurs grossesses sont justifiés. De même, il se justifie d’exclure les enfants du droit de vote,
tandis qu’on ne saurait justifier une discrimination reposant sur l’appartenance à une race ou à une religion.
Le droit à l’égalité de traitement implique d’abord l’égalité de tout homme devant la loi. Le droit interdit
aux pouvoirs publics de traiter les hommes de façon arbitraire. En revanche, sur le plan politique, les vues ne
concordent pas en ce qui concerne le postulat de l’égalité au sein de la loi. Dans quelle mesure est-il par exemple
obligé de garantir l’égalité des chances en matière de formation? Doit-il aussi réaliser des hôpitaux sans classes
(privées, semi-privées, communes)? Jusqu’où faut-il que l’État veille à ce que chacun dispose des mêmes
possibilités d’ordre économique pour faire usage de sa liberté? La difficulté consistant à faire dans ce domaine des
déclarations de portée générale tient surtout à la question de savoir ce qu’il convient vraiment de traiter de façon
égale. Le postulat égalité au sein de la loi, s’applique-t-il aux principes de l’égalité des aptitudes, des chances, des
prestations ou des besoins? Au-delà de l’importance politique de cette question et pour éviter que le principe de
l’égalité ne devienne une formule vide, la réponse ne sera finalement trouvée que dans une conception plus
fondamentale et plus ample de la justice.
été considérablement développés par de nombreux arrêts de la Cour suprême des États-Unis avec l’application des
amendements IV, V, VI, VIII et XIV de la constitution américaine.
Au cours de ce siècle, les tribunaux constitutionnels ou suprêmes d’Allemagne et de Suisse ont fortement
étendu et renforcé le droit à l’intégrité physique au titre de la liberté personnelle, tandis que dans les pays anglo-
saxons, ce droit s’est beaucoup développé en rapport avec le Due Process Law. De l’interdiction de faire sans base
légale une prise de sang à un automobiliste, à l’annulation de l’obligation de porter la ceinture de sécurité, en
raison d’une base légale insuffisante, le Tribunal fédéral suisse a rassemblé toutes les libertés possibles sous le
dénominateur commun que constitue ce droit fondamental et il a ainsi créé un véritable réceptacle juridique pour
des droits fondamentaux qui ne sont pas explicitement garantis par la constitution. En Suisse, la liberté personnelle
est un droit constitutionnel non écrit.
Au centre du débat actuel sur l’intégrité physique de l’homme, il y a la question de savoir si et, le cas
échéant, dans quelle mesure l’État a l’obligation de protéger la vie d’un enfant à naître et, par conséquent, de
limiter la liberté de la future mère. Il est notoire que divers tribunaux constitutionnels ont exprimé des opinions fort
divergentes à ce sujet. Dans ce contexte, on discute beaucoup également du problème du constat de décès en
rapport avec la transplantation d’organes ainsi que du droit à sa propre mort dont disposerait le patient incurable.
Là encore, on ne saurait sans autre porter des jugements absolus et catégoriques. Avant de trancher en faveur d’un
droit et d’en rejeter un autre, il convient d’examiner avec prudence les valeurs en jeu. Ce faisant on gardera
toujours présent à l’esprit, d’une part, la nécessité de respecter intégralement la dignité de la personne humaine et,
d’autre part, les moyens limités dont dispose l’État ou le législateur lorsqu’il s’agit de valeurs qui sont vite
abandonnées, mais lentes à regagner. C’est pourquoi on ne devrait pas délaisser certaines valeurs ne fut-ce que
partiellement; il faut, au contraire, les analyser à la lumière de valeurs supérieures et bien peser le pour et le contre.
129
Cf. Loi fondamentale pour la République fédérale d’Allemagne, art. 97.
130
Cf. Constitution fédérale de la Confédération suisse 1874, art. 58.
131
Cf. Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne, art. 103, 1.
132
Cf. Constitution fédérale de la Confédération suisse 1999, art. 8, 1.
133
Cf. K. HESSE, Grundzüge des Verfassungsrechts der Bundesrepublik Deutschland, Heidelberg 1978, pp. 79 ss.
procéder de l’administration. Celles-ci et ceux-là tiennent compte de la protection du citoyen. Dans de nombreux
cas, le tribunal administratif ne parvient pourtant pas à protéger le citoyen, car celui-ci recule face à une
confrontation avec l’administration ou face aux frais entraînés par un mandat donné à un avocat, sans parler des
cas où il n’y a pas de décision susceptible de recours et de ceux où l’exécutif a agi dans les limites de son pouvoir
d’appréciation.
A cause de ces lacunes, la protection juridique a été étendue par l’institution d’un Ombudsmann en
provenance de Suède, appelé médiateur en France et Beauftragter en Allemagne. De la sorte, le citoyen peut être
également protégé dans les cas où la voie formelle de la plainte ou de recours n’est pas ouverte. De tels médiateurs
peuvent donner des conseils à l’administration, la renseigner sur certains faits ou situations et, partant, améliorer
les relations entre l’administration et les citoyens. Ils ne sont toutefois pas habilités à donner des ordres ou des
consignes à l’administration ou même à annuler certaines décisions prises par elle. Leur pouvoir se borne à faire
rapport au parlement sur d’éventuels abus et à appeler ainsi de leurs vœux la surveillance politique de l’exécutif et
même, dans certaines circonstances, des sanctions politiques à l’égard du gouvernement.
Plus les relations sociales sont complexes, plus grande est la dépendance mutuelle des citoyens et des
institutions publiques, plus vastes sont les tâches de l’État, plus grande est donc la bureaucratie administrative, plus
important et nécessaire devient le contrôle opéré par et dans l’État de droit. Le maire d’une petite commune suisse
de 20 à 100 habitants n’a pas besoin d’un Ombudsmann pour améliorer ses relations avec ses administrés. En
revanche, la ville de Zurich qui compte quelque 400.000 habitants et qui est dotée d’un appareil administratif
complexe a compris que l’institution d’un médiateur pourrait contribuer de façon décisive à améliorer les rapports
entre l’administration municipale et les citoyens. Il faut, toutefois, veiller à ce que le développement de l’État de
droit n’aboutisse pas à une bureaucratisation encore plus poussée de l’administration. En effet, un contrôle excessif
de la part des tribunaux administratifs a pour effet de diminuer le sens des responsabilités au sein de
l’administration. Dès lors, celle-ci risque, pour prévenir un éventuel désaveu, de ne plus statuer objectivement,
mais seulement de façon légaliste, de ne plus trancher équitablement, mais uniquement en conformité juridique,
c’est-à-dire comme un ordinateur. Cela conduit à une plus grande déshumanisation de l’administration et de l’État.
Par conséquent, il importe d’accompagner l’administration d’un État de droit d’une décentralisation du pouvoir de
cet État, afin de rester proche du citoyen et de garder sa confiance.
Alors que jusqu’à présent, on est parvenu çà et là à renforcer les procédures de l’État fondé sur le droit, afin
de protéger les citoyens contre les atteintes de l’État, on manque aujourd’hui encore dans une large mesure des
moyens nécessaires à la lutte contre l’arbitraire des administrations publiques dans les domaines où celles-ci
agissent par des mesures d’encouragement. Certes, pour promouvoir les activités culturelles, économiques ou
scientifiques, l’administration publique doit pouvoir décider selon son libre pouvoir d’appréciation dans un cadre
bien délimité, mais elle a pourtant le devoir de juger de tels projets de façon aussi objective que possible et n’a pas
le droit de s’adonner au favoritisme. Cela est d’autant plus nécessaire que le développement des administrations
dans les domaines des affaires sociales et des subventions fait tomber toujours plus le citoyen dans la dépendance
de l’État et qu’il y a aujourd’hui des entreprises tout entières qui vivent en grande partie des commandes ou des
subventions de l’État (p. ex. le secteur de la construction). Cela peut même inciter certaines personnes tombées
dans cette dépendance à recourir à des moyens illégaux, par exemple l’usage des pots de vin destinés à obtenir les
adjudications et commandes des pouvoirs publics.
134
F. LACTANCE, Epitomé des Institutions divines, 54.
135
Cf. AUGUSTIN D’HIPPONE, Lettres, 173, 10.
136
Cf. THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, II-II q. 39 a. 4.
137
Cf. ibidem, II-II q. 94 a. 2.
pouvait se concrétiser en Angleterre insulaire aussi facilement que dans les petites principautés européennes.
Certes, les catholiques étaient, comparativement aux protestants, fortement limités dans leurs droits 138, mais ils
n’étaient pas brûlés pour leur foi. En 1829, les catholiques anglais furent intégrés par les Actes d’Emancipation de
l’Église catholique romaine et leurs droits politiques furent reconnus.
Les Baptistes revendiquaient une très large liberté de croyance et de conscience, car ils font découler la
révélation de la conscience et sont donc partisans d’une stricte séparation de l’Église et de l’État. Les Baptistes ont
fait valoir leur influence avant tout dans les États américains. Dans l’Agreement of the People (1647) qui est un
projet de constitution préparé par des membres du parlement, il est dit, par exemple, que le monde temporel n’a pas
le droit d’influer sur la conscience et la croyance de l’individu. Par la suite la liberté de croyance et de conscience
trouva place dans les constitutions des États américains, tout comme dans le premier amendement de la
constitution des États-Unis. C’est bien par réaction contre les liens très étroits de l’État et de l’Église sous la
Couronne britannique que les États-Unis ont ancré dans ce premier amendement au début de 1791 la séparation
complète de l’Église et de l’État et, par conséquent, une intégrale liberté de croyance et de conscience. Cette
freedom of establishment clause a été créée dans l’intérêt d’une bonne entente et coopération des diverses
communautés religieuses qui émigraient alors aux USA et n’avaient aucun caractère hostile à la religion, comme
ce fut le cas de la laïcisation de l’État à la Révolution française. Il faut donc porter un jugement différent sur la
séparation de l’Église et de l’État selon qu’elle se réclame de la tradition américaine ou française.
Sur le continent européen ce sont notamment Spinoza, Kant, Hegel, Johann Heinrich Pestalozzi (1746-
1827) et Fichte qui luttèrent pour la liberté religieuse. Fichte vouait surtout son intérêt à la garantie de la liberté de
culte. Toute religion devrait avoir la possibilité de célébrer le culte correspondant à ses convictions. C’est à partir
de la liberté de culte et du droit aux dévotions domestiques que s’est ensuite développée la liberté générale de
croyance et de conscience.
Toutefois, cette liberté commença par être limitée aux confessions chrétiennes. Ainsi, l’article 44 de la
Constitution fédérale suisse de 1848 prévoyait encore expressément que seule est libre la célébration des services
des religions chrétiennes. En 1866, le libre établissement fut accordé aux non-chrétiens, tandis que l’entière liberté
de croyance et de conscience date de 1874.
Aujourd’hui, au sein d’un État pluraliste, on conçoit la liberté de croyance et de conscience comme un droit
fondamental qui garantit le respect des convictions non seulement religieuses, mais encore idéologiques 139.
Cependant, les objecteurs de conscience sont jugés différemment d’un pays à l’autre; ils sont, par exemple,
condamnés en Suisse et exemptés du service militaire en Allemagne.
Ce que l’on croit, ce dont on est convaincu, ce que l’on pense, on doit pouvoir aussi l’exprimer librement.
Ainsi, la liberté d’opinion est-elle une conséquence logique et nécessaire de la liberté de croyance et de conscience.
Toutefois, sur le plan historique, elle est moins liée à ce droit fondamental, bien que cette liberté individuelle
découle également du droit à l’épanouissement personnel. En fait, elle a un rapport étroit avec les droits politiques,
notamment avec la liberté de parole des parlementaires 140 et s’est développée avec la liberté de la presse.
Milton est le père incontesté de la liberté de la presse. Dans son célèbre discours de 1644, il s’est battu pour
cette liberté: «la vérité et l’entendement ne sont pas de ces marchandises sous monopole et commercialisées au
moyen de certificats, de garanties et d’étalons. Il ne faut pas penser faire de toute la connaissance en ce Pays une
denrée contrôlée, avec estampilles et autorisations»141. «L’Ecriture compare la Vérité à une source jaillissante; si le
flot de ses eaux n’avance pas sans cesse, celles-ci dégénèrent en une mare boueuse de conformisme et de tradition.
Un homme peut être hérétique dans la vérité, et s’il ne croit que sur la seule autorité de son pasteur ou sur la
décision de l’assemblée sans connaître d’autre raison, sa croyance serait-elle vraie que la vérité même qu’il
soutient devient pour lui une hérésie»142. Avec ce discours, Milton a créé une base permettant de concrétiser une
large liberté de la presse dans les pays anglo-saxons, alors que cette liberté n’a jamais pu trouver à se réaliser aussi
complètement sur le continent européen.
Les droits fondamentaux immatériels sont si intimement liés à la nature de l’être humain que leur perte et
leur limitation abusive l’abaissent et lui enlèvent sa dignité. Ces droits sont pour l’homme une garantie de ne pas
devenir un objet ni un jouet aux mains de puissances étrangères, mais d’avoir la possibilité, en tant que sujet et être
indépendant, de faire face aux besoins et aux exigences d’autres hommes. Grâce à ces libertés, chacun peut se
former sa propre opinion et décider ensuite en conséquence. Il peut organiser et diriger librement sa vie selon ses
propres convictions.
Sans libre expression des opinions, la raison, mais également la connaissance humaine, ne peut pas se
développer de façon indépendante; Milton l’avait bien compris. Ce n’est que lorsque les hommes peuvent dire
librement ce qu’ils pensent, qu’ils sont alors en mesure d’examiner et de comparer leurs opinions respectives, de
les critiquer et de les compléter au besoin. Une société qui ne connaît pas la liberté d’expression se coupe de ses
racines intellectuelles, culturelles et historiques. Notre compréhension de la vérité part de l’idée que celle-ci est
138
Cf. Bill of Rights, art. 7: le port d’armes.
139
Cf. R. BAEUMLIN - E. W. BÖCKENFÖRDE, Das Grundrecht der Gewissensfreiheit, dans «Veröffentlichungen der Vereinigung
der Deutschen Staatsrechtslehrer - VVDStRL» (Publications de l’Association des professeurs de droit allemands), 28 (1970).
140
Cf. Bill of Rights, art. 9.
141
MILTON, Pour la…, p. 179.
142
Ibidem, pp. 187 s.
démontrable dans l’intersubjectivité, c’est-à-dire qu’elle doit être discernée et reconnue comme telle par d’autres.
Cependant, cela n’est possible qu’au sein d’une société où l’on peut discuter, examiner et juger les connaissances
et découvertes dans une perspective critique.
Le développement historique de la liberté d’expression montre que celle-ci est très étroitement liée à
l’extension des droits politiques. Cette liberté est la condition dont dépendent les processus de décision
démocratiques. En effet, des décisions objectives prises démocratiquement par la majorité, mais qui, en définitive,
servent aussi le bien commun, ne sont possibles que si les solutions de l’alternative en discussion ont pu être
critiquées dans un débat ouvert et que chacun a eu la chance de faire valoir ses arguments dans le processus de
décision. Cela vaut pour les décisions concernant des objets, des personnes, par exemple pour les élections où il
s’agit de trouver des personnalités capables de diriger le pays ou encore lorsque le citoyen donne sa voix à un parti
sur la base de son programme.
Il ne faut toutefois pas idéaliser les choses en professant que la garantie de la liberté d’expression suffit à
elle seule à assurer une décision objective. En effet, les passions et les prises de position démagogiques, l’hystérie
des masses et les préjugés, la corruption et le favoritisme contribuent à faire en sorte que cet idéal est notablement
faussé. Cependant, une solide garantie de la liberté d’expression permet de maintenir de telles distorsions dans
certaines limites, puisque c’est précisément cette liberté qui assure un contrôle certain. La liberté d’expression
empêche des évolutions extrêmes et donne à ceux qui ne parviennent pas à s’imposer dans certaines circonstances
l’espoir que leurs intérêts seront pris en compte ultérieurement.
Dans ce sens, la liberté d’expression est aussi garante d’un ordre social stable et capable de s’adapter
progressivement et sans révolution aux évolutions économiques et sociales. Grâce à la liberté d’expression, les
minorités peuvent être entendues et écoutées; les informations relatives à des abus ou à des développements
nuisibles parviennent en temps utile aux oreilles des autorités compétentes. La libre expression permet le dialogue
entre le gouvernement et ses administrés, accroît la faculté d’apprendre des uns et des autres et assure une
régulation rapide des décisions lors d’évolutions nouvelles. Des autorités qui ignorent ce que pense le peuple
gouvernent tôt ou tard en dehors du peuple, s’isolent et creusent un fossé entre elles et lui.
C’est également dans la liberté d’expression que repose, comme on l’a vu, l’espoir d’une minorité opprimée
ou négligée de pouvoir convaincre ultérieurement la majorité de la justesse de ses vues et préoccupations. La
majorité n’a pas le droit de mépriser l’opinion de la minorité, car la démocratie risque alors de devenir plus
tyrannique que la tyrannie (J. St. Mill, 1806-1873, et Alexis de Tocqueville, 1805-1859).
Toutefois, sans information suffisante de la population par les soins du gouvernement, de l’administration et
de l’économie, la liberté d’expression restera lettre morte. C’est pourquoi il importe énormément de concrétiser la
liberté d’information qui est le corollaire et le pendant de la liberté d’expression. La mesure dans laquelle les
autorités ou d’autres groupes sociaux puissants sont disposés à informer constitue souvent le baromètre qui indique
avec précision le degré de réalisation de la liberté de presse et d’opinion dans l’État en cause.
143
Cf. LOCKE, Deuxième traité…, 5, 27 s.; H. RITTSTEIG, Eigentum als Verfassungsproblem, Darmstadt 1976, pp. 77 s.
144
Cf. LOCKE, Deuxième traité…, 5, 36; RITTSTEIG, Eigentum als…, p. 78.
garde, les noix par exemple. «Avec l’introduction de l’argent, apparaît donc le droit naturel à une appropriation
illimitée et à une propriété sans restriction. Dieu a donné le monde en usufruit aux hommes travailleurs et
raisonnables. L’invention de l’argent leur a permis d’accroître leur propriété en proportion de leur zèle au travail et
d’aller au-delà de ce dont ils avaient besoin pour eux-mêmes»145.
Puisque, selon Locke, tout cela s’est déroulé dans l’état de nature, il s’agit d’une propriété convenant à cet
état de nature et donc d’un droit antérieur à l’État qui ne peut, par conséquent, y toucher. La garantie de la
propriété est plus ancienne que l’État et elle ne peut être supprimée ou limitée par le droit qu’édictent les pouvoirs
publics. L’État a pour seule tâche de protéger cette garantie, mais il n’est pas habilité à intervenir dans les rapports
de propriété.
Contrairement à Locke, Hobbes est partisan d’un absolutisme d’État en matière de garantie de la propriété.
D’après lui, la souveraineté absolue de l’État peut également disposer de la propriété des simples citoyens; en effet,
puisque l’État a créé cette garantie, il peut aussi bien la supprimer.
Il est incontestable que la conception de Locke a beaucoup influé et influe aujourd’hui encore sur l’idée de
propriété dans les États d’Europe occidentale. «La propriété, qui a son origine dans le droit de l’être humain
d’utiliser toute créature inférieure pour entretenir et agrémenter son existence, sert exclusivement au bien et à
l’avantage du propriétaire, à tel point que celui-ci peut même détruire la chose qu’il détient en propriété par
l’usage, si cela s’avère nécessaire. Le gouvernement vise cependant à sauvegarder le droit et la propriété de
chacun, en ce sens qu’il le protège des violences et dommages d’autrui, étant ainsi au service du bien des
gouvernés. Le glaive de l’autorité doit, en effet, inspirer effroi et crainte aux malfaiteurs et ainsi contraindre les
hommes à se plier aux lois positives de la société qui sont calquées sur les lois de la nature, afin qu’ils respectent le
bien public, c’est-à-dire le bien de chacun des membres de la société, pour autant qu’un tel but puisse être atteint
au moyen de prescriptions générales. L’autorité ne détient pas son glaive pour son seul profit» 146.
3.4.3.5.2. Propriété et pouvoir de l’État
L’évolution des premières idées concernant la propriété est étroitement liée à la sédentarisation progressive
des tribus nomades primitives. Dès que ces tribus devinrent sédentaires, il leur fallut fertiliser le sol, déboiser la
forêt, cultiver les champs, défendre les habitations et les citadelles en élevant des remparts et en creusant des
fossés. La propriété foncière fut d’abord propriété commune au clan qui défendait son territoire; celui-ci régnait sur
son territoire et sur les membres qui y vivaient. Chacune des familles du clan se voyait attribuer une certaine
superficie de terres à cultiver. Les familles étaient responsables envers le chef du clan de la bonne utilisation de la
terre, mais ne pouvaient pas en disposer. Il y a peu, on trouvait encore de tels rapports de propriété en Ethiopie147.
Avec le temps, les familles qui appartenaient aux couches sociales inférieures et ne pouvaient cultiver qu’un
peu de terre restèrent liées à celle-ci et furent asservies. En revanche, les vassaux auxquels le roi attribuait en fief
de nombreuses terres durent lui verser des redevances et faire du service militaire. Par l’exploitation des biens-
fonds, ils contractaient un lien de dépendance personnelle envers le roi, lien qui s’est concrétisé de façon frappante
dans le droit féodal du Moyen Age européen148. La domination royale et la propriété foncière imperium et
dominium – ne faisaient qu’un. Dès lors, le sol n’était pas librement disponible et son utilisation était prescrite, par
exemple la culture à trois assolements, le service militaire à accomplir par les vassaux, les biens communaux, les
services au front, etc.
Les premiers grands conflits entre le roi et ses vassaux au sujet de la propriété foncière portèrent sur les
redevances. Les vassaux voulaient participer aux décisions relatives à la fixation des revenus du roi: No Taxation
without Representation. Hormis le droit de codécision en matière de redevance, les vassaux obtinrent, en
Angleterre notamment, mais aussi sur le continent une séparation progressive entre l’imperium et le dominium.
Ainsi les droits du propriétaire étaient bien délimités face aux droits royaux de domination, les obligations
d’affectation étaient réduites, tandis que s’accroissait la libre disposition de la propriété. Cette évolution a abouti au
régime de la propriété que connaît le droit civil où l’individu jouit d’un pouvoir illimité de disposer et d’user de sa
propriété comme il l’entend. Ce n’était que dans certains cas précis que l’autorité de l’État pouvait désormais
porter atteinte à la propriété, à savoir en fixant les impôts et en présence d’un intérêt public prépondérant,
l’expropriation.
La naissance de cette conception de la propriété a été très fortement marquée par l’apparition de l’économie
de marché et de l’économie monétaire qui lui est liée. Dès lors, il n’était plus nécessaire de payer le travail fourni
en marchandises ou en assistance prêtée par le seigneur féodal; on pouvait plus aisément le payer en argent. Ainsi
les serfs liés à une terre devinrent des travailleurs agricoles qui recevaient des seigneurs un maigre salaire en
rémunération de leur travail. Par conséquent, les derniers liens directs entre le travail et la propriété foncière
disparurent. Le travail pouvait se convertir en capital et donc aussi en propriété, ce qui signifiait désormais, au sein
d’une économie monétaire, qu’on le considérait comme une marchandise.
La séparation entre propriété et pouvoir étatique a conduit, en Europe continentale, à la séparation entre
droit privé et droit public. La propriété était exclusivement l’affaire du droit civil qui reconnaissait au propriétaire
un droit illimité de libre disposition et de libre usage. Ainsi la propriété échappait à l’emprise de l’État, hormis les
145
RITTSTEIG, Eigentum als…, p. 78.
146
J. LOCKE, Traité du gouvernement civil, trad. B. GILSON, Paris 1967, 9, 92.
147
Cf. J. MARKAKIS, Ethiopia. Anatomy of a Traditional Polity, Oxford 1974, pp. 118 ss.
148
Cf. F.-L. GANSHOF, Qu'est-ce que la féodalité?, Bruxelles 1944; H. MITTEIS, Lehnrecht und Staatsgewalt, Darmstadt 1974.
obligations fiscales. En se fondant sur la doctrine fiscale, les pouvoirs publics étaient pourtant en mesure de
s’approprier un bien par le biais du droit civil et du juge civil, c’est-à-dire d’exproprier, mais à condition de verser
une indemnité équitable149.
Une dépersonnalisation croissante, doublée d’une sociétarisation de la propriété par des sociétés de
capitaux – d’une part dans l’appareil des services publics et des assurances sociales, d’autre part dans les affaires
bancaires et de crédit – est caractéristique de l’évolution du droit de propriété au sein de l’État social fondé sur la
division du travail. La création de la société anonyme en Europe continentale et de la société fiduciaire dans le
monde anglo-saxon a permis de doter le capital d’une autonomie juridique et effective, ce qui a pour effet de ne
plus faire participer l’actionnaire au capital que par le biais de l’action dont il est détenteur. Les actionnaires ne
décident plus directement de l’utilisation du capital, mais la décision incombe au conseil d’administration ou au
conseil de surveillance. Les affaires bancaires et le système de crédit permettent d’augmenter le capital par la
création d’une nouvelle monnaie scripturale, le change. Avec la mise sur pied d’un appareil public très fourni dans
le domaine des prestations (école, transports, hôpitaux, etc.) et d’un système d’assurances sociales, ce sont, de
surcroît, des parts importantes (30 à 60 %) du revenu du simple citoyen qui sont prélevées par le biais des impôts
et des cotisations; le citoyen devient pour ainsi dire un associé des institutions publiques de prévoyance sociale et
de bien-être social.
Outre la sociétarisation, le lien social afférent à la propriété en général et à la propriété foncière en
particulier a gagné en importance. L’aménagement du territoire et la protection de l’environnement ont entraîné de
notables restrictions de la propriété immobilière. Toutefois, même les liens très anciens, par exemple la restriction
de la libre disponibilité, sont encore valables dans le droit agraire et la police des forêts. Par ailleurs, le nombre
croissant de travailleurs salariés qui participent à la propriété par leur seul travail et non pas par le capital a conduit
à une extension des institutions démocratiques au sein de l’État, au suffrage universel indépendant de la propriété,
à une participation accrue des travailleurs avec l’aide des syndicats et, enfin, à la revendication d’une véritable
participation des travailleurs dans les entreprises et les exploitations.
Aujourd’hui le citoyen n’en est plus réduit à implorer la protection de l’État et de la société; il est devenu
partenaire social au vrai sens du terme. Dans cette mesure, l’épanouissement personnel de l’individu, sa liberté, sa
protection et son existence ne dépendent plus du sol, mais sont liés à ses possibilités de travail, à son revenu, à son
logement, à sa formation ainsi qu’à certaines prestations de l’État. Cela a forcément abouti à la disparition d’un
libéralisme paternaliste et au développement de droits sociaux fondamentaux. Alors qu’autrefois l’existence, la
liberté, l’indépendance, la vie, le revenu et la sécurité du père et chef de famille étaient assurés par la protection de
la propriété, aujourd’hui l’État se doit d’obtenir le même effet protecteur envers une masse atomisée de citoyens, à
savoir de garantir les libertés individuelles et les droits fondamentaux immatériels, le droit au travail, au logement,
au respect de la sphère privée, à l’assurance vieillesse et survivants; il doit également protéger les citoyens contre
les risques d’accident, de maladie, de chômage, etc.
3.4.3.5.3. Liberté du commerce et de l’industrie
À la suite du libéralisme économique (Adam Smith, 1723-1790) et du darwinisme social (Herbert Spencer,
1820-1903), le droit au libre épanouissement économique s’est imposé comme la plus récente des libertés
individuelles. Cette liberté fut tout d’abord dirigée contre les privilèges officiels, le protectionnisme de l’État et la
puissante domination des corporations dans les villes. Smith jeta les bases d’un ordre économique libéral. Il était
d’avis que le meilleur moyen de réaliser le bien-être économique général est de permettre à chacun de suivre ses
intérêts personnels. Alors tout un chacun cherchera à exercer l’activité économique qui lui est la plus profitable. De
surcroît, l’individu travaille mieux et a plus d’initiative propre lorsqu’il peut satisfaire ses intérêts personnels par
son activité économique. Si chacun possède cette liberté, le but, à savoir le bien-être général, sera atteint. Même le
capitaliste, qui n’est intéressé qu’à son propre bienêtre, sera alors guidé vers ce but par une sorte de main invisible.
Le darwinisme social a également contribué à ancrer profondément le libéralisme économique et à
promouvoir la libre concurrence. Nul n’ignore que, dans sa théorie de l’évolution, Charles Darwin (1809-1882) se
fonde sur l’idée que l’évolution dans le règne végétal et le règne animal s’explique par un processus de sélection
qui avantage toujours l’être vivant le plus apte à se régénérer, le mieux adapté à son environnement, le plus fort et
le plus développé. Cette idée de sélection du plus apte (selection of the fittest) a été transposée à la société
humaine, avant tout par William Graham Sumner (1840-1910) et par Spencer. Pour Sumner, l’ordre social est la
résultante d’une lutte dans laquelle chacun cherche à faire prévaloir ses intérêts sur ceux d’autrui. Les meilleurs,
les plus agressifs et les plus ingénieux des combattants peuvent s’affirmer dans cette lutte et le faire correctement
et à juste titre parce qu’ils sont le produit d’une sélection naturelle. Dès lors et par voie de conséquence le régime
du marché libre conduit automatiquement à une juste répartition des biens.
Suivant l’exemple de Vilfried Pareto (1848-1923), les champions du libéralisme économique ont été d’avis
que l’activité publique, économique et scientifique doit être considérée sous l’angle de l’analyse coût/bénéfice. En
effet, le but de ces activités consiste à optimaliser les bénéfices. Or, étant donné que l’activité des pouvoirs publics
est souvent plus coûteuse que celle de l’économie privée à cause de la lourdeur de l’appareil administratif et
qu’elle n’est, de surcroît, pas stimulante pour l’initiative privée, il faut autant que possible trouver des solutions,
dans le cadre des activités privées plutôt que publiques (p. ex. téléphone, radio, télévision, etc.).
149
Cf. S. DE PUFENDORF, Die Verfassung des Deutschen Reiches, trad. H. DENZER, Stuttgart 1976.
Aux défenseurs d’un libéralisme économique extrême, il y a lieu d’adresser le même reproche qu’aux
champions de l’idéologie marxiste. En fin de compte, ils enferment l’homme dans des théories scientifiques
simplistes, axées sur les objectifs politiques de l’activité des pouvoirs publics. De plus, cela implique que chacun
participe à la concurrence avec les mêmes chances, que personne ne détienne un monopole et que chacun puisse
discerner ses intérêts et agir en conséquence. Cela n’est évidemment réalisable dans aucune société.
Par ailleurs, l’État n’est pas seulement une communauté destinée à satisfaire des intérêts personnels. Il a
aussi sa valeur propre comme communauté de solidarité et il n’est finalement viable que lorsque la communauté
intervient pour protéger les membres qui sont les plus faibles ou les plus menacés. L’homme ne cherche pas
seulement à optimaliser les gains et à réduire les coûts; il est encore attaché à certaines valeurs spirituelles et
culturelles, sans se laisser guider par des considérations sur le rapport coût/bénéfice.
La liberté économique est un droit fondamental qui s’est pleinement épanoui en Suisse sous le nom de
liberté du commerce et de l’industrie. A ce titre, il importe que la constitution distingue soigneusement les tâches
publiques des tâches privées, ce qui fait que la libre économie de marché est bien ancrée à l’échelon
constitutionnel.
Dans la loi fondamentale de Bonn, la liberté économique est en revanche abordée à la lumière de
l’épanouissement personnel et au titre de la liberté professionnelle 150: l’État ne doit pas pouvoir déterminer la
carrière professionnelle du citoyen. Bien au contraire, c’est à l’individu de pouvoir choisir lui-même sa carrière,
compte tenu de ses capacités, de ses goûts et des possibilités offertes.
150
Cf. Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne, art. 12.
151
Cf. J. P. MULLER, Soziale Grundrechte in der Verfassung?, dans «Zeitschrift für Schweizerisches Recht - ZSR» (Revue de
droit suisse), 92 (1973), 2, pp. 687 ss.
attributions constitutionnelles, la Confédération et les cantons peuvent, par voie législative et pour des motifs
d’intérêt public, prévoir l’expropriation et des restrictions de la propriété». Le constituant se réservait donc le droit
de définir librement les restrictions des libertés individuelles.
Sous une forme générale, l’article 19 de la loi fondamentale de Bonn prévoit certaines restrictions 152. Il y est
dit que les droits fondamentaux ne peuvent être restreints que par des lois, mais en aucun cas dans leur contenu
essentiel.
Le constituant a-t-il vraiment le droit de restreindre comme il veut les libertés individuelles? Cette question
est étroitement liée au problème posé par l’antériorité des droits fondamentaux à l’État et donc leur prééminence
sur celui-ci. Selon la doctrine défendue notamment par Locke et qui postule l’antériorité et la prééminence des
droits fondamentaux, la constitution ne saurait en disposer librement. Les libertés individuelles précèdent l’État et
ne sont donc pas créées par la constitution; le constituant ne peut, par conséquent, pas les restreindre selon son bon
plaisir. L’article 19, al. 2 repose également sur cette conviction lorsqu’il énonce: «Il ne doit en aucun cas être porté
atteinte à la substance d'un droit fondamental». L’article 19 part donc de l’idée que même la constitution ne peut
pas disposer librement des libertés individuelles et qu’il y a là un noyau qui doit rester intact. Toutefois, les
opinions sur le contenu et la signification de cette garantie d’inviolabilité divergent fortement.
Si nous partons de l’idée que l’État a le devoir de veiller à la sauvegarde de la dignité humaine dans une
situation sociale déterminée et à permettre qu’elle se développe, il faut être conséquent et donc imposer certaines
limites au constituant qui veut restreindre les droits fondamentaux. Il ne peut en disposer à sa guise, car le respect
de la dignité humaine et un minimum d’humanité sont deux impératifs absolus.
Il faut pourtant s’en remettre au constituant pour qu’il fixe des limites aux droits fondamentaux et qu’il
détermine également qui est habilité à restreindre ces droits. Ce faisant, le constituant peut procéder
ponctuellement et prévoir des limites particulières pour chacun d’eux, mais il peut aussi tenter de définir des
restrictions d’ordre général, ce qu’il a partiellement fait en Allemagne avec l’article 19.
En Suisse, le Tribunal fédéral a même reconnu comme déterminants des droits fondamentaux qui ne sont
pas expressément mentionnés dans la constitution153. Les libertés individuelles non écrites existent, selon le
Tribunal fédéral, lorsqu’elles sont étroitement liées à l’image de l’homme (p. ex. la liberté personnelle) et au
système démocratique de la constitution (p. ex. la liberté d’expression). Cette jurisprudence se fonde également de
façon implicite sur la préexistence et la primauté des droits fondamentaux sur l’État; en effet, l’image de l’homme
contenue dans la constitution n’est pas directement intelligible à partir de ladite constitution, mais est contenue
dans des idées et des conceptions dont l’existence est bien antérieure à celle de la constitution.
En dehors du constituant, qui donc peut être également compétent pour définir des restrictions aux droits
fondamentaux? Une des conquêtes aujourd’hui encore essentielles de l’État libéral a été de ravir au monarque le
droit exclusif de porter atteinte à la liberté du citoyen et de faire dépendre ce droit du législateur pour toutes les
décisions à prendre. Ainsi, au XIXe siècle, les droits fondamentaux ont été très largement modelés par le
législateur. Dès lors, l’administration n’a plus pu porter atteinte aux libertés individuelles qu’en se fondant sur une
loi. Le principe américain No Taxation without Représentation a été transposé à tous les droits et libertés du
citoyen.
Le législateur peut, cependant, porter atteinte aux droits fondamentaux, par exemple lorsqu’il assoit les
privilèges de la majorité au détriment de la minorité. Les droits fondamentaux ne protègent pas seulement les
citoyens et la société contre l’État, mais encore les minorités contre l’emprise de la majorité. Toutefois, le
législateur n’est guère à même d’accomplir cette tâche puisqu’il décide selon le principe absolu de la majorité.
C’est pourquoi le rôle incombant au tribunal constitutionnel gagne en importance, parallèlement à celui du
législateur. Pourtant, un tribunal constitutionnel faisant preuve de faiblesse ne sera guère en mesure de modifier
une tendance nationale hostile à une minorité. Même ce tribunal s’intègre au spectre politique d’une nation. Il est
cependant possible de poser çà et là des jalons qui peuvent prendre une grande importance à long terme. A cet
égard, il y a lieu de marquer d’une pierre blanche, le célèbre arrêt de la Cour suprême des États-Unis dans la cause
Brown v. Board of Education154. Par ce jugement, la Cour suprême a pour la première fois déclaré contraire à la
constitution le principe égal, mais séparé en le considérant sous l’angle de l’égalité devant la loi 155, puisqu’il
aboutissait en fait à une discrimination de la population noire et que celle-ci le ressentait aussi comme étant
discriminatoire.
Cet arrêt a pour le moins autant marqué à long terme la politique américaine que bien des lois et autres actes
du législateur. Il met en lumière l’importance que revêt une juridiction constitutionnelle dont le pouvoir est étendu,
surtout pour un pays qui doit résoudre des problèmes de minorités. Il est dès lors indispensable qu’en démocratie le
législateur trace lui-même les limites et concède à la minorité des droits auxquels la majorité ne puisse pas toucher
par le biais des lois. Faute d’une telle autolimitation du législateur, la protection des droits des minorités restera
toujours boiteuse.
152
Cf. Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne, art. 19.
153
Cf. TRIBUNAL FÉDÉRAL SUISSE, https://www.bger.ch/fr/index/juridiction/jurisdiction-inherit-template/jurisdiction-recht.htm
(consulté le 22 décembre 2022).
154
Cf. Brown v. Board of Education of Topeka, 347 U.S. 483 (1954).
155
Cf. Constitution des États-Unis d'Amérique, Amendement 14, 1
156
Par ex. le Tribunal fédéral suisse: cf. P. SALADIN, Grundrechte im Wandel, Bern 1982, pp. 335 ss.
157
Par ex. pour des actes de terrorisme.
158
Cf. Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne, art. 20.
159
Cf. SALADIN, Grundrechte im…, pp. 341 ss.
160
Cf. ibidem, p. 351; aussi P. HÄBERLE, Oeffentliches Interesse als juristisches Problem, Bad Homburg 1970.
La liberté politique et sociale implique toujours l’existence d’une relation avec d’autres hommes. Si
quelqu’un est libre, son comportement ne peut être prédéterminé. La cause de son agir n’est pas imposée de
l’extérieur; elle réside au contraire dans sa propre subjectivité161. Dans ce sens, l’homme dispose très largement
lui-même de sa propre liberté. Un homme intérieurement faible sera dépendant des événements extérieurs et, par
conséquent moins libre qu’un homme qui est prêt à assumer de grands risques en relation avec ses propres
décisions, par exemple des persécutions, voire la mort. L’homme reste libre, même enchaîné.
Lorsque quelqu’un a la liberté d’influer sur le comportement d’autres personnes, on parle de pouvoir si
cette possibilité ou chance est jugée neutre et d’autorité si le pouvoir est justifié, c’est-à-dire légitime.
Le contraire de la liberté est la dépendance. Lorsque l’homme devient l’objet de circonstances extérieures, il
perd sa subjectivité et tombe dans la dépendance de pouvoirs externes, par exemple les forces sociales ou les
pouvoirs publics.
La liberté d’un individu est ainsi toujours sociale en ce sens qu’elle se rapporte à la communauté. Cette
constatation ne doit, cependant, pas aboutir à faire dépendre la liberté de la seule communauté. Ce n’est pas
uniquement l’homme qui se comporte de façon conforme aux lois (G. W. F. Hegel) ou à la volonté générale (J.-J
Rousseau) qui est libre. Au sein de la communauté politique, celui qui peut décider sans contraintes formelles
(légales ou administratives) ou contraintes sociales de fait est véritablement libre.
La liberté individuelle est donc par nature relative et limitée par la communauté donnée. De surcroît, elle
dépend de la liberté de la communauté elle-même. Un peuple qui doit lutter contre la famine est, tout comme un
individu, moins libre qu’un État ou une personne riche.
La liberté politique, autrement, est une liberté publique, formelle, à la fois limitée et garantie par la
législation; celle-ci est naturellement étroitement liée à la liberté sociale. Même si l’État garantit formellement la
liberté de croyance et de conscience, celle-ci est pourtant socialement supprimée lorsque la majorité des habitants
d’un petit village exerce une pression sociale décisive sur la minorité qui pense autrement, afin de l’amener à
changer de croyance ou de religion. Celui qui ne trouve pas d’emploi ou qui doit s’attendre à voir son bail résilié
ou encore dont les enfants sont maltraités à l’école est tout autant restreint dans sa liberté que celui qui doit en
vertu d’une loi embrasser une religion ou une confession déterminée.
Une société intolérante peut tyranniser la minorité, même lorsque l’État garantit des libertés individuelles
fort étendues. Une société tolérante et ouverte, au sens que Karl Popper donne à cette expression, peut réaliser une
vie communautaire où règne la liberté, malgré des libertés formelles ténues 162.
La liberté politique, juridique ou formellement légale au sens de Locke existe lorsque quelqu’un a le droit
de faire ce que la loi l’autorise à entreprendre163. Au sens négatif, la liberté présuppose l’absence de contraintes
extérieures, c’est-à-dire le pouvoir arbitraire de l’État, tandis qu’au sens positif la liberté implique la possibilité de
choisir entre divers comportements. Elle a donc deux faces, l’une positive et l’autre négative. Par conséquent, il ne
sert pas à grand-chose que l’État laisse l’individu choisir librement sa voie de formation, mais qu’ensuite presque
personne n’ait la possibilité de se former comme il l’entend.
Il est donc essentiel que chacun jouisse de la liberté politique ou formelle dans une égale mesure et selon les
mêmes modalités. Cette liberté que confère le droit ne saurait être limitée à une petite minorité ou réservée aux
représentants d’un des deux sexes, aux membres d’une communauté raciale déterminée, aux adeptes d’une
religion, etc. Le principe de l’égalité postule la même liberté pour chacun. Dès lors que l’État restreint la liberté, il
doit le faire de la même manière et dans la même mesure pour chacun.
Quelles sont les conditions à remplir par l’État pour que celui-ci soit légitimé à restreindre la liberté? «toute
contrainte, en tant que contrainte, est un mal [...] De telles questions ne comprennent des considérations de liberté
qu’en ce sens qu’il vaut toujours mieux laisser les gens à eux-mêmes, ceteribus paribus, que de les contrôler164».
D’après Stanley Isaac Benn (1920-1986) et Richard Stanley Peters (1919-2011), ceci n’est qu’un principe formel
qui oblige l’État à fonder ou à justifier toute restriction de la liberté, parce que précisément toute limitation de la
liberté est mauvaise par principe. Selon Mill, des restrictions sont donc toujours possibles lorsqu’elles sont
fondées. Mais quelles sont alors les justifications valables ou légitimes permettant de restreindre les libertés
individuelles? Pour Mill, la conservation d’autrui ou de la communauté constitue l’unique motif 165. Les restrictions
de la liberté sont en conséquence admissibles lorsqu’elles permettent d’éviter ainsi de nuire à une ou à des tierces
personnes. En d’autres termes, la liberté de l’individu trouve ses limites dans la liberté du prochain.
Jusque-là tout va bien. Pourtant, dans la pratique, les États libéraux avancent encore d’autres raisons pour
restreindre les libertés individuelles. En effet, non seulement la sûreté de l’État, mais encore la prédominance de
l’intérêt public justifient les restrictions de la liberté. Ainsi l’État oblige les parents à envoyer leurs enfants à
l’école et les citoyens à payer les impôts nécessaires au financement de la formation des élèves. Ces deux choses
constituent des limitations de la liberté individuelle. Celles-ci se justifient-elles?
Lorsqu’au sens de Locke, l’État n’a pour tâche que la simple protection de la propriété et de la liberté de
l’individu, de telles restrictions ne se justifient sûrement pas. Mais l’État est aussi une communauté fondée sur la
161
Cf. S. I. BENN - R. S. PETERS, Social Principles and the Democratic State, London 1966, p. 199.
162
Cf. J. St. MILL, La liberté, trad. M. DUPONT-WHITE, Paris 1864; BENN - PETERS, Social Principles…, p. 220.
163
LOCKE, Deuxième traité…, 6, 57.
164
MILL, La liberté, 5, p. 266.
165
Cf. ibidem, 5, pp. 267 s.
solidarité et qui doit veiller à ce que l’individu, dont la dépendance est toujours plus poussée par la division du
travail, puisse néanmoins s’épanouir librement. Il faut donc s’occuper suffisamment de la formation par exemple,
afin de permettre un heureux développement de la liberté. Par conséquent, des restrictions de la liberté peuvent se
révéler admissibles pour promouvoir la liberté de choix des citoyens, dans la mesure où elles ne restreignent pas
encore plus les libertés civiques, notamment à la suite du gonflement de la bureaucratie des pouvoirs publics.
Lorsque l’État utilise par exemple une part de ses recettes fiscales pour aider les handicapés, mais que ceux-ci
perdent toute liberté à cause du contrôle des pouvoirs publics, une telle atteinte ne se justifie pas. Une assurance
générale et obligatoire, qui limite certes quelque peu la liberté de chacun mais qui, en revanche, respecte
globalement la liberté des handicapés et des personnes âgées, est préférable à un système ultralibéral, parce
qu’ainsi chacun a droit à la prévoyance sociale pour ses vieux jours.
La liberté ne peut donc être restreinte que dans l’intérêt de la liberté. Celle-ci n’est toutefois pas seulement
un bien individuel, mais revêt aussi une dimension communautaire. À quoi sert par exemple que l’État garantisse
très largement la liberté économique, si l’ensemble de l’économie nationale tombe progressivement dans la
dépendance d’autres pays ou de groupes étrangers? À quoi sert-il d’amplement garantir la liberté de la presse, si
une majeure partie de la population ne sait ni lire ni écrire? Puisque la liberté se rapporte toujours à la
communauté, on ne saurait par des agissements asociaux en abuser à des fins contraires à la société. La liberté
implique que chacun en fasse usage en pleine conscience de ses responsabilités envers la communauté. Ce bon
usage de la liberté n’est pas contrôlable par l’appareil de l’État. Celui-ci doit pour ainsi dire confier la liberté aux
bons soins des citoyens. Sans cette confiance qui est fondamentale, la liberté ne s’accomplit pas. En revanche,
mésuser gravement de la liberté conduit nécessairement à faire édicter des restrictions publiques et politiques aux
libertés.
Le système des limitations de la liberté est donc extrêmement complexe 166. Le plus souvent ce n’est pas de
façon abstraite, mais en pleine connaissance des circonstances concrètes qu’il est possible d’établir si des
restrictions sont justifiées ou non. Cependant, le jugement de valeur à poser dans chaque cas dépend de l’image de
l’homme. En effet, celui qui fait confiance à l’individu, celui qui part d’une conception libérale de l’État, celui-ci
imposera alors à l’État des limites plus strictes que celui qui considère l’homme comme un être malfaisant et
abusant toujours de sa liberté.
4. Conclusions
La compréhension d’un sujet aussi riche et bien structuré que la Théorie générale et droits de l’homme
nécessite une connaissance assez bonne d’un certain nombre de concepts et de notions qui relèvent à la fois pas
seulement de la Théorie générale du Droit, mais aussi du Droit constitutionnel et du Droit international public.
Toutefois et dans le cadre d’une initiation à la matière, il convient, dans un premier temps, de connaître le
sens juridique des termes qui en composent le nom ou la dénomination avant d’en donner la définition et les
principales caractéristiques.
4.1.1. Théorie
Les dictionnaires de la langue française font de la théorie un «ensemble organisé de principes, de règles, de
lois scientifiques visant à décrire et à expliquer un ensemble de faits»167; une «construction intellectuelle,
hypothétique et synthétique, organisée en système et vérifiée par un protocole expérimental»168; un «ensemble de
lois formant un système cohérent et servant de base à une science, ou rendant compte de certains faits» 169. Il s’agit
là de la théorie au sens large, qui englobe mais dépasse la théorie au sens strict.
Une théorie peut donc être comprise, en premier lieu, comme une explication rationnelle et objective: «Un
ensemble de propositions qui doivent être cohérentes pour permettre d’interpréter la réalité, et de formuler des
hypothèses qui doivent être testées»170. «On appelle théorie - écrivait Kant - un ensemble de règles pratiques,
lorsque ces règles sont conçues comme des principes ayant une certaine généralité» 171. Là où le philosophe peut
rechercher les explications dans un cadre métaphysique ou autrement spéculatif, le théoricien ne peut le faire
ailleurs que dans un cadre rationnel; ainsi des tests empiriques sont-ils envisageables et même indispensables.
Ainsi Bobbio définissait-il la théorie: «ensemble d’assertions liées entre elles, avec lesquelles un certain
groupe de phénomènes est décrit, interprété, porté à un niveau plus élevé de généralisation, unifié ensuite en un
système cohérent; non pas le mode d’investigation d’une réalité déterminée, mais la manière de l’entendre, d’en
166
Cf. à ce sujet notamment Th. I. EMERSON, The System of Freedom of Expression, New York 1970, pp. 717 ss.
167
Théorie, in Le petit Larousse illustré 2011, Paris 2010.
168
Théorie, in Trésor de la langue française, Paris 1971-1994.
169
Ibidem.
170
É. MILLARD, Théorie générale du droit, Paris 2006, p. 3.
171
I. KANT, Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, Paris 1853, p. 339.
donner une description et une explication globale»172. Où il apparaît à nouveau combien la théorie ne s’attache
qu’aux seuls faits. Certes, tout est fait et, par exemple, une pensée est un fait si son existence peut être
empiriquement constatée; dès lors, tout est théorisable. La théorie ne se caractérise donc pas par son objet mais par
ce qu’elle en fait, par la manière avec laquelle elle le traite. Surtout, elle peut, contre la pensée de Bobbio, consister
en un «mode d’investigation d’une réalité déterminée». Plus encore, elle est essentiellement cela: une théorie est la
définition d’un objet d’étude et la prescription d’une méthode d’étude. Elle est le cadre dans lequel évolue une
science. Ainsi, suivant le sens strict ici retenu, c’est la science, non la théorie, qui est chargée de comprendre et
d’expliquer les faits. La théorie se contente — mais c’est là la tâche la plus décisive de toutes — de dire à la
science quels sont ces faits qu’elle doit étudier et comment elle doit les étudier.
4.1.2. Générale
Kelsen parlait de «théorie générale du droit», de «théorie du droit positif en général, sans autre
spécification»173, ce qui implique qu’il existerait des «théories particulières du droit». Cette dernière expression est
inconnue de la littérature justhéorique; mais s’y rattachent sans doute, par exemple, les théories du droit national
(d’un État particulier), du droit public, du droit administratif, du droit civil, du service public ou de l’obligation. La
théorie générale du droit est «doublement générale: […] en ce qu’elle s’attache à la signification de la norme
juridique par une analyse de sa finalité et de sa fonction et par une réflexion sur la structure, les procédés et la
méthode de la pensée juridique; et en ce qu’elle étudie le droit dans son ensemble et non simplement un système
juridique particulier ou une branche spéciale du droit»174. Une théorie générale du droit veut proposer des réponses
et des définitions universelles, valables à l’égard de tout le droit et de tous les droits; elle entend décrire tous les
systèmes juridiques existants et même tous les systèmes juridiques possibles 175. Cependant, l’expression théorie
générale du droit paraît être à la fois excessive et redondante: d’une part, l’ambition d’établir une théorie
universelle est irréaliste, la théorie du droit romano-germanique peut difficilement être similaire à la théorie du
common law et il n’est que peu — si ce n’est pas — d’éléments communs à tous les systèmes juridiques; d’autre
part, lorsqu’aucun qualificatif ne suit droit dans théorie du droit, c’est implicitement mais nécessairement de
théorie générale du droit dont il est question. Le qualificatif général peut donc être écarté car inutile. Et ce
caractère général est bien sûr relatif: il faut soit considérer que le droit ne se retrouve pas dans toutes les sociétés
— est alors en cause la théorie générale d’un droit rare —, soit considérer qu’une théorie générale du droit est
impossible et que seules des théories particulières, attachées chacune à un système juridique, sont envisageables.
Se pose également la question de savoir si, par exemple, se référer exclusivement à l’idée de norme, ce qui permet
de concevoir un objet spécifique à la théorie pure kelsénienne, n’a pas pour effet d’en faire une théorie spéciale
plutôt que générale. Et puis toute théorie du droit apparaît telle une théorie spéciale aux yeux de la théorie
syncrétique proposée par l’auteur de ces lignes; quand la théorie du droit en général est une théorie particulière du
point de vue de la théorie des sociétés. Il est permis de penser que, chez Kelsen, une théorie pure est une théorie
générale dans le sens d’une théorie objective et rationnelle, par opposition à une théorie subjective et spéculative
— i. e. une philosophie —, reposant sur les valeurs176. Ainsi comprise, une théorie est par définition générale
puisqu’elle doit être, dans la mesure du possible, objective et rationnelle. Et la théorie générale du droit est encore
générale parce qu’elle transcende par essence les frontières disciplinaires et, notamment, la summa divisio droit
public/droit privé177. Des branches de la théorie générale du droit peuvent sans peine être isolées 178. Il n’en
demeure pas moins que l’expression théorie du droit doit être appréhendée en tant que synonyme de théorie
générale du droit et que l’idée de théorie générale du droit n’est que peu porteuse car excessivement relative et
discutable. Lorsque on définit la théorie générale du droit comme la «science ayant pour objet l’exposé des
principes, des notions et des distinctions qui sont communs aux divers systèmes de droit»179, il faut soutenir cette
proposition en ce qu’elle caractérise la théorie par la scientificité, mais non en ce qu’elle la caractérise par le fait
qu’elle ne s’intéresserait qu’aux éléments «communs aux divers systèmes de droit» tant il est contestable que ceux-
ci existent de facto et tant, si tel était toutefois le cas, cela mènerait à limiter abusivement le territoire de la théorie
du droit.
172
N. BOBBIO, Essais de théorie du droit, trad. M. Guéret, Paris-Bruxelles 1998, p. 24.
173
H. KELSEN, Théorie pure du droit, trad. Ch. Eisenmann, Paris 1962, p. 9.
174
J.-L. BERGEL, Théorie générale du droit, Paris 2012, p. 5.
175
F. OST - M. VAN HOECKE, Théorie du droit, in A.-J. ARNAUD, Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du
droit, Paris 1993; M. TROPER, Les contraintes juridiques dans la production des normes, dans É. SERVERIN - A. BERTHOUD, La
production des normes entre État et société civile – Les figures de l’institution et de la norme entre États et sociétés civiles,
Paris 2000, p. 30.
176
Cf. KELSEN, Théorie pure…, p. 9.
177
MILLARD, Théorie générale…, p. 3.
178
Il en va ainsi, selon Jean-Louis Bergel, de la méthodologie juridique qui serait une branche spécifique de la théorie du droit
(J.-L. BERGEL, Méthodologie juridique, dans D. ALLAND - S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture juridique, Paris 2003, p.
1022). Bergel définit cette discipline comme celle qui «s’attache aux instruments et mécanismes de conception, de
compréhension et d’application du droit» (ibidem, p. 1023).
179
H. L. A. HART, Le concept de droit, trad. M. van de Kerchove, Bruxelles 1994, p. 366 (non souligné dans le texte original).
Ce que confirment OST - VAN HOECKE, Théorie du droit…
La théorie du droit est phénoménologique: elle s’intéresse uniquement à ce qu’est le droit et en aucun
instant à ce qu’il devrait être180. Ainsi s’oppose-t-elle radicalement à la politique juridique.
Kelsen enseignait que «le théoricien de la société n’est pas, en qualité de théoricien de la morale ou de
théoricien du droit, une autorité sociale. Sa tâche n’est pas de règlementer la société humaine mais de connaître, de
comprendre la société humaine»181. Quant à Bobbio, il retenait qu’une théorie du droit est «une façon d’entendre et
d’expliquer le phénomène juridique»182; jamais ne saurait-il être question de chercher à influencer ou à ordonner le
phénomène juridique. La théorie du droit est prescriptive à l’égard de la science du droit; en revanche, elle se veut,
s’imagine parfaitement descriptive à l’égard de l’objet-droit. Lorsque la théorie affirme que la science du droit a
une fonction descriptive et un contenu axiologique neutre, elle dit non ce que cette science est mais bien ce qu’elle
doit être. Partant, au-dessus de la science du droit descriptive se trouve une méta-science prescriptive et idéale.
Bobbio le reconnaissait parfaitement lorsqu’il écrivait que, «pour résumer la théorie kelsénienne de la science du
droit en une formule à sensations, on pourrait dire qu’elle “prescrit de décrire”; en d’autres termes, cela signifie
qu’une science du droit “neutre” est obtenue au prix d’une méta-science “idéologisée”»183.
180
P. AMSELEK, Méthode phénoménologique et théorie du droit, Paris 1964; BERGEL, Théorie générale…, p. 6.
181
KELSEN, Théorie pure…, p. 119.
182
BOBBIO, Essais de théorie…, p. 47.
183
Ibidem, p. 191.
184
Le terme personne désigne juridiquement tout individu auquel le droit reconnait la personnalité juridique, c’est-à-dire, la
qualité attribuée par le droit (objectif) / par l’État / par les pouvoirs publics, à un individu ou à une entité en vue de le ou la
reconnaître sur le plan juridique. C’est donc une qualité attribuée pour prouver l’existence juridique d’une entité ou d’un
individu et lui permettre d’être un sujet de droit.
185
J. MOURGEON, Les droits de l’Homme, Paris 1996, p. 6.
186
Dans plusieurs sociétés, certaines conditions d’âge et de sexe entourent cette liberté. Ainsi, le mariage des enfants ou des
mineurs est interdit, de même le mariage entre les parents ascendants ou descendants, ou le mariage entre homosexuels…
187
Mais pas à la vie des autres. La question reste cependant encore posée concernant la vie des fœtus et la reconnaissance d’un
droit à l’avortement à la femme dans le cadre de sa liberté de disposer de son corps.
188
En France le suicide est une liberté; ce n’est ni un délit ni un crime et, de ce fait, il ne peut y avoir de complicité. Dans le
Code Pénal (article 223-13), n’est formellement poursuivie que l’incitation ou la provocation: «Le fait de provoquer autrui au
suicide est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsque la provocation a été suivie du suicide ou
En dernier lieu, il importe d’attirer l’attention sur l’une des caractéristiques principales du droit subjectif, à
savoir, la liberté dont dispose le titulaire d’en faire usage ou pas quand bon lui semble (dans les conditions fixées
par la loi). Le titulaire d’un droit subjectif est en effet libre d’en faire usage ou pas et personne ne doit l’obliger à
l’utiliser s’il ne le veut pas ou l’empêcher de l’utiliser s’il en a envie. Il en résulte que le droit subjectif et
l’obligation sont deux faces d’une même monnaie et qui de ce fait ne se retrouvent jamais, ils sont l’opposé l’un de
l’autre. Ce qui est en effet un droit pour une personne à un moment donné ne peut jamais être en même temps et
pour la même personne une obligation. Un même acte est pour la personne soit un droit soit une obligation, il ne
peut jamais être les deux en même temps pour la même personne (d’un point de vue juridique bien entendu).
Un droit subjectif peut cependant faire naître une obligation pour autrui, qu’il peut constituer le fondement
d’une obligation qui incombe aux autres. En effet, lorsque le titulaire d’un droit subjectif choisit de l’exercer, une
obligation naît à l’encontre de tous les autres de ne pas l’empêcher d’exercer son droit ou l’obstruer dans le choix
qu’il a fait. De même lorsqu’une personne choisit de ne pas faire usage d’un droit déterminé (par exemple le droit
d’aller voter ou de pratiquer une religion), tous les autres sont tenus de respecter ce choix et il leur est interdit de le
contraindre à exercer ce droit.
4.1.4. L’homme
L’homme dont il est question dans la matière des droits de l’homme s’entend de tout être humain, tout
individu humain né vivant est titulaire des droits prévus dans cette matière sans nulle autre condition. Aucune
importance n’est donc accordée à son âge ou sexe ou langue ou nationalité ou religion ou état civil ou psychique ou
son état de santé ou sa situation économique ou sociale ou ses opinions politiques ou religieuses ou personnelles ou
ses convictions morales ou mœurs privées. Il s’en suit que tout individu qualifié d’être humain est titulaire de ces
droits même s’il s’agit d’un délinquant ou d’un hors la loi et quelle que soit la gravité des actes criminels qu’il a pu
commettre. Il peut s’agir du plus horrible des criminels, et quelle que soit l’inhumanité qu’il a su montrer dans les
crimes qu’il a perpétré, il doit cependant bénéficier de ses droits en sa qualité d’être humain. Les détenus et les
prisonniers bénéficient par conséquent de ces droits comme tout être humain.
Cette définition de l’homme, trouve son fondement juridique dans l’article 2 de la Déclaration Universelle
des Droits de l’Homme de 1948189 qui prévoit que «Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les
libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe,
de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de
naissance ou de toute autre situation.
De plus, il ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays ou
du territoire dont une personne est ressortissante, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous tutelle, non
autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté».
De même et conformément à l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à
l’article 2 alinéa 2 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adoptés tous les
deux le 16 décembre 1966, tous les individus se trouvant sur le territoire des Etats signataires des deux pactes
doivent bénéficier des droits humains qui y figurent sans distinction aucune. Ce qui rejoint la définition de
l’homme telle que prévue par la DUDH (Déclaration Universelle des Droits de l’Homme).
Il importe de signaler que la dénomination droits humains est préférée dans certains ordres juridiques
comparés, et sous l’impulsion de certaines organisations qui militent pour l’égalité entre hommes et femmes, à
celle de droits de l’homme.
4.1.5. De
Dans l’expression droits de l’homme, le complément de nom de désigne le possessif: des droits que
l’homme possède et qui lui sont inhérents et naturels, qui naissent avec lui et sont liés à sa qualité d’être humain.
Dire qu’il y a des droits humains naturels, inhérents à la nature humaine est une idée ancienne. Elle remonte
au droit naturel et varie dans sa conception et dans son contenu en fonction des courants philosophiques et des
idéologies. Elle se retrouve déjà dans les écrits de Platon et d’Aristote où il y avait l’idée d’une nature universelle
de l’homme. L’école sophiste présentait pour sa part l’idée que les hommes étaient égaux de nature. La conception
de ce qu’est un droit naturel de l’être humain a évolué depuis jusqu’à l’époque moderne.
d’une tentative de suicide. Les peines sont portées à cinq ans d’emprisonnement et à 75 000 euros d’amende lorsque la victime
de l’infraction est un mineur de 15 ans». L’article 223-14 précise: «La propagande ou la publicité, quel qu’en soit le mode, en
faveur de produits, d’objets ou de méthodes préconisés comme moyens de se donner la mort est punie de trois ans
d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende».
189
Il est à préciser que la Déclaration n’a aucune valeur contraignante en elle-même. C’est une résolution adoptée par
l’Assemblée Générale des Nations Unies. Ce n’est qu’une déclaration d’intentions, dépourvue de valeur obligatoire ou
contraignante. Elle a servi cependant comme source matérielle aux diverses conventions relatives aux droits de l’homme.
C’est «l’ensemble des droits qui conditionnent à la fois la liberté de l’homme, sa dignité et
l’épanouissement de sa personnalité»190. C’est l’ensemble des droits qui permettent de préserver la dignité de
l’homme et lui permettent de se réaliser et de vivre sa personne, de s’accomplir. Leur objet est par conséquent
directement et intimement lié à la liberté des personnes et au respect de leur dignité humaine sans nulle autre raison
ou fondement.
Trois remarques doivent être formulées concernant cette définition.
Premièrement, et malgré la clarté de cette définition, le contenu des droits de l’homme ne fait pas
l’unanimité car la notion de dignité humaine varie suivant les époques, les cultures et les conceptions. Les droits de
l’homme seront envisagés dans ce cours d’un point de vue déterminé, celui de la conception onusienne.
Deuxièmement, et du point de vue de leur nature, les droits de l’homme se subdivisent en deux grandes
catégories: des droits à et des droits de. Les droits de sont les droits de faire quelque chose, des droits actifs en
quelque sorte (droit de grève, droit de circuler, droit de s’exprimer, droit de s’associer, droit de manifester…).
Alors que les droits à sont des droits à l’obtention de quelque chose, des droits passifs d’un certain point de vue
(droit à la santé, droit à l’éducation, droit à l’intégrité physique, droit à la sûreté…).
Troisièmement, une distinction importante doit être faite entre droits de l’homme et libertés publiques. Les
libertés publiques peuvent en effet être définies comme des pouvoirs d’autodétermination, reconnus et organisés
par l’Etat, par lesquels l’homme, choisit lui-même son comportement (leur caractère public faisant référence à leur
inscription et à leur garantie par le droit positif et non pas à leur utilisation par plusieurs personnes; ces libertés
peuvent en effet être individuelles c’est-à-dire exercées par chaque personne individuellement, ou collectives).
Tel que définis précédemment, les droits de l’homme ne se ramènent pas seulement à la revendication ou à
l’exercice d’une liberté; d’autres droits dont l’être humain jouit lui permettent d’exiger de la société la satisfaction
de ses besoins vitaux tels que le droit au travail, à la sécurité sociale, à la santé, à la culture ou à l’instruction… etc.
Dans ces derniers cas par exemple, il s’agit bien de droits faisant partie des droits de l’homme sans qu’il ne
s’agisse de libertés; «leur reconnaissance par le droit positif donne à l’homme un pouvoir d’exiger une créance,
mais ne fonde pas une liberté publique»191.
La notion de droits de l’homme englobe ainsi celle des libertés publiques qui n’en sont qu’un aspect parmi
d’autres. D’autres droits tels que le droit à la paix, au développement durable, à l’égalité, à la non-discrimination, à
un environnement sain et équilibré, font partie intégrante des droits de l’homme mais ne sont pas des libertés.
Certains éléments permettent de distinguer les droits de l’homme de tous les autres droits subjectifs que l’on
retrouve en droit positif, ils permettent donc de les caractériser. En effet, en plus leur objet, les droits de l’homme
sa caractérisent par trois signes distinctifs.
Ce sont des droits extrapatrimoniaux, ils ne peuvent être évalués en argent et ne peuvent donc faire partie
du patrimoine financier d’une personne. Par conséquent, ils sont intransmissibles (par voie d’acquisition par
exemple), inaliénables, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent être vendus ou échangés ou prêtés ou faire l’objet d’une
transaction ou d’un don. Ils sont enfin imprescriptibles c’est-à-dire qu’ils n’expirent pas au bout d’un certain
temps, ils sont liés naturellement à tout être humain depuis sa naissance jusqu’à sa mort même s’il n’en fait aucun
usage.
Dans la conception onusienne192 des droits de l’homme, ce sont des droits universels en ce sens que tout
être humain doit en bénéficier du fait de sa qualité d’être humain. Ils doivent donc être généralisés à tous les
peuples et toutes les nations, et bénéficier à tous sans exception, quelles que soit leur culture ou leurs traditions.
Dans la conception onusienne des droits de l’homme, ce sont des droits indivisibles et interdépendants en ce
sens qu’il n’est pas possible d’en adopter seulement une partie et d’en rejeter une autre. Ce sont des droits qui sont
liés les uns aux autres, ils sont indivisibles, ils doivent être adoptés dans leur globalité, sans distinction car ils sont
interdépendants, c’est-à-dire que l’existence de chacun de ces droits dépend de l’existence des autres 193, ils doivent
donc être adoptées comme un package, dans leur totalité.
190
J. ROCHE – A. POUILLE, Libertés publiques et droits de l’Homme, Paris 1999, p. 6.
191
J. RIVERO, Libertés publiques, Paris 1973, p. 17.
192
C’est-à-dire la conception véhiculée par l’Organisation des Nations Unis (l’ONU) depuis la Déclaration Universelle des
Droits de l’Homme, la DUDH (10 décembre 1948).
193
Le droit à la vie n’a pas de sens en l’absence du droit au travail, la liberté sous toutes ses formes ne peut se réaliser en
l’absence du droit à la vie, ce dernier dépend également du droit à la santé et du droit à un niveau de vie décent. Tous ces droits
et d’autres nécessitent la réalisation du droit à la paix. Les droits font par conséquent partie d’un seul et même corps, ils sont
indivisibles.
4. Conclusions........................................................................................................................................................... 39
4.1. Signification juridique des termes de la matière ............................................................................................. 39
4.1.1. Théorie ...................................................................................................................................................... 39
4.1.2. Générale .................................................................................................................................................... 40
4.1.3. Les droits ................................................................................................................................................... 41
4.1.4. L’homme ................................................................................................................................................... 42
4.1.5. De .............................................................................................................................................................. 42
4.2. Définition des droits de l’homme .................................................................................................................... 42
4.3. Caractéristiques des droits de l’homme .......................................................................................................... 43