L'ennemi Est Tombé, Vaincu Par Une Femme La Compositrice Byzantine Kassia (Siècle) Et Ses Hymnes
L'ennemi Est Tombé, Vaincu Par Une Femme La Compositrice Byzantine Kassia (Siècle) Et Ses Hymnes
L'ennemi Est Tombé, Vaincu Par Une Femme La Compositrice Byzantine Kassia (Siècle) Et Ses Hymnes
Novembre 2015
Kassia (ou Kassiane, Kassiani, Ikassia), la nonne du IXe siècle, est devenue une figure
emblématique de la femme poétesse et compositrice du début du Moyen Âge. Bien qu’elle
n’ait pas encore atteint la notoriété de Hildegard de Bingen (qui était sa cadette de trois
siècles), Kassia a retenu, depuis plusieurs années, l’attention des théologiens, des musico-
logues et des musiciens. Elle est devenue « Kassia la féministe 1 » et on l’a déclarée la
« première compositrice de l’Occident », comme l’affiche la page de couverture d’un CD
paru en 2009. 2 Cette épithète est problématique à plusieurs égards : il est pour le moins
surprenant que l’« Occident » réclame Kassia, la nonne orthodoxe de Constantinople qui
appartenait à l’Église orientale. Mais surtout, elle n’est ni la première ni la seule femme
du IXe siècle byzantin qui ait écrit des poèmes et composé de la musique, bien que les cas
soient extrêmement rares durant toute la période byzantine, très misogyne, surtout dans le
domaine religieux.
L’Église orthodoxe ne connaît, en fait, que très peu de femmes hymnographes. À côté
des centaines d’auteurs masculins dont les noms nous sont parvenus, seules six femmes sont
connues pour l’ensemble de la période byzantine ; trois parmi elles vivaient au IXe siècle :
Theodosia de Constantinople 3 , auteur de canons pour l’office du matin, Thècle la nonne 4
1. K. SHERRY, Kassia the nun in context, The religious thought of a ninth-century Byzantine monastic,
Piscataway, NJ. Gorgias Press, 2013, p. 23 : il s’agit de l’intitulé d’un chapitre.
2. Kassia, label Christopherus (LC00612), Heidelberg, 2009.
3. Cf. S. EUSTRATIADES, « Poietai kai Hymnographoi tes Orthodoxou Ekklesias », dans Nea Sion 53
(1958), p. 295-97.
4. Cf. E. FOLLIER, Initia Hymnorum Ecclesiae Graecae V, Cité du Vatican, 1966, p. 266 ; J. SZOVERFFY,
A Guide to Byzantine Hymnography : A Classified Bibliography of Texts and Studies II, Brookline, Mass., et
Leyden, 1979, p. 44.
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dont nous connaissons une seule hymne en l’honneur de la Vierge 5 , et notre Kassia (morte
vers 865) ; pour les cinq siècles suivants, il n’en reste que trois autres : Kouvouklisena du
XIII e siècle, une anonyme de la fin du XIVe siècle (la fille de Ioannes Kladas), et Palaiologina
du XIVe siècle dont nous ne savons également que très peu de choses 6 .
Or, si Kassia n’est ni la seule ni la première femme byzantine à avoir composé des
hymnes, elle est exceptionnelle à plusieurs égards : par le nombre et la variété des œuvres
qui nous sont parvenues, par la qualité extraordinaire de sa poésie et de sa musique, par
le fait même qu’elle n’était pas seulement poétesse mais également compositrice et, finale-
ment, parce qu’elle est la seule femme dont des œuvres aient été intégrées dans la liturgie
byzantine.
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destie, lui répondit : "Mais également par la femme des choses meilleures se produisent."
Touché au cœur par ces paroles, Théophile se détourna d’elle et donna la pomme d’or à
Théodora [...] 8 . »
Or ce récit, qui, très probablement, n’est pas authentique, ne nous instruit pas tant sur la
Kassia historique qu’il nous en dit sur ce que l’on pensait de cette femme exceptionnelle. La
chronique précise quelle était alors la première qualité requise pour une femme : sa beauté
et sa soumission à l’homme. Kassia y est présentée comme une belle femme d’intelligence
exceptionnelle, certes, mais également comme une personne impertinente. L’audace de la
jeune femme, qui nous paraît, aujourd’hui, comme une qualité et une marque d’excellence,
n’était aux yeux de ses contemporains qu’un défaut.
La légende va même plus loin en affirmant que Kassia se serait retirée au couvent à la
suite de cette rencontre avec l’empereur. Mais il n’en est rien. Kassia possédait une grande
spiritualité qui la poussa très tôt à embrasser la vie religieuse. Le monastère qu’elle fonda
dans les années 840, et où elle était hégouméné (supérieure), se trouvait sur les collines
orientales de Constantinople, dénommées Xerolophos, à proximité du monastère de Stou-
dion de Théodore Studite. C’est grâce à ce dernier que les écrits de Kassia, notamment sa
poésie et ses hymnes, ont survécu. Les manuscrits du XIe au XIVe siècle contiennent 49
hymnes de Kassia dont 23 qui se trouvent dans les livres liturgiques. Elle est également
l’auteur des brefs « versets gnomiques », sorte d’épigrammes ou aphorismes.
Connaissances et compétences
Pour mieux comprendre ce que signifie être femme poétesse et compositrice au IXe
siècle, rappelons-nous les connaissances et compétences nécessaires pour écrire le texte et
la musique d’une hymne. Il est de loin d’être suffisant de savoir lire et écrire. En effet, la
rédaction d’une hymne destinée à la liturgie orthodoxe demande de nombreuses compé-
tences. Mentionnons en premier lieu la maîtrise de la métrique et de la rhétorique – deux
domaines dans lesquels notre Kassia excellait sans doute. Elle fait allusion à ce savoir dans
son sticheron ῾Υπὲρ τῶν ῾Ελλήνων παιδείαν (« Sur l’éducation grecque » donc païenne) :
À la place de l’éducation grecque,
Les saints martyrs préférèrent la sagesse des apôtres,
Ils se détournèrent des livres des rhéteurs
Pour exceller dans ceux des pêcheurs.
Car c’est là qu’ils apprirent l’éloquence de la parole ;
Dans les sermons des incultes,
8. (Pseudo-)Syméon le Logothète 625, cf. A. M. SILVAS, « Kassia the Nun c. 810 - c. 865. An Apprecia-
tion », dans L. GARLAND (éd.), Byzantine Women, Varieties of Experience 800-1200, Aldershot, Ashgate, 2006,
p. 21.
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Ils s’instruisirent du savoir divin sur la Sainte Trinité,
Pour veiller à la paix de nos âmes. 9
Comme les martyrs auxquels ce chant fait allusion, Kassia s’est aussi « détournée » du
savoir grec – ce qui implique qu’elle l’avait étudié auparavant – et elle s’est consacrée aux
études théologiques. Les hymnes de Kassia, truffées de citations de la Bible, des allusions à
la vie des saints et des thèmes dogmatiques, témoignent de l’immense savoir de son auteur.
Juste quelques exemples : dans son sticheron ῾Ο σvυναποσvτάτης τυράννος (Le tyran apostat),
elle relate tous les détails d’un miracle qui se serait produit lorsque l’empereur Julien voulut
polluer les aliments des chrétiens. Dans le sticheron ῾Ο Φαρισvαῖος (Le pharisien), elle illustre
son appel à la modestie du chrétien par de nombreuses allusions aux récits néotestamentaires
du pharisien et du douanier.
Le texte du sticheron Τὴν πεντάχορδον λύραν (La lyre à cinq cordes), en l’honneur des
cinq saints qu’on commémore le 13 décembre, est une démonstration brillante du savoir
de Kassia, de ses connaissances à la fois rhétoriques et théologiques. Le nombre cinq des
saints est mis en avant par la lyre à cinq cordes et le chandelier à cinq branches ainsi que par
l’utilisation du pentacorde ut-sol (intervalle de cinq notes). Kassia compare les cinq saints
aux cinq vierges sages de la parabole dans Matthieu 25, 1-13. Et elle donne l’étymologie de
chaque nom de saint : Eustratios, le « bon soldat » de l’armée céleste ; Auxentios, celui qui a
« multiplié » les talents que Dieu lui a donnés (parabole des talents : Mat 25, 14-30 ; Luc 19,
12-27) ; Eugenios, de « naissance noble » car il est un enfant de Dieu ; Orestes, qui réside
dans toute sa « beauté » sur les « montagnes » divines et Mardarios, la « perle » éclatante
qui a supporté le supplice du martyre.
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torturer cruellement sans qu’elle succombe – le père, par contre, est frappé de stupéfaction
et meurt dans de grandes souffrances, ce que commente Kassia par « L’ennemi est tombé,
vaincu par une femme ».
L’hymne pour la sainte Pélagie est particulièrement intéressante. Pélagie d’Antioche
était une sainte du Ve siècle qui mena d’abord une vie de pécheresse : elle était danseuse et
actrice voire prostituée. Convertie par le prêche de l’évêque Nonnus, elle se fit baptiser et,
se travestit en homme ; elle vivait sur le mont des Oliviers à Jérusalem. Ce n’est qu’après sa
mort que l’on découvrit qu’elle était en réalité une femme.
Le sticheron en honneur de sainte Pélagie, composé par Kassia pour les Vêpres du 8
octobre, est le suivant :
Où le péché proliférait,
La grâce était abondante,
Comme l’enseigne l’apôtre.
Car par des prières et des larmes, Pélagie,
Tu desséchas la mer de tant de fautes,
Et par la contrition tu arrivas à une fin qui plaît à Dieu.
Et maintenant, intercède auprès de lui pour nos âmes.
Quelle démonstration d’érudition et de maîtrise de la rhétorique ! Notons juste les deux
oxymores : la plus grande pécheresse, la prostituée, reçoit le plus grand don de grâce ; et
les larmes de Pélagie ( en grec : Πελαγία ( Pelagía)) dessèchent la mer (en grec : πέλαγος
(pélagos)).
Les mélodies
Les manuscrits qui contiennent de la musique pour les textes de Kassia ne remontent
qu’au XIIIe siècle, donc quatre siècles après la vie de la nonne. Néanmoins, un auteur de la
fin du IXe siècle, Georgios Monachos 10 , affirme déjà que Kassia était l’auteur du Tetraodion
pour le Samedi saint et qu’elle avait bien écrit à la fois textes et mélodies. Mais, puisqu’il
ne pouvait pas être vrai qu’une femme eût été à l’origine d’une si fine et sainte poésie,
on attribua ce chant, à tort, à Cosmas de Maïouma, un hymnographe du VIIIe siècle. On
s’accorde aujourd’hui sur le fait que Kassia est bien l’auteur des cinq mélodies répertoriées
dans la figure 1 ci-dessus. La mélodie pour le Triodion de Kassia qu’on a découverte dans
deux manuscrits sur le mont Athos en 1932 pourrait également être authentique. 11
10. Cf. SILVAS, Kassia. . . , op. cit. p. 28.
11. Cf. A. M. SILVAS, Kassia the Nun. . . , op. cit. p. 28.
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Τούς φωσvτῆρας
1 (Toús phōstê̄ras) I authente 29 juin, hesperinos (vêpres) : Pierre et Paul
(Les grandes lumières)
῾Η ῎Εδεσvσvα εὐφραίνεται 15 nov., hesperinos (vêpres) :
2 (Hē Édessa euphraínetai) II authente
Gurias, Samonas, Abibos
(Édesse se réjouit)
Τὴν πεντάχορδον λύραν 13 déc., orthros (service du matin) :
3a (Tè̄n pentáchordon lýran) IV authente Eustratios, Auxentios, Eugenios,
(La lyre à cinq cordes) Orestes, Mardarios
῾Υπὲρ τῶν ῾Ελλήνων παιδείαν 13 déc., orthros (service du matin) :
3b ¯ Hellé̄non paideían)
(Hypèr tôn IV authente Eustratios, Auxentios, Eugenios,
(Au savoir grec) Orestes, Mardarios
Αὐγούσvτου μοναρχήσvαντος 25 déc., hesperinos (vêpres) :
4 (Augoústou monarché̄santos) II authente
nativité
(Le monarque Auguste)
Kύριε, ἡ ἐν πολλαῖς ἁμαρτίαις mercredi de la Semaine sainte, orthros
(Kýrie, hē en pollaîs hamartíais) (service du matin) ; aujourd’hui pour mardi
5 IV plagal
(Seigneur, la femme qui a de la Semaine sainte, hesperinos (vêpres)
commis tant de péchés)
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Le texte du sticheron est une référence au récit de l’évangile selon Luc 7, 36-50 : la
femme pécheresse entre dans la maison d’un pharisien qui a invité Jésus à manger avec lui.
La femme se jette aux pieds de Jésus ; elle les baigne par ses larmes, les essuie avec ses
cheveux, les couvre de baisers et répand sur eux du parfum. Au pharisien scandalisé Jésus
répond par la parabole des deux débiteurs. L’un a une petite dette, l’autre une dette dix fois
plus grande – le créancier les efface toutes les deux. « Lequel aimera-t-il le plus ? », demande
Jésus (Luc 7, 42).
De nombreux théologiens et prédicateurs byzantins se servaient de ce récit pour appeler
à la pénitence, en particulier pendant la période de carême. Mais alors que les théologiens
masculins parlent systématiquement de πόρνη (pórnē), de prostituée, Kassia la désigne juste
par « la femme pécheresse », ou littéralement : la femme qui a commis tant de péchés. Le
magnifique troparion de Kassia est un texte dramatique. Il commence par l’évocation du
seigneur : Kyrie. Les trois premières lignes, en discours indirect, décrivent la femme péche-
resse dans des termes beaucoup plus compréhensifs que le font les théologiens masculins.
Kassia insiste notamment sur le fait que la pécheresse avait conscience de la divinité de celui
dont elle lave les pieds – contrairement au pharisien Simon qui a des doutes (Luc 7, 39). Et
plus encore : Kassia qualifie la pécheresse de μυροφόρος (myrophóros) : « celle qui porte la
myrrhe », la myrrhe étant l’attribut des saintes femmes. La pécheresse n’est donc pas seule-
ment une femme qui a reçu la grâce divine ; elle fait aussi partie de ces saintes femmes qui
suivent le Christ.
Après cette introduction, la suite du troparion est en discours direct qui fait entendre la
voix de la femme pécheresse ce qui est exceptionnel car, dans la Bible, la femme ne parle
pas. « Οἰμαι » est son premier mot, un cri de douleur. Dans le troparion, la femme s’ex-
prime à travers des citations bibliques, notamment des sept psaumes de pénitence. 13 Mais
Kassia ne se limite pas à la description d’une femme désespérée. Elle fait une comparaison
tout à fait originale : les pieds que lave la pécheresse rappellent les pas de Dieu au jardin
d’Éden lorsque, après qu’Adam et Ève eurent mangé du fruit défendu, Dieu s’approcha et
appela l’homme. Le premier péché de l’humanité et l’acte de pénitence sont ici liés l’un
à l’autre : Ève fuit le bruit des pieds de Dieu ; la femme pécheresse accourt aux pieds du
Christ. La femme n’est pas juste celle qui causa la chute de l’humanité (comme l’affirment
de nombreux pères de l’Église) ; la femme, bien que profondément liée au péché comme
tout humain, est également celle qui s’approche du Christ, celle qui reçoit abondamment la
grâce et celle qui est porteuse d’un message d’espérance.
***
13. Les sept psaumes de pénitence (Ps 6, 32, 38, 51, 102, 130, 143) sont chantés pendant le service du matin
du Mercredi saint.
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