La Peur Du Sage - Deuxime Partie

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Patrick Rothfuss

La Peur du sage

SECONDE PARTIE

Chronique du Tueur de Roi Deuxième Journée


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Colette Carrière

Bragelonne
1

LES ACTEURS

Au cours des heures qui ont suivi, j’ai fait la connaissance des hommes avec qui le Maer
m’avait mis en selle… Façon de parler, bien sûr, puisque l’un d’eux était une femme et que nous
étions tous à pied.
C’est à Tempi que je me suis intéressé tout d’abord, car c’était le tout premier mercenaire adem
que je rencontrais. Loin d’être le tueur imposant au regard impitoyable auquel je m’attendais, Tempi
était plutôt d’allure quelconque, n’étant ni particulièrement grand, ni particulièrement large
d’épaules. Il avait la peau et les cheveux clairs, les yeux gris pâle. Son expression était aussi vide
qu’une feuille de papier vierge. Étrangement vide. Délibérément vide.
Je savais que les mercenaires adems portaient des vêtements rouge sang en guise d’insigne,
mais j’ai été surpris par la façon dont il était vêtu. Sa chemise était fermée par une dizaine de
courroies de cuir souple et son pantalon ceinturé à la taille, aux cuisses et aux genoux. Tout était du
même rouge sang et ses vêtements ajustés le moulaient comme un gant.
Quand la température s’est réchauffée, je l’ai vu se mettre à transpirer. Pour lui qui était
accoutumé à l’air froid des monts des Tempêtes, le climat devait être beaucoup trop chaud. Une heure
avant midi, il a ôté sa chemise et s’en est servi pour éponger son visage et ses bras. De toute
évidence, il n’éprouvait pas le moindre embarras à cheminer sur la grand-route nu jusqu’à la taille.
Tempi avait le teint si pâle qu’il en était presque laiteux. Son corps était mince et délié comme
celui d’un lévrier et ses muscles jouaient sous sa peau avec une grâce animale. J’avais beau essayer
de refréner ma curiosité, mon regard revenait s’attarder irrésistiblement sur les fines cicatrices qui
sillonnaient ses bras, sa poitrine et son dos.
Il n’a jamais eu un mot pour se plaindre de la chaleur. D’ailleurs, les mots étaient rares dans sa
bouche, et il répondait à la plupart des questions par un signe de tête. Il portait à l’épaule un sac de
voyage identique au mien et son épée, loin d’être intimidante, semblait plutôt courte et assez
quelconque.
Dedan était aussi différent de Tempi qu’un homme pouvait l’être d'un autre. Il était grand, large
d’épaules et avait le torse massif. Il était armé d’une lourde épée ainsi que d’un long couteau, et
arborait une armure en cuir faite de bric et de broc souvent rapetassée. Si vous avez déjà vu un de ces
gardes qui escortent les convois, alors vous avez vu Dedan, du moins quelqu’un sorti du même
moule.
C’était celui qui mangeait le plus, se plaignait le plus et jurait le plus. Il était de surcroît aussi
buté qu’un troupeau de mules. Pour être honnête, je dois ajouter qu’il était jovial et avait le rire
facile. Au début, j’ai failli le prendre pour un demeuré, étant donné ses manières et sa stature, mais
Dedan était capable d’une certaine vivacité d’esprit, quand il voulait bien se donner la peine de faire
fonctionner ses méninges.
Hespe constituait l’élément féminin de ce groupe de mercenaires. Ce genre de créature n’est pas
aussi rare qu’on le pense. Par son allure générale et son équipement, elle ressemblait en tout point à
Dedan. Le cuir, la lourde épée, le visage tanné, l’attitude blasée… Elle avait aussi les épaules larges,
des mains puissantes et un visage altier à la forte mâchoire. Ses cheveux blonds et fins étaient coupés
court, comme ceux d’un homme.
Cependant, la considérer simplement comme la version féminine de Dedan aurait été une erreur
grossière. Elle était aussi réservée qu’il était vantard et, si Dedan était d’humeur joviale la plupart du
temps, Hespe affichait pour sa part une mine maussade, comme si elle s’attendait toujours à ce qu’on
lui cherche noise.
Marten, notre traqueur, était le plus âgé d’entre nous. Son armure était plus légère, d’un cuir
plus souple et mieux entretenu que celui des armures de Dedan ou d’Hespe. Il était muni d’un long
couteau, d’une dague et d’un arc de chasse.
Marten avait été chasseur sur les terres d’un baronnet avant de tomber en disgrâce. Le travail de
mercenaire, assez minable en comparaison, lui permettait au moins de se nourrir. L’habileté avec
laquelle il maniait son arc faisait de lui une recrue précieuse, même s’il n’était pas aussi imposant
physiquement que Dedan ou Hespe.
Ces trois-là avaient fait alliance quelques mois plus tôt et proposaient leurs services ensemble.
Marten m’a dit qu’ils avaient déjà exécuté plusieurs missions pour le Maer, la plus récente consistant
à explorer la région de Tinuë.
Je n’ai pas saisi tout de suite que Marten allait prendre la tête de cette expédition. Il avait bien
plus d’expérience de la forêt que nous tous réunis et avait même été chasseur de primes. Quand je me
suis félicité de sa présence parmi nous, il a secoué la tête et dit qu’être capable de faire une chose et
vouloir la faire étaient deux choses très différentes.
Le dernier élément du groupe, c’était moi. La lettre d’introduction du Maer me présentait
comme un « jeune homme perspicace doté d’une bonne éducation et de diverses qualités pouvant
s’avérer fort utiles ». Même si c’était la stricte vérité, cette description parvenait au mieux à me faire
passer pour le plus frivole gandin que l’on pouvait trouver sur le marché.
Le fait que je sois de loin le plus jeune de tous et que ma tenue ne soit guère adaptée aux
circonstances n’aidait pas non plus. J’avais mon luth et mon sac à l’épaule, la bourse du Maer à la
ceinture, et ne possédais ni épée, ni armure, ni couteau.
J’imagine qu’ils n’ont su que penser de moi, quand j’ai débarqué dans la taverne.

Le soleil n’était pas loin de se coucher quand nous avons vu arriver un rétameur sur la route. Il
portait la traditionnelle robe brune ceinturée de corde mais n’avait pas de carriole. Il était
accompagné d’un âne portant un tel bric-à-brac qu’il ressemblait à un champignon.
L’homme avançait lentement en chantant :

Rien à faire réparer ni à raccommoder ?


C’est là du moins ce que vous estimez.
Or les beaux jours ne peuvent pas durer.
Soleil luit aujourd’hui, et chanter vous pouvez,
Mais de ne rien m’acheter pourriez bien regretter.
Mieux vaut de quelques pièces ici se délester
Que songer au rétameur quand trempé vous serez.

J’ai applaudi en riant. Les véritables rétameurs ambulants sont plutôt rares, et je suis toujours
ravi d’en rencontrer un. Ma mère m’avait raconté qu’ils portaient chance et mon père les appréciait à
cause des nouvelles qu’ils colportaient. J’étais d’autant plus content de le voir qu’il me manquait
quelques articles essentiels.
— Salut, rétameur ! a lancé Dedan avec un grand sourire. Nous sommes à la recherche d’un bon
feu et d’une pinte. À quelle distance d’ici y a-t-il une auberge ?
— Même pas vingt minutes de marche, a répondu le vieil homme en pointant la direction d’où il
venait. Mais ne me dites pas que c’est tout ce dont vous avez besoin ! Tout le monde a besoin de
quelque chose !
Dedan a secoué poliment la tête.
— Je vous demande pardon, rétameur. Ma bourse est presque plate.
— Et vous ? a fait le rétameur en me toisant de la tête aux pieds. Vous m’avez l’air de vouloir
quelque chose.
— J’aurais besoin de quelques articles, ai-je avoué.
Voyant les autres pressés de gagner l’auberge, je leur ai fait signe de continuer.
À peine étaient-ils partis que le rétameur s’est frotté les mains, la mine réjouie.
— Alors, qu’est-ce qu’il vous faudrait ?
— Du sel, pour commencer.
— Et une boîte pour le conserver, a-t-il marmonné en fouillant dans un des sacs dont l’âne était
chargé.
— J’aurais aussi l’usage d’un couteau, si ce n’est pas trop difficile à trouver.
— Surtout si vous allez vers le nord, a-t-il remarqué. Les routes ne sont pas sûres, par là-bas.
Pour sûr qu’il vaut mieux avoir un couteau.
— Vous avez eu vous-même des problèmes ? ai-je demandé, espérant qu’il pourrait
m'apprendre quelque chose qui nous aiderait à localiser ces brigands.
— Oh non ! a-t-il répondu en fouillant dans ses ballots. Les choses ne vont pas mal au point que
les gens osent s’en prendre aux rétameurs. N’empêche qu’il vaut mieux se montrer prudent.
D’un sac, il a fini par tirer un long couteau étroit dans un fourreau de cuir.
— De l’acier de Ramston ! a-t-il affirmé en me le tendant.
Je l’ai tiré de son fourreau pour examiner la lame. C’était bien de l'acier de Ramston.
— Je n’ai pas besoin de quelque chose de si bonne qualité, ai-je dit en le lui rendant. C’est
pour m’en servir tous les jours, pour manger, essentiellement.
— L’acier de Ramston convient parfaitement à un usage quotidien, a protesté le rétameur en
repoussant ma main. Vous pouvez l’utiliser pour couper du petit bois et vous raser dans la foulée, si
l’envie vous en prend. La lame ne perd jamais son tranchant.
— Je serai peut-être obligé de l'employer à des tâches plus rudes, ai-je précisé. Et l’acier de
Ramston est cassant.
— Certes, a admis le rétameur. Mais comme disait mon père : « C’est le meilleur couteau que
tu auras jamais jusqu’à ce qu’il casse. » On pourrait sans doute dire la même chose de n’importe quel
couteau mais, pour être honnête, c’est le seul qui me reste.
J’ai soupiré, sachant que j'avais perdu la partie.
— J’aurais également besoin d’un briquet à amadou.
Il en a sorti un avant que j’aie terminé ma phrase.
— Je n’ai pu m’empêcher de remarquer que vous aviez les doigts tachés d’encre, a-t-il dit. J’ai
là du papier de bonne qualité, des plumes et de l’encre. Il n’y a rien de pire que d’avoir une idée de
chanson et rien pour prendre des notes.
Il m’a mis sous le nez un nécessaire en cuir contenant tout ce qu’il fallait pour écrire.
J’ai secoué la tête, sachant que mes fonds étaient limités.
— Je ne crois pas pouvoir composer de chanson avant un bout de temps, rétameur.
Il a haussé les épaules, la main toujours tendue.
— Vous avez sûrement des lettres à écrire. Je connais un gars qui un jour s’est ouvert les veines
pour écrire un petit billet à sa bien-aimée. Un geste théâtral pour le moins et sûrement hautement
symbolique. Mais également douloureux, insalubre et plutôt macabre. Aujourd'hui, où qu’il aille, il a
toujours avec lui une plume et de l’encre.
Je me suis senti blêmir, car les paroles du rétameur m’ont rappelé quelque chose que j’avais
complètement oublié, en partant précipitamment de Severen. Denna… Elle avait été chassée de mon
esprit par la conversation que j’avais eue avec le Maer à propos des brigands, les deux bouteilles de
vin que j’avais bues et une nuit sans sommeil. Je l’avais quittée sans un mot après notre terrible
querelle. Qu’allait-elle penser de moi, si je disparaissais ainsi, après' accablée de propos si cruels ?
J’étais déjà à une journée de marche de Severen, je ne pouvais quand même pas retourner sur
mes pas… J’ai réfléchi un instant à cette option avant d’y renoncer. De plus, Denna elle-même avait
l’habitude de disparaître sans le moindre avertissement. Elle comprendrait sûrement, si je faisais de
même…
Idiot. Idiot. Idiot. Mes pensées tournaient en rond alors que je tentais de trouver une solution.
Un braiment discordant de l’âne m’a brusquement donné une idée.
— Vous vous rendez à Severen, rétameur ?
— Je vais même plus loin mais compte m’y arrêter.
— Je viens juste de me souvenir que j’ai une lettre à envoyer. Pourriez-vous la porter à une
certaine auberge ?
Il a lentement hoché la tête.
— Je pourrais, a-t-il dit. À condition que vous ayez de l’encre et du papier…
Il a souri en me mettant de nouveau le nécessaire en cuir sous le nez.
J’ai fait la grimace.
— Combien demandez-vous, pour le lot ?
— Le sel et la boîte, quatre bits. Le couteau, quinze. Le papier, les plumes et l’encre, dix-huit.
Le briquet, trois.
— Et la livraison du message ?
— Urgent, sans doute…, a-t-il remarqué avec un petit sourire. Et il s’agit d’une dame, à n’en
point douter en voyant votre mine.
J’ai acquiescé et il s’est caressé le menton.
— Normalement, a-t-il repris, je pousserais jusqu’à trente-cinq bits et nous pourrions
marchander jusqu’à trente.
Le prix était raisonnable, en particulier parce que le papier de bonne qualité était difficile à
trouver, mais représentait tout de même le tiers de la somme que le Maer m’avait allouée. Nous
allions avoir besoin de cet argent pour régler provisions, logement et diverses fournitures.
Avant que j’aie pu répliquer, le rétameur a repris :
— Je me rends compte que c’est une somme que vous aurez du mal à débourser. J’espère que
vous ne me trouverez pas trop hardi, mais c’est une bien belle cape, que vous avez là… Je suis
toujours prêt à trouver un arrangement, quand je fais des affaires.
Un peu embarrassé, j’ai serré contre moi les pans de ma superbe cape rouge sombre.
— Je serais prêt à m’en séparer, ai-je dit sans avoir à feindre le regret. Mais je n’aurais plus
rien à me mettre sur le dos. Qu’est-ce que je vais faire, quand il va pleuvoir ?
— Nous allons y remédier, a répondu le rétameur en fouillant dans ses affaires.
D’un ballot de fripes, il a sorti un vêtement qu’il m’a tendu pour que je l’examine. Cette cape
avait dû être noire dans le passé mais l’âge lui avait conféré une teinte verdâtre.
— Elle n'est pas en très bon état, ai-je remarqué en montrant un ourlet effiloché.
— Ce n’est rien à reprendre, a-t-il déclaré en jetant le vêtement sur mes épaules. Elle tombe
comme il faut et la couleur vous va très bien, ma foi. Elle fait ressortir celle de vos yeux. De toute
façon, vous ne voudriez pas avoir l’air trop cossu, avec tous ces bandits qui traînent sur les routes ?
— Que me donnerez-vous en échange ? ai-je demandé en soupirant. Cette cape n’a pas un mois,
figurez-vous, et n’a même pas connu une goutte de pluie.
Le rétameur a pris le vêtement en main pour l’inspecter.
— Toutes ces petites poches ! s'est-il écrié avec admiration. C’est vraiment très astucieux !
J’ai désigné le tissu élimé du vêtement qu’il me proposait.
— Si vous y ajoutez une aiguille et du fil, j’échange ma cape contre le tout, ai-je annoncé avec
un grand sourire avant de rajouter fort à propos : En plus, je vous donne un sou de fer, un sou de
cuivre et un sou d’argent.
C’était dérisoire, mais c’était la somme que réclamaient les rétameurs dans les histoires, quand
ils fournissaient au pauvre orphelin s’en allant tenter sa chance de par le vaste monde un article paré
de vertus magiques.
Le rétameur a éclaté de rire.
— J’allais suggérer exactement la même chose ! s'est-il exclamé.
Il a alors jeté ma cape par-dessus son épaule et m’a serré la main.
J’ai exploré le contenu de ma bourse et j’y ai péché un drab de fer, deux demi-sous vintish et,
agréable surprise, un sou dur aturan. C’était heureux pour moi, car ce dernier ne valait qu’une
fraction du rond d’argent vintish. Après avoir payé le rétameur, j’ai transféré le contenu des poches
de ma belle cape rouge dans mon sac de voyage et pris possession de mes nouvelles acquisitions.
J’ai ensuite écrit à Denna, lui expliquant que j’avais dû quitter la ville précipitamment sur ordre
de mon protecteur. Je la priais de m'excuser pour les paroles irréfléchies que j’avais eues la veille et
lui disais que j’entrerais en contact avec elle dès mon retour à Severen. J’aurais aimé disposer d’un
peu plus de temps pour m’expliquer un peu mieux mais le rétameur avait fini d’arrimer son
chargement et semblait pressé de reprendre la route.
Comme je n’avais pas de cire pour cacheter ma lettre, j’ai utilisé un truc que j’avais inventé
quand j’écrivais pour le compte du Maer.
J’ai plié la feuille de papier en rentrant les bords de telle façon qu’il était nécessaire de
déchirer le papier pour le déplier.
J’ai tendu le pli au rétameur.
— C’est pour une jolie jeune femme brune du nom de Denna. Elle est descendue à l’auberge des
Quatre Cierges, dans la ville basse.
— Ça me fait penser à quelque chose ! s'est-il écrié. Des chandelles… Tout le monde a besoin
de chandelles.
Et d’une fonte de selle, il en a sorti une poignée.
Évidemment, j’allais sûrement en avoir besoin, me suis-je dit, mais pour un autre usage que
celui auquel il pensait.
— J’ai aussi du bon cirage, pour vos bottes…, a-t-il repris en continuant à farfouiller dans ses
bagages. C’est que nous avons des pluies abondantes, à cette période de l’année.
J’ai levé les mains en riant.
— Je peux vous donner un bit pour quatre chandelles, pas davantage. Si ça continue, il va
falloir que j’achète votre âne pour transporter tout ça.
— Comme il vous plaira, a-t-il conclu avec désinvolture. C’était un plaisir de faire affaire avec
vous, jeune homme.
2

AMADOU

Le lendemain, le soleil baissait sur l’horizon quand nous avons trouvé un endroit où camper
pour la nuit. Dedan est parti ramasser du bois pour le feu. Marten a envoyé Hespe chercher de l’eau
pour la marmite et s’est mis à détailler carottes et pommes de terre. Pour ma part, j’ai utilisé la petite
pelle de Marten pour creuser le foyer.
Sans qu’on ait besoin de le lui demander, Tempi s’est servi de son épée pour prélever sur une
branche de quoi faire partir le feu. Hors de son fourreau, la lame n’avait pas l’air plus
impressionnante mais, étant donné la finesse des copeaux qu'elle réussissait à arracher au bois, j’ai
constaté qu’elle devait avoir le tranchant d’un rasoir.
J’ai fini de tapisser le foyer de pierres et Tempi m’a donné une poignée de copeaux.
— Voulez-vous utiliser mon couteau ? ai-je proposé, dans l’espoir de lier conversation, car
nous n’avions pas échangé dix mots au cours des deux derniers jours.
Ses yeux gris pâle se sont posés sur le couteau que je portais à la ceinture avant de revenir à
son épée.
Il a secoué la tête en agitant nerveusement la main.
— Est-ce mauvais pour le fil de la lame ? ai-je demandé.
Le mercenaire a haussé les épaules en évitant mon regard.
J’ai commencé à préparer le feu, ce qui m'a donné l’occasion de commettre ma première erreur.
L’air s’était considérablement rafraîchi et nous étions fatigués. Aussi, plutôt que de passer une
demi-heure à produire des étincelles jusqu’à ce qu’elles donnent naissance à un feu de camp décent,
j’ai disposé des brindilles en cercle autour des copeaux puis j’y ai empilé des morceaux de bois de
plus en plus gros dans un enchevêtrement compact.
Dedan est arrivé avec un autre chargement au moment où je terminais.
— Très joli, a-t-il grommelé, assez bas pour qu’il semble se parler à lui-même mais assez fort
pour que tout le monde entende. Et vous vous occupez du feu… merveilleux…
— Qu’est-ce qui te travaille ? a demandé Marten d’une voix lasse.
— Le jeune homme nous a construit un fort en bûchettes, pas un feu de camp, a répondu Dedan.
Il a poussé un soupir théâtral puis s’est adressé à moi sur un ton qu’il pensait peut-être paternel,
mais qui m’est apparu terriblement condescendant.
— Attendez, je vais vous aider. Une seule étincelle ne suffira jamais à enflammer cet édifice. Je
vais vous montrer comment on se sert d’un silex.
Personne n’apprécie que l’on s’adresse à lui comme à un enfant, mais c’est une chose pour
laquelle j’éprouve une aversion toute particulière. Et depuis deux jours, Dedan ne faisait guère
d’effort pour dissimuler qu’il me prenait pour un idiot.
J’ai soupiré à mon tour. C’était un soupir venu de la nuit des temps, le plus las que je pouvais
produire. Dedan s’imaginait que je n’étais qu’un jeune blanc-bec, il s’agissait de lui faire
comprendre qu’il se trompait lourdement.
— Dedan, que savez-vous de moi ?
Il m’a regardé d’un œil vide.
— Vous savez au moins une chose à mon sujet, ai-je repris calmement. Que le Maer m’a confié
le commandement de cette expédition. Pensez-vous que le Maer soit un imbécile ?
Dedan a eu un geste dédaigneux.
— Bien sûr que non ! Tout ce que je disais, c’est…
Je me suis levé et l’ai regretté aussitôt, car cela ne faisait que souligner notre différence de
gabarit.
— Pensez-vous que le Maer aurait eu l’idée de me confier le commandement, si j’étais un
imbécile ?
Il a eu un sourire faux, destiné à faire passer deux jours de commentaires désobligeants pour
une sorte de malentendu.
— Allons, faut pas le prendre comme ça…
J’ai levé la main.
— Ce n’est pas votre faute, vous ne savez absolument rien de moi. Mais ne nous attardons pas
sur le sujet ; ce soir, nous sommes tous fatigués. En attendant, soyez assuré que je ne suis pas un fils
de rentier, qui n’est là que pour tromper son ennui et se divertir un peu.
J’ai pris un copeau entre mes doigts et me suis concentré. Dans mon irritation, j’en ai tiré un peu
plus de chaleur que nécessaire et le froid a envahi mon bras jusqu’à l’épaule.
— Et soyez également assuré que je sais allumer un feu…
Les copeaux se sont embrasés d’un coup, le feu s’est communiqué aux brindilles, faisant naître
des flammes presque instantanément.
Ce geste théâtral était simplement destiné à ce que Dedan cesse de me prendre pour un bon à
rien mais mon séjour à l’Université m’avait rendu blasé. Pour un membre de l’Arcanum, allumer un
feu de cette manière était un geste presque aussi banal que celui d’enfiler ses bottes.
Dedan, quant à lui, n’avait jamais dû approcher l’Université à moins d’un millier de kilomètres
et encore moins rencontrer d’arcaniste. Tout ce qu’il savait de la magie se réduisait aux histoires
entendues à la veillée autour d’un feu de camp.
Aussi, quand les flammes se sont élevées, est-il devenu pâle comme un linge et a-t-il fait un
bond en arrière. On aurait dit que venait de surgir devant lui Taborlin le Grand en personne.
Marten et Hespe avaient la même expression d’effroi, qui trahissait la profonde superstition qui
les animait. Leurs regards passaient des flammes à mon visage. Pour eux, j’étais l’un de ces
effroyables individus versés dans la magie noire. J’invoquais les démons. Je mangeais le fromage
avec sa croûte…
En voyant leurs visages, j’ai compris que rien de ce que je pourrais dire ne les apaiserait.
Aussi, j’ai soupiré et me suis occupé de préparer ma couche.
Ce soir-là, la conversation n’a pas été très animée mais, au moins, les bougonnements de Dedan
m’ont été épargnés. J’aurais préféré avoir obtenu le respect de mes compagnons mais, à défaut d’y
parvenir, leur inspirer la crainte allait faciliter les choses.

Deux jours sans que je me livre à d’autres effets dramatiques ont permis à tout le monde de se
détendre un peu. Dedan était toujours aussi bravache mais il avait cessé de me donner du « mon petit
gars » et se plaignait beaucoup moins, ce qui était déjà une victoire en soi.
Un peu refroidi par ce succès mitigé, je me suis décidé à faire un nouvel essai pour lier
connaissance avec Tempi. Puisque j’étais censé prendre la tête de notre petit groupe, il fallait que
j’en sache davantage à son sujet et surtout s’il était capable d’articuler plus de cinq mots d’affilée.
Je l’ai donc approché quand nous avons fait halte pour déjeuner. Il s’était installé à l’écart non
pas par dédain, mais parce que nous avions l’habitude de bavarder tout en mangeant. Tempi, lui, se
contentait de manger.
Ce jour-là, je me suis assis à côté de lui avec mon écuelle, qui contenait un bout de saucisse
sèche et quelques pommes de terre froides.
— Hé ! Tempi !
Il a levé le nez et a hoché la tête. Un instant, j’ai entrevu l’éclat de son regard gris pâle puis il a
détourné les yeux en agitant nerveusement les doigts. Il a passé la main dans ses cheveux et, l’espace
d'un instant, il m’a fait penser à Simmon. Tous deux avaient le même corps délié et les mêmes
cheveux clairs, mais Simmon était loin d’être aussi silencieux.
J’avais bien entendu déjà essayé de discuter avec Tempi, tentant d’amorcer la conversation par
une réflexion sur le temps qu’il faisait, l’état de nos pieds après la journée de marche, la nourriture…
Mais je n’étais parvenu à rien. Au mieux un ou deux mots, quelquefois un hochement de tête ou un
haussement d’épaules. Sa réponse la plus fréquente se résumait à un coup d’œil inexpressif, suivi
d’un geste nerveux et du refus entêté de soutenir mon regard.
Aussi ce jour-là ai-je décidé de manœuvrer différemment.
— J’ai entendu certaines histoires à propos du Lethani et j’aimerais en savoir plus, ai-je
annoncé. Pourriez-vous m’en parler ?
Il a posé un instant sur moi ses yeux gris pâle dépourvus d’expression puis a détourné le regard.
Il a tiré sur une des courroies de cuir qui fermaient sa chemise puis tripoté sa manche.
— Non. Je parlerai pas du Lethani. C’est pas pour vous. Ne demandez pas, a-t-il lâché en fixant
le sol à ses pieds.
J’ai compté. Treize mots. Il avait au moins répondu à l’une des questions que je me posais.
3

LE VIEUX CHÊNE

Le jour déclinait quand nous avons abordé un grand virage de la route. J’ai soudain entendu des
applaudissements et des bruits de pieds frappant un plancher, de la musique, des cris et des rires.
Après dix heures de marche, ces sons m'ont ragaillardi, me rendant presque joyeux.
Installée au dernier carrefour important avant de pénétrer dans l’Eld, l’auberge du Vieux Chêne
était gigantesque. Elle était construite en rondins, et son étage était agrémenté d’une série de pignons
qui indiquait l’existence d’un troisième niveau. J’ai aperçu à travers les fenêtres des couples qui
dansaient au son d’un violon dévidant une rengaine endiablée.
Dedan a humé l’air.
— Vous sentez ça ? Je vous le dis, il y a par là une femelle qui serait capable de me faire cuire
une pierre que j’en demanderais encore. Cette bonne vieille Peg… J’espère qu’elle est toujours dans
le coin.
Il a tracé dans l’air des courbes voluptueuses et poussé Marten du coude.
J’ai vu qu’Hespe l’observait d’un œil noir.
— Ce soir, a repris Dedan, j’entends bien me coucher la panse pleine d’agneau et aussi d’eau-
de-vie. Et y aurait pour sûr manière de meubler gentiment une petite insomnie, si j’en crois mon
dernier passage ici…
En voyant la colère se peindre sur le visage d’Hespe, je me suis empressé de prendre la
parole :
— Le plat du jour et une paillasse pour chacun d’entre nous, ai-je déclaré. Le reste, vous le
paierez de votre poche.
Dedan m’a regardé comme s’il ne pouvait en croire ses oreilles.
— Allons donc ! ç'a fait des jours qu’on couche à la dure, et c’est pas votre argent, de toute
façon. Soyez pas si pingre !
— Nous n’avons pas fait notre travail, ai-je expliqué calmement. Même pas commencé.
J’ignore combien de temps nous allons être partis, mais je sais que je ne suis pas riche. Si nous
vidons trop rapidement la bourse du Maer, il va nous falloir chasser pour nous nourrir. (Je les ai
regardés tour à tour.) À moins que l’un de vous n’ait assez d’argent et soit prêt à assurez notre
couvert…
Marten a eu un sourire en entendant cette suggestion. Hespe fixait toujours Dedan qui continuait
à me regarder d’un œil noir.
Tempi s’est agité, son expression aussi indéchiffrable que d’ordinaire. Il a lancé une série de
coups d’œil à ses compagnons d’armes. Ses yeux ne sont pas passés de visage en visage mais des
mains de Dedan aux pieds de ce dernier, puis aux pieds de Marten, à ceux d’Hespe et aux miens.
Ensuite, il a fait passer son poids d’un pied sur l’autre et s’est avancé d’un demi-pas vers Dedan.
Espérant soulager la tension, j’ai annoncé d’un ton radouci :
— Quand le travail sera fini, nous partagerons ce qui restera dans la bourse. Comme ça, chacun
aura un petit quelque chose en poche avant même d’être rentré à Severen. Nous pourrons alors
dépenser cet argent à notre guise, mais pas avant.
Je voyais bien que Dedan n’était pas content et attendait simplement de revenir à l’assaut, mais
c’est Marten qui a pris la parole :
— Après une longue journée de marche, a-t-il dit d’une voix songeuse, comme s’il pensait tout
haut, un coup à boire, ç'a ferait du bien.
Dedan m’a lancé un regard plein d’espoir.
— Le prix d’une tournée ne devrait pas trop grever notre bourse, leur ai-je concédé. Je ne crois
pas que le Maer ait eu dans l’idée de faire de nous des prêtres.
Hespe a accueilli cette réflexion avec un rire rauque, tandis que Marten et Dedan échangeaient
un sourire. Tempi m’a jeté un coup d’œil et a agité la main avant de détourner son regard.

Après cinq minutes de marchandage pour la forme, j’ai réussi à négocier une couchette pour
chacun, un souper ordinaire et une tournée de boissons en échange d’un bit d’argent. Ensuite, j’ai
trouvé une table dans un coin tranquille et j’ai glissé l’étui de mon luth sous le banc. Je me suis assis,
les membres las, en me demandant comment j’allais pouvoir empêcher Dedan de faire de l’esbroufe.
J’en étais là de mes pensées quand une main a déposé mon dîner sur la table. En levant la tête,
j’ai pu apprécier un corsage généreux puis un visage au teint clair parsemé de taches de rousseur et
encadré d’un flot de boucles rousses. Ses lèvres étaient d’un rose pâle dangereux. Ses yeux étaient
d’un vert profond dangereux.
— Merci, ai-je dit avec un temps de retard.
— Je t’en prie, mon chou. (Elle m’a lancé un sourire enjôleur et a repoussé ses cheveux de son
épaule nue.) J’ai cru que tu t’étais endormi…
— J’ai bien failli. La route était longue, aujourd’hui.
— Quel dommage ! a-t-elle commenté d’une voix moqueuse. Dans une heure, si tu n’avais pas
encore été au lit, j’aurais pu t’y pousser. (Elle a passé les doigts dans sa crinière rousse.) Toi et moi,
ç'a aurait fait des étincelles…, a-t-elle ajouté en me caressant la nuque.
Je suis resté pétrifié, tel un daim surpris par un chasseur. Je ne saurais dire exactement
pourquoi. Sans doute pourrait-on incriminer les fatigues du voyage, le fait que je n’avais encore
jamais été approché de manière si directe…
Peut-être était-ce tout simplement parce que j’étais jeune et cruellement inexpérimenté. Restons-
en là.
J’ai cherché désespérément quelque chose à dire mais quand j’ai eu recouvré l’usage de ma
langue, elle avait déjà reculé et me regardait d’un air narquois. Je me suis senti rougir jusqu’aux
oreilles, ce qui n’a fait qu’ajouter à mon embarras. Machinalement, j’ai baissé les yeux sur le plat
qu’elle m’avait apporté. De la soupe de pommes de terre, me suis-je dit bêtement, comme dans un
brouillard.
Elle a eu un petit rire et a gentiment posé sa main sur mon épaule.
— Désolé, mon petit gars. Tu me paraissais un peu plus… Comment dire ? C’est ton côté
jouvenceau qui m’a plu, mais j’imaginais pas que tu étais si jeune.
Malgré l’amabilité de son ton, j’ai senti l’ironie sous-jacente et je me suis empourpré de plus
belle. Finalement, semblant comprendre que tout ce qu’elle pourrait dire ne ferait que m'embarrasser
davantage, elle a ôté la main de mon épaule.
— Je repasserai voir si tu as besoin d’autre chose.
J’ai hoché la tête et l’ai vue s’éloigner. Le spectacle était plaisant mais des rires ont attiré mon
attention. En regardant derrière moi, j’ai lu de l’amusement sur les visages des clients installés à la
grande table. Certains ont même levé leur verre dans un salut moqueur et l’un d’eux s’est penché pour
me consoler en disant : « Le prends pas mal, mon garçon, elle nous a tous envoyés bouler. »
Ayant l’impression d’être le point de mire de toute la salle, j’ai baissé le nez sur mon écuelle et
me suis mis à manger. Tout en déchiquetant de petits bouts de pain pour tremper ma soupe, j’ai dressé
le catalogue mental de l’étendue de mon idiotie. De temps à autre, je jetais subrepticement un coup
d’œil à la serveuse rousse, qui repoussait les avances des clients en passant de table en table.
J’avais à peu près recouvré ma contenance quand Marten est venu s’asseoir à côté de moi avec
sa chope.
— On peut dire que vous avez su vous y prendre, tout à l’heure, avec Dedan, a-t-il déclaré sans
préambule.
Mon humeur est remontée d’un cran.
— Vraiment ?
Marten a acquiescé tout en laissant son regard errer dans la salle.
— La plupart des gens le briment, le traitent comme un idiot. Il vous l’aurait rendu au centuple,
si vous aviez fait la même chose…
— Mais il s’est conduit comme un idiot, ai-je fait remarquer. Et puisque vous en parlez, je dois
ajouter que je l’ai brimé, moi aussi.
— Peut-être, mais vous l’avez fait de façon intelligente, pour qu’il écoute ce que vous aviez à
dire.
Il a bu une gorgée avant de changer de sujet :
— Hespe lui a proposé de partager une chambre, ce soir, a-t-il dit d’un ton désinvolte.
— Eh bien ! me suis-je exclamé, plutôt surpris. Elle prend de l’assurance…
Il a lentement hoché la tête.
— Et alors ? ai-je insisté.
— Rien. Dedan a dit qu’il voulait bien être damné s’il dépensait de l’argent alors qu’il avait
une couchette pour pas un rond.
Il m’a regardé en haussant les sourcils.
— Vous n’êtes pas sérieux… Il doit jouer l’imbécile parce qu’elle ne lui plaît pas.
— Détrompez-vous, a répondu Marten en baissant la voix. Il y a trois espans de ça, on est
rentrés à Severen, lui et moi. Comme on venait d’escorter un convoi depuis Ralien, on avait touché
une jolie somme. On a fini la soirée dans une taverne des quais, bien arsouillés, et c’est là qu’il s’est
mis à me parler d’elle. Il n’a pas arrêté pendant une heure. Je peux vous dire que vous n’auriez
jamais reconnu notre Hespe à l’œil mauvais. Il n’a pas arrêté de chanter ses louanges, de dire qu’elle
était trop bien pour lui. En plus, il est convaincu que s’il se risque à lui faire les yeux doux, il va finir
le bras cassé en trois.
— Pourquoi ne lui parlez-vous pas ?
— Et pour lui dire quoi ? Ça, c’était avant qu’elle se mette à lui faire les yeux doux. Mais sur le
moment, je comprenais vraiment ses inquiétudes. Vous avez une idée de ce qu’Hespe pourrait faire si
vous vous risquiez à flatter gentiment de la main sa croupe appétissante ?
J’ai regardé Hespe, qui se tenait au comptoir, un peu plus grande que les hommes qui
l’entouraient. Elle tapait du pied pour accompagner le violon mais à part cela, tout était dur, chez
elle, presque belliqueux, de sa large carrure à son regard en passant par la ligne de sa mâchoire.
— Je ne m’y essaierais pas non plus, ai-je avoué. Mais il doit quand même savoir que la
situation a changé. Il n’est pas aveugle !
— Il est pas pire que nous autres…
J’ai failli protester mais, en apercevant la serveuse rousse, j’ai jugé plus prudent de m’abstenir.
— Il faudrait le lui dire, ai-je repris. Vous pourriez lui parler, vous. Il vous fait confiance.
Marten a fait claquer sa langue.
— Non ! a-t-il déclaré en reposant son verre. Ça ferait que rendre la situation encore plus
compliquée. S’il se rend compte de ce qui se passe, tant mieux, sinon tant pis. Faut qu’il fasse les
choses à son rythme. Et s’il se passe rien, le soleil se lèvera quand même demain matin.
Nous avons gardé le silence un long moment. Marten observait les danseurs par-dessus sa
chope et je me suis assoupi contre le mur, laissant le bruit de la salle s’estomper jusqu’à devenir un
doux murmure.
Comme toujours quand j’ai l’esprit à la dérive, mes pensées sont allées vers Denna. J’ai pensé
à son odeur, à la courbe de son cou sous son oreille, à la façon dont elle bougeait les mains quand
elle parlait. Je me suis demandé où elle se trouvait, si elle allait bien. Un instant, je me suis demandé
s’il arrivait que ses pensées voguent vers moi…

— … traquer des brigands, ça doit pas être trop difficile. En plus, ça les changerait un peu, si
c’était nous qui leur tombions sur le poil, à ces salopards !
J’ai été tiré de ma torpeur comme un poisson arraché à son étang par un hameçon. Le violoniste
avait cessé de jouer pour boire une bière et, dans le silence relatif de la salle, la voix de Dedan
retentissait comme le braiment d’un âne. Marten avait relevé la tête, sans doute tiré de ses rêveries
par ce que j’avais entendu.
Il ne ma fallu qu’une seconde pour repérer Dedan. Il était assis à deux tables de nous, assez
saoul, en grande conversation avec un vieux fermier.
Marten s’était déjà levé. Ne voulant pas attirer l’attention davantage, je lui ai dit à voix basse
d’aller chercher Dedan et me suis rencogné contre la muraille.
Marten s’est faufilé entre les tables, a tapé sur l’épaule de Dedan et a désigné du pouce
l’endroit où je me trouvais. Dedan a grommelé quelque chose que je suis heureux de n’avoir pu
entendre et s’est levé à contrecœur.
Pour ne pas le suivre des yeux, je me suis forcé à regarder dans la salle. Tempi n’était pas
difficile à remarquer, dans sa tenue rouge de mercenaire. Assis près de l’âtre, il observait avec une
étrange intensité le violoniste qui accordait son instrument. Plusieurs verres vides traînaient sur sa
table et il avait desserré les courroies de sa chemise.
Comme je le regardais, une serveuse est venue lui apporter à boire et il l’a examinée avec
intérêt de la tête aux pieds. Elle a dit quelque chose et il lui a baisé le dos de la main avec l’élégance
d’un courtisan accompli. Elle a rougi et l’a gratifié d’une bourrade à l’épaule. Une des mains de
Tempi est allée se poser sur la taille de la jeune fille et y est restée. Elle n’a pas semblé s’en
formaliser.
Dedan est apparu alors dans mon champ de vision, au moment où le violoniste reprenait son
archet pour attaquer une gigue. Une dizaine de personnes se sont levées pour entrer dans la danse.
— Quess qu’y a ? a demandé Dedan, qui s’était planté devant moi. M’avez fait appeler pour
m’dire qui se fait tard ? Qu’j’ai une journée chargée, demain et que j’devrais aller me pieuter ?
Il s’était penché vers moi en prenant appui sur la table pour me regarder dans les yeux. J’ai
reconnu dans son haleine l’odeur aigre du dreg, un répugnant tord-boyaux qui aurait pu servir
d’allume-feu.
— Eh ! je ne suis pas votre mère ! ai-je répondu en riant.
En fait, c’était précisément ce que j’avais failli lui dire et j’ai désespérément cherché quelque
chose d’autre pour distraire son attention. Mon regard s’est alors posé sur la serveuse rousse et je me
suis penché vers lui.
— Je me demandais si vous auriez pu m’aider, ai-je dit sur un ton de conspirateur. (Sa
mauvaise humeur a tourné à la curiosité.) Vous êtes déjà venu ici, non ? (Il a hoché la tête et s’est
rapproché un peu plus.) Vous connaissez le nom de cette fille ?
Dedan s’est tourné dans la direction que j’indiquais de la tête avec un manque de discrétion qui
aurait attiré l’attention de la serveuse si elle avait regardé vers nous.
— La blonde qu’est en train de se faire tripoter, là-bas ?
— La rousse.
Il a plissé le front en tentant d’ajuster son regard.
— Losine ? a-t-il demandé à voix basse. La petite Losi ?
Au moment où je commençais à regretter d’avoir choisi cette tactique de diversion, Dedan a
explosé d’un rire tonitruant et s’est laissé tomber sur le banc en face de moi.
— Losi ! a-t-il répété, un peu trop fort à mon goût. Kvothe, je m’étais trompé sur vot’compte…
(Il a frappé un grand coup sur la table et a failli glisser de son siège tant il était amusé.) Elle vous a
peut-être tapé dans l’œil, mon gars, mais vous avez pas la moindre chance avec elle !
— Et pourquoi pas ? ai-je rétorqué, mon orgueil vaguement offensé. Ce n’est pas une… ? eh
bien…
Il a fini par comprendre le sens de ma question.
— Une catin, vous voulez dire ? Bon Dieu ! non ! Y en a bien quèques-unes ici, ce soir, a-t-il
dit en baissant la voix. Et c’est pas des vraies putes, hein ! Juste des filles qu’ont envie de se faire un
petit extra, le soir. Un peu de fric en plus et un petit extra d’autre chose.
— Je me disais simplement…, ai-je risqué d’une voix bêlante.
— N’importe quel homme qu’a des yeux et des couilles a déjà pensé la même chose. Oh ! c’est
un beau brin de fille, mais même en y mettant le prix, pas moyen de la culbuter si elle a pas envie.
Elle pourrait être aussi riche que le roi de Vint, si elle voulait… Vous perdez vot’temps, avec elle. Si
vous voulez, j'connais une fille, ici, qu’est pas laide à r’garder. P’t-être que ça lui dirait, de vous
distraire un peu…
Il s’est aussitôt mis à la chercher du regard et je l’ai arrêté en posant la main sur son bras.
— C’était pure curiosité de ma part…, ai-je protesté d’un ton qui manquait de sincérité. Merci
pour le renseignement, en tout cas.
— Y a pas de quoi, a-t-il répondu en se levant avec précaution.
— Oh ! ai-je repris, comme si une idée venait de me venir à l’esprit. Vous pourriez me rendre
un service ? Je m’inquiète à l’idée qu’Hespe finisse par parler de la mission dont nous a chargés le
Maer. Si ces brigands venaient à apprendre que nous sommes à leurs trousses, les choses seraient
encore plus difficiles pour nous. Ce n’est pas que je ne fasse pas confiance à Hespe, mais vous savez
comment sont les femmes…
— Ouais, je comprends. Je vais lui parler, vaut mieux être prudent, a-t-il conclu en s’éloignant
d’un pas lourd.
Le violoniste a achevé sa gigue. Tout le monde a applaudi en tapant du pied sur le plancher et
de la chope sur les tables. J’ai soupiré et me suis passé la main sur le visage. Quand j’ai relevé les
yeux, j’ai vu que Marten m’observait depuis la table voisine. Du doigt, il a effleuré son front en guise
de salut et j’ai incliné courtoisement la tête. C’est toujours agréable, d’avoir un public qui apprécie
le spectacle.
4

UNE AUTRE ROUTE, UNE AUTRE FORÊT

Je dois avouer avoir éprouvé un certain plaisir en constatant que Dedan était affligé d’une
sévère gueule de bois, lorsque nous avons repris la route au petit matin. Il avançait d’un pas
circonspect mais je dois lui accorder qu’il n’a pas eu un mot pour se plaindre, si l’on ne tient pas
compte de quelques grognements occasionnels.
Comme je l’observais de plus près, j’ai repéré les signes trahissant son engouement pour
Hespe. La façon dont il disait son nom, les plaisanteries grasses qui lui venaient à la bouche quand il
s’adressait à elle… À tout instant, il trouvait un prétexte pour regarder dans sa direction : une façon
de s’étirer, un coup d’œil à la route, un geste vers les arbres qui nous entouraient.
En dépit de cela, Dedan ne se rendait pas compte de la cour qu’Hespe lui faisait en retour. Le
spectacle était assez drôle, par moments, à la manière d’une tragédie modegane bien rodée. À
d'autres, il me donnait envie de les étrangler tous les deux.
Tempi cheminait sans un mot, tel un chiot bien dressé. Il observait tout : les arbres, la route, les
nuages… S’il n’y avait pas eu cette lueur d’intelligence vive dans ses yeux, j’aurais pu le considérer
comme un demeuré, à ce point de l’histoire. Les rares questions que je lui posais étaient encore
accueillies par une agitation des doigts, des signes de tête ou des haussements d’épaules.
Pendant ce temps, la curiosité continuait à me tourmenter. Je savais que le Lethani n’était que
sornette de conte de fées mais je ne pouvais m'empêcher de me poser quelques questions. Est-ce que
Tempi économisait vraiment ses mots ? Pouvait-il vraiment se servir de son silence comme d’un
bouclier ? se déplacer aussi vite qu’un serpent ? En vérité, après avoir eu un petit aperçu de ce
qu’Elxa Dal et Fela étaient capables de faire en invoquant le nom du feu et celui de la pierre, l’idée
que quelqu’un puisse engranger des mots pour les utiliser comme combustible ne semblait pas aussi
insensée qu’à première vue.

Nous avons appris à nous connaître au fil des jours, tous les cinq, en nous familiarisant avec
nos manies diverses. Dedan nettoyait consciencieusement le sol avant d’y étendre sa couverture : il
ne se contentait pas de le débarrasser des cailloux et des brindilles mais écrasait du pied le plus petit
brin d’herbe ou la moindre motte de terre.
Hespe sifflotait quand elle pensait qu’on ne l'entendait pas et se curait les dents avec soin après
chaque repas. Marten refusait de manger de la viande un peu rosée et de boire de l’eau qui n’ait pas
été bouillie ou mélangée à du vin. Il nous disait au moins deux fois par jour que nous étions fous de
ne pas faire de même.
En ce qui concerne les comportements bizarres, c’était cependant Tempi qui remportait la
palme. Il ne me regardait pas dans les yeux, ne souriait pas, ne fronçait pas les sourcils et ne parlait
quasiment pas.
Depuis que nous avions quitté l’auberge, il avait fait un seul commentaire de son plein gré :
« La pluie faire cette route autre route, cette forêt autre forêt. » Il avait prononcé chacun de ces mots
très distinctement, comme s’il avait réfléchi toute la journée à cette déclaration. Pour ce que j’en
savais, il en était bien capable.
Il faisait sa toilette de façon compulsive. Quand on s’arrêtait dans une auberge, nous en
profitions pour rendre visite à l’établissement de bains mais lui se lavait tous les jours. S’il y avait
un ruisseau à proximité, il se baignait avant de se coucher puis de nouveau au réveil. Sinon, il se
lavait en utilisant un linge et un peu d’eau de sa ration.
Et deux fois par jour, sans exception, il se livrait à un rituel d’étirement complexe, traçant dans
l’air avec ses mains des formes délicates et précises. Cela me rappelait les danses de cour lentes en
vogue au Modeg.
Il s’agissait évidemment d’exercices, mais c’était étrange à regarder. Hespe se moquait souvent,
disant que si les bandits nous invitaient à danser, notre mercenaire au doux parfum serait d’une aide
précieuse. Mais elle le disait à voix basse, quand il n’entendait pas.
Pour ce qui est des bizarreries, je n’étais guère en position de leur jeter la pierre : quand je
n’étais pas trop fatigué par la marche, je jouais du luth presque tous les soirs. J’avoue que cela n’a
pas fait grand-chose pour améliorer l’opinion que mes compagnons avaient de moi comme chef
d’expédition ou arcaniste.
Je devenais plus nerveux à mesure que nous approchions de notre destination. Marten était le
seul d’entre nous vraiment taillé pour cette entreprise. Dedan et Hespe feraient sans doute merveille
en cas de bagarre, mais c’était difficile de travailler avec eux. Dedan était entêté et raisonneur,
Hespe paresseuse. Elle aidait rarement à préparer les repas ou à nettoyer les plats sans qu’on le lui
demande et, quand elle s’y était décidée, elle y mettait tellement de mauvaise volonté que l’on aurait
pu aisément se dispenser de son aide.
Et puis il y avait Tempi, un tueur à gages qui refusait de soutenir mon regard ou de tenir une
conversation. Un mercenaire qui, j’en étais convaincu, aurait pu faire une belle carrière dans le
théâtre modegan…

Quatre jours après avoir quitté Severen, nous sommes arrivés dans la zone où avaient eu lieu
les attaques. C’était une portion de route sinueuse d’une trentaine de kilomètres qui traversait l’Eld. Il
n’y avait ni villages ni auberges, pas même une ferme abandonnée. Cette partie de la grand-route du
roi, complètement isolée au milieu d’une immense forêt immémoriale, n’abritait que des ours, des
ermites fous et des braconniers. Un paradis pour les bandits de grand chemin.
Marten est allé repérer les environs pendant que nous dressions le camp. Il est revenu une heure
plus tard, un peu essoufflé mais la mine contente. Il n’avait pas vu signe de vie.
— J’arrive pas à croire que je défends des collecteurs d’impôts, a maugréé Dedan, s’attirant un
rire d’Hespe.
— Vous défendez la civilisation, l’ai-je corrigé. Et vous assurez la sécurité des routes. De plus,
le Maer fait des choses importantes, grâce à ces impôts. Il nous paye, par exemple…
— C’est pour ça que je me bats, moi, a dit Marten.
Après le repas, je leur ai exposé la seule stratégie que j’avais réussi à mettre sur pied au cours
de notre marche. À l’aide d’un bâton, j’ai tracé sur le sol une ligne sur le sol.
— Ça, c’est la route, disons une trentaine de kilomètres.
— Kilomètres, a dit Tempi à voix basse.
C’étaient les premières syllabes que je l’entendais prononcer depuis un jour et demi. Il avait
tellement de mal à articuler ce mot peu familier qu’il m’a fallu un instant pour le comprendre.
— Oui, des kilomètres, ai-je répété distinctement. D’ici à la route, il y a un kilomètre et demi.
Aujourd’hui, nous en avons parcouru près de trente.
Il a hoché la tête et je suis retourné à mon schéma.
— On peut raisonnablement supposer que les brigands ont établi leur camp à moins de quinze
kilomètres de la route, ai-je poursuivi en traçant un rectangle autour de la route. Ce qui nous laisse
neuf cents kilomètres carrés à explorer.
Il y a eu un moment de silence pendant que mes compagnons digéraient l'information.
— C’est beaucoup, a fini par dire Tempi.
— Il faudrait des mois pour passer un tel territoire au peigne fin mais nous n’avons pas besoin
d'en passer par là. Chaque jour, Marten partira en reconnaissance. Combien de surface pouvez-vous
explorer en une journée ? ai-je demandé en levant les yeux vers lui.
— Dans cette forêt ? Avec un sous-bois si touffu ? Environ deux kilomètres carrés.
— Et en vous montrant très prudent ?
Il a souri.
— Je suis toujours prudent.
J’ai hoché la tête et tracé une ligne parallèle à la route.
— Marten va explorer une bande de terrain d’un kilomètre de largeur à environ deux kilomètres
de la route. Il tentera de repérer leur camp ou leurs sentinelles de façon que nous ne leur tombions
pas dessus accidentellement.
Hespe a secoué la tête.
— Ils ne peuvent pas être si près de la route. S’ils veulent se cacher, ils doivent être beaucoup
plus loin, au moins cinq kilomètres.
Dedan a approuvé.
— Moi, j’en mettrais au moins sept entre moi et la route, si j’avais pour habitude de trucider les
voyageurs.
— Je suis d'accord avec vous, ai-je dit. Mais ils sont bien obligés de gagner la route de temps à
autre. Ils ont des sentinelles et opèrent des sorties pour tendre leurs embuscades. Il leur faut aussi des
provisions. Puisqu’ils sont là depuis plusieurs mois, ils ont forcément laissé une sorte de piste. Une
fois Marten parti en avant, deux d'entre nous procéderont derrière lui à un examen du terrain plus
approfondi. Nous couvrirons une fine bande de forêt à la recherche du moindre signe de leur passage.
Les deux autres resteront surveiller notre camp. Nous allons commencer du côté nord de la route et
nous déplacer d’est en ouest. (J'ai ajouté les derniers détails à ma carte rudimentaire et regardé mes
compagnons tour à tour.) Nous pouvons avancer de trois kilomètres par jour. À ce rythme-là, nous les
trouverons en un espan ou deux, tout dépendra de notre chance.
Dedan a considéré la carte d’un œil morne.
— Il va nous falloir d’autres provisions.
— Nous changerons de camp tous les cinq jours. Deux d’entre nous reviendront alors à Crosson
pour acheter ce qui manque. Deux autres déménageront le camp et Marten se reposera.
— À partir de maintenant, il faut être prudent avec le feu, a remarqué ce dernier. La fumée nous
trahira s’ils sont sous le vent.
— Il va falloir trouver du bois de rennel. Vous savez à quoi ça ressemble, n’est-ce pas ? ai-je
ajouté en voyant son air surpris.
— Qu’est-ce que c’est, le rennel ? a demandé Hespe.
— C’est un arbre, a répondu Marten. Très bon pour les feux de camp. Il chauffe très bien sans
presque dégager aucune odeur ni aucune fumée.
— Même quand il est vert, ai-je précisé. C’est pareil pour les feuilles. On n’en trouve pas
partout mais j’en ai vu quelques-uns par ici.
— Comment un petit gars de la ville comme vous peut savoir des trucs comme ça ? a demandé
Dedan.
— Savoir des choses, c’est ce que je fais, ai-je répondu avec sérieux. Et qu’est-ce qui peut
vous faire croire que j’ai grandi en ville ?
Il a haussé les épaules et détourné les yeux.
— Désormais, c’est le seul bois que nous utiliserons, ai-je repris. S’il se fait rare, nous le
réserverons à la cuisson des aliments et s’il vient à manquer, nous serons obligés de manger froid.
Alors, ouvrez l’œil.
Tout le monde a acquiescé, Tempi le dernier.
— Pour finir, il faut se mettre d’accord sur ce qu’on leur racontera, s’ils nous tombent dessus
pendant qu’on est à leur recherche. Marten, qu’avez-vous l’intention de dire, si ça devait vous
arriver ?
— Que je suis braconnier, a-t-il répondu aussitôt en montrant son arc appuyé contre un arbre.
Ça sera pas un gros mensonge.
— Et d’où venez-vous ?
Là, il a marqué un instant d’hésitation.
— De Crosson, à une demi-journée d’ici à l’ouest.
— Et quel est votre nom ?
— M… Meris, a-t-il balbutié, faisant rire Dedan.
— Ne mentez pas, ai-je conseillé avec un sourire, c’est très difficile d’être convaincant. S’ils
vous laissent partir, pas de problème, mais ne les guidez pas jusqu’à notre camp. S’ils veulent vous
emmener, faites au mieux. Dites que vous voulez vous joindre à eux, si vous voulez, mais n’essayez
pas de fuir.
Marten avait l’air mal à l’aise.
— Il faut que je reste avec eux ?
— Ils s’attendront à ce que vous tentiez de fuir dès le premier soir, s’ils croient que vous êtes
stupide. S’ils vous croient malin, ils s’attendront à ce que vous le fassiez le deuxième soir. À partir
du troisième, ils devraient commencer à vous faire un peu confiance. Attendez le milieu de la nuit
pour commencer à faire du chambard, mettre le feu à une tente, ou quelque chose de ce genre. Quand
la confusion sera à son comble, on leur tombera dessus. (J’ai regardé ses compagnons.) La même
chose vaut pour chacun de vous. Attendez la troisième nuit.
— Comment trouverez-vous leur camp ? a demandé Marten, l’air très soucieux. S’ils me
chopent, je ne serai pas là pour vous guider.
Je ne l’ai pas blâmé de se montrer si inquiet, car c’était un jeu dangereux.
— Ce n’est pas eux, que je trouverai, ce sera vous. Je suis capable de retrouver n’importe
lequel d’entre vous, dans la forêt.
Je les ai regardés l’un après l’autre, m’attendant au moins à ce que Dedan se rebiffe, mais pas
un ne semblait douter de mes talents d’arcaniste. Je me suis alors vaguement demandé ce qu’ils
m’imaginaient capable de faire.
En fait, au cours des jours précédents, je m’étais débrouillé pour recueillir des cheveux
appartenant à chacun de mes compagnons. Le cas échéant, cela me permettrait de fabriquer en un clin
d’œil une espèce de pendule de fortune pour retrouver n’importe quel membre du groupe. Étant donné
la superstition vintish, je me suis bien gardé de communiquer ces détails à mes compagnons.
— Et nous, qu’est-ce qu’on va raconter, comme histoire ? a demandé Hespe en cognant du
revers de la main sur la poitrine de Dedan, faisant sonner son armure de cuir.
— Vous pourriez vous faire passer pour d’anciens escorteurs de convoi qui auraient viré
brigands ? ai-je demandé.
Dedan a ricané.
— Bon sang ! cette idée m’est venue plus d’une fois, je dois dire… Et me raconte pas que t’as
pas fait pareil ! a-t-il ajouté en regardant Hespe. Marcher sous la pluie pendant des espans, bouffer
des haricots, dormir à la dure… et tout ça pour un sou par jour ? Par les dents de Dieu ! ça m’étonne
que la moitié d’entre nous soient pas reconvertis dans le banditisme…
— Vous vous en sortez très bien, ai-je admis avec un grand sourire.
— Et lui ? a fait Hespe en désignant Tempi du pouce. Personne ira croire qu’il a déserté les
rangs des honnêtes gens. Les Adems se font dix fois ce qu’on touche, pour une journée de travail.
— Et même vingt, a grommelé Dedan.
J’y avais déjà pensé moi-même.
— Tempi, que feriez-vous, si les brigands vous trouvaient ?
Il a agité les doigts sans rien dire, m’a jeté un bref coup d’œil puis a regardé à ses pieds et de
côté. Je n’aurais su dire s’il réfléchissait ou s’il était tout simplement désorienté.
— Si c’était pas pour sa tenue rouge, il aurait pas l’air bien particulier, a remarqué Marten.
Même son épée a rien d'extraordinaire.
— L’a pas l’air de valoir vingt fois plus que moi, en tout cas, a grommelé Dedan à voix basse.
La couleur de ses vêtements m’inquiétait aussi. J’avais tenté plusieurs fois d’engager la
conversation avec Tempi dans l’espoir de discuter de ce problème, mais autant vouloir bavarder
avec un chat.
Mais le fait que le mot « kilomètre » lui ait été inconnu m’avait fait prendre conscience d’une
chose à laquelle j’aurais dû penser depuis longtemps. Ayant eu moi-même du mal à apprendre le
siaru à l’université, j’aurais dû comprendre qu’il préférait se taire plutôt que passer pour un
imbécile.
— Il pourrait essayer de dire comme nous, a suggéré Hespe d’un ton incertain.
— C’est difficile de mentir, quand on ne maîtrise pas bien la langue, ai-je fait remarquer.
Tempi nous lançait des coups d’œil mais gardait le silence.
— Les gens rabaissent ceux qui parlent pas bien, a dit Hespe. Peut-être qu’il pourrait jouer les
abrutis ? faire comme s’il s’était perdu ?
— Il aurait pas beaucoup d’effort à faire, a lâché Dedan entre ses dents.
Tempi a regardé Dedan, la mine toujours impassible. Il a inspiré lentement et délibérément
avant de parler :
— Se taire pas stupide, a-t-il dit d’une voix atone. Toi ? Parler tout le temps. Chek chek chek
chek chek. (De la main, il a imité une bouche qui s’ouvre et se referme.) Tout le temps. Comme chien
aboie toute la nuit devant arbre. Qui essaie se faire important. Non. Juste bruit. Juste chien.
Je n’aurais pas dû rire mais j’ai été pris complètement par surprise. En partie parce que je
voyais Tempi comme quelqu’un de tranquille et de passif mais en partie aussi parce qu’il avait
complètement raison.
Si Dedan était un chien, il serait un chien qui aboierait sans cesse et sans raison. Qui aboierait
juste pour le plaisir de s’entendre.
Je n’aurais pas dû rire, mais je l’ai fait. Hespe a ri aussi et a essayé de s’en cacher, ce qui était
pire.
Le visage de Dedan s’est assombri sous l’effet de la colère et il s'est levé.
— Viens me le dire en face.
Toujours impassible, Tempi s'est levé, a fait le tour du feu et s’est planté devant Dedan. Si je
dis qu’il se tenait devant lui, vous n’aurez pas une vision exacte de la scène. La plupart des gens se
tiennent à soixante ou quatre-vingt-dix centimètres, pour vous parler, mais Tempi s’est approché
jusqu’à se trouver à moins de trente centimètres de Dedan. S’il avait avancé encore, il aurait pu
l’étreindre ou l’escalader.
Je pourrais mentir et dire que tout cela s’est passé trop vite pour que j’aie pu intervenir mais ce
ne serait pas vrai. À vrai dire, je ne voyais pas de façon de dénouer simplement la situation et, si je
dois être encore plus honnête, j’en avais moi aussi plus qu’assez de Dedan.
Qui plus est, c’était la première fois que Tempi se conduisait comme un être humain et non pas
comme une espèce d’automate muet.
J’étais curieux de le voir se battre. J’avais beaucoup entendu parler des légendaires prouesses
des Adems dans ce domaine et j'espérais bien voir Dedan recevoir une correction qui lui ferait
rabattre son caquet.
Dedan faisait une bonne tête de plus que Tempi, avait les épaules plus larges et le torse plus
épais. Tempi l’a regardé. Son visage n’affichait rien de ce qu’on aurait pu s’attendre à y voir. Pas de
bravade. Pas de sourire moqueur. Rien.
— Juste chien, a-t-il répété d’un ton neutre. Un chien qui a grande gueule. (Il a fait de nouveau
le geste d’une bouche qui s'ouvre et se ferme.) Chek. Chek. Chek.
Dedan a levé la main et a frappé Tempi à la poitrine. C’était le genre de chose que j’avais vue
un nombre incalculable de fois, dans les tavernes près de l’Université. Le genre de coup à vous faire
chanceler vers l’arrière et trébucher.
Sauf que Tempi n’a pas chancelé. Il s’est simplement… effacé. Puis il a nonchalamment tendu
le bras et lui a filé une calotte sur le côté du crâne, comme un père corrige un enfant qui ne se tient
pas bien. Le coup n’a pas suffi à lui ébranler la tête, mais il y a eu un bruit sourd et les cheveux de
Dedan se sont hérissés comme une aigrette de pissenlit.
Dedan est resté un instant immobile, comme s’il ne comprenait pas bien ce qui s’était passé.
Puis il a froncé les sourcils et a poussé Tempi plus fort, des deux mains cette fois-ci. Tempi s'est de
nouveau écarté puis a gratifié Dedan d'une calotte sur l’autre côté de la tête.
Dedan a grogné et serré les poings. C’était un homme imposant, et les courroies de son armure
ont gémi quand il a levé les bras. Il a attendu un moment, espérant que Tempi ferait le premier geste,
puis il a avancé d’un pas, a rejeté son bras en arrière et lui a donné un coup de poing en y mettant la
force d’un paysan abattant sa cognée.
Tempi l’avait vu venir et s’était écarté une troisième fois mais, à mi-course, Dedan a changé
d’attitude. Soudain, il n’avait plus rien d’un pesant bûcheron. Il s’est dressé sur la pointe des pieds,
s’est penché en avant et a décoché trois petits coups de poing, aussi rapides que le battement d’ailes
d’un passereau.
Tempi a évité le premier et paré le deuxième mais le troisième l’a cueilli en haut de l’épaule, le
faisant tourner sur lui-même. Il a reculé de deux pas vifs pour se mettre hors d'atteinte, a récupéré son
équilibre et s’est secoué, comme pour se remettre les idées en place. Puis il a ri, d’un rire clair et
ravi.
En l’entendant, l’expression de Dedan s’est radoucie et il a souri à son tour, sans toutefois
baisser les poings ni poser les talons sur le sol. Malgré cela, Tempi s’est avancé, a esquivé un coup
et a frappé Dedan au visage du plat de sa main. Il ne l’a pas frappé sur la joue, comme dans les
querelles d’amoureux. Non, sa main s’est abattue en plein milieu de son visage, le claquant du front
au menton.
— Aaah ! a crié Dedan, qui titubait en se tenant le nez. Qu’est-ce qui te prend ? Pourquoi tu me
gifles ? Tu te bats comme une femme.
Un instant, Tempi a paru sur le point de faire une objection puis, pour la première fois depuis
que je le connaissais, il a souri puis a haussé les épaules.
— Oui, me battre comme femme, a-t-il dit simplement.
Dedan a hésité avant d’éclater de rire et de lui assener une claque sur l’épaule. Je m’attendais
presque à ce que Tempi évite ce contact mais au lieu de cela, il lui a rendu la pareille, le prenant
même par le haut du bras pour le secouer gaiement.
Cette démonstration m’a surpris, de la part de quelqu’un qui s’était montré si réservé jusque-là,
mais c’est avec plaisir que j’ai reçu le cadeau que me faisait Tempi. Venant de sa part, toute autre
chose qu’un silence agité était une bénédiction.
J’avais à présent une petite idée des talents de Tempi. Même si Dedan ne voulait pas
l’admettre, c’était Tempi qui avait eu le dessus et j’ai constaté que la réputation des Adems était
fondée, en ce qui concerne l’aptitude à se battre.
Marten a suivi du regard Tempi qui retournait s’asseoir près du feu.
— Ces vêtements, c’est vraiment un problème, a remarqué le traqueur, comme si rien ne s’était
passé. Autant courir en agitant un drapeau, si on se balade habillé comme ça dans la forêt.
— Je vais lui parler, ai-je annoncé aux autres.
Si Tempi était embarrassé par son mauvais aturan, il valait mieux essayer de discuter sans
témoin.
— Et je vais lui trouver quelque chose à dire, si jamais il rencontre les brigands, ai-je ajouté.
Allez vous installer et commencez à préparer le dîner.
Les trois mercenaires sont revenus vers le feu de camp, en quête du meilleur endroit où installer
leur couverture. Tempi les a regardés s’éloigner avant de se tourner vers moi. Il a baissé les yeux sur
le sol et fait un pas glissé de côté.
— Tempi ?
Il a penché la tête de côté et m’a jeté un coup d’œil.
— Il faut que l’on parle de vos vêtements, ai-je repris.
Dès que j’ai commencé à parler, tout s’est passé comme auparavant. Son attention a dérivé
lentement, son regard s’est fixé sur le sol puis a erré vers le côté. Comme s’il ne voulait pas se
donner la peine de m’écouter. Comme s’il était un enfant boudeur.
Je n’ai pas besoin de vous dire comme ce peut être enrageant, d’essayer d’avoir une discussion
avec quelqu’un qui ne vous regarde pas dans les yeux. Cependant, je ne pouvais me permettre de me
sentir offensé et remettre cette entrevue à plus tard, car je n’avais que trop tardé.
— Tempi, ai-je répété, réprimant l’envie de claquer des doigts pour attirer son attention. Vos
vêtements sont rouges, faciles à voir de loin. C’est dangereux.
Je m’étais exprimé de la façon la plus simple possible mais il n’a pas répondu avant un long
moment. Ses yeux pâles ont croisé les miens et il a hoché légèrement la tête.
J’ai été gagné par l’horrible soupçon qu’il n’avait peut-être pas vraiment compris ce que nous
faisions dans l’Eld.
— Tempi, vous savez pourquoi nous sommes ici, dans ces forêts ?
Ses yeux sont allés se poser sur le schéma que j’avais tracé sur le sol avant de revenir vers moi.
Il a haussé les épaules et a eu un geste étrange, avec ses deux mains.
— Qu'est-ce qui est beaucoup mais pas tout ?
J’ai cru qu’il s’agissait d’une énigme philosophique avant de comprendre qu’il cherchait un
mot. J’ai levé une main et attrapé deux de mes doigts.
— Quelques-uns ? ai-je annoncé.
J’ai pris trois doigts.
— La plus grande partie ?
Tempi observait mes mains avec intérêt en hochant la tête.
— Plus grande partie, a-t-il répété en s’agitant. Je connais plus grande partie. Parler trop vite.
— Nous sommes à la recherche de certains hommes. (J’ai réprimé un soupir en le voyant
détourner son regard dès que j’ai ouvert la bouche.) Nous essayons de les retrouver.
Il a hoché la tête.
— Oui. Chasser des hommes, a-t-il dit en insistant sur ce mot. Chasser des visantha.
Il savait au moins pourquoi nous étions là.
J’ai tendu la main pour toucher une des lanières de cuir qui fermaient sa chemise. Elle était
étonnamment douce.
— Pour chasser ? Vous avez d’autres vêtements ? Pas rouges ?
Tempi a baissé les yeux sur sa tenue en agitant les doigts. Puis il est allé prendre son sac et en a
tiré une chemise de toile grise qu’il m’a montrée.
— Pour chasser. Pas pour se battre.
Je n’étais pas certain de ce que signifiait cette distinction mais je ne voulais pas insister sur ce
sujet pour le moment.
— Que ferez-vous si les visantha vous trouvent dans la forêt ? Parler ou combattre ?
Il a paru réfléchir un instant.
— Pas bon pour parler, a-t-il avoué. Visantha ? Combattre.
J’ai hoché la tête.
— Un bandit, combattre. Deux bandits, parler.
— Deux, je peux combattre.
— Combattre et gagner ?
Il a haussé les épaules et désigné Dedan, occupé à nettoyer le sol scrupuleusement avant d’y
déposer sa couverture.
— Comme lui ? Trois ou quatre. (Il a tendu la main, la paume vers le haut, comme s’il m’offrait
quelque chose.) Si trois bandits, combattre. Si quatre, parler mon mieux. Attendre trois nuits et… (il
a fait un geste très élaboré des deux mains)… mettre feu aux tentes.
Je me suis détendu, soulagé qu’il ait pu suivre la conversation que nous avions eue plus tôt.
— Oui. Bien. Merci.
Nous avons tranquillement dîné ce soir-là d’un peu de soupe, de pain et d’un morceau de
fromage peu goûteux acheté à Crosson. Dedan et Hespe se sont taquinés gentiment pendant que
Marten et moi nous interrogions sur le temps qu’il allait faire pendant les jours à venir.
À part cela, nous n’avons pas dit grand-chose. Deux d’entre nous en étaient déjà venus aux
mains. Nous avions parcouru plus de cent cinquante kilomètres depuis notre départ de Severen et
nous étions tous parfaitement conscients du sale boulot qui nous attendait.
— Attendez ! s’est soudain écrié Marten en me regardant. Et s’ils vous attrapaient, vous ? Nous
avons un plan au cas où les bandits nous trouveraient. Nous partons avec eux et vous venez nous
rejoindre le troisième jour.
— N’oubliez pas de distraire leur attention, ce soir-là.
— Mais s’ils vous attrapent ? a insisté Marten, l'air anxieux. Moi, je connais rien à la magie. Je
peux pas garantir que je serais capable de les traquer en pleine nuit. C’est possible, mais suivre une
piste c’est quand même…
— Je ne suis qu’un musicien inoffensif, ai-je déclaré. J’ai eu quelques contrariétés avec la fille
du baronnet Banbride et j’ai décidé qu’il valait mieux me faire oublier un moment. Ils vont
certainement vouloir me faire les poches, mais comme je n’ai pas grand-chose, ils me laisseront sans
doute repartir, tout simplement. Je peux me montrer assez persuasif et je n’ai pas l’air très menaçant.
Dedan a une fois de plus marmonné quelque chose que j’ai été content de ne pas entendre.
— Marten a raison de s’inquiéter ! s’est exclamée Hespe. Et s’ils vous emmenaient avec eux ?
C’était une hypothèse que je n’avais pas envisagée mais, plutôt que de finir la soirée sur une
note discordante, j’ai regardé mes compagnons avec un sourire plein d’assurance.
— Si jamais ils m’emmenaient jusqu’à leur camp, je pourrais les tuer tous sans aucun problème,
ai-je déclaré en haussant les épaules avec une nonchalance exagérée. Je vous retrouverais à notre
camp une fois le travail achevé.
C’était censé être une blague et j’étais sûr que Marten au moins serait amusé de cette repartie
désinvolte. Mais, une fois de plus, j’avais sous-estimé la superstition vintish et mon commentaire a
été accueilli par un silence inconfortable.
Après cela, nous n’avons plus dit grand-chose. Nous avons tiré au sort les tours de garde et
éteint le feu.
5

SIGNES

Après le petit déjeuner, Marten a entrepris de m'apprendre comment chercher la piste des
bandits. N’importe qui est capable de repérer un lambeau de chemise accroché à une branche ou une
empreinte de pied dans la boue, cependant ces choses n’arrivent jamais, dans la réalité. Dans les
pièces de théâtre, c’est un ressort dramatique des plus traditionnels mais, franchement, avez-vous
déjà déchiré vos vêtements au point d’en laisser un morceau derrière vous ?
Ceux que nous pourchassions étaient très habiles, aussi nous ne pouvions compter sur eux pour
commettre des erreurs si grossières. Ce qui signifiait que Marten était le seul parmi nous à savoir ce
qu’il fallait chercher.
— Les brindilles cassées…, a-t-il dit. Dans les fourrés épais, vous les trouverez au niveau de
la taille et des chevilles. (Il a fait mine d’avancer dans des broussailles en donnant des coups de pied
et en écartant les branchages avec les mains.) Comme les cassures sont difficiles à voir, regardez
plutôt les feuilles. Qu’est-ce que vous voyez, là ?
Il a indiqué un buisson près de nous et j’ai vu que l’extrémité de la branche était cassée en deux.
— Quelqu’un est passé par là, alors ? ai-je remarqué.
Marten a remonté l’arc qui glissait sur son épaule.
— Moi, la nuit dernière, a-t-il répondu. Vous voyez comme même les feuilles de la partie
intacte commencent à se flétrir ? Cela signifie que quelqu’un est passé par là il y a moins d’une
journée. Deux ou trois jours de plus, et les feuilles brunissent et meurent. Si vous remarquez ces deux
signes côte à côte…
Il m’a interrogé du regard.
— Cela veut dire que quelqu’un a emprunté ce passage plus d’une fois, et à plusieurs jours
d’intervalle, ai-je répondu.
Il a hoché la tête.
— Puisque je serai devant pour tenter de repérer les bandits, c’est vous qui allez garder le nez à
ras de terre. Si vous trouvez quelque chose dans ce genre, vous m’appelez.
— Appeler ? s’est étonné Tempi.
Il a mis ses mains en coupe autour de sa bouche, tournant la tête en tous sens. Il a ensuite
désigné les arbres d’un grand geste et porté la main à l’oreille, comme s’il écoutait.
Marten a froncé les sourcils.
— Vous avez raison, a-t-il dit en se frottant la nuque. Bon sang ! on n’a pas réfléchi à ça !
Je lui ai souri.
— Moi, si, ai-je répliqué en tirant de ma poche un sifflet grossier que j’avais taillé la veille au
soir.
Il ne produisait que deux notes, mais il n’en fallait pas plus. Je l’ai porté à ma bouche et j’ai
soufflé dedans. Ta-ta Di. Ta-ta Di.
— Ah ! s’est exclamé Marten avec un grand sourire. C’est un engoulevent, pas vrai ? C’est à s’y
tromper… Malheureusement, on appelle aussi cet oiseau la crécelle de nuit. De nuit, a-t-il répété
avec un sourire navré. Le genre de truc à accrocher l’oreille de celui qui connaît bien la forêt aussi
sec qu’un hameçon, si vous soufflez là-dedans chaque fois que vous avez quelque chose à me
montrer.
— Par les mains noircies ! ai-je juré en regardant mon sifflet. J’aurais dû y penser.
— C’est pas une si mauvaise idée, a protesté Marten. Suffit simplement de choisir un autre
oiseau, et pas un nocturne, cette fois-ci. Pourquoi pas le siffleur doré ?
Il a sifflé deux notes aiguës.
— D’accord. Je ferai un autre sifflet ce soir. (J’ai ramassé une brindille de chêne que j’ai
cassée en deux puis je lui en ai tendu la moitié.) Pour aujourd’hui, cela devrait suffire, si je dois vous
faire signe.
Il a considéré le petit bout de bois avec curiosité.
— Comment ce truc-là va-t-il nous aider ?
— Voici ce que je ferai, si j’ai besoin de vous contacter.
Je me suis concentré, j’ai prononcé une formule de liaison et j’ai agité le bout de brindille que
j’avais conservé.
Marten a fait un bond en arrière en lâchant son morceau de bois comme s’il lui brûlait les
doigts, mais je dois reconnaître qu’il n’a pas crié.
— Au nom de tous les enfers ! qu’est-ce que c’est que ça ? a-t-il craché en agitant la main.
— Marten, je suis désolé ! me suis-je écrié, le cœur battant. C’est simplement une petite
démonstration de sympathisme. (En voyant une ride se creuser sur son front, j’ai changé de tactique.)
C’est un genre de tour de magie, un peu comme si j’avais lié ces deux morceaux de bois avec une
ficelle magique.
Je me suis dit qu’Elxa Dal se serait étranglé de rage à cette description, mais j’ai poursuivi :
— Ces deux morceaux sont unis, alors quand je bouge le mien…
J’ai levé la main et le bout de brindille qui gisait dans l’herbe s’est élevé dans les airs. Je me
suis rapproché, de façon que Marten voie les deux morceaux bouger de conserve.
— C’est comme une marionnette avec un fil invisible, sauf qu’il ne s’emmêle jamais et ne
s’accroche nulle part.
— Et avec quelle force ça va me tirer ? a-t-il demandé d’une voix méfiante. Je voudrais pas
qu’il me fasse tomber, si j’ai grimpé dans un arbre.
— Ce sera moi, à l’autre bout du fil, et je l’agiterai juste un peu. Comme un flotteur sur une
ligne de pêche.
Marten s’est détendu.
— C’est que ça m'a surpris, votre truc !
— C’est ma faute, j’aurais dû vous prévenir.
J’ai ramassé la brindille et la lui ai tendue avec une désinvolture délibérée, comme si ce n’était
qu’un bout de bois ordinaire. Ce n’était qu’un bout de bois tout à fait ordinaire, bien entendu, mais
Marten avait besoin d’être rassuré sur ce point. Comme disait Teccam, il n’est rien de plus difficile
au monde que de convaincre quelqu’un d’une vérité qui lui est inconnue.

Marten nous a appris à voir si les feuilles ou les aiguilles sur le sol avaient été dérangées, si
l’on avait marché sur les pierres, ou si les mousses et lichens avaient été dégradés par le passage
d’un être humain.
Le vieux traqueur était étonnamment bon professeur. Il ne nous accablait pas de son savoir avec
condescendance, ne s’adressait pas à nous comme à des enfants et accueillait favorablement toutes
nos questions. Même le langage succinct de Tempi ne le rebutait pas.
Nous y avons passé la demi-journée. Au moment où je pensais qu’il en avait fini de ses
explications, il a tourné les talons pour nous ramener au camp.
— Nous sommes venus par là, ai-je protesté. Si l’on doit s’exercer, autant le faire dans l’autre
direction.
Ignorant ma remarque, Marten a continué à avancer.
— Dites-moi ce que vous voyez, a-t-il dit simplement.
Au bout de quelques pas, Tempi a pointé son index.
— Mousse, a-t-il dit. Mon pied. Moi marcher.
Tout à coup ce que Marten était en train de faire prit sens, les traces que nous avions laissées à
l’aller me sont apparues. Durant les deux heures suivantes, nous avons remonté notre propre piste et
Marten nous a montré chaque indice trahissant notre présence : une éraflure sur le tronc d’un arbre, un
caillou fraîchement brisé, des aiguilles de pin décolorées parce qu’elles avaient été retournées.
Le détail le plus humiliant, ç'a été la poignée de feuilles vertes qui jonchaient le sol en un demi-
cercle presque parfait. Marten a haussé un sourcil et j’ai rougi. Je les avais machinalement arrachées
à un buisson voisin tout en écoutant les explications du traqueur.
— Réfléchissez à deux fois avant de faire quoi que ce soit et progressez avec prudence, nous a
conseillé Marten. Et surveillez-vous l’un l’autre. C’est à un jeu dangereux que nous jouons.
Ensuite, il nous a montré comment dissimuler les traces de notre passage. Il est rapidement
apparu évident qu’un indice mal maquillé était souvent plus évident que ceux laissés intacts. Aussi,
nous avons passé les deux heures suivantes à tenter de corriger nos erreurs et à repérer les traces que
les autres avaient essayé de maquiller.
L’après-midi était bien avancé quand Tempi et moi avons commencé notre exploration de cette
étendue de forêt plus vaste que la plupart des baronnies. Nous progressions en zigzaguant, à la
recherche du moindre signe pouvant indiquer la présence des bandits.
J’ai pensé aux journées interminables qui nous attendaient. Sur le moment, j’avais trouvé
l’exploration des Archives très ennuyeuse, mais à côté de la traque aux indices dans une forêt si
vaste, la chasse au gram équivalait tout au plus à un saut chez le boulanger pour s’y procurer du pain.
Aux Archives, je pouvais toujours découvrir quelque chose par hasard. J’y avais mes amis, je
pouvais profiter de leur conversation, de leurs plaisanteries et jouir de leur affection. En jetant un
coup d’œil à Tempi, je me suis rendu compte que je pouvais compter les mots qu’il avait prononcés
ce jour-là : vingt-quatre, et le nombre de fois que j’avais croisé son regard : trois.
Combien de temps cela prendrait-il ? Dix jours ? Vingt ? Tehlu miséricordieux ! serais-je
capable de tenir un mois ici sans devenir fou ?
J’étais accablé de pensées si lugubres que j'ai ressenti un immense soulagement en remarquant
une griffure sur l’écorce d’un tronc puis une touffe d’herbe orientée différemment des autres.
Craignant que ce ne soit qu’un faux espoir, j’ai fait signe à Tempi.
— Tu vois quelque chose, par là ?
Il a hoché la tête, tripoté le col de sa chemise puis a désigné la touffe d’herbe que j’avais
remarquée. Il a ensuite indiqué une racine à fleur de terre fraîchement éraflée qui avait échappé à
mon attention.
Presque grisé d’excitation, j’ai sorti ma brindille de chêne pour prévenir Marten, et cette fois-
ci, je l’ai maniée très délicatement.
Il n’est apparu que quelques minutes plus tard mais j’avais déjà eu le temps d’imaginer trois
façons de s’y prendre pour traquer et éliminer ces brigands, de composer cinq lettres à l’adresse de
Denna où je faisais amende honorable et de décider que, dès mon retour à Severen, je ferais un don à
l’Église de Tehlin en remerciements de ce miracle.
Je m’étais attendu à ce que Marten soit irrité que nous l’ayons rappelé si vite, mais il n’en
paraissait rien.
J’ai désigné l’herbe, l’écorce et la racine.
— C’est Tempi qui a remarqué la racine, ai-je précisé, tenant à lui accorder le crédit qu’il
méritait.
— Beau travail. Il y a aussi par là une branche cassée, a déclaré Marten en faisant un signe vers
la droite.
Je me suis tourné dans la direction que la piste semblait indiquer.
— On dirait qu’ils ont pris vers le nord pour s’éloigner de la route, ai-je annoncé. Vous pensez
qu’il vaut mieux se lancer dès maintenant sur leurs traces, ou attendre demain matin, quand nous
serons plus frais ?
Marten m’a regardé d’un air navré.
— Bon sang ! mon garçon ! ce sont de vrais signes de piste. Ils sont trop rapprochés, trop
évidents… C’est moi qui les ai laissés. Je voulais m’assurer que vous alliez pas baisser la garde
après quelques minutes.
L’excitation qui gonflait ma poitrine a volé en éclats, tel un bocal de verre tombé d’une étagère.
J’ai dû avoir l’air si accablé par cette révélation qu’il m’a souri gentiment.
— Désolé, j’aurais dû vous prévenir. J’ai l’intention de faire la même chose chaque jour. C’est
la seule façon que j’ai de vous tenir en alerte. Vous savez, c'est pas la première fois que je dois
trouver une aiguille dans une meule de foin…

La troisième fois que nous avons appelé Marten, il a proposé un pari. Tempi et moi gagnerions
un demi-sou pour chaque indice que nous verrions et lui gagnerait un bit d’argent pour chacun de ceux
que nous aurions manqués. J'ai sauté sur la proposition. Non seulement cela nous aiderait à garder
l’œil ouvert, mais à cinq contre un, l’offre semblait plutôt généreuse.
Le reste de la journée a passé rapidement. Tempi et moi avons négligé quelques signes : une
bûche dérangée, des feuilles dispersées et une toile d’araignée déchirée. J’ai trouvé le dernier
exemple assez injuste mais malgré cela, quand nous avons regagné le camp, Tempi et moi avions
deux sous d’avance.
Pendant le repas, Marten a raconté l’histoire du fils d’une jeune veuve qui quitte le foyer pour
aller chercher fortune. Un rétameur lui vend une paire de bottes magiques qui lui permettent de sauver
une princesse enfermée dans une tour tout en haut des montagnes.
Dedan hochait la tête tout en mangeant. Très bon public, Hespe riait à certains moments, avait le
souffle coupé à d’autres. Tempi, lui, est resté assis sans bouger, les mains sur les genoux, ne faisant
pas montre de l’agitation à laquelle je m’étais attendu. Il a conservé cette attitude pendant tout le
récit, écoutant avec attention pendant que son dîner refroidissait.
C’était une bonne histoire. Il y avait un géant affamé et un jeu de devinettes, mais le fils de la
veuve était malin. À la fin, il ramenait la princesse chez lui et l’épousait. C’était une histoire des plus
familières et l’écouter m’a rappelé ces jours lointains où moi aussi j’avais un foyer et une famille.
6

TONS

Le lendemain, Marten est parti en compagnie d’Hespe et Dedan tandis que Tempi et moi
restions surveiller le camp. N’ayant rien d’autre à faire, j’ai ramassé du petit bois, fouillé dans les
taillis à la recherche de plantes comestibles puis rapporté de l’eau d’une source voisine. Ensuite, j’ai
défait mes bagages, trié leur contenu et tout rangé dans mon sac de voyage.
Tempi a démonté son épée et méticuleusement nettoyé et graissé toutes les pièces. Il n’avait pas
l’air de s’ennuyer mais, une fois de plus, il n’avait jamais l’air de quoi que ce soit.
Vers midi, j’étais presque fou d’ennui. J’aurais bien lu, mais je n’avais pas apporté de livre.
J’aurais bien ajouté quelques poches à ma cape élimée, mais je n’avais pas de tissu à sacrifier.
J’aurais bien joué du luth, mais le luth des musiciens itinérants est conçu pour se faire entendre par-
dessus le brouhaha d’une salle de taverne. Dans la forêt, le son aurait porté à des kilomètres.
J’aurais bien discuté avec Tempi, mais tenter de converser avec lui, c’était comme vouloir
jouer à la balle avec un puits.
Pourtant, c’était la seule option qui me restait. Je suis allé le trouver. Il avait terminé de
nettoyer son épée et arrangeait la tresse de cuir qui protégeait la poignée.
— Tempi ?
Il a posé son arme et s’est levé. Il s’est retrouvé désagréablement proche de moi, à moins de
trente centimètres. Il a alors hésité et froncé les sourcils. En fait, seule une fine ligne est apparue sur
son front et il a pincé légèrement les lèvres, mais sur le visage inexpressif de Tempi, cela sautait aux
yeux, comme un mot écrit à l’encre rouge.
Il a reculé de deux bons pas, a jaugé du regard l’espace entre nous et s’est avancé un peu.
Quelque chose m’est soudain venu à l’esprit.
— Tempi, quelle est la distance que les Adems respectent entre eux ?
Il m’a considéré un instant d’un œil vide puis un sourire timide a éclairé son visage, le faisant
paraître soudain très jeune.
— Malin. Oui. Différent chez Adems. Pour vous, près.
Il s’est avancé jusqu’à se retrouver de nouveau désagréablement proche de moi puis est revenu
à sa place.
— Pour moi ? ai-je demandé. C’est différent pour les autres personnes ?
Il a hoché la tête.
— Oui.
— C’est comment, pour Dedan ?
Il a agité les doigts.
— Compliqué.
J’ai senti ma curiosité naturelle reprendre le dessus.
— Tempi, vous voulez bien m’apprendre ces choses ? m'enseigner votre langage ?
— Oui. S’il vous plaît. Oui.
Et bien que son visage n’ait rien trahi de cela, j’ai senti dans sa voix un immense soulagement.

À la fin de l’après-midi, j’avais appris tout un tas de mots en adémic, et la plupart n’avaient
guère d’utilité. La grammaire restait un mystère, mais cela commence toujours ainsi. Heureusement,
les langues sont comme les instruments de musique : plus vous jouez d’instruments, plus il vous est
facile d’en apprendre un autre. L’adémic était la quatrième langue que j’apprenais.
Notre problème principal, c’était que l’aturan de Tempi n’était pas très bon, ce qui fait que nous
avions peu de fond commun. Aussi avons-nous dessiné sur le sol, pointé du doigt et agité nos mains.
À plusieurs reprises, quand les gestes ne suffisaient pas, nous avons fini par nous livrer à une espèce
de pantomime afin de faire passer la signification de certains mots. C’était bien plus divertissant que
ce à quoi je m’étais attendu.
Ce premier jour, il y a eu une pierre d’achoppement. J’avais appris une dizaine de mots et
pensais à un autre qui pourrait m’être utile. J’ai fermé le poing et fait semblant de frapper Tempi.
— Fre-aht, a-t-il dit.
— Fre-aht, ai-je répété.
Il a secoué la tête.
— Non. Fre-aht.
— Fre-aht, ai-je répété consciencieusement.
— Non, a-t-il dit d’une voix ferme. Fre-aht, c’est… (Il a dénudé ses dents et fait jouer sa
mâchoire, comme s’il mordait dans quelque chose.) Fre-aht.
Et il a frappé du poing dans la paume de sa main.
— Fre-aht, ai-je dit.
— Non. Fre-aht.
J’étais stupéfait par le ton condescendant de sa voix.
Je me suis embrasé.
— C’est exactement ce que je dis. Fre-aht ! Fre-aht ! Fre…
Tempi a tendu le bras et m’a calotté du plat de la main. C’était le geste qu’il avait eu deux jours
plus tôt avec Dedan, celui qu’avait eu mon père quand je me conduisais mal en public. Le coup
n’était pas assez fort pour faire mal, c’était simplement surprenant. Cela faisait des années que je
n’avais pas eu droit à un traitement pareil.
Ce qu’il y avait de plus surprenant, c’était que je n’avais rien vu venir. Son geste délié avait été
plus rapide qu’un claquement de doigts. Il ne paraissait pas avoir voulu m’insulter mais simplement
obtenir mon attention.
Il a soulevé ses cheveux clairs et désigné son oreille.
— Écouter, a-t-il dit d’une voix sévère. (De nouveau, il a montré les dents, comme pour mordre
dans un fruit.) Fre-aht. (Il a montré le poing.) Fre-aht.
Et là, j’ai entendu. Ce n’était pas tant le son du mot lui-même, qui importait, mais sa cadence.
— Fre-aht, ai-je répété.
— Oui. Bien, a-t-il fait avec un de ses rares sourires.
J’ai alors dû réapprendre tous les mots que j’avais appris, en prenant leur rythme en compte.
Peu à peu, j’ai découvert que chacun d’eux avait une signification différente selon la cadence des
sons qui le composait.
J’ai appris les phrases-clés du genre : « Qu’est-ce que ça veut dire ? » et « Expliquez plus
lentement » en plus d’une dizaine de termes tels que : combat, épée, main, danse. Le mime auquel j’ai
dû me livrer pour parvenir à lui faire comprendre ce dernier mot nous a fait bien rire, tous les deux.
C’était fascinant. Les cadences définissant chaque mot signifiaient que le langage lui-même
avait une sorte de musique. Je n’ai pu m'empêcher de me demander…
— Tempi, à quoi ressemblent vos chansons ?
Comme il me regardait d’un œil rond, j’ai reformulé ma question :
— Vous pouvez me chanter une chanson adem ?
— Qu’est-ce que c’est, chanson ? a-t-il demandé.
Je me suis éclairci la voix et j’ai chanté :

Plumes au bonnet et à la bouche un sifflet,


La petite Jenny s’en allait sans souliers,
Cherchant un beau gars avec qui s’amuser.
Ses lèvres étaient douces comme le miel
Et sa langue piquante comme le fiel.

Ses yeux s’étaient agrandis, pendant que je chantais, et il en était resté pratiquement bouche bée.
— Vous ? ai-je fait en pointant sa poitrine. Vous pouvez chanter une chanson adem ?
Il a rougi violemment et toutes sortes d’émotions se sont succédé sans fard sur son visage :
l’étonnement, l’horreur, l’embarras, le dégoût… Il s’est levé, a détourné la tête et s’est lancé dans un
discours en adémic que j’ai été incapable de suivre. On aurait dit que je venais de lui demander de se
mettre nu et de danser pour moi.
— Non, a-t-il fini par dire en recouvrant son sang-froid, bien que son visage ait été encore
empourpré. Non. (Il a regardé le sol, s’est touché la poitrine et a secoué la tête.) Non. Pas de chanson
adem.
Je me suis levé à mon tour, ne sachant ce que j’avais pu dire pour le mettre dans un tel état.
— Tempi. Je suis désolé.
Il a secoué la tête.
— Non. Pas désolé. Compliqué, a-t-il dit avant de s’éloigner.
7

LA LUNE JALOUSE

Ce soir-là, Marten a tiré trois lapins bien gras. J'ai déterré des racines, cueilli quelques herbes
et, avant même que le soleil soit couché, nous étions réunis tous les cinq pour dîner. Notre repas était
amélioré par deux miches de pain frais, du beurre et un fromage local dépourvu de nom qui
s’émiettait entre les doigts.
Comme la bonne humeur régnait après une journée de beau temps, nous avons eu droit à
d’autres histoires.
Hespe a choisi un conte étonnamment romantique, à propos d’une reine qui aimait l’un de ses
jeunes serviteurs. Elle nous l’a narré avec une certaine passion et les regards qu’elle lançait à Dedan
en parlant de l’amour de cette souveraine en disaient long.
Ce dernier, cependant, n’a rien remarqué et, avec une inconscience rare, s’est lancé dans une
histoire qu’il avait entendue à l’auberge du Vieux Chêne. Une histoire de Felurian…
— Le gars qui me l’a racontée devait pas être plus vieux que notre Kvothe, a-t-il commencé. Et
si vous l’aviez entendu parler, vous auriez vu que c'était pas le genre à inventer un truc pareil. (Le
mercenaire s’est tapoté la tempe d’un air entendu.) Écoutez et vous jugerez par vous-mêmes si ça vaut
le coup de le croire.
Comme je l’ai déjà dit, Dedan avait la langue bien pendue et l’esprit plus éveillé qu’on aurait
pu le croire, quand il se donnait la peine de le mettre à contribution. Malheureusement, ce soir-là, si
sa langue allait bon train, sa jugeote était en veilleuse.
« Depuis la nuit des temps, les hommes craignent cette partie de la forêt. Pas parce qu’ils ont
peur de se perdre ou de faire des mauvaises rencontres. (Il a secoué la tête.) Non. On dit que c’est la
demeure des créatures de Fae.
Des lutins aux pieds fourchus qui dansent quand la lune est pleine. Des choses noires aux longs
doigts qui volent les nourrissons dans les berceaux. Nombreuses sont les femmes, jeunes ou vieilles,
qui laissent du pain et du lait le soir sur le rebord des fenêtres. Et les hommes, en bâtissant leur
maison, s’assurent que toutes les portes sont alignées du même côté.
Il y en a pour les dire superstitieux, mais ils connaissent la vérité. Le plus simple est d’éviter
les créatures de Fae mais, à part ça, il vaut mieux rester dans leurs bonnes grâces.
Voici l’histoire de Felurian. La dame du Crépuscule. La dame du Premier Silence. Felurian, qui
est la mort des hommes, mais une mort heureuse vers laquelle ils vont volontiers. »
Tempi a inspiré profondément. Cet acte presque imperceptible parvenait à attirer l’œil, car
l’Adem continuait de garder une immobilité parfaite pendant les histoires racontées à la veillée.
— Felurian, a-t-il dit. Mort des hommes. Elle est… Elle est sentin ?
Il a levé les mains et fait semblant de serrer quelque chose. Comme nous ne comprenions pas, il
a touché son épée.
— Non, ai-je dit. Ce n’est pas une Adem.
Il a secoué la tête et désigné l’arc de Marten.
— Non, ai-je repris. Ce n’est pas une guerrière. Elle…
J’ai laissé ma phrase en suspens, incapable de trouver un moyen d’expliquer comment Felurian
s’y prenait pour tuer les hommes, en particulier si j’étais forcé de recourir à des gestes. Désespéré,
j’ai lancé à Dedan un regard implorant.
Ce dernier n’a pas hésité un instant.
— Le sexe, quoi…, a-t-il lâché simplement. Tu connais le mot « sexe » ?
Tempi a cligné des yeux puis éclaté de rire et Dedan a semblé se demander comment prendre sa
réaction.
— Oui, a répondu Tempi, moi connaître.
Dedan a souri.
— Eh bien, c’est comme ça qu’elle tue les hommes.
Un instant, l’Adem est resté impassible puis une expression d’horreur s’est affichée sur son
visage. Non, ce n’était pas de l’horreur mais un profond dégoût. Sa main s’est refermée à plusieurs
reprises de façon étrange.
— Comment ?
Dedan a ouvert la bouche, comme pour se lancer dans une explication, mais aucun mot n’est
sorti de ses lèvres. Puis il a esquissé un geste et s’est figé, jetant à Hespe un regard embarrassé.
Hespe a eu un rire de gorge et s’est tournée vers Tempi. Après avoir réfléchi un instant, elle a
fait semblant de tenir quelqu’un dans ses bras et de l’embrasser. Puis elle s’est mise à tapoter sa
propre poitrine en rythme pour figurer les battements d’un cœur. Elle a accéléré le mouvement,
toquant de plus en plus vite, puis a cessé brusquement en serrant le poing, les yeux grands ouverts.
Son corps s’est tendu comme un arc avant de se relâcher, et sa tête a roulé sur le côté. Dedan a
applaudi en riant.
— Exactement ! s'est-il exclamé. Mais des fois… (il s’est frappé la tempe, a claqué des doigts,
et s’est mis à loucher en tirant la langue)… fou !
Tempi s’est détendu, visiblement soulagé.
— Compris. Oui.
Dedan a hoché la tête et a repris le cours de son récit. « Felurian, celle que tous les hommes
désirent. Une beauté sans pareille. (À l’adresse de Tempi, il a fait mine de brosser une longue
chevelure.)
Il y a vingt ans de ça, le père et l’oncle du gars qui m’a raconté cette histoire chassaient donc
par ici quand le soleil a commencé à se coucher. Comme ils s’étaient attardés plus que prévu, ils ont
décidé de rentrer chez eux en coupant par la forêt, au lieu d’emprunter la route, comme font ceux qui
ont un peu de jugeote.
Cela ne faisait pas très longtemps qu’ils marchaient quand ils ont entendu les échos d’une
chanson dans le lointain. Ils ont obliqué dans cette direction, croyant se rapprocher de la route mais,
au lieu de ça, ils se sont retrouvés en lisière d’une petite clairière. Et là se tenait Felurian, qui
chantait doucement toute seule :

Cae-Lanion Luhial
di mari Felanua
Kreata Tu ciar
tu alaran di
Dirella. Amauen.
Lœsi an delan
tu nia vor ruhlan
Felurian thae. »

Bien que Dedan n’ait sans doute pas rendu justice à la musique, j’ai frissonné en l’entendant.
Cette mélodie envoûtante et étrange était inconnue de moi. Je n’ai pas reconnu non plus la langue, pas
même un seul mot.
Dedan a hoché la tête en remarquant ma réaction.
— Plus que toute autre chose, c’est cette chanson qui fait que l’histoire de ce garçon sonne
juste. J’ai pas la moindre idée de ce que ça veut dire, mais les paroles sont restées gravées dans mon
esprit, même s’il l’a chantée qu’une fois.
« Alors les deux frères sont restés là, serrés l’un contre l’autre en lisière de la clairière. La lune
était pleine et ils y voyaient comme en plein jour. La longue chevelure de la femme tombait jusqu’à sa
taille mais, à part ça, il était évident qu’elle était nue comme le dos de la main. »
J’ai toujours apprécié les histoire de Felurian mais, lorsque j’ai jeté un coup d’œil vers Hespe,
mon enthousiasme s’est refroidi : elle couvait Dedan d’un regard mauvais, mais ce dernier ne se
rendait compte de rien.
« Elle était grande et avait de longues jambes gracieuses. Sa taille était fine et ses hanches
arrondies appelaient les caresses. Son ventre était lisse, tel un morceau d’écorce de bouleau sans
défaut et le creux de son nombril semblait fait pour être baisé. »
À ce point du récit, les yeux d’Hespe n’étaient plus que des fentes, mais ses lèvres pincées
jusqu’à ne former qu’un trait étaient encore plus éloquentes. Laissez-moi vous donner un conseil : si
vous voyez un jour cette expression-là sur le visage d’une femme, taisez-vous sur-le-champ et
asseyez-vous sur vos mains. Cela ne réglera peut-être pas le problème mais vous empêchera au
moins d’aggraver les choses.
Malheureusement, Dedan a poursuivi, agitant ses mains énormes dans la lumière des flammes.
« Ses seins étaient pleins et fermes, telles des pêches prêtes à être cueillies. Même la lune
jalouse, celle qui dépouille de leur couleur toutes les choses, ne pouvait altérer la roseur de sa…»
Hespe a craché de dégoût et s’est levée.
— Je m’en vais, a-t-elle annoncé d’un ton glacial que même Dedan ne pouvait manquer.
— Quoi ? s’est exclamé ce dernier, figé dans le geste d’empoigner à pleines mains une paire de
seins imaginaires.
Elle est partie à grands pas en marmonnant.
Dedan a laissé retomber ses mains sur ses genoux. Le temps d’un souffle, l’expression de son
visage est passée de la confusion à la colère, puis il s’est levé à son tour et a brossé son pantalon du
revers de la main pour le débarrasser des brindilles qui s’y étaient accrochées. Ensuite, il a pris sa
couverture et a commencé à s’éloigner du feu.
— Est-ce que les deux frères se lancent à sa poursuite et que le père du jeune homme reste en
arrière ? lui ai-je demandé.
Dedan m’a regardé par-dessus son épaule.
— Vous avez déjà entendu l’histoire, alors ! Pourquoi vous avez rien dit, quand j’ai commencé
à… ?
— Non, je ne fais qu’essayer de deviner, me suis-je empressé de dire. Je déteste ne pas pouvoir
entendre une histoire jusqu’au bout.
— Le père se prend le pied dans un trou de lapin et se fait une entorse, a-t-il ajouté d’un ton
brusque. Et pour ce qui est de l’oncle, on l’a jamais revu.
L’air sombre, il a disparu dans l'obscurité.
J’ai imploré Marten du regard mais il a secoué la tête.
— Non, a-t-il dit à voix basse. Pour rien au monde je ne voudrais m’en mêler. Essayer de
l’aider, maintenant, ce serait comme vouloir éteindre un incendie à mains nues. Très douloureux et
parfaitement vain.
Tempi a commencé à s'installer pour la nuit et Marten m’a interrogé du regard en décrivant un
cercle avec le doigt pour me demander si je prenais le premier quart de veille. J’ai acquiescé et il a
étalé sa couverture sur le sol.
— On a beau être très attiré par certaines choses, a-t-il dit, il faut savoir évaluer les risques.
Savoir à quel point vous les voulez et jusqu’à quel point vous êtes prêt à vous brûler les mains.
J’ai étouffé le feu et une nuit noire est descendue sur la clairière. Je me suis allongé sur le dos
pour regarder les étoiles et j’ai songé à Denna.
8

BARBARES

Le lendemain, Tempi et moi sommes restés au camp pendant que Dedan et Hespe retournaient à
Crosson chercher des provisions. Marten a trouvé un terrain plat près d’un ruisseau et nous y avons
déménagé nos affaires, creusé les feuillées et préparé un feu.
Tempi semblait d’humeur à discuter, pendant que nous nous affairions, mais cette perspective
m’inquiétait un peu. Comme je l’avais offensé en l’interrogeant à propos du Lethani, je savais qu’il
me fallait éviter le sujet. Mais si je l’avais heurté en lui demandant simplement de chanter, comment
deviner les points qu’il valait mieux ne pas aborder ?
Son impassibilité, conjuguée à son refus de me regarder dans les yeux, demeurait le problème
essentiel. Comment avoir une conversation sensée quand vous n’avez aucune idée de ce que ressent
votre interlocuteur ? C’était comme tenter de se déplacer les yeux bandés dans une maison inconnue.
Aussi n’ai-je pas voulu prendre de risques et lui ai-je simplement demandé de m'enseigner
d’autres mots pendant que nous travaillions. C’étaient des noms d’objet, pour la plupart, étant donné
que nos mains étaient trop occupées pour nous lancer dans le mime.
Pour Tempi, c’était aussi l’occasion d’améliorer son aturan. J’ai remarqué que plus je faisais
d’erreurs dans sa langue, plus il semblait à l’aise pour s’exprimer.
Je commettais donc beaucoup d’erreurs. De temps à autre, j’avais même tant de mal à
comprendre que Tempi était obligé de répéter ses explications en s’y prenant de manière différente.
Tout cela en aturan, bien entendu.
Vers midi, nous avions terminé de dresser le camp. Marten est parti chasser et Tempi s’est étiré
avant de se livrer à son rituel qui s’apparentait à une danse lente. Après avoir répété cet exercice, il
était couvert d’un voile de sueur et m’a annoncé qu’il allait se baigner.
Une fois seul, j’ai fait fondre quelques bouts de chandelle pour façonner deux petits simulacres
de cire. Cela faisait des jours que j’attendais de pouvoir le faire. Ce genre d’activité n’étant déjà pas
très bien vu à l’Université, j’avais tout intérêt à faire preuve de la plus grande discrétion au Vintas.
Ce n’était pas un travail d’une grande élégance, car les chandelles ne constituent pas un
matériau aussi adapté que la cire d’arcaniste, mais même des figurines grossières peuvent s’avérer
d’une efficacité redoutable. Après les avoir rangées dans mon sac, je me suis senti un peu mieux
préparé pour affronter la suite des événements.
Je finissais de nettoyer mes mains des dernières traces de cire quand Tempi est revenu de sa
baignade. Il était nu comme l’enfant qui vient de naître et seul mon passé d'acteur m’a permis de
garder contenance.
Après avoir accroché dans les branches ses vêtements mouillés, Tempi est venu vers moi sans
faire preuve du moindre embarras.
Il pinçait quelque chose entre le pouce et l’index.
— C’est quoi ? a-t-il demandé en écartant légèrement les doigts.
Je me suis penché pour regarder de près, ravi de pouvoir concentrer mon attention sur quelque
chose de précis.
— C’est une tique.
En relevant les yeux, je n’ai pu m’empêcher d’être attiré une fois de plus par les fines cicatrices
qui marquaient son torse et ses bras. Mon séjour au Medica m’avait appris à les distinguer et les
siennes ne montraient pas ces bourrelets indiquant une coupure profonde ayant atteint le muscle sous
la graisse. C’étaient des blessures superficielles et il y en avait des dizaines. Je n’ai pu m’empêcher
de me demander depuis combien de temps il était mercenaire, pour montrer des cicatrices si
anciennes, car il ne paraissait pas avoir plus de vingt ans.
Oublieux de mon regard, Tempi examinait le parasite qu’il tenait entre ses doigts.
— Ça pique. Sur moi. Ça pique et ça reste.
Son visage était aussi inexpressif que d’ordinaire mais sa voix trahissait un certain dégoût. Sa
main gauche s’agitait.
— Il n’y a pas de tiques, en Ademre ?
— Non, a-t-il répondu en s'efforçant de l’écraser entre ses doigts. Ça casse pas.
Je lui ai montré qu’il fallait la pincer entre les ongles, ce qu’il a fait avec un plaisir évident,
avant de s’en débarrasser. Ensuite, toujours nu, il a examiné et secoué avec soin ses couvertures, puis
a fini par enfiler un pantalon sec, non sans l’avoir soigneusement inspecté.
Il est venu me rejoindre près du feu où j’étais assis.
— Je déteste tique, a-t-il déclaré.
Tout en disant ces mots, il a eu un geste brusque, comme pour chasser des miettes du devant de
sa chemise, au niveau de la hanche. Seulement, il n’avait pas de chemise et il n’y avait rien à chasser,
sur sa peau nue. Je me suis soudain rendu compte que je l’avais déjà vu faire ce même geste.
En y réfléchissant, je me suis même dit que je l’avais vu le faire près d’une dizaine de fois au
cours des derniers jours, mais jamais si violemment.
— Tempi, qu’est-ce que ça veut dire ? ai-je demandé en répétant son geste.
— Ça.
Et il a tordu la bouche dans une expression de dégoût exagéré.
Je me suis souvenu de toutes les occasions où je l'avais vu agiter les doigts pendant que nous
parlions et cette pensée m’a donné le vertige.
— Tempi ? Tout ça… (j’ai désigné mon visage puis souri, froncé les sourcils, levé les yeux au
ciel)… vous le dites avec les mains, en adémic ?
Il a hoché la tête en agitant les doigts.
— Ça ! Qu’est-ce que c’était ?
Il a hésité et m’a adressé un petit sourire forcé et maladroit.
J’ai reproduit son geste, ouvrant la main et touchant mon majeur du pouce.
— Non. Autre main. Gauche.
— Pourquoi ?
Il a tendu le bras et tapoté ma poitrine, à gauche du sternum. Tum-tump. Tum-tump. Puis son
doigt a couru jusqu’à ma main gauche. J’ai fait signe que j’avais compris : elle était plus près du
cœur. Ensuite, il a levé la main droite et fermé le poing.
— Cette main forte.
Puis il a levé la gauche.
— Cette main habile.
J’ai donc reproduit son geste de la main gauche, les doigts tournés vers l’extérieur, le poignet
cassé.
Tempi a secoué la tête.
— Ça, dire ça.
Il a relevé le coin de ses lèvres en un sourire narquois.
Cette expression semblait si incongrue sur son visage que j’en suis resté bouche bée. J’ai étudié
de nouveau sa main et modifié légèrement la position de mes doigts.
Il a hoché la tête en signe d’approbation. Son visage était inexpressif mais, pour la première
fois, je comprenais pourquoi.
Au cours des heures qui ont suivi, j’ai appris que le langage des signes adémic ne se résumait
pas à traduire des expressions faciales. C’était loin d’être si simple. Un sourire, par exemple, peut
signifier que vous êtes amusé, heureux, reconnaissant ou satisfait. Vous pouvez sourire pour
réconforter quelqu’un ou parce que vous êtes amoureux. Un sourire peut parfois s’apparenter à une
grimace mais il peut exprimer des choses complètement différentes.
Imaginez-vous devoir apprendre à quelqu’un comment sourire. Imaginez-vous en train
d'expliquer la signification des différents sourires qui peuvent exister et à quelle occasion les utiliser
à bon escient dans une conversation. C’est bien plus difficile que d’apprendre à marcher.
Soudain, bien des choses se sont mises en place, dans ma tête. Rien d’étonnant au fait que
Tempi ne voulait pas me regarder dans les yeux. Il n’y avait rien à gagner à regarder le visage de la
personne à qui vous parliez : vous écoutez la voix, mais vous regardez les mains.
J’ai passé les heures suivantes à tenter d’apprendre les bases de ce langage, mais c’était d’une
difficulté folle. Les mots sont des choses assez simples : vous pouvez montrer une pierre, faire
semblant de courir ou de sauter. Mais avez-vous déjà essayé de mimer la complaisance, le respect, le
sarcasme ? Je crois que même mon père aurait eu du mal à y parvenir.
Pour cette raison, mes progrès étaient affreusement lents, je ne pouvais cependant m’empêcher
d’être fasciné. C’était comme si l’on m’offrait soudain une deuxième langue.
Et puis c’était un genre de langage secret, et j’ai toujours eu une certaine faiblesse pour les
secrets.
Il m’a fallu trois heures pour apprendre une poignée de gestes – si vous me pardonnez
l’expression –, mais quand j’ai eu finalement compris le signe indiquant l’euphémisme, je me suis
senti envahi par une fierté indescriptible.
Je crois que Tempi l’a senti aussi.
— Bien, a-t-il dit en faisant un signe de sa main à plat qui devait indiquer l’approbation.
Il a fait rouler les muscles de ses épaules et s’est levé en s’étirant puis a regardé le soleil qui
filtrait à travers les branches.
— Manger maintenant ? a-t-il demandé.
— Bientôt.
Cependant, une question me tracassait.
— Tempi, pourquoi se donner tout ce mal ? ai-je demandé. Sourire est facile. Pourquoi sourire
avec les mains ?
— Avec les mains facile aussi. Mieux. Plus… (Il a eu un geste s’apparentant à celui qu’il avait
eu plus tôt, de chasser quelque chose de sa chemise. Pas du dégoût, de l'irritation ?) Quel mot pour
gens qui vivent ensemble ? Routes ? Choses bien faites ? (Il a passé son pouce sur sa clavicule. Était-
ce frustration ?) Quel mot pour vivre ensemble content ? Personne chie dans le puits.
J’ai ri.
— Civilisation ?
Il a hoché la tête, écartant les doigts : amusement.
— Oui, a-t-il dit. Parler avec les mains c’est civilisation.
— Mais sourire, c’est naturel. Tout le monde sourit.
— Naturel pas civilisation, a remarqué Tempi. Cuire viande est civilisation. Laver quand sale
est civilisation.
— Alors, en Ademre, vous souriez toujours avec les mains ? ai-je demandé, regrettant de ne pas
connaître le signe pour consternation.
— Non. Sourire avec visage bien avec famille. Bien avec certains amis.
— Pourquoi seulement la famille ?
Tempi a répété le geste du pouce sur la clavicule.
— Quand faire ça… (Il a gonflé la joue et appuyé dessus, produisant un bruit de pet.) C’est
naturel mais pas faire près des autres. Grossier. Avec famille… (il a haussé les épaules :
amusement)… civilisation pas important. Plus naturel en famille.
— Et rire ? Je vous ai vu rire.
J’ai fait « ha ! ha ! » pour qu’il sache de quoi je parlais.
Il a haussé les épaules.
— Rire être ainsi.
J’ai attendu mais il n’a rien ajouté.
— Pourquoi ne pas rire avec les mains ? ai-je insisté.
Tempi a secoué la tête.
— Non. Rire être différent. (Il s’est approché plus près et a tapoté ma poitrine au niveau de mon
cœur.) Sourire ? (Il a fait glisser son doigt le long de mon bras gauche.) Colère ? (Il a tapoté de
nouveau mon cœur.) Mais rire ? (Il a posé sa main à plat sur mon estomac.) Rire vivre ici. (Son doigt
est remonté jusqu’à ma bouche et il a ouvert la main.) Empêcher sortir rire est pas bon. Pas bon pour
santé.
— C’est la même chose pour pleurer ? ai-je demandé en signifiant sur ma joue la trace d’une
larme.
— Pareil pour pleurer. Ha ! ha ! ha ! a-t-il fait en pressant de sa main sur son ventre. (Puis il a
changé d’expression, passant à la tristesse.) Hou ! hou ! hou ! (Il a produit des sanglots exagérés en
appuyant de nouveau sur son estomac.) Même endroit. Pas bon pour santé empêcher sortir.
J’ai hoché lentement la tête, essayant d’imaginer ce que cela devait être pour Tempi,
constamment agressé par des gens incapables de garder leurs expressions pour eux, dont les mains ne
cessaient de faire des gestes dépourvus de sens.
— Cela doit être très dur pour vous, ici.
— Pas si dur. (Euphémisme.) Quand je quitte Ademre, savoir ça. Pas civilisation. Barbares
grossiers.
— Les barbares ?
Il a eu un geste large du bras, qui englobait la clairière où nous nous trouvions, la forêt et tout le
Vintas lui-même.
— Ici, tout le monde comme chiens. (Il a mimé la rage en montrant les dents, en grognant et en
roulant les yeux comme un fou.) C’est tout ce que vous connaître.
Il a haussé les épaules avec lassitude, comme pour signifier qu’il ne nous en voulait pas.
— Et les enfants ? ai-je demandé. Les enfants sourient avant de parler. Est-ce mal ?
Il a secoué la tête.
— Tous les enfants barbares. Visage tout sourire. Tous les enfants grossiers. Mais ils
deviennent vieux. Regardent. Apprennent. (Il s’est tu un instant pour choisir ses mots.) Barbares ont
pas de femmes pour leur enseigner civilisation. Barbares peuvent pas apprendre.
Je voyais bien qu’il ne voulait pas me blesser, mais ces propos n’ont eu pour effet que de me
renforcer dans ma détermination. Plus que jamais je voulais apprendre le langage des signes adémic.
Tempi s’est levé et a commencé à s’étirer et à enchaîner des mouvements d’échauffement,
exactement comme le faisaient les acrobates de la troupe de mon père. Après une quinzaine de
minutes d’exercices, il s’est livré à sa danse lente qui s’apparentait à une pantomime. Je l’ignorais à
l’époque, mais il s’agissait du Ketan.
Encore sous le coup de sa réflexion sur les barbares incapables d’apprendre, j’ai décidé
d’imiter ses mouvements. Après tout, je n’avais rien de mieux à faire.
C’est en essayant de l’imiter que je me suis rendu compte de la complexité diabolique de
l’affaire. Il fallait garder les mains en coupe d’une certaine façon, les pieds exactement positionnés…
En dépit du fait que Tempi se mouvait avec une lenteur proche de l’engourdissement, il m’était
impossible d’imiter sa grâce déliée. Pas une fois Tempi n’a fait une pause ni regardé dans ma
direction. Pas une fois il ne m’a prodigué un conseil ni un mot d’encouragement.
C’était épuisant et j’ai été content que l’exercice se termine. Je me suis occupé ensuite de faire
partir le feu et d’installer le trépied. Sans un mot, Tempi a sorti d’un sac une saucisse sèche et
quelques pommes de terre qu’il s’est mis à peler soigneusement avec la lame de son épée.
Cela m’a surpris, car il se montrait aussi tatillon avec son arme que je l’étais avec mon luth. Le
jour où Dedan s’en était emparé pour l’examiner, Tempi s’était emporté avec une rare violence.
Violence pour lui, en tout cas : il avait lâché trois phrases et froncé les sourcils.
Tempi s’est rendu compte que je l’observais et m’a regardé, la tête inclinée sur le côté.
— Une épée ? me suis-je étonné. Pour éplucher des pommes de terre ?
— Elle aiguisée, a-t-il fait avec un haussement d’épaules. Propre.
J’ai haussé les épaules à mon tour, ne voulant pas insister. Tout en travaillant avec lui, j’ai
appris les mots pour fer, nœud, feuille, étincelle et sel.
En attendant que l’eau bouille, Tempi s’est levé puis s’est livré à une deuxième série
d’étirements avant d’enchaîner avec sa danse lente. J’ai suivi de nouveau, plus difficilement encore
que la première fois. Les muscles de mes bras et de mes jambes étaient encore éprouvés par mes
efforts précédents. Vers la fin de l’exercice, j’avais le plus grand mal à m’empêcher de trembler,
mais j’étais parvenu à glaner quelques petits secrets supplémentaires.
Tempi continuait à m’ignorer mais cela ne me dérangeait pas. J’ai toujours été attiré par les
défis.
9

MANQUE DE VISION

« …Alors Taborlin a été emprisonné dans les souterrains du château, a dit Marten. Ils lui ont
laissé que les vêtements qu’il avait sur son dos et un petit bout de chandelle pour repousser les
ténèbres.
Le roi sorcier avait l’intention de garder Taborlin enfermé jusqu’à ce que la faim et la soif
viennent à bout de sa volonté. Scyphus savait que si Taborlin jurait de l’aider, il le ferait, parce que
Taborlin tenait toujours sa parole.
Le pire, c’était que Scyphus lui avait pris son bâton et son épée, et que sans eux, les pouvoirs de
Taborlin étaient très amoindris. Il l’avait même dépossédé de sa cape couleur du temps, mais il
était… » (Il s’est raclé la gorge.) Désolé. Hespe, tu peux me donner de l’eau ?
Elle lui a fait passer l’outre et il a bu à longs traits.
— Ah ! c’est mieux… Où en étais-je ?
Cela faisait douze jours que nous écumions l’Eld et une sorte de routine s’était installée, dans
notre petit groupe. Comme nous avions fait des progrès, Marten avait modifié les conditions du pari
qu’il avait conclu avec Tempi et moi. Il était passé à dix puis à quinze contre un, ce qui correspondait
à l’arrangement qu’il avait avec Dedan et Hespe.
Je progressais rapidement dans la langue des signes, ce qui faisait que Tempi n’était plus pour
moi cette créature opaque au visage inexpressif. Ce que j’avais appris à déchiffrer de son langage
corporel lui conférait un peu plus de profondeur.
Dedan le caressait visiblement dans le sens contraire du poil, car Tempi était d’une nature
réfléchie et paisible. Ce dernier aimait aussi les blagues, bien que la plupart des miennes soient
tombées complètement à plat et que celles qu’il s’essayait à raconter n’aient eu absolument aucun
sens, une fois traduites.
Je ne veux pas dire par là que tout était parfait entre nous. Il m’arrivait encore de l’offenser en
commettant des impairs dont je n’arrivais pas à comprendre la nature.
Chaque jour, je l’observais pendant qu’il se livrait à son étrange danse et chaque jour il ignorait
ostensiblement ma présence.
« Il fallait que Taborlin parvienne à s’échapper, a repris Marten. Mais quand il a regardé les
murs de son cachot, il a vu aucune porte. Pas de fenêtres. Autour de lui, il n’y avait que des parois de
pierre lisses.
Cependant, Taborlin connaissait le nom de toutes choses, aussi toutes les choses étaient-elles à
ses ordres. Il a dit à la pierre : « Fends-toi ! » et la pierre s’est fendue. La muraille s’est déchirée
comme une feuille de papier, et à travers la fente Taborlin a aperçu le ciel et a pu respirer le doux air
printanier.
Taborlin a quitté son cachot, est entré dans le château et est arrivé devant les portes de la
grande salle d’armes. Les portes étaient barricadées pour lui barrer le passage mais il a dit :
« Brûlez ! » et les portes se sont enflammées et bientôt il n’est plus rien resté qu’un tas de cendres
grises sur le sol.
Taborlin est entré et a vu le roi Scyphus assis là, entouré de cinquante gardes. Le roi a dit :
« Emparez-vous de lui ! » mais les gardes, qui venaient de voir les portes réduites en cendres, ont
gardé leurs distances, si vous voyez ce que je veux dire…
Le roi Scyphus a dit : « Lâches ! Je vais faire assaut de sorcellerie contre lui et le surpasser ! »
Lui aussi avait peur de Taborlin, mais il le cachait bien. En plus, Scyphus avait son bâton, alors que
Taborlin n’en avait pas.
Alors Taborlin a dit : "Si vous êtes si brave, rendez-moi mon bâton, avant que nous nous
affrontions en duel."
« Certainement », a dit le roi, même s’il n’avait pas l’intention de le lui rendre. « Il est dans le
coffre qui est à côté de vous. » »
Marten nous a regardés tour à tour d’un air entendu.
« Vous voyez, Scyphus savait que le coffre était fermé à clé et la seule clé qui existait était dans
sa poche. Taborlin a essayé d’ouvrir le coffre, mais il était verrouillé. Alors Scyphus a ri et quelques
gardes avec lui.
Cela a rendu Taborlin furieux et avant qu’ils aient pu faire quelque chose, il a frappé de la main
sur le coffre et crié : « Edro ! » Le coffre s’est ouvert et il a pris sa cape couleur du temps et s’en est
enveloppé. »
Marten s’est à nouveau raclé la gorge.
— Excusez-moi, a-t-il dit avant de boire encore un peu d’eau.
Hespe s’est tournée vers Dedan.
— De quelle couleur tu crois qu’elle était, la cape de Taborlin ?
Il a plissé le front, la mine renfrognée.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? Elle était couleur du temps, rien de particulier, comme il l’a dit.
La bouche d’Hespe s’est crispée.
— Ça, je le sais. Mais quand tu y penses, dans ta tête, à quoi elle ressemble ? Il faut bien
qu’elle ressemble à quelque chose, non ?
Dedan a pris un air songeur.
— Je vois ça un peu brillant, a-t-il répondu. Comme les pavés devant une fabrique de
chandelles après une bonne pluie.
— Moi, je l’ai toujours vue gris sale, a-t-elle remarqué. Comme délavée, après tout ce temps
passé sur les routes.
— Oui, ça me paraît raisonnable, a reconnu Dedan.
J’ai vu s’éclairer le visage d’Hespe.
— Blanc, a proposé Tempi. Moi je vois blanc. Pas couleur.
— Moi, je voyais une espèce de bleu pâle, a avoué Marten en haussant les épaules. Je sais que
ç’a l’air idiot, mais c’est comme ça que je la vois, cette cape.
Tout le monde s’est alors tourné vers moi.
— Parfois, je l’imagine comme un assemblage de tissus aux teintes variées mais, la plupart du
temps, elle est sombre. Elle a sans doute une couleur, mais trop sombre pour qu’on puisse la
distinguer.
Lorsque j’étais plus jeune, j’étais émerveillé par les histoires de Taborlin. Depuis que je
connaissais la vérité au sujet de la magie, je les appréciais à un niveau différent, entre nostalgie et
amusement.
Cependant, je gardais dans mon cœur une place particulière pour cette fameuse cape couleur du
temps. Le bâton de Taborlin détenait la plupart de ses pouvoirs et son épée conférait la mort. Sa clé,
sa pièce et sa chandelle étaient des accessoires très utiles, mais c’était la cape qui faisait vraiment
Taborlin. Elle lui fournissait un déguisement quand il en avait besoin, l’aidait à se dissimuler quand
il avait des ennuis. Elle le protégeait de la pluie, des flèches, du feu…
Cette cape avait des poches pleines de choses extraordinaires : un couteau, un jouet pour un
enfant, des fleurs pour une dame. Tout ce dont Taborlin pouvait avoir besoin, il le trouvait dans sa
cape couleur du temps. C’est à cause de ces histoires que j’avais supplié ma mère de me faire une
cape, quand j’étais encore tout petit.
Je me suis enveloppé plus étroitement dans celle que je portais ce soir-là, la pauvre cape râpée
et rapiécée que le rétameur m’avait cédée. Lors d’un de nos voyages à Crosson, j’avais acheté
quelques bouts de tissu et maladroitement ajouté quelques poches à l’intérieur. Mais elle avait bien
pauvre allure, à côté de ma superbe cape rouge ou de celle, absolument merveilleuse, que Fela avait
fait confectionner pour moi et qui était d’un beau vert sombre.
Marten a repris le fil de son histoire :
« Alors Taborlin a frappé sur le coffre et a crié : « Edro ! » Le couvercle s’est soulevé, il a pris
son bâton et sa cape couleur du temps. Taborlin a invoqué de grands éclairs qui ont tué vingt gardes
puis un rideau de feu qui en a tué vingt autres. Ceux qui restaient ont jeté leurs armes en implorant
grâce.
Alors Taborlin a pris dans le coffre le reste de ses affaires. Il a pris sa clé, sa pièce et sa
chandelle et les a rangées dans sa poche. Pour finir, il a sorti son épée de cuivre, Skyaldrin, a bouclé
son ceinturon…»
— Quoi ? s’est exclamé Dedan en riant. Espèce d’idiot ! L’épée de Taborlin était pas en
cuivre !
— Ferme-la ! a répliqué Marten, irrité par son interruption. Elle était en cuivre.
— C’est toi qui vas la boucler ! On n’a jamais entendu parler d’une épée en cuivre ! Le cuivre
peut pas garder un tranchant. Autant s’en prendre à quelqu’un avec un sou de cuivre…
Cette réflexion a fait rire Hespe.
— Marten, tu crois pas plutôt qu’elle était en argent ? a-t-elle demandé.
— C’était une épée en cuivre, a insisté ce dernier.
— Peut-être qu’il était encore jeunot, à l’époque, a chuchoté Dedan d’une voix forte à l’oreille
d’Hespe. Tout ce qu’il pouvait se payer, Taborlin, c’était une épée en cuivre…
Marten les a foudroyés du regard.
— Puisque ça vous plait pas, vous aurez qu’à imaginer comment mon histoire se finit, a-t-il
conclu en croisant les bras sur sa poitrine.
— Pas de problème, a lâché Dedan. Kvothe va nous en raconter une. C’est peut-être qu’un
gamin, mais lui, il sait au moins s’y prendre comme il faut. Une épée en cuivre, mon cul…
— En fait, ai-je risqué, moi, j’aimerais bien entendre la fin de celle de Marten.
— Non, allez-y ! a rétorqué le vieux traqueur d'une voix amère. Je suis pas d’humeur à la
terminer. Et je préfère vous écouter plutôt qu’entendre cet âne braire tout au long de mon histoire.
Ces veillées représentaient les seules occasions où l’on pouvait être ensemble sans que le
groupe en vienne à se chamailler systématiquement. Désormais, même ces quelques heures passées
autour du feu devenaient pesantes. De plus, mes compagnons s’étaient mis à attendre de moi que je
les divertisse. Espérant inverser cette tendance, j’avais longuement réfléchi à ce que j’allais leur
raconter ce soir-là.
« Un beau jour, ai-je commencé, un petit garçon est né dans une petite ville. Il était absolument
parfait, du moins sa mère le pensait-elle. Une seule chose le différenciait des autres nourrissons, la
vis en or qui sortait de son nombril, et dont seule la tête dépassait.
Sa mère était tout heureuse, satisfaite que son enfant ait le bon nombre de doigts et d’orteils.
Mais quand le garçon a grandi, il s’est rendu compte que les autres petits garçons ne semblaient pas
avoir de vis qui leur sortait du nombril, encore moins une vis en or. Il a demandé à sa mère à quoi
cette vis pouvait servir, mais elle l’ignorait. Il a demandé à son père, qui n’en savait rien. Il a
demandé à ses grands-parents, mais ils n’en savaient pas davantage.
Ce problème a continué de le tracasser. Finalement, quand il en a eu l’âge, il a fait son baluchon
et a pris la route, espérant trouver quelqu’un qui répondrait à ses interrogations.
Il est allé de ville en ville, posant la question à tous ceux que l’on considérait comme savants. Il
a interrogé des sages-femmes et des médecins, qui n’y ont rien compris. Il a consulté des rétameurs,
de vieux ermites vivant dans la forêt, mais personne n’avait jamais vu une chose pareille.
Le garçon est allé voir des marchands cealds, car, pour ce qui est de l’or, personne ne s’y
connaît mieux qu’eux. Mais les marchands cealds n’en savaient rien non plus. Il est allé jusqu’à
rendre visite aux arcanistes de l’Université, se disant que, si quelqu’un devait s’y connaître en vis, ce
devait être eux, mais ils n’en savaient rien non plus. Le garçon a poursuivi sa route par-delà les
monts des Tempêtes pour interroger les sorcières du Tahl, mais elles non plus n’avaient pas de
réponse.
Il a fini par aller rendre visite au roi de Vint, le souverain le plus riche du monde, mais celui-ci
ne connaissait pas la réponse. Il est allé voir l’empereur d’Atur, mais, malgré ses immenses
pouvoirs, l’empereur n’a pas su lui répondre. Le garçon a consulté les souverains de chaque petit
royaume, sans plus de succès.
Pour finir, il s’est présenté devant le Grand Roi du Modeg, le plus sage de tous les rois qui
soient. Le Grand Roi a examiné avec intérêt la vis en or qui sortait du nombril de son visiteur puis,
sur un geste de sa part, son sénéchal lui a présenté un coussin de soie dorée. Sur ce coussin était
posée une boîte dorée. Le Grand Roi a pris la clé dorée qui pendait à son cou, a ouvert la boîte, et en
a sorti un tournevis doré.
Le Grand Roi a fait signe au jeune garçon d’approcher et le jeune garçon s’est exécuté,
tremblant d’excitation. Alors, le Grand Roi a enfoncé le tournevis dans son nombril. »
C’est là que j’ai fait une pause pour boire un peu d’eau. Je sentais mon petit auditoire suspendu
à mes lèvres.
« Alors, ai-je repris, le Grand Roi a prudemment dévissé d’un tour la vis dorée, mais rien ne
s’est passé. Il a donné un deuxième tour, et il ne s’est rien passé non plus. Mais quand il a donné un
troisième coup de tournevis, le cul du garçon est tombé. »
Il s’est ensuivi un instant de silence stupéfait.
— Quoi ? a fait Hespe d’une voix incrédule.
— Son cul est tombé, ai-je répété avec le plus grand sérieux.
Tous les regards étaient rivés sur moi. Le feu a crépité, faisant voler dans les airs une gerbe de
flammèches rougeoyantes.
— Et qu’est-ce qui s’est passé après ? a insisté Hespe.
— Rien. L’histoire est Finie.
— Quoi ? a répété Hespe, d’un ton scandalisé. Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
J’allais répondre quand Tempi s’est esclaffé. Et il a continué, secoué de grands rires qui le
laissaient haletant. Je me suis mis à rire moi aussi, en partie amusé par la réaction de Tempi, en
partie parce que j’ai toujours trouvé cette vieille blague assez divertissante.
La mine d’Hespe a viré à l’aigre, comme si la plaisanterie était faite à ses dépens.
— Je comprends pas, a alors dit Dedan. Pourquoi le… ?
— Ils ont réussi à lui remettre le cul en place ? l’a coupé Hespe.
J’ai haussé les épaules.
— Ce détail ne fait pas partie de l’histoire.
Dedan s’est mis à gesticuler, l’air frustré.
— C’est quoi ce truc sans queue ni tête ?
— Je croyais qu’on racontait simplement des histoires, ai-je remarqué avec un air innocent.
— Ouais, mais des histoires qui tiennent debout ! a-t-il grogné. Et avec une fin ! Pas des
histoires de cul qui… C’est grotesque, je vais me coucher.
Il est allé préparer sa couche pour la nuit et Hespe l’a suivi.
J’ai souri, assuré que ni l’un ni l’autre ne viendrait plus me réclamer des histoires quand je
n’aurais pas envie d’en raconter.
Tempi s’est levé à son tour et, en passant devant moi, il a souri et m’a brusquement serré dans
ses bras. Un espan plus tôt, une telle réaction m’aurait encore choqué, mais je savais à présent que ce
genre de contact physique n’avait rien d’étrange pour les Adems.
J’ai tout de même été surpris qu’il agisse ainsi devant les autres. En l’étreignant à mon tour du
mieux que j’ai pu, je me suis rendu compte qu’il était toujours secoué par le rire.
— Son cul est tombé…, a-t-il répété à voix basse avant d’aller se coucher.
Marten l’a suivi des yeux puis m’a regardé d’un air interrogateur.
— Où l'avez-vous entendue, celle-là ? a-t-il demandé.
— C’est mon père qui me l’a racontée, quand j’étais tout gamin, ai-je avoué.
— C’est curieux, de raconter ça à un enfant.
— Mais j’étais un enfant curieux. Quand j’ai été plus grand, il m’a avoué qu’il inventait des
histoires pour me faire tenir tranquille. J’avais l’habitude de le harceler de questions du matin au
soir. Il disait que la seule chose qui arrivait à me clouer le bec, c’était de me donner à résoudre
énigmes et devinettes. Mais comme je trouvais toujours la solution en un clin d’œil, il s’est bientôt
trouvé à court de répertoire. Alors, il s’est mis à inventer des histoires qui avaient l’air d’énigmes et
à me demander si je comprenais ce qu’elles voulaient dire. Je me souviens d’avoir réfléchi pendant
des jours à ce garçon qui avait une vis dans le nombril, essayant de trouver un sens à cette histoire…
Marten a froncé les sourcils.
— C’est cruel, de jouer un tour de ce genre à un enfant.
Sa réflexion m’a surpris.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous faire un coup pareil, juste pour avoir la paix. C’est pas très gentil, de la part d’un père.
— Mais il ne le faisait pas par méchanceté, me suis-je insurgé, parfaitement stupéfait. Cela me
plaisait beaucoup, au contraire. J’avais quelque chose à quoi réfléchir.
— Mais c’était absurde !
— Pas du tout, ai-je protesté. Ce sont les questions auxquelles on ne peut pas répondre qui sont
les plus enrichissantes. Elles nous apprennent à réfléchir. Si vous donnez une réponse à un homme, il
n’y gagne pas grand-chose. Mais donnez-lui une question et il cherchera ses propres réponses.
J’ai étendu ma couverture sur le sol et y ai déposé la cape élimée dont j’allais m'envelopper.
— De cette façon, ai-je repris, quand il trouvera les réponses, elles lui seront précieuses. Plus
la question est difficile, plus nous cherchons. Plus nous cherchons, plus nous apprenons. Alors, une
question impossible…
Ma phrase est restée en suspens. Elodin… C’était ainsi qu’Elodin s’y était pris avec nous. Tout
ce qu’il avait fait en classe, les jeux, les indices, les énigmes cryptées… c’étaient en fait des sortes
de questions.
Marten a secoué la tête et s’est éloigné dans l’obscurité, mais comme j’étais perdu dans mes
pensées je l’ai à peine remarqué. J’avais voulu des réponses et, en dépit de tout ce que j’avais pu
imaginer, Elodin s’était efforcé de nous les donner. Ce que j’avais pris pour pure malice de sa part
n’était qu’une façon pressante de nous pousser vers la vérité. Je suis resté assis là, stupéfait par
l’ampleur de son enseignement, par mon manque de compréhension. Mon manque de vision.
10

LES CONFINS DE LA CARTE

Nous avons continué à explorer l’Eld pouce par pouce. Chaque matin nous nous réveillions
avec l'espoir de découvrir enfin les traces des brigands. Chaque soir nous apportait la déconvenue.
L’enthousiasme des débuts s’était évanoui et notre groupe était peu à peu gagné par l’irritation
et les chamailleries. La peur que j’avais pu inspirer à Dedan s’était réduite comme peau de chagrin et
il me cherchait noise à tout propos. Il a voulu acheter une bouteille d’eau-de-vie avec l’argent du
Maer. J’ai refusé. Il a déclaré qu’il ne voyait pas l’intérêt de continuer à observer des tours de garde
pendant la nuit. Je n’étais pas d’accord.
Chaque petite bataille que je pouvais remporter ne faisait que nourrir son ressentiment à mon
égard. Au fil du temps, sa mauvaise humeur n’a fait que s’aggraver. Il ne s’en prenait jamais
directement à moi, se contentant de grommeler quelque commentaire perfide et d’obéir aux ordres en
traînant les pieds.
Les rapports que j’entretenais avec Tempi, en revanche, prenaient doucement une tournure qui
s’apparentait à l’amitié. Son aturan s’était sensiblement amélioré et j’avais progressé en adémic au
point de ne pas m’exprimer trop mal.
Je continuais à imiter Tempi lorsqu’il dansait et il continuait à m’ignorer. Après avoir pratiqué
cet exercice un certain nombre de fois, je me suis rendu compte qu’il avait un certain côté guerrier :
tel mouvement de bras évoquait un coup de poing, un pied levé lentement semblait s’apprêter à
frapper… Mes bras et mes jambes ne tremblaient plus sous l’effort quand j’accompagnais Tempi
dans cet exercice mais j’étais cependant toujours aussi exaspéré par ma maladresse. Il n’est rien que
je déteste autant que de mal faire les choses.
Il y avait, par exemple, un mouvement qui semblait la chose la plus aisée au monde : Tempi
tournait sur ses talons, arrondissait les bras devant lui et faisait un petit pas. Mais chaque fois que je
m’y essayais, je trébuchais. J’avais eu beau tenter près d’une dizaine de façons de présenter mon
pied, rien n’y faisait.
Le lendemain du jour où j’ai raconté mon histoire de « vis en moins », comme Dedan en était
venu à l’appeler, Tempi a cessé d’ignorer ma présence. Cette fois-ci, quand j’ai trébuché, il s’est
arrêté et s’est tourné vers moi. Ses doigts ont signé désapprobation, irritation.
— Recommence, a-t-il dit en reprenant position.
J’ai obéi et tenté d’imiter ses mouvements. J’ai de nouveau perdu l’équilibre et dû glisser d’un
pas en avant pour ne pas basculer.
— Mes pieds sont stupides, ai-je marmonné en adémic en arrondissant les doigts de la main
gauche pour signifier embarras.
— Non.
Tempi m’a pris par les hanches et les a fait pivoter. Puis il a repoussé mes épaules et a frappé
mon genou pour le faire plier. J’ai refait le mouvement et senti la différence, cette fois-ci, bien que
j’aie eu encore du mal à garder mon équilibre.
— Non. Regarde. Là, a-t-il fait en tapant sur son épaule.
Il a répété le mouvement, planté devant moi, à moins de trente centimètres. Il a tourné le buste,
bras arrondis devant lui, et son épaule s’est enfoncée dans ma poitrine. C’était exactement ce que
vous feriez pour pousser une porte d’un coup d’épaule.
Tempi ne se déplaçait pas vite mais son épaule a réussi à me déstabiliser. Ce geste n’avait rien
de brutal ni de soudain mais pourtant sa force était irrésistible, un peu comme lorsque l’on est
bousculé par un cheval dans une rue très animée.
J’ai répété le mouvement en me concentrant sur mon épaule. Je n’ai pas trébuché.
Puisque nous étions seuls au camp, tous les deux, j’ai évité de sourire avec mon visage et signé
bonheur. « Merci. » Euphémisme.
Tempi n’a rien dit. Son visage est resté impassible, ses mains immobiles. Il est revenu à
l’endroit où il se tenait un peu plus tôt et a repris sa danse depuis le début en me tournant le dos.
Je me suis efforcé de maîtriser mes émotions mais j’ai pris cet échange comme un grand
compliment. Si j’avais mieux connu les Adems, je me serais rendu compte qu’il s’agissait de bien
plus que cela.
Tempi et moi progressions dans la forêt quand, arrivés au sommet d’une butte, nous avons
aperçu Marten qui nous attendait. Comme il était trop tôt pour déjeuner, mon cœur a bondi de joie à
l’idée que, après ces interminables journées de recherches, il avait enfin repéré les traces des
bandits.
— Je voulais vous montrer ça, a dit Marten en désignant une espèce de grande fougère à
quelques pas de là. C’est plutôt rare. Ça faisait des années que j’en avais pas vu.
— Qu’est-ce que c’est ?
— On l’appelle la lame d’An, a-t-il répondu fièrement en la couvant du regard. Il va falloir
ouvrir l’œil, maintenant. Comme il y a pas grand monde qui connaît cette plante, elle pourrait nous
fournir des renseignements très précieux si on arrive à en repérer d’autres. (Il nous a regardés tour à
tour avec impatience.) Eh bien ?
— Qu’a-t-elle de si spécial ? ai-je demandé consciencieusement.
— La lame d’An est intéressante parce qu’elle supporte pas les hommes, a-t-il expliqué avec le
sourire. Si une partie quelconque de la plante touche votre peau, en quelques heures elle vire au
rouge comme une feuille en automne. Aussi rouge que tes habits de mercenaire, Tempi. Ensuite, la
plante se dessèche sur pied et elle meurt.
— Vraiment ? me suis-je écrié, désormais sincèrement intéressé.
Marten a hoché la tête.
— De la même manière, une goutte de sueur suffit pour la tuer. Ce qui fait que, la plupart du
temps, le contact avec un vêtement, une armure, un bâton de marche ou même une épée lui est fatal. Il
y a des gens qui disent que l’haleine humaine a le même effet, mais je sais pas si c’est vrai.
Marten a repris sa marche et nous lui avons emboîté le pas.
— Nous sommes dans une partie très ancienne de la forêt. On trouve plus cette plante là où il y
a des gens qui se sont installés. Il faut dire qu’on est en dehors de la carte, ici.
— Pas du tout, ai-je protesté. Je sais même exactement où nous nous trouvons.
Marten a ricané.
— Les cartes ont pas que des limites extérieures. Il y a aussi des zones d’ombre en plein milieu.
Des trous. Les gens aiment bien se vanter de tout connaître du monde. Les riches, surtout. Les cartes
sont formidables, pour ça. De ce côté de cette ligne, c’est les terres du baron Taxtwice, de l’autre,
c’est les terres du comte Uptemuny… (Il a craché par terre.) Comme il peut pas y avoir de blanc sur
les cartes, les gars qui les dessinent font des hachures avec leur crayon et ils écrivent « Eld » en
travers. Vous auriez tout aussi bien pu faire un grand trou dans votre carte avec une chandelle, pour
ce que j’en sais. Cette forêt est aussi grande que le Vintas. Elle appartient à personne. Si vous partez
dans la mauvaise direction, vous pouvez marcher pendant des centaines de kilomètres sans voir une
route, encore moins une maison ou un champ cultivé. Il y a des endroits où l’homme a jamais mis le
pied, où le son de la voix humaine s’est jamais fait entendre.
— Pourtant, ça ressemble aux forêts que je connais, ai-je dit en regardant autour de moi.
— Un loup ressemble à un chien, a répondu simplement Marten, mais c’en est pas un. Un chien,
c’est… Quel est le mot pour les animaux qui restent avec les hommes ?
— Domestiqué ?
— C’est ça ! Une ferme, c’est domestiqué. Comme un jardin, un parc. La plupart des forêts
aussi. Les gens y cherchent des champignons et du bois, ou bien ils y vont avec leur béguin, pour
jouer à la bête à deux dos.
Il a secoué la tête et tendu le bras pour toucher l’écorce rugueuse de l’arbre près de lui. Ce
geste était étrangement tendre, presque chargé d’amour.
— Mais ici, c’est pas comme ça. Cet endroit est vieux comme le temps, sauvage. Il s’en moque
bien, de nous. Si ces brigands qu’on cherche nous tombaient sur le râble, ils auraient même pas
besoin d’enterrer nos cadavres. On pourrait rester là pendant un siècle, il y aurait jamais personne
pour tomber sur nos ossements.
Je me suis retourné pour regarder le terrain vallonné, les rocs polis par les intempéries, les
arbres alignés à perte de vue. J’ai essayé de ne pas penser à la façon dont le Maer m’avait envoyé
ici, comme il aurait déplacé le pion d’un jeu de tak. Il m’avait expédié dans un trou de la carte. Un
endroit où personne ne retrouverait jamais mes ossements.
11

INTERLUDE — CLÔTURES

Kvothe se redressa sur son siège, tendant le cou pour regarder par la fenêtre. Il levait une main
pour mettre Chroniqueur en garde quand des bruits de pas se firent entendre au-dehors. Trop rapides
et trop légers pour les lourdes bottes des fermiers, ils s’accompagnaient de rires aigus d’enfants.
Chroniqueur sécha sa page d’un coup de buvard et la glissa sous un paquet de feuilles pendant
que Kvothe passait derrière le comptoir. Bast se mit à se balancer sur sa chaise.
Un instant plus tard, la porte s’ouvrit. Un jeune homme aux larges épaules et à la barbe fine
entra dans l’auberge, poussant gentiment devant lui une petite fille blonde. Derrière lui apparut une
jeune femme avec un nourrisson dans les bras.
L’aubergiste sourit et les salua de la main.
— Mary ! Hap !
Le couple échangea quelques mots avant que le jeune fermier n’approche de Chroniqueur,
guidant toujours sa petite fille. Bast se leva et lui offrit son siège.
Mary gagna le comptoir tout en défaisant doucement la menotte de son enfant qui s’agrippait à
ses cheveux. Elle était jeune et jolie, le sourire aux lèvres et les yeux las.
— Bonjour, Kote.
— Cela faisait longtemps que je ne vous avais pas vus, tous les deux. Je peux vous proposer un
peu de cidre, pressé de ce matin ?
Elle hocha la tête et l’aubergiste en servit trois chopes. Bast en porta deux à la table de Hap
mais la petite se blottit derrière son père pour jeter un coup d’œil timide par-dessus son épaule.
— Le jeune Ben en voudrait peut-être un petit godet, lui aussi ? demanda Kote.
— C’est sûr, répondit la mère en souriant à l’enfant qui se mâchonnait les doigts. Mais je lui en
donnerais pas, à votre place, sauf si vous brûlez d’envie de nettoyer le plancher.
Comme elle mettait la main à sa poche, Kote secoua la tête et leva la main pour l’arrêter.
— Hors de question, dit-il. Quand Hap a réparé ma clôture, il m’a fait payer moitié prix.
— Merci, Kote, dit-elle avec un petit sourire en prenant sa chope.
Elle alla rejoindre son mari, attablé avec Chroniqueur, et s’adressa au scribe tout en berçant
l’enfant qu’elle tenait sur sa hanche. Son mari hocha la tête, ajouta quelques mots, et Chroniqueur
trempa sa plume dans l’encrier et se mit à écrire.
Bast passa derrière le comptoir et s’appuya à un pilier pour observer la scène avec intérêt.
— Il y a une chose que je ne comprends pas, dit-il. Je suis certain que Mary sait écrire…
Kvothe lui lança un coup d’œil intrigué puis haussa les épaules.
— Je suppose que Chroniqueur est en train de rédiger un testament ou des dispositions
quelconques, pas une simple lettre. Un document de ce genre doit être bien calligraphié, avec une
orthographe décente, pour ne pouvoir prêter à aucune confusion. (À ce moment-là, le scribe pressa un
sceau sur la feuille de papier.) Tu vois ? Cela montre qu’il s'agit d’un document officiel. Tout ce
qu’il atteste a valeur juridique.
— Mais le prêtre pourrait en faire autant, remarqua Bast. L’abbé Grimes fait presque office de
notaire. Il tient le registre des mariages et enregistre les actes, quand on cède un lopin de terre. Vous
l’avez dit vous-même, ils aiment garder des traces de tout.
— Certes, mais un prêtre s’attend à ce que tu laisses de l’argent à l’Église. Si tu lui dictes ton
testament et que tu ne lui files que des clopinettes, ça peut te rendre la vie impossible, dans une petite
ville comme celle-ci. Et si tu ne sais pas lire… le prêtre peut écrire tout ce qu’il veut, pas vrai ? Qui
osera discuter avec lui, une fois que tu seras mort ?
Bast prit un air choqué.
— L’abbé Grimes ne ferait jamais une chose pareille !
— Sans doute pas, lui concéda Kvothe. C’est un honnête homme. Mais imagine que tu veuilles
laisser un bout de terre à la jeune veuve qui vit au bout de la rue et un peu d’argent à son deuxième
fils… (Il haussa le sourcil d’un air entendu.) C’est exactement le genre de choses qu’on n’a pas envie
de confier à un prêtre. Il vaut mieux qu’on l’apprenne une fois que tu es mort et enterré.
Bast sembla comprendre et s’intéressa de nouveau au jeune couple comme s’il cherchait à
découvrir les secrets qu’ils auraient tenté de cacher.
Kvothe attrapa un torchon et se mit à astiquer le comptoir machinalement.
— La plupart du temps, c’est bien plus simple que ça. Le gars qui veut seulement laisser sa
boîte à musique à Ellie sans avoir à subir les plaintes de ses autres sœurs durant les dix années à
venir…
— Comme quand la veuve Graden est morte ?
— Exactement. Tu as vu comme la famille s’est déchirée à propos de l’héritage. La plupart
d’entre eux ne se parlent même plus.
Dans la salle, la petite fille s’approcha de sa mère et tira sur sa manche avec insistance. Un
instant plus tard, Mary approchait du comptoir.
— La petite Syl doit faire ses besoins, dit-elle d’un ton gêné. Pouvons-nous… ?
Kote hocha la tête et désigna la porte près de l’escalier.
Avant d’entraîner la petite fille, Mary tendit le nourrisson à Bast.
— Ça ne vous dérange pas de me le garder un instant ? dit-elle.
Presque par réflexe, Bast tendit les bras pour prendre le petit garçon puis resta planté là, l’air
embarrassé.
L’enfant tourna vivement la tête de tous côtés, ne sachant pas comment réagir à la situation. Bast
regarda son maître pour demander de l’aide. Le visage du nourrisson afficha successivement de la
curiosité, une certaine hésitation puis un dépit certain. Finalement, il poussa un petit cri anxieux. Il
semblait se demander s’il avait vraiment envie de pleurer et réaliser qu’en fait il en avait vraiment
envie.
— Bon sang ! Bast ! dit Kvothe d’un ton exaspéré.
Il lui prit l’enfant des bras et l’assit sur le comptoir où il le maintint fermement.
L’enfant semblait beaucoup plus content de se retrouver là. Il passa la main sur le bois poli, y
laissant une trace humide puis regarda Bast.
— Chien, dit-il en souriant.
— Charmant…, remarqua Bast d’un ton sec.
Le petit Ben se mit à mordiller ses doigts tout en regardant autour de lui, de façon plus
déterminée cette fois-ci.
— Mamamama…, fit-il avant de se mettre à geindre.
— Tiens-le, ordonna Kvothe qui fit le tour du comptoir pour se poster en face du petit garçon.
L’aubergiste attrapa les petits pieds de l’enfant et se mit à chanter :

Cordonnier, cordonnier, mesure mon pied.


Fermier, fermier, plante-moi du blé.
Boulanger, boulanger, cuis-moi un gâteau.
Chapelier, chapelier, fais-moi un chapeau.

Bouche bée, l’enfant regardait Kvothe qui joignait le geste à la parole, faisant mine de planter
du blé et de pétrir du pain. Au dernier vers, l’enfant éclata d’un rire ravi, la main sur la tête, imitant
l’homme roux.

Meunier, meunier, ôte ton pouce de la balance.


Laitier, laitier, remplis ton seau jusqu’à l’anse.
Potier, potier, fais-moi une théière.
Bébé, bébé, fais un câlin à ton père !

Parvenu au dernier vers, Kvothe ne fit pas un geste, se contentant de regarder Bast d’un air plein
d’espoir.
Bast restait planté là, visiblement dérouté. Soudain, un éclair de compréhension illumina son
visage.
— Reshi, comment avez-vous pu penser une chose pareille ? s’insurgea-t-il sur un ton offensé
en désignant l’enfant. Il est blond !
Le petit garçon, qui les regardait tour à tour, décida qu’après tout il avait envie de pleurer. Sa
frimousse se plissa et il se mit à crier.
— C’est votre faute, laissa tomber Bast.
Kvothe prit l’enfant et entreprit sans le moindre résultat de le bercer gentiment. Quand Mary
revint dans la salle un instant plus tard, le petit Ben hurlait à pleins poumons.
— Désolé, fit Kvothe, très confus.
La jeune femme prit l’enfant qui lui tendait les bras. Il se tut aussitôt, les yeux emplis de larmes.
— Vous n’y êtes pour rien, dit-elle. Il n’en a que pour sa mère, ces temps-ci.
Elle se pencha pour frotter le bout de son nez contre celui de son petit et le bébé éclata d’un rire
ravi.

— Combien les avez-vous fait payer ? demanda Kvothe à Chroniqueur.


— Un sou et demi, répondit ce dernier en haussant les épaules.
Kvothe, qui allait s’asseoir, se figea à mi-course.
— Ça ne couvrira même pas les frais de papier…
— J’ai des oreilles pour entendre, non ? L’apprenti du forgeron a dit que les Bentley étaient
dans une mauvaise passe. Et même s’il n’avait rien dit, j’ai encore des yeux pour voir. Le pantalon du
gars est fendu aux genoux et ses bottes sont complètement usées. La robe de la fillette est trop petite
pour elle et rapiécée sur le côté.
Kvothe acquiesça, la mine sombre.
— Leurs champs ont été inondés deux ans de suite, puis leurs chèvres sont mortes, ce printemps.
Même s’il n’y avait pas eu tout ça, l’année n’aurait pas été très bonne. Et avec leur dernier-né…, dit-
il en poussant un soupir. C’est à cause de ces taxes, les deuxièmes cette année.
— Vous voulez que je défonce encore la clôture, Reshi ? demanda Bast, les yeux brillants.
— Pas si fort ! dit son maître avec le sourire. Cette fois-ci, il va falloir trouver autre chose.
(Son sourire s’effaça.) Avant qu’ils ne lèvent de nouvelles taxes.
— Peut-être n’y en aura-t-il pas d’autres, remarqua Chroniqueur.
Kvothe secoua la tête.
— Peut-être pas avant la moisson, mais ça viendra de toute façon. Les collecteurs d’impôts sont
déjà une sale engeance, mais il leur arrive de se laisser apitoyer. Ils savent qu’ils vont revenir
l’année suivante, et puis celle d’après. Tandis que ces sangsues…
— Oui, ceux-là sont différents, remarqua le scribe d’un ton lugubre avant de réciter : « S’ils ne
peuvent avoir l’or, ils prennent le grain. S’ils le pouvaient, ils voleraient ce refrain. »
Et Kvothe de poursuivre :

Si vous n’avez pas de grain, ils prendront votre agneau.


Ils prendront votre bois et puis votre manteau.
Si vous avez un chat, ils prendront le souriceau.
Et ensuite pour finir, ils prendront votre château.

— Tout le monde hait ces maudites sangsues, dit Chroniqueur. Et les nobles encore plus que les
autres.
— Je trouve ça difficile à croire, lui objecta Kvothe. Vous devriez entendre ce qu’on dit dans le
coin. Si le dernier à avoir pointé son nez ici n’avait pas eu une escorte armée jusqu’aux dents, je
crois qu’il n’en serait pas reparti vivant.
Chroniqueur eut un sourire amer.
— Vous auriez dû entendre de quels noms d'oiseaux mon père les traitait. Et lui n’avait été taxé
que deux fois en vingt ans ! Il disait qu’il aurait mieux aimé avoir sur ses terres une invasion de
sauterelles suivie d’un incendie plutôt que les sangsues du roi. (Il lança un coup d’œil vers la porte
de l’auberge.) Dites-moi, ils sont trop fiers pour demander de l’aide ?
— Encore plus fiers que ça, répondit Kvothe. Plus on est pauvre, plus la fierté a de prix. Je
connais ce sentiment. Jamais je n’aurais demandé d’argent à un ami. Plutôt crever de faim.
— Ils pourraient peut-être emprunter ?
— Et qui pourrait leur faire un prêt, ces jours-ci ? La plupart des gens vont être obligés de se
serrer la ceinture, cet hiver. Après une troisième levée, les Bentley vont se partager une pauvre
couverture et, avant le dégel, ils auront mangé le grain destiné à être semé. S’ils n’ont pas perdu leur
maison par-dessus le marché…
L’aubergiste baissa les yeux sur la table et vit que sa main s’était fermée en un poing serré. Il
l’ouvrit lentement, la posa bien à plat, et regarda Chroniqueur avec un sourire contrit.
— Saviez-vous que je n’avais jamais payé d’impôts, avant de venir ici ? En règle générale, les
Edema ne possèdent rien, remarqua-t-il en désignant l’auberge d’un signe de tête. Je n’aurais jamais
cru que c’était si exaspérant. Un salopard plein de morgue qui débarque dans votre bourgade avec un
grand registre et entend vous faire payer pour ce que vous possédez. (Il fit signe à Chroniqueur de
reprendre sa plume.) Aujourd’hui, bien entendu, je comprends la véritable nature des choses. Je sais
quels noirs désirs peuvent pousser des hommes à attendre au bord de la route et à tuer les collecteurs
d’impôts en défiant ouvertement l’autorité du roi.
12

LA ROUTE CASSÉE

Après avoir fini d’explorer le côté nord de la grand-route, nous sommes passés de l’autre. Bien
souvent, la seule chose qui distinguait un jour de celui qui suivait, c’étaient les histoires que nous
racontions le soir à la veillée. Les histoires d’Oren Velciter, de Laniel Deux-Fois-Jeune et d’Illien.
Celles qui évoquaient des porchers obligeants et la chance des fils de rétameur. Des histoires de
démons et de Faes, de devinettes et de charrettes fantômes.
Les Edema Ruh connaissent toutes les histoires du monde et j'en suis un jusqu’à la moelle.
Lorsque j’étais enfant, mes parents racontaient des histoires tous les soirs au coin du feu. J’ai grandi
en regardant des pantomimes, en écoutant des chansons et en assistant à des pièces de théâtre qui
toutes racontaient des histoires.
Il n’était donc guère surprenant que je connaisse déjà toutes celles de Dedan, Hespe et Marten.
Je n’en connaissais pas tous les détails mais j’en connaissais les grandes lignes. J’en connaissais les
ressorts et j’en connaissais la fin.
Ne vous méprenez pas. J’avais toujours du plaisir à les entendre. Les histoires n’ont pas besoin
d’être neuves à l’oreille pour vous plaire. Certaines sont comme des amis très chers. On peut
compter sur elles comme sur du bon pain.
Cependant, une histoire jamais entendue auparavant est chose rare et précieuse. Après vingt
jours d’exploration dans l’Eld, j’ai été récompensé par l’une d’elles.

Ce soir-là, c’est Hespe qui a pris la parole, alors que nous étions réunis autour du feu :
« Il était une fois, il y a bien longtemps et bien loin d’ici, un garçon qui s’appelait Jax et qui
était tombé amoureux de la lune. Jax était un garçon étrange. Un garçon réfléchi. Un garçon solitaire.
Il habitait dans une vieille maison toute cassée au bout d’une route toute cassée. Il…»
— Tu as dit une route toute cassée ? l’a interrompue Dedan.
Hespe avait pincé les lèvres. Son visage ne s’est pas exactement renfrogné mais c’était comme
si elle était en train de réunir tous les éléments qui lui auraient permis de l’être, au cas où elle en
aurait eu besoin de toute urgence.
— En effet, a-t-elle répondu. Une route toute cassée. Ma mère me l’a racontée comme ça une
centaine de fois, quand j’étais petite.
Une minute, j’ai cru que Dedan allait poser une autre question mais il n’en a rien fait.
Comme à regret, Hespe s’est défaite des signes annonciateurs d’une explosion de mauvaise
humeur puis elle a regardé ses mains en fronçant les sourcils. Ses lèvres se sont agitées un instant en
silence puis elle a hoché la tête et repris son histoire.
« Tous ceux qui voyaient Jax se rendaient compte qu’il y avait chez lui quelque chose de
différent. Il ne jouait pas. Il ne courait pas dans tous les sens en faisant des bêtises. Et il ne riait
jamais.
Certains disaient :
— Qu’est-ce qu’on peut attendre d’un garçon qui vit tout seul dans une maison toute cassée au
bout d’une route toute cassée ?
Certains disaient que le problème venait du fait qu’il n’avait pas de parents. D’autres qu’il
avait en lui une goutte de sang de Fae et que cela empêchait son cœur de jamais connaître la joie.
C’était un garçon malchanceux, impossible de le nier. Quand il avait une chemise neuve, il y
faisait un trou. Si on lui donnait une friandise, il la faisait tomber par terre.
Certains disaient qu’il était né sous une mauvaise étoile, qu’il avait le mauvais sort ou qu’un
démon chevauchait son ombre. D’autres étaient simplement désolés pour lui, mais pas au point de
l’aider.
Un beau jour, un rétameur est apparu devant la maison de Jax, tout au bout de la route. C’était
une surprise, parce que, comme la route était toute cassée, personne ne l’utilisait.
— Hé là ! mon garçon ! a crié le rétameur, appuyé sur son bâton. Peux-tu donner à boire à un
vieillard ?
Jax lui a apporté de l’eau dans une chope fendillée. Le rétameur a bu et regardé le garçon.
— Tu n’as pas l’air heureux, fiston. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Il n’y a rien, a répondu Jax. Il me semble qu’il faut avoir une raison pour être heureux, et je
n’en ai aucune.
Il avait dit cela d’un ton si résigné que le rétameur en a eu le cœur brisé.
— Je parie que j’ai dans mon sac quelque chose qui te rendra heureux, a dit le vieil homme au
petit garçon. Qu’en dis-tu ?
— J’en dis que si vous me rendez heureux, je vous en serai extrêmement reconnaissant, a dit
Jax. Mais je n’ai pas d’argent à dépenser ni un seul sou à emprunter.
— Ah ! ça, c’est un problème, a répondu le rétameur.
— Si vous trouvez dans votre sac quelque chose qui me rende heureux, je vous donnerai ma
maison. Elle est vieille et toute cassée, mais elle vaut quelque chose.
Le rétameur a considéré la vieille maison, qui était presque aussi vaste qu’un manoir.
— C’est vrai, a-t-il admis.
Alors Jax a regardé le rétameur, la mine sérieuse.
— Et si vous ne pouvez pas me rendre heureux, vous me donnerez les ballots que vous avez sur
le dos, le bâton que vous avez à la main, le chapeau que vous avez sur la tête ?
Le rétameur aimait bien les paris et savait reconnaître une affaire quand il en voyait une. De
plus, ses ballots regorgeaient de trésors récoltés aux Quatre Coins de la civilisation et il était
persuadé de parvenir aisément à impressionner un jeune garçon. Aussi a-t-il accepté et se sont-ils
serrés la main.
D’abord, le rétameur a sorti un sac de billes aux couleurs du soleil. Mais ça n’a pas rendu Jax
heureux. Le rétameur a sorti un jeu de balle au panier. Mais ça n’a pas rendu Jax heureux. »
— Ce truc-là, ça rend personne heureux, a maugréé Marten. C’est le pire jouet qui existe.
Personne d’un peu sensé peut aimer jouer à la balle au panier.
« Le rétameur a examiné le contenu du premier ballot. Il était plein de joujoux tout simples qui
auraient plu à un garçon tout simple : un dé, des marionnettes, un canif, une balle élastique. Mais rien
de tout cela n’a rendu Jax heureux.
Le deuxième ballot contenait des choses plus rares : un soldat qui marchait quand on remontait
un mécanisme, une boîte de couleurs avec quatre pinceaux, un livre de secrets, un morceau de fer
tombé du ciel…
Les heures ont passé. À la tombée de la nuit, le rétameur a commencé à s’inquiéter. Peu lui
importait de perdre son bâton, mais c’était grâce au contenu de ses ballots qu’il parvenait à assurer
sa subsistance et il tenait à son chapeau.
Le rétameur s’est rendu compte qu’il allait devoir ouvrir son troisième ballot, qui ne contenait
que trois choses. Mais c’étaient des choses qu’il ne montrait qu’à ses clients les plus riches. Chacun
de ces objets valait bien plus à lui tout seul qu’une maison cassée. Mais, se disait-il, je préfère
encore me séparer de l’un d'eux que tout perdre et mon chapeau avec.
— Qu’est-ce que c’est ça ? a demandé Jax en pointant le doigt vers le visage du vieil homme.
— Des lunettes, a répondu le rétameur. C’est comme une deuxième paire d’yeux qui aide à y
voir mieux.
Il les posa sur le nez du garçon.
Jax a regardé autour de lui.
— Tout a l’air pareil, a-t-il dit.
Puis il a levé la tête pour regarder le ciel.
— Qu’est-ce que c’est ? a-t-il demandé.
— Ce sont les étoiles, a répondu le rétameur.
— Je ne les avais jamais vues.
Jax a tourné sur lui-même, sans quitter le ciel des yeux. Puis il s’est brusquement immobilisé.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ce doit être la lune, a répondu le rétameur.
— Je crois que ça me rendrait heureux, a dit Jax.
— Eh bien voilà ! s’est écrié le rétameur, soulagé. Tu as tes lunettes…
— Regarder ne me rend pas heureux, a dit le garçon. Pas plus que regarder mon dîner ne me
remplit le ventre. Je veux l’avoir pour moi tout seul.
— Je ne peux pas te donner la lune, a dit le rétameur. Elle ne m’appartient pas. Elle
n’appartient qu’à elle-même.
— Il n’y a que la lune qui me rendra heureux, a dit Jax.
— Alors je ne peux pas t'aider, a dit le rétameur avec un gros soupir. Mes ballots et tout ce
qu’ils contiennent sont à toi.
Jax a hoché la tête mais n’a pas souri.
— Et voilà mon bâton. C’est un bon bâton, bien solide.
Jax l’a pris en main.
— Tu ne pourrais pas me laisser mon chapeau ? a demandé le vieil homme d’un ton
embarrassé. J’y suis assez attaché et…
— Il me revient de droit, a dit Jax. S’il vous plaisait tant, vous n’auriez pas dû le jouer.
Le rétameur a ronchonné mais lui a donné son chapeau. »
Tempi a grogné et Hespe a souri en hochant la tête. Apparemment, même les Adems savaient
que cela porte malchance, de manquer de respect à un rétameur.
« Jax a donc mis le chapeau sur sa tête, empoigné le bâton et rassemblé les ballots. Le troisième
n’avait pas été ouvert.
— Qu’est-ce qu’il y a dedans ? a demandé le garçon.
— Une chose avec laquelle j’espère que tu t’étoufferas ! a craché le rétameur.
— Pas besoin de se mettre dans un état pareil à cause d’un chapeau, a dit le garçon. J’en ai plus
besoin que vous. Il faut que je marche longtemps pour trouver la lune et m’en emparer.
— Si tu ne m’avais pas pris mon chapeau, je t’aurais aidé à l’attraper, a dit le rétameur.
— Je vous laisse la maison cassée, a rétorqué Jax. C’est quelque chose. Mais ça va être à vous
de la réparer.
Jax a chaussé les lunettes et est parti sur la route en direction de la lune. Il a marché toute la
nuit, ne s’arrêtant que lorsqu’elle se dissimulait derrière les montagnes.
Alors Jax a marché jour après jour, cherchant sans trêve…»
Dedan a ricané.
— Ça vous rappelle rien ? a-t-il remarqué à voix haute. Je me demande s’il perdait son temps
autant que nous…
Hespe l’a foudroyé du regard, mâchoires serrées.
J’ai soupiré doucement.
— Tu as fini ? a demandé Hespe.
— Quoi ? s’est exclamé Dedan.
— Tais-toi pendant que je raconte mon histoire.
— Mais tout le monde y est allé de son commentaire ! s'est-il indigné en se levant d’un bond.
Même le muet s’est pas gêné pour le faire. Alors pourquoi tu t’en prends à moi comme ça ?
Hespe bouillonnait de rage.
— Parce que tu cherches la bagarre alors que je suis en train de raconter une histoire, voilà
pourquoi !
— Dire la vérité, c’est pas chercher la bagarre, que je sache, a grommelé Dedan. Il faut bien
qu’il y en ait un pour dire les choses en face, ici !
Hespe a levé les mains, excédée.
— Et il continue ! Tu pourrais pas la boucler, pour une fois ? Tu laisses jamais passer une
occasion de râler.
— Au moins, quand je suis pas d’accord, je dis ce que j’ai sur le cœur, a répliqué Dedan. Je me
défile pas comme tu le fais…
C’est à ce moment que j’ai décidé d’intervenir, même si je n’aurais pas dû.
— Bien, ai-je dit à Dedan. Si vous avez une meilleure idée pour trouver ces bandits, c’est le
moment de parler, d’avoir une conversation d’adultes.
Mon intervention ne l'a pas calmé le moins du monde et il s’en est pris à moi.
— Qu’est-ce que vous y connaissez, aux adultes ? s'est-il écrié. J’en ai marre d’être regardé de
haut par un morveux qui doit même pas encore avoir de poil aux couilles.
— Nul doute que le Maer vous aurait assigné le commandement de cette expédition, s’il avait
su que les vôtres étaient couvertes d’une véritable pelisse…ai-je répondu avec ce que j’espérais être
un calme exaspérant. Mais il semblait ne pas en avoir connaissance, et c’est moi qu’il a désigné.
Dedan a pris sa respiration mais Tempi ne lui a pas laissé le temps de répondre.
— Les couilles…, a-t-il dit d’un ton intrigué. Qu’est-ce que c’est, les couilles ?
Dedan expulsa d’un coup tout l’air de sa poitrine et se tourna vers lui, l’air stupéfait, avant de
se mettre à rire.
— Tu sais bien, a-t-il fait en mettant sa main devant son entrejambe, sans la moindre gêne.
Hespe a levé les yeux au ciel en secouant la tête.
— Ah ! a fait Tempi. Mais pourquoi Maer cherche couilles avec des poils ?
Il y a eu un silence, suivi d'une tempête de rires lourde de toute la tension qui avait failli
dégénérer en bagarre. Hespe elle-même se tenait le ventre, le souffle coupé. Marten en avait les
larmes aux yeux. Dedan riait si fort qu’il a dû s’accroupir et s’appuyer au sol d’une main.
Après, on s’est tous retrouvés assis autour du feu, souriant jusqu’aux oreilles comme des idiots.
La tension qui régnait entre nous, épaisse comme de la purée de pois, s’était dissipée pour la
première fois depuis des jours. C’est alors qu’un geste de Tempi a attiré mon attention. Il frottait
doucement ensemble le pouce et l’index. Joie ? Non. Satisfaction. Quand j’ai regardé son visage, son
expression était aussi impassible que d'ordinaire. D’une impassibilité si étudiée qu’elle en était
presque arrogante.
— Hespe, on peut revenir à ton histoire ? a demandé Dedan. J’aimerais savoir si le garçon
arrive à mettre la lune dans son lit.
Elle lui a souri, le premier sourire franc que je l'aie vue adresser au mercenaire depuis
longtemps.
— Je me rappelle plus où j’en étais, a-t-elle répondu. Il y a un rythme, là-dedans, comme dans
une chanson. Je peux la raconter en commençant au début mais si je commence par le milieu, tout
s’embrouille dans ma tête.
— Tu voudras bien la raconter demain, si je promets de me taire ?
— Je la raconterai, si tu me le promets.
13

LE LETHANI

Le lendemain, Tempi et moi sommes allés nous ravitailler à Crosson. Cela impliquait une
journée de voyage mais, comme nous n’avions pas à surveiller les fourrés à la recherche d’une piste,
nous avions l’impression de voler sur la route.
Tout en marchant, nous avons troqué des mots. J’ai appris ceux pour rêve, odeur et os. J’ai
appris qu’il y avait en adémic des mots différents pour qualifier le fer et le métal destiné aux épées.
Ensuite, nous avons eu un long échange infructueux quand il a tenté de m'expliquer ce que
signifiait le geste de se frotter le sourcil des doigts. Il me semblait que cela équivalait à un
haussement d’épaules, mais il m’a fait clairement comprendre que ce n’était pas la même chose. Cela
signifiait-il l’indifférence ? l’ambiguïté ?
— Est-ce que c’est ce que l’on éprouve quand quelqu’un vous offre un choix ? ai-je demandé.
Quelqu’un vous propose une pomme ou une prune mais vous n’avez pas de préférence. (J’ai réuni
mes doigts et les ai passés deux fois sur mon sourcil.) C’est ce sentiment ?
Tempi a secoué la tête. Il s’était arrêté un instant et avait repris sa marche. Sa main gauche a
signé : Malhonnêteté.
— Comment dit-on prune ?
Attentif.
Je l’ai considéré d’un air perplexe.
— Qu’est-ce que prune ? a-t-il demandé.
De nouveau, il a signé : Sérieuse gravité. Prêter attention.
J’ai tourné mon attention vers les arbres et j’ai aussitôt perçu du bruit dans les fourrés.
Il venait du côté sud de la route, celui que nous n’avions pas encore exploré. Les bandits… Je
me suis senti envahi par la peur et l’excitation. Allaient-ils nous attaquer ? Avec ma cape élimée, je
ne faisais pas une cible de choix mais j’avais en bandoulière un luth dans un étui qui valait un bon
prix.
Pour se rendre en ville, Tempi avait remis sa tenue rouge de mercenaire. Cela suffirait-il à
décourager un homme muni d’un arc de chasse ? Ou bien, au contraire, cela pourrait-il donner à
croire que j’étais un ménestrel assez riche pour me payer les services d’un mercenaire ? Nous
devions sans doute avoir l’air de fruits mûrs prêts à être cueillis.
J’ai songé avec regret à l'attrape-flèches que j’avais vendu à Kilvin et j’ai compris qu’il avait
eu raison, en disant que les gens seraient prêts à payer très cher pour en posséder un. Moi-même,
j’aurais donné tout ce que j’avais en poche, pour en avoir un sous la main à ce moment-là.
J’ai signé : Acceptation. Malhonnêteté. Accord.
— Une prune est un fruit doux, ai-je dit en tendant l’oreille.
Valait-il mieux prendre nos jambes à notre cou et nous réfugier dans la forêt ou bien faire
comme si de rien n’était et feindre de ne pas avoir remarqué leur présence ? Que faire, si nous étions
attaqués ? J’avais bien à la ceinture le couteau acheté au rétameur mais je ne savais pas vraiment
m’en servir. Je me suis brutalement rendu compte que j’étais affreusement mal préparé. Au nom du
ciel, mais qu’est-ce que je faisais là, au milieu de la forêt ? Ce n’était pas ma place. Pourquoi le
Maer m’avait-il envoyé ici ?
Juste comme je commençais à suer à grosses gouttes, il y a eu un craquement et un bruissement
dans les fourrés. Un cerf a surgi entre les arbres et en trois bonds a traversé la route. Derrière lui
suivaient deux biches. L’une d’elles s’est arrêtée pour nous observer avec curiosité, agitant ses
grandes oreilles. Puis elle a disparu à son tour dans les arbres.
Mon cœur barrait à toute allure et j’ai éclaté d’un rire nerveux. Je me suis tourné vers Tempi et
j’ai vu qu’il avait tiré son épée. Les doigts de sa main gauche se sont agités pour signer embarras,
suivi d’autres gestes que je n’ai pas compris.
Il a rengainé son arme sans la moindre emphase. Un geste aussi naturel que mettre la main dans
la poche. Frustration.
En silence, nous avons repris notre marche vers Crosson.

Crosson n’était pas une bourgade importante, rien qu’une trentaine de bâtiments cernés par une
forêt dense. Si elle ne s’était pas trouvée sur la grand-route royale, on ne lui aurait sans doute même
pas attribué un nom.
Mais puisqu’elle se trouvait sur cette grand-route, il y avait un magasin général bien
approvisionné à l’intention des voyageurs et des habitants des fermes voisines. Elle comptait
également un petit relais de poste avec des chevaux de louage et un maréchal-ferrant, ainsi qu’une
petite église qui servait aussi de brasserie.
Et puis une auberge, bien sûr. Si La Lune rieuse était minuscule comparée au Vieux Chêne, elle
était malgré tout bien plus imposante que ce à quoi vous auriez pu vous attendre, pour une bourgade
de cette taille. Elle était dotée d’un étage, avec trois chambres privées et une salle pour le bain. Sur
l’enseigne, une lune gibbeuse affublée d’un gilet se tenait les côtes en riant aux éclats.
J’avais pris mon luth, ce matin-là, dans l’espoir de jouer afin de gagner mon déjeuner, mais ce
n’était qu’une excuse. En fait, j’avais désespérément besoin d’une excuse pour pouvoir jouer. Ce
silence forcé me portait sur les nerfs, autant que les grommellements de Dedan. Je n’avais pas passé
tant de temps sans jouer depuis l’époque où je vivais dans la rue, à Tarbean.
Tempi et moi avons passé notre commande à la femme âgée qui tenait le magasin : quatre
grosses miches de pain, une demi-livre de beurre, un quart de sel, de la farine, des pommes séchées,
un bout de lard, un sac de navets, six œufs, deux boutons, des plumes pour l’empennage des flèches
de Marten, des lacets, du savon et une pierre à aiguiser pour remplacer celle que Dedan avait cassée.
Il y en avait pour huit bits d’argent et la bourse du Maer maigrissait à vue d’œil.
Tempi et moi sommes ensuite allés à l’auberge en attendant que notre commande soit prête. J’ai
été surpris d’entendre du bruit depuis la rue. Les endroits de ce genre étaient plutôt animés le soir,
quand des voyageurs s’arrêtaient pour la nuit, mais pas au milieu du jour, quand tout le monde était
aux champs ou sur la route.
Le silence s’est fait quand nous avons ouvert la porte. J’ai d’abord pensé que les gens étaient
contents de voir arriver un musicien, mais je me suis rendu compte que tous les yeux étaient fixés sur
la tenue rouge de Tempi.
Il y avait dans la salle une vingtaine de clients, accoudés au comptoir ou bien réunis autour des
tables. Nous sommes allés nous asseoir et il a fallu quelques minutes pour qu’une serveuse
s’intéresse à nous.
— Qu’est-ce que ce sera ? a-t-elle demandé en chassant de son visage une mèche de cheveux
collés par la sueur. Y a de la soupe aux pois cassés et du pudding.
— Ça me paraît très bien, ai-je dit. Pouvons-nous aussi avoir des pommes et du fromage ?
— Quelque chose à boire ?
— Du cidre doux, pour moi.
— Bière, a fait Tempi en posant deux doigts sur la nappe. Petit whisky. Bon whisky.
Elle a hoché la tête.
— Faut me faire voir la couleur de votre argent.
J’ai haussé un sourcil.
— Vous avez eu des soucis, récemment ?
Elle a soupiré en levant les yeux au ciel.
Je lui ai donné trois demi-sous et elle a filé. Désormais, j’étais sûr que je ne me faisais pas des
idées : tous les hommes dans la salle avaient l’œil sur Tempi.
Je me suis adressé à quelqu’un qui mangeait tranquillement sa soupe à la table voisine :
— C’est jour de marché, aujourd’hui, ou quelque chose dans ce genre ?
Il m’a dévisagé comme si j’étais un abruti et j’ai remarqué, sur sa mâchoire, une contusion qui
virait au violet.
— Y a pas de jour de marché, à Crosson.
— C’est que je suis passé récemment et qu’il n’y avait pas grand monde. Que font tous ces gens
ici ?
— La même chose que d’habitude. Ils cherchent du travail. Crosson est la dernière étape avant
que la forêt soit trop épaisse et les convois embauchent parfois un ou deux gardes supplémentaires, a-
t-il expliqué avant de boire un peu de bière. Mais il y a trop de gens qui ont été attaqués, ces derniers
temps. Y a plus beaucoup de convois.
J’ai regardé autour de moi. Ces hommes ne portaient pas d’armure mais je voyais désormais
qu’ils étaient marqués par leur vie de mercenaires. Ils avaient l’air plus rudes que les paysans du
coin. Ils arboraient davantage de cicatrices, de nez cassés et de couteaux. Ils roulaient davantage des
mécaniques.
L’homme a jeté sa cuillère dans son écuelle vide et s’est levé.
— Vous pouvez avoir le boulot, je m’en moque bien. Ça fait six jours que je suis là et j’ai vu
passer que quatre carrioles. En plus, y aurait vraiment qu’un idiot pour vouloir monter vers le nord en
étant payé à la journée. (Il a ramassé un gros sac qu’il a pris sur son épaule.) Et franchement, avec
tous ces gars qui se sont fait tuer dans le coin, il faudrait être fou pour embaucher un garde dans un
endroit pareil.
C’est un conseil d'ami : la moitié de ces gaillards vous trancheraient sans doute la gorge la
première nuit…
Un colosse à la barbe en broussaille qui l’avait entendu s’est esclaffé.
— C’est pas parce qu’t’as pas eu de chance aux dés qu’j’suis un criminel ! a-t-il rugi avec un
accent du Nord prononcé. Répèt’c’que tu viens d’dire et j’te file un’branlée corn’t’en as eu une hier
soir. Avec les intérêts !
L’homme à qui je m’étais adressé a répliqué par un geste facile à comprendre, même sans être
adem, puis il a pris la direction de la porte. Le barbu a éclaté de rire.
Nos boissons sont arrivées à ce moment-là. Tempi a bu d’une gorgée la moitié de son whisky
puis a soupiré d’aise en se laissant aller contre le dossier de sa chaise. Je me suis mis à siroter ma
chope de cidre. J’avais pensé pouvoir jouer une heure ou deux en échange de ma pitance, mais je
n’avais pas perdu l’esprit au point de jouer pour un public entièrement constitué de mercenaires sur
les dents.
J’aurais pu tenter le coup, vous savez ? Au bout d’une heure, ils auraient tous été en train de
chanter et de rire. Au bout de deux, je les aurais fait pleurer dans leur chope et présenter des excuses
à la serveuse. Mais pas pour le prix d’un repas, à moins de ne pas avoir le choix. Ce jour-là, il y
avait de la bagarre dans l’air. Un comédien ambulant digne de ce nom ne pouvait pas ne pas s’en
apercevoir.
Le colosse a pris sa chope sur le comptoir, s’est avancé jusqu’à nous avec une nonchalance
étudiée et s’est assis à notre table. Un sourire faux a fendu sa barbe et il a tendu la main à Tempi.
— Salut ! a-t-il beuglé, assez fort pour que toute la salle entende. J’m’appelle Tam. Et toi ?
Tempi lui a serré la main. La sienne semblait frêle et pâle dans la pogne poilue de l'autre.
— Tempi.
— Et qu’est-ce tu fais dans l’coin ?
— Nous ne faisons que passer, ai-je répondu. Nous nous sommes rencontrés sur la route et il a
eu la bonté de marcher avec moi.
Tam m’a toisé d’un air méprisant.
— C’est pas à toi qu’je cause, a-t-il grogné. Mêle-toi d’tes oignons.
Tempi gardait le silence, observant l’homme avec sa placidité habituelle. J’ai vu sa main
approcher de son oreille dans un geste que je n’ai pas reconnu.
Sans quitter Tempi des yeux, Tam a bu une gorgée. Quand il a reposé sa chope, sa moustache
était trempée et il s’est essuyé la bouche du revers de sa manche.
— Je m'suis toujours d’mandé… Combien que ça s’fait un Adem ?
Tempi s’est tourné vers moi, la tête inclinée sur le côté. Je me suis rendu compte qu’il ne
comprenait sûrement pas l’accent du mercenaire.
— Il veut savoir combien d’argent vous gagnez, ai-je expliqué.
Tempi a eu un signe indécis de la main.
— Compliqué.
Tam s’est penché par-dessus la table.
— Combien qu’tu te fais, pour accompagner un convoi ? Combien qu’tu demandes par jour ?
— Deux jots, a répondu Tempi en haussant les épaules. Trois.
Tam a éclaté d’un rire plein d’ostentation. Si fort que j’en ai senti son haleine. Je m’attendais à
ce qu'elle soit pestilentielle, mais il n’en était rien. Elle avait une odeur de cidre et d’épices.
— Eh ! z'entendez ça, les gars ? a-t-il crié par-dessus son épaule. Trois jots par jour, et il est à
peine capab’d’parler.
La plupart des clients suivaient déjà la conversation, mais cette dernière information a
provoqué dans la salle des murmures irrités.
— Pour not’part, a repris Tam, on prend un sou par jour, et quand on a du travail, encor’. Moi,
j’en touch’deux, parce que j’sais y faire avec les ch’vaux et que j’peux soulever une carriole, s’y
faut. (Il a fait rouler ses larges épaules.) Et tu vaux aussi tes vingt hommes, quand y s’agit de
s’battre ?
Je ne sais pas si Tempi avait tout saisi mais il avait compris en tout cas le sens de la dernière
question.
— Vingt ? a-t-il répété en regardant autour de lui, comme s’il cherchait à évaluer la situation.
Non. Quatre. (Il a agité sa main aux doigts étendus.) Cinq.
Sa réponse n’a rien fait pour détendre l’atmosphère. Tam a secoué la tête en prenant un air
incrédule.
— Même que si je t'croyais, ça voudrait dire que tu t’fais quat’ou cinq sous par jour. Pas vingt.
Alors…
Prenant une mine affable, j’ai tenté de m’immiscer dans la conversation :
— Écoutez, je…
Il a frappé si fort sur la table qu’une gerbe de cidre a volé de sa chope, et il m’a foudroyé d’un
regard totalement dénué de la fausse espièglerie dont il gratifiait Tempi.
— Fiston, tu l’ouvres encore une fois et j’te fais sauter tes dents d’lait.
Il a dit cela sans hausser le ton, comme il m’aurait fait savoir que si je tombais dans la rivière
je serais mouillé.
Tam a reporté son attention sur Tempi.
— Qu’est-ce qui t’fait croire que tu vaux trois jots par jour ?
— Celui qui m’achète achète ça, a répondu Tempi en montrant sa main. Et ça. (Il a montré son
épée.) Et ça.
Il a désigné l’une des courroies de cuir qui ajustaient sa chemise rouge.
Le barbu a frappé du poing sur la table.
— C’est ça, l’secret ? Faut que j’m’achète une ch’mise roug’alors !
Sa réflexion a soulevé des rires dans la salle.
Tempi a secoué la tête.
— Non.
Tam s’est penché et, d’un doigt épais, a donné une chiquenaude à la courroie que Tempi avait à
l’épaule.
— T’es en train d’dire que j’suis pas assez bien pour porter une ch’mise rouge com’la tienne ?
a-t-il demandé en jouant de nouveau avec la courroie.
Tempi a acquiescé de la tête.
— Oui. Toi pas assez bien.
Tam a souri jusqu’aux oreilles.
— Et si j’te disais que ta mère était qu’une pute ?
Le silence s’est fait dans la salle. Tempi s’est tourné vers moi. Curiosité.
— Qu’est-ce que c’est, pute ?
Évidemment, ce mot-là ne faisait pas partie de ceux que nous avions troqués au cours des jours
précédents. Un instant, j’ai envisagé de mentir mais je ne voyais pas comment j’aurais pu m’y
prendre.
— Il dit que votre mère est une personne que les hommes paient pour coucher avec elle.
Tempi s’est retourné vers le barbu et a gracieusement hoché la tête.
— Vous êtes très aimable. Merci.
L’expression de Tam s’est assombrie, comme s’il soupçonnait qu’on se moquait de lui.
— ’Spèce de poul’mouillée ! Pour un sou, j’t’filerai une de ces raclées que t’en auras le
frétillant dans l’dos !
Tempi m’a regardé.
— Je comprends pas cet homme, a-t-il dit. Il veut acheter sexe avec moi ? Ou il veut bagarre ?
La salle a hurlé de rire et Tam s’est empourpré sous sa barbe.
— Je suis presque sûr qu’il veut se battre, ai-je répondu en réprimant un rire.
— Ah !… Pourquoi il le dit pas ? Pourquoi il… ?
Il a dessiné un cercle du bout des doigts.
— … tourne autour du pot ? ai-je proposé.
L’assurance qu’il affichait avait sur moi un effet apaisant et je commençais même à m’amuser
un peu. Après avoir vu la facilité avec laquelle Tempi avait réglé son compte à Dedan, j’avais envie
de le voir donner une leçon à cet arrogant salopard.
Tempi a toisé le colosse.
— Si tu veux te battre, arrête tourner autour du pot. Va chercher quelqu’un pour se battre avec
toi. Et amène assez de femmes pour sentir en sécurité. Compris ?
Mon amusement s’est évanoui complètement quand il a ajouté d’une voix exaspérée, en se
tournant vers moi :
— Vous, toujours parler.
Tam s’est dirigé d’un pas lourd vers la table où ses amis jouaient aux dés.
— Bon… Z’avez entendu ? Ce p’tit sac à merde dit qu’il en vaut quat'com'nous alors on va lui
montrer. Brenden, Ven, Jane, z’êtes d’attaque ?
Un grand chauve et une femme se sont levés, sourire aux lèvres, mais le troisième a eu un geste
dédaigneux.
— J’suis p’t-êt’trop saoul pour me batt’comme y faut, Tam, mais pas encore assez pour m’en
prendr’à une chemise rouge. Ces gars-là, c’est des tueurs, au combat. J'lai vu de mes prop’z’yeux.
J’avais été témoin de pas mal de bagarres dans les tavernes. On pourrait s’imaginer qu’elles
devaient être rares, près d’un endroit comme l’Université, mais l’alcool est un grand fédérateur.
Après six ou sept verres, il y a très peu de différence entre un meunier en goguette avec son épouse et
un jeune alchimiste qui a raté ses examens. L’un comme l’autre n’ont qu’une envie en tête : s’écorcher
les phalanges sur les incisives du premier venu.
Même L’Eolian, si civilisé qu’il soit, n’était pas épargné par ce fléau. Quelquefois, tard dans la
nuit, on pouvait avoir l'occasion de voir des membres patentés de la noblesse en venir aux mains.
Ce que je veux dire, c’est que l’on voit pas mal de bagarres, quand on est musicien. Il y a des
gens qui fréquentent les tavernes pour y boire, d’autres pour y jouer aux dés. Il y a des gens qui y vont
pour se battre, d’autres dans l’espoir d’assister à une bagarre.
Ceux qui se battent ne se font pas si mal qu’on pourrait le penser. Cela se résume en général à
quelques ecchymoses et une lèvre éclatée. Si vous n’avez vraiment pas de chance, vous pouvez
perdre une dent ou avoir un bras cassé, mais il y a une grande différence entre une empoignade dans
une taverne et un passage à tabac dans une ruelle sombre. La première a des règles et un public qui
sert de jury officieux pour veiller à leur application. Si les choses s’enveniment, il y aura toujours
des spectateurs pour séparer les combattants, parce que c’est ce qu’ils souhaiteraient qu’on fasse
pour eux.
Bien entendu, il y a des exceptions. Un accident peut toujours survenir et, grâce à mon séjour au
Medica, je sais que rien n’est plus facile que de se fouler un poignet ou se démettre un doigt. Ces
blessures sembleraient peut-être bénignes à un maquignon ou un aubergiste, mais en ce qui me
concerne, étant donné que mon gagne-pain dépendait de l’agilité de mes mains, j’étais terrifié à l’idée
de me casser un pouce.
Mon estomac s’est noué quand j’ai vu Tempi finir son whisky et se lever. Le problème, c’était
que nous étions des étrangers, dans ce village. Si les choses tournaient mal, comment compter sur des
mercenaires à cran pour calmer la situation ? Trois contre un, c’était loin d’être un combat à la
loyale, et si ça tournait mal ça risquait d’être un carnage.
Tempi a bu une gorgée de bière et m'a regardé calmement.
— Surveillez mon dos, a-t-il dit avant d’aller rejoindre les mercenaires.
Sur le moment, j’ai été impressionné par sa maîtrise de l'aturan. Depuis que je le connaissais, il
était passé d’un mutisme presque total à l’utilisation d’expressions idiomatiques. La fierté que j’en ai
éprouvée s’est rapidement dissipée pendant que je m’efforçais de trouver quelque chose qui pourrait
interrompre le combat.
Rien ne me venait à l’esprit. Je n’avais pas prévu une situation de ce genre et n’avais pas le
moindre atout dans ma manche. Alors, faute de mieux, j’ai dégainé mon couteau et l’ai gardé hors de
vue sous la table. En donner un coup à qui que ce soit était la dernière chose que j’avais envie de
faire mais je pourrais au moins tenter d’utiliser cette arme pour tenir les mercenaires en respect et
nous permettre d’atteindre la porte.
Tempi a jaugé du regard ses adversaires. Tam était un peu plus grand que lui et avait la carrure
d’un bœuf. Le chauve avait le visage couturé de cicatrices et un sourire mauvais. Quant à la femme
blonde, elle faisait presque une tête de plus que Tempi.
— Il y a qu’une femme ? a-t-il demandé en regardant Tam droit dans les yeux. Vous pouvez
amener une de plus.
La mercenaire s’est hérissée.
— Espèce de vantard ! Je vais t’montrer comment ça s’bat, une femme !
Tempi a poliment hoché la tête.
Comme il continuait à n’afficher aucune inquiétude, j’ai commencé à me détendre. Bien sûr,
j’avais entendu des histoires, le mercenaire adem défaisant à lui tout seul une dizaine de soldats…
Mais Tempi pouvait-il réellement lutter contre trois adversaires en même temps ? Il avait l’air de le
penser, en tout cas.
— C’est mon premier combat comme ça. Comment ça commence ? a-t-il demandé en les
regardant tour à tour.
J’étreignais à présent le couteau d’une main moite.
Tam s’est approché de lui presque jusqu’à le toucher. Il le dominait de toute sa hauteur.
— D’abord, on va t’filer une branlée. Ensuite, t’auras droit à une branlée. Et après, on
r’commenc’ra, juste pour être sûrs qu’on n’a rien oublié.
Et en prononçant ces derniers mots il lui a donné un coup de tête en plein dans la figure.
J’en ai eu le souffle coupé, mais avant que j’aie pu respirer le combat était terminé.
Quand le barbu a eu donné son coup de tête, je me suis attendu à voir Tempi reculer, le nez
cassé et pissant le sang. Mais c’est Tam qui a titubé en arrière en hurlant, se tenant le visage à deux
mains, le sang giclant entre ses doigts.
Tempi a fait un pas en avant, a posé la main sur la nuque du colosse et, sans le moindre effort,
l’a fait tournoyer et tomber sur le sol où il a atterri en vrac.
Puis, sans un moment d’hésitation, Tempi s’est retourné et a donné à la femme un coup de pied
dans la hanche, la faisant chanceler. Pendant qu’elle tournait sur elle-même, il lui a porté un coup sec
à la tête et elle s’est effondrée comme une poupée de chiffon.
Le mercenaire chauve s’est alors avancé, bras écartés comme un lutteur. Aussi vif qu’un
serpent, il a posé une main sur l’épaule de Tempi et l’autre sur son cou.
Franchement, je ne saurais dire ce qui s’est passé ensuite. J’ai deviné une série de mouvements
en rafale et Tempi s’est retrouvé en train d’agripper son adversaire par le poignet et l’épaule. Le
chauve a tenté de se débattre en poussant des grognements féroces mais Tempi lui a simplement tordu
le bras jusqu’à ce que l’homme se plie en deux.
Ensuite, d’un coup de pied, Tempi lui a fauché les jambes et l’homme s’est abattu sur le sol.
Tout cela en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Si je n’avais pas été si ahuri, je crois que
j’aurais applaudi.
Tam et la femme gisaient sur le sol avec une immobilité indiquant qu’ils avaient perdu
connaissance, mais le chauve a grogné et tenté de se relever maladroitement. Tempi s’est approché,
l’a frappé à la tête avec une précision nonchalante et l'a regardé retomber mollement sur le plancher.
Je me suis dit alors que c’était l’estocade la plus courtoise que j’avais jamais vu porter. Elle
avait la précision du coup de marteau d’un charpentier expérimenté enfonçant un clou : assez fort
pour qu’il entre complètement mais pas trop pour ne pas abîmer le bois autour.
Un silence stupéfait s’était installé dans la salle. Le grand gaillard qui avait refusé de se battre a
levé sa chope.
— Bravo ! a-t-il crié en riant. Personne t’en voudra si tu veux lui caresser encore un peu les
côtes avec ta botte, pendant qu’il est dans le coaltar. Dieu sait qu’il s’est pas privé d'le faire,
aujourd’hui !
Tempi a baissé les yeux sur le corps du barbu et secoué la tête avant de regagner tranquillement
notre table. Tous les regards étaient fixés sur lui, mais ils n’étaient plus aussi noirs qu’auparavant.
— Vous avez surveillé mon dos ? m’a-t-il demandé en s’asseyant.
Je l’ai regardé d’un air perplexe puis j’ai acquiescé.
— Qu’est-ce que vous avez vu ?
C’est seulement à ce moment-là que j’ai compris ce qu’il voulait vraiment dire.
— Votre dos était très droit.
Approbation.
— Votre dos est pas droit. (Il a levé la main à plat devant lui et l’a inclinée sur le côté.) C’est
pour ça que vous trébuchez dans Ketan…
Il a laissé sa phrase en suspens, car il venait d’apercevoir mon couteau à demi dissimulé par les
replis de ma cape. Il a froncé les sourcils. Il a vraiment froncé les sourcils. C’était la première fois
que je le voyais faire et c’était terriblement intimidant.
— On parlera de ça après, a-t-il dit, tout en signant de la main forte désapprobation.
Me sentant plus puni que si j’étais passé sous le joug, j’ai baissé la tête et rengainé mon
couteau.
Nous marchions en silence depuis plusieurs heures, nos provisions sur le dos, quand Tempi a
finalement pris la parole :
— Il y a une chose je dois vous enseigner.
Sérieux.
— Je suis toujours content d’apprendre, ai-je répondu en faisant le geste qui, je l’espérais,
signifiait vraiment.
Il s’est dirigé vers le bord de la route, s’est délesté de son sac et s’est assis sur l’herbe.
— Il faut parler du Lethani.
J’ai dû faire appel à tout mon contrôle pour ne pas sourire jusqu’aux oreilles. Cela faisait un
certain temps que je voulais aborder la question, car nous étions à présent plus proches que la
première fois que je l’avais interrogé à ce sujet, mais je craignais de l’offenser une fois encore.
Je me suis assis et j’ai gardé le silence un instant, en partie pour reprendre contenance mais
aussi pour montrer à Tempi que je ne traitais pas l’affaire à la légère.
— Le Lethani…, ai-je répété. Vous m’avez dit de ne pas vous interroger à ce propos.
— Avant, non. Maintenant, peut-être je… ( Incertain.) Je suis tiré plusieurs côtés. Mais
maintenant demander.
J’ai attendu pour voir s’il allait continuer. Comme il ne le faisait pas, j’ai posé la question qui
s’imposait :
— Qu’est-ce que le Lethani ?
Sérieux. Tempi m’a considéré un bon moment puis a éclaté de rire.
— Je sais pas. Et je peux pas vous dire. (Il a ri à nouveau. Euphémisme.) Pourtant, il faut en
parler.
J’ai hésité, me demandant s’il s’agissait d’une de ces plaisanteries étranges que je ne parvenais
jamais à comprendre.
— C’est compliqué, a-t-il dit. Difficile dans mon langage. Dans vôtre ? (Frustration.) Dites-
moi ce que vous savez sur Lethani.
J’ai cherché comment je pourrais le décrire en n’utilisant que des mots qu’il connaissait.
— J’ai entendu dire que c’est une chose secrète qui rend les Adems forts.
— Oui. C’est vrai.
— Les gens disent que, quand on connaît le Lethani, on ne peut pas perdre un combat.
Il a acquiescé mais j’ai secoué la tête, sachant que je ne parvenais pas à me faire comprendre.
— Ils disent que le Lethani est un pouvoir secret. Les Adems gardent leurs mots à l’intérieur.
(J’ai fait le geste de rassembler des choses et de les serrer contre ma poitrine.) Ensuite, ces mots sont
comme du bois dans le feu. Ce feu rend les Adems très forts. Très rapides. La peau comme du fer.
C’est pour cela que vous pouvez combattre beaucoup d’adversaires et l’emporter.
Tempi m’a regardé intensément et a fait un geste que je n’ai pas reconnu.
— C’est parler fou, a-t-il fini par dire. C’est bon mot, fou ?
Il a tiré la langue et roulé des yeux tout en agitant les doigts autour de sa tête.
Je n’ai pas pu m'empêcher de rire devant sa démonstration.
— Oui, c’est le mot. On dit aussi insensé.
— Alors ce que vous dire est fou et insensé.
— Mais ce que j’ai vu aujourd’hui… Votre nez ne s’est pas cassé quand l’homme vous a donné
un coup de tête. Ce n’est pas naturel.
Tempi a secoué la tête tout en se levant.
— Venez. Debout.
J’ai obéi et il s’est planté devant moi.
— Frapper avec tête malin. Rapide. Peut surprendre si adversaire pas préparé. Mais moi, pas
pas préparé.
Il s’est approché, presque à me toucher.
— Vous êtes homme grande gueule. Votre tête est dure. Mon nez est mou. (Il m'a pris la tête à
deux mains.) Vous faire ça.
Il a lentement baissé ma tête jusqu’à ce que mon front rencontre son nez.
— Frapper avec tête rapide, a-t-il repris en redressant ma tête. Pour moi, pas beaucoup temps.
Je peux bouger ? (Il a baissé de nouveau ma tête tout en écartant la sienne et, cette fois-ci, mon front
est entré en contact avec sa bouche, comme s’il me donnait un baiser.) Ça pas bon. Bouche trop mou.
Il a relevé ma tête.
— Si je suis très rapide…
Il a fait un pas en arrière et a baissé encore mon front jusqu’à ce qu’il touche sa poitrine. Il m’a
lâché et j’ai relevé la tête.
— Toujours pas bon. Ma poitrine pas mou mais cet homme a tête plus dure que enclume.
Ses yeux ont pétillé et j’ai ri, comprenant qu’il venait de faire une plaisanterie.
— Que peut faire Tempi ? a-t-il demandé en reprenant sa position. Frapper avec tête. Je montre.
Doucement.
Un peu nerveux, j’ai baissé lentement la tête, comme pour lui casser le nez.
Tout aussi lentement, Tempi s’est penché et a rentré le menton. Ce changement d’attitude
semblait infime mais, cette fois-ci, mon nez a rencontré le sommet de son crâne.
Il s’est reculé.
— Compris ? Habile. Pas histoire fou de mots de feu.
— C’était très rapide, tout à l’heure, ai-je protesté, un peu embarrassé. Je n’ai rien vu.
— Oui. Combat doit être rapide. Entraîner pour être rapide. Entraîner, pas feu de mots.
Il a signé sérieux et m’a regardé droit dans les yeux.
— Je vous raconte parce que vous êtes chef. Vous avez besoin savoir. Si vous croire que j’ai
secrets et peau de fer…
Il a secoué la tête. Dangereux.
Nous sommes retournés nous asseoir près de nos sacs.
— Je l’ai entendu dans une histoire, ai-je répondu pour tenter de m’expliquer. Une histoire
comme on en raconte autour du feu la nuit.
— Mais vous, a-t-il fait en pointant le doigt sur moi. Vous avez… (Il a claqué des doigts et
signifié un embrasement soudain.) Vous faites ça et vous croyez que Adems ont du feu à l’intérieur ?
J’ai haussé les épaules.
— C’est pour cette raison que je voudrais en savoir plus sur le Lethani. Cela semble fou, mais
j’ai vu des choses folles qui étaient vraies et je suis curieux. (J’ai hésité un instant avant de
continuer.) Vous dites que celui qui connaît le Lethani ne peut pas perdre un combat.
— Oui. Mais pas avec feu de mots. Lethani sorte de savoir. (Il s’est tu un instant, à l’évidence
pour choisir soigneusement ses mots.) Lethani est chose plus importante. Tous les Adems apprendre.
Mercenaires apprendre deux fois. Shehyn apprendre trois fois. Plus important mais compliqué.
Lethani est… beaucoup de choses. Mais rien touché ou montré. Adems passent toute la vie réfléchir
Lethani. Très dur. Problème.
» Pas à moi enseigner mon chef. Mais vous mon élève en langage. Femmes enseigner Lethani.
C’est partie de civilisation et vous être barbare. (Petite tristesse.) Mais vous vouloir civilisation. Et
vous avoir besoin Lethani.
— Expliquez-moi, ai-je dit, j’essaierai de comprendre.
Il a hoché la tête.
— Lethani est faire bien.
J’ai attendu patiemment qu’il poursuive. Après une minute, il a signé frustration.
— Maintenant vous posez questions, a-t-il dit avant de répéter : Lethani est faire bien.
Je me suis efforcé de trouver un exemple de quelque chose de bien.
— Le Lethani, c’est donner à manger à un enfant qui a faim ?
Oui et non.
— Lethani pas faire une chose. Lethani est chose qui montre.
— Lethani signifie règles ? lois ?
— Non. (Il a désigné la forêt qui nous entourait.) Loi est contrôle du dehors. C’est le… le métal
dans bouche du cheval. Et les courroies de sa tête.
Questionnement.
— La bride et le mors ? ai-je suggéré en faisant comme si je tirais sur des rênes.
— Oui. Loi est bride et mors. Contrôle du dehors. Le Lethani… (il a posé l’index sur son front
puis sur sa poitrine)… vit dedans. Lethani aide décider. Loi existe parce que beaucoup comprennent
pas Lethani.
— Alors, avec le Lethani, une personne n’a pas besoin de suivre la loi ?
— Peut-être. (Frustration. Il a tiré son épée et l’a placée parallèlement au sol, tranchant en
l’air.) Si vous être petit, marcher sur cette épée pourrait être Lethani.
— C’est douloureux pour les pieds ? ai-je demandé en signant : Amusement, pour tenter
d’égayer un peu la conversation.
Colère. Désapprobation.
— Non. Difficile marcher. Facile tomber un côté ou autre. Difficile rester debout.
— Le Lethani est très droit ?
— Non. (Pause.) Comment dire quand beaucoup montagnes et un seul endroit pour marcher ?
— Un sentier ? Un col ?
Tempi a hoché la tête.
— Lethani comme col dans les montagnes. Tourne. Compliqué. Mais col moyen facile
traverser. Seul moyen traverser. Mais pas facile à voir. Sentier facile souvent traverse pas montagne.
Quelquefois se perdre. Mourir faim. Tomber dans trou.
— Donc, le Lethani est la voie qui permet de franchir les montagnes.
Accord partiel. Excitation.
— C’est voie qui permet franchir montagnes. Mais Lethani aussi savoir voie juste. Les deux. Et
montagnes pas seulement montagnes. Montagnes sont tout.
— Alors, le Lethani, c’est la civilisation ?
Pause. Oui et non. Tempi a secoué la tête. Frustration.
J’ai repensé au fait qu’il avait dit que les mercenaires devaient l’apprendre deux fois.
— Le Lethani, c’est combattre ? ai-je demandé.
— Non.
Son ton était si résolu que j’ai décidé de poser la question inverse.
— Le Lethani, c’est ne pas combattre ?
— Non. Celui qui connaît Lethani sait quand combattre et quand ne pas combattre.
Très important.
J’ai décidé de changer de direction.
— Était-ce dans l’esprit du Lethani de combattre, aujourd’hui ?
— Oui. Pour montrer Adem sans crainte. Pour barbares, pas se battre, c’est lâche. Lâche est
faiblesse. Mauvais pour eux réfléchir. Quand beaucoup de gens regardent, se battre. Et aussi montrer
un Adem vaut plusieurs hommes.
— Et s’ils avaient gagné ?
— Alors barbares savoir Tempi vaut pas plusieurs hommes.
Petit amusement.
— S’ils avaient gagné, ce combat n’aurait pas été dans l’esprit du Lethani ?
— Non. Si vous tomber et casser jambe dans montagne, c’est toujours col. Si je rate en suivant
Lethani, c’est toujours Lethani. (Sérieux) C’est pourquoi parler maintenant. Aujourd’hui. Vous avec
couteau. Pas Lethani. Pas voie juste.
— Je craignais que vous soyez blessé.
— Lethani pas prendre racine dans peur, a-t-il dit, comme s’il récitait.
— Ce serait dans l’esprit du Lethani, de vous laisser blesser ?
Haussement d’épaules.
— Peut-être.
— Ce serait vraiment dans l’esprit du Lethani de vous laisser… (extrême emphase)… blesser ?
ai-je insisté.
— Peut-être pas. Mais ils m’ont pas blessé. Être premier à sortir couteau est pas esprit du
Lethani. Si vous gagnez et êtes premier avec couteau, pas gagner.
Forte désapprobation.
Je n’arrivais pas à saisir ce qu’il voulait dire par là.
— Je ne comprends pas.
— Lethani est action juste. Voie juste. Moment juste. (Son visage s’est brusquement éclairé.) Le
vieux marchand, dans histoire avec ballots. Quel nom ?
— Le rétameur ?
— Oui. Le rétameur. Comment traiter homme comme lui ?
Je le savais mais j’ai attendu, voulant savoir ce qu’un Adem en pensait.
— Il faut être gentil, aider. Et parler bien. Toujours poli. Toujours.
J’ai acquiescé.
— Et s’il vous propose quelque chose, il faut envisager de l'acheter.
Tempi a eu un geste de triomphe.
— Oui ! On peut faire beaucoup choses quand on rencontre rétameur. Mais seulement une chose
bien. (Il s’est calmé un peu. Prudence.) Mais seulement faire est pas Lethani. D’abord savoir, puis
faire, ça Lethani.
J’ai réfléchi un instant à ce qu’il venait de dire.
— Alors, être poli, c’est le Lethani ?
— Pas poli. Pas gentil. Pas bon. Pas devoir. Lethani rien de tout ça. Chaque moment. Chaque
choix. Tous différents. (Il m’a lancé un regard pénétrant.) Vous comprendre ?
— Non.
Bonheur. Approbation. Tempi s’est levé en hochant la tête.
— C’est bien vous savoir pas comprendre. Bien de dire ça. Être aussi esprit Lethani.
14

ÉCOUTER

Quand nous avons regagné le camp, il y régnait une gaieté surprenante. Dedan et Hespe se
souriaient, et Marten avait réussi à tuer une dinde pour le repas du soir.
Aussi avons-nous mangé et plaisanté. Nous avons lavé nos écuelles puis Hespe a bien voulu
nous raconter l’histoire du garçon amoureux de la lune, en reprenant depuis le début. Par miracle
Dedan a réussi à ne pas piper mot et j’ai nourri l’espoir que notre petit groupe avait enfin commencé
à former une équipe.

« Jax n’avait aucun mal à suivre la lune parce que, en ce temps-là, elle était toujours pleine.
Elle était suspendue dans le ciel, ronde comme un bol, brillante comme une chandelle et toujours la
même.
Jax a marché pendant des jours et des jours, jusqu’à ce que ses pieds lui fassent mal. Il a
marché des mois et des mois jusqu’à ce que son dos soit las de porter ces ballots. Il a marché des
années et des années et a grandi et maigri et s’est endurci, la faim au ventre.
Quand il avait besoin de nourriture, il vendait quelque chose du ballot du rétameur. Quand ses
semelles ont été usées, il a fait la même chose. Jax a fait son chemin. Il est devenu habile et rusé.
Et tout ce temps-là, Jax pensait à la lune. Quand il commençait à penser qu’il ne pourrait pas
faire un pas de plus, il chaussait ses lunettes et levait la tête vers elle, qui affichait sa rondeur laiteuse
dans le ciel. Et quand il la voyait, il sentait quelque chose remuer doucement dans sa poitrine. Et
avec le temps, il a fini par se dire qu’il était amoureux.
Un beau jour, la route sur laquelle il cheminait l’a conduit à Tinuë, comme le font toutes les
routes. Mais il a continué de marcher sur la grand-route de pierre qui menait vers les montagnes.
La route montait, montait. Jax a mangé son dernier bout de pain et son dernier bout de fromage.
Il a bu sa dernière gorgée d’eau et sa dernière gorgée de vin. Il a continué sa route, et la lune était de
plus en plus grosse dans le ciel nocturne au-dessus de sa tête.
Comme ses forces commençaient à décliner, Jax a gravi une petite colline et découvert un
vieillard assis à l’entrée d’une grotte. Il avait une longue barbe grise et une longue robe grise. Il
n’avait pas de cheveux au sommet de son crâne ni de chaussures à ses pieds. Ses yeux étaient ouverts
et sa bouche fermée.
Son visage s’est éclairé en voyant Jax. Le vieillard s’est levé et a souri.
— Bonsoir ! a-t-il dit d’une voix sonore et mélodieuse. Vous êtes loin de tout, ici. Comment est
la route de Tinuë ?
— Elle est longue, a répondu Jax. Dure et épuisante.
Le vieil homme l’a invité à s’asseoir. Il lui a apporté de l’eau, du lait de chèvre et des fruits.
Jax a mangé goulûment puis a offert en échange une paire de chaussures qu’il avait dans son ballot.
— Je n’en ai pas besoin, a dit l’homme gaiement en agitant ses orteils. Mais je vous remercie
de me l’avoir proposée.
Jax a haussé les épaules.
— Comme vous voudrez. Mais que faites-vous ici, si loin de tout ?
— J’ai trouvé cette grotte quand j’étais à la poursuite du vent, a dit le vieil homme. J’ai décidé
de rester parce que c’était l’endroit parfait pour faire ce que je fais.
— Et que faites-vous ? a demandé Jax.
— Je suis un écouteur, a répondu le vieil homme. J’écoute les choses pour savoir ce qu’elles
ont à dire.
— Ah ! a dit Jax prudemment. Et ici, c’est un bon endroit pour le faire ?
— C’est même l’endroit parfait. Il faut aller loin, bien à l’écart des hommes, avant de pouvoir
apprendre à écouter correctement, a expliqué le vieil homme en souriant. Qu’est-ce qui vous amène
ici ?
— J'essaie de trouver la lune.
— C’est très facile, a dit le vieil homme en désignant le ciel. On peut la voir tous les soirs,
quand le temps le permet.
— Non. J’essaie de l’attraper. Si je pouvais être avec elle, je crois que je pourrais être
heureux.
Le vieil homme l'a regardé avec le plus grand sérieux.
— Vous voulez l’attraper, dites-vous ? Depuis combien de temps êtes-vous à sa poursuite ?
— Depuis plus d’années et plus de kilomètres que je peux me souvenir.
Le vieil homme a fermé les yeux un moment puis a hoché la tête.
— Je peux l’entendre à votre voix, ce n’est pas un caprice destiné à disparaître.
Il s’est approché de Jax et a posé une oreille sur sa poitrine. Il a fermé les yeux et est resté
parfaitement immobile.
— Oh ! a-t-il repris. Que c’est triste… Votre cœur est brisé et vous n’avez jamais eu l’occasion
de vous en servir.
Jax s’est écarté, un peu mal à l’aise.
— Cela vous dérange, si je vous demande quelque chose ? a-t-il dit. Quel est votre nom ?
— Cela ne me dérange pas que vous me le demandiez, a répondu le vieillard. Du moment que
cela ne vous dérange pas que je ne vous le dise pas. Si vous connaissiez mon nom, je serais en votre
pouvoir, n’est-ce pas ?
— Vraiment ? a demandé Jax.
— Bien entendu, a dit le vieil homme. C’est ainsi que vont les choses. Vous ne me semblez pas
écouter très bien mais il vaut mieux être prudent. Il suffirait que vous parveniez à saisir ne serait-ce
qu’un bout de mon nom pour que vous ayez toutes sortes de pouvoirs sur moi.
Jax se demandait si ce vieil homme serait capable de l’aider. S’il avait tenté d’attraper une
vache, il aurait demandé de l’aide à un fermier, mais, pour attraper la lune, peut-être avait-il besoin
de l’aide d’un vieil homme à l’allure étrange.
— Vous avez dit que vous étiez à la poursuite du vent, a dit Jax. Vous l’avez attrapé ?
— D’une certaine manière, oui. Et d’une certaine manière, non. Il y a plusieurs façons de
considérer cette question, voyez-vous ?
— Pourriez-vous m'aider à attraper la lune ?
— Je pourrais peut-être vous donner quelques conseils, a répondu le vieil homme à contrecœur.
Mais tout d’abord, il y a une chose à laquelle vous devez réfléchir. Quand on aime quelqu’un, il faut
s’assurer qu’il vous aime en retour, sinon cela n’apporte que des ennuis de se lancer à sa poursuite. »
Hespe n’a pas regardé Dedan en prononçant ces mots. Ses yeux se sont posés n’importe où sauf
sur lui. C’est pour cela qu'elle n’a pas vu son expression accablée.
« — Comment savoir si elle m’aime ? a demandé Jax.
— Vous pourriez essayer d’écouter, a proposé le vieil homme, presque timidement. Cela
marche à merveille, vous savez ? Je pourrais vous apprendre.
— Combien de temps cela prendrait ?
— Deux ou trois ans, a dit le vieil homme. Tout dépend si vous êtes doué. C’est difficile,
d’écouter correctement, mais une fois que vous y serez parvenu, vous connaîtrez la lune de la tête aux
pieds.
— C’est trop long, a dit Jax. Si je peux l’attraper, je peux parler avec elle. Je peux faire…
— C’est là une partie de votre problème, a interrompu le vieil homme. Vous ne voulez pas
vraiment l’attraper. Pas vraiment. Avez-vous l’intention de la pourchasser dans le ciel ? Bien sûr que
non ! Vous voulez la rencontrer. Ce qui signifie qu’il faut que ce soit la lune qui vienne à vous.
— Comment puis-je y arriver ?
Le vieil homme a souri.
— C’est ça la question, non ? Qu’avez-vous donc que la lune pourrait désirer ? Qu’avez-vous à
lui offrir ?
— Seulement ce que j’ai dans mes ballots.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, a grommelé le vieil homme. Mais nous pourrions tout
aussi bien jeter un coup d’œil à ce que vous avez apporté.
Il a ouvert le premier ballot et a découvert plein d’ustensiles pratiques. Le deuxième contenait
des articles rares et chers mais qui n’auraient servi à rien.
Alors le vieil homme est tombé sur le troisième ballot.
— Et qu’avez-vous là-dedans ? a-t-il demandé.
— Je n’ai jamais été capable de l’ouvrir, a dit Jax. Je n’arrive pas à venir à bout de ce nœud.
L’ermite a fermé un instant les yeux pour écouter. Quand il les a rouverts, il a regardé Jax d’un
œil noir.
— Le nœud dit que vous l’avez tranché. Piqué avec un couteau. Mordu avec vos dents.
— C’est vrai, a admis Jax, tout surpris. Je vous l’ai dit, j’ai tout essayé pour le défaire.
— Loin de là, a dit le vieil homme d’un ton méprisant.
Il a soulevé le ballot pour que la corde nouée se trouve à hauteur de son visage.
— Je suis terriblement désolé, a-t-il repris. Mais vous voulez bien vous ouvrir ? (Il a fait une
pause pour écouter.) Oui. Je vous prie de m'excuser. Il ne le fera plus.
Le nœud s’est défait et l’ermite a ouvert le ballot. Quand il a eu jeté un coup d’œil à l’intérieur,
ses yeux se sont agrandis et il a laissé échapper un sifflement.
Mais lorsque le vieil homme a disposé le contenu du ballot sur le sol, les épaules de Jax se sont
affaissées. Il avait espéré de l’argent ou des pierres précieuses, un trésor qu’il aurait pu offrir à la
lune en cadeau, mais tout ce que le ballot renfermait, c’était un bout de bois tordu, une flûte de pierre
et une petite boîte en fer.
Seule la flûte a attiré son attention. Elle était taillée dans une pierre vert pâle.
— J’avais une flûte, quand j’étais enfant, a-t-il dit. Mais elle s’est cassée et je n’ai jamais pu la
réparer.
— Ces articles sont très intéressants, a remarqué l’ermite.
— La flûte n’est pas mal, mais à quoi pourraient bien servir un bout de bois et une boîte trop
petite pour qu’on puisse y mettre quoi que ce soit ?
L’ermite a secoué la tête.
— Vous n’entendez pas ce qu’ils disent ? La plupart des choses chuchotent. Celles-là crient. (Il
a désigné le bout de bois.) À moins que je ne me trompe, c’est une maison pliante. Et très jolie,
encore.
— Qu’est-ce que c’est, une maison pliante ?
— Vous savez, quand on replie sur elle-même une feuille de papier et que chaque fois elle
devient de plus en plus petite ? Eh bien, une maison pliante, c’est pareil. Sauf que c’est une maison,
bien entendu.
Jax a pris le bout de bois et a essayé de le redresser. Tout à coup, il s’est retrouvé avec deux
morceaux de bois qui ressemblaient au chambranle d’une porte.
— Ne la dépliez pas ici ! a crié le vieil homme. Je ne veux pas de maison devant ma grotte pour
me masquer le soleil !
Jax s’est efforcé de replier les bouts de bois.
— Pourquoi je n’y arrive pas ?
— Parce que vous ne savez pas comment faire, j’imagine. Et je vous suggère d’attendre de
savoir où vous voulez l’installer avant de déplier le reste.
Jax a reposé délicatement les morceaux de bois sur le sol et a ramassé la flûte.
— Elle est spéciale, elle aussi ? a-t-il demandé.
Il l’a portée à ses lèvres et a joué un trille tout simple qui ressemblait au chant de La Veuve de
Will. »
Hespe a souri avec malice et a porté un petit sifflet de bois à ses lèvres : Ta-ta Di. Ta-ta Di.
« Beaucoup de gens l’ignorent, mais c’est un oiseau de nuit, qui ne se montre donc pas pendant
la journée. Malgré cela, une dizaine d’entre eux sont apparus dans le ciel et se sont posés autour de
Jax pour le regarder avec curiosité, clignant des yeux à la lumière du jour.
— On dirait bien que ce n’est pas une flûte ordinaire, a remarqué le vieil homme.
— Et la boîte ? a demandé Jax en se penchant pour la ramasser.
Elle était presque noire, froide au toucher et assez petite pour qu’on puisse refermer les doigts
sur elle.
Le vieil homme a frissonné et a détourné son regard.
— Elle est vide, a-t-il dit.
— Comment pouvez-vous le savoir sans regarder à l’intérieur ?
— En écoutant, a répondu le vieil homme. Je suis étonné que vous ne l’entendiez pas vous-
même. C’est la chose la plus vide que j’aie jamais entendue. Elle a un écho. Elle est faite pour
contenir quelque chose.
— Toutes les boîtes sont faites pour contenir quelque chose.
— Et toutes les flûtes sont faites pour jouer une musique douce à l’oreille, a souligné le vieil
homme. Mais cette flûte est capable de bien des choses. Il en est de même pour cette boîte.
Jax l’a considérée un moment puis il l’a reposée et a refait le nœud du ballot qui renfermait les
trois trésors.
— Je crois que je vais reprendre la route, a-t-il dit.
— Vous êtes sûr de ne pas vouloir rester un mois ou deux ? a demandé le vieil homme. Vous
pourriez apprendre à écouter un peu mieux. C’est très utile, de savoir écouter.
— Vous m’avez fourni quelques sujets de réflexion, a dit Jax. Et je crois que vous avez raison.
Je ne devrais pas poursuivre la lune, il faudrait que je la force à venir à moi.
— Ce n’est pas exactement ce que j’ai dit, a murmuré le vieil homme.
Son ton était résigné. Comme il savait écouter, il savait qu’il n’avait pas été entendu.
Jax est parti le lendemain matin, suivant la lune plus haut dans les montagnes. Il a fini par
tomber sur une vaste étendue de terrain plat nichée entre les plus hauts sommets.
Jax a sorti du ballot le bout de bois tordu et a commencé à déplier la maison. Comme il avait
toute la nuit devant lui, il espérait avoir fini avant le lever de la lune.
Mais la maison était bien plus grande qu’il ne l’avait imaginé. En fait, elle tenait davantage du
manoir que de la chaumière. De plus, la déplier s’était révélé une tâche plus difficile qu’il ne l’aurait
cru. La lune était déjà haut dans le ciel que Jax n’avait pas encore fini.
C’était peut-être pour cela que Jax s’était dépêché, à moins qu’il n’ait fait preuve
d’insouciance. Ou peut-être était-il tout simplement poursuivi par la malchance.
Une fois déplié, le manoir s’est révélé superbe, immense et doté de nombreuses ailes, mais tout
était mal ajusté. Il y avait des escaliers qui ne menaient nulle part. Certaines pièces manquaient de
murs, à moins quelles n’en aient trop. Beaucoup n’avaient pas de plafond et donnaient sur un ciel
étrange piqueté de constellations inconnues.
Tout allait de travers. Par une fenêtre, on pouvait voir des prairies émaillées de fleurs
printanières, alors que, de l’autre côté de la pièce, le carreau était couvert de givre. Ce pouvait être
le lever du jour dans la salle de bal, et le crépuscule dans la chambre d’à côté.
Puisque rien dans cet édifice n’avait de réalité, tout était de guingois. Aucune des portes et des
fenêtres ne fermait correctement. Et comme ce manoir était très vaste, il avait beaucoup d’ouvertures
par où entrer ou sortir.
Jax n’a pas prêté attention à cela. Il s’est précipité en haut de la plus haute tour et a porté la
flûte à ses lèvres.
Une chanson douce est montée dans la nuit claire. Ce n’était pas le simple trille d’un oiseau de
nuit mais une complainte venue de son cœur brisé. Émouvante et triste, elle palpitait comme un
oiseau à l’aile brisée.
En l’entendant, la lune est descendue jusqu’à la tour. Pâle, ronde et splendide, elle se tenait
devant Jax dans toute sa gloire et, pour la première fois de sa vie, il s’est senti envahi par la joie.
Ils ont conversé, en haut de la tour. Jax lui a raconté sa vie, a évoqué son pari puis son long
voyage solitaire. La lune a écouté, a ri et a souri.
Mais elle a fini par tourner vers le ciel un regard languissant.
Jax savait ce que cela voulait dire.
— Reste avec moi, a-t-il imploré. Je ne peux être heureux que si tu es mienne.
— Je dois partir, a-t-elle dit. Le ciel est ma demeure.
— J’ai édifié cette maison pour toi, a dit Jax en montrant le vaste manoir qui s’étendait à leurs
pieds. Il y a assez de ciel pour toi, ici. Un ciel vide qui sera tout à toi.
— Il faut que je parte, a dit la lune. Je suis partie trop longtemps.
Il a levé la main comme pour se saisir d’elle mais a retenu son geste.
— Le temps est ce que je veux qu’il soit, a-t-il dit. Ta chambre peut être en hiver ou au
printemps, comme tu le voudras.
— Il faut que je parte, a-t-elle répété en levant les yeux vers le ciel. Mais je reviendrai. Je suis
éternelle et toujours semblable. Et quand tu joueras de la flûte pour moi, je te rendrai visite.
— Je t’ai donné trois choses, a-t-il dit. Une chanson, une maison et mon cœur. Puisqu’il faut que
tu partes, ne vas-tu pas me rendre ces trois choses ?
Elle a ri en se tenant les côtes, d’un rire bon enfant.
— Qu’est-ce que je possède, que je pourrais te laisser ? Mais si je suis en mesure de te le
donner, demande et je te donnerai.
Jax s’est rendu compte qu’il avait la bouche sèche.
— D’abord, je demanderais à toucher ta main.
— Une main en serre une autre, et je t’accorde cette requête.
Elle a tendu sa main, qui était douce et forte. Elle semblait fraîche, tout d’abord, puis
merveilleusement chaude. Jax en a eu la chair de poule.
— Ensuite, je voudrais un baiser, a-t-il dit.
— Une bouche en goûte une autre, et je t’accorde cette requête.
Elle s’est penchée vers lui. Son haleine était suave, ses lèvres charnues comme un fruit mûr. Ce
baiser a coupé le souffle à Jax et, pour la première fois de sa vie, il a esquissé un sourire.
— Et quelle est la troisième chose ? a demandé la lune.
Son regard était sombre et plein de sagesse, son sourire entendu et réjoui.
— Ton nom, a soufflé Jax. Pour que je puisse t'appeler.
— Un corps…, a commencé la lune en glissant une main autour de sa taille, avant de se figer.
Seulement mon nom ?
Jax a hoché la tête.
Elle s’est penchée pour chuchoter tendrement « Ludis » à son oreille.
Alors, Jax, qui avait sorti la boîte noire en fer, a remis dessus le couvercle et a enfermé son
nom à l’intérieur.
— Maintenant, je possède ton nom, a-t-il déclaré. J’ai tous les pouvoirs sur toi. Et je dis que tu
dois rester avec moi à jamais pour que je sois heureux.
C’est ainsi que cela s’est passé. La boîte n’était plus froide dans sa main. Elle était chaude et il
sentait le nom de la lune à l’intérieur, palpitant comme un papillon de nuit au carreau d’une fenêtre.
Peut-être Jax n'avait-il pas été assez rapide pour clore la boîte. Peut-être avait-il eu du mal
avec le fermoir. Ou peut-être était-il simplement poursuivi par la malchance. Car, pour finir, il n’était
parvenu qu’à attraper un morceau du nom de la lune, pas son nom tout entier.
C’est pour cela que Jax pouvait la garder près de lui quelque temps mais qu’elle finissait
toujours par lui échapper. Qu'elle quittait sa maison cassée pour revenir dans notre monde. Mais
comme il avait un morceau de son nom, toujours elle est revenue vers lui. »

Hespe nous a regardés en souriant.


— Et c’est pour cette raison que la lune est toujours changeante. Et c’est dans sa maison que Jax
la garde quand elle n’est pas dans notre ciel. Il l’a attrapée et la garde avec lui. Mais il est le seul à
savoir s’il est heureux ou non.
Un long silence s’est ensuivi.
— Eh bien, a dit Dedan. On peut dire que c’est une histoire du tonnerre !
Elle a baissé la tête et, bien que cela soit difficile à dire à cause du reflet des flammes, j’ai eu
l’impression qu’elle rougissait. Je ne me serais jamais attendu à chose pareille de la part d’Hespe la
rude.
— Il m’a fallu du temps pour me la rappeler en entier, a-t-elle dit. Ma mère me la racontait
quand j’étais petite. Tous les soirs, en utilisant toujours les mêmes mots. Elle disait qu'elle la tenait
de sa propre mère.
— Alors il faudra que tu la racontes à ton tour à tes filles, a conclu Dedan. Une histoire comme
ça est trop bonne pour partir aux oubliettes.
Hespe a souri.
Malheureusement, cette soirée paisible pourrait se comparer au calme qui caractérise l’œil de
l’ouragan. Le lendemain, Hespe a fait un commentaire qui a vexé Dedan et, pendant les deux heures
qui ont suivi, ils ont à peine pu se regarder sans se cracher à la figure comme des chats en furie.
Dedan a ensuite essayé de nous convaincre d’abandonner nos recherches et d’escorter plutôt un
convoi en espérant que les brigands s’en prendraient à nous. Marten lui a fait remarquer que sa
proposition avait aussi peu de sens que vouloir trouver un piège à ours en tâtant le sol du pied.
Marten avait raison, mais ça n’a pas empêché Dedan et le traqueur de se chicaner pendant des jours.
Deux jours plus tard, alors qu’elle était en train de se baigner, Hespe a poussé un cri d’alarme
étonnamment puéril. Nous nous sommes précipités à son secours, pensant qu’elle avait affaire aux
bandits, et sommes tombés sur Tempi, entièrement nu, dans l’eau jusqu’aux genoux. Hespe était sur la
berge, à moitié rhabillée et ruisselante. Marten a trouvé le spectacle hilarant mais Hespe n’était pas
de cet avis. Et la seule chose qui a en fait empêché Dedan de se jeter sur Tempi dans un accès de
rage, ç’a été qu’il ne voyait pas comment il aurait pu attaquer un homme nu sans le regarder ni même
le toucher.
Le lendemain, le temps a viré au brouillard humide, nous plombant le moral et rendant nos
recherches encore plus difficiles.
Puis il s’est mis à pleuvoir.
15

CE QU’IL RESTE DU JOUR

Cela faisait quatre jours que le temps était couvert et pluvieux. Au début, nous avions trouvé
refuge sous les arbres mais nous nous sommes rapidement rendu compte que les feuilles retenaient à
peine la pluie et que le moindre souffle de vent suffisait à disperser de grosses gouttes d’eau. En fait,
qu’il pleuve ou pas, nous étions trempés jusqu’aux os.
Il n’y avait plus d’histoires, après dîner. Marten avait pris froid et il était d’humeur maussade et
sarcastique. Le pain avait fini par se mouiller, lui aussi. Ce détail peut sembler insignifiant mais si,
après une journée de marche sous la pluie, vous avez déjà tenté d’avaler un morceau de pain trempé
lui aussi, vous connaissez l’effet que cela peut avoir sur le moral.
Dedan était devenu incontrôlable. Il rechignait à accomplir la plus simple des tâches. La
dernière fois qu’il était allé à Crosson chercher des provisions, il avait acheté une bouteille de dreg,
au lieu des pommes de terre, du beurre et de la corde à arc qui étaient sur la liste. Hespe l’avait
laissé derrière elle à Crosson et il n’était revenu au camp qu’aux environs de minuit, complètement
ivre, et chantant assez fort pour réveiller les morts.
Je ne me suis pas donné la peine de le réprimander. J’avais beau avoir la langue bien pendue, il
était immunisé contre tout ce que j’aurais pu dire. Au lieu de cela, j’ai attendu qu’il ait sombré dans
l’inconscience pour vider dans le feu ce qui restait d’alcool et j’ai laissé la bouteille bien en vue
dans les braises. Après cet incident, il a cessé ses commentaires désobligeants à mon égard et s’est
emmuré dans un silence glacial. Mais même si son silence était le bienvenu, je savais que c’était
mauvais signe.
Étant donné l’état d’esprit de la plus grande partie du groupe, j’ai décidé que chacun partirait
de son côté explorer la forêt. D’une part, marcher dans les pas de quelqu’un quand le terrain est
humide est le meilleur moyen de laisser des traces. Mais surtout, je n’ignorais pas que si Hespe et
Dedan faisaient équipe, la dispute qu’ils ne manqueraient pas d’avoir alerterait tous les êtres vivants
à quinze kilomètres à la ronde.

Je suis rentré au camp rincé jusqu’aux os et d’humeur chagrine. Les bottes achetées à Severen
n’étaient absolument pas imperméables et absorbaient l’eau comme des éponges. Le soir venu, je
pouvais les sécher aux flammes du foyer ou grâce à l’usage discret d’un peu de sympathisme. Mais il
suffisait que je fasse trois pas pour quelles soient de nouveau trempées. Comme s’il ne me suffisait
pas de devoir affronter la mauvaise humeur générale, cela faisait des jours que j’avais les pieds
froids et humides.
C’était notre vingt-neuvième jour dans l’Eld et quand je suis arrivé en haut de la petite butte qui
dissimulait notre camp, j’ai vu Hespe et Dedan occupés à s’ignorer, assis chacun d’un côté du foyer.
Elle était en train de graisser son épée tandis que Dedan donnait des coups de pique dans le sol à
l’aide d’un bâton pointu.
N’étant pas moi-même d’humeur à faire la conversation, je me suis dirigé vers le feu sans un
mot.
Mis à part qu’il n’y avait pas de feu.
— Qu’est-ce qui est arrivé au feu ? ai-je demandé bêtement.
Ce qui était arrivé était parfaitement évident. On l’avait laissé mourir et les braises avaient dû
être noyées par la pluie.
— C’est pas mon tour d’aller chercher du bois, a protesté Hespe d’une voix lourde de sous-
entendus.
Dedan continuait à égratigner le sol. J’ai remarqué la trace d’un coup en haut de sa joue.
Tout ce que je souhaitais au monde, c’était de manger quelque chose de chaud et pouvoir passer
dix minutes les pieds bien au sec. Cela ne m’aurait pas rendu parfaitement heureux mais aurait été en
tout cas le meilleur moment de la journée.
— Je m’étonne que vous soyez capables de pisser tout seuls, vous deux ! ai-je grondé.
Dedan m’a foudroyé du regard.
— Et ça veut dire quoi, cette réflexion ?
— Quand Alveron m’a confié cette mission, il m’a laissé entendre que j’aurais des adultes,
pour m’aider, pas des morveux à peine en âge d’aller à l’école.
Dedan s’est insurgé :
— Mais vous savez pas ce qu'elle…
— Ça ne m’intéresse pas. Je me moque de la raison pour laquelle vous vous chamaillez. Je me
moque de savoir ce qu’elle a pu vous envoyer à la figure. Tout ce que je vois, c’est que le feu est
mort. Tehlu tout-puissant ! Un chien savant me serait plus utile…
Ses traits se sont durcis, adoptant l’expression belliqueuse qui lui était familière.
— Peut-être que si…
— Taisez-vous ! Je préférerais écouter les braiments d’un âne plutôt que perdre mon temps
avec ce que vous pouvez avoir à dire. Quand je rentre au camp, j’escompte trouver du feu et un repas
chaud. Si c’est au-dessus de vos forces, je vais me débrouiller pour faire venir de Crosson un gosse
de cinq ans pour vous surveiller, tous les deux.
Dedan s’est levé. Une bourrasque a secoué les arbres au-dessus de nos têtes et de grosses
gouttes de pluie ont éclaboussé le sol.
— Vous avez pas bien l’air de savoir ce qui vous attend, mon gars…
Il a serré les poings et j’ai mis la main dans ma poche pour serrer la figurine faite à l’image du
mercenaire quelques jours plus tôt. La peur et la rage me nouaient le ventre.
— Dedan, si vous faites un seul pas vers moi, je vous infligerai une telle souffrance que vous
me supplierez de vous achever, ai-je déclaré en le regardant droit dans les yeux. Pour l’instant, je
suis irrité. N’imaginez pas essayer de me mettre en colère.
Il s’est figé sur place. Je pouvais presque l’entendre se remémorer toutes les histoires qu’il
avait entendues sur le compte de Taborlin le Grand. Le feu, les éclairs… Il a soutenu mon regard un
long moment en silence.
Heureusement, c’est à ce moment-là que Tempi est apparu, et la tension est retombée. Me
sentant un peu idiot, je suis allé voir si je ne pouvais pas faire repartir le feu. Dedan s’est précipité
dans la forêt pour y chercher du bois. Au point où on en était, peu m’importait que ce soit du rennel
ou non.
Tempi est venu s’asseoir près du foyer. Peut-être que si je n’avais pas été occupé j’aurais
remarqué quelque chose d’étrange dans son comportement, mais ce n’est pas sûr. Même pour un
barbare à demi éduqué tel que moi, l’état d’esprit des Adems restait difficile à déchiffrer.
Tout en ranimant lentement le feu, j’ai commencé à regretter ma façon d’appréhender la
situation. C’est ce qui m’a empêché de me déchaîner contre Dedan quand il est revenu avec une
brassée de bois humide qu’il a laissée tomber près du foyer, déstabilisant l’édifice de brindilles que
je venais de bâtir.
Marten est arrivé peu de temps après que j’avais réussi à faire partir les flammes. Il s’est assis
tout près du feu et a tendu les mains pour s’y réchauffer. Il avait les yeux enfoncés et soulignés de
grands cernes.
— Vous vous sentez mieux ? ai-je demandé.
— Bien mieux.
Sa voix était râpeuse, plus caverneuse que lorsque je l’avais quitté ce matin-là. Je m’inquiétais
de sa respiration sifflante, de la fièvre, du risque de pneumonie.
— Je peux préparer une infusion bénéfique pour votre gorge, ai-je suggéré sans grand espoir,
car il avait jusque-là rejeté toutes mes offres.
Il a hésité et fini par hocher la tête. Pendant que l'eau chauffait, il a été pris d’une longue quinte
de toux. Si la pluie ne s’arrêtait pas cette nuit-là, il allait falloir nous rendre à Crosson et attendre
qu’il se rétablisse. Je ne voulais pas qu’il attrape une pneumonie ou que, en toussant, il signale notre
présence aux sentinelles postées par les bandits.
Je lui ai tendu son infusion et Tempi s’est agité sur le tronc abattu où il s’était assis.
— J’ai tué deux hommes aujourd’hui, a-t-il annoncé.
Un silence stupéfait s’est ensuivi. La pluie crépitait sur le sol autour de nous. Le feu sifflait et
crachait.
— Quoi ? ai-je demandé d’une voix incrédule.
— J’ai été attaqué par deux hommes derrière arbres, a dit Tempi d’une voix neutre.
— Bon sang ! Tempi ! pourquoi n’avoir pas parlé plus tôt ?
Il m’a regardé calmement et a formulé des doigts un signe qui ne m’était pas familier.
— C’est pas facile tuer deux hommes.
— Tu es blessé ? a demandé Hespe.
Tempi s’est tourné vers elle. Offensé. Je m’étais mépris sur ce qu’il venait de dire. Ce n’était
pas le combat lui-même qu’il avait trouvé difficile. C’était le fait d’avoir tué deux hommes.
— J’avais besoin de temps pour avoir pensées plus claires. Aussi, j’attendais tout le monde
réuni.
J’ai tenté de me souvenir du signe pour excuses mais j’ai dû me contenter de tristesse.
— Que s’est-il passé ? ai-je demandé avec autant de flegme que le permettait mon impatience.
Tempi a pris le temps de choisir ses mots.
— J’essayais trouver piste quand deux hommes sont tombés des arbres.
— À quoi ressemblaient-ils ? a demandé Dedan, me coiffant au poteau.
Une autre pause.
— Un de ta taille, les bras plus longs que les miens, plus fort que moi mais lent. Plus lent que
toi. (Dedan s’est rembruni, comme se demandant s’il avait été insulté.) L’autre plus petit. Plus rapide.
Tous les deux avec épées larges et épaisses. Tranchant des deux côtés. Long comme ça.
Il a écarté les mains de près d’un mètre.
Je me suis dit que cette description en disait plus sur Tempi que sur les hommes qu’il avait
combattus.
— Où cela s’est-il passé ? Il y a combien de temps ?
Il a désigné la direction que nous avions explorée.
— Moins de deux kilomètres. Moins d’une heure.
— Vous pensez qu’ils vous attendaient ?
— Ils n’étaient pas là quand j’y suis passé, a remarqué Marten, sur la défensive, avant d’être
pris d’une toux grasse. S’ils attendaient, cela ne pouvait pas faire longtemps.
Tempi a eu un haussement d’épaules éloquent.
— Quel genre d’armure ils avaient ? a demandé Dedan.
Tempi est resté silencieux un instant puis s’est penché pour toucher ma botte.
— Ça ?
— Du cuir ? ai-je suggéré.
Il a hoché la tête.
— Cuir. Dur et avec du métal.
Dedan s’est détendu.
— C’est déjà quelque chose. (Il a pris un air pensif puis a brusquement relevé les yeux sur
Hespe.) Quoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça ?
— Je te regardais pas, a-t-elle répondu froidement.
— Un peu, que tu me regardais… Et t’as levé les yeux au ciel ! (Il s’est tourné vers Marten.) Tu
l’as vue, toi aussi, hein ?
— Taisez-vous, tous les deux ! ai-je ordonné.
Curieusement, le silence s’est fait. J’ai pressé sur mes yeux les paumes de mes mains et tenté de
réfléchir.
— Marten, ai-je repris, il reste combien de temps avant la tombée de la nuit ?
Il a levé la tête vers le ciel gris ardoise.
— À peu près une heure et demie, a-t-il répondu de sa voix râpeuse. Ça suffit pour chercher une
piste. Après, peut-être un quart d’heure entre chien et loup. Le soleil va descendre vite derrière ces
nuages.
— Vous vous sentez d’attaque pour une petite exploration ?
Son grand sourire m’a surpris.
— Si on peut mettre la main sur ces salopards ce soir, allons-y. Ça fait trop longtemps que je
traîne à cause d’eux dans cette maudite forêt oubliée de Dieu.
J’ai hoché la tête et pris une pincée de cendres humides dans le foyer où végétait un pauvre feu.
Je les ai frottées entre mes doigts puis les ai essuyées sur un bout de chiffon que j’ai glissé dans ma
poche. Ça n’allait pas fournir une bonne source de chaleur mais c’était mieux que rien.
— Bon, ai-je dit à Marten. Tempi va nous guider jusqu’aux corps puis nous verrons si nous
pouvons remonter les traces jusqu’à leur camp.
— Quoi ? s’est exclamé Dedan en gesticulant. Et nous, alors ?
— Vous restez ici avec Hespe pour garder le camp.
J’ai dû me mordre la langue pour ne pas ajouter : « Et tâchez que le feu ne s’éteigne pas, cette
fois-ci. »
— Mais pourquoi on n’y va pas tous ? On peut leur régler leur compte ce soir ! a-t-il crié en se
levant.
— Et s’ils sont plus d’une dizaine ? ai-je demandé de mon ton le plus cinglant.
Il a gardé le silence un instant mais n’a pas renoncé.
— Nous aurons pour nous l’effet de surprise.
— Nous ne risquons pas de l'avoir si nous sommes cinq à piétiner dans les fourrés, ai-je
répliqué d’une voix irritée.
— Alors, pourquoi vous y allez, vous ? a insisté Dedan. Tempi et Marten pourraient y aller tout
seuls.
— J’y vais parce que j’ai besoin de savoir ce qu’ils mijotent. C’est moi qui vais établir le plan
qui va nous permettre de nous sortir entiers de cette affaire.
— Et pourquoi c’est un blanc-bec comme vous qui devrait s’occuper du plan ?
— Le temps presse, a dit Marten d’une voix lasse.
— Tehlu miséricordieux, la voix de la raison ! (Je me suis tourné vers Dedan.) Nous partons.
Vous restez. C’est un ordre.
— Un ordre ? a répété Dedan d’une voix incrédule.
Nous avons échangé un regard meurtrier puis j’ai suivi Tempi qui s’éloignait entre les arbres.
Le tonnerre s’est mis à gronder au-dessus de nous. Le vent s’est levé, chassant la bruine persistante
qui nous avait accompagnés tout au long du jour. À la place, c’est une pluie drue qui s’est mise à
tomber.
16

DIGNE D’ENTRER DANS LA LÉGENDE

Tempi a soulevé les branches de pin qui dissimulaient les corps. Étendus sur le dos, les deux
hommes semblaient dormir. Je me suis agenouillé auprès du plus grand mais, avant que j’aie pu
l’observer de plus près, une main est venue se poser sur mon épaule. En me retournant, j’ai vu Tempi
qui secouait la tête.
— Qu’y a-t-il ? ai-je demandé.
Il restait moins d’une heure de lumière du jour. Tenter de trouver le camp des bandits sans se
faire prendre était une entreprise délicate mais s’y risquer au beau milieu d’un orage et par une nuit
noire allait être un cauchemar.
— Il faut pas, a-t-il dit. (Ferme. Sérieux.) Troubler les morts pas Lethani.
— Je dois en savoir davantage sur nos ennemis. Ils peuvent m’apprendre des choses qui nous
seront utiles.
Sa bouche s’est presque tordue. Désapprobation.
— Magie ?
— Non, je ne fais que regarder. (J’ai montré mes yeux puis tapoté ma tempe.) Réfléchir.
Tempi a hoché la tête mais, comme je m’intéressais de nouveau aux cadavres, il a touché de
nouveau mon épaule.
— Vous devoir demander. Eux être mes morts.
— Mais vous venez de me donner votre accord, ai-je fait remarquer.
— Demander être chose à faire.
J’ai inspiré profondément.
— Puis-je regarder vos morts, Tempi ?
Il a acquiescé solennellement.
J’ai jeté un coup d'œil à Marten, qui inspectait son arc tout près de là.
— Vous voulez bien voir si vous trouvez une piste, par là-bas ? Moi, j’irai dans cette direction,
ai-je dit en désignant un vallon qui partait vers le sud.
— Je sais ce que j’ai à faire, a-t-il dit en s’éloignant entre les arbres.
Tempi s’est écarté et j’ai pu m’intéresser aux corps. L’un des hommes était un peu plus grand
que Dedan et taillé comme un bœuf. Ils étaient plus âgés que ce à quoi je m’attendais et les cals
qu’ils avaient aux mains trahissaient leur longue pratique du maniement d’armes. Ces deux-là
n’étaient pas des fermiers croulant sous les dettes qui auraient décidé de s’en prendre aux collecteurs
d’impôts par désespoir. C’étaient des vétérans des armes.
— J’ai trouvé leur piste, a dit Marten, me faisant sursauter parce que je ne l’avais pas entendu
approcher. Elle est aussi grosse qu’une maison. Même un prêtre saoul la suivrait sans problème.
Dans un grondement de tonnerre, un éclair a déchiré le ciel. La pluie s’est faite plus drue et j’ai
serré contre moi ma cape déjà trempée.
Marten a offert son visage à la pluie.
— Je suis plutôt content parce que ce mauvais temps est un atout pour nous, a-t-il repris. Plus il
pleut, plus il sera facile de nous infiltrer dans leur camp. De toute façon, on peut pas être plus
mouillés qu’on l’est déjà.
— C’est bien vrai, ai-je dit en me relevant.
Tempi a de nouveau recouvert les cadavres de branchages et nous sommes partis vers le sud.

Marten s’était accroupi pour examiner le sol et j’en ai profité pour le rattraper.
— Nous sommes suivis, ai-je annoncé sans même me donner la peine de chuchoter.
Ils étaient à moins de trente pas derrière nous et le bruit de la pluie s'abattant en rafales sur les
arbres semblait celui de vagues déferlant sur un rivage.
Marten a hoché la tête et fait semblant de désigner quelque chose sur le sol.
— Je ne pensais pas que vous les auriez vus, a-t-il dit.
J’ai souri et passé la main sur mon visage ruisselant.
— Vous n’êtes pas le seul à avoir des yeux. Ils sont combien, à votre avis ?
— Deux, peut-être trois.
Tempi est venu nous rejoindre.
— Deux, a-t-il affirmé.
— Je n’en ai vu qu’un, ai-je avoué. À quelle distance sommes-nous de leur camp ?
— Aucune idée, a répondu Marten. Il peut aussi bien se trouver juste après cette butte qu’à des
kilomètres. Je ne vois pour l’instant que les signes de deux passages et il n’y a pas d’odeur de feu.
Il s’est levé et a repris sa marche sans un regard en arrière.
Quand Tempi est passé devant moi, j’ai écarté une branche basse et surpris dans les fourrés un
mouvement qui n’était dû ni au vent ni à la pluie.
— Il faut leur tendre un piège en haut de cette butte.
— C’est la seule chose à faire, a dit Marten.
Il nous a fait signe d’attendre et a progressé prudemment jusqu’au sommet. J’ai dû me faire
violence pour ne pas regarder derrière moi pendant qu’il jetait un coup d’œil de l’autre côté de la
butte avant de disparaître.
Un éclair a déchiré le ciel non loin de nous et le tonnerre m’a fait l’effet d’un coup de poing
dans la poitrine. Tempi s’est relevé.
— Comme mon pays, a-t-il dit avec un petit sourire, levant la tête pour laisser l’eau dégouliner
sur son visage.
Sur un signe de Marten, nous sommes allés le rejoindre. Une fois hors de vue de nos
poursuivants, j’ai regardé autour de moi.
— Continuez à suivre la piste jusqu’à ce grand épicéa puis revenez ici en coupant par les
fourrés, ai-je ordonné. Tempi se cachera là et Marten derrière cet arbre abattu. Moi, je serai derrière
ce rocher. Marten, c’est à vous de jouer le premier. Je vous laisse juge de la manière mais il vaudrait
mieux attendre qu’ils aient dépassé cette vieille souche. Essayez d’en garder un vivant mais il est
hors de question de les laisser s’enfuir ou faire trop de bruit.
— Et vous, qu’est-ce que vous allez faire ? m’a demandé Marten comme nous nous précipitions
sur la piste pour y laisser volontairement des empreintes.
— Me tenir à l’écart. Vous êtes tous les deux mieux taillés que moi pour ce genre d’exercice.
Mais s’il en est besoin, j’aurai un atout ou deux dans ma manche. Prêts ? ai-je demandé quand nous
avons eu atteint le grand épicéa.
Marten semblait un peu surpris par cette rafale d’ordres mais ils ont tous deux acquiescé et sont
allés rejoindre rapidement leur poste.
J’ai fait un détour et me suis accroupi derrière un gros rocher. Depuis ma position, je
distinguais nos empreintes qui se mêlaient à celles de la piste que nous avions suivie. J’ai aperçu
Tempi accroupi derrière un arbre. À sa droite, j’ai vu Marten encocher une flèche, bander son arc et
attendre dans une immobilité de statue.
J’ai pris le chiffon qui contenait la pincée de cendres et le petit bout de fer que j’avais
préparés. J’ai été saisi de nausée en pensant à la raison pour laquelle nous nous trouvions là : traquer
et tuer des êtres humains. Certes, il s’agissait de hors-la-loi et de meurtriers, mais ils n’en étaient pas
moins des hommes. J’ai respiré profondément pour tenter de me calmer.
Le roc était glacé et rugueux contre ma joue. J’avais beau tendre l’oreille, je n’entendais que le
crépitement obstiné de la pluie. Je luttais contre l’envie de jeter un coup d’œil de l’autre côté du
rocher quand il y a eu un éclair. Je comptais les secondes qui le séparaient du tonnerre quand deux
silhouettes furtives sont apparues dans mon champ de vision.
— Tirez, Marten ! ai-je crié.
Au moment où j’ai surgi de ma cachette, Dedan s’est retourné, l’épée à la main. Hespe, qui
avait retenu son geste, n’avait qu’à moitié tiré la lame de son fourreau.
Je me suis avancé vers Dedan. Comme il me regardait d’un air provocant, je n’ai pas fait
l’effort de dissimuler ma colère. Après une longue minute de silence, il a détourné les yeux sous le
prétexte d’essuyer son visage trempé.
— Rangez-moi ça, ai-je dit en désignant son épée.
Il a obtempéré avec un instant d’hésitation et c’est seulement à ce moment-là que j’ai glissé
dans ma poche le petit bout de fer qui avait tiédi entre mes doigts.
— Si vous aviez été des bandits, vous seriez déjà morts, ai-je lancé à Hespe et Dedan. Rentrez
au camp.
Dedan a changé d’expression.
— J’en ai marre que vous me parliez comme si j’étais qu’un gamin ! Ça fait plus longtemps que
vous que je suis sur cette terre et je suis pas idiot.
J’ai ravalé diverses répliques qui n’auraient fait qu’aggraver la situation.
— Je n’ai pas le temps de discuter avec vous. Nous perdons du temps et vous nous mettez en
danger. Retournez au camp.
— On pourrait leur régler leur compte ce soir ! a-t-il répliqué. On en a déjà descendu deux, il
doit plus en rester que cinq ou six. On va les prendre par surprise dans le noir et en plein orage. Et
vlan ! On sera de retour à Crosson à l’heure du déjeuner.
— Et s’ils sont une dizaine ? Et s’ils sont une vingtaine ? Et s’ils sont retranchés dans une
ferme ? Et s’ils trouvent notre camp ? On pourra dire adieu à toutes nos provisions, mon luth aura
disparu et un piège nous attendra à notre retour… Tout ça parce que vous êtes incapable de vous tenir
tranquille pendant une heure ! Retournez au camp. On discutera plus tard.
— Pas question ! Je viens et vous pourrez rien faire pour m’en empêcher.
J’ai grincé des dents, car c’était malheureusement vrai. Je n’avais aucun moyen de le faire
obéir, mis à part en faisant usage de la figurine de cire faite à son image. Mais je savais que c’était la
pire des solutions envisageables. Non seulement je me ferais de lui un ennemi déclaré mais à coup
sûr je me mettrais aussi à dos Hespe et Marten.
Je me suis tourné vers Hespe.
— Que faites-vous là ?
— Il allait partir tout seul et j’ai pensé qu’il valait mieux qu’on reste ensemble. Et puis on a
réfléchi, avant de vous suivre. Personne va trouver notre camp. On a caché nos affaires et on a éteint
le feu, avant de partir.
J’ai soupiré. La pincée de cendres que j’avais emportée dans un chiffon était devenue
inutilisable.
— Mais je suis d’accord avec lui, a repris Hespe. On devrait essayer d’en finir ce soir.
Je me suis tourné vers Marten.
— Je mentirais si je disais que j’ai pas envie qu’on en finisse au plus vite… Si on trouve
l’astuce, bien sûr, s’est-il empressé de préciser.
Il aurait sans doute ajouté quelque chose si une nouvelle quinte de toux n’avait étranglé les mots
dans sa gorge.
J’ai regardé Tempi qui m’a regardé.
Le pire, c’était que, tout au fond de moi, j’étais d’accord avec Dedan. Je voulais en finir, moi
aussi. Je voulais un lit bien chaud, un repas décent. Je voulais retourner à Severen et jouir pleinement
de la gratitude du Maer. Je voulais retrouver Denna, lui présenter mes excuses et lui expliquer
pourquoi j’avais dû partir sans un mot.
Il n’y a que les fous pour tenter de lutter contre la marée.
— Bien, ai-je dit en m'adressant à Dedan. Si l’un de vos camarades meurt à cause de votre
insubordination, ce sera votre faute.
Il y a eu un instant de flottement, une lueur d’incertitude est passée dans ses yeux puis il a
redressé le menton. Il était trop fier pour reculer.
— À partir de maintenant, ai-je repris, chacun d’entre vous doit faire ce que je dis. Vos
suggestions sont les bienvenues, mais c’est moi qui donne les ordres.
Je les ai regardés tour à tour. Marten et Tempi ont acquiescé immédiatement, Hespe après une
seconde d’hésitation et enfin Dedan a lentement hoché la tête.
— Jurez-le, lui ai-je demandé. Si vous vous amusez à faire encore un coup de ce genre ce soir,
on risque tous d’y passer. Je ne vous fais pas confiance. Je préférerais me priver de vos services que
de devoir passer à l’action avec quelqu’un à qui je ne peux pas accorder ma confiance.
L’atmosphère s’était tendue mais avant longtemps Marten est intervenu :
— Allons, Dedan ! Tout gamin qu’il est, Kvothe touche quand même sa bille. Il lui a pas fallu
plus de quatre secondes pour monter une embuscade, a-t-il affirmé d’un ton jovial. En plus, il est loin
d’être aussi vache que ce salopard de Brenwe et souviens-toi qu’on avait touché moitié moins, pour
ce coup-là.
Dedan a souri.
— Ouais, je suppose que t’as raison. Du moment qu’on en finit ce soir.
J’étais néanmoins persuadé qu’il n’hésiterait pas une seconde à en faire à sa tête.
— Jurez que vous obéirez à mes ordres, ai-je répété.
Il a haussé les épaules et détourné le regard.
— Ouais, je le jure.
— Jurez-le sur votre propre nom.
Il s’est essuyé le front du revers de la main et m’a regardé d’un air perplexe.
— Quoi ?
— Dedan, ai-je déclaré solennellement, êtes-vous prêt à faire ce que je demande, ce soir, sans
hésiter ou poser de questions ? Pouvez-vous le jurer sur votre nom ?
Il s’est balancé d’un pied sur l’autre puis s’est redressé.
— Je le jure sur mon nom.
Je me suis rapproché de lui.
— Dedan…, ai-je répété à voix basse.
En même temps, j’ai insufflé un peu de chaleur dans la figurine de cire que j’avais dans la
poche. Pas assez pour que cela ait un effet néfaste, mais assez pour qu’il la sente.
J’ai vu ses yeux s’agrandir et je l'ai gratifié de mon plus beau sourire à la Taborlin le Grand. Un
sourire lourd de secrets, plein d'assurance et même de suffisance. Un sourire qui était un poème à lui
tout seul.
— Je possède votre nom, maintenant, ai-je murmuré. Vous êtes en mon pouvoir…
L’expression qui s’est affichée à ce moment-là sur son visage compensait presque un mois de
récriminations. Puis mon sourire s’est évanoui brusquement, aussi aisément que si j’avais ôté un
masque, et j’ai laissé Dedan se demander à quelle expression il devait se fier, celle du jeune blanc-
bec ou celle de Taborlin à peine entrevue ?
Je me suis vite détourné de lui pour ne pas gâcher mon effet.
— Marten partira en reconnaissance, ai-je expliqué. Tempi et moi suivrons cinq minutes plus
tard. Cela lui laissera le temps de repérer leurs guetteurs et de revenir nous prévenir. Vous deux,
vous attendrez dix minutes avant de suivre le mouvement. (J’ai regardé Dedan d’un air entendu et
montré mes deux mains aux doigts étendus.) Dix bonnes minutes. Cette façon de procéder est peut-
être moins rapide, mais c’est plus sûr. Des suggestions ? (Personne n’a dit mot.) Très bien. À vous de
jouer, Marten. Revenez sur vos pas au moindre problème.
— Vous pouvez compter là-dessus, a-t-il dit avant de se fondre dans la masse vert et brun de
feuilles, de troncs et de rochers noyée par la pluie.

Il continuait à tomber des cordes et la lumière du jour commençait à décliner quand Tempi et
moi nous sommes engagés sur la piste, passant furtivement d’une cachette à l’autre. Le seul élément
positif, c’était que nous n’avions pas à nous préoccuper du bruit que nous pouvions faire puisque le
tonnerre ne cessait de gronder au-dessus de nos têtes.
Marten a soudain surgi des fourrés et nous a fait signe de le rejoindre à l’abri d’un érable au
tronc incliné.
— Leur camp est juste là, a-t-il annoncé. Il y a des pistes dans tous les sens et j’ai aperçu la
lumière de leur feu.
— Combien sont-ils ?
Marten a secoué la tête.
— Je ne me suis pas approché suffisamment. Dès que j'ai vu toutes ces empreintes différentes,
je suis revenu. Vous risquiez de suivre la mauvaise piste et de vous égarer.
— C’est à quelle distance d’ici ?
— Une minute en progressant lentement. Leur camp est de l’autre côté de cette butte.
Dans la lumière du crépuscule, j’ai examiné le visage de mes compagnons. Ni l’un ni l’autre ne
semblait nerveux. Ils étaient taillés et entraînés pour ce genre de besogne. Marten était un traqueur
d’élite doublé d’un archer accompli. Tempi, lui, possédait le légendaire savoir-faire des Adems.
J’aurais pu me sentir calme, moi aussi, si j’avais eu la possibilité de préparer un plan
quelconque, un tour de sympathisme qui aurait permis de faire pencher la balance en notre faveur.
Mais Dedan avait détruit tous mes projets en insistant pour passer à l’attaque ce soir-là. Je n’avais
aucun atout en main, même plus celui d’une vague liaison avec un feu lointain.
Je me suis arraché à ce genre de pensées avant que mon inquiétude ne vire à la panique.
— Allons-y ! ai-je lancé, plutôt satisfait du calme de ma voix.
Nous avons commencé à progresser à croupetons dans la lumière déclinante. J’avais du mal à
voir Tempi et Marten, ce qui m’a rassuré. Pour les sentinelles, il serait impossible de nous repérer de
loin.
J’ai bientôt aperçu les reflets d’un feu colorant le dessous de branches hautes. Toujours
accroupi, je gravissais une pente abrupte rendue glissante par la pluie quand il m’a semblé percevoir
un mouvement devant nous.
C’est à ce moment-là qu’un éclair a déchiré l’obscurité, illuminant le paysage d’une lumière
blanche.
Un homme de haute taille se tenait en haut de la butte, son arc bandé. Tempi, accroupi un mètre
plus haut que moi, s’est figé alors qu’il avançait son pied. Au-dessus de lui, Marten, qui avait déjà un
genou en terre, avait lui aussi bandé son arc. L’éclair qui m’avait permis de distinguer toute la scène
avec une précision hallucinante m’avait aveuglé et le coup de tonnerre qui avait suivi m’avait
assourdi. J’ai roulé sur le sol, parmi les feuilles mortes et la boue.
Quand j’ai rouvert les paupières, des répliques bleues de l’éclair dansaient encore devant mes
yeux. Il n’y avait pas eu de cri. Si la sentinelle en avait poussé un, il avait été couvert par le tonnerre.
Je suis resté immobile jusqu’à ce que ma vision se soit accommodée puis il m’a fallu une
interminable seconde pour repérer Tempi. Il était près du sommet de la butte, agenouillé à côté d’une
masse sombre. Celle de la sentinelle.
Je suis allé le rejoindre en rampant dans les fougères et les feuilles boueuses. Un éclair dans le
lointain m’a permis de distinguer la hampe de la flèche fichée dans la poitrine de la sentinelle. Son
empennage s’était défait et palpitait mollement dans le vent comme un drapeau trempé.
— Mort, a dit Tempi quand nous avons été assez près pour entendre.
J’en doutais. Même une profonde blessure à la poitrine n’aurait pu tuer un homme si vite. C’est
en m’approchant que j’ai constaté l’angle de la flèche. Elle avait frappé au cœur. J’ai regardé Marten
avec stupéfaction.
— C’est un tir digne d’entrer dans la légende, ai-je remarqué à voix basse.
— Juste un coup de chance. Espérons qu’il m’en reste un peu, a-t-il conclu avant de ramper
vers le sommet de la crête, à quelques pas de là.
Au moment de le suivre, je me suis rendu compte que Tempi était toujours agenouillé. Penché
sur le cadavre, il semblait lui chuchoter quelque chose.
Dès que j'ai aperçu le camp, la curiosité que m’inspiraient certaines particularités des Adems
s’est retrouvée reléguée à l’arrière-plan.
17

FLAMME, TONNERRE, ARBRE FENDU

L'arête au bord de laquelle nous étions accroupis formait un demi-cercle et le camp des bandits
était installé en contrebas, au creux d’une vaste clairière en forme de croissant. De l’endroit où nous
étions postés, je pouvais voir qu’un petit ruisseau bordait le camp du côté opposé à la paroi
escarpée.
Un chêne majestueux se dressait comme un pilier au centre de la clairière, abritant le camp de
sa vaste ramure. Deux feux brûlaient de part et d’autre de cet arbre vénérable mais, en raison de la
pluie, ils dispensaient à peine assez de lumière pour qu’on puisse distinguer les lieux.
Ce camp n’avait rien d’un campement de fortune, car il y avait là six petites tentes à toit pentu,
destinées à l’évidence au sommeil et à l’entreposage du matériel. Il y avait aussi un petit pavillon
rectangulaire en toile, assez vaste pour que plusieurs personnes puissent y tenir debout.
Six hommes étaient assis près des feux, emmitouflés pour se protéger tant bien que mal de la
pluie. Tous avaient l’allure endurcie de soldats expérimentés.
Je suis redescendu sous la ligne de crête, étonné de ne pas ressentir la moindre peur, et j’ai
regardé Marten qui semblait un peu inquiet.
— Ils sont combien, à votre avis ? ai-je demandé.
— Au moins deux par tente. Si leur chef se réserve la grande, ça fait treize, et on en a tué trois.
Il en reste dix, au minimum, a-t-il répondu avant de passer nerveusement sa langue sur ses lèvres.
Mais ils pourraient aussi bien dormir à quatre par tente et la grande en abriter cinq en plus de leur
chef. Ce qui donnerait trente, moins trois.
— Alors, au mieux, nous sommes à deux contre un. Qu’en pensez-vous ?
Son regard s’est perdu vers le haut de la crête avant de revenir sur moi.
— À deux contre un, pas de problème. (Il s’est tu pour tousser contre son bras avant de
cracher.) Mais ils sont au moins vingt, en bas. Je le sens au plus profond de mes tripes.
— Vous pourriez faire entendre raison à Dedan ?
Il a hoché la tête.
— Il est pas aussi bête qu’il en a l’air.
— Bien…
J’ai pris un instant pour évaluer la situation. Comme les événements s’étaient précipités à une
allure folle, Dedan et Hespe étaient encore à cinq ou six minutes.
— Allez à leur rencontre et dires-leur de retourner au camp, ai-je repris. Puis revenez ici.
Il a eu l’air perplexe.
— Vous êtes sûrs de ne pas vouloir venir maintenant, tous les deux ? On sait pas à quelle heure
ils relèvent les sentinelles.
— J’aurai Tempi à mes côtés. Et ça ne devrait vous prendre que quelques minutes. En attendant,
je vais essayer de me faire une meilleure idée de leur nombre.
Marten s’est éclipsé. Tempi et moi avons rampé jusqu’au sommet de la crête.
J’ai remarqué alors quelque chose qui m’avait échappé jusque-là : au milieu du camp, de
grands poteaux en bois étaient fichés dans le sol à intervalles réguliers.
— À quoi peuvent servir ces poteaux ? ai-je demandé à Tempi en esquissant leur forme.
Il a hoché la tête pour me signifier qu’il avait compris de quoi je parlais puis a haussé les
épaules.
Je me suis dit qu’ils devaient servir à attacher les chevaux ou à faire sécher les vêtements
trempés puis j’ai chassé ces pensées de mon esprit pour revenir à des problèmes autrement plus
importants.
— À votre avis, qu’est-ce qu’on devrait faire ?
Il a gardé le silence un moment.
— Tuer encore. Partir. Attendre. Autres venir. Nous… (Il a fait une pause indiquant qu’un mot
lui manquait.) Sauter derrière arbres ?
— Surprendre ?
Il a hoché la tête.
— Nous surprendre. Attendre. Tuer reste bandits.
C’était loin d’être la solution expéditive que j'avais espérée mais cela restait la seule option
envisageable face à un ennemi en surnombre. Dès le retour de Marten, on passerait à l’attaque. Grâce
à l’effet de surprise, Marten pourrait en éliminer trois ou quatre avant que nous ne soyons obligés de
battre en retraite. Il ne pourrait sans doute pas les tuer tous, mais une blessure par flèche suffisait en
général à mettre un adversaire hors de combat.
— Il n’y a pas d’autre moyen ?
— Aucun moyen selon Lethani.
Comme j’en avais assez vu, je me suis laissé redescendre avec précaution le long de la pente.
Je frissonnais sous la pluie qui n’avait pas faibli et je me suis inquiété à l’idée de risquer moi aussi
la pneumonie. C’était bien la dernière chose dont j’avais besoin.
J’ai vu Marten approcher et me préparais à lui exposer notre plan quand j’ai remarqué son air
affolé.
— J’arrive pas à les trouver ! a-t-il grondé à voix basse. J’ai remonté la piste jusqu’à l’endroit
où ils auraient dû se trouver mais ils étaient pas là. Ou bien ils sont retournés au camp, ce qui est pas
imaginable, ou bien ils ont pas suivi les bonnes traces, parce qu’il fait plus assez clair.
Un frisson m’a parcouru l’échine, qui n’avait rien à voir avec le fait d’être trempé jusqu’aux os.
— Vous pouvez les retrouver ?
— Toutes ces empreintes se ressemblent, dans la pénombre… Qu’est-ce qu’on fait ? (Il m’a
pris par le bras et j’ai vu qu’il était au bord de la panique.) Comme ils croient qu’on a repéré les
lieux, ils vont pas faire attention.
— Je peux les retrouver, ai-je affirmé en tâtant dans ma poche la figurine de cire à l’image de
Dedan.
Mais avant que j’aie achevé ma phrase, un cri a retenti à l’est du camp, suivi d’un hurlement
furieux et d’une bordée d’injures.
— C’est Dedan ? ai-je demandé.
Marten a hoché la tête. Le camp semblait saisi d’une agitation frénétique et nous sommes
remontés tous les trois aussi vite que possible jusqu’à la crête.
Des hommes grouillaient autour des tentes comme une nuée de frelons dérangés de leur nid. Il y
en avait au moins une dizaine, dont quatre armés d’un arc. Surgis de nulle part, de longs panneaux de
bois étaient désormais appuyés contre les poteaux, formant une palissade grossière de plus d’un
mètre de hauteur. Il avait suffi de quelques secondes pour que ce campement ouvert à tous les vents
prenne l’allure d’une forteresse. J’avais réussi à dénombrer au moins seize hommes mais désormais
certaines parties du camp échappaient aux regards. La scène était également moins éclairée, car les
palissades, en arrêtant la lumière des feux, projetaient de grandes ombres dans la nuit.
Marten a juré parce que l’utilité de son arc était désormais réduite. Il s’apprêtait à tirer quand
j’ai posé la main sur son bras pour suspendre son geste.
Il a fini par hocher la tête, sachant qu’il se serait attiré une pluie de projectiles. Tempi lui aussi
était réduit à l’impuissance. Il aurait été percé de flèches avant d’avoir pu approcher le camp. Nous
aurions pu nous échapper avant d’être découverts mais cela impliquait de laisser Dedan et Hespe
derrière nous.
C’était le moment où un arcaniste distingué aurait pu donner un petit coup de pouce au destin,
sinon faire pencher la balance en notre faveur ou du moins favoriser notre fuite. Mais je n’avais ni
feu ni liaison. J’aurais peut-être pu me débrouiller si j’avais été en possession de l’un ou l’autre
mais, sans aucun des deux, j’étais quasiment impuissant.
La pluie a redoublé et le tonnerre a grondé. Ce n’était qu’une question de minutes avant que les
bandits se rendent compte qu’ils n’avaient affaire qu’à deux attaquants et montent à l’assaut pour
éliminer nos compagnons. Et si nous attirions leur attention, tous les trois, ils n’auraient pas grand
mal non plus à nous régler notre compte.
L’air a vibré et une volée de flèches a fusé vers le côté est de la crête. Le souffle coupé, Marten
ma regardé.
— Qu’est-ce qu’on fait ? a-r-il demandé d’un ton pressant.
Des appels sont montés du camp et, devant le défaut de réponse, une autre volée de flèches a été
tirée dans la même direction.
— Qu’est-ce qu’on fait ? a répété Marten. Qu’est-ce qu’on fait s’ils sont blessés ?
Et s’ils sont morts ? ai-je pensé. J'ai fermé les yeux et me suis laissé glisser à plat ventre vers
le bas de la pente, cherchant désespérément à rassembler mes idées. Mon pied a alors heurté quelque
chose de mou. Le cadavre de la sentinelle. Une idée macabre m’est brusquement venue à l’esprit. J’ai
inspiré à pleins poumons et je suis descendu dans les profondeurs du Cœur de pierre. Je suis
descendu plus loin que je ne l’avais jamais fait. Toute peur, toute indécision m’avait abandonné.
J’ai pris le cadavre par les poignets pour le remonter jusqu’à la crête. Il devait être lourd mais
je m’en suis à peine rendu compte.
— Marten, puis-je me servir de votre mort ? ai-je demandé d’un air absent.
Ces mots ont été prononcés d’une voix agréablement basse, la voix la plus calme que j’avais
jamais entendue.
Sans attendre sa réponse, j’ai observé le camp. Un des hommes retranchés derrière la palissade
avait bandé son arc. J’ai dégainé mon couteau en acier de Ramston et gravé dans mon esprit l’image
de l’archer. Mâchoires serrées, j’ai plongé ma lame dans le flanc du cadavre. Elle est entrée
lentement, comme si je l'avais plantée dans de la glaise.
Un cri s’est élevé, dominant les grondements du tonnerre. L’homme est tombé et son arc lui a
échappé des mains. Un de ses compagnons s’est penché pour l’examiner. Cette fois-ci c’est à deux
mains que j’ai poignardé le cadavre. Il y a eu un autre cri, plus aigu celui-là. Plus une mélopée
funèbre qu’un cri, ai-je pensé dans un autre compartiment de mon esprit.
— Ne tirez pas encore, ai-je dit à Marten sans quitter le camp des yeux. Ils ne savent toujours
pas où nous sommes.
Je me suis concentré et j’ai enfoncé ma lame dans l’œil de la sentinelle. Derrière la palissade,
un homme s’est redressé brusquement en portant les mains à son visage qui ruisselait de sang. Un
autre s’est précipité vers lui pour le mettre à l’abri derrière les panneaux de bois. Ma lame s’est
élevée puis s’est abattue et cet homme s’est effondré à son tour en portant les mains à son propre
visage ensanglanté.
— Seigneur ! a balbutié Marten. Seigneur miséricordieux…
J’ai posé la lame contre la gorge de la sentinelle tout en surveillant le camp. La discipline
militaire qui avait régné jusque-là avait disparu sous l’effet de là panique et un blessé poussait des
hurlements déchirants.
Un des archers scrutait la crête d’un œil perçant. J’ai passé la lame en travers de la gorge de la
sentinelle et tout d’abord rien n’a semblé se produire. Puis l’archer, l’air perplexe, a porté la main à
sa gorge. Quand il a vu ses doigts tachés de sang, il a jeté son arc et s’est mis à courir dans tous les
sens, cherchant à s’échapper de l’enclos.
Il a fini par recouvrer son sang-froid et a examiné du regard la crête qui dominait le camp.
Comme il ne donnait aucun signe de faiblesse, j’ai appuyé ma lame contre la gorge du cadavre en
pesant de tout mon poids, comme si je voulais scier un bloc de glace. L’archer a porté les mains à
son cou, a trébuché et est tombé dans le feu. Il s’est mis à battre frénétiquement des bras et des
jambes pour se tirer de là, dans des gerbes de flammèches qui ne faisaient qu’ajourer à la confusion
qui régnait.
J’étais en train de choisir une nouvelle cible quand un éclair a déchiré le ciel, illuminant le
cadavre sur lequel je m’acharnais. La pluie qui s’était mêlée aux ruisseaux de sang baignait tout son
corps et mes mains étaient noires de sang.
Répugnant à m'attaquer à ses mains, j’ai fait rouler le corps sur le ventre pour lui ôter ses bottes
et lui trancher les jarrets. Deux autres hommes se sont effondrés, hors d’état de nuire. La lame se
mouvait à présent de plus en plus lentement et j’avais les bras endoloris à force de la manier. Ce
cadavre permettait d’établir une excellente liaison mais, étant donné que la seule énergie dont je
disposais était celle issue de mon corps, j’avais davantage l’impression de scier du bois que de
tailler dans la chair.
Il ne s’était sans doute pas passé plus de deux minutes depuis que l'alerte avait été donnée. J’ai
pris un instant de repos pour soulager mes bras tremblants tout en surveillant le camp en proie à la
confusion et à la panique.
Un homme est alors sorti du pavillon de toile installé au pied du grand chêne. À la différence
des autres, il portait une longue cotte de mailles qui couvrait ses cuisses, ainsi qu’une cagoule. Il
s’est avancé sans crainte au milieu du chaos pour évaluer la situation d’un seul coup d'œil et a crié
des ordres que je n’ai pu comprendre. Ses hommes se sont calmés, ont regagné leur poste et ramassé
leurs armes.
Comme je le regardais arpenter le camp avec flegme, il m'a rappelé… quelque chose. Il était
campé fièrement à la vue de tous, ne s’étant pas donné la peine de s’accroupir derrière la palissade.
Quand il a fait signe à ses hommes, il y a eu dans son geste quelque chose qui m’était terriblement
familier…
— Kvothe, a appelé Marten, l’arc bandé. J’ai leur chef en ligne de mire.
— Tirez !
L’arc a vibré et une flèche est allée se ficher dans la cuisse de l’homme, transperçant la cotte de
mailles. Du coin de l’œil, j’ai vu Marten prendre une autre flèche dans son carquois et l’encocher
dans un même geste fluide mais, avant qu’il ait eu le temps de tirer, le chef des bandits s’est penché.
Il n’était pas plié en deux comme sous le coup de la douleur mais avait étiré le cou pour regarder la
flèche qui lui avait transpercé la cuisse.
Après un bref examen, il a empoigné la flèche, a brisé son empennage, puis s’est penché en
arrière pour l’arracher de sa cuisse. Je me suis figé quand il a levé la tête et a désigné notre position.
Après avoir lancé un ordre bref, il a jeté la flèche dans le feu et s’est éloigné d’un pas léger vers
l’autre bout du camp.
— Grand Tehlu miséricordieux, prends-moi sous ton aile protectrice, a balbutié Marten en
laissant retomber sa main. Protège-moi des démons et des créatures qui rôdent dans la nuit…
Si je n’ai pas eu la même réaction, c’est uniquement parce que j’étais toujours dans les
profondeurs du Cœur de pierre. Quand j’ai reporté mon attention sur le camp, une petite forêt d’arcs
était pointée vers nous. Je me suis baissé vivement et j’ai donné un coup de pied à Marten, resté
hébété. Il a roulé sur le côté, dispersant le contenu de son carquois dans la boue, et une pluie de
flèches est passée au-dessus de nos têtes.
— Tempi ? ai-je appelé.
— Ici, a-t-il répondu, quelque pan sur ma gauche. Aesh. Pas blessé.
Une nouvelle volée de flèches a sifflé au-dessus de nos têtes et quelques-unes sont allées se
planter dans les arbres. Bientôt, le tir serait mieux ajusté et elles allaient pouvoir piquer sur nous.
C’est alors qu’une idée m’est venue à l’esprit, telle une bulle éclatant à la surface d’un étang.
— Tempi, apportez-moi l’arc de la sentinelle.
— Ia.
J’ai entendu Marten marmonner quelque chose à voix basse, d’un ton pressant et angoissé.
J’ai tout d’abord cru qu’il était blessé mais je me suis rendu compte qu’il était en train de prier.
— Tehlu, protège-moi du fer et de la colère… Tehlu, protège-moi des démons de la nuit…
Tempi a poussé l’arc dans ma main. J’ai inspiré profondément, divisé mon esprit en deux, puis
en trois, puis en quatre. Dans chaque compartiment de mon esprit, je bandais la corde de l’arc. Je me
suis forcé à me relâcher avant de tenter de séparer mon esprit en cinq. J’y suis parvenu mais je n’ai
pu aller plus loin. Épuisé, trempé et glacé, j’avais atteint mes limites. J’ai perçu la vibration des arcs
et des flèches ont grêlé autour de nous. L’une d’elles m’a frôlé avant de se planter dans la terre,
m’infligeant une piqûre cuisante.
J’ai serré les dents et chassé la douleur de mes pensées. Quatre séparations allaient devoir
suffire. J’ai passé mon couteau sur mon bras pour y faire perler un peu de sang, formulé les liaisons
appropriées puis j’ai donné un grand coup de lame en travers de la corde de l’arc.
La corde a cédé brutalement, faisant bondir dans ma main l’arc qui m’a échappé. Aux
exclamations de douleur et de désarroi qui nous sont parvenues, j’ai compris que j’avais atteint mon
but. Les cordes de cinq arcs avaient été tranchées, et nous n’avions plus affaire qu’à un ou deux
archers en état de tirer.
À peine avais-je lâché l’arc que je m’étais senti envahi par le froid. Pas seulement mes bras,
mais mon estomac, ma poitrine et ma gorge. Je savais que je n’aurais pu réussir un tel exploit en
mettant à contribution uniquement la force de mes bras, aussi m’étais-je servi du seul feu qui ne fait
jamais défaut à un arcaniste, la chaleur de son sang. J’étais en train de succomber à une attaque de
« froidure subite ». Si je ne trouvais pas un moyen de me réchauffer, ce qui m’attendait, c’était l’état
de choc, l’hypothermie puis la mort.
J’ai basculé hors du Cœur de pierre, laissant mon esprit divisé recouvrer son unité dans une
certaine confusion. À demi étourdi, je me suis traîné jusqu’au sommet. Sur ma peau, la pluie était
froide comme de la neige fondue.
Je n’ai aperçu qu’un archer. Malheureusement, il avait conservé son sang-froid, et dès que ma
tête est apparue au-dessus de la crête il a bandé son arc et tiré.
Grâce à une saute de vent providentielle, la flèche est tombée à deux pas de moi, faisant jaillir
des étincelles en frappant une pierre. Il pleuvait à torrents, désormais, et les éclairs illuminaient le
ciel. Je me suis reculé vivement et, saisi d’une rage aveuglante, j’ai criblé de coups de poignard le
cadavre de la sentinelle.
Finalement, la lame s’est brisée sur une boucle. Pantelant, j’ai rejeté l’arme loin de moi. Quand
je suis revenu à mes sens, Marten dévidait toujours ses prières implorantes. Mes membres semblaient
de plomb, froids, lourds et malhabiles.
J’étais peu à peu gagné par l’engourdissement qui caractérise l’hypothermie mais je ne
frissonnais pas, ce qui était mauvais signe. J’étais trempé jusqu’aux os, sans feu à proximité avec
lequel j’aurais pu établir une liaison.
Un nouvel éclair a déchiré le ciel et j’ai eu une idée qui m’a fait éclater d’un rire terrible.
Quand j’ai risqué un coup d’œil par-dessus la crête, je n’ai pas vu d’archer. Le chef donnait de
nouveaux ordres et je me suis douté que d’autres arcs allaient faire leur apparition ou que les archers
allaient monter d’autres cordes. Pire encore, les bandits pouvaient quitter leur semblant de forteresse
pour nous donner l’assaut, car il restait au moins une dizaine d’hommes encore valides.
Marten priait toujours, recroquevillé sur le sol.
— Tehlu que le feu n’a pu faire périr, protège-moi des flammes…
Je lui ai donné un coup de pied.
— Relevez-vous ou nous allons tous y passer ! ai-je crié.
Il a interrompu ses prières et levé les yeux vers moi. Poussant un cri de rage, je l’ai attrapé au
collet pour le relever, puis je l’ai secoué comme un prunier avant de lui fourrer son arc dans la main.
Un éclair a déchiré le ciel. Mes mains et mes bras étaient rouges du sang de la sentinelle. La
pluie y avait tracé des rigoles sans pouvoir le laver. Dans la lumière aveuglante, il semblait presque
noir.
Hébété, Marten a pris son arc.
— Tirez dans l’arbre ! ai-je hurlé pour couvrir le tonnerre.
Il m’a regardé comme si j’étais devenu fou.
— Tirez !
Comme le contenu de son carquois était dispersé sur le sol, il a repris sa litanie tout en
tâtonnant dans la boue :
— Tehlu qui as rivé Encanis sur la roue, guide-moi dans les ténèbres !
Il a fini par trouver une flèche qu’il a portée à son arc d’une main tremblante, sans cesser de
prier. J’ai reporté mon attention sur le camp. Le chef avait repris le contrôle de ses troupes. Je
distinguais sa bouche qui criait des ordres mais, tout ce que je pouvais entendre, c’était la voix
chevrotante de Marten :

Tehlu, dont le regard est juste,


Protège-moi !

Soudain, le chef des bandits s’est tu et a incliné la tête sur le côté. Il se tenait parfaitement
immobile, comme s’il écoutait quelque chose. Marten continuait à prier :

Tehlu, fils de toi-même,


Protège-moi !
L’homme a regardé vivement à droite et à gauche, comme s’il avait perçu quelque chose
d’inquiétant.
— Il peut vous entendre ! ai-je grondé. Tirez ! Ils s’apprêtent à passer à l’action.
Marten a visé le grand chêne qui se dressait au centre du camp et a repris sa prière :

Tehlu qui jus Menda qui étais toi-même,


Protège-moi au nom de Menda.
Au nom de Perial,
Au nom d’Ordal,
Au nom d'Andan,
Protège-moi.

Le chef des bandits a levé la tête comme s’il scrutait le ciel. Quelque chose dans son allure me
semblait terriblement familier mais mes pensées se brouillaient au fur et à mesure que la froidure
s’emparait de moi.
— Tirez dans l’arbre ! ai-je hurlé.
La flèche a volé et je l’ai vue se ficher profondément dans le tronc du grand chêne. J’ai ramassé
l’une des flèches de Marten et j’ai éclaté de rire en pensant à ce que j’allais tenter de faire. Je
pouvais échouer. Je pouvais perdre la vie. Mais cela importait peu. J’étais bientôt mort, de toute
façon, à moins de trouver un moyen de me réchauffer bien au sec.
Je suis parvenu à diviser mon esprit en six compartiments et ai murmuré ma formule de liaison
en enfonçant profondément la flèche dans le sol détrempé.
— Qu’il en soit sur la terre comme dans le ciel ! me suis-je écrié, avec une emphase qui
n’aurait pas manqué d’amuser un arcaniste.
Une seconde s’est écoulée. Le vent a faibli.
Il y a eu un grand blanc. Un éclat aveuglant. Un bruit. Je tombais.
Puis plus rien.
18

TABORLIN LE GRAND

Je me suis réveillé. J’avais chaud et j’étais au sec. Il faisait sombre. J’ai perçu une voix
familière qui posait une question, puis entendu la voix de Marten :
— C’est lui tout seul qui a fait ça.
Une autre question.
— Je parlerai pas, Dedan. Jamais, je le jure par Dieu. Je veux plus y penser. Ne le contrarie
pas. Je l’ai vu en colère… C’est tout ce que je dirai. Ne le contrarie pas.
Une autre question.
— Laisse tomber, Dedan. Il les tuait un par un puis on dirait qu’il a perdu l’esprit. Il… Non.
J’en dirai pas plus. Je crois qu’il a invoqué la foudre. Comme Dieu lui-même.
Comme Taborlin le Grand, ai-je pensé. Et j’ai souri. Et je me suis rendormi.
19

TOUS DES MERCENAIRES

Après quatorze heures de sommeil, je me suis réveillé en pleine forme. Mes compagnons ont
paru surpris, parce qu’ils m’avaient découvert inconscient, glacé et couvert de sang. Ils m’avaient
déshabillé, frictionné puis enveloppé dans des couvertures et couché sous la seule tente du camp
encore debout. Les cinq autres avaient été brûlées ou détruites quand la foudre avait frappé le grand
chêne.
Le lendemain, le ciel était couvert, mais il n’a pas plu. Nous avons commencé par nous occuper
de nos blessures. Hespe avait reçu une flèche dans la jambe, quand elle avait été surprise par la
sentinelle. Dedan, lui, avait une profonde entaille à l’épaule. Il s’en était bien sorti, étant donné qu’il
s’était attaqué à la sentinelle à mains nues. Quand je lui en ai demandé la raison, il m’a dit qu’il
n’avait pas eu le temps de tirer son épée.
Marten avait une bosse violacée sur le front, récoltée sans doute quand je lui avais donné un
coup de pied. C’était douloureux au toucher mais il m’a affirmé avoir vu pire au moins une dizaine de
fois dans des bagarres de taverne.
Quant à moi, j’avais parfaitement récupéré de mon attaque de « froidure subite ». En voyant mes
compagnons étonnés que je sois revenu si vite des portes de la mort, j’ai décidé de les laisser à leur
perplexité. Un peu plus de mystère ne pouvait nuire à ma réputation.
J’ai nettoyé l’éraflure que m’avait causée une flèche à l’épaule ainsi que quelques autres
écorchures. Il y avait aussi la longue estafilade que je m’étais faite en haut du bras mais elle n’était
pas assez profonde pour mériter d’être recousue.
Tempi était indemne, imperturbable, indéchiffrable.
Ensuite, nous nous sommes occupés des morts. Pendant que j’étais inconscient, mes
compagnons avaient réuni les cadavres d’un côté de la clairière. Il y avait là :
La sentinelle, tuée par Dedan.
Les deux qui avaient surpris Tempi dans la forêt.
Trois hommes qui avaient survécu à la foudre et avaient tenté de s’échapper. Marten en avait
abattu un, Tempi les deux autres.
Dix-sept corps disloqués, à moitié carbonisés. Parmi eux, huit hommes déjà morts ou blessés
avant que la foudre ne tombe.
Nous avons repéré les traces de la sentinelle qui avait assisté à la scène depuis le côté nord-est
de la crête. Quand nous les avons trouvées, elles dataient déjà de vingt-quatre heures et aucun de
nous n’avait la moindre envie de se lancer dans une poursuite. Dedan a fait remarquer que cet homme
nous serait bien plus précieux en vie, car il n’allait pas manquer de parler de cette spectaculaire
défaite à ceux qui auraient pu être tentés de s’en prendre eux aussi aux collecteurs du Maer. Pour une
fois, nous étions d’accord.
Le cadavre du chef des bandits n’était pas parmi ceux réunis dans la clairière. Le pavillon de
toile sous lequel il s’était réfugié avait été écrasé sous une partie du tronc d’arbre éclaté par la
foudre et nous avons décidé de nous en occuper plus tard.
Plutôt que de creuser vingt-trois tombes ou même une tranchée qui puisse accueillir tous les
corps, nous avons édifié un bûcher avec du bois détrempé par la pluie et j’ai usé de mes talents pour
assurer un feu d’enfer.
Il manquait un autre corps : celui de la sentinelle que Marten avait tuée et dont je m’étais servi.
Pendant que mes compagnons ramassaient du bois, je suis retourné au sommet de la crête.
Tempi avait recouvert le corps de branches de sapin. J’ai regardé le cadavre un long moment
avant de le transporter plus bas, sous un saule où j’ai dressé un cairn. Ensuite, j’ai couru dans les
fourrés et vomi longuement.

L’éclair ? Eh bien, l’éclair est difficile à expliquer. Un orage au-dessus de nous… Une liaison
galvanique entre deux flèches similaires… Une volonté d’abattre cet arbre avec plus de force que ne
le ferait le plus violent des orages… Honnêtement, je ne sais pas si je peux m’attribuer le crédit de
ce coup de foudre. Mais si l'on s’en tient à ce qui se raconte, j’ai invoqué la foudre et elle est tombée.
D’autres versions prétendent que l’éclair n’était pas un coup isolé, mais une pluie d’éclairs
successifs. Dedan l’a décrit comme « un pilier de feu blanc », disant que le sol avait tremblé assez
fort pour lui faire perdre l’équilibre.
Le tronc du chêne majestueux s’est retrouvé réduit à un moignon calciné de la taille d’une pierre
levée. D’énormes billes de bois gisaient tout alentour. La pluie avait fini par éteindre les arbustes et
les buissons qui s’étaient embrasés. La plupart des panneaux de la palissade avaient explosé en
morceaux de la taille d’un doigt ou été réduits à l’état de charbon. Depuis le pied de l’arbre, la terre
était retournée sur de longues tranchées. On aurait dit qu’un paysan fou avait passé sa charrue dans la
clairière ou qu’une énorme bête l’avait labourée de ses griffes.
C’est pourtant là que nous avons passé les trois jours qui ont suivi notre victoire. Le ruisseau
voisin nous dispensait de corvée d’eau et ce qui subsistait des provisions des bandits était de
meilleure qualité que les nôtres. De plus, chacun de nous avait pu se bricoler un abri individuel avec
des morceaux de toile.
Une fois notre mission accomplie, la plupart des tensions qui avaient empoisonné la vie de
notre groupe se sont évanouies. La pluie avait cessé et, comme nous n’avions plus besoin de nous
montrer discrets pour faire du feu, la toux de Marten s’est apaisée. Dedan et Hespe faisaient preuve
de civilité l’un envers l’autre, mettant ainsi une sourdine aux incessantes jérémiades de Dedan.
Cependant, malgré le soulagement que nous éprouvions d’avoir achevé notre travail, tout n’était
pas idyllique. Il n’y avait plus d’histoires, le soir à la veillée, et Marten me fuyait dès qu’il le
pouvait. Je ne pouvais guère l’en blâmer, étant donné ce à quoi il avait assisté.
À la première occasion, j’ai discrètement détruit les figurines de cire que j’avais façonnées. Je
n’en avais plus l’utilité désormais et je redoutais ce qui aurait pu se passer si l’un de mes
compagnons les avait découvertes dans mon sac de voyage.
Tempi n’a fait aucun commentaire sur ce que j’avais fait subir au cadavre de la sentinelle et,
d’après ce que j’ai pu juger, il ne semblait pas m’en tenir rigueur. Avec le recul, je me rends compte
à quel point je méconnaissais les Adems. Sur le moment, tout ce que j’ai remarqué, c’est qu’il passait
moins de temps à m'enseigner le Ketan et davantage à pratiquer notre langage et à discuter du Lethani,
un concept toujours aussi difficile à cerner.
Le deuxième jour, nous sommes retournés à notre camp pour récupérer nos affaires. J’avais été
extrêmement soulagé de retrouver mon luth et encore plus heureux en constatant que le merveilleux
étui offert par Denna avait parfaitement protégé mon instrument de la pluie.
Puisque nous n’avions plus besoin de faire preuve de discrétion, je me suis mis à jouer. Tout au
long de la journée, c’est à peu près tout ce que j’ai fait. Cela faisait presque un mois que je n’avais
pas fait de musique et cela m’avait manqué bien plus que vous ne pouvez l’imaginer.
Au début, j’ai cru que Tempi n’était pas du tout intéressé par ma musique. Mis à part le fait que
je l’avais en quelque sorte insulté en chantant, au début de notre mission, il avait pris l’habitude de
disparaître dès que je prenais mon luth. Puis j’ai commencé à l’apercevoir, qui m’observait, mais
toujours à distance et en général en partie caché à la vue. Dès que j’ai su où le chercher, je me suis
rendu compte qu’il écoutait toujours, lorsque je jouais. Les yeux ronds comme ceux d’une chouette,
immobile comme une pierre.
Le troisième jour, Hespe a déclaré que sa jambe lui permettait de marcher un peu. Nous avons
dû décider alors de ce que nous allions emporter ou laisser derrière nous. La plus grande partie du
matériel du camp avait été détruite par la foudre ou la chute de l’arbre mais il y avait encore des
objets de valeur à tirer des décombres.
Nous n’avions pu jusque-là fouiller la tente du chef, car elle avait été écrasée par l’une des plus
grosses branches du gigantesque chêne, plus grosse à elle seule que la plupart des arbres qui
cernaient la clairière. En l’attaquant à la hache, nous sommes parvenus le troisième jour à la faire
rouler sur le côté.
Il me tardait de pouvoir examiner le corps du chef des bandits, car ma mémoire me tourmentait,
depuis que j’avais vu cet homme émerger de sa tente. De plus, dans une veine plus terre à terre, je
savais que sa cotte de mailles valait au moins une dizaine de talents.
Mais nous n’avons découvert aucun signe de lui, ce qui nous a laissés perplexes. Marten n’avait
relevé qu’une seule piste s’éloignant du camp, celle de la sentinelle qui s’était échappée. Aucun de
nous n’avait la moindre idée de l’endroit où avait pu passer le chef.
Pour moi, c’était un mystère et une déconvenue, car j’aurais voulu examiner son visage de près.
Dedan et Hespe étaient d’avis qu’il était tout simplement parvenu à s’enfuir à la faveur du chaos qui
avait suivi le coup de foudre, sans doute en empruntant le ruisseau pour ne pas laisser de traces.
Marten s’est senti très mal à l’aise, quand nous n’avons pas trouvé ce cadavre. Il a marmonné
quelque chose au sujet de démons et a refusé d’approcher les décombres. J’avais beau trouver sa
superstition idiote, je dois avouer que j’étais moi aussi passablement troublé.
Sous la toile de tente, nous avons découvert une table, un lit et deux chaises. Tout était réduit en
miettes et inutilisable. Dans un tiroir de la table, il y avait des documents que j’aurais aimé pouvoir
parcourir, mais l’humidité les avait rendus totalement illisibles. Il y avait aussi une cassette en bois
aux armes du Maer, verrouillée.
Hespe et Marten ont confessé avoir un certain talent pour ouvrir les serrures et, puisque j’étais
curieux de savoir ce qu’il pouvait bien y avoir à l’intérieur de cette cassette, je leur ai permis
d’essayer, du moment qu’ils n’abîmaient pas la serrure. Ils s’y sont donc attaqués l’un après l’autre
mais sans aucun succès.
— J’arrive pas à trouver le truc, a fini par déclarer Marten en se redressant après dix minutes
d’efforts.
— Je vais tenter ma chance, ai-je déclaré.
J’avais espéré qu’un de mes compagnons parviendrait à ouvrir la cassette. Savoir crocheter les
serrures n’était pas un talent dont un arcaniste pouvait se glorifier. Cela ne collait pas avec la
réputation que j’aurais souhaité avoir.
— Vraiment ? a fait Hespe. Vous êtes décidément un jeune Taborlin…
J’ai ri en pensant à l’histoire racontée par Marten quelques jours plus tôt.
— Edro ! ai-je ordonné d’une voix grave en frappant la boîte de la main.
Le couvercle s’est entrouvert brusquement.
J’étais aussi surpris que mes compagnons mais plus habile à le dissimuler. En fait, l’un d’eux
avait dû parvenir à crocheter la serrure et le couvercle était simplement resté coincé. Le bois avait
sans doute joué, à cause de l’humidité, et quand j’avais frappé la cassette le couvercle s’était
débloqué.
Mais cette hypothèse n’a pas dû effleurer l’esprit de mes compagnons. À en croire l’expression
qu’affichaient leurs visages, on aurait pu croire que je venais de découvrir la pierre philosophale.
Même Tempi avait haussé le sourcil.
— Joli coup, Taborlin ! a lancé Hespe, qui semblait se demander si je me moquais d’eux.
J’ai décidé de tenir ma langue et j’ai rempoché discrètement le passe-partout que je venais de
sortir. Si je devais être arcaniste, autant être un arcaniste auréolé de gloire.
Solennellement, j’ai soulevé le couvercle pour regarder à l’intérieur. La première chose que
j’aie vue, c’est une épaisse feuille de papier repliée.
Il s’agissait d’une carte détaillée des environs non seulement répertoriant tous les détours de la
grand-route, mais indiquant les fermes et les cours d’eau. Crosson, Fenhill et l’auberge du Vieux
Chêne figuraient sur la route de l’Ouest.
— Qu’est-ce que c’est ? a demandé Dedan en pointant un X tracé au milieu de la forêt, côté sud
de la route.
— Je crois que c’est le camp où nous sommes, a répondu Marten. On voit le ruisseau, là.
— Dans ce cas, nous nous trouvons bien plus près de Crosson que je ne le pensais. En piquant
vers le sud-est, nous pourrions nous épargner près d’une journée de marche.
— Ça m’en a tout l’air, a remarqué Marten. J’aurais pas cru qu’on était descendus si loin vers
le sud.
— C’est toujours bon à prendre, a commenté Hespe en massant sa jambe bandée. À moins qu’un
de vous, messieurs, ait envie de me porter…
Délaissant la carte, j’ai examiné le reste de la cassette, où s’entassaient de petits rouleaux
soigneusement enveloppés dans de la toile. Quand j’en ai pris un, le tissu a glissé, révélant l’éclat de
l’or.
Nous en avons tous eu le souffle coupé. J’ai ouvert un à un les lourds rouleaux qui contenaient
d’autres pièces en or. À première vue, il devait y avoir là deux cents royals. Même si je n’en avais
jamais eu en main, je savais qu’une seule de ces pièces valait quatre-vingts bits, presque autant que
ce que le Maer m’avait donné pour financer notre expédition. Pas étonnant qu’il ait eu envie de mettre
fin aux attaques contre ses collecteurs d’impôts…
Jonglant avec les chiffres pour convertir le contenu de la cassette en une monnaie plus
familière, je suis arrivé à plus de cinq cents talents d’argent. Une somme permettant d’acheter une
auberge de bonne taille au bord d’une route fréquentée ou une grande ferme avec tout son bétail.
Suffisamment d’argent pour acquérir un petit titre de noblesse, une affectation à la cour ou une charge
d’officier.
J’ai vu que chacun de mes compagnons se livrait à ses propres calculs.
— On pourrait pas se partager un petit quelque chose ? a demandé Dedan sans trop d’espoir.
Après un instant d’hésitation, j’ai plongé la main dans la cassette.
— Un royal chacun, ça vous paraît raisonnable ?
Ils sont restés silencieux pendant que j’ouvrais un rouleau.
— Vous êtes sérieux ? a demandé Dedan d’une voix incrédule.
Je lui ai tendu une lourde pièce.
— À notre place, des gens moins honnêtes oublieraient de souffler mot de cela à Alveron. Ou
bien ne se donneraient même pas la peine de rentrer à Severen. Je crois qu’un royal chacun est la
somme qui convient pour nous récompenser de notre honnêteté.
J’ai donné une pièce d’or à chacun de mes compagnons.
— De plus, ai-je ajouté en brandissant mon propre royal, j’avais été engagé pour débusquer des
bandits, pas pour démanteler un camp militaire. Il s’agit donc d’un juste dû. Alveron n’a pas besoin
d’être mis au courant.
Comme j’empochais ma pièce, Dedan s’est esclaffé et m’a assené une grande claque dans le
dos.
— Vous êtes pas si différent de nous, après tout ! a-t-il dit.
Je lui ai souri à mon tour puis j’ai appuyé sur le couvercle jusqu’à entendre le déclic de la
serrure.
J’ai passé sous silence les autres raisons de ma générosité. Tout d’abord, j’étais effectivement
en train d’acheter leur loyauté. Ils avaient dû se rendre compte qu’il leur serait très facile de
s’emparer de la cassette et de filer avec. La même idée m’avait également traversé l’esprit, bien
entendu. Ces cinq cents talents m’auraient permis de financer mes études à l’Université pour les dix
années à venir tout en me laissant malgré tout une jolie somme à dépenser.
Dès lors que mes compagnons se trouvaient considérablement enrichis, ils devaient en quelque
sorte se sentir investis d’une certaine honnêteté. Je comptais sur le fait qu’une belle pièce en or
détournerait leurs pensées de l’argent placé sous ma protection, mais je n’en avais pas moins
l’intention de dormir avec la cassette sous mon oreiller.
Et puis, moi aussi, je savais comment faire usage de cet argent… Du royal que j’avais
ostensiblement glissé dans ma poche et des trois autres subtilisés quand j’avais distribué leur pièce à
mes compagnons. Il n’y avait aucune façon pour que le Maer se rende compte de la différence et ces
quatre royals d’or allaient me permettre de financer grassement ma prochaine session d’études.

J’ai rangé la cassette au fond de mon sac de voyage puis nous avons décidé de ce que nous
allions emporter comme butin.
Nous ne nous sommes pas encombrés des tentes, trop lourdes à porter, raison pour laquelle
nous n’en avions pas emporté avec nous au départ, mais nous avons pris tout ce que nous pouvions
comme provisions de bouche. Plus nous en emportions, moins nous aurions à acheter.
J’ai décidé de prendre une des épées. Je n’aurais jamais gaspillé mon argent pour m’en acheter
une, étant donné que je ne savais pas m’en servir, mais puisqu’il suffisait de se pencher…
Voyant que j’examinais tout un assortiment d’armes, Tempi est venu me donner quelques
conseils. Quand le choix s’est vu réduit à deux lames, il a finalement dit ce qu’il avait sur le cœur :
— Vous pas pouvoir utiliser épée.
Questionnement. Embarras.
J’ai eu l’impression que, pour lui, l’idée que quelqu’un soit incapable de se servir d’une épée
était carrément honteuse. Un peu comme ignorer le maniement d’un couteau et d’une fourchette.
— C’est vrai, ai-je répondu. Mais j’espérais que vous pourriez m’apprendre.
Impassible, Tempi a gardé le silence. Si je ne l'avais pas connu si bien, j’aurais pu prendre son
attitude pour un refus, mais ce genre d’immobilité signifiait qu’il réfléchissait.
Les pauses jouent un rôle-clé dans la conversation adémic, aussi ai-je attendu patiemment. Nous
sommes restés face à face sans mot dire pendant une minute, puis deux. Le temps s’éternisait. Je
faisais des efforts pour me tenir tranquille et garder le silence. Au bout de cinq minutes, j’ai
commencé à me dire qu’il s’agissait peut-être bien d’un refus, après tout.
Je me trouvais terriblement futé, vous savez. Je connaissais Tempi depuis un mois, j’avais
appris un millier de mots et une cinquantaine de signes. Je savais que les Adems étaient très à l’aise
avec la nudité et les contacts physiques, et je commençais à saisir les mystères du Lethani.
Oh ! oui ! je pensais être extrêmement malin… Si j’avais vraiment su quoi que ce soit à propos
des Adems, jamais je ne me serais risqué à poser une question pareille à Tempi.
— Vous m'enseigner ça ? a-t-il soudain demandé en désignant l’étui de mon luth, appuyé contre
un arbre.
J’ai été complètement désarçonné par sa question. Jamais je n’avais tenté d’enseigner le luth à
qui que ce soit. Peut-être Tempi le savait-il et me le demandait-il parce qu’il n’avait jamais non plus
enseigné à personne l’art de l’épée.
— Je vais essayer, ai-je répondu, trouvant que le marché était équitable.
Tempi a hoché la tête et a désigné l'une des deux épées qui avaient retenu notre attention.
— La porter. Mais pas combattre.
Là-dessus, il a tourné les talons et s’est éloigné. Sur le moment, j’ai mis son attitude sur le
compte de sa nature peu diserte.
Notre pillage s’est poursuivi tour au long de la journée. Marten a réuni un bon nombre de
flèches et toutes les cordes qu’il a pu trouver. Ensuite, comme personne n’était intéressé, il a décidé
de prendre les quatre arcs de chasse qui avaient survécu au coup de foudre. Cela constituait un
fardeau encombrant mais il avait l’intention d’en tirer un bon prix à Crosson.
Dedan a pris une paire de bottes et une veste matelassée en meilleur état que celles qu’il
portait. Il a aussi mis la main sur un jeu de cartes et des dés en ivoire.
Hespe a choisi un assortiment de flûtiaux de berger ainsi qu’une dizaine de couteaux qu’elle
espérait revendre.
Même Tempi a trouvé quelque chose à sa convenance : une pierre à aiguiser, une boîte à sel en
cuivre ainsi qu’un pantalon de lin, destiné à être teint en rouge sang.
Mon butin a été plus modeste : un petit couteau, pour remplacer celui que j’avais brisé, et un
rasoir à manche de corne. Je n’avais pas besoin de me raser souvent, mais j’en avais pris l’habitude
à la cour du Maer. J’aurais bien suivi l’exemple d’Hespe, et pris d’autres couteaux, mais mon sac
était déjà alourdi par la cassette du Maer.
Tout cela peut paraître un peu macabre, mais ainsi va le monde. Les pilleurs sont pillés, quand
la marche du temps fait de nous tous des mercenaires.
20

ROCS ET RACINES

Nous avons décidé de nous fier à la carte que nous avions trouvée et avons piqué droit vers
l’est à travers la forêt. Même si nous rations Crosson, nous tomberions forcément sur la route, ce qui
nous épargnerait un long détour.
La blessure d’Hespe ralentissait notre progression et nous n’avons couvert ce jour-là qu’une
dizaine de kilomètres. C’est au cours d’une des nombreuses pauses que Tempi a commencé à
m’enseigner vraiment le Ketan.
Naïf comme je l’étais, j’avais imaginé que c’était ce qu’il faisait depuis longtemps. En fait, il
avait jusque-là uniquement corrigé mes erreurs les plus grossières, parce qu’elles l’irritaient. De la
même façon que j’aurais été tenté d’accorder un luth qui ne l’était pas si je m’étais trouvé dans la
même pièce que celui qui en jouait.
Son enseignement était quelque chose d’entièrement différent. Nous avons commencé par les
bases et il a rectifié mes erreurs. Toutes mes erreurs. Il en a trouvé dix-huit uniquement dans le
premier enchaînement, or le Ketan en compte une centaine. Je me suis mis à nourrir des doutes sur ma
capacité à apprendre.
J’ai également commencé à enseigner le luth à Tempi. Tout en marchant, je jouais des notes en
annonçant leur nom puis je lui montrais quelques accords. Cette façon de procéder ne me semblait
pas plus mauvaise qu’une autre.
Nous avions espéré atteindre Crosson le lendemain à midi mais, en milieu de matinée, nous
nous sommes retrouvés face à une vaste étendue marécageuse qui n’était pas indiquée sur la carte.
C’est là qu’a débuté une journée de cauchemar. Comme nous devions tâter le terrain du pied
avant de le poser, l’allure de notre progression a viré à celle d’un escargot. À un moment donné,
Dedan a sursauté et est tombé, nous éclaboussant d’eau saumâtre. Il a prétendu avoir vu un moustique
plus gros que le pouce avec une trompe comme une épingle à cheveux.
Quand j'ai dit qu’il devait s’agir d’un gobelot, il a évoqué diverses pratiques déplaisantes et
fort peu hygiéniques auxquelles je pourrais me livrer sur ma propre personne dès que j’en aurais
l’occasion.
L’après-midi était bien avancé quand nous avons abandonné l’idée d’atteindre la route et nous
avons cherché un bout de terre ferme où nous installer sans sombrer. Mais alentour, ce n’étaient que
marais, trous d’eau, nuées de moustiques et de taons redoutables.
Le soleil est descendu à l’horizon avant que nous ayons pu quitter ces marécages et le temps a
viré, devenant froid et humide. Nous avons continué à patauger jusqu’au moment où le terrain a
commencé à remonter. Nous avions beau être épuisés, nous avons pressé le pas pour laisser loin
derrière nous insectes et odeur d’eau croupie.
La lune était pleine, ce qui nous permettait de nous frayer sans peine un chemin à travers les
arbres. En dépit de la journée épouvantable que nous venions de passer, notre humeur s’est
ragaillardie. À bout de forces, Hespe a dû s’appuyer sur Dedan. Quand le mercenaire couvert de
boue a passé un bras autour de sa taille, elle lui a dit que cela faisait des mois qu’il n’avait pas senti
si bon. Il a répondu qu’il ne pouvait que s’incliner devant le jugement d’une dame si gracieuse.
Je me suis crispé, m’attendant à ce que leur échange vire à l’aigre, mais il n’en a rien été.
Comme je marchais juste derrière eux, j’ai remarqué que Dedan entourait gentiment Hespe de son
bras et qu’elle se laissait aller tendrement contre lui. J’ai lancé un coup d'œil à Marten et le vieux
traqueur a souri, dévoilant ses dents blanches dans la pénombre.
Nous avons bientôt rencontré un ruisseau où nous débarrasser de la boue nauséabonde dont
nous étions couverts avant d’enfiler des vêtements secs. Bien que doutant qu’elle puisse me protéger
du froid, j’ai tiré de mon sac ma pauvre cape élimée et l’ai jetée sur mes épaules.
Nous finissions de nous changer quand nous avons entendu les échos vagues d’un chant en
amont du ruisseau. Nous avons eu beau tendre l’oreille, le murmure du ruisseau le rendait difficile à
saisir.
Si nous entendions un chant, cela voulait dire qu’il y avait des gens. Et s’il y avait des gens,
c’est que nous étions proches de Crosson, peut-être même du Vieux Chêne. Même une ferme isolée
aurait fait l’affaire, plutôt que de passer encore une nuit à la dure.
Aussi, bien que nous ayons été épuisés et courbatus, l’espoir d’un bon lit, d’un repas chaud et
d’un coup à boire nous a insufflé l’énergie nécessaire pour reprendre nos sacs.
Nous avons remonté le cours du ruisseau, Hespe toujours soutenue par Dedan. Des bribes de
chanson nous parvenaient par intermittence. Les pluies récentes avaient gonflé le cours d’eau qui
cascadait sur les rochers et les racines, et son grondement étouffait parfois jusqu’au bruit de nos pas.
Le ruisseau s’était élargi, ses eaux se sont faites plus calmes. Devant nous, la forêt est devenue
moins dense et nous avons débouché dans une vaste clairière.
Il n’y avait plus de chant. Il n’y avait pas de route, pas d’auberge, pas même le moindre feu.
Rien qu’une clairière illuminée par la lune. Le ruisseau avait fait place à un étang à la surface
étincelante. Et là, sur une pierre lisse au bord de l’étang…
— Seigneur Tehlu, protège-moi des démons de la nuit ! s’est écrié Marten.
Il paraissait toutefois moins effrayé que saisi par le respect et n’a pas détourné son regard.
— C’est…, a balbutié Dedan. C’est…
Je ne crois pas aux Faes, ai-je tenté de dire, mais seul un vague murmure est sorti de mes
lèvres.
C’était Felurian.
21

POURSUIVIE

Nous sommes restés figés sur place. Les ondulations paresseuses de l’étang se reflétaient sur la
silhouette claire qui s’est mise à chanter, nue dans le clair de lune :

cae-lanion luhial
di mari felanua
kreata tu ciar
tu alaran di.
dirella. Amauen.
loesi an delian
tu nia vor ruhlan
Felurian thae.

Le son de sa voix était étrange. Il était doux et tendre, bien trop bas pour porter de l’autre côté
de la clairière. Trop faible pour que nous puissions le percevoir par-dessus le bruissement des
feuilles et le murmure de l’eau courant sur les rochers. Et malgré tout cela, je pouvais l’entendre. Ses
paroles sonnaient aussi net que les trilles d’une flûte. Cette voix évoquait quelque chose dont je ne
parvenais pas à me souvenir.
L’air était celui-là même que Dedan avait chanté, quand il nous avait raconté son histoire. Pas
un seul mot ne m’était familier, à part le nom de Felurian, et pourtant je me suis senti mystérieusement
attiré par ce chant inexplicable et entêtant. C’était comme si une main invisible avait plongé dans ma
poitrine pour m'empoigner par le cœur et m'attirer dans la clairière.
J’ai résisté. Détournant le regard, j’ai pris appui contre un arbre pour conserver mon équilibre.
— Non, non, non. Non, pour tout l’or du monde…, a murmuré Marten derrière moi, comme s’il
essayait de se convaincre lui-même.
J’ai tourné la tête. Le traqueur fixait sur la clairière un regard fiévreux mais il semblait plus
effrayé qu’excité. Tempi, d’ordinaire si impassible, affichait une extraordinaire expression de
surprise. Dedan s’était figé, le visage blême, et les yeux d’Hespe passaient tour à tour de son visage à
la clairière.
Alors Felurian s’est remise à chanter. Sa voix était comme la promesse d’une flambée par une
nuit glacée, comme le sourire d’une jeune fille. J’ai soudain repensé à Losi, la serveuse du Vieux
Chêne, à la cascade de ses boucles rousses pareilles à des flammes dansantes. Je me suis souvenu de
sa poitrine pleine et de la façon dont sa main avait ébouriffé mes cheveux.
Felurian chantait. J’étais conscient de la puissante attraction de son chant, mais celle-ci n’était
pas assez forte pour que je ne puisse y résister. J’ai regardé à nouveau la clairière. Auréolée d’un
halo argenté, Felurian s’est penchée et a trempé sa main dans l’eau avec la grâce d’une danseuse.
Brutalement, mes pensées ont acquis la clarté du cristal. De quoi avais-je peur ? D’une histoire
de Faes ? Je me trouvais en présence de magie, de véritable magie. De plus, le chant en lui-même
était proprement merveilleux. Si je ratais une occasion pareille, jamais je ne me le pardonnerais…
J’ai à nouveau regardé mes compagnons. Marten tremblait comme une feuille. Tempi reculait
lentement. Dedan avait serré les poings. Allais-je me comporter comme eux, et succomber à l’effroi
et à la superstition ? Non. Jamais. J’étais un membre de l’Arcanum. J’étais un nommeur. J’étais un
Edema Ruh.
J’ai senti monter en moi un rire insensé.
— Je vous retrouve au Vieux Chêne dans trois jours, ai-je lancé avant de pénétrer dans la
clairière.
L’attraction que Felurian exerçait sur moi s’est accentuée. Sa peau semblait scintiller sous
l’éclat de la lune et sa longue chevelure enveloppait ses épaules comme un voile d’ombre.
— Et merde ! s’est écrié Dedan derrière moi. S’il y va, y a pas de raison pour que…
J’ai entendu des bruits de coups puis celui d’un corps s’affalant sur le sol. J’ai jeté un coup
d’œil par-dessus mon épaule. Dedan se débattait, à plat ventre dans l’herbe rase. Hespe avait calé un
genou dans le creux de ses reins et lui tordait un bras dans le dos.
Tempi observait la scène d’un air impassible, comme s’il avait arbitré un combat de lutte à
mains nues. Marten, lui, m’adressait de grands gestes frénétiques.
— N’y va pas ! implorait-il. Reviens, mon garçon !
Je leur ai tourné le dos. Felurian m’observait. Même à une cinquantaine de pas, je distinguais
ses yeux sombres et pleins de curiosité. Sa bouche s'est fendue en un grand sourire, un sourire
inquiétant. Elle a éclaté d’un rire sauvage, un rire clair et ravi. Un rire qui n’avait rien d’humain.
Elle s’est alors élancée dans la clairière, vive comme un moineau, gracieuse comme une biche.
Je me suis lancé à sa poursuite. Malgré le poids de mes bagages et mon épée glissée à ma ceinture, je
courais si vite que ma cape flottait comme une oriflamme derrière moi. Jamais je n’avais couru de la
sorte et jamais plus je ne l’ai fait depuis. Je courais à la manière des enfants, d’une foulée agile et
légère, sans crainte de trébucher.
Felurian s’enfuit dans la forêt. Je me souviens des arbres, de l’odeur de la terre, de la lumière
grise sur les rochers. Elle rit. Elle se faufile entre les troncs, prend de l’avance. Elle attend pour
s’esquiver d’être presque à ma portée. Elle luit au clair de lune. Il y a des branches basses qui tentent
de nous retenir, des embruns, une brise tiède…
Et soudain je la tiens. Ses mains s’enfouissent dans mes cheveux. Elle m’attire à elle. Sa bouche
fiévreuse. Sa langue furtive et hardie. Son souffle enivrant sur mes lèvres. Les pointes de ses seins
brûlantes contre ma poitrine. Son odeur est pareille à celle du trèfle, du musc, des pommes tombées
de l’arbre à la fin de l’été.
Et il n’y a pas la moindre hésitation. Aucun doute. Je sais exactement ce qu’il faut faire. Mes
mains sont sur sa nuque. Caressent son visage. S’enfoncent dans sa chevelure. Glissent sur ses
cuisses. L’empoignent par les flancs. Enserrent sa taille fine. La soulèvent. La couchent sur l’herbe…
Et elle se tord sous moi, souple et langoureuse. Lentement et gémissant. Ses jambes se nouent
autour de ma taille. Son dos se cambre. Ses doigts brûlants s’accrochent à mes épaules, à mes bras,
pressent sur mes reins…
Et elle me chevauche, prise de frénésie. Sa longue chevelure fouette ma poitrine. Elle secoue la
tête, frémissant et tremblant, criant dans une langue que je ne comprends pas. Ses ongles pointus
s’enfoncent dans ma poitrine.
Et il y a aussi la musique. Ses cris muets qui scandent le tempo de ses mouvements. Ses soupirs.
Mon cœur qui bat la chamade.
Ses mouvements qui se ralentissent. Je l’empoigne par les hanches dans un contrepoint
frénétique. Notre rythme est une chanson silencieuse. Pareil au grondement soudain du tonnerre. Au
roulement lointain d’un tambour.
Et puis tout cesse. Mon corps tout entier se cabre, se tend comme la corde d’un luth. Tremblant.
À la torture. Je suis accordé trop haut et je me romps.
22

LE FEU LUI-MÊME

Quand je me suis éveillé, quelque chose rôdait aux lisières de ma mémoire. J’ai ouvert les yeux
et vu des arbres éclairés par les lueurs du crépuscule. Des coussins de soie étaient éparpillés autour
de ma couche et le corps nu de Felurian gisait non loin de moi, abandonné au sommeil.
Son corps lisse et parfait semblait une sculpture. Elle a soupiré doucement et je m’en suis
aussitôt voulu d’avoir eu une telle pensée, car elle n’avait rien d’une pierre froide. Elle était chaude
et souple et, à côté d’elle, le marbre le mieux poli aurait passé pour du papier d’émeri.
J’allais tendre la main pour la toucher mais j’ai retenu mon geste, ne voulant pas troubler la
perfection de la scène qui s’offrait à mes yeux. Une vague pensée a commencé à prendre forme dans
mon esprit mais je l’ai chassée comme je l’aurais fait d’une mouche agaçante.
Ses lèvres se sont entrouvertes et elle a soupiré avec un roucoulement de colombe. Je me suis
souvenu de la volupté de ces lèvres et cela m'a fait mal. Je me suis forcé à détourner les yeux de cette
bouche dont le toucher avait le velouté de pétales de fleurs.
Telles des ailes de papillon, ses paupières closes étaient peintes de volutes violettes et noires,
et soulignées d’or pâle qui se confondait avec la couleur de sa peau. Dans son sommeil, ses yeux qui
roulaient dans leurs orbites ont fait palpiter ces motifs et l’on aurait dit que le papillon avait remué
ses ailes. À lui seul, ce spectacle valait sans doute le prix que les hommes avaient à payer pour aimer
Felurian.
Je l’ai dévorée des yeux. Je savais que les histoires et les chansons que j’avais entendues à son
sujet étaient très éloignées de la réalité. Elle est celle dont tous les hommes rêvent. Et de toutes les
femmes que j’ai connues de par le monde, il n’en est qu’une pour avoir jamais été son égale.
Quelque chose en moi hurlait pour m’avertir mais j’étais fasciné par ses yeux qui roulaient sous
ses paupières, par la moue de sa bouche, comme si elle m’avait embrassé pendant son sommeil.
Je vais devenir fou, ou bien je vais mourir.
Les pensées que j’avais chassées de mon esprit avaient fini par se frayer un chemin jusqu’à ma
conscience et chaque poil de mon corps s’était hérissé. J’ai connu un instant de parfaite lucidité,
comme si j’étais parvenu à reprendre mon souffle après être remonté à la surface et j’ai vite fermé les
yeux pour tenter de me réfugier dans le Cœur de pierre.
Je n’y suis pas arrivé. Pour la première fois de ma vie, cet état de calme détachement
m’échappait. J’avais beau avoir les paupières baissées, Felurian me distrayait encore. Son haleine
parfumée. Ses seins voluptueux. Les gémissements presque désespérés qui naissaient de sa bouche
avide…
Pierre. J’ai gardé les yeux fermés et, redoublant mes efforts, je me suis laissé envahir par la
placide rationalité du Cœur de pierre avant d’oser penser de nouveau à elle.
Que savais-je de Felurian ? J’ai passé en revue la centaine d’histoires que je connaissais à son
sujet pour en relever les thèmes récurrents. Elle était belle. Elle charmait les mortels. Ils la suivaient
au pays des Faes et mouraient entre ses bras.
La cause de la mort était assez facile à deviner : épuisement physique extrême. Certains
individus fragiles ou en piètre forme physique n’avaient pas dû supporter aussi bien que moi la
vigueur du traitement. Je me suis alors rendu compte que mon corps tout entier me faisait l’effet
d’avoir été passé dans une essoreuse. Mes épaules étaient douloureuses, les genoux me brûlaient et
mon cou était gonflé de ses morsures, qui descendaient depuis mon oreille droite jusqu’à ma poitrine
et…
Je me suis embrasé et j’ai dû descendre plus profondément dans le Cœur de pierre pour que
s’apaisent les battements de mon cœur et pouvoir revenir à mes pensées.
Je me souvenais de quatre récits où les hommes étaient revenus vivants du pays des Faes, mais
tous aussi fêlés qu’une vieille cafetière. Accablés de manies obsessionnelles, ils fuyaient la réalité et
sombraient dans la mélancolie. Trois d’entre eux étaient morts dans les deux espans qui avaient suivi
leur retour. La quatrième histoire disait qu’une victime avait survécu presque une demi-année.
Il y avait quelque chose que je n’arrivais pas à comprendre. Certes, Felurian était adorable, et
extrêmement experte, sans le moindre doute. Mais de là à ce que chaque homme qu’elle rencontrait
perde la vie ou devienne fou ? Non, ce n’était pas vraisemblable.
Il n’est pas dans mon intention de chercher à déprécier l’expérience qu’ils avaient vécue. Je ne
doute pas une seconde qu’elle ait, de façon tout à fait naturelle, privé par le passé des hommes de
leurs facultés mentales. Cependant, je me savais parfaitement sain d’esprit.
J’ai brièvement envisagé l’hypothèse que j’étais devenu fou sans m’en rendre compte, puis la
possibilité de l’avoir toujours été, ce qui m’a paru plus probable. J’ai fini par chasser ces pensées de
mon esprit.
Les yeux clos, allongé sur le dos, je me suis laissé envahir par une langueur divine encore
inconnue. J’ai savouré le moment puis ouvert les yeux, prêt à prendre la fuite.
J’ai jeté un coup d’œil autour de moi. Des coussins constituaient le seul ornement du pavillon
tendu de soieries. Felurian était étendue au milieu de la tente, offrant aux regards ses hanches rondes
et ses jambes fines aux muscles déliés.
Elle était en train de m’observer.
Elle était déjà belle pendant son sommeil, mais elle l’était bien davantage quand elle ouvrait les
yeux. Endormie, elle était une image du feu. Éveillée, elle était le feu lui-même.
Il pourra sembler étrange qu’à ce moment-là j’aie été saisi par la peur. Il pourra sembler
étrange que, alors que la femme la plus attirante du monde se trouvait à portée de mon bras, j’aie
brutalement pris conscience de ma propre mortalité.
Son sourire était une lame sur du velours et elle s’est étirée comme un chat au soleil.
Son corps était fait pour s’étirer, son dos se cambrer, son ventre se creuser. Accompagnant le
mouvement de ses bras, ses seins se sont soulevés. Soudain, je n’étais plus qu’un étalon en rut.
C’était comme si l’impassibilité du Cœur de pierre était attaquée avec un tisonnier chauffé à blanc.
J’ai perdu le contrôle un instant et, dans un recoin de mon esprit, une voix a commencé à composer
une chanson pour Felurian.
Je n’ai pas tenté de rappeler à moi cette parcelle de mon esprit qui faisait sécession. J’ai
consacré tous mes efforts à rester immergé dans la sécurité du Cœur de pierre, ignorant à la fois le
corps de Felurian et le bavard impénitent qui composait des rimes quelque part dans un coin de mon
cerveau.
C’était loin d’être facile. À côté, maîtriser les complexités du sympathisme paraissait aussi aisé
que de sauter à la corde. Sans l’entraînement que j’avais reçu à l’Université, j’aurais été réduit à
l’état de loque pitoyable, incapable de me concentrer sur mon objectif.
Felurian a lentement cessé de s’étirer et m’a considéré d’un regard venu de la nuit des temps.
Elle avait des yeux à nuls autres pareils. Ils étaient d’une couleur saisissante…
Dans ses yeux se mirait le ciel d’un soir d’été
une sorte de bleu crépusculaire. Ils étaient fascinants. En fait…
Ses paupières comme ailes de papillon battaient
ils n’avaient pas de blanc du tout…
Ses lèvres des couleurs du crépuscule s’étaient parées.
Serrant les dents, j’ai repoussé cette intrusion bavarde et l’ai enfermée dans un recoin de mon
esprit pour l’y laisser chanter à son aise.
Felurian a incliné la tête sur le côté. Ses yeux avaient la fixité de ceux d’un oiseau.
— pourquoi es-tu si silencieux, mon amant de feu ? t’aurais-je assouvi ?
Sa voix sonnait curieusement à mes oreilles. Elle était dépourvue de toute aspérité, lisse comme
une pièce de verre poli. Malgré sa douceur étrange, elle me courait sur l'échine, et j’avais
l’impression d’être un chat que l’on aurait caressé jusqu’au bout de sa queue.
Je me suis réfugié plus loin encore dans le Cœur de pierre. Je me sentais paisible et rassuré.
Cependant, la petite part folle de mon esprit est brusquement repassée au premier plan.
— Assouvi, jamais je ne le serai, me suis-je écrié. J’ai beau me baigner en toi, je brûle.
Lorsque tu tournes la tête, c’est comme une chanson. Comme une étincelle. Comme un souffle qui
attise et tisonne mes braises, faisant naître un feu qui rugit ton nom.
Le visage de Felurian s’est éclairé.
— un poète ! rien qu’à la façon dont ton corps se mouvait, j’aurais dû savoir que tu étais un
poète.
Le suave murmure de sa voix m’a à nouveau surpris. Ce n’est pas qu’elle était rauque, voilée ou
lourde de sensualité. Rien de si affecté ou de si vulgaire. Mais quand elle parlait, il m’était
impossible de ne pas penser que son souffle montait de sa poitrine et passait dans sa gorge exquise
avant d’être modulé par le jeu de ses lèvres, de ses dents et de sa langue.
Elle a rampé vers moi au milieu des coussins.
— tu as l’air d’un poète, orgueilleux et beau.
Elle a pris mon visage entre ses mains et sa voix s’est réduite à un souffle.
— les poètes sont plus gentils, ils disent de belles choses.
Je ne connaissais qu’une seule personne dont la voix soit comparable à la sienne. Elodin. À
l’occasion, celle de mon maître emplissait l’air comme si le monde entier était à l’écoute.
La voix de Felurian n’avait pas sa sonorité, ne se faisait pas entendre au-delà de la clairière. Sa
voix était pareille au chuchotement annonciateur d’un orage d’été. Elle semblait la caresse d’une
plume. Elle était capable de suspendre les battements de mon cœur dans ma poitrine.
C’est pour cette raison que, lorsqu’elle m’a appelé « poète », je ne me suis pas hérissé, je n’ai
pas grincé des dents. Venant de sa part, c’était le nom le plus doux qu’un homme ait jamais reçu. Tel
était le pouvoir de sa voix.
Felurian a effleuré mes lèvres du bout de ses doigts.
— les poètes embrassent mieux, ton baiser est pareil à la flamme d’un cierge.
Elle a porté une main à sa bouche, ses yeux brillant à cette évocation.
J’ai pris sa main et l’ai serrée tendrement. Les miennes m’avaient toujours semblé gracieuses,
mais elles paraissaient bestiales à côté de celles de Felurian.
— Tes baisers sont pareils à la lumière du jour sur mes lèvres, ai-je soufflé dans la paume de
sa main.
Elle a baissé les yeux, faisant danser les papillons de ses paupières. Le désir brutal qu’elle
m’inspirait a perdu de sa force et j’ai commencé à comprendre. Il s’agissait bien de magie, mais
d’une magie qui n’avait rien à voir avec le sympathisme ou la sygaldrie. Si j’étais capable de me
délester de la chaleur de mon corps pour la canaliser, Felurian rendait les hommes fous de désir.
Mais chez elle, le processus était naturel et elle pouvait en jouer à sa guise.
Ses yeux se sont distraitement posés sur mes vêtements entassés dans un coin, et qui semblaient
curieusement déplacés au milieu des soieries aux tonalités sourdes. Son regard a alors été attiré par
l’étui de mon luth et elle s’est figée.
— ma flamme serait-elle un poète lyrique ? un poète qui chante ?
Sa voix avait tremblé et je l’ai sentie tendue, pendant qu’elle attendait ma réponse. Je lui ai
souri.
Felurian a bondi pour aller chercher l’étui avec l’avidité d’un enfant devant un nouveau jouet.
Quand elle me l’a donné, j’ai vu que ses veux étaient… mouillés de larmes ?
J’ai brusquement compris à quoi devait ressembler sa vie. Elle était vieille d’un millier
d’années et se sentait seule de temps à autre. Quand elle souhaitait de la compagnie, elle devait
attirer un homme dans ses rets. Et pour combien de temps ? Une soirée ? Une heure ? De combien de
temps disposait un homme ordinaire avant de s’effondrer et d’en être réduit au rôle de chien servile ?
Et qui aurait-elle pu rencontrer, dans cette forêt, à part des fermiers et des chasseurs ? Et quel
divertissement auraient-ils pu lui offrir, esclaves de ses passions ? Pendant un instant, j’ai ressenti de
la pitié pour elle. Je sais ce que c’est que la solitude.
J’ai sorti le luth de son étui et commencé à l’accorder. J’ai joué quelques notes, ajusté encore
les chevilles. Que jouer pour la plus belle femme du monde ?
Finalement, je n’ai pas eu trop de mal à me décider, car mon père m’avait appris à jauger mon
public. J’ai joué Les Sœurs Flin. Je ne serais pas surpris que vous n’ayez jamais entendu cet air.
C’est une chanson au rythme enlevé à propos de deux sœurs échangeant des potins du coin tout en se
chamaillant sur le prix du beurre.
La plupart des gens veulent des histoires d’aventures et d’amour. Mais que pouvez-vous jouer
devant une femme qui est elle-même un personnage de légende ? Que pouvez-vous chanter à une
femme qui a inspiré tant de romances depuis la nuit des temps ? Vous interprétez des chansons
mettant en scène des gens ordinaires. Du moins l'espérais-je…
Quand j’ai eu plaqué le dernier accord, elle a battu des mains.
— encore ! encore ?
Elle souriait, pleine d'espoir, en inclinant la tête sur le côté comme pour me supplier. Ses yeux
brillants me regardaient avec adoration.
Pour elle, j’ai joué Larm et son pot à bière. J’ai joué Les Filles du forgeron. J’ai joué un truc
ridicule qui parlait d’un prêtre poursuivant une vache, que j’avais écrit à l’âge de dix ans et qui
n’avait même pas de titre.
Felurian riait et applaudissait. Elle se couvrait la bouche quand elle était choquée et les yeux
quand elle était embarrassée. Plus je jouais et plus elle évoquait pour moi l’image d’une jeune femme
de la campagne assistant à sa première foire, pleine d’une joie exquise, le visage illuminé d’un
plaisir innocent, les yeux écarquillés devant tout ce qu’elle voit.
Et adorable aussi, bien entendu. Je me suis concentré sur mon jeu pour ne pas me laisser
troubler.
Après chaque morceau, elle me récompensait d’un baiser qui ne me facilitait pas la tâche pour
décider ce que j’allais jouer ensuite. Mais peu m’importait. Je venais de découvrir que je préférais
les baisers aux pièces de monnaie.
J’ai joué Rétameur ambulant. Permettez-moi de vous dire que l’image de Felurian reprenant de
sa voix flûtée le refrain de ma chanson à boire préférée ne me quittera jamais. Elle m’accompagnera
jusqu’à l’heure de ma mort.
Pendant que les morceaux se succédaient, j’ai senti que le pouvoir qu’elle exerçait sur moi
lâchait un peu sa prise, me permettant de respirer mieux. Je me suis détendu pour desserrer un peu
l’emprise du Cœur de pierre. Un calme dépassionné peut constituer un état d’esprit salutaire mais il
n’aide guère à produire une exécution musicale exemplaire.
J’ai joué pendant des heures et à la fin je me suis senti redevenu moi-même. Je veux dire par là
que je pouvais regarder Felurian sans rien éprouver de plus que ce que l’on peut éprouver devant la
plus belle femme du monde.
Je la revois encore, assise nue parmi les coussins, des papillons couleur de crépuscule
voltigeant entre nous. Je n’aurais pas été vivant, si je n’avais pas été excité par cette vision, mais
mon esprit semblait m’appartenir à nouveau et j’en étais reconnaissant.
Elle a eu un petit cri de protestation quand j’ai reposé le luth dans son étui.
— es-tu fatigué ? a-t-elle demandé en faisant la moue, si j’avais su, je ne t’aurais pas épuisé
ainsi, mon doux poète.
— Je suis désolé, mais je crois qu’il se fait tard, ai-je répondu avec un sourire contrit.
En fait, le ciel rougeoyait toujours des mêmes lueurs du crépuscule que lorsque je m’étais
éveillé, mais j’ai poursuivi :
— Il faut que je parte vite si je veux retrouver…
Mon esprit s’est engourdi aussi brutalement que si l’on m’avait donné un coup sur la tête et je
me suis retrouvé tenaillé par une passion farouche et insatiable. Je ne brûlais plus que de la posséder,
d’écraser son corps sous le mien, de m’abreuver aux saveurs sauvages de sa bouche.
Si j’ai su conserver une idée de ma propre identité, c’est uniquement à ma formation d’arcaniste
que je le dois. Et je dois dire que je ne m’y accrochais encore que du bout des doigts.
Elle était assise en tailleur en face de moi, le visage furieux et terrible, les yeux froids et durs
comme des étoiles lointaines. Avec un calme délibéré, elle a chassé un papillon posé sur son épaule.
Il y avait une telle colère dans ce simple geste que mon estomac s’est noué et que j’ai compris une
chose.
Personne ne quittait jamais Felurian. Jamais. Elle s’attachait les hommes jusqu’à ce que leur
corps et leur esprit rendent les armes à force de l’aimer. Elle les gardait prisonniers jusqu’à ce
qu’elle se lasse et, lorsqu’elle les renvoyait, c’était le fait d’avoir été chassés qui les rendait fous.
Je me sentais totalement désemparé. Je n’étais qu’une fantaisie. Son jouet favori, parce que le
dernier en date. Il pourrait se passer beaucoup de temps avant qu’elle ne se fatigue de moi mais cette
heure ne pouvait manquer d’arriver. Et quand elle me rendrait enfin ma liberté, mon âme serait
dévastée par le désir que j’aurais pour elle.
23

SANG ET RUE AMÈRE

Assis au milieu des coussins de soie, je sentais mon contrôle m’échapper et un frisson a couru
le long de mon échine. J’ai serré les dents et la colère est montée en moi. Tout au long de ma vie,
mon esprit avait été la seule chose sur laquelle j’avais toujours pu compter, la seule chose qui avait
toujours été absolument mienne.
Je sentais ma résolution faiblir, mon désir ayant cédé la place à quelque chose de bestial qui me
rendait incapable de penser au-delà de l’assouvissement de mes envies. Avec une horrible
fascination, je me suis vu me traîner vers elle au milieu des coussins. Passant un bras autour de sa
taille déliée, je me suis penché pour l’embrasser, mû par une terrible avidité.
J’ai hurlé intérieurement. J’avais été battu et fouetté, affamé et poignardé. Mais mon esprit
m’appartient, peu importe ce qui advient de mon corps ou du monde extérieur. Je me suis débattu
contre les barreaux d'une cage intangible, une cage de clair de lune et de désir.
Et puis, je ne sais comment, je me suis figé. Mon souffle s’arrachait à ma gorge comme s’il me
fuyait.
Felurian était étendue sur les coussins, la tête relevée vers moi. Ses lèvres s’offraient, pâles et
parfaites. Ses yeux restaient mi-clos et ardents.
Je me suis forcé à détourner le regard de son visage mais il n’y avait nul endroit sûr où le
poser. Sa gorge satinée palpitait d’un pouls rapide. Ses seins ronds et pleins se soulevaient au rythme
de sa respiration, projetant des ombres mouvantes sur sa peau. Entre ses lèvres entrouvertes, j’ai
distingué ses dents à la blancheur parfaite…
J’ai fermé les yeux mais, d’une certaine façon, cela n’a fait qu’aggraver les choses. La chaleur
de son corps m’a donné l’impression de me tenir près d’une fournaise. La peau de sa taille était
soyeuse sous mes doigts. Felurian a bougé sous moi et sa poitrine a effleuré la mienne. J’ai senti son
haleine dans mon cou. J’ai frissonné et j’ai été inondé de sueur.
Quand j’ai rouvert les yeux, elle me regardait. Elle avait une expression innocente, presque
blessée, comme si elle ne comprenait pas pourquoi elle pouvait être repoussée. J’ai attisé ma petite
flamme de colère. Personne ne pouvait me faire une chose pareille. Personne. Comme je restais en
retrait, elle a froncé les sourcils, ennuyée ou furieuse.
Felurian a tendu la main pour toucher mon visage, son regard rivé au mien comme si elle tentait
de déchiffrer quelque chose inscrit tout au fond de moi. Me rappelant ses caresses, j’ai voulu me
reculer mais je me suis mis à trembler. Des gouttes de sueur sont tombées de mon corps, s’écrasant
avec un bruit mat sur les coussins de soie et sur son ventre plat.
Elle a touché ma joue doucement. Doucement, je me suis penché pour l’embrasser et quelque
chose alors s’est brisé net en moi.
C’était comme si les quatre dernières années de ma vie s’étaient évaporées. Brusquement,
j’étais de retour dans les rues de Tarbean. Trois garçons, plus grands que moi, les cheveux gras et les
yeux porcins, m’avaient arraché à l’abri en planches où j’étais endormi. Deux d’entre eux m’avaient
cloué au sol en me tenant par les bras. Je gisais dans une flaque d’eau croupie affreusement glacée.
L’aube venait de se lever et le ciel était encore étoilé.
Une main s’est plaquée sur ma bouche. C’était inutile. Cela faisait des mois que j’étais en ville
et je savais qu’il ne fallait pas crier. Au mieux, personne ne se serait dérangé. Au pire, quelqu’un
serait venu, et ils auraient alors été quatre contre moi.
Le troisième garçon a déchiré mes vêtements avec son couteau. Il m’a tailladé la peau. Ils m’ont
raconté ce qu’ils allaient me faire. Ils me soufflaient au visage leur haleine brûlante. Ils riaient.
Là, à Tarbean, à demi nu et impuissant, j’ai senti quelque chose de terrible monter en moi. J’ai
cruellement mordu deux doigts de la main plaquée sur ma bouche. Avec un cri de douleur, le garçon a
reculé en titubant. Redoublant mes efforts, je me suis débattu contre celui qui me clouait encore au
sol. J’ai entendu mon bras se briser, il a relâché son étreinte et je me suis libéré en hurlant.
Je hurlais quand je me suis relevé, les vêtements en lambeaux. J’ai ramassé une pierre
descellée et j’ai brisé la jambe de celui encore à terre, à moitié étourdi. Je me souviens du bruit que
cela a fait. J’ai frappé encore et, quand j’ai eu brisé ses bras, je lui ai fendu le crâne.
Quand j’ai tourné la tête, j’ai vu que celui qui m’avait tailladé s’était enfui. Le troisième était
recroquevillé contre un mur. Il serrait contre lui sa main ensanglantée, les yeux révulsés. J’ai entendu
des pas, j’ai laissé tomber la pierre et couru, couru, couru…
Soudain, des années après, j’étais redevenu cette bête sauvage. J’ai rejeté la tête en arrière et
grondé intérieurement en montrant les crocs. Je sentais quelque chose tout au fond de mon esprit et je
suis descendu le chercher.
Une immobilité inquiète s’est installée en moi, le genre de silence qui précède un coup de
tonnerre. L’air a commencé à se cristalliser.
Je me sentais froid. Avec détachement, j’ai rassemblé les pièces éparses de mon esprit. J’étais
Kvothe le comédien ambulant, un Edema Ruh. J’étais Kvothe l’étudiant, promu par Elodin au grade
de Re’lar. J’étais Kvothe le musicien. J’étais Kvothe.
Je me suis dressé au-dessus de Felurian.
J’avais l’impression d’être totalement éveillé pour la première fois de ma vie. Tout était clair
et net, comme si je le voyais avec de nouveaux yeux. Comme si je ne me donnais même pas la peine
de me servir de mes yeux et regardais le monde directement avec mon esprit.
L’esprit en sommeil, a commenté une voix en moi. Plus maintenant, ai-je pensé en souriant.
J’ai regardé Felurian et à ce moment-là je l’ai comprise de la tête aux pieds. Elle appartenait
aux Faes. Peu lui importaient le bien ou le mal. À l’image d’un enfant, c’était une créature uniquement
mue par le désir. Un enfant ne s’intéresse pas aux conséquences de ses actes, pas plus que ne le fait la
tempête. Felurian ressemblait à la fois à chacun des deux et à aucun des deux. Elle était vieille
comme le monde et innocente et puissante et fière.
Était-ce ainsi qu’Elodin voyait le monde ? Était-ce là la magie dont il parlait ? Aucun truc,
aucun secret, la magie de Taborlin le Grand. Celle qui avait toujours existé mais que j’avais été
incapable de voir jusque-là.
C’était magnifique.
J’ai croisé le regard de Felurian et tout, autour de moi, a semblé ralentir, devenir mou. J’avais
l’impression d’avoir été poussé sous l’eau, que mon souffle avait été chassé de ma poitrine. Un court
instant, je suis resté hébété, comme frappé par la foudre.
La sensation s’est dissipée et les choses ont repris de leur consistance, se sont accélérées. En
regardant ses yeux de crépuscule, je comprenais Felurian bien mieux encore. Je la connaissais à
présent jusqu’à la moelle des os. Ses yeux étaient quatre portées de musique soigneusement
calligraphiées. Mon esprit a été envahi par une chanson qui parlait d’elle. J’ai pris mon souffle et j’ai
chanté ces quatre portées.
Felurian s’est assise. Elle a passé une main sur ses yeux et prononcé un mot aussi aigu qu’un
éclat de verre. Une douleur foudroyante m’a transpercé le crâne. Les ténèbres palpitaient à la lisière
de mon champ de vision. J’avais dans la bouche un goût de sang et de rue amère.
Le monde a recouvré sa netteté et je me suis rattrapé avant de basculer.
Felurian a froncé les sourcils. S’est redressée. Relevée. La mine résolue, elle a fait un pas vers
moi.
Debout, elle n’était ni grande ni impressionnante. Sa tête arrivait à peine à mon menton.
Véritable gerbe d’ombres, sa longue chevelure noire tombait comme une lame jusqu’à la courbe de
ses hanches. Elle était mince, pâle et parfaite. Je n’avais jamais vu un visage si suave, une bouche
mieux faite pour le baiser. Elle ne fronçait plus les sourcils mais ne souriait pas pour autant. Ses
lèvres étaient légèrement entrouvertes.
Elle a encore avancé d'un pas. Le simple mouvement de sa jambe était comme une danse, son
déhanchement avait la séduction des flammes. La voûte de son pied nu était plus évocatrice que tout
ce que j’avais vu dans ma jeune vie.
Un autre pas. Son sourire était farouche. Elle était aussi adorable que la lune. Son pouvoir
l’enveloppait comme un manteau. S’écoulait sur son dos comme une paire d’ailes invisible.
Quand elle a été proche à me toucher, l’air vibrait de son pouvoir et le désir est monté en moi
comme une tempête sur la mer. Elle a tendu la main. Touché ma poitrine. J’ai frémi.
Elle a croisé mon regard et, dans le crépuscule de ses yeux, j’ai lu une fois encore les quatre
portées de musique.
Je les ai chantées. Elles ont jailli de moi comme des oiseaux vers le ciel.
De nouveau j’ai recouvré ma lucidité. J’ai inspiré profondément et soutenu son regard. Quand
j’ai chanté de nouveau, j’étais plein de rage. J’ai crié les quatre portées de musique. Elles étaient
serrées et blanches, dures comme l’acier. Le pouvoir de Felurian en a été ébranlé, ne laissant dans
l’air vide que douleur et colère.
Felurian a poussé un cri de surprise et s’est assise aussi brusquement que si elle était tombée.
Elle s’est recroquevillée, a serré ses genoux contre sa poitrine et a levé vers moi de grands yeux
effarés.
J’ai regardé autour de moi et j’ai vu le vent. Je ne l’ai pas vu comme on peut le voir, chassant la
fumée ou le brouillard. J’ai vu le vent toujours changeant lui-même. Il était aussi familier que le
visage d’un ami perdu de vue. J’ai ri et j’ai ouvert les bras, m’émerveillant de sa forme mouvante.
Dans le creux de mes mains en coupe, j’ai soupiré un nom. À travers mes doigts, j’ai tissé mon
souffle en une toile fine qui s’est gonflée, enveloppant Felurian d’une bulle avant d’éclater en une
flamme argentée où l’a étroitement emprisonnée le nom changeant du vent.
Je la maintenais au-dessus du sol. Dans son regard sont passés l’effroi puis l’incrédulité. Sa
chevelure sombre dansait comme une flamme à l’intérieur de la première flamme.
J’ai alors compris que je pouvais la tuer. Cela aurait été aussi simple que de jeter au vent une
feuille de papier, mais cette pensée m’a donné la nausée. Ç'aurait été comme arracher ses ailes à un
papillon. La tuer, ç’aurait été détruire quelque chose d’étrange et de merveilleux. Sans Felurian, le
monde aurait été moins riche, un monde que j’aurais moins aimé. C’eût été non seulement mettre fin à
une vie, mais briser le luth d’Illien, incendier une bibliothèque…
Cependant, d’un autre côté, c’était ma sécurité et mon équilibre mental qui étaient en jeu. Et je
trouvais le monde plus intéressant si Kvothe en faisait aussi partie.
Je ne pouvais pas la tuer, pas comme ça. Pas en brandissant ma magie fraîchement acquise
comme un couteau à découper.
J’ai prononcé un autre mot et le vent l’a couchée parmi les coussins. D’un geste, j’ai déchiré
l’espace, et la flamme argentée qui avait été mon souffle s’est fragmentée en trois notes de musique
qui sont allées jouer dans les arbres.
Je me suis assis et nous nous sommes regardés pendant de longues minutes. Son expression
d’effroi a fait place à la méfiance puis à la curiosité. Je me suis vu dans ses yeux, nu au milieu des
coussins. Mon pouvoir étincelait à mon front telle une étoile blanche.
Mais j’ai bientôt éprouvé une sorte de manque. Comme un oubli. Je me suis rendu compte que
le nom du vent n’emplissait plus ma bouche et, lorsque j’ai regardé autour de moi, je n’ai rien vu que
de l’air vide. J’ai tenté de conserver mon calme mais j’étais dévasté, comme un luth dont on aurait
tranché les cordes. Mon cœur s’est serré, étreint d’un sentiment de perte comme je n’en avais plus
éprouvé depuis la mort de mes parents.
Une vibration à peine perceptible animait l’air autour de Felurian, qui récupérait quelques
lambeaux de son pouvoir. Je l’ai ignorée, tout à mes efforts pour tenter de retenir un peu de ce que je
venais d’apprendre. Mais autant vouloir retenir une poignée de sable. C’est comme rêver que l'on
vole. Au matin, l’on est tout désemparé d’avoir oublié comment s’y prendre.
Bribe par bribe, mon pouvoir s’est évanoui jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Je me suis
senti vide et cela m’a fait aussi mal que si j’avais découvert que ma famille ne m’avait jamais aimé.
Felurian m’examinait avec curiosité. Je voyais toujours mon reflet dans ses yeux, mais l’étoile à
mon front n’était plus qu’un minuscule point lumineux. Ensuite, même la vision parfaite de mon esprit
latent a commencé à se brouiller. J’ai regardé désespérément le monde autour de moi, m’efforçant de
le mémoriser sans ciller.
Puis il a disparu. J’ai baissé la tête, à la fois par chagrin et pour cacher mes larmes.
24

LE LAI DE FELURIAN

Il s’est écoulé un long moment avant que je recouvre ma contenance et puisse relever la tête. Il y
avait une certaine hésitation dans l’air, comme si nous étions de jeunes amoureux qui n’auraient pas
su ce qu’on attendait d’eux, qui ne savaient quel rôle ils étaient censés jouer.
Instinctivement, comme je l’aurais fait pour ma main blessée, j’ai pris mon luth et l’ai serré
contre ma poitrine. J’ai plaqué un accord puis l’ai répété en mode mineur pour que mon instrument
s’exprime d’une voix triste.
Sans réfléchir ni lever les yeux, j’ai joué une des chansons que j’avais écrites au cours des mois
qui ont suivi la mort de mes parents. Elle s’intitulait Assis au bord de l’eau, je me souviens. Sous
mes doigts s’égrenait un chagrin qui montait dans l’air du soir. Il m’a fallu plusieurs minutes pour me
rendre compte de ce que j’étais en train de faire et plusieurs autres avant d'arrêter. Je n’en avais pas
fini avec cette chanson. Je ne sais pas si elle a vraiment une fin.
Je me sentais mieux, ce qui ne veut pas dire bien. Mais moins vide. La musique m’avait toujours
aidé. Tant que j’avais la musique, aucun fardeau ne me semblait trop lourd à supporter.
J’ai levé les yeux et vu des larmes sur le visage de Felurian. Je me suis alors senti moins
honteux des miennes.
J’ai aussi senti que je la désirais. Cette émotion était assourdie par la douleur qui serrait ma
poitrine, mais elle a fait dévier mon attention sur mon souci le plus immédiat. Survivre. Prendre la
fuite.
Felurian s’est approchée prudemment de moi.
— mon tendre poète a-t-il un nom ?
Sa voix était si douce que j’en ai sursauté.
J’ai ouvert la bouche pour répondre mais aucun mot n’en est sorti. Je pensais à la lune,
prisonnière de son propre nom, et au millier de contes de fées que j’avais entendus au cours de mon
enfance. À en croire Elodin, c’étaient les noms qui composaient l’ossature du monde. J’ai hésité un
instant avant de décider que j’avais déjà donné bien plus que mon nom à Felurian.
— Je suis Kvothe.
Ces paroles ont semblé m'enraciner, me faire réintégrer ma propre personne.
— kvothe, a-t-elle répété si doucement que l’on aurait dit l’appel d’un oiseau, veux-tu encore
chanter pour moi ?
Elle a tendu la main lentement, comme si elle craignait de se brûler, et a posé les doigts sur mon
bras.
— je t’en prie, tes chansons sont comme des caresses, mon kvothe.
La manière dont elle prononçait mon nom semblait le début d’une chanson. C’était adorable.
J’appréciais cependant beaucoup moins sa façon de m'appeler son Kvothe.
J'ai souri et acquiescé. Sans doute parce que je n’avais pas de meilleure idée. J’ai joué
quelques accords au hasard puis fait une pause pour réfléchir.
J'ai commencé à jouer La Fae de la forêt, qui était bien entendu consacrée à Felurian elle-
même. Cette ritournelle était assez médiocre, avec ses trois accords et son vocabulaire restreint, mais
elle a eu l’effet que j'escomptais.
Le visage de Felurian s’est éclairé quand j’ai prononcé son nom. Il n'y avait pas une once de
fausse modestie en elle. Elle savait qu’elle était la plus belle, la plus experte. Elle savait que les
hommes racontaient des histoires à son sujet et connaissait sa réputation. Aucun homme ne pouvait lui
résister, aucun homme ne pouvait supporter le traitement qu'elle lui infligeait. À la fin de la chanson,
elle s’était redressée, pleine d’orgueil.
— Veux-tu en entendre une autre ? ai-je demandé.
Elle a hoché la tête avec un sourire plein d’impatience. Assise au milieu de ses coussins, le dos
bien droit, elle avait un port de reine.
J’ai enchaîné sur le même thème avec Dame Fae, ou un titre dans ce genre. Je ne sais pas qui
l’a écrit, mais il s’agit en tout cas de quelqu’un ayant la déplorable manie de coller des pieds
supplémentaires à ses vers. La chanson n’est peut-être pas mauvaise au point qu’on se fasse conspuer
en l’interprétant dans une taverne mais c’est tout juste.
Tout en jouant, j’observais attentivement Felurian. Elle était certes flattée mais je voyais naître
en elle un certain mécontentement.
Comme si elle était agacée, mais sans savoir exactement pourquoi. Parfait.
J’ai terminé avec une chanson en honneur de la reine Serule. Vous ne l'avez certainement jamais
entendue mais je suis sûr que vous voyez le genre. Elle avait été écrite par un ménestrel en mal de
protecteur et mon père me l’avait enseignée à titre d’exemple de ce qu’il faut à tout prix éviter de
faire lorsque l’on compose. C’était une ineptie d’une médiocrité insondable qui donnait à penser que
le compositeur était totalement incompétent, ou qu’il n’avait jamais rencontré la reine ou encore qu’il
ne l’avait pas trouvée attirante du tout.
Je l’ai chantée en remplaçant le nom de Serule par celui de Felurian. J’ai également troqué les
meilleurs vers pour d’autres de mon cru et bien moins poétiques. Le temps que j’arrive au bout de
cette atroce complainte, le visage de Felurian affichait une totale consternation.
Je suis resté silencieux un moment, comme si je réfléchissais.
— Gente dame, pourrais-je composer une chanson pour toi ? ai-je fini par demander d’une voix
basse et hésitante.
Son sourire m’a fait penser à la lune apparaissant entre les nuages. Elle a battu des mains et
s’est jetée à mon cou avec un enthousiasme de chaton pour me couvrir de baisers. Seule la crainte
que mon luth soit brisé m’a empêché d’apprécier pleinement l’expérience.
Felurian est retournée s’asseoir et s’est tenue tranquille.
Après avoir essayé quelques combinaisons d’accords, je l’ai regardée.
— Je vais l’appeler Le Lai de Felurian.
Elle a rougi un peu et, à travers ses paupières mi-closes, m’a lancé un regard tour à tour effronté
et peu assuré.
Modestie mise à part, je sais tourner un joli couplet quand il le faut et j’avais aguerri mes
talents au service du Maer. Je ne suis pas le meilleur, mais l’un des meilleurs qui soient. Si l’on me
donnait assez de temps, un sujet valable et la motivation nécessaire, je pourrais faire aussi bien
qu’Illien. Enfin, presque.
Fermant les yeux, j’ai tiré de mon luth des sons plaintifs. Mes doigts ont couru sur les cordes
pour capter la musique du vent dans les branches et le bruissement des feuilles.
Ensuite, j’ai ouvert l’accès au coin de mon cerveau où un incorrigible bavard avait été occupé à
composer une ode à Felurian. J’ai pincé doucement les cordes et je me suis mis a chanter :

Ses yeux lançant éclats de lune argentés


De la couleur de minuit s’étaient parés.
À ses paupières aux éclats mordorés
Palpitaient papillons aux ailes bigarrées.
Sa longue chevelure, qui sous le vent balançait,
Telle une faux sombre, dans les arbres passait.
Ô Felurian ! Belle dame que mon cœur chérit,
Bénis soient la clairière où tu vis alanguie
Et ton souffle qui au loin chasse tous les soucis.

Elle était restée parfaitement immobile pendant que je chantais. À la fin du premier couplet,
c’est à peine si elle semblait respirer. Quelques-uns des papillons chassés un peu plus tôt par notre
dispute ont voltigé jusqu’à nous. L’un d’eux s’est posé sur la main de Felurian et a frotté ses ailes
l’une contre l’autre, comme s’il s’étonnait de l’immobilité de sa maîtresse. J’ai reporté mon attention
sur mon luth et égrené des notes pareilles aux gouttes de pluie sur les feuilles des arbres.

Dans l’ombre mouvante du ciel étoilé


Corps et âme, tu m’as ensorcelé.
Bientôt je fus pris au piège
Du plus puissant des sortilèges.
Tes baisers pleins de langueur
Du chèvrefeuille avaient la saveur.
Je plains celui qui à jamais dépérit
Faute de t’avoir connue puis d’avoir été séduit

Je l’observais du coin de l’œil. Les yeux grands ouverts, elle semblait écouter avec son corps
tout entier. Elle a porté une main à sa bouche, dérangeant le papillon qui s’y était posé, et l’autre s’est
pressée contre son sein quand elle a poussé un soupir. C’était l’effet que j’avais cherché à obtenir,
mais je le regrettais cependant.
Je me suis penché sur mon luth et mes doigts ont dansé sur les cordes, faisant naître des accords
qui couraient comme l’eau sur les pierres de la rivière, comme le souffle du vent murmurant à
l’oreille. Puis je me suis armé de courage et j’ai chanté :

Ses yeux étaient du bleu le plus noir


Et le ciel s’y reflétait comme dans un miroir.
Se blottir dans ses bras était fort…

Mes doigts se sont figés pour faire une pause, comme si j’hésitais. Constatant que Felurian avait
été tirée de sa rêverie, j’ai enchaîné :

Se blottir dans ses bras était fort agréable


Et son savoir en amour des plus convenables.
Felurian ! Ô ma vive maîtresse,
Le toucher de ta peau est plus doux que…

— quoi ?
Même si je m’attendais à cette interruption, son ton glacé m’a fait sursauter et mes doigts se sont
emmêlés dans une cascade de sons discordants. J’ai repris ma respiration et l’ai regardée avec mon
air le plus innocent.
Sur son visage, l’incrédulité le disputait à la colère.
— agréable ?
J’ai blêmi en entendant son ton. Sa voix était encore pleine et douce comme la musique d’une
flûte jouant au loin. Mais cela ne signifiait rien. Le tonnerre qui roule dans le lointain ne casse pas les
oreilles, vous le sentez gronder dans votre poitrine. Sa voix tranquille me parvenait à la façon du
tonnerre.
— agréable ?
— Mais c’était agréable…, ai-je dit pour l’apaiser, m’efforçant de conserver un air innocent.
Elle a semblé sur le point de dire autre chose mais a gardé le silence. Ses yeux lançaient des
éclairs de colère.
— Je suis désolé, ai-je dit. Je n’aurais pas dû tenter cette expérience.
J’avais pris le ton d’un enfant battu et j’ai laissé retomber mes mains.
Sa rage était un peu apaisée mais, quand elle a eu recouvré sa voix, ses mots étaient tranchants
et dangereux.
— mes talents amoureux sont des plus convenables ?
Elle semblait à peine capable d’articuler ce dernier mot. Sa bouche n’était plus qu’une atroce
grimace.
— Et comment je suis censé le savoir ? ai-je explosé. Ce n’est pas comme si je m’étais déjà
livré à ce genre d’exercice !
Devant une telle véhémence, elle a accusé le coup.
— de quoi veux-tu parler ? a-t-elle balbutié, plutôt déroutée.
— Mais de ça !
D’un grand geste maladroit, je nous ai désignés tous deux, ainsi que le décor qui nous entourait,
avec tentures de soie et coussins.
Elle a soudain entrevu la vérité et toute colère l’a abandonnée.
— tu…
— Non, ai-je dit, le visage empourpré. Je n’avais jamais connu de femme.
Je me suis redressé et l’ai regardée droit dans les yeux, comme pour la mettre au défi.
Elle est restée immobile un moment puis elle a eu un sourire ironique.
— tu me racontes des histoires, mon kvothe.
Je me suis assombri. Cela ne me dérange pas d’être traité de menteur, j’en suis un. Je suis même
un merveilleux menteur. Mais je déteste être traité de menteur quand je dis la vérité.
Même si elle s’est méprise sur ce qui la provoquait, ma mine affligée a paru la convaincre de
ma sincérité.
— mais tu étais comme un orage en été, comme un danseur au pied léger qui s’élance dans une
prairie, a-t-elle dit, avec un éclat malicieux dans le regard.
J’ai retenu au passage ce dernier commentaire, flatteur pour mon ego.
— Je t’en prie ! ai-je répliqué d’un ton blessé. Je ne suis pas un rustre. J’ai lu plusieurs
livres…
Felurian s’est esclaffée.
— tu as appris dans des livres !
Elle m’a regardé longuement, semblant se demander si elle devait me prendre au sérieux. Puis
elle a ri de nouveau. Je ne savais si je devais me sentir offensé.
— Tu n’étais pas mal non plus, me suis-je empressé de dire, un peu à la manière d’un invité
maladroit commentant un dessert raté. En fait, j’ai lu que…
— des livres ? des livres ! tu me compares à des livres !
Sa colère a déferlé sur moi puis, sans crier gare, Felurian a été prise d’un fou rire ravi. Son rire
était aussi sauvage que le cri d’un renard, clair et aigu, que l’appel d’un oiseau au petit matin.
J’ai pris un air penaud.
— Ça ne se passe pas toujours comme ça ? ai-je demandé, m'attendant à un autre éclat.
— je suis felurian, a-t-elle répondu simplement.
Elle ne s’était pas contentée de décliner son nom. C’était une déclaration d’intention. Une
bannière flottant fièrement au vent.
J’ai soutenu son regard un instant puis j’ai soupiré et baissé les yeux sur mon luth.
— Je suis désolé, pour la chanson… Je ne voulais pas t'offenser.
— c’était plus ravissant qu’un coucher de soleil, a-t-elle protesté, comme au bord des larmes,
mais agréable ?…
J’ai reposé l’instrument dans son étui.
— Je suis désolé, je ne peux pas faire mieux sans quelques éléments de comparaison.
Dommage, c’était une belle chanson. On l’aurait chantée pendant les siècles à venir, ai-je soupiré
d’une voix lourde de regrets.
Le visage de Felurian s’est éclairé, comme si elle avait eu une idée, puis elle a scruté
attentivement mon visage.
Elle savait. Elle savait que je retenais la chanson inachevée à titre de rançon. Le message était
clair : À moins que je ne parte, jamais je ne pourrai finir cette chanson. À moins que je ne parte,
jamais personne n’entendra les paroles merveilleuses que j’aurai composées pour toi. À moins que je
ne parte et ne goûte aux fruits que les mortelles avaient à m'offrir, jamais je ne saurai à quel point tu
es réellement experte dans l’art de l’amour.
Là, parmi les coussins moelleux, sous le ciel qu’empourprait un crépuscule éternel, Felurian et
moi nous sommes affrontés du regard. Elle tenait un papillon dans le creux de sa main et mes doigts
reposaient sur le bois lisse de mon luth. Deux chevaliers en armure sur un champ de bataille
n’auraient pu se toiser avec une telle intensité.
Felurian a parlé lentement, guettant ma réaction.
— si tu pars, tu la finiras ?
Je me suis efforcé de prendre un air surpris mais je ne l’ai pas abusée et j’ai hoché la tête.
— et tu reviendras me la chanter ?
Cette fois-ci, ma surprise n’a pas été feinte. Je n’avais pas imaginé qu'elle me demanderait une
chose pareille, car je savais que dans ce cas il ne serait plus question de repartir. J’ai hésité une
fraction de seconde, mais il ne faut pas lâcher la proie pour l’ombre. Aussi ai-je acquiescé.
— promis ?
J’ai hoché la tête.
— alors, donne-moi un baiser.
Elle a fermé les yeux et renversé la tête en arrière, telle une fleur offrant ses pétales au soleil.
La vie est trop courte pour qu’on refuse une pareille proposition. Je me suis avancé vers elle,
j’ai serré son corps nu contre le mien et je l'ai embrassée du mieux que le permettait ma petite
expérience. On aurait dit que ce n’était pas si mal.
Quand je me suis écarté, elle a levé les yeux vers moi et murmuré :
— tes baisers sont des flocons de neige sur mes lèvres. Elle s’est laissée aller contre les
coussins, un bras soutenant sa tête. Sa main libre a caressé ma joue.
Dire qu’elle offrait un spectacle charmant est un tel euphémisme que je ne vois pas de manière
de le rectifier. J’ai alors pris conscience que cela faisait un long moment qu’elle n’avait pas exercé
ses charmes à mon encontre, du moins pas dans un sens surnaturel.
Elle a caressé le dos de ma main d’un baiser léger, avant de la relâcher. Puis elle est restée
immobile, à m’observer.
J’étais flatté. À ce jour, je ne connais qu’une seule réponse à une question si poliment posée. Je
me suis penché pour l’embrasser. Et elle m’a pris dans ses bras en riant.
25

UNE MAGIE D’UN GENRE DIFFÉRENT

À ce point de ma vie, j’avais déjà acquis une modeste réputation. Non, ce n’est pas entièrement
vrai. Il vaut mieux dire que je m’étais construit une réputation. Je l’avais délibérément façonnée. Je
l'avais cultivée.
Les trois quarts des histoires qui couraient sur mon compte à l’Université avaient pour origine
des rumeurs que j’avais lancées moi-même. Je parlais huit langues. Je voyais dans le noir. À l’âge de
trois ans, ma mère m’avait installé dans un panier accroché à la branche d’un chêne pour m’exposer
aux rayons de la lune. Cette nuit-là, une Fae m’avait prodigué un charme puissant destiné à me
protéger. C’est à cette occasion que mes yeux avaient viré du bleu au vert profond.
Je savais comment fonctionnaient les histoires, voyez-vous. Personne ne croyait vraiment que
j’avais donné une coupe de mon propre sang pour acquérir un Alar d’airain. Et pourtant, j’étais le
meilleur duelliste de la classe d’Elxa Dal. Un bon jour, je pouvais battre deux adversaires à la fois,
quels qu’ils soient.
Un filament de vérité sous-tendait toutes ces histoires. Aussi, même sans y croire, vous pouviez
les raconter à un nouveau venu qui avait un coup dans le nez, juste pour voir la tête qu’il ferait. Et, en
buvant vous-même un verre ou deux, vous pouviez finir par vous poser des questions…
Les rumeurs s’étaient répandues et c’est ainsi que ma petite réputation avait grandi, du moins
dans les environs de l’Université.
Parmi tout ce que l’on racontait, certaines anecdotes étaient véridiques, miettes honnêtement
méritées de ma réputation. J’avais sauvé Fela d’un violent incendie. Fouetté en public, j’avais refusé
de saigner. J’avais invoqué le vent et cassé le bras d’Ambrose…
Pourtant, je savais que ma réputation n’était qu’un manteau en toile d’araignée. C’étaient des
bêtises dignes de contes de grand-mère. Il n’y avait pas de démons prêts à troquer leurs pouvoirs
contre un bol de sang. Il n’y avait pas de gentilles Faes dispensant leur protection magique. Et, même
s’il m’était arrivé de le prétendre, je savais bien que je n’étais pas Taborlin le Grand.
Telles étaient mes pensées, quand je me suis réveillé dans les bras de Felurian. Sa tête reposait
sur ma poitrine, sa jambe était jetée par-dessus les miennes. En regardant les étoiles entre les
branches, je ne les ai pas reconnues. Elles étaient plus brillantes que celles qui luisaient dans le ciel
des mortels et leurs constellations m’étaient inconnues.
C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que ma vie avait fait un pas dans une
nouvelle direction. Jusque-là, je m’étais complu dans le rôle d’un jeune Taborlin. Prétendant être un
héros de légende, j’avais tissé autour de moi un cocon de mensonges.
Mais à présent, je n’avais plus à faire semblant. Ce que j’avais accompli méritait qu’on le
raconte, chaque épisode était aussi étrange et merveilleux qu’un récit de Taborlin lui-même. J’avais
suivi Felurian au pays des Faes et j’avais triomphé d’elle grâce à une magie que j’étais incapable de
comprendre et encore plus de contrôler.
Je me sentais différent, à présent. Plus solide, en quelque sorte. Pas vraiment plus vieux ni plus
sage. Mais je savais des choses que je ne savais pas auparavant. Je savais que les Faes existaient. Je
savais que leur magie était bien réelle. Un seul des baisers de Felurian suffisait pour faire perdre
l’esprit à un homme. Sa voix me manipulait comme les fils d’une marionnette. Il y avait des choses
que je pouvais apprendre, ici. Des choses étranges, puissantes, secrètes. Des choses que je n’aurais
sans doute plus jamais l’occasion d’apprendre.
Je me suis doucement libéré de l’étreinte de Felurian et je suis allé au bord de l’étang. J’ai
passé de l’eau sur mon visage puis j’ai bu à longs traits.
J’ai cherché parmi les plantes qui poussaient sur la berge et mâché quelques brins de menthe
tout en réfléchissant à la façon dont j’allais pouvoir aborder le sujet avec elle.
Quand je suis revenu, Felurian s’était levée et passait les doigts dans sa longue chevelure.
Je lui ai tendu une violette au cœur sombre, de la couleur de ses yeux. Elle a souri et l’a
mangée.
J’ai décidé de procéder le plus délicatement possible, redoutant de l’offenser.
— C’était merveilleux, ai-je murmuré. Je me demandais si tu aurais bien voulu m'enseigner…
Elle a doucement caressé mon visage.
— adorable fou, a-t-elle dit tendrement, n’ai-je pas déjà commencé ?
Stupéfait que cela puisse être si simple, j’ai été envahi d’une vive excitation.
— Suis-je prêt pour une deuxième leçon ?
Son sourire s’est élargi et, de ses yeux mi-clos, elle m’a lancé un regard plein de mystère.
— tu te sens prêt ?
J’ai hoché la tête.
— c’est bien, d’être si enthousiaste, a-t-elle constaté d’une voix amusée, tu as quelques
dispositions naturelles, mais tant de choses à apprendre.
Elle m’a regardé au fond des yeux et ses traits délicats ont pris une expression grave.
— quand tu retourneras parmi les mortels, je ne veux pas que tu me fasses honte.
Puis elle a pris ma main et m’a entraîné dans le pavillon. Elle m’a fait signe de m’asseoir.
Je me suis posé sur un coussin. Ma tête se trouvait au niveau de son ventre et la vision de son
nombril était terriblement distrayante.
Elle a baissé vers moi un regard de souveraine.
— amouen, a-t-elle dit en tendant les doigts d’une main dans un geste décidé, c’est ainsi que
nous appelons le cerf silencieux, c’est une leçon facile, pour commencer, et j'espère que cela te
plaira.
Elle m’a alors souri, me gratifiant d’un regard entendu. Avant même qu’elle m’ait poussé à la
renverse au milieu des coussins pour me mordiller le cou, j’avais compris qu’elle n’avait nullement
l’intention de m'enseigner la magie. Ou alors c’était une magie d’un genre différent.
Même s’il ne s’agissait pas de la discipline que j’aurais souhaité quelle m’enseigne, je dois
avouer que je n’ai pas été totalement déçu. Apprendre l’art des amants avec Felurian devançait de
loin les plus intéressants des programmes proposés par l’Université.
Je ne me réfère pas à ces vigoureuses empoignades baignées de sueur que la plupart des
hommes – et des femmes, hélas – confondent avec l’amour. Sueur et vigueur peuvent être des
composants agréables, mais Felurian a attiré mon attention sur des pratiques moins grossières.
Puisque je devais courir le monde, elle ne voulait pas que je l’embarrasse en me montrant un amant
incompétent. Aussi a-t-elle entrepris de me montrer un grand nombre de choses.
Il y avait le poignet prisonnier ; le soupir à l’oreille ; la dévoration du cou ; le dessin de la
bouche ; le baiser sur la gorge, le nombril et – comme l’appelait Felurian – sur la fleur de la femme ;
le baiser souffle ; le baiser plume ; le baiser qui grimpe… Tellement de façons d’embrasser. Presque
trop nombreuses pour que je m’en souvienne. Presque.
Et puis aussi : tirer l’eau du puits ; la main palpitante ; le chant d’oiseau à l’aube ;
l’encerclement de la lune ; l’étreinte du lierre ; le lièvre tourmenté… On pourrait remplir tout un
ouvrage, rien qu’avec leurs noms, mais je ne crois pas qu’il y ait lieu de le faire ici. Dommage pour
le monde…

Je ne voudrais pas donner l’impression que nous passions toutes nos heures à badiner. J’étais
jeune et Felurian était immortelle mais il y a tout de même une limite à ce que nos corps pouvaient
endurer. Le reste du temps, nous nous amusions d’une autre manière. Nous nagions et mangions. Je
jouais de la musique pour Felurian et elle dansait pour moi.
Je me suis risqué à lui poser quelques questions sur sa magie mais, malheureusement, ses
réponses ne m’ont guère éclairé : sa magie lui était aussi naturelle que respirer. Autant demander à un
fermier comment poussent les graines. Et quand ses réponses n’étaient pas désespérément
désinvoltes, elles étaient étrangement énigmatiques.
Je continuais pourtant à la questionner et elle s’efforçait de répondre de son mieux. De temps à
autre, une étincelle de compréhension naissait dans mon esprit.
Mais la plupart du temps, nous nous racontions des histoires. Nous avions si peu de choses en
commun que c’était tout ce que nous pouvions partager.
Vous pourriez penser que je ne faisais pas le poids, dans cette affaire. Felurian était vieille
comme le ciel et je n’avais pas encore dix-sept ans.
Cependant, elle ne s’est pas révélée être la malle aux trésors que l’on pourrait imaginer. Elle
était puissante et habile, sans nul doute, et aussi adorable et pleine d’énergie. Mais raconter des
histoires n’était pas un de ses points forts.
Moi, en revanche, j’étais un Edema Ruh, et mon peuple connaît toutes les histoires du monde.
Alors je lui ai raconté Le Fantôme et la Gardeuse d’oies. Je lui ai raconté Tam et la Pelle du
rétameur. Je lui ai raconté des histoires de bûcherons, de filles de veuves et d’orphelins astucieux.
En échange, Felurian m’a raconté des histoires du monde des hommes, comme La Main au
cœur de la perle et Le garçon qui courait dans l’entre-deux. Les Faes avaient aussi leur lot de
personnages légendaires, dont Mavin le Presque Homme, et Alavin Toutvisage. Curieusement,
Felurian n’avait jamais entendu parler de Taborlin le Grand ni d’Oren Velciter, mais elle savait qui
était Illien. J’ai été fier d’apprendre qu’un Edema Ruh s’était fait une place dans les histoires que se
racontaient les Faes.
Je m’étais imaginé que Felurian pourrait détenir des informations au sujet des Amyrs et des
Chandrians. Comme cela aurait été agréable, d’apprendre la vérité de ses lèvres plutôt que de la
chercher dans des livres anciens relégués dans des salles poussiéreuses…
Malheureusement, Felurian ne s’est pas trouvée être la mine d’informations escomptée. Si elle
connaissait quelques histoires à propos des Amyrs, elles dataient de milliers d’années.
Lorsque je l’ai interrogée sur une période plus récente, évoquant les chevaliers de l’Église et
les Ciridaes aux tatouages sanglants, elle s’est contentée de rire.
— il n’y a jamais eu d’Amyr humain, ceux dont tu parles me font l’effet d’enfants qui se
déguiseraient avec les habits de leurs parents.
C’était le genre de réaction auquel j’aurais pu m'attendre de la part de n’importe qui, mais que
Felurian la partage était particulièrement démoralisant. Enfin, c’était toujours agréable de constater
que j'avais eu raison, que les Amyrs existaient bien avant d'être chevaliers de l'Église de Tehlin.
Puisque les Amyrs étaient une cause perdue, j’ai tenté de l’aiguiller vers les Chandrians.
— non, a-t-elle dit en me regardant droit dans les yeux, je ne parlerai pas des sept.
Dans sa voix aux intonations mélodieuses, il n’y avait pas la moindre trace de fantaisie ni de
jeu. Pas la moindre place pour la discussion ou la négociation.
Pour la première fois depuis notre affrontement initial, j’ai senti un filet de sueur froide couler
sur mon échine. Felurian était si délicieuse, si charmante, qu’il était aisé d’oublier ce qu’elle était
vraiment.
Je ne pouvais cependant me résoudre à abandonner le sujet. C’était, réellement, une occasion
unique. Si je parvenais à convaincre Felurian de me confier ne serait-ce qu’une bribe de son savoir,
je pourrais apprendre des choses que personne d’autre au monde ne savait.
Je lui ai adressé mon sourire le plus charmeur et ai pris mon inspiration mais, avant que j’aie pu
dire un mot, Felurian s’est penchée pour me baiser la bouche. Elle a frôlé ma langue de la sienne et a
mordillé ma lèvre avant de s’écarter de moi, me laissant pantelant, le cœur battant à tout rompre.
Le regard débordant de tendresse, elle a caressé mon visage du bout de ses doigts, aussi
délicatement qu’elle l’aurait fait d’une fleur.
— mon doux amour, si tu m’interroges une fois de plus à propos des sept, je te chasserai d’ici,
peu importe que tu fasses preuve de douceur ou de fermeté, d’honnêteté ou de ruse, à la première
question, je te flagellerai avec un fouet de ronces et de serpents, je te pourchasserai, couvert de sang
et en larmes, et je n’arrêterai pas avant que tu sois mort ou que tu aies fui d’ici.
Bien que je ne l’aie pas quittée du regard, ses yeux n’étaient plus mouillés de tendresse. Ils
étaient noirs comme les nuages d’orage, durs comme la glace.
— je ne plaisante pas, a-t-elle ajouté, je le jure par ma fleur et la lune toujours changeante, je le
jure par le sel et la pierre et le ciel, je le jure par le chant et le rire, par le son de mon propre nom.
Elle m’a embrassé de nouveau avec tendresse.
— je le ferai.
C’est ainsi que ça s’est terminé. J’étais peut-être fou, mais pas au point d’insister.

Felurian était bien mieux disposée à me parler du royaume des Faes et nombre de ses histoires
évoquaient en détail les différentes factions qui s’opposaient à sa cour : le Tain Mael, le Daendan et
le Gorse. J’avais du mal à suivre, car je ne connaissais rien des factions en question, encore moins du
réseau d’alliances, d’amitiés factices et de vieilles rancœurs qui caractérisait la société des Faes.
Pour ne rien arranger, Felurian était persuadée que je comprenais certaines choses. Si je devais
vous raconter une histoire, je ne me donnerais pas la peine de préciser que la plupart des prêteurs
sont cealds ou qu’il n’est pas de lignée royale plus ancienne que la modegane. Car qui n’est pas au
courant ?
Felurian laissait donc de côté les détails de ce genre. Qui aurait pu ignorer que la Cour de
Gorse s’était interposée dans le Berenthalta entre le Mael et la maison des Fine ?
Et pourquoi était-ce important ? Eh bien, parce que cela a conduit les membres du Gorse à être
méprisés par ceux du côté Jour. Et qu'est-ce que c’était que le Berenthalta ? Une sorte de danse. Et
pourquoi était-ce important ?
Après quelques questions de ce genre, Felurian a plissé les yeux. J’ai vite compris qu’il valait
mieux tenter de suivre comme je le pouvais plutôt que de l’interrompre et l’irriter.
Grâce à ses histoires, j’ai malgré tout appris un millier de petits faits concernant le monde des
Faes : le nom des cours, de vieilles batailles et de notables. J’ai appris qu’il ne faut jamais regarder
un Thiana des deux yeux à la fois et que se voir offrir un seul fruit de cinnas est considéré comme une
terrible insulte par les Beladaris.
Vous pourriez penser que ce millier de faits m’a permis d’avoir un aperçu du monde des Faes.
Que je suis parvenu à les organiser à la manière des pièces d’un puzzle et que j’ai découvert sa vraie
nature. Un millier de faits, c’est un chiffre important, après tout…
Mais non. Cela peut paraître beaucoup, mais il y a bien plus d’étoiles dans le ciel et elles ne
forment ni une carte ni une peinture murale. Tout ce dont j’étais sûr, après avoir entendu les histoires
de Felurian, c’était que je n’avais aucun désir de m’aventurer à la cour des Faes, même si je devais
avoir affaire à la faction la plus aimable. Avec la chance que j’avais, je ne manquerais pas de
siffloter en passant sous un saule, insultant le barbier de Dieu par la même occasion, ou quelque
chose dans ce genre.
J’ai au moins appris une vérité : les Faes ne sont pas comme nous. C’est assez facile à oublier,
parce que la plupart nous ressemblent. Ils parlent notre langue. Ils ont deux yeux, des mains et leur
bouche est capable de sourire comme le fait la nôtre. Mais ce n’est qu’une apparence. Nous ne
sommes pas pareils.
J’ai entendu des gens dire qu’humains et Faes sont aussi différents qu’un chien et un loup. C’est
peut-être une analogie facile, mais elle est loin de la vérité. Loup et chien hurlent tous deux à la nuit
et, s’ils sont battus, tous deux répliquent en mordant.
Notre peuple et le leur sont en fait aussi différents que l’eau et l’alcool. Dans des verres
identiques, ils se ressemblent. Tous les deux sont liquides et incolores. Tous les deux mouillent mais
un seul brûlera. Cela n’a rien à voir avec une question de température ou un instant donné. Ces deux
choses ne réagissent pas de la même manière parce que, fondamentalement, elles sont différentes.
Cette réflexion est valable pour les humains et les Faes. Nous l’oublions à nos dépens.
26

SHAED

Je devrais peut-être expliquer quelques particularités des Faes. À première vue, la clairière de
la forêt de Felurian n’avait rien d’étrange. Par bien des côtés, on aurait dit simplement une partie
préservée d’une forêt très ancienne. S’il n’y avait eu ces étoiles inconnues au-dessus de ma tête,
j’aurais pu me croire dans un coin reculé de l’Eld.
Il y avait cependant certaines différences. Depuis que j’avais quitté mes compagnons, j’avais dû
dormir une dizaine de fois. En dépit de cela, le ciel avait conservé la même teinte bleu virant au
violet caractéristique d’un jour d’été au crépuscule et ne donnait aucun signe de vouloir en changer.
Je n’avais qu’une très vague idée du temps que j’avais pu passer dans le pays des Faes. Plus
important encore, je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il pouvait représenter dans le monde des
mortels. Les histoires foisonnent de ces jeunes garçons qui s’endorment dans un cercle de fées et se
réveillaient centenaires. Des jeunes filles s’aventurent dans les bois et réapparaissent des années plus
tard sans avoir vieilli le moins du monde et en ayant l’impression que seules quelques minutes se sont
écoulées.
Pour ce que j'en savais, des années auraient pu passer chaque fois que je m’étais endormi dans
les bras de Felurian. Je pouvais revenir dans le monde des mortels et me rendre compte qu’un siècle
s’était écoulé, ou bien une seconde.
Je faisais de mon mieux pour ne pas y penser. Seul un fou s’inquiète de ce sur quoi il n’a aucun
contrôle.
L’autre différence, au royaume des Faes, était bien plus subtile et bien plus difficile à décrire…
Au Medica, j’avais passé pas mal de temps auprès de patients inconscients. Je mentionne cela
pour insister sur le fait qu’il y a une grande différence entre se trouver dans une pièce vide et dans
une pièce où quelqu’un dort. La personne qui dort est consciente de votre présence, même si elle n’en
a qu’un sentiment très vague.
Il y avait au royaume des Faes quelque chose d’étrange, d’intangible, que je n’ai pas remarqué
tout de suite. Puis, lorsque je m’en suis rendu compte, il ma fallu longtemps pour mettre le doigt sur
ce que c’était.
J’avais l’impression d’être passé d’une pièce vide à une pièce où quelqu’un dormait.
Seulement, bien entendu, il n’y avait là personne. C’était comme si tout ce qui m’entourait était
profondément endormi : les arbres, les pierres, le ruisseau qui s’élargissait pour alimenter l’étang.
Toutes ces choses paraissaient plus solides, plus présentes que ce dont j’avais l’habitude, comme si
elles étaient toujours vaguement conscientes de ma présence.

L’idée que je puisse finir par quitter le royaume des Faes sain et sauf était difficile à concevoir
pour Felurian, et je voyais bien que cela la troublait. Souvent, en pleine conversation, elle
s’interrompait au milieu d’une phrase et me faisait promettre de revenir vers elle.
Je la rassurai chaque fois du mieux que je le pouvais mais il n’y a pas des milliers de façons de
dire la même chose.
La trentième fois, j’ai dit : « Je prendrai soin de moi afin de revenir vers toi. »
J’ai vu son expression changer. Elle a semblé tout d’abord anxieuse puis sombre et enfin
songeuse. Un instant, je me suis inquiété à l’idée qu’elle avait pu finalement décider de me garder
auprès d’elle comme une sorte d’animal domestique, et je me suis maudit de n’avoir pas pris la fuite
quand j’en avais eu l’occasion…
Mais avant que j’aie pu me faire plus de souci, Felurian a changé de sujet.
— ma douce flamme voudrait-elle un manteau ? une cape ?
— J’en ai une, ai-je répondu en désignant le tas de vêtements qui gisait dans un coin du
pavillon.
C’est à ce moment-là que j’ai constaté que la cape du rétameur avait disparu. Le reste de mes
habits était là, ainsi que mon sac, gros de la cassette du Maer. Mais ma cape et mon épée avaient
disparu. Il n’y avait rien d’étonnant à ce que je n’aie pas remarqué leur absence, étant donné que je
n’avais pas pris la peine de me rhabiller depuis la première fois que je m’étais éveillé auprès de
Felurian.
Elle m'a lentement inspecté de la tête aux pieds d’un regard attentif. Ses yeux se sont attardés
sur mon genou et mon bras. C’est uniquement lorsqu’elle m’a fait tourner pour examiner mon dos que
je me suis rendu compte qu’elle s’intéressait à mes cicatrices.
Felurian a pris ma main et a suivi du doigt le sillon pâle qui courait sur mon bras.
— tu n’as pas l’air très doué pour prendre soin de toi, mon pauvre kvothe.
Sa réflexion m’a piqué, d’autant plus qu’il y avait un peu de vrai, dans ce qu’elle venait de dire.
— Je me débrouille très bien, ai-je protesté. Surtout si l’on considère tous les ennuis que j’ai
eus.
Elle a retourné ma main pour en examiner la paume et les doigts.
— tu n’es pas un guerrier, a-t-elle remarqué, pourtant, tu es tout mordu par le fer. tu es un bel
oiseau qui ne sais pas voler, pas d’arc, pas de couteau, pas de chaîne.
Sa main a glissé jusqu’à mon pied, et Felurian a répertorié d'un air pensif les cals et les
cicatrices récoltés dans les rues de Tarbean.
— tu es un bon marcheur, tu m’as trouvée en pleine nuit dans cette contrée sauvage, tu connais
les abîmes de choses insondables, tu es audacieux, et jeune, et les ennuis savent te trouver.
Elle a levé vers moi un regard intense.
— mon doux poète, aimerais-tu un shaed ?
— Un quoi ?
Elle a réfléchi un instant, comme pour chercher ses mots.
— une ombre.
J’ai souri.
— J’en ai déjà une.
Mais j’ai tourné la tête pour vérifier aussitôt. Après tout, j’étais au pays des Faes…
Voyant que je ne comprenais pas, Felurian a secoué la tête.
— à un autre que toi, je donnerais une ombre qui servirait de bouclier pour le protéger du mal.
à un autre, j’offrirais de l’ambre, je ceindrais de magie le fourreau de son épée, ou je tresserais une
couronne pour que les hommes puissent le regarder avec amour.
Elle a secoué la tête solennellement.
— mais pas pour toi. tu marches dans la nuit, tu es un suiveur de lune, tu dois être protégé du
fer, du froid, du mépris, tu dois être silencieux, tu dois être léger, tu dois te déplacer doucement dans
la nuit, vif et sans crainte, cela signifie que je dois te faire un shaed.
Elle s’est levée et s’est dirigée vers la forêt.
— viens, a-t-elle dit.
Sa façon de demander les choses m’avait dérouté, au début. J’avais découvert que, à moins de
faire appel à toute ma volonté pour lui résister, je me retrouvais automatiquement à obéir.
Ce n’était pas qu’elle se soit exprimée de façon autoritaire. Sa voix était trop douce et trop lisse
pour adopter vraiment un ton de commandement. Elle n’exigeait ni ne cajolait. Quand elle parlait,
c’était d’une voix neutre, comme si elle ne pouvait imaginer un monde dans lequel quelqu’un se
refuserait à faire exactement ce qu’elle voulait.
À cause de cela, quand Felurian m’a demandé de la suivre, j’ai bondi à sa suite comme une
marionnette dont on aurait tiré les fils. Bientôt je me suis retrouvé à ses côtés, nu comme un geai,
parmi les ombres crépusculaires qui peuplaient la forêt immémoriale.
J’avais failli prendre mes vêtements avant de décider de suivre le conseil que m’avait donné
mon père. « Les gens n’ont pas tous les mêmes coutumes. Si tu veux t’intégrer, fais comme eux. »
Autres lieux, autres mœurs.
Aussi l’ai-je suivie, nu et pris au dépourvu. Felurian avançait vivement et la mousse étouffait le
bruit de nos pas.
Au fur et à mesure que nous avancions, la forêt est devenue plus sombre. J’ai tout d’abord pensé
que c’était à cause de la voûte des arbres qui se refermait au-dessus de nos têtes, puis je me suis
rendu compte que c’était le ciel lui-même qui s’assombrissait lentement. Bientôt, les dernières lueurs
du crépuscule ont disparu, faisant place à un écrin de velours noir piqueté de constellations
inconnues.
Felurian continuait d’avancer. À la lueur des étoiles, je distinguais à peine sa silhouette pâle et
celle des arbres qui nous entouraient. J’ai eu l’idée d’établir une liaison sympathétique pour
m’éclairer et j’ai brandi la main au-dessus de ma tête comme je l’aurais fait d’une torche. Je dois
avouer que j’étais particulièrement fier de moi, car une liaison mouvement-lumière est extrêmement
difficile à établir quand on ne dispose pas d’un bout de métal.
La lumière a gagné en intensité. J’ai entrevu les troncs sombres des arbres qui se dressaient
comme des piliers aussi loin que portait le regard. Il n’y avait ni branches basses, ni sous-bois, ni
herbe. Rien que de la mousse sous nos pieds et la voûte sombre des arbres au-dessus de nos têtes.
Cela m’a fait penser à une vaste cathédrale vide gainée de velours charbonneux.
— ciar nalias ! s’est écriée Felurian.
Si je n’ai pas compris ses mots, j’ai compris à son ton. J’ai défait la liaison et l’obscurité est
descendue sur nous. Un instant plus tard, Felurian se jetait sur moi pour m’entraîner au sol. Ce n’était
pas la première fois que cela se produisait, mais l’expérience n’a pas été des plus voluptueuses, car
mon crâne a brutalement heurté une racine.
J’étais à moitié assommé quand la terre a semblé palpiter sous nos corps. Dans un silence
complet, quelque chose d’immense brassait l’air presque au-dessus de nous.
Felurian s’était assise à califourchon sur moi, le corps tendu comme les cordes d’une harpe. Les
muscles de ses cuisses frémissaient. Sa longue chevelure nous recouvrait comme un drap de soie.
Elle a pris une courte inspiration et s’est penchée, écrasant ses seins sur ma poitrine.
Son corps vibrait au rythme de son cœur emballé et sa bouche s’est posée au creux de ma gorge.
Plus douce qu’un murmure, sa voix a prononcé un mot lisse. Je l’ai senti se presser contre ma peau,
émettant dans l’air des ondes silencieuses comme l’aurait fait une pierre à la surface d’un étang.
Il y a eu un mouvement doux au-dessus de nous, comme si quelqu’un enveloppait un éclat de
verre dans une grande pièce de velours. Je me rends bien compte que cela n’a pas de sens, mais je ne
vois pas de meilleure façon de décrire ce son. Je ne peux dire ce qui m’a fait penser à quelque chose
de terrible et d’aiguisé, mais c’est ce qui s’est produit. La sueur a perlé à mon front et j’ai été
brutalement envahi par une terreur qui m’a coupé le souffle.
Felurian s’était figée, tels une biche aux abois ou un chat qui s’apprête à bondir.
Tranquillement, elle a inspiré de nouveau et prononcé un deuxième mot. Son souffle brûlant a caressé
ma gorge et, au son de ce mot, mon corps a résonné comme un tambour que l’on viendrait de frapper.
Felurian a tourné légèrement la tête, comme pour tendre l’oreille. Les pointes d’un millier de
ses cheveux épars ont lentement balayé mon flanc, me donnant la chair de poule. J’avais beau être en
proie à une terreur sans nom, j’ai frissonné, poussant un petit cri.
L’air remuait, juste au-dessus de nous.
Les ongles effilés de Felurian se sont plantés dans mon épaule. Elle a soulevé ses hanches et
s’est laissée glisser pour se coucher sur moi. Du bout de la langue, elle a agacé mes lèvres et j’ai
tourné la tête pour l’embrasser.
Nos bouches se sont unies et elle a aspiré lentement mon haleine. La tête m'a tourné. Puis, sa
bouche toujours contre la mienne, elle a expiré avec force, gonflant mes poumons. C’était plus doux
que le silence. Cela avait un goût de chèvrefeuille. Rien ne bougeait alentour et la terre frémissait
sous moi. Pendant un instant interminable, mon cœur a cessé de battre.
L’air a semblé se dépouiller de sa tension subtile.
Felurian a écarté sa bouche de la mienne et mon cœur a bondi violemment dans ma poitrine. Un
deuxième battement. Un troisième. J’ai repris ma respiration en tremblant.
C’est seulement à ce moment-là que Felurian s’est détendue. Elle reposait contre moi, souple et
déliée, me couvrant de son corps nu comme une eau courant sur les galets. La tête nichée au creux de
mon cou, un soupir d’aise lui a échappé.
Après s’être abandonnée un instant à la langueur, elle a été prise d’un rire qui l’a secouée tout
entière. C’était un rire fou et ravi, comme si elle venait de jouer la plus merveilleuse des blagues.
Ensuite, elle a planté un baiser sur ma bouche et ma mordillé l’oreille avant de se relever.
Comme elle me tendait la main pour m’aider à me remettre debout, j’ai renoncé à poser les
questions qui brûlaient mes lèvres. Passer pour intelligent dépend en bonne partie de la capacité à
savoir se taire quand il le faut.
Nous avons repris notre marche dans la pénombre. Mes yeux ont fini par s’accoutumer à
l’obscurité et, à travers les branches, j’ai distingué les étoiles aux motifs inconnus, plus brillantes que
celles qui peuplaient le ciel des mortels.
Les arbres se sont faits plus hauts, les troncs plus épais, tamisant peu à peu la pâle lueur du ciel.
Les ténèbres se sont installées. Felurian n’était plus qu’une tache claire devant moi. Elle s’est arrêtée
avant que je la perde complètement de vue et a mis ses mains en porte-voix devant sa bouche, comme
si elle s’apprêtait à crier.
Je me suis raidi à l’idée que quelque chose puisse venir troubler la tranquillité des lieux. Mais
il n’y a pas eu de cri, seulement une sorte de ronronnement sourd. Il n’avait ni la puissance ni
l’évidence de celui d’un chat. Il évoquait davantage une tempête de neige, un chuchotement étouffé
qui fait presque moins de bruit que le silence lui-même.
Felurian m’a pris par la main et m’a entraîné plus loin dans la forêt, s’arrêtant à trois reprises
pour répéter son étrange et presque inaudible appel.
Ensuite, elle a pressé son corps contre le mien pour m’embrasser langoureusement avant de
s’écarter de moi.
— ne fais pas de bruit, m'a-t-elle dit à l’oreille, ils arrivent.
Pendant plusieurs minutes, j’ai tendu l’oreille et scruté les ténèbres en vain. Puis j’ai distingué
une vague lueur dans le lointain, qui a disparu aussitôt. J’ai cru que mes yeux m’avaient joué un tour,
quand j’ai perçu un autre éclat lumineux. Deux de plus. Dix. Une centaine de pâles lueurs dansantes
approchaient à travers les arbres.
J’avais entendu parler de ce genre de phénomènes, bien sûr, mais je n’en avais jamais vu.
Cependant, comme nous nous trouvions au royaume des Faes, je doutais qu’il puisse s'agir de quelque
chose d’aussi banal que des bioluminescences. J’ai passé en revue les histoires de Faes que je
connaissais en me demandant quelles créatures pouvaient bien être à l’origine de ces lueurs qui
dansaient follement. Tom l’Étincelle ? Will des Feux follets ? Des dennerlings avec des lanternes
brûlant de la lumière des morts ?
Elles nous entourèrent d’un coup, me faisant sursauter. Tout autour de moi se faisait entendre un
son de chute de neige amortie. Je n’ai pas compris de quoi il pouvait s’agir avant que l’une de ces
lueurs ne frôle mon bras avec la légèreté d’une plume. C’était un genre de papillons de nuit. Des
papillons aux ailes luminescentes.
La lueur argentée qu’ils émettaient était trop faible pour projeter de la lumière mais, comme ils
étaient des centaines, ils nous permettaient de discerner les silhouettes des arbres. Quelques-uns se
sont posés sur Felurian et, bien que je n’aie distingué que quelques centimètres carrés de sa peau,
leur lumière m’a permis de la suivre dans la forêt.
Nous avons marché encore longtemps, entre ces arbres sans âge. À un moment donné, j’ai senti
de l’herbe tendre sous mes pieds, puis un sol meuble, comme si nous traversions un champ
fraîchement labouré. Ensuite, nous avons cheminé sur un sentier pavé qui nous a fait franchir un grand
pont en dos d’âne. Les papillons nous accompagnaient toujours, ne me fournissant qu’une vague
impression du décor que nous traversions.
Felurian a fini par s’arrêter. Désormais, les ténèbres étaient si profondes que je les sentais
m'envelopper à la manière d’une couverture moelleuse. Au bruit du vent dans les branches et aux
balancements des papillons, j’ai compris que nous nous trouvions dans un espace dégagé.
Il n’y avait plus d’étoiles. Si nous nous trouvions dans une clairière, les arbres alentour
devaient être assez immenses pour que leurs branches se rejoignent au-dessus de nos têtes. Mais,
pour ce que j’en savais, nous pouvions tout aussi bien nous trouver profondément sous terre. Ou
encore peut-être le ciel était-il noir et vide dans cette partie du royaume des Faes. C’était là une
pensée dérangeante.
L’impression diffuse de vigilance assoupie s’était renforcée. Si le reste du pays des Faes
semblait endormi, on aurait dit que cet endroit venait de bouger dans son sommeil et était sur le point
de s’éveiller. C’était assez déconcertant.
Felurian a doucement appuyé la main sur ma poitrine puis a posé un doigt sur mes lèvres. Je l’ai
regardée s’éloigner en fredonnant une chanson que j’avais composée pour elle. Cette flatterie n’a pu
cependant distraire mes pensées du fait que je me trouvais au centre du royaume des Faes
complètement nu, presque aveugle et sans la plus petite idée de ce qui se passait.
Des papillons s’étaient posés sur Felurian, se perchant sur son poignet, sa hanche, son épaule et
sa cuisse, et les observer me donnait une indication de ses mouvements. On aurait dit qu’elle
ramassait quelque chose sur les arbres, derrière les buissons ou sous les pierres. Une brise suave a
soufflé sur la clairière et sa caresse m’a réconforté.
Lorsqu’elle est revenue et qu’elle m’a embrassé, elle tenait quelque chose de doux et tiède entre
ses bras.
Nous avons repris le chemin par lequel nous étions venus. Les papillons nous ont abandonnés
les uns après les autres, et l’obscurité est peu à peu revenue. Après ce qui m’a semblé un temps
interminable, de la lumière a soudain filtré par une trouée de la voûte des arbres. Ce n’était que celle
des étoiles, mais sur le moment elle m’a paru étinceler comme une rivière de diamants brûlant de
mille feux.
J’ai voulu me précipiter vers elle mais Felurian m’a arrêté en me prenant le bras. Sans un mot,
elle m’a fait asseoir à la lisière de la petite clairière.
Précautionneusement, Felurian s’est avancée entre les rais de lumière, les évitant comme s’ils
auraient pu la brûler. Elle s’est assise au milieu, me faisant face. Elle avait posé sur ses genoux ce
qu’elle avait ramassé un peu plus tôt, une masse informe et sombre qui ne laissait pas deviner ce
qu’elle pouvait être.
Puis Felurian a tendu la main. Elle a saisi l’un des rais de lumière tombés des étoiles et l’a tiré
à elle pour lui faire rejoindre ce qui reposait déjà sur ses genoux.
J’aurais été surpris bien davantage si son geste n’avait pas été à ce point désinvolte. Elle a
aussitôt tendu à nouveau la main tout aussi machinalement pour prendre un autre rai de lumière entre
le pouce et l’index.
Elle l’a tiré à elle aussi aisément que le premier et l’a également déposé sur ses genoux. Il y
avait dans son geste quelque chose de familier que je ne parvenais pas à identifier.
Felurian s’est mise à chantonner tout en ajoutant à sa moisson un troisième rayon, ce qui m’a
permis de distinguer un peu mieux ce qu’elle avait sur les genoux. On aurait dit un tas de tissu épais
et sombre. C’est alors que je me suis souvenu de ce que m’évoquait son geste : mon père en train de
coudre. Était-elle en train de coudre à la lumière des étoiles ?
J’ai compris brusquement. Shaed signifiait ombre… Felurian avait rapporté toute une brassée
d’ombres et les cousait ensemble à l’aide de rais de lumière. Elle me faisait une cape d’ombre.
Cela vous paraît absurde ? J’ai eu la même impression mais, quand Felurian a pris entre ses
doigts un autre rayon de lumière, j’ai laissé de côté mes doutes. Il n’y a qu’un fou pour refuser de
croire ce qu’il voit de ses propres yeux.
De plus, d’étranges étoiles étincelaient au-dessus de ma tête. J’étais en compagnie d’une
créature sortie d’un conte de fées, une créature jeune et belle depuis un millier d’années et capable
d’arrêter mon cœur d’un simple baiser, de parler aux papillons. Ce n’était pas maintenant que j’allais
commencer à chipoter.
J’ai fini par m’approcher pour l’observer de plus près. Elle m’a souri quand je me suis assis
auprès d’elle, m’accordant un baiser.
J’ai tenté de lui poser quelques questions mais ses réponses n’avaient pas de sens ou étaient
trop désinvoltes. Felurian n’avait pas la plus petite idée des lois du sympathisme ou de la sygaldrie et
ignorait tout de l’Alar. Elle ne voyait pas du tout ce qu’il pouvait y avoir d’étrange au fait d’être
assise dans la forêt avec une gerbe d’ombres sur les genoux. J’ai d’abord été vexé, puis affreusement
jaloux.
Je me suis rappelé le moment où j’avais découvert le nom du vent, dans le pavillon. J’avais eu
l’impression d’être réellement éveillé pour la première fois, et qu’un savoir véritable coulait comme
de la glace dans mes veines.
Ce souvenir m’a réjoui un instant, puis j’ai été envahi par une sensation de perte. Mon esprit
latent basculait de nouveau dans le sommeil. J’ai reporté mon attention sur Felurian et tenté de
comprendre.
Bientôt, elle s’est relevée dans un mouvement fluide et m’a aidé à faire de même. Elle m'a pris
par le bras en chantonnant gaiement et nous avons repris notre route en bavardant de choses et
d’autres. La masse sombre du shaed était négligemment jetée sur son épaule.
Dès que les premières lueurs du crépuscule ont rosi le ciel, elle l'a accrochée aux branches d’un
arbre.
— quelquefois, une séduction lente est la seule possible, a-t-elle dit. l’ombre craint la flamme
de la chandelle, pourquoi en serait-il autrement pour ton tout jeune shaed ?
27

PROCHE À LE TOUCHER

Après notre collecte d’ombres, j’ai interrogé de nouveau Felurian sur sa magie, mais ses
réponses sont restées désespérément frustrantes. Comment s’emparer d'une ombre ? Elle esquissait un
geste de la main, semblant cueillir un fruit. Apparemment, c’était ainsi qu’il fallait s’y prendre.
Certaines de ses réponses m’étaient quasiment incompréhensibles, pleines de mots que je ne
comprenais pas. Et quand elle s’essayait à me les décrire, notre conversation se perdait dans un
labyrinthe de rhétorique confuse. J’avais parfois l’impression d’être tombé sur un autre Elodin, dans
une version moins agitée et plus séduisante.
Je suis tout de même parvenu à assimiler quelques bricoles. Ce qu’elle avait fait avec les
ombres s’appelait grammarie. Quand j’ai voulu en savoir davantage, elle m’a dit que c’était « l'art de
faire être les choses ». Différent de la glamourie, qui était « l’art de faire sembler les choses ».
J’ai également appris qu’il n’y avait pas de directions au sens où nous les entendons, au pays
des Faes. Une boussole trifoliée y aurait aussi peu d’utilité que la braguette brodée d’un habit
d’apparat. Le nord n’existe pas. Et puisque le crépuscule y règne en permanence, vous ne pouvez pas
voir le soleil se lever à l'est.
Mais si vous observez attentivement le ciel, une partie de l’horizon peut être d’une teinte plus
lumineuse que dans la direction opposée. En marchant dans cette direction, sans doute que le jour
finirait par se lever. Dans l’autre sens, la nuit finirait par tomber. Si vous marchiez assez longtemps
dans la même direction, vous pourriez finir par voir passer toute une journée et vous retrouver à
l’endroit d’où vous seriez parti. Théoriquement, du moins.
Felurian m'a dit que ces deux points de la boussole du royaume des Faes étaient désignés sous
le nom de Jour et de Nuit. Il y avait aussi Ténèbres et Lumière, Hiver et Été, En avant et En arrière.
Une fois, elle a même fait mention de Grimace et Sourire mais quelque chose m’a donné à penser
qu’il s’agissait d’une plaisanterie.

J’ai une bonne mémoire. Plus que toute autre chose, c’est le socle de ce que je suis, le talent
dont dépendent tant de mes compétences.
Je ne peux que deviner comment je l'ai affûtée. La fréquentation de la scène à un âge précoce
doit y être pour quelque chose, de même que les petits trucs dont usaient mes parents pour m’aider à
retenir mon texte. Peut-être que ce sont les exercices mentaux auxquels me soumettait Abenthy pour
me préparer à l’Université.
En tout cas, d’où qu’elle vienne, ma mémoire m’a toujours servi sans défaillance et fonctionne
parfois même mieux que je ne le voudrais.
Cela dit, elle est étrangement lacunaire quand je pense au temps que j’ai passé au pays des
Faes. Mes conversations avec Felurian ont la clarté du verre. Ses leçons auraient pu tout aussi bien
être gravées dans ma peau. Le souvenir de son apparence et le goût de sa peau sont aussi frais que
s’ils dataient d’hier.
Mais il y a d’autres choses que je n’arrive pas à me rappeler.
Je me souviens par exemple de Felurian dans la lumière du crépuscule filtrant à travers les
feuilles, qui donnait l’impression qu’elle se mouvait sous l’eau. Je me souviens d’elle à la lueur
dansante des chandelles, et de leurs ombres taquines qui cachaient plus que n’en révélaient les
flammes. Je me souviens d’elle dans l’éclat ambré de la lampe, où elle s’étirait comme un chat, la
peau chaude et luisante.
Mais je ne me souviens ni des chandelles ni des lampes. Il y a tout un cérémonial, pour
s’occuper de ces choses-là, mais je ne me revois pas une seule fois moucher une chandelle ou
nettoyer la suie du verre de la lampe. Je ne me souviens pas de l’odeur de l’huile, de celle de la
fumée ou de la cire.
Je me souviens d’avoir mangé des fruits, du pain et du miel. Felurian mangeait des fleurs. Des
orchidées fraîches, du trillium sauvage, du selas. J’en ai essayé quelques-unes moi-même. Les
violettes étaient mes préférées.
Je ne veux pas dire qu’elle ne mangeait que des fleurs. Elle aimait le pain, le beurre et le miel.
Elle appréciait aussi tout particulièrement les mûres. Et nous mangions de la viande, même si ce
n’était pas à tous les repas. Du chevreuil, du faisan, de l’ours. Felurian mangeait la sienne presque
crue.
Elle ne faisait pas de manières, pendant les repas. Nous mangions avec les doigts et ensuite
nous allions jusqu’à l’étang laver le miel ou le sang dont nous étions poisseux.
Je la vois encore nager en riant, du sang dégoulinant sur le menton. Elle avait un port de reine,
la curiosité d’un enfant et la fierté d’un félin mais ne ressemblait à aucun de ces êtres.
Voici où je veux en venir : je me souviens de nos repas, mais je ne me souviens pas d’où venait
la nourriture. Y avait-il quelqu’un pour nous l’apporter ou bien était-ce Felurian qui se chargeait de
la trouver ? Ma vie en dépendrait que je n’arriverais pas à me le rappeler. L’idée de serviteurs
venant troubler l’intimité de notre clairière crépusculaire me paraît insensée, mais elle ne l’est pas
plus que celle de Felurian pétrissant son pain.
Chasser un chevreuil, je pourrais le comprendre. Je ne doute pas qu’elle aurait été capable de
clouer la bête au sol et de la tuer à mains nues si l’envie lui en avait pris. J’imagine même l’animal
timide s’aventurant dans la clairière paisible. Felurian attend patiemment qu’il s’approche d’elle,
qu’il soit proche à la toucher…
28

LA LUNE TOUJOURS CHANGEANTE

Nous nous dirigions vers l’étang quand j’ai remarqué une subtile modification de la luminosité.
En levant les yeux, j’ai été surpris d’apercevoir la courbe pâle de la lune à travers les arbres.
Même si elle n’affichait qu’un mince croissant, c’était bien celle que je connaissais depuis mon
enfance. La voir dans cet étrange endroit m'a fait l’effet de retrouver un ami longtemps perdu de vue.
— Regarde ! me suis-je écrié en la montrant du doigt. La lune !
Felurian a souri avec indulgence.
— mon aimé est innocent comme l’agneau qui vient de naître, regarde ! il y a un nuage aussi !
amouen ! dansons de joie !
Elle a ri aux éclats.
J’ai rougi, embarrassé.
— C’est que je ne l’ai pas vue depuis… (J’ai fait une pause, car je n’avais aucun moyen
d’évaluer le temps.) Depuis longtemps. Étant donné que les étoiles sont différentes, ici, je m’étais dit
que vous aviez peut-être aussi une lune différente.
Elle a passé doucement la main dans mes cheveux.
— adorable fou, il n’y a qu’une seule lune, nous l’attendions, elle va nous aider à enbighten ton
shaed.
Aussi lisse qu’une otarie, elle s’est laissée glisser dans l’eau. Quand elle a refait surface, sa
chevelure ruisselait comme de l’encre sur ses épaules.
Je me suis assis sur une pierre au bord de l’étang où j’ai trempé mon pied. L’eau était aussi
chaude que celle d’une baignoire.
— Comment la lune peut-elle être ici si ce n’est pas le même ciel ? ai-je demandé.
— il n’y a ici qu’un tout petit morceau d’elle, a répondu Felurian. elle est presque tout entière
dans le ciel des mortels, maintenant.
— Pourquoi ?
Elle flottait désormais sur le dos et regardait le ciel.
— oh ! lune ! a-t-elle gémi, je me languis de baisers, pourquoi m’as-tu envoyé un perroquet,
quand je voulais un homme ?
Elle a soupiré et répété doucement dans la nuit : « pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? »
J’ai glissé dans l’eau à mon tour. Je n’avais sans doute pas la grâce d’une otarie mais
j’embrassais mieux.
Un peu plus tard, nous nous sommes étendus sur une large dalle de pierre usée par le courant.
— je te remercie, la lune, a dit Felurian. pour ce mortel lascif que tu m’as adressé.
Des poissons lumineux peuplaient l’étang. Pas plus grands que la main, ils arboraient une rayure
ou une tache de couleur qui scintillaient doucement. Je les ai regardés émerger des cachettes où ils
s’étaient réfugiés à notre passage. Ils étaient orange comme des charbons ardents, jaunes comme des
boutons-d’or ou bleus comme le ciel à midi.
Felurian est retournée dans l’eau puis m’a tiré par la jambe.
— viens, mon perroquet pourvoyeur de baisers, je vais te montrer les œuvres de la lune.
Je l’ai suivie jusqu’à un endroit où l’eau nous arrivait aux épaules. Les poissons sont venus
nous rejoindre et les plus intrépides se sont risqués entre nous, éclairant la silhouette de Felurian.
J’avais beau avoir exploré sa nudité sous toutes ses coutures, j’ai tout de même été fasciné par ses
formes suggestives.
Les poissons ont approché plus près. L’un d’eux a frôlé mes côtes et j’ai sursauté en sentant
comme un léger pincement. Je me suis mis à observer les poissons qui faisaient cercle autour de
nous, distribuant de temps en temps une morsure au passage.
— même les poissons ont plaisir à t’embrasser, a remarqué Felurian en venant se blottir contre
moi.
— Je crois surtout qu’ils aiment le goût du sel sur ma peau.
Elle m’a repoussé avec irritation.
— peut-être aiment-ils le goût du perroquet…
Avant que j’aie pu faire une réponse appropriée, elle a pris un air grave, a étendu les doigts et
immergé sa main dans l’eau entre nous.
— il y a une seule lune, a-t-elle dit. elle voyage entre mon ciel et celui des mortels. (Elle a
pressé sa paume sur ma poitrine puis sur la sienne.) elle oscille de l’un à l’autre, elle va et vient.
(Elle s’est tue et a froncé les sourcils.) fais attention à ce que je raconte.
— Mais c’est ce que je fais, ai-je menti.
— non. tu t’intéresses davantage à mes seins.
C’était vrai. Ils semblaient jouer à la surface de l’eau.
— Ils valent la peine que l’on s’y intéresse, ai-je protesté. Ne pas s’en occuper constituerait
une terrible insulte.
— je parle de choses importantes, de savoirs que tu dois acquérir si tu dois revenir vers moi
sain et sauf, a-t-elle précisé avec un soupir exaspéré, si je te laisse en toucher un, feras-tu attention à
ce que je raconte ?
— Oui.
Elle a pris ma main et l’a posée en coupe contre son sein.
— fais-moi les vagues sur les nénuphars.
— Tu ne m’as pas encore montré à quoi ça ressemble…
— alors, nous verrons ça plus tard.
Elle a à nouveau plongé sa main dans l’eau entre nous et a soupiré doucement, les yeux mi-clos,
en s'abandonnant aux morsures des poissons.
— mon petit perroquet distrait, a-t-elle dit gentiment avant de plonger au fond de l’étang pour
en remonter une pierre ronde, écoute attentivement ce que je vais te dire, tu es le mortel, je suis la
fae.
Elle a posé la pierre dans nos mains aux doigts entrelacés.
— elle est liée de près à la fois au pays des faes et à la nuit des mortels, c’est ainsi que se meut
la lune, a-t-elle expliqué, je lève les yeux et je ne vois pas son précieux éclat, comme une fleur
s’épanouit, sa face luit sur l’autre monde.
Elle s’est reculée pour tendre nos bras que nos mains unissaient. Puis elle a approché la pierre
de sa poitrine, m'attirant vers elle.
— maintenant, toutes les filles mortelles soupirent, car elle est tout entière dans mon ciel.
J’ai hoché la tête.
— Aimée des Faes et des hommes… la lune serait-elle alors une vagabonde insouciante ?
— une voyageuse, oui. une vagabonde, non. elle se déplace mais ne peut le faire à sa guise.
— J’ai entendu une histoire, une fois. À propos d’un homme qui avait volé la lune.
Elle a pris une expression solennelle et a dénoué ses doigts des miens pour regarder la pierre.
— ç'a été la fin de tout, a-t-elle soupiré, jusqu’à ce qu’il vole la lune, il y avait encore un espoir
de paix.
J’ai été stupéfait par le naturel avec lequel elle s’exprimait.
— Quoi donc ? me suis-je bêtement exclamé.
— mais le vol de la lune, a-t-elle expliqué en me regardant d’un air intrigué, tu viens de dire
que tu étais au courant.
— J’ai seulement dit que j’avais entendu une histoire. Mais c’étaient des niaiseries dignes de
contes de… le genre de choses que l’on raconte à un enfant.
Ma remarque l’a fait sourire.
— tu peux les appeler des contes de fées, je les connais, ce sont des fantaisies, nous racontons
parfois à nos enfants des contes de mortels.
— Mais la lune a vraiment été volée ? ai-je demandé. Ce n’est pas une histoire ?
Felurian s’est hérissée.
— c’est ce que je viens de te montrer ! s’est-elle écriée en frappant furieusement l’eau.
J’avais signé excuses en adémic sous la surface avant de me rendre compte que c’était
doublement inutile.
— Je suis désolé. Mais sans le récit exact de ce qui s’est passé, je suis perdu. Je te supplie de
me le faire.
— c’est une vieille histoire et elle est bien triste, qu’est-ce que tu me donneras en échange ?
— Le cerf silencieux.
— ce serait me donner quelque chose que je t’ai donné, a-t-elle répliqué, quoi d’autre ?
— Je te ferai aussi le millier de mains, ai-je dit pour l’amadouer. Et je te montrerai quelque
chose de nouveau, que j’ai trouvé tout seul. Je l’appelle « osciller dans le vent ».
Elle a croisé les bras et regardé ailleurs, feignant l’indifférence.
— peut-être nouveau pour toi. je dois le connaître sous un autre nom.
— Sans doute, mais si tu n’acceptes pas ce marché, tu ne le sauras jamais.
— très bien, m’a-t-elle concédé en soupirant, mais c’est seulement parce que tu es bon aux
mille mains.
Felurian a levé la tête vers le croissant de lune.
— longtemps avant qu’il y ait des villes, avant qu’il y ait des hommes, avant qu’il y ait des
faes… il y avait ceux qui marchaient les yeux ouverts, ils connaissaient tous le nom intime des
choses. (Elle s'est tue et m’a regardé.) tu sais ce que ça signifie ?
— Quand tu connais le nom d’une chose, tu en as la maîtrise.
— non, a-t-elle fait sur un ton de reproche, la maîtrise n’est pas donnée, ils avaient un savoir
intime des choses, pas leur maîtrise, nager n’est pas avoir la maîtrise de l’eau, manger une pomme
n’est pas avoir la maîtrise de la pomme, tu comprends ?
Je n’en faisais rien mais j’ai tout de même hoché la tête. Je craignais de l’agacer et qu'elle ne
s’écarte de son sujet.
— ces êtres qui savaient les noms allaient sans heurt de par le monde, ils connaissaient le
renard et ils connaissaient le lièvre, et ils connaissaient l’espace qui les sépare. (Elle a inspiré
profondément puis lâché un petit soupir.) puis sont venus ceux qui voyaient une chose et voulaient la
changer, eux pensaient en termes de maîtrise, c’étaient des donneurs de formes, d’orgueilleux
rêveurs, ce n’était pas si mal, au début, ils faisaient merveille. (Son visage s’est éclairé et elle s’est
agrippée à mon bras.) une fois, j’étais assise sur un mur de murella et j’ai mangé le fruit d’un arbre
argenté, il luisait et, dans la pénombre, tu pouvais voir les bouches et les yeux de ceux qui avaient
goûté aux fruits de cet arbre !
— Est-ce que Murella était au pays des Faes ?
Felurian a froncé les sourcils.
— non. je te l’ai dit. c’était avant, il n’y avait qu’un seul ciel, qu’une lune, qu’un monde, et dans
ce monde il y avait murella. et le fruit, et moi qui le mangeais, et tous ces yeux qui brillaient dans
l’ombre.
— C’était il y a combien de temps ?
— longtemps, a-t-elle répondu en haussant les épaules.
Longtemps. Plus longtemps que ce dont parlent les plus vieux livres d’histoire que j’aie jamais
eus entre les mains ou dont j’aie jamais entendu parler. Les Archives disposaient de manuscrits
datant de deux millénaires qui racontaient l’histoire de Caluptena, et aucun ne faisait la plus petite
allusion à ce dont parlait Felurian.
— Pardonne-moi de t’avoir interrompue, ai-je dit poliment en m’inclinant aussi bas que
possible sans plonger la tête sous l’eau.
Radoucie, elle a repris son récit :
— ce fruit n’était qu’un commencement, les donneurs de formes se sont enhardis, sont devenus
plus intrépides, ceux qui connaissaient le nom intime des choses leur ont dit d’arrêter, ils se sont
querellés à propos de cette maîtrise qu’ils exerçaient et les donneurs de formes ont été bannis, mais
ils faisaient de ces choses…, a-t-elle soupiré, les yeux brillants.
Ces propos émanant d'une femme qui m’avait tissé une cape d’ombre, je me suis demandé ce
qui pouvait la faire rêver ainsi.
— Et quel genre de choses ?
D’un grand geste, elle a désigné ce qui nous entourait.
— Des arbres ? me suis-je écrié avec stupéfaction.
Ma réaction l’a fait rire.
— non. le royaume des faes. conçu selon leur volonté, les plus renommés des donneurs de
formes l’ont façonné de toutes pièces, un lieu où ils pourraient agir entièrement à leur guise, et quand
leur travail a été achevé, chaque donneur de formes a créé une étoile pour peupler le ciel vide. (Elle
m'a souri.) il y avait dès lors deux mondes, deux ciels, deux ensembles d’étoiles. (Elle a montré la
pierre posée dans le creux de sa main.) mais il n’y avait toujours qu’une seule lune, ronde et
rassurante dans le ciel des mortels. (Son sourire s’est évanoui.) cependant, il était un donneur de
formes plus puissant que les autres, créer une étoile ne lui avait pas suffi, il a étendu sa volonté au
monde tout entier pour arracher la lune à sa demeure.
Felurian a brandi la pierre vers le ciel. Fermant un œil, elle a incliné la tête, comme si elle
tentait de nicher la courbe de la pierre dans les bras vides du croissant de lune.
— ceux qui connaissaient le nom des choses ont compris alors qu’ils ne parviendraient pas à
convaincre les donneurs de formes uniquement par la parole, a-t-elle dit en laissant retomber sa main
dans l’eau, en volant la lune, il a provoqué la guerre.
— Qui était-ce ? Appartenait-il à l’une des cours ?
Amusée, elle a secoué la tête.
— non. comme je l’ai dit, cela se passait avant le royaume des faes. c’était le plus grand d’entre
tous les donneurs de formes.
— Quel était son nom ?
Elle a secoué la tête.
— ici, on n’invoque pas les noms et je ne prononcerai pas le sien, bien que ce donneur de
formes soit emmuré derrière des portes de pierre.
Avant que j’aie pu poser une autre question, Felurian a pris ma main pour refermer de nouveau
nos doigts sur la pierre.
— ce donneur de formes de l’œil sombre et changeant a étendu la main sur le ciel noir, il a su
attirer la lune mais n’est pas parvenu à la faire rester, c’est pour cette raison qu’elle fait maintenant la
navette entre le monde des faes et celui des mortels.
Elle m’a regardé d’un air solennel, chose rare sur son beau visage.
— tu as ton récit, ton qui et ton comment, mais il y a un dernier secret, aussi écoute-moi de
toutes tes oreilles, a-t-elle dit en ramenant nos mains à la surface de l'eau. notre lune a nos deux
mondes captivés par elle, comme deux parents se disputent un enfant, chacun la tire alternativement à
lui, aucun ne voulant s’en séparer.
Elle s’est écartée de moi le plus loin qu’elle a pu, la pierre serrée entre nos mains unies.
— quand elle est déchirée, que la moitié réside dans votre ciel, tu peux mesurer à quel point
nous sommes éloignés.
Felurian a tendu sa main libre vers moi en faisant mine de vouloir m’atteindre, refermant
vainement ses doigts dans l’eau vide.
— peu importe à quel point nous avons envie de nous étreindre, l’espace qui nous sépare ne le
permet pas.
Elle a fait un pas en avant et a pressé la pierre sur ma poitrine.
— et quand votre lune est pleine, tous les faes ressentent son attraction, elle est si brillante
qu’elle nous attire vers vous et faire une visite nocturne devient alors aussi facile que franchir une
porte ou sauter d’un navire qui aborde le rivage, par conséquent, a-t-elle conclu avec le sourire, c’est
pour cette raison que tu as trouvé felurian quand tu t'es aventuré dans la forêt, mon cher mortel.
L’idée que tout un monde de créatures féeriques soit attiré par la plénitude de la lune m’a
profondément troublé.
— Et cela est vrai de n’importe quel Fae ?
Elle a haussé les épaules.
— il suffît d’en avoir l’envie et de connaître le chemin, mais il y a un millier de portes
entrouvertes qui communiquent avec ton monde.
— Comment se fait-il que je n’en aie jamais entendu parler ? Vous devez être difficiles à
manquer, dansant en rond au clair de lune des mortels…
Elle a ri.
— mais n’est-ce pas ce qui s’est passé ? le monde est vaste et le temps est long, et pourtant tu
dis avoir entendu mon chant avant que de me voir, assise là, brossant ma chevelure de rayons de lune.
J’ai froncé les sourcils.
— Tout de même, il me semble que j’aurais dû voir d’autres signes de la présence de ceux qui
traversent.
— la plupart des faes sont rusés, ils passent inaperçus, leur pas est aussi léger que la fumée des
cheminées, certains vont parmi vous, enveloppés d’ombre, aussi chargés de magie qu’une mule bâtée
croulant sous son fardeau ou bien aussi somptueusement parés qu’un souverain, nous savons comment
faire pour que personne ne nous remarque, a-t-elle dit avec un air entendu, il en est qui ont une âme
noire et aimeraient vous manipuler à leur guise, qu’est-ce qui les en empêche ? le fer, le feu et les
miroirs. l’orme, le frêne, et les lames de cuivre, les fermières au bon cœur qui connaissent les règles
du jeu et nous donnent du pain pour que nous restions à l’écart, mais, plus que tout, mon peuple
redoute la part de pouvoir qui s’épuise quand nous posons le pied dans le monde des mortels.
— C’est vrai que nous ne valons pas toujours la peine qu’on nous rende visite…, ai-je admis en
souriant.
Felurian a posé un doigt sur mes lèvres.
— quand la lune est pleine, tu peux encore rire, mais sache qu’il y a une face plus sombre.
Elle s’est mise à tourner sur elle-même, m’entraînant lentement à bout de bras.
— tout mortel avisé redoute la nuit où la lune est complètement absente, par une nuit pareille,
chacun de tes pas peut t'entraîner dans le sillage de la lune sombre et t'attirer contre ton gré au
royaume des faes.
Felurian a reculé d’un pas et m’a tiré vers elle.
— et sur un terrain si peu familier, que peut faire un mortel, sinon se noyer ?
J’ai avancé vers elle mais mon pied n’a rencontré que le vide. La main de Felurian ne serrait
plus la mienne et l’eau noire s’est refermée au-dessus de ma tête. Aveuglé, étouffant, je me suis
débattu follement pour tenter de remonter à la surface.
Après un long moment terrifiant, les mains de Felurian se sont saisies de moi pour me ramener à
l’air libre aussi aisément que si j’avais été un chaton. Puis elle a approché son visage du mien. Ses
yeux sombres luisaient d’un éclat dur.
— je fais cela pour que tu ne puisses faire autrement que m’écouter, a-t-elle déclaré, un homme
sage envisage avec crainte une nuit sans lune.
29

LEÇONS

Le temps a passé. En prenant la direction du côté Jour, Felurian m’a conduit dans une partie de
la forêt encore plus ancienne et encore plus majestueuse que celle qui cernait sa clairière. Là, nous
avons grimpé à des arbres aux troncs gigantesques, aussi grands que des montagnes. Des plus hautes
branches, vous pouviez sentir la forêt osciller dans le vent comme un navire dans la houle. Là, sans
rien d’autre que le ciel bleu au-dessus de nous et le lent balancement de l’arbre, Felurian m’a
enseigné l’étreinte du lierre sur le chêne.
Quand j’ai voulu lui apprendre le tak, j’ai découvert qu’elle le connaissait déjà. Elle m’a battu
facilement, jouant un si beau jeu que Bredon lui-même en aurait pleuré de ravissement.
J’ai appris un peu de la langue des Faes. Quelques bribes. Quelques miettes dérisoires.
Pour être honnête, je dois avouer que j'ai lamentablement échoué à apprendre la langue des
Faes. Felurian n’était pas un professeur des plus patients et cette langue est d’une complexité
déconcertante. Mon échec dépassait à ce point la pure incompétence que Felurian m’a en fait interdit
de tenter de la parler en sa présence.
Pour finir, je n’ai réussi qu’à glaner quelques phrases et une bonne dose d’humilité. Choses
utiles en toute circonstance.
Felurian m’a appris plusieurs chansons des Faes. J’avais plus de mal à m’en souvenir que de
celles des mortels à cause de leurs mélodies sinueuses qui m’échappaient sans cesse. Lorsque
j’essayais de les jouer sur mon luth, les cordes semblaient étranges sous mes doigts, me faisant
trébucher, comme si je n’étais qu’un petit gars de la campagne n’ayant jamais encore touché un
instrument. J’ai appris les paroles par cœur, sans la moindre idée de ce qu’elles pouvaient vouloir
dire.
En même temps, nous continuions à travailler sur mon shaed. Enfin, c’était plutôt Felurian qui
travaillait. Je posais des questions, j’observais tout en essayant d’éviter d’avoir l’air d’un gamin
curieux dans les jambes de la cuisinière. Et comme nous nous sentions de mieux en mieux ensemble,
mes questions se sont faites plus insistantes…
— Mais comment ? ai-je demandé pour la dixième fois. La lumière n’a ni poids ni substance.
Elle se comporte comme une vague. Tu ne devrais pas pouvoir la toucher.
Felurian en avait fini avec la lumière des étoiles et avait entrepris d’élaborer la trame du shaed
à partir de celle des étoiles.
— toutes ces pensées, mon kvothe, tu en sais trop pour être heureux, a-t-elle répondu sans même
lever le nez.
Cela ressemblait désagréablement à une remarque qu’Elodin aurait pu faire et je me suis
dépêché de chasser cette pensée.
— Tu ne devrais pas pouvoir…
Elle m’a interrompu d’un coup de coude.
— douce flamme, apporte-moi ça.
Elle a désigné de la tête un rayon de lune qui transperçait le feuillage et touchait le sol près de
moi.
Il y avait dans sa voix ce subtil ton de commandement que je connaissais bien et, sans y penser,
j’ai attrapé le rayon comme je l’aurais fait d’une liane. Un court instant, je l’ai senti sous mes doigts,
frais et éphémère. Sous le coup de la surprise, je me suis figé et soudain il n’a plus été qu’un rayon
de lune ordinaire. J’ai passé plusieurs fois ma main à travers sans le moindre effet.
En souriant, Felurian a tendu la main et s’en est emparée comme si c’était la chose la plus
naturelle au monde. Puis elle s’est occupée de faufiler le rayon de lune dans les replis de l’ombre.
30

CTHAEH

Dès que Felurian m’a aidé à découvrir ce dont j’étais capable, j’ai eu l’impression de prendre
une part plus active à la création de mon shaed. Elle paraissait contente de mes progrès mais j’étais
frustré. Il n’y avait pas de règles à suivre, pas de faits à se remémorer. Mon esprit vif et ma mémoire
de comédien m’étaient peu utiles dans l’affaire, et mes progrès me semblaient affreusement lents.
Je suis enfin parvenu à toucher mon shaed sans craindre de l’abîmer et à pouvoir le faire
changer de forme à ma guise. Avec un peu de pratique, je réussissais à en faire une courte cape aussi
bien qu’une longue houppelande à capuchon.
Pourtant, ce serait mentir que prétendre avoir eu le moindre rôle dans sa création. C’est
Felurian qui a réuni l’ombre, l'a tissée avec la lune et le feu et le jour. Mon unique contribution a été
de suggérer d'y ajouter de nombreuses petites poches.
Après avoir exposé le shaed à la lumière du jour, j’ai cru que notre travail était terminé. Cette
conviction semblait confirmée par le fait que nous passions de longues heures à nager, à chanter et à
jouir simplement du plaisir d’être ensemble.
Mais chaque fois que j’abordais le sujet du shaed, Felurian détournait la conversation. Cela ne
me dérangeait pas trop, car ses digressions étaient toujours délicieuses, mais j’avais l’impression
que le shaed devait être inachevé.
Un matin, nous nous sommes réveillés dans les bras l’un de l’autre. Après nous être livrés à des
activités qui ont aiguisé notre appétit, nous nous sommes jetés sur notre petit déjeuner, composé de
fruits et de pain blanc, d’un rayon de miel et d’olives.
Ensuite, Felurian est devenue sérieuse et m’a demandé un morceau de fer.
Sa demande m’a surpris. Quelque temps auparavant, j’avais eu l’idée de reprendre certaines de
mes habitudes de l’autre monde. Me servant de la surface de l’étang comme d’un miroir, je m’étais
dépouillé de ma barbe naissante à l’aide de mon petit rasoir. Felurian avait d’abord semblé ravie à la
vue de mes joues lisses, mais quand j’avais voulu l’embrasser elle m’avait repoussé avec un cri de
dégoût. Sous le prétexte que je puais le fer, elle m’avait envoyé dans la forêt, m’interdisant de
revenir avant d’être débarrassé de cette odeur amère.
Aussi est-ce avec une certaine curiosité que je suis allé chercher dans mon sac un morceau de
boucle cassée. Je le lui ai tendu avec nervosité, un peu comme j’aurais confié à un enfant un couteau
aiguisé.
— Pourquoi en as-tu besoin ? ai-je demandé en m’efforçant de prendre un air désinvolte.
Felurian n’a rien répondu. Elle tenait la boucle fermement serrée entre ses doigts, comme elle
l’aurait fait d’un serpent fouettant l’air pour tenter de la mordre. Sa bouche s’est pincée et ses yeux se
sont mis à luire, passant du violet crépusculaire à un bleu d’eaux profondes.
— Je peux t'aider ?
Elle s’est mise à rire. Non pas du rire léger et cristallin que je lui connaissais, mais d’un rire
féroce.
— tu veux vraiment m’aider ? a-t-elle demandé.
Dans sa main, le morceau de fer tremblait légèrement.
J’ai hoché la tête, un peu effrayé.
— alors, va-t’en.
Ses yeux avaient pâli encore, prenant une teinte d’un blanc bleuté.
— je n’ai besoin ni de flamme ni de chansons ni de questions, maintenant, va dans la forêt, ne
t’aventure pas trop loin mais ne me dérange pas pendant le temps qu’il faut pour faire l’amour quatre
fois.
Sa voix aussi s’était modifiée. Elle avait pris une inflexion cassante qui m’a inquiété.
J’allais protester quand elle m’a lancé un regard terrible qui m’a fait battre en retraite entre les
arbres.
J’ai erré sans but un moment, essayant de reprendre mon calme. C’était difficile, car, alors qu’il
y avait de la magie sérieuse dans l’air, elle m’avait chassé de la même façon qu’on écarte un enfant
turbulent de la marmite qui bout sur le feu.
Je savais en tout cas ne pas être le bienvenu dans la clairière avant un bon moment. J’ai donc
pris la direction du côté Jour et suis parti en exploration.
Je ne saurais dire pourquoi je me suis risqué si loin ce jour-là. Felurian m’avait recommandé de
ne pas m’éloigner et je ne doutais pas que ce conseil soit avisé. Toutes les histoires entendues dans
mon enfance évoquaient le danger qu’il y avait à s’aventurer dans le pays des Faes. Même sans cela,
celles que m’avait racontées Felurian auraient dû suffire à ce que je reste aux abords du refuge sûr de
la clairière crépusculaire.
Ma curiosité naturelle doit sans doute y être pour quelque chose mais la faute en revient
essentiellement à ma fierté offensée. Fierté et folie vont de pair comme deux mains étroitement
jointes.
J’ai marché pendant près d’une heure avant que le ciel ne s’éclaire jusqu’à resplendir de la
lumière du jour. J’avais découvert une sorte de sentier mais n’avais remarqué en chemin aucun signe
de vie, à part quelques papillons et un écureuil qui bondissait entre les branches.
À chacun de mes pas, mon humeur oscillait entre l’ennui et l’inquiétude. J’étais au pays des
Faes, après tout. J’aurais dû voir des choses merveilleuses : des châteaux de glace, des fontaines de
feu, des trolls assoiffés de sang, des vieillards aux pieds nus désireux de me donner quelque
conseil…
Les arbres avaient cédé la place à une vaste plaine herbeuse. Tous les endroits que Felurian
m’avait montrés jusque-là étaient boisés. C’était le signe évident que j’avais dépassé les limites
auxquelles j’aurais dû me cantonner.
Pourtant, j’ai continué à marcher, ravi de sentir la caresse du soleil sur ma peau après avoir
passé si longtemps dans le crépuscule éternel de la clairière de Felurian. Le sentier que je suivais
semblait conduire à un arbre solitaire et j’ai décidé d’aller jusque-là avant de rebrousser chemin.
Cependant, j’avais beau progresser, je n’avais pas l’impression de me rapprocher. J’ai cru tout
d’abord que ce n’était qu’une autre étrangeté de ce pays enchanté mais, en continuant obstinément
d’avancer, la vérité m’est apparue dans toute sa clarté. Cet arbre était simplement beaucoup plus
grand que je ne l’avais pensé. Bien plus grand et bien plus lointain.
En fait, le sentier ne menait pas à l’arbre. Il s’en écartait insensiblement en une vaste courbe,
l’évitant de près de cent mètres. J’étais sur le point de revenir sur mes pas quand mon regard a été
attiré par une tache colorée et vibrante au pied de l’arbre. Après avoir tergiversé un instant, ma
curiosité la emporté et, quittant le sentier, je me suis engagé dans l’herbe haute.
C’était un arbre comme je n’en avais jamais vu et je l’ai approché à pas comptés. On aurait dit
une espèce de saule à la ramure étendue mais avec des feuilles plus larges et d’un vert plus foncé.
Son épais feuillage retombait vers le sol, piqueté de fleurs bleu pastel.
Le vent s’est levé, le faisant frissonner, et une odeur aussi étrange que suave a envahi mon nez.
On aurait dit une fumée mêlée de senteur d’épices, de cuir et de citron. Elle était envoûtante, mais
n’évoquait en rien les effluves qu’auraient pu dégager des mets appétissants. Je n’en avais pas l’eau à
la bouche mais, malgré cela, si j’avais vu sur une table quelque chose qui dégage une telle odeur,
qu’il s’agisse d’un bout de pierre ou d’un morceau de bois, j’aurais été poussé à le mettre dans ma
bouche. Pas par faim mais par pure curiosité, comme un enfant.
En approchant plus près, j’ai été frappé par la beauté de la scène : sur le feuillage sombre se
détachaient des nuées de papillons voletant de branche en branche pour s’abreuver du nectar des
fleurs pâles. Au pied de l’arbre, ce que j’avais pris pour un massif de fleurs était en fait un tapis de
papillons couvrant presque entièrement le sol. j'étais si stupéfait que je me suis arrêté à une dizaine
de pas pour ne pas les déranger.
La plupart des papillons qui voltigeaient autour des fleurs étaient violet et noir ou bien bleu et
noir, à l’image de ceux qui fréquentaient la clairière de Felurian. D’autres étaient d’un vert vif, ou
gris et jaune, ou argent et bleu. Mon regard a été attiré par un grand spécimen d’un rouge cramoisi
nervuré d’or. Ses ailes étaient plus larges que ma main étendue, et je l’ai regardé voleter en quête
d’un calice encore inexploré.
Soudain, ses ailes ont cessé de se mouvoir de conserve. Elles se sont séparées du thorax pour
tomber désunies vers le sol, comme des feuilles dans le vent d’automne.
C’est en suivant leur chute du regard que je me suis rendu compte que le sol sous la ramure à
cet endroit n’était pas un lieu où les papillons se reposaient… il était en fait jonché d’ailes sans vie.
Des milliers d’entre elles recouvraient le sol d’un tapis de pierres précieuses.
— Les rouges offensent mon sens de l’esthétique, a remarqué une voix caustique issue de
l’arbre.
J’ai reculé d’un pas pour scruter l’épais feuillage.
— Quelles manières ! a grondé la voix. Tu ne te présentes pas et tu m’observes avec
impudence !
— Excusez-moi, monsieur, ai-je commencé, avant de me rappeler que l’arbre portait des fleurs.
Je veux dire… madame. Mais je n’avais encore jamais parlé avec un arbre et je suis un peu
déconcerté.
— Je veux bien le croire. Je ne suis pas un arbre, pas plus qu’un homme peut être une chaise. Je
suis Cthaeh. Tu peux t'estimer heureux de m’avoir rencontré. Ta chance ferait beaucoup d’envieux.
— Ma chance ? ai-je répété en m'efforçant d’apercevoir quelque chose dans la ramure.
Les bribes d’une histoire sur laquelle j’étais tombé pendant mes recherches sur les Chandrians
me sont alors revenues en mémoire.
— Vous êtes un oracle ! me suis-je écrié.
— Un oracle… Très pittoresque ! N’essaie pas de me coller une de ces étiquettes minables. Je
suis Cthaeh. Je suis. Je vois. Je sais. Et quelquefois, je parle.
Deux ailes d’un bleu iridescent sont tombées en tournoyant vers le sol.
— Je croyais que seuls les rouges vous déplaisaient.
— Il n’y en a plus, a répondu la voix d’un ton nonchalant. Et les bleus sont un enchantement
pour les yeux. (J’ai perçu un frémissement et une paire d’ailes bleu saphir a subi le même sort.) Tu es
le nouveau mortel de Felurian, n’est-ce pas ? (J’ai hésité à répondre mais la voix a repris comme si
je l’avais fait.) Je m’en doutais. Je sens le fer, sur toi. Juste un soupçon, mais je me demande
comment elle fait pour le supporter.
Un silence. Une tache floue. Une dizaine de feuilles à peine dérangées. Deux autres ailes
tranchées qui voltigent vers le sol.
— Approche, a repris la voix, semblant issue d’une autre partie de l’arbre mais toujours
dissimulée à ma vue dans le feuillage. Un garçon aussi curieux que toi doit avoir quelques questions
en tête. Viens. Fais ta demande. Ton silence m’offense terriblement.
J’ai hésité avant de confesser :
— Je dois bien en avoir une ou deux.
— Aaaah ! a fait la voix avec satisfaction. Je m’en doutais.
— Que pouvez-vous me dire à propos des Amyrs ?
Cthaeh a poussé un soupir excédé.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Pourquoi es-tu sur tes gardes ? À quoi joues-tu ? Interroge-moi
sur les Chandrians et qu’on en finisse !
Je suis resté coi, absolument sidéré.
— Tu es surpris ? Et pour quelle raison ? Bon Dieu ! mon garçon, on lit en toi comme dans de
l’eau cristalline ! Je peux voir jusqu’à trois mètres à travers toi et tu n’en fais même pas le tiers.
Il y a eu une tache floue et d’autres paires d’ailes ont tournoyé vers le sol, l’une bleue et l’autre
violette. J’ai cru percevoir un mouvement dans la ramure, qui s’est perdu dans l’incessant
balancement du feuillage agité par le vent.
— Pourquoi le papillon violet ? ai-je demandé, juste pour avoir quelque chose à dire.
— Par pur dépit. J’enviais son innocence, son insouciance. De plus, trop de douceur m’écœure.
Presque autant que l’ignorance délibérée. (Il s’est tu un instant.) Tu souhaites m’interroger sur les
Chandrians, n’est-ce pas ?
Je n’ai pu que hocher la tête.
— Il n’y a pas grand-chose à en dire, en réalité, a-t-il remarqué d’un ton désinvolte. Tu ferais
mieux de les appeler les Sept. Ce nom de « Chandrians » a acquis une connotation folklorique, au fil
des ans. Aujourd’hui, quand on prononce ce mot, les gens les associent à des ogres, des croque-
mitaines et des scavens. Quelles sottises !
Il y a eu un long silence. Je suis resté immobile jusqu’à ce que je me rende compte qu’il
attendait un commentaire.
— Dites-m’en davantage.
Le filet de voix sorti de ma bouche m’a paru dérisoire.
— Et pour quelle raison ? a-t-il demandé d’un ton badin.
— Parce que j’ai besoin de savoir, ai-je répondu en m'efforçant de reprendre contenance.
— Besoin ? a répété Cthaeh d’un ton sceptique. Pourquoi ce besoin soudain ? Les maîtres de
l’Université auraient peut-être les réponses que tu cherches. Mais ils ne te les donneraient pas, même
si tu les leur demandais, ce qui m’étonnerait. Tu es trop fier pour cela. Trop suffisant pour t'abaisser
à demander de l’aide. Trop soucieux de ta réputation.
J’ai voulu répliquer mais seul un coassement a jailli de ma gorge serrée. J’ai avalé ma salive et
suis parvenu à articuler :
— Je vous en prie, il faut que je sache. Ils ont tué mes parents.
— As-tu l’intention de tuer les Chandrians ? s’est exclamée la voix, comme fascinée. De les
traquer et de les tuer toi-même ? Bon sang ! comment comptes-tu t’y prendre ? Haliax a vécu cinq
mille ans… Cinq mille ans et pas une seconde de sommeil. C’est une bonne idée, d’aller à la
recherche des Amyrs. Même quelqu’un d’aussi orgueilleux que toi peut finir par reconnaître qu’il a
besoin d’aide. L’Ordre pourrait te la fournir. Le problème, c’est que les Amyrs sont aussi difficiles à
trouver que les Sept eux-mêmes. Comme c’est ennuyeux… Qu’est-ce qu’un courageux jeune homme
comme toi pourrait bien faire ?
— Dites-le-moi !
J’avais voulu rugir, je n’ai fait qu’implorer.
— Ce serait une entreprise assez frustrante, je suppose, a poursuivi Cthaeh d’un ton égal. Les
rares personnes qui croient aux Chandrians sont trop effrayées pour parler et les autres te riront au
nez. (Un soupir théâtral a semblé surgir en même temps de divers endroits du feuillage.) C’est le prix
à payer pour la civilisation.
— De quel prix s'agit-il ?
— L’arrogance, a dit Cthaeh. Tu t’imagines tout connaître. Tu te riais des Faes jusqu’à ce que tu
en rencontres une. Rien d’étonnant à ce que tes congénères éduqués fassent de même avec les
Chandrians. Il te faudra laisser loin derrière toi les quatre coins de la civilisation avant de trouver
quelqu’un qui te prenne au sérieux. Tu n’as pas la moindre chance d’y parvenir avant d’avoir atteint
les monts des Tempêtes.
Il y a eu un silence puis une paire d’ailes violettes est tombée sur le sol. La gorge serrée, j’ai
tenté de réfléchir à la question que je pourrais poser pour en savoir davantage.
— J’imagine que tu te rends compte qu’il n’y aura pas grand monde pour prendre au sérieux ta
traque des Amyrs, a repris Cthaeh. Le Maer, en revanche, est un homme assez extraordinaire. Il les a
déjà approchés mais sans en avoir pris conscience. Reste aux côtés du Maer et il te mènera jusqu’à
eux. (Cthaeh a eu un petit rire amer.) Par le sang, les fougères et les os ! comme j’aimerais que les
créatures dans ton genre aient assez d’esprit pour m’apprécier ! Quoi que tu puisses oublier,
souviens-toi de ce que je viens de dire. Tu finiras par comprendre la plaisanterie. Elle te fera rire, le
moment venu.
— Que pouvez-vous me dire à propos des Chandrians ?
— Puisque tu me le demandes si gentiment… Cendre est celui que tu cherches. Tu te souviens
de lui ? Cheveux blancs ? Yeux noirs ? Il a fait subir de ces choses à ta mère… Terribles. Elle a
supporté tout ça avec vaillance. Laurian s’est conduite jusqu’au bout avec dignité. On ne peut pas en
dire autant de ton père, qui suppliait et pleurait comme un veau.
Les images que j’avais tenté d’oublier pendant toutes ces années ont déferlé en moi. Ma mère,
les cheveux trempés de sang, le corps disloqué, les os brisés aux poignets et aux coudes… Mon père,
le ventre béant, la traînée de sang qu’il avait laissée en rampant vers elle…
— Pourquoi ? suis-je parvenu à demander d’une voix rauque.
— Pourquoi ? a répété Cthaeh. Voilà une bonne question. Je connais tant de « pourquoi ».
Pourquoi ont-ils infligé de si affreuses choses à ta famille ? Parce qu’ils le voulaient, qu’ils le
pouvaient et qu’ils avaient une raison. Pourquoi t'ont-ils laissé en vie ? Parce qu’ils ont fait preuve
de négligence, que tu as eu de la chance, que quelque chose leur a fait peur et qu’ils ont pris la fuite.
Qu’est-ce qui a pu les faire fuir ? me suis-je demandé, hébété. C’était trop. Tous ces
souvenirs, les choses que me disait la voix… Ma bouche articulait des questions silencieuses.
— Quoi ? a fait Cthaeh. Tu as un autre pourquoi ? Tu te demandes pourquoi je te raconte tout
ça ? Peut-être que ce Cendre m’a joué un sale tour, par le passé. Peut-être que cela m’amuse, de
lâcher un chien fou comme toi à leurs trousses, pour que tu leur mordilles les mollets. Peut-être que le
craquement de tes phalanges, quand tu serres les poings, est une douce symphonie à mes oreilles. Oh !
oui ! ça l’est, tu peux en être sûr…
» Pourquoi ne parviens-tu pas à trouver ce Cendre ? Ça c’est un « pourquoi » intéressant. Un
homme aux yeux noirs comme le charbon ne devrait pas passer inaperçu, s’il s’arrête pour boire dans
une taverne. Comment cela se fait que tu n’aies jamais entendu parler de lui, depuis tout ce temps ?
J’ai secoué la tête pour chasser l’odeur de sang et de cheveux brûlés qui enflammait ma gorge.
Cthaeh a pris mon geste pour une réponse.
— C’est exact, a-t-il repris. Je suppose que je n’ai pas besoin de te dire à quoi il ressemble,
puisque tu l'as vu il y a quelques jours…
J’ai été comme foudroyé par cette révélation. Le chef des bandits. L’homme gracieux en cotte
de mailles. C’était celui qui s’était adressé à moi, lorsque j’étais enfant. L’homme au sourire de
cauchemar et à l’épée de glace.
— Dommage qu’il se soit enfui, a remarqué Cthaeh. Il faut admettre que tu as eu une chance
incroyable de le trouver de nouveau sur ta route. Dommage que tu l’aies gâchée. Il ne faut pas t’en
vouloir de ne l’avoir pas reconnu. Depuis le temps, ils ont appris à dissimuler les signes qui
pourraient les trahir. Non, ce n’est pas ta faute. Cela fait si longtemps. Des années. De plus, tu as été
si occupé à chercher à gagner les faveurs des puissants, puis à te vautrer dans la soie avec une espèce
de petit lutin espiègle pour satisfaire tes plus bas instincts.
Trois papillons verts se sont convulsés en même temps. Les ailes ont tourbillonné vers le sol
comme des feuilles.
— En parlant de désirs, a-t-il repris, je me demande ce que Denna penserait de tout ça. Oh là
là ! imagine un peu, si elle te voyait ici. Toi et cette créature, tout emmêlés, en train de vous activer
comme des lapins. Son protecteur la frappe, tu sais ? Pas tout le temps, mais souvent. Parfois dans un
accès de colère mais la plupart du temps parce que c’est comme un jeu, pour lui. Jusqu’où peut-il
aller avant qu’elle ne se mette à pleurer ? Jusqu’où peut-il pousser le bouchon avant qu’elle ne tente
de le quitter et qu’il doive la ramener dans ses filets ? Ce n’est rien de monstrueux. Pas de brûlures,
rien qui puisse laisser une cicatrice. Pas encore.
» Il y a deux jours de cela, il s’est servi de sa canne. Ça, c’est une nouveauté. Sous ses
vêtements, des marques de la taille de ton pouce. Des contusions jusqu’à l’os. Elle tremblait comme
une feuille, recroquevillée sur le plancher, la bouche en sang. Et tu sais à quoi elle pensait, juste
avant de s’évanouir ? À toi. Elle a pensé à toi. Toi aussi, tu as dû penser à elle, je suppose. Entre la
baignade, les fraises et le reste.
Cthaeh a poussé une sorte de soupir.
— Pauvre fille, a-t-il repris. Elle est pieds et poings liés, dans cette histoire. Elle croit que
c’est tout ce qu’elle mérite et ne le quitterait pas même si tu le lui demandais. Ce que tu ne feras pas.
Toi, si prudent, si inquiet à l’idée de l’effaroucher. Tu as de bonnes raisons pour ça, d’ailleurs.
Celle-là, on peut dire qu’elle sait courir. Maintenant qu’elle a quitté Severen, comment comptes-tu la
retrouver ?
» C’est vraiment dommage que tu sois parti sans un mot, tu sais ? Elle commençait tout juste à
avoir confiance en toi. Avant que tu te mettes en colère. Que tu te sauves. Comme tous les hommes
qui sont passés dans sa vie. Tous pleins de convoitise, de belles paroles à la bouche puis qui
finissent par la laisser tomber. La laissant seule. C’est une bonne chose qu’elle y soit habituée
maintenant, tu ne trouves pas ? Sinon tu aurais pu la blesser. Sinon tu aurais pu briser le cœur de cette
pauvre fille…
Je n’ai pu en supporter davantage. J’ai pris mes jambes à mon cou et j’ai filé dans la direction
d’où j’étais venu. Vers le paisible crépuscule de la clairière de Felurian. Loin. Loin. Loin.
Et comme je m’enfuyais, j’ai entendu Cthaeh qui continuait à parler. Sa voix tranquille et
ironique m’a suivi bien plus longtemps que je ne l’aurais cru possible :
— Reviens, me disait-elle. J’ai d’autres choses à dire. J’ai tant de choses à te raconter.
Pourquoi ne pas rester ?

Il m’a fallu des heures pour regagner la clairière. Je ne sais pas comment je suis parvenu à
retrouver mon chemin. Je me souviens seulement d’avoir été surpris à la vue des papillons voltigeant
entre les arbres. Cette vision a interrompu la course folle de mes pensées et j’ai pu recommencer à
réfléchir.
Je me suis agenouillé au bord de l’étang pour boire longuement puis j’ai passé de l’eau sur mon
visage pour reprendre mes esprits et le nettoyer de mes larmes. Après un instant de réflexion, je me
suis relevé et j’ai gagné le pavillon. C’est à ce moment-là que j’ai remarqué l’absence de papillons.
Il y en avait d’habitude toujours quelques-uns voletant çà et là mais je n’en ai pas vu un seul.
Felurian était là mais, en la voyant, mon trouble n’a fait qu’augmenter. Ça été la seule fois où
elle m’est apparue autrement que d’une beauté parfaite. Elle était étendue sur les coussins, l’air lasse,
les traits tirés. Comme si cela faisait des jours que j’étais parti, au lieu de quelques heures, et qu’elle
n’avait depuis ni mangé ni dormi.
Elle a soulevé la tête à mon approche et vu que j’étais tout écorché par les ronces. Tout un côté
de mon corps était couvert de boue et de taches d’herbe. J’avais dû tomber au cours de cette fuite
imbécile.
— que t’est-il arrivé ? a-t-elle demandé en s’asseyant.
— Je pourrais te poser la même question, ai-je répliqué, occupé à gratter machinalement une
croûte de sang sur mon coude.
Ma voix était rauque, comme si j’avais crié. Quand j’ai relevé la tête, j’ai lu dans ses yeux une
sincère inquiétude.
— Je suis parti en direction du côté Jour. Et je suis tombé sur un arbre qui prétend s’appeler
Cthaeh.
Felurian s’est figée quand j’ai prononcé ce nom.
— cthaeh ? tu lui as parlé ?
J’ai hoché la tête.
— tu l'as interrogé ?
Avant que j’aie pu répondre, elle a poussé un cri de désespoir et s’est précipitée vers moi. Ses
mains ont couru sur mon corps, comme pour chercher des blessures. Ensuite, elle a pris mon visage
entre ses mains et a plongé son regard dans le mien, comme effrayée de ce qu’elle pourrait y trouver.
— est-ce que tu te sens bien ?
Sa mine soucieuse a fait naître un sourire sur mes lèvres. J’allais lui assurer que tout allait bien
quand je me suis rappelé brutalement des choses que Cthaeh m’avait dites. Je me suis souvenu des
feux et de l’homme aux yeux d’encre. J’ai pensé à Denna gisant sur le sol, la bouche ensanglantée.
Les larmes me sont montées aux yeux et ma gorge s’est serrée. Je me suis détourné en serrant les
paupières, incapable de parler.
Felurian a doucement caressé ma nuque.
— tout va bien, la souffrance va s’apaiser, il ne t’a pas mordu et tes yeux sont clairs, alors tout
va bien.
Je me suis écarté d’elle pour la regarder.
— Mes yeux ?
— ce que dit cthaeh peut briser les hommes, mais je le verrais si c’était le cas. tu es toujours
mon kvothe, toujours mon doux poète.
Elle s’est approchée avec une certaine hésitation et a déposé un baiser sur mon front.
— Il ment aux hommes et les rend fous ?
— cthaeh ne ment pas. il a le don de voir mais ne dit que ce qui peut blesser, seul un dennerling
devrait parler à cthaeh, a-t-elle dit en me caressant la joue pour atténuer ses propos.
J’ai hoché la tête, car je savais qu'elle disait vrai. Puis je me suis mis à pleurer.
31

INTERLUDE — UNE DOUCEUR CERTAINE

Kvothe fit signe à Chroniqueur d’arrêter d’écrire.


— Ça va, Bast ? demanda-t-il à son étudiant, la mine soucieuse. On croirait que tu viens
d’avaler un morceau de fer.
Bast avait pris un teint cireux et son visage d’ordinaire enjoué affichait une expression
d’horreur.
— Reshi, dit-il d’une voix aussi rêche qu’une brassée de feuilles mortes. Vous ne m’aviez
jamais dit avoir parlé à Cthaeh.
— Il y a beaucoup de choses que je ne t’ai jamais dites, rétorqua Kvothe avec désinvolture.
C’est pour cette raison que tu trouves tous ces épisodes sordides de ma vie si passionnants.
Bast eut un petit sourire et arrondit les épaules, soulagé.
— Donc vous ne l'avez pas fait…, conclut-il. Parlé avec lui, je veux dire. Vous l’avez inventé
pour apporter un peu de couleur à votre récit ?
— Je t’en prie ! répliqua Kvothe, visiblement offensé. Mon histoire est en elle-même assez
haute en couleur pour que je puisse me dispenser de ce genre de chose.
— Ne me mentez pas ! cria brusquement Bast en se levant à demi de son siège. Ne mentez pas
sur un sujet pareil !
Bast frappa la table de la main, renversant sa chope et faisant glisser l’encrier à l’autre bout.
Vif comme l’éclair, Chroniqueur s’empara de la feuille à demi couverte de son écriture et
repoussa sa chaise pour éviter les éclaboussures d’encre et de bière.
Bast se pencha, le visage livide, et planta l’index dans la poitrine de son maître.
— Je me fous de toute la merde que vous transformez en or, mais vous ne pouvez pas mentir sur
ce sujet, Reshi ! Pas à moi !
Kvothe a désigné le scribe, qui tenait encore à deux mains la feuille qu’il venait de sauver du
désastre.
— Bast, dit-il. C’est la seule chance que j’ai de raconter l’histoire de ma vie, sans mentir et
sans omettre aucun détail. Tout ce que je…
Bast ferma les yeux et se mit à marteler la table des poings comme un enfant faisant un caprice.
— Taisez-vous ! Taisez-vous ! Je me contrefous de ce que vous pouvez bien raconter à
Chroniqueur. Il écrira ce que je lui dirai ou je lui boufferai le cœur sur la place du marché ! Mais
vous…, fit-il en pointant furieusement le doigt sur son maître. Vous allez me dire la vérité et la dire
maintenant !
Kvothe leva les yeux vers son élève, le visage grave.
— Bast, nous savons tous deux qu’il m’arrive d’embellir mes histoires. Mais pas cette fois-ci.
C’est l’occasion pour moi de mettre la vérité noir sur blanc. La vérité derrière les histoires.
Le jeune homme se laissa aller contre le dossier de sa chaise et se couvrit les yeux d’une main.
— Ça va ? s’inquiéta son maître.
Bast secoua la tête.
— Bast, remarqua doucement Kvothe, ta main saigne… Bast, qu’est-ce qui se passe ?
— Il y a que… que j’ai enfin compris où est le problème ! s’écria le jeune homme d’un ton
hystérique en levant les bras au ciel.
Bast éclata d’un rire forcé qui s’étrangla dans un sanglot puis renversa la tête pour examiner les
poutres de la salle. Il cligna des yeux, comme pour chasser des larmes.
Kvothe se pencha pour poser la main sur l’épaule du jeune homme.
— Bast, je t’en prie…
— C’est juste que vous connaissez tellement de choses, reprit ce dernier. Tant de choses que
vous n’êtes pas censé savoir. Vous avez entendu parler du Berenthalta, des sœurs blanches, de la
voie du rire… Comment pouvez-vous ignorer que Cthaeh est un… est un monstre ?
Kvothe se détendit.
— Bon Dieu ! Bast ! c’est tout ? Tu m’as fait une de ces frayeurs ! J’ai dû affronter des choses
bien pires que…
— Il n’y a rien de pire que Cthaeh ! hurla Bast en frappant à nouveau du poing sur la table, qui
se fendit dans un grand craquement. Reshi, taisez-vous un moment et écoutez. Écoutez attentivement.
(Il baissa la tête un instant, comme s’il pesait ses mots.) Vous savez qui sont les Sithes ?
Kvothe haussa les épaules.
— C’est une des factions du royaume des Faes. Puissante, animée de bonnes intentions…
Bast agita la main.
— Vous n’y comprenez pas grand-chose si vous utilisez le terme de « bonnes intentions ».
Enfin, si l’on peut dire que quelqu’un œuvre pour le bien chez les Faes, c’est eux. Leur tâche la plus
ancienne et la plus importante, c’est d’empêcher Cthaeh d’avoir quelque contact avec qui que ce soit.
Qui que ce soit.
— Je n’ai pas vu de gardes, remarqua Kvothe d’un ton conciliant, comme s’il tentait d’apaiser
un cheval ombrageux.
Bast a passé la main fiévreusement dans ses cheveux, les laissant tout ébouriffés.
— Par tout le sel en moi ! je ne sais pas comment vous avez pu échapper à leur vigilance,
Reshi ! Lorsque quelqu’un parvient à approcher Cthaeh, les Sithes l’abattent. Ils lui tirent dessus avec
leurs longs arcs de corne qui portent à huit cents mètres puis ils laissent le corps pourrir sur place.
Qu’un corbeau tente d’approcher la charogne, ils le tuent lui aussi.
Chroniqueur s’éclaircit la voix poliment.
— Si ce que vous dites est vrai, pour quelle raison pourrait-on avoir envie d’aller voir ce
Cthaeh ? demanda-t-il.
Bast le regarda un instant comme s’il allait le mordre mais se contenta de soupirer.
— Pour être entièrement honnête, je dois avouer que mon peuple n’est pas réputé pour son bon
sens, dit-il. Au pays des Faes, dès leur plus jeune âge, tous les garçons et les filles savent à quoi s’en
tenir sur Cthaeh mais il y en a toujours un pour tenter l’aventure. Des gens qui cherchent des réponses
ou veulent un aperçu de leur avenir. Ou bien qui espèrent revenir avec une fleur.
— Une fleur ? demanda Kvothe.
Bast lui lança un regard étonné.
— Vous ne connaissez pas le Rhinna ? C’est la panacée, Reshi. Ses fleurs guérissent toutes les
maladies, soignent toutes les blessures, annulent l’effet de tous les poisons.
En entendant cela, Kvothe hocha la tête.
— Ah ! je comprends mieux l’attrait que cela peut exercer sur certaines personnes. Mais je ne
vois toujours pas où est le problème, Bast. J’ai vu bien des monstres et Cthaeh n’entre pas dans cette
catégorie.
— Je n’aurais pas dû utiliser ce mot-là, Reshi, admit le jeune homme. Mais je n’en trouve pas
d’autre. S’il en existait un signifiant venimeux, haineux et contagieux, je me servirais de celui-là. (Il
inspira profondément et se pencha sur la table.) Cthaeh voit l’avenir. Pas à la manière des oracles,
d’une façon vague. Il voit l’avenir tout entier, clairement et parfaitement. Absolument tout ce qui est
susceptible de se produire en se ramifiant à partir de l’instant présent et jusqu’à la fin des temps.
— Vraiment ? demanda Kvothe en haussant les sourcils.
— Vraiment, répéta Bast d’un ton grave. Et c’est uniquement la malveillance qui l’anime. Ce
n’est pas un souci la plupart du temps, puisqu’il ne quitte pas son arbre. Mais que quelqu’un vienne à
lui rendre visite…
Le regard de Kvothe se perdit dans le lointain.
— S’il connaît parfaitement l’avenir, dit-il lentement, il doit savoir exactement comment
quelqu’un va réagir à ses propos.
Bast hocha la tête.
— Et c’est très cruel, Reshi.
— Ce qui signifie que toute personne influencée par Cthaeh serait comme une flèche tirée dans
l’avenir, poursuivit Kvothe sur un ton rêveur.
— Une flèche ne frappe qu’une seule personne, remarqua Bast d’un ton lugubre. Celui qui est
sous son influence est pareil à un navire infecté par la peste qui fait voile vers un port. (Il désigna la
feuille de papier posée sur les genoux du scribe.) Si les Sithes connaissaient son existence, ils
n’épargneraient aucun effort pour la détruire. Ils nous tueraient pour avoir entendu ce que Cthaeh
avait à dire.
— Mais puisque rien ne peut porter l’influence de Cthaeh au-delà de son arbre…, dit Kvothe en
regardant ses mains croisées sur la table. (Il resta un instant silencieux, hochant la tête d’un air
entendu.) Un jeune homme cherchant fortune va voir Cthaeh et emporte une fleur. La fille du roi est
mortellement malade et il lui apporte sa fleur pour qu’elle guérisse. Ils tombent amoureux l’un de
l’autre bien qu'elle soit destinée à épouser le prince d’un royaume voisin.
Bast regardait son maître d’un œil vide.
— Ils tentent de fuir au clair de lune, reprit Kvothe, mais le jeune homme chute du toit et ils sont
pris. Mariée contre son gré, la princesse poignarde son époux pendant la nuit de noces. Le prince
meurt. S’ensuit la guerre civile, les terres incendiées, le sel répandu, la famine, la peste…
— C’est l’histoire de la guerre des Fastingway, dit Bast d’une voix blanche.
— C’est une de celles que m’a racontées Felurian. Je n’avais jamais compris jusque-là
l’allusion à cette fleur. Elle ne m’avait jamais parlé de Cthaeh.
— Elle n’aurait pas pu, Reshi. C’est censé porter malheur. (Il secoua la tête.) Non, pas malheur.
Ce serait comme cracher du poison dans l’oreille de quelqu’un. Ça ne se fait pas, c’est tout.
Chroniqueur, qui avait repris contenance, approcha sa chaise et fronça les sourcils en examinant
la table, fendue en deux, souillée d’encre et de traînées de bière.
— Ce Cthaeh semble avoir une formidable réputation, risqua-t-il, mais je trouve difficile à
croire qu’il soit si dangereux…
Bast gratifia le scribe d’un regard incrédule.
— Fer et bile ! jura-t-il. Me prenez-vous pour un enfant ? Me croyez-vous vraiment incapable
de faire la différence entre la vérité et une histoire entendue à la veillée ?
Chroniqueur tenta un geste d’apaisement.
— Ce n’est pas ce que je…
Sans quitter le scribe des yeux, Bast posa sa paume sanglante sur la table. Le bois gémit,
craqua, et les planches fendues recouvrèrent leur unité. Bast leva la main, l’abattit sèchement sur la
table, et toutes les traînées sombres d’encre et de bière fusionnèrent avant de tourbillonner et de
prendre la forme d’un corbeau noir de jais qui fit le tour de la salle avant de revenir vers Bast.
Ce dernier l’attrapa à deux mains et déchira l’oiseau négligemment en deux, faisant voler dans
l’air les morceaux qui explosèrent en de grandes gerbes de flammes couleur sang.
Tout cela prit à peine le temps d’un souffle.
— Tout ce que vous savez sur les Faes tiendrait dans un dé à coudre, dit Bast au scribe.
Comment osez-vous douter de moi ? Vous n’avez pas la moindre idée de qui je suis.
Chroniqueur s’était figé mais n’avait pas détourné le regard.
— Je le jure par ma langue et mes dents, fit Bast d’une voix sèche. Je le jure sur les portes de
pierre. Je vous le dis trois mille fois. Il n’est rien dans mon monde ni dans le vôtre d’aussi dangereux
que Cthaeh.
— Tu n’avais nul besoin de jurer ainsi, dit Kvothe. Je te crois.
Bast se tourna vers son maître et s’effondra misérablement sur son siège.
— Je préférerais que tout cela ne soit pas vrai, Reshi.
— Donc, reprit Kvothe, dès que quelqu’un rencontre Cthaeh, tous ses choix sont mauvais.
Bast secoua la tête. Il était pâle, les traits tirés.
— Pas mauvais, catastrophiques. Jax a parlé à Cthaeh avant de voler la lune, ce qui a déclenché
la guerre de création. Lanre a parlé à Cthaeh avant d’orchestrer la trahison de Myr Tariniel. La
création du Sansnom… Les Scaendynes… Dans chaque cas, on peut remonter jusqu’à Cthaeh.
Kvothe prit un air déconcerté.
— Eh bien, le moins qu’on puisse dire, c’est que cela me place en très intéressante compagnie,
remarqua-t-il d’un ton railleur.
— Bien plus que ça, Reshi. Dans notre théâtre, si l’arbre de Cthaeh apparaît à l’arrière-plan de
la toile de scène, on sait que la pièce va relever de la tragédie la plus noire qui soit. On le place là
pour que le public sache à quoi s’attendre, que tout va finir abominablement mal.
Kvothe considéra tristement son élève un moment.
— Oh ! Bast ! dit-il doucement. Je sais très bien quel genre de récit je suis en train de faire. Ça
n’a rien d’une comédie.
Le jeune homme le regarda d’un air désespéré.
— Mais, Reshi…, commença-t-il, incapable de poursuivre.
Son maître désigna d’un grand geste la salle vide de l’auberge.
— C’est la fin de l’histoire, Bast. Nous le savons tous, dit-il d’un ton aussi neutre que s’il avait
évoqué le temps qu’il faisait la veille. J’ai mené une vie intéressante et ces réminiscences ont un
certain agrément, mais… mais cette histoire n’a rien d’une romance enlevée. Ce n’est pas une fable,
où l’on revient d’entre les morts. Ce n’est pas un récit épique destiné à galvaniser les esprits. Non.
Nous savons tous de quel genre d’histoire il s’agit.
Kvothe sembla un instant sur le point de continuer mais, au lieu de cela, ses yeux se mirent à
errer dans la salle vide. Son visage était paisible, sans trace de colère ni d’amertume.
Bast se tourna vers Chroniqueur mais cette fois-ci il n’y avait pas de flammes dans son regard.
Pas de colère ni d’air impérieux non plus. Bast le regardait d’un air implorant.
— Tout n’est pas terminé, si vous êtes encore ici, déclara le scribe. Ce n’est pas une tragédie,
si vous êtes toujours vivant.
Bast acquiesça avec enthousiasme.
Kvothe les regarda tour à tour, sourit puis eut un petit rire.
— Oh ! dit-il affectueusement, vous êtes si jeunes…
32

RETOUR

Après ma rencontre avec Cthaeh, il m’a fallu longtemps pour redevenir moi-même.
J’ai beaucoup dormi, mais seulement par à-coups, car mon sommeil était hanté de rêves atroces.
Certains, concernant surtout mes parents et ma troupe, étaient si frappants qu’ils étaient impossibles à
oublier. Les pires restaient ceux d’où je m’éveillais sans le moindre souvenir, le cœur serré, avec un
vide dans la tête pareil à la cavité sanglante laissée par une dent arrachée.
La première fois que je me suis réveillé ainsi, Felurian était là à m'observer. Son expression
était empreinte d’une telle douceur teintée d’inquiétude que je m’attendais à ce qu’elle caresse mes
cheveux en murmurant des paroles de réconfort, comme Auri l’avait fait quelques mois plus tôt.
Mais Felurian n’a rien fait de tout cela.
— tu te sens bien ? a-t-elle simplement demandé.
Je n’avais pas de réponse à cette question. Mon esprit confus succombait sous les coups du
chagrin et des souvenirs qui m’assaillaient. Craignant de ne pouvoir parler sans fondre en larmes, je
me suis contenté de hocher la tête.
Felurian a déposé un baiser au coin de mes lèvres et m’a observé un instant avant de se relever.
Ensuite, elle est allée jusqu’au bord de l’étang et m'a rapporté à boire dans le creux de ses mains.
Les jours qui ont suivi, elle ne m’a pas pressé de questions ni n’a essayé de m’arracher à ma
couche. Elle a bien tenté de me raconter des histoires, mais je n’arrivais pas à m’y intéresser, ce qui
ne faisait que les rendre encore plus incompréhensibles. Certains passages faisaient monter en moi un
flot de larmes incontrôlable, bien qu’ils n’aient eu absolument rien de triste en eux-mêmes.
Une fois, Felurian était absente à mon réveil. Elle n’est revenue que bien après, chargée d’un
étrange fruit vert plus gros que ma tête. Elle me l’a tendu avec un sourire timide et m’a montré
comment peler la fine enveloppe parcheminée qui recouvrait une pulpe orange. Ce fruit à la saveur
suave et piquante se divisait aisément en segments spiralés.
Nous avons mangé en silence jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un noyau rond, dur et poisseux, si
gros que je ne pouvais refermer ma main dessus. Felurian l’a ouvert d’un coup de pierre et nous
avons mangé la noix desséchée qu’il renfermait. Elle avait un goût poivré qui rappelait un peu celui
du saumon fumé.
À l’intérieur de cette noix, il y avait encore un autre noyau, celui-là d’un blanc d’os et de la
grosseur d'une bille. Felurian me l’a donné. Sucré et gélatineux, il m’a fait penser à un caramel.
Une fois, Felurian m’a laissé seul pendant des heures qui m’ont paru interminables. Elle est
revenue en tenant délicatement dans chacune de ses mains un petit oiseau brun qu’elle a posé près de
moi, parmi les coussins. Ils étaient plus petits que des moineaux, avec d’impressionnants yeux verts.
Dès qu’elle s’est mise à siffler, ils ont commencé à chanter. Cela n’avait rien à voir avec des chants
d’oiseaux ordinaires, envolées de trilles et piaillements aigus. Ils chantaient vraiment une chanson
composée de quatrains entrecoupés d’un refrain. Ils ont d’abord chanté à l’unisson puis en harmonie.
Une fois, je me suis réveillé et elle m’a offert à boire dans une coupe en cuir. Cela sentait la
violette et n’avait aucun goût mais le liquide tiède et pur m'a donné l’impression d’avaler le soleil
d’un après-midi d’été.
Une fois, elle m’a donné un galet lisse et rouge, tiède dans ma main. Au bout de quelques
heures, la pierre s’est fendillée comme un œuf pour donner naissance à une créature pareille à un
minuscule écureuil qui m’a tancé d’un jacassement furieux avant de prendre la fuite.
Une fois, je me suis réveillé et elle ne se trouvait pas à mes côtés. Je l’ai cherchée du regard et
je l’ai vue assise au bord de l’étang, entourant ses genoux de ses bras. J’entendais à peine la sourde
complainte de ses sanglots.
Je passais mon temps à me réveiller pour me rendormir. Elle m'a offert une bague confectionnée
à partir d’une feuille, une grappe de baies dorées, une fleur qui s’ouvrait et se fermait sous le toucher
du doigt.
Et une fois, alors que je m’étais réveillé en sursaut, ruisselant de sueur et la gorge serrée, elle a
tendu la main pour la poser sur la mienne. Son geste était si hésitant et son expression si peu assurée
que l’on aurait pu croire qu’elle n’avait jamais touché un homme de sa vie. Elle semblait redouter
que je puisse me briser, la brûler ou la mordre. Elle a serré doucement ma main puis s’est retirée.
Son comportement m’a paru étrange, sur le moment, mais j’avais l’esprit trop embrumé pour
pouvoir y réfléchir. C’est seulement aujourd’hui, bien des années après, que je comprends ce qui se
passait en elle. Avec toute la gaucherie d’une jeune amoureuse, elle essayait de me réconforter sans
avoir la moindre idée de la façon dont il fallait s’y prendre.

Avec le temps, les choses ont fini par s’arranger. Mes rêves se sont faits moins envahissants.
Mon appétit est revenu. J’ai recouvré assez de lucidité pour recommencer à plaisanter avec Felurian
puis pour flirter de nouveau avec elle. Son soulagement était manifeste, comme si elle avait été
incapable d’entretenir une relation avec une créature qui ne voulait pas la couvrir de baisers.
Ma curiosité aussi a fini par revenir, signe le plus flagrant que j’étais vraiment redevenu moi-
même.
— Je ne t’ai jamais demandé où tu en étais de la confection du shaed, ai-je confié à Felurian.
Son visage s’est éclairé et elle m’a pris par la main pour m’entraîner hors du pavillon.
— il est terminé ! a-t-elle annoncé fièrement, cela n’a pas été facile, avec le fer, mais c’est fait,
peux-tu le trouver ?
J’ai regardé attentivement tout autour de moi. Même si je savais ce que je devais chercher, il
m’a fallu un bon moment avant de remarquer une épaisseur subtile sous la voûte d’un arbre, et j’ai
tiré mon shaed de l’ombre où il se confondait.
Felurian a bondi à mes côtés en riant comme si je venais de remporter un prix. Elle m’a attrapé
par le cou et m’a embrassé avec la fougue qu’auraient déployée une dizaine d’enfants.
Jamais encore elle ne m’avait laissé revêtir le shaed et j’ai été émerveillé quand elle l'a
déployé sur mes épaules nues. Il ne pesait quasiment rien et son contact était plus doux que celui du
plus riche velours. J’avais l’impression d’être enveloppé d’une brise tiède, de cette même brise qui
m’avait caressé dans la forêt obscure où Felurian m’avait entraîné pour réunir les ombres.
J’ai voulu courir jusqu’à l’étang pour admirer mon reflet dans ses eaux tranquilles, mais
Felurian s’est précipitée sur moi et nous nous sommes retrouvés au sol. Sous nos corps, le shaed
déployé faisait une couverture moelleuse. Felurian s’est saisie de ses pans pour le refermer sur nous
puis a embrassé ma poitrine et mon cou. Sa langue était brûlante sur ma peau.
— chaque fois que tu t’envelopperas dans ton shaed, a-t-elle chuchoté à mon oreille, tu
penseras à moi. quand il te touchera, tu auras l’impression que c’est moi qui le fais.
Elle s’est pressée contre moi pour me caresser tout entier de son corps nu.
— à travers toutes les autres femmes, tu te souviendras de Felurian et tu me reviendras.

À partir de ce moment-là, j’ai su que mon temps au pays des Faes était compté. Les paroles de
Cthaeh, restées incrustées dans mon esprit comme des graines de bardane dans la trame d’une étoffe,
m’aiguillonnaient pour retrouver le monde des mortels. Le fait que je me sois trouvé à un jet de pierre
de l’homme qui avait tué mes parents sans m’en rendre compte avait laissé dans ma bouche un goût
amer que même les baisers de Felurian n’avaient pu effacer. Et ce que Cthaeh avait dit de Denna ne
cessait de me tourmenter.
Un beau jour, je me suis réveillé et j’ai su que l’heure était venue. Je me suis levé, j’ai préparé
mon sac et me suis habillé pour la première fois depuis une éternité. La sensation des vêtements sur
ma peau m'a semblé étrange. Depuis combien de temps étais-je parti ? J’ai passé les doigts dans ma
barbe et haussé les épaules, chassant cette pensée. À quoi bon tenter de le deviner ? Je connaîtrais la
réponse bien assez tôt.
En me retournant, j’ai vu Felurian au centre du pavillon. Elle avait l’air triste. J’ai cru un instant
qu’elle s’opposerait à mon départ mais il n’en a rien été. Elle est venue à moi et a arrangé le shaed
sur mes épaules, me faisant penser à une mère emmitouflant son enfant pour le protéger du froid.
Même les papillons qui accompagnaient ses mouvements semblaient mélancoliques.
Elle m’a guidé pendant des heures à travers la forêt, jusqu’à ce que nous arrivions près de deux
grandes pierres levées. Elle a rabattu sur mon front le capuchon du shaed et m’a demandé de fermer
les yeux. Ensuite, elle m’a pris par la main pour me faire décrire un cercle et j’ai senti dans l’air un
changement subtil. Quand j’ai rouvert les yeux, la forêt n’était plus celle que j’avais traversée
quelques instants auparavant.
L’étrange tension qui régnait dans l’atmosphère avait disparu. J’étais revenu dans le monde des
mortels.
— Ma dame, ai-je dit à Felurian. Je n’ai rien à te donner avant de te quitter.
— sauf ta promesse de me revenir.
Dans sa voix à la douceur de lys, il y avait l’ombre d’une menace.
J’ai souri.
— Je voulais dire que je n’ai rien à te laisser, ma dame.
— sauf le souvenir, a-t-elle répondu en s’approchant de moi.
J’ai fermé les yeux et lui ai dit adieu avec peu de mots et beaucoup de baisers.
Puis je suis parti. J’aimerais pouvoir dire que je n’ai pas regardé en arrière, mais ce serait faux.
Cette vision m’a presque brisé le cœur. Elle paraissait si petite, à côté de ces immenses pierres
dressées, que j’ai failli revenir sur mes pas pour l’embrasser encore.
Mais je savais que si je le faisais, jamais je ne trouverais la force de repartir. Alors j’ai
continué à marcher.
Et lorsque je me suis retourné une deuxième fois, elle avait disparu.
33

FEU

Je suis arrivé au Vieux Chêne longtemps après le coucher du soleil. Ses vastes fenêtres étaient
illuminées et une dizaine de chevaux étaient attachés devant l’auberge, le nez dans leur sac à avoine.
La porte grande ouverte projetait dans la rue sombre un losange de lumière.
Mais quelque chose clochait. Il manquait le tapage qui aurait dû provenir à cette heure de la nuit
d’une auberge si fréquentée. Pas un murmure, pas un son.
Je me suis approché avec inquiétude. Tous les contes de fées que je connaissais
tourbillonnaient dans ma tête. Étais-je parti depuis des années ? des décennies ?
Ou bien s’agissait-il de problèmes plus terre à terre ? Y avait-il eu plus de bandits que nous
l’imaginions ? Étaient-ils retournés à leur camp pour le trouver dévasté et étaient-ils venus ici,
assoiffés de vengeance ?
Je me suis glissé sous une fenêtre et c’est quand j’ai donné un coup d’œil à l’intérieur que j’ai
tout compris.
Il y avait dans la salle une cinquantaine de personnes, attablées ou debout au comptoir. Tous les
regards étaient tournés vers l'âtre.
Marten était assis là, un verre à la main.
— J’ai pas pu détourner les yeux, a-t-il repris. Je le voulais pas. Puis Kvothe s’est planté
devant moi et c’est grâce à lui que j’ai pu me libérer du sort qu’elle m’avait lancé. J’étais trempé de
sueur de la tête aux pieds, comme si on m’avait balancé un seau d’eau froide. J’ai essayé de le
retenir, mais il m’a repoussé et a couru vers elle.
L’expression de Marten était lourde de regrets.
— Mais comment ça se fait qu’elle a pas aussi attrapé l’Adem et le grand ? a demandé un
homme à la mine belliqueuse installé près de la cheminée. Si tu l’avais vraiment vue, toi aussi
t’aurais couru après.
Et il a tambouriné des doigts sur l’étui cabossé d’un violon.
Un murmure d’approbation a parcouru la salle.
À une table voisine, Tempi, facilement reconnaissable à sa chemise rouge, a pris la parole :
— Quand j’ai grandi, j’ai appris garder contrôle. (Il a levé la main et serré le poing pour
illustrer ses propos.) Blessé. Faim. Soif. Fatigué. (Après chaque mot, il a renouvelé son geste pour
montrer sa maîtrise.) Femmes…
L’ombre d’un sourire est passée sur son visage et son poing s’est refermé avec une certaine
mollesse. Des murmures amusés se sont fait entendre dans la salle.
— Moi pensé si Kvothe y va pas, j’essaie, a-t-il conclu.
Marten a hoché la tête avant de prendre la parole :
— Pour ce qui est de notre autre ami… C’est Hespe qui l’a convaincu de rester.
Sa réplique a soulevé une vague de rires et j’ai cherché Dedan des yeux. Il était assis à côté
d’Hespe, rouge jusqu’aux oreilles. La jeune femme avait posé sur sa cuisse une main possessive et
arborait un sourire satisfait.
— Le lendemain, nous sommes partis à sa recherche, a repris Marten. Nous avons suivi sa piste
à travers bois et nous avons trouvé son épée à cinq cents mètres de l’étang. Il l’a sans doute lâchée
tellement il était pressé de rattraper Felurian. Sa cape était restée accrochée à une branche.
Marten a brandi la cape élimée que j'avais achetée au rétameur. On aurait dit qu’un chien enragé
s’était fait les crocs dessus.
— Si son étoffe avait été plus solide, il aurait sans doute pu être encore parmi nous ce soir.
Je sais quand le moment est venu pour moi d’entrer en scène et je suis donc entré dans
l'auberge. Toutes les têtes se sont tournées vers moi.
— Depuis, je me suis trouvé une cape de bien meilleure qualité. Une cape que Felurian a
conçue de ses propres mains. Et j’ai une histoire, aussi. Une histoire que vous raconterez aux enfants
de vos enfants.
Après un instant de silence, tout le monde s’est mis à parler en même temps.
Mes compagnons me regardaient d’un air médusé. Dedan a été le premier à reprendre
contenance. Il est venu jusqu’à moi en se faufilant entre les tables et m’a donné maladroitement
l’accolade. Je me suis alors rendu compte qu’il avait un bras en écharpe.
— Vous avez eu des ennuis ? ai-je demandé, haussant la voix pour dominer le chahut.
Dedan a secoué la tête.
— C’est Hespe, a-t-il dit simplement. Elle a pas trop aimé l’idée que je coure après cette Fae.
Disons qu’elle m’a… convaincu de rester.
— Elle vous a cassé le bras ?
Je me souvenais d’avoir vu Hespe clouer le mercenaire au sol.
Le colosse a regardé ses pieds.
— Elle s’y est cramponnée pendant que j’essayais de me dégager… Disons qu’on s’y est mis à
deux.
J’ai assené une claque sur son épaule valide et me suis mis à rire.
— Quelle scène charmante ! C’est vraiment touchant…
La salle s’était tue et tous les regards étaient rivés sur nous, sur moi.
En regardant la petite foule rassemblée là, je me suis soudain senti désorienté. Comment
expliquer ?
J’ai déjà dit que je ne savais pas combien de temps j’avais passé au royaume des Faes mais
c’était très, très long. J’y avais vécu si longtemps que j’en avais oublié l’étrangeté de la chose. Je
m’y étais habitué.
Alors que j’étais de retour dans le monde des mortels, c’était cette salle d’auberge bondée qui
me semblait étrange. Comme c’était bizarre d’être à l’intérieur plutôt qu’en plein air. Bancs et tables
me paraissaient grossiers, primitifs. La lumière des lampes était trop crue et me brûlait les yeux.
Pendant une éternité, je n’avais eu que Felurian pour compagne et les clients de l’auberge me
semblaient étranges, en comparaison. Le blanc de leurs yeux était surprenant. Ils sentaient la sueur,
les chevaux et le fer. Leurs voix étaient trop rudes, leur maintien raide et embarrassé.
Mais énumérer tout cela ne fait qu’effleurer la surface du problème. Je me sentais mal à l’aise
dans ma propre peau. C’était extrêmement irritant de porter à nouveau des vêtements et je ne
souhaitais rien tant que pouvoir retrouver ma nudité. Mes pieds étaient comme emprisonnés dans mes
bottes. Sur le long chemin qui m’avait ramené à l’auberge, cent fois j’avais dû me faire violence pour
ne pas me déchausser.
En passant en revue les visages qui m’entouraient, j'ai remarqué celui d’une jeune femme qui
n’avait pas plus de vingt ans. Elle avait des traits délicats et de grands yeux bleus, une bouche faite
pour les baisers. J’ai fait un pas vers elle pour la prendre dans mes bras et…
Je me suis figé au moment où j’allais tendre la main pour caresser son cou et la tête m’a tourné,
comme si j’avais le vertige. Les choses étaient différentes, ici. L’homme assis à côté de cette jeune
femme était son mari, à l’évidence. Cette précision devait sans doute avoir son importance mais ce
n’était qu’un vague détail à l'arrière-plan de ma conscience. Pourquoi n’étais-je pas déjà en train
d’embrasser cette femme ? Pourquoi n’étais-je pas nu, à manger des violettes et jouer de la musique
sous la voûte étoilée ?
J’ai regardé de nouveau autour de moi, et tout m'a paru terriblement ridicule. Les gens étaient
assis sur leurs bancs, engoncés dans plusieurs couches de vêtements, et mangeaient à l’aide de
couverts… Tout cela ma frappé par son manque de naturel et son côté absurde. C’était
incroyablement drôle, comme s’ils jouaient à un jeu et qu’ils ne s’en soient même pas rendu compte.
C’était comme une blague que je venais enfin de comprendre.
Et je me suis mis à rire doucement, mais d’un rire intense et sauvage, plein d’un ravissement
étrange. Il n’avait rien d’humain et il est passé sur la foule comme le vent sur les épis de blé. Ceux
qui se trouvaient assez près de moi pour l’entendre se sont agités sur leur siège et m’ont regardé avec
crainte ou curiosité. Certains ont frémi, se refusant à croiser mon regard.
Leur réaction m’a troublé et, dans l’espoir de me ressaisir, j’ai inspiré profondément et fermé
les yeux. La sensation d’égarement s’est estompée, même si les bottes étaient toujours aussi lourdes à
mes pieds.
Quand j’ai rouvert les yeux, Hespe était plantée devant moi.
— Kvothe…, a-t-elle fait d’une voix hésitante. Vous avez l’air d’aller… bien.
Je lui ai adressé un grand sourire.
— C’est que je me sens bien.
— Nous pensions que vous étiez… perdu.
— Vous pensiez que j’étais perdu à jamais, l'ai-je corrigée en l’accompagnant jusqu’à Marten.
Mort dans les bras de Felurian ou errant dans la forêt, le cerveau fêlé et fou de désir… N’est-ce pas
ce que vous avez pensé ?
Comme tous les regards étaient fixés sur moi, j’ai décidé de profiter de la situation.
— Allons donc, je suis Kvothe. Je suis un Edema Ruh. J’ai étudié à l’Université et je peux
invoquer la foudre, à l’image de Taborlin le Grand. Vous avez vraiment cru que Felurian pourrait
avoir raison de moi ?
— T’aurais à peine eu le temps d’apercevoir son ombre qu’elle t’aurait réglé ton compte, a
commenté une voix rude près de la cheminée.
En me retournant, j’ai vu que c’était celle du violoneux agressif.
— Je vous demande pardon, monsieur ?
— Tu ferais mieux de demander pardon à tous ceux qui sont là, a-t-il répliqué d’un ton
dédaigneux. Je sais pas ce que tu espères gagner dans cette histoire, mais je crois pas que t’as vu
Felurian. Pas même une seconde.
— J’ai fait mieux que la voir, mon ami, ai-je assuré en le regardant droit dans les yeux.
— Si c’était vrai, tu serais fou, maintenant, ou bien mort. À la rigueur, je veux bien admettre
que tu sois fou, mais c’est pas parce qu’une Fae t’a jeté un sort. (Des murmures amusés se sont fait
entendre dans la salle.) Personne l’a vue depuis un sacré bail. Il y a bien longtemps qu’on a plus de
fées dans le coin et t’es pas Taborlin, quoi qu’en disent tes amis. À mon sens, t’es qu’un petit malin
qui racontes des bobards et t’imagines pouvoir te faire un nom par toi-même.
Il était un peu trop près de la vérité et certaines personnes ont commencé à me considérer d’un
œil sceptique.
Avant que j’aie pu répliquer, Dedan s’est exclamé :
— Et cette barbe, alors ? Quand il est parti, il y a trois jours, il avait les joues aussi lisses que
le cul d’un nourrisson.
— C’est toi qui le dis, a répondu le violoneux. J’avais l’intention de la fermer, même si j’ai pas
cru la moitié de ce que t’as raconté à propos de ces bandits ou de l’autre qui fait tomber la foudre…
Je me suis dit : « Sans doute que leur compère est mort et qu’ils veulent honorer sa mémoire en le
faisant mousser un peu. » Mais là, vraiment, c’est pousser le bouchon trop loin. C’est pas très sage de
raconter tous ces mensonges à propos des Faes. J’apprécie pas que des étrangers viennent nous farcir
la tête avec toutes leurs foutaises. Alors tenez-vous tranquilles, tous les cinq. On vous a assez
entendus pour la soirée.
Après avoir lâché sa tirade, le violoneux a ouvert l’étui posé près de lui et en a sorti son
instrument. L’atmosphère de la pièce était devenue vaguement hostile et quelques personnes m’ont
même toisé d’un air mauvais.
— Écoutez, les gars…, s’est écrié Dedan.
Hespe l’a forcé à se rasseoir mais il s’est débattu et a poursuivi :
— J’accepte pas qu’on me traite de menteur. On a été envoyés ici par le Maer lui-même, à
cause des bandits. Et on a fait notre boulot. On s’attend pas à ce que la ville pavoise mais je veux
bien être damné plutôt que laisser dire que je suis un menteur. On a tué ces salopards et après, on a
vu Felurian. Et Kvothe est parti après elle.
Dedan s’est interrompu pour foudroyer l’assistance du regard, et en particulier le violoneux.
— C’est la vérité, et je le jure par ma bonne main droite. Si quelqu’un me traite de menteur, on
va régler ça tout de suite.
Le violoneux a pris son archet et ponctué sa déclaration d’une note discordante.
— Menteur, a-t-il répété en soutenant son regard.
Dedan s’est rué vers lui et les gens ont tiré précipitamment leur chaise pour faire place aux
pugilistes. Le violoneux s’est levé lentement. Il était plus grand que je ne l’aurais cru et les cicatrices
qui couturaient ses phalanges laissaient présumer qu’il savait jouer des poings.
Je me suis interposé pour souffler à l’oreille de Dedan :
— Vous avez sérieusement l’intention de vous battre dans cet état ? S’il vous chope par le bras,
tout ce que vous allez faire, c’est hurler et vous pisser dessus devant Hespe…
Je l’ai senti mollir et je l’ai repoussé vers son siège. Il s’est assis à contrecœur.
— … qui se passe ici ? s’est exclamée une voix de femme derrière moi. Si tu veux lui arranger
le portrait, c’est dehors que ça se passe, mais pas la peine de remettre les pieds ici après. Je te paie
pas pour que tu te castagnes avec les clients ! Compris ?
— Allons, Penny, a dit le violoneux d’un ton conciliant. Je faisais rien que montrer un peu les
dents… C’est lui qui l’a mal pris. Vous pouvez pas me reprocher de vouloir m’amuser un peu, avec
les sornettes que ces gars-là débitent.
Le violoneux était aux prises avec la propriétaire, une femme d’un certain âge rouge de colère.
Elle faisait une bonne tête de moins que lui et s’était haussée sur la pointe des pieds pour lui planter
l’index dans le sternum.
C’est à ce moment-là qu’une voix s’est exclamée près de moi :
— Par la mère de Dieu ! Regarde, Seb ! Elle bouge ! Elle bouge toute seule.
— T’es bourré comme un coing, oui ! C’est la brise, j’te dis.
— Mais y a pas de vent, ce soir. Elle bouge toute seule. Regarde !
C’était de mon shaed qu’il s’agissait, bien entendu. Désormais, plusieurs autres personnes
avaient remarqué qu’il flottait doucement, animé par une brise qui n’existait pas. Je trouvais pour ma
part l’effet assez réussi mais certains membres de l’assemblée semblaient plutôt alarmés.
Les yeux rivés sur ma cape, Penny est venue se planter devant moi.
— Qu’est-ce que c’est ? a-t-elle demandé d’une voix où perçait une pointe de crainte.
— Rien de bien inquiétant, ai-je répondu en présentant un pan du vêtement pour qu’elle
l’examine. C’est ma cape d’ombre. Felurian l’a confectionnée pour moi.
Le violoneux a eu un ricanement méprisant.
Penny l’a foudroyé du regard et s’est risquée à caresser ma cape d’une main hésitante.
— C’est doux, a-t-elle murmuré en levant les yeux vers moi.
Quand elle a croisé mon regard, elle a eu l’air surprise puis s’est écriée :
— Mais vous êtes le gars à Losi !
Avant que j’aie pu demander ce qu’elle voulait dire, une voix de femme a répliqué : « Quoi ? »
et j’ai vu une jeune fille s’approcher de nous. C’était la serveuse rousse qui m’avait si terriblement
embarrassé lors de notre première visite.
Penny m’a désigné de la tête.
— C’est pas ton jouvenceau d’il y a trois espans ? Je l’avais pas reconnu, avec cette barbe.
Losi s’est approchée de moi. Ses boucles de feu cascadaient sur ses épaules nues. Ses yeux
d’un vert dangereux ont examiné ma cape avant de remonter lentement vers mon visage.
— C’est bien lui, a-t-elle dit à sa patronne. Malgré la barbe.
Elle s’est avancée plus près encore, jusqu’à se presser contre moi.
— Les jeunes freluquets portent toujours la barbe dans l’espoir que cela fera d’eux des
hommes.
Elle soutenait mon regard, s’attendant sans doute à ce que je rougisse et que je balbutie comme
je l’avais fait lors de notre première rencontre.
J’ai pensé à tout ce que j’avais appris dans les bras de Felurian et de nouveau j’ai senti monter
en moi ce rire étrange et fou. J’ai eu beau le maîtriser de mon mieux, il continuait à virevolter en moi
quand je lui ai souri.
Elle a brusquement reculé d’un pas et son visage pâle s’est empourpré.
— Bon sang ! ma fille ! qu’est-ce qui t’arrive ? a demandé l’aubergiste en la prenant par le
bras.
Losi a détourné la tête.
— Mais regardez-le, Penny. Regardez-le bien. Il a quelque chose des Faes… Regardez ses
yeux.
Penny m'a dévisagé avec curiosité avant de rougir à son tour et de croiser ses bras sur sa
poitrine, comme si je l’avais vue nue.
— Dieu miséricordieux ! a-t-elle soufflé. Tout ça, c’est vrai, alors ?
— Chaque syllabe, ai-je répondu.
— Comment vous lui avez échappé ?
— Allons, Penny ! s’écria le violoneux d’un ton incrédule. Vous allez pas avaler ces sottises,
quand même ?
Losi s’est tournée vers lui pour répliquer avec fougue :
— Il a l’air de savoir s’y prendre avec les filles, ce qui est loin d’être ton cas, Ben Crayton.
Quand ce gars-là est venu, y a quelques espans, sa petite gueule m’a plu. Mais quand je lui ai proposé
la botte…
— Je m’en souviens, moi ! s’est écrié un homme installé au comptoir. C’était tellement drôle.
J’ai cru qu’il allait se pisser dessus. Il arrivait pas à sortir un mot.
Le violoneux a haussé les épaules.
— Depuis, il se sera fait déniaiser par une fille de ferme. Ça veut pas dire que…
— Tais-toi, Ben ! a ordonné Penny en scrutant mon visage. Y a pas seulement l’histoire de la
barbe… Bon sang ! t’as raison, Losi ! Il a quelque chose des Faes. (Le violoneux a recommencé à
protester mais la patronne l’a foudroyé du regard.) Tu te tais ou tu te tires. Je veux pas de bagarre ici,
ce soir.
Le musicien a jeté un coup d’œil dans la salle et constaté que le vent avait tourné à son
désavantage. Il a attrapé son étui et s’est précipité dehors en grommelant.
Rejetant sa chevelure par-dessus son épaule, Losi s’est rapprochée de moi.
— Elle était vraiment aussi belle qu’on dit ? plus belle que moi ? a-t-elle demandé en relevant
fièrement le menton.
J’ai hésité avant de répondre à voix basse :
— Elle était Felurian, la plus belle de toutes.
J’ai repoussé des doigts la masse de boucles rousses qui retombait sur son oreille puis je me
suis penché pour chuchoter sept mots à son oreille :
— Pourtant, elle n’avait pas ton feu.
Son honneur était sauf et elle m’a aimé pour ces sept mots-là.
— Comment vous avez réussi à vous échapper ? a brusquement demandé Penny.
J’ai regardé la salle et senti que j’avais capté toute l’attention de mon public. Le rire fou des
Faes a cabriolé en moi, j’ai souri plaisamment et ma cape a dansé dans la brise.
Alors je me suis avancé devant la cheminée et j’ai raconté mon histoire.
Ou plutôt je leur ai raconté une histoire. Si j’avais dit la vérité, ils ne m’auraient pas cru.
Felurian m’aurait laissé partir parce que je gardais une chanson en otage ? Cela ne collait pas avec
les ritournelles habituelles.
L’histoire que je leur ai servie était plus proche de celle qu’ils voulaient entendre. Dans cette
version, j’avais poursuivi Felurian jusqu’au royaume des Faes. Nos corps s’étaient unis dans la
clairière crépusculaire. Ensuite, j’avais joué des airs joyeux qui l’avaient fait rire, des complaintes
inquiétantes qui lui avaient coupé le souffle et de douces ballades qui l’avaient fait pleurer.
Mais lorsque j’avais tenté de quitter la Fae, elle n’avait pas voulu me laisser partir. Elle était
trop entichée de mes talents… artistiques.
J’ai bien entendu laissé entendre assez clairement que Felurian avait une haute opinion de moi
en tant qu’amant. Pour cette faute de goût, ma seule excuse était de n’avoir que seize ans, d’être
orgueilleux de ces nouveaux talents et légèrement enclin à la vantardise.
Je leur ai raconté que, lorsque Felurian avait tenté de me retenir au royaume des Faes, nous
avions fait assaut de magie. Pour cette partie de mon récit, je me suis un peu inspiré de Taborlin le
Grand. Il ne manquait rien à la scène, ni le feu ni les éclairs.
J’avais fini par terrasser Felurian mais épargné sa vie. En signe de gratitude, elle avait tissé
pour moi une cape enchantée, m’avait enseigné les secrets de sa magie et offert une feuille d’argent
en souvenir. La feuille était pure invention, bien entendu, mais cela n’aurait pas été une histoire digne
de ce nom si Felurian ne m’avait pas fait trois présents.
Tout bien considéré, c’était une bonne histoire. Et si elle n’était pas entièrement vraie, elle
recélait du moins quelques parcelles de vérité. Pour ma défense, je dois dire que j’aurais pu me
dispenser entièrement de toute vérité : l’histoire aurait été bien meilleure. Les mensonges sont plus
simples et, la plupart du temps, paraissent plus vraisemblables.
Losi ne m’avait pas quitté des yeux un instant, semblant prendre l’affaire comme un véritable
défi aux prouesses des mortelles. Dès que j’ai eu terminé mon histoire, elle a pris possession de ma
personne et m’a conduit à sa petite chambre sous les toits.
J’ai très peu dormi, cette nuit-là, et Losi a été bien plus près de me tuer que Felurian l’avait
jamais été. C’était une partenaire délicieuse, tout aussi merveilleuse que Felurian.
Mais comment est-ce possible ? vous demandez-vous. Comment une mortelle pourrait-elle être
comparée à Felurian ?
C’est plus facile à comprendre si vous envisagez la chose en termes de musique. À certains
moments, un homme appréciera une symphonie. À d'autres, une gigue conviendra mieux à son humeur.
La même chose vaut pour ce qui est de l’amour. Les coussins moelleux d’une clairière au crépuscule
invitent à le faire d’une certaine manière. Le lit étroit de la mansarde d’une auberge en suggère une
autre. Chaque femme est un instrument attendant d’être accordé, choyé et utilisé à la perfection pour
pouvoir faire entendre sa propre musique.
Certaines personnes, ignorant ce que la musique peut représenter pour un musicien itinérant,
pourraient s’offenser de cette façon de voir les choses. Elles pourraient trouver que cette image
dégrade les femmes, me qualifier de blanc-bec, de rustre ou de grossier personnage.
Mais ces gens-là ne comprennent rien à l'amour, ni à la musique ni à moi.
34

RAPIDE

Nous sommes restés quelques jours au Vieux Chêne, notre présence étant des plus appréciées.
La patronne nous a gracieusement offert le gîte et le couvert. Moins de brigands, cela signifiait des
routes plus sûres et davantage de clients, et Penny savait que notre présence attirerait plus de monde
que n’importe quel violoneux.
Nous avons bien profité de notre séjour, faisant bon usage des repas chauds et de nos couches
moelleuses. Hespe soignait sa jambe et Dedan son bras cassé. Les blessures superficielles que
j’avais récoltées au cours de mon combat contre les bandits étaient guéries depuis longtemps, mais
j’en avais de toutes fraîches : essentiellement des griffures dans le dos.
Nous en étions venus à nous tutoyer, Tempi et moi. Je lui ai montré les techniques de base du
luth et il a repris son enseignement. Mon entraînement consistait en discussions courtes et intenses à
propos du Lethani et à pratiquer le Ketan jusqu’à épuisement.
J’ai aussi écrit une chanson sur mon expérience avec Felurian. Au départ, elle s’appelait Versé
dans le crépuscule, ce qui n'est pas très bon, vous le reconnaîtrez aisément. Heureusement, elle n’a
pas conservé ce titre très longtemps et la plupart des gens la connaissent aujourd’hui sous le nom de
Chanson interrompue.
Ce n’est pas ce que j’ai fait de mieux, mais elle était facile à retenir. Les clients de l’auberge
semblaient l’apprécier et, quand j’ai entendu Losi la siffloter tout en servant à boire, j’ai su qu’elle
allait se répandre comme une traînée de poudre.
Comme les gens continuaient à me réclamer des histoires, je leur ai servi certains événements
intéressants de ma vie. Je leur ai raconté comment j’avais été admis à l’Université alors que j’avais
tout juste quinze ans. Comment j’avais été reçu à l’Arcanum en trois jours à peine. Comment j’avais
invoqué le nom du vent dans une crise de rage, lorsque Ambrose avait brisé mon luth…
Malheureusement, le troisième soir, j’étais à court d’histoires vraies. Alors, puisque mon
public était insatiable, j’ai emprunté à Illien une de ses aventures, y ajoutant quelques détails volés à
Taborlin pour faire bonne mesure.
Je n’en suis pas très fier et, pour ma défense, je voudrais préciser que j’étais passablement ivre.
Qui plus est, il y avait dans l’assistance plusieurs très jolies femmes, et il y a quelque chose de
diabolique dans le regard d’une jolie femme captivée par vos propos. Quelque chose capable de
faire faire n’importe quoi à un jeune imbécile, et je ne faisais pas exception à la règle.
Pendant ce temps, Dedan et Hespe, à l’image de tous les jeunes couples, évoluaient dans le petit
monde exclusif qu’ils s’étaient bâti. C’était un régal de les voir. Dedan était tout attentionné, plus
silencieux. Le visage d’Hespe avait perdu de sa dureté. Ils passaient beaucoup de temps enfermés
dans leur chambre, sans doute pour récupérer le manque de sommeil…
Marten flirtait outrageusement avec Penny, buvait assez pour noyer un poisson et s’amusait pour
quatre.
Ne voulant pas abuser de l’hospitalité de la patronne, nous avons quitté Le Vieux Chêne au bout
de trois jours. Moi, j’ai été plutôt content de partir. Entre l'entraînement dispensé par Tempi et les
attentions que me prodiguait Losi, je dois avouer que j’étais presque sur les rotules.

Nous nous sommes lentement remis en route vers Severen. En partie à cause de la jambe
d’Hespe mais aussi parce que nous savions que le temps qu’il nous restait à passer ensemble touchait
à sa fin. Malgré les difficultés, nous étions devenus très proches et c’était difficile de nous séparer
après avoir partagé une telle expérience.
Le bruit de nos aventures nous avait précédés. Aussi, lorsque nous nous arrêtions le soir dans
quelque auberge, nous n’avions aucun mal à obtenir le gîte et le couvert, parfois sans débourser un
sou.
Le quatrième jour de notre voyage, nous avons croisé une petite troupe de comédiens. Ce
n’étaient pas des Edema Ruh et ils avaient l’air de traverser une mauvaise passe. Ils n’étaient que
quatre : un homme d’un certain âge, deux d’une vingtaine d’années et un garçon qui devait en avoir
huit ou neuf. Ils étaient en train de charger leur carriole branlante quand nous nous sommes arrêtés
pour qu’Hespe puisse se reposer un peu.
— Bonjour, les comédiens ! ai-je lancé.
Ils m’ont regardé d’un air inquiet mais se sont apaisés en apercevant mon luth.
— Salut, le barde ! ont-ils répondu.
J’ai ri et leur ai serré la main.
— Il n’y a pas de barde, ici… Je chante un peu, c’est tout.
— C’est quoi, votre route ? m’a demandé le plus vieux.
— Du nord au sud. Et vous ?
Le vieil homme s’est tout à fait détendu en découvrant que nous n’allions pas dans la même
direction.
— D’est en ouest, a-t-il répondu.
— Comment vont les affaires ?
Il a haussé les épaules.
— On n’a pas eu beaucoup de chance, ces derniers temps. Mais on a entendu parler d’une dame
Chalker, à deux jours d’ici. Il paraît qu’on est toujours bien reçu chez elle, pour peu qu’on sache
gratter un peu de violon ou jouer la pantomime. On espère pouvoir se faire quelques sous.
— Ça allait mieux quand on avait l’ours, a précisé le plus jeune. Les gens, ils ouvrent
facilement leur bourse pour voir un combat avec un ours.
— Il est tombé malade à cause d’une morsure de chien, a expliqué le vieux. Il y a près d’un an
qu’il est mort.
— Quel dommage, ai-je compati. Les ours ne sont pas faciles à trouver. (Ils ont hoché la tête en
silence.) J’aurais une nouvelle chanson pour vous. Qu’est-ce que vous me donneriez en échange ?
Le vieux m’a regardé avec méfiance.
— Ce qui est nouveau pour vous, ça l’est rarement pour nous. Et puis une nouvelle chanson,
c’est pas forcément une bonne chanson, si vous voyez ce que je veux dire.
— Vous allez pouvoir en juger par vous-mêmes, ai-je annoncé en tirant mon instrument de son
étui.
J’avais composé cette chanson de façon qu’elle soit facile à retenir et à chanter mais j’ai dû la
répéter deux fois avant qu’ils parviennent à s’en souvenir. Comme je l’ai déjà précisé, ce n’étaient
pas des Edema Ruh.
— Elle est pas mauvaise, a admis le vieil homme à contrecœur. Et puis tout le monde apprécie
les histoires de Felurian… mais je sais pas ce qu’on pourrait vous donner en échange.
— Moi, j’ai inventé d’autres paroles pour Rétameur ambulant ! s’est écrié le jeune garçon.
Ses compagnons ont essayé de le faire taire mais j’ai souri.
— J’aimerais bien entendre ça, ai-je dit. Le jeune garçon s’est fièrement rengorgé avant de se
mettre à chanter d’une voix flûtée :

Au bord de la rivière, en un lieu retiré,


J’ai surpris un beau jour la fille d’un fermier.
Dès qu’elle m’a vu, elle m’a confessé
Pas proprement se sentir débarbouillée
Si nul à sa toilette n’avait assisté.
C'est pour ça qu'aussitôt elle a recommencé.

J’ai ri.
— C’est très bon, lui ai-je dit. Mais que penses-tu de ceci ?
Au bord de la rivière, en un lieu retiré,
J’ai surpris un beau jour la fille d’un fermier.
Dès qu’elle m’a vu, elle m’a confessé
Pas proprement se sentir débarbouillée
Si d’aventure à sa toilette on avait assisté.
C’est pour ça qu’aussitôt elle a recommencé.

— J’aime mieux ce que j’ai fait, a-t-il dit après avoir réfléchi un moment.
— Tu as raison. Il faut savoir défendre sa propre version.
Je lui ai tapé sur l’épaule puis je me suis tourné vers le vieil homme.
— Quelles sont les nouvelles ? ai-je demandé.
— Il y aurait des brigands au nord d’ici, dans l’Eld.
— Plus maintenant. J’ai entendu dire qu’on s’en était débarrassé.
Le vieil homme a réfléchi un instant.
— Il paraît qu’Alveron va épouser dame Lackless, a-t-il ajouté.
— Je connais un poème sur elle ! s’est exclamé le jeune garçon :

Devant la porte des Lackless


Sept choses se tiennent…

Le vieil homme l'a fait taire d’une calotte sur la nuque.


— Faut l’excuser, a-t-il dit d’un ton navré. Le gamin a de l’oreille mais pas beaucoup de
manières.
— En fait, j’aimerais beaucoup l’entendre. Il a haussé les épaules et le jeune garçon l’a
foudroyé du regard avant d’entonner :

Devant la porte des Lackless


Sept choses se tiennent sur le seuil.
L’une est un anneau qui n'est pas porté
L’une est un mot qui a été renié
L’une est une heure pas encore venue
L’une est une chandelle sans lumière
L’une est un fils qui porte le lignage
L’une est une porte qui retient le flux
L’une est une chose gardée bien serrée
Puis vient ce qui vient avec le sommeil.

— C’est un de ces bouts rimés à charade…, a dit le père, l’air confus. Dieu sait où il est allé
pêcher ça, mais il ferait mieux de pas ressortir tout ce qui lui passe par les oreilles.
— Où as-tu entendu cette chanson ? ai-je demandé.
Le jeune garçon s’est gratté le genou puis a haussé les épaules.
— Je sais plus. C’étaient des gosses…
— Faut qu’on y aille, a fait le vieil homme en regardant le ciel. (J’ai pioché dans ma bourse et
lui ai donné un noble d’argent.) Qu’est-ce que c’est que ça ?
Il a examiné la pièce d’un air soupçonneux.
— C’est pour votre ours, ai-je expliqué. Moi aussi j’ai traversé quelques mauvaises passes
mais je suis en fonds, en ce moment.
Ils sont partis après m'avoir abondamment remercié. Les pauvres… Pas un Edema Ruh qui se
respecte ne s’abaisserait jusqu’à exhiber un ours. Cela ne demandait aucun talent, il n’y avait aucune
fierté à exécuter un tel numéro.
Mais on ne pouvait tout de même pas leur reprocher de ne pas être des Edema, et il fallait
s’entraider, entre baladins. Personne d’autre ne viendrait nous porter secours.

Tempi et moi consacrions les heures de marche à discuter du Lethani et les soirées à pratiquer
le Ketan. J’avais fait des progrès et il m’est arrivé d’atteindre Saisir la pluie avant que Tempi ne me
signale une petite erreur de posture et ne me fasse reprendre les enchaînements depuis le début.
Ce soir-là, nous avions trouvé un coin tranquille, un peu à l’écart de l’auberge où nous nous
étions arrêtés pour la nuit. Dedan, Hespe et Marten buvaient un coup à l’intérieur. Je pratiquais
consciencieusement mon Ketan pendant que Tempi, assis contre un arbre, faisait des gammes avec
une farouche détermination. Encore et encore. Encore et encore.
Je venais de terminer Mains en coupe quand j’ai perçu un mouvement à la lisière de mon champ
de vision. Je ne me suis pas arrêté, parce que Tempi m’avait appris à éviter toute distraction pendant
la pratique du Ketan. Si je m’étais tourné pour voir ce qui se passait, Tempi m’aurait fait
recommencer.
Adoptant une lenteur douloureuse, j’ai commencé Danse à l’envers, mais, dès que j’ai eu posé
mon talon sur le sol, j’ai su que mon équilibre était instable. Je m’attendais à ce que Tempi
intervienne mais il n’en a rien fait.
J’ai interrompu mon mouvement et me suis retourné. Quatre mercenaires adems approchaient
d’une démarche féline. Tempi s’était déjà levé pour aller à leur rencontre, mon luth rangé dans son
étui et appuyé contre un arbre.
Les cinq Adems se sont regroupés en un cercle presque assez étroit pour que leurs épaules se
touchent. Si près que je ne pouvais entendre le plus petit murmure ni voir bouger leurs mains.
Cependant, en regardant son dos, j’ai compris que Tempi était sur la défensive.
Il était hors de question que je l’appelle, car cela aurait été considéré comme très grossier,
aussi me suis-je avancé. Mais, avant que je sois arrivé assez près pour saisir ce qui se disait, l’un
des mercenaires m’a arrêté en appuyant fermement sa main sur mon plexus.
Sans réfléchir, j’ai répliqué avec Lion rampant, l’attrapant par le pouce pour faire tourner son
poignet vers l'extérieur. Il a libéré sa main sans le moindre effort apparent et a tenté de me faire un
croche-pied avec Chasser la pierre. J’avais eu le temps de faire Danse en arrière quand il m’a frappé
à la tempe de l’autre main, juste assez pour m’étourdir un instant sans vraiment me faire mal.
Ma fierté n’en a pas moins été piquée, car c’était ainsi que Tempi me récompensait quand je
bâclais mon Ketan.
— Rapide, a dit le mercenaire en aturan.
C’est seulement quand j’ai entendu sa voix que je me suis rendu compte que c’était une femme.
En fait, son allure n’était pas particulièrement masculine mais on aurait dit la copie conforme de
Tempi. Comme lui, elle avait les cheveux blond-roux, les yeux gris pâle, une expression impassible
et des vêtements rouge sang. Elle était un peu plus grande et avait les épaules plus larges. Épousant
son corps svelte, sa tenue révélait les courbes de ses seins et de ses hanches fuselées.
En les observant plus attentivement, j’ai vu qu’en fait trois des quatre mercenaires étaient des
femmes. Celle qui me faisait face avait une fine cicatrice en travers du sourcil et une autre au menton,
qui ressemblaient aux marques que Tempi avait sur les bras et la poitrine. Même si elles n’avaient
rien d’horrible, elles conféraient un aspect menaçant à son visage impassible.
« Rapide », avait-elle dit. À première vue, ç’aurait pu passer pour un compliment, mais j’avais
été raillé assez souvent par le passé pour savoir que ce n’en était pas un.
Pire encore, dans un mouvement ample, elle a posé sa main droite dans le creux de ses reins,
paume en l’air. Malgré ma connaissance rudimentaire du langage des signes adem, je savais ce que
cela signifiait : sa main était aussi loin que possible de la poignée de son épée… Sur ce, elle a
détourné son regard. Je venais d’être décrété parfaitement inoffensif et d’une façon particulièrement
insultante, de surcroît.
J’ai lutté pour garder une mine impassible, car n’importe quelle expression n’aurait fait
qu’aggraver le mépris qu’elle avait pour moi.
Tempi m’a fait signe de retourner près de l’arbre.
— Va, a-t-il dit. Sérieux. Cérémonieux.
J’ai obtempéré à contrecœur, ne voulant pas faire de scène.
Les Adems ont conversé près d’un quart d’heure, pendant que je travaillais mes enchaînements.
Bien que je n’aie rien entendu de leur conversation, il était évident qu’ils étaient en train de se
disputer. Leurs gestes étaient tranchants et lourds de colère, le positionnement de leurs pieds agressif.
Les quatre mercenaires ont fini par repartir en direction de la route. Tempi est venu me
rejoindre au moment où je travaillais Battre le grain.
— Trop large. Irritation.
Il a frappé ma jambe arrière et poussé mon épaule pour montrer que mon équilibre était
instable.
J’ai avancé mon pied et recommencé le mouvement.
— Qui sont-ils, Tempi ?
— Des Adems, a-t-il répondu simplement en retournant s’asseoir au pied de l’arbre.
— Tu les connais ?
— Oui.
Tempi a sorti le luth de son étui. Quand ses deux mains étaient occupées, il était doublement
silencieux. Je me suis remis à la pratique du Ketan, car tenter d’obtenir une réponse aurait été aussi
difficile que de lui arracher une dent.
Deux heures ont passé et le soleil a commencé à descendre derrière la cime des arbres.
— Demain, je pars, a-t-il dit.
Comme ses mains étaient toujours posées sur les cordes, je n’ai pu deviner son humeur.
— Où ?
— Vers Haert. Vers Shehyn.
— Ce sont des villes ?
— Haert est ville. Shehyn mon professeur.
— Tu as des ennuis parce que tu m’enseignes ? ai-je demandé.
Il a reposé le luth dans son étui et refermé le couvercle.
— Peut-être. Oui.
— C’est interdit ?
— Plus que interdit.
Nous sommes restés silencieux un moment.
— Tu vas avoir beaucoup d’ennuis ? ai-je fini par demander.
— Beaucoup ennuis, a-t-il répondu avec une note d’inquiétude très inhabituelle. Peut-être
c’était pas sage.
Tempi s’est levé pour commencer les enchaînements du Ketan et je l’ai imité.
Nous nous mouvions de conserve aussi lentement que le soleil couchant.
J’ai alors pensé aux paroles de Cthaeh, à la seule bribe d’information utile qu’il ait laissée
filtrer pendant notre conversation. « Tu te riais des Faes jusqu'à ce que tu en rencontres une. Rien
d’étonnant à ce que tes congénères éduqués fassent de même avec les Chandrians. Il te faudra
laisser loin derrière toi les Quatre Coins de la civilisation avant de trouver quelqu’un qui te
prenne au sérieux. Tu n’as pas la moindre chance d’y parvenir avant d’avoir atteint les monts des
Tempêtes. »
Felurian avait déclaré que Cthaeh ne disait que la vérité.
— Je peux t’accompagner ? ai-je demandé.
— Accompagner ? a répété Tempi, les mains décrivant un cercle gracieux destiné à briser les
os de l’avant-bras.
— Voyager avec. Suivre. Jusqu’à Haert.
— Oui.
— Cela pourrait t’épargner des ennuis ?
— Oui.
— Je viendrai.
— Je te remercie.
35

BARBARES ET FOUS

À vrai dire, tout ce que je souhaitais, c’était retourner à Severen et profiter des faveurs du Maer
tant que le récit de mes exploits était encore frais dans sa mémoire. Je voulais retrouver Denna et
faire la paix avec elle.
Mais Tempi avait des ennuis parce qu’il m’avait fait partager son savoir. Je ne pouvais pas le
planter là et le laisser affronter la situation seul. De plus, Cthaeh m’avait annoncé que Denna avait
déjà quitté Severen. Il n’était pas nécessaire d’être un oracle pour le savoir : j’étais parti depuis un
mois et elle n’était pas du genre à traîner longtemps au même endroit.
Aussi, le lendemain, notre groupe s’est séparé pour prendre des chemins différents. Dedan,
Hespe et Marten sont partis vers le sud pour faire leur rapport à Severen et toucher leur solde. Tempi
et moi avons pris la direction du nord-est, vers les monts des Tempêtes et l’Ademre.
— Vous êtes sûr que je peux pas lui donner la cassette ? a demandé Dedan pour la cinquième
fois.
— Oui, j’ai promis au Maer de la lui remettre en personne, ai-je menti. Mais vous devez lui
donner ce pli. (J’ai tendu au mercenaire la lettre que j’avais rédigée dans la nuit.) Il explique pour
quelle raison je vous ai confié le commandement. Vous pourrez peut-être en tirer une gratification
supplémentaire…
Dedan s’est rengorgé et a pris la lettre avec déférence.
Près de nous, Marten a émis un bruit que l’on aurait pu prendre pour une quinte de toux.

Avec le temps, je suis parvenu à soutirer à Tempi quelques informations à propos des
mercenaires. J’ai même fini par apprendre que la coutume, pour quelqu’un de sa position sociale,
exigeait qu’il demande la permission avant de prendre un élève.
Les choses étaient compliquées par le fait que j’étais un étranger. Un barbare. En me
transmettant ses connaissances, il semblait que Tempi avait fait bien pire que transgresser une
coutume. Il avait détruit la confiance que lui témoignaient son professeur et son peuple.
— Va-t-il y avoir un genre de procès ? ai-je demandé.
Il a secoué la tête.
— Pas de procès. Shehyn me posera des questions. Je dirai : « J’ai vu en Kvothe fer de bonne
qualité. Il est du Lethani. Il a besoin du Lethani pour le guider. » Shehyn va t’interroger sur le Lethani
pour voir si j’avais raison. Shehyn décidera si tu es fait d’un fer digne d’être forgé.
Sa main a décrit un cercle pour signifier embarras.
— Et que se passera-t-il si je ne le suis pas ?
— Pour toi ? Incertitude. Pour moi ? Je serai coupé.
— Coupé ? ai-je répété, espérant avoir mal compris.
Il a brandi la main et remué les doigts.
— Adems. (Il a fermé le poing et l’a secoué.) Ademre. (Ensuite, il a ouvert la main et a touché
son petit doigt.) Tempi. (Il a touché les autres doigts.) Ami. Frère. Mère. (Il a touché le pouce.)
Shehyn. (Puis il a fait le geste de trancher son petit doigt et de le jeter au loin.) Coupé, a-t-il dit.
Pas tué, alors, mais exilé. Je commençais à recouvrer un souffle régulier quand mon regard a
croisé celui de Tempi. L’espace d’un instant, il y a eu une fêlure dans ce masque impassible et, par
cette fêlure, j’ai entrevu la vérité : la mort était pour lui un châtiment plus doux que l'exil. Il était
terrifié, aussi terrifié que tous ceux que j’avais vus l’être.

Nous sommes tombés d’accord pour que je m’en remette entièrement à Tempi pendant notre
voyage jusqu’à Haert. Il me restait environ quinze jours pour peaufiner ce que je savais afin de faire
bonne impression devant les supérieurs de Tempi.
Ce matin-là, avant de commencer nos exercices, Tempi m’a demandé d’ôter mon shaed. Je l’ai
quitté à regret et, quand je l’ai plié pour le ranger dans mon sac, j’ai été surpris de voir qu’il prenait
si peu de place.
Le rythme auquel m’a soumis Tempi s’est révélé éreintant. Nous avons commencé par nous
livrer tous les deux à cette danse d’étirements que je l’avais vu souvent pratiquer. Ensuite, au lieu de
l’habituelle promenade faite d’un bon pas, nous avons couru pendant une heure. Après, nous sommes
passés aux enchaînements du Ketan et Tempi a corrigé d’innombrables erreurs. Puis nous avons
marché près de deux kilomètres.
Pour finir, nous nous sommes assis pour discuter du Lethani. Le fait que la conversation se
déroule en adémic ne facilitait pas les choses mais nous étions d’avis qu’il valait mieux que je
m’immerge complètement dans ce langage afin de pouvoir m’exprimer comme une personne civilisée
dès notre arrivée à Haert.
— Quel est le but du Lethani ? m’a demandé Tempi.
— Nous donner un chemin à suivre ?
— Non, a déclaré sévèrement Tempi. Le Lethani n’est pas un chemin.
— Quel est le but du Lethani, Tempi ?
— Guider nos actes. En suivant le Lethani, tu agis comme il se doit.
— Ce n’est pas une voie ?
— Non. Le Lethani est ce qui nous aide à choisir la voie.
Ensuite, nous recommencions le cycle. Course, Ketan, marche, discussion. Tout cela prenait
environ deux heures et, dès que nous avions terminé, nous reprenions.
À un moment donné, au cours de notre discussion, j’ai commencé à signer euphémisme. Mais
Tempi m’a arrêté de la main.
— Quand nous parlons du Lethani, tu ne dois faire aucun de ces gestes.
Rapidement, il a signé excitation, négation et d’autres expressions que je n’ai pas comprises.
— Pourquoi ? ai-je demandé.
— Quand tu parles du Lethani, cela ne doit pas venir d’ici, a-t-il expliqué en touchant ma tête.
Ni d’ici. (Il a tapoté ma poitrine et fait courir ses doigts jusqu’à ma main gauche.) La véritable
connaissance du Lethani réside au plus profond. Elle vit ici. (Il a indiqué mon ventre.) Tu dois parler
de là, sans réfléchir.
Au fil du temps, j’ai lentement pris conscience des règles tacites qui encadraient nos
discussions. Elles étaient non seulement destinées à m’enseigner le Lethani, mais censées révéler à
quel point sa compréhension s’était profondément enracinée en moi.
Cela impliquait de répondre aux questions rapidement, sans observer les pauses ponctuant
habituellement la conversation en adémic. L’on n’était pas censé donner une réponse réfléchie mais
une réponse valable. Lorsque l’on comprenait vraiment le Lethani, cela était évident dans vos
réponses.
Course. Ketan. Marche. Discussion.
Avant midi, nous avions terminé le troisième cycle. Après six heures de ce traitement, j’étais
trempé de sueur et presque convaincu que j’allais mourir. Après avoir mangé et pris une heure de
repos, nous avons repris l’entraînement. Nous avons accompli trois autres cycles avant de nous
arrêter pour la nuit.
Nous avons établi notre camp au bord de la route. J’ai mangé en dormant à moitié, puis j’ai
étalé ma couverture, et me suis enveloppé dans mon shaed. J’étais dans un tel état d’épuisement qu’il
m’a paru aussi doux et aussi chaud qu’un édredon de plume.
En plein milieu de la nuit, Tempi m’a secoué pour me réveiller. La part animale en moi avait
beau le haïr, j’ai su que c’était nécessaire dès que j’ai ouvert un œil. Mon corps courbatu était
endolori mais les lents mouvements familiers du Ketan ont dénoué mes muscles raidis. Ensuite,
toujours à la demande de Tempi, j’ai fait une série d’étirements puis j’ai bu un verre d’eau. J’ai
dormi comme une pierre le reste de la nuit.
Le deuxième jour a été pire. Même solidement arrimé dans mon dos, mon luth était devenu un
incroyable fardeau. L’épée que j’aurais été incapable de manier tirait sur ma ceinture. Mon sac
semblait aussi lourd qu’une pierre de meule et j’ai regretté de ne pas avoir confié la cassette à
Dedan. Quand nous courions, mes jambes cotonneuses se dérobaient sous moi et mon souffle brûlait
dans ma gorge comme un soufflet de forge.
Les seuls instants de repos que nous connaissions, c’était lorsque nous discutions du Lethani, et
ils étaient trop brefs. Mon esprit battait la campagne sous l’effet de l’épuisement et je devais faire
appel à toute ma concentration pour ordonner mes pensées et tenter de répondre correctement. Malgré
cela, mes réponses irritaient Tempi. Chaque fois, il secouait la tête, expliquait mon erreur.
J’ai fini par abandonner l’idée de répondre correctement. Trop las pour m’en soucier, j’ai cessé
d’ordonner mes pensées indociles, me laissant aller simplement au plaisir de pouvoir m’asseoir
quelques minutes. La plupart du temps, j’étais même trop épuisé pour me rappeler ce que je disais
mais, curieusement, Tempi semblait trouver ces réponses davantage à son goût. C’était une
bénédiction, car, lorsqu'elles lui plaisaient, nos discussions duraient plus longtemps et augmentaient
d’autant mon temps de repos.
Le troisième jour, je me sentais bien mieux. Mes muscles n’étaient plus si douloureux. Mon
souffle était plus régulier. Ma tête était claire et légère, comme une feuille emportée par le vent. Dans
cet état d’esprit, les réponses aux questions de Tempi me venaient avec aisance, aussi facilement
qu’une chanson.
Course. Ketan. Marche. Discussion. Trois cycles. Puis, alors que nous pratiquions le Ketan sur
le bord de la route, je me suis effondré.
Tempi me surveillait de près et il m’a rattrapé avant que j’aie heurté le sol. Pendant quelques
minutes, tout a tourné autour de moi avant que je me rende compte que j’étais installé à l’ombre d’un
arbre.
— Bois, a dit Tempi en me rendant ma gourde.
Je n’avais pas envie d’eau mais j’en ai tout de même pris une gorgée.
— Je suis désolé, Tempi.
Il a secoué la tête.
— Tu es allé loin, avant de tomber, et sans te plaindre. Tu as fait la preuve que l’esprit est plus
fort que le corps. C’est bien. Quand l’esprit contrôle le corps, c’est dans la voie du Lethani. Mais
connaître ses limites, c’est aussi dans la voie du Lethani. Il vaut mieux s’arrêter au bon moment que
courir jusqu’à tomber.
— À moins que tomber ne soit dans la voie du Lethani, ai-je dit sans réfléchir.
Tempi m’a accordé un de ses rares sourires.
— Oui. Tu commences à voir.
J’ai souri à mon tour.
— Ton aturan est très au point, Tempi.
Il a cligné des yeux. Inquiétude.
— Nous parlons dans ma langue, pas dans la tienne.
— Je ne parle pas…
J’avais commencé à protester mais j’ai entendu les mots que j’employais. Sceopa teyas. La tête
m’a tourné.
— Bois encore, a dit Tempi.
Bien qu’il ait contrôlé son expression comme à son habitude, j’ai deviné qu’il était soucieux.
Pour le rassurer, j’ai bu une autre gorgée. Soudain, comme si mon corps s’était soudain rendu
compte qu’il avait besoin d’eau, j’ai éprouvé une soif intense et j’ai bu à longs traits. Je me suis
arrêté avant d’avoir gonflé mon estomac et Tempi a hoché la tête, approbation.
— Je parle bien, alors ? ai-je demandé, pour oublier la soif qui me tenaillait encore.
— Tu parles bien pour un enfant. Très bien pour un barbare.
— Seulement bien ? Je me trompe dans les mots ?
— Tu bouges trop les yeux, a-t-il dit en plongeant son regard dans le mien sans battre des
paupières. Et tes mots sont corrects mais simples.
— Il faut que tu m’en apprennes d’autres, alors.
Il a secoué la tête. Sérieux.
— Tu connais déjà trop de mots.
— Trop ? J’en connais trop peu !
— Il ne s’agit pas des mots mais de leur utilisation. Il y a un art de s’exprimer, en Ademre. Il y
a ceux qui peuvent dire beaucoup de choses en une chose. Shehyn est ainsi. D’un souffle, ils
expriment une chose et les autres y trouvent du sens pendant un an. Trop souvent, tu en dis plus que tu
n’as besoin de dire. (Léger reproche .) Tu ne devrais pas parler en adémic comme tu chantes en
aturan. Une centaine de mots pour célébrer une femme, c’est trop. Notre langage est plus concis.
— Alors, quand je rencontre une femme, je dois simplement dire : « Vous êtes belle » ?
Tempi a secoué la tête.
— Non. Tu dois simplement dire : « Belle » et laisser la femme décider du reste de ce que tu
veux dire.
— Ce n’est pas… ? Cela ne prête pas à confusion ?
— Cela prête à réflexion, a-t-il déclaré fermement. C’est délicat. Celui qui s’exprime devrait
toujours garder à l’esprit qu’il ne faut pas parler trop. (Désapprobation.) C’est…
Il s’est tu, comme si un mot lui échappait.
— Grossier ?
Négation. Frustration.
— À Severen, il y a des gens qui sentent mauvais et il y a aussi des gens qui ne sentent pas
mauvais. Ce sont tous des gens mais ceux qui ne sentent pas mauvais sont des gens de qualité. (Il a
tapoté ma poitrine du doigt.) Tu n’es pas un chevrier. Tu es un étudiant du Lethani, mon élève. Tu
dois parler comme une personne de qualité.
— Mais que fais-tu de la précision, de la clarté ? Que fais-tu si tu dois construire un pont ? Il y
a beaucoup d’éléments. Chacun d'eux doit être clairement désigné.
— Bien sûr, a dit Tempi. (Accord) Parfois. Mais la plupart du temps, pour les choses
importantes, la délicatesse c’est mieux. Être bref, c’est mieux.
Il s’est penché pour m’attraper par l’épaule. Puis il a levé les yeux et soutenu mon regard un
court moment. Il a eu un petit sourire tranquille.
— Fier, a-t-il dit.

J’ai passé le reste de la journée à récupérer lentement. Nous marchions quelques kilomètres,
pratiquions le Ketan puis discutions du Lethani avant de reprendre notre marche. Ce soir-là, nous
nous sommes arrêtés dans une auberge où j’ai mangé comme quatre. Ensuite, je me suis endormi
comme une masse avant même que le soleil soit couché.
Le lendemain, nous avons repris nos cycles habituels, mais seulement deux le matin et deux
l’après-midi. Mon corps était encore douloureux, mais je ne délirais plus sous l’effet de
l’épuisement. Par bonheur, grâce à un petit ajustement mental, je suis parvenu à recouvrer l’étrange
état de lucidité avec lequel j’avais répondu aux questions de Tempi la veille.
Les jours suivants, j’en suis venu à nommer cet état d’esprit Feuille dans le vent.
C’était un cousin éloigné du Cœur de pierre, cet exercice appris bien longtemps auparavant.
Cependant, ce dernier était essentiellement pratique : les émotions étaient mises de côté, permettant
de se concentrer sur l’esprit, ce qui facilitait sa division en compartiments et permettait de maintenir
l’Alar, dont le rôle était essentiel.
D’un autre côté, la Feuille dans le vent me paraissait peu utile. Certes, c’était relaxant d’en
arriver à avoir l’esprit vide, flottant, qui vagabonde avec légèreté d’une chose à l’autre. Mais à part
m’aider à improviser des réponses aux questions de Tempi, il me semblait que cette technique n’avait
pas de valeur pratique. C’était l’équivalent mental d’un tour de cartes.
Le huitième jour, mon corps ne me faisait plus souffrir en permanence et Tempi a intégré à notre
entraînement un nouvel élément : après le Ketan, nous combattions. C’était difficile, car c’était le
moment où j’étais le plus fatigué, mais après le combat nous nous asseyions pour nous reposer et
discuter du Lethani.
— Pourquoi souriais-tu en combattant, aujourd’hui ? m’a demandé Tempi.
— Parce que j’étais heureux.
— Cela t’a plu, de te battre ?
— Oui.
Tempi a exprimé son mécontentement.
— Ce n’est pas dans l’esprit du Lethani.
J’ai réfléchi un instant avant de poser ma question suivante :
— Un homme peut-il prendre plaisir à combattre ?
— Non. Tu prends plaisir à agir en accord avec le Lethani.
— Mais si l’esprit du Lethani demande que je me batte ? Pourquoi ne pas y prendre plaisir ?
— Non. Tu dois prendre plaisir à suivre l’esprit du Lethani. Si tu te bats bien, tu peux prendre
plaisir à le faire bien. Mais pour le combat en lui-même, tu ne dois ressentir que devoir et chagrin.
Seuls les barbares et les fous prennent plaisir à combattre. Celui qui aime le combat en lui-même a
abandonné l’esprit du Lethani.

Le onzième jour, Tempi m’a montré comment intégrer mon épée dans l’exercice du Ketan. La
première chose que j’ai apprise, c’est qu’elle devient vite très lourde quand on la tient à bout de
bras.
Avec les combats et le maniement de l'épée, chaque cycle durait désormais près de deux heures
et demie. Pourtant, nous avons gardé le même rythme. Trois cycles avant midi, trois cycles après.
Quinze heures d’entraînement. Je sentais mon corps s’endurcir, devenir plus rapide et plus svelte, à
l’image de celui de Tempi.
Nous courions, j’apprenais, et Haert se rapprochait chaque jour un peu plus.
36

BEAUTÉ ET BRANCHE

Au cours de notre voyage, nous avons traversé rapidement plusieurs petites villes, nous arrêtant
seulement pour nous ravitailler. Je ne prêtais guère attention au paysage. Mon esprit était concentré
sur le Ketan, le Lethani et le langage que j’apprenais.
Au fil de notre progression sur les contreforts des monts des Tempêtes, le terrain est devenu
rocailleux. La route, plus étroite, serpentait pour contourner vallées encaissées, escarpements
rocheux et chaos d’éboulis. L’air s’est rafraîchi plus que je ne l’aurais cru possible en plein été.
Nous avons bouclé en quinze jours un périple d’environ quatre cent cinquante kilomètres.
Haert était la première ville adem que j’avais jamais vue et, pour un regard aussi inexpérimenté
que le mien, il était difficile de la considérer comme une ville. Il n’y avait pas de grand-rue bordée
de maisons et d’échoppes. Les bâtiments que je découvrais, éloignés les uns des autres et aux formes
étranges, se confondaient avec le relief naturel du terrain, comme pour se dissimuler à la vue.
J’ignorais que les puissantes tempêtes qui avaient donné leur nom à la chaîne de montagnes étaient
très fréquentes dans la région. Les vents violents et changeants auraient éventré les structures
anguleuses et saillantes qui caractérisaient les maisons en rondins communes dans les plaines.
C’est pour cette raison que les Adems avaient dû faire preuve d’ingéniosité afin de protéger
leurs demeures des éléments. Elles étaient bâties sous le vent, à flanc de colline ou à l’abri d’une
butte. Elles étaient creusées dans le sol ou la roche des falaises. Certaines se fondaient si bien dans
le paysage qu’on ne découvrait leur présence qu’au dernier moment.
Il y avait cependant une exception, un groupe de constructions basses en pierre, blotties les unes
contre les autres à quelque distance de la route.
Nous nous sommes arrêtés devant la plus grande. Tempi s’est tourné vers moi en resserrant
nerveusement les lanières de cuir qui fermaient sa chemise.
— Je dois aller me présenter à Shehyn. Cela peut prendre du temps. (Inquiétude. Regret.) Tu
dois attendre ici. Peut-être longtemps.
Son langage corporel en disait plus que ses mots. Je ne peux te faire entrer, parce que tu es un
barbare.
— J’attendrai, ai-je répondu.
Il a hoché la tête et est entré, me jetant un dernier coup d’œil avant de refermer la porte derrière
lui.
J’ai regardé autour de moi les quelques personnes qui se livraient tranquillement à leurs
occupations. Une femme est passée, chargée d’un panier, puis un enfant qui menait une chèvre au bout
d’une corde. Édifiés dans la même pierre grossière que celle qui affleurait alentour, les bâtiments se
fondaient complètement dans le paysage. Le ciel couvert s’assombrissait encore.
Le vent soufflait sur tout le paysage, se heurtant rageusement aux aspérités et faisant naître dans
l’herbe haute des dessins mouvants. J’ai pensé un instant mettre mon shaed, avant d’y renoncer. Sur
ces hauteurs, l’air était raréfié, plus frais, mais le soleil d’été était encore chaud.
Tout était étrangement paisible, sans rien du vacarme et de la puanteur des villes plus
importantes. Pas de claquement de sabots sur les pavés, pas de vendeurs ambulants vantant leurs
marchandises à grands cris. J’imaginais bien quelqu’un comme Tempi grandissant dans un endroit
pareil, s’immergeant dans cette paix jusqu’à en être plein et l'emportant avec lui en partant.
Comme il n’y avait pas grand-chose à voir, je me suis intéressé au bâtiment. Il était fait de
grandes pierres inégales assemblées à la manière d’un puzzle. En regardant de plus près, j’ai été
intrigué par l'absence de mortier. J’ai toqué dessus en me demandant s’il pouvait s’agir d’une seule
dalle de pierre sculptée pour donner l’apparence de plusieurs pierres assemblées.
— Que penses-tu de notre mur ? a demandé dans mon dos une voix en adémic.
En me retournant, j’ai vu une femme d’un certain âge. Elle avait les yeux gris pâle et le visage
impassible caractéristiques des Adems, mais ses traits étaient doux, maternels. Elle portait un bonnet
de laine jaune enfoncé jusqu’aux oreilles qui laissait dépasser des mèches de cheveux blond pâle
mêlés de blanc. Après avoir voyagé si longtemps en compagnie de Tempi, c’était étrange de voir un
Adem qui ne soit pas sanglé dans une tenue rouge et ne porte pas d’épée. Cette femme était vêtue
d’une chemise et d’un pantalon amples en lin blanc.
— Qu’est-ce qu’il a de fascinant, notre mur ? a-t-elle demandé, signant doux amusement et
curiosité. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je trouve qu’il est beau, ai-je répondu en prenant soin de ne pas la regarder trop longtemps
dans les yeux.
Sa main a eu un geste que je ne connaissais pas.
— Beau ?
J’ai haussé les épaules.
— Il existe une beauté des objets fonctionnels.
— Sans doute tu te trompes de mot, a-t-elle dit. (Excuses discrètes). La beauté est une fleur ou
une femme ou une pierre précieuse. Peut-être veux-tu dire « utilité ». Un mur est utile.
— Utile mais beau aussi.
— Peut-être une chose gagne en beauté à être utilisée.
— Peut-être une chose est utilisée selon sa beauté, ai-je répliqué.
Je me suis demandé si c’était là l’équivalent adem d’une discussion mondaine. Si c’était le cas,
je le préférais au verbiage insipide en vogue à la cour du Maer.
— Et mon chapeau, alors ? a-t-elle dit en y portant la main. Il est beau parce qu’il est utilisé ?
Planté de travers sur son crâne, il était tricoté dans une épaisse laine brute jaune vif aux mailles
irrégulières.
— Il a l’air très chaud, ai-je remarqué prudemment.
Le regard pétillant, elle a signé petit amusement.
— Il l’est. Et pour moi il est beau parce que c’est la fille de ma fille qui l’a fait.
— Alors, il est beau aussi.
Accord.
La femme m’a souri de la main. Sa façon de faire était légèrement différente de celle de Tempi
et j’ai décidé de le considérer comme un tendre sourire maternel. Gardant un visage neutre, j’ai signé
un sourire en retour, faisant de mon mieux pour qu’il soit à la fois chaleureux et courtois.
— Tu t’exprimes bien, pour un barbare, a-t-elle dit en me saisissant gentiment le bras. Les
visiteurs sont rares, ici. En particulier ceux qui sont si polis. Viens avec moi. Je te montrerai la
beauté et tu me diras quel peut être son usage.
J’ai baissé les yeux. Regrets.
— Je ne peux pas. J’attends.
— Quelqu’un à l’intérieur ?
J’ai hoché la tête.
— Alors, tu risques d’attendre un certain temps. Ils seraient certainement contents que tu
viennes avec moi. Je suis sans doute plus divertissante qu’un mur.
La vieille femme a attiré l’attention d’un jeune garçon. Il a trottiné jusqu’à nous et, après un
coup d’œil furtif à mes cheveux, il a levé vers elle un visage plein d’attente.
Elle lui a adressé quelques signes mais je n’en ai compris qu’un : tranquille.
— Dis à ceux qui sont à l’intérieur que j’emmène cet homme en promenade pour qu’il ne reste
pas tout seul, à attendre dans le vent. Je le ramènerai dans peu de temps.
Elle a touché l’étui de mon luth, mon sac et mon épée.
— Donne-les à ce garçon et il les portera à l’intérieur.
Sans attendre ma réponse, elle s’est emparée du sac que je portais à l’épaule et je n’ai pas su
trouver une façon élégante de refuser son offre sans paraître terriblement impoli. Chaque culture a ses
différences, mais une chose est certaine : le plus sur moyen d’offenser quelqu’un est de refuser
l’hospitalité qu’il vous offre.
Le jeune garçon a disparu avec mes affaires et la vieille dame m'a pris par le bras. Je me suis
résigné à sa compagnie avec un certain soulagement et nous avons marché en silence jusqu’à un
vallon profond qui s’est brusquement ouvert devant nous. Il était très vert, abrité du vent, et un
ruisseau serpentait tout au fond.
— Qu’est-ce que tu penses de ça ? a-t-elle demandé.
— Ça ressemble beaucoup à l’Ademre.
Elle a tapoté mon bras avec affection.
— Tu as le don de dire sans dire. C’est rare, pour quelqu’un comme toi.
Elle a entrepris de descendre dans le vallon, s'appuyant sur moi tout en avançant prudemment
sur l’étroit sentier caillouteux qui zigzaguait au flanc de la colline. Un petit garçon qui gardait un
troupeau de moutons nous a fait signe de la main.
Nous sommes parvenus au bord du ruisseau qui moussait sur les pierres et cascadait dans des
vasques transparentes où s’ébattaient des poissons.
— Dirais-tu que c’est beau ? a-t-elle demandé après avoir regardé l’eau un moment.
— Oui.
— Pourquoi ?
Incertitude.
— Peut-être à cause du mouvement.
— La pierre ne bougeait pas du tout. (Interrogation.) Et pourtant tu as dit qu’elle était belle,
elle aussi.
— Ce n’est pas dans la nature de la pierre de bouger. Peut-être que la beauté, c’est de se
mouvoir selon sa nature.
Elle a hoché la tête comme si ma réponse lui plaisait. Nous avons continué à contempler l’eau.
— Tu as entendu parler du Latantha ?
— Non. (Regret.) Mais peut-être est-ce simplement parce que je ne connais pas le mot.
Nous avons suivi le cours du ruisseau jusqu’à un vaste espace bien entretenu qui ressemblait à
un jardin. En son centre se dressait un grand arbre comme je n’en avais encore jamais vu.
Nous nous sommes arrêtés à l’orée de la clairière.
— C’est l’arbre-épée, a-t-elle dit en passant le dos de la main sur sa joue, geste que je n’ai pas
reconnu. Le Latantha. Tu ne dirais pas qu’il est beau ?
Je l’ai observé un long moment. Curiosité.
— J’aimerais le voir de plus près.
— Ce n’est pas autorisé.
Emphatique.
J’ai hoché la tête et examiné l’arbre du mieux que j’ai pu malgré la distance. Très imposant, il
avait la ramure d’un vieux chêne mais ses feuilles larges et plates oscillaient par intermittence sous le
souffle du vent, décrivant d’étranges cercles.
— Oui, ai-je répondu après un long moment.
— Pourquoi cela t’a-t-il pris tant de temps, pour te décider ?
— Je réfléchissais aux raisons de sa beauté, ai-je avoué.
— Et ?
— Je pourrais dire qu’il bouge et ne bouge pas selon sa nature, et que c’est ce qui lui confère la
beauté. Mais je ne crois pas que ce soit la raison.
— Pourquoi donc ?
J’ai de nouveau regardé l’arbre avec attention.
— Je ne sais pas. Quelle est la raison, selon toi ?
— Il est, tout simplement. C’est suffisant.
J’ai hoché la tête, embarrassé par les réponses élaborées que j’avais fournies un peu plus tôt.
— Tu connais l’esprit du Ketan ? a-t-elle demandé brusquement.
J’avais acquis à ce moment-là une petite idée de l’importance que ce sujet revêtait pour les
Adems. Aussi ai-je hésité à répondre directement, tout en étant bien décidé à ne pas mentir
catégoriquement.
— Peut-être. (Excuses)
— Tu es prudent.
— Oui. Es-tu Shehyn ?
Elle a hoché la tête.
— Depuis quand me soupçonnes-tu d’être celle que je suis ?
— Depuis ta question à propos du Ketan, ai-je répondu. Depuis quand me soupçonnes-tu d’en
savoir plus qu’un barbare ne devrait en savoir ?
— Depuis que j’ai vu le positionnement de tes pieds.
Il y a eu un silence.
— Shehyn, pourquoi n’es-tu pas vêtue de rouge, comme les autres mercenaires ?
Elle a signé quelques expressions inconnues de moi.
— Est-ce que ton professeur t’a dit pour quelle raison ils portent du rouge !
— Je n’ai pas pensé à le lui demander, me suis-je empressé de dire, ne voulant pas lui donner à
penser que Tempi avait négligé mon entraînement.
— Je te le demande, alors.
J’ai réfléchi un instant.
— C’est pour que les ennemis ne les voient pas saigner ?
Approbation.
— Alors, pourquoi est-ce que je porte du blanc ?
La seule réponse qui me soit venue à l’esprit m’a fait frémir.
— Parce que tu ne saignes pas.
Elle a acquiescé avec réticence.
— Et aussi parce que si un ennemi faisait couler mon sang, il pourrait voir en lui sa
récompense, a-t-elle ajouté.
Tâchant de me maîtriser du mieux que je le pouvais, j’ai commencé à m’inquiéter.
— Que va-t-il arriver à Tempi ?
— Cela reste à décider. (Elle a signé quelque chose proche de irritation.) Tu n’es pas soucieux
de ton propre sort ?
— Celui de Tempi m’importe davantage.
L’arbre-épée tissait ses motifs au gré du vent. C’était presque hypnotique.
— Où en es-tu, de ton entraînement ? a demandé Shehyn.
— J’ai étudié le Ketan pendant un mois.
Elle s’est tournée pour me faire face et a levé les mains pour se mettre en position.
— Tu es prêt ? a-t-elle demandé.
Je n’ai pu m’empêcher de penser qu’elle faisait presque une tête de moins que moi et quelle
était assez vieille pour être ma grand-mère. Par ailleurs, son bonnet jaune de guingois ne faisait rien
pour lui donner un air intimidant.
— Peut-être, ai-je répondu en levant les mains à mon tour.
Shehyn s’est avancée lentement en exécutant Mains en couteaux.
J’ai contré par Attraper la pluie puis enchaîné avec Grimper à l’échelle et Pas vif vers
l’intérieur, mais sans parvenir à la toucher. Accélérant légèrement son déplacement, elle a fait en
même temps Souffle changeant et Frappe en avant. J’ai paré le premier avec Éventail d’eau mais n’ai
pu esquiver l’autre. Elle m’a touché sous les côtes puis à la tempe, aussi doucement que l’on pose un
doigt sur des lèvres.
Rien de tout ce que j’ai pu essayer n’avait le moindre effet sur elle. J’ai tenté Jeter la foudre,
mais elle a simplement fait un pas de côté sans même se donner la peine de contrer mon geste. À deux
reprises, j’ai senti sur ma main le frôlement de sa chemise blanche, mais je n’ai pu l’approcher
davantage. C’était comme vouloir frapper un bout de ficelle flottant dans le vent.
J’ai serré les dents et exécuté Faucher le blé, Presser le cidre et Mère dans le courant,
enchaînant les mouvements sans heurt.
Elle se déplaçait d’une manière inouïe. Ce n’était pas qu’elle soit rapide, même si elle l’était
extrêmement, mais cet élément ne constituait pas le cœur du problème. Shehyn se mouvait à la
perfection, ne faisant jamais deux pas quand un seul convenait. Ne se déplaçant jamais de dix
centimètres quand il suffisait de cinq. Telle une créature de légende, elle évoluait avec une fluidité de
mouvement plus gracieuse que celle déployée par Felurian dans sa danse.
Espérant la prendre par surprise et faire mes preuves, j’ai accéléré le rythme, enchaînant La
jeune fille danse, Attraper les moineaux, Quinze Loups…
Shehyn a avancé d’un unique pas, un pas parfait.
— Pourquoi pleures-tu ? a-t-elle demandé en exécutant Le Pas suspendu de la cigogne. Tu as
honte ? Tu as peur ?
J’ai battu des paupières pour chasser mes larmes.
— Tu es belle, Shehyn, ai-je dit d’une voix rendue rauque par la fatigue et l’émotion. Car en toi
il y a la pierre du mur, l’eau du ruisseau et le mouvement de l’arbre tout à la fois.
Shehyn a cligné des yeux et, profitant de cet instant de surprise, je l’ai saisie par l’épaule et le
bras. J’ai tenté Tonnerre dans le ciel mais, au lieu de chuter, Shehyn est restée immobile, solide
comme un roc.
Presque machinalement, elle s’est dégagée grâce à Lion rampant puis a enchaîné avec Faucher
le blé. J’ai été projeté sur le sol à deux mètres de là.
Je me suis remis debout sans dommage, car l’herbe rase était épaisse et Tempi m’avait appris à
tomber sans me faire mal. Mais avant que j’aie pu faire un pas Shehyn m’a arrêté d’un geste.
— Tempi t'a à la fois enseigné et pas enseigné, a-t-elle dit en affichant une expression
indéchiffrable. (J’ai dû me forcer à détourner les yeux de son visage, car il est difficile de rompre
avec ce genre d’habitude.) Ce qui est à la fois bien et pas bien. Viens.
Nous nous sommes rapprochés de l’arbre.
Il était bien plus grand que je ne l’avais pensé. Ses branches les plus frêles ployaient au gré du
vent, décrivant inlassablement des motifs compliqués.
Shehyn a ramassé une feuille tombée dans l’herbe et me l’a tendue. Large et plate, de la
dimension d'une petite assiette, elle était étonnamment lourde. J’ai ressenti une piqûre au pouce et vu
qu’un filet de sang coulait le long de mon doigt.
En examinant le bord de la feuille, j’ai constaté qu’il était rigide, aussi affûté qu’une feuille
d’herbe. L'arbre-épée, bien sûr… Celui qui se serait tenu près de l’arbre un jour de grand vent
n’aurait pas manqué d’être taillé en lanières.
— Si tu devais attaquer cet arbre, comment t’y prendrais-tu ? a dit Shehyn. Tu le frapperais au
pied ? Non. Trop solide. Tu le frapperais aux feuilles ? Non. Trop rapide. Où, alors ?
— À la branche.
— La branche.
Accord.
— Voilà ce que Tempi ne t’a pas enseigné. Cela aurait été pour lui une erreur de le faire.
Malgré tout, tu en as souffert.
— Je ne comprends pas.
Elle m’a fait signe de commencer le Ketan. Au moment où j’exécutais Attraper les moineaux,
elle ma arrêté.
— Si je veux t’attaquer, où dois-je le faire ? Là, à la base ? (Elle a poussé ma jambe, qui a
résisté.) À la feuille ? (Elle a poussé sur ma main levée, la faisant bouger aisément mais sans autre
résultat.) Là, à la branche… (elle a poussé sur mon épaule, qui a commencé à s’effacer)… et là. (Elle
a appuyé sur ma hanche, me faisant pivoter sur moi-même.) Tu vois ? Il faut trouver l’endroit où
canaliser ta force, sinon elle est gaspillée. Gaspiller ses forces n’est pas dans l’esprit du Lethani.
— Oui, Shehyn.
Elle a levé les mains, adoptant la position où je l’avais prise par surprise un peu plus tôt en
plein milieu du Pas suspendu de la cigogne.
— Mets-toi en position pour Tonnerre dans le ciel. Où est ma base ?
J’ai désigné ses pieds solidement plantés dans le sol.
— Où est la feuille ?
J’ai désigné ses mains.
— Non. La feuille va de là à là.
Elle a indiqué tout son bras, montrant comment elle pouvait frapper avec ses mains, ses coudes
ou ses épaules.
— Où est la branche ? a-t-elle demandé.
J’ai réfléchi un instant avant de tapoter son genou.
Bien qu’elle n’en ait laissé transparaître aucun signe, j’ai deviné sa surprise.
— Et ? a-t-elle ajouté.
J’ai désigné son flanc opposé, juste au-dessous de l’aisselle, puis son épaule.
— Montre-moi.
Je me suis rapproché d’elle, une jambe contre son genou, et j’ai fait Tonnerre dans le ciel, la
projetant sur le côté avec une facilité déconcertante.
Mais au lieu de rouler sur le sol, Shehyn a attrapé mon avant-bras. Une puissante secousse m’a
fait faire un pas de côté et Shehyn s’est servie de sa prise comme d’un levier. Elle s’est redressée, a
reposé son pied derrière elle, et un seul petit pas parfaitement exécuté lui a permis de recouvrer son
équilibre.
Shehyn ma regardé dans les yeux un long moment avec curiosité puis a tourné les talons en me
faisant signe de la suivre.
37

UN MENTEUR ET UN VOLEUR

Nous avons regagné le groupe de bâtiments de pierre. Tempi attendait devant la porte, passant
nerveusement d’un pied sur l’autre, ce qui a confirmé mes soupçons : ce n’était pas lui qui avait
demandé à Shehyn de me mettre à l’épreuve. Elle m’avait trouvé toute seule.
Tempi a tendu son épée, pointe vers le sol, et a signé profond respect.
— Shehyn, je…
— Va chercher Carceret, a-t-elle ordonné au jeune garçon qui se trouvait là.
J’ai signé curiosité à l’adresse de Tempi.
Il n’a pas levé les yeux vers moi. Sérieuse gravité. Prêter attention. Cela ne m’a guère rassuré,
étant donné qu’il avait fait ces mêmes gestes sur la route de Crosson, quand il pensait que nous
allions tomber dans une embuscade. Et j’ai remarqué que ses mains tremblaient légèrement.
Shehyn nous a conduits dans un couloir où une mercenaire en tenue rouge se tenait devant une
porte ouverte. Je l’ai reconnue aux cicatrices qu’elle avait au sourcil et au menton. C’était Carceret,
la mercenaire rencontrée sur la route de Severen, celle qui m’avait repoussé de la main.
Shehyn est entrée dans la pièce en compagnie des deux mercenaires et m’a fait signe d’attendre.
— Ce qu’a fait Tempi n’est pas bien. Je vais écouter puis décider de ce qu’il faut faire de toi.
J’ai hoché la tête puis elle a refermé la porte derrière elle.
J’ai attendu une heure, puis deux. J’avais beau tendre l’oreille, aucun bruit ne me parvenait
depuis l’autre côté de la porte. Quelques personnes sont passées dans le couloir : deux mercenaires
en tenue rouge et un autre en vêtements gris. Chacun a jeté un coup d’œil à mes cheveux, mais sans
s’y attarder.
Au lieu de sourire et de hocher la tête comme je l’aurais fait parmi des barbares, j’ai gardé un
visage impassible, me contentant de retourner leurs petits gestes de salut sans croiser leur regard.
Au bout de la troisième heure, la porte s’est ouverte et Shehyn m’a fait signe d’entrer.
C’était une pièce bien éclairée aux murs de pierre polie. Elle avait les dimensions d’une
chambre d’auberge mais semblait plus vaste en raison de son dénuement. Un petit poêle de fonte
installé contre un mur réchauffait la pièce et quatre chaises se faisaient face, vaguement disposées en
cercle. Tempi, Shehyn et Carceret en occupaient trois et Shehyn m’a fait signe de prendre la
quatrième.
— Combien de personnes as-tu tuées ? m’a demandé Shehyn.
Son ton était différent. Péremptoire. C’était celui dont usait Tempi quand nous discutions du
Lethani.
— Beaucoup, ai-je répondu sans hésitation.
Il peut m’arriver d’avoir l’esprit un peu lent mais, quand on me met à l’épreuve, je m’en rends
compte assez vite.
— Beaucoup, c’est combien ?
Il ne s’agissait pas d’une demande de précision mais d’une autre question.
— Quand il s’agit de tuer des hommes, un, c’est déjà beaucoup.
Elle a acquiescé de la tête.
— As-tu tué des hommes en dehors de l’esprit du Lethani ?
— Sans doute.
— Pourquoi ne pas répondre « oui » ou « non » ?
— Parce que le Lethani n’a pas toujours été clair pour moi.
— Qu’est-ce qui le rend clair ?
J’ai hésité, bien que sachant que ce n’était pas la chose à faire.
— L’enseignement d’un professeur.
— Peut-on enseigner le Lethani ?
J’ai commencé à signer incertitude puis me suis rappelé que le langage des mains n’était pas de
circonstance.
— Peut-être, ai-je répondu. Moi, je ne peux pas.
Tempi a remué sur son siège. Tout cela n’augurait rien de bon. À défaut d’une autre idée, j’ai
inspiré profondément, me suis détendu et me suis laissé doucement glisser dans l’état de Feuille dans
le vent.
— Qui connaît le Lethani ? a demandé Shehyn.
— La feuille emportée par le vent, ai-je répondu.
Honnêtement, je ne peux dire ce que j’entendais par là.
— D’où vient le Lethani ?
— Du même endroit que le rire.
Shehyn a hésité un court instant avant de demander :
— Comment suit-on le Lethani ?
— Comment suit-on la lune ?
Le temps passé en compagnie de Tempi m’avait appris à apprécier la valeur des différentes
sortes de pauses qui peuvent ponctuer une conversation. L'adémic est un langage qui s’exprime autant
avec des mots qu’avec des silences. Il y a la pause féconde. La pause de courtoisie. La pause
embarrassée. Celle pleine de sous-entendus, celle lourde d’excuses, celle qui apporte une emphase…
Cette pause-là n’était qu’un brusque trou dans la conversation. Un espace vide le temps d’une
inspiration. J’ai senti que j’avais dit quelque chose de très habile ou de très stupide.
Shehyn s’est agitée sur sa chaise, laissant de côté sa solennité. Devinant que nous passions à
autre chose, j’ai laissé mon esprit quitter l’état de Feuille dans le vent.
Shehyn s’est tournée vers Carceret, qui jusque-là avait gardé une immobilité de statue.
— Qu’en penses-tu ?
— Je répète ce que j’ai déjà dit. Tempi nous a tous netinad. Il devrait être coupé. C’est la
raison pour laquelle nous avons des lois. Ignorer la loi, c’est l’effacer.
— La suivre aveuglément, c’est se conduire en esclave, a répliqué Tempi.
Shehyn a signé vive réprobation et il a rougi.
— Quant à lui, a fait Carceret en parlant de moi… (Renvoi) Ce n’est pas un Adem. Au mieux,
c’est un idiot. Au pire, un menteur et un voleur.
— Et ce qu’il a dit aujourd’hui ?
— Un chien peut aboyer trois fois sans pour cela savoir compter.
Shehyn s’est tournée vers Tempi.
— En parlant quand ce n’était pas ton tour, tu t’es refusé le droit de le faire maintenant.
Il s’est de nouveau empourpré, lèvres serrées.
Shehyn a inspiré et expiré lentement :
— Ce qui fait de nous des Adems, c’est le Ketan et le Lethani, a-t-elle déclaré. Un barbare est
incapable de connaître l’esprit du Ketan. (Carceret et Tempi se sont agités, mais elle les a calmés de
la main.) Mais en même temps, détruire celui qui a une compréhension du Lethani est inconvenant. Le
Lethani ne se détruit pas lui-même.
C’est négligemment qu’elle avait employé le mot « détruire ». J’ai espéré m’être trompé sur son
véritable sens en adémic.
Shehyn a poursuivi ses observations :
— Il y a ceux qui pourraient dire : « Celui-là en sait assez. Ne lui enseignez pas le Lethani, car
celui qui le maîtrise triomphe de toute chose. » (Elle a lancé un regard sévère à Carceret.) Mais je
n’en fais pas partie. Je pense que le monde serait meilleur si nous étions plus nombreux à vivre dans
l’esprit du Lethani. Car s’il confère le pouvoir, il confère aussi la sagesse dans l’exercice du
pouvoir.
Un long silence s’est installé. J’avais beau essayer de conserver mon calme, mon estomac s’est
noué.
— Je pense, a fini par dire Shehyn, qu’il est possible que Tempi n’ait pas commis d’erreur.
Cette déclaration était loin d’être une marque de soutien appuyé, mais, à la raideur soudaine de
la nuque de Carceret et au soupir de soulagement qu’a poussé Tempi, j’ai compris que mes vœux
avaient été exaucés.
— Je vais le confier à Vashet, a ajouté Shehyn.
Tempi s’est figé. Carceret a signé approbation d’un geste aussi large que le sourire d’un
dément.
— Tu vas le donner au Marteau ?
Ses doigts ont voltigé. Respect. Négation. Respect.
Shehyn s’est levée, donnant le signal de la fin de la discussion.
— Qui est mieux placé qu’elle ? Le Marteau verra s’il est fait d’un fer digne d’être forgé.
Elle a ensuite pris Tempi à part pour lui parler un moment, frôlant légèrement ses bras du bout
des doigts. J’ai eu beau tendre l’oreille, je n’ai rien entendu de leurs propos.
Je suis resté respectueusement debout près de ma chaise. Tempi semblait avoir abandonné la
lutte, signant avec régularité accord et respect.
Carceret se tenait à l’écart et me regardait. Si son expression était calme, ses yeux brillaient de
colère. Sans que les autres la voient, elle a discrètement signé une série d’expressions. Dégoût est la
seule que j’aie reconnue mais j’ai deviné aisément le sens général des autres.
En retour, je lui ai adressé un signe qui n’avait rien d’adem mais qu’elle a paru comprendre à
en juger par le regard mauvais que je me suis attiré.
Une cloche sonore a sonné à trois reprises. Tempi a baisé les mains de Shehyn, le haut de son
front puis ses lèvres et m’a fait signe de le suivre.
Nous nous sommes rendus dans une vaste pièce basse de plafond qui était pleine de monde. Le
réfectoire de l’école était doté de longues tables et de bancs de bois sombre polis par les ans.
Prenant exemple sur Tempi, je me suis servi de la nourriture dans une grande écuelle. C’est
uniquement à ce moment-là que je me suis rendu compte à quel point j’étais affamé.
Contre toute attente, ce réfectoire ne ressemblait en rien au Mess de l’Université. C’était bien
plus tranquille, et la nourriture était bien meilleure. Il y avait du lait frais et de la viande tendre qui
devait être du chevreau. Il y avait plusieurs genres de fromage et deux sortes de pain, tout juste
sorties du four. Il y avait des pommes et des fraises à emporter. Des boîtes à sel étaient disposées sur
les tables et chacun pouvait se servir à sa guise.
C’était étrange de se retrouver dans un endroit plein de gens qui parlaient adémic. Ils
s’exprimaient à voix si basse que je ne pouvais saisir ce qu’ils disaient mais je voyais leurs doigts
s’agiter. Je ne comprenais qu’un signe sur dix mais c’était curieux de voir toutes ces émotions
s’exprimer autour de moi : Amusement. Colère. Gêne. Négation. Dégoût. Je me suis demandé si
c’était moi, le barbare, qui faisais les frais de la conversation.
Il y avait dans l’assistance plus de femmes que je ne m’y attendais ainsi que beaucoup de jeunes
enfants. Une poignée de mercenaires étaient vêtus de rouge mais la plupart portaient la tenue grise
que j’avais remarquée à mon arrivée. J’ai également entrevu une chemise blanche et j’ai été surpris
de découvrir que c’était celle de Shehyn elle-même, partageant sans façon son dîner avec ses
compagnons.
Personne ne me regardait fixement mais tout le monde m’observait. Mes cheveux roux attiraient
beaucoup l’attention, ce qui était bien compréhensible : il y avait une cinquantaine de têtes blond pâle
dans la salle, quelques-unes plus claires ou bien grises avec l’âge. Je me distinguais comme une
chandelle solitaire dans la nuit.
J’ai tenté de faire la conversation mais Tempi est resté concentré sur le contenu de son écuelle.
Il s’était servi moins copieusement que moi et n’en a mangé qu’une partie.
Faute de conversation, j’ai terminé rapidement. Tempi a cessé de faire semblant de manger et
s’est levé. Quand nous sommes sortis, j’ai senti des dizaines de regards se poser sur mon dos.
Empruntant une série de couloirs, Tempi m'a conduit jusqu’à une porte qu’il a ouverte. C’était
celle d’une petite pièce munie d’une fenêtre. Mon luth et mon sac de voyage étaient posés sur le lit
mais je n’ai pas vu mon épée.
— Tu vas avoir un autre professeur, a fini par dire Tempi. Fais de ton mieux. Sois civilisé. Ton
professeur va décider de ton sort. (Regret.) Tu ne me verras pas.
Il était apparemment troublé mais je n’ai pas su trouver de paroles de réconfort. Au lieu de
cela, je l’ai serré fort dans mes bras et il m’a étreint à son tour. Ensuite, il a tourné les talons et s’est
éloigné sans un mot.
Une fois déshabillé, je me suis étendu sur mon lit. Vous vous attendez sans doute à ce que je
dise que j’ai passé la nuit à me tourner et me retourner, dévoré d’angoisse à l’idée de ce qui
m’attendait. Mais la vérité m’oblige à dire que j’étais tout simplement épuisé et que j’ai dormi
comme un enfant blotti contre le sein de sa mère.
38

LE MARTEAU

J'étais assis dans un parc minuscule, un petit bosquet doté de deux bancs de pierre coincé dans
un repli de terrain qui le protégeait tant bien que mal du vent. Il ne semblait pas y avoir un seul
endroit à Haert complètement à l’abri du vent.
Lorsque Vashet s’est approchée, j’ai remarqué qu’elle ne portait pas son épée au côté mais par-
dessus l’épaule, tout comme je le faisais avec mon luth. Elle marchait en affichant la confiance la
plus discrète et la plus totale qui soit, comme si elle savait qu’elle aurait dû plastronner mais ne
voulait pas s’en donner la peine.
À l’image de la plupart des Adems, elle était de corpulence moyenne, avec un teint pâle et des
yeux gris. Ses cheveux réunis dans une queue-de-cheval étaient un ton plus clairs que ceux de Tempi.
Quand elle s’est plantée devant moi, j’ai remarqué que son nez avait été cassé. Même s’il n’était pas
franchement tordu, sa légère déviation paraissait curieusement incongrue dans son visage délicat.
Vashet m’a souri, un grand sourire qui a découvert ses dents blanches. Elle avait quelques
petites rides au coin des yeux et de la bouche, et j’en ai conclu qu’elle devait avoir une dizaine
d’années de plus que moi.
— Alors, comme ça, tu es à moi, maintenant, a-t-elle dit dans un aturan impeccable.
— Tu parles aturan…, ai-je balbutié bêtement.
— La plupart d'entre nous le parlent. C’est difficile de se faire un chemin dans le monde quand
on ne maîtrise pas le langage. Pas facile de faire des affaires.
Avec un temps de retard, j’ai signé formel et respect.
— Est-ce que je me trompe en supposant que tu es Vashet ?
Un sourire est revenu sur ses lèvres et elle a retourné mes signes avec des gestes si exagérés
que je n’ai pu m'empêcher de penser qu’elle se moquait de moi.
— Je le suis. Je vais être ton professeur.
— Et Shehyn ? Je croyais que c’était elle qui enseignait, ici.
Elle a haussé le sourcil, expression extravagante sur le visage d'un Adem.
— C’est exact, mais Shehyn est bien trop importante pour perdre son temps avec quelqu’un
comme toi.
J’ai signé courtois.
— Pour ma part, j’étais heureux avec Tempi.
— Si c’est le bonheur, que tu as en tête, ça peut avoir son importance, a-t-elle remarqué. Mais
comme professeur, on fait mieux que lui…
J’ai frémi à ces propos.
— C’est mon ami, tu sais ?
Elle a plissé les yeux.
— C’est peut-être parce que tu l’es que tu n’as pas su voir ses défauts. C’est un combattant
honnête, mais rien de plus. Il parle à peine ta langue, a peu d’expérience du monde réel et, pour être
tout à fait franche, il n’est pas très malin.
— Je suis désolé. (Regret.) Je n’avais pas l’intention de t’offenser.
— Ne fais pas montre d’humilité à moins de la ressentir sincèrement, a-t-elle dit en me toisant
toujours d’un air sévère. Même quand tu mets un masque, tes yeux sont des fenêtres illuminées.
— Je suis désolé, ai-je répété sincèrement. (Excuses) J’espérais donner une première
impression favorable.
— Pourquoi ?
— Je préférerais que tu aies une bonne opinion de moi.
— Je préférerais avoir une raison d’avoir une bonne opinion de roi.
J’ai décidé de virer de bord dans l’espoir de mener la conversation dans des eaux plus
tranquilles.
— Tempi t’a appelée le Marteau. Pour quelle raison ?
— C’est mon nom. Vashet. Le Marteau. La Glaise. Le Rouet. (Elle a prononcé son nom de trois
façons différentes, chacune avec sa propre cadence.) Je suis ce qui façonne et affûte, ou ce qui
détruit.
— Pourquoi la glaise ?
— C’est aussi ce que je suis. Seul sait enseigner celui qui est souple, a-t-elle expliqué.
Ses propos me procuraient une excitation grandissante.
— Je dois avouer que cela sera plaisant que mon professeur maîtrise ma propre langue. Il y a
des milliers de questions que je n’ai pas posées parce que je savais que Tempi n’aurait pu les
comprendre. Et même s’il l'avait pu, j’aurais été incapable de comprendre ses réponses.
Vashet a hoché la tête et s’est assise sur un banc.
— Savoir transmettre est la voie de l’enseignement, a-t-elle dit. Va me chercher un long
morceau de bois. Ensuite, nous commencerons la leçon.
J’ai pris la direction du bosquet. Sa demande semblant revêtir un aspect rituel, je ne pouvais
pas ramasser la première brindille venue. J’ai fini par trouver un saule et j’en ai détaché une branche
souple longue comme mon bras et de l’épaisseur de mon petit doigt.
Je suis revenu auprès de Vashet et je lui ai rendu la branche de saule.
— Comme tu as dit que seul ce qui est souple peut enseigner, j’ai pensé que cela conviendrait.
— Ça ira pour la leçon du jour, a-t-elle répondu.
Elle a tiré son épée pour débarrasser la branche de son écorce, obtenant une mince baguette
blanche. Ensuite, elle a essuyé la lame sur sa chemise, la remise dans son fourreau et s’est levée.
Vashet a fait des moulinets avec la baguette qui fendait l’air en sifflant. Whop whop.
J’ai remarqué à ce moment-là que, si Vashet portait la tenue rouge des mercenaires, ce n’étaient
pas des lanières de cuir qui fermaient ses vêtements mais des cordonnets de soie écarlate.
— Je vais te frapper, a-t-elle annoncé d’un ton grave. Ne bouge pas.
Vashet a lentement décrit un cercle autour de moi en faisant siffler sa baguette. Whop whop.
Elle est passée derrière moi. Le fait de ne plus la voir était encore pire. Whop whop. Elle a agité sa
baguette plus vite et le son s’est modifié. Viiiip. Viiiip. Je n’ai pas flanché.
Elle a fait un autre tour, est passée derrière moi et m’a frappé à deux reprises. Une fois sur
chaque bras juste sous l’épaule. Viiiip. Viiiip. J’ai cru tout d’abord qu’elle m’avait à peine effleuré
mais la douleur a irradié jusque dans mes bras, se propageant comme un incendie.
Puis, avant que j’aie pu réagir, elle m’a frappé si fort dans le dos que l’impact s’est répercuté
jusque dans ma mâchoire. Si Vashet n’avait pas manié une baguette de saule, celle-ci se serait brisée.
Je n’ai pas crié, mais c’est uniquement parce que je retenais mon souffle entre deux inspirations
précipitées. Mon dos hurlait de douleur, ravagé par le feu.
Vashet est revenue se planter devant moi pour me toiser de son air sévère.
— Voilà ta leçon, a-t-elle laissé tomber d’un ton désinvolte. Je ne pense aucun bien de toi. Tu
es un barbare. Tu n’es pas malin. Tu n’es pas le bienvenu. Tu n’as rien à faire parmi nous. Tu es un
voleur de secrets. Tu es une source d’embarras et une complication dont cette école n’a pas besoin.
Vashet a examiné un instant l’extrémité de la baguette de saule puis a levé les yeux vers moi.
— Nous nous retrouverons ici, une heure après le déjeuner. Tu choisiras un autre bâton et
j’essaierai de nouveau de te faire apprendre cette leçon. Si le bâton ne me plaît pas, j’en choisirai un
moi-même. Nous ferons la même chose après dîner et la même chose le jour suivant. C’est la seule
leçon que j’aie à t’enseigner. Quand tu l’auras apprise, tu quitteras Haert pour ne plus jamais revenir.
(Elle m’a regardé droit dans les yeux, la mine impassible.) Tu as compris ?
— Qu’est-ce que… ?
Sa main s’est abattue et la baguette m’a fouetté à la joue.
Cette fois-ci, j’ai laissé échapper mon souffle dans un jappement aigu.
Vashet a accroché mon regard. Je n’aurais jamais cru qu’une chose si simple puisse être si
intimidante mais ses yeux gris pâle avaient la dureté de la glace.
— Dis-moi : « Oui, Vashet. Je comprends. »
— Oui, Vashet. Je comprends, ai-je répété d’un ton furieux.
En prononçant ces mots, j’ai été gêné par ma lèvre gonflée et engourdie.
Elle a étudié mon visage comme si elle réfléchissait à une décision puis a haussé les épaules et
jeté la baguette au loin.
C’est seulement à ce moment-là que je me suis risqué à poser une question :
— Qu’arriverait-il à Tempi, si je partais ?
— Quand tu partiras, a-t-elle rectifié. Ceux qui en doutent encore sauront qu’il a eu tort en te
prenant pour élève et doublement tort en t'amenant ici.
— Et qu’est-ce qu’on va… ? ai-je commencé, avant de me reprendre. Dans ce cas, que va-t-il
lui arriver ?
Elle a haussé les épaules et s’est détournée.
— Ce n’est pas à moi de décider, a-t-elle déclaré en s’éloignant.
J’ai touché ma joue et ma lèvre et regardé mes doigts. Pas trace de sang, mais je sentais une
boursouflure écarlate bourgeonner sur ma joue, aussi éloquente qu’une marque au fer rouge.

N’étant pas sûr de ce que je devais faire, je suis retourné à l'école pour le déjeuner. Une fois au
réfectoire, j’ai cherché Tempi parmi les mercenaires vêtus de rouge mais ne l’ai pas vu, ce qui m’a
réconforté. J’aurais bien sûr apprécié une compagnie amicale mais n’aurais pu supporter l’idée qu’il
sache à quel point les choses avaient mal tourné. Je n’aurais même pas eu besoin de dire quoi que ce
soit. La marque sur mon visage parlait d’elle-même.
Pendant que je faisais la queue pour aller me servir, je me suis efforcé de rester impassible, les
yeux baissés. Puis j’ai choisi un coin de table vide, ne voulant imposer ma présence à personne.
J’ai été seul la plus grande partie de ma vie mais j’ai rarement ressenti une solitude telle qu’à
ce moment-là. Je connaissais une seule personne à six cents kilomètres à la ronde et elle avait reçu
l’ordre de se tenir à distance. La culture locale m’était étrangère, je me débrouillais à peine pour
parler son langage et les brûlures sur mon dos et ma joue ne me laissaient pas le loisir d’oublier que
je n’étais pas le bienvenu.
Je suis malgré tout parvenu à apprécier mon repas, composé de poulet rôti, de haricots verts et
d’une part de pudding à la mélasse. C’était plus riche que ce que j’aurais pu m’offrir à l’Université et
plus chaud que la nourriture servie au palais du Maer. Je n’avais pas particulièrement faim, mais
j’avais eu faim assez souvent dans ma vie pour avoir du mal à ne pas finir mon écuelle.
J’ai perçu un mouvement à la lisière de mon champ de vision et quelqu’un s’est assis en face de
moi. Je me suis senti ragaillardi. Il y avait au moins une personne assez courageuse pour rendre visite
au barbare. Quelqu’un d’assez gentil pour vouloir me réconforter ou du moins assez curieux pour
venir me parler.
C’était Carceret. Elle a posé son assiette en face de moi.
— Alors, notre ville te plaît ? a-t-elle demandé tranquillement, la main gauche posée sur la
table.
Ses gestes étaient différents, puisque nous étions assis, mais j’ai réussi à reconnaître curiosité
et courtoisie. Ceux qui regardaient auraient pu penser que nous avions une conversation amicale.
— Et comment trouves-tu ton nouveau professeur ? Elle pense comme moi. Que tu n’as rien à
faire ici.
J’ai mâchonné un morceau de poulet et l’ai avalé mécaniquement, sans lever les yeux vers elle.
Elle a signé souci.
— Je t’ai entendu crier, a-t-elle repris à voix basse. On aurait dit un oisillon.
Elle parlait plus lentement, à présent, comme si elle s’adressait à un enfant. Je ne savais pas si
c’était pour m’insulter ou pour s’assurer que je la comprenais.
J’ai bu une gorgée de lait de chèvre tiède et me suis essuyé la bouche. Ce geste a fait naître un
millier de piqûres de guêpe quand ma chemise a frotté sur la marque de coup dans mon dos.
— Était-ce un cri d’amour ? a demandé Carceret en faisant un geste que je n’ai pas reconnu.
Est-ce que Vashet t'a embrassé ? C’est la marque de sa langue, que je vois sur ta joue ?
J’ai porté à ma bouche un morceau de pudding mais il avait perdu de sa saveur.
Carceret a pris une bouchée de son propre gâteau.
— Tout le monde prend des paris sur la date de ton départ, a-t-elle poursuivi à voix basse pour
que je sois le seul à l'entendre. J’ai misé deux talents que tu ne tiendrais pas un deuxième jour. Si tu
pars dans la nuit, comme je l’espère, ça me rapportera une belle pièce d’argent. Si je me trompe et
que tu restes, j’aurai quand même gagné, à cause des coups, et de tes cris.
Je l’ai regardée.
— Tu parles comme un chien aboie. Sans cesse. Sans que cela ait aucun sens.
J’avais à peine haussé le ton mais suffisamment pour que nos plus proches voisins puissent
entendre. Je sais comment faire porter ma voix sans crier. Après tout, ce sont les Edema Ruh qui ont
inventé l’aparté théâtral.
J’ai vu son visage s’empourprer, faisant ressortir ses pâles cicatrices.
J’ai baissé les yeux et continué à manger, parfaite image de l’insouciance. C’est compliqué,
d’insulter quelqu’un issu d’une culture différente. Mais j’avais choisi soigneusement mes termes, en
m'inspirant de choses entendues dans la bouche de Tempi. Si elle répondait, de quelque façon que ce
soit, cela ne ferait que me donner raison.
J’ai terminé mon repas lentement et méthodiquement, imaginant les vagues de rage qui devaient
déferler en elle. Au moins avais-je emporté cette modeste bataille. Une victoire dérisoire, bien sûr,
mais parfois on se satisfait de ce qu’on peut.

Quand Vashet est arrivée, je l’attendais déjà, assis sur le même banc.
Elle s’est plantée devant moi et a soupiré bruyamment :
— Tout ce qu’il me fallait… Un type lent de la comprenette, a-t-elle gémi dans un aturan
parfait. Va chercher un bâton. On va voir si je parviens à me faire comprendre un peu mieux, cette
fois-ci.
— J’ai déjà trouvé mon bâton, ai-je annoncé.
Je me suis penché pour prendre derrière le banc une épée en bois destinée à l’entraînement que
j’avais trouvée à l’école.
C’était un morceau de bois poli par d’innombrables mains, aussi dur et aussi lourd qu’une barre
de fer. Si Vashet s’en servait pour frapper mes épaules comme elle l’avait fait avec la baguette de
saule, elle me briserait les os. Si elle me frappait au visage, elle me briserait la mâchoire.
J’ai posé l’épée à côté de moi. Elle a sonné en heurtant la pierre, comme l’aurait fait une cloche
de bronze.
Ensuite, j’ai ôté ma chemise en la faisant passer par-dessus ma tête, sifflant entre mes dents
quand elle a frotté contre mes ecchymoses.
— Tu t’imagines m’attendrir en me faisant l’offrande de ton jeune corps délicat ? a-t-elle
demandé. Tu es joli garçon mais pas autant que tu l’imagines.
— J’ai pensé qu’il valait mieux que je te montre quelque chose, ai-je répondu en me tournant
afin qu’elle puisse voir mon dos.
— Tu as été fouetté, a-t-elle remarqué. Je dois dire que ça ne m’étonne pas. Je savais déjà que
tu étais un voleur.
— Non, ce n’est pas la raison de la présence de ces cicatrices. Ces marques, c’est à
l’Université que je les ai récoltées. J’ai dû comparaître devant un tribunal et j’ai été condamné au
fouet. Après un incident de ce genre, la plupart des étudiants quittent l’Université sans demander leur
reste et vont poursuivre leurs études ailleurs. Moi, j’ai décidé de rester. Après tout, il ne s’agissait
que de trois coups de fouet.
Je me suis tu, attendant qu’elle morde à l’hameçon. Ce qu’elle n’a pas tardé à faire :
— Il y a dans ton dos plus de cicatrices que ne peuvent en produire trois coups de fouet.
— Quelque temps après, ai-je expliqué, j’ai de nouveau été traîné devant le même tribunal. J’ai
écopé de six coups, cette fois-là. Pourtant je suis resté. (Je me suis retourné pour lui faire face.) Je
suis resté parce qu’il n’y avait pas un autre endroit où j’aurais pu apprendre ce que je désirais. Ce
n’étaient pas quelques coups de fouet supplémentaires qui allaient me pousser à partir. (J’ai pris la
lourde épée sur le banc.) J’ai pensé qu’il valait mieux que je te mette au courant. On ne peut pas
m'effrayer avec la menace de la douleur. Je ne peux pas abandonner Tempi quand il m’a accordé une
telle confiance. Il y a des choses que je veux apprendre et je ne peux les apprendre qu’ici. (Je lui ai
tendu le long morceau de bois sombre.) Si tu veux que je parte, il va falloir faire mieux que quelques
contusions.
J’ai reculé d’un pas, les bras le long du corps. Puis j’ai fermé les yeux.
39

LANGUE BARBARE

J’aimerais pouvoir dire que j’ai gardé les yeux fermés mais ce serait mentir. Quand j’ai entendu
les cailloux crisser sous les bottes de Vashet, je n’ai pu m’empêcher de les ouvrir.
Je n’ai pas triché en lui donnant un petit coup d’œil en cachette, ce qui aurait été puéril. J’ai
simplement ouvert les yeux et je l'ai regardée. Elle a soutenu mon regard plus longtemps que Tempi
ne l’aurait fait en un espan. Ses yeux gris pâle étaient durs, dans son visage délicat. Son nez cassé ne
semblait plus incongru. C’était un sinistre avertissement à l’adresse du monde.
Une bourrasque est passée sur nous en tourbillonnant, donnant la chair de poule à mes bras nus.
Avec un soupir résigné, Vashet a pris l’épée à deux mains afin d’en apprécier le poids puis l’a
brandie au-dessus de son épaule pour l’abattre sur moi.
Mais elle a suspendu son geste.
— D’accord ! Sale petite vermine ! s’est-elle écriée d’un ton exaspéré en levant les bras au
ciel. D’accord ! Oignons et putréfaction ! Rhabille-toi, tu me donnes froid.
— Dieu soit loué, ai-je murmuré en me laissant tomber sur le banc.
J’avais du mal à enfiler ma chemise parce que mes mains tremblaient, et ce n’était pas de froid.
Vashet s’en est rendu compte.
— Je le savais ! s'est-elle exclamée d’une voix triomphale. Tu te tenais là comme si tu
t’attendais à être pendu et, tout au fond de moi, je savais que tu étais prêt à détaler comme un lapin.
(Elle a tapé du pied en signe de dépit.) Je savais que j'aurais dû te filer une bonne correction !
— Je suis content que tu ne l’aies pas fait.
J’avais réussi tant bien que mal à remettre ma chemise quand je me suis rendu compte qu’elle
était à l’envers. J’ai décidé de la garder ainsi plutôt que de subir une fois de plus le frottement du
tissu sur mes blessures.
— Qu’est-ce qui m’a trahie ? a-t-elle demandé.
— Rien. Tu as interprété ton rôle à la perfection.
— Alors, comment as-tu pu savoir que je n’allais pas te fendre le crâne en deux ?
— J’ai réfléchi à la question, ai-je répondu en essuyant mes paumes moites sur mon pantalon. Si
Shehyn avait vraiment voulu se débarrasser de moi, elle m’aurait envoyé faire mes bagages. Si elle
avait voulu me tuer, elle aurait pu le faire aussi. Ce qui signifie que tu étais réellement destinée à être
mon professeur, et cela nous laisse trois options. (J’ai levé un doigt.) Il s’agissait d’un rituel
initiatique… (j’ai levé un deuxième doigt)… d’une épreuve destinée à tester ma…
— Ou bien j’essayais réellement de te faire partir, a complété Vashet qui s’était assise en face
de moi. Et si j’avais dit la vérité et que j’aie cogné comme un sourd ?
J’ai haussé les épaules.
— J’aurais au moins su de quoi il retournait. Mais cela me semblait improbable, que Shehyn ait
choisi quelqu’un comme toi pour une tâche pareille. Si elle avait voulu qu’on me passe à tabac, elle
aurait pu laisser Carceret s’en charger. Dis-moi…, ai-je demandé en inclinant la tête sur le côté.
Simple curiosité, de quoi s’agissait-il ? Rite d’initiation ou mise à l’épreuve ? Est-ce que tout le
monde y a droit ?
Elle a secoué la tête.
— C’était une mise à l’épreuve. J’avais besoin d’être sûre de toi. Je n’allais pas perdre mon
temps avec un lâche ou quelqu’un qui ne sache pas encaisser quelques petites gifles. Il fallait aussi
que je m’assure de ton sérieux.
— C’est l’option qui m’a semblé la plus logique. C’est pour ça que j’ai décidé de m’épargner
quelques coups en précipitant un peu les choses.
Vashet m’a lancé un regard empreint de curiosité.
— Je dois admettre que je n’ai jamais eu d’étudiant qui s’offre de plein gré à un tel traitement
uniquement dans le but de prouver qu’il est digne d’être mon élève.
— Ce n’était rien, ai-je répliqué d’un ton désinvolte. Une fois, j’ai sauté d’un toit.
Nous avons passé une heure à parler de tout et de rien, laissant se dissiper lentement la tension
qui existait entre nous. Elle m'a demandé les raisons exactes pour lesquelles j’avais été fouetté et je
lui en ai exposé les grandes lignes, content d’avoir l’occasion de m'expliquer. Je ne voulais pas
qu’elle me considère comme un criminel.
Vashet a examiné mes cicatrices de plus près.
— On peut dire que la personne qui t’a soigné s’y connaissait, a-t-elle dit d’un ton admiratif.
J’ai rarement vu un si beau travail.
— Je lui passerai le compliment.
Sa main a effleuré la meurtrissure brûlante qui me zébrait le dos.
— Au fait, je suis désolée pour ça.
— Si cela peut t’intéresser, c’est bien plus douloureux que tous les coups de fouet que j’ai pu
recevoir.
— Il n’y paraîtra plus dans un ou deux jours. Mais il te faudra dormir sur le ventre, cette nuit, a-
t-elle remarqué en m’aidant à rajuster ma chemise.
J’ai hésité avant de dire :
— Sans vouloir t'offenser, Vashet, tu sembles différente des autres Adems que j’ai rencontrés.
Non pas que j’en aie vu beaucoup, d’ailleurs.
— Tu es simplement attiré par un langage corporel qui t’est plus familier.
— Peut-être, mais… Ton visage est aussi plus expressif.
Vashet a haussé les épaules.
— J’ai grandi en parlant ta langue et j’ai été garde du corps puis capitaine auprès d’un poète
d’un des petits royaumes, qui s’est révélé d’ailleurs en être le roi. Alors je parle probablement mieux
l’aturan que n’importe qui, à Haert. Toi y compris.
J’ai décidé d’ignorer cette remarque.
— Tu n’es pas d’ici ? ai-je demandé.
— Non, je suis de Feant, une ville plus au nord. Nous sommes plus… ouverts sur le monde
extérieur. Haert n’a qu’une école et tout est lié à elle. La voie de l'arbre-épée est une des plus
traditionnelles. J’ai moi-même grandi en étudiant la voie de la joie.
— Il y a donc d’autres écoles ?
Elle a acquiescé.
— Celle d’Haert est une de celles qui suivent le Latantha, la voie de l’arbre-épée. C’est une
des plus anciennes, après l’Aethe et l’Aratan. Il y a d’autres voies, peut-être une trentaine, mais la
plupart ont eu moins de retentissement et n’ont qu’une ou deux écoles où l’on enseigne le Ketan.
— C’est pour cette raison que ton épée est différente ? ai-je demandé. Parce qu’elle vient d’une
autre école ?
Vashet a froncé les sourcils.
— Qu’est-ce que tu sais de mon épée ?
— Tu t’en es servie pour écorcer la baguette de saule, ai-je dit. Celle de Tempi était bien
façonnée, mais la tienne est différente. La poignée est usée, mais la lame a l’air neuve.
— Eh bien, on peut dire que tu n’as pas les yeux dans ta poche ! Ce n’est pas exactement mon
épée. Disons qu’elle m’a été confiée. Elle est ancienne et la lame en est la partie la plus ancienne.
C’est Shehyn elle-même qui me l’a remise.
— C’est pour cette raison que tu es venue dans cette école ?
— Non. Shehyn me l’a confiée bien après, a expliqué Vashet en passant la main par-dessus
l’épaule pour toucher avec affection la poignée de son arme. Je suis venue ici parce que, même si le
Latantha peut être assez formel, il excelle dans le maniement de l’épée. La voie de la joie m’avait
appris tout ce que je pouvais apprendre. Trois écoles m’avaient refusée avant que Shehyn ne
m’accepte. Comme c’est une femme intelligente, elle a compris qu’il y avait quelque chose à gagner
dans mon enseignement.
— Nous avons tous les deux de la chance qu’elle ait l’esprit ouvert, ai-je remarqué.
— Toi plus que moi. Il existe une certaine rivalité entre les différentes écoles. Quand j’ai
rejoint le Latantha, Shehyn était toute fière de m'avoir recrutée.
— Cela a dû être dur, d’arriver ici et de ne connaître personne.
Vashet a haussé les épaules, faisant monter et descendre l’épée dans son dos.
— Au début, oui, a-t-elle avoué. Mais ils savent reconnaître le talent et j’en ai à revendre.
Quand j’étudiais la voie de la joie, mes maîtres me trouvaient raide et lourde, mais ici, on me
considère plutôt comme un élément redoutable. (Elle a souri.) C’est agréable, de pouvoir enfiler de
nouveaux habits.
— Est-ce que la voie de la joie enseigne aussi le Lethani ?
Vashet a ri.
— On pourrait discuter à l’infini sur ce point mais la réponse la plus simple est « oui ». Tous
les Adems étudient le Lethani jusqu’à un certain stade, particulièrement ceux qui fréquentent les
écoles. Cela dit, le Lethani est ouvert à toute interprétation. Ce qui importe particulièrement à une
certaine école sera rejeté par une autre. (Elle m'a considéré d’un air pensif.) C’est vrai que tu as
répondu que le Lethani était issu du même endroit que le rire ?
J’ai hoché la tête.
— C’est une bonne réponse, a-t-elle remarqué. Le professeur qui m’enseignait la voie de la joie
m’a dit exactement la même chose, un jour. (Elle a froncé les sourcils.) On dirait que ça t’étonne.
Pourquoi ?
— Je veux bien te le dire, mais à condition que cela ne me fasse pas baisser dans ton estime.
— Ce sera le cas si tu comptes dissimuler quelque chose à ton professeur, a-t-elle dit avec un
grand sérieux. Un rapport de confiance totale doit régner entre nous.
J’ai soupiré.
— Je suis content que ma réponse t’ait plu mais, honnêtement, je ne sais pas ce qu’elle veut
dire.
— Je ne t’ai pas demandé ce que cela voulait dire.
— C’est tout simplement une réponse absurde. Je sais que vous accordez une immense
importance au Lethani, mais je ne le comprends pas vraiment. J’ai simplement trouvé un moyen de
faire semblant.
Vashet a eu un sourire indulgent.
— Il n’y a pas moyen de faire semblant de comprendre le Lethani, a-t-elle assuré avec
confiance. C’est comme nager. Pour un observateur, il est très facile de savoir si tu sais nager ou pas.
— Mais on peut aussi faire semblant de nager, ai-je protesté. Je me suis contenté de bouger les
bras en marchant au fond de la rivière.
Elle m’a lancé un regard curieux.
— Très bien… Comment as-tu réussi à nous duper, alors ?
Je lui ai expliqué la Feuille dans le vent. Comment j’avais appris à laisser glisser mes pensées
dans un espace vide et flottant où les réponses aux questions que l’on me posait venaient
naturellement.
— Alors, tu t’es volé les réponses à toi-même, a-t-elle conclu, à demi sérieuse. Tu nous as
habilement trompés en tirant les réponses de ton propre esprit…
— Mais tu ne comprends pas ! ai-je insisté avec une irritation grandissante. Je n’ai pas la plus
petite idée de ce que peut être vraiment le Lethani ! Ce n’est pas une voie, mais ça aide à trouver une
voie. C’est le chemin le plus simple mais il n’est pas facile à voir. Vraiment, vous me faites l’effet
d’une bande de cartographes qui auraient bu un coup de trop.
À peine ces mots étaient-ils sortis de ma bouche que je les regrettais, mais Vashet a éclaté de
rire.
— Il y a beaucoup d’ivrognes très versés dans le Lethani et certains sont même entrés dans la
légende.
Me voyant toujours confus, elle m’a rassuré d’un geste.
— Je ne comprends pas le Lethani non plus, du moins pas de façon à pouvoir l’expliquer à
quelqu’un. Son enseignement est un art que je ne maîtrise pas. Si Tempi a réussi à instiller le Lethani
en toi, c’est une marque de taille en sa faveur. (Vashet s’est penchée vers moi, l’air grave.) Une
partie du problème provient de ta langue maternelle. L’aturan est très explicite. Direct et très précis.
Notre langue est riche d’implications, aussi nous est-il facile d’accepter l’existence de choses qui ne
peuvent être expliquées. Et le Lethani est la plus importante de toutes.
— Pourrais-tu me donner un autre exemple que le Lethani ? Et je t’en prie, ne dis pas « bleu »,
parce que sinon je vais piquer une crise de nerfs !
Elle a réfléchi un instant.
— L’amour est une de ces choses. Tu sais ce que c’est mais cela défie toute explication précise.
— C’est un concept difficile à cerner, ai-je reconnu. Pourtant, tout comme celui de justice, il
peut être défini.
Ses yeux ont pétillé.
— Alors, vas-y, cher étudiant. Parle-moi de l’amour.
J’ai réfléchi un court instant, puis un long moment.
— Tu vois comme il me sera facile de trouver des failles dans des définitions, a-t-elle dit avec
un sourire.
— L’amour, c’est le désir de faire n’importe quoi pour quelqu’un, ai-je fini par dire. Même au
détriment de ses propres intérêts.
— Dans ce cas, comment l’amour se différencie-t-il du devoir ou de la loyauté ?
— Il est aussi associé à une attirance physique.
— Même l’amour d’une mère ?
— À une grande affection, alors, ai-je rectifié.
— Et qu'entends-tu exactement par « affection » ? a-t-elle demandé avec un calme exaspérant.
— C’est…
Je me suis désespérément creusé les méninges pour tenter de trouver comment je pourrais
décrire l’amour sans avoir recours à d’autres termes tout aussi abstraits.
— C’est là la nature de l’amour, a dit Vashet. Tenter de le décrire rendrait fou n’importe qui.
C’est pour cette raison que les poètes noircissent des feuillets du soir au matin. Si un seul d’entre
d’eux parvenait à le traduire en mots, les autres n’auraient plus qu’à poser leur plume. Mais cela ne
peut être accompli. (Elle a levé un doigt sentencieux.) Cependant, il n’y aurait qu’un fou pour
prétendre que l’amour n’existe pas. Quand tu vois deux jeunes gens se dévorer du regard, l’œil
humide, il est là. Tellement concret que tu pourrais en faire une tartine et le manger. Quand tu vois
une mère bercer son enfant, tu vois l’amour. Et quand ton ventre bouillonne, tu sais aussi ce que c’est.
Même si tu es incapable de le formuler avec des mots. (Vashet a eu un geste triomphant.) Il en est de
même pour le Lethani. Mais comme celui-ci est plus vaste, il est plus difficile à désigner. C’est le but
de toutes les questions. Les poser, c’est comme interroger une jeune fille à propos d’un garçon qui lui
plaît. Ses réponses ne vont peut-être pas utiliser le mot « amour » mais elles vont révéler sa présence
ou son absence au fond de son cœur.
— Comment mes réponses peuvent-elles révéler un savoir du Lethani alors que je ne sais pas
exactement ce que c’est ? ai-je demandé.
— Tu le comprends, c’est évident. Il est enraciné profondément en toi. Trop profondément pour
que tu le voies. Parfois, il en est de même pour l’amour. (Elle a tendu la main et m’a tapoté le front.)
En ce qui concerne cette Feuille dans le vent, j’ai entendu parler de techniques de ce genre pratiquées
dans d’autres écoles. Je ne pense pas qu’il y ait un mot correspondant, en aturan. C’est une espèce de
Ketan de l’esprit. Un exercice mental destiné à entraîner tes pensées. De toute façon, ce n’est pas
tricher. C’est un moyen de révéler ce qui est enfoui dans les eaux profondes de ton esprit. Le fait que
tu aies trouvé ta propre technique est assez remarquable.
— Je m’incline devant ta sagesse, Vashet.
— Tu t’inclines devant le fait que j’ai incontestablement raison, s’est-elle écriée en battant des
mains. Maintenant, j’ai beaucoup de choses à t’apprendre. Tant que tu ne seras pas entièrement remis,
nous laisserons le Ketan de côté. Fais-moi plutôt la démonstration de ton adémic. Laisse-moi
entendre comment ta grossière langue de barbare peut malmener mon adorable langage.

Au cours des heures qui ont suivi, j’ai appris beaucoup de choses à propos de l’adémic. C’était
réconfortant de pouvoir poser des questions détaillées et de recevoir en retour des réponses claires et
précises. Après un mois passé à mimer des mots et à dessiner dans la poussière, apprendre avec
Vashet était si facile que cela semblait presque malhonnête.
Elle m'a cependant laissé clairement entendre que ma façon de signer était d’une grossièreté
affligeante. Au mieux, je parvenais à me faire comprendre, mais comme si j’avais usé d’un langage
enfantin. Au pire, mes gestes évoquaient les vociférations d’un fou furieux.
— Pour le moment, tu t’exprimes comme ça, a-t-elle dit en se levant. (Elle a agité ses mains au-
dessus de sa tête en se désignant des pouces.) Moi vouloir faire bon combat ! (Grand sourire idiot
jusqu’aux oreilles.) Avec épée !
Elle a frappé des poings sur sa poitrine puis s’est mise à sauter en l’air comme un enfant excité.
— Allons ! ai-je protesté, affreusement gêné. Je ne peux pas être aussi mauvais que ça !
— Mais tu n’en es pas loin, a dit Vashet en revenant s’asseoir. Tu serais mon fils, je ne te
laisserais pas sortir de la maison. En tant qu’étudiant, c’est tolérable uniquement parce que tu es un
barbare. C’est un peu comme si Tempi nous avait ramené un chien qui sait siffler. Cela dit, si tu es
content de t'exprimer comme un simple d’esprit, tu n’as qu’à le dire et nous passerons à autre
chose…
— Non, je veux apprendre !
— Tout d’abord, tu en dis trop et tu parles trop fort. Dans le cœur des Adems règnent
l’immobilité et le silence, et notre langage reflète cet état d’esprit. Ensuite, tu dois être beaucoup plus
prudent quand tu signes. Ces gestes modifient mots et pensées. Ils ne renforcent pas forcément ce que
tu dis. Quelquefois, ils contrent délibérément la signification superficielle de tes propos.
Elle a enchaîné rapidement sept ou huit signes. Tous disaient amusement, mais chacun d’eux
différait légèrement.
— Tu dois aussi parvenir à saisir les subtiles nuances de sens. La différence entre mince et
maigre, comme mon poète-roi aimait à dire. Pour l’instant, tu n’as qu’un seul sourire, ce qui donne
forcément un air idiot.
Nous avons travaillé plusieurs heures et Vashet a clarifié un sujet que Tempi n’avait pu
qu’effleurer. L’aturan était comme un vaste étang peu profond. Il comportait un grand nombre de
mots, tous spécifiques et précis. L’adémic était comparable à un puits profond. Il avait beaucoup
moins de mots mais chacun avait plusieurs significations. Une phrase bien conçue en aturan est une
flèche qui pointe droit dans une direction. Une phrase bien conçue en adémic est comme une toile
d’araignée. Chaque segment, possédant lui-même une signification en soi, est un élément d’un vaste
dispositif plus complexe.

Je me suis présenté au réfectoire de bien meilleure humeur que la veille. Je souffrais encore un
peu de mes contusions mais j’avais pu constater en me tâtant la joue que l’enflure avait fortement
diminué. Je me suis de nouveau installé à l’écart mais cette fois-ci je n’ai pas gardé les yeux baissés.
Au lieu de cela, j’ai observé les mains de ceux qui m’entouraient, m’efforçant de capter les nuances
entre excitation et intérêt, entre déni et refus.
Après dîner, Vashet a appliqué un baume sur mon dos, mes bras et ma joue. Au début, cela a
picoté, brûlé un peu, puis le baume a dégagé une douce chaleur qui m’a engourdi. C’est uniquement
quand la douleur dans mon dos s’est estompée que je me suis rendu compte à quel point mon corps
tout entier était tendu.
— Alors, comment te sens-tu ? a demandé Vashet en rebouchant le pot.
— Je pourrais t’embrasser, ai-je répondu, plein de reconnaissance.
— Tu pourrais. Mais ta lèvre est encore gonflée et le résultat serait sûrement désastreux.
Montre-moi plutôt ton Ketan.
Je n’avais pas fait d’étirements mais, ne voulant pas chercher des excuses, j’ai adopté la
position Mains ouvertes et enchaîné lentement les mouvements. Comme je l’ai déjà dit, Tempi avait
l’habitude de m'interrompre dès que je commettais la plus petite erreur. Aussi, lorsque j’ai atteint la
douzième position sans avoir été interrompu, me sentais-je plutôt content de moi. Mais quand j’ai mal
posé mon pied pour aborder Grand-Mère réunit les brins et que Vashet n’a rien dit, j’ai compris
qu’elle se contentait d’observer et réservait son jugement pour la fin. Je me suis mis à transpirer et
n’ai pas cessé jusqu’à la fin de l’exercice.
Quand j’ai eu terminé, Vashet s’est caressé le menton.
— Bon, a-t-elle déclaré lentement. Ç’aurait certainement pu être pire… (J'ai ressenti une petite
bouffée de fierté jusqu’à ce qu’elle poursuive.) Tu aurais pu avoir une jambe en moins…
Elle s’est mise à tourner autour de moi en m’examinant de la tête aux pieds. Elle a éprouvé du
doigt ma poitrine et mon estomac, pétri à pleines mains mes biceps et mes cuisses. J’avais
l’impression d’être un cochon de lait sur la place du marché.
Elle a fini par examiner mes mains sous toutes leurs coutures et a eu l’air agréablement
surprise.
— Tu n’avais jamais combattu avant que Tempi ne s’occupe de toi ?
J’ai secoué la tête.
— Tu as de bonnes mains, a-t-elle constaté en remontant le long de mes avant-bras pour en
apprécier les muscles. La plupart des barbares ont des mains molles et faibles, à force de ne rien
faire. Les autres ont des mains puissantes aux articulations raides, à force de couper du bois ou de
mener une charrue. Mais les tiennes sont fortes et adroites, avec une bonne articulation au niveau des
poignets. (Elle m’a regardé d’un air intrigué.) Qu’est-ce que tu fais, pour gagner ta vie ?
— Je suis étudiant à l’Université où je travaille le métal et la pierre avec des instruments de
précision, ai-je expliqué. Mais je suis aussi un musicien. Je joue du luth.
Vashet a pris un air surpris puis a éclaté de rire. Elle a tapé sur ses cuisses et secoué la tête, la
mine consternée.
— Et un musicien, par-dessus le marché…, a-t-elle gémi. Quelqu’un d’autre est au courant ?
— Quelle importance est-ce que cela peut avoir ? Je n’ai pas honte de ce que je suis.
— Non, a-t-elle dit. Bien sûr que non. C’est là le problème. (Elle a inspiré profondément et
exhalé son souffle.) Écoute, il vaut mieux que tu saches le plus vite possible. Ça nous épargnera
toutes sortes d’ennuis à long terme. (Elle m’a regardé droit dans les yeux.) Tu es une putain.
J’ai cligné des yeux.
— Je te demande pardon ?
— Prête-moi attention un moment. Tu n’es pas stupide. Tu as dû te rendre compte qu’il existait
d’immenses différences culturelles entre cet endroit et celui où tu as grandi…
— Les Provinces-Unies, ai-je précisé. Tu as raison. Il y avait un gouffre entre Tempi et moi, et
les autres mercenaires du Vintas.
— C’est dû en partie au fait que Tempi a plus de tétons que de cervelle, a-t-elle remarqué. Et
qu’il est comme un poussin du jour, quand il s’agit de faire son chemin dans le monde. Mais à part ça,
tu as raison. Il y a des différences considérables entre nos cultures.
— J’ai remarqué par exemple que vous n’avez pas d’interdit à propos de la nudité. À moins,
bien entendu, que Tempi ne soit exhibitionniste…
— Je serais curieuse de savoir comment tu t’en es aperçu, a-t-elle dit avec un rire amusé. Mais
c’est vrai. Si étrange que cela puisse paraître, la nudité ne nous effraie pas. (Elle a pris un air
songeur puis a semblé parvenir à une décision.) Le plus simple serait de te montrer. Regarde.
Je l’ai vue revêtir le masque impassible des Adems qui a fait de son visage une page vide et sa
voix s’est dépouillée par la même occasion de la plupart de ses inflexions, perdant son contenu
émotionnel.
— Explique-moi ce que je veux dire quand je fais ceci, a-t-elle dit.
Fuyant mon regard, elle s’est approchée de moi. Sa main a signé respect.
— Tu te bats comme un tigre.
Son visage n’affichait aucune expression, sa voix était atone. D’une main elle m’a pris par
l’épaule, de l'autre elle a appuyé sur mon bras, le gratifiant d’une petite pression.
— C’est un compliment, ai-je répondu.
Vashet a hoché la tête et fait un pas en arrière. Puis elle a changé d’expression. Son visage s’est
animé, elle a souri en soutenant mon regard. Elle s’est rapprochée de moi.
— Tu te bats comme un tigre, a-t-elle dit d’une voix empreinte d’admiration.
Une de ses mains s’est posée sur mon épaule, l’autre s’est coulée autour de mon bras et l’a
serré doucement.
J’ai soudain été gêné par la proximité de son corps.
— C’est une invite sexuelle, ai-je dit.
Vashet s’est écartée et a hoché la tête.
— Vous, les barbares, vous considérez certaines choses comme relevant de l’intimité. La peau
nue. Les contacts physiques. La proximité des corps. Le contact charnel. Pour les Adems, cela ne
représente rien de particulier. Peux-tu penser à une seule occasion où tu nous aurais entendus crier ?
élever la voix ? même parler assez fort pour que la conversation puisse être entendue par un tiers ?
J’ai réfléchi un moment puis j’ai secoué la tête.
— C’est parce que, pour nous, parler est de l’ordre du privé, a-t-elle expliqué. Il en est de
même pour les expressions du visage. Et ça… (Elle a posé les doigts sur sa gorge.) La chaleur qu’une
voix peut dégager. L’émotion qu’elle révèle. C’est une chose très privée.
— Et rien n’est autant chargé d’émotion que la musique…, ai-je conclu, comprenant enfin ce
qu’elle tentait de dire.
— Les membres d’une même famille peuvent chanter ensemble, s’ils sont très proches. Une
mère peut chanter pour son enfant. Une femme peut chanter pour son homme. (Une légère rougeur
avait coloré ses joues alors qu’elle disait cela.) Mais seulement s’ils sont très amoureux l’un de
l’autre et tout à fait seuls.
» Mais toi, un musicien ? Tu te livres à cette activité en public et avec plein de gens à la fois. Et
pourquoi ? Pour gagner quelques sous, de quoi se payer un repas… (Elle m'a regardé d’un air grave.)
Et tu le fais sans arrêt. Nuit après nuit. Avec n’importe qui.
Consternée, Vashet a secoué la tête et a frémi pendant que sa main gauche se fermait
convulsivement pour signer horreur, dégoût, reproche. C’était plutôt intimidant de percevoir ces
deux ensembles de signaux en même temps.
J’ai été assailli par un flot d’images mentales où je me voyais nu sur la scène de L’Eolian, puis
me frayant un chemin dans la foule, pressant mon corps contre tous ceux que je croisais. Jeunes et
vieux. Maigres et gras. Riches nobliaux et hommes du commun désargentés. Ces pensées m’ont
dégrisé instantanément.
— Pourtant, Jouer du luth est la trente-huitième position du Ketan, ai-je protesté, tout en sachant
bien que j’avais perdu la partie.
— Et Ours endormi est la douzième, a-t-elle remarqué en haussant les épaules. Mais ici, tu ne
trouveras ni ours ni lions ni luths. Certains noms sont révélateurs. Ceux du Ketan sont destinés à
dissimuler la vérité, afin que nous puissions en parler sans livrer ses secrets au grand jour.
— Je comprends, ai-je fini par dire. Mais nombre d’entre vous connaissent le monde extérieur.
Toi-même, tu parles merveilleusement bien l’aturan, et avec beaucoup de chaleur dans la voix. Tu
dois sûrement savoir qu’il n’y a aucun mal en soi dans le fait de chanter…
— Toi aussi, tu as voyagé de par le monde, a-t-elle rétorqué calmement. Et tu dois sûrement
savoir qu’il n’y a aucun mal en soi à forniquer avec trois personnes à la file devant le foyer d’une
auberge très fréquentée.
Elle m’a lancé un regard qui en disait long.
— À mon avis, les dalles doivent être très inconfortables…
Elle a ri.
— Bon, imagine qu’il y ait une couverture. Comment appellerais-tu une telle personne ?
Si elle m’avait posé la question deux espans plus tôt, alors que je venais tout juste de quitter le
royaume des Faes, je n’aurais peut-être pas compris le sens de sa question. Si j’étais resté plus
longtemps avec Felurian, il est tout à fait possible que le fait de s’accoupler en public, en plein
milieu d’une auberge, ne m’aurait pas paru étrange. Mais cela faisait un petit moment que j’étais
revenu dans le monde des mortels…
Une putain, me suis-je dit silencieusement. Et de bas étage, encore. J’étais content de n’avoir
parlé à personne du désir qu’avait eu Tempi d’apprendre le luth. Quelle honte il avait dû ressentir en
éprouvant une impulsion pour moi si innocente. J’ai imaginé un jeune Tempi brûlant de jouer de la
musique mais gardant ce secret pour lui, sachant que c’était sale. Cette pensée m’a brisé le cœur.
J’ai dû me trahir, car Vashet m’a gentiment serré la main.
— Je sais que c’est difficile pour toi à comprendre. Bien plus difficile parce que tu n'as jamais
envisagé la possibilité de penser différemment.
Prudence.
J’ai tenté de réfléchir à tout ce que cela impliquait.
— Comment vous tenez-vous au courant des nouvelles ? ai-je demandé. Sans musiciens
ambulants allant de ville en ville, comment gardez-vous le contact avec le monde extérieur ?
Vashet a eu un sourire narquois et a désigné le décor qui nous entourait.
— Est-ce que cela te semble être un endroit qui se préoccupe beaucoup de savoir comment va
le monde ? Ce n'est pourtant pas aussi affreux qu’on pourrait le penser. Les colporteurs sont les
bienvenus dans la plupart des villages et les rétameurs plus encore. Et puis, nous voyageons un peu
par nous-mêmes. Ceux qui endossent la tenue rouge vont et viennent, rapportant des nouvelles de
leurs voyages. De temps à autre, un musicien ou un chanteur font même une apparition. Il n’est pas
question pour eux de donner une représentation devant la ville tout entière mais ils rendent visite à
une famille. Même à ce moment-là, ils jouent installés derrière un écran pour ne pas être vus.
D’ailleurs, on reconnaît un musicien adem au paravent qu’il porte sur son dos. (Elle a fait la moue.)
Même eux ne sont pas considérés d’un œil favorable. C’est une occupation lucrative mais elle n’est
pas respectable.
Je me suis un peu détendu. L’idée d’un endroit où les artistes n’étaient pas les bienvenus me
semblait complètement déraisonnable, malsaine même. Mais je parvenais à concevoir qu’un lieu si
étrange ait des mœurs tout aussi étranges. Savoir s’adapter à son public, c’est aussi facile que de
changer de costume, pour un Edema Ruh.
— Les choses sont ainsi et tu ferais mieux de l’accepter au plus vite, a poursuivi Vashet. Je te le
dis en tant que femme qui a voyagé de par le monde. J’ai vécu huit ans parmi les barbares. J’ai même
écouté de la musique en compagnie d’autres personnes, a-t-elle dit fièrement, en relevant le menton.
Plus d’une fois, même.
— As-tu jamais chanté en public ? ai-je demandé.
Son visage s’est fermé.
— Ce n’est pas une question à poser. C’est très impoli et tu ne te ferais pas des amis, par ici, si
tu t’y essayais.
— Tout ce que je voulais dire, me suis-je empressé d’ajouter, c’est que si tu essayais, peut-être
te rendrais-tu compte que cela n’a rien de honteux. Cela procure beaucoup de plaisir à tout le monde.
Vashet m'a foudroyé du regard en signant refus et définitif.
— Kvothe, j’ai beaucoup voyagé et vu beaucoup de choses. Ici, la plupart des Adems sont au
fait des choses du monde. Nous connaissons l’existence des musiciens. Et, pour être totalement
honnête, nombre d’entre nous nourrissent à leur égard une secrète fascination. Un peu de la même
façon que les gars de chez vous sont envoûtés par le savoir-faire des courtisanes modeganes.
» Mais malgré ça, je n’aimerais pas que ma fille en ramène un à la maison, si tu vois ce que je
veux dire. De même, l’opinion qu’ont les gens de Tempi ne s’arrangerait pas s’ils savaient qu’il a
pratiqué le Ketan avec toi. Alors garde tout ça pour toi. Tu as déjà à triompher de suffisamment
d’obstacles, pas besoin que tout l’Ademre apprenne que tu es un musicien par-dessus le marché.
40

SA FLÈCHE UNIQUE ET ACÉRÉE

C'est à contrecœur que j’ai suivi les conseils de Vashet. Et bien que l’envie m’en ait démangé,
je n’ai pas sorti mon luth de son étui, ce soir-là, pour remplir de musique ma petite chambre. Je suis
même allé jusqu’à le ranger sous mon lit, de crainte que la simple vue de cet instrument ne fasse
bruire l’école de rumeurs.
Pendant plusieurs jours, je n’ai pas fait grand-chose, à part étudier sous la direction de Vashet.
Je prenais mes repas seul et m’abstenais d’adresser la parole à qui que ce soit, comme si j’avais
soudain pris conscience de la grossièreté de mon langage. Carceret gardait ses distances, mais elle
était toujours là à me surveiller, les yeux pleins de colère froide, comme ceux d’un serpent.
J’ai attendu trois jours avant de poser à Vashet la question qui me brûlait les lèvres depuis le
début de mon ascension des contreforts des monts des Tempêtes. Personnellement, j’estimais qu’un
tel haut fait impliquait une maîtrise de soi peu commune.
— Vashet, est-ce que ton peuple connaît des histoires sur les Chandrians ?
Elle m’a regardé, le visage brusquement figé.
— Est-ce que cela a un lien avec ton apprentissage du langage des signes ?
Sa main a signé diverses variations sur le thème désapprobation et reproche.
— Non, ai-je répondu.
— Cela a à voir avec ton apprentissage du combat, alors ?
— Non, ai-je avoué. Mais…
— Dans ce cas, cela a sûrement un rapport avec le Ketan ? a poursuivi Vashet. Ou avec le
Lethani ? À moins que cela ne concerne une variante subtile de sens que tu as du mal à saisir en
adémic ?
— C’est de la pure curiosité.
Elle a soupiré.
— Pourrais-je te convaincre de consacrer ta curiosité à des sujets plus urgents ? a-t-elle
demandé, signant exaspération et firme réprimande.
J’ai rapidement laissé tomber le sujet. Non seulement Vashet était mon professeur, mais elle
était aussi mon unique compagnon. La dernière chose que je souhaitais, c’était l’irriter ou donner
l’impression que j’étais moins attentif à ses leçons.
Mis à part cette exception décevante, Vashet s’est révélée être une source foisonnante
d’informations. Elle répondait à mes incessantes questions avec rapidité et clarté. Par conséquent, je
n’ai pu m’empêcher de trouver que je progressais à grands pas dans l'étude des langues et du Ketan.
Vashet ne partageait pas mon enthousiasme et ne se gênait pas pour le dire. Éloquemment et en
deux langues.

Vashet et moi étions descendus jusque dans le vallon secret qui abritait l’arbre-épée. Après
avoir pratiqué pendant une heure le combat à mains nues, nous nous étions assis dans l’herbe pour
reprendre notre souffle.
Disons plutôt que je tentais de recouvrer mon souffle. Vashet n’était pas du tout affectée par cet
exercice. Lutter contre moi était pour elle un jeu d’enfant et elle ne cessait de me réprimander pour
mon manque de rigueur, contournant avec aisance mes défenses pour m’asséner quelque calotte
nonchalante.
— Vashet…, ai-je commencé, prenant mon courage à deux mains pour aborder un point qui me
tracassait depuis un certain temps. Puis-je poser une question sans doute audacieuse ?
— Je préfère un étudiant qui fait preuve d’audace, a-t-elle rétorqué. J’espérais que nous avions
dépassé le stade où l’on s’inquiétait de ce genre de choses.
— Quel est le but de tout cela ? ai-je demandé en faisant un geste allant d’elle à moi.
— Le but de tout cela, a-t-elle répondu en m’imitant, est de t’en apprendre assez pour que tu ne
te battes plus comme un nourrisson ivre du vin de sa mère.
Ce jour-là, ses cheveux blonds étaient rassemblés en deux courtes tresses. Cela lui donnait un
air étrangement gamin qui n’avait pas aidé à réconforter mon amour-propre mis à rude épreuve.
Vashet venait de passer une heure à me précipiter au sol, à me forcer à déclarer forfait et à me
frapper avec régularité du pied ou du tranchant de la main.
Et une fois, elle était passée aisément derrière moi et m’avait assené une grande claque sur les
fesses en riant, comme l’aurait fait un pilier de comptoir aviné avec une fille de salle.
— Mais pourquoi ? ai-je insisté. Dans quelle intention m’enseignes-tu tout ça ? Si Tempi a eu
tort de le faire, pourquoi continues-tu ?
Vashet a acquiescé.
— Je commençais à me demander combien de temps il te faudrait pour me poser cette question,
a-t-elle dit. C’est la première chose qui aurait dû te venir à l’esprit.
— On m’a dit que je posais trop de questions. Je m’essayais simplement à la prudence.
Vashet s’est penchée vers moi, l’air grave.
— Tu sais des choses que tu ne devrais pas savoir. Shehyn ne voit pas de mal à ce que tu
connaisses le Lethani mais les autres ne partagent pas son opinion. En revanche, en ce qui concerne le
Ketan, tout le monde est d’accord. Ce n’est pas pour les barbares. C’est réservé aux Adems et
uniquement à ceux qui suivent la voie de l’arbre-épée. Par conséquent, Shehyn estime que, pour
intégrer l’école, tu dois faire partie de la communauté des Adems. Si tu en fais partie, tu n’es plus un
barbare. Et si tu n’es plus un barbare, ce n’est plus blâmable de t’enseigner ces choses.
Il y avait une certaine logique alambiquée dans son raisonnement.
— Ce qui signifie aussi que Tempi n’aura pas mal agi en me dispensant ses cours, ai-je dit.
— Exactement. Au lieu de nous avoir imposé un chiot indésirable, ce sera comme s’il avait
ramené au bercail une brebis égarée.
— Dois-je absolument être un chiot ou une brebis ? ai-je soupiré. Cela manque de dignité.
— Tu te bats comme un chiot, a-t-elle remarqué. Avec enthousiasme et maladresse.
— Mais ne fais-je pas déjà partie de l'école ? Après tout, tu es en train de m’enseigner.
Vashet a secoué la tête.
— Tu couches à l’école et tu manges notre nourriture mais cela ne fait pas de toi un étudiant.
Beaucoup d’enfants étudient le Ketan dans l’espoir d’intégrer cette école et d'endosser un jour la
tenue rouge. Ils vivent et étudient avec nous. Ils sont dans l’école mais pas de l’école, si tu vois ce que je veux
dire.
— Cela me paraît étrange que tant de gens veuillent devenir mercenaires, ai-je observé du ton
le plus neutre.
— Tu sembles avoir très envie d’en faire autant, a-t-elle lâché d’une voix tranchante.
— Moi, j’ai envie d’apprendre, pas d’embrasser la carrière de mercenaire. Sans vouloir
t'offenser.
Vashet a étiré le cou, comme pour se débarrasser d’une certaine raideur de la nuque.
— C’est ta façon de voir qui complique les choses. Dans les contrées barbares, les mercenaires
sont relégués tout au bas de l’échelle. Si stupide ou si incompétent qu’il soit, un homme peut toujours
manier un gourdin et toucher un demi-sou par jour pour accompagner un convoi. Est-ce que je me
trompe ?
— Ce genre de vie a tendance à attirer une catégorie de gens assez rudes, lui ai-je concédé.
— Nous ne sommes pas des mercenaires dans ce genre. Nous sommes payés, certes, mais nous
choisissons nos missions, a-t-elle dit avant de faire une pause. Quand tu te bats pour de l’argent, tu es
un mercenaire. Comment appelle-t-on celui qui fait son devoir au service de son pays ?
— Un soldat.
— Et s’il se bat pour défendre la loi ?
— Un constable ou un bailli.
— Et s’il se bat pour défendre sa réputation ?
J’ai dû réfléchir un instant.
— Un duelliste, peut-être ?
— Pour défendre le bien commun ?
— Un Amyr, ai-je répliqué aussitôt.
Vashet a incliné la tête sur le côté.
— C’est un choix intéressant, a-t-elle remarqué.
Elle a levé le bras, montrant fièrement sa manche écarlate.
— Nous, les Adems, sommes payés pour garder, traquer, protéger. Nous combattons pour notre
pays, notre école et notre réputation. Et nous combattons pour le Lethani, avec le Lethani et dans
l’esprit du Lethani. Tout cela ensemble. En adémic, le nom pour celui qui endosse la tenue rouge est
Cethan. Et c’est un grand honneur que de le porter.
— Alors, devenir mercenaire, c’est acquérir une place de choix dans la société adem.
Elle a hoché la tête.
— Mais les barbares ne connaissent pas ce mot. Et s’ils le connaissaient, ils n’auraient pas idée
de ce que cela peut vouloir dire. Aussi celui de « mercenaire » doit suffire.
Vashet a arraché deux longs brins d’herbe qu’elle a roulés entre ses doigts pour en faire un
cordon.
— C’est pour cette raison que la décision de Shehyn n’est pas facile à prendre. Elle doit mettre
dans la balance ce qui est juste et ce qui est préférable pour l’école, sans perdre de vue la voie de
l’arbre-épée. Plutôt que prendre une décision à l’emporte-pièce, elle parie sur la durée.
Personnellement, je crois qu’elle espère que le problème se résoudra de lui-même.
— Comment serait-ce possible ? me suis-je étonné.
— Tu aurais pu t'enfuir, a-t-elle répondu simplement. Beaucoup de gens pensaient que c’était ce
qui se passerait. Si j’avais décidé que cela ne valait pas la peine de te prendre pour élève, ils
auraient été tout aussi soulagés. Tu aurais également pu mourir, pendant ton entraînement, ou devenir
infirme.
Je l’ai regardée avec stupéfaction.
Elle a haussé les épaules.
— Les accidents arrivent. Ce n’est pas fréquent, mais cela se produit de temps à autre. Si c’était
Carceret qui t’avait pris en main…
J’ai fait la grimace.
— Alors, comment devient-on officiellement membre de l’école ? Y a-t-il une espèce
d’examen ?
Elle a secoué la tête.
— Tout d’abord, quelqu’un doit se porter garant pour toi en affirmant que tu es digne de
rejoindre nos rangs.
— Tempi ? ai-je demandé.
— Quelqu’un qui a un peu plus de poids, a-t-elle précisé.
— Il faudrait que ce soit toi, alors, ai-je dit lentement.
Vashet a souri.
— Il ne t’a fallu que deux essais pour tomber juste… Si jamais tu fais des progrès au point de
ne plus me faire honte, je me porterai garante pour toi et tu pourras passer l’examen.
Elle avait continué à tresser les brins d’herbe, faisant naître sous ses doigts des motifs
compliqués. Je n’avais jamais vu d’Adems occupés à une activité si triviale tout en parlant. Cela leur
était impossible, bien entendu. Ils avaient besoin d’une main libre pour parler.
— Si tu réussis l’examen, a-t-elle repris, tu n’es plus un barbare. Tempi est lavé de toute charge
et tout le monde est content. Sauf ceux qui ne le sont pas, bien entendu.
— Et si j’échoue ? Ou si tu décides que je ne suis pas un candidat assez satisfaisant pour
appuyer ma candidature ?
— Alors les choses se compliquent, a-t-elle conclu en se levant. Viens. Shehyn veut te parler, et
il ne serait pas courtois de la faire attendre.

Vashet m’a guidé dans un dédale de couloirs. Le jour de mon arrivée, j’avais cru qu’il
s’agissait de la ville elle-même, alors que c’était seulement l’école. Avec sa kyrielle de bâtiments,
elle me faisait penser à une minuscule Université, bien que le régime en vigueur n’ait ressemblé à
rien de ce que j’avais connu.
Il n’y avait pas non plus de hiérarchie officielle. Ceux qui portaient la tenue rouge étaient traités
avec déférence et Shehyn était à l’évidence à la tête de l’établissement, mais je devinais qu’il devait
exister aussi un ordre de préséance. Tempi paraissait situé assez bas sur l’échelle et peu considéré.
Vashet occupait une position plutôt élevée et était respectée.
Lorsque nous sommes arrivés, Shehyn était en plein milieu de son exercice de Ketan. En
silence, je l’ai regardée se mouvoir avec la lenteur d’une coulée de miel se répandant sur une nappe.
Plus il est pratiqué lentement, plus le Ketan est difficile, mais les mouvements de Shehyn
s’enchaînaient de façon impeccable.
Il lui a fallu une demi-heure pour terminer son exercice puis elle a ouvert la fenêtre, faisant
entrer dans la pièce l’odeur suave de la prairie et le bruissement des feuilles dans le vent.
Shehyn est venue s’asseoir près de nous. Sa respiration était régulière mais un fin voile de sueur
luisait sur son visage.
— Est-ce que Tempi t’a parlé des quatre-vingt-dix-neuf contes ? a-t-elle demandé sans
préambule. Ou bien d’Aethe et des origines des Adems ?
J’ai secoué la tête.
— Bien, a-t-elle repris. Ce n’était pas à lui de le faire et il n’aurait pu le faire correctement de
toute façon. (Elle s’est tournée vers Vashet.) Comment progresse-t-il, sur le plan du langage ?
— Rapidement, comme cela se passe d’habitude, répondit Vashet en signant toutefois.
— Très bien, a dit Shehyn, passant à un aturan précis malgré un léger accent. Alors je vais te
faire part moi-même de l’histoire de l’origine des Adems. Nous ne serons pas interrompus et cela
permettra d’écarter la plupart des malentendus.
J’ai signé de mon mieux gratitude respectueuse.
« Cette histoire s’est passée il y a fort longtemps, a commencé Shehyn d’un ton solennel. Avant
le temps de cette école. Avant la voie de l’arbre-épée. Avant que les Adems ne connaissent le
Lethani. C’est l’histoire du commencement de toutes ces choses. La première école adem n’enseignait
pas le maniement de l’épée. Elle avait été fondée par un homme du nom d’Aethe qui cherchait la
maîtrise de l’arc et de la flèche. »
Shehyn a interrompu son histoire pour me fournir quelques mots d’explications.
— Tu dois savoir qu’en ces temps-là l’usage de l’arc était très répandu. L’adresse dont on
pouvait faire preuve dans cet art était très appréciée. Nous étions un peuple de bergers, attaqués de
toutes parts et, pour nous défendre, l’arc était le meilleur outil en notre possession.
Shehyn s’est appuyée au dossier de sa chaise et a repris son récit :
« Il n’était pas dans les intentions d’Aethe d’ouvrir une école. Il n’y en avait pas, en ce temps-
là. Il cherchait seulement à perfectionner son art et a consacré à ce projet toute sa volonté, jusqu’à
être capable de toucher une pomme à trente mètres. Ensuite, il s’est obstiné jusqu’à pouvoir moucher
une chandelle à la même distance. Bientôt, la seule cible digne de lui a été une étoffe de soie
emportée par la brise. Aethe a persévéré jusqu’à pouvoir anticiper les mouvements du vent. Une fois
parvenu à maîtriser ce savoir, il n’a plus jamais manqué sa cible.
Le bruit des talents d’Aethe s’est répandu et les visiteurs ont commencé à affluer. Parmi eux, il
y avait une jeune femme du nom de Rethe. Au début, elle doutait même de posséder assez de force
pour bander son arc mais elle a bientôt été considérée comme la meilleure élève d’Aethe.
Comme je l’ai dit, c’était il y a très longtemps et très loin de l’endroit où nous nous tenons. En
ce temps-là, les Adems n’avaient pas le Lethani pour les guider, aussi était-ce une époque
sanguinaire pleine de bruit et de fureur. En ce temps-là, il n’était pas rare de voir un Adem en tuer un
autre pour venger son orgueil, ou au cours d’une dispute, ou bien encore simplement pour faire
montre de son adresse.
Étant donné qu’Aethe était le plus grand des archers, nombreux étaient ceux qui le provoquaient
en duel. Mais un corps humain ne constituait pas une cible intéressante pour un homme capable de
toucher une étoffe de soie virevoltant dans les airs. Il ne s’armait jamais que d'une seule flèche, lors
de ces duels, déclarant que si cette unique flèche ne lui suffisait pas, il méritait la mort.
Aethe a vieilli et sa réputation n’a cessé de grandir. Il a fini par s’enraciner dans un village où
il a ouvert la première des écoles. Les années ont passé et il a entraîné d’innombrables Adems
jusqu’à ce qu’ils soient de redoutables adversaires. Il est bientôt devenu de notoriété publique que si
vous donniez à un élève d’Aethe trois flèches et trois pièces de monnaie, vos trois pires ennemis ne
risquaient plus jamais de vous causer des ennuis.
L’école a prospéré, devenant riche, renommée et orgueilleuse. Et Aethe a fait de même.
C’est à ce moment-là que Rethe est allée le voir. Rethe, sa meilleure élève. Rethe, qui avait son
oreille et était chère à son cœur.
Rethe a parlé à Aethe. En désaccord, ils se sont disputés, criant assez fort pour que toute l’école
entende, malgré les épais murs de pierre.
Pour finir, Rethe l’a défié en duel. Aethe a accepté. Tous avaient compris que ce serait le
vainqueur qui dirigerait l’école.
Puisqu’il était en position de le faire, Aethe a choisi sa place le premier. Il a décidé de se
poster au centre d'un bosquet de jeunes arbres qui ondoyaient dans le vent, lui fournissant la
protection de leur écran mouvant. En temps ordinaire, il ne se serait pas donné la peine de prendre de
telles précautions, mais Rethe était son élève la plus brillante et savait déchiffrer le vent aussi bien
que lui. Il avait pris son arc de corne et une seule flèche bien aiguisée.
Puis Rethe a pris position. Elle a marché vers le sommet d’une colline, sa silhouette se
détachant nettement sur le ciel nu. Elle n’avait ni arc ni flèche et, quand elle a atteint le sommet, elle
s’est tranquillement assise sur le sol. Ce dernier détail était peut-être ce qu’il y avait de plus étrange,
car Aethe était connu pour blesser parfois son adversaire à la jambe plutôt que de le tuer.
En voyant ce que venait de faire son élève, Aethe a été envahi par la colère. Il a pris son unique
flèche, l’a encochée et a bandé l’arc, tirant la corde contre son oreille. La corde que Rethe avait
tressée pour lui, avec de longues mèches de ses cheveux. »
Shehyn m’a regardé dans les yeux.
« Plein de colère, Aethe a tiré. Sa flèche a frappé Rethe avec la force d’un carreau d’arquebuse.
Là. »
Elle a pointé deux doigts sous la courbe interne de son sein gauche.
« Toujours assise, la flèche plantée dans son torse, Rethe a tiré de sous sa chemise un long
ruban de satin blanc. Puis elle a pris une plume à l’empennage de la flèche, l’a trempée dans son sang
et a écrit quatre lignes d’un poème.
Rethe a tenu un moment le ruban au-dessus de sa tête, attendant que le vent le fasse ployer dans
un sens puis dans l’autre, puis elle l’a lâché. Il a tournoyé sur lui-même, montant et descendant au gré
du vent. Dansant dans la brise, il s’est frayé un chemin entre les arbres du bosquet pour aller se coller
sur la poitrine d’Aethe. Sur le ruban de soie était écrit :

Aethe, près de mon cœur.


Sans vanité, le ruban.
Sans devoir, le vent.
Sans une goutte de sang, la victoire. »

J’ai entendu un petit bruit. C’était Vashet qui sanglotait doucement. Elle avait baissé la tête et
les larmes qui roulaient sur son visage ont étoilé de taches plus sombres le plastron de sa chemise
écarlate.
Shehyn a repris son récit :
« C’est seulement après avoir lu ces lignes qu’Aethe a reconnu la sagesse profonde de son
élève. Il s’est précipité vers elle pour soigner sa blessure, mais la pointe de la flèche était trop près
du cœur pour pouvoir être retirée.
Rethe n’a vécu que trois jours après cela. Accablé par le chagrin, Aethe n’a pas quitté son
chevet un instant. Il a abandonné à son élève le contrôle de l’école et a écouté tout ce qu’elle avait à
dire, pendant que la pointe de la flèche progressait lentement vers le cœur.
Au cours de ces trois jours-là, Rethe a dicté quatre-vingt-dix-neuf récits qu’Aethe a pris en
notes. Ce sont les éléments de base de notre compréhension du Lethani. Ce sont les racines du peuple
de l’Ademre.
Le soir du troisième jour, Rethe a terminé de narrer son quatre-vingt-dix-neuvième récit à
Aethe, qui se considérait désormais comme l’élève de son élève. Lorsque Aethe a posé sa plume,
Rethe lui a dit : "Il y a une dernière histoire, plus importante que toutes les autres, et celle-là, tu la
sauras quand je me réveillerai."
Alors Rethe a fermé les yeux et s’est endormie. Et elle est morte pendant son sommeil.
Aethe a encore vécu quarante ans, après cela, et l’on dit que plus jamais il n’a ôté la vie. Dans
les années qui ont suivi la mort de Rethe, on l’a souvent entendu dire : "J’ai gagné le seul duel que
j’aie jamais perdu."
Il a continué à diriger l’école et à enseigner à ses élèves le maniement de l’arc. Mais il leur a
aussi enseigné la sagesse. Il leur a raconté les quatre-vingt-dix-neuf récits, et c’est de cette façon que
le Lethani a bientôt été connu de tous les Adems. Et c’est de cette façon que nous sommes devenus ce
que nous sommes. »
Un long silence s’est installé.
— Je te remercie, Shehyn, ai-je dit en signant avec soin gratitude respectueuse. J’aimerais
beaucoup entendre ces quatre-vingt-dix-neuf récits.
— Ils ne sont pas destinés aux barbares, a-t-elle répondu.
Elle n’a toutefois pas paru offensée par ma demande, signant une combinaison de reproche et
regret avant de changer de sujet :
— Comment est ton Ketan ?
— Je me démène pour faire des progrès, Shehyn.
— Vraiment ? a-t-elle demandé à Vashet.
— Pour ce qui est de se démener, il dit vrai, a dit Vashet, les yeux encore rougis par les larmes.
(Amusement ironique) Mais il progresse tout de même.
Shehyn a hoché la tête. Approbation réservée.
— Quelques-uns d’entre nous vont combattre, demain. Tu pourrais peut-être l’emmener pour
qu’il y assiste.
Vashet a exécuté un mouvement élégant qui m’a fait me rendre compte à quel point
m’échappaient les subtilités de la langue des signes : Gracieux remerciements. Humble acceptation.

— Tu devrais te sentir flatté, a dit gaiement Vashet. Une conversation avec Shehyn et une
invitation à la voir combattre…
Nous avions pris la direction du vallon abrité où nous avions l'habitude de pratiquer le Ketan et
le combat à mains nues.
Malgré la remarque de Vashet, j’avais l’esprit encombré de réflexions à la fois inévitables et
déplaisantes. Je pensais aux secrets et combien ceux qui les détiennent aiment à les garder. Je me
demandais ce que Kilvin ferait si j’amenais quelqu’un à la Pêcherie et que je lui montre les formules
de sygaldrie pour le sang, les os et les cheveux.
Le seul fait d’imaginer la colère du grand artificier m’a fait frissonner. Je savais le genre
d’ennuis auxquels j’aurais à faire face. C’était parfaitement répertorié dans les lois qui régissaient
l’Université. Mais que ferait-il à la personne à qui j’aurais révélé ces secrets ?
Vashet a frappé ma poitrine pour attirer mon attention.
— Je disais que tu devais te sentir flatté, a-t-elle répété.
— Je le suis.
Elle m'a pris par l’épaule pour me faire tourner vers elle.
— Tu m’as l’air bien pensif…
— Qu’arrivera-t-il à Tempi, si l’affaire tourne mal ? ai-je demandé brusquement.
Toute gaieté s’est enfuie de son visage.
— Il sera dépouillé de sa tenue rouge, de son épée, de son nom et sera coupé du Latantha. (Elle
a inspiré longuement avant de reprendre.) Comme il y a fort peu de chances pour qu’une autre école
l’accueille après ça, il se retrouvera dans les faits exilé de l’Ademre.
— Mais l’exil, cela ne conviendrait pas, dans mon cas, ai-je remarqué. Me forcer à retourner
dans le monde d’où je viens ne ferait qu’aggraver le problème, non ?
Vashet n’a pas répondu.
— Quand toute cette histoire a commencé, ai-je insisté, tu m'as encouragé à partir. Si j’avais
pris mes jambes à mon cou, m'aurait-on laissé fuir ?
Le long silence m’a fourni la réponse qu’elle a aussi répétée de vive voix :
— Non.
J’ai apprécié qu’elle ne me mente pas.
— Et quelle sera ma punition ? L’emprisonnement ? Non, ce ne serait pas pratique de me garder
enfermé pendant des années. Dis-moi quoi, alors ?
— Tu ne devrais pas t’inquiéter de ta punition, a-t-elle dit. Tu es un barbare, après tout. Tu
ignorais que tu faisais quelque chose de mal. Notre principal souci, c’est de t’empêcher de révéler
aux autres ce que tu as volé ou de l’utiliser pour servir tes propres intérêts.
Elle n’avait pas répondu à ma question et je l’ai regardée avec insistance.
— Il y en a pour dire que te tuer serait la meilleure solution, a-t-elle avoué. Mais la plupart des
gens pensent que tuer est contraire à l’esprit du Lethani. Shehyn en fait partie. Et moi aussi.
Je me suis un peu décrispé, car c’était au moins quelque chose.
— Je suppose qu’une promesse solennelle de ma part ne rassurerait personne ?
Elle m’a souri gentiment.
— Cela témoigne en ta faveur, que tu sois revenu avec Tempi. Et que tu sois resté bien que j’aie
tenté de t’en dissuader. Mais le serment d’un barbare ne compterait pas pour grand-chose, dans une
affaire de ce genre.
— Que va-t-il se passer, alors ? ai-je demandé, me doutant que je n’allais pas apprécier la
réponse.
— On pourrait t’empêcher d’enseigner en te coupant la langue ou en t’arrachant les yeux, a-t-
elle répondu franchement. Pour t’empêcher de pratiquer le Ketan, on pourrait te mutiler. On pourrait
trancher les tendons du talon ou des genoux de ta jambe d’appui. (Elle a haussé les épaules.) Mais
même avec une jambe estropiée on peut encore être un bon combattant. Il serait plus efficace de te
trancher les deux plus petits doigts de la main droite. Cela serait…
Vashet s’exprimait d’un ton neutre. Je crois qu’elle le faisait pour me rassurer, pour calmer mon
inquiétude, mais cela avait sur moi l’effet inverse. Tout ce à quoi je pouvais penser, c’était à Vashet,
en train de me couper les doigts aussi tranquillement qu’elle aurait dépouillé une pomme de son
trognon. L’image s’est faite si vive dans mon esprit que j’ai bien cru un instant que j’allais vomir.
Sentiment de nausée et étourdissement se sont dissipés. En recouvrant mes sens, je me suis
rendu compte que Vashet avait terminé son exposé et me regardait avec étonnement.
Avant que j’aie pu dire un mot, elle a eu un geste dédaigneux.
— Nous ne travaillerons pas davantage, aujourd’hui. Tu es libre pour le reste de la soirée. Mets
tes pensées en ordre ou bien pratique le Ketan. Va regarder l’arbre-épée. Nous reprendrons demain.

J’ai erré au hasard un moment, m'efforçant de ne pas penser à mes doigts en train d’être
tranchés. Puis, en descendant une colline, je suis quasiment tombé sur un couple nu allongé sous les
arbres.
Quand j’ai fait irruption, ils ne se sont pas jetés sur leurs vêtements et, plutôt que de tenter de
présenter des excuses dans mon langage simpliste, j’ai simplement tourné les talons, le rouge aux
joues.
J’ai essayé de pratiquer le Ketan mais je n’arrivais pas à me concentrer. Je suis allé voir
l’arbre-épée et, pendant un moment, la vue de ses feuilles dansant gracieusement dans le vent m'a
calmé. Puis mon esprit s’est de nouveau troublé, bouleversé une fois de plus par l’image de Vashet en
train de me sectionner les doigts.
Quand j’ai entendu la cloche sonner ses trois coups, je suis allé au réfectoire. J’attendais mon
tour pour me servir, à demi abruti par l’effort de chasser les pensées importunes qui m’assaillaient,
quand j’ai remarqué que les Adems qui se tenaient près de moi me regardaient fixement. Une petite
fille d’une dizaine d’années affichait une véritable expression de stupeur et un mercenaire en tenue
rouge ma regardé comme si je venais de me torcher le cul avec un quignon de pain avant de le
manger.
C’est uniquement à ce moment-là que je me suis rendu compte que j’étais en train de
chantonner. Pas très fort, mais suffisamment pour que mes voisins aient entendu. Ça ne devait pas
faire longtemps que je le faisais parce que je n’étais parvenu qu’au sixième vers de Quitte la ville,
rétameur !
Je me suis tu, j’ai pris mon écuelle et j’ai passé les dix minutes suivantes à essayer de manger.
Je ne suis parvenu qu’à avaler quelques bouchées et j’ai fini par regagner ma chambre.
Je me suis allongé sur mon lit pour passer en revue les options qui s’offraient à moi. Jusqu’où
serais-je capable de courir ? Pouvais-je me réfugier dans la campagne environnante ? voler un
cheval ? Mais avais-je seulement vu un cheval, depuis que j’étais à Haert ?
J’ai tiré mon luth de son étui pour jouer en sourdine quelques séries d’accords. Mes doigts se
déplaçaient avec agilité sur le manche mais ma main droite endolorie avait du mal à pincer les
cordes. C’était aussi frustrant que de vouloir embrasser une fille avec une seule lèvre et j’ai vite
abandonné.
J’ai fini par sortir de mon sac ma cape d’ombre et je m’en suis enveloppé. Elle était chaude et
confortable. J’ai rabattu le capuchon sur mon front et j’ai pensé au coin sombre de la forêt où
Felurian avait récolté ses ombres.
J’ai pensé à l’Université, à Wilem et à Simmon. À Auri et Devi et Fela. Mon cercle d’amis
avait toujours été assez restreint mais j’avais alors oublié ce que c’était d’être vraiment seul.
J’ai pensé à ma famille, ensuite. J’ai pensé aux Chandrians, à Cendre. À sa grâce fluide. À
l’épée qu’il maniait avec aisance, telle une aiguille de glace. J’ai pensé à le tuer.
J’ai pensé à Denna et à ce que Cthaeh m’avait dit. J’ai pensé à son protecteur et aux choses que
j’avais dites à Denna lors de notre dispute. J’ai pensé à la fois où elle avait trébuché sur la route et
que je l’avais rattrapée, à la sensation de la courbe de sa hanche dans le creux de ma main. J’ai pensé
aux contours de sa bouche, au son de sa voix, à l’odeur de ses cheveux.
Et puis, finalement, j’ai franchi paisiblement les portes du sommeil.
41

TEMPÊTE ET PIERRE

Quand je me suis réveillé le lendemain matin, j’avais une vision des choses parfaitement claire.
La seule façon de me tirer de cette situation, c’était d’en passer par l’école. Il fallait que je fasse mes
preuves. Ce qui voulait dire que j'avais besoin au plus vite de tout ce que pouvait m’enseigner
Vashet.
Aussi me suis-je levé à l’aube et, quand Vashet a émergé de sa petite maison de pierre, j’étais
là à l’attendre. Je n’étais pas particulièrement fringant, car ma nuit avait été peuplée de rêves
troublants, mais j’étais prêt à apprendre.

À ce point de mon récit, je me rends compte que j’ai pu donner d’Haert une idée imprécise.
C’était à l’évidence loin d’être une métropole florissante ou même une grande cité. C’est à
peine si on aurait pu la qualifier de petite ville.
Il n’y a rien de méprisant dans cette remarque. J’ai passé mes jeunes années à voyager sur les
routes avec la troupe de mes parents, allant de bourgade en bourgade. La moitié du monde est
composée de ces petites communautés qui ont prospéré autour d’un marché à la croisée de chemins,
près d’un généreux puits d’argile ou dans le coude d’une rivière capable de faire tourner la roue d’un
moulin.
Quelquefois, ces petites villes sont prospères. Certaines tirent profit de la richesse du sol et de
la clémence du climat. Certaines vivent du commerce. Les maisons sont grandes et bien tenues, les
gens amicaux et généreux. Les enfants sont gras et heureux. On peut y faire l’acquisition de produits
de luxe tels que le poivre, la cannelle et le chocolat. Il y a du café, du bon vin et de la musique, à
l’auberge du coin.
Et puis il y a l’autre sorte de villes. Des villes où le sol aride s’est épuisé. Des villes où le
moulin a brûlé et celles où le puits d’argile est fermé depuis longtemps. Dans ces endroits, les
maisons sont petites et les toits rapiécés de bric et de broc. Les gens sont efflanqués, soupçonneux, et
la richesse se mesure à des détails pratiques : des stères de bois pour le feu, un deuxième cochon,
cinq bocaux de confiture de mûres.
À première vue, Haert ressemblait à une de ces bourgades. Quelques minuscules maisons
délabrées, avec une chèvre dans un enclos.
Dans la plus grande partie des Provinces-Unies, une famille vivant dans de telles conditions
aurait été considérée comme au bord de la misère. Cependant, si la plupart des maisons adems que
j’avais vues étaient relativement petites, elles ne ressemblaient en rien à celles que l’on aurait pu
trouver dans une ville aturane dévastée par la pauvreté, aux maisons en rondins cimentées par de la
boue.
Les maisons adems étaient bâties en pierres soigneusement jointoyées. Nulle fente pour laisser
passer le vent. Pas de fuite dans le toit. Pas de charnières de cuir grinçant aux portes. Les fenêtres
n’étaient pas bouchées par un parchemin ni n’étaient de simples ouvertures munies de volets en bois.
Elles étaient pourvues de carreaux de verre bien ajustés, comme on aurait pu en trouver dans le
manoir d’un banquier.
Je n’ai jamais vu de cheminée, à Haert. Ne vous méprenez pas. Il vaut mieux, et de loin, avoir
une cheminée que geler sur pied, mais la plupart des gens construisent eux-mêmes des foyers des plus
sommaires, utilisant des pierres brutes ou des blocs de résidus métalliques. Ces cheminées tirent mal,
sont sales et inefficaces. Elles tapissent les maisons de suie et vous remplissent les poumons de
fumée.
Au lieu de cheminées, chaque maison adem possède son propre poêle en fonte. Le genre de
poêle qui pèse des centaines de livres et qu’on peut charger jusqu’à la gueule pour qu’il rougeoie. Le
genre de poêle qui dure un siècle et coûte ce qu’un paysan peut gagner une année de bonnes récoltes.
Certains étaient assez petits, mais j’en ai vu de plus imposants qui servaient aussi de fours. L’un de
ces trésors se cachait dans une maison basse de trois pièces seulement.
Les tapis que l’on voyait sur les sols étaient assez simples mais tissés avec une laine épaisse et
douce aux teintes riches. Et sous ces tapis, les sols n’étaient pas en terre battue mais recouverts de
planchers. Dans ces maisons, pas de chandelles dégoulinant de suif ni de torches de roseaux. On y
trouvait des bougies en cire d’abeille ou des lampes où brûlait une huile transparente. Une fois,
même, derrière un carreau, j’ai reconnu l’éclat fixe caractéristique d’une lampe à sympathisme.
C’est ce dernier détail qui m’a fait comprendre la nature de cette communauté. Il ne s’agissait
pas d’une poignée d’individus désespérés, tirant de maigres revenus d’une montagne hostile. Ils ne
vivaient pas au jour le jour, gavés de soupe au chou, dans la terreur de l’hiver. Cette communauté
était tranquillement et confortablement prospère.
Plus que cela, même. Malgré l’absence de salle de banquet étincelante, de nuée de serviteurs ou
de galerie de statues, chacune de ces maisons était un manoir en miniature. Elles étaient toutes riches
à leur manière, d’une façon pratique et discrète à la fois.

— Qu’est-ce que tu t’imaginais ? s’est écriée Vashet en riant. Qu’après avoir gagné leur tenue
rouge, une poignée d’entre nous quittaient l’Ademre pour se vautrer dans le luxe pendant que nos
familles étaient obligées de boire l’eau de leur bain et mouraient du scorbut ?
— Je dois dire qu’en fait je n’y avais pas réfléchi, ai-je dit en regardant autour de moi.
Vashet avait commencé à m'apprendre à manier l’épée. En deux heures, elle n’avait fait que
m'expliquer les différentes façons de la tenir. Comme si c’était un bébé et non pas une lame d’acier.
Maintenant que je savais ce que je devais chercher, je devinais les dizaines de maisons qui se
fondaient dans le paysage. Les lourdes portes de bois qui s’ouvraient au flanc des escarpements
rocheux. Les bâtiments surgis de ce qui semblait un tas de pierres en désordre. Ceux dont le toit était
recouvert d’herbe et qui ne se distinguaient qu’au tuyau de poêle qui en émergeait. Perchée sur l’un
d’eux, une chèvre tendait le cou pour brouter une touffe d’herbe tendre.
— Regarde le paysage, a dit Vashet en pivotant pour décrire un large cercle. Le sol est si
rocailleux qu’il est impossible d’y passer la charrue, et le relief trop inégal pour les sabots des
chevaux. L’été est trop pluvieux pour le blé, trop rude pour produire des fruits. Certaines montagnes
sont riches de fer, de charbon ou d’or. Pas celles-là. En hiver, la neige monte plus haut que ta tête. Au
printemps, les vents sont si violents que tu t’envoles. C’est notre pays parce que personne d’autre
n’en veut. Disons plutôt que c’est pour cette raison qu’il l’est devenu.
Vashet a ajusté son épée à son épaule puis m’a regardé d’un air indécis.
— Assieds-toi, a-t-elle fini par dire d’un ton grave. Je vais te raconter une histoire du temps
jadis.
Je me suis assis dans l’herbe et Vashet s’est installée sur une pierre à côté de moi.
— Il y a bien longtemps, les Adems ont dû abandonner leur territoire légitime. C’est quelque
chose dont nous ne nous souvenons pas qui nous y a forcés. Quelqu’un nous a volé nos terres, ou les a
dévastées, et nous avons dû fuir. Nous avons été forcés à errer sans cesse, réduits à l’état de
mendiants. Chaque fois que nous trouvions un endroit où nous installer et reposer nos troupeaux, ceux
qui vivaient alentour venaient nous en chasser.
» Les Adems étaient des êtres farouches, en ce temps-là. Autrement, notre peuple aurait
entièrement disparu aujourd’hui. Comme nous étions peu nombreux, nous étions toujours repoussés
vers le nord. Finalement, nous avons trouvé cet endroit battu par les vents et au sol stérile dont
personne ne voulait. Nous nous sommes enracinés dans ces pierres, faisant de ce pays le nôtre.
» Mais ce pays n’avait pas grand-chose à offrir, à part un pâturage pour nos bêtes et un vent
incessant. Comme nous n’avons pas trouvé le moyen de vendre le vent, c’est notre férocité que nous
avons vendue au monde. La vie a continué et peu à peu nous sommes devenus ce que nous sommes
aujourd’hui. Non seulement farouches, mais dangereux et fiers. Entêtés comme le vent et durs comme
la pierre.
J’ai attendu un moment pour m'assurer qu’elle avait terminé.
— Mon peuple est errant, lui aussi, lui ai-je dit alors. C’est notre mode de vie. Nulle part et
partout, c’est là que nous vivons.
Elle a haussé les épaules en souriant.
— C’est une histoire, que je viens de te raconter. Et une histoire ancienne. Tu peux en conclure
ce que tu veux.
— J’aime beaucoup les histoires.
— Une histoire, c’est comme une noix, a expliqué Vashet. Un sot l'avalera tout entière et
s’étouffera. Un autre la jettera, pensant qu’elle n’a aucune valeur. Mais une femme sage trouvera le
moyen d’en briser la coque et de manger ce qu’il y a à l’intérieur.
Je me suis levé et j’ai embrassé ses mains, son front et sa bouche.
— Vashet, je suis content que Shehyn m’ait confié à toi.
— Tu n’es qu’un petit écervelé, a-t-elle dit en baissant les yeux, les joues rosies. Allez, il est
temps de partir ! Tu ne voudrais pas rater l’occasion de voir combattre Shehyn ?

Vashet m’a conduit jusqu’à une prairie où l’herbe avait été coupée ras. Quelques Adems
attendaient déjà, installés sur des tabourets ou des rondins qu’ils avaient apportés. Vashet s’est assise
dans l’herbe et je l'ai imitée.
Lentement, une petite foule s’est rassemblée. Il n’y avait là qu’une trentaine de personnes mais,
en dehors du réfectoire, je n’avais encore jamais vu tant d’Adems réunis. Ils formaient des groupes
de deux ou trois personnes, passant d’un sujet de conversation à l’autre, se retrouvant rarement à cinq
avant de se séparer bien vite.
Bien qu’une dizaine de conversations se soient déroulées autour de moi, il ne m’en parvenait
que des murmures. Les interlocuteurs se tenaient près à se toucher et le sifflement du vent qui faisait
onduler l’herbe dominait les voix.
Cependant, depuis l’endroit où je me tenais, j’arrivais à deviner le ton des conversations. Deux
mois auparavant, un tel rassemblement m’aurait paru étrangement morne, un regroupement de gens à
l’expression impénétrable, agités et quasiment muets. Mais désormais, en observant un couple non
loin de moi, je devinais aisément qu’il s’agissait d’un maître et de son élève en voyant à quelle
distance ils se tenaient l’un de l’autre et la déférence manifestée par la jeune femme en signant. Un
groupe de trois mercenaires en tenue rouge était à l’évidence constitué d’amis qui plaisantaient en se
bousculant gentiment. Plus loin, un homme et une femme se disputaient. Elle était en colère. Il tentait
de s’expliquer.
Je me suis soudain demandé comment j’avais pu penser que ces gens ne tenaient pas en place.
Chacun de leurs mouvements avait une finalité. Chaque changement de position de leur pied indiquait
un changement d’attitude. Chaque geste était d’une éloquence inimaginable.
Tout près l’un de l’autre, Vashet et moi avons continué à discuter en aturan à voix basse. Elle
m’a expliqué que chaque école avait des accords avec des prêteurs cealds. Les mercenaires en
mission au loin pouvaient déposer la part de leur solde revenant aux écoles dans n’importe laquelle
des villes où la monnaie cealde avait cours, ce qui revient à dire dans tout le monde civilisé. Cet
argent était alors reversé sur le compte de l’école en question.
— Quelle est la part que les mercenaires envoient à leur école ? ai-je demandé avec curiosité.
— Quatre-vingts pour cent.
— Quatre-vingts ! me suis-je écrié, persuadé d’avoir mal entendu.
J’ai levé huit doigts, et Vashet a hoché la tête.
— C’est bien ça. Quoique nombre d'entre eux se flattent d’envoyer davantage. La même chose
vaudrait pour toi, si par miracle tu devais décrocher ta tenue rouge…
Constatant mon étonnement, elle a poursuivi ses explications.
— Cela ne fait pas beaucoup, si tu y réfléchis. Pendant des années, l’école te nourrit, t’habille
et te fournit un toit. Elle t’entraîne, te donne une épée… Après cet investissement, le mercenaire
soutient financièrement son école. L’école soutient le village. Le village produit des enfants qui
espèrent tous pouvoir un jour revêtir la tenue rouge. C’est tout l’Ademre qui profite de cette situation.
(Elle m'a regardé gravement.) Maintenant que tu es au courant, tu commences sans doute à
comprendre ce que tu as volé. Ce n’est pas seulement un secret, que tu nous as dérobé, mais notre
principal produit d’exportation. La clé de la survie de la population de cette ville tout entière.
Je me suis senti brusquement dégrisé. La colère de Carceret était soudain plus facile à
comprendre.
J’ai aperçu dans la foule la chemise blanche et le bonnet jaune de Shehyn. Les conversations ont
cessé et nous nous sommes avancés pour former un large cercle.
Shehyn n’était pas la seule à se battre ce jour-là. Nous avons d’abord eu droit à deux garçons un
peu plus jeunes que moi. Ni l’un ni l’autre ne portait de rouge. Ils se sont tournés autour avec
méfiance avant de se tomber dessus en échangeant une rafale de coups.
Tout allait bien trop vite pour que je puisse suivre et je n’ai reconnu qu’une dizaine de positions
du Ketan rapidement esquissées, tout s’est terminé quand l’un des garçons a attrapé le poignet et
l’épaule de son adversaire pour enchaîner avec Ours endormi. C’est uniquement quand je l’ai vu
tordre son bras et le forcer à tomber au sol que j’ai reconnu la prise utilisée par Tempi pendant la
bagarre à l’auberge de Crosson.
Les garçons se sont séparés et deux mercenaires sont allés leur parler, sans doute leurs
professeurs.
— Qu’en penses-tu ? m’a demandé Vashet à l’oreille.
— Ils sont très rapides, ai-je répondu.
— Mais…, a-t-elle insisté en me regardant.
— Ça m’a semblé un peu brouillon, ai-je remarqué en prenant soin de parler à voix basse. (J’en
ai désigné un.) Celui-là n’avait pas assez écarté les pieds. Et l’autre se penchait trop en avant pour
conserver son équilibre. C’est comme ça qu’il a été déstabilisé par Ours endormi.
Satisfaite, Vashet a hoché la tête.
— Ils se battent comme des chiots. Ils sont jeunes et ce sont des garçons. Ils sont pleins de
colère et d’impatience. Les femmes ont moins de problèmes avec ce genre de choses. C’est ce qui
fait de nous de meilleurs combattants.
J’ai été plutôt surpris par cette déclaration.
— Les femmes sont de meilleurs combattants ? ai-je répété prudemment pour ne pas la froisser.
— Il y a bien sûr quelques exceptions à la règle, a-t-elle précisé.
— Mais les hommes sont plus forts, ai-je remarqué. Plus grands. Ils ont une allonge supérieure.
Elle s’est tournée vers moi, le regard amusé.
— Tu es plus grand et plus fort que moi, alors ?
— Bien sûr que non. Mais tu dois reconnaître qu’en général les hommes le sont.
Vashet a haussé les épaules.
— Cela aurait peut-être une importance s’il s’agissait de débiter du bois ou d’engranger du
foin. C’est comme si tu disais que plus une épée est longue et lourde, mieux c’est. C’est idiot. Après
que tu auras obtenu ta tenue rouge, la clé, ce sera de savoir quand il faut livrer le combat. Les
hommes sont pleins de colère, aussi ils ne sont pas à l’aise avec cette notion.
J’ai ouvert la bouche mais l’image de Dedan s’est imposée à mon esprit, aussi je n’ai rien dit.
Une ombre est passée sur nous. En levant la tête, j’ai vu un homme de haute taille en tenue rouge
qui se tenait à distance respectueuse. Sa main était placée près de son épée. Invitation.
Vashet a signé en retour regret discret et refus.
J’ai regardé le mercenaire s’éloigner.
— Tu ne vas pas baisser dans l’estime de ceux qui sont là, en refusant le combat ?
Elle a ricané avec mépris.
— Il n’avait aucune envie de se battre, a-t-elle dit. Ç’aurait été embarrassant pour lui et une
perte de temps pour moi. Il voulait tout simplement montrer qu’il était assez courageux pour
m’affronter. (Elle a soupiré et m’a lancé un regard entendu.) C’est le genre de folie qui conduit les
hommes hors de la voie du Lethani.
Le combat suivant a opposé deux mercenaires en rouge et la différence était flagrante. Les
mouvements étaient beaucoup plus nets et beaucoup plus dégagés. Les deux gamins m’avaient fait
penser à des moineaux s’ébattant dans la poussière mais ce que j’avais sous les yeux avait l’élégance
d’une danse.
La plupart des assauts consistaient en coups portés avec la main et duraient jusqu’à ce que l’un
des combattants accepte de se soumettre ou soit visiblement étourdi.
Un des combats a cessé dès qu’un homme a fait saigner le nez de son adversaire. Vashet a levé
les yeux au ciel mais je n’ai pas compris si c’était la femme qu’elle méprisait de s’être laissé toucher
ou bien l’homme, pour avoir eu l’impudence de la blesser.
Ont suivi quelques assauts à l’épée de bois. Ils avaient tendance à être plus courts, car la plus
petite touche emportait la victoire.
— Qui a gagné celui-là ? ai-je demandé après un vif échange qui s’est terminé quand les deux
femmes ont marqué en même temps.
— Ni l’une ni l’autre, a répondu Vashet en fronçant les sourcils.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas jouer la revanche, si elles sont à égalité ?
— Elles ne l’étaient pas. Drenn serait morte en quelques minutes, le poumon perforé. Lasrel
aurait eu un sursis de quelques jours, avant que sa blessure au ventre ne s’infecte.
— Alors, c’est Lasrel qui a gagné ?
Vashet m’a gratifié d’un regard méprisant et a reporté son attention sur le spectacle.
Le grand Adem qui avait proposé le combat à Vashet affrontait désormais un tout petit bout de
femme. Curieusement, il était armé d’une épée de bois alors qu’elle n’avait que ses mains nues. Il a
gagné de peu, après avoir reçu deux solides coups de pied dans les côtes.
— Qui a gagné, ici ? a demandé Vashet.
Je voyais bien qu’elle ne cherchait pas la réponse évidente.
— On ne pourrait pas vraiment parler de victoire, ai-je dit. Elle n’avait même pas d’épée.
— Elle est de la troisième pierre et le surpasse de loin. C’était la seule façon d’équilibrer le
combat. L’autre solution aurait consisté à ce qu’il ait un compagnon qui se batte à ses côtés. Alors je
répète ma question. Qui a gagné ?
— Il a remporté l’assaut… mais demain, il aura des ecchymoses de taille. Et ses revers m’ont
paru assez imprudents.
— Qui a gagné ?
J’ai réfléchi un instant.
— Ni l’un ni l’autre, ai-je déclaré.
Elle a hoché la tête. Approbation solennelle. Son geste m’a réchauffé le cœur, car tous les gens
installés en face de nous avaient pu le voir.
Enfin Shehyn a fait son entrée dans le cercle. Elle avait ôté son bonnet jaune et ses cheveux
grisonnants flottaient au vent. C’est en la voyant parmi les autres Adems que j’ai réalisé à quel point
elle était petite. Elle se mouvait avec une telle confiance que je l'avais crue plus grande mais, en fait,
elle arrivait à peine à l’épaule des hommes les plus grands.
Elle avait à la main une épée de bois à lame droite, sculptée pour figurer un manche et une
garde. La plupart des épées d’entraînement que j’avais vues n’étaient que de simples lattes de bois
poli. Sa chemise et son pantalon blancs étaient serrés par de fines cordelettes blanches.
Une femme beaucoup plus jeune s’est avancée. Légèrement plus petite que Shehyn, elle avait
une carrure plus frêle et son visage menu lui donnait un air presque enfantin. Mais les seins haut
placés et les hanches rondes qui tendaient sa tenue rouge ajustée prouvaient à l’évidence qu’elle était
loin d’être une enfant.
La lame de son épée de bois, également sculptée, était légèrement incurvée, contrairement à
toutes celles que j’avais vues jusque-là. Ses cheveux blonds étaient réunis dans une longue tresse
étroite qui lui battait les reins.
Les deux femmes ont levé leur épée et ont commencé à se tourner autour.
La plus jeune était incroyable. Elle a frappé si vite que j’ai à peine perçu le mouvement de sa
main. Mais Shehyn a paré le coup avec Neige emportée par le vent, reculant d’un demi-pas. Avant
qu’elle ait eu le temps de riposter, la jeune femme a répliqué, faisant voler sa tresse.
— Qui est-ce ? ai-je demandé.
— Penthe, a dit Vashet d’une voix pleine d’admiration. C’est une véritable furie, tu ne trouves
pas ? On croirait voir une de nos ancêtres.
Penthe s’est rapprochée de Shehyn, feintant et se fendant brusquement. Elle s’est jetée en avant,
très bas sur le sol. Incroyablement bas. Sa jambe arrière, tendue, ne touchait même pas terre. Son
bras armé tendu devant elle, elle a plié le genou si bas que son corps tout entier est passé sous le
niveau de mes yeux alors que j’étais assis en tailleur dans l’herbe.
Penthe avait déroulé ce mouvement sinueux dans le temps qu’il faut pour claquer des doigts.
Passant très en dessous de la garde de Shehyn, le bout de son épée pointait droit sur son genou.
— Qu’est-ce que c’est que cette attaque ? me suis-je étonné à voix basse, sans même attendre
de réponse. Tu ne me l'as jamais montrée.
Mais ce n’était qu’un commentaire de stupéfaction. Même en y travaillant un siècle, jamais mon
corps n’aurait pu être capable d’une chose pareille.
Shehyn est cependant parvenue à éviter l’attaque. Sans faire un bond soudain de côté. Sans se
précipiter hors d’atteinte. Elle était rapide mais ce n’était pas là le cœur du problème. Elle était
réfléchie et précise. Elle s’était déjà presque dégagée quand l’épée avait piqué sur sa jambe. La
pointe de l’arme avait dû passer à trois centimètres de son genou. Shehyn avait seulement bougé de la
distance nécessaire, rien de plus.
Cette fois-ci, Shehyn a réussi sa contre-attaque, s’avançant avec Le moineau frappe le faucon.
Penthe a roulé sur le côté, touchant à peine le sol pour se relever en prenant appui sur ses mains. En
fait, elle s’est arrachée au sol en le repoussant seulement de la main gauche. Son corps s’est détendu
comme un ressort d’acier, s’arc-boutant pour se fendre par deux fois, faisant reculer Shehyn.
Penthe était pleine de passion et de furie. Shehyn était calme et régulière. Penthe était une
tempête. Shehyn une pierre. Penthe était un tigre et Shehyn un oiseau. Penthe dansait et gesticulait
follement. Shehyn pivotait pour un unique pas parfait.
Penthe fendait l’air, tournoyait, cabriolait et frappait, frappait, frappait…
Et lorsqu’elles ont arrêté, le bout de l’épée de bois de Penthe reposait sur la chemise blanche
de Shehyn.
J’en ai eu le souffle coupé. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que mon cœur
battait à tout rompre et que j’étais tout en sueur.
Shehyn a lentement baissé son arme, signé irritation, admiration et un ensemble de mots que je
n’ai pu identifier. Une petite grimace a découvert ses dents et elle a frotté vigoureusement ses côtes,
là où Penthe l’avait touchée, de la même façon que l’on se frotte le tibia quand on se heurte à une
chaise.
Horrifié, je me suis tourné vers Vashet.
— Est-ce que c’est elle qui va diriger l’école, maintenant ?
Elle m’a considéré d’un air perplexe.
J’ai désigné les deux femmes au milieu du grand cercle, occupées à discuter.
— Cette Penthe. Elle a battu Shehyn…
Vashet m’a regardé sans comprendre puis a soudain éclaté d’un long rire ravi.
— Shehyn est vieille, a-t-elle dit. C’est une grand-mère. Tu ne peux pas t’attendre à la voir
toujours gagner contre une jeune femme aussi souple que Penthe, pleine de feu et de vent frais.
— Ah ! je vois. J’avais cru que…
Vashet a eu la bonté de ne pas rire, cette fois-ci.
— Shehyn n’est pas à la tête de l’école parce que personne ne peut la battre. Quelle idée
étrange ! Tu imagines le chaos que ce serait, si ce genre de chose devait dépendre du résultat d’un
combat ou d’un autre ? (Elle a secoué la tête.) Shehyn dirige cette école parce que c’est un professeur
extraordinaire et que sa compréhension du Lethani est très approfondie. Elle la dirige parce qu’elle
n’ignore rien de la façon dont fonctionne le monde et parce qu’elle est très douée pour s’occuper des
problèmes épineux.
Elle m’a tapoté la poitrine du bout des doigts puis a eu un geste conciliateur.
— C’est aussi une excellente combattante, bien entendu, a-t-elle repris. Cette école ne pourrait
avoir à sa tête quelqu’un qui ne sache pas se battre. Le Ketan de Shehyn est sans égal. Mais un chef,
ce n’est pas un paquet de muscles. C’est un esprit.
J’ai relevé les yeux à temps pour voir Shehyn approcher. L’une des cordelettes qui serraient sa
manche s’était dénouée au cours du combat et le tissu claquait au vent comme une voile. Elle avait de
nouveau coiffé son bonnet jaune et a signé salutations formelles à notre adresse.
— Alors, m’a dit Shehyn. Pourquoi ai-je été touchée ?
Curiosité.
J’ai frénétiquement passé en revue les derniers moments de l’assaut puis signé respectueuse
incertitude en tentant d’y insuffler toutes les subtilités que Vashet m’avait enseignées.
— La position de ton talon n’était pas tout à fait correcte, ai-je risqué. Le talon gauche.
— Bien, a-t-elle dit en hochant la tête.
Puis, d’un geste large destiné à être vu de tous, elle a signé approbation réjouie. Bien entendu,
tout le monde nous regardait.
Ivre d’orgueil mais conscient d’être l’objet de l’attention générale, j’ai verrouillé l’expression
de mon visage dans l’impassibilité de circonstance pendant que Shehyn s’éloignait en compagnie de
Penthe.
— J’aime le petit bonnet de Shehyn, ai-je murmuré à l’oreille de Vashet.
Elle a secoué la tête en souriant et m’a poussé de l’épaule.
— Allez, lève-toi ! Partons avant que tu ne gâches la bonne impression que tu viens de faire.

Ce soir-là, au dîner, je suis allé m'asseoir à ma place habituelle, au bout de la table située le
plus loin possible du buffet. Puisque personne ne souhaitait m’approcher, cela n’avait pas de sens de
m’installer ailleurs.
Ma bonne humeur ne m’avait pas quitté, aussi n’ai-je pas été surpris de voir une silhouette en
rouge s’installer en face de moi. Carceret, sans doute. Une ou deux fois par jour, elle se faisait un
point d’honneur de m’approcher assez pour me siffler quelque menace à l’oreille. Ce jour-là, elle
était en retard.
Mais en levant la tête, j’ai eu la surprise de découvrir Vashet. Elle m’a adressé un signe de tête,
le visage impassible. Je me suis repris, lui ai rendu son salut. Après avoir dîné en silence, nous
avons échangé de menus propos à voix basse.
Nous avons quitté le réfectoire ensemble et je suis alors passé à l’aturan pour évoquer un sujet
auquel je pensais depuis des heures.
— Vashet, je crois que ce serait bien si je pouvais me battre contre quelqu’un de ma force.
Elle a ri en secouant la tête.
— Ce serait comme jeter deux puceaux dans un lit. Enthousiasme, passion et incompétence ne
produisent rien d’intéressant. Et quelqu’un risque d’être blessé.
— Je trouve injuste que tu utilises ce mot de puceau, ai-je protesté. Je suis loin d’atteindre ton
niveau mais tu reconnais toi-même que mon Ketan est remarquablement bon.
— J’ai dit qu’il était bon en considération du temps que tu avais passé à l’étudier, m’a-t-elle
corrigé. C’est-à-dire moins de deux mois. C’est-à-dire rien du tout.
— C’est frustrant, ai-je avoué. Lorsque j’arrive à te porter un coup, c’est uniquement parce que
tu m’y autorises. Il n’a pas de valeur. Tu me l’as donné. Je n’y suis pas parvenu de moi-même.
— Le moindre coup que tu me donnes ou la moindre chute à laquelle tu me contrains sont
mérités, a-t-elle répondu. Même si c’est moi qui te les offre. Mais je te comprends. Il existe des
arguments en faveur d’une compétition honnête.
J’ai voulu parler mais elle a mis la main sur ma bouche.
— J’ai dit que j’avais compris. Cesse de te battre après avoir remporté la bataille. Continue à
faire des progrès et je te trouverai un adversaire à ta taille.
42

HAUTEURS

Je commençais presque à me sentir à l’aise à Haert. Je m’exprimais de mieux en mieux et me


sentais moins isolé depuis que je pouvais échanger quelques plaisanteries avec les autres. De temps à
autre, Vashet partageait mon repas, adoucissant le sentiment que j’avais d’être un paria.
Nous avions pratiqué le maniement de l’épée, ce matin-là, façon aisée de démarrer la journée.
Vashet m’avait montré comment cette arme venait s’intégrer à l’exercice du Ketan, ce qui avait donné
lieu à quelques assauts, puis nous avions travaillé mon adémic, avant de recommencer.
Après le déjeuner, nous étions passés au combat à mains nues. Je ne pouvais m'empêcher de
penser que, sur ce plan-là au moins, je progressais bien. Au bout d’une demi-heure, non seulement
Vashet respirait plus fort, mais elle s’était mise à transpirer. Bien entendu, je ne représentais aucune
menace pour elle mais, après avoir longtemps fait preuve d’une humiliante nonchalance, elle devait
enfin faire un effort pour conserver l’avantage qu’elle détenait sur moi.
Nous avons continué à nous affronter et c’est alors que j’ai remarqué qu’elle… Comment
décrire cela avec délicatesse ? Elle sentait merveilleusement bon. Rien qui évoque un extrait de
parfum ou une fleur. Elle sentait la sueur fraîche et le métal graissé et l’herbe écrasée où je venais de
la faire basculer. C’était une bonne odeur. Elle…
Je crois que je ne peux décrire cela avec délicatesse. Ce que je veux dire, c’est qu'elle exsudait
le sexe. Pas comme si elle venait de faire l’amour, mais comme si elle en était constituée. Quand elle
s’était approchée de moi pour m’empoigner, l’odeur de son corps pressé contre le mien… C’était
comme si l’on avait abaissé un interrupteur dans ma tête. Tout ce à quoi je pouvais penser, c’était
embrasser sa bouche, mordiller sa nuque, déchirer ses vêtements, lécher la sueur de…
Je n’ai rien fait de tout cela, bien entendu, bien que je n’aie eu rien d’autre en tête. Avec le
recul, c’est assez embarrassant, mais tout ce que je dirai pour ma défense c’est que j’étais à la fleur
de l’âge et en pleine santé. Et que c’était une femme attirante de dix ans mon aînée.
Ajoutez à cela que j’étais passé des bras aimants de Felurian à ceux exigeants de Losine avant
de me retrouver sur la route d’Haert en compagnie de Tempi. Pendant près de trois espans,
l’apprentissage intensif du Ketan m’avait laissé épuisé, inquiet, confus et terrifié tour à tour.
Mais je n’étais plus rien de tout cela. Vashet était un bon professeur qui s’assurait que je
prenais assez de repos. J’avais gagné une certaine confiance en moi et me sentais plus à l’aise avec
elle.
Ma réaction n’était finalement pas si surprenante.
Sur le moment, pourtant, j’ai été aussi embarrassé qu’un jeune homme peut l’être. Je me suis
écarté de Vashet en rougissant. J’ai tenté de dissimuler mon évidente excitation et n’ai fait qu’attirer
l’attention dessus.
Vashet a baissé les yeux sur ce que j’essayais en vain de cacher.
— Eh bien, je suppose que je dois prendre ça pour un compliment et pas pour une nouvelle
tactique d’attaque.
Si l’on pouvait mourir de honte, je l’aurais fait à ce moment-là.
— Veux-tu t’en occuper tout seul ou préfères-tu de la compagnie ? a-t-elle demandé d’un ton
dégagé.
— Comment ?
— Allez, viens. Même si tu arrivais à ne plus y penser, ça nuirait à coup sûr à ton sens de
l’équilibre, a-t-elle remarqué avec un petit rire. Il faut régler le problème avant de reprendre la
leçon. Je peux te laisser te débrouiller tout seul ou bien nous pouvons trouver un petit coin tranquille
et voir qui aura le dessus en trois manches.
Son ton terre à terre m’a convaincu que j’avais dû mal comprendre mais, quand elle m’a lancé
un regard entendu, j’ai su que je ne m’étais pas trompé.
— Là d’où je viens, un professeur et un étudiant ne…, ai-je balbutié en tentant de trouver une
façon courtoise de désamorcer la situation.
Vashet a levé les yeux au ciel.
— Chez toi, professeurs et élèves n’étudient pas ensemble ? ne se parlent pas ? ne mangent pas
ensemble ?
— Si mais ça, c’est…
Elle a soupiré.
— Kvothe, tu dois garder à l’esprit que tu viens d’un pays barbare. La plupart des choses que
l’on t’a racontées pendant ton enfance étaient fausses ou stupides. Et il n’y a rien de plus stupide que
les étranges coutumes que vous observez en ce qui concerne les activités sexuelles.
— Vashet, je…
Elle m’a coupé la parole d’un geste impérieux.
— Quoi que tu puisses dire, je l’aurai déjà entendu dans la bouche de mon roi poète. Mais le
soir ne va pas tarder à tomber, aussi je répète ma question : ça te fait envie ?
J’ai haussé les épaules, car il n’aurait servi à rien de le nier.
— Veux-tu t’accoupler avec moi ? a-t-elle insisté.
Je sentais toujours son odeur. Je le voulais plus que toute autre chose.
— Oui.
— Tu n’as pas de maladies ? a-t-elle demandé d’un ton soucieux.
J’ai secoué la tête, trop troublé pour être surpris par sa question sans détours.
— Parfait. Si je me souviens bien, il devrait y avoir un coin tranquille à l’abri du vent, tout près
d’ici.
Elle m’a fait signe de la suivre et a commencé à gravir la colline en défaisant la boucle qui
maintenait le fourreau de son épée.
Sa mémoire ne l’avait pas trahie. Deux arbres ployaient leurs branches basses au-dessus d’un
lit de mousse qui tapissait un creux du terrain.
Je me suis vite rendu compte que ce que Vashet avait en tête, ce n’était pas de passer l’après-
midi à roucouler dans les bras l’un de l’autre. Dire qu’elle s’est uniquement comportée en
technicienne serait la desservir, car le rire n’était jamais loin de ses lèvres. Mais elle ne s’est pas
montrée séductrice ou faussement timide.
Elle s’est débarrassée de ses vêtements le plus naturellement du monde, révélant un corps
mince et musclé marqué de quelques cicatrices. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’était pas aussi dotée
de rondeurs moelleuses. Elle s’est moquée de moi, disant que je la regardais comme si je n’avais
encore jamais vu de femme nue alors qu’en vérité je n’en avais encore jamais vu une se tenir devant
moi nue à la lumière du soleil.
Comme je ne me déshabillais pas assez vite, Vashet a ri et s’en est prise à mes vêtements
comme si elle plumait un poulet. Puis elle m’a embrassé sur la bouche en pressant son corps contre le
mien.
— Je n’avais encore jamais embrassé une femme aussi grande que moi, ai-je dit en reprenant
mon souffle. C’est une expérience différente.
— Tu vois comme je continue à être ton professeur en toute chose ? a-t-elle remarqué. Objet de
ta prochaine leçon : toutes les femmes ont la même taille une fois allongées. On ne peut bien sûr pas
en dire autant pour les personnes de ton sexe. Tant de choses dépendent de l’humeur du moment et
des dispositions naturelles…
Elle m’a pris par la main et nous nous sommes allongés sur la mousse.
— Et voilà ! Je m’y attendais. Tu es plus grand que moi, maintenant. Est-ce que ça te met à
l’aise ?
C’était indéniable.

Je m’attendais à ce qu’il y ait une certaine gêne entre nous, quand nous avons émergé de sous
les arbres, mais il n’en a rien été. Vashet ne s’est pas mise à jouer brusquement les coquettes ni ne
s’est sentie obligée de me témoigner une tendresse toute neuve. Cela s’est confirmé quand elle a
réussi à me surprendre avec Tonnerre dans le ciel, me projetant rudement sur le sol.
En fait, elle se comportait comme s’il ne s’était rien passé de bien extraordinaire. Ce qui
signifiait que rien de bien extraordinaire ne s’était passé ou que, au contraire, il s’était passé quelque
chose d’extraordinaire et qu’elle l’ignorait délibérément.
Ce qui signifiait que tout allait pour le mieux ou que tout avait affreusement mal tourné.
Ce soir-là, comme je dînais seul, j’ai passé en revue ce que je savais des Adems. Ils n’avaient
pas de tabous en ce qui concernait la nudité et les contacts physiques. Vashet s’était comportée avec
le plus grand naturel avant, pendant et après ce contact charnel.
J’ai pensé au couple nu sur lequel j’étais tombé quelques jours plus tôt. Ils avaient été surpris
mais pas embarrassés.
À l’évidence, le sexe n’était pas considéré de la même façon, chez les Adems, mais je ne savais
rien des particularités. Cela voulait dire que je n’avais pas la plus petite idée de la manière de me
comporter correctement. Ce qui signifiait que ce que je faisais était aussi dangereux que marcher les
yeux bandés. Et, en l’occurrence, je courais.
En temps ordinaire, si j’avais une question concernant la culture adem, je la posais à Vashet.
Elle était mon unique point de référence possible. Mais je ne voyais que trop de raisons pour que la
conversation dévie et le fait de conserver mes doigts ne dépendait que du bon vouloir de mon
professeur.
Le temps de terminer mon repas, j’avais décidé qu’il valait mieux m’en remettre entièrement
aux directives de Vashet. C’était mon professeur, après tout.
43

RUSE BARBARE

Les journées passaient vite, comme elles tendent à le faire lorsqu’elles sont bien remplies.
Vashet continuait à me donner des cours et je consacrais toute mon attention à me montrer vif et
attentif.
Nos rencontres amoureuses se sont poursuivies, ponctuant plaisamment mon entraînement. Je
n’en ai jamais pris l’initiative mais Vashet était prompte à m'entraîner dans les fourrés quand elle
devinait un état d’esprit nuisant à son enseignement. « Pour nettoyer ta petite tête de barbare de tout
ce qui l’encombre », comme elle disait.
Avant et après, j’étais encore troublé par ces intermèdes. Ce qui se passait pendant ne me
causait aucun problème et Vashet paraissait apprécier l’exercice tout autant que moi.
Cela dit, elle ne semblait pas le moins du monde attirée par ce que Felurian m’avait appris.
L’étreinte du lierre ne l’intéressait pas et, si elle appréciait le jeu des mille mains, elle avait peu de
patience à cet exercice et avait son content à soixante-quinze. Dès que nous avions recouvré notre
souffle, Vashet rendossait sa tenue rouge tout en me rappelant que, si je persistais à garder mon talon
en dedans, je ne frapperais jamais plus fort qu’un enfant de six ans.

Je ne passais pas tout mon temps en compagnie de Vashet. Lorsqu’elle était occupée ailleurs,
elle me recommandait de pratiquer le Ketan, de réfléchir au Lethani ou de regarder les autres
étudiants s’entraîner.
À plusieurs reprises, j’ai eu mon après-midi ou ma soirée de libre. Aussi ai-je exploré les
environs de la ville, découvrant à l’occasion qu’Haert était bien plus étendue que je ne le pensais.
Maisons et échoppes étaient dispersées sur plusieurs kilomètres carrés de terrain rocailleux.
J’avais découvert les bains très tôt. Je veux dire par là que j’y avais été expédié par Vashet,
avec pour instruction de me débarrasser de ma puanteur de barbare.
C’était une pure merveille, un bâtiment tentaculaire édifié au-dessus de ce qui devait être une
source naturelle d’eau chaude ou bien un circuit de canalisations extraordinairement agencé. On y
trouvait de vastes salles d’eau et d’autres, plus petites, où circulait la vapeur. De profonds bassins où
l’on pouvait tremper et des tables de massage où l’on se faisait étriller. Il y avait même un bassin
assez grand pour que l’on puisse y nager.
Dans tout le bâtiment, les Adems se mêlaient sans considération d’âge, de sexe ou d’état de
nudité. Cela ne me surprenait plus comme au moment de mon arrivée, mais il y avait encore beaucoup
de choses auxquelles je devais m’habituer.
Au début, il m’avait été difficile de ne pas lorgner les seins nus des femmes, puis, une fois la
nouveauté passée, de ne pas en faire autant avec les cicatrices qui couturaient les corps des
mercenaires. Ce n’était pas difficile de reconnaître ceux qui avaient l’honneur de porter la tenue
rouge.
Plutôt que de devoir lutter contre ma tendance à reluquer mes voisins, j’ai trouvé plus simple de
me rendre aux bains tôt le matin ou tard dans la nuit, quand le bâtiment était presque désert. Cela ne
présentait aucune difficulté parce qu’il n’y avait pas de verrous aux portes et que savons, serviettes et
chandelles étaient laissés à la disposition de tous. Vashet m’a appris que c’était l’école qui
entretenait cet établissement.
C’est guidé par le son d’un fer qu’on battait sur une enclume que je suis tombé sur la forge.
L’homme qui y travaillait était plaisamment bavard. Il a été content de me montrer ses outils et de
m’apprendre leur nom en adémic.
J’ai commencé à repérer des signes, au-dessus des échoppes. Des plaques de bois peintes ou
gravées montrant ce que l’on y vendait : du pain, des plantes médicinales, des douves de barils…
Heureusement pour moi, aucune de ces enseignes n’était libellée en mots, car j’étais incapable de
déchiffrer l’adémic.
J’ai visité la boutique d’un apothicaire où l’on m’a fait comprendre que je n’étais pas le
bienvenu et celle d’un tailleur qui m’a fort bien accueilli. J’y ai écorné mes trois royals pour acquérir
deux nouvelles tenues afin de remplacer mes vêtements qui montraient leur trame. Je les ai choisies
dans les teintes sourdes en faveur à Haert, espérant qu’elles m’aideraient à me fondre un peu mieux
dans la population.
J’ai également passé beaucoup de temps à observer l’arbre-épée. Je l’ai d’abord fait sous la
direction de Vashet mais, bientôt, je me suis trouvé irrésistiblement attiré par lui dès que j’avais un
instant de libre. Ses mouvements étaient hypnotiques, réconfortants. Il me semblait parfois que ses
branches écrivaient sur le ciel, comme pour épeler le nom du vent.

Fidèle à sa parole, Vashet m’a trouvé un compagnon d’entraînement.


— Elle s’appelle Celean, a-t-elle annoncé au cours du petit déjeuner. Vous vous retrouverez
aujourd’hui à midi près de l’arbre-épée. Tu devrais prendre la matinée pour te préparer à cette
rencontre.
L’occasion de faire enfin mes preuves. L’occasion d’affronter quelqu’un de mon niveau. Un
véritable combat.
J’étais au rendez-vous en avance, bien entendu. En la voyant arriver, j’ai eu un moment de
panique, car j’ai cru que c’était Penthe, qui accompagnait Vashet.
J’ai vite compris que je me trompais. La silhouette était petite, certes, mais dépourvue des
courbes de Penthe. De plus, elle portait une chemise d’un jaune vif, et non pas la tenue rouge des
mercenaires.
J’ai réprimé une pointe de déception, qui n’était pas de mise. Vashet avait dit avoir trouvé avec
qui m’entraîner. Ce ne pouvait donc être quelqu’un ayant mérité la tenue rouge.
Quand elles se sont approchées de moi, mon enthousiasme s’est évanoui.
C’était une petite fille. Pas même une fille de quatorze ou quinze ans. Une petite fille, qui ne
devait pas en avoir plus de dix. Elle était menue comme une brindille et m’arrivait à peine à la
clavicule. Ses yeux gris paraissaient immenses dans son visage minuscule.
Je me sentais humilié. La seule chose qui m’ait empêché de protester, ça été que Vashet aurait
jugé ma réaction d’une grossièreté innommable.
— Celean, voici Kvothe, a annoncé Vashet en adémic.
La petite fille m’a examiné de la tête aux pieds et s’est inconsciemment approchée d’un demi-
pas. Un compliment. Je représentais pour elle une menace suffisante pour qu’elle veuille s’approcher
pour me frapper si nécessaire.
J’ai signé salutations courtoises.
Elle a retourné mon geste. C’était peut-être un effet de mon imagination, mais il m’a semblé que
l’angle de ses mains impliquait salutations courtoises non soumises.
Si Vashet s’en est aperçue, elle n’a pas fait de commentaire.
— Je veux que vous combattiez, tous les deux.
Celean m’a de nouveau inspecté du regard, son petit visage étroit figé dans l’impassibilité
propre aux Adems. Le vent a ébouriffé ses cheveux et j’ai vu qu’une coupure presque cicatrisée
partait de son sourcil pour se perdre dans son cuir chevelu.
— Pourquoi ? a-t-elle demandé calmement.
Elle ne semblait pas effrayée. On aurait plutôt dit qu’elle ne voyait pas la moindre raison
valable de se battre contre moi.
— Parce qu’il y a des choses que vous pouvez apprendre l’un de l’autre, a répondu Vashet. Et
parce que je te dis de le faire.
Elle m’a regardé et a signé prêter attention.
— Le Ketan de Celean est exceptionnel. Elle a des années d’expérience et vaut largement deux
filles de sa taille. (Elle a tapé deux fois sur son épaule. Prudence) Kvothe, en revanche, débute dans
ce domaine et a beaucoup à apprendre. Mais il est plus fort que toi, plus grand et a une meilleure
allonge. Il possède aussi la ruse des barbares.
J’ai regardé Vashet en me demandant si elle se moquait de moi.
— De plus, a-t-elle ajouté, quand tu auras fini de grandir, tu auras sans doute la taille de ta
mère. Tu devrais donc t’habituer à combattre des adversaires plus grands que toi. (Prêter attention)
Pour finir, Kvothe découvre seulement notre langage et je te prie de ne pas te moquer de lui à cause
de cela.
La fille a hoché la tête. J’ai remarqué que Vashet n’avait pas précisé si Celean pouvait se
moquer de moi pour d’autres raisons.
Vashet s’est redressée et s’est adressée à nous de façon solennelle :
— Rien dans l’intention de blesser. Vous pouvez frapper avec force mais pas de coups vicieux.
Montrez-vous prudents pour ce qui concerne la tête et le cou. Ne tentez rien en direction des yeux.
Chacun sera tenu pour responsable de la sécurité de l’autre. Si l’un de vous obtient une soumission
substantielle, ne tentez pas de la forcer. Signalez-le clairement et considérez que l’assaut est terminé.
— Je sais tout ça, a dit Celean en signant irritation.
— Cela vaut la peine d’être répété, a dit Vashet. (Sérieuse réprimande) Perdre un combat est
pardonnable, mais perdre son sang-froid ne l’est pas. C’est pour ça que je t’ai choisie, au lieu d’un
garçon. Me serais-je trompée ?
Celean a baissé la tête. Amende honorable. Acceptation embarrassée.
— Blesser son adversaire par négligence ne relève pas du Lethani, a repris Vashet pour nous
deux.
Je n’arrivais pas à voir comment le fait de me battre contre une fille de dix ans pouvait relever
du Lethani, mais j’ai tenu ma langue.
Sur ce, Vashet est allée rejoindre un banc situé à une dizaine de mètres où l’attendait une femme
en tenue rouge. Dans son dos, Celean a signé un geste compliqué que je n’ai pas saisi puis elle s’est
tournée vers moi.
— Tu es le premier barbare que je combatte. Est-ce que vous êtes tous comme ça ? a-t-elle
demandé en désignant mes cheveux.
— Non, nous ne sommes pas nombreux.
Elle a hésité puis a tendu la main.
— Je peux toucher ?
J’ai failli sourire mais je me suis repris. Je me suis baissé un peu pour me mettre à sa portée.
Celean a passé la main dans mes cheveux puis en a pris quelques-uns pour les rouler entre le
pouce et l’index.
— C’est doux, a-t-elle remarqué avec un petit rire avant de les lâcher. Parce qu’on dirait du
métal.
Elle s’est reculée pour reprendre une distance bienséante, a signé aimables remerciements puis
s’est mise en position.
— Tu es prêt ?
J’ai vaguement hoché la tête en levant les mains à mon tour.
Je n’étais pas prêt. Celean a foncé en avant et a décoché un coup droit dans mon entrejambe.
Comme je m’étais baissé instinctivement, elle a atteint mon estomac à la place.
Heureusement que j’avais appris à encaisser les coups et que, après un mois d’entraînement
intensif, mon ventre était une plaque de muscles. J’avais tout de même la sensation d’avoir été atteint
par une fronde et je savais que j’allais avoir un énorme bleu le soir même.
J’ai assuré mon pied arrière et tenté un coup de pied à l’aveuglette. Je voulais jauger sa
nervosité et espérais qu’elle reculerait pour que je puisse recouvrer mon équilibre et profiter de mon
allonge supérieure.
Celean n’a pas reculé. Au lieu de cela, elle s’est fendue et m’a frappé directement au-dessus du
genou.
Déséquilibré, j’ai chancelé en reposant mon pied. Bien plantée dans le sol, Celean a noué ses
mains et a enchaîné avec un Faucher le blé qui m’a projeté à la renverse.
J’ai roulé sur l’herbe épaisse et me suis remis debout. Celean est repartie à l’attaque avec Jeter
l’éclair. Elle était rapide mais mes jambes étaient plus longues et j’ai réussi à esquiver ou à
détourner toutes ses tentatives. Elle a feinté et je suis tombé dans le panneau, lui offrant la possibilité
de me frapper exactement au même endroit.
Cela m’a fait mal, mais je me suis écarté en faisant un pas de côté. Impitoyable, elle a suivi le
mouvement, me laissant une ouverture dans sa hâte.
Malgré les coups qu'elle m’avait infligés, je ne pouvais me résoudre à frapper une fille si
petite. Je n’aurais pas hésité si j’avais eu Tempi ou Vashet en face de moi mais je craignais de la
blesser. Vashet n’avait-elle pas dit que nous étions responsables de la sécurité de l’autre ?
Alors je l’ai empoignée avec Grimper à l’échelle. Ma main gauche a raté sa prise mais les
longs doigts de ma main droite ont aisément encerclé son poignet délicat. Il ne s’agissait pas d’une
soumission dans les règles mais désormais il fallait jouer en force et je ne pouvais que gagner. Je
tenais fermement son poignet, il ne me restait plus qu’à attraper son épaule et à utiliser Ours endormi
pour…
Celean a contré avec Lion rampant mais ce n’était pas la version que j’avais apprise. La sienne
utilisait les deux mains, frappant et se vrillant si rapidement que la mienne était vide et brûlante avant
que j’aie compris ce qui se passait. Ensuite, elle m’a attrapé le poignet et a tiré vers elle, lançant son
pied pour me frapper à la jambe dans un même mouvement. Entraîné vers l’avant, je me suis retrouvé
brutalement à plat ventre.
Le choc ne m’a pas complètement sonné mais cela n’avait pas d’importance, car Celean s’est
penchée pour me donner deux petites tapes sur la tête, signifiant par là que, si elle l’avait voulu, elle
aurait pu m’assommer.
J’ai réussi à m’asseoir, tout endolori, mais c’était surtout mon orgueil qui avait souffert le plus.
Le fait d’avoir eu affaire à Tempi et Vashet m’a permis de me rendre compte que le Ketan de Celean
était vraiment excellent.
— Je ne connaissais pas cette version de Lion rampant, ai-je dit.
Celean a souri. Ce n’était qu’un petit sourire, mais il a dévoilé une rangée de dents blanches.
Dans le monde impassible des Adems, on aurait dit un soleil émergeant de derrière les nuages.
— C’est la mienne, a-t-elle répondu. (Extrême fierté) C’est moi qui l’ai trouvée. Je n’ai pas
assez de force pour exécuter Lion rampant avec ma mère ou quelqu’un de sa taille.
— Tu veux bien me montrer ?
Elle a hésité puis a fait un pas en avant en tendant la main.
— Prends-moi le poignet.
Je l'ai attrapé fermement.
Elle a recommencé son tour de magie. Ses deux mains ont exécuté une série de mouvements en
rafale et je me suis de nouveau retrouvé à plat ventre.
J’ai tendu le bras de nouveau. Amusement.
— Mes yeux de barbare ne sont pas rapides. Pourrais-tu recommencer pour que je puisse
l’apprendre ?
Elle a reculé en haussant les épaules. Indifférence.
— Suis-je ton professeur ? Pourquoi devrais-je donner quelque chose qui est à moi à un
barbare incapable de me frapper au cours d’un combat ?
Elle a relevé le menton et s’est tournée vers l’arbre-épée mais ses yeux sont revenus se poser
sur moi, tout amusés.
Je me suis relevé en riant et je me suis remis en position.
— Allons-y, a-t-elle dit.
Cette fois-ci, j’étais préparé et je savais ce dont elle était capable. Celean n’avait rien d’une
petite fleur délicate. Elle était rapide, intrépide et agressive.
Aussi suis-je passé à l’offensive, jouant sur l’avantage de ma taille. J’ai tenté La jeune fille
danse mais elle a esquivé. Non, il vaudrait mieux dire qu’elle m’a glissé entre les doigts sans mettre
un instant en danger son équilibre, ses pieds se déplaçant sans heurt dans l’herbe épaisse.
Soudain elle a changé de direction, me prenant au dépourvu. Elle a feinté un coup de poing vers
mon entrejambe puis m’a légèrement déséquilibré avec Tourner la meule. J’ai chancelé mais je suis
parvenu à ne pas décoller les pieds du sol.
Comme j’essayais de reprendre mon équilibre, elle m’a effleuré en répétant le même
mouvement à plusieurs reprises. Chaque fois, elle ne me repoussait que de quelques centimètres,
mais cela a suffi à ce qu’elle réussisse à passer son pied derrière le mien, me faisant trébucher.
Avant que j’aie eu le temps de toucher le sol, elle s’est saisie de mon poignet et mon bras s’est
retrouvé fermement immobilisé par Le Lierre dans le chêne. Je me suis retrouvé le visage enfoncé
dans l’herbe tandis qu’une pression inconfortable s’exerçait sur mon poignet et mon épaule.
La tentation de me libérer m’est passée par l’esprit, mais cela n’a duré qu’une seconde. J’étais
plus fort qu'elle, bien sûr, mais le but de mouvements tels que Le Lierre dans le chêne ou bien Ours
endormi, c’est d’exercer une pression sur les points faibles du corps. Nul besoin d’une très grande
force physique pour s’en prendre à une branche à son point d’attache.
— Je me rends.
Ce qui est plus simple à dire en adémic : Veh. Un son aisé à produire quand on est essoufflé,
épuisé, que l’on souffre et dont j’avais largement usé au cours des espans précédents.
Celean m’a lâché et m’a regardé me relever.
— Tu n’es vraiment pas très bon, a-t-elle déclaré sans fard.
— Je ne suis pas habitué à frapper les petites filles.
— Comment pourrais-tu y être habitué ? a-t-elle répliqué en riant. Pour s’habituer à quelque
chose, il faut le faire encore et encore. Je suis sûre que tu n’as même jamais frappé une femme.
Celean m’a tendu la main pour m’aider à me relever.
— Je veux dire que là d’où je viens, ce n’est pas bien, de frapper les femmes.
— Je ne comprends pas, s’est-elle étonnée. On ne laisse pas les femmes se battre au même
endroit que les hommes ?
— Ce que je veux dire c’est que, la plupart du temps, nos femmes ne se battent pas.
Celean a fait tourner son poignet, ouvrant et fermant sa main comme si elle cherchait
machinalement à se débarrasser de quelque chose de collant. C’était le signe avouant la perplexité,
une autre manière de froncer les sourcils.
— Comment font-elles pour améliorer leur Ketan, si elles ne pratiquent pas ? a-t-elle demandé.
— Là d’où je viens, les femmes n’ont pas de Ketan du tout.
Elle a plissé les yeux puis son regard s’est éclairé.
— Tu veux dire qu’elles ont un Ketan secret, a-t-elle rétorqué, utilisant le mot en aturan. (Elle
avait beau garder une expression impassible, son corps tout entier vibrait d’excitation.) Un Ketan
qu’elles sont les seules à connaître, que les hommes n’ont pas le droit de voir ? (Elle a désigné le
banc où nos professeurs discutaient sans prêter attention à nous.) Vashet a quelque chose dans ce
genre. Je lui ai demandé plusieurs fois de me le montrer, mais elle ne veut pas.
— Vashet connaît un autre Ketan ?
Celean a hoché la tête.
— Elle était à l’école de la voie de la joie avant de nous rejoindre. (Elle a regardé dans la
direction du banc, la mine sérieuse, comme si elle avait voulu lui arracher son secret par la seule
force de la volonté.) Un jour, j’irai là-bas et je l’apprendrai. J’irai partout et j’apprendrai tous les
Ketans qui existent. J'apprendrai les pratiques secrètes du ruban et la chaîne et celle de l’étang
mouvant. J’apprendrai les voies de la joie, de la passion et de l’astreinte. Je les saurai toutes.
Ces propos ne tenaient en rien de la fantaisie puérile, comme si elle avait rêvé tout éveillée de
manger un énorme gâteau. Elle ne fanfaronnait pas non plus comme si elle avait fait état d’un plan
qu’elle aurait elle-même mis au point et trouvé très astucieux.
Celean avait fait sa déclaration avec une tranquille assurance, presque comme si elle expliquait
simplement qui elle était. Mais pas à moi. C’était à elle qu’elle le confiait.
Elle s’est tournée pour me regarder.
— J’irai aussi dans ton pays, a-t-elle dit. (Absolument.) Et j’apprendrai le Ketan barbare que
vos femmes pratiquent en secret de vous.
— Tu seras déçue. Ce que je veux vraiment dire, c’est que, là d'où je viens, les femmes ne se
battent pas du tout.
Celean a de nouveau fait tourner son poignet et j’ai compris qu’il me fallait être plus clair.
— Là d’où je viens, la plupart des femmes n’ont jamais tenu une épée de leur vie. La plupart
grandissent sans savoir comment frapper du poing ou du tranchant de la main. Elles ne connaissent
rien à aucune sorte de Ketan. Elles ne se battent pas du tout.
J’ai souligné ces derniers mots de négation appuyée.
C’est ce dernier point qui m’a permis de me faire comprendre. Je m’attendais presque à ce
qu’elle prenne un air horrifié mais elle est simplement restée plantée là, bras ballants, comme si elle
ne savait que penser. C’était comme si je venais de lui expliquer que, là d’où je venais, les femmes
n’avaient pas de tête.
— Elles ne se battent pas, a-t-elle répété d’un ton dubitatif. Ni entre elles, ni avec les hommes
ni avec personne du tout ?
J’ai hoché la tête.
Il y a eu une longue, longue pause. Son front s’est plissé. Je la voyais faire de véritables efforts
pour arriver à intégrer cette idée. Confusion. Consternation.
— Mais qu’est-ce qu’elles font, alors ? a-t-elle fini par demander.
J’ai pensé aux femmes que je connaissais, à Mola, à Fela, à Devi…
— Beaucoup de choses, ai-je répondu lentement, devant improviser pour pallier le vocabulaire
qui me manquait. Elles font des dessins à partir de pierres. Elles achètent et elles vendent des
monnaies. Elles écrivent dans des livres…
Celean a semblé s’apaiser au fur et à mesure que j’égrenais ma liste, comme soulagée
d’apprendre que toutes ces femmes étrangères, ignorantes de tout Ketan, ne jonchaient pas la
campagne comme autant de cadavres.
— Elles guérissent les malades, pansent les blessures. Elles jouent…
J’ai presque failli dire : « Elles jouent de la musique et chantent des chansons » mais je me suis
retenu à temps.
— … Elles jouent à des jeux et plantent du blé et font du pain.
Celean a réfléchi un bon moment.
— J’aimerais mieux faire tout ça et puis me battre aussi, a-t-elle déclaré fermement.
— Certaines le font, mais beaucoup de gens considèrent que ce n’est pas dans l’esprit du
Lethani.
J’ai évoqué le Lethani parce que je ne voyais pas comment dire « conduite appropriée » en
adémic.
Celean a signé vif dédain et reproche. J’ai été étonné qu’une réflexion venant d’une petite fille
en chemise jaune me pique davantage que toutes les remarques qu’avaient pu faire Tempi ou Vashet.
— Le Lethani est le même partout, a-t-elle déclaré doctement. Il n’est pas comme le vent,
changeant selon les lieux.
— Le Lethani est comme l’eau, ai-je rétorqué sans réfléchir. Il ne change pas en lui-même mais
adapte sa forme pour épouser tous les lieux. Il est à la fois la rivière et la pluie.
Elle m’a regardé fixement. Ce n’était pas un regard furieux mais, venant d’une Adem, il avait le
même effet.
— Qui es-tu pour dire que le Lethani est une chose et pas une autre ?
— Qui es-tu pour faire de même ?
Elle a continué à me regarder un moment, une ride sérieuse entre ses sourcils pâles, puis elle a
éclaté de rire en levant les mains.
— Je suis Celean, a-t-elle proclamé. Ma mère est de la troisième pierre. Je suis née adem et je
suis celle qui va te faire mordre la poussière.
Et elle a sans effort joint le geste à la parole.
44

BUT

Sillonnant les contreforts des montagnes, nous combattions, Vashet et moi.


C’était à peine si je remarquais le vent, désormais. Il faisait tout autant partie du paysage que le
sol inégal sous mes pieds. Certains jours il était léger, se contentant d’imprimer à l’herbe des motifs
à sa fantaisie ou bien de rabattre mes cheveux sur mes yeux. Il y en avait d’autres où il était assez fort
pour faire claquer comme un drapeau mes vêtements amples contre ma peau. Il surgissait sans crier
gare, vous bousculant avec la fermeté d’une main frappant entre les omoplates.
— Pourquoi consacre-t-on tant de temps à me faire combattre à mains nues ? ai-je demandé à
Vashet tout en exécutant En ramassant le trèfle.
— Parce que tu es très mauvais dans ce domaine, a répondu Vashet en parant avec Éventail
d’eau. Parce que tu me fais honte chaque fois que nous nous battons. Et parce que, trois fois sur
quatre, tu perds face à une enfant qui fait la moitié de ta taille.
— Mais je manie l’épée encore plus mal, ai-je protesté en tournant autour d’elle à la recherche
d’une ouverture.
— C’est vrai, m’a-t-elle concédé. C’est pour cette raison que je ne te laisse affronter personne
d’autre que moi. Tu ne te contrôles pas assez. Tu pourrais blesser quelqu’un.
— Je croyais que c’était le but de la manœuvre, ai-je dit en souriant.
Vashet a froncé les sourcils puis m’a nonchalamment agrippé à l’épaule et au bras, me faisant
pivoter avec Ours endormi. Sa main droite tenait mon poignet au-dessus de ma tête, étirant mon bras
en lui faisant adopter un angle inconfortable, pendant que la gauche appuyait fermement sur mon
omoplate.
— Veh, ai-je dit en signe de soumission.
Mais Vashet ne m’a pas libéré. Elle a tordu mon bras et la pression contre mon épaule s’est
accentuée. Les os de mon poignet ont commencé à protester.
— Veh ! ai-je répété plus fort, pensant qu’elle ne m’avait pas entendu.
Elle s’est contentée de tordre un peu plus mon poignet.
— Vashet ?
J’ai voulu tourner la tête vers elle mais, tout ce que je pouvais voir, c’était ses jambes.
— Si le but de tout ça, c’est de faire du mal, pourquoi devrais-je te lâcher ? a-t-elle remarqué.
— Ce n’est pas exactement ce que je voulais dire…
Elle m’a fait taire en accentuant sa pression.
— Quel est le but d’Ours endormi ?
— Immobiliser l’adversaire.
— Très bien.
Elle a pesé sur moi avec la force irrépressible et lente d’un glacier. Une douleur sourde
irradiait dans mon épaule.
— Bientôt ton bras va sortir de son articulation. Les tendons vont céder, les muscles se déchirer
et ton bras va pendre le long de ton corps comme un chiffon mouillé. À ce moment-là, est-ce qu’Ours
endormi aura atteint son but ?
J’ai tenté de me débattre par pur instinct animal mais la douleur n’en a été que plus cuisante et
je me suis figé. Au cours de mon entraînement, je m’étais déjà retrouvé à sa merci mais c’était la
première fois que je ressentais pleinement cette impression.
— Le but d’Ours endormi, c’est le contrôle, a-t-elle repris posément. Pour le moment, je peux
faire de toi absolument tout ce que je veux. Je peux te faire aller à ma guise, te rompre les os ou te
libérer.
— Je préférerais être libéré, ai-je dit en espérant ne pas sembler trop désespéré.
Il y a eu un silence.
— Quel est le but d’Ours endormi ? a-t-elle demandé calmement.
— Le contrôle.
J’ai senti son étreinte se relâcher et je me suis redressé, faisant rouler mon épaule pour apaiser
la douleur.
Vashet était plantée devant moi, les sourcils froncés.
— Le but de tout cela, c’est le contrôle. Tu dois d’abord apprendre à te contrôler. Ensuite, tu
peux parvenir à contrôler ton environnement. Pour finir, tu peux parvenir à contrôler ton adversaire,
quel qu’il soit. C’est ça, le Lethani.

Un mois après mon arrivée à Haert, j’ai commencé à trouver que les choses allaient plutôt bien.
Vashet m’avait félicité pour mes progrès en adémic, disant que je m’exprimais désormais comme un
enfant et non plus comme un simple d’esprit.
Je continuais à retrouver Celean près de l’arbre-épée. J’attendais ces moments avec impatience
même si elle m’infligeait chaque fois une raclée. Il m’a fallu trois jours pour remporter enfin un
assaut.
Un couplet intéressant à ajouter à la longue histoire de ma vie, vous ne trouvez pas ?

Rassemblez-vous et lors je conterai,


La bravoure avec laquelle il s’est illustré
Quand dans un pré Kvothe eut à affronter
Menue fillette qui pas dix ans n'avait.
Je dirai comment à point il advint,
Ce fameux coup qu'il donna de la main
Et comment dans la poussière sa victime expédia,
À plat sur le ventre et les deux bras en croix.
Et pour terminer ne dissimulerai point
La joie qui alors a gonflé son pourpoint.

Cela peut sembler pathétique, mais j’étais très fier. Et il y avait de quoi. Celean elle-même m’a
félicité quand cela s’est produit, paraissant assez surprise que j’y sois parvenu. Et pour me
récompenser, dans la grande ombre de l’arbre-épée, elle m’a montré sa variante de Lion rampant, me
gratifiant de surcroît d’un sourire malicieux.
Ce jour-là, nous avions terminé assez tôt notre série d’assauts. Confortablement installé sur un
rocher poli, je m’apprêtais à regarder l’arbre-épée jusqu’à ce que Vashet vienne me chercher.
Mais Celean n’était pas du genre à s’asseoir et à attendre tranquillement. Elle a couru vers
l’arbre-épée et s’est arrêtée à quelques pas de ses longues branches souples qui ondoyaient dans le
vent.
Soudain, elle a arrondi les épaules et s’est avancée sous la ramure, parmi les milliers de
feuilles au tranchant de rasoir qui tournoyaient follement.
Trop surpris pour crier, je me suis relevé d’un bond quand je l’ai entendue rire. Je l’ai regardée
qui s’élançait, sautillait, virevoltait, sa frêle silhouette esquivant les feuilles agitées par le vent
comme si elle jouait à chat. Elle était parvenue à mi-chemin du tronc quand elle s’est arrêtée. Elle a
rentré la tête dans les épaules et a frappé une feuille qui sinon aurait entaillé son bras.
Non, elle ne s’est pas contentée de la frapper, elle a exécuté Neige emportée par le vent. Je l'ai
observée plus attentivement encore lorsqu’elle s’est rapprochée du tronc, avançant et reculant pour se
protéger des feuilles. D’abord, elle s’est servie de La jeune fille peigne sa chevelure puis de Danse
en arrière.
Ensuite, délaissant le Ketan, elle a fait un saut de côté. Elle s’est accroupie et a profité d’une
trouée dans les feuilles pour se précipiter jusqu’au tronc qu’elle a frappé de la main.
Elle est revenue aussitôt sous la ramure. Elle a esquissé Presser le cidre, s’est baissée
vivement, a tourné, viré et couru jusqu’à émerger du feuillage. Elle n’a pas poussé un cri de triomphe,
comme l’aurait fait un enfant des Provinces-Unies, mais a sauté en l’air, bras levés en signe de
victoire. Puis, riant toujours, elle a fait la roue.
Le souffle coupé, j’ai regardé Celean se livrer au même jeu, encore et encore, entrant et sortant
de sous la ramure aux feuilles dansantes. Elle n’a pas atteint son but chaque fois. À deux reprises,
elle a dû rebrousser chemin sans y être parvenue et j’ai bien vu que ses yeux étaient pleins de colère.
Une fois, elle a glissé et a été obligée de ramper pour échapper aux branches ondoyantes.
À quatre reprises, elle a touché le tronc, célébrant chaque fois son évasion en riant, mains
levées, avant d’exécuter une roue parfaite.
Celean n’a cessé son jeu qu’à l’arrivée de Vashet, qui s’est précipitée sur elle pour la tancer
sévèrement. Je n’entendais pas ce qu’elles se disaient, mais leur langage corporel était très éloquent.
Celean avait baissé la tête et remuait les pieds. Après avoir secoué furieusement l’index, Vashet lui a
donné une calotte. Le genre de réprimande que reçoivent tous les enfants du monde. Tiens-toi à
l’écart du jardin des voisins. Ne va pas embêter le mouton des Benton. Ne joue pas à chat au milieu
des milliers de couteaux tournoyants de l’arbre sacré de notre peuple.
45

MAINS

Lorsque Vashet a estimé que mon adémic était un peu moins embarrassant, elle m’a fait
rencontrer quelques curieux personnages dispersés aux alentours d’Haert.
Parmi eux se trouvait un vieil homme volubile qui filait la soie tout en racontant d’étranges
histoires absurdes, presque délirantes. Il y avait celle d’un garçon qui portait une chaussure sur la tête
pour empêcher qu’un chat ne soit tué, une autre où une famille jurait de manger une montagne pierre
par pierre. Il m’était impossible de leur trouver un sens mais j’ai écouté poliment en buvant la bière
sucrée qu’il m’avait offerte.
J’ai rencontré des sœurs jumelles qui fabriquaient des bougies et m’ont montré les pas de
danses très curieuses. J’ai passé un après-midi avec un coupeur de bois qui n’a parlé de rien d’autre
que les diverses façons de couper le bois.
J’ai cru tout d’abord que ces individus étaient des membres éminents de la communauté. Je me
disais que Vashet m’exhibait devant eux pour montrer comme elle avait réussi à me civiliser.
C’est seulement après avoir passé une matinée avec Deux Doigts que j’ai compris qu’elle
m’avait envoyé voir chacun de ces personnages dans l’espoir que j’apprenne d’eux quelque chose.
Deux Doigts n’était pas son vrai nom, c’est tout ce que j’avais réussi à trouver tout seul. C’était
un des cuisiniers de l’école, aussi le voyais-je tous les jours. Sa main gauche était intacte mais
l’autre, affreusement mutilée, était réduite au pouce et à l’index.
Nous avons préparé le déjeuner ensemble tout en bavardant. Son nom était Naden. Il m’a dit
qu’il avait passé dix ans chez les barbares, qu’il en avait rapporté deux cent trente talents d’argent
pour l’école avant d’être blessé et mis hors d’état de combattre. Il a mentionné ce fait à plusieurs
reprises, et j’ai deviné qu’il en était particulièrement fier.
La cloche a sonné et le réfectoire s’est rempli peu à peu. Naden a servi à la louche le ragoût de
bœuf aux carottes que nous avions préparé. J’ai coupé des tranches de pain encore chaud, échangeant
hochements de tête et signes de politesse avec ceux qui passaient devant nous, leur assiette à la main.
Tout en prenant soin d’éviter de les regarder trop longtemps dans les yeux, j'essayais de me
convaincre que ce n’était qu’une coïncidence si le pain n’intéressait presque personne ce jour-là.
Carceret s’est fait un devoir d’étaler ses sentiments à mon égard. Quand elle est arrivée devant
moi, elle a signé avec ostentation horrible dégoût et a tourné les talons en abandonnant son assiette.
Plus tard, nous nous sommes occupés de la vaisselle, Naden et moi.
— Vashet m’a dit que tu ne faisais pas de progrès à l’épée, a déclaré le cuisinier sans
préambule. Elle dit que tu crains trop pour tes mains, et que ça te fait hésiter.
Reproche appuyé.
Je me suis figé sous la brutalité de l’attaque, luttant contre l’envie de regarder sa main mutilée.
Je me suis contenté de hocher la tête, ne me faisant pas confiance pour parler.
Il a abandonné la marmite qu’il récurait et a tendu sa main devant lui. c'était un geste de défi et
son visage était dur, aussi j’ai regardé sa main, car il aurait été grossier de ne pas le faire. Le pouce
et l’index qui lui servaient de pince ne permettaient pas des travaux délicats. Ce qui restait de sa
main était une masse de chair boursouflée de cicatrices.
Je me suis efforcé de garder une mine impassible mais c’était très difficile. D’une certaine
façon, c’étaient mes propres terreurs que j’étais en train de regarder en face. J’étais si embarrassé
par mes mains intactes que j’avais envie de les fermer ou de les dissimuler derrière mon dos.
— Ça fait une dizaine d’années que cette main n’a pas tenu d'épée, a dit Naden. (Colère
orgueilleuse. Regret.) J’ai beaucoup pensé à ce combat où j’ai perdu mes doigts. Je ne les ai même
pas perdus contre un adversaire très adroit mais contre un barbare dont les mains étaient plus faites
pour manier la pelle que l’épée.
Il a plié ses deux doigts. Il avait eu de la chance, d’une certaine manière. À Haert, certains
Adems n’avaient plus de main, ni d’yeux, ou étaient amputés au niveau de l’épaule ou du genou.
— J’y ai réfléchi longtemps, a repris Naden. Comment aurais-je pu sauver ma main ? j'ai
réfléchi à mon contrat, qui consistait à assurer la protection d’un baron dont les terres étaient gagnées
par l’agitation. Je me suis dit : Et si j’avais refusé ce contrat ? Et si j’avais perdu la main gauche ? Je
n’aurais plus été capable de parler, mais j’aurais toujours pu manier l'épée. Seulement, tenir une épée
n’est pas tout. Un mercenaire a besoin de ses deux mains. Je n’aurais jamais pu faire L’amoureux se
glisse par la fenêtre et Ours endormi avec une seule… (Il a haussé les épaules.) C’est ça, le luxe de
regarder en arrière. Tu peux refaire l’histoire à l’infini et ça ne sert à rien. C’est avec fierté que j’ai
endossé la tenue rouge. J’ai rapporté deux cent trente talents d’argent à l’école. J’étais de la
deuxième pierre et j’aurais fini par atteindre la troisième, avec le temps. (Il a de nouveau brandi sa
main.) Je ne serais parvenu à rien si j’avais vécu dans la peur de perdre ma main. Si j’avais flanché,
je n’aurais jamais été accepté dans le Latantha. Je n’aurais jamais atteint la deuxième pierre. Je
serais toujours entier mais je vaudrais moins que celui que je suis maintenant.
Il s’est retourné pour finir de récurer la marmite et je l’ai aidé à nettoyer les casseroles.
— Est-ce que c’est très dur ? ai-je demandé, incapable de m’en empêcher.
Naden a gardé le silence un instant.
— Quand c’est arrivé, je me suis dit que ce n’était pas si terrible. D’autres avaient des
blessures bien pires. D’autres étaient morts. J’avais eu plus de chance qu’eux. J’ai essayé de me dire
que ce n’était pas si dur, que la vie continuait. Mais ce n’est pas vrai. La vie s’arrête. On perd
beaucoup de choses. On perd tout. (Il a soupiré longuement.) Quand je rêve, j’ai toujours deux mains.
Nous avons terminé la vaisselle en partageant le silence qui s’était installé entre nous. Parfois,
c’est tout ce que l’on peut partager.

Celean avait une leçon bien à elle à me faire passer. À savoir qu’il y a des adversaires qui
n’hésitent pas à frapper du poing, du pied ou du coude dans les organes génitaux.
Bien entendu, elle ne frappait jamais assez fort pour me handicaper à vie. Elle se battait depuis
son plus jeune âge et possédait ce contrôle dont Vashet faisait si grand cas. Mais elle mettait dans ses
coups exactement assez de force pour me faire chanceler, complètement sonné, ce qui rendait sa
victoire incontestable.
J’étais assis dans l’herbe, les yeux clos, l’estomac chaviré. Après m’avoir réduit à sa merci,
Celean m’avait tapoté l’épaule pour me réconforter et s’était éloignée allègrement, sans nul doute
pour aller de nouveau danser sous les branches de l’arbre-épée.
— Tu t’es bien comporté, au début de l'assaut, a remarqué Vashet en venant s’asseoir près de
moi.
Je n’ai rien dit. Comme un enfant qui joue à cache-cache, j'espérais de tout mon cœur que, si je
gardais les yeux fermés, la douleur ne pourrait pas me trouver.
— Allons, j’ai vu le coup qu’elle t’a porté, a insisté Vashet. Il n’était pas si fort que ça. Si tu as
besoin que quelqu’un inspecte tes bourses pour vérifier qu’elles sont toujours intactes…
Sa réflexion m’a arraché un petit rire. C’était une erreur. Une douleur incroyable, née dans le
pli de l’aine, a irradié vers ma cuisse et mon sternum. La nausée s’est emparée de moi et j’ai dû
ouvrir les yeux pour me reprendre.
— Ça lui passera, a remarqué Vashet.
— Je l'espère, ai-je fait entre mes dents serrées. C’est une habitude déplorable.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je veux dire qu’elle va grandir et qu’elle distribuera ses
coups sur tout le corps de façon plus égale. Pour l’instant, elle s’obstine un peu trop sur l’aine, ce qui
la rend assez prévisible et facile à contrer. Pour ceux qui ont un soupçon de jugeote, du moins, a-t-
elle conclu avec un regard lourd de sous-entendus.
J’ai refermé les yeux.
— Pas de leçons maintenant, Vashet, ai-je supplié. Je suis près de vomir mon petit déjeuner
d’hier.
— C’est justement le moment idéal pour une leçon, a-t-elle dit en se levant. Debout ! Il faut que
tu apprennes à te battre quand tu es blessé. C’est une technique inestimable que Celean t’a offert
l’occasion de pratiquer. Tu devrais la remercier.
Sachant qu’il était inutile de discuter, je me suis relevé pour aller chercher mon épée à pas
précautionneux.
— Non, pratique à mains nues seulement, a dit Vashet.
— Il le faut vraiment ? ai-je soupiré.
— De quoi parles-tu ? a-t-elle demandé en fronçant les sourcils.
— Faut-il vraiment nous concentrer toujours sur le combat à mains nues ? Mon niveau à l’épée
ne cesse de baisser.
— Ne suis-je pas ton professeur ? Qui es-tu pour savoir ce qui vaut mieux pour toi ?
— C’est moi qui vais avoir à utiliser un jour toutes ces techniques, lui ai-je fait remarquer. Et
dans ce vaste monde qui nous entoure, je préférerais me battre avec une épée qu’avec mes seules
mains.
— Et pour quelle raison ? a-t-elle demandé d’un ton neutre.
— Parce que les gens ont des épées et que, si je dois me battre, je compte bien gagner.
— Gagner un combat est plus facile, avec une épée ?
— Bien sûr ! Sinon, pourquoi porter une épée ?
— C’est une bonne question, a-t-elle remarqué. Pourquoi porte-t-on une épée ?
— Pourquoi porte-t-on quelque chose avec soi ? Pour s’en servir.
Vashet m'a regardé avec dégoût.
— Pour quelle raison est-ce qu’on se donne la peine de te faire travailler ton langage, dans ce
cas ? a-t-elle demandé avec colère.
Elle m’a attrapé par la mâchoire et m’a forcé à ouvrir la bouche comme si j’étais un patient du
Medica refusant de prendre sa potion.
— Pourquoi as-tu besoin de cette langue, si une épée suffit ? Tu peux m’expliquer ça ?
J’ai tenté de me dégager mais elle était plus forte que moi. J’ai voulu la repousser, mais elle
m’a claqué les mains comme si j’étais un enfant.
Vashet a lâché ma mâchoire et m’a pris par le poignet pour agiter ma main devant mon visage.
— Pourquoi as-tu des mains, au lieu d’avoir des couteaux au bout des bras ?
Puis elle m’a lâché le poignet et m’a frappé durement du plat de la main en travers du visage.
Si je disais qu’elle m’a giflé, vous auriez de la scène une impression on ne peut plus fausse. Ce
n’était pas une de ces gifles spectaculaires comme on peut en voir sur une scène de théâtre. Ni celle
dont une dame de compagnie gratifie un nobliau un peu trop entreprenant. Ce n’était pas non plus
celle, plus professionnelle, d'une servante d’auberge se défendant contre un ivrogne aux mains
baladeuses.
Non. Ce n’était aucune de ces gifles-là. Une gifle se donne avec la paume et les doigts. Elle
brûle ou elle saisit. Vashet m’a bien frappé la main ouverte, mais il y avait derrière toute la force de
son bras. Et derrière, il y avait son épaule. Et derrière encore, il y avait la machinerie complexe du
pivotement de ses hanches, de ses jambes puissantes fermement plantées dans le sol et du sol lui-
même sous ses pieds. C’était comme si l’univers tout entier m’avait frappé du plat de la main, et la
seule raison pour laquelle je n’ai pas été estropié, c’est que, même au plus noir de sa furie, Vashet ne
perdait jamais le contrôle.
C’est parce qu’elle avait contrôlé son coup qu’elle ne m’avait pas démis la mâchoire ou ne
m’avait pas expédié dans les pommes.
Mais mes dents se sont entrechoquées et mes oreilles ont sonné. Mes yeux ont roulé dans leurs
orbites et mes jambes se sont dérobées sous moi. Je serais tombé si Vashet ne m’avait pas attrapé par
le col.
— Tu crois vraiment que je t’enseigne les secrets de l’épée pour que tu puisses voyager de par
le monde et t’en servir ? a-t-elle grondé. Tu crois que c’est ce que nous sommes en train de faire,
ici ?
Et alors qu’elle me tenait toujours au collet, elle m’a frappé de nouveau. Cette fois-ci, mon nez
a pris davantage. J’ai ressenti une douleur atroce, comme si l’on avait enfoncé une aiguille de glace
dans mon cerveau. Cela m’a brutalement arraché à ma torpeur, tous mes sens étaient en éveil quand
elle m’a frappé pour la troisième fois.
Tout s’est mis à tourner autour de moi puis elle m’a lâché. Je me suis effondré sur le sol comme
une marionnette dont on aurait coupé les fils. Pas totalement inconscient mais complètement hébété.
Il m’a fallu un long moment pour reprendre mes esprits. Quand je suis enfin parvenu à
m'asseoir, mon corps me paraissait encombrant et difficile à manier, un peu comme s’il avait été mis
en pièces et remonté selon un schéma légèrement différent.
Lorsque j’ai regardé autour de moi, j’ai constaté que j’étais seul.
46

GENTILLESSE

Deux heures plus tard, j’étais attablé seul au réfectoire. J’avais mal à la tête et tout un côté de
mon visage était gonflé et brûlant. Comme je m’étais mordu la langue, j’avais du mal à manger et tout
avait un goût de sang.
Quand j’ai vu une silhouette rouge se glisser sur le banc en face de moi, j’ai eu un moment
d’appréhension avant de lever la tête. Si c’était Carceret, ce serait affreux, mais si c’était Vashet, ce
serait encore pire. J’avais attendu que le réfectoire soit presque vide pour venir manger dans l’espoir
de les éviter l’une et l’autre.
Mais quand j’ai levé les yeux, j’ai vu que c’était Penthe, la jeune femme pleine de fougue qui
avait battu Shehyn.
— Bonjour, a-t-elle dit en aturan.
J’ai signé salutation formelle courtoise. Vu ce que ma journée avait donné jusque-là, j’ai
décidé de faire preuve de la plus grande prudence. Les commentaires de Vashet m’avaient donné à
penser que Penthe était très respectée et occupait un rang élevé au sein de l’école.
Elle ne paraissait pourtant pas très âgée. Peut-être était-ce en raison de sa petite taille et de son
visage en cœur, mais on ne lui aurait pas donné plus de vingt ans.
— Peut-on parler dans ta langue ? a-t-elle demandé avec un léger accent. Ce serait une grande
gentillesse de ta part, car je manque de pratique.
— Ce sera avec grand plaisir. Tu t’exprimes très bien. Je suis jaloux. Quand je parle adémic, je
me fais l’impression d’être un gros ours chaussé de lourdes bottes qui se cogne un peu partout.
Penthe m’a adressé un petit sourire puis a couvert sa bouche en rougissant.
— Est-ce convenable, de sourire ?
— C’est convenable et courtois. Un sourire comme celui-là indique un petit amusement. Ce qui
est parfait, car je venais de faire une toute petite plaisanterie.
Penthe a ôté la main de sa bouche et a souri de nouveau timidement. Elle avait le charme des
fleurs printanières et mon cœur s’est apaisé de pouvoir la contempler.
— Normalement, je devrais sourire en retour, ai-je remarqué. Mais ici, je crains que ce ne soit
mal vu.
— Je t’en prie, a-t-elle dit en faisant de grands gestes pour que tout le monde la voie signer.
(Invitation hardie. Supplication implorante) Je dois pratiquer.
J’ai souri mais pas autant que je l’aurais souhaité. En partie par prudence et en partie parce que
mon visage me faisait souffrir.
— Je ne suis pas très sûre de mon sourire, a-t-elle repris.
Elle a commencé à signer puis s’est arrêtée. Son expression s’est modifiée et ses yeux se sont
étrécis, comme si elle était irritée.
— C’est ça, que tu veux dire ? ai-je demandé en signant léger souci.
— Comment fais-tu, avec le visage ?
J’ai légèrement froncé les sourcils.
— Et toi, puisque tu es une femme, tu devrais aussi faire ceci. (J’ai fait la moue.) Moi, voici ce
que je devrais faire, puisque je suis un homme.
J’ai plissé les lèvres.
Penthe m’a regardé d’un œil vide. Atterrement.
— C’est différent pour les hommes et les femmes ? a-t-elle demandé d’une voix où perçait
l’incrédulité.
— Seulement dans quelques cas et pour des choses sans grande importance, ai-je assuré.
— Il y a tant de choses à apprendre, a-t-elle dit d’une voix trahissant un certain désarroi. Quand
on est avec sa famille, on sait ce que signifient les plus petites nuances du visage. On grandit en
observant. On sait tout ce qu’elles signifient. C’est pareil avec les amis d’enfance, avant qu’on
apprenne à ne pas sourire à tout bout de champ. Mais ça… Comment est-ce qu’on peut se rappeler
quand il convient de montrer ses dents ? et à quelle fréquence suis-je censée établir un contact avec
les yeux ?
— Je comprends. Moi, je suis très doué pour discourir dans ma langue maternelle et je suis
capable d’exprimer les émotions les plus subtiles. Mais ici, tout ça est inutile, ai-je soupiré. C’est
très difficile pour moi de garder un visage impassible. J’ai l’impression d’être toujours en train de
retenir ma respiration.
— Nous n’avons pas toujours ce visage-là. Quand nous sommes avec…
Elle a laissé sa phrase en suspens, signant excuses.
— Je n’ai personne dont je sois proche. (Excuses) J’avais espéré me rapprocher de Vashet,
mais je crois que j’ai tout gâché, aujourd’hui.
— Je vois, a-t-elle dit en effleurant mon visage du pouce. Tu as dû la mettre très en colère.
— J’en ai encore les oreilles qui bourdonnent.
— Non, ces marques… Il s’agirait de n’importe qui d’autre, ce serait une erreur. Mais Vashet
l’a fait pour que tout le monde puisse les voir.
J’ai ressenti un choc au creux de l’estomac et j’ai machinalement touché ma joue. Bien sûr… Ce
n'était pas seulement une punition. C’était un message à l’adresse de tous les Adems.
— Fou que je suis, ai-je balbutié à voix basse. Dire que je ne m’en étais pas rendu compte…
Nous avons mangé en silence un moment.
— Pourquoi es-tu venue t'asseoir près de moi ? ai-je demandé.
— Quand je t’ai vu, aujourd’hui, j’ai pensé que j’avais entendu plusieurs personnes parler de
toi mais que je ne connaissais rien de toi personnellement.
— Et que disent les autres ? ai-je demandé avec un petit sourire ironique.
Elle a touché du bout des doigts le coin de mes lèvres.
— Ça, c’est un sourire en coin ?
J’ai signé douce moquerie.
— Mais c’est de moi que je me moque, me suis-je empressé d’ajouter. Je peux bien deviner ce
que les gens disent.
— Tout n’est pas mauvais, m'a-t-elle corrigé gentiment.
Penthe a levé les yeux et soutenu mon regard. Ils paraissaient immenses, dans son petit visage,
et plus sombres que la moyenne. Ils étaient si brillants et si limpides quand elle a souri que cette
vision m'a serré le cœur. J’ai senti les larmes me monter aux yeux et j’ai vite baissé la tête,
embarrassé.
— Oh ! a-t-elle fait doucement, signant excuses désolées. Je me suis trompée avec mon sourire
et ma façon de te regarder dans les yeux. C’est cela que je voulais dire.
Elle a signé un gentil sincère encouragement.
— Ton sourire est parfait, ai-je dit sans la regarder, tentant de refouler mes larmes. C’est une
gentillesse inattendue un jour où je ne la mérite pas. Tu es la première à me parler aujourd’hui de ton
plein gré. Et il y a dans ton visage une douceur qui me brise le cœur.
J’ai signé gratitude, content de ne pas avoir à soutenir son regard pour qu’elle sache ce que
j’éprouvais.
Sa main gauche a pris la mienne et elle a pressé réconfort dans ma paume.
J’ai relevé la tête avec ce que j’espérais être un sourire rassurant.
Elle l’a imité presque exactement puis s’est couvert la bouche.
— Je ne suis toujours pas sûre de mon sourire, s’est-elle excusée.
— Tu devrais l’être. Tu as la bouche parfaite pour sourire.
Nos yeux se sont croisés l’espace d’un instant.
— C’est vrai ?
J’ai hoché la tête.
— C’est une bouche à propos de laquelle je pourrais écrire…
Je me suis tu au moment de prononcer « une chanson ».
— Un poème ? a-t-elle suggéré.
— Oui, ai-je dit vivement. C’est un sourire qui mérite un poème.
— Fais-en un, alors. Dans ma langue.
— Non, ce serait le poème d’un ours. Trop maladroit pour toi.
Cet argument a semblé l’aiguillonner.
— Je t’en prie. S’il est maladroit, il m’aidera à supporter ma propre maladresse à m'exprimer
dans ta langue.
— Dans ce cas, ai-je menacé, tu dois en faire un aussi. En aturan.
J’ai pensé que cela l’en dissuaderait mais, après un instant d’hésitation, elle a hoché la tête.
J’ai réfléchi à ce que je savais de poésie en adémic : quelques bribes glanées chez le vieux
fileur de soie et l’extrait que Shehyn avait cité dans son histoire d’archer. Ce n’était pas grand-chose.
J’ai pensé aux mots que je connaissais, à leurs sons. Mon luth me manquait cruellement. C’est
pour cette raison que nous avons la musique, après tout. Les mots ne peuvent pas toujours suffire à
nos besoins. La musique est là quand ils viennent à manquer.
J’ai jeté un coup d’œil nerveux autour de moi, content qu’il n’y ait presque plus personne dans
la salle, puis je me suis penché vers elle et j’ai dit :

Avec pour seules armes


Le dard de son regard
Et la fleur de sa bouche
Penthe peut de dix briser tous les cœurs.

Elle a souri de nouveau, illustration même de mes propos. J’ai senti la pointe de son sourire
percer ma poitrine. Felurian avait un beau sourire mais il était vieux comme le monde et lourd de
milliers de connaissances. Celui de Penthe brillait comme un sou neuf. C’était comme de l’eau
fraîche sur mon cœur sec et las.
Le sourire d’une jeune femme, il n’y a rien de mieux au monde. C’est plus précieux que le sel.
Quelque chose en nous se fane et meurt, sans lui. J’en suis sûr. Une chose si simple. Comme c’est
étrange… Merveilleux et étrange.
Penthe a fermé les yeux un instant, bougeant les lèvres en silence comme elle choisissait les
mots de son propre poème. Puis elle a rouvert les yeux et a dit en aturan :

Telle une branche en flammes


Sont les propos de Kvothe.
Et danse l’ours malgré ses lourdes bottes.

J’ai souri si grand que j’en ai eu mal.


— C’est adorable, ai-je dit en toute honnêteté. C’est le premier poème qu’on n’ait jamais fait
pour moi.

Après ma conversation avec Penthe, je me suis senti bien mieux. Je n’étais pas exactement sûr
de savoir si nous étions en train de flirter, mais cela importait peu. Il me suffisait de savoir qu’il y
avait à Haert au moins une personne qui ne souhaitait pas ma mort.
Je me suis rendu chez Vashet, comme je le faisais après chaque repas. Une partie de moi
espérait qu’elle m’accueillerait avec un sourire sarcastique, sans faire allusion aux événements de la
matinée, mais l’autre craignait qu’elle ne refuse tout simplement de me parler.
En arrivant au sommet de la butte, j’ai vu qu’elle était assise devant sa porte sur un banc.
Appuyée au mur de pierre, elle semblait profiter simplement du soleil de l’après-midi. J’ai inspiré
profondément et expiré lentement pour me calmer.
Mais en approchant, j’ai découvert l’expression de son visage. Elle ne souriait pas mais
n’affichait pas non plus le masque impassible des Adems. Elle avait le rictus d’un bourreau.
Dès que j’ai été assez près, j’ai dit :
— Vashet, je…
Vashet a levé la main et je me suis tu aussi brusquement que si elle m’avait frappé à la bouche.
— Les excuses ne sont plus de mise, a-t-elle dit d’une voix égale et froide comme l’ardoise. Il
me serait impossible d’accorder la moindre foi à ce que tu pourrais dire à partir de maintenant. Tu
sais que je suis très en colère, aussi es-tu aux prises avec la peur. Ce qui signifie que je ne peux rien
croire de ce que tu pourras dire, parce que ces propos seront dictés par la peur. Tu es malin et
charmeur, et tu es un menteur. Je sais que tu es capable d’infléchir le monde à ta guise avec tes belles
paroles. Aussi je n’écouterai pas.
Elle a changé de position sur son banc et a repris :
— Quand tu es arrivé ici, j’ai remarqué en toi une certaine gentillesse. C’est une chose assez
rare chez quelqu’un de si jeune et c’est ce qui m’a en partie convaincue de te prendre comme élève,
convaincue que tu en valais la peine. Mais, au fil du temps, j’ai eu des aperçus d’une autre facette de
ta personne, loin d’être si gentille. Je n’ai pas voulu les prendre en considération, persuadée qu’il
s’agissait de vantardises de jeune homme ou de vieilles plaisanteries de barbare. Mais aujourd’hui,
en t'entendant parler, j’ai compris que ta gentillesse était un masque et que ce côté sombre et brutal de
ton personnage était le vrai visage qui se cachait en dessous.
Vashet m’a regardé longuement.
— Il y a quelque chose de troublant, chez toi. Shehyn l’a perçu au cours de vos conversations.
Ce n’est pas que l’esprit du Lethani te fasse défaut, ce qui ne fait qu’accentuer mon malaise. Cela
veut dire qu’il y a quelque chose en toi de plus profond que le Lethani. Quelque chose que le Lethani
ne peut pas réparer. Si c’est vraiment le cas, alors j’ai eu tort de t’enseigner. Si tu as été assez habile
pour me tromper si longtemps, alors tu es un danger et pas seulement pour cette école. Si c’est le cas,
Carceret a raison. Pour la sécurité de tous, tu devrais être tué sans attendre.
Vashet s’est levée dans un mouvement las.
— Voilà les conclusions auxquelles je suis arrivée, aujourd’hui. Et je vais continuer à y
réfléchir une bonne partie de la nuit. Demain, je prendrai ma décision. Mets tes pensées en ordre et
prépare-toi de la manière qui te conviendra le mieux.
Puis, sans croiser mon regard, elle est rentrée dans la maison et a fermé la porte derrière elle.
Un long moment, j’ai erré sans but. Je suis allé voir l’arbre-épée, espérant trouver Celean, mais
je ne l’ai pas vue. La contemplation de l’arbre ne m’a apporté aucune sérénité. Pas ce jour-là.
Aussi suis-je allé aux bains, où j’ai mariné un moment dans un bassin sans y prendre plaisir.
Lorsque j’en suis sorti, j’ai surpris mon reflet dans un miroir des petites salles. Une moitié de mon
visage était rouge et enflée, avec des ecchymoses virant au bleu et au jaune de la tempe à la
mâchoire. Sans compter le splendide œil au beurre noir qui s’annonçait.
Comme je m’examinais dans le miroir, une colère sourde est née au plus profond de mes
entrailles. J’étais fatigué d’attendre sans pouvoir me défendre que l’on décide de mon sort. J’avais
joué le jeu, appris le langage, j’avais fait preuve de politesse en toute circonstance et en retour l’on
m’avait traité comme un chien. J’avais été battu, méprisé, menacé de mort et pire encore. J’en avais
assez de ce traitement.
J’ai erré lentement dans les environs d’Haert. J’ai rendu visite aux sœurs jumelles, au forgeron
et au tailleur à qui j’avais acheté des vêtements. Pour passer le temps, j’ai bavardé avec les uns et les
autres, m'efforçant de ne pas trop avoir l’air de quelqu’un qui venait de recevoir une sévère
correction.
Mes préparatifs m’ont pris beaucoup de temps. J’ai manqué le dîner et il faisait presque nuit
quand j’ai regagné l’école. Je suis allé droit dans ma chambre et j’ai refermé la porte.
J’ai vidé le contenu de mes poches sur le lit. J’avais acheté une partie de ces articles et dérobé
le reste : deux bougies en cire d’abeille tendre ; un long éclat d’acier, débris d’une épée mal forgée ;
une bobine de fil rouge ; un petit flacon contenant de l’eau des bains.
J’ai refermé le poing autour de ce flacon. La plupart des gens ne comprennent pas que l’eau
puisse absorber tant de chaleur. C’est pour cette raison qu’elle met si longtemps à bouillir. En dépit
du fait que le chaudron bouillonnant où je l’avais puisée se trouvait à un kilomètre de là, ce que
j’avais en main serait plus utile à un arcaniste qu’un charbon rougeoyant.
J’ai pensé à Penthe avec une pointe de regret. Puis j’ai pris une bougie, je l’ai réchauffée entre
mes mains pour l’amollir et j’ai façonné une figurine.
Je suis resté assis dans ma chambre, ruminant de sombres pensées pendant que le soleil jetait
ses derniers feux. J’ai regardé les objets réunis sur mon lit. Au fond de moi, je savais qu’une situation
pouvait devenir si complexe que les mots ne servaient plus à rien. Quelle option me restait-il, dès
lors que les mots m’avaient manqué ?
Que nous reste-t-il, quand les mots nous manquent ?
47

QUAND MANQUENT LES MOTS

La nuit était bien avancée quand je me suis approché de la maison de Vashet, mais une
chandelle éclairait encore le carreau. Je ne doutais pas un instant qu’elle soit capable de me tuer ou
de m’estropier pour le bien de sa communauté, mais elle était réfléchie et, comme elle l’avait dit,
s’accordait une nuit de réflexion avant de prendre sa décision.
J’ai frappé doucement à sa porte. Elle a ouvert au bout d’un moment. Elle portait encore sa
tenue rouge de mercenaire mais avait dénoué la plupart des cordonnets de soie qui la plaquaient à son
corps. Son regard était las.
Sa bouche s’est pincée quand elle m’a reconnu et j’ai su que si je parlais elle refuserait de
m’écouter. Aussi ai-je signé supplication et ai-je reculé, me réfugiant dans l’ombre. Je la connaissais
assez bien à ce moment-là pour être sûr de piquer sa curiosité. Elle a pris un air perplexe quand je
me suis éloigné de la maison mais m’a emboîté le pas après un instant d’hésitation. Elle n’avait pas
pris son épée.
Le ciel était dégagé et une demi-lune éclairait nos pas. J’ai conduit Vashet à travers les
collines, loin de l’école, des habitations et des échoppes d’Haert.
Nous avons marché près de deux kilomètres avant d’arriver à l’endroit que j’avais choisi : un
petit bosquet à l’abri d’un pan de mur éboulé qui étoufferait les sons, les empêchant de porter jusqu’à
la ville endormie.
Les rayons de lune qui filtraient à travers les branches éclairaient deux petits bancs blottis entre
les pierres. J’ai pris Vashet par la main pour la prier de s’asseoir.
Lentement, j’ai plongé la main dans l’ombre la plus profonde et j’en ai tiré mon shaed. Je l’ai
soigneusement drapé sur une branche basse pour qu’il nous sépare à la manière d’un rideau.
Ensuite, je me suis assis sur l’autre banc et j’ai ouvert un à un les fermoirs de l’étui de mon luth,
tirant de l’instrument les harmoniques familières qui semblaient exprimer son désir de se libérer.
J’ai pris mon luth et j’ai commencé à jouer doucement.
J’avais entortillé quelques fils rouges dans les cordes pour amortir leurs vibrations mais aussi
dans le fol espoir que cela me porterait bonheur.
J’ai attaqué avec Dans la forge du village. Je ne l’ai pas chantée, craignant que Vashet ne soit
offensée si j’allais jusque-là. Mais même sans paroles, c’est une chanson qui évoque des pleurs. Sa
musique parle de pièces vides, d’un lit glacé et de l’amour enfui.
Sans faire de pause, j’ai enchaîné avec Violet se languit puis avec Le Vent d’est me ramène à
la maison, la chanson préférée de ma mère. Je l’ai interprétée en pensant à elle et des larmes ont
roulé sur mes joues.
Ensuite, j’ai joué la chanson qui se cache tout au fond de moi. Cette musique sans paroles qui
hante les recoins les plus secrets de mon cœur. Je l’ai jouée avec précaution, plaquant doucement ses
accords graves qui montaient dans la nuit immobile. J’aimerais pouvoir dire que c’est une chanson
gaie, qu’elle est délicate et entraînante, mais ce n’est pas le cas.
Et puis je me suis arrêté, les mains douloureuses. Cela faisait trop longtemps que je n’avais pas
joué et j’avais perdu les cals qui protégeaient le bout de mes doigts.
Quand j’ai relevé la tête, j’ai vu que Vashet avait écarté le shaed et me regardait. La lune était
suspendue dans le ciel derrière elle et je ne pouvais distinguer son visage.
— C’est pour cela que je n’ai pas de couteaux en guise de mains, ai-je dit à voix basse. Voilà
ce que je suis.
48

PARTIR

Le lendemain matin, je me suis réveillé tôt et j’ai fait un saut au réfectoire pour avaler mon petit
déjeuner. J’étais de retour dans ma chambre avant que la plupart des élèves n’aient ouvert l’œil.
J’ai pris mon luth et mon sac de voyage à l’épaule. Je m’étais enveloppé de mon shaed dont les
poches contenaient tout ce dont j’avais besoin : le fil rouge, la figurine de cire, le morceau de métal
et le flacon d’eau. J’ai remonté le capuchon de ma cape et j’ai pris la direction de la maison de
Vashet.
La porte s’est ouverte après le deuxième coup. Les cheveux défaits, Vashet se tenait torse nu sur
le seuil. Elle a froncé les sourcils en voyant mon sac et mon luth.
— Décidément, c’est le jour des visites, a-t-elle dit. Entre, il fait froid, de bon matin.
J’ai trébuché en franchissant le seuil et j’ai dû me raccrocher à l’épaule de Vashet.
Elle a refermé la porte derrière moi et a commencé à natter ses cheveux.
— Le soleil pointait à peine, ce matin, que Penthe a frappé à ma porte, a-t-elle remarqué sur le
ton de la conversation. Elle savait que j’étais en colère contre toi et, bien qu'elle ignore ce que tu
avais fait, elle a pris ta défense.
Pinçant la tresse entre ses doigts, elle l’a nouée d’un bout de ficelle rouge.
— J’avais à peine fermé ma porte que Carceret est arrivée, a poursuivi Vashet en commençant
une deuxième tresse. C’était pour me féliciter de t'avoir infligé le traitement que tu méritais. Elles
m’ont irrité toutes les deux. Ni l’une ni l’autre n’avaient à discuter de mon élève. Et puis je me suis
demandé quelle était l’opinion que je respectais le plus…
Elle m’a regardé comme si elle me posait la question.
— La tienne, ai-je répondu.
— Tu as raison, a-t-elle dit avec un grand sourire. Pourtant, Penthe est loin d’être une imbécile
et Carceret peut être aussi enragée qu’un homme quand elle est d’humeur.
Elle a pris un long morceau de soie sombre qu’elle a enroulé autour de ses épaules et de sa
poitrine en comprimant ses seins. Elle a rentré le bout de l’étoffe sous la bande. Je l’avais déjà vue
faire plusieurs fois et me demandais toujours comment cela pouvait tenir.
— Et qu’as-tu décidé ? ai-je demandé.
— Tu restes une énigme, a-t-elle dit en enfilant sa chemise avant de me regarder avec gravité.
Et celui qui détruit l’énigme qu’il n’a pas su résoudre a abandonné l’esprit du Lethani. Je ne fais pas
partie de ceux-là.
— J’en suis heureux. Je n’aurais pas aimé être forcé de quitter Haert.
Vashet a haussé un sourcil en entendant ces mots.
— Je veux bien le croire. Laisse ça ici, sinon les gens vont jaser, a-t-elle dit en désignant mes
bagages. Tu passeras le récupérer plus tard. Mais prends ta cape, je te montrerai comment te battre
quand tu la portes. Cela pourrait t’être utile, à condition bien sûr que tu t’abstiennes de trébucher en
marchant dessus…
J’ai repris mon entraînement presque comme si rien ne s’était passé. Vashet m’a montré
comment éviter d’être gêné par ma cape et la manière de l’utiliser pour amortir un coup ou désarmer
un adversaire qui a baissé sa garde. Elle m’a complimenté à son sujet, disant qu’elle était
d’excellente qualité et très solide, mais n’a pas semblé remarquer quoi que ce soit de particulier.
Les jours ont passé. J’ai continué à pratiquer avec Celean et fini par apprendre à protéger ma
précieuse virilité de toutes sortes d'attaques. Peu à peu, j’ai progressé assez pour me hisser presque à
son niveau et c’était désormais tour à tour que nous remportions les assauts.
J’ai eu l’occasion de discuter quelques fois avec Penthe pendant les repas et j’étais content que,
de temps à autre, quelqu’un m’adresse un sourire.
Cependant, je ne me sentais plus à l’aise, à Haert. J’avais frôlé de trop près la catastrophe.
Lorsque je m’adressais à Vashet, j’y réfléchissais à deux fois avant de prononcer la moindre phrase.
Et parfois même trois, pour certains mots.
Et si Vashet semblait avoir recouvré sa personnalité bienveillante et narquoise, je l'ai surprise
plusieurs fois qui m’observait d’un œil sévère, la mine grave.
Au fil des jours, la tension qui existait entre nous s’est dissipée, comme se sont estompées les
traces de coups qui marquaient mon visage. Je crois qu’à la longue elle aurait fini par disparaître
totalement, mais nous n’avons pas disposé d’assez de temps pour cela.

C’est arrivé comme un coup de tonnerre dans un ciel d’azur.


Vashet a ouvert sa porte quand j’ai frappé mais, au lieu de sortir, elle est restée sur le seuil.
— Ton épreuve est fixée à demain, a-t-elle annoncé.
Je n’ai pas compris sur le moment de quoi elle parlait. Je m’étais entièrement consacré au
maniement de l’épée, à mon entraînement avec Celean, à l’étude du langage et au Lethani. J’en avais
presque oublié le but de tous ces efforts.
J’ai été submergé par une vague d’excitation puis mon estomac s’est glacé.
— Demain ? ai-je répété bêtement.
Elle a hoché la tête, et souri en voyant mon expression.
Sa réponse laconique n’a rien fait pour me mettre à l’aise.
— Si vite ? ai-je demandé.
— Shehyn pense que cela vaut mieux. Si nous attendons encore un mois, la neige pourrait
t’empêcher de reprendre la route.
J’ai hésité un instant.
— Tu ne me dis pas toute la vérité, Vashet.
Elle a haussé les épaules.
— Tu as raison, même si Shehyn trouve en effet qu’il n’est pas prudent d’attendre. Tu es plutôt
charmant, à ta manière maladroite de barbare. Plus tu resteras ici et plus les gens se prendront
d’affection pour toi…
Une main de glace m’a tordu les tripes.
— Et si je dois être mutilé, il vaut mieux le faire avant que d’autres personnes se rendent
compte que je suis une véritable personne et non pas un barbare anonyme, ai-je complété d’une voix
rude.
Elle a baissé la tête avant d’acquiescer.
— Tu ne l’aurais peut-être pas su, mais Penthe a doté Carceret d’un bel œil au beurre noir, il y
a deux jours, au cours d’une discussion à ton sujet. Celean aussi t’apprécie beaucoup et parle de toi
aux autres enfants. Ils se perchent dans les arbres pour t’observer, quand tu t’entraînes. (Elle s’est tue
un instant.) Et ils ne sont pas les seuls.
Je la fréquentais depuis assez longtemps pour savoir ce que signifiait vraiment le petit silence
de Vashet. Soudain, son manque d’enthousiasme prenait tout son sens.
— Shehyn doit tenir compte des intérêts de l’école, a dit Vashet. Elle doit prendre une décision
juste. Elle ne peut pas être influencée par le fait que certaines personnes t’apprécient. D’un autre
côté, si elle prend la décision juste mais que cela contrarie beaucoup de gens au sein de l’école, ce
n’est pas bon non plus.
— Suis-je prêt ?
Vashet est restée silencieuse un moment.
— Ce n’est pas une question facile. Intégrer l’école n’est pas seulement une affaire d’adresse.
C’est une épreuve destinée à déterminer que tu y as ta place, que tu sauras t’y adapter. Quand l’un de
nous échoue, il peut se présenter de nouveau. Tempi a dû tenter sa chance quatre fois avant d’être
reçu. Mais toi, tu n’auras droit qu’à une seule tentative. (Elle m’a regardé droit dans les yeux.) Que tu
sois prêt ou pas, l’heure est venue.
49

LA FEUILLE DANS LE VENT

Le lendemain matin, Vashet est venue me chercher comme je terminais mon petit déjeuner.
— Viens, a-t-elle dit. Carceret a prié toute la nuit pour que la tempête se déchaîne mais le vent
se contente de fortes rafales.
Je n’ai pas compris ce que cela voulait dire mais je n’ai pas eu envie de l’interroger. En me
levant, j’ai aperçu Penthe. Une ecchymose jaunâtre ombrait sa mâchoire.
Sans rien dire, elle m’a pris par les bras puis m’a serré contre elle pour marquer ouvertement
son soutien. Sa tête blonde m’arrivait à peine à l’épaule. J’avais oublié qu'elle était si petite. Le
réfectoire était encore plus silencieux que d’habitude et, même si personne ne me fixait vraiment, tous
les regards étaient tournés vers nous.
Vashet m'a emmené dans le petit jardin où nous nous étions vus pour la première fois et nous
avons procédé à une séance d’étirements. La routine de l’exercice m’a apaisé, reléguant mon
inquiétude à l’arrière-plan. Ensuite, Vashet m'a conduit jusqu’au vallon de l’arbre-épée. Je n’ai pas
été surpris. Quel autre décor se serait mieux prêté à mon épreuve ?
Une dizaine de personnes attendaient dans le pré où l’arbre se dressait. La plupart étaient
vêtues de rouge mais j’en ai remarqué trois qui portaient des vêtements clairs. J’en ai conclu qu’il
s’agissait de membres importants de la communauté ou de mercenaires à la retraite qui avaient à
cœur les affaires de l’école.
Vashet a désigné l’arbre. J’ai d’abord cru qu’elle montrait les branches qui se tordaient sous les
rafales de vent, mais mon regard a été attiré par l’éclat métallique d’une épée attachée à son tronc.
J’ai alors pensé à Celean dansant entre les feuilles tranchantes pour aller frapper le tronc de la
main. Bien sûr…
— Divers objets sont disposés au pied de l’arbre, a dit Vashet. L’épreuve consiste à aller en
choisir un et à le rapporter.
— C’est ça l’épreuve ? me suis-je écrié, d’un ton plus brusque que je l’aurais voulu. Pourquoi
ne me l’as-tu pas dit ?
— Pourquoi ne l’as-tu pas demandé ? a-t-elle répliqué durement, avant de poser la main
doucement sur mon bras. J’aurais fini par te le dire. Mais si je l’avais fait trop tôt, tu aurais voulu t’y
essayer et tu te serais blessé.
— Remercions le Ciel d’avoir gardé le spectacle pour aujourd’hui, ai-je soupiré. (Excuses.)
Que se passe-t-il si je me fais tailler en lanières ?
— S’en sortir avec quelques coupures est habituellement de mise, a-t-elle répondu en écartant
son col pour montrer deux fines cicatrices pâles sur son épaule. Ce qui est pris en compte, c’est le
nombre de coupures, l’endroit où elles sont situées et la façon dont tu t’es comporté. Les feuilles ne
coupent pas profondément mais prends garde à ton visage et à ton cou, car vaisseaux et tendons
affleurent sous la peau. Une coupure au bras ou à la poitrine est facile à soigner. Ce qui n’est pas le
cas d’une oreille tranchée net.
J’ai regardé les branches les plus frêles cingler l’air sous l’effet d’une bourrasque.
— Qu’est-ce qui m’empêche d’y aller à quatre pattes ?
— La fierté, a-t-elle dit en scrutant mon visage. Tu veux vraiment qu’on se rappelle de toi
comme de celui qui a rampé ?
Évidemment, j’étais particulièrement sur la sellette. En tant que barbare, j’avais deux fois plus
de choses à prouver.
J’ai étudié l’arbre avec attention. Il y avait près de dix mètres du tronc à l’extrémité des
branches basses. J’ai pensé aux cicatrices vues sur le corps de Tempi, sur le visage de Carceret.
— C’est donc mon sang-froid et ma fierté qui vont être mis à l’épreuve ?
— Beaucoup de choses sont prises en considération. La façon de se conduire compte pour
beaucoup. Tu pourrais protéger ton visage avec tes bras et foncer vers le tronc. Après tout, la ligne
droite est le chemin le plus court. Mais quelle image donnerais-tu de toi ? Celle d’un taureau qui
charge droit devant ? Es-tu un animal dénué de finesse ou de grâce ? a-t-elle remarqué en fronçant les
sourcils. J’attends mieux que cela d’un de mes élèves.
J’ai plissé les yeux pour tenter d’apercevoir les autres objets disposés au pied de l’arbre.
— J’imagine que je ne suis pas autorisé à demander ce que je dois choisir…
— Plusieurs choix sont acceptables mais il y en a bien plus qui ne le sont pas. Cela dépend de
chacun. L’objet que tu rapporteras sera très révélateur et ce que tu en feras après le sera tout autant,
de même que la manière dont tu te comporteras. Ce sont toutes ces choses que Shehyn prendra en
considération afin de décider si tu dois être admis à l’école.
— Si c’est de Shehyn que dépend la décision, pourquoi tous ces gens sont-ils là ?
Vashet a eu un sourire contraint et j’ai vu passer une certaine inquiétude dans son regard.
— Elle ne représente pas l’école à elle toute seule et incarne encore moins la voie du Latantha
dans toutes ses variantes.
J’ai regardé autour de moi et me suis rendu compte que les rares personnes qui ne portaient pas
la tenue rouge étaient en fait vêtues de blanc. C’étaient les dirigeants des autres écoles. Ils avaient
fait le déplacement pour voir le barbare mis à l’épreuve.
— Leur présence est inhabituelle ? ai-je demandé.
— C’est Carceret qui a dû les prévenir.
— Leur décision peut-elle prévaloir sur celle de Shehyn ?
Vashet a secoué la tête.
— Non. C’est son école, sa décision. Personne ne peut lui disputer ce droit.
Elle a tempéré sa déclaration du signe toutefois.
Je me suis avancé vers l’arbre-épée. Il y a eu une accalmie et sa frondaison m’a rappelé celle
de l’arbre près duquel j’avais rencontré Cthaeh, ce qui n’était pas une pensée très réconfortante en
soi.
J’ai regardé ses feuilles tournoyer en m'efforçant d’oublier comme elles étaient coupantes, avec
quelle facilité elles me fendraient la peau pour trancher les tendons de mes mains.
J’avais donc dix mètres à parcourir sous sa ramure. D’une certaine manière, cette distance
n’était pas si importante…
J’ai pensé à Celean, se jetant avec intrépidité dans le feuillage, bondissant et frappant les
feuilles. Si elle avait été capable de le faire, je l’étais sûrement moi aussi.
Je savais toutefois que ce n’était pas vrai. Celean avait joué là toute sa vie. Elle était menue
comme une brindille, vive comme une sauterelle et haute comme trois pommes. Comparé à elle, je me
faisais l’effet d’un ours balourd.
De l’autre côté de l’arbre, j’ai aperçu quelques mercenaires. Il y avait aussi deux hommes en
chemise blanche à l’allure intimidante. Je sentais leurs regards posés sur moi et, curieusement, je
m’en suis réjoui.
Quand on est seul, c’est facile d’être effrayé. C’est facile d’être obsédé par ce qui peut se terrer
dans l’obscurité de la cave. C’est facile de polariser son esprit sur des choses improductives, comme
la folie de se jeter dans une tempête de lames tournoyantes. Quand on est seul, c’est facile de se
mettre à transpirer, de paniquer, de s’effondrer…
Mais je n’étais pas seul. Et ce n’était pas uniquement Vashet et Shehyn qui me regardaient. Il y
avait aussi là une dizaine de mercenaires ainsi que les dirigeants des autres écoles. J’avais un public.
J’étais sur une scène. Et il n’y a pas d’endroit au monde où je sois si à l’aise.
Tout juste hors de portée des branches les plus longues, j’espérais l’accalmie qui m’offrirait un
passage par lequel filer sous le feuillage, repoussant les feuilles trop proches. Je pourrais utiliser
Éventail d’eau pour les écarter de mon visage.
À la lisière de la ramure, j’observais, guettant une ouverture tout en essayant d’anticiper les
mouvements des branches. Leur balancement me berçait, comme il l’avait fait si souvent, décrivant
de splendides motifs, tout en cercles et en arcs.
Hypnotisé par les mouvements de l’arbre, mon esprit s’est laissé glisser dans la bulle pure et
vide de la Feuille dans le vent. J’ai alors compris que les mouvements de l’arbre ne devaient rien au
hasard, que c’était un motif bien défini aux structures changeantes.
Et puis, l’esprit ouvert et vide, j’ai vu le vent se déployer devant moi. C’était comme du givre
recouvrant d’un drap blanc le carreau d’une fenêtre. L’instant d’avant il n’y avait rien, et tout d’un
coup j’ai vu le nom du vent aussi clairement que le dos de ma main.
J’ai regardé autour de moi, émerveillé. Je sentais son goût sur ma langue. Je savais que j’aurais
pu l’exciter à ma guise jusqu’à déchaîner la tempête. Que j’aurais pu l’apaiser jusqu’au
chuchotement, figeant l’arbre-épée dans l’immobilité.
Mais cela me semblait malhonnête. Alors, j’ai ouvert grands mes yeux au vent pour voir les
endroits où il décidait d’écarter les branches et de faire osciller les feuilles.
Puis je me suis engagé sous la frondaison aussi calmement que l’on franchit le seuil de sa
maison. J’ai fait deux pas et me suis arrêté quand deux feuilles ont tranché l’air devant moi. J’ai fait
un pas de côté puis un en avant quand le vent a rabattu une branche dans mon dos.
Je me déplaçais entre les branches ondoyantes de l’arbre-épée. Sans courir, sans les repousser
frénétiquement de la main. J’avançais prudemment, posément. Je me suis rendu compte que c’était de
cette façon que Shehyn évoluait quand elle se battait. Sans précipitation, bien qu'elle puisse être
rapide. Elle se mouvait à la perfection, toujours là où elle devait aller.
Presque sans m’en apercevoir, j’avais atteint l’anneau de terre sombre qui ceignait le pied de
l’arbre. Les feuilles ne pouvaient plus m'atteindre. Je me suis détendu et me suis concentré sur ce qui
m’attendait.
L’épée que j’avais aperçue était accrochée au tronc par une cordelette de soie blanche qui en
faisait le tour. Elle était à demi tirée de son fourreau et j’ai vu que la lame était semblable à celle de
Vashet. Le métal lisse et uni avait une étrange patine grise.
Sur une petite table était posée une chemise rouge soigneusement pliée, une flèche à
l’empennage blanc et un tube de bois poli destiné à contenir un rouleau.
Un éclat brillant a attiré mon œil. Un gros lingot d’or était niché entre les racines, à moitié
enfoui dans la terre sombre. Était-ce vraiment de l’or ? Je me suis penché pour le toucher. Le métal
était froid sous mes doigts et il était trop lourd pour que je puisse le soulever d’une seule main.
Combien pouvait-il peser ? Vingt kilos ? Vingt-cinq ? Assez pour me permettre de rester toute une vie
à l’Université, quels que soient les frais d’inscription.
J’ai fait lentement le tour du tronc. J’ai vu une autre épée, d'aspect plus ordinaire, accrochée à
une branche basse par un cordon blanc. Trois fleurs bleues liées avec un ruban bleu. Un demi-sou
vintish tout terni. Une longue pierre à aiguiser noircie d’huile.
Quand je suis arrivé de l’autre côté de l’arbre, j’ai vu l’étui de mon luth, négligemment appuyé
contre le tronc.
Le trouver là, savoir que quelqu’un était entré dans ma chambre et l’avait pris sous mon lit m’a
rempli d’une rage terrible. C’était encore bien pire étant donné l’opinion que les Adems avaient des
musiciens. Cela signifiait qu’à présent ils savaient que j’étais non seulement un barbare, mais aussi
une catin de bas étage. Mon instrument avait été déposé là pour me vilipender.
J’avais déjà invoqué le nom du vent sous le coup d’une colère affreuse, quand Ambrose avait
brisé mon luth à Imre. En proie à la terreur et à la furie, je l’avais aussi invoqué pour me défendre
contre Felurian. Mais cette fois-ci, le nom du vent n’était pas venu à moi sous le coup d’une violente
émotion. Je m’étais lentement immergé en lui, comme l’on se hisse sur la pointe des pieds pour
attraper un duvet de chardon dansant dans la brise.
Aussi, quand j’ai vu mon luth, le choc m’a projeté hors de la Feuille dans le vent comme un
moineau abattu par une pierre. Le nom du vent s’est effiloché, s’est réduit en lambeaux, me laissant
vide et aveugle. Quand j’ai regardé les feuilles qui s’agitaient follement, je n'y ai plus reconnu aucun
motif. Il n’y avait plus que des milliers de rasoirs qui tranchaient l’air.
J’ai achevé le tour de l’arbre l’estomac noué par l’angoisse. La présence de mon luth rendait au
moins une chose claire : chacun de ces objets pouvait être un piège laissé à mon intention.
Vashet avait dit que beaucoup d’éléments étaient pris en considération, dans cette épreuve. Pas
seulement ce que je rapporterais mais la façon dont je m’y prendrais et ce que j’en ferais par la suite.
Si je choisissais le lingot d’or et que je le donne à Shehyn, cela montrerait-il que je voulais donner
de l’argent à l’école ? ou que, par simple cupidité, je m’étais embarrassé de quelque chose de lourd
et difficile à manier malgré le fait que cela puisse me mettre en danger ?
Il en était de même pour tous les autres objets. Si je prenais la chemise rouge, ce choix pouvait
être considéré comme la noble tentative d’avoir le droit de la porter ou bien comme l’arrogante
présomption que j’étais assez bon pour rejoindre les rangs des mercenaires. La même chose était sans
doute valable pour l’épée accrochée sur le tronc. Je ne doutais pas que les Adems la révéraient
comme la prunelle de leurs yeux.
Lentement, j’ai de nouveau contourné l’arbre, feignant de réfléchir au choix que je devais faire
alors que je ne cherchais qu’à gagner du temps. Il y avait d’autres objets que je n’avais pas
remarqués à mon premier passage. Un petit livre fermé par un cadenas de cuivre. Un écheveau de
laine grise. Un galet lisse posé sur un linge blanc.
Je me suis rendu compte que, quoi que je prenne, ce choix pouvait être interprété de diverses
manières. Je connaissais trop mal la culture des Adems pour deviner ce que ces différents articles
pouvaient symboliser pour eux.
De toute façon, sans le nom du vent pour me guider sur le chemin du retour, j’allais être taillé en
lanières. Peut-être pas mutilé mais suffisamment blessé pour établir le fait que je n’étais qu'un
barbare maladroit qui n’avais rien à faire là.
Mon regard s'est arrêté sur le lingot. Si c’était lui que je choisissais, au moins son poids me
donnerait une excuse pour faire montre de maladresse. Peut-être même pourrais-je en faire un
spectacle…
Nerveusement, j’ai entamé un troisième tour de l’arbre. Le vent s’est levé et une bourrasque a
secoué les longues branches plus violemment encore que précédemment. Il a séché la sueur sur mon
front et m’a fait frissonner.
Tout à coup, au cœur de cette inquiétude, j’ai pris conscience d’un besoin naturel urgent. Ma
vessie n’avait que faire de la gravité de la situation et j’ai été saisi d’une furieuse envie de me
soulager.
C’est là, au centre de cette tempête de lames de rasoir, au beau milieu de cette mise à l’épreuve
qui était aussi mon procès, que l’idée m’est venue de pisser contre le tronc de l’arbre sacré sous le
regard d’une dizaine de mercenaires terribles et gonflés d’importance.
Cette pensée était si déplacée, si sacrilège, que j’ai éclaté de rire. Et le rire a emporté avec lui
la tension qui nouait mon estomac et les muscles de mon dos. Quel que soit le choix que je ferais, il
serait préférable au fait de pisser sur le Latantha.
Ma colère était retombée et toute peur m’avait abandonné. J’ai regardé les feuilles autour de
moi. Chaque fois que le nom du vent m’avait échappé, il s’était évanoui comme un rêve au réveil.
Aussi irrémédiablement qu’un écho ou un soupir enfui.
Mais cette fois-ci, c’était différent. J’avais passé des heures à observer les motifs qui naissaient
de ces feuilles mouvantes. J’ai regardé la ramure de l’arbre et j’ai pensé à Celean sautant et
tournoyant, riant et courant.
Et il était là. Comme le nom d’un vieil ami qui vous a échappé un instant. J’ai regardé à travers
les branches et j’ai vu le vent. J’ai dit son nom tout doucement et il s’est apaisé. Je l’ai murmuré et,
pour la première fois depuis que j’étais à Haert, le vent s’est arrêté.
Dans ce lieu sans cesse balayé par les bourrasques, c’était comme si le monde avait soudain
retenu sa respiration. La danse sempiternelle qui animait l’arbre-épée s’est ralentie puis a cessé.
Comme s’il se reposait. Comme s’il avait décidé de me laisser partir.
Je me suis engagé sous le feuillage et je me suis dirigé lentement vers Shehyn. Je n’avais rien
pris avec moi. Tout en marchant, j’ai levé la main gauche et présenté ma paume ouverte au rasoir
d’une feuille.
Je me suis présenté devant Shehyn, m’arrêtant à distance respectueuse. Je me tenais devant elle,
le visage impassible, parfaitement silencieux, parfaitement immobile.
J’ai tendu ma main gauche, paume en l’air, et j’ai refermé mon poing dans un geste signifiant
bonne volonté. Le sang a jailli entre mes doigts pour couler sur le dos de ma main.
Au bout d’un long moment, Shehyn a hoché la tête. Je me suis détendu et c’est uniquement à ce
moment-là que le vent est revenu.
50

SECRETS ET MYSTÈRES

— Quel cabotin tu fais ! a dit Vashet comme nous revenions vers Haert.
Avec un petit signe de tête, j’ai signé humble acceptation.
Pour toute récompense, j’ai reçu une calotte.
— Redescends sur terre, espèce de bouffon de mélodrame ! Tu peux bien les rouler dans la
farine, moi, je vois clair dans ton jeu.
Elle a porté la main à sa gorge comme si elle cancanait.
— Vous avez entendu parler de ce que Kvothe a rapporté de l’arbre-épée ? Ce qu’un barbare ne
peut comprendre : le silence et l’immobilité. Le cœur de l’Ademre. Ce qu’il a offert à Shehyn ? La
volonté de verser son sang pour l’école.
Elle m’a regardé, partagée entre le dégoût et l’amusement.
— Vraiment, a-t-elle repris, tu semblais surgir d’un livre de contes.
J’ai signé gracieuse acceptation flattée affectionnée.
Vashet m’a donné une chiquenaude à l’oreille.
— Aïe ! ai-je fait en riant. Je te l’accorde, mais comment oses-tu m’accuser de verser dans le
mélodrame ? C’est vous, les Adems, qui êtes sur scène en permanence, interprétant une pièce
dramatique qui n’a pas de fin. Le silence… Les tenues rouge sang… Le langage des signes. Les
secrets et les mystères… Vos vies semblent n’être qu’une interminable pantomime.
J’ai accroché son regard.
— Sans vouloir t’offenser, bien entendu, ai-je ajouté.
— Bon, tu as impressionné Shehyn, c’est le plus important. Et tu t’y es pris de telle façon que
les dirigeants des autres écoles ne pourront rien y redire, ce qui est presque aussi important.
Nous avions atteint notre destination, un bâtiment bas accolé à un enclos où gambadaient des
chèvres.
— Il y a là quelqu’un qui va soigner ta blessure, a annoncé Vashet.
— Pourquoi ne pas aller chez l’apothicaire ?
— C’est un ami intime de la mère de Carceret, a-t-elle expliqué. C’est bien la dernière
personne que je voudrais voir s’occuper de tes mains. Daeln, en revanche, est celui que je viendrais
voir moi-même si j’avais besoin d’être soignée. (Elle a frappé à la porte.) Tu es peut-être à présent
membre de l’école, mais je suis toujours ton professeur. Dans n’importe quel domaine, je sais
toujours ce qui vaut mieux pour toi.

Une fois ma main soigneusement bandée, Vashet et moi sommes allés voir Shehyn. Je me suis
retrouvé dans une pièce que je ne connaissais pas, plus étroite que celles où nous avions discuté du
Lethani. Il y avait là un petit bureau encombré, des fleurs dans un vase et des fauteuils
confortablement rembourrés. Un tableau représentant trois oiseaux volant dans le soleil couchant était
accroché à un mur, composé de milliers d'éclats de céramique aux couleurs vives. J’en ai conclu que
je me trouvais dans la pièce où Shehyn travaillait.
— Comment va ta main ? a-t-elle demandé.
— Bien. La coupure n’est pas très profonde. Daeln fait les plus petits points que j’aie jamais
vus. Il est vraiment remarquable.
Elle a hoché la tête. Approbation.
J’ai levé ma main gauche étroitement enveloppée de lin blanc.
— Le plus difficile va être de la garder en repos pendant quatre jours. J’ai presque
l’impression que c’est ma langue qui a été blessée…
Shehyn a eu un petit sourire. Une telle familiarité d’expression était un grand compliment.
— Tu t’es bien comporté, aujourd’hui. Tout le monde parle de ta prestation.
— Les rares personnes présentes ont sûrement des affaires plus importantes à considérer, ai-je
remarqué d’un ton modeste.
Incrédulité amusée.
— Peut-être, mais ceux qui t’ont observé en cachette ne vont pas se priver de raconter ce qu’ils
ont vu. À moins que je ne me trompe, Celean a déjà dû en parler à une centaine de personnes. D’ici à
demain, la population tout entière va s’attendre à ce que le sol tremble sous tes pas, comme si Aethe
en personne était revenu nous visiter.
Je n’ai rien trouvé à répondre et j’ai gardé le silence. Cela ne m'arrivait pas souvent mais,
comme je l’ai dit, j’en apprenais tous les jours.
— Il y a quelque chose que je voulais te dire, a repris Shehyn. (Curiosité prudente) Lorsque
Tempi t'a amené ici, il m'a parlé du temps que vous avez passé ensemble, de votre traque des bandits.
Est-il vrai que tu as eu recours à la magie du sang pour éliminer certains d’entre eux puis que tu as
invoqué un éclair pour tuer les survivants ?
En entendant cela, Vashet a relevé la tête, et nous a regardés tour à tour. J’étais si bien habitué à
converser avec elle en aturan que c’était étrange de voir son masque impassible mais j’ai pourtant
deviné qu'elle était surprise. Elle n’était pas au courant de ces faits.
J’ai pensé un instant offrir une explication mais j’ai décidé de m’abstenir.
— C’est vrai, ai-je répondu.
— Tu es puissant, alors ?
Je n’avais jamais envisagé la question en ces termes.
— Je dispose de certains pouvoirs mais il y a des gens bien plus puissants que moi.
— Est-ce cela que tu cherches, dans le Ketan ? Acquérir du pouvoir ?
— Non, c’est la seule curiosité qui me pousse. Je cherche le savoir, la signification des choses.
— Le savoir est une forme de pouvoir, a fait remarquer Shehyn avant de changer de sujet.
Tempi m’a dit que le chef des bandits était un Rhinta.
— Un Rhinta ?
— Un être mauvais. Un homme qui est plus qu’un homme et pourtant moins qu’un homme.
— Un démon ? me suis-je écrié, utilisant le mot aturan.
— Pas un démon, a répondu Shehyn, passant aussitôt à l’aturan. Ils n’existent pas. Vos prêtres
vous racontent des histoires de démons pour vous faire peur. (Elle a croisé mon regard et signé un
gracieux sincères excuses et grande importance.) Cependant, il y a des choses mauvaises, sur cette
terre. Des choses anciennes qui prennent forme humaine. Et une poignée d’entre elles sont pires que
les autres. Elles vont librement de par le monde et font de terribles choses.
Ses propos ont fait naître l’espoir en moi.
— J’ai entendu dire qu’on les appelait les Chandrians, ai-je dit.
— Je l'ai entendu dire aussi, mais Rhinta est un nom qui leur convient mieux, a-t-elle dit avant
de revenir à l’adémic. Étant donné ce que Tempi m'a dit de ta réaction, j’imagine que tu avais déjà eu
affaire à un être de ce genre.
— Oui.
— Penses-tu te retrouver un jour face à l’un d’eux ?
— Oui.
J’ai été surpris par la fermeté de ma voix.
— Avec un certain but en tête ?
— Oui.
— Lequel ?
— Le tuer.
— Il n’est pas facile de tuer ce genre de créature.
J’ai hoché la tête.
— Te serviras-tu de ce que tu as appris ici ? a-t-elle repris.
— Je me servirai de tout ce que je sais pour parvenir à mes fins.
Inconsciemment, j’ai tenté de signer absolument mais j’ai été gêné par mon bandage.
— C’est bien, a dit Shehyn. Ton Ketan ne suffirait pas. Ton niveau n’est pas bon, pour
quelqu’un de ton âge, mais il l’est pour un barbare. Il est bon pour quelqu’un qui a eu si peu
d’entraînement mais il reste malgré tout médiocre.
— Shehyn, j’ai grand désir d’en savoir davantage sur ces Rhintas, ai-je dit en maîtrisant ma
voix de mon mieux.
Elle est restée silencieuse un moment.
— Je vais y réfléchir, a-t-elle fini par dire, faisant un geste que j’ai interprété comme
inquiétude. On ne doit pas évoquer ces choses à la légère.
J’ai gardé une expression neutre et forcé ma main à signer désir profond respectueux.
— Je te remercie de bien vouloir prendre ma demande en considération, Shehyn. Tout ce que tu
pourras m’apprendre à ce sujet sera plus précieux pour moi qu’un sac d’or.
Vashet a signé inconfort certain puis requête courtoise, différent. Je ne l’aurais pas saisi deux
espans plus tôt, mais j’ai compris à ce moment-là qu’elle souhaitait changer de sujet.
Aussi n’ai-je pas insisté, car cela aurait été la pire chose à faire. Dans les Provinces-Unies, je
n'aurais pas hésité à pousser mon avantage et à pressurer mon interlocuteur pour obtenir les
renseignements qui m’intéressaient. Mais en Ademre, je ne pouvais y parvenir qu’avec le silence et
la retenue. Il fallait me montrer patient et laisser Shehyn mener la conversation à sa guise.
— Comme je le disais…, a-t-elle repris. (Confession réticente.) Ton Ketan est médiocre mais,
si tu t’entraînes correctement pendant une année, tu atteindras le niveau de Tempi.
— Tu me flattes.
— Non. Je vais te dire quelles sont tes faiblesses. Tu apprends vite, ce qui induit chez toi une
conduite irréfléchie qui n’est pas dans l’esprit du Lethani. Vashet n’est pas la seule à penser que
quelque chose trouble ton esprit.
Shehyn m’a regardé longuement puis elle a haussé les épaules et adressé l’esquisse d’un sourire
à Vashet.
— Enfin, a-t-elle repris… (Pensée amusée) Si j’ai jamais croisé quelqu’un qui n’avait pas une
ombre dans son cœur, ce devait être un enfant trop jeune pour savoir parler. (Elle s’est levée et a
lissé à deux mains le plastron de sa chemise.) Viens, on va te trouver un nom.
Shehyn nous a conduits sur le versant abrupt d’une colline rocailleuse.
Personne n’avait dit mot depuis que nous avions quitté l’école. J’ignorais ce qui allait se passer
mais il ne m’a pas semblé convenable de poser la question. Cela aurait pu paraître irrévérencieux, un
peu comme si un jeune marié s’était écrié en pleine cérémonie : « Qu’est-ce qu’il se passe,
maintenant ? »
Nous sommes parvenus à un talus herbeux où s’était arrimé un arbre au tronc tourmenté. Dans le
rocher, j’ai aperçu une porte qui se confondait avec le paysage.
Shehyn a frappé avant d’ouvrir elle-même. L’intérieur n’avait rien d’une caverne. Les murs
étaient de pierre lisse et le sol couvert d’un plancher. C’était également bien plus grand que je
l’aurais cru, avec un plafond haut et six portes donnant sur les profondeurs de la colline.
Une femme était assise à table, occupée à recopier un texte. Elle avait les cheveux blancs et son
visage était ridé comme une vieille pomme. Je me suis alors rendu compte que c’était la première
personne que je voyais lire ou écrire depuis mon arrivée à Haert.
La vieille femme a salué Shehyn d’un signe de tête puis s’est tournée vers Vashet. Ses yeux se
sont plissés. (Contentement.)
— Nous sommes venus pour un nom, Magwyn, a déclaré Shehyn.
Supplication formelle.
— Un nom ? a répété la vieille femme.
Elle a regardé Shehyn et Vashet, puis m’a aperçu derrière elles, avec mes cheveux roux et ma
main bandée. Son expression s’est assombrie.
— Ah !…
Magwyn a refermé ses livres et s’est levée. Son dos était complètement voûté et elle a fait deux
pas en traînant les pieds. Elle m’a fait signe d’approcher et a tourné lentement autour de moi en
m’inspectant de la tête aux pieds. Elle a évité de regarder mon visage mais a examiné ma main droite
avec intérêt, la retournant pour en examiner la paume.
— Je voudrais t’entendre dire quelque chose, a-t-elle dit en regardant mes doigts.
— Comme il te plaira, honorable façonneuse de nom.
Magwyn s’est tournée vers Shehyn.
— Il se moque de moi ?
— Je ne crois pas.
Elle a tourné encore un peu autour de moi, passant les mains sur mes épaules, mes bras et ma
nuque. Elle a passé les doigts dans mes cheveux puis s’est plantée devant moi et ma regardé droit
dans les yeux.
Magwyn avait les mêmes yeux qu’Elodin. Pas dans les détails. Ceux de mon ancien maître
étaient verts et moqueurs alors que ceux de Magwyn étaient caractéristiques des Adems, gris et
légèrement humides. La ressemblance était dans sa manière de me regarder. Elodin était la seule
autre personne qui m’ait regardé de cette façon, comme si j’étais un livre feuilleté d’une main
négligente.
Quand Magwyn a croisé mon regard pour la première fois, j’ai eu l’impression que tout l’air de
mes poumons avait été aspiré. Pendant une fraction de seconde, je me suis dit qu’elle était surprise
par ce qu’elle découvrait mais j’ai mis cela sur le compte de l’inquiétude. J’avais frôlé le désastre un
peu trop souvent, ces derniers temps et, même si je m’étais bien tiré de l’épreuve à laquelle j’avais
été soumis, une partie de moi redoutait malgré tout un retour de bâton.
— Maedre, a-t-elle dit, les yeux toujours rivés aux miens.
Puis elle a détourné son regard pour retourner à ses livres.
— Maedre ? a répété Vashet d’un ton incrédule.
Elle en aurait dit plus long si Shehyn ne lui avait allongé une calotte.
Le même geste que celui que Vashet avait eu pour me punir à d’innombrables reprises. Je n’ai
pu m'empêcher d’éclater de rire.
Vashet et Shehyn m’ont foudroyé du regard et Magwyn s’est tournée vers moi. Elle n’avait pas
l’air fâchée.
— Ris-tu du nom que je t’ai donné ? a-t-elle demandé d’un ton égal.
— Jamais je ne ferais une chose pareille, ai-je répondu en signant de mon mieux respect avec
ma main bandée. Les noms sont des choses importantes.
— Et comment un barbare pourrait connaître les noms ?
— Certains les savent pourtant, ai-je dit, incapable de donner à mes propos une certaine
subtilité à cause de mon bandage. Très loin d’ici, j’ai étudié ces choses. J’en sais plus que la plupart
des barbares, même si ce n’est pas grand-chose.
— Alors tu sais que tu ne devras jamais dévoiler ton nom à qui que ce soit, a déclaré Magwyn.
C’est une chose privée, et il est dangereux de la partager.
J’ai hoché la tête.
Magwyn a paru satisfaite et s’est assise à sa table de travail.
— Vashet, mon petit lapin… Il faut que tu reviennes me voir bientôt.
(Tendre réprimande.)
— Je le ferai, grand-mère, a répondu Vashet.
— Merci, Magwyn, a dit Shehyn.
La vieille femme a vaguement hoché la tête en guise de salut et nous sommes sortis.

Plus tard, ce soir-là, je me suis rendu chez Vashet. Assise sur le banc près de sa porte, elle
regardait le soleil se coucher.
Elle m’a fait signe de prendre place à ses côtés.
— Quel effet ça fait, de ne plus être un barbare ? a-t-elle demandé.
— Il n’y a pas un grand changement. Je me sens peut-être un peu plus ivre.
Après dîner, Penthe m’avait emmené chez elle, où elle avait organisé une espèce de réception.
Un rassemblement, plutôt, parce qu’il n’y avait ni chants ni danse. J’avais malgré tout été flatté que
Penthe se soit donné la peine de trouver cinq autres Adems désireux de fêter mon admission à
l’école.
Je m’étais rendu compte avec plaisir que, après quelques verres, les Adems se défaisaient de
leur impassibilité et qu’ils souriaient jusqu’aux oreilles comme le premier barbare venu. Je m’étais
détendu, en particulier parce que ma maladresse en langage des signes pouvait être mise sur le
compte de ma main bandée.
— Tout à l’heure…, ai-je commencé avec prudence. Shehyn a dit qu’elle connaissait une
histoire concernant les Rhintas.
Vashet s’est tournée vers moi, le visage inexpressif, et a signé hésitation.
— J’ai couru le monde à la recherche d’une chose pareille, ai-je repris. Peu de choses ont plus
de valeur pour moi. (Profonde sincérité.) Et je crois que je m’y suis très mal pris avec Shehyn.
Interrogation. Intense supplication.
Elle m’a regardé un moment, comme si elle s’attendait à ce que je continue, puis a signé
réticence.
— Je lui en parlerai.
Promesse. Terminé.
J’ai hoché la tête et abandonné le sujet.
Nous sommes restés assis en silence pendant que le soleil disparaissait lentement à l’horizon.
Vashet a inspiré profondément et poussé un long soupir. Je me suis rendu compte que nous n’avions
encore jamais partagé un moment de ce genre. Presque tout le temps que nous avions passé ensemble
avait été consacré à mon entraînement.
— Ce soir, Penthe m’a dit qu’elle pensait que j’avais une belle colère, ai-je remarqué. Et
qu’elle aimerait la partager avec moi.
Vashet a eu un petit rire.
— Il ne lui aura pas fallu longtemps, a-t-elle dit avec un regard entendu. Qu’est-ce qui s’est
passé ?
J’ai un peu rougi.
— Elle… m’a rappelé que les Adems ne considèrent pas les contacts physiques comme quelque
chose de particulièrement intime.
Son visage s’est éclairé.
— Elle t’a peloté, c’est ça ?
— Presque, ai-je répondu. J’ai réussi à m’esquiver.
— Je doute que tu coures assez vite pour échapper à Penthe. Tout ce qui l’intéresse, c’est de
forniquer. Il n’y a aucun mal à ça.
— C’est ce que je voulais te demander, ai-je dit lentement. M’assurer qu’il n’y avait aucun mal.
Vashet a haussé un sourcil tout en signant perplexité.
— Penthe est vraiment charmante, ai-je repris prudemment. Mais toi et moi… (j’ai cherché le
mot qui me semblait le plus approprié)… nous avons été intimes.
Elle a compris brusquement et s’est mise à rire.
— Tu veux dire que nous nous sommes accouplés ? L’intimité qui existe entre un élève et son
maître est bien plus grande que ça.
— Ah ! ai-je fait, rassuré. Je m’en doutais un peu mais c’est bien d’en être sûr.
Vashet a secoué la tête.
— J’avais oublié comment c’est avec vous, les barbares, a-t-elle remarqué d’un ton plein
d’indulgence. Cela fait bien des années que j’ai dû expliquer tout ça à mon roi poète.
— Si jamais tu devais être offensée au cas où…ai-je commencé, accompagnant ma phrase d’un
geste vague.
— Tu es jeune et plein d’énergie. C’est pour toi un exercice sain. Pourquoi devrais-je être
offensée ? Est-ce que tes attributs virils m’appartiennent, pour que je doive me soucier de ce que tu
peux en faire ?
Elle s’est tue soudain, comme si quelque chose venait de lui venir à l’esprit.
— Est-ce que toi, tu te sens offensé que je me sois accouplée avec d’autres depuis que je te
connais ? a-t-elle demandé en scrutant mon visage. Je vois que tu es surpris par ce que je viens de
dire.
— Je suis surpris, ai-je avoué, même si je ne savais pas exactement ce que je ressentais. Je
devrais me sentir offensé, mais je ne crois pas l’être.
— C’est bon signe, a dit Vashet en hochant la tête. Cela montre que tu commences à te civiliser.
Les autres sentiments sont le produit de ce que l’on t’avait appris à penser. C’est comme une vieille
chemise qui ne t’irait plus. Et en y regardant de plus près, tu découvres qu’elle était affreuse.
J’ai hésité un instant avant de demander :
— Dis-moi, par simple curiosité : avec combien d’autres as-tu été depuis que nous nous
connaissons ?
Vashet a paru surprise par cette question. Elle a levé la tête pour observer le ciel un long
moment avant de hausser les épaules.
— Avec combien de personnes ai-je parlé, depuis ? Avec combien de personnes me suis-je
battue ? Combien de fois ai-je mangé ou pratiqué le Ketan ? Qui comptabilise de telles choses ?
— La majorité des Adems a les mêmes idées sur la question ? ai-je demandé, content de
pouvoir enfin aborder le sujet. Le sexe n’est pas une chose intime ?
— Bien sûr que c’est intime, a protesté Vashet. Tout ce qui rapproche deux personnes relève de
l’intime. Une conversation, un baiser, un murmure, même un combat. Mais nous n’avons pas d’idées
extravagantes sur le sujet. Nous n’éprouvons aucune honte. Nous ne voyons pas pourquoi il nous
faudrait se réserver jalousement les organes sexuels d’autrui, comme un avare se cramponne à son or.
(Elle a secoué la tête.) Plus que tout le reste, c’est leur attitude à ce sujet qui fait des barbares des
êtres tellement à part.
— Mais la romance, alors ? me suis-je indigné. Et que fais-tu de l’amour ?
Elle a ri de nouveau, bien plus fort cette fois, et bien plus amusée. La moitié d’Haert a dû
l’entendre et les collines au loin en ont répercuté l’écho.
— Vous, les barbares…, a-t-elle fait en s'essuyant les yeux. J’avais oublié comme vous pouviez
être arriérés. Mon roi poète était pareil. Il lui a fallu très longtemps et beaucoup de mal pour parvenir
à découvrir la vérité des choses : il y a une grande différence entre le cœur et le pénis.
51

CAESURA

Le lendemain, je me suis réveillé dans un état vaguement nauséeux. Je n’avais pas tellement bu,
mais mon corps avait perdu l’habitude de ce genre de traitement et chaque verre avait compté pour
trois. Je me suis traîné jusqu’aux bains pour m’immerger dans l’eau la plus chaude que je puisse
supporter et me suis frictionné du mieux que j’ai pu pour me débarrasser de ma gueule de bois.
Je me rendais au réfectoire quand j’ai croisé Vashet et Shehyn. Vashet m’a fait signe de les
suivre et je leur ai emboîté le pas. Je ne me sentais d’attaque ni pour une séance d’entraînement ni
pour une discussion sérieuse mais refuser leur invitation ne semblait pas une option envisageable.
Après avoir emprunté plusieurs couloirs, nous avons traversé la cour située au centre de l’école
et nous nous sommes arrêtés devant un petit bâtiment carré. Shehyn a ouvert à l’aide d’une petite clé
en fer. C’était la première porte verrouillée que je voyais depuis mon arrivée à Haert.
Nous nous sommes retrouvés dans une petite antichambre sans fenêtres. Vashet a refermé la
porte extérieure, étouffant le sifflement du vent, et l’obscurité a envahi la pièce. Shehyn a alors
poussé la porte intérieure et nous avons été accueillis par la lumière chaude d’une dizaine de
chandelles. Cela semblait étrange, qu’on les ait laissées brûler dans une pièce vide…
Puis j’ai vu ce qui était accroché aux murs. Des dizaines d’épées luisaient dans la pénombre,
accrochant les reflets des chandelles. Elles étaient toutes tirées de leur fourreau, exposé juste en
dessous.
Il n’y avait dans cette pièce aucun des ornements que l’on peut trouver dans une église tehlin.
Pas de tapisseries ni de toiles peintes.
Rien que ces épées. Pourtant, il était évident que je me trouvais dans un haut lieu, car il y avait
dans l'air une tension comme celle qui régnait aux Archives ou dans un vieux cimetière.
Shehyn s’est tournée vers Vashet.
— Choisis.
Vashet a paru surprise, presque stupéfaite, et Shehyn a levé la main avant qu’elle puisse
protester.
— C’est ton élève, a-t-elle dit. Tu l’as fait entrer dans cette école. Il te revient de choisir.
Vashet nous a examinés tour à tour puis son regard est passé sur les dizaines d’épées
étincelantes. Elles étaient toutes fines et menaçantes, mais chacune était légèrement différente de ses
voisines. Certaines lames étaient incurvées, d’autres plus longues ou plus épaisses. Certaines
montraient des traces d’usure alors que d’autres ressemblaient à celle de Vashet, avec leur poignée
usée et leur lame lisse de métal gris patiné.
Lentement, Vashet s’est approchée du mur de droite. Elle a décroché une épée et l’a soupesée
avant de la remettre en place. Puis elle en a pris une autre, qu’elle a saisie à deux mains avant de me
la présenter.
Je m’en suis emparé. Elle était légère et fine comme un souffle.
— La jeune fille peigne sa chevelure, a dit Vashet.
J’ai obéi, un peu embarrassé par le regard de Shehyn. Mais je n’étais pas au milieu du
mouvement que Vashet a secoué la tête. Elle m’a repris l’épée et l’a raccrochée à son clou.
Après quelques instants, elle m’en a donné une autre. Sa lame était décorée de caractères à
demi effacés évoquant un lierre envahissant. À la demande de Vashet, j'ai exécuté Le Pas suspendu de
la cigogne. Je me suis dressé haut et j’ai plongé bas, la lame tremblotante. Vashet a haussé un sourcil,
l’air interrogateur.
J’ai secoué la tête.
— La pointe est trop lourde pour moi.
Vashet n’a pas semblé étonnée et l’a raccrochée au mur.
La même scène s’est reproduite à plusieurs reprises. Vashet décrochait une épée, la soupesait et
la remettait en place. Elle m’en a fait essayer trois, me faisant chaque fois exécuter un certain
mouvement du Ketan, pour ensuite me les reprendre sans demander mon avis.
Vashet a ralenti le pas en abordant le deuxième mur. Elle m’a tendu une épée légèrement
incurvée, comme celle de Penthe, et j’ai retenu mon souffle en voyant que la lame était du même gris
patiné que celle de Vashet. Je l’ai prise avec précaution mais la poignée n’était pas à ma main et je
ne suis pas parvenu à avoir une bonne prise. Quand je la lui ai rendue, j’ai vu un certain soulagement
s’afficher sur le visage de Vashet.
Tout en progressant le long du mur, elle jetait des coups d'œil vers Shehyn. À ces moments-là,
Vashet ressemblait bien peu au professeur assuré et bravache que je connaissais, mais plutôt à une
jeune femme désespérément à l’affût d’un conseil qui ne venait pas.
Une fois devant le troisième mur, elle a encore ralenti. Désormais, elle manipulait presque
toutes les épées et prenait chaque fois un peu plus de temps avant de les remettre à leur place.
Lentement, elle a posé la main sur une épée à la lame d’un gris patiné. Elle l’a décrochée de son
support et l’a prise à deux mains. Vashet semblait avoir vieilli de dix ans d’un seul coup.
Sans regarder Shehyn, elle m’a tendu l’épée. Sans toutefois l’envelopper complètement, sa
garde un peu plus large fournissait une petite protection à la main et ce détail m’a plu.
Sa poignée tiède s’est calée au creux de ma paume aussi confortablement que le manche de mon
luth.
Avant que Vashet ne me le demande, j’ai exécuté La jeune fille peigne sa chevelure. J’ai eu
l’impression de m’étirer après une longue nuit à la dure. J’ai enchaîné avec Douze pierres et,
l’espace d’un instant, je me suis senti aussi gracieux que Penthe lorsqu’elle combattait. J’ai poursuivi
avec Le Pas suspendu de la cigogne et c’était aussi doux, aussi simple qu’un baiser.
Vashet a tendu la main pour que je lui donne l’arme et j’ai obéi à contrecœur. Je savais que ce
n’était ni l’endroit ni le moment de faire un esclandre.
Elle s’est tournée vers Shehyn.
— Celle-ci est pour lui, a-t-elle annoncé d’une petite voix sèche.
Shehyn a hoché la tête.
— Je suis d’accord. Tu as su trouver celle qu’il lui fallait.
Le soulagement de Vashet était presque palpable.
— Son nom pourra peut-être contrebalancer celui de Kvothe, a-t-elle répondu en tendant l’épée
à la vieille femme.
Shehyn a signé refus.
— C’est ton étudiant. Ton choix. Ta responsabilité.
Vashet a décroché le fourreau du mur et a rengainé l’épée. Puis elle me l’a tendue en disant :
— Son nom est Saicere.
— Caesura ? me suis-je écrié, étonné par ce nom.
N’était-ce pas celui que Simmon donnait à la pause en milieu de vers caractéristique de la
poésie en vieux vintique ? Me donnait-on l’épée d’un poète ?
— Saicere, a-t-elle répété à voix basse, comme si elle prononçait le nom de Dieu.
Elle a reculé d’un pas, abandonnant l’épée entre mes mains.
Sentant que l’on attendait quelque chose de moi, je l’ai tirée de son fourreau. Le métal a glissé
hors de l’étui de cuir dans un soupir qui rappelait son nom : Saicere. Elle était légère dans ma main
et sa lame sans défaut. Je l’ai remise dans son fourreau, en tirant un son différent, rappelant celui de
la modulation du souffle marquant la diction d’un vers. L’épée disait : Caesura.
Shehyn a ouvert la porte et nous sommes repartis comme nous étions venus. Respectueusement
et en silence.

Le reste de la journée n’a rien eu de bien excitant. Avec une persévérance dénuée du moindre
humour, Vashet m’a montré comment prendre soin de mon épée. Comment nettoyer et graisser la
lame… Comment la démonter et la remonter… Comment arrimer le fourreau à l’épaule ou à la
hanche… M’a expliqué comment la garde plus évasée allait modifier certains mouvements du
Ketan…
Elle m’a répété un nombre incalculable de fois que cette épée n’était pas à moi. Qu’elle
appartenait à l’école, à l’Ademre. Et que je la leur rendrais le jour où je ne serais plus capable de
combattre.
Même si d’habitude je m’impatiente fort quand on ressasse la même chose, j’ai laissé Vashet
radoter tout son saoul. C’était le moins que je pouvais faire, car elle était anxieuse et tentait d’apaiser
son esprit.
Après qu’elle m’a eu répété ses instructions une dizaine de fois, j’ai demandé ce que je devais
faire si la lame venait à se briser.
Vashet m’a lancé un regard de détresse confinant à l’horreur. Elle n’a pas répondu et j’ai pris
grand soin de ne plus poser de questions durant tout le reste de la matinée.

Après le déjeuner, nous avons repris le chemin de la caverne de Magwyn. Vashet avait perdu
de sa gravité mais n’avait pas recouvré sa bonne humeur habituelle.
— Magwyn va te raconter le récit de Saicere, a-t-elle dit. Tu vas devoir le mémoriser.
— Le récit ?
— En adémic, cela se dit Atas. C’est l’histoire de ton épée. De tous ceux qui l’ont eue en leur
possession et de ce qu’ils en ont fait. C’est une chose que tu dois savoir.
Une fois arrivée devant la porte de Magwyn, Vashet m’a regardé d’un air sévère.
— Tu dois te conduire le mieux possible et te montrer extrêmement poli.
— Je le ferai.
— Magwyn est un personnage important et tu dois accorder toute ton attention à ses propos.
— Je le ferai.
Vashet a frappé à la porte et nous sommes entrés.
Magwyn était assise à la même table, sans doute occupée à copier le même ouvrage. Elle a
souri en voyant sa visiteuse puis m’a remarqué et son visage a repris son impassibilité.
— Magwyn, a dit Vashet. ( Prière extrême politesse.) Ce jeune homme a besoin de connaître
l'Atas de son épée.
— Laquelle as-tu trouvée pour lui ? a demandé la vieille femme, plissant encore plus son
visage en tentant de reconnaître l’arme.
— Saicere, a répondu Vashet.
Magwyn a eu un rire pareil à un gloussement et s’est laissée aller contre le dossier de son
fauteuil.
— Je ne peux pas dire que je sois surprise…, a-t-elle dit en se levant.
Elle a disparu derrière l’une des portes donnant sur les profondeurs de la falaise.
Vashet est sortie de la maison et je suis resté seul. Je me sentais troublé, comme dans un de ces
rêves où l'on est sur scène et que l'on a oublié sa réplique et même le rôle que l’on est censé tenir.
Magwyn est revenue avec un gros volume relié en cuir brun. Elle s’est installée dans un profond
fauteuil doté de coussins confortables et m'a fait signe de m’asseoir en face d’elle, sur une chaise au
dossier raide. J’avais posé Caesura en travers de mes cuisses. En partie parce que cela me semblait
la conduite appropriée et en partie parce que j’en aimais le contact sous ma main.
Magwyn a ouvert le livre sur ses genoux, faisant craquer la reliure. Elle l'a feuilleté un instant
avant de trouver le passage qu’elle cherchait.
— « Au commencement était Chael, a-t-elle lu. Celui qui m’a façonnée dans les flammes pour
un dessein inconnu. Il m’a portée au côté puis s’est défait de moi. »
Magwyn a levé la tête, incapable de signer parce que ses mains étaient occupées par l’épais
volume.
— Eh bien ? a-t-elle dit.
— Que veux-tu que je fasse ? ai-je demandé poliment.
Pour ma part, ma main bandée me gênait toujours un peu. Nous faisions une belle paire de demi-
muets.
— Répète après moi. Il faut que tu les apprennes tous.
— « Au commencement était Chael. Celui qui m’a façonnée dans les flammes pour un dessein
inconnu. Il m’a portée au côté puis s’est défait de moi. »
— « Ensuite est venu Etaine… »
J’ai répété. Nous avons continué ainsi pendant une demi-heure. Les noms des détenteurs de
l’épée, les uns après les autres. Loyautés proclamées et ennemis tués.
Au début, tous ces noms et ces lieux avaient un caractère attrayant. Puis leur litanie a commencé
à me déprimer, étant donné que presque chaque article se concluait par la mort du détenteur de
Saicere. Ces morts n’avaient rien de paisible, par ailleurs. Certains avaient péri au cours d’une
guerre ou d’un duel. Nombreux étaient ceux qui étaient simplement « tués par » ou « pourfendus
par », sans plus de détail sur les circonstances. Après une trentaine de noms, je n’avais rien entendu
du genre : « Il a passé paisiblement dans son sommeil, entouré de petits-enfants bien portants. »
Au bout d’un certain temps, au lieu d’être simplement déprimant, cet exercice est devenu d’un
ennui accablant.
— «… Ensuite est venue Finol, à l’œil clair et brillant », ai-je répété consciencieusement.
« Très aimée de Dulcen. Elle a de sa main occis deux darunas avant d’être mise à mort par des
gremmens à Drossen Tor. »
Avant que Magwyn ne lise un autre passage, je me suis éclairci la voix pour demander la
parole :
— Si je peux me permettre, combien Caesura a-t-elle eu de détenteurs au fil des ans ?
— Saicere, m’a corrigé Magwyn d’un ton brusque. Ne t’avise pas de remanier son nom. Il
signifie briser, saisir et voler.
J’ai baissé les yeux sur l’épée posée sur mes genoux. Je sentais son poids, le froid de sa garde
sous mes doigts. Une mince bande de métal gris était visible en haut du fourreau.
Saicere était un bon nom, qui allait à cette épée comme un gant à la main. Mais ce n’était pas le
nom idéal. Le nom de cette épée était Caesura. Cette épée était la cassure discordante dans un vers
parfait. C’était un souffle coupé. Un nom poli, vif, tranchant et porteur de mort. Ce nom ne lui allait
pas comme un gant. Il lui allait comme une peau. C’étaient même les os, le muscle et le geste. Ces
choses constituaient la main. Et Caesura était l’épée. À la fois le nom et l’objet lui-même.
Je ne saurais vous dire comment je le savais. Mais je le savais.
Par ailleurs, si je devais devenir un nommeur, il n’y avait aucune raison pour que je ne
choisisse pas le nom de ma propre épée.
J’ai relevé la tête et regardé Magwyn.
— C’est un bon nom, ai-je déclaré courtoisement, décidant de garder mon opinion pour moi
jusqu’à ce que j’aie quitté l’Ademre. Je me demande simplement combien de détenteurs a eus cette
épée.
La mine impassible, Magwyn a consulté son ouvrage, avançant de quelques pages, puis de
quelques pages encore.
— Deux cent trente-six, a-t-elle répondu. Tu seras le deux cent trente-septième. (Elle est
revenue au début de la liste et a inspiré profondément.) Recommençons… « Au commencement était
Chael. Celui qui m’a façonnée dans les flammes pour un dessein inconnu. Il m’a portée au côté puis
s’est défait de moi. »
J’ai réprimé un soupir. Malgré l’aptitude à apprendre par cœur acquise sur les planches, il
allait me falloir de longues journées épuisantes pour retenir tout ça.
C’est à ce moment-là que j’ai compris ce que tout cela signifiait. Si chacune des personnes
mentionnées dans cette liste avait gardé Caesura en sa possession pendant dix ans, cela voulait dire
que cette épée avait plus de deux mille ans.

Une autre surprise m’attendait trois heures plus tard, quand est venue l’heure d’aller dîner.
Comme je me levais, Magwyn m’a expliqué que je devais rester avec elle jusqu’à ce que je
connaisse par cœur l’histoire de Caesura. Quelqu’un nous apporterait nos repas et il y avait une
chambre à côté où je pourrais dormir.
« Au commencement était Chael…»
52

LA PREMIÈRE PIERRE

J'ai passé les trois jours suivants en compagnie de Magwyn. Ce n’était pas si terrible, surtout si
l’on considère que ma main gauche n’était pas encore guérie et que je ne pouvais donc pas reprendre
mon entraînement.
J’aime à penser que je ne m’en suis pas trop mal sorti. Il aurait été plus facile pour moi de
mémoriser toute une pièce de théâtre. Les scènes d’une pièce s’assemblent comme un puzzle, les
dialogues ressemblent à un jeu où l’on se renvoie la balle et le tour est soutenu par les ressorts de
l’intrigue.
Mais ce que j’avais à apprendre n’était qu’une litanie de noms qui m’étaient inconnus et
d’événements qui ne l’étaient pas moins. C’était une interminable liste de blanchisserie élevée au
rang d’épopée.
Pourtant, j’ai fini par la connaître par cœur. La soirée du troisième jour était déjà avancée
quand je l'ai récitée à Magwyn sans la moindre anicroche. Le plus difficile étant d’éviter de chanter,
car j’avais appris beaucoup plus facilement mon texte dès le moment où j’avais commencé à le
mémoriser sur l’air d’une vieille ballade vintique.
Le lendemain matin, Magwyn m’a de nouveau demandé de le lui réciter. Après m’avoir fait
répéter l’exercice, elle a griffonné un mot à l’adresse de Shehyn, a scellé le pli à la cire et m’a dit de
filer avec.

— Nous pensions que Magwyn en aurait encore pour plusieurs jours avec toi, a dit Shehyn
après avoir lu le billet. Vashet a dû aller à Feant et ne sera pas de retour avant après-demain.
Cela voulait dire que j’avais appris l'Atas deux fois plus vite que le pensaient les plus
optimistes et je m’en suis senti plutôt fier.
Shehyn a regardé ma main.
— Quand a-t-on changé ton pansement ? a-t-elle demandé en signant souci.
— Je suis allé voir Daeln qui m’a dit que la cicatrisation était en bonne voie. (J’ai fléchi mes
doigts et signé soulagement joyeux) La peau a déjà recouvré presque toute sa souplesse.
J’ai levé les yeux vers Shehyn, m'attendant à quelque geste d’approbation de sa part mais, au
lieu de cela, elle a signé irritation exaspérée.
— Ai-je fait quelque chose de mal ? ai-je demandé.
Regrets désolés. Excuses.
— Cela aurait pu être une bonne excuse pour repousser l’épreuve de la pierre, a dit Shehyn en
désignant ma main. (Irritation résignée.) Mais maintenant, nous devons y procéder aujourd’hui, avec
ou sans Vashet.
Un sentiment d’angoisse s’est abattu sur moi, comme si un oiseau noir enfonçait ses serres dans
mes épaules. J’avais cru avoir fait mes preuves avec ce fastidieux pensum de mémorisation et, par
ailleurs, le terme d’« épreuve de la pierre » avait une connotation menaçante.
— Reviens me voir après le déjeuner, a dit Shehyn. Va, j’ai beaucoup à faire d’ici là.
Je suis parti à la recherche de Penthe. En l’absence de Vashet, c’était la seule personne que je
connaissais assez pour l’interroger sur ce qui m’attendait.
Mais elle n’était ni chez elle, ni à l’école, ni aux bains. Résigné, j’ai commencé mes étirements
puis j’ai pratiqué le Ketan, avec puis sans mon épée. Ensuite, je suis allé aux bains où je me suis
débarrassé de la fatigue accumulée ces trois derniers jours à ne rien faire, assis sur une chaise.
Shehyn m’attendait quand je suis retourné chez elle. Me voyant arriver les mains vides, elle a eu
un geste exaspéré.
— Mais où est ton épée d’entraînement ?
— Dans ma chambre, ai-je répondu. Je ne savais pas que j’allais en avoir besoin.
— Va la chercher, a-t-elle ordonné. Et retrouve-moi à la colline aux pierres.
— Shehyn… (Imploration pressante) Je ne sais pas où c’est. Je ne sais rien de cette épreuve
de la pierre.
Surprise. Incrédulité.
— Vashet ne t’en a jamais parlé ?
J’ai secoué la tête. Sincères excuses.
— Nous étions concentrés sur d’autres sujets.
Exaspération.
— C’est assez simple. D’abord, tu récites l’Atas de Saicere devant l’assemblée. Ensuite, tu
gravis la colline. À la première pierre, tu combats un membre de l’école qui a acquis le niveau de la
première pierre. Si tu l’emportes, tu continues à grimper pour affronter un membre de la deuxième
pierre. Mais ce ne sera pas ton cas. Il peut arriver qu’un élève exceptionnellement talentueux intègre
l’école. C’est ce qui s’est passé avec Vashet, qui a gagné la deuxième pierre au premier essai.
(Honnêteté brutale) Mais tu ne fais pas partie du lot. Ton Ketan est des plus médiocres et tu ne peux
même pas espérer remporter la première pierre. La colline est située à l’est de l’établissement de
bains.
Vite, m’a-t-elle signifié de la main.

Quand je suis arrivé, mon épée de bois à la ceinture et Saicere dans son fourreau accroché à
mon épaule, une centaine de personnes étaient rassemblées au pied de la colline. Chemises grises et
vêtements clairs étaient bien plus nombreux que les tenues rouges des mercenaires et le murmure des
conversations se distinguait de loin.
La colline en elle-même n’était ni particulièrement haute ni particulièrement abrupte, mais le
sentier qui menait au sommet allait et venait en zigzaguant. À chaque virage en épingle à cheveux, il y
avait un espace plat dégagé où se dressait un bloc de pierre grise. Il y avait quatre coins, quatre
pierres et quatre mercenaires en tenue rouge. Tout en haut de la colline, j’ai reconnu la forme
familière et réconfortante d’une pierre levée. Près d’elle se tenait une petite silhouette vêtue de blanc.
Alors que je m’approchais, une odeur de marron grillé est venue à mes narines et je me suis
détendu. Tout cela s’apparentait aux fêtes des moissons de mon enfance. « Épreuve de la pierre »
était certes une appellation intimidante mais je doutais fort que l’on me brutalise devant des badauds
qui avaient un cornet de marrons à la main.
Je suis entré dans la foule et je me suis dirigé vers le pied de la colline. J’ai vu que c’était
Shehyn qui se tenait près de la pierre levée et, grâce à sa longue tresse, j’ai reconnu Penthe à la
troisième pierre.
La foule s’est écartée lorsque je suis arrivé. Du coin de l’œil, j’ai vu une silhouette vêtue de
rouge se précipiter vers moi. Brusquement sur mes gardes, j’ai tourné la tête. C’était tout simplement
Tempi, qui a signé d’un geste large salutations enthousiastes.
J’ai réprimé l’envie de sourire et de crier son nom, me contentant de lui signifier joyeux émoi.
Il s’est planté devant moi pour m'attraper par l’épaule et me secouer gaiement, comme pour me
congratuler. Mais son regard était intense. Tout contre sa poitrine, de façon que je sois le seul à le
voir, il a signé tromperie.
— Écoute, a-t-il dit dans un souffle. Tu ne peux pas gagner ce combat.
— Ne t’inquiète pas. (Assurance) Shehyn est du même avis que toi mais vous pourriez avoir
une surprise.
La main de Tempi s’est crispée sur mon épaule.
— Regarde qui est à la première pierre.
J’ai jeté un coup d’œil par-dessus son épaule. C’était Carceret. Ses yeux lançaient des éclairs.
— Elle écume de colère, a-t-il ajouté à mi-voix tout en signant sincère affection à destination
du public. Comme s’il ne suffisait pas que l’on t’ait admis à l’école, on t’a remis en plus l’épée de sa
mère.
Cette nouvelle m’a coupé le souffle et je me suis remémoré la fin de l'Atas.
— Larel était la mère de Carceret ? ai-je demandé.
Tempi a gentiment ébouriffé mes cheveux.
— Elle est enragée au-delà du raisonnable. Je la crois capable de t'estropier de gaieté de cœur,
même si elle devait pour cela être expulsée de l’école. Elle va essayer de te désarmer. Reste sur tes
gardes. Ne te débats pas si elle tente Ours endormi ou Enserrer le ciel et soumets-toi rapidement.
Crie, s’il le faut. Si tu hésites ou que tu tentes de te libérer, elle te brisera le bras ou te déboîtera
l’épaule. Je l’ai entendue le dire à sa sœur il y a moins d’une heure.
Brusquement, Tempi s’est écarté et a signé respect déférent.
Quelqu’un m’a touché le bras. C’était Magwyn.
— Viens, a-t-elle dit avec une autorité tranquille. C’est l’heure.
Je lui ai emboîté le pas. Sur son passage, tout le monde a signé des marques de respect. Elle
m’a conduit au début du sentier, marqué d’un bloc de pierre grise qui m’arrivait au genou, identique à
ceux qui marquaient les autres virages.
La vieille femme m’a fait signe de monter dessus et de lui confier Saicere. Je m’en suis séparé
en regardant la foule avec une pointe d’appréhension.
Je me suis penché pour dire à l'oreille de Magwyn :
— Convient-il que je hausse la voix pour réciter l’Atas ? Je ne voudrais pas faire preuve de
grossièreté, mais ceux qui sont dans le fond ne vont pas m’entendre.
Elle m'a souri pour la première fois et son visage tout fripé s’est paré d’une étonnante douceur
quand elle m’a tapoté la main.
— Ici, personne ne sera offensé si tu parles d’une voix forte, a-t-elle dit, ajoutant modération
considérée.
J’ai récité l’Atas sous le regard vigilant de Magwyn. J’avais beau faire confiance à ma
mémoire, l’expérience était tout de même éprouvante pour les nerfs. Je me demandais entre autres
choses ce qui se passerait si je sautais un nom ou ne le citais pas à sa place.
Il m’a fallu près d’une heure pour débiter mon texte devant une assemblée qui observait un
silence presque inquiétant. Lorsque j’en ai eu terminé, Magwyn m’a tendu la main pour m’aider à
sauter de mon perchoir, comme si j’avais été une dame descendant d’un carrosse. Ensuite, elle m’a
fait signe de prendre le sentier.
J’ai essuyé mes mains trempées de sueur et serré la poignée de mon épée tout en m'engageant
sur la pente. La tenue rouge de Carceret était ajustée par des lanières de cuir plus larges et plus
épaisses que celles de Tempi. Leur couleur semblait plus soutenue aussi, et je me suis demandé si
elle les avait teintes spécialement pour l’occasion. En approchant, j’ai remarqué sur son visage les
vestiges d’un œil au beurre noir.
Dès qu’elle a vu que je l’observais, Carceret s’est débarrassée de son épée de bois avec une
lenteur délibérée, puis elle a signé dédain avec une telle ostentation qu’on a dû pouvoir le saisir
jusqu’aux derniers rangs des spectateurs.
Un murmure a parcouru la foule et je me suis arrêté, ne sachant trop que faire. Après réflexion,
j’ai déposé mon épée de bois sur le bord du sentier et j’ai continué à avancer.
Carceret m’attendait au centre d'une plate-forme herbeuse d'une dizaine de mètres de diamètre.
En temps ordinaire, je ne me serais guère inquiété de chuter, mais Vashet m’avait appris la différence
entre projeter quelqu’un au sol et le projeter sur le sol. La première version était de règle en combat
amical mais la seconde était utilisée dans les affrontements où l’on se battait pour mutiler ou tuer.
Avant d’être trop près, je me suis mis en position. J’ai levé les mains, plié les genoux, refrénant
le désir de me dresser sur la pointe des pieds, car j’aurais sans doute été plus rapide mais en perdant
mon assise.
Carceret s’est mise en garde à son tour. Dès que je suis arrivé à l’extrême limite de sa portée,
elle a esquissé une attaque. Sa main et son épaule ont à peine frémi mais, tendu comme je l’étais, j’ai
donné dans le panneau et j’ai fait un bond comme un lapin effrayé.
Carceret a laissé retomber ses mains et s'est redressée, abandonnant la position de combat.
Amusement, a-t-elle signé largement. Invitation. Elle m'a alors fait signe d’approcher, faisant naître
quelques rires dans l’assistance.
La situation était peut-être humiliante mais j’ai décidé de profiter du fait qu’elle avait baissé sa
garde. J’ai avancé en m’essayant avec précaution à Mains en couteaux. Trop précautionneusement,
car elle a esquivé les coups sans même avoir besoin de relever les mains.
Je savais que je ne lui arrivais pas à la cheville pour ce qui était de combattre. Mon seul espoir
était de jouer sur ses émotions déjà à fleur de peau. Si j’arrivais à la mettre vraiment hors d’elle, elle
pouvait commettre des erreurs. Et si elle commettait des erreurs, j’étais peut-être en mesure de la
battre.
— Au commencement était Chael, ai-je annoncé avec mon sourire le plus arrogant, le plus
barbare.
Carceret a avancé d’un demi-pas.
— Je vais écraser tes jolies menottes, a-t-elle grondé dans un aturan parfait.
En parlant, elle avait fait mine de m’attraper pour me tordre le cou.
Elle tentait de m'effrayer, de me faire reculer et perdre mon équilibre. Honnêtement, le venin
qui filtrait dans sa voix me poussait déjà à le faire.
Mais j’ai résisté à cette impulsion et me suis figé un instant.
Bien sûr, c’était ce que Carceret attendait, cet instant d’hésitation avant que je ne tente de me
dérober. En un seul pas, elle était sur moi et m’a pris par le poignet, refermant ses doigts comme une
bande d’acier.
Sans réfléchir, j’ai utilisé la curieuse version à deux mains de Lion rampant que m’avait
montrée Celean. Elle était parfaitement adaptée pour une petite fille se battant contre un adulte, ou
pour un pauvre musicien dépassé tentant désespérément d’échapper à un mercenaire adem.
J’ai libéré mon poignet. Carceret a été surprise par ce mouvement peu orthodoxe et j’ai profité
de l’avantage en enchaînant avec Semer l’orge, frappant durement des phalanges l’intérieur de son
biceps.
Le coup n’était pas très fort, j’étais trop près pour ça. Si j’étais parvenu à frapper correctement
le nerf, le coup aurait engourdi sa main. Tout le côté gauche de son corps se serait affaibli, rendant
les mouvements du Ketan utilisant les deux mains difficiles à réaliser. Un avantage notable.
Mais puisque j’étais trop près, j’ai enchaîné avec Tourner la meule, donnant une petite poussée
brève dans l’espoir de la déstabiliser. Je suis parvenu à poser mes deux mains sur elle et l’ai fait
reculer d’une dizaine de centimètres mais jamais elle n’a été en danger de perdre son équilibre.
C’est alors que j’ai vu son regard. Auparavant, elle avait l’air furieuse, mais ce n’était rien
comparé à l’état dans lequel elle se trouvait désormais. J’avais réussi à la frapper. Pas seulement une
fois, mais deux. Un barbare qui n’avait même pas deux mois d’entraînement l’avait frappée à deux
reprises sous les yeux de tous. Je ne peux pas décrire à quoi elle ressemblait et de toute façon son
visage était encore parfaitement impassible. Laissez-moi plutôt dire ceci : jamais de ma vie je
n’avais vu quelqu’un dans une rage pareille. Ni Ambrose, ni Hemme, ni même Denna quand j’avais
critiqué sa chanson ou le Maer quand je l’avais défié. Leur colère n’était que de pâles veilleuses à
côté du feu de forge qui brûlait dans les yeux de Carceret.
Cependant, même en proie à une telle furie, Carceret a gardé son contrôle. Elle ne s’est pas
jetée sur moi en jouant des poings et en beuglant. Elle gardait les mots en elle et ils lui servaient de
combustible.
Je ne pouvais pas remporter ce combat mais mes mains se mouvaient automatiquement,
entraînées par des heures de pratique. Je me suis avancé et j’ai tenté de la saisir avec Tonnerre dans
le ciel. Elle a repoussé l’attaque et répliqué avec Batelier abordant au quai.
Je ne crois pas qu’elle s’attendait à ce que sa manœuvre réussisse. Un adversaire plus
compétent l’aurait esquivée ou bloquée, mais mon talon était mal positionné, ce qui m’a déséquilibré
et ralenti. Alors son pied m’a cueilli au creux de l'estomac et m’a repoussé.
Batelier abordant au quai n’est pas un coup destiné à rompre les os mais à faire chuter
l’adversaire. J’étais déjà déséquilibré, l’attaque m’a soulevé de terre et je me suis étalé sur le dos
avant de rouler sur moi-même comme un pantin désarticulé.
Certains pourraient penser que j’avais fait une mauvaise chute et que j’étais à l’évidence trop
sonné pour me remettre debout et reprendre le combat. D’autres pourraient estimer que, si elle était
peu élégante, ma chute n’était pas terrible et que, par le passé, je m’étais déjà relevé après en avoir
connu de pires.
Personnellement, j’estime que la frontière entre être vraiment sonné ou faire preuve de sagesse
est parfois bien mince. Pour ce qui est de son épaisseur, je vous en laisse juges.
53

COLÈRE

— Mais qu’est-ce qui t'est passé par la tête ? a demandé Tempi alors que je rattachais mon
baudrier. (Déception. Vive réprimande.) Seul un imbécile peut se dépouiller de son épée !
— C’est elle qui a commencé, ai-je protesté.
— Seulement pour t'attirer dans son piège. C’était une ruse.
Ma défaite n’avait été suivie d’aucune cérémonie particulière. Magwyn m’avait simplement
rendu mon épée et avait souri en me tapotant la main.
Tout en regardant la foule qui se dispersait lentement, j’ai signé incrédulité polie à l’adresse de
Tempi.
— J’aurais dû conserver mon épée alors que Carceret était désarmée ?
— Oui ! (Accord absolu) Elle en vaut cinq comme toi, au combat. Tu aurais eu une chance si tu
avais conservé ton arme !
— Tempi a raison, a dit Shehyn qui venait d’apparaître en compagnie de Penthe. Connaître son
ennemi est dans l’esprit du Lethani. Lorsque l’affrontement est inévitable, le combattant habile doit
profiter de tous les avantages qu’il a en sa possession.
J’ai signé courtoise certitude.
— Si j’avais gardé mon épée et remporté le combat, les gens auraient eu une piètre opinion de
Carceret et m’en auraient voulu d’avoir obtenu un grade que je ne méritais pas. Si j’avais gardé mon
épée et perdu, cela aurait été humiliant. Aucune de ces solutions ne me paraît bonne. Ai-je tort de le
penser ? ai-je demandé en regardant tour à tour Shehyn et Tempi.
— Tu n’as pas tort, a répondu la vieille dame, mais Tempi n’a pas tort non plus.
— Il faut toujours rechercher la victoire, a dit Tempi.
Fermeté.
— C’est le succès qui est essentiel, lui a rétorqué Shehyn. La victoire n’est pas nécessaire pour
l’emporter.
Tempi a signé respectueux désaccord et ouvrait la bouche pour répondre quand Penthe l’a
interrompu :
— Kvothe, est-ce que tu t’es blessé, en tombant ?
— Pas vraiment, ai-je répondu en faisant jouer les muscles de mon dos. Quelques contusions,
c’est tout.
— Tu as quelque chose qui pourrait te soigner ?
J’ai secoué la tête.
Penthe s’est avancée et m’a pris par le bras.
— J’ai des onguents, chez moi. Laissons ces deux-là à leur discussion à propos du Lethani.
Quelqu’un doit panser tes blessures…
— Bien entendu, a dit Shehyn avec un temps de retard.
Tempi a signifié son accord et Penthe m’a entraîné vers le bas de la colline.
Nous avons marché un moment en silence puis elle a fini par demander, dans son aturan teinté
d’un léger accent :
— Es-tu meurtri au point d’avoir besoin d’un baume ?
— Pas vraiment, ai-je avoué.
— Je m’en doutais. Quand j’ai perdu un combat, je n’ai pas vraiment envie d’entendre les gens
me décrire les raisons pour lesquelles je ne l’ai pas remporté.
Elle m’a adressé un petit sourire timide et j’ai souri à mon tour.
Me tenant toujours par le bras, Penthe m’a guidé à travers un bosquet puis le long d’un sentier
qui grimpait au flanc d’un escarpement rocheux. Nous avons fini par arriver dans un vallon abrité.
L’herbe drue était couverte de coquelicots du même rouge que la tenue des mercenaires.
— Vashet m’a expliqué que les barbares avaient d’étranges coutumes, en ce qui concerne le
sexe, a dit Penthe. Elle m’a dit que, si je voulais coucher avec toi, il fallait que je t’offre des fleurs.
Voici ce que j’ai trouvé de mieux pour la saison.
Elle a désigné le tapis écarlate et m’a regardé avec espoir.
— Je crois que Vashet s’est livrée à une petite plaisanterie à tes dépens. À moins que ce ne soit
aux miens… Mais il est vrai que les barbares observent tout un tas de rituels dans ce domaine.
Penthe a signé irritation boudeuse.
— Cela ne me surprend pas, a-t-elle dit. Tout le monde me raconte des tas d’histoires sur les
barbares. C’est bien entendu destiné à ce que je puisse me sentir à l’aise au milieu de leur peuple.
Mais comme je n’ai pas encore quitté l’Ademre, on me raconte aussi plein de sottises.
— Quel genre d’histoires ? ai-je demandé, me souvenant de tout ce que j’avais entendu sur les
Adems et le Lethani avant de rencontrer Tempi.
Elle a haussé les épaules. Léger embarras.
— Des bêtises… Il y en a qui prétendent que tous les barbares sont immenses, a-t-elle fait en
levant les bras au-dessus de sa tête. Naden m’a dit qu’il avait été dans une ville où les gens
mangeaient une soupe faite avec de la boue. On dit que les barbares ne se lavent jamais et qu’ils
boivent leur propre urine, s’imaginant que ça les aidera à vivre plus longtemps.
Elle a secoué la tête en riant et signé amusement horrifié.
— Tu veux dire que vous ne buvez pas la vôtre ? ai-je répliqué.
Son rire s’est figé. Son visage et ses mains affichaient un tel mélange d’embarras et de
confusion, de dégoût et d’incrédulité, que je n’ai pu m’empêcher de rire. Elle s’est détendue en
comprenant que je plaisantais.
— Je sais très bien ce que tu veux dire, ai-je ajouté, car nous avons nous aussi un répertoire
assez fourni, à propos des Adems.
Son regard s’est éclairé.
— Il faut que tu me racontes. Ce ne serait pas juste, sinon…
Étant donné les réactions de Tempi quand je l’avais interrogé sur le Lethani, j’ai décidé
d’aborder un autre sujet que celui-là.
— Les gens disent que ceux qui endossent la tenue rouge sont sexuellement abstinents. Ils
pensent que vous mettez cette énergie dans le Ketan et que c’est ce qui fait de vous de si bons
combattants.
Penthe est partie d’un grand rire.
— Je n’aurais jamais atteint la troisième pierre si c’était le cas, a-t-elle remarqué. (Amusement
ironique.) Si l’abstinence y était pour quelque chose, il y a des jours où je ne pourrais même pas
fermer le poing.
J’ai senti mon pouls s’accélérer.
— Enfin…, a-t-elle repris. Je vois d’où peut venir cette légende. Ils ont dû arriver à cette
conclusion parce que aucun Adem digne de ce nom n’est censé coucher avec un barbare.
— Ah ! ai-je fait, quelque peu déçu. Pourquoi m'as-tu amené à ces fleurs, alors ?
— Parce que tu es un des nôtres, à présent, a répondu Penthe tout naturellement. Je m’attends à
ce que tu reçoives de nombreuses marques d’intérêt. Tu as un visage charmant et il est difficile de ne
pas être intrigué par ta colère. (Elle s’est tue brusquement et m'a lancé un coup d'œil en biais.) Tu
n’es pas malade, au moins ?
Sa question m’a fait rougir.
— Non ! Bien sûr que non !
— Tu en es certain ?
— J’ai étudié au Medica, ai-je répondu avec une certaine impatience. La plus éminente école
de médecine qui soit au monde. Je sais tout des maladies que l'on peut contracter, comment les
détecter et comment les soigner.
Penthe m’a regardé d’un air sceptique.
— Je ne mets pas tes compétences en doute, mais il est bien connu que les barbares ont souvent
des maladies des parties sexuelles.
— C’est une autre histoire idiote. Je t’assure que les barbares n’ont pas plus de maladies que
les Adems. En fait, je crois même qu’ils en ont moins.
Elle a secoué la tête, la mine grave.
— Tu te trompes. Sur une centaine de barbares, combien pourraient être infectés, à ton avis ?
C’était une statistique assez aisée à établir que j’avais apprise au Medica.
— Sur cent personnes ? Je dirais cinq. Davantage parmi celles qui fréquentent les bordels ou y
travaillent, bien entendu.
Penthe a frissonné, l’air écœurée.
— Sur cent Adems, il n’y en a pas un de malade.
— Allons donc !
— Non, pas un ! a-t-elle affirmé avec sérieux. La seule façon d’attraper une maladie de ce
genre, c’est avec un barbare. Et ceux d’entre nous qui voyagent sont prévenus.
— Et si tu étais contaminée par un Adem ayant fait preuve d’imprudence au cours d’un de ses
voyages ?
— Par un des miens ? (Profonde colère .) Si cela devait arriver, je serais absolument furieuse.
J’irais crier haut et fort ce qu’il m’a fait du haut de la falaise. Je lui rendrais la vie aussi pénible que
s’il avait les os rompus.
Elle a fait mine de chasser des miettes du devant de sa chemise pour exprimer son dégoût, le
premier geste du langage des signes que j’avais appris de Tempi.
— Ensuite, a-t-elle repris, j’irais au-delà des montagnes jusque dans le Tahl pour m’y faire
soigner. Même si le voyage devait durer deux ans et que pendant ce temps je ne rapporte aucun argent
à l’école. Et personne n’aurait mauvaise opinion de moi.
Bien sûr, ai-je pensé. Ce qu’elle disait tombait sous le sens. Sinon, étant donné leur attitude
envers le sexe, la maladie ferait des ravages dans la population.
Je me suis rendu compte que Penthe m’observait d’un air impatient.
— Merci pour les fleurs, ai-je fini par dire.
Elle s’est approchée de moi et m’a adressé un timide sourire avant de demander :
— Cela suffît-il à satisfaire tes rituels barbares ou dois-je faire autre chose ?
J’ai effleuré la peau douce de son cou et passé les doigts sous sa longue tresse pour caresser sa
nuque. Elle a fermé les yeux et levé son visage vers le mien.
— Ces fleurs sont merveilleuses et suffisent amplement, ai-je répondu avant de me pencher
pour l’embrasser.

— J’avais raison, a dit Penthe avec un soupir satisfait, comme nous gisions nus au milieu des
coquelicots. Tu as une belle colère.
J’étais allongé sur le dos et elle était blottie dans mes bras, la tête sur ma poitrine.
— Que veux-tu dite par là ? ai-je demandé. Je ne crois pas que « colère » soit le mot qui
convienne.
— Je veux dire Vaevin, a-t-elle répondu, se référant à l’expression en adémic. C’est la même
chose ?
— Je ne connais pas ce mot, ai-je avoué.
— Je crois que « colère » est le mot qui convient. Vashet ne m’a pas corrigée, quand je l’ai
employé alors que nous parlions ta langue.
— Que veux-tu dire par là, alors ? Parce que s’il y a une chose dont je suis certain, c’est de ne
pas me sentir en colère.
Penthe a levé la tête et m’a regardé avec un sourire paresseux et satisfait.
— Évidemment, a-t-elle dit. Puisque je te l’ai prise. Comment pourrais-tu être encore en
colère ?
— Est-ce que… ? Est-ce que toi tu es en colère, alors ? ai-je demandé tout en étant convaincu
de faire fausse route.
Penthe a ri et secoué la tête. Elle avait dénoué sa longue tresse et sa chevelure couleur de miel
retombait sur son petit visage en forme de cœur. On aurait dit une tout autre personne. Le fait qu’elle
ait quitté sa tenue rouge de mercenaire devait y être aussi pour quelque chose.
— Ce n’est pas ce genre de colère, a-t-elle répondu. Celle-là, je suis contente de l’avoir.
— Je ne comprends toujours pas. Il pourrait s’agir de quelque chose que les barbares ne
connaissent pas. Explique-le-moi comme si tu avais affaire à un enfant.
Elle a roulé sur le ventre pour mieux me regarder.
— Cette colère n’est pas un sentiment. C’est… (Elle a hésité, fronçant les sourcils d’une
manière adorable.) C’est un appétit. C’est une réalisation. C’est un désir de vie.
Penthe a regardé autour d’elle puis a baissé les yeux vers le sol.
— La colère, c’est ce qui fait que l’herbe se fraie un chemin à travers la terre pour atteindre la
lumière du soleil, a-t-elle poursuivi. Toutes les choses vivantes ont de la colère. C’est le feu qui leur
donne la volonté de se mouvoir, de croître et d’agir. Est-ce que tu vois ce que je veux dire ?
— Je crois. Et les femmes prennent la colère des hommes quand ils couchent ensemble ?
Elle a hoché la tête en souriant.
— C’est pour cela qu’après l’homme est si fatigué. Il a donné une partie de lui-même. Il
s’effondre et il s’endort. Ou bien une partie de lui s’endort, a-t-elle ajouté avec un regard entendu
vers mon bas-ventre.
— Pas pour bien longtemps ! ai-je protesté.
— C’est parce que tu as une belle colère, a-t-elle répondu fièrement. Je le sais parce que j’en ai
déjà pris une part et qu’il y en a de reste.
— Mais que font les femmes de cette colère ?
— Nous l’utilisons, a-t-elle répondu simplement. C’est pour cette raison que la femme ne
s’endort pas, comme le fait l’homme. Elle est encore plus éveillée, au contraire. Pleine du besoin de
s’agiter. Souvent pleine de désir pour ce qui lui a apporté cette colère.
Elle a baissé la tête pour mordiller ma poitrine en se lovant contre moi.
C’était une plaisante tentative de détourner le fil de mes pensées.
— Est-ce que cela signifie que les femmes n’ont pas de colère à elles ? ai-je insisté.
Elle a eu un rire amusé.
— Non. Toute chose possède sa colère, mais les femmes en ont beaucoup plus d’usages. Et les
hommes ont plus de colère qu’ils ne peuvent en utiliser, beaucoup trop pour leur propre bien.
— Comment peut-on avoir un trop grand désir de vivre, de croître et d’agir ? ai-je demandé. Le
fait d’en avoir davantage devrait être encore mieux.
Penthe a secoué la tête et repoussé ses cheveux sur ses épaules.
— Non. C’est comme la nourriture. Un repas, c’est bien. Deux, ce n’est pas mieux. (Elle a
froncé de nouveau les sourcils.) C’est plutôt comme le vin. Un verre de vin c’est bon, deux parfois
mieux mais dix… C’est un meilleur exemple. Un homme plein de colère, c’est comme s’il était plein
de poison. Il veut trop de choses. Il veut toutes les choses. Il devient étrange et déboussolé, violent.
(Elle a hoché la tête.) Je crois que c’est pour ça que « colère » est le mot qui convient. On le voit
facilement, quand un homme a gardé pour lui toute sa colère. Elle s’aigrit et se retourne contre lui, le
poussant à détruire au lieu de construire.
— Je vois ce que tu veux dire mais il y a aussi des femmes qui sont comme ça.
— Toute chose a sa colère, a-t-elle répété. Mais une pierre ne peut se comparer à un arbre qui
bourgeonne. C’est la même chose pour les gens. Ils en ont plus ou moins, c’est selon. Certains s’en
servent avec sagesse et d’autres non. Moi, j’en ai beaucoup, a-t-elle dit avec un grand sourire. C’est
pour cela que j’aime tellement le sexe et que je suis si féroce au combat.
Elle s’est mise à me mordiller la poitrine avec un peu plus de sérieux, remontant lentement vers
mon cou.
— Mais si tu prends la colère de l’homme pendant l’accouplement, ai-je dit en essayant de
rassembler mes idées, ça ne veut pas dire que plus tu t’accouples, plus tu en as envie ?
— C’est comme l'eau qui sert à amorcer la pompe, m'a-t-elle chuchoté à l’oreille. Viens, je
veux prendre toute ta colère, même si nous devons y passer la journée et la moitié de la nuit.

Nous avons fini par quitter le vallon aux coquelicots pour nous rendre aux bains puis gagner la
petite maison de Penthe accrochée au flanc d’une falaise. Haut dans le ciel, la lune nous regardait à
travers la fenêtre mais je doute que nous lui ayons montré quoi que ce soit qu’elle n’ait déjà vu.
— Tu n’es pas rassasiée ? ai-je demandé en haletant.
Nous étions allongés côte à côte dans son grand lit, ruisselants de sueur.
— Si tu en prends davantage, ai-je ajouté, il ne me restera plus assez de colère pour parler ni
respirer.
Ma main reposait sur le creux de son ventre. Sa peau était douce et lisse, mais quand elle riait
je sentais ses muscles tressauter, durs comme des plaques d’acier.
— Ça suffît pour le moment, a-t-elle dit d’une voix qui trahissait l’épuisement. Vashet ne serait
pas contente si je te laissais sec comme un citron pressé.
Malgré cette longue journée riche en événements, je me sentais bien éveillé, les idées claires et
nettes.
— Tu as dit qu’une femme avait de nombreux usages de la colère. Quel usage peut-elle bien
avoir qu’un homme n’a pas ?
— Nous enseignons, a-t-elle répondu. Nous nommons les choses. Nous tenons le compte des
jours et veillons au bon déroulement des choses. Nous plantons. Nous faisons des bébés…
— Un homme peut faire lui aussi toutes ces choses.
— Non, a-t-elle dit en riant. Un bébé, c’est différent et vous n’avez rien à voir là-dedans.
— Certes, nous ne portons pas les enfants, ai-je répliqué, un peu offensé. Mais nous jouons
quand même un rôle dans l’affaire.
Penthe a souri comme si je venais de faire une plaisanterie puis son visage s’est figé. Elle s’est
relevée en prenant appui sur ses coudes et m’a regardé un moment en silence.
— Tu es sérieux ? a-t-elle fini par demander.
En voyant ma perplexité, elle a écarquillé les yeux sous le coup de la stupéfaction et s’est
assise dans le lit.
— Ce n’est pas possible ! Vous croyez aux hommes-mères ! s’est-elle exclamée en se couvrant
la bouche. Je n’aurais jamais cru que c’était vrai.
Elle a baissé la main gauche, révélant un sourire émoustillé, pour signer ravissement stupéfait.
J’aurais sans doute dû être irrité par sa réaction mais je n’arrivais pas à trouver assez d'énergie
pour le faire. Peut-être y avait-il un peu de vrai dans ce que Penthe m’avait dit sur les hommes qui se
défaisaient de leur colère.
— Qu’est-ce qu’un homme-mère ? me suis-je contenté de demander.
— Tu n’es pas en train de plaisanter ? a-t-elle insisté. Tu crois vraiment que l’homme met le
bébé dans la femme ?
— Heu… oui. D’une certaine manière. Il faut un homme et une femme pour faire un enfant. Une
mère et un père.
— Et vous avez un mot pour ça ! s’est-elle écriée avec ravissement. On me l’avait bien dit, en
même temps que l’histoire de la soupe à la boue, mais je n’aurais jamais cru que c’était vrai !
Je me suis assis à mon tour, de plus en plus intrigué.
— Tu sais comment on fait les bébés, n’est-ce pas ? ai-je demandé en signant sérieuse gravité.
Tu sais que ce que nous avons fait une bonne partie de la journée, c’est la façon de s’y prendre ?
Elle m’a regardé un instant avec stupéfaction puis a été prise par un fou rire qui est reparti de
plus belle quand elle a vu ma mine perplexe.
Penthe a posé les mains sur son ventre plat.
— Où est mon bébé, alors ? a-t-elle fait. J’ai dû mal m’y prendre pendant toutes ces années. Si
ce que tu dis est vrai, j’aurais dû avoir une centaine de bébés. Cinq cents, même !
— Cela ne se produit pas à chaque accouplement. La femme n’est mûre pour cela qu’à certaines
périodes.
— Est-ce que tu as fait ça, toi ? Est-ce que tu as fait un bébé avec une femme ? a-t-elle demandé
en regardant avec une gravité que démentait le petit sourire qui étirait le coin de sa lèvre.
— J’ai pris garde à ne pas le faire, ai-je expliqué. Il existe une herbe du nom de silphium que je
mâche tous les jours. Cela m’empêche de mettre un bébé dans le ventre d’une femme.
Penthe a secoué la tête.
— Encore un de vos rituels barbares…
J’ai décidé de changer d’approche :
— Si les hommes n’aident pas à faire les bébés, comment expliques-tu que les bébés
ressemblent à leur père ?
— Les bébés ressemblent à de vieux bonshommes en colère, a rétorqué Penthe. Tout chauves,
avec le visage tout ridé. Peut-être n’y a-t-il que les hommes âgés pour faire les bébés ?
Elle a ricané.
— Et les chatons, alors ? ai-je remarqué. Tu as déjà vu une litière de chatons ? Quand un chat
noir et un chat blanc s’accouplent, tu obtiens des chatons noirs, blancs ou des deux couleurs à la fois.
— Toujours ?
— Pas toujours, ai-je confessé. Mais la plupart du temps.
— Et s’il y en a un orange ?
Avant que j’aie pu trouver quelque chose à répondre, elle a chassé mon objection d’un geste de
la main.
— Les chatons n’ont pas grand-chose à voir dans l’histoire, a-t-elle dit. Nous ne sommes pas
des animaux. Nous n’avons pas de chaleurs. Nous ne pondons pas des œufs. Nous ne faisons pas de
cocons ni de fruits, ni de graines. Nous ne sommes ni des chiens ni des grenouilles ni des arbres.
(Elle m’a regardé d’un air grave.) C’est un faux raisonnement. Tu pourrais tout aussi bien dire que
deux pierres font des bébés pierres simplement en se frappant l’une contre l’autre jusqu’à ce qu’un
morceau s’en détache. Donc c’est la même chose pour les gens.
J’enrageais mais elle avait raison. Mon raisonnement était faux, ma logique bancale.
Notre conversation s’est poursuivie un moment dans la même veine. Je lui ai demandé si elle
avait jamais rencontré une femme qui ait été enceinte sans avoir forniqué au cours des mois
précédents. Elle a répondu qu’elle ne connaissait pas une seule femme qui aurait eu l’idée de passer
trois mois sans le faire, sauf celles qui voyageaient en pays barbares ou qui étaient très malades ou
très vieilles.
Penthe a fini par me faire signe de me taire en indiquant son exaspération.
— Tu entends ce que tu dis ? Le sexe produit les bébés, mais pas toujours. Les bébés
ressemblent aux hommes-mères, mais pas toujours. Le sexe doit avoir lieu à une certaine période,
mais pas toujours. Il y a des plantes qui font que ça arrive, ou que ça n’arrive pas… (Elle a secoué la
tête.) Tu dois te rendre compte que c’est plutôt mince, comme arguments. C’est comme si tu rajoutais
de nouveaux fils à ton filet en espérant retenir l’eau. Mais l’espoir ne suffit pas à ce que cela se
réalise.
En me voyant froncer les sourcils, elle m'a pris la main et a signé réconfort au creux de ma
paume, comme elle l’avait fait le jour où elle m’avait rejoint au réfectoire. Toute gaieté avait déserté
son visage.
— Je vois que tu crois à tout ce que tu dis, a-t-elle dit. Je peux comprendre que les hommes
barbares le fassent. Ce doit être réconfortant de s’imaginer que l'on joue un rôle dans l’affaire. Mais
ce n’est pas le cas.
Elle m’a considéré avec une expression proche de la pitié.
— Parfois, a-t-elle repris, la femme mûrit. C’est une chose naturelle et l’homme n’y a aucune
part. C’est pour cette raison que la plupart mûrissent à l’automne, comme les fruits.
J’ai essayé de trouver des arguments pour tenter de la convaincre, mais rien ne m’est venu à
l’esprit. C’était frustrant.
Devant ma mine déconfite, Penthe m’a serré la main et a signé concession.
— Peut-être est-ce différent pour les femmes barbares…, a-t-elle hasardé.
— Tu dis ça uniquement pour me réconforter, ai-je rétorqué d’un ton boudeur avant de bâiller à
me décrocher la mâchoire.
— C’est vrai, a-t-elle avoué.
Puis elle m’a embrassé tendrement et m’a engagé à me recoucher. Une fois que j’ai été étendu,
elle est revenue se blottir dans mes bras.
— Ça doit être dur, d’être un homme, a-t-elle dit à mi-voix. La femme sait qu'elle fait partie
intégrante du monde. Nous sommes pleines de vie. La femme est la fleur et le fruit. Nous nous
inscrivons dans le temps à travers notre descendance. Mais les hommes… Vous êtes comme une
branche qui ne porte pas de fruit. En mourant, vous ne laissez rien d’important derrière vous et vous
le savez.
Penthe a doucement caressé ma poitrine avant de poursuivre :
— Je crois que c’est pour cette raison que vous êtes pleins de colère. Peut-être que vous n’en
avez pas plus que les femmes, peut-être qu'elle n’a pas d’endroit où aller. Peut-être est-ce le
désespoir de ne pas laisser de marques. Elle se heurte au monde, vous pousse à des actes irréfléchis,
à vous quereller, à la rage. Vous bâtissez et vous vous battez et vous racontez des histoires bouffies
de vantardise.
Elle a poussé un soupir d’aise et a niché sa tête dans le creux de mon épaule.
— Je suis désolée d’avoir à te le dire, a-t-elle conclu. Tu es un homme de bien et un joli
garçon. Mais tu n’es jamais qu’un homme… Tout ce que tu as à offrir au monde, c’est ta colère.
54

NOMS

C'était le jour où je devais rester ou partir. Assis en compagnie de Vashet sur une colline
verdoyante, je regardais le soleil levant émerger lentement d’un banc de nuages.
— Saicere veut dire voler, saisir et briser, a dit Vashet à voix basse, se répétant pour la
centième fois. Tu dois te souvenir de toutes les mains qui l’ont maniée. De toutes ces mains qui
observaient l’esprit du Lethani. Tu ne dois jamais l’utiliser de façon impropre.
— Je le promets, ai-je assuré pour la centième fois, hésitant avant d’aborder un problème qui
me tracassait. Mais tu t’es servie de ton épée pour écorcer la baguette de saule avec laquelle tu m’as
fouetté. J’ai vu une fois que tu l’utilisais pour garder ta fenêtre ouverte. Tu te coupes les ongles
avec…
Vashet m’a regardé d’un œil vide.
— Et alors ?
— N’est-ce pas une utilisation impropre ?
Elle a incliné la tête sur le côté puis s’est mise à rire.
— Tu veux dire que je devrais seulement m’en servir pour me battre ?
J’ai signé insinuation évidente.
— Une épée est tranchante, a-t-elle repris. C’est un outil. Je l’ai toujours avec moi.
— Cela pourrait sembler peu respectueux, l’ai-je corrigée.
— On respecte une chose en en faisant bon usage. Il se passera peut-être des années avant que
je ne retourne combattre en pays barbare. En quoi cela peut-il faire du mal à mon épée, si je m’en
sers pour couper des branches ou des carottes en attendant ? Porter une épée toute sa vie en sachant
qu’elle est uniquement destinée à tuer… (Elle a secoué la tête en frissonnant.) Je me demande l’effet
qu’une telle idée pourrait avoir sur l’esprit. Ce serait terrible.
Vashet était revenue à Haert quelques heures auparavant, consternée d’avoir manqué l’épreuve
de la pierre. Elle m’a dit que j’avais eu raison de déposer mon épée sur le sol et que mon geste
l’avait remplie de fierté.
La veille, Shehyn m’avait solennellement invité à rester à Haert pour suivre les cours de
l’école. En théorie, j’avais déjà acquis ce droit mais personne n’ignorait qu’il s’agissait davantage
d’un titre honorifique que d’autre chose. Son offre était très flatteuse, une occasion que je savais ne
jamais devoir revoir un jour.
Un jeune garçon est passé au pied de la colline, poussant devant lui un troupeau de chèvres.
— Vashet… C’est vrai que les Adems n’ont aucune idée du rôle du père ?
— Ne me dis pas que tu es allé poser des questions embarrassantes pendant mon absence, a-t-
elle soupiré.
— J’en ai seulement parlé avec Penthe. Elle m’a dit que c’était la chose la plus drôle qu’elle
avait entendue depuis longtemps.
— Il est vrai que c’est hilarant, a remarqué Vashet avec une moue amusée.
— Tu n’y crois pas non plus, toi ! Tu as…
Vashet m’a fait taire d’un geste.
— Calme-toi. Tu peux penser ce que tu veux de tes hommes-mères, ça m’est bien égal. (Un
souvenir a fait passer un doux sourire sur son visage.) Mon roi poète pensait que la femme n’était
rien d’autre que le terreau dans lequel un homme plantait un bébé… Il était absolument convaincu
d’avoir raison et rien au monde n’aurait pu le faire changer d’avis sur la question. Il y a longtemps
que j’ai décidé que c’était une perte de temps de discuter de ce genre de chose avec un barbare. Tu
peux penser ce que tu veux sur la façon de faire des bébés, croire aux démons, adorer un bouc. Du
moment que cela ne me blesse pas, pourquoi devrais-je m’en soucier ?
J’ai réfléchi un instant à ce qu'elle venait de dire.
— Il y a de la sagesse dans tes propos… (Elle a hoché la tête.) Mais il peut bien y avoir
plusieurs opinions sur un sujet, il n’y a qu’une seule vérité.
— Si le but de ma vie était la recherche de la vérité, je me sentirais concernée, a-t-elle répondu
en s’étirant langoureusement comme un chat. Mais je consacre tous mes efforts à faire régner la joie
dans mon cœur, à la prospérité de l’école et à l’étude du Lethani. Si jamais il me reste un petit peu de
temps, je le consacrerai à m’inquiéter de la vérité.
Nous avons regardé un moment le soleil en silence et je me suis fait la réflexion que Vashet
était une personne bien différente quand elle n’était pas en train de m’inculquer le Ketan ou l’adémic
à hautes doses.
— Cela dit, a repris Vashet, si tu persistes à te cramponner à tes croyances barbares d’hommes-
mères, je te conseille de les garder pour toi. Tout ce que tu pourrais espérer de mieux comme
réaction, c’est un certain amusement. Mais tu passerais pour un demeuré auprès de la plupart des
gens.
J’ai acquiescé avant de poser la question qui me brûlait les lèvres depuis plusieurs jours :
— Magwyn m’a appelé Maedre. Qu’est-ce que cela veut dire ?
— C’est ton nom, a répondu Vashet. N’en parle à personne.
— C’est un secret ?
— Oui. Il est réservé à toi, tes professeurs et Magwyn. Il serait dangereux que d’autres
personnes le connaissent.
— Comment cela pourrait-il être dangereux ?
Vashet m’a regardé comme si j’étais cinglé.
— Quand tu connais un nom, tu as du pouvoir sur lui. Tu le sais, quand même ?
— Mais je connais ton nom, celui de Shehyn, de Tempi… Quel danger peut-il y avoir ?
— Je ne parle pas de ces noms-là mais des noms premiers. Tempi n’est pas le nom que lui a
donné Magwyn. Kvothe n’est pas non plus celui qu’elle t’a donné. Les noms premiers ont des
significations précises, eux aussi.
— Que veut dire Tempi ?
— « Petit fer ». Tempa veut dire « fer », « tremper le fer » et aussi « coléreux ». C’est Shehyn
qui l'a appelé comme ça il y a des années, parce que c’était un étudiant difficile.
— En aturan, on dit aussi qu’un caractère est bien trempé quand il est difficile ! me suis-je
écrié, amusé par la coïncidence.
Guère impressionnée, Vashet a haussé les épaules.
— Il en est ainsi de tous les noms. Tempi n’est qu’un petit nom et il renferme déjà beaucoup de
choses. C’est pour cette raison que tu ne dois parler de ton nom premier à personne, même pas à moi.
— Mais je ne parle pas assez bien ta langue pour savoir moi-même ce qu’il peut vouloir dire !
ai-je protesté. Un homme devrait au moins connaître la signification de son propre nom.
Vashet a hésité un moment avant de céder à ma prière.
— Il veut dire « flamme » et « tonnerre » et « arbre fendu ».
J’ai réfléchi un moment et conclu que ce nom me plaisait.
— Quand Magwyn me l'a donné, tu as eu l’air surprise. Pourquoi ?
— Il ne convient pas que je commente le nom de qui que ce soit.
Refus catégorique.
Son geste avait été si sec qu’il faisait presque mal à voir. Elle s’est levée et a essuyé ses mains
sur son pantalon.
— Viens, a-t-elle dit. Il est temps que tu donnes ta réponse à Shehyn.

Quand nous sommes entrés, Shehyn nous a fait signe de nous asseoir avant de prendre elle-
même un siège. J’ai été surpris quand elle m’a adressé un petit sourire. C’était un signe de familiarité
extrêmement flatteur.
— As-tu pris ta décision ? a-t-elle demandé.
— Je te remercie, Shehyn, mais je ne peux rester. Je dois retourner à Severen pour parler avec
le Maer. Tempi s’est acquitté de ses obligations dès que la route a été rendue de nouveau sûre pour
les voyageurs, mais je dois revenir expliquer tout ce qui s’est passé.
J’ai évidemment pensé aussi à Denna mais je ne l’ai pas mentionnée.
Shehyn a signé une élégante combinaison de approbation et regrets.
— S’acquitter de ses obligations est dans l’esprit du Lethani, a-t-elle remarqué, le regard
sévère. N’oublie pas : tu as une épée et un nom mais tu ne dois pas t’enrôler comme mercenaire tant
que tu n’auras pas endossé la tenue rouge.
— Vashet m’a expliqué tout cela, ai-je assuré. (Promesse) Je prendrai des dispositions pour
que mon épée soit retournée à l’école si je venais à être tué. Je n’enseignerai pas le Ketan et je ne
porterai pas la tenue rouge. (Curiosité prudente) Mais suis-je autorisé à dire que j’ai appris à
combattre ici ?
Accord réservé.
— Tu peux dire que tu as étudié avec nous, mais pas que tu es l’un de nous.
— Bien sûr, ai-je répondu.
Shehyn a signé contentement satisfait puis, d’un geste plus discret, aveu embarrassé.
— Si tu le fais, ce ne sera pas uniquement un avantage, a-t-elle expliqué. Tu seras un meilleur
combattant que la plupart des barbares. Si tu te bats et gagnes le combat, ils vont penser : « Kvothe a
étudié peu de temps avec les Adems et pourtant il est redoutable. » Et ils vont s’interroger sur le
niveau que doivent avoir les autres. Mais si tu te bats et que tu perdes le combat, ils vont penser : « Il
n’a appris qu’une toute petite partie de ce que savent les Adems. »
Les yeux de la vieille femme ont pétillé et elle a signé amusement.
— Quoi que tu fasses, notre réputation en sortira grandie. Cela servira l’Ademre, a-t-elle
conclu.
Adhésion enthousiaste.
— Cela ne fera pas de mal à ma réputation non plus, ai-je avoué.
Euphémisme.
Il y a eu une pause dans la conversation puis Shehyn a signé importance solennelle.
— Lors d’une de nos conversations, tu m’as interrogée sur les Rhintas. Tu te souviens ? m’a
demandé la vieille femme.
Du coin de l’œil, j’ai vu Vashet s’agiter nerveusement sur son siège.
J’ai hoché la tête avec enthousiasme.
— Je me suis souvenue d’une histoire à leur sujet. Veux-tu l’entendre ?
J’ai signé extrême intérêt enthousiaste.
— C’est une vieille histoire, aussi vieille que l’Ademre, et elle est toujours racontée de la
même façon. Es-tu prêt à l’entendre ?
Solennité profonde. Sa voix avait pris des accents de grand prêtre.
J’ai de nouveau hoché la tête. Imploration insistante.
— Comme pour toute chose, il y a des règles. Je vais dire cette histoire une seule fois. Après,
vous ne pourrez pas en parler. Après, vous ne pourrez pas poser de questions, a déclaré Shehyn en
nous regardant tour à tour, Vashet et moi. (Sérieuse gravité) Vous ne pourrez pas en parler avant
qu’un millier de nuits ne se soient écoulées. Vous ne pourrez pas en parler avant d’avoir parcouru un
millier de kilomètres. Sachant tout cela, es-tu prêt à m'entendre ?
J’ai hoché la tête une troisième fois, envahi par l’émotion.
Shehyn a récité d’un ton solennel :

« Il y avait autrefois un grand royaume et un peuple valeureux. Ce n’était pas l’Ademre. C’était
ce qu’était l’Ademre avant que nous ne devenions ce que nous sommes.
Mais en ce temps-là, ils étaient eux-mêmes des hommes et des femmes justes et forts. Leurs
récits parlaient de puissance et de combats, à l’image des nôtres.
Ce peuple avait un grand empire. Le nom de cet empire est oublié. Il n’est pas important, car cet
empire s’est effondré et depuis la terre a été retournée et le ciel a changé.
Dans cet empire, il y avait sept villes et une autre ville. Les noms de ces sept villes ont été
oubliés, car elles ont été défaites par traîtrise et sont tombées en ruine. L’autre ville a également été
détruite mais son nom est demeuré. Elle s’appelait Tariniel.
L’empire avait un ennemi, comme toute puissance en possède. Mais cet ennemi n’était pas assez
fort pour l’abattre. Ni en tirant ni en poussant, l’ennemi ne pouvait en venir à bout. Le nom de cet
ennemi est demeuré mais il attendra.
Puisque l’ennemi ne pouvait vaincre par la force, il s’est comporté comme le ver dans le fruit.
L’ennemi ne suivait pas la voie du Lethani. Il a empoisonné l'esprit de sept autres hommes. Six ont
trahi les villes dont ils avaient la confiance. Six villes sont tombées et leurs noms ont été oubliés.
Un seul homme suivait la voie du Lethani et n’a pas trahi sa ville. Cette ville n’est pas tombée.
Un seul n’avait pas abandonné la voie du Lethani et l’empire a connu l’espoir. Mais même le nom de
cette ville est oublié, enfoui dans la nuit des temps.
Mais sept noms sont restés en mémoire. Le nom de l’un et des six autres qui l’ont suivi. Sept
noms qui ont survécu à la chute de l’empire, à la terre retournée et au ciel changeant. Sept noms qui
ont perduré pendant la longue errance des Adems. Sept noms sont restés en mémoire, les noms des
sept traîtres. Souviens-t’en et apprends à les reconnaître à leurs sept signes :

Cyphus porte la flamme bleue.


Stercus est esclave du fer.
Froid est Ferule au regard noir.
Ursea ne vit que de la ruine.
Grave Dalcenti jamais ne dit mot.
Pâle Alenta porte le fléau.
Le dernier est le maître des sept :
Haï. Sans espoir. Sans sommeil.
Alaxel porte le harnais de l’ombre. »
55

INTERLUDE — VACARME DE CHUCHOTEMENTS

— Reshi ! s’écria Bast, horrifié, tendant la main comme pour la presser sur la bouche de son
maître. Vous ne devriez pas dire des choses pareilles !
Kvothe eut un sourire triste.
— Bast, qui t’a appris les usages des noms ?
— Pas vous, Reshi, répondit son élève en secouant la tête. Il y a des choses que les Faes
connaissent dès l’enfance. Ce n’est jamais bon d’évoquer tout cela à haute voix.
— Et pour quelle raison ? s'enquit Kvothe d’un ton docte.
— Parce que certaines choses savent quand leur nom est prononcé, lâcha Bast. Elles savent
même où.
Kvothe poussa un soupir d’exaspération.
— Il n’y a guère de mal à dire un nom une fois, dit-il en s’appuyant au dossier de son siège.
Pour quelle raison crois-tu que les Adems observent un tel rite autour de cette histoire en
particulier ? « Seulement une fois et pas de questions après…»
Bast prit un air pensif et Kvothe lui adressa un sourire pincé.
— Exactement, reprit-il. Vouloir trouver celui qui prononce ton nom, c’est comme traquer une
piste dans la forêt à partir d’une seule empreinte.
Chroniqueur prit la parole en hésitant, comme s’il craignait d’interrompre la conversation :
— Une telle chose est-elle possible ? demanda-t-il. Vraiment ?
Kvothe hocha la tête, l’air sombre.
— Je crois que c’est de cette façon qu’ils ont trouvé notre troupe, quand j’étais enfant.
Chroniqueur lança un coup d'œil inquiet autour de lui avant de se reprendre. Pour tout résultat,
il se figea sur sa chaise, l’air aussi nerveux qu’auparavant.
— Cela signifie-t-il qu’ils pourraient venir ici ? demanda-t-il. Vous en savez sûrement assez
sur leur compte pour…
D’un geste, Kvothe le fit taire.
— Non. La clé, ce sont les noms. Les véritables noms. Les noms premiers. Et je les ai évités
pour cette raison-là. Mon père était très féru de détails. Il avait passé des années à poser des
questions et à déterrer de vieilles histoires à propos des Chandrians. J’imagine qu’il est tombé ainsi
sur certains de leurs noms premiers et les a intégrés à sa chanson…
Chroniqueur comprit tout à coup.
— … et il l’a répétée encore et encore ! s’exclama-t-il.
Kvothe eut un petit sourire affectueux.
— Le connaissant, je suis sûr qu’il a dû s’y livrer sans répit. Je ne doute pas un instant que mes
parents aient peaufiné leur travail de leur mieux avant de livrer cette chanson à leur public. C’étaient
des perfectionnistes…, soupira-t-il. Pour les Chandrians, toutes ces répétitions ont dû agir comme un
signal d’alarme se déclenchant à tout propos. Je crois que c’est uniquement parce qu’ils étaient
toujours sur la route que mes parents ont eu la vie sauve si longtemps.
Bast intervint de nouveau :
— Raison de plus pour vous abstenir de dire des choses pareilles, Reshi.
Kvothe fronça les sourcils.
— Depuis, j’ai dormi des milliers de nuits et couvert des milliers de kilomètres. Je peux
prononcer leur nom sans danger une fois. Avec l’enfer qui se déchaîne dans le monde aujourd’hui, tu
peux être assuré que l’on raconte beaucoup plus souvent de vieilles histoires. Si les Chandrians sont
à l’écoute de leurs noms, c’est un fracas de chuchotements qui doit leur venir aux oreilles, depuis
Arueh jusqu’à la mer Circulaire.
Bast ne semblait pas plus rassuré pour autant.
— De plus, ajouta Kvothe d’une voix lasse, il est bon que ces noms soient couchés sur le
papier. Ils pourraient s’avérer utiles à quelqu’un, un jour.
— Tout de même, Reshi, vous devriez faire preuve d’un peu plus de prudence.
— Et qu’est-ce que j’ai fait à part cela, ces dernières années ? riposta son maître dont
l’irritation se manifestait enfin. Quel avantage en ai-je tiré ? Par ailleurs, si ce que tu dis au sujet de
Cthaeh est vrai, tout finira dans les larmes, quoi que l’on fasse… N’est-ce pas ce qui nous attend ?
Bast ouvrit la bouche mais la referma aussitôt, incapable de trouver quelque chose à dire. Puis
il lança un regard implorant à Chroniqueur.
Kvothe s’en rendit compte et se tourna vers le scribe, haussant un sourcil de curiosité.
— Soyez assuré que je n’en sais rien du tout, a dit Chroniqueur en prenant dans sa sacoche un
chiffon maculé d’encre. Vous avez tous les deux vu à quoi se résument mes talents de nommeur : au
fer. Et c’était un coup de chance par-dessus le marché. Le maître nommeur considérait qu’il perdait
son temps, avec moi.
— Cela me rappelle quelque chose, murmura Kvothe.
Chroniqueur haussa les épaules.
— En tout cas, je l’ai pris au mot, a dit le scribe en essuyant sa plume sur le chiffon.
— Vous vous souvenez des raisons qu’il vous a données ?
— Il avait plusieurs critiques précises. Je connaissais trop de mots… Je n’avais jamais eu
faim… J’étais trop délicat… J’ai estimé qu’il avait enfoncé le clou quand il a déclaré : « Qui aurait
pu croire qu’un petit scribouillard dans ton genre pouvait avoir en lui la plus petite once de fer ? »
Un sourire plein de sympathie vint aux lèvres de Kvothe.
— Il a vraiment dit ça ?
— Pour être honnête, il m’a traité de petit con, en fait. Je voulais épargner les oreilles
innocentes de notre jeune ami, précisa-t-il en désignant Bast. À en juger par sa mine, il a dû passer
une journée éprouvante…
Kvothe souriait à présent jusqu’aux oreilles.
— Quel dommage que nous n’ayons pas fréquenté l’Université au même moment !
Le scribe donna un dernier petit coup de chiffon sur sa plume avant de l’examiner à la lumière
du jour déclinant qui filtrait par le carreau.
— Pas vraiment, répliqua-t-il. Vous ne m’auriez pas aimé, à l’époque. J’étais vraiment un petit
con de scribouillard. Gâté et imbu de ma personne…
— Et qu’est-ce qui a changé, depuis ? demanda Kvothe.
Chroniqueur ricana.
— Pas grand-chose, de l’avis de certains. Mais j’aime à penser que mes yeux se sont ouverts un
peu.
— Et comment vous y êtes-vous pris, exactement ?
Chroniqueur le regarda, apparemment surpris par la question.
— Comment ça, exactement ? Je ne suis pas ici pour raconter des histoires, moi ! répondit-il en
fourrant le chiffon dans sa sacoche. En bref, j’ai eu un accès d’humeur et j’ai quitté l’Université pour
de plus verts pâturages. C’est la meilleure chose que j’aie jamais faite. J’en ai appris autant en un
mois sur la route qu’en trois années d’études.
Kvothe hocha la tête.
— Teccam disait la même chose. Nul homme n’est brave s’il n’a jamais parcouru une centaine
de kilomètres à pied. Si tu veux vraiment te connaître, marche jusqu’à ce que plus personne ne
connaisse ton nom. Tous les hommes sont égaux devant le voyage. C’est un grand professeur, aussi
amer qu’une potion et plus cruel qu’un miroir. Une longue route t’en apprendra davantage sur ton
compte que cent ans d’examen de conscience.
56

VIN ET EAU

Il m’a fallu toute une journée pour faire mes adieux à Haert. J’ai déjeuné avec Vashet et Tempi
qui m’ont accablé de plus de conseils que je l’aurais souhaité. Celean a versé quelques larmes et m’a
dit qu'elle viendrait me voir dès qu’elle aurait endossé sa tenue rouge. Nous nous sommes affrontés
une dernière fois et je la soupçonne de m'avoir laissé gagner.
Ensuite, j’ai passé en compagnie de Penthe une soirée agréable qui s’est prolongée en une nuit
agréable. Je suis parvenu à grappiller quelques heures de sommeil aux environs de l’aube.
Ayant été élevé parmi les Ruh, je suis toujours étonné de la rapidité avec laquelle on peut
s’enraciner en un lieu. J’avais beau avoir passé moins de deux mois à Haert, partir n’a pas été chose
facile.
Pourtant, je me suis senti heureux de reprendre la route afin de retrouver Alveron et Denna. Il
était temps que je reçoive de l’un ma récompense pour un travail bien exécuté et que je présente à
l’autre des excuses sincères et tardives.

Cinq jours plus tard, je cheminais sur l’une de ces longues routes désolées comme l’on n’en
trouve que sur les coteaux de l’est du Vintas. Je me trouvais, comme le disait mon père, au bord de la
carte.
Je n’avais croisé que deux voyageurs de toute la journée et pas la moindre auberge. L’idée de
dormir à la belle étoile ne me dérangeait pas particulièrement mais, comme cela faisait deux jours
que je vivais sur mes provisions, un repas chaud aurait été le bienvenu.
La nuit était en train de tomber et j’avais abandonné tout espoir d’un dîner décent quand j’ai
repéré droit devant moi un filet de fumée blanche s’élevant dans le crépuscule. J’ai d’abord pensé
que c’était une ferme puis j’ai entendu les échos d’une musique et mes espoirs de trouver un refuge
pour la nuit s’en sont trouvés ranimés.
En abordant un tournant du chemin, j’ai eu une surprise bien plus agréable que si j’étais tombé
sur une auberge. À travers les arbres, j’ai aperçu les flammes d’un grand feu de camp installé entre
deux carrioles à l’aspect douloureusement familier. Un petit groupe bavardait tout autour. Un homme
jouait du luth tandis qu’un autre frappait paresseusement un tambourin sur sa cuisse. Une femme plus
âgée s’occupait d’installer un trépied sur le feu pendant que deux hommes s’affairaient à tendre une
toile de tente entre les branches.
Des comédiens ambulants. Qui plus est, j’ai reconnu sur le côté d’une des carrioles des
marques qui m’ont sauté aux yeux. Ces signes signifiaient que c’était une véritable troupe itinérante.
Ma famille, les Edema Ruh.
Quand je me suis avancé entre les arbres, un cri a retenti. Je n’ai pas eu le temps de reprendre
mon souffle que trois épées étaient pointées sur moi. Le silence qui s’était installé, venant après la
musique et les conversations, était particulièrement troublant.
Un bel homme avec une barbe noire et une boucle d’argent à l’oreille a fait un pas vers moi
sans abaisser la garde.
— Otto ! a-t-il crié vers les bois derrière moi. Si tu es en train de roupiller, je jure que je
t’étripe, sur le lait de ma mère ! Et toi, qui es-tu ?
Cette dernière question s’adressait à moi mais, avant que j’aie pu répondre, une voix s’est fait
entendre dans mon dos :
— Je suis là, Alleg, comme… Mais qui c’est, ça ? Et comment il a fait pour passer sans que je
le voie ?
Quand ils avaient tiré l’épée, j’avais instinctivement levé les mains en l’air. C’est une bonne
habitude à prendre quand on vous met sous le nez quelque chose d’aiguisé. Cela ne m’a pas empêché
de sourire en disant :
— Désolé de t'avoir surpris, Alleg.
— Gaspille pas ta salive, a-t-il fait d’un ton glacial. Garde-la pour m’expliquer ce que tu fais à
rôder autour de notre campement.
Sans mot dire, je me suis retourné pour que tout le monde puisse voir l’étui du luth.
L’attitude d'Alleg a changé aussitôt. Il a rengainé son arme, imité par ses compagnons, et s’est
approché de moi en riant.
J’ai ri à mon tour.
— Une famille !
— Une famille ! a-t-il répété.
Il m’a serré la main et a crié à ceux qui se tenaient près du feu :
— Montrez vos bonnes manières, les gars. On a un invité, ce soir !
Il y a eu quelques exclamations de joie puis tout le monde est retourné à ses occupations.
L’épée à la main, l’homme corpulent qui était sorti du bois s’est écrié :
— Je veux bien être damné s’il est passé près de moi, Alleg. Il est sans doute du…
— Il est de la famille, a déclaré tranquillement Alleg.
— Oh ! a fait Otto, visiblement décontenancé, avant de jeter un coup d’œil à mon luth.
Bienvenue, alors !
— Je ne suis pas passé devant toi, en fait, ai-je menti.
Quand il faisait sombre, mon shaed me rendait difficile à voir. Ce n’était pas la faute d’Otto et
je ne voulais pas lui causer des ennuis.
— J’ai entendu la musique et j’ai fait le tour du campement, ai-je donc répondu. Je pensais que
c’était une autre troupe et je voulais surprendre mes amis.
Otto a regardé Alleg d’un air entendu et est retourné d’un pas lourd à son poste de guet.
— Je peux t'offrir à boire ? a demandé Alleg en passant un bras autour de mes épaules.
— Un peu d’eau, si vous en avez de reste.
— Les invités ne boivent pas d’eau, autour de notre feu, a-t-il protesté. Seul le meilleur vin peut
toucher leurs lèvres.
— L’eau des Edema est plus douce que le vin pour ceux qui sont sur la route, ai-je répondu en
souriant.
— Alors tu auras les deux, et tu en boiras tout ton saoul.
Il m’a conduit à l’une des carrioles, où il y avait un baril.
Me pliant à une tradition remontant à la nuit des temps, j’y ai puisé une louche que j’ai bue, puis
une deuxième qui a servi à me laver le visage et les mains.
— Ça fait plaisir de se retrouver chez soi, ai-je dit en m’essuyant aux manches de ma chemise.
Alleg m’a assené une grande claque dans le dos.
— Viens, je vais te présenter le reste de la famille.
J’ai d’abord eu affaire à deux hommes d’une vingtaine d’années, à la barbe broussailleuse.
— Fren et Josh sont nos meilleurs chanteurs. À part moi, bien sûr.
Je leur ai serré la main.
Ensuite, nous sommes passés aux deux hommes installés près du feu.
— Gaskin joue du luth, Laren de la flûte et du tambourin.
Ils m’ont tous deux adressé un sourire. Laren a frappé son instrument du pouce, en tirant un pom
moelleux.
— Ça, c’est Tim, a fait Alleg en désignant un grand type à la mine sinistre occupé à graisser une
épée. Et tu as déjà fait la connaissance d’Otto. Ces deux-là nous protègent des mauvaises
rencontres…
Tim a hoché la tête, levant brièvement les yeux.
— Voici Anne, a annoncé Alleg en montrant une vieille femme aux traits tirés dont les cheveux
gris étaient ramassés en chignon. C’est elle qui nous nourrit et nous sert de mère.
La femme a continué à découper des carottes sans nous prêter attention.
— Et pour finir, mais non des moindres… notre douce Kete, celle qui détient la clé de nos
cœurs.
Kete avait un regard dur et sa bouche n’était qu’un mince trait mais son expression s’est
radoucie quand je lui ai baisé la main.
— Voilà, tu connais tout le monde, maintenant, a déclaré Alleg avec une petite courbette. Et toi,
comment tu t’appelles ?
— Kvothe.
— Sois le bienvenu, Kvothe. Repose-toi et mets-toi à ton aise. Qu’est-ce qu’on peut faire pour
toi ?
— Si tu m’offrais un peu de ce vin que tu as évoqué ? ai-je répondu avec le sourire.
— Bien sûr ! a-t-il répondu en se frappant le front. À moins que tu préfères de la bière ?
J’ai hoché la tête et il est allé m’en chercher une chope.
— Excellente, ai-je dit en m’asseyant sur une souche après en avoir bu une gorgée.
Il a fait mine de saluer en portant la main à un couvre-chef imaginaire.
— Merci. Quand on est passés à Levinshir il y a quelques jours, on a pu en barboter un baril…
La route n’a pas été trop dure pour toi, ces derniers temps ?
Je me suis étiré avec un soupir d’aise.
— Je n’ai pas à me plaindre, pour un baladin solitaire. Je prends la vie comme elle vient, au
jour le jour. Mais je dois me montrer prudent, étant donné que je voyage seul.
Alleg a hoché la tête avec sagesse.
— Notre sécurité, on la doit au fait qu’on est en nombre, a-t-il reconnu avant de désigner mon
luth. Tu voudrais pas jouer un peu, en attendant que le dîner soit prêt ?
— Certainement, ai-je répondu en posant ma chope dans l’herbe. Que veux-tu entendre ?
— Tu peux jouer Quitte la ville, rétameur !?.
— Comment ça, « si je peux » ?
J’ai sorti mon luth de son étui et j’ai commencé à jouer. Au refrain, tout le monde avait
interrompu ses occupations pour écouter. J’ai même aperçu Otto, qui avait quitté son poste et se tenait
à la lisière des arbres.
À la fin de la chanson, tout le monde a applaudi avec enthousiasme.
— Eh bien ! on peut dire que tu touches ta bille ! a dit Alleg en riant. (Son expression s’est faite
plus sérieuse et il s’est tapoté la bouche d’un air pensif.) Ça te dirait, de faire un bout de chemin avec
nous ? On aurait l’usage d’un musicien de plus.
J’ai pris un instant pour considérer sa proposition.
— Dans quelle direction allez-vous ?
— Vers l’est, a-t-il répondu.
— Moi, je suis en route pour Severen.
Alleg a haussé les épaules.
— On peut y aller, si tu vois pas d’inconvénient à ce qu’on fasse quelques détours.
— Il y a bien longtemps que je ne me suis pas retrouvé en famille, ai-je avoué en observant le
décor familier qui m’entourait.
— Être tout seul sur la route, c’est pas bon quand on est un Edema, a remarqué Alleg d’un ton
persuasif en caressant sa barbe sombre.
— Reposez-moi la question demain matin, ai-je dit en soupirant.
Il m’a claqué le genou avec un grand sourire.
— À la bonne heure ! Ça veut dire qu’on a toute la nuit pour te convaincre.
J’ai reposé mon luth dans son étui et me suis excusé pour aller satisfaire un besoin naturel. En
revenant, je suis allé m’accroupir près d’Anne, qui était assise au coin du feu.
— Qu’est-ce que tu nous prépares, mère ?
— Un ragoût, a-t-elle répondu sèchement.
— Et qu’est-ce qu’il y a dedans ?
— De l’agneau, a-t-elle fait en me lorgnant du coin de l’œil comme pour me mettre au défi de la
contredire.
— Ça fait bien longtemps que je n’en ai pas mangé, mère. Pourrais-je en avoir un bout ?
— Tu attendras, comme les autres, a-t-elle répondu d’un ton brusque.
— Même pas un tout petit bout ? ai-je insisté en lui adressant un sourire enjôleur.
La vieille femme a commencé par protester puis a haussé les épaules.
— Bon… mais c’est pas encore cuit. Alors tu viendras pas te plaindre après si tu as mal au
ventre.
— Non, mère, ai-je répondu en riant. Ce ne sera pas ta faute.
J’ai pris la longue cuillère en bois pour pêcher un morceau de viande. Après avoir soufflé
dessus, j’en ai pris une bouchée.
— Mère ! me suis-je écrié. C’est la meilleure chose qui ait touché mes lèvres depuis une
année !
— Pffff ! a-t-elle fait avec un regard en biais.
— C’est une vérité première, mère, ai-je répliqué avec le plus grand sérieux. Celui qui est
incapable d’apprécier ce ragoût n’est pas digne d’être un Edema, selon moi.
Anne s’est remise à touiller le contenu de la marmite et m’a fait signe de filer mais son
expression avait perdu de sa dureté.
Après avoir rempli ma chope au fût de bière, je suis retourné m'asseoir. Gaskin s’est penché
vers moi.
— Tu nous as régalés d’une belle chanson. Qu’est-ce que tu aimerais entendre ?
— Pourquoi pas Le Flûtiau malicieux ?
Il a plissé le front.
— Je crois pas la connaître.
— C’est l’histoire de ce Ruh qui se montre plus futé qu’un fermier…
— Non, ça me dit rien.
— Alors, je vais la jouer, ai-je dit en reprenant mon instrument. C’est vraiment la chanson que
chacun d’entre nous devrait connaître.
— Non, a protesté Laren. C’est à notre tour. Je vais te jouer quelque chose à la flûte.
— Je t’assure que celle-là va te plaire, ai-je insisté. Le héros, c’est un joueur de flûte. Et
puisque vous me charmez l’estomac, je charme vos oreilles.
Et avant qu’ils aient pu protester davantage, j’ai commencé à jouer d’une main légère sur un
rythme enlevé.
Ils ont ri tout au long de la chanson. Du début, quand le jeune homme tue le fermier, à la fin,
quand il séduit et la veuve et la fille. J’ai décidé de faire l’impasse sur les deux derniers vers, où
notre héros est massacré par les gens de la ville.
Laren s’est essuyé les yeux quand j’ai eu fini.
— Tu as raison, Kvothe. Ça valait le coup pour moi que je l’entende. En plus…, a-t-il ajouté en
regardant Kete, assise de l’autre côté du feu. C’est tout ce qu’il y a de plus vrai, cette chanson. Dès
qu’il y a un flûtiste dans les parages, toutes les femmes se frottent à lui.
Kete a levé les yeux au ciel en ricanant.
Nous avons bavardé de choses et d’autres jusqu’à ce qu’Anne annonce que le repas était servi.
Tout le monde s’est mis à manger, ne brisant le silence que pour complimenter la cuisinière.
— Vraiment, Anne…, a fait Alleg après s’être resservi. T’as aussi réussi à faucher du poivre, à
Levinshir ?
Anne a pris un air suffisant.
— Nous avons tous nos petits secrets, mon cher. Ne te montre pas indiscret envers une dame.
— Les affaires sont bonnes, pour vous, en ce moment ? ai-je demandé à Alleg.
— On peut le dire ! a-t-il répondu entre deux cuillerées. Je dois dire que ça s'est
particulièrement bien passé à Levinshir. (Il m’a adressé un clin d’œil.) Tu pourras en juger par toi-
même après.
— Ravi de l’entendre.
— En fait, a-t-il fait en prenant un ton de conspirateur, les affaires ont même été si bonnes que
je me sens l’âme généreuse. Assez généreuse pour t’offrir tout ce que tu voudras… T’as qu’à
demander et tes vœux seront exaucés. (Il s’est approché encore plus près et a poursuivi dans un
aparté théâtral.) Je veux que tu saches que ceci n’est qu’une tentative éhontée destinée à te convaincre
de rester parmi nous. On aurait pas grand mal à remplir notre bourse, avec une jolie voix comme la
tienne.
— Sans parler de toutes les chansons qu’il pourrait nous apprendre, a renchéri Gaskin.
Alleg a fait sembler de gronder.
— L'aide pas à marchander, mon garçon. Les négociations vont être assez serrées sans ça…
— J’imagine que je pourrais rester…, ai-je commencé, laissant ma phrase en suspens.
Alleg a eu un sourire malin.
— Mais…
— Mais je voudrais demander trois choses.
— Hum, trois choses, a-t-il fait en m'examinant de la tête aux pieds. Tout comme dans les
histoires.
— Ça me paraît honnête, me suis-je empressé de dire.
Il a hoché lentement la tête, apparemment peu convaincu.
— Sans doute. Et combien de temps penses-tu rester avec nous ?
— Jusqu’à ce que personne ne voie d’objection à mon départ.
— Y a quelqu’un pour qui ça pose un problème ? a demandé Allegen regardant ses
compagnons.
— Et s’il réclame une des carrioles ? s’est écrié Tim.
J’ai sursauté en entendant sa voix. Rude et grinçante, elle évoquait deux briques crissant l’une
contre l’autre.
— Et quelle importance, puisqu’il voyagerait avec nous ? a rétorqué Alleg. Les carrioles sont à
tout le monde, non ? Et puisqu’il peut pas partir à moins qu’on lui dise qu’il peut le faire…
Il n’y a pas eu d’autres objections. Alleg et moi nous sommes serré la main, salués par quelques
exclamations joyeuses.
Kete a levé sa chope.
— À Kvothe et à ses chansons ! a-t-elle dit. J’ai l’impression qu’il vaut bien plus que ce qu’il
pourra nous coûter.
Tout le monde a bu et j’ai levé ma chope à mon tour.
— Sur le lait de ma mère, je jure que pas l’un de vous ne saurait conclure un meilleur marché
que celui qu’il fait ce soir.
Mes propos ont déclenché une salve d’exclamations encore plus enthousiastes et tout le monde
a bu une nouvelle gorgée.
Tout en s’essuyant la bouche, Alleg m’a regardé dans les yeux.
— Alors, c’est quoi, la première chose que tu attends de nous ?
J’ai baissé la tête.
— Ce n’est pas grand-chose, en fait. Voyez-vous, je n’ai pas de tente et si je dois voyager en
famille…
— N’en dis pas plus ! a rugi Alleg en abaissant sa chope, comme un roi accordant une faveur.
Tu disposeras de ma propre tente, avec des fourrures et des couvertures si épaisses que tu t’y
enfonceras jusqu’aux chevilles. (Il a fait signe à Fren et Josh, assis de l’autre côté du feu de camp.)
Allez la lui monter !
— Je peux me débrouiller moi-même, ai-je protesté.
— Non, ça leur fait pas de mal. Ils ont l’impression de se rendre utiles, comme ça… (Il a attiré
l’attention de Tim.) Va les chercher, tu veux ?
Tim s’est levé, en se tenant le ventre.
— Dans un petit moment, a-t-il dit en gagnant les sous-bois d’un pas précipité. Je me sens pas
très bien.
— Pas étonnant, vu que tu bâfres comme une truie ! a lancé Otto dans son dos. (Il s’est ensuite
tourné vers nous.) Un de ces quatre, il va finir par comprendre qu’il peut pas manger plus que moi
sans dégueuler toutes ses tripes.
— Puisque Tim est en train de repeindre la forêt, je vais aller les chercher moi-même, a
annoncé Laren avec un certain empressement.
— Je suis de garde, ce soir, a répliqué Otto. C’est à moi d’y aller.
— C’est moi qui m’en charge, a tranché Kete, exaspérée.
Elle les a foudroyés d’un regard noir et a disparu derrière la carriole située sur ma gauche.
Josh et Fren ont fait leur réapparition avec une tente, des cordes et des piquets.
— Où tu veux qu’on la mette ? a demandé le premier.
— Franchement… Tu crois que c’est une question à poser à un homme ? a plaisanté Fren en lui
filant un coup de coude.
— J’ai tendance à ronfler, ai-je averti. Il vaudrait mieux pour tout le monde que je sois un peu à
l’écart. Là-bas, entre ces deux arbres, ce serait bien.
— Normalement, un homme, on sait où il veut la mettre… Pas vrai, Josh ? a insisté Fren en
s’éloignant avec lui pour aller monter la tente.
Kete est revenue en poussant devant elle deux jeunes filles. L’une était mince, avec des cheveux
noirs coupés court comme ceux d’un garçon. L’autre, plus ronde, avait des boucles blondes. Elles
semblaient avoir quinze ou seize ans et avaient toutes deux un air désespéré.
— Voici Krin et Ellie, a annoncé Kete.
— Quand je te disais que notre passage à Levinshir avait été fructueux…, a dit Alleg en
souriant. Ce soir, t’en auras une pour te tenir chaud. C’est le cadeau que je te fais pour fêter ton
arrivée dans notre famille. Alors, laquelle tu préfères ?
Je les ai considérées tour à tour.
— Difficile de choisir. Accorde-moi un instant de réflexion.
Kete a fait asseoir les jeunes filles près du feu et leur a collé dans les mains un bol de ragoût
chacune. Ellie, la blonde, a porté avec raideur quelques cuillerées à sa bouche puis ses gestes se sont
ralentis et elle s’est arrêtée, comme un jouet mécanique en fin de course. Ses yeux semblaient presque
aveugles, comme si elle regardait quelque chose qu’aucun d’entre nous ne pouvait voir. Krin, en
revanche, fixait sur les flammes un regard farouche, son bol intact sur les genoux.
— Faudrait voir à y mettre un peu du vôtre, si vous voulez que les choses s’arrangent…, a
grondé Alleg.
De son poste près du feu, Anne a asticoté les filles du bout de sa cuillère.
— Allez, mangez !
Ellie a lentement porté une bouchée de viande à sa bouche. Krin s’est entêtée dans sa rébellion.
Anne s’est approchée en grommelant et l’a attrapée par le menton, s’apprêtant à la nourrir de force.
— Non ! me suis-je écrié. Elles mangeront quand elles auront vraiment faim. (Alleg a levé les
yeux vers moi et m’a considéré d’un œil soupçonneux.) Je sais de quoi je parle. Donne-leur plutôt
quelque chose à boire.
J’ai cru un moment que la vieille femme allait s’obstiner mais elle a haussé les épaules et a
lâché la jeune fille.
— De toute façon, j’en ai assez d’être obligée de la nourrir comme ça. Cette fille nous cause
que des ennuis.
Kete a ricané pour exprimer son approbation.
— La petite salope s’est jetée sur moi quand je l’ai détachée pour qu’elle fasse sa toilette, a-t-
elle dit en repoussant les cheveux de son visage pour montrer des traces de griffures. Elle a failli
m’arracher l’œil…
— Et elle a essayé de filer, a ajouté Anne, la mine renfrognée. J’ai commencé à la droguer, le
soir. Elle peut bien crever de faim, si ça lui chante…
Lanre est revenu avec deux chopes qu’il a glissées entre les mains soumises des filles.
— C’est de l’eau ? ai-je demandé.
— De la bière. C’est mieux pour elles, si elles mangent pas.
J’ai ravalé une protestation. Ellie a bu comme elle avait mangé, avec des gestes mécaniques. Le
regard de Krin est passé des flammes à la chope avant de se poser sur moi. J’ai ressenti un choc au
creux de l’estomac en découvrant sa ressemblance avec Denna. Elle a bu sans cesser de me regarder
et sans que ses yeux durs trahissent ce qui pouvait se passer en elle.
— Qu’elles viennent par ici, ai-je dit. Ça m’aidera peut-être à faire mon choix.
Kete les a fait asseoir, une de chaque côté de moi. Ellie s’est montrée docile, Krin tendue.
— Fais gaffe avec celle-là, a dit Kete en désignant la brune de la tête. Elle griffe comme un
chat.
Tim a fait sa réapparition, la mine blafarde. Il est allé s’asseoir près du feu, à côté d’Otto, qui
lui a donné un coup de coude.
— Hé ! tu veux un peu plus de ragoût ? a-t-il demandé d’une voix moqueuse.
— La ferme ! a grogné Tim.
— Une chope de bière apaiserait ton estomac, ai-je dit.
Il a acquiescé, apparemment prêt à essayer tout ce qui pourrait le soulager un peu, et Kete est
allée lui chercher une chope.
Comme les filles étaient désormais assises en face du feu, j’ai remarqué certaines choses qui
m’avaient échappé jusque-là : il y avait une ecchymose sombre sur la nuque de Krin ; les poignets de
la blonde étaient rougis par les liens mais ceux de Krin étaient tout entaillés, la chair à vif. À part
cela, elles sentaient bon. Leurs cheveux étaient brossés et leurs vêtements avaient été lavés
récemment. C’était sans doute Kete qui s’en était chargée.
Ces jeunes filles étaient encore plus jolies de près, à la lueur des flammes. J’ai étendu les bras
pour les prendre par les épaules. Krin a sursauté et s’est raidie. Ellie n’a pas réagi.
Fren m'a appelé depuis les arbres.
— Ça y est, on a monté la tente. Tu veux qu’on allume une lampe ?
— Oui, s’il te plaît, ai-je répondu.
J’ai regardé une fille puis l’autre avant de me tourner vers Alleg.
— Je n’arrive pas à me décider, ai-je déclaré en toute honnêteté. Alors je vais prendre les
deux.
Alleg a éclaté d’un rire incrédule puis, voyant que j’étais sérieux, il a protesté :
— Allons ! c’est pas juste pour les autres. En plus, me dis pas que tu peux t’en…
Je l’ai regardé droit dans les yeux et il s’est dérobé :
— Bon, même si tu peux, c’est pas…
— C’est la deuxième chose que je demande, ai-je dit d’un ton solennel. Je veux les deux.
Otto a poussé un cri de protestation qui a fait écho à l’expression déconfite de Gaskin et Laren.
— Seulement pour ce soir, ai-je précisé avec un sourire rassurant.
Fren et Josh sont venus nous rejoindre autour du feu.
— Tu peux t’estimer heureux que ce soit pas toi qu’il ait réclamé, a remarqué Fren en
s'adressant à Otto. C’est ce que Josh aurait demandé, lui. Pas vrai, Josh ?
— Ferme ta gueule ! a crié Otto, exaspéré. J’ai vraiment les tripes retournées, maintenant.
Je me suis levé et j’ai pris mon luth et mon épée. Ensuite, j’ai guidé les deux charmantes jeunes
filles jusqu’à ma tente.
57

NOIR AU CLAIR DE LUNE

Fren et Josh s’étaient bien acquittés de leur travail. La tente était assez haute pour qu’on se
tienne au centre mais un peu encombrée par nous trois. J’ai doucement poussé la blonde vers les
couvertures et les fourrures destinées à nous servir de couche.
— Assieds-toi, ai-je dit gentiment.
Comme elle ne réagissait pas, je l’ai prise par les épaules et elle s’est laissé faire. Ses yeux
bleus écarquillés avaient une expression absente. J’ai examiné son crâne mais n’ai pas vu trace de
blessure. Elle devait être simplement en état de choc.
Ensuite, j’ai pris dans mon sac de voyage un sachet de feuilles séchées réduites en poudre. J’en
ai versé un peu dans mon gobelet et j’y ai ajouté de l’eau de ma gourde. J’ai glissé le gobelet entre
les mains d’Ellie. Elle l’a pris sans protester, l’air absente.
— Bois, ai-je dit en essayant de prendre le ton que Felurian avait quelquefois adopté avec moi
pour gagner ma complaisance.
Cela a marché, à moins qu’elle n’ait eu tout simplement soif. Quelle que soit la raison, Ellie a
bu jusqu’à la dernière goutte, le regard toujours aussi lointain.
J’ai versé une autre dose de poudre dans le gobelet, je l’ai rempli d’eau et je l’ai tendu à la fille
brune.
Je suis resté ainsi plusieurs minutes, jusqu’à ce qu’elle finisse par cligner des yeux.
— Qu’est-ce que tu lui as donné ? a-t-elle demandé.
— Des feuilles de velia séchées, ai-je répondu. C’est un antidote, car il y avait du poison dans
le ragoût.
J’ai lu dans ses yeux qu’elle ne me croyait pas.
— J’ai pas touché au ragoût.
— Il y en avait aussi dans la bière et je t’ai vue en boire.
— Tant mieux, a-t-elle répliqué. Je veux mourir.
J’ai soupiré.
— Cela ne va pas te tuer, simplement te donner la nausée. Tu vas vomir et te sentir faible
pendant un jour ou deux.
Je lui ai une fois de plus offert le gobelet.
— Qu’est-ce que ça peut te faire, puisqu’ils vont me tuer ? S’ils le font pas maintenant, ils le
feront plus tard. Je préfère mourir…, a-t-elle conclu, mâchoires serrées.
— Ils ne t’ont pas empoisonnée. C’est moi qui les ai empoisonnés. Je suis désolé que tu aies bu
un peu de bière mais cette potion te soulagera.
Son regard a flanché une seconde puis s’est durci de nouveau.
— Si c’est inoffensif, t’as qu’à la boire toi-même.
— Je ne peux pas en prendre davantage, ai-je expliqué. Ça me ferait dormir et j’ai des choses à
faire, ce soir.
Le regard de Krin a dérivé vers le tas de couvertures.
— Non, ai-je assuré avec mon sourire le plus doux et le plus triste. Pas ce genre de choses…
Elle n’a pas esquissé le moindre geste et nous sommes restés un long moment immobiles. En
baissant les yeux, j’ai vu qu’Ellie s’était endormie, roulée en boule. Son visage était presque
paisible.
J’ai inspiré profondément et relevé la tête.
— Tu n’as aucune raison de me faire confiance, ai-je dit en regardant Krin droit dans les yeux.
Pas après ce qui t’est arrivé. Mais j’espère que tu le feras.
De nouveau, je lui ai tendu le gobelet. Cette fois-ci, elle l’a pris et l’a vidé d’un trait.
Un quart d’heure plus tard, elle dormait à son tour. J’ai enveloppé les deux jeunes filles d’une
couverture et regardé leurs visages. Elles étaient encore plus belles dans leur sommeil. Quand j’ai
repoussé une mèche de cheveux de la joue de Krin, elle a ouvert brusquement les yeux. Elle n’avait
plus un regard de marbre mais les yeux sombres d’une jeune Denna.
Je me suis figé, la main sur sa joue, puis ses paupières se sont refermées. Je ne sais si c’était
sous l’effet de la drogue ou de sa volonté de s’abandonner au sommeil.
Je me suis assis à l’entrée de la tente et j’ai posé Caesura en travers de mes genoux. La rage
couvait en moi et la vue des jeunes filles endormies était comme un vent qui attise les braises. J’ai
serré les dents et me suis forcé à penser à ce qui s’était passé dans ce campement, laissant le feu
m’envahir, laissant sa chaleur m’embraser tout entier.

J’ai attendu pendant trois heures, à l’écoute des bruits du campement. Des bribes de
conversations étouffées me parvenaient, mêlées à des jurons et des hoquets de vomissements. Peu à
peu, le silence s’est fait et je me suis détendu en respirant profondément, les yeux clos, comme me
l’avait appris Vashet, comptant lentement mes expirations.
Quand j’ai rouvert les yeux, j’ai regardé les étoiles et estimé que l’heure était venue. Je me suis
levé puis étiré longuement. Accrochée haut dans le ciel, une demi-lune projetait ses rayons d’argent
sur le paysage.
Je me suis approché lentement du campement, qui n’était plus éclairé que par les braises du feu.
C’est là que j’ai trouvé Otto, sa masse énorme affalée contre la roue d’un chariot. Il flottait dans l’air
une odeur de vomi.
— C’est toi, Kvothe ? a-t-il demandé d’une voix pâteuse.
— Oui, ai-je répondu en continuant d’avancer vers lui.
— Cette garce d’Anne a pas fait cuire assez sa viande, a-t-il gémi. Je le jure par Dieu tout-
puissant, jamais j’ai été aussi malade de ma vie… Et toi, comment tu te sens ?
Accrochant au passage un rayon de lune, Caesura a jailli et lui a tranché la gorge. Otto s’est
redressé sur un genou puis a basculé sur le côté, ses mains tachées de noir serrées autour de son cou.
Je l’ai laissé saigner noir au clair de lune, incapable de crier, mourant mais pas encore mort.
J’ai jeté un bout de métal dans les restes du feu et je me suis dirigé vers les autres tentes.
Derrière la carriole, je suis tombé sur Laren. Il a eu un mouvement de surprise en me voyant
l’épée à la main mais le poison avait ralenti ses mouvements. Il a à peine eu le temps de lever les
mains que Caesura lui avait transpercé la poitrine. Laren a basculé en arrière avec un cri étouffé et
s'est tordu sur le sol.
Alertés par le bruit, les gens sont sortis des tentes. Deux silhouettes indistinctes, qui devaient
être celles de Josh et Fren, ont sauté de l'arrière de la carriole la plus proche de moi. J’ai touché le
premier à l’œil avant qu’il ait posé le pied sur le sol et étripé le deuxième.
Ceux qui avaient assisté à la scène se sont mis à hurler et, d’un pas trébuchant, sont partis
chercher refuge dans la forêt. Seule la haute silhouette de Tim a surgi devant moi. La lourde épée
qu’il avait aiguisée toute la soirée avait des reflets d’argent sous la lune.
Mais j’étais prêt. J’avais déjà en main un deuxième petit morceau de fer et j’ai prononcé une
formule de liaison. Quand Tim s’est avancé, j’ai cassé en deux la lamelle de métal. Son épée a volé
en éclats dans un bruit de cloche fêlée et les morceaux ont été avalés par l’herbe sombre.
Tim avait plus d’expérience que moi, il était plus fort et avait une meilleure allonge. Même
abruti par le poison et armé d’un tronçon d’épée, il a réussi à me donner du fil à retordre. Mais je l’ai
feinté avec L’Amoureux se glisse par la fenêtre, lui tranchant la main au passage.
Il est tombé à genoux en étreignant son moignon. Je l’ai frappé en haut de la poitrine avant de
filer vers les arbres. Le combat n’avait pas duré longtemps mais chaque seconde comptait, car les
autres s’égaillaient déjà dans la forêt.
Je me précipitais dans la direction où j’avais vu une forme disparaître quand Alleg a surgi de
derrière un arbre. Il n’avait pas d’arme, seulement un petit couteau qui a lancé des éclairs quand il
s’est jeté sur moi. Nous avons roulé au sol et il m’a frappé à l’estomac. Ma tête a cogné contre une
racine et j’ai eu le goût du sang dans la bouche.
Je me suis remis debout avant lui et lui ai tranché le jarret avant de plonger ma lame dans son
ventre. Il s’est tordu sur le sol en gémissant et je suis parti à la poursuite des autres, une main plaquée
sur l’estomac. Je savais que bientôt la souffrance allait m'envahir et qu’il ne me restait sans doute pas
longtemps à vivre.

Ç'a été une longue nuit et je vous fais grâce de tous les détails. Je les ai tous retrouvés,
éparpillés dans la forêt. Anne s’était cassé une jambe dans sa fuite éperdue et Tim, malgré ses
blessures, avait réussi à se traîner à près de cinq cents mètres du campement. Ils ont crié et juré et
imploré ma pitié mais rien de ce qu’ils ont pu dire n’a su m'apaiser.
Ç'a été une terrible nuit mais je les ai tous retrouvés. Il n’y avait là ni honneur ni gloire.
Simplement une sorte de justice et du sang. Pour finir, j’ai rapporté tous les corps au campement.

Je suis revenu à ma tente au moment où le ciel pâlissait, annonçant les premières lueurs de
l’aube. Une ligne de feu irradiait mon ventre et le sang séché avait collé ma chemise à la plaie. Je
m’efforçais d’ignorer la souffrance de mon mieux, sachant que je ne pourrais de toute façon rien faire
avant que mes mains aient cessé de trembler et qu’il fasse grand jour. Il fallait que j’attende l’aube
pour juger de la gravité de ma blessure.
J’essayais de ne pas penser à tout ce que j’avais pu apprendre au Medica. Une plaie profonde
au ventre mène irrémédiablement au tombeau et le voyage est long et douloureux. Seul un médecin
habile doté du matériel adéquat aurait pu infléchir mon sort mais j’étais bien loin de tout lieu civilisé.
J’ai essuyé la lame de mon épée, je me suis assis devant ma tente et j’ai réfléchi.
58

LE CERCLE BRISÉ

Je m’affairais depuis près d’une heure quand le soleil est apparu par-dessus la cime des arbres,
dispersant lentement la rosée. J’avais trouvé une pierre plate qui me servait d’enclume et je martelais
un fer à cheval pour en modifier la forme. Sur le feu mijotait une marmite de gruau.
J’apportais la dernière touche à mon travail quand la tête de Krin est apparue prudemment au
coin de la carriole. J’avais dû la réveiller avec tout ce bruit.
— Oh ! mon Dieu ! s’est-elle écriée en sortant de sa cachette d’un pas mal assuré, la main sur la
bouche. Tu les as tués…
— Oui, ai-je répondu simplement, d’une voix qui m’a paru morte.
Elle m’a regardé d’un air hagard de la tête aux pieds, ses yeux s’attardant sur ma chemise
déchirée et maculée de sang.
— Est-ce que… ? Est-ce que tu vas bien ?
J’ai acquiescé en silence. Lorsque j’avais enfin eu le courage d’examiner ma blessure, j’avais
découvert que la cape de Felurian m’avait sauvé la vie. Au lieu de m’éventrer, le couteau d’Alleg
n’avait réussi à m’infliger qu’une balafre superficielle en travers de l’estomac. J’avais certes perdu
dans l’histoire une excellente chemise mais je pouvais m’estimer heureux de m’en tirer à si bon
compte.
À l’aide d’une lanière de cuir humidifiée, j’ai fixé le fer à cheval au bout d’un long piquet. Puis
j’ai ôté la marmite du feu et enfoui le fer à cheval dans les braises.
Krin s’est approchée lentement en regardant du coin de l’œil les cadavres qui gisaient de
l’autre côté des flammes. Je m’étais contenté d’aligner côte à côte les corps aux plaies béantes. Krin
les surveillait comme si elle craignait qu’ils ne se mettent à bouger.
— Qu’est-ce que tu fais ? a-t-elle fini par demander.
Pour toute réponse, j’ai tiré le fer à cheval des braises et me suis dirigé vers le corps le plus
proche. C’était celui de Tim. J’ai appuyé le fer chaud sur le dos de son unique main. La peau a
grésillé en fumant, collée au métal. J’ai retiré le fer, laissant une brûlure noirâtre sur sa peau claire.
Un cercle brisé. Je suis revenu vers le feu pour y réchauffer le fer.
Krin ne disait mot, trop stupéfaite pour réagir normalement. Je ne crois pas d’ailleurs qu’il y ait
une façon de réagir normalement à une situation de ce genre. Mais elle ne s’est pas mise à hurler ni ne
s’est enfuie comme je pensais qu’elle le ferait. Elle a simplement regardé le cercle brisé et répété :
— Qu’est-ce que tu fais ?
Quand j’ai fini par répondre, ma voix sonnait étrangement à mes oreilles :
— Les Edema Ruh sont une seule grande famille, ai-je expliqué. Comme un cercle fermé. Peu
importe si certains d’entre nous sont étrangers aux autres, nous n’en sommes pas moins une famille,
pas moins proches les uns des autres. Il faut bien que nous le soyons parce que nous sommes toujours
des étrangers, partout où nous allons. Nous sommes disséminés dans le monde et les gens nous
haïssent. Nous avons des lois, des lois que nous observons. Quand l’un de nous fait une chose qui ne
peut être réparée ou pardonnée, s’il met en péril la sécurité ou l’honneur des Edema Ruh, il est tué et
marqué d’un cercle brisé montrant qu’il n’est plus l’un des nôtres. Cela se produit rarement, car c’est
rarement nécessaire.
J’ai tiré le fer du feu et me suis approché du cadavre suivant. Otto. J’ai appuyé le fer sur le dos
de sa main et je l’ai écouté grésiller.
— Ceux-là ne sont pas des Edema Ruh, ai-je repris. Mais ils se faisaient passer pour tels. Ils
ont fait des choses qu’aucun Edema Ruh ne ferait, aussi je fais en sorte que tout le monde sache qu’ils
ne faisaient pas partie de notre famille. Les Ruh ne font pas le genre de choses que ces hommes ont
faites.
— Mais les carrioles ? a protesté Krin. Les instruments de musique ?
— Ce n’étaient pas des Edema Ruh, ai-je répété fermement. Ce n’étaient probablement même
pas non plus de véritables musiciens itinérants, juste une bande de voleurs qui a dû massacrer un
groupe de Ruh et décidé de prendre sa place.
Krin a regardé les cadavres avant de lever les yeux vers moi.
— Alors tu les as tués parce qu’ils faisaient semblant d’être des Edema Ruh ?
— Pour avoir fait semblant d’être des Ruh ? Non. Pour avoir tué des Ruh et leur avoir volé
leurs carrioles ? Oui. Pour ce qu’ils t’ont fait ? Oui.
— Mais si c’étaient pas des Ruh…, a fait Krin en regardant les carrioles bariolées. Qu’est-ce
qui a pu se passer ?
— Je serais moi aussi curieux de le savoir.
J’ai de nouveau tiré le fer du feu et me suis approché d’Alleg. J’ai appliqué le fer dans la
paume.
Le corps a eu un mouvement brusque et s’est mis à hurler.
— Il est pas mort ! a crié Krin d’une voix aiguë.
— Oh ! il est bien mort, ai-je déclaré froidement. Il remue encore un peu, c’est tout. Alors,
Alleg, comment es-tu tombé sur ces carrioles ?
— Salopard de Ruh ! a-t-il craché d’une voix pâteuse.
— Oui, j’en suis bien un, au contraire de toi. Où as-tu appris les signes et les coutumes de ma
famille ?
— Comment as-tu su ? a-t-il demandé. On connaissait les signes, la poignée de main… L’eau et
le vin, et les chansons avant le repas… Comment as-tu su ?
— Tu pensais pouvoir me rouler si facilement ? ai-je répliqué, sentant la colère monter à
nouveau en moi. C’est de ma famille, qu’il s’agit ! Les Ruh ne font pas ce que vous avez fait. Les Ruh
ne volent pas, n’enlèvent pas de jeunes filles.
Alleg a secoué la tête avec un sourire moqueur. Du sang luisait sur ses dents.
— Tout le monde sait bien ce que vous faites…
Je me suis emporté.
— Tout le monde s’imagine le savoir ! Les gens prennent les rumeurs pour argent comptant ! Et
tout ça à cause de gens comme vous ! ai-je crié sous le coup de la colère. Maintenant, tu vas me dire
ce que je veux savoir sinon Dieu lui-même pleurera quand il apprendra ce que je t’aurai fait.
Alleg a blêmi et a dû avaler sa salive avant de pouvoir répondre.
— Il y avait un vieil homme et sa femme et quelques autres musiciens. J’ai escorté leur troupe
pendant près de six mois et ils ont fini par me prendre avec eux.
Il s’est tu, comme à bout de souffle, mais il en avait assez dit.
— Et puis tu les as tués.
Alleg a secoué furieusement la tête.
— Non ! On a été attaqués sur la route. Ils nous ont surpris, a-t-il expliqué en désignant d’une
main faible les corps allongés près de lui. Tous les autres ont été tués. Moi, j’étais seulement…
assommé.
J’ai regardé la rangée de cadavres, ivre de rage, même si je savais déjà ce qu’il venait de dire.
Ils n’auraient pas pu se procurer des carrioles edema avec leurs signes intacts par un autre moyen.
— Après, je leur ai appris comment… comment se comporter comme une troupe. C’était la
belle vie, a conclu Alleg avant de se tordre de douleur.
Je me suis détourné, écœuré. C’était l’un de nous, d’une certaine manière. L’un de nos enfants
d’adoption. Le fait de le savoir rendait les choses dix fois pires. J’ai remis le fer dans les braises et
regardé la fille. Son regard était rivé sur Alleg et ses yeux avaient des reflets de silex.
Sans savoir si c’était vraiment la chose à faire, je lui ai proposé le fer. Son visage s’est durci et
elle l’a accepté.
Alleg n’a pas semblé comprendre ce qui se passait jusqu’au moment où elle a appuyé le fer
rougi sur sa poitrine. Il a hurlé en tentant de se débattre mais n’avait plus assez de forces pour
échapper à la morsure de feu. Krin a grimacé et ses yeux se sont emplis de larmes de rage.
Après une minute interminable, elle a ôté le fer et des larmes silencieuses ont roulé sur ses
joues.
Alleg a levé les yeux vers elle.
— On a quand même passé des bons moments, pas vrai ? a-t-il réussi à articuler. Ne…
Je l’ai fait taire d’un coup de pied dans les côtes. Il s’est raidi sous la douleur et a craché du
sang dans ma direction. Il s’est affalé, inconscient, quand je l’ai frappé une nouvelle fois.
Ne sachant trop que faire, j’ai repris le fer des mains de Krin et l’ai remis dans le feu.
— Ellie dort toujours ? ai-je demandé. (Elle a hoché la tête.) Tu crois que ça l'aiderait, de voir
ça ?
— Je crois pas, a-t-elle répondu en s'essuyant le visage du revers de la main. Je crois pas
qu’elle soit capable de supporter une chose pareille. Elle a pas toute sa tête, pour le moment.
— Vous venez toutes les deux de Levinshir ? ai-je demandé pour tenir à distance le silence qui
s’installait.
— La ferme de ma famille est juste au nord de la ville, a répondu Krin. Ellie, c’est la fille du
maire.
— Quand est-ce que ces types-là sont arrivés à Levinshir ? ai-je demandé en appliquant le fer
sur le dos d’une autre main.
L’odeur douceâtre de chair brûlée empuantissait l’air.
— Quel jour est-on ?
— C'est Felling.
— Ils ont débarqué le jour de Theden… Ça fait déjà cinq jours ? s’est-elle écriée d’un ton
incrédule. On était contentes de voir une pièce de théâtre, d'entendre les nouvelles et aussi de la
musique. C’est pas souvent que ça arrive. Ils avaient installé leur campement à la lisière de la ville.
Quand j’ai voulu qu’on me dise la bonne aventure, ils m’ont dit de revenir plus tard, le soir. Ils
étaient si chaleureux, si amicaux… (Krin a regardé les carrioles.) Quand j’y suis retournée, ils étaient
tous assis autour du feu. Ils m’ont chanté des chansons et la vieille m’a donné une infusion à boire.
J’ai pas pensé un instant que… On aurait dit ma grand-mère. (Ses yeux se sont posés sur le cadavre
de la vieille femme puis elle a détourné son regard.) Après, je me souviens plus de ce qui s’est
passé. Quand je me suis réveillée dans une des carrioles, il faisait nuit. J’étais ligotée, et… (Sa voix
s’est brisée et elle s’est machinalement frotté les poignets.) J’imagine qu’Ellie avait reçu le même
genre d’invitation.
J’ai apposé le fer sur la main du dernier corps. J’avais eu l’intention de les marquer au visage
mais j’étais envahi par la nausée. Je n’avais pas dormi et la colère qui avait brûlé en moi toute la nuit
venait de jeter ses derniers feux, me laissant engourdi et glacé.
— Tu as faim ? ai-je demandé en désignant la marmite de gruau qui tiédissait au coin du feu.
— Oui… Non, a-t-elle répondu après avoir jeté un coup d’œil aux corps.
— Moi non plus. Va réveiller Ellie. Je vous ramène chez vous.
Krin s’est hâtée vers la tente. À peine a-t-elle eu disparu que je me suis tourné vers la rangée de
cadavres.
— L’un de vous voit-il un inconvénient à ce que je quitte la troupe ? ai-je demandé.
Personne n’a répondu, alors je suis parti.
59

RÊVES

Il m’a fallu une heure pour mener les carrioles au cœur de la forêt et les y cacher. Là, j’ai dételé
les chevaux et j’ai effacé les marques caractéristiques des Edema. Il n’y avait qu’une seule selle,
aussi ai-je chargé les deux autres montures de toutes les provisions et tous les objets de valeur que
j’avais pu trouver.
Quand je suis revenu avec les chevaux, Krin et Ellie m’attendaient. Pour être exact, Krin
m’attendait. Ellie se tenait à côté d’elle, l'air absente, le regard vide.
— Tu sais monter ? ai-je demandé à Krin.
Elle a acquiescé et je lui ai tendu les rênes. Mais quand elle a mis un pied à l’étrier, elle a
secoué la tête.
— Non, je préfère marcher, a-t-elle dit en reposant lentement le pied sur le sol.
— Tu crois qu’Ellie pourra rester en selle ?
Krin a observé la jeune fille. L’un des chevaux, une jument du nom de Dame Blanche, l’a
poussée du museau avec curiosité sans obtenir de réponse.
— Je ne crois pas que ce soit bon pour elle après ce que…
— Alors nous marcherons.

— Qu'est ce qui est au cœur du Lethani ? demandai-je à Vashet.


— Le succès et la justesse de l’entreprise.
— Qu'est-ce qui est le plus important, le succès ou la justesse ?
— Ils sont identiques. Si tu agis avec justesse, le succès en découlera.
— Mais d’autres peuvent réussir par des actions impropres.
— Une conduite impropre n’amène jamais le succès, déclara fermement Vashet. Si un homme
se conduit de cette manière et réussit, c’est en dehors de l’esprit du Lethani. Sans le Lethani, il
n'est pas de véritable succès…

— Kvothe ? a fait une voix, m'arrachant à mes réflexions.


Mon regard s’est accommodé et Krin est apparue devant moi. Elle avait les cheveux ébouriffés
par le vent, la mine fatiguée.
— Kvothe ? a-t-elle répété timidement. Il commence à se faire tard.
J’ai regardé autour de moi et découvert l’horizon embrasé par le crépuscule. J’étais fourbu
jusqu’à la moelle et marchais comme un somnambule depuis la pause que nous avions faite pour
déjeuner.
— Merci de m'avoir tiré de ma rêverie, j’étais vraiment ailleurs.
Krin a ramassé du bois et préparé un feu. J’ai délesté un cheval de sa selle et débarrassé les
autres de leur chargement avant de les nourrir et de les bouchonner. Je me suis également donné la
peine de monter la tente. En temps ordinaire, je m’en serais passé mais, puisque nous avions des
montures pour les porter, j’avais décidé d’emporter la toile et les piquets, devinant que les filles
n’avaient pas l’habitude de dormir à la belle étoile.
Je me suis rendu compte que je n’avais pris qu’une couverture supplémentaire et j’ai laissé la
mienne sous la tente, car la nuit allait être fraîche.
— Le dîner est prêt, a annoncé Krin.
Krin avait fait merveille avec ce qu'elle avait sous la main en préparant une soupe aux pommes
de terre et au lard accompagnée de pain grillé. Une courge cuisait dans les braises.
Ellie m’inquiétait. Elle s’était comportée de la même manière toute la journée, avançant d’un
pas morne, sans mot dire et sans prêter attention à ce que nous pouvions lui dire. Krin et moi nous
étions rendu compte que, quand elle était laissée à elle-même, elle cessait de marcher ou quittait la
route si quelque chose accrochait son regard.
Je suis allé m’asseoir près d’Ellie et Krin m’a donné un bol de soupe avec une cuillère.
— Ça sent bon, ai-je dit.
Elle a esquissé un sourire et s’est servie à son tour. Elle remplissait un troisième bol quand elle
a eu un instant d’hésitation, se souvenant qu’Ellie ne mangerait pas toute seule.
— Veux-tu un peu de soupe, Ellie ? ai-je demandé d’un ton égal. Elle a l’air délicieuse.
La jeune fille avait le regard perdu dans les flammes.
— Veux-tu partager la mienne ? ai-je ajouté comme si c’était la chose la plus naturelle du
monde. (Je me suis rapproché d’elle et j’ai soufflé sur la cuillerée de soupe pour la refroidir.) Tiens !
Ellie l’a avalée mécaniquement, tournant à peine la tête vers moi. Ses yeux, qui reflétaient les
flammes, semblaient les fenêtres d’une maison vide.
J’ai pris dans mon bol une deuxième cuillerée, j’ai soufflé dessus et l’ai approchée de ses
lèvres, qu’elle a ouvertes au dernier moment. Je me suis penché, espérant voir autre chose dans ses
yeux que les reflets des flammes, mais je n’y ai rien lu.
— Je parie qu’on t’appelle Ell, ai-je dit pour faire la conversation. (J’ai lancé un coup d’œil à
Krin.) C’est pas vrai ?
Krin a haussé les épaules.
— On n’est pas vraiment amies. C’est juste Ellie Anwater, la fille du maire.
— On a vraiment fait une longue route, aujourd’hui, ai-je repris du même ton nonchalant.
Comment vont tes pieds, Krin ?
— Ils me font un peu mal, a-t-elle répondu en m'observant de ses grands yeux sombres.
— Les miens aussi. Il me tarde d'ôter mes chaussures. Comment vont tes pieds, Ell ?
Pas de réponse. Je lui ai fait avaler une autre cuillerée.
— Et il a fait chaud, aujourd’hui, ai-je continué. Mais ça va fraîchir, ce soir. Le temps idéal
pour passer une bonne nuit. Tu ne trouves pas, Ell ?
Pas de réponse. J’ai avalé moi-même un peu de soupe.
— Elle est vraiment très bonne, ai-je dit à Krin avant de me tourner vers sa compagne. C’est
une bonne chose que ce soit elle qui ait fait la soupe, parce que tout ce que je cuisine a un goût de
crottin. (De l’autre côté du feu, Krin a ri la bouche pleine et a failli s’étrangler.) S’il y avait eu une
chèvre dans le coin, j’aurais pu faire des petits pâtés de crottin chaud. Mais rien n’est perdu, je
pourrai encore en faire ce soir, si tu veux…
Ellie a froncé légèrement les sourcils et une petite ride a creusé son front.
— Tu as raison, ai-je repris. Ce n’est sans doute pas une bonne idée. Veux-tu un peu plus de
soupe, à la place ?
Elle a eu un signe de tête à peine perceptible et je lui en ai donné une cuillerée.
— C’est un peu salé. Veux-tu boire de l’eau ?
Un autre hochement de tête. Je lui ai passé la gourde et elle a bu goulûment, sans doute assoiffée
par notre longue marche.
— Veux-tu boire, Krin ?
— S’il te plaît, a répondu la jeune fille, qui couvait Ellie du regard.
D’un geste automatique, Ellie a tendu la gourde par-dessus le feu, laissant traîner la lanière
dans les braises. Krin s’en est saisie vivement en la remerciant.
J’ai maintenu la conversation à flot pendant tout le repas. Ellie a fini par manger toute seule.
Bien que son regard n’ait plus été aussi vide, elle semblait regarder le monde à travers une vitre
couverte de givre, le voyant sans vraiment le voir. Enfin, c’était déjà un progrès.
Après avoir avalé deux bols de soupe et un bon morceau de pain, elle a commencé à cligner des
paupières.
— Veux-tu aller dormir ? ai-je demandé.
Elle a hoché la tête avec un peu plus de fermeté.
— Veux-tu que je te porte jusqu’à la tente ?
Elle a ouvert grands les yeux à cette proposition et a secoué la tête.
— Peut-être que Krin t’aidera à te coucher, si tu le lui demandes.
Ellie s’est tournée vers l’autre jeune fille et ses lèvres ont bougé.
Krin m’a lancé un coup d’œil et j’ai hoché la tête.
— Allons nous coucher, alors, a dit Krin, comme l’aurait fait une grande sœur.
Elle s’est levée pour prendre Ellie par la main et l’aider à se lever. Dès qu’elles ont été parties,
j’ai terminé la soupe et mangé le bout de pain qui restait, un peu trop brûlé pour que je le donne aux
filles.
Krin est revenue peu de temps après.
— Elle dort ? ai-je demandé.
— Elle dormait avant que sa tête ait touché l’oreiller. Tu crois que ça va aller, pour elle ?
Ellie était en état de choc. Son esprit avait franchi les portes de la folie pour se protéger des
événements.
— Ce n’est qu’une question de temps, ai-je assuré en espérant ne pas me tromper. On se remet
vite, quand on est jeune.
J’ai eu un petit rire amer en prenant conscience que je devais n’avoir qu’un an de plus qu’elle.
Mais ce soir-là, les années semblaient compter double pour moi, certaines davantage, même.
J’avais beau me sentir noyé sous une chape de plomb, je me suis forcé à aider Krin à nettoyer
les plats. Après en avoir terminé et avoir attaché les chevaux un peu plus loin pour qu’ils puissent
paître, j’ai senti un certain malaise s’installer entre nous, qui n’a fait que croître quand nous avons
approché de la tente.
— Je vais dormir dehors, ce soir, ai-je annoncé en soulevant le morceau de toile qui servait de
porte.
Elle a eu l’air visiblement soulagée.
— Tu es sûr ? a-t-elle demandé.
J’ai hoché la tête. Elle est entrée et j’ai laissé retomber la toile. Presque aussitôt, elle l’a
soulevée de nouveau pour me tendre une couverture.
— Non, vous en aurez besoin, car la nuit va être fraîche.
Après m’être bien enveloppé dans les pans de mon shaed, je me suis allongé devant l’entrée de
la tente. Je ne voulais pas prendre le risque qu’Ellie vagabonde au cours de la nuit, et se perde ou se
blesse.
— Tu ne vas pas avoir froid ? a demandé Krin.
— Non, ça va aller.
J’étais si fatigué que j’aurais pu m’endormir sur un cheval au galop. J’étais même assez fatigué
pour dormir sous un cheval au galop.
Krin est allée se coucher. Je l’ai entendue s’installer sous les couvertures puis le silence est
retombé.
J’ai revu le regard étonné d’Otto quand je lui avais tranché la gorge. J’ai entendu les jurons
qu’Alleg me lançait tout en se débattant faiblement quand je l’avais traîné jusqu’aux carrioles. Je me
souvenais du sang. De la sensation du sang sur mes mains. De sa chaleur. De son épaisseur.
Je n’avais jamais tué personne de cette manière auparavant. Pas de sang-froid, pas au corps à
corps. Je me rappelais comme Kete avait crié, quand je l’avais débusquée dans la forêt : « C’était
eux ou moi ! J’avais pas le choix ! »
Il m’a fallu longtemps pour trouver le sommeil. Et quand je me suis finalement endormi, les
rêves qui le peuplaient étaient encore pires que mes souvenirs.
60

EN ROUTE POUR LEVINSHIR

Nous n’avons guère avancé, le lendemain, étant donné que Krin et moi devions mener trois
chevaux tout en surveillant Ellie. Heureusement que les bêtes étaient dociles, comme le sont celles
dressées par les Edema. Si les chevaux avaient été aussi difficiles à contrôler que la pauvre fille du
maire, nous ne serions sans doute jamais arrivés à bon port.
Il y en avait pourtant un, un superbe rouan qui aimait particulièrement s’aventurer dans les
fourrés et que j’avais baptisé Gratte-cul. La quatrième fois que j’ai dû le ramener sur la route, j’ai
considéré un instant l’idée de l’abandonner là. Je n’en ai rien fait, bien entendu. Posséder une bonne
monture, c’est comme avoir de l’argent en poche. De plus, pour regagner Severen, le trajet serait bien
plus facile à cheval.
Krin et moi faisions de notre mieux pour converser avec Ellie tout en marchant, ce qui semblait
l’aider. Et quand midi est arrivé, la jeune fille semblait presque avoir repris conscience de ce qui se
passait autour d’elle.
Au moment où nous nous apprêtions à reprendre la route après avoir déjeuné, une idée m’est
venue à l’esprit. J’ai guidé la jument grise pommelée jusqu’à l’endroit où se tenait Ellie. La jeune
fille tentait de démêler sa chevelure blonde en y passant les doigts, le regard encore un peu hagard.
— Tu connais Queue grise, n’est-ce pas ? ai-je dit en désignant la jument.
Elle a vaguement secoué la tête.
— J’aurais besoin que tu aides à la mener. Tu as déjà mené un cheval ?
Elle a acquiescé.
— Elle a besoin que quelqu’un s’occupe d’elle. Peux-tu t’en charger ?
Queue grise m’a regardé d’un œil rond, comme pour me faire savoir qu’elle n’avait pas plus
besoin d’être menée que d’être pourvue de roulettes, puis elle a baissé la tête et a gentiment poussé
du museau l’épaule de la jeune fille. Presque automatiquement, Ellie a tendu la main pour lui flatter
les naseaux et m’a pris les rênes des mains.
— Tu crois que c’est une bonne idée ? m’a demandé Krin quand nous sommes allés rassembler
les autres chevaux.
— Queue grise est douce comme un agneau.
— C’est pas parce que Ellie semble avoir autant de cervelle qu’une brebis qu’elles vont faire
une bonne paire, a répliqué Krin d’un ton malicieux.
Sa repartie m’a fait sourire.
— Nous allons les surveiller pendant une heure ou deux. Si ça ne marche pas, tant pis. Mais
parfois, la meilleure aide qu’une personne puisse trouver, c’est aider quelqu’un d’autre.

Comme j’avais mal dormi, j’étais deux fois plus fatigué. J’avais des aigreurs d’estomac et me
sentais irrité, comme si on m’avait passé la peau au papier de verre. Je me serais bien assoupi sur le
dos d’un des chevaux mais je ne pouvais me résoudre à le faire si les filles devaient continuer à pied.
Alors, j’ai continué à avancer d’un pas pesant en menant mon cheval par la bride. Il m’était
cependant impossible de me laisser aller à la paisible somnolence à laquelle je m’abandonnais
d’habitude lorsque je cheminais. J’étais assailli de pensées à propos d’Alleg, me demandant s’il était
encore en vie.
Je savais par ma fréquentation du Medica que la blessure au ventre que je lui avais infligée était
fatale. Je savais aussi que c’était une mort lente. Lente et pénible. Convenablement soigné, il aurait
pu se passer un espan avant qu’il ne succombe. Même sans secours, au milieu de nulle part, il pouvait
encore survivre quelques jours.
Des jours fort désagréables. L’infection gagnant, la fièvre allait le faire délirer. Le moindre de
ses mouvements allait rouvrir ses plaies. Il ne pouvait plus marcher, puisque je lui avais tranché le
jarret, et devrait donc se traîner pour se déplacer. À l’heure qu’il était, il devait de surcroît être
torturé par la faim et la soif.
Mais pas mort de soif. Non. Je lui avais laissé une gourde pleine d’eau. Je l’avais posée à côté
de lui avant de partir. Cependant, ce n’était pas par bonté d’âme que je l’avais fait. Ce n’était pas
pour rendre ses derniers moments moins difficiles. Je lui avais laissé la gourde parce que je savais
que, grâce à cette eau, il allait vivre plus longtemps et souffrirait davantage.
Lui laisser cette gourde était la chose la plus terrible que j’avais jamais faite de ma vie et,
maintenant que les cendres de ma colère avaient refroidi, je regrettais mon geste. De combien de
temps avais-je rallongé ainsi son supplice ? Un jour ? Deux ? Certainement pas plus de deux. J’ai
essayé de ne pas penser à ce qu’allaient être ces deux jours-là.
Même si je parvenais à chasser Alleg de mes pensées, j’avais à lutter contre d’autres démons.
Des tas de détails de cette nuit-là me revenaient en mémoire, des choses que ces hommes avaient
dites quand je les transperçais de mon épée. Les bruits qu’avait faits la lame en s’enfonçant dans leur
corps. L’odeur de leur peau quand je les avais marqués au fer rouge. Et j’avais tué deux femmes. Que
penserait Vashet de mes actes ? Qu’en penseraient les gens ?
J’étais épuisé par l’inquiétude et le manque de sommeil, et mes pensées ont tourné en rond
pendant le reste de la journée. C’est la force de l’habitude qui m’a permis de dresser notre
campement ce soir-là et c’est par pur effort de volonté que je suis parvenu à entretenir la
conversation avec Ellie. L’heure de dormir est arrivée avant que je me sois préparé à affronter le
sommeil et je me suis retrouvé enveloppé dans mon shaed, couché devant la tente qui abritait les
jeunes filles. J’avais vaguement conscience que Krin commençait à me regarder du même air inquiet
avec lequel elle avait surveillé Ellie ces deux derniers jours.
Je suis resté éveillé une demi-heure, les yeux grands ouverts, à me demander ce qui avait pu
arriver à Alleg.
Quand je me suis rendormi, ç'a été pour rêver que je les tuais. Dans mon rêve, j’arpentais la
forêt, impitoyable, telle la mort en personne.
Mais cette fois-ci, c’était différent. Je tuais Otto et son sang éclaboussait mes mains comme une
huile chaude. Puis je tuais Laren et Josh et Tim. Ils gémissaient et hurlaient en se tordant sur le sol.
Leurs plaies étaient atroces mais je ne pouvais pas détourner mon regard.
Puis les visages changeaient. Je tuais Teren, l’ancien mercenaire barbu de la troupe de mes
parents. Puis je tuais Trip. Puis je pourchassais Shandi dans la forêt, l’épée à la main. Elle gémissait
et pleurait de terreur. Quand je finissais par la rattraper, elle se cramponnait à moi, me renversant sur
le sol, enfouissant son visage dans ma poitrine, sanglotant. « Non non non », suppliait-elle. « Non non
non. »
Je me suis réveillé en sursaut. J’étais étendu sur le dos, terrifié, ne sachant où s’achevait le rêve
et où commençait la réalité. Il m’a fallu un instant pour comprendre ce qui se passait. Ellie avait
rampé hors de la tente et s’était blottie contre moi. Son visage était enfoui dans ma poitrine et sa main
me serrait désespérément le bras.
— Non non, gémissait-elle. Non non non.
Quand Ellie s’est tue, convulsée par les sanglots, ma chemise était trempée de ses larmes
brûlantes.
Je l’ai calmée en faisant de petits bruits réconfortants et j’ai caressé doucement ses cheveux. Au
bout d’un moment, elle s’est apaisée et a fini par sombrer dans le sommeil, toujours cramponnée à
moi.
J’ai pris garde à ne pas bouger, craignant de la réveiller. J’ai pensé à Alleg, à Otto et aux
autres. Je me suis souvenu du sang et des cris et de l’odeur de chair brûlée. Je me suis souvenu de
tout cela et j’ai rêvé des pires choses que j’aurais pu leur faire subir.
Je n’ai jamais refait ces cauchemars. Aujourd’hui, il m’arrive même de penser à Alleg et de
sourire.

C’est le lendemain que nous sommes arrivés à Levinshir. Ellie avait recouvré ses sens mais
demeurait silencieuse. Comme les filles se sentaient désormais assez bien pour prendre place à tour
de rôle sur le dos de la jument, nous avions parcouru près de dix kilomètres avant la pause de midi.
Elles s’étaient animées au fur et à mesure qu’elles reconnaissaient le paysage, les silhouettes des
collines à l’horizon, un arbre tordu au bord de la route.
Mais aux abords de Levinshir, elles sont redevenues silencieuses.
— C’est juste de l’autre côté de cette butte, a annoncé Krin en mettant pied à terre. Ellie, à toi
de monter en selle.
La jeune fille l’a regardée, m’a regardé, a regardé ses pieds. Elle a secoué la tête.
— Comment ça va, vous deux ? ai-je demandé.
— Mon père va me tuer.
La voix de Krin s’était réduite à un murmure et son visage montrait tous les signes d’une frayeur
intense.
— Ce soir, ton père sera l’homme le plus heureux du monde, ai-je dit. Il sera peut-être un peu
en colère aussi, mais c’est seulement parce qu’il aura eu une peur bleue ces huit derniers jours.
Krin a paru un peu plus rassurée mais Ellie a éclaté en sanglots. Krin a passé un bras autour de
ses épaules et a tenté de l’apaiser.
— Personne voudra plus m’épouser, a gémi Ellie. J’allais me marier avec Jason Waterson et
l’aider à tenir son échoppe. Il me mariera plus, maintenant. Personne voudra de moi.
J’ai regardé Krin et vu la même peur sur son visage. Mais ses yeux étaient pleins de colère,
alors que ceux d’Ellie ne reflétaient qu’un profond désespoir.
— Il n’y a qu’un imbécile pour penser de la sorte, ai-je assuré avec toute la conviction que j’ai
pu y mettre. Et vous deux, vous êtes bien trop belles et bien trop intelligentes pour épouser des
imbéciles.
Cette déclaration a semblé avoir un certain effet sur Ellie, qui a levé les yeux vers moi comme
si elle cherchait quelque chose à quoi s’accrocher.
— C’est la vérité, ai-je ajouté. Et rien de tout ce qui est arrivé n’est votre faute. Faites en sorte
de vous en souvenir, pendant les jours à venir.
— Je les hais ! a craché Ellie, me surprenant par sa rage soudaine. Je hais les hommes !
Le visage déformé par la colère, elle agrippait les rênes de Queue grise d’une main aux
jointures blanchies.
Krin l’a serrée contre elle et m’a regardé. Ses yeux sombres reflétaient exactement ce qu’Ellie
venait de dire.
— Tu as toutes les raisons de les haïr, ai-je dit, me sentant plus furieux et plus désemparé que
je ne l’avais jamais été. Mais je suis un homme, moi aussi. Nous ne sommes pas tous comme ça.
Nous sommes restés là encore un moment, à quelques centaines de mètres de l’entrée de la
ville. Nous avons bu un peu d’eau et mangé un morceau pour calmer nos nerfs. Puis je les ai
ramenées chez elles.
61

RETOUR AU BERCAIL

Levinshir n’était qu’un gros bourg. Deux cents personnes devaient vivre là, peut-être trois en
comptant les fermes environnantes. C’était l’heure du repas quand nous en avons franchi les portes.
Ellie m'a dit que sa maison se trouvait de l’autre côté. J’espérais pouvoir y amener les filles sans que
personne nous voie. Elles étaient épuisées et avaient l’air hagard. La dernière chose dont elles
avaient besoin, c’était tomber sur des voisins curieux.
Mais nous n’avons pas eu cette chance. Nous étions en plein milieu du bourg quand j’ai perçu
un mouvement à une fenêtre. Une voix de femme a crié : « Ellie ! » et en quelques secondes les gens
sont sortis de toutes les maisons environnantes.
Ce sont les femmes qui se sont montrées les plus rapides. Une dizaine d'entre elles ont formé
autour des filles un rempart de protection, riant, pleurant et se serrant dans les bras les unes les
autres. Les filles ne paraissaient pas y trouver à redire. Peut-être était-ce mieux ainsi. Un accueil si
chaleureux leur ferait sans doute beaucoup de bien.
Les hommes se tenaient à distance, sachant bien qu’ils n’étaient pas à la hauteur, en de telles
circonstances. La plupart observaient la scène depuis le pas de leur porte ou une encoignure de
fenêtre. Une demi-douzaine d’entre eux se sont aventurés lentement dans la rue pour juger de la
situation. C’étaient des hommes prudents, qui connaissaient tout le monde à dix kilomètres à la ronde.
Il n’y avait pas un seul étranger, dans une bourgade comme Levinshir. À part moi.
Aucun de ces hommes n’était un parent proche des filles. Même si cela avait été le cas, ils
savaient qu’ils n’auraient pu les approcher avant au moins une heure, peut-être même une journée.
Aussi laissaient-ils leurs épouses et leurs sœurs prendre tout en charge. Puisqu’ils n’avaient rien
d’autre pour les occuper, leur attention s’est reportée sur moi, après s’être attardée un instant sur les
chevaux.
J’ai fait signe à un gamin.
— Va dire au maire que sa fille est revenue ! Allez, cours !
Il a détalé comme un lapin, faisant voler la poussière sous ses pieds nus.
Les hommes se sont lentement approchés de moi, leur méfiance innée envers les étrangers
augmentée au centuple par les événements récents.
Un garçon qui devait avoir une douzaine d’années, plus hardi, s’est approché pour reluquer mon
épée et ma cape.
— Comment tu t’appelles ? lui ai-je demandé.
— Pete.
— Tu sais monter à cheval, Pete ?
Il a pris un air offensé.
— Plutôt, oui !
— Tu sais où est la ferme des Walker ?
— À trois kilomètres au nord, après le moulin.
Je lui ai tendu les rênes du rouan.
— Va leur dire que leur fille est de retour. Qu’ils prennent le cheval pour venir jusqu’ici.
Je n’ai pas eu le temps de l’aider qu’il était déjà en selle mais j’ai pris la peine de régler les
étriers pour qu’il ne se tue pas en chemin.
— Si tu fais l’aller et retour sans t’ouvrir le crâne et sans casser une jambe à mon cheval, je te
donnerai un sou.
— Vous m’en donnerez deux ! a-t-il répliqué.
J’ai ri. Il a tourné bride avant de partir au trot.
Entre-temps, les hommes s’étaient rapprochés, faisant cercle autour de moi.
Un homme massif à la barbe grisonnante et à la mine renfrognée semblait avoir pris la direction
des opérations.
— Qui es-tu ? a-t-il demandé d’un ton laissant entendre : D’où tu sors, toi ?
— Kvothe, ai-je répondu d’un ton courtois. Et vous ?
— Je vois pas en quoi ça te regarde, a-t-il grogné. Qu’est-ce que tu fais ici ?
Qu'est-ce que tu fiches ici, avec nos deux filles ?
— Par la mère de Dieu ! Seth ! a protesté un homme plus âgé. T’as pas plus de jugeote qu’un
chiot ! C’est pas une façon de parler à…
— Sois pas insolent, Benjamin ! a rétorqué l’autre. On a bien le droit de savoir qui c’est, non ?
(Il s’est tourné vers moi et a avancé de quelques pas.) T’étais avec cette maudite troupe qu’est passée
par ici ?
J’ai secoué la tête, m'efforçant de prendre l’air le plus inoffensif qui soit.
— Non.
— Moi, je crois que si. Je trouve que t'as la gueule d’un de ces Ruh. T’as leurs yeux…
Les hommes ont tendu le cou pour mieux m’examiner.
— Bon Dieu ! Seth ! a repris le vieil homme. Il n’y avait pas un seul roux, parmi eux. On s’en
souviendrait, d'une couleur de cheveux pareille. Il n’était pas avec eux.
— Pourquoi aurais-je ramené vos filles, si j’étais de ceux qui les avaient enlevées ? ai-je fait
remarquer.
Son visage s’est fermé et il s’est approché de moi à pas lents.
— Ah ! tu veux jouer au petit malin avec moi ? Tu t’imagines peut-être qu’on est tous des
demeurés, ici ? Tu t’es dit que si tu les ramenais, t’aurais droit à une récompense ou qu’après ça on
n’enverrait personne à tes trousses.
J’étais presque à sa portée, désormais, et il me foudroyait d’un regard mauvais.
En regardant autour de moi, j’ai vu la même colère se dessiner sur les visages de tous les
hommes présents. C’était le genre de colère qui en vient lentement à bouillonner dans les cœurs
d’hommes de bien qui réclament justice et qui, découvrant qu’elle est hors d’atteinte, décident de se
venger.
Comme je tentais de trouver un moyen de calmer la situation, la voix de Krin s’est élevée dans
mon dos.
— Seth ! Laisse-le tranquille !
L’homme s’est figé, les poings presque levés.
Le cercle des femmes s’est ouvert pour laisser passer Krin qui s’est interposée.
— C’est lui qui nous a sauvées, abruti de mange-merde ! a-t-elle crié d’une voix furieuse. Il
nous a sauvées ! Et pendant ce temps-là, où est-ce que vous étiez, tous autant que vous êtes ?
Pourquoi vous êtes pas venus nous chercher ?
Seth a reculé, partagé entre la colère et la honte. La colère a gagné.
— On est venus ! a-t-il répliqué. Dès qu’on s’est rendu compte de ce qui s’était passé, on est
partis après eux. Ils ont tué le cheval de Bil sous lui et il a eu la jambe écrasée. Jim a récolté un coup
d’épée dans le bras et le vieux Cupper s’est pas encore remis, tellement ils l’ont cogné. Il a failli y
rester…
Sur les visages qui m’entouraient, j’ai vu les véritables raisons de la colère de ces hommes.
L’impuissance qu’ils avaient ressentie, d’avoir été incapables de défendre leur communauté contre
les agissements de ces bandits. Leur échec à récupérer les filles de leurs amis, l’humiliation qu’ils
avaient éprouvée, face à leurs voisins…
— Eh bien ça a pas suffi ! a rétorqué Krin avec virulence, ses yeux lançant des éclairs.
Sur ma gauche un jeune fermier qui n’avait pas dix-huit ans s’est écrié :
— Rien de tout ça serait arrivé si t’étais pas allée traîner avec ces putains de Ruh !
Je lui avais cassé le bras avant de me rendre compte de ce que je faisais et il a hurlé en
s’écroulant sur le sol.
Je l’ai attrapé au collet pour le relever.
— Comment tu t’appelles ? lui ai-je grogné au nez.
— Mon bras ! a-t-il gémi, les yeux écarquillés.
Je l’ai secoué comme une poupée de chiffon.
— Ton nom !
— Jason, a-t-il balbutié. Au nom du ciel, mon bras…
De ma main libre, je lui ai attrapé le menton pour tourner son visage vers Krin et Ellie.
— Jason…, ai-je sifflé. Je veux que tu regardes ces filles. Et je veux que tu réfléchisses à
l’enfer qu’elles ont vécu, pieds et poings liés à l’arrière d’une carriole. Après, tu pourras te
demander ce qui est pire : avoir un bras cassé ou être enlevée et violée quatre fois par nuit ? (Puis
j’ai retourné son visage vers moi pour chuchoter à son oreille.) Après avoir réfléchi à la question, je
veux que tu implores Dieu de te pardonner pour ce que tu as dit. Et si tu es sincère, Tehlu
t’accorderas la guérison et ton bras restera droit. (Ses yeux terrifiés étaient mouillés de larmes.) Mais
après ça, si jamais tu as la moindre pensée désobligeante pour l’une de ces filles, tu auras
l’impression qu’un fer rouge te fouille la moelle des os. Et si jamais tu prononces la moindre parole
désobligeante à leur égard, tu seras pris par la fièvre, la gangrène s’y mettra et il faudra te couper le
bras si tu veux la vie sauve. Enfin, si jamais tu lèves la main sur l’une d’elles, je le saurai. Je
reviendrai, je te tuerai, et je pendrai ton cadavre à un arbre.
Les larmes roulaient sur ses joues, désormais, mais je n’aurais pu dire si c’était la honte, la
peur ou la souffrance qui les avait provoquées.
— Maintenant, tu vas aller lui dire que tu es désolé.
Je l’ai lâché après m’être assuré qu’il tenait sur ses jambes et j’ai désigné l’endroit où se
tenaient Krin et Ellie, que les femmes entouraient d’un cocon protecteur.
— J’aurais pas dû dire ça, Ellie, a-t-il sangloté d’une voix misérable en se tenant le bras.
C’était un démon qui parlait par ma bouche. J’étais mort d’inquiétude, je te jure ! On l’était tous. Et
on a essayé de venir te chercher, mais ils étaient nombreux et ils nous sont tombés dessus sur la route
et après on a dû ramener Bil ici, sinon il serait mort, à cause de sa jambe.
Le nom de ce garçon m’a brusquement rappelé quelque chose. Jason… Je me suis alors rendu
compte que c’était le bras du fiancé d'Ellie, que j’avais dû casser. Curieusement, je ne m’en sentais
pas plus mal pour autant. En fait, c’était la meilleure chose qui aurait pu lui arriver.
En regardant autour de moi, j’ai constaté que toute colère semblait avoir abandonné les
villageois. C’était comme si mon éclat avait consommé toutes les réserves de rage que renfermaient
leurs cœurs. Tous avaient les yeux fixés sur Jason et semblaient embarrassés, comme si le jeune
garçon présentait des excuses en leur nom à tous.
Un grand gaillard florissant de santé est alors arrivé en courant, une dizaine de personnes sur
ses talons. À son assurance, j’ai deviné que c’était le père d'Ellie. Il a forcé le barrage des femmes
pour aller prendre sa fille dans ses bras et la serrer à l’étouffer.
Dans ce genre de bourgade, on trouve deux catégories de maires. Il y a les hommes d'un certain
âge, au crâne dégarni et à la taille corpulente, qui ont le sens des affaires et tendance à se tordre les
mains quand se produit un événement inattendu. Mais on trouve aussi des hommes à la stature
imposante et aux larges épaules dont la famille a lentement acquis sa prospérité en trimant comme des
damnés derrière une charrue pendant vingt générations. Le père d'Ellie était ce type de maire-là.
Il est venu vers moi sans lâcher les épaules de sa fille.
— Si j’ai bien compris, c’est toi que je dois remercier de nous avoir rendu nos filles.
Quand il m’a tendu la main, j’ai vu qu’il avait le bras bandé, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir
une poigne solide. Il m’a décoché le plus grand sourire que j’avais vu depuis que j’avais quitté
Simmon à l’Université.
— Comment va votre bras ? ai-je demandé sans me rendre compte que j’avais pris un ton
doctoral avant d’ajouter, devant sa mine surprise : J’ai quelques notions de médecine et je sais
combien ce genre de blessure peut être difficile à soigner, quand on est loin de la ville.
Surtout quand on vit dans une contrée où le mercure est paré de vertus bénéfiques… , ai-je
pensé.
Son sourire est revenu et il a fait jouer ses doigts.
— J’ai encore une petite raideur dans la main, rien de plus. Ils nous ont pris par surprise. J’en
avais chopé un mais il m’a filé un coup d’épée et a réussi à s’enfuir. Alors, comment tu as fait pour
tirer nos filles des pattes de ces salopards d’Edema Ruh ? a-t-il fini par demander.
— Ce n’étaient pas des Edema Ruh, ai-je répondu, d’une voix plus tendue que je ne l’aurais
souhaité. Ce n’étaient même pas de véritables comédiens ambulants.
Son sourire s’est figé.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Ce n’étaient pas des Edema Ruh. Nous ne faisons pas le genre de choses qu’ils ont faites.
— Écoute, a fait le maire qui commençait à perdre patience. Je sais très bien ce que ces gars-là
font et ce qu’ils ne font pas. Ils ont débarqué, tout sourires et tout miel, ils ont joué un peu de
musique, se sont fait quelques sous… Mais après, ils ont commencé à causer des ennuis en ville.
C’est quand je leur ai dit de ficher le camp qu’ils ont enlevé nos filles.
Il avait craché ces derniers mots d’une voix furieuse.
— Comment ça, nous ? s’est étonnée une voix derrière moi. Jim, il a dit nous !
Seth est venu se planter à côté du maire pour me regarder sous le nez.
— Je vous l’avais bien dit ! Je les reconnais toujours à leurs yeux.
— Attends un peu…, a lâché le maire d’un ton incrédule. Tu es en train de me dire que tu es
l’un d’entre eux ?
Son expression s’était faite menaçante.
Avant que j’aie pu m’expliquer, Ellie est intervenue.
— Je t’en prie, papa ! Ne dis pas ça ! a-t-elle imploré en s’accrochant à son bras valide,
comme pour le détourner de moi. Ne le mets pas en colère, surtout. Il n’était pas avec eux. C’est lui
qui m’a sauvée, qui m’a ramenée ici.
Le maire s’est radouci mais toute sa bonne humeur avait disparu.
— Explique-toi, a-t-il ordonné d’un ton sévère.
En mon for intérieur, j’ai poussé un soupir de soulagement, me rendant compte dans quel
guêpier j’avais réussi à me fourrer.
— Ce n’étaient pas des comédiens ambulants et sûrement pas des Edema Ruh. C’étaient des
bandits qui ont tué des membres de ma famille et ont volé leurs carrioles. Ils se faisaient tout
simplement passer pour une troupe itinérante.
— Mais comment ont-ils pu avoir l’idée de se faire passer pour des Ruh ? a demandé le maire
d’une voix stupéfaite, comme si une telle pensée était totalement incompréhensible.
— Tout simplement pour pouvoir arriver à leurs fins, ai-je répliqué. Vous les avez laissés
s’installer dans votre bourg et ils ont trompé votre confiance. C’est une chose qu’un Edema Ruh ne
ferait jamais.
— Tu n’as pas répondu à ma question. Comment as-tu réussi à délivrer les filles ?
— Je me suis débrouillé, ai-je répondu simplement.
— Il les a tués ! a dit Krin, assez fort pour que tout le monde entende.
Tous les regards se sont tournés vers moi. Une bonne partie de l’assemblée devait se dire : Il
les a tués tous ? Il a tué sept hommes ? Et le reste devait penser : Il y avait deux femmes, avec
eux… Il les a tuées aussi ?
Le maire s’est redressé de toute sa hauteur.
— C’est une bonne chose, a-t-il fini par dire, comme s’il venait tout juste de parvenir à cette
conclusion. La terre se portera beaucoup mieux sans eux.
La tension a baissé d’un cran.
— Ce sont leurs chevaux, ai-je expliqué en désignant les montures qui transportaient nos
bagages. Ils appartiennent aux filles, à présent. À près de soixante kilomètres à l’est, vous trouverez
les carrioles. Krin vous montrera où elles sont cachées. Elles sont aux filles, maintenant.
— Elles en tireront sans doute un bon prix à Temsford, a remarqué le maire d’un air songeur.
— Avec les instruments de musique, les vêtements et le reste, elles vont toucher une jolie
somme. Partagée en deux, cela fera des dots rondelettes, ai-je déclaré d’une voix ferme.
— J’y veillerai, a-t-il dit en soutenant mon regard.
— Et rien en compensation des dégâts qu’ils ont faits ? a protesté un homme au ventre ceint
d’un tablier. Ils ont saccagé ma salle et volé deux fûts de ma meilleure bière !
— Vous avez des filles ? ai-je demandé tranquillement. (L’effroi qui s’est peint sur son visage
m’a apporté la réponse.) Alors je crois que vous vous êtes plutôt bien sorti de toute cette affaire.
Le maire a fini par remarquer que Jason tenait son bras serré contre lui.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Jason a baissé le nez et c’est Seth qui a répondu à sa place :
— Il a dit des choses qu’il aurait pas dû dire.
En découvrant la tête que faisaient les villageois, le maire a compris qu’il valait mieux ne pas
s’appesantir sur la question et a haussé les épaules.
— Je pourrais te poser une attelle, ai-je dit au jeune homme.
— Non ! s’est écrié Jason, avant de se reprendre. Je préfère aller chez Grand’Ma.
J’ai regardé le maire d’un air interrogateur.
— Quand on s’écorche les genoux, c’est elle qui s’occupe de nous, a-t-il dit avec un sourire
affectueux.
— Bil est chez elle ? ai-je demandé. L’homme qui a eu la jambe écrasée ?
Il a hoché la tête.
— Telle que je la connais, elle le lâchera pas des yeux avant un bon espan.
— Je t’accompagne, ai-je dit à Jason qui soutenait son bras avec précaution, le visage trempé
de sueur.

Puisque nous étions bien loin de toute civilisation, je m’attendais à ce que cette Grand’Ma soit
une vieille bossue qui soignait ses patients avec des sangsues et de l’alcool de bois.
Mon opinion s’est modifiée radicalement dès que j’ai vu l’intérieur de sa maison. Les murs
étaient couverts de bouquets d’herbes séchées et sur les étagères s’alignait une ribambelle de fioles
soigneusement étiquetées. Trois épais ouvrages reliés étaient posés sur un petit bureau. L’un d’eux
était ouvert et j’ai reconnu l'Heroborica. Des annotations étaient portées dans la marge et certaines
entrées avaient été amendées ou entièrement rayées d’un trait de plume.
Grand’Ma n’était pas si vieille que je l’avais pensé, bien qu'elle ait eu son lot de cheveux
blancs. Elle n’était pas bossue non plus et était même un peu plus grande que moi. Elle avait de
larges épaules et un visage rond et souriant.
Elle a mis sur le feu une bouilloire en cuivre en chantonnant. Puis elle a pris une paire de
ciseaux et a fait asseoir Jason en le poussant gentiment par l’épaule. Pâle et transpirant, le garçon
s’est mis à jacasser nerveusement pendant qu’elle découpait méthodiquement sa chemise.
En quelques minutes, sans quelle ait eu à poser de questions précises, il lui a fait un rapport
circonstancié du retour de Krin et Ellie.
— C’est une fracture propre et nette, a-t-elle remarqué en interrompant son discours. Comment
c’est arrivé ?
Jason m’a regardé d’un œil hagard puis a détourné les yeux.
— Rien, a-t-il bredouillé avant de se rendre compte qu’il n’avait pas répondu à la question. Je
veux dire…
— C’est moi qui l’ai cassé, ai-je dit. J’ai pensé que la moindre des choses serait de
l’accompagner pour voir si je pouvais être de quelque utilité.
Elle a levé les yeux sur moi.
— Tu t’es déjà occupé de ce genre de chose ?
— J’ai étudié la médecine à l’Université.
— Alors, tu vas sans doute pouvoir maintenir les éclisses en place pendant que je pose le
bandage. D’habitude, j’ai une aide, mais elle s’est esquivée pour aller voir à quoi rimait tout ce
remue-ménage.
Jason m’a surveillé d’un air inquiet pendant que j’immobilisais son bras dans une attelle mais il
a fallu moins de trois minutes à Grand’Ma pour le panser avec une compétence blasée. Après cette
démonstration, je me suis dit qu’elle valait mieux que la plupart des étudiants croisés au Medica.
— Tu as de la chance, a-t-elle dit ensuite à Jason. On n’a même pas eu à remettre cette fracture.
Si tu ne t’en sers pas pendant un mois, ton bras sera comme avant.
Le garçon a filé aussi vite qu’il a pu et, après s’être fait prier un brin, Grand’Ma m’a autorisé à
voir Bil, qui était installé dans la pièce du fond.
Si la fracture de Jason était propre et nette, celle de Bil était effroyable. Les os du bas de la
jambe étaient brisés en plusieurs endroits et, malgré le bandage, j’ai constaté que les chairs étaient
terriblement gonflées. Au-dessus du pansement, la peau, marbrée et couverte d’ecchymoses, était
tendue comme celle d’une saucisse sur le point d’éclater.
Bil était pâle mais avait l’esprit alerte, rassuré par le fait qu’il parviendrait sans doute à
conserver sa jambe. Quant à savoir ce qu’il allait pouvoir en faire, c’était autre chose. Il s’en
sortirait sans doute en boitant bas et j’étais prêt à parier qu’il ne pourrait jamais plus courir.
— Quelle sorte d’homme faut-il être, pour abattre un cheval comme ça ? s’est-il indigné. C’est
pas une chose à faire.
Il s’agissait bien sûr de sa propre monture et ce n’était pas le genre de bourgade où il y avait
des chevaux à revendre. Bil était un jeune homme marié de fraîche date, avec sa petite ferme, et qui
risquait de rester estropié à vie pour avoir tenté de faire ce qu’il estimait juste.
Grand’Ma lui a donné deux cuillerées d’une potion tirée d’une fiole brune. Quand il a fermé les
yeux, elle m’a fait sortir de la pièce et a tiré la porte derrière nous.
— Est-ce que l’os a transpercé la peau ? ai-je demandé.
Elle a hoché la tête tout en replaçant la fiole sur son étagère.
— Qu’est-ce que vous avez utilisé, pour prévenir l’infection ?
— Tu veux dire pour écarter les miasmes ? De la bardane.
— Vraiment ? me suis-je étonné. Vous n’utilisez pas la racine de maranthe ?
— De la maranthe ! a-t-elle ricané en tirant du feu la bouilloire qui sifflait. Tu es déjà parvenu à
repousser les miasmes en l’utilisant ?
— Non, ai-je avoué.
— Alors je vais t’épargner la peine de faire des victimes, a-t-elle dit en prenant deux bols en
bois. La maranthe n’a aucune vertu médicinale. Tu peux en manger, à la rigueur, mais c’est tout ce
qu’on peut en faire.
— Pourtant, un emplâtre de maranthe et de bellonne est censé être idéal pour un cas de ce genre.
— La bellonne n’est peut-être pas totalement inefficace, mais il vaut mieux utiliser de la
bardane. J’aurais préféré de la rouette mais on ne trouve pas toujours ce qu’on veut. Moi, j’utilise
une pâte de feuille-mère et de la bardane et, comme tu peux le voir, Bil se porte très bien. La
maranthe est facile à trouver et sa pulpe est fluide mais elle n’a aucune propriété en soi. (Elle a
secoué la tête.) Maranthe et camphre… Maranthe et bellonne… Maranthe et sa langue… La maranthe
n’est qu’un bon conducteur des vertus des autres plantes.
J’ai ouvert la bouche pour protester mais mes yeux se sont posés sur l’exemplaire annoté de
l'Heroborica et j’ai décidé de n’en rien faire.
Grand’Ma a versé dans nos bols un peu de liquide brûlant.
— Assieds-toi un moment, a-t-elle dit. Tu as l’air épuisé.
J’ai regardé avec envie le siège qu'elle me proposait.
— Il vaut mieux que j’y retourne.
— Tu as le temps de prendre une infusion, a-t-elle protesté en me tirant par le bras pour me
forcer à m'asseoir. Il faut que tu manges un morceau, aussi. Tu es blanc comme une endive et j’ai là
un petit bout de gâteau qui n’a personne pour lui donner asile dans son estomac.
J’ai tenté de me rappeler si j’avais déjeuné ce jour-là. Je me souvenais d’avoir nourri les
filles…
— Je ne veux pas vous causer plus de tracas, ai-je dit. Je vous ai déjà donné beaucoup de
travail.
— Il était temps que quelqu’un lui donne une leçon, à ce garçon, a-t-elle remarqué sur le ton de
la conversation. On peut dire qu’il a une grande gueule et qu’il s’en sert souvent. Allez, bois un peu et
je te donnerai du gâteau ensuite.
La vapeur qui s’échappait du bol avait une odeur merveilleuse.
— Qu’est-ce que c’est, comme infusion ? ai-je demandé.
— Des baies d’églantine et une goutte d’alcool de pomme que je fais moi-même, a-t-elle
répondu avec un grand sourire qui a fait naître des rides au coin de ses yeux. Si tu veux, je peux y
ajouter un peu de maranthe…
J’ai souri et bu une gorgée. La chaleur du liquide s’est répandue dans ma poitrine et j’ai senti
mon corps se relâcher. Ce qui était étrange, car je ne m’étais pas rendu compte à quel point j’étais
tendu.
Grand’Ma s’est affairée un instant puis a posé deux assiettes sur la table avant de s’installer non
loin de moi dans un fauteuil.
— Tu as vraiment tué tous ces gens ? a-t-elle demandé sans détours.
Il n’y avait pas trace d'accusation dans sa voix. C’était simplement une question.
J’ai hoché la tête.
— Tu n’aurais sans doute pas dû le leur dire, a-t-elle commenté. Ça risque de faire des
histoires. Ils vont vouloir un procès et il va falloir faire venir l’azzie de Temsford.
— Moi, je n’ai rien dit. C’est Krin qui s’en est chargée.
— Ah !
La conversation a langui. J’ai terminé mon infusion mais, quand j’ai voulu reposer le bol sur la
table, mes mains tremblaient si fort qu’il a cogné sur le bois comme l’aurait fait un visiteur impatient
sur la porte.
Grand’Ma a continué à boire comme si de rien n’était.
— Ça ne me dérange pas d’en parler. Ce n’était pas bien.
— Il y aura sûrement des gens pour penser la même chose, a-t-elle dit doucement. Moi, je pense
que tu as bien fait.
Ses paroles ont provoqué une douleur brûlante derrière mes yeux, comme si j’étais sur le point
d’éclater en sanglots.
— Je n’en suis pas si sûr, ai-je répondu d’une voix qui sonnait étrangement à mes oreilles.
Mes mains se sont mises à trembler de plus belle.
Grand’Ma n’a pas paru surprise par ma réaction.
— Tu as dû garder le mors aux dents, ces derniers jours, à moins que je ne me trompe. (Le ton
de sa voix indiquait que ce n’était pas vraiment une question.) Je connais cette mine-là. Tu as tout fait
pour t'occuper, tu as pris soin des filles, tu n’as sans doute pas dormi et pas avalé grand-chose…
Mange ton gâteau, ça va te faire du bien.
J’ai obéi. Mais à la première bouchée, j’ai failli m’étrangler, la gorge nouée par les larmes.
Grand’Ma a versé un peu d’infusion dans mon bol et y a ajouté une bonne rasade d’alcool.
— Allez, bois.
J’en ai pris une gorgée. Je n’avais pas l’intention de dire quoi que ce soit mais je me suis
retrouvé en train de parler.
— Je crois qu’il y a quelque chose qui cloche, chez moi, ai-je déclaré. Quelqu’un de normal ne
ferait pas les choses que je fais. Quelqu’un de normal ne tuerait jamais comme je l’ai fait.
— Peut-être, a-t-elle admis en sirotant son infusion. Mais qu’est-ce que tu dirais si je te
racontais que la jambe de Bil a viré au vert et dégage une senteur douceâtre, sous son bandage ?
Surpris, j’ai levé les yeux.
— La gangrène s’y est mise ?
— Non, je t’ai dit qu’il allait bien. Mais suppose que ce soit le cas. Que faudrait-il faire ?
— Il ne resterait plus qu’à lui couper la jambe, ai-je répondu.
Grand’Ma a hoché la tête avec gravité.
— Exactement. Et sans attendre. Dès aujourd’hui. Sans tergiverser en espérant qu’il s’en sortira
sans en passer par là. Parce que tout ce que ça aurait comme résultat, ce serait de le tuer.
Elle a pris une autre gorgée en me regardant par-dessus son bol d’un air interrogateur.
J’ai hoché la tête. Je savais qu’elle avait raison.
— Tu as de bonnes notions de médecine, a-t-elle repris. Tu sais que dans ce métier il y a des
décisions difficiles à prendre. Nous ne sommes pas des gens ordinaires. On brûle une plaie au fer
rouge pour la cautériser. On épargne la vie d’une mère en sacrifiant celle de son enfant. C’est
difficile et personne ne nous remercie jamais de cela. Nous sommes ceux qui doivent décider. Les
premières fois sont les pires. Tu en as la tremblote, tu n’en dors plus… Mais c’est le prix à payer
pour faire ce qui doit être fait.
— Il y avait des femmes, aussi, ai-je dit d’une voix étranglée.
Ses yeux ont lancé des éclairs.
— Elles le méritaient encore plus, s'est-elle écriée, et sa brusque colère m’a fait frissonner. Un
homme capable de faire ça à une fille n’est qu’un chien enragé. C’est à peine un être humain, juste un
animal bon à abattre. Mais une femme qui l’aide à accomplir ce crime ? C’est bien pire. Elle sait ce
qu’elle fait. Elle sait ce que ça veut dire.
Recouvrant son sang-froid, elle a reposé doucement son bol sur la table.
— Si une jambe est pourrie, il faut la couper, a-t-elle conclu avec un geste tranchant de la main.
Et il y a des hommes à abattre. C’est tout.

Le temps que je quitte Grand’Ma, la foule dans la rue avait grossi. Un tavernier avait roulé un
baril devant sa porte et il flottait dans l’air une bonne odeur de bière.
Les parents de Krin étaient arrivés en ville sur le dos du rouan. Pete était de retour, lui aussi,
ayant couru tout le long du chemin. Il a offert à l’inspection son crâne intact et m’a réclamé ses deux
sous.
J’ai été chaleureusement remercié par les parents de Krin. Ils paraissaient être des gens
décents. La plupart des gens le sont, si on leur en offre l’occasion.
J’ai réussi à attirer un instant Krin à l’écart en me réfugiant derrière un des chevaux.
Elle avait les yeux un peu rouges, mais son visage était rayonnant.
— Débrouille-toi pour avoir Dame blanche, au moment du partage. Elle est à toi.
Comme la fille du maire allait de toute façon être plus richement dotée, j’avais chargé cette
jument des biens les plus précieux appartenant aux bandits, ainsi que la plus grande partie de l’argent
que j’avais trouvé dans leur campement.
Le visage de Krin avait pris une expression grave et, une fois de plus, elle m’a fait penser à
Denna.
— Tu t’en vas ? a-t-elle dit.
Le moment était venu, sans doute. Elle n’a pas tenté de me convaincre de rester et m’a surpris
en se jetant à mon cou. Après m’avoir embrassé sur la joue, elle a murmuré « Merci » à mon oreille.
Nous nous sommes écartés l’un de l’autre, désireux de respecter les convenances.
— Ne te sous-estime pas et ne va pas épouser un imbécile, ai-je fait, sentant que je devais dire
quelque chose.
— Toi non plus, a-t-elle dit avec un regard moqueur.
J’ai pris Queue grise par les rênes et l’ai conduite jusqu’au maire qui surveillait l’assistance
d’un œil de propriétaire.
J’ai inspiré profondément et j’ai demandé :
— Le constable est dans les parages ?
Il a haussé un sourcil puis les épaules.
— C’est lui, là-bas, en désignant quelqu’un dans la foule. Mais il était déjà presque saoul avant
que tu nous ramènes les filles… Alors je ne sais pas à quoi il pourrait t’être utile, maintenant.
— Eh bien…, ai-je commencé d’une voix hésitante. J’imagine que quelqu’un va devoir
m'enfermer jusqu’à l’arrivée de l’azzie de Temsford.
J’ai désigné de la tête le petit bâtiment de pierre qui se dressait au centre du bourg.
Le maire a pris un air perplexe.
— Tu veux qu’on t’enferme ?
— Pas vraiment, ai-je avoué.
— Alors tu peux aller et venir à ta guise.
— L’azzie ne sera pas très content, quand il l’apprendra. J’aimerais mieux que personne
n’attente à la loi de fer à cause de ce que j’ai fait. Aider un meurtrier à s’échapper, c’est risquer la
pendaison.
Il m’a étudié longuement, son regard s’attardant sur mon épée et mes bottes aux talons éculés. Je
l’entendais presque s’étonner que je n’aie pas de blessures apparentes en dépit du fait que j’avais
abattu près d’une demi-douzaine d’hommes armés.
— Alors, tu te laisserais enfermer ? C’est aussi simple que ça ?
J’ai haussé les épaules.
Le maire a froncé les sourcils puis a secoué la tête, comme si ce que je racontais n’avait aucun
sens pour lui.
— Eh bien, en voilà un doux comme un agneau… Non. Je ne t’enfermerai pas. Tu as seulement
fait ce qu’il y avait à faire.
— J’ai cassé le bras de ce garçon, ai-je dit.
— J’avais oublié ce détail, a-t-il grommelé. (Il a fouillé dans sa poche et en a tiré un demi-sou
qu’il m’a tendu.) Tiens ! Merci pour le service.
J’ai ri et empoché la pièce.
— Voici ce qu’on va faire, a-t-il repris. Je vais essayer de mettre la main sur le constable et je
lui expliquerai qu’il faut qu’on te boucle. Si tu t’enfuyais au milieu de toute cette confusion, on
pourrait pas nous le reprocher, quand même ?
— Ce serait considéré comme une négligence dans le maintien de l’ordre. Le constable pourrait
recevoir quelques coups de fouet ou perdre son poste.
— On ne devrait pas en arriver là, a expliqué le maire. Mais même si c’était le cas, il le ferait
de gaieté de cœur, parce que c’est l’oncle d’Ellie. (Il a regardé la foule qui occupait la rue.) Quinze
minutes, ça te suffirait pour t’éclipser ?
— Si ça ne vous fait rien… Vous pourriez dire que j’ai disparu d’une étrange et mystérieuse
façon à peine avez-vous eu le dos tourné ?
Il a ri en entendant ma demande.
— Je n’y vois pas d’inconvénient. Tu as besoin de plus d’un quart d’heure, pour que ça ait l’air
plus mystérieux ?
— Dix minutes suffiront amplement, ai-je répondu en prenant mon luth et mon sac parmi les
bagages dont était chargée Queue grise. Et vous me rendriez service en prenant soin de ce cheval
jusqu’à ce que Bil soit sur pied.
— Tu laisses ton cheval ? s’est-il étonné.
— Il vient de perdre le sien, ai-je dit en haussant les épaules. Et nous, les Ruh, on est habitués à
marcher.
Le maire a pris les rênes que je lui tendais et m’a regardé comme s’il se demandait ce qu’il
devait penser de moi.
— Il y a quelque chose que je peux faire pour toi ? a-t-il fini par demander.
— N’oubliez pas que ce sont des bandits, qui ont enlevé vos filles, ai-je dit avant de le quitter.
Et souvenez-vous que c’est un Edema Ruh qui les a ramenées.
62

INTERLUDE — PRÈS D’OUBLIER

Kvothe fit signe à Chroniqueur.


— Faisons une pause, voulez-vous…, dit-il en regardant la salle de l’auberge envahie par
l’ombre. Je me suis laissé embarquer par cette histoire. Il faudrait que je m’occupe de certaines
choses avant qu’il ne soit trop tard.
L’aubergiste se leva avec raideur avant de s’étirer. Il prit une chandelle près de la cheminée et
fit le tour de la pièce pour allumer les lampes une à une, repoussant peu à peu l’obscurité dans les
recoins de la salle.
— J’étais moi-même très pris par l’histoire, dit Chroniqueur en se levant à son tour. Quelle
heure est-il ?
— Tard, répondit Bast. J’ai faim.
Chroniqueur regarda par la fenêtre.
— Je pensais qu’à cette heure-ci quelques clients seraient déjà en train de dîner. Il y avait pas
mal de monde, pour le déjeuner.
— Les habitués n’auraient pas manqué de faire une apparition, s’il n’y avait pas eu la veillée de
Shep.
— Ah ! fit Chroniqueur en baissant les yeux. j'avais oublié. Est-ce moi qui vous empêche d'y
assister, tous les deux ?
Kvothe alluma la dernière lampe derrière le comptoir et souffla la chandelle.
— Pas vraiment, répondit-il. Bast et moi, nous ne sommes pas du coin. Et puis, ils ont du sens
pratique. Ils savent bien que je tiens un commerce et qu’il ne m’est pas très facile de fermer boutique.
— Et puis vous ne vous entendez pas avec le père Leoden, remarqua Bast.
— Et je ne m’entends pas avec le prêtre du coin, avoua Kvothe. Mais tu devrais aller y faire un
tour, Bast. Ça paraîtrait bizarre si tu n’y allais pas.
Le jeune homme jeta des coups d’œil nerveux autour de lui.
— Je ne veux pas vous quitter, Reshi.
Kvothe lui adressa un sourire chaleureux.
— Tu devrais, pourtant. Shep était un homme bien. Va boire un verre pour célébrer dignement
son départ. En fait… (Il se pencha pour fouiller un moment sous le comptoir avant d’en tirer une
bouteille.) Tiens, c’est une vieille eau-de-vie comme les gens d’ici n’en ont jamais goûté. Va la
partager avec eux.
La bouteille fit un bruit sourd quand il la posa sur le comptoir.
Bast recula d’un pas, l’air hésitant.
— Mais, Reshi…
— Il y aura des jolies filles, Bast, ajouta Kvothe à voix basse. Il y aura un violoneux qui raclera
son instrument et elles seront tout heureuses de vivre. Elles relèveront leur cotillon pour danser en
riant, un peu ivres. Leurs joues seront toutes roses, prêtes à être embrassées… (Il fit glisser la lourde
bouteille brune vers son élève.) Tu seras mon ambassadeur. Moi, je suis peut-être coincé ici, mais
toi, tu vas aller leur présenter mes excuses pour mon absence.
Bast referma les doigts sur le goulot de la bouteille.
— Bon, je vais m’accorder un verre, déclara-t-il d’un ton résolu. Et une danse. Et un baiser
avec Katie Miller. Peut-être un autre avec la veuve Creel. Mais c’est tout. Je ne m’absente pas plus
d’une demi-heure.
— Ne t’inquiète pas, j’ai des choses à faire. Je vais préparer le dîner et accorder un peu de
répit à notre scribe, qui doit avoir des crampes dans la main.
Bast sourit et prit la bouteille sur le comptoir.
— Deux danses, alors ! s’écria-t-il en bondissant vers la sortie.
Quand il ouvrit la porte, une bourrasque entra en tourbillonnant, ébouriffant ses cheveux.
— Gardez-moi quelque chose à manger ! cria-t-il par-dessus son épaule avant de claquer la
porte derrière lui.
Chroniqueur regarda Kvothe avec curiosité et celui-ci haussa les épaules.
— Il devenait trop pris par cette histoire. Il ne peut pas ressentir les choses à moitié. Cette
petite pause va lui permettre de prendre un peu de recul.
Le scribe tira de sa sacoche le bout de tissu dont il se servait pour essuyer sa plume et le
considéra d’un air dégoûté.
— Vous auriez un chiffon propre à me donner ?
Kvothe attrapa un vieux morceau de torchon sur une étagère.
— C’est tout ce dont vous avez besoin ?
Chroniqueur alla jusqu’au comptoir.
— Si vous aviez aussi un peu de décapant, je vous en serais reconnaissant…, dit-il avec un
certain embarras. Je m’en veux de réclamer une chose pareille, mais quand j’ai été dévalisé…
— Ne soyez pas ridicule, fit Kvothe en se dirigeant vers l’escalier de la cave. Il y a longtemps
que j’aurais dû vous demander si vous aviez besoin de quelque chose. De l’alcool de bois, ça vous
ira ?
Chroniqueur hocha la tête et Kvothe disparut au sous-sol. Le scribe prit le carré de torchon
soigneusement plié et froissa machinalement un morceau de tissu entre ses doigts. Son regard erra sur
les murs et vint se poser sur l’épée accrochée au-dessus des barils, derrière le comptoir. Le métal
gris de la lame se détachait nettement sur le bois sombre du présentoir.
Kvothe revint de la cave avec une petite bouteille de liquide transparent.
— Vous êtes sûr de ne pas vouloir autre chose ? demanda-t-il. J’ai une bonne réserve de papier
et aussi de l’encre.
— Nous verrons ça demain. Je n’ai presque plus de papier mais je vais préparer de l’encre
cette nuit.
— Ne vous donnez pas cette peine, répondit Kvothe. J’ai plusieurs flacons qui viennent
d’Aruea.
— C’est de la véritable encre d’Aruea ? s’étonna Chroniqueur.
Kvothe hocha la tête avec un grand sourire.
— C’est très aimable à vous, reprit le scribe. J’avoue que je n’avais guère envie de passer une
heure à broyer de la pierre, ce soir. (Il ramassa le chiffon et la petite bouteille puis fit une pause.)
J’aimerais vous poser une question.
— Du moment que cela reste entre nous…
— Je n’ai pu m’empêcher de remarquer que votre description de Caesura ne… (Chroniqueur
hésita)… ne correspond pas vraiment avec l’épée que je vois derrière le comptoir. Sa poignée n’est
pas telle que vous l’avez décrite.
— Vous n’avez pas les yeux dans votre poche, dites-moi, remarqua Kvothe en souriant.
— Il n’était pas dans mon intention de suggérer que…, protesta le scribe, l'air gêné.
Kvothe eut un bon gros rire qui résonna dans la salle et, pendant un instant, l’auberge sembla
reprendre vie.
— Non, vous avez entièrement raison. Ce n’est pas… Comment ce jeune homme l’a-t-il
appelée, ce matin ? (Son regard se perdit un instant dans le lointain puis il sourit de nouveau.)
Kaysera, la « tueuse de poète ».
— C’était simple curiosité de ma part, s’excusa Chroniqueur.
— Et je suis censé me sentir offensé parce que vous prêtez attention à ce que je raconte ?
demanda Kvothe. Quel intérêt y a-t-il à raconter des histoires si personne n’écoute ? (Il se frotta les
mains.) Bon. Je vais m’occuper du dîner. Que voudriez-vous manger ? Quelque chose de chaud, de
froid ? Une soupe, un ragoût ? J’ai aussi un certain talent pour la pâtisserie.
Ils tombèrent d’accord pour quelque chose de simple afin de ne pas avoir à ranimer les braises
de la cuisinière. Kvothe descendit à la cave en chantonnant et en rapporta de la viande d’agneau
froide et un morceau de fromage, ainsi qu’un bocal d’olives trouvé dans le cellier.
— Bast va avoir une agréable surprise, remarqua-t-il. Il ne devait pas savoir qu’elles étaient là,
sinon il les aurait déjà mangées. Je crois qu’il reste aussi quelques tomates dans le jardin…
Kvothe revint quelques minutes plus tard avec des légumes dans son tablier, éclaboussé par la
pluie et les cheveux ébouriffés. Il avait un sourire enfantin et, à ce moment-là, ressemblait fort peu à
l’aubergiste d’humeur maussade et aux gestes mesurés que tous connaissaient.
— Je me demande si l’orage va finir par éclater, dit-il en tirant les tomates de son tablier pour
les poser sur le comptoir. Si c’est le cas, on est bons pour une tempête à faire culbuter les carrioles,
comme on disait dans mon enfance.
La porte de l’auberge s’ouvrit brusquement et le vent fit vaciller la flamme des lampes. Deux
soldats entrèrent, courbés pour se protéger de la pluie. Derrière eux, leur épée pointait comme une
queue.
Ils laissèrent tomber leurs bagages sur le plancher avant de refermer la porte d’un coup
d’épaule.
— Par les dents de Dieu ! s’écria l’un d’eux en rajustant son manteau mouillé de pluie. C’est
pas un temps à mettre un chien dehors.
C’était un grand gaillard presque chauve qui portait une épaisse barbe noire que l’eau collait à
ses joues.
— Hé ! mon garçon ! fit-il en avisant Kvothe. Va chercher ton patron, on a un mot à lui dire.
— Alors, c’est à moi que vous voulez parler, dit l’aubergiste.
Le barbu lui jeta un coup d’œil étonné puis haussa les épaules.
— Vous auriez quelque chose à se mettre sous la dent ? demanda-t-il.
Kvothe désigna la salle vide.
— Je n’attendais personne, mais je vais voir ce que je peux faire.
Le deuxième soldat, qui était blond, secoua la tête pour s’égoutter.
— Il y a pas un chat, dans la rue, remarqua-t-il. Et on n’a pas vu une seule lumière dans tout le
bourg, à part la vôtre.
— C’est que la journée a été longue, aujourd’hui. Tout le monde était aux champs pour finir de
moissonner, expliqua l’aubergiste. Et il y a une veillée funèbre dans une ferme du voisinage. C’est
pour ça qu’il ne doit y avoir que nous quatre dans le bourg, en ce moment. Alors, qu’est-ce que je
peux vous proposer, pour vous réchauffer ?
Il prit une bouteille de vin sur les étagères et les soldats s’approchèrent du comptoir.
— En fait, on a un petit problème, fit le blond avec un petit sourire gêné. Je meurs d’envie de
boire un coup, pour sûr, mais mon ami et moi, on vient juste de s’enrôler dans l’armée du roi. (Il tira
de sa poche une pièce en or.) C’est tout ce qu’on a comme argent… J’imagine que vous pouvez pas
nous rendre la monnaie là-dessus ?
— Moi non plus, j’arrive pas à me débarrasser de ma pièce, grommela le barbu. Dans la
plupart des villages, les gens y ont même pas la monnaie sur un demi-sou.
Il éclata de rire à sa propre plaisanterie.
— Je vais peut-être pouvoir vous aider, répondit l’aubergiste tout naturellement.
Les deux soldats échangèrent un regard. Le blond hocha la tête et rempocha sa pièce d’or.
— En fait, on n’a pas vraiment l’intention de passer la nuit ici, annonça-t-il en prenant un bout
de fromage sur le comptoir. Et on n’a pas non plus l’intention de payer pour quoi que ce soit.
— Ah ! je vois…, fit l’aubergiste.
— Et si tu as vraiment assez d’argent dans ta bourse pour faire la monnaie sur deux royals, dit
le barbu avec entrain, on te le prendra aussi.
Le soldat blond tendit la main en un geste d’apaisement.
— Y a aucune raison pour que ça se passe mal, assura-t-il. On n’est pas des brutes. Tu nous
donnes ta bourse et on se tire. Personne est blessé, y a pas de dégâts à déplorer. (Il haussa un sourcil
tout en dévisageant l’aubergiste.) Juste une petite pichenette, ça vaut mieux que d’être tué, non ?
Le barbu regarda Chroniqueur, qui était assis au coin du feu.
— Toi, tu t’en mêles pas et tu restes où tu es, gronda-t-il d’un ton menaçant.
Le scribe jeta un coup d’œil à l’aubergiste mais celui-ci avait les yeux fixés sur les soldats.
Le blond prit un autre bout de fromage tout en regardant autour de lui.
— Tes affaires ont l’air de marcher, ma foi…, remarqua-t-il. Et elles reprendront après notre
départ. Mais avise-toi seulement de faire des difficultés, et on te fera avaler tes dents avant de mettre
l’auberge à sac. Et là, t’en seras vraiment de ta poche. Alors, on se conduit en personnes civilisées,
ou quoi ?
— Ça me semble une proposition raisonnable, dit Kvothe en sortant de derrière le comptoir. (Il
avançait d’un pas prudent, comme pour approcher un cheval ombrageux.) Je ne suis certainement pas
un barbare.
Il tira sa bourse de sa poche et la leur tendit.
Le blond s’avança avec assurance pour la lui prendre des mains. Il la soupesa d’un air
appréciateur et se tourna vers son compagnon.
— Tu vois, j't'avais dit que…
Dans un mouvement coulé, Kvothe fit un pas en avant et le frappa à la mâchoire. Le soldat
chancela et tomba sur un genou. La bourse lui échappa des mains et tomba sur le plancher avec un
bruit métallique.
Avant que le soldat ait pu faire un mouvement, Kvothe lui donna un coup de pied à l’épaule et
l’homme heurta durement le sol avant de rouler sur lui-même dans un enchevêtrement de membres.
L’autre soldat s’avança, la barbe fendue d’un grand sourire. Il était plus grand que Kvothe et ses
poings massifs étaient couturés de cicatrices.
— Eh ben, mon gars ! fit-il d’une voix satisfaite. T’es bon pour avoir ta raclée.
Kvothe esquiva un direct du droit et le frappa durement du pied juste au-dessus du genou. Le
barbu vacilla en grognant de surprise. Kvothe avança pour lui attraper le poignet et lui tordre le bras.
Le soldat fut contraint de se courber, grimaçant de douleur, avant de se libérer brusquement de
l’étreinte de son adversaire. Kvothe eut à peine le temps d’afficher son étonnement que le coude du
barbu le cueillit à la tempe.
Kvothe recula d’un pas chancelant et le soldat saisit l’occasion pour le frapper au ventre. Les
poumons de l’aubergiste se vidèrent d’un coup et, comme il se pliait en deux sous l’effet de la
douleur, le soldat parvint à le frapper au visage, l’envoyant tournoyer à travers la pièce.
Kvothe parvint à recouvrer son équilibre en s’accrochant à une table. Clignant des yeux, il
décocha un coup de poing qui se perdit dans le vide. Le barbu en profita pour attraper le poignet de
Kvothe au passage, aussi aisément qu’un père arrêtant dans la rue un enfant fugueur.
Le visage ruisselant de sang, Kvothe se débattit pour tenter d’échapper à son étreinte. À moitié
sonné, il exécuta à deux reprises un rapide mouvement des mains sans toutefois parvenir à se libérer.
Le barbu considéra l’aubergiste d’un air amusé avant de le gifler violemment.
— C’est que t’es teigneux, mon gars. T’as réussi à m’en coller une !
Derrière lui, le soldat blond se remettait péniblement debout.
— Ce petit salopard m'a frappé !
Le barbu tordit le poignet de Kvothe, qui dut se plier en deux.
— Allez, demande pardon !
L’aubergiste battit des paupières et entrouvrit la bouche comme pour dire quelque chose avant
de trébucher. Du moins il sembla trébucher. En fait, il écrasa son talon sur la botte du soldat et donna
un coup de tête en direction de son nez.
Le grand barbu se contenta de rire en esquivant le coup.
— T’amuse pas à ça ! fit-il en le frappant au visage.
L’aubergiste poussa un cri aigu en portant la main à son nez qui dégoulinait de sang. Le soldat
ricana avant de le gratifier d'un coup de genou dans l’entrejambe.
Kvothe se plia en deux, le souffle coupé, envahi par la nausée.
Le soldat lui lâcha le poignet et attrapa par le goulet la bouteille posée sur le comptoir. Il
l’abattit sur la tempe de l’aubergiste, produisant un son presque métallique, et Kvothe s’effondra sur
le sol comme un pantin.
L’homme considéra la bouteille d’un air intrigué avant de la reposer puis il se pencha pour
prendre Kvothe au collet et le traîner jusqu’au milieu de la pièce.
— J’t’avais bien dit qu’on te filerait une raclée, grogna le barbu avant de lui envoyer un grand
coup dans les côtes.
Le blond approcha en se frottant la mâchoire.
— T’as pas pu t’empêcher de faire le malin, pas vrai ? fit-il avant de cracher sur le plancher et
de balancer un coup de pied à son tour.
L’aubergiste poussa un gémissement sourd puis retomba dans le silence.
— Quant à toi…dit le barbu en désignant Chroniqueur. Si t’as envie d’y goûter aussi, te gêne
pas. Ça me dérangerait pas de te faire sauter quelques ratiches.
Chroniqueur regarda autour de lui et parut surpris de découvrir qu’il s’était levé. Il se rassit
lentement sur sa chaise.
Le blond alla ramasser la bourse toujours sur le sol pendant que le barbu restait planté au-
dessus de Kvothe.
— T’as dû te dire qu’il fallait que tu tentes le coup, dit-il en donnant un autre coup dans les
côtes du corps prostré à ses pieds. Pauvre imbécile ! Un petit aubergiste minable contre deux hommes
du roi. (Il secoua la tête et cracha de nouveau.) Franchement, pour qui tu te prends ?
Roulé en boule sur le sol, Kvothe se mit à émettre un petit son syncopé, un bruit net qui résonna
curieusement dans la salle et cessa quand l’aubergiste dut reprendre péniblement son souffle.
Le barbu fronça les sourcils et enfonça le bout de sa botte dans ses reins.
— Je t’ai posé une question, enfoiré !
L’aubergiste refit le même bruit, mais plus fort cette fois-ci. C’est seulement à ce moment-là
qu’il devint évident qu’il était en train de rire. À chacun de ses gloussements étouffés, ses poumons
semblaient cracher une poignée de verre brisé. Mais, malgré cela, c’était un rire plein d’ironie,
comme si l’homme roux étendu sur le plancher riait d’une blague qu’il était le seul à entendre.
Comme le barbu s’apprêtait à donner un autre coup de pied, Chroniqueur s’éclaircit la voix. Les
deux hommes se tournèrent vers lui.
— Puisque vous tenez à ce que cet échange reste civilisé, je me vois dans l’obligation de vous
dire que l’aubergiste avait envoyé son aide en course. Il ne devrait pas tarder à revenir…
Le barbu frappa la poitrine de son comparse du revers de la main.
— Il a raison. Tirons-nous d’ici.
— Ouais, allons-y, répondit le blond après s’être emparé de la bouteille de vin posée sur une
table.
Le barbu passa derrière le comptoir, piétinant le corps de l’aubergiste au passage. Il prit une
bouteille au hasard, en renversant cinq ou six qui roulèrent sur les étagères. L’une d’elles, en verre
bleu, bascula lentement avant de s’écraser sur le sol.
Quelques secondes après, les soldats avaient disparu en emportant leurs bagages.
Chroniqueur se précipita vers Kvothe qui était en train de s’asseoir laborieusement.
— Quelle situation embarrassante, remarqua ce dernier avec un rire sans joie. L’espace d’un
instant, j’ai oublié qui j’étais…
— Comment vous sentez-vous ? demanda le scribe.
Kvothe se tâta prudemment le crâne.
— Je vais peut-être avoir besoin de quelques points.
— Que puis-je faire pour vous aider ? fit le scribe qui passait d’un pied sur l’autre, l’air
confus.
— Ne restez pas planté comme ça, dit Kvothe en se relevant maladroitement pour se laisser
tomber sur un tabouret. Si vous voulez, vous pouvez aller me chercher un verre d’eau et aussi un linge
humide.
Chroniqueur se précipita à la cuisine. On entendit un remue-ménage frénétique et le choc de
plusieurs objets tombant sur le sol.
Kvothe ferma les yeux et s’affala sur le comptoir.

— Pourquoi la porte est-elle ouverte ? s’écria Bast en entrant. On se les gèle comme entre les
tétons d’une sorcière, ici ! (Il se figea brusquement, l’air alarmé.) Que… ? Que s’est-il passé ?
— Bast… Pousse le verrou derrière toi, veux-tu ?
Bast se précipita vers son maître, le visage bouleversé. Chroniqueur était en train de nettoyer
maladroitement la tempe de l’aubergiste, qui avait le visage gonflé.
— Il va sans doute falloir que tu me recouses le crâne, dit Kvothe.
— Reshi ! Mais que s’est-il passé ? répéta Bast.
— Devan et moi, nous avons eu un petit différend à propos du mode subjonctif, répondit Kvothe
en désignant le scribe. La discussion a fini par s’envenimer…
Chroniqueur blêmit et recula précipitamment.
— Il plaisante ! s’exclama-t-il en levant les mains. C’étaient des soldats !
Kvothe eut un petit rire amer. Du sang coulait de ses gencives.
Bast regarda autour de lui d’un air éberlué.
— Mais qu’avez-vous fait d’eux, Reshi ?
— Pas grand-chose, je l’avoue. Ils sont sans doute déjà loin.
— Ils avaient quelque chose d’anormal, comme celui de l’autre soir ?
— Non, ce n’étaient que des soldats. Juste deux hommes de l’armée du roi.
Bast avait pâli.
— Mais Reshi… pourquoi les avez-vous laissés vous traiter comme ça ?
Kvothe considéra son élève d’un œil perplexe. Il rit de nouveau avant de faire la grimace en
serrant les dents.
— Ils avaient l’air de si bons garçons, propres sur eux et avec de bonnes manières, que je me
suis dit : « Pourquoi ne pas les laisser me voler mon argent et me battre comme plâtre ? »
Bast avait l’air totalement désemparé.
— Mais vous…
Kvothe essuya le sang qui coulait sur son front puis regarda Bast comme si ce dernier était la
créature la plus stupide qui soit sur cette terre.
— Et alors, que veux-tu que je te dise ?
— Deux soldats, Reshi…
— Oui ! cria Kvothe. Et encore, il y en avait un hors de combat. Apparemment, pour me laisser
sur le carreau, il suffit d’une brute qui joue des poings. (Il le foudroya du regard en levant les bras au
ciel.) Qu’est-ce qu’il faut faire pour que tu te taises ? Tu veux toute l’histoire, dans ses moindres
détails ?
Bast avait reculé sous l’attaque. Son visage était devenu livide et son expression paniquée.
Kvothe laissa retomber ses bras.
— Cesse donc d'attendre que je sois ce que je ne suis pas, dit-il, le souffle court. (Il se frotta les
yeux, laissant une traînée de sang sur son visage, et courba la tête, envahi par la lassitude.) Par la
mère de Dieu ! tu ne peux pas me laisser un peu tranquille ?
Bast restait figé comme un cerf aux abois, les yeux écarquillés.
Le silence envahit la salle, épais et acre comme une lourde volute de fumée.
Le seul bruit qui se faisait entendre était la respiration rauque de Kvothe.
— Je suis désolé, Bast, dit-il sans relever les yeux. Je ne me sens pas très bien. Accorde-moi
un moment, je vais me reprendre. Vraiment, je ne voulais pas être si dur avec toi…
Un peu de couleur revint sur les joues du jeune homme, qui eut un sourire nerveux.
Kvothe reprit des mains de Chroniqueur le linge humide pour arrêter un filet de sang qui coulait
de son œil.
— Je suis désolé de t’avoir interrompu, Bast. Que voulais-tu savoir ?
Le jeune homme hésita un instant avant de répondre :
— Il n’y a pas trois jours, vous avez tué cinq scraels, Reshi. Un simple malfrat, c’est rien, à
côté de ça !
— Je m’étais préparé soigneusement, avant de m’en prendre aux scraels, dit Kvothe. Et, de
toute façon, je ne m’en suis pas sorti indemne.
— Vous avez été blessé ? s’écria le scribe. Je ne le savais pas !
Un petit sourire ironique releva le coin de la bouche de Kvothe.
— Les vieilles habitudes sont difficiles à perdre. Il faut que je sois à la hauteur de ma
réputation. De plus, nous autres, les héros, ne sommes blessés que dans des circonstances
particulièrement dramatiques. Ça gâcherait toute l’histoire, si l’on découvrait que Bast a dû me
recoudre la peau au petit point sur au moins trois mètres, l’autre soir…
— Évidemment ! s’exclama brusquement le jeune homme avec soulagement. J’avais oublié…
Vous êtes encore affaibli par vos blessures… Je me disais bien qu’il devait y avoir quelque chose
dans ce genre.
Le dos voûté, Kvothe avait les yeux rivés sur le plancher.
— Bast…
— Je le savais, Reshi ! déclara Bast d’un ton solennel. Impossible d’imaginer qu’une brute
ordinaire puisse avoir le dessus sur vous.
Kvothe prit une courte inspiration et soupira bruyamment.
— Oui, ce doit être ça. J’aurais sans doute pu me débarrasser des deux à la fois si j’avais été un
peu plus en forme…
Bast se tourna vers Chroniqueur, de nouveau perplexe.
— Comment avez-vous pu laisser pareille chose arriver ? lui demanda-t-il.
— Il n’y est pour rien, répondit Kvothe. C’est moi qui les ai attaqués.
Il explora sa bouche du doigt pour examiner les dégâts et l’en retira rouge de sang.
— Je vais au moins perdre cette dent-là, remarqua-t-il d’une voix éteinte.
— Vous n’allez pas perdre cette dent, Reshi ! s’écria Bast. Il n’en est pas question.
Kvothe eut un vague haussement d’épaules, comme si ses mouvements étaient réduits à leur plus
simple expression.
— Ça n’a pas d’importance, en fin de compte, dit-il en tamponnant son crâne avec le linge. Je
n’aurai sans doute pas besoin non plus que tu me recouses. (Il se redressa sur son tabouret.) Dînons
puis nous reviendrons à mon récit, si vous êtes toujours intéressés, bien entendu.
Il regarda le scribe d’un air interrogateur mais celui-ci resta interdit.
— Reshi ! gémit Bast d’un ton inquiet. Vous êtes vraiment dans un sale état. Laissez-moi
examiner vos yeux.
— Je n’ai pas de commotion cérébrale, si c’est ça qui t’intéresse. Tout juste quatre côtes
cassées, un bourdonnement dans les oreilles et une dent branlante. J’ai quelques coupures sur le crâne
qui paraissent plus graves qu’elles ne sont, je saigne du nez mais il est entier et demain, je serai
couvert d’une tapisserie d’ecchymoses… Enfin, j’ai connu pire. De plus, ces gaillards-là m’ont remis
en mémoire quelque chose que j’étais sur le point d’oublier. Je devrais presque les remercier pour
ça.
— Reshi, vous avez besoin de points et il faut faire quelque chose pour cette dent.
Kvothe se laissa glisser du tabouret.
— Je mâcherai de l’autre côté pendant quelques jours, c’est tout.
Bast l’attrapa par le bras pour le regarder d’un œil noir.
— Asseyez-vous, Reshi, dit-il d’un ton n’admettant pas la réplique. (Sa voix, basse et brusque,
semblait un écho lointain du tonnerre.) Asseyez-vous !
Kvothe obtempéra.
— Comment puis-je vous aider ? demanda Chroniqueur.
— Ne vous mettez pas dans mes pattes, répondit le jeune homme d’un ton irrité. Et débrouillez-
vous pour qu’il reste assis jusqu’à mon retour.
Bast se rua dans l’escalier pour monter dans sa chambre.
— Voyez-vous ça. Le mode subjonctif…, fit le scribe après un instant de silence.
— Dans le meilleur des cas, il ne sert à rien et complique inutilement la langue. Cela me
choque.
— Allons donc ! riposta Chroniqueur, qui semblait un peu offensé. Le subjonctif, c’est la pierre
angulaire de l’hypothétique. Quand il est bien maîtrisé…
Ses réflexions furent interrompues par Bast, qui revenait au pas de course avec un coffret en
bois.
— Apportez-moi de l’eau, ordonna-t-il au scribe d’un ton impérieux. De l’eau de pluie, pas
celle de la pompe. J’aurai aussi besoin de lait, que vous trouverez dans la glacière, de miel chaud et
d’un grand bol. Ensuite, vous nettoierez le désordre que vous avez mis dans la cuisine. Dans tous les
cas, ne restez pas dans mes jambes.
Bast nettoya les coupures que Kvothe avait à la tête, enfila un de ses cheveux dans une fine
aiguille en os et cousit quatre petits points serrés sur le crâne de son maître d’une main aussi experte
que celle d’une couturière.
— Maintenant, ouvrez votre bouche, dit Bast qui se pencha pour en examiner l’intérieur.
Il tâta du doigt une dent du fond et hocha la tête.
Bast tendit un verre d’eau à Kvothe.
— Rincez-vous la bouche deux ou trois fois, Reshi, et recrachez l’eau dans le verre.
Kvothe s’exécuta. Quand il en eut terminé, l’eau avait viré au rouge.
Chroniqueur revint avec un pot de lait. Bast le renifla puis en versa un peu dans un grand bol en
terre. Il y ajouta une bonne rasade de miel chaud et fit tourner le tout pour bien le mélanger. Pour
finir, il trempa le bout de son doigt dans le verre d’eau et en laissa tomber une unique goutte dans le
bol.
Bast fit de nouveau tourner le bol avant de le tendre à Kvothe.
— Prenez-en une gorgée mais ne l’avalez pas. Gardez-la dans la bouche jusqu’à ce que je vous
le dise.
L’air intrigué, Kvothe porta le bol à ses lèvres et prit une gorgée de liquide.
Bast fit de même et ferma les paupières un long moment, tout en affichant la plus grande
concentration. Puis il rouvrit les yeux et fit signe à Kvothe de recracher dans le bol ce qu’il avait
dans la bouche.
Kvothe cracha sa gorgée de lait. Elle était d’un blanc crémeux parfait.
Bast lui prit le bol des mains et cracha à son tour, mais c’est un liquide rose et mousseux qui
sortit de ses lèvres.
— Bast ! protesta Kvothe. Tu ne devrais pas…
Le regard toujours sévère, le jeune homme eut un geste tranchant.
— Reshi, on ne vous demande pas votre avis.
L’aubergiste baissa les yeux, saisi par l’embarras.
— Vraiment, tu n’aurais pas dû…
Bast posa doucement la main sur l’épaule de son maître. Un instant, toute la fatigue du monde
sembla peser sur ses épaules, puis il secoua la tête en affichant un air de consternation perplexe.
— Vous êtes vraiment idiot, Reshi.
Bast retira sa main. Toute trace de fatigue avait disparu de son visage.
— Apportez-nous à manger ! cria-t-il à Chroniqueur qui se tenait respectueusement près du
comptoir. Et vous, Reshi, reprenez votre récit !
Puis il retourna s’asseoir dans son fauteuil au coin du feu comme un souverain se serait installé
sur un trône et frappa à deux reprises dans ses mains.
— Divertissez-moi ! ordonna-t-il alors avec un sourire dément.
Même de là où ils se trouvaient, ses compagnons virent luire le sang qui ruisselait sur ses dents.
63

QUESTIONS

Même si le maire de Levinshir semblait approuver la façon dont j’avais réglé le problème, je
savais que les choses n’étaient pas si simples. Selon la loi de fer, je m’étais rendu coupable d’au
moins trois crimes d’envergure dont un seul aurait suffi à m'expédier au gibet.
Malheureusement, tout le monde en ville connaissait à présent mon nom ou savait à quoi je
ressemblais, et je redoutais que le récit de mes exploits ne me précède sur la route. Si cela devait se
produire, il me faudrait m’arrêter dans une bourgade où le constable local ferait son devoir et me
bouclerait jusqu’à ce qu’un magistrat itinérant vienne juger mon affaire.
Aussi suis-je parti pour Severen le plus vite possible. Après deux jours de marche forcée, j’ai
pris place à bord d’un coche qui filait vers le sud. Les rumeurs se propagent vite mais il est toujours
possible de les battre de vitesse si l’on est prêt à voyager à fond de train et à sacrifier quelques
heures de sommeil.
Après trois jours de voyage éreintant, brinquebalé sur une mauvaise route dans une voiture
inconfortable, je suis arrivé à destination. Le coche est entré dans la ville par la porte de l’Est et,
pour la première fois, j’ai vu le gibet dont m’avait parlé Bredon. La vision d’ossements blanchis
dans la cage de fer n’a rien fait pour apaiser mes inquiétudes. Le Maer y avait fait condamner un
homme pour simple brigandage. Quel supplice pouvait convenir à un homme ayant assassiné neuf
comédiens itinérants ?
Malgré les prédictions de Cthaeh, j’étais terriblement tenté par l’idée de me rendre directement
à l’auberge des Quatre Cierges, où j’espérais trouver Denna. Mais j’étais crasseux et je puais la
sueur. Il me fallait prendre un bain avant toute chose.
Dès mon entrée au palais du Maer, j’ai fait parvenir à Stapes un anneau accompagné d’une note,
car c’était le moyen le plus rapide d’entrer en contact avec Alveron. Quand j’ai eu gagné les
appartements, j’ai à peine eu le temps de poser mes bagages et de commander un bain que Stapes a
fait son apparition.
— Jeune maître Kvothe ! s'est-il écrié en me serrant la main, le visage rayonnant. C’est bon de
vous savoir de retour. Seigneur et gente dame, on peut dire que je me suis fait du souci pour vous !
Son enthousiasme a fait naître un sourire las sur mes lèvres.
— Je suis content d’être de retour, Stapes. Ai-je manqué quelque chose, pendant mon absence ?
— On peut le dire ! s’est-il amusé. Le mariage, par exemple.
— Vous voulez dire celui du Maer ?
Stapes a hoché la tête avec excitation.
— C’était absolument grandiose. Quel dommage que vous n’ayez pas pu y assister, étant
donné…
Il n’en a pas dit davantage, fidèle à sa discrétion.
— Eh bien, on peut dire qu’ils n’ont pas perdu de temps !
— Mais il s’est écoulé deux mois depuis l’annonce des fiançailles, a-t-il protesté. Un délai tout
à fait convenable. (Il s’est détendu et m’a adressé un clin d’œil.) Je dois cependant reconnaître qu’ils
attendaient tous deux la cérémonie avec impatience.
Je riais quand la porte s’est ouverte pour laisser le passage à des domestiques chargés de brocs
d’eau chaude. Le bruit qu’ils ont fait en les vidant dans le tub a sonné à mes oreilles comme une
musique divine.
Dès que les domestiques ont été ressortis, le valet s’est penché vers moi.
— Vous serez heureux d’apprendre que le deuxième de nos problèmes a été réglé, m’a-t-il
soufflé à l’oreille.
Je l’ai regardé d’un œil rond, me creusant les méninges pour tâcher de comprendre de quoi il
parlait. Tant de choses s’étaient produites depuis que j’avais quitté Severen…
Stapes a remarqué mon désarroi.
— Caudicus, a-t-il dit en faisant la grimace. Dagon l’a retrouvé deux jours seulement après
votre départ. Il se cachait à une dizaine de kilomètres d’ici.
— Si près ? me suis-je étonné.
— Il se terrait dans une ferme comme un blaireau dans son repaire. Il a abattu quatre hommes de
la garde personnelle du Maer et Dagon a perdu un œil dans l’affaire. Ils n’ont réussi à l’avoir qu’en
incendiant les lieux.
— Et que s’est-il passé ensuite ? ai-je demandé. Il n’y a sûrement pas eu de procès.
— Le problème a été réglé, a-t-il répété. De façon satisfaisante.
Stapes a prononcé ces derniers mots d’un ton sinistre. Ses yeux, habituellement pleins de bonté,
étaient étrécis par la haine. À ce moment-là, le petit homme au visage rond n’évoquait en rien un
épicier débonnaire.
Je me souvenais d’Alveron disant : « Arrachez-lui les pouces ! » Étant donné ce que je savais
de la brutalité de sa colère, je doutais que quiconque revoie jamais Caudicus.
— Le Maer a-t-il réussi à découvrir pour quelle raison il avait agi de cette manière ?
J’avais beau parler à voix basse, j’ai préféré laisser ma question dans le vague, sachant que
Stapes désapprouverait toute référence directe à un empoisonnement.
— Il ne m’appartient pas de vous le dire, a répondu prudemment le valet.
Son ton était vaguement offensé, comme si j’aurais dû savoir qu’il était inutile de lui poser la
question.
J’ai abandonné le sujet, sachant que je ne tirerais rien de lui.
— Vous me rendriez service en portant quelque chose au Maer de ma part, ai-je dit en allant
prendre mon sac qui avait bien souffert du voyage.
J’en ai tiré la cassette que j’avais calée tout au fond.
— Je ne sais exactement ce qu’elle contient, mais elle porte les armes du Maer, ai-je expliqué.
Et elle est très lourde. J’espère qu’il s’agit d’une partie des impôts dérobés aux collecteurs. Dites à
Alveron que c’est mon cadeau de mariage.
Stapes a pris la cassette en souriant.
— Je suis sûr qu’il en sera ravi.
Trois autres domestiques ont fait leur apparition. Deux transportaient de l’eau chaude mais le
troisième était chargé d’un billet pour Stapes. Tous trois sont repartis après s’être acquittés de leur
tâche.
— Le Maer espère que vous pourrez aller le retrouver dans le jardin à la cinquième cloche, a
annoncé Stapes après avoir parcouru le billet.
Le jardin signifiait conversation courtoise. Si Alveron avait voulu avoir une discussion
sérieuse, il m’aurait convoqué chez lui ou bien m’aurait rendu visite en empruntant le passage qui
reliait nos appartements.
J’ai regardé l’horloge accrochée au mur. Ce n’était pas un modèle à sympathisme, comme celles
que l’on trouvait à l’Université, mais une horloge à harmonie, mue par un balancier. Beau mécanisme
mais pas aussi précis. Ses aiguilles indiquaient moins le quart.
— Cette horloge avance-t-elle, Stapes ? ai-je demandé, plein d’espoir.
Quinze minutes, c’était juste assez de temps pour me permettre de quitter mes vêtements de
voyage malpropres et enfiler des habits de cour. Mais étant donné les couches de crasse et de vieille
sueur dont j’étais lesté, l’entreprise aurait été aussi vaine que de vouloir nouer un ruban de soie
autour d’un tas de crottin fumant.
Le valet a jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule avant de consulter sa montre de gousset.
— En fait, elle retarde plutôt de cinq minutes, annonça-t-il.
Je me suis frotté le visage en considérant la situation. Mes vêtements n’étaient pas seulement en
désordre, comme après une journée de voyage. J’étais dans un état effrayant. Si le Maer n’était pas
homme à juger uniquement sur les apparences, je n’ignorais pas qu’il affectionnait la bienséance. Je
n’aurais sûrement pas fait bonne impression en me présentant devant lui dans un tel état.
L’image du sinistre gibet s’est brusquement imposée à mon esprit et j’ai décidé que je ne
pouvais me permettre de faire mauvaise impression. Pas avec les nouvelles que je lui apportais.
— Stapes, je ne peux être prêt avant au moins une heure. Si cela lui convient, je peux le
retrouver à la sixième cloche.
Le visage du valet s’est crispé, la mine outragée. Son expression était claire. Elle était destinée
à me faire comprendre que les ordres du Maer n’avaient pas vocation à être discutés. Il ordonnait. On
obéissait.
— Stapes, ai-je imploré. Regardez-moi. Sentez-moi. Je viens de faire près de cinq cents
kilomètres à fond de train. Il n’est pas question que j’aille me promener dans les jardins couvert de
poussière et puant comme un bouc.
La bouche de Stapes s’est pincée.
— Je lui dirai que vous aviez déjà pris des engagements.
— Non, dites-lui la vérité ! Je suis sûr qu’il comprendra, ai-je conclu en commençant à
déboutonner ma chemise.
Après m’être étrillé, coiffé et vêtu décemment, j’ai adressé au Maer mon anneau d’or et une
note disant : « Conversation en privé à l’heure qui vous conviendra. »
Une heure plus tard, un commissionnaire est arrivé, porteur d’un pli du Maer me priant
d’attendre sa convocation.
J’ai attendu. J’ai envoyé un domestique me chercher à manger et j’ai passé le reste de la soirée
à attendre. La journée du lendemain s’est écoulée sans que je reçoive aucun message. Et puisque
j’ignorais quand pourrait me parvenir la convocation du Maer, j’étais une fois de plus effectivement
consigné dans mes appartements, à attendre son bon vouloir.
C’était certes agréable de rattraper le sommeil en retard et de paresser enfin, mais je craignais
d’être rattrapé par des nouvelles en provenance de Levinshir. Le fait de ne pouvoir me rendre dans la
ville basse pour y chercher Denna m’irritait aussi profondément.
Je subissais le genre d’opprobre silencieux commun à toutes les cours du monde. Le message du
Maer était clair : Tu viens quand je te siffle. C’est ça ou rien.
Il s’agissait là d’un comportement puéril, typique de la noblesse, mais il n’y avait rien à faire.
Aussi ai-je adressé mon anneau d'argent à Bredon, qui est arrivé à temps pour souper avec moi et me
faire part des derniers potins de la saison. Ceux qui circulent à la cour peuvent être parfaitement
insipides mais Bredon ne m’en a servi que les morceaux de choix.
La plupart concernaient les fiançailles et le mariage hâtif du Maer et de dame Lackless, qui
semblaient très entichés l’un de l’autre. Beaucoup soupçonnaient qu’un enfant était déjà en route. La
cour royale de Renere avait elle aussi connu une certaine agitation. Alaitis, le prince régent, ayant
perdu la vie lors d’un duel, une bonne partie de la région du Sud s’était plongée dans le chaos quand
certains membres de la noblesse avaient voulu tirer avantage de la mort d’un dignitaire de la cour si
haut placé.
Il y avait aussi des rumeurs d’une autre sorte. Les hommes du Maer s’étaient débarrassés de
bandits qui écumaient un coin reculé de l’Eld, où ils s’en prenaient apparemment aux collecteurs
d’impôts. Il y avait pas mal de récriminations dans le Nord, où les gens avaient eu à subir un
deuxième passage des collecteurs du Maer, mais au moins les routes étaient de nouveau sûres et les
fauteurs de troubles étaient morts.
Bredon m’a également fait part d’un bruit intéressant : un jeune homme aurait rendu visite à
Felurian et s’en serait sorti à peu près indemne, quoique un peu Fae sur les bords. Ce n’était pas
exactement le genre de bruit qui circulait à la cour mais plutôt dans les tavernes. Des potins de bas
étage auxquels aucune personne bien née ne saurait prêter attention… Ses yeux sombres de chouette
pétillaient gaiement quand il a fait cette réflexion.
J’étais d’accord que de telles histoires étaient en effet trop vulgaires, et indignes de personnes
de notre condition. Ma cape ? Elle était plutôt de bonne qualité, n’est-ce pas ? Je ne me souvenais
plus exactement de l’endroit où je l’avais fait faire. Un lieu très exotique… Au fait, j’avais justement
entendu au cours de mon voyage une chanson intéressante au sujet de Felurian. Lui plairait-il de
l’entendre ?
Nous avons aussi joué au tak, bien entendu. Bien que je n’aie pas touché aux pions depuis
longtemps, Bredon m'a dit que j’avais fait beaucoup de progrès. Apparemment, je commençais enfin
à jouer un beau jeu.

Inutile de dire que, lorsque le Maer m’a convoqué, j’y suis allé tout droit. J’ai bien été tenté de
me présenter quelques minutes en retard mais j’ai résisté, sachant qu’une telle attitude n’amènerait
rien de bon.
Alveron se promenait seul quand je l’ai rencontré dans le jardin. Il se tenait bien droit, la tête
haute, et il était impossible d’imaginer qu’il avait pu un jour avoir besoin d’une canne ou de
s’appuyer sur mon bras pour marcher.
— Kvothe, a-t-il dit en souriant. Ravi que vous ayez pu trouver le temps de me rendre visite…
— C’est toujours un plaisir pour moi, Votre Grâce.
— Voulez-vous que nous fassions quelques pas ? La vue est très agréable depuis le pont du
Sud, à cette heure de la journée.
J’ai accordé mon pas sur le sien et nous avons avancé entre les haies soigneusement taillées.
— Je n’ai pu m'empêcher de remarquer que vous êtes armé, dit-il d’un ton lourd de
désapprobation.
J’ai mis involontairement la main à la garde de Caesura. Je la portais désormais au côté, et non
plus dans le dos.
— Quel mal y aurait-il à cela, Votre Grâce ? J’ai cru comprendre que tous les hommes avaient
le droit de ceindre l’épée, au Vintas.
— Ce n’est guère convenable, a-t-il répliqué en insistant sur ce mot.
— J’ai entendu dire qu’à la cour de Renere un gentilhomme ne saurait être vu sans son épée.
— Vous êtes peut-être un beau parleur, mais pas un gentilhomme, m'a fait remarquer Alveron.
Vous feriez bien de vous en souvenir.
Je n’ai rien répondu.
— De plus, c’est une coutume barbare, que le roi ne manquera pas de regretter un jour. Peu
importe ce qui se fait à Renere. Dans ma ville, dans ma maison et dans mes jardins vous ne paraîtrez
pas devant moi avec une arme.
Il s’est tourné et m’a regardé durement.
— Je vous présente mes excuses si j’ai le malheur de vous avoir offensée, Votre Grâce.
Je me suis arrêté pour m’incliner plus respectueusement que jamais.
Cette manifestation de soumission a paru l’apaiser. Il a souri et posé la main sur mon épaule.
— Il n’est nul besoin d’une telle attitude… Allons, admirez plutôt l’automne qui s’annonce. Les
feuilles vont bientôt virer au rouge.
Nous avons déambulé près d’une heure en bavardant de choses et d’autres. J’ai pris soin
d’observer une courtoisie exemplaire et l’humeur d’Alveron a fini par s’égayer un peu. Si flatter son
ego devait me permettre de rentrer dans ses bonnes grâces, ce n’était pas cher payer pour obtenir sa
protection de mécène.
— Je dois avouer que le mariage semble réussir à Votre Grâce.
— Merci, a-t-il répondu en inclinant gracieusement la tête. Je dois dire que je le trouve
parfaitement à ma convenance.
— Et votre santé continue d’être bonne ? ai-je risqué, sachant que je franchissais les limites de
la conversation badine.
— Extrêmement bonne. Encore un bienfait de la vie maritale, sans doute.
Il m’a alors adressé un regard qui m’a fait comprendre que je ne devais pas l’interroger
davantage sur le sujet, du moins dans un lieu public.
Nous avons continué notre promenade, saluant les courtisans que nous croisions. Le Maer a
abordé des sujets frivoles, fait état de potins qui circulaient à la cour. Je me suis prêté au jeu, lui
donnant la réplique du mieux que je le pouvais.
En vérité, j’avais hâte d’en finir pour que nous puissions avoir une conversation sérieuse en
privé, mais je savais qu’il n’était pas question de bousculer le Maer. Nos échanges devaient observer
un rituel immuable. En passant outre, je n’aurais fait que l’irriter. Aussi ai-je rongé mon frein, humé
l’odeur des fleurs et fait semblant de m’intéresser à ce qui se disait à la cour.
Au bout d’un quart d’heure, il y a eu dans la conversation une pause caractéristique, annonçant
que nous allions pouvoir commencer à discuter. Ensuite, nous irions dans un lieu autorisant un
entretien privé.
— J’ai toujours pensé qu’il y a une interrogation au cœur de chacun de nous, a fini par dire
Alveron.
— Que voulez-vous dire par là, Votre Grâce ?
— Je crois que chacun a en lui une interrogation qui le fait avancer. Une énigme qui le tient
éveillé au cœur de la nuit, qui le tourmente, à la manière d’un chien qui s’acharne sur un vieil os. Si
vous en comprenez le sens, cela vous amène à mieux comprendre l’homme. (Il m’a regardé du coin
de l’œil avec un petit sourire.) Du moins est-ce ce que j’ai toujours pensé.
— Je ne peux qu’être d'accord avec vous sur ce point, Votre Grâce.
— C’est tout ? a-t-il fait en haussant un sourcil, d’un ton désappointé. Je m’attendais à ce que
vous batailliez davantage.
J’ai secoué la tête, heureux qu’il m’offre l’occasion d’aborder un sujet qui me tenait à cœur.
— Il y a une question qui me soucie depuis déjà quelques années et je m’attends à ce qu’elle le
fasse pendant bien des années encore. Aussi puis-je comprendre ce que vous venez de dire.
— Vraiment ? s’écria-t-il, l’air intéressé. De quoi s’agit-il ?
J’ai envisagé un instant de dire la vérité à propos de ma quête des Chandrians et du massacre de
notre troupe. Mais l’heure n’était pas venue de le faire. Ce secret pesait dans ma poitrine, lourd
comme une pierre, mais il était trop personnel pour que je le confie à quelqu’un d'aussi perspicace
que le Maer. De plus, je révélerais par la même occasion mon appartenance au peuple des Edema
Ruh, que j’avais soigneusement cachée à la cour du Maer. Alveron savait que je n’appartenais pas à
la noblesse, mais il ne se doutait pas que je puisse être de si basse extraction.
— Ce doit être une question d’importance, pour que vous preniez tant de temps à répondre, a
plaisanté le Maer en me voyant tergiverser. Allons, j’insiste ! Je vais même vous proposer un
marché : une énigme pour une autre. Peut-être nous aiderons-nous mutuellement à trouver une
réponse.
Je n’aurais pu espérer meilleur encouragement, aussi ai-je pesé soigneusement mes mots.
— Où sont les Amyrs ? ai-je demandé.
— Les Amyrs aux mains sanglantes… J’imagine que vous ne demandez pas où reposent leurs
corps ?
— Non, Votre Grâce, ai-je dit d’une voix morne.
Il a pris un air pensif.
— C’est intéressant…
J’ai poussé un soupir de soulagement. Je m’attendais presque à une réponse désinvolte, à ce
qu’il me rétorque simplement que les Amyrs étaient morts depuis des siècles. Au lieu de cela, il a
ajouté :
— J’ai beaucoup étudié le sujet, quand j’étais jeune.
— Vraiment, Votre Grâce ? ai-je dit, ravi de ma bonne fortune.
Il m’a regardé, l’ombre d’un sourire aux lèvres.
— Ce n’est pas si surprenant. Je rêvais d’être l’un d’entre eux, quand j’étais petit. (Il a eu l’air
embarrassé.) Toutes les histoires qui courent sur le compte des Amyrs ne sont pas effroyables, vous
savez ? Ils ont accompli un grand dessein, prenant des décisions difficiles quand personne ne voulait
s’en charger. C’est le genre de chose qui terrifie les gens mais je crois qu’ils luttaient pour le plus
grand bien.
— J’ai toujours pensé la même chose, ai-je avoué. Dites-moi, quelle est votre histoire
favorite ?
— Celle d’Atreyon, a répondu le Maer. Je n’y avais pas pensé depuis des années. Je pourrais
sans doute encore réciter Les Huit Serments d’Atreyon… Et vous ?
— Je dois dire que le personnage est un peu trop sanglant pour moi.
Alveron a eu l’air amusé.
— Ce n’est pas pour rien qu’on les a appelés les Amyrs aux mains sanglantes. Les tatouages des
Ciridaes n’avaient rien de décoratif.
— C’est vrai, lui ai-je concédé. Je préfère quand même Sire Savien.
— Bien sûr. Vous êtes un sentimental…
Nous avons marché un moment en silence et avons fait le tour d’une fontaine.
— Je les vénérais, quand j’étais petit, a fini par dire le Maer, comme s’il confessait un fait
embarrassant. Des hommes et des femmes investis de toute la puissance de l’Église… Et à une
époque où celle-ci était appuyée par toute la puissance de l’Atur. Braves, farouches et n’ayant à
répondre de leurs actes que devant Dieu.
— Et les autres Amyrs, ai-je ajouté.
— Et, en dernier ressort, le Pontifex, a-t-il conclu. J’imagine que vous avez lu le décret
proclamant le démantèlement de l’ordre des Amyrs ?
— Oui.
Nous nous sommes arrêtés sur un pont de bois et de pierre pour regarder les cygnes manœuvrer
lentement dans le courant.
— Voulez-vous savoir ce que j'ai découvert, à ce moment-là ? a-t-il demandé. (J’ai hoché la
tête avec intérêt.) Quand j’ai été un peu trop vieux pour me satisfaire de ces histoires destinées aux
enfants, je me suis intéressé à des choses plus spécifiques. Combien y avait-il d’Amyrs ? Combien
parmi eux étaient de noble origine ? Combien de chevaux étaient engagés lors d’une action armée ?
J’étais à Felton, à l’époque. Dans la bibliothèque d’un vieux monastère aturan sont conservées les
archives de tout le nord de la région. J’ai cherché dans les registres pendant deux jours, et savez-vous
ce que j’ai trouvé ?
— Rien, ai-je répondu. Vous n’avez rien trouvé.
Il s’est tourné pour me regarder, s’efforçant de dissimuler sa surprise.
— Il m’est arrivé la même chose à l’Université, ai-je expliqué. On aurait dit que les archives
avaient été expurgées de toute information concernant les Amyrs. Pas de toute référence, bien
entendu, mais de tout fait significatif.
Ses yeux gris se sont éclairés.
— Mais qui pourrait faire pareille chose ?
— Qui aurait une meilleure raison que les Amyrs eux-mêmes ? ai-je répliqué. Ce qui signifie
qu’ils sont toujours là, quelque part…
— C’est donc cela, votre question…, a dit le Maer. « Où sont les Amyrs ? »
Nous sommes descendus du pont pour emprunter le sentier qui faisait le tour de l’étang. Le
Maer avait l’air pensif.
— Me croirez-vous si je vous dis en être arrivé aux mêmes conclusions, après mes recherches
dans la bibliothèque du monastère ? a-t-il demandé. Je me suis dit que les Amyrs avaient pu éviter
d’être traduits en justice et qu’ils s’étaient cachés. Et qu’il n’était pas impossible qu’il y ait encore
des Amyrs dans le monde après tout ce temps, œuvrant en secret pour le plus grand bien.
Un espoir fou a gonflé ma poitrine.
— Alors, qu’avez-vous découvert ? ai-je demandé d’une voix excitée.
— Découvert ? a fait Alveron d’une voix étonnée. Rien. Mon père est mort cette année-là et je
suis devenu Maer. Je me suis désintéressé de cette lubie puérile. Mais si vous êtes tombé sur les
mêmes éléments à un demi-monde d’ici…
— Et j’en suis arrivé aux mêmes conclusions que vous, Votre Grâce.
Il a hoché lentement la tête.
— C’est dérangeant, qu’il puisse exister un secret de cette importance, a-t-il remarqué en
regardant les murs qui protégeaient ses jardins. Et sur mes propres terres, encore. Je n’aime pas ça du
tout. (Il a tourné vers moi son regard perçant.) Comment comptez-vous vous y prendre pour les
débusquer ?
J’ai pris une mine contrite.
— Comme Votre Grâce l’a souligné, j’ai beau être éduqué et savoir manier la langue, je ne
serai jamais un membre de la noblesse. Je ne dispose pas des relations et des ressources nécessaires
pour faire des recherches sérieuses. Mais votre nom m’ouvrirait bien des portes et je pourrais
explorer le contenu de nombre de bibliothèques particulières. J’aurais accès à des archives d’ordre
trop privé ou trop peu connues pour avoir été expurgées…
Alveron a hoché la tête, les yeux rivés aux miens.
— Je crois vous comprendre. Moi, en tout cas, je donnerais cher pour connaître la vérité sur ce
sujet.
Il a tourné la tête en entendant des rires et le bruit de pas qui approchaient.
— Je dois dire que vous m’avez donné matière à réflexion, a-t-il ajouté à voix basse. Nous
discuterons plus avant en privé.
— À quelle heure cela conviendra-t-il à Votre Grâce ?
— Venez ce soir dans mes appartements. Et puisque je n’ai pu vous fournir de réponse, je vous
offrirai une énigme à la place.
— J’accorde presque autant de prix aux questions qu’aux réponses, Votre Grâce.
64

LETTRES

Disposant de près de cinq heures avant mon entrevue avec le Maer, j’avais enfin la possibilité
de me rendre dans la ville basse. Depuis la plate-forme de l’ascenseur mû par les chevaux, le ciel
était si pur et si bleu qu’il vous fendait le cœur, et c’est dans cet état d’esprit que je me suis rendu à
l’auberge des Quatre Cierges.
La salle était presque vide, aussi l’aubergiste m’a repéré comme je me dirigeais vers l’escalier.
— Halte ! a-t-il crié. Faut payer ! Une chambre uniquement si payer.
Ne voulant pas créer d’incident, je me suis approché du comptoir. Le tenancier était un homme
maigre au cheveu gras qui avait un fort accent du Lenatt. Je lui ai souri aimablement.
— Je rendais simplement visite à une amie, qui occupe la chambre numéro trois. Elle a de longs
cheveux noirs. Elle est toujours chez vous ?
— Ah ! a-t-il fait avec un regard entendu. La fille… Son nom Dinay ?
J’ai hoché la tête, n’ignorant pas que Denna changeait de nom comme d’autres changent de
chemise.
— Fille avec jolis yeux tristes ? Elle est partie depuis longtemps.
Mon cœur s’est serré dans ma poitrine, même si je me doutais qu’il n’y avait guère d’espoir
qu’elle soit encore là, après tout ce temps.
— Savez-vous où elle a pu aller ?
Il a eu un rire bref pareil à un aboiement.
— Non. Vous et les autres loups qui viennent renifler ses traces… Je me serais fait beaucoup
argent si j’avais vendu renseignement. Non, je sais pas où elle est.
— Elle a peut-être laissé un message pour moi ? ai-je demandé sans réelle conviction,
puisqu’elle ne m’avait pas écrit chez le Maer. Elle attendait que je vienne la chercher.
— Vraiment ? a-t-il fait d’un air moqueur avant de paraître se souvenir de quelque chose. Peut-
être j’ai trouvé un mot. Moi pas bien lire. Vous être intéressé ?
J’ai hoché la tête, le cœur battant.
— Elle partie sans payer, a-t-il ajouté. Dix-sept sous et demi. J’ai tiré de ma poche un rond
d’argent et le lui ai montré. Il a voulu s’en emparer mais je l’ai posé sur le comptoir, le couvrant de
la main.
Il a disparu dans l’arrière-salle pendant quelques minutes et est revenu avec une feuille de
papier soigneusement pliée.
— Moi trouvé ça ! s’est-il écrié triomphalement en agitant son trophée. Avec allume-feu.
Mes espoirs se sont ranimés. La lettre était repliée exactement de la même façon que celle que
j’avais fait parvenir à Denna par l’intermédiaire du rétameur. Elle m’avait laissé une réponse et
j’allais savoir où elle était partie, comment la retrouver. J’ai poussé la pièce sur le comptoir et me
suis emparé de la lettre.
Une fois dehors, je me suis réfugié dans l’encoignure d’une porte. J’ai ouvert soigneusement le
pli et j’ai lu :

« Denna
J’ai dû quitter la ville sur ordre de mon protecteur et je serai parti sans doute plusieurs espans.
Mon départ a été soudain et je n’ai pu m’y dérober, sinon je me serais fait un point d’honneur de
te rendre visite. Je regrette beaucoup les choses que j’ai dites lors de notre dernière rencontre
et j’aurais voulu te présenter des excuses en personne.
Je viendrai te voir dès mon retour.
Tout à toi,
Kvothe »

À la huitième cloche, j’ai pris le chemin des appartements du Maer en laissant Caesura derrière
moi. Je me sentais curieusement nu sans elle. C’est étrange comme l’on s’habitue vite à ce genre de
chose.
Stapes m’a introduit dans le salon du Maer et ce dernier a envoyé son valet inviter Meluan à
nous rejoindre quand il lui conviendrait.
Je me suis demandé vaguement ce qui se passerait si elle décidait de n’en rien faire. Alveron
lui ferait-il la tête pendant trois jours ?
Le Maer s’est installé dans un fauteuil et m’a examiné d’un œil inquisiteur.
— J’ai entendu certains bruits concernant votre dernière expédition. Des choses fantastiques
que je ne suis guère porté à croire. Sans doute aurez-vous la bonté de m'expliquer ce qui s’est
vraiment passé ?
L’espace d’un instant, je me suis demandé comment il pouvait avoir appris si vite ce qui s’était
passé près de Levinshir puis j’ai compris qu’il voulait seulement connaître les détails de mon
expédition dans l’Eld.
— J’imagine que Dedan n’a pas eu trop de mal à vous trouver ? ai-je demandé. (Alveron a
hoché la tête.) Je regrette d’avoir dû l’envoyer à ma place, Votre Grâce. Ce n’est pas une créature
très délicate.
Il a haussé les épaules.
— Il n’y a pas eu de mal. Le temps qu’il arrive, le secret n’avait plus besoin d’être observé.
— Il vous a remis ma lettre, dans ce cas ?
— Ah oui ! la lettre ! a dit Alveron en la prenant dans un tiroir d’une commode. J’ai pris ça
pour une plaisanterie d’un goût curieux.
— Comment ça, Votre Grâce ?
Il m’a regardé d’un air perplexe puis a baissé les yeux sur la feuille de papier.
— « Vingt-sept hommes… », a-t-il lu à haute voix. « Mercenaires expérimentés, à en juger par
leurs actes et leur apparence… un campement bien établi, équipé de fortifications rudimentaires…»
Vous ne vous attendiez quand même pas à ce que je prenne tout cela pour argent comptant ? Vous
n’étiez que cinq ! Comment auriez-vous pu avoir le dessus sur eux ?
— Nous les avons pris par surprise, Votre Grâce, ai-je dit simplement, plein d’une orgueilleuse
modestie.
Le visage du Maer s’est assombri.
— Allons donc, ce genre d’humour a peut-être cours au fin fond de vos campagnes, mais je
trouve cela de très mauvais goût. Dites-moi simplement la vérité, et qu’on en finisse.
— Mais c’est la stricte vérité, Votre Grâce. Si j’avais su que vous exigeriez des preuves,
j’aurais laissé Dedan vous apporter un sac plein de pouces. Il m’a bien fallu une heure pour chasser
cette idée de son esprit.
Mais ma réponse n’a pas eu l’effet escompté.
— En effet, sans doute auriez-vous dû le laisser faire, a-t-il répliqué.
La situation se dégradait rapidement, à mon désavantage.
— Votre Grâce, si je devais vous mentir, croyez-moi, je choisirais quelque chose de plus
convaincant. De plus, si vous voulez des preuves, vous n’avez qu’à envoyer quelqu’un sur place.
Nous avons brûlé les corps, mais les crânes seront encore là. Je vous montrerai sur une carte
l’endroit où leur camp était établi.
Alveron a louvoyé.
— Et ce que vous avez écrit à propos de leur chef ? Cet homme à qui il importait peu d’avoir
une flèche dans la cuisse ? Celui qui est rentré sous sa tente et qui a « disparu » ?
— C’est vrai également, Votre Grâce.
Le Maer m’a considéré un long moment avant de soupirer.
— Bon, je vous crois, a-t-il dit. Mais il n’empêche que tout cela est bien étrange…
— En effet, Votre Grâce.
— Qu’en pensez-vous ? m’a-t-il demandé en me regardant avec curiosité.
Mais avant que j’aie pu répondre, une voix de femme s’est fait entendre dans l’antichambre.
L’humeur morose d’Alveron a disparu comme par enchantement et il s’est redressé sur son siège, la
mine réjouie. J’ai dû dissimuler un sourire.
— C’est Meluan, a annoncé gaiement Alveron. À moins que je ne me trompe, elle apporte la
question que j’ai évoquée cet après-midi. Je crois que cela va vous plaire, c’est très énigmatique.
65

SANS VERROU

Nous nous sommes levés quand Stapes a fait entrer Meluan dans le salon. Elle était vêtue dans
des teintes de gris et de bleu lavande, et sa chevelure châtaine, nouée sur ses épaules, mettait en
valeur son cou élégant.
Meluan était escortée de deux domestiques chargés d’un coffre en bois. Le Maer a guidé son
épouse vers un fauteuil et le coffre a été déposé sur une table à côté d’elle. Stapes s’est aussitôt retiré
en compagnie des domestiques, non sans m'avoir adressé un clin d’œil discret.
Je me suis incliné profondément devant Meluan.
— Je suis heureux d’avoir l’occasion de vous revoir… madame ?
J’avais formule ma phrase sur le ton de l’interrogation, car je n’étais pas sûr de la façon dont je
devais m’adresser à elle. Les terres des Lackless étaient par le passé un comté à part entière, mais
cela datait d’avant la rébellion, quand ils contrôlaient encore la ville libre de Tinuë. Son mariage
avec Alveron avait compliqué les choses, car je ne savais pas quelle était la contrepartie féminine du
titre de Maershon.
D’un geste de la main, Meluan a écarté la difficulté.
— « Madame » suffira, du moins en privé. Pas besoin de formalités de la part de celui envers
lequel j’ai une si grande dette, a-t-elle dit en prenant la main de son époux. Je vous en prie, prenez un
siège.
Après un autre salut, j’ai réintégré mon siège en lorgnant le coffre du coin de l’œil. De la taille
d’un grand tambour, il était en bouleau bien jointoyé et cerclé de cuivre.
Je n’ignorais pas que la bienséance exigeait que je bavarde poliment jusqu’à ce que le sujet soit
amené par le Maer ou son épouse, mais ma curiosité l’a emporté.
— Je savais que vous veniez avec une question mais elle doit être de taille pour que vous la
gardiez si bien enfermée, ai-je remarqué en désignant le coffre d’un signe de tête.
Meluan a lancé à Alveron un coup d’œil amusé.
— Mon époux m’a dit que vous étiez le genre d’homme incapable de laisser une énigme non
résolue.
J’ai pris un air confus.
— C’est contraire à ma nature, madame.
— Alors nous allons abréger votre supplice, a-t-elle dit en souriant. Voulez-vous avoir la bonté
de rapprocher ce coffre ?
Je suis parvenu à le soulever sans attraper une hernie, mais il pesait bien ses dix livres.
Meluan s’est avancée dans son fauteuil.
— Le Maer m’a avoué le rôle que vous avez joué dans notre rapprochement. Je dois vous en
remercier, a-t-elle dit, ses yeux bruns prenant une expression grave. J’ai une grande dette envers
vous. Toutefois, j’escompte bien la rembourser avec ce que je m’apprête à vous montrer. Ceux qui
ont eu l’honneur de le voir se comptent sur les doigts de la main. Dette ou pas, je n’aurais jamais
envisagé de vous le montrer si mon époux ne m’avait assuré de votre entière discrétion.
— Par Tehlu miséricordieux ! je ne parlerai à personne de ce que j’aurai vu, ai-je juré en
m’efforçant de refréner ma curiosité.
Meluan a hoché la tête, puis, plutôt que d’utiliser une clé comme je m’y attendais, elle a appuyé
sur les côtés et a fait coulisser deux panneaux. Il y a eu un déclic et le couvercle s’est entrouvert.
Lockless(1), me suis-je dit.
Il y avait à l’intérieur un autre coffret, de la taille d’une boîte à pain, qui n’avait pas de trou de
serrure en forme de clé mais une simple ouverture circulaire. Meluan a pris une clé qui pendait à la
chaîne autour de son cou.
— Puis-je la voir ? ai-je demandé.
Elle a eu l’air surprise.
— Je vous demande pardon ?
— Cette clé. Puis-je la voir un instant ?
— Dieu du ciel ! s’est exclamé Alveron. Nous ne sommes même pas arrivés à la partie
intéressante. On vous propose un mystère venu de la nuit des temps et vous admirez l’emballage !
Meluan m'a tendu la clé, que j'ai rapidement examinée sous toutes les coutures.
— J’aime avoir accès aux mystères couche par couche, ai-je expliqué.
— Comme un oignon ? a-t-il ricané.
— Comme une fleur, ai-je répliqué en rendant la clé à Meluan. Je vous remercie.
Elle s’est penchée pour introduire la clé dans la serrure et a fait jouer le mécanisme. Ensuite,
elle a fait coulisser la chaîne autour de son cou, l’a remise sous son corsage, a arrangé les plis de sa
jupe et s’est tapoté les cheveux, réparant les désordres que la manœuvre avait pu causer à sa mise.
Toute l’opération a semblé prendre un temps infini.
Finalement, elle s’est penchée et a soulevé quelque chose à deux mains. Le gardant hors de ma
vue derrière le couvercle, elle a levé les yeux vers moi et a inspiré profondément.
— Cet objet est dans ma…
— Je vous en prie, ma chère, a fait doucement Alveron. Je suis curieux de voir ce qu’il va en
conclure par lui-même. Par ailleurs, je crains que ce garçon n’ait une attaque, si vous le faites
attendre plus longtemps.
Solennellement, Meluan m’a tendu une pièce de bois sombre de l’épaisseur d’un gros livre. Je
l'ai prise à deux mains.
La boîte était d’un poids excessif pour son volume et son bois semblait aussi lisse qu’un galet.
En la caressant des doigts, je me suis rendu compte que les côtés étaient sculptés. Les motifs n’étaient
pas visibles à l’œil nu, mais mes doigts ont deviné la présence d’une frise à peine perceptible qui
courait également sur le couvercle.
— Vous aviez raison, a dit Meluan à son époux. Il est comme un enfant avec son cadeau de
solstice d’hiver.
— Et vous n’avez encore rien vu. Attendez qu’il s’y mette. Rien ne résiste à son esprit.
— Comment l'ouvrez-vous ? ai-je demandé.
En retournant la boîte, j’avais senti quelque chose bouger à l’intérieur. On ne pouvait distinguer
ni charnières ni couvercle, ni même une fente indiquant l’existence d’un couvercle. On aurait
simplement dit un morceau de bois sombre et dense. Pourtant, je savais qu’il s’agissait d’une sorte de
boîte. Je le sentais. Je voulais qu’elle soit ouverte.
— Nous l’ignorons, a répondu Meluan, qui aurait ajouté autre chose si son époux ne lui avait
gentiment fait signe de se taire.
Le bois en lui-même était déjà intéressant. Il était assez foncé pour être du roah, mais avait des
reflets rouge sombre. Cela semblait être du bois d'épices. Il avait une vague odeur familière, une
odeur que je ne parvenais pas à situer. J’ai baissé le nez sur le coffret pour humer longuement une
fragrance évoquant celle du citron. C’était exaspérant de ne pouvoir y mettre un nom.
— De quelle sorte de bois s'agit-il ? ai-je demandé.
Je n’ai eu que le silence pour réponse.
J’ai relevé les yeux et croisé leur regard.
— Vous ne faites pas grand-chose pour me faciliter la tâche, dites-moi ?
J’ai souri pour désamorcer toute offense que mes propos auraient pu impliquer.
Alveron s’est avancé sur son siège.
— Vous avouerez que c’est une excellente « question », non ? Alors, quelles conclusions
pouvez-vous en tirer ?
— C’est un héritage de famille, très ancien…
— Quel âge lui donneriez-vous ? a demandé Alveron avec intérêt.
— Plus ou moins trois mille ans. (Meluan s’est figée sous le coup de la surprise.) Je ne suis pas
loin de vos propres estimations, je suppose ?
Elle a hoché la tête sans rien dire.
— Les sculptures auront sans doute été effacées par toutes les mains qui l’ont manipulé, ai-je
repris.
— Les sculptures ? s’est étonné Alveron.
— Elles sont à peine perceptibles, ai-je dit en fermant les yeux. Mais je les devine sous mes
doigts.
— Je n’ai rien remarqué de la sorte.
— Moi non plus, a ajouté Meluan, d’un ton presque indigné.
— Je dois avouer que j’ai des mains extrêmement sensibles. C’est essentiel, pour mon travail.
— Votre magie ? a-t-elle demandé avec une pointe d’admiration enfantine.
— Sans oublier ma musique. Vous permettez ? ai-je dit en lui prenant la main pour presser ses
doigts sur le couvercle de la boîte. Sentez-vous quelque chose, là ?
Elle a plissé le front sous l’effet de la concentration.
— Peut-être… Mais êtes-vous sûr qu’il s’agit d’une sculpture ? a-t-elle demandé en retirant sa
main.
— C’est trop régulier pour qu’il puisse s’agir d’un accident. Comment est-il possible que
personne ne l’ait remarqué avant ? Il n’en est pas fait mention dans votre histoire familiale ?
Meluan est restée interloquée.
— Personne n’aurait osé écrire quoi que ce soit à propos de la Boîte de Loeclos ! N’ai-je pas
mentionné que c’est le plus secret de tous les secrets ?
— Montrez-moi, a ordonné Alveron.
J’ai guidé ses doigts le long d’une frise et il a fait la grimace.
— Rien. Je dois être trop vieux. Pourrait-il s’agir de lettres ?
J’ai secoué la tête.
— C’est un motif à spirales, des sortes de volutes… Mais il ne se répète pas exactement, il se
modifie. (Une idée m’est brusquement venue à l’esprit.) Ce pourrait être une série de nœuds yllish.
— Pouvez-vous les lire ? a demandé Alveron.
— Je ne sais même pas assez d’yllish pour lire un nœud simple quand j’ai la corde entre les
doigts. De plus, les nœuds ont certainement changé, depuis trois mille ans. Je connais cependant
quelques personnes capables de le traduire, à l’Université.
Alveron a regardé Meluan qui a secoué fermement la tête.
— Il n’est pas question d’en parler à des étrangers.
Alveron a paru déçu par sa réponse mais n’a pas insisté et s’est tourné vers moi.
— Laissez-moi revenir sur la question que vous avez soulevée : de quel bois s’agit-il ?
— Il s’est conservé pendant trois mille ans…, ai-je énuméré à haute voix. Il est lourd tout en
étant creux. Ce doit être un bois à croissance lente, comme l’amboine ou le rennel. Sa couleur et son
poids me font penser qu’il contient aussi une forte proportion de métal, comme le roah. Sans doute du
fer et du cuivre. Voilà, c’est tout ce que je peux vous en dire.
— Et qu’y a-t-il à l’intérieur ?
J’ai réfléchi un long moment avant de répondre.
— Quelque chose de plus petit qu’une boîte à sel… (Meluan a souri mais Alveron a froncé les
sourcils, aussi me suis-je empressé de poursuivre.) Quelque chose de métallique, sans doute… (J’ai
fermé les yeux et écouté les bruits étouffés du contenu se déplaçant dans la boîte.) Non, au
déplacement de sa masse, je dirais plutôt qu’il s’agit de quelque chose en verre ou en pierre.
— Quelque chose de précieux, a ajouté Alveron.
J’ai rouvert les yeux.
— Pas forcément. C’est devenu précieux en raison de son âge et parce que ce coffre est dans la
famille depuis si longtemps. C’est également précieux parce que c’est un mystère. Mais savoir si
c’était quelque chose de précieux au départ… Qui peut le dire ?
— Mais ce sont les choses précieuses, que l’on garde sous clé, a remarqué le Maer.
— Précisément, ai-je dit en montrant les faces lisses de la boîte. Ceci n’est pas simplement
gardé sous clé mais plutôt soigneusement relégué à l’abri. Il pourrait s’agir de quelque chose de
dangereux.
— Pourquoi dites-vous cela ? a demandé Alveron, l’air intrigué.
— Pourquoi se donner tant de mal ? a protesté Meluan. Pourquoi conserver quelque chose de
dangereux ? Si quelque chose est dangereux, on le détruit. À moins que ce ne soit également très
précieux, bien entendu…
— Peut-être était-ce trop utile pour qu’on le détruise ? a suggéré Alveron.
— Peut-être cela n’a-t-il pas pu être détruit, ai-je riposté.
— Et pour finir, comment l'ouvre-t-on ? a demandé Alveron en s’avançant encore sur son siège.
J'ai longuement étudié le coffret du regard, l’ai fait tourner entre mes mains. J’ai fait courir mes
doigts sur ses motifs, cherchant une jointure que mes yeux ne pouvaient détecter. Je l’ai secoué
doucement, humé de près, l’ai tenu à la lumière…
— Je n’en ai aucune idée, ai-je avoué.
Alveron s’est laissé retomber contre le dossier de son fauteuil.
— C’était en demander trop, j’imagine. Peut-être qu’avec un tour de magie…
J’ai hésité à lui dire que ce à quoi il faisait allusion n’existait que dans les livres de contes.
— Je n’en maîtrise aucun qui puisse convenir en la circonstance.
— N'avez-vous jamais envisagé de le scier en deux, tout simplement ? s’est étonné Alveron.
Meluan a paru tout aussi horrifiée que moi à cette idée.
— Jamais ! Son existence se confond avec les racines mêmes de notre famille. Autant répandre
du sel sur chaque parcelle de nos terres.
— De toute façon, ce bois est si dur que l'on détruirait à coup sûr ce qui se trouve à l’intérieur.
En particulier si c’est fragile.
— Ce n’était qu’une idée en l’air…, a dit Alveron pour rassurer son épouse.
— Mais totalement inconsidérée, a rétorqué Meluan d’un ton brusque avant de se radoucir. Je
suis désolée mais la seule pensée que…
Elle s’est tue, submergée par l’émotion.
Il lui a tapoté la main.
— Je comprends, ma chère. Vous avez raison. C’était stupide de ma part.
— Puis-je la ranger, à présent ? a demandé Meluan.
Je lui ai rendu la boîte à regret.
— S’il y avait une serrure, j’aurais pu tenter de la crocheter mais je n’arrive même pas à voir
où peuvent se situer la charnière ni même la jointure du couvercle.
« Dans un écrin sans verrou/Lackless a les bijoux de son époux…» Je n’arrivais pas à me sortir
de la tête cette comptine enfantine et j’ai dû simuler une quinte de toux pour étouffer mon rire.
Alveron n’a pas semblé remarquer quoi que ce soit.
— Comme d’habitude, je compte sur votre discrétion, a-t-il dit en se levant. Malheureusement,
je crains de vous avoir retenu trop longtemps. Voulez-vous que nous nous rencontrions demain, pour
parler des Amyrs ? À la deuxième cloche ?
Je m’étais levé en même temps que lui.
— Votre Grâce, il y a un autre sujet dont il nous faudrait discuter, et des plus urgents. Cela ne
peut attendre un autre jour. Je l’aurais mentionné plus tôt si nous nous étions trouvés en privé.
— Très bien, a-t-il fait en se rasseyant. Je suppose que l’affaire est urgente.
— Lerand ! a dit Meluan sur un ton de reproche. L’heure a sonné. Hayanis va nous attendre.
— Eh bien, qu’il attende ! Kvothe m’a bien servi, et à tous les égards. Il ne fait rien à la légère
et je ne le sais que trop bien.
— Vous me flattez, Votre Grâce, mais le sujet est sérieux, en effet. Et quelque peu délicat, ai-je
ajouté en lançant un coup d’œil à Meluan. Si votre épouse souhaite se retirer, cela vaudra peut-être
mieux.
— Si l’affaire est importante, ne devrais-je pas rester ? a-t-elle répliqué d’un ton malicieux.
J’ai interrogé le Maer du regard.
— Tout ce que vous souhaitez me raconter, vous pouvez le dire devant mon épouse.
J’ai hésité. Il fallait que je parle à Alveron de la fausse troupe de comédiens itinérants. J’étais
convaincu que, s’il entendait d’abord ma version des événements, je pourrais les présenter sous un
jour qui me serait favorable. Mais s’il apprenait la nouvelle par des canaux officiels, il aurait
certainement plus de mal à négliger certains éléments, par exemple le fait que j’avais abattu neuf
personnes de mon propre chef.
Cependant, la dernière chose que je souhaitais, c’était que Meluan assiste à notre conversation.
Aussi ai-je fait une dernière tentative.
— C’est que l’affaire est des plus affreuses, Votre Grâce.
Il a secoué la tête en fronçant les sourcils.
— Nous n’avons pas de secrets.
Avec un soupir résigné, j’ai tiré d’une poche de mon shaed un épais parchemin.
— Est-ce l’un des brevets de protection émis par Votre Grâce ?
Il a parcouru le document avec une certaine surprise.
— Certes. Comment êtes-vous entré en sa possession ?
— Oh ! Lerand ! s’est exclamée son épouse. Je savais que vous tolériez les mendiants sur vos
terres, mais je n’aurais jamais cru qu’en plus vous leur accordiez votre protection.
— Cela ne concerne que quelques troupes de comédiens, a-t-il protesté. Comme cela convient à
mon rang. Chaque maison respectable entretient au moins quelques saltimbanques.
— Ma famille ne le fait pas, en tout cas ! a déclaré Meluan d’un ton brusque.
— C’est très pratique d’avoir sa propre troupe, a insisté gentiment Alveron. Et plus pratique
encore de disposer de plusieurs. De cette manière, l’on peut choisir le divertissement convenant le
mieux à l’événement fêté. D’où croyez-vous que venaient les musiciens qui ont joué à l’occasion de
notre mariage ?
Comme l’expression de son épouse ne se radoucissait pas, Alveron a continué :
— Toute paillardise est interdite et ils doivent rester dans les limites de la décence la plus
élémentaire. Et vous pouvez être assurée que pas une seule bourgade située sur mes terres
n’autoriserait une troupe à se produire si elle n’était pas munie d’un brevet de protection émis par
une famille noble. Ce qui nous amène au sujet qui nous intéresse, a-t-il conclu en s’adressant à moi.
Comment êtes-vous entré en possession de ce document ? Sans lui, les membres de cette troupe
doivent s’en sortir très mal.
J’ai hésité. En présence de Meluan, je ne savais comment aborder le problème. J’avais tablé
sur une entrevue avec le Maer en tête à tête.
— En effet, Votre Grâce. Ils ont été tués.
Le Maer n’a pas eu l’air surpris.
— C’est certes regrettable, mais ce sont des choses qui arrivent.
Les yeux de Meluan ont lancé des éclairs.
— Pour ma part, je donnerais gros pour que cela se produise plus souvent…
— Avez-vous une idée de qui a pu les tuer ? a demandé Alveron.
— C’est une façon de parler, Votre Grâce.
Il a haussé les sourcils d’un air impatient.
— Eh bien ?
— C’est moi, Votre Grâce.
— C’est vous le coupable ?
J’ai soupiré.
— J’ai tué les hommes qui détenaient ce brevet, Votre Grâce.
— Comment ça ? a-t-il fait en se redressant.
— Ils avaient enlevé deux jeunes filles dans la petite ville qu’ils venaient de traverser. (J’ai fait
une pause, cherchant à tourner ma phrase de façon délicate en raison de la présence de Meluan.)
C’était de très jeunes filles et les hommes ont… abusé d’elles.
L’expression de Meluan, déjà dure, s’est glacée en entendant ces mots. Avant quelle ait pu
s’exprimer, le Maer s’est écrié d’une voix incrédule :
— Et vous avez pris sur vous-même de les tuer ? Toute une troupe de comédiens à qui j’avais
délivré un brevet ! Combien étaient-ils ?
— Neuf.
— Dieu du ciel !
— Je trouve qu’il a bien agi, s’est écriée Meluan d’un ton virulent. Vous devriez lui fournir
quelques hommes armés et le laisser faire la même chose avec chaque bande de ces canailles de Ruh
qui traîne sur vos terres.
— Allons, ma chère, a dit Alveron avec gravité. Je ne les apprécie pas plus que vous, mais la
loi, c’est la loi. Quand…
— La loi, c’est vous qui la faites, a-t-elle riposté. Ce jeune homme vous a rendu un fier service.
Vous devriez lui accorder un fief et un titre, et l’admettre à votre conseil.
— Il a tout de même tué neuf de mes sujets, a fait remarquer Alveron. Quand les hommes
outrepassent la loi, le chaos en résulte. Si j’avais appris la chose sans le connaître, je l’aurais fait
pendre pour brigandage.
— Il a tué neuf violeurs, neuf représentants de cette racaille, de cette sale engeance de Ruh.
Neuf Edema Ruh en moins, c’est un service qu’il nous a rendu à tous. Monsieur, a-t-elle dit en me
regardant, vous n’avez rien fait qui n’ait été juste ou approprié.
Cet éloge indirect n’a eu d’autre effet que d’attiser ma rage.
— Il y avait aussi des femmes parmi eux, madame.
Meluan a pâli à cette remarque.
Alveron s’est passé la main sur le visage.
— Bon Dieu ! Kvothe ! votre honnêteté a le tranchant de la hache d’un bourreau…
— Maintenant, je dois mentionner que ceux que j’ai tués n’étaient pas des Edema Ruh. Ce
n’était d’ailleurs même pas une véritable troupe itinérante.
Alveron a secoué la tête d’un air las et a tapoté le parchemin qu’il avait à la main.
— Ce n’est pas ce qui est écrit ici.
— Ce brevet a été volé, Votre Grâce. Les gens que j’ai rencontrés sur ma route avaient tué une
troupe de Ruh et pris leur place.
— Vous avez l’air bien sûr de ce que vous avancez !
— L’un d’entre eux me l’a avoué, Votre Grâce. Il a admis qu’ils se faisaient passer pour des
Edema Ruh.
Meluan semblait partagée entre deux réactions, comme si elle hésitait entre l'incompréhension
et le dégoût.
— Mais qui pourrait bien avoir une idée si extravagante ?
Alveron a hoché la tête.
— Mon épouse a raison, a-t-il dit. Il semble qu’il vous ait menti. Qui n’aurait pas envie de nier
une chose pareille ? Qui pourrait reconnaître de son plein gré être un Edema Ruh ?
Je me suis senti rougir, accablé par la honte d’avoir dissimulé mes origines pendant tout ce
temps.
— Je ne doute pas que la troupe d’origine ait été composée d’Edema Ruh, Votre Grâce. Mais
les hommes que j'ai tués ne l’étaient pas. Un Ruh n’aurait jamais fait les choses qu’ils ont faites.
— Vous ne les connaissez pas ! s’est exclamée Meluan.
— Madame, ai-je dit en soutenant son regard, je crois les connaître bien.
— Mais pourquoi ? a insisté Alveron. Pour quelle raison quelqu’un en pleine possession de son
esprit voudrait se faire passer pour l’un d’eux ?
— Parce que cela explique facilement que l’on soit sur la route et à cause de la protection
offerte par votre nom.
Il a repoussé cette hypothèse d’un haussement d’épaules.
— C’étaient certainement des Edema Ruh lassés d’exercer un travail honnête qui se sont mis à
voler.
— Non, Votre Grâce. Ce n’étaient pas des Edema Ruh.
Alveron m’a adressé un regard lourd de reproches.
— Allons donc… Qui pourrait faire la différence entre des brigands et une bande de Ruh ?
— Il n’y en a aucune, a dit sèchement Meluan.
— Votre Grâce, moi, je connais la différence. Je suis un Edema Ruh.
Silence. Meluan a blêmi sous le choc puis sur son visage se sont affichés l’incrédulité, la rage
et un profond dégoût. Elle s’est levée d’un bond, comme si elle allait me cracher dessus puis elle est
sortie de la pièce d’un pas digne.
Alveron continuait à me regarder, la mine sévère.
— Si c’est une plaisanterie, elle est de très mauvais goût.
— Ce n’en est pas une, Votre Grâce, ai-je répondu en m’efforçant de maîtriser la colère qui
montait en moi.
— Pourquoi avez-vous cru utile de me dissimuler ce fait ?
— Je ne l’ai pas dissimulé, Votre Grâce. Vous avez d’ailleurs remarqué vous-même à plusieurs
reprises que j’étais de basse naissance.
Il a frappé du poing le bras de son fauteuil.
— Vous savez très bien ce que je veux dire ! Pourquoi n’avez-vous jamais mentionné le fait que
vous étiez un de ces Ruh ?
— Il me semble que la raison en est parfaitement évidente, Votre Grâce, ai-je répliqué avec
raideur, réprimant les paroles qui me venaient aux lèvres. Les mots « Edema Ruh » semblent avoir
une odeur un peu forte pour les narines délicates. Votre épouse vient de se rendre compte que le
parfum qu’elle porte ne la couvre pas…
— Mon épouse a eu des démêlés avec les Ruh, dans le passé, a-t-il dit en guise d’explication.
Vous feriez bien de vous en souvenir.
— J’ai entendu parler de sa sœur. Quelle tragédie pour la famille… s'enfuir et tomber
amoureuse d’un baladin. C’est terrible ! ai-je fait d’un ton cinglant, envahi par une rage brûlante. Sa
sœur fait honneur à sa famille, ce qui n’est pas le cas de votre épouse. Mon sang ne vaut pas moins
que celui de n’importe quel autre homme et plus que celui de la plupart d’entre eux. Et même si ce
n’était pas le cas, elle n’a aucun droit de me traiter comme elle l’a fait.
Le visage d’Alveron s’est durci.
— Je pense plutôt qu’elle en a tous les droits, a-t-il dit. Elle était simplement stupéfiée par cette
déclaration impromptue. Étant donné les sentiments qu’elle nourrit pour cette engeance, je trouve
qu’elle a fait preuve d’une retenue remarquable.
— Je crois qu’elle regrette d’avoir appris la vérité… Qu’elle n’a pas supporté d’apprendre que
c’était la prose d’un Ruh qui l’avait conduite dans un lit et ce encore plus vite que sa sœur n’y avait
été menée.
Les mots étaient à peine sortis de ma bouche que j’ai su que j’étais allé trop loin. J’ai serré les
dents pour m’empêcher d’ajouter quelque chose.
— Ce sera tout, a dit le Maer d’un ton glacial, les yeux pleins de colère.
Je suis parti aussi dignement que je l’ai pu. Non pas parce que je n’avais plus rien à dire, mais
parce que, si j’étais resté un instant de plus, il aurait appelé les gardes, et ce n’était pas ainsi que je
voulais f aire ma sortie.
66

JUSTES RÉCOMPENSES

Le lendemain matin, j’étais en train de m’habiller quand un jeune messager s’est présenté avec
un pli portant le sceau d’Alveron. Je me suis assis près de la fenêtre avant de l’ouvrir. Il contenait
plusieurs lettres. Celle sur le dessus disait :

Kvothe,
Après réflexion, j’ai décidé que vos origines n’ont que peu d’importance en regard des
services que vous m'avez rendus. Toutefois, j’ai lié ma destinée à une personne dont la paix
de l’esprit m’est plus chère que la mienne. J’avais beau avoir espéré vous prendre à mon
service, cela m’est désormais impossible. Plus encore, votre présence en ces lieux étant la
source de l’extrême désarroi de mon épouse, je dois vous demander de me retourner mon
anneau et de quitter Severen au plus tôt.

J’ai cessé ma lecture pour aller ouvrir la porte de mes appartements. Deux hommes d’Alveron
montaient la garde dans le couloir.
— Monsieur ? a fait l’un d’eux, s’étonnant de me voir à moitié habillé.
— Non, rien, ai-je dit en refermant la porte.
Je suis retourné à mon fauteuil pour poursuivre ma lecture.

Pour ce qui est du sujet ayant amené cette regrettable conversation, je crois que vous avez
agi au mieux de mes intérêts et de ceux du Vintas tout entier. En fait, j’ai reçu ce matin un
rapport m’informant que deux jeunes filles de Levinshir avaient été rendues à leurs familles
par un « gentilhomme » aux cheveux roux du nom de Kvothe. En récompense des nombreux
services rendus je vous octroie ce qui suit :
Premièrement, l'entier pardon pour ceux que vous avez tués près de Levinshir.
Deuxièmement, une lettre de crédit vous autorisant à tirer de mes coffres le montant de vos
droits d’admission à l’Université.
Troisièmement, un brevet vous octroyant le droit de voyager et de vous produire partout où
vous le souhaiterez sur mes terres. Et, pour finir, mes remerciements.
Maershon Lerand Alveron

Je suis resté là de longues minutes, à regarder depuis ma fenêtre les oiseaux qui s’ébattaient
dans le jardin. J’ai trouvé dans l’enveloppe les documents mentionnés par le Maer. La lettre de crédit
était une véritable œuvre d’art, marquée en quatre endroits du sceau d’Alveron.
Le brevet était encore plus spectaculaire. Rédigé sur un épais vélin, il était signé de la main
d’Alveron et orné du sceau de sa famille ainsi que du sien propre.
Cependant, il ne s’agissait pas d’un véritable brevet de protection. Par omission, il était
clairement établi que je n’étais pas au service du Maer et il n’était pas fait mention non plus que nous
ayons établi des relations privilégiées. Ce document me garantissait toutefois le droit de voyager et
de me produire en scène en me réclamant de son nom. C’était là le résultat d’un curieux compromis.
Je venais de finir de m’habiller quand on a frappé à la porte. J’ai soupiré, m’attendant presque
à ce que les gardes me chassent de mes appartements. Mais ce n’était qu’un autre messager, porteur
d’une autre lettre sur son plateau d’argent. Celle-ci arborait le sceau des Lackless. Près d’elle était
posé un anneau. Je l’ai retourné entre mes doigts, étonné par son apparence. Ce n’était pas du métal
mais un bois clair. Le nom de Meluan y était grossièrement gravé au fer rouge.
J’ai remarqué le regard stupéfait du garçon qui passait de l’anneau à moi. Plus important
encore, les gardes ne regardaient pas. Ils prenaient soin de ne pas regarder, comme on le fait
lorsqu’on vient de voir quelque chose de particulièrement intéressant.
J’ai tendu au messager mon anneau d’argent.
— Porte-le à Bredon. Et ne traîne pas en route.
Lorsque j’ai ouvert la porte, Bredon était en train de complimenter un garde.
— C’est très bien, continuez comme ça ! a-t-il dit en lui tapotant l’épaule du bout de sa canne.
Sa vieille tête de loup s’est reflétée sur la cuirasse qui lançait des éclats et Bredon a eu le
sourire d’un oncle débonnaire.
— Nous nous sentons bien plus en sécurité, grâce à votre vigilance ! a-t-il conclu.
Après avoir refermé la porte derrière lui, il a haussé un sourcil.
— Eh bien, mon garçon, on peut dire que vous avez fait votre chemin dans le monde à pas de
géant. Je vous savais dans les petits papiers du Maer, mais qu’il vous assigne deux membres de sa
garde personnelle ! (Il a porté la main à son cœur et a poussé un soupir théâtral.) Bientôt, vous
n’aurez plus un seul instant à consacrer aux pauvres vieillards inutiles dans mon genre…
J’ai eu un pauvre sourire.
— Je crains que les choses ne soient un peu plus compliquées. Il faut que vous me disiez ce que
cela signifie, ai-je dit aussitôt en lui montrant l’anneau de bois.
Sa gaieté s’est évanouie aussi brusquement que si je lui avais mis sous le nez un couteau
ensanglanté.
— Seigneur et gente dame ! Dites-moi que c’est un paysan arriéré qui vous l’a fait porter !
J’ai secoué la tête et lui ai donné l’anneau.
— Meluan ? s’est-il étonné.
Il me l’a rendu avant de se laisser tomber dans le fauteuil le plus proche, sa canne sur les
genoux. Son visage avait pris une teinte grisâtre.
— La nouvelle épouse du Maer vous a adressé ceci ? en guise de convocation ?
— Cela a fort peu à voir avec une convocation. Elle m’a également fait porter une lettre des
plus charmantes, ai-je dit en la désignant.
— Pourrais-je la voir ? a-t-il demandé avant de se reprendre. Je suis désolé. C’est tout à fait
grossier de ma part de…
— Vous ne pourriez me rendre plus grand service que de la lire, ai-je répliqué en la lui
donnant. J’ai désespérément besoin de votre avis.
Bredon la lue en remuant légèrement les lèvres, devenant de plus en plus pâle au fil de sa
lecture.
— Cette dame a assurément un don pour les phrases bien tournées, ai-je commenté.
— C’est indéniable. Mais elle aurait tout aussi bien pu écrire cette missive en lettres de sang.
— Je ne doute pas que cela aurait été à son goût, mais il aurait fallu qu’elle se tranche les
veines pour venir à bout de la deuxième page, ai-je répondu en la lui tendant.
Bredon l’a prise, a poursuivi sa lecture, et est devenu encore plus pâle.
— Par tous les dieux qui nous entourent ! s’est-il exclamé. Existe-t-il vraiment un mot tel
qu’« exécration » ?
J’ai acquiescé.
Bredon est arrivé au bas de la deuxième page puis a relu la lettre lentement depuis le début.
— Eh bien ! a-t-il fait en relevant les yeux. S’il y avait une femme qui m’aime avec seulement le
dixième de la fureur que vous semblez provoquer chez celle-ci, je m’estimerais le plus heureux des
hommes.
— Que signifie ceci ? ai-je demandé en montrant l’anneau.
Il dégageait encore une odeur de fumée. Elle avait dû y graver son nom le matin même.
— Beaucoup de choses, s’il vous venait d’un paysan, a répondu Bredon. Tout dépend du genre
de bois employé. Mais ici ? De la part d’un membre éminent de la noblesse ?
Il a secoué la tête, visiblement à court de mots.
— Je pensais qu’on ne trouvait à la cour que trois sortes d’anneaux.
— Il en est seulement trois dont on se serve. Seulement trois qui soient échangés et exposés.
Autrefois, l’on avait coutume d’envoyer des anneaux de bois aux serviteurs placés trop bas dans la
hiérarchie pour mériter le fer. Mais c’était il y a fort longtemps. Par la suite, c’est devenu une terrible
rebuffade que d’adresser un anneau de bois à un membre de la cour.
— Une rebuffade que je peux surmonter, ai-je dit, soulagé. J’en ai subi de bien plus terribles.
— Mais ce dont je vous parlais se passait il y a un siècle, a repris Bredon. Les choses ont
changé. Certains serviteurs ont commencé à se sentir offensés en recevant un de ces anneaux. Or, un
homme sage se doit de garder de bonnes relations avec sa domesticité. Même le garçon qui vous
apporte à dîner peut vous garder rancune de vos actes et il tient à sa disposition un millier de moyens
de se venger discrètement. Les anneaux de bois n’ont plus du tout cours, aujourd’hui, et ils seraient
complètement tombés dans l’oubli s’ils ne jouaient encore un rôle dans l’intrigue de quelques pièces
de théâtre.
— Je suis donc d’un rang plus méprisable que le garçon qui vide les pots de chambre…, ai-je
conclu en regardant l’anneau.
Bredon s’est éclairci la voix, légèrement embarrassé.
— Pire que cela, en fait. Cela signifie que, pour elle, vous n’êtes même pas une personne. Vous
n’êtes pas digne d’être considéré comme un être humain.
J’ai glissé l’anneau à mon doigt et j’ai fermé le poing. Il m’allait parfaitement bien.
— Ce n’est pas le genre d’anneau qui se porte, a-t-il remarqué, l’air gêné. J’imagine que vous
n’êtes plus en possession de celui d’Alveron…
— Il me l’a réclamé, en effet.
J’ai pris sur la table la lettre du Maer et la lui ai montrée.
— «… au plus tôt », a-t-il lu d’une voix ironique. Enfin, c’est peut-être mieux ainsi. S’il avait
continué de vous accorder ses faveurs, vous auriez tenu lieu au couple de champ de bataille. Un grain
de poivre pris entre le mortier et le pilon… Leurs querelles vous auraient réduit en miettes.
Son regard s’est de nouveau posé sur l’anneau.
— Je suppose qu'elle ne vous l’a pas donné elle-même ? s’est-il enquis d’une voix pleine
d’espoir.
— Elle me l’a fait remettre par un commissionnaire, ai-je dit en soupirant. Même les gardes
n’ont pu manquer de le voir.
On a frappé. Je suis allé répondre et un messager m’a tendu une lettre.
Après avoir refermé la porte, j’ai regardé le sceau.
— Le seigneur Praevek…
Bredon a secoué la tête.
— Quand cet homme n’a pas l’oreille collée au trou d’une serrure, c’est qu’il est en train de
lécher un cul quelconque…
C’est en riant de sa repartie que j’ai ouvert la lettre.
— Comme de bien entendu, il me réclame son anneau, ai-je annoncé. Et l’écriture est brouillée.
Il n’a même pas attendu que l’encre soit sèche.
— La nouvelle se répand vite. L’affaire ne serait pas si grave si l’épouse du Maer n’avait pas
une si grande influence sur lui. Celui qui osera vous traiter mieux qu’un chien partagera le mépris
qu’elle nourrit pour vous. Et un mépris tel que celui-là, a-t-il précisé en agitant la lettre, est si
colossal qu’il ne risque pas de se tarir.
Bredon a désigné la coupelle et a eu un rire sans joie.
— Juste quand vous commenciez à recevoir des anneaux en argent…
Je suis allé chercher le sien au milieu de tous les autres et je le lui ai tendu.
— Il vaut mieux que vous le repreniez, ai-je dit.
Il a pris une expression peinée.
— Je vais partir bientôt, ai-je repris et je détesterais que vos contacts avec moi vous attirent
des ennuis. Je ne pourrai jamais vous remercier assez de l’aide que vous m’avez apportée. Le moins
que je puisse faire, c’est de ne pas nuire davantage à votre réputation.
Bredon a hésité puis a pris l’anneau en poussant un soupir.
— Oh ! me suis-je écrié, quelque chose me revenant subitement à l’esprit.
Je suis allé chercher le recueil d’histoires calomnieuses concernant divers membres de la cour
et j’en ai tiré les pages concernant ses frasques supposées.
— Cela vous amusera peut-être, ai-je dit en les lui donnant. Il vaut mieux que vous partiez,
maintenant. Votre simple présence ici ne peut amener rien de bon.
Bredon a soupiré une nouvelle fois et a hoché la tête.
— Je suis désolé que les choses n’aient pas mieux tourné pour vous, mon garçon. Si jamais
vous revenez par ici, n’hésitez pas à me rendre visite. Ces histoires finissent toujours par se tasser.
(Son regard s’est attardé sur l’anneau de bois que j’avais au doigt.) Vraiment, vous ne devriez pas le
porter…
Après son départ, j’ai pris dans la coupelle l’anneau d’argent de Stapes ainsi que celui en fer
qu’Alveron m’avait donné et je suis sorti dans le couloir.
— Je vais rendre visite à Stapes, ai-je annoncé courtoisement aux gardes. Souhaitez-vous
m’accompagner ?
Le plus vieux a jeté un coup d’œil à l’anneau que je portais puis a regardé son compagnon avant
de signifier son accord. J’ai tourné les talons pour remonter le couloir, accompagné de mon escorte.

Stapes m’a fait entrer dans son petit salon et a refermé la porte derrière moi. Ses appartements
étaient encore plus raffinés que les miens et bien plus accueillants. Sur une table était posée une
grande coupelle débordant d’anneaux. Ils étaient tous en or. Le seul qui soit en argent était celui
d’Alveron, et Stapes l’avait à son doigt.
Stapes avait peut-être l’allure d’un épicier mais il avait un œil de lynx, car il a tout de suite
repéré l’anneau que je portais.
— Elle l’a fait, alors…, a-t-il dit en secouant la tête. Vraiment, vous ne devriez pas le porter.
— Je n’ai pas honte de ce que je suis. Si c’est l’anneau d’un Edema Ruh, je me dois de le
porter.
— Les choses sont plus compliquées que cela, a-t-il répondu en soupirant.
— Je sais, et je ne suis pas venu pour vous rendre la vie plus difficile. Pourriez-vous rendre
ceci au Maer ? ai-je demandé en lui donnant l’anneau d’Alveron, qu’il a empoché. Je voulais aussi
vous retourner ces deux-là.
Je lui ai tendu les deux anneaux qu’il m’avait remis, l’un en argent brillant et l’autre en os
blanc.
Stapes a pris celui en argent.
— Cela ne manquerait pas de poser des problèmes, si vous le gardiez, a-t-il dit, car je suis au
service du Maer et je dois observer les usages de sa cour.
Puis il a pris ma main et l’a refermée sur l’anneau en os.
— Mais ceci n’a rien à voir avec les affaires du Maer. Cela concerne une dette contractée entre
deux hommes et les usages de la cour n’ont pas d’emprise sur ce genre de choses. J’insiste pour que
vous le gardiez, a déclaré Stapes en me regardant droit dans les yeux.

J’ai dîné seul ce soir-là dans mes appartements. Les hommes d’Alveron montaient patiemment
la garde devant ma porte pendant que je relisais la lettre du Maer pour la cinquième fois. J’avais
chaque fois espéré déceler quelque trace de clémence dans la formulation de son message mais il n’y
en avait pas. Sur ma table étaient disposés les divers documents que le Maer m’avait fait parvenir.
J’ai vidé ma bourse tout à côté. Elle contenait deux royals, quatre nobles d’argent, huit sous et demi
et, curieusement, un strehlaum modegan dont je n’ai pas réussi à m’expliquer l’origine.
Cela faisait un peu moins de huit talents. Un brevet de protection, un pardon, une lettre de
change pour régler mes frais d’admission à l’Université et huit talents… Cela n’avait rien de
mirobolant, pour une récompense.
Je ne pouvais m’empêcher de me sentir floué. J’avais sauvé Alveron de l’empoisonnement,
démasqué le traître qui officiait à sa cour, je lui avais trouvé une épouse et avais débarrassé ses
routes de plus de dangereux individus que je ne pouvais en compter.
Et malgré tout cela, je n’avais toujours pas de protecteur. De surcroît, Alveron ne faisait aucune
mention des Amyrs dans sa lettre, ni de l’aide qu’il avait promis de m’apporter dans mes recherches.
Mais il n’y avait rien à gagner à faire des difficultés et beaucoup à perdre. J’ai remis les pièces
dans ma bourse et rangé les documents dans le compartiment secret de l’étui de mon luth.
J’ai pris les trois livres que j’avais empruntés à la bibliothèque de Caudicus et j’ai versé le
contenu de la coupelle d’anneaux dans un petit sac. Ma garde-robe comportait deux dizaines de
tenues dues au meilleur faiseur et j’en aurais certainement tiré une somme rondelette mais elles
étaient trop encombrantes à transporter. Je me suis contenté de choisir les deux plus belles,
abandonnant les autres sur leurs cintres.
Pour finir, j’ai mis Caesura à ma ceinture et jeté mon shaed sur mes épaules. Leur contact m’a
réconforté, apportant la preuve que je n’avais pas entièrement perdu mon temps au Vintas, même si je
les avais acquis par moi-même, sans l’aide d’Alveron.
J’ai verrouillé la porte, mouché les chandelles et enjambé une fenêtre qui donnait sur les
jardins. Là, je me suis servi d’un morceau de fil de fer pour refermer la fenêtre et les volets derrière
moi.
Piètre plaisanterie ? Peut-être, mais il n’était pas question pour moi d’être escorté par des
gardes jusqu’aux limites du domaine. De plus, à l’idée qu’ils allaient se creuser la cervelle en se
demandant comment j’avais pu m’échapper, je me suis mis à rire, et le rire est excellent pour la
digestion.

J’ai quitté le domaine sans être vu de personne, passant inaperçu grâce à mon shaed. Après
quelques recherches, j’ai fini par trouver une échoppe d’imprimeur dans la ville basse.
Le propriétaire était un individu fort peu sympathique, doté d’autant de morale qu’un chien des
rues, mais il s’est montré intéressé par le recueil de ragots concernant la noblesse. Il m'a offert quatre
reels pour le tout, plus la promesse de dix sous pour chaque volume vendu. J’ai marchandé, lui
arrachant six reels, et six sous par exemplaire. Nous avons conclu le marché d’une poignée de main.
Dès que j’ai eu quitté son échoppe, j’ai brûlé le contrat et je me suis lavé les mains deux fois mais
j’ai toutefois gardé l’argent qu’il m’avait remis.
J’ai trouvé un fripier qui a acheté mes vêtements et deux des livres de Caudicus, puis j’ai
arpenté les quais jusqu’à trouver un navire qui partait le lendemain pour Junpui.
Comme la nuit descendait, j’ai erré dans les rues de la ville dans l’espoir de rencontrer Denna.
Il n’en a rien été, bien entendu. Je devinais qu’elle était partie depuis longtemps. Une ville sonne
différemment, lorsque Denna est dans ses murs, et Severen sonnait aussi creux qu’une coquille d’œuf
vide.
Après plusieurs heures de recherche, j’ai arrêté mes pas dans un bordel du port. J’ai passé
quelque temps à boire dans la salle. Il n’y avait pas beaucoup d’animation et ces dames s’ennuyaient.
Aussi ai-je payé à boire à tout le monde et nous avons parlé. Je leur ai raconté quelques histoires et
elles ont écouté. J’ai joué quelques chansons et elles ont applaudi. Ensuite, je leur ai demandé une
faveur et elles ont ri et ri et ri.
Alors j’ai vidé le sac d’anneaux sur le comptoir et les dames se sont jetées dessus pour les
essayer, se disputant ceux qui étaient en argent. Puis j’ai commandé une autre tournée et je suis
reparti de bien meilleure humeur.
Ensuite, j’ai encore traîné dans les rues, échouant dans un petit jardin public au bord de la
falaise qui dominait la ville basse. Dans la nuit luisait l’éclat orange des réverbères et l’on
remarquait çà et là le vacillement bleuté des lampes à sympathisme. Le spectacle était aussi
saisissant que la première fois.
J’étais tellement plongé dans la contemplation qu’il m’a fallu un moment avant de me rendre
compte que je n’étais pas seul. Appuyé contre un arbre à quelques pas de moi, un vieil homme
admirait lui aussi le panorama qui s’offrait à nos yeux. Il dégageait une légère odeur de bière, pas
désagréable ma foi.
— Bel’ville, pas vrai ? a-t-il dit avec un accent qui le désignait comme un docker.
J’ai acquiescé. Nous avons regardé un moment le scintillement des lumières et des feux. J’avais
ôté de mon doigt l’anneau de bois dans l’intention de le jeter par-dessus bord mais, maintenant que
j’avais un public, ce geste aurait eu quelque chose de puéril. Aussi l’ai-je rangé dans une poche de
mon shaed, décidant de le garder en souvenir.
— Y paraît qu’en pissant d’ici, un noble y peut arroser la moitié d'la ville.
— Et encore, il ne s’agit que des paresseux, ai-je commenté. Ceux que j’ai rencontrés peuvent
pisser bien plus loin que ça.
67

VOYAGE DE RETOUR

La fortune m’a souri, sur le chemin qui me ramenait à l’Université. Nous avons eu bon vent et
aucun événement remarquable n’est venu troubler la traversée. Les matelots ayant entendu parler de
ma rencontre avec Felurian, je dois avouer que je jouissais à bord d’une certaine réputation. Je leur
ai joué la chanson que j’avais composée à ce sujet et j’ai raconté mon histoire un nombre
incalculable de fois. J’ai également évoqué mon séjour en pays adem. Au début, ils ne voulaient pas
en croire un mot, mais je leur ai montré mon épée et j’ai triomphé trois fois de leur meilleur lutteur.
L’équipage m’a témoigné ensuite un respect d’une autre nature et une amitié plus rugueuse mais sans
doute plus sincère.
J’ai appris pas mal de choses, au cours de ce voyage de retour. Les marins m’ont raconté des
histoires de mer et appris le nom des étoiles. Ils m’ont parlé du vent et de l’eau et des femelles… je
veux dire des femmes. Ils ont tenté de m'enseigner les nœuds de marin mais je n’avais guère de talent
dans ce domaine, même si je n’avais aucun problème pour les défaire.
Somme toute, c’était fort agréable. L’amitié de l’équipage, la chanson du vent dans le gréement,
l’odeur de sel, de sueur et de goudron… Au fil de ces longues journées, tout cela a fini par apaiser
l’amertume provoquée par les mauvais traitements que j’avais subis entre les mains d’Alveron et de
sa charmante épouse.
68

UN FOYER

Nous avons fini par accoster à Tarbean, où les matelots m'ont aidé à dénicher une couchette sur
un voilier qui remontait le fleuve jusqu’à Anilin. Deux jours plus tard, je suis arrivé à Imre et j’ai
pris le chemin de l’Université au moment où les premières lueurs de l’aube teintaient le ciel de bleu.
Je n’avais jamais rien eu de ma vie qui ressemble à un chez-moi, à un foyer. Enfant, j’avais
grandi sur la route, me déplaçant sans trêve avec la troupe de mes parents. Plus tard, à Tarbean,
j’avais disposé d’une cachette secrète, à la jonction de trois toits de la vieille ville, où je pouvais
m'abriter de la pluie. C’était là que je dormais et que je dissimulais mes pauvres trésors mais cela
n’avait rien d’un foyer.
C’était pour ces raisons que je n’avais jamais éprouvé la joie de retrouver un foyer après un
long voyage. Ce bonheur, je l’ai ressenti pour la première fois ce jour-là, en franchissant l’Omethi, en
posant de nouveau le pied sur les pierres familières du pont. Lorsque je suis parvenu en haut de son
arche et que j’ai vu se dessiner la masse grise du bâtiment des Archives par-dessus la cime des
arbres.
J’étais parti depuis les trois quarts d’une année. D’un certain côté, il me semblait que mon
absence avait duré plus longtemps mais, en même temps, tout autour de moi était si familier que
j’avais la sensation d’être parti la veille.
Comme il était encore tôt quand je suis arrivé devant L’Anker, la porte de l’auberge était
verrouillée. J’ai un instant caressé l’idée de grimper jusqu’à ma fenêtre avant d’y renoncer, car
j’étais chargé de mon luth et de mon sac de voyage, et que j’avais de plus Caesura à la ceinture.
Alors je suis allé au Bercail et j’ai frappé à la porte de Simmon. Je n’ignorais pas que j’allais
le réveiller, mais l’envie de voir un visage ami l’a emporté. J’ai attendu une minute, tendant l’oreille
en vain. J’ai frappé de nouveau, beaucoup plus fort, tout en affichant mon sourire le plus guilleret.
Simmon a ouvert la porte, les cheveux en bataille et les yeux rougis par le manque de sommeil.
Il a fixé un instant sur moi un œil vague avant de se précipiter pour me serrer dans ses bras.
— Par le corps noirci de Dieu ! s’est-il écrié, jurant sous le coup de l’émotion. Kvothe… Tu es
vivant !

Simmon a versé quelques larmes tout en m’abreuvant de récriminations, puis nous avons ri et
tiré les choses au clair. Il se trouve que Threpe avait suivi la progression de mes déplacements avec
plus d'intérêt que je ne l'aurais pensé. Aussi, lorsque mon navire avait fait naufrage, en avait-il tiré
les pires conclusions.
Une lettre de moi aurait dissipé le malentendu mais cette pensée ne m’avait jamais traversé
l’esprit. L’idée d’écrire « à la maison » m’était totalement étrangère.
— Le navire a été déclaré perdu corps et biens, a expliqué Simmon. La nouvelle est parvenue à
L’Eolian, et devine qui était là pour l’entendre ?
— Stanchion ? ai-je hasardé, sachant que ce dernier avait du mal à tenir sa langue.
Simmon a secoué la tête, la mine sombre.
— Ambrose.
— Merveilleux !
— Cela aurait déjà été terrible d'apprendre la nouvelle de n’importe qui, mais c’était encore
pire venant de sa part. J’étais presque convaincu qu’il s’était débrouillé pour faire couler ton bateau,
a dit Simmon avec un sourire misérable. Et il a attendu le matin des admissions pour me l’annoncer.
Inutile de te dire que je me suis ramassé aux examens et que je suis resté E’lir pendant une autre
session.
— Comment ça ? Tu es Re’lar, maintenant ?
Il a souri jusqu’aux oreilles.
— Depuis hier. On a fêté ça, et j’essayais de récupérer un peu quand tu m’as réveillé.
— Comment va Wilem ? ai-je demandé.
— Égal à lui-même. Mais pour lui aussi ç'a été dur, d’apprendre ce qui t’était arrivé. En plus,
Ambrose s’est employé à lui rendre la vie infernale, aux Archives. Wilem en a eu tellement assez
qu’il est rentré chez lui pendant quelque temps. Il devrait revenir aujourd’hui.
— Comment vont les autres ?
Une pensée a dû lui traverser l’esprit, car il s’est levé d’un bond.
— Mon Dieu ! Fela ! s’est-il écrié avant de se rasseoir comme si on lui avait fauché les jambes.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Il lui est arrivé quelque chose ?
— Elle aussi a été très secouée par la nouvelle… En fait, elle avait un faible pour toi.
— Fela ? ai-je répété bêtement.
— Tu ne te souviens pas ? Wilem et moi, on pensait qu'elle te faisait les yeux doux ?
Cela me semblait des siècles plus tôt.
— Si, je m’en souviens.
— Eh bien, voilà…, a fait Simmon, visiblement mal à l’aise. Après ton départ, Wilem et moi
avons commencé à passer pas mal de temps avec elle et…
Il a eu un geste vague, l’air tour à tour ravi et penaud.
J’ai compris tout à coup.
— Toi et Fela ? Mais c’est merveilleux ! Tu n’imagines quand même pas que j’aurais pu t’en
tenir rigueur ?
— Je savais bien que tu n’étais pas comme ça, a-t-il répondu, soulagé.
Je me suis frotté les yeux.
— Eh bien, quel accueil ! Il me reste encore à me présenter aux admissions.
— C’est le dernier jour, aujourd’hui, a précisé Simmon.
— Je le sais, ai-je dit en me levant. Mais avant, j’ai quelque chose à faire.

J’ai laissé mes bagages dans la chambre de Simmon et je suis allé rendre visite à l’économe,
dont le bureau était situé au sous-sol du Cavus. Riem était un vieillard irascible à la mine pincée qui
m’avait pris en grippe depuis que les maîtres m’avaient assigné des frais de scolarité négatifs à mon
entrée à l’Université. Il n’avait pas l’habitude de distribuer son argent et cette expérience l’avait pris
à rebrousse-poil.
Je lui ai montré la lettre de crédit d’Alveron. Comme je l’ai déjà dit, c’était un document
impressionnant. Signature du Maer. Cachets de cire. Vélin d’excellente qualité. Calligraphie
impeccable.
J’ai attiré l’attention de l’économe sur le fait que le Maer autorisait l’Université à tirer de ses
coffres le montant de mes frais d’admission, quel qu’il soit.
L’économe a relu le document et m’a confirmé que cela semblait être le cas.
Dommage que la somme qu’on me demande soit toujours si basse, me suis-je dit. Jamais plus
de dix talents. L’université allait rater une bonne affaire. Après tout, le Maer était plus riche que le
roi de Vint. Et il était prêt à payer mes frais d’admission, quel que soit leur montant.
Riem était un homme de bon sens et il a compris tout de suite où je voulais en venir. Après
avoir discuté un moment, je lui ai serré la main pour sceller notre accord et je l’ai vu sourire pour la
première fois.
Ensuite, je suis allé rejoindre les étudiants qui n’avaient pas de jetons d'admission. La plupart
étaient de nouveaux venus, la file d’attente était longue et tous semblaient nerveux. J’ai siffloté pour
passer le temps et acheté une tourte à la viande et une chope de cidre à un marchand ambulant.
Je dois avouer que j’ai créé une certaine sensation quand je me suis présenté devant la table des
maîtres. Ils avaient déjà appris la nouvelle et la plupart semblaient agréablement surpris de me voir
si bien portant. Kilvin m’a demandé de passer le voir à son atelier, tandis que Mandrag, Dal et Arwyl
se chamaillaient à propos des cours que je devais suivre. Elodin s’est contenté de m’adresser un petit
salut de la main, apparemment peu impressionné par mon miraculeux retour d’entre les morts.
Après quelques minutes de confusion, le Chancelier a repris le contrôle de la situation et
l’examen a commencé. J’ai répondu assez aisément aux questions de Dal et à celles de Kilvin.
Ensuite, j’ai fait mine de m’emmêler les pinceaux dans l’épreuve de décryptage avec Brandeur et,
pour finir, j’ai carrément déclaré que j’ignorais quelle était la réponse à la question de Mandrag sur
la sublimation.
Bâillant à s’en décrocher la mâchoire, Elodin n’a pas pris la peine de m’interroger. Lorren m’a
posé une question étonnamment facile à propos des hérésies des Menders et je lui ai fourni une
réponse à la fois prompte et bien tournée. En revanche, j’ai pris un moment pour répondre à la
question d’Arwyl sur le lacillium.
Il ne me restait plus qu’à affronter Hemme, qui s’était renfrogné depuis que j’avais fait mon
apparition. Le manque de brio de ma prestation avait fini par amener sur son visage une moue
narquoise et ses yeux brillaient d’un éclat mauvais chaque fois que j’étais en difficulté.
— Bien, bien, a-t-il fait en feuilletant une liasse de papiers disposée devant lui. Je pensais être
désormais dispensé d’avoir affaire à un individu dans ton genre. J’avais entendu dire que tu étais
mort…
— Et moi, j’ai entendu dire que vous portiez un corset en dentelle rouge, ai-je répliqué d’un ton
neutre. Mais je n’accorde pas foi à toutes les sottises qui se colportent.
Après quelques hauts cris, je me suis retrouvé inculpé d’Insulte à l’adresse d’un Maître. J’ai été
condamné à rédiger une lettre d’excuses et à m’acquitter d’un talent d’argent. Cela valait la dépense.
Une telle conduite de ma part était malgré tout déplorable, en particulier après une prestation si
terne. Pour finir, mes frais d’admission ont été évalués à vingt-quatre talents. Inutile de dire que je me
suis montré terriblement embarrassé.
Je suis ensuite retourné chez l’économe. J’ai cérémonieusement présenté ma lettre de crédit et
discrètement empoché ce sur quoi nous nous étions mis d’accord : chacun de nous empochait la
moitié de tout ce qui m’était réclamé au-dessus de dix talents et l’économe augmentait d’autant la
facture du Maer. J’ai glissé les sept talents dans ma bourse en me demandant si quelqu’un avait
jamais été si bien récompensé pour son insolence et son ignorance.
J’ai ensuite filé à L'Anker, où j’ai été heureux de découvrir que le patron n’avait pas été
informé de ma mort. La clé de ma chambre gisait quelque part au fond de la mer de Centhe, mais
Anker en avait un double. Une fois à l’étage, je me suis détendu à la vue du toit mansardé et du lit
étroit. Tout était couvert d’une fine couche de poussière.
Vous pourriez imaginer que cette minuscule chambre ma paru misérable, après les luxueux
appartements que j’occupais au palais du Maer, mais il n’en a rien été. Je me suis occupé de défaire
mes bagages et de débarrasser la pièce de quelques toiles d’araignées.
Ensuite, j’ai crocheté la serrure de la malle installée au pied de mon lit pour en sortir les objets
que j’y avais rangés. J’ai ainsi mis la main sur les pièces de mon horloge à harmonie, et je les ai
tripotées un instant, essayant de me souvenir si j’avais été en train de la démonter ou de la remonter,
au moment de mon départ.
Comme je n’avais pas d’autres engagements, j’ai traversé le fleuve pour me rendre à L’Eolian,
où Deoch m’a soulevé du sol en me serrant dans ses bras. Après avoir passé tant de temps sur la
route parmi des étrangers et des ennemis, j’avais oublié ce que c’était qu’être entouré de présences
amies. J’ai bu quelques verres en compagnie de Deoch et de Stanchion et nous avons discuté,
échangeant des histoires, jusqu’à ce qu’il commence à faire nuit. Alors je les ai quittés, les laissant à
leurs affaires.
J’ai traîné en ville un moment, rendant visite à quelques auberges et tavernes familières. À deux
ou trois jardins publics. À un banc sous un arbre, dans une cour… Deoch m’avait confié ne pas avoir
aperçu Denna depuis mon départ mais la chercher sans pouvoir la trouver était en quelque sorte
réconfortant. D’une certaine façon, cette activité semblait constituer un élément essentiel de notre
relation.

Plus tard dans la nuit, je me suis rendu au Magnus et j’ai emprunté le labyrinthe familier des
toits rapiécés, passant de l’ardoise à la tuile et aux plaques d’étain. J’ai soudain aperçu Auri, assise
sur une cheminée, ses longs cheveux fins flottant autour de son visage comme si elle se trouvait sous
l’eau. Tête renversée, elle regardait la lune en balançant ses pieds nus.
Je me suis éclairci doucement la voix et Auri s’est tournée. Elle a sauté à bas de la cheminée et
a traversé le toit en gambadant, s’arrêtant à quelques pas de moi. Son sourire luisait d’un éclat plus
vif que celui de la lune.
— Il y a toute une famille de hérissons qui vit dans la Crique ! s’est-elle exclamée d’une voix
excitée.
Auri a fait deux petits pas de plus et m'a attrapé la main.
— Les bébés ne sont pas plus gros que des glands ! a-t-elle ajouté en tirant gentiment sur mon
bras. Tu veux venir les voir ?
J’ai acquiescé et Auri m’a conduit à travers les toits jusqu’au pommier qui nous servait à
descendre dans la cour. Une fois là, elle a regardé ma grande main brunie qu’elle tenait dans les
siennes, toutes menues et blanches. Elle ne me serrait pas très fort, mais sa prise était ferme et elle ne
donnait aucun signe de vouloir la laisser aller.
— Tu m’as manqué, a-t-elle dit doucement sans lever les yeux. Ne pars plus.
— Je n’ai aucune intention de repartir, ai-je répondu à voix basse. J’ai beaucoup trop de choses
à faire ici.
Auri a incliné la tête sur le côté et m’a regardé à travers le brouillard de ses cheveux.
— Comme me rendre visite, par exemple ?
— Comme te rendre visite, ai-je répondu.
69

CELUI QUI NE SAIGNE PAS

Une dernière surprise m’attendait à mon retour à l’Université. Cela faisait quelques jours que
j’étais là quand j’ai repris le chemin de la Pêcherie. Je n’avais plus besoin d’argent mais le travail
me manquait. Il y a quelque chose de profondément satisfaisant à fabriquer un objet de ses propres
mains. Un projet d’artificerie mené à bien, c’est comme une chanson incarnée en trois dimensions.
C’est un acte de création.
Je me suis rendu aux Réserves en pensant commencer par quelque chose de simple, car j’étais
un peu rouillé. En approchant du comptoir, j’ai reconnu un visage familier.
— Bonjour, Basil ! Qu’est-ce que tu as encore fait pour te retrouver là ?
— Manipulation impropre d’agents réactifs, a-t-il grommelé, tête baissée.
J’ai ri.
— Ce n’est pas si terrible. Tu seras sorti dans un espan ou deux.
Il a relevé la tête avec un sourire contrit.
— J’avais appris ton retour, a-t-il enchaîné gaiement. Tu es venu chercher ton avoir ?
Je me suis interrompu alors que j’étais en train de dresser mentalement la liste des articles dont
j’allais avoir besoin pour faire un mangeur de chaleur.
— Pardon ?
— Ton avoir, a répété Basil. Pour « Celui qui ne saigne pas ».
Il m’a regardé un moment d’un air intrigué puis son visage s’est éclairé.
— C’est vrai, tu ne peux pas être au courant…
Il a disparu derrière des rayonnages et en est revenu avec quelque chose qui ressemblait à une
lanterne octogonale entièrement en acier.
C’était très différent de l’attrape-flèches que j’avais conçu. Le mien était fabriqué de bric et de
broc, et son aspect n’était guère soigné. L’objet que j’avais sous les yeux était particulièrement
élégant. Toutes les pièces s’assemblaient avec précision et le dispositif était recouvert d’une fine
pellicule d’émail alchimique destinée à le protéger de la pluie et de la rouille. Un détail astucieux
dont j’aurais dû avoir l’idée moi-même.
Même si j’étais flatté que quelqu’un ait apprécié mon projet au point de le copier, j’étais
cependant irrité de voir un attrape-flèches d’une finition si exceptionnelle. J’ai remarqué alors que
toutes les pièces semblaient identiques.
— Quelqu’un en a tiré un gabarit ? ai-je demandé.
— Et même deux. Je dois dire que c’est très ingénieux, ton système. Il m’a fallu pas mal de
temps pour comprendre comment fonctionnait le déclenchement par inertie, mais maintenant, c’est
gravé là, a-t-il dit en se tapotant le front. J’en ai fabriqué deux moi-même. Ça rapporte bien, pour le
temps que ça prend. Bien plus que les lampes tempête.
Cette pensée m’a tiré un sourire las.
— Tout vaut mieux que les lampes tempête, ai-je admis. C’est toi qui as fait celui-là ?
— Non, j’ai vendu le mien il y a déjà un mois. Ils ne traînent pas longtemps en magasin, je dois
dire. C’est très habile de ta part d’avoir choisi un prix si bas.
En retournant l’attrape-flèches, j’ai remarqué que quelque chose était écrit sur le fond. Les
lettres rouges s’inscrivaient en creux, gravées dans le moule. J’ai lu « Celui qui ne saigne pas ».
J’ai levé les yeux vers Basil, qui m’observait en souriant.
— Tu es parti sans lui avoir donné de nom, a-t-il dit. Kilvin a formalisé le schéma et l’a inscrit
dans le registre des brevets. Il lui fallait trouver un nom avant de le commercialiser. Ça se passait au
moment où l’on a appris que tu étais perdu en mer. Alors Kilvin a fait appel à Maître Elodin…
— … pour lui donner un nom convenable, ai-je terminé en faisant tourner l’objet entre mes
mains. Évidemment…
— Kilvin a ronchonné un peu, parce qu’il trouvait ça trop grandiloquent, mais le nom est resté.
Basil a haussé les épaules et s’est baissé pour prendre un registre sous le comptoir.
— Alors, tu veux retirer ton avoir ? a-t-il demandé en tournant les pages. Ça doit faire un joli
paquet, à l’heure qu’il est, parce qu’il y a pas mal de gens qui ont reproduit ton attrape-flèches. Ah !
j’y suis. On en a vendu vingt-huit à ce jour…
— Basil, je ne comprends pas de quoi tu parles. Kilvin m’a déjà payé pour celui que j’ai fait.
— Et ta commission, alors ? a-t-il demandé en fronçant les sourcils. (Voyant que je restais
bouche bée, il a poursuivi.) Chaque fois qu’on vend un article, la Pêcherie touche trente pour cent des
bénéfices et le détenteur du brevet en perçoit dix.
— Je croyais que les Stocks s’en réservaient quarante.
— La plupart du temps, parce qu’il s’agit alors de schémas anciens. Mais pour un nouvel
article…
— Manet ne m’a jamais parlé de ça.
Basil a grimacé.
— Ce bon vieux Manet est un véritable cheval de labour, mais l’innovation n’est pas un de ses
soucis. Il est là depuis quoi… trente ans ? Et je ne crois pas qu’il existe un seul brevet à son nom. La
plupart des artificiers en ont au moins un à leur tableau de chasse, ne serait-ce que par orgueil, même
s’il s’agit de quelque chose d’à peu près inutile.
— Alors dix pour cent de huit talents pour chaque attrape-flèches, ça fait… Il y a vraiment
vingt-deux talents qui m’attendent ?
Basil a hoché la tête en vérifiant le chiffre dans son registre.
— Vingt-deux talents et quatre jots, a-t-il précisé. Tu veux le tout ?
Pour toute réponse, je me suis contenté de sourire.

Quand je suis parti pour Imre, ma bourse pesait si lourd à ma ceinture que je boitais bas. Aussi
suis-je passé prendre mon sac de voyage, que j’ai porté à l’autre épaule afin de rétablir l’équilibre.
J’ai erré dans la ville, passant par tous les endroits que j’avais fréquentés avec Denna par le
passé, me demandant où elle pouvait être.
Après avoir achevé ma tournée rituelle, je me suis rendu dans une ruelle où flottait une odeur de
graisse rance et j’ai gravi une volée de marches. J’ai frappé sans tarder à la porte de Devi.
Au bout d’un moment, j’ai entendu le bruit d’un verrou qu’on tirait et une clé a tourné dans la
serrure. La porte s’est entrebâillée et un œil bleu est apparu dans l’ouverture. J’ai souri.
La porte a lentement tourné sur ses gonds. Devi se tenait sur le seuil, les bras ballants, et me
regardait d’un air ébahi.
J’ai haussé un sourcil.
— Comment ? Pas de remarque caustique ?
— Je ne fais pas affaire sur le pas de la porte, a-t-elle répondu d’une voix atone. Tu vas devoir
entrer.
J'ai attendu, mais elle ne s’est pas écartée pour me laisser le passage.
— Devi ? Est-ce que ça va ?
— Tu es…, a-t-elle commencé. Tu es censé être mort.
— Sur ce point et sur beaucoup d’autres, j’ai bien l’intention de te décevoir.
— J’étais sûre qu’il l’avait fait. La baronnie de son père est connue sous le nom d’île aux
Pirates… J’étais sûre qu’il l’avait fait parce que nous avions incendié ses appartements. Je sais que
c’est moi qui y ai mis le feu, mais il ne pouvait pas être au courant. Tu es le seul qu’il ait vu, avec ton
ami ceald.
Devi levait les yeux vers moi, clignant des paupières à la lumière du jour. Son délicat visage de
poupée avait toujours été pâle mais je ne l’avais jamais vu si blafard.
— Tu es grand, a-t-elle dit. J’avais presque oublié comme tu étais grand.
— J’avais presque oublié comme tu étais jolie, mais je n’y suis pas parvenu.
Devi était toujours plantée sur le pas de la porte, comme médusée. Un peu inquiet, j’ai avancé
d’un pas et j’ai posé la main doucement sur son bras. Elle ne s’est pas dérobée comme je m’y
attendais, et a simplement regardé ma main.
— J’attends une raillerie de ta part, ai-je plaisanté. D’habitude, tu es plus rapide que ça.
— Je ne crois pas pouvoir rivaliser d’esprit avec toi pour l’instant.
— Je n’ai jamais imaginé que tu en étais capable, ai-je répliqué, mais j’aime bien un petit
assaut de temps à autre.
Devi a ébauché un sourire et un peu de couleur est revenue à ses joues.
— Tu n’es qu’un petit connard !
— Ah ! j’aime mieux ça ! ai-je dit en l’entraînant sur le palier dans la belle lumière automnale.
Je savais que tu pouvais y arriver.

Nous avons marché jusqu’à l’auberge voisine et, avec l’aide de petites bières et d’un long
déjeuner, Devi s’est remise du choc d’avoir découvert que j’étais vivant. Bientôt, elle a eu recouvré
son ironie et nous nous sommes chamaillés en buvant des chopes de cidre épicé.
Ensuite, nous avons lentement regagné la ruelle située derrière l’échoppe du boucher et Devi
s’est rendu compte qu’elle avait oublié de verrouiller la porte.
— Tehlu miséricordieux ! s’est-elle écriée une fois à l’intérieur. C’est bien la première fois que
ça m’arrive.
Les lieux n’avaient pas beaucoup changé, depuis mon dernier passage, même si les rayonnages
de la deuxième bibliothèque étaient déjà à moitié pleins. J’ai regardé les titres des ouvrages pendant
que Devi inspectait les autres pièces pour s’assurer que rien ne manquait.
— Y a-t-il un livre que tu souhaites emprunter ? m’a-t-elle demandé quand elle est revenue.
— En fait, j’ai quelque chose pour toi.
J’ai fouillé dans mon sac jusqu’à mettre la main sur un paquet enveloppé d’un morceau de toile
cirée et entouré d’une ficelle que j’ai posé sur le bureau.
Devi est venue s’asseoir d’un air méfiant et a défait l’emballage. Il y avait à l’intérieur
l’exemplaire du Celum Tinture dérobé à Caudicus. Ce n’était pas un ouvrage particulièrement rare
mais il allait sans doute pouvoir s’avérer utile pour un alchimiste n’ayant pas accès aux Archives.
Enfin, je ne connaissais pas grand-chose à l’alchimie.
— Et ça, c’est pourquoi ? a-t-elle demandé.
— C’est un cadeau, ai-je répondu en riant.
Elle a plissé les yeux.
— Si tu crois obtenir un délai pour me rembourser…
J’ai secoué la tête.
— J’ai simplement pensé que cela pourrait te plaire. Quant au prêt…
J’ai sorti ma bourse et posé neuf talents sur le bureau.
— Eh bien ! a-t-elle fait, d’un ton passablement surpris. On dirait que ce voyage t’a été
profitable. Tu es sûr de ne pas vouloir attendre d’avoir réglé tes frais d’admission ?
— Je m’en suis déjà occupé.
Devi n’a pas fait un geste pour prendre l’argent.
— Je ne voudrais pas te laisser sans un sou alors que la nouvelle session ne fait que
commencer.
J’ai fait sauter ma bourse dans ma main. Elle a tinté d’un son plein très doux à mes oreilles.
Devi a déverrouillé le tiroir de son bureau. Elle en a sorti l’un après l’autre mon exemplaire de
Rhétorique et Logique, mon insigne en argent, ma lampe à sympathisme et la bague de Denna.
Elle les a empilés sur un coin de la table mais n’a toujours pas fait le moindre geste pour
prendre mes neuf talents.
— Tu disposes encore de deux mois avant que l’année ne vienne à échéance, a-t-elle dit. Tu es
sûr de ne pas vouloir en profiter ?
Perplexe, j’ai regardé l’argent sur le coin de la table puis j’ai jeté un coup d’œil autour de moi.
À la manière d’une fleur qui s’épanouit lentement, la vérité s’est fait jour dans mon esprit.
— Ce n’est pas l’argent qui compte, dans cette histoire, n’est-ce pas ? ai-je dit, sidéré d’avoir
mis si longtemps à comprendre.
Elle a incliné la tête sur le côté en fronçant les sourcils.
J’ai désigné les étagères croulant sous les livres, le grand lit aux tentures en velours puis Devi
elle-même. Je n’avais encore jamais remarqué que, même si sa mise était sobre, ses vêtements très
bien coupés étaient taillés dans des tissus coûteux, et qu’ils n’auraient pas déparé sur le dos d'une
femme de la noblesse.
— Tout cela n’a rien à faire avec l’argent, ai-je répété.
J’ai examiné ses livres. Sa collection devait bien valoir cinq cents talents.
— L’argent ne te sert que d’appât. Tu le prêtes à des gens désespérés qui pourraient t’être
utiles, en espérant qu’ils se trouveront dans l’impossibilité de te rembourser. Ce qui t’intéresse
vraiment, ce sont les services que l’on peut te rendre.
Devi a ri.
— L’argent n’est pas à négliger, a-t-elle dit, les yeux brillants. Mais le monde est rempli de
choses que les gens ne vendraient jamais. Faveurs et dettes de reconnaissance valent bien davantage.
J’ai regardé les neuf talents qui luisaient sur le coin du bureau.
— Tu n’as jamais eu de prêt minimal, c’est bien ça ? Tu as prétendu le contraire uniquement
pour me forcer à emprunter une somme plus importante. Tu comptais sur le fait que je m’enfoncerais
un peu plus et que je serais incapable de te rembourser.
Devi a eu un grand sourire.
— Bienvenue au cercle, a-t-elle dit en ramassant les pièces. Merci de jouer avec nous.
70

ÉPÉE ET SHAED

Avec une bourse pleine à craquer et la lettre d’Alveron finançant mes frais d’admission, la
session d’hiver s’annonçait aussi insouciante qu’une partie de campagne.
C’était étrange de ne plus devoir vivre comme un miséreux. Je portais désormais des vêtements
à ma taille et pouvais m'octroyer les services d’une blanchisseuse. Je pouvais boire un café ou un
chocolat quand l’envie m’en prenait. Je n’avais plus besoin de trimer des soirées entières à la
Pêcherie et pouvais m’installer à mon établi uniquement pour satisfaire ma curiosité et mener à bien
certains projets par pur plaisir.
Après une si longue absence, il m’a fallu un petit moment pour retrouver mes marques à
l’Université. Cela me faisait bizarre, de ne plus porter mon épée, mais ce genre de chose était plutôt
mal vu et je savais que cela m’aurait causé plus d’ennuis qu’autre chose.
Au début, j’ai laissé Caesura dans ma chambre. Mais je ne savais que trop comme il serait
facile de forcer la fenêtre pour me la dérober. La barre de sûreté que j’avais installée n’aurait
dissuadé que des amateurs. Un malfaiteur accompli aurait pu la faire sauter et repartir avec son butin
en moins d’une minute. Puisque cette épée était littéralement irremplaçable et que j’avais promis d’en
prendre le plus grand soin, il ne m’a pas fallu longtemps pour aller la dissimuler dans le Sous-
Monde.
Mon shaed était beaucoup plus simple à garder sous la main, puisqu’il m’était possible de le
rallonger ou le raccourcir presque à ma guise. À cette période-là, ma cape ne s’animait plus que
rarement de son propre chef. Elle ne se gonflait même qu’à peine sous les bourrasques les plus
violentes. Vous pourriez penser que tout cela ne serait pas passé inaperçu, et pourtant si. Même
Wilem et Simmon, qui me taquinaient à propos de l’attachement que j’avais pour elle, n’ont jamais
pris ma cape pour autre chose qu’un article vestimentaire particulièrement fonctionnel.
En fait, Elodin a été le seul à remarquer qu’elle sortait de l’ordinaire.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? a-t-il demandé le jour où nous nous sommes croisés dans la
cour du Magnus. Comment as-tu réussi à mettre la main sur un enshaedn ?
— Je vous demande pardon ?
— Ta cape, mon garçon… Par la sainte grâce de Dieu, comment as-tu pu acquérir un shaed ?
(Comme je restais interdit, il a pris ma surprise pour de l’ignorance.) Tu ne sais donc pas ce que tu
portes ?
— Je sais ce que c’est. Je suis simplement surpris que vous le sachiez aussi.
Il m’a lancé un regard offensé.
— Je serais un bien mauvais nommeur si j’étais incapable de repérer une cape de Fae à trois
mètres ! s'est-il exclamé en prenant un morceau du tissu entre ses doigts. C’est vraiment magnifique !
Voilà un exemple de magie des temps anciens comme on en voit rarement.
— En fait, c’est de nouvelle magie qu’il s’agit.
— Que veux-tu dire ?
Quand il est apparu évident que, pour m'expliquer, j’allais devoir entrer dans les détails, Elodin
m’a entraîné dans un petit estaminet que je n’avais jamais remarqué. Là, pas de chahut d’étudiants et
de relents de bière. C’était un endroit tranquille, plongé dans la pénombre. Sous les plafonds bas
étaient disposés des fauteuils confortables et il flottait dans l’air des odeurs de cuir et de vin vieux.
Nous nous sommes installés près du poêle et avons siroté du cidre chaud pendant que je
racontais à Elodin mon séjour involontaire au pays des Faes. Cela m’a procuré un immense
soulagement, car je n’avais pu jusque-là en dire mot à qui que ce soit, sous peine d’être la risée de
l’Université.
Elodin s’est avéré un public attentif et a été particulièrement intéressé par la lutte qui m’avait
opposé à Felurian quand elle avait voulu me plier à sa volonté. Il m’a bombardé de questions à ce
sujet. Pouvais-je me rappeler ce que j’avais dit pour invoquer le vent ? Qu’avais-je ressenti ? Cet
étrange état de lucidité que je lui décrivais, tenait-il du sentiment d’ivresse ou bien s'apparentait-il
davantage à une espèce d’état de choc ?
J’ai répondu du mieux que j’ai pu et il a fini par se laisser aller contre le dossier de son fauteuil
en hochant la tête.
— C’est bon signe, quand un étudiant part à la poursuite du vent et finit par l’attraper… Tu l’as
déjà invoqué deux fois, cela devrait devenir plus facile.
— Trois, en fait, ai-je rectifié. Je l’ai fait de nouveau lors de mon séjour en Ademre.
Elodin a éclaté de rire.
— Tu l’as pourchassé jusqu’aux confins de la carte ! s’est-il écrié en faisant un grand geste de
sa main gauche ouverte.
Je me suis rendu compte avec étonnement qu’il venait de signer respect stupéfait.
— Alors, qu’est-ce que tu as ressenti ? a-t-il repris. Crois-tu que tu pourras retrouver son nom,
si tu en as besoin ?
Je me suis concentré, tentant de mener mon esprit à la Feuille dans le vent. Cela faisait un mois
que je ne m’y étais essayé, et c’était à des centaines de kilomètres de l’endroit où je me trouvais,
aussi était-il assez difficile de retrouver aisément cet étrange état de vide tournoyant.
J’ai fini par y parvenir. J’ai regardé autour de moi, espérant y voir le nom du vent, comme
j’aurais vu celui d’un ami. Mais il n’y avait rien. Rien que les grains de poussière voltigeant dans le
rayon de soleil oblique filtrant par le carreau.
— Eh bien ? a fait Elodin. Pourras-tu l’invoquer, si tu en as besoin ?
J’ai hésité.
— Peut-être.
Elodin a hoché la tête comme s’il avait compris.
— Mais probablement pas si quelqu’un te le demande ?
J’ai acquiescé, affreusement déçu.
— Ne sois pas découragé. Cela va nous donner un sujet sur lequel travailler, a-t-il dit avec un
grand sourire, en m’assenant une claque dans le dos. Mais je pense qu’il y a plus de choses que tu ne
crois, dans ton histoire. Tu as invoqué bien plus que le vent, Kvothe. D’après ce que tu dis, je pense
que tu as invoqué le nom de Felurian elle-même.
J’ai réfléchi à tout ce qui s’était passé. Les souvenirs de mon séjour au pays des Faes étaient
curieusement fragmentaires. Ma confrontation avec Felurian, en particulier, avait un caractère
presque onirique. Quand j’ai tenté de m’en rappeler les détails, j’ai presque eu l’impression que tout
cela était arrivé à un autre que moi.
— J’imagine que c’est possible, ai-je fini par dire.
— C’est plus que possible ! Je doute qu’une créature aussi ancienne et aussi puissante que
Felurian puisse être soumise en invoquant tout simplement le vent. Ce n’est pas que je veuille
rabaisser tes exploits, s’est-il empressé d’ajouter. Il n’y a pas un étudiant sur mille capable
d’invoquer le nom du vent. Mais invoquer celui d’une créature vivante, d’une Fae, par-dessus le
marché… Ça, c’est une autre paire de manches.
— Pourquoi cela devrait-il être différent quand il s’agit d’un nom de personne ? ai-je demandé.
Est-ce à cause de sa complexité ?
— Exactement, a répondu Elodin, qui semblait ravi que j’aie saisi si vite. Pour nommer une
chose, il faut la comprendre dans sa totalité. Une pierre ou un souffle de brise, c’est déjà assez
compliqué. Alors une personne…
— Je ne peux pourtant pas prétendre avoir compris Felurian.
— Une certaine partie de toi l'a fait, a-t-il insisté. Ton esprit qui sommeille. C’est une chose
rare, ma foi. Si tu avais su à quel point c’était difficile, tu n’aurais jamais eu la moindre chance d’y
parvenir.

Dès lors que je n’étais plus contraint de travailler comme un esclave à la Pêcherie, j’étais libre
d’élargir le champ de mes études. Aux cours de sympathisme, de médecine et d'artificerie, j’ai ajouté
la chimie, l’herboristerie et l’anatomie féminine comparée.
Ma curiosité avait été éveillée par la Boîte de Lockless et j’ai tenté d’en apprendre davantage
sur les nœuds yllish. Malheureusement, j’ai vite découvert que la plupart des ouvrages consacrés à
Yll étaient de nature historique et n’apportaient aucune information sur la façon de lire ces nœuds.
Après avoir consulté les Registres obsolètes, j’ai découvert une petite étagère de livres hors
d’usage relégués dans un recoin des plus lointains sous-sols. Comme je cherchais un endroit pour les
consulter, je suis tombé sur un réduit coincé derrière une bibliothèque croulant sous les ouvrages
poussiéreux.
Ce n’était pas une cellule de lecture, comme je l’avais supposé. Les parois étaient tapissées de
centaines de grands écheveaux de laine dotés de nœuds. Il ne s’agissait pas exactement de livres mais
de leur équivalent yllish. La fine couche de poussière qui recouvrait le tout donnait à penser que
personne n’était entré dans cette pièce depuis des décennies.
J’ai une prédilection particulière pour les choses mystérieuses mais j’ai vite compris qu’il me
serait impossible de déchiffrer ces nœuds sans avoir d’abord appris l’yllish. Il n’y avait pas de cours
sur le sujet au programme et, quand j’ai demandé autour de moi, je me suis rendu compte qu’aucun
des gillers du Maître linguiste n’en connaissait plus de quelques mots.
Cela ne ma pas trop surpris, étant donné que la puissance d’Yll avait été pratiquement réduite à
néant sous la botte de l’Empire aturan. L’endroit était essentiellement peuplé de moutons et
désormais si réduit que, quand on se tenait au milieu, on pouvait aisément envoyer un caillou de
l’autre côté de la frontière. Il n’empêche que mes recherches ont connu un point d’arrêt frustrant.
Et puis, quelques jours plus tard, le Maître linguiste m’a convoqué dans son bureau parce qu’il
avait entendu parler de mon enquête. Il se trouvait qu’il parlait assez bien l’yllish et m’a proposé de
me donner des cours particuliers. Proposition que j’ai acceptée avec joie.
Depuis mes premiers pas à l’Université, j’avais seulement vu le Maître linguiste à l’occasion
des examens et lorsque j’étais passé sous le joug pour raisons disciplinaires. Il remplissait son office
de Chancelier avec sérieux et solennité mais, en dehors de l’exercice de ses fonctions, c’était un
professeur compétent et plein de bienveillance. Il avait de l’esprit et son sens de l’humour tendait à
l’irrévérence. La première fois qu’il m’a raconté une histoire salace, j’étais si stupéfait que j’en suis
resté bouche bée.
Elodin n’enseignait pas pendant cette session-là mais il s’est chargé de me donner des cours
particuliers. Les choses étaient bien plus faciles pour moi depuis que j’avais compris qu’il y avait
une méthode dans sa folie.
Le comte Threpe a été enchanté d’apprendre que j’étais en vie et a célébré ma résurrection en
donnant une fête où il m’a fièrement exhibé devant la noblesse locale. Je m’étais fait faire un costume
pour l’occasion et, dans un moment de nostalgie, je l’avais choisi aux couleurs que portait la troupe
de mes parents : le vert et le gris du seigneur Greyfallow.
Une fois les invités partis, nous nous sommes installés au salon avec une bouteille de vin et j’ai
fait le récit de mes aventures à Threpe. J’ai laissé de côté l’histoire de Felurian, sachant qu’il ne la
croirait pas, et je ne lui ai pas raconté non plus la moitié de ce que j’avais fait au service du Maer.
Par conséquent, le comte a estimé que le Maer s’était montré très généreux avec moi en me
récompensant. Je ne l’ai pas contredit sur ce point.
71

HISTOIRES

Par un heureux hasard, Ambrose ne s’est pas montré de toute la session d’hiver mais, avec le
printemps, il est revenu, tel un oiseau de malheur de retour de migration. Le lendemain de sa
réapparition, cela n’a donc pas été une simple coïncidence si j’ai séché les cours et passé la journée
à me fabriquer un nouveau gram.
Dès que la neige a fondu, j’ai renoué avec la pratique du Ketan. Me souvenant combien cet
exercice m’avait semblé étrange la première fois que je l’avais vu, je m’y suis livré à l’écart des
regards, dans la forêt qui s’étendait au nord de l’Université.
L’arrivée du printemps a également amené une nouvelle série d’examens. Je m’y suis présenté
avec une terrible gueule de bois et je me suis embrouillé dans quelques questions. Mes frais
d’admission ont été fixés à dix-huit talents et cinq jots, ce qui m’a rapporté quatre talents et des
poussières grâce à l’arrangement que j’avais conclu avec l'économe.
Je n’étais pas habitué à disposer de tant d’argent et je dois admettre que cela m’est un peu
monté à la tête. Je possédais six costumes taillés sur mesure et tout le stock de papier dont je pouvais
rêver. J’ai acheté de l’encre noire d’Arueh, de la meilleure qualité qui soit, ainsi qu’un ensemble
d'outils destinés à la gravure. Et je possédais désormais deux paires de chaussures. Deux.
Dans une échoppe d’Imre, je suis tombé sur un manuscrit yllish dépenaillé plein de dessins de
nœuds. Croyant que c’était le journal d’un marin, le bouquiniste me l’a cédé pour un talent et demi.
Un peu plus tard, j’ai acquis un exemplaire de l'Heroborica ainsi qu’un Termigus Techina que
j’avais l’intention de consulter dans l’intimité de ma chambre pour mettre au point des projets
d’artificerie.
J’ai invité mes amis à dîner. Auri a eu de nouvelles robes et des rubans colorés pour ses
cheveux. Et malgré tout cela, j’avais encore de l’argent en poche. Quelle chose étrange… Quelle
chose merveilleuse…

Vers la fin de la session, certaines histoires aux accents familiers sont venues jusqu’à mes
oreilles. Des histoires concernant un aventurier roux qui aurait passé une nuit avec Felurian. Des
histoires à propos d’un jeune arcaniste fringant doté de tous les pouvoirs de Taborlin le Grand. Cela
avait pris des mois, mais la nouvelle de mes exploits au Vintas, propagée de bouche à oreille, avait
fini par atteindre l’Université.
Il se peut qu’à ce moment-là j’aie arboré un peu plus souvent mon shaed avec un peu plus de
panache. Il se peut aussi que j’aie passé dans les tavernes un nombre absurde de soirées, au cours de
l’espan qui a suivi, tendant l’oreille pour surprendre les bruits qui se colportaient à mon sujet. Il se
peut même que j’aie étoffé le répertoire en racontant une ou deux histoires moi-même.
Mais j’étais jeune, après tout, et c’était bien naturel que je me réjouisse de cette notoriété. Pour
quelle raison aurais-je dû me priver des coups d’œil admiratifs que me lançaient les étudiants au
passage ? Pourquoi n’en aurais-je pas profité, pendant que ça durait ?
Nombre de ces histoires étaient centrées sur la traque des bandits et le sauvetage de jeunes
filles, mais pas une n’approchait la réalité de près. Aucun récit ne peut être colporté sur près de deux
mille kilomètres sans être déformé.
Si les détails différaient, l’histoire tournait toujours autour de jeunes filles en détresse. Parfois,
c’était un noble qui m’engageait pour mener l’entreprise à bien. Quelquefois un père affligé, un maire
désespéré ou un constable accablé.
La plupart du temps, il s’agissait de deux jeunes filles. Mais il pouvait y en avoir jusqu’à trois
ou même une seule. Il pouvait s’agir d’amies inséparables ou d’une mère et sa fille. J’ai même
entendu une version des faits qui évoquait sept sœurs, de belles princesses vierges. Vous voyez le
genre…
Il y avait beaucoup de divergences à propos des créatures qui avaient enlevé les jeunes
victimes. C’étaient le plus souvent des bandits mais il pouvait s’agir aussi d’un oncle dévoyé, d’une
marâtre ou de revenants. Par un étrange caprice du destin, dans une des versions entendues, je sauvais
les victimes des mains de mercenaires adems. Un ou deux ogres ont même été évoqués.
Et s’il m’est arrivé, selon la rumeur publique, de les sauver des mauvais traitements de
musiciens itinérants, je suis fier de pouvoir dire que jamais je n’ai entendu raconter que les victimes
s’étaient trouvées entre les mains d’Edema Ruh.
L’histoire pouvait se finir de deux façons différentes. Dans la première, je me lançais
vaillamment dans la bataille tel un prince de légende, affrontant les vilains l’épée à la main jusqu’à
ce qu’ils restent sur le carreau, s’enfuient ou demandent grâce. La deuxième était plus populaire :
j’invoquais tout simplement les cieux pour faire tomber la foudre à la manière de Taborlin le Grand.
Dans ma version préférée, je rencontrais un rétameur sur ma route. Je l’invitais à partager mon
dîner et il m’apprenait que deux enfants avaient été enlevés dans une ferme voisine. Avant de me
quitter, il me vendait un œuf, trois clous de fer et une cape de piètre allure qui me rendrait invisible.
Avec l’aide de ces accessoires et de ma prodigieuse intelligence, je parvenais à arracher ces enfants
aux griffes d’une créature maléfique et affamée.
Cependant, s’il existait plusieurs versions de ces hauts faits, l’histoire la plus populaire était
quand même celle de Felurian. La chanson que j’avais composée avait elle aussi fait le voyage, et,
comme les chansons résistent mieux à l’épreuve du bouche à oreille, les détails concernant ma
rencontre avec Felurian étaient plus proches de la vérité.
Quand Wilem et Simmon m’ont pressé de leur donner des détails, je leur ai raconté toute la
vérité. Et il m’a fallu un certain temps pour parvenir à les convaincre qu’il s’agissait bien de la
vérité. Pour être franc, il m'a fallu un certain temps pour convaincre Simmon. Pour une raison que
j’ignore, Wilem était, lui, tout à fait prêt à accepter l’existence des Faes.
Je ne peux rien reprocher à Simmon, car, jusqu’à ce que je la voie, j’aurais moi-même parié
gros que Felurian n’existait pas. C’est une chose d’apprécier une bonne histoire mais c’en est une
autre de prendre ce qu’elle raconte pour argent comptant.

— La vraie question, a dit Simmon d'une voix songeuse, est de savoir quel âge tu as en réalité.
— Je connais la réponse ! s’est exclamé Wilem avec la dignité farouche de ceux qui font des
efforts désespérés pour ne pas avoir l’air ivres. Dix-sept ans.
— Ahhhh ! a fait Simmon en levant théâtralement le doigt. C’est ce que l’on pourrait croire, en
effet.
— Mais de quoi parles-tu ? ai-je demandé.
Simmon s’est avancé sur son siège.
— Tu es allé au royaume des Faes, tu y es resté un certain temps, et quand tu en es sorti, tu as
découvert que seulement trois jours s’étaient écoulés, a-t-il dit. Est-ce que cela signifie que tu es
seulement plus vieux de trois jours ou bien as-tu pris de l’âge pendant que tu étais là-bas ?
J’ai gardé le silence un moment.
— Je dois avouer que je n’avais jamais pensé à ça, ai-je fini par répondre.
— Dans ce genre d’histoires, les garçons qui vont au pays des Faes en reviennent en tant
qu’hommes faits, a remarqué Wilem. Ce qui signifie qu’on y vieillit plus vite.
— Si tu t’en tiens aux histoires…, a protesté Simmon.
— Ah bon ? Tu veux consulter Le Compendium de Marlock sur le phénomène des Faes ? Si tu
me le trouves, je te montrerai ce qu’il en dit.
Simmon a haussé paresseusement les épaules.
— Alors ? a repris Wilem en se tournant vers moi. Combien de temps as-tu passé là-bas ?
— C’est difficile à dire. Il n’y avait ni nuit ni jour et mes souvenirs sont assez flous. Nous
avons parlé, nagé, mangé des dizaines de fois, nous nous sommes promenés dans la forêt et puis nous
avons aussi…
Je me suis tu pudiquement.
— … batifolé, a suggéré Wilem.
— Merci. Et batifolé pas mal aussi.
J’ai fait le calcul de tour ce qu’elle avait pu m'apprendre dans le domaine du savoir-faire
amoureux et j’en suis arrivé à la conclusion que nous n’avions pu aborder plus de deux ou trois de
ses chapitres par jour…
— J’ai dû y rester quelques mois, ai-je fini par dire. J’ai même eu le temps de me laisser
pousser la barbe.
Wilem a écarquillé les yeux tout en caressant la magnifique toison noire qui lui mangeait le
visage.
— Rien qui ressemble à la tienne, ne t’inquiète pas. Je dirais que la mienne a repoussé deux ou
trois fois.
— Au moins deux mois, a estimé Simmon. Mais combien au maximum ?
— Trois ? ai-je suggéré avant de penser à toutes les histoires que nous nous étions racontées.
Quatre ou cinq ? (J’ai pensé au long processus de fabrication de mon shaed, depuis la collecte des
rayons de lune jusqu’à l’exposition de la cape à ceux du soleil.) Une année ? (J’ai pensé aux moments
misérables qui avaient suivi ma rencontre avec Cthaeh.) Je suis sûr que cela ne peut pas excéder une
année…
Mais mon ton n’était pas aussi convaincu que je l’aurais souhaité. Wilem a haussé un sourcil.
— Bon anniversaire, alors ! a-t-il dit en levant son verre. Ou bons anniversaires, tout dépend.
72

ÉCHECS

Pendant cette session de printemps, j’ai subi plusieurs échecs. Le premier d’entre eux était un
échec personnel. Je m’étais attendu à ce que les cours d’yllish ne me posent pas de problème, mais
rien n’aurait pu être plus éloigné de la réalité.
En quelques jours, j’avais certes appris assez de tema pour me défendre devant un tribunal,
mais il s’agit d’une langue très logique et j’en savais déjà quelques bribes. Plus important encore, il y
avait beaucoup de recoupements entre le tema et l’aturan. Tous deux utilisent le même alphabet et de
nombreux mots ont une même racine.
L’yllish n’a rien en commun avec l’aturan, le ceald ni même l’adémic. C’est un fouillis
complexe et irrationnel. Les verbes connaissent quatorze temps à l’indicatif et les noms suivent de
bizarres déclinaisons lorsque l’on s’adresse à quelqu’un.
Par exemple, on ne peut pas simplement dire « les chaussettes du Chancelier ». Oh non ! trop
simple. Tout acte de possession a un effet double, comme si le Chancelier possédait les chaussettes
mais que, en même temps, les chaussettes aient en quelque sorte pris possession du Chancelier dans
l’affaire. Cela modifie la forme des deux mots, entraînant diverses complexités grammaticales.
Aussi, même après plusieurs mois d’études sous la direction du Chancelier, la grammaire yllish
restait pour moi un fatras incompréhensible. J’avais seulement réussi à grappiller de vagues
connaissances en vocabulaire. En ce qui concernait les nœuds, la situation était encore moins
brillante. J’avais espéré en apprendre plus avec Deoch mais il m’a avoué que la seule personne
capable de lire les nœuds qu’il ait jamais connue était sa grand-mère, et qu’elle était morte quand il
était enfant.
Le deuxième échec que j’ai essuyé, c’était en chimie avancée. Je suivais les cours d’Anisat, un
giller de Mandrag. Cette matière me fascinait mais je ne m’entendais pas du tout avec le professeur.
J’aimais les découvertes que m’offrait la chimie. J’aimais l’excitation que me procuraient les
expériences, le défi découlant des essais successifs. Je dois admettre avoir aussi une attirance
particulière pour tout le matériel utilisé. Les fioles et les tubes. Les acides et les sels. Le mercure et
la flamme. Il y a quelque chose de primitif, dans la chimie, quelque chose qui défie toute explication.
Vous accrochez ou pas.
Anisat voyait les choses d’un autre œil. Pour lui, la chimie, c’étaient de longs rapports écrits et
des rangées de chiffres soigneusement calligraphiés. Il me faisait recommencer quatre fois le titrage
d’une substance parce qu’il trouvait ma notation incorrecte. Pourquoi noter un chiffre ? Pourquoi
gaspiller dix minutes quand l’expérience pouvait être terminée en cinq ?
Nous avons eu des mots. L’affrontement a commencé sur un mode courtois, mais aucun de nous
n’a voulu céder. Nous entamions le deuxième espan de la session que nous nous lancions des insultes
en pleine classe sous le regard stupéfait d’une trentaine d’étudiants.
Anisat m’a ordonné de quitter son cours en disant que j’étais un dégénéré sans aucun respect
pour l’autorité. Je l’ai traité de pompeux imbécile, ajoutant qu’il avait raté sa véritable vocation de
gratte-papier chez un comptable. En toute honnêteté, nous avions tous les deux des arguments valides.
Un autre échec, je l’ai rencontré en mathématiques. Après avoir entendu pendant des mois Fela
chanter les louanges de Maître Brandeur, j’avais décidé d’étoffer mes connaissances dans ce
domaine.
Malheureusement, ses sommets éthérés m'ont semblé plutôt arides. Je ne suis pas poète. Je
n’aime pas les mots pour eux-mêmes. Je les aime pour ce qu’ils peuvent accomplir. De la même
façon, je ne suis pas un mathématicien. Les nombres qui ne parlent que de nombres ont peu d’intérêt
pour moi.
Ayant abandonné chimie et mathématiques, je me suis retrouvé avec beaucoup de temps libre.
J’ai passé pas mal de temps à la Pêcherie pour fabriquer à mon tour un attrape-flèches qui s’est
vendu à peine sorti de l’atelier. J’ai aussi beaucoup fréquenté le Medica, faisant des recherches pour
un essai intitulé De l’inefficacité de la racine de maranthe. Arwyl était sceptique quant au résultat
mais a reconnu que le sujet valait la peine que l’on s’y intéresse.
J’ai aussi consacré une partie de mon temps au badinage. C’était une nouvelle expérience pour
moi, car, à Imre, je n’avais jamais attiré les regards féminins auparavant. Et si cela avait été le cas, je
n’avais rien remarqué.
Mais j’étais plus vieux, désormais, et plus sage, d’une certaine manière. Et à cause des histoires
qui circulaient sur mon compte, des deux côtés de la rivière, les femmes commençaient à s’intéresser
à moi.
Ces idylles étaient plaisantes et brèves. Je ne sais pourquoi elles étaient brèves, à part ce qui
est évident : je n’ai pas grand-chose pour encourager une femme à s’attarder en ma compagnie.
Simmon, par exemple, avait beaucoup à offrir. C’était une pierre précieuse encore dans sa gangue :
rien d’éblouissant à première vue mais un véritable trésor quand on gratte un peu la surface. Simmon
était tendre, gentil et attentionné, tout ce dont une femme peut rêver. Il rendait Fela extrêmement
heureuse. Simmon était un prince.
Qu’avais-je à offrir, à côté de lui ? Pas grand-chose, et encore moins depuis mon retour. J’étais
plutôt comme une curieuse pierre que l’on ramasse, que l’on garde un moment avec soi et que l’on
finit par jeter après avoir compris que, même si elle avait l’air intéressante, ce n’était au fond qu’un
peu de terre durcie.

— Maître Kilvin, connaissez-vous un métal qui serait toujours utilisable après plus de deux
mille ans d’usage intensif, tout en montrant peu de marques d’usure ou de corrosion ?
L’artificier a levé les yeux de l’engrenage en cuivre sur lequel il gravait une formule de
sygaldrie et m’a vu planté sur le seuil de son atelier.
— Et qu’est-ce que tu as donc en tête, Re’lar Kvothe ?
Au cours des trois derniers mois, j’avais tenté de mettre au point un projet aussi brillant que
mon attrape-flèches. Ce qui m’y poussait, c’était d’une part le profit financier que je pouvais en tirer
mais aussi le fait d’avoir appris que Kilvin était beaucoup plus enclin à promouvoir les étudiants
ayant trois ou quatre brevets importants à leur actif.
Malheureusement, j’ai connu là aussi toute une série d’échecs. J’avais eu une bonne dizaine
d’idées de départ mais pas une n’avait pu aboutir.
La plupart avaient été recalées par Kilvin lui-même. Huit d’entre elles avaient déjà été
exploitées, certaines plus d’un siècle plus tôt. De plus, cinq auraient exigé l’utilisation de runes
auxquelles les Re’lar n’avaient pas accès. Pour trois autres, les calculs mathématiques étaient
erronés, ce qu’il m’avait démontré aisément, m’épargnant ainsi des journées de travail inutile.
Kilvin avait rejeté une de mes idées comme étant « hautement inappropriée pour un artificier
digne de ce nom ». Je m’étais défendu en disant qu’un mécanisme réduisant le temps nécessaire pour
réarmer une baliste permettrait aux navires de mieux se défendre contre les pirates. Qu’il aiderait les
villes à se défendre des attaques des Vi Sembi…
Mais Kilvin n’avait rien voulu entendre. Quand sa mine s’était assombrie comme un nuage
d’orage, j’avais vite laissé tomber tous les arguments que j’avais soigneusement préparés.
Pour finir, seules deux de mes idées avaient été jugées acceptables, sérieuses et originales.
Mais après quelques semaines de travail, j’avais été obligé d'abandonner mes projets, incapable de
les mener à bien.
Kilvin a posé son stylet, laissant l’inscription inachevée, et s’est redressé de toute sa hauteur.
— J’admire un étudiant qui réfléchit en termes de durabilité, Re’lar Kvothe, a-t-il déclaré. Mais
deux milliers d’années, c’est déjà beaucoup demander à une pierre, alors du métal… Et en plus un
métal soumis à un usage intensif.
Je faisais référence à Caesura, bien entendu, mais j’hésitais à dire toute la vérité. Je ne savais
que trop bien que Kilvin n’approuvait pas l’utilisation de l’artificerie en conjonction avec quelque
sorte d’arme que ce soit. Même s’il était capable d’apprécier le travail de l’artisan qui avait forgé
cette épée, il aurait désapprouvé le fait que je sois en sa possession.
— Ce n’est pas pour un sujet, ai-je dit en souriant. C’est juste par curiosité. Au cours de mon
voyage, on m’a montré une épée parfaitement fonctionnelle et au fil aiguisé. En dépit de cela, il existe
apparemment une preuve qu’elle a été fabriquée il y a plus de deux mille ans. Avez-vous jamais
entendu parler d’un métal qui ne se corrode pas, après tout ce temps ? et qui de surcroît reste toujours
affûté ?
— Ah ! a fait Kilvin en hochant la tête, sans montrer de surprise particulière. On pourrait dire
qu’il s’agit de magie de temps immémoriaux, d’arts anciens complètement perdus pour nous. De tels
vestiges sont disséminés de par le monde. De merveilleux dispositifs, qui restent des mystères pour
nous… Selon de nombreuses sources dignes d’intérêt, il existerait même une lampe éternelle. Nous
possédons quelques échantillons de ces arts anciens, à l’Université…
J’ai dressé l’oreille.
— De quel genre de choses s’agit-il ?
Kilvin a tiré machinalement sur les pointes de sa barbe.
— J’ai un dispositif dépourvu de sygaldrie qui semble avoir pour seule mission de consumer du
moment angulaire… J’ai quatre lingots d’un métal blanc plus léger que l’eau qui ne peut être ni fondu
ni altéré de quelque façon que ce soit… une plaque de verre noir dont un côté est totalement
dépourvu de propriétés de friction… un bloc de pierre de forme étrange dont la température se
maintient toujours légèrement au-dessus de zéro, quelle que soit celle à laquelle il est exposé… Ces
choses sont des mystères, a-t-il conclu en haussant ses épaules massives.
J’ai hésité un instant avant de demander :
— Serait-il inapproprié pour moi de demander à voir certaines de ces choses ?
Kilvin a souri, montrant des dents très blanches qui contrastaient vivement avec sa barbe noire
et sa peau mate.
— Ce genre de requête n’est jamais inapproprié, Re’lar Kvothe. Un étudiant se doit d’être
curieux. Je serais inquiet si le sujet te laissait indifférent.
Le Maître artificier est allé jusqu’à son bureau, si encombré de projets en cours qu’on
distinguait à peine le bois du plateau. Il a tiré une clé de sa poche, a déverrouillé un tiroir et en a
sorti deux cubes en métal mat un peu plus grands que des dés à jouer.
— Parmi tous les objets dont je t’ai parlé, il en est beaucoup dont on n’arrive pas à comprendre
à quoi ils peuvent bien servir. À l’inverse, certains sont d’une utilité absolument remarquable, a-t-il
expliqué en faisant sauter les cubes dans sa main, produisant un tintement agréable. Nous appelons
ceux-ci « pierres-boucliers ».
Kilvin s’est penché et a déposé les dés sur le plancher à environ un mètre l’un de l’autre. Il les
a touchés tour à tour en parlant dans sa barbe, bien trop bas pour que je puisse entendre.
J’ai senti une subtile modification dans l’air. Tout d’abord, j’ai cru que l’atmosphère s’était
simplement rafraîchie, mais j’ai compris qu’en fait je ne sentais plus la chaleur du feu de la forge
installée dans l’atelier.
Kilvin a ramassé nonchalamment la barre en fer qui lui servait à remuer les braises et l’a
abattue à la volée sur ma tête. Son geste avait été si désinvolte que j’ai été pris complètement par
surprise et que je n’ai même pas eu le temps de parer le coup.
La barre s’est arrêtée net à une cinquantaine de centimètres de moi, comme si elle avait frappé
un obstacle invisible. Elle n’avait pas provoqué le moindre son et n’avait pas rebondi dans la main
de Kilvin.
J’ai tendu la main précautionneusement et elle a buté contre… rien. C’était comme si l’air
intangible qui m’entourait était soudain devenu compact.
Kilvin a souri jusqu’aux oreilles.
— Ces pierres sont particulièrement utiles dans le cadre d’expériences dangereuses ou lorsque
l’on teste certains équipements, a-t-il dit. D’une façon ou d’une autre, elles engendrent une barrière
thaumique et cinétique.
J’ai continué à tâtonner le long du barrage invisible. Ce n’était pas dur, ni même solide. Cela
s’enfonçait légèrement sous la poussée et c’était glissant sous les doigts, à la manière d’une plaque
de verre huilée.
Kilvin m’observait d’un air amusé.
— Avant qu’Elodin ne fasse sa suggestion, je pensais appeler ton attrape-flèches la
« Sauvegarde du voyageur ». Ce n’est pas très précis comme appellation, bien entendu, mais bien
davantage que ce nom grandiloquent dont l’a doté Elodin.
J’ai poussé de l’épaule contre le barrage invisible, qui était solide comme un mur de pierre. En
y regardant de plus près, j’ai pu discerner une légère distorsion de l’air, comme si je regardais à
travers une feuille de verre soufflé marquée d’imperfections.
— Ceci est supérieur de très loin à mon attrape-flèches, Maître Kilvin.
— C’est vrai, a-t-il répondu en ramassant les dés sur le sol, marmonnant de nouveau dans sa
barbe. Mais l’ingéniosité dont tu as fait preuve avec ton attrape-flèches peut être reproduite à l’infini.
Ce qui n’est pas le cas de ce mystère.
Il a montré les dés de métal posés dans la paume de son énorme main.
— Ces choses-là sont utiles, mais n’oublie jamais que c’est l’habileté et la prudence qui sont
les véritables compagnes de l’artificier. Notre travail s’effectue dans le monde du réel. Laisse les
mystères aux poètes, aux prêtres et aux fous, a-t-il conclu en refermant les doigts sur les pierres-
boucliers.

J’échouais peut-être dans d’autres domaines mais je progressais relativement bien avec Maître
Elodin. Il prétendait que tout ce dont j’avais besoin pour devenir un bon nommeur, c’était du temps et
de l’application. Je lui ai donné les deux et il en a fait un étrange usage.
Nous avons passé des heures à jouer aux devinettes. Il m’a fait boire une pinte de rince-cochon
avant de me lire le Theophany de Teccam d’un bout à l’autre. Il m’a fait porter un bandeau sur les
yeux trois jours d’affilée, ce qui n’a pas arrangé mes performances dans les autres cours mais a
beaucoup amusé Wilem et Simmon.
Il m’a encouragé à voir combien de temps je pouvais rester sans dormir et, puisque je pouvais
désormais m’offrir tout le café que je voulais, j’ai tenu presque cinq jours. Je dois avouer qu’à la fin
j’étais en proie à la frénésie et commençais à entendre des voix.
Et puis il y a eu cet incident sur le toit des Archives. Il semble que tout le monde en ait entendu
parler, sous une version ou sous une autre. Une énorme tempête s’annonçait et Elodin avait décidé
que cela me ferait du bien de passer quelque temps en plein milieu, au plus près des éléments
déchaînés. Comme il savait que Lorren ne nous autoriserait jamais l’accès au toit des Archives,
Elodin avait tout simplement volé la clé.
Malheureusement, lorsque nous avions perdu la clé, personne ne savait que nous étions coincés
là-haut et nous avons dû affronter toute la nuit les assauts d’une tempête effroyable.
Il nous a fallu attendre que le vent se calme, en milieu de matinée, pour pouvoir appeler à l’aide
quelqu’un qui passait dans la cour. Là, puisqu’il ne semblait pas exister de deuxième clé, Lorren n’a
pas tergiversé longtemps et a fait enfoncer par ses scrivs les plus robustes la porte qui menait au toit.
Tout cela n’aurait pas représenté un problème particulier si, quand la pluie s’était mise à
tomber, Elodin n’avait insisté pour que nous nous déshabillions. Mon maître avait enveloppé ensuite
nos vêtements d’une toile cirée et avait lesté le paquet avec une brique. Selon lui, cela allait me
permettre de profiter plus pleinement de l’expérience.
Les vents étant plus violents que prévu, ils avaient emporté et la brique et nos vêtements, les
dispersant dans le ciel comme une poignée de feuilles mortes. C’est pour cette raison que le pantalon
d’Elodin s’était envolé, emportant la clé dans sa poche.
Voilà pourquoi Maître Lorren, accompagné de son giller Distrel et de trois de ses scrivs, nous a
découverts, Elodin et moi, sur le toit des Archives, complètement nus et trempés comme des rats. En
moins d’un quart d’heure, toute l’Université était au courant. Elodin avait été extrêmement amusé par
toute l’affaire mais sur le moment je n’avais pas trouvé ça très drôle.
Il serait trop fastidieux de dresser la liste de tous nos faits et gestes mais en tout cas Elodin n’a
pas ménagé sa peine pour tenter d’éveiller mon esprit endormi. Il est même allé ridiculement loin, en
vérité.
Et, à ma grande surprise, nos efforts ont payé. J’ai invoqué le nom du vent en trois occasions, au
cours de cette session.
La première fois, je l’ai immobilisé le temps d’un souffle, une nuit que j’étais sur le grand Pont
de pierre. Elodin me prodiguait ses encouragements en me donnant de petits coups de cravache. Je
dois ajouter que j’étais pieds nus et passablement éméché.
La deuxième fois, cela s’est produit à l’improviste, alors que j’étudiais aux Tomes. Je lisais un
livre d’histoire yllish quand soudain l’air de l’immense salle de lecture s’est mis à chuchoter à mon
oreille. J’ai écouté comme Elodin me l'avait enseigné puis j'ai répété à voix basse ce qu’il me disait.
Le vent qui jusque-là était resté caché s’est manifesté sous la forme d’une douce brise qui a surpris
les étudiants et paniqué les scrivs.
Quelques minutes plus tard, j’ai oublié son nom, mais, tant qu’il a été présent dans mon esprit,
j’ai eu la certitude de pouvoir déclencher une tempête ou un orage à ma guise. Savoir que j’en étais
capable me suffisait. Car si j’avais invoqué le vent trop haut dans le bâtiment des Archives, Lorren
m’aurait fait pendre par les pouces au-dessus de la porte de l’Université.
Vous pourriez ne pas trouver ces faits très impressionnants et vous auriez raison. Mais j’ai
invoqué le vent une troisième fois, ce printemps-là, et le troisième essai s’est avéré payant.
73

DETTES

A mi-session, puisque j’avais beaucoup de temps libre, j’ai loué un attelage et je suis parti pour
Tarbean.
Cela m’a pris toute la journée du Reaving pour faire le voyage et j’ai passé la plus grande
partie du Cendling à faire la tournée de mes anciens repaires et à m’acquitter de vieilles dettes. J’ai
ainsi rendu visite à un vieux cordonnier qui avait fait preuve de bonté envers un garçon qui allait nu-
pieds, à un aubergiste qui m’avait quelquefois autorisé à dormir devant son âtre et au tailleur que
j’avais un jour terrorisé.
Certains quartiers des Berges m’étaient douloureusement familiers mais il y avait beaucoup
d’endroits que je ne reconnaissais pas du tout. Cela ne m’a pas surpris. Une ville aussi bourdonnante
d’activité que Tarbean est constamment en train de changer. Ce qui m’a étonné, c’est l’étrange
nostalgie que j’éprouvais pour cet endroit qui avait été si cruel pour moi.
Je n’en étais parti que depuis deux ans mais, pour toutes sortes de raisons, cela faisait une
éternité.
Il n’avait pas plu depuis plusieurs espans et la ville était sèche comme un vieil os. Les milliers
de gens qui arpentaient les rues soulevaient sous leurs pas une poussière fine qui a bientôt couvert
mes vêtements et m’a brûlé les yeux. J’essayais de ne pas trop penser au fait qu’elle était
essentiellement composée de crottin de cheval pulvérisé et agrémenté de poisson crevé, de fumée de
charbon et de pisse pour lui conférer un peu de parfum.
Lorsque je respirais par le nez, j’étais assailli par la puanteur, mais si je respirais par la
bouche j’en avais le goût sur la langue et la poussière me faisait tousser. Je ne me rappelais pas que
cela ait jamais été si affreux. Cette ville avait-elle toujours été si sale ? Avait-elle toujours senti si
mauvais ?
Après une demi-heure de recherches, j’ai retrouvé le bâtiment incendié que je cherchais. J’ai
descendu les marches menant au sous-sol et emprunté un couloir glacé. Trapis était toujours là, pieds
nus dans sa robe en guenilles, à s’occuper d’enfants déshérités dans cette cave humide.
Il m'a reconnu aussitôt. Pas à la manière dont certaines personnes auraient pu le faire parce que
j’étais un héros de légende en devenir. Non, il se souvenait de moi parce que j’étais pour lui ce gosse
des rues affamé et crasseux qui avait atterri dans son sous-sol une nuit d’hiver, grelottant de fièvre et
secoué par les sanglots.
Je lui ai donné tout l’argent qu’il a bien voulu accepter, c’est-à-dire cinq talents. J’ai bien tenté
de lui en donner davantage mais il a refusé, sous prétexte que cela risquerait d’attirer l’attention sur
lui. Trapis et ses petits protégés étaient plus en sécurité si personne ne les remarquait.
Je me suis incliné devant sa sagesse et j’ai passé le reste de la journée à l'aider. J’ai pompé de
l’eau et je suis allé chercher du pain. J’ai examiné les enfants qui étaient là et je suis allé chez
l’apothicaire pour en rapporter diverses potions.
Ensuite, c’est de Trapis lui-même que je me suis occupé. J’ai massé ses pauvres pieds gonflés
avec du camphre et de la feuille-mère, puis je lui ai offert des chaussettes ajustées et une bonne paire
de chaussures pour qu’il n’ait plus à marcher pieds nus dans ce sous-sol humide.
En début de soirée, des enfants déguenillés ont commencé à faire leur apparition. Ils venaient
pour chercher quelque chose à manger ou bien parce qu’ils étaient malades ou bien cherchaient un
endroit sûr où passer la nuit. Tous m’ont regardé d’un œil soupçonneux. Mes vêtements étaient neufs
et propres. Je n’avais rien à faire là. Je n’étais pas le bienvenu.
Si j’étais resté, cela aurait créé des problèmes. Ma seule présence aurait mis certains de ces
enfants si mal à l’aise qu’ils ne seraient pas restés pour la nuit. Alors j’ai salué Trapis et je suis
parti. Quelquefois, partir est la seule chose à faire.

Comme il me restait un peu de temps avant que les tavernes ne s’animent, j’ai acheté une belle
feuille de papier d’un blanc crémeux ainsi qu’une enveloppe en épais parchemin. Toutes deux étaient
d’excellente qualité, et je n’avais jamais rien possédé de si précieux moi-même.
J’ai ensuite trouvé un estaminet tranquille où j’ai commandé un chocolat et un verre d’eau. J’ai
posé la feuille sur la table, j’ai sorti plume et encre de mon shaed, et j’ai écrit, d’une main déliée,
dans une calligraphie élégante :

« Ambrose,
Cet enfant est le tien. Tu sais que c’est vrai et je le sais aussi.
Je crains que ma famille ne me déshérite. Si tu ne te conduis pas en gentilhomme et n’assumes
pas tes obligations, j’irai voir ton père et je lui raconterai tout.
Inutile de me mettre à l’épreuve, car je suis résolue. »

Je n’ai pas signé d’un nom mais d’une simple initiale qui pouvait passer pour un R aussi bien
que pour un B tremblotant.
Puis j’ai trempé mon doigt dans le verre d’eau et j’ai laissé tomber plusieurs gouttes sur la
page. Je les ai laissées brouiller l’encre et gonfler le papier avant de le sécher. Elles avaient à peu
près la taille de grosses larmes.
J’ai laissé tomber une dernière goutte sur la signature, qui pouvait désormais passer pour un F,
un P ou un E. Peut-être même un K. N’importe quoi, en fait.
J’ai plié soigneusement la feuille, je l’ai glissée dans l’enveloppe et je l’ai cachetée avec de la
cire que j’ai fait fondre à la flamme de la lampe.
Au recto de l’enveloppe, j’ai écrit :

« Ambrose Jakis
Université (trois kilomètres à l’ouest d’Imre)
Belenay-Barren
Centre des Provinces-Unies »

J’ai réglé ma consommation et j’ai pris la direction du Sort du bouvier. À quelques rues de là,
j’ai ôté mon shaed et l’ai fourré dans mon sac de voyage. Ensuite, j’ai laissé tomber la lettre par terre
et l’ai piétinée avant de la ramasser et de l’essuyer.
J’avais presque atteint la taverne quand j’ai repéré la dernière chose dont j’avais besoin.
— Bonsoir ! ai-je lancé à un vieil ivrogne assis contre un mur. Je vous donne un demi-sou si
vous me prêtez votre chapeau.
Il a ôté son pauvre couvre-chef pour lui donner un coup d’œil. Son crâne était tout chauve et
très blanc, en dessous.
— Mon chapeau ? a-t-il répété en clignant des yeux. Vous pourrez l'avoir pour un sou, et avec
ma bénédiction par-dessus le marché.
Il a affiché un sourire plein d’espoir tout en tendant une main tremblante.
Je lui ai donné le sou réclamé.
— Pouvez-vous tenir ceci un instant ? ai-je demandé.
Je lui ai donné l’enveloppe pour pouvoir enfoncer le chapeau à deux mains jusque sur mes
oreilles et j’ai vérifié dans le carreau d’une fenêtre que mes cheveux roux étaient bien dissimulés.
— Ça vous va bien, a remarqué le vieil homme entre deux quintes de toux.
Je lui ai repris la lettre, ravi des empreintes de doigts crasseuses qu’il avait laissées.
Je n’étais qu’à un pas de la place des Bouviers où je me suis mêlé à la foule en courbant le dos.
Après quelques minutes, mon oreille a été attirée par l’accent distinctif du sud du Vintas et je me suis
dirigé vers un groupe d’hommes qui chargeaient des sacs de toile sur une carriole.
— Holà ! ai-je fait en prenant le même accent. Vous allez vers Imre, les gars ?
L’un d’eux est venu vers moi en s’essuyant les mains.
— On passe par là, a-t-il dit. Tu veux qu’on t’emmène ?
J’ai secoué la tête.
— Non, mais j’ai une lettre à faire porter là-bas, ai-je expliqué en la tirant de mon sac. J’allais
y aller moi-même mais mon bateau lève l’ancre demain matin. Je l’ai achetée à un marin à Gannery
pour un quartier. Et lui, il l’avait eue d’une noble dame pour un bit. Paraît que c’est urgent qu’elle
arrive à bon port…
— Il lui a filé un bit ! s’est-il écrié. Eh ben ! y a personne qui serait prêt à payer autant pour une
lettre.
— Attends d’avoir vu pour qui c’est, ai-je répondu en lui montrant l’adresse.
— Jakis ? a-t-il lu en plissant les yeux. Ça serait pas le fils du baron ?
J’ai hoché la tête d’un air suffisant.
— Le fils aîné. Un rejeton si riche, sûr que ça donnerait gros pour avoir une lettre de sa dame.
Y pourrait même aller jusqu’à un noble…
— Peut-être…, a-t-il répondu avec méfiance. Mais regarde, y a juste écrit « Université ». J’ai
passé par là et je peux te dire que c’est plutôt grand.
— Le fils du baron Jakis, y va pas pioncer dans une cage à poules ! ai-je protesté. T’auras qu’à
demander l’endroit le plus rupin et c’est là que tu le trouveras.
L’homme a hoché la tête tout en portant machinalement la main à sa bourse.
— J’crois que j’vais la prendre, a-t-il bougonné. Mais seulement à un quartier. J’vais pas
prendre de risques là-d’ssus.
— Sois pas si rat ! ai-je gémi. Moi, je me la suis trimballée près de mille cinq cents bornes,
cette lettre ! Ça vaut mieux que ça !
— Bon, a-t-il fait en défaisant les cordons de sa bourse. J’te donne trois bits, alors.
— J’veux un demi-rond…
— T’auras tes trois bits, a-t-il répliqué en me tendant une main crasseuse.
Je lui ai donné la lettre.
— Tu te souviendras de lui dire que c’est de la part d’une dame noble, ai-je dit avant de partir.
Il est cousu d’or, ce salopard. Alors fais-le cracher tant que tu pourras !
Dès que j’ai quitté la place, je me suis redressé et j’ai ôté mon couvre-chef. J’ai sorti mon
shaed de mon sac, je l’ai jeté sur mes épaules et je me suis mis à siffloter. Quand je suis passé devant
le vieux mendiant, je lui ai rendu son chapeau et lui ai donné les trois bits par-dessus le marché.

Quand j’avais commencé à entendre les histoires que les gens racontaient à mon sujet à
l’Université, je m’étais attendu à ce qu’elles soient vite oubliées. J’avais cru que ce ne serait qu’un
feu de paille, qui meurt aussi vite qu’il a pris.
Mais cela n’a pas été le cas. Les histoires de Kvothe sauvant des jeunes filles en péril et
partageant la couche de Felurian se composaient de parcelles de vérité et de ridicules mensonges que
j'avais moi-même contribué à faire circuler. Comme il y avait beaucoup de matériaux pour les
alimenter, elles se répandaient comme un feu de brousse attisé par un vent âpre.
Honnêtement, je ne savais pas si je devais m’en amuser ou m’en inquiéter. Lorsque j’allais à
Imre, les gens me montraient du doigt tout en se parlant à l’oreille. Ma notoriété était devenue si
grande qu’il m’était désormais impossible d’aller dans les tavernes écouter les histoires qui
traînaient sur mon compte.
Tarbean, en revanche, était à soixante kilomètres de là.
Après avoir quitté la place des Bouviers, j’ai regagné la chambre que je louais dans l’un des
quartiers les plus agréables de la ville. Le vent venu de la mer chassait les miasmes et la poussière,
laissant l’air pur et clair. J’ai commandé un bain et, dans un accès de munificence qui aurait étourdi
celui que j’avais été, je me suis délesté de trois sous pour qu’une servante porte mes vêtements à la
blanchisserie cealde la plus proche.
Un peu plus tard, propre et sentant bon, je suis descendu dans la salle commune.
J’avais soigneusement choisi l’auberge où j’étais descendu, un établissement décent mais sans
prétention. Il était installé au carrefour des deux routes les plus fréquentées de Tarbean et l’on
pouvait y voir des commerçants cealds frayer avec des marins yllish et des charretiers vintish. C’était
le lieu idéal pour entendre des histoires.
Je me suis installé au bout du comptoir et il ne m’a pas fallu longtemps pour apprendre comment
j’avais occis la Bête noire de Trebon. J’étais sidéré. J’avais certes tué un draccus en goguette près de
cette ville, mais quand Nina était venue me voir à l’Université, un an plus tôt, elle ignorait encore
mon nom. Ma réputation grandissante avait atteint depuis jusqu’à la ville de Trebon, intégrant ce haut
fait à son répertoire au passage.
Ce soir-là, j’ai appris beaucoup de choses sur mon compte. Apparemment, j’avais un anneau
d’ambre capable de contraindre les démons à m’obéir. Je pouvais boire toute la nuit sans me
ressentir des effets de la boisson. Les verrous s’ouvraient au simple contact de mes doigts et j’avais
une cape tissée d'ombre et de toiles d’araignées.
C’est là que j’ai entendu pour la première fois parler de Kvothe l’Arcane. Apparemment,
l’appellation n’était pas nouvelle, car les hommes réunis autour du comptoir ont hoché la tête en
l’entendant.
J’ai appris que Kvothe l’Arcane connaissait un mot qui pouvait arrêter les flèches en plein vol.
Kvothe l’Arcane ne pouvait saigner que si la lame qui le blessait était de fer brut et non trempé.
Le jeune clerc qui nous divertissait était sur le point de parvenir à l’apogée de son récit et
j’étais curieux de savoir comment j’allais pouvoir triompher d’une bête démoniaque avec ma bague
en miettes et ma cape d’ombre en cendres. Mais juste au moment où j’entrais dans l’église de Trebon
en faisant voler en éclats la porte d’une simple poussée de la main, celle de l’auberge s’est ouverte à
la volée et a heurté le mur, faisant sursauter tout le monde.
Un jeune couple se tenait sur le seuil. La femme était belle, les cheveux et les yeux noirs.
L’homme, richement vêtu, était blême de panique.
— Je ne sais pas ce qui se passe ! a-t-il crié. On marchait dans la rue et tout à coup elle ne
pouvait plus respirer !
J’étais aux côtés de la jeune femme avant que qui que ce soit ait eu le temps de bouger. Elle
était à demi effondrée sur un banc, l’homme était penché sur elle. Elle avait porté une main à sa
poitrine et de l’autre repoussait faiblement son compagnon. Ignorant son geste, il s’est rapproché
davantage pour lui parler à l’oreille d’une voix pressante. La jeune femme a glissé lentement sur le
banc pour s’éloigner de lui.
Je l’ai écarté sans ménagement.
— Qui êtes-vous ? s’est-il écrié d’une voix aiguë. Êtes-vous médecin ? Qui est cet homme ?
Qu’on aille chercher un médecin !
— Vous ! ai-je crié à l’adresse d’un marin à la carrure impressionnante assis à une table.
Emparez-vous de cet homme et mettez-le là-bas !
L’ordre a claqué comme un fouet. Le marin s’est levé d’un bond, a saisi le gentilhomme par la
nuque et lui a fait dégager le terrain.
Je me suis retourné vers la jeune femme. Sa bouche aux lèvres parfaites s’est entrouverte pour
aspirer bruyamment un petit filet d'air. Ses yeux étaient hagards et mouillés de larmes de frayeur.
— Ne t’inquiète pas, ça va aller, l’ai-je rassurée. Regarde-moi.
Ses yeux se sont écarquillés en me reconnaissant.
— Il faut que tu respires pour moi.
J’ai posé une main sur sa gorge. Sa peau était rougie et chaude. Son pouls palpitait comme un
oiseau effrayé. Je l’ai regardée longuement dans les yeux, qui semblaient des mares sombres.
Je me suis approché à l’embrasser. Elle sentait les fleurs de selas, l’herbe fraîche et la
poussière de la route. Je la sentais lutter pour chercher l’air. J’ai écouté. J’ai fermé les yeux. J’ai
entendu le murmure d’un nom.
Je l’ai prononcé à voix basse, tout contre ses lèvres. Je l’ai dit doucement mais de façon que
mon souffle passe dans ses cheveux. Je l’ai dit fermement et gravement et tendrement.
L’air a afflué dans ses poumons. J’ai ouvert les yeux. La pièce était si silencieuse que j’ai
distingué dans sa gorge l’afflux soyeux de son inspiration avide.
Je me suis détendu et elle a posé une main sur la mienne.
— « Il faut que tu respires pour moi », a-t-elle répété. Cela fait sept mots.
— Oui, cela fait sept mots.
— Mon héros, a dit Denna avant de sourire lentement.

— C’était d’une force incroyable, disait le marin à l’autre bout de la salle. Il y avait quelque
chose dans sa voix… Je le jure par tout le sel qu’est en moi, je me suis senti manipulé comme un
pantin au bout d’une ficelle.
J’écoutais d’une oreille distraite en médisant que ce matelot avait tout simplement l’habitude de
grimper dans la mâture dès qu’une voix dotée de l’autorité nécessaire le lui commandait.
Mais cela n’aurait servi à rien de le lui dire. Mon numéro avec Denna, combiné avec mes
cheveux roux et ma cape sombre, m’avait déjà désigné comme étant Kvothe. Alors, ce qui venait de
se produire était destiné à être de la magie, quoi que je puisse en dire. Peu m’importait. Ce que
j’avais fait ce soir-là valait bien une histoire de plus à mon répertoire.
Depuis qu’ils m’avaient reconnu, les gens m’observaient sans oser approcher. Le gentilhomme
qui escortait Denna avait filé sans attendre son reste, aussi avons-nous pu profiter elle et moi d’un
moment d’intimité dans un recoin de la salle.
— J’aurais dû savoir que je te trouverais ici, a-t-elle dit. Tu te trouves toujours là où l’on
t’attend le moins. As-tu enfin quitté l’Université ?
— Non, je fais seulement l’école buissonnière pendant quelques jours.
— Tu rentres bientôt ?
— Demain. J’ai loué un attelage.
— Aimerais-tu avoir de la compagnie ? a-t-elle demandé en souriant.
— Tu devrais quand même connaître la réponse à une telle question, ai-je répondu en la
regardant droit dans les yeux.
Elle a rougi et a baissé la tête. Sa chevelure a glissé de ses épaules pour retomber sur son
visage. Elle avait une odeur chaude et riche, de soleil et de cidre.
— Tes cheveux, ai-je murmuré. Adorable.
Curieusement, elle s’est empourprée plus encore et a secoué la tête.
— C’est là qu’on en est, après tout ce temps ? a-t-elle demandé en me lançant un coup d’œil
furtif. À la flatterie ?
Ç’a été mon tour d’être embarrassé et j’ai bafouillé :
— Je… Je ne voulais pas… Je veux dire…
J’ai tendu la main pour effleurer la fine natte au tressage compliqué perdue dans sa chevelure.
— Je voulais parler de ta tresse, ai-je repris. Elle dit presque : « adorable ».
Les lèvres de Denna se sont arrondies de surprise et elle a porté machinalement la main à ses
cheveux.
— Tu peux la lire ? a-t-elle dit d’une voix incrédule, l’air vaguement horrifiée. Par Tehlu
miséricordieux ! n’y a-t-il rien que tu ne connaisses pas ?
— Je suis en train d’apprendre l’yllish, ai-je expliqué. Du moins j’essaie. Ta tresse a six brins
au lieu de quatre, mais c’est presque un cordon à nœuds, non ?
— Comment ça, presque ? s’est-elle écriée en dénouant le bout de fil bleu au bout de sa tresse.
Mais les Yllish eux-mêmes parlent à peine leur langue, de nos jours…
— Je ne suis pas très doué et n’en connais que quelques mots.
— Et ceux qui savent la parler ne se donnent pas la peine de connaître les nœuds, a-t-elle ajouté
d’une voix irritée. Et puis, tu n’es pas censé les lire avec les yeux mais avec les doigts.
— J’ai pour excuse d’avoir dû les apprendre en étudiant des illustrations.
Denna a défait rapidement sa tresse puis a lissé ses cheveux.
— Tu n’aurais pas dû, ai-je protesté. Je t’aimais mieux avant.
— C’est peut-être ce que je voulais…, a-t-elle dit en relevant fièrement le menton avant de
secouer ses cheveux. Et là, comment me trouves-tu ?
— Je redoute de te faire d’autres compliments, ai-je avoué, n’arrivant pas à comprendre ce que
j’avais fait de mal.
Elle s’est un peu radoucie.
— C’est embarrassant, c’est tout. Je n’aurais jamais imaginé tomber sur quelqu’un capable de
le lire. Quel effet ça te ferait si quelqu’un te voyait arborer un signe annonçant : « Je suis beau et j’ai
fière allure » ?
Il y a eu une pause. Avant qu’un silence inconfortable ne s’installe, j’ai demandé :
— J’espère qu’il n’y a rien de pressant dans ton emploi du temps ?
— Il n’y avait que messire Strahota, a-t-elle répondu en désignant la porte par laquelle son
compagnon avait disparu.
— Tiens donc ! il se montrait pressant ? me suis-je étonné avec un petit sourire.
— Tous les hommes le sont, d’une manière ou d’une autre, a-t-elle rétorqué avec une sévérité
feinte.
— Ils observent toujours le même vieux manuel à la lettre, alors ?
L’air contrite, Denna a soupiré.
— J’espérais qu’avec l’âge ils l’auraient laissé tomber, mais ils se sont simplement contentés
de tourner la page. (Elle m’a montré les deux anneaux qu’elle portait à la main.) Maintenant, au lieu
de m'offrir des roses, ils m’offrent de l’or, et à partir de ce moment ils se croient tout permis.
— Au moins tu t’ennuies avec des hommes qui ont les moyens, ai-je dit pour la consoler.
— Qui ne voudrait pas d’un homme qui soit aisé ? a-t-elle remarqué. Et peu importe que
l’origine de sa richesse soit légitime ou pas.
J’ai posé doucement la main sur son bras.
— Tu dois pardonner à ces hommes de te prêter ces pensées mercenaires. Ces pauvres hommes
riches qui, voyant que tu leur échappes, tentent d’acheter quelque chose qui ne peut l’être…
Denna a battu des mains avec ravissement.
— Quel plaidoyer pour la cause de l’ennemi !
— J’ai simplement fait remarquer que tu n’as pas grand-chose contre le fait qu’on te fasse des
cadeaux.
Son regard s’est durci et elle a secoué la tête.
— Il y a une grande différence entre un cadeau gracieusement consenti et celui qui est censé te
lier à quelqu’un.
— Certes, ai-je admis. L’or peut faire une chaîne tout aussi bien que le fer. Pourtant, on ne peut
guère blâmer un homme qui espère apporter un ornement à ta beauté.
— Je t’assure que la plupart de leurs suggestions n’ont rien à voir avec des ornements. Et toi ?
Comment me préfères-tu ? Avec ou sans ornements ?
— Je dois dire que j’ai accordé quelques pensées à ce sujet, ai-je dit avec un petit sourire,
pensant à la bague que je gardais précieusement dans ma chambre de L'Anker. Je trouve que l’or ne te
convient pas. Tu es trop resplendissante pour avoir besoin qu’on redore ton blason…
Denna m’a serré la main avec un sourire tendre.
— Mon Kvothe ! comme tu m’as manqué… Une des raisons pour lesquelles je suis revenue par
ici, c’est que j’espérais te retrouver. Allez, viens ! a-t-elle dit en me tendant le bras. Emmène-moi
loin de tout ça.
74

HISTOIRES DE PIERRES

Pendant le long trajet de retour vers Imre, Denna et moi avons bavardé de mille petites choses.
Elle a évoqué les villes qu’elle avait vues, comme Tinuë, Vartheret et Andenivan. Moi, j’ai parlé de
l’Ademre et lui ai montré quelques exemples du langage des signes.
Elle m’a taquiné à propos de ma réputation grandissante et je lui ai révélé la vérité à propos de
toutes ces histoires courant sur mon compte. J’ai raconté comment j’avais perdu les faveurs du Maer
et elle a été absolument scandalisée par sa conduite.
Mais il y a une chose dont nous n’avons pas discuté. Aucun de nous n’a fait allusion à la façon
dont nous nous étions séparés à Severen. Je ne savais pas si elle avait été furieuse, après notre
dispute, ou bien si elle s’était sentie abandonnée. Aborder un tel sujet aurait été pour le moins
embarrassant, risquant même de ranimer notre différend, ce que je souhaitais éviter à tout prix.
Denna voyageait avec sa harpe et une énorme malle. J’ai deviné que sa chanson devait être
achevée et qu’elle l’interprétait en public. Je dois dire que l’idée qu’elle puisse la jouer à Imre me
déplaisait, car de nombreux musiciens pourraient l’y entendre et la colporter de par le monde.
Malgré cela, je n’ai rien dit. Le sujet était difficile à aborder et je tenais à trouver le moment
propice pour le faire.
Nous n’avons pas non plus évoqué son protecteur, bien que les paroles du Cthaeh aient été
toujours présentes à mon esprit. En fait, j'y pensais sans cesse. J’en rêvais même la nuit.
Felurian est un autre sujet que nous avons passé sous silence. Denna avait eu beau plaisanter sur
le fait que, si l’on prenait en compte les inévitables distorsions du récit légendaire, j’avais dû plutôt
sauver des bandits et occire des pucelles, elle n’a jamais mentionné le nom de Felurian. Elle avait
cependant dû entendre la chanson que j’avais composée, qui était plus populaire que tous les récits
qu’elle semblait si bien connaître, mais je me suis bien gardé de l’évoquer moi-même.
Aussi y avait-il beaucoup de non-dits entre nous, et une certaine tension s’est installée, devenant
plus pesante à chaque tour de roue de la voiture. Il y avait de longs silences dans la conversation, des
trous qui semblaient des abîmes terrifiants.
Nous étions piégés dans l’un de ces silences quand nous sommes finalement arrivés à Imre. J’ai
déposé Denna à La Hure de sanglier où elle avait décidé de s’installer. Je l’ai aidée à monter ses
bagages dans sa chambre, mais là mon malaise n’a fait que s’accroître. Aussi me suis-je éclipsé bien
vite sans même lui avoir baisé la main.

Cette nuit-là, j’ai pensé aux mille choses que j’aurais pu lui dire. Je suis resté réveillé, les yeux
fixés sur le plafond, incapable de dormir avant une heure avancée.
Je me suis réveillé tôt, tenaillé par l’angoisse. J’ai déjeuné avec Simmon et Fela puis je me suis
rendu à mon cours de Sympathisme avancé, où Fenton m’a battu aisément lors de trois duels
successifs, ce qui lui a permis d’occuper la place d’honneur pour la première fois depuis mon retour
à l’Université.
Comme je n’avais pas d’autres cours ce jour-là, j’ai pris un bain puis j’ai passé un moment à
examiner ma garde-robe avant de décider de mettre la veste verte dont Fela avait dit qu’elle faisait
ressortir la couleur de mes yeux. J’ai failli prendre mon shaed puis j’ai décidé de n’en rien faire. Je
ne voulais pas que Denna pense à Felurian au cours de ma visite.
Au dernier moment, j’ai glissé la bague de Denna dans la poche intérieure de ma veste et je suis
parti pour Imre.
Une fois devant La Hure de sanglier, j’ai à peine eu le temps de poser la main sur la poignée
que la porte s’est ouverte. Denna est sortie de l’auberge et m’a tendu un panier de provisions.
— Mais comment savais-tu ? me suis-je écrié, stupéfait.
Elle portait ce jour-là une robe bleu pâle qui flattait sa silhouette et a souri de façon engageante.
— Simple intuition féminine, a-t-elle dit en me prenant le bras.
— Ah ! ai-je fait, tâchant de prendre un air inspiré.
La sentir si près de moi était presque douloureux. La tiédeur de sa main sur mon bras, son odeur
de feuillage avant l’orage…
— Sais-tu aussi où nous allons ? ai-je demandé.
— Je sais seulement que tu m’y emmèneras. Je m’abandonne entre tes mains, a-t-elle dit, si
proche que j’ai senti son haleine dans mon cou.
J’ai voulu alors lui dire une de ces choses si habiles qui m’étaient venues à l’esprit pendant mes
insomnies, mais il m’a suffi de croiser son regard pour que toutes ces belles paroles m’échappent.
J’étais émerveillé, je lui appartenais, pieds et poings liés…
Denna a ri, me tirant de ma stupeur. Nous nous sommes éloignés du centre de la ville en
bavardant librement, comme s’il n’y avait jamais eu entre nous que ciels d’azur et grand soleil.
Je l’ai conduite à un endroit que j’avais découvert au printemps, un petit vallon abrité par un
bosquet. Un ruisseau serpentait près d’une pierre levée qui gisait sur le flanc et le soleil dardait ses
rayons sur un champ de pâquerettes.
Denna a eu le souffle coupé en découvrant le tapis de fleurs qui semblaient tendre leurs corolles
vers nous et j’en ai profité pour dire :
— J’ai attendu longtemps pour leur montrer comme tu étais jolie…
Cette déclaration m’a valu une étreinte enthousiaste et un baiser qui m’a brûlé la joue, mais ils
avaient pris fin avant que j’aie eu le temps de m’en rendre compte. Souriant jusqu’aux oreilles et
profondément troublé, j'ai conduit Denna jusqu’à la pierre couchée près du ruisseau.
J’ai ôté mes chaussures et Denna en a fait autant. Puis, remontant son jupon, elle a couru
jusqu’au milieu du ruisseau, de l’eau jusqu’à mi-cuisses.
— Connais-tu le secret des pierres ? a-t-elle demandé en plongeant sa main dans le courant,
trempant par la même occasion l’ourlet de sa robe.
— De quel secret parles-tu ?
Elle a tiré du fond du ruisseau un galet noir et lisse.
— Viens voir.
J’ai roulé le bas de mon pantalon pour aller la rejoindre et elle m’a montré la pierre ruisselante.
— Si tu la tiens dans ta main et que tu l'écoutes…
Elle a fermé les paupières et est restée un moment immobile, offrant son visage au soleil comme
une fleur.
Je mourais d’envie de l’embrasser mais je n’en ai rien fait.
Quand elle a rouvert ses grands yeux sombres, ils me souriaient.
— Si tu écoutes attentivement, la pierre te racontera une histoire.
— Et que t’a dit celle-là ? ai-je demandé.
— L’histoire du garçon qui est venu au bord de l’eau et celle de la fille qui est venue au bord
de l’eau avec le garçon. Ils ont parlé et le garçon a lancé des pierres comme s’il voulait s’en
débarrasser. La fille n’avait pas de pierres, aussi le garçon lui en a-t-il donné. Après, elle s’est
donnée au garçon et il l’a jetée comme il l’aurait fait d’une pierre, indifférent à sa déchéance.
Je suis resté silencieux un moment, ne sachant si elle en avait terminé.
— C’est une pierre triste, alors ? ai-je fini par demander.
Elle a embrassé la pierre et l’a laissée tomber dans l’eau, la regardant se poser sur le sable.
— Non, pas triste. Mais elle a été jetée une fois. Elle sait ce que l’on ressent à ce moment-là
mais elle a du mal à rester au même endroit, comme toutes les autres pierres. Elle profite de toutes
les occasions que lui offre le courant et des fois elle roule au fond de la rivière, a-t-elle dit en me
regardant avec un sourire candide. Et quand elle roule, elle pense au garçon.
Comme je ne savais trop quoi penser de cette histoire, j’ai essayé de changer de sujet :
— Comment as-tu appris à écouter les pierres ?
— Tu serais étonné par les choses que l’on peut entendre quand on prend le temps d’écouter, a-
t-elle répondu en montrant le lit du ruisseau jonché de galets. Essaie donc. On ne sait jamais ce que tu
pourrais entendre.
Ne comprenant toujours pas à quel jeu elle jouait, j’ai remonté ma manche et pris une pierre au
fond de l’eau.
— Écoute, a insisté Denna avec le plus grand sérieux.
Après avoir étudié avec Elodin, le ridicule ne me faisait pas vraiment peur. Alors j’ai porté la
pierre à mon oreille et j’ai fermé les yeux. Et Denna m’a poussé…
Je me suis retrouvé dans l’eau, les quatre fers en l’air. Quand je me suis relevé en crachotant,
Denna riait si fort qu’elle en était pliée en deux.
Je me suis jeté vers elle mais elle s’est esquivée avec un petit cri, redoublant de gaieté. J’ai
renoncé à la poursuivre et me suis essuyé le visage avec ostentation.
— Comment ? tu rends les armes si vite ? s’est-elle moquée.
— Je voudrais retrouver ma pierre, ai-je dit en mettant la main dans l’eau, faisant semblant de
la chercher.
— Tu ne m’auras pas si facilement !
— Je suis sérieux. Je voulais écouter la fin de son histoire.
— Et quelle histoire était-ce ? a-t-elle demandé d’un ton taquin en prenant soin de se tenir à
distance.
— Celle d’une fille qui se jouait d’un puissant arcaniste. Elle se moquait de lui, le raillait, lui
riait au nez avec mépris. Un beau jour, il l'a surprise dans un ruisseau et, l’amadouant par de belles
paroles, il a su apaiser ses craintes. Alors la fille a oublié de regarder derrière elle et l'a regretté
amèrement.
Je lui ai souri de toutes mes dents et j’ai sorti ma main de l’eau.
Denna s’est retournée juste à temps pour voir la vague déferler sur elle. Celle-ci ne lui arrivait
qu’à la taille mais cela a suffi à la déstabiliser et Denna a disparu sous l’eau dans un tourbillon de
jupons, de cheveux et de bulles.
Le courant l’a poussée vers moi et je l’ai aidée à se relever en riant.
— C’est pas très joli de ta part ! a-t-elle protesté avec indignation.
— Je ne suis pas d’accord. Tu es la plus jolie dame de l’onde dont on puisse rêver.
— Tu peux toujours essayer de me flatter, il n’empêche que Dieu est témoin de ce qui s’est
véritablement passé, a-t-elle dit en m’éclaboussant. Tu as triché. Moi, je me suis servie d’une ruse
tout ce qu’il y a de plus honnête.
Elle s’est jetée sur moi pour me déséquilibrer mais je m’y attendais et nous avons lutté jusqu’à
être hors d’haleine. C’est seulement à ce moment-là que je me suis rendu compte à quel point nous
étions proches l’un de l’autre, à quel point elle était adorable. Et aussi que nos vêtements trempés
offraient un bien maigre rempart au contact de nos corps.
Elle a semblé s’en rendre compte en même temps que moi et nous nous sommes écartés l’un de
l’autre, soudain intimidés. Le vent s’est levé, nous rappelant que nous étions trempés. Denna a sauté
vivement hors du ruisseau et s’est débarrassée sans hésiter de sa robe, qu’elle a étendue sur la pierre
couchée avant de revenir dans l’eau. Sa longue chemise de jour plaquée sur son corps, Denna s’est
allongée sur une grande pierre plate à demi submergée au milieu du courant.
C’était la pierre parfaite pour s’étendre au soleil, une dalle de basalte lisse, aussi sombre que
les yeux de Denna, et contrastant vivement avec la blancheur de la chemise. Denna a étalé ses
cheveux pour les sécher et leurs mèches trempées ont tracé sur la pierre un motif qui épelait le nom
du vent. Elle a fermé les yeux, exposant son visage au soleil. Felurian elle-même n’aurait pu être si
belle, plus parfaitement à l'aise.
Je suis sorti de l’eau pour ôter ma chemise et ma veste trempées, gardant mon pantalon, car je
ne portais rien en dessous.
— Alors, que te raconte cette pierre ? ai-je demandé pour meubler le silence en étendant mes
vêtements à côté de sa robe.
Elle a caressé la dalle lisse du bout des doigts sans ouvrir les yeux.
— Celle-ci me raconte comment c’est, de vivre dans l’eau sans être un poisson, a-t-elle dit en
s’étirant comme un chat. Tu veux bien apporter les provisions ?
J’ai pris le panier d’osier et je suis allé lentement jusqu’à elle, prenant soin de ne pas
l’éclabousser. Elle se tenait parfaitement immobile, comme si elle dormait, mais j’ai vu le coin de sa
bouche se relever en un petit sourire.
— Tu es bien silencieux, mais je sens que tu es là, a-t-elle dit.
— J’espère que l’odeur n’est pas trop désagréable.
Gardant les yeux clos, elle a secoué doucement la tête.
— Elle évoque celle de fleurs séchées, d’une étrange épice échauffée, sur le point de
s’enflammer.
— Et aussi sans doute l’eau du ruisseau.
Elle s’est étirée de nouveau et a souri paresseusement, montrant ses dents d’un blanc éclatant et
le rose parfait de ses lèvres. Puis elle s’est déplacée légèrement, presque comme si elle avait voulu
me faire de la place. J’ai pensé à m’allonger à ses côtés. La pierre était assez large pour nous deux,
si nous nous blottissions l’un contre l’autre…
— Oui, a dit Denna.
— Oui à quoi ?
— À ta question, a-t-elle dit en tournant le visage vers moi, les yeux toujours clos. Tu allais me
poser une question et la réponse est « oui ».
Comment devais-je le prendre ? Que devais-je demander ? Un baiser ? Plus encore ? Où était la
limite à ne pas franchir ? Je savais qu’exiger trop d’elle ne ferait que l’éloigner de moi.
— Je me demandais si tu pourrais te pousser un peu.
Denna m’a fait un peu de place, puis elle a ouvert les yeux et les a écarquillés en me voyant
torse nu au-dessus d’elle. Elle ne s’est détendue qu’en voyant que je portais encore mon pantalon.
J’ai ri mais la vision de ses yeux agrandis sous le choc m’a incité à la prudence. J’ai donc posé
le panier à l’endroit que je comptais occuper.
— Que vous arrive-t-il, madame ?
Elle a rougi, un peu gênée.
— Je ne pensais pas que tu étais le genre de garçon à apporter son déjeuner à une fille en tenue
si légère. Mais tu me plais comme ça, mon esclave au torse nu… Donne-moi des fraises à la becquée,
a-t-elle ordonné en fermant les yeux.
Je me suis exécuté avec joie et c’est ainsi que nous avons passé l’après-midi.

Le déjeuner était déjà loin et le soleil nous avait séchés depuis longtemps. Pour la première fois
depuis notre dispute de Severen, je sentais que tout allait bien entre nous. Il n’y avait plus de ces
silences embarrassés qui ponctuaient la conversation comme autant de nids-de-poule sur une route
cahoteuse. Je savais qu’il me suffisait d’attendre patiemment pour que la tension finisse par
disparaître complètement.
L’après-midi était bien avancé quand j’ai estimé que le moment était venu d’aborder le sujet qui
me brûlait les lèvres. Je pouvais voir des marques anciennes de bleus en haut de son bras, la croûte
d’une brûlure dans son dos. Elle avait aussi une cicatrice au-dessus du genou, assez fraîche pour que
sa rougeur transparaisse à travers l’étoffe de sa chemise.
Tout ce que j’avais à faire, c’était l’interroger à leur sujet. Si j’arrivais à formuler ma demande
avec précaution, elle finirait bien par admettre que c’était son protecteur qui les avait causées. À
partir de là, il devrait être assez simple de la tirer de ce bourbier, de la persuader qu’elle méritait
mieux. De la convaincre que, quoi qu’il puisse lui offrir, le jeu n’en valait pas la chandelle.
Et puis, pour la première fois de ma vie, j’étais en position de pouvoir lui assurer une voie de
sortie. Grâce à la lettre de crédit d’Alveron et à mon travail à la Pêcherie, l’argent ne présentait plus
un problème. Je pouvais offrir à Denna un moyen d’échapper aux griffes de ce…
— Qu’est-il arrivé à ton dos ? a demandé Denna, me faisant sursauter.
Elle était toujours allongée sur le dos mais je m’étais assis pour tremper mes pieds dans l’eau.
— De quoi parles-tu ? ai-je répliqué en me tournant bêtement pour regarder par-dessus mon
épaule.
— Il y a des espèces de cicatrices tout le long de ton dos, a-t-elle dit en faisant courir un doigt
frais le long de mon échine. C’est comme si l’enfant d’un géant l'avait pris pour une feuille de papier
et avait fait ses lignes d’écriture avec un crayon argenté. Qu’est-ce qui les a causées ?
— J’ai eu quelques ennuis, à l’Université, ai-je répondu, plutôt penaud.
— Tu as été fouetté ? s’est-elle écriée d’un ton incrédule.
— Deux fois.
— Et tu es resté à l’Université ? a-t-elle demandé comme si elle ne pouvait y croire. Après
qu’ils t’ont fait ça ?
J’ai haussé les épaules.
— Il y a des choses bien pires que d’être fouetté… Nulle part ailleurs je ne pourrais étudier ce
qu’ils enseignent. Quand je veux vraiment quelque chose, ce n’est pas un peu de sang qui…
Mais qu’est-ce que j’étais en train de raconter ? Les maîtres me fouettaient, son protecteur la
battait et ni moi ni elle n’avions pris la fuite. Comment pourrais-je la convaincre que ma situation
était différente ? Comment pourrais-je la convaincre de partir ?
Denna me regardait avec curiosité, la tête penchée sur le côté.
— Que se passe-t-il, quand tu veux vraiment quelque chose ?
— Simplement que je ne me laisse pas décourager facilement.
— C’est ce que disent pas mal de filles d’Imre, a remarqué Denna avec un sourire entendu.
Elle s’est assise et sa chemise blanche a remonté sur ses cuisses.
J’allais faire un commentaire sur sa cicatrice quand je me suis rendu compte que Denna avait vu
que je l'avais remarquée.
— Et que dit-on de moi, exactement ? ai-je demandé, ne sachant trop que faire.
— Certains pensent que tu as l’intention de décimer la population féminine de la ville, a-t-elle
répondu en s’approchant du bord de la dalle.
— Cela impliquerait que je m’intéresse à une femme sur dix, ai-je rétorqué, décidant de tourner
la chose à la plaisanterie. Un programme légèrement trop ambitieux pour moi.
— Comme c’est rassurant… Tu les emmènes toutes i…
Elle a poussé un petit cri quand elle a glissé et s’est rattrapée au moment où j’allais l’aider.
— Que disais-tu ? ai-je demandé.
— Tu leur offres toujours des roses, ou bien as-tu déjà tourné cette page ?
— Veux-tu que je te porte ?
Avant que j’aie pu faire un geste, elle s’était laissée glisser dans l’eau en relevant sa chemise
sur ses cuisses.
Nous sommes revenus près de la pierre couchée et avons enfilé nos vêtements secs en silence.
L’ourlet du jupon de Denna était trempé.
— J’aurais pu te porter, tu sais ? ai-je dit doucement.
Dans une pose dramatique, Denna a porté à son front le revers de sa main.
— Encore une phrase de sept mots… Vite, des sels ! a-t-elle gémi en s’éventant de sa main
libre. Mais que doit faire une pauvre femme, dans une telle situation ?
— Aime-moi.
J’avais eu l’intention de le dire sur un ton badin mais j’avais commis l’erreur de la regarder
dans les yeux et, quand les mots sont sortis de ma bouche, ils ne sonnaient pas du tout comme je
l’aurais souhaité.
L’espace d’un instant, elle a soutenu mon regard avec une tendresse marquée puis un sourire
navré est apparu sur ses lèvres.
— Oh non ! je ne tomberai pas dans ce piège. Je ne serai pas un trophée à ton tableau de chasse.
J’ai crispé la mâchoire, pris entre l’embarras, la confusion et la peur. Je m’étais montré trop
hardi et j’avais tout fichu par terre, comme je le redoutais. Quand la conversation avait-elle bien pu
commencer à m’échapper ?
— Je te demande pardon ? ai-je dit bêtement.
— Tu peux le faire, en effet.
Denna a rajusté ses vêtements avec raideur puis a pris à deux mains la masse de ses cheveux
pour commencer à la natter. Et les mots qu’elle a tressés m’ont signifié clairement : « Ne m’adresse
pas la parole. »
Je me suis mordu la langue pour garder le silence. Elle a laissé retomber ses mains et sa natte
s’est défaite. Ses cheveux se sont répandus sur ses épaules et elle a baissé la tête, faisant tourner un
des anneaux qu’elle avait aux doigts.
— J’allais oublier, ai-je dit en mettant la main dans la poche de ma veste. J’ai un cadeau pour
toi.
Sa bouche s’est pincée en voyant la main que je lui tendais.
— Toi aussi ? Vraiment, je pensais que tu serais différent des autres.
— J’espère l’être.
J’ai ouvert la main et le soleil a ricoché sur les facettes de la pierre bleue.
— Oh ! s’est exclamée Denna en portant la main à sa bouche. C’est vraiment elle ?
— C’est elle.
Elle a ôté un de ses anneaux pour glisser la bague à son doigt.
— Oui, c’est bien elle, a-t-elle dit d’une voix émerveillée, les yeux mouillés de larmes.
Comment as-tu fait pour… ?
— Je l’ai eue par Ambrose.
— Oh !…
Elle est passée d’un pied sur l’autre et j’ai senti se profiler un silence menaçant.
— Je n’ai pas eu trop de mal à l’obtenir, ai-je dit. Je regrette seulement que cela ait pris tant de
temps.
— Je ne pourrai jamais assez te remercier, a-t-elle dit en prenant ma main entre les siennes.
Vous pourriez penser que cela avait réglé la situation, qu’un cadeau pareil et que nos mains
unies avaient fait disparaître la gêne qui existait entre nous. Mais le silence était de retour, plus
pesant encore, si épais qu’on aurait pu l’étaler sur une tranche de pain et le manger. Il est des silences
que même les mots ne peuvent chasser. Et si Denna me touchait la main, elle ne la tenait pas. Cela fait
tout un monde de différences.
Elle a soudain levé la tête vers le ciel.
— Le temps se gâte, a-t-elle déclaré, nous ferions bien de rentrer avant qu’il ne pleuve.
J’ai hoché la tête et nous sommes partis. Les nuages nous ont accompagnés sur le chemin du
retour en projetant leurs grandes ombres sur les champs.
75

EMMÊLÉ

L'Anker était vide de monde, à l’exception de Simmon et de Fela, qui occupaient une table au
fond de la salle. Je suis allé les rejoindre et me suis installé dos au mur.
— Alors ? a fait Simmon. Comment ça s’est passé, hier ?
J’ai ignoré la question, n’ayant pas particulièrement envie d’aborder le sujet.
— De quoi parles-tu ? a demandé Fela avec curiosité.
— Il a passé la journée avec Denna. Toute la journée.
J’ai haussé les épaules.
Simmon a perdu son humeur joviale.
— Si mal que ça ? a-t-il dit avec un air soucieux.
— Non, pas si mal que ça.
J’ai accroché le regard de Laurel, qui se tenait derrière le comptoir, et lui ai fait signe de
m’apporter le menu du jour.
— Tu veux un avis féminin ? a demandé gentiment Fela.
— Je me contenterai du tien.
Simmon a éclaté de rire et Fela a fait la grimace.
— Allez, dis tout à tante Fela, a-t-elle insisté.
Alors je lui ai raconté l’histoire dans les grandes lignes. Je me suis efforcé de mon mieux de
brosser un tableau de la situation, mais le cœur du problème semblait défier toute explication. Il avait
l’air complètement idiot dès que je tentais de le formuler.
— C’est tout, ai-je dit après avoir lamentablement pataugé plusieurs minutes. Du moins c’est
tout ce que je peux en dire. Denna me trouble à un point incroyable et je déteste ne pas comprendre ce
qui se passe.
Laurel m’a apporté du pain encore chaud et un bol de soupe de pommes de terre.
— Autre chose ? a-t-elle demandé.
— Ce sera tout, merci.
Je lui ai souri et, quand elle s’est éloignée, j’ai étudié le verso de son anatomie.
— Bon, a dit Fela d’un ton professionnel. Commençons par les points en ta faveur. Tu es
charmant, joli garçon et fais preuve d’une courtoisie parfaite avec les dames.
Simmon a ri.
— Tu n’as pas vu comment il vient de regarder Laurel ? C’est le plus grand coureur de jupons
que je connaisse. Il lorgne plus de femmes que je ne pourrais le faire si j’avais deux têtes et que leur
cou pivotait comme celui d’un hibou !
— C’est vrai, ai-je avoué.
— Il y a regarder et regarder, a fait remarquer Fela. Quand certains hommes te regardent, c’est
positivement répugnant. Ça te donne envie de te laver. Mais avec d’autres… cela t’aide à te sentir
belle.
Elle a passé machinalement la main dans ses cheveux.
— Toi, tu n’as sûrement pas besoin qu’on te le rappelle, a dit Simmon.
— Tout le monde en a besoin, a-t-elle répliqué. Mais avec Kvothe, c’est différent. Il y met un
tel sérieux. Quand il te regarde, tu sens vraiment que toute son attention est concentrée sur toi. (Elle a
ri en voyant ma mine embarrassée.) C’est une des choses qui m’ont plu, quand nous nous sommes
rencontrés.
L’expression de Simmon s’est assombrie et je me suis efforcé de prendre un air inoffensif.
— Mais depuis ton retour, a poursuivi Fela, c’est différent. Maintenant, quand tu me regardes,
je vois quelque chose d’autre dans ton regard. Des fruits suaves, des ombres, la lueur d’une lampe…
Quelque chose de sauvage ; qui effarouche des créatures féeriques sous un ciel violet. C’est assez
effrayant mais cela ne me déplaît pas.
Et en disant cela, elle s’est tortillée sur son siège, l’œil brillant d’un éclat malicieux.
C’était plus que Simmon ne pouvait en supporter. Il a repoussé sa chaise et a fait mine de se
lever.
— Très bien… J’ai compris, a-t-il bafouillé.
— Allons, mon chou ! a dit Fela en posant une main sur son bras. Tu n’as rien à craindre.
— Faut pas jouer à ça avec moi ! a-t-il répliqué sans toutefois bouger.
Fela a caressé les cheveux qui frisottaient sur la nuque de Simmon.
— Tu n’as vraiment pas de quoi t’inquiéter, a-t-elle dit en riant comme si cette pensée était
ridicule. Je suis attachée à toi bien plus que tu ne le crois. Mais ça ne veut pas dire que je n’apprécie
pas une petite dose de flatterie de temps à autre.
Simmon lui a lancé un regard noir.
— Il faudrait peut-être que je me cloître ? a repris Fela d’une voix irritée, où perçait désormais
une pointe d’accent modegan. Tu sais ce que je ressens, quand Mola prend le temps de roucouler
avec toi ?
Bouche bée, Simmon semblait s’essayer à pâlir et rougir en même temps. Fela a éclaté de rire
en voyant sa tête.
— Par tous les dieux minuscules ! tu crois que je suis aveugle ? a-t-elle demandé. C’est très
agréable et ça te fait sentir bien. Où est le mal, là-dedans ?
— Il n’y en a pas, j’imagine, a fini par lui concéder Simmon en chassant les cheveux de ses
yeux. Mais toi, Kvothe, ne t’avise pas de me regarder de la façon dont parle Fela. Je ne sais pas si je
pourrais le supporter…
Son visage s’est éclairé et je n’ai pu m’empêcher de sourire. Simmon parvenait toujours à me
faire sourire.
— À part ça, tu es parfait comme tu es, lui a dit Fela, accompagnant sa déclaration d’un baiser
sur l’oreille avant de se tourner vers moi. D’un autre côté, Kvothe, il faudrait me payer cher pour que
je me laisse prendre à ton jeu.
— Que veux-tu dire ? ai-je demandé. Que fais-tu de mon physique avantageux ? de mon je-ne-
sais-quoi ténébreux ?
— Oh ! tu es fascinant, mais ça ne suffit pas. Ce que veut une femme, c’est un homme qui lui soit
dévoué.
— Je refuse de me jeter à ses pieds comme tous ceux qu’elle a déjà connus. Elle déteste ça. Je
l’ai constaté de mes propres yeux.
— Il ne t’est jamais venu à l’esprit qu'elle pouvait penser la même chose à ton sujet ? Tu as toi-
même une sacrée réputation, en ce qui concerne les femmes.
— Il faudrait peut-être que je me cloître ? ai-je dit, reprenant les mots qu’elle avait utilisés,
d’un ton plus dur que je ne l’aurais souhaité. Dieu du ciel ! je l’ai vue au bras de je ne sais combien
de dizaines d’hommes ! Et tout à coup, Denna trouve insultant que j’emmène quelqu’un d’autre
qu’elle voir une pièce de théâtre ?
— Tu as fait autre chose avec elles que les promener en carriole, a remarqué Fela. Les femmes
parlent, tu sais ?
— Merveilleux… Et que racontent-elles ? ai-je demandé en regardant mon bol.
— Que tu es charmant, poli et que tu n’as pas les mains baladeuses… Ce qui peut s’avérer aussi
une certaine source de frustration, apparemment…
J’ai relevé la tête, intrigué.
— De qui parles-tu ?
Fela a hésité un instant.
— De Meradin. Mais je ne t’ai rien dit…
— Elle n’a pas prononcé vingt mots de toute la soirée, ai-je protesté en secouant la tête. Et elle
est déçue que je ne lui aie pas sauté dessus, après ça ? J’ai cru qu’elle me détestait.
— Dans ce domaine, on n’a pas toujours une conduite raisonnable, a dit Fela. Il y a des femmes
qui ne savent pas comment s’y prendre, avec un homme qui ne leur fait pas des avances.
— Qu’est-ce qu’on dit d’autre à mon sujet ?
— Rien de très surprenant. Que si tu n’es pas du genre peloteur, tu n’es pas très farouche… Que
tu es généreux, plein d’esprit mais…
— Vas-y, crache le morceau !
— Distant, a soupiré Fela.
Je m’attendais à un qualificatif plus négatif.
— Distant ?
— Parfois, tout ce qui t’intéresse, c’est ce qu’il y a dans ton assiette, ou simplement avoir un
peu de compagnie, quelqu’un avec qui faire la conversation. Mais la plupart du temps, ce qu’on
attend d’un homme, c’est… Quand on est avec un homme…
— Dis ce que tu as à dire.
Fela a haussé les épaules et détourné son regard.
— Si nous étions ensemble, je m’attendrais à ce que tu me quittes. Peut-être pas tout de suite, et
en douceur, mais je sais que tu le ferais. Tu n’as pas l’air d’être le genre de garçon à rester longtemps
avec une fille. Tu finirais par reporter ton attention sur quelque chose de plus important que moi.
Du bout de ma cuillère, j’ai joué avec un morceau de pomme de terre, ne sachant que penser.
— Il doit s’agir d’autre chose que de simple dévotion, a dit Simmon. Kvothe remuerait ciel et
terre, pour cette fille ! Tu ne le vois donc pas ?
— Je crois que si, a répondu doucement Fela en me regardant.
— Si tu arrives à le voir, Denna devrait pouvoir le faire aussi, a conclu Simmon, avec son bon
sens habituel.
Fela a secoué la tête.
— Je peux le voir uniquement parce que j’ai du recul.
— L’amour est aveugle ? C’est ça, le conseil que tu as à lui donner ? s’est esclaffé Simmon en
levant les yeux au ciel.
— Je n’ai jamais dit que j’étais amoureux, ai-je protesté. Je ne l’ai jamais dit. Elle me trouble,
je l’apprécie beaucoup, mais ça ne va pas plus loin. De toute façon, je ne la connais pas assez pour
prétendre sérieusement l’aimer. Comment pourrais-je être amoureux de quelqu’un que je ne connais
pas ?
Ils m’ont regardé un moment en silence, puis Simmon a éclaté d’un rire enfantin, comme si
c’était la chose la plus ridicule qu’il avait jamais entendue. Il a pris la main de Fela et a baisé son
anneau en pierre à facettes.
— Tu as gagné, lui a-t-il dit. L’amour est aveugle et en plus il est sourd et muet. Jamais plus je
ne douterai de ta sagesse infinie.

Toujours de mauvaise humeur, je suis parti à la recherche de Maître Elodin. J’ai fini par le
trouver assis sous un arbre dans un jardin du Bercail.
— Kvothe ! Viens t’asseoir et sers-toi ! a-t-il dit en poussant du pied une coupe de raisin.
J’en ai pris quelques grains. Les fruits frais n’étaient plus une rareté pour moi mais ces grains
de raisin, mûrs à point, étaient particulièrement délicieux. Je les ai mâchonnés pensivement, toujours
tourmenté à propos de Denna.
— Maître Elodin, que penseriez-vous de quelqu’un qui n’arrête pas de changer de nom ?
— Quoi ? s’est-il écrié en se redressant brusquement. Qu’est-ce que tu as fait ?
Surpris par sa réaction, j’ai levé les mains en signe de défense.
— Ce n’est pas moi ! ai-je protesté. C’est une fille que je connais.
Elodin a blêmi.
— Fela ? Oh ! non ! elle ne ferait jamais une chose pareille. Elle est trop intelligente…, a-t-il
ajouté, comme s’il essayait désespérément de s’en convaincre.
— Il ne s’agit pas de Fela, mais d’une fille que je connais. Chaque fois que je la vois, elle se
fait appeler différemment.
Elodin s’est laissé aller contre le tronc de l’arbre en riant.
— Aaah ! c’est de ce genre de nom que tu parles, a-t-il dit, visiblement soulagé. Par les os de
Dieu ! j’avais cru que…
Il a secoué la tête, laissant sa phrase en suspens.
— Qu’est-ce que vous avez pensé ?
— Rien. Parle-moi de cette fille.
J’ai haussé les épaules, regrettant un peu d’avoir abordé le sujet.
— Je me demandais simplement ce que vous auriez à dire à propos d’une fille qui change sans
cesse de nom. Chaque fois que j'entends parler d’elle, elle s’en est trouvé un autre. Dianah…
Donna… Dyane…
— Je présume qu’il ne s’agit pas d’une criminelle en cavale ? a demandé Elodin avec un air
espiègle. Pourchassée pour avoir enfreint la loi de fer ou quelque chose dans ce genre ?
— Pas que je sache, ai-je dit en réprimant un sourire.
— Cela pourrait indiquer qu'elle ne sait qui elle est, ou qu'elle le sait et que cela ne lui plaît
pas, a déclaré Elodin avant de lever les yeux au ciel et de se frotter pensivement le nez. Cela pourrait
être un signe d’agitation et d’insatisfaction. Cela pourrait signifier que sa nature est changeante et
qu’elle change de nom pour s’y adapter. Ou cela pourrait vouloir dire qu’elle change de nom dans
l’espoir que cela l’aidera à être une personne différente.
— Tout ça ne veut pas dire grand-chose, ai-je remarqué d’un ton irrité. Autant dire que vous
savez que la soupe est ou bien froide ou bien chaude. Qu’une pomme est ou bien sucrée ou bien
acide. C’est une façon bien compliquée de dire que vous n’en savez rien du tout.
— Tu ne m’as pas demandé ce que je savais de cette fille, a fait remarquer Elodin. Tu m’as
demandé ce que j’aurais à en dire.
J'ai haussé les épaules, lassé de cette conversation, et nous avons mangé du raisin en silence en
regardant passer les étudiants.
— J’ai de nouveau invoqué le vent, ai-je annoncé, me rendant compte que je ne lui en avais pas
encore parlé. À Tarbean.
— Vraiment ? a-t-il dit, l’air vivement intéressé. Allez, raconte-moi. Et je veux tous les détails.
On ne pouvait rêver meilleur public qu’Elodin, à la fois attentif et enthousiaste. Je lui ai donc
fait part de toute l’histoire, non sans l’agrémenter de quelques fioritures.
— C’est la troisième fois de la session, a remarqué mon maître d’un ton approbateur. Tu as
cherché le vent et tu l’as trouvé au moment où tu en avais besoin. Et pas pour une petite brise, cette
fois-ci, mais pour un véritable souffle… C’est plutôt subtil. Dis-moi, dans combien de temps penses-
tu être capable de te faire un anneau d’air ?
Il m’a regardé du coin de l’œil avec un sourire entendu.
J’ai brandi ma main droite en écartant les doigts.
— Et qui vous dit que je n’en ai pas déjà un ?
Elodin a commencé par rugir de rire mais s’est tu brusquement en voyant que je gardais mon
sérieux. Il a froncé les sourcils, étudié mon visage d’un air interrogateur puis regardé ma main.
— Tu plaisantes ? a-t-il dit.
— C’est une bonne question, ai-je répondu en le regardant calmement dans les yeux. Est-ce que
je plaisante ?
76

LA BÊTISE DE HEMME

Les jours se sont succédé rapidement. Contrairement à ce que j’avais imaginé, Denna ne s’est
pas produite en public à Imre. Au lieu de cela, elle est partie pour le Nord, en direction d’Anilin.
Mais cette fois-ci, elle s’est donné la peine de venir jusqu’à L’Anker pour m’annoncer son
départ. Je m’en suis trouvé étrangement flatté et n’ai pu m'empêcher d’en conclure que les choses
n’étaient pas irrémédiablement gâchées entre nous.
Le Chancelier est tombé malade vers la fin de la session. J’avais beau ne pas le connaître très
bien, j’appréciais beaucoup Herma. Non seulement il s’était révélé un professeur accommodant
lorsqu’il m’avait donné des cours d’yllish, mais il avait également fait preuve envers moi d’une
grande gentillesse à mon arrivée à l’Université. Quand j’ai appris qu’il était malade, je ne me suis
pas particulièrement inquiété. À part ressusciter les morts, Arwyl et le personnel du Medica étaient
capables d’accomplir des miracles.
Mais les jours ont passé sans qu’on ait la moindre nouvelle de son état de santé. Selon la
rumeur, Herma aurait été trop faible pour se lever, victime d’accès de fièvre menaçant de consumer
l’esprit de cet arcaniste d’exception.
Lorsqu’il est apparu évident qu’il ne lui serait pas possible de reprendre ses fonctions de
Chancelier, les maîtres se sont réunis afin de désigner un remplaçant pour assurer l’intérim.
En bref, c’est Hemme qui a été choisi. Après avoir accusé le choc, il était facile de comprendre
pourquoi. Kilvin, Arwyl et Lorren étaient déjà trop occupés pour endosser une charge
supplémentaire. La même chose valait pour Mandrag et Dal, à un degré moindre. Ce qui laissait en
lice Elodin, Brandeur et Hemme.
Elodin ne voulait pas de ce poste et il était par ailleurs considéré comme trop fantasque pour
assurer les fonctions de Chancelier. Quant à Brandeur, il se tournait toujours dans la direction où
soufflait le vent de Hemme.
C’est donc Hemme qui est devenu Chancelier. Même si c’était irritant, cela n’avait guère
d’impact sur ma vie quotidienne. La seule précaution que j’aie prise, ç’a été de faire particulièrement
attention à ne pas enfreindre les lois de l’Université, sachant que, si je devais passer sous le joug, la
voix de Hemme, comptant double, pèserait lourdement en ma défaveur.

La date des examens approchait, Maître Herma était toujours faible et fiévreux. Aussi est-ce
l’estomac noué que je me suis préparé à mon premier entretien d’admission avec Hemme.
J’ai subi le flot de questions en adoptant la même tactique que lors des deux examens
précédents. En hésitant et en commettant quelques erreurs, j’avais l’intention de faire monter mes
frais d’admission à près de vingt talents. C’est-à-dire assez pour que cela me rapporte un peu
d’argent mais pas au point que cela soit trop embarrassant.
Hemme m’a posé des questions pièges ou à la formulation alambiquée mais cela n’avait rien de
neuf. La seule différence, c’était qu’il souriait beaucoup et d’un sourire assez déplaisant.
Les maîtres ont tenu leur petit conciliabule habituel puis Hemme a annoncé le montant de mes
frais d’admission : cinquante talents. Apparemment, le Chancelier exerçait dans ce domaine un
contrôle plus grand que je ne l’aurais cru.
Je me suis mordu la lèvre pour ne pas éclater de rire, et c’est la mine abattue que je me suis
rendu jusqu’au Cavus, où se trouvait le bureau de l’économe. Les yeux de Riem se sont allumés en
voyant le montant que l’on me réclamait. Il a disparu un moment dans la pièce voisine et est revenu
avec une épaisse enveloppe.
Je l’ai remercié et je suis retourné à L'Anker, prenant soin d’afficher toujours une mine
consternée. Une fois dans ma chambre, j’ai déchiré l’enveloppe. Elle contenait deux marks d’or
luisant de dix talents chacun.
J’ai enfin pu rire tout mon saoul, rire à en avoir les larmes aux yeux et les côtes douloureuses.
Ensuite, j’ai revêtu mon plus bel habit et réuni mes amis Wilem, Simmon, Fela et Mola. J’ai envoyé
un messager à Imre porter une invitation à Devi et Threpe, puis j’ai loué un attelage de quatre
chevaux qui nous a tous conduits à Imre.
Nous nous sommes arrêtés à L’Eolian. Denna ne s’y trouvait pas mais j’ai débauché Deoch et
nous nous sommes tous rendus aux Armes du Roi, un établissement qu’aucun étudiant digne de ce nom
n’aurait jamais pu s’offrir. Le portier a toisé notre troupe avec mépris mais il a suffi que le comte
Threpe hausse un sourcil avec une sévérité de grand seigneur pour qu’il nous laisse entrer.
Ça été le début d’une nuit de plaisante décadence comme j’en ai rarement connu depuis. Nous
avons bu les meilleurs vins, dégusté les mets les plus raffinés et pour tout cela j’ai payé de gaieté de
cœur. La seule eau sur la table était celle des rince-doigts. Dans les coupes, il n’y avait que de vieux
vins du Vintas, du scutten à la robe sombre, du metheglin frais, de l’eau-de-vie moelleuse, et à
chaque toast nous avons bu à la bêtise de Hemme.
77

INTERLUDE — SERRURES

Kvothe inspira profondément et hocha la tête.


— Arrêtons-nous là, dit-il. De l’argent en poche pour la première fois de ma vie et entouré par
tous mes amis… C’est un bon endroit où s’arrêter pour ce soir.
Il se frotta les mains, la droite massant machinalement la gauche.
— Si nous allons plus loin, le tableau va se noircir, ajouta-t-il.
Chroniqueur réunit les feuillets recouverts de son écriture et en ordonna la pile en la tapotant
sur la table. Il ouvrit sa sacoche, en tira la couronne de houx et rangea les feuilles à l’intérieur.
Ensuite, il reboucha son encrier et nettoya sa plume.
Kvothe se leva et s’étira. Puis il ramassa les assiettes et les tasses vides pour les porter à la
cuisine.
Bast resta assis, le regard vide. Il ne bougeait pas, semblait à peine respirer. Après quelques
minutes, Chroniqueur lança des coups d’œil dans sa direction.
Kvothe revint dans la pièce et fronça les sourcils.
— Bast ! dit-il.
Bast tourna la tête pour regarder l’homme qui se tenait derrière le comptoir.
— La veillée de Shep n’est sûrement pas terminée, dit Kvothe. Il n’y a pas grand-chose à
nettoyer, ce soir. Pourquoi n’y retournes-tu pas ? Ils seraient contents que tu sois là…
Bast réfléchit un moment.
— Je ne crois pas, Reshi, dit-il d’une voix atone. Je ne suis vraiment pas d’humeur. Je vais me
coucher.
Il repoussa sa chaise et disparut dans l’escalier sans leur accorder un regard.
Chroniqueur, qui l'avait regardé s’éloigner, se tourna vers l’homme aux cheveux roux.
Kvothe avait observé le départ de Bast d’un air soucieux.
— Il a eu une journée difficile, remarqua-t-il, un peu comme s’il se parlait à lui-même. Il ira
mieux demain.
Après s’être essuyé les mains, il fit le tour du comptoir et se dirigea vers la porte d’entrée.
— Avez-vous besoin de quelque chose, avant d’aller vous coucher ? demanda-t-il.
Chroniqueur secoua la tête et rangea plume et encrier dans sa sacoche.
Kvothe verrouilla la porte et se retourna vers le scribe.
— Je laisse la clé dans la serrure, au cas où vous auriez envie de faire un tour tôt demain matin.
Je ne dors pas beaucoup, en ce moment, mais je vais peut-être faire une exception ce soir.
Chroniqueur acquiesça, prit sa sacoche, sa couronne de houx et se dirigea vers l’escalier.
Une fois seul dans la salle, Kvothe balaya le plancher méthodiquement, sans oublier les coins.
Il termina la vaisselle, nettoya les tables et le comptoir puis éteignit toutes les lampes sauf une,
laissant la pièce dans la pénombre.
Un instant, il contempla les bouteilles alignées sur les étagères, puis se dirigea à son tour d’un
pas lent vers l’escalier.

Bast entra dans sa chambre et referma la porte derrière lui.


Il avança silencieusement dans l’obscurité jusqu’à la cheminée où il ne restait que des cendres.
Bast ouvrit le coffre à bois, mais il ne renfermait que quelques bouts d’écorce.
La faible lueur entrant par la fenêtre fit briller ses yeux d’un éclat étrange alors qu’il restait
debout, immobile, comme s’il se demandait ce qu’il allait faire. Au bout d’un moment, il referma le
coffre, s’enveloppa dans une couverture et s’assit sur la banquette installée devant l’âtre vide.
Il resta là longtemps, les yeux ouverts dans la pénombre.
De l’autre côté du carreau, il y eut un petit crissement. Puis un grattement. Bast tourna la tête et
distingua une silhouette sombre qui se déplaçait sur le toit.
Sans un bruit, Bast se leva. Les yeux rivés sur la fenêtre, il tâtonna de la main sur le manteau de
la cheminée.
Il y eut un autre grattement, plus fort cette fois. Le regard de Bast revint vers le manteau de la
cheminée et il se saisit de quelque chose à deux mains. Il y eut un éclair de métal sous un rayon de
lune quand il s’accroupit, le corps tendu comme un ressort.
Pendant un long moment, il ne se passa rien. Pas un bruit. Pas un mouvement sur le toit ni dans
la chambre obscure.
Tap-tap-tap-tap-tap. Un bruit à peine perceptible dans le silence. Il y eut une pause, puis le
bruit se fit entendre de nouveau, plus insistant contre le carreau : Tap-tap-tap-tap-tap-tap.
Bast soupira. Il se releva, alla à la fenêtre, ôta la barre de sécurité et ouvrit les battants.
— Ma fenêtre n’est pas si bien protégée, dit Chroniqueur d’un ton irrité. Pourquoi la vôtre l’est-
elle ?
— Pour des raisons évidentes.
— Je peux entrer ?
Bast haussa les épaules et alla vers la cheminée pendant que le scribe enjambait maladroitement
l’appui de la fenêtre. Bast frotta une allumette qu’il approcha de la mèche d’une lampe puis il reposa
avec précaution deux couteaux sur le manteau de la cheminée. Une des lames était longue et acérée
comme un brin d’herbe, l’autre aiguë et gracieuse comme une épine.
Chroniqueur regarda autour de lui. La pièce était vaste, lambrissée, et le plancher était
recouvert de tapis épais. Deux banquettes se faisaient face près de la cheminée et un énorme lit aux
tentures vert sombre occupait un coin de la chambre.
Les étagères étaient encombrées de gravures et de bibelots. Des mèches de cheveux nouées d’un
ruban, des sifflets taillés dans un morceau de bois, des fleurs séchées, des anneaux de corne, de cuir
ou d’herbe tressée…
Ajout apparemment récent, des couronnes de houx décoraient la pièce. Une longue guirlande
courait à la tête du lit et une autre s’enroulait autour des manches de deux hachettes à lame convexe
accrochées au-dessus de la cheminée.
— Il faut que nous parlions, dit Chroniqueur à voix basse.
Bast haussa les épaules, le regard fixé sur l’âtre.
Chroniqueur fit un pas vers lui.
— Il faut que je vous demande…
— Pas la peine de chuchoter, dit Bast sans relever les yeux. Nous sommes à l’autre bout de
l’auberge. Il m'arrive de recevoir de la visite et je l’ai réveillé quelques fois. C’est pour ça que je me
suis installé ici. Six murs épais nous séparent de la chambre de mon maître.
Chroniqueur s’assit en face de lui.
— Je dois vous interroger sur certaines choses que vous avez dites ce soir. À propos de Cthaeh.
— Nous ne devrions pas parler de lui, dit Bast d’une voix éteinte. C’est mauvais pour la
santé…
— Des Sithes, alors, répliqua Chroniqueur. Vous avez dit que s’ils apprenaient l’existence de
ce récit, ils nous tueraient pour avoir entendu ce que Cthaeh avait à dire. Est-ce vrai ?
— Ils brûleraient cet endroit et répandraient du sel sur ses ruines fumantes.
Chroniqueur secoua la tête.
— Je ne comprends pas cette peur que vous avez de Cthaeh.
— Eh bien ! cela semble indiquer que vous n’êtes pas très malin.
Le scribe fronça les sourcils et attendit patiemment.
Bast soupira et finit par détourner son regard de l’âtre.
— Réfléchissez un peu, dit-il. Cthaeh sait tout ce que vous allez jamais faire. Tout ce que vous
allez jamais dire…
— Ce qui fait de lui un interlocuteur agaçant, remarqua Chroniqueur. Mais pas un…
— Dyen vehat ! Enfeun vehat tyloren tes ! s’écria Bast dans un accès de fureur.
Il tremblait de tout son corps, ouvrant et refermant convulsivement les poings.
Chroniqueur blêmit en entendant son ton venimeux mais il ne flancha pas.
— Ce n’est pas contre moi que vous êtes en colère, déclara-t-il calmement en le regardant droit
dans les yeux. Vous êtes en colère et il se trouve que je suis à proximité.
Bast le foudroya du regard sans dire mot.
— J’essaie simplement de vous aider, reprit Chroniqueur en se penchant vers lui. Vous le
savez, j’espère ?
Bast hocha la tête d’un air boudeur.
— Ce qui signifie que j’ai besoin de comprendre ce qui se passe.
Bast haussa les épaules. Son brusque accès de colère s’était évanoui, le rendant à son agitation.
— Kvothe semble croire ce que vous lui avez dit à propos de Cthaeh.
— Mon maître connaît les choses cachées du monde. Et ce qu’il ne sait pas, il est vif à le saisir.
Et puis, il me fait confiance, conclut Bast en tapotant les revers de sa couverture.
— Mais vous ne trouvez pas cette histoire un peu tirée par les cheveux ? Cthaeh donne une fleur
à un garçon, une bricole amène à une autre, et tout à coup c’est la guerre… Les choses ne se passent
pas comme ça. Il y a beaucoup trop de coïncidences.
— Il ne s’agit pas de coïncidences, soupira Bast. Dans une pièce encombrée, un aveugle bute
contre les obstacles. Pas vous. Vous vous servez de vos yeux pour aller d’un point à un autre sans
encombre. Rien n’est plus clair pour vous. Cthaeh voit l’avenir, tous les avenirs, alors que nous
devons nous frayer péniblement notre chemin dans la vie. Lui non. Il lui suffît de voir pour choisir la
voie la plus désastreuse. C’est la pierre qui déclenche l’avalanche. La quinte de toux qui propage la
peste…
— Mais si l’on sait qu’on est manipulé par Cthaeh, pourquoi ne pas essayer autre chose ?
Quand on reçoit la fleur, on la vend, c’est tout.
Bast secoua la tête.
— Cthaeh le saurait. On ne peut pas tromper celui qui connaît votre futur. Supposons que vous
vendiez la fleur au prince. Il l’utilise pour guérir sa bien-aimée. Un an plus tard, elle le surprend en
train de lutiner une soubrette, se pend de désespoir et son père passe à l’attaque pour venger son
honneur. Vous avez toujours votre guerre civile.
— Mais le jeune homme qui a vendu la fleur s’en sort sain et sauf, lui objecta Chroniqueur.
— Sans doute pas, dit Bast, la mine sombre. À mon avis, il se met à boire comme un trou, chope
la vérole puis renverse une lampe et met le feu à la ville.
— Vous ne faites qu’inventer tout ça pour prouver votre théorie. Vous ne prouvez absolument
rien, en fait.
— Pourquoi devrais-je vous prouver quoi que ce soit ? demanda Bast. Pourquoi devrais-je me
préoccuper de ce que vous pouvez penser ? Il vaut mieux que vous restiez dans une bienheureuse
ignorance. Je vous rends un service, en ne vous disant pas la vérité.
— Mais de quelle vérité parlez-vous ? s’écria le scribe, passablement irrité.
Bast eut un soupir de lassitude et regarda Chroniqueur avec une expression dénuée de tout
espoir.
— Je préférerais combattre Haliax lui-même… Je préférerais affronter tous les Chandrians à la
fois plutôt que d’avoir dix mots de conversation avec Cthaeh.
— Ils vous tueraient, remarqua le scribe.
— Et quand bien même…
Chroniqueur étudia du regard le jeune homme assis en face de lui, enveloppé dans une
couverture.
— Toutes ces histoires vous ont inoculé la peur de Cthaeh, dit-il d’une voix pleine de dégoût.
Et cette peur vous rend stupide.
Bast haussa les épaules et son regard vide se reporta sur le foyer où ne brûlait aucun feu.
— Vous m’ennuyez, petit homme.
Chroniqueur se leva et gifla durement Bast au visage.
Un instant, le jeune homme sembla trop sonné pour bouger. Quand il se mit lentement debout, la
couverture glissa de ses épaules puis il prit le scribe à la gorge. Un rictus retroussait ses lèvres sur
ses dents et ses yeux étaient d’un bleu sombre uni.
Chroniqueur le regarda sans se démonter.
— C’est Cthaeh qui a déclenché tout cela, dit-il calmement. Il savait que vous m’attaqueriez et
des choses terribles vont en découler.
Bast se figea puis il lâcha Chroniqueur et se laissa retomber sur les coussins de la banquette.
Le scribe le frappa de nouveau à la volée. La gifle sembla encore plus sonore que la première
fois.
Bast montra les dents un instant puis détourna le regard.
— Cthaeh sait que vous le craignez, reprit Chroniqueur. Il savait que j’allais me servir de ce
fait contre vous. Il est encore en train de vous manipuler. Si vous ne m’attaquez pas, des choses
terribles vont se produire.
Bast resta pétrifié, comme paralysé, ne sachant s’il devait se lever ou rester assis.
— Est-ce que vous m’écoutez ? demanda Chroniqueur. Ça y est, vous êtes réveillé ?
Bast regarda le scribe d’un air stupéfait. Une marque rouge fleurissait sur sa joue. Il hocha la
tête et se laissa aller lentement en arrière.
Chroniqueur le tira par le bras.
— Que ferez-vous, si je vous frappe encore ?
— Je vous en ferai voir de toutes les couleurs, déclara Bast avec le plus grand sérieux.
Chroniqueur acquiesça et retourna s’asseoir.
— Je veux bien admettre, à titre d’hypothèse, que Cthaeh connaît l’avenir, ce qui signifie qu’il
peut contrôler beaucoup de choses. Mais, fit-il en levant le doigt, il ne contrôle pas tout. Le fruit que
vous avez mangé tout à l’heure était doux à votre palais, n’est-ce pas ?
Bast acquiesça.
— Si Cthaeh était aussi maléfique que vous l’affirmez, il devrait pouvoir vous nuire de toutes
les façons possibles. Mais il ne le peut pas.
Il n’a pas pu vous empêcher de faire rire votre Reshi, ce matin. Il n’a pas pu vous empêcher
d’apprécier la caresse du soleil sur votre visage ni d’embrasser les joues roses des filles de fermier.
Un sourire passa sur le visage de Bast.
— J’ai embrassé autre chose que leurs joues…
— C’est exactement là que je veux en venir, déclara le scribe d’un ton ferme. Il ne peut pas
empoisonner chacun de nos actes.
Bast prit un air songeur puis soupira.
— Vous avez raison, dans un sens, mais il n’y a qu’un idiot pour rester assis dans une maison en
flammes et penser que tout va bien parce qu’un fruit a encore bon goût dans sa bouche.
Chroniqueur regarda autour de lui ostensiblement.
— Cette auberge ne m’a pas l’air en feu.
Bast le regarda d’un air incrédule.
— C’est le monde entier, qui est la proie des flammes ! Ouvrez un peu les yeux !
Chroniqueur fronça les sourcils.
— En tout cas, reprit-il, le fait est que Felurian l’a laissé repartir. Elle savait que Kvothe avait
parlé avec Cthaeh. Elle ne l’aurait sûrement pas lâché dans le monde des mortels si elle n’avait pas
eu un moyen quelconque de le protéger de l’influence de Cthaeh.
Le regard de Bast s’éclaira un instant à cette idée avant de s’éteindre.
— Vous cherchez de la profondeur là où il n’y en a pas, remarqua-t-il.
— Je ne vous suis pas. Quelle raison aurait eue Felurian de le laisser partir si elle avait su que
c’était réellement dangereux ?
— Quelle raison ? demanda Bast d’un ton narquois. Il n’y a pas de raison. Elle n’a rien à voir
avec la raison. Elle l’a laissé partir parce que cela flattait son orgueil. Elle voulait qu’il retourne
dans le monde des mortels pour chanter ses louanges… qu’il raconte des histoires sur son compte…
qu’il se languisse d’elle… C’est pour ça qu’elle l’a laissé partir. (Il poussa un soupir.) Je vous l’ai
déjà dit. Les gens de ma sorte ne sont pas réputés pour prendre des décisions judicieuses.
— Peut-être, dit Chroniqueur. Ou peut-être a-t-elle simplement reconnu la futilité qu’il y a à
essayer d’anticiper les actions de Cthaeh. Si, de toute façon, tout ce que vous allez faire est voué à
l’échec, autant faire ce qui vous plaît.
Bast resta silencieux un moment puis il hocha la tête, mollement tout d’abord puis plus
vigoureusement.
— Vous avez raison, dit-il. Si tout doit finir dans les larmes quoi que l’on fasse, je dois faire ce
que je veux.
Il regarda autour de lui puis se leva brusquement. Il ramassa une cape qui gisait en tas sur le
plancher et s’en enveloppa avant d'aller ouvrir la fenêtre. Là, il s’arrêta, alla jusqu’à la banquette,
fourragea dans les coussins et en tira une bouteille de vin.
Chroniqueur le regardait d’un air perplexe.
— Que faites-vous ? Vous retournez à la veillée de Shep ?
Bast s’arrêta, presque étonné de voir que le scribe était toujours là.
— J’ai une affaire à régler, dit-il en enjambant l’appui de la fenêtre. Ne m’attendez pas.
Kvothe entra dans sa chambre d’un pas vif, referma la porte derrière lui et se mit à s’activer.
Il balaya les cendres et alluma un feu dans la cheminée, puis alla prendre une deuxième
couverture qu’il déploya sur son lit. Fronçant les sourcils, il ramassa une boule de papier tombée sur
le plancher et la remit sur le bureau, parmi d’autres feuilles froissées.
Puis, comme à contrecœur, il alla jusqu’au pied de son lit. Inspirant profondément, il s’essuya
les paumes sur son pantalon et s’agenouilla devant le coffre sombre posé là. Il posa les deux mains
sur le couvercle bombé et ferma les yeux, comme s’il écoutait quelque chose. Ses épaules se
soulevèrent quand il tira sur le couvercle.
Il ne se passa rien. Kvothe ouvrit les yeux. Sa bouche avait un pli sévère. De nouveau ses doigts
s’acharnèrent un instant avant d’abandonner.
Le visage sans expression, il se releva et alla jusqu’à la fenêtre qui donnait sur l’arrière de
l’auberge. Il l’ouvrit, se pencha à l’extérieur, et se redressa en tenant une petite boîte en bois.
Il referma la fenêtre, débarrassa la boîte d’une couche de poussière et l’ouvrit. Il y avait à
l’intérieur une clé en fer sombre et une autre en cuivre brillant. Kvothe s’agenouilla de nouveau
devant le coffre et introduisit la clé de cuivre dans la serrure en fer. Lentement, avec des gestes
précis, il la tourna vers la gauche, vers la droite puis encore vers la gauche, prêtant l’oreille aux
déclics ténus du mécanisme.
Puis il prit la clé de fer et l’introduisit dans la serrure en cuivre. Cette clé-là, il ne la tourna
pas. Il la poussa au fond du canon, la ramena à mi-chemin, la repoussa puis la tira vivement hors du
trou.
Après avoir rangé les clés dans leur boîte, il reposa les mains sur le couvercle du coffre.
— Ouvre-toi, murmura-t-il. Ouvre-toi, bon sang ! Edro !
Il tira, les épaules tendues sous l’effort.
Le couvercle du coffre ne bougea pas. Avec un long soupir, Kvothe posa le front sur le bois
sombre et son dos se courba. Il semblait avoir rapetissé, l’air terriblement las et plus vieux qu’il ne
l’était.
Son visage, cependant, n’affichait aucune surprise, aucun chagrin. Il était simplement résigné.
C’était l’expression d’un homme qui avait finalement reçu la mauvaise nouvelle à laquelle il savait
devoir s’attendre.
78

INTERLUDE — BAIES DE SUREAU

C'était une mauvaise nuit pour être surpris dehors.


Les nuages avaient fait leur apparition en fin de soirée, comme un grand drap gris tiré sur le
ciel. Le vent froid soufflait en rafales et de grosses gouttes de pluie éclaboussaient le sol de temps à
autre avant de laisser la place à la bruine.
Malgré cela, les deux soldats qui avaient dressé le camp dans des fourrés près de la route
semblaient se divertir. Ils avaient mis la main sur un tas de bois et fait un énorme feu qui crachotait à
peine sous les averses.
Les deux hommes discutaient d’une voix forte et riaient de ce rire sauvage proche du braiment
de ceux qui sont trop saouls pour se soucier du temps qu’il fait.
Un homme émergea d’entre les arbres et enjamba prestement un tronc abattu. La pluie avait
mouillé ses cheveux noirs, qui collaient à son crâne. En le voyant, les soldats levèrent leurs
bouteilles en poussant des cris de joie.
— On savait pas si tu viendrais, dit le blond. Quelle nuit de merde… Mais c’est quand même
juste que t’aies ta part.
— T’es trempé, fit le barbu en lui tendant une bouteille jaune. Tète-moi ça ! C’est fruité mais ça
dégage.
— Non, c’est de la pisse de donzelle, ce machin ! protesta le blond en montrant sa propre
bouteille. Ça, c’est pas un truc de bonne femme !
Le troisième homme les regarda tour à tour, comme s’il était incapable de se décider.
Finalement, il pointa le doigt sur une bouteille puis sur l’autre et se mit à chantonner :

Érable. Sable.
Attrape et frappe.
Braises et cendres.
Baies de sureau.

Son doigt s’était immobilisé sur la bouteille jaune. Il la prit par le goulot et la porta à ses
lèvres. Il but longuement, lentement, sa glotte montant et descendant en silence.
— Hé là ! fit le barbu. Laisse-m’en un peu !
Bast s’essuya la bouche et eut un petit rire sans joie.
— Tu avais la bonne bouteille, remarqua-t-il. C’est bien de la fleur de sureau.
— T’étais plus bavard, ce matin, s’étonna le blond. On dirait que ton chien a crevé. Tout va
bien ?
— Non. Rien ne va bien, dit Bast.
— C’est pas notre faute s’il a découvert le pot aux roses, s’empressa de dire le blond. On a
pourtant attendu un moment, après ton départ. On a bien cru que t'allais jamais sortir de l’auberge.
— Merde ! s’écria le barbu. Il t’a foutu dehors ?
Bast secoua la tête et reboucha la bouteille.
— Alors t’as pas à te plaindre, fit le blond en se frottant le crâne avec une grimace. Ce salopard
a quand même réussi à m’en coller une.
— Mais on lui a rendu la monnaie de sa pièce, continua le barbu en se caressant le poing.
Demain, c’est du sang, qu’il pissera.
— Tout est bien qui finit bien, philosopha le blond en agitant sa bouteille. Faut que tu te
dérouilles le gosier. J’ai un truc, là, un vrai nectar… Et puis on s’est fait un joli paquet de fric. Tout
le monde est content. Tout le monde a eu ce qu’il voulait.
— Moi, je n’ai pas eu ce que je voulais, dit Bast.
— Pas encore, fit le barbu en tirant de sa poche une bourse qu’il fit sauter dans sa main. Allez,
viens ! Chauffe-toi un peu, on va partager.
Bast regarda autour de lui dans le cercle de lumière puis il se remit à chantonner en pointant le
doigt au hasard : une pierre, une bûche, une hachette…

Filou. Caillou.
Frêne et chêne.
Serments fervents.
Fumées aux vents.

Il avait terminé en désignant le feu. Il s’approcha, se pencha et en tira une branche plus longue
que son bras. Son extrémité rougeoyait tel un nœud de feu.
— T’es encore plus saoul que moi, s’esclaffa le barbu. C’est pas ce que je voulais dire, quand
je t’ai invité à te chauffer.
Le soldat blond se roula par terre de rire.
Bast regarda les deux hommes à ses pieds et finit par rire lui aussi. C’était un son affreux, âpre
et sans joie. Cela n’avait rien d’un rire humain.
— Eh ! qu’est-ce qui te prend ? fit le barbu d’un ton rude, plus du tout amusé.
Il recommença à pleuvoir et une saute de vent rabattit de grosses gouttes de pluie sur le visage
de Bast. Ses yeux sombres avaient une expression attentive. Une autre bourrasque attisa le bout de la
branche, faisant naître des flammèches orange.
Le brandon traça dans la pénombre un arc rougeoyant quand Bast désigna les deux hommes du
bout de son bâton en chantonnant :

Orge. Forge.
Pierre et poussière.
Vente et vole.
Une petite calotte
Pour celui qui s’y frotte.

Lorsque Bast se tut, la branche désignait le barbu. Ses dents rougeoyaient à la lueur des
flammes. Son expression n’avait rien d’un sourire.
ÉPILOGUE

UN SILENCE EN TROIS PARTS

C'était de nouveau la nuit. L’auberge de La Pierre levée était envahie par le silence, un silence
en trois parts. Le plus évident était un calme en creux, l’écho de choses absentes. S’il y avait eu une
pluie drue, elle aurait tambouriné sur le toit et fait déborder les gouttières, entraînant lentement le
silence jusqu’à la mer. S’il y avait eu des amants, dans les lits de l’auberge, leurs soupirs et leurs
gémissements auraient fait honte au silence de sa présence. S’il y avait eu de la musique… mais non,
bien sûr, il n’y avait pas de musique. En fait, il n’y avait rien de tout cela et seul le silence demeurait.
À l’extérieur de l’auberge, des échos de réjouissances lointaines filtraient à travers les arbres.
Les accents d’un violon. Des voix. Des bottes martelant un plancher. Des battements de mains. Mais
ces sons étaient plus ténus qu’un fil de lin et une bourrasque l’a rompu, et il n’y a plus que le
bruissement des feuilles dans les arbres et quelque chose pareil aux ululements d’une chouette. Ces
sons-là aussi se sont tus, ne laissant rien qu’un deuxième silence, comme un souffle indéfiniment
suspendu.
Le troisième silence n’était pas facile à remarquer. Si vous aviez tendu l’oreille pendant une
heure, vous auriez pu commencer à déceler sa présence dans le métal glacé des dix verrous destinés à
tenir la nuit à distance. Il était dans l’argile des cruches de cidre et dans les creux de la salle déserte
où chaises et tables auraient dû se trouver. Il était dans les ecchymoses qui fleurissaient sur un corps
douloureux et dans les mains de l’homme qui s’était levé de son lit avec raideur, serrant les dents
pour affronter la souffrance.
L’homme avait des cheveux d’un roux violent. Le regard sombre et hautain, il se déplaçait avec
la subtile assurance d’un voleur dans la nuit.
Il a descendu l’escalier. Dans la salle, à l’abri des volets hermétiquement clos, il a levé les
mains comme un danseur, a déplacé son poids d’un pied sur l’autre puis avancé le pied pour un
unique pas parfait.
La Pierre levée lui appartenait, tout autant que ce troisième silence. Et c’était approprié, car
c’était le plus grand silence des trois, celui qui enveloppait tous les autres. Il était profond et aussi
vaste qu’une soirée à la fin de l’automne. Il était lourd comme une grosse pierre polie par la rivière.
Comme l’écho résigné d’une fleur coupée, d’un homme qui attend la mort.
1 Lockless : sans verrou. (NdT)

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