Beethoven
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Réveille-toi, Ludwig !
1783 Nocturne
– Réveille-toi, Ludwig !
– Hein ? Qui ? Quoi, comment, pourquoi ?
– Laissez-le dormir, Monsieur. Je reviendrai une autre fois.
– Mais non, non, non, mon excellent ami, p-puisque vous êtes venu jusqu’ici. Puisque
vous êtes venu… D’ailleurs il ne dort pas. Le g-grelin, euh, gredin fait semblant, je le
connais. Allez, grelin, lève-toi pour jouer devant mon très cher ami, qui est venu tout
spécialement pour t’entendre, devant M-Monsieur, euh…
– … Katzensatz.
– Oui, Père. Seulement, je ne trouve pas mon chapeau rouge.
– Que me raconte-t-il là ? Tu te m-moques ? Il a bu, peut-être. Tu n’as pas de chapeau
rouge. Ma parole, il rêve encore.
– Il est trop jeune pour se lever au milieu de la nuit. J’ai entendu sonner deux heures à
l’église Saint-Christophe. Je vous en prie, laissez-le dormir.
– Oh, ne vous inquiétez pas, il a l’habitude. Cela lui fait le plus grand bien… Il a
besoin de forger sa volonté. Une v-volonté d’acier, voilà ce qui est nécessaire
aujourd’hui. Il doit pouvoir jouer dans toutes les cirques, euh, toutes les circonstances.
Devant les princes et les rois et les empereurs, devant les archevêques et devant le Pape
de Rome. Tu vas jouer devant mon très cher ami Ka… Ka…
– …Katzensatz.
Comment le pauvre enfant pourrait-il se lever ? Il se sent aussi mou qu’un pudding au
lait. Et puis lourd, si lourd… Même s’il se levait, il ne pourrait sans doute pas jouer le
moindre morceau, car ses mains pesantes tomberaient sur le clavier comme des pierres.
Pour l’aider à retrouver ses esprits, son père le secoue, le pince, lui donne quelques
coups.
– Mais Johann, qu’est-ce que tu fais ?
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Réveille-toi, Ludwig !
C’est Madame Beethoven qui interroge ainsi son mari d’une voix timide. Elle est
entrée dans la pièce sans faire de bruit, après avoir jeté une vieille robe de chambre sur
ses épaules.
– Retourne te cou-coucher, femme. Je sais ce qui est bon pour mon fils, par les cornes
du diable, pour mon propre fils. Qu’il se lève, qu’il se lève au milieu de la nuit, comme
un sorbet, euh, soldat, debout, vaillant, afin d’affronter l’ennemi. J’en ferai un homme,
moi.
– Mon Dieu, tu as encore passé la soirée au cabaret. Tu es complètement ivre. Quel
malheur !
– Veux-tu bien nous laisser, ou faut-il que je te bastonne ? Ah, mon cher ami, les
femmes ne comprennent rien à l’art. J’ai bien deviné que vous êtes un artiste…
– Hmm, je vends des chevaux de labour.
– … Je veux dire, un artiste dans l’âme. Je l’ai compris à la manière dont vous buviez
notre petit vin des côteaux du Rhin. Le vin liquère le beurre, euh, libère le cœur de
l’artiste, jamais aucune femme ne comprendra cela !
Madame Beethoven, qui sait bien que son mari l’empêchera de protéger son fils, s’est
retirée. Ludwig a fini par se réveiller. Il s’assoit au piano et joue une série de pièces
rapides.
– Hein, qu’en dites-vous ? C’est un morceau qu’il a composé lui-même : neuf
variations sur une marche d’escalier… Ah ah ! Sur une Marche de Dressler ! Il étudie
avec Monsieur Christian Gottlieb Neefe. Il connaît déjà les quarante-huit préludes et
fugues du vieux Bach. Il joue du clavecin, du panier, euh pianoforte, de l’orgue, du
violon, de l’alto. Que le diable m’emporte si cet enfant n’est pas le petit prodige le plus,
le plus… euh… le plus prodigieux que notre pays ait jamais connu ! Avec-vous entendu
parler de Mozart, le petit Autrichien ? Comparé à mon Ludwig, c’est un ver de terre, un
cloporte, un misérable petit cochon.
– Ma foi, je ne connais pas ce Zomart. C’est que je ne suis pas un amateur de
musique. Néanmoins, j’admets que votre fils, certainement… Quel âge a-t-il donc ?
– Dix ans !
– Je vous félicite : il a l’air bien vigoureux, pour un enfant de dix ans.
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Réveille-toi, Ludwig !
Ludwig n’a peut-être pas l’air bien réveillé, mais il tape si fort sur son clavier que le
marchand de chevaux, Kat… euh, Katzensatz, se demande s’il ne va pas tout casser.
Taper sur un clavier, c’est tout nouveau. Le petit Mozart jouait surtout du clavecin, un
instrument qui produit un son léger et cristallin. Cela ne sert à rien de frapper fort sur les
touches, car le son reste le même. Comme Beethoven est né quatorze ans après Mozart, il
joue sur un nouvel instrument, qui commence à remplacer le clavecin : le pianoforte. La
puissance du son du pianoforte dépend de la force avec laquelle on frappe les touches,
d’où son nom, qui signifie “doucement et fort”. Plus tard, l’abbréviation “piano”
s’imposera en France. De l’avis de tous ses contemporains, Beethoven est le premier
pianiste qui ait tapé vraiment fort sur un clavier. Il frappe comme un sourd, en quelque
sorte, sauf qu’à douze ans il n’est pas encore sourd.
– Eh, il nous casse les oreilles ! Nous voulons dormir !
– C’est interdit de faire du bruit après dix heures !
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Réveille-toi, Ludwig !
Ce sont les deux jeunes frères de Ludwig qui se présentent maintenant à la porte de la
pièce en chemise de nuit. Karl a neuf ans, Johann sept ans.
– Et moi je vais vous frotter sé-sérieusement les oreilles si vous ne cessez pas vos
impertinences. Votre frère joue pour mon cher ami M. Sauerkraut, euh, Salzenkatz, et je
vous prie de ne pas l’interrompre.
Karl et Johann font des grimaces pour distraire Ludwig. Leur père se précipite vers
eux le bras levé, trébuche, tombe sur une sorte de divan et s’endort aussitôt. Le marchand
de chevaux en profite pour s’éclipser discrètement. Les deux frères haussent les épaules
et vont se recoucher. Seulement, Ludwig ne s’arrête pas de jouer. Ivre de notes, oubliant
le monde qui l’entoure, il improvise des morceaux extravagants, il invente des harmonies
que personne n’a jamais entendues, il explore l’univers mystérieux de la musique.
C’est vrai qu’il a l’habitude de jouer la nuit. Quand il avait neuf ans, son père a
hébergé pendant toute une année un musicien, Tobias Pfeiffer, qui devait enseigner le
piano à Ludwig. Cet homme-là s’était vite pris de passion pour les bons vins que l’on boit
sur les bords du Rhin. Il passait toutes ses soirées au cabaret avec M. Beethoven père et
ne rentrait jamais avant minuit. Comme il aimait dormir dans la journée, il trouvait
commode de donner ses leçons en revenant du cabaret, de minuit jusqu’à l’aube. Le petit
Ludwig avait beau pleurer, il devait se lever et travailler s’il ne voulait pas être roué de
coups par son père.
De toute façon, son père le bat tous les jours, pour lui montrer qui est le maître.
Quand cela ne suffit pas, il l’enferme dans la cave.
La chose la plus étrange, dans tout cela, c’est que Ludwig lui-même croit qu’il a dix
ans et non douze. Quand il observe son frère Karl, il se dit: “J’ai seulement un an de plus
que lui, mais je suis quand même beaucoup plus fort et beaucoup plus malin. Quel
imbécile !”
– Tous les musiciens de la Cour sont inscrits dans ce livre, Monsieur l’Intendant ?
– Oui, Monseigneur.
– Je vois deux Beethoven. Des frères ?
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Réveille-toi, Ludwig !
Le prince qui s’entretient de cette manière avec son intendant, au mois de juin 1784,
se nomme Maximilian Franz. C’est un frère de l’empereur Joseph II, qui règne à Vienne,
et de la reine de France Marie-Antoinette. Il vient de succéder à l’archiduc Maximilian
Friedrich à la Cour de Bonn. Les gens disent “le nouveau Max” et “le vieux Max”.
À Bonn, ville natale de Ludwig, une grande statue du compositeur se dresse
aujourd’hui au milieu de la place Beethoven, entre le musée Beethoven et la pâtisserie
Beethoven.
En ce temps-là, évidemment, il n’y avait pas de place Beethoven à Bonn, mais sans
doute une place Clemens-August. L’Allemagne, qui n’était pas encore le grand pays
qu’elle est devenue depuis, était constituée de trois cents petites principautés à peu près
indépendantes.
La ville de Bonn est un peu le Versailles de la principauté de Cologne. C’est là que se
trouve la cour ; on dit qu’à Bonn, neuf habitants sur dix sont nourris par les cuisines du
château. Le prince est aussi archevêque de la grande cathédrale de Cologne. Autrement
dit, le nouveau Max n’est pas le fils du vieux Max.
Ce nouveau Max a des idées modernes. Il pense que le vieux Max vivait encore au
Moyen-âge. Par exemple, quand on soupçonnait quelqu’un d’avoir commis un crime, on
le torturait jusqu’à ce qu’il avoue. On avait perfectionné les tenailles à arracher les ongles
et les machines à écarteler, de sorte que même les gens les plus innocents finissaient par
avouer. Eh bien, le nouveau Max, à peine arrivé, supprime la torture ! Un truc qui
marchait si bien, et depuis des siècles.
Alors que le vieux Max entretenait le plus petit orchestre possible, et seulement parce
qu’un prince qui se respecte ne pouvait pas faire autrement, le nouveau Max aime
vraiment les arts et les artistes. Il joue lui-même de l’alto. Il rêve de faire de Bonn une
capitale de la musique, comme Vienne ou Paris ; il espère convaincre Mozart d’accepter
le poste de directeur de la musique de la Cour (le titre exact est : “Maître de Chapelle”).
Ce poste était tenu jadis par Ludwig Beethoven l’ancien, mais son fils Johann n’a
jamais été assez bon musicien pour lui succéder. D’ailleurs, Ludwig l’ancien lui répétait
constamment qu’il n’était bon à rien. Très exigeant et sévère, ce Ludwig l’ancien. Un
homme redoutable. Quand il dirigeait l’orchestre, les musiciens tremblaient.
Bon à rien… Moi, je dis qu’un père qui humilie son fils ne doit pas s’étonner quand il
se met à boire.
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Réveille-toi, Ludwig !
Heureusement, un de ses amis, Franz Wegeler, le présente à Mme von Breuning, une
dame qui appartient à la meilleure société de Bonn. Veuve, elle a une fille, Eléonore, et
trois fils. Elle prend pitié de notre brave Ludwig, qui est si sale, si distrait, si impévisible
et si drôle. Si intelligent aussi, pour un enfant de onze ans. On lui donnerait bien deux ans
de plus que son âge.
Elle le traite en quelque sorte comme son quatrième fils. Elle lui enseigne les
manières de table.
– Voyons, Ludwig, on ne mange pas le poulet avec ses doigts. Découpe-le avec ton
couteau et ta fourchette.
– Mais, Madame, je n’ai pas l’habitude.
– Essaye donc…
– Quel maladroit !
– Tu as tort de te moquer de lui, Stephan. Au piano, c’est toi le maladroit.
– Oui, Mère. Seulement, comme il est beaucoup plus difficile de jouer du piano que
de tenir un couteau et une fourchette, ma maladresse est naturelle. Tandis que celle de
Ludwig est vraiment étrange. Il est aussi habile qu’un démon quand il joue du violon ou
du piano, mais à table il est aussi pataud qu’un ours.
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Réveille-toi, Ludwig !
– Oh, Ludwig, tu ne dois pas essuyer tes doigts sur ta veste. c’est dégoûtant ! Utilise
ta serviette.
– Oui, Mademoiselle Lorchen, je veux dire, Mademoiselle Eléonore
– Tu peux m’appeler Lorchen. Mais où est-elle donc, ta serviette ?
– Ma serviette ? Euh, elle est tombée par terre.
– Eh, Ludwig, quand tu rentreras chez toi, ta mère regardera ta veste et elle saura ce
que tu as mangé !
– Encore faudra-t-il qu’elle arrive à distinguer les taches d’aujourd’hui de celles
d’hier ! Ah, mais la sauce coule sur ta chemise, maintenant. Quel cochon !
– Christophe, Lenz, vous avez entendu ce que j’ai dit à votre frère ? Arrêtez de vous
moquer de notre invité. Mais Ludwig, que fais-tu ?
– Je n’ai rien à faire ici. Le cochon rentre dans sa porcherie.
– Allons, tu te mets en colère tout de suite. Mes enfants plaisantent, mais tu sais qu’ils
t’aiment bien. D’ailleurs, tu vas pouvoir prendre ta revanche tout à l’heure, quand tu leur
donneras leur leçon.
Heureusement, Ludwig ne reste jamais fâché très longtemps. Comment le pourrait-il
en présence de Mme von Breuning, qui est si bonne et si douce ? Elle prend son
éducation à cœur. Elle lui dit ce qu’un honnête homme doit lire et connaître, lui prête les
livres de classe de ses enfants. Il reçoit plus de tendresse et d’affection en quelques
semaines chez les von Breuning qu’en dix ans chez ses parents, si bien qu’il passe
souvent ses journées chez eux, et même parfois ses nuits.
avenues, dessiné de magnifiques jardins, bâti des palais dans le style français à la mode.
Puisque le dix-huitième siècle a été baptisé “siècle des lumières”, les villes doivent être
claires et lumineuses. Comment l’être humain pourrait-il se débarrasser de ses
superstitions s’il n’a d’autre horizon que les ruelles tordues de Francfort et de
Nuremberg ?
A partir de Regensburg, Ludwig prend le bateau sur le Danube. Il n’a plus qu’à
descendre le fleuve jusqu’à Vienne.
Ludwig s’assoit au piano et joue avec toute la virtuosité dont il est capable, ce qui
n’est pas peu dire. Il a choisi une œuvre de Clementi justement parce que c’est un jeune
compositeur qui écrit à merveille pour le nouvel instrument. Ah, mais Mozart n’est pas
très sensible à la virtuosité. N’importe qui peut jouer vite et bien : il suffit de travailler six
ou huit heures par jour. Ce gamin de Bonn est un chien savant comme il en a vu des
dizaines. Mozart n’a pas de temps à perdre. Il est en train d’écrire son grand opéra Don
Juan, sur un livret étrange d’un aventurier vénitien, Lorenzo da Ponte. Il n’avance pas
vite, car sa santé est chancelante. De plus, le public de Vienne ne lui est plus aussi
favorable que dans le passé, de sorte qu’il ne trouve pas de salle pour créer l’œuvre. Or,
justement, le directeur d’un théâtre de Prague est venu lui demander de donner des
concerts dans sa ville. Cet homme-là se trouve dans la pièce voisine. Mozart lui a proposé
le nouvel opéra… “Si les Viennois ne veulent pas de moi, pense Mozart, j’irai à Prague,
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Réveille-toi, Ludwig !
ou bien à Paris, ou à Londres… Mais pourquoi donc ai-je interrompu ma discussion avec
le directeur de théâtre ?” Il retourne dans la pièce voisine.
– Dites donc, Monsieur Mozart, je suis venu de Bonn, j’ai mis plus de dix jours. Si je
comprends bien, je n’ai plus qu’à repartir.
Le pianiste ! Mozart l’avait presque oublié, celui-là. Il a arrêté de jouer, il s’est levé, il
se tient devant Mozart et le directeur de théâtre. Il a l’air furieux.
– Je me permets d’espérer que si je n’ai pas su retenir votre attention, Monsieur
Mozart, c’est la faute de Clementi plutôt que la mienne. Eh bien, je vais vous faire
entendre ma propre musique. Donnez-moi un thème et j’improviserai des variations !
– Si vous voulez. Voici un air que chante Leporello, le valet de Don Juan, au début de
mon nouvel opéra…
Il griffone quelques notes sur une feuille de papier à musique. Beethoven s’en empare
et retourne au piano. Poussé par la curiosité, Mozart le suit. Eh eh, ce que joue cet enfant
(qui a beaucoup de moustache, en vérité, pour un gosse de quatorze ans) ne ressemble
plus du tout aux roucoulades de Clementi. Sous ses doigts, l’air de Leporello se
développe, se transforme brusquement, s’arrête, repart, murmure, gronde et finit même,
c’est à peine croyable, par dépasser la pensée du grand Mozart. Celui-ci, abasourdi,
ressort de la pièce pour dire au directeur du théâtre de Prague qu’un événement peu
ordinaire vient de se produire : “Cet enfant fera parler de lui, vous pouvez me croire !”
Mozart accepte de donner quelques leçons au jeune génie. Enfin, peut-être. On ne sait
pas grand chose du premier séjour de Beethoven à Vienne. Plus tard, quand il sera
célèbre, on notera ses moindres faits et gestes. Pour l’instant, c’est un inconnu qui
n’intéresse personne. On suppose que Mozart lui a donné des leçons, puisqu’il est venu à
Vienne exprès et qu’il est resté trois mois dans la capitale. En tout cas, Beethoven ne
parlera jamais de Mozart comme de son maître. Tel que je connais Mozart, il devait
reprocher à Ludwig de taper trop fort sur son clavier, d’abuser de la pédale qui brouille
les notes, de sauter trop souvent du coq à l’âne dans ses compositions. “C’est bien
d’étonner vos auditeurs de temps en temps, dit-il, mais si vous tentez de les étonner
toutes les trois mesures, vous allez finir par les lasser.” Comme Ludwig est très sûr de lui,
il trouve ces conseils parfaitement inutiles. “Ce Mozart est un joueur de clavecin, pense-t-
il. Il est incapable d’apprécier la force du piano quand il chante de toute sa voix. Il a de
vieilles idées.”
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Réveille-toi, Ludwig !
Mozart a seulement trente ans, mais il est vrai qu’il a déjà beaucoup vécu. Il ne lui
reste que quatre ans à vivre–cela, évidemment, il l’ignore.
Beethoven rentre à Bonn au mois de juillet 1787. Il écourte son séjour à Vienne non
seulement parce qu’il n’y a pas rencontré le succès escompté, mais aussi, et peut-être
surtout, parce qu’il a appris que sa mère était très malade. A peine est-il rentré qu’elle
meurt de phtisie, une grave maladie des poumons (dont le nom moderne est “tuberculose
respiratoire”). On possède une lettre dans laquelle Ludwig se lamente d’avoir perdu sa
meilleure amie et de ne plus pouvoir prononcer le doux nom de “mère”. Seulement, il ne
s’est pas dépêché autant qu’il aurait pu. Il a fait un détour par la ville d’Augsbourg afin
d’aller observer la fabrication des pianos Stein. Le mécanisme subtil du piano, avec ses
touches, ses marteaux, ses ressorts, ses étouffoirs, ses pédales, l’a toujours fasciné. Il
devine qu’il suffirait de quelques petites modifications pour que le son du nouvel
instrument devienne encore plus vaste et moëlleux.
Si je peux me permettre une comparaison audacieuse, je dirai que Beethoven
ressemble à un champion automobile qui n’hésite pas à soulever le capot de sa voiture et
à travailler avec les mécaniciens pour améliorer le moteur et la tenue de route. D’ailleurs
le mot “mécanicien” convient à Stein, puisqu’il a inventé la “mécanique viennoise”, qui
améliore grandement l’instrument mis au point par son maître Silberman vers 1740.
Beethoven rencontre Nanette, la fille de Stein, et Streicher, son apprenti.
Ce dont je suis à peu près certain, c’est que Beethoven préfère le piano à sa mère. Elle
ne s’est jamais beaucoup occupée de lui, tout de même. Elle ne lui a jamais appris à se
coiffer et à boutonner ses habits. Les rares témoignages qui décrivent Ludwig enfant
commencent par signaler qu’il était affreusement sale. Peut-être le négligeait-elle parce
qu’elle portait toujours un bébé au sein et qu’elle se donnait beaucoup de mal pour tenter
de le garder en vie ; hélas, il mourait toujours au bout de quelques mois. Plus grave : elle
ne défendait pas le petit Ludwig quand son père le battait. C’était la fille d’un cuisinier.
Avant d’épouser Johann van Beethoven, elle avait été mariée à seize ans à un valet, qui
était mort deux ans plus tard. Ludwig l’ancien avait tenté de s’opposer au mariage. “Cette
femme ne te convient pas ! Je n’aurais jamais cru que tu tomberais si bas !” Il était fâché
parce que Johann avait choisi cette Magdalena sans lui demander son avis.
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Réveille-toi, Ludwig !
Le mariage n’était pas une réussite. Ludwig l’ancien ricanait : “Tu vois, je t’avais
prévenu !” Magdalena se disait qu’elle avait gâché sa vie. Elle déconseillait le mariage à
la fille de sa voisine : “Si vous voulez un bon conseil, restez célibataire et vous aurez une
vie tranquille et agréable. Car le mariage, c’est un peu de joie, puis une suite de
malheurs.” Elle ne riait jamais, mais se mettait souvent en colère. “On devrait pleurer
quand une fille vient au monde”, disait-elle. Elle ne comprenait rien à la musique.
Et qui va s’occuper des deux frères de Ludwig, maintenant que leur mère est morte ?
Pas leur père, c’est certain. Il buvait quand Ludwig l’ancien l’humiliait ; il a bu quand
Ludwig l’ancien est mort, parce qu’il était tout de même triste ; il buvait parce que sa
femme ne l’aimait pas ; et maintenant, il boit pour se consoler de son veuvage. Plus il
boit, moins il est en état d’exercer sa charge. En fin de compte, au début de l’année 1789,
notre Ludwig obtient que le salaire qu’il partageait avec son père lui soit versé
intégralement afin qu’il puisse élever ses frères. Le prince expulse Johann de Bonn par la
même occasion, mais il désobéit au décret et reste chez lui.
Cruel, non ? Plus le père descend, plus le fils monte. Don Juan, le héros du nouvel
opéra de Monsieur Mozart, tue le père de sa fiancée. La nouvelle génération veut se
débarrasser de la précédente pour prendre sa place.
1789 Révolution
– Messieurs, j’ai appris une grande nouvelle : le peuple de Paris s’est soulevé la
semaine dernière, le 14 juillet. Après une lutte féroce, les Parisiens ont pris la Bastille,
l’infâme forteresse dans laquelle la tyrannie les enfermait sans procès. Ils ont brisé les
chaînes du despotisme !
– A bas le pouvoir absolu !
– A bas les rois et les empereurs !
– Il faut libérer le peuple en fondant partout des républiques, comme l’ont fait les
colons d’Amérique !
Mozart meurt en 1791. On a dit qu’il était mort dans la misère, que les Viennois
l’avaient oublié, que personne n’avait suivi son cercueil sauf un vieux chien, qu’il avait
été jeté dans une fosse commune. En vérité, on ne sait pas grand-chose. Ce qui est sûr,
c’est que le compositeur en vogue n’est plus Mozart, mais son aîné et ami Joseph Haydn.
Pendant trente ans, il a été employé comme musicien et compositeur par un grand
seigneur hongrois, le prince Esterhazy. Cela signifie qu’il était un serviteur parmi les
autres et portait la livrée. On payait les musiciens un peu plus que les cuisiniers, mais un
peu moins que les valets. En 1790, la mort de son prince le libère. Tous les pays d’Europe
le réclament. L’Espagne lui commande une messe, la France des symphonies, le roi de
Naples des concertos. Un organisateur de concerts londonien va jusqu’à Vienne pour le
convaincre de venir en Angleterre. A soixante ans, le vieux Haydn (on le surnomme
“Papa Haydn”) entreprend son premier grand voyage : il part à Londres en 1791. Sur le
chemin du retour, en juillet 1792, il s’arrête à Bonn.
On lui présente Ludwig, qui lui montre deux cantates qu’il vient de composer ; l’une
pour la mort du bon empereur Joseph II, frère du prince Max, l’autre pour l’avènement de
son successeur, Léopold II – un autre frère. Ces cantates n’ont jamais été chantées, car
elles sont trop difficiles, mais Haydn les trouve curieuses et intéressantes.
– Si vous passez par Vienne, dit-il au jeune compositeur, venez donc me voir. Je vous
donnerai des leçons, j’essayerai de vous aider.
Le comte Waldstein, qui reste le principal protecteur de Ludwig, trouve que c’est une
chance inespérée. Le premier voyage à Vienne a échoué, parce que Mozart n’avait plus
assez d’influence pour aider Beethoven, mais le grand Joseph Haydn, c’est autre chose.
Le comte persuade le prince Max de laisser partir Ludwig de nouveau et de lui verser une
petite bourse. – Mozart est mort, dit-il, mais Haydn ne peut pas reprendre le flambeau. Ce
n’est pas un homme nouveau : il composait déjà de la musique alors que Mozart n’était
pas encore né. Vous verrez, l’esprit du divin Mozart, c’est notre petit Ludwig van
Beethoven qui va l’incarner.
Le 2 novembre 1792, Ludwig quitte Bonn pour toujours. Il a vingt-et-un ans, mais
croit en avoir dix-neuf.
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Réveille-toi, Ludwig !
Le 18 décembre 1792, alors que Ludwig vient à peine d’arriver à Vienne, son père
Johann meurt à Bonn. “C’est une perte sérieuse pour l’impôt sur les boissons”, déclare le
prince Maximilian.
1792 Viennois
Ludwig n’a pas de mal à remporter tous ses duels. Face à des adversaires qui créent
encore une musique en culotte de soie, bas blancs et perruque poudrée, il invente des sons
inconnus qui vous saisissent à la gorge et vous secouent jusqu’aux tréfonds de l’âme. Il
bouscule les notes, il démolit les bastilles de l’harmonie, il guillotine l’accord parfait. On
ne peut pas dire que l’abbé Gelinek, Cramer, Hummel ou Steibelt soient de mauvais
pianistes et improvisateurs, mais ils paraissent timides, démodés et même ridicules à côté
de Ludwig.
Le comte Waldstein a donné à Ludwig une lettre d’introduction auprès de l’un de ses
amis, le baron Zmeskall von Domanovecs. Il ne faut pas se laisser impressionner par le
titre de “baron”. C’est un jeune homme ordinaire, un peu grassouillet, qui aime bien
s’amuser. Le baron emmène Ludwig chez Papa Haydn, le présente dans le grand monde,
lui montre Vienne. Je remarque en passant que tous les amis nobles de Beethoven jouent
d’un instrument ou d’un autre. Pour le baron Zmeskall, c’est le violoncelle.
Haydn accepte de donner des leçons de composition au jeune homme ; il se souvient
assez vaguement qu’il l’a rencontré à Bonn. Ludwig rédige plusieurs centaines de devoirs
d’harmonie, de fugue et de contrepoint.
L’harmonie consiste à créer des accords qui sonnent de façon agréable. Par exemple,
do-mi-sol-do, ça sonne très bien, au point que cet accord s’appelle “l’accord parfait”,
mais si-sol-do, c’est affreusement dissonant.
La fugue, c’est une sorte de canon, comme Frère Jacques. Ecrire les voix d’une fugue
pour qu’elles s’harmonisent est assez difficile. C’est ce qu’on appelle l’art du contrepoint.
Cela ressemble aux mathématiques.
Papa Haydn admire le génie de son élève, mais il le trouve un peu trop bizarre.
– Vous avez beaucoup d’imagination, de sorte que les idées les plus folles se
bousculent dans votre esprit. Vous avez même tellement d’idées que c’est à se demander
si vous ne possédez pas plusieurs têtes… Ah, mais vous ne devez pas les jeter toutes
ensemble sur le papier ! Soyez parcimonieux ! Conservez-les pour l’avenir. Voulez-vous
que je vous dise franchement ce que je pense ?
– Je le désire, et même vous me fâcherez si vous ne le dites pas.
– Eh bien, votre musique est un peu sombre et étrange, et pour tout dire, un peu
hirsute et débraillée, tout comme vous ! Vous allez effrayer les auditeurs. Il faut
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Réveille-toi, Ludwig !
apprendre à construire, à structurer, à développer les idées les unes après les autres, à les
polir afin qu’elles scintillent.
Il l’aime bien quand même et le surnomme affectueusement Le Grand Mogol, en
raison de son caractère autoritaire et têtu.
Seulement, Papa Haydn est tellement sollicité de toutes part qu’il n’a pas le temps de
corriger les devoirs de Ludwig. “Que devient mon Grand Mogol ?” demande-t-il. En
janvier 1794, il repart à Londres. Il confie son élève au sévère organiste de l’empereur,
Albrechstberger, qui a bien du mal à lui enseigner quoi que ce soit : Ludwig écrit ses
fugues n’importe comment, sans appliquer les règles rigoureuses du contrepoint. Il
accueille les remarques justifiées de son professeur comme des blâmes ou des insultes, se
met en colère, refuse de modifier la moindre note. Au lieu de travailler, il perd son temps
à se produire dans ces stupides duels d’improvisation. Il prend même des leçons de danse
pour faire bonne figure dans les bals aristocratiques – ce qui ne sert à rien, car il est si
balourd qu’il n’arrive pas suivre le rythme de la musique. Au bout d’un an,
Albrechtsberger renvoie son élève.
Moi, je sais ce qui s’est passé : Albrechtsberger ne pouvait pas lire les devoirs de
Ludwig. J’ai vu des reproductions de ses partitions manuscrites dans des livres –
impossible de dire si cette patte de mouche sous la portée est un do ou un ré, si cette tache
d’encre est un accord ou un soupir. Il est vraiment très maladroit !
De toute façon, même s’il étudie encore la déclamation italienne auprès de Salieri et
le violon chez Krumpholz, Ludwig connaît un tel succès comme pianiste et improvisateur
qu’il n’a plus envie de perdre son temps à rédiger des fugues à quatre voix.
Il est devenu la coqueluche des grands seigneurs de Vienne. Une vedette, une star. Il
habite dans le somptueux palais du prince Lichnowsky, on peut même dire que la famille
du prince l’adopte. Le prince est son nouveau père, la princesse Christiane sa nouvelle
mère. Lui-même dit que la comtesse von Thun, mère de la princesse, est “sa bonne grand-
mère”. Ces gens-là ont des remords : c’étaient des amis de Mozart, mais ils ne l’ont pas
assez aidé quand il était dans la misère, et maintenant il est mort.
Beethoven donne souvent des concerts chez un autre prince, Lobkowitz, qui possède
son propre orchestre.
Les deux princes qui aident Ludwig sont très différents l’un de l’autre. Le prince
Lichnowsky, né quatorze ans avant Beethoven, est un grand seigneur fier et hautain, à
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Réveille-toi, Ludwig !
l’ancienne mode. Très influent dans la société viennoise, il est à la fois l’imprésario et le
principal mécène de Ludwig, auquel il verse une pension de 600 florins par an.
Le prince Lobkowitz est un peu plus jeune que Beethoven. Les gravures d’époque
montrent une bonne tête carrée ; il a l’air d’un brave garçon. Paralysé des jambes, il se
déplace avec des béquilles. Il est si moderne qu’il ne croit pas à l’avenir de la noblesse et
dépense son immense fortune le plus vite possible avant qu’une révolution ne la
confisque. Il ne faut pas croire que tous les nobles possèdent un orchestre comme le
prince Lobkowitz. Seuls ceux qui veulent dilapider leurs biens se permettent ce genre
d’extravagance.
Je n’ai qu’à le surnommer le prince Lob, ainsi on ne le confondra pas avec
Lichnowsky.
Ludwig fréquente encore un autre grand seigneur, le vieux baron van Swieten, biblio-
thécaire de la cour, qui conserve dans ses rayonnages de nombreuses œuvres de Jean-
Sébastien Bach. Quand les musiciens étaient des sortes de domestiques, on ne publiait
pas leurs œuvres, de sorte que la musique de Bach a peu été publiée de son vivant ; ses
fils et ses élèves en ont seulement réalisé quelques copies, qui sont donc très précieuses.
C’est déjà dans la bibliothèque du baron que Mozart a découvert l’œuvre de Bach.
Comme Ludwig, le baron van Swieten trouve que le milieu de la nuit est un excellent
moment pour faire de la musique. Il lui arrive donc d’envoyer un valet chez Ludwig, dans
le palais du prince Lichnowsky, à onze heures du soir : “M. le baron van Swieten prie M.
Ludwig van Beethoven de bien vouloir l’honorer de sa présence pour un concert
impromptu, et de ne pas oublier son bonnet de nuit.” Ludwig sort du palais, suit le valet
le long des ruelles désertes, entre dans un autre palais, déchiffre jusqu’au petit matin des
partitions manuscrites de Bach – qui sont sans doute écrites plus proprement que les
siennes. Ce baron avait bien de la chance de pouvoir écouter le plus grand musicien de
son époque dans un récital d’œuvres inédites de Bach.
– Regardez, mon cher Beethoven, une des rares œuvres éditées du vieux Bach : les
trente variations écrites pour Goldberg.
– Je ne connais pas cette œuvre. Qui était ce Goldberg ?
– C’était un claveciniste de quinze ans qui jouait chaque nuit chez un seigneur insom-
niaque. Il a demandé au vieux Bach une musique capable d’endormir son maître.
– Je vais les déchiffrer, mais c’est vous qui risquez de vous endormir !
20
Réveille-toi, Ludwig !
– Dans ce cas, vous n’aurez qu’à mettre votre bonnet de nuit et dormir vous aussi.
En 1795, le prince Lichnowsky, le prince Lob et le baron van Swieten se cotisent pour
publier trois trios pour piano, violon et violoncelle que Ludwig vient de composer. Ils
n’ont pas besoin de casser leur tirelire, comme Beethoven l’a fait à Bonn quand il a fait
imprimer les poèmes d’Euloge Schneider, car ils sont très riches.
Le recueil des trois trios porte la mention Opus 1, ce qui signifie qu’ils constituent la
première œuvre officielle de Ludwig. Il les dédie au prince Lichnowsky, qui les fait jouer
dans son salon, avant leur publication, devant tout ce que Vienne compte d’amateurs de
musique.
Aujourd’hui, ces trios nous paraissent très classiques, comparés aux œuvres que
Beethoven a composées plus tard. Les premiers auditeurs, évidemment, ne connaissent
pas la suite du film, mais leur sensibilité de mélomanes blasés est agréablement titillée
par les inventions du jeune compositeur : il bouleverse les règles, développe les thèmes
avec une vigueur inconnue, essaye des rythmes étonnants. Le concert obtient donc un
succès considérable. Seul Papa Haydn, revenu de Londres, émet des réserves : il
déconseille la publication du troisième trio, qu’il trouve trop extravagant. Ludwig ne tient
pas compte de son avis, bien sûr. Que voulez-vous, l’aimable vieillard ne comprend rien
à la musique moderne.
Ludwig est si bien traité par ses nouveaux protecteurs qu’il n’a plus besoin de la
pension que lui versait le prince Max. Cela tombe bien, car le pauvre homme a dû quitter
Bonn en 1794, quand les troupes du général Marceau ont envahi la Rhénanie.
Devenu un personnage en vue de la capitale, Ludwig y fait venir ses deux frères, Karl
et Johann. Il doit les aider, puisqu’il est le chef de famille. Karl trouve une place de
fonctionnaire et Johann devient l’assistant d’un apothicaire. Ludwig, avec son corps
râblé, sa nuque trop courte, sa machoire trop large, son visage balafré par les coups de
rasoir maladroits, ressemble à un paysan – qui se transforme en prince dès qu’il s’assoit
au piano. Ses frères restent des paysans. Pourtant, Karl a reçu une formation de musicien.
Il recopie les partitions illisibles de Ludwig et lui rend d’autres menus services.
21
Réveille-toi, Ludwig !
Ces frères ne sont pas bien intéressants et j’aimerais pouvoir me débarrasser d’eux,
mais ils vont jouer un rôle essentiel dans un certain épisode de la vie de Ludwig, donc je
les garde dans un coin et je les tiens à l’œil.
Ils apportent à Ludwig une écharpe de laine tricotée par Eléonore von Breuning. Cette
chère Lorchen ! Ludwig était certainement un peu amoureux d’elle, mais elle va se
marier avec Franz Wegeler, l’ami qui a introduit Ludwig chez les von Breuning.
Stephan von Breuning, le frère de Lorchen, vient s’installer à Vienne lui aussi. Les
habitants de Bonn ne sont sans doute pas très heureux de l’occupation française.
– Il y a eu des scènes de pillage, et les femmes n’osent plus sortir de chez elles.
– Que me racontes-tu là, Stephan ? Des soldats de la république ? C’est sans doute
que la situation est trop neuve pour eux. Après avoir connu des siècles de servitude, ils se
laissent enivrer par la liberté. Dis, tu te souviens des poèmes d’Euloge Schneider, dont
nous avons financé la publication ? Le peuple se réveille, se redresse sans peur,
Découvre son pouvoir et défend son honneur. Lui, au moins, il doit être content de la
présence des Français. Que devient-il, notre bon maître ?
– Schneider ? Attends, j’essaye de me souvenir. Quelqu’un m’a parlé de lui il n’y a
pas longtemps. Ah oui : on l’a guillotiné.
– Le plus révolutionnaire de nous tous ! Comment est-ce possible ?
– Il était devenu accusateur public et envoyait les gens à l’échafaud par douzaines. A
la fin, cela faisait du tort au commerce et à l’industrie.
souverain est le père de son peuple, un bon père est un père sévère, qui aime bien châtie
bien, etc.
François II succède à deux empereurs renommés pour leur modernité. Pour montrer
qu’il regarde tout de même vers l’avenir, il ôte sa perruque poudrée. “C’est le seul
changement de son règne”, disent les chroniqueurs.
Ludwig ne fréquente pas seulement les princes mélomanes qui se disputent pour
l’accueillir dans leurs palais. Il mange souvent dans les tavernes, où il rencontre des gens
ordinaires qui rêvent de liberté, d’égalité et de fraternité, tout comme lui. Ils sont tous
d’accord pour penser qu’une bonne petite révolution ferait le plus grand bien à
l’Autriche. Beethoven se lie d’amitié avec le conseiller von Birkenstock, un républicain
convaincu qui a connu personnellement le grand révolutionnaire américain Benjamin
Franklin.
Le baron Zmeskall, qui n’est pas un grand prince, mais un vulgaire petit noble de rien
du tout, accompagne souvent Ludwig dans les tavernes. Deux violonistes sont aussi de la
partie : Krumpholz, le professeur de Ludwig, et Schuppanzigh, le violoniste attitré du
prince Lichnowsky.
Ce n’est pas seulement pour entendre parler de la Révolution française (qui va
d’ailleurs s’achever au milieu de l’année 1795, avec l’exécution du féroce Robespierre et
l’instauration du Directoire) que Ludwig mange dans les tavernes. C’est aussi qu’il ne
supporte pas de devoir se raser et s’habiller proprement chaque jour, à quatre heures, pour
dîner à la table du prince Lichnowsky. Le prince lui fait pourtant un grand honneur en
l’invitant à sa table. Pensez que chez son prince hongrois, Haydn mangeait à l’office avec
les autres domestiques !
Ludwig se moque de tous ces nobles qui l’admirent comme s’il était un nouvel
Orphée. Par exemple, il donne un grand récital dans le salon du prince. Il joue ses trois
premières sonates pour piano, qui constitueront son opus 2. Voyant que ses auditeurs,
bouleversés, se tamponnent les yeux avec leurs mouchoirs de batiste, il éclate de rire.
“Vous êtes fous !” s’exclame-t-il.
La vieille comtesse von Thun, la bonne grand-mère de Ludwig, essaye de le
convaincre qu’il est utile de changer de vêtements de temps en temps. Elle lui montre
qu’une veste de couleur crème s’accorde bien avec un pantalon gris. Il devient presque
coquet. Sauf qu’il n’arrive pas à nouer les lacets de ses bottines.
23
Réveille-toi, Ludwig !
Elle invite quelques amies au palais pour l’écouter. On commence par boire une tasse
de thé en grignotant des tartes à la mode de Linz. La moitié de la tarte de Ludwig se
répand en miettes sur son beau pantalon gris. La conversation porte sur les terribles
événements de Paris, naturellement.
– Il paraît qu’ils ont guillotiné aussi la duchesse d’Harnoncourt.
– Marie-Charlotte ? Quelle horreur !
– Je me souviens que je l’avais vue en quatre-vingt-huit, quand je suis allée à Paris,
dans sa maisonnette de la rue des Francs-Bourgeois.
– Elle avait ce petit chien, qui était si mignon. Comment s’appelait-il, déjà ?
– Hercule.
– Ah oui, Hercule. Je me demande ce qu’il est devenu.
– Ils ont une petite guillotine pour les toutous !
– Ludwig, vous n’êtes pas drôle.
Les dames poussent des cris effrayés, puis se calment quand on sert des glaces. Ce
sont les dernières de la saison, car l’hiver n’a pas été assez froid cette année et la cave est
vide.
C’est maintenant l’heure du concert, mais que se passe-t-il ? Ludwig ne veut pas
jouer. “Je ne suis pas un singe savant que vous pouvez exhiber quand bon vous semble.”
Il est allongé sur un sofa et refuse de bouger. La vieille comtesse s’agenouille au pied du
sofa pour supplier Beethoven de se mettre au piano. Il reste inflexible.
La bonne grand-mère a acquis une grande sagesse au cours de sa longue vie. Elle
comprend très bien qu’elle est riche et appartient à une maison puissante, mais que
Ludwig est plus grand qu’elle. L’époque où les musiciens étaient considérés comme des
saltimbanques qui ne valaient pas mieux que des valets est révolue. Un nouveau siècle va
commencer. Les idées romantiques, qui commencent à se répandre, placent l’artiste au-
dessus du reste de l’Humanité. Ce petit jeune homme, bien qu’il ne sente pas très bon,
bien qu’il s’exprime dans un patois rhénan à peine compréhensible, bien qu’il dise
“godasse” au lieu de “soulier”, bien que son gilet soit maculé de taches d’encre et de
nourriture, compose des œuvres qui traverseront les âges aussi sûrement que les
pyramides d’Egypte. Si on parle encore de la comtesse von Thun aujourd’hui, deux
siècles exactement après qu’elle ait rencontré Beethoven, c’est qu’elle a tenu une petite
place dans sa vie : à genoux devant lui.
24
Réveille-toi, Ludwig !
1801 Mélancolie
– Des trios, des sonates, et maintenant des quatuors. C’est excellent, mon cher
Beethoven, mais j’imagine que c’est votre ami, le gros Schuppanzigh, qui va les jouer
chez Lichnowsky. Quand écrirez-vous une symphonie pour mon orchestre ?
– J’y pense, Monseigneur, mais ce n’est pas facile.
– Allons donc… Papa Haydn en a composé plus de cent.
– Le jour où j’écrirai une symphonie, elle ne ressemblera pas à celles de Haydn.
Pour consoler le prince Lob, qui est bien malheureux que Beethoven n’écrive aucune
symphonie pour son orchestre, le compositeur lui dédie ses six premiers quatuors à corde,
qui constituent son opus 18. C’est chez le prince Lichnowsky – où l’on donne un concert
de musique de chambre tous les vendredis matins – que les musiciens du quatuor
Schuppanzigh, des jeunes gens âgés de seize ans, les jouent pour la première fois.
Aujourd’hui, on va au concert le soir, après le travail, plutôt que le vendredi matin. En
ce temps-là, les aristocrates s’amusaient toute la journée.
Le dernier mouvement du sixième quatuor est intitulé La Malinconia, ce qui signifie
La Mélancolie. Un chant très lent, très sombre, presque effrayant, est interrompu par un
petit air de danse vif et gai. Seulement, le chant lugubre réussit à reprendre le dessus, puis
les deux musiques se succèdent comme si elles se battaient en duel, jusqu’au triomphe de
l’air gai. Ce n’est ni une série de variations, ni un allegro de sonate, ni une fugue, ni
aucune des figures traditionnelles de la musique. C’est ce que Ludwig van Beethoven
avait sur le cœur, voilà tout.
Alors que ses prédécesseurs composaient en fonction des règles traditionnelles de la
musique, Beethoven part de ses propres émotions pour écrire une musique qui émeut ses
auditeurs.
Le poète Charles Baudelaire a écrit que “Beethoven a commencé à remuer les mondes
de mélancolie et de désespoir incurable amassés comme des nuages dans le ciel intérieur
de l’homme”. A l’époque de Beethoven, le mot mélancolie était plus fort qu’aujourd’hui,
plus proche de nos notions de désespoir et d’angoisse.
25
Réveille-toi, Ludwig !
En 1801, il écrit à son ami d’enfance Wegeler, mari de sa chère Lorchen von
Breuning : “Mon ouïe s’affaiblit depuis trois ans. Il paraît que c’est à cause de mon
ventre qui, ainsi que tu le sais, va mal depuis toujours. C’est bien pire depuis que je suis
ici : je souffre de diarrhées continuelles et d’une faiblesse extraordinaire. Mes oreilles
sifflent et bourdonnent jour et nuit. Je mène une vie misérable. Depuis deux ans, j’évite
toute activité sociale, car je suis incapable de dire aux gens : Je suis sourd. Si j’exerçais
une autre profession, ce serait moins grave, mais dans la mienne c’est dramatique. Pour te
donner une idée de ma surdité, je te dirai qu’au théâtre je dois m’asseoir au premier rang,
et même m’approcher de la rampe, pour comprendre les acteurs. Je n’entends pas les sons
aigüs des instruments et les voix qui chantent si je ne suis pas tout près. Dans la
conversation, il est étonnant que certaines personnes ne le remarquent pas ; elles croient
que c’est un effet de ma distraction. Parfois, j’entends à peine les gens qui parlent bas.
C’est-à-dire que j’entends les sons sans comprendre les mots. En même temps, je ne
supporte pas que l’on crie. J’ai souvent maudit mon existence et son Créateur. J’ai
l’intention de résister à mon destin, mais il y aura des moments où je serai la plus
malheureuse de toutes les créatures de Dieu. Je te prie de ne rien dire de mon état à
quiconque, pas même à Lorchen. C’est un secret que je te confie.”
Une diarrhée qui rend sourd, ça existe, ça ?
Encore aujourd’hui, les médecins spécialistes de l’oreille aiment bien écrire un petit
livre sur la surdité de Beethoven de temps en temps, histoire de gagner quelques sous.
Alors, Docteur, dites-nous, les bactéries responsables de la dysenterie peuvent-elles aller
se promener du côté de la trompe d’Eustache ? Euh, après mûre réflexion… Ptêt ben que
oui, ptêt ben que non !
Beethoven a aussi raconté qu’un jour, alors qu’il composait un morceau difficile,
quelqu’un a frappé à la porte. Furieux d’être dérangé, il s’est précipité pour ouvrir, mais il
a trébuché sur un gros livre qui traînait par terre et s’est étalé de tout son long. Quand il
s’est relevé, ses oreilles bourdonnaient et il entendait beaucoup moins bien. Ça, les
médecins n’y croient pas trop. La maladie n’est pas arrivée brusquement, mais elle s’est
manifestée au début plutôt vaguement et mollement, puis s’est aggravée peu à peu, si
bien qu’elle a mis vingt ans pour passer des bourdonnements à la surdité totale.
26
Réveille-toi, Ludwig !
Comme si son mal de ventre et son ouïe chancelante ne lui suffisaient pas, Beethoven
souffre aussi de cette maladie typique des jeunes gens de vingt-cinq ans : le chagrin
d’amour. C’est qu’il ne peut pas s’empêcher de tomber amoureux de toutes ses élèves.
Hélas, il est exclu de songer au mariage. Non seulement certaines de ces adorables
Viennoises sont déjà mariées, mais de plus elles sont princesses, duchesses ou comtesses.
Une princesse épouse un prince, pas un vulgaire musicien – surtout un musicien sans-
culotte, en ce moment, quand ces horribles révolutionnaires prétendent supprimer tout
bonnement la noblesse. Tout ce qu’il peut faire, c’est leur dédier des sonates : la
quatrième, opus 7, à la comtesse Babette von Keglevics ; les trois sonates de l’opus 10
(ses cinquième, sixième et septième) à la comtesse von Browne, une aristocrate russe
27
Réveille-toi, Ludwig !
– Ainsi, vous voulez que je vous donne des leçons ? Asseyez-vous donc au piano,
Mademoiselle, et montrez-moi ce que vous savez faire.
– J’ai apporté votre deuxième trio opus 1, Maître…
Thérèse von Brunswick s’assoit au piano. “Je jouai bravement la partie de piano,
écrit-elle dans ses mémoires, tout en chantant les parties de violon et de violoncelle.
Beethoven en fut si transporté qu’il nous promit de venir chaque jour dans notre auberge
du Griffon d’or.” (Der goldener Greif – tenue par un de mes ancêtres, sans doute).
Je serais transporté, moi aussi, si une jolie jeune femme me jouait du piano en
chantant le violon et le violoncelle. Cela devait être un plaisant spectacle. Thérèse était
non seulement une excellente pianiste, qui jouait déjà un concerto en public à l’âge de six
ans, mais aussi une cantatrice de talent.
Ludwig va rendre visite aux trois dames tous les jours. Au lieu de donner une leçon
d’une heure à Thérèse, comme convenu, il reste tout l’après-midi dans l’auberge du
Griffon d’or. Il montre aux deux sœurs comment arrondir les doigts pour pouvoir jouer
plus vite, comment passer le pouce souplement pour bien lier les notes. Il improvise des
musiques merveilleuses pour les aider à bien comprendre ce qu’il veut dire. Il compose
une série de variations à quatre mains, sur un air intitulé “Je pense à toi”, qu’elles
pourront jouer ensemble ; en attendant, il les joue avec l’une ou l’autre sur le vilain piano
qu’elles ont loué pour la durée de leur séjour. Pepi se moque de lui, car la partition
manuscrite est à peu près illisible. Elle joue n’importe quelle note, en riant comme une
folle…
– Mais, Mademoiselle Pepi, qu’est-ce que vous faites ? Vous voyez bien que c’est un
fa. Pas un sol, un fa !
– Vous appelez ça un fa, et moi j’appelle ça une patte de mouche !
Heureusement, les deux sœurs ont une bonne mémoire. A force de jouer l’œuvre avec
Ludwig, elles la savent par cœur.
Beethoven bouleverse ses nouvelles amies en leur jouant son premier grand chef
d’œuvre : sa huitième sonate, opus 13, intitulée Grande Sonate Pathétique. On n’a jamais
entendu une musique aussi humaine, aussi sincère, aussi troublante. D’un seul coup,
toutes les pièces pour piano composées par les prédécesseurs et rivaux de Beethoven
paraissent bien mièvres. Les professeurs de conservatoire de Vienne interdisent à leur
élèves de jouer la Sonate Pathétique, car elle est écrite n’importe comment, on peut même
29
Réveille-toi, Ludwig !
dire qu’elle constitue précisément l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Les élèves
désobéissent à leurs professeurs : tous jouent la sonate en cachette.
Pour se remettre des émotions de la musique, Thérèse et Pepi se promènent avec
Ludwig dans les jardins de Vienne, mangent des pâtisseries dans les cafés, vont au
théâtre. Quand elles rentrent à l’auberge à minuit, elles se remettent au piano pour
préparer la leçon du lendemain. Les clients de l’auberge protestent, évidemment, mais ils
ne peuvent pas s’empêcher de sourire en voyant l’enthousiasme juvénile des deux jeunes
filles.
Thérèse n’est pas si jeune, d’ailleurs. En 1799, elle a vingt-quatre ans. Joséphine a
vingt ans. Une autre sœur et un frère, Charlotte et Franz, sont restés en Hongrie. Leur
père est mort en 1793.
Après dix-huit jours de plaisir, de musique et de folie, les nouvelles amies de Ludwig
repartent chez elles en emportant la Sonate Pathétique, ainsi que les variations à quatre
mains qu’il leur a offertes. Les variations portent la dédicace suivante : “En jouant cette
petite offrande musicale, souvenez-vous de temps à autre de votre très dévoué Ludwig
van Beethoven.”
– Charlotte, Franz, savez-vous ce que nous avons fait à Vienne ? Nous avons
rencontré Beethoven !
– Il nous a donné des leçons.
– Nous avons passé toutes nos journées avec lui !
– Quelle chance ! Mais dites, comment est-il ?
– Attends, je vais te montrer.
Thérèse s’assoit au piano et joue le premier mouvement de la sonate pathétique.
– Il est comme ça. Cette musique, c’est lui. Tu entends comme son humeur change
vite ? Il est sombre, tu croirais qu’il boude, et puis soudain, il éclate de rire. Il redevient
sérieux, et puis tendre, et maintenant le voici qui danse comme un fou !
Les deux sœurs recopient soigneusement les variations “Je pense à toi”, en se fiant à
leur bonne mémoire plutôt qu’au manuscrit illisible. Le manuscrit, elles le font mettre
sous verre et encadrer, puis l’accrochent au mur du salon. Charlotte et Franz, qui n’ont
pas rencontré Ludwig, ne se lassent pas de contempler cet étrange document.
– On dirait le travail d’un enfant qui apprend à écrire !
30
Réveille-toi, Ludwig !
Ah, mais la belle Pepi, malgré tout le plaisir que lui a procuré la rencontre de
Beethoven, est rentrée de la capitale bien malheureuse. Pendant qu’elle s’étourdissait de
musique et de théâtre, sa mère lui trouvait un mari. C’est un vieux barbon, le comte
Joseph Deym. Ayant vu Pepi rire aux éclats au théâtre, il est tombé amoureux d’elle et a
aussitôt demandé sa main à sa mère. Comme cette excellente femme était venue à Vienne
précisément pour marier ses filles, elle a accepté sans hésiter. Pepi ne peut pas dire non,
puisque sa mère a déjà dit oui. Avec toutes ces guerres et ces révolutions, les grands
propriétaires terriens de Hongrie et d’ailleurs se disent que l’avenir est bien incertain.
Surtout que le père est mort et que Franz, le frère de Thérèse et de Pepi, n’a que vingt-
deux ans. Pepi mariée, cela fera une bouche de moins à nourrir et un souci de moins.
Pepi pleure toutes les larmes de son corps.
– Thérèse, oh, Thérèse, qu’est-ce que je vais devenir ? Ce vieux bonhomme est
tellement ridicule.
– Certes, ce n’est pas un de ces petits jeunes gens à la mode que nous avons
rencontrés dans les bals. Seulement, le mariage est une chose sérieuse. Tu es une enfant.
Comment pourrais-tu juger ? Tu dois faire confiance à Maman, qui a de l’expérience.
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Réveille-toi, Ludwig !
En juin 1800, Ludwig passe quelques semaines de vacances dans le grand domaine
des von Brunswick, en Hongrie. Il rencontre Charlotte et Franz, qui sont immédiatement
subjugués. Franz deviendra si proche de Ludwig que celui-ci lui écrira un jour : “Tu es
mon seul véritable frère.”
On montre à Ludwig la clairière aux tilleuls, lieu de réunion secret de la république
familiale des von Brunswick. Le père des quatre enfants admirait les héros de
l’indépendance américaine, si bien que Thérèse et les autres savaient tout de Georges
Washington et de Benjamin Franklin. Du coup, les enfants et leurs cousins ont fondé leur
propre petite république. A chacun des citoyens de la république von Brunswick, on a
associé un tilleul. Ainsi, quand quelqu’un manque, son tilleul peut le représenter. On
parle au tilleul, on l’écoute, on essaye de deviner sa réponse.
Bien entendu, on admet Ludwig dans la république en tant que citoyen d’honneur. On
baptise l’un des tilleuls Beethoven.
– Moi aussi, j’ai fondé une petite république à Vienne. Je suis le président-général-en-
chef ; mon ami le baron Zmeskall est ministre préposé à la fourniture des plumes ; le gros
Schuppanzigh, un véritable Falstaff, est ministre du ravitaillement ; Krumpholz, mon
professeur de violon, est chargé d’organiser les amusements ; mon élève Ferdinand Ries
33
Réveille-toi, Ludwig !
est mon secrétaire particulier. Nous ne nous réunissons pas dans une clairière, mais dans
le café du Cygne.
– Vous avez beaucoup d’élèves ?
– En dehors de Pepi, qui est mon élève préférée, seulement deux. Ce sont des enfants.
Ries a seize ans. J’ai connu son père à l’orchestre de Bonn, où il était premier violon.
L’autre élève, Carl Czerny, est encore plus jeune : dix ans, mais il est très doué. C’est
Krumpholz qui me l’a amené.
Ludwig ne remarque sans doute pas, dans la clairière secrète, un tilleul nommé
Giulietta. Vers la fin de l’année 1800, il rencontre Giulietta Guicciardi en chair et en os
chez Pepi :
– Ludwig, je te présente ma cousine Giulietta.
– Je suis enchantée de faire votre connaissance, Monsieur. Pepi m’a beaucoup parlé
de vous.
– Vous êtes italienne ?
– Mon père est italien, ma mère allemande.
– Sa mère est la sœur de mon père. Giulietta a passé son enfance en Italie, mais elle
vient s’installer à Vienne.
– Me donnerez-vous des leçons comme à Pepi, Monsieur ?
– Très volontiers…
Giulietta a des yeux d’un bleu profond, des cheveux noirs aussi bouclés que la toison
d’un agneau. Il lui a suffi de quelques semaines pour séduire tout Vienne. On l’appelle La
belle Guicciardi… Ludwig en tombe follement amoureux. Elle a seize ans.
Beethoven écrit une nouvelle lettre à son ami Wegeler.
“Les bourdonnements ont un peu diminué, mais mon ouïe ne s’améliore pas. J’ai
entendu dire que l’on soigne maintenant beaucoup de maladies par le galvanisme [C’est-
à-dire l’électricité, que Galvani et Volta viennent d’inventer]. Qu’en penses-tu ? Ma vie
s’adoucit un peu. Je fréquente de nouveau mes semblables. Tu ne peux pas imaginer
combien j’ai souffert de la solitude depuis deux ans, combien ma vie a été pénible. Mon
infirmité se dressait partout devant moi comme un spectre, et je fuyais les hommes. Je
passais forcément pour un misanthrope, moi qui le suis si peu. Ce changement, c’est une
fée, une jeune fille qui m’est chère, qui l’a accompli. Elle m’aime et je l’aime ! Je
34
Réveille-toi, Ludwig !
retrouve enfin quelques instants de bonheur. Pour la première fois, je sens que le mariage
pourrait me rendre heureux. Hélas, nous n’appartenons pas à la même classe sociale… Il
ne me reste qu’à m’atteler à mon travail avec encore plus de courage qu’auparavant.”
Un peu plus loin dans la même lettre, il écrit une phrase qui définit à la perfection son
attitude dans la vie : “Je veux saisir le Destin à la gueule. Il ne parviendra pas à
m’abattre !”
Giulietta est une enjôleuse. Des dizaines de jeunes Viennois sont à ses pieds et
pensent, comme Ludwig, Elle m’aime et je l’aime… En vérité, c’est une femme frivole,
qui évite de trop réfléchir car elle craint d’attraper de vilaines rides sur le front. Elle ne
comprend pas la musique aussi bien que Thérèse et Pepi, elle ne travaille pas avant ses
leçons, de sorte que Ludwig se fâche tout rouge. Il a beau lui répéter dix fois d’alléger sa
main gauche dans un petit rondo qu’il a écrit, elle ne veut rien entendre. Il jette ses
partitions par terre, les piétine, les déchire. Il retire la dédicace du rondo et l’offre à la
princesse Lichnowsky.
Comme sa colère se dissipe aussi vite qu’elle est apparue, il dédie à Giulietta sa
nouvelle sonate – la quatorzième, opus 27, surnommée Sonate au Clair de lune par un
critique. On pense qu’il a composé cette œuvre très tendre et romantique au cours de l’été
1801.
En ce temps-là, les jeunes filles de bonne famille savaient tout faire : jouer du piano,
chanter, danser, dessiner, peindre. C’est ainsi que l’on possède un dessin de Giulietta
dans lequel elle se représente au balcon, comme la Juliette de Shakespeare, écoutant
Ludwig, déguisé en Roméo, lui chanter la sérénade. Il porte une élégante chemise
blanche qu’elle lui a offerte. C’est ça, l’amour : Ludwig lui a demandé de ne pas payer
ses leçons en argent, mais en chemises cousues de ses mains, afin de porter tout contre sa
peau un souvenir de sa bien-aimée.
D’après certains biographes, la mère de Giulietta est prête à prendre Ludwig pour
gendre. Il n’est pas noble, certes, mais tout de même célèbre et reçu chez tous les princes.
Seulement, le père de Giulietta, le comte Guicciardi, refuse tout net cette mésalliance.
En fin de compte, Giulietta décide d’épouser l’un de ses admirateurs viennois.
Puisqu’elle est comtesse, elle choisit le comte von Gallenberg, un charmant garçon de
dix-huit ans qui se prétend compositeur de musique. Une fois de plus, Ludwig est
abandonné à son triste sort.
35
Réveille-toi, Ludwig !
Les femmes que fréquente Beethoven ne sont pas toutes des aristocrates inaccessibles.
Il rencontre des pianistes, des cantatrices, dont certaines lui plaisent. Elles sont parfois
séduites par son génie, mais elles ont assez de bon sens pour comprendre qu’il ferait un
fort mauvais mari. Il règne chez lui un désordre stupéfiant. Il cherche une de ses
partitions, ne la trouve pas, accuse son valet de l’avoir volée et vendue, renvoie le valet,
retrouve la partition dans son lit, etc. Ensuite, il se reproche d’avoir renvoyé le valet.
Ce qui le désole encore plus que sa surdité et que ses chagrins d’amour, c’est qu’il ne
peut pas s’empêcher de se disputer avec tout le monde, et en particulier avec ses
meilleurs amis et amies. Une femme très tolérante pourrait peut-être s’accommoder de
son désordre, une femme très forte pourrait essayer de ranger sa chambre, mais quelle
femme pourrait accepter son vilain caractère ?
Je reviens en arrière d’une dizaine d’années. Quand Ludwig est arrivé à Vienne, en
1792, il a mis un an avant d’écrire à sa chère Lorchen von Breuning, car il avait honte de
sa conduite. Sa lettre montre qu’il s’est disputé avec elle :
“Je ne peux pas oublier cette querelle fatale, pendant laquelle je me suis conduit de
façon si méprisable. Oh, que ne donnerais-je pas pour supprimer de ma vie tout cet
épisode, mon attitude déshonorante, tellement opposée à ma véritable personnalité. Il est
vrai, ma chère amie, que la noblesse de votre cœur me garantit votre pardon, mais on dit
que le repentir le plus sincère est celui dans lequel on admet sa faute ; c’est ce que je fais
ici. Pour marquer notre réconciliation, je me permets de vous demander un gilet en laine
angora tricoté de vos propres mains. Excusez une requête si audacieuse, mais c’est que je
préfère toutes les choses façonnées de vos mains. Il est vrai que je possède toujours le
premier gilet, que vous m’avez offert à Bonn ; cependant il est si bien passé de mode que
je ne peux plus le porter, mais seulement le conserver dans une malle comme un cadeau
cher à mon cœur. Votre ami et admirateur, L. v. Beethoven.”
La lettre ne donne pas le motif de la querelle. Moi, je crois que ni Lorchen ni Ludwig
ne savaient pourquoi il s’était disputé avec elle. Il se mettait presque toujours en colère de
façon inattendue et incompréhensible.
Un matin, par exemple, il est pris par le délire de la composition au point qu’il en
oublie de manger. Ensuite, il a soudain très faim et mange des restes froids à toute
vitesse. Une heure plus tard, au moment d’aller donner sa leçon à Lorchen, il a très mal
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Réveille-toi, Ludwig !
au ventre. Il est visiblement de mauvaise humeur, ce qui rend Lorchen nerveuse. Elle
joue une fausse note.
– Fa, fa, mais tu vois bien que c’est un fa !” hurle-t-il.
Ses yeux lancent des éclairs, des veines se gonflent sur son visage, il est comme
possédé. On l’entend sans doute de l’autre côté du Rhin. Lorchen, pâle comme un linge,
pleure doucement.
– Il est bien temps de pleurer ! Tu aurais mieux fait de préparer ta leçon.
– Je l’ai préparée, mais c’est un passage difficile. Ces accords sont très fatigants. Ma
main n’est pas assez grande. Tu écris tes œuvres pour toi-même, tu ne penses pas que les
femmes ont une main plus petite.
– Par les cornes du diable ! Je n’écris par pour les hommes ou les femmes. Je n’écris
pas pour les petites imbéciles qui pianotent pour remplir le vide de leur existence. Tu n’as
qu’à soulever des pierres pour muscler tes bras ! J’écris pour les siècles futurs ! J’écris
pour le Musicien suprême, qui nous a créés et qui nous écoute de là-haut ! Tu n’es qu’une
tête de bois ! Tu ferais mieux de renoncer au piano, ainsi je ne perdrais plus mon temps à
te donner des leçons. Oui, du temps perdu… Aucun progrès… Aucun talent…Pas plus
musicienne qu’une dinde de basse-cour !
Quand il est de bonne humeur, une fausse note ne le dérange pas du tout. Au
contraire : il en rit de bon cœur. L’ennui, c’est que son humeur change comme le temps
qu’il fait, sans raison apparente. On dirait qu’un geyser de fureur contenue, toujours prêt
à exploser, sommeille au fond de lui. Est-ce le souvenir des coups que lui assénait son
ivrogne de père, de la méchanceté froide et stupide de sa mère, qui alimente l’eau
bouillante de ses colères ?
En tout cas, je suis bien incapable de décrire avec des mots l’intensité terrifiante des
rages de Beethoven. Alors que Lorchen et ses autres élèves tremblaient comme des
feuilles quand il entrait en ébullition, nous pouvons seulement deviner ce qu’elles
ressentaient. C’est un peu comme ses improvisations : selon ses contemporains, elles
étaient absolument bouleversantes, mais comme on n’avait pas encore inventé le
magnétophone, nous ne saurons jamais quelle sorte d’émotion elles provoquaient.
Sans doute pouvons-nous entendre l’écho de son génie d’improvisateur dans ses
sonates. De même, on trouve dans ses lettres quelques traces de ses colères. Voici deux
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Réveille-toi, Ludwig !
petits billets envoyés en 1798 à son ami le pianiste et compositeur Johann Nepomuk
Hummel :
“Ne revenez plus jamais chez moi. Vous n’êtes qu’un chien vicieux ! Que l’écorcheur
emporte les chiens vicieux !”
(Le lendemain)
“Mon très cher Hummel, mon petit cœur de beurre, tu es un brave garçon et je
comprends maintenant que tu avais raison. Passe donc me voir cet après-midi.
Schuppanzigh sera là aussi et à nous deux, nous te frotterons, brosserons et secouerons
jusqu’à ce que tu cries grâce. Je t’embrasse. Ton Beethoven, alias Biscuit à Soupe.”
Ludwig passe l’été à Heiligenstadt, un village proche de Vienne. Son élève Ferdinand
Ries lui rend visite plusieurs fois par semaine pour prendre ses leçons. Ils se promènent
ensemble pendant des heures.
Toute sa vie, Beethoven a marché plusieurs heures par jour. Non seulement il dépense
ainsi le trop-plein de sa formidable énergie, mais tous les artistes savent que ce genre
d’exercice est excellent pour l’inspiration. Quand il se promène tout seul, Ludwig a
l’habitude de marmonner, de chantonner, de hurler, de remuer les bras comme pour jouer
du piano ou diriger un orchestre invisible. Les gens qui le croisent évitent de l’aborder, de
peur de subir sa fureur ou de recevoir des coups.
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Réveille-toi, Ludwig !
– En te voyant arriver sur ton gros cheval, Ferdinand, je me suis souvenu que j’avais
possédé un cheval, moi aussi, il y a quelques années.
– Vous, Maître ? J’ai du mal à vous imaginer sur le dos d’un cheval.
– En effet, cela ne me convenait pas du tout. La Nature n’a pas fait les animaux pour
qu’ils se portent les uns les autres. C’est le comte von Browne, l’Irlandais, qui me l’avait
offert. Je l’ai monté une ou deux fois et puis, tu sais comme je suis distrait, j’ai
complètement oublié son existence. Un jour, quelqu’un m’a dit qu’il avait mené mon
cheval au galop. J’étais un peu étonné. Figure-toi que mon coquin de valet louait mon
cheval à l’heure, mais qu’il se gardait bien de me donner l’argent qu’il gagnait ainsi. J’ai
vendu le cheval et renvoyé le valet.
– C’était un valet malin, comme le barbier Figaro. Vous auriez dû le garder.
– Quand tu auras des valets, tu feras ce que tu voudras ! D’ailleurs, je n’aime pas ce
Figaro.
– Vous n’aimez pas les opéras de Mozart ?
– Le musique est excellente, bien sûr, mais je trouve les sujets scandaleux. Cet abbé
da Ponte, qui les a écrits, se moquait de l’amour. Les personnages se conduisent comme
des sauvages.
– Vous préférez les opéras de Paisiello et de Cimarosa ?
– Bah, tout cela ne vaut pas grand-chose. Il faudra que j’écrive un opéra moi-même
pour être satisfait. Les musiciens d’aujourd’hui se laissent si bien tourner la tête par les
flatteries du public qu’ils ne savent plus composer. Si tu veux comprendre la musique, il
faut que tu étudies les œuvres de nos anciens, Sébastien Bach et Haendel.
– Monsieur Krumpholz m’a dit qu’il avait peut-être trouvé une copie des préludes et
fugues de Bach pour moi. Ainsi, je pourrai les jouer.
– Très bien. C’est en me faisant étudier les préludes et fugues de Bach que mon
maître M. Neefe m’a enseigné le piano. Malheureusement, j’ai eu une éducation musicale
très insuffisante.
– Vous, Maître ?
– Personne n’a pris la peine de me montrer comment on bâtit un contrepoint solide.
Pourtant, je crois que j’avais un peu de talent… Tu vois, au lieu de composer de grandes
constructions, comme Bach et Haendel, je me contente de mettre sur le papier ce que j’ai
sur le cœur. Je suis un enfant de la Nature, comme le rossignol. Il ne chante pas des
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Réveille-toi, Ludwig !
fugues à quatre parties, pourtant nous sommes émus quand nous l’entendons. Tu
comprends pourquoi j’aime me promener dans la campagne.
– Ecoutez, Maître, justement… C’est le berger… Il joue bien joliment de sa flûte de
sureau !
– Quel berger ?
– Là-bas, à l’orée du petit bois.
– Oui, je le vois, je le vois. Tu es sûr qu’il joue de la flûte ?
– Euh, c’est-à-dire… J’ai cru l’entendre, mais en vérité, je ne l’entends plus du tout.
Assurément, je ne l’entends plus.
Ferdinand Ries se souvient d’une conversation avec Stephan von Breuning, qu’il a
connu à Bonn et qui vit maintenant à Vienne, comme lui. “Beethoven n’entend pas très
bien, lui a dit Stephan von Breuning, mais il ne veut pas que cela se sache.” Quand il
constate, au cours de la promenade, que son maître n’entend pas le berger, Ferdinand
prétend aussitôt qu’il ne l’entend pas non plus. Hélas, le mal est fait. Beethoven s’arrête,
se tait, comme s’il voulait écouter la flûte. Il reste figé pendant une dizaine de minutes.
Son visage s’assombrit peu à peu. Jusque là, les sons lui parvenaient comme atténués ;
pour la première fois, un son disparaît totalement.
frappé d’un mal incurable, que des médecins stupides ont encore aggravé. Doué d’un
caractère vif et actif, aimant les distractions qu’offre la société, je dois m’isoler, vivre en
reclus loin du monde. Si je tente de sortir de mon isolement, l’absence de mon ouïe vient
durement me rappeler à la réalité. Pourtant, je ne peux pas encore me résoudre à dire aux
hommes :
– Parlez plus fort, criez, car je suis sourd.
“Ah, comment avouer la faiblesse d’un sens qui, chez moi, devrait être mieux
développé que chez les autres, un sens que j’ai possédé autrefois dans une perfection telle
que bien peu de musiciens l’ont connue ?
“Il ne m’est plus permis de chercher le réconfort dans la fréquentation de mes
semblables, dans la conversation, dans l’échange des idées. Je dois vivre en proscrit. Si je
m’approche des autres, je ressens une terrible angoisse à l’idée que l’on puisse remarquer
mon état. Ayant passé les six derniers mois à la campagne, sur la recommandation de
mon médecin, j’ai pu échapper à cette angoisse. Ah, mais quelle humiliation quand
quelqu’un, à mes côtés, entendait le son d’une flûte ou le chant d’un berger, alors que je
n’entendais rien du tout. De tels incidents m’amenaient au seuil du désespoir. J’aurais
volontiers mis fin à mes jours.
“Seul l’art m’a retenu. Il me semblait impossible de quitter le monde sans avoir donné
tout ce que je sentais germer en moi. J’ai donc prolongé cette vie misérable. La patience
doit maintenant me servir de guide. Je tiendrai jusqu’à ce que les Parques inexorables
décident de couper le fil de mon existence.
“Dans ma vingt-huitième année, il me faut devenir philosophe. C’est encore plus dur
pour un artiste que pour un autre homme. Etre suprême, Tu vois en moi, Tu connais mes
pensées les plus profondes. Tu sais que l’amour de l’humanité et le désir de faire le bien
m’habitent.
(Il se rajeunit maintenant de quatre ans : en 1802, il n’est pas dans sa vingt-huitième
année, mais dans sa trente-deuxième, cela ne fait aucun doute. Bizarre, non ?)
“Mes frères, dès que je ne serai plus, priez le Dr Schmidt, s’il vit encore, de décrire
ma maladie et joignez ces pages à son rapport, afin que le monde se réconcilie avec moi
après ma mort. Je vous lègue ma modeste fortune. J’aimerais que vous conserviez les
instruments du prince Lichnowsky, mais si vous ne pouvez pas faire autrement, vendez-
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Réveille-toi, Ludwig !
les. Je suis heureux de penser que, même dans ma tombe, je pourrai encore vous rendre
service !
(Le prince lui a offert tout un quatuor : deux violons, un alto et un violoncelle ; le
premier violon et le violoncelle portent la signature de Guarnerius, le grand rival de
Stradivarius, le deuxième violon celle d’Amati, maître de Guarnerius et de Stradivarius.
Ces instruments avaient déjà beaucoup de valeur à l’époque de Beethoven. On peut les
admirer dans le musée Beethoven à Bonn)
“C’est avec joie que je vais au devant de la mort. Si elle vient avant que j’aie eu le
temps de déployer toutes mes facultés d’artiste, je me résignerai, car elle me délivrera
d’un état de souffrance sans fin. Viens quand tu veux, ô Mort ; j’irai courageusement à ta
rencontre. Adieu, et ne m’oubliez pas totalement dans la mort. Vous me le devez, car j’ai
souvent pensé à vous au cours de ma vie, désirant vous rendre heureux. Soyez-le !”
– Vous savez, Krumpholz, je suis loin d’être content des œuvres que j’ai composées
jusqu’ici. A partir de maintenant, je vais m’engager sur une nouvelle voie.
– A siècle nouveau, musiques nouvelles !
– On ne saurait mieux dire. Les deux petites symphonies que j’ai données l’an
dernier, mes deux concertos, tout cela ne vaut rien. Je porte en moi une symphonie
nouvelle telle que vous n’en avez jamais entendue, un concerto, des sonates, un opéra.
Les compositeurs des siècles passés n’étaient que des esclaves, mais moi je suis libre. Les
peuples qui se libèrent ne veulent plus écouter des musiques composées par des esclaves !
– Les peuples de l’empire se libèrent ?
– Pas encore, mais cela viendra. Les Français donnent l’exemple. Ils entraîneront
toute l’Europe. Ils ont renversé le roi et établi une république, comme à Rome. Ils ont
même des consuls. L’ambassadeur de France, Bernadotte, m’a suggéré d’offrir une
symphonie au premier consul, le général Bonaparte.
– Vous n’allez pas le faire ?
– Je vais faire mieux que cela. Ma nouvelle symphonie va raconter en musique toute
la grande révolution française et je l’intitulerai Bonaparte.
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Réveille-toi, Ludwig !
– Je doute que le prince Lobkowitz accepte de faire créer par son orchestre une œuvre
dédiée aux ennemis de l’Autriche.
– Si le prince Lobkowitz n’en veut pas, je trouverai un autre orchestre que le sien.
C’est un Beethoven transformé qui est revenu de Heiligenstadt. Son humeur est fort
gaie ; il renoue avec tous ses amis ; il ne cesse d’esquisser de nouvelles musiques dans
son carnet. On dirait que l’écriture de son testament l’a débarrassé de ses idées noires.
Il se réjouit sans doute aussi quand le comte Deym, le mari de Pepi, meurt
brusquement d’une pneumonie au début de l’année 1804. Le mariage n’a duré que quatre
ans, mais les deux époux ont tout de même eu quatre enfants (dont le dernier naît après la
mort du comte). Dès son retour de Heiligenstadt, Ludwig s’était rapproché de Pepi pour
mieux oublier Giulietta. La sonate au Clair de lune était dédiée à Giulietta, mais c’était
Pepi qui la jouait !
Maintenant que Pepi est veuve, Ludwig lui rend visite encore plus volontiers. Sa
jeune sœur Charlotte, qui séjourne chez elle à Vienne, envoie à Thérèse, restée en
Hongrie, des compte-rendus réguliers. En ce temps-là, les gens chics écrivaient en
français, mais ils n’avaient pas de correcteur d’orthographe sur leur ordinateur.
(Le 10 novembre 1804)
“Beethoven était deux fois chez nous. Pépi l’a invité l’autre jour à dîné. Après, on a
fait musique, des quattors, Suppansi jouait la violine, puis lui étais si aimable qu’il a tout
de suite joué côme on l’a prié une sonate et des variations, divinement. Il te dit mille
belles choses…”
(Le 20 novembre)
“Beethoven est fort aimable. Il vient tous les seconds jours, et dône des leçons à Pépi.
Il compose un opéra, et nous en a joué quelque pièce scharmant…”
(Le 19 décembre)
“Beethoven vient très souvent. Il dône des leçons à Pépi. C’est un peu dangereux, je
t’avoue…”
(Le 21 décembre, à Franz)
“Beethoven est presque chaque jour chez nous. Il enseigne Pips – vous m’entendez,
mon cœur !” (Ce qui signifie : Vous me comprenez, mon cœur)
(Thérèse répond)
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Réveille-toi, Ludwig !
“Mais dis-moi, Pepi et Beethoven, où cela nous mène-t-il ? Qu’elle soit sur ses
gardes ! Comme tu le dis, son cœur doit avoir la force de rester chaste–triste nécessité, et
la plus dure.”
En 1957, un siècle et demi après ces événements, on a retrouvé dans un musée suisse
une série de lettres échangées entre Ludwig et Pepi, dans lesquelles chacun déclare à
l’autre son amour. Pepi écrit qu’elle l’aimait avant même de le rencontrer, parce qu’elle
écoutait sa musique “avec enthousiasme”. Ses lettres révèlent qu’elle est restée chaste,
ainsi que le demandait Thérèse : “Je ne puis satisfaire cet amour sensuel… céder à votre
désir. Croyez qu’en accomplissant mon devoir c’est moi qui souffre le plus…” De son
côté, Beethoven sent que l’amour réveille son génie : “J’ai souffert, j’ai lutté avec moi-
même entre la mort et la vie – mais à présent ce n’est plus qu’à moitié aussi dur – j’ai
gagné votre cœur, je le sais avec certitude – mon activité en sera accrue et – ici je vous le
promets en vérité, bientôt je serai digne de vous et de moi – ô J bien-aimée.” (J signifie
Joséphine, le vrai nom de Pepi.)
Ludwig parsème toutes ses lettres de grands tirets, dont certains prennent la moitié
d’une ligne.
Les musicologues considèrent que les œuvres écrites après le séjour de Beethoven à
Heiligenstadt appartiennent à sa “deuxième manière”. Les œuvres de la première
manière, écrites au dix-huitième siècle, nous paraissent aujourd’hui bien sages, encore
influencées par Mozart et Haydn, même si les critiques de l’époque les trouvaient très
audacieuses. Les œuvres de la deuxième manière sont beaucoup plus personnelles. On
entend vraiment la voix de Beethoven. Comme sa personnalité est complexe, elles
deviennent de plus en plus difficiles à jouer ; seuls de très bons pianistes peuvent jouer la
vingt-et-unième sonate, dédiée au comte Waldstein, par exemple. Ainsi que Ludwig l’a
promis à Krumpholz, il s’engage dans une nouvelle direction.
Plusieurs sonates tendres et gracieuses, comme la dix-septième (surnommée La
Tempête, d’après une remarque de Beethoven à propos de La Tempête de Shakespeare)
nous parlent de l’amour de Ludwig pour Pepi.
Le renouveau de son inspiration apparaît principalement dans son immense troisième
symphonie, qu’il pensait dédier à Bonaparte. Elle est tout bonnement deux fois plus
longue que les symphonies de Haydn ou de Mozart. Composer de la musique classique
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Réveille-toi, Ludwig !
ne consiste pas seulement à inventer des mélodies, mais à les harmoniser, à les varier, à
les combiner, à les développer. A force d’improviser et d’écrire des variations, Beethoven
sait développer des thèmes musicaux comme personne. A partir de thèmes dont un autre
musicien aurait fait un petit morceau de rien du tout, il bâtit le premier mouvement
grandiose de la symphonie, afin de rendre hommage au peuple découvrant la liberté.
Le second mouvement est une marche funèbre. En ces temps de guerre, on entendait
souvent des marches militaires dans les rues de Vienne. La marche funèbre est une
marche lente, dont on marque le rythme avec des tambours assourdis. Quand il apprendra
la mort de Napoléon à Sainte-Hélène, en 1821, Beethoven dira : “J’ai déjà écrit sa marche
funèbre.”
Dans les sonates et symphonies traditionnelles, le troisième mouvement était un
menuet, une petite danse pleine de charme qui assurait la transition entre le mouvement
lent et le mouvement final. Ce dernier était en général un rondo, autrement dit une
ritournelle qui terminait l’œuvre dans la gaieté. Dans une de ses symphonies, Haydn avait
remplacé le menuet par un scherzo (ce mot italien signifie “plaisanterie”), un morceau
plus vif et plus grinçant qu’un menuet. A partir de sa troisième symphonie, Beethoven
adopte le scherzo dans presque toutes ses grandes œuvres. On considère qu’il a
véritablement inventé le scherzo, mouvement qui donne du caractère aux sonates et aux
symphonies et qui jouera un rôle essentiel dans de nombreuses œuvres du dix-neuvième
et du vingtième siècle.
La symphonie ne s’achève pas par un rondo, mais pas une série de variations sur un
thème que Beethoven avait écrit pour le ballet Les Créatures de Prométhée. Beethoven
voyait Bonaparte comme un nouveau Prométhée. De même que le héros de la mythologie
grecque apportait le feu aux êtres humains, de même la révolution française et ses héros
apportaient la liberté aux peuples de l’Europe.
Il ne travaille pas à sa symphonie vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il écrit des
sonates pour piano, et aussi une belle sonate pour piano et violon dédiée au grand
virtuose français Kreutzer, que celui-ci refuse tout net sous prétexte qu’elle est
“outrageusement inintelligible”. Il trouve le temps de déménager fréquemment, selon son
habitude, et de se brouiller à mort avec son ami d’enfance Stephan von Breuning. Il
donne toujours des leçons à Ferdinand Ries et Karl Czerny.
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Réveille-toi, Ludwig !
Ferdinand Ries remarque un jour, parmi les papiers éparpillés autour du piano, la
partition de la nouvelle symphonie. Deux inscriptions figurent sur la page de couverture :
en haut, Buonaparte ; en bas, Luigi da Beethoven.
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Réveille-toi, Ludwig !
En tout cas, l’œuvre ne porte plus le nom d’un ennemi de l’Autriche, donc elle peut
être proposée au prince Lob pour son orchestre. Beethoven la vend au prince “pour
quelques années”. On devrait donc dire qu’il la loue au prince…
Aujourd’hui, un compositeur de musique reçoit de l’argent chaque fois que l’on
exécute ses œuvres à la radio ou en concert, chaque fois que l’on vend un de ses disques.
Cela ne rapporte pas une fortune, mais tout de même plus que la seule vente des
partitions dans les librairies musicales. Un organisme spécial, la SACEM, contrôle ces
mécanismes. A l’époque de Beethoven, la notion de droits d’auteur était encore toute
nouvelle et peu répandue. Si quelqu’un copiait une œuvre de Ludwig et la jouait à
l’étranger, cela ne rapportait rien du tout au compositeur. Il était donc obligé d’inventer
des moyens de gagner quelques ducats. Il vendait souvent une œuvre à un aristocrate en
exclusivité pour un an ou deux ; ensuite, il la revendait à un éditeur. Souvent, il vendait la
même œuvre à plusieurs éditeurs.
L’orchestre du prince Lob crée la Symphonie Héroïque en novembre 1804.
L’immense palais du prince contient une grande salle de concert. Le public est nombreux.
Les amis et admirateurs de Beethoven trouvent l’œuvre sublime, mais les braves gens qui
sont là par curiosité n’y comprennent rien. Qu’est-ce que c’est que cette cacophonie ? On
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Réveille-toi, Ludwig !
n’a jamais rien entendu de tel. Et pourquoi les mouvements sont-ils si longs ? Des
plaisantins hurlent : “Un thaler pour que ça s’arrête !”
Les critiques déclarent que la symphonie est interminable, décousue, obscure, mal
écrite, dissonnante, assommante. Trois quarts d’heure ! C’est monstrueux… Certaines
personnes conseillent à Beethoven d’abréger son œuvre. “Une symphonie composée par
moi n’est pas trop longue, répond-il, quand bien même elle durerait une heure.”
semaine après la dernière représentation, en compagnie des chanteurs qui interprètent les
différents rôles de l’opéra. La princesse Christiane joue la partition d’orchestre au piano
pour accompagner les chanteurs. Elle pense que l’on peut sauver Léonore, à condition
d’examiner chaque scène avec rigueur et d’ôter ce qui est superflu. Elle a gagné Stephan
à sa cause ; il est chargé d’arranger le livret.
Sauf que Ludwig ne veut pas. Il accepte de modifier quelques bouts de texte, mais il
refuse de toucher à la musique. La princesse et Stephan proposent de fusionner les deux
premiers actes. Il faudrait supprimer des scènes entières. Impensable !
– Ecoutez-moi, Beethoven… Remaniée, Léonore peut vivre. Laissée telle qu’elle est,
elle mourra.
– Qu’elle meure ! Donnez-moi la partition, Madame la princesse. Je vais la brûler !
– Soyez raisonnable ! Vous n’allez pas brûler votre plus grande œuvre. Si vous faites
cela, non seulement la postérité ne la connaîtra pas, mais elle ne retiendra que les insultes
lancés par des sots.
– Tant pis pour la postérité. Il me suffit que Léonore vous ait plu.
– Beethoven ! Non, votre chef d’œuvre ne peut pas disparaître ! Vous ne le voulez pas
vraiment… Dieu ne le veut pas, qui a mis en votre âme ces chants si beaux ! L’esprit de
votre mère ne le veut pas, qui vous exhorte par ma voix ! Beethoven, il le faut !
Acceptez… Acceptez en souvenir de votre mère ! Acceptez pour moi, pour votre plus
fidèle amie…
– J’accepte… J’accepte tout… Tout… pour vous, pour ma mère…
D’après le ténor Josef-August Roeckel, qui a raconté cette scène, Beethoven prononce
ces mots en sanglotant, “ses yeux émus levés au ciel”. Plus le temps passe, plus il oublie
le visage renfrogné de sa mère et plus il idéalise son souvenir. Chaque fois qu’il trouve
une nouvelle mère, comme Mme von Breuning ou comme la princesse Christiane,
l’image de sa vraie mère se brouille un peu plus.
La modification de l’opéra est une affaire très délicate. On travaille d’arrache-pied de
sept heures du soir à une heure du matin (certains biographes disent : de midi à minuit). A
Hollywood, aujourd’hui, il arrive souvent que l’on remanie un scénario qui fonctionne
mal en appelant des spécialistes appelés “script doctors”. On a beau les payer très cher,
cela ne marche à peu près jamais, ce truc-là. Si une œuvre est boîteuse au départ, il est
très difficile de la redresser.
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Réveille-toi, Ludwig !
Vous avez sans doute remarqué que j’ai mentionné la princesse Christiane, mais pas
le prince. Pourtant, il joue au cours de la soirée un rôle vital : il s’occupe de la cuisine. Je
n’ai pas écrit “il fait la cuisine”, bien sûr ; il dirige et houspille les cuisiniers et les
servantes. De temps en temps, il apporte des tartines beurrées et des bouteilles de vin
pour les chanteurs, qui ont besoin de s’alimenter comme des athlètes. A une heure, des
laquais ouvrent à deux battants les portes de la salle à manger. Les chanteurs épuisés
poussent un Hourrah tonitruant en découvrant le sublime souper que le prince à fait
préparer : des viandes, des volailles, des poissons, servis dans de la porcelaine fine ; des
vins de Tokay et de Bordeaux ; des entremets, des confitures, des fruits frais. Le ténor
Roeckel, qui chante le rôle de Florestan, le mari de Léonore, est assis à côté de
Beethoven. Pendant que Roeckel, affamé après l’effort, remplit son assiette et la vide
aussitôt, Ludwig, préoccupé par les transformations de sa pauvre Léonore, n’avale
presque rien.
– Vous avez dévoré comme un loup, dit-il à son voisin. Qu’avez-vous mangé ?
– J’avais tellement faim que je n’y ai pas fait attention.
– C’est pour cela que vous avez si bien chanté le rôle de Florestan affamé dans son
cachot. Vous l’avez rendu d’après nature. Le mérite n’en revient donc ni à votre voix, ni
à votre tête, mais à votre estomac. Tâchez d’avoir bien faim avant la représentation, et
alors le succès est assuré !
Tout le monde se met à rire. La plaisanterie n’est peut-être pas très drôle, mais chacun
se réjouit que Beethoven ait retrouvé sa bonne humeur.
Ferdinand Ries, l’élève de Beethoven, est convoqué à Bonn (sa ville natale) par les
autorités françaises. La République ayant inventé le service militaire, tous les jeunes gens
doivent se présenter devant le conseil de révision. Exempté en raison de sa myopie, il se
met à voyager et finit par s’établir à Londres.
– Vous gonflez les frais afin de diminuer les bénéfices, et par la même occasion ma
part des bénéfices !
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Réveille-toi, Ludwig !
Il écrit son quatrième concerto pour piano et son magnifique concerto pour violon. Il
achève sa quatrième symphonie, commence la cinquième et la sixième.
Il compose sa vingt-troisième sonate pour piano, opus 57, que son éditeur baptise
Appassionata. De toutes les œuvres qu’il a écrites jusque là, c’est la plus énergique, la
plus véhémente, la plus volontaire, la plus sauvage, la plus beethovénienne. C’est un
véritable volcan de musique. Devant une lave d’accords qui rougeoie en arrière-plan, des
notes brûlantes jaillissent de tous côtés. La musique n’agit pas seulement sur l’ouïe, mais
sur tout le système nerveux, qu’elle hypnotise par des répétitions de notes, qu’elle
étourdit par de grandes éruptions de gammes et d’arpèges. La sonate dit la passion
amoureuse, mais aussi la passion de la vie, la passion de la liberté, la passion de l’art.
Dans une note qui date de cet époque, Beethoven écrit : “Il y a des moments dans la vie
qu’il faut surmonter d’une façon ou d’une autre.”
Et puis il offre au prince Razumovsky, ambassadeur de Russie à Vienne et beau-frère
du prince Lichnowsky, trois grands quatuors, qui constituent son opus 59. Ce sont ses
septième, huitième et neuvième quatuors. A l’image de la symphonie héroïque, ils sont
radicalement différents des six quatuors de l’opus 18 et des quatuors de Mozart ou
Haydn. Beaucoup plus longs, plus vigoureux, plus denses, plus mûrs.
Le prince Razumovsky a recueilli le gros Schuppanzigh et ses trois acolytes depuis
que le prince Lichnowsky est parti dans ses terres. C’est ce qui explique que Beethoven
lui ait dédié les quatuors. Par amitié pour le prince Razumovsky, Beethoven inclut des
thèmes russes dans le septième et huitième quatuor.
Comme ses sonates récentes, ce sont des œuvres difficiles. Schuppanzigh se plaint.
– Est-ce que vous croyez que je pense à votre crincrin pleurnichard quand
l’inspiration me saisit ? lui demande Beethoven.
“Les farces d’un fou”, écrit un critique.
Plus les œuvres de Beethoven deviennent personnelles, moins les Viennois les
comprennent. Longtemps après sa mort, les musicologues analyseront sa technique de
composition et l’opposeront à celle de Mozart : alors que Mozart écrivait une mélodie,
puis en développait les différents éléments, Beethoven part volontiers de fragments,
d’éléments, de bouts de gamme, puis les combine et les assemble comme des pièces de
Lego, ce qui permet de bâtir une construction aussi grande que l’on veut. La structure est
53
Réveille-toi, Ludwig !
solide, mais l’œuvre garde un caractère surprenant et spontané qui rappelle les
improvisations géniales du compositeur.
verrouillée ? Le prince l’enfonce d’un vigoureux coup de pied. Beethoven, qui n’a peur
de personne, s’empare d’une chaise et se prépare à la briser sur la tête du prince. Cette
affaire-là se serait très mal terminée si l’une des personnes présentes, le comte
Oppersdorff, ne s’était pas jeté vivement entre les deux combattants.
Beethoven fourre en toute hâte ses vêtements et le précieux manuscrit de la sonate
Appassionata dans son sac de voyage. Il part à pied jusqu’à la ville voisine, située à
plusieurs kilomètres, sous une pluie battante. Les traces d’humidité sont bien visibles sur
le manuscrit de la sonate. Si vous ne me croyez pas, vous pouvez aller le voir au
Conservatoire National de Paris. C’est une pianiste française, Marie Bigot, qui a joué la
Sonate Appassionata la première, et du coup Beethoven lui a offert le manuscrit. Elle l’a
légué au Conservatoire.
Arrivé à Vienne, Beethoven brise un buste du prince Lichnowsky qu’il possédait. Il
écrit au prince la note suivante : “Prince, ce que vous êtes, vous l’êtes par le hasard de la
naissance. Ce que je suis, je le suis par moi-même. Des princes, il en existe et il en
existera encore des milliers, mais il n’existe qu’un seul Beethoven.”
– Je suis obligé de quitter ce pays où la valeur de mon travail n’est pas reconnue. Le
roi de Westphalie me propose de devenir son maître de chapelle. Je recevrai six cents
ducats en or par an. (J’aimerais bien vous dire combien six cents ducats d’or représentent
en florins, en thalers ou en guilders, mais j’ai égaré ma calculatrice).
– Vous ne pouvez pas faire cela, Beethoven. Voyons, c’est impossible. Vous savez
bien que ce soi-disant roi de Westphalie n’est qu’un frère du prétendu empereur des
Français.
55
Réveille-toi, Ludwig !
– Cela m’est égal, Madame la comtesse. Je sais que je serai mieux traité qu’ici, et que
je pourrai composer en paix. Comment voulez-vous que je me consacre à ma musique,
quand je me réveille chaque matin en me demandant où trouver l’argent du loyer ? Tout
artiste digne de ce nom devrait avoir droit à la sécurité d’un revenu régulier, afin que son
esprit soit libéré pour son art.
– Si je trouve le moyen de vous procurer un revenu régulier, resterez-vous parmi
nous ?
– Je ne peux imaginer de plus grand plaisir que celui de rester auprès de vous,
Madame la comtesse.
Une nouvelle comtesse dans la vie de Beethoven : Marie Erdödy, rencontrée chez le
baron van Swieten. Appartenant à la grande famille hongroise des Niczky, mère de trois
enfants, elle est plus ou moins paralysée depuis son premier accouchement. Comme le
prince Lob ? Oui, à l’accouchement près. Les personnes boîteuses, bossues et paralysées
étaient beaucoup plus nombreuses qu’aujourd’hui, en raison des insuffisances de la
médecine. La comtesse passe une partie de sa journée allongée sur un divan, mais s’assoit
pour jouer du piano, ce qu’elle fait à la perfection. Plusieurs biographes très sérieux
disent que Beethoven est profondément amoureux d’elle vers 1808. La preuve, c’est qu’il
habite chez elle. En plus, il lui dédie ses deux trios opus 70 – dont le second, surnommé
“Les esprits” en raison de son caractère mystérieux, est certes un magnifique cadeau.
D’autres biographes, non moins sérieux, disent qu’elle occupe plutôt la position de mère
de Ludwig, à la place de la princesse Christiane. Bien qu’elle soit plus jeune que lui, il la
surnomme “mon père confesseur”. Il habite dans son appartement (elle loue une aile du
palais des Lichnowsky), mais pas dans sa chambre.
Un nouveau comte dans la vie de Beethoven : von Gleichenstein. Il remplace le baron
Zmeskall, qui est malade. C’est-à-dire qu’il vérifie que Beethoven possède des plumes en
nombre suffisant et qu’il se charge de les tailler. Il résilie le bail d’un appartement quand
Beethoven a déménagé, engage une cuisinière et un valet pour succéder à ceux que
Beethoven vient de renvoyer, commande du bois pour le chauffage et de l’huile pour les
lampes. Tout cela sans demander le moindre salaire, par pur amour de la musique.
La comtesse Erdödy et le comte von Gleichenstein complotent pour procurer à
Beethoven un revenu régulier. C’est qu’il ne reçoit plus la pension que lui versait le
56
Réveille-toi, Ludwig !
prince Lichnowsky, bien sûr – même si, par une coïncidence bizarre, il habite de nouveau
dans un coin de son palais. Difficile de trouver un autre mécène, car les temps sont durs ;
la guerre, avec ses armées qui piétinent les moissons et confisquent le bétail, commence à
entamer dangereusement la fortune des grands seigneurs. Voyez comme la comtesse et le
comte sont malins : au lieu de chercher un sponsor unique, ils demandent à trois princes
de coopérer. On prépare un triple contrat, qui commence par les mots suivants :
“Les preuves que M. Louis van Beethoven nous donne chaque jour de son talent
extraordinaire et de son génie de compositeur ont inspiré aux soussignés l’idée de le
libérer de tout souci matériel et d’écarter ainsi les obstacles misérables qui pourraient
s’opposer à l’essor de son génie. En conséquence, les soussignés s’obligent à lui compter
annuellement la somme de quatre mille florins…”
Le premier signataire, c’est notre cher ami le prince Lob, qui promet sept cents florins
par an. Le second signataire est un nouvel admirateur de Beethoven, le prince Kinsky, qui
s’engage à verser mille huit cents florins. Le troisième signataire, qui inscrit la somme de
mille cinq cents florins sur le contrat, est un jeune homme d’excellente famille :
l’archiduc Rodolphe, demi-frère de l’empereur François II.
Beethoven donne des leçons de musique à l’archiduc depuis quelques mois. Au début,
les gardes du corps de Son Altesse Impériale prétendaient contraindre Beethoven à
observer les règles du protocole. S’incliner bien bas, s’éloigner de l’archiduc à reculons,
etc.
– Attention ! Vous venez de toucher sa main. C’est strictement interdit !
– Je suis bien forcé de prendre sa main pour lui montrer comment on passe le pouce.
Sinon, autant renoncer aux leçons…
En fin de compte, l’archiduc Rodolphe ordonne à ses gardes du corps d’attendre sur le
palier pendant la leçon. Beethoven est parfois très brutal avec ses élèves. Il leur frappe la
main, leur écarte les doigts de force. Il paraît qu’il a même mordu une élève à l’épaule
tellement elle l’énervait à jouer de travers.
Il faut remarquer aussi qu’avec Ries et Czerny, qui étaient de véritables musiciens et
non de nobles amateurs, il était très patient. Il demandait à Ries de jouer un passage dix
fois, et même dix-sept fois, sans se mettre en colère. Il restait calme quand son élève
57
Réveille-toi, Ludwig !
jouait une fausse note, car on ne pouvait pas lui reprocher cet accident, mais se fâchait
quand il jouait trop fort ou trop vite, car cela dépendait de lui.
En vérité, Beethoven n’est pas aussi pauvre qu’il le prétend. Non seulement il devient
méfiant, mais aussi avare. Son frère Johann, qui lui a prêté mille cinq cents florins, le prie
de le rembourser – il s’est installé à Linz et veut acheter une pharmacie dans cette ville.
Ludwig refuse. Alors qu’il vient de recevoir de deux éditeurs différents des sommes
importantes, il prétend qu’il n’a pas d’argent. Il n’écrit même pas lui-même à son frère,
mais demande à Gleichenstein de lui signifier son refus.
On dirait qu’il a besoin d’être malheureux pour nourrir son inspiration. Quand les
ennemis ne sont pas assez nombreux, il se fâche pour en fabriquer quelques uns de plus.
Quand il pourrait gagner de l’argent, il se débrouille pour le perdre.
Par exemple, derrière son projet de quitter Vienne et de s’exiler en Westphalie, il y a
l’échec lamentable d’un grand concert. Il avait l’intention de présenter au public pour la
première fois ses deux nouvelles symphonies, la cinquième et la sixième, un air chanté
avec orchestre, son quatrième concerto pour piano, des extraits de la messe écrite pour le
prince Esterhazy, une fantaisie pour piano et enfin la grande fantaisie opus 80 pour piano,
chœur et orchestre. C’est un programme immense, que les meilleurs orchestres actuels
hésiteraient sans doute à donner. Or, en ces années-là, les derniers orchestres princiers,
comme celui du prince Lob, ont disparu à cause de la guerre, mais il n’y a pas encore
d’orchestres professionnels comme aujourd’hui. Pour organiser un concert, on va
chercher des musiciens à droite et à gauche, cela sonne comme ça peut. Seulement, les
musiciens de Vienne n’ont pas très envie de jouer des œuvres de Beethoven. D’abord, ils
savent que les partitions seront difficiles (et illisibles). Ensuite, ils redoutent la furie du
maître. Beethoven n’est pas encore assez sourd pour ne pas entendre les couacs de
l’orchestre…
Bon, les musiciens acceptent de former l’orchestre, à condition que Beethoven ne les
dérange pas pendant les répétitions. On a perdu beaucoup de temps à négocier pour
convaincre les musiciens, de sorte que certains des morceaux ne sont répétés qu’une seule
fois. Seyfried, un des rares chefs qui ne soit pas fâché avec Beethoven, dirige les
répétitions, en consultant régulièrement le maître qui se cache dans les coulisses.
58
Réveille-toi, Ludwig !
en voyant comment Walt Disney a illustré la Symphonie Pastorale dans le dessin animé
Fantasia !
Alors qu’il avait l’habitude d’écrire des sonates pour piano en-veux-tu-en-voilà, il
s’est arrêté après la sonate Appassionata, dédiée à Franz von Brunswick. Après quelques
années d’interruption, il compose sa vingt-quatrième sonate et, passant du frère à la sœur,
la dédie à Thérèse.
Oui, Pépi c’est fini. Elle est allée en Suisse avec Thérèse pour demander au grand
pédagogue Pestalozzi comment élever ses enfants. Thérèse est éblouie par Pestalozzi, un
petit vieillard sec qui est un véritable Beethoven dans son domaine – c’est-à-dire que ses
idées sur l’éducation universelle et l’apprentissage de la liberté influenceront tous les
pédagogues qui lui succèderont, à commencer par Thérèse elle-même : Thérèse von
Brunswick est un personnage célèbre de l’histoire de la Hongrie, car elle a créé dans ce
pays les premières écoles maternelles d’Europe. Chez Pestalozzi, les deux sœurs
rencontrent un autre de ses élèves, le baron Stackelberg. Pepi l’engage comme précepteur
de ses enfants, puis l’épouse.
La guerre s’était arrêtée ; elle recommence. Beethoven suit les événements de près. Il
n’est pas facile de choisir son camp dans tous ces conflits qui déchirent l’Europe.
Beethoven préfère le peuple et la liberté à la noblesse et à la tyrannie, donc il avait
tendance à soutenir les Français quand il était jeune. Maintenant qu’il a vus ces horribles
Français de près, il est devenu patriote et espère que l’Allemagne va gagner.
En marge du brouillon de son nouveau concerto pour piano, il écrit : “Chant de
réjouissance pour le combat ! – Attaque ! – Victoire !” Il se dit qu’avec son talent, s’il
avait appris la stratégie militaire au lieu de la musique, il pourrait vaincre Napoléon ! Ce
nouveau concerto, son cinquième et dernier, est surnommé L’empereur. Qui a donné ce
surnom ? Pourquoi ? Personne ne le sait.
– Oui, monsieur… Mais je vous préviens que j’entends très mal le français.
– Je n’entends pas mieux l’allemand, monsieur, mais mon message se borne à vous
apporter de Paris une lettre de M. Reicha.
– Entrez donc. Asseyez-vous. Comment vous appelez-vous ?
– Baron de Trémont.
– Quel est donc cet uniforme que vous portez ? Quelle fonction exercez-vous ? Quel
âge avez-vous ? Pourquoi êtes-vous venu à Vienne ? Combien de temps allez-vous y
rester ? Êtes-vous musicien ?
– Euh… Je ne veux pas vous déranger… La lettre de M. Reicha vous expliquera tout
cela bien mieux que je ne saurais le faire.
– Non, non, parlez. Parlez seulement lentement, parce que j’ai l’oreille très dure, et je
vous entendrai.
Reicha, né à Prague, a été flûtiste dans l’orchestre de Bonn, où il s’est lié d’amitié
avec Beethoven. Etabli à Paris depuis des années, il est professeur de composition au
Conservatoire National de Musique. Il a prévenu son ami le baron de Trémont qu’il ne
doit pas trop espérer voir Beethoven à Vienne : “Je crains que ma lettre ne vous soit pas
d’un grand secours. Depuis que Napoléon s’est déclaré empereur, il déteste les Français.
Il a refusé de recevoir Rode, qui est le meilleur violiniste d’Europe, quand il a traversé
Vienne en revenant d’un voyage en Russie. Il est misanthrope et vit très retiré. Il attache
si peu d’importance aux conventions du monde qu’il a refusé d’aller voir l’Impératrice
d’Autriche qui le priait de passer au palais ; il a répondu qu’il était occupé ce jour-là,
mais qu’il essayerait de lui rendre visite le lendemain.”
Le baron de Trémont est donc certain que Beethoven lui claquera sa porte au nez. En
1809, les troupes françaises occupent Vienne pour la seconde fois, pendant six mois,
après un bombardement qui a démoli des fortifications juste devant l’immeuble où habite
Beethoven. Celui-ci a dû se terrer pendant plusieurs jours dans la cave de son frère Karl.
Il est très malheureux, parce qu’il n’a pas pu passer l’été 1809 à la campagne comme
d’habitude. De nouveau, ses nobles protecteurs sont partis. Les magasins sont vides. Il y a
des pillages. Le vieux Haydn est mort au début de l’occupation.
Ayant tout de même décidé de tenter sa chance, le baron va jusqu’à l’immeuble de
Beethoven et demande aux voisins si le maître est chez lui. “Il y est, lui disent-ils, mais il
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Réveille-toi, Ludwig !
n’a pas de servante en ce moment, car il en change à chaque instant, et il est douteux qu’il
veuille ouvrir.” La baron sonne trois fois. Il est très soulagé que personne ne lui ouvre,
car en vérité il a choisi un mauvais jour : à cause d’un rendez-vous officiel prévu un peu
plus tard, il a revêtu son uniforme de conseiller d’état – un des échelons les plus élevés de
la haute administration napoléonienne.
“J’allais m’en aller, écrit le baron dans ses mémoires, lorsqu’un homme fort laid et à
l’air de mauvaise humeur ouvre et me demande ce que je veux.
“Il me regarde, prend ma lettre et me fait entrer. Représentez-vous ce qu’il y a de plus
malpropre et de plus en désordre : des flaques d’eau couvrant le plancher ; un assez vieux
piano à queue sur lequel la poussière le disputait à des morceaux de musique manuscrite
et gravée. Dessous (je n’exagère rien), un pot de nuit non vidé. A côté, une petite table de
noyer qui était habituée à ce que l’écritoire qu’elle portait fût souvent renversé ; une
quantité de plumes encroûtées d’encre et à côté desquelles les proverbiales plumes
d’auberge eussent été excellentes ; et encore de la musique. Les sièges, presque tous de
paille, étaient couverts d’assiettes avec les restes du souper de la veille, etc. Balzac ou
Dickens continueraient cette description pendant deux pages et en emploieraient autant à
vous décrire le signalement et le costume de l’illustre compositeur, mais comme je ne
suis ni Balzac ni Dickens, je me borne à ceci : j’étais chez Beethoven.”
(Je note en passant que Beethoven n’habite plus chez la comtesse Erdödy. Eh oui,
brouillé !)
Le baron de Trémont était sans doute un jeune homme très aimable. Non seulement
Beethoven l’accueille chez lui sans lui reprocher sa nationalité et son uniforme, mais il
l’honore de son amitié. Il le prie de revenir le voir et improvise plusieurs fois devant lui
pendant une heure ou deux.
“Les improvisations de Beethoven m’ont causé, peut-être, mes plus vives émotions
musicales. Je puis assurer que si on ne l’a pas entendu improviser bien à son aise, on ne
connaît qu’imparfaitement l’immense portée de son talent. Tout d’impulsion et
d’actualité, il me disait quelquefois après avoir fait quelques accords :
– Il ne me vient rien, remettons à tel jour.
“Alors nous causions philosophie, religion, politique, et surtout de Shakespeare, son
idole. Beethoven n’était pas un homme d’esprit, si l’on veut entendre par là celui qui dit
des choses fines et spirituelles. Il était naturellement trop taciturne pour que sa
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Réveille-toi, Ludwig !
conversation fût animée. Ses pensées s’émettaient par boutades, mais elles étaient élevées
et généreuses, quoique souvent peu justes. Il y avait entre lui et Jean-Jacques Rousseau ce
rapport de jugements erronés venant de ce que leur humeur misanthropique avait créé un
monde à leur fantaisie sans application exacte à la nature humaine et à l’état social.”
éloignée de la médiocrité du quotidien, on sent bien que Beethoven allait chercher son
inspiration ailleurs, qu’un état mental qui tenait sans doute un peu de la folie l’emmenait
très loin de ce monde ridicule, dans lequel il faut vider le pot de nuit tous les matins.
Ces états extrêmes, qu’il qualifiait lui-même de raptus en reprenant le mot de Mme
von Breuning, lui tombaient dessus à l’improviste. Il ne pouvait pas convoquer
l’inspiration quand il le voulait. Nous avons vu plus haut qu’il disait parfois au baron de
Trémont : “Il ne me vient rien.” Il me semble aussi que le raptus l’emmenait plus ou
moins loin. Par exemple, la sonate dédiée à Thérèse von Brunswick, qui suit
l’Appassionata, est beaucoup plus tranquille.
Tiens, il tombe amoureux d’une autre Thérèse. C’est la nièce de son médecin, le Dr
Malfatti. Elle a quinze ans.
Beethoven la connaît parce que Gleichenstein est fiancé avec sa sœur Nanette.
Thérèse Malfatti est bonne pianiste, vive et légère. Il compose des petites œuvres pour
elle – par exemple, la Lettre à Elise que jouent tous les débutants. Il lui envoie une lettre
très tendre à la campagne. Il redevient coquet, comme à l’époque où il prenait des leçons
de danse. Il demande à Zmeskall de lui prêter un miroir, pour remplacer le sien qui est
cassé depuis longtemps, et à Gleichenstein de lui acheter de nouveaux vêtements.
Gleichenstein sourit malgré lui : cela fait longtemps qu’il renouvelle régulièrement la
garde-robe de Beethoven. Il remplace les chemises déchirées, les vestes tachées et les
pantalons troués par des vêtements identiques – mais le compositeur est si distrait qu’il
n’a jamais remarqué la substitution.
Beethoven se fait raser (de crainte de se taillader le visage en se rasant lui-même),
prie le barbier d’avoir le courage de le coiffer, revêt ses plus beaux habits et va demander
la main de Thérèse Malfatti à ses parents.
Comme l’écrit le baron de Trémont, “il a créé un monde à sa fantaisie sans
application exacte à la nature humaine et à l’état social”. C’est-à-dire qu’il imagine
qu’une enfant de quinze ans pourrait avoir envie d’épouser un vieux fou de trente-neuf
ans – ou même de trente-cinq, puisque c’est l’âge qu’il se donne. Elle rit de toutes ses
jolies dents quand ils improvisent ensemble une petite fantaisie à quatre mains, elle est
émue jusqu’aux larmes quand il joue la sonate Au Clair de Lune, elle ne se lasse pas de
64
Réveille-toi, Ludwig !
l’entendre raconter ses visites au palais chez l’archiduc Rodolphe ou chez l’impératrice.
Il prend toute cette exubérance juvénile pour de l’amour.
Il est vrai que les parents de Thérèse auraient pu la marier sans lui demander son avis,
comme cela se faisait souvent en ce temps-là, mais ils ne pouvaient manquer de
demander l’avis du Dr Malfatti, qui était bien placé pour les renseigner sur les défauts et
les qualités de son client. Le bon docteur, sans trahir en quoi que ce soit le secret médical,
dresse de Beethoven un portrait peu flatteur. Il entend très mal et sera peut-être bientôt
complètement sourd. Il compose souvent de la musique en tapant sur son piano jusqu’à
une heure avancée de la nuit. Il se dispute avec tout le monde, y compris avec les gens
qu’il aime, pour des vétilles. Il lui arrive de croire, de façon totalement irrationnelle, que
ses amis de la veille sont devenus ses pires ennemis. Son envie de gagner de l’argent
prend fréquemment le pas sur son bon sens.
Prudents, les parents de Thérèse refusent la demande en mariage. Beethoven est
affreusement déçu, ou peut-être devrais-je dire vexé.
1810 Coucou !
– Dès que j’ai entendu la sonate Au Clair de Lune, j’ai décidé que je le rencontrerais
comme j’ai rencontré Goethe. Je t’en prie, ma chère Toni, tu le connais, tu peux m’aider.
– C’est un ours qui ne reçoit personne.
– Dis-moi où est sa tanière, et je trouverai bien un moyen de l’apprivoiser. Goethe ne
m’attendait pas non plus. Je suis entrée chez lui et je me suis tout bonnement assise sur
ses genoux. Nous sommes devenus les meilleurs amis du monde !
– Qu’en pense Mme Goethe ?
– Je n’en sais rien, et cela m’est bien égal !
Comme le téléphone n’existait pas, on ne pouvait pas appeler les gens pour savoir
s’ils acceptaient de vous recevoir. On allait chez eux pour leur demander la permission
d’aller chez eux… On se souvient que le baron de Trémont a sonné trois fois chez
Beethoven et attendu sagement devant la porte. Bettina n’attend jamais sagement. Elle
tourne la poignée, entre dans l’appartement, s’avance sans faire de bruit derrière
Beethoven assis à son piano, lui met les mains sur les yeux et crie : “Coucou !”
– Hein ? Que le diable m’emporte ! Qui est-ce ?
– C’est moi !
– Mademoiselle ? Je ne vous connais pas.
– Je m’appelle Bettina ! Je suis la sœur de Franz Brentano.
– Le mari de Toni ? Je suis allé chez eux il n’y a pas longtemps… Il m’a parlé de sa
sœur, en effet. Il m’a dit que vous êtes une amie de Goethe. Vous avez bien de la chance
de fréquenter ce grand homme, ce géant des lettres allemandes. J’ai justement écrit un
lied sur son poème Connais-tu le pays où fleurissent les citronniers ?
– Jouez-le moi !
– Eh bien, pourquoi donc le jouerais-je ?
– Parce que j’aime remplir ma vie de belles choses, et parce que ce sera pour moi un
moment inoubliable !
Un lied, c’est une chanson. A peine Bettina est-elle entrée chez Beethoven qu’ils sont
déjà en train de faire de la musique ensemble. Elle chante le lied de sa belle voix grave, il
l’accompagne au piano. Elle le séduit en deux temps trois mouvements ! Vu qu’il est très
sensible au charme des demoiselles, ce n’est pas difficile. Pourtant, elle est très différente
des demoiselles qui le charment d’habitude. Elle leur ressemble peut-être physiquement,
avec ses boucles brunes et ses grands yeux noirs, mais sa personnalité est unique –
comme celle de Beethoven. Par exemple, vous avez remarqué qu’elle entre chez les
messieurs sans frapper et sans être accompagnée par sa mère. Elle porte une tenue de son
invention : une longue robe de drap noir, avec en guise de ceinture une cordelette à la
manière des moines. Si vous regardez des gravures de l’époque, vous verrez que les
femmes portaient des robes de mousseline vaporeuses dont la taille était si haute qu’elle
se trouvait à peu près sous la poitrine. Bettina ne s’habille donc pas du tout à la mode.
Elle écrit des poèmes et des romans. Son frère, Clemens Brentano, est un poète
connu.
66
Réveille-toi, Ludwig !
avant lui chez les Beethoven. Le pauvre petit n’a vécu que six jours, donc ses parents ont
décidé de ré-utiliser son prénom.
Aujourd’hui si un bébé meurt et si un autre naît en quelque sorte pour le remplacer, je
ne crois pas que l’on donne au second le prénom du premier. Quand notre Ludwig était
petit et qu’il renversait sa soupe, sa mère criait : “Qui m’a donné un imbécile pareil ! Ah,
si seulement Ludwig avait survécu… Il était tellement mignon.” Beethoven, c’est-à-dire
le méchant Ludwig, se demandait s’il parviendrait jamais à rattraper le bon Ludwig dans
l’affection de sa mère. Les jours où il arrivait à imiter le bon Ludwig et à être bien sage, il
ne savait plus qui il était. En tout cas, jusqu’en 1810, il ignorait son âge réel. Après 1810,
il refuse d’admettre la vérité.
Il y a aussi cette rumeur absurde : on dit que Beethoven est en fait le fils secret du roi
de Prusse Frédéric-Guillaume II. Les aristocrates de Vienne ont du mal à accepter l’idée
que les bourgeois, dont le sang ne vaut pas le leur, sont en train de les évincer et de
devenir la classe dominante. Si Beethoven compose des œuvres de génie, c’est que du
sang noble coule dans ses veines.
Hmm. Cela fait donc deux Ludwig et deux pères. Le pauvre peut d’autant plus se
demander : “Qui suis-je ?” qu’il lui arrive de perdre totalement le contrôle de lui-même.
Il devient tout rouge et se met à hurler comme si quelque démon le possédait. Ou bien il
oublie Ludwig van Beethoven, s’évade dans son “raptus” et gesticule à la campagne
devant les vaches étonnées.
Moi aussi, je me demande parfois : “Qui suis-je ?” C’est humain. Ce qui est
fantastique, c’est que Beethoven a trouvé la réponse : “Je suis le compositeur de la
symphonie Héroïque et de la sonate Appassionata.” Si un certain flou nimbe son identité,
ses œuvres sont bien solides. Curieux paradoxe : alors que la vie du Beethoven de chair et
de sang est incertaine et fugace, la musique immatérielle existe pour l’éternité. Quand
l’angoisse face aux mystères de son existence le saisit, il peut se réfugier dans le monde
des mélodies et de l’harmonie, qui lui paraît plus réel que le nôtre.
Il réfléchit. Il ne se contente pas de composer de la musique, mais il se demande ce
qu’il fait. Qu’est-ce que cela signifie, être Beethoven ? Jusque là, il a connu des tas de
gens qui l’admiraient, mais ne l’aidaient pas dans sa réflexion. Avec Bettina, pour la
première fois, il rencontre quelqu’un qui le comprend – parce qu’elle réfléchit, de son
côté, à l’importance de la musique.
68
Réveille-toi, Ludwig !
Elle écrit des lettres de plusieurs dizaines de pages à son ami Goethe pour raconter ses
visites chez Beethoven.
“Et maintenant, fais attention ! C’est de Beethoven que je veux te parler. Je manque
d’expérience, il est vrai, mais je ne crois pas me tromper en disant (ce que personne ne
comprendra et ne croira maintenant) que Beethoven marche loin devant le reste de
l’humanité. Je puis te l’avouer, je crois à un charme divin, de nature spirituelle ; ce
charme, Beethoven l’exerce dans son art… Il nous montre la possibilité d’une existence
supérieure, et lui-même se sent le fondateur d’une nouvelle manière d’accéder à la vie
spirituelle par les sens.
“Qui pourrait remplacer un tel génie ? Lui seul tire des profondeurs de son esprit
l’imprévu et l’incréé.
“Le commerce du monde ne présente aucun intérêt pour lui. Voici ce qu’il dit :
– Dès que j’ouvre les yeux en me réveillant, je soupire, car je dois mépriser ce monde
qui ne comprend pas que la musique est une révélation plus sublime que toute sagesse et
toute philosophie ; qu’elle est le vin qui inspire toute création. Je suis le Bacchus qui
presse pour les hommes le glorieux nectar, qui leur donne l’ivresse de l’esprit. Je n’ai pas
d’ami, je vis seul avec moi-même, mais je sais que Dieu est plus proche de moi dans mon
art que des autres. Je ne Le crains pas, parce que j’ai toujours su Le comprendre. Je ne
crains pas non plus pour l’avenir de ma musique, qui sera forcément heureux. Quiconque
saura l’écouter sera délivré à tout jamais des misères qui brisent les autres hommes.”
Est-ce Beethoven qui dit cela, ou Bettina ? On n’en sait rien. Elle a sans doute brodé
un peu. Ce qui est sûr, c’est que ces idées – le compositeur de génie est un mage, un
prophète, dont les œuvres nous rapprochent des mystères de l’univers, de l’infini, du
divin – vont se répandre au dix-neuvième siècle et changer la rapport de la société à la
musique. Avant Beethoven, le compositeur était un artisan, qui fabriquait de la musique
utile : pour danser, pour accompagner le souper du roi, pour donner du courage aux
soldats sur le champ de bataille, pour aider les fidèles à prier dans leur église. À partir de
Beethoven, on écoute la musique pour elle-même, dans des salles de concert.
Remarquez que le même phénomène se produit pour la peinture. La révolution
française invente le musée, dans lequel on admire les tableaux pour eux-mêmes. C’est à
la même époque aussi qu’apparaît en littérature le grand roman moderne.
69
Réveille-toi, Ludwig !
– Je ne dis pas que votre cornet acoustique ne m’aide pas du tout, Maelzel, mais il
magnifie à peine le son.
– Je ne lui ai peut-être pas donné la meilleur forme possible.
– C’est justement ce que je voulais vous dire. Il ressemble à une clarinette inversée :
je mets l’embouchure dans mon oreille, et vous parlez dans le pavillon. Or la clarinette
n’est pas un instrument très sonore. Si votre cornet avait la forme d’une trompette
inversée, j’entendrais peut-être beaucoup mieux.
– Mon cher Beethoven, je vais vous prendre comme assistant : c’est une excellente
idée. Je vais essayer.
– J’ai pensé aussi que si le cornet était fixé à une sorte de bandeau, je nouerais le
bandeau sur ma tête et j’aurais les mains libres pour jouer du piano ou diriger l’orchestre.
– Dans ce cas, je placerai un cornet de chaque côté. Vous ressemblerez à un taureau !
– Vous savez ce que j’ai lu dans la gazette, l’autre jour ? Quelqu’un a inventé une
ceinture portant de petites outres pleines d’air, qui aide les gens à nager.
– Ingénieux. A propos, j’ai repensé à cette autre invention que vous m’aviez signalée,
le pot de chambre sans odeur. J’ai fait des essais, avec un couvercle et la soude caustique,
mais ce n’est pas encore bien au point.
– Eh, oh ! Hummel ! Spohr ! Salieri ! Venez donc à notre table. Vous connaissez
M. Maelzel ?
– Je n’ai pas cet honneur.
– Moi non plus.
– J’ai entendu parler de vous. Vous êtes l’inventeur, n’est-ce pas ?
– Mon cher ami Maelzel n’est pas un simple inventeur. Il est Mécanicien de la Cour !
Il m’a promis d’inventer une machine volante pour que le gros Schuppanzigh puisse
monter chez moi en évitant l’escalier. C’est Maelzel qui a mis au point ce merveilleux
instrument, le chronomètre, qui bat la mesure à notre place.
“Votre Zmeskallité, je vais vous faire parvenir prochainement mon grand traité
fondamental sur les quatre cordes du violoncelle. Le premier chapitre est consacré aux
boyaux en général – le second aux cordes de boyau – etc.”
…
“Où le Diable vous cache-t-il, sacré petit baronnet musical ? Nous vous ordonnons de
nous procurer des plumes, mais ce n’est pas la peine d’arracher les vôtres – Si vous vous
acquittez bien de votre tâche, vous aurez peut-être droit à la grande décoration de l’ordre
du violoncelle !”
…
“Noble grand-croix de la violoncellité, si votre valet pouvait avoir l’amabilité de
m’envoyer un de ses collègues, j’en serais bien satisfait. A la fin du mois, la brute qui me
sert actuellement de domestique s’en va. Je veux absolument un homme marié, non qu’il
soit plus honnête qu’un célibataire, mais on peut l’espérer plus ordonné. Je ne procure pas
de livrée à mes valets, car ils n’en portent pas, mais je leur verse vingt-cinq florins par
mois.”
– J’ai entendu Mozart quand il avait sept ans. Je n’étais guère plus âgé que lui… Je
devais avoir quinze ou seize ans. L’avez-vous connu ?
– J’ai pris quelques leçons auprès de lui, seulement j’ai trouvé que c’était un
professeur qui ne me convenait pas. Mais dites-moi, M. Goethe, n’avez-vous pas un
orchestre à Weimar ?
– C’est un petit orchestre, pour accompagner les pièces de théâtre. Nous donnons
parfois des opéras. C’est Zelter, mon conseiller musical, qui s’en occupe.
– Vous devriez faire jouer mes symphonies.
– Vous avez raison. Il faudra que j’en parle à Zelter. J’ai entendu certaines de vos
œuvres. Je ne les comprends pas toujours. On me dit qu’il faut les écouter plusieurs fois.
Je suis un vieil homme, je n’arrive pas facilement à m’habituer aux nouveautés.
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Réveille-toi, Ludwig !
Pendant son séjour à Töplitz, Beethoven écrit deux lettres célèbres. La première est
adressée à Emilie, une fillette de dix ans qui habite à Hambourg. Aujourd’hui, on dirait
que Bettina est une groupie, Emilie une fan. Elle a écrit à Beethoven que sa musique la
rendait heureuse et qu’il dépassait tous les compositeurs du temps passé. Elle a joint à sa
lettre un portefeuille cousu de ses mains.
“Ma chère et bonne Emilie, ma chère amie ! – N’arrache pas à Haendel, Haydn et
Mozart leur couronne de lauriers – elle leur appartient, alors que je n’ai pas encore gagné
la mienne – Je garderai précieusement ton portefeuille, comme tous les cadeaux que les
gens m’envoient pour manifester une estime que j’espère mériter un jour – Continue de
jouer du piano. Ne te contente pas de pratiquer ton art, mais pénètre dans son intimité.
Cela en vaut la peine, car seuls l’art et la science élèvent l’être humain jusqu’à la divinité
– Si tu désires jamais quelque chose, ma chère Emilie, n’hésite pas à m’écrire. Si je vais à
Hambourg, j’habiterai chez toi, dans ta famille. J’irai certainement plus volontiers chez
toi que chez bien des riches qui révèlent leur pauvreté intérieure. Je ne reconnais en
aucun être humain d’autre signe de supériorité que la bonté – là où je la trouve, là est
mon foyer – Considère-moi, chère Emilie, comme ton ami et celui de ta famille.”
74
Réveille-toi, Ludwig !
La deuxième lettre est adressée à L’Immortelle Bien-aimée, mais Beethoven ne l’a pas
envoyée. On la retrouvera, à sa mort, dans le même tiroir secret que le Testament
d’Heiligenstadt. C’est une longue lettre, écrite en trois fois. En voici quelques brefs
extraits :
“Mon ange, mon tout, mon moi – Quelques mots seulement aujourd’hui et même au
crayon (avec le tien) – Mon voyage a été terrible ! Je ne suis arrivé ici qu’hier à quatre
heures du matin ! – Nous nous reverrons sans doute bientôt – Ah ! – Reste mon fidèle,
mon unique trésor, mon tout, comme moi pour toi – Là où je suis, tu es aussi avec moi –
Quelle vie !!!! ainsi !!!! sans toi – Je pleure quand je pense que tu ne recevras sans doute
que samedi la première nouvelle de moi – Quel que soit ton amour pour moi, pourtant je
t’aime encore plus fort – Ah Dieu – Si près ! Si loin ! – Ange, il faut que je me dépêche
de finir cette lettre pour l’envoyer – Lundi – jeudi – les seuls jours où la poste part d’ici
pour K. – N’est-il pas un véritable édifice céleste, notre amour, mais aussi solide que la
voûte du ciel – Mes pensée se pressent vers toi, mon immortelle Bien-aimée, parfois
joyeuses, puis de nouveau tristes, demandant au Destin s’il nous exaucera – Vivre, je ne
le peux qu’entièrement avec toi ou pas du tout – Jamais aucune autre ne peut posséder
mon cœur, jamais – jamais – Dieu ! Pourquoi faut-il s’éloigner ainsi de ce qu’on aime –
Sois calme, ce n’est que par une contemplation détendue de notre existence que nous
pourrons atteindre notre but, qui est de vivre ensemble – Sois calme – aime-moi –
aujourd’hui – hier – quelle aspiration baignée de larmes vers toi – toi – toi – ma vie –
mon tout – Adieu – Oh ! continue à m’aimer – Ne méconnais jamais le cœur très fidèle
de ton aimé L.”
Le voyage terrible que Beethoven mentionne l’a ramené de Prague à Töplitz. Le
mystérieux “K.” désigne probablement Karlsbad, où la poste allait bien le lundi et le
jeudi. Töplitz et Karlsbad sont deux villes de Bohème (aujourd’hui : république tchèque)
peu distantes l’une de l’autre.
Les biographes et détectives amateurs cherchent depuis près de deux siècles qui est
l’Immortelle Bien-aimée. Au dix-neuvième siècle, ils ont proposé Giulietta Guicciardi,
Thérèse von Brunswick ou Amalie Sebald, une cantatrice dont Beethoven était amoureux
en 1811. Les biographes modernes penchent plutôt pour Pepi ou Toni, qui sont les seules
à avoir pu séjourner à Prague et à Karlsbad en juillet 1812.
75
Réveille-toi, Ludwig !
Que l’Immortelle Bien-aimée soit Pepi ou Toni, il est étonnant que Beethoven adresse
des propos enflammés à une femme mariée, lui qui a toujours clamé bien haut son respect
de la vertu et de la morale. On se souvient qu’il trouvait scandaleux les sujets des opéras
de Mozart, et que l’héroïne de son propre opéra est une épouse fidèle.
Oh, je crois qu’il autorise pour lui-même les péchés qu’il interdit aux autres. Ce n’est
pas de la mauvaise foi, mais plutôt une sorte d’aveuglement infantile. On a souvent
comparé Beethoven à Jean-Jacques Rousseau : tous deux sont ombrageux et méfiants,
aiment la nature, rêvent d’abolir les barrières sociales. Jean-Jacques Rousseau prêchait la
76
Réveille-toi, Ludwig !
vertu, mais il a abandonné cinq enfants à leur naissance. Certains biographes ont dressé la
liste de toutes les situations où Beethoven s’est mal conduit tout en se vantant d’avoir agi
le mieux du monde.
En tout cas, le Beethoven gardien des mœurs, poussé peut-être par sa mauvaise
conscience, se manifeste quelques semaines plus tard. Figurez-vous que son propre frère
Johann s’adonne au péché de luxure ! La dernière fois que nous avons rencontré ce brave
Johann, il s’achetait une pharmacie à Linz. Aux dernières nouvelles, il vit au-dessus de sa
pharmacie avec sa gouvernante, Thérèse Obermeyer, sans être marié. Beethoven décide
de passer par Linz en revenant de Töplitz à Vienne à la fin de l’été. Il veut chasser de la
vie de son frère la vilaine gouvernante et sa fille (oui, elle a déjà une fillette). Johann, qui
a tout de même déjà trente-six ans, dit : “C’est ma vie !” ce qui paraît parfaitement
légitime.
Ludwig refuse que le glorieux nom de Beethoven soit déshonoré plus longtemps –
sans parler du nom d’Obermeyer. Il se retrouve exactement dans la même situation que
Ludwig l’ancien (son grand-père) déclarant à Johann (son père) : “Cette femme ne te
convient pas ! Je n’aurais jamais cru que tu tomberais si bas !” Notre Ludwig s’est
toujours identifié plus facilement à Ludwig l’ancien qu’à son ivrogne de père. D’ailleurs,
c’est le seul membre de sa famille dont il posséde le portrait.
Sans aller jusqu’à penser qu’en imitant Ludwig l’ancien, Beethoven rejette un peu sa
propre mère, on peut supposer qu’il est jaloux de son frère : “Si je ne peux pas vivre avec
ma bien-aimée, je peux au moins t’empêcher de vivre avec la tienne…”
Il s’adresse donc à l’évêque de Linz pour obtenir une sorte de blâme ecclésiastique.
Muni du blâme, il va chez les gendarmes et leur demande de prendre les mesures
nécessaires. Un brigadier se présente chez Johann et ordonne à Thérèse de quitter la ville
dans les dix jours.
Johann n’est pas content du tout. Il va trouver Ludwig dans son auberge pour lui dire
ce qu’il pense de lui. D’après les voisins, on a entendu des cris. Johann ressort avec un
œil au beurre noir. Les habits de Ludwig sont encore plus déchirés que d’habitude et une
grosse bosse orne son front sublime.
En vérité, Johann avait prévu ce qui allait se passer. Il publie les bans, choisit des
témoins en vitesse et se marie avec Thérèse Obermeyer avant que les gendarmes ne
77
Réveille-toi, Ludwig !
l’expulsent. Si Ludwig trouve regrettable que son frère ait épousé une pécheresse, il est
bien obligé d’accepter le fait accompli.
Les relations de Beethoven avec son autre frère, Karl, ne sont pas beaucoup plus
cordiales. Lui aussi a épousé une femme qui ne plaît pas à Ludwig. Ils ont un petit
garçon, nommé Karl comme son papa.
Le petit Karl junior, un enfant sensible et craintif, qui est très inquiet parce que depuis
un moment son père crache le sang, assiste un soir à une scène affreuse. Alors que Karl,
son épouse Johanna et Karl junior sont assis à table et mangent leur soupe, l’oncle
Ludwig entre en criant dans la salle à manger.
– Voleur, qu’as-tu fait de mes partitions ?
– Je les ai copiées et je t’ai rendu les manuscrits, ainsi que tu me l’as demandé.
– Tu mens ! Tu as tout gardé.
– Je ne vois pas pourquoi je garderais des manuscrits à peine lisibles.
– Il vous les a rendus avant-hier, Ludwig, je m’en souviens très bien.
– Vous, la femme, ne vous mêlez pas de ça !
Ludwig se précipite sur Karl et le saisit au collet. Les deux frères se battent. Ce n’est
pas la première fois, mais c’est la dernière. Johanna sort un tiroir d’un bureau et le
renverse. Des dizaines de partitions tombent par terre.
– Regardez ! Voici toutes les copies que nous possédons. Vous pouvez vérifier que
vos manuscrits ne s’y trouvent pas.
Karl est pris d’une violente quinte de toux. Le petit Karl pleure à chaudes larmes.
Beethoven semble se réveiller d’un rêve. Il regarde les partitions qui jonchent le sol. Il
paraît découvrir son frère, sa belle-sœur, son neveu.
– Par les cornes du diable, que m’arrive-t-il ? J’ai dû les égarer chez moi… Pardonne-
moi, Karl, je t’en supplie. Pardonnez à un pauvre homme, Johanna. Ne pleure plus, mon
pauvre petit. Je l’ai effrayé… Ton oncle n’est pas aussi méchant que tu pourrais le
croire…
Ah, ça va mal. La vie de Beethoven ne s’arrange pas du tout. Il est de plus en plus
sourd. Il s’est brouillé avec ses deux frères. Il n’a pas rejoint son Immortelle Bien-aimée :
Toni et son banquier de mari sont repartis à Francfort.
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Réveille-toi, Ludwig !
Comme si tous ces malheurs ne suffisaient pas, le prince Kinsky, l’un de ses trois
protecteurs, meurt après une chute de cheval. Son épouse, la princesse Kinsky, prétendant
que le contrat signé par son mari ne l’engage pas, cesse de verser sa part de la pension de
Beethoven. Le prince Lob cesse aussi de payer. Il a enfin réussi à dilapider sa fortune,
dont les restes sont gérés par un syndic de faillite. Beethoven attaque en justice la
princesse Kinsky et le syndic. Ces procès, en supposant qu’il puisse les gagner, ne lui
rapporteront pas grand-chose, car le florin a été dévalué à cause de la guerre.
Alors qu’il s’habillait avec un certain soin pour séduire Thérèse Malfatti, Amelia
Sebald, Bettina Brentano et l’Immortelle Bien-aimée, il est si déprimé qu’il suit sa pente
naturelle et néglige son apparence. Il ressemble de nouveau à Robinson Crusoe. Ries est
parti travailler à Londres, Gleichenstein a disparu je ne sais où et j’ignore ce que fait
Zmeskall. Bref, personne ne s’occupe plus de sa garde-robe. Il envoie une note à son ami
Spohr pour lui dire qu’il ne peut plus aller à l’auberge, car sa dernière paire de chaussures
vient de rendre l’âme.
C’est la fin de sa période féconde. Il a achevé les dernières grandes œuvres de sa
seconde manière : la septième et la huitième symphonie, un trio et une sonate pour piano
et violon dédiés à l’archiduc Rodolphe. Il entre dans une suite d’années sombres, pendant
lesquelles il ne composera presque plus rien. Quand il croira que l’horizon s’éclaircit, les
choses vont vraiment tourner mal et ce seront les années noires.
– Qu’est-ce que vous me racontez, Salieri, avec votre Schuppanzigh ? Je me fixe sur
Beethoven.
– Tout s’explique. Vous ne serez jamais en rythme si vous suivez Beethoven.
– Comment donc ? C’est le chef d’orchestre !
– Oui, mais il est sourd comme un pot. Il ne vous entend pas. Il agite les bras
n’importe comment !
Le jeune Beer (il changera bientôt de nom pour une histoire d’héritage et deviendra
Meyerbeer, le plus célèbre compositeur d’opéras de son temps) essaye de suivre
Schuppanzigh plutôt que le maître, mais Beethoven s’en aperçoit tout de suite et se fâche.
En effet, la grosse caisse est le seul instrument qu’il entend encore !
Spohr, qui joue du violon dans l’orchestre, raconte une répétition :
“Beethoven avait l’habitude d’indiquer les nuances à l’orchestre par de singuliers
mouvements de son corps. Il se baissait pour marquer un piano, se relevait peu à peu pour
un crescendo, et se dressait de tout son haut pour un forte. Il criait même parfois au
milieu du forte, sans s’en apercevoir. Il est certain que le maître infortuné, sourd, ne
pouvait plus entendre les piano de sa propre musique. Dans un passage du premier
mouvement, il y a deux ralentissements, dont le second est pianissimo. Beethoven, ayant
sans doute oublié que l’orchestre devait ralentir, prit de l’avance sans le savoir. Il était
blotti derrière son pupitre pour indiquer le pianissimo, mais il surgit de toute sa hauteur,
pour demander le forte, beaucoup trop tôt. L’orchestre jouait toujours pianissimo. Il ne
comprenait pas pourquoi il n’entendait pas son forte et jetait des regards furieux aux
musiciens. Par bonheur, cette scène comique ne se renouvela pas à l’exécution publique.”
Beer à la grosse caisse, Hummel et Salieri au canon, Spohr au violon ; tous les
musiciens et compositeurs célèbres présents à Vienne jouent dans l’orchestre. On donne
La Bataille de Vittoria ou La Victoire de Wellington, de M. Ludwig van Beethoven. En
dehors de quelques œuvrettes que l’on ne joue plus aujourd’hui, Beethoven ne compose
en 1813 que cette pseudo-symphonie, que lui a commandée son ami Maelzel. L’inventeur
a fabriqué une sorte d’orgue mécanique appelé “Panharmonica”, un assemblage de
clairons reliés à un énorme soufflet de forge, qu’il voudrait présenter en Angleterre. Il
veut une musique célébrant la victoire du général Wellington en Espagne et aussi, de
façon plus générale, la défaite des Français vaincus en Russie et à Leipzig. Beethoven,
80
Réveille-toi, Ludwig !
qui rêve depuis longtemps d’aller en Angleterre, écrit non seulement la symphonie pour
orgue mécanique, mais aussi une version pour grand orchestre avec canons obligés.
Maelzel lui a suggéré de représenter l’armée anglaise par le God Save the King et la
française par Malbrouk s’en va-t-en guerre. D’autres compositeurs ont déjà écrit ce genre
de symphonie patriotique. Plus tard, Tchaïkovsky composera une œuvre analogue, dans
laquelle c’est la Marseillaise qui symbolisera les troupes de Napoléon. Selon certains
biographes, Beethoven ne connaissait pas ce chant guerrier ; d’autres pensent qu’il n’a
pas voulu insulter la Révolution en associant son hymne au tyran qui l’a enterrée.
La Bataille de Vittoria remporte un véritable triomphe. On acclame Beethoven dans
les rues. Il est invité par les étudiants de l’université, par les officiers d’un régiment. Il est
déclaré citoyen d’honneur de la ville de Vienne.
Il empoche une somme rondelette. Du coup, il ne voit pas pourquoi il se fatiguerait à
aller en Angleterre donner d’autres concerts.
Mettez-vous à la place de Maelzel : il a déjà arrangé le voyage, donc il ne veut pas
l’annuler. Oh, il n’a pas besoin du compositeur ; il lui suffit d’emporter la musique.
Beethoven se fâche tout rouge : “Comment ça, emporter ma musique ? Elle m’appartient,
par les cornes du diable. Nous nous sommes mis d’accord pour un concert, mais je ne
vous ai pas offert la musique.” Les deux amis se brouillent. Comme on redonne la
Bataille plusieurs fois à Vienne, Maelzel réussit à rassembler des copies de la partition.
Beethoven l’assigne en justice pour l’empêcher de jouer l’œuvre sans lui. Cela fait déjà
trois procès sur les bras de son avocat, si je compte bien.
Beethoven est un peu dépité de connaître son premier grand succès populaire avec
une œuvre aussi ridicule. “C’est une stupidité”, dit-il.
– Je viens justement de l’achever. J’ai pensé vous le porter ce matin, mais quand j’ai
su que vous veniez souper, je me suis dit que je vous le donnerais ce soir. Ma chérie, où
as-tu mis l’air de Florestan que j’ai préparé ?
– Le voici.
– Dites-moi, Treitschke, avez-vous un piano chez vous ?
– Bien sûr. Vous ne vous souvenez pas que ma femme vous a prié d’en jouer, l’autre
soir ?
– J’ai joué ?
– Hélas, maître, malgré toutes mes prières, vous avez refusé.
– Eh bien vous allez m’entendre ce soir.
Quand on publie un opéra, on prévoit aussi une partition où l’orchestre est remplacé
par un piano. Ainsi, les chanteurs peuvent apprendre leurs airs en se faisant accompagner
par un pianiste. Par exemple, le célèbre rossignol milanais, Bianca Castafiore, ne se
déplace jamais sans son pianiste-accompagnateur, M. Wagner.
83
Réveille-toi, Ludwig !
A l’automne de l’année 1814, la police est sur les dents. Les personnages les plus
importants de l’époque se réunissent pour le “Congrès de Vienne”, dans lequel on doit
démanteler l’Europe de Napoléon et la redessiner pour le nouveau siècle.
Beethoven est fiché comme “intellectuel subversif”, ou quelque chose de ce genre.
Même si la police ne sait pas qu’il a rayé le nom sacré de Dieu sur le manuscrit de
Moscheles, elle se doute bien qu’il est capable de le faire. Il fréquente toujours les cafés
où se réunissent les révolutionnaires. Ces gens-là ne se réjouissent pas de la défaite de
Napoléon comme les autres Viennois. L’ex-général Bonaparte était un ennemi de
l’Autriche, c’est entendu, mais avec le départ de l’administration française d’Allemagne,
ce sont les idées de liberté, d’égalité et de fraternité qui reculent et les réactionnaires de
tous bords qui relèvent la tête.
D’un côté, les puissants de ce monde n’apprécient pas trop ces républicains qui ne
vont pas à l’église et complotent contre l’ordre des choses. De l’autre, Beethoven
supporte de plus en plus mal les seigneurs qui se croient tout permis sous prétexte qu’ils
sont nés avec un titre de noblesse. Pourtant, la cour impériale surmonte ses réticences et
propose à ce Beethoven, qui est le compositeur le plus célèbre de toute l’Europe, de jouer
ses œuvres devant l’empereur d’Autriche, l’empereur de Russie, le roi de Prusse et les
autres délégués du Congrès. Beethoven surmonte aussi ses réticences : il accepte très
volontiers.
Vous avez remarqué que j’ai mentionné l’empereur d’Autriche ? Au début de cette
histoire, François II était empereur d’Allemagne, même si son pouvoir était plus théorique
que réel dans les principautés allemandes. Dans la nouvelle Europe, le Saint Empire
Romain Germanique, qui existait depuis Charlemagne, a disparu. François II
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Réveille-toi, Ludwig !
d’Allemagne est devenu François Ier d’Autriche. Il règne sur l’empire austro-hongrois,
qui durera jusqu’en 1917 et qui comprend les pays qui se nomment aujourd’hui Autriche,
Hongrie, République Tchèque, Slovaquie, Slovénie, ainsi que des morceaux de l’Italie, de
la Pologne, de l’Ukraine et de la Roumanie.
Les années sont comme les pages d’un livre, que le temps cruel tourne sans jamais
s’arrêter. Cela fait plus de vingt ans que Beethoven est installé à Vienne, mais il se
souvient de l’époque heureuse où il habitait chez le prince Lichnowsky comme si c’était
hier. Et maintenant, c’est avec une grande tristesse qu’il apprend la mort du prince. Le
grand seigneur et le compositeur s’étaient réconciliés, après l’épisode de la porte
enfoncée et de la chaise brandie, sans redevenir vraiment amis.
85
Réveille-toi, Ludwig !
– C’est une idée absurde, Karl. Tu ne peux pas lui confier notre fils. Les gens
l’appellent “le musicien fou”. Tu sais bien dans quel désordre il vit. Il fait peur à notre
Karlchen.
– Je sens qu’il ne me reste que quelques jours à vivre et ensuite, je serai au fond d’une
tombe pour l’éternité. Le temps passe très vite, Johanna. Je reconnais que Karlchen risque
de vivre quelques années difficiles avec mon frère, mais il apprendra la musique auprès
du plus grand compositeur de notre époque. Plus tard, il pourra peut-être lui succéder,
comme Ludwig a succédé à notre père et comme celui-ci a succédé à notre grand-père.
– Un enfant de neuf ans a encore besoin de sa mère. Surtout notre petit Karl, qui est
très sensible, tu le sais bien.
– Ce n’est pas parce que Ludwig deviendra son tuteur qu’il ne pourra plus te voir. Son
autorité remplacera la mienne, mais tu resteras la mère de Karl. Tu resteras sa mère, c’est
sûr.
– Voyons ! Ton frère me déteste. Il fera tout pour monter Karl contre moi, de sorte
que je le perdrai à tout jamais.
– Je suis très fatigué.
– J’ai consulté un avocat. Tu peux demander une tutelle conjointe.
Karl, le frère de Beethoven, est très malade. Il rédige un premier testament : “Je
demande à la Cour de nommer comme tuteur de mon jeune fils Karl, après ma mort, mon
frère Ludwig van Beethoven, et je prie celui-ci d’aider mon enfant comme le ferait un
père, moralement et matériellement, en toutes circonstances.”
Le 14 novembre 1815, veille de sa mort, il ajoute au testament le texte suivant, sans
doute dicté par Johanna :
“Ayant appris que mon frère, Ludwig van Beethoven, désire après ma mort prendre
totalement possession de mon fils Karl et l’éloigner de l’influence de sa mère, et sachant
que l’entente n’est pas parfaite entre ma femme et mon frère, j’estime nécessaire
d’ajouter à mon testament que je ne désire absolument pas que mon fils soit enlevé à sa
mère. La tutelle devra par conséquent, pour le bien-être de mon enfant, être exercée aussi
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Réveille-toi, Ludwig !
bien par ma femme que par mon frère. Je recommande à ma femme la soumission et à
mon frère la modération. Que Dieu permette qu’ils s’entendent pour le plus grand bien de
mon enfant ! C’est là le dernier souhait d’un mari et d’un frère qui va mourir.”
Est-ce vrai que Beethoven veut “prendre totalement possession” du petit Karl ? La
réponse est oui, hélas. Notre grand homme n’est pas seulement sourd, mais aussi à peu
près aveugle quand il faut déchiffrer le caractère de ses semblables. Les profondeurs de
l’âme humaine se révèlent à son insu dans sa musique, mais il ne comprend rien aux
émotions et aux sentiments des gens ordinaires. Il divise les gens en bons et méchants,
comme dans Fidelio.
J’ai dit plus haut qu’il trouve scandaleux les grands opéras de Mozart, dans lesquels
les personnages ont des qualités et des défauts comme vous et moi. Du coup, il aime bien
La Flûte Enchantée, un opéra de Mozart dont le livret schématique et naïf n’est pas dû au
génial abbé da Ponte. Beethoven traite sa belle-sœur Johanna de “Reine de la nuit”,
d’après la vilaine méchante de La Flûte Enchantée. Il est tellement convaincu que c’est
une horrible sorcière qu’il l’accuse d’avoir empoisonné son frère ! Le tribunal supérieur
refuse d’examiner sa plainte, puisqu’il n’apporte aucune preuve et que Karl est visible-
ment mort de la tuberculose. Beethoven demande alors au Dr Bertolini d’autopsier le
corps de son frère, ce qui n’aboutit à rien, bien sûr.
Il essaye de faire annuler le deuxième testament. “Mon frère mourant, dit-il, était trop
faible pour échapper à l’emprise de cette femme redoutable. Il a rédigé le texte sous la
contrainte, et non de son propre gré.” Il engage une série de procès, qui dureront cinq ans,
pour devenir seul tuteur de son neveu.
C’est un idéaliste. Il croit que les femmes doivent être fidèles, comme la Léonore de
son opéra. En 1811, Johanna a été condamnée à un mois de prison, sur la demande de son
mari, parce qu’elle lui a dérobé de l’argent, mais la rumeur prétend qu’elle a été
condamnée pour adultère constaté.
– Peut-on laisser l’enfant avec cette mère indigne et criminelle ? demande-t-il au
tribunal.
En vérité, Johanna avait apporté une dot importante dans la corbeille de mariage, mais
son mari ne lui donnait pas d’argent de poche. Elle a donc essayé de voler son propre
argent. Karl senior était plutôt brutal : il a planté un couteau de cuisine dans la main de
87
Réveille-toi, Ludwig !
Johanna, par exemple. On ne met pas un mari en prison pour ce genre de vétille, bien
sûr…
Beethoven se considère comme le garant de l’honneur de sa famille, puisqu’il en est
le chef. Il a assuré la tutelle de ses deux frères, quand son père est mort, et les a fait venir
à Vienne. Maintenant, son devoir lui enjoint d’adopter son neveu. “Dorénavant, je suis
son véritable père”, dit-il. A son ami Wegeler, qui a eu plusieurs enfants avec Lorchen, il
écrit : “Moi aussi, je suis père !” et de même, à Toni Brentano : “Vous savez que je suis
devenu père, et que j’ai de vrais soucis de père…”
À ce moment précis de sa vie, Beethoven pense que la noble tâche qui consiste à
élever son neveu dans la droiture et la vertu va le consoler de tous les malheurs passés.
En vérité, il va découvrir, en s’occupant d’un autre que lui-même, des dimensions de
souffrance qu’il n’imaginait pas.
En attendant qu’un jugement définitif soit prononcé, le tribunal supérieur confie Karl
à Beethoven. Les juges voient d’un côté un homme célèbre, qui vient de jouer devant
deux empereurs et un roi ; de l’autre, une femme légère…
C’est-à-dire que le pauvre gosse, alors qu’il pleure encore la mort de son père, doit
quitter sa mère chérie et son appartement familier pour aller chez son oncle, une espèce
de fou furieux, vêtu comme un épouvantail, qui n’entend rien et hurle au lieu de parler.
Le public, qui apprend l’affaire par les journaux, ne s’y trompe pas : il prend parti pour
Johanna.
Beethoven comprend tout de même que son neveu ne peut pas habiter au milieu de
pianos sans pieds et manger de vagues restes de repas qui traînent sur des chaises
boîteuses. Un de ses amis, le journaliste Karl Bernard, lui recommande une pension pour
enfants, l’Institut Giannastasio del Rio. Le directeur de l’établissement est un Espagnol
marié à une Italienne. “Giannastasio del Rio” est son nom de famille ; il se prénomme
Cajetan. Beethoven lui écrit la lettre suivante :
“Monsieur, je vous annonce avec un grand plaisir que demain je conduirai chez vous
le cher trésor qui m’est confié. Je vous prie de ne laisser aucune influence à la mère, qui
ne doit effectuer aucune visite. Je vous en parlerai demain…”
Un extrait d’une autre lettre à Giannastasio del Rio :
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Réveille-toi, Ludwig !
“La nuit dernière, la Reine de la Nuit a dansé au Bal des Artistes jusqu’à trois heures
du matin, dévoilant non seulement son caractère, mais aussi son corps – Il paraît que pour
vingt florins, on pouvait l’avoir ! O horreur ! Pouvons-nous confier notre cher trésor à de
telles mains, fût-ce pour un instant ? Non, certainement pas ! Je vous embrasse de tout
cœur en tant qu’ami et que père de Karl.”
Ce n’est que le début d’une longue histoire, qui va occuper toute la fin de la vie de
Beethoven. D’un côté, il est très prude et dénonce cette dévergondée de Johanna. D’un
autre côté, elle le fascine sans doute un peu.
Jusque vers le milieu du vingtième siècle, les biographes se sont contentés d’observer
que Beethoven haïssait sa belle-sœur. Aujourd’hui, les idées de la psychanalyse ont
changé notre manière de voir. Une haine aussi violente et aussi absurde, cela cache
quelque chose. Il se forçait à la détester pour s’empêcher de céder à une attirance qui lui
faisait peur. Cela n’a rien d’extraordinaire : la Bible recommande qu’une veuve épouse le
frère de son mari, s’il est célibataire, et les juifs religieux observent toujours cette
coutume. D’ailleurs, Karl lui-même semble avoir suggéré ce genre de chose dans son
testament : “Je recommande à ma femme la soumission et à mon frère la modération. Que
Dieu permette qu’ils s’entendent pour le plus grand bien de mon enfant !”
Au début, entre deux querelles, Beethoven emmène le petit Karl chez Johanna, afin
que l’enfant continue de voir sa mère. Il invite aussi Johanna chez lui. Seulement, quand
il est fâché, il la prive de visites pour la punir. Comme elle désobéit et voit son fils de
manière clandestine, Beethoven crie à la trahison et tente d’empêcher définitivement les
visites.
Johanna elle-même considère que Beethoven est amoureux d’elle. En 1820, elle aura
une liaison avec un autre homme et mettra au monde une petite fille. Elle la prénommera
Louise, ce qui semble démontrer que notre Ludwig lui plaît bien malgré son hostilité. Ils
auraient donc pu se marier, après tout.
Beethoven aime les femmes, mais en même temps elles lui font peur. Il pense que le
mariage lui prendrait toute son énergie et l’empêcherait de composer.
Johanna et Ludwig ressemblent à certains parents divorcés qui, liés par une sorte
d’amour à l’envers, se disputent encore plus qu’au temps de leur mariage. Comme dans
ce genre de couple infernal, le pauvre Karl constitue l’enjeu. Chacun craint que l’enfant
lui échappe et aille rejoindre l’autre.
89
Réveille-toi, Ludwig !
Cette famille pour ainsi dire virtuelle révèle à Beethoven la profondeur et la violence
des relations humaines. Il découvre des émotions enfouies au plus profond de lui-même
depuis son enfance. Sa mère furieuse l’envoyait chercher son père ivre à la taverne. Il
lutte contre sa mère. Il veut exercer l’autorité que son père n’exerçait pas.
D’une certaine façon, la fin des grandes guerres européennes a éteint sa combativité
et, par la même occasion, sa créativité. Avec l’arrivée de la Reine de la Nuit dans sa vie,
il peut se lancer dans un nouveau combat. Elle remplace Napoléon, qu’il a d’abord aimé,
puis haï. Tant mieux pour l’histoire de la musique !
En tout cas, il a la chance de rencontrer, après les von Breuning et les von Brunswick,
une nouvelle famille sympathique et accueillante : Giannastasio del Rio a deux filles,
Nanni la jolie et Fanny la timide. Pendant quatre ans, Fanny tient un journal consacré
principalement à Beethoven :
“Il est venu mettre son neveu Karl en pension à l’institut que mon père a fondé. Ce fut
tout un événement pour Nanni et moi. Nous parlions la bouche tout contre son oreille, car
il faut être tout près de lui pour se faire comprendre. J’étais très embarrassée par ses
cheveux gris qui retombent sur ses oreilles. A première vue, on croirait qu’ils sont raides
et ébouriffés, mais ils sont très fins, et quand il y passe la main, ils restent dressés de
façon comique.
…
“22 février 1816. Je crains fort que, dans notre future et croissante intimité avec cet
homme excellent, mon sentiment pour lui ne devienne davantage que de l’amitié.
…
“26 février. Cette soirée m’a laissé un souvenir si doux que j’aspire à en vivre encore
de semblables. Il se montre, ou plutôt nous le voyons, de plus en plus illuminé par
l’auréole que met au front des hommes la bonté véritable. Ah ! que je serais heureuse s’il
en venait à ne plus pouvoir de passer de notre société !
…
“J’ai eu une discussion très désagréable avec Beethoven. Il croyait que, dans sa
conduite à l’égard de son neveu, je lui donnais tort. Je m’étonnais qu’il attachât tant
d’importance à l’opinion des autres. Il me dit, à propos de son neveu : Que penseront les
gens ? Ils me prendront pour un tyran ! Personne ne peut vraiment croire cela quand on
90
Réveille-toi, Ludwig !
l’a vu, même rien qu’une fois, avec son neveu ; car il supporte même les tyrannies de
celui-ci.
“Il faisait le diable avec nous comme un enfant, se barricadant avec des chaises pour
éviter nos coups.
…
“2 mars. Que se passe-t-il donc en moi ? Est-ce qu’il tient déjà tant de place dans mon
esprit, même dans mon cœur, pour que cette simple phrase prononcée par Nanni : Au
moins, tu ne vas pas t’éprendre de lui ? dite par plaisanterie, suffise à me troubler et
presque à me blesser ? Pauvre Fanny ! Le sort ne t’est guère favorable. Et puis, après
tout, qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? Hélas ! Si de plus en plus il fait partie de notre
cercle familial, il est inévitable qu’il me devienne cher, infiniment cher. Pourquoi tout de
suite songer à des liens qui, il me semble en réflechissant, ne doivent jamais se nouer ?
Serais-je assez présomptueuse pour me croire appelée à enchaîner cet esprit ? Cet
esprit ?… Mais ce cœur ? Ah, que ce cœur si tendre aurait d’affinités avec le mien !
…
“17 mars. Dans l’après-midi, on a sonné. C’était Beethoven. Il dit : Je vous apporte
les prémices du printemps et, esquissant un entrechat, il nous présenta un bouquet de
violettes.”
Il devrait se marier avec la gentille Fanny. Ils vivraient heureux et auraient beaucoup
d’enfants. Seulement, elle est bien trop timide pour lui déclarer ses sentiments. Qu’est-ce
que je raconte ? Timide ou pas, cela ne se faisait pas du tout, en ce temps-là. Lui, il ne
voit rien. Il adresse des compliments à Nanni la jolie, ce qui rend Fanny très jalouse.
Comme d’habitude, il est attiré par celle qui est déjà prise : Nanni est fiancée et, bientôt,
Beethoven lui offrira un petit lied pour son mariage.
Papa Giannastasio del Rio, moins aveugle que Beethoven, a deviné ce qui se passe
dans le cœur de Fanny. D’ailleurs, elle a déjà vingt-six ans, donc il serait temps de la
marier. Il aborde la question de façon subtile au cours d’une promenade. Ce jour-là, le
visage du compositeur s’orne d’une grande balafre, car il s’est battu avec son valet.
– Voyez-vous comment le coquin m’a arrangé ? Il savait bien que j’entends mal, mais
il ne faisait aucun effort pour me parler de façon compréhensible. Au moins, j’en suis
débarrassé : je lui ai donné cinq florins et un grand coup de pied au derrière en lui disant
91
Réveille-toi, Ludwig !
d’aller au diable ! Ce qu’il me faudrait, c’est plutôt une gouvernante. Elle mettrait de
l’ordre chez moi ; ainsi, je pourrais accueillir Karl de temps en temps.
– La vie n’est jamais facile avec des domestiques, M. Beethoven. La seule façon
d’arranger les choses, c’est d’épouser une brave femme aimante. Elle saurait sans doute
mieux s’accommoder de la défaillance de votre ouïe que les valets et les gouvernantes.
Est-ce que vous connaissez quelqu’un qui pourrait convenir, par hasard ?
– Ah, mon bon ami, je ne peux pas envisager cela. Depuis cinq ans, je suis devenu
proche d’une personne avec laquelle j’aurais tenu pour le plus haut bonheur de ma vie de
m’unir de plus près. Jamais je n’ai trouvé harmonie plus parfaite. J’ai dû renoncer à elle.
C’est presque absolument une impossibilité, une chimère. Pourtant, elle occupe encore
mon esprit aujourd’hui comme au premier jour.
Fanny s’est éloigné discrètement des deux hommes pour les laisser parler en
confidence. “À quelques pas derrière, note-t-elle dans son journal, je tendais l’oreille
autant que je pouvais. Hélas, quel choc me frappa au cœur ! Mes pressentiments ne
m’avaient pas trompée : il avait un amour malheureux.”
L’aveu de Beethoven n’empêche pas M. Giannastasio del Rio de vanter les qualités
de Fanny : “Elle aime bien jouer votre musique” dit-il au compositeur. Fanny trouve
affreux que son père la mette en avant de cette manière ; la pauvre n’ose même plus
s’approcher du piano. Un jour, malgré tout, pendant que Beethoven lit une gazette dans le
salon, elle joue et chante le lied de Mignon : Connais-tu le pays… Beethoven l’entend,
s’approche, se met à battre la mesure, puis la remplace au piano et joue avec entrain.
Du coup, il apporte chez les Giannastasio del Rio une série de six lieder qu’il vient de
composer sur les poèmes d’un médecin de vingt-deux ans, Aloïs Jeitteles. C’est un genre
nouveau : un “cycle” de lieder, comme en composeront plus tard Schubert et Schumann.
Le cycle porte le titre général À la Bien-aimée lointaine. Selon toute apparence,
l’Immortelle Bien-aimée de 1812 et la Bien-aimée lointaine de 1816 sont une seule et
même personne. Beethoven est donc toujours amoureux de… euh… Pepi ? Toni ?
“Le nouveau lied À la Bien-aimée lointaine m’a arraché des larmes, note Fanny dans
son journal. C’est le cœur qui a écrit cela ! Ah ! que cette femme doit être intéressante !
Peut-être est-ce l’imagination de Beethoven qui lui prête tant d’intérêt… Non, non, il l’a
bien dit : Jamais je n’ai trouvé harmonie plus parfaite ! Et celle qui, si entièrement, de
92
Réveille-toi, Ludwig !
son être tout entier, s’harmonise avec lui, celle qui le comprend si bien, doit être
semblable à lui, et donc d’une très grande valeur !”
En même temps que le cycle de lieder, opus 98, qui conclut plus ou moins sa
deuxième manière, Beethoven a composé trois œuvres qui annoncent déjà l’avenir : deux
sonates pour piano et violoncelle opus 102, dédiées à la comtesse Erdödy, et sa vingt-
huitième sonate pour piano, opus 101, dédiée à la baronne Ertmann.
Les biographes disent qu’il est tellement absorbé (c’est-à-dire : obsédé) par
l’éducation de Karl qu’il cesse de courir le jupon. Pourtant, les femmes sont toujours
aussi nombreuses dans sa vie. Il ne faut pas le traiter de Don Juan, car il trouve l’opéra
Don Juan de Mozart affreusement immoral, mais notre Ludwig est tout de même un
véritable bourreau des cœurs. Il y a Nanni et Fanny, qu’il voit plusieurs fois par semaine.
Il y a une certaine T. et une certaine L., qu’il mentionne dans une sorte de carnet intime
qu’il tient à cette époque-là, mais dont on ne sait rien de plus – toujours sa manie stupide
d’employer des initiales pour embêter ses futurs biographes.
Il y a la comtesse Erdödy, avec laquelle il a renoué des relations après une longue
brouille. “Ma bien chère amie, lui écrit-il, vous pourriez croire que votre souvenir s’est
effacé en moi, pourtant ce n’est qu’une apparence – La mort de mon frère m’a causé un
grand chagrin, et aussi un grand effort pour arracher mon neveu qui m’est cher à sa mère
indigne – Cela a réussi, mais jusqu’à maintenant je n’ai pu faire mieux que de le mettre
en pension, donc loin de moi, loin de la sollicitude attentive d’un père pour son enfant –
car je le considère comme mon fils – et je ne cesse de me demander comment je pourrais
avoir plus près de moi ce cher trésor, afin d’agir sur lui plus promptement et plus
avantageusement – Mais que c’est donc difficile pour moi ! – Ma santé est chancelante –
Je pense souvent à ma mort – Je ne la crains pas, mais pour mon pauvre Karl je meurs
trop tôt.”
Il y a la baronne Ertmann, une de ses anciennes élèves, qui est devenue une des
meilleures pianistes de Vienne. Comme il ne joue plus ses œuvres lui-même en public,
c’est elle qui les interprète. Elle raconte dans ses souvenirs que Beethoven l’a invitée
chez lui alors qu’elle venait de perdre un enfant. “Maintenant, dit-il, nous nous parlerons
l’un à l’autre en musique.” Il se mit à improviser pendant plus d’une heure. “Ainsi,
raconte-t-elle, il me parla et me consola.”
93
Réveille-toi, Ludwig !
Il y a enfin Nanette von Streicher, épouse du principal facteur de pianos viennois. Elle
connaît Beethoven depuis 1787, car elle est la fille du facteur de piano Stein d’Augs-
bourg, chez lequel il s’est arrêté en revenant de son premier séjour à Vienne. Elle l’a revu
en 1813, l’a trouvé “dans un état navrant” et l’a aidé à mettre un peu d’ordre dans ses
affaires. Elle cherche une gouvernante pour tenir son logement. Bien qu’elle soit née
seulement un an avant lui, elle le traite avec une sorte d’indulgence maternelle, de sorte
que c’est elle qu’il choisit quand il veut se plaindre de ses malheurs :
“Quelle misère de se sentir malade, abandonné, sans soins, sans amis, dénué de tout ;
on ne peut pas le savoir si on ne l’a pas éprouvé…
“Hier j’ai vu chez moi votre chère et bonne fille, mais j’étais si malade que je ne m’en
souviens presque pas. L’horrible froid a fait que je me suis refroidi et, de tout le jour, je
n’ai presque pas pu remuer un membre. La toux et les plus terribles maux de tête que
j’aie jamais eus ne m’ont pas quitté de toute la journée. Mes fameux domestiques ont mis
de sept heures à dix heures du soir pour faire du feu dans mon poële…
“Je n’irai peut-être jamais mieux. Je doute même de mon médecin actuel ; à la fin, il
déclare que mon état est une maladie de poitrine…”
Il semble que Beethoven souffre effectivement d’un catarrhe, c’est-à-dire d’une
vilaine bronchite. Je ne sais pas si son état est grave, car il a tendance à exagérer. Ses
amis notent qu’il est “hypocondriaque”, ce qui signifie qu’il se croit plus malade qu’il ne
l’est. Ils utilisent aussi ce mot pour dire qu’il est méfiant ; aujourd’hui, on dirait plutôt
“paranoïaque”. C’est à cause de son hypersensibilité d’artiste, tout ça.
La phrase “abandonné, sans soins, sans amis, dénué de tout” est quand même désobli-
geante pour toutes ces gentilles femmes qui l’adorent…
Il est vrai qu’il a perdu plusieurs amis. Après le prince Kinsky et le prince
Lichnowsky, c’est le prince Lob qui meurt, à l’âge de 44 ans, avant même la publication
du cycle À la Bien-aimée lointaine, que Beethoven lui a dédié. Krumpholz, son
professeur de violon et compagnon de taverne, meurt presque en même temps. Deux
autres de ses compagnons sont partis à l’étranger : Le gros Schuppanzigh a suivi le prince
Razumovsky en Russie, en emmenant son quatuor ; Ferdinand Ries habite à Londres. Les
Brentano sont à Francfort, les Brunswick en Hongrie. Beethoven s’est de nouveau
brouillé avec Stephan von Breuning, son seul ami de Bonn, qui l’a ulcéré en lui
déconseillant d’adopter son neveu. Il parle d’aller rejoindre la comtesse Erdödy en Italie,
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Réveille-toi, Ludwig !
ou bien Wegeler, qui habite à Francfort comme les Brentano. Il rêve de s’installer à
Londres, où Haendel et Haydn ont si bien réussi.
Il ne lui reste que deux compagnons à Vienne : Zmeskall et Czerny.
La dernière fois que j’ai parlé de Czerny, c’était un enfant de dix ans. Il a maintenant
vingt-cinq ans. Peut-être parce qu’il a eu lui-même un professeur de piano extraordinaire,
il décide d’enseigner la musique aux enfants. Il compose des centaines d’exercices
destinés à faciliter l’apprentissage du piano. Qu’est-ce que je dis, des centaines ? Plutôt
des milliers, pour ne pas dire des millions. Quand j’apprenais le piano, disons vers 1955,
pour dire “un exercice de piano”, on disait “un Czerny”. Je devais jouer mes gammes,
mon Czerny et mon morceau, qui pouvait être de Mozart, Clementi ou Beethoven.
Czerny est un jeune homme si doux et réservé qu’il a quelque chose de presque
féminin. Vénérant Beethoven à l’égal d’un dieu, il organise – tous les dimanches à onze
heures – des concerts où l’on ne joue pas d’autre musique que la sienne. On donne des
œuvres de musique de chambre ; la partie de piano est tenue par Czerny ou par la baronne
von Ertmann. Le compositeur assiste volontiers à ces concerts, bien qu’il n’entende
presque plus rien.
Puisque Czerny est en train de devenir le meilleur professeur de piano du monde,
Beethoven lui demande tout naturellement d’enseigner le piano à Karl. Quand il ne dit
pas de vive voix à Czerny comment s’y prendre, Beethoven lui envoie des instructions
écrites : “Je vous prie d’attendre qu’il ait pris le doigté convenable et la mesure juste et
qu’il joue les notes sans trop de fautes pour critiquer son style de jeu. Quand il joue assez
bien, il convient de ne pas l’interrompre pour de petites fautes, mais de les signaler quand
il a fini de jouer le morceau…” La suite de la lettre est très technique. Beethoven trace
des portées et des notes au milieu de la page pour montrer des passages que Karl doit
jouer souplement, avec ses cinq doigts, plutôt que de les exécuter en style “perlé” comme
le faisait Mozart. Le brave Czerny, qui est très obéissant, considère évidemment ces
suggestions comme des ordres.
Il écrit aussi des lettres à Giannastasio del Rio, qu’il voit pourtant plusieurs fois par
semaine. “Traitez K. comme vous traiteriez votre propre enfant plutôt que comme un
élève, etc.” Il demande à un tailleur de couper des caleçons de toile pour son neveu.
95
Réveille-toi, Ludwig !
Et Karl, au fait ? Lui, l’objet de tant d’attention, que dit-il ? Il dit : “Oui, Monsieur.
Oui, Madame. Oui, Mademoiselle Fanny. Oui, mon oncle.”
Beethoven l’invite parfois à déjeuner.
– Dis-moi, Karl, aimes-tu les choux-fleurs ?
– Les choux-fleurs ? Euh, c’est-à-dire, oui, mon oncle.
– Tu peux dire “Oui, père”, Karl. Tu es comme un fils pour moi, tu le sais bien.
– Oui, mon oncle, euh, père.
– J’ai rencontré Mme Holzkopf, qui habite à l’étage en-dessous, dans l’escalier.
Comme je lui ai dit que tu venais déjeuner avec moi, elle a proposé de préparer des
escalopes au gratin de choux-fleurs pour nous.
Beethoven est étonné : Karl ne mange pas ses choux-fleurs.
– Tu m’as bien dit que tu aimais les choux-fleurs, Karl ?
– Oui, mon onc-euh-père.
– Mais tu ne les manges pas.
– C’est que je n’ai pas très faim…
Karl se dresse brusquement au milieu de la nuit et crie : “Non, non, non !” dans son
sommeil.
C’est un enfant craintif. Dans une lettre à Giannastasio del Rio, Beethoven affirme
que, du vivant de son père, il a appris “à n’obéir que contraint par les coups”. C’est peut-
être une exagération destinée à diffamer la Reine de la Nuit. Celle-ci écrit au directeur de
la pension, de son côté, pour le supplier de la laisser voir son fils. Comme il refuse, elle
se déguise en ramoneur pour voir Karl en cachette ! Le malheureux Karl est
complètement déboussolé par les événements qui ont transformé sa vie. On pourrait le
comparer à un autre K., le personnage principal des romans de Kafka, un homme
ordinaire qui ne comprend pas très bien ce qui lui arrive. Beethoven n’a pas l’air sensible
à son désarroi.
– M. Giannastasio del Rio me dit que tu n’es pas très assidu dans tes études. Il faut te
ressaisir, mon garçon.
– Oui, mon oncle… euh, père.
– Ce n’est pas seulement que les études sont utiles. Si tu ne fais pas ce que te
demande M. Giannastasio del Rio, si tu le déçois, l’estime qu’il te porte diminuera. Tu
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Réveille-toi, Ludwig !
finiras par avoir honte de toi-même, car tu auras perdu le bien le plus précieux que tu
possèdes : ton honneur !
– Oui, euh, mon père.
À vrai dire, il me semble que le désarroi n’explique pas tout. La nature a donné à ce
gamin un caractère quelque peu nonchalant… Je n’irais pas jusqu’à dire paresseux, mais
j’oserai mollasson. Ou bien, si l’on préfère, je peux noter ce qui lui manque absolument :
de la volonté, de la vivacité, de la personnalité.
Un certain Docteur von Bursy, qui rend visite à Beethoven en 1816, trouve son
appartement propre et agréable, et le compositeur “habillé très élégamment”, ce qui
montre que notre héros est un homme contradictoire, qui ne ressemble pas toujours à
l’idée que l’on se fait de lui. Il tente sans doute, avec l’aide de Nanette Streicher, de se
conduire en bon père de famille.
Le Dr von Bursy s’étonne que le logement soit si petit : “Je pensais qu’un Beethoven
devait vivre dans un palais ! Son domestique, qui habite dans l’appartement avec toute sa
famille, m’a introduit auprès du maître. Contrairement aux rumeurs que l’on colporte,
Beethoven ne m’a pas semblé fou, mais il souffre seulement de la mélancolie propre aux
artistes – même si cette maladie n’est pas très bien définie. Il se plaint vivement de tout et
de tout le monde, et s’en prend tout spécialement à Vienne et aux Viennois, aux
directeurs de théâtre, aux éditeurs qui modifient sa musique ou se conduisent comme des
pirates. Il est plein de fiel et de venin. Il dit qu’ici les gens sont tous des gredins, que l’on
ne peut faire confiance à personne, qu’ils ne tiennent jamais parole si l’on n’a pas établi
un contrat écrit, qu’ils espèrent que l’on travaillera pour eux sans être payé. Beethoven
paraît très intéressé par l’argent, ce qui le rend, à mon avis, plus humain. Son frère étant
mort récemment, il a entrepris l’éducation de son neveu. Ce sujet le préoccupe
énormément et il en parle sans cesse :
– L’enfant doit devenir un artiste ou un savant, afin de mener une existence supérieure
au-dessus du vulgaire. Seuls l’artiste et le savant portent leur bonheur en eux-mêmes.”
Beethoven n’a pas inventé cette pensée profonde, qui remonte à la plus haute
antiquité. Sauf que l’on disait plutôt : “Seul le philosophe porte son bonheur en lui-
même.”
97
Réveille-toi, Ludwig !
Il est clair que l’artiste et le savant deviennent des modèles pour le reste de l’humanité
au début du XIXème siècle, ainsi que Bettina Brentano l’a pressenti. Beethoven lui-même
est le premier artiste-modèle. Bien qu’il soit souvent malade, bien qu’il se considère
comme le plus malheureux des hommes, il trouve son bonheur en lui-même chaque fois
qu’il compose un chef d’œuvre.
1818 Fugues
– Mon cher Steiner, pour le soin que vous avez apporté à l’édition de mes œuvres,
vous méritez le rang de capitaine dans l’armée du général Beethoven. Si vous réussissez
l’édition de ma nouvelle sonate, nous vous nommerons colonel.
– Je vous remercie de l’honneur que vous me faites, mon Général. Je me suis contenté
d’accomplir mon devoir.
– Ne vous montrez pas faussement modeste. Concernant la nouvelle sonate, nous
vous prions de noter que nous n’utiliserons plus l’intitulé “sonate pour le pianoforte”,
mais “sonate für das Hammerklavier”, car ce dernier mot est bien allemand, ainsi
d’ailleurs que l’instrument qu’il désigne. Veuillez en avertir vos adjudants imprimeurs,
afin qu’ils en tiennent compte pour la couverture de la partition.
– Bien, mon Général.
– Dites, Colonel, connaissez-vous le sens du mot allegro ?
– Euh… C’est un mouvement rapide, mon Général.
– Ce mot signifie “joyeux”, Colonel. Or, vous l’avez sans doute remarqué, les
mouvements rapides de nos sonates sont souvent fort éloignés de la gaité. Par
conséquent, nous décrétons l’abandon des absurdes dénominations allegro, andante,
adagio, presto pour les mouvements de nos morceaux. Nous les remplacerons par des
indications de tempo selon le métronome de Maelzel.
– A vos ordres, mon Général. Néanmoins, il me semble que le métronome de
M. Maelzel n’est pas très répandu.
– Certes… Nous allons donc suggérer à M. Maelzel de vendre ses métronomes le plus
cher possible aux gens riches, afin de pouvoir en proposer des exemplaires bon marché
aux maîtres d’école dans les villages.
98
Réveille-toi, Ludwig !
Juste avant la fugue se trouve un passage que j’aime beaucoup. On ne sait pas bien si
c’est une transition entre le troisième et le quatrième mouvement, ou bien une sorte
d’introduction à la fugue, un prélude à la manière de Bach. Cela ressemble à une
esquisse, un brouillon. Comme si Beethoven cherchait ce qu’il allait écrire et découvrait
peu à peu la fugue. Ce morceau n’est pas construit selon une forme musicale connue,
mais part dans différentes directions sans aboutir. Une sorte de tension ou d’angoisse
s’installe peu à peu. Le paysage est tranquille, mais on sent bien que c’est le calme qui
précède la tempête. L’arrivée de la fugue, qui balaie tout sur son passage, constitue une
véritable délivrance.
Il a mis très longtemps à composer cette œuvre immense. On dirait qu’il a consacré
toute l’année 1817 à la réflexion, car il n’a rien publié. Une année affreuse, en vérité : il a
passé beaucoup de temps dans son lit, à soigner son catarrhe, une jaunisse, des
rhumatismes, de la goutte et que sais-je encore. Il se sentait d’autant plus abandonné que
Zmeskall était malade de son côté. “Cher et excellent Zmeskall, lui écrit-il en août 1817,
j’ai appris avec peine votre maladie – En ce qui me concerne, je suis souvent au désespoir
et je voudrais que ma vie s’achève, car je ne vois pas la fin de tous mes maux ! Dieu ait
pitié de moi ! – Je me considère d’ailleurs comme perdu – L’an prochain, je ne serai sans
doute pas à Londres, mais au tombeau – J’aurai fini de jouer cette comédie et ce sera tant
mieux !” Heureusement, vers la fin de l’année, la rencontre d’une jolie pianiste, Marie-
Léopoldine Koschak, lui a remonté le moral.
Il continuait d’aller chez les Giannastasio del Rio aussi souvent que possible, recevait
Karl chez lui, assistait aux leçons que lui donnait Czerny.
Il paraît que Karl commence à bien jouer du piano. Ah, moi aussi, si j’avais eu Czerny
et Beethoven comme professeurs, je serais devenu un bon pianiste !
Les Viennois, qui acclamaient Beethoven dans la rue en 1813, ne se pressent pas sous
ses fenêtres pour réclamer de nouvelles œuvres. Ils ne l’ont peut-être pas complètement
oublié, mais ils sont toqués d’un jeune Italien, Rossini, qui compose des opéras rigolos à
tire-larigot.
plus tard, il en a trente, forcément. Au cours de cette décennie, il a été ordonné prêtre,
mais cela ne se voit pas du tout. D’abord c’est un jeune homme un peu falot, comme
Karl, qui ne se fait pas tellement remarquer. Ensuite, il n’est pas entré dans les ordres par
vocation, mais pour aider la famille impériale, qui a besoin d’archevêques pour diriger
certaines principautés. On se souvient du prince-archevêque de Cologne, qui était le frère
de l’empereur précédent.
Beethoven y tient beaucoup, à son archiduc, vu que tous ses autres mécènes sont
morts. Il lui dédie fréquemment des œuvres : deux de ses concertos pour pianos ; le trio
opus 97, passé à la postérité sous l’appellation trio À l’archiduc ; sa nouvelle sonate
Hammerklavier. Il décide d’écrire une grande messe solennelle pour célébrer l’arrivée de
l’archiduc archevêque à Olmütz. Il étudie de très près les fugues de Bach et les grandes
œuvres chorales de Haendel.
– Ils ont développé le crédit d’une façon merveilleuse. Les commerces peuvent
emprunter de l’argent au public en vendant des parts de leur capital. On achète et on vend
ces parts dans une grande bourse d’échanges à Londres.
– Vous me conseillez de placer mon argent à Londres ?
– Inutile d’aller si loin. Nous allons justement créer des parts ou actions, semblables à
celles des Anglais, ici même à Vienne. Vous savez que von Eskeles vient de fonder une
nouvelle banque ?
– Plusieurs personnes m’en ont parlé, en effet.
– Il va mettre en vente des “actions de banque”, que l’on peut souscrire d’avance.
– Comme mes musiques !
– C’est cela même. Ecoutez-moi bien : en souscrivant d’avance, vous payez
seulement 1000 florins papier et 100 florins d’argent pour une action de 600 florins
d’argent. Vous vous rendez compte ?
– Euh… 1000 florins papier, cela fait combien en florins d’argent ?
– 294. Vous payez en fait 394 florins pour une action en valant 600 !
– C’est cela que vous me conseillez ?
– Bien sûr que je vous le conseille. Seulement, vous devez vous dépêcher…
Je ne vais pas décrire la folie boursière qui a saisi l’Europe au début du dix-neuvième
siècle. D’abord ce n’est pas mon sujet, ensuite Alexandre Dumas l’a déjà fait dans Le
Comte de Monte-Cristo. En tout cas, les actions de banque du baron von Eskeles
obtiennent un succès considérable. Les braves bourgeois de Vienne sont si nombreux à en
demander qu’ils ne peuvent pas tous en obtenir. Si Beethoven réussit à acheter huit
actions de banque, c’est que son ami Henikstein l’a prévenu longtemps à l’avance et que
son ami von Eskeles s’est occupé de toutes les formalités en personne.
Vu que la demande est beaucoup plus forte que l’offre, le cours des actions monte en
flèche dès leur mise sur le marché. Cela signifie que Beethoven double sa mise en
quelques jours sans s’être donné le moindre mal. Il est enchanté, vous pensez !
Bien sûr, il est obligé de faire confiance à ses amis banquiers, car il n’y comprend rien
du tout. Dans les archives Beethoven de Bonn se trouve un brouillon de partition sur
lequel il a écrit douze fois le nombre vingt-trois et additionné le tout, ce qui signifie qu’il
ne savait pas multiplier vingt-trois par douze.
103
Réveille-toi, Ludwig !
Ah, il n’a pas la bosse des maths. Pourtant, il résoud facilement le problème suivant :
“Dans un mouvement à 9/16, quelle note faut-il ajouter pour compléter une mesure
comportant déjà deux croches pointées et une croche simple ?” Cela revient à poser la
soustraction 9/16 – 3/16 – 3/16 – 2/16. La réponse est donc : une double-croche ! Sauf
que Beethoven trouve la réponse sans poser aucun soustraction, sans rien connaître aux
fractions, et même sans réfléchir, en se fiant à son instinct de musicien.
Il considère les huit actions de banque, qui valent près de dix mille florins, comme un
héritage destiné à son neveu. Il possède à peu près la même somme pour lui-même. Il
serait beaucoup plus riche s’il n’avait pas versé quatre mille florins à la pension
Giannastasio del Rio. Ses divers loyers lui coûtent un peu plus de mille florins par an, sa
nombreuse domesticité plus de mille cinq cents florins. S’il ne vend pas de nouvelles
œuvres, ses dépenses vont manger peu à peu son capital. Il s’imagine déjà ruiné, habitant
dans un asile pour indigents, mourant dans la misère, jeté dans la fosse commune comme
Mozart. Il écrit des lettres désespérées à Ferdinand Ries : “La pauvreté me guette, etc.”
Il finit par vendre une action, mais s’interdit de toucher aux autres, car ce serait voler
Karl. Comme il n’a ni écouté ni compris les explications de Henikstein et von Eskeles, il
ignore que les actions rapportent des dividendes annuels. Il est tout étonné quand un de
ses amis lui montre qu’il suffit de détacher un coupon de l’action et de le porter à la
banque pour recevoir une grosse somme d’argent sans entamer le capital !
Le voici donc à Mödling, avec un valet, deux gouvernantes et son neveu Karl – qui
étudie le latin et les autres matières dans la petite école du curé.
Ah, il est facile de prévoir que ça va mal se passer, cette affaire-là. Le séjour dans la
pension Giannastasio del Rio, auprès des adorables Nanni et Fanny et de leurs aimables
parents, n’a fait que retarder le moment fatal où le pauvre Karl, âgé maintenant de douze
ans, devra habiter avec Beethoven comme s’il était vraiment son fils.
A ce moment de sa vie, Beethoven entend si mal qu’il prend l’habitude d’emporter
dans sa poche des petits “carnets de conversation”, sur lesquel les gens notent ce qu’ils
veulent lui dire. Bien que plus de deux cents carnets aient été perdus par la faute de cet
imbécile de Schindler (qui apparaîtra dans ce récit très bientôt), il nous en est tout de
même parvenu cent trente-six, qui racontent la vie de tous les jours avec ses petits détails
104
Réveille-toi, Ludwig !
– Je ne suis pas n’importe quel maître ! Je suis Beethoven ! Je compose une messe
pour l’archiduc Rodolphe.
– Eh bien, demandez à votre archiduc de vous préparer le souper ! Moi, je m’en vais
de cette maison de fous.
– Moi aussi.
– Par les cornes du diable ! Vous m’en voyez enchanté ! Bon débarras !
Après l’avoir enlevé à sa mère, puis éloigné des douces Nanni et Fanny, Beethoven
prive Karl des gouvernantes dès qu’il s’habitue à leur présence féminine.
Il me semble que si j’étais à sa place, je rêverais aussi à ma mère.
instrument de nos pianos. Le son est très “léger” et cristallin. Les personnes qui n’aiment
pas ces reconstitutions historiques disent que cela sonne comme une casserole.
L’évolution du pianoforte vers le piano moderne, qui est plus grand et plus puissant, s’est
déroulée tout au long du dix-neuvième siècle, à partir de l’invention par le facteur
français Erard de la technique du “double-échappement”.
Pendant que j’écrivais cette digression historique, le piano de Broadwood a traversé la
Manche sur un bateau à voile et remonté le Rhin sur une péniche, puis il est arrivé en
charette jusqu’au Danube. Le voyage a duré plusieurs mois. Beethoven écrit une lettre en
français pour remercier le généreux donateur :
“Mon très cher Broadwood,
“Jamais je n’éprouvais pas un plus grand Plaisir de ce que me causa votre annonce de
l’arrivée de cette Piano, avec qui vous m’honorez de m’en faire présent, je regarderai
come un Autel, où je déposerai les plus belles offrandes de mon esprit au divine
Apollon.”
Selon le peintre August von Kloeber, qui va plusieurs fois chez Beethoven pour faire
son portrait, le piano comporte un grand pavillon métallique – sans doute ajouté par
Broadwood pour tenir compte de la surdité du compositeur. Le peintre observe que
Beethoven corrige toutes les fautes de Karl, qui travaille la sonate Pathétique sur le
nouveau piano, comme s’il entendait effectivement ce que joue l’enfant.
Kloeber, se promenant dans la campagne autour de Mödling, rencontre parfois
Beethoven, qui a gardé l’habitude de marcher plusieurs heures par jour. “C’était très
curieux de le voir, raconte-t-il, son papier à musique et un bout de crayon dans les mains,
s’arrêtant souvent comme s’il écoutait, regardant en haut et en bas, puis traçant des notes
sur son papier. On m’avait dit de ne jamais l’aborder, car il serait gêné ou même
désagréable. Une fois, je le vis grimper sur une hauteur dans la forêt, son chapeau de
feutre gris à larges bord sous son bras, puis s’étendre de tout son long sous un pin et
regarder longuement le ciel.”
A l’automne de l’année 1818, Beethoven rentre à Vienne mais garde Karl auprès de
lui. Il lui fait donner des leçons de latin, d’allemand et de mathématiques par un
précepteur.
107
Réveille-toi, Ludwig !
“Je flairais depuis longtemps déjà la trahison – Karl n’avoua pas tout sur-le-champ –
Comme je le traite souvent par la crainte, non sans motifs, il avait trop peur pour tout
avouer – Mais quand je promis solennellement de tout lui pardonner s’il disait la vérité,
alors qu’un mensonge le jetterait dans un abîme encore plus profond que celui où il était
déjà tombé, tout vint au grand jour…”
Karl a vu sa mère en cachette plusieurs fois avant sa fugue. Les deux gouvernantes, la
vieille et la jeune, ont tout arrangé. La Reine de la Nuit leur donnait du café, du sucre et
de l’argent pour les soudoyer.
C’est une sorte de partie d’échecs. La Reine de la Nuit, alias Johanna, vient de jouer
un coup qui améliore nettement sa position. Elle en profite pour pousser son avantage.
Elle connaît un excellent avocat, qui lui a conseillé une stratégie subtile : surtout, ne
montrer aucune hostilité envers le célèbre compositeur, mais tenter de prouver qu’il ne
donne pas la meilleure éducation possible à Karl, en raison de sa surdité, de ses
nombreuses occupations et de ses idées étranges. Elle demande au tribunal supérieur de
retirer Karl à Beethoven afin qu’elle puisse l’envoyer au Lycée Impérial.
Le 9 décembre, une audience a lieu devant le tribunal. Le juge interroge d’abord Karl.
– Est-ce que tu travailles bien, mon enfant ? As-tu de bonnes notes ?
– Oui, Monsieur. En latin, j’ai “Excellent”, et dans les autres matières “Très bien”.
– Pourquoi as-tu quitté ton oncle ?
– Parce que ma mère m’a dit qu’elle m’enverra au lycée. Les leçons particulières, ce
n’est pas aussi bien que le lycée. Ça ne sert à rien.
– Dis-moi, Karl, comment ton oncle te traitait-il ?
– Il me traitait bien, Monsieur.
– Où as-tu habité récemment ?
– Je me suis caché dans la maison de ma mère.
– Où préfères-tu habiter, chez ta mère ou ton oncle ?
– Je veux bien rester chez mon oncle, mais il faudrait qu’il y ait quelqu’un avec moi,
car mon oncle entend mal et je ne peux pas parler avec lui.
– Est-ce ta mère qui t’a persuadé de quitter ton oncle ?
– Non, Monsieur.
– Est-ce elle qui t’a ordonné de retourner chez lui ?
109
Réveille-toi, Ludwig !
– Elle voulait m’y ramener, mais j’ai refusé. J’avais peur qu’il soit très fâché et qu’il
me batte.
– Est-ce qu’il t’a déjà battu auparavant ?
– Seulement quand je le méritais. Et aussi, quand je suis revenu, il a menacé de
m’étrangler.
– Dis-moi encore une chose. Qui donc te donnait ton éducation religieuse ?
– Mon précepteur, Monsieur, qui m’enseignait aussi les autres matières. Quand nous
habitions à la campagne, à Mödling, c’était Monsieur le curé. Il ne m’aimait pas.
– Le curé de Mödling ?
– Il disait que je ne me conduisais pas bien dans la rue et que je bavardais en classe.
– Est-ce qu’il t’est arrivé de dire du mal de ta mère ?
– Oui, Monsieur. C’était pour plaire à mon oncle. Il était très content quand je disais
du mal de ma mère.
– Etais-tu souvent seul chez ton oncle ?
– Oui, Monsieur. Quand mon oncle partait en promenade, il me laissait seul.
– Ton oncle t’exhortait-il à prier ?
– Oui, Monsieur, je priais avec lui le matin et le soir.
Sans même avoir besoin de consulter le dossier rassemblé par la police secrète sur
Beethoven, dans lequel il est qualifié de “dangereux républicain”, le juge connaît assez
bien la réputation du compositeur pour le soupçonner de donner une éducation religieuse
insuffisante à Karl, ce qui constitue un crime très grave.
Moi, ce qui m’horrifie, c’est qu’à la question “Est-ce qu’il te battait ?”, Karl réponde :
“Seulement quand je le méritais.” Tous les enfants battus peuvent en dire autant, car les
gens qui les battent trouvent toujours le moyen de justifier leurs coups.
Par exemple, Beethoven rentre de mauvaise humeur, parce que son éditeur refuse de
changer trois malheureuses notes dans la sonate Hammerklavier, sous prétexte que les
plaques servant à l’impression sont déjà gravées. Il demande à Karl de réciter sa leçon de
latin. Le pauvre enfant, effrayé par le regard sombre de son oncle, bredouille, se trompe,
ne se souvient plus de ses déclinaisons.
– C’est comme cela que tu as appris ta leçon ? Tu te moques de moi, Karl. Attention !
– Je vous jure que je l’ai apprise, père. Je la savais tout à l’heure…
110
Réveille-toi, Ludwig !
– Je ne te crois pas. Tu m’as menti. Tu es comme les autres ! Un bon à rien ! Tiens,
voici ce que tu mérites !
Bing ! Bang ! Boum !
C’est ensuite l’avocat de Johanna qui vient parler devant le tribunal. Il s’exprime de
façon très mesurée. Il ne dit pas que Ludwig van Beethoven est un fou dangereux, mais
que, sans vouloir nier les grandes qualités des frères Beethoven, on peut reconnaître que
ce sont des excentriques. Ludwig van Beethoven, comme feu son frère Karl, se laisse
facilement emporter par son tempérament. D’ailleurs, les deux frères se disputaient
jusqu’à se battre. Sans exagérer, Karl n’était en bons termes avec Ludwig que lorsqu’il
avait besoin d’argent. On est même tenté de déclarer que le jeune Karl, c’est-à-dire le
droit à la possession future de l’enfant, était devenu un objet de marchandage entre les
deux frères.
L’avocat souligne ensuite le manque de calme et d’impartialité de Beethoven, ainsi
que sa surdité qui le rend inapte au rôle d’éducateur. Le jeune Karl, qui a déjà de
111
Réveille-toi, Ludwig !
Est-ce que je sais ? C’est peut-être vrai que le curé de Mödling est un vilain sadique,
mais dans ce cas, Beethoven n’aurait pas dû lui confier le pauvre Karl. On trouve dans les
carnets de conversation un texte de Karl, écrit plusieurs mois après le procès, dans lequel
il prie Beethoven de lui pardonner : “Ma mère a tellement insisté que je n’ai pu lui
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Réveille-toi, Ludwig !
résister. Je regrette d’avoir été si faible. S’il y a encore une instruction, je rétracterai tout
ce que j’ai dit alors de faux.” Ce brave Karl a pris la mauvaise habitude de dire à chacun
ce qu’il veut entendre. On ne connaîtra sans doute jamais la vérité. De toute façon, cela
n’a pas tellement d’importance, parce que le tribunal supérieur se déclare incompétent.
Etant donné que Ludwig van Beethoven ne peut pas prouver qu’il appartient à la
noblesse, le tribunal renvoie toute l’affaire devant la cour civile municipale de Vienne,
qui s’occupe des procès entre roturiers.
Beethoven ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Dans sa naïveté, il croyait
sincèrement que la noblesse l’avait adopté, vu son talent et sa réputation internationale.
Sur la couverture de plusieurs de ses œuvres, son nom est écrit Ludwig von Beethoven,
au lieu de “van”, ce qui montre que les éditeurs, comme tout le monde, le prenaient pour
un noble. Il se gardait bien de rectifier l’orthographe de sa particule. Ses frères n’étaient
pas reçus dans les palais comme lui, donc ils n’étaient pas nobles, et Karl non plus.
Beethoven était convaincu qu’en adoptant Karl, il l’élevait socialement.
Alors qu’il a toujours affirmé bien haut qu’il méprisait les aristocrates, Beethoven
tente maintenant de se faire déclarer noble. “Ma noblesse, elle est là et là”, dit-il à ses
amis en montrant sa tête et son cœur. Il demande à l’archiduc et archevêque Rodolphe
d’intervenir. L’empereur n’a qu’à l’annoblir ! Par exemple, il a annobli les amis
banquiers de Beethoven pour services rendus pendant la guerre. Sauf que l’on ne va tout
de même pas annoblir un républicain fiché par la police secrète…
La vérité, c’est que Beethoven est affreusement vexé d’être renvoyé parmi les
roturiers. “C’est le tribunal des aubergistes, des cordonniers, des tailleurs”, dit-il.
La cour civile municipale, ce tribunal pour aubergistes, ne trouve pas normal que l’on
empêche un enfant de voir sa mère. En attendant de juger l’affaire sur le fond, ce qui
prendra forcément quelques années, la cour retire la tutelle à Beethoven et la confie à un
magistrat indépendant.
Il est ulcéré. Il parle d’aller vivre en Angleterre. Là-bas, ils apprécient vraiment la
musique et comprennent les musiciens.
Peu avant que le jugement soit prononcé, Beethoven a repris Karl chez lui sous
prétexte que sa chambre chez Giannastasio del Rio était trop froide. La cour lui ordonne
de remettre son neveu dans une pension et accorde un droit de visite à Johanna.
113
Réveille-toi, Ludwig !
– Quelle sottise ! dit-il à son avocat, le Dr Bach. Je ne recherche pas mon propre
intérêt dans cette affaire. Je n’ai pas besoin de mon neveu, mais c’est lui qui a besoin de
moi. Bien des gens payeraient une fortune pour que leur enfant bénéficie de mon
enseignement musical et moral !
– Ne vous inquiétez pas. Nous ferons appel et nous gagnerons !
Comme Giannastasio del Rio ne veut plus être mêlé à cette histoire, Karl est placé à
l’Institut Blöchinger, un excellent établissement, où l’on applique les principes du grand
Pestalozzi. Il y restera quatre ans.
– Mais non, espèc e d’âne ! Ce sont des triples croches ordinaires, pas des triolets.
– Excusez-moi, Maître. Je suis un pianiste débutant. Je trouve ce mouvement lent
difficile à comprendre.
– Si vous trouvez ma septième sonate difficile, que direz-vous quand vous en serez à
celles que j’écris aujourd’hui !
– Je vais essayer encore une fois. Je crains que vous ne soyez mécontent de moi,
Maître…
– Ecoutez, Schindler, cessez au moins d’écrire “Maître” sur le carnet. C’est vraiment
inutile.
– Je suis désolé… Quand nous aurons fini, nous pourrons aller en promenade. Je
rejoue tout le mouvement encore une fois, et alors je l’aurai retenu pour toujours, j’en
suis sûr. Je vous prie d’avoir de la patience avec moi.
C’est le gros Schuppanzigh qui a présenté Schindler à Beethoven, en 1814, dans une
taverne. A l’époque, il était étudiant en droit, âgé de dix-huit ans, et venait de passer
quelques semaines en prison pour avoir participé à une manifestation interdite – ce qui le
rendait tout de suite sympathique aux yeux de Beethoven et de ses compagnons
républicains.
En vérité, Schindler avait été arrêté par erreur. Il se trouvait sur le parcours de la
manifestation parce qu’il était sorti acheter le journal. Dans une taverne républicaine, il se
gardait bien de le dire, évidemment. Il était très content de rencontrer le compositeur, car
il avait tendance à admirer les gens célèbres. Pendant quelques années, il se contente de
fréquenter les mêmes auberges que lui et de lui dire : “Bonjour ! Vous vous souvenez de
moi ? Schindler, étudiant !” Peu à peu, il se met à lui rendre de menus services et
s’insinue dans ses bonnes grâces.
Au début de l’année 1819, Beethoven est profondément abattu : “Je suis accablé de
soucis comme je ne l’ai jamais été de toute ma vie”, écrit-il à Ferdinand Ries. Il se ronge
les sangs en pensant au tribunal supérieur et à la cour municipale, à la perte de sa tutelle,
au triomphe de la Reine de la Nuit. Il ne compose plus. Comme Zmeskall est toujours
souffrant, il accepte que Schindler devienne son nouvel homme à tout faire. Du coup, il
lui donne des leçons de piano en contre-partie.
Ce Schindler est un vil flatteur, un tartuffe, une vipère, un horrible bonhomme. Il n’a
pas que des défauts, bien entendu, car dans la vie, contrairement à ce que croit
Beethoven, personne n’est absolument bon ou absolument méchant. Hmm, je me
demande quelles qualités je pourrais lui trouver… Il taille habilement les plumes. Il vide
le pot de chambre du maître. Il écarte les importuns – en décidant qui est importun. Il
souhaite un bon anniversaire à Beethoven le 17 décembre.
– N’est-ce pas étonnant que votre neveu ne vous ait pas envoyé un petit mot pour
votre anniversaire ? demande-t-il.
– Il ne m’a pas envoyé une seule lettre depuis le procès.
– Il aurait dû vous demander pardon pour le mauvais coup qu’il vous a fait en
s’enfuyant. Je le trouve bien ingrat.
– Son cœur est dur.
– Ce n’est pas totalement de sa faute. Avec une mère comme votre belle-sœur, que
voulez-vous…
115
Réveille-toi, Ludwig !
– Et maintenant, elle peut de nouveau exercer sa mauvaise influence sur lui. Elle
répand partout son souffle pestilentiel. Cette Circé l’a envoûté et l’a monté contre moi…
– N’y pensez plus. Oubliez votre neveu, puisqu’il vous a oublié.
– Vous avez raison. Je ne veux plus entendre parler de lui.
Comme pourrait-il oublier Karl, son propre fils ? Il écrit à la cour une
“communication” de dix pages.
“Il est douloureux pour un homme comme moi d’avoir à se salir en mentionnant une
personne comme la femme B. (B pour Beethoven, évidemment).
“La femme B. n’a aucune éducation, de sorte que ses mauvais instincts ont pu se
développer dès ses premières années. Encore enfant, elle a déjà eu à comparaître devant
les autorités policières… A la suite de la conduite abominable qui l’a conduite en prison
en 1811, mon frère tomba gravement malade. Seuls mes secours bienfaisants
prolongèrent sa vie pendant quelques années. Peu avant sa mort, elle prit une forte
somme d’argent à l’insu de mon frère… Tout de suite après la mort de mon frère, elle
entretint des relations intimes avec un amant, blessant ainsi la pudeur de son fils innocent.
On la trouvait dans tous les bals et autres lieux d’amusement, pendant que son fils était
gardé par une misérable servante. Que serait-il advenu de lui si je ne m’en étais pas
occupé ?
“Moi, son bienfaiteur, son soutien, son appui, bref son père dans le vrai sens du mot,
elle chercha par les intrigues, les cabales, les calomnies les plus basses, à me diminuer, à
infuser à tous, et en particulier à l’enfant innocent, son poison moral…”
Je ne vais pas reproduire les passages les plus venimeux (ni le “mémoire” consacré à
sa bête noire, le curé de Mödling), car ils donnent une bien vilaine image de ce pauvre
Beethoven. La partie adverse, c’est-à-dire Johanna (aidée par son avocat), contre-attaque
vigoureusement. Elle affirme que Beethoven n’a pas seulement tenté d’étrangler Karl,
mais qu’il lui a donné un coup de pied dans la partie la plus précieuse et la plus sensible
de l’anatomie masculine, si bien que l’enfant, gravement blessé, est resté alité près de
trois mois. “Il n’est pas resté alité trois mois, répond Beethoven, et d’ailleurs c’était un
accident.” La cour, trouvant sans doute Johanna plus raisonnable que le compositeur, lui
accorde la tutelle, à condition qu’elle la partage avec un magistrat. Beethoven et son
avocat font aussitôt appel du jugement.
116
Réveille-toi, Ludwig !
La servante vous fait les yeux doux. Je vais lui dire que vous voulez la voir après sa
journée.
Ne vous fâchez pas. Je plaisantais !
La femme de Czerny est charmante. Ils ont trois beaux enfants.
Si vous faites un enfant à une femme mariée, son mari s’en apercevra quand l’enfant
grandira et se révelera un musicien génial !
Vous êtes un vrai révolutionnaire !
Vous finirez sur l’échafaud !
Ils ne comprennent pas que le peuple en a assez.
Les obscurantistes ont pris le pouvoir d’une manière effroyable.
Dans cinquante ans, il y aura des républiques partout.
Ne parlez pas si fort ! Tout le monde épie et écoute.
Les murs ont des oreilles. L’espion Haensel vient souvent ici.
Même dans les brasseries de dernier ordre, il y a toujours un cochon de policier.
Maintenant, ça va. Vous parlez assez doucement. Personne ne peut vous entendre.
Ils vous regardent quand même parce que vous êtes célèbre. Votre signalement est
trop connu.
Ils saisissent les livres dans les librairies. De nombreux écrivains se sont enfuis en
France.
L’Europe va à reculons, et pendant ce temps l’Amérique avance. L’Amérique du sud
obtiendra bientôt l’indépendance.
Au lieu d’envoyer les enfants à l’église, où ils passent leur temps à faire des farces, il
vaudrait mieux les mettre dans une écurie. Ils apprendraient des choses plus utiles.
Les Viennois ne feront jamais la révolution. Ils ne pensent qu’à leur estomac et à
leurs saucisses.
Le 8 avril 1820, Beethoven gagne son procès en appel – grâce à l’intervention discrète
de l’archiduc Rodolphe et de quelques autres protecteurs haut placés. La cour décide que
l’on peut ignorer l’ajout de dernière minute au testament, de sorte que le compositeur n’a
pas à partager la tutelle avec Johanna. Il n’obtient pourtant pas la tutelle exclusive de
Karl, car les juges, dans leur grande sagesse, demandent qu’il la partage avec un homme
honorable de son choix. Il propose le conseiller Peters.
118
Réveille-toi, Ludwig !
1821 Le vagabond
A force de sillonner Vienne en tous sens pendant sa promenade, Beethoven finit par
traverser un quartier dans lequel il n’a jamais habité. C’est là qu’un policier l’arrête pour
vagabondage un beau soir de 1821. Le commissaire de ce quartier-là dîne au restaurant
avec des amis. Un sergent de ville vient l’interrompre alors qu’on vient de servir le
potage.
– Votre excellence, nous avons arrêté un fou qui se prend pour Beethoven. Il hurle des
invectives et nous avons beaucoup de mal à le maîtriser.
– A quoi ressemble-t-il ?
– C’est un vagabond. Il n’a pas de chapeau, et son manteau est tout déchiré. Il vient
sans doute de loin, car il parle avec un accent des pays du Rhin.
119
Réveille-toi, Ludwig !
Beethoven est le compositeur le plus célèbre d’Europe. Les personnes qui habitent au-
dessus de chez lui et le croisent dans l’escalier gagneront de l’argent après sa mort en
écrivant des livres : Beethoven tel que je l’ai connu, etc. On possède donc de nombreux
témoignages à son sujet. Pourtant, nous connaissons mal l’année 1821, parce que
Schindler a jeté tous les carnets de conversation de cette année-là – et tous ceux de 1822
sauf trois. Voici tout de même un croquis du maestro à cinquante ans, tracé par un
voyageur anglais à l’œil vif, sir John Russell :
“Son extérieur négligé lui donne une apparence assez farouche et la perte de l’ouïe a
contribué à le rendre vraiment grincheux. Les traits de son visage sont puissants et
marqués, ses yeux remplis d’une énergie impétueuse. Ses cheveux, qui ignorent depuis
des années le peigne et le ciseau, ressemblent aux serpents qui entourent la tête de la
Gorgone.
“Même ses plus vieux amis doivent obéir à ses volontés comme à celles d’un enfant
capricieux.
“Si l’on réfléchit qu’il est sourd, il semble impossible qu’il puisse entendre tout ce
qu’il joue. Quand il joue très doucement, il arrive qu’il ne produise aucun son. Il n’entend
qu’avec les oreilles de l’esprit. Tandis que ses yeux et le mouvement de ses doigts
indiquent qu’il poursuit la phrase dans son âme, l’instrument est aussi muet que le
pianiste est sourd.
“Je l’ai entendu jouer, mais pour en arriver là il fallut de l’habileté, car il refuse toute
invitation expresse et ne joue plus en public. Tout le monde quitta la pièce, à l’exception
de Beethoven et du maître de maison, un de ses amis proches. Au moyen du carnet que
Beethoven porte toujours sur lui, ils continuèrent une conversation sur les actions de
banque. Le maître de maison toucha, comme par hasard, le clavier du piano, auprès
duquel ils étaient assis, et se mit à jouer une œuvre de Beethoven en faisant mille fautes,
si bien que le compositeur allongea la main pour le corriger. Une fois la main du
musicien sur le piano, le maître de maison quitta la pièce sous un prétexte quelconque et
vint nous rejoindre dans la pièce voisine. Beethoven, laissé seul, se mit alors lui-même au
piano. D’abord il joua, ça et là, de brefs accords sans suite. Peu à peu, il oublia où il était
et se perdit pendant une demi-heure environ dans une improvisation dont le style était
extrêmement divers. Nous étions ravis. Il était fascinant d’observer comment la musique
passait de l’âme de cet homme à son visage. Il paraissait avoir des sentiments plutôt
121
Réveille-toi, Ludwig !
hardis et orageux que calmes et langoureux. Les muscles de son visage s’enflaient et ses
veines saillaient. Ses yeux farouches roulaient avec violence, sa bouche remuait.
Beethoven semblait un sorcier qui dirige les esprits qu’il a invoqués.”
Nécrologie : Joséphine von Brunswick, dite Pepi, meurt en 1821, à l’âge de quarante-
deux ans.
Cette scène se passe en juillet 1822. Quelques jours plus tard, Rochlitz, qui est un
musicologue de renom, ancien directeur de la principale revue musicale allemande,
122
Réveille-toi, Ludwig !
rencontre le jeune compositeur Franz Schubert, dont on commence à dire le plus grand
bien.
Nous avons peut-être déjà rencontré Schubert, nous aussi, car il fréquente les mêmes
cafés et auberges que Beethoven. Les compagnons de Beethoven ne le prennent pas pour
un espion ; ils savent que c’est un admirateur timide du maître, qui va au café pour le voir
et l’entendre de loin.
– J’ai entendu Beethoven dire qu’il a fait votre connaissance, déclare Schubert à
Rochlitz.
– Il ne comprenait pas ce que je lui disais, à cause de sa surdité. Il me semble qu’il
n’était pas très heureux de notre entrevue.
– Les gens qui veulent communiquer avec lui écrivent sur un petit carnet, qu’il
emporte toujours dans sa poche. Si vous voulez le voir sans contrainte et de bonne
humeur, venez avec moi. Je connais l’auberge où il déjeune presque tous les jours.
Schubert et Rochlitz vont manger dans l’auberge. Beethoven est assis au milieu de ses
compagnons. Il a l’air très gai et parle très fort. Selon Rochlitz (qui raconte la scène dans
une lettre), c’est plutôt un monologue qu’une conversation. Beethoven saute d’un sujet à
l’autre. Il vante les Anglais et se moque des Français, critique vivement Vienne et les
Viennois. Son entourage l’approuve de la tête et rit fréquemment.
Il a reconnu Rochlitz et vient le saluer à la fin du repas.
– Alors dites-moi, êtes-vous satisfait de votre séjour dans notre vieille ville de
Vienne ?
Rochlitz répond oui de la tête. Beethoven l’invite à boire du vin de Tokay dans une
petite salle. Il lui montre le carnet de conversation, en expliquant qu’il faut y écrire ce que
l’on ne peut pas exprimer par signes.
– Haslinger m’a dit que vous vivez tantôt à Leipzig, tantôt à Weimar. Dans ce cas,
vous devez connaître le grand Goethe.
– Oui (signe de tête).
– Je le connais aussi. Je l’ai rencontré à Töplitz, Dieu sait il y a combien de temps. Je
n’étais pas encore aussi sourd qu’aujourd’hui, mais j’étais déjà dur d’oreille. Quelle
patience ce grand homme a eue avec moi ! Quelle influence il a eue sur moi ! Comme il
m’a rendu heureux ! Je me serais fait assommer dix fois pour lui. Depuis cet été-là, je lis
Goethe tous les jours.
123
Réveille-toi, Ludwig !
Un autre visiteur, à Vienne, vers la fin de l’été 1822 : Rossini, le nouveau chéri du
public Viennois. Contrairement à Rochlitz, il ne trouve pas Beethoven joyeux, mais
mentionne “la tristesse indéfinissable répandue sur tous ses traits”. Il décrit des yeux
perçants, quoique petits, sous des sourcils broussailleux.
Beethoven le félicite pour son opéra Le Barbier de Séville.
– Je l’ai lu avec plaisir et je m’en suis réjoui.
Ah, mais Rossini trouve la visite pénible. La pauvreté dans laquelle vit le plus grand
compositeur de l’époque le bouleverse. L’escalier de l’immeuble est délabré et même
dangereux. Le plafond crevassé de l’appartement laisse passer la pluie. Rossini demande
à ses propres admirateurs qu’ils aident un peu Beethoven. L’ont-ils fait ? Je l’ignore.
124
Réveille-toi, Ludwig !
En ce même mois de novembre 1822, il achève sa grande messe solennelle, que l’on
désigne sous son nom latin : Missa Solemnis. Ce n’est pas une œuvre très catholique, en
vérité. Beethoven a demandé à Schindler de lui traduire toutes les paroles latines de la
messe, afin d’écarter celles qui ne sont pas à son goût. Il croit en Dieu, mais de manière
assez vague. Il lit des textes religieux hindous, qui viennent d’être traduits en allemand et
sont à la mode. Il est tout de même très ému par certaines phrases de la messe : “Jésus
soutient tendrement le faible, l’opprimé, et même le pêcheur… Aucune plainte ne monte
en vain vers lui, aucune larme n’est pleurée en vain…” Se sentant soudain faible,
opprimé et sans doute pécheur, Beethoven se met à pleurer le jour où il lit la version
allemande de ce texte. “Ce fut la première et la dernière fois que je vis Beethoven
pleurer”, écrit Schindler dans sa biographie.
Vu qu’il a toujours peur de manquer d’argent, il promet la messe à plusieurs éditeurs
à la fois, puis leur écrit que “tous les éditeurs veulent ma messe”, afin de les mettre en
concurrence et de faire monter les prix. Il doit rembourser des avances que plusieurs
éditeurs lui avaient déjà envoyées.
Toujours en novembre 1822, Beethoven reçoit une lettre de Russie. Le jeune prince
Galitzine entretient un quatuor à cordes, comme jadis le prince Lichnowsky, sauf qu’il
tient lui-même la partie de violoncelle. Il préfère la musique de Beethoven à toute autre et
regrette que le maître ait seulement écrit onze quatuors. S’il voulait bien en écrire trois
autres, le prince Galitzine “lui payerait la peine au prix qu’il jugerait à propos de fixer”.
Cela tombe bien : cela fait treize ans que Beethoven n’a pas écrit de quatuor, et il
songeait justement à s’y remettre. Il accepte la proposition du prince Galitzine, en fixant
le prix à cinquante ducats par quatuor.
– Ils ne veulent pas de moi, Monsieur de comte. Ils savent que je ne les aime pas. J’ai
entendu dire qu’ils avaient supprimé le poste de maître de chapelle, justement pour ne pas
avoir à m’engager.
– Détrompez-vous. Le poste n’est pas supprimé par décret, mais seulement vacant.
Dietrichstein m’a dit que vous pourriez arranger les choses en écrivant une messe pour
l’empereur. Après tout, c’est le seul prince auquel vous n’avez jamais dédié une œuvre.
– Je viens de terminer une messe, et vous voulez que j’en commence une autre ?
Comme vous y allez, mon cher ! Remarquez, je ne dis pas non. Plusieurs éditeurs me
réclament des messes, donc cela me permettrait de les satisfaire.
– Dietrichstein m’a dit que notre souverain a des goûts très précis. La messe ne doit
être ni trop longue, ni trop difficile, afin que des enfants puissent la chanter. On pourrait
avoir un solo de soprano et un solo de ténor, mais pas de solo de basse. Pour les
instruments, un solo de violon, un de hautbois et un de clarinette. Sa Majesté aime les
fugues, à condition qu’elles ne soient pas trop développées.
– Hmm. Un solo de clarinette ? C’est que je n’aime pas beaucoup la clarinette. Et puis
j’ai justement envie de développer mes fugues. Dites à l’empereur que je vais réfléchir à
sa proposition et que je lui écrirai. Je dois d’abord terminer la grande symphonie que je
suis en train d’écrire. Ensuite, j’ai promis trois quatuors à un prince russe. Je suis sûr que
l’empereur n’est pas pressé.
– Vous laissez passer une belle occasion. Ah, je l’ai dit à Dietrichstein, que cette
affaire-là ne se ferait pas. Vous êtes un vieux Hollandais têtu !
Le comte qui traite Beethoven de vieux Hollandais têtu se nomme Lichnowsky. C’est
le jeune frère du prince qui a si longtemps aidé Beethoven.
L’attitude de Beethoven envers les seigneurs et les princes reste ambiguë. D’un côté,
il va dédier sa neuvième symphonie au roi de Prusse pour le remercier d’avoir souscrit à
la Missa Solemnis. De l’autre, il se brouille avec le comte von Dietrichstein, c’est-à-dire
avec l’empereur d’Autriche – qui n’était pas vraiment son ami, de toute façon. Il
considère que la place de maître de chapelle de la cour devrait lui revenir, mais quand
l’empereur, au lieu de l’accueillir à bras ouverts, demande une petite messe en gage de
bonne volonté, il prétend que le poste ne l’intéresse pas et qu’il a autre chose à faire.
127
Réveille-toi, Ludwig !
Ce poste de maître de chapelle, c’était l’assurance d’un excellent salaire. Tant pis…
La neuvième symphonie est presque finie. Beethoven espère gagner beaucoup d’argent
en donnant un grand concert pour présenter au public à la fois la Missa Solemnis et la
symphonie.
Par ailleurs, il commence à réfléchir sérieusement aux quatuors pour le prince russe
Galitzine. D’autant plus sérieusement que le prince a payé cinquante ducats d’avance et
envoie des lettres dans lesquelles il traite Beethoven de génie une ligne sur deux, ce qui
ne peut manquer de stimuler le compositeur. “J’ai presque fini de composer le premier
quatuor”, écrit-il au prince Galitzine. En vérité, il n’a encore rien écrit, mais il a sans
doute composé l’œuvre dans sa tête, ce qui lui prend souvent plusieurs mois et même
plusieurs années. Par un heureux hasard, Schuppanzigh, alias mon gros Falstaff, qui a
créé les onze premiers quatuors, revient à Vienne en avril 1823 avec ses trois complices,
après avoir passé sept ans en Russie.
Saisi par un désir irrésisitble de composer des quatuors, Beethoven en promet aussi
trois à un mécène anglais qui est prêt à les payer cent guinées.
Cherchant constamment de nouvelles sources de revenus, il propose à tous les
princes, rois et empereurs d’Europe de souscrire à une édition limitée de la Missa
Solemnis. Le roi de France, Louis XVIII, et le roi de Prusse souscrivent. Bien qu’il n’ait
pas encore reçu le premier quatuor, le prince Galitzine souscrit pour lui-même et obtient
du tsar qu’il souscrive aussi. Comme le grand-duc de Weimar ne répond pas à sa lettre,
Beethoven écrit à Goethe pour le prier d’user de son influence. Goethe ne répond pas non
plus.
Beethoven gagne encore 80 ducats en participant à une curieuse entreprise. En 1820,
l’éditeur Anton Diabelli propose à tous les musiciens de Vienne d’écrire une variation sur
une petite valse de rien du tout qu’il a composée, afin de publier une sorte de Best of
Vienna. Cinquante compositeurs se prêtent au jeu, parmi lesquels tous ceux qui ont été
mentionnés jusqu’ici : Spohr, Mosheles, Czerny, Schubert, etc. Un jeune prodige
hongrois de onze ans, Franz Liszt, écrit même sa variation comme les autres. Beethoven
trouve l’idée parfaitement ridicule. Il ne va tout de même pas mêler sa musique, lui, le
grand Beethoven, à celle de tous ces petits bonshommes. Ah, mais la publication – en
1821 – des variations écrites par ses collègues chatouille son amour-propre. Il imagine
déjà quelques variations, qui seraient bien différentes de ces cinquante gentils morceaux.
128
Réveille-toi, Ludwig !
Il déguise si bien le thème qu’il lui fait porter, dans la vingt-deuxième variation, le
costume de Leporello, le valet de Don Juan. C’est-à-dire que le thème devient, par une
alchimie que je ne saurais expliquer, l’air de Leporello sur lequel Beethoven a improvisé,
à la demande de Mozart, quand il est venu à Vienne pour la première fois. C’est la
première fois qu’un compositeur cite ainsi une œuvre célèbre dans sa propre musique.
L’avant-dernière variation est une immense fugue, comparable à celle de la sonate
Hammerklavier, dans laquelle les différentes voix s’affrontent en un combat dramatique
et glorieux.
Plus que jamais, Beethoven clame sa colère et sa révolte face au Destin. Les
variations Diabelli, comme toutes les œuvres de la troisième manière, se dressent
fièrement, semblables à des guerriers lançant un défi à l’ennemi impitoyable. De toutes
ses œuvres pour piano, c’est la plus vaste et la plus orgueilleuse. “Regardez ce que le
vieux Beethoven peut encore faire”, dit-il. Non seulement il se moque de Diabelli, en
pulvérisant sa valsette dès la première variation, mais il montre à ses cinquante rivaux
qu’il est trente-trois fois plus fort que chacun d’eux.
Ah, ces Beethoven, quelle famille ! Quelques jours après ces appels au meurtre,
l’écriture de Karl apparaît de nouveau dans le carnet : “Tu ne devrais pas aller là-bas, car
je suis sûr que tu ne pourrais pas t’empêcher de la rosser. Elle se conduira encore plus
mal après.” Il ne s’agit plus de la vieille servante, mais de Thérèse, femme de Johann van
Beethoven – le frère pharmacien. Il paraît qu’elle a pris un amant ! Malgré le sage conseil
de Karl, Beethoven va à Linz pour convaincre Johann de quitter cette mauvaise femme.
131
Réveille-toi, Ludwig !
Pendant qu’il se repose dans sa chambre après les fatigues du voyage en diligence, son
fidèle Schindler, qui l’accompagne partout, se rend chez Johann pour voir ce qui se passe.
Il revient bientôt. “Vous ne pouvez pas voir Johann, car il dort”, dit-il à Beethoven. En
réalité, il a vu Thérèse, qui attend son beau-frère un tisonnier à la main. Elle n’a pas du
tout envie d’être rossée ! En fin de compte, Johann se réconcilie avec Thérèse, de sorte
que Beethoven est allé à Linz pour rien – ce qui le met de fort mauvaise humeur. Il écrit
une lettre à son frère dans laquelle, après avoir traité Thérèse de putain, il demande à
Johann : “N’y a-t-il donc plus trace en toi de la moindre virilité ?”
Ne vous fâchez pas si je vous dérange, mais je ne pouvais pas résister plus longtemps
au désir de vous voir. Je vous remercie pour votre lettre amicale, que je conserverai
comme une chose sainte. Mais je ne suis pas la reine des cantatrices, comme vous
l’écrivez ! Il faut que je travaille encore beaucoup.
Votre compagnon M. Schindler n’est pas là aujourd’hui ?
Je songe à entreprendre une grande tournée en Allemagne. Qu’en pensez-vous ?
Très volontiers. En pareille compagnie, je serai reçue partout à bras ouverts.
Nous donnerez-vous bientôt un nouvel opéra ? Vous vous laissez gagner par la
paresse. Ecrivez-le pour moi, vous ne le regretterez pas.
Je vais fabriquer un nouveau cordon de sonnette pour votre porte. Comment le grand
Beethoven peut-il avoir un cordon de sonnette pareil ? Si vos mains ne l’avaient pas
sanctifié, on dirait putôt une corde de pendu.
Vous devriez vous marier. Ainsi vous seriez libéré des soucis domestiques et
travailleriez davantage. Un vieux garçon est un citoyen inutile !
Oubliez ma remarque satirique.
Comment pouvez vous dire cela ? Puisque je chante vos œuvres, je vous connais.
Je suis sûre que le concert sera réussi. Je parie pour une salle comble.
Qui parle de tribulations ? Ne voulez-vous donc pas croire que l’on brûle de vous
adorer encore dans de nouveaux ouvrages ? Oh ! Quel entêtement !
Non, je n’ai pas d’amoureux. Mais vous, combien comptez-vous d’amoureuses ?
Le café donne trop chaud aux jeunes filles.
La demoiselle qui s’exprime ainsi est une cantatrice de vingt ans, Karoline Unger.
Comme l’écrit Schindler dans un carnet de conversation : “La Unger est une petite
extravagante, pleine de plaisanterie et de moquerie, même quand les circonstances ne s’y
prêtent pas.”
Elle doit participer au grand concert que Beethoven prépare depuis plusieurs mois. Il
veut présenter au public d’un seul coup d’un seul la Missa Solemnis et la neuvième
symphonie, ce qui paraît beaucoup. D’ailleurs, c’est impossible, parce que la censure
134
Réveille-toi, Ludwig !
impériale interdit que l’on donne une messe en dehors d’une église. Du coup, Beethoven
arrange des extraits de la messe, qu’il rebaptise “hymnes avec solos et chœurs”. Les
solistes seront Karoline Unger, Henriette Sontag et deux hommes : un ténor et une basse.
Louer une salle coûte très cher. Beethoven essaie d’obtenir une subvention de la
Société des Amis de la Musique, qui refuse sous prétexte qu’elle attend toujours un
oratorio commandé (et payé) au compositeur. Beethoven se fâche : le texte que la Société
a proposé pour l’oratorio ne vaut rien. Si c’est comme ça, il ira créer sa neuvième
symphonie à Londres. Il promet à Ries que l’œuvre lui sera dédiée, si bien que Ries lui
fait envoyer une avance de cinquante guinées par la Société Philharmonique Royale. Et
puis il se ravise. Pourquoi pas Berlin ? Oui, c’est encore mieux. On trouve là-bas les
derniers défenseurs de la musique allemande, des gens sérieux qui n’ont même jamais
entendu du Rossini. Il dédie la neuvième symphonie au roi de Prusse.
Ses amis viennois s’inquiètent. Ils ont l’impression qu’il est capable de mettre sa
menace à exécution et de partir à Londres ou Berlin. Du coup, ils rédigent une pétition.
“Depuis la disparition de Mozart et de Haydn, vous êtes le seul survivant de la Sainte
Triade de la musique, dont les noms symbolisent tout ce qu’il y a de plus haut dans le
royaume spirituel des sons. Nous savons que vous avez écrit une nouvelle œuvre de
musique sacrée et que vous y avez traduit les sentiments que vous inspire votre foi
profonde ; la lumière surnaturelle qui éclaire votre grande âme l’illumine et l’éclaire.
Nous savons que la couronne de vos grandes symphonies s’est agrandie d’une fleur
immortelle. Ajoutez encore au prix de vos œuvres incomparables en nous les faisant
connaître vous-même. Vous ne voudrez pas que les enfants de votre génie soient arrachés
à leur patrie pour être présentés d’abord à des étrangers, qui ne comprendraient pas votre
grande parole et ne sauraient l’apprécier à sa juste valeur, alors que l’art étranger campe
sur le sol allemand, que la vulgarité la plus violente usurpe le nom de la musique. Nous
vous supplions d’épargner cette honte à la capitale. Paraissez au milieu de nous, montrez-
vous dans votre gloire et venez réjouir vos amis, vos ardents et respectueux
admirateurs !” Trente signatures suivent le texte, à commencer par celles du comte
Lichnowsky et du jeune prince, fils de l’ancien protecteur de Beethoven. Viennent
ensuite une dizaine d’autres nobles, dont le baron Zmeskall, puis Czerny, Diabelli,
Streicher le facteur de pianos, Steiner l’éditeur, etc.
135
Réveille-toi, Ludwig !
Ces deux dames manquent de science pour exécuter un chant aussi difficile. J’ai
promis à la Sontag de travailler avec elle la méthode de Durante. Nous commencerons
après le concert. Les gargouillades italiennes les ont éloignées du bon chemin.
Mam’selle Unger n’est pas venue à la répétition, car elle avait une invitation.
C’est trop haut pour Preisinger. Il a une voix de basse profonde. Il faut que vous
changiez pour lui le récitatif de la fin ; il ne peut pas chanter le fa dièze.
Soyez calme, sinon je me tais.
Je changerais au moins cette note.
Vous êtes d’accord ? Bon !
Les contrebasses ne peuvent pas jouer si vite. Elles peuvent jouer toutes ensemble,
mais pas si vite.
Un conseil de guerre réunit Beethoven, Schindler et Schuppanzigh à propos de
l’affiche du concert.
Maître ! Écoutez ! Je vous dis quelque chose, suivez-moi. Comment dois-je faire
imprimer l’affiche ? Cela se fait aujourd’hui. Dois-je mettre : “membre des Académies
royales de Stockholm et d’Amsterdam ?” Expliquez-vous très brièvement. Quel grand
titre !!!
Je ne suis pas de cet avis. Beethoven est directeur et président de toutes les académies
du monde. Les gens intelligents prendront cela pour de la vanité.
Mylord Falstaff n’a pas tort. Le nom de Beethoven brille de l’éclat le plus vif et le
plus indiscuté sans tous ces accessoires et tout le monde sait bien qui vous êtes. Cela ne
serait d’aucune utilité pour votre postérité.
Comme l’avait prédit Karoline Unger, la salle est comble. Le bon Zmeskall, qui est
maintenant âgé de soixante-cinq ans, s’est fait porter jusqu’à son siège car il est paralysé.
La famille Giannastasio del Rio est présente au grand complet. Fanny n’est toujours pas
137
Réveille-toi, Ludwig !
mariée. Par fidélité envers Beethoven, qu’elle a aimé si fort, elle restera célibataire toute
sa vie. Franz von Brunswick est venu spécialement de Hongrie avec son épouse. Bien que
Beethoven ait invité le souverain et sa famille, la loge impériale est vide.
Umlauf dirige l’orchestre, dont Schuppanzigh est le premier violon. Beethoven, assis
à côté d’Umlauf, observe les mains et les archets des violons pour savoir où l’on en est. Il
se dresse de toute sa hauteur, se rassoit, bat des mains et des pieds, se lève, court comme
un fou à droite et à gauche, chante avec le chœur, vit la musique de tout son corps même
s’il ne peut pas l’entendre.
Les extraits de la Missa Solemnis, rebaptisés hymnes pour la circonstance, ne
permettent pas d’appréhender la grande architecture de l’œuvre. En tout cas, les compte-
rendus des témoins oublient la messe, en raison de l’émotion intense que provoque la
création de la neuvième symphonie. Si les trois premiers mouvements sont déjà beaucoup
plus amples et saisissants que ceux de toutes les symphonies écrites auparavant par
Beethoven ou par d’autres compositeurs, c’est le mouvement final, avec ses chœurs, qui
stupéfie et bouleverse le public. Encore aujourd’hui, la neuvième symphonie de
Beethoven est considérée comme l’un des plus hauts monuments de toute l’histoire de la
musique. Le dernier mouvement sert d’hymne à l’Europe dans certaines cérémonies
officielles. Au Japon, on la joue le dernier jour de l’année, en espérant que son message
de fraternité sera entendu au cours de l’année qui vient. Pourtant, ce message n’a plus le
même sens pour nous qu’au moment de la création de l’œuvre. En 1824, tous les
Allemands connaissent par cœur l’Ode à la Joie, l’œuvre de Schiller chantée par les
solistes et le chœur, car elle évoque les grandes idées du siècle des lumières, la marche de
l’humanité vers la liberté et le progrès, l’espoir d’un avenir meilleur. Beethoven était déjà
amoureux de ce poème à Bonn, et il avait voulu le mettre en musique dès 1791.
Le mot “Joie” désigne à la fois le bonheur auquel aspire l’humanité, la fraternité qui
pourrait unir tous les êtres humains, l’énergie vitale qui anime la nature. Voici la
traduction d’une partie du texte :
Joie, belle étincelle divine,
Nous entrons, brûlants d’ivresse,
Ô céleste, dans ton sanctuaire.
Tous les êtres humains deviennent frères
Là où plane ton aile douce.
138
Réveille-toi, Ludwig !
Le concert s’achève vers neuf heures et demie. Tout va bien, semble-t-il. L’écriture de
Schindler apparaît une fois de plus dans le carnet de conversation.
Les gens se battaient presque à la caisse pour entrer.
À présent, je peux le dire franchement, j’ai craint jusqu’à la fin que la messe fût
interdite.
Mon triomphe est énorme.
Jamais de ma vie je n’ai entendu des applaudissements aussi furieux et sincères.
L’accueil a été plus qu’impérial.
Le public tout entier est fracassé par la grandeur de votre œuvre.
Quand le parterre a applaudi pour la cinquième fois, le commissaire de police s’est
avancé…
Seulement, le directeur de la salle apporte les comptes. La recette est de 2 200 florins.
Il faut en retrancher d’abord le prix de la location. Ensuite, ce qui a coûté vraiment très
cher, c’est la réalisation des copies pour les nombreux instrumentistes et choristes. Sans
photocopieuse, hein. Même pas de papier carbone. À la main ! Les notes écrites une par
une avec une plume d’oie ! Il y a aussi divers petits frais, prévus et imprévus. A la fin, il
ne reste que 120 florins. Je ne peux pas dire combien cela représente en francs
d’aujourd’hui, mais ce que je sais, c’est qu’en entendant ce chiffre, Beethoven se sent
mal et doit s’asseoir. Son visage se renfrogne. On n’y décèle plus la moindre étincelle de
joie divine !
Au restaurant de l’Homme Sauvage, Beethoven ne peut pas s’empêcher de se dire que
les convives sont en train de manger une partie de ces stupides 120 florins de bénéfice.
Voir Schuppanzigh s’emplir la panse comme un ogre lui coupe l’appétit. Il marmonne, il
élève la voix, il hurle…
– On m’a volé !
– Maître, nous avons pris la précaution, Karl et moi, de faire mettre la recette sous
clef en notre présence. Le directeur du théâtre nous a permis, exceptionnellement, de
contrôler toutes les factures.
– Alors cela prouve que vous êtes complice du directeur.
– Si je ne m’étais pas occupé de la préparation de ce concert, il n’aurait pas eu lieu et
ces grands ouvrages n’auraient pas été exécutés. Tous ceux qui vous veulent du bien le
confirmeront.
140
Réveille-toi, Ludwig !
On n’avait pas encore l’habitude d’organiser des concerts pour le public. Auparavant,
on écoutait de la musique dans les palais des princes et les compositeurs étaient des
domestiques qui recevaient leurs appointements à la fin du mois. Beethoven essuie les
plâtres du nouveau système. Les affiches commencent par les mots : “Demain, 7 mai
1824, grand concert musical, etc.” Elles ont donc été placardées sur les murs de Vienne la
veille du concert. Ils avaient tout à apprendre, ces gens-là. Avec une campagne de
publicité bien conçue, on aurait pu remplir la salle dix soirs de suite !
La lettre dans laquelle Beethoven congédie Schindler contient une phrase pro-
phétique : “Je ne voudrais en aucun cas vous confier mon bien, car vous manquez de
réflexion et vous agissez arbitrairement.” Schindler va disparaître de la vie de Beethoven
pendant deux ans, mais il reviendra in extremis, hélas…
En attendant, Beethoven a besoin d’un secrétaire. Karl est maintenant assez grand
pour tenir ce rôle, mais il manque de temps, parce qu’il est étudiant dans la section
commerciale de l’Institut Polytechnique. Ah, il ne sera pas artiste ou savant. Peut-être
éditeur de musique. “Je ne vois pas pourquoi ce seraient les autres éditeurs qui
s’enrichiraient avec tes œuvres, et non pas moi”, écrit-il sur un carnet de conversation.
D’ailleurs il a aidé son oncle à rédiger la partition de la neuvième symphonie.
C’est le bon Schuppanzigh qui trouve un successeur à Schindler : Holz, le second
violon de son quatuor, un jeune homme de vingt-six ans. Il est membre du quatuor depuis
quelques mois. Je suppose que le précédent second violon est resté en Russie auprès de
quelque prince généreux.
À la différence de Schindler, Holz (qui se prénomme Karl, comme le neveu de
Beethoven) n’a pas spécialement envie de faire l’important ou de prendre un ascendant
sur le compositeur. Il se contente d’admirer sincèrement sa musique. Comme Karoline
Unger, il pourrait dire : “Puisque je joue vos œuvres, je vous comprends.” Il pense que
Beethoven mérite qu’on l’aide de façon désintéressée. Il est calme et souriant.
Beethoven retrouve sa sérénité et compose le premier des quatuors promis au prince
Galitzine. C’est son douzième quatuor, opus 127.
142
Réveille-toi, Ludwig !
Vers la fin de l’année 1824, l’éditeur Haslinger, sachant que Beethoven aime bien
entendre parler de l’Angleterre, lui présente un fabriquant de harpes allemand installé à
Londres, Andreas Stumpff – que Beethoven reçoit effectivement à bras ouverts. Stumpff
l’invite à déjeuner dans un bon restaurant quelques jours plus tard, puis Beethoven lui
rend son invitation. Voici quelques extraits du long compte-rendu que Stumpff a rédigé
quand il est rentré à Londres :
“Il m’a fourni un crayon et m’a présenté son carnet de conversation, dans lequel je
devais écrire mes réponses à ses questions. Ses yeux suivaient le mouvement du crayon et
il prononçait chaque mot à voix haute avant que j’eusse fini de l’écrire.
“Il a une opinion exagérément favorable de Londres et de ses habitants.
– À Londres, tout le monde sait quelque chose et le sait bien, dit-il, alors que le
Viennois ne sait parler que de manger et de boire. Il bouffe, il boit et il chie ! Je veux que
mon neveu Karl apprenne l’anglais et parte chez vous à Londres pour devenir quelqu’un.
Chaque florin que je gagne à grand-peine, je le mets de côté pour son éducation.
Combien m’en coûterait-il, d’après vous, s’il séjournait pendant un an à Londres ?
“Comme il avait accepté mon invitation à dîner, je demandai à Haslinger s’il
connaissait les goûts de cet homme étrange. Il me conseilla de commander du poisson.
Beethoven adore la carpe, le brochet et la perche…
“La table était servie dans le jardin de l’auberge. Avec Haslinger et quelques autres
personnes, j’attendais le grand artiste, qui s’avança avec son neveu Karl. Il observa le
poisson et le huma avec un plaisir évident, puis s’assit et se mit à rire.
– Excellent, excellent ! Oui, j’aime le poisson. Seulement, dans ce pays il n’est pas
bon. Le poisson que l’on vient de pêcher dans la mer, tel qu’on le sert à Londres, voici le
poisson que j’aimerais manger !
“Il parlait sans s’arrêter, maudissant les cuisiniers viennois et les marchands de vin
qui vendent de la mauvaise piquette. Il se moqua du public de Vienne qui lui préférait
Rossini, sur un ton bon enfant et en riant beaucoup. Nous répondions dans le même
esprit. A la fin du repas, Beethoven me serra la main et me pria de dîner chez lui trois
jours plus tard, ce que j’acceptai très volontiers.
“Je me présentai donc chez lui le jour dit. Un incident surprenant se produisit pendant
le repas. Beethoven avait répété de nombreuses fois à sa gouvernante qu’elle devait
143
Réveille-toi, Ludwig !
placer tous les mets sur la table avant le début du dîner, c’est-à-dire qu’elle ne devait en
aucun cas servir quoi que ce soit une fois qu’il était assis à table.
“J’étais seul face à Beethoven.
– Ce que vous mangerez ici est simple, dit-il, et n’est pas empoisonné par de mauvais
cuisiniers. Le vin est naturel aussi. Maintenant, servez-vous, mangez et buvez ce que
Dieu nous a donné !
“Je suivis son exemple sans hésiter. Le vin, qui était excellent, anima mon hôte, qui
parlait bruyamment, en riant à ses propres plaisanteries. Je ne pouvais pas m’empêcher de
l’applaudir. Soudain, une servante à l’air farouche entra silencieusement dans la pièce,
pensant peut-être que personne ne remarquerait sa présence, et plaça un plat de nouilles
sur la table.
– Femme obstinée, qui t’a permis de faire la chose interdite ?
“Il jeta le plat de nouilles fumantes dans sa direction ; elle l’attrapa de justesse dans
son tablier. Connaissant son maître, la vieille femme quitta la pièce le plus rapidement
possible en bougonnant.”
Puisque Stumpff fabrique des instruments de musique et habite à Londres, Beethoven
lui montre son grand piano Broadwood de six octaves. Stumpff découvre avec horreur
que des dizaines de cordes cassées sont enchevêtrées comme des ronces. Presque toutes
les notes du haut du clavier sont muettes. Cela ne dérange pas Beethoven, puisqu’il
n’entend pas, mais cela l’empêche de jouer pour ses amis. Stumpff, qui connaît bien le
facteur Streicher, se débrouille pour faire réparer le piano quelques jours plus tard. Vous
pensez si Beethoven est content ! Pour exprimer sa reconnaissance, il improvise pour
Stumpff.
Le lendemain, il va voir Stumpff à son hôtel. Il se plaint amèrement de son frère
Johann : “Ce n’est pas un homme honnête. Il se laisse complètement dominer par une
avarice puante. Je ne pourrais même pas vous raconter toutes ses mauvaises actions… Je
dois me régénérer dans la nature virginale et purifier mon esprit. Voulez-vous venir avec
moi rendre visite à mes amis fidèles et sûrs, les verts bocages et les arbres fiers, les haies
et les bosquets ? Venez ! Là-bas, il n’y a ni jalousie ni mensonge…”
144
Réveille-toi, Ludwig !
– Je suis très mécontent que tu aies choisi cet ami. Il est pauvre, certes, mais cela ne
rend pas forcément les gens sympathiques. Je le trouve ennuyeux. Il manque du
raffinement qui convient à un jeune homme bien élevé. Du reste, j’aime la tranquillité. Il
n’y a pas assez de place ici pour inviter des personnes aussi peu intéressantes. Tu es trop
faible de caractère.
– Je fréquente Niemetz depuis quatre ans, donc je commence à le connaître et à
savoir que nos tempéraments et nos goûts sont semblables et s’accordent. Tu es libre de
le mettre à la porte s’il te déplaît, mais il ne mérite pas ce que tu dis de lui.
– Je le trouve grossier et commun. Ce n’est pas un ami pour toi.
– Si tu le trouves grossier, tu te trompes. Du moins, je ne vois pas en quoi il t’a donné
l’occasion de le penser. Et puis je ne vais pas changer d’ami, car ce serait justement une
preuve de cette faiblesse de caractère que tu me reproches à tort.
– Tu es trop jeune pour juger.
– Il est inutile de discuter plus longtemps d’un sujet sur lequel je ne changerai pas
d’avis. Je ne cesserai de l’aimer comme un frère, car il est le seul élève de la pension
Blöchinger qui ait adouci la tristesse de mon séjour là-bas. Je crois que le meilleur
moyen de ne plus nous disputer, c’est de ne plus en parler.
Si tu n’en parles plus, il n’en sera plus question.
Je n’ai rien à ajouter.
Je mentirais si je promettais de ne plus l’aimer.
Je ne vois pas comment cela pourrait te causer des ennuis. Je ne l’amènerai plus et
nous n’en parlerons plus. Si tu crois qu’il est si méchant, je finirai par m’en rendre
compte moi-même. Il faudrait que je sois vraiment un esclave pour dire qu’il est méchant
et méprisable sans le penser.
Je ne te donnerai pas l’occasion de te fâcher, car tu ne le verras plus et tu
n’entendras plus un mot sur lui.
Quand il veut éviter que la gouvernante entende ce qu’il dit, Beethoven écrit lui aussi
sur son carnet de conversation, comme dans le début de ce dialogue avec son neveu. On
145
Réveille-toi, Ludwig !
dirait que Beethoven n’aime pas beaucoup Niemetz, le meilleur ami de Karl. Ou plutôt :
on dirait qu’il est jaloux de Niemetz.
Il a dix-huit ans, notre cher Karl, bientôt dix-neuf, donc il devrait pouvoir choisir ses
amis. En vérité, je trouve qu’il répond plutôt bien à son oncle. Il a sans doute appris à se
défendre en quatre ans de pension Blöchinger. Il a appris beaucoup de choses : à
emprunter des petites sommes d’argent au valet et à la gouvernante, à aller retrouver ses
copains au cabaret, à dépenser l’argent, à revenir en titubant au milieu de la nuit, etc. De
sorte que Beethoven n’a pas absolument tort quand il lui reproche ses mauvaises
fréquentations. Il espérait que Karl deviendrait un jeune homme modèle, un nouveau
Beethoven, un Newton – le chef d’œuvre qui couronnerait sa vie… C’est raté, et même
bien raté.
Dimitri Chostakovitch. Encore aujourd’hui, seuls les amateurs les plus exigeants et les
meilleurs musiciens professionnels comprendront et aimeront ces œuvres extrêmes.
Alors pensez-donc, Schuppanzigh ! Ses trois complices et lui sont perplexes. Ils
examinent la partition sous toutes les coutures. Comment ça se joue, ce truc-là ? Il y a des
variations dont on perçoit à peine le thème, des fugues bizarres, un scherzo qui n’en finit
pas. Les quatre musiciens ne peuvent pas s’empêcher de penser que Beethoven entend
des musiques impossibles dans sa tête parce qu’il n’entend plus rien en réalité.
Ils ont la chance de pouvoir demander des explications au compositeur – oui, mais il
est sourd ! Ce serait une sonate pour piano, il pourrait la jouer malgré sa surdité. Un
quatuor, c’est impossible : il ne peut pas montrer, à lui tout seul, comment les voix des
deux violons se superposent à celles de l’alto et du violoncelle. Ce qui est déjà très fort,
c’est qu’il arrive à suivre le jeu des musiciens en regardant leurs doigts et leurs archets. Il
n’hésite pas à les interrompre : “Non, non, par les cornes du diable, ce n’est pas du tout
cela !” Il arrache le violon des grosses mains de Schuppanzigh et montre comment il faut
faire. Schuppanzigh et les autres doivent avoir un peu d’imagination, parce que
Beethoven joue forcément faux. Au violon, les doigts obéissent à l’ouïe pour créer la note
juste en se déplaçant sur la corde. Ce n’est pas comme le piano, dont les notes sont fixées.
Un sourd peut jouer du piano, pas du violon !
Le 6 mars 1825, donc, le quatuor Schuppanzigh donne le douzième quatuor de
M. Ludwig van Beethoven. Le public est interloqué. Alors que la majestueuse neuvième
symphonie, avec son Hymne à la Joie, vous saisissait le cœur, ce quatuor
incompréhensible vous donne mal à la tête ! Le commissaire de police n’a pas besoin
d’intervenir : le public n’applaudit pas cinq fois, ni même trois. Personne n’agite son
mouchoir ou son chapeau. Des gens grossiers s’en vont avant la fin. D’autres crient
“Hou ! Hou !” Les petits malins qui disent depuis longtemps que Beethoven est fou se
rengorgent : “Alors, j’avais raison, oui ou non ? Un homme sain d’esprit ne peut pas
composer des horreurs pareilles !”
œuvre vieille de dix ans, il est ridicule. Il rêve néanmoins de devenir l’imprésario de
Beethoven, qui est si célèbre et sans doute si riche. Il prétend qu’il va apprendre le piano
et le chant et devenir en quelque sorte l’oreille de son frère. “Dans deux mois, dit-il, j’en
saurai assez pour dire si les interprètes font des fautes.”
Le pauvre Schuppanzigh présente sa défense dans un carnet de conversation.
Votre frère dit n’importe quoi.
J’avais bien dit qu’il ne fallait pas le jouer tant que cela ne marcherait pas à la
perfection. Nous l’avons donné trop tôt et il n’a pas été réussi aussi bien qu’il aurait dû
l’être, mais ce n’est pas seulement de ma faute.
Quatre répétitions.
Comment pouvez-vous croire une chose pareille ? Je le considère comme votre plus
beau quatuor, à coup sûr.
C’est un infâme mensonge. Je ne peux pas avoir parlé ainsi. Croyez-vous tout ce que
dit votre frère ?
Qui vous adore plus que moi ?
Laissez-nous étudier, et dans huit jours nous le jouerons bien comme il faut.
Que votre frère vienne me le dire en face.
Il n’est pas plus ardu qu’un autre sur le plan technique, mais ce qui le rend difficile,
c’est l’originalité, que l’on ne peut pas saisir du premier coup.
Étant donné le petit nombre de répétitions, cela n’était tout de même pas trop mal.
Je n’ai pas dit que c’était parfait.
Böhm n’est pas capable de jouer comme il faut un quatuor de vous, je le prétends.
Eh oui. Beethoven retire l’œuvre à son fidèle Falstaff et la donne au violoniste Böhm
et aux jeunes musiciens enthousiastes de son quatuor. On décide de répéter autant qu’il
faudra. Böhm, qui est un perfectionniste, établit un record pour l’époque : dix-sept
répétitions !
Le concert, donné un mois après celui de Schuppanzigh, n’est pas destiné au vulgum
pecus, mais aux musiciens professionnels et aux critiques. On dirait que Beethoven,
renonçant à gagner de l’argent, veut seulement informer ses pairs de l’avancement de ses
travaux. Il ne loue pas une salle de théâtre, mais un petit salon. Les chaises sont si peu
nombreuses que presque tous les invités doivent se tenir debout. Il leur faut des jambes
solides, car on donne le quatuor deux fois de suite pour aider les auditeurs à le
148
Réveille-toi, Ludwig !
comprendre. Au dernier moment, Beethoven, qui souffre d’une forte fièvre et de ses
maux habituels : catarrhe et inflammation intestinale, doit renoncer à assister au concert.
Rellstab, un poète ami de Beethoven, se trouve dans la salle. “Cette œuvre, écrit-il, est
le reflet d’une sombre mélancolie éclairée par de rares et fugitifs sourires. La même
impression nous saisit tous : un religieux respect pour celui qui l’avait composée, alors
qu’aucun de nous ne l’avait vraiment comprise (nous avions la vie devant nous pour nous
y appliquer). Chacun de nous, à sa manière, avait conscience d’avoir écouté une œuvre
qui dépassait de cent coudées toutes ses facultés. Lorsqu’on eut terminé la seconde
exécution, les commentaires se mirent à circuler. Ce furent surtout les tièdes qui
parlaient, car ceux qui avaient été empoignés étaient encore trop ébranlés pour avoir
envie de donner leurs impressions.”
Böhm a-t-il joué mieux que Schuppanzigh ? Les dix-sept répétitions ont-elles servi à
quelque chose ? Tout ce que je sais, c’est que Beethoven reviendra à Schuppanzigh pour
ses prochains quatuors. Böhm tient néanmoins – à mon avis – une place essentielle dans
la biographie du compositeur. Parmi toutes les personnes qui ont écrit un texte sur le sujet
Visite chez Beethoven, c’est à lui que je décerne le premier prix, pour la page suivante :
“Au milieu des répétitions, Beethoven m’invita à dîner. Son ménage était aussi
désordonné que sa chevelure. En raison de sa surdité et de sa méfiance, c’était un maître
peu agréable ; aussi était-il fort mal traité et servi par sa vieille gouvernante. On dînait
chez lui très mal. Beaucoup de plats étaient à peine mangeables ; la soupe était de l’eau,
la viande coriace, le beurre rance. Il fallait cependant prétendre que tout allait bien, afin
de ne pas mettre en colère l’irritable maître de maison.
“Le jour où je dînai chez lui, on servit des œufs à la coque. Le premier que je pris était
si infect que je le poussai discrètement, sans en avoir l’air, sur le bord de mon assiette.
Beethoven le remarqua, loucha sur mon assiette, et se tut. Quand il cassa à son tour un
œuf et qu’une même infection fut son lot, il alla simplement à la fenêtre et le jeta dans la
rue. Un second œuf aussi peu frais subit le même sort. J’étais dans l’anxiété qu’un
passant ne le reçut sur la tête, et que le maître n’eût des ennuis avec la police. Et
justement ! C’est ce qui advint ! Après qu’il eût lancé le projectile, on entendit dans la rue
(patatras !) des hurlements, des injures, un flux de malédictions, comme les Viennois ont
l’habitude d’en déverser, ainsi que d’une corne d’abondance, dès qu’on attente à leur
droits et dignité. La victime allait sans doute démolir la fenêtre, ou appeler la police.
149
Réveille-toi, Ludwig !
J’étais assis sur des charbons ardents, mais je ne pouvais manifester par aucun mot ma
frayeur, car le maître, sourd, absorbé par son quatuor, n’entendait pas les bruits de la rue.
Par bonheur, l’orage s’apaisa, et je respirai…”
Les amis de Beethoven sont inquiets, car il est très malade. Il est soigné par un
nouveau médecin, le Dr Braunhoffer, dont l’écriture apparaît évidemment dans les
cahiers de conversation :
Pas de vin, pas de café, pas de légumes. Je m’entendrai avec votre cuisinière.
Je vous garantis un rétablissement complet, auquel je tiens beaucoup, en tant
qu’admirateur et ami.
Une maladie ne disparaît pas en un jour. Votre fièvre diminue déjà.
Il faut vous occuper dans la journée, afin de pouvoir dormir la nuit. Si vous voulez
guérir et vivre encore longtemps, il faut vivre conformément à la nature.
Oui. Si c’est l’époque de l’année où vous allez à la campagne, faites comme
d’habitude. Vous êtes trop faible pour des promenades, mais le bon air vous fera déjà
beaucoup de bien.
Si vous pouviez écrire quelques notes de musique sur une feuille de papier. N’importe
lesquelles… C’est juste pour posséder un souvenir de vous.
Toutes les personnes qui ont décrit Beethoven jeune ont souligné sa grande vigueur.
C’était le genre d’homme dont on a l’impression qu’il peut vivre cent ans. Si sa santé et
son état physique se dégradent peu à peu, c’est qu’il ne vit pas “conformément à la
nature”. Il va au restaurant et avale n’importe quoi comme un ogre, puis il reste chez lui
et mange des œufs pourris et de vieilles croûtes de fromage. La question du vin est très
délicate. Peut-être qu’il en buvait un peu trop ; les biographes ne sont pas tous du même
avis. De son vivant, certaines rumeurs le présentaient comme un alcoolique, sans doute
parce qu’il ressemblait à un ivrogne quand il se promenait dans la rue en chantant. Ces
rumeurs le rendaient très malheureux, car il voulait absolument éviter la triste fin de son
père. Il prenait garde de boire de façon mesurée, mais en ce temps-là cela voulait dire
beaucoup – disons, une bouteille à chaque repas. Le bon docteur a donc certainement
raison de lui dire : “Pas de vin.”
150
Réveille-toi, Ludwig !
Voici donc notre Beethoven occupé à composer deux immenses chefs d’œuvre. Il y
passe tout l’été. Ah, mais la puissance de son génie est telle qu’il a le temps de faire bien
autre chose : il écrit pas moins de trente-cinq longues lettres à ce voyou de Karl, resté à
Vienne. Le Dr Braunhoffer aurait dû lui déconseiller de se mettre en colère, je trouve.
Très mauvais pour la santé.
Le principal crime de Karl, c’est qu’il revoit sa mère : “Quelqu’un m’a dit qu’il y a de
nouveau des rapports secrets entre ta mère et toi. Dois-je donc éprouver encore une
monstrueuse ingratitude ? Non, non ! Si le lien entre nous doit être rompu, qu’il le soit !
Tu seras haï de tous les hommes impartiaux qui connaîtront cette ingratitude. Dieu ne
m’a jamais abandonné, il se trouvera bien quelqu’un d’autre pour me fermer les yeux.”
D’autre part, Karl s’abaisse à la hauteur de ces horribles sorcières, les servantes et les
gouvernantes, qui veulent depuis toujours empoisonner Beethoven. La preuve ?
“Dimanche dernier, tu as encore emprunté un florin quinze kreutzers à la gouvernante,
cette vieille diablesse ! Je te l’avais pourtant défendu !” Il dépense l’argent à tort et à
151
Réveille-toi, Ludwig !
travers : “Avec ce costume, je serais encore sorti deux ans, mais monsieur Karl, pouah,
quelle honte ! Et pourquoi ? Parce que le sac d’argent de monsieur L. v. B. n’est là que
pour cela. Ne viens pas dimanche.”
Beethoven envoie des lettres si désagréables à Karl que celui-ci disparaît pendant
plusieurs jours. Beethoven, très inquiet, lui écrit en espérant qu’il reviendra et trouvera la
lettre : “Mon cher fils ! Assez ! Viens dans mes bras et tu n’entendras plus jamais un mot
de reproche. Oh, Dieu ! ne t’enfuis pas ainsi fâché. Ma parole d’honneur, plus de
reproches, car ils seraient vains désormais. Nous discuterons calmement des mesures à
prendre pour ton avenir. Viens, viens, le cœur fidèle de ton père t’appelle.”
Pour se montrer plus convaincant, Beethoven ajoute quelques phrases en français : “Si
vous ne viendrez pas, vous me tuérez sûrement. Lisez la lettre et restez à la maison chez
vous. Venez de m’embrasser, votre père vous vraiment adonné.”
Karl revient et envoie une lettre d’excuse. Beethoven lui répond : “Cher et précieux
fils ! Je viens de recevoir ta lettre alors que déjà l’anxiété me rongeait et que j’avais
décidé de rentrer à Vienne. Je te serre dans mes bras et t’envoie mille baisers, à toi mon
fils non point perdu, mais nouveau-né.”
Est-ce de l’amour paternel ? Hmm, l’amour paternel ne connaît pas de telles sautes
d’intensité, de telles angoisses, de tels revirements. C’est plutôt de l’amour tout court.
Une sorte de passion insensée. Beethoven souffre, mais nous ne pouvons que nous
réjouir, car le flot tumultueux de sa relation avec Karl irrigue les six mouvements
extravagants du treizième quatuor. Si nous savions transformer notre souffrance en
musique, nous serions Beethoven ! Toute la gamme des sentiments qui font la condition
humaine se retrouve pêle-mêle dans ses derniers quatuors. La musique bondit
brusquement du rire aux larmes, passe de la tension la plus vive à une sérénité tendrement
mélancolique, nous entraîne au fond de nous-mêmes et au-delà de nous-mêmes.
Et d’ailleurs, est-ce que la colère est vraiment mauvaise pour la santé ? On dirait que
c’est plutôt le contraire. Au début du mois de septembre, ses amis Holz, Haslinger et
Seyfried viennent lui rendre visite, en compagnie du compositeur danois Kuhlau. Ils le
trouvent en pleine forme. “Venez vous promener dans la montagne, dit-il. Cela vous fera
du bien !” Il gravit les sentiers escarpés en se moquant de ses compagnons essouflés. Et
c’est encore pire quand il s’agit de redescendre : il bondit dans les éboulis de pierre
152
Réveille-toi, Ludwig !
comme un chamois, tirant par la main le pauvre Kuhlau – dont les hurlements de terreur
se mêlent au gros rire de Beethoven. La promenade leur ayant ouvert l’appétit, ils font un
bon dîner et se rétablissent de leurs frayeurs en buvant plusieurs bouteilles de
champagne ! Kuhlau écrit un canon comique sur le nom de Bach (c’est-à-dire, en utilisant
les noms des notes en allemand: si bémol, la, do, si), Beethoven un autre sur le nom de
Kuhlau. Le lendemain, ses amis chantent le canon de Beethoven d’une voix pâteuse, mais
il ne se souvient pas de l’avoir composé. Le pauvre Kuhlau a très mal à la tête. Il aura
quelque chose à raconter quand il rentrera dans son lointain Danemark.
Quelques jours plus tard, Beethoven va à Vienne pour assister à la création par
Schuppanzigh du quinzième quatuor. Oui, l’ordre de composition des derniers quatuors
est : douze, quinze, treize, quatorze, seize. Les numéros qu’ils portent traduisent l’ordre
de publication, qui est différent.
C’est de nouveau un concert pour initiés. L’éditeur Schlesinger a loué tout exprès un
petit salon de l’auberge de l’Homme Sauvage. Le concert se passe si bien que l’on
recommence le surlendemain. Le quatuor, encensé par les musiciens et les critiques,
nimbé d’une excellente réputation, sera présenté au public six semaines plus tard et
connaîtra un véritable succès. Le concert privé précède le concert public ; c’est à la fois
un test et un événement publicitaire. Pour le douzième quatuor, on avait procédé à
l’envers – erreur fatale. Beethoven et ses éditeurs découvrent les techniques du marketing
moderne !
Quelques jours plus tard, alors qu’il marche dans la rue à Vienne, Beethoven
rencontre son ami d’enfance Stephan von Breuning, qu’il n’a pas vu depuis dix ans.
Brouillé ? Euh… En tout cas, il est bien content de le retrouver.
– Et ce jeune garçon ? Ton fils Gerhard ? Je t’ai connu tout bébé, mon enfant. Quel
âge as-tu ? J’entends mal, montre avec tes doigts. Douze ans déjà ! Ah, comme le temps
passe… Et toi, Stephan, comment vas-tu ? As-tu des nouvelles de Wegeler et de
Lorchen ? Il faut que je leur écrive. Mais dis-moi, tu habites toujours dans la Rothehaus ?
Alors nous allons devenir voisins. J’ai loué un appartement dans la Schwarzspanierhaus,
sur les remparts. En ce moment, j’habite à la campagne, à Baden, mais je m’y installerai à
la fin du mois. Si ta chère épouse pouvait m’aider à mettre un peu d’ordre dans mon
ménage et surveiller mes cochons de domestiques, cela me rendrait bien service ! Ce
qu’il faut éviter, c’et que ces canailles fabriquent de fausses clefs pour me voler…
Schwarzspanierhaus signifie “maison des Espagnols noirs”. C’est un ancien couvent
de bénédictins ; ces gens-là dépendaient de l’abbaye de Montserrat, en Espagne, et
portaient une robe noire. Beethoven déménage pour la dernière fois de sa vie.
Comme il habite tout près des von Breuning, il se lie d’amitié avec le petit Gerhard,
qui l’accompagne souvent dans ses promenades. C’est un enfant qui a bon caractère, le
portrait tout craché de son père. En vérité, Gerhard est si proche de son père que
Beethoven le surnomme “Bouton de Culotte” (c’est-à-dire : proche de la culotte de son
père, comme on dit “dans les jupes de sa mère”). Il lui offre la méthode de piano de
Clementi, qu’il préfère à celle de son élève Czerny.
Cet enfant n’est pas menteur et sournois, comme Karl. Beethoven ne peut pas
s’empêcher de les comparer, forcément. Ah, si seulement Karl avait été comme Gerhard !
154
Réveille-toi, Ludwig !
Petit Gerhard deviendra grand et écrira, comme tout le monde, son livre sur
Beethoven, intitulé Souvenirs de la maison des Espagnols noirs. Comme tant d’autres
l’ont fait avant lui, il décrit le désordre qui règne dans l’appartement, les papiers
éparpillés sur le sol, etc. Il décrit Beethoven, habillé comme un épouvantail (avec des
poches énormes contenant d’un côté le carnet de conversation, de l’autre un cahier pour
noter les idées musicales), marmonnant et gesticulant dans la rue. “Les passants se
retournaient sur lui, les gamins criaient après lui, aussi son neveu Karl détestait-il ces
sorties. Il lui dit un jour qu’il avait honte de l’accompagner dans la rue, à cause de son air
de fou. Beethoven en fut très blessé et nous le répéta. Mais moi, j’étais fier au contraire
de pouvoir être vu avec cet homme illustre.”
Gerhard entre chez Beethoven quand il veut. “Mon père m’avait beaucoup parlé de
son ami d’enfance, écrit-il. Mon souhait, si souvent exprimé à mes parents, de faire sa
connaissance, était enfin comblé.” Le compositeur, aborbé dans l’écriture de son prochain
quatuor, remarque à peine sa présence. L’enfant, voulant vérifier si Beethoven est aussi
sourd qu’on le dit, tente une expérience : il s’installe au piano et joue, d’abord
doucement, puis de plus en plus fort. Beethoven ne s’aperçoit de rien !
En vérité, sa concentration est si intense, quand il travaille à son quatuor, qu’elle
devient par moments douloureuse. Alors il s’interrompt pour renverser un broc d’eau sur
sa tête brûlante. “Afin de n’être pas distrait des élans de son imagination, écrit Gerhard
von Breuning, il négligeait de sécher sa forêt de cheveux, de sorte que l’eau jetée sur sa
tête s’écoulait sur le plancher, y pénétrait et traversait le plafond des locataires habitant
en-dessous, lui attirant des observations désagréables de ceux-ci.” L’enfant se demande si
ce n’est pas cette étrange habitude qui a rendu Beethoven sourd. L’eau froide rentre dans
les oreilles et ronge le tympan, à force… Moi, je dis que si quelqu’un voulait attraper des
bronchites à répétition, il ne procéderait pas autrement.
Peu avant la fin de l’année 1825, Beethoven reçoit une lettre de Wegeler et de
Lorchen, qui ont eu de ses nouvelles par Stephan von Breuning. Wegeler regrette que les
liens anciens se soient distendus. Il a cessé d’envoyer des lettres il y a bien longtemps, car
Beethoven ne répondait jamais… “Je viens de fêter mon soixantième anniversaire, écrit-
il. Nous qui sommes vieux, nous vivons volontiers dans le passé. Notre amitié de
jeunesse est un point lumineux dans ma vie. Je lève les yeux vers toi comme vers un
héros, et je suis fier de pouvoir dire que je n’ai pas été sans influence sur ton
développement.”
Beethoven reconnaît avec une grande émotion l’écriture de Lorchen sur la seconde
partie de la lettre : “Cher Beethoven, depuis si longtemps cher ! C’était mon désir que
Wegeler vous écrivît de nouveau. Notre Lenchen a maintenant vingt-deux ans. Elle vous
remercie de tant d’heures heureuses. Bien qu’elle n’ait pas votre don pour la musique, à
force d’application et de persévérance elle peut jouer vos sonates et vos variations. Elle a
tant de plaisir à entendre parler de vous ! Elle sait toutes les petites aventures de notre
joyeuse jeunesse à Bonn, de la brouille et du raccomodement… Comme elle serait
156
Réveille-toi, Ludwig !
heureuse de vous voir ! N’avez-vous aucun désir de revoir le Rhin et votre pays natal ?
Vous serez chez nous, quand vous voudrez, l’hôte le plus bienvenu, et vous nous ferez la
plus grande joie. Cher Beethoven, vous voyez combien durable et vivant reste le souvenir
que nous avons de vous. Dites-nous seulement une fois que cela a quelque prix pour
vous, et que nous ne sommes pas totalement oubliés !”
Si j’étais Beethoven, je répondrais aussitôt à cette lettre, surtout que Wegeler lui
reproche de ne pas avoir répondu aux précédentes. Il compose des réponses dans sa tête,
mais il oublie de les transcrire sur le papier… Il mettra près d’un an avant d’écrire à
Wegeler et Lorchen.
Je ne garantis pas les effets bénéfiques de la flanelle, mais à part cela je trouve ce Dr
Braunhoffer plein de bon sens. Il est un fait que “le café augmente exagérément l’activité
des nerfs” et que Beethoven en boit énormément. Il boit aussi trop de vin, le docteur l’a
157
Réveille-toi, Ludwig !
et en Corée, et que le quatuor de Tokyo est considéré comme l’un des meilleurs de la
planète.
En raison de l’insuccès relatif du concert privé, ses amis suggèrent à Beethoven qu’il
remanie son quatuor avant de le présenter à un public plus large. Il paraît raisonnable de
séparer la Grande Fugue du reste, pour pouvoir la jouer toute seule. Il faudrait alors
composer un dernier mouvement traditionnel pour le quatuor. Dans un premier temps,
Beethoven arrange une version de la Grande Fugue pour piano à quatre mains ; ainsi, elle
existe bel et bien séparément.
Les musicologues remarquent que Beethoven a changé les proportions des œuvres.
Avant lui, le premier mouvement dominait à peu près toujours les autres. Beethoven a
donné plus d’importance au scherzo, et surtout au dernier mouvement. Peu d’œuvres,
dans toute l’histoire de la musique, ont des derniers mouvements aussi formidables que la
sonate Hammerklavier, la neuvième symphonie et le treizième quatuor.
Karl prépare ses examens de fin d’études. Beethoven est inquiet : est-ce qu’il travaille
sérieusement ? Plusieurs personnes ont vu Karl au café ; il prenait du bon temps, jouait au
billard, riait avec des camarades d’école et des demoiselles. Pour mieux le surveiller,
Beethoven reste à Vienne au lieu de partir à la campagne comme d’habitude au
printemps. Il envoie Holz faire un peu le détective privé – suivre Karl en douce pour
connaître son emploi du temps, etc. Holz invite Karl au cabaret et le fait boire pour lui
tirer les vers du nez. Il note que le jeune homme n’a pas dormi chez lui deux nuits de
suite.
Vu que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, Beethoven va se promener un
matin, vers onze heures, du côté de l’Institut Polytechnique. C’est sa promenade
matinale, voilà tout. S’il glâne quelques renseignements intéressants sur son neveu, tant
mieux.
Un professeur-assistant âgé de vingt-deux ans, Jakob Reuter, l’aperçoit dans la cour
et, très ému, se précipite vers lui. Il racontera plus tard cette rencontre :
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Réveille-toi, Ludwig !
“Je le pris sous le bras, car je savais qu’il était inutile de lui parler, à cause de sa
surdité. Il se retourna naturellement sur moi, un inconnu, me regarda, s’inclina et, avec un
indicible accent d’humilité, me dit simplement :
– Beethoven.
“Je lui fis comprendre en hochant la tête que je savais fort bien qui il était et le fis
entrer dans le museum technologique. Je fermai la porte et restai un instant les mains
jointes. Oppressé par un indescriptible sentiment d’amour et de vénération, je m’écriai :
– Ah, comme cela me fait plaisir !
“Je jetai mes bras à son cou et l’attirai sur mon cœur. Il semblait réjoui de mon
enthousiasme. Il me sourit, puis me rendit mon étreinte en mettant à son tour ses bras
autour de mon cou. Il vit alors que j’avais pleuré, et son visage montra combien mon
amour lui faisait plaisir. Quand je fus un peu calmé, je mis ma bouche contre son oreille
et demandai d’une voix forte :
– En quoi puis-je vous être utile ?
– J’ai un neveu…
– Je sais.
– J’aimerais savoir s’il travaille bien.
“Je le priai par gestes de m’attendre et partis me renseigner au secrétariat de la
Direction. Je trouvai un registre des élèves et vis que je ne pouvais pas annoncer de
bonnes nouvelles à ce grand homme que j’aurais voulu combler de joie. Je revins aussi
lentement que j’étais parti vite. Il comprit la vérité en voyant ma figure triste. Son propre
visage, si joyeux tout à l’heure, prit à cet instant l’expression du plus profond chagrin.
– Ah Dieu ! dit-il. Ah Dieu ! Les jeunes gens ! Pauvre vieil homme que je suis !
“Je n’oublierai jamais l’expression de douleur peinte sur son visage. Enfin il me prit
les deux mains et, avec l’accent du plus profond chagrin, il me remercia et prit congé. Je
l’accompagnai jusqu’au portail. A un moment, il s’arrêta et me dit, comme se faisant un
reproche :
– Mon Dieu ! A qui ai-je l’honneur de parler ?
– A personne d’autre qu’à l’un de vos admirateurs !
“Cela le réconforta. Son visage s’éclaircit légèrement. Il me prit encore une fois les
mains et les pressa sur son cœur. Nous ne dîmes plus un mot.”
160
Réveille-toi, Ludwig !
Karl vient de moins en moins souvent rendre visite à son oncle. Beethoven se
demande si c’est parce qu’il étudie ou parce qu’il joue au billiard. Il craint par-dessus tout
que son neveu fréquente des “filles de joie”.
Il envoie son frère Johann en mission diplomatique chez Karl (qui loue une chambre
chez un certain M. Schlemmer, près de l’Institut Polytechnique). Selon Johann, si Karl
s’abstient de venir, c’est parce que les querelles avec son oncle, ainsi que les bagarres
entre son oncle et les domestiques, l’indisposent et l’empêchent de préparer l’examen en
toute sérénité. Les carnets de conversation contiennent des conseils de Johann:
Je te prie de ne pas lui en faire le reproche, sinon il perdrait sa franchise avec moi.
Dans quatre mois, il aura fini ses études. Il faudra alors que tu le fasses entrer dans
une maison de commerce, ici ou à l’étranger, autrement il deviendra un propre-à-rien
que tu devras entretenir.
Dans ce cas, donne la tutelle entièrement au Dr Bach. Tu ne peux pas passer toute ta
vie à le surveiller.
Beethoven ne supporte pas l’absence de Karl, donc il se met à lui rendre visite chez
M. Schlemmer. J’ignore s’il le prévient avant de venir ou s’il entre chez lui à
l’improviste. En tout cas, Karl n’est pas très content. Il se sent surveillé. Quand son oncle
est là, il travaille, donc il a l’impression que Beethoven multiplie les visites pour le forcer
à étudier plus.
– Tu te trompes quand tu imagines que j’attends que tu sois là pour me mettre au
travail, écrit-il sur le carnet de conversation.
Beethoven l’accuse de n’avoir pas remis à M. Schlemmer les quatre-vingts florins du
loyer de mai. Karl est parfaitement capable de dépenser l’argent du loyer en douce, et
d’ailleurs il a accumulé des petites dettes à l’insu de son oncle, mais dans le cas du loyer,
c’est plutôt Beethoven qui a égaré le reçu prouvant que l’argent a été versé. Plusieurs
pages du carnet de conversation sont consacrées à ces quatre-vingts florins. Karl se
défend de manière véhémente et reproche à son oncle de l’avoir accusé de manière
humiliante en présence de Holz :
– Je ne suis pas si léger que tu crois. Je ne puis passer tout de suite d’une amère
douleur à la plaisanterie. Depuis cette affaire, j’ai été tellement abattu que même mes
camarades l’ont remarqué.
161
Réveille-toi, Ludwig !
A vrai dire, Beethoven se met déjà en colère pour un malheureux florin. Alors pensez,
quatre-vingts ! Lui-même, quand il était jeune, donnait son argent à l’un ou à l’autre sans
compter, mais maintenant il ne supporte pas que son neveu le fasse. Il lui rappelle
constamment qu’il a travaillé très dur afin d’acheter sept actions de banque pour lui. Si
Karl n’apprend pas dès aujourd’hui à économiser l’argent, ne risque-t-il pas de dilapider
sa fortune en quelques mois, le moment venu ?
En juin 1826, ils se disputent si fort que Karl crie : “J’aime mieux me tuer”, et sort de
chez lui en claquant la porte. Beethoven est affreusement inquiet.
Maintenant, Karl n’hésite pas à rendre les coups quand son oncle le frappe, si bien
que Holz surprend un jour l’oncle et le neveu en train de se battre. Le pauvre garçon tente
de trouver du réconfort auprès de sa mère et de son camarade Niemetz – deux personnes
qu’il voit en cachette de son oncle. Quand il parle de Beethoven à Niemetz, il dit “le
vieux fou”.
Le 31 juillet 1826, Schlemmer, le logeur, vient voir Beethoven. Son écriture
maladroite apparaît dans le carnet de conversation :
Je vous résume l’affaire. J’ai appris par un de ses camarades que votre neveu a
l’intention de se tuer dimanche. C’est peut-être une histoire de dettes. J’ai cherché à voir
s’il avait fait des préparatifs, et voici que j’ai trouvé dans sa malle un pistolet chargé,
ainsi qu’une réserve de poudre et de balles. J’ai emporté le tout chez moi. Je suis venu
vous avertir, afin que vous puissiez agir comme si vous étiez son père. Traitez-le avec
ménagement, sinon il sera au désespoir.
Mais oui, il a payé tous ses loyers sans le moindre retard.
La phrase suivante est de l’écriture de Holz :
Je préviens la police. Nous devons l’éloigner d’ici. Tant pis pour l’examen.
Beethoven charge Holz de trouver Karl à l’Institut Polytechnique et de ne pas le
lâcher d’un pouce. Holz trouve Karl, mais celui-ci lui échappe. On se croirait dans un
film policier. Voici le compte-rendu de Holz :
Il a dit qu’il allait seulement chercher ses papiers et qu’il venait avec moi. Je l’ai
attendu en parlant avec un de ses camarades.
J’ai attendu un quart d’heure.
Il se serait aussi bien enfui de chez vous.
162
Réveille-toi, Ludwig !
La mère est une putain, le fils un criminel. Quand on pense au mal que vous vous êtes
donné pour ce coquin !
Hmm. Ce Holz me plaît de moins en moins.
Comme il le fait quand il a besoin de retrouver son calme, Beethoven va se promener
sur les remparts. Il rencontre Mme von Breuning, la femme de son ami Stephan.
– Savez-vous ce qui m’arrive ? Mon Karl s’est suicidé !
– Mon Dieu ! Et… il est mort ?
– Il est seulement balafré. Il vit encore. On a bon espoir de le sauver. Mais la honte
qu’il m’a faite ! Je l’ai pourtant tellement aimé…
Alors là, je ne peux pas laisser passer cela. Au lieu de dire : “Pauvre gosse, il devait
être bien malheureux pour entreprendre une chose pareille !”, Beethoven dit : “La honte
qu’il m’a faite !” Il ramène tout à lui. Il se considère comme le centre du monde. Il juge
les autres en fonction de sa propre personne : “X est pour moi, Y est contre moi.”
Un jour, Beethoven a dit à Ries, à propos d’un certain accord de son quatrième
quatuor, contraire aux lois de l’harmonie telles que les enseignent les professeurs de
musique :
– Ils l’interdisent, mais moi je l’autorise !
Beethoven prétend se moquer de l’opinion des gens. Je fais ce que je veux… Dans ce
cas, pourquoi aurait-il honte ?
Karl connaît bien son oncle. Peut-être qu’il s’est suicidé justement pour lui faire
honte. C’est une bien mauvaise raison pour se tuer. On comprend qu’une personne soit
dégoûtée de la vie et se tire une balle dans la tête comme un personnage de roman, ainsi
que le dit le médecin (c’est sans doute une allusion à Werther, le héros du premier roman
de Goethe), mais il paraît stupide de se suicider pour faire de la peine à quelqu’un
d’autre… “Je me tuerai, et vous serez tous bien embêtés, etc.”
Si ça se trouve, il est vraiment très malin, le neveu : il ne met pas beaucoup de poudre
dans le canon, de sorte qu’il se suicide sans se tuer. Il fait honte à l’oncle, mais s’en sort
avec une simple petite balafre.
Il se tire deux balles dans la tête et c’est Beethoven qui meurt.
165
Réveille-toi, Ludwig !
Tu peux dire ce que tu veux. En aucun cas je ne me montrerai aussi froid avec elle
que je l’ai été jusqu’ici.
Je peux d’autant moins repousser son désir de m’avoir auprès d’elle que je ne
reviendrai sans doute pas ici de sitôt. Bien entendu, nous pourrons aussi nous voir autant
que tu voudras.
J’ai l’impression que son suicide lui a fait beaucoup de bien. A vingt ans, il
s’affranchit enfin de l’emprise de son oncle. On dirait que Beethoven, de son côté, se sent
libéré, lui aussi. Il achève le sublime quatorzième quatuor et commence le seizième. Le
bibliothécaire du roi de Prusse, qui vient prendre livraison du manuscrit de la neuvième
symphonie, dédiée au roi, décrit un Beethoven heureux.
“Il était remarquablement gai, éclatant de rire aux plaisanteries avec la bonne humeur
d’un homme sans malice et qui se fie à tout le monde. Jamais on n’aurait pu supposer
cela de ce Beethoven que sa renommée dépeint comme sombre et farouche. Il manifestait
une vitalité incroyable. L’éclat de son regard avait quelque chose de prodigieusement
vivant, et la vivacité de toute sa personne n’aurait jamais pu laisser croire à une mort si
proche.”
Tout va donc bien, semble-t-il. Sauf qu’au bout de six semaines, la blessure de Karl
étant à peu près guérie, l’hôpital ne peut plus le garder. Comme Beethoven ne supporte
pas l’idée que son neveu aille habiter chez sa mère, il écrit au juge chargé de l’affaire.
“Monsieur, je vous demande instamment que mon neveu ne soit autorisé à quitter
l’hôpital qu’avec M. Holz et moi-même. Il faudrait éviter qu’il soit en contact avec sa
mère, une personne extrêmement corrompue. Sa nature perverse, sa façon d’inciter sans
cesse Karl à me soutirer de l’argent, pour partager ensuite avec lui ces rapines, le
scandale qu’a provoqué la naissance d’une fille dont le père reste inconnu, la certitude
aussi que la fréquentation de sa mère l’amènerait à rencontrer des femmes peu
vertueuses, tout cela justifie mon inquiétude et ma requête.”
Stephan von Breuning a surmonté ses réticences et prend très à cœur son rôle de
tuteur. Il tente de calmer Beethoven, va voir son collègue le juge, rend visite à Karl à
l’hôpital, cherche un régiment. Le colonel-baron von Stutterheim accepte d’accueillir le
jeune homme dans son régiment en Moravie. Pour le remercier, Beethoven lui dédie le
quatorzième quatuor. Ce brave colonel-baron le tire d’embarras, c’est certain, mais tout
167
Réveille-toi, Ludwig !
de même, le compositeur enrage de devoir dédier son plus grand chef d’œuvre à un
cochon de militaire.
Un délai de six jours sépare la date de sortie de Karl du jour prévu pour son incorpo-
ration. Stephan von Breuning se demande s’il doit héberger Karl chez lui, ou bien
demander à l’hôpital de prolonger son séjour.
Bah, Karl et Beethoven paraissent réconciliés… Le nouveau tuteur du jeune homme
l’autorise à habiter quelques jours chez son oncle.
Le voici donc sorti de l’hôpital. Oh, mais la partie gauche de son visage s’orne d’une
vilaine boursouflure rouge. Le laisser partir au régiment dans cet état, c’est courir le
risque que le scandale éclate, malgré toutes les précautions prises auparavant. Les
médecins déclarent que la boursouflure pourrait fort bien disparaître en quelques
semaines, laissant la place à une fine cicatrice blanche. Et si elle ne disparaît pas ? Karl
n’a qu’à se laisser pousser les cheveux pour la recouvrir. Dans tous les cas, il
conviendrait d’attendre un peu…
Peu après le suicide de Karl, Beethoven a reçu un mot de son frère Johann. Il l’invitait
à venir se reposer de ses émotions dans son domaine de Gneixendorf, qui se trouve au
bord du Danube, à une soixantaine de kilomètres en amont de Vienne. Beethoven a
répondu : “Je n’irai pas. Ton frère (???!!!) Ludwig.” C’est clair et net. Seulement, vers la
fin du mois de septembre, alors que Karl vient de sortir de l’hôpital, Johann séjourne à
Vienne pour affaires et renouvelle sa proposition. Beethoven regrette de n’avoir pas passé
l’été à la campagne, pour la première fois depuis des années ; Karl n’ose pas sortir dans la
rue avec sa boursouflure, de peur d’être arrêté par la police. Va pour Gneixendorf !
Vu comme cela, dans un livre, cent-soixante-dix ans plus tard, l’idée paraît aberrante
et désastreuse. Beethoven déteste son frère et considère sa belle-sœur Thérèse comme
une putain. Karl n’aime pas non plus oncle Johann. De plus, si la moindre dispute éclate
entre Karl et Beethoven, Johann ne manquera pas de jeter de l’huile sur le feu. Beethoven
ne comprend-il pas tout cela ? Il raisonne sans doute autrement que nous. Je me demande
s’il n’accepte pas l’invitation pour réaliser des économies. Il vient de payer le séjour à
l’hôpital, et maintenant il craint que le régiment lui coûte cher : il faudra acheter un
uniforme d’hiver, un uniforme d’été, une tenue de parade. S’il s’est montré très gai avec
le bibliothécaire du roi de Prusse, il traverse aussi des phases de désespoir. Le suicide de
168
Réveille-toi, Ludwig !
Karl a brisé quelque chose en lui. Schindler l’a rencontré dans la rue et l’a à peine
reconnu (dit-il) : Beethoven a l’air d’un vieillard de soixante-dix ans. Des pensées
morbides l’obsèdent. Avant de mourir, il veut se réconcilier avec l’unique frère qui lui
reste.
Beethoven, Karl et Johann partent à Gneixendorf le 28 septembre 1826. Ayant fait
fortune en vendant des produits pharmaceutiques aux armées pendant la guerre, Johann
possède depuis plusieurs années une magnifique propriété, avec des bois, des champs,
des fermes, des paysans. Ses cartes de visite portent l’inscription : Johann van Beethoven,
propriétaire d’un domaine. Beethoven trouve cela tellement ridicule qu’il a fait imprimer
des cartes parodiques : Ludwig van Beethoven, propriétaire d’un cerveau.
La preuve que Beethoven est bien affaibli, c’est que Johann, Thérèse et Karl se
montrent très prévenants envers lui. Karl écrit par exemple dans le carnet de
conversation :
Veux-tu aller dans la campagne avec ton frère ? Si tu n’es pas trop fatigué.
L’épouse a cueilli pour toi des fleurs qu’elle va mettre devant la fenêtre.
Au bout d’un moment, le bon air de la campagne le remet sur pied. Il prend l’habitude
de se promener au bord du Danube. Comme le grand fleuve lui rappelle son cher Rhin,
une grande nostalgie l’envahit. Il répond à la lettre de Wegeler et de Lorchen et leur dit
qu’il ira revoir sa région natale, quittée depuis trente-cinq ans, dès que possible.
Pour se distraire, il accompagne Johann chez les notables des environs. La femme
d’un chirurgien accueille le gros propriétaire avec tous les honneurs dûs à sa fortune :
nappe blanche, verres de cristal, vin de Tokay. Remarquant qu’un homme vêtu de
manière grossière s’est assis au coin du feu, la maîtresse de maison lui apporte du vin
ordinaire dans un bol de terre : “Tenez, mon brave, buvez aussi un coup !” Quand elle
raconte la visite à son mari, rentré dans la soirée, il devine qui était l’homme assis au coin
du feu : “Ma chère femme, le plus grand musicien du siècle est venu chez nous
aujourd’hui, et c’est ainsi que tu l’as traité !”
Les paysans du domaine ne savent rien du plus grand musicien du siècle. Ce qu’ils
remarquent, c’est que le frère du Propriétaire est fou. Il va par les chemins en battant des
bras et en hurlant, de sorte qu’il effraie les bœufs et manque de provoquer des accidents
graves. Les paysans se passent le mot : “Si vous voyez le frère du propriétaire, écartez
vite les bœufs !”
169
Réveille-toi, Ludwig !
aussitôt un canon comique sur les mots “Es muss sein !” et “Heraus mit deinem Beutel !”
(“Sors ta bourse !”) On a conservé ce canon. Beethoven l’a repris dans son quatuor,
comme il a déjà repris des canons comiques dans sa huitième symphonie et ailleurs.
D’autres explications, tout aussi vraisemblables, ont été avancées. De toute façon,
l’origine de l’inscription “Muss es sein ? Es muss sein !” n’a aucune importance. Ce qui
compte, c’est ce que les amoureux de la musique de Beethoven y lisent depuis près de
deux siècles : “Faut-il quitter ce monde ? Oui, il le faut !” Il a lutté contre le destin toute
sa vie, sans espoir de le vaincre, comme la biquette de M. Seguin luttait contre le loup. Il
accepte enfin son sort, comme nous devrons tous, un jour, accepter le nôtre.
J’ai dit que le seizième quatuor est la dernière œuvre complète de Beethoven. Il écrit
encore un petit rondo qu’il place à la fin du treizième quatuor au lieu de la Grande
Fugue. Jusqu’à une époque récente, on jouait presque toujours le treizième quatuor avec
ce rondo. Aujourd’hui, on exécute de plus en plus souvent la Grande Fugue à sa vraie
place, à la fin du quatuor.
Il commence un quintette promis à Diabelli. D’autres œuvres attendent dans sa tête,
dont la principale est sa dixième symphonie. La preuve qu’il l’a déjà composée
virtuellement, c’est qu’il l’a jouée au piano à Holz. On en possède quelques vagues
esquisses, qui laissent supposer qu’elle aurait été moins extraordinaire que la neuvième,
de la même manière que le seizième quatuor est moins prodigieux que le quatorzième.
Après un mois passé à Gneixendorf, Beethoven retrouve à la fois son énergie et son
mauvais caractère. Johann et Thérèse lui paraissent affreusement vulgaires, tout d’un
coup. Horreur : Thérèse, qu’il a toujours considérée comme une putain, s’entend si bien
avec Karl qu’ils jouent du piano à quatre mains tous les deux ! Il soupçonne Karl
d’intimité avec la putain. De toute évidence, s’il avait vécu plus longtemps, Beethoven
aurait eu beaucoup de mal à accepter le mariage de Karl. Comme Ludwig l’ancien l’avait
dit à son fils, comme lui-même l’a plus ou moins dit à ses frères, il aurait dit à Karl :
“N’épouse pas cette mauvaise femme ! Je n’aurais jamais cru que tu tomberais si bas !”
volontiers ses journées. Bien qu’il ait affirmé à plusieurs reprises que la profession
militaire lui convenait, il n’est pas pressé de s’y mettre. Beethoven, de son côté, veut
prolonger autant que possible ces derniers instants de vie commune avec son fils adoptif.
Karl sait jouer de son oncle comme d’un instrument de musique :
Plus longtemps nous resterons ici, écrit-il dans le carnet de conversation, plus
longtemps nous vivrons encore ensemble, puisque aussitôt que nous serons rentrés à
Vienne, je devrai naturellement te quitter.
C’est comme un vieux couple. L’un veut garder l’autre auprès de lui, l’autre en
profite pour obtenir certains avantages. Comme un vieux couple… Ils tournent en rond et
recommencent constamment les mêmes disputes, dont le carnet de conversation porte la
trace.
Ai-je dit quoi que ce soit ? Je n’ai rien à dire. Je me tais. Je ne veux pas réfuter tes
intrigues. Je te prie donc de me laisser tranquille. Si tu veux partir, c’est bon. Si tu ne
veux pas, c’est bon également. Je te prie seulement encore une fois de ne pas me torturer
comme tu le fais. Tu pourrais le regretter, à la fin. J’ai beaucoup de patience, mais je ne
puis supporter ce qui dépasse les bornes. La manière dont tu t’es conduit aujourd’hui
avec ton frère ! Pense que les autres gens sont aussi des êtres humains.
Ces éternels reproches injustifiés.
Pourquoi fais-tu une telle histoire aujourd’hui ? Laisse-moi donc m’en aller. J’ai
besoin de me changer les idées.
Je veux aller dans ma chambre, c’est tout.
Je ne sors pas. Je veux être tout seul. Maintenant, est-ce que tu vas me laisser monter
dans ma chambre ?
Les relations entre les deux frères Beethoven sont houleuses. Johann demande à
Ludwig de lui payer un loyer pour son séjour. Ludwig demande à Johann de déshériter sa
putain de femme au profit de Karl.
Le serviteur Michael Krenn, parti acheter du poisson pour Beethoven à la ville,
revient bredouille : il a égaré les cinq florins que lui avait donnés Thérèse. En ce temps-
là, on bastonnait un valet pour moins que cela ; Thérèse se contente de le renvoyer.
Beethoven, ivre de rage, la traite de tous les noms… Pour une fois qu’il était bien servi,
par un jeune homme discret et aimable ! Il jette cinq florins sur la table et exige qu’elle
reprenne Michael.
172
Réveille-toi, Ludwig !
Il ne supporte plus de voir son frère et sa belle-sœur. Il décide de manger seul dans sa
chambre, servi par Michael. D’ailleurs, la nourriture est infecte, dans cette maison. Il se
contente d’œufs à la coque et de vin. Comme ce régime n’est pas bien équilibré (me
semble-t-il), il souffre de coliques douloureuses et son ventre se met à gonfler, si bien
qu’il doit le comprimer avec des bandes de laine.
client difficile, qui n’écoute pas les conseils des médecins. Peut-être s’est-il disputé avec
lui la dernière fois. Karl connaît un autre médecin, le Dr Staudenheimer. Il promet de
venir, mais ne vient pas. Beethoven dicte à Karl une lettre pour Holz. La lettre disparaît
dans le fouillis de la chambre. Le 4 décembre, Beethoven écrit une second lettre : “Je suis
rentré à Vienne. Une indisposition me tient au fond de mon lit.” Il n’a pas l’air très
inquiet. La preuve, c’est qu’il termine la lettre, comme il aime le faire, en mettant une
phrase en musique : “Nous nous trompons tous, mais chacun se trompe autrement.”
J’ignore si c’est une phrase que seul Holz peut comprendre, ou bien une allusion au
séjour à Gneixendorf, mais je trouve que c’est une idée très juste. Beethoven ne se
contente pas d’être un grand génie de la musique ; c’est aussi un homme très intelligent.
Holz accourt dès qu’il reçoit la lettre, c’est-à-dire le 5 décembre au matin. Effrayé par
l’état de Beethoven, il part chercher un médecin réputé, professeur de pathologie à la
clinique de chirurgie de Vienne, le Dr Wawruch. Celui-ci décèle une double pneumonie.
Le malade est très fiévreux, crache le sang et respire mal. De plus, il souffre d’un point de
côté douloureux. Le Dr Wawruch attaque vigoureusement l’inflammation des poumons
en prescrivant des herbes qui mettent le malade en sueur et font baisser la température.
En deux jours, la robuste constitution de Beethoven le tire d’affaire. Le 7 décembre, il
s’assoit. Le 9 décembre, il se lève, va et vient, peut lire et écrire.
Le lendemain, il rechute ; il est au plus mal. Le Dr Wawruch découvre un homme
aussi jaune qu’un Chinois, tremblant et frémissant, hagard, vidé de son énergie vitale. On
dit qu’une forte émotion peut déclencher une jaunisse ; c’est ce qui arrive au général
Alcazar dans Tintin et l’oreille cassée. Dans un récit des événements qu’il publiera en
1842, le Dr Wawruch donne l’explication suivante :
“Une violente colère, une profonde souffrance, causées par un acte d’ingratitude à son
égard et par une offense imméritée, avaient provoqué cette puissante explosion. Son foie
et son intestin étaient affreusement douloureux. Ses pieds, qui jusqu’alors n’étaient qu’un
peu tuméfiés, enflèrent énormément. La pleurésie se développa, les urines se raréfièrent,
le foie présenta des traces visibles de noyaux durs. L’intervention affectueuse de ses amis
calma bientôt la terrible révolution qui s’était faite en lui : il s’apaisa, il oublia l’affront
qu’il avait subi. Hélas, la maladie progressait à pas de géant.”
174
Réveille-toi, Ludwig !
Il est certain que Beethoven s’est disputé violemment, comme il savait si bien le faire,
dans la nuit du 9 au 10, avec quelqu’un. Qui ? On n’en sait rien. La personne qui le
veillait, sans doute. Karl, probablement.
La jaunisse, c’est une maladie du foie. Son foie ne va pas bien, mais on ne peut pas y
faire grand-chose. Les poumons, qui paraissaient guéris, s’irritent de nouveau. Le plus
inquiétant, c’est que ses pieds gonflent. Cela signifie que le cœur fonctionne mal et que
l’eau s’accumule dans les tissus. Son ventre, qui était déjà gros à Gneixendorf, ressemble
à une baudruche.
“L’énorme volume des eaux accumulées réclamait une prompte intervention, écrit le
Dr Wawruch. Je me trouvai obligé de proposer une ponction de l’abdomen pour éviter
l’éclatement. Après un moment de sérieuse réflexion, Beethoven y consentit, d’autant
plus que mon collègue Staudenheim, appelé en consultation, appuyait mon opinion. Le
20 décembre, M. Seibert, premier chirurgien de l’Hôpital général, pratiqua la ponction
avec sa virtuosité coutumière, si bien que Beethoven, considérant le flux aqueux, s’écria
avec joie que le chirugien était comme Moïse, qui avait fait jaillir de l’eau du rocher en le
frappant de sa baguette.”
Quelques minutes après l’opération, le Dr Wawruch s’entretient avec son patient – qui
est parfaitement lucide, puisqu’il n’y a pas d’anesthésie :
Dieu soit loué, cela s’est bien passé.
Ressentez-vous déjà du soulagement ?
Si cela ne va pas, il faut me le dire.
La piqûre était-elle douloureuse ?
Du lait d’amandes.
Restez sagement couché sur le côté.
Cinq mesures et demie.
J’espère que vous dormirez mieux cette nuit.
Vous vous êtes conduit comme un chevalier courageux.
Comment vas-tu ?
Non, je suis essoufflé parce que j’ai monté l’escalier en courant.
Ton ventre a-t-il diminué ?
Qui est-ce qui a écrit cela en haut de la page ?
Est-ce que tu te sens mieux après le lavement ? Tu devrais en prendre plusieurs.
As-tu fini de lire le Walter Scott ?
Veux-tu lire du Schiller ?
176
Réveille-toi, Ludwig !
affreusement tristes, comme le drapier Wolfmayer. Seul l’enfant de treize ans reste gai et
plein d’espoir.
Hélas, la conversation ci-dessus est l’une des rares pour lesquelles Gerhard a écrit sur
un carnet de Beethoven. En général, il utilise l’ardoise qui sert aux domestiques et autres
gens sans importance. Quand il rédigera ses Souvenirs de la Maison des Espagnols Noirs,
il le regrettera et devra reconstituer tant bien que mal certains dialogues perdus. A cause
de cette maudite ardoise, nous ne saurons jamais comment il enseigne l’arithmétique à
Beethoven. Le compositeur veut profiter de son oisiveté forcée pour apprendre enfin à
multiplier des nombres à deux chiffres. Quand on a la bosse de la musique à la place de
celle des maths, j’imagine que c’est très difficile.
Trois fois sept, cela fait vingt-et-un, donc tu écris un ici et tu retiens le deux.
Tu peux le retenir dans ta tête, ou bien tu l’écris au-dessus de la multiplication,
comme cela.
Ensuite, deux fois sept quatorze, mais comme tu ajoutes le deux cela fait seize.
Il faut l’ajouter, sinon cela ne servait à rien de le retenir.
Maintenant, tu passes à la deuxième ligne, mais il faut la décaler d’un cran vers la
gauche.
Etc. Vivement qu’on invente la calculette !
ans plus tôt. On avait bu du champagne, on avait chanté des canons. C’était le bon vieux
temps !
Le Dr Wawruch ne participe pas à ces réjouissances. Cet homme-là ne rit jamais,
c’est évident. La science médicale ayant fait de grands progrès, les médecins
d’aujourd’hui sont toujours d’accord et ne se disputent jamais. Il nous est donc difficile
d’imaginer que le Dr Wawruch puisse être jaloux du Dr Malfatti. Voici pourtant ce qu’il
écrit dans son rapport :
“En sa qualité d’ami de Beethoven depuis des années, le Dr Malfatti connaissait son
penchant marqué pour les boissons spiritueuses. Il eut l’idée d’ordonner des glaces au
punch. Je dois convenir que cette prescription agit admirablement. Beethoven se sentit
tellement réconforté par l’eau-de-vie qu’il dormit tranquillement toute la nuit. Il se
réveilla frais et dispos. Il plaisantait, faisait de bons mots, et rêvait même de pouvoir
composer de la musique.
“Mais, comme on pouvait le prévoir, sa joie fut de courte durée. Il se mit à abuser de
l’ordonnance et à reprendre du punch sans mesure. Le sang afflua à la tête. Il tomba dans
la somnolence, il eut des hoquets comme un homme ivre, il se mit à délirer. Il devint plus
agité, et quand des coliques apparurent, causées par le refroidissement des intestins, il fut
grand temps de supprimer le précieux breuvage.”
Schindler, qui veut défendre Beethoven, écrit dans sa biographie qu’il absorbait seule-
ment un verre de punch par jour (sous forme de sorbet). Schindler ne dit pas forcément la
vérité, et de toute façon la vraie controverse est ailleurs : Beethoven avait-il, oui ou non,
“un penchant marqué pour les boissons spiritueuses” ? Disons qu’il aimait boire, mais
qu’il faisait attention d’éviter les excès, afin de ne pas ressembler à son père. Le
Dr Wawruch le calomnie si bien qu’une vilaine rumeur se répand dans Vienne :
Beethoven se meurt d’une hydropisie provoquée par l’alcoolisme !
Quelqu’un rapporte sans doute cette rumeur à Beethoven, qui supplie tous ses
visiteurs de la démentir et de défendre son honneur.
Ce qui est sûr, c’est que l’hydropisie revient, quelle que soit sa cause. Moi, je crois
que c’est le cœur. Il faudrait pratiquer un quadruple pontage pour soulager le muscle
cardiaque. Comme ceci n’est pas un récit de science-fiction, les médecins se contentent
d’effectuer une troisième ponction, le 2 février.
180
Réveille-toi, Ludwig !
Le 8 février, Beethoven se sent assez bien pour écrire une lettre de remerciement à
Stumpff.
“Très cher ami, ma plume ne peut pas décrire le plaisir que vous m’avez fait en
m’envoyant les œuvres de Haendel – Un cadeau véritablement royal ! Même les journaux
d’ici en ont parlé – Je vous envoie l’article. Malheureusement, depuis trois mois je
souffre d’hydropisie et suis couché. Vous imaginez dans quelle situation cela me met ! Je
ne vis que du revenu de mon travail, mais depuis trois mois je n’ai pas écrit une seule
note. Non seulement je dois payer mon loyer, mais à la fin il me faudra payer médecin,
chirurgien et apothicaire.
“Il y a quelques années, la Société Royale Philarmonique avait proposé de donner un
concert à mon bénéfice. Si la noble Société pouvait renouveler cette offre, cela me tirerait
d’embarras. Il est certain que je ne pourrai composer de longtemps – Ainsi, je suis
182
Réveille-toi, Ludwig !
menacé, hélas ! d’en venir à souffrir du dénuement. J’écris aussi à Moscheles et à Sir
George Smart à ce sujet.”
La lettre à Stumpff est écrite de la main de Beethoven le 8 février. Les lettres à
Moscheles et Smart, datées du 22 février, ne sont pas écrites de sa main mais dictées à
Schindler. Ce digne homme ajoute à la lettre le commentaire suivant :
“Le pauvre Beethoven va au devant de sa fin dernière. On peut bien le dire, car, au
point où en sont les choses, il ne peut plus espérer guérir – bien qu’il ne le sache pas
(mais il le pressent). Imaginez Beethoven en ce terrible état, avec son impatience et la
violence de son tempérament ! Imaginez-le dans cet état, ulcéré par les plus méprisables
des hommes, son neveu et son frère ! Les dépenses dans cette longue maladie sont
énormes. La pensée qu’il devra ensuite souffrir de la gêne le tourmente jour et nuit, car ce
serait la mort pour lui de devoir accepter quelque chose de son abominable frère.
“Il n’a plus que la peau sur les os, mais sa constitution robuste peut résister encore
longtemps à cette effroyable fin. Sa poitrine est d’acier ! Il parle souvent d’aller à
Londres quand il sera guéri, et calcule déjà nos frais de voyage. Mais Dieu ! je crains que
le voyage aille plus loin qu’en Angleterre…
“Ici, personne ne s’inquiète de lui. Cet abandon est vraiment incroyable. Jadis, on
venait le voir de tout Vienne s’il avait la moindre indisposition, mais maintenant c’est
l’oubli complet. J’en souffre plus que quiconque, car ses caprices sont toujours
effroyables et c’est principalement sur moi qu’ils s’exercent : il ne supporte personne
d’autre que moi à son chevet, donc je ne peux pas le laisser dans cette situation
désespérée. Ce serait inhumain. Je perds tout mon temps auprès de lui.”
Quel menteur, ce Schindler. Il prépare déjà l’après-Beethoven, quand il se fera passer
pour l’unique ami du compositeur, seul dépositaire de ses dernières volontés, biographe
officiel, défenseur de la mémoire du maître – l’homme qui inscrit “Ami de Beethoven”
sur ses cartes de visite. En vérité, les amis du compositeur sont nombreux et viennent
tous lui rendre visite : Schuppanzigh, Holz, les éditeurs Haslinger et Diabelli, le facteur
de pianos Streicher, le comte von Lichnowsky, Gleichenstein (qui vient de Fribourg), le
compositeur Hummel, et beaucoup d’autres. Le pauvre Zmeskall, paralysé, ne peut pas
monter chez Beethoven, mais il se fait porter dans une maison voisine et communique
avec lui par lettres. Le baron Pasqualiti, un ami de vieille date, lui envoie du bon vin et
des compotes de fruit.
183
Réveille-toi, Ludwig !
Si Schindler sait bien que Beethoven n’est pas abandonné, puisqu’il reçoit des visites
tous les jours, il peut croire que le compositeur est vraiment dans la gêne et risque “le
dénuement”, car il ignore l’existence de ses sept actions de banque. En tout cas, les
admirateurs anglais, bouleversés par les lettres de Beethoven et de Schindler, se cotisent
aussitôt pour rassembler cent livres sterling. Pour le concert au bénéfice du maître, on
verra plus tard ; il faut parer à l’urgence !
Mosheles envoie l’argent à la banque Eskeles de Vienne. Rau, l’intendant de la
banque, lui écrit la lettre suivante :
“Mon cher Mosheles, ta lettre nous a stupéfiés. Quoi, le grand homme que toute
l’Europe admire, le plus noble, gît à Vienne dans le besoin, entre la vie et la mort ! Et
cela, nous devons l’apprendre de Londres ! J’ai couru chez lui, pour lui annoncer l’aide
arrivée. Cela déchirait le cœur, de le voir joindre les mains et fondre en larmes de joie et
de reconnaissance. Il est plus semblable à un squelette qu’à un vivant. La commotion
produite par la joie a fait rouvrir pendant la nuit suivante une de ses plaies, et l’eau
accumulée depuis quinze jours est sortie. Quand je l’ai revu le lendemain, il se sentait
merveilleusement soulagé.”
Le facteur apporte à Mosheles une autre lettre de Vienne ; Beethoven lui adresse ses
remerciements.
“Je ne peux pas peindre avec des mots les sentiments qui m’habitent. La magnanimité
avec laquelle la Société Philarmonique a répondu à ma prière m’a touché au plus profond
de l’âme. Dès que Dieu m’aura rendu la santé, j’offrirai à la Société une symphonie dont
l’esquisse est déjà dans mon pupitre, une ouverture sur le nom de Bach et d’autres
morceaux. Je n’oublierai jamais votre noble conduite. J’enverrai également à Sir George
Smart et à M. Stumpff mes remerciements tout particuliers. Votre ami Beethoven.”
De nouveau, Schindler ajoute son petit commentaire :
“Chagrins et soucis ont disparu tout d’un coup. Il disait, tout réjoui, que nous
pourrions enfin faire un vrai festin. Il ne restait plus en caisse que 340 florins papier, et
nous nous limitions depuis quelque temps au bœuf bouilli et aux légumes, qui lui
déplaisaient. Le lendemain, il s’est fait servir son régal de poisson, sa friandise ! Il nous a
demandé de lui acheter un de ces grands fauteuils que l’on appelle fauteuil de grand-
papa, qui coûte trente florins. Il s’y prélasse, une demi-heure par jour, pendant que l’on
fait son lit.”
184
Réveille-toi, Ludwig !
Beethoven s’assoupit, mais Stephan von Breuning le réveille et lui explique par gestes
que le testament qu’il a rédigé en faveur de Karl, au lendemain du départ du jeune
homme pour le régiment, est incomplet. On glisse des coussins pour le rehausser,
Schindler trempe une plume dans l’encre, Stephan von Breuning lui montre les lignes
qu’il doit reproduire. Dans ses Souvenirs de la Maison des Espagnols Noirs, Gerhard von
Breuning remarque que Beethoven, dont l’écriture était habituelelmenet très ferme,
presque lapidaire, écrit d’une main tremblante, avec beaucoup de difficulté. Voici les
derniers mots écrits par Ludwig van Beethoven :
“Mon cousin Karl doit être mon seul héritier. Le capital de ma succession doit revenir
ensuite à ses héritiers naturels ou testamentaires.”
Non seulement il écrit “cousin” au lieu de “neveu”, mais il remplace les mots que
Stephan von Breuning avait préparés, “ses descendants légitimes” par “ses héritiers
naturels”. Cela signifie que si Karl meurt célibataire, sa mère, la Reine de la Nuit, héritera
de Beethoven !
Il l’aime bien, quand même, sa Reine de la Nuit.
Après avoir rédigé ces mots, il signe deux autres documents et déclare : “Voilà,
maintenant je n’écrirai plus rien.” Schindler voudrait bien lui faire signer le manuscrit de
l’ouverture de Fidelio, qu’il lui a donné, ou laissé prendre, quelques jours plus tôt, mais il
est trop fatigué.
Le lendemain, c’est-à-dire le 24 mars, le prêtre administre les derniers sacrements.
Peu après, on vient livrer une caisse de vieux vin du Rhin : du Rüdesheimer 1806.
Beethoven a écrit le 1er mars à l’éditeur Schott, de Mayence, pour le prier d’envoyer ce
vin, prescrit comme tonique par un de ses médecins. Schindler sort une bouteille de la
caisse et la montre à Beethoven.
– Dommage ! Trop tard ! dit-il.
Ce sont ses dernières paroles. Beethoven perd connaissance et entre en agonie. De la
maison voisine, Zmeskall, prévenu par Schindler, écrit à Thérèse von Brunswick : “Notre
Beethoven lutte contre la mort.”
Pendant toute la journée du 25, il râle bruyamment.
“Son râle s’entendait au loin, écrit Gerhard von Breuning. Nous nous attendions à le
voir mourir dans la nuit, mais le 26, nous le retrouvâmes encore vivant, râlant s’il est
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Réveille-toi, Ludwig !
possible encore plus fort. La vigueur de son organisme livrait une bataille de géant avec
la mort.”
A côté du géant Beethoven, les êtres humains ordinaires ont l’air de nains, bien sûr.
Voici que son frère Johann, considérant que Beethoven lui doit encore de l’argent pour
les frais du séjour à Gneixendorf, se met à chercher ce qui reste des mille florins de
Londres. Il fouille les amoncellements de papier, ouvre les tiroirs, fouine à droite et à
gauche. Stephan von Breuning et Schindler commencent par exprimer à voix basse leur
indignation, puis le retiennent par la manche, et finissent par le mettre à la porte. Belle
scène pour un film… C’est tout juste s’il ne se sont pas bagarrés au chevet du mourant !
Vers trois heures de l’après-midi, Anselme Hüttenbrenner vient aux nouvelles. Ce
n’est pas vraiment un ami de Beethoven, plutôt une simple connaissance, mais il
représente Schubert, trop timide pour entreprendre une telle démarche. Il amène avec lui
un jeune peintre, Teltscher, qui se met à dessiner des croquis du maître allongé sur son lit
de mort. Stephan von Breuning trouve l’activité du peintre sacrilège et le prie de partir, ce
qui est bien dommage, car les deux croquis très émouvants de Teltscher nous font
regretter qu’il n’ait pas pu en produire d’autres.
En vérité, Stephan von Breuning est un peu nerveux. Cela fait plusieurs jours qu’il
passe presque tout son temps au chevet de Beethoven. Puisque l’agonie semble se
prolonger, Schindler et lui décident de sortir pour accomplir diverses démarches pénibles
mais nécessaires : prévenir les pompes funèbres, acheter un cercueil, trouver une place
dans un cimetière, etc. Stephan von Breuning a eu deux femmes ; le petit Gerhard est le
fils de la seconde. L’enfant suggère le cimetière de Währing, où il a l’habitude d’aller
avec son père, car la première épouse y est enterrée.
Gerhard von Breuning reste dans la pièce avec Hüttenbrenner. Vers cinq heures, le
temps se couvre. Bien que l’on soit à la fin du mois de mars, une averse de neige et de
grêle commence à tomber. Peu à peu, l’averse tourne à la tempête – le vent hurle, le
tonnerre gronde. Gerhard pense au début de la cinquième symphonie : le Destin frappe à
la porte ! À cinq heures et quart il rentre chez lui, car son précepteur vient lui donner une
leçon. Hüttenbrenner raconte la suite des événements :
“Un violent coup de tonnerre retentit. En même temps, un éclair illuminait la
chambre. À ce phénomène extraordinaire, qui m’impressionna vivement moi-même,
Beethoven ouvrit grand les yeux. Il souleva la main droite et, l’air farouche et menaçant,
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Réveille-toi, Ludwig !
brandit le poing vers le ciel comme pour le défier. Sa main retomba sur le lit. Aucun
souffle ne sortait plus de ses lèvres. Son cœur avait cessé de battre.”
Hüttenbrenner n’est pas seul avec Beethoven. L’autre personne est une femme… Un
dernier mystère dans la vie du compositeur ! Dans deux récits succesifs, Hüttenbrenner
mentionne Johanna, puis Thérèse. Connaissant mal la famille de Beethoven, il confond
ses deux belles-sœurs.
Jusqu’à une époque récente, les biographes se divisaient en deux camps. Les uns
pariaient sur Thérèse, qui avait accompagné plusieurs fois Johann au chevet du malade.
Les autres pensaient que Hüttenbrenner se trompait complètement : Gerhard a bien écrit
qu’il l’avait laissé avec une femme, mais c’était la servante Sali.
Pour les biographes de l’école moderne, fascinés par l’ambiguïté des relations entre
Beethoven et Johanna, la femme qui lui ferme les yeux est évidemment sa presque-
épouse, la Reine de la Nuit !
Cela fait longtemps qu’elle n’avait pas de nouvelles du compositeur. Karl lui a écrit
du régiment que son oncle était malade, mais sans paraître s’inquiéter. Et puis elle
apprend par hasard qu’il est mourant… Elle voudrait se reconcilier avec lui avant qu’il
soit trop tard, obtenir son pardon si c’est possible, lui pardonner s’il l’accepte. Elle vient
voir où il en est, comme Hüttenbrenner. C’est tout naturel : on ne pouvait pas téléphoner,
donc il fallait se déplacer en personne. Surprise par la tempête de neige, elle se dépêche et
arrive juste après le départ de Gerhard. Juste à temps.
Bien qu’il soit seulement âgé de cinquante-deux ans, il est très malade, d’ailleurs il
mourra dans deux mois et sera enterré à côté de Beethoven. Son épouse et le petit
Gerhard essayent de le réconforter et de l’aider. C’est une question pour un Sherlock
Holmes : Où Beethoven a-t-il pu cacher les précieux certificats ? Il ne faisait pas assez
confiance à Schindler, semble-t-il, pour lui révéler le secret. Ah, mais Holz, que le
compositeur considérait comme un ami véritable et non comme un parasite, sait peut-être
quelque chose…
On envoie chercher Holz. Dans l’après-midi du 27, Holz montre à Breuning, Johann
et Schindler qu’il suffit de retirer un clou qui dépasse d’une malle pour ouvrir un grand
tiroir secret !
Le tiroir contient non seulement les sept actions de banque, mais aussi le Testament
d’Heiligenstadt, la Lettre à l’Immortelle Bien-aimée, deux petits portraits représentant
Giulietta Guicciardi et Antonia Brentano, et un portefeuille. A l’intérieur du portefeuille,
un petit bouquet de fleurs fanées et le poème suivant :
A Beethoven pour son anniversaire, par son élève.
Je te souhaite en ce jour
Bonheur et longue vie,
Mais aussi de plus
Je me souhaite quelque chose !
A moi, de ta part,
Je souhaite ta faveur.
A toi, à mon égard,
Indulgence et patience.
De ton élève et amie Lorchen von Breuning. 1790.
On retrouvera aussi beaucoup plus tard, dans les papiers de Beethoven, des vœux
échangés pour le jour de l’an 1791 :
De Beethoven à Mlle Lorchen.
Soyez aussi heureuse qu’aimée.
A Monsieur Ludwig v. Beethoven.
O puisse ton bonheur
Égaler tout à fait le mien !
Alors ce serait cette année
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Réveille-toi, Ludwig !
Le 28 mars, Stephan von Breuning fait placer sous scellés les objets et documents
présents dans l’appartement de Beethoven. Il destine les objets au musée. Les documents,
il pense les classer et les étudier lui-même, pour aider de futurs biographes.
J’ai l’impression que Breuning et Johann ne se rendent pas compte de la valeur du
moindre autographe de Beethoven, de la moindre chaise cassée. Sinon, le premier
voudrait tout garder pour Karl, l’héritier – et le second tenterait d’emporter des souvenirs
en douce. Une seule personne a compris que le premier musicien considéré comme un
génie par ses contemporains transformait en or tout ce qu’il touchait, tel un nouveau roi
Midas. Eh oui, notre cher Schindler. Déjà, un mois avant la mort de Beethoven, il le priait
de lui offrir les manuscrits de l’ouverture de Fidelio et du huitième quatuor en souvenir
de leur belle amitié. Le compositeur soupçonnait Schindler de vouloir revendre ces
“souvenirs”. On trouve donc, dans le dernier carnet de conversation, les phrases
suivantes :
Comment pouvez-vous encore imaginer et supposer de moi que j’estime assez peu un
cadeau de vous pour le vendre ?
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Réveille-toi, Ludwig !
Le corbillard, tiré par quatre chevaux, est entouré de musiciens portant des torches,
parmi lesquels Schuppanzigh, Schubert, Czerny. Le pauvre Schubert survivra seulement
vingt mois à son aîné. Pendant cette courte période, il écrira ses plus grands chefs
d’œuvre – comme s’il était enfin libéré par la disparition du maître. Lui aussi, on
l’enterrera à côté de Beethoven.
“Mon noble maître…” et puis la page suivante est arrachée, parce qu’il y disait sans
doute des bêtises. Ailleurs, une phrase est soigneusement rayée à l’encre noire.
En 1977, c’est-à-dire un siècle et demi après la mort de Beethoven, des expertises
scientifiques ont révélé que Schindler a truqué les carnets. Il a rajouté des centaines de
phrases de sa main, quand il trouvait un peu de place sur une page, pour faire croire qu’il
fréquentait Beethoven avant 1822.
BÖHM Violoniste. Beethoven espère qu’il pourra jouer le douzième quatuor mieux
que Schuppanzigh. Il a décrit de façon très pittoresque un dîner chez Beethoven.
BONN Ville natale de Beethoven, siège de la cour du prince-archevêque de Cologne.
BOUILLY Poète et dramaturge français, auteur de la pièce Léonore ou l’amour
conjugal, dont Beethoven tire son opéra Fidelio.
BRAUN, BARON VON Directeur des théâtres de la cour.
BRAUNHOFFER, DR Médecin de Beethoven vers 1825. Il refusera de soigner le
compositeur pendant sa dernière maladie.
BRENTANO, ANTONIA, DITE TONI Fille du conseiller von Birkenstock.
Beethoven la connaît depuis son enfance.
BRENTANO, BETTINA Amie de Goethe et de Beethoven.
BRENTANO, CLEMENS Frère de la précédente, poète célèbre.
BRENTANO, FRANZ Demi-frère de la précédente, banquier, mari de Toni.
BREUNING, ELÉONORE VON, DITE LORCHEN Amie d’enfance de Beethoven.
BREUNING, GERHARD VON Fils de Stephan von Breuning. Dernier ami de
Beethoven.
BREUNING, MME VON Dame de la bonne société de Bonn, mère de Lorchen.
BREUNING, STEPHAN VON Ami d’enfance de Beethoven.
BROADWOOD Facteur de pianos anglais. Offre un beau piano à Beethoven.
BROWNE, COMTESSE VON Élève noble de Beethoven.
BRUNSWICK, FRANZ VON Aristocrate hongrois, admirateur et ami de Beethoven.
BRUNSWICK, JOSÉPHINE VON, DITE PEPI Sœur du précédent, élève de
Beethoven.
BRUNSWICK, THÉRÈSE VON Sœur des précédents, admiratrice de Beethoven.
BURSY, DR VON Ce médecin nous a laissé le compte-rendu d’une visite chez
Beethoven en 1816.
CIMAROSA 1749-1801 Célèbre compositeur d’opéras (“Le mariage secret”). Il a
vécu en Russie, à Vienne, à Naples et à Venise.
CLEMENS AUGUST LE FASTUEUX Prince archevêque de Bonn à l’époque de
Ludwig van Beethoven l’ancien.
CLEMENTI 1752-1832 Compositeur et virtuose italien vivant à Londres.
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Réveille-toi, Ludwig !
TELTSCHER Peintre. A dessiné deux croquis très émouvants de Beethoven sur son
lit de mort.
THUN, COMTESSE VON Amie de Mozart, mère de la princesse Christiane von
Lichnowsky.
TÖPLITZ Ville d’eau située en Bohème (aujourd’hui : république tchèque) où
Beethoven rencontre Goethe. C’est là aussi qu’il écrit la “Lettre à l’Immortelle Bien-
aimée”.
TREITSCHKE Librettiste qui arrange l’opéra Fidelio en 1814.
TRÉMONT, BARON DE S’étant lié d’amitié avec Beethoven pendant l’occupation
de Vienne par les Français, il l’a décrit de façon très vivante.
UMLAUF Chef d’orchestre, assistant puis remplaçant de Beethoven.
UNGER, CAROLINE Cantatrice. Participe au concert de création de la neuvième
symphonie.
WALDSTEIN, COMTE VON Protecteur de Beethoven à Bonn.
WAWRUCH, DR Principal médecin de Beethoven sur son lit de mort.
WEGELER, FRANZ Ami d’enfance de Beethoven à Bonn. Epouse Eléonore von
Breuning, dite Lorchen.
WELLINGTON Grand général anglais, vainqueur de la bataille de Waterloo.
Beethoven écrit une musique pour célébrer sa victoire à Vittoria, en Espagne.
WERTHER Héros d’un roman de Goethe, qui a mis à la mode le suicide
“romantique”.
ZELTER Chef d’orchestre à Weimar et conseiller musical de Goethe. Associé à Félix
Mendelssohn, il travaillera beaucoup à la redécouverte des grandes œuvres de Bach.
ZMESKALL VON DOMANOVECS, BARON Ami de Beethoven, auquel il sert
d’intendant.