Académie Française-Flâneries Au Pays Des Mots Le Bloc-Notes Des Académiciens-Jericho
Académie Française-Flâneries Au Pays Des Mots Le Bloc-Notes Des Académiciens-Jericho
Académie Française-Flâneries Au Pays Des Mots Le Bloc-Notes Des Académiciens-Jericho
www.academie-francaise.fr/dire-ne-pas-dire/bloc-notes
www.philippe-rey.fr
ISBN : 978-2-84876-936-3
Copyright
S.N.C.F.
Save the date
Rêver le mot « rêve »
Souvent on a répété
Deutsche Qualität
D'acc ?
Disparition
Défendons nos valeurs !
Avenir
Défense du point-virgule
Du polichinelle au punch
Écrans et toiles
L'anguille de Melun
Les aventures de la translittération
A fashion bloc-notes
Bloc-notes de juin 2014
Le train des sénateurs
Curiosité
Les anglicismes furtifs
J'écris ton mot, libertin
La mémoire des mots
Homosexuel
La Sainte Touche
Le ressentiment
À l'Y
Touches noires
« Pas que »
L'apostrophe
Que dire en 1872 ?
Éloge de l'alphabet
Éloge de la lecture
Les murs d'Alger
Éloge de l'oignon
Un chancelier, une chancelière
Bric-à-bracadémie
Le deuxième Trafalgar
De chozz et d'ottres
Le bouffon
La langue du ventre
La bataille idéologique
Malapropisme
Une langue intime
Un problème ou un souci ?
Puff ! Poff !
De la dictée
Zéro, un et deux
La Française République
Scènes de genre
Spoiler ou spolier ?
Jour de courage
Le point-virgule
Mon luxe
Le poids d'un mot
Baby-boomer ou baby-boomé
Laïc, laïcité
Du bon usage des titres
Drôle de genre
Index
S.N.C.F.
Le 6 octobre 2011
Save the date
Le 3 novembre 2011
Rêver le mot « rêve »
er
Le 1 décembre 2011
Pour une soirée chez les fashionistas
Conseils d’une coach au top 50 des people. Le dress code dit : casual
chic.
Adoptez la touche seventies boostée par le blouson customisé, shoppé à
la brocante vintage du quartier. Une headband dorée dans les cheveux pour
glamouriser la tenue. Le must-have de l’hiver qui assure la sécurité des
girlies est le bijou self-defense, un sifflet doré. Les trendy n’oublieront pas
le it bag, indispensable quand on assiste à une performance en live.
Propos glanés dans la presse féminine française par la it girl de
l’Académie.
Hélène Carrère d’Encausse,
Le 5 janvier 2012
Souvent on a répété
Le 2 février 2012
Deutsche Qualität
er
Le 1 mars 2012
Depuis sa fondation en 1635…
Le 5 avril 2012
Comment se fait-il que l’italien…
Comment se fait-il que l’italien, langue d’un pays bien plus inféodé,
politiquement, aux États-Unis que la France, résiste mieux aux anglicismes
que le français ? Tout le monde connaît le calcio (de calcio, « coup de
pied »), pour « football », sport national et aussitôt nationalisé. Le plus
souvent l’italien suffixe à l’italienne : campeggio au lieu de « camping »,
parcheggio au lieu de « parking ». D’autres fois la fantaisie italienne
pourvoit au redressement lexical : « looping » ? Mais c’est un giro di morte
(« tour mortel »), à faire vraiment peur. « Sandwich » ? Mais c’est un pane
imbottito, c’est-à-dire un « pain fourré, farci, bien rempli », et, aussitôt,
vous avez l’eau à la bouche, à flairer la saveur du jambon de Parme, de la
tomate et du basilic. L’invention plus récente et charmante concerne
l’affreuse « arobase ». Ce signe typographique n’a-t-il pas la forme d’un
escargot lové dans sa coquille en spirale ? Eh bien, appelons-le chiocciola,
« colimaçon ».
Pourquoi l’italien résiste-t-il si bien ? Peut-être parce que les Italiens
connaissent et parlent l’anglais bien mieux que les Français. Ils n’ont donc
pas ce complexe d’infériorité qui pousse les Français à compenser leur
incompétence linguistique par une vassalité langagière. L’anglais, les
Italiens le laissent là où il faut qu’il soit : dans la langue anglaise, et non
dans des anglicismes, subterfuge bâtard propre à des ignorants.
Dominique Fernandez
Le 3 mai 2012
D’acc ?
« Bob, c’est Phil ! Bon anniv !!! Je t’appelle dans ton appart’ sur ton
fixe, je n’ai plus ton 06 ! Et dis-moi, quelle est ton actu depuis les States ?
Toujours dans la com ? On ne t’a pas vu à Saint-Trop’, ni cet hiver à
Courch’ ! Ah, au fait, j’ai une exclu pour toi ! Pat se marie ! Sans déc !…
Une bourge, style beauf… Dress code : smok ! Tu recevras la doc. Voyons-
nous, blagap ! Non, à midi je vais rue de Valois pour une déco. Tu as un
moment c’t’ap ? Je te phone et je passe te prendre après ma répète. Ou
demain mat au petit déj ? À 8 heures, t’es cap ? Cool. »
Notre langue française est si jolie. Ses mots sont des fruits qu’il ne faut
pas déguiser. Pourquoi en abréger le goût ?
Nos aînés, eux, n’abusaient pas de l’apocope (apocope : chute d’une ou
de plusieurs syllabes à la fin d’un mot). Ils avaient plutôt un penchant pour
l’aphérèse (aphérèse : suppression d’un ou de plusieurs phonèmes au début
d’un mot) : « En montant dans le bus, sur qui je tombe ? Le pitaine ! »
Quoi qu’il en soit, ne mettons pas le langage en short. D’acc ?
Jean-Loup Dabadie
Le 7 juin 2012
Disparition
Le 10 juillet 2012
Compter avec et compter sans
Le 6 septembre 2012
Défendons nos valeurs !
Le 4 octobre 2012
Quand un mot insensé en vide beaucoup
d’autres de leur sens
Le 8 novembre 2012
De la mer des Caraïbes à La Tempête
de Shakespeare – Voyages d’un mot
Le 3 décembre 2012
Dire, ne pas dire un an après
Le 3 janvier 2013
Revirement
Le 7 février 2013
Avenir
Le 7 mars 2013
Défense du point-virgule
« En province, les femmes dont peut s’éprendre un homme sont rares :
une belle jeune fille riche, il ne l’obtiendrait pas dans un pays où tout est
calcul ; une belle fille pauvre, il lui est interdit de l’aimer ; ce serait comme
disent les provinciaux, marier la faim et la soif ; enfin une solitude
monacale est dangereuse au jeune âge. »
Ce court texte de Balzac, emprunté à La Vieille Fille (1836), donne un
parfait exemple de la nature, de la fonction, de l’usage du point-virgule.
Il s’agit d’une seule phrase qui propose l’illustration et le commentaire
d’une vérité d’expérience : la rareté des jeunes filles disponibles en
province. La phrase se développe en plusieurs parties, à la fois séparées et
reliées par des points-virgules. Notons que ces parties de longueur égale ne
sont pas sur le même registre. Illustration et commentaires ne sont pas sur le
même plan ; ils sont cependant réunis et mis à égalité par un même point-
virgule.
D’où une série de questions. La virgule aurait-elle été préférable ? Non.
Qu’on l’essaie : on verra qu’elle enlève toute structure à la phrase. Le point,
alors ? Qu’on l’essaie aussi : et on verra qu’il donne au récit un ton
d’énumération laconique et brutale qui ne convient pas à un propos fait de
distance et d’ironie légère.
Le point-virgule non seulement convient, mais il est indispensable. Il
laisse à la phrase le temps de s’épanouir, il évite de rompre l’unité de la
pensée par la multiplication des phrases courtes. Il respecte la phrase, mais
il la construit, au lieu d’en juxtaposer les éléments comme le fait la virgule.
Le point-virgule est le signe de ponctuation par lequel on peut donner à
la phrase une certaine ampleur, autrement que par la molle et paresseuse
succession de virgules. Le point-virgule confère à la phrase une rigueur sans
excès, il en module le ton, et fait ainsi entendre la voix de l’auteur.
Dans son Traité de la ponctuation française (Tel, 1991), Jacques Drillon
écrit : « Le point-virgule atteste un plaisir de penser. »
C’est si vrai qu’on ne saurait se résigner facilement à sa disparition
partout annoncée.
Danièle Sallenave
Le 4 avril 2013
Du polichinelle au punch
Le 2 mai 2013
Éloge du vouvoiement
(ou du voussoiement)
Le 6 juin 2013
Écrans et toiles
Le 8 juillet 2013
Un point c’est tout
Le 29 août 2013
TZR – Titulaire sur Zone de Remplacement
(Wikipédia)
Le 3 octobre 2013
Surprise du matin ou « À vos postes »
Écouter la radio alors que l’on conduit sa voiture m’a toujours semblé
être un moment de détente avant d’aborder les tâches du jour. Un rendez-
vous avec des voix que je retrouve chaque matin mêlées à celles d’invités
chargés de débattre d’un sujet plus ou moins connu de moi mais comblant
agréablement chaque minute de mon petit voyage. Faisant de moi en cette
circonstance le témoin attentif d’orateurs s’exprimant en direct et soumis à
cette obligation de préciser une position, une attitude, un état d’âme en une
fraction de seconde et de la plus précise façon. Exercice difficile pour celui
qui n’y est pas habitué. Et cela d’autant plus qu’il s’exprime sur la chaîne
de grande réputation culturelle que je rejoins chaque matin. J’avoue qu’elle
comble mon attente la plupart du temps et que le vocabulaire que l’on me
sert ne trouble en rien ma passive écoute. Sauf si mon oreille porte à mon
cerveau une expression dont j’ignore le sens et dont je m’instruirais ou si
une incongruité me choque. Intellection, par exemple, me porta vers notre
Dictionnaire de l’Académie et j’y appris qu’il fallait comprendre par là une
fonction de l’intellect qui consiste à comprendre et à concevoir. Au temps
pour moi. Mais j’eus aussi bien des surprises, plutôt cocasses. Ainsi
récemment entendis-je une charmante personne nous confier qu’elle
maturait son projet ; je ne doute pas que celui-ci fût fort intéressant, mais
l’eût-elle mené à terme, élaboré, complété, que sais-je, aurait mieux sonné à
mon oreille. De telles inventions, j’en ai retrouvé surtout dans la
manipulation des verbes, on externalise, on fictionnalise, on dit qu’une
pensée s’est originée, qu’on a bilanté, que l’on candidate, que l’on
hallucine, faisant de soi-même un hallucinogène. Une approximation jetée
dans le trouble de l’instant sans doute et dont on parvient tant bien que mal
à imaginer le sens que son auteur a voulu lui prêter. Mais, avec un peu de
contrôle de lui-même, n’aurait-il pas mieux fait de puiser dans l’énorme
réserve des mots justes que recèlent les synapses de notre cerveau et qui
savent exprimer avec une précision incomparable notre pensée française ?
Ma récolte ne s’arrête pas là. Hors dictionnaire, n’eus-je pas ce consternant
privilège d’entendre évoquer un présentisme, un courtermisme, un
convivialisme, de me demander si l’effectivité permettait d’éviter l’effet
déceptif d’une action. Mais peut-être ne suis-je pas suffisamment intuisif, et
suis-je trop intuitif devant ces éléments cultureux. On pourrait me croire
l’inventeur de ces curiosités linguistiques. Soyez rassurés, elles furent
relevées tout au long de cette dernière année et leur faible pourcentage ne
trouble pas encore notre langue sur cette chaîne culturelle à laquelle je suis
par ailleurs très attaché. Je voudrais que ces propos ne troublent pas votre
zénithude que je suppose, dans l’esprit de son auteur, moins liée au zénith
comme il conviendrait qu’au Zen si évocateur de sérénité. À l’année
prochaine.
Yves Pouliquen
Le 7 novembre 2013
J’ai mis un bonnet rouge au vieux
dictionnaire
Le 5 décembre 2013
Au plaisir des mots,
au plaisir de la grammaire
De concert ou de conserve
Les deux expressions existent et ont à peu près le même sens.
La première vient de la musique et indique que, comme les instruments,
les violons ou les flûtes s’accordent soigneusement pour sonner juste, des
personnes travaillent de concert et elles organisent bien leur collaboration.
La seconde vient de la marine. C’est un vieux mot indiquant le soin que
prenaient les navires de rester à juste distance l’un de l’autre et de profiter
du vent sans se gêner : ils naviguaient de conserve pour « se conserver » et
éviter les dangers…
Comme toujours l’étymologie est intéressante, puisqu’elle nous raconte
l’histoire des mots.
Si de concert vient de la musique, c’est qu’il faut bien que les musiciens
qui jouent ensemble se concertent pour que leurs instruments soient
accordés et qu’ils suivent le même tempo.
De conserve, c’est qu’il faut bien que les marins prennent garde de ne
pas se heurter, pour se conserver.
La concordance des temps
La concordance des temps n’est pas sans poser quelquefois de petits
problèmes…
Quand la proposition principale est au passé, il est d’usage que les
subordonnés qui la suivent s’installent dans le temps de la principale et se
mettent donc, elles aussi, au passé. Ce n’est pas sans susciter quelques
ambiguïtés.
On m’a dit, Madame, que vous étiez une excellente cuisinière… La
dame va-t-elle sursauter et répondre avec un peu d’aigreur : Mais je le suis
toujours, Monsieur…
Car cet imparfait peut exprimer le présent du temps où l’on parle, aussi
bien que le passé révolu… Si cette personne avait déclaré On me dit,
Madame, elle aurait évidemment terminé sa phrase par que vous êtes. Mais
celui qui a prononcé ces mots avait un grand respect de la concordance des
temps. C’était d’ailleurs une personne de grand talent, et pas seulement
pour la cuisine : il s’agissait de Maurice Edmond Sailland, plus connu sous
le nom de Curnonsky. Le fameux gastronome parlait très bien notre langue,
et en goûtait toutes les saveurs. Il a donc dit : On m’a dit, Madame, que
vous étiez…
Le 6 janvier 2014
L’anguille de Melun
Le 6 février 2014
Les aventures de la translittération
Le 6 mars 2014
A fashion bloc-notes
Le 3 avril 2014
Présence française à Cuba
Le 5 mai 2014
Bloc-notes de juin 2014
Le 19 juin 2014
Le train des sénateurs
Parlant d’un ministre qui ne semblait pas pressé de mettre en place une
réforme, un journaliste déclarait récemment à la télévision : « Il semble
avoir pris le train des sénateurs. »
Non le Sénat romain ne prenait ni T.G.V. ni tortillard : le train des
sénateurs, c’est leur pas, l’allure de leur marche.
Toutes les langues abondent en locutions de ce type, souvent d’origine
obscure, et qui sont le cauchemar des traducteurs ; l’enseignement du
français langue étrangère, le « FLE », y consacre beaucoup de temps.
Malheureusement, elles sont en passe de devenir aussi un cauchemar
quotidien pour les lecteurs de journaux ou les auditeurs des médias, qui
souvent doivent opérer de douloureuses gymnastiques mentales pour
comprendre ce qu’ils viennent de lire ou d’entendre. Ainsi, autre exemple
très récent, pourquoi durant la Coupe du monde de football 2014, l’équipe
de France était-elle jusqu’à sa défaite, selon du moins un commentateur, le
« mouton noir » de l’équipe du Brésil ? Mais non ! sa langue avait fourché,
il voulait dire « sa bête noire » ! Etc.
Que se passe-t-il ? Ce désordre dans l’emploi des expressions figurées
inquiète. Il est le signe (parmi d’autres) que quelque chose se dérègle dans
la transmission de la langue.
Il faut convenir qu’elles constituent un maquis aussi riche qu’opaque.
Pour en rester au seul mot de train, il est à parier qu’il donne à l’avenir (du
train où nous allons !) du fil à retordre (autre expression figurée) à ceux qui
se risqueront à utiliser les expressions où ce mot entre en composition. À
l’horizon, d’autres fâcheux mécomptes – sur le sens par exemple du début
fameux de L’Arlésienne de Bizet :
De bon matin
J’ai rencontré le train
De trois grands rois qui partaient en voyage […]
Venu du latin trahere (tirer), le train, c’est d’abord l’allure, la façon
d’aller. D’où le train de sénateurs immortalisé par La Fontaine dans Le
lièvre et la tortue, qui débute par la formule devenue un adage fameux :
« Rien ne sert de courir, il faut partir à point. » Fort de sa supériorité
évidente en matière de vélocité, le lièvre accepte le défi qu’elle lui lance, et
prend tout son temps :
Il laisse la tortue
Aller son train de sénateur.
Elle part, elle s’évertue,
Elle se hâte avec lenteur.
S’apercevant à un moment qu’elle est sur le point d’arriver, il s’élance,
fait de grands bonds, mais trop tard…
Institution religieuse autant que politique, le Sénat est dans la Rome
antique pourvu d’une autorité et d’un prestige qui expliquent le rythme lent
et solennel du pas des sénateurs. Mais on peut aussi aller bon train, à fond
de train, et le mot train va s’enrichir, au figuré, de toute une série de sens
plus généraux, désignant le mode de vie – mener grand train – et parfois
même la mauvaise vie, comme le signale l’Académie en 1694, ajoutant
« mais il est bas » : « Train, se dit aussi des gens de mauvaise vie. Il a du
train, de mauvais train logé chez luy. »
Ce sens est conservé dans mettre en train, ou être un vrai boute-en-
train. Phénomène grammatical intéressant, avec l’accompagnement de la
préposition en, le mot train donne naissance à une variante française de ce
que l’anglais appelle « présent progressif » : être en train de… désigne une
action qui se déroule et n’est pas encore terminée. Au passage, cette
association donnera naissance à un substantif, l’entrain, qui désigne
l’enjouement, une forme communicative de joie de vivre. Mais il est vrai
qu’on dit déjà : je ne suis pas en train, quand on se sent manquer de
courage ou d’énergie.
Le train finit donc par signifier aussi la noblesse, l’allure (au sens figuré
cette fois), la belle apparence, la richesse : d’où l’expression mener grand
train. Qu’il ne faut cependant pas confondre avec aller grand train, qui
désigne la marche rapide d’un cheval ou d’une voiture.
Très tôt, l’Académie (1694) ajoute au sens d’allure ou de mouvement,
voire de commerce (d’où l’expression ancienne, aujourd’hui équivoque, de
train de marchandises), le sens concret d’un ensemble ordonné pour la
marche, comme, par exemple, « une suite de valets, de chevaux, de mulets,
& particulièrement des gens de livrée. Grand train. Train leste, train
magnifique, superbe. Il marche à grand train, il a vingt valets de livrée
dans son train. Son train est habillé tout de neuf ».
Oscillant entre le figuré et le concret, passant de l’un à l’autre, train va
désigner aussi tout ce qui glisse ou marche d’un même pas. Se dit ainsi
d’« un grand amas de bois lié ensemble qui flotte sur l’eau. Train de
mair(r)ain. Train de bois flotté » (Académie). D’où sa spécialisation
militaire : le train, pour le train des équipages. Avant que l’invention de la
locomotive ouvre au mot la carrière que l’on sait… Mais les expressions
figurées construites à partir de sens plus anciens n’en continuent pas moins
à circuler : ainsi du train des réformes dont quelquefois la lenteur
impatiente. Et parfois un journaliste bien inspiré (une fois n’est pas
coutume) peut jouer avec humour de leur coexistence : d’où ce gros titre :
« Les cheminots hésitent à monter dans le train des réformes ».
On pourrait se livrer à un exercice comparable à propos de mainte autre
expression dite « figée », dont l’emploi naturel, spontané et correct est la
preuve indéniable d’une bonne maîtrise de la langue. Ces locutions n’en
demeurent pas moins une source de difficultés parce qu’elles ne peuvent
pas être comprises, donc déduites, littéralement, à partir des mots qui les
composent. Elles reposent souvent sur des métaphores dont il faut avoir une
connaissance globale, par exemple : Avoir du pain sur la planche. Renvoyer
aux calendes grecques. À la bonne franquette. Crier haro sur le baudet. Se
mettre martel en tête…
On ne peut se passer d’elles ; elles surgissent à tout moment dans une
rhétorique de l’expressivité ; ce sont elles qui donnent du caractère et du
charme au discours. Or aujourd’hui les expressions figurées subissent une
crise tout à fait nouvelle. Non qu’elles tendent à disparaître : au contraire.
Mais dans la majorité des cas elles sont utilisées à contresens ou de manière
impropre. Et comme elles sont la vie même de la langue, cette menace
affecte la langue au même titre, et peut-être plus gravement encore, que les
fautes d’orthographe, de grammaire et de syntaxe.
Il y a bien des raisons à cela. Les expressions dites « figées », tournures
expressives, imagées, ont une origine souvent populaire. L’ancienneté, la
fréquence de leur usage, leur avaient conféré un tour proverbial, typique de
l’ancienne langue ; elles témoignent souvent, par leur construction et par
leur vocabulaire, d’un état de civilisation disparu. Leur transmission était de
tradition plus que d’enseignement. Or les grandes mutations sociales du
dernier siècle et la généralisation de l’enseignement scolaire ont entraîné
une forte baisse de la valeur et de la légitimité de ces formes de
transmission par le village, la boutique, la famille.
Mais tout n’était pas perdu : reprises par la langue écrite, littéraire, par
les grands auteurs, ces expressions se voyaient codifiées et pourvues d’une
nouvelle légitimité que l’école contribuait ensuite à relayer. Or l’école, ces
trente ou quarante dernières années, a renoncé à faire de la langue des
grands textes, de la langue des bons auteurs l’index de référence d’une
pratique aisée et correcte de l’expression. Pendant longtemps, transmises
plutôt correctement, à l’oral ou par écrit, sans qu’elles soient forcément
comprises, ou sans que leur origine soit clairement repérée, les locutions
« figées » relevaient d’une sédimententation dans l’histoire même de la
langue, confirmée par un aller-retour et un échange constants entre la
langue parlée et la grande langue. De cet échange, l’école était le garant :
elle ne l’est plus.
Mais il y a autre chose. Les expressions figurées sont peut-être victimes
de certains tours que la presse a imposés à la langue : en particulier de
l’habitude de jouer avec les mots, les expressions figurées, les proverbes.
Cet esprit de dérision généralisé, qui s’applique aux mots et aux choses, est
venu d’une certaine presse d’après 68, et s’est étendu maintenant à peu près
à tous les médias. Le jeu sur les mots est souvent l’aveu d’une impuissance
à peser sur les choses, ou même à les penser. On imagine s’en libérer en se
libérant des contraintes et de la rigueur que le langage nous impose :
victoire purement symbolique, on n’est pas dupe, et de plus on fait rire !
D’où ce caractère forcé, rituel, artificiel du ton parodique qu’emploient
la plupart des journaux et journalistes, dans la rédaction d’un article, ou la
formulation d’un titre. On se lasse vite de cette culture du calembour, de l’à-
peu-près et du jeu de mots : mais ce jeu n’est pas innocent, il fait des
ravages dans la conscience des locuteurs les plus fragiles et les moins
formés.
Fragilisées par ce maniement brutal, défigurées par leur réécriture
parodique, les expressions figurées risquent de disparaître dans une
novlangue qui n’a ni la vigueur de la langue orale, ni la rigueur de la langue
écrite.
Danièle Sallenave
Le 11 juillet 2014
Curiosité
Le 2 octobre 2014
Le bonheur… et le malheur… des mots
Le 4 décembre 2014
« Ma maman » :
Le 8 janvier 2015
« Ce n’est pas possible ! »
Le 5 février 2015
Elle était légère et court vêtue
Le 5 mars 2015
Les anglicismes furtifs
Le 2 avril 2015
J’écris ton mot, libertin
J’aime le mot libertin puisqu’il renvoie à celui de liberté. Ou, pour être
étymologiquement plus précis, au latin libertinus qui signifie « affranchi ».
Comme si le libertin s’affranchissait d’abord de tous les esclavages, de
toutes les contraintes, de tous les préjugés… Cependant, il ne me serait pas
venu à l’idée de m’y attarder si son emploi récent, revendiqué par le
principal et très médiatique inculpé d’un procès tenu à Lille il y a quelques
mois, et qui avait trait à des rencontres assez torrides, en groupe, dans un
hôtel de cette même ville, pour lesquelles avait été engagé un nombre
respectable (si l’on peut dire) de prostituées contraintes à des pratiques
complaisamment détaillées à la barre, ne l’avait à mes yeux dénaturé. Je
suis un libertin, en effet, affirmait-il en guise de défense, comme une
profession de foi ou un titre de gloire.
Diable !
Si je me réfère à la première édition du Dictionnaire de l’Académie
française, de 1694, le libertin, considéré uniquement sous sa forme
adjectivale, est celui « qui prend trop de liberté et ne se rend pas assidu à
son devoir ». Et de nous proposer cet exemple décisif : « Cet écolier ne va
guère en classe, il est devenu bien libertin. »
À la réflexion, je ne pense pas que c’est ce que désirait nous faire croire
le prévenu : sa tendance fâcheuse à manquer la classe, fût-elle celle,
autrefois, du Fonds monétaire international. On lui aurait reproché
davantage, à tout prendre, son goût ou sa persévérance infatigable à se
rendre à des classes de culture physique bien particulières… mais basta !
La prudence, la peur de nommer les choses, l’affaiblissement de la
réalité la plus brutale, la plus angoissante ou la plus crue, voilà qui me
paraît en général marquer notre époque qui hésite toujours à nommer un
chat, un chat – alors que l’on ne devrait jamais cesser de nommer, de
glorifier et de saluer les chats, mais c’est une autre histoire, et revenons à
nos moutons ! Tiens ! Que viennent faire les moutons, là-dedans ? Rien !
Revenons plutôt à nos noceurs qui deviennent aujourd’hui des libertins,
comme ces aveugles métamorphosés en malvoyants, ces femmes de
ménage en techniciennes de surface, ces jeunes enclins à des incivilités
pour ne pas désigner les violences, le brigandage ou les insultes qui les
caractérisent, alors que les mourants n’espèrent plus, du prêtre catholique,
l’extrême-onction mais un inoffensif sacrement des malades, etc.
En vérité, il n’est pas facile d’être un libertin, dans le sens que ce mot
prend, dès l’âge classique. C’est une attitude philosophique autant qu’une
conduite de vie. Le libertin revendique son indépendance, son
affranchissement, face aux règles, aux lois, aux dogmes de la religion. On
l’appelait autrefois un « esprit fort ». Il y avait quelque péril à cela, dans les
siècles passés. Le libertin était-il par conséquent un impie, voire un athée ?
Peut-être, mais l’athée aurait-il songé à défier Dieu, s’il n’y croyait pas ? Le
Don Juan de Molière ou, a fortiori, celui de Mozart et Da Ponte serait
l’exemple même du libertin. Casanova aussi, sans doute.
En tout état de cause, je ne crois pas que les participants des soirées
lilloises avaient le moindre rapport avec La Mothe, Gassendi, Théophile de
Viau ou Chapelle que notre Dictionnaire de l’Académie, dans sa neuvième
édition, convoque, historiquement, pour incarner l’esprit libertin.
Reste le sens contemporain du mot, affadi, édulcoré, débarrassé de toute
arrière-pensée philosophique, de toute audace ou de tout courage, puisque
la permissivité de nos sociétés ne souffre désormais plus de bornes et que
les interdits moraux figurent désormais aux abonnés absents.
Le mot libertin, ainsi décoloré, tend à devenir l’élégant ou le
présentable synonyme de qualificatifs aussi variés que débauché, dépravé,
fêtard, dissolu, licencieux, paillard, pornocrate ou, dans le cas qui nous
occupe, d’un mot que j’hésite à écrire puisqu’il ne figure pas (encore ?)
dans notre Dictionnaire, mais qui, dans sa rude et précise brutalité, désigne
pourtant ce qu’il veut dire : partouseur ou partouzeur, dérivé de partouze ou
partouse.
Céline et Queneau tiennent pour le z, Robert Pinget pour le s. Marcel
Aymé qui ne fait jamais rien comme tout le monde évoque, dans son Passe-
Muraille, des partousiers. Pourquoi pas ? Mais, encore une fois, confondre
un partousier avec un libertin, non, très peu pour moi !
Frédéric Vitoux
Le 7 mai 2015
La mémoire des mots
Comme notre cerveau est plus intelligent que nous, notre langue se
souvient de ce que nous oublions. La vie des mots est longue et variée et
leur mémoire, tenace. Leurs origines (comme celles des formes
syntaxiques) nous offrent des mondes perdus, à condition, cependant, de les
entendre. Il semblerait que les Français, parlant une langue romane
relativement homogène, soient peu conscients de l’histoire, de la
géographie diverses des mots, et ainsi peu prompts à évoquer le passé par
celui des vocables et à jouer sur les différences entre les étymologies.
Plus des quatre cinquièmes des mots français viennent en effet du latin,
mais il suffit d’ouvrir un dictionnaire à presque n’importe quelle page pour
s’étonner du patchwork coloré de la langue. Ce qui suggère deux sujets de
réflexion. Au lieu de noter passivement qu’algèbre vient de l’arabe, banane
du bantou, chocolat du nahuatl, kiosque du turc, paréo du tahitien ou parka
de l’inuit, nous pouvons observer que les langues se parlent entre elles (tels
les mots d’un poème) et qu’elles ont besoin les unes des autres. Même si le
nomadisme des mots ne diminue pas l’incompréhension créée par la
multiplicité des langues, ces petites lumières de l’ailleurs s’allumant de
temps à autre dans une conversation ou un texte en français nous invitent à
accueillir l’autre et à aller vers lui et constituent un très modeste anti-Babel.
Le voyage de pyjama est typique et réjouissant : il passe par le persan,
l’hindi et l’anglais avant de s’intégrer dans le français. La biographie des
mots est souvent un récit d’aventures – ou, moins agréablement, un récit de
conquête.
Il convient avant tout d’être sensible à la présence dans le français
moderne (à côté des Romains et des Grecs) des Gaulois et des Francs. Les
Gaulois interviennent dans la vie de tous les jours dès qu’il s’agit d’exercer
notre gosier, de marquer une charpente, de signaler un truand, ou
simplement de craindre, de bercer, de briser, de changer. Ils nous attendent
à la campagne dans l’alouette, le mouton, le bouc, dans la bruyère, le chêne,
le sapin. Nous marchons sur leurs traces en suivant un chemin, en passant
sur un arpent, un talus, une dune, en pataugeant dans la boue jusqu’à un
quai. Nous nous promenons en Gaule grâce à quelques milliers de noms de
lieux qui ont survécu, des Cévennes et des Vosges au Morvan, de l’Oise et
la Marne à la Seine, de Bordeaux et Lyon à Paris.
Les Francs nous accompagnent également dans notre quotidien, en nous
environnant de bleu, de gris, de blanc, en qualifiant quelqu’un de riche ou
de hardi, en désignant un garçon ou, à la place d’un truand, un félon, en
pénétrant dans notre orgueil ou notre honte, en nous permettant de haïr, de
haranguer, de ricaner. La campagne, qui parle parfois gaulois, parle aussi
francique, dans épervier, troupeau, frelon, hêtre, houx. Sans oublier
maréchal ou trop, la France et les Français.
La présence de tels mots, et de beaucoup d’autres puisés aux mêmes
sources, importe-t-elle vraiment, vu l’essentielle latinité du français ? Ou le
fait que la numération par vingt (quatre-vingts) vient des Gaulois, le préfixe
mé- (méfiance, méchant, mépriser), des Francs ? La collaboration de ces
deux langues dans la formation du français nous rappelle que nous ne
parlons pas une langue pure, et devrait nous inciter à chercher, en vue du
bien-être, de l’évolution et de l’enrichissement de la langue, autre chose
qu’une pureté inhospitalière et de toute façon chimérique. Surtout, les
origines des mots sont aussi nos origines. Négliger des régions du passé
nous prive des parties correspondantes de nous-mêmes. Les Gaulois
précédèrent les Romains sur le territoire national ; ils constituent l’être le
plus reculé des Français. Les cent cinquante mots courants et les noms de
lieux qu’ils ont transmis donnent accès, pour l’esprit comme pour
l’émotion, à un lointain passé encore vivant dans ce qu’ils nomment. Les
Francs viennent d’ailleurs et apportent un tout autre idiome indo-européen.
Leurs quelque cinq cents mots encore existants ouvrent une petite fenêtre,
dans le latin évolué qu’est le français, sur la grande aire des peuples et des
parlers germaniques, et encouragent à reconnaître l’apport de ces
envahisseurs dans l’expérience même d’être français.
e
Il faudrait continuer de réfléchir sur la France bilingue entre le V et le
e
X siècle, suivant l’arrivée des Francs, et sur la recommandation du synode
Le 4 juin 2015
Homosexuel
Le 8 juillet 2015
La Sainte Touche
Le 7 septembre 2015
Divagation sur l’esprit des mots
Si, depuis qu’un instinct clair mais néanmoins curieux nous y pousse,
nous créons des mots en leur donnant un sens, les mots semblent parfois
nous répondre, en offrant des sens supplémentaires. Vivant bien plus
longtemps que nous, ils se présentent accompagnés d’une riche histoire,
d’une mémoire souvent foisonnante. Nous y trouvons des sens qui
échappent aux dictionnaires.
Exemple : univers, du latin universum, à l’origine neutre singulier de
l’adjectif universus, « universel, général, intégral ». Universum laisse voir
une pensée plus qu’intéressante. Lui-même dérivé de unus et du participe
passé de vertere, « tourner, se tourner », il suppose que tout ce qui existe
tourne pour se joindre, que tout se rassemble en un seul étant. Que la
multiplicité cherche l’unité ; que le multiple est un, et l’un, multiple. Le mot
donne un sens très lumineux et très fort à la totalité de ce qui est.
Cependant, c’est une vision des choses, une perspective sur l’espace-temps
qui ne va pas de soi, et que les Grecs ne partageaient pas : ils tenaient plutôt
l’univers pour un système bien ordonné, un kosmos. Nous héritons le mot
univers, qui nous induit peut-être, de façon subliminaire, à voir le monde à
sa manière. Ceux qui ne considèrent pas l’univers comme une unité
accueillant le multiple, comme une multiplicité s’accomplissant dans l’un
(ni comme un cosmos dont les lois ne résultent pas simplement des
hypothèses vérifiées des hommes), pourraient désirer un autre terme. La
théorie qui domine aujourd’hui paraît même le contraire de la conception
romaine. Le noyau primitif super condensé figurerait l’unité, que la
multiplicité, constituée par les galaxies issues du big bang, fuirait avec une
insouciante précipitation. L’expression l’univers en expansion est un
oxymore.
Univers contient d’autres surprises, moins visibles et encore plus
réjouissantes. On y aperçoit le vers, non pas en jouant sur les mots, mais en
remontant de nouveau à l’origine. Vers aussi vient du participe passé de
vertere, versus, qui, substantivé, signifie « ligne, sillon, ligne d’écriture,
vers ». Le poète se tourne à la fin de son vers, comme le laboureur au bout
de son sillon. Le poème réussi ressemble à un champ bien labouré. La
poésie prendrait sa source à la fois dans le contact avec la terre (on pourrait
ajouter : avec ce qui nous entoure au quotidien, avec le travail), et en même
temps avec l’univers, avec l’immensité qui nous reçoit. Elle porterait à
sonder à la fois l’ordinaire et le sublime, le vécu au jour le jour et les
aspirations les plus élevées.
Dans univers on découvre également la préposition vers, puisqu’elle
aussi vient de versus dans le sens de « tourné dans la direction de… ». Un
poème ne serait pas tout à fait un monde clos, immobile, intemporel : il
s’ouvrirait à l’ailleurs et à l’avenir. Il représenterait, non la fin, mais le
commencement d’un voyage vers quelque chose. L’univers aussi aurait une
direction à prendre, un but à atteindre.
D’autres mots invitent à réfléchir ainsi, de façon libre et spéculative.
Sens est particulièrement piquant. Deux origines : sensus, « signification »
en latin, et sinno, « direction » en germanique, semblent s’être confondues
en ancien français. Que cette confusion est judicieuse ! Elle nous souffle, si
nous voulons bien l’écouter, qu’une signification à chercher est un chemin à
suivre, que le sens d’une œuvre littéraire, artistique, philosophique,
théologique, est moins une interprétation bien structurée, une paraphrase à
contempler, qu’une direction indiquée. Le sens d’une œuvre serait le sens
dans lequel elle s’engage.
Si nous voulons bien, en effet, car les allusions répandues par
l’évolution des mots ne prouvent rien et sont, en elles-mêmes, sans
signification. On ne peut pas conclure de quelqu’un, s’il est obsédé par la
peur, que la peur s’assoit devant lui, s’il conspue un orateur, qu’il lui crache
dessus, ou si un désastre le frappe, qu’il est né sous une mauvaise étoile. La
notion du sens étymologique d’un mot nous fourvoie. Les mots nous
suggèrent simplement, par les conversations qui se développent entre eux,
par l’intelligence qu’ils semblent avoir de rapports insoupçonnés entre
divers phénomènes, des pensées neuves, d’attirantes possibilités, des idées à
poursuivre, ou à abandonner.
Sir Michael Edwards
er
Le 1 octobre 2015
Apocope,
Le 5 novembre 2015
Le ressentiment
Le 4 décembre 2015
À propos d’un mot venu du Sud
Le 7 janvier 2016
À l’Y
Le 5 février 2016
Touches noires
« C’est dur, M’sieur… » « Oui, jeunes gens, c’est dur », confirmait à ses
élèves un de mes amis. Il enseigne les lettres dans une classe de seconde,
option musique. Les adolescents peinaient sur l’orthographe, grommelaient,
se rebiffaient. « Mais, reprenait-il, est-ce que le piano aussi, ce n’est pas
dur ? » « Oh oui ! » « Que diriez-vous si on décidait de supprimer sur le
clavier les touches noires, afin que ce soit moins dur ? » « Ah non ! » Ce fut
un cri d’horreur. « M’sieur, dit le plus poète des garçons, l’âme du piano est
dans l’alternance des majeures et des mineures. Sans les touches noires,
quelle différence y aurait-il entre jouer du piano et tapoter sur une
casserole ? » « Eh bien, jeunes gens, c’est la même chose pour
l’orthographe. Que pensez-vous de la réforme prévue ? » Ils se regardèrent,
ils ne savaient pas, ils n’en pensaient rien. « La réforme prévue consiste à
supprimer d’un certain nombre de mots les touches noires, celles qui vous
embêtent. » « Par exemple ? » « Par exemple les accents circonflexes. On
écrirait (il écrivit au tableau noir) : fenètre, hopital, soyez des notres. »
Tous, à l’unanimité, votèrent pour la conservation des accents circonflexes.
Et pour le ph de nénuphar, dont les feuilles rondes qui s’étalent sur l’eau
seraient infiniment moins séduisantes avec le f de farine. Le plus touchant,
me confiait cet ami, c’est qu’ils étaient très mauvais en orthographe, que
l’orthographe leur faisait perdre des points pour leurs copies et rater des
examens, qu’ils la maudissaient, cette mégère, mais qu’au fond d’eux-
mêmes, ils sentaient que vouloir la réformer et l’amadouer pour la rendre
plus facile et plus douce était une marque de mépris à leur égard. S’ils
venaient à l’école, c’était précisément pour secouer la poussière de leurs
chaussures, être forcés de vaincre leur laisser-aller ; et la mission du
professeur, c’était de les aider à remonter la pente, au lieu de les enfoncer
dans leur ignorance. Si on les abandonnait à leur misère, à quoi bon venir
en classe ? Les croyait-on trop nuls pour refuser tout effort ? « D’ailleurs,
poursuivait mon ami, tout heureux de leur réaction, l’effort que vous avez à
fournir n’est pas si grand qu’il vous semble. Au lieu de supprimer les
accents circonflexes, on ferait mieux de vous en expliquer l’origine et la
nécessité. » « La nécessité ? Quelle nécessité ? Ne sont-ils pas purement
arbitraires ? » répliqua le fort en maths. « Pas du tout. Ils remplacent un s
latin qui a disparu au cours des siècles. La plupart des mots à accent
circonflexe ont des dérivés ou des doublons qui ont conservé ce s. Ainsi,
quand vous écrivez fenêtre, pensez à défénestrer. Ancêtre, ancestral.
Hôpital, hospitalisation. Paître, pâtre, pasteur. Maître, magistral. Nôtre
dérive du latin nostrum, naître du latin nascere. Il y a quelques anomalies,
c’est vrai, mais rares : ainsi on ne s’explique pas pourquoi le substantif
s’écrit grâce et l’adjectif gracieux. Mais la réforme, ici, consisterait à
chapeauter l’adjectif. Imaginez-vous le mot grace rimant avec crasse, sans
le a long qui en fait tout le charme ? » Le garçon poète écrivit sur son cahier
« grâcieux » et sourit au professeur. « Quelquefois, reprit celui-ci, l’accent
circonflexe sert à éviter une confusion : l’honneur dû, mû par l’intérêt. Un
fruit mûr. Une pomme sure n’est pas sûre. Châtrer se retrouve dans
castrer, etc. » Ce dernier exemple fit rire les garçons. Et tous de s’écrier :
« Mais alors, l’orthographe, c’est moins dur que le piano ! » Pour les égayer
davantage, leur professeur leur cita une plaisanterie, désormais classique,
inventée pour faire honte au ministère. Incommodée d’une ripaille trop
abondante, la cougar décide de « se faire un petit jeune (jeûne) ». Lorsqu’ils
se furent bien esclaffés, mon ami tira de sa poche un folio, le premier des
quatre tomes des Choses vues de Victor Hugo. Il voulait les grandir dans
l’idée qu’ils se feraient d’eux-mêmes. Oui, l’illustre poète, dont même les
plus ignares avaient lu quelques vers, à défaut d’escalader le massif des
Misérables, avait été, quelque cent soixante-dix ans avant eux, du même
avis exactement que le leur. Réformer l’orthographe rendrait moins « dur »
le travail d’écriture, certes, mais en rabaissant ce travail et en humiliant le
scripteur jugé incapable d’aspirer à une activité plus intéressante que de
tapoter sur une casserole. En 1843, donc, le 23 novembre, séance à
l’Académie française. Charles Nodier – horresco referens, quelle mouche
tsé-tsé avait embrumé la cervelle de ce bon écrivain ? – déclare :
« L’Académie, cédant à l’usage, a supprimé universellement la consonne
double dans les verbes où cette consonne suppléait euphoniquement le d du
radical ad. » Réaction immédiate de Hugo : « J’avoue ma profonde
ignorance. Je ne me doutais pas que l’usage eût fait cette suppression et que
l’Académie l’eût sanctionnée. Ainsi on ne devrait plus écrire atteindre,
approuver, appeler, appréhender, etc., mais ateindre, aprouver, apeler,
apréhender, etc. Si l’Académie et l’usage décrètent une pareille
orthographe, je déclare que je n’obéirai ni à l’usage ni à l’Académie. »
Enthousiasme des élèves, qui découvraient un Victor Hugo sans la pompe
dont on l’entoure, un Victor Hugo auquel on avait coupé la barbe, le
« grand homme » descendu de sa statue, un type jeune, insolent. Et qui
ferma le bec à un autre académicien, Victor Cousin, lequel avait parlé de la
« décadence » de la langue française. « La décadence de la langue française,
dit Victor Cousin, a commencé en 1789. » Hugo, du tac au tac : « À quelle
heure, s’il vous plaît ? » Et voilà comment, d’une seule phrase, on enterre
une réforme stupide. La langue est un organisme vivant, qu’on n’ampute
pas plus qu’on ne couperait l’orteil pour faire entrer le pied plus facilement
dans la chaussure.
Dominique Fernandez
Le 7 avril 2016
« Pas que »
« Pas que »
Elle est belle, mais pas que. Mozart a du talent, mais pas que. Je suis
prêt à vous aider, mais pas que. Cette expression rapide, qui prend la place
de pas seulement, signifie que cette femme est, aussi et en plus, aimable et
intelligente, que le compositeur a du génie, enfin que je souhaite vous
soutenir jusqu’au bout de vos entreprises.
Pas seulement est la forme du bon usage ; pas que est d’usage courant.
Non seulement je suis favorable à l’usage, que j’entends souvent avec
plaisir et que j’utilise avec gourmandise, mais j’aurais aussi de la joie à
entendre ce pas que adopté par mes amis de l’Académie.
Le 3 mars 2016
L’ordre, l’invitation, la prière
Va vite t’habiller ! dit ma fille un matin à son fils, âgé de six ans.
L’enfant aime qu’on l’aide à enfiler ses chaussettes, à boutonner sa chemise
– exercices de haute voltige – et en a pris l’habitude. Aussi ajoute-t-elle, par
souci de clarté, pour mieux faire appel à son esprit d’initiative, tout seul !
Habille-toi tout seul !
Mon petit-fils fond en larmes. La voix de sa mère est douce. Mais cette
injonction, son urgence l’affolent. C’est que le tout seul le renvoie à sa
solitude. Il a peur. Il éprouve aussi du chagrin : sa mère l’abandonne
soudain à un univers inconnu, où il sera privé d’elle. Comment peut-elle
avoir cette cruauté ? Il y a tout cela dans les pleurs de Camille, entraînés par
l’emploi hâtif du mode impératif.
Un Habille-toi ! aurait été moins dramatique. Quoique, à six ans, on
possède déjà à la fois le sens de la hiérarchie et le désir de ne pas s’y
conformer. L’autorité agace à tous les âges. Et commence d’agacer dès le
berceau.
Ma fille préfère opter désormais pour une expression modulée, toujours
aussi pressante : Habille-toi par toi-même, dit-elle à l’enfant rêveur.
Miracle : ni pleurs, ni révolte. Camille accepte d’enfiler ses chaussettes
par lui-même, fier et même assez heureux de déployer son savoir-faire. Sa
mère lui a bien signifié de s’habiller, mais comme dans un jeu où il faut,
sans prendre trop de risques, prouver ses capacités. En s’habillant par lui-
même, Camille aide sa mère : il lui rend service. Elle n’aura plus qu’à le
féliciter, l’exploit accompli.
L’impératif est un mode simple, qui par cette simplicité même peut se
révéler brutal. Va, cours, vole, et nous venge est l’exemple le plus souvent
cité dans les ouvrages de grammaire.
Réduit au verbe, conjugué à trois personnes uniquement (2e du singulier,
1re et 2e du pluriel), il se caractérise par l’absence du pronom personnel, ce
qui lui donne cette allure ramassée, minimale, du guerrier prêt à attaquer.
Avec pour lance, l’inévitable, l’indispensable point d’exclamation, dont il
est suivi.
C’est le mode de l’ordre, du commandement, de l’autorité. On peut
cependant le nuancer, de plusieurs manières, dont la subtilité donne le
vertige.
La première manière, à l’oral, est le ton de la voix. Il n’est pas besoin
d’être de la Comédie-Française pour en jouer : en chacun de nous, c’est un
moyen spontané, parfaitement naturel, de se faire comprendre. L’impératif
se décline, pourrait-on dire, sur tous les tons. Impérieux, il peut se faire
aimable, voire caressant ou suppliant. Essayez « par vous-même » ! La voix
renforce, module ou adoucit l’injonction. De l’ordre, on peut ainsi passer,
en usant du même mode, à l’invitation, à la prière, à la supplique, voire à
l’exhortation.
À l’écrit, la variation des gammes demande des changements de syntaxe
ou des rajouts : l’intonation doit être relayée par des outils. C’est plus lent,
plus lourd, mais on peut tempérer un impératif. Le rendre plus civilisé, plus
courtois.
Avec une formule de politesse, il perd son agressivité : Habille-toi, s’il
te plaît ou je t’en prie.
On peut aussi lui juxtaposer une phrase et obtenir la gamme des nuances
attendues : Habille-toi, sinon tu seras en retard à l’école (avertissement),...,
ou tu n’auras pas de chocolat au goûter (menace), enfin..., et je serai
contente ou tu me feras plaisir, que j’ai entendu tant de fois (véritable
plaidoyer de la mère, en mal d’arguments).
On peut même changer de temps, pour mieux marquer l’antériorité de
l’accomplissement espéré. Sois habillé, quand je viendrai te chercher : on
tient alors le résultat pour acquis.
Il y a mieux cependant que ces longs discours. Tel le recours à la forme
interrogative : elle permet de déguiser un impératif. Veux-tu bien aller
t’habiller ? n’est qu’une manière adoucie – un peu hypocrite, car l’ordre
demeure sous-jacent – de commander de le faire. Le point d’interrogation a
ici le plein sens d’un point d’exclamation – dans ce cas, ils sont
interchangeables.
Plus pervers selon moi, l’emploi du conditionnel, dit de politesse, dans
la forme (faussement) interrogative. Voudrais-tu t’habiller ?! ou, plus
suave, Pourrais-tu t’habiller ?! qui expriment la même intention profonde,
un brin exaspérée : Qu’il s’habille, enfin !
Mais dans ce cas, on a changé de mode. On est passé au subjonctif !
Lequel vient admirablement relayer l’impératif, pour lui permettre
d’installer cette distance que l’impératif ignore : la troisième personne du
singulier.
De guerre lasse, on peut en finir avec un : Que ne s’habille-t-il ! où la
tournure négative de l’injonction renforce l’expression du sentiment. On est
épuisé, on n’en peut plus. Il y a un soupir, un découragement dans cet
impératif de regret.
Subtilités françaises.
L’impératif, quoi qu’il en soit, ouvre une fenêtre sur le futur. L’ordre,
modulé ou non, est immédiat. L’acte qu’il commande survient, lui, dans un
temps décalé. C’est un jeu entre toi et moi, entre nous et vous – un jeu que
soutient un rapport de forces.
Ma fille le sait bien, puisque chaque matin, ayant opté pour son Habille-
toi par toi-même !, qui semble plaire à Camille, elle ajoute un invariable
« Je t’aime », profession de foi qui n’a pas besoin de point d’exclamation et
se conjugue à l’indicatif le plus simple.
Dominique Bona
Le 4 mai 2016
L’apostrophe
Le 2 juin 2016
Que dire en 1872 ?
Le 12 juillet 2016
L’orthographe :
Le 1er septembre 2016
L’orthographe :
2. Au XVIIIe siècle
On l’a dit précédemment : la première édition du Dictionnaire de
l’Académie (1694) était plutôt conservatrice, étymologisante ; mais
Corneille, académicien depuis 1647, répandra l’usage des « lettres
ramistes ». Du nom de Pierre de La Ramée, dit Ramus, auteur d’une
« Gramere » où il se montre partisan d’un phonétisme généralisé, qui pose
la distinction I / J et U / V. Corneille y ajoute la distinction entre « l’e
simple, l’é aigu et l’è grave »).
Au début du XVIIIe siècle, une question s’invite régulièrement : comment
rendre dans l’écrit la langue parlée ? Elle aboutit en 1709 à la tentative de
proposer une écriture phonétique. Claude Buffier était l’auteur d’une
Grammaire française, qui fut lue dans les réunions de l’Académie française
avant sa publication.
C’est une question qui se dit dans des termes voisins chez tous ceux que
préoccupe l’établissement d’une « orthographe » – tantôt avec ph et tantôt
avec un f : 1716, traité de l’abbé Girard, L’Ortografe française sans
équivoques et dans ses principes naturels. Il faut « fuir l’équivoque, se
reposer sur la nature ». L’Académie est moins explicite, mais se demande
tout de même : « Qu’est-ce qui doit dicter la graphie des mots ? » La raison,
c’est-à-dire l’origine, l’étymologie, ou l’usage, qui tend à imposer ce que
suggère la langue telle qu’on la parle ?
L’Académie procède avec une sage lenteur et ne donne une deuxième
édition qu’en 1718. Sa préface, dans la deuxième partie, expose ses
recommandations en matière d’orthographe. Il est intéressant d’en suivre et
d’en commenter le détail. Elle continue de suivre « en beaucoup de mots
l’ancienne maniere d’escrire, mais sans prendre aucun parti dans la dispute
qui dure depuis si long-temps sur cette matiere ». (Nous respectons ici la
graphie d’origine.) Pourquoi ne « prendre aucun parti » ? C’est pour
demeurer fidèle à une loi, qu’elle a posée dès ses débuts et qui s’imposera
jusqu’à nos jours : tenir compte de l’usage. L’ancienne manière d’écrire
était certes fondée « en raison » (étymologique) ; mais l’usage introduit
« peu à peu » des manières nouvelles, et, « en matière de langue », usage est
plus fort que raison. Ce qui n’entraîne aucune précipitation : il faut observer
ce que le temps va entériner parmi les nouveautés que l’usage introduit.
Hâtons-nous avec lenteur. Il ne faut pas trop se presser de rejeter l’ancien
usage, mais ne pas non plus « faire de trop grands efforts pour le retenir ».
Ainsi, dans la préface de la quatrième édition (1762), l’Académie donnera
de l’usage une définition à laquelle elle s’est tenue jusqu’à ce jour : il faut
se soumettre « non pas à l’usage qui commence, mais à l’usage
généralement établi ».
Dans sa deuxième édition, l’Académie était encore soumise à la
doctrine « étymologisante », mais elle ne souhaite pas, en cette matière, se
faire l’écho des « partisans rigides » de son application stricte – et c’est
heureux, nous l’avons déjà noté, car l’étymologie est alors loin d’être une
science exacte ! Ce serait le point de départ de bien des « disputes
inutiles » : car ce qui compte est la vraie signification d’un mot ; or, celle-ci
« ne despend que de l’usage » (orthographe du temps). Conclusion : ne pas
retenir les lettres que l’usage a bannies, mais ne pas « en bannir par avance
celles qu’il y tolère encore ».
D’où quelques conclusions de bon sens et si justes qu’on souhaiterait
qu’elles inspirent les réformateurs d’aujourd’hui. Nos yeux et nos oreilles,
dit la préface, sont tellement habitués à certains « arangements de lettres »
(orthographe du temps, un seul r), et aux sons qui leur sont attachés,
« qu’on perdrait son temps à vouloir en imposer d’autres ».
L’usage est l’effet de l’ignorance ? Sans doute, mais la commodité qui
en résulte doit avoir droit de cité. Elle est faite d’un « consentement tacite »
dont les causes, pour être inconnues, n’en sont pas moins réelles. Et les
exemples que donne la préface nous éclairent sur un point souvent
controversé : de quand date, par exemple, le décalage entre la graphie et la
prononciation dans les terminaisons en oient devenues plus tard aient ?
Réponse : du début du XVIIIe siècle. « Nous avons cessé, dit la préface, de
les prononcer comme les prononçoient nos peres, quoique nous les
escrivions encore comme eux. »
Un an plus tard, en 1701, les Jésuites, établis à Trévoux dans la
principauté de Dombes alors indépendante, prennent l’initiative de publier
un dictionnaire rival de celui de Furetière. Ils essaient de tarir ainsi
l’importante source de revenus que sa publication est pour les protestants de
Hollande.
Ce qui fait la différence avec le dictionnaire de Furetière, note Michel
Le Guern dans un article de 1983, c’est la présentation typographique des
entrées. L’orthographe française est en pleine évolution : faut-il garder
l’orthographe traditionnelle, celle de Furetière, ou opter pour l’orthographe
nouvelle, et supprimer les lettres qu’on ne prononce plus (ce que fait
Richelet) ? Le parti des Jésuites est ingénieux : les lettres rejetées sont
écrites en minuscules, et le reste du mot en majuscules. Ainsi « collation »
est noté COLLATION pour les acceptions juridiques et COLATION quand
il s’agit d’un léger repas.
En 1719, les Jésuites de Trévoux publieront en complément un Plan
d’une orthographe suivie pour les imprimeurs, avec des simplifications et
un usage généralisé des accents.
1740-1762 : troisième et quatrième éditions du Dictionnaire de
l’Académie. Toutes deux font état de nombreuses et importantes
simplifications orthographiques. Et la préface de la troisième s’engage sur
la voie délicate de la prononciation : « Nous ne laissons pas de marquer
quelles sont les diverses prononciations des vingt-trois lettres de l’Alphabet
François », et même de certains mots, lorsqu’elle est éloignée de la manière
de les écrire. On apprendra ainsi, avec surprise et plaisir, « qu’on doit
prononcer “Cangrène”, quoiqu’on écrive Gangrène ». Rien de nouveau, au
demeurant, la règle qui s’impose demeure celle de l’usage, toujours plus
fort que la raison « en matière de Langue ». Inutile de le contrarier, « il
auroit bientôt transgressé ces loix » (qu’on écrit alors avec un x). Du reste,
qui ne suivrait pas l’usage « aurait l’air antique ». Et il faut faire la part de
l’éducation, de l’âge, et du respect qu’on a pour les maîtres qui nous ont
donné nos premières leçons. D’où les flottements, et le refus d’une
unification forcée. On gardera donc certaines lettres inutiles dans quelques
mots, après les avoir chassées de quelques autres. Mais pourquoi, par
exemple, dans Méchanique, « l’H inutile » est maintenue, alors qu’on l’a
ôtée de Monacal ? L’usage en a ainsi décidé : il n’est pas question
d’envisager un seul et unique « locuteur » ; « et la modernité n’est pas
toujours là où on pense : au couvent et non à l’atelier »…
La troisième édition du Dictionnaire s’était employée à réduire
considérablement le nombre des lettres (prétendument) étymologiques ;
l’emploi des accents est systématisé, et régularisé :
6 177 mots voient leur graphie changée. La quatrième mène à son tour,
en théorie et en pratique, une réflexion systématique sur la question de la
graphie des mots. Question plus urgente que jamais du fait de l’introduction
de mots nouveaux, appartenant « soit à la Langue commune, soit aux
arts & aux sciences ». Elle pose cependant tout de suite les limites de son
action : elle « n’ignore pas les défauts de notre orthographe » ; mais elle se
refuse à « assujettir la Langue à une orthographe systématique ». Elle
accepte (enfin !) l’introduction, demandée depuis longtemps « par les gens
de lettres », des « lettres ramistes » et sépare « la voyelle I de la consonne
J », et « la voyelle U de la consonne V ». Le nombre des « lettres de
l’Alphabet François » passe alors à vingt-cinq. (Elles sont vingt-six
aujourd’hui, ce qui exige une petite parenthèse.) « Dernière venue » selon
Grévisse, le W sera la dernière lettre introduite en français. Les mots
commençant par w font leur apparition dans la cinquième édition du
Dictionnaire de l’Académie (1798), mais non la lettre elle-même. En 1877,
tramway entre dans le Dictionnaire de l’Académie mais le w est toujours
considéré comme une lettre « appartenant à l’alphabet de plusieurs peuples
du Nord et qu’on emploie en français pour écrire un certain nombre de mots
empruntés aux langues de ces peuples ». Ce n’est pas « une lettre de plus
dans notre alphabet. De même en 1935, huitième édition, la dernière à ce
jour : le w n’est toujours pas considéré comme une lettre de l’alphabet
français…
L’abbé d’Olivet, en rédigeant la préface de la quatrième édition, s’était
posé un problème qui surgira lors de toute réforme de l’orthographe, et avec
peut-être des conclusions différentes de celles de cet abbé. Pour lui, un
décalage s’introduit entre écrire et lire, si la prononciation d’un terme ne
retentit pas sur la manière de l’écrire. Un jour on cesse « de prononcer le B
dans “Obmettre”, & le D dans “Adjoûter” » (qui correspondaient à la
graphie des deux prépositions latines ob et ad). Il faut alors absolument les
supprimer « en écrivant » sinon on se retrouverait devant un mot
incompréhensible ! Il faut que la prononciation donne « sa loi à
l’orthographe ».
On pourrait objecter à l’abbé qu’inversement toute réforme dans
l’orthographe d’un mot risque de frapper à mort les textes anciens, puisque
écrits selon une autre graphie. Génération après génération, cette question
se pose. Simplifier l’orthographe, ou la rendre plus proche de la
prononciation, c’est rendre inintelligibles les textes du passé.
Mais revenons à cette quatrième édition qui reprend et complète un
nettoyage général de la langue entrepris avec la troisième et lui donne un
aspect « moderne » : suppression des lettres doubles, retrait des lettres B, D,
H, S, quand elles sont inutiles. Remplacement de la lettre S par un accent
« circonflèxe » (le mot porte encore un accent grave qui va disparaître). Le
Y ne subsiste que quand il garde la trace de l’étymologie – loin d’être la
maîtresse, celle-ci n’est cependant pas oubliée. Depuis la troisième (1740),
on écrit désormais foi, loi, roi, en leur retirant leur inutile Y (qui du reste
n’était qu’une enjolivure graphique de fin d’un mot ; l’histoire du Y est
passionnante). Mais il est maintenu dans royaume, moyen, voyez, car il
« tient la place du double I ». Et dans physique, synode, pour marquer
l’étymologie.
Le dernier tiers du XVIIIe siècle engage Nicolas Beauzée (grammairien
qui sera élu à l’Académie française en 1772) dans la voie des « Propositions
pour une orthographe moderne » (1767), soutenues par ses travaux sur la
phonétique – d’une qualité scientifique tout à fait nouvelle, exceptionnelle.
Ses travaux le conduisent à une foule d’observations de premier ordre, dont
profitera sa Grammaire générale ou Exposition raisonnée des éléments
nécessaires du langage pour servir de fondement à l’étude de toutes les
langues. La prononciation est la source et la base de l’orthographe : mais
nul n’était allé aussi loin avant lui dans son analyse. (Cela dit, le respect de
la prononciation ne veut cependant pas dire respect des accents : un Picard,
qui dit « un cat », n’a pas le droit d’écrire ainsi le nom du félin domestique.)
De ce fait, l’orthographe est toujours insuffisante et comme en retard
sur la prononciation. Ce qui ne peut justifier l’introduction de nouvelles
consonnes ou de nouvelles voyelles ; mais on souhaite parfois que
l’orthographe ne reste pas trop en arrière : ainsi à propos du mot feuillage,
trop souvent prononcé feuïage (c’est ce que nous faisons aujourd’hui) aux
dépens de la mouillure (feuliage).
L’écart cependant ne peut être comblé : l’orthographe est le témoin, et le
conservatoire, des anciennes manières de dire. Nous écrivons de la même
façon Anglois, que nous prononçons Anglès, et Danois. Mais nous ne disons
pas Danès : parce que nous sommes moins souvent en relation avec eux.
Profonde réflexion, qui remet définitivement à leur place les tentatives
récurrentes de faire coïncider la graphie et la prononciation. Comme
quelques années plus tard (1771), celle de Voltaire, qui milite pour une
simplification de l’orthographe, au motif que : « L’écriture est la peinture de
la voix, plus elle est ressemblante, mieux elle est. »
Nous nous proposons d’y revenir dans un prochain épisode de notre
feuilleton : « L’orthographe, histoire d’une longue querelle ».
(À suivre.)
Danièle Sallenave
Le 6 octobre 2016
L’orthographe :
3. Au XVIIIe siècle
En 1771, Voltaire, militant pour une simplification de l’orthographe,
posait que l’écriture étant « la peinture de la voix », elle se devait de lui être
ressemblante. Plus facile à dire qu’à faire : probablement impossible et
passablement dangereux. Rien n’interdirait en effet d’appliquer à Voltaire,
aujourd’hui, sous couleur de respecter sa consigne, les pratiques en usage
pour les textos, ce qui donnerait : « Je c o ci di kandid kil fo kulti v notre
jard1. » Ce qui aurait pour inconvénients, entre autres, l’étrangeté absolue
d’une langue venue de nulle part, et l’impossibilité de distinguer par
exemple entre le verbe « sais » et le possessif « ses ». Voir là-dessus les
judicieuses remarques du site « Sauvez les lettres » d’août 2007.
Voltaire entendait autre chose, comme en témoignent les grands
changements qui ont lieu avec l’entrée des Philosophes à l’Académie : une
simplification raisonnable. Dans l’édition de 1762 de son Dictionnaire, des
lettres inutiles sont supprimées : le h d’autheur et d’authorité. Des
consonnes muettes disparaissent, le d d’adjouster, d’adveu et le b de
debvoir. Reste cependant quelques inutilités dans sculpteur et baptême.
Voltaire fait adopter l’orthographe ai au lieu de oi (françois, anglois), et fait
corriger les formes verbales j’estois, je feroi, je finirois, etc.
Mais peu de temps après survient ce que les manuels appellent la
« tourmente révolutionnaire », qui n’est pas sans avoir de grands effets et
sur la langue et sur la manière de l’écrire. La préface de la cinquième
édition du Dictionnaire de l’Académie en témoigne.
En réalité, la cinquième édition était terminée depuis 1793, mais
l’Académie ayant été dissoute par la Convention nationale le 8 août 1793, la
publication effective du Dictionnaire avait été reportée. En 1795, un Institut
national des sciences et des arts est créé par le Directoire et réparti en trois
classes, dont celle de la Littérature et des Beaux-Arts. La nouvelle édition
du Dictionnaire, incluant le « Supplément contenant les mots nouveaux en
usage depuis la Révolution », est publiée en 1798, mais non par des
membres de l’Académie : par « des Hommes-de-Lettres, que l’Académie
Françoise auroit reçus parmi ses Membres, et que la Révolution a comptés
parmi ses partisans les plus éclairés ».
La préface de cette édition fixe au Dictionnaire une mission : celle de
définir les mots que requiert la « Nation » – le mot est ancien, mais
employé ici dans un sens nouveau, et pour cela doté l’une majuscule. C’est
désormais la Nation qui « sanctionne ces définitions en les adoptant, et ne
s’en écarte point dans l’usage des mots ». Le Dictionnaire a une fonction
législative, car « les lois de la parole » sont « plus importantes peut-être que
les lois même de l’organisation sociale ». Et seuls disposent de cette
« espèce d’autorité législative » des hommes qui ont à la fois « l’autorité
des lumières auprès des esprits éclairés, et l’autorité de certaines
distinctions littéraires auprès de la Nation entière ». De nouvelles
simplifications orthographiques sont introduites, ainsi qu’un glossaire des
termes révolutionnaires : mais l’essentiel n’est pas là. C’est une nouvelle
langue qui émerge, la cinquième édition est à la transition des mondes, elle
incarne le passage entre le langage de l’Ancien Régime et celui de la
nouvelle République.
Dès lors, ce qui est clair et vaut jusqu’à nos jours, c’est un glissement
vers le politique. En matière d’usage, l’autorité, c’est la Nation, le peuple
éclairé, et non plus la « meilleure partie de la ville et de la cour ». À cela
s’ajoutera, très rapidement, une autre mission, fixée, celle-là, par les progrès
et l’extension du système éducatif : l’école, avec ses besoins propres, et ses
propres demandes.
En 1788, le grammairien Domergue a déjà proposé une réforme de
l’Académie, afin qu’elle s’augmente d’une « classe de théoriciens » et
d’une « classe de grammairiens » s’ajoutant à celles des « écrivains » et des
« amateurs ». En 1791, il fonde et préside la « Société des amateurs de la
langue françoise », qui va se consacrer à cette « régénération de la langue »
que l’époque impose, avec un « Dictionnaire vraiment philosophique de
notre idiome ». Et il poursuit par-delà les épisodes révolutionnaires,
adressant à Napoléon en 1805 une lettre sur la réforme de l’orthographe
(Napoléon aurait eu grand besoin de réformer la sienne).
Le mouvement s’amplifie à partir de la Restauration, c’est une pluie de
propositions visant à la simplification de l’orthographe. 1827-1828 : une
« Société pour la propagation de la réforme orthographique » reçoit 33 000
lettres d’adhésion. Paraît ensuite un Appel aux Français (1829), où on lit
que « L’éqriture n’a été invantée qe […] pour pindre la parole ». (Voltaire,
tes mânes en ont-elles frémi ?) Son auteur L.-C. Marle, grammairien né à
Tournus en 1795, était cependant plus prudent qu’il n’y paraît ici : il avait
commencé par proposer des réformes de détail, comme la suppression des
consonnes doubles, de certaines lettres étymologiques. Car, disait-il avec
une sagesse qu’il conviendrait d’imiter, « il ne faut renvoyer personne à
l’école ; il faut que celui qui savait lire avant la réforme sache lire après la
réforme à quelque degré qu’elle soit arrivée ».
Les évènements de 1830 mettent fin à toute initiative de réforme. Mais
dès 1833, Guizot, promoteur des premières lois sur l’enseignement
primaire, prend une première mesure qui institue l’orthographe comme
épreuve du brevet des maîtres. La loi Guizot, note André Chervel dans son
article « L’école républicaine et la réforme de l’orthographe (1879-1891) »,
« correspond aux exigences nouvelles apparues dans les profondeurs de la
société française ». Il s’opère en effet « dans tout le pays une transformation
décisive, encore mal connue, du monde de l’instruction primaire : les
maîtres d’école se lancent dans l’étude de l’orthographe ».
L’Académie se voit ainsi, deux ans plus tard, avec sa sixième édition,
investie « d’une responsabilité qu’elle n’avait jamais eue […] : car les
imprimeurs, en particulier, font de l’orthographe du Dictionnaire de 1835
l’étalon suprême du français écrit ». Or, selon Nina Catach, c’est « une
erreur dont encore à l’heure actuelle, nous payons doublement les frais, par
le mauvais choix de l’étalon, et par le principe même d’un étalon en la
matière ». En effet, les lettres dites grecques, qui avaient été réduites au
e
XVIII siècle, sont réintroduites dans cette sixième édition. Par exemple :
Le 3 novembre 2016
Éloge de l’alphabet
er
Le 1 décembre 2016
Éloge de la lecture
Le 5 janvier 2017
Les murs d’Alger
Le 2 mars 2017
Éloge de l’oignon
Le 6 avril 2017
Aimons-nous « encore » la langue française ?
Le 4 mai 2017
Un chancelier, une chancelière
Les hasards du calendrier et des rites immuables ont décidé que je serai,
ce trimestre, « chancelier » au bureau de l’Académie : un poste éphémère,
somme toute assez modeste malgré le prestige du nom. Il y a de la chance
dans ce mot-là, du moins à l’oreille, même si l’étymologie n’autorise
aucune parenté de sens.
Propulsée sur l’estrade, à la droite du directeur qui est, lui, un véritable
acteur des séances du jeudi, parle, agit, commande, le chancelier officie en
silence. Il veille en acolyte au bon déroulement du travail et doit signaler
discrètement les mains levées qui demandent la parole. Parfois, un
brouhaha – phénomène moins rare qu’on ne croit – est pour lui l’occasion
d’agiter la petite cloche de bronze, placée sur le bureau à côté de l’horloge,
et de se donner ainsi l’impression de son importance. Les jours de vote, il
compte les bulletins à voix haute – elle résonne alors de manière presque
impudique, tant à l’Académie le silence du chancelier est d’or.
La tentation était grande pour un académicien souvent taquin, qui
n’avait pas manqué de me donner du « maîtresse », en me saluant un jour
d’un féminin décalé et ambigu, de m’appeler, toujours blaguant, « Madame
la Chancelière ». À l’Académie, le féminin est proscrit pour les titres et
postes de responsabilités : une femme est ambassadeur, Président, Premier
ministre. Angela Merkel, si souvent nommée chancelière (die
Bundeskanzlerin), est le chancelier allemand – der Kanzler – ou, plus
précisément, le chancelier fédéral – der Bundeskanzler –, selon ce même
principe.
L’étymologie définit le chancelier comme « celui qui se tient près des
grilles (cancelli) du palais ». Le mot date de l’ère impériale romaine. Le
cancellarius était l’huissier de l’empereur. À lui la garde des sceaux. Par là,
de l’ordre, de la justice. Le chancelier monte la garde. C’est un veilleur. Et
c’est bien ce rôle qui lui est assigné.
La chancelière ne devrait être que la femme du chancelier, comme
l’ambassadrice celle de l’ambassadeur.
Pourtant un autre sens s’est greffé sur l’emploi du mot au féminin. Un
emploi radicalement différent de sa définition au masculin. L’Académie le
signale dans son Dictionnaire à partir de 1762 : il désigne, semble-t-il
depuis cette époque, une sorte de pantoufle dans laquelle on glisse les deux
pieds à la fois ! Confortable et douillette, la chancelière évoque le coin du
feu, le tricot des grands-mères, les veillées paisibles d’autrefois. Comme la
bouillotte ou l’édredon, elle accompagne les hivers, les frimas. Les deux
pieds se tiennent chaud dans son cocon de laine. On peut lui trouver un
charme, quoique désuet, entre braises et pot-au-feu.
Mais elle demeure une pantoufle – objet rustique et peu seyant, sauf
lorsqu’elle est de vair (fourrure blanche et grise) et promet un avenir
radieux à Cendrillon.
Cette définition pantouflarde de la chancelière demeure – je le précise –
une particularité française. Angela Merkel peut être Bundeskanzlerin, sans
se soucier d’une confusion de vocabulaire. La chaufferette pour les pieds se
traduit en allemand par un tout autre mot : Fusswärmer ou Fusssack, et se
dit alors au masculin.
Dominique Bona
Le 1er juin 2017
Bric-à-bracadémie
Le 7 juillet 2017
Bonjour ! Bonne journée !
Le 5 octobre 2017
La peur de lire
Ces temps derniers, nous avons pu constater avec joie que les plus
hautes instances se montraient extrêmement préoccupées de faire de la
France, à nouveau, un « pays de lecteurs ».
Nous autres qui lisons beaucoup, chaque jour, parfois plusieurs heures,
depuis notre enfance, nous déplorons que tout le monde n’en fasse pas
autant, que les enfants, les adolescents au lieu d’y progresser, perdent
progressivement le goût et l’habitude de la lecture. Nous y voyons, non sans
raison, un mauvais apprentissage de la lecture qui la rend malaisée ;
l’influence des jeux vidéo ; le temps passé à échanger sur les réseaux
sociaux ; et une forte tendance de la société moderne, qui dévalue
singulièrement les livres et l’acte de lire.
D’où notre croisade pour la lecture ; la défense des livres et de la lecture
est un de nos thèmes favoris ; nous faisons entendre ou essayons de faire
entendre le plaisir et les bienfaits qu’on retire de la lecture, l’élargissement
de l’expérience que donnent les livres, le sens du partage, l’écoute de
l’autre… Nous ne manquons pas d’arguments, nous nous échauffons à les
développer, nous rappelons les moments d’ennui de notre enfance sauvés
par un livre.
Mais voilà : nous rencontrons une résistance, parfois insurmontable.
« J’aime pas lire ! » disent les collégiens, garçons plus encore que filles.
C’est pour eux une obligation scolaire, un pensum, une corvée. Cette
résistance nous désarçonne, on y soupçonne de la mauvaise volonté, car qui
pourrait de bonne foi et honnêtement se soustraire à ce qui fait du bien ?
L’école a souvent été incapable de tenir compte de ces refus, de les
comprendre, de les accepter, donc de les traiter.
On a oublié en effet quelque chose : qu’il existe une peur de lire, et une
peur du livre. Quelqu’un qui ne lit pas, c’est quelqu’un que le livre effraie.
Qui n’ose pas entrer dans une librairie, que les bibliothèques
impressionnent. Les amateurs de livres leur semblent appartenir à une
espèce rare, née comme ça, tombée d’une autre planète. « Vous avez lu tout
ça ? » : qui n’a entendu cette remarque d’un non-lecteur à la vue de
rayonnages de livres couvrant les murs du sol au plafond ? Cette stupeur est
le signe d’une peur, bien plus que de l’ignorance ou du mépris.
Il y a, d’évidence, une puissance mystérieuse dans le livre, qui effraie
d’ailleurs les tyrans : celui qui lit s’absente du monde, se soustrait à son
emprise. Mais s’absenter du monde, cela ne va pas sans risques. Sur la peur
de lire, un excellent livre de Michèle Petit, paru en 2002 aux éditions Belin,
Éloge de la lecture. La construction de soi, nous donne de précieux
éléments d’analyse. Cette peur est très présente dans les milieux
défavorisés, mais on peut aussi la rencontrer dans les catégories
privilégiées. Car les raisons en sont très nombreuses, et relèvent d’ordres
très différents. La lecture, dit Michèle Petit, « peut se révéler impossible ou
risquée, si elle implique d’entrer en conflit avec des façons de vivre, des
valeurs propres à la culture du groupe ou du lieu où l’on vit. […] Elle peut
enfin être incompatible avec certains fonctionnements psychiques ».
Lire ne va pas de soi ; la lecture dérange ; elle oblige à faire silence, à
rentrer en soi-même, à se confronter à des univers inconnus ; à fournir tous
les matériaux nécessaires à une représentation mentale de lieux, de
situations, de conflits. Cet effort pour oublier le présent est coûteux, et ne
donne pas aussitôt sa récompense. Avant de se retrouver, il faut d’abord
accepter de se perdre. C’est cela aussi que les livres apprennent : « Le plus
long détour est le plus court retour », disait James Joyce. Le livre en est
l’occasion quotidienne.
Au fond, à y bien réfléchir, quelqu’un qui ne lit pas, ce n’est peut-être
pas quelqu’un qui ne veut pas, mais quelqu’un qui ne peut pas lire, dans
tous les sens du terme : parce qu’il lit mal, parce qu’il n’ose pas se
confronter à des univers inconnus, parce que son propre moi est trop fragile.
Aidons celui qui a peur de lire, qui recule devant la lecture, en lisant devant
lui, avec lui, en même temps que lui ; montrons-lui notre propre fragilité et
la ressource que, justement, nous puisons dans les livres.
Danièle Sallenave
Le 2 novembre 2017
Le deuxième Trafalgar
Le 7 décembre 2017
De chozz et d’ottres
Le 9 janvier 2018
Le bouffon
Le 1er février 2018
La langue du ventre
Le 2 mars 2018
La bataille idéologique
Le 6 avril 2018
Malapropisme
Le 4 mai 2018
Une langue intime
Le 7 juin 2018
Un problème ou un souci ?
Le 5 juillet 2018
Puff ! Poff !
Le 6 septembre 2018
La petite fille et le sabot
Le 4 octobre 2018
Tête-à-tête est une expression anglaise
Le 8 novembre 2018
De la dictée
Le 13 décembre 2018
Un précurseur de Dire, ne pas dire
Le 10 janvier 2019
La guerre du propre contre le commun
Le 8 février 2019
Zéro, un et deux
Le 11 mars 2019
La langue n’est pas,
Le 4 avril 2019
La Française République
Le 2 mai 2019
Scènes de genre
Le 6 juin 2019
Spoiler ou spolier ?
Le 4 juillet 2019
Jour de courage
Dominique Fernandez
Le 7 novembre 2019
Le point-virgule
Le point et la virgule vont de soi : on écrit pour être lu, donc on écrit
comme devra respirer le lecteur. On respire soit un petit coup, pour expirer
et respirer entre deux propositions, qui s’enchaînent pourtant dans le flux du
souffle, comme une foulée après une autre, et ainsi de suite jusqu’au terme :
ainsi la virgule scande la course de la phrase, tant qu’elle court. Le point,
lui, y met un terme : profonde expiration, retour au calme, nouveau départ.
Que faire du point-virgule, que lui reste-t-il ? Pas grand-chose, puisqu’on
respire sans lui par la virgule, qu’on expire sans lui avec le point final.
Qu’en faire ? L’interrogation s’impose d’autant plus que, par exemple, en
grec ancien, le ; équivaut à notre ?, notre point d’interrogation. On
comprend que certains cessent de s’interroger à son propos et le bannissent
de leurs écrits, comme une cote mal taillée, une maladresse sans élégance.
Ceux qui le maintiennent le soutiennent d’ailleurs bien mal, ne le qualifiant
que pour marquer une « pause d’une moyenne durée » (Grevisse). Car
enfin, quelle « moyenne » mesurer dans la durée ? La peut-on fixer en
musique ? La peut-on même tout simplement entendre ? Non, parce que, en
fait, il n’y a pas de justification physiologique au point-virgule, puisque
nous n’y avons pas non plus d’accès physique. Le Dictionnaire de
l’Académie nous met sur une autre voie, logique. En effet, il définit le point-
virgule comme « séparant des propositions unies par une idée logique, ou
les parties d’une proposition lorsqu’elles sont d’une certaine étendue ou
comportent déjà des virgules ». En clair, tandis que la virgule et le point se
justifient dans la lecture à haute voix (la récitation) par les contraintes
physiques du souffle, le point-virgule se qualifie dans la lecture muette
(inventée par saint Ambroise, qui avait tant impressionné saint Augustin)
par les nécessités de l’enchaînement des propositions, quand celles-ci
s’articulent dans un raisonnement discursif, ou dans une description un peu
longue. La Bruyère reste un maître du point-virgule. Soit qu’il grave un
caractère de quelques coups de stylet, où il lui faut additionner plusieurs
traits et à, la fin, faire surgir la figure en question : ainsi celui qui « …
commence à grisonner ; mais il est sain, il a un visage frais et un œil vif qui
promettent encore vingt années de vie ; il est gai, jovial, familier,
indifférent ; il rit de tout son cœur, et il rit tout seul et sans sujet ; il est
content de soi, des siens, de sa petite fortune, il dit qu’il est heureux ; il perd
son fils unique, jeune homme de grande espérance, et qui pouvait un jour
être l’honneur de sa famille ; il remet sur d’autres le soin de le pleurer ; il
dit : Mon fils est mort, cela fera mourir sa mère, et il est consolé » (« De
l’homme », § 123). Ou bien : « Don Fernand, dans sa province, est oisif,
ignorant, médisant, querelleux, fourbe, intempérant, impertinent ; mais il
tire l’épée contre ses voisins, et pour un rien il expose sa vie ; il a tué des
hommes, il sera tué » (« De l’homme », § 129). Soit qu’il expose un
argument sans recourir au syllogisme, mais en atteignant une
démonstration : « Le docile et le faible sont susceptibles d’impressions :
l’un en reçoit de bonnes, l’autre de mauvaises ; c’est-à-dire que le premier
est persuadé et fidèle, et que le second est entêté et corrompu ; ainsi l’esprit
docile admet la vraie religion, et l’esprit faible ou n’en admet aucune, ou en
admet une fausse. Or l’esprit fort ou n’a pas de religion, ou se fait une
religion ; donc l’esprit fort, c’est l’esprit faible » (« Des esprits forts »,
§ 30). Ou bien : « Tout est grand et admirable dans la nature ; il ne s’y voit
rien qui ne soit marqué au coin de l’ouvrier ; ce qui s’y voit quelquefois
d’irrégulier et d’imparfait suppose règle et perfection. Homme vain et
présomptueux ! faites un vermisseau que vous foulez aux pieds, que vous
méprisez ; vous avez horreur du crapaud, faites un crapaud, s’il est
possible » (ibid, § 47). Nous parlons en virgule et par point. Nous pensons
avec des points-virgules, que nous ne disons pas. C’est sûrement pourquoi
la langue qui pense mal ou pas le menace de disparition. C’est pour cela
aussi que Montherlant avait sans doute raison de conclure qu’« on reconnaît
tout de suite un homme de jugement à l’usage qu’il fait du point et
virgule ». Point et virgule ou bien point-virgule ? L’un et l’autre se disent,
mais l’on y pense le même.
Jean-Luc Marion
Le 5 décembre 2019
Une forme d’expression populaire
La peinture
C’est un Américain, Dewitt Peters, qui rassembla, au centre d’art qu’il
venait de fonder avec quelques amateurs d’art haïtien, les premiers peintres
professionnels du pays. C’est un chauffeur de taxi, Rigaud Benoit, qui
arriva le premier avec un petit tableau, Chauffeur de taxi, un autoportrait.
Cet homme très doux, Jasmin Joseph, n’aimait peindre que des animaux,
surtout des lapins. Peters, en allant dans le nord du pays, passa devant un
temple couvert de peintures, des « vèvès », représentant des dieux venus
d’Afrique et mettant en scène quelques rituels du vaudou. Peters invita le
prêtre vaudou, Hector Hyppolite, dans son centre. Plus tard le balayeur
Castera Basile échangea son balai contre un pinceau. Georges Liautaud, le
forgeron de Croix-des-Bouquets qui ornait les tombes de croix d’un style
très personnel, deviendra un sculpteur international. Puis, en 1975, André
Malraux reçut la photo d’un petit cimetière peint de couleurs primaires et
rayonnantes. Ce n’était pas les couleurs de la mort.
Malraux, qui était déjà très malade, a pensé, à sa manière légèrement
délirante, que les artistes qui ont peint ce cimetière si coloré, doivent
connaître un chemin qui mène à la mort sans passer par la douleur. Malraux
a toujours préféré mourir à souffrir. Ces peintres paysans de Soissons-la-
Montagne l’obsédèrent au point qu’il se rendit en Haïti cette année-là. Il
relata cette visite dans son ouvrage d’art, L’Intemporel. Malraux fut
impressionné par le fait que des paysans et des cuisinières ou de jeunes
chômeurs puissent créer une œuvre qui réussisse à distance à le toucher
autant. Les peintres de Saint-Soleil n’ont pas hésité à accueillir Malraux
comme un des leurs. Autant Breton avait vu en Hector Hyppolite un maître
de cet art à la fois mystique et mystérieux, plus authentique que son
surréalisme qui sent parfois le frelaté, autant Malraux fut impressionné par
ce « peuple qui peint », comme il l’a dit en arrivant. Si en Europe on rêve
d’entendre la voix de ceux qui n’ont pas de voix, voilà qu’on s’exprime de
la plus haute tenue dans ce pays miné par l’analphabétisme et la misère.
Malraux rêvait que des paysans français puissent, un jour, regarder un
tableau de Georges Braque sans rigoler, voilà que ce sont des paysans
haïtiens qui exposent leurs œuvres, et c’est à Braque de ne pas rigoler.
Les poètes
La poésie est une constante de ma vie. Elle a barbouillé mon enfance,
débordant jusqu’au milieu de mon adolescence. Pas le poème qui
m’obligeait à bâiller, plutôt cette fièvre qui faisait subitement monter ma
température. Un regard de biais, une nuque dégagée, le parfum de la
mangue à midi, ma grand-mère buvant son café ou un vélo rouge appuyé
contre un arbre. J’ai attendu de croiser un poète pour m’intéresser au
poème. Cela s’est passé un dimanche, vers quatre heures du matin.
J’accompagnais ma mère à la messe quand, passant près du marché de
charbon, elle pointa du doigt un homme, à moitié nu, sur un lit de carton.
Elle me glissa à l’oreille, sur un ton dégoûté : « C’est un poète ! » En effet,
c’était Carl Brouard. Je le découvris plus tard dans mon manuel de
littérature haïtienne, cravaté, sourire mondain de fils de la bonne
bourgeoisie. Sa poésie légère et triste m’a tout de suite attiré. Je me revois
encore regardant passer un cortège interminable lors de ses funérailles.
Cette vie dans la boue noire du marché, c’était son choix. Un autre poète a
eu le même destin ; lui aussi avait rejeté la vie confortable des beaux
quartiers pour vivre dans les bas-fonds. Magloire-Saint-Aude, dont le père
était le fondateur du grand quotidien national Le Matin, a vécu avec Les
Parias (le titre d’un de ses livres). C’est de lui que Breton parle quand il
dit : « Mais vous savez bien que tout est beaucoup trop lâché aujourd’hui. Il
y a une seule exception : Magloire-Saint-Aude. » Ce goût de traverser les
frontières n’est pas nouveau chez les poètes, mais c’est quand même
étonnant que ces deux poètes aient eu des funérailles nationales. Pas de
demi-mesure en Haïti : on emprisonne les poètes ou on leur fait des
funérailles nationales. En lisant leur poésie on comprend tout de suite ce
qu’ils étaient allés chercher dans cette zone noire de boue : ce mélange fait
de rituels du vaudou, de chants sacrés et profanes, de fulgurances du créole
et de danses impudiques du dieu Baron Samedi, le concierge de la mort.
Cela fait une poésie elliptique, parfois ésotérique dans le cas de Saint-Aude,
proche de la peinture d’un Saint-Brice.
La mort
Des décennies plus tard, j’ai entrepris la rédaction d’un roman sur la
mort, un sujet qui m’intéressait depuis l’adolescence. J’avais déjà posé la
question, de façon brutale, à ma grand-mère, un après-midi d’été. « Da,
qu’est-ce que la mort ? » Elle m’avait répondu, sans détours, « Tu verras ».
Peut-être la plus succincte réponse jamais donnée à la plus angoissante
question qui travaille tout être humain, de l’enfance à la vieillesse. Le livre
que j’écrivais avait un titre énigmatique : Pays sans chapeau. C’est ainsi
que les Haïtiens nomment l’au-delà parce qu’on n’a jamais enterré personne
avec son chapeau sur la tête. L’absence d’un élément vestimentaire définit
la mort tout en effaçant l’angoisse qui l’accompagne généralement. La plus
concrète et la plus sereine définition de la mort, à mon avis. Tout cela pour
dire que la culture populaire haïtienne reste, malgré tous les tourments,
riche et subtile. Est-ce pour cette raison que je voudrais vous proposer ici
un bouquet de proverbes haïtiens ? J’avais acheté un livre où sont
répertoriés plus de trois mille proverbes. Naturellement un grand nombre se
retrouve, sous différentes formes, dans d’autres cultures. Je vous prie de me
croire que ça sonne plus juste en créole que ma tentative de traduction. On a
peut-être perdu la poésie mais le sens est là.
Je vous en offre dix.
1. À force de caresser son enfant la guenon l’a tué.
2. Avant de grimper à un arbre assure-toi de pouvoir en descendre.
3. Les morts ne connaissent pas le prix des cercueils.
4. Dieu est tellement subtil qu’il peut placer une blessure derrière la
tête du chien s’il ne veut pas qu’il la lèche.
5. La bouche de la femme ne connaît pas de dimanche. (Pour ma mère
cela voulait dire qu’elle passait la journée à parler pour prévenir, raconter,
enseigner, ordonner, consoler, invoquer…)
6. On sait et on ne sait pas. (Le plus mystérieux.)
7. Ce que la mère du chaton lui a appris, la mère du raton le lui avait
appris longtemps avant.
8. Nous sommes comme ces fruits qui même mûrs ne tombent jamais de
l’arbre. (On ne se rend pas.)
9. N’accroche pas ton chapeau là où ta main ne pourrait pas arriver.
10. N’insulte jamais le caïman avant d’avoir complètement traversé la
rivière.
L’esprit
Ce mois-ci, le 12 janvier, cela fera dix ans depuis le tremblement de
terre qui a causé en 35 secondes 230 000 morts, des milliers de blessés et
des dégâts matériels qu’on n’a pas fini d’évaluer. J’y étais et je me souviens
de chaque craquement. Une journaliste montréalaise, Chantal Guy, qui lors
était à Port-au-Prince, voulait un commentaire, à chaud, à propos de cette
tragédie. J’ai choisi plutôt de parler de ce qui a étonné le monde entier, non
pas du tremblement de terre lui-même, mais de la manière dont les Haïtiens
ont fait face à cette catastrophe. J’ai résumé cela par cette déclaration, assez
risquée dans un pareil moment, qui a fait, à mon grand étonnement, le tour
du monde. Je ne sais toujours pas ce qui m’a pris ce jour-là de parler de
culture et non de douleur : « Quand tout tombe, il reste la culture. » La
réponse se trouve peut-être dans ce texte qui dit la richesse de l’expression
populaire haïtienne et le caractère fondamentalement heureux du peuple
haïtien.
Dany Laferrière
Le 9 janvier 2020
Mon luxe
Le 6 février 2020
Le poids d’un mot
La poésie
Je me souviens du premier poème que j’ai appris par cœur, après les
fables de La Fontaine. C’était celui de Carlos Saint-Louis. Il s’est logé en
moi pour faire partie de ma chair. Tout enfant né avant les années 1970
connaît ce début de poème si naïf :
J’aime le nègre
car tout ce qui est nègre est une tranche de moi.
Je n’aimais pas le poème parce qu’il me faisait croire que j’étais un
melon et, dans ma liste de choses détestables, le melon venait entre la
carotte et le girofle.
Je me suis retrouvé plus tard dans ces évocations plus lestes où l’on
apercevait au loin d’exquises négresses (on dit « nègès » en créole) se
baignant dans la rivière. C’est Léon Laleau qui m’a réveillé de cette torpeur
adolescente avec un bref poème, Trahison, paru dans son recueil Musique
nègre, en 1931 :
D’Europe, sentez-vous cette souffrance et ce désespoir à nul autre
égal d’apprivoiser avec des mots de France ce cœur qui m’est venu
du Sénégal.
Puis le coup de fouet vint de René Depestre avec Minerai noir, paru en
1956, dans lequel il signale qu’après l’extermination des Indiens « on se
tourna vers le fleuve musculaire de l’Afrique pour assurer la relève du
désespoir ». Là, on arrive à l’Histoire et je me souviens de ma passion pour
ces récits si pleins de verdeur, d’espoir, de folie, où des esclaves se lancent
devant la mitraille de l’armée napoléonienne conduite par le général Leclerc
à la conquête de leur liberté. Ce n’est pas dans un salon mais sur le champ
des batailles de la Ravine-à-Couleuvres, de la Crête-à-Pierrot et de Vertières
que le mot Nègre va changer de sens, passant d’esclave à homme. Les
généraux de cette effroyable guerre coloniale le garderont après
l’indépendance d’Haïti.
L’art nègre
Mais ce mot tout sec, nu, sans le sang et les rires qui l’irriguent, n’est
qu’une insulte dans la bouche d’un raciste. Je ne m’explique pas pourquoi
on donne tant de pouvoir à un individu sur nous-même. Il n’a qu’à dire un
mot de cinq lettres pour qu’on se retrouve en transe avec les bras et les
pieds liés, comme si le mot était plus fort que l’esclavage. Les esclaves
n’ont pas fait la révolution pour qu’on se retrouve à la merci du mot Nègre.
Ne dites pas que je ne peux pas comprendre la charge de douleur du mot
Nègre, car j’ai connu la dictature, celle de Papa Doc, puis celle de Baby
Doc, j’ai plus tard connu l’exil, j’ai connu aussi l’usine, ainsi que le racisme
de la vie ordinaire des ouvriers illégaux, j’ai même connu un tremblement
de terre, et tout ça dans une seule vie. Je crois qu’avant de demander la
disparition de l’espace public du mot Nègre il faut connaître son histoire. Si
ce mot n’est qu’une insulte dans la bouche du raciste, il a déclenché dans
l’imaginaire des humains un séisme. Avec sa douleur lancinante et son
fleuve de sang, il a ouvert la route au jazz, au chant tragique de Billie
Holiday, à la nostalgie poignante de Bessie Smith. Il a fait bouger l’Afrique,
ce continent immuable et sa civilisation millénaire, en exportant une partie
de sa population vers un nouveau monde de terreur. Ce mot est à l’origine
d’un art particulier que le poète Senghor et quelques intellectuels
occidentaux ont appelé faussement l’art nègre. Ce serait mieux de dire l’art
des nègres. Ou encore l’art tout court. Tout qualificatif affaiblit ce qu’il
tente de définir. Mais passons, car ce domaine est si riche. S’agissant de la
littérature, on n’a aucune idée du nombre de fois qu’il a été employé. Si
quelqu’un veut faire une recherche sur les traces et les significations
différentes du mot dans sa bibliothèque personnelle, il sera impressionné
par le nombre de sens que ce mot a pris dans l’histoire de la littérature. Et il
comprendra l’énorme trou que sa disparition engendrera dans la littérature.
La révolution du langage
La disparition du mot Nègre entraînera un pan entier de la bibliothèque
universelle. Notre blessure personnelle et nos récits individuels ne font que
lui donner de l’énergie pour continuer sa route. Ce n’est pas un mot, c’est
un monde. Il ne nous appartient pas, d’ailleurs. Nous nous trouvons
simplement sur son chemin à un moment donné. Il a permis la révolution à
Saint-Domingue en devenant notre identité américaine. On a capturé des
hommes et des femmes en Afrique qui sont devenus des esclaves en
Amérique, puis des nègres quand Haïti est devenue une nation
indépendante, et cela par sa Constitution même. On ne va pas faire la leçon
aux glorieux combattants de la première révolution de l’histoire. Si le mot
révolution veut dire « chambardement total des valeurs établies », la
révolution de l’esclave devenu libre en est la plus complète. Le nègre
Toussaint Louverture, le nègre Jean-Jacques Dessalines, le nègre Henri
Christophe et le nègre Alexandre Pétion ont fondé Haïti le 1er janvier 1804
après une effroyable et longue guerre coloniale. Alors quand un raciste
m’apostrophe en nègre, je me retourne avec un sourire radieux en disant :
« Honoré de l’être, monsieur. » De plus, Toussaint puis Dessalines ont fait
entrer le mot Nègre dans la conscience de l’humanité en en faisant un
synonyme du mot Homme. Un nègre est un homme, ou, mieux, tout homme
est un nègre. Le raciste qui nous écoute en ce moment sait-il qu’il est un
nègre de par la grâce de Jean-Jacques Dessalines, le fondateur de la Nation
haïtienne ? C’est par cette grâce qu’un grand nombre de Blancs ont été
épargnés après l’indépendance d’Haïti. C’est par cette grâce que tous les
Polonais vivant en Haïti pouvaient devenir séance tenante des nègres, c’est-
à-dire des hommes. Connaissez-vous une pareille révolution du langage ?
Le mot qui a servi à asservir l’esclave va libérer le maître. Mais pour qu’il
soit libre, il faut qu’il devienne un nègre. D’où la phrase magique « Ce
blanc est un bon nègre, épargnez-le ». Vous comprenez qu’un tel mot va
plus loin qu’une douleur individuelle et que si nos récits personnels ont une
importance indéniable, ils ne font pas le poids face à l’Histoire, une Histoire
que nous devons connaître puisqu’elle nous appartient, que l’on soit un
nègre ou un bon nègre.
La plaisanterie
Je comprends qu’on puisse exiger la disparition de ce mot terrible
quand on ignore son histoire, dont je viens de présenter une pâle esquisse.
Mais je vous assure qu’elle vaut l’examen avant de prendre une pareille
décision. On devrait s’informer un peu plus. De grâce, ne dites pas que la
geste haïtienne ne compte pas ou qu’elle est simplement haïtienne, car elle a
mis fin le 1er janvier 1804 à trois cents ans d’esclavage où l’ensemble du
continent africain et une grande partie de l’Europe furent impliqués. Cela
permet à ces gens, légitimement, d’ajouter une nouvelle définition à ce mot.
Ils disent froidement après l’esclavage qu’ils sont des nègres et le
maintiennent jusqu’à ce matin de 2020. Ce n’était pas un acte d’individus
bornés, de « monstres désenchaînés », selon l’horrible expression du
pourtant si élégant Musset, c’était mûrement réfléchi. Et ils entendaient
répandre cette liberté et cette expression qui caractérise l’homme libre dans
toute l’Amérique. C’est pourquoi, à peine quelques années après
l’indépendance, Alexandre Pétion, premier président de cette jeune
république, offrit refuge et aide militaire en Haïti à un Bolívar épuisé qui
s’en ira après libérer une partie de l’Amérique latine.
On peut malgré tout discuter encore du mot, en essayant de l’actualiser,
en faisant des compromis, mais, de grâce, épargnez-nous cette plaisanterie
d’une hypocrisie insondable du N-word, qui n’est qu’une invention
américaine comme le hamburger et la moutarde sèche. Et j’espère que nous
aurons le courage de l’effacer du visage glorieux de Jean-Jacques
Dessalines, le fondateur de la Nation haïtienne, dont on disait qu’il était le
Nègre fondamental.
Dany Laferrière
Le 5 novembre 2020
Baby-boomer ou baby-boomé
Le 7 janvier 2021
Laïc, laïcité
Le 3 juin 2021
Du bon usage des titres
Le 1er juillet 2021
Drôle de genre
Chacun sait qu’il suffit de passer du singulier au pluriel pour qu’un mot
change de sens. On ne confondra pas, par exemple, la vacance d’un poste,
quand il n’est plus occupé par quelque employé, avec les vacances d’été ;
pas plus que le ciseau du sculpteur qui taille sa pierre avec les ciseaux de la
couturière ; ni l’assise d’un tabouret avec les assises qui attendent l’accusé.
Et je n’oublie pas d’enlever mes lunettes pour regarder dans une lunette
astronomique. Le français possède aussi des mots qui n’ont pas de singulier
(comme mœurs, agissements, vivres, funérailles ou honoraires). Enfin, nous
avons tous appris que trois substantifs (amour, délice et orgue) sont
masculins au singulier et féminins au pluriel. Face à l’anglais qui ignore le
genre grammatical, avouons que ces nuances peuvent paraître bizarres.
Mais elles font le charme de nos expressions.
Parfois la confusion finit par régner et l’usage flotte. Par exemple,
orbite est féminin, mais son emploi au masculin est attesté dans toute la
littérature, comme on le lit chez Proust : « Quand sa maîtresse du moment
était […] une personne qu’une extraction trop humble ou une situation trop
irrégulière n’empêchait pas qu’il [la] fît recevoir dans le monde, alors pour
elle il y retournait, mais seulement dans l’orbite particulier où elle se
mouvait 1… » De même, sans qu’on sache trop pourquoi, hymne, qui est
usuellement masculin, s’emploie au féminin quand il s’agit des cantiques
d’un office religieux. On verse sa solde à un militaire, ce qui lui permettra
de vérifier à sa banque le solde de son compte, c’est-à-dire ce dont il
dispose. S’il a des dettes, il est à la merci de son banquier, mais il lui dira
un grand merci, si ce dernier lui fait crédit. La publicité vante les lessives
« aux enzymes gloutons », même si le Dictionnaire de l’Académie estime
qu’enzyme est féminin. Bref, les hésitations ne sont pas si rares et elles ont
évolué au cours de l’histoire de la langue, tel amour qui s’employait surtout
au féminin jusqu’au XVIe siècle, par exemple dans les Rondeaux de Charles
d’Orléans : « Ma seule amour, ma joie et ma maîtresse, / Puisqu’il me faut
loin de vous demeurer, / Je n’ai plus rien, à me réconforter, / Qu’un
souvenir pour retenir liesse 2. »
Le passage d’un genre à l’autre permet surtout un changement de sens,
comme dans un aide (d’ordonnance, de camp) et une aide (une personne ou
une action qui apporte quelque assistance). La langue française compte
quelque trois cents de ces homonymes, qui changent de sens selon le genre,
et, pour la plupart, ils sont bien identifiés dans le langage courant. Personne
ne confondra un vase, où l’on pose des fleurs coupées, avec la vase, cette
boue des eaux stagnantes ; ni la trompette avec le trompette qui en joue ; ni
le plastique dont est fait un objet quelconque avec la plastique d’une belle
personne ; ni le pendule du professeur Tournesol ou celui de Foucault avec
la pendule dont le balancier oscillait dans les maisons d’autrefois. Il y a peu
de chance qu’un cuisinier confonde sa poêle avec le poêle sur lequel il va la
poser. Et, face aux imprécateurs qui vous font la morale, vous gardez le
moral. Vous pouvez travailler un mi-temps et être retenu tard au bureau, au
point d’avoir raté la première mi-temps du match à la télévision. Du coup,
vous regarderez peut-être la retransmission d’une classique de golf, en
écoutant, plutôt que les commentaires bavards, du classique. Ou vous lirez
la critique d’un grand critique.
Mais, dans la fluidité du langage parlé, il peut arriver que la différence
de genre, donc de sens, ne soit plus perçue si facilement, comme dans une
phrase de ce type : « La vie de Chateaubriand restera dans nos mémoires
(féminin), d’autant qu’il en fit la relation dans ses mémoires (masculin). »
Ou encore : « Napoléon choisit l’aigle (masculin) comme un des symboles
de l’Empire et ses armées marchaient derrières les aigles (féminin)
impériales, peintes aussi sur ses drapeaux. » Plus difficile : « Laissez une
espace (féminin) entre vos paragraphes, pour que votre lettre ait plus
d’espace (masculin) dans la page. » Lisons aussi La Fontaine : « Sans cela
toute fable est un œuvre imparfait 3. » Il distingue l’œuvre au féminin
(l’activité, le labeur, le travail, l’écrivain en train d’écrire) de l’œuvre au
masculin (le résultat global, l’ensemble fini, quand « le gros œuvre » est
achevé). On voit dans cet exemple que la différence entre les deux genres
permet d’exprimer plus que des nuances.
Cette recherche de précision explique que certains mots semblent
hésiter. C’est le cas de foudre qui, jusqu’au milieu du XIXe siècle, était tantôt
féminin (pour désigner le phénomène météorologique lui-même) et tantôt
masculin dans ses emplois imagés : « tomber comme un foudre » ; « Quels
foudres lancez-vous quand vous vous irritez 4 » ; « un foudre de guerre » (le
canon puis, par extension métaphorique, un guerrier qui foudroie
l’ennemi) ; « un foudre d’éloquence » (un orateur qui impressionne), etc.
On dit parfois que ces mots sont « épicènes », mais c’est une erreur, car un
épicène est un nom binaire, qui peut concerner un mâle ou une femelle
(comme animal, âme, créature, être, parent, personne, individu…) : « un
élève studieux, une élève studieuse ; un enfant heureux, une enfant
heureuse ». De même, le nom générique des animaux est épicène : il
désigne un représentant de l’espèce, quel que soit le sexe (une perdrix, une
écrevisse, une girafe, une hirondelle, un hippopotame).
Les cas d’ambivalence grammaticale que nous examinons n’ont donc
rien à voir avec l’épicène. L’exemple le plus connu reste l’emploi de gens,
qui arrive à cumuler les deux genres dans une même phrase. On peut dire :
« il y a certaines gens qui sont bien sots » ou « les vieilles gens sont
souvent méfiants ». Ce qui entraîne ces autres absurdités : « quelles gens as-
tu rencontrés ? » ; « il faut rendre heureux les gens qu’on aime ». En fait,
gens est le pluriel d’un ancien nom féminin gent (« la gent féminine »),
mais l’usage du masculin prédomine (« les gens sont méchants ») sauf
quand l’adjectif est placé avant le nom (« des bonnes gens », « de petites
gens »). Rien n’est plus arbitraire et plus déconcertant, avouons-le, d’autant
que les choses se compliquent encore avec l’accord de voisinage, l’adjectif
placé immédiatement avant le nom commandant son genre : « de bons et
braves gens… de braves et bonnes gens… ».
Dans les débats linguistiques actuels, où l’on fait le procès de la
prédominance du masculin, supposée prouver que la norme résulte de
l’intention des classes dirigeantes, majoritairement masculines, on oublie
souvent que le genre des mots ne résulte que d’une pratique totalement
incohérente, voire aléatoire : pourquoi un fauteuil et une chaise, un gâteau
et une tarte, plutôt que l’inverse ? Faut-il vraiment y voir la main virile de
quelque personne influente, ce qu’on nomme « une grosse légume » ?
Xavier Darcos
Le 2 septembre 2021
Philippe Beaussant
Au plaisir des mots, au plaisir de la grammaire 1
Elle était légère et court vêtue 1
Dominique Bona
À propos d’un mot venu du Sud 1
L’ordre, l’invitation, la prière 1
Un chancelier, une chancelière 1
La petite fille et le sabot 1
Gabriel de Broglie
Save the date 1
Jean-Loup Dabadie
D’acc ? 1
Un point c’est tout 1
Mgr Claude Dagens
Disparition 1
Xavier Darcos
L’apostrophe 1
Drôle de genre 1
Florence Delay
De la mer des Caraïbes à La Tempête de Shakespeare – Voyages d’un
mot 1
Scènes de genre 1
Sir Michael Edwards
Le bonheur… et le malheur… des mots 1
Les anglicismes furtifs 1
La mémoire des mots 1
Divagation sur l’esprit des mots 1
Que dire en 1872 ? 1
Aimons-nous « encore » la langue française ? 1
De chozz et d’ottres 1
Malapropisme 1
Tête-à-tête est une expression anglaise 1
La langue n’est pas, comme le rugby, un combat 1
La Française République 1
Dominique Fernandez
Comment se fait-il que l’italien… 1
Présence française à Cuba 1
Homosexuel 1
Touches noires 1
Les murs d’Alger 1
Bonjour ! Bonne journée ! 1
Puff ! Poff ! 1
Un précurseur de Dire, ne pas dire 1
Jour de courage 1
Marc Fumaroli
Quand un mot insensé en vide beaucoup d’autres de leur sens 1
Revirement 1
Max Gallo
Deutsche Qualität 1
Dany Laferrière
Éloge de l’alphabet 1
Éloge de la lecture 1
La langue du ventre 1
Une langue intime 1
Une forme d’expression populaire 1
Le poids d’un mot 1
Marc Lambron
Bric-à-bracadémie 1
Mon luxe 1
Amin Maalouf
Écrans et toiles 1
Jean-Luc Marion
Souvent on a répété 1
Défendons nos valeurs ! 1
Avenir 1
Bloc-notes de juin 2014 1
« Ce n’est pas possible ! » 1
Le ressentiment 1
Le point-virgule 1
Laïc, laïcité 1
Jean d’Ormesson
Depuis sa fondation en 1635… 1
Erik Orsenna
Curiosité 1
Yves Pouliquen
S.N.C.F. 1
Dire, ne pas dire un an après 1
Surprise du matin ou « À vos postes » 1
A fashion bloc-notes 1
Danièle Sallenave
Compter avec et compter sans 1
Défense du point-virgule 1
Du polichinelle au punch 1
TZR – Titulaire sur Zone de Remplacement (Wikipédia) 1
L’anguille de Melun 1
Les aventures de la translittération 1
Le train des sénateurs 1
« Ma maman » : ou la nostalgie du paradis perdu 1
La Sainte Touche 1
À l’Y 1
L’orthographe : histoire d’une longue querelle 1
L’orthographe : histoire d’une longue querelle (2) 1
L’orthographe : histoire d’une longue querelle (3) 1
La peur de lire 1
Le bouffon 1
Un problème ou un souci ? 1
De la dictée 1
Maurizio Serra
Du bon usage des titres 1
Michel Serres
J’ai mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire 1
« Pas que » 1
Le deuxième Trafalgar 1
La bataille idéologique 1
La guerre du propre contre le commun 1
Zéro, un et deux 1
Frédéric Vitoux
Rêver le mot « rêve » 1
Éloge du vouvoiement (ou du voussoiement) 1
J’écris ton mot libertin 1
Apocope, vous avez dit apocope ? 1
Éloge de l’oignon 1
Spoiler ou spolier ? 1
Baby-boomer ou baby-boomé 1