Baschet 18022015
Baschet 18022015
Baschet 18022015
Décapitaliser les consciences
Federico TARRAGONI
Le constat dressé par Jérôme Baschet dans Adieux au capitalisme est sans appel : le
capitalisme néolibéral serait entré dans une crise structurelle : accroissement de l’exploitation
du travail (p. 35-39), tyrannie de l’urgence (p. 42-43), formatage concurrentiel des
subjectivités (p. 39-42), marchandisation généralisée de la vie (p. 43-47) et prédation des
ressources naturelles de la planète. Voici selon J. Baschet, spécialiste d’histoire médiévale et
penseur des formes d’émancipation contemporaines, les traits saillants d’une crise qui se
déploie sous nos yeux, à l’échelle du globe. Comment en sortir ? Quels référents imaginer
pour « décapitaliser les consciences » (p. 173) ?
J. Baschet choisit la voie de l’utopie. Afin d’établir une critique du caractère
humanicide du capitalisme contemporain, il entreprend de le mesurer aux possibles concrets
qui le travaillent. Son analyse conjugue ainsi trois régimes temporels : le passé ou la longue
durée de vie des rapports sociaux capitalistes et des réalités socialement constituées ; le
présent (ou plutôt le « présentisme ») s’imposant sous la forme du TINA (There is no
alternative) comme une norme d’action a priori indépassable ; le futur, construit comme une
projection utopique. Il n’en fallait pas moins pour aborder l’épineux problème de l’avenir du
capitalisme, sans mythes ou faux espoirs.
1
caractérisé par une forme managériale de l’État et un formatage de plus en plus généralisé des
conduites sociales par la logique de l’économie » (p. 31).
1
Pierre Clastres, La société contre l’État, Paris, Minuit, 2011 (1974). Cf. Miguel Abensour, L’esprit des lois
sauvages. Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique, Paris, Seuil, 1987.
2
Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, p. 48.
3
Les acquis empiriques de l’anthropologie du don ne sont pas mobilisés (cf. p. 113, 143), bien que l’auteur
évoque quelques assises anthropologiques de la société post-capitaliste dans le nouveau rapport au temps et à
l’enfance la caractérisant (p. 108-109), ainsi que dans son « sens de la proportionnalité » (p. 110).
2
souligne l’auteur à maintes reprises, que dans un ensemble de luttes, de litiges, de conflits
préservant des espaces d’autonomie de la domination de l’État et du capitalisme (p. 78-84).
4
Selon la démonstration de Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2003
[1904-5], p. 251-254.
5
Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.
6
Par ailleurs, au sujet de la sphère juridico-policière, J. Baschet entretient une certaine ambivalence. D’un côté,
il présuppose que l’organisation post-capitaliste rendra totalement inutiles les tâches répressives, conduisant à la
suppression de la police et de l’armée (p. 90) ; de l’autre, il reconnaît qu’« [il resterait des] tâches de justice et de
police – car on ne peut imaginer que disparaissent entièrement tout conflit, tout besoin d’arbitrage, ni même
toute infraction aux normes collectivement reconnues » (p. 99). En confondant subrepticement conflit et
déviance, l’auteur semble assumer implicitement que la société post-capitaliste sera déconflictualisée. Une telle
évolution, dans les termes de la philosophie politique critique, pourrait bien approcher l’horreur. Pour plus
d’éclairages, l’on verra Albert Ogien et Sandra Laugier, Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles
formes du politique, Paris, La découverte, 2014.
3
d’imaginer les normes (formelles et informelles) qui permettront à ces différentes exigences
de fonctionner ensemble. De telles normes, supposant une refonte du droit, devraient résoudre
les tensions qui demeurent dans la société post-capitaliste : les conflits entre les différentes
échelles politiques (local et supra-local), la possible reproduction des inégalités entre groupes
ou régions et la présence de domaines non déspécialisés (la médecine et la recherche) à
l’intérieur d’une société totalement opposée à la perspective de la division du travail (p. 103-
104).
Baschet remplace dès lors l’impossible codification des normes de la société post-capitaliste à
venir par la définition d’un éthos qui lui serait propre, un « esprit » au sens wébérien7. C’est à
l’intérieur de cette problématique que prend tout son sens l’analyse du concept amérindien de
« bien vivir ». En tant qu’ensemble de valeurs opposées au culte du quantitatif, de la
marchandise, de la « production-pour-la-production », le « bien vivre » permet de « faire des
choix relatifs à la forme même de la vie vécue le cœur sensible de l’organisation collective »
(p. 130). Ces valeurs sont assises sur la définition même de la vie du « bien vivre » : une vie
caractérisée par la pluralité de ses formes culturelles (p. 132-141) et par ses interdépendances
entre humain et non-humain (p. 147-149), et qui est opposée à tout ce qui la nie. Ainsi défini,
ce « bien vivre » constitue bien l’analogue idéel de l’ancien « ascétisme intramondain » du
capitalisme en voie de constitution, analysé par Max Weber.
« Sans faire des peuples indigènes une énième version de la perfection du bon sauvage, leur
conception plus écocentrée du rapport à la Terre Mère et leur sens du collectif (qui n’exclut ni
la différenciation sociale, ni les hiérarchies de statut, de prestige ou de genre, mais s’enracine
néanmoins dans la possession collective de la terre et les pratiques coutumiers d’entraide)
pourraient constituer une source d’inspiration, ou plutôt un utile point d’appui pour une
humanité occidentalisée dont les valeurs fondamentales, comme l’individualisme compétitif et
l’instrumentalisation de la nature, ont partie liée avec la crise de civilisation à laquelle est
confrontée » (p. 126).
7
Max Weber, op. cit., p. 20-62. L’auteur ne fait pas référence, tout au long de son ouvrage, à l’enquête du
sociologue allemand.
8
Auxquelles l’auteur consacre peu de place, et qu’il énumère sans indexations empiriques précises : parmi elles,
il inventorie des postures de consommation critique (p. 160), des formes d’autoproduction alimentaire (p. 161),
« des échanges de service entre voisins ou à l’échelle du quartier » et le bénévolat (p. 162).
4
Est-il permis de penser que les modalités d’une émancipation post-capitaliste puissent se
rapprocher d’expériences organisationnelles s’ancrant dans un mode de vie communautaire,
dans un certain rapport à la terre et à la tradition, dans une ritualité partagée ? Si le but de
l’auteur est d’organiser la sortie du capitalisme, comme Gramsci proposait, dans ses Cahiers
de prison, d’organiser le pessimisme face à l’échec révolutionnaire, l’assise empirique du
projet semble ainsi se dérober. Le renouveau de la critique sociale des années 1990-2000,
dont l’un des enjeux a été précisément de réarticuler les formes savantes de critique et les
expériences d’injustice ordinaire, n’est pas ici suffisamment exploité dans le cadre d’une
réflexion sur les catégories présidant la « sortie du capitalisme »9.
9
Voir Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.
10
Voir Norbert Elias, L’utopie, Paris, La découverte, 2014.
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