Henri Vernes - Bob Morane - 189 - La Plume de Cristal (2004)
Henri Vernes - Bob Morane - 189 - La Plume de Cristal (2004)
Henri Vernes - Bob Morane - 189 - La Plume de Cristal (2004)
2
Henri Vernes
BOB MORANE
La Plume de Cristal
Couverture et
illustration de Frank Leclercq
ANANKÉ
3
4
1
5
sommeil. Tant mieux. Pendant qu’on s’occupait à le chercher,
Fletcher pouvait faire son boulot sans être dérangé.
Il consulta sa montre.
4 H 50.
Selon les observations qu’il avait enregistrées depuis deux
semaines, le changement de garde intervenait à 6 heures du
matin. On allait donc entrer dans la dernière heure de veille des
deux surveillants de nuit. Le pire moment. Celui où l’attention
se relâche, où le thermos de café cesse ses effets. Celui où des
commandos surentraînés surprenaient les preneurs d’otages
assommés par des heures de veille.
Sauf que, là, Fletcher n’avait pas affaire à des preneurs
d’otages, mais à deux simples gardiens de musée. Des braves
types qu’il n’avait pas l’intention de molester pour s’emparer de
son butin. Tout au plus serait-il nécessaire de les endormir s’ils
devenaient trop gênants.
Fletcher détacha les fixations de son sac à dos, posa celui-ci
sur le sol, entre ses jambes. Avec des gestes rapides, il en vida le
contenu et l’aligna sur le sol de l’allée. Une ruelle étroite, mal
famée au dix-neuvième siècle et qui avait réussi,
miraculeusement, à échapper aux démolisseurs. Aujourd’hui,
elle sentait l’égout, les ordures et son accès était presque
entièrement bouché par des caisses à divers stades de
décomposition. Une barrière naturelle que Fletcher avait
discrètement réaménagée à son usage quelques nuits plus tôt.
— Dernière vérification, murmura-t-il.
Deux pains de Semtex, avec un détonateur et une minuterie
électronique. Un rouleau de corde en nylon extra-solide, avec
un lanceur et un grappin. Un pistolet à air comprimé, avec un
chargeur de quatre fléchettes anesthésiantes. Un respirateur-
cigare d’une autonomie de douze minutes. Une canette de gaz
lacrymogène. Un petit coffret de bois, capitonné de mousse de
polyuréthane.
En glissant ce dernier objet dans la poche poitrine de sa
combinaison de nylon noire, Fletcher se rappela les instructions
de la personne qui l’avait engagé pour commettre ce vol pour le
moins étrange.
6
— Vous prenez la Plume, lui avait dit l’homme, et vous la
glissez dans le coffret. Pas de questions.
Fletcher avait accepté sans sourciller. Il ignorait le nom de
son employeur, mais il possédait la preuve formelle qu’un
virement de cinq cent mille dollars avait été effectué sur un
compte offshore numéroté dont il était le seul bénéficiaire légal.
Les commanditaires qui possédaient ce genre de garantie
pouvaient se permettre de rester discrets. D’autant plus qu’un
second virement de cinq cent mille dollars irait rejoindre le
premier lorsque la fameuse Plume aurait quitté sa vitrine et
serait entrée en possession du bailleur de fonds.
Après une dernière vérification, Fletcher fixa le premier pain
de Semtex au mur, juste sous la fenêtre qui s’ouvrait sur le mess
des veilleurs de nuit.
Une manipulation du clavier. Des lettres grises s’affichèrent
sur un fond vert légèrement luminescent.
« Armed »
Le lanceur émit un « plop » presque inaudible. Le grappin
fila vers le ciel, puis il se ficha dans une corniche de béton, à une
quinzaine de mètres au-dessus du sol.
Fletcher s’éleva à la force des poignets, les pieds s’appuyant à
la muraille. Il grimpait à la vitesse d’une araignée, se servant de
la moindre aspérité pour se propulser vers le sommet.
Il prit pied sur le toit plat, avança, légèrement courbé, les
yeux fixés sur les grilles du système d’aération. Six… Sept… À la
huitième grille, il tira un petit tournevis électrique de la poche
de son pantalon. Dix secondes plus tard, les quatre vis de
fixation de la grille roulaient sur le toit. Il retira la grille. Un
puits sombre, vertical… La partie la plus délicate de son plan.
C’est là que ses muscles ne devaient pas le lâcher.
Il se glissa dans l’étroit boyau, les pieds collés à une paroi, le
dos appuyé à celle d’en face. Lentement, il entreprit de se laisser
descendre dans le puits métallique. Un pas… Un raclement du
dos… Un pas… Un raclement du dos… Sous lui, il devinait
l’ombre de la grille qui surplombait le couloir B, donnant
directement dans la Salle Molière, là où se trouvait son butin.
S’il glissait, il passerait à travers la grille dans un grand fracas
7
de métal torturé. Il se briserait probablement les jambes ou,
pire, le cou, et il serait à la merci des deux gardiens.
Une goutte de sueur glissa le long de son nez cassé.
Pas grave… Il en avait vu d’autres… Il chassa la goutte d’un
souffle, avant de reprendre la descente.
Il prit enfin pied sur la section transversale du système, qui
courait tout au long du couloir B. Le tournevis électrique fit une
seconde fois son travail.
La grille de protection du système d’aération se détacha de
son support et Fletcher la hissa dans le conduit.
Une douleur déchirante lui mordit l’index. Il serra les dents.
L’impression qu’une pointe métallique de plusieurs centimètres
lui transperçait le doigt. Une sensation de chaleur humide se
diffusa dans le gant de cuir qu’il portait pour se protéger. Du
moins en principe.
— Saloperie ! grogna-t-il en essayant de libérer sa main.
Une sensation de déchirement. Le gant glissa et, dans
l’obscurité du conduit, son doigt lui parut noir de sang. Fletcher
le porta à la bouche, par pur réflexe. Un goût métallique
électrisa ses papilles. La blessure ne semblait pas sérieuse, mais
il saignait abondamment.
La tête en bas, Fletcher jeta un coup d’œil dans le couloir.
Vide. Comme prévu, les gardiens se dirigeaient lentement vers
le rez-de-chaussée et la salle de repos. Les hommes du matin
n’allaient pas tarder à arriver. Et puis, de toute manière, il ne se
passait jamais rien dans ce musée. Certes, depuis quinze jours,
l’exposition Molière attirait plus de visiteurs ; mais aucune pièce
exposée ne possédait une valeur comparable à des toiles de
maître ou à des reliques égyptiennes.
En sautant à pieds joints dans le couloir B, Fletcher vit des
gouttes de sang s’écraser sur le carrelage de marbre. Ploc. Ploc.
Deux gouttes. Il serra le poing pour tenter d’obturer la plaie.
Particularité du musée : système de sécurité archaïque, avec
de simples détecteurs volumétriques dans les salles
d’exposition. Rien dans les couloirs, ni dans les toilettes, ni dans
les placards à balais. Même pas un système de balayage vidéo.
— Pas le Louvres…, constata Fletcher à mi-voix.
8
Il arma à nouveau le lanceur. Mais, cette fois, il remplaça la
corde et le grappin par une courte fléchette métallique, coiffée
d’une bille de caoutchouc dur.
Un pas dans la salle Molière. Un coup d’œil au détecteur.
Fletcher appuya sur la détente du lanceur. Le projectile traversa
sans bruit la pièce avant de frapper en plein centre le détecteur.
La petite boîte de plastique explosa dans un jaillissement
d’étincelles.
Dans le même mouvement, Fletcher rangea le lanceur dans
la poche prévue à cet effet le long de sa jambe droite, puis il
s’empara du boîtier de télécommande de la charge explosive
collée au mur extérieur.
Le système d’alarme, déclenché par la destruction du
détecteur volumétrique, se mit à hurler.
Fletcher arma la télécommande.
Au rez-de-chaussée, un pan entier du mur vola en éclats,
noyant l’allée sous une avalanche de gravats et de poussière. Le
souffle de l’explosion ébranla les murs du musée tout entier.
Avec le système d’alarme antédiluvien qui protégeait l’endroit,
les gardiens mettraient des éternités avant de se rendre compte
que le premier détecteur détruit se trouvait dans la salle Molière
et non au rez-de-chaussée.
Couvert par la note stridente et répétitive de l’alarme,
Fletcher brisa d’un coup de coude la petite vitrine qui occupait
seule le mur opposé à la porte d’entrée. Sur un présentoir de
bois circulaire attendait l’objet de sa convoitise. Une plume. Son
empennage n’avait rien de particulier : une série de fibres
blanches, piquées autour d’une hampe translucide. Sa pointe
par contre, ne pouvait qu’étonner. Les experts s’y perdaient. Au
premier abord, elle ressemblait à du cristal, tant sa
transparence était unique. Mais loin d’être fragile, cette pointe
résistait à toutes les attaques, toutes les analyses, toutes les
supputations. Dans les mois qui avaient précédé cette
exposition consacrée à Molière, une équipe s’était attaquée à
l’étrange matériau à l’aide de scies diamantées et d’un laser de
haute précision. En vain. La pointe de la plume de cristal,
retrouvée dans les effets personnels de Molière, gardait son
mystère.
9
Ces considérations n’occupaient en rien l’esprit de Fletcher.
Il lui fallait s’emparer de l’objet avant que les gardiens, revenus
de leur surprise, ne se mettent à fouiller les lieux. Il tendit la
main vers la plume.
Plic.
Une nouvelle goutte de sang s’échappa de sa blessure pour
venir frapper la plume.
Il se passa quelque chose de proprement extraordinaire. La
goutte de sang glissa le long de la pointe translucide, puis elle
disparut, comme aspirée par le calamus.
Fletcher hésita un instant. Ses sens devaient le tromper.
Ou…
La plume bougeait. Elle se dressa soudain pour venir se
ficher dans la paume du voleur. Une brûlure atroce vrilla son
poignet, son avant-bras, son coude, puis son épaule, avant de se
diffuser jusque dans sa nuque. Les yeux exorbités, Fletcher
voyait la plume s’enfoncer de plus en plus profondément dans
sa paume, se frayant un chemin sous la peau et la chair. Il
tomba à genoux, les mâchoires serrées pour retenir un
hurlement de douleur.
10
au volant devait avoir la quarantaine. Les épaules légèrement
voûtées, un visage gris surmonté d’une brosse de cheveux poivre
et sel, il se grattait sans cesse la pointe du menton avec
l’extrémité du pouce. Un tic plus qu’un signe de nervosité,
même si l’homme avait déjà par deux fois consulté sa montre.
Le passager, lui, demeurait totalement impassible. Le visage
taillé à la serpe, encadré d’une masse de longs cheveux noirs, il
portait une paire de lunettes de soleil perchée sur un nez
aquilin. Il demeurait serré dans un long manteau noir, style
« gestapiste » de jadis. Sa main s’ouvrait et se fermait sur un
pistolet-mitrailleur Uzi posé en travers de ses genoux.
Le chauffeur s’appelait Marc Bayllock. Mais il aurait aussi
bien pu s’appeler Smith… ou Brown… ou Dupont… Ou Durant…
Le passager n’avait pas de nom. D’ailleurs Bayllock ne l’avait
jamais entendu prononcer un seul mot. Pas plus que ses
« semblables » avec lesquels il avait déjà eu l’occasion de
travailler. Ces types étaient sans voix, sans nom, sans pitié.
Dans l’organisation pour laquelle œuvrait Bayllock, les rumeurs
les plus folles couraient sur les quelques individus semblables à
celui qui se trouvait pour le moment assis à ses côtés. Certains
parlaient d’expériences ratées, d’enfants gonflés aux stéroïdes,
de créatures mi-hommes, mi-machines. Bayllock n’en savait
fichtrement rien. Il savait simplement que lorsqu’une de ses
missions de chauffeur le mettait en présence de ces types, il se
mettait à paniquer. Sans raison. Instinctivement. Il savait aussi
que, quelques mois plus tôt, une mission avait mal tourné et que
quatre de ces types n’en étaient pas sortis vivants. Ce qui était
en soi extraordinaire, puisque les types en question passaient
pour indestructibles, ou immortels, selon que vous fassiez partie
du camp des défenseurs de la thèse « manipulation » ou de la
thèse « cybernétique ».
— Y a un problème, fit Bayllock en regardant une dernière
fois sa montre. Fletcher nous a dit cinq minutes après
l’explosion. Cela fait près de dix minutes et il n’est pas encore
reparu. Je parie qu’il s’est fait piquer…
Bayllock rumina une trentaine de secondes supplémentaires,
avant d’ajouter :
— Plan B. Va-y, mon gars. Tu sais ce qui te reste à faire…
11
La portière du 4 x 4 s’ouvrit. Le passager était déjà dehors,
son manteau flottant au vent, l’Uzi collé à sa jambe droite.
— Sont fous ces Harkans, commenta Bayllock avant de
reprendre sa position d’attente.
Parce que le type était un Harkan, c’est tout ce Bayllock
savait. Et pour ce que ça l’avançait !…
12
ressemblait en rien à ces gardiens de musée bedonnant si
souvent stigmatisés dans les séries à bon marché. Il n’était pas
non plus un ancien flic à la recherche d’une retraite dorée. Il
travaillait pour une société privée qui sous-traitait des travaux
de gardiennage de toutes sortes. D’habitude il gardait son sang-
froid, mais la violence de l’explosion de ce matin, en fin de
service, alors qu’il s’apprêtait à lever le camp, lui avait
littéralement scié les jambes. Mais il n’était pas trop tard pour…
Un bruit de verre brisé.
Lheureux se figea. Il se trouvait dans le couloir B, celui qui
longeait les salles de l’Exposition Molière. Quatre salles à droite.
Trois à gauche. Un grognement sourd monta, quelque part à
senestre. Une moue sceptique déforma les lèvres de Lheureux.
Un animal avait-il pu se glisser dans le musée ? Nouveau
grognement. Plus long cette fois. Presque un feulement. Un
frisson parcourut la colonne vertébrale du gardien. Ce son
rauque ressemblait au bruit de gorge d’une bête sauvage, pas un
simple chien. Même pas un Pitbull, ni un de ces autres clébards
archi-dangereux que certains allumés inconscients baladaient
comme des armes mortelles.
Instinctivement, Lheureux porta la main à la ceinture. Mais
il n’était pas armé. Un musée n’était pas le genre d’endroit où on
s’attendait à mener une guérilla. Il fouilla le couloir du regard à
la recherche d’une arme improvisée. À l’entrée de la salle 3, sur
la droite, deux montants de laiton servaient de supports à une
épaisse cordelière de velours rouge interdisant le passage.
Lheureux décrocha la cordelière, dévissa le premier montant de
sa base. Muni de ce gourdin improvisé, il avança lentement vers
la première salle, à sa droite, passa la tête par l’embrasure de la
porte. Personne… Rien ne semblait avoir été dérangé.
Un hurlement déchira le silence du couloir.
Lheureux sentit son sang se glacer. Le hurlement se
prolongeait, mi-humain, mi-animal. L’homme… la bête… la
chose qui poussait un tel cri était tourmentée par la douleur,
mais aussi par quelque chose de plus primaire, de plus
fondamental, comme l’épouvante par exemple…
Une chose était certaine. Le cri venait de la salle 4, celle où se
trouvait l’objet principal de l’exposition : la Plume de Cristal.
13
Lheureux fonça tout droit, le montant de laiton serré dans son
poing.
Il pénétra dans la salle 4.
Quelque chose le percuta de plein fouet, lui labourant la
poitrine, lui déchirant les jambes. Lheureux voulut crier sa
douleur. Trop tard. Sa tête se détacha de ses épaules, vola à
travers la pièce et roula sur le marbre blanc, y laissant de larges
virgules de sang frais.
14
coupé net à hauteur de la taille. Le tronc s’abattit dans la ruelle,
alors que les jambes et le bassin rebondissaient grotesquement
contre une palissade de travaux publics avant de rouler dans un
petit terrain vague jouxtant le musée.
— J’en ai vu assez, siffla Bayllock en écrasant l’accélérateur.
Il avait le cœur au bord des lèvres.
Le 4 x 4 effectua un rapide U-turn pour se perdre dans la
circulation matinale de la capitale.
15
2
16
— Bien sûr. De quoi s’agit-il ? Je n’ai pas grand-chose à
refuser à un homme qui m’a, en son temps, donné un solide
coup d’épaule…
— Un hasard, Bob… Vous vous en seriez tout aussi bien sorti
sans moi.
— Passons… De quel genre de service s’agit-il ?
— Vous savez que ma fille est modèle ?
— Rachel ? interrogea Morane. Oui. J’ai pu suivre sa carrière
par l’intermédiaire de certains magazines.
Sophia Paramount, reporter de charme et amie de Bob, lui
avait même consacré un papier de cinq pages dans un grand
hebdomadaire londonien.
— Elle n’a pas de problèmes au moins ? s’enquit Bob.
— Non, non, assura Joris Vandendooren. C’est juste que…
Eh bien, elle vient tourner son premier film dans la banlieue
parisienne et j’aurais voulu… Enfin, pourriez-vous être là pour
l’accueillir et la piloter ?
Bob n’avait pu s’empêcher de sourire intérieurement. Une
jeune top-modèle de vingt ans en passe d’entrer dans le monde
du cinéma avait-elle besoin d’un chaperon ? Il en doutait. Mais
si cela pouvait rassurer son vieil ami…
— Bien, concéda Morane. Faites-moi savoir quand elle
arrivera et j’irai l’attendre…
Quelques jours plus tard, un coup de téléphone lui annonçait
l’arrivée de Rachel Vandendooren pour le jeudi 7, à 14 H 40.
« Encore faudrait-il que je la reconnaisse, cette Rachel. »
songea Bob. La dernière image qu’il gardait d’elle était celle
d’une petite fille en jupe plissée, couettes et socquettes
blanches, sur le perron d’une grande maison de la banlieue
bruxelloise. Bien sûr, il n’avait pas manqué de la voir sur la
couverture des magazines en question. Mais, maquillée,
sophistiquée, elle ne devait pas ressembler à ce qu’elle était
dans la réalité. Bob décida qu’il y songerait le moment venu. Ses
regards vagabondèrent sur les étagères du kiosque à journaux.
Les quotidiens faisaient tous la une sur l’étrange affaire d’un
musée victime, la veille, d’une explosion d’une rare violence. La
police et les pompiers avaient retrouvé le corps atrocement
mutilé d’un gardien, dans une salle d’exposition et celui d’un
17
inconnu, également mutilé, dans une ruelle jouxtant le
bâtiment. Et personne ne comprenait le lien pouvant exister
entre l’explosion et les corps. Un seul objet avait été dérobé.
Une plume ayant appartenu, selon les experts, à Jean-Baptiste
Poquelin, dit Molière. Deux morts pour une plume ? Le monde
devenait fou.
Bob reposa le journal sans l’acheter. Il n’avait pas envie de
s’abreuver de ce type de nouvelles. D’autant qu’en ce début
d’été, les journalistes allaient en faire leur choux gras pendant
des jours, voire des semaines. Autant éviter l’overdose aussi
longtemps que possible. Morane avait vécu assez d’aventures
étranges et sinistres pour avoir envie d’en savoir davantage sur
celles que vivaient les autres. Il jeta finalement son dévolu sur
un magazine consacré aux voitures anciennes. Il parcourait un
article sur la cote des premiers modèles de Maserati, lorsque la
voix désincarnée de l’hôtesse annonça enfin l’arrivée du Thalys
en provenance de Bruxelles.
Bob referma son magazine, avant de marcher tranquillement
vers le quai n° 14. Les premiers voyageurs crapahutaient déjà en
direction de la sortie, en brinquebalant, qui une valise, qui un
sac, qui encore une simple serviette de cuir ou un attaché-case.
— Vous n’avez pas changé, fit une voix derrière Bob.
Il se retourna. Il s’était trompé en croyant que les
photographes s’amusaient à modifier l’image de Rachel
Vandendooren au gré des jeux de lumière et des prouesses de
maquillage. La jeune fille était de ces beautés qu’on ne peut pas
altérer, ni modeler et plier selon une quelconque « vision ». Elle
était plus petite que la moyenne des top-modèles. Un mètre
soixante-dix. Peut-être un peu plus. Des cheveux châtain, tirant
sur le blond, un visage légèrement carré, des pommettes
finement dessinées, un nez petit format, un menton volontaire
sans excès et des yeux noisette aux pétillements de champagne.
La gamine à couettes était devenue une jeune femme… Tout
simplement. Et jolie à ne pas y croire en plus. Bob comprenait
que les objectifs, qu’ils soient photographiques ou
cinématographiques, soient amoureux d’elle.
— Je n’en dirais pas autant de vous, laissa tomber Bob avec
un petit sourire en coin.
18
— Il m’arrive pourtant encore de porter des socquettes…
Pour les couettes c’est moins évident.
Ses cheveux étaient coupés « au carré » et effleuraient à
peine ses épaules.
— Votre père aurait dû me prévenir que vous aviez bonne
mémoire…, fit Morane. Moi qui craignait vous manquer !
Rachel sourit. Et ce sourire la rendit plus belle encore, si
c’était possible.
— Moi, je ne vous aurais pas raté… Enfin, le mal est fait…
Bob saisit la valise de la jeune fille avant de prendre
résolument la direction de la sortie.
— Votre père pense que vous avez besoin d’un chaperon ?
s’étonna Bob, alors qu’ils arrivaient sur le trottoir en face de la
Gare du Nord.
La Peugeot 205 de Morane était garée à quelques mètres
seulement, coincée, en contravention bien sûr, entre deux
autocars.
— Je crois que mon père n’a pas encore tout à fait compris
que je suis devenue une grande fille. Il était terrorisé à l’idée de
me voir dans le milieu de la mode. Maintenant, il perd le
sommeil parce que je suis appelée sur un plateau de cinéma. Il a
un peu tendance à exagérer.
— Vous avez en tous les cas l’air de taille à vous défendre, fit
Bob en jetant la valise dans le coffre de sa 205. À quel hôtel
êtes-vous attendue ?
— L’équipe est descendue au Crown Imperial. Je dois
rejoindre l’assistant du metteur en scène à seize heures.
— Eh bien, je vous dépose… Plus tard, on verra…
Avec des gestes précis, Bob inséra la 205 dans la circulation
parisienne et fila en direction de la rue de Rivoli et du Crown
Imperial.
19
n’entrait ni ne sortait du grand hall d’entrée. Sans se soucier
d’éventuelles remarques, Bob rangea sa voiture pare-chocs
contre le pare-chocs derrière la seconde voiture de police.
— Qu’est-ce qui se passe, demanda Rachel à haute voix. Une
rock star aurait-elle décidé de faire le grand plongeon ?
Morane, qui n’en connaissait guère beaucoup du show-
business et n’avait aucune envie d’en apprendre davantage, se
contenta de hausser les épaules.
— Allons jeter un œil, fit-il. Je ne voudrais pas que votre père
pense que je vous ai laissée entrer seule dans la fournaise…
— Si je me souviens bien, à l’époque, le commandant Morane
était connu pour sa dévorante curiosité…
— Le « commandant » ne commande plus rien, petite fille,
rectifia Morane.
— Mais il reste curieux, termina Rachel. Et je vous signale
une fois pour toutes que je ne suis plus une petite fille.
Il la regarda de biais, sourit. Vrai qu’elle n’était plus une
petite fille. Elle avait d’ailleurs tout pour ne plus l’être.
Dès qu’ils pénétrèrent dans le hall de réception de l’hôtel, un
groupe de gens réunis devant le desk leva les yeux vers eux. Un
homme grand, habillé de jeans décolorés à dessein et d’une
chemise à carreaux rouge et bleu se détacha de la masse et
s’avança en moulinant des bras. On eut dit un nageur en train
de se noyer.
— Rachel, s’exclama-t-il en traînant inutilement sur la
première syllabe du prénom. Rachel !… Enfin !… Je croyais que
tu n’arriverais jamais !…
Bob fronça les sourcils. Il était à peine quinze heures trente.
La jeune fille lui avait pourtant bien précisé qu’elle avait rendez-
vous à seize heures. Il soupçonna soudain que Rachel évoluait
dans un monde dont elle était le centre exclusif. Son arrivée
avait d’ailleurs provoqué d’autres remous dans le groupe
agglutiné devant le desk. Un à un, les gens venaient dans leur
direction. Plusieurs d’entre eux affichaient une véritable mine
d’enterrement. Bob se demanda d’ailleurs si, plutôt qu’une rock
star, ce n’était pas un membre de l’équipe du film qui avait
mordu la poussière. Il se trompait à peine, comme il devait
l’apprendre quelques secondes plus tard. Le groupe salua tour à
20
tout Rachel, puis Morane et enfin le grand type à la chemise à
carreaux, que tous appelaient Carly et qui n’était autre que
l’assistant-réalisateur, prit Rachel par le bras et la mena dans un
petit salon discret situé à gauche de la réception. La jeune fille
entraîna Bob à sa suite.
— Autant te lâcher le morceau tout de suite, fit soudain
Carly. Maurice est mort.
— Lans ! ? Le metteur en scène ! ? fit Rachel.
— Lui et pas rien que lui, poursuivit Carly. Toute l’équipe de
repérage du Château de Maison-Neuve. Ils étaient là-bas pour
régler les derniers détails afin que le tournage de la première
équipe se passe sans accrocs.
Rachel s’était soudain figée.
— Toute l’équipe ?… Un accident ?…
Carly se laissa aller dans un fauteuil aussi profond que son
apparent désespoir. Il secouait lentement la tête, soufflait,
ouvrait et fermait nerveusement les poings. Il paraissait
complètement bouleversé, et il devait l’être.
— Sais pas… Je… Les policiers nous ont interrogés. Ils
voulaient savoir ce que nous faisions tous ce matin, entre huit et
neuf heures.
Carly jeta un regard nerveux à sa montre avant de
poursuivre :
— Le responsable de la production ne va pas tarder. D’après
ce que je sais, on a déjà trouvé une solution.
— Une solution à quoi ? demanda Rachel.
L’assistant la regarda avec stupeur, s’écria :
— Mais pour débuter le tournage dès demain ! Tu ne crois
pas que nous allons perdre les sommes colossales engagées dans
le film ?
Bob Morane faillit éclater d’un rire nerveux. Plusieurs
personnes étaient mortes, et ce grand échalas se rongeait les
sangs pour des questions de gros sous. À sa grande satisfaction,
Bob réalisa que Rachel était tout aussi irritée qu’il l’était lui-
même par cette attitude mercantile.
— Débuter le tournage demain ?… Avec tous ces morts !…
Mais…
Carly chassa le reproche d’un large geste de la main.
21
— Ce n’est pas ce que tu crois. La mort de ces pauvres gens
me touche autant que toi… Pourtant…
— Business is business, compléta Morane sur un ton
ironique.
L’assistant le fixa mais sans prononcer un mot.
— C’est n’importe quoi, fit Rachel. Je…
— Mademoiselle Vandendooren ?
Un jeune homme d’une trentaine d’années, visage poupin,
pantalon de toile, chemise de sport, carnet de notes et crayon à
la main, se penchait par l’embrasure de la porte du petit salon.
Rachel tourna la tête dans sa direction.
— Oui ?
Le jeune homme entra dans la pièce, main tendue.
— Inspecteur Verdon, déclara-t-il. Je m’occupe de l’affaire
de… de votre équipe de tournage.
Rachel serra la main du policier, lui désigna Bob.
— Monsieur Robert Morane, un ami.
Le jeune policier avait reconnu Morane, mais il se contenta
de lui serrer la main. Bob lui adressa un petit mouvement de
tête.
— Que s’est-il passé ? demanda Rachel.
— Plusieurs membres de l’équipe de tournage de votre film
ont été retrouvés morts dans le Parc du Château de Maison-
Neuve.
— Ça, je le sais déjà, mais que leur est-il arrivé
exactement ?… Un accident ?…
Verdon sembla hésiter. Il consulta son carnet pour se donner
une certaine contenance, avant de pousser un long soupir.
— Je ne sais pas si…
— Des meurtres, laissa tomber Rachel, si j’en juge par votre
hésitation…
Le policier ne cacha pas sa surprise. Depuis le début, il
redoutait de se retrouver face à un “super-modèle” ornant la
couverture des magazines les plus prestigieux. Il s’était attendu
à rencontrer une personne arrogante, un rien imbue d’elle-
même. Ou, pire, une hystérique. Les clichés ont la vie dure.
Alors que là, au contraire, il s’agissait d’une jeune fille calme,
déterminée et tout à fait charmante.
22
— Rien ne sert de conclure dans la hâte, intervint Carly,
toujours effondré dans son fauteuil. (Au mot « meurtre » il avait
redoublé d’agitation). Il peut tout simplement s’agir d’un
accident malheureux…
— C’est l’enquête qui le déterminera, fit Verdon. Et je crois
qu’elle ne fait que commencer… Sans compter qu’elle ne sera
pas des plus faciles…
— Dans quelles circonstances ces meurtres ont-ils eu lieu,
demanda alors Bob en prenant la parole pour la première fois
depuis le début de la conversation.
Nouvelle hésitation du policier. Une hésitation suivie d’un
raclement de gorge destiné à lui faire gagner encore un peu de
temps.
— Je… Je ne sais pas si…
— Si c’est pour moi que vous hésitez, lança Rachel. Allez-y,
j’en ai vu d’autres…
Bob la regarda, légèrement surpris. Dans quelles
circonstances la jeune femme en avait-elle vu « d’autres ». Le
meurtre de toute une équipe de cinéastes n’était tout de même
pas une affaire banale. Il reporta son attention sur le jeune
Verdon, mais se promit d’approfondir la question lorsque
l’occasion se présenterait.
— Ils ont été dépecés, expliqua le policier avec calme. Leurs
membres ont été retrouvés aux quatre coins de la propriété.
Un lourd silence flotta sur le petit salon. On entendait à
peine le brouhaha des gens réunis dans le hall d’entrée, souligné
par les crissements des jeans de Carly sur le tissu du fauteuil au
fond duquel il continuait de s’agiter.
— Autant pour la thèse de l’accident, murmura finalement
Bob. À part une explosion, je ne vois pas ce qui aurait pu
provoquer un tel carnage…
Verdon secoua négativement la tête.
— Il n’y a pas trace d’explosion. Les premières constatations
penchent plutôt pour une bête sauvage… Un animal enragé…
— Combien y avait-il de personnes dans cette équipe ?
s’enquit Bob.
— Six… Sept si l’on compte le metteur en scène.
Bob fit la moue.
23
— Et vous pensez qu’une bête vivant dans la banlieue
parisienne serait capable de démembrer six personnes ? Sans
qu’aucune d’elles ne puisse s’échapper, ni donner l’alarme ou
blesser l’animal ?
D’un haussement d’épaules, Verdon fit comprendre à
Morane que la théorie paraissait effectivement tirée par les
cheveux.
— Nous n’avons rien de mieux à proposer pour l’instant,
confia Verdon. Nos recherches s’orientent vers un cirque
installé dans le coin.
— Le coup classique, remarqua Rachel avec une pointe
d’agacement. La bête sauvage, enragée, qui échappe à son
dresseur et s’attaque à de pauvres promeneurs… C’est un peu
gros, non ?
— Écoute, ma chérie, glissa soudain Carly en bondissant
littéralement de son fauteuil. Je crois que c’est le travail de la
police de faire toute la lumière sur cette affaire. Et… Et, en
attendant, je propose que nous allions prendre un verre au bar…
À moins que l’inspecteur Verdon ait autre chose à nous
demander ?
Pris de court, le jeune policier referma maladroitement son
carnet, avant de dire :
— Heu… Non… Non… Je… Enfin, je voulais simplement
savoir si mademoiselle Vandendooren peut me dire où elle se
trouvait ce matin, entre huit et neuf heures…
L’excitation monta d’un cran chez Carly. Il recommençait à
faire des moulinets avec ses bras. Morane le trouvait de plus en
plus insupportable dans cet acharnement à vouloir accaparer
l’attention de Rachel et régenter son comportement.
— Mais pourquoi cette question ? lança Carly. Rachel était
chez elle, à Bruxelles, non ?… Elle vient d’arriver et…
Rachel eut un mouvement sec de la main pour jeter :
— Ça ira. Je peux répondre moi-même aux questions. Oui,
j’étais à Bruxelles en train de prendre le petit-déjeuner avec
mon père… Il pourra témoigner…
— Je vous remercie, fit Verdon. Je vous crois sur parole. Il
me faut simplement vérifier l’emploi du temps de toute l’équipe,
sans exception…
24
Il tourna les talons et quitta le petit salon.
— Vous venez Bob ? dit Rachel alors que Carly la prenait par
le coude pour l’entraîner. Morane suivit, le sourire forcé. Une
demi-douzaine de personnes déchirées par un monstre inconnu,
cela se révélait plus qu’inquiétant.
25
présentations dura encore quelques minutes, puis le serveur
posa des consommations diverses sur la table et Richard Curtis
put reprendre :
— J’ai déjà contacté Franz Hubble, le réalisateur de la
seconde équipe. Il m’a promis d’assurer les prises de vues
principales. Son premier assistant reprendra son poste à la tête
de la seconde équipe. Franz connaît le scénario et il sait ce que
je… ce que nous voulons en faire. Que les choses soient claires :
il n’est pas question pour moi de retarder le début du tournage.
À ses côtés, Bob sentit Rachel se raidir, mais elle n’intervint
pas.
— Ce n’est pas une question morale, continuait le
producteur. C’est tout simplement parce que je sais ce que
Maurice aurait voulu. Il n’était pas du genre à se laisser
démonter par les événements… De toute manière, nous avons la
quasi-certitude que cet accident n’a rien à voir avec le tournage
lui-même, pas plus qu’avec le sujet du film ou la société de
production. Il s’agit d’un tragique accident, peut-être causé par
une bête sauvage en liberté dans la région… rien de plus. Par
contre, si certains d’entre vous désirent quitter le tournage, je
ne leur en tiendrais évidemment pas rigueur. Ils seraient
dédommagés pour les frais occasionnés par leur déplacement.
Un silence gêné flotta sur l’assistance. L’un ou l’autre
technicien semblait sur le point de lever la main, mais personne
ne se décidait. Finalement, sans surprise, Rachel prit la parole.
— S’il s’agit effectivement une bête sauvage en liberté, qui
vous dit qu’elle ne risque pas d’attaquer à nouveau lorsque nous
serons installés au Château de Maison-Neuve ?
Curtis leva les mains dans un geste d’apaisement :
— En plus de la sécurité habituelle sur ce genre de tournage,
j’ai fait appel à une dizaine de vigiles supplémentaires qui se
relayeront jour et nuit aux alentours du plateau pour s’assurer
que tout se passera bien. Et ce jusqu’à ce que la police
éclaircisse cette affaire… Ou que le tournage au Château se
termine.
L’intervention de Rachel semblait avoir délié les langues. Un
grand type tout habillé de noir et portant une barbe en collier
leva la main à son tour :
26
— Nous serons malgré tout hébergés dans le Château ?
— Je vous le répète, insista Curtis, votre sécurité sera assurée
à toute heure du jour et de la nuit. Je ne vois pas pourquoi nous
ne pourrions prendre nos quartiers au Château.
D’autres questions commencèrent à fuser, mais Bob Morane
cessa de leur prêter attention pour se pencher vers sa voisine.
De toute manière, Curtis avait l’intention de lancer le tournage
du film dès le lendemain et les interrogations de l’équipe ne
serviraient qu’à séparer les techniciens prêts à passer outre à
leur peur et les autres.
— Il y a tout de même une possibilité que notre bon ami le
producteur n’a pas prise en compte, fit Morane.
Rachel se contenta de froncer les sourcils.
— Son histoire de bête sauvage prend l’eau de toutes parts,
poursuivit Bob. Si j’ai bien compris ce que l’inspecteur Verdon
nous a expliqué, il y avait une demi-douzaine de personnes dans
cette équipe de repérage. Et pas un seul ne s’en est sorti vivant.
En plein jour, c’est tout de même étonnant. De plus,
d’expérience, je sais que les « bêtes sauvages » sont
généralement effrayées par le nombre. Et, là, nous avons une
bestiole qui s’attaque à six personnes, parvient à les occire et
s’en va sans même laisser de traces…
— À quoi pensez-vous, Bob ? demanda Rachel. Un meurtre…
Une espèce de truc rituel ?
— Je ne pense pas que Jack l’Éventreur soit venu faire du
camping dans la région, dit Bob, mais cette histoire me paraît
tout de même bizarre. Et pour tout vous avouer, petite fille, je
ne bondis pas de joie à l’idée de vous voir rejoindre cette équipe
et ce château…
La jeune fille poussa un profond soupir de dépit, avant qu’un
sourire ne se dessine sur son visage d’ange :
— Je croirais entendre parler mon père…
— Qui ne sera pas plus à la fête lorsqu’il apprendra ce qui
s’est passé ici, enchaîna Bob avec un sourire en coin.
— Vous n’avez qu’à lui téléphoner pour lui dire que vous
continuez à me servir de garde du corps ! Ça le rassurera… Et
oubliez la « petite fille »…
27
Morane aurait dû avouer que l’idée lui avait traversé l’esprit,
d’autant que le corps à garder était loin d’être désagréable à
contempler, mais il protesta tout de même :
— Un garde du corps ! Je croyais que vous saviez vous
débrouiller toute seule !
— À vos côtés, Bob, vous savez que je redeviens la fillette à
couettes de jadis…
Bob éclata de rire, ce qui lui valut le regard en coin de
Richard Curtis, qui continuait à abreuver ses troupes de
discours rassurants quant à la sécurité sur le tournage.
— Je crois avoir déjà entendu des énormités dans ma vie,
murmura Morane, mais là, c’est le sommet !
— Alors vous acceptez ? insista Rachel.
Après une courte hésitation, uniquement pour la forme, Bob
hocha lentement la tête de haut en bas, conclut :
— D’accord, je vais jouer les hommes de choc pour notre star
en herbe… Mais ne comptez pas sur moi pour faire tous vos
caprices !
De toute manière, il n’avait pas grand-chose d’autre à faire
durant les prochaines semaines, et il s’ennuyait. En plus, cette
histoire de meurtres sanglants, presque rituels, avait piqué sa
curiosité. Il ne croyait pas qu’une bête fut responsable du
carnage. La seule « bête » qu’il savait capable de ce genre
d’horreur, c’était l’homme. Et si cet homme, ou ces hommes,
rôdaient encore dans le coin, il n’avait aucune envie qu’il
continue, ou qu’ils continuent, à se faire la main sur Rachel
Vandendooren et ses amis. Sur Rachel Vandendooren surtout !
28
3
29
partie de ses priorités. Histoire de voir venir d’éventuels
visiteurs indésirables.
Il éteignit la télévision, jeta la commande sur le lit, puis se
glissa à la fenêtre.
Un 4 x 4. Exactement le même modèle que le sien. Les
portières s’ouvrirent pour livrer passage à trois personnes. De
son observatoire, Bayllock reconnut deux porte-flingues et
monsieur Parker, le bras droit du grand patron…
Bayllock sentit son pouls s’accélérer.
Non. Ça ne servait à rien. Il était trop tard pour tenter quoi
que ce soit. Il avait déjà assisté à des erreurs lors de ses missions
pour l’organisation et tous les responsables n’étaient pas morts.
Pas tous. Pourquoi n’était-il pas parti tout de suite ? Il n’aurait
jamais dû revenir à cet endroit, jamais dû se servir du
téléphone. Sauf qu’il était convaincu d’avoir accompli son job. Si
le monte-en-l’air et le Harkan s’étaient fait refroidir, il n’y était
pour rien. Il préférait que les choses soient claires.
On frappa sèchement à la porte.
D’un geste rapide, Bayllock vérifia si son revolver pouvait
être rapidement tiré de son holster, sous son aisselle. Il ajusta sa
veste, puis traversa la chambre, en lançant à voix haute :
— Voilà, j’arrive !
Il ouvrit la porte.
Parker et les deux porte-flingues, ces derniers inconnus de
Bayllock, entrèrent sans un mot, sans un bruit. Habillés de
noirs, ils ressemblaient à trois ombres se glissant dans la
chambre déjà plongée dans la grisaille. Tout à coup, Bayllock
eut l’impression que la pièce était devenue trois fois plus petite.
— Monsieur Bayllock…, fit lentement Parker, alors que les
deux hommes de main se postaient respectivement devant la
porte d’entrée et devant la fenêtre.
Parker s’était interrompu. Tout ce qu’il voulait c’était faire
monter l’inquiétude de Bayllock, si inquiétude il y avait. Au bout
d’un moment, il reprit, d’un ton égal :
— Que s’est-il exactement passé ?
— Comme je l’ai dit à l’agent de liaison, tout se déroulait
comme prévu, expliqua Bayllock. La bombe a explosé… Mais
Fletcher nous avait donné une fenêtre d’action de dix minutes,
30
pas plus. Après un quart d’heure, j’ai décidé d’utiliser… le… le
Harkan.
Parker opinait lentement. Debout devant la commode
bancale supportant la télévision, il invita Bayllock à continuer,
d’un simple geste de la main.
Assis sur le lit, Bayllock poursuivit nerveusement :
— Je… J’ai regardé le type grimper le long de la façade du
musée… Il est entré… Et puis j’ai entendu comme un bruit de
vitre brisée et je l’ai vu traverser les airs, comme un morceau de
barbaque. Je vous assure. Coupé en deux qu’il était. Et… Et j’ai
mis les bouts.
— Vous avez « mis les bouts » ?…
Parker poussa un profond soupir. Lorsque le responsable de
l’organisation, à Paris, lui avait fait part du fiasco de l’opération
du musée, il s’était empressé de venir lui-même se rendre
compte sur place des dégâts. Son supérieur, au sommet de la
hiérarchie, n’était pas encore au courant. En pleine supervision
des nouvelles recherches, il n’aimerait pas du tout cela. La perte
du Portrait de la Walkyrie1 l’avait déjà mis dans un état de
fureur indescriptible… presque de démence… Maintenant, ça !…
La Plume avait évidemment son importance, mais le Harkan en
avait peut-être autant… sinon plus.
— Vous n’avez pas songé une seule seconde à vous rendre
compte par vous-même de ce qui se passait ? s’enquit Parker sur
un ton toujours égal.
Bayllock hocha la tête.
— Mon rôle était de conduire la bagnole. Je me voyais mal
descendre sur le terrain. Avec tous ces policiers dans les
parages… Je… Oh ! peut-être que j’aurais dû…
Avec une rapidité et une souplesse de fauve, Parker bondit,
écrasa Bayllock sur le lit, glissa la main sous son aisselle,
dégaina son arme, la braqua.
— Vous auriez dû ? Vous auriez dû… monsieur Bayllock ?
Les deux porte-flingues demeuraient totalement immobiles.
Leur travail était uniquement d’empêcher que le chauffeur ne
tente de s’évader. Rien de plus.
31
Un genou écrasant la cuisse de Bayllock, la main gauche bien
à plat sur sa cage thoracique, Parker appuya le canon de son
arme à son front.
Le chauffeur tremblait, le corps noyé de sueur. Son cœur
battait la chamade. Il n’entendait plus que le grondement du
sang dans ses oreilles.
Parker arma le chien de son revolver.
Bayllock faisait autant de bruit qu’un soufflet de forge. Il ne
savait plus que penser. Il allait mourir mais, contrairement au
cliché, sa vie ne défilait pas devant ses yeux. Au contraire, son
cerveau semblait patiner, répéter encore et encore la même
phrase, qui résonnait dans son esprit comme un leitmotiv :
« Pourquoi je me suis pas tiré ?… Pourquoi je ne me suis pas
tiré ?… Pourquoi je ne me suis pas tiré ? »… Il allait payer son
respect des codes de l’organisation de sa propre vie. La peine
capitale pour une seule erreur. La seule de sa carrière de
mercenaire.
Parker appuya sur la détente.
Le chien claqua. À vide.
Pendant un éclair, Bayllock crût être parti pour le grand
voyage. Tout devint noir. Puis le plafond mangé d’humidité
reparut devant ses yeux. Parker était maintenant debout à côté
du lit. Il remit son arme dans son holster. D’un geste, il lissa le
seul faux pli qu’avait occasionné sa petite cascade à son complet
impeccablement coupé. Dit sur le même ton toujours égal,
presque indifférent :
— La prochaine fois, vous y passerez Bayllock, sans espoir de
rachat. Ghost déteste l’échec. Sachez-le…
Sans plus de cérémonie que lors de leur entrée, les deux
porte-flingues quittèrent la pièce, entourant Parker tels deux
pions d’échec autour d’un fou.
Lorsque la porte se referma, Bayllock se laissa glisser sur le
sol. Il se mit à rire et à pleurer. En même temps.
32
Dans l’escalier de l’hôtel, Parker extirpa son portable
dernière génération de la poche intérieure de sa veste. Il appuya
sur une seule touche de numérotation rapide, puis il attendit.
— Monsieur Parker, fit une voix étrangement métallique à
l’autre extrémité de la liaison. J’espère que vous avez de bonnes
nouvelles…
— Non !…
Depuis qu’il travaillait pour Ghost, Parker savait qu’une
sombre vérité était toujours plus payante qu’un mensonge
bancal. Ghost ne faisait confiance à personne, mais il n’en
cultivait pas moins la rigueur et la sincérité au cœur de son
organisation. Des valeurs étranges pour un groupement de
mercenaires surentraînés qui offraient leurs services au plus
offrant dans un monde où la Haute Finance, autant que la
Mafia, se tournait vers des hommes de main pour aplanir les
quelques difficultés que le hasard se chargeait de jeter sur leur
route. Ghost était à la tête de la plus redoutée et de la plus
efficace organisation de ce type. Mais il poursuivait également
un but personnel, dont la finalité échappait parfois à Parker. Ce
qui ne l’empêchait pas d’être d’une fidélité sans tache à Ghost.
Ghost. Surnom étrange, « fantôme » en anglais, et qui
possédait, dans ce cas, deux significations bien différentes.
D’une part, un terrible accident, dont personne ne connaissait
vraiment l’origine, avait fait du visage de Ghost un masque
scarifié, percé de cinq ouvertures pour les yeux, le nez et la
bouche. D’autre part, nul ne connaissait son identité véritable.
Grâce à un système avancé mêlant nanotechnologie et une
technique de pointe dans le domaine du maquillage de cinéma,
Ghost pouvait prendre, pour de courtes périodes, l’apparence de
n’importe qui. La seule limite étant l’instabilité, toujours
combattue, jamais vaincue, des nanotubes constituant la couche
mobile des masques. Quant à sa voix, métallique, elle provenait
d’un système de synthèse directement greffé sur ses cordes
vocales et Parker soupçonnait son chef de conserver ce timbre
métallique dans le but unique d’impressionner plus encore ceux
avec qui il travaillait.
— Je vous écoute, fit Ghost après la négation sèche de
Parker.
33
— Comme nous le craignions, nous avons perdu le dernier
Harkan… utilisable.
— C’est fâcheux… Très fâcheux…
— Celui que nous avions engagé pour mettre la main sur la
Plume de Cristal a disparu et le Harkan a été sauvagement
assassiné. Je…
— Il me faut son corps.
— La police l’a emmené et je pense…
— Je me fiche de ce que vous pensez, Parker. Il me faut le
corps de ce Harkan. Je veux savoir ce qui lui est arrivé… Ces
créatures sont d’une puissance surnaturelle. Je veux savoir
comment il a été tué… par qui… ou par quoi…
— Vous croyez que ce n’est pas… pas humain ?
— Ne soyez pas dramatique, Parker. Il est trop tôt pour
conclure. Vous savez comme moi que des humains sont déjà
parvenus à vaincre les Harkans… Mais cela reste une exception.
— Le chauffeur m’a assuré que le Harkan a été comme coupé
en deux.
— Coupé en deux ? Intéressant… Très intéressant. Vous
devez récupérer le corps du Harkan, Parker. Au plus vite.
— Monsieur, j’imagine que le corps se trouve à la morgue,
je…
— Cela vous pose un problème, Parker ?
— Non. Nous ferons tout ce qui est nécessaire.
— Bien… Contactez-moi dès que vous aurez récupéré le
corps…
La communication fut coupée. Parker referma le volet de son
téléphone portable. Il se trouvait dans l’entrée de l’hôtel. Il
s’arrêta net et fit signe aux porte-flingues de l’attendre. Il
grimpa quatre à quatre les marches menant à la chambre de
Bayllock. Frappa deux coups secs. La porte s’ouvrit. Le
chauffeur montrait un visage dévasté, à la fois par la peur et la
joie de s’en être tiré vivant. Pendant quelques instants, Parker
se dit qu’il aurait dû tout simplement en finir. Puis il demanda :
— Vous connaissez bien Paris ?
L’autre fit « oui » de la tête.
— Alors vous venez d’hériter d’une nouvelle mission. La
dernière si vous jouez encore les filles de l’air.
34
— O.K. s’étrangla Bayllock avant de reprendre avec plus de
force : O.K.
De toute façon il n’avait pas le choix.
— Suivez-moi !
Bayllock laissa la porte de la chambre claquer derrière lui et,
à pas lents, presque hésitants, il se mit à descendre l’escalier
derrière Parker.
35
4
36
Sans attendre la réponse de son père, Rachel lança le
téléphone portable en direction de Morane, qui le rattrapa au
vol avec des gestes de prestidigitateur.
— Allô, Joris ?
— Bob ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire de crime ?
Morane serra les mâchoires. Mieux valait un pieu mensonge
qu’une inquiétante vérité.
— Calmez-vous, Joris. Il… Il s’agit seulement d’un terrible
accident. Apparemment une bête sauvage qui s’est attaquée à de
pauvres gens et… et voilà. Je ne pense pas que Rachel risque
quoi que ce soit.
Dans son appartement bruxellois, Vandendooren restait
silencieux. Signe sans doute qu’il réfléchissait, pesait la réponse
de son ami.
— Joris ? Vous êtes toujours là ?
— Bob, vous savez que je tiens à elle comme à la prunelle de
mes yeux ?
Morane croisa le regard de Rachel et constata une fois
encore combien la gamine de jadis était devenue une jeune fille
séduisante et assurée.
— Je sais. Je vous assure qu’il ne lui arrivera rien. Vous
m’aviez bien demandé de veiller sur elle lors de sa venue à
Paris ? Et bien cette mission se prolongera simplement pendant
quelques jours, voilà tout.
— D’accord, d’accord, concéda Vandendooren d’une voix
plus assurée. Je vous fais entièrement confiance… Merci Bob…
Morane interrompit la communication avant que son vieil
ami n’ait la folle envie de changer d’avis.
— Voilà, dit-il en rendant le modulaire à Rachel. Le paternel
est rassuré.
— Merci, Bob… Sans vous, je crois qu’il aurait débarqué ici
dare-dare…
— Il faut le comprendre…
— C’est ce que j’essaie de faire, Bob. Mais j’ai l’impression
qu’il ne me voit pas grandir.
— On ne peut pas lui en vouloir. Moi non plus, je ne vous ai
pas vu grandir. Vous étiez une fillette et brusquement…
37
— Brusquement quoi, Bob ? fit Rachel avec un sourire
narquois.
Et, comme elle n’obtenait pas de réponse, elle enchaîna :
— J’espère que vous ne refuserez pas d’inviter à dîner la
fillette qui a trop vite grandi ?
— Quelque chose de léger alors, précisa Bob en s’extirpant de
son fauteuil. Demain, nous devrons nous mettre en route aux
aurores pour être sur le lieu du tournage à neuf heures.
— Moi qui croyais que vous alliez me faire découvrir le Paris
by Night !
— Un autre jour peut-être, mignonne, fit Morane. Un autre
jour…
Cela résumait en quelques mots l’attrait que représentait la
vie nocturne parisienne pour Bob Morane. Un divertissement
pour un autre jour, et le plus tard possible…
Ils dînèrent dans un petit restaurant situé à quelques pas
seulement du quai Voltaire, pas loin de Saint-Germain. Rachel
mena la conversation, détaillant les aléas de ce parcours de
conte de fées qui avait fait d’elle l’une des filles les plus
photographiées… et une des plus belles aussi. À mesure que le
temps passait, Bob découvrait une Rachel drôle, spirituelle,
intelligente… dont le caractère trempé lui rappelait celui de
Joris. Il avait pris la décision de jouer les gardes du corps
d’opérette sur un coup de tête… mais il le regrettait de moins en
moins.
Il ne pouvait évidemment pas savoir qu’il vivait là ces
dernières heures de tranquillité en compagnie de Rachel et que,
bientôt, tout allait se compliquer à ses dépens.
38
5
39
producteur a accueilli l’annonce du massacre ? Un beau coup de
publicité, non ?
— Ne dites pas des choses aussi horribles, Bob…
— Cela n’a rien d’horrible, Rachel. C’est dans la nature
humaine. La mort et l’argent fascinent nos contemporains. Et
quand les deux se mêlent…
La phrase resta en suspens alors que Bob rangeait la voiture
à côté d’une série de longs camions-caravanes servant de loges
aux acteurs. D’un bond Rachel mit pied à terre. Carly descendait
rapidement les marches du perron de la maison pour venir à sa
rencontre, toujours l’air aussi empressé, serré dans un complet
noir qui affinait davantage une silhouette qui n’en avait pas
besoin. Il échangea quelques mots avec Rachel. D’un geste de la
main, la jeune fille lui indiqua le coffre de la voiture, puis elle
adressa un clin d’œil à Morane. Pour les avoir chargées dans le
coffre de la Jaguar, Bob savait que les deux valises de Rachel
pesaient sacrément lourd. L’assistant, avec ses airs de vouloir
tout contrôler, allait en avoir pour son argent.
Bob fermait la portière de la voiture lorsqu’un autre véhicule
se rangea sur le terre-plein de pierrailles jouxtant le grand
escalier du perron. Morane reconnut sans peine une voiture
banalisée de la police parisienne. Une observation qui se
confirma lorsque l’inspecteur Verdon mit pied à terre. Il adressa
un geste de la main à Morane, puis s’avança.
— Bonjour, commandant Morane…
— Appelez-moi Bob, inspecteur. Je ne commande plus rien
depuis belle lurette et seul mon ami Bill Ballantine s’obstine à
me donner du « commandant » long comme le bras… dans le
seul but de me faire râler, semble-t-il.
— Très bien… Bob, dit Verdon. Mais alors, rendez-moi la
politesse… Moi c’est Laurent.
— Entendu… Votre enquête avance ?
Verdon hésita, comme s’il se sentait honteux de ne pas en
savoir plus sur l’affaire que quelques heures plus tôt. Puis il finit
par avouer :
— Eh bien, en fait… non. C’est d’ailleurs pour ça que je suis
revenu ce matin. Je vais refaire une visite des lieux pour voir si
quelque chose ne m’aurait pas échappé. D’autant plus que les
40
premiers rapports du médecin légiste sont… étonnants.
Étranges même je dirais…
Chez Bob, la curiosité, déjà piquée par la sauvagerie avec
laquelle le massacre du Château avait été commis, pointa à
nouveau le bout du nez. Pourtant il s’abstint de poser toute
question. Tout cela ne le concernait pas directement. Il était là
pour « protéger » Rachel. Une mission d’ailleurs aussi agréable
que sérieuse.
— Vous m’accompagnez ? fit Verdon en indiquant l’arrière
du bâtiment d’un geste de la main.
Bob haussa les épaules.
— Ma foi, pourquoi pas ? Je n’ai rien d’autre à faire de toute
manière…
Rachel était entrée dans le bâtiment, avec sur ses talons un
Carly chargé des lourdes valises, le front en sueur, les jambes
flageolant sous le double poids. Il supposait bien que l’équipe de
sécurité, dont il avait aperçu deux membres à l’entrée de la
propriété, se trouvaient à l’intérieur, prête à intervenir en cas de
pépins.
Morane et Verdon longèrent le Château par la gauche pour
déboucher sur une large pelouse en légère pente. Une grande
véranda arrondie occupait l’arrière du bâtiment, sur une
hauteur de deux étages. Le toit en coupole faisait penser à une
basilique miniature. À travers les vitres des fenêtres, Bob
aperçut le classique mobilier art-nouveau en rotin et des
dizaines de plantes vertes, de toutes espèces et de toutes tailles.
Il lui sembla également repérer la silhouette de Curtis, le
producteur, en grande discussion avec un type plus petit et plus
trapu. Le nouveau metteur en scène sans doute. Hubble ? Bob
ne se souvenait pas du nom avec exactitude. Peu importait…
Continuant leur ronde, Morane et le policier s’engagèrent
dans un chemin tracé par de larges dalles de pierre blanche. Ils
contournèrent un bosquet, passèrent entre deux hautes rangées
de haies, pour déboucher sur un grand espace herbeux, piqué de
quelques arbres, qui menait, toujours en pente douce, à un petit
ruisseau dont la présence était simplement signalée par
quelques tiges de papyrus piquées sur le flanc d’une petite
ravine. Légèrement sur la droite, Bob remarqua immédiatement
41
un carré de verdure piétiné et délimité par une demi-douzaine
de piquets et plusieurs largeurs de ruban d’interdiction marqués
« Police ».
— C’est là, précisa inutilement Verdon.
L’endroit avait été piétiné par de nombreux passages :
policiers, médecins légistes, photographes, zoologistes… Mais ce
va-et-vient n’avait pu faire disparaître les traces sombres du
sang, qui recouvraient littéralement certains endroits du site
protégé. Avec l’acuité héritée de nombreuses expériences, Bob
Morane réalisa avec quelle sauvagerie ces gens, qu’il ne
connaissait pas, avaient été agressés… La taille même du
périmètre réservé marquait la violence avec laquelle s’était
déroulée l’agression. En quelques secondes, Bob se convainquit
que la théorie de la bête sauvage ne tenait pas la route. Il en
avait douté en discutant avec Rachel. Il en était maintenant
persuadé. Aucune bête n’avait pu laisser ce genre de traces. Par
endroits, le sol était labouré, l’herbe arrachée, la terre lacérée et
piquée d’empreintes difficilement identifiables à première vue.
— Il ne s’agit pas d’un animal, murmura Bob.
— Que dites-vous ? interrogea Verdon.
— Qu’il ne s’agit pas d’une bête, précisa Morane.
Ses yeux, habituellement gris acier, avaient pris la couleur
d’un ciel d’orage. Il semblait perdu dans ses pensées, les
mâchoires serrées. Il revoyait les bêtes sauvages qu’il avait
croisées : loups, ours, lions, tigres… et d’autres encore
aujourd’hui disparues… depuis des millions d’années pour
certaines2. Mais là… Son instinct de coureur d’aventures lui
soufflait que quelque chose de bien plus terrible qu’une simple
bête enragée avait frappé en cet endroit. Un frisson lui
parcourut l’échine. L’impression de fouler le sol de sa propre
tombe. Il ne pouvait manquer de remarquer la lourde
atmosphère régnant en ces lieux. Il devinait la proximité d’une
menace…
À force de volonté, Bob réussit à s’arracher au malaise qui
l’étreignait.
— Cette… chose est encore dans les parages, finit-il par dire.
42
— J’ai également cette impression, approuva Verdon.
Le jeune policier se tenait aux côtés de Morane, dans une
position, inconsciemment, semblable à celle d’un chasseur à
l’affût. D’un pas mesuré, les deux hommes se rapprochèrent du
périmètre sécurisé. Un lourd silence régnait, comme souvent
lorsque la violence se fait latente. Comme s’il fallait un temps
pour que les choses reprennent leur cours normal. Tout en
restant à l’extérieur du périmètre délimité par les banderoles de
la police, Bob observait avec attention les traces laissées par
l’agresseur et ses victimes : herbes piétinées, mottes de terre
arrachées… Puis son regard se porta au loin, d’abord en
direction du Château, dont on apercevait les toits au-delà d’une
rangée d’arbres, puis vers la petite rivière. Une dizaine de
grandes enjambées vers cette dernière. Bob s’accroupit, frôlant
l’herbe et le sol du bout des doigts.
— Venez voir…, lança-t-il à l’adresse de Verdon.
Le policier vint le rejoindre.
— Qu’y a-t-il ?
Bob indiqua deux profondes entailles dans la terre.
— Les traces de la… euh… bête.
Verdon fronça les sourcils.
— Vous êtes certain ?
Bob opina sans dire un mot, tandis que Verdon protestait.
— Mais cela se peut-il ? Le périmètre se trouve à plus de
vingt mètres… Et entre ici et là…
— Il n’y a pas la moindre trace, compléta Morane. J’ai vérifié.
Je pense même que vos fins limiers ne sont pas venus jusqu’ici.
Ils se sont sans doute contentés de conclure que la chose s’était
échappée… sans laisser de traces.
— Généralement, sur de l’herbe tendre comme celle-ci, dit
Verdon, les animaux ne laissent pas d’empreintes, à moins de
passer et repasser plusieurs fois au même endroit…
— Je suppose que c’est là l’opinion de vos zoologistes.
— C’est ça… Pourquoi ?
— Si ces empreintes sont bien celles de l’agresseur, ce dont je
ne doute pas un seul instant, nous avons affaire à une créature
capable de faire des bonds de vingt mètres… et dotée de griffes
d’au moins trente-cinq centimètres…
43
La surprise se peignit sur le visage de Verdon. Il se gratta
longuement la pointe du menton avant de dire :
— Mais c’est impossible !
— Exactement, fit Morane en se redressant. C’est impossible.
Et c’est bien cela qui est intéressant, mon cher Watson.
Sur ce bref hommage à Conan Doyle et Sherlock Holmes,
Bob se tut, pensif…
44
6
45
récepteur radio sur la tablette du tableau de bord tout en disant
à l’adresse de Bayllock :
— Au moindre problème, si nous devons la jouer « à la
dure », je t’appelle et tu te prépares à une sortie musclée.
— Pas de problème, assura Bayllock.
— On y va, décida Parker d’une voix égale.
Le 4 x 4 se détacha du trottoir et vira pour traverser la rue.
Bayllock engagea le véhicule en marche arrière sur le plan
incliné de béton. Lorsqu’il fut arrivé à trois mètres de la double
porte, il stoppa.
Parker et les deux hommes de main sortirent de la voiture,
claquèrent les portières derrière eux. Lorsqu’ils eurent disparu
au-delà des doubles portes, Bayllock saisit le récepteur radio et
tourna la molette du volume au maximum. Si les choses
tournaient mal, il voulait le savoir. Plus question de se retrouver
dans une chambre d’hôtel miteuse avec le canon d’un revolver
collé au front. Surtout que, cette fois, Parker appuierait sur la
détente…
46
même si les Harkans étaient considérés jadis par les anciennes
peuplades sumériennes comme des « démons », ils n’étaient en
fait ni « bon », ni « mauvais ». Les histoires d’esprits pervertis
par des démons venus d’un autre monde avaient peut-être leurs
racines dans les premières relations symbiotiques entre les
hommes et les Harkans, mais la vérité était tout autre. Le
pouvoir qu’offrait le Harkan à son hôte menait souvent ce
dernier sur les chemins de la corruption… parce que telle était la
nature humaine. Dire que le Harkan était « mauvais » était
aussi stupide que de dire qu’une carabine l’était. L’usage que
l’homme en faisait était mauvais, pas l’objet en lui-même. Le
symbiote-Harkan était de la même sorte. Ni blanc, ni noir,
simplement au service de son hôte, sans aucun état d’âme.
Parker savait aussi que le Harkan qu’il devait récupérer avait
une autre particularité. Mais pour l’instant cela n’avait qu’une
importance secondaire.
Les trois hommes arrivèrent devant une porte métallique,
plus large que la normale pour permettre le passage des
civières. Au centre, un simple panneau portant l’inscription
« Médecine Légale ». Parker poussa la porte sans frapper, pour
pénétrer dans une salle de cinq mètres de côté, agrémentée d’un
haut bureau de réception. Le préposé, un homme d’une
cinquantaine d’années, cheveux clairsemés, lunettes d’écaille,
nez aquilin, teint aussi jaune que les carrelages et habillé du
tablier blanc réglementaire, leva les yeux vers les nouveaux
arrivants.
— Messieurs ? dit-il d’une voix enjouée qui ne cadrait ni avec
sa mise, ni avec l’endroit où il travaillait. Que puis-je faire pour
vous ?
— DST, fit Parker en tapotant son faux badge de l’index.
Nous sommes là pour récupérer le cadavre du musée.
— Le gardien de nuit ? s’étonna le préposé.
Parker poussa un léger soupir, juste assez léger pour faire
comprendre qu’il ne goûtait pas la plaisanterie.
— Qu’est-ce que la DST aurait à faire d’un gardien de nuit,
monsieur… – Parker se pencha pour lire la petite plaquette sur
laquelle était imprimé le nom du préposé – Thonon ? Nous
sommes là pour le cadavre non-identifié.
47
— Vous avez de la chance, reprit Thonon avec un large
sourire. Les charcutiers sont à la bourre. Ils auraient dû
s’occuper du bonhomme hier soir, mais vous savez comment ça
se passe… Les priorités sont parfois bousculées…
Parker n’appréciait en rien cette interlude très « boutique »
avec le préposé, mais il fit cependant mine de s’intéresser aux
informations que lui délivrait Thonon avec des grands airs de
conspirateur.
— Suivez-moi, reprit le préposé. Il est dans le 6-24. J’ai
retenu le numéro… C’est pas tous les jours que les corps nous
arrivent en pièces détachées, pas vrai ?
Thonon partit d’un grand rire aussi déplacé que possible
dans un endroit à ce point sinistre. Avec ses airs de tout savoir,
ce lampiste n’avait même pas pris la peine de vérifier l’identité
de ses visiteurs. DST ? O.K., pas de problème. D’un autre côté,
pour toute particulière qu’elle fut, l’attaque du musée n’était
sans doute qu’un fait divers parmi d’autres. La presse s’en était
emparée, mais les policiers parisiens avaient sans doute mieux à
faire que de découvrir l’identité d’un mort inconnu dans une
banale affaire de vol.
Le gardien précéda donc les trois hommes dans une grande
chambre à l’atmosphère plus froide encore que celle de la salle
de réception. Des dizaines de tiroirs chromés s’alignaient le long
des murs. Thonon s’approcha de celui qui portait le numéro 6-
24 et tira la poignée d’un coup sec. Le mécanisme coulissa en
silence. Le cadavre du Harkan, grossièrement réparé, était
couché à même le métal. Des images de Frankenstein, le chef
d’œuvre de James Whale, défilèrent dans l’esprit de Parker.
Malgré toute sa maîtrise, il réprima un frisson.
— Ils l’ont recollé à la va-vite, expliqua Thonon. De toute
manière, ils vont devoir le découdre pour pratiquer l’autopsie.
Enfin, maintenant, c’est vos gars qui vont s’en occuper, je
suppose…
Sans s’engager autrement, Parker fit un signe de tête
affirmatif.
— Je vous amène une civière, fit Thonon en disparaissant
dans le couloir.
48
Dix secondes plus tard, il reparaissait, poussant une civière
montée sur roue. Sur le plateau, un sac de plastique noir
attendait de recevoir le corps.
— Z’allez me donner un coup de main, décida Thonon. Il est
pas léger le type… C’est que du muscle.
D’un geste de la main, Parker montra le corps à ses deux
hommes de main. Ils écartèrent Thonon sans ménagement.
Saisirent le Harkan comme s’il s’agissait d’une simple poupée
grandeur nature et le glissèrent dans le sac de plastique. D’un
geste sec, Parker referma le zip…
— Je vous remercie, monsieur Thonon, fit encore Parker à
l’adresse du gardien.
— C’est mon boulot, m’sieur, fit Thonon. Pas de problème…
J’vous demanderai juste de me signer la décharge à la sortie.
— Tout à fait normal, approuva Parker.
Après avoir rempli et signé les formulaires, Parker et ses
deux complices poussèrent le brancard jusqu’à la double porte.
Lorsque Bayllock les vit apparaître, il sursauta. Il s’était attendu
à un coup de force et, finalement, l’équipe semblait simplement
s’être absentée pour faire son marché.
Bayllock descendit de voiture et ouvrit le coffre, assez grand
pour abriter une « Smart ». Avec des gestes précis, les deux
porte-flingues glissèrent le corps sur le plancher, avant de
repousser le brancard contre la façade de la morgue, tandis que
Bayllock refermait le coffre, qui claqua telle une gueule.
— Voilà une opération rondement menée, fit Parker avec une
évidente satisfaction.
— PARKER !
Le nom résonna tel un coup de fouet dans l’étroit passage.
— Qui c’est celui-là ? s’étonna Bayllock en se tournant vers le
sommet du plan incliné.
Un homme se tenait à l’extrémité du passage. À contre-jour,
il était impossible de distinguer ses traits, mais le type était
grand, costaud, cela ne faisait aucun doute. Et il braquait une
carabine avec nonchalance comme s’il s’agissait d’un accessoire
tout à fait logique d’exhiber dans Paris à l’entrée du XXIe siècle.
Deux autres types, armés d’automatiques, vinrent rejoindre le
premier.
49
— Je peux savoir où tu comptes te rendre avec ce cadavre ?
lança l’homme à la carabine.
Parker sortit lentement de derrière le véhicule. Les mains
levées vers le ciel, un sourire sur le visage. Du coin de la bouche,
presque sans bouger les lèvres, il lança à l’adresse de Bayllock :
— Dans la voiture !…
Bayllock hésita, tandis que Parker haussait le ton.
— DANS LA VOITURE !…
Cette fois Bayllock réagit, s’installa d’un bond au volant.
Dans le même temps, Parker baissait les bras. Presque comme
par magie, il se retrouva avec un automatique dans chaque
main, pour faire feu en rafales, arrosant l’extrémité de l’allée.
Les trois silhouettes bondirent de côté, pour se mettre hors
de portée des projectiles qui transformaient l’étroit passage en
un déluge de béton pilé et de briques déchiquetées.
— Fonce ! cria Parker en sautant sur le siège passager. Le
pied au plancher !
Bayllock enfonça la pédale des gaz. Le tout terrain bondit
dans un crissement de pneus torturés. L’odeur de gomme brûlée
envahit l’habitacle. Deux silhouettes surgirent devant le capot,
carabines braquées. Bayllock vit les points lumineux de visées
laser courir sur le pare-brise, mouches de feu mouvantes. Il
faillit lever le pied, mais Parker hurla à nouveau :
— FONCE !
La voiture déboula de l’allée tel un bouchon de champagne.
Le premier tireur appuya sur la détente de sa carabine. La
moitié du pare-brise se couvrit d’une toile d’araignée blanche,
côté passager. Bayllock continua donc sur sa lancée… et vit le
second tireur sauter par-dessus la voiture comme s’il s’agissait
d’une simple taupinière. Un coup d’œil dans le rétroviseur. Le
tireur retomba sur la chaussée, derrière le véhicule, en pliant à
peine les jambes. Bayllock n’avait jamais vu personne faire ce
genre de choses, sauf…
— Des Harkans ? siffla-t-il entre ses dents. Je croyais que ces
types étaient avec nous.
— Contente-toi de conduire, jeta Parker. Direction Orly !…
Sans insister, Bayllock prit la direction de l’ancien aéroport
principal de Paris.
50
Soucieux, Parker composa un numéro raccourci sur son
portable. La voix de Ghost siffla dans son oreille.
— Monsieur Parker ?
— Nous avons le corps, monsieur…
— Très bien… Je n’en attendais pas moins de vous…
— Nous avons rencontré une légère résistance…
— La police ?
— Non, les hommes de Léonard…
Le silence se prolongea à l’autre bout de la ligne. Parker
imaginait le visage sans traits de Ghost, incapable d’exprimer la
moindre émotion.
— Monsieur ?
— Je suis là, Parker. Je suis là. J’aurais dû me douter que
cela arriverait… Vous êtes en route pour Orly ?
— Oui, monsieur…
— Je vous envoie immédiatement des renforts et je m’assure
que tout sera prêt pour votre arrivée… Vingt minutes ?…
— Mettez trente, monsieur. La circulation est assez dense.
— Je compte sur vous Parker… Il me faut ce corps. L’avenir
de notre organisation en dépend.
— L’affaire sera menée à bien, monsieur, n’ayez crainte.
Dans le cas contraire, c’est que tout le monde sera mort…
Parker coupa la communication, jeta le téléphone portable
avec rage sur le plancher de la voiture. Léonard et ses sbires.
Depuis le fiasco du Tampa Stadium3, ils étaient retournés dans
leur trou, mais l’affaire du musée avait dû éveiller leur méfiance.
Les Gardiens. Toute action entraîne une réaction : une loi
fondamentale de la nature. Mais, dans ce cas, Parker s’en serait
bien passé. Il jeta un coup d’œil inquiet au rétroviseur.
— Nous ne sommes pas suivis ?
— Non, fit Bayllock.
— Soyez attentifs, lança Parker à l’adresse des deux types à
l’arrière.
Il se retourna pour ponctuer son ordre. Le porte-flingue assis
à droite, la tête tournée, avait déjà les yeux braqués sur la
circulation. L’autre demeurait assis bien droit, le regard vide.
51
Une balle lui avait creusé un trou parfaitement rond au milieu
du front.
— Bon sang, marmonna Parker. C’est reparti…
— Quoi ? demanda Bayllock. Qu’est-ce qui est reparti ?
— La guerre ! fit Parker.
52
7
53
— Ils n’avaient plus de cuir chevelu. Sur certains, l’opération
a été tellement violente qu’une partie de l’os du crâne manquait
également.
— Cela écarte totalement la thèse de la bête sauvage, décida
Bob. Aucune bête ne scalpe ses proies… C’est une pratique
humaine… Et encore, surtout dans les westerns.
Verdon accepta la remarque en toussotant. Il se gratta
encore nerveusement le menton, en signe de perplexité et de
gêne.
— Oui, dit-il finalement. C’est… c’est bien ce que nous avons
conclu. Mais… Mais monsieur Curtis, le producteur du film,
possède des amis bien placés dans la police… Il leur a fait son
petit laïus sur les gardes privés, les sommes importantes en
jeu… Et, pour finir, d’après mes informations, il a menacé
d’aller tourner ailleurs. Alors bon… La théorie de la bête
sauvage est devenue la version officielle, mais…
— On vous a demandé malgré tout de venir traîner ici pour
tenter de faire avancer l’enquête et éviter d’éventuelles
nouvelles victimes, enchaîna Morane. L’éternel logique du
double discours…
L’appât du gain prenait, comme souvent, le pas sur le bien-
être des individus. Bob avait beau rencontrer ce genre de
situation presque chaque jour, dans les journaux ou dans sa
propre vie, il ne s’y habituait jamais vraiment. La banalisation
de ce genre de comportement ne faisait rien pour calmer sa
révolte. Et savoir qu’en plus, il ne pouvait presque rien y
changer, n’arrangeait guère les choses.
— Ces types préfèrent se remplir les poches et voir les
cadavres s’accumuler, gronda-t-il. Et encore… Ça leur ferait de
la pub…
— Ça leur fait déjà de la pub, observa Verdon d’un air désolé.
Plusieurs journalistes de magazines à sensation ont tenté de me
soutirer des informations. Les sommes qu’ils m’ont proposées
pourraient couvrir plusieurs mois de mon salaire…
Tout en parlant, les deux hommes avaient atteint le bord de
la rivière. Un fouillis de roseaux et de plantes grimpantes. Bob
fit encore un pas, jeta un coup d’œil à gauche, puis à droite.
C’est sur la droite que son regard accrocha un détail qui ne
54
collait pas avec le décor. Il avança vers l’aval. Le courant
gargouillait gaiement sur de grosses pierres affleurant à la
surface de l’eau. Une musique champêtre que Bob ne pouvait
vraiment apprécier. Pas après le massacre qui avait eu lieu en
cet endroit.
— Regardez, fit-il à l’intention de Verdon. Vos hommes
auraient vraiment dû pousser leurs recherches un peu plus
avant…
Bob s’approcha davantage encore de la rive pour désigner ce
qui ressemblait à un bout de chiffon accroché aux branches d’un
arbre courbé au-dessus du courant. Il se pencha pour l’effleurer
du bout des doigts.
— Des cheveux… constata-t-il sur un ton lugubre. J’ai
retrouvé un de vos scalps, inspecteur…
Le visage du jeune policier vira au gris. Il déglutit à plusieurs
reprises, sans pouvoir dire un mot.
— Je crois, ajouta Bob, que vous pouvez ameuter vos
hommes. Il y a encore pas mal de choses à découvrir. Et, si
notre monsieur Curtis fait des siennes, je m’arrangerai pour lui
faire comprendre que la présence des spécialistes de la police
scientifique est une nécessité, s’il ne veut pas que le reste de son
équipe finisse découpé en rondelles… Attendez…
Morane avait remarqué une particularité du paysage,
invisible depuis les lieux du drame. Il devait en être certain,
mais… Il marcha en direction d’un massif de ronces dont la
forme l’avait intrigué. Du coude, pour ne pas s’écorcher les
mains aux épines, il écarta une épaisseur de feuillage… pour
découvrir un mur de béton, haut d’à peine un mètre cinquante
et qu’il longea en direction de la rivière.
— C’est bien que ce que je pensais, lança-t-il à Verdon. Un
ancien collecteur d’égouts. Probablement pour rejeter les eaux
usées du Château…
— Ce genre d’installation n’est plus conforme, commenta
Verdon.
Après avoir dégagé un étroit passage, Bob se hissa sur le
sommet du collecteur. Marqua un temps d’arrêt. Les ronces
avaient été arrachées, repoussées dans toutes les directions. Au
centre de la plate-forme de béton, le couvercle d’une bouche
55
d’accès était déposé de traviole sur l’entrée d’un puits large d’un
bon mètre cinquante. Bob recula d’un pas, se pencha vers
Verdon.
— Je crois avoir trouvé la tanière de notre créature…
Puis ses yeux se portèrent vers le Château qu’il apercevait de
son poste d’observation légèrement surélevé. Une ligne droite
reliait le collecteur au bâtiment. La « chose » avait donc accès
au collecteur principal situé quelque part dans les caves du
Château et, de là…
— Nous allons avoir besoin de matériel, fit Bob.
— Du matériel ? s’étonna Verdon. Pourquoi ?
— Pour aller à la chasse au monstre, évidemment !
— Mais… Il faut d’abord que j’informe mon supérieur… le
commissaire. Et puis le préfet voudra sans doute…
— Écoutez, coupa Morane. Si nous attendons que vos
services se mettent en branle, que les décisions soient prises,
que notre bon monsieur Curtis fasse de l’obstruction, la nuit
sera tombée. Et je connais le comportement des créatures
sauvages… La nuit est leur royaume. Si nous ne voulons pas
qu’il y ait d’autres victimes, il faut y aller maintenant. Si cela
vous pose un problème, je descendrai seul dans ce collecteur.
Vous n’aurez qu’à dire à vos supérieurs que je vous ai faussé
compagnie…
Verdon mesura la situation pendant quelques secondes
encore. Bob Morane semblait décidé à mettre son plan à
exécution, et Verdon le connaissait de réputation, savait qu’il
n’était pas homme à abandonner. Il se décida brusquement,
lançant à l’adresse de Morane :
— Venez… J’ai peut-être ce dont vous avez besoin dans le
coffre de ma voiture…
56
casques, deux matraques et quelques grenades de gaz
lacrymogènes.
— Vous avez là de quoi refaire mai 68 dans votre jardin,
remarqua Bob en soupesant un gilet pare-balles.
Découpé dans un matériau de dernière génération, ledit gilet
était extraordinairement léger. Un grand « POLICE » tracé en
blanc se détachait sur le dos.
— Ça peut arrêter n’importe quel type de projectile, expliqua
Verdon. Même une balle de Magnum 44 tirée à bout portant
serait arrêtée par les fibres composites. Évidemment, ce n’est
pas garanti sans douleur… ni os brisés…
— Du moment que cela arrête les griffes de la créature, dit
Morane. Normalement, elle n’est pas armée… Elle n’en a pas
besoin en fait…
Les deux hommes s’entraidèrent pour enfiler les gilets qui,
bien que légers, n’en étaient pas moins encombrants. Ensuite,
ils glissèrent chacun un automatique chargé dans des logements
prévus à cet effet sur les flancs de chaque gilet. Finalement, ils
engagèrent d’un mouvement de poignet une cartouche dans le
canon de leurs fusils à pompes.
— Vous avez des lampes de poche ? demanda Bob.
Verdon plongea la main dans un sac pour en ressortir deux
lampes torches halogènes, qui se fixaient sur l’épaule des gilets
grâce à une attache velcro.
Le policier refermait le coffre de la voiture lorsque des
hurlements éclatèrent, venant de l’intérieur du château.
— Ils ont commencé à tourner ? s’étonna Verdon.
— Je ne crois pas, fit Bob. Je connais des acteurs
convaincants mais là, ce sont de vrais cris de terreur… Venez !
Les deux hommes enfilèrent les escaliers du perron au pas
de course. Ils déboulèrent dans le grand hall d’entrée sans
prendre le temps d’apprécier la qualité de la décoration, des
boiseries ou des tapisseries, toutes choisies avec goût par la
femme du premier propriétaire des lieux et restées en l’état
depuis le début du XXe siècle. De nouveaux cris montèrent,
venus de l’étage.
— Le grand escalier, cria Bob. Verdon, vous prenez à gauche,
je prends à droite.
57
Les deux hommes grimpèrent les marches quatre à quatre.
Bob tenait son fusil à pompe serré contre sa poitrine. Lorsqu’il
atteignit le palier, il tendit l’oreille. Des bruits de luttes, des
grognements et d’autres cris venaient de l’arrière du bâtiment.
Le premier étage était constitué d’un long couloir-galerie, qui
suivait les quatre façades et était éclairé par de grandes portes-
fenêtres. Impossible donc de voir au-delà du coude que formait
la galerie.
Un nouveau hurlement.
— Par là ! cria Bob à l’adresse de Verdon.
La course reprit. Lorsque les deux hommes débouchèrent
dans la galerie est, ils marquèrent un temps d’arrêt. L’équipe du
tournage était réunie à l’extrémité du couloir… mais quelque
chose ne tournait pas rond. Le matériel était jeté en travers du
plancher, une porte-fenêtre avait explosé… Et puis qu’est-ce
que… ? Morane parvint enfin à interpréter ce qu’il voyait. Deux
corps au moins gisaient sur le sol, noyés dans des mares de
sang. Une silhouette de cauchemar se penchait sur une
troisième victime. La créature devait mesurer plus de deux
mètres. Elle brillait d’une étrange clarté rouge orange, striée de
noir. Bob la voyait de dos, penchée sur un corps inanimé. « Pas
Rachel ! pensa Morane. Faites que ce ne soit pas Rachel ! ». Il
pouvait juger sans mal de la masse musculaire impressionnante
de la créature. Sur son dos il pouvait également discerner une
sorte de crête, proche de celle de certains reptiles.
D’un mouvement réflexe, Bob épaula et appuya sur la
détente de son fusil à pompe. La déflagration secoua tout le
couloir. La balle atteignit la créature, qui se redressa en
poussant un hurlement. Elle fit face à son attaquant. Bob n’avait
jamais vu pareille… chose. La tête, énorme, était prolongée par
deux mâchoires disproportionnées, plantées d’au moins trois
rangées de dents longues comme des couteaux. Ses bras,
rappelant ceux des singes anthropoïdes, étaient prolongés par
des mains hors de toute mesure, elles-mêmes terminées par des
griffes recourbées telles des faucilles. Dans une de ces mains,
Bob distingua deux trophées sanglants : les scalps des hommes
étendus à ses pieds.
La bête chargea.
58
— Oh, mon Dieu non ! murmura Laurent Verdon, juste
derrière Bob.
Morane avait déjà affronté pas mal de bêtes sauvages mais,
là, il sentit l’adrénaline noyer son système nerveux, son cœur
s’emballer, la sueur tremper son corps. Une peur primaire le
saisit à l’aspect de cette créature fantasmagorique, qu’aucun
biologiste ou zoologiste n’aurait assurément pu identifier, et qui
déboulait sur lui. Le mot « démon » monta à ses lèvres.
Finalement l’instinct de survie prit le dessus. Il épaula en
réarmant son fusil… tira… réarma… tira… Des gestes
parfaitement enchaînés. Le dessus de la boîte crânienne de la
chose volait en éclats. La bête trébucha, mais poursuivit sa
course… tandis que les tissus et les os de son crâne se
reformaient, soudés par des volutes de cette lueur orangée
émanant de tout son corps.
La bête continuait à bondir.
— À terre ! cria Morane.
Verdon n’avait pas attendu cet avertissement pour s’allonger
sur le parquet de la galerie. Emportée par son élan et sa fureur,
la créature passa au-dessus des deux hommes, puis retomba en
roulé-boulé. Immédiatement, elle se redressa lentement pour
occuper à nouveau l’espace de toute sa hauteur.
La créature s’apprêtait à charger une seconde fois, mais elle
hésita. Elle secoua la tête, comme si elle cherchait à s’éclaircir
les idées. Un comportement étonnement humain pour une
chose qui, du moins en apparence, ne l’était nullement. Une
grimace de gargouille tordit sa face, puis elle se saisit la tête à
deux mains et poussa un cri de souffrance déchirant. D’une
pièce, elle effectua un demi-tour et partit en courant vers
l’extrémité de la galerie. Son arme braquée, Morane s’apprêtait
à se lancer à sa poursuite lorsqu’une voix appela :
— Bob !… Oh, mon Dieu, Bob !…
Rachel Vandendooren venait de jaillir en courant d’une des
pièces donnant sur le couloir. Le visage baigné de larmes, elle
n’avait plus rien de la jeune fille déterminée qui s’était un temps
élevé contre les consignes de Richard Curtis, le producteur. Elle
se jeta dans les bras de Morane, écrasant son visage contre le
59
gilet pare-balles comme pour tenter de se rapprocher plus
encore de son sauveur. Morane la tint à bout de bras en disant :
— C’est fini Rachel, calmez-vous… Que s’est-il passé ?…
Un à un, les autres membres de l’équipe de tournage
sortaient de la pièce où ils s’étaient réfugiés. Bob comprit
aussitôt pourquoi tous se montraient si heureux de son
intervention. La pièce en question n’avait qu’une seule issue.
Après avoir massacré ses trois premières victimes, le monstre se
serait sans doute jeté sur les dix autres membres de l’équipe.
— Allons, que s’est-il passé ? répéta Bob en attirant Rachel
dans la petite pièce afin de lui éviter le spectacle des trois corps
étendus dans le couloir.
— Nous étions en pleine répétition, expliqua la jeune fille en
réprimant ses sanglots. Nous étions en pleine répétition… Et
cette chose a surgi au bout du couloir, en grognant. Elle a
chargé… Nous nous sommes réfugiés ici, mais le perchiste et
deux types de la lumière ont voulu la retenir… Ils… Nous nous
sommes rendu compte qu’il s’agissait sans doute de la même
créature qui a attaqué l’équipe de repérage… Mais… Mais
qu’est-ce que c’est que cette horreur ?
— Aucune idée, avoua Bob. Vraiment aucune idée. Mais ce
dont je suis certain, c’est qu’il ne s’agit pas d’un animal sauvage,
ou enragé, ou échappé d’un cirque. Ou alors les cirques de la
région possèdent de drôles de trucs dans leurs musées de
phénomènes…
Verdon avait à son tour pénétré dans la pièce.
— Vous êtes toujours décidé à aller traquer cette… chose
dans le collecteur ? interrogea-t-il à l’adresse de Morane.
Bob laissa errer son regard sur les quelques personnes
réunies dans la petite pièce richement décorée, puis il abaissa
les yeux vers Rachel. La jeune fille s’était calmée, son visage
avait retrouvé toute sa paisible beauté.
— Vous allez prendre contact avec vos équipes
d’intervention, fit Bob à l’intention de Verdon. Dites-leur de
rappliquer ici au plus vite. Il faut boucler le périmètre pour que
cette brute ne puisse se perdre dans la nature… Je vais tenter de
découvrir où elle se cache avant qu’elle ne décide de changer
d’air…
60
— Seul ? s’étonna Verdon.
— À moins qu’un de ces messieurs ne veuillent
m’accompagner, fit Bob.
L’équipe de tournage, une demi-douzaine d’hommes, une
scripte et une maquilleuse, faisait penser aux survivants d’un
film catastrophe. L’air défait, le visage hagard, certains ne
pouvaient détacher leurs yeux des trois corps étendus dans la
galerie. Bob savait qu’ils étaient tous en état de choc, que
l’acceptation de ce qu’ils avaient vécu viendrait plus tard… lors
de nuits de cauchemars sans doute, quand ils revivraient,
encore et encore, en rêve, ces instants de pure terreur.
— Je vais avec vous, Bob !…
La voix de Rachel avait repris toute sa fermeté. La volonté
brillait dans son regard.
Morane secoua doucement la tête.
— Pas question, Rachel. S’il vous arrivait la moindre chose,
votre père me ferait pendre haut et court sur la Grand Place de
Bruxelles.
— Vous savez que la peine capitale n’existe plus en
Belgique…
— Joris s’arrangerait pour la faire remettre en vigueur pour
une seule exécution : la mienne.
Rachel secoua la tête.
— Je ne veux pas rester ici en sachant que vous allez
affronter cette… cette chose.
La voix de la jeune fille s’était faite plus ferme encore. Dans
le même temps, elle arracha le fusil à pompe que Verdon tenait
mollement. Elle l’arma d’une seule main, projetant le canon vers
le haut et abaissant dans le même mouvement la poignée de la
pompe et la remonter. La cartouche glissa dans la chambre
tandis que la culasse se refermait avec un claquement sec.
— En plus, Bob, compléta Rachel, vous avez promis à mon
père de ne pas me quitter des yeux. Et voyez ce qui est arrivé
lorsque vous vous êtes éloigné…
— Je n’ai pas envie de vous exposer inutilement au danger et
je…
— Donnez-moi votre gilet, inspecteur, lança Rachel.
61
Toujours hébété, Verdon détacha son gilet pare-balles avant
de le tendre à la jeune fille. Elle l’enfila avec naturel par-dessus
son T-shirt, avant de vérifier que les automatiques demeuraient
solidement maintenus dans leurs étuis.
— Alors, dit-elle enfin. On y va ?
Bob leva les yeux au ciel. Était-ce la même jeune fille qui,
quelques minutes plus tôt, s’était écroulée contre sa poitrine,
choquée par la violence de l’attaque de la créature ? L’adage
« souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie » s’avérait une fois
encore tout à fait d’actualité.
— Les demoiselles en détresse ne sont plus ce qu’elles
étaient, commenta Morane en suivant des yeux Rachel qui
s’éloignait vers l’extrémité du couloir. Verdon !
Le policier s’extirpa de la torpeur dans laquelle le drame
l’avait plongé. Il regarda Bob Morane comme s’il le voyait pour
la première fois. Il semblait soudain réaliser que Rachel lui avait
« emprunté » son gilet pare-balles et son arme.
— Faites ce que je vous ai dit, cria Morane en s’élançant pour
rattraper la jeune fille. Je crois même que vous pourriez
contacter l’armée… si l’on veut bien vous croire.
62
— À quoi bon, de nos jours, avoir un diplôme du
conservatoire pour obtenir un rôle, railla Bob. Mais vous étiez
moins fanfaronne tout à l’heure…
— Et vous, Bob. Vous rigoliez sans doute… ?
Bob dut admettre qu’elle marquait un point. Il n’était pas de
ceux qui perdaient rapidement leurs moyens, mais il savait
aussi que celui qui ne connaît pas la peur court inévitablement à
sa perte. Et il devait reconnaître que, lorsqu’il avait vu les tissus
de la boîte crânienne de la créature se refermer comme par
enchantement, son cœur avait cessé de battre pendant une
seconde. Le coup de la sueur froide. À quoi, à qui avait-il donc
affaire ? Et, surtout, comment cette chose monstrueuse avait-
elle échoué dans ce Château oublié dans la banlieue parisienne ?
Il ne fallait pas être Sherlock Holmes pour comprendre que la
créature n’était pas là depuis des lustres. Elle se comportait avec
une telle violence aveugle, que sa présence aurait été remarquée
auparavant si elle avait fait des lieux son terrain de chasse
depuis des mois, voire des années.
— Vous resterez derrière moi, Rachel, fit Morane sans la
moindre équivoque. Et si la chose nous attaque, vous détalez
aussi vite que possible et vous me laissez faire.
Bob assura sa prise sur le fusil à pompe. Les sens aux aguets,
il entreprit de suivre la piste sanglante qui descendait le grand
escalier. Arrivé dans le hall, il ne dut par faire preuve d’un grand
esprit de déduction pour comprendre où la créature s’était
rendue. La trace rouge disparaissait sous une porte menant aux
caves. En passant, Bob nota que la « créature » était assez
subtile pour ouvrir une porte et la refermer derrière elle. Un
comportement qui n’avait rien d’animal.
— Postez-vous à gauche de la porte, lança-t-il à Rachel.
Soyez prête…
D’une tape sur son épaule, Morane alluma la lampe torche
intégrée. Il s’avança, fusil braqué. Posa la main sur le bec de
cane. Ouvrit la porte à la volée.
Le faisceau de la lampe éclaira un escalier à pente raide, qui
s’enfonçait dans l’ombre. Une forte odeur d’humidité, mêlée à
celle, plus piquante, des égouts, montait en bouffées.
63
— Joli petit lieu de villégiature, dit Bob. On descend… Si
vous êtes toujours d’attaque, Rachel ?
— Pourquoi changerais-je d’avis ?
Bob posa le pied sur la première marche.
La lampe halogène, particulièrement puissante, découpait
un cône d’une blancheur éclatante dans l’ombre de la cage
d’escalier. De la poussière, des vermines fuyantes, des mousses
se révélaient sous une lueur blafarde, quasi lunaire.
Un claquement sec se répercuta à plusieurs reprises dans
l’étroit passage.
— Plus de jus, commenta Rachel.
Elle venait de faire jouer le petit interrupteur à l’ancienne
fixé au mur de la cage d’escalier.
— On s’en serait douté, fit Morane.
Vingt-deux marches, Bob les compta par habitude,
séparaient le haut de l’escalier du sol de la cave. Un sol de terre
battue où brillaient çà et là des flaques d’eau noire comme de
l’anthracite poli. La rivière n’était pas très loin et des
infiltrations souterraines avaient transformé les caves en
immenses éponges. Le plafond, voûté, disparaissait en plusieurs
endroits sous des agglomérats de mousses blanchâtres. Du
salpêtre et des colonies de cryptogames. Le merveilleux Château
reposait sur des bases rongées par l’humidité et la moisissure.
Bob se courba légèrement pour éclairer le sol. Dans la terre
battue, les traces, de moins en moins nombreuses, étaient plus
difficiles à repérer. Pourtant, en vieil habitué de l’aventure, Bob
réussit rapidement à se repérer, avant d’indiquer la partie
gauche des sous-sols.
— C’est par-là que se trouve la rivière, chuchota-t-il. C’est
par là aussi que débouche l’ancien collecteur…
— Le collecteur ? s’étonna Rachel. Quel collecteur ?
— Un vieux conduit de brique et de béton qui servait sans
doute à récolter les eaux usées et à les déverser dans la rivière.
C’est par là que la créature s’est introduite dans le Château.
Ils reprirent leur progression dans la cave noyée d’obscurité.
Tous les dix pas, Morane effectuait un large balayage de sa
lampe de droite à gauche, afin de chasser les ombres des
moindres recoins. À plusieurs reprises, ils faillirent faire feu,
64
saisis par une forme véloce… qui s’avérait finalement n’être
qu’un rat en goguette ou un produit de leur imagination.
— Regardez Bob ! fit soudain Rachel.
Ils avaient atteint l’extrémité de la cave. Devant eux, un mur
de briques sales, couvert de moisissures visqueuses. Et une
porte entrouverte.
— Nous devons nous trouver aux limites du périmètre
délimité par les murs du Château, constata Bob. Quelque part
sous les serres. À propos de serres, Curtis et votre metteur en
scène, où étaient-ils pendant que vous répétiez ? Je les ai
aperçus en grande conversation lorsque je suis arrivé sur les
lieux de l’attaque avec Verdon… Mais, au retour, je ne sais pas…
— Curtis n’arrêtait pas de discuter pendant que nous nous
préparions, expliqua Rachel. Alors, le metteur en scène l’a attiré
à l’écart pour lui expliquer un truc… Curtis est plutôt sympa,
mais il sait aussi être envahissant…
— Finalement, cela n’a que peu d’importance, conclut
Morane en s’approchant de la porte.
Un vieux cadenas rouillé pendait tristement à une chaîne,
fixée elle-même au mur par un large anneau corrodé lui aussi
par le temps. Bob posa la main à plat sur le panneau et poussa
doucement. La porte racla le sol mais s’ouvrit tout à fait sans
trop résister.
— L’aventure continue, souffla Rachel si près que Morane
sentit son souffle sur sa nuque.
Lorsqu’ils eurent franchi la porte, une odeur pestilentielle
leur sauta aux narines. Ce n’était plus les égouts, l’humidité ou
la pourriture. Mais l’odeur, reconnaissable entre toutes, de la
chair. Bob se mit immédiatement à balayer l’endroit de sa
lampe torche. Il s’agissait d’une grande pièce carrée qui servait
peut-être autrefois de débarras. Les squelettes de quelques
meubles, de vieux cadres vidés de leurs toiles, des objets que le
temps avait réduits à l’état de détritus informes, jonchaient les
lieux. Mais l’odeur venait d’ailleurs.
— C’est ce que je crois ? demanda lentement Rachel alors
que le faisceau de sa lampe s’arrêtait sur le même pan de mur
que celle de Morane.
— Ça m’en a tout l’air, approuva Bob.
65
Des débris de meubles avaient été jetés contre un mur, pour
former comme un nid grossièrement façonné. Deux vieilles
couvertures, trouées et déchirées, tapissaient la partie centrale
de refuge. Au-dessus, des scalps étaient cloués à même la brique
à l’aide de débris métalliques faisant office de clous.
C’était de ces trophées macabres que venait l’odeur de
viande avariée.
— C’est la tanière de cette… chose ? murmura Rachel. C’est
bien ça ?
Bob opina sans dire un mot. Son esprit de déduction tournait
à pleine vitesse. Ce n’était pas le repaire d’une bête. Un animal
n’accumule pas des trophées comme ces scalps. Pas plus qu’un
animal – sauf un oiseau ou un kangourou – ne se déplace avec
aisance sur ses membres postérieurs. Pendant quelques
minutes, là-haut, Bob avait cru avoir affaire à une espèce de
grand singe dégénéré, une pauvre bête victime de la folie des
vivisectionnistes. Ou encore à un canular, un orang-outang
déguisé et dressé, lointain parent de l’assassin de la rue Morgue
d’Edgar Poe. Mais ce qu’il avait sous les yeux démentait toutes
ces théories. La créature possédait une indépendance d’esprit
qui n’avait rien de bestial. On se trouvait en présence d’une
entité douée d’un processus de pensée proche de celui de l’être
humain. Une créature qui chassait, non seulement pour vivre,
mais pour accumuler des trophées dans un endroit secret… Une
tanière ?… Ou autre chose… Pendant quelques secondes encore,
Bob observa l’enchevêtrement des meubles et des objets contre
la muraille… et une nouvelle vague d’effroi le submergea.
— Ce n’est pas seulement une tanière, laissa-t-il tomber.
C’est un… un lieu de prière… Un temple en quelque sorte…
— Comment ? s’étonna Rachel. Que voulez-vous dire, Bob ?
— Ces chaises-là, la façon dont elles sont assemblées… Et
cette table, elle ressemble à un autel… Et ces scalps sont placés
selon un arrangement particulier. On dirait…
— Un arc de cercle, fit Rachel. Sauf qu’il manque encore
deux trophées pour le compléter…
— Une porte ! termina Bob. Cela fait penser à une porte.
Il ne dit plus rien, mais il s’interrogeait sur cette « porte »…
Sur sa forme. Il avait déjà vu ça quelque part, mais où ? La
66
mémoire lui faisait défaut… Mais cela ne durerait pas. Il devait
se souvenir.
— Et la créature, s’enquit Rachel. Où est-elle ?
Un feulement rauque, venant de l’autre côté de la pièce,
répondit à cette question.
67
8
68
Bayllock stoppa et Parker sortit de la voiture sans prononcer
un mot et gagna le hangar. Une fois à l’intérieur, il fit signe à
deux hommes qui se tenaient de faction devant un petit bureau
constitué de grands panneaux de plexiglas opalescent.
— Nous avons un client sur la banquette arrière, fit Parker.
Occupez-vous de le faire disparaître.
En se tournant vers le fond du hangar, Parker aperçut deux
grandes semi-remorques reliées entre elles par un couloir en
accordéon. Ces deux monstres de la route n’étaient pas là
lorsqu’il avait quitté le QG de l’Organisation le matin même. Il
s’en approchait lorsque son portable vibra.
— Parker ? Vous êtes à Orly ?
Ghost n’avait jamais besoin de se présenter. Sauf lorsqu’il lui
prenait l’étrange idée de programmer la puce qui suppléait à
l’absence de ses cordes vocales pour qu’elle imite une voix autre
que la sienne.
— Oui, monsieur, expliqua Parker. Nous sommes arrivés au
QG sans encombre. Nous avons récupéré le corps du Harkan.
— Les camions sont là ?
— Oui, monsieur.
— Très bien. Montez à bord et demandez au Professeur
Sherwood d’effectuer les tests préliminaires. Si tout se passe
selon mes plans, vous ne tarderez pas à avoir un sacré travail…
La communication fut interrompue.
Parker gravit les quelques marches métalliques menant à la
porte d’accès du camion de droite. Comme il s’en doutait, cette
porte donnait sur un sas qui, lui-même, débouchait sur un
étonnant laboratoire ultra-moderne, dont la surface s’étendait
sur les deux camions. De l’intérieur, la jointure entre les deux
véhicules demeurait invisible.
— Professeur Sherwood ? lança Parker.
Un homme d’une quarantaine d’année, sec comme un vieux
branchage, les cheveux poivre et sel coupés en brosse, des
lunettes en demi-lunes perchées sur la pointe du nez, releva la
tête.
— Monsieur Parker, je présume ? fit l’homme en tendant une
main molle au nouveau venu. Vous correspondez effectivement
69
à la description que m’a faite notre… employeur commun, n’est-
ce pas ? Vous m’apportez le… spécimen ?
— Dans le coffre du quatre-quatre qui se trouve près du
grand volet de l’entrée. Nous avons été un peu secoués, et
j’espère que le « spécimen », comme vous dites, n’a pas trop
souffert.
Un petit rire, aussi sec que son propriétaire, secoua
Sherwood.
— Pas trop souffert ? Si j’ai bien compris, il a été
préalablement sectionné en deux par un… une chose, que je me
dois d’ailleurs de découvrir. Donc, à part le changer en steak
tartare, je ne vois pas le mal que vous auriez pu lui faire…
Roderick !
Un jeune homme d’une trentaine d’années, portant lui aussi
des petites lunettes en demi-lune, mais aussi gras que Sherwood
était sec, s’approcha en chaloupant entre les tables de travail.
— Oui, monsieur ?
— Prenez une civière dans le dépôt deux et ramenez-moi le
spécimen qui se trouve dans le coffre de la voiture de monsieur
Parker…
— Bien, monsieur…
Lorsque Roderick eût quitté le laboratoire, Parker s’empara
d’une petite éprouvette, qu’il secoua doucement en la tenant
entre le pouce et l’index.
— Que cherchez-vous exactement ? demanda-t-il finalement
à Sherwood.
— Ghost ne vous l’a pas dit ?
— J’écoute, je reçois des ordres et j’exécute. C’est tout. Mais
cette histoire du musée m’intrigue. Le but premier était
simplement de récupérer une plume… mais aujourd’hui, la
donne semble avoir changé…
— Pas tout à fait, fit Sherwood. Depuis Tampa, vous savez ce
que cherche notre patron…
— Les portes. Les accès au monde des Harkans… Ces choses
qui permettraient d’entrer en contact avec leur monde, de nous
donner leur puissance et de prendre le pouvoir…
— Et bien, cela n’a pas changé…
70
— Mais c’est cette Plume, qui serait une des clés, comme
l’était le Portrait de la Walkyrie, pourquoi ne pas la rechercher
dans le musée ? Ou tenter de retrouver ce voleur à la petite
semaine qui a fait sauter la moitié du bâtiment, avant de
disparaître dans la nature ?
Un nouveau rire sec secoua Sherwood.
— Qui vous dit que ce n’est pas ce que nous faisons,
monsieur Parker ? Ah, ah, notre spécimen !
Le dénommé Roderick venait d’entrer dans le laboratoire par
une porte située à l’autre extrémité de la pièce. Sans attendre,
Sherwood alla le rejoindre. Ensemble ils se chargèrent des
restes du Harkan, toujours enfermé dans un sac noir, et ils les
posèrent sur une table d’examen. D’un geste rapide, Sherwood
manœuvra la fermeture éclair du sac. Le corps du Harkan était
tel que Parker l’avait vu dans la morgue du Xe arrondissement.
Avec… Non. Quelque chose avait changé. Parker réalisa avec
stupeur que les grossières sutures que les hommes de la
médecine parisienne avaient réalisées pour recoudre le cadavre
s’étaient estompées pour laisser place à une cicatrice
blanchâtre, presque invisible.
— C’est impossible, murmura Parker.
— Je croyais que ce type avait été sectionné en deux,
s’étonna Roderick.
— Il l’était, confirma Parker. Lorsque nous l’avons récupéré à
la morgue, on l’avait rafistolé comme une vieille poupée de
son… Mais là…
Sherwood semblait soudain s’animer. Il s’écria :
— C’est formidable ! Je n’en attendais pas tant… Roderick,
nous allons simplement prélever un échantillon de tissu et nous
allons voir…
L’assistant découpa un morceau de peau au niveau de l’aine
du Harkan. Il coinça l’échantillon dans un petit récipient
rectangulaire en verre, qu’il glissa ensuite dans une espèce de
centrifugeuse. Parker regardait cela de loin, avec la méfiance du
béotien qui sait tout juste se servir d’un thermomètre. En
homme d’action un peu fruste, il cultivait une méfiance
instinctive envers des technologies biologiques, qui pour lui
tenaient de la sorcellerie. En plus, il ne se sentait jamais
71
vraiment à l’aise dans ce type d’officine. Un accident était si vite
arrivé… Il n’avait pas traversé la moitié de conflits larvés du
vingtième siècle pour finir dévoré de l’intérieur par un ennemi
invisible. Les armes de destruction massive, c’était sans doute
dans ce genre d’endroit que cela se fabriquait.
— Vous allez bien ? s’inquiéta Sherwood.
Parker se rendit compte que son front était couvert de sueur.
Il humectait ses lèvres de petits mouvements nerveux de la
langue, comme un alcoolique en manque… ou un type en train
de paniquer. Il se secoua et fit semblant de s’intéresser à ce que
faisait Roderick.
— Ça va, dit-il quand même, surpris de se rendre compte à
quel point sa voix tremblait. Je… Ça manque d’air ici…
Et il disparut rapidement par le sas de décontamination.
— Ah, ces mercenaires ! rigola Sherwood. Dès que l’ennemi
ne fait pas deux mètres de haut ou ne se ballade pas avec de
l’artillerie lourde, ils perdent tous leurs moyens…
Sans se préoccuper davantage de Parker, Roderick acheva de
régler ses appareils, puis il s’écroula dans une chaise à roulettes
qui faillit rendre l’âme sous son poids. D’une poussée, Roderick
se propulsa à travers le laboratoire pour aller se planter devant
une rangée de quatre moniteurs, reliés à un seul clavier.
— Je peux ? demanda Roderick, les mains suspendues à
quelques centimètres du clavier.
— Allez-y…, fit Sherwood.
Les dix doigts de l’assistant se mirent à courir sur le clavier
avec une incroyable dextérité. L’appareil dans lequel était glissé
l’échantillon de tissu prélevé sur le Harkan commença à
ronronner doucement. Les quatre écrans de contrôle prirent vie
l’un après l’autre. Des colonnes de chiffres défilèrent
rapidement, puis des graphiques colorés se mirent en place. Les
yeux du Professeur Sherwood allaient d’un écran à l’autre. On
eut dit un oiseau de proie qui, totalement immobile, cherchait à
sélectionner sa victime avant l’attaque. Soudain, il leva un doigt
et le pointa vers le deuxième écran en partant de la gauche.
Roderick interrompit ses manipulations.
— Vous voyez ce que je vois ? fit Sherwood.
72
Sur la représentation graphique colorée, des sphères se
séparaient pour donner naissance à deux entités parfaitement
semblables.
— Une division cellulaire ? s’étonna Roderick. Sur un
cadavre… ?
— Je m’en doutais, murmura Sherwood, lorsque Parker m’a
parlé du travail bâclé des médecins légistes… Cette cicatrice…
Comparez l’ADN de l’échantillon et celui du Harkan.
Les doigts de Roderick coururent à nouveau sur le clavier.
L’ordinateur exécuta la demande avec à peine une micro-
seconde d’attente. Pourtant, la base de données consultée ne se
trouvait pas dans le laboratoire, mais au cœur des installations
secrètes installées par Ghost. L’Usine, comme disait Sherwood,
non sans humour, pour désigner une série de laboratoires
qu’aucune université, ni aucune compagnie privée ne possédait.
Le top du top… Nécessaire pour les recherches entreprises par
Ghost. Ce centre névralgique de l’entreprise criminelle de
l’homme sans visage était relié aux diverses bases arrière, grâce
à des faisceaux satellites appartenant eux aussi à l’Organisation.
Comme le faisait régulièrement remarquer Ghost, rendre
service à certaines nations ne procurait pas que des avantages
en espèces sonnantes et trébuchantes. Le plus drôle était
qu’aujourd’hui, Ghost utilisait toutes ces technologies afin de
dominer ceux-là même qu’il avait servis. Le docteur Sherwood
trouvait l’ironie de cette situation délicieuse.
— Ça ne colle pas, constata Roderick après avoir effectué
trois fois le même test. L’ADN du prélèvement n’est pas le
même que celui du Harkan. C’est…
— Un corps étranger, conclut Sherwood… Étonnant…
Sans attendre, il activa le système de communication direct
qui lui permettait d’entrer en contact avec Ghost, quel que soit
l’endroit de la planète où il se trouvait. La voix désincarnée
résonna dans les deux baffles situés de part et d’autre du petit
bureau derrière lequel Sherwood avait pris place.
— Docteur Sherwood… Dites-moi que vous m’appelez pour
me donner de bonnes nouvelles…
73
— Je vous tire mon chapeau, monsieur, fit Sherwood. Je
m’étonne que vous ayez été capable de deviner les résultats des
tests… avant même qu’ils ne soient effectués.
— Il ne s’agit pas d’une devinette, fit Ghost. Mais plus
simplement d’une déduction à partir d’éléments autres que des
analyses scientifiques. Vous travaillez avec vos éprouvettes ; je
travaille sur l’information… Et, lorsque nos recherches se
recoupent, c’est que nous nous approchons du but.
— Vous savez comment retrouver la Plume ? demanda
Sherwood.
— Je sais en tous cas qu’elle ne se trouve plus dans le
musée… Et je sais aussi que ce n’est plus seulement elle que
nous cherchons. Enfin, disons plutôt que nous la cherchons… en
même temps qu’autre chose.
— La créature qui a assassiné votre Harkan, c’est ça ?
— C’est ça. Quel sont les résultats du prélèvement de tissu ?
— Comme vous l’aviez prévu, nous avons trouvé un corps
étranger dans les blessures du Harkan. Un corps étranger aux
propriétés de régénération pour le moins stupéfiantes.
— Je m’en doutais, fit Ghost presque dans un murmure. Je
m’en doutais.
— Comment, monsieur ?
— Dites-moi, docteur Sherwood, lorsque nous inventons une
arme, notre premier souci n’est-il pas d’en inventer une plus
puissante encore, pour éviter que nos ennemis ne nous égalent
et ne nous dépassent ?
— C’est évident, monsieur…
— Alors, pourquoi les choses seraient-elles différentes dans
le monde des Harkans ?
Les lèvres pincées, les sourcils arqués dans une expression
de surprise, le professeur Sherwood réalisa soudain ce que sous-
entendaient les paroles de Ghost.
— Un autre génération de Harkans, risqua-t-il. Vous
croyez… ?
— Une génération plus puissante, s’emporta Ghost, plus
forte, plus rapide, plus résistante… Capable de vaincre les
premiers Harkans comme ces derniers triomphent des
humains.
74
— Et cette créature était dans le musée ? s’étonna Sherwood.
— Pas exactement, fit Ghost après avoir retrouvé son calme.
Pas exactement. Mais je crois savoir où elle se trouve… Où est
Parker ?
— Il prend l’air, fit Sherwood sur un ton dédaigneux. Les
recherches le stressent…
— Ne vous moquez pas de lui, docteur. Sans son bras armé,
nous ne serions nulle part. Appelez-le et préparez une signature
génétique de l’échantillon prélevé sur le Harkan. Il nous faut
cette créature exceptionnelle. Et il nous la faut avant que
Léonard et sa clique ne comprennent ce qui est en train de se
passer.
75
9
76
L’être avança d’un petit bond. Il ne semblait pas pressé d’en
finir. De toute manière, il savait que les deux humains étaient
pris au piège… Au piège ? Bob n’en était pas sûr. Si la créature
était arrivée là en remontant depuis les bords de la rivière, le
collecteur devait y être relié. Mais son sens de l’orientation, sous
terre, pouvait lui avoir joué des tours. L’entrée du collecteur
s’ouvrait peut-être dans une autre pièce, dans un autre coin de
la cave qu’il n’avait pas encore exploré. Bob épaula tout de
même son arme. Il avait pu constater l’inutilité des balles contre
le monstre, mais c’était encore le seul moyen qu’il possédât pour
ralentir la charge afin de permettre à Rachel de s’échapper.
— Lorsqu’il s’approchera, souffla Bob à la jeune femme, je lui
tirerai dessus et je tenterai de l’attirer loin de la porte. Vous en
profiterez pour filer…
— Je ne vais pas vous laisser seul avec cette brute, fit Rachel
en épaulant elle aussi son arme.
— Ne discutez pas… Si elle nous tue tous les deux, qu’aurons-
nous gagné ? Par contre, si vous réussissez à vous en sortir, vous
pourrez indiquer cet endroit aux équipes d’intervention…
— … Qui se feront toutes massacrer.
Morane n’insista pas. Ce n’était pas le moment de s’attarder
à de vaines palabres. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était regretter
d’avoir amené la jeune fille avec lui. Mais, il ne pouvait plus rien
y changer.
La créature poussa un nouveau feulement, puis s’avança,
sûre apparemment de tenir ses proies. Elle se déplaçait comme
un homme, dressée sur ses puissants membres postérieurs,
légèrement voûtée, les mâchoires pointées vers l’avant, les yeux
fixés sur ses futures victimes.
Par réflexe, Bob et Rachel reculèrent d’un pas, puis de deux…
Les mâchoires de la créature claquèrent, puis s’ouvrirent
avec lenteur pour découvrir la triple rangée de crocs luisant
dans la lumière violente des lampes à halogène.
Sous la peau marbrée, Bob vit les muscles du monstre se
tendre. Ses jambes fléchir.
Avant même que le monstre ne bondisse, Bob sauta à pieds
joints, entraînant Rachel. Celle-ci voulut faire feu, mais le sol se
77
déroba également sous ses pieds, au même endroit où Bob avait
été englouti.
La créature vit ses proies disparaître dans le sol, comme
aspirées. Portée par son élan, elle percuta le mur de la cave et
s’écrasa sur le sol dans une pluie de salpêtre arraché à la
muraille par la violence du choc.
Certain que sa chute serait brève, Bob avait plié les jarrets.
Dans le même mouvement, il tendit le bras pour retenir Rachel
par la taille. Ils atterrirent sans encombre trois mètres plus bas,
dans une flaque d’eau nauséabonde, mêlée de boue et de
vermine.
— Le collecteur, commenta Bob. Je savais que l’entrée se
trouvait quelque part…
— Vous l’aviez repéré ? s’étonna Rachel.
— Probablement une trappe de visite… Repéré ? Non…
Deviné plutôt… Un coup de pot… J’ai voulu tenter le tout pour
le tout.
— Faut bien qu’on commence à avoir de la chance, Bob…
Un hurlement retentit au-dessus d’eux.
— Filons, lança Morane.
Ils foncèrent dans l’étroit boyau. Derrière eux, dans les
secondes qui suivirent, le choc lourd d’un corps ébranla le sol,
tandis qu’un pas puissant résonnait comme un tambour.
Bob Morane comprit que Rachel et lui n’atteindraient jamais
l’air libre, au bord de rivière, avant que le monstre ne les
rejoigne, tous crocs et griffes dehors…
78
10
79
Le terrain Delta n’était guère plus qu’un champ herbeux,
situé à une vingtaine de kilomètres des installations d’Orly. Une
petite cabane de bois, surmontée d’une manche à air rayée
rouge et blanc, indiquait qu’il s’agissait d’un aérodrome, mais ni
avion, ni hangar n’affirmait que l’endroit fût utilisé. En entrant
sur le terrain, Parker aperçut, au raz de la ligne d’horizon, deux
taches noires qui se déplaçaient rapidement, venant dans leur
direction. Les taches se firent insectes bourdonnants, puis
devinrent deux hélicoptères Bell UH-1D, mieux connu sous le
sobriquet de « Huey ». Les deux appareils effectuèrent un
premier passage à basse altitude, décrochèrent rapidement sur
les flancs du terrain d’aviation, avant de revenir en ligne droite
et de se poser.
Les portes arrière de l’estafette s’ouvrirent, déversant un
contingent de douze hommes armés, qui s’engouffrèrent dans le
Huey le plus proche.
— Tu restes ici, fit Parker à l’attention de Bayllock. À moins
que tu saches aussi piloter un hélico ?
— Non, désolé, murmura Bayllock. Mes connaissances ont
des limites…
Secrètement, Bayllock était heureux que sa « mission »
s’arrête à ces hélicos. Il avait été témoin de l’assassinat du
Harkan et se souvenait parfaitement de la rapidité avec laquelle
la « chose » s’en était débarrassée dans le musée. Et,
franchement, il n’avait pas envie de se frotter à la « chose » en
question. Même accompagné de douze mercenaires armés pour
le protéger.
La porte du tout-terrain se referma. Parker s’éloigna au pas
de course vers le second hélicoptère.
Il avait à peine posé le pied sur le patin, que l’appareil
s’élevait dans le « flop-flop » régulier de ses rotors.
80
— À quelle distance se trouve l’objectif secondaire ?
demanda Parker.
— Quarante-sept kilomètres, précisa le co-pilote. Quinze
minutes de vol.
Lors de son entretien avec Ghost, Parker avait omis de
demander où se trouvait la créature. Il avait également renoncé
à comprendre comment Ghost avait pu délimiter aussi vite un
périmètre de recherches. Mais la somme des informations que
recevait l’homme sans visage était telle qu’il y avait peu de
chance qu’il se trompât. D’autant plus que, comme toujours,
Ghost possédait des éléments qu’il ne dévoilait à personne.
D’un simple mouvement du pouce, Parker bascula l’émetteur
de son casque pour être entendu par les douze hommes
embarqués à bord de l’autre hélico. Chacun d’eux possédait une
radio individuelle intégrée à son casque.
— Messieurs, fit Parker, la mission d’aujourd’hui a quelque
chose de particulier. Nous effectuons ce briefing en vol parce
que nous n’avons pas de temps à perdre. L’objectif primaire est
considéré comme extrêmement dangereux. Je répète :
extrêmement dangereux. Nous devons capturer notre spécimen
vivant. Il vous est donc interdit d’utiliser des armes mortelles
contre la créature. Dans l’état actuel de nos connaissances, nous
ne savons pas à quoi elle ressemble. Toutefois, sa trace sera
téléchargée dans votre HUD dès l’arrivée sur l’objectif
secondaire. Vous ne devez à aucun moment entrer en contact
avec notre gibier. Seule la neutralisation à distance est
envisageable. Un contact direct serait mortel…
Parker coupa le contact.
Il reposa la tête contre la carlingue et ferma les yeux. Pour
l’instant, les hommes de Léonard semblaient être toujours
distancés. Leur apparition-surprise à la sortie de la morgue était
un one-shot. Mais comment s’étaient-ils trouvés là ? Et
pourquoi ne s’étaient-ils pas lancés à leur poursuite ? Parker
n’avait pas évoqué cette facette de l’incident avec Ghost, mais
toute cette histoire lui paraissait étrange. Certes, après l’échec
de Tampa, l’organisation de Léonard avait regagné la
clandestinité, tout comme Ghost et ses acolytes. Mais les
mercenaires n’en étaient pas pour autant restés inactifs. Ils
81
s’étaient simplement repliés sur des activités plus classiques,
alors que Ghost continuait ses recherches concernant les
Harkans et les objets-clés capables de donner accès à leur
monde. Parker était dans la confidence, mais tout cela l’effrayait
quelque peu. Il voulait bien admettre le concept d’autres
dimensions. Il avait vu les Harkans à l’œuvre et ils ne pouvaient
être de simples humains… Mais l’idée même de dominer les
habitants de ces autres dimensions pour tenter d’en prendre le
contrôle, n’était-ce pas un peu ambitieux, voire dangereux ?
Mais mettre en doute ce postulat, n’était-ce pas aussi mettre en
doute l’autorité de Ghost et s’engager sur des chemins
périlleux ? Ghost n’aimait pas la contradiction, d’où qu’elle
vienne.
— Arrivée sur l’objectif secondaire dans deux minutes,
crachota la voix du pilote dans le casque de Parker.
Pour le moment, les interrogations étaient remises à plus
tard et laissaient place à l’action.
82
11
83
une telle violence que Bob crut que ses tympans allaient
exploser. La créature poussa un hurlement et recula. Dans la
lumière du jour, qui tombait par la trappe, Bob vit que deux
larges blessures déchiraient son abdomen. Mais déjà, par on ne
savait quel miracle, les tissus étaient en train de se reformer. Il
fallait profiter de ce court répit. Repoussant la douleur qui
vrillait tous ses muscles, Bob se redressa et s’élança pour
atteindre les bords de l’accès au collecteur. Un rétablissement
et…
Une étreinte irrésistible lui cercla la taille. Pour la première
fois de sa vie sans doute, Bob crut qu’il allait perdre
connaissance au cours d’un combat. Et perdre connaissance,
cela signifierait la mort. La mort, non seulement pour lui, mais
aussi pour Rachel. Il lâcha prise d’une main, supportant tout le
poids de la créature d’un seul bras, les muscles prêts à se
déchirer sous l’effort. De sa main libre, il dégaina l’automatique
toujours glissé dans son holster, sous le gilet pare-balles. Canon
pointé vers le bas, il vida le chargeur au hasard. L’étreinte
autour de sa taille se desserra. Mais son bras cédait. Il retomba
lourdement sur le sol du collecteur, aux côtés de la créature,
dont la tête et les épaules étaient maintenant criblées d’impacts.
Bob souffla, secoua la tête comme un boxeur qui tente de
chasser les effets d’un punch, puis il bondit à nouveau vers
l’ouverture. Cette fois, il réussit à se hisser sur le toit du
collecteur. Avec l’aide de Rachel, il parvint même à se tenir
debout. Son corps n’était que douleurs. Mais, déjà, le
grognement de la bête montait des profondeurs, sous eux.
— Ce n’est pas fini, jeta Morane. Faut vous tailler…
— Et vous ? protesta Rachel. Vous êtes blessé !…
— Si Verdon a bien fait son boulot, les équipes
d’interventions ne tarderont pas à s’abouler… En attendant, je
vais tenter de retenir cette brute…
Rachel hésitait encore.
— Je…
Un nouveau cri monta du collecteur.
— Filez ! hurla Morane. Mais filez, bon sang !
La jeune fille continuait à hésiter, puis elle se mit à courir en
direction du Château.
84
Bob dégaina le second automatique rangé sous le gilet, puis
il se tourna vers le trou béant, l’arme braquée…
85
contrôle… Et la créature venait de bondir hors de l’ouverture
pratiquée dans le conduit de briques et de béton. Dans le même
mouvement, elle avait repoussé Bob Morane d’un geste de ses
bras musclés et ses griffes acérées s’étaient enfoncées
profondément dans ce qui semblait être un gilet pare-balles
mais, de loin, Parker ne pouvait en être certain. Il hurla :
— Au sol ! Au sol ! La créature est à découvert. Faut pas la
manquer !
Le Huey plongea et, en dépit d’années d’entraînement,
Parker sentit son estomac lui remonter jusque dans la gorge.
86
de lui. Le ciel s’obscurcit pendant quelques secondes, mais il
parvint malgré tout à reprendre son équilibre. Il se redressait
lorsque la créature le rejoignit. D’un large moulinet de bras, elle
le faucha en pleine poitrine. Arraché du sol, Bob flotta
littéralement sur près de cinq mètres en vol plané, puis il roula
dans l’herbe haute. Une douleur insupportable lui taraudait les
côtes…
« Mon vieux Bob, songea-t-il malgré lui. Tu as trouvé un
adversaire à ta taille… »
À plat ventre, il tentait de se redresser lorsque plusieurs
ombres le dépassèrent. Il releva la tête pour distinguer une
douzaine d’hommes, armés, casqués, bottés, s’avancer
résolument en direction de la créature. Derrière eux, les rotors
d’un Huey tournaient à plein régime.
La créature observa les nouveaux arrivants avec
circonspection. Ses mâchoires s’entrouvrirent. Si Bob n’avait su
avoir affaire à une véritable machine à tuer, sans âme, il aurait
juré qu’elle souriait à l’idée de réduire en charpie les nouveaux
arrivants, puis elle passa soudainement à l’attaque.
Surpris, les hommes casqués eurent un temps d’hésitation.
Assez pour que trois d’entre eux gisent au sol, le premier avec
un bras arraché, le second le crâne fracassé et le troisième avec
une plaie béante à l’abdomen. Les neuf survivants ne réagirent
pas. Leurs armes crachèrent… Des fléchettes aux empennages
rouge vif…
La créature poussa un hurlement déchirant. Son corps se
hérissait de fléchettes. Elle tenta de les arracher, mais ses
mouvements se faisaient hésitants. Sa tête dodelinait. Elle finit
par tomber à genoux, la bave aux lèvres. Finalement, elle
s’écroula dans l’herbe. Pendant un moment, son grand corps fut
agité de mouvements cloniques, puis elle demeura immobile,
visiblement hors de combat.
Avec une efficacité remarquable, les hommes descendus de
l’hélicoptère déployèrent un filet aux mailles épaisses, qu’ils
jetèrent sur la créature, pour ensuite emballer celle-ci avec
dextérité. Ils allaient l’emmener, cela ne faisait aucun doute,
mais qui étaient-ils ? Bob voulut se relever, mais ses jambes le
trahirent. Contre sa poitrine, il sentait la chaleur et l’humidité
87
de son propre sang. Les griffes du monstre avaient sans doute
pénétré jusqu’à la dernière couche du gilet.
— Étrange lieu pour se retrouver, n’est-ce pas commandant
Morane…
Bob se tourna vers celui qui venait de parler. Grand, mince,
les cheveux poivre et sel coupés en brosse, un treillis militaire,
une casquette kaki…
— Parker !… fit Morane. C’ que vous faites là ?
— Je pourrais vous poser la même question, commandant
Morane… Mais je n’ai pas de temps à perdre. Disons que votre
présence est un petit bonus…
Parker dégaina calmement… Un 357 Magnum.
Par réflexe, Bob voulut braquer sa propre arme, mais il se
souvint qu’il l’avait lâchée lors de l’attaque de la créature.
— Je suis certain que Ghost sera heureux d’apprendre que
j’ai pu faire d’une pierre deux coups, ricana Parker.
Son index se crispa sur la détente, blanchit.
Une violente détonation. Un coup frappa Bob en pleine
poitrine. Il bascula vers l’arrière, tout de suite englouti par les
ténèbres…
88
12
89
la main et laissa ses yeux s’habituer peu à peu à la lumière.
Lorsque les formes se précisèrent, il comprit qu’il se trouvait sur
un lit, dans une chambre d’hôpital. Un cathéter était enfoncé
dans son bras droit et un goutte-à-goutte accroché à une
potence se dressait près de son lit. Plusieurs épaisseurs de
bandage s’enroulaient autour de sa poitrine. Devant lui, au pied
du lit, la silhouette reconnaissable entre mille de son ami
écossais Bill Ballantine. Deux mètres, cent vingt et des kilos de
muscles, des mains comme des battoirs et une crinière de
cheveux roux. Le géant accompagnait généralement Morane
dans ses aventures. Mais pas celle-là. Aux dernières nouvelles,
Bill se trouvait quelque part en Angleterre. À sa droite se tenait
Rachel Vandendooren. Toujours aussi mignonne, malgré
quelques ombres de fatigue sous les yeux. Elle regardait Bob
avec un mélange de contentement et d’inquiétude.
— Ça va mieux commandant ? s’enquit Bill. Z’en avez pris
une bonne cette fois-ci…
— Tu l’as dit, Bill, tu l’as dit… Je ne sais d’ailleurs pas
exactement comment c’est arrivé, ni même depuis combien de
temps je suis là…
— Dès que j’ai appris que vous étiez au tapis, j’ai rappliqué,
fit l’Écossais.
— Rachel ? Ça va ?
— C’est vous qui me demandez ça, Bob ? Moi, je vais bien.
C’est vous qui avez failli y passer avec cette chose… Et puis ce
type de l’hélicoptère…
— Que s’est-il passé exactement ?
Bob se souvenait de son combat inégal contre la créature du
Château de Maison-Neuve. Il se souvenait également des
hommes descendus des Huey… et de Parker. Mais ensuite…
— Verdon avait fait appel à une équipe d’intervention,
expliqua Rachel. Mais, comme bien sûr, la machine
administrative s’est rapidement enrayée. Personne ne voulait
croire à cette histoire de créature monstrueuse. Puis les
hélicoptères sont arrivés. Pas ceux de l’armée ou de la police.
Lorsqu’ils se sont posés derrière le Château, j’ai tout de suite
pensé à vous et, Verdon avec moi, nous sommes partis à votre
recherche. Lorsque nous sommes arrivés, les militaires étaient
90
en train d’emballer la créature et ce grand type vous tenait en
joue. Verdon a tiré en même temps que lui. Le coup a frappé le
type à l’épaule, mais il est parvenu à vous loger une balle en
pleine poitrine avant de remonter dans l’hélico. La balle a été
freinée par votre gilet, ou ce qui en restait, mais lorsque nous
vous avons rejoint, vous aviez perdu connaissance. Quand les
secours sont enfin arrivés, on a diagnostiqué un choc dû à un
enchaînement de traumas trop rapprochés. Vous aviez quatre
côtes cassées, quelques muscles réduits en miettes et la balle de
revolver s’était logée sous votre clavicule.
— Joli tableau, hein commandant ? fit Bill avec un sourire
crispé. Avec ça, pas étonnant que vous soyez resté aussi
longtemps dans le cirage…
— La créature ? demanda Bob.
— Ces types l’ont emmenée… fit Rachel. Les militaires…
— Il ne s’agissait pas de militaires, coupa Morane. Parker les
commandait…
— Parker ? s’étonna Bill. Ce type qui secondait l’autre type
lors de l’affaire à Tampa4 ?
— Oui, Bill, le type qui secondait l’autre type, comme tu dis.
Le bras droit de Ghost, alias Andrew Kevin Walker… et quelques
autres.
— Mais que vient-il faire dans cette histoire ce type ?
s’étonna l’Écossais.
— Je me le demande, fit Bob, je me le demande…
Logiquement, il aurait dû se passer plusieurs fois sa main en
peigne dans les cheveux – un signe de circonspection – mais il
n’en avait pas la force.
— Dites commandant ? fit Bill. Vous n’auriez pas rencontré
un de ces types qui bondissent comme des cabris, par hasard ?
Bob secoua la tête.
— Non, Bill… La seule créature étrange que j’ai rencontrée,
c’est le monstre, dans les caves du Château de Maison-Neuve…
Le silence revint dans la chambre. Après quelques minutes,
on frappa discrètement à la porte. Quelqu’un cria « entrez » et
un couple pour le moins étonnant pénétra dans la pièce. Le
91
premier homme portait une barbe parfaitement taillée et jetait
sur le monde un regard bleu ciel plein de malice et de curiosité.
Le second, une montagne de muscles, avec de longs cheveux
nattés teints en blonds, qui lui tombaient sur les épaules. Un
spencer de cuir.
— Léonard ! s’exclama Morane sans la moindre trace de
surprise dans la voix. J’aurais dû m’en douter… Si Parker était
de la partie… vous et votre organisation ne pouviez être loin…
Le « Léonard » en question n’était autre que Léonard de
Vinci, le génie de la Renaissance surgi quelques mois plus tôt du
passé lors d’une étrange histoire liée à un tableau qui aurait été
autrefois peint par Wagner : Le Portrait de la Walkyrie. Au fil de
cette aventure, Bob et Bill avaient découvert que le tableau
pouvait servir de clé afin d’ouvrir la porte du monde des
Harkans, des symbiotes issus d’une dimension parallèle,
capables de s’associer aux hommes. Léonard était lui-même un
Harkan, un symbiote, ce qui expliquait peut-être son génie. Cela
lui avait permis de vivre, caché, depuis le XVIe siècle. Léonard
appartenait également à une société secrète aux dimensions
mondiales intemporelles, qui combattait ceux dont l’ambition
était de se servir des Harkans à des fins de domination. Andrew
Kevin Walker, alias Ghost était de ceux-là…
— Vous l’avez échappé belle, fit Léonard à l’adresse de Bob.
Asmodeus a bien failli avoir raison du fameux commandant
Morane…
Léonard salua Bill de la tête, puis il se tourna vers Rachel.
— Enchanté de faire votre connaissance, mademoiselle
Vandendooren, dit-il.
— Vous… vous me connaissez ? s’étonna Rachel.
— Je lis les journaux, comme tout le monde, assura Léonard.
Vous savez que vous avez quelque chose de ma Gioconda ?
— Asmodeus ? coupa Bob. Qui est Asmodeus ?
— Asmodeus est la créature qui hantait les sous-sols du
Château de Maison-Neuve depuis quelques heures seulement
lorsque l’équipe de tournage de L’Enquêtrice est arrivée sur
place. Asmodeus a une longue histoire commandant Morane…
Léonard s’empara d’une chaise, alors que son compagnon
restait debout, contre la porte d’entrée.
92
— Je ne vous ai pas présenté Bullit, mon garde du corps, fit
le génie du Quattrocento. C’est une précaution que me demande
de prendre l’organisation…
Bullit opina simplement de la tête, sans dire un seul mot.
— Asmodeus, reprit Léonard. Une créature puissante,
apparentée à Satan… Mais qui, vous vous en doutez, vu ma
présence ici, est en fait une émanation de la dimension des
Harkans. Selon la légende, Asmodeus était un démon invoqué
par les raconteurs d’histoires en pleine crise d’imagination.
Contre le droit de dévorer des victimes et de s’emparer de leurs
scalps, Asmodeus rendait l’inspiration aux auteurs en panne
d’idées. Plus de peur de la page blanche, plus de nuits passées à
arracher quelques phrases à une plume rétive. Selon la tradition
talmudique, Asmodeus était le démon qui avait tenté Ève dans
le jardin de l’Éden.
« La légende veut que le premier auteur qui conjura
Asmodeus fut tellement horrifié de voir la violence dont il usait,
qu’il demanda l’aide d’un puissant sorcier. Ce dernier, faisant
appel à toutes les forces élémentaires, parvint à emprisonner la
substance du démon dans une plume de cristal. Et la plume
passa, de génération en génération, parmi des raconteurs
d’histoire dont aucun n’eut à souffrir du manque d’inspiration.
Pourtant, à travers les âges, de nombreux accidents se
produisirent. La plume semblait douée d’une volonté propre et,
lorsqu’elle était manipulée à main nue, des blessures
survenaient. La légende rapporte également que les malheureux
qui se blessaient avec la plume de cristal étaient tués sur le
champ, décapités et leurs corps enterrés à la croisée des
chemins…
— Comme les vampires… risqua Morane.
— Exactement, confirma Léonard. C’est dire avec quel
sérieux les gens prenaient cette croyance. Finalement, on perdit
la trace de la plume de cristal… Et elle ne devait réapparaître
que bien des années plus tard, entre les mains d’un certain…
Molière. D’après ses carnets, Jean-Baptiste Poquelin s’en était
porté acquéreur lors d’une vente d’objets ayant appartenu à un
vieil aventurier anglais. Un certain Graham Masterton, pirate et
coureur de jupons.
93
— Attendez voir, glissa Morane. Le musée… La semaine
dernière, c’est bien au musée de la littérature qu’ont eu lieu ces
meurtres… et il préparait…
— Une exposition sur Molière, compléta Rachel. J’avais
l’intention de la visiter après le tournage… Mais les
événements…
— Mais quel rapport entre Asmodeus et… Oh, je vois, fit Bob.
La plume est l’une des clés qui permettent d’ouvrir un passage
vers le monde des Harkans…
— Pas exactement, corrigea Léonard. Ce n’est pas la plume
qui permet d’accéder au monde des Harkans, mais la créature
qui en dépend, c’est-à-dire Asmodeus.
— Évidemment, s’exclama Morane. La porte ! Lorsque nous
avons découvert la tanière du monstre, dans les sous-sols du
Château, il dessinait une porte avec les scalps de ses victimes…
— Dans le but d’ouvrir un portail vers le monde Harkan, ce
pour quoi Asmodeus a été « programmé », compléta Léonard.
En réalité, Asmodeus n’est pas un démon, mais une créature-
symbiote aux pouvoirs destructeurs bien plus efficaces que ceux
des Harkans… Un être quasi indestructible…
— Je l’ai remarqué, glissa Morane en effleurant sa poitrine
du bout des doigts.
La douleur s’était atténuée, mais il avait toujours
l’impression d’avoir passé quelques heures dans le tambour
d’une énorme machine à laver. Sous sa clavicule, la brûlure de la
balle demeurait vivace.
— Il y a tout de même quelque chose que je ne comprends
pas, fit Rachel.
Elle s’immisçait dans la conversation sans aucun a-priori. Ce
que venait de conter Léonard la surprenait certes, mais si Bob
Morane lui-même y croyait, elle ne voyait pas de raisons de ne
pas y croire elle-même. Cela pouvait passer pour de la crédulité
mais, après les événements du Château, Rachel se sentait prête
à croire n’importe quoi.
— Posez votre question, Rachel, fit Léonard.
— Pourquoi le Château de Maison-Neuve ?
— Le destin a sans doute une part importante dans cette
histoire ? dit Léonard en se tournant vers Morane. Mais il existe
94
également une explication rationnelle… Savez-vous qui a fait
construire le Château de Maison-Neuve ?
— Un baron de l’acier, fit Bob.
— Exact… Mais vous connaissez son nom ?
Morane secoua la tête négativement.
— Aucune idée…
— John Fletcher. Ce nom ne vous dira rien… jusqu’à ce que
je vous apprenne que Ghost avait engagé pour voler la plume de
cristal un certain Maximilien Fletcher. Maximilien Fletcher,
arrière-petit-fils d’un baron de l’acier et as de la cambriole.
Le silence tomba dans la petite chambre d’hôpital. Seul le
plic-plic discret du goutte à goutte troublait l’atmosphère
feutrée.
— Asmodeus et ce Maximilien Fletcher ne font donc plus
qu’un ? supposa Bob Morane. Au cours du cambriolage, il a été
blessé par la Plume et a été phagocyté par le symbiote… C’est
bien ça ?
— Tout juste, approuva Léonard. Réduit à l’état de créature
sauvage, ce qui lui restait d’humanité a poussé Fletcher vers un
endroit qu’il fréquentait étant enfant. Nos services de
renseignements nous ont confirmé qu’il avait passé plusieurs
étés dans la propriété de ses arrière-grands-parents.
Bob se souvint alors de l’instant précis où, dans le couloir du
premier étage du Château, la créature, Asmodeus donc, avait
hésité à porter une seconde attaque. La grimace sur son mufle
bestial, le combat que la créature devait mener contre elle-
même, avant de faire demi-tour et de disparaître dans les caves,
était symptomatique. Maximilien Fletcher vivait encore,
quelque part, prisonnier du symbiote.
— Est-il possible de briser une relation symbiotique
autrement que par la mort ? demanda Bob.
Léonard haussa les épaules.
— Je ne peux pas vous répondre… Malgré tout ce que je sais
à propos des Harkans, il reste encore bien des choses à
apprendre sur leur comportement.
Un nouveau silence s’installa. Sur son lit d’hôpital, Bob
songeait aux événements qui l’avaient mené là. Le rôle de Ghost
et sa bande ? Pourquoi avaient-ils enlevé Asmodeus ? Pour
95
tenter une fois encore d’ouvrir le passage vers le monde des
Harkans ? Lors de sa première rencontre avec Léonard, Bob
avait également appris autre chose : les bases d’une ancienne
prophétie qui faisait état de deux hommes, vainqueurs de la
fatalité et devenus les gardiens des trois portails. Léonard avait
interprété cela au pied de la lettre. Bob Morane et Bill
Ballantine, survivants du pays d’Ananké, le monde des
murailles, devaient affronter par trois fois les forces obscures
convaincues de pouvoir utiliser les Harkans pour régner sur le
monde. La formulation avait beau être grandiloquente, mais
lors de la tentative de massacre collectif de Tampa, en Floride,
Bob avait compris jusqu’à quelles extrémités étaient capables
d’aller Ghost et sa bande de scélérats rongés par la soif du
pouvoir.
— Pourquoi êtes-vous là, Léonard ? demanda doucement
Morane. Pas seulement pour prendre de mes nouvelles… je
suppose…
Cette fois, Léonard se leva pour marcher jusqu’à la petite
fenêtre qui s’ouvrait sur la cour de l’hôpital, trois étages plus
bas, où deux ambulances venaient d’entrer, toutes sirènes
hurlantes. Deux civières disparurent rapidement derrière les
portes du service des urgences.
— Je… Nous pensons avoir réuni assez d’informations pour
savoir ce que Ghost projette de faire… Il ne veut pas se
contenter de tenter d’ouvrir un portail pour permettre à des
humains d’avoir accès au monde des Harkans. Je vous ai déjà
expliqué que le processus est long, qu’il doit répondre à certains
rites extrêmement stricts… Ça prendrait du temps… Vous
souvenez-vous des premiers Harkans que vous avez
rencontrés ?
Bob approuva.
— Vous souvenez-vous de leur particularité ?
Bien entendu, Bob se souvenait. Cela l’avait marqué au plus
haut degré. Jusqu’à hanter certains de ses rêves, aujourd’hui
encore.
— Ils avaient tous le même visage, les mêmes traits, dit-il.
— Nous pensons que Ghost a entrepris de cloner les
symbiotes.
96
— Cloner ? s’écria Bill. Cloner ? Mais… mais je croyais que ce
n’était pas encore possible ce truc, c’est…
— C’est uniquement une question de moyens, Bill, expliqua
Léonard. Et Ghost a développé, tant au point de vue
technologique qu’au point de vue biologique, des techniques
que personne avant lui n’avait mises au point. Aucun scrupule,
aucune morale… Ghost avance droit devant lui, en bousculant
tous les obstacles…
— Dans quel but ? demanda Bob.
— Nous n’en savons encore rien… Nous… nous savons
simplement qu’avec ses connaissances et ses appuis politiques,
Ghost pourrait exercer un chantage au niveau géopolitique. Un
chantage de grande envergure. Et si les états ne cèdent pas, il
pourrait passer à la vitesse supérieure…
— Vous voulez dire… une guerre ? risqua Morane.
— Imaginez Ghost et ses troupes de symbiotes prenant le
pouvoir sur quelques états producteurs de pétrole, ou
entreprenant des opérations de déstabilisation dans certaines
régions du globe. Il pourrait rapidement devenir un pivot dans
le désordre mondial…
— Et quel serait notre rôle dans toute cette histoire ?
interrogea Bob, tout en devinant ce que Léonard allait répondre.
— Nous devons retrouver Asmodeus, afin d’éviter que Ghost
n’entame un processus de clonage… Nous devons également
prendre le contrôle de l’Usine, le centre de recherches de
Ghost… Et selon la prophétie des Gardiens des Trois Portes,
vous devez nous accompagner, vous et Bill.
— Où se trouve cette fameuse… euh… Usine ?
Bill s’était levé à son tour, trop énervé pour rester assis.
— C’est là tout le problème, fit Léonard. Nous n’en savons
rien…
— Mais vous comptez sur nous, et sur le destin, pour vous y
mener ? conclut Morane non sans une certaine amertume. C’est
ça ?…
— Vous êtes notre seul espoir, reconnut Léonard, notre seule
chance de stopper Ghost…
97
— Bref, fit Bill Ballantine, nous sommes un peu comme deux
Don Quichotte auxquels on demande de lutter contre les
moulins à vent.
Morane et Léonard ne firent pas de commentaires. Tout ce
qu’ils savaient, c’était que la vérité ne sort pas uniquement de la
bouche des enfants.
Rachel, elle, considérait Morane avec des yeux où
l’admiration et un peu de méfiance se mêlaient. Elle était venue
à Paris pour tourner dans un film dont le succès, en raison des
moyens modestes mis en œuvre, devait demeurer confidentiel,
et voilà que ça débouchait sur une aventure, réelle celle-là, qui
touchait à la démesure hollywoodienne. La légende voulait que,
partout où Morane apparaissait, tout se mettait à tourner à la
catastrophe et une fois encore, c’était le cas…
FIN
98
Imprimé en Belgique par Campin 2000 S.A. en avril 2004
à B 7500 TOURNAI
99