Vie Qui M'attendait, La

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DU MÊME AUTEUR

chez Calmann-Lévy

La Chambre des merveilles, 2018


À mes parents.

À mes frères.
« Je voulais parler de la mort,
mais la vie a fait irruption,
comme d’habitude. »

Virginia WOOLF
Est-il possible que toute mon existence se résume à cette
seule journée ?
Ce jour-là fut le plus beau, le plus terrible, le plus définitif.
Fondateur et destructeur. Mettant sur mon chemin, dans un
même élan intolérable, le souffle incandescent de la vie et
son exact opposé.
Ce jour-là, je l’ai vécu. Je ne l’ai jamais raconté. À
quiconque.
Les souvenirs sont présents, pourtant. Âcres. Brutaux.
Mais les plaies sont refermées. Recousues. Il a fallu du
temps pour que la beauté me soit de nouveau accessible.
Qu’elle se désolidarise enfin de ces images insoutenables
que je n’ai cessé de voir apparaître à chaque battement de
paupière.
Aujourd’hui encore, mon cœur –  que peut-il faire
d’autre ? – continue de marteler que j’ai fait ce qu’il fallait.
Pardon.
I
ANNÉES
1
MA VIE

—  Oui, monsieur. Ce sera fait, bien sûr. Mes amitiés à


votre épouse.
Je pose mon téléphone, incrédule. Qui d’autre que moi
emploie encore cette tournure tombée en désuétude au
siècle dernier ?
Je m’exprime comme une vieille, je vis comme une vieille,
je ne discute qu’avec des vieux. Je suis vieille. Vieille et
seule, voilà le résumé de ma vie.
Mais commençons par le commencement.
Je m’appelle Romane. J’ai trente-neuf ans. Je suis médecin
généraliste, option hypocondriaque à tendance
paranoïaque. Une spécialisation des plus originale que je
n’applique qu’à moi-même, mes patients peuvent dormir
tranquilles. Par habitude, plus que par choix, je vis à Paris
où je suis née. Je voyage peu, car j’ai peur de presque tout
ce qui permet de se déplacer au-delà d’un rayon de dix
kilomètres. Monter dans une voiture est une épreuve. Dans
un train, un bateau ou un avion, n’en parlons pas. Je connais
les statistiques, un crash tous les douze  millions de vols,
moins de chances de périr en avion que de gagner au Loto.
Moi, ça me fout les jetons, parce que les gagnants du Loto,
ils ne sont pas nombreux mais ils existent bel et bien. Je
voyage peu car j’ai peur des araignées, des serpents, de
toutes les bestioles qui piquent, mordent ou grattent, du
paludisme, de la dengue, du chikungunya, de la rage, de la
grippe aviaire, d’être enlevée par une organisation
mafieuse, de faire un infarctus loin d’un hôpital de premier
rang, de mourir déshydratée à cause d’une simple
dysenterie.
Récemment, mes paniques ont pris de l’ampleur. Une
ampleur obsessionnelle, diront certains –  dont mon psy.
Depuis six mois, je suis sujette à ce que l’on nomme
couramment l’hyperventilation. Dès que j’ai un moment de
stress, la sensation qu’un danger est imminent, j’ai besoin
de respirer dans un petit sac en papier pour reprendre le
contrôle. Visualisez la scène au rayon fruits et légumes du
supermarché du coin  : la fille assise à côté des courgettes
origine France, qui suffoque parce que sa paume s’est posée
par mégarde sur un fruit déliquescent et qui s’imagine
succomber dans l’heure à une attaque bactérienne, c’est
moi. J’ai la joie de me transformer plusieurs fois par jour en
petit chien haletant, et les sacs en papier Air France sont
mes meilleurs compagnons. Mon amie Melissa, qui par un
hasard épouvantable se trouve être pilote de ligne, est
devenue mon fournisseur officiel.
Vieille, seule, hypocondriaque, ridicule.
J’aurais pu ajouter moche, mais pour être honnête, ce
n’est pas vrai. Chaque jour, je vois passer des corps que
j’examine en toute sécurité, planquée derrière mes gants de
latex, et je me rends bien compte que le mien n’est pas le
pire. Mais je n’y peux rien, je ne l’aime pas ce corps. Alors je
le cache sous des vêtements neutres.
Je suis discrète, presque invisible. C’est ce que les gens
apprécient. Les gens, pas les hommes. Le seul homme dans
ma vie, c’est mon père. J’ai grandi seule avec lui, protégée
par lui, j’ai toujours suivi la voie qu’il avait tracée, et il y a
six mois de cela, je vivais encore chez lui. Je l’aime comme
ça, mon père. Jusqu’à l’étouffement. Mon psy dit que mon
hyperventilation n’est rien d’autre que la manifestation
somatique de mon besoin d’air vis-à-vis de mon père.
« Coïncidence troublante entre vos problèmes de souffle et
votre décision de vous éloigner de lui, vous ne trouvez
pas ? » m’a-t-il asséné. Il a sans doute raison, d’autant que
ça ne s’arrange pas côté respiration, malgré mon
déménagement. À la veille de mes quarante ans, j’ai décidé
d’apprendre à vivre sans mon père. J’ai largué les amarres.
Mon psy m’assure que c’est une bonne décision. Qu’il était
temps.
Il était temps, mais il était tard. Bien trop tard pour que
mon père l’accepte sereinement. J’ai bien tenté de lui
expliquer que les gens normaux, avec une vie normale,
voient leurs parents trois fois par an, leur téléphonent une
ou deux fois par mois, que nous ne sommes pas obligés
d’aller jusque-là, que nous pouvons déjà passer d’une vie
sous le même toit à des toits différents, d’une surveillance
permanente de mes faits et gestes à un coup de fil par
semaine, que je lui ai épargné de  longues années de
poussées hormonales et autres sautes d’humeur, qu’il
devrait être content, non ? Non, bien sûr que non. Pour mon
père, cette modification profonde de nos vies quotidiennes
est tout aussi absconse qu’inacceptable.
Depuis quelques mois, il ne m’adresse la parole que par
pure nécessité. J’ai parfois l’impression d’être face à un
enfant boudeur de soixante-cinq balais, déçu que son jouet
préféré lui échappe. Au début, sa réaction m’a fait mal. Trop
dure, trop radicale. Puis je l’ai intégrée. Au final, je pense
que cet éloignement temporaire est nécessaire. Qu’il nous
fait du bien à tous les deux. Il faudra du temps à mon père
pour accepter cette nouvelle donne, mais il y parviendra.
Une fois le choc absorbé, nos relations se normaliseront. Se
banaliseront. Et ma respiration avec.
Je me rends compte que je parle de tout ça comme d’une
rupture amoureuse. T’es vraiment grave, ma pauvre fille.
C’est ton père, il n’y a pas rupture, il y a une mise à
distance salutaire. Respire, Romane. Respire.
Vieille, seule, hypocondriaque, pathétique, mais qui se
soigne. Ou du moins, qui essaie.

*
Après avoir raccroché avec mon patient, je m’accorde
quelques minutes pour boire un verre d’eau, me rafraîchir le
visage. Aujourd’hui est un jour de canicule. J’ai l’impression
désagréable d’être coincée dans un hammam, sans
massage ni pâtisseries orientales. Je garde mon petit sac en
papier à proximité car la moiteur m’oppresse. Mes
vêtements collent, mes patients collent, mes gants collent.
Ils ont annoncé 38 degrés à la radio ce matin. Un record à
Paris, même pour un 15 juillet. Je suis en vacances à la fin
de la semaine, et je ne sais toujours pas ce que je vais en
faire. Rien ne m’effraie plus que de me retrouver face à moi-
même –  et Dieu sait que beaucoup de choses m’effraient.
Je suis pourtant bien obligée de les prendre, ces vacances :
Paris se vide significativement à ce moment de l’année,
ouvrir le cabinet n’a aucun sens. Pour me motiver à fuir la
fournaise parisienne, je me répète que me reposer
renforcera sûrement mes défenses immunitaires, ce sera
toujours ça de pris.
Punaise, qu’est-ce qu’il fait chaud ! Oui, c’est ma manière
de parler. Dans ma tête je me dis putain fait chier cette
chaleur de merde, mais l’idée se liquéfie en franchissant
mes lèvres. J’ai acheté un ventilateur pour le cabinet, un
autre pour ma chambre. Cette nuit, fête nationale oblige,
j’ai eu du mal à fermer l’œil. Fenêtres ouvertes, j’entendais
les altercations avinées des pochtrons du coin, et je ne
pouvais pas m’empêcher d’imaginer qu’à tout instant
pouvait surgir un individu mal intentionné. J’habite pourtant
au cinquième étage, alors à part le double maléfique de
Spider-Man, le risque d’intrusion est assez limité. Malgré
tout, je n’étais pas tranquille. Je me suis réveillée à plusieurs
reprises, en sueur. Autant dire qu’aujourd’hui il ne faut pas
trop me chercher. Ça, c’est ce que je formule dans ma tête –
  comme si j’allais mettre un taquet à quelqu’un qui me
gonflerait. La réalité, c’est qu’aujourd’hui comme tous les
autres jours, je suis désespérément polie.
Je décolle une dernière fois mon chemisier de mon dos, et
j’ouvre la porte. Mme Lebrun – soixante-dix ans, le cheveu
tellement noir qu’il en devient perturbant, la dentition
tellement parfaite qu’elle en devient suspecte – entre dans
mon cabinet.
C’est une patiente de longue date, et une connaissance
de mon père, selon ses dires : lorsqu’il exerçait encore son
métier de gardien dans le parc des Buttes-Chaumont, je sais
qu’il la croisait régulièrement. Je les ai soupçonnés à une
époque de se connaître bien plus qu’ils ne l’avouaient.
Mme Lebrun, d’ordinaire si volubile, s’assied en silence. Son
mutisme m’étonne. M’inquiète.
—  Ma petite Romane, il faut que nous discutions, toutes
les deux.
Mme  Lebrun me fixe de ses petits yeux sombres. Elle
tient son sac sur ses genoux, les mains crispées. Son visage
est fermé. Elle ne m’a jamais regardée comme ça.
Je ne le sais pas encore, mais Mme  Lebrun s’apprête à
modifier le cours de mon existence.
D’ici quelques minutes, rien ne sera plus pareil. Jamais.
2
JE VAIS BIEN

Mme Lebrun est toujours claire, nette, précise. C’est mon


tempérament, tu me connais, ma petite Romane. Je la
connais en tout cas suffisamment pour savoir qu’elle est
foncièrement bienveillante. Pas le genre à colporter des
ragots ou avancer des sous-entendus sans avoir réfléchi aux
conséquences de ses paroles. Aussi, lorsqu’elle me
demande avec précaution si tout va bien, je sens un frisson
me parcourir. Mon corps se tend.
—  Bien sûr, tout va bien. Mais c’est moi le médecin ici,
c’est plutôt à moi de vous demander ça. Qu’est-ce qui vous
amène ?
Je tente de dissimuler mon trouble derrière une jovialité
forcée. Mme  Lebrun prend une longue inspiration, plante
ses yeux dans les miens.
—  Je ne vais pas y aller par quatre chemins, ma petite
Romane. Tu sais que je t’aime beaucoup. Tu sais que je n’ai
pas d’enfant et… je t’ai toujours considérée comme…
importante.
Pause. Trop longue. Ma nature de foldingue paranoïaque
me pousse à imaginer le pire. Mme Lebrun va m’annoncer
une terrible nouvelle, Mme Lebrun est mourante. Elle a l’air
en pleine forme pourtant, mais je suis bien placée pour
savoir à quel point une maladie peut être sournoise.
— Romane, j’étais à Marseille le week-end dernier.
Je me dis : qu’est-ce que ça peut bien me faire, madame
Lebrun, votre petit voyage à Marseille  ? Mais évidemment
je me tais. Elle continue :
— Ma sœur a une fracture du col du fémur, je lui ai rendu
visite. Elle est hospitalisée. À l’hôpital Nord.
—  Je suis désolée pour votre sœur. Je suis certaine que
tout va rentrer dans l’ordre très vite. Elle est encore jeune, il
me semble. Ne vous inquiét…
—  Ma sœur n’est pas le problème, Romane, elle s’en
remettra. Le problème c’est toi.
Mme  Lebrun vient de m’interrompre sèchement. Elle
n’est pas dans son état normal.
— Je ne suis pas sûre de vous suivre… De quel problème
parlez-vous ?
—  Romane, je t’ai vue. À Marseille. J’étais descendue
acheter un magazine à la boutique de l’hôpital, quand je t’ai
vue entrer.
Punaise, Mme Lebrun a pété une durite.
— J’ai été intriguée. Parce que ton père ne m’avait pas dit
que tu devais te rendre là-bas. Et puis surtout…
— Surtout quoi, madame Lebrun ?
— Surtout… tu étais déguisée. Tu avais mis une perruque
rousse et une robe un peu trop décolletée à mon goût, mais
enfin c’est le genre de robes qui se font aujourd’hui. Alors je
t’ai suivie, sans rien dire. Je voulais savoir.
—  Madame Lebrun, qu’est-ce que vous racontez  ? Je ne
suis jamais allée à Marseille de ma vie, et samedi dernier je
suis restée chez moi à regarder une saison complète de
série américaine. Vous avez vu quelqu’un qui me ressemble,
et vous avez imaginé ce scénario improbable, voilà tout…
Comment vous sentez-vous  ? Avez-vous des douleurs au
crâne en ce moment ?
—  Ma petite Romane, ne te moque pas de moi. Je suis
vieille, mais je ne suis pas stupide. Je vais très bien merci, et
j’aimerais pouvoir en dire autant de toi… Je voulais juste te
rappeler que… si tu as besoin de quoi que ce soit, je suis là.
Je n’ai rien dit à ton père, bien sûr. Je serai muette comme
une tombe.
Mme Lebrun semble véritablement touchée. Très inquiète
pour moi.
— Tout ça est ridicule. Je ne sais pas quelle histoire vous
avez fantasmée à mon propos, mais je vous assure que je
vais parfaitement bien. Arrêtez de vous faire du mouron
pour moi, j’ai bien assez de mon père pour ça.
—  Romane, je t’ai vue, bon sang  ! À l’autre bout de la
France, pour que personne ne sache. Je t’ai suivie, j’ai vu le
médecin te faire entrer dans son bureau. J’ai vu son regard
grave, je t’ai vue tousser. Je t’ai attendue. Trente minutes
plus tard, ton dossier médical sous le bras, tu as fondu en
larmes. Tu as mis des lunettes de soleil pour cacher ton
désarroi. Tu semblais dans un état second. Tu es partie très
vite. Je me suis approchée de la porte du médecin, j’ai lu
l’intitulé de la plaque…
Je ne comprends pas un mot de ce que Mme  Lebrun me
raconte. Je sens monter une crise. Ma respiration s’accélère.
Elle s’en aperçoit, se lève, pose une main sur
mon épaule. Elle hésite une dernière fois, puis se décide :
— Romane, pourquoi as-tu rencontré le chef du service de
pneumologie de l’hôpital Nord ?

Ensuite, j’ai perdu le fil de la conversation. Je me suis mise


à flotter.
Mme  Lebrun mettait tellement de force à me convaincre
que j’étais réellement malade que je n’ai plus tenté de la
contredire. Il fallait qu’elle sorte de mon cabinet, au plus
vite. La chaleur me prenait à la gorge. Je suffoquais. J’avais
besoin de respirer dans mon petit sac, mais je ne voulais
pas le faire en sa présence, je ne voulais pas étayer ses
hypothèses farfelues par des faits, des images concrètes. Je
l’ai remerciée, elle m’a de nouveau promis qu’elle ne dirait
rien à mon père, que cela resterait entre nous, m’a réitéré
son soutien, et je l’ai poussée vers la sortie.
Une fois la porte close, je me suis assise sur le sol. Il m’a
fallu dix bonnes minutes pour réguler mon rythme
respiratoire.
J’ai expédié en moins d’une heure les quatre dernières
consultations. Abrégé cette journée. Je ne parvenais plus à
me concentrer, je devais rentrer chez moi. Réfléchir.
Mme  Lebrun a vu une femme en détresse qui n’est pas
moi, puisque je sais bien où j’étais samedi dernier. Punaise,
elle me fait dire n’importe quoi, cette vieille cinglée –  ce
n’est pas moi, point barre, aucune justification à apporter.
Mais Mme Lebrun n’est pas folle, justement. Son assurance
m’a troublée, car elle semblait en pleine possession de ses
moyens. Un détail dans ce qu’elle a dit m’obsède, plus
encore que tout le reste. Elle a évoqué une perruque rousse.
Je suis brune depuis l’adolescence, mais le roux est ma
couleur naturelle. Je ne me souviens pas que Mme  Lebrun
m’ait jamais connue rousse. Bien sûr je ne suis pas la seule
rousse sur Terre, bien sûr mon père a pu évoquer avec elle
cette rousseur. C’est une coïncidence ou une affabulation,
rien de plus, Romane.
Au cours de la soirée, la focalisation de mon esprit sur
l’attribut capillaire de cette Marseillaise a laissé
progressivement s’épanouir une hypothèse. Aussi insolite
qu’excitante. Et si cette personne était de ma famille ? Cela
pourrait expliquer une vague ressemblance. Et si la curiosité
de Mme  Lebrun me permettait de rencontrer enfin un
membre de cette parenté dont mon père a toujours refusé
de parler, et avec laquelle il a coupé les ponts après la mort
de maman ?
Le décès de ma mère. L’élément qui a déterminé, j’en suis
certaine, mes fêlures, mes peurs, celles de mon père, mon
isolement, ma relation fusionnelle avec lui, si difficile à
dépasser, ma vie, mon absence de vie.
Ma mère est décédée lorsque j’avais tout juste un an.
De la plus tragique des façons. En me sauvant.
Je ne garde aucun souvenir d’elle, ni de cet après-midi
d’hiver. Des impressions, des sensations sont peut-être
imprimées quelque part, dans une circonvolution de mon
cerveau ? Rien de conscient, en tout cas. J’étais si petite.
Mon père m’a toujours dit qu’il faisait beau, ce jour-là.
Qu’il fallait bien ça, « pour le dernier jour d’une déesse ».
Qu’il n’aurait pas pu en être autrement. Depuis, j’éprouve
une aversion irrationnelle pour le soleil des froides journées
parisiennes. Ses rayons sont des lames qui me transpercent
et reflètent à l’infini la mort de ma mère. Même si mon père
m’a sans cesse répété, fataliste, qu’il n’y avait rien à faire,
que c’était «  la faute à pas de chance  », je me suis
toujours sentie responsable. Elle a donné sa vie pour la
mienne. Si elle ne s’était pas précipitée pour projeter d’un
coup sec ma poussette vers le trottoir, c’est moi qui serais
morte. Mon psy balaie désormais cette culpabilité
lancinante d’un revers de la main. Après toutes ces années
de consultation, il faut que je passe à autre chose. Mais je
n’y arrive pas. Lorsque je regarde des photos de maman,
elle est tellement souriante, tellement belle, tellement
mieux que moi, que je ne peux m’empêcher de penser que
sa vie aurait mérité d’être prolongée.
Mon père a concentré sur moi tous ses espoirs, toute son
attention, tout son amour. Voilà pourquoi il m’est si difficile
de m’émanciper vraiment. Depuis toujours nous sommes
une famille de deux personnes. Mon père a tourné la page
du passé, soigneusement. Je n’ai jamais rencontré aucun
grand-oncle, aucune grand-tante, personne, jamais.
Et voilà que soudain, Mme  Lebrun m’offre une
perspective nouvelle. Différente. Probablement sans
fondement, mais qui sait ? On ne peut l’assurer comme ça,
sans vérifier. J’ai forcément des cousins éloignés, je ne suis
pas née par l’opération du Saint-Esprit, malgré le prénom de
mes parents. Marie et Joseph. Je me suis toujours dit que si
j’avais été un garçon, ils m’auraient peut-être appelée
Jésus… et que je l’avais échappé belle.
Mais je digresse. Pour mieux revenir au sujet qui
m’obsède, depuis la révélation de Mme Lebrun : j’ai envie
de rencontrer cette femme. J’ai besoin de savoir. D’en avoir
le cœur net.
Je suis allongée sur mon lit. Impossible de fermer l’œil.
Mme Lebrun m’a aiguillonnée. Ce qu’elle a remué en moi
va bien au-delà de la curiosité. Elle est tellement sûre d’elle,
sûre de m’avoir vue moi, que c’en est angoissant. Et
exaltant. Depuis combien de temps ne m’est-il pas arrivé
quelque chose d’aussi excitant  ? J’essaie de rassembler
mes idées, elles partent dans tous les sens. Morbides,
parfois. Euphorisantes, souvent.
2 heures du matin, je ne dors toujours pas.
Je repasse les paroles de Mme  Lebrun en accéléré, au
ralenti.
Il fait une chaleur insupportable dans mon appartement.
Je décide de prendre une nouvelle douche. Froide. Le jet
glacé heurte mon visage, et soudain je sais quoi faire. Je
sors de ma salle de bains en hâte, une serviette nouée sur
la poitrine. Je suis encore trempée, mais peu importe.
Nous sommes en plein mois de juillet, je suis en congés
dans trois jours, n’ai toujours rien prévu. Je suis libre comme
l’air marin, lequel me fera sûrement le plus grand bien. Je
vais partir pour Marseille. Explorer en profondeur cette ville
dans laquelle je n’ai jamais mis les pieds.
J’allume mon ordinateur et commence à organiser mes
vacances, frénétiquement.
Je crois que je n’ai pas ressenti une telle excitation depuis
longtemps.
Je vais visiter les calanques. La Canebière. Le Panier. La
Cité Radieuse.
Et l’hôpital Nord.
3
MARSEILLE

Je descends gare Saint-Charles et suis saisie par la


chaleur, étouffante. Après avoir grelotté trois heures dans
un wagon trop climatisé, le contraste est presque
douloureux. Je pensais la canicule réservée aux territoires
dépourvus d’horizon maritime, je la découvre aussi
redoutable au bord de la Méditerranée.
Je suis soulagée que mon TGV soit arrivé sans dommage.
J’avais avalé un relaxant musculaire juste avant le départ,
pensant favoriser un endormissement en bonne et due
forme. Tu parles, le train débordait de gosses s’agitant dans
tous les sens. J’ai eu tout le temps d’élaborer le scénario
d’une catastrophe ferroviaire d’envergure, de sursauter au
moindre passage de tunnel. Je préfère de loin affronter la
brûlure de l’air marseillais, les deux pieds ancrés dans le
sol.
Les abords de la gare sont envahis de familles, de valises
gonflées à bloc et de groupes d’adolescents hilares,
savourant la liberté surveillée d’une colonie de vacances
dont ils garderont un souvenir ému – ou pas, si comme moi
ils frémissent à l’idée de se doucher au milieu des poils
pubiens de leurs congénères. Nous sommes le 18 juillet, un
de ces fameux samedis de départs en vacances. Je n’avais
pas réalisé cette horreur, sinon j’aurais réfléchi à deux fois
et différé mon départ d’un ou deux jours. Mais je suis là.
Je me fraie un passage vers la file d’attente des taxis.
J’entends voler des noms d’oiseaux au passage d’une
berline noire aux vitres teintées. Un chauffeur Uber se voit
affublé des plus belles expressions locales de dégoût,
grands gestes à l’appui. Je ne peux m’empêcher de sourire
en réalisant que je suis à Marseille. Une ville que les médias
ont longtemps caricaturée, la présentant comme
dangereuse, sale, abandonnée. Depuis quelques années, j’ai
vu fleurir de nombreux articles soulignant la beauté de ses
paysages, son renouveau culturel. Je suis à Marseille et j’en
suis ravie. Je me le formule clairement, et mon utilisation de
ce simple adjectif est suffisamment rare pour être
soulignée.
Je me suis autorisé une petite folie : quitte à prendre des
vacances, autant réserver une chambre extraordinaire. J’ai
donc choisi un hôtel de luxe récemment rénové, bénéficiant
d’une vue plongeante sur le Vieux-Port, sa grande roue et la
basilique Notre-Dame-de-la-Garde. L’endroit est incroyable,
la vue est saisissante, et la température dans ma
somptueuse chambre est idéale. Je me surprends à sourire.
À imaginer à quoi pourrait bien ressembler ma vie si je
vivais ici, dans le sud de la France. Est-ce que mon rythme
serait le même  ? Est-ce que mon quotidien y serait plus
doux  ? Je pourrais rester des heures à contempler le
paysage. Je pourrais mais ce n’est pas du tout ce qui va se
passer.
J’avais en théorie décidé de prendre le week-end pour me
détendre, me reposer, attendre le lundi pour me rendre à
l’hôpital Nord. Comme s’il s’agissait de vraies vacances.
Mais bien sûr, je n’y tiens plus. Y ai-je vraiment cru ? Toutes
mes résolutions ont volé en éclats dès que j’ai posé le pied
sur le sol marseillais : autant être honnête avec moi-même,
je suis venue là avec un objectif précis, je ne réussirai
jamais à passer tout un week-end sans penser à cette
femme qui m’obsède depuis trois jours. Je change de
vêtements, je noue un foulard gris passe-partout dans mes
cheveux, je me parfume, me rends aussi présentable que
possible, juge que ça peut aller, descends les marches de
mon hôtel impérial. Je m’aperçois que je respire très bien.
J’ai ma réserve de petits sacs avec moi mais elle ne m’a pas
servi une seule fois depuis que je suis arrivée à Marseille. Je
hèle un taxi et me dirige avec une grande fébrilité vers les
quartiers Nord.
Changement de décor abrupt. Des barres d’immeubles, du
béton morose. Au beau milieu de tout ça, une effervescence
populaire et joyeuse, à rebours des clichés. L’adorable
chauffeur qui m’a prise en charge me dépose, après avoir
vanté sa ville à grand renfort de superlatifs, et souligné ma
chance inouïe de la découvrir pour la première fois. Je ne
suis pas loin de le croire. L’hôpital ressemble à s’y
méprendre à l’une de ces cités HLM géantes au cœur
desquelles il est implanté mais, ici aussi, le chant des
cigales est assourdissant. Ça n’est pas une légende, ces
bestioles hurlent sans relâche, apportant une touche de
charme solaire à des lieux qui en manquent cruellement.
C’est la première fois que j’entends ce chant ailleurs que
dans un film, et je trouve ça beau, émouvant.
Une fois à l’intérieur du bâtiment, je remarque la boutique
du hall et me surprends à chercher des yeux Mme Lebrun.
C’est absurde bien sûr, mais j’ai l’intuition qu’elle serait
capable de continuer à faire le guet tant que je n’aurais pas
avoué ma maladie. Je m’approche de l’accueil, m’informe de
la localisation du service de pneumologie, merci madame,
bonne journée madame.
Rien ne ressemble plus à un hôpital qu’un autre hôpital.
Partout la même frénésie, les mêmes visages tendus. Les
hôpitaux manquent de moyens, le temps est une denrée
trop rare pour toutes ces femmes, tous ces hommes qui
dédient leurs jours, leurs nuits à réconforter, sauver,
améliorer ce qui peut l’être. Je les admire et j’en veux aux
responsables politiques de ne rien faire, de tout céder à la
puissance de la finance, de ne rien lâcher pour améliorer les
conditions de travail de ces milliers de soignants, les
conditions de vie de ces milliers de patients. La santé, c’est
pourtant ce que l’on souhaite en premier aux gens que l’on
aime, le plus fabuleux des cadeaux. Et pourtant, la santé
devient un luxe. Ça me rend malade. Après mes études, j’ai
décidé de m’orienter vers ce que l’on appelle « la médecine
de ville  », parfois avec un léger mépris, un sous-entendu
d’infériorité par rapport à la vraie médecine, celle des
centres hospitalo-universitaires. Moi, je pense que ce sont
les deux faces d’une même pièce. Complémentaires,
indispensables. Je suis bien trop sensible à la souffrance
humaine pour ne pas prendre le temps de l’écouter. Alors
j’écoute, dans mon petit cabinet. Je suis de ces médecins
qui privilégient la qualité à la quantité. J’essaie, en tout cas.
Le service de pneumologie bouillonne d’activité. J’erre
quelques instants autour du bureau des admissions,
cherchant la salle d’attente. Je n’ai pas de plan d’attaque,
rien. Enfin si, j’ai un plan simplissime. Je vais m’asseoir et
observer. Je sais que tous les patients ont leurs habitudes :
certains appellent mon cabinet plusieurs semaines à
l’avance afin d’être bien certains d’obtenir le créneau du
lundi matin 8 h 30, et lorsque je leur demande pourquoi ils
tiennent tant à ce créneau, ils me répondent invariablement
que c’est le leur, voilà tout. Alors je me dis que le samedi
est peut-être le jour de consultation favori de cette femme
qui me ressemble tant. J’ai mon iPad avec moi, le service est
climatisé, j’ai tout mon temps. Si rien ne se passe
aujourd’hui, eh bien j’aviserai.
Je m’apprête à m’installer, quand une jeune femme – une
secrétaire médicale  – me fait signe de m’approcher du
comptoir. Je tremble légèrement. Que me veut-elle ?
— Vous tombez bien, je pensais que vous étiez déjà loin.
Vous avez oublié votre carte Vitale, après votre rendez-vous
de ce matin. Tenez. Bonne fin de journée.
Je bredouille quelques remerciements, me retourne,
marque un arrêt, puis m’éloigne en pressant le pas. Je serre
très fort dans ma main droite la carte qui vient de m’être
remise. Les battements de mon cœur résonnent jusque
dans mes membres. Ce qu’il vient de se passer est
parfaitement limpide  : la jeune secrétaire m’a confondue
avec cette autre que je recherche. Elle n’a pas eu l’ombre
d’une hésitation. Mme Lebrun n’est donc pas la seule, notre
ressemblance doit être forte, je ne m’attendais pas à une
telle immédiateté.
Je sens monter un malaise. Ma respiration est de plus en
plus hachée. Je suis une voleuse en fuite. Je jette des coups
d’œil furtifs autour de moi, j’ai l’impression que tout le
monde sait que je viens de dérober la carte d’assurance
maladie d’une autre. Je crois déceler des regards
désapprobateurs. Je marche vite, très vite. Je n’ai toujours
pas examiné la carte que je tiens dans la main. J’espère que
c’est une carte nouvelle génération, avec une photo. Dans
un court instant, je vais découvrir ce visage, apparemment
si proche du mien.
Je sors du bâtiment, m’affale sur un muret, à quelques
mètres de deux brancardiers en pause cigarette. Je saisis
mon plus beau sac en papier, le porte à ma bouche sous
leur regard gêné. Ils éteignent leurs clopes, écourtent leur
pause, je m’en veux de les chasser, je n’avais pas pensé à
ça. Je n’avais pas pensé à grand-chose en vérité. J’aimerais
me faire toute petite, disparaître dans un trou de souris,
mais j’ai besoin de m’asseoir, de reprendre mon souffle. Afin
de découvrir cette carte.
Je compte un, deux, trois, et je regarde.
Merde merde merde merde. C’est une de ces anciennes
cartes, sans photographie. Je vois apparaître un nom.
Juliette Delgrange. Totalement déconnecté de celui de mon
père, de celui de ma mère, de ceux de mes grands-parents.
Un joli nom, mais qui n’a rien à voir avec moi. Je suis déçue.
Le soufflé retombe. L’espoir que cette femme soit une
parente éloignée s’amenuise. Ma respiration se normalise.
Je m’en veux d’être si naïve, je m’en veux d’avoir pensé que
quelque chose d’un tant soit peu intéressant pouvait
m’arriver.
Je lis machinalement la série de numéros impersonnels
qui orne la carte à puce, et soudain quelques neurones
asphyxiés reprennent vie.
Je frissonne. La carte Vitale n’est pas une carte comme les
autres. Le codage des premiers nombres indique le sexe,
l’année de naissance, le mois de naissance, le département
de naissance. Je suis asséchée, je ne parviens plus à me
concentrer. Je cours vers le distributeur de boissons le plus
proche. Je vide d’une traite une bouteille d’eau, reprends
mes esprits et scrute cette carte à m’en user les yeux.
Les sept premiers numéros de la carte Vitale de Juliette
Delgrange indiquent qu’il s’agit d’une femme, née en
janvier 1976, à Paris.
Comme moi.
4
IMPOSSIBLE

Je reste assise un long moment sur le muret, l’air hagard.


Un infirmier me demande si j’ai du feu, tente d’engager la
conversation. Je lui montre mon petit sac en papier, fais
semblant de ne pas parler français. Il ne me croit pas mais
comprend le message. Je regarde droit devant moi, sans
rien voir. Je suis bouleversée.
J’utilise mon trajet retour pour en apprendre le plus
possible sur cette Juliette Delgrange qui, depuis qu’elle a un
nom, a acquis une prodigieuse réalité. Ce que je désire par-
dessus tout, c’est trouver une photo d’elle. La voir de mes
propres yeux.
Le moteur de recherche de mon smartphone m’oriente
tout de suite vers Facebook. Il y a trois Juliette Delgrange.
N’étant moi-même pas présente sur ce réseau social – pour
des raisons évidentes de sécurité personnelle  –, je n’ai
accès qu’à leurs photos de profil. Ce sera bien suffisant pour
un début. Je clique sur le premier profil, je sens le sang
battre mes tempes. Une photo s’affiche. Rien à voir avec
moi. Du moins j’espère que l’on ne me confond pas avec
cette mocheté, ce serait un coup à mon moral… Oui, je
peux être garce parfois – mais tout ça reste dans ma tête,
bien entendu. Le deuxième profil ne montre aucune image,
fait rarissime de nos jours. Je crains que ce ne soit elle. Elle
aurait bien raison de se protéger, le web est truffé
d’obsédés en tous genres.
Je tente le troisième profil. Le dernier. Ma main droite
tremble comme une feuille, je stabilise mon téléphone avec
la gauche, cale mon bras contre la porte. Le cliché met de
très longues secondes à s’afficher. Je suis en taxi, mon
téléphone ne capte le réseau que par intermittence. Je me
cramponne à l’écran. L’espace d’un instant, je me revois
enfant, un soir d’élection présidentielle, assise à côté de
mon père sur le canapé du salon, dans l’expectative. Le
visage du nouveau président se dessine lentement sur notre
encombrant poste de télévision, de haut en bas, faisant
durer le suspense devant les yeux mi-ébahis mi-agacés de
millions de téléspectateurs. Je suis, à cet instant précis,
dans ce taxi qui roule bien trop vite, suspendue à la
révélation, millimètre par millimètre, de Juliette Delgrange.
Lorsque son visage apparaît, je pousse un cri, porte la
main à ma bouche, et me mets à pleurer, dans un
mouvement incontrôlable. Je détourne le téléphone, comme
si l’image allait m’engloutir. Je la laisse me consumer
quelques instants, silencieuse, les yeux fermés. Puis je
l’observe de nouveau, je zoome, je décortique. Comment
est-ce possible ?
La photo est un peu floue, de biais, pas sa meilleure
probablement. Je me méfie des images : en trois secondes
chrono, le moindre laideron devient un sex-symbol, de nos
jours. Les filtres déforment les couleurs, la réalité. Mais le
visage de Juliette Delgrange est si proche du mien. Ses
cheveux semblent roux, aucun doute là-dessus. D’un roux
qui m’est plus que familier. La texture de sa chevelure,
épaisse, dense, semble similaire, elle aussi. Je ne vois pas la
couleur de ses yeux, l’angle ne le permet pas. Les miens
sont bleus, d’un bleu que j’ai toujours jugé dur, affadissant
l’ensemble de mon visage. Lequel, trop blanc, constellé de
taches de rousseur, m’a longtemps donné des airs de
Marlène Jobert du pauvre. À l’école, on m’affublait parfois
du surnom « taches de son », le même que celui de Candy,
l’héroïne de manga des années  80. Juliette Delgrange a-t-
elle subi ces moqueries, elle aussi  ? Les a-t-elle mieux
vécues ?
Je ne peux pas détacher mon regard de son visage. Je la
trouve belle. D’une beauté évidente, naturelle. Je ne me suis
jamais trouvée attirante, j’ai toujours pensé que je n’avais
aucun charme. Comment est-ce que je peux juger si
différemment cette autre, pourtant si semblable ? Qu’est-ce
qui modifie à ce point ma perception  ? La distance, le fait
qu’il ne s’agisse pas de moi, bien sûr. Mais pas seulement.
Sur cette photo, Juliette Delgrange dégage une aura, un
charisme que je n’ai jamais eu, que je n’aurai jamais. Elle
sourit, semble heureuse, sûre d’elle. Elle a l’air de se sentir
belle. Et ça change tout.
Le chauffeur –  nettement moins sympathique que le
précédent – a très peur que je lui « pourrisse ses sièges en
cuir  » lorsque je sors mon sac en papier Air France. Je
comprends sa crainte de voir ses clients vomir, étant donné
la dose de vanille artificielle qui flotte dans l’habitacle de sa
Mercedes. Je le rassure, je vais juste respirer dedans, qu’il
ne s’inquiète pas. Il me jette un œil noir par rétroviseur
interposé, me considérant probablement comme bonne à
enfermer. Il est vrai qu’en l’espace de cinq minutes, j’ai crié,
pleuré, et respiré comme un clébard. Peut-être n’est-il pas si
loin du compte.
Je continue mes recherches. Une dizaine de clics suffisent
à cerner la vie de Juliette Delgrange : identifier son métier,
son lieu de vie, quelques-uns de ses hobbies –  ce qu’elle
accepte, bon gré mal gré, de rendre public. C’est incroyable
tout ce qu’internet peut nous livrer sur une inconnue en
l’espace de vingt petites minutes.
Juliette Delgrange possède une librairie, située en plein
cœur d’Avignon, au site web des plus dépouillé  : une
adresse, une photo de la jolie devanture ancienne des Mots
de Juliette. Une enseigne en bois irrégulier, recouverte d’un
vert tendre légèrement écaillé, le nom de la librairie se
détachant en lettres blanches, une belle écriture d’écolier,
quelques fleurs devant l’entrée. Un lieu dégageant d’emblée
une étonnante sérénité, une poésie. Je cherche une photo
de la propriétaire, en vain.
Twitter m’aide à compléter le portrait virtuel de Juliette
Delgrange. C’est une passionnée de livres –  ça, je l’avais
compris –, et de théâtre. Son compte relaie les actualités de
nombreux spectacles, quelques recommandations de pièces
«  à ne pas manquer  », et quelques avis succincts sur les
romans du printemps dernier. Pas d’autre photo d’elle, je
dois me contenter de ce que j’ai trouvé.
C’est bien suffisant pour m’ébranler sérieusement.

Parvenue à l’hôtel, je négocie âprement de ne régler


qu’une nuit sur les sept initialement réservées. Ils
acceptent, nous sommes en plein mois de juillet, l’hôtel est
complet, il ne sera pas difficile de trouver d’autres clients, et
j’ai l’air vraiment bouleversée par ce «  problème
personnel  » qui m’est tombé dessus et qui m’oblige à
quitter Marseille précipitamment. Je refais le chemin en sens
inverse vers la gare Saint-Charles et saute dans un TGV,
quelques heures seulement après en être descendue.
Mon séjour à Marseille a été de courte durée. Moins d’une
journée, record battu. Je me promets d’y revenir, dans de
meilleures conditions. Marseille est une séductrice.
Sensuelle, singulière. Son ciel acide a amplifié l’impact de
mes découvertes, sa musique a exacerbé mes sensations à
un point que je n’avais pas envisagé.

Je passe la majeure partie du trajet à chercher où me


loger, remerciant le ciel d’avoir mis dans mes mains ces
instruments électroniques qui permettent aux plus
désorganisés de trouver un toit à la dernière minute.
Je débarque à Avignon à 20  h  12, un samedi soir de
juillet et de canicule. Les rues sont noires de monde, les
restaurants débordent bien au-delà des terrasses, on se
bouscule dans un joyeux vacarme. La fête bat son plein.
Nous sommes en plein festival, je le sais. Chaque année, on
nous bassine avec des reportages qui nous injectent une
bouffée de culture enthousiaste, nous incitent à participer à
la plus importante manifestation de théâtre de l’année.
Avignon se revendique « le plus grand théâtre du monde »,
et génère, avec ses mille cinq cents spectacles, plus d’un
million d’entrées sur les trois dernières semaines de juillet.
L’horreur pour une agoraphobe.
Je slalome péniblement en direction du petit studio que je
suis parvenue à dégotter in extremis, tire d’une main ma
bruyante valise, tente de m’orienter en suivant les plans
supposément intelligibles de mon smartphone. Dans une
rue pavée, les roues de pacotille vrillent, mon bagage se
retourne, je jette un regard gêné par-dessus mon épaule,
sens monter un relent de transpiration. Je vérifie
discrètement mon aisselle, constate que je suis bien la
coupable, me promets de changer de déodorant dès que
possible, repars, répète  l’opération retournement de valise
une bonne dizaine de fois. Je suis à deux doigts de pleurer,
de renoncer. Mais je suis si proche du but. À quelques rues
de là se tient la librairie de Juliette Delgrange. Je ne peux
plus m’arrêter, plus maintenant, la mécanique est
enclenchée. Dans ma tête, dans mes tripes, là,
profondément.
Je récupère les clés du studio dans une petite boîte vissée
à la porte d’entrée, seulement protégée d’un code à quatre
chiffres –  tout ça me semble extrêmement imprudent,
j’imagine ce qui pourrait se passer si quelqu’un avait déjà
fait un double de ces clés et m’attendait là-haut avec des
cordes, un couteau, une tronçonneuse, que sais-je. Je
chasse les images, grimpe les deux étages, ouvre la porte le
cœur battant. Aucun meurtrier sanguinaire, je m’enferme à
double tour et me précipite sous la douche. Dieu que ça fait
du bien. J’ai l’impression de ne faire que ça en ce moment :
suer, suffoquer, tressaillir, prendre des douches…
Le studio est petit mais bien conçu, meublé à 100 % chez
Ikea, propre, presque cosy. Je branche le ventilateur et
m’installe sur le fauteuil à bascule, best-seller du géant du
meuble suédois. Je ferme les yeux. J’ai besoin de me poser
pour passer en revue toutes les hypothèses qui
m’envahissent, m’épuisent.
Qui est Juliette Delgrange ?
Hypothèse no  1  : la plus probable, celle du sosie.
Quelqu’un qui me ressemble, qui n’est peut-être même pas
une vraie rousse d’ailleurs, qui n’a aucun lien ni avec moi, ni
avec Marlène Jobert, ni avec Candy.
Hypothèse no  2  : Juliette Delgrange est une cousine
éloignée. C’est une possibilité que j’ai envisagée depuis le
début, qui se tient. Si elle s’avère être la bonne, elle
nécessitera une grosse explication de mon père pour ce qui
est du lien de parenté, car je ne connais personne du nom
de Delgrange dans ma famille. Au moment où je formule
cette hypothèse, je réalise que Delgrange n’est peut-être
pas son nom de jeune fille, que c’est peut-être son nom de
femme mariée. Bien sûr, comment n’y ai-je pas pensé plus
tôt ? Tout le monde ne peut pas être aussi seul que moi. Ce
constat me serre le cœur, mais fait remonter en pole
position ce scénario de cousinage impromptu.
En principe il n’y a pas d’autre hypothèse pour quelqu’un
de sain d’esprit.
Pour moi, si.
Toujours mes histoires de probabilités, de gagnants du
Loto qui ont touché un pactole impossible, de personnes
décédées dans un crash d’avion impossible.
De deux femmes nées le même mois, la même année,
dans la même ville. De deux femmes qui se ressemblent de
manière impossible.
À l’impossible, nul ne peut croire. Sauf ceux qui le vivent,
ou en meurent.
Hypothèse no 3 : l’hypothèse impossible.
Bien sûr, c’est impossible. Par définition, c’est impossible.
C’est ce que je me répète. Les implications de ce scénario
sont bien trop douloureuses. Je ne suis pas sûre de pouvoir,
de vouloir les affronter. Je crois perdre la raison, je ne dors
pas, j’oublie de respirer. Je passe l’une des nuits les plus
dures de mon existence. Une nuit d’apnée.
Progressivement, la probabilité zéro s’estompe. Gangrène
le moindre centimètre cube de mes méninges. Devient un
kyste encombrant.
Une tumeur à laquelle mon corps commence à faire une
place dangereuse.
Car son étrange beauté me submerge.
Je respire. Je m’endors.
5
JULIETTE

Je suis de plus en plus fatiguée. Les dernières nuits ont


été éprouvantes. Je n’ai jamais été une grosse dormeuse,
mais là je tourne à une moyenne de quatre heures de
sommeil, ça n’est pas suffisant. J’ai des cernes de dix
kilomètres, que je tente de camoufler tant bien que mal.
Dans mon petit studio avignonnais, il faisait 27  degrés en
plein cœur de la nuit. Alors j’ai ouvert les fenêtres, et me
voilà ce matin constellée de piqûres de moustiques.
Heureusement, mon visage a été épargné, je n’aurai pas
l’air d’une prépubère en pleine poussée hormonale.
Il est 9 h 30 lorsque je sors. Nous sommes un dimanche,
mais le site web de la librairie indique que celle-ci est
exceptionnellement ouverte sept jours sur sept pendant le
festival. Je me demande comment Juliette a fait pour être à
Marseille la veille. A-t-elle des employés ? Un conjoint ? Je
me demande aussi si Juliette s’est rendu compte qu’elle
n’avait plus sa carte Vitale. A-t-elle contacté l’hôpital ? A-t-
elle eu une altercation téléphonique avec la secrétaire
médicale ? « Voyons, je vous ai rendu votre carte en main
propre, de qui vous moquez-vous ? »
Toutes ces pensées inoffensives, je les passe et repasse
dans ma tête pour éviter de me laisser déborder par
d’autres, plus lourdes. Ça ne sert à rien de me perdre en
conjectures, il faut que j’aille la voir. Qu’est-ce que je vais
bien pouvoir lui dire ? « Bonjour, on ne se connaît pas mais
on a comme un air de famille vous ne trouvez pas ? Au fait
je sais que vous êtes malade, j’ai volé votre carte Vitale,
vous ai pistée depuis Marseille… tout ça me donne des airs
de grosse psychopathe, mais j’aimerais beaucoup que vous
ne vous enfuyiez pas. » Quoi que je dise, quoi que je fasse,
elle me prendra pour une folle de toute façon, donc autant
arrêter de cogiter.
Je me suis déjà bien assez torturée en réfléchissant à ce
que l’hypothèse impossible impliquerait. La première chose,
évidente, serait le mensonge. Un mensonge de près de
quarante ans, ça n’est pas anodin. Ça ne peut donc pas être
ça, je refuse de le concevoir. Voilà ce qu’il va se passer : je
vais m’approcher, et cette Juliette sera une fausse rousse,
aura les yeux marronnasses, un nez bien plus gros que sur
cette photo probablement photoshopée, quelques dents
tordues et un énorme grain de beauté lui barrant le front. Je
la saluerai, lui rendrai sa carte Vitale en lui expliquant que
l’on m’a prise pour elle à l’hôpital hier – ha ha quelle bonne
blague n’est-ce pas, moi non plus je ne comprends pas  –,
que je devais venir à Avignon et ai donc proposé de la lui
rapporter, la voici, ne me remerciez pas, je vous en prie
c’est bien naturel, au revoir madame, ravie de vous avoir
rencontrée, et au fait voilà les coordonnées d’un bon
dermatologue, faites contrôler ce grain de beauté à
l’occasion.
À l’issue de ces quelques dialogues imaginaires, je suis
déjà devant la librairie. Avignon n’est pas Paris, les
distances sont nettement plus réduites. La boutique ouvre à
10 heures, je m’installe sur un banc situé sur le trottoir d’en
face, et observe la rue. Il est encore tôt, mais la ville est
déjà très animée. Des comédiens et jongleurs débarquent,
vantant les mérites de leur spectacle du soir à grand renfort
de musique façon Piste aux Étoiles. Je suis aux premières
loges. L’un des jongleurs –  grimé en clown  – s’approche,
m’identifie comme une proie facile. Tous les yeux se
braquent sur moi. Je proteste vigoureusement, je déteste
me faire remarquer, qu’est-ce qu’il me veut ce putain de
clown  ? C’est ce que je me dis intérieurement, bien sûr.
Dans la vraie vie je souris niaisement, sous les regards
amusés des passants, et me retrouve embrigadée dans le
show, lançant des quilles à un mec déguisé en soleil,
arborant un chapeau-voie-lactée et quelques planètes
valdinguant autour de sa tête de con. Je continue de sourire
mais lui fais signe que c’est bon maintenant, ça va aller. Je
lui rends ses quilles, il me soulève le bras afin que je salue –
  j’espère que je ne transpire pas déjà… non, ça va.
Applaudissements nourris du public en délire, et voilà que le
gars essaie de me claquer la bise maintenant. Là je
m’écarte gentiment, me soustrais au spectacle le plus
discrètement possible, sors du cercle des badauds à
reculons.
Je recule encore, me colle à un mur sans quitter des yeux
la troupe qui s’éloigne. La façade glacée me fait du bien. Je
respire. Le mec déguisé en soleil me fait un petit signe de la
main et un sourire, je ne les lui rends pas. Je regarde ma
montre. 9  h  50. La librairie ne va pas tarder à ouvrir. Je
lève les yeux, la cherche du regard et me rends compte que
je suis en réalité depuis quelques minutes adossée à la
vitrine des Mots de Juliette.
Je m’écarte légèrement, forme une visière avec mes
mains, plisse les sourcils pour habituer mon regard à
l’obscurité qui règne encore à l’intérieur de la boutique. Mes
yeux mettent quelques secondes pour accommoder, ils se
posent d’abord sur le fond de la librairie. J’aperçois de
grands meubles patinés, des bibliothèques chaleureuses en
bois brut, et deux fauteuils Chesterfield aux capitons
profonds, encadrant une table basse recouverte de
mosaïque, sur laquelle sont posés quelques beaux livres de
photographie en noir et blanc. Je frissonne. Juliette
Delgrange aime les décors romantiques, de toute évidence.
Je continue mon exploration, déplaçant mon regard
légèrement vers la droite. Je décolle mes mains de la vitre,
recule d’un pas.
Je sursaute. Elle est là.
Debout, devant moi.
Elle me regarde. Immobile.
Je sens l’afflux de sang irriguer chaque recoin de mon
cerveau. Ma respiration s’accélère. Mes jambes se mettent à
trembler.
Son regard… il y a tout dans son regard. La peur, la
surprise, l’incrédulité, la mort, la vie. Son bras droit pend le
long de son corps, quelques livres sont à terre. Sa main
gauche est repliée sur sa poitrine, retenant quelques
ouvrages qu’elle s’apprêtait à installer dans sa librairie. Mais
quelque chose l’a stoppée net.
En une poignée de secondes, j’affabule, j’imagine la
scène, de son point de vue à elle. La boutique va bientôt
ouvrir, Juliette doit installer les best-sellers sur la table de
l’entrée. Elle avance, remarque le spectacle de cirque, dans
la rue. Elle sourit, s’attarde un instant sur ce clown. Et cette
passante, de l’autre côté. Au début c’est une impression
vague, lointaine. C’est étrange, tout de même. Elle
s’approche de la vitre. Observe mieux. Ce qu’elle voit est
incompréhensible. C’est elle, mais ce n’est pas elle. Une
autre elle-même. Une gêne dans le regard de cette autre,
une gaucherie dans ses mouvements, une discrétion
confinant à l’effacement. Mais elle lui ressemble tellement,
cette femme qui fait semblant d’apprécier sa participation
involontaire à ce théâtre de rue, cette femme dont elle
ressent l’envie de fuir, de se cacher. D’abord, elle n’y croit
pas. Bien sûr, comment y croire ? Mais elle la voit, elle est
là. Elle lâche les livres sur le sol, ne s’en aperçoit pas. Elle
se met à pleurer en silence, seule dans sa librairie. Sa vie
entière, ses souffrances, ses peines remontent dans ses
yeux. Elle est plantée là, devant la vitrine, et regarde cette
invraisemblable femme reculer, souffler, s’y adosser. Elle
attend que l’autre se retourne, qu’elle capte son regard.
Je suis cette autre et je vois tout ça dans ses yeux à elle.
Ses yeux, tellement présents… je ne vois qu’eux.
Incrustés au fond d’un même visage blanc constellé des
mêmes taches de rousseur, ils me transpercent de leur bleu
redoutable. Celui-là même qui me semble si fade sur moi
m’apparaît si beau, si acéré sur elle.
Elle n’en finit plus de me regarder. Mon Dieu, ce n’est pas
possible. Nos yeux, toujours eux, disent la même chose. Ils
ont compris, avant le reste de nos corps.
Je n’entends plus rien du vacarme ambiant. Je ne ressens
rien d’autre qu’une immense terreur et une immense joie.
Les larmes coulent en silence le long de ses joues. Je
m’approche. Je colle ma main à la vitre. Elle s’approche. Elle
colle sa main à la vitre. Je me mets à pleurer, moi aussi.
L’instant s’étire, suave, tiède, envoûtant.
Et puis ça se produit, là, comme ça. Elle me sourit. Elle me
sourit et pleure en même temps. C’est terrible, c’est beau,
incroyablement fort. J’ai beaucoup de mal à respirer
correctement mais je m’en moque. Ses lèvres dévoilent ses
dents, et ça empire, ça enfle, ça confirme. Ça devient
insoutenable. Ce que je découvre va bien au-delà de tout ce
que j’avais pu imaginer. Toutes mes hypothèses deviennent
obsolètes. Aucun doute n’est plus permis. Je n’avais pas
pensé à ça. Je n’avais pas pensé à ses dents. À cette dent.
Je ne vois plus que cette petite canine microscopique,
presque imperceptible. Cet attribut unique que j’arbore.
Unique, ça veut dire un seul exemplaire. Ça veut dire moi, et
moi seule. Pas elle. Et pourtant… Les larmes, jusqu’ici une
simple pluie fine, s’abattent sur moi en une vague
puissante, qui m’ensevelit.
Juliette se déplace vers la porte d’entrée. Elle veut venir à
ma rencontre, mais elle s’arrête. Je sens d’instinct que ça ne
va pas. Malgré mes yeux embués, je la vois se tenir sur le
rebord du comptoir en bois clair et tousser, longuement.
Une toux rauque, déchirante, que je perçois distinctement
en dépit de la vitre qui nous sépare. J’ai mal pour elle. J’ai
mal pour moi.
Ce que je suis en train de vivre est-il réel  ? Malgré mon
imagination plus que fertile, jamais je n’avais envisagé cela.
Je ne comprends pas, ou plutôt, je mets de côté ce que je
comprends trop. Sa réaction à elle m’indique clairement
qu’elle non plus ne savait pas, elle non plus n’avait aucune
idée de tout ça.
Elle se redresse. Me regarde de nouveau, me sourit et
baisse les yeux, dans un mouvement de pudeur. Elle sort
des clés de la poche de son jean, ouvre la porte en grand.
J’entre dans sa boutique. Religieusement. Je sens mon cœur
déchirer ma poitrine. Je m’approche. Bêtement, je lui tends
la main –  c’est comme ça qu’on se salue quand on ne se
connaît pas. Elle éclate de rire, me demande d’attendre une
seconde. Je l’observe, ébahie. Ce rire, cette voix. Je les
entends lorsque je visionne quelques films de famille
réalisés par mon père. Je ne les aime pas, moi qui ne les
perçois d’ordinaire que depuis l’intérieur de mon corps. Mais
j’en suis certaine. Cette voix, ce rire, ce sont les miens. Je
m’appuie contre un meuble. Je suis dévastée. Elle allume les
lumières de la boutique et ferme le rideau, comme ça, on
sera plus tranquilles, je crois que je ne vais pas ouvrir ce
matin, finalement. Qu’est-ce qu’elle est belle.
Nous ne disons rien, mais nos yeux suffisent. Ils rient.
Pleurent. Réalisent ce qui est en train de se jouer, là, et qui
n’est pas un jeu, et qui veut dire tellement de choses.
Chacune de nous sait que la porte qui vient de s’ouvrir va
soulever un lot de non-dits, de douleur, d’immondices
qu’aucune de nous n’avait jusqu’alors envisagé. Chacune de
nous sait aussi que la porte ne pourra plus jamais se
refermer.
Nous nous regardons.
Déjà nous sommes un « nous ».
Nous hésitons une dernière fois. Une dernière retenue.
Une dernière distance.
Puis elle se jette sur moi, et je me laisse faire.
Puis je la serre dans mes bras, et elle se laisse faire.
Ma sœur. Jumelle.
6
AU COMMENCEMENT

Très vite, Juliette m’emmène chez elle, au-dessus de la


librairie. Elle confectionne à la hâte un écriteau indiquant
que la boutique sera exceptionnellement fermée ce
dimanche 19  juillet 2015. Puis nous passons la journée
ensemble. Plus exactement sept heures. Sept heures pour
évoquer deux vies, c’est tellement peu. La frustration se
mêle à l’excitation, à l’urgence de tout savoir de l’autre. À
l’urgence de comprendre.
Ce qui me frappe, c’est l’incroyable intimité que nous
acquérons en l’espace de quelques minutes. Nous
n’arrêtons pas de nous toucher, comme si ce contact
charnel nous était indispensable, comme pour vérifier que
l’autre est bien là, bien réelle. Sur le coup, je ne me rends
pas compte de la folle proximité physique que je m’autorise
avec elle, je ne me rends pas compte de mon absence
totale d’inhibition. Moi qui réfléchis à dix fois avant de
toucher un inconnu, qui ai toujours peur qu’un miasme me
contamine, alors même que je la sais malade et que je n’ai
aucune idée de l’éventuelle contagiosité de sa maladie, je
ne songe même pas à me protéger. Comme si les liens du
sang étaient plus forts que cela. Comme si la toucher était
plus important. C’était vrai, ça l’était.
Dès le départ, nous n’avons aucun doute sur notre
gémellité. La ressemblance est trop forte. Nous sommes
quasiment identiques, jusque dans les moindres détails.
Même taille, même poids –  à un kilo près, en ma
défaveur  –, mêmes yeux, même sourire pourtant si
particulier, mêmes cheveux – si l’on fait abstraction de ma
coloration –, mêmes taches de rousseur, mêmes grains de
beauté aux mêmes emplacements, mêmes mains, même
voix sans accent chantant, mêmes intonations, mêmes date
et lieu de naissance  : le 1er  janvier 1976, à Paris. Et une
telle simultanéité de pensée.
Durant sept courtes heures, il n’y a aucun blanc, la
conversation part dans toutes les directions, une idée en
amenant une autre, chacune de nous ayant la même ou
presque, au même moment. À plusieurs reprises nous
éclatons de rire car nous utilisons les mêmes entames de
phrase, au mot près. Une stéréo parfaite. Nous sommes des
gamines rattrapant le temps, bien trop long, passé l’une
sans l’autre. Qu’est-ce que c’est bon.
Je ne suis pas spécialiste ès gémellités, mais j’ai quelques
notions. Nous sommes sans aucun doute ce que l’on appelle
des jumelles monozygotes, autrement dit au patrimoine
génétique strictement identique. Bien entendu, il faudra
réaliser un test ADN pour en avoir la confirmation
scientifique absolue, mais c’est une telle évidence. Les
seules différences entre nous sont celles liées à nos
personnalités, nos vies finalement aux antipodes l’une de
l’autre, et qui rejaillissent bien évidemment sur l’image que
les autres peuvent avoir de nous. Nous n’avons ni le même
vocabulaire ni le même style vestimentaire –  Juliette est
plus sexy, plus sûre d’elle, indiscutablement  –, mais dans
ce qui relève de la gestuelle, des attitudes, les similitudes
sont frappantes. Nous avons toutes les deux une façon de
rire strictement identique, sonore, démonstrative. Ce rire
est cohérent avec la personnalité de Juliette, beaucoup
moins avec la mienne, mais c’est comme ça, il est le même.
Nous avons aussi une façon bien à nous de froncer les
sourcils en baissant légèrement la tête, lorsque quelque
chose nous contrarie. Enfin, nous avons la même façon de
pleurer, en ponctuant nos larmes de reniflements
particulièrement disgracieux. Entendre ces reniflements
chez l’autre dédramatise les situations, nous fait éclater de
rire au beau milieu de salves de sanglots.
Alléger pour ne pas sombrer. Ouvrir les vannes sans se
noyer, pas maintenant, pas encore. Réfléchir. Comprendre
qui savait quoi.
Trente-neuf longues années, putain.
Juliette me parle. Juliette s’essouffle, fait de nombreuses
pauses. Je suis suspendue à ses lèvres, mes yeux ne
peuvent se détacher de sa bouche, de ses mots. Je bois ses
paroles et souffre avec elle lorsqu’elle prend une respiration.
Moi aussi, je manque d’air. Ce mimétisme m’effraie. Est-il
possible que mon hyperventilation soit, en fin de compte,
une répercussion physiologique de la détresse de ma sœur,
inconnue jusqu’alors  ? Moi d’ordinaire si scientifique,
comment puis-je me laisser envahir par ces croyances
séculaires en une symétrie fantasmatique du destin des
jumeaux  ? Et pourquoi pas de la transmission de pensée,
tant qu’on y est… Malgré tout, cette étrange connexion de
nos souffles me trouble plus que je ne le laisse paraître.

Il nous faut un long sas de futilités avant de nous attaquer


aux sujets les plus difficiles. Ah bon, toi aussi tu aimes Jean-
Jacques Goldman, les brocolis, les films de super-héros
américains, Albert Camus, Nikki de Saint-Phalle, l’Hiver dans
les Quatre Saisons de Vivaldi, prendre des bains moussants,
croquer dans des pâtes crues, Netflix, les tartes au citron
meringuées, l’odeur des draps propres, Monica dans
Friends, le ping-pong, le pain aux noix, le chiffre 4, les
mitaines, le mot « troglodyte », dormir sur le côté gauche,
être réveillée par le soleil, les Malabar bi-goût, George
Clooney, les Pringles au guacamole.
Ce n’est qu’au bout de plusieurs heures que nous nous
décidons enfin à aborder nos passés familiaux. Aucune de
nous ne veut se lancer la première. Nous tirons au sort,
c’est Juliette qui commence.
Je l’écoute me raconter son histoire, doucement,
lentement.
—  Je crois… je crois que j’ai une vie plutôt banale, tu
sais… carrément banale, même. Mais carrément heureuse.
J’ai toujours vécu à Avignon, je suis un peu casanière. Je
n’en suis partie que quelques années. Je n’ai pas été bien
loin, j’ai fait mes études à la fac d’Aix-en-Provence, mais
lorsque je me suis retrouvée seule là-bas, j’ai eu
l’impression d’être déracinée. J’ai ressenti le besoin de
revenir près de mes parents, le plus vite possible. Le
syndrome de la fille unique que je suis. Enfin, que j’étais,
jusqu’à 9 h 56 ce matin.
Juliette tente de me sourire, mais son sourire se trouble.
Car de toute évidence, elle n’a jamais été fille unique, c’est
maintenant une certitude. Elle continue :
— Mes parents ont eu du mal à avoir un enfant, ma mère
me l’a raconté il y a quelques années, mais j’ai senti que
c’était encore douloureux pour elle d’en parler. À l’époque, il
n’y avait pas toutes les techniques d’aide à la procréation,
alors il fallait être patient, et espérer qu’un jour, peut-être…
Quand ma mère est tombée enceinte, elle était si heureuse
qu’elle a pris de nombreuses photos  : Romane, j’ai vu de
mes yeux ces photos de ma mère enceinte. À ma naissance,
la joie l’a foudroyée, et ne l’a plus quittée depuis. Je ne dis
pas ça pour me vanter, ce sont ses mots à elle –  elle a
parfois un vocabulaire assez spécial…
Je ne peux m’empêcher de remarquer deux choses. La
première, c’est que Juliette assène des vérités sur ses
parents, en évitant soigneusement de les confronter à la
réalité. Je suis certaine qu’elle est consciente que rien n’est
plus facile à travestir qu’une photographie, que de vieux
clichés jaunis de sa mère enceinte ne valent pas grand-
chose, qu’il va nous falloir des éléments bien plus solides.
La seconde chose que je note, c’est que Juliette parle de sa
mère au présent. Pour moi, c’est un coup de couteau dans
le cœur. La mère de Juliette est vivante. Est-elle ma mère ?
Ma mère est peut-être vivante, punaise, ma mère est peut-
être vivante. Chasse ces phrases, chasse ces images,
Romane. Concentre-toi sur Juliette, le reste viendra plus
tard.
Juliette sent mon trouble, me fixe, intensément. Hésite.
Même si ce qu’elle me raconte de sa vie me remue, je veux
tout savoir d’elle. Alors je lui souris. Mes yeux l’encouragent
à reprendre.
— J’ai grandi dans une famille extrêmement stable. Unie.
Mes parents sont toujours ensemble, aujourd’hui. C’est
dingue, ils sont de cette minorité de gens qui s’aiment
encore après plus de quarante-cinq années de vie
commune, et qui n’ont jamais l’air de s’ennuyer. Mes
parents sont fidèles en amour, en amitié aussi… ils ont des
valeurs, c’est comme ça qu’on dit quand des gens sont un
peu old school… oui, c’est ça, des valeurs. Mais sans être
rétrogrades, hein ! Ce sont de belles personnes, Romane…
Sa gêne est palpable. Dans une famille comme celle-ci, on
ne ment pas à son enfant. Ça ne fait pas partie du schéma.
La suite de la conversation sera une douleur.
—  Romane, je sais ce que tu te dis. Mais je t’assure que
mes parents sont incapables de mensonge. Jamais ils ne me
mentent, jamais ils ne m’ont menti, j’en suis certaine, ce
sont mes parents. D’ailleurs tout le monde me répète depuis
toujours que je suis le portrait craché de mon père. Mes
origines, je les connais : elles sont ici, à Avignon, avec eux.
Sa voix tremble en disant cela, car toutes ses certitudes
viennent de voler en éclats. Je sais qu’elle se protège,
comment lui en vouloir ? Je ne veux pas la brusquer, mais
je ne peux pas me taire.
— Juliette, tu sais comme moi que tes parents auraient pu
te cacher une éventuelle adoption, c’est une possibilité qu’il
va falloir envisager. Nous sommes jumelles, punaise ! C’est
la seule chose dont nous pouvons être sûres, désormais.
Tout le reste…
—  Je le connais, le reste  ! Ils n’auraient pas pu… C’est
impossible Romane. Tu m’entends ? C’est impossible. Je ne
peux pas croire que mes parents m’aient menti toutes ces
années. Et puis… ça n’est vraiment pas le moment de
remuer tout ça…
Elle désigne sa poitrine et se met à pleurer en silence, le
souffle court.

Je voudrais que Juliette me parle de sa maladie. Elle


insiste pour que je lui parle d’abord de ma vie à moi. Je
refuse, bien sûr.
— J’ai besoin de savoir ce dont tu souffres, Juliette, je ne
peux pas éluder, c’est trop important. Et puis je suis
médecin, je pourrais peut-être t’aider, qui sait ?
— Mon père est médecin lui aussi, mais…
Elle s’arrête net.
— Mais quoi ?
—  Mais rien. Je t’expliquerai… après t’avoir parlé de ma
maladie.
Je hoche la tête. Juliette reprend :
— Depuis quelques semaines, je m’essouffle, je tousse. Je
suis de nature plutôt optimiste, limite insouciante… alors au
début, je me suis dit qu’il s’agissait sûrement d’allergies,
d’un rhume des foins un peu coriace, ou bien d’un mauvais
virus qui passerait bien tôt ou tard. Le genre de petit bobo
qui part tout seul, avec un peu de patience. Et puis… et puis
ça s’est aggravé. Brutalement. Ces dernières semaines, ma
toux est devenue plus rauque, plus intense. J’étais tout le
temps fatiguée, j’avais l’impression de devoir me reposer
deux fois plus que d’habitude. Alors je me suis prise en
main et je suis allée consulter des spécialistes.
Je reste silencieuse. Saisie par la peur. Je sens bien que les
coups de poing ne font que commencer.
— Il y a quelques jours, je me suis rendue au service de
pneumologie de l’hôpital Nord pour faire le point sur mes
résultats d’examens. J’y allais confiante. Certaine d’en
ressortir avec quelques jours d’antibiotiques,
éventuellement quelques piqûres… Je voyais bien que le
médecin tournait autour du pot, qu’il prenait des
précautions. Moi, en face, je surjouais l’assurance de la fille
qui va bien. Au bout d’un moment, devant mon insistance à
nier la gravité de mon cas, il s’est décidé à lâcher un mot.
Terrible. Une hypothèse, à ce stade. Mais quelle hypothèse…
Il m’a parlé de cancer, Romane.
L’uppercut vient d’arriver.
Je ne dois pas m’effondrer. Je dois être forte. La soutenir.
Je sais ce qu’est un cancer des poumons. Une putain de
saloperie contre laquelle des dizaines de milliers de
personnes se battent chaque année. Et contre laquelle la
plupart perdent. Je connais les statistiques, sinistres,
angoissantes. 80  % des malades décèdent en moins de
cinq ans.
Juliette continue :
—  C’est un comble, pour moi qui n’ai jamais fumé une
cigarette de ma vie. Les médecins tâtonnent encore, ils ne
sont pas totalement sûrs, et je m’accroche à leurs
incertitudes, je dois bien l’avouer… mais ils sont très
inquiets. Et je le sens, Romane, je le sens dans ma chair  :
ce qui me ronge n’est pas anodin… j’ai l’impression
d’assister, impuissante, à la destruction de mon corps,
cellule par cellule. À une vitesse vertigineuse.
Juliette pleure en silence. Elle fait une pause dans son
récit. Je serre ses mains. J’aimerais pouvoir la rassurer, mais
je ne peux m’empêcher de pleurer, moi aussi.
— Romane, il faut que je te dise…
Sa solennité, ses pauses amplifient mon inquiétude.
—  Mon père est médecin, oui… mais il n’est au courant
de rien. En fait, personne n’est au courant. J’ai caché ma
maladie à toute ma famille. Je n’ai pas trouvé le courage de
leur parler. Un cancer, c’est déjà intolérable pour la
personne qui en est atteinte. Mais pour les autres… Je ne
peux pas, c’est impossible. Je ne veux pas les faire souffrir,
je veux les protéger, coûte que coûte.
Silence. Toux. Trop longue.
—  J’ai tellement reçu, Romane, tellement reçu d’amour,
de joies… Et voilà que cette putain de maladie me place
dans cette position si cruelle… la position de celle qui
reprend tout. Le bonheur, la lumière, la vie. Comment
accepter un tel rôle  ? Comment accepter d’annoncer mon
potentiel décès à mes parents, à mes amis ? Et surtout… à
ma propre fille ?
Deuxième uppercut. Je vacille.
Juliette a une fille.
Elle a cinq ans et s’appelle Marie. Le prénom de ma propre
mère. Un prénom extrêmement courant bien sûr, mais tout
de même, son irruption dans la conversation est un choc.
Un de plus. Juliette me montre des photos de sa fille, ma
nièce, et je fonds en larmes. L’espace d’un instant, je crois
me voir enfant.
— Romane, tant que l’issue n’est pas sûre, j’ai décidé de
me battre en secret, à l’abri des regards. Je sais que
quelque chose mourrait en Marie, si je venais à disparaître.
C’est comme ça, on n’y peut rien. Je crois… je crois qu’on ne
se remet jamais vraiment de la mort de sa mère.
Je ne peux pas lui donner tort. Je le sais, plus que tout
autre.
Face à la maladie et la mort, chacun se débrouille comme
il peut.
Juliette a opté pour le silence.
C’est son choix, je dois le respecter. Même si je ne suis
pas d’accord.
Ma vie, mes problèmes me semblent tout à coup
tellement dérisoires face aux siens. Je sais tout ça et je me
punis intérieurement de ne pas parvenir à me contrôler,
mais je n’y peux rien, je dois sortir mon petit sac pour
respirer.
Je suis décidément une piètre boxeuse, dépassée par la
violence du ring sur lequel elle vient de monter.
7
NOYÉES

Juliette me presse ensuite pour que je prenne la parole,


elle aussi veut tout savoir de moi.
Je me rends compte, en déroulant mon récit, que ma vie
entière n’est peut-être qu’une immense imposture. Car
Juliette est ma sœur jumelle, sans le moindre doute dans
nos esprits. Un mot revient sans cesse, tissant sa toile au
milieu des décombres de nos neurones. Un mot qui ne nous
quittera plus jamais, nous le savons. Pour l’instant, Juliette
refuse de connecter ce mot à ses parents. Pour l’instant, je
refuse de connecter ce mot à mon père. Il va pourtant bien
falloir le relier, ce mot flottant qui tranche nos veines et unit
nos sangs.
Mensonge.
Nos vies sont-elles des chimères  ? Tout ce que nous
savions a été balayé en un instant. Nos vies d’avant
n’existent plus.
Juliette et moi passons une bonne heure à tenter de
démêler les fils de nos origines. Quels sont les scénarios
possibles  ? La tâche nous semble démesurée, les
conséquences délétères. Mais nous devons comprendre.
Affronter. Peu à peu, nous entrebâillons la porte, laissons
entrer l’obscurité dans nos vies. Avant que nous allions plus
loin, Juliette me prend par les mains.
—  Romane… je n’aurai pas la force, il faut que tu le
saches. Je n’aurai pas la force d’enquêter, pas la force de
parler à mes parents. Pas maintenant. Il va falloir faire sans.
Je suis désolée…
Elle se remet à pleurer. Je la prends dans mes bras et nous
restons quelques instants comme cela. Je caresse ses
cheveux et pleure avec elle. J’ai le sentiment que quoi
qu’elle me dise, je ne lui en voudrais pas. Nous n’avons plus
de temps pour ça. Les rivalités, les chamailleries, tout ce qui
construit une fratrie, nous en avons été privées. Je ne sais
pas ce que c’est que l’amour entre sœurs, mais j’ai
l’intuition que ça commence par cela. Être présente.
Écouter. Apaiser. Régénérer l’autre, relever sa tête, puiser
dans ses yeux l’énergie pour avancer.
—  Je comprends, Juliette. Maintenant… maintenant nous
sommes deux. Je t’aiderai, autant que je le pourrai… Ma
sœur.
Pourquoi ai-je ajouté ces deux derniers mots, tellement
abstraits  ? Peut-être pour les ancrer dans ma nouvelle
réalité. Juliette sourit. Elle me remercie, et j’aperçois une
lueur nouvelle dans son regard, un reflet ténu, un recoin
sombre qui soudain s’éclaire. Les vannes s’ouvrent. Nous
acceptons d’être ensevelies. De nous noyer dans le passé,
ensemble.
Au début la discussion est difficile. Il s’agit de nos vies.
Les protagonistes sont nos parents, nous ne pouvons pas
supprimer tout affect. Nous pataugeons dans une boue
noirâtre dont nous ne percevons que les contours. Ce qui se
dissimule à l’intérieur nous est invisible. Alors nous pleurons
beaucoup, mais nous avançons, pas à pas.
Nous n’avons pas le choix. Nous devons savoir.
Juliette et moi tirons ensemble le fil de quatre grandes
pistes. Chacune d’elles contenant une dose bien trop
importante d’inadmissible.
La première, c’est que nous soyons l’une de ces paires de
jumeaux volontairement séparés à la naissance par une
institution. Dans ce scénario, notre mère naturelle ne serait
aucune de nos deux mères, aurait accouché sous X, et
l’établissement nous ayant recueillies aurait pris la décision
de nous séparer afin de nous rendre plus facilement
adoptables. Ou, pire encore, serait-il possible que nous
ayons été un sujet d’étude scientifique  ? J’ai déjà entendu
ce genre d’histoire incroyable et pourtant vraie. Les
jumeaux sont un terrain d’étude idéal, en théorie, pour
évaluer l’acquis et l’inné dans le développement d’un
individu  : qu’est-ce qui relève de nos gènes, dans la
construction de soi, dans le développement psychologique
et physique  ? Quel rôle joue l’environnement socioculturel
dans lequel nous grandissons, l’éducation  que nous
recevons ? Quoi de mieux que deux individus au patrimoine
génétique strictement identique, plongés dans des milieux
totalement différents, et dont on étudierait les divergences,
les ressemblances ? Ce genre d’expérience pose d’énormes
questions d’éthique et est illégale bien sûr. Mais cela a
existé aux États-Unis il y a quelques dizaines d’années, c’est
un fait avéré. Alors pourquoi pas en France…
Mon Dieu, tout cela est atroce.
Mon père a toujours lourdement insisté sur ma
ressemblance avec ma mère, de manière pathologique,
étouffante, sclérosante pour moi qui avais l’impression de
ne pas avoir le droit de m’en écarter. À une époque de ma
vie, mon père avait poussé le sens du détail jusqu’à me
coiffer de la même manière que ma mère. Je m’en étais
rendu compte lors de l’une des séances de contemplation
qu’il m’imposait étant enfant. Le premier jour de chaque
mois, mon père mettait un 33 tours de la musique préférée
de ma mère, buvait un verre –  une bouteille  – du vin
préféré de ma mère, m’habillait de sa couleur préférée, me
coiffait de sa coiffure préférée –  une sorte de choucroute
que j’ai toujours détestée et que j’ai transformée en un sage
dégradé dès l’âge de quinze ans  –, et nous regardions en
pleurant un album photo qui m’ennuyait au plus haut point
et lui déchirait le cœur, tant je ressemblais à ma mère,
d’après lui. Et c’est vrai que je lui ressemble. Mais tellement
de gens dans le monde se ressemblent. Même dans les
films, tout le monde trouve totalement crédible que deux
acteurs n’ayant aucun lien de parenté soient frère et sœur.
Si on veut trouver des ressemblances, ou bien les
accentuer, c’est bien plus facile qu’on ne le pense.
Dans le deuxième scénario, l’une de nos familles est la
naturelle. Dans ce cas laquelle  des deux  ? Et pourquoi
avoir abandonné l’une de nous  ? Chacun de nos parents,
pris individuellement, nous semble sain d’esprit, incapable
d’une telle abomination. Oui, mais désormais tout doit être
considéré, car une chose est sûre  : rien de tout cela n’est
normal.
Le troisième scénario que Juliette et moi envisageons – le
plus immoral selon nous, si tant est que l’on puisse établir
un classement de moralité dans tout ce désastre… – c’est le
trafic d’enfants. Aurions-nous pu être volées à notre mère
naturelle  ? Peut-être était-elle une jeune femme perdue,
ayant accouché dans des circonstances troubles, et à
laquelle ses filles auraient été enlevées pour être projetées
dans des circuits d’adoption parallèles ? Les parents en mal
d’enfant sont prêts à fermer les yeux sur beaucoup de
zones d’ombre concernant l’origine réelle d’un bébé
tellement attendu, tellement désiré. Ou bien… étant donné
qu’à l’époque la plupart des pères n’assistaient pas à
l’accouchement, le vol aurait-il pu avoir lieu à l’insu de nos
parents  ? L’une de nos deux mères –  laquelle  ?  – aurait
accouché de jumelles alors qu’elle n’attendait qu’un seul
enfant, et le corps médical présent, corrompu jusqu’à la
racine, aurait subtilisé le deuxième enfant… L’évocation du
corps médical fait frémir Juliette, plus encore que moi. Son
père est médecin. Lorsque Juliette est née, il exerçait à
Paris. Aurait-il pu être impliqué dans une telle affaire  ?
Juliette ne dit rien, mais chacune de nous l’a formulé dans
sa tête, j’en suis certaine.
Dans le quatrième et dernier scénario, le plus saugrenu
mais finalement l’un des moins crapuleux, nos vrais parents
seraient ceux auxquels nous ressemblons le plus. À savoir
ma propre mère, et le père de Juliette. Se pourrait-il que ces
deux-là se soient aimés, puis séparés, emportant chacun
l’une de leurs filles ? Comment auraient-ils pu réaliser une
telle chose ? Comment nos deux autres parents seraient-ils
entrés dans leurs vies, à quel moment, et pourquoi ?
Y a-t-il d’autres scénarios possibles ? Certainement. Mais
à ce stade de nos réflexions, c’est déjà beaucoup. Trop.
Jamais je n’aurais cru pouvoir envisager de telles horreurs.
Tout ceci est un cauchemar. Un cataclysme d’une étrangeté
totale, puisqu’il s’accompagne aussi de véritables secousses
d’euphorie, je ne peux pas le nier  : malgré la noirceur de
tout ce dont nous parlons, Juliette et moi ressentons ce
profond bonheur de nous être enfin trouvées, nous qui
n’avions aucune idée de tout cela il y a quelques heures
seulement.
Je suis totalement perdue. Je ne sais plus quoi penser.
Dans tous les cas, une chose est désormais certaine.
Je dois parler à mon père.
Au plus vite.
8
LE BON VIEUX TEMPS

En fin d’après-midi, Juliette m’accompagne jusqu’à la gare


d’Avignon. Je saute dans le TGV de 17 h 41 en direction de
Paris. Je n’en finis plus de prendre des trains. Pour une
phobique comme moi, cela relève du masochisme.
Finalement, je me surprends à baisser la garde, à me laisser
bercer. Il faut dire que j’ai bien d’autres raisons de stresser,
le train c’est du velours à côté du salmigondis que devient
ma vie…

Sur le coup de 21 heures, je sonne chez mon père. Je ne


suis pas sûre d’en être capable, mais je dois lui faire face. Je
n’ai pas le choix. J’ai décidé d’aborder le sujet frontalement,
sans préavis ni avertissement.
Je connais mon père, je connais ses réactions.
Je lirai entre les lignes, décoderai les rictus.
Je ne sais pas à quoi je m’attendais. J’imaginais naïvement
qu’en découvrant ce que j’avais appris, mon père allait
éclater en sanglots, tout avouer sur-le-champ. Avouer quoi,
je ne savais pas bien, mais il y avait nécessairement
quelque chose. Et s’il n’y avait rien à avouer, alors il serait
ébranlé. Effrayé des conséquences pour moi, pour nous.
Empathique. Protecteur. Un bon père de famille.
Je lui parle de Juliette, lui montre des photos d’elle et moi,
ensemble.
Il ne bronche pas. Reste calme. Tourne l’affaire en
dérision.
— Ma princesse, je me demande bien où tu vas chercher
tout ça… tu as toujours eu beaucoup d’imagination, mais
là… Est-ce que tu vas bien  ? Je m’inquiète pour toi, tu
sais… pour ta santé… j’ai l’impression que tu as maigri
depuis que tu es partie de la maison… peut-être que tu
devrais venir me voir plus souvent…
Je connais mon père par cœur. Je vois la gêne dans son
regard fuyant, le léger tremblement de sa lèvre supérieure,
malgré l’assurance factice qu’il affiche.
Sa réaction en forme d’esquive n’est pas la bonne. Elle
n’est pas normale.
Dès cet instant, j’acquiers la certitude absolue que mon
père me ment.
La discussion tourne court. Je m’assieds sur le canapé du
salon, je baisse la tête, et les larmes affluent. Je ne maîtrise
plus rien.
Lui maîtrise tout. Il maîtrise depuis trente-neuf ans.
J’aurais dû me douter qu’il ne s’effondrerait pas. Il
s’approche, pose une main sur mon dos recourbé.
— Ma chérie, ne pleure pas s’il te plaît, ça me fait mal de
te voir comme ça… Tu devrais rester ici, avec moi. Je
m’occuperais de toi, comme au bon vieux temps.
Cette expression, associée à son calme, à son sourire de
premier communiant, tout cela me rend hystérique. Je me
relève d’un bond. Deviens odieuse.
— Il n’y a jamais eu de bon vieux temps, papa ! Le bon
vieux temps n’existe pas. Il n’y a eu que du mensonge, du
toc, depuis toujours. Tu mens, papa ! Je ne sais pas ce que
tu as à te reprocher, mais tu mens !
—  Romane, je t’interdis de me parler de cette façon. Je
suis ton père, point à la ligne. Je ne sais pas ce qui t’a mis
des idées pareilles dans la tête mais je peux te jurer sur la
tombe de ta défunte mère que je suis ton père, nom de
Dieu !
Puis il me joue le refrain du «  après tout ce que j’ai fait
pour toi, comment oses-tu ? ». Mais déjà je n’écoute plus.
Je suis ailleurs.
Que me cache-t-il ?
Il me demande quelques minutes. Il va me montrer,
puisque nous en sommes là. Il revient. Étrangement vite à
mon avis. Comme si les preuves attendaient depuis
longtemps, prêtes à bondir. Comme s’il avait anticipé
l’attaque de longue date. Je comprends qu’il ne lâchera rien.
Il me tend des papiers. Un extrait d’acte de naissance. Un
compte rendu médical au nom de ma mère, mentionnant
une grossesse simple. Tout semble authentique, mais
comment savoir  ? Un papier, c’est si facile à falsifier. Et
puis, il a été bien trop rapide. Si on me demandait de
retrouver ma déclaration d’impôt de l’an dernier, ça me
prendrait plus de cinq minutes… alors un compte rendu
d’hôpital datant de 1976…
Je suis sûre que tout est faux.
— Tu mens, papa ! Tu demandes comment j’ose te parler
comme ça  ? Mais toi, comment oses-tu me regarder  ?
Comment oses-tu ? Je te raconte que j’ai une sœur jumelle
et tu agis comme si j’étais folle ! Dis-moi la vérité ! Est-ce
que tu crois que maman serait heureuse de nous voir
comme ça aujourd’hui ? Est-ce que tu penses qu’elle serait
fière de toi ?
Je m’arrête net. Je retiens mon souffle car soudain je lis
dans les yeux de mon père quelque chose que je n’y ai
jamais vu. Une forme de violence.
C’est à ce moment que je perds le contrôle et qu’il le
reprend. Ou bien l’inverse, je ne sais pas. Mon père me gifle.
C’est la première fois de ma vie qu’il lève la main sur moi.
Décidément. Je croyais connaître mon père, mais je me
rends compte que je ne sais rien de lui, de l’homme qu’il a
été. Mon père ne m’a jamais rien raconté de sa vie d’avant
moi, à part sa vie avec ma mère, sûrement enjolivée par la
puissance du souvenir –  ou le mensonge. Cette évidence
me saute au visage, littéralement. Je porte la main à ma
joue, reste immobile un instant, choquée.
Je sens gronder en moi une colère sourde, mâtinée de
tristesse et de peur. Quelque chose de fondamental vient de
se briser, là, dans l’appartement de mon enfance. Je n’ai
plus confiance en mon père.
Je me remets à pleurer, mais en réalité je gagne du
temps. Mon cerveau tourne à plein régime. Certains
éléments sont forcément faux dans le récit de mon père.
Lesquels, je ne sais pas. Mais il ne semble pas décidé à
coopérer.
Je me dirige vers la salle de bains. Il me suit. Je m’enferme
à clef, continue de renifler, me passe de l’eau sur le visage
en lui hurlant de me laisser tranquille. À travers la porte, il
s’excuse. Une dizaine de fois. Il ne sait pas ce qui lui a pris
de me gifler, il s’en veut tellement. Il se met à pleurer, lui
aussi. Mais il maintient sa version des faits. Il est mon père.
Il m’aime.
—  Cette fille te ressemble, je ne peux pas dire le
contraire. Mais il y a sept milliards d’individus sur Terre…
sept milliards, Romane ! Les ressemblances existent, en ce
bas monde. Tu es la seule, ma fille unique, ma fille adorée.
Je t’aime, Romane, je t’aime tellement. Si tu as besoin de
discuter, je suis là. Je serai toujours là pour toi, ma
princesse.
Pendant qu’il me parle, je récupère des cheveux sur son
éternelle brosse. Certains ont toujours leurs bulbes. Parfait.
Je n’ai pas droit à l’erreur, il me faut un autre échantillon. Je
saisis un coupe-ongles, avec lequel je sectionne quelques
poils de sa brosse à dents. Cette scène de prélèvement
aussi méticuleux qu’invisible est digne d’un mauvais
épisode des Experts, c’est l’impression saugrenue qui me
passe par la tête, au beau milieu de ce marasme.
Je sors en trombe de la salle de bains puis je m’échappe
de l’appartement, ignore les cris de mon père, ses appels,
ses SMS.

Je passe chez moi, constitue une valise en un temps


record – dix petites minutes, je n’ai jamais été aussi rapide.
Je décide de passer la nuit dans un hôtel près de la gare de
Lyon, afin de ne pas subir l’intrusion de mon père chez moi.
Je sais qu’il possède un double de mes clés, je n’ai aucune
envie de l’écouter me convaincre de la véracité de ses
mensonges.
Au fond de moi, une petite voix me crie toujours qu’il me
dit peut-être la vérité. Qu’il n’est pas au courant de
l’existence de Juliette, qu’il est mon père. Est-ce possible ?
Son comportement de ce soir m’indique le contraire. Ou du
moins indique autre chose. Il avait l’air tellement préparé.
Tout sonnait tellement faux. S’il n’avait rien su, il aurait –
 comme moi – cherché à comprendre, plutôt que de sortir
du chapeau quelques documents officiels.
En plein cœur de la nuit, j’identifie en trois clics – internet
est une mine d’or  – plusieurs entreprises situées en
Espagne, en Belgique, aux États-Unis, proposant un service
rapide, fiable, de qualité. Je décide d’aller au plus court,
choisis la Belgique, et poste au petit matin une enveloppe
contenant un ensemble de cheveux et poils de brosse à
dents appartenant à Juliette, mon père et moi. L’idéal aurait
été d’y inclure des prélèvements des parents de Juliette,
mais elle n’avait rien sous la main. Et je ne veux pas
attendre. Je dois savoir. Je pourrai consulter les résultats en
ligne d’ici quatre à six jours.
Si mon père ne parle pas, son ADN parlera pour lui.
9
LE PACTE

Je crois que j’ai aimé Juliette dès le premier instant.


Cela s’appelle un coup de foudre. Je n’ai jamais ressenti
ça pour personne. À ma décharge, je ne me suis jamais
retrouvée face à une sœur jumelle, auparavant…
J’accepte donc sans lutter cet amour bouleversant
d’immédiateté, inexplicable, animal. Je me dis que
désormais chaque seconde compte. Je ne peux pas me
payer le luxe de ne pas l’aimer tout de suite, sans condition.
Elle éprouve la même chose pour moi. Je l’ai senti, elle me
l’a dit, je la crois. Une confiance évidente, naturelle, s’est
installée entre nous.
La veille à Avignon, quelques minutes avant mon départ
pour Paris, Juliette m’a demandé quelque chose.
Bien plus qu’un service.

—  Tu sais, Romane, je pense que notre rencontre,


aujourd’hui, à ce moment de ma vie… c’est un signe du
destin.
—  Tu veux dire… comme une force inexplicable venue
des confins de l’univers ?
Je lui fais mon plus grand sourire. Elle lève les yeux au
ciel.
— Ne ris pas, je ne suis pas folle !
— Je ne ris pas, Juliette, je souris… parce que je ne crois
pas à toutes ces salades de signaux que nous enverraient
des entités cosmiques… d’ailleurs ils auraient pu arriver un
peu avant ces signaux, tu ne crois pas ?
— Que tu le veuilles ou non, tu débarques dans ma vie à
l’instant même où j’avais besoin d’un miracle.
— Je ne suis pas sûre de te suivre…
— Romane, tu es mon miracle ! Aaah, tu ne t’y attendais
pas à celle-là, on ne te l’avait jamais faite, hein ?
Elle rit. Elle rit, et j’en ressens les vibrations. Elle a raison,
il y a du surnaturel là-dedans.
— Romane, j’ai besoin de toi. Je suis sérieuse. J’ai besoin
de toi, et je sais que tu vas m’aider. Tu arrives au bon
moment, ou au mauvais, peu importe. Tu entres dans ma
vie par une porte dérobée… et ça change toutes mes
perspectives.
— Juliette, s’il te plaît viens-en aux faits…
—  Grâce à toi, Romane, je vais pouvoir continuer à
dissimuler ma maladie. Tu vas m’aider à préserver mon
secret. À préserver ma fille. Et peut-être… pourquoi pas…
les préserver toujours.
Des feux rouges s’allument dans ma tête. J’ai un
mouvement physique de recul. Elle s’en aperçoit.
— Je sais, ça semble une folie, dit comme ça, et c’en est
une… Romane, es-tu heureuse dans ta vie  ? J’ai eu
l’impression… je ne sais pas, j’ai eu l’impression que…
—  … que je n’étais pas heureuse. Tu as raison, je ne le
suis pas. Ma vie était déjà faite de grands vides. Et depuis
quelques heures, les cavités sont abyssales.
— J’adore ta façon de parler, Romane… so chic. Pardon, je
sais, ça n’est pas le moment de me moquer…
Elle rit de nouveau, puis tousse, longuement. J’aimerais
l’avoir sous la main, là, tout de suite, cette entité cosmique
qui l’étouffe.
Après quelques instants, Juliette reprend.
Je tremble déjà, car j’ai compris. J’ai compris pourquoi elle
noie le poisson, plaisante, se perd en circonvolutions
rhétoriques.
— Romane, ma vie à moi est belle. Elle est faite de joie,
de rires, de bonheur. Je ne veux pas tout détruire, je ne veux
pas démolir les gens que j’aime. Ils ne le méritent pas.
Juliette serre ma main droite entre les deux siennes,
comme pour s’assurer que je ne m’échapperai pas après ce
qu’elle s’apprête à me dire.
—  C’est là que tu interviens, Romane. Je sais ce que tu
vas répondre, alors laisse-moi parler s’il te plaît, et ensuite
réfléchis. Ne réagis pas tout de suite. D’accord ?
— D’accord.
— Promis ?
— Promis. Croix de bois, croix de fer.
Un temps. Une éternité.
— Romane… Le pacte que je te propose, c’est… une idée
folle, difficile à exécuter. Impossible, en théorie. Sauf que
depuis quelques heures, tu constates comme moi que plus
rien n’est impossible. Romane… je voudrais que tu prennes
ma place dans ma vie, si je devais mourir. Afin d’éviter à ma
famille, à mes amis… et à ma fille… ta nièce… les
souffrances d’un tel deuil. Ça n’est pas normal de mourir à
mon âge. Personne ne s’y attend. Ce serait un tel choc… Je
veux que tout continue comme avant, comme aujourd’hui.
Romane, je suis certaine que tu serais heureuse dans ma
vie.
J’encaisse. Ne dis rien. Baisse les yeux. Juliette est
tellement folle de ces gens dont elle parle avec passion et
amour que c’en est effrayant. Je ne crois pas avoir déjà
ressenti un tel besoin viscéral de m’assurer du bonheur de
quelqu’un. Pas même de mon père. Laquelle de nous deux
est la plus folle ? Juliette est en tout cas la plus vivante.
—  Juliette, c’est hors de question. Tu ne peux tout de
même pas considérer sérieusement que je prenne ta
place… si ?
Elle acquiesce en silence.
—  C’est non, trois fois non. Je crois que la douleur de
l’annonce de ta maladie te fait perdre le sens des réalités.
Tu vas vivre, bon sang ! Je suis là et je te soutiendrai. Mais
tu ne peux pas me demander l’impensable.
—  Je savais que tu réagirais comme ça, c’est normal, je
ne m’attendais pas à ce que tu sautes de joie en criant
« génial, oui bien sûr, va mourir dans ton coin et laisse-moi
prendre mes marques maintenant  »… Je dois dire que ta
réaction est plutôt rassurante. Romane, promets-moi d’y
réfléchir.
— J’ai déjà promis, Juliette.
— Croix de bois croix de fer ?
— Croix de bois croix de fer.
—  En attendant… j’ai une immense faveur à te
demander.
— Je ne vois pas bien comment cette faveur pourrait être
plus immense que celle dont nous venons de discuter…
—  OK, j’ai utilisé le mot «  immense  » pour que
justement tu te dises que celle-ci est bien plus accessible. Et
pour que tu dises oui sans hésiter. C’est une stratégie de
vente  : tu annonces que quelque chose va coûter
extrêmement cher, comme ça lorsque tu donnes ton prix –
  pas si cher que ça  – la personne en face est soulagée et
achète tout de suite ! On ne vous apprend pas ça en école
de médecine, je sais…
Sourire. Minauderies. Je fonds, c’est l’effet voulu.
— Je t’écoute, Juliette.
—  Je voudrais… j’aimerais, s’il te plaît, que… tu prennes
ma place pendant quelques jours. Juste cette semaine. Je ne
veux pas affoler ma famille inutilement tant que le
diagnostic n’est pas écrit noir sur blanc. Je dois retourner à
Marseille dès mardi pour faire de nouveaux examens. Pour
comprendre ce qu’il se passe dans mon corps, une bonne
fois pour toutes. Je t’en prie, Romane. S’il te plaît. Aide-moi.
Je refuse, encore une fois, mais je lui promets, de
nouveau, de réfléchir.

C’est ce que je fais, au cours de la nuit.


Aussi dément soit-il, on ne peut pas prendre à la légère un
tel appel à l’aide. Une telle détresse, provenant d’une sœur
inconnue jusqu’alors, mais pourtant tellement attachante.
Alors, dans cet hôtel près de la gare de Lyon, j’ai considéré
sa proposition. Pas seulement celle des quelques jours.
L’autre aussi, la définitive.
Est-ce que je perds la raison ?
Est-ce que changer de vie serait vraiment  une grande
perte  ? Après tout, que vaut mon existence actuelle  ? Ce
qui m’a maintenue en vie jusque-là, c’est le bonheur de
mon père. Il m’a fallu un électrochoc pour comprendre que
vivre seulement pour son père, ce n’est pas vraiment vivre.
Dire oui à Juliette, ce serait renoncer à ma vie à moi.
Renoncer à ma vie professionnelle ne serait pas si difficile.
J’aime soigner mais je ne suis pas de ces acharnés qui ne
pourraient jamais considérer autre chose dans leur vie que
la médecine. Après tout, quelques belles trouvailles dans
une librairie peuvent parfois faire autant de bien que
plusieurs séances chez un psychiatre.
Renoncer à mes amis non plus. Je me rends compte, en le
formulant dans ma tête, de la tristesse absolue de ce
constat. À part ma copine Melissa –  avec laquelle je
pourrais peut-être garder contact  ?  –, personne ne me
manquerait vraiment.
Personne à part mon père. Le plus dur serait de renoncer
à le voir, lui. Après ce qu’il vient de se passer, m’éloigner
pourrait sembler plus accessible, puisque je ne suis même
plus certaine qu’il soit mon père biologique. Mais quoi qu’il
ait pu faire, il restera mon père. Je l’aimerai toujours. Si je
devais un jour accepter ce pacte définitif avec Juliette, je ne
lui laisserais simplement pas le choix. Je lui expliquerais et
ce serait à prendre ou à laisser, voilà tout. J’en sais
désormais suffisamment pour penser qu’il ne serait pas en
position de refuser. Quelles que soient les explications, j’ai
l’intime conviction qu’il a menti et préservé un mensonge
durant trente-neuf années. Il voudra le préserver encore. Et
pour cela il devra accepter mes conditions.
Je vois bien, en poursuivant ma réflexion, que l’idée
insensée de Juliette est en train de prendre une forme de
réalité palpable. Que le conditionnel se mue en futur.
Comme si j’acceptais déjà d’embrasser la vie de cette sœur,
plus encore que la mienne.
Romane, ressaisis-toi. Qu’est-ce que tu racontes,
punaise ?
Je secoue la tête, afin de chasser cette absurdité
dérangeante. Prendre la place de Juliette pour le reste de
ma vie n’est pas à l’ordre du jour. Ne le sera jamais. Juliette
vivra. En revanche, je peux l’aider. Après la confrontation
douloureuse avec mon père, je me dis que Juliette est
maintenant la seule famille dont je puisse être sûre. Que
prendre sa place quelques jours est bien la moindre des
choses.
Alors je décide d’accepter. De jouer le jeu, une petite
semaine.
J’accepte afin qu’elle puisse retourner à Marseille pour
subir de nouveaux examens sans éveiller les soupçons de
ses proches. Je vais tenter de protéger ses silences, lui offrir
un peu de temps. Je prends cet engagement mais je serai
extrêmement claire  : je ne peux rien garantir. Il s’agit tout
de même de me faire passer pour elle auprès de ceux qui la
connaissent le mieux…
La situation est totalement surréaliste.
Au-delà de ces quelques jours, chacune reprendra sa
place, et Juliette devra trouver la force de parler aux siens.
Elle leur parlera et je la soutiendrai. Je ne la lâcherai pas. J’ai
bien compris que, quelles que puissent être les conclusions
concernant nos origines, pour Juliette, ses parents resteront
ses parents. Elle a bien d’autres préoccupations en ce
moment que de remettre en question une famille qui l’aime
et qu’elle aime.
À 6 h 07 ce lundi 20 juillet 2015, je monte dans un TGV,
direction Avignon.
Tout juste assise dans le train, je dis oui à Juliette. Je scelle
nos destins, d’un simple SMS. Et reçois une réponse d’une
simplicité déchirante : « Merci. »
À l’instant même où je lis ces cinq lettres, je sens
l’angoisse me gagner et dois sortir un petit sac en papier en
urgence.
Punaise punaise punaise punaise. Qu’est-ce que je viens
de faire  ? C’est de la folie pure. Ça ne tiendra pas une
journée. C’est trop gros, trop impensable. Et pourtant j’ai
accepté. Je pourrais faire semblant de me demander
pourquoi, mais la réponse est là, limpide : parce que j’en ai
effroyablement envie.
Aider ma sœur est la raison principale pour laquelle
j’accepte, bien sûr. Mais je ne peux pas me mentir, ce n’est
pas la seule.
La réalité, c’est que je ressens le besoin fou de rencontrer
les parents de Juliette. Il faut que je les voie de mes yeux. Je
veux les connaître car ils sont peut-être les miens. Au fond
de moi, depuis hier, une toute petite voix s’agite, me souffle
que ma mère biologique est peut-être en vie, qu’elle est
peut-être celle de Juliette. C’est un tel chamboulement. Une
telle révolution. Je me mords la lèvre, me punissant de ce
que je perçois dans l’instant comme un manque de loyauté
envers mon père. Lui qui a tant fait pour moi, et qui me l’a si
malhabilement rappelé hier. Lui que j’aime, du plus profond
de mon âme. Mais je dois me raisonner. Car la recherche de
la vérité n’empêche pas l’amour. Je sais d’avance que je
serais incapable de le détester, quoi qu’il ait pu faire. Mais si
en plus, j’avais une mère vivante…
Juste avant mon départ, dimanche en fin d’après-midi,
Juliette avait installé sur sa porte un écriteau indiquant une
fermeture jusqu’au lundi soir inclus. Elle était persuadée
que je dirais oui.
Lundi. Aujourd’hui. Une petite journée. Il va bien nous
falloir ça pour me transformer en Juliette. Je vais devoir
apprendre à être elle. Apprendre la librairie, la vie
quotidienne. Apprendre ses mouvements, ses expressions
favorites, apprendre à lui ressembler, à l’imiter. Du moins à
faire illusion.
Respire Romane, tout va bien se passer. Fais-toi
confiance, pour une fois. Si tu ne te fais pas confiance, fais
confiance à Juliette. Elle est convaincue que tu vas y arriver,
alors pourquoi pas toi ?
J’ai hâte. J’ai peur. Je suis excitée. Je suis terrifiée.
Je ressens, au plus profond de moi, à quel point la décision
que j’ai prise est juste. Peut-être suis-je inconsciente. Mais
pour la première fois depuis des lustres, je sens que je fais
quelque chose de bien. Que je suis importante pour
quelqu’un d’autre que mon père.
Je crois que ça me rend heureuse.
Dans le train qui me ramène vers Avignon, malgré les
pensées qui m’agitent, me bouleversent, je tombe dans un
curieux sommeil.
Profond comme le lac dans lequel je viens de me jeter, les
yeux grands ouverts.
CE JOUR-LÀ

Nous sommes le 1er janvier 1976, au petit matin. J’ouvre


les yeux dans un sursaut. Je suis en sueur. Haletant. Je n’ai
aucun souvenir du rêve qui a provoqué cette moiteur
désagréable, mais mon estomac est noué. Une certitude
incongrue a fait son nid au creux de mon abdomen  :
quelque chose d’inhabituel va se passer au cours de cette
journée. Je constate que le réveil ne fonctionne pas. Je
consulte ma montre, il est 6  h  38. Normalement, la
sonnerie retentit douze minutes plus tard. M’éveiller
spontanément en avance me laisse un goût âpre dans la
bouche. Un goût d’inachevé qui ne me quittera plus.
Satanées coupures de courant. Nous sommes en plein Paris
et des milliers de foyers sont privés d’électricité et de
téléphone, depuis quelques jours.
Je me lève, remonte le volet mécanique et reste un
moment à observer le ballet des agents de propreté. Le ciel
est chargé, la ville est enveloppée d’une couche de brume
aussi épaisse que la neige, qui a désormais tout recouvert.
D’ordinaire, la période des fêtes plonge la ville dans une
joyeuse effervescence consumériste, mais cette année est
particulière. L’atmosphère veloutée feutre les sons, atténue
les exubérances. Empêche les voitures de circuler. Paris
n’est pas équipée, Paris ne sait pas faire face à ce genre
d’intempéries. Paris somnole. De nouvelles pannes ont été
annoncées pour ce jour férié. Il va falloir prendre son mal en
patience, les techniciens font ce qu’ils peuvent mais les
chutes de neige de ces dernières heures ne facilitent pas
leur action. Les directions d’EDF et de France Télécom
souhaitent une bonne année à tous les Parisiens, malgré
tout.
Je n’ai aucune envie de sortir. Encore moins d’aller
travailler. Entre comas éthyliques, hydrocutions, accidents
de la route et autres conséquences des traditionnelles
conduites à risque d’une Saint-Sylvestre, je sais que la
journée sera dure à l’hôpital. Je ne sais pas qu’elle le sera
bien plus au-dehors.
Ta mère dort encore, j’entends sa respiration régulière,
qui soulève les couvertures épaisses. Cette année, le
réveillon a eu une saveur étrange. Nous l’avons passé en
tête à tête, à la maison. Cela nous convenait parfaitement.
Je suis de garde pour le jour de l’An.  Je n’ai pas pu me
libérer, elle le sait, aussi a-t-elle décrété que nous
passerions notre dernière soirée de notre dernière année à
deux… rien que tous les deux. Nous ne savions pas alors
que nous devrions nous contenter d’un repas sommaire,
enroulés dans des plaids pour tenir à distance la morsure du
froid qui pénétrerait notre appartement.
Au final, cette soirée à la lueur des chandelles a été
magique. Nous l’avons passée blottis l’un contre l’autre,
tout en imaginant notre bonheur à venir.
—  Dans moins de cinq semaines, nous serons trois. Elle
sera là, à nos côtés. Tu te rends compte  ? Est-ce qu’elle
sera en bonne santé  ? À quoi ressemblera-t-elle  ? Quelle
sera la forme de son nez  ? De quelle couleur seront ses
yeux ?
Cela paraît incroyable aujourd’hui, mais nous ne t’avions
pas encore rencontrée. Il y a quarante ans, les échographies
étaient un luxe. En 1975, moins de 10  % des femmes
enceintes y avaient eu accès, le plus souvent dans les
premières semaines, afin de dater le terme avec plus de
précision. Nous avions eu la chance de faire partie de cette
minorité. Une image de contrôle avait été réalisée au cours
du premier trimestre, difficilement interprétable, même
pour le médecin que je suis. Évidemment, il était impossible
de connaître le sexe. Mais ta mère était certaine que tu
étais une fille. Tellement certaine qu’elle n’a jamais employé
que le pronom «  elle  », pour parler de toi. De temps en
temps je lui rappelais que rien n’était sûr, mais je m’étais
moi aussi fait à cette idée. Imaginer ma fille me permettait
de mieux me représenter mon rôle de père –  un rôle
idéalisé, tellement loin de la réalité qui serait la mienne
finalement, mais déjà tellement intense, présent. Ta
naissance devenait concrète. Tu devenais réelle, pour moi
qui ne sentais tes mouvements qu’à travers le filtre du
ventre tendu de ta mère.
Il fait froid dans l’appartement, ce matin-là. La
température est encore descendue dans la nuit. Je me
prépare le plus discrètement possible, à la lampe de poche.
Je décroche le combiné du téléphone, la ligne est hors-
service. Je m’y attendais. Je laisse un petit mot à ta mère
pour lui dire combien je vous aime, toutes les deux, mes
deux princesses endormies. Je referme la porte et enfile
mon manteau en dévalant l’escalier aux marches
branlantes. Notre immeuble est désert. Nous en avons
plaisanté trois jours plus tôt avec la concierge,
exceptionnellement absente elle aussi  : pour ce premier
jour de 1976, sur les douze appartements que compte notre
petite résidence, le nôtre est le seul occupé. La concierge a
confié les clés de sa loge à ta mère, qui lui a promis
d’observer d’éventuelles allées et venues et autres
comportements suspects – on ne sait jamais ce qui peut se
produire les jours de fête, on voit tellement de choses de
nos jours. Je noue mon écharpe dans l’entrée, me préparant
à affronter la rudesse de l’hiver, les rafales de vent, et mon
poste d’interne, urgentiste à l’Hôtel-Dieu.

*
La journée passe. Éprouvante. Des pauses réduites au
strict minimum, quelques cafés avalés en hâte, un déjeuner
soi-disant festif expédié en moins de dix minutes. Les
quelques bonnets de Père Noël qui tentent d’égayer les
lieux ne bernent aucune des personnes présentes  : qu’il
s’agisse des patients ou du personnel hospitalier, tous
préféreraient être ailleurs. Tout le monde fait bonne figure,
esquisse des sourires, autant qu’il est possible.
À chaque instant que je parviens à voler au
bourdonnement des urgences, je me rends jusqu’au bureau
des admissions et compose le numéro de notre
appartement – l’hôpital a été miraculeusement épargné par
les déconnexions. Occupé. La ligne est toujours coupée. Ta
mère me manque. Lors de ma garde du 25 décembre, elle
m’avait appelé toutes les heures. Cela avait été un jeu avec
les jeunes femmes de l’accueil, qui me passaient ses
messages tout en me félicitant d’avoir une épouse si
amoureuse. J’étais fier. J’ai toujours été fier de ta mère. Je le
suis encore aujourd’hui. Elle me connaît, elle sait que je ne
peux empêcher mon imagination de vagabonder sur des
routes tortueuses, lorsque je la laisse seule. Alors, depuis
qu’elle est enceinte, elle m’appelle régulièrement lors de
chacune de mes gardes. Pour éviter que je ne m’inquiète.
J’ai, cette année-là, accepté toutes les gardes des jours de
fêtes, espérant passer mon tour l’année suivante et profiter
de ce qui serait notre premier Noël à trois. En famille. Ma
petite famille.

Avant de quitter l’hôpital, je tente de l’appeler une


dernière fois, sans succès. À défaut de téléphone, j’espère
au moins que le chauffage est revenu dans l’appartement.
Lorsque je sors dans la rue, vers 19 heures, il fait noir, il fait
froid. Une nuit de janvier nuageuse, sans étoiles. Je presse
le pas car la neige tombe de nouveau. Je l’imagine en train
de lire, recroquevillée au fond de notre lit. Cette image me
rassure, mais je sens les muscles de mon dos se raidir à
mesure que je me rapproche de notre foyer. Probablement
un effet combiné des températures négatives et de mes
craintes les plus infondées.
Je pénètre dans notre immeuble et esquisse un sourire en
constatant que l’électricité est de retour. Je commence à
monter les marches, maudissant les sept étages qu’il me
faut grimper. Nous avons parlé de déménager  : lorsque tu
seras là, nous savons que ces escaliers seront difficiles.
D’ailleurs, ta mère espace ses sorties depuis quelques
semaines. Sa prise de poids s’est accélérée courant
décembre, elle met désormais de longues et laborieuses
minutes pour se hisser jusque chez nous.
Parvenu au quatrième étage, essoufflé, je me jure de
commencer à chercher un nouvel appartement dès le
lendemain.
Parvenu au cinquième étage, je fais une halte. Je dénoue
mon écharpe. La température est remontée dans les
espaces communs, j’imagine pouvoir me faire couler un
bain chaud et accélère le pas.
Parvenu au sixième étage, mon regard est attiré par une
tache sombre sur le parquet. Je m’agenouille, regarde de
plus près. Je pose mon index dessus. Je me mets à trembler.
Je relève les yeux et mon cœur s’emballe. La tache n’est
pas isolée. Il y en a d’autres, plus longues, traînantes. Sur le
palier du sixième. Sur les escaliers menant à l’étage du
dessus.
Parvenu au septième étage, mon pouls s’accélère. Je sens
une vague de panique monter en moi. La porte est
entrouverte. La traînée de sang est quasiment continue.
Mes entrailles paralysent mon esprit. Je me rue dans
l’appartement, hurle le prénom de ta mère, me surprends à
noter mentalement que les lumières sont allumées. Comme
si cela pouvait avoir une importance.
Elle n’est pas dans le salon.
Mes yeux se brouillent car j’entends un cri qui fait écho au
mien. Un cri de bébé. Je reprends mes esprits et ma
respiration, appelle ta mère une fois, deux fois, trois fois. Je
progresse dans le couloir tout en reconstituant en quelques
secondes le scénario le plus probable  : elle a accouché.
Seule. Tout est allé trop vite. Elle était coupée du monde,
sans téléphone. Elle a tenté de sortir, est descendue d’un
étage. Puis a rebroussé chemin. La douleur était trop forte,
la perte de sang lui a fait peur. Elle a eu le courage et la
force de remonter. Je l’admire, je l’aime, elle s’est
débrouillée comme une championne, a vécu l’enfer seule
mais le résultat est là : j’entends le cri de mon bébé.
Pourquoi est-ce que je ne l’entends pas, elle ?
J’entre dans la chambre. Elle est étendue sur le lit. Tu es
posée dans le creux de son bras. Elle a coupé ton cordon,
t’a gardée contre elle. Elle avait raison, tu es une fille. Je
pleure. Tu es belle. Ta mère regarde ailleurs. Elle ne dit rien,
ne bouge pas, ne répond pas. Elle n’a répondu à aucun de
mes appels.
Je fais le tour du lit. Le sol se dérobe sous mes pieds.
Ses lèvres sont bleues. Son corps est froid. Je la secoue,
crie plus fort. La vérité me percute à mesure que montent
les sanglots. Elle n’a pas le droit de me faire ça, pas
aujourd’hui, pas comme ça, jamais. Je pose mes doigts sur
son cou mais je sais déjà. J’entreprends un massage
cardiaque qui ne changera rien. Je hurle son prénom à m’en
déchirer la poitrine. Je te prends dans mes bras et je
m’effondre sur le sol. Je te serre contre mon cœur et mon
corps s’agite, incontrôlable. Ce n’est pas possible. Ce n’est
pas possible. Pourquoi ne suis-je pas revenu plus tôt  ?
Pourquoi ai-je accepté cette garde  ? Si j’avais été là, elle
serait là, elle aussi. Avec moi. Avec toi.
J’émets un cri guttural, instinctif. Une plainte des
profondeurs.
Mon amour.
Je continue de te serrer dans mes bras, et soudain, je
l’entends. Je crois reconnaître le rire de ta mère, mais ce
n’est pas ça. Je te regarde, je cesse de pleurer, sous le coup
de la surprise. De la terreur.
Je me relève. Lentement.
C’est alors que je la vois.
Remuant au milieu d’une flaque aussi sombre que ce
qu’elle vient de provoquer.
Inattendue. Diabolique. Injuste. Meurtrière.
Ma deuxième fille.
II
JOURS
10
Lundi

NOUVEAU LOOK, NOUVELLE VIE

Juliette m’attend sur le parking de la gare, debout devant


sa Twingo rose – je déteste le rose, ça tombe bien. Lorsque
je lui ai expliqué, la veille, que je ne savais pas conduire,
elle s’est gentiment moquée.
—  Je me demande bien comment tu as pu survivre
jusque-là… et sinon tu as l’eau courante chez toi, dans ta
petite capitale ?
Elle n’a pas tort. Ne pas avoir le permis, c’est assez
exceptionnel pour quelqu’un de ma génération. Mais les
transports en commun parisiens me font moins peur qu’un
véhicule conduit par mes soins. Je n’ai jamais sauté le pas
et n’en ai jamais souffert, bien au contraire.
Plus je m’approche de la voiture, plus je prends
conscience de la beauté de Juliette. Naturelle et
sophistiquée à la fois. Légèrement maquillée, les cheveux
relevés, retenus par une simple pince. Lumineuse,
étincelante sans en avoir l’air, dans son ensemble chemisier
fluide, short en jean, sandales en cuir tressé. Le contraste
avec mon allure – cheveux bruns effet « saut du lit » (pas
coiffés, en vérité), tee-shirt bleu informe et jupe banale  –
est saisissant. Il y a du boulot pour me hisser à son niveau.
Un adjectif du XVe  siècle se fraie un chemin dans mon
esprit, je n’en trouve pas d’autre. Tant pis.
— Juliette, tu es pimpante !
— Merci… mamie !
Grand sourire. Je prends un air choqué, elle continue :
—  Je te taquine, elles sont géniales tes expressions
anachroniques. Il va juste falloir que tu les mettes de côté
quelques jours.
Je me creuse la tête pour répondre quelque chose
d’inspiré et animer de nouveau ses yeux pétillants.
—  No problemo, je peux parler au top de la caillera
chanmé si je veux !
Juliette éclate de rire mais s’arrête net. Elle se retourne
pour éviter que je la voie et tousse de longues secondes.
Tout en continuant de se marrer, malgré tout.
— OK, Romane, on progresse dans le vocabulaire, mais là
tu es restée coincée dans les années  90… tu as donc un
Tamagotchi, un radiocassette et tu danses le Mia en
regardant Hartley cœurs à vif… plus que vingt ans à
rattraper. On a une journée. On est large.
Je lui demande si elle se sent suffisamment bien pour
conduire, elle me répond «  oui, bien sûr, je ne suis pas
encore morte  » en souriant. J’ai le sentiment que Juliette
pourrait égayer n’importe quelle situation dramatique. Je
sens en elle une force, une envie de vivre qui déplacerait
des montagnes.
Elle m’expose en conduisant le programme de la journée.
Ultra-chargé. Elle s’éclipsera demain à la première heure,
son rendez-vous à l’hôpital étant fixé à 9 h 30.
Juliette m’explique que sa fille ne sera pas là de la
semaine, finalement. Elle devait la récupérer aujourd’hui,
mais elle est parvenue à convaincre Raphaël, son ex-
compagnon, d’intervertir leurs semaines. Sans rien lui
révéler, bien entendu. Juliette ne s’est pas mariée avec
Raphaël, Juliette est «  contre le mariage, les engagements
solennels, toutes ces conneries  », mais elle a gardé
d’excellentes relations avec lui. Elle l’aime toujours, d’une
certaine façon. Différemment, bien sûr. Mais il est le père de
sa fille, leur lien demeure puissant.
— Raphaël gardera Marie jusqu’à lundi prochain. Ce sera
plus simple pour toi, tu auras déjà pas mal de choses à
gérer, sans en plus te coltiner ma princesse.
Juliette pense avoir bien fait. Son intention est des plus
louables. Je ne dis rien, parviens à contrôler mes émotions.
Mais je suis extrêmement déçue. Cela fait des années que je
ressens ce que de nombreuses personnes encore seules à
mon âge ressentent, et qui pèse plus lourd encore que la
solitude  : le manque d’enfant. M’occuper de ma nièce
quelques jours en prétendant être sa mère me mettait en
joie. Mais Juliette a raison, ce sera plus simple comme ça.
Nous serpentons quelque temps à travers de grandioses
paysages émaillés de vignobles provençaux. La lumière est
aveuglante, presque noire. Je plisse les yeux, et déjà je
distingue, à flanc de colline, le village de Châteauneuf-du-
Pape, surmonté d’un donjon dont Juliette m’apprend qu’il
est un vestige de l’ancienne résidence des souverains
pontifes, construite au XIVe  siècle. La voiture s’immobilise
dans une rue médiévale étroite, à l’ombre d’épais murs de
pierre. Nous nous asseyons sur une poutre de
bois  brut  scellée  dans un bloc de roche, et Juliette  sort
deux bouteilles d’eau de son sac à main – un « it bag de
créateur  », selon ses propres termes, un simple cabas en
toile décoré de sequins argentés, d’après moi. Nous buvons
quelques gorgées, renversons la tête et observons le ciel.
Un dernier silence avant le tumulte des jours à venir. Un îlot
de fraîcheur au cœur du bouillonnement. Un instant de
recueillement.
Juliette se tourne vers moi. Elle semble heureuse, apaisée.
—  Nous sommes à une demi-heure de chez moi, j’ai dû
mettre les pieds ici deux fois dans ma vie, j’ai pensé que ce
serait l’idéal pour une petite séance de relooking en toute
tranquillité. Je connais trop de monde à Avignon, l’ensemble
du plan tomberait à l’eau si l’un de mes voisins nous
surprenait côte à côte. Et puis, ça nous permettra
d’enchaîner sur un bon restaurant… et du bon vin !
— Hmm… es-tu certaine de vouloir boire de l’alcool ? Je
ne suis pas sûre que ce soit bien raisonnable… et puis tu
dois conduire après…
Elle me fout la frousse avec tout ça. Je lance
machinalement la main dans mon sac, à la recherche de
mes alliés de papier. Elle s’en aperçoit.
—  Ça va, Romane, déstresse. Oui, je peux boire un petit
verre de vin, non, ça ne va pas me tuer, non, je ne vais pas
nous envoyer dans le décor… lâche tes sacs à vomi, tout va
bien, la situation est sous contrôle. Allons-y !
Elle me tend la main, comme pour m’inviter à danser. Je
pose ma paume dans la sienne, esquisse un simulacre
d’entrechat, et nous nous dirigeons vers le salon De quoi j’ai
l’hair. Je prie pour qu’ils soient meilleurs en coiffure qu’en
jeux de mots. Nous entrons, et Juliette explique le plus
simplement du monde qu’il faudrait que je ressorte de là en
étant sa copie conforme.
—  Nous nous ressemblions tellement quand nous étions
petites, nous aimerions retrouver cette sensation
aujourd’hui, nous sommes tellement proches, vous savez…
La coiffeuse –  au look improbable d’icône gothique
cagole –, est ravie de ce défi, qu’elle prend très au sérieux.
Couleur, coiffure, puis maquillage. Tout y passe, conseils
patients à l’appui – il faut dire que le mascara, l’eye-liner, le
fond de teint… tout cela est exotique pour moi, je n’en ai
mis que trois ou quatre fois dans ma vie.
Deux heures plus tard, je suis une autre.
Je suis elle.
Lorsque je me vois dans la glace, une fois la
transformation achevée, je ne parviens pas à retenir mes
larmes.
Mes pensées se bousculent. Je me dis que ça n’est pas
moi, que c’est Juliette que je vois. Que d’ici quelques jours
je redeviendrai Romane, et que tout ça disparaîtra,
s’envolera avec le carrosse.
C’est étrange, car en même temps, je me dis tout le
contraire. Que ce jour marque peut-être pour moi un
nouveau départ, qu’il ne tient qu’à moi de rester cette
femme-là. Que j’ai le droit, moi aussi, de me sentir belle. Car
je me sens belle, là, devant ce miroir de salon de coiffure.
C’est un moment d’une force insoutenable, pour moi qui
n’ai jamais eu qu’une piètre estime de mon physique. Mes
vêtements me paraissent soudain totalement décalés, j’ai
envie de les jeter, de les brûler. «  C’est l’étape d’après,
nous allons y venir  », affirme Juliette en riant. Je continue
de pleurer doucement, et la coiffeuse peste car je viens de
détruire en quelques instants tout son travail en matière de
maquillage. Juliette et moi nous esclaffons comme deux
idiotes. Alors, ma finalement très talentueuse relookeuse
ravale sa fureur et rit avec nous.
Pendant le déjeuner qui suit, Juliette passe en revue les
consignes concernant la librairie et son appartement. Alors
même que je n’avais pas encore dit oui, elle a profité de
mon aller-retour à Paris pour préparer et imprimer un
document reprenant les informations principales. Juliette le
complétera en cours de journée, au fil de nos discussions.
Codes d’accès, horaires d’ouverture, quelle clé pour quelle
porte, liste des numéros de téléphone de sa mère, son père,
Raphaël, sa meilleure amie Corinne (« elle est en vacances
en Bretagne elle ne devrait ni t’appeler ni venir te voir cette
semaine  »), arbre généalogique simplifié, anecdotes sur
l’un, sur l’autre, phrases à placer à sa mère ou son père
« pour faire plus vrai »… Ces pages sont un véritable kit de
survie qui m’apparaît tout de suite indispensable, mais qui
me met également un bon coup de pression.
Je prends conscience peu à peu de l’immensité de la tâche
qui sera la mienne. Juliette le sent, réussit à m’apaiser. À
dédramatiser.
— Il n’est question que de quelques minutes avec chacun
d’eux. Raphaël et Marie sont partis chez mes ex-beaux-
parents, du côté de Nice. Ma mère, c’est sûr que tu la
verras, elle passe au moins trois fois par semaine à la
boutique. Elle va peut-être t’inviter à dîner, mais tu peux
refuser, dire que tu as autre chose de prévu, que tu es
fatiguée… Mon père, je ne suis pas certaine que tu le
croises. Il trouve qu’il fait bien trop chaud pour sortir en ce
moment, alors il reste chez lui –  chez eux. Ils ont une
baraque avec piscine et climatisation en périphérie
d’Avignon, c’est son havre de paix, alors s’il peut éviter de
déambuler au milieu des festivaliers éméchés, ça l’arrange.
Juliette fait une pause. Prend le temps de respirer. Me
sourit.
Je l’admire. Lui souris en retour. Je me garde bien de lui
hurler à quel point je brûle de rencontrer ses parents.
Juliette n’évoque plus nos origines. Elle ne semble pas
habitée de ce besoin de savoir, cette fièvre qui ne me quitte
plus. Ces éléments pourtant si importants, Juliette les
occulte. Est-ce que tout ça passerait au second plan pour
moi aussi, si j’étais à sa place  ? Oui, bien sûr. Elle a sans
doute raison. Il lui faut diriger ses forces vers le combat le
plus rude, le plus urgent. À quoi bon remettre en question
toute sa vie au moment où elle se prépare à affronter la
mort  ? Sur un navire à la dérive, nous avons tous besoin
d’un cap, d’une boussole en état de marche, pour ne pas
s’abîmer sous le poids de la panique, des incertitudes.
—  Tout va bien se passer, Romane. Les clients de la
librairie, ou mes connaissances avignonnaises, ça fait
beaucoup de monde, mais tu n’auras qu’à faire semblant,
dire bonjour poliment, lancer un joli sourire franc, et le tour
sera joué. S’ils engagent la conversation, laisse-les parler en
premier, comme ça, tu entendras s’ils disent «  tu  » ou
« vous », s’ils ont plutôt l’air de bien te connaître ou pas…
Nouvelle pause. Nouvelle toux, douloureuse. Nouveau
sourire.
—  Et puis… on vit dans un monde surconnecté, où l’on
est sursollicité, alors la bonne vieille méthode du coup de fil
auquel tu dois répondre, du rendez-vous que tu ne peux pas
rater et qui t’oblige à partir, ça marche toujours. Et si
quelqu’un te signale quelque chose que tu aurais oublié,
prends-le comme un jeu. Ça arrive. On a tous droit à
l’erreur, non ?
Elle a sans doute raison. Je me fais trop de mouron,
comme d’habitude. Il faut que je me calme.
*

De retour à Avignon, nous prenons bien soin de ne pas


arriver chez Juliette ensemble. Elle me dépose près des
remparts, et je finis le trajet à pied, guidée par mon
smartphone. Il y a toujours autant de monde dans les rues,
mais j’ai l’impression qu’il fait moins chaud aujourd’hui. Ou
bien suis-je en train de m’habituer ? Je n’ai pas eu le temps
de consulter une quelconque application météo, je ne sais
pas si l’alerte canicule a été levée, mais je respire mieux.
Je passe une partie de l’après-midi à apprendre à
m’habiller comme Juliette, puis j’observe quelques photos,
je m’imprègne des visages de ceux qui deviendront « mon
entourage  » d’ici quelques heures. Juliette me demande si
je peux lui montrer une photo de mon père. Elle n’avait pas
osé me le demander la veille. Je n’en ai aucune. Je n’y avais
même pas pensé. Mon père a toujours été phobique des
prises de vues, et l’avènement des smartphones n’a rien
arrangé. Il pense, comme moi, que laisser traîner des
images de soi dans un objet si facile à voler ou pirater est
dangereux. N’importe qui peut s’en emparer, la NSA, des
hackers, un simple pickpocket. Ni lui ni moi n’avons une
quelconque envie de voir notre visage associé à une scène
de crime, un faux passeport. Alors nous ne prenons pas de
photo. Jamais. En fait, celles que Juliette et moi avons prises
la veille, ensemble, sont les seules images dans mon
smartphone. Juliette rit et affirme que nous sommes une
belle brochette de paranos. Elle n’a pas tort.
Je travaille ensuite à intégrer les manies de Juliette, ses
habitudes. Juliette se ronge les ongles, mord son stylo-bille,
entortille ses cheveux autour de son doigt lorsqu’elle parle,
ponctue ses interventions de « c’est clair » ou de « tu vois
ce que je veux dire ? » automatiques… je vais essayer de
les imiter.
Enfin, elle me parle de la librairie. Je lui dis que je ne suis
pas très littéraire, que je ne vais pas savoir conseiller les
clients.
—  Tu sais, tout le monde n’est pas en demande de
conseil, surtout en cette période estivale. Certains viennent
acheter un livre précis, d’autres se balader dans une
boutique climatisée pour quelques minutes. Si tu ne sais pas
répondre, ne t’inquiète pas, tu n’es pas censée tout savoir.
En revanche, je te préviens, tu risques d’avoir droit à
quelques perles…
— Quelques quoi ?
— Des perles… Des gens qui viennent te demander si par
hasard tu n’aurais pas «  En attendant Golio  » de Beckett,
«  Le zoo de Hurlevent  » ou les Poésies complètes de
Rambo…
Je me mets à glousser.
— Je suis sûre que tu exagères… ça ne doit pas t’arriver
si souvent que ça, de telles demandes, si ?
—  Plus souvent que tu ne l’imagines… Promets-moi de
m’envoyer un SMS si quelqu’un vient te demander
l’« Antigode » d’Anouilh, le « Colonel Choubert » ou « Ça
glisse dans la vallée » !
Je pleure de rire, mais je promets, entre deux
reniflements. Croix de bois, croix de fer.
Juliette m’apprend ensuite les rudiments techniques du
métier. A priori, je n’aurai rien d’extravagant à faire cette
semaine, les commandes majeures sont passées, le stock
est plein.
—  Mais il y a toujours quelqu’un qui a besoin d’un livre
que tu n’as pas, il faut que tu saches manier le logiciel de
commande. Et la caisse, bien sûr.
Je ne suis pas très douée dès qu’il s’agit d’ordinateur,
alors ce qui lui aurait peut-être pris trente minutes avec
quelqu’un d’autre nous prend une bonne heure. Elle ne se
plaint pas. Explique, inlassablement, toujours avec le
sourire. Elle tousse, s’essouffle, repart. J’ai mal pour elle.
Plus je passe de temps avec elle, plus je me dis que la
maladie n’a pas le droit de la menacer de la sorte. Qu’elle
mérite de vivre. Mon cœur se serre à chaque déchirement
de sa poitrine.
Je passe à ses côtés une soirée fantastique. Nous dormons
peu, mais nous dormons, faisant bloc dans son grand lit.
Peut-être ont-elles l’air un peu ridicule, ces deux petites
filles de trente-neuf ans qui se tiennent la main toute la nuit.
Les deux gamines s’en moquent. Elles sont ensemble. Elles
n’ont pas l’intention de se quitter une seconde.

Lorsque le mardi arrive, je ne sais pas si je suis totalement


rassurée.
Mais je crois que je suis prête.
À 7 h 30, Juliette m’enlace longuement.
Je récupère son iPhone, lui tends le mien. C’est sans doute
l’objet le plus personnel que nous ayons de nos jours. Il y a
tout dans un smartphone. L’échanger revient à échanger sa
vie. C’est exactement ce que nous sommes en train de
faire.
Juliette a le regard humide en me disant au revoir. Le taxi
l’attend, elle doit me laisser, je ne peux pas la suivre, on
pourrait nous surprendre. Alors qu’elle lâche mes mains et
me sourit, je vois passer une terrible vague de tristesse
dans ses yeux. Je referme la porte, et cette même vague
déferle dans les miens. J’ai l’étrange sensation que je viens
d’étreindre ma sœur pour la dernière fois. Je tente de
chasser cette idée noire, mais elle s’accroche, cruelle, à la
paroi de ma boîte crânienne.
Pourtant je ne dois pas m’apitoyer. Je n’en ai pas le temps.
J’ai une coiffure, un maquillage à reconstituer – Dieu sait
que je n’en ai pas l’habitude –, et une librairie à ouvrir. J’ai
une journée de mensonge à vivre.
Je prends une grande inspiration, et m’attelle à mon
invraisemblable promesse. Malgré les émotions extrêmes
qui m’agitent, à mesure que je me transforme en Juliette, je
sens une joie confuse m’envahir. Une forme de bonheur,
peut-être.
Parce que je rends service à ma sœur.
Parce qu’au fond de moi, je suis convaincue qu’elle va
s’en sortir.
Parce que j’ai compris que me savoir là, à assurer ses
arrières, la rend plus sereine, plus armée, plus apte à
affronter sa maladie.
Parce que je sais que ce que je fais n’est pas seulement
pour elle. Si j’ai accepté, c’est pour moi, aussi. C’est pour
moi, avant tout.
Je suis fébrile, nerveuse, exaltée, troublée.
Je finis d’appliquer mon rouge à lèvres. Je souris à cette
nouvelle venue, dans le miroir. Je ne la trouve pas si mal,
après tout.
Tout, en elle, a l’air furieusement vivant.
11
Mardi

PREMIÈRES

J’ouvre la librairie à l’heure prévue. Je dispose les vases


remplis de fleurs blanches dans l’entrée – par cette chaleur,
Juliette m’a conseillé de ne pas les sortir sur le trottoir, elles
risqueraient de mourir en quelques heures. Je n’ai pas du
tout la main verte, j’avoue que sans cette intervention de
ma sœur, je les aurais sans doute mises à mort dès le
premier jour.
J’aime cette librairie. L’atmosphère y est chaleureuse.
Juliette l’a organisée en plusieurs espaces bien délimités. De
larges tables de bois patiné, de belles pyramides et des
petits cartons «  alerte coup de cœur  » sur les piles de
littérature adulte. Un guéridon bas, deux fauteuils en cuir
marron pour se poser et feuilleter l’un des ouvrages du
rayon Beaux Livres. Un pouf vert pomme, une lumière
douce, un bureau d’écolier vintage, et des feutres dans un
pot en forme de taxi londonien, pour le coin enfants. Juliette
me l’a expliqué : sa librairie, c’est chez elle, elle passe plus
de temps ici que dans son appartement, situé à l’étage.
Alors autant qu’elle s’y sente bien, et que ses invités – ses
clients – y passent un moment agréable.
Je ne suis pas une très grande lectrice, mais j’ai toujours
adoré les librairies. Et j’aime l’odeur unique des livres. Chez
mon père – j’allais dire « chez moi », on ne se refait pas –,
il y a une quantité impressionnante de bouquins. Depuis que
j’ai quitté le foyer, mon père a transformé mon ancienne
chambre en cabinet de lecture. Enfin, façon de parler. Mon
père n’a pas déboulonné mon lit, ni changé la déco. Il a
simplement déplacé dans une bibliothèque en bonne et due
forme plusieurs dizaines d’ouvrages qui prenaient la
poussière sur le sol du salon. Pour mon père, les livres sont
des objets sacrés. Il m’a toujours appris à les respecter. J’ai
beaucoup lu étant enfant –  la comtesse de Ségur, Le Petit
Nicolas, Le Club des cinq et autres Six Compagnons  –, un
peu moins à l’adolescence, encore moins étant adulte, et
plus du tout depuis le fleurissement des vidéos à la
demande et le sacre de « saint iPad ». Les écrans se sont
substitués progressivement, sournoisement, aux livres. Mais
ils n’ont pas d’odeur, aucune texture. Le papier me manque
terriblement.
Dans l’univers de Juliette, le papier est roi. J’ai envie de
toucher, et après tout, qui m’en empêche  ? Je me dirige
vers le rayon jeunesse, y trouve un exemplaire de Charlie et
la chocolaterie. Je m’assieds, je le feuillette, le caresse. Ce
volume-ci n’est pas encore né. Il attend sagement le regard
amusé d’une petite fille, d’un petit garçon, pour déployer
ses richesses. L’enfant éprouvera cette sensation unique de
tourner chaque page en imaginant ce qui se cache derrière,
il tremblera, rira, se demandera cent fois quelles autres
folles aventures a bien pu concocter ce diable de Roald
Dahl. Bien des années plus tard, l’enfant en parlera toujours
avec gourmandise, achètera une nouvelle édition, destinée
à ses propres enfants, relira ce même texte, avec le plaisir
non dissimulé de celui qui sait, qui transmet. Je ferme les
yeux et j’ai cinq ans. Je ne sais pas encore lire, mais j’écoute
mon père, lovée au creux de ses bras. Il est le plus
incroyable des Willy Wonka, avec sa voix grave et sucrée. Le
bonheur de cette simple scène est intact, les images
tellement vivantes. Le pouvoir émotionnel des livres m’a
toujours fascinée.
Je me relève, balade mes mains le long des étagères, et
déambule ainsi quelques minutes, laissant la sensualité de
la librairie m’enivrer. Je me sens bien.
Ma quiétude est troublée par le tintement de la clochette,
signalant l’arrivée de mes premiers clients.
Je passe une matinée extraordinaire. Je n’ai pas peur
d’employer ce mot. Tout ici m’enchante. Les clients sont
adorables, et extrêmement indulgents quant à mon
ignorance… J’ai fait mienne cette citation de Juliette : « On
a tous droit à l’erreur, non ? », parfois remplacée par « On
a tous quelques lacunes, non  ?  ». J’ai l’impression qu’ils
repartent contents. Je ne sais pas si je fais le chiffre
d’affaires que Juliette aurait fait, mais les quelques ventes
de romans contemporains me réjouissent. Et me donnent
envie de les découvrir. Je ne dois donc pas être une si
mauvaise libraire, puisque je parviens à m’auto-
convaincre…
Sur le coup de midi, la sonnette retentit de nouveau. Une
entrée plus brusque que les précédentes. Un habitué, sans
doute. Je relève la tête.
C’est ma mère. Enfin, la mère de Juliette.
Mon cœur bat plus fort, plus vite. Elle s’approche, s’agite,
me parle. Je suis comme anesthésiée, paralysée par
l’émotion. C’est donc à ça que ça ressemble, une mère en
vie. En pleine forme, même. Juliette m’avait montré des
photos, mais la réalité –  son et lumière  – va bien au-delà
de la description qui m’a été faite.
Paola est… comment dire ? Haute en couleur.
Un accent italien à la fois délicieux et déroutant, de
grands gestes, un chapeau rouge à larges bords et
d’immenses lunettes de soleil qui lui donnent des airs
d’actrice en goguette. Une certaine classe. Rendant
totalement incongrus ses propos des plus terre à terre et
son immense sac Carrefour rempli de Tupperware. Paola est
volubile et attentive à la fois. Charmante, vraiment.
—  Mais dis-moi tu as l’air d’aller mieux, ma belette  !
Pardon, je sais que tu ne veux pas que je t’appelle comme
ça à la librairie… mais il n’y a personne alors j’en profite.
Elle part dans un grand rire sonore, je réponds d’un
sourire. Elle roule les « r », dit « bélette », mais prononce
d’autres mots à la française : ses « mais » et ses « tu » –
  pourtant souvent caricaturaux dans la bouche de
Transalpins francophiles  – sont parfaits. Je dois éviter de
trop parler. Je continue de sourire. Règle no  1  : écouter,
avant tout.
—  Tu as avalé ta langue  ? Tu es bien plus parlante
d’habitude… c’est comme ça qu’on dit ?
Je dois répondre, là ? Oui, ça y est, c’est à moi.
— On dit loquace, plutôt, maman.
—  Oui, loquace c’est ça. Je ne m’y retrouverai jamais,
dans cette langue. Que veux-tu, on ne se refait pas.
Elle commence à sortir des boîtes en plastique, qu’elle
dépose sur le comptoir, une à une. Il y a de quoi tenir un
siège.
—  Je vous ai fait de la daube provençale avec des
tagliatelles, puisque je sais que Marie adore ça, des
gnocchis maison (pas un de ces trucs immondes vendus en
grande surface), un peu de sauce au pesto pour
accompagner…
À chaque fois qu’elle énonce un mot italien, elle le fait
avec l’accent qui va bien. J’adore.
— … et puis une blanquette de veau. Je t’ai aussi mis un
reste du couscous que j’avais congelé la semaine dernière.
Elle fait une pause, me regarde intensément. S’approche
et me lance :
— Stai bene, tesoro ?
C’est là que ça se corse. Juliette m’a prévenue que sa
mère s’adresse parfois à elle en italien. Je n’en parle pas un
mot. Elle m’a conseillé d’ignorer ça et de répondre en
français. Sauf que je ne sais pas du tout ce qu’elle vient de
me dire.
— Merci maman, merci mille fois, je vais me régaler. Mais
c’est beaucoup trop, tu n’aurais pas dû…
— Tu n’as pas répondu à ma question. Tu te sens bien ?
En tout cas tu as meilleure mine que la semaine dernière.
—  Oui, maman, je me sens parfaitement bien. Merci du
compliment.
— Bene bene… Tu as l’air de moins tousser, ta voix est
plus claire, aussi. Tu vois que mes préparations d’huiles
essentielles te font de l’effet, amore  ! Bon, je vais monter
ranger tout ça dans le congélateur. Et non, ça n’est pas tant
que ça pour vous deux… Marie est là-haut ? J’ai bien envie
d’embrasser mon petit bijou rose… Ensuite je dois y aller,
ton père m’attend en double file, et tu le connais il n’est pas
du genre patient…
Ton père. Le père de Juliette. Le mien  ? Les images se
bousculent dans ma tête. Les sentiments, aussi. La peur, le
désir de le voir, la honte d’espérer une autre famille que
mon propre père. Je marque un temps d’arrêt, m’appuie sur
le comptoir, régule ma respiration, espère que Paola ne
remarque rien. J’en ai oublié sa demande. Elle m’observe,
attend. Ah oui, il était question de Marie. Je m’apprête à
répondre mais elle ne m’en laisse pas le temps.
— Tu es sûre que ça va, tesoro ? Tu es bizarre ce matin…
Merde merde merde merde, Romane ressaisis-toi.
— Je suis juste un peu fatiguée, avec cette chaleur… mais
tout va bien, et ça ira encore mieux avec toutes ces bonnes
choses à manger ! Merci, maman.
Je m’approche, l’embrasse sur la joue. Elle me sourit. La
suspicion s’éloigne. Je respire. Je reprends :
—  Et Marie n’est pas là cette semaine, elle est chez
Raphaël.
—  Ah bon, mais pourquoi est-elle chez Raphaël  ? Elle
était bien chez lui la semaine dernière, non  ? C’est à nous
cette semaine, normalement. Pardon… c’est à toi. Tu
devrais plus profiter d’elle. Pourquoi est-ce que tu ouvres le
dimanche d’ailleurs, franchement, tu n’as pas mieux à
faire ? Ceci dit, j’ai vu qu’hier tu avais fermé, j’ai trouvé ça
bien et j’ai pensé que tu étais avec ta fille.
Une lueur de malice passe dans ses yeux. Elle s’approche
et prend le ton de la confidence. Elle m’inquiète. Je recule,
imperceptiblement.
—  Mais si tu n’étais pas avec ta fille, alors avec qui tu
étais… hein ? Et en plus aujourd’hui tu es fatiguée…
Punaise qu’est-ce que j’ai bien pu faire hier  ? Réfléchis,
Romane, réfléchis. Non, Juliette, tu es Juliette.
—  Ha ha maman, tu n’en loupes pas une  ! Ça ne te
regarde pas, que je sache…
J’essaie de gagner du temps, mais je ne sais pas si le ton
de cette remarque est compatible avec les relations que
Juliette entretient avec Paola… Elle fronce les sourcils.
Attend quelques secondes. Me dévisage. Je sue à grande
eau. Même pas quelques heures, et j’éveille déjà les
soupçons de la mère de Juliette… Elle se met à rire, me
caresse la joue en me disant que ça ne la regarde pas en
effet, mais qu’elle est contente de me voir si épanouie. Un
frisson me parcourt au contact de sa peau, je ne peux
m’empêcher de penser que c’est peut-être la première
caresse de ma mère, depuis près de quarante années.
L’émotion me gagne, je la dissimule autant que possible en
faisant mine de m’intéresser à l’écran de la caisse. Puis
Paola ramasse les boîtes en plastique, s’éloigne, et monte
dans l’appartement afin de déposer ses petits plats dans le
réfrigérateur.
Mon cerveau est en ébullition. Je sais que le père de
Juliette est à quelques mètres de là, attendant Paola dans sa
voiture. Il n’y a personne dans la boutique. Arrête de
réfléchir, Romane, si tu veux le voir, c’est maintenant.
Bien sûr que je veux le voir, cet autre. Je ne pense qu’à ça
depuis deux jours. Rejeter cette ressemblance dont Juliette
m’a parlé. Ou la constater. De mes propres yeux.
Je sors, repère la voiture garée en double file. Je tremble.
Je toque à la vitre passager, une tête se tourne. Il
déverrouille la portière. Je pénètre dans l’habitacle,
m’assieds sur le siège avant, me penche pour lui faire une
bise, les yeux mi-clos, lance machinalement un «  Bonjour,
papa  » qui sonne faux, il me répond d’un «  Bonjour, ma
chérie » qui sonne vrai.
Gabriel, le père de Juliette.
Je n’ose pas le regarder, ne serait-ce qu’une seconde.
Juliette lui ressemble, tout le monde le dit. L’idée même de
ces traits communs me terrifie. Alors je diffère, je repousse.
Je voudrais lui demander, là, tout de suite, dans cette
voiture, s’il est mon père, s’il est le père de Juliette, déchirer
la peau de son crâne pour découvrir ce qui se cache à
l’intérieur.
Gabriel se tourne vers moi, et enfin je l’observe. Le scrute
de tous mes yeux.
Il me demande comment je vais, par cette chaleur, me dit
que je suis très belle. Je rougis. Il ajoute que ma mère prend
toujours son temps alors que lui se fait insulter par des
hordes d’automobilistes furieux, qu’elle exagère, est-ce
qu’elle est bientôt prête ? Je lui réponds qu’elle sera là d’ici
quelques minutes. Une conversation banale entre un père et
sa fille.
Il est beau. Les yeux d’un bleu très proche du mien, c’est
vrai. Pas de taches de rousseur, mais une peau hâlée, des
cheveux gris tirant franchement vers le blanc. Un visage et
un corps que je distingue comme légèrement rond. Une
envie de se blottir. Un sourire doux, bienveillant. Un père
rêvé. Presque idéal. Pas de canine microscopique. Une
certaine ressemblance oui, mais d’après moi rien de
totalement évident.
Je suis soulagée, curieusement. Il y a encore une chance
que mon vrai père le soit réellement. Mais il y a aussi des
chances pour que Gabriel le soit.
Cette rencontre est éprouvante. La tension dans mes
muscles est extrême, je sens poindre des larmes au coin de
mes yeux. Le père de Juliette –  ton père, en ce moment,
Romane  – me dit que ça fait un bail que je ne suis plus
venue manger à la maison, que je devrais passer un de ces
soirs, que ça lui ferait plaisir.
Je dois quitter cette voiture sinon je vais vraiment me
mettre à pleurer, et je ne pourrai pas l’expliquer. J’embrasse
Gabriel, et j’ouvre la portière au moment où Paola sort du
magasin. Elle me gronde d’avoir laissé la librairie sans
surveillance… « Tout ça pour embrasser ton père… tu n’es
pas prudente Juliette  !  » Si elle savait, Paola, à quel point
je suis la prudence incarnée, à quel point j’en souffre depuis
de longues années… Je réponds que j’étais juste à côté, qu’il
n’y avait aucun risque, et me surprends à prononcer de
telles phrases, une performance digne de l’Actor’s Studio
pour moi qui n’en pense pas un mot mais qui me suis laissé
emporter par le besoin de le rencontrer, lui aussi. Paola me
serre dans ses bras, m’embrasse en me traitant une fois
encore de belette, me dit qu’elle repassera jeudi, entre dans
la voiture. Chacun d’eux me lance un dernier baiser sonore,
Gabriel démarre, ils sont partis.
De retour dans la librairie, je suffoque. J’ai besoin de
reprendre mes esprits à l’aide de l’un de mes sacs en
papier. Le magasin est vide. Je m’assieds. Je respire.
Je ne sais plus quoi penser. Ces deux-là m’ont eu l’air d’un
vieux couple complice. Complice de quoi, exactement ? Est-
ce lui ? Est-ce elle ? Êtes-vous mes parents ? Je me rends
compte que je n’ai pas pensé à prélever quoi que ce soit qui
pourrait me fournir leur ADN. Je n’allais quand même pas
leur arracher une touffe de cheveux… Il était impossible de
tenter quoi que ce soit. Chaque chose en son temps. Juliette
est à l’hôpital, je l’aide, je préserve son secret. Celui de nos
origines existe depuis près de quarante ans, je dois me
rendre à l’évidence, même si elle me fait mal  : nous ne
sommes pas à un jour près, il faut avancer progressivement,
ne faire souffrir personne en éveillant des craintes, des
soupçons. Ne rien détruire. Juste démêler les fils.
Quoi qu’il en soit, concernant notre échange d’identité, je
me rends compte que je viens de passer une épreuve
fondamentale et je m’en suis plutôt bien sortie au final. Mon
degré de confiance  dans notre dispositif remonte en
flèche : si les propres parents de Juliette n’ont rien décelé,
alors pour les autres ça devrait être du gâteau. Punaise
Romane, il ne faut pas que tu te dises ça… tu dois rester en
alerte, ne pas relâcher ton attention.
Tout le reste de la journée, je ne peux m’empêcher de
songer à Paola et Gabriel. Aimerais-je que Paola soit ma
mère biologique  ? Oui. Au point où j’en suis de ma vie, je
crois bien que je prendrais n’importe quelle mère, pourvu
qu’elle ne soit ni morte, ni tueuse en série… Est-ce que je
ressemble à Gabriel  ? Oui, je crois. Un peu, beaucoup  ?
Moyennement, je dirais. Mais les ressemblances ne sont pas
des preuves, loin de là.
Toujours est-il que l’envie, le besoin d’enquêter sur nos
origines me ronge de plus en plus. Je ne peux pas parler aux
parents de Juliette sans elle, ce serait la trahir. En revanche,
je peux enquêter. Je prends la résolution de fouiller dans ses
tiroirs, ses placards, ce soir, lorsque j’aurai fermé la librairie.
Après tout, Juliette ne me l’a pas interdit.
Je passe l’après-midi dans un état d’assurance vigilante,
appliquant à la lettre les consignes de Juliette, jouant avec
mes cheveux et lâchant quelques « c’est clair » lorsque je
comprends que certains clients sont de vagues
connaissances. Globalement les gens sont très gentils, très
polis. Plus qu’à Paris, je crois.
Le seul épisode troublant a lieu en fin d’après-midi. Une
vieille dame d’apparence respectable passe une bonne
dizaine de minutes dans la librairie. Soixante-quinze ans, à
vue de nez, mise en plis parfaite, cheveux blancs tirant sur
le violet, col Claudine sur pull-over rouge, et collants malgré
la chaleur étouffante de ce mardi de juillet. J’ai envie de
m’approcher, lui indiquer qu’à son âge, elle risque une
phlébite à garder ses jambes enfermées dans une telle
fournaise, et que les phlébites peuvent provoquer une
embolie pulmonaire puis la mort. Mais je me retiens. Elle
semble chercher un livre en particulier, en saisit de
nombreux, puis les repose. Je lui demande si je peux l’aider,
elle ne répond pas, me sourit. Je ne veux pas trop en dire, je
ne sais pas si elle connaît bien Juliette, je ne dois pas me
trahir. Je la laisse errer dans la boutique mais la garde à
l’œil.
Tandis que je me concentre sur le logiciel de commande,
tentant de procurer à un futur étudiant en hypokhâgne un
exemplaire de l’Antigone de Jean Anouilh (correctement
prononcée), j’entends la sonnette tinter et vois filer la vieille
dame, bien plus véloce qu’il n’y paraissait. J’ai le sentiment
qu’elle attendait que je sois occupée, que je ne la regarde
plus, pour faire quelque chose. Je la soupçonne d’avoir volé
un ouvrage, et cette vision me dérange. Dans mon
imaginaire, on ne vole pas – on ne vole plus – à un tel âge.
Peut-être suis-je naïve  ? Peut-être est-elle cleptomane  ?
Peut-être suis-je parano  ? Cette dernière assertion est
avérée, les autres plus incertaines. Il faudra malgré tout que
je sois attentive à ses mouvements si elle décidait de me
rendre une nouvelle visite.
À part cet interlude, la journée se déroule sans accroc. Le
début de ma mission est un succès. Je dois dire que je suis
assez fière de moi.
Alors que je viens de fermer la librairie, je reçois un appel
de Juliette. Tout heureuse de lui raconter à quel point je
m’en suis bien tirée, je prends place dans l’un des
confortables fauteuils Chesterfield, croise les jambes et
décroche, le sourire aux lèvres.
Mon enthousiasme retombe aussitôt. Ce que j’entends ne
me plaît pas du tout. Juliette est plus essoufflée que la
veille. Plus encore que ce matin. Comme si le fait d’être à
l’hôpital tout en me sachant en place à Avignon avait libéré
ce qu’elle était parvenue à endiguer jusque-là.
Les médecins sont perplexes. Demain sera une journée
intense d’examens. L’équipe de l’hôpital soupçonne une
accélération brutale de son état. Ils doivent, pour être
certains du diagnostic, éliminer toutes les autres
possibilités. Je retiens mes larmes. Je dois résister. Lui
transmettre des ondes positives. Je lui indique qu’ici tout va
bien, que j’ai assuré comme une bête sauvage, aujourd’hui.
Ça lui donne envie de rire mais elle n’y parvient pas. Dès le
premier soubresaut, elle se met à tousser. Une quinte
pénible, douloureuse.
Je ne lui parle pas de ma rencontre avec ses parents, ni de
mon envie, de mon besoin de fouiner dans nos vies
respectives, je n’en ai pas l’audace.
Juliette m’indique ensuite qu’elle m’a nommée
« personne de confiance », un concept que je connais bien.
La personne de confiance est celle qui est contactée par les
médecins en cas de problème, celle qui porte la parole du
malade, si lui ne peut plus parler. Elle est le point de contact
unique, celle qui transmet ensuite les informations au reste
des proches. Chacun peut nommer qui il souhaite, sans
avoir à se justifier. Pour l’hôpital, je suis désormais Laurence
Delgrange, la sœur jumelle de Juliette. Elle a préféré me
donner une fausse identité, afin d’éviter de se lancer dans
d’inextricables explications, et afin de préserver mon
anonymat, ma vraie vie. Juliette ne s’est pas trompée de
numéro de téléphone, a bien donné le mien, enfin le sien,
celui que j’ai entre les mains. Elle me demande juste de
changer le message du répondeur, afin qu’il ne mentionne
aucun prénom. C’était déjà fait.
Je sens la peur monter en moi, commence à haleter un
peu trop vite. Je masque mon malaise, le jugeant grossier
face à la souffrance de ma sœur. Le choix de Juliette est
logique puisqu’elle ne veut alerter personne d’autre, mais
s’il devait lui arriver quelque chose, je ne pourrais pas
assumer d’annoncer la nouvelle à ses proches. Je lui répète
qu’il faut impérativement qu’elle leur parle. Si elle ne le fait
pas pour elle, elle doit le faire pour eux.
—  Je ne te demande pas de leur dire, Romane. Ne
t’inquiète pas, je suis sûre que ça n’est pas aussi grave
qu’on le pense, que tout va rentrer dans l’ordre très vite. Et
s’il le faut… je te promets… que je leur expliquerai. Croix de
bois, croix de fer.
Mon cœur se fissure alors que je raccroche.
De retour dans l’appartement de Juliette, j’ouvre tous les
placards de sa chambre, tous les tiroirs du salon, mais ne
trouve que des vêtements et des papiers administratifs sans
intérêt. Dans l’ordinateur de Juliette, je passe en revue
quelques dossiers de photos, mais l’ampleur de la tâche
m’épuise. Juliette adore la photographie, à en juger par les
quelques milliers de clichés numériques qui peuplent ses
dossiers. J’observe les images, mais je ne sais pas qui est
qui et je ne sais pas ce que je cherche.
En refermant l’ordinateur, une sensation extrêmement
désagréable s’installe au creux de mon estomac. Mélange
d’appréhension, d’incertitude, et d’autre chose aussi. Un
goût métallique dans la bouche. Une impression, furtive,
mais tenace. Comme si un éclat de vérité s’était logé
quelque part, au cœur même de cette journée. Mais où, et à
quel moment ?
Malgré les excellents gnocchis au pesto de Paola, je pleure
une bonne partie de la soirée, me demandant à côté de quoi
je viens de passer.
Me demandant si ma sœur va mourir, s’il était écrit que
nous ne devions jamais nous connaître vraiment.
Si le diagnostic est confirmé, l’issue est imminente.
12
Mercredi

IMPROMPTU N° 1

Je me réveille avec une boule dans le ventre. Je n’ai


aucune envie d’ouvrir la librairie. Je voudrais aller retrouver
Juliette, l’accompagner dans ces moments difficiles. Mais je
sais que je lui suis plus utile ici. Je ne peux pas la trahir. Je
suis parvenue à me raisonner, à me dire qu’il faut attendre.
Juliette est jeune, elle peut faire partie des survivants. Je
dois rester optimiste, garder espoir, l’aider à passer un cap,
à se faire à l’idée d’annoncer son cancer à sa famille. Rien
que pour ça, ça vaut le coup que je sois là.
La matinée est très calme. Je décide de l’occuper en
avançant dans mon enquête. Lorsque ce mot se forme dans
mon esprit, j’ai l’impression d’être une sorte d’inspecteur
Columbo de pacotille, mais je n’en trouve pas d’autre pour
qualifier ce que je suis en train de faire. Je voudrais obtenir
mon acte de naissance. Le vrai, puisque je doute de ce que
mon père m’a montré l’autre soir. Au cours de mes
recherches sur le web, j’apprends qu’il existe deux types
d’actes de naissance  : les extraits et les copies intégrales,
mentionnant ou pas la filiation. Je ne m’en suis jamais
préoccupée, je dois bien l’avouer, je n’en ai jamais eu
besoin. Pour obtenir le document, je peux en faire la
demande par internet, mais cela prend quelques jours,
d’après le site. Quelques jours… le calcul est vite fait  : le
temps que la demande soit traitée, que le document soit
préparé et me soit posté (car l’administration ne transmet
pas de version électronique), sachant que nous sommes en
plein cœur de l’été… j’en ai à vue de nez pour deux
semaines. Bien trop long. Psychologiquement, je ne pourrai
pas tenir aussi longtemps. Pour l’obtenir plus vite, je peux
me rendre dans l’une des mairies d’arrondissement de Paris,
ma ville de naissance. Même chose pour Juliette, donc. Je
suis à près de sept cents kilomètres de Paris et je me suis
engagée à tenir la librairie. Il faudrait que je trouve un
moyen de quitter mon poste une journée complète sans
éveiller les soupçons. Comment faire, punaise ? Est-ce que
je pourrais demander à Paola de me remplacer au
magasin ?
Au cours de cette même matinée, j’ai également le temps
de me connecter sur le site de l’entreprise belge qui réalise
les tests ADN auxquels j’ai souscrit. Mon paiement et les
échantillons ont bien été reçus, les résultats seront
consultables d’ici quelques jours. Je trépigne d’impatience.
Je me demande ce que fait mon père en ce moment, s’il a
essayé de me contacter. Je ne peux pas le savoir, c’est
Juliette qui a mon téléphone. Lundi, il a tenté de m’appeler
une dizaine de fois, m’a envoyé autant de SMS. J’imagine
qu’il a fait la même chose hier. Je n’ai pas osé poser la
question à Juliette, elle a d’autres chats bien plus féroces à
fouetter en ce moment. Je m’en veux de ne pas donner
signe de vie à mon père. Je sais qu’il est aussi parano que
moi, qu’il doit s’imaginer le pire. Mais je me dis aussi que ce
petit délai pourrait avoir un effet accélérateur  : s’il stresse
pour moi, peut-être livrera-t-il ses secrets plus facilement. Je
dois me forcer à ne pas le contacter avant d’avoir les
résultats des analyses génétiques. On ne parle que de
quelques jours. Et si vraiment je n’y tiens plus, je passerai
un coup de fil à Mme Lebrun, l’air de rien, pour le rassurer
et prendre des nouvelles de lui, indirectement.
Entre midi et 14 heures, la librairie est en effervescence.
Il y a en permanence une vingtaine de personnes, je suis
sollicitée en continu et réalise autant de ventes que la veille
en huit heures. Je meurs de faim car je n’ai rien avalé depuis
hier soir et rêve de la blanquette de veau qui m’attend dans
le frigo. Je réponds par la négative à un texto de Paola
m’invitant à dîner le lendemain, reste évasive lorsqu’elle
demande si je dîne avec un homme… elle insiste, alors je
réponds «  oui  », parce que j’espère qu’elle me laissera
tranquille après ça. Au contraire, mon oui provoque un
appel, que je ne prends pas. J’écoute son message entre
deux clients, elle rit, est hystérique, veut tout savoir de cet
homme, répète trois ou quatre fois d’affilée que c’est
formidable. Bon sang, qu’est-ce qui m’a pris de lui dire ça ?
Je suis en pleine discussion avec une cliente de passage
qui cherche un guide touristique de la Provence, lorsqu’une
voix familière s’élève. Je tressaille. Je ne réponds pas, fais
tout d’abord semblant de ne pas avoir entendu, alors que ce
qui vient d’être dit est limpide. Quelqu’un vient de
m’appeler. Par mon nom de famille, le vrai. Précédé d’un
« docteur ».
Je me retourne, je le reconnais immédiatement. C’est l’un
de mes patients.
Je suis dans une mouise intersidérale.
Je lui demande un instant, expédie en quelques secondes
la cliente vers le rayon Voyage, et tente maladroitement de
m’isoler avec cet homme dont j’ai oublié le prénom mais
dont je me souviens qu’il est… ésotérique. Je n’ai en
revanche pas oublié son physique, reconnaissable entre
mille. Un peu plus jeune que moi, disons trente-six, trente-
sept ans. Beau. Très beau. Un métis. Guadeloupéen, je crois,
ça me revient maintenant. En même temps que son
prénom. Désiré. Ça ne s’invente pas. Désiré ne s’oublie pas
car Désiré a un visage, un corps digne des pages slips de La
Redoute –  oui, j’aime bien feuilleter ces pages-là  –, une
élocution et un vocabulaire parfaits, presque désuets. Et
Désiré est aveugle. Il se tient debout devant moi, sourire
Ultra-Brite, lunettes de soleil de marque, canne blanche
customisée façon street art.
— Bonjour, docteur. Quelle agréable surprise que de vous
rencontrer. Que faites-vous ici  ? Êtes-vous venue pour le
festival  ? Pardonnez mon indiscrétion, mais j’ai cru vous
entendre donner des conseils de lecture.
Putain de bordel à cul de sa mémé. Je ne sais pas quoi
faire. Si je lui dis que non pas du tout il se trompe, et que
quelqu’un me sollicite ensuite dans la librairie, ça va créer
un incident… J’ai soudain extrêmement chaud, je suis
essoufflée, l’hypoglycémie me gagne. Une cliente vient me
parler… je l’ignore ou pas  ? Non je ne peux pas. Je
demande à Désiré de bien vouloir m’excuser et de patienter
un instant. Il me répond  : «  Mais certainement, avec
plaisir. » J’adore sa façon de s’exprimer. Je suis en stress, je
suis émoustillée, je suis folle à lier.
J’expédie cette fois-ci la gentille cliente au rayon
littérature étrangère, puis je reviens vers Désiré, qui fait
face aux livres audio. Même si avec le festival, la ville
grouille de Parisiens, le rencontrer ici est inattendu, et c’est
surtout un coup dur.
— J’ai oublié votre nom, monsieur…
— Appelez-moi Désiré.
—  Désiré. D’accord. Dites-moi… comment… comment
m’avez-vous reconnue ?
—  Je vous ai vue de loin  ! Vous êtes superbe, d’ailleurs.
Je plaisante. Enfin, pas sur le fait que vous soyez superbe…
Humour d’aveugle, désolé. Je vous ai entendue, bien sûr. Je
suis extrêmement sensible aux sons. Je me souviens
toujours d’une jolie voix.
Je me rends compte que je suis en train d’entortiller mes
cheveux. Ce que je ne fais jamais, à part dans une situation
embarrassante. Mais je sais bien que Désiré n’en saura rien.
Il continue :
—  Vous ne m’avez pas dit ce que vous faites ici… vous
avez pris un job d’été en plus du cabinet ?
Il ne peut pas s’en rendre compte, mais lorsqu’il sourit,
deux petites rides se creusent le long de ses joues. Non, je
suis sûre qu’on lui a déjà dit des centaines de fois qu’il était
très beau, que ces petits sillons étaient irrésistibles.
—  Je suis ici pour aider une grand-tante afin qu’elle
puisse se reposer un peu. Et ça me permet de profiter en
même temps du festival.
—  C’est tout à votre honneur. Quelle pièce avez-vous
vue ces jours-ci ?
Non mais il va me lâcher ? Est-ce que je lui en pose, moi,
des questions  ? Vite, quelle pièce classique se joue
forcément quelque part à Avignon, parmi les centaines de
spectacles ? Un truc de Molière. Je tente.
—  Les Femmes savantes. Vous savez, je ne suis arrivée
qu’hier, je n’ai pas eu le temps de voir grand-chose, pour le
moment.
— Formidable, et qu’en avez-vous pensé ?
Là, il commence à être lourd. Je dois m’en débarrasser au
plus vite.
—  Formidable, justement. J’ai beaucoup aimé. Excusez-
moi, il y a du monde, j’ai à faire…
—  Bien sûr, désolé de vous avoir dérangée. J’adore les
coïncidences comme celles-ci. Je veux dire, vous rencontrer
ici, aujourd’hui, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il
y a… une dimension karmique… N’ayez pas peur je ne suis
pas fou, et ce n’est pas l’un de ces plans drague à deux
francs… pardon, deux euros…
Il est certes un peu trop bavard, mais ma curiosité pour
cet homme qui semble être resté coincé, comme moi, à une
autre époque, est attisée. Il continue :
— Je ne sais pas si je vous en avais parlé en consultation,
après tout je ne viens que pour des rhumes ou des
grippes… mais je suis comédien. Je joue un «  seul en
scène  », un «  one man show  » comme disent les Anglo-
Saxons, ici à Avignon. J’aimerais beaucoup vous y convier.
C’est quoi ce plan foireux  ? Le mec est un vieux mytho,
en fait…
—  Je sais ce que vous vous dites… vous pensez que je
suis mythomane.
D’accord, il lit dans les pensées, aussi. Romane, méfie-toi,
arrête de l’imaginer dans les pages slips de ce foutu
catalogue, il risque de s’en rendre compte.
— Acteur et aveugle, c’est « mon aspérité », un créneau
qui n’est pas encore occupé. On vient d’abord par curiosité,
j’en suis conscient… un peu comme on allait découvrir les
monstres de foire, autrefois. J’en suis la version moderne,
politiquement correcte. Mon travail, c’est de faire oublier
l’aveugle, qu’on ne voie plus que le comédien. Je suis sur
scène ce soir. Venez, j’en serais ravi.
Il me tend une invitation. Tout ça a l’air vrai.
— Je… je ne sais pas. Je ne suis pas sûre de pouvoir, mais
merci quand même.
— J’insiste. Je vous préviens, je vous ai à l’œil…
Pause. Petit rire. Chaleur, malgré la climatisation.
—  Je vous taquine… Ça met bien plus mal à l’aise les
voyants que les aveugles, ce genre de phrases. Moi, j’ai eu
presque quarante ans pour m’y faire. Je dois y aller,
docteur… je me rends compte que je ne connais pas votre
prénom, comment vous appelez-vous ?
— Juliette.
—  C’est très beau Juliette. Très théâtral. À ce soir,
j’espère, Juliette.
Qu’est-ce qui m’a pris de lui dire que je m’appelle
Juliette  ? Entre ça et ce que j’ai dit à la mère de la vraie
Juliette, on peut dire que je les enchaîne. Cela dit, je
constate au bout de trente secondes que j’ai eu raison de
donner ce prénom : sitôt Désiré parti, un client un peu lourd
me tombe sur le paletot. Il a l’air de très bien savoir que je
m’appelle Juliette et essaie lui aussi de m’inviter à dîner.
Décidément… j’ai eu plus d’invitations en dix minutes que
lors des cinq dernières années. Je suis flattée mais je refuse
poliment. Celui-ci n’a pas les atouts de Désiré…
Punaise, qu’est-ce que je raconte  ? Je dois me
reconcentrer. Je ne suis pas là pour ça, et ce genre de beau
gosse n’est pas pour moi. Certes, il est aveugle, mais au
bout d’un moment quelqu’un lui dira que je ne suis pas
terrible. Alors il me jettera, je déprimerai, me morfondrai,
perdrai six mois de ma vie et cinq kilos (bon, ça, ce sera le
seul point positif). Je souffrirai telle une vieille groupie en le
voyant triompher sur les planches. Autant ne prendre aucun
risque.
En formulant cette dernière phrase, je me demande ce qui
me fait si peur… Qu’est-ce que je peux bien risquer, moi qui
n’ai rien à perdre ?
13
Mercredi

IMPROMPTU N° 2

Je chasse Désiré de mon esprit et cours m’acheter un


sandwich à la boulangerie d’en face. J’ai eu tellement faim
que j’en ai somatisé, imaginant des douleurs abdominales,
une appendicite, une opération en urgence, une péritonite.
J’ai en tout cas rêvé d’un jambon-beurre pendant près d’une
heure, à défaut de blanquette.
L’après-midi m’épuise. La librairie ne désemplit pas, mais
je me rends compte que j’aime vraiment ça, le contact, la
petite anecdote, l’écoute. C’est l’un des aspects que
j’apprécie le plus dans mon métier de généraliste. Je le
retrouve dans celui-ci. Nos vies ne sont pas aussi éloignées
que je le pensais. Un même goût pour l’humain, qui s’est
exprimé différemment chez Juliette et chez moi, au gré de
nos études et environnements familiaux. Si je n’avais pas
été poussée par mon père vers la médecine, quelle voie
aurais-je choisie ? Peut-être celle-ci, qui sait ?
Vers 16 heures, un homme d’une cinquantaine d’années,
cheveux gris sale et tee-shirt assorti, avance vers moi d’un
pas pressé, un Post-it vert dans sa main droite.
— C’est vous, la libraire ?
— Oui, c’est moi… bonjour monsieur.
— Dites-moi, il est où votre rayon « trappeurs » ?
—  Euh… je n’ai pas de rayon «  trappeurs  », je suis
désolée…
—  Mince… mais vous n’avez jamais rien ici… je cherche
un livre, vous savez, il est sorti ce mois-ci.
— …
— Ils en ont parlé dans une émission il y a trois semaines,
bon sang, vous ne regardez pas la télé ?
—  Euh… non, pas vraiment… mais dites-moi, c’était
quelle émission ?
— Je sais plus le nom, mais c’était sur RTL.
— Ah, c’était à la radio alors ?
— Bon, écoutez, madame, si vous ne l’avez pas, vous ne
l’avez pas, hein, on ne va pas en faire toute une histoire.
Vous pouvez appeler la librairie en face de la mairie pour
savoir s’ils l’ont, eux  ? La dernière fois, ils avaient le
manuel de fabrication de cercueils que je leur demandais,
alors que vous, vous ne l’aviez pas…
— …
Flamboyante opportunité d’envoyer un SMS hilare à
Juliette. Je ne boude pas mon plaisir et retranscris ce
surréaliste dialogue le plus fidèlement possible. Réponse de
Juliette sans équivoque : « J’adooooore ☺ ☺ ☺ »

La vieille dame étrange revient. Même pull rouge


anachronique, même chevelure violacée impeccable, même
risque de phlébite, même horaire. Elle passe –  comme
hier  – une dizaine de minutes dans la librairie, prend puis
repose de nombreux ouvrages, sourit lorsque je lui propose
de l’aider. Et profite d’un instant d’inattention (je suis bien
obligée de répondre aux autres clients) pour filer à
l’anglaise. Lorsqu’elle passe devant la vitrine, elle marque
un temps d’arrêt, presque imperceptible, et me fait un clin
d’œil. Ou bien l’ai-je rêvé  ? Qui est cette bonne femme,
nom d’un chien  ? Je me jure de ne pas la lâcher d’une
semelle désormais. Si mes prévisions sont exactes, elle
reviendra demain, à 17 h 30 tapantes.
18 h 25, j’éteins les lumières et baisse le rideau. Je suis
épuisée mais j’ai prévu de fouiner de nouveau chez Juliette,
ce soir. Cette sensation étrange d’être passée à côté de
quelque chose hier ne m’a pas quittée de la journée.
Quelque chose que j’aurais vu sans regarder, entendu sans
écouter… quelque chose d’important, qui aurait accroché
mon esprit et ne l’aurait plus lâché depuis. Avant de
remonter chez Juliette, je décide de m’octroyer un moment
de répit, que j’estime mérité. Je me dirige vers le
confortable fauteuil en cuir et m’apprête à m’asseoir,
lorsque j’entends de l’agitation à l’étage.
Il y a quelqu’un, là-haut.
Je commence à paniquer. Ma respiration s’accélère.
J’imagine tout de suite le pire, bien sûr. Les probabilités pour
que je me retrouve face à un voleur, un violeur, un assassin,
sont extrêmement faibles, mais tout de même bien trop
élevées à mon goût. Je me saisis d’une paire de ciseaux et
monte l’escalier qui relie la boutique à l’appartement. Je
pense à fuir, mais je me raisonne. Si l’origine de ces bruits
n’est pas crapuleuse, ma fuite attirera l’attention, alertera
sur un changement de comportement de Juliette, puisque
ma sœur ne m’a pas semblé vivre dans un sentiment
d’insécurité permanent.
Mon cœur va sortir de ma poitrine.
Respire, Romane. Il y a sûrement une explication. Est-ce
que ça peut être Paola  ? Non, elle serait passée me voir
avant, c’est sûr. Juliette  ? Elle m’aurait prévenue de son
retour. Qui d’autre a les clefs de l’appartement ? Le père de
Juliette ? Possible, oui. À mesure que j’approche, les sons se
font plus nets, plus précis. Je suis terrorisée.
Soudain, j’entends un hurlement d’enfant.
Non, un rire. Punaise, c’est un rire d’enfant.
Je suis soulagée, mais le soulagement ne dure pas. Je
comprends ce qui est en train de se passer, car j’entends
aussi une voix d’homme.
Marie et Raphaël.
Que font-ils là  ? Juliette m’a dit qu’ils étaient à Nice…
apparemment ils n’y sont plus.
Je dois faire comme si je les connaissais depuis toujours
puisque je suis leur mère et ex-compagne. Mon rythme
cardiaque est à son maximum. Je prépare mon visage de
surprise joyeux. Moins crispé, Romane, plus naturel.
J’entre dans le salon. Une petite furie blonde se rue sur
moi en criant «  Maman  !  », me saute dans les bras,
m’embrasse. Je l’embrasse en retour. Elle sent bon. Un léger
parfum de vanille et de barbe à papa. Je la repose, jette un
œil à l’arrière-plan de cette scène idyllique. Raphaël est un
peu moins bien en vrai que sur les photos. Je m’approche
pour l’embrasser. Comment embrasse-t-on un ex  ? On lui
fait une simple bise, standard ? Oui, je crois bien. Combien
de bises à Avignon  ? Juliette m’en a fait deux,
systématiquement. Va pour deux, et sinon j’en serai quitte
pour un petit rire gêné.
Marie est déjà partie dans sa chambre. Je note qu’elle est
habillée en rose de la tête aux pieds, c’est une manie le
rose, dans cette famille. Raphaël a été épargné par
l’attaque de la bonbonnière : il porte un jean brut, un polo
bleu pétrole assez moulant, me sourit. J’ai un peu exagéré –
 la jalousie, sûrement –, il n’est pas mal du tout. Des yeux
sombres qui lui donnent un air intelligent, un nez fin, les
tempes légèrement grisonnantes. Il me sourit, de ces
sourires qui tentent de se faire pardonner quelque chose.
J’ai peur, car je pressens ce qu’il va me dire. Je ne suis pas
tout à fait sotte.
— Juliette je suis désolé, je ne t’ai pas téléphoné mais on
est rentrés de Nice en catastrophe. J’ai eu un appel de
l’Olympia, ils ont besoin d’un ingénieur du son en urgence
pour les quatre jours qui viennent. Si je refuse ça, je vais me
mettre à dos pas mal de monde dans la profession… j’ai un
train dans une heure. Tu peux garder Marie pleaaaaaase ?
C’était ta semaine de toute façon… et si tu ne peux pas
peut-être que ta mère peut t’aider ?
La tuile. Géante.
Je ne sais pas quoi dire. Juliette m’a très peu parlé de
Raphaël puisque je n’étais pas censée le voir. Je sais juste
que leur séparation il y a trois ans s’est plutôt bien passée
et qu’elle l’apprécie beaucoup. Elle m’a indiqué ne plus en
être amoureuse, mais semblait ravie que leurs relations
soient au beau fixe. Chacun d’eux veut le bonheur de Marie,
tout se passe en bonne intelligence, m’a-t-elle assuré.
J’ai l’impression d’être prise au piège. Alors c’est ce que je
dis.
—  Je n’ai pas le choix, apparemment… ça ne m’arrange
pas… Tu rentres quand ?
— Lundi.
— Lundi ? Mais tu as dit quatre jours…
— Quatre soirs de concert à partir de demain, ce qui fait
que je rentre lundi.
—  Tu es vraiment sûr que tu ne peux pas faire
autrement ?
— Merde Juliette, ça va… quand tu m’as demandé avant-
hier de garder Marie, je t’ai dit oui sans même te demander
pourquoi. Si je n’y vais pas, je serai blacklisté par ces
producteurs-là. J’aurai beaucoup plus de temps pour garder
Marie, c’est certain… mais je ne crois pas que ce soit ce que
tu veuilles pour moi, non ?
Il est vexé. L’étau se resserre. Je suis faite comme un rat.
—  Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, Raphaël. Je
comprends… Bien sûr que je vais garder Marie. Je vais me
débrouiller. Pars tranquille.
— T’es la meilleure, merci ma Ju.
Il se penche, m’embrasse d’une seule bise sur une seule
joue. Je rougis, me retourne pour masquer mon émotion.
Raphaël dit au revoir à Marie, lui promet que ces quelques
jours vont passer très vite. Marie l’enlace, minaude un peu
en lançant des « tu vas me manquer, mon papa d’amour »
qui me font penser qu’Œdipe a toujours de beaux jours
devant lui. Puis elle retourne dans sa chambre, hurlant la
chanson phare d’un Disney à base de souveraine glacée, qui
pousserait le plus fervent républicain à haïr toute forme de
liberté.
C’est ainsi que je me retrouve avec une petite fille rose de
cinq ans.
Je sens monter un stress intense, en même temps qu’une
grande euphorie.
Après tout, je suis maman pour la première fois.
14
Mercredi

MARIE

Depuis quand suis-je hantée par l’envie d’être mère  ?


Impossible de me souvenir avec certitude d’un quelconque
repère temporel. Il me semble que ce désir d’enfant a
toujours été en moi.
Petite fille, je jouais à la poupée, comme tout le monde. Je
jouais aussi à être enceinte, comme beaucoup. À la maman,
qui prenait grand soin de ses bébés. Toujours des filles, et
toujours deux. Je n’avais jamais fait attention à cela
auparavant, mais mes bambins de plastique allaient
toujours par deux. Deux sœurs. Il n’était pas question de
gémellité, je ne crois pas. Mais dans mes jeux, j’enfantais
toujours un duo inséparable. Je ne crois pas aux
coïncidences. Je crois au subconscient, aux traces laissées
par les événements du passé. Je crois que je me suis
approprié ce que j’ai vécu, blottie contre ma sœur, au cours
de mes neuf premiers mois de vie. Je crois que je l’ai
intégré, sans même y penser. Il n’y a pas de hasard.
J’ai voulu ardemment être mère. Je n’ai jamais trouvé la
bonne personne, et j’ai toujours refusé de me servir d’un
homme de passage comme d’un simple donneur de
gamète. Peut-être me suis-je trompée. Je considère que
toute personne a le droit de donner de l’amour à un enfant,
que toute personne est apte à cela. Quels que soient son
milieu, sa communauté, sa sexualité, sa religion, ses
appartenances. Et peu importe que l’enfant soit naturel ou
adopté. Il y a tellement d’adultes et d’enfants qui souffrent.
La rencontre de deux souffrances peut donner lieu à de
bouleversantes histoires d’amour filial. Ça peut paraître
cliché dit comme ça, je me rends compte que j’ai l’air d’une
aspirante Miss France en pleine interview un soir
d’élection… mais c’est ce que je pense, intimement.
J’ai grandi dans une famille que l’on qualifie désormais de
cet affreux adjectif : « monoparentale ». Monoparental, ça
ne veut pas dire deux fois moins d’amour, au contraire. Ça
veut juste dire un seul parent, au quotidien. Deux fois plus
de responsabilités pour un seul individu. Je ne me suis
jamais sentie capable de monoparentalité. Je n’ai jamais
franchi le pas.
Je n’ai pas renoncé, mais je me suis fait une raison.
Aujourd’hui, à trente-neuf ans, je découvre que j’ai une
nièce, et ce soir –  peut-être l’un des seuls de ma vie  – je
dois me comporter comme sa maman. Prétendre. Faire
comme si. Est-ce que j’y arriverai  ? Je ne connais rien de
rien aux vrais enfants. Face à la jolie Marie, je me sens
comme une poule qui a trouvé un couteau. Attirée, bien sûr,
mais tellement mal à l’aise.
Marie ne me demande pas mon avis. Elle n’a pas vu sa
mère depuis une semaine, elle a du temps à rattraper.
Je prends une dernière grande inspiration, abandonne
l’idée de fourrer mon nez dans les affaires de Juliette telle
une Sherlock Holmes au rabais, et me lance à corps perdu
dans ce qui se révélera l’une des plus belles soirées de
toute mon existence.

Nous passons quelques instants à discuter, plaisanter.


Marie me fait entrer dans son univers. Je m’y sens d’abord
intruse, allant de surprise en surprise, puis au fil des
minutes, je me laisse aller, je sens que je lâche prise.
Elle m’explique avec une sincère conviction qu’elle a
entamé ce qu’elle appelle une « semaine rose ».
—  J’ai vu ça sur la chaîne YouTube de MélanieMélodie,
c’était trop rigolo… Il faut s’habiller en rose et manger du
rose toute la semaine, on n’a pas le droit de prendre une
autre couleur, à part un peu de blanc, et du rouge aussi
parce que ça ressemble… Tu vas m’aider, maman, hein ?
— Euh… mais ça n’est pas possible de ne manger que du
rose toute la semaine. Qu’est-ce que tu as mangé avec
papa ?
—  Bah, j’ai mangé du jambon, du lait à la fraise, des
framboises, des crevettes… il a commandé des sushis
aussi… et puis après il a fait des trucs normaux à manger
mais il rajoutait un peu de sirop de fraise ou un machin pour
colorer… on a mangé une omelette rose c’était trop bien !
Je décide d’aller au plus simple et de sortir avec Marie à la
recherche de sushis, moi aussi –  c’est rare les enfants qui
aiment ça, il me semble. J’ai de la chance, Marie en raffole.
Pendant que nous marchons, Marie me parle d’une
activité qu’elle aimerait faire avec moi. Réalisable, à
condition que je prenne un Xanax avant de commencer. Je
lui parle des risques –  évidents  – d’une telle entreprise,
mais elle me coince.
— Maman, t’es bizarre, des fois… Pourquoi ça te fait peur
d’un coup, alors que c’est toi qui as eu l’idée  ? On jouera
comme la dernière fois, on restera que dans un seul endroit
d’accord  ? C’était trop trop bien, j’aimerais trop trop le
refaire… Allez, dis oui maman, steuplait steuplait steuplait…
La tirade est accompagnée de grands yeux implorants,
d’un immense sourire et d’une pose de prière païenne
totalement craquante. J’accepte, mais sans donner de date,
pensant que d’ici là Juliette sera de retour.
Nous marchons encore quelques instants, et je me ravise.
Je demande à Marie de patienter deux minutes, elle se
dandine en regardant les affiches de spectacles qui
s’étalent sous ses yeux. Je pianote sur mon smartphone à la
recherche de l’information clé. Oui, c’est encore ouvert
pendant une heure trente, et oui, nous avons le temps d’y
aller.
C’est peut-être ta seule et unique soirée de maman,
Romane. Autant ne pas la rater. Souffle un bon coup,
détends-toi, avale un relaxant musculaire, et ensuite… vas-
y, punaise !
—  Changement de programme, petite demoiselle. Suis-
moi !
Les yeux de Marie s’illuminent.
— On va où, maman ?
— On va prendre un taxi.
—  Un taxi  ? Mais pourquoi on prend pas notre voiture à
nous ?
Parce que tu aurais très très peur si je prenais le volant,
ma chérie.
—  La voiture est en panne, je n’ai pas réussi à la faire
démarrer ce matin. Alors on prend un taxi, c’est rigolo aussi,
non ?
—  Mouais… Et on va où, maman  ? Allez, steuplait, dis-
moi ! Parce que moi je préfère rester jouer à la maison…
Moue dubitative. Regard de chien battu.
— C’est une surprise, je ne peux rien révéler… mais je te
jure qu’on va bien s’amuser !
J’entraîne Marie vers les remparts, en lisière du centre
historique, où nous trouvons une station de taxis.
Je glisse un papier au chauffeur, qui marque un temps
d’arrêt et marmonne que c’est bien la première fois qu’il
voit quelqu’un aller là-bas en taxi, et parler d’une
« surprise »… surtout pour un enfant. Je suis tentée de lui
répondre  : «  De quoi je me mêle  ?  », mais me contente
d’un : « Faites-moi confiance, elle va adorer. »
Lorsque nous approchons, Marie reconnaît le parking et se
met à hurler de joie et à m’embrasser.
— Trop bien, maman !! Merci, ça va être trop génial !!
Le chauffeur éclate de rire, me lance qu’il n’aurait jamais
pensé qu’une petite fille serait aussi excitée à l’idée d’aller
chez Ikea. Je lui réponds que ma fille est extraordinaire,
voilà tout. Marie est aux anges.
Nous passons une bonne demi-heure dans le rayon literie,
Marie insistant pour que je refasse «  exactement le même
coup que la dernière fois  ». Alors je me cache sous un lit,
laisse dépasser un pied, attendant qu’un vendeur vienne
me voir. Marie pouffe, en embuscade sur un lit voisin.
Lorsque le vendeur se penche et me demande si tout va
bien, je lui réponds : « Bien sûr, je me reposais simplement
un peu… », puis sors de ma cachette, tape dans la main de
Marie, et l’entraîne vers le rayon armoires. Nous en
choisissons une bien large, nous positionnons à l’intérieur,
tentons de calmer nos gloussements, et patientons
quelques minutes. Des bruits de pas, un vendeur vantant
les mérites du système PAX, associé aux portes coulissantes
HOKKSUND. Marie et moi revêtons un extravagant masque
d’aigle déniché au rayon enfants et répondant au doux nom
de LATTJO, puis nous levons les bras, et recourbons nos
doigts afin d’accroître notre capacité à épouvanter. Lorsque
l’armoire s’ouvre sur notre improbable scène de film
d’horreur de bas étage, nous lançons un grand rire
sardonique. Une grosse dame pousse un cri suraigu, nous
traite de tous les noms, on n’a pas idée aussi idiote… alors
nous enlevons nos masques, courons à en perdre haleine
jusqu’aux ustensiles de cuisine, et reprenons notre souffle
tout en nous rejouant la scène, agenouillées derrière une
tête de gondole vantant les mérites d’un plat à tarte. Marie
est pliée de rire, je n’en suis pas loin, mais nous devons
nous éclipser car il me semble que quelques vendeurs nous
ont en ligne de mire…
*

De retour chez Juliette, après avoir tranquillement dégusté


nos sushis, Marie m’entraîne dans sa chambre. Il est déjà
plus de 22  heures mais Marie est en vacances, et j’ai
tellement envie de prolonger cette soirée avec elle que j’ai
accepté de retarder encore l’heure du coucher. Elle me
regarde, un air très appliqué sur le visage. Il n’y a rien de
plus sérieux que le jeu, Marie le sait. Elle va me l’apprendre.
Elle me fait asseoir devant une petite troupe de peluches
et poupées, disposées les unes à côté des autres. Je
distingue un dauphin, une princesse, un petit singe hirsute
répondant au doux nom de Kiki, un lapin aux oreilles aussi
longues que le corps, un dragon rose et vert, un ours
Paddington à chapeau rouge et duffle-coat bleu, une licorne.
Marie commence à m’expliquer :
—  Alors là il y a deux équipes. Il y a une princesse, elle
s’appelle Lisa. Elle est avec Dauphin, elle est dans une
prison, avec son petit animal de compagnie Zébulon.
— C’est lequel, Zébulon ?
— Bah maman, Zébulon c’est toujours le même, c’est lui,
tu l’as oublié ?
Elle me montre le petit dragon flashy.
— Non, bien sûr… Donc toi tu es cette équipe-là, et moi je
suis qui ?
—  On dirait que toi tu faisais Kiki… et les autres, là ce
serait des gardes.
Elle me montre le dauphin, la licorne, le lapin –  Doudou
pour les intimes – et Paddington. Elle continue :
— Doudou il s’appelle Chloé dans le jeu, et la licorne elle
s’appelle Lalie. C’est tous des gardes et vous voulez voler la
princesse, et moi je l’empêche de sortir de la prison.
Cette histoire n’a ni queue ni tête. J’adore.
— Maman, tu sais Lalie, c’est ma peluche préférée, c’est
vrai hein, je te dis la vérité, c’est celle que tu m’as ramenée
quand tu es allée à Rome avec mamie Paola… c’est ma plus
belle peluche… merci maman !
Elle se jette à mon cou, m’embrasse, et passe aussitôt à
autre chose.
En fait ce jeu est très facile pour moi, puisque c’est un
monologue de Marie. Je l’observe attentivement, lui pose
quelques questions auxquelles elle répond
systématiquement avec un faux air exaspéré, comme si je
l’ennuyais au plus haut point, à ne rien comprendre. Mais
lorsque je lui demande si elle préférerait jouer toute seule,
elle me répond avec un air sévère :
—  Non, pourquoi  tu dis ça  ? Moi je préfère jouer avec
toi ! On continue maman ! Tu m’écoutes ?
—  Bien sûr que je t’écoute, ma chérie. Je te regardais,
juste… et je me disais que tu étais sacrément belle.
— Ah.  D’accord. Mais là tu essaies de voler la princesse
avec tes gardes, et ensuite y en a un qui arrive pour me
sauver (c’est Kiki), parce que lui, il était amoureux de moi
mais il l’avait pas dit aux autres… tu as compris, maman ?
Et après… ben après, on verra.
Cette petite fille est magnifique.
Je la connais depuis moins de quatre heures, et je ressens
déjà pour elle une tendresse infinie. Comme si mon corps
tout entier l’avait reconnue. Marie. Ma nièce. Tu ressembles
tellement à ta mère. Tu me ressembles tellement.
Je sens les larmes monter.
— Maman, tu joues ? Allez, tu fais les gardes maintenant,
vas-y !
Mes yeux brillent, mais je me mets à rire.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi tu ris ? C’est pas drôle,
je suis la princesse et je vais me faire capturer… On va dire
que là Zébulon il s’inquiétait…
Je me ressaisis. Me reconcentre sur cette aventure
captivante.
— Elle est où cette prison ?
— Ben elle est là, dans cette boîte.
— Mais elle n’est pas bien là-dedans, la princesse…
— Ben maman, dans une prison on n’est pas bien, hein…
Bon, tu mets trop longtemps là, alors on va dire que tous les
gens du château venaient, que la princesse se mariait avec
Kiki, et qu’on faisait la photo de la fin.
Elle se saisit d’un smartphone de plastique, et mime le
geste d’un adulte prenant une photo sur son portable. Je
hasarde une question :
— Et après, est-ce qu’ils sont heureux ?
—  Bien sûr qu’ils sont heureux. Regarde, ils ont eu un
bébé, c’est Zébulon. Ils seront toujours ensemble.
Elle dispose le petit dragon entre ses deux parents. Je
retiens mes larmes. Je ne suis pas psy, mais toute cette
histoire transpire les messages subliminaux. Je me sens
tellement proche d’elle. J’ai tellement envie d’une famille
recomposée, moi aussi. Elle m’interrompt une dernière fois
dans mes pensées.
— Bon, maman tu fais le générique maintenant ?
— Non, vas-y fais-le, toi. Tu chantes beaucoup mieux que
moi.
Je ne sais pas ce qui m’a pris… son choix se porte bien
évidemment sur cette même chanson de reine hurlant le
bonheur de sa délivrance.

Juste avant de se coucher, Marie me demande de lui lire


une histoire –  Les Trois Brigands, de Tomi Ungerer  –, puis
réclame un câlin. Je le lui donne avec une indicible joie.
— On s’est trop bien amusées ce soir… Merci, maman. Tu
m’as manqué, tu sais. Je t’aime.
— Moi aussi, je t’aime, ma chérie.
— C’est drôle que tu m’appelles ma chérie, tu m’appelles
jamais comme ça. Mais j’aime bien.
Oups. Comment faut-il l’appeler, déjà ? Le même surnom
que Paola donne à Juliette, je crois.
— Il faut bien changer un peu de temps en temps, non ?
Ma belette…
Marie me sourit une dernière fois, j’éteins la lumière et
sors de sa chambre.
Je suis exténuée. Je me dirige vers le salon et me laisse
tomber sur le canapé en velours vert. Cet appartement est
très agréable, un peu trop en désordre à mon goût, mais
aussi chaleureux que ses habitants. La température est
parfaite – je crois que l’alerte canicule a été levée.
J’ai un SMS de Juliette. Je l’ai prévenue de l’arrivée de
Marie, un peu plus tôt dans la soirée, m’excusant de ne pas
pouvoir l’appeler pour d’évidentes raisons de discrétion. Elle
m’a répondu qu’elle comprenait, qu’elle était désolée que
Raphaël n’ait pas pu garder Marie… Je lui ai bien sûr
demandé comment elle se sentait, et ce que les examens
avaient donné.
La réponse vient d’arriver sur mon téléphone :
«  Pas la grande forme, mais ça va. Résultats demain, au
mieux. »
Puis un deuxième SMS :
« Romane, je voulais te dire… C’est tellement merveilleux
tout ce que tu fais pour moi, je ne pourrai jamais assez te
remercier… Merci, du fond du cœur. Je vous embrasse
toutes les deux. »
Ces derniers mots me bouleversent.
Je lui réponds simplement :
« Juliette, ta fille est incroyable. Elle t’aime à la folie. Elle
a besoin de sa maman. Tu nous manques. Reviens vite, ma
sœur. »
CE JOUR-LÀ

Dès le premier instant, je sais que je ne pourrai pas


l’aimer.
La gémellité est un cancer. Elle a volé mon enfance. Elle
s’apprête à voler mon avenir.
Je m’assieds de nouveau sur le sol. Tu es dans mes bras.
Je te serre plus fort.
Je laisse l’autre brailler.
Dans ses cris remonte mon enfance tout entière, et avec
elle, ses désastres.

J’ai été élevé par une mère puissante, une artiste peintre
qui accaparait l’attention, prenait toute la place. Mon père –
  médecin lui aussi, on n’échappe pas à son destin  – était
d’une discrétion maladive. Un effacement pathologique. Je
n’ai jamais compris comment deux êtres si différents
avaient pu s’unir. Je pense que mon père aimait ma mère,
l’admirait, la vénérait. Ma mère, elle, aimait l’adoration dont
elle était l’objet. Pour le reste, cela lui était égal. Lui ou un
autre, peu importait.
Ma mère a phagocyté mon père, bouffé mon enfance. Elle
était forte. Dans tous les sens du terme. Tonitruante.
J’aurais dû l’être aussi. Mais j’ai toujours eu un physique de
premier de la classe à lunettes, souffreteux, frêle. Je sais
qu’elle en avait honte. Ma mère exécrait les faibles. Des
brimades dans la cour de récréation  ? «  Tu as bien dû les
chercher, et défends-toi mieux que ça  !  » Une mauvaise
note en classe ? « Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu
pour avoir un gosse pareil  !  » Une fièvre qui ne passe
pas ? « Ce que tu peux être douillet, demande à ton père
de te soigner, et laisse-moi donc tranquille avec tes
jérémiades ! »
J’ai détesté son exubérance, son égocentrisme forcené,
son impudeur, ses rires sonores à la sortie de l’école.
J’aurais tellement aimé avoir une mère comme celles de
mes camarades de classe.
Ma mère était mon fardeau, mais elle était ma mère. J’ai
passé mon enfance à mendier un sourire, une marque
d’intérêt. J’en obtenais, parfois. Ils sont stockés dans ma
mémoire, toujours vive. Mais la plupart du temps, ce que
mon père et moi pouvions faire ou penser, elle n’en avait
cure.
Le seul homme qui trouvait grâce aux yeux de ma mère,
l’homme de sa vie, c’était son frère. Jumeau. Un jumeau
qu’elle aimait d’un amour inconditionnel. Envahissant.
Omniprésent. Un jumeau qui passait avant son mari, avant
son fils. Qui n’a jamais concédé une quelconque place à
d’autres. Mon père et moi, nous n’étions pas de taille. La
lutte était inégale, les dés pipés. Il avait plus de trente
années d’avance sur nous.
Je me souviens comme si c’était hier de ce jour où j’ai
attendu ma mère devant l’école, sous une pluie battante,
deux heures durant, en plein hiver. Une gentille vieille dame
m’avait recueilli, puis avait appelé mon père, qui était venu
me chercher, sans un mot pour cet enfant grelottant au
visage ravagé par la peur et  les larmes. Ma mère m’avait
oublié et mon père restait muet, c’était aussi simple que
cela. J’avais huit ans. Ce jour-là, ma mère s’était précipitée
auprès de son frère qui n’allait pas bien –  son frère a
toujours été dépressif, un mal-être qu’il attribuait
ouvertement à l’éloignement physique de sa sœur, son
mariage, sa maternité. Voir son frère souffrir déchirait le
cœur de ma mère, elle courait, elle volait à son secours. Voir
son fils souffrir la laissait froide, indifférente. J’ai toujours su
que la relation que ma mère entretenait avec son jumeau
n’était pas normale. J’ai toujours pensé que la gémellité
était une sacrée saloperie.
Lorsque le frère adoré a péri dans un accident de moto, la
vie de ma mère a basculé. Et la nôtre avec. Ma mère a
sombré dans un profond désespoir. Cela a duré de longues
et douloureuses semaines, au cours desquelles mon père et
moi nous relayions pour tenter de la distraire, de la relever.
Rien n’y a fait. Rien. Un matin, ma mère s’est suicidée. Elle
a préféré la mort, l’abandon de son fils et de son mari,
plutôt qu’une vie sans son frère. J’avais neuf ans.
Mon père a abdiqué. Avec le recul, je me rends compte
qu’il avait déjà abdiqué lorsque ma mère était vivante. À
l’époque, je ne l’avais pas perçu aussi clairement. Une
année s’est écoulée, au cours de laquelle mon père a assuré
le minimum. Je vivais dans un certain confort matériel, je ne
manquais de rien. À part d’amour. J’ai tenté de me
reconstruire seul, entre le souvenir amer de ma mère et la
réalité d’un père qui quittait le domicile dès qu’il en avait
l’occasion. Un père passif, que j’ai détesté lui aussi, pour
son incapacité à s’occuper de moi, à me donner cette
attention qui me manquait si cruellement, depuis toujours.
Un père qui n’a tenu qu’une année sans ma mère. Qui a
décidé d’en finir lui aussi. J’avais dix ans.
Je me suis retrouvé chez mes grands-parents paternels.
Vieux, brisés par le chagrin. Ils ont fait ce qu’ils ont pu. Ils
sont restés, eux. M’ont entouré. Ont compensé. Les
blessures étaient profondes, je gardais mes distances. Mais
je les ai aimés. Mes grands-parents n’étaient ni bavards, ni
démonstratifs – semblables à mon père, sous de nombreux
aspects  – mais je sais qu’ils m’ont aimé, eux aussi. On a
toujours besoin d’aimer quelqu’un, sinon comment tenir  ?
Ce qui a rendu la mort de mes parents si insupportable,
c’est ma compréhension aiguë  de ce que leur suicide
signifiait  : ils ne m’aimaient pas suffisamment, sinon ils
seraient restés. Mes grands-parents m’ont sauvé.
Je me suis toujours dit que le jour où j’aurais un enfant, je
serais tout le contraire de mes parents. Je serais un père
débordant d’amour, présent, toujours là quand on aurait
besoin de lui. J’ai toujours pensé qu’en matière d’amour,
trop était bien mieux que pas assez.
Lorsque j’ai rencontré ta mère, j’étais un jeune étudiant
en médecine. Je suis tombé amoureux fou de cette jeune
femme à la personnalité et au physique aux antipodes de
ma propre mère. Elle était tout ce que ma mère n’était
pas  : d’une finesse désarmante, souriante, douce,
attentionnée. Elle m’aimait, m’admirait. Je l’aimais,
l’admirais. Cette période a été la plus heureuse de ma vie.
Lorsqu’elle est tombée enceinte, j’ai eu le sentiment de
vivre un conte de fées, de renaître des cendres de mon
enfance.
Le jour de sa mort, j’ai tout perdu. Ma femme, mon amour,
mes rêves, mes désirs.

Quand je la découvre morte ce jour-là, je vois l’histoire se


répéter. La gémellité, si destructrice pour le petit garçon
que j’ai été, me saute au visage. Elle est là, de nouveau.
Coupable, de nouveau.
Dès la première seconde, je sais que si la grossesse
n’avait pas été gémellaire, elle serait encore vivante. Si
cette autre n’avait pas été là, ta mère serait encore à mes
côtés. Les grossesses gémellaires sont les plus
dangereuses. Elles nécessitent une vigilance extrême lors
de l’accouchement  : les hémorragies de la délivrance sont
nettement plus fréquentes en cas de jumeaux. Si j’avais su,
je ne l’aurais jamais laissée seule dans cet immeuble désert.
Toute ma vie, cette culpabilité sera là. Toute ma vie, ces
phrases reviendront hanter mes nuits : « Si je n’avais pas
été de garde… si l’immeuble n’avait pas été désert… si le
téléphone n’avait pas été coupé… si la grossesse avait été
simple… si j’avais su… » Comment aurais-je pu savoir ? La
grossesse s’est déroulée normalement. Ta mère a eu le
meilleur suivi disponible en France, en 1975. Cinq ans, dix
ans plus tard, les progrès et l’adoption fulgurante du suivi
échographique l’auraient peut-être sauvée. Ou peut-être
pas. L’infaillible n’a jamais existé. N’existera sans doute
jamais.
Dès la première seconde, une épouvante radicale,
indicible, s’empare de moi. Mes deux filles pourraient
s’aimer à l’infini, comme ma mère aimait son frère jumeau,
d’un amour si fusionnel qu’il en exclurait tout autre individu,
fût-il leur propre père. Je sais à quel point l’univers des
jumeaux est impénétrable, la douleur est gravée dans ma
chair. Je sais que je ne pourrais pas supporter une nouvelle
attaque. J’en crèverais. Je dois rompre le cycle. À tout prix.
Dès la première seconde, la décision est là. Inéluctable.
Viscérale.
Je dois agir. Vite.
Je nettoie l’enfant sans le regarder, l’enroule dans une
couverture.
Je te replace dans les langes qui étaient prévus pour toi,
au chaud, tout contre ta mère.
D’ici un court quart d’heure, je serai de retour, seul.
Avant de sortir avec l’autre dans mes bras, je ne sais pour
quelle raison je décide de lui donner un prénom. De la
rattacher symboliquement non pas à moi mais à ta mère. Sa
mère. Bien sûr elle n’était pas prévue. Elle ne faisait pas
partie de notre vie, de nos plans. Elle ne fera pas partie des
miens. Mais au fond de moi, une petite voix murmure
qu’elle, mon amour, l’aurait peut-être acceptée. Je me
souviens du deuxième choix, de ce prénom que moi je
n’aimais pas, mais qui plaisait à ta mère. Son choix. Pas le
mien. Pas le nôtre. Je griffonne cela sur un petit bout de
papier que je glisse sous la couverture épaisse.
Je sors dans le froid et la neige, l’enfant emmitouflée. Je
regarde tout autour et tressaille au moindre bruit, mais les
rues sont désertes.
Je sais où aller. Il y a un couvent, à trois rues de chez
nous. Je vais déposer l’enfant sous le porche. Je ne crois pas
en Dieu, mais j’ai cette image désuète gravée en mémoire :
les bonnes sœurs ne refusent pas d’accueillir un bébé
abandonné devant leur demeure. Surtout par une nuit
pareille.
Je dépose l’enfant à même le sol, je sais qu’il fait un froid
extrême, elle ne survivra pas longtemps, il faut se hâter. Je
frappe l’immense porte, de grands coups sourds. Je
m’éloigne en courant, refermant mon manteau, enfonçant
mon visage dans mes épaules et dans un bonnet d’un noir
profond. J’ai l’impression d’être dans un film. La terreur me
tenaille. Qu’arriverait-il si quelqu’un me voyait  ? Nous
sommes le 1er janvier 1976, la neige tombe, la température
est largement négative, Paris est vide, personne ne me
verra.
J’observe de loin. Si rien ne se passait, au bout de
combien de temps devrais-je la récupérer  ? Quelle autre
option aurais-je alors ?
Soudain, un grincement. Je bloque ma respiration, me
cache immédiatement. La porte vient de s’ouvrir. Me
parviennent un cri de surprise, puis des chuchotements.
Plusieurs voix féminines. Quelques pas dans la neige. Aucun
qui ne se rapproche suffisamment pour provoquer ma fuite.
J’attends quelques instants encore. Je distingue finalement
un autre son, feutré. Celui d’une porte qui se referme.
L’enfant ne crie plus. Le silence s’installe. Définitif. Je passe
de nouveau la tête au-delà du coin de rue dans lequel je
suis dissimulé. La porte est close, l’enfant a été recueilli.
Je me mets à trembler. Violemment. De froid. De peur.
D’horreur.
L’horreur de ce que je viens de faire s’abat sur moi,
subitement. La culpabilité, aussi. Les sanglots jaillissent. La
tension accumulée ces dernières minutes me submerge. Je
ne suis plus sûr d’avoir pris la bonne décision.
Je respire, me reprends. Je convoque l’image de ma mère,
morte d’avoir trop aimé son jumeau, et mes larmes
s’arrêtent. J’ai fait ce qu’il fallait, je le sais.
Petite fille, je te souhaite une belle vie. Moi, je ne peux
pas te la donner. Je ne peux pas.
Je dois me dépêcher, maintenant. Je n’ai plus le temps de
réfléchir.
Je cours dans la neige, l’angoisse monte à mesure que je
gravis les étages de notre immeuble toujours
désespérément désert.
Je te lave, t’enroule dans des couvertures. Les plus belles
que je trouve.
Je m’allonge à côté de ta mère, et t’installe, toi, notre fille,
entre nous, dans le creux de son bras à elle. Je sais que ce
sera la seule et unique image de nous trois réunis. Je
voudrais que ce moment dure toujours. Je serre ta mère. Je
l’embrasse. Lui dis au revoir. Adieu. Je ne sais plus combien
de temps je reste comme cela.
Mon cœur, mon corps, mon esprit, tout est détruit,
consommé.
Avant de quitter l’appartement, j’ai la présence d’esprit
d’emmener avec moi le placenta coupable que je jetterai
dans une poubelle anonyme. Effacer les traces. Réécrire.
Je débarque avec toi à l’hôpital, expliquant ce que je viens
de vivre. Les sanglots, l’horreur de la situation remontent
peu à peu. Je suis arrivé chez moi, ma femme était morte.
Hémorragie de la délivrance. Je n’ai rien pu faire. Le
téléphone était coupé, j’ai dû affronter cette situation seul.
J’ai pris le temps de la nettoyer, de rendre sa dignité de
femme à celle que j’ai tant aimée. Je me suis occupé de ma
fille, aussi. Puis je suis venu ici. Fin de l’histoire.
Des confrères – obstétricien, légiste – examineront avec
bienveillance le corps de ta mère et parviendront aux
mêmes conclusions. Personne ne questionnera jamais ma
décision de laver son corps, de m’occuper moi-même de son
placenta. À l’hôpital, je ne suis pas un patient lambda. Je
suis un collègue. Tous savent que j’ai passé la journée avec
eux. Tous comprennent ma souffrance, ma peine, mes
gestes. Tous soutiennent mes décisions. Prises dans
l’urgence par un homme, médecin, en train de perdre sa
propre femme. Démoli par le chagrin.
Personne ne questionnera jamais ma version des faits.
Aussi implacable que douloureuse. Un concours de
circonstances, terriblement banal.
Aussi banal que la mort.
Ma version des faits devient la seule, l’unique vérité.
Jusqu’à ce que je la réinvente.
15
Jeudi

IMPASSES

Ce matin, Marie est avec moi dans la librairie. Paola doit


passer la chercher vers 11  heures. Marie est une enfant
très calme, mais elle est aussi très bavarde. Je sais que les
après-midi à la librairie sont nettement plus animés, il me
sera difficile de garder un œil sur elle. Et il est inconcevable
de ne pas la surveiller en permanence. Que se passerait-il si
elle échappait à ma vigilance  ? Un enlèvement, un
accident… je ne veux même pas y penser. Et puis, même si
j’adore cette petite fille, je caresse secrètement l’espoir que
Paola accepte de la garder jusqu’à samedi matin.
Toute la nuit, j’ai repassé dans ma tête les scénarios
possibles concernant nos origines, et ce que je suis
autorisée à faire sans l’accord de Juliette – ou du moins ce
que je m’autorise à faire. J’ai envie de parler aux parents de
Juliette, de tout leur livrer sans filtre, de les questionner
sans relâche jusqu’à ce qu’une vérité perce. Mais je sais que
c’est impossible. C’est à Juliette de leur poser toutes les
questions qui me brûlent les lèvres, je ne peux pas lui
enlever ça. Si elle posait des questions à mon père à ma
place, je crois que je ne pourrais pas le supporter. Notre
pacte est un pacte de stabilité émotionnelle. La mission que
j’ai acceptée, c’est la préservation de la joie de vivre de la
famille de Juliette, en attendant d’y voir plus clair sur son
état de santé. Si je franchis la ligne, je sais que je détruirai
tout. La confiance qu’elle a placée en moi, notre amour
naissant mais déjà si présent, ses espoirs, sa vie.  Il va
falloir me raisonner, patienter encore quelques jours. Après
trente-neuf années, on pourrait penser que ce n’est rien,
mais pour moi, c’est une éternité…
En revanche, je sais que deux choses me sont accessibles.
La première, c’est de faire parler mon père, cette fois-ci en
m’y prenant calmement, posément. En arrondissant les
angles, en m’excusant de mes paroles de l’autre soir, qui
l’ont fait sortir de ses gonds comme jamais auparavant.
Pour avoir une conversation d’une telle importance, le
téléphone est tout bonnement exclu  : je dois me rendre à
Paris. Alors j’en profiterais pour y faire la seconde chose  :
réclamer nos actes de naissance, à Juliette et moi. Dans
deux mairies d’arrondissements différentes, munie de nos
pièces d’identité respectives –  Juliette m’a laissé sa carte
d’identité, juste au cas où… elle ne croyait pas si bien
penser. Ça ne fait que quatre jours que j’ai rencontré ma
sœur, mais attendre un jour de plus pour tenir ces si
précieux documents entre mes mains, désolée Juliette, je ne
peux pas. Je vais fermer la librairie demain. Une toute petite
journée pour en apprendre tellement plus. Pour balayer
certaines hypothèses d’un revers de tampon administratif.
Pour soulever le voile opaque posé sur nos vies, s’en
émerveiller ou en mourir. Pas seulement pour moi, pour
nous deux. J’espère qu’elle le comprendra. Je lui expliquerai
ce soir, au téléphone. Ou pas. Je n’ai pas encore décidé. Je
ne suis pas sûre de vouloir lui causer un quelconque stress
additionnel. Peut-être vaut-il mieux que je l’informe de mes
démarches à mon retour de Paris. Lorsque j’en saurai
davantage.
Marie est assise au bureau d’écolier du rayon Jeunesse,
elle dessine en chantonnant –  encore et toujours la même
ritournelle. Elle est heureuse, ça se voit. Je crois que je
pourrais passer des heures à la contempler si je n’avais pas
d’autres pensées bien plus obsédantes tournant en boucle
dans ma tête.
Vers 10  h  30, la vieille dame entre dans la librairie.
Même rituel que les jours précédents, avec quelques heures
d’avance sur mes prévisions. Je l’observe, elle me sourit.
Après quelques minutes, Marie redresse la tête. Elle lance
un «  Bonjour, madame Racine  », et reçoit en retour un
chevrotant « Bonjour, Marie » qui me paralyse.
Marie et cette femme se connaissent. Je suis donc
supposée la connaître, c’est évident. Moi qui l’ai considérée
comme une étrangère depuis deux jours. Marie vient faire
une bise à Mme Racine, puis retourne à ses activités.
Mme  Racine s’avance. Son sourire est différent, plus
énigmatique. Elle me fait signe d’approcher, se penche vers
mon oreille, et me glisse en chuchotant :
— Je sais que vous n’êtes pas Juliette.
Ai-je correctement entendu ? Je suis pétrifiée. Je jette un
coup d’œil vers Marie. Elle est absorbée par son dessin et
ne prête pas attention à notre échange. J’essaie de balayer
ce que Mme Racine vient de me dire d’une boutade.
—  J’ai peut-être un peu grossi, c’est vrai… mais ça n’est
pas très sympathique de me le faire remarquer de la sorte,
ha ha… Qu’est-ce que je peux faire pour vous,
madame Racine ?
— Vous n’êtes pas Juliette, et je sais qui vous êtes. Je n’en
soufflerai mot. Je voulais juste vous dire que c’est
formidable, ce que vous faites pour votre sœur. Je suis
certaine que Dieu vous le rendra.
Je dois me tenir à la table des polars pour ne pas défaillir.
Je continue de chuchoter. Il me faut abréger cette
conversation.
— Dieu n’a rien à voir dans tout ça, madame Racine. Et
je ne sais pas de quoi vous parlez. Maintenant, je suis
désolée, mais j’ai quelques commandes à passer.
—  Bien sûr, je ne voulais pas vous déranger. Avec moi,
votre secret est bien gardé, ne vous inquiétez pas. Je
connais Juliette depuis des années, vous savez. C’est une
merveilleuse jeune femme. J’espère de tout mon cœur
qu’elle s’en tirera.
Je reste sans voix, et Mme Racine repart.
Comment cette femme a-t-elle pu savoir ? Personne, pas
même la propre mère de Juliette, ne s’est rendu compte de
la supercherie. Je suis secouée, retournée, déstabilisée. La
confiance que j’avais acquise au cours de ces premiers jours
vient d’être atomisée. Si Mme  Racine sait, alors d’autres
peuvent savoir aussi. Quelle erreur ai-je bien pu faire  ? Je
lui ai parlé trop vite, c’est ça… je l’ai vouvoyée, l’ai traitée
comme une cliente lambda, alors que c’est une habituée.
J’ai merdé, gravement. Ou bien… Juliette aurait-elle pu se
confier à cette femme  ? Peut-être, mais dans ce cas
pourquoi ne m’en aurait-elle pas avertie  ? Je dois en avoir
le cœur net. J’envoie un SMS à Juliette, lui demandant si elle
a parlé avec Mme  Racine de notre petit arrangement.
J’attends quelques secondes… La réponse ne sera pas
immédiate. Bien sûr, Juliette n’est sûrement pas pendue à
son téléphone. J’espère qu’elle va bien, ce matin.
Marie s’approche. Je respire un grand coup.
— Ça va, maman ? Tu as l’air bizarre.
Romane, reprends-toi, nom d’un chien.
— Bien sûr, ça va très bien, ma belette. Et toi, qu’est-ce
que tu fais ?
— Tiens, c’est pour toi.
Elle me tend un dessin, représentant la scène jouée hier
soir  : je reconnais un petit dragon, enroulé dans les bras
d’une princesse et d’un petit animal, Kiki sans doute.
— Merci, mon amour. Qu’est-ce que c’est beau ! Tu avais
raison hier, ils ont l’air heureux avec leur petit bébé dragon.
Pas de réponse. Elle est déjà passée à autre chose.
—  Maman, est-ce que Mme  Racine a déposé une lettre
aujourd’hui ?
De quoi parle-t-elle  ? Mme  Racine est-elle factrice  ? Un
peu âgée pour ça, me semble-t-il.
— Je… je ne sais pas ma chérie.
— Viens, on va chercher ! Elle a touché quels livres ?
Marie me prend par la main. Je lui indique l’allée que
Mme  Racine a empruntée, et elle se met à sortir les livres
des étagères, un à un. Elle les ouvre à la première page,
puis les repose. Elle est très excitée. Je m’apprête à lui
demander ce qu’elle mijote, mais elle me devance :
—  Tu te rappelles, la lettre qu’elle avait mise une fois
dans un gros livre de photos de Paris  ? Moi, je trouve que
Mme  Racine elle écrit de belles choses. Des fois c’est des
phrases un peu trop compliquées pour moi mais quand
même… Aaaaaaaahhh !! Y en a une là !
Marie vient d’extraire une petite enveloppe d’un
exemplaire de Mrs Dalloway, de Virginia Woolf. Elle me la
tend, me demande de l’ouvrir sans la déchirer, Mme Racine
n’aimerait pas ça, il faudra la remettre à sa place après
l’avoir lue.
Je décachette délicatement l’enveloppe, et commence à
lire à voix haute.
À mesure que je progresse, mes cordes vocales se
serrent.

Vous ne saurez jamais que votre âme voyage


Comme au fond de mon cœur un doux cœur adopté
Et que rien, ni le temps, d’autres amours, ni l’âge
N’empêcheront jamais que vous ayez été ;
 
Que la beauté du monde a pris votre visage,
Vit de votre douceur, luit de votre clarté,
Et que le lac pensif au fond du paysage
Me redit seulement votre sérénité.
 
Vous ne saurez jamais que j’emporte votre âme
Comme une lampe d’or qui m’éclaire en marchant ;
Qu’un peu de votre voix a passé dans mon chant.
 
Doux flambeau, vos rayons, doux brasier, votre flamme
M’instruisent des sentiers que vous avez suivis,
Et vous vivez un peu puisque je vous survis.
Marguerite Yourcenar, Vous ne
saurez jamais

Je revois Mme  Racine déambuler dans la librairie puis


repartir sans rien acheter. Je l’ai prise pour une voleuse, elle
est en réalité un passeur de poésie, un héraut de la
littérature, déposant de bouleversantes offrandes au cœur
des livres. Je n’ai jamais vu cela, mais j’imagine les petits
bouts de bonheur que ces dons anonymes procurent aux
lecteurs, surpris, amusés, émus peut-être, intrigués
sûrement. La vie de Juliette regorge décidément de
surprises.
Cette missive m’est destinée, j’en suis certaine.
Mme  Racine sait pour Juliette et moi. Si j’avais encore un
doute, ce poème vient de le lever. Le dernier vers, surtout.
Mme  Racine est-elle envoyée par Juliette elle-même, afin
de me faire réfléchir de nouveau à sa proposition de prendre
sa place définitivement s’il lui arrivait quelque chose  ?
Juliette se sent-elle plus proche de la fin qu’elle ne l’a laissé
paraître  ? Je jette un œil à mon portable. Toujours pas de
réponse.
Marie sent mon émotion mais est à dix mille lieues de
comprendre ce qui est en train de se jouer.
—  Ben c’est pas le mieux celui-là, hein  ? Des fois c’est
des trucs rigolos qu’elle met Mme  Racine, mais là c’était
pas terrible…
Je n’ai pas le temps de réfléchir. Je remets la lettre dans
l’ouvrage de Virginia Woolf, ferme les yeux, bois un verre
d’eau.
Lorsque je le repose, je vois arriver – ô horreur – Paola et
Désiré.
En simultané.
Ils se font même des politesses pour savoir qui entrera le
premier.
Chacun s’approche de moi.
Je remercie le ciel d’avoir indiqué à Désiré que je
m’appelais Juliette. J’ai toutefois une peur bleue de
l’entendre m’appeler « docteur », là, devant la mère de la
vraie Juliette. Je dois les isoler l’un de l’autre, les devancer,
et ne surtout pas appeler Paola « maman », puisque je suis
officiellement chez une grand-tante, et qu’il est facile de
savoir que ma mère est décédée… De nombreux patients
sont au courant, je ne pense pas que Désiré en fasse partie,
mais je ne peux pas me permettre de courir ce genre de
risque.
Je m’approche de Paola en premier, lui fais un rapide
baiser et lui indique que je dois m’occuper de ce client. Elle
me donne un coup de coude en me disant qu’il n’est pas
mal du tout ce client, est-ce que c’est lui, mon rendez-vous
de ce soir  ? Mince, c’est vrai, je suis censée avoir un
rendez-vous. Je lui réponds qu’il a été annulé, et que de
toute façon je dois garder Marie –  alors même que je
prévoyais de lui demander de la garder une journée de plus.
Quand je suis perdue, je fais n’importe quoi. Et là,
clairement, je panique. Je dois impérativement éloigner
Paola de Désiré. Je pousse Paola vers sa petite-fille. Elle ne
se fait pas prier puisqu’elle ne l’a pas vue depuis une
dizaine de jours et la réclamait déjà il y a quarante-huit
heures.
Je reviens vers Désiré, le salue tout en lui faisant sentir
que je suis pressée. Lorsqu’il parle, ses yeux –  dissimulés
sous des lunettes de soleil à contour bleu  – regardent
légèrement au-dessus de moi. Comme si son subconscient
m’imaginait plus grande que je ne le suis. Il y a beaucoup
de choses chez moi qui ne seraient pas à la hauteur si tu les
voyais, crois-moi…
— Vous n’êtes pas venue, hier soir, je me trompe ?
—  Non, vous avez raison. J’ai eu… un petit contretemps.
Mais je viendrai, ne vous inquiétez pas.
— Ce soir ? Venez ce soir, je vous en prie.
— Oh, ce soir ça va être difficile… je dois garder…
— Mais pas du tout ! Elle est libre comme l’air, ce soir !
Paola vient de s’immiscer dans la conversation. Cette
ingérence soudaine est extrêmement désagréable, mais elle
est surtout dangereuse. Il suffirait d’un « docteur » ou d’un
«  ma fille  » malencontreux pour créer une véritable
explosion nucléaire. Je dois répondre à Paola, mais je ne
peux ni l’appeler Paola, ni maman… j’ai l’impression de
jouer à « ni oui ni non »…
Paola continue :
—  Je garde Marie, ce soir  ! On a plein de choses à se
raconter, on va se faire une bonne soirée rose entre filles,
d’accord mini-belette ? Juliette, sois tranquille, profite de ta
soirée avec monsieur…
Je suis dans une impasse, de nouveau. Je dois faire cesser
ce dialogue à haut risque au plus vite. Un éclair de lucidité
me traverse.
— Très bien… Marie ira dormir chez toi. Mais je ne pourrai
pas passer la chercher demain… Est-ce que tu pourrais la
garder jusqu’à samedi matin ?
Explosion de joie de ma nièce et de sa mamie,
acquiescement hilare de Paola, danse de la victoire de
Marie.
— Et je viendrai vous voir en spectacle ce soir, Désiré.
Sourire en coin de Paola. Elle ne sait pas que j’esquiverai,
et lui non plus. L’essentiel en cet instant, c’est que tout le
monde y croie et que l’on mette fin à cette périlleuse
conversation.
Désiré s’adresse à Paola, s’incline d’une sorte de
révérence, le visage éclairé d’un immense sourire.
—  Je crois que je dois vous remercier, madame. Votre
intervention arrive à point nommé…
—  Tout le plaisir est pour moi, cher monsieur. D’autant
que vous avez un très joli prénom. C’est toujours un
bonheur de voir Juliette en si bonne compagnie.
Elle me fait un clin d’œil extrêmement explicite et éclate
d’un rire sonore. On dirait que c’est elle qui le drague… Il
fait semblant de s’excuser. Son sourire est à tomber, Paola
n’a pas tort.
—  J’ai un peu l’impression de vous avoir forcé la main,
Juliette… Pour me faire pardonner, je vous invite à
déjeuner !
Non mais et puis quoi encore ?
—  Non merci, c’est très gentil, mais je dois rester à la
librairie, nous sommes ouverts non-stop en ce moment.
—  Mais ne t’inquiète pas  !! Ce que tu peux être rasoir,
parfois… Marie et moi allons garder la boutique, tesoro, le
temps que tu ailles déjeuner avec monsieur. Regarde, il n’y
a personne, on va très bien s’en tirer, hein Marie ?
Marie acquiesce. Paola est une plaie, en fait. Elle est très
forte. Je suis au pied du mur, et il faut vraiment que
j’éloigne Désiré, sous peine de dérapage incontrôlé.
J’accepte donc, à reculons, cette invitation dont je me
serais bien passée. D’autant que cela fait une éternité que
je ne me suis pas retrouvée en tête à tête avec un homme,
sans mon stéthoscope autour du cou.
Je regarde mon téléphone avant de sortir. Près d’une
heure, et je n’ai toujours pas de réponse de ma sœur.
Je sais bien que c’est encore un délai très raisonnable,
mais le joli sourire de Désiré n’apaise pas l’inquiétude
sourde qui commence à envahir les replis sombres de mon
cerveau.
16
Jeudi

NAISSANCE D’UN PONT

Nous avançons dans les rues avignonnaises, et mon


embarras est ostensible. Je n’ai plus déambulé à côté d’un
homme depuis des siècles, je ne sais pas quoi lui dire, je
n’ai aucune envie d’être là. Dans d’autres circonstances,
j’aurais sûrement apprécié la compagnie de Désiré, mais le
moment est totalement inapproprié. Mon esprit est tourné
vers mon départ pour Paris ce soir, ma conversation à venir
avec mon père, et vers Juliette. J’ai gardé mon smartphone
à portée de main, et le consulte sans cesse, car le mutisme
de ma sœur m’inquiète.
Désiré se dirige parfaitement bien dans les rues de la
ville, pourtant très encombrées. Sans cette canne blanche-
pas-vraiment-blanche, ni ce port de tête altier propre aux
aveugles, j’ai le sentiment que son handicap serait
indécelable. Désiré sourit, me lance quelques banalités sur
le temps qu’il fait, la chaleur, l’ambiance d’Avignon si
particulière à cette période de l’année, son amour du
festival, son amour du théâtre. Mes réponses sont on ne
peut plus courtes. Mon objectif est simple : mettre un terme
à ce rendez-vous.
— Écoutez, Désiré. Je ne sais pas si vous êtes en train de
me draguer, mais je ne suis pas intéressée. Je n’ai… pas la
tête à ça. Alors s’il vous plaît, faisons semblant d’avoir
déjeuné ensemble, et arrêtons-nous là. Ce sera bien mieux
pour tout le monde.
Il s’arrête. Me fait face. Me sourit, se penche légèrement.
—  Écoutez, Romane… car vous vous appelez bien
Romane, n’est-ce pas ?
Il marque une pause. Je sens le sang battre mes tempes.
Je me mets à trembler. Je m’apprête à intervenir, mais il me
devance :
—  Vous aviez l’air… bizarre, hier. Et j’avais un souvenir
assez lointain d’un prénom… différent de celui que vous
m’avez servi. Je suis curieux de nature, j’ai donc cherché
une vieille ordonnance établie par vos soins, un ami me l’a
gentiment lue, et a confirmé mon intuition. Vous n’avez pas
nié être mon médecin généraliste, c’est donc que vous
l’êtes, a priori. En revanche vous m’avez donné un faux
prénom. Non, ne dites rien… laissez-moi poursuivre, s’il
vous plaît.
Je suis totalement paralysée. Je ne sais que répondre.
Réfléchis, punaise, réfléchis. Il continue :
— J’ai eu l’impression que vous essayiez de m’éloigner de
votre grand-tante tout à l’heure… ou bien était-ce votre
mère ? Étant donné la teneur de votre conversation, j’ai eu
le sentiment que la petite était votre fille, et que l’Italienne
était votre maman… Bref, tout ça pour vous dire que… je ne
sais pas ce que vous cachez exactement, mais je suis sûr
que vous dissimulez quelque chose. Et je suis très intrigué.
Positivement. J’aime les actrices vous savez, qu’elles soient
professionnelles ou qu’elles jouent… en amateur. J’adore
l’idée que vous soyez tour à tour médecin, libraire,
Parisienne, Avignonnaise, Romane ou Juliette. Tout cela est
diablement excitant. Je promets de ne rien dire. Si vous
honorez nos rendez-vous, bien entendu.
Je suis sidérée. Je me suis jetée dans une souricière toute
seule. Je ne vois pas comment en sortir. Le problème
majeur, c’est que j’y ai entraîné Juliette et ses silences.
Soudain, l’évidence me saute aux yeux : ce que fait Désiré
est odieux, il n’y a pas d’autre mot. C’est du chantage, pur
et simple. Je ne vais pas céder à cet insupportable « si vous
honorez nos rendez-vous  »… Je ne suis pas prête à tout
pour préserver ce secret, je ne vais pas me prostituer, que
croit-il ? Je le lui dis, tel quel, avec ces mots.
— Ouh là, on se calme… Ne vous méprenez pas sur mes
intentions. Non, ce n’est pas du chantage… Après tout, vous
avez dit oui à mes invitations sans couteau sous la gorge.
On a tous une part d’ombre, un jardin que l’on souhaite
tenir à l’abri des regards, rendre inaccessible. Je le respecte,
profondément. Je sais que vous n’êtes pas tout à fait celle
que vous prétendez être, et ça me va. Je voulais que vous
sachiez que je vous apprécie. Je vous appréciais déjà
lorsque nous étions médecin et patient, mais je n’avais
jamais osé vous l’avouer, voilà tout. Je me suis simplement
dit que se rencontrer par hasard à Avignon était un signe,
qu’il fallait que je me lance, que je vous invite… Je me suis
trompé. Si ma compagnie vous rebute à ce point, je
m’incline. Je ne vais pas mendier votre temps, votre
attention, je ne l’ai jamais fait et ne le ferai jamais. Ne vous
inquiétez pas, je ne vous contacterai plus. Et je changerai
de médecin, promis. Au revoir, docteur.
Il s’éloigne. Il part. Punaise, il part vraiment. Il est vexé. Il
est beau. Il m’attire. Il ne me rebute pas, bien au contraire.
C’est juste que… c’est juste que ça n’est tellement pas –
 mais tellement pas – le moment… Oui mais quand, alors ?
J’ai trente-neuf ans, je suis désespérément seule, le monde
entier m’a menti sur ma vie, ma sœur jumelle va peut-être
mourir… quand est-ce que je jugerai le moment
suffisamment opportun pour commencer à vivre ?
— Attendez !
Je viens de hurler. Il s’immobilise. Se retourne, mais
n’avance pas. C’est à moi de faire un pas vers lui.
Symbolique, autant que physique. Je le fais.
—  Désiré… je suis désolée. Je ne voulais pas… je suis
extrêmement maladroite, veuillez me pardonner. Si j’ai
accepté ce… rendez-vous… c’est aussi parce que j’en avais
envie.
Un temps. Il me fait face. Avance ses mains. Saisit les
miennes.
—  Vous tremblez, Romane. C’est bien Romane, n’est-ce
pas ?
— Oui.
—  Vous tremblez… Pour moi, c’est un indicateur de
sincérité. Ça va vous paraître étrange, mais nos mains nous
trahissent tout autant que nos voix. Elles ont une vie
autonome, nos mains. On peut les contrôler, bien sûr… mais
elles sont aussi le siège de nombreuses émotions. La vôtre
me semble honnête. Je suis heureux que vous acceptiez
d’entrouvrir légèrement cette armure qui vous protège…
mais qui vous barre l’accès à certains êtres humains… et à
certains sentiments. Je crois que vous y avez droit.
Nous sommes si proches que j’ai l’impression qu’il va
m’embrasser. J’ai l’impression que je me laisserais faire. Il
ne bouge pas, évidemment. Mais quelque chose vient de se
passer, là, au milieu de cette foule bruyante. Quelque chose
de l’ordre de l’électrique, du minéral.
Je souffle un grand coup et je me mets à rire. Comme si
une digue cédait soudain. Désiré rit aussi, garde ma main
dans la sienne, me lance : « J’ai une idée », et m’entraîne
à sa suite. Il semble très bien savoir où il va, sa cécité ne
l’empêche pas de se déplacer à une vitesse que j’ai moi-
même du mal à suivre.
Nous nous frayons un passage à travers les ruelles, et je
crois que je prends conscience pour la première fois de la
réalité du festival d’Avignon. Jusqu’à présent je n’avais prêté
attention à rien. En fendant la foule avec Désiré, je prête
attention à tout. Mes sens, trop longtemps assoupis,
s’extraient de leur torpeur.
Il y a, dans les rues d’Avignon, des milliers d’affiches de
spectacles, placardées partout  : sur les murs, sur les
lampadaires, sur des fils de nylon tendus entre deux
immeubles, sur les devantures des magasins. Une fabuleuse
mosaïque, éclatante de couleurs, slogans accrocheurs et
blagues potaches. Cohérente avec la joyeuse agitation, les
chants, les rires, les applaudissements qui enflamment,
envoûtent la ville entière. Ce qui me frappe, c’est que les
gens autour de moi ont l’air heureux. Avignon, en juillet, est
une bulle de théâtre hors du temps. L’espace de quelques
heures ou quelques jours, chacun met le reste de sa vie
entre parenthèses pour recevoir ou administrer une
intraveineuse d’allégresse. Les infirmiers sont les
comédiens, jouant en pleine rue des morceaux choisis, afin
d’attirer leurs patients-spectateurs vers leur représentation
du jour. La dose est forte, la décharge d’adrénaline intense,
l’effet immédiat, visible.
Je demande à Désiré si lui aussi se prête à ce petit
manège, finalement fort sympathique, pour convaincre les
chalands de venir le voir. Il me répond –  pratiquement
honteux  – qu’il n’en a pas vraiment besoin, qu’il affichait
complet dès le début du mois de juillet, le buzz ayant été
assez important autour de son spectacle parisien, la saison
passée. Punaise, je suis donc la seule à ne pas savoir qui est
cet homme  ? Maintenant qu’il me dit cela, j’interprète
différemment les regards des passants… et des passantes.
Je trouvais que l’on nous fixait parfois avec insistance.
J’avais mis cela sur le compte de ce voyeurisme qui veut
que l’œil soit attiré par toute personne sortant de
l’ordinaire. Rien n’attire plus les regards que les invalides,
les trisomiques, les personnes présentant une malformation
congénitale, un handicap visible. Je réalise subitement que
si Désiré attire autant les regards, ça n’est pas simplement
parce qu’il est aveugle. C’est aussi parce qu’il est célèbre.
Enfin, célèbre, je ne suis pas sûre, disons un peu connu dans
le milieu du théâtre, à ce que je comprends.
—  Votre main se crispe, Romane… J’ai bien compris que
vous n’avez aucune idée de ce que je fais en tant
qu’artiste… c’est parfait. C’est justement l’un  de mes
critères de sélection. Je plaisante, bien  sûr.  Quoique.
J’aimerais beaucoup que vous pénétriez mon univers, voilà
pourquoi je vous ai invitée ce soir.
Il ralentit. Cet homme est loin d’être ordinaire.
— Nous sommes arrivés, Romane !
Je regarde autour de moi. OK… nous sommes sur un pont.
Désiré s’assied sur un banc banal de ce pont banal. Des
voitures banales passent derrière nous.
— Ne faites pas cette tête que j’imagine que vous faites…
je sais ce que vous êtes en train de vous dire… ce mec est
complètement frappadingue, il m’invite à déjeuner et il
m’emmène sur un pont qui n’est même pas le fameux pont
d’Avignon.
—  Je dois dire que le lieu… est… comment dire  ?
Original, oui. Et nous n’avons rien à manger, ce qui pour un
déjeuner est un peu déroutant, vous en conviendrez.
—  Détrompez-vous  ! J’ai dans mon sac à dos de quoi
nous faire des sandwichs, deux bières et de l’eau. Nous
avons tout ce qu’il nous faut.
Je ne suis pas sûre qu’il ne soit pas complètement fou
finalement…
Je m’assieds sur le banc, ferme les yeux, essaie de lâcher
prise, mais le bruit des véhicules passant à deux mètres de
moi est assourdissant. Et puis, une sortie de route est si vite
arrivée. Désiré commence à préparer les sandwichs. Il me
tend une bière, et la lève.
— À notre rencontre, Romane.
—  À notre rencontre. Mais… pourquoi m’avez-vous
emmenée sur un pont, si je peux me permettre ?
— Parce qu’il n’y a rien de mieux qu’un pont…
Silence. Flottement.
—  Je devine votre air incrédule, laissez-moi vous
expliquer, Romane. Un pont, c’est un concentré de vie. Il y a
tout, dans un pont. La possibilité de choisir un chemin ou
son exact opposé, le tumulte de la vie humaine bien sûr, et
à quelques mètres en dessous, la puissance de la nature, le
fleuve qui peut nous emmener plus loin encore. Ailleurs. Sur
un pont il y a la mort, aussi. Le pont, c’est l’appel du vide.
Pour le meilleur, comme pour le pire. Un pont, c’est
vertigineux, mystérieux, infiniment précieux.
Il marque une pause. Je ne sais que penser. Je ne suis pas
aussi poétique. Pour moi, un pont est un pont. Du béton, des
voitures, du danger, du vacarme, basta. Je le lui dis, et il se
met à rire, d’un rire franc, solaire.
—  Là, vous vous demandez comment fuir ce grand
malade  sans risquer votre vie… Va-t-il vous pousser de ce
pont pour poursuivre ses délires expérimentaux ?
Il fait une pause, mais continue de pouffer. Désiré est
décidément un homme plein de surprises. Il reprend ses
élucubrations. Se fait plus intimiste.
—  Rassurez-vous, vous ne risquez rien avec moi. J’aime
les ponts, voilà tout. Lorsque j’étais enfant, en Guadeloupe,
mon père m’emmenait pêcher avec lui, assis sur le muret
d’un pont. Les habitants de notre village étaient horrifiés
que mon père puisse me laisser m’asseoir sur ce parapet,
au risque de me voir dégringoler, et faire la une des
journaux locaux. Le pauvre petit aveugle, emporté par la
rivière… Le reste de mon entourage voulait me mettre dans
une cage protectrice. Cela partait d’une bonne intention,
mais c’était une véritable entrave. Assis sur ce pont, mon
père me faisait sentir que pour moi rien n’était impossible,
que le monde entier m’était accessible. Que je pouvais vivre
comme les autres. Mais que je devrais pour cela dépasser
les limites que ces autres essaieraient de plaquer sur moi.
Nous passions des heures là-bas. C’est sur ce pont que j’ai
appris à aiguiser mon ouïe, plus qu’en tout autre lieu. C’est
encore sur ce pont que j’ai écouté mon père me lire les
pièces de théâtre du répertoire français. C’est assis sur ce
pont de la campagne guadeloupéenne que j’ai choisi ma
voie. Celle des planches, de la lumière. Le refus de
l’obscurité, coûte que coûte. C’est sur ce pont que je suis
né. Je vous l’ai dit, Romane, il y a tout, sur un pont. On peut
même y entendre les battements de son cœur, si l’on se
concentre bien. J’ai pensé que vous pouviez vous aussi y
trouver quelque chose. Je ne sais pas ce que vous cherchez,
Romane, mais je sens que c’est tout près.
Je sens monter un irrépressible besoin de pleurer. Putain
de pont de merde.
Pour quelle raison ce qu’il vient de dire m’émeut à ce
point  ? Est-ce le dévoilement, l’impudeur drapée dans un
nuage de métaphores et de souvenirs  ? Est-ce sa voix, si
grave et si légère à la fois ? Ou bien ce qu’il ne dit pas mais
que son visage exprime  ? Le poids de son enfance, du
mépris, de la pitié, du regard des autres, la sérénité de
l’adulte ayant trouvé son chemin sur le petit pont de sa
terre natale  ? Est-ce le contraste que je perçois entre son
père et le mien  ? Comment peut-on, avec un même élan
d’amour, parvenir à des résultats aussi différents ? Injecter
à un garçon aveugle une confiance absolue en ses
capacités, au point de lui donner l’envie folle de s’exposer
aux yeux du monde. Ensevelir une enfant en parfaite santé
sous des couches de craintes, de peurs, de phobies
paralysantes.
Désiré ne me connaît pas, je ne le connais pas, et
pourtant j’ai l’impression que nous sommes déjà loin. Bien
au-delà de ce pont.
Je mange le sandwich qu’il m’a préparé, et nous parlons
de tout, de rien, de son métier, de son spectacle – auquel je
suis censée assister à 18  heures. Il me confie qu’il jouera
pour moi, je lui dis qu’il a dû dire ça à des dizaines de
groupies, il répond que non, que d’ici quelque temps je
verrai à quel point je me trompe.
Au cours de la conversation, je sens grossir la boule logée
dans mon ventre. La sensation que j’avais éprouvée l’avant-
veille –  celle d’être passée à côté de quelque chose  –
m’envahit de nouveau. J’essaie de me concentrer sur les
paroles de Désiré, mais je suis de plus en plus distraite. Il
s’en aperçoit.
— Ça ne va pas, Romane ?
—  Si, si, tout va bien… c’est juste… une sensation
étrange. Est-ce que… vous allez me trouver décidément très
bizarre… est-ce que vous pourriez répéter ce que vous
m’avez dit au cours des cinq dernières minutes ?
— Euh… c’est-à-dire que j’ai dit pas mal de choses depuis
cinq minutes…
Il marque un temps d’arrêt. Sourit.
—  Vous n’êtes pas commune, vous. Alors laissez-moi
réfléchir… Je vous assommais avec ma vie avignonnaise,
vous expliquais que je suis arrivé à la fin du mois de juin,
que j’ai tout d’abord pris quelques jours de repos, avant de
commencer les répétitions…
— Continuez, continuez s’il vous plaît…
—  … que les répétitions ont pris fin autour du 6  juillet,
que ma représentation a lieu tous les soirs à 18  heures
puisqu’à Avignon les spectacles s’enchaînent non-stop tout
au long de la journée, que le début d’après-midi est souvent
un moment propice à la balade, ce qui m’a permis de
découvrir la librairie un jour de cocktail, une signature
d’auteur, le champagne m’a attiré je crois… je vous disais
aussi que je suis un grand amateur de livres audio, que mon
dernier coup de cœur est le livre de…
Bla bla bla bla bla bla. Je vois ses lèvres remuer mais je ne
l’écoute plus. Je me concentre. La sensation est là de
nouveau. Elle grossit. Je suis tout proche du but. Qu’est-ce
qu’il a dit, punaise ?
Je me concentre encore, mais la sensation se dissipe,
s’enfuit. Elle m’échappe.
Putain de bordel de merde je deviens dingue –  non, je
crois que je le suis déjà.
Je remercie Désiré en l’embrassant sur une joue. Je ne suis
pas sûre de savoir pour quelle raison je le remercie, pour le
déjeuner, pour les ponts, pour ce quelque chose, ou bien
pour d’autres choses encore. Alors je le remercie, pour tout.
—  Il n’y a pas de quoi, vraiment. À tout à l’heure,
Romane ?
— À tout à l’heure, Désiré.
Malgré toutes les émotions antagonistes qui m’agitent,
malgré tout ce qui semble plus prioritaire dans ma vie à cet
instant, je sais que j’irai le voir en spectacle finalement.
Parce que rien ne m’en empêche, en réalité. Parce que j’en
ai envie. Parce qu’on ne refuse pas une étincelle de vie.
Parce que c’est mon choix, et qu’on a bien trop décidé à ma
place, jusqu’ici. Parce que je suis sur mon propre pont, et
parce que contrairement à Juliette, j’ai l’immense chance de
pouvoir encore choisir dans quelle direction avancer.
Est-ce que ce serait ça, au fond, décider de vivre pour
soi ?
17
Jeudi

LUMIÈRES

L’après-midi, seule dans la librairie après le départ de


Marie et Paola, je pose ma tête au creux de mes bras repliés
et je ferme les yeux. Je pense m’endormir –  ce qui serait
une folie puisque la librairie est ouverte –, mais je sens bien
que le malaise demeure. Soudain, j’en saisis les contours,
sans en connaître la source.
J’ai jusqu’ici fait une confiance quasiment aveugle à
Juliette, sur la base de notre ressemblance extrême. Mais je
ne sais rien d’elle. Et je ne peux pas être certaine qu’elle
soit aussi sincère que moi. Est-ce que Juliette me ment  ?
Quelque chose m’a mis cette idée en tête. Ce quelque
chose que je n’arrive pas à saisir.
Juliette me manipule-t-elle  ? Juliette est-elle une
excellente actrice ayant réussi à berner d’un prétendu
amour la pauvre fille en mal de vie que je suis ? Joue-t-elle
un rôle actif dans le mensonge que je suis en train de
mettre au jour ? Pourquoi me mentirait-elle ?
Juliette est injoignable, elle n’a pas répondu à mes
messages. Je suis inquiète, mais d’un autre côté je
relativise. Peut-être que sa maladie n’est qu’illusion… Je
m’en veux instantanément de cette pensée déplacée. Ça ne
tient pas debout. Tout, en elle, avait l’air tellement vrai. Je
suis médecin, je sais que sa toux était réelle. Déchirante.
Bien sûr les causes peuvent être diverses, mais pourquoi
me laisser penser qu’elle aurait un cancer, si ce n’était pas
la stricte vérité  ? Pourquoi avoir consulté le service de
pneumologie de l’hôpital Nord  ? Ça aussi, c’est avéré  : sa
carte Vitale s’y trouvait bel et bien. Je n’ai plus aucune
certitude. Je ne comprends plus rien.
J’essaie de nouveau d’appeler Juliette. Répondeur. Je dois
lui parler. Je dois aller à Marseille. Oui, mais si Juliette me
ment, qu’est-ce qui l’empêchera de me mentir encore  ?
L’heure n’est plus aux paroles, mais aux preuves. J’ai besoin
de factuel, de concret. Je me connecte au site de
l’entreprise belge en charge des analyses ADN… toujours
rien. Punaise punaise punaise punaise.
Je ferme la librairie plus tôt que d’habitude et prépare
mon sac pour Paris. C’est la meilleure option pour avancer
avec du tangible. Récupérer nos actes de naissance devient
une urgence absolue. Ensuite, je les mettrai sous le nez de
mon père et je ne partirai pas de chez lui sans avoir obtenu
une explication. Il ne pourra pas se défiler, cette fois-ci.
En passant le seuil de la porte, je pense à Désiré, et à ce
pont, aussi. Un instant, je me dis qu’au milieu de ce chaos,
quelque chose de beau pourrait surgir. Que la nature trouve
toujours un chemin au milieu du béton. Quelle faute de goût
affreuse d’avoir envie de quelques notes de bonheur alors
même que tout n’est que mort, mensonge et faux-
semblants autour de moi… Mais je m’en moque. Je n’ai
jamais été très douée en matière de bienséance, ça n’est
pas aujourd’hui que je vais progresser.
Je me dirige donc vers la représentation de Désiré.
Ensuite, j’attraperai le dernier train pour Paris, celui de
20 h 12.

La salle est comble. Le public en redemande. Je suis


assise au dernier rang, ma petite valise près de moi.
La représentation me bouleverse.
Désiré est extraordinaire. Il parvient à soulever les
émotions d’une salle entière. Son spectacle n’est pas un
spectacle comique –  lorsqu’il a parlé de one-man-show,
j’avais tout de suite visualisé une salle hilare, je ne
m’attendais pas à ça. C’est sa vie, qu’il raconte sur scène.
On rit bien sûr, mais on pleure aussi, on frémit. C’est parfois
dur, parfois exaltant, souvent drôle. À l’issue de la courte
séance –  une petite heure, dense en émotions  –, je me
fraie un passage vers les coulisses, constate à quel point les
femmes qui l’attendent pour obtenir un autographe sont
plus jeunes, plus belles que moi. Je m’apprête à partir, mais
il capte mon mouvement avant même que je ne l’initie.
—  N’y pensez même pas, Romane. Je suis à vous dans
cinq petites minutes, ne me faites pas faux bond, s’il vous
plaît.
Je l’attends. Il est 19  h  20. Cinq minutes, c’est encore
possible. Lorsqu’il me rejoint, il remarque le son des roues
de ma valise.
—  Vous vous échappez encore, Romane… Puis-je savoir
où vous partez ?
—  Il ne s’agit pas de m’échapper… je dois… partir pour
Paris. J’ai quelques affaires à régler.
—  Tout cela est bien mystérieux. Est-ce que vous ne
pourriez pas… reporter votre voyage  ? J’ai… je me suis
libéré, ce soir. J’avais pensé vous inviter à dîner. Ailleurs que
sur un pont.
— Non.
— Non… et c’est tout ?
Il se met à rire. Je réalise mon impolitesse. Je suis
tellement concentrée sur la suite des événements et sur ma
marche sur les pavés que j’en oublie la plus élémentaire des
corrections.
—  Pardon, Désiré, je ne suis pas de très bonne
compagnie, ce soir.
Pas de réponse. Désiré s’est arrêté. Un grand sourire se
dessine sur son visage.
— Je viens avec vous.
— Merci, mais non merci. Je vais me débrouiller.
— Laissez-moi vous accompagner, je vous en prie.
Était-il si évident que mon refus n’en était pas un  ? Je
pensais que Désiré parlait de m’accompagner jusqu’à la
gare d’Avignon, mais je comprends dans le taxi qu’il parlait
de venir à Paris. Je proteste vigoureusement, cette fois-ci
pour de bon.
— Écoutez Romane, je suis un citoyen libre dans un pays
libre… j’ai bien le droit de vouloir passer un moment dans
un TGV, moi aussi, si ça me chante. Demain est une journée
de relâche… et puis, je vais vous révéler mon grand secret
inavouable  : je raffole des sandwichs des voitures-bars.
Pour moi, c’est le summum de la gastronomie française.
Il rit tout seul de ses propres plaisanteries. Je résiste
encore un peu, pour la forme, mais je crois que je le fais en
souriant.
— Méfiez-vous Romane, je vous entends sourire. Et j’aime
beaucoup.
Désiré et moi achetons des billets de dernière minute, des
places isolées, qu’importe, nous ne nous assiérons pas.
Dans le wagon-restaurant de ce train qui me ramène vers
une nouvelle confrontation avec mon père et des vérités
que j’aurais préféré ne jamais devoir affronter, aidée par
quelques mini-bouteilles de vin et une salade aussi
plastique que son contenant, je ris, j’admire les lumières des
villages que nous croisons sur notre trajet, je me force à
oublier, l’espace de quelques heures, la crasse que j’ai
découverte sous le vernis trop lisse de mon existence.
Tout, avec Désiré, est d’une simplicité désarmante. Il ne
pose aucune question indiscrète sur moi, sur tous ces
mensonges qu’il a débusqués, sur les raisons de mon départ
précipité pour Paris. Il me dit que nous avons le temps. Il a
raison, je crois. Pourtant, là, debout avec mon gobelet à la
main, je décide de tout lui raconter. Je ne sais pas pourquoi.
Enfin, si… Parce que Désiré me semble bienveillant, parce
que je n’en peux plus de porter tout ce poids sur mes
épaules sans pouvoir en parler à quiconque, parce que j’ai
besoin d’un déversoir et qu’il accepte de jouer ce rôle. Parce
qu’il continue de me sourire, malgré tout. Parce qu’il ne dit
pas grand-chose, mais ce qu’il dit signifie beaucoup. Parce
qu’il m’encourage, m’aide à y voir plus clair, enfonce des
portes ouvertes, et d’autres, qui étaient fermées. Parce que
je suis tellement seule et qu’il est là, lui qui pourrait
tellement être ailleurs.
Je titube lorsqu’il me ramène jusque chez moi, à Paris.
Devant l’entrée de mon immeuble, il dépose un baiser sur
ma tempe, en guise d’au revoir. Je frissonne, malgré la
chaleur qui règne encore dans la capitale, à cette heure
tardive.
Je passe le seuil de mon appartement, m’affale dans mon
canapé trop neuf, et me mets à sangloter.
La vague sensation de bonheur, paradoxale, indécente,
que je sens poindre au contact de Désiré, me fait presque
honte. J’en pleure de longues minutes.
En quelques jours, j’ai pleuré l’équivalent de dix années
complètes. J’ai vécu l’équivalent de dix années complètes,
aussi. Tout s’est accéléré. La vie, les rencontres, les
sentiments, la mort. C’est trop, pour moi qui n’ai jamais
vécu avec une telle intensité. Je m’étonne d’avoir encore un
stock suffisant de larmes.
Soudain, je me ressaisis. Je pense à ma sœur, dont je suis
toujours sans nouvelles. Que voudrait Juliette pour moi  ?
Elle voudrait que je vive, éperdument. Au point de me
demander de vivre pour elle.
En cet instant de cette nuit parisienne, je voudrais que ma
mère soit à mes côtés. Je voudrais que mon père soit à mes
côtés. Je voudrais que ma sœur soit à mes côtés. Et
qu’aucun d’eux ne m’ait jamais menti.
C’est terrible, tout cet amour qui était là et qui n’est plus.
Il n’y a rien de plus éphémère, au fond. Alors il faut savoir le
saisir quand il se présente, c’est ce que je me dis désormais.
18
Vendredi

ÉTAT CIVIL

Le temps est maussade à Paris, ce vendredi matin. Très


différent de la veille. Le ciel est lourd, les nuages bas. J’ai
presque froid. J’ai une légère gueule de bois, mais je ne suis
pas sûre que l’alcool en soit la cause réelle. Je n’ai pas
dormi de la nuit. En lieu et place d’un sommeil réparateur,
j’ai vécu dans l’angoisse cette journée à venir. Jusqu’à en
perdre la raison.
Mes problèmes respiratoires et mon hypocondrie sont à
leur maximum, au point de me faire douter d’être passée à
côté du diagnostic réel. Suis-je vraiment malade  ?
Physiquement, je veux dire. Mentalement, il y a des
chances, mais je ne suis pas la meilleure juge. Toujours est-il
que, les bras et les jambes nues, dans ce TGV trop
climatisé, une toux légèrement rauque s’est surajoutée à
mon hyperventilation.
J’ai beaucoup réfléchi, cette nuit. Je suis convaincue que
Juliette ne ment pas. Sa surprise de me voir était réelle, ses
symptômes sont réels. Si je ne suis pas parvenue à la
joindre d’ici le début de l’après-midi, je la rejoindrai
directement à Marseille. Il faut que je sache. Même si mon
cœur doit se disloquer.
Cette nuit, j’ai aussi pris la décision de ne rien imposer à
Juliette. Quoi que j’apprenne sur nos origines, je ne lui
révélerai que ce qu’elle souhaitera entendre. Je ne suis pas
sûre qu’elle veuille connaître la vérité, au fond. Le
mensonge est tellement beau.
Elle décidera pour elle-même, mais je décide pour moi. Et
pour moi, la vérité est à portée de main. J’ai choisi de me
jeter dans le fleuve.
Je sors de mon immeuble, des lunettes de soleil tentant
vainement de dissimuler mes cernes.
Au bout de quelques mètres, j’entends la voix de Désiré.
Je m’immobilise. Me retourne. Il tient un petit sachet
ressemblant à s’y méprendre à celui de la boulangerie du
coin.
—  Bonjour, Romane. Je sais combien cette journée est
importante pour vous. Je me doute que vous n’avez pas très
bien dormi. Alors je me suis dit que quelques douceurs
matinales pourraient vous mettre du baume au cœur.
J’ai envie de pleurer, à nouveau. Je crois que personne à
part mon père ne m’a jamais apporté de croissants. Ma voix
s’étrangle lorsque je le remercie.
— Romane, je me suis dit que… que peut-être vous auriez
besoin d’un peu de soutien. Je ne veux pas m’imposer, mais
sachez que je suis là, si vous avez besoin de moi. Et je n’ai
rien de mieux à faire aujourd’hui, alors… Pardon, je ne veux
pas dire que vous êtes un plan par défaut, ça n’est pas du
tout ce que je voulais dire…
Silence. Il est gêné, je suis gênée, nous sommes gênés. Je
reprends la main.
—  J’ai bien compris, Désiré. Ne vous en faites pas, j’ai
l’habitude de ne pas être un plan A…
— Romane, vraiment je n’ai pas voulu…
—  Je vous taquine, Désiré. Vous n’avez pas le monopole
de la blagounette, si ?
Comment ai-je osé  lui dire ça  ? Je me surprends moi-
même, ces jours-ci. La Romane d’avant n’aurait jamais
lancé une chose pareille. Mais la Romane d’avant n’existe
plus. Alors je me mets à rire, et il m’emboîte le pas. Je saisis
un croissant chaud, croque dedans. Désiré a raison, la vie ça
n’est rien d’autre que ça. Je dois me fier à mon instinct, pour
une fois. Alors je baisse la garde.
—  Je… ce serait très sympathique de votre part de
m’accompagner. J’ai quelques formalités à accomplir,
comme vous le savez. Votre présence est la bienvenue.
— Parfait. J’essaierai d’être à la hauteur de vos attentes,
chère Romane.
Il imite une sorte de révérence, un peu comme il l’avait
fait avec Paola dans la librairie, en me tendant le sachet. J’ai
toujours pensé que les croissants étaient une sorte de
drogue. Je pense à la boulangère du coin de ma rue,
répétant à l’envi son rassurant slogan : « Rien de tel qu’un
croissant pour se sentir vivant. » Je crois que cette citation
incongrue me rassure, en cet instant.
Quelques minutes plus tard, je me présente à la mairie du
Xe arrondissement, service de l’état civil. Non, je n’ai pas
rendez-vous. C’est pour un acte de naissance. Non, pas un
extrait, une copie intégrale. Juliette Delgrange, D-E-L-
Grange, comme une grange. Oui, je patiente, merci.
J’ai décidé de commencer par Juliette. J’ai tellement peur
de ce que je vais découvrir. Je préfère rester encore
quelques minutes la fille de mon père.
Lorsque vient mon tour, tout va très vite. Je suis face à un
agent pressé, légèrement bossu, le regard torve et les dents
jaunies par le tabac, qui n’a pas de temps à perdre avec des
plaisanteries – ni avec un sourire, apparemment. Désiré est
à mes côtés.
— C’est pour quoi ?
— Une copie intégrale d’acte de naissance.
—  J’ai bien compris, madame. Mais c’est pour obtenir
quoi ?
— Je ne comprends pas votre question…
Il me regarde d’un air exaspéré. Il reprend, en articulant
bien, comme si j’étais une enfant, et qu’il était l’instituteur
revêche. Sa bouche s’agrandit et découvre ses dents, qui
semblent avoir retenu la moitié de son petit-déjeuner. Je
réprime un haut-le-cœur.
—  La copie intégrale d’acte de naissance, qui vous la
réclame  ? J’imagine que ça n’est pas simplement pour
l’encadrer  ? J’ai besoin de connaître l’objet de votre
demande. La plupart des gens ont besoin d’un extrait, vous
demandez une copie intégrale, la procédure impose de
savoir quel usage en sera fait.
Je me sens totalement idiote, il a raison. Je ne sais pas
quoi dire, pourquoi peut-on avoir besoin d’une copie
intégrale d’acte de naissance  ? Je n’en ai pas la moindre
idée.
—  Je… c’est personnel. J’en ai besoin pour des raisons
personnelles.
— Ah, mais ça, madame, ça ne rentre pas dans les cases,
je suis désolé…
Je m’apprête à répondre, lorsque Désiré intervient :
—  Dis-lui, chérie, n’aie pas honte… Désolé monsieur,
mais j’ai l’impression que ma future femme n’assume pas
totalement de se marier bientôt avec un infirme comme
moi… elle aurait dû vous expliquer tout de suite que c’est
pour préparer notre mariage. On se marie dans six mois,
chez moi en Guadeloupe.
Je le regarde, stupéfaite. Désiré a-t-il préparé ce rendez-
vous cette nuit  ? Ou bien savait-il qu’un mariage était un
motif légitime pour obtenir ce putain de papier ? Sa tirade a
en tout cas clairement décontenancé l’homme en face de
nous. Il esquisse un rictus que je ne sais décoder. Seules ses
dents m’hypnotisent. J’ai l’impression que je pourrais mourir
d’une septicémie s’il me mordait soudainement.
— Eh bien, madame, faut pas être comme ça, je ne vous
félicite pas. Un mariage ça se construit sur l’honnêteté. Moi,
ma femme, elle parle toujours de moi avec une grande
fierté.
Silence gêné. Désiré – décidément incroyable – lui lance
un « et on la comprend ! » tellement énorme qu’il semble
vrai. L’homme au sourire de papier mâché découvre la
totalité de sa dentition et exécute, en reniflant, quelques
manipulations informatiques. Puis il s’arrête net. Lit ce qui
s’affiche sur son écran, me jette un regard en coin. Répète
l’opération trois fois. Il ne sait pas dissimuler sa surprise.
—  Madame Delgrange, pouvez-vous me parler de vos
parents ?
Il y a quelque chose qui cloche.
— Je… Paola et Gabriel Delgrange, demeurant à Avignon.
— Oui, ça je le sais. Euh… y a-t-il quelque chose que vous
voudriez me dire les concernant ?
—  Ma femme –  pardon ma future femme  – a été
adoptée. Ça aussi, elle en a honte, alors elle évite de le crier
sur les toits.
—  Aaaah d’accord. Mais madame, vous savez il a raison
votre mari. Faut pas avoir honte de tout comme ça, sinon on
n’avance pas dans la vie. Ma femme, elle me dit toujours
que ce qu’elle aime le plus chez moi, c’est…
— Ne rentrons pas trop dans les détails, je vous en prie…
Désiré vient de le couper en riant d’un air connivent,
signifiant forcément une connotation sexuelle. L’homme se
met à rire grassement. J’ai très peur qu’un postillon
m’atteigne, alors je me recule légèrement. Mais Désiré a
réussi. L’homme nous fait patienter quelques instants, me
rend la carte d’identité de Juliette, me demande de signer –
  ça, je l’avais préparé  – et nous dit au revoir en me
recommandant de garder précieusement cet homme qu’il
trouve décidément formidable-malgré-son-infirmité.
Je suis sidérée, mais je tiens un papier fondamental entre
mes mains.
Lorsque nous sortons de la mairie, Désiré éclate de rire.
— Dites-moi, Romane, tout va très vite entre nous, n’est-
ce pas ? Nous voilà quasiment mariés !
—  Comment saviez-vous  ? Pour le mariage et la copie
intégrale d’état civil ?
—  Vous voulez dire, autrement qu’en consultant le site
internet de la mairie de Paris dédié aux formalités
administratives  ? Même avec mon logiciel de lecture
d’écran et son affreuse voix synthétique, ça n’était pas si
compliqué…
Il se moque de moi, clairement. De ma non-
préparation. Je suis décidément une enquêtrice totalement
merdique. Je pensais être une sous Sherlock, je suis en
réalité pire qu’un sosie éméché de Miss Marple.
— Et pourquoi avez-vous dit que j’avais été adoptée ?
— Pardon de mon ingérence, mais j’ai bien senti que vous
alliez encore vous empêtrer dans je ne sais quelle
justification… Pour moi il était clair que l’acte de naissance
n’était pas classique, sinon il ne vous aurait posé aucune
question sur vos parents. Et d’après ce que vous m’avez
expliqué hier concernant vos origines, je me suis dit que la
mention la plus probable qui immobilisait cet homme était
sans doute une mention d’adoption… Élémentaire, ma chère
Romane.
Désiré arbore un grand sourire triomphal.
Mon visage n’est que lambeaux.
Pendant qu’il me parlait, j’ai lu l’acte de naissance de
Juliette.
Sa vérité à elle est désormais là, sous mes yeux.
Je songe à sa réaction lorsqu’elle saura et les larmes
jaillissent. Si et seulement si elle souhaite savoir, Romane,
souviens-toi. Tu ne dois rien lui imposer.
Quatre décennies de mensonge s’étalent en lettres
manuscrites sous mes yeux embués. Désiré s’aperçoit de
mon trouble, s’approche. Me demande de lui lire ce que je
viens d’apprendre.
Juliette, ma sœur.
Née le 1er janvier 1976.
Adoptée par Paola et Gabriel Delgrange en date du
14 mai 1976.
Le voilà, le mot, relié à deux êtres qui l’ont aimée
tellement fort depuis trente-neuf longues années qu’ils
n’ont pas pu lui révéler la vérité. Je leur en veux, je les
déteste de lui avoir fait ça. Je les déteste pour tout ce qu’ils
vont détruire dans son cœur, dans sa vie. Comment faire de
nouveau confiance à quelqu’un lorsque l’on a été trompé
par les personnes qui comptent le plus pour soi ?
J’essaie de comprendre. De deviner. D’imaginer. La
détresse de Paola de ne pouvoir donner d’enfant à Gabriel.
La joie lorsque Juliette arrive dans leur vie. Une enfant en
parfaite santé. Si petite qu’elle n’aura aucun souvenir de
ces quelques mois passés sans eux. Une enfant qui, en
grandissant –  comble du bonheur  – ressemble vaguement
à Gabriel. Leur décision de changer de ville, de voisins. Tout
recommencer, à trois. L’enfant est le leur. Personne ne leur
enlèvera. Pourquoi briser son petit cœur, pourquoi briser
leurs cœurs si gros d’avoir tant attendu un enfant qui ne
viendrait pas, alors que la solution est là, à portée de main.
Un petit mensonge. Aussi simple que le sourire de Paola sur
ces photos anciennes, caressant ce joli ventre arrondi,
chérissant cette grossesse de quelques heures, si naturelle,
si vraie qu’elle l’aurait voulue sans fin. Un tout petit
mensonge. Il suffira de prendre en charge à la place de
Juliette les rares demandes de documents officiels. Et
personne ne saura jamais.
Gabriel et Paola Delgrange ne sont pas les parents de
Juliette.
Alors ils ne sont pas les miens, non plus.
Je ne sais pas si je pleure les douleurs de Juliette ou les
miennes. La possibilité d’une mère, qui s’éloigne
brutalement. Cruellement.
Qui sommes-nous ?
Cette découverte concernant Juliette réactive l’urgence de
savoir pour moi.
Désiré me propose de faire une halte, de boire un verre
d’eau, une bière, un alcool fort, n’importe quoi pourvu que
mes traits se détendent, que ça me requinque – j’aime ses
expressions tellement désuètes qu’elles pourraient être
miennes. Je refuse, il me force malgré tout à faire quelques
exercices de respiration, allongée sur un banc. J’essaie de
vider ma tête en même temps que mes poumons, n’y
parviens pas vraiment, mais régule, malgré tout, ce qui peut
l’être.
Pendant que je reprends mes esprits, Désiré étale sa
science des services d’état civil, apprise dans la nuit. Il
m’agace, mais je dois dire que ce qu’il me raconte est assez
utile. Il m’énumère tous les papiers que je peux obtenir avec
ma simple carte d’identité  : mon acte de naissance, celui
de chacun de mes parents, leur acte de mariage…
—  Merci, Désiré. Mais je crois que votre cours magistral
m’aurait été plus utile avant notre première entrevue à la
mairie.
— Dites-moi Romane, je vous sauve la mise et voilà tout
ce que vous trouvez à répondre… vous ne seriez pas un peu
gonflée ?
Je crois qu’il a raison, mais je me contente d’une esquisse
de sourire. Je n’ai ni le temps ni l’envie d’être délicate.
Nous entrons d’un pas décidé dans une autre mairie
d’arrondissement, celle du XIXe, située juste en face du parc
des Buttes-Chaumont. Un bâtiment que je sais splendide,
avec ses colonnes, arcades et autres statues allégoriques.
Mais je ne vois rien. Je ne suis pas là en touriste.
État civil. Actes de naissance. Le mien et ceux de mes
parents. Acte de mariage de mes parents, aussi. Eh oui, la
totale. Je patiente, merci.
Cette fois-ci, nous sommes face à une personne
charmante, qui me fait penser à la chanteuse Nana
Mouskouri, peut-être à cause de la forme de ses lunettes.
—  Nous venons là pour des choses toutes simples. Mon
père a eu un dégât des eaux, toutes ses archives ont été
inondées, il a tout perdu alors il m’a demandé de récupérer
pour lui son acte de naissance, celui de ma mère, et leur
acte de mariage.
— Oh mais c’est terrible. Je suis désolée pour votre papa,
j’espère qu’il va bien.
—  Oui, c’est terrible. Mais il va bien. C’est juste du
matériel, il se remet, merci de votre gentillesse, madame.
Après quelques recherches et impressions papier, Nana
Mouskouri me tend une enveloppe contenant toute la vie de
mes parents, résumée en trois actes. Elle semble nettement
plus collaborative que son collègue. Je serre l’enveloppe
sacrée contre mon cœur, fébrile. Cela m’encourage. Je
passe à la suite.
—  Nous venons aussi pour un autre acte, tout simple lui
aussi. Mon acte de naissance. Une copie intégrale. Pour
notre mariage. Futur.
Je lance un regard à Désiré, qui arbore son sourire le plus
convaincant.
— Mais c’est formidable, toutes mes félicitations !
— Merci, merci infiniment.
Nous sommes rodés à l’exercice, mais n’en montrons rien.
Je me détends, autant qu’il est possible. Nana Mouskouri
nous demande en quelle mairie sera célébré le mariage,
Désiré répond que nous nous marierons à Morne-à-l’Eau, en
Guadeloupe, commence à en décrire les pittoresques
intérêts, mais la gentille fonctionnaire ne quitte pas des
yeux son écran, se contentant de sourires polis.
Elle ne pose aucune question.
Désiré se tourne vers moi. Je lis une légère crispation sur
son visage.
Pourquoi ne pose-t-elle aucune question ?
—  Voilà, c’est fait. J’ai transmis par voie informatique
votre copie intégrale d’acte de naissance à la mairie qui
accueillera votre mariage. Vous n’avez plus rien à faire de
votre côté, tout est en règle. Encore tous mes vœux de
bonheur, et bonne journée messieurs dames.
Nous restons immobiles. Nana Mouskouri nous fixe,
souriant d’un sourire qui signifie : « Je crois que nous nous
sommes tout dit, vous pouvez disposer  »… Mais nous ne
bougeons pas. Elle reprend :
— Il y a un problème ?
— C’est-à-dire… je m’attendais à ce que vous me donniez
une copie de l’acte, afin que je puisse le transmettre… et
aussi afin que j’en possède un exemplaire, au cas où on me
le demanderait ailleurs…
Mon interlocutrice se met à rire.
— Je vous rassure tout de suite, madame. Mademoiselle,
pardon. Personne ne vous demandera une copie intégrale
d’acte de naissance. De nos jours tout est informatisé,
pratiquement plus rien ne circule en version papier, ça évite
bien des soucis. Même dans les dossiers de succession,
c’est nous qui envoyons tout par mail aux notaires. C’est
bien plus simple pour tout le monde !
Je suis abasourdie. Je sens monter une colère muette en
moi. Respire Romane, respire. Mais ne sors pas ton sac en
papier, pour l’amour du ciel. Désiré reste muet, lui aussi. Je
dois reprendre la main.
— Mais votre collègue de la mairie du Xe…
Je m’arrête net. Je ne vais quand même pas lui dire qu’il y
a une heure de cela, je demandais un acte de naissance
pour une autre que moi, dans une autre mairie.
— Mon collègue de la mairie du Xe ?
— Oui… il a… été très conciliant pour mon mari. Futur. Il
nous a donné sans problème la version papier de l’acte de
naissance de mon futur mari.
—  Excusez-moi, mais je croyais avoir compris que
monsieur était né en Guadeloupe, à Morne-à-l’Eau
justement ?
Silence. Elle me fixe, attend. Je dois agir. Maintenant.
—  Qu’est-ce que…  ? Madame  ! Qu’est-ce que vous
faites  ? Retournez tout de suite à votre place, vous n’avez
rien à faire ici  ! Madame  ! Arrêtez, qu’est-ce que…  ?
Sécurité !!
J’attrape Désiré par la manche, et je le traîne hors de la
mairie en courant. Je sais que c’est cruel de lui faire ça, il
manque trébucher trois fois, mais je le retiens et nous
parvenons à nous échapper.
Nous courons à en perdre haleine, loin à l’intérieur du parc
des Buttes-Chaumont. Ce parc dans lequel mon père a
travaillé toute sa vie. C’est un lieu qui me rassure, dans
lequel j’ai mes repères. C’est pour ça que j’ai choisi cette
mairie-là. Dans un monde en train de tanguer, il faut
quelques branches auxquelles se raccrocher, sinon
comment ne pas disparaître  ? Désiré ne me pose aucune
question. Il se contente de répéter en gloussant que
décidément, je suis incroyable. Je crois qu’il a compris ce
que j’ai fait.
Dans ma main, une photo de l’écran d’ordinateur de Nana
Mouskouri.
J’espère qu’elle n’est pas floue.
Nous nous asseyons dans l’herbe légèrement humide. Le
parc est quasiment désert en ce matin gris. Désiré me
demande si je souhaite être seule, je lui réponds non,
surtout pas. Je suis terrifiée.
Je saisis le smartphone. L’image s’affiche.
Je prends une grande inspiration puis je bloque l’air dans
mes poumons.
Je parcours les éléments essentiels, et l’espace d’un
instant, je pense que mon monde reste stable. Je relâche
l’air. Je respire, enfin.
J’écarte mes doigts pour zoomer. Je pense savoir ce que je
vais lire.
Mais je ne sais rien. Je n’ai jamais rien su.
Je regarde mieux. Je tressaille.
Sur ce fleuve inconnu, je savais que mon frêle esquif
pouvait prendre l’eau. J’y étais préparée. J’avais envisagé
une large brèche, en plusieurs emplacements.
Mais je n’avais pas envisagé ce récif-là.
J’ouvre l’enveloppe, je parcours chacun des trois
documents officiels. L’un d’eux me heurte de plein fouet.
La douleur de la déchirure est fulgurante.
Mon navire est en train de sombrer. Et moi avec.
19
Vendredi

PERDRE RACINE

Est-ce que tout ça peut être faux, encore une fois ?


Quelqu’un aurait-il pu falsifier ces documents, au sein
même de l’administration  ? Nous ne sommes plus à un
mensonge près, certes… mais c’est tout de même peu
probable.
Ce que je viens de lire sur ces actes officiels est
terriblement clair.
Des mentions âpres, rugueuses. Impitoyables.
Ma mère n’est pas morte lorsque j’avais un an, comme
mon père me l’a toujours expliqué. Elle est morte le jour de
ma naissance.
Le voilà, l’œil du cyclone.
Ce que je pensais savoir de ma vie vient d’être rayé de la
carte.
Que s’est-il passé, ce jour-là ?
Papa, qu’as-tu fait ?
Papa. Qui était médecin, le 1er  janvier 1976, c’est écrit
noir sur blanc sur la capture d’écran de mon acte de
naissance. Papa qui ne l’a pourtant jamais été, médecin.
Papa qui était tellement fier que je sois le premier médecin
de la famille.
Mon père, cet inconnu. Qui a menti sur tout, depuis
toujours.
M’a-t-il menti sur ses sentiments ?
Que suis-je réellement pour lui  ? Un jouet dont on se
moque, que l’on manipule à sa guise ? Peut-être regrette-t-
il de ne pas m’avoir abandonnée, moi aussi…
Car voilà ce que je crois comprendre, à la lecture de ces
documents  : le 1er  janvier 1976, ma mère met au monde
deux filles, et meurt. Probablement en nous donnant la vie.
Quelle horreur. Quelle image atroce.
Est-ce que mon père est là, à cet instant  ? Évidemment
qu’il est là. Il est médecin à l’époque, il ne peut rien ignorer
de la situation. Je ne crois plus au vol d’enfant à la
maternité. Mon père a bien trop menti pour ne rien avoir à
se reprocher.
La seule possibilité restante, c’est que mon père, ce jour-
là, décide sciemment de ne garder que l’une de nous. Moi.
Mon Dieu.
Pourquoi, papa ? Et comment as-tu fait ton choix ? Est-ce
que Juliette n’était pas assez jolie  ? Est-ce que ses cris
étaient trop forts, déjà bien plus affirmés que les miens  ?
Ou bien est-ce le hasard ? As-tu lancé un dé, joué nos vies
à la courte paille ?
Ce que je comprends me dégoûte.
Quoi que tu dises, ça n’excusera jamais ton geste.
L’abandon de ta fille, Juliette. Et ton mutisme.
Trente-neuf longues années.
Je crois que Désiré me pose une question, mais je ne
l’écoute pas.
Je n’écoute plus.
C’est un cauchemar. Je vais me réveiller et tout va rentrer
dans l’ordre. Je ferme les yeux, les rouvre. Désiré me
regarde, totalement désemparé. Je suis dans la vraie vie, ou
bien la fausse, le mensonge. La mienne, en tout cas.
Les larmes se muent en colère. Silencieuse. Mon cœur
s’assèche. Je me redresse et je vomis, là, sur un parterre de
fleurs de ce parc que j’aime tant. J’espère que tu le connais,
ce parterre, papa. Que tu l’as entretenu comme ces secrets
sur lesquels je déverse toute ma haine, en ce matin de
juillet.
J’avais prévu de voir mon père aujourd’hui, de le forcer à
parler. Je suis prête à en découdre avec lui, plus que jamais.
Désiré tente de me calmer. D’apaiser cette rage qui
gronde en moi. Me retient, me dit que ce n’est peut-être pas
le moment d’aller voir mon père, que je dois attendre que
ma fureur soit redescendue d’un cran. Je lui hurle d’aller se
faire foutre, lui affirme que je n’ai pas besoin de lui, que je
n’ai besoin de personne, et qu’il m’encombre, me ralentit. Il
voulait être un déversoir, le voilà servi. Je regrette
instantanément ce que je viens de dire, je m’excuse
platement, mais il s’éloigne déjà. Je le poursuis, il ne se
retourne pas. Je l’ai fait fuir, lui aussi. Comme tous les
autres.
Je suis seule, à nouveau. J’ai toujours été seule, au fond. Je
le serai toujours.
J’arrive chez mon père dans un état second.
Je ne prends la peine ni de sonner, ni de frapper. J’entre et
je crie son nom. Je ne suis que hurlements et rage. Je fais le
tour de l’appartement mais dois bien me rendre à
l’évidence. Il n’est pas là. Tout est tellement rangé, ça me
rend folle. J’ai besoin de casser quelque chose, de rompre
cet ordre. Alors je saisis ce cadre doré, cette photo de nous
trois, réunis. Cette famille trop parfaite pour être vraie. Je
veux la détruire, cette photo, mais je sais que je ne pourrai
pas. Je me remets à pleurer. Je m’assieds sur le fauteuil
préféré de mon père, celui juste à côté de la fenêtre, celui
sur lequel il lisait, celui sur lequel il pleurait en regardant
cette photo de maman, lui et moi, posée sur la table basse,
juste en face. Je suis lui, en cet instant. Nous sommes
beaux, tous les trois, sur ce cliché jauni. Nous aurions
tellement mérité d’être heureux. Quel crève-cœur, ces vies,
ces morts, ces mensonges. Je sors la photo de son cadre, je
l’observe de plus près. Je suis dans les bras de mon père, et
ma mère se tient à côté, le regard légèrement ailleurs. J’ai
toujours pensé qu’elle ne regardait pas l’objectif,
simplement. La vérité était tout autre.
Je me demande où mon père peut bien être. Il a pourtant
ses petites habitudes. Lorsqu’il est à Paris, le vendredi matin
est consacré à sa gymnastique, chez lui, dans son salon.
J’ouvre le frigo, à tout hasard. Vide. Où est-il ? J’ai besoin de
le voir, là, maintenant. Je fourre la photo de famille –  rien
que le mot me donne la nausée – dans mon sac à main, je
prends une grande bouffée d’air, me lève, et ferme la porte
de cet appartement, sans me retourner.
Avant de quitter l’immeuble, j’ouvre la boîte aux lettres et
constate que le courrier a été relevé. J’imagine donc que
mon père ne doit pas être si loin, ou qu’il n’est pas parti
depuis très longtemps. Il faut que je le voie, je ne peux pas
ne pas le voir. Je m’assieds sur un banc dans la rue et
respire dans mon petit sac en papier. J’essaie de réguler ma
respiration, de me calmer avant de l’appeler. Ne pas laisser
transparaître cette agressivité rance qui m’habite.
Lorsque je me sens prête, je l’appelle sur son portable.
Une fois, deux fois, trois fois. Je laisse un message sur son
répondeur, lui explique calmement que j’ai changé de
numéro de téléphone, lui indique comment me joindre. Je
double tout cela d’un SMS.
Rappelle-moi, papa, s’il te plaît rappelle-moi.
Une heure plus tard, toujours aucune nouvelle.
J’ai décidé de revenir dans mon appartement parisien, de
récupérer mon bagage, puis de filer à Marseille. Rejoindre
Juliette.
Je m’apprête à sortir lorsque le téléphone sonne enfin. Je
me rue sur mon mobile, pensant qu’il s’agit de mon père.
Ça n’est pas lui.
C’est bien pire.
III
HEURES
20
Vendredi

IRRÉVERSIBLE

Le numéro du service de pneumologie de l’hôpital Nord –


 que j’ai appris par cœur – s’affiche. Je m’assieds avant de
décrocher, par précaution. Cette journée est déjà bien trop
riche en émotions, et le fait que ce ne soit pas Juliette qui
appelle, mais l’hôpital, fait monter mon rythme cardiaque
d’un seul coup. Mon dos se couvre d’une fine pellicule
glacée.
C’est une infirmière. En charge du dossier de ma sœur.
Oui, je suis bien Laurence Delgrange.
L’infirmière me demande si je peux venir à l’hôpital au
plus vite.
Le sol se dérobe sous mes pieds.
Que se passe-t-il ?
Rien ne peut m’être communiqué par téléphone. Le chef
de service souhaite me voir.
— Je ne peux pas être là avant quatre, cinq heures, est-ce
que ça ira ?
—  Faites au mieux, madame. Merci, madame, à tout à
l’heure. Courage.
Mon Dieu, cette personne à l’autre bout du fil vient de me
souhaiter du courage. Que s’est-il produit ? Il n’y a pas dix
mille possibilités.
Je me mets à trembler. Mes jambes ne parviennent plus à
me porter, je m’agenouille sur le sol de mon appartement,
le téléphone entre les jambes. Je reste là, le regard fixe,
immobile. De longues minutes. Je suffoque. J’avais pourtant
réduit ma consommation de petits sacs en papier, en début
de semaine. Ils reviennent en force, en ce début d’après-
midi sordide.
Je commande un taxi puis prends un TGV pour lequel je
n’ai pas de réservation, me fais réprimander par un
contrôleur récalcitrant, refuse de payer l’amende et suis à
deux doigts de me faire embarquer au poste de police, mais
j’éclate en sanglots, et mon affliction désamorce toute
velléité carcérale.
Ensuite, c’est de nouveau le taxi, Marseille à travers des
vitres teintées, un chauffeur désemparé face à cette
passagère qui renifle tout le trajet et épuise sa boîte de
mouchoirs, l’accueil de l’hôpital, le service de pneumologie,
l’attente.
Je ne patiente pas longtemps. Une adorable jeune femme,
aussi rousse que Juliette et moi –  mais bien plus jolie  –
vient me chercher. On m’installe dans une salle que je
connais bien. Si je suis là, dans cette pièce, ce n’est pas bon
signe, j’en suis certaine. Les bonnes nouvelles, on les
annonce dans les couloirs, dans les chambres. Deux
personnes s’approchent, me parlent doucement. Je ne
comprends que trop ce qu’ils sont en train de m’expliquer.
On ne me demande pas de justifier mon identité, notre
ressemblance est tellement évidente.
En tant que sœur de Juliette Delgrange, je dois savoir que
son état s’est dégradé brutalement. Juliette fait face à une
exacerbation aiguë de fibrose pulmonaire idiopathique.
De quoi me parlent-ils  ? Aux dernières nouvelles, c’était
un cancer qui était suspecté. Pas une fibrose. Il doit y avoir
erreur. Ils font forcément erreur.
— Un cancer était suspecté, entre autres affections, c’est
vrai. Il est rare qu’une fibrose commence par une
exacerbation aiguë. Mais cela arrive… C’est le cas de votre
sœur Juliette. Nous sommes désolés, madame Delgrange.
Ma voix se brise. Je leur demande d’arrêter de me dire
qu’ils sont désolés, ils me répondent qu’ils sont désolés,
puis s’excusent de nouveau, utilisant une autre formule
cette fois-ci. Je retiens le flot qui transperce mes yeux, mon
corps, mon cœur. Je parviens malgré tout à formuler une
question. Pourquoi ne m’ont-ils pas appelée plus tôt ?
—  Tant que la patiente était en état de le faire, c’était à
elle d’en décider. Cela lui a été fortement suggéré…
apparemment elle ne l’a pas fait.
Juliette a été transférée en service de réanimation dans la
matinée. Étant identifiée comme personne référente,
l’hôpital m’a contactée dès l’arrivée du chef de service.
Mon Dieu. Mon Dieu. Mon Dieu. Mon Dieu.
C’est un putain de cauchemar, un vrai de vrai cette fois-ci.
Tout ça n’est pas bon. Pas bon du tout. Je me mets à
sangloter.
Juliette est atteinte de fibrose pulmonaire idiopathique.
Une maladie affreuse, qui affecte les tissus, fragiles, des
poumons. Pour chacun d’entre nous, ces tissus souples et
flexibles permettent des mouvements de cage thoracique
automatiques, indolores. Une respiration normale. Dans le
cas d’un malade, ces tissus deviennent progressivement
fibreux, rigides. Tandis que les cicatrices s’étendent à
travers les poumons, la respiration devient de plus en plus
difficile.
Les symptômes de Juliette correspondent, ils ont raison.
Mais ils peuvent aussi correspondre à bien d’autres choses…
Sont-ils sûrs du diagnostic ? Ils ne peuvent pas être sûrs à
100  %, la médecine n’est pas infaillible. Mais toutes les
autres causes possibles ont été éliminées ces derniers jours.
Cette maladie est une sacrée saleté. Une saleté dont la
cause reste inconnue –  c’est ce que signifie le terme
«  idiopathique  ». Rare certes, mais touchant malgré tout
près de cent mille personnes en Europe.
Une maladie au nom imprononçable.
Et surtout, surtout, une maladie incurable.
À ce jour, il n’existe aucun traitement efficace. Le tissu
fibreux ne redevient jamais normal. Les lésions sont
irréversibles. Le pronostic est sombre. La moitié  des
malades décède en moins de trois ans. Je sais  tout ça car
j’y ai été confrontée, il y a six ans de cela. L’un de mes
patients en était atteint. Il en est mort.
L’atmosphère devient irrespirable. Mon halètement
s’accélère. Je dois me calmer mais je n’y arrive pas. Mes
sanglots déclenchent la plus grosse crise d’hyperventilation
que mon corps ait eue à supporter. Je crois voir les
médecins s’affoler, s’agiter, mais je ne suis pas sûre, tout
devient flou.
Mon cerveau a besoin d’air, sinon je vais y passer, moi
aussi.
Il doit se préserver, se mettre en pause pour se
réoxygéner.
Je vais perdre connaissance, je le sais.
C’est maintenant.

À mon réveil, je suis allongée sur un lit d’hôpital.


Je reprends progressivement conscience de tout ce qui
m’a été annoncé, mais je ne pleure plus. La crise m’a,
semble-t-il, asséchée.
Je songe à Marie, à Paola, à Gabriel, à Raphaël, à toutes
ces personnes qui tiennent à Juliette et qui ne sont au
courant de rien. À toutes ces personnes auxquelles je vais
devoir annoncer la situation, alors même qu’ils ne me
connaissent pas. C’est moi qui vais devoir faire souffrir tout
ce petit monde. Juliette a été injuste avec moi. Elle aurait dû
leur parler en temps voulu. Elle s’est défaussée de sa
responsabilité. Sur moi. Je n’ai rien fait pour mériter ça. Rien
d’autre qu’aimer ma sœur, quelques jours.
Un instant, je pense que finalement, ne pas connaître
Juliette aurait sans doute été mieux pour moi. Si l’on ne sait
pas que l’on aime, on est protégé de la souffrance. Ignorer
pour ne pas sombrer. Je secoue la tête et chasse cette
pensée inutile, malsaine. Et fausse. Tellement fausse. Je sais
bien que si l’on me donnait le choix, je préférerais mourir
plutôt que de ne pas avoir connu ma sœur.
Juliette, même si ce n’était que pour quelques jours,
qu’est-ce que je suis heureuse de t’avoir rencontrée  !
Qu’est-ce que je suis heureuse de t’avoir aimée !
Lorsque je suis sur pied, on m’indique que je peux voir ma
sœur, mais qu’elle ne sera pas en état de me répondre.
Qu’ils ne sont pas sûrs qu’elle puisse m’entendre. J’hésite
longtemps mais finalement je n’y vais pas. Je ne peux pas.
Je ne veux pas la voir comme ça. Je préfère garder en
mémoire les belles images de dimanche, de lundi. Elles me
paraissent si lointaines, et si proches à la fois.
Sur le chemin du retour vers Avignon, j’ai l’impression que
mon cerveau est vide, cotonneux. Qu’il se prépare à
affronter le pire. On m’a souhaité du courage, je vais en
avoir besoin.

Il est plus de 23  heures lorsque je passe le seuil de


l’appartement de Juliette. Je me sers un verre de vin – c’est
la première fois de ma vie que je bois de l’alcool toute
seule, il faut un début à tout.
Je tente de me raisonner  : oui, Juliette peut mourir. Mais
elle peut vivre, aussi.
Il existe une issue. Un espoir. Un seul. La greffe
pulmonaire.
Un espoir qui repose sur la mort cérébrale d’autres
personnes, quelle douloureuse ironie du sort. Un espoir
rempli d’incertitudes, car il n’y a pas suffisamment de
poumons disponibles. Et lorsque certains sont déclarés
transplantables, ils ne sont pas forcément compatibles,
morphologiquement et génétiquement, avec le patient qui
en a le besoin vital le plus urgent. Mourir sur la liste
d’attente des receveurs, au cours de la greffe, ou bien en
rejetant l’organe transplanté… tout cela est toujours une
sordide réalité.
L’équipe médicale a placé Juliette en « Super Urgence »
sur la liste des personnes en attente de greffe pulmonaire.
Je connais ce terme officiel. J’ai toujours pensé que ça
donnait des airs de combat cosmique à cette situation des
plus dramatiques. J’ai toujours pensé que ça apaisait les
familles, les rassurait probablement sur l’importance de la
prise en charge de leur proche. Je constate dans le plus
grand désarroi qu’il n’en est rien.
Je me redresse soudain. Un mot résonne dans ma tête.
Un mot, qui peut tout changer.
Là, dans le salon de Juliette, mon smartphone à la main,
j’ouvre le moteur de recherche, une page, puis une autre. Je
rentre mes identifiants de connexion. Je tremble. J’espère.
Je sursaute, lance un juron des années 60.
Une icône verte clignote.
Mon corps tout entier est tendu vers l’écran.
C’est un peu plus tôt que le délai annoncé, mais nous
sommes en plein été, la demande était sûrement au plus
bas.
Les résultats sont disponibles.
Un simple document s’affiche. Nos vies en quelques
lignes.
Mes yeux se voilent. Puis débordent. Tout est là.
La solution, sous mes yeux.
Résumée en un simple mot : génétique.
Le seul, l’unique adulte dont la compatibilité génétique
avec Juliette est absolument certaine, c’est moi. Sa jumelle.
De toute évidence, je ne suis pas en état de mort
cérébrale. Mais je détiens la vie de ma sœur entre mes
mains.
21
Vendredi

DE VIE OU DE MORT

Je pourrais rendre à Juliette la place qui lui a été volée.


Je pourrais donner ma vie pour Juliette.
Je pourrais la sauver.
Juliette voulait que je prenne sa place dans sa vie. En
réalité, je pourrais prendre sa place dans la mort, moi qui ai
vécu avec notre vrai père, toutes ces années.
Est-ce possible, vraiment  ? Il ne s’agirait pas que je me
sacrifie, et qu’un problème d’ordre technique, ou éthique,
vienne se mettre en travers de la route. Nous mourrions
alors toutes les deux, tout cela n’aurait servi à rien.
Réfléchis, Romane, réfléchis.
Je connais bien le processus de greffe, j’ai suivi l’attente,
puis la convalescence de trois de mes patients. Je me
connecte sur le portail de l’Agence de la biomédecine, afin
de vérifier que mes connaissances sont à jour. Elles le sont.
Pour que mon don d’organes soit pris en compte, il faut
impérativement qu’il n’y ait aucun doute sur mon suicide,
sinon une enquête pourrait être ouverte pour homicide,
faisant perdre un temps précieux. Je devrai donc laisser une
lettre sans équivoque, et faire en sorte que des témoins
m’aient vue entrer seule dans ma dernière résidence. Il faut
également qu’aucun lien de parenté avec Juliette ne soit
décelable. En France, le don d’organes est anonyme. Les
familles des donneurs et des receveurs ne connaissent pas
l’identité de l’autre partie. Mon sacrifice aurait du mal à
passer les barrières des comités d’éthique s’il était avéré
que Juliette est ma sœur. Pour l’hôpital, la sœur de Juliette
s’appelle Laurence Delgrange –  le nom que Juliette m’a
inventé lorsqu’elle m’a désignée comme sa «  personne de
confiance ». Pour les autorités, Juliette est fille unique.
Lorsque mon corps sera découvert, j’aurai dans mes
poches ma carte de donneuse d’organes et ma carte
d’identité. Sur ce document collector émis en 1992,
l’adolescente aux cheveux noirs et au nez trop large ne
ressemble en rien à la Juliette Delgrange d’aujourd’hui.
Étant donné mon mode de vie, toute autre recherche me
concernant (passeport, carte d’identité plus récente,
publications sur internet) s’avérera, bien entendu,
totalement vaine.
Il faudra en revanche que mon visage ne soit pas
reconnaissable. J’y veillerai. Ça ne sera pas un problème.
Mon père, qui a toujours eu peur que je me fasse agresser,
m’a offert il y a cinq ans quelques séances d’entraînement
au tir accompagnées d’une arme à feu. Cette paranoïa me
servira enfin, dans les derniers instants de ma vie.
Demain dès la première heure, j’irai récupérer l’arme,
chez moi à Paris.
La nuit suivante, je prendrai une chambre d’hôtel à deux
pas de l’hôpital Nord. J’appellerai les secours, j’attendrai
quelques minutes, et lorsque j’entendrai les pas des
pompiers dans le couloir, je mettrai fin à mes jours.
Efficacement. Je sais exactement comment faire pour
préserver mes poumons. Et les offrir à Juliette.
Ainsi, on retrouvera une femme, sans aucun lien de
parenté avec Juliette Delgrange, à la compatibilité
histologique parfaite – l’analyse qui sera menée ne révélera
que la compatibilité, pas la gémellité  –, possédant des
poumons formidables  : je n’ai jamais fumé de ma vie, et
mon hyperventilation est purement psychologique, tous les
examens de la Terre l’ont attesté. Une personne d’une
corpulence comparable, décédée à moins d’un kilomètre de
l’hôpital Nord. Un coup de chance, pour cette patiente
placée en « Super Urgence ».
Bien sûr, la greffe pourrait ne pas prendre, mais avec des
poumons exactement identiques à ceux du receveur, la
probabilité d’un rejet serait extrêmement faible, j’en suis
convaincue. Juliette aurait toutes les chances de s’en sortir.
Juliette pourrait continuer sa vie, auprès des siens. Marie
serait heureuse, Paola et Gabriel seraient heureux…
Moi qui n’ai rien réussi dans ma vie, j’ai encore le pouvoir
de réussir ma mort.
Qu’elle soit belle, généreuse, utile.
Mon père perdrait une fille, mais en gagnerait une
nouvelle.
Bien mieux que l’autre.
Bien plus apte au bonheur.
Vraiment ?
CETTE ENFANCE-LÀ

C’est difficile d’être père. C’est difficile d’élever seul son


enfant.
J’ai fait de mon mieux, Romane.
Dès ta naissance, je n’ai eu qu’une peur  : qu’il t’arrive
quelque chose. Que tu meures. Que tu m’abandonnes, toi
aussi. Alors, j’ai travaillé à réduire les risques.
En éloignant ta jumelle, d’abord. En te protégeant coûte
que coûte, ensuite.
J’ai bien conscience que dans mon cas, il ne s’agissait pas
de simples précautions. J’étais anxieux à l’idée de te laisser
dormir seule, de te laisser marcher, expérimenter par toi-
même. J’ai toujours eu un mal fou à accepter de déléguer à
d’autres adultes la responsabilité de ta surveillance. On ne
peut que compter sur soi dans la vie, je l’ai appris dans la
douleur.
L’hôpital était synonyme de gardes, de travail nocturne
régulier. Comment aurais-je pu te laisser dormir loin de
moi ? J’avais abandonné Marie, ta mère, ce premier jour de
1976, et ce fléchissement avait été fatal. Je ne pouvais me
résoudre à me séparer de toi une seule nuit. J’étais le plus
apte à te protéger. Le seul, l’unique. Celui qui désirait ton
bonheur plus que tout, qui te faisait passer avant tout le
reste, bien avant sa propre existence.
Alors pour mieux te surveiller, j’ai tout d’abord songé à me
mettre à mon compte. À exercer mon métier en cabinet.
Mais peu importe ce que je faisais, les images de Marie sur
ce lit glacial me revenaient. La vue d’un pansement, du
sang, suffisait à me faire défaillir. Je pensais le problème
passager, mais il a rendu mon quotidien invivable. Le
1er  janvier de l’année suivante, j’ai décidé de tourner la
page définitivement. Changer de vie, de métier. J’ai choisi
un travail au calme, éloigné des cris de douleur, qui me
laissait le temps de t’élever, de t’aimer. Je pensais y rester
quelques mois. J’ai surveillé le parc des Buttes-Chaumont
durant trente-cinq heureuses années. J’ai aimé cette vie.
Bien sûr, mon salaire n’était plus le même, mais ce que j’y
ai gagné en sérénité, en respiration, en temps disponible
pour toi, mon amour, est inestimable.
Nous avons déménagé, nous sommes rapprochés de ce
quartier populaire dans lequel je travaillais désormais. J’ai
décidé de tout modifier, de réenchanter nos vies, notre
histoire. J’ai décidé de ne jamais te raconter le passé. De te
tenir à l’écart de mes blessures d’enfance. De mes
blessures d’adulte. Je ne pouvais pas, je ne pouvais plus,
raconter ce qu’il s’était passé réellement le jour de ta
naissance. Je ne pouvais pas, je ne pouvais plus, raconter
ces gestes, la mort de celle que j’aimais au-delà du
raisonnable. L’abandon de Juliette, dont le visage en pleurs
dans cette couverture revenait me hanter chaque soir avant
de m’endormir, me grignotait à petit feu. Je ne pouvais pas,
je ne pouvais plus revivre tout cela, même en paroles. Cela
aurait soulevé bien trop de douleurs.
Je voulais que tu gardes de Marie l’image de la femme
solaire qu’elle était. Que tu saches qu’elle t’avait aimée plus
que tout. Je voulais qu’elle reste vivante, dans mon cœur
comme dans le tien. Son décès était malheureusement le
seul fait que je ne pourrais jamais changer, même si c’était
celui que j’aurais voulu rayer d’un coup de couteau. Alors
j’ai réinventé la mort de ta mère. J’ai imaginé une année
avec elle. Une année à trois, avec une belle photo, des
anecdotes, des joies. Puis j’ai inventé une balade en famille,
un jour de sacrifice rempli de lumière, de courage. J’ai voulu
faire de Marie l’héroïne qu’elle méritait d’être. Prête à tout
risquer par amour pour toi, sa fille. Pas de cri, pas de larme,
pas de souffrance. Juste une mort héroïque, un choc bref,
absolu, presque beau. Pour te sauver.
Ton entrée à l’école a été un déchirement. Je n’avais pas
le choix, bien entendu. Tu grandissais, je devais te laisser
évoluer, vivre ta vie d’enfant. Je comptais les heures qui me
séparaient de la mal nommée «  heure des mamans  ».
Quelle ignominie, ce terme, pour les gosses qui n’en ont
plus. Quelle angoisse, ces journées à ne pas t’avoir sous les
yeux.
J’ai dû t’apprendre à te blinder, t’immuniser. Un enfant
averti en vaut cent mille. Je t’ai énuméré les pires horreurs
qui pouvaient arriver à une petite fille, à une adolescente, à
une adulte. Afin que tu te méfies, que tu te construises une
carapace solide, réfléchisses aux conséquences de tes actes
avant d’entreprendre quoi que ce soit. Je t’ai transmis
toutes mes peurs, j’en suis conscient. Je ne pouvais pas
faire autrement. Je devais te rendre invincible, intouchable.
Je t’ai transmis la volonté farouche de te défendre, et les
meilleures méthodes pour y parvenir, en toutes
circonstances. Mais j’ai aussi alimenté dès le plus jeune âge
ce qui aujourd’hui t’encombre. Une certaine paranoïa, qui à
l’époque me semblait saine, nécessaire.
En 1985, l’épisode de la cheville cassée, a joué un rôle
fondateur dans ton orientation professionnelle. Lorsque j’ai
été appelé par ton institutrice de CM1, j’ai vécu, ce jour-là,
un moment de détresse insensé. Lorsque la voix de cette
femme a retenti dans le combiné de mon téléphone, j’ai cru
qu’elle s’apprêtait à m’annoncer ton décès. Ce coup de fil a
ravivé la douleur de la perte, sa morsure a fait sauter les
coutures de toutes mes mutilations passées. J’ai très vite
compris qu’il ne s’agissait de rien de bien méchant, mais j’ai
perdu pied. J’ai su qu’il me serait désormais impossible de
veiller sur toi 24  h/24, que tu acquerrais de plus en plus
d’autonomie, et que je ne pourrais bientôt plus continuer à
te garder en cage.
C’est à ce moment précis que j’ai décidé que tu
deviendrais médecin. Ce métier que je ne pouvais plus
exercer, ce serait le tien.
Je devais faire en sorte que tu connaisses ton corps
parfaitement, que tu en identifies le moindre
dysfonctionnement, que tu saches te soigner, que tu saches
te sauver, le moment venu. Dès cet instant, je suis sûr que
tu t’en souviens, j’ai commencé à t’entraîner dans
d’innombrables parties de Docteur Maboul, à t’offrir des
cassettes d’Il était une fois la vie, des livres sur le corps
humain… Je voulais que tu trouves ce métier amusant,
attirant. Dès l’âge de douze ans, tu déclarais gaiement que
tu serais généraliste. J’étais fier, satisfait. Soulagé.
Pour le reste – les transports, les accidents domestiques,
les délinquants de tous bords –, t’inculquer un sens aigu du
danger était tout ce que je pouvais faire. Je l’ai fait.
Longtemps, j’ai estimé avoir réussi. Désormais je me rends
bien compte qu’en te transmettant mes peurs, j’ai nourri
ton hypocondrie, tes angoisses. Mais je ne peux pas
changer le passé.
Aujourd’hui tu es en vie, tu es belle, tu es resplendissante,
te voir chaque jour me remplit de bonheur.
Je t’aime, Romane. Plus que tout.
22
Samedi

TROIS, DEUX, UN

Alors que j’élabore ce scénario morbide, le feu de l’action


me fait quasiment perdre de vue le sujet dont il est
question.
Courir vers le précipice. Ne pas s’arrêter. Ne pas regarder
autour de soi. Et sauver Juliette. Bien planquée derrière
d’immenses œillères.
Ça, c’est la théorie.
En pratique, je suis depuis de longues minutes plongée
dans une crise d’hyperventilation qui me paralyse.
Il s’agit de ma mort, je ne peux pas faire comme si une
telle décision relevait de la raison pure. Ce sont les
sentiments qui gagneront, en dernier recours. Quoi qu’ils
m’intiment de décider, ce sera intolérable puisque l’une de
nous va mourir.
Laquelle de nos deux vies a le plus de valeur ?
Comment établir une quelconque priorité sans convoquer
les heures les plus sombres de notre histoire, sans soulever
l’effroi, l’abject ?
Suis-je vraiment prête à me sacrifier, pour cette sœur
dont j’ai découvert l’existence il y a quelques jours
seulement ?
Quelques jours, terriblement intenses. Quelques jours qui
ont bousculé mes certitudes, m’ont profondément
transformée.
Quelques jours au cours desquels je me suis surprise à
envisager une relation avec un homme –  que j’ai fait fuir
depuis, mais tout de même… Pour la première fois depuis la
nuit des temps, je me suis projetée vers l’avenir. J’ai ri et
pleuré comme jamais. Je me suis sentie tellement vivante.
Quel sadique coup du sort de voir frapper la mort à ma
porte aujourd’hui.
Est-ce que Juliette serait plus heureuse que moi  ? Oui,
sans doute. Juliette n’a pas à apprendre le bonheur, il est
déjà en elle, elle est un vétéran du bonheur, alors que je ne
suis qu’une débutante. Et puis, Juliette a une fille. Je ne
peux pas lui enlever sa mère.
Oui, mais voilà, la vérité est là, dans mes tripes.
Aussi irrationnelle que puissante, inscrite au cutter dans
ma chair.
Je veux vivre.
Je veux tomber amoureuse, avoir un enfant, surmonter
mes peurs, voyager, respirer, chanter, rire, pleurer,
m’émerveiller, savourer, tomber, me relever, me sentir
exister. Je veux vivre pour tout ça. Et bien plus encore. Il y a
quelques jours de cela, je n’aurais pas été capable de le
formuler aussi clairement. Aujourd’hui c’est une telle
évidence.
Je veux vivre et je suis prête à le crier sur tous les toits,
moi d’ordinaire si discrète, si absente de ma vie.
Mais comment pourrais-je survivre à la mort de Juliette ?
Moi qui ai vécu trente-neuf années sans elle, je suis
terrifiée à l’idée de la perdre. Cela peut paraître absurde de
m’être mise à l’aimer si fort, en si peu de temps. Est-ce
parce que Juliette est désormais la seule personne dont je
puisse être sûre  ? La seule à ne m’avoir jamais menti  ?
Puis-je être certaine qu’elle ne m’ait jamais menti,
d’ailleurs ? Je ne sais pas, je ne peux pas le savoir, mais je
m’accroche à cette idée.
On se raccroche à ce qu’on peut, lorsque tout bascule.
Soudain, en plein cœur de ce séisme, j’entrevois autre
chose.
Une possibilité. Un éclair déchirant le ciel noir.
Une idée folle. La plus folle que je n’aie jamais eue.
La plus forte et la plus belle, aussi.
Je sens une poussée d’adrénaline. Tous mes sens sont en
éveil. J’allume l’ordinateur de Juliette.
Se pourrait-il que… ? Est-ce possible ?
À mesure que je progresse dans mes recherches, mon
cœur cogne plus fort. Je le sens sortir de ma poitrine.
Oui, tout ça a déjà été tenté. Ça existe. Ça a réussi, sur
plusieurs dizaines de patients dans le monde. C’est
exceptionnel mais ça existe. En France  ? Oui, en France
aussi.
Je vérifie de nouveau. Comme si j’avais pu me tromper…
Je suis médecin, pourtant je n’avais pas entendu parler de
cela auparavant. Il faut croire que d’autres médecins sont
encore plus fous que moi. Prêts à tout tenter pour sauver
une vie. Mon Dieu, ça existe vraiment. Ça a même un nom.
La greffe pulmonaire à partir de donneurs vivants.
Un poumon chacun pour sauver trois vies.
Ou plutôt, un lobe pulmonaire chacun.
Chacun d’entre nous possède cinq lobes pulmonaires  :
trois à droite, deux à gauche. La greffe pulmonaire à partir
de donneurs vivants consiste à prélever un lobe à chacun
des deux donneurs compatibles, et à les transplanter dans
le corps du receveur. L’être humain est formidable, il est
capable de vivre avec un lobe pulmonaire en moins. Pour les
donneurs, le risque de mortalité n’est pas nul –  il ne peut
jamais l’être –, mais il est très faible. Et les séquelles sont la
plupart du temps minimes.
Mon père est encore jeune, suffisamment robuste pour
subir ce genre d’opération, et il a toujours eu une hygiène
de vie irréprochable : ses poumons sont aussi sains que les
miens. Je ne peux pas être certaine qu’il soit absolument
compatible avec Juliette –  un parent ne l’est pas
forcément –, mais les chances sont très élevées puisque les
tests ADN ont confirmé ce que je savais déjà  : il est bien
notre père, à toutes les deux.
L’espoir est là.
Je me mets à rire fort, toute seule, dans cet appartement
avignonnais, à cette heure avancée de la nuit.
Je ris de ce jaillissement de vie sur la désolation.
Je ris de peur. De joie. De fierté. De détresse. De bonheur.
Je ris de l’épreuve inouïe que je m’apprête à affronter.
Je ris car je suis heureuse, en cet instant.
Heureuse d’avoir l’opportunité de nous réunir, Juliette,
mon père et moi.
Heureuse d’offrir à mon père la possibilité d’une
réparation. Qui ne remplacera pas ces trente-neuf années
perdues. Mais qui peut transfigurer les trente-neuf
prochaines.
Une telle greffe est-elle possible en « Super Urgence » ?
Est-ce possible en termes d’éthique, de faisabilité ? Je n’en
ai aucune foutue idée, mais ça vaut le coup de tenter. D’en
parler à l’équipe médicale, d’essayer de les convaincre. Et
vite.
Pour cela il faut que mon père soit avec moi, bien sûr.
Je dois le retrouver. Lui dire que je sais tout, désormais.
Que ce qu’il a fait est impardonnable. Mais qu’il existe un
chemin vers la rédemption. Papa, tu peux offrir une
deuxième vie à ta deuxième fille. Cet acte sera  tellement
beau que je réussirai à te pardonner, ça aussi j’en suis
certaine. Que Juliette te pardonnera à son tour. Sa famille te
remerciera, nous remerciera. Cette épreuve nous rendra
plus forts, chacun, et ensemble.
J’appelle mon père de nouveau. Il est 2 heures du matin.
Toujours pas de réponse. Décroche, papa, décroche s’il te
plaît.
Deuxième essai. Troisième. Quatrième.
J’appellerai des millions de fois s’il le faut.
Un clic. Une voix embrumée, inquiète.
—  Romane  ? Qu’est-ce que… Il ne t’est rien arrivé,
j’espère ? Pourquoi m’appelles-tu à cette heure de la nuit ?
Il n’a pas eu mes messages, il s’est fait voler son
téléphone il y a deux jours, incroyable que ça arrive aussi
dans des petits patelins comme ça. Il est parti quelques
jours en Auvergne, à Saint-Paul-de-Salers. Il avait besoin
d’air pur après ma venue dimanche, qui l’a… perturbé. Il
s’excuse de nouveau pour la gifle. Il ne sait pas ce qui lui a
pris. Il est tellement désolé, espère que je lui pardonnerai.
J’ai envie de tout lui pardonner, en cet instant. Pourvu
qu’il accepte ce que j’ai à lui proposer. Mais je ne peux pas
lui dire tout ça par téléphone.
— Où es-tu maintenant ? Toujours en Auvergne ?
—  Non, à Montpellier. Je fais une halte avant ma
prochaine étape, dans le Sud-Ouest. Romane… est-ce que…
est-ce que tu serais d’accord de me rejoindre  ? Je serais
vraiment heureux, si tu acceptais de passer quelques jours
de vacances avec moi… il est peut-être temps de se revoir
un peu plus fréquemment, non ?
Tu ne peux pas savoir à quel point j’ai envie de te
rejoindre, à quel point nous allons nous voir fréquemment
dans les semaines à venir, papa.
Je réalise que si je vais à Montpellier, nous allons perdre
de précieuses heures. Il serait bien plus efficace de nous
rejoindre à Marseille. Je décide donc de lui donner rendez-
vous là-bas.
—  Papa, je suis en vacances moi aussi… j’ai établi un
programme de visites en Provence, tu me connais, je suis
toujours très organisée.
Je l’entends sourire à l’autre bout de la ligne.
— J’adorerais que tu me rejoignes, papa, à Marseille.
—  Tu es sérieuse, ma chérie  ? Toi, à Marseille, cela
signifie que tu as pris le train  ? C’est la révolution,
Romane… C’est formidable, aussi. Ça signifie… que tu as
réussi à surmonter ta peur des transports. Je suis… je suis
fier de toi, Romane.
Il est ému, ça s’entend. C’est totalement stupide, mais ça
me donne envie de pleurer. Il continue :
—  Je te rejoindrai avec plaisir, ma chérie. Je n’avais pas
vraiment réservé la suite de mon séjour, alors… Je sauterai
dans le train demain matin, si tu veux bien me laisser
dormir quelques heures.
Il rit de nouveau.
Son rire m’a manqué, je le réalise en cet instant. Ce rire
qui a accompagné mes jeux d’enfant, les courses-poursuites
dans notre appartement qui finissaient irrémédiablement en
batailles de chatouilles, ce rire qui éclatait lorsque mon nez
plongeait un peu trop dans la sauce de ses inénarrables
pâtes aux légumes (sa spécialité ultime), ce rire qui a
ponctué toutes les grandes étapes de ma vie. Ce rire qui
m’a toujours fait tellement de bien.
Nous prenons rendez-vous.
— Je t’attendrai demain vers 13 heures, sur le parvis de
la gare Saint-Charles.
— J’y serai.
— Bonne nuit, papa.
— Bonne nuit, mon amour.
Une hésitation, de chaque côté du combiné.
— Je t’aime, Romane.
— Moi aussi, je t’aime, papa.
Il raccroche. Je fonds en larmes et je souris en même
temps. Je me dis que ça doit faire comme un arc-en-ciel sur
mon visage, mais je sais bien qu’il doit plutôt être question
d’immondes coulures de mascara.
Qu’importe. J’ai désormais la certitude absolue que nous
allons sauver Juliette.
23
Samedi

SI TU SAVAIS

Samedi matin. Le soleil est revenu sur Avignon. Comme si


c’était moi qui contrôlais les choses désormais, y compris la
météo. À midi pile, un taxi m’emmènera vers Marseille. Vers
mon père, vers Juliette.
Il va falloir que je sois forte. Je dois parler à mon père de
la manière la plus douce possible. Ne pas juger, pas
maintenant. L’urgence, c’est Juliette. Je dois rester
concentrée sur mon objectif : le convaincre de donner l’un
de ses lobes pulmonaires à Juliette. Il ne faut en aucun cas
le braquer en lui demandant de justifier l’injustifiable. La
vérité viendra plus tard.
Je crois que nous allons réussir. Que mon père sera
compatible, lui aussi. Que Juliette vivra. Que nous vivrons. Je
le crois, mais je connais les risques. Pour Juliette, ils sont
immenses. Je sais bien qu’elle est loin d’être tirée d’affaire.
Je sais bien qu’elle peut mourir, avec ou sans nos poumons.
Pour mon père et moi, le risque de décès est quasiment nul.
Mais tout est dans le quasiment. Je me méfie des
quasiment. Il n’y avait quasiment aucune chance que cette
inconnue débusquée par Mme  Lebrun soit ma sœur
jumelle. Et pourtant. Je ne peux pas savoir si demain Juliette
sera toujours en vie. Je ne peux pas être certaine que moi-
même je le serai toujours à l’issue de cette opération loin
d’être anodine. Je l’espère de tout mon cœur, mais la vérité
c’est que je n’en sais rien.
Au cours de cette nuit de douleur et d’espoir mêlés, j’ai
rédigé deux lettres, que j’ai cachées dans le tiroir de la table
de nuit de Juliette, puisqu’elles ne sont destinées à être lues
qu’en cas d’issue dramatique.
La première est pour Paola et Gabriel. Dans cette lettre, je
leur révèle tout ce que je sais. Leurs arrangements avec la
vérité, ceux de mon père, le pacte que j’ai passé avec
Juliette, et mon souhait de rompre le cycle du mensonge. Je
veux que Marie sache tout des origines de sa maman, qui
sont aussi les miennes, les siennes. Je sais la douleur de
grandir avec un doute, un soupçon. Je sais la terreur d’être à
jamais une fille floue, sans aucun visage attaché à ses
racines. Je ne veux pas de cela pour ma nièce.
Ma seconde lettre est donc pour Marie. Dans cette lettre,
je lui explique les raisons du silence de sa mère sur sa
maladie, pour les préserver tous, pour la préserver, elle.
Dans cette lettre, je lui répète que sa mère l’aime, qu’elle
me l’a dit des dizaines de fois en quelques heures, et qu’elle
sera toujours auprès d’elle. Je lui affirme que sa mère la sait
forte, belle, intelligente. Promise à une vie extraordinaire.
Cette lettre, c’est celle que j’aurais voulu recevoir de ma
propre mère. Peut-être qu’elle m’aurait donné les
ressources, la confiance nécessaire pour avancer
sereinement dans la vie. Je me dis qu’une telle lettre
d’amour ne peut que construire la femme magnifique que
Marie deviendra. Dans cette lettre, je lui révèle aussi ce qu’il
va se passer d’ici quelques minutes. Une dernière matinée,
non pas avec sa mère, mais avec moi. Sa tante. Qui la
connaît si peu, mais pour qui elle compte déjà tant.
À l’aube, je téléphone à Paola, lui demande si elle peut
venir à la librairie ce matin avec Marie, car j’ai envie de
l’embrasser – de les embrasser, toutes les deux.
— Il se passe quelque chose, ma belette ?
— Non maman, rien d’autre qu’une mère qui aime sa fille.
— C’est beau de dire une phrase comme ça, tesoro. Bien
sûr qu’on va passer te voir. Pas longtemps, parce que je
veux être au supermarché avant que tous les touristes ne
débarquent…
— Aucun problème, maman.
— Dis-moi… est-ce que je pourrais garder Marie jusqu’au
retour de Raphaël  ? Je lui avais promis de lui faire un
panettone et je n’ai pas encore eu le temps, alors je me
disais…
— Aucun problème, maman.
Au vu de mes projets de ces prochains jours, c’était bien
ce que j’avais prévu. Paola m’a devancée.
À 9  h  30, j’ouvre le magasin. Cinq minutes plus tard,
Paola entre, avec Marie, qui me saute au cou. Je m’étonne
de la voir totalement vêtue de bleu, elle m’explique que la
semaine rose est finie, MélanieMélodie ayant décrété que
l’heure était désormais au bleu. Nettement plus difficile à
exécuter en termes de nourriture, alors le blanc est aussi
toléré. Merci de cette sollicitude, chère MélanieMélodie.
Paola s’approche.
—  Tu as de petits yeux, un peu rougis. Est-ce que tu as
pleuré ?
—  Non pas du tout, maman, je couve peut-être une
conjonctivite, j’attends quelques jours, je verrai bien si ça
passe ou pas d’ici la fin du week-end…
Elle sourit.
— Si tu veux aller te balader avec Marie, je peux rester ici
une demi-heure. Je suis ravie de t’aider à la librairie, on y
rencontre des gens charmants… D’ailleurs, comment va ton
adorable Désiré ?
—  Maman, ça ne te regarde pas… et ce n’est pas mon
Désiré…
—  Comme tu voudras… molto bello, en tout cas. Tu as
très bon goût… tu tiens forcément ça de moi… de toute
façon il n’y a que pour le physique que tu ressembles à ton
père… tout le reste vient de moi !
Paola éclate de rire, m’embrasse, dépose un baiser sonore
sur la joue de Marie. Est-ce que Paola y croit, lorsqu’elle
s’adresse à sa fille en faisant comme si elle ressemblait
vraiment  à son père  ? A-t-elle pu refouler au fond de son
âme qu’elle a été adoptée, a-t-elle pu se convaincre d’une
autre vérité ? J’en suis certaine. Au fil du temps, ce qui était
impossible est devenu la réalité  : ils sont les vrais parents
de Juliette. Dans leurs tripes, dans leur cœur, dans leur
quotidien depuis trente-neuf ans. Il ne peut en être
autrement.

J’emmène Marie avec moi, au cœur d’Avignon.


Sur la place de l’Horloge, qui bruisse déjà de mille éclats
de voix, nous nous attablons à la terrasse d’un glacier, dont
nous sommes sans doute les premières clientes. Le bleu
chimique éclatant du parfum «  bonbon Schtroumpf  » a
attiré Marie irrésistiblement. Elle insiste pour faire une photo
«  pour montrer à papa comme on suit bien le programme
bleu  ». Je comptais me contenter d’un sage cornet au
chocolat, mais je me lance moi aussi dans l’aventure de la
glace schtroumpfante…
Nous restons quelques instants, et Marie propose de me
montrer d’autres « œuvres » de MélanieMélodie. J’accepte
avec joie.
Marie manie le téléphone avec une incroyable dextérité.
Elle ne sait pas encore lire, mais elle se débrouille avec le
contrôle vocal, que je ne sais pas utiliser. Cette génération
biberonnée à YouTube est flippante. MélanieMélodie est
flippante, elle aussi. Elle doit avoir vingt-cinq ans mais se
comporte comme si elle en avait douze. Joue-t-elle un rôle,
ou est-elle vraiment comme ça dans la vie ? Je penche pour
la deuxième hypothèse, et me dis que le monde est devenu
fou.
Marie n’arrête pas de me dire qu’elle est «  trop
contente  » de cette glace, de cette séance vidéo
improvisée, et ça a l’air vrai. Son visage lumineux ne ment
pas.
Nous revenons vers la librairie, et je fais durer notre
marche, profitant de sa fatigue d’enfant pour la prendre
dans mes bras. Je la serre contre mon corps, l’embrasse. Je
ne suis pas capable de m’en détacher. Il va pourtant bien
falloir. Je dépose un long baiser appuyé sur son front, lui
murmure  : «  Au revoir ma petite belette que j’aime. » Je
parviens à ne pas pleurer. Elle me serre en retour, sans
insister. Elle ne sait pas qu’il faut qu’elle me serre fort, aussi
fort qu’elle le peut, que la sensation même de ce dernier
instant est fondamentale. Alors je lui propose de jouer à qui
serre le plus fort. Elle me broie une mâchoire en riant,
m’inonde de baisers, que je lui rends, le cœur lourd, les
larmes planquées derrière une digue bien fragile.
Je regarde Paola emporter le petit colis bleu et blond dans
ses bras. Je suis fière de moi. Je suis fière de ce que je
m’apprête à faire. Je ne sais pas si je l’ai déjà été, dans ma
vie. Il était temps. Je reste ainsi jusqu’à ce que la porte de la
librairie se referme.
J’attends quelques minutes, m’assure que Paola et Marie
sont bien parties. Puis je laisse couler mes larmes. Je les ai
retenues, là, juste au bord, jusqu’à maintenant. Mais je ne
peux plus. Je prends conscience de toutes ces choses à côté
desquelles je suis passée dans ma vie. Par paresse, parfois.
Par peur, souvent. Tout au long de ma vie, j’ai vécu dans la
peur. La peur de tout, tout le temps. Alors qu’aucune
menace ne planait sur moi. Je me suis censurée, je me suis
barricadée derrière des paravents de papier, j’ai moi-même
assombri mon quotidien, inlassablement. C’est idiot,
vraiment, mais je réalise seulement maintenant que la peur
de mourir m’a empêchée de vivre. Quoi qu’il en soit, je suis
heureuse de ces quelques instants avec Marie. Un petit
supplément. Une parenthèse de lumière.
*

Alors que je m’apprête à fermer la librairie pour une durée


indéterminée, la sonnette retentit. Une voix familière
s’élève :
— Vous êtes une femme bien étrange, Romane.
Désiré se tient dans l’entrée de la librairie. Il sourit. Un
petit bouquet –  visiblement artisanal  – dans les mains. Je
repense à ce que je lui ai dit hier matin, il y a une éternité.
— Désiré, je suis désolée. Vraiment, je ne voulais pas…
Il m’interrompt :
— Je sais, Romane.
Je le regarde. J’ai envie de le prendre dans mes bras, là,
sur-le-champ. De l’embrasser sauvagement. Et plus,
puisqu’affinités. Je n’ai pas peur, ce matin.
Il me tend les jolies fleurs.
— Ce sont des belles-de-nuit… Elles déploient leur beauté
à la tombée du jour et se referment au petit matin. J’ai
pensé qu’elles nous iraient bien, à tous les deux. Ces
modestes fleurs sont une invitation à de nouvelles
découvertes nocturnes. Je connais un pont particulièrement
sympathique… mais j’ai d’autres ressources.
Je pourrais tout tenter. Je voudrais tout tenter, avec lui.
J’en ai furieusement envie. Mais je ne veux pas le faire
souffrir. Il ne doit pas s’imaginer… Je ne sais pas dans quel
état je me réveillerai après le don de mon lobe pulmonaire.
Je tente la métaphore animalière à base de papillons
éphémères, je m’embrouille, je m’entends rire bêtement,
j’ai quinze ans tout à coup. Désiré doit en avoir marre de
m’entendre raconter toutes ces âneries, car il s’avance et
pose un doigt sur ma bouche. Ce contact me pétrifie. Sa
chaleur m’électrise.
Désiré penche son visage vers moi. Je peux sentir son
souffle, son haleine mentholée. Cela fait des années que je
n’ai pas vécu ça. L’ai-je déjà vécu, d’ailleurs  ? Désiré
m’embrasse. Lentement. Continue de s’approcher.
Comment pourrait-il être plus proche ? Il le peut. Ses mains
se font plus fermes. Je m’abandonne. C’est une sensation
douce, moite, voluptueuse. Notre baiser a le goût d’un pop-
corn à la menthe. Cette image me fait sourire. Il s’en
aperçoit, desserre légèrement son étreinte. Suffisamment
pour qu’un éclair de lucidité traverse mon esprit malade. Je
ne peux pas. Je ne dois pas aller plus loin. C’est une pente
glissante. Dangereuse. Les sentiments qui sont en train de
monter en moi sont tels qu’ils pourraient égratigner ma
volonté, ébranler ma détermination à aller jusqu’au bout. À
risquer ma vie pour Juliette. À quelques heures de
l’échéance, il n’est pas possible de débuter quoi  que ce
soit.
Je me dégage doucement de l’étreinte de Désiré. Lui dis
que j’ai besoin de temps. Qu’il est terriblement séduisant.
Mais que ce matin, je ne peux pas aller plus loin. Il sourit,
me dit qu’il comprend. Que j’ai son numéro, désormais. Qu’il
existe d’autres fleurs que les belles-de-nuit, qui vivent le
jour et qui sont magnifiques, elles aussi. Que décidément, il
a bien fait de s’approcher de cette librairie, ce jour de
cocktail, il y a quelque temps. Qu’il attend mon appel. Je me
mords la joue, hésite, puis l’embrasse une dernière fois,
furtivement. Un baiser volé. Mon premier. Le dernier, peut-
être.

Il est 11 h 50. La matinée est presque terminée.


Je commande un dernier taxi. Avignon-Marseille. Cent
euros minimum. La course de sa vie, vers celle de ma sœur.
Je ne négocie pas le prix.
Il sera là d’ici quinze minutes.

*
Je m’assieds sur une chaise de la cuisine, mais je ne tiens
pas en place. Je ne sais pour quelle raison, le fait de revoir
Désiré a réactivé la sensation qui s’était logée dans mon
ventre, cette sensation d’être passée à côté de quelque
chose.
Elle est là, de nouveau. Elle grossit. Je suis tout proche du
but.
Qu’est-ce qu’il a dit, ce jour-là sur le pont, punaise ?
Qu’est-ce qu’il a dit aujourd’hui ?
Je passe en revue mes sensations de l’instant. Ses gestes,
ses paroles.
Soudain, l’évidence.
Le cocktail. Désiré a parlé d’un cocktail dans la librairie.
Ce cocktail qui l’a attiré, dont il m’a parlé sur le pont. Qu’il
a évoqué de nouveau, il y a quelques minutes.
Dans l’ordinateur de Juliette l’autre soir, il y avait des
photos de différents événements que Juliette a organisés
dans sa librairie. C’est là que la sensation est née. Chaque
évocation du cocktail l’a réveillée. J’ai vu quelque chose au
sein de ces photos. Quelque chose qui ne m’a plus quittée
depuis.
Je me rue sur l’ordinateur, l’ouvre frénétiquement. Il me
reste dix minutes avant que le taxi n’arrive. Je me concentre
sur le dossier de photos intitulé sobrement «  Événements
auteurs ».
À mesure que je fais défiler les images, l’inquiétude
grandit.
Une, deux, trois, quatre photos, non, non, non, non.
Cinq, six, sept, huit. C’est là.
Mon corps se raidit. Mon sang se fige, en même temps
que mon regard.
Ce n’est pas possible. Comment ai-je pu passer à côté,
l’autre soir ?
Mon père. Mon père, dans les photos de Juliette. Mon père,
au milieu de la foule, sur une photo de rencontre d’auteur
dans la librairie. Prise il y a moins d’un mois.
Je sens les larmes monter. Je zoome, je scrute. C’est bien
lui, j’en suis sûre et certaine. Je continue mes recherches, et
les larmes s’échappent. Mon père apparaît sur d’autres
images. Pire encore. Sur l’un des clichés, il sourit, tenant
dans la main une coupe de champagne qu’il partage avec
Juliette.
Je suis prise de vertige, j’étouffe.
Je me répète que ce n’est pas possible. J’ai besoin de
m’allonger.
Tout s’écroule. Je n’ai plus aucune certitude.
Je répète une même phrase, en boucle.
Une phrase dont je ne saisis pas encore toutes les
implications.
Juliette et mon père se connaissent.
CETTE FILLE-LÀ

À quel moment cela a-t-il commencé ?


Le phénomène est difficile à dater tant j’ai désormais
l’impression étrange que ce mal sournois, indicible, a
toujours été là. Une corrosion, logée à l’intérieur de mon
corps. Une lame, un scalpel aiguisé planté dans mes plaies,
toujours fraîches. Alimentant un ulcère à l’estomac dont tu
n’as jamais rien su, Romane. J’ai toujours considéré que
c’était un moindre mal, un châtiment mineur, comparé à
l’immensité de ma faute.
Depuis des décennies désormais, je suis rongé, dévoré
par ce que l’on appelle communément le remords.
Depuis des décennies, je sais que j’ai pulvérisé une part
de ma vie, une part de la tienne. Une part de la sienne.
Juliette. Mon autre fille. Ta sœur.
Lorsque tu as soufflé tes vingt bougies, quelque chose en
moi s’est mis en mouvement. Bien sûr, le mal était fait. Ce
mal, je l’avais décidé. Quoi que je fasse, je ne pourrais rien
y changer. Jamais. Mais je devais savoir ce que Juliette était
devenue. Si elle était heureuse. J’avais l’intuition –
  l’espoir  – de son bonheur. Ou bien était-ce un moyen de
me dédouaner, d’apaiser mes douleurs ? Je devais en avoir
le cœur net. Plus tard, il serait trop tard.
À vingt ans, on a encore la vie devant soi.
À vingt ans, je pouvais encore avoir un impact sur celle de
Juliette.
J’ai engagé un détective privé. Comme dans les séries
B. Moins glamour, plus caféiné, le physique plus proche de
l’ours que de la star hollywoodienne. Mais d’une efficacité
redoutable. Quelques contacts dans les administrations
adéquates, une somme d’argent conséquente, et le nom et
l’adresse de Juliette m’étaient fournis. Nous étions en
mars 1996.
Le jour où j’ai appris qu’elle portait toujours le prénom
que j’avais griffonné à la va-vite ce jour de détresse infinie,
ce prénom que votre mère avait choisi, l’émotion m’a
submergé. Juliette était non seulement vivante, mais elle
était aussi restée Juliette. Lorsque l’on m’a tendu une
photographie prise à la dérobée de la jeune femme qu’elle
était, mon corps s’est mis à saigner, au sens propre. Juliette
te ressemblait tellement. Le jour de la naissance, il m’avait
été impossible de savoir si vous étiez de fausses ou de
vraies jumelles. Cette photo ne laissait aucune place au
doute. J’ai dû être hospitalisé quelques jours, pour soigner
cet ulcère. Je suis parvenu à te le cacher. Tu étais en
troisième année de médecine, tu avais d’autres
préoccupations. Tu avais trouvé assez sain que je m’octroie
enfin de vraies vacances.
Il m’a fallu encore quelques semaines pour me décider.
J’avais formé l’idée un peu insensée de m’immiscer dans la
vie de Juliette. D’une façon ou d’une autre. Je ne voulais pas
être intrusif. Le détective m’avait indiqué que Juliette
semblait en pleine santé et heureuse. Si jeune, et pourtant
déjà sûre de son chemin. Elle était employée dans une
librairie d’Avignon, où sa famille était installée. Sa famille.
Pas nous. Pas moi. Ces mots m’ont toujours fait mal. J’en
suis le seul coupable.
Ce n’est que treize ans plus tard qu’elle a ouvert Les mots
de Juliette. Je l’y ai incitée, puis aidée. Je vais y venir.
En mai  1996 –  je m’en souviendrai toujours  –, j’ai
rassemblé mes forces, et décidé de la rencontrer. De nouer
des liens avec elle. À défaut d’avoir été un père, j’ai espéré
devenir un ami. Avant même de lui parler, je m’étais
clairement formulé les limites de mon intervention. Si ce
que le détective m’avait indiqué était vrai, si Juliette était
heureuse avec sa famille adoptive, il était hors de question
que je vienne saccager son bonheur. L’heure était à la
réparation, en douceur, à dose homéopathique. Je devais
respecter sa vie, intervenir avec parcimonie, discrétion. Je
ne révélerais jamais ma véritable identité. Mentir, de
nouveau. Mentir, encore et toujours. Ma vie n’est finalement
que mensonge. Mais elle est ma vie.
Un matin, je me suis présenté à la librairie qui employait
Juliette. J’ai erré dans les allées. Je n’osais pas la regarder. Je
savais qu’elle était là, j’avais aperçu sa chevelure rousse,
penchée sur l’un des présentoirs. Au bout de quelques
minutes, elle a fait son travail. Elle est venue me parler. M’a
demandé ce qu’elle pouvait faire pour moi. J’ai planté mes
yeux dans les siens et j’ai senti les larmes monter. J’ai eu
envie de lui répondre  : «  Tout.  » J’ai répondu  : «  Rien.
Merci mademoiselle, je regarde, simplement. » Elle a hoché
la tête, a souri, et ajouté machinalement que si j’avais
besoin d’elle, elle serait là. Je l’ai laissée s’éloigner, me suis
retourné, le visage dévasté, et j’ai marmonné  : «  Moi
aussi. »
À partir de là, j’ai commencé à prendre quelques jours de
repos chaque mois. Ça n’est pas la version que je te
donnais, Romane, mais ces quelques jours, je les passais à
Avignon.
Je suis devenu un client régulier de la librairie. Je me suis
fait appeler « Monsieur Joseph », et j’ai commencé à nouer
des conversations littéraires avec Juliette. Ma fille. Devenue
ma libraire attitrée. Elle me conseillait quelques ouvrages
avec son enthousiasme, sa joie, sa verve si communicatifs,
je les lisais dans le mois qui suivait, et nous en parlions à
mon retour, quelques semaines plus tard. Nos conversations
s’allongeaient. J’avais repéré les jours creux, les jours où
Juliette avait plus de temps à accorder à ses clients fidèles.
Ces quelques heures passées auprès d’elle étaient
magiques. Je n’ai pas peur de le dire.
J’ai rencontré ses parents adoptifs, à la librairie. Au début,
l’exubérance de Paola m’a fait peur. Par certains aspects,
elle me rappelait ma propre mère. Mais j’ai vite saisi
l’amour inconditionnel qui les unissait, toutes les deux.
Quant à son père, Gabriel, Juliette l’évoquait parfois, un
grand sourire sur les lèvres. Je donnais le change bien sûr,
mais à chaque fois mon cœur se serrait. Le jour où je les ai
vus, tous les deux, ensemble, il s’est déchiré. Cela m’a fait
mal, de regarder vivre cette famille. Je me suis demandé
laquelle de vous deux avait eu le plus de chance,
finalement. En abandonnant Juliette, je lui ai offert la
possibilité d’un vrai foyer. En te gardant auprès de moi,
Romane, je t’ai condamnée à mes angoisses, t’ai exposée à
l’expiation feutrée de mes fautes les plus abjectes. Je ne
suis pas aveugle. J’ai très vite compris que de mes deux
filles, Juliette était la plus épanouie. Et que je n’y étais pour
rien.
Quoi qu’il en soit je suis infiniment reconnaissant à ces
autres d’avoir recueilli Juliette, de l’avoir si bien élevée, de
lui avoir donné autant d’amour. Elle le méritait.
Je me suis détesté, toutes ces années. J’ai voulu réparer le
mal. Apaiser ma conscience. Elle ne le sera jamais vraiment.
Je n’ai jamais su donner la juste dose d’amour, je m’en
rends compte aujourd’hui. Tout ce que je
souhaitais,  Romane, c’était te montrer que je t’aimais. Je
ne  voulais pas t’étouffer. Mais je n’ai pas su faire
autrement.
La seule chose que je pouvais obtenir, du côté de Juliette,
c’était cette sorte de lien bienveillant libraire-client. Et je
pouvais agir dans l’ombre, améliorer discrètement son
quotidien, comme un ange gardien.
C’est ce que j’ai eu l’occasion de faire, lorsque j’ai senti
que Juliette commençait à tourner en rond, dans cette
librairie qui n’était pas sienne. Nous étions en 2009, les
plateformes de financement participatif commençaient à
éclore. Je l’ai incitée à se renseigner, à lancer une
campagne, afin de financer un début d’activité de libraire
indépendante, à son compte. Elle l’a fait. Trois cents
contributeurs anonymes ont soutenu son projet. C’était fou.
Juliette était surexcitée. Elle m’a remercié mille fois de lui
avoir donné cette formidable idée. Nos liens sont devenus
plus forts. Comment dire… privilégiés.
Parmi ces trois cents contributeurs, il y en avait environ
deux cents qu’elle ne connaissait pas. Des pseudonymes,
des versements. J’étais ces deux cents, évidemment. J’ai fait
deux prêts dans deux banques différentes, toutes mes
économies y sont passées. Mais j’étais tellement heureux de
contribuer, modestement, à une part de bien-être de
Juliette. C’était si peu.
La même année, Juliette est tombée enceinte, et j’ai senti
que je pouvais tenter quelque chose de plus important. Je
voulais inscrire symboliquement cette enfant, ma première
–  et à ce jour ma seule  – petite-fille, dans notre famille.
Juliette avait des idées de prénom extravagantes. Des
prénoms à diphtongue, des prénoms «  mode  ». Nos
échanges l’ont fait évoluer, j’en suis certain, vers plus de
classicisme. Assez vite, j’ai introduit dans la discussion le
prénom de votre mère. Elle l’a tout de suite trouvé
charmant. Dès lors, j’ai augmenté la fréquence de mes
visites, et je n’hésitais plus à appeler l’enfant à naître
«  Marie  ». Ce qui faisait dire à ta sœur quelque chose
comme «  Vous exagérez, monsieur Joseph…  », en riant.
Lorsque Juliette rit, lorsque tu ris, Romane, je vois Marie,
votre mère. Chacun de vos rires me brise le cœur et le
répare, à la fois.
L’idée a fait son chemin. Jusqu’au dernier moment, je
n’étais pas sûr de son choix. Et je ne connaissais pas
Raphaël, je n’avais eu aucune prise sur lui.
Lorsque l’enfant est arrivée, Juliette m’a envoyé un simple
SMS.
« Marie est née ce matin. Merci, monsieur Joseph. »
Ce fut l’un des plus beaux jours de ma vie.
24
Samedi

AINSI SOIT-IL

Il est 12 h 03. J’aperçois le taxi, stationné en face.


Je suis totalement perdue.
Suis-je manipulée par tout le monde  ? Dans quel but  ?
J’essaie de distinguer le vrai du faux, mais je n’y parviens
pas.
Je ne comprends plus rien.
Pourtant, je dois y aller. Car deux choses sont absolument
certaines  : Juliette est ma sœur, l’ADN ne ment pas. Et
Juliette va mourir si elle n’est pas greffée dans les jours qui
viennent –  jamais le personnel d’un grand hôpital ne
jouerait la comédie sur un sujet aussi grave, nous ne
sommes pas dans le Truman Show. Quelles que puissent
être les explications de ces photos de mon père et Juliette
réunis, ma décision ne changera pas. Je me répète que je
n’ai pas le choix, mais me rends compte que si, justement,
je l’ai toujours eu. Je l’ai toujours. J’ai choisi de donner à ma
sœur une chance de survivre.
Je jette un dernier coup d’œil à l’appartement. C’est donc
là que s’achève cette histoire. Ne pas flancher. Rester
solide. Courageuse. Droite dans mes bottes. Ce que je
m’apprête à faire est l’acte le plus difficile que je n’aie
jamais eu à exécuter, bien sûr. Un tel don est loin d’être
sans danger. Je ne peux pas être certaine d’en sortir intacte,
je le sais pertinemment.
Je descends les marches, une à une. Je prends le temps. Je
ne suis pas à quelques secondes près. C’est étrange, c’est
la première fois de mon existence que j’ai une conscience
aussi aiguë de mon propre corps. J’ai l’impression de
ressentir jusqu’au moindre mouvement de fluide. Les
pulsations du sang dans mes tempes. Les battements de
mon cœur, qui s’accordent, dans une esthétique quasi
parfaite, au rythme de mes pas. À mesure que je me
rapproche de la rue, la pessimiste en moi s’apaise, une
bonne fois pour toutes. Je me force à ne voir que le positif,
le bonheur. Je dis adieu à ma vie d’avant, car quoi qu’il
advienne, je sais que désormais tout sera différent. Ou ne
sera plus. Je suis à Cannes, ma montée des marches est une
descente.
Sur la marche no  3, le goût de la glace partagée avec
Marie quelques instants plus tôt.
Sur la marche no 4, la saveur sucrée du baiser de Désiré.
Sur la marche no  10, la voix de mon père, son timbre si
doux, ses « je t’aime ».
Sur la marche no  12, son sourire à la sortie de l’école,
lorsqu’il me prenait dans ses bras, me couvrait de baisers,
m’appelait son petit amour, et me tendait un morceau de
pain chaud.
Sur la marche no  15, toutes les fêtes de Noël de mon
enfance, les bougies, les chants, les guirlandes lumineuses,
les jouets tant espérés. Le sourire de mon père, encore et
toujours.
Sur la marche no 17, la photo de mes parents. Si belle, si
parfaite. Je l’ai tellement scrutée. Je l’ai tellement aimée,
cette photo. Ce sera sans doute l’image que je convoquerai,
au tout dernier instant. Même si elle n’existe pas.
Sur la marche no 20, ma mère. Toute ma vie, j’ai pensé lui
être inférieure, ne pas mériter d’exister à sa place. Ce
matin, j’ai douté. Peut-être qu’il n’y a pas d’un côté les êtres
solaires et de l’autre les moins que rien. Peut-être que ma
mère aurait été fière de moi. Qui sait ? Alors que Juliette ou
moi allons peut-être la rejoindre, la rencontrer pour la
première fois, je me demande si elle savait. Avait-elle
conscience d’abriter, au creux de ses entrailles, deux
jumelles, deux sœurs  rigoureusement identiques  ? Savait-
elle que la vie les séparerait ? Comment imaginait-elle ses
trente-neuf années avec elles ? Je suis certaine qu’elle nous
aurait aimées, toutes les deux. Sans condition. Je  suis
certaine qu’elle savait. J’en ai l’intime conviction.
Sur la dernière marche, le sourire de Juliette. Il va revenir.
Avec ou sans moi. Il illuminera les jours de merveilleux êtres
humains. Il brillera trois fois plus, puisque désormais nous
serons trois à le faire exister.
Parvenue dans le hall d’entrée de l’immeuble, je sens mon
portable vibrer.
Numéro inconnu.
Je décroche.
Au même instant, j’ouvre la porte.
Les sons, les images se télescopent. Une cacophonie dont
j’ai du mal à capter les éléments essentiels.
Je me concentre, plisse les yeux afin de mieux voir, mieux
entendre.
Je perçois avec clarté une voix dans le combiné. Il est
question de Juliette.
Il est arrivé quelque chose à Juliette.
Non, au contraire. Juliette s’apprête à entrer au bloc
opératoire.
Ils ont trouvé. Ils ont trouvé. Ce n’est pas possible. C’est
miraculeux.
Je me mets à trembler.
Devant moi, une vision incompréhensible.
Mme Racine se tient debout, là. Elle pleure.
À ses côtés, une tête baissée, une silhouette familière. Le
visage se relève. Dévasté, lui aussi. Mme Lebrun est là. Elle
est en larmes.
Je ne comprends rien de ce qui est en train de se dérouler
sous mes yeux.
Je regarde mieux.
Mme  Lebrun tient dans ses mains, contre son cœur, ce
qui ressemble à un classeur. Elle me le tend lentement. Elle
tremble, elle aussi.
J’éloigne mon téléphone. Je demande à la voix féminine à
l’autre bout du fil de patienter. Je n’ai jamais su faire
plusieurs choses à la fois.
Je lis ce qui est écrit sur la couverture du classeur que me
tend Mme Lebrun.
Et soudain, je comprends tout.
Je comprends les mensonges. Les silences. Les photos.
Je comprends que les miracles n’existent pas.
Je serre le classeur de toutes mes forces. Et je m’effondre,
au ralenti, contre les jambes de Mme  Racine et
Mme Lebrun.
CETTE MORT-LÀ

Lorsque j’ai appris la maladie de Juliette, quelque chose


s’est brisé en moi. Définitivement. Juliette était parvenue à
cacher son état à son entourage, à ses proches. Je n’en
faisais pas véritablement partie. Alors avec moi, Juliette
s’est moins méfiée. Un jour, elle a pris un appel en ma
présence. A pris soin de s’éloigner, de parler bas. Mais je l’ai
entendue répéter un horaire de rendez-vous. Et un lieu.
Samedi 11 juillet. Hôpital Nord. Service de pneumologie. Je
l’avais entendue tousser, ces derniers mois, comme tout le
monde. Mais elle balayait tout d’un revers de main, d’un
rire. Rien n’était grave, tout était léger. J’avais envie d’y
croire, probablement. Cette fois-ci, après avoir raccroché,
son air était empreint d’une gravité que je ne lui connaissais
pas. J’ai frémi, bien sûr. Je n’ai rien dit, sur le moment, mais
je l’ai suivie, ce samedi 11  juillet, dans les couloirs de
l’hôpital Nord, à Marseille.
C’est moi qui l’ai vue, totalement détruite, sortir du
bureau du chef de service de pneumologie. Je me suis
éclipsé discrètement, mais je n’ai pas pu résister. Je ne
pouvais pas la laisser dans cet état. Je devais jouer mon rôle
de père, pour une fois dans ma vie. Consoler ma petite fille
en détresse. Alors j’ai fait semblant de la rencontrer par
hasard, dans le hall d’accueil – je lui ai expliqué que l’un de
mes proches était hospitalisé ici pour une fracture du col du
fémur. Elle n’a pas pu me mentir. Elle était en larmes. Nous
nous sommes assis, avons siroté ensemble un café d’hôpital
trop sucré. Je l’ai prise dans mes bras, pour la première fois.
Et elle m’a tout raconté. Sa fibrose pulmonaire. L’annonce
qui venait de lui être faite d’une dégradation soudaine. Le
besoin d’une greffe, qui se rapprochait. Le secret.
« Monsieur Joseph, désormais vous êtes le seul au courant.
Je ne vous l’aurais jamais dit, si nous ne nous étions pas
rencontrés ici. Personne d’autre que vous ne doit jamais
savoir. Ni Marie, ni mes parents. Vous devez me promettre
de ne rien dire, de ne faire aucune allusion à ma maladie,
jamais. »
J’ai promis. J’ai menti. Pour la sauver.
Je suis rentré à Paris. Sous le choc.
Juliette pouvait mourir. Bientôt. Très bientôt. Encore une
fois, j’allais la perdre. Je ne pouvais pas. Je revoyais Marie,
ta mère, Marie, ta nièce, les deux images se superposaient,
je devais trouver un moyen de détourner le destin. La
personne qui méritait de mourir, ça n’était pas Juliette.
C’était moi. Je suis conscient d’avoir volé sa vie à Juliette.
D’avoir volé vos vies, à toutes les deux. Le moment était
venu, non pas de compenser par des actes mineurs –  une
librairie, un prénom d’enfant  – mais par quelque chose de
bien plus grand. Jusque-là, j’avais toujours considéré comme
inconcevable le fait de dévoiler ma véritable identité. J’avais
peur de briser la stabilité, le bonheur de Juliette. Mais
maintenant la situation était différente. La famille de Juliette
tolèrerait mon intrusion posthume, si elle avait pour but de
la sauver. J’en étais convaincu. Je le suis encore. Quoi qu’il
en soit, l’occasion m’était donnée de réparer pour de bon.
De donner naissance à Juliette une seconde fois. Et de vous
réunir, enfin.
Romane, je ne sais pas si tu trouveras la force de me
pardonner. J’ai écrit ce journal pour toi. Je voulais que tu
saches. Je ne veux plus rien te cacher. J’ai menti trop
longtemps. Je n’ai pas eu le courage de te raconter tout ça
en face. Je n’aurais pas pu soutenir ton regard. Je n’aurais
pas supporté de voir l’amour se faner, s’éloigner. Je t’aime
de tout mon être. Je suis fier de toi. Tu es ma seule réussite.
Mon unique amour, depuis trente-neuf ans. Tu es belle. Tu
es intelligente, talentueuse, drôle, incroyablement forte.
N’en doute jamais. Je serai toujours là, quelque part, pour
toi. Dans ton cœur, je l’espère.
Suzanne, que tu appelles toujours Mme  Lebrun, depuis
tout ce temps, et qui se tient probablement devant toi à
l’instant, a été, depuis de nombreuses années maintenant,
bien plus qu’une amie pour moi. Je sais que tu t’en es
doutée. Elle a été à mes côtés lorsque j’allais mal. Elle m’a
soutenu, je lui ai raconté ma vie. Toute ma vie. Elle aussi a
vécu son lot de souffrances. Alors nos deux douleurs se sont
tenu compagnie. C’est elle, qui m’a encouragé à retrouver
Juliette, il y a vingt ans. Lorsque je lui ai révélé mes
intentions, mon souhait de sauver Juliette, elle m’a écouté.
A accepté ma décision, même si cela lui a brisé le cœur.
Alors elle m’a aidé. Je voulais, plus que tout, que Juliette et
toi vous rencontriez. J’étais sûr que vous vous aimeriez
follement, dès l’instant où vous vous verriez. Je savais que
tu aurais besoin de soutien lorsque tu apprendrais ma mort,
je voulais que tu te projettes, que tu sortes de ta solitude.
Quoi de mieux qu’une sœur inespérée, au début d’une
seconde vie, pour en amorcer une nouvelle toi aussi, sans
moi ? Et puis, je crois que je ne me serais jamais pardonné,
si je ne vous avais pas donné l’occasion de vous rencontrer,
et de vous aimer. J’avais, au fond de moi, toujours gardé cet
espoir fou de vous réunir. Suzanne t’a joué – apparemment
à merveille – la scène que nous avions écrite. T’a orientée
vers l’hôpital Nord. Là-bas, tu t’es finalement débrouillée
toute seule. Sinon nous t’aurions aidée, bien sûr.
Je savais que je pouvais donner mes poumons à Juliette. Je
suis médecin, de formation en tout cas. Je connais les
risques, les impossibilités. Malgré toute la volonté du
monde, un parent et son enfant ne sont pas nécessairement
compatibles pour le don d’organe. J’ai toujours voulu te
protéger, coûte que coûte, tu le sais. Il y a quelques années
de cela, lorsque tu as fait cette crise de coliques
néphrétiques qui t’a paralysée de longs jours, j’ai imaginé le
pire, tu me connais. L’idée de t’offrir un rein au cas où tu en
aurais besoin m’a traversé l’esprit. Ça n’est pas banal, mais
ma vie n’a jamais été banale, mes craintes n’ont jamais été
banales. Alors j’avais fait réaliser, sans te le dire, des tests
de compatibilité immunologique entre nous deux. Puisque
nous étions compatibles et puisque Juliette est ta jumelle, je
suis compatible avec Juliette également. J’ai soixante-cinq
ans, je n’ai jamais fumé, je suis en pleine forme, mes
poumons peuvent encore servir de nombreuses années, j’en
suis convaincu. Et par rapport à Juliette, officiellement,
légalement, je suis un parfait anonyme.
Dimanche dernier, après notre douloureuse confrontation,
j’étais anéanti. J’étais tellement désolé de t’avoir giflée.
Lorsque j’ai compris que tu doutais que je sois ton père,
lorsque tu as évoqué le regard réprobateur de ta mère, cela
a été plus fort que moi. Je ne pouvais pas entendre ces
mots, j’ai voulu qu’ils cessent. Je m’en voudrai jusqu’à la
dernière seconde. Je t’ai menti ce jour-là, encore une fois,
pour n’éveiller en toi aucun doute sur mon sombre dessein.
J’espère que tu arriveras à me comprendre, un jour.
Puis j’ai compris que tu étais repartie pour Avignon, mais
j’avais perdu ta trace. Tu n’as plus répondu à mes
messages. Sans nouvelles de toi, j’étais mort d’inquiétude.
Je ne pouvais plus me présenter moi-même à la librairie
désormais, je ne savais pas si je t’y trouverais, je ne pouvais
pas prendre le risque. Si tu avais tout compris, tu aurais
tenté de m’empêcher de faire ce que j’avais à faire. Cela
aurait été plus dur encore, pour nous tous. Suzanne non
plus ne pouvait pas prendre ce risque. Alors j’ai mis
Mme Racine dans la confidence.
Mme Racine est une amie. Nous nous sommes rencontrés
à la librairie, il y a une dizaine d’années. J’ai tout de suite
adoré ses extravagances  : ses tenues d’un classicisme si
travaillé qu’il en devient baroque, sa volonté de ne pas
révéler son prénom, et d’opérer sous ce pseudonyme,
hommage à son auteur de théâtre favori, ses distributions
de petites notes de bonheur poétiques au sein des livres. La
dernière était pour toi, j’ai toujours adoré ce poème de
Marguerite Yourcenar, j’ai pensé qu’il était parfaitement
adapté à la situation. Parfaitement beau, rempli d’espoir et
de vie, aussi. Lorsque j’ai connu Mme  Racine, j’ai tout de
suite senti sa solitude. Nous nous sommes vus en dehors de
la librairie – en tout bien tout honneur, bien entendu. Nous
nous sommes liés d’une amitié sincère. Je n’avais jamais
révélé à Mme Racine la nature exacte de mes failles, mais
je savais qu’elle comprendrait le moment venu, elle aussi. Je
n’avais pas le choix. Je devais savoir où tu étais, où était
Juliette. Mme Racine n’a vu que l’une de vous. L’autre était
introuvable. Mais Juliette était étrange. Juliette avait l’air
gênée parfois, avec les clients. Et surtout, Juliette n’a pas
reconnu Mme  Racine. Juliette n’était plus Juliette. Lorsque
j’ai pris conscience de votre petit manège, de cet échange
incroyable que vous avez réussi à mettre en place, j’ai été
pris d’une terreur indicible.
Je te connais, Romane. Je te connais parfaitement. Je
savais que cette situation était dangereuse. Je savais que
dans ton esprit –  aussi tortueux que le mien  – allait se
former l’idée du sacrifice. Mais je ne savais pas ce que
Juliette t’avait dit exactement. Alors je suis allé voir ta sœur
à l’hôpital, il y a deux jours. Son état s’était dégradé. Elle ne
pouvait plus parler, mais elle avait écrit. Pour ses parents,
pour Marie, pour toi. Ta sœur est une femme formidable,
Romane. Elle aussi avait compris que si tu savais qu’elle
n’était pas atteinte d’un cancer mais d’une fibrose, tu
envisagerais ce qui était pour elle inenvisageable  : risquer
ta vie pour la sienne. Alors elle t’a menti. T’a parlé de
cancer. C’était un demi-mensonge, puisque quelques
semaines auparavant, c’était l’une des possibilités qui
avaient été envisagées. Elle voulait te protéger.
J’ai compris que toi aussi tu étais allée à l’hôpital lorsque
tes appels se sont faits plus insistants, la nuit dernière. Puis
lorsque tu m’as donné rendez-vous à Marseille, j’ai compris
ce que tu avais en tête. J’ai compris que tu ne renoncerais
pas, que tu irais jusqu’au bout. Que je devais agir vite, que
c’était maintenant.
C’est à moi de sauver Juliette, à moi seul. Je ne veux
prendre aucun risque te concernant, Romane. Moi aussi, j’ai
pensé à cette possibilité. Le don d’organes en parfaite
communion. Mais c’est un acte rarissime. Qui se prépare
longtemps à l’avance, passe devant des instances d’éthique
s’assurant que les liens familiaux entre les donneurs et le
receveur sont suffisamment forts. Il est loin d’être certain
que notre situation aurait été vue favorablement par ce
genre d’instance. Un père repenti, ayant abandonné sa fille
quarante ans en arrière, une sœur jumelle qui n’a aucun
lien officiel avec la malade… tout  ça ne va guère dans le
sens d’une décision rapide, évidente. Et le temps pour
Juliette est compté.
Cette nuit, j’ai compris que c’était la dernière fois que
j’entendrais ta voix.
J’étais déjà à Marseille, tout était prêt. J’attendais le bon
moment, le signal.
Aujourd’hui je quitte ce monde le cœur rempli de joie.
Je laisse tous les mensonges derrière moi. Je dois m’en
détacher, maintenant. Je te demande pardon, Romane, à
nouveau. Je vous demande pardon à toutes les deux. Pour
tout. Pour vos vies, pour ma mort.
Mon cœur est apaisé, car même si je n’ai jamais cru en
l’au-delà, à quelques instants de me lancer, je me dis que je
vais peut-être retrouver votre mère. Ce serait tellement
merveilleux. Je m’accroche à cette idée. Et à l’image de
vous deux, mes filles, réunies pour le restant de vos vies.
Vous avez encore tellement à vivre, à partager.
Vivez, soyez heureuses, mes amours, mes reines.
Je vous aime.
Papa.
25
ELLES

La douleur est immense.


Je crois que je n’ai jamais rien ressenti de tel.
Je dois m’obliger à penser à autre chose. Détourner mon
cerveau de toute cette souffrance. Terrible.
Les images défilent à toute vitesse. Ou plutôt, les images
défilent lentement. J’ai tout le temps de les observer.
C’est curieux, la mémoire. La première image qui revient,
celle qui restera à jamais gravée sur ma rétine, c’est une
image que je n’ai jamais vue. Celle que j’ai inventée. Une
mort de papier glacé. Sans éclaboussure. Céleste. Pure.
D’une beauté cruelle, foudroyante. Mon père. Offrant son
dernier souffle, et tous les suivants, à sa deuxième fille.
La douleur revient. Plus forte encore. Indescriptible.
Autre image. Deux femmes, en larmes. Deux femmes
aimantes, protectrices. Deux femmes admirables. Je les
connais mieux, maintenant. Traverser un moment comme
celui-ci, ensemble, cela crée un drôle de lien. Un lien
indestructible. Les larmes de Mme  Racine, les sanglots
muets de Suzanne Lebrun. En cet instant précis où les
douleurs s’entremêlent, cette image me semble belle, elle
aussi.
Je ne peux plus bouger. Je suis face à moi-même. J’épuise
mes dernières ressources. Mes dernières forces. Je retiens
les cris. Je serre les poings.
Je vois Juliette. L’expression d’incrédulité sur son visage
diaphane, lorsqu’elle a ouvert les yeux, et qu’elle m’a vue,
là, devant elle, au beau milieu de sa famille. Cette famille
qui lui a menti, toutes ces années. Par excès d’amour. Cette
famille à laquelle Juliette a pardonné tout de suite, sans
condition, si ce n’est qu’ils continuent à s’aimer de la même
façon, que rien ne change jamais entre eux. Cette famille
qui m’a tout de suite intégrée, acceptée, aimée. À laquelle
j’appartiens, désormais. Moi qui n’en ai plus d’autre. Moi qui
suis maintenant la deuxième fille, celle qui a été
abandonnée, à trente-neuf ans. Il y a deux ans.
Je vois Juliette. Son combat pour revenir à une vie
normale. Long. Difficile. Nous n’aurions jamais cru que ce
serait si long, si difficile. Mais Juliette est là, et bien là. Sa
vie est redevenue comme avant. Non, mieux qu’avant. Plus
riche. Sa saveur n’est plus la même. Les goûts, les sons, la
puissance des couleurs, tout est amplifié. Juliette vit plus
intensément. Je vis, tout simplement. Nous sommes des
survivantes. Nous sommes nées une deuxième fois, en ce
samedi de juillet  2015. Les médecins affirment à Juliette
qu’elle a le souffle d’une jeune fille. Nous savons bien
qu’elle a celui d’un homme, dans la soixantaine. Lorsque
l’hôpital a compris le lien entre nous tous, il était trop tard.
Le mal était fait. Le bien était fait. La volonté de notre père,
en tout cas. Nous savons que notre cas est étudié, en ce
moment même, par les instances d’éthique. Dans le plus
grand secret, car il pose un problème majeur, dans un pays
où l’euthanasie n’est pas autorisée. A-t-on le droit de choisir
sa fin de vie ? A-t-on le droit de choisir d’offrir sa vie ? Ne
risque-t-on pas d’encourager des générations de parents à
se sacrifier pour sauver leurs enfants  ? Je ne crois pas.
Notre cas est exceptionnel. Si nous avions officiellement été
une vraie famille, un tel acte sacrificiel aurait été
impossible, et tant mieux. Je suis convaincue que le don
d’organes doit rester anonyme. Les mentalités progressent.
De plus en plus de personnes se déclarent donneuses. Et
d’ici quelques années, les progrès de la science, de la
médecine, seront tels que l’on pourra greffer des appareils
artificiels, j’en suis certaine. L’histoire est en marche. Nous
n’en sommes que les femmes des cavernes.
Je pousse un long hurlement qui déchire l’espace. Je ne
sais plus quoi faire. J’ai peur de perdre connaissance.
J’essaie de réguler mon souffle. Ça n’a jamais été mon fort.
Je sens un afflux d’euphorie dans mes veines lorsque je
repense à ce que Juliette et moi avons vécu, depuis. Nous
avions trente-neuf années à rattraper, alors nous avons
décidé de nous les raconter, consciencieusement. Juliette a
fermé sa librairie avignonnaise, j’ai fermé mon cabinet
parisien. Nous sommes parties trois semaines, en tête à
tête, dans un gîte en plein cœur des Alpes, emportant avec
nous toutes sortes de photos et d’objets ayant marqué nos
vies de leur empreinte, parfois profonde, souvent
superficielle, futile. Trois semaines, juste elle et moi. Les
deux premiers jours ont été consacrés à explorer nos
histoires familiales, l’histoire de nos parents, les vrais, les
adoptifs. Plus tard, nous avons replongé à fond dans les
années  90, nous sommes habillées de guêtres fluo, avons
dansé sur Madonna, Prince, George Michael, les Cranberries,
Ace of Base. Nous avons tellement ri en relisant quelques
pages oubliées de nos agendas de lycéennes, en observant
l’évolution de la chevelure de Juliette au cours des époques
et des modes. Nous avons tellement pleuré, aussi, sur tout
ce que nous n’avons pas vécu ensemble, toutes ces bribes
d’enfance que nous ne vivrons jamais à deux. Ces quelques
jours ont été parmi les plus intenses de ma vie. Mais ma vie
ne fait que commencer, j’en suis consciente désormais.
En attendant, j’ai l’impression que je suis en train de
mourir.
Ça n’est pas possible de souffrir comme ça, encore de nos
jours. On continue de me répéter que c’est normal d’avoir
mal. C’est vrai, je l’ai choisi. Maintenant je regrette cette
décision, mais il est trop tard pour faire marche arrière. Je
sens comme un coup de poignard dans mon ventre. Je serre
les dents.
Et la main de Désiré.
Il est là, à mes côtés, il m’encourage. Même à 2  heures
du matin, même dans la lueur blafarde des néons d’hôpital,
il est tellement beau qu’il me vient des envies de le gifler,
pour qu’il souffre, lui aussi. Après tout, il est aussi
responsable que moi de ce que je suis en train de subir. Je
n’en fais rien, évidemment. Je l’insulte quand même un peu,
je crois.
Je prends un grand souffle et pousse un grand cri. Désiré
applique à la lettre les consignes qui lui ont été données.
Petit jet de brumisateur dans ma bouche, respiration de
petit chien, encouragements, on pousse.
Je meurs.
Non, je vis.
Je pense à ma mère. À ce qu’elle a enduré, seule, en ce
jour de l’An 1976. Je chasse les images car elles me hantent
depuis que je sais, et ce n’est pas le moment.
J’en convoque une autre. Plus belle. Plus lumineuse.
Lorsque mon père est mort, j’ai dû ranger, jeter, trier tout
ce qu’il avait entassé au cours de sa vie, y compris des
objets qu’il avait volontairement soustraits à mon regard,
toutes ces années. En transportant une vieille valise qui
appartenait à ma mère, et dans laquelle elle avait entreposé
les photos de sa propre enfance, mes mains ont glissé. La
valise était trop lourde. Elle m’a échappé, a frappé le sol. La
doublure intérieure s’est légèrement soulevée. J’y ai glissé
ma main, par simple réflexe. C’est ce que je fais lorsque je
vide un sac. Je vérifie que je n’ai rien oublié, en passant ma
main un peu partout.
Je me suis arrêtée net. Sous le coup de la surprise. Ma
main avait rencontré quelque chose. Un fin papier. Une
lettre, écrite par ma mère.
Je me suis assise. J’ai commencé à lire.
Instantanément, j’ai acquis la certitude que j’étais la
première personne à poser les yeux sur cette lettre. Mon
père ne connaissait pas son existence.
S’il avait lu cette lettre, il en aurait parlé dans le classeur
qu’il m’a laissé le jour de sa mort.
S’il avait lu cette lettre, il n’aurait sans doute pas pris les
mêmes décisions. S’il avait lu cette lettre, nos vies auraient
sans doute été bien différentes. Quel gâchis.
Je pousse plus fort, plus fort encore. Désiré halète, j’ai
l’impression que mes mâchoires vont se désintégrer si je
continue à les contracter de cette façon. La sage-femme me
rassure, c’est très bien madame, vous êtes une
championne. Quel âge a-t-elle ? Vingt-deux ans ? Qu’est-ce
qu’elle y connaît, à la douleur de l’accouchement  ? On en
reparlera quand toi aussi tu décideras d’enfanter
naturellement, sans péridurale, à l’ancienne, tout ça parce
que tu t’es dit que tu ne devais plus céder à la peur. Plus
jamais ça, Romane. Cette fois-ci, j’aurais mieux fait
d’écouter mes craintes.
Dans sa lettre, maman s’adressait à nous, ses enfants à
venir.
D’après la date manuscrite, cette invraisemblable missive
a été rédigée alors que ma mère était enceinte de quatre
mois. Cette lettre répondait à la question que je m’étais
posée, le dernier jour de la vie de mon père. Est-ce qu’elle
savait, qu’elle était enceinte de jumelles ?
Elle ne le savait pas, ses mots sont très clairs. Elle ne
pouvait pas le savoir.
Mais elle l’espérait.
Dans sa lettre, elle s’adressait «  à elles  ». Ses filles. Ma
mère était persuadée qu’elle aurait deux filles. Peut-être pas
d’un seul coup, elle ne le mentionnait pas. Mais elle en
rêvait, de ces deux filles.
Dans sa lettre, maman décrivait son monde idéal, sa
famille idéale. Avec une grande poésie, beaucoup de
délicatesse, et une écriture ample, assurée. Sans fioriture
mais avec des mots choisis, une sorte d’élan littéraire qui
collait bien à l’image que j’ai toujours eue d’elle.
Dans la famille idéale de ma mère, il y aurait deux filles.
Qu’elle aimerait à la folie. Que Joseph aimerait à la folie. Qui
s’aimeraient à la folie. Qu’elle initierait aux plaisirs de la
lecture, du théâtre, elle qui adorait ça. Qui feraient peut-être
un peu de médecine, sait-on jamais, si Joseph insistait.
Qu’elle appellerait Romane et Juliette. Des prénoms
shakespeariens, sans la tragédie autour. C’étaient ses
propres mots. Bouleversants. La vie aurait pu être tellement
belle avec elle.
Je pousse une fois encore, plus longuement, plus
difficilement aussi.
Soudain, tout le monde hurle. On aperçoit la tête. Elle est
là, Romane.
J’entends son cri, et je fonds en larmes. Je perds toute
notion du temps.
Quelques instants plus tard, qui me semblent une
éternité, je tiens ma fille dans mes bras. Délicatement
posée sur mon cœur.
Je l’observe, et sais d’instinct que mon monde ne sera
plus jamais le même. Je lance un regard à Désiré. Il est en
larmes, lui aussi. Il me dit qu’elle est magnifique, qu’il en est
certain, même s’il ne la voit pas.
Soudain, la douleur revient.
Aussi intense. Aussi forte. Ou plus encore, je ne sais pas.
Les cris de ma fille m’encouragent.
Je ne me suis jamais sentie aussi invincible. Aussi
heureuse d’être en vie.
J’émets un cri guttural, instinctif. Une plainte des
profondeurs.
Dans ce cri remonte toute ma vie, toutes les morts.
Je ferme les paupières. Je laisse couler les larmes.
Lentement.
Je continue de serrer la main de Désiré, et soudain je
l’entends. Tout mon corps se relâche. Je cesse de pleurer.
J’ouvre les yeux.
C’est alors que je la vois.
Remuant dans les bras de Désiré. Aussi belle que je l’avais
imaginée.
Attendue. Lumineuse. Renversante. Réparatrice.
Ma deuxième fille.
Remerciements

L’année qui vient de s’écouler a été incroyable. Un


tourbillon de bonheurs, de surprises, de découvertes, de
rencontres. Il y a tant de personnes à remercier…
En tout premier lieu, merci à mon éditrice de compétition,
Caroline Lépée. Merci pour ton soutien, pour nos
discussions, pour tes idées, tes commentaires, tes
questions, qui me remuent parfois, m’encouragent souvent,
me permettent d’avancer, de rendre mes textes meilleurs.
J’ai une chance folle de travailler avec toi. On n’a pas fini de
boire des coupes ensemble :).
Merci à Philippe Robinet, pour la porte toujours ouverte,
l’oreille attentive, les bans bourguignons, et cette confiance
renouvelée, qui me touche bien plus que je ne le laisse
paraître.
Merci à toute l’équipe de Calmann-Lévy d’avoir si bien
défendu La Chambre des merveilles. Sans votre formidable
travail, mon premier roman n’aurait pas pu avoir un destin
aussi « surréaliste »… J’en suis pleinement conscient. Merci
en particulier à Patricia Roussel et Julia Balcells, qui ont
propulsé notre cher kawaii cat bien au-delà de ce que nous
avions imaginé. À Christelle Pestana, Adeline Vanot, Antoine
Lebourg, Sarah Altenloh et Fanny Plan qui ont embarqué
dans l’aventure de nombreux journalistes, blogueurs et
organisateurs d’événements littéraires. Merci à Camille
Lucet, quinoa queen et grande prêtresse des plans de
lancement, à Virginie Ebat et aux équipes commerciales
Hachette pour leur travail si précieux auprès des libraires.
Merci à Catherine Bourgey, Anne Sitruk, Mélanie Trapateau,
Chloé Herla, Margaux Poujade et tous les autres, qui font de
cette maison un endroit où l’on se sent (presque) chez soi.
Merci aux libraires qui m’ont soutenu dès le départ : je ne
peux pas citer tout le monde, mais j’aimerais remercier en
particulier Gérard Collard, Lydie Zannini, Caroline Vallat,
Philippe Fournier, Amandine Ardouin, Stanislas Rigot,
Antoine Bonnet, Sandrine Dantard, et puis Nadège, Alice,
Yohann, Céline… merci à vous tous.
Merci aux journalistes qui ont aimé mon premier roman et
l’ont fait savoir, avec en tête Bernard Lehut, dont le
« blurb » a d’ores et déjà été traduit en italien, en japonais
et en islandais !
Merci aux nombreux blogueurs, chroniqueurs et
instagrameurs qui ont soutenu La Chambre des merveilles,
avec une pensée spéciale pour Emilie «  Bulledop  »,
Ophélie, Jenna, Bénédicte, Margaux, Karine et Yvan.
Merci à toutes les personnes croisées en salons, auteurs
ou organisateurs, pour les rires, les discussions
passionnantes et la manière dont vous m’avez accueilli dans
cette communauté.
Merci au professeur Françoise Le Pimpec Barthes, aux
docteurs Roger Bessis et Nicolas Peron, d’avoir pris le temps
de répondre à mes questions médicales les plus
extravagantes, et à Denis Chofflet pour son éclairage sur les
questions d’état civil.
Merci à ma famille. Mathilde, Alessandro et Éléonore, vous
êtes ma base, mon ancrage, mes fondamentaux. Sans vous,
rien n’aurait la même saveur. Vous me portez, encore et
toujours. Merci à mes parents, Muriel et Serge, de m’avoir
donné suffisamment d’amour et de confiance pour me
laisser penser que rien n’est véritablement impossible –
  papa, tu peux continuer ton travail d’attaché de presse
local, bien sûr  :). À Alexandre et Andréa  : j’ai beaucoup
pensé à vous en écrivant cette histoire d’amour entre ces
deux sœurs, qui auraient pu être trois frères. Floriane,
Fanny, Jules, Noé, André, Raphaèle, Pierre, merci pour vos
lectures, vos commentaires endiablés sur les titres et
couvertures, vos ondes positives, et tous les beaux
moments partagés –  ce mois de mars  2018 a été
particulièrement riche en événements joyeux. Merci à mon
grand-père Pascal, et à ma famille d’Hyères et d’ailleurs
(clin d’œil à la N. team), d’être présents à mes côtés.
Enfin, last but not least, merci à vous, lectrices et lecteurs,
qui m’écrivez, venez à ma rencontre, ou simplement
partagez autour de vous votre enthousiasme pour ce que
j’écris. Vous ne pouvez pas savoir à quel point tous vos
témoignages m’émeuvent et m’encouragent à continuer.
Merci infiniment.

Julien
© Calmann-Lévy, 2019

COUVERTURE

Conception graphique : Constance Clavel

Illustration : © Happy Foto/Getty Images

Calmann-Lévy

éditeur depuis 1836

ISBN 978-2-7021-6386-3
Table
Couverture

Page de titre

Du même auteur chez Calmann-Lévy

I - ANNÉES

1 - MA VIE

2 - JE VAIS BIEN

3 - MARSEILLE

4 - IMPOSSIBLE

5 - JULIETTE

6 - AU COMMENCEMENT

7 - NOYÉES

8 - LE BON VIEUX TEMPS

9 - LE PACTE

II - JOURS

10 - Lundi NOUVEAU LOOK, NOUVELLE VIE

11 - Mardi PREMIÈRES

12 - Mercredi IMPROMPTU N° 1


13 - Mercredi IMPROMPTU N° 2

14 - Mercredi MARIE

15 - Jeudi IMPASSES

16 - Jeudi NAISSANCE D'UN PONT

17 - Jeudi LUMIÈRES

18 - Vendredi ÉTAT CIVIL

19 - Vendredi PERDRE RACINE

III - HEURES

20 - Vendredi IRRÉVERSIBLE

21 - Vendredi DE VIE OU DE MORT

22 - Samedi TROIS, DEUX, UN

23 - Samedi SI TU SAVAIS

24 - Samedi AINSI SOIT-IL

25 - ELLES

Remerciements

Page de copyright
Couverture : Sandrel Julien, La vie qui m’attendait,
Calmann-Lévy

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