Vie Qui M'attendait, La
Vie Qui M'attendait, La
Vie Qui M'attendait, La
chez Calmann-Lévy
À mes frères.
« Je voulais parler de la mort,
mais la vie a fait irruption,
comme d’habitude. »
Virginia WOOLF
Est-il possible que toute mon existence se résume à cette
seule journée ?
Ce jour-là fut le plus beau, le plus terrible, le plus définitif.
Fondateur et destructeur. Mettant sur mon chemin, dans un
même élan intolérable, le souffle incandescent de la vie et
son exact opposé.
Ce jour-là, je l’ai vécu. Je ne l’ai jamais raconté. À
quiconque.
Les souvenirs sont présents, pourtant. Âcres. Brutaux.
Mais les plaies sont refermées. Recousues. Il a fallu du
temps pour que la beauté me soit de nouveau accessible.
Qu’elle se désolidarise enfin de ces images insoutenables
que je n’ai cessé de voir apparaître à chaque battement de
paupière.
Aujourd’hui encore, mon cœur – que peut-il faire
d’autre ? – continue de marteler que j’ai fait ce qu’il fallait.
Pardon.
I
ANNÉES
1
MA VIE
*
Après avoir raccroché avec mon patient, je m’accorde
quelques minutes pour boire un verre d’eau, me rafraîchir le
visage. Aujourd’hui est un jour de canicule. J’ai l’impression
désagréable d’être coincée dans un hammam, sans
massage ni pâtisseries orientales. Je garde mon petit sac en
papier à proximité car la moiteur m’oppresse. Mes
vêtements collent, mes patients collent, mes gants collent.
Ils ont annoncé 38 degrés à la radio ce matin. Un record à
Paris, même pour un 15 juillet. Je suis en vacances à la fin
de la semaine, et je ne sais toujours pas ce que je vais en
faire. Rien ne m’effraie plus que de me retrouver face à moi-
même – et Dieu sait que beaucoup de choses m’effraient.
Je suis pourtant bien obligée de les prendre, ces vacances :
Paris se vide significativement à ce moment de l’année,
ouvrir le cabinet n’a aucun sens. Pour me motiver à fuir la
fournaise parisienne, je me répète que me reposer
renforcera sûrement mes défenses immunitaires, ce sera
toujours ça de pris.
Punaise, qu’est-ce qu’il fait chaud ! Oui, c’est ma manière
de parler. Dans ma tête je me dis putain fait chier cette
chaleur de merde, mais l’idée se liquéfie en franchissant
mes lèvres. J’ai acheté un ventilateur pour le cabinet, un
autre pour ma chambre. Cette nuit, fête nationale oblige,
j’ai eu du mal à fermer l’œil. Fenêtres ouvertes, j’entendais
les altercations avinées des pochtrons du coin, et je ne
pouvais pas m’empêcher d’imaginer qu’à tout instant
pouvait surgir un individu mal intentionné. J’habite pourtant
au cinquième étage, alors à part le double maléfique de
Spider-Man, le risque d’intrusion est assez limité. Malgré
tout, je n’étais pas tranquille. Je me suis réveillée à plusieurs
reprises, en sueur. Autant dire qu’aujourd’hui il ne faut pas
trop me chercher. Ça, c’est ce que je formule dans ma tête –
comme si j’allais mettre un taquet à quelqu’un qui me
gonflerait. La réalité, c’est qu’aujourd’hui comme tous les
autres jours, je suis désespérément polie.
Je décolle une dernière fois mon chemisier de mon dos, et
j’ouvre la porte. Mme Lebrun – soixante-dix ans, le cheveu
tellement noir qu’il en devient perturbant, la dentition
tellement parfaite qu’elle en devient suspecte – entre dans
mon cabinet.
C’est une patiente de longue date, et une connaissance
de mon père, selon ses dires : lorsqu’il exerçait encore son
métier de gardien dans le parc des Buttes-Chaumont, je sais
qu’il la croisait régulièrement. Je les ai soupçonnés à une
époque de se connaître bien plus qu’ils ne l’avouaient.
Mme Lebrun, d’ordinaire si volubile, s’assied en silence. Son
mutisme m’étonne. M’inquiète.
— Ma petite Romane, il faut que nous discutions, toutes
les deux.
Mme Lebrun me fixe de ses petits yeux sombres. Elle
tient son sac sur ses genoux, les mains crispées. Son visage
est fermé. Elle ne m’a jamais regardée comme ça.
Je ne le sais pas encore, mais Mme Lebrun s’apprête à
modifier le cours de mon existence.
D’ici quelques minutes, rien ne sera plus pareil. Jamais.
2
JE VAIS BIEN
*
La journée passe. Éprouvante. Des pauses réduites au
strict minimum, quelques cafés avalés en hâte, un déjeuner
soi-disant festif expédié en moins de dix minutes. Les
quelques bonnets de Père Noël qui tentent d’égayer les
lieux ne bernent aucune des personnes présentes : qu’il
s’agisse des patients ou du personnel hospitalier, tous
préféreraient être ailleurs. Tout le monde fait bonne figure,
esquisse des sourires, autant qu’il est possible.
À chaque instant que je parviens à voler au
bourdonnement des urgences, je me rends jusqu’au bureau
des admissions et compose le numéro de notre
appartement – l’hôpital a été miraculeusement épargné par
les déconnexions. Occupé. La ligne est toujours coupée. Ta
mère me manque. Lors de ma garde du 25 décembre, elle
m’avait appelé toutes les heures. Cela avait été un jeu avec
les jeunes femmes de l’accueil, qui me passaient ses
messages tout en me félicitant d’avoir une épouse si
amoureuse. J’étais fier. J’ai toujours été fier de ta mère. Je le
suis encore aujourd’hui. Elle me connaît, elle sait que je ne
peux empêcher mon imagination de vagabonder sur des
routes tortueuses, lorsque je la laisse seule. Alors, depuis
qu’elle est enceinte, elle m’appelle régulièrement lors de
chacune de mes gardes. Pour éviter que je ne m’inquiète.
J’ai, cette année-là, accepté toutes les gardes des jours de
fêtes, espérant passer mon tour l’année suivante et profiter
de ce qui serait notre premier Noël à trois. En famille. Ma
petite famille.
PREMIÈRES
IMPROMPTU N° 1
IMPROMPTU N° 2
MARIE
J’ai été élevé par une mère puissante, une artiste peintre
qui accaparait l’attention, prenait toute la place. Mon père –
médecin lui aussi, on n’échappe pas à son destin – était
d’une discrétion maladive. Un effacement pathologique. Je
n’ai jamais compris comment deux êtres si différents
avaient pu s’unir. Je pense que mon père aimait ma mère,
l’admirait, la vénérait. Ma mère, elle, aimait l’adoration dont
elle était l’objet. Pour le reste, cela lui était égal. Lui ou un
autre, peu importait.
Ma mère a phagocyté mon père, bouffé mon enfance. Elle
était forte. Dans tous les sens du terme. Tonitruante.
J’aurais dû l’être aussi. Mais j’ai toujours eu un physique de
premier de la classe à lunettes, souffreteux, frêle. Je sais
qu’elle en avait honte. Ma mère exécrait les faibles. Des
brimades dans la cour de récréation ? « Tu as bien dû les
chercher, et défends-toi mieux que ça ! » Une mauvaise
note en classe ? « Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu
pour avoir un gosse pareil ! » Une fièvre qui ne passe
pas ? « Ce que tu peux être douillet, demande à ton père
de te soigner, et laisse-moi donc tranquille avec tes
jérémiades ! »
J’ai détesté son exubérance, son égocentrisme forcené,
son impudeur, ses rires sonores à la sortie de l’école.
J’aurais tellement aimé avoir une mère comme celles de
mes camarades de classe.
Ma mère était mon fardeau, mais elle était ma mère. J’ai
passé mon enfance à mendier un sourire, une marque
d’intérêt. J’en obtenais, parfois. Ils sont stockés dans ma
mémoire, toujours vive. Mais la plupart du temps, ce que
mon père et moi pouvions faire ou penser, elle n’en avait
cure.
Le seul homme qui trouvait grâce aux yeux de ma mère,
l’homme de sa vie, c’était son frère. Jumeau. Un jumeau
qu’elle aimait d’un amour inconditionnel. Envahissant.
Omniprésent. Un jumeau qui passait avant son mari, avant
son fils. Qui n’a jamais concédé une quelconque place à
d’autres. Mon père et moi, nous n’étions pas de taille. La
lutte était inégale, les dés pipés. Il avait plus de trente
années d’avance sur nous.
Je me souviens comme si c’était hier de ce jour où j’ai
attendu ma mère devant l’école, sous une pluie battante,
deux heures durant, en plein hiver. Une gentille vieille dame
m’avait recueilli, puis avait appelé mon père, qui était venu
me chercher, sans un mot pour cet enfant grelottant au
visage ravagé par la peur et les larmes. Ma mère m’avait
oublié et mon père restait muet, c’était aussi simple que
cela. J’avais huit ans. Ce jour-là, ma mère s’était précipitée
auprès de son frère qui n’allait pas bien – son frère a
toujours été dépressif, un mal-être qu’il attribuait
ouvertement à l’éloignement physique de sa sœur, son
mariage, sa maternité. Voir son frère souffrir déchirait le
cœur de ma mère, elle courait, elle volait à son secours. Voir
son fils souffrir la laissait froide, indifférente. J’ai toujours su
que la relation que ma mère entretenait avec son jumeau
n’était pas normale. J’ai toujours pensé que la gémellité
était une sacrée saloperie.
Lorsque le frère adoré a péri dans un accident de moto, la
vie de ma mère a basculé. Et la nôtre avec. Ma mère a
sombré dans un profond désespoir. Cela a duré de longues
et douloureuses semaines, au cours desquelles mon père et
moi nous relayions pour tenter de la distraire, de la relever.
Rien n’y a fait. Rien. Un matin, ma mère s’est suicidée. Elle
a préféré la mort, l’abandon de son fils et de son mari,
plutôt qu’une vie sans son frère. J’avais neuf ans.
Mon père a abdiqué. Avec le recul, je me rends compte
qu’il avait déjà abdiqué lorsque ma mère était vivante. À
l’époque, je ne l’avais pas perçu aussi clairement. Une
année s’est écoulée, au cours de laquelle mon père a assuré
le minimum. Je vivais dans un certain confort matériel, je ne
manquais de rien. À part d’amour. J’ai tenté de me
reconstruire seul, entre le souvenir amer de ma mère et la
réalité d’un père qui quittait le domicile dès qu’il en avait
l’occasion. Un père passif, que j’ai détesté lui aussi, pour
son incapacité à s’occuper de moi, à me donner cette
attention qui me manquait si cruellement, depuis toujours.
Un père qui n’a tenu qu’une année sans ma mère. Qui a
décidé d’en finir lui aussi. J’avais dix ans.
Je me suis retrouvé chez mes grands-parents paternels.
Vieux, brisés par le chagrin. Ils ont fait ce qu’ils ont pu. Ils
sont restés, eux. M’ont entouré. Ont compensé. Les
blessures étaient profondes, je gardais mes distances. Mais
je les ai aimés. Mes grands-parents n’étaient ni bavards, ni
démonstratifs – semblables à mon père, sous de nombreux
aspects – mais je sais qu’ils m’ont aimé, eux aussi. On a
toujours besoin d’aimer quelqu’un, sinon comment tenir ?
Ce qui a rendu la mort de mes parents si insupportable,
c’est ma compréhension aiguë de ce que leur suicide
signifiait : ils ne m’aimaient pas suffisamment, sinon ils
seraient restés. Mes grands-parents m’ont sauvé.
Je me suis toujours dit que le jour où j’aurais un enfant, je
serais tout le contraire de mes parents. Je serais un père
débordant d’amour, présent, toujours là quand on aurait
besoin de lui. J’ai toujours pensé qu’en matière d’amour,
trop était bien mieux que pas assez.
Lorsque j’ai rencontré ta mère, j’étais un jeune étudiant
en médecine. Je suis tombé amoureux fou de cette jeune
femme à la personnalité et au physique aux antipodes de
ma propre mère. Elle était tout ce que ma mère n’était
pas : d’une finesse désarmante, souriante, douce,
attentionnée. Elle m’aimait, m’admirait. Je l’aimais,
l’admirais. Cette période a été la plus heureuse de ma vie.
Lorsqu’elle est tombée enceinte, j’ai eu le sentiment de
vivre un conte de fées, de renaître des cendres de mon
enfance.
Le jour de sa mort, j’ai tout perdu. Ma femme, mon amour,
mes rêves, mes désirs.
IMPASSES
LUMIÈRES
ÉTAT CIVIL
PERDRE RACINE
IRRÉVERSIBLE
DE VIE OU DE MORT
TROIS, DEUX, UN
SI TU SAVAIS
*
Je m’assieds sur une chaise de la cuisine, mais je ne tiens
pas en place. Je ne sais pour quelle raison, le fait de revoir
Désiré a réactivé la sensation qui s’était logée dans mon
ventre, cette sensation d’être passée à côté de quelque
chose.
Elle est là, de nouveau. Elle grossit. Je suis tout proche du
but.
Qu’est-ce qu’il a dit, ce jour-là sur le pont, punaise ?
Qu’est-ce qu’il a dit aujourd’hui ?
Je passe en revue mes sensations de l’instant. Ses gestes,
ses paroles.
Soudain, l’évidence.
Le cocktail. Désiré a parlé d’un cocktail dans la librairie.
Ce cocktail qui l’a attiré, dont il m’a parlé sur le pont. Qu’il
a évoqué de nouveau, il y a quelques minutes.
Dans l’ordinateur de Juliette l’autre soir, il y avait des
photos de différents événements que Juliette a organisés
dans sa librairie. C’est là que la sensation est née. Chaque
évocation du cocktail l’a réveillée. J’ai vu quelque chose au
sein de ces photos. Quelque chose qui ne m’a plus quittée
depuis.
Je me rue sur l’ordinateur, l’ouvre frénétiquement. Il me
reste dix minutes avant que le taxi n’arrive. Je me concentre
sur le dossier de photos intitulé sobrement « Événements
auteurs ».
À mesure que je fais défiler les images, l’inquiétude
grandit.
Une, deux, trois, quatre photos, non, non, non, non.
Cinq, six, sept, huit. C’est là.
Mon corps se raidit. Mon sang se fige, en même temps
que mon regard.
Ce n’est pas possible. Comment ai-je pu passer à côté,
l’autre soir ?
Mon père. Mon père, dans les photos de Juliette. Mon père,
au milieu de la foule, sur une photo de rencontre d’auteur
dans la librairie. Prise il y a moins d’un mois.
Je sens les larmes monter. Je zoome, je scrute. C’est bien
lui, j’en suis sûre et certaine. Je continue mes recherches, et
les larmes s’échappent. Mon père apparaît sur d’autres
images. Pire encore. Sur l’un des clichés, il sourit, tenant
dans la main une coupe de champagne qu’il partage avec
Juliette.
Je suis prise de vertige, j’étouffe.
Je me répète que ce n’est pas possible. J’ai besoin de
m’allonger.
Tout s’écroule. Je n’ai plus aucune certitude.
Je répète une même phrase, en boucle.
Une phrase dont je ne saisis pas encore toutes les
implications.
Juliette et mon père se connaissent.
CETTE FILLE-LÀ
AINSI SOIT-IL
Julien
© Calmann-Lévy, 2019
COUVERTURE
Calmann-Lévy
ISBN 978-2-7021-6386-3
Table
Couverture
Page de titre
I - ANNÉES
1 - MA VIE
2 - JE VAIS BIEN
3 - MARSEILLE
4 - IMPOSSIBLE
5 - JULIETTE
6 - AU COMMENCEMENT
7 - NOYÉES
9 - LE PACTE
II - JOURS
11 - Mardi PREMIÈRES
14 - Mercredi MARIE
15 - Jeudi IMPASSES
17 - Jeudi LUMIÈRES
III - HEURES
20 - Vendredi IRRÉVERSIBLE
23 - Samedi SI TU SAVAIS
25 - ELLES
Remerciements
Page de copyright
Couverture : Sandrel Julien, La vie qui m’attendait,
Calmann-Lévy