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L’impact curriculaire des technologies sur l’éducation

mathématique
Michèle Artigue
LDAR, Université Paris Diderot-Paris 7
France
[email protected]

Résumé : Depuis de nombreuses années, les systèmes éducatifs essaient de mettre les
potentialités qu’offrent les technologies informatiques au service de l’enseignement et
l’apprentissage des mathématiques. Mais quel a été exactement l’impact curriculaire des
technologies sur l’éducation mathématique et comment penser l’avenir ? Dans cette contribution
à la table ronde, je me propose de relire l’histoire déjà longue des relations entre technologies
informatiques et éducation mathématique pour essayer de répondre à ces questions, en
m’appuyant sur mon expérience personnelle d’enseignante et de didacticienne mais aussi sur ce
que nous apprennent les deux études que l’ICMI a consacrées à ce domaine à vingt ans
d’intervalle.
Mots clefs : mathématiques, informatique, curriculum, technologies, didactique, instrumentation

1. Introduction
Il y a en effet entre enseignement des mathématiques et technologies informatiques ou
numériques une longue histoire vieille maintenant de plusieurs décennies. Pour réfléchir sur
l’impact curriculaire réel ou potentiel des technologies sur l’éducation mathématique, il me
semble intéressant de se repencher brièvement sur cette histoire pour essayer d’en tirer les
leçons. C’est ce que je vais faire dans la première partie de ce texte, avant de me situer dans la
seconde partie dans une attitude plus prospective. Dans cette réflexion, je vais m’appuyer sur
mon expérience personnelle puisqu’à la fois comme enseignante et comme didacticienne je me
suis investie dans ces questions depuis une trentaine d’années mais aussi sur les réflexions
internationales dans ce domaine, telles qu’elles sont notamment reflétées dans les deux études
que l’ICMI a consacrées à ces questions et qui ont conduit aux ouvrages (ICMI, 1985), (Cornu &
Ralston, 1992), (Hoyles & Lagrange, 2010).
2. Enseignement des mathématiques et technologies numériques : une longue histoire
2.1. Les débuts de l’histoire : programmation et calcul
Les débuts des relations entre enseignement des mathématiques et technologies
numériques ont été marqués par la proximité entre mathématiques et informatique, à une époque
où l’informatique était encore institutionnellement très liée aux mathématiques. L’accent était
alors mis sur algorithmique et programmation et sur les possibilités offertes par la technologie
pour assister le calcul. On voyait notamment dans ces usages de la technologie le moyen de
refléter dans l’enseignement l’évolution des sciences mathématiques elles-mêmes, celle de
soutenir l’encapsulation de processus mathématiques en objets comme par exemple dans les
travaux d’Ed Dubinsky qui allaient donner naissance à la théorie APOS (Dubinsky, 1991)
(Dubinsky & McDonald, 2001), et aussi déjà la possibilité de soutenir une approche
expérimentale des mathématiques. L’idée de micromonde portée par Seymour Papert et le
langage LOGO (Papert, 1980) émergeait, théorisant ces potentialités technologiques dans ce qui
allait devenir la vision constructioniste de l’apprentissage.
2.2. Le développement des interfaces graphiques : une nouvelle vision des potentialités
Très vite cependant, les interfaces graphiques se développent et avec elles les possibilités
de visualisation. De nouvelles portes s’ouvrent. Dans le champ du Calculus et de l’Analyse par
exemple, ces potentialités sont rapidement exploitées comme en témoignent par exemple les
premiers travaux de Tall dans ce domaine autour du logiciel Graphic Calculus (Tall, 1991). Pour
moi, ces avancées technologiques se traduisent par l’idée qu’un autre enseignement des
équations différentielles devient possible au début de l’université, plus respectueux de
l’épistémologie du champ et de ses évolutions récentes. Au lieu de rester centré sur la résolution
des quelques familles d’équations différentielles intégrables, il peut conjuguer résolution exacte,
approche qualitative et approche numérique. Les expérimentations que je mène avec Marc
Rogalski et ses collègues à l’université de Lille sont un réel succès (Artigue, 1989). Mais ce
succès qui, au-delà de l’utilisation de la technologie, repose sur un changement de rapport
institutionnel au registre graphique, restera à l’époque local. La première étude ICMI mentionnée
ci-dessus réalisée en 1985, qui concerne l’influence de l’informatique sur les mathématiques et
leur enseignement reflète très bien l’état de la réflexion à cette époque, la diversité et la richesse
des expérimentations déjà réalisées mais elle ne manque pas de souligner que ce qu’elle donne à
voir sont des potentialités, des expérimentations réussies menées par des enseignants et
chercheurs motivés mais aussi très locales. On est loin, affirment les auteurs, d’un impact
curriculaire à grande échelle qui touche l’enseignant et la classe ordinaires.
En effet, l’impact est déjà visible dans divers pays, mais au niveau du curriculum officiel.
Par exemple, en France, des projets relativement ambitieux se mettent en place dès le début des
années 80 ainsi que des formations lourdes pour les enseignants en relation avec la création
d’une option Informatique au lycée (Baron, 1987). Les calculatrices sont officiellement prise en
compte dans les programmes dès le début des années 80 et autorisées très vite sans limitation au
baccalauréat, les IREM (Instituts de recherche pour l’enseignement des mathématiques)
développent formations et ressources pour soutenir les évolutions souhaitées et se lancent aussi
dans la production de logiciels. En 1985, les écoles primaires et les collèges sont équipés dans le
cadre du plan IPT (Informatique Pour Tous), mais malgré ces efforts l’impact sur le curriculum
réel, le quotidien des classes reste marginal. On incrimine à l’époque l’équipement largement
insuffisant et la qualité de l’offre logicielle mais l’on sent déjà que ces arguments ne suffisent pas
à expliquer le décalage croissant dans ce domaine entre les pratiques scientifiques et sociales et
l’enseignement des mathématiques.
Par ailleurs, l’évolution technologique va favoriser le développement de nouveaux
logiciels, et en particulier celui des logiciels de géométrie dynamique, Cabri-géomètre,
Sketchpad suivis ensuite de très nombreux autres. Ils favorisent des approches différentes,
mettant l’accent sur les possibilités de manipulation directe des réifications des objets
géométriques accessibles à l’écran. Dans les calculatrices aussi, ce qui nécessitait auparavant
programmation, notamment pour les algorithmes numériques, est de plus en plus encapsulé dans
des commandes d’accès direct. La technologie devient un outil que l’on peut considérer comme
une boîte noire au même titre que bon nombre de technologies d’usage social commun. Ceci
impacte les choix curriculaires et c’est le cas en France par exemple. L’option Informatique est
supprimée, le langage LOGO et les activités de programmation qui lui étaient associés, valorisés
dans le cadre du plan IPT, disparaissent de la scène éducative avant que les possibilités qu’ils
offraient n’aient été réellement mesurées et exploitées. C’est la vision de la technologie comme
outil didactique et pédagogique qui devient dominante dans les curricula.
2.3. La recherche sur les CAS et le développement d’une sensibilité instrumentale
Les logiciels que j’ai évoqués jusqu’ici étaient des logiciels produits à des fins
d’enseignement. Mais l’enseignement secondaire des mathématiques est aussi progressivement
touché par des technologies initialement conçues à des fins plus professionnelles, comme les
logiciels de calcul formel jusqu’alors réservés à l’enseignement universitaire ou les tableurs créés
pour la comptabilité. Leur entrée sur cette scène éducative soulève d’autres questions. C’est le
cas notamment pour les CAS qui sont en effet des produits professionnels puissants mais dont
l’ergonomie n’est en rien comparable à celle des logiciels de géométrie dynamique ou autres
micromondes éducatifs. Les difficultés qui en résultent dans les expérimentations où les usages
restent généralement épisodiques, comme celles que nous menons au début des années 90 dans le
cadre de projets nationaux lancés par le Ministère de l’Education en France (Artigue, 1997), nous
sensibilisent à une question jusque là ignorée dans les recherches en didactique des
mathématiques concernant les technologies : celle des genèses instrumentales (Rabardel, 1995)
qui permettent de faire d’un artefact, calculatrice ou logiciel, un instrument de travail
mathématique, des connaissances mathématiques et technologiques sous-tendant ces genèses et
de leur prise en charge par l’enseignement. Comme je l’ai déjà expliqué à un précédent colloque
de la CIAEM (Artigue, 2007), ces travaux sur les CAS nous incitent également à questionner le
discours qui accompagne la promotion de ces technologies, un discours qui oppose travail
technique et conceptuel et laisse penser que les CAS, en prenant en charge le travail technique
usuel de l’élève, lui permettraient de se centrer sur une activité conceptuelle. Les
expérimentations menées montrent que c’est une vision erronée : le travail technique change
certes de nature mais ne disparaît pas, et méconnaître les rapports dialectiques existant entre
travail technique et conceptuel dans ce type d’environnement comme dans tout type
d’environnement d’apprentissage, peut se constituer en obstacle didactique. Les recherches
menées attirent ainsi l’attention sur la double fonctionnalité des techniques enseignées en
mathématiques. Elles ont une fonctionnalité pragmatique : elles produisent des résultats, et une
fonctionnalité épistémique : elles contribuent à la compréhension des objets mathématiques
qu’elles engagent, et leur légitimité didactique repose sur ces deux fonctionnalités à la fois. Les
environnements numériques modifient de ce point de vue les équilibres culturellement établis,
étant source de techniques instrumentées à forte fonctionnalité pragmatique mais dont la
fonctionnalité épistémique est à construire. Ainsi deviennent compréhensibles des résistances qui
sont l’expression du malaise ressenti face à des ruptures d’équilibres face auxquelles les
enseignants se retrouvent démunis. J’ajouterai qu’ils le seront d’autant plus qu’ils refuseront de
voir dans la technologie autre chose qu’un adjuvant pédagogique au service d’apprentissages
dont les finalités sont pensées sans prendre en compte la réalité des pratiques mathématiques
actuelles et les évolutions qui en résultent en termes de besoins d’apprentissage. Face à ces
difficultés, longtemps sous-estimées, la tentation est grande de voir une solution dans le rejet de
la technologie ou sa marginalisation curriculaire pour conserver au maximum les équilibres
anciens. C’est une solution qui s’exprime avec récurrence dans les débats concernant l’impact
curriculaire des technologies, mais sans avenir car elle consomme la rupture entre le monde de
l’enseignement et tout ce qui lui est extérieur.
Ce que nous apprend l’approche instrumentale, c’est que penser l’apprentissage des
mathématiques c’est le penser avec les outils qui sont ceux du travail mathématique aujourd’hui
et en référence aux pratiques mathématiques actuelles, c’est gérer dans la durée la progression
conjointe des connaissances mathématiques et instrumentales, c’est penser l’interaction entre
techniques papier-crayon et techniques instrumentées, et développer pour ces dernières
également un « discours technologique » consistant, au sens donné à ce terme dans la théorie
anthropologique du didactique. Les besoins mathématiques ne sont pas nécessairement ceux du
curriculum officiel. Il suffit de penser aux connaissances nécessaires pour comprendre les
processus de représentation des nombres et expressions algébriques, les réécritures provoquées
par les commandes algébriques et la simplification, la discrétisation des représentations
graphiques. Ceci pose la question de l’intégration curriculaire des technologies dans des termes
sensiblement renouvelés et peu compatibles avec la vision dominante de ces outils logiciels
comme simples adjuvants didactiques et pédagogiques.
Il est de ce point de vue intéressant de noter que les nouveaux programmes du lycée en
France qui se mettent actuellement en place reviennent sur les choix curriculaires qui, en France,
ont vu depuis deux décennies la domination quasi-exclusive d’une vision outil des technologies.
On assiste en effet à un certain retour de la dimension objet, avec d’une part l’introduction d’une
composante d’algorithmique dans les programmes de mathématiques sur les années du lycée et,
parallèlement, l’introduction d’une nouvelle option en terminale scientifique intitulée :
« Informatique et sciences du numérique ».
2.4. Des logiciels aux technologies de l’information et de la communication
A la fin des années 90, alors même que les systèmes éducatifs peinent toujours à intégrer
efficacement les technologies déjà anciennes que sont les calculatrices, les logiciels de géométrie
dynamique et autres micromondes, c’est un autre changement majeur qui intervient avec la
généralisation de l’Internet, le passage des logiciels dédiés aux technologies de l’information et
de la communication. Nous avons aujourd’hui pris depuis la mesure de ce changement : des
ressources nouvelles et multipliées, d’accès immédiat et de plus en plus délocalisé, des usages
nouveaux, plus individualisés et différenciés, plus distants aussi et, associées, des métaphores
renouvelées pour l’enseignement et l’apprentissage mettant l’accent sur la collaboration, la
participation, alors que les décennies précédentes avaient mis l’accent sur la construction. A ceci
s’ajoute le fait que, de plus en plus, des projets se développent qui s’inscrivent dans des échelles
supra-nationales, comme c’est le cas par exemple en Europe, et que ce qui se produit à ces
échelles influence de plus en plus les politiques curriculaires locales.
Le paysage éducatif en mathématiques mais aussi de façon plus générale, en est
profondément modifié et donc l’impact curriculaire possible de la technologie. Par exemple, en
France, c’est avec la réforme du lycée de 2000 qu’Internet va réellement pénétrer dans le
curriculum. Il le fait notamment par l’intermédiaire des TPE (Travaux Personnels Encadrés).
Dans le cadre des TPE, les élèves de première (grade 11) disposent de 2h par semaine pour
mener en petit groupes un projet pluridisciplinaire dont ils définissent eux-mêmes le sujet dans le
cadre d’une liste nationale de thèmes généraux. Il est explicitement mentionné dans les
compétences que ces projets doivent aider à développer, celle de la recherche de ressources sur
Internet et de l’utilisation critique de telles ressources. Ces mêmes programmes voient aussi un
renforcement de l’enseignement statistique avec une initiation à la statistique inférentielle, et les
enseignants sont invités à utiliser pour cet enseignement des bases de données statistiques
accessibles sur des sites spécifiques. Plus récemment, s’est imposée l’idée que l’Ecole doit
assurer à tous les élèves un certain niveau de « littéracie numérique ». Différentes certifications
informatiques et internet jalonnent la scolarité, comme autant d’étapes à franchir, dans cette
littéracie, et les futurs enseignants doivent aussi obtenir un certificat spécifique
(http://www.educnet.education.fr/dossier/b2ic2i). Les différentes disciplines doivent contribuer à
cette formation et à sa validation, dont bien sûr les mathématiques. On observe donc là une
nouvelle forme d’impact curriculaire touchant les mathématiques même si ce ne sont pas les
apprentissages mathématiques qui en sont le principal enjeu. En fait c’est toute l’organisation
scolaire qui se transforme du fait de la numérisation de la société comme l’illustre la création
d’espaces numériques de travail pour les établissements scolaires (www.educnet.education.fr) et
de dispositifs comme le dispositif Pairform@nce pour organiser et mutualiser les ressources en
termes de formation des enseignants (http://national.pairformance.education.fr/). Tout ceci
impacte de façon plus ou moins directe les modes de travail des enseignants et des élèves, les
ressources utilisées par les uns et les autres, les interactions didactiques.
Internet et les technologies de l’information et de la communication impactent aussi
l’enseignement parce que se multiplient des ressources en ligne visant spécifiquement
l’enseignement des mathématiques et intégrant une interaction didactique, bases d’exercices,
tutoriels, des ressources le plus souvent utilisables à la fois en classe en réseau et hors classe. En
France, les ressources produites par l’association d’enseignants Sésamath
(http://www.sesamath.net/) autour de la base Mathenpoche illustrent particulièrement bien cette
évolution. Créée par un petit groupe de jeunes enseignants en 2001, Sésamath a commencé à
développer ses ressources quasiment en marge de l’institution, soutenue par quelques uns mais
regardée avec méfiance par beaucoup. Elle occupe aujourd’hui une place centrale en France et
dans le monde francophone dans la création de ressources en ligne libres et gratuites et a créé la
revue en ligne Mathematice. Quelques chiffres fournis dans l’annexe concernant cette
association d’un document récemment publié par l’UNECO (2011) en témoignent : 1 300 000 de
visites par mois sur son site, 15 000 professeurs de Mathématiques inscrits à sa lettre de
diffusion, 6000 professeurs inscrits sur le site privé Sesaprof créé en 2008, 500 000 élèves
inscrits sur Mathenpoche-réseau. Tout en maintenant son identité et sa vision des ressources
éducatives, « non comme des objets qui sont diffusés seulement après avoir été patiemment
élaborés, testés et améliorés, mais comme des objets beaucoup plus rapidement partagés, ne
prétendant pas être optimaux mais pensés pour pouvoir évoluer et être adaptés en permanence
dans le cadre d’un travail collaboratif », l’association collabore maintenant avec diverses équipes
de recherche. Ces équipes analysent les ressources et proposent des améliorations, elles
contribuent au développement de Mathenpoche par l’intégration de produits issus de la recherche
(cf. par exemple le projet régional PICRI dont est porteur mon laboratoire de recherche
(Grugeon-Allys & al., 2011)) mais aussi étudient la façon dont les usagers, élèves et enseignants,
s’approprient ces ressources et ce qui en résulte au niveau des pratiques d’enseignement comme
des apprentissages (cf. par exemple les partenariats de l’association avec les IREM (Gueudet,
2007) et l’IFE (Institut Français d’Education, anciennement INRP). Ainsi se mettent en place de
nouvelles synergies et émergent des impacts curriculaires qui n’obéissent pas aux seules
stratégies « top-down » prévues par l’institution.
Cette évolution technologique contribue aussi, comme nous l’avons souligné plus haut, à
ouvrir les frontières. Les ressources en ligne qui peuvent nourrir l’enseignement et
l’apprentissage peuvent avoir été produites en un quelconque endroit de notre planète, pourvu
qu’elles nous soient linguistiquement accessibles comme le montrent les travaux récents sur les
genèses documentaires (Gueudet & Trouche, 2010). De plus, des efforts spécifiques sont faits
pour favoriser cette accessibilité mais aussi pour mutualiser les ressources, capitaliser les
connaissances. C’est par exemple le cas en Europe avec des projets comme le projet Intergeo
(http://i2geo.net), qui vise la mutualisation des ressources en géométrie dynamique ou le projet
ReMath, pour ne citer que deux exemples parmi bien d’autres. ReMath (http://remath.cti.gr) a
émergé de TELMA, une équipe du réseau d’excellence Kaleidoscope (http://www.noe-
kaleidoscope.org) visant à renforcer la collaboration et capitaliser les acquis au niveau européen
sur tout ce qui concerne le « Technology Enhanced Learning » (Artigue, 2009), et est, quant à
lui, plus particulièrement centré sur les potentialités offertes par les représentations numériques à
l’apprentissage des mathématiques (Même quand les technologies numériques ne sont pas au
cœur du projet lui-même, elles sont indispensables à son développement et à ses retombées. Je
pense par exemple au projet Comenius LEMA visant à soutenir des pratiques d’enseignement
basées sur la modélisation et les applications en mathématiques dont les ressources sont
accessibles en six langues (http://lema-project.hu/) ou aux projets qui, tels Fibonacci et Primas,
visent aujourd’hui le développement à grande échelle de l’IBSME (Inquiry Based Science and
Mathematics Education).
Il s’agit donc bien entre l’enseignement des mathématiques et les technologies numériques
d’une longue histoire, une histoire qui met en jeu des dynamiques complexes dans des contextes
en constante et rapide évolution, et qui affecte les curricula mathématiques à la fois de façon
directe et indirecte. Quelles leçons peut-on en tirer pour penser le futur ?
3. Des leçons du passé à une vision prospective
Si l’on revient au début de cette histoire, ses débuts sont marqués par la conviction affichée
que l’informatique et les technologies associées vont changer profondément et rapidement
l’enseignement des mathématiques dans ses contenus comme dans ses formes. Très vite, de
nombreuses expériences positives renforcent ces convictions et aident à identifier les
potentialités offertes par les différentes technologies qui deviennent progressivement accessibles.
Mais assez vite aussi, s’impose la difficulté de passer de réussites locales dans des
environnements protégés et contrôlés à des succès à plus grande échelle.
Vingt ans après la première étude ICMI, la seconde étude a bien montré que, malgré la
multiplication des recherches et des expériences positives, malgré la multiplication et la
diversification des ressources technologiques, malgré l’existence croissante de projets à grande
échelle, malgré la numérisation de nos sociétés qui affecte les systèmes éducatifs et fait que l’on
ne peut plus nier l’impact curriculaire des technologies, une intégration efficace des technologies
numériques à l’enseignement des mathématiques à grande échelle reste encore un problème non
résolu. Nous ne pouvons cependant pas dire que nous sommes par rapport à cette question dans
le même état qu’il y a vingt ans.
Nous avons, grâce aux recherches et à l’expérience acquise, une bien meilleure
compréhension des potentialités offertes par un certain nombre de technologies et des conditions
à satisfaire pour actualiser ces potentialités. La géométrie dynamique, objet systématique de
recherche depuis plus de vingt ans, et sans doute aussi une des technologies qui a eu le plus
d’impact sur l’enseignement, en est un exemple particulièrement illustratif. Il est ainsi intéressant
de re-parcourir les travaux menés dans ce domaine, d’y lire l’évolution des connaissances avec,
en parallèle, celle des constructions conceptuelles qui permettent de les exprimer. L’évolution du
regard porté sur le « dragging » au fil des recherches en est, me semble-t-il, un très bon exemple
(Laborde & Capponi, 1994), (Arzarello, Olivero, Paola & Robutti, 2002), (Restrepo,
2008).
Nous avons perdu notre naïveté, nous comprenons mieux les raisons d’être des difficultés
rencontrées. Nous avons développé des cadres théoriques et des constructions conceptuelles qui
nous permettent de mieux appréhender les problèmes (cf. par exemple la notion « d’Humans-
with-Media » centrale dans (Borba & Villarreal, 2006)), et de prendre en compte leur dimension
socio-culturelle et institutionnelle, ce qui est essentiel si l’on se situe dans une perspective
curriculaire. L’approche instrumentale que nous avons évoquée dans la partie précédente en est
un exemple dont l’usage déborde largement aujourd’hui le contexte des CAS qui lui a donné
naissance (Guin, Ruthven & Trouche, 2005). La deuxième étude ICMI en illustre d’ailleurs bien
les potentialités dans plusieurs de ses chapitres. Mais elle n’est bien sûr pas la seule.
Par ailleurs, les recherches qui s’étaient centrées au départ sur les élèves se sont déplacées,
dans ce domaine aussi, vers l’enseignant, nous aidant à comprendre l’évolution du métier liée à
la technologie et les besoins réels de formation. Cette évolution est, elle aussi, très visible dans la
seconde étude ICMI dont l’une des cinq sections est centrée sur les enseignants. Comme le
soulignent Lulu Healy et Jean-Baptiste Lagrange dans leur introduction à cette section :
« Those studies that do exist indicate that modifying teaching practices to include new tools is no
mean feat for teachers. In addition to mastering the various possibilities for doing mathematics offered by
different digital tools, they also are faced with the need to rethink a number of classroom management
issues, adapt their teaching styles to include new forms of interactions – with students, between students
and between students and mathematical ideas –take a more prominent role in designing learning activities
for their students and confront a range of epistemic issues related to the acceptance and legitimization of
unfamiliar or even completely new mathematical practices.” (Healy & Lagrange, 2010, p. 288).
Encore une fois, ces résultats produits par la recherche contrastent avec un discours de
promotion des TICE qui a longtemps minimisé l’accroissement d’expertise enseignante requis
par un usage productif des outils numériques. Les TICE ont certes d’emblée été perçues comme
des catalyseurs de changement, comme le moyen de faire évoluer des pratiques enseignantes
jugées trop étroitement transmissives, mais le discours usuel tendait à laisser penser que, grâce
aux TICE, des pratiques différentes, devenaient aisément accessibles et automatiquement
productives. La réalité était bien sûr tout autre. Les travaux recensés dans l’étude ICMI qui
s’appuient sur différents cadres théoriques : l’approche instrumentale étendue à l’enseignant, la
double approche ergonomique et didactique des pratiques enseignantes, la théorie de l’activité
notamment, nous aident à comprendre la complexité du travail de l’enseignant en environnement
informatique. Ils nous fournissent des catégories qui décrivent des niveaux d’intégration
différents des TICE et permettent de repérer des positionnements différents. Ils nous donnent à
voir des dynamiques possibles d’évolution. Ils nous montrent enfin que les pratiques de
formation, qu’il s’agisse de formation initiale ou formation continue, très souvent, ne répondent
toujours pas de façon satisfaisante aux besoins maintenant mieux identifiés (Tapan, 2006),
(Emprin, 2007). Au sein de mon équipe de recherche, ces travaux sont particulièrement présents
(cf. par exemple (Vandebrouck, 2008), (Lagrange, 2009) pour des visions synthétiques).
Mais si la recherche progresse et nous aide à penser les impacts curriculaires futurs et les
moyens à mettre en œuvre pour combler, dans ce domaine, le décalage existant entre intentions
curriculaires et réalité des classes, il nous faut constater aussi que, dans la dernière décennie,
l’évolution technologique a profondément changé le contexte. Comme souligné plus haut, vis-à-
vis de ce qu’offrent aujourd’hui les technologies numériques à l’enseignement et l’apprentissage
des mathématiques, les outils qui ont d’abord été visés par l’intégration curriculaire :
calculatrices, logiciels de géométrie dynamique, tableurs, CAS…, ne constituent qu’une partie
limitée du paysage, et ces outils eux-mêmes se transforment pour tirer parti des nouvelles
potentialités offertes. Par rapport à cette explosion technologique, le monde de l’éducation
mathématique me semble en être encore à une phase d’exploration, d’innovation foisonnante. La
recherche, dans ce domaine, est loin de nous fournir des connaissances assurées pour guider
l’action didactique. Dans son développement, elle peut et doit bien sûr s’appuyer sur les
connaissances construites dans le travail sur les environnements technologiques plus classiques,
mais elle doit aussi les questionner tant les pratiques d’apprentissage, les systèmes d’interaction
didactique sont modifiés par ce nouveau contexte.
S’agissant plus directement de questions curriculaires, cette histoire nous montre que les
décisions curriculaires qui prônent ou même exigent l’introduction des technologies sans prêter
une attention suffisante aux besoins d’une intégration efficace, au-delà des seuls besoins
matériels, qui restent aveugles au fait que les outils technologiques que nous utilisons affectent
ce que nous apprenons et non seulement comment nous l’apprenons, qui veulent mettre la
technologie au service de valeurs et de buts de l’enseignement fondamentalement inchangés, ont
une lourde responsabilité dans les échecs constatés. Nous avons aussi appris que, dans ce
domaine comme ailleurs, des changements importants imposés d’en haut sont loin d’être une
solution. Il faut savoir imaginer des dynamiques curriculaires qui assurent au long des
trajectoires une distance raisonnable entre le nouveau et l’ancien, une distance suffisante pour
produire les évolutions nécessaires, mais aussi acceptable et supportable. Il faut savoir
accompagner ces évolutions par des systèmes de formation des enseignants, initiale et continue
adaptés. Il me semble enfin que cette histoire nous montre qu’il faut prendre sérieusement en
compte, comme je le souligne dans ma contribution à l’étude ICMI (Artigue, 2010), la
métaphore de la complexité et la capacité des systèmes complexes à s’auto-organiser pour
aboutir à des structures originales et intéressantes, dans des conditions favorables. L’histoire
récente nous conduit en effet à penser que l’évolution technologique, en modifiant profondément
les structures relationnelles, va sans aucun doute favoriser l’émergence et le développement de
processus « bottom-up », qui peuvent être source de nouvelles dynamiques curriculaires, et de
formes d’impact curriculaire direct ou indirect des technologies dont nous avons jusqu’ici peu
l’expérience.
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