EL 1 À 10 Au Propre
EL 1 À 10 Au Propre
EL 1 À 10 Au Propre
[Deux persans, Usbek et Rica, voyagent en Europe. Les voici en France, où tout ce qu’ils voient les étonne, le comportement
des parisiens en particulier. L’anecdote que Rica relate à son ami Ibben, resté en Perse (Actuelle Irak), permet de montrer
une curiosité de la société française.]
RICA À IBBEN
À Smyrne.
1 Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance1. Lorsque j'arrivai, je fus
regardé comme si j'avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me
voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un
cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui
5 m'entourait. Si j'étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes2 dressées contre ma figure : enfin
jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque
jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose
admirable ! Je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur
toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.
10 Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à la charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si
rare ; et quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le
repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en
endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie3 quelque chose
d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers,
15 je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un
instant l'attention et l'estime publique ; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais
quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion
d'ouvrir la bouche ; mais, si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais
aussitôt autour de moi un bourdonnement : « Ah ! Ah ! monsieur est Persan ? C'est une chose bien
20 extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? »
1 Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j'étais vouée par état au silence et à l'inaction,
j'ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu'on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu
à la vérité les discours qu'on s'empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu'on cherchait à me
cacher.
5 Cette utile curiosité, en servant à m'instruire, m'apprit encore à dissimuler : forcée souvent de
cacher les objets de mon attention aux yeux qui m'entouraient, j'essayai de guider les miens à mon gré ;
j'obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que depuis vous avez loué si souvent. Encouragée
par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je
quelque chagrin, je m'étudiais à prendre l'air de la sécurité, même celui de la joie ; j'ai porté le zèle1
10 jusqu'à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l'expression du plaisir. Je
me suis travaillée avec le même soin et plus de peine pour réprimer les symptômes d'une joie inattendue.
C'est ainsi que j'ai su prendre sur ma physionomie2 cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si
étonné.
J'étais bien jeune encore, et presque sans intérêt : mais je n'avais à moi que ma pensée, et je
15 m'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes,
j'en essayai l'usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m'amusais à me montrer sous des
formes différentes ; sûre de mes gestes, j'observais mes discours ; je réglais les uns et les autres, suivant
les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut
pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu'il m'était utile de laisser voir.
20 Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l'expression des figures et le caractère des
physionomies ; et j'y gagnai ce coup d'œil pénétrant, auquel l'expérience m'a pourtant appris à ne pas me
fier entièrement ; mais qui, en tout, m'a rarement trompée.
Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos
politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu'aux premiers éléments de la science que
25 je voulais acquérir.
1. Grand effort pour respecter les consignes, les préceptes (religieux ou sociaux par exemple).
2. Trait(s) de caractère ou physique caractéristique(s) d’une personne.
Explication linéaire n°3 :
[La Bruyère dresse le portrait d’Arrias dans le chapitre V : « De la Société et de la Conversation »]
1 Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader1 ainsi ; c'est un homme universel, et il se donne pour
tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d'un
grand2 d'une cour du Nord : il prend la parole, et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent ; il s'oriente
dans cette région lointaine comme s'il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes
5 du pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes,
et il en rit le premier jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu'il
dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l'interrupteur :
« Je n'avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d'original3 : je l'ai appris de Sethon, ambassadeur
de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j'ai fort
10 interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narration avec plus de
confiance qu'il ne l'avait commencée, lorsque l'un des conviés lui dit : « C'est Sethon à qui vous parlez,
lui-même, et qui arrive fraîchement de son ambassade. »
1 Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules larges,
l’estomac haut1, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance ; il fait répéter celui qui l’entretient,
et il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit. Il déploie un ample mouchoir et se mouche avec
grand bruit ; il crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, et profondément ; il
5 ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu’un autre. Il tient le milieu en se
promenant avec ses égaux ; il s’arrête, et l’on s’arrête ; il continue de marcher, et l’on marche : tous se
règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole : on ne l’interrompt pas, on l’écoute aussi
longtemps qu’il veut parler ; on est de son avis, on croit les nouvelles qu’il débite. S’il s’assied, vous le
voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser son
10 chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par
audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin2, politique, mystérieux sur les
affaires du temps ; il se croit du talent et de l’esprit. Il est riche.
1. Le torse bombé.
2. Ennemi de toute contrainte, particulièrement opposé aux contraintes religieuses.
Explication linéaire n°5 :
[La Bruyère dresse un portrait de la cour dans le chapitre VIII : « De la Cour »]
1 L'on parle d'une région où les vieillards sont galants, polis et civils ; les jeunes gens au contraire,
durs, féroces, sans mœurs ni politesse : ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où
l'on commence ailleurs à la sentir ; ils préfèrent des repas, des viandes, et des amours ridicules. Celui-là
chez eux est sobre et modéré, qui ne s'enivre que de vin : l'usage trop fréquent qu'ils en ont fait le leur a
5 rendu insipide ; ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie, et par toutes les liqueurs
les plus violentes ; il ne manque à leur débauche que de boire de l'eau-forte1. Les femmes du pays
précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu'elles croient servir à les rendre belles : leur coutume
est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules, qu'elles étalent avec leur gorge2,
leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l'endroit par où elles pourraient plaire, ou
10 de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n'est pas nette, mais
confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers3, qu'ils préfèrent aux naturels et dont ils
font un long tissu pour couvrir leur tête : il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche
qu'on ne connaisse les hommes à leur visage. Ces peuples d'ailleurs ont leur Dieu et leur roi : les grands
de la nation s'assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un temple qu'ils nomment église ; il y a
15 au fond de ce temple un autel consacré à leur Dieu, où un prêtre célèbre des mystères qu'ils appellent
saints, sacrés et redoutables ; les grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout,
le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers le roi, que l'on voit à
genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l'esprit et le tout le cœur appliqués. On ne laisse
pas de voir dans cet usage une espèce de subordination ; car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince
20 adorer Dieu. Les gens du pays le nomment *** ; il est à quelque quarante-huit degrés d'élévation du pôle,
et à plus d'onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons4.
1 Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'était
une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de
belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de Chartres, et une des plus grandes héritières
de France. Son père était mort jeune, et l'avait laissée sous la conduite de madame de Chartres, sa femme,
5 dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé
plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l'éducation de
sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté ; elle songea aussi à lui
donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler
jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une
10 opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour ; elle lui montrait ce qu'il a
d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le
peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les
engagements1; et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d'une honnête femme,
et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance.
15 Mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême
défiance de soi-même, et par un grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme,
qui est d'aimer son mari et d'en être aimée.
Cette héritière était alors un des grands partis qu'il y eût en France ; et quoiqu'elle fût dans une extrême
jeunesse, l'on avait déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était extrêmement
20 glorieuse2, ne trouvait presque rien digne de sa fille ; la voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener
à la cour. Lorsqu'elle arriva, le vidame alla au-devant d'elle ; il fut surpris de la grande beauté de
mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds
lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa
personne étaient pleins de grâce et de charmes.
1 Mme de Chartres empira si considérablement que l'on commença à désespérer de sa vie ; elle reçut
ce que les médecins lui dirent du péril où elle était avec un courage digne de sa vertu et de sa piété. Après
qu'ils furent sortis, elle fit retirer tout le monde et appeler Mme de Clèves.
— Il faut nous quitter, ma fille, lui dit-elle, en lui tendant la main ; le péril où je vous laisse et le
5 besoin que vous avez de moi augmentent le déplaisir que j'ai de vous quitter. Vous avez de l'inclination
pour M. de Nemours ; je ne vous demande point de me l'avouer ; je ne suis plus en état de me servir de
votre sincérité pour vous conduire. Il y a déjà longtemps que je me suis aperçue de cette inclination, mais
je ne vous en ai pas voulu parler d'abord, de peur de vous en faire apercevoir vous-même. Vous ne la
connaissez que trop présentement, vous êtes sur le bord du précipice, il faut de grands efforts et de grandes
10 violences pour vous retenir. Songez ce que vous devez à votre mari ; songez ce que vous vous devez à
vous-même, et pensez que vous allez perdre cette réputation que vous vous êtes acquise et que je vous ai
tant souhaitée. Ayez de la force et du courage, ma fille, retirez-vous de la cour, obligez votre mari de vous
emmener ; ne craignez point de prendre des partis trop rudes et trop difficiles ; quelque affreux qu'ils vous
paraissent d'abord, ils seront plus doux dans les suites que les malheurs d'une galanterie. Si d'autres raisons
15 que celles de la vertu et de votre devoir vous pouvaient obliger à ce que je souhaite, je vous dirais que, si
quelque chose était capable de troubler le bonheur que j'espère en sortant de ce monde, ce serait de vous
voir tomber comme les autres femmes, mais, si ce malheur vous doit arriver, je reçois la mort avec joie,
pour n'en être pas le témoin.
1 – Eh bien, monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l’on
n’a jamais fait à son mari ; mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donne la force. Il
est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la cour et que je veux éviter les périls où se trouvent
quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse, et je ne craindrais
5 pas d’en laisser paraître si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour ou si j’avais encore Mme de
Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec
joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous
déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il
faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on n’en a jamais eu ; conduisez-moi, ayez pitié
10 de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez.
M de Clèves était demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-
même, et il n’avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu’il jeta les yeux
sur elle, qu’il la vit à ses genoux, le visage couvert de larmes et d’une beauté si admirable, il pensa mourir
de douleur, et l’embrassant en la relevant :
15 – Ayez pitié de moi, vous-même, madame, lui dit-il, j’en suis digne ; et pardonnez si, dans les
premiers moments d’une affliction1 aussi violente qu’est la mienne, je ne réponds pas comme je dois à un
procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a
jamais eu de femme au monde ; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été.
Vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue ; vos rigueurs et votre
20 possession n’ont pu l’éteindre : elle dure encore ; je n’ai pu vous donner de l’amour, et je vois que vous
craignez d’en avoir pour un autre. Et qui est-il, madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ?
Depuis quand vous plaît-il ? Qu’a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre
cœur ? Je m’étais consolé en quelque sorte de ne l’avoir pas touché par la pensée qu’il était incapable de
l’être. Cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire. J’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un
25 amant ; mais il est impossible d’avoir celle d’un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble
pour ne pas me donner une sûreté entière ; il me console même comme votre amant. La confiance et la
sincérité que vous avez pour moi sont d’un prix infini ; vous m’estimez assez pour croire que je n’abuserai
pas de cet aveu. Vous avez raison, madame, je n’en abuserai pas et je ne vous en aimerai pas moins. Vous
me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari.
1 Leurs habits, mieux faits, semblaient d’un drap plus souple, et leurs cheveux, ramenés en
boucles vers les tempes, lustrés par des pommades plus fines. Ils avaient le teint de la richesse, ce
teint blanc que rehaussent la pâleur des porcelaines, les moires du satin1, le vernis des beaux meubles,
et qu’entretient dans sa santé un régime discret de nourritures exquises. Leur cou tournait à l’aise sur
5 des cravates basses ; leurs favoris2 longs tombaient sur des cols rabattus ; ils s’essuyaient les lèvres
à des mouchoirs brodés d’un large chiffre, d’où sortait une odeur suave3.
Ceux qui commençaient à vieillir avaient l’air jeune, tandis que quelque chose de mûr
s’étendait sur le visage des jeunes. Dans leurs regards indifférents flottait la quiétude de passions
journellement assouvies4 ; et, à travers leurs manières douces, perçait cette brutalité particulière que
10 communique la domination de choses à demi faciles, dans lesquelles la force s’exerce et où la vanité
s’amuse, le maniement des chevaux de race et la société des femmes perdues.
À trois pas d’Emma, un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune femme pâle,
portant une parure de perles. Ils vantaient la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le Vésuve,
Castellamare et les Cassines, les roses de Gênes, le Colisée5 au clair de lune. Emma écoutait de son
15 autre oreille une conversation pleine de mots qu’elle ne comprenait pas. On entourait un tout jeune
homme qui avait battu, la semaine d’avant, Miss Arabelle et Romulus, et gagné deux mille louis à
sauter un fossé, en Angleterre. L’un se plaignait de ses coureurs qui engraissaient ; un autre, des
fautes d’impression qui avaient dénaturé le nom de son cheval.
L’air du bal était lourd ; les lampes pâlissaient. On refluait dans la salle de billard. Un
20 domestique monta sur une chaise et cassa deux vitres ; au bruit des éclats de verre, madame Bovary
tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui regardaient.
Alors le souvenir des Bertaux lui arriva.
Gustave Flaubert, Madame Bovary, extrait de la première partie, chapitre VIII, 1857
1. Les moires du satin : leurs habits de satin ont été rendus nobles par le travail du textile. Les moires peuvent
désigner l’affinement de la couleur, le doublage de la matière… Cela fait riche et noble !
2. Ou rouflaquettes : touffes de barbe laissées poussées du haut des oreilles jusqu’au menton.
3. D’une douceur agréable.
4. Relations sexuelles quotidiennes.
5. Ensemble des lieux en Italie connus pour leur romantisme.
Explication linéaire n°10 :
[Le roman suit l’histoire de trois femmes et du poids que font peser la morale et la société sur leurs destins. L’une d’entre
elles se nomme Smita. Elle vit en Inde et appartient à la caste des opprimés appelée les « dalits », ce qui signifie :
intouchables. Ces derniers sont chargés des métiers les plus ingrats car considérés comme impurs et sont rejetés de la
société. Dans l’extrait, Smita refuse que sa fille connaisse le même destin qu’elle.]
1 Mais ce matin n’est pas un jour comme les autres. Smita a pris une décision, qui s’est imposée
à elle comme une évidence : sa fille ira à l’école. Elle a eu du mal à convaincre Nagarajan. A quoi
bon ? disait-il. Elle saura peut-être lire et écrire, mais personne ici ne lui donnera du travail. On naît
videur de toilettes, et on le reste jusqu’à sa mort. C’est un héritage, un cercle dont personne ne peut
5 sortir. Un karma.
Smita n’a pas cédé. Elle en a reparlé le lendemain, le jour d’après, et les suivants. Elle refuse
d’emmener Lalita en tournée avec elle : elle ne lui montrera pas les gestes des videurs de toilettes, elle
ne verra pas sa fille vomir dans le fossé comme sa mère avant elle, non, Smita s’y refuse. Lalita doit
aller à l’école. Devant sa détermination, Nagarajan a fini par céder. Il connaît sa femme ; sa volonté
10 est puissante. Cette petite Dalit à la peau brune qu’il a épousée il y a 10 ans est plus forte que lui, il le
sait. Alors il finit par céder, soit. Il ira à l’école du village, il parlera au Brahmane.
Smita a souri secrètement sa victoire. Elle aurait tant voulu que sa mère se batte pour elle, tant
aimé passer la porte de l’école, s’asseoir parmi les autres enfants. Apprendre à lire et à compter. Mais
cela n’avait pas été possible, le père de Smita n’était pas un homme bon comme Nagarajan, il était
15 irascible et violent. Il battait son épouse, comme tous le font ici. Il le répétait souvent : une femme
n’est pas l’égale de son mari, elle lui appartient. Elle est sa propriété, son esclave. Elle doit se plier à
sa volonté. Assurément, son père aurait préféré sauver sa vache, plutôt que sa femme.
Smita, elle, a de la chance : Nagarajan ne l’a jamais battue, jamais insultée. Lorsque Lalita est
née, il a même été d’accord pour la garder. Pas loin d’ici, on tue les filles à la naissance. Dans les
20 villages du Rajasthan, on les enterre vivantes, dans une boîte, sous le sable, juste après leur naissance.
Les petites filles mettent une nuit à mourir.
Mais pas ici. Smita contemple Lalita, accroupie sur le sol en terre battue de la cahute, en train
de coiffer sonunique poupée. Elle est belle, sa fille. Elle a les traits fins, les cheveux longs jusqu’à la
taille, que Smita démêle et tresse tous les matins. Ma fille saura lire et écrire, se dit-elle, et cette pensée
25 la réjouit.