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LA CULTURE D'ENTREPRISE

Source de pérennité ou source d'inertie ?


Éric Godelier

Lavoisier | « Revue française de gestion »

2009/2 n° 192 | pages 95 à 111


ISSN 0338-4551
ISBN 9782746224094
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2009-2-page-95.htm
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Pour citer cet article :
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Éric Godelier, « La culture d'entreprise. Source de pérennité ou source d'inertie ? »,
Revue française de gestion 2009/2 (n° 192), p. 95-111.
DOI 10.3917/rfg.192.0095
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DOSSIER
ÉRIC GODELIER
CRG, École polytechnique

La culture d’entreprise

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Source de pérennité ou source d’inertie ?
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Si certains praticiens ou courants théoriques soulignent le


rôle de la culture comme vecteur d’intégration des individus
et réfléchissent aux moyens de stabiliser les valeurs et
pratiques des entreprises, d’autres considèrent qu’elle est un
vecteur essentiel des processus de changement. Une
réflexion est ainsi engagée sur le rôle de la culture comme
facteur de cohésion intra-organisationnelle et comme rouage
des apprentissages individuels et collectifs.

DOI :10.3166/RFG.192.95-111 © 2009 Lavoisier, Paris


96 Revue française de gestion – N° 192/2009

D
urant les années 1980, les sciences ment inspirée du culturalisme américain et
de gestion ont étudié la culture d’une lecture psychosociologique des phé-
comme un outil susceptible de pal- nomènes sociaux, continue d’être vivace
lier les défaillances des doctrines et des dans le management en France et dans le
outils de management classiques et ration- Monde. Bien souvent elle conçoit la culture
nels. En particulier, elle devait permettre comme un phénomène conscient voire par-
d’améliorer l’intégration des salariés ou fois comme un ensemble de folklores qui
leur motivation, notamment ceux qui viendraient limiter les possibilités d’évolu-
avaient été menacés par les restructurations tion et d’innovation. Paradoxalement, dans
des années 1970. Dans ces moments de le même temps, les praticiens, comme cer-

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doutes et de tensions, l’heure était à la tains milieux académiques, réfléchissent
reconstitution de perspectives durables pour aux moyens de stabiliser les valeurs, les
les entreprises mais aussi à leur adaptation pratiques et les communautés qui existent
aux nouvelles conditions économiques et dans l’entreprise. L’idée de faire de la cul-
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technologiques de la concurrence. Autre- ture une ressource, voire un avantage


ment dit, les managers occidentaux et les concurrentiel, permettant d’assurer une
universitaires des sciences de gestion ont pérennité de l’entreprise revient en force
été amenés à réfléchir aux moyens de depuis une dizaine d’années.
reconstituer une forme de pérennité au sein Depuis les années 1980, cette importation
des grandes organisations privées. Le lien de la notion de culture dans le management
entre le concept de « culture » et celui de a été perçue, à l’extérieur des sciences de
pérennité apparaît ici assez clairement. gestion ou par certains praticiens ou
Appliquée à l’entreprise, la pérennité sup- chercheurs du domaine, soit comme peu
pose de rechercher ce qui, dans sa forme ou rigoureuse intellectuellement, soit comme
dans son sein, est durable, continu, perma- une tentative de manipulation idéologique
nent voire perpétuel1. Des pratiques des salariés ; sans compter que les prescrip-
anciennes, des symboles des mythes des tions issues de ces approches se sont sou-
produits ou des marques sans oublier des vent révélées décalées voire inapplicables
façons de faire ou de penser, bref la culture pour répondre aux besoins des praticiens.
d’entreprise semble ici représenter claire- En définitive, il s’agit ici d’esquisser
ment un élément de cette pérennité. quelques pistes pour répondre à une ques-
Rapidement, une forme de convergence tion apparemment simple : la culture per-
s’est établie autour de l’idée d’une dis- met-elle à une entreprise de durer ou au
tinction entre les entreprises disposant contraire réduit-elle ses perspectives de
d’une « bonne » culture (forte, cohérente), pérennité en limitant ses possibilités de
vue comme un facteur de stabilité et de changement ?
réactivité, de celles qui présentaient des Répondre à cette question suppose une
incohérences ou des tensions entre sous- rapide présentation du contexte stratégique
cultures. Cette vision dominante, directe- et concurrentiel actuel, mais aussi de souli-

1. Cette acception remonterait à l’année 1175, A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris,
Le Robert, réed. 2004, tome 2, p. 2260.
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gner les enjeux de la recherche de pérennité création et la continuation d’une commu-


via la culture. Actuellement de nombreux nauté sociale dans l’entreprise. Le second,
éléments se conjuguent pour bousculer les c’est que la pérennité de l’entreprise repose
stratégies, les modes d’organisation et les sur un paradoxe : d’un côté, elle doit déve-
modalités de gouvernance des entreprises. lopper des façons de faire et de penser –
La recherche de flexibilité stratégique et bref une culture – qui vont lui permettre de
organisationnelle engendre une remise en produire et de vendre de façon compétitive
cause des anciennes modalités de travail et des biens ou des services. Tout ceci néces-
de coordination des activités et des salariés. site du temps afin de permettre l’apprentis-
Les collectifs de travail comme les commu- sage de pratiques et de représentations par-

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nautés professionnelles ou fonctionnelles se tagées et routinisées. De l’autre, ces
trouvent profondément remis en cause. La éléments s’inscrivent dans des outils, des
financiarisation des stratégies entraîne un organisations et des produits qui doivent
recentrage sur certains métiers ou marchés régulièrement s’adapter aux conditions éco-
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et en retour l’apparition de nouvelles moda- nomiques, technologiques et sociales du


lités de coordination des relations interen- moment. C’est cette tension dialectique qui
treprises. Là encore, le fonctionnement en caractérise la question de la pérennité mais
mode « réseau » déplace les frontières entre aussi de la culture d’entreprise, laquelle
les identités et les cultures de métiers, sans doit ne rien changer des éléments fonda-
oublier un nouveau partage des compé- mentaux pour que l’entreprise parvienne
tences et des savoir-faire entre entreprises. justement à s’adapter. Une fois encore la
En interne les sous-traitants sont quasiment thèse du changement n’est pas loin. Quatre
intégrés de façon permanente. En externe temps vont permettre de répondre aux élé-
les processus productifs imposent une coor- ments de ce débat.
dination spatiale et temporelle qui modifie Comprendre les relations complexes entre
les relations avec les fournisseurs. Enfin, pérennité et culture impose de voir com-
pour mémoire, il faut faire état de ment les dirigeants et les managers ont
l’accroissement de nouveaux indicateurs de cherché à mettre en forme la culture et les
performances qui poussent à une vision pratiques sociales pour inscrire leur entre-
court-termiste et à la maximalisation de prise dans la durée. Bref, il s’agissait d’en
performances essentiellement comptables faire une institution économique et sociale.
et financières. La combinaison de tous ces Un retour sur la façon dont certains objets
éléments ne milite pas pour la recherche de de la culture d’entreprise ont été appréhen-
pérennité et de durabilité. Plutôt de culture dés par les praticiens et plus tard les
de pérennité, ne serait-on pas en train de sciences de gestion semble ici nécessaire.
s’orienter vers la culture de l’instabilité et Une analyse croisée des notions de mythes
de la précarité des ressources, des compé- ou des héros managériaux est à cet égard
tences et des hommes ? Derrière cette ten- très révélatrice. En particulier, il faut voir
dance, deux enjeux du débat sur la péren- comment les managers et les sciences de
nité se profilent. Le premier, c’est que gestion appréhendent la communauté,
l’objectif de pérennité partage avec la condition d’une pérennité. De ce point de
notion de culture un élément commun : la vue, il est intéressant de constater à quel
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point la vision gestionnaire de cette notion salariés. La première, c’est la famille. Au


est proche de celle de la « culture » en ges- moment où se développe la révolution
tion. Elle apparaît clairement fixiste et tech- industrielle (1830-1880), de nombreux
nique. De ce point de vue, les pratiques de chefs d’entreprise ont présenté l’entreprise
GRH contredisent souvent les grands dis- comme une grande famille avec à sa tête un
cours sur l’intégration des salariés ou la patron, « père » de ses employés. C’est un
mobilisation des théories du capital patriarche à la fois maître et père de ceux
humain. À ce moment, un détour vers les qui travaillent sous ses ordres. De lui
sciences sociales qui depuis longtemps se découle une cascade d’autorité allant des
penchent sur la notion est aussi indispen- hommes qualifiés – mari, père, oncle – jus-

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sable. Les conclusions qu’elles proposent, qu’aux enfants en passant par les femmes.
notamment l’anthropologie, éclairent le L’entreprise, ressemble à ce qui apparaît
mode de fonctionnement des entreprises et alors comme une organisation naturelle et
de leurs membres. Reste pourtant, à com- universelle de l’organisation humaine : la
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prendre comment se constituent ces façons famille. Dans ce cadre, face aux tentations
de faire et de penser qui marquent durable- et aux faiblesses morales des ouvriers
ment les esprits et les gestes des membres (alcoolisme, violence, dépravation) ; l’« en-
d’une entreprise. La répétition et l’appren- trepreneur-père » est là pour protéger ses
tissage dans la durée semblent bien consti- subordonnés et les aider en leur inculquant
tuer un facteur de pérennité. des valeurs fortes : zèle au travail, respect de
la famille, de la hiérarchie ou de la religion.
1. Brève histoire du concept de culture Au tournant du XXe siècle, ce paternalisme
en gestion2 prend une connotation péjorative et les pra-
Lorsque la gestion s’est mise à parler de tiques qui l’accompagnent sont critiquées
culture, certains observateurs ont fait un par les syndicats. Si le paternalisme ne dis-
parallèle avec les discours mobilisateurs paraît pas, une autre métaphore vient petit à
des patrons paternalistes du XIXe siècle. petit se substituer dans les discours patro-
S’il est vrai que la culture des années 1980 naux : la maison. Il faut attendre la fin de la
semble bien faire écho aux métaphores de Première Guerre mondiale pour que le
la communauté, il n’en demeure pas moins « père » se transforme en « propriétaire d’un
que ce n’est que dans les années 1970 que foyer ». L’entreprise est présentée comme
la culture d’entreprise fait un retour en une « maison », qui entoure, protège et unit
force dans le management à la fois du côté avec ses commodités. Si d’éventuelles ten-
des praticiens et des universitaires. sions apparaissent, celles-ci doivent se
Depuis 150 ans, trois métaphores ont été uti- régler entre soi. Face à la crise des années
lisées par les dirigeants d’entreprises pour 1930, la mobilisation du personnel devient
analyser, organiser, voire légitimer l’esprit un enjeu primordial pour la performance.
d’entreprise et le projet d’intégration des Dans ces conditions, les éléments matériels

2. Pour plus de détails, se reporter à É. Godelier, La culture d’entreprise, Paris, La Découverte, 2006.
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et symboliques de l’activité vont servir de ment se met en œuvre. Taylorisme et ratio-


levier pour atteindre cet objectif. Produits, nalité sont mis en débat sur leur capacité à
marques, technologies de production ou répondre aux nouveaux impératifs imposés
encore langages et outils techniques devien- par les clients et l’accélération de l’innova-
nent, plus encore que par le passé, des fac- tion technologique. D’autant plus qu’au
teurs de distinction vis-à-vis des concur- même moment, le Japon et ses grands
rents. Les œuvres sociales vont, comme groupes industriels semblent mieux résister
chez Citroën, constituer une facette de la aux chocs économiques et sociaux. Rapide-
réussite industrielle. Loin de disparaître ment, de nombreux praticiens ou cher-
après 1845, cet esprit maison continue cheurs en attribuent l’origine aux spécifici-

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d’exister dans de nombreuses PME. Il faut tés culturelles du pays et à la cohésion de la
attendre les années 1970 pour que la troi- culture de ses entreprises : consensus,
sième métaphore s’installe : l’équipe « spor- mélange de modernité et de traditions, res-
tive ». Au début des années 1980, les pra- pect de la hiérarchie, capacités d’innova-
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tiques de mobilisation du personnel tion. Rapidement ces réflexions inscrivent


commencent à s’inspirer des compétitions l’approche de la culture dans une dimen-
sportives, de ses critères de réussite et sion essentialiste. La culture d’une entre-
d’évaluation. Mais pour être unis et coor- prise ou d’un pays est décrite et définie par
donnés au sein d’une équipe, les compéti- quelques caractéristiques supposées résu-
teurs ont besoin d’un capitaine. Le dirigeant mer les représentations et les comporte-
d’entreprise devient à la fois le symbole de ments de l’ensemble de ses membres. L’in-
la cohésion collective et d’une forme de fluence de la psychosociologie est ici
démocratie participative. Après tout, le bon importante. Très rapidement, la gestion
leader est celui dont les qualités indiscu- s’empare des mots de l’anthropologie.
tables dans l’action expliquent qu’il ait été L’entreprise se peuple de rites, de mythes,
choisi par tous. Il devient un aventurier qui de tribus ou de héros. La nouvelle image de
bouscule les conservatismes. De leur côté l’entrepreneur ou du héros managérial est
les salariés, à l’instar des champions, doi- celle d’un autodidacte, rejeté par le système
vent être : souples, réactifs, dédiés au collec- scolaire. Après avoir débuté seul dans un
tif et motivés. La relation entreprise/salarié garage, à force de ténacité et de courage, il
repose sur deux piliers : d’un côté parvient en haut de la hiérarchie après avoir
loyauté/fidélité à l’organisation et à son vaincu les conservatismes. Steve Jobs, Bill
capitaine, de l’autre confiance déléguée par Gates ou plus près de chez nous Louis
l’entreprise. Cette dernière métaphore se Renault constituent bien des exemples de
diffuse rapidement à un moment où le ces figures tutélaires.
management occidental cherche des pistes En définitive, durant la décennie des années
pour sortir de la crise qu’il affronte depuis 1980, comme l’a montré M. Ruffat, la cul-
les années 1970. ture d’entreprise recouvre au moins huit
Au cours des années 1980, un vaste mouve- métaphores différentes :
ment de remise en cause de certains élé- 1) une vision consensuelle des rapports
ments du modèle scientifique du manage- sociaux internes ;
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2) une image biologique qui souligne la 2. Derrière la culture, la communauté


dimension vivante, régulée et autonome de de l’entreprise ?
l’entreprise ; Comment parvenir à constituer une com-
3) la différence, car la culture permet de munauté qui permettrait à certains éléments
penser les spécificités de chaque entreprise de la culture de rester pérennes ?
par rapport aux autres ; La façon dont le management a abordé cette
4) un nouveau levier de pouvoir qui offre au question peut être comprise en revenant à la
dirigeant une technique rénovée de com- vision la plus répandue en gestion de l’idée
mandement se substituant aux modalités de communauté. Si l’on considère qu’une
bureaucratisées et tayloriennes du rapport communauté est constituée d’un nombre

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hiérarchique ; important d’individus, reste à comprendre
5) un frein au changement lorsque la tradi- ce qui les retient les uns aux autres et
tion paraît limiter l’innovation. Évaluer la constitue ainsi des principes fédérateurs.
prégnance et la perméabilité de la culture Dans le courant des années 1990, des
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permet alors d’en infléchir l’influence ; auteurs se sont intéressés aux pratiques. Sur
6) une matrice intériorisée par les indivi- une chaîne de fabrication, les ouvriers d’en-
dus. Dans une vision plus déterministe, tretien et ceux de la production se séparent
contrôler cette « matrice » constitue un du fait de leurs possibilités d’intervention
moyen de maîtriser la variabilité des com- sur les machines. Des pratiques identiques
portements individuels ; peuvent aussi se rencontrer dans plusieurs
7) un moyen de séduction et de production organisations, comme par exemple chez les
de sens qui améliore l’adhésion des salariés, informaticiens qui sont confrontés aux
aux côtés des mécanismes plus classiques mêmes questions de suivi de logiciels ou de
ou rationnels de motivation et de contrôle ; gestion du matériel. Cette approche appa-
8) une fonction sociale de l’entreprise où remment facile à visualiser et à utiliser dans
s’expriment d’autres logiques que celles la compréhension du réel pose en fait plus
liées à la fonction de production (écono- de questions qu’elle n’en résout. Par
mique et technique). exemple, parle-t-on ici de pratique indivi-
Cette métaphore souligne le rôle de l’entre- duelle ou collective ? Apparemment ces
prise dans la vie sociale et le développe- pratiques collectives se constituent ici par
ment individuel et collectif, car les salariés un processus d’agrégation de pratiques
vont pouvoir s’y investir pleinement au lieu individuelles ? Que partagent réellement les
de se cantonner dans un comportement pas- membres qui ont les mêmes pratiques ? Des
sif. Une fois encore, à travers les débats sur bricoleurs utilisent les mêmes techniques
la culture d’entreprise, c’est bien le pro- de réparation ou de montage que des
blème de l’intégration des membres d’une équipes d’atelier dans la mécanique ou l’au-
entreprise au sein d’une communauté qui se tomobile, pour autant ils ne constituent pas
trouve soulevé au moment même où les une communauté. Il convient de se
logiques et les frontières des anciennes demander si l’usage actuel de la notion de
communautés de l’entreprise vacillent. communauté de pratiques ne constitue pas
Bref, c’est de communauté dont il s’agit un moyen pour analyser la formation d’un
une fois encore. collectif dans l’action en évitant de recourir
La culture d’entreprise 101

aux explications sociologiques ou anthro- que les membres se sentent proches d’une
pologiques plus classiques. Le terme « pra- communauté de référence. Celle-ci n’existe
tique » devient alors le facteur de regroupe- pas seulement à travers une communauté
ment de personnes. Vu de loin, il paraît d’idées ou de valeurs, mais parce qu’elle
synonyme de micro-« communauté » et de s’appuie sur une communauté réelle et
micro-« culture ». Au vu de ces tentatives concrète. Dans ces conditions, ce sont bien
de mobilisation de la notion de commu- ces logiques, ces valeurs, mais aussi des
nauté pour créer de la culture, ne peut-on éléments concrets (comportements, espaces
pas conclure, comme Sainsaulieu en 1979 physiques, etc.) qui permettent à la commu-
dans la revue Autrement, que les entreprises nauté de se perpétuer. Ils expriment ainsi la

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parlent sans cesse de cette notion par culture du groupe mais aussi les éléments
volonté d’incarner « une sorte de commu- qui autorisent sa perpétuation. Face à ce
nauté jamais achevée et toujours espérée » ? cadre conceptuel, force est de constater que
Reste pourtant à trouver d’autres éléments la gestion a adopté une approche idéalisée –
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pour expliquer comment se construisent et romantique, voire archaïque – de la notion


se maintiennent dans l’entreprise des com- de communauté. Quelques exemples suffi-
munautés qui reposent sur des logiques ront à préciser cette approche. D’une part la
sociales ? communauté apparaît comme une organisa-
En 1980, Denis Segrestin a clairement tion démocratique et non hiérarchisée au
démontré que, si une communauté se révèle sein de laquelle régneraient la libre discus-
dans l’action, elle n’a pas qu’une seule sion et le consensus. Ici point de conflit
logique d’action qui regroupe ses membres mais des échanges pour résoudre les éven-
et délimite ses frontières. Par exemple, lors tuels problèmes. Bref, la communauté serait
de mouvements sociaux, une logique de un avatar des périodes précapitalistes ou
métier n’explique pas automatiquement pré-industrielles de l’histoire. Elle renver-
toutes les revendications d’un groupe. Dans rait à un état de l’homme plus proche de la
les années 1970 et 1980, certains salariés nature. Évidemment, cette vision archaïque
(facteurs ou guichetiers) de La Poste ne renvoie à aucune réalité car toutes les
avaient construit une revendication d’amé- communautés sont construites de façon
lioration des qualifications et des carrières plus ou moins explicite sur des rapports de
professionnelles à partir du slogan « tra- force, des conflits et des hiérarchies. Si for-
vailler et vivre au pays ». En définitive, il y mellement elles semblent pouvoir se passer
a parfois alignement entre la communauté de rapport de domination, avec le temps les
sociale et la communauté d’action mais éléments tacites reprennent rapidement leur
parfois aussi différenciation. Ceci tient au place pour reconstituer une hiérarchie.
fait que la communauté est un ensemble Ainsi la gestion, comme avant elle la socio-
complexe et englobant totalement les indi- logie, n’a cessé de se heurter à cet écueil et
vidus. Dans tous les cas, pour qu’il y ait à la difficulté de distinguer dans la commu-
action et mobilisation, il faut au préalable nauté ce qui relève de l’idéal de fonctionne-
un minimum d’intégration sociale dans le ment, du concept et de l’objet concret. Du
groupe, car la rationalité ne peut être totale- coup, la communauté est ramenée à un
ment extérieure aux individus. Il faut aussi simple attribut technique d’un groupe per-
102 Revue française de gestion – N° 192/2009

mettant à ce dernier de s’organiser en nautés stabilisées et durables, la GRH pré-


interne et dans ses relations avec d’autres sente plutôt des outils et des politiques qui
groupes ou communautés. La communauté visent dans l’ensemble à différencier le per-
est une forme d’organigramme ou de pro- sonnel, à le segmenter à la fois en interne
cessus collectif. Cette conclusion permet de (rémunération, carrière, évaluation) ou en
faire le lien entre les théories convention- externe (convention collective, formation).
nelles – fondées sur l’individualisme De même le salariat, qui jusqu’ici avait per-
méthodologique – qui aboutissent, par des mis la constitution d’une relation durable
voies différentes, à expliquer qu’un groupe entre employeur et personnel, est aujour-
d’individus se constitue, soit par un acte de d’hui massivement remis en cause. Le sala-

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volonté – le contrat ou la convention – et/ou riat, au moins dans sa forme classique
parce que ceux-ci partagent à un moment (CDI), devient un facteur de risque pour
un intérêt commun. Ainsi, la communauté l’entreprise. À sa place, les formes particu-
de surfeurs existe par leur passion com- lières d’emploi (intérim, CDD, temps par-
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mune ; la somme des individus permet à tiels) se sont développées. Dans ces condi-
chacun de gagner plus. On voit ici le rap- tions, il semble très difficile de constituer
prochement qu’il est possible de faire avec une communauté de destin au sein de l’en-
les approches de la psychosociologie qui treprise. De toute évidence, les possibilités
partent de l’individu pour expliquer le col- d’apprentissage de façons de faire et de
lectif. Cette conclusion est évidemment fra- penser partager dans l’entreprise s’amenui-
gile car, comme le montre Mary Douglas, sent ici. La culture d’entreprise ne parvient
un individu est totalement intégré dans une plus à constituer ici un facteur de pérennité.
communauté laquelle, à travers les institu- Cette forme de schizophrénie organisation-
tions dont elle se dote, définit les façons de nelle ne peut être dépassée que par un
faire et de penser de ses membres ; les insti- retour aux sciences sociales et à la façon
tutions modèlent la culture collective. Pour dont elles traitent de la culture.
qu’elle parvienne à se maintenir, la commu-
nauté doit, via les institutions, naturaliser 3. Quelques enseignements des sciences
les grilles d’analyse et d’action aux yeux de sociales pour la culture d’entreprise
ses membres. Le processus de pérennisa- La première discipline à s’être penchée de
tion des organisations repose sur le même façon systématique sur le concept de cul-
processus. Ce n’est pourtant pas cette expli- ture est bien sûr l’anthropologie. Dès 1871,
cation qui domine la gestion. La référence à Edward Tylor (1832-1917) propose une pre-
la communauté naturelle et idéalisée est très mière définition scientifique de cet objet
largement répandue. Paradoxalement, lors- complexe : « ce tout complexe qui com-
qu’on confronte certains discours commu- prend la connaissance, les croyances, l’art,
nautaires du management aux pratiques de la morale, le droit, les coutumes et les
gestion, notamment en matière de res- autres capacités ou habitudes acquises par
sources humaines, il paraît possible de per- l’homme en tant que membre de la
cevoir une césure. société ». Dans cette approche descriptive
D’un point de vue global, loin de viser à la et objective, la culture représente l’expres-
cohérence ou à la constitution de commu- sion de la totalité de la vie sociale de
La culture d’entreprise 103

l’homme. Elle est fondamentalement col- sionnelle. Au contraire, elle semble consi-
lective et acquise au cours de l’histoire par dérer que tous les phénomènes de groupe
la répétition. Il faut replacer ce travail de puissent être analysés dans le cadre d’ac-
conceptualisation dans une période où ger- tions collectives. Enfin, la culture est struc-
ment les premières théories racistes qui turée par des éléments communs et essen-
visent à expliquer les différences – psycho- tiels, appelés ici valeurs. Rien n’est dit sur
logiques ou génétiques – entre les peuples la nature de ces valeurs. Sont-elles homo-
et les sociétés. Tylor marque une rupture gènes ou hétérogènes, fixées historique-
nette avec l’idée que la culture serait un ment une fois pour toutes ou évolutives ?
héritage inconscient, voire naturel et figé Les valeurs sont-elles communes à tous les

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dans l’esprit ou la personnalité de chaque groupes de l’entreprise ou spécifiques ?
individu ; approche qui sera reprise plus Chaque groupe défend-il un ensemble
tard par les psychosociologues et dont on cohérent et strictement délimité de valeurs
retrouve des traces en gestion avec la défi- contre celles d’un autre groupe ? S’agit-il
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nition la plus fréquemment citée d’Edgar des valeurs affichées ou des valeurs réelles
Schein dans son ouvrage Organizational d’une personne ou d’un groupe ? Des élé-
Culture and Leadership. La culture organi- ments de réponses ont déjà été donnés par
sationnelle y est définie comme : « la struc- l’anthropologie. Ainsi récemment, Maurice
ture (pattern) des valeurs de base partagées Godelier proposait cette définition de la
par un groupe, qui les a inventées, décou- culture : « [Il s’agit] d’un ensemble de
vertes ou développées, en apprenant à sur- signes et de conduites constituant des dis-
monter ses problèmes d’adaptation externe tinctions dans le comportement de deux
ou d’intégration interne, valeurs qui ont communautés […]. Pour faire culture, ces
suffisamment bien fonctionné pour être signes et conduites doivent être partagés par
considérées comme opérationnelles et, à ce les membres du groupe, être transmis socia-
titre, être enseignées aux nouveaux lement et individuellement, […]. Une telle
membres du groupe comme étant la bonne définition […] ne suffit pas à rendre compte
façon de percevoir, réfléchir et ressentir les du fait culturel dans sa profondeur et dans
problèmes similaires à résoudre ». sa portée. Il faut pour cela se donner une
Vue depuis l’anthropologie ou la sociolo- seconde définition de la culture qu’on peut
gie, cette définition suscite d’importantes qualifier de définition forte. Par culture on
questions. D’abord elle se focalise d’em- envisagera alors l’ensemble des principes,
blée sur les représentations et la résolution des représentations et des valeurs partagées
de problèmes. Ici, le groupe qui incarne la par les membres d’une même société (ou de
culture existe dans et pour l’action. Cette plusieurs sociétés), et qui organisent leurs
approche fait clairement écho aux éléments façons de penser, leurs façons d’agir sur la
évoqués précédemment à propos de la nature qui les entoure et leurs façons d’agir
vision managériale de la communauté. sur eux-mêmes, c’est-à-dire d’organiser
Cette définition n’envisage pas le fait leurs rapports sociaux, [autrement dit] la
qu’avant même le début de l’action collec- société. Par valeurs on désigne les normes
tive, un individu ou un groupe est déjà positives ou négatives, qui s’attachent dans
façonné par une culture locale ou profes- une société à des manières d’agir, de vivre,
104 Revue française de gestion – N° 192/2009

ou de penser ; les unes étant proscrites, les de retrouver au sein de plusieurs cultures ou
autres prescrites. On voit qu’une telle défi- communautés certains de ces éléments ou
nition forte de la culture met au premier de ces logiques.
plan la part idéelle de la vie sociale, puisque 3) Si la vision de Schein sur la notion de
les principes, les représentations, les « valeurs » est critiquable, il ne faut pour-
valeurs, partagées ou contestées, […] ser- tant pas en conclure qu’elle n’apporte rien.
vent de référent pour les actions des indivi- Sa principale faiblesse tient au fait qu’elle
dus et des groupes qui constituent une oublie une des deux dimensions que jouent
société. […]. Cette définition permet de les valeurs dans la constitution de la culture
préciser les relations entre la dynamique de et des collectifs qui l’incarnent. Les valeurs,

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pérennité et la culture d’entreprise. les principes ou idéaux qui sont au cœur de
La plupart des définitions de la culture en la culture d’un groupe ont des fonctions
sciences sociales insiste sur quatre caracté- normatives sur les façons de penser et de se
ristiques : comporter. Ils permettent d’intégrer ou
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1) La culture résulte d’un processus collec- d’exclure du groupe. Ces éléments sont par-
tif d’accumulation au cours de l’histoire, tagés par les membres de la communauté,
Elle constitue donc un phénomène socio- qui en sont conjointement les porteurs et les
historique, ce qui permet de rejeter définiti- créateurs. Ils résultent de coopérations mais
vement l’idée qu’elle serait une seconde aussi de conflits qui se développent dans la
nature humaine. répétition du quotidien et s’institutionnali-
2) La culture articule en système à la fois sent au fil de l’histoire. Pourtant aucun
des objets matériels (techniques, pratiques, membre d’une société n’est porteur à lui
langages) et des éléments idéels (représen- seul ou n’est conscient de l’ensemble des
tations, valeurs). Ce dernier point signifie dimensions et valeurs du groupe ou de la
que les hommes produisent des idées pour société dans laquelle il vit.
créer la société dans laquelle ils vivent. 4) Enfin, la culture est un phénomène avant
Appliqué à l’entreprise on comprend qu’il tout collectif et qui s’inscrit dans l’incons-
est dorénavant impossible de réduire la cul- cient des membres d’un groupe social. En
ture à des simples représentations ou à des cela elle se distingue de la notion d’identité,
considérations psychologiques. En marquée elle par une dimension plus indivi-
revanche, cette définition éclaire l’impor- duelle et consciente. Quel intérêt peut revê-
tance prise par des éléments matériels et tir la culture pour comprendre l’entreprise
symboliques dans la culture des commu- et l’action de ses membres ?
nautés qui peuplent l’entreprise : logos, De toute évidence, ce que recherche le
marques, produits, technologies, espace management, via la culture, c’est à réguler
physique de la production, etc. Ce qui per- les façons de faire et de penser des membres
met de distinguer la notion de culture d’une de l’organisation. En définitive, il s’agit de
simple liste d’éléments, c’est que les consti- parvenir à rendre quasiautomatique les
tuants de cet ensemble « font » un système façons de réagir aux situations courantes de
avec une cohérence et une logique propres. la vie de l’entreprise (relations aux marchés,
Ces logiques sont parfois explicites, elles déterminations et intériorisations des procé-
sont souvent tacites. Parfois il est possible dures par les individus et les collectifs, repé-
La culture d’entreprise 105

rage et management des problèmes de per- l’entreprise étant composée de plusieurs


sonnel). Ainsi la culture de l’entreprise groupes et collectifs, chacun aura une vision
modèle les réponses qu’elle considère particulière de la façon d’obtenir une péren-
comme adéquates. Par valables ou adé- nité pour sa propre communauté. Pérenniser
quates, il ne s’agit pas d’une vérité morale les façons de faire des salariés peut s’oppo-
mais bien d’une « bonne façon de faire ou ser à une modification des processus de pro-
de penser ». Rejoignant ici les réflexions de duction ou de vente qui eux seront favo-
Douglas, il est possible de conclure qu’en rables à la pérennisation des relations avec
tant qu’institution, l’entreprise et ses diri- les clients. Favoriser les actionnaires en fer-
geants vont fournir les cadres pour poser les mant des sites oppose ici encore la pérenni-

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questions et les méthodes pour y répondre. sation des actifs des propriétaires au main-
Mais les sciences sociales montrent aussi tien en activité d’une entreprise dans
que, contrairement aux principales conclu- certaines zones géographiques considérées
sions que la gestion tire de la notion de cul- comme importantes pour l’État, les régions,
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ture pour l’action, il n’existe aucun détermi- la mairie et, de proche en proche, la société
nisme entre culture et action. Comme l’a dans son ensemble.
montré le sociologue Robert Merton, même Ainsi, une fois encore, penser les relations
si une cohérence d’ensemble se dégage dans entre culture et pérennité impose de revenir
une action collective, les personnes qui sur la façon de réguler durablement les
composent un groupe disposent toujours de comportements et les façons de penser des
marges à l’intérieur du cadre et des règles membres de l’entreprise.
posés par un paradigme culturel et l’institu-
tion qui l’incarne à un moment de l’histoire. 4. Réguler et pérenniser : cultures
Par conséquent les membres d’une entre- d’entreprise, récurrence et apprentissage
prise peuvent appliquer les règles ou les Afin de résoudre cette délicate question, le
valeurs d’une façon normale ou décalée par management a mobilisé la culture, via les
rapport au sens commun. Ils peuvent aussi valeurs. Le management par les valeurs
s’y opposer. La culture est donc en perma- s’est fortement développé depuis les années
nence réinterprétée par les membres d’un 1990. Il s’est diffusé surtout à partir des
groupe social. En cela, par son action récur- années 2000. Il trouve son origine à la fois
rente il aurait la possibilité de jouer très pro- dans les pratiques des entreprises améri-
gressivement sur la forme et le contenu de caines et dans l’usage positif des valeurs
la pièce. Dans ces conditions, la culture mises au service de la gestion de l’entre-
d’entreprise entretient un rapport dialec- prise. Dans le premier cas, l’observation
tique avec la pérennité de l’organisation, de des meilleures entreprises aux États-Unis
ses procédures et des façons de faire ou de révèle qu’elles ont su construire et gérer de
penser de ses membres. Pour se maintenir et façon apparemment consciente quelques
se développer, elle doit régulariser ces élé- valeurs jugées essentielles. Elles inscrivent
ments. Mais pour assurer la pérennité de leur stratégie dans une longue tradition his-
l’ensemble et de l’institution, la culture peut torique. Elles mettent en avant l’importance
être amenée à changer les éléments ou leur des hommes dans leur fonctionnement quo-
système de relations. D’autant plus que tidien. La nouvelle culture doit être cohé-
106 Revue française de gestion – N° 192/2009

rente, homogène, forte. Elle doit être effi- Pour autant le management par les valeurs
cace. Impliquer plus fortement les salariés et plus généralement la mobilisation de la
suppose enfin de transformer les anciennes culture par les managers aboutit à des résul-
méthodes – taylorienne ou fayolienne – de tats mitigés. Il est possible de parler d’un
gestion du personnel. Dans la culture réel malaise. Cela tient à plusieurs raisons.
« post-taylorienne », d’autres principes de D’abord, les logiques qui permettent de
légitimation du rôle des managers et de comprendre la culture relèvent largement
l’entreprise sont nécessaires. Le nouveau de phénomènes tacites. Leur observation
dirigeant doit donner du sens au travail et est délicate ; elle nécessite à la fois un savoir
reconstruire des communautés. Il doit se faire particulier et de longues périodes

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faire psychologue et porteur de valeurs cha- d’observation et d’analyse. Rien d’éton-
rismatiques dans ces temps troublés. Dès nant, dans ces conditions, que la culture
les années 1980, un best-seller In Search of apparaisse comme un phénomène irration-
Excellence3 écrit par d’anciens du cabinet nel car incontrôlable et si complexe qu’il
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de conseil McKinsey : Thomas Peters et paraît impossible de le réduire à quelques


Robert Waterman, a posé les bases de ce critères ou indicateurs au sein d’un abrégé
management par les valeurs. L’objectif affi- de gestion. À propos de la culture, le pas-
ché consiste à trouver les valeurs essen- sage d’un ensemble de données chiffrées
tielles que partagent les membres de l’en- permettant de piloter l’entreprise à l’aide de
treprise. Il faut ensuite observer les sources quelques critères essentiels et de tableaux
de tensions, notamment entre les sous-cul- de bord sommaires à des aspects plus sym-
tures (professionnelles, hiérarchiques, etc.). boliques et qualitatifs semble impossible.
Enfin, le manager doit mettre en place les Dans ces conditions, les managers ont trois
moyens de les gommer ou au pire de les solutions pour utiliser la culture d’entreprise.
gérer. Les milieux académiques, souvent 1) Ils peuvent d’abord considérer la culture
issus de la psychologie, se sont inscrits dans comme relevant de la partie « fausse » du
cette posture. Schein attribue au « leader » management par opposition aux techniques
un rôle central dans la création de la culture ou aux savoirs formalisés, fondement du
d’entreprise, en particulier de ses valeurs. « vrai ». Selon les objectifs visés ou les
En 1985, R. Kilman dans Gaining Control contraintes du moment, le manager va pou-
of the Corporate Culture, avait fait de la voir utiliser plusieurs registres complémen-
culture une variable d’ajustement à maîtri- taires allant du « rationnel » à « l’irration-
ser. Fidèle à la tradition américaine de la nel » : les indices mathématiques ou la
psychologie ou de la psychanalyse, il pro- comptabilité pour la rémunération et les
posait une traduction opérationnelle des coûts, les sciences de l’ingénieur ou les
concepts visant à améliorer l’intégration statistiques pour le suivi de production, la
des individus à l’entreprise et plus généra- culture pour le climat ou la « bible des
lement à la société. Ces premiers travaux se valeurs ». Cette solution n’est pas facile car
poursuivent durant vingt années. le manager est aussi jugé à travers les outils

3. Traduction : Le prix de l’excellence, Paris, InterÉditions, 1984.


La culture d’entreprise 107

et la légitimité des cadres d’analyse qu’il l’entreprise aura le droit d’en parler. Parler
mobilise. Dans le contexte de l’entreprise où de culture peut alors, soit constituer une
est promue la rationalité, la culture reste un nouvelle langue dans l’entreprise et une
objet difficilement évaluable ou légitime. méthode pour formaliser de façon différente
2) La seconde solution consiste à rendre des problèmes de gestion déjà anciens, soit
rationnel ce qui ne l’est pas au regard aux se réduire à une simple « langue de bois »
yeux du milieu des affaires. Ici, les mana- donnant une image superficielle de la réalité
gers sont poussés à améliorer les aspects des phénomènes culturels. La seconde rai-
objectifs ou la « véracité » de la culture en son tient simplement au fait que les méta-
cherchant à la faire entrer dans les grilles de phores de la culture continuent d’être utili-

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la technique managériale. La culture d’en- sées pour présenter les problèmes de
treprise est ici instrumentalisée et se trans- restructuration et d’intégration ou encore les
forme alors au gré des besoins : outils de dimensions sociales et tacites des phéno-
formation et d’évaluation en GRH, levier de mènes organisationnels et managériaux.
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communication (logo, charte graphique). Ceux-ci ne sont pas prêts de disparaître. Si


3) Une troisième solution consiste à expri- la culture d’entreprise se révèle d’un usage
mer la culture dans les catégories ou le délicat et surtout si elle ne peut constituer un
vocabulaire managérial : culture projet, per- outil opérationnel, le manager doit-il renon-
formance culturelle, changement culturel, cer à pérenniser les comportements et les
résistance culturelle. Pour autant aucune de façons de penser en développant une culture
ces solutions ne parvient à faire de la notion, collective ?
un élément banalisé du savoir managérial. La mobilisation du concept de culture per-
Elle reste globalement en dehors des catégo- met de penser les processus d’apprentis-
ries habituelles du monde des affaires. Cette sage, de routinisation ou de changement
constatation devrait condamner définitive- dans la longue durée. Autrement dit, c’est
ment l’usage de la « culture d’entreprise » bien la question de l’institutionnalisation
dans le milieu des affaires. Ce n’est pourtant des façons de faire et de penser des
pas le cas. Deux raisons expliquent cela. membres de l’entreprise qui est posée. De
D’abord, la « culture d’entreprise » a une ce point de vue, des réponses existent d’ores
fonction verbale. Une des tâches du mana- et déjà tant du côté de l’anthropologie, de
ger est d’exprimer les problèmes de gestion l’histoire que des sciences de gestion.
à résoudre. Parler c’est déjà poser les bases Évoquée précédemment, l’anthropologue
d’un diagnostic. En tant que moyen d’ac- Mary Douglas a clairement décrit le pro-
tion, la culture constitue aussi une grille cessus de naturalisation des catégories : les
d’analyse et de compréhension qui tire sa classifications, les opérations logiques, les
légitimité de sa capacité à faire émerger des métaphores privilégiées sont données à l’in-
questions et des solutions pour préparer dividu par l’institution et la société dans
l’action. Cela n’est pourtant pas évident. Le lesquelles il vit et non l’inverse. En particu-
principal problème du dirigeant ou du mana- lier, le sentiment de vérité a priori de cer-
ger sera d’en faire un objet légitime de ges- taines idées et de l’absurdité de certaines
tion, notamment en précisant quel acteur de autres lui est transmis en tant qu’élément
108 Revue française de gestion – N° 192/2009

« naturel » de l’environnement social. Elle C’est ce qui permet que ces « façons de
contribue ensuite à sacraliser les catégories faire ou de penser » institutionnalisées
qu’elle a établies, le plus souvent en les deviennent « traditionnelles » et pérennes.
appuyant sur des considérations générales On parlera de « respect du client », d’une
de l’environnement : l’organisation de la méthode de calcul des marges utilisées par
nature, la hiérarchie des animaux, le carac- la profession ou encore d’un code vesti-
tère sacré de certains lieux, symboles. Ce mentaire. L’attribution par la mémoire col-
processus de sacralisation rend visibles lective des termes « tradition » ou « habi-
ainsi certains éléments saillants qui incar- tude » revêt donc une fonction symbolique
nent l’institution et ses règles. Cela entraîne et normative. Ceci explique pourquoi la

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deux résultats. D’abord, il devient très diffi- mémoire collective ou la tradition ne sont
cile, voire impossible, pour les membres de pas simplement des héritages inertes du
la communauté de critiquer des catégories passé. Elles jouent un rôle dans le présent.
posées par l’institution. Cela permet de Si les routines incarnent une forme de
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boucler le système puisque ces éléments mémoire et contribuent à la pérennité de


sacrés (mots, drapeaux, lieux, livres) vien- certaines façons de faire et de penser,
nent en retour fortifier l’existence de l’insti- d’autres éléments de l’entreprise jouent
tution et des catégories qu’elle a engendrées aussi comme ce qu’il est possible d’appeler
pour encadrer les personnes. Un bon des « objets de mémoires » : les rites collec-
exemple de ce type d’éléments sacrés dans tifs écrits, le langage et les cultures tech-
les entreprises, ce sont les procédures et les niques. À cela s’ajouter les « acteurs
routines. inertes » (Callon, 1986) qui incarnent la
Comme l’a montré Martine Girod-Séville, mémoire : machines, équipements tech-
les règlements intérieurs, les connaissances niques, technologies de gestion. Modelant
et l’expérience professionnelle de chacun l’espace physique et les représentations col-
ou la façon dont certains groupes ont été lectives des entreprises, elles définissent des
formés dans l’activité quotidienne sont trajectoires d’évolutions possibles des
autant de manifestations de la mémoire de façons de faire et de penser des acteurs. Ce
l’entreprise. Comment se déroule ce pro- « lock-in » oriente ainsi les voies de la
cessus de mémoire ? Une « bonne » façon pérennité. De son côté, A. Chandler a mon-
de vendre un produit ou une attitude jugée tré que la performance et la durabilité des
« professionnelle » par les pairs ou le supé- entreprises supposent qu’elles mettent en
rieur hiérarchique s’appuient souvent sur œuvre trois formes d’investissements ou de
une routine ou l’application d’une procé- compétences organisationnelles collectives.
dure. De ce point de vue, il est possible de D’abord une maîtrise des technologies de
considérer l’entreprise comme un ensemble produits et de production qui leur donnent
de « grammaires organisationnelles ». Pour un avantage vis-à-vis de leurs concurrents.
autant, pour être efficace concrètement, il Ensuite, des compétences en matière com-
faut un petit « plus ». Le commercial va merciales et marketing. Enfin, des compé-
devoir mettre en œuvre des savoirs ou des tences managériales et organisationnelles
actes qui ont une valeur symbolique ou une qui passent, soit par la présence d’un entre-
signification particulière pour le groupe. preneur individuel, soit par le recrutement
La culture d’entreprise 109

de managers professionnels, sorte d’entre- l’intégration entre individus. Elle permet


preneur collectif. Reste un point important : l’émergence d’un nouveau collectif. Toute-
comment changer la culture et maintenir fois, l’évolution n’est pas automatique. Il
une forme de pérennité ? faut d’abord désapprendre individuellement
Les limites de ce texte ne permettent que et collectivement, c’est-à-dire effectuer un
d’esquisser des pistes tant le volume de la retour sur les anciennes théories officielles
bibliographie est vaste sur cette question. de l’entreprise. Cette démarche permet, soit
Une première condition semble bien être la de les valider, soit de les transformer à leur
capacité de l’entreprise et de ses dirigeants tour. En définitive, le changement culturel
à laisser se révéler les ambiguïtés, les dépend en grande partie des contextes créés

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échecs et les conflits, à les canaliser et à en par l’organisation, mais aussi des marges
tirer les enseignements nécessaires pour dont disposent les membres de l’entreprise
faire évoluer les pratiques et les représenta- pour interroger les doctrines en cours et les
tions. Des auteurs comme March ou solutions retenues jusque-là par les diri-
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Lawrence et Lorsh se sont penchés depuis geants. Changer les façons de faire ou de
longtemps déjà sur cette constatation. Par penser d’une entreprise et de ses membres
ailleurs, l’apprentissage et le changement dépend par conséquent de la capacité que
ont été largement étudiés par Argyris les dirigeants ont de donner des marges de
(1995). De ce point de vue, l’évolution à manœuvre aux membres de l’organisation.
long terme suppose la mise en place d’un Elle dépend aussi de leur aptitude à tolérer
cycle long d’apprentissage qui permette de les erreurs et à laisser du temps pour que
faire évoluer les procédures et les représen- l’innovation et l’apprentissage se diffusent.
tations qui, au jour le jour, ont fait la preuve Souvent affichées, ces pratiques et cette
de leur efficacité. Ces procédures sont ainsi posture intellectuelle sont assez rares dans
pérennisées. Dans ces conditions, les per- la réalité. Il est vrai que le contexte écono-
sonnes qui mettent en jeu ces procédures mique pousse à l’urgence et au court terme
ont tendance naturellement à y revenir lors- notamment sous la pression des marchés
qu’il leur est demandé de les faire évoluer. financiers évoqués en début de ce texte.
Ceci rend parfois délicate leur adaptation. En définitive, existe-t-il des conditions pour
Celle-ci ne peut se faire que lorsqu’un qu’une entreprise se révèle pérenne en s’ap-
second type d’apprentissage se met en puyant sur des façons de faire et de penser
place et aboutit à la remise en cause des qui lui sont propres, autrement dit sur des
« routines » individuelles ou collectives. Ce éléments matériels ou symboliques de sa
passage suppose une succession d’essais- culture ?
erreurs contrôlés. Chaque personne, lors- Il est possible de s’inspirer du modèle de
qu’elle est confrontée à une multitude de l’organisation sans leader héroïque décrit
situations concrètes différentes, se construit par March. Ce modèle présente quatre
progressivement de nouvelles explications caractéristiques.
des phénomènes. Elle transforme progressi- 1) Les entreprises disposent d’une redon-
vement les procédures utilisées jusque-là. dance entre des compétences individuelles
Le changement des anciennes théories de plutôt généralistes. On retrouve l’idée de
l’action et de l’information favorise ainsi marge ou « slack » organisationnelle chère
110 Revue française de gestion – N° 192/2009

à March. De toute évidence, ce type d’en- nement global de l’entreprise, une politique
treprise n’est pas très fréquent à un moment de formation appropriée pour permettre des
où les stratégies de reengineering ou d’opti- changements rapides, la possibilité de lais-
misation des coûts ont plutôt réduit ces ser se développer des initiatives locales et
marges. une tolérance pour l’échec.
2) Ce type d’entreprise repose sur une forte Il faut souligner que dans ce type d’entre-
délégation et une confiance mutuelle ren- prise, le dirigeant ménage et protège des
dues possible par une bonne compréhension lieux d’indocilité ou de redondance. Il doit
de l’organisation dans son ensemble et des accepter que l’entreprise fonctionne sans
contraintes qui pèsent sur chacun. lui. L’organisation crée donc les conditions

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3) Les dirigeants comme la culture d’entre- favorables à l’innovation et aux change-
prise ont su construire une confiance obte- ments stratégiques ou organisationnels.
nue grâce à la connaissance des objectifs Elle suppose du temps et de la stabilité tant
communs et à une reconnaissance symbo- du côté du personnel que des dirigeants.
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lique jugée satisfaisante par tous les Mais après tout, ne serait-on pas ici en
membres. train de poser les conditions d’une péren-
4) Enfin, on constate chez ce type d’organi- nisation de l’entreprise, de ses procédures
sation une coordination discrète permise et de ses capacités de changement à long
par une bonne information sur le fonction- terme ?

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