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La culture d’entreprise
D
urant les années 1980, les sciences ment inspirée du culturalisme américain et
de gestion ont étudié la culture d’une lecture psychosociologique des phé-
comme un outil susceptible de pal- nomènes sociaux, continue d’être vivace
lier les défaillances des doctrines et des dans le management en France et dans le
outils de management classiques et ration- Monde. Bien souvent elle conçoit la culture
nels. En particulier, elle devait permettre comme un phénomène conscient voire par-
d’améliorer l’intégration des salariés ou fois comme un ensemble de folklores qui
leur motivation, notamment ceux qui viendraient limiter les possibilités d’évolu-
avaient été menacés par les restructurations tion et d’innovation. Paradoxalement, dans
des années 1970. Dans ces moments de le même temps, les praticiens, comme cer-
1. Cette acception remonterait à l’année 1175, A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris,
Le Robert, réed. 2004, tome 2, p. 2260.
La culture d’entreprise 97
prendre comment se constituent ces façons famille. Dans ce cadre, face aux tentations
de faire et de penser qui marquent durable- et aux faiblesses morales des ouvriers
ment les esprits et les gestes des membres (alcoolisme, violence, dépravation) ; l’« en-
d’une entreprise. La répétition et l’appren- trepreneur-père » est là pour protéger ses
tissage dans la durée semblent bien consti- subordonnés et les aider en leur inculquant
tuer un facteur de pérennité. des valeurs fortes : zèle au travail, respect de
la famille, de la hiérarchie ou de la religion.
1. Brève histoire du concept de culture Au tournant du XXe siècle, ce paternalisme
en gestion2 prend une connotation péjorative et les pra-
Lorsque la gestion s’est mise à parler de tiques qui l’accompagnent sont critiquées
culture, certains observateurs ont fait un par les syndicats. Si le paternalisme ne dis-
parallèle avec les discours mobilisateurs paraît pas, une autre métaphore vient petit à
des patrons paternalistes du XIXe siècle. petit se substituer dans les discours patro-
S’il est vrai que la culture des années 1980 naux : la maison. Il faut attendre la fin de la
semble bien faire écho aux métaphores de Première Guerre mondiale pour que le
la communauté, il n’en demeure pas moins « père » se transforme en « propriétaire d’un
que ce n’est que dans les années 1970 que foyer ». L’entreprise est présentée comme
la culture d’entreprise fait un retour en une « maison », qui entoure, protège et unit
force dans le management à la fois du côté avec ses commodités. Si d’éventuelles ten-
des praticiens et des universitaires. sions apparaissent, celles-ci doivent se
Depuis 150 ans, trois métaphores ont été uti- régler entre soi. Face à la crise des années
lisées par les dirigeants d’entreprises pour 1930, la mobilisation du personnel devient
analyser, organiser, voire légitimer l’esprit un enjeu primordial pour la performance.
d’entreprise et le projet d’intégration des Dans ces conditions, les éléments matériels
2. Pour plus de détails, se reporter à É. Godelier, La culture d’entreprise, Paris, La Découverte, 2006.
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permet alors d’en infléchir l’influence ; auteurs se sont intéressés aux pratiques. Sur
6) une matrice intériorisée par les indivi- une chaîne de fabrication, les ouvriers d’en-
dus. Dans une vision plus déterministe, tretien et ceux de la production se séparent
contrôler cette « matrice » constitue un du fait de leurs possibilités d’intervention
moyen de maîtriser la variabilité des com- sur les machines. Des pratiques identiques
portements individuels ; peuvent aussi se rencontrer dans plusieurs
7) un moyen de séduction et de production organisations, comme par exemple chez les
de sens qui améliore l’adhésion des salariés, informaticiens qui sont confrontés aux
aux côtés des mécanismes plus classiques mêmes questions de suivi de logiciels ou de
ou rationnels de motivation et de contrôle ; gestion du matériel. Cette approche appa-
8) une fonction sociale de l’entreprise où remment facile à visualiser et à utiliser dans
s’expriment d’autres logiques que celles la compréhension du réel pose en fait plus
liées à la fonction de production (écono- de questions qu’elle n’en résout. Par
mique et technique). exemple, parle-t-on ici de pratique indivi-
Cette métaphore souligne le rôle de l’entre- duelle ou collective ? Apparemment ces
prise dans la vie sociale et le développe- pratiques collectives se constituent ici par
ment individuel et collectif, car les salariés un processus d’agrégation de pratiques
vont pouvoir s’y investir pleinement au lieu individuelles ? Que partagent réellement les
de se cantonner dans un comportement pas- membres qui ont les mêmes pratiques ? Des
sif. Une fois encore, à travers les débats sur bricoleurs utilisent les mêmes techniques
la culture d’entreprise, c’est bien le pro- de réparation ou de montage que des
blème de l’intégration des membres d’une équipes d’atelier dans la mécanique ou l’au-
entreprise au sein d’une communauté qui se tomobile, pour autant ils ne constituent pas
trouve soulevé au moment même où les une communauté. Il convient de se
logiques et les frontières des anciennes demander si l’usage actuel de la notion de
communautés de l’entreprise vacillent. communauté de pratiques ne constitue pas
Bref, c’est de communauté dont il s’agit un moyen pour analyser la formation d’un
une fois encore. collectif dans l’action en évitant de recourir
La culture d’entreprise 101
aux explications sociologiques ou anthro- que les membres se sentent proches d’une
pologiques plus classiques. Le terme « pra- communauté de référence. Celle-ci n’existe
tique » devient alors le facteur de regroupe- pas seulement à travers une communauté
ment de personnes. Vu de loin, il paraît d’idées ou de valeurs, mais parce qu’elle
synonyme de micro-« communauté » et de s’appuie sur une communauté réelle et
micro-« culture ». Au vu de ces tentatives concrète. Dans ces conditions, ce sont bien
de mobilisation de la notion de commu- ces logiques, ces valeurs, mais aussi des
nauté pour créer de la culture, ne peut-on éléments concrets (comportements, espaces
pas conclure, comme Sainsaulieu en 1979 physiques, etc.) qui permettent à la commu-
dans la revue Autrement, que les entreprises nauté de se perpétuer. Ils expriment ainsi la
mune ; la somme des individus permet à tiels) se sont développées. Dans ces condi-
chacun de gagner plus. On voit ici le rap- tions, il semble très difficile de constituer
prochement qu’il est possible de faire avec une communauté de destin au sein de l’en-
les approches de la psychosociologie qui treprise. De toute évidence, les possibilités
partent de l’individu pour expliquer le col- d’apprentissage de façons de faire et de
lectif. Cette conclusion est évidemment fra- penser partager dans l’entreprise s’amenui-
gile car, comme le montre Mary Douglas, sent ici. La culture d’entreprise ne parvient
un individu est totalement intégré dans une plus à constituer ici un facteur de pérennité.
communauté laquelle, à travers les institu- Cette forme de schizophrénie organisation-
tions dont elle se dote, définit les façons de nelle ne peut être dépassée que par un
faire et de penser de ses membres ; les insti- retour aux sciences sociales et à la façon
tutions modèlent la culture collective. Pour dont elles traitent de la culture.
qu’elle parvienne à se maintenir, la commu-
nauté doit, via les institutions, naturaliser 3. Quelques enseignements des sciences
les grilles d’analyse et d’action aux yeux de sociales pour la culture d’entreprise
ses membres. Le processus de pérennisa- La première discipline à s’être penchée de
tion des organisations repose sur le même façon systématique sur le concept de cul-
processus. Ce n’est pourtant pas cette expli- ture est bien sûr l’anthropologie. Dès 1871,
cation qui domine la gestion. La référence à Edward Tylor (1832-1917) propose une pre-
la communauté naturelle et idéalisée est très mière définition scientifique de cet objet
largement répandue. Paradoxalement, lors- complexe : « ce tout complexe qui com-
qu’on confronte certains discours commu- prend la connaissance, les croyances, l’art,
nautaires du management aux pratiques de la morale, le droit, les coutumes et les
gestion, notamment en matière de res- autres capacités ou habitudes acquises par
sources humaines, il paraît possible de per- l’homme en tant que membre de la
cevoir une césure. société ». Dans cette approche descriptive
D’un point de vue global, loin de viser à la et objective, la culture représente l’expres-
cohérence ou à la constitution de commu- sion de la totalité de la vie sociale de
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l’homme. Elle est fondamentalement col- sionnelle. Au contraire, elle semble consi-
lective et acquise au cours de l’histoire par dérer que tous les phénomènes de groupe
la répétition. Il faut replacer ce travail de puissent être analysés dans le cadre d’ac-
conceptualisation dans une période où ger- tions collectives. Enfin, la culture est struc-
ment les premières théories racistes qui turée par des éléments communs et essen-
visent à expliquer les différences – psycho- tiels, appelés ici valeurs. Rien n’est dit sur
logiques ou génétiques – entre les peuples la nature de ces valeurs. Sont-elles homo-
et les sociétés. Tylor marque une rupture gènes ou hétérogènes, fixées historique-
nette avec l’idée que la culture serait un ment une fois pour toutes ou évolutives ?
héritage inconscient, voire naturel et figé Les valeurs sont-elles communes à tous les
nition la plus fréquemment citée d’Edgar des valeurs affichées ou des valeurs réelles
Schein dans son ouvrage Organizational d’une personne ou d’un groupe ? Des élé-
Culture and Leadership. La culture organi- ments de réponses ont déjà été donnés par
sationnelle y est définie comme : « la struc- l’anthropologie. Ainsi récemment, Maurice
ture (pattern) des valeurs de base partagées Godelier proposait cette définition de la
par un groupe, qui les a inventées, décou- culture : « [Il s’agit] d’un ensemble de
vertes ou développées, en apprenant à sur- signes et de conduites constituant des dis-
monter ses problèmes d’adaptation externe tinctions dans le comportement de deux
ou d’intégration interne, valeurs qui ont communautés […]. Pour faire culture, ces
suffisamment bien fonctionné pour être signes et conduites doivent être partagés par
considérées comme opérationnelles et, à ce les membres du groupe, être transmis socia-
titre, être enseignées aux nouveaux lement et individuellement, […]. Une telle
membres du groupe comme étant la bonne définition […] ne suffit pas à rendre compte
façon de percevoir, réfléchir et ressentir les du fait culturel dans sa profondeur et dans
problèmes similaires à résoudre ». sa portée. Il faut pour cela se donner une
Vue depuis l’anthropologie ou la sociolo- seconde définition de la culture qu’on peut
gie, cette définition suscite d’importantes qualifier de définition forte. Par culture on
questions. D’abord elle se focalise d’em- envisagera alors l’ensemble des principes,
blée sur les représentations et la résolution des représentations et des valeurs partagées
de problèmes. Ici, le groupe qui incarne la par les membres d’une même société (ou de
culture existe dans et pour l’action. Cette plusieurs sociétés), et qui organisent leurs
approche fait clairement écho aux éléments façons de penser, leurs façons d’agir sur la
évoqués précédemment à propos de la nature qui les entoure et leurs façons d’agir
vision managériale de la communauté. sur eux-mêmes, c’est-à-dire d’organiser
Cette définition n’envisage pas le fait leurs rapports sociaux, [autrement dit] la
qu’avant même le début de l’action collec- société. Par valeurs on désigne les normes
tive, un individu ou un groupe est déjà positives ou négatives, qui s’attachent dans
façonné par une culture locale ou profes- une société à des manières d’agir, de vivre,
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ou de penser ; les unes étant proscrites, les de retrouver au sein de plusieurs cultures ou
autres prescrites. On voit qu’une telle défi- communautés certains de ces éléments ou
nition forte de la culture met au premier de ces logiques.
plan la part idéelle de la vie sociale, puisque 3) Si la vision de Schein sur la notion de
les principes, les représentations, les « valeurs » est critiquable, il ne faut pour-
valeurs, partagées ou contestées, […] ser- tant pas en conclure qu’elle n’apporte rien.
vent de référent pour les actions des indivi- Sa principale faiblesse tient au fait qu’elle
dus et des groupes qui constituent une oublie une des deux dimensions que jouent
société. […]. Cette définition permet de les valeurs dans la constitution de la culture
préciser les relations entre la dynamique de et des collectifs qui l’incarnent. Les valeurs,
1) La culture résulte d’un processus collec- d’exclure du groupe. Ces éléments sont par-
tif d’accumulation au cours de l’histoire, tagés par les membres de la communauté,
Elle constitue donc un phénomène socio- qui en sont conjointement les porteurs et les
historique, ce qui permet de rejeter définiti- créateurs. Ils résultent de coopérations mais
vement l’idée qu’elle serait une seconde aussi de conflits qui se développent dans la
nature humaine. répétition du quotidien et s’institutionnali-
2) La culture articule en système à la fois sent au fil de l’histoire. Pourtant aucun
des objets matériels (techniques, pratiques, membre d’une société n’est porteur à lui
langages) et des éléments idéels (représen- seul ou n’est conscient de l’ensemble des
tations, valeurs). Ce dernier point signifie dimensions et valeurs du groupe ou de la
que les hommes produisent des idées pour société dans laquelle il vit.
créer la société dans laquelle ils vivent. 4) Enfin, la culture est un phénomène avant
Appliqué à l’entreprise on comprend qu’il tout collectif et qui s’inscrit dans l’incons-
est dorénavant impossible de réduire la cul- cient des membres d’un groupe social. En
ture à des simples représentations ou à des cela elle se distingue de la notion d’identité,
considérations psychologiques. En marquée elle par une dimension plus indivi-
revanche, cette définition éclaire l’impor- duelle et consciente. Quel intérêt peut revê-
tance prise par des éléments matériels et tir la culture pour comprendre l’entreprise
symboliques dans la culture des commu- et l’action de ses membres ?
nautés qui peuplent l’entreprise : logos, De toute évidence, ce que recherche le
marques, produits, technologies, espace management, via la culture, c’est à réguler
physique de la production, etc. Ce qui per- les façons de faire et de penser des membres
met de distinguer la notion de culture d’une de l’organisation. En définitive, il s’agit de
simple liste d’éléments, c’est que les consti- parvenir à rendre quasiautomatique les
tuants de cet ensemble « font » un système façons de réagir aux situations courantes de
avec une cohérence et une logique propres. la vie de l’entreprise (relations aux marchés,
Ces logiques sont parfois explicites, elles déterminations et intériorisations des procé-
sont souvent tacites. Parfois il est possible dures par les individus et les collectifs, repé-
La culture d’entreprise 105
ture pour l’action, il n’existe aucun détermi- la mairie et, de proche en proche, la société
nisme entre culture et action. Comme l’a dans son ensemble.
montré le sociologue Robert Merton, même Ainsi, une fois encore, penser les relations
si une cohérence d’ensemble se dégage dans entre culture et pérennité impose de revenir
une action collective, les personnes qui sur la façon de réguler durablement les
composent un groupe disposent toujours de comportements et les façons de penser des
marges à l’intérieur du cadre et des règles membres de l’entreprise.
posés par un paradigme culturel et l’institu-
tion qui l’incarne à un moment de l’histoire. 4. Réguler et pérenniser : cultures
Par conséquent les membres d’une entre- d’entreprise, récurrence et apprentissage
prise peuvent appliquer les règles ou les Afin de résoudre cette délicate question, le
valeurs d’une façon normale ou décalée par management a mobilisé la culture, via les
rapport au sens commun. Ils peuvent aussi valeurs. Le management par les valeurs
s’y opposer. La culture est donc en perma- s’est fortement développé depuis les années
nence réinterprétée par les membres d’un 1990. Il s’est diffusé surtout à partir des
groupe social. En cela, par son action récur- années 2000. Il trouve son origine à la fois
rente il aurait la possibilité de jouer très pro- dans les pratiques des entreprises améri-
gressivement sur la forme et le contenu de caines et dans l’usage positif des valeurs
la pièce. Dans ces conditions, la culture mises au service de la gestion de l’entre-
d’entreprise entretient un rapport dialec- prise. Dans le premier cas, l’observation
tique avec la pérennité de l’organisation, de des meilleures entreprises aux États-Unis
ses procédures et des façons de faire ou de révèle qu’elles ont su construire et gérer de
penser de ses membres. Pour se maintenir et façon apparemment consciente quelques
se développer, elle doit régulariser ces élé- valeurs jugées essentielles. Elles inscrivent
ments. Mais pour assurer la pérennité de leur stratégie dans une longue tradition his-
l’ensemble et de l’institution, la culture peut torique. Elles mettent en avant l’importance
être amenée à changer les éléments ou leur des hommes dans leur fonctionnement quo-
système de relations. D’autant plus que tidien. La nouvelle culture doit être cohé-
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rente, homogène, forte. Elle doit être effi- Pour autant le management par les valeurs
cace. Impliquer plus fortement les salariés et plus généralement la mobilisation de la
suppose enfin de transformer les anciennes culture par les managers aboutit à des résul-
méthodes – taylorienne ou fayolienne – de tats mitigés. Il est possible de parler d’un
gestion du personnel. Dans la culture réel malaise. Cela tient à plusieurs raisons.
« post-taylorienne », d’autres principes de D’abord, les logiques qui permettent de
légitimation du rôle des managers et de comprendre la culture relèvent largement
l’entreprise sont nécessaires. Le nouveau de phénomènes tacites. Leur observation
dirigeant doit donner du sens au travail et est délicate ; elle nécessite à la fois un savoir
reconstruire des communautés. Il doit se faire particulier et de longues périodes
et la légitimité des cadres d’analyse qu’il l’entreprise aura le droit d’en parler. Parler
mobilise. Dans le contexte de l’entreprise où de culture peut alors, soit constituer une
est promue la rationalité, la culture reste un nouvelle langue dans l’entreprise et une
objet difficilement évaluable ou légitime. méthode pour formaliser de façon différente
2) La seconde solution consiste à rendre des problèmes de gestion déjà anciens, soit
rationnel ce qui ne l’est pas au regard aux se réduire à une simple « langue de bois »
yeux du milieu des affaires. Ici, les mana- donnant une image superficielle de la réalité
gers sont poussés à améliorer les aspects des phénomènes culturels. La seconde rai-
objectifs ou la « véracité » de la culture en son tient simplement au fait que les méta-
cherchant à la faire entrer dans les grilles de phores de la culture continuent d’être utili-
« naturel » de l’environnement social. Elle C’est ce qui permet que ces « façons de
contribue ensuite à sacraliser les catégories faire ou de penser » institutionnalisées
qu’elle a établies, le plus souvent en les deviennent « traditionnelles » et pérennes.
appuyant sur des considérations générales On parlera de « respect du client », d’une
de l’environnement : l’organisation de la méthode de calcul des marges utilisées par
nature, la hiérarchie des animaux, le carac- la profession ou encore d’un code vesti-
tère sacré de certains lieux, symboles. Ce mentaire. L’attribution par la mémoire col-
processus de sacralisation rend visibles lective des termes « tradition » ou « habi-
ainsi certains éléments saillants qui incar- tude » revêt donc une fonction symbolique
nent l’institution et ses règles. Cela entraîne et normative. Ceci explique pourquoi la
Lawrence et Lorsh se sont penchés depuis geants. Changer les façons de faire ou de
longtemps déjà sur cette constatation. Par penser d’une entreprise et de ses membres
ailleurs, l’apprentissage et le changement dépend par conséquent de la capacité que
ont été largement étudiés par Argyris les dirigeants ont de donner des marges de
(1995). De ce point de vue, l’évolution à manœuvre aux membres de l’organisation.
long terme suppose la mise en place d’un Elle dépend aussi de leur aptitude à tolérer
cycle long d’apprentissage qui permette de les erreurs et à laisser du temps pour que
faire évoluer les procédures et les représen- l’innovation et l’apprentissage se diffusent.
tations qui, au jour le jour, ont fait la preuve Souvent affichées, ces pratiques et cette
de leur efficacité. Ces procédures sont ainsi posture intellectuelle sont assez rares dans
pérennisées. Dans ces conditions, les per- la réalité. Il est vrai que le contexte écono-
sonnes qui mettent en jeu ces procédures mique pousse à l’urgence et au court terme
ont tendance naturellement à y revenir lors- notamment sous la pression des marchés
qu’il leur est demandé de les faire évoluer. financiers évoqués en début de ce texte.
Ceci rend parfois délicate leur adaptation. En définitive, existe-t-il des conditions pour
Celle-ci ne peut se faire que lorsqu’un qu’une entreprise se révèle pérenne en s’ap-
second type d’apprentissage se met en puyant sur des façons de faire et de penser
place et aboutit à la remise en cause des qui lui sont propres, autrement dit sur des
« routines » individuelles ou collectives. Ce éléments matériels ou symboliques de sa
passage suppose une succession d’essais- culture ?
erreurs contrôlés. Chaque personne, lors- Il est possible de s’inspirer du modèle de
qu’elle est confrontée à une multitude de l’organisation sans leader héroïque décrit
situations concrètes différentes, se construit par March. Ce modèle présente quatre
progressivement de nouvelles explications caractéristiques.
des phénomènes. Elle transforme progressi- 1) Les entreprises disposent d’une redon-
vement les procédures utilisées jusque-là. dance entre des compétences individuelles
Le changement des anciennes théories de plutôt généralistes. On retrouve l’idée de
l’action et de l’information favorise ainsi marge ou « slack » organisationnelle chère
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à March. De toute évidence, ce type d’en- nement global de l’entreprise, une politique
treprise n’est pas très fréquent à un moment de formation appropriée pour permettre des
où les stratégies de reengineering ou d’opti- changements rapides, la possibilité de lais-
misation des coûts ont plutôt réduit ces ser se développer des initiatives locales et
marges. une tolérance pour l’échec.
2) Ce type d’entreprise repose sur une forte Il faut souligner que dans ce type d’entre-
délégation et une confiance mutuelle ren- prise, le dirigeant ménage et protège des
dues possible par une bonne compréhension lieux d’indocilité ou de redondance. Il doit
de l’organisation dans son ensemble et des accepter que l’entreprise fonctionne sans
contraintes qui pèsent sur chacun. lui. L’organisation crée donc les conditions
lique jugée satisfaisante par tous les Mais après tout, ne serait-on pas ici en
membres. train de poser les conditions d’une péren-
4) Enfin, on constate chez ce type d’organi- nisation de l’entreprise, de ses procédures
sation une coordination discrète permise et de ses capacités de changement à long
par une bonne information sur le fonction- terme ?
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