Escarmant Volcan Pour Mémoire

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Christine Escarmant

Un volcan pour mémoire

Oyez ! de toutes les îles


Les livres
ai goûtés
les lettres retournées,
la sagesse pénétrée.
(Salomon et Saturne, anonyme).

Écoutez bien, gens de Sicile, écoutez bien, peuples des terres


traversières, in Sicilia saeculorum, recueillez-vous et psalmodiez
la douce fable de ce dieu abandonné, de ce géant déchu, Saturne,
dont le repère se tapit des monts hyperboréens aux volcans sacri­
lèges de feu.
«Moi, Saturne, bienfaiteur de Rome, roi du Latium renié,
dissimulé dans l'antre clos, de triste errance suis tombé dans le
volcan élu de mes enfances. Etna, séjour enfoui des espérances,
tombeau volant à la terre ses semences, que Proserpine chérit en
silence d'hiver, à la recherche de Cérès, et que le temps enceint
d'univers, éjacule comme le feu et la foison des germes blonds
de la moisson.
Etna, foyer de ma race,
Etna, tombeau des âges,
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rages mêlées de laves, métaphore vivante de l'Âge d'or loué au séjour des errances cap­
cri rejetés des géants délaissés !» tives. Mondes à l'envers, les volcans présagent des révolutions
patientes malgré les colères d'impuissance. La rumeur couve, le
Saturne était dans l'Etna, j'en étais sûre, il était là. Bien avant discours chaotique se pense hors des langues et émerge ébloui
de connaître ces bribes de légendes, bien avant de découvrir les des fracas de son insolence.
traces de cette résidence secrète dans les livres remisés aux enfers Saturne, à peine avait-il déplié l'orbe arithmétique des temps
des bibliothèques, ou dans les notes petites en bas de page, qui de l'homme, Saturne quitte le Latium. Janus aux portes de la ville
entrouvrent le pertuis de nos mythes oubliés. Le volcan est le pleure son ami. Saturne ne se retourne pas, il descend vers le Sud
repaire et repérage des vieux monts de Beel, monts de Gargan et achève sa migration sur le seuil incandescent du volcan. L'Etna
que le géant en sa course parsème sur son chemin <l'Est en Ouest, referme alors sa bouche, avale le Dieu fatigué dans sa longue gorge
pour cacher en quelques terres élues des flammes de feu volées tubulaire et là, à mi-chemin entre des mondes, infinitudes, lassi­
au soleil. Sanctuaires altiers dont la mer brûlante nourrit les tudes des vœux méprisés, au carrefour des antipodes, Saturne
peuples alentour, peuples qui les surveillent de leurs tours, comme pense, Saturne raisonne, Saturne contemple nos ombres et des­
vestales accoutumées aux incendies mal jugulés du désespoir de sine la trame de nos songes dans les âmes passagères. Penser, uni­
Prométhée. quement penser-rêver, rêver le temps qui pèse et qui conçoit le
L'Etna est le volcan de nos fantasmes, de nos somnolences tor­ temps des retours aux paradis futurs que les Anciens nous ont
rides, de nos révoltes contenues puis explosives avec des signes contés, et que Platon, un jour passant par Catane, n'a pas voulu
avant-coureurs, pluies noires, brumes, fumées et vapeurs loquaces, oublier : la Sicile fut la terre élue pour établir la Cité de La
qui traduisent, familières, la vie tout entière des habitants de République et des Lois. Elle fut le temps à rebours de son espace
l'Etna : quatre cratères, quatre bouches qui parlent le langage imaginaire, là où le ventre tellurique embrasé fait rebrousser, se
des dieux pour les lèvres closes des hommes. Le volcan est le pas­ balancer les cycles du temps entre Cronos et Jupiter.
sage des cauchemars surgis du Tartare. Murmures tumultueux L'Etna médite en dedans ses inconsciences muettes, trou caver­
qui montent de la terre, qui s'agrippent aux flancs érigés du défi neux des angoisses fouillant les entrailles de l'humanité, s'en
fantastique, des folies imaginaires pour s'induire jusqu'aux sphères repaissant, l'Etna crache la logorrhée des souvenirs monstrueux,
étoilées, pour pousser violemment les mots désireux, dont la nais­ des assassinats cosmogoniques, des rapts, des cultes telluriens de
sance est refusée par les raisons victimes d'une culture trop poli­ nos mères. Mères, déesses, qu'importe, leurs ventres insatisfaits
cée. Un volcan, n'est-il pas pour apprendre à concevoir la raison se goinfrent de la ridicule usurpation de leurs fils, se moquent
de nos rêves ? Etna, tu t'auréoles d'autres noms à la croisée des de la défaite de leurs époux détrônés par leurs fils, s'abreuvent
civilisations du Nord, du Sud, de l'Est, de l'Ouest. Etna, tu es de leurs rébellions ratées, et s'accoutrent de leurs victoires fac­
l'île creusée en l'île des populations méprisées, des parias de tous tices pour fonder les cités, défricher les pentes, éduquer la
bords, des enfants de la nuit, comme ces peuples scythes qui offri­ culture sauvage de l'homme embryonnaire qui a prétendu s'égaler
rent à la ville de Naples les belles histoires de Cola Pesce. Sou­ aux dieux. Le Volcan est souvent l'antre d'une culpabilité sou­
vent te nommes-tu Gibel, empreintes inscrites d'un ancien mont terraine, surgissant sous le fracas du châtiment, tel Encélade
Cybèle, épouse de Saturne et déesse à laquelle les Gals émasculés enterré vivant, tel Typhoeus l'arrogant, qui bombe son corps
se sacrifièrent, tu es le domicile des Purgatoires perdus, des Ava­ écrasé par le volcan sicilien.
lons improvisés où viennent mourir, en bout de course, les légendes L'Etna ensemence ainsi sa terre des raisonnements et des
des pays polaires. Etna, belle terre gaste de rois méhaignés dont mythes f�çonnés à force de tueries civilisatrices, de meurtres, de
on a égaré le nom, territoire des refuges, des royaumes écartés, coups d'Etat, dans la prison obligatoire de la raison domptée car
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repentie de trop d'imaginaires, de trop d'enfances acharnées à ténacité son texte à l'abri des regards, alterne entre la réserve
conquérir l'univers au prix du sacrifice de leurs pères. Lieu des préoccupée et l'effervescence du logos enfin sorti des limbes infa­
forges, lieu des poussées spéculatives en gestation de matière, tigables ; ce caractère volcanique sied à l'humeur saturnienne,
l'Etna est la forme érigée d'une rhétorique de la spéctùation fusion­ convient à la nature sicilienne, manifeste la déchéance et l'impuis­
nelle, de la contemplation défaillante de l' âme qui vient de choir sance sublimées.
dans le cratère, et qui s'abreuve là aux eaux du Léthé : «Mémoire, Lieu des castrations dont souffrirent les géants, les inventeurs
je t'ai perdue, oh mémoire, fille, je t'ai perdue, oh ma fille, et de feu, les forgerons de civilisations, les Empédocle des philoso­
je cherche apeurée, dans la nuit noire, dans les gouffres marins, phies fragmentaires, les bouches d'ombre de l'Etna gardent en
l'ombre, la voile de Perséphone, les feux du volcan allumés comme gestation les mémoires de nos blessures d'hommes trahis par les
torches aux pins incendiés qui affolent mes pas !» dieux, par les pères, par les mères, masquent nos assassinats.
Oyez, lecteurs, oyez, gens de Sicile, je vous conterai sans tar­ Qu'est-ce donc d'autre en effet, qu'un volcan? une poussée qui
der l'ombilic des rêves, le séjour de vos ancêtres, la voie tracée entretient dans son magma les traces de langues étouffées, des
que le volcan fait cheminer dans ses profondeurs pour tous nos désirs sacrifiés aux autels du verbe contenu dans les limites codi­
songes avortés ! fiées des langues humaines. Oui, une poussée oraculaire, déli­
Le volcan est producteur de signes rebelles, receleur généreux vrances éclatées dans le tonnerre et la fumée du volcan-Sinaï, alors
des concurrents de l'Olympe, titans et vulcains déshérités qui que Dieu édicte ses lois. Une poussée des mythes constante, indé­
enfouissent la déception, cèlent leur défaite, consolent leur chute finissable, «sources de stimulation à l'intérieur du corps» et
par la compensation d'une attente laborieuse en pansant les plaies concept fondamental de Freud qui ose écrire : «La théorie des
de leurs boiteries. Rages, que de rages étouffées, hontes bues de pulsions est, pour ainsi dire, notre mythologie. Les pulsions sont
l'amertume, bonheurs dérobés, vertiges lacunaires, que de fureurs des êtres mythiques, formidables dans leur imprécision 1 ».
larvées camoufles-tu, volcan ! Saturne attend, Vulcain attend, Pro­
serpine attend, j'attends, nous attendons, et nous trompons
l'attente en manipulant dans ce quant-à-soi les armes du meurtre Faux et usages de Jaux
conservé, armes sanglantes sublimées pour les outils de la pen­
sée, les enclumes de la réflexion, les socs de nos agricultures. Les L'art de la fabulation, délicate forgerie et mystification de la
géants volcaniques élisent séjour dans l'Etna pour édifier le palais lettre, est depuis Platon déjà un apanage des Siciliens. Ces der­
souterrain de la consolation, la résidence de la création avant ses niers, en effet, n'ont-ils pas fait un croc-en-jambe aux mots et
formes, le tabernacle de la conception avant l'expression et le appelé une certaine partie de l'âme «tonneau» (pithos) «à cause
génie de leur mélancolie. Réservoir de règnes trahis, réservoir de de sa disposition à se laisser persuader (pithanon), de sa crédu­
rêves irréalisés, atelier silencieux des signes encore vierges de sens, lité» (Gorgias, 492-493) ?
l'Etna est l'utopie frustrée des Âges pendulaires, au sein d'une Plusieurs objets sont donc tombés dans l'Etna, petits objets
île bienheureuse et fortunée, en souci d'une fertilité souveraine anodins qui fournissent la clé des énigmes, et dans le chaos de
qui s'alimente de l'échec pour subsister. La complexion de l'Etna, fer, de lave, de feu et de sang de nos origines impossibles, ils sont
froide et chaude, neige et feu, est ainsi l'antichambre de nos désirs les pièces à conviction qui dénoncent les coupables. Aucun meurtre
aphones puis subitement frénétiques. La nature du volcan est ne sera jamais caché, aucun suicide ne sera tu, aucun enlèvement
ambivalente, cyclothymique : entre le mutisme, la dépression, disculpé : les sandales d'Empédocle, le râteau de Proserpine, le
l'immobilisme et la fureur poétique ou la prolixité artistique, le sourcil du Cyclope, la bourse de vents de Typhon et la faux de
déchaînement imprévu. Cette sombre attitude qui travaille avec Saturne, je vous le jure, sont tombés dans l'Etna.
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Quelques anciens, raconte Conti dans un vieux texte, traduit, s'engendrant des vapeurs de la mer, matière similaire, les vents
maladroit, les Mythologies, ont attribué à Saturne s'amassent sur les bouches crevassées de l'île, fomentent les brouil­
lards qui dérobent au regard l'asymptote de l'île, sa majuscule
l'invention de la faux, parce qu'il introduisit en Italie une façon grise. Posidonius rapporte encore que, parfois, la mer s'enfle haut,
de vie plus humaine que la première qu'ils menaient, et leur au-i_c environs du solstice d'été, boursouflure aqueuse procédant
apprit le moyen et la façon de planter, semer et moissonner. d'Eole qui administre avec Héphaïstos les circulations ignées et
D'autres ont dit que sa mère donna cette faux, lorsqu'il prit éthérées de l'île.
les armes contre son père, pour délivrer ses frères de prison,
et que d'icelle il coupa le membre génital à son père le Ciel, Le triangle des âmes
qui depuis chut en Sicile, comme dit Apollonius au quatrième
des Argonautiques.
Pour admirer la Sicile, pour se rassasier la vue du volcan, point
D'autres encore murmurent que la faux parricide tomba tout n'est besoin de sillonner l'île, non plus nécessaire de chercher un
droit dans le cratère, et fut suspendue par Vulcain dans sa forge. point de vue imprenable ou de relire l'Odyssée qui la nomme prairie
du bœuf du soleil, la mythique Thrinakria, appelée de nos jours
Cette île, à cause de ladite faux qui chut dedans, fut depuis Observatoire de Palerme.
nommée Drepan, qui en grec signifie une faux. Mais les autres Quelle meilleure carte projetée que le ciel étoilé des constella­
veulent qu'elle ait ce nom de la faux que Cérès eut de Vulcain, tions ! Papyrus naturel où se lit le berceau des mondes, avant que
et la donna aux Titans, leur apprenant à faucher les blés [... ]. Platon le déchiffre dans le Timée, et que Proclus, Macrobe,
La plus véritable opinion est de ceux qui disent que cette île Porphyre, le retraduisent dans leurs songes éveillés.
a été dite Drepan, pour ce que les flots de la mer battant conti­ Je lève les yeux et je vois briller le delta de l'île dont Cérès
nuellement l'île avec grande impétuosité, ont si bien rongé et requit Jupiter de reproduire la forme dans le ciel. Les cartes du
miné la terre, qu'ils l'ont creusée en façon d'une faux. ciel ont depuis longtemps situé le triangle sicilien, comme Hygin
dans son Poeticon Astronomicon : ici, sous Andromède, entre le
Quant à Vulcain, on dit aussi qu'il a Poisson, le Bélier et le Taureau, sur le bord de la Voie lactée,
chemin des âmes, la Sicile se dénomme Trinacria, Triquetra, Del­
inventé ces arts qui manient le feu, et qu'il eut la réputation toton, et ses côtés relient les trois promontoires projetés de l'île
d'être le dieu du feu. Les Anciens crurent qu'il tenait sa bouti­ d'en bas : Lilibaeum, Pelorus, Pachynus.
que dans les cavernes du mont Gibel, auxquelles on voit bouil­ Je lève les yeux et je me souviens que les compagnons de la
lonner et rejaillir une grande quantité de feu, et que là il for­ Dive Bouteille, au cours de leurs pérégrinations d'île en île,
geait la foudre à Jupiter, et les autres armures de dieux, et à s'étaient un jour arrêtés en Sicile, baptisée île des Alliances. À
leurs requêtes, de certains héros [...] Et les dieux qui le côtoient l'aube du 22 juin, au temps où s'ouvrent les portes de la Voie
le poussent du ciel en terre, comme indigne de leur compagnie, lactée pour la descente et la remontée des âmes, les nouveaux
mais celui chu en Lemne, se met à forger les foudres. argonautes accostent sur le triangle céleste au chapitre IX du Quart
Livre de François Rabelais. Purent-ils alors voir les souffles pneu­
Le feu rend la terre de Sicile alumineuse, et ravitaille plusieurs matiques des âmes choir doucement et glisser par le triangle
bains chauds, des gouffres des entrailles révélées aux brandons. entrouvert, et entendre le léger froissement de leur passage sur
Le vent est l'élément qui embrase tous les feux du mont Gibel les côtés, musique à peine audible d'un instrument céleste à trois
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cordes que les juifs identifièrent sous le nom de shalish, et men­


tionné au verset 18 du livre de Samuel2 ?
Purent-ils alors observer la chute fulgurante de nos mémoires
éthérées dans la constellation du Crater, où les âmes s'enivrent
des eaux de l'oubli, comme le décrit Macrobe dans son commen­
taire au Songe de Scipion? Dans l'antre du cratère de l'Etna, posté
sur «l'extrémité opposée de l'axe du monde», commandeur à la
fois des profondeurs célestes, gouverneur des fondements de l'uni­
vers, Saturne pense et attend qu'elles tombent dans le volcan avant
de s'incarner. Il leur donnera une première vêture, le premier poids
de la vie ici-bas et la première faculté de retrouver leurs souve­
nirs, images altérées de leur mémoire idéale. Saturne, distribuant
les rêves de nos pensées, habite l'Etna et le hante de ses raison­
nements somnambuliques. C'est ainsi que Macrobe analyse les
qualités maîtresses du Dieu de la septième sphère, avant le
cercle des fixes : «En la sphère de Saturne, la faculté du penser
raisonné et l'entendement, que les Grecs appellent logistikon
(faculté de raisonner) et theoretikon (faculté de contempler, de
spéculer)».
L'Etna, tout en haut, tout en bas, patrie de la raison offerte
aux hommes, de la théorie pour réminiscence, de la nostalgie pour
mémoire retrouvée.

Notes:

1. S. Freud : Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gal­


limard 1984, p. 129.
2. Pour le voyage interstellaire chez Rabelais, voir Odile Ricoux: La Tem­
pête comme topos littéraire, dans «L'École des Lettres», 1991.

Christine Escarmant est l'auteur de nombreuses recherches sur les mytholo­


gies bibliques, les traditions herméneutiques, la sémiologie de la traduction.

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