Ance - Coloniale.2022.collectif 2

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Ouvrage réalisé en partenariat avec

Avec le soutien de

© 2022, Éditions Philippe Rey

7, rue Rougemont – 75009 Paris

www.philippe-rey.fr

ISBN : 978-2-84876-981-3

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TABLE DES MATIÈRES
Titre

Copyright

Préface - Mohamed Mbougar Sarr

Introduction

Histoire globale de la colonisation française - Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sandrine


Lemaire et Dominic Thomas

Première Partie - Premier empire et utopie coloniale

1. La constitution d'un domaine ultramarin


La fin de l'Empire français de l'Ancien Régime - Laurent Dubois

L'entreprise coloniale en question (1763-1791) - Bernard Gainot

La Compagnie des Indes et les ports-comptoirs - Gérard Le Bouëdec, Marie Ménard-Jacob, Kévin
Le Doudic et Évelyne Guihur

Possessions et érotisation violentes des femmes esclaves - Arlette Gautier

La question de l'esclavage en France au temps du premier empire colonial français - Érick Noël
Le premier empire colonial et la Révolution française - Christelle Taraud

L'esclavage et la question coloniale : le colportage de l'information et l'opinion populaire, de


la fin de l'Ancien Régime aux lendemains de la Révolution - Jean-Claude Halpern

L'expédition d'Égypte et la construction du mythe napoléonien - Jean-Paul Bertaud


Anti-esclavagisme, abolitionnisme et abolitions en France à la fin du XVIIIe siècle - Marcel
Dorigny

L'avenir des possessions coloniales françaises en Afrique (1795-1802) - Pernille Røge


L'expédition d'Alger : premières expériences africaines - Vincent Joly

Retour sur l'expédition d'Alger - David Todd

2. De l'abolition de 1848 à l'idée impériale


La seconde abolition de l'esclavage dans les colonies françaises (1848) - Myriam Cottias

La politique coloniale de la IIe République : un assimilationnisme modéré - Anne Ulrich-Girollet

Colonisation et colonialisme sous le Second Empire - Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard


et Nicolas Bancel

Les colonies dans les premières expositions universelles - Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard
et Nicolas Bancel

La Vénus hottentote et l'invention des « races sauvages » au temps de la construction impériale


(1815-1888) - Nicolas Bancel

Les derniers recours à l'esclavage dans les colonies françaises - Christopher M. Church

Sexualités, domination et colonialisme - Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch,


Christelle Taraud et Dominic Thomas

Idéologies impériales dans le Second Empire - Christina Carroll

Les débuts de la conquête de l'Indochine (1858-1873) - Pierre Brocheux et Daniel Hémery

La question coloniale et la pensée économique libérale française (1830-1914) - Alain Clément

La conquête de la Tunisie - Sophie Bessis

Deuxième Partie - France impériale et conquêtes

1. L'expansion coloniale

Les origines de l'émigration assistée vers l'Algérie - Jennifer Sessions


Colons et colonisateurs dans l'Empire - Christelle Taraud

L'indigénat dans l'Empire français - Sylvie Thénault


La confusion des pouvoirs administratif et judiciaire en Afrique-Occidentale française : indigénat
et justice indigène (1887-1903) - Laurent Manière
Les gouverneurs dans les colonies françaises entre 1880 et 1914 - Nathalie Rezzi

La sécularisation du personnel enseignant en Guadeloupe (1880-1914). Enjeux sexués et raciaux


en contexte colonial - Clara Palmiste
Les missions catholiques et la colonisation française sous la IIIe République - Claude Prudhomme
Le moment « impérial » de l'histoire des sciences sociales (1880-1910) - Pierre Singaravélou
Sciences, « races » et colonies à la fin du XIXe siècle - Gilles Boëtsch
Genre, sexualité et médecine coloniale. Identité « indigène » et discours de vérité - Malek
Bouyahia
Conquêtes coloniales et propagande à la fin du XIXe siècle - Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard,
Nicolas Bancel, Alain Mabanckou et Dominic Thomas

L'invention de l'indigène dans le système colonial français - Nicolas Bancel et Pascal Blanchard

2. La formation d'une culture coloniale

Colonies et exotisme dans les expositions universelles à la fin du XIXe siècle - Pascal Blanchard
Un siècle de liens institutionnels et politiques entre la France et la Nouvelle-Calédonie - Sarah
Mohamed-Gaillard

Le parti colonial français avant la Première Guerre mondiale - Marc Lagana

L'invention du « sauvage » au cœur de l'entreprise coloniale française - Pascal Blanchard, Gilles


Boëtsch et Nanette Snoep
Le pavillon de l'Algérie à travers les expositions coloniales, internationales et universelles - Sami
Boufassa
Le cinéma colonial en tant que genre populaire - Saïd Tamba

Littérature et musique au temps des colonies - Alain Ruscio

Apprendre l'Empire, un jeu d'enfants ? (second tiers du XXe siècle) - Elizabeth Heath

L'école et les colonies - Gilles Manceron


Spectacles, théâtre et empire colonial français - Sylvie Chalaye

Sociétés et expositions artistiques coloniales en France de la fin du XIXe siècle


aux indépendances - Stéphane Richemond

Troisième Partie - Apogée colonial et revendications

1. Un colosse aux pieds d'argile


Un espace stratégique ? L'empire colonial français à la veille de la Première Guerre mondiale -
Benoît Haberbusch

L'Appel à l'Empire pour la guerre en France - Éric Deroo


Les Maghrébins dans la Grande Guerre - Yvan Gastaut, Naïma Yahi et Pascal Blanchard

L'économie de l'outre-mer colonial après la Grande Guerre - Hubert Bonin

Le mandat français en Syrie et au Liban (1920-1946). Les dessous d'une tutelle coloniale - Nadine
Méouchy
Impérialismes et exploitation en Afrique subsaharienne - Catherine Coquery-Vidrovitch

L'Agence générale des colonies - Sandrine Lemaire


Une guerre du Cartel des gauches : le Rif marocain - Vincent Courcelle-Labrousse et Nicolas
Marmié

Les diverses formes de l'anticolonialisme et du refus de l'Empire - Christelle Taraud

Élites noires en France au temps de l'empire colonial français - Tracy Sharpley-Whiting


Colonisation et propagande dans l'entre-deux-guerres - Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard,
Nicolas Bancel, Alain Mabanckou et Dominic Thomas

2. Un consensus colonial ?

Le mythe économique colonial - Catherine Coquery-Vidrovitch


L'émergence d'une élite politique noire dans la France du premier XXe siècle ? - Dominique
Chathuant

Fête et ordre colonial. Centenaires et résistance anticolonialiste en Algérie pendant les années
1930 - Jan C. Jansen

Débat sur les colonies : regards croisés en métropole dans les années 1930 - David Murphy,
Elizabeth Ezra et Charles Forsdick

L'Exposition coloniale internationale (1931) : entre contestations et adhésions - Catherine Hodeir

1931 : l'union nationale autour de l'idée coloniale - Pascal Blanchard

Penser depuis la colonie : leçons de Simone Weil - Souleymane Bachir Diagne

Paris, capitale coloniale - Pascal Blanchard et Éric Deroo


La conquête des goûts coloniaux en métropole - Sandrine Lemaire

L'âge d'or du cinéma colonial français - Olivier Barlet et Pascal Blanchard

La commission d'enquête coloniale du Front populaire : un échec de politique réformatrice (1936-


1938) - Marc Lagana

Quatrième Partie - Indépendances et fin du « rêve colonial »

1. Les prémices de l'effondrement

Révolution impériale : le mythe colonial de Vichy - Pascal Blanchard et Ruth Ginio

L'A-OF et Vichy - Catherine Akpo-Vaché

Les tirailleurs sénégalais dans la Seconde Guerre mondiale - Julien Fargettas

Propagande impériale sous Vichy - Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Alain
Mabanckou et Dominic Thomas
De la guerre à l'Union française : les transformations de l'espace colonial français - Sandrine
Lemaire, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel
De la France coloniale à l'outre-mer - Véronique Dimier

La fin de la présence française en Syrie - Anne Bruchez

L'Empire, mythe ou réalité économique au temps des décolonisations - Sandrine Lemaire,


Catherine Hodeir et Pascal Blanchard
Territorialisation et autonomie en Afrique française - Frederick Cooper

Un New Deal colonial ? Le Fonds d'investissement pour le développement économique et social


des territoires d'outre-mer (1946-1958) - Nicolas Bancel
La guerre d'Indochine et l'embrasement de l'Empire - Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard
et Nicolas Bancel
Les représentants de l'outre-mer sous la IVe République (1946-1958) - Sarah Mohamed-Gaillard
et Maria Romo-Navarrete

Les décolonisations et les partis de gauche en France - Sylvie Thénault

Littérature afro-francophone à l'époque coloniale - Dominic Thomas

2. Les derniers feux de l'empire


Les enjeux de la guerre d'Algérie - Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel

Jeunes et soldats : le contingent français en guerre d'Algérie - Ludivine Bantigny


Les oppositions françaises à la guerre d'Algérie - Tramor Quemeneur

Cameroun, une guerre oubliée - Manuel Domergue

La sexualité des appelés en Algérie - Raphaëlle Branche


I958, la Communauté franco-africaine : un projet de puissance entre héritages
de la IVe République et conceptions gaulliennes - Frédéric Turpin

La guerre des images d'une fin d'empire et continuité de l'influence française outre-mer - Sandrine
Lemaire, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel

Pieds-noirs/Français d'Algérie : de l'histoire à la mémoire - Jean-Jacques Jordi

Les « harkis », entre histoire, mémoire et imaginaires - Abderahmen Moumen

L'OAS et ses héritages - Nicolas Lebourg


Violence coloniale en métropole au temps de la fin d'empire - Jean-Luc Einaudi

La Polynésie française, avec et sans la bombe - Jean-Marc Regnault


Le rôle de la France après les indépendances Jacques Foccart et la pax gallica - Jean-Pierre Bat
Cinquième Partie - Après l'empire et mémoire
Les avatars du musée des Arts d'Afrique et d'Océanie : essai d'histoire d'un musée inachevé -
Dominique Taffin
Bumidom : principes égalitaristes et pratiques de marginalisation et d'exclusion - H. Adlai
Murdoch

L'impossible révision de l'histoire de France face au passé colonial - Suzanne Citron

Histoire nationale et histoire coloniale : deux histoires parallèles - Sandrine Lemaire

Cinéma, chanson, littérature : après le temps des colonies - Delphine Robic-Diaz et Alain Ruscio
Mémoires et patrimonialisation de l'histoire coloniale : l'introuvable musée colonial - Nicolas
Bancel et Pascal Blanchard
L'aphasie coloniale française : à propos de l'histoire mutilée - Ann Laura Stoler

Vers une nouvelle conscience planétaire - Achille Mbembe


Restitution du patrimoine africain : histoire, mémoire, traces, réappropriation - Felwine Sarr

La colonisation, les années charnières : du débat sur la guerre d'Algérie au discours de Dakar -
Nicolas Bancel et Pascal Blanchard

Le fracas des statues qu'on déboulonne - Jacqueline Lalouette

La francophonie au XXIe siècle : continuité ou rupture avec le passé colonial ? - Dominic Thomas

Qui veut la guerre des identités ? - Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Dominic Thomas

Conclusion

Écrire l'Empire, sortir des guerres de mémoire - Benjamin Stora

Bibliographie

Biographies

Crédits iconographiques

Cahier photos

Index
Préface
Mohamed Mbougar Sarr

À la fin du XVIIIe siècle, tandis que Napoléon Bonaparte menait son


expédition en Égypte (1798-1801), une très large part de la presse française
relayait l’image d’un Alexandre moderne, à la fois héros épique et grand
homme sage, désireux de porter l’éclat des Lumières au sommet des
pyramides. Ni les revers subis ni les massacres perpétrés ne viendront
inquiéter la légende dorée d’une entreprise militaire drapée dans des
soieries civilisatrices aux coutures quasi divines.
En 1840, pour soutenir la compétition économique engendrée par la
révolution industrielle, les frères Régis, entrepreneurs marseillais, se
tournèrent vers le continent africain, dans l’espoir qu’il pourvoirait la
France non plus en hommes, commerce désormais jugé honteux, mais en
produits et matières premières. Ils négocièrent avec Ghézo (Gezo), le
souverain du royaume Dahomey d’alors (actuel Bénin), le monopole de
l’acquisition sur son territoire de l’huile artisanale qu’on y produisait,
devenant ainsi les béliers de la conquête française en Afrique de l’Ouest,
bien avant l’arrivée des troupes militaires.
Sous la IIIe République, des millions de visiteurs se pressent en 1878
aux pavillons où l’École anthropologique et la Société anthropologique, à la
demande des organisateurs d’une certaine exposition universelle
qu’accueille la France, ont mis en scène des « sauvages » que « petits et
grands veulent aller voir ». Les exhibitions ethnographiques se vantent de
mettre en scène des « Canaques » venant de l’exotique Nouvelle-Calédonie,
à côté de figurants jouant les Loangos d’Angola ou les Pahouins du Gabon,
qui montrent leurs jolies petites pagaies.
En 1917, alors que la Grande Guerre fait aussi rage sur le terrain de la
propagande, des affiches françaises vantent les sujets coloniaux qui, en
combattant dans les rangs des armées françaises, prouvent qu’ils sont du
côté de la civilisation, quand, dans le même temps, les ennemis allemands
étaient relégués à la condition dans laquelle, longtemps, on a enfermé ceux
qu’on appelait à les combattre : la barbarie.
Dans un article fameux paru dans la revue Présence Africaine et intitulé
« Afrique noire, littérature rose », le romancier camerounais Mongo Beti
critiquait virulemment, en 1955, son confrère guinéen Camara Laye, lui
reprochant d’avoir fait preuve, dans son roman L’Enfant noir, d’une forme
de nostalgie complaisante à l’égard du système colonial et de sa violence,
contre lesquels un écrivain – un écrivain africain de surcroît – ne devrait
écrire que résolument engagé.
En 2022, à Dakar, après avoir été maintes fois retirée, déplacée,
remisée, réhabilitée, légendée et relégendée, une statue trône désormais au
centre d’un carrefour du centre-ville. Elle représente deux soldats de la
Première Guerre mondiale. Dupont, le poilu français, a la main posée sur
l’épaule de Demba, le tirailleur sénégalais, et tous deux avancent côte à côte
vers un avenir qu’ils rêvent fraternel. Ils tiennent encore sur leur piédestal
au moment où, dans le monde entier, plusieurs statues suspectées de
célébrer la domination sont remises en question ou déboulonnées. Demba et
Dupont resteront-ils là, ou subiront-ils le sort réservé en 2019, à Saint-Louis
du Sénégal, à la statue de Louis Faidherbe, un des maîtres d’œuvre de la
conquête française en Afrique de l’Ouest : la chute ?
Qu’ont en commun tous ces faits, documents, anecdotes et
témoignages ? Chacun d’eux pourrait être raconté et analysé
indépendamment qu’il produirait toujours un sens autonome, pertinent et
fort pour nous. Pourtant, il suffit de les lier dans le même faisceau, de les
tenir et de les interroger ensemble pour que non seulement ils gagnent une
signification nouvelle et peut-être plus essentielle, mais s’éclairent encore
les uns les autres, par un jeu de miroirs et d’échos, de continuités et de
ruptures, de solidarités et de nuances que seule peut orchestrer
l’appartenance à une histoire commune.

« C’est une histoire longue aux longs tentacules. Elle s’est


étendue à diverses parties du globe. Elle a mobilisé de
multiples acteurs et institutions. »

Cette histoire est celle de la France coloniale dans le monde.


C’est une histoire longue aux longs tentacules. Elle s’est étendue à
diverses parties du globe. Elle a mobilisé de multiples acteurs et
institutions. Elle a été permise et encouragée par le Droit (celui du plus
fort), justifiée et bénie par Dieu (c’est-à-dire par ses cupides lieutenants
humains). Et si ses expressions ont pu différer d’un lieu à l’autre, d’une
époque à la suivante, la violence – militaire, administrative, symbolique –
en a été la principale méthode, presque la définition. Il s’agit d’un récit de
sueur et de sang, de crimes et de ruse, de domination et d’exploitation. Une
extraordinaire bibliothèque nous renseigne sur ces épisodes et ses
protagonistes. On y trouve des travaux d’historiens, des observations
d’explorateurs, des relevés de chroniqueurs ou d’anthropologues, des fiches
et comptes rendus de l’administration coloniale elle-même. Mais cette
bibliothèque est aussi celle des cinéastes, des écrivains, des poètes. Ce
qu’on sait de l’histoire mondiale de la colonisation française nous vient
aussi d’Ousmane Sembène, de Kateb Yacine, d’Ahmadou Kourouma, de
Mongo Beti, d’Anna Gréki, d’André Gide, de Marcel Griaule, d’Assia
Djebar, de Michel Leiris, d’Aimé Césaire. On doit cette connaissance à tous
ces hommes et toutes ces femmes de conscience et de cœur, illustres ou
anonymes, qui n’ont rien caché de la vérité de cette entreprise, c’est-à-dire,
presque toujours, de la vérité de ses exactions. Le répertoire de l’horreur
coloniale a aussi été établi par les artistes ; leurs voix, leurs regards, leurs
mots, nous exhortent à ne jamais oublier que des hommes sont allés à la
rencontre d’autres hommes dans le seul but de leur dénier leur humanité
pour mieux les piller, les briser, les séparer, les trahir, les tuer.
Telle est l’histoire tragique et sombre de la colonisation française, que
d’aucuns cherchent parfois à atténuer ou expliquer en évoquant, en guise de
« bienfaits », kilomètres de routes goudronnées et murs d’hôpitaux bâtis,
langues laissées en héritage ou villes nouvelles léguées, classes moyennes
créées et États modernes esquissés, populations éduquées, techniques
implantées… Mais que représente tout cela devant ce qui fut déstructuré,
enlevé, modifié, irrémédiablement détruit ? Pour reprendre l’interrogation
philosophique centrale de L’Aventure ambiguë, roman intemporel de
Cheikh Hamidou Kane, ce qu’on gagne vaut-il ce qu’on perd ? Que dire des
femmes qui furent violées ? Des membres qui furent coupés ? Des richesses
– y compris spirituelles – qui furent pillées ? Des familles que les guerres
coloniales séparèrent ? D’unités géographiques et historiques anciennes,
que les ciseaux et compas de la conférence de Berlin fragmentèrent ? Et on
en oublie. C’est aussi cela, c’est surtout cela, la colonisation : la violence, la
cruauté, l’avidité. Et il faudrait être reconnaissant ? Qu’on ne croie pas, au
reste, que souligner la barbarie coloniale équivaut à oublier les
responsabilités, les faiblesses et les collusions, qui se manifestent
aujourd’hui encore, de certaines figures importantes des anciennes colonies.
Mais ces compromissions intérieures n’absolvent pas l’agresseur, non
plus qu’elles ne relativisent la violence de son agression. Il convient de le
dire simplement et lucidement. L’histoire de la France ne se résume pas à sa
dimension coloniale, mais elle la compte en ses lignes ; et il se pourrait que
ce pays y ait laissé une part de son âme. Ce n’est pas lui faire un procès, ni
être aveugle à la responsabilité d’autres, que de lui rappeler la sienne, qui
est grande, et d’autant plus centrale qu’elle fut la cause première d’un
séisme dont les répliques secouent encore et les ex-sociétés colonisées et les
anciennes puissances colonisatrices. C’est cette histoire que ce livre
raconte, documente, analyse, transmet. Ici, se trouvent des faits : ni des
opinions ni des constructions subjectives – des faits seuls.
Devant eux, un mot sera répété ; il sonnera différemment selon son
origine, mais ce sera le même : encore ! C’est l’interjection exaspérée de
ceux qui ne veulent plus entendre parler de cette affaire dont, à les en croire,
il a trop été question ; ceux qui souhaitent passer à autre chose ; ceux qui
accusent ce sujet d’organiser une bourse aux valeurs identitaires, dont les
indices fixes seraient la culpabilisation et la victimisation. Mais cet
« encore ! » est aussi le cri des cœurs qui désirent en apprendre plus sur
eux-mêmes, qui ne souhaitent rien tant qu’être reconnus, qui croient qu’on
ne pourra pas passer à autre chose tant qu’on n’en passera pas par là. La
grande force de ce considérable travail est qu’il s’adresse à ces deux
catégories de personnes.

« On s’y affronte violemment, idéologie contre idéologie ;


on y croise des interprétations différentes de l’histoire et
des mémoires ; on cherche enfin à y découvrir quelque
chose pour la compréhension lucide de notre temps. »

D’année en année, les recherches, les débats, les polémiques autour du


rapport de la France à sa question coloniale ont fini par faire de cette
dernière un marqueur capital, un lieu de cristallisation du discours politique.
Qu’il soit rejeté ou convoqué, critiqué ou glorifié, justifié ou attaqué, le
passé colonial de la France est devenu un lieu éristique, herméneutique et
heuristique : on s’y affronte violemment, idéologie contre idéologie ; on y
croise des interprétations différentes de l’histoire et des mémoires ; on
cherche enfin à y découvrir quelque chose pour la compréhension lucide de
notre temps. Dans ce contexte et face à ce triple enjeu, la contribution des
chercheurs, des historiens en particulier, paraît fondamentale. Elle ne l’est
pas parce qu’elle serait en mesure de guérir miraculeusement les blessures
et incompréhensions de cette violente et douloureuse histoire. Plus
décisivement, leur parole compte dans cette histoire parce qu’elle donne à
chacun la possibilité d’en avoir une compréhension à la fois plus détaillée,
plus critique et plus élargie.
À quelle étape en sommes-nous de la connaissance de l’histoire
coloniale de ce pays, et quelle action, quelle parole, quel récit cette histoire
exige-t-elle de nous en ce moment ? La puissance, la valeur et la nécessité
de ce livre tiennent en un étrange paradoxe : il repose la question en des
termes différents et, ce faisant, presque performativement, commence à
tenter d’y répondre. Et c’est toute une actualité de la situation politique et
géopolitique, des débats et polémiques historiques, des oublis et
oblitérations mémoriels, des silences et lacunes du présumé « récit national
français » (mais que recouvre vraiment ce syntagme ?), qui s’en trouve
repensée.
À quel moment, donc, en sommes-nous ? Le présent travail répond
clair : au moment où, comme on le dirait de la loi, nul n’est plus censé
ignorer – aux deux sens de ce mot – cette histoire bien française. Comment
s’y prendre ? En réunissant, pour la première fois peut-être à cette ampleur,
des travaux de chercheurs du monde entier. Leur propos, quel que soit le
lieu de la planète où cette histoire s’est écrite, s’attache à comprendre et
donner à comprendre ce que fut et, plus important peut-être, ce qu’est la
colonisation française. Car cette dernière, de toute évidence, n’en finit pas
de produire des discours, des effets, des stratégies et des décisions
politiques contemporaines, dont on s’interdit toute chance de rien
comprendre à leur signification, et à la violence qui les accompagne
quelquefois, si on oublie que la colonisation demeure une histoire
d’aujourd’hui, qui doit par conséquent se dire, s’écouter, se comprendre au
présent, pour le présent.

« Nulle complaisance devant la tentation


d’interprétations historiques partiales ou partisanes dans
ce recueil. Il se présente comme une somme et non une
compilation. »

La démarche de tous les historiens et chercheurs de ce recueil est guidée


par les mêmes obsessions et travaillée par la même rigueur dans la pensée
de l’entreprise coloniale française. Il s’agit de faire l’archéologie de son
discours (en éclairant ses origines et en analysant ses justifications), de
démonter les rouages de sa technique (en montrant les méthodes et
pratiques qu’elle a mises en œuvre à travers différents temps, espaces,
acteurs pour imposer son régime de domination), de mesurer ses
conséquences (en rappelant les implications historiques, politiques,
économiques, symboliques et existentielles dans les pays où elle a sévi, y
compris, bien sûr, en France) et, enfin, de souligner la trace profonde
qu’elle a laissée partout dans le monde, ainsi que la nécessité de la regarder,
de la voir. Tout cela se lit comme un roman : le roman noir de l’histoire
globale de la France coloniale.
Évidemment, un livre pareil s’adresse à la France et lui indique, sans
arrogance ni prétention, les voies possibles d’une écriture nouvelle et
commune de son histoire. Mais ce faisant, il se destine également au monde
entier, ou, du moins, à tous les lieux où la colonisation française s’est
exercée. Là aussi, des lieux de connaissance gagneraient à être érigés ou
multipliés. Musées, bibliothèques, archives, lieux de projections
cinématographiques, centres d’expositions artistiques, cénacles de
discussions et de conférences, qu’importe, tant qu’un maillage serré de
documentation des récits coloniaux continue de se tisser et de s’étendre. Il
constituera, à n’en pas douter, le meilleur antidote aux populismes
simplificateurs, aux falsifications ou relativisations cyniques de l’histoire,
aux lectures fragmentaires du passé.
Nulle complaisance devant la tentation d’interprétations historiques
partiales ou partisanes dans ce recueil. Il se présente comme une somme et
non une compilation. La différence est de taille : les textes ne s’ajoutent pas
mécaniquement les uns aux autres mais ajoutent les uns aux autres. C’est
dire qu’une réflexion cohérente irrigue secrètement, mais continûment, les
différentes contributions de ce recueil dont l’ambition, pour colossale
qu’elle soit, ne vise cependant ni à l’exhaustivité ni à la perfection. Par son
ampleur historique, la pluralité des signatures qui le portent, la multiplicité
des perspectives qu’il offre et ouvre sur la colonisation, ce travail est
pourtant promis à devenir, dans le monde francophone, une référence
majeure pour tous les publics (universitaires, passionnés d’histoire, mordus
de politique, simples curieux) qu’intéresse, agace ou touche la question
coloniale. Voilà le livre qu’ils doivent posséder, lire et offrir.
On le referme non seulement édifié, mais convaincu que ce n’est que
par la connaissance puis la transmission de cette histoire que les luttes
mémorielles trouveront une manière d’apaisement, et que l’opposition
souvent jouée entre valeurs républicaines supposées et communautarisme
prétendu pourrait avoir une chance d’être surmontée.

« Par son ampleur historique, la pluralité des signatures


qui le portent, la multiplicité des perspectives qu’il offre
et ouvre sur la colonisation, ce travail est pourtant promis
à devenir, dans le monde francophone, une référence
majeure pour tous les publics. »
INTRODUCTION
Histoire globale de la colonisation
française
Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire et Dominic
Thomas

Pourquoi proposer une telle somme rassemblant en un ouvrage unique


une grande diversité d’auteurs sur l’histoire coloniale et postcoloniale, à
travers des textes de référence publiés depuis trente ans ?
Ce livre n’est ni un dictionnaire ni une encyclopédie : il cherche à
donner à la fois un aperçu de la densité des dynamiques historiques à
l’œuvre durant toute la période coloniale et le temps postcolonial, mais
aussi de la variété et de la qualité des recherches réalisées ces dernières
décennies.
Il veut également offrir aux lecteurs un ouvrage de synthèse, capable de
répondre à une multiplicité d’attentes, de questionnements, et encore
susciter la réflexion.
En parcourant la centaine d’articles réunis, le lecteur pourra mieux
comprendre cette histoire, envisager sa pluralité, son caractère parfois
ambigu et les nombreuses connexions qui la relient à l’histoire
contemporaine du monde. Ce livre lui donnera par ailleurs le désir d’aller
plus loin en explorant la bibliographie offerte à la fin de cet ouvrage.
Le contexte actuel mêlant enjeux politiques, culturels, sociétaux autour
de l’histoire coloniale explique également notre démarche et notre volonté
de rassembler des textes majeurs : nous souhaitons proposer un ouvrage de
référence autorisant à dépasser les caricatures et les diverses
instrumentalisations de l’histoire coloniale pour revenir à l’essentiel – la
connaissance, le savoir, la pluralité des approches et des regards.

Le retour de la « question coloniale »

En effet, depuis le début des années 1990, la « question coloniale »,


englobant l’esclavage, la colonisation et leurs conséquences
contemporaines, est devenue en France – mais aussi dans la plupart des
pays d’Europe occidentale et aux États-Unis, en Inde, au Japon, au Canada,
en Amérique du Sud et en Afrique – hautement polémique. Cette
configuration se caractérise par la polarisation des positions face à cette
question. Il est donc nécessaire de poser un regard à 360° sur ce passé et sur
le temps long : depuis la fin du « premier empire colonial » sous l’Ancien
Régime (1763) jusqu’aux décolonisations et aux mémoires coloniales
actuelles. L’un des révélateurs de cette configuration se mesure aujourd’hui
par une demande de mémoire et d’histoire de la part de nombreuses
« communautés » réclamant des espaces mémoriels, tels des musées, ou de
nouveaux monuments pour rendre hommage à celles et ceux qui ont
combattu la colonisation ou, inversement, qui ont été des « bâtisseurs
d’empire » ou des militants de l’Algérie française 1.
Ces tensions mémorielles, loin d’être nouvelles – comme le soulignent
plusieurs articles dans cet ouvrage –, ont pourtant été replacées tout
récemment sous l’éclairage médiatique avec la multiplication des
dégradations symboliques de nombreux monuments et statues dans l’espace
public, notamment en France des statues de Colbert en juin 2020, de Louis
Faidherbe et de Joseph Gallieni en juillet 2020 ou encore de Victor
Schœlcher en mai 2021. C’est un témoignage, parmi d’autres, de ce retour
de la « question coloniale » au cœur de l’espace public.
Cette question est également portée par des associations, se déclarant
représentatives de minorités, tel le Conseil représentatif des associations
noires, créé en novembre 2005 et militant contre les discriminations ethno-
raciales tout en mettant en lumière la problématique des réparations des
torts générés par l’esclavage et la colonisation, ou de manière plus virulente
et radicale par les Indigènes de la République, structure créée également
durant l’année 2005 (transformée en Parti des indigènes de la République
en 2008), se réclamant désormais d’une démarche « décoloniale » et
dénonçant ces discriminations comme des conséquences contemporaines de
la colonisation.
Une myriade d’associations plus ou moins radicales contribuent aussi à
ce débat et, sur l’autre rive, des mouvements nostalgiques comme le Cercle
algérianiste créé en 1973 y participent également. À Perpignan, en
juin 2022, avec son congrès et des manifestations pilotées par la
municipalité pour en faire la « capitale des Français d’Algérie », le Cercle
algérianiste prouve qu’il est toujours très actif à la veille du cinquantenaire
de sa création. De fait, ces mouvements militants, « décoloniaux » ou
nostalgiques, imposent les termes du débat public sur l’histoire coloniale 2.
Il est temps que les historiennes et historiens soient des acteurs actifs de ces
enjeux.
Soixante ans après la grande vague des décolonisations, la polarisation
de ces débats rend d’autant plus nécessaire la lecture ou la relecture des
travaux des chercheurs qui, depuis plus d’un quart de siècle, ont
admirablement contribué à la compréhension du passé colonial, en
multipliant les approches, les questionnements, les recherches, les
problématiques, et en renouvelant en profondeur le regard sur ces deux
siècles et demi d’histoire.
Mais ce « passé imposé » évoqué par Henry Laurens dans un livre
publié en 2022 3 peut être aussi un risque. L’auteur rappelle que toutes les
mémoires ont leur place dans le roman national, mais qu’il est aussi
nécessaire de refuser de « se faire imposer » un passé unique qui devient de
facto une « arme de combat ». De fait, l’histoire coloniale et l’histoire
postcoloniale ne constituent pas une continuité même si évidemment des
ponts peuvent être bâtis entre l’une et l’autre. À l’image de ce que disait
Marc Bloch, nous sommes désormais plus les « enfants de notre temps »
que ceux de nos parents ou grands-parents.
Le temps des colonies n’est plus, mais désormais celui des mémoires
marque ce premier quart du XXIe siècle. À ce titre, les lacunes de
l’enseignement scolaire quant à la transmission de cette histoire sont
souvent dénoncées. Pourtant, l’histoire de la colonisation et des
décolonisations apparaît bien dans les programmes officiels de
l’enseignement secondaire, mais la place accordée à ces pans entiers
d’histoire de France demeure marginale. Cela est d’autant plus flagrant dans
la dernière mouture des programmes scolaires du « tronc commun »
(contenus, volume horaire, thématiques traitées ). Ainsi, si la phase de
conquête est étudiée en classe de Première dans la partie relative à la
IIIe République, il n’est pas certain que les élèves puissent comprendre en
quelques heures seulement – 11 à 13 heures préconisées – à la fois la
construction du régime républicain, les mutations de la période et la
formation du second empire colonial au monde. De même, si les sociétés
coloniales sont désormais à l’ordre du jour dans le bulletin officiel de mise
en œuvre des programmes, les décolonisations ne sont que rapidement
évoquées en classe de Terminale, dans le chapitre lié à la bipolarisation du
monde et à l’émergence du tiers-monde, et lors d’un paragraphe rapide dans
le traitement d’une IVe République entre décolonisations, Guerre froide et
construction européenne.
Finalement, seuls les élèves qui prennent aujourd’hui la spécialité
Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques ont quelques heures
supplémentaires consacrées à l’histoire coloniale. Dans cette perspective,
l’enjeu scolaire sera, dans les prochaines années, une question importante
au regard de l’espace consacré à l’histoire coloniale dans les programmes et
les manuels scolaires. Leur renforcement semble d’autant plus nécessaire
qu’on ne peut qu’être frappé par la jeunesse des participants aux
manifestations visant la mise au jour de la « question coloniale » et ses
conséquences actuelles. En France, ces manifestations ont souvent suivi le
mouvement Black Lives Matter, dont l’audience internationale a été
décuplée après la mort de George Floyd en mai 2020, comme si la question
générationnelle structurait en partie la perception de la question coloniale et
la manière d’interpréter le passé.

Instrumentalisations de l’histoire coloniale

En miroir de ces mobilisations – dites « décoloniales » –, la crispation


contre tout rappel du passé esclavagiste et colonial est évidente, comme en
témoignent les couvertures aguicheuses de Valeurs actuelles (avec le
dossier « La vraie histoire des colonies » en mars 2018) ou d’autres
magazines. Mais ce phénomène ne répond que partiellement au partage
politique entre la droite et la gauche. Issu du Parti socialiste, Le Printemps
républicain, créé en 2016 pour « lutter contre l’extrême droite et
l’islamisme », s’est rapidement transformé en une véritable machine de
guerre contre toute recherche sur le passé colonial et ses conséquences
contemporaines. Des militants tels que Pierre-André Taguieff, ancien
directeur de recherches au CNRS, ou Laurent Bouvet, sociologue
médiatique aujourd’hui décédé, ont dans cette perspective multiplié les
tribunes dans de grands médias pour dénoncer une « invasion » bien
imaginaire des études coloniales et postcoloniales au sein de l’Université
française 4. Il est temps de dépasser ces clivages polémiques qui ne servent
ni le savoir, ni la connaissance, ni la transmission du passé.
Cette stratégie de marginalisation de la recherche sur le passé colonial a
été fortement relayée dans la presse hebdomadaire française, donnant le
sentiment que cette histoire était « à risque » et ne pouvait (ne devait) pas
être encouragée. Cette croisade est aujourd’hui poursuivie par
l’Observatoire du décolonialisme qui pratique un « maccarthysme » agressif
envers les chercheurs travaillant sur l’histoire coloniale et le temps
postcolonial, ciblés par de violentes tribunes dans la grande presse ou des
essais- pamphlets 5. Pour cet organisme, il ne s’agit ni plus ni moins que de
défendre la pureté d’un « récit national » glorieux, qui ne doit pas être
« entaché » par les aspects déplaisants de l’histoire coloniale. Il faudrait
ainsi ré-enchanter l’Histoire, au mépris de réalités historiques parfois
difficiles, il est vrai, à assumer. Préserver la fiction du récit national serait la
condition nécessaire pour maintenir la confiance dans la République, et du
même coup lutter contre tous les « séparatismes », tous les
« communautarismes ».
Dans le champ politique, le passé colonial est aussi l’objet d’un enjeu
plus ancien encore et reste un marqueur fort des dernières campagnes
électorales, notamment à l’occasion des élections présidentielles. Dès 2001,
la promulgation de la loi mémorielle – dite « loi Taubira » – sur la
reconnaissance de l’esclavage et la nécessité de son enseignement dans le
secondaire avait déjà provoqué de vives polémiques. La loi de février 2005,
engageant dans son article 4 les professeurs du secondaire à enseigner les
« aspects positifs » de la colonisation, avait également provoqué de
virulentes réactions de protestation, en particulier des enseignants
d’histoire-géographie du secondaire, des chercheurs et universitaires avant
que le président Jacques Chirac ne consente à supprimer cet article de la loi.
Après ce tournant de 2005, et sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la
droite républicaine avait fait du mot d’ordre de l’« anti-repentance » l’un de
ses leitmotivs, visant les travaux critiques sur l’histoire coloniale, à l’image
du discours de Toulon de Nicolas Sarkozy en février 2007 ou de celui de
Rouen quelques semaines plus tard 6. En 2017, le candidat Emmanuel
Macron marque les esprits en déclarant que la colonisation était un « crime
contre l’humanité » lors d’un voyage en Algérie, alors que celui de la droite
– François Fillon – contestait le fait qu’il y ait eu une « guerre au
Cameroun » (1955-1971), guerre pourtant bien réelle.
En septembre 2021, la candidate des Républicains Valérie Pécresse
s’exclamait encore lors d’un meeting : « La repentance ça suffit ! »,
témoignant de la prégnance de cette thématique à droite, qui avait été
popularisée jusqu’au cœur de la communauté des historiens 7. Quant à
l’extrême droite, elle a fait de la nostalgie coloniale un élément important
de son imaginaire historique, comme en témoignent les discours du
candidat de Reconquête ! Éric Zemmour lors de la campagne présidentielle
de 2022, de même que ceux de Marine Le Pen pour le Rassemblement
national.
L’État n’est jamais neutre lorsqu’il s’agit de passé colonial. Il a oscillé
entre effacement, nostalgie ambiguë, politique des petits pas et du « regard
lucide ». Depuis quelques années semble émerger une politique de sortie du
déni, à travers la création de plusieurs missions officielles, comme celles
sur les événements en Guadeloupe en 1967, sur la guerre d’Algérie, sur le
rôle de la France au Rwanda, et celle annoncée au cœur de l’été 2022 par le
président de la République sur la guerre au Cameroun. Cette progressive
prise de conscience marque sans doute un tournant qui est, aussi, le fruit du
travail incessant des historiennes et des historiens.

Un regard à 360° sur l’histoire coloniale de la France

Ce livre, sans être une réponse directe à ce contexte intellectuel et


politique exacerbé, doit cependant permettre à chacun de mieux
comprendre ce que fut la période coloniale pour la France et comment la
colonisation a profondément transformé non seulement les pays colonisés,
mais aussi l’Hexagone et ce, dans tous les domaines.
Il doit aussi permettre, sans tabou et sans outrance, d’apprécier le poids
de cette histoire dans notre contemporanéité. Nous souhaitons ainsi, à
travers ce travail collectif regroupant trois générations d’historiennes et
d’historiens travaillant aussi bien en Europe, en Afrique qu’aux États-Unis,
couvrir la totalité du phénomène colonial, sur une période longue, sans
pouvoir bien entendu être exhaustifs. En effet, depuis trente ans, les
recherches sur l’histoire coloniale ont connu de spectaculaires bonds en
avant, marquées par des textes fondateurs et novateurs, souvent ignorés du
grand public – chapitres de livres, articles dans des revues scientifiques en
langue française ou anglaise, études collectives ou individuelles –, qui
constituent un formidable vivier de connaissances.
Affirmer que cette histoire n’a pas été écrite est donc absurde : le travail
a été fait, il s’agit désormais de mieux le mettre en lumière.
Notre ligne directrice a été de choisir des articles qui avaient, à chaque
époque, ouvert de nouveaux champs, questionné différemment le passé
colonial, proposé des analyses novatrices, ces travaux étant issus de
courants interprétatifs ou de démarches méthodologiques différentes. De
fait, de nombreux auteurs rassemblés dans cet ouvrage se retrouvent pour la
première fois côte à côte. Tous ont accepté de calibrer leurs textes pour un
juste équilibre de lecture, très peu ont refusé l’exercice ou de figurer dans
cet ouvrage, et la totalité des éditeurs, des revues ou des sites ont soutenu
cette démarche de valorisation de la recherche, destinée à un public large,
avide de savoirs et de nouveaux horizons. C’est assez remarquable et il
convient de le souligner ici.
Ce choix a impliqué un travail d’édition et de synthèse important, sur
lequel chaque autrice et auteur est intervenu, afin de proposer des textes
parfaitement cohérents. Facilement accessibles, ils se distinguent cependant
des notices de dictionnaires, voire des synthèses courtes proposées par
d’autres ouvrages sur le passé colonial, car nous avons souhaité détailler le
plus possible chaque thématique abordée.
Le legs majeur constitué par le travail des historiennes et des historiens
de la colonisation autorise à sortir des caricatures qui, au désarroi de la
grande majorité de celles-là et de ceux-ci, tissent la trame des controverses
publiques autour de la question coloniale. Ces travaux témoignent
également des évolutions historiographiques majeures, tant par le
renouvellement des objets – de l’histoire des femmes et du genre à l’histoire
des minorités, de l’histoire des représentations à celle de l’imaginaire, de
l’histoire économique à celles des groupes de pression, de l’histoire des
violences à celles des multiples formes de résistance, des processus de
conquêtes aux guerres de décolonisation, des cadres juridiques coloniaux à
la complexité des gouvernances coloniales – que celui des démarches, sous
les influences croisées de multiples courants historiographiques, qui tous
cherchent à englober métropole et colonies dans une même perspective
analytique tout en soulignant les connexions de l’histoire coloniale de la
France à l’histoire mondiale 8.
Notre démarche vise enfin à rendre hommage à plusieurs générations de
chercheurs (tous ici ne sont pas des universitaires en place ou des
chercheurs affiliés à des laboratoires, car certains historiens indépendants
ont défriché de nouveaux territoires tels que la guerre du Rif, celle du
Cameroun ou la répression coloniale en métropole), qui ont patiemment
renouvelé nos connaissances sur la colonisation et à qui nous devons
beaucoup. Nous avons à cet égard été frappés par le caractère très actuel de
nombreux travaux, publiés parfois au cours des années 1990 et qui ont
encore aujourd’hui conservé toute leur puissance analytique, à l’image des
travaux sur le « parti colonial », les arts coloniaux, l’économie impériale,
l’histoire militaire et des conquêtes ou encore le droit colonial.
La centaine de textes sélectionnés dans cet ouvrage montre aussi
comment la discipline historique s’est ouverte à la pluridisciplinarité, avec
les apports essentiels de la sociologie, de l’anthropologie (et de
l’anthropologie visuelle), des sciences politiques, des sciences
économiques, de l’histoire de l’art ou encore de la littérature comparée.

Comprendre l’histoire coloniale


Si cette démarche interdit d’aborder tous les sujets dans un seul volume,
le lecteur doit être en mesure, au terme de la découverte des cinq parties qui
le structurent, de disposer d’une connaissance approfondie de ce qu’est
l’histoire coloniale de la France.
Dans cette perspective, les contributions rassemblées ici sont de deux
types. Afin que le lecteur puisse bénéficier d’un regard panoramique sur
chacune des périodes, les directrice et directeurs de publication ont proposé,
toujours à partir de travaux déjà publiés, des textes de synthèse, qui
prennent en charge l’essentiel des faits et processus à connaître pour chaque
période. Lorsque nous ne disposions pas de ce type de texte, nous avons
alors choisi des synthèses produites par d’autres auteurs. Tous les autres
textes – de loin les plus nombreux – correspondent à des travaux de
recherche thématisés, qui permettent d’entrer dans le détail d’une période et
de ses enjeux spécifiques.
Évidemment, toutes les historiennes et tous les historiens du colonial ne
sont pas présents dans ce volume. Là encore, il nous a fallu opérer des
choix (et tout choix est par définition contestable !), qui ne remettent
évidemment pas en cause les travaux de nos collègues qui ne seraient pas
publiés ici, mais témoignent simplement de notre part d’un souci de
cohérence dans le déroulé chrono-thématique de l’ouvrage. Il est évident
que de prochains volumes seraient parfaitement envisageables et la matière
est déjà en partie identifiée pour engager ce travail de mise en valeur.
À cet égard, les débats qui ont agité le petit monde de la recherche ces
dernières années, entre tenants et adversaires d’une importation de certaines
questions (celles posées par les postcolonial studies par exemple), ou sur le
« bilan » de la colonisation – cataloguant certains historiens comme
« conservateurs » et d’autres comme « progressistes » –, n’ont, nous
l’espérons, pas influencé le choix des auteurs et des textes proposés ici. On
retrouvera dans ce livre, de fait, une pluralité de tendances
historiographiques et interprétatives. Seuls nous ont guidé la qualité des
contributions, l’appréhension des espaces coloniaux, y compris les moins
connus, et le fait qu’à un moment celles-ci ont marqué l’historiographie de
la colonisation.
Dans cette dynamique, le Groupe de recherche Achac a contribué au
renouvellement des recherches sur le passé colonial, la culture coloniale et
ses héritages dans le présent depuis le début des années 1990. C’est
pourquoi, sur cet aspect particulier de la colonisation – que nous avons
appelé la « culture coloniale » –, nous proposons ici plusieurs textes
d’auteurs divers issus de la dynamique engagée sur plusieurs axes de ces
recherches. Nous ne prétendons pas que ces textes soient des contributions
majeures – nous ne pouvons évidemment en juger –, cependant ils ont
ouvert des champs de recherche aujourd’hui investigués par d’autres.
Depuis, nous avons creusé le sillon de la « culture coloniale » en étudiant à
la fois la racialisation des populations extra-européennes 9, le phénomène
des exhibitions ethniques 10, l’impact de l’empire colonial en France à
travers la propagande 11, l’histoire des immigrations coloniales et
postcoloniales ou l’histoire et les problématiques postcoloniales 12, ouvrant
ou participant à plusieurs territoires de recherche, qui sont aujourd’hui
reconnus et développés dans le champ académique international.
Spécialistes de l’histoire des représentations coloniales, nous avons
voulu offrir au lecteur des séries iconographiques qui rythment la lecture
des cinq parties de l’ouvrage, rassemblées dans un cahier central. Sur une
histoire aussi longue et aussi complexe, il ne peut être question, là encore,
d’exhaustivité. C’est pourquoi nous avons privilégié deux axes pour
construire ce « cahier d’images ». Premièrement, nous avons souhaité
proposer un aperçu de la diversité des supports visuels qui ont, tout au long
de l’histoire coloniale, véhiculé les représentations des colonies, des
populations colonisées et des colonisateurs.
Ces images constituent l’archéologie de la formation des mentalités
coloniales, et on découvrira que si les images soutenant l’entreprise
coloniale dominent, certaines la contestent ou révèlent des messages parfois
ambivalents. Deuxièmement, nous avons sélectionné ces images en
fonction de leur représentativité dans les corpus – corpus que nous
explorons et analysons depuis trente ans – et de leur impact au moment où
elles ont été publiées. Nous espérons que ces brefs aperçus – classés selon
une chronologie allant du milieu du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours –
donneront l’envie au lecteur d’aller plus loin en s’intéressant de plus près à
la production visuelle liée à la colonisation.

La longue durée coloniale en cinq parties

Ce livre est construit selon cinq grandes respirations chronologiques. La


première débute en 1763, soit à la fin du premier empire colonial 13, et
s’achève à la fin du XIXe siècle, avec la grande poussée expansionniste
coloniale de la France, dans une dynamique de concurrence avec,
notamment, la Grande-Bretagne. Cette partie est marquée par l’esclavage 14,
aboli en 1794 par la Révolution et rétabli en 1802 par Napoléon Bonaparte,
lequel a poursuivi une politique d’expansion européenne et ultramarine.
Dans le même temps se développe un anti-esclavagisme en France jusqu’à
l’abolition de 1848 sous la IIe République 15.
Avec la conquête de l’Algérie en 1830 se met progressivement en place
une idéologie coloniale dite « moderne 16 », s’exprimant notamment dans la
formation d’un lobby colonial et la présence de pavillons coloniaux dans les
expositions universelles avant que des manifestations officielles coloniales
spécifiques ne soient organisées. Le champ intellectuel en France est
marqué par la colonisation, comme le montrent l’avancée des études sur les
« races » et l’évolution des représentations des colonisés, la formation
d’une pensée économique liée au développement colonial ou l’émergence et
l’institutionnalisation de « sciences coloniales 17 ». Après l’Algérie, le début
de la conquête de l’Indochine annonce la période suivante, marquée par une
expansion territoriale à outrance jusqu’à l’établissement du protectorat
français en Tunisie 18.
La deuxième partie s’étend de la fin du XIXe siècle jusqu’à la veille de la
Première Guerre mondiale, période de progression spectaculaire des
conquêtes coloniales en Afrique noire et au Maghreb, les frontières de
l’Empire se stabilisant en 1911 avec l’achèvement de la conquête du Maroc.
C’est également à cette époque que s’institutionnalisent les gouvernances
différenciées des colonies et qu’est mis en œuvre le régime de l’indigénat 19
qui définit le statut de l’« indigène ». L’installation des colons et d’une
bureaucratie coloniale dans tout l’Empire est alors marquée par le pouvoir
des gouverneurs et des administrateurs coloniaux ; les missions catholiques
jouant en parallèle un rôle fondamental dans la conquête des populations 20.
En France, l’affirmation du lobby colonial et une nouvelle dynamique
propagandiste accompagnent les grandes expositions et manifestations
coloniales alors que la culture coloniale pénètre l’ensemble des supports de
diffusion. Dans le champ intellectuel et académique, la science des « races »
s’impose, touchant toutes les disciplines, dont la médecine. Cette période
voit également le développement de l’économie coloniale et le
renforcement des liens institutionnels avec l’Empire. La présence des
colonies est renforcée dans les expositions universelles, l’Algérie
s’imposant comme la « perle de l’Empire » dans les grandes manifestations
coloniales 21. Le lobby colonial participe pleinement à la diffusion de
l’« idée coloniale », touchant désormais le cinéma, la littérature et la
musique, l’école, les jeux pour enfants, ou encore le spectacle vivant et les
beaux-arts 22.
La troisième partie débute avant la Grande Guerre. Ce conflit est
caractérisé par l’engagement massif de troupes coloniales et d’une main-
d’œuvre colonisée importée afin de servir dans l’économie de guerre, alors
que l’exploitation économique des colonies se renforce jusqu’à la fin des
années 1930 23. L’entre-deux-guerres témoigne de l’affirmation des
premières élites colonisées, à la fois dans les colonies et en métropole,
ferment de l’anticolonialisme 24. Alors que les conflits coloniaux se
succèdent sous le Cartel des gauches 25, les gouvernements successifs
développent l’organisation de la propagande coloniale 26.
De fait, l’entre-deux-guerres constitue un apogée de l’idée coloniale en
France, marqué par le centenaire de l’Algérie en 1930 et l’Exposition
coloniale internationale de Vincennes en 1931 27. Cette configuration est
propice à un large consensus sur l’Empire, reposant notamment sur le
mythe économique impérial, consensus animé cependant par des débats sur
les formes que devrait revêtir la colonisation, et surtout sur le tournant du
Front populaire qui n’a pas répondu aux attentes de réformes dans
l’Empire 28. C’est dans ce contexte que se développent également de vastes
campagnes de propagande en faveur des produits coloniaux, dont certains
impactent l’alimentation hexagonale, et que le cinéma devient un vecteur
essentiel de l’adhésion au projet colonial 29.
La quatrième partie débute avec la Seconde Guerre mondiale, qui se
solde pour la France par une défaite face aux troupes du IIIe Reich, malgré
la mobilisation renouvelée des troupes coloniales. Vichy déploie un effort
sans précédent pour faire de l’Empire le ferment d’une nouvelle union
nationale 30. Alors que de larges parties de l’Empire basculent dans le camp
des Alliés, le Sénégal, l’Indochine et les Antilles constituent un exemple de
la volonté de demeurer fidèle à Vichy. Après la victoire, alors que les
mandats français au Levant engagent un premier processus de
décolonisation et que l’Empire connaît des répressions en Algérie, en Syrie,
à Madagascar et en Syrie 31, d’importantes réformes politiques sont
promulguées afin de prévenir les revendications anticolonialistes, de même
qu’un plan de développement économique et social inédit est mis en
œuvre 32.
C’est dans ce contexte de réformes globales de l’Empire que débute la
guerre d’Indochine, ouvrant la période des décolonisations. En effet, en
Algérie, la fracture se dessine après les émeutes dans le Constantinois,
fracture qui ne cessera de s’approfondir jusqu’aux événements de
novembre 1954, marquant le début de la guerre d’Algérie 33. Mobilisant les
appelés, dessinant le drame des populations civiles algériennes, des harkis
et des pieds-noirs, ce conflit déclenche une implacable répression du Front
de libération nationale (FLN) en France mais aussi d’intenses débats,
jusqu’à l’activisme meurtrier de l’Organisation de l’armée secrète (OAS)
avant et après la décolonisation de l’Algérie 34.
En parallèle de la guerre d’Algérie, la France s’implique dans la guerre
du Cameroun dès 1955 35. Durant cette période au cours de laquelle les
représentants de l’outre-mer jouent un rôle important, la France oscille entre
négociations, réformes – à l’image de la loi-cadre de 1956 – et répressions
implacables. Alors que les débats sur la colonisation s’enflamment en
métropole, la décolonisation de l’Algérie vient les clore, ouvrant sur une
période postcoloniale marquée à la fois par une volonté d’oubli et la
poursuite d’une politique d’influence dans toutes les anciennes colonies où
cette politique est possible 36.
La cinquième partie aborde les traces, héritages et mémoires de la
colonisation et de ses implications dans le présent, tout d’abord en
explorant la politique postcoloniale de la France dans son « pré carré »
africain, en termes de muséographie et via l’entreprise de la francophonie 37,
puis en se focalisant sur le poids de la colonisation dans l’immigration. Au
cœur de la culture, la colonisation continue de peser dans les univers de la
chanson, du cinéma et de la littérature 38.
Alors que l’histoire coloniale a longtemps été un parent pauvre de
l’histoire de France, la mémoire de l’histoire coloniale, marquée longtemps
par une « aphasie coloniale » et l’impossibilité de se confronter au rôle
structurant du racisme colonial, est depuis les années 2000 caractérisée par
des débats virulents, une remise en cause des paradigmes anciens, l’amorce
d’un processus de « retour » des biens culturels 39 se soldant aussi par de
profondes oppositions sur le devenir des « vestiges d’empire 40 ».

Vers une reconnaissance de l’histoire coloniale ?

Cet ouvrage n’est pas édité dans un moment neutre. Nous avons
imaginé cette publication à la fin du cycle du 60e anniversaire des
indépendances en Algérie (1962-2022), entre deux commissions majeures
(celle sur la guerre d’Algérie, sous la direction de Benjamin Stora – qui
propose la postface du présent ouvrage – et celle sur la guerre du
Cameroun, sur l’initiative d’Achille Mbembe – également auteur d’une
contribution dans la cinquième partie de l’ouvrage), au moment où le débat
s’engage sur la création d’un musée d’histoire coloniale (à Montpellier sur
l’Algérie, mais aussi à l’échelon national) et où la littérature, le cinéma, le
théâtre, la musique et les arts investissent ce passé.
Cet ouvrage souhaite participer à ce processus. Le poids de l’histoire
ultramarine est en effet considérable : l’entreprise coloniale a commencé au
e
XVI siècle, l’esclavage a marqué l’histoire française et la France a possédé

le second empire colonial au monde avec plus de soixante millions de


« sujets ». Il est donc nécessaire de prendre en compte cette histoire longue
pour mieux éclairer certains traits de notre contemporanéité, et en
particulier d’expliquer que, dans certaines pratiques sociales, s’actualise un
rapport (post)colonial, dans la mesure où nous sommes pris au piège de
schèmes de pensée en partie issus de la période impériale.
Ce livre le montre : c’est dans une démarche de collaborations
scientifiques internationales permettant à des chercheurs des ex-métropoles
comme des ex-colonies de travailler ensemble qu’il est possible de trouver
les chemins les plus féconds pour incorporer le passé colonial dans une
histoire contemporaine globale, sans haine de soi ou de l’« Autre », sans
aveuglement ni marchandage devant les faits, sans marginaliser tel ou tel
récit. Cette dynamique est celle d’une génération qui après celle de ses
aînés – Charles-Robert Ageron, Denise Bouche, Jean Meyer, Jacques
Thobie, Gilbert Meynier, Henri Brunschwig, Jean-Pierre Rioux, Daniel
Rivet, Raoul Girardet, Claude Liauzu, Jean Tarade, Jacques Valette, Jean
Devisse, Marc Michel, William B. Cohen, Yves Benot, Annie Rey-
Goldzeiguer… – a proposé de poursuivre ce travail. La distance du temps,
l’ouverture des archives et de nouveaux questionnements ont autorisé à
défricher de nouveaux champs de recherche.
En France, nous l’avons vu, la question demeure brûlante, car elle parle
à des millions de Français – 39 % des Français de 18 à 35 ans sont liés à la
colonisation et à la guerre d’Algérie – et reste un marqueur politique fort
concernant la manière dont on pense l’histoire de France, dont on regarde et
construit la République dont on décrypte le présent.
Revenir simplement à la connaissance, comme le propose cet ouvrage,
nous semble être la meilleure démarche pour dépasser ces postures
idéologiques, mieux comprendre la « rencontre coloniale », marquée certes
par la domination et la violence, mais aussi par les échanges culturels
asymétriques, les ambiguïtés, la complexité. L’histoire coloniale a
bouleversé le monde. À chacun de prendre la mesure de ces
bouleversements et d’en tirer ses propres conclusions.

1. Alain Ruscio, Nostalgérie. L’interminable histoire de l’OAS, Paris, La Découverte, 2015.


2. Benjamin Stora (entretien avec Thierry Leclère), La Guerre des mémoires. La France face
à son passé colonial, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2007 ; Benjamin Stora, Les Mémoires
dangereuses. De l’Algérie coloniale à la France d’aujourd’hui, Paris, Albin Michel, 2016.
3. Henry Laurens, Le Passé imposé, Paris, Fayard, 2022.
4. https://www.lexpress.fr/actualite/societe/les-obsedes-de-la-race-noyautent-le-
cnrs_2111788.html ; Pierre-André Taguieff, L’Imposture décoloniale. Science imaginaire et
pseudo-antiracisme, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2020.
5. Alain Policar, Philippe Corcuff, Nonna Mayer (dir.), Les Mots qui fâchent. Contre le
maccarthysme intellectuel, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2022.
6. Marc Olivier Baruch, « Éloge de la repentance », Le Monde, 12 mai 2007.
7. Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale, Paris, Flammarion, 2006.
8. Marco Platania, « L’historiographie du fait colonial : enjeux et transformations », Revue
d’histoire des sciences humaines, volume 24, no 1, 2011.
9. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Stéphane Blanchoin, Hubert Gerbeau, Gilles Boëtsch
(dir.), L’Autre et Nous, « Scènes et Types », Paris, Syros, 1994 ; Nicolas Bancel, Thomas
David, Dominic Thomas (dir.), L’Invention de la race. Des représentations scientifiques aux
exhibitions populaires, Paris, La Découverte, 2014.
10. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire (dir.),
Zoos humains et exhibitions coloniales. 150 ans d’invention de l’Autre, Paris, La Découverte,
2012.
11. Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Alain Mabanckou, Dominic
Thomas, Colonisation & propagande. Le pouvoir de l’image, Paris, Le Cherche-Midi, 2022.
12. Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Achille Mbembe,
Françoise Vergès (dir.), Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française,
Paris, La Découverte, 2010 ; Nicolas Bancel, Le Postcolonialisme, Paris, Presses universitaires
de France, 2020.
13. Avec les contributions de Laurent Dubois, Bernard Gainot, Gérard Le Bouëdec (avec
Kévin Le Doudic, Évelyne Guihur, Marie Ménard-Jacob) et Pernille Røge.
14. Avec les contributions d’Arlette Gautier, Érick Noël, Christelle Taraud et Jean-Claude
Halpern.
15. Avec les contributions de Jean-Paul Bertaud, Myriam Cottias, Marcel Dorigny, Anne
Ulrich-Girollet et Christopher M. Church.
16. Avec notamment les contributions de Vincent Joly, Christina Carroll, Sandrine Lemaire et
Pascal Blanchard.
17. Avec les contributions de Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Christelle Taraud, Dominic
Thomas, Alain Clément et Pierre Singaravélou.
18. Voir la contribution de Daniel Hémery et Pierre Brocheux et celle de Sophie Bessis.
19. Avec les contributions de Laurent Manière et Sylvie Thénault.
20. Avec notamment les contributions de Jennifer Sessions, Christelle Taraud, Clara Palmiste,
Nathalie Rezzi et Claude Prudhomme.
21. Avec notamment les contributions de Malek Bouyahia, Sarah Mohamed-Gaillard, Gilles
Boëtsch, Nanette Snoep et Sami Boufassa.
22. Avec notamment les contributions de Marc Lagana, Saïd Tamba, Alain Ruscio, Gilles
Manceron, Elizabeth Heath, Sylvie Chalaye et Stéphane Richemond.
23. Avec notamment les contributions de Benoît Haberbusch, Éric Deroo, Catherine Coquery-
Vidrovitch, Hubert Bonin, Yvan Gastaut et Naïma Yahi.
24. Avec notamment les contributions de Tracy Sharpley-Whiting, Dominique Chathuant,
Julien Fargettas et Christelle Taraud.
25. Avec notamment les contributions de Nadine Méouchy, Vincent Courcelle-Labrousse et
Nicolas Marmié.
26. Avec notamment les contributions de Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Nicolas
Bancel, Alain Mabanckou et Dominic Thomas.
27. Avec notamment les contributions de Jan C. Jansen, Souleymane Bachir Diagne,
Catherine Hodeir, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire.
28. Voir la contribution de Marc Lagana.
29. Avec notamment les contributions d’Olivier Barlet, Catherine Coquery-Vidrovitch, David
Murphy, Elizabeth Ezra et Charles Forsdick.
30. Voir la contribution de Pascal Blanchard et Ruth Ginio.
31. Voir notamment la contribution d’Anne Bruchez.
32. Voir les contributions de Sandrine Lemaire, Catherine Hodeir, Pascal Blanchard et celle de
Nicolas Bancel.
33. Voir les contributions de Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire et Pascal Blanchard.
34. Avec notamment les contributions de Ludivine Bantigny, Jean-Luc Einaudi, Jean-Jacques
Jordi, Tramor Quémeneur, Abderahmen Moumen, Sylvie Thénault et Nicolas Lebourg.
35. Voir la contribution de Manuel Domergue.
36. Avec les contributions de Frederick Cooper, Frédéric Turpin, Nicolas Bancel, Sandrine
Lemaire et Pascal Blanchard.
37. Avec notamment les contributions de Dominique Taffin, Jean-Pierre Bat et Dominic
Thomas.
38. Voir les contributions de Delphine Robic-Diaz et Alain Ruscio.
39. Avec notamment les contributions de Suzanne Citron, Sandrine Lemaire, Ann Laura
Stoler, Achille Mbembe, Felwine Sarr, Nicolas Bancel et Pascal Blanchard.
40. Voir les contributions de Jacqueline Lalouette, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard
et Dominic Thomas.
1. LA CONSTITUTION D’UN
DOMAINE ULTRAMARIN
La fin de l’Empire français
de l’Ancien Régime
Laurent Dubois

Au cours des dernières décennies du XVIIIe siècle et des premières


décennies du XIXe, les grands empires atlantiques se sont confrontés, et dans
plusieurs cas ont succombé, aux mouvements d’indépendance nationale
dans les Amériques 1. Les défaites politiques dans les Amériques ont
coïncidé avec la lente et laborieuse élimination du commerce atlantique des
esclaves ainsi qu’avec les débuts de l’expansion territoriale en Afrique et en
Asie, qu’elles ont alimentée, à la fois comme sources d’inspiration et
comme avertissements.
Ces tournants historiques qui sont survenus dans tous les empires
atlantiques se sont également profondément influencés les uns les autres, et
ne peuvent être compris qu’à travers cette interconnexion. Mais il faut aussi
chercher à les démêler afin de comprendre les diverses forces à l’œuvre
dans la reconfiguration de l’Empire au cours de cette période.

Haïti, la France et les Amériques

L’Atlantique français était florissant à la fin du XVIIIe siècle,


principalement grâce à l’immense productivité de ses colonies des Caraïbes.
Et c’est là, notamment dans sa plus importante colonie, Saint-Domingue,
que cet empire a été contesté, transformé et, finalement, largement défait.
En conséquence, la présence française dans les Amériques a
considérablement diminué, non pas sur le plan territorial, dans la mesure où
les terres détenues par la France à la fin du XVIIIe siècle n’étaient en réalité
pas très vastes, mais sur le plan économique et politique. Cependant, cet
effondrement de l’empire atlantique français du XVIIIe siècle s’est produit
d’une manière très différente de celui des Espagnols et des Britanniques. En
effet, si, dans les autres empires atlantiques, les esclaves ont joué un rôle
crucial dans les luttes d’indépendance, ils n’en étaient pas les protagonistes
centraux.
Dans l’Atlantique français, en revanche, ce sont les esclaves
révolutionnaires qui ont affronté, redéfini et, finalement, expulsé l’Empire
dans ce qui avait été son territoire le plus important : Saint-Domingue. La
création d’Haïti a eu de multiples effets et, à certains égards, contradictoires
sur l’histoire à long terme de l’Empire français, et elle est longtemps restée
– encore aujourd’hui – un spectre à la fois omniprésent et souvent invisible.
Seule parmi les empires américains, la France a engendré – et, pendant
un temps, a même embrassé – une révolution esclavagiste couronnée de
succès. Dans un monde atlantique dont le pilier central était le commerce
des esclaves et l’esclavage, cette réussite est curieuse : elle n’a pas été
voulue, loin de là, par les gouverneurs impériaux, et pourtant on ne peut la
comprendre qu’en la resituant dans l’histoire du système impérial français.
On peut arguer que les événements d’Haïti auraient pu se produire dans
d’autres colonies, et il est d’ailleurs indéniable que la résistance et la révolte
à grande échelle des esclaves sont advenues essentiellement dans toutes les
colonies.
Mais ce qui caractérise précisément la révolution haïtienne ne s’est
produit dans aucun autre empire. Il vaut la peine de s’attarder sur cette
situation, afin d’en comprendre les raisons et de saisir ce qu’elle nous dit
sur le colonialisme atlantique français. Dans cet article, nous examinons
comment nous pouvons interpréter cette révolution en Haïti, et les
transformations plus larges de l’Empire français à la fin du XVIIIe siècle, non
seulement comme un contrepoint et une défaite de cet empire, mais aussi
comme son produit.
L’empire américain de la France présente plusieurs caractéristiques
géographiques intéressantes qu’il convient de noter d’emblée. Bien qu’il ait
englobé de vastes portions de l’Amérique du Nord pendant plus d’un siècle,
les régions qui étaient géographiquement les plus importantes au sein de
l’Empire étaient économiquement les moins importantes. La colonisation
française dans les Amériques a débuté, à peu près parallèlement, dans les
Caraïbes orientales à Saint-Christophe, puis en Guadeloupe et en
Martinique, et dans l’est de l’Amérique du Nord, dans ce qui est devenu le
Québec. La colonisation en Louisiane a commencé plus tard, mais au début
du XVIIIe siècle, les Français pouvaient revendiquer un vaste territoire qui
s’étendait à travers le Canada, le long du Mississippi et jusqu’à la Côte du
Golfe.
Or, en réalité, sur la majeure partie de ce territoire, un petit nombre de
commerçants et de voyageurs français, souvent mariés au sein de
communautés amérindiennes, participaient à un monde commercial et
culturel qu’ils influençaient mais ne contrôlaient jamais. Bien sûr, la
circulation des personnes, des produits et, souvent et surtout, des maladies,
a remodelé les cultures amérindiennes dans toutes ces régions. Mais
prétendre que les Français contrôlaient réellement ce territoire, en dehors de
quelques colonies et de missions au Canada et en Louisiane, serait une forte
exagération 2. Et ces colonies elles-mêmes ont souvent stagné, leur histoire
démographique contrastant avec celle des colonies britanniques d’Amérique
du Nord, qui ont attiré un plus grand nombre d’Européens et ont évolué
différemment en conséquence.
À l’opposé, les colonies de plantation se sont développées à un rythme
effréné. C’est particulièrement vrai pour Saint-Domingue, qui était
devenue, à la fin du XVIIIe siècle, le premier producteur de sucre au monde,
égalant les exportations de la Jamaïque, de Cuba et du Brésil réunis. L’île
produisait également près de la moitié du café mondial. Il s’agissait d’une
réussite économique stupéfiante, remarquée dans toutes les Amériques et en
Europe 3.
Le Cap, la capitale économique (mais non politique) de Saint-
Domingue, était de la taille de Boston. Le Cap et Saint-Pierre en Martinique
constituaient des centres culturels importants du monde du XVIIIe siècle,
dotés de sociétés scientifiques, ainsi que de théâtres actifs qui attiraient des
acteurs et des musiciens de France. D’importants juristes, le plus célèbre
d’entre eux étant le Martiniquais Moreau de Saint-Méry, plaidaient en
faveur d’une jurisprudence locale fondée sur les connaissances du territoire.
Des colonies antillaises sont venus des poètes, comme Nicolas-Germain
Léonard, des musiciens, par exemple le chevalier de Saint-George, et une
série de généraux révolutionnaires, notamment le planteur guadeloupéen
Dugommier (Jacques Coquille) et Alexandre Dumas, fils d’un maître
d’esclaves et d’une esclave, et père du grand auteur du même nom au
e
XIX siècle.

Les traditions politiques et culturelles des Caraïbes françaises allaient


façonner les horizons de nombreuses sociétés, notamment celles de la
Louisiane, où les réfugiés de Saint-Domingue doubleraient la population de
La Nouvelle-Orléans au début du XIXe siècle et créeraient une communauté
dont les descendants, parmi lesquels Homère Plessy, allaient un jour jouer
un rôle central dans la lutte contre la ségrégation aux États-Unis. L’impact
de l’Empire français – spécifiquement lié aux nouvelles cultures et aux
politiques générées dans les colonies, en grande partie par les esclaves et les
personnes libres d’origine africaine – allait imprégner et dépasser le
contrôle territorial français de la Louisiane.
Bien entendu, la France métropolitaine était elle aussi durablement
transformée par ce processus impérial. Les villes portuaires de Bordeaux,
Nantes et La Rochelle ont connu un essor remarquable grâce au commerce
avec les colonies, principalement celles des Caraïbes, et à la traite des
esclaves faisant vivre ces colonies. Le commerce atlantique colonial a
permis aux familles de s’enrichir et de gagner en influence économique et
politique. Ses effets s’étendaient aussi à toute la France, et ses impacts
idéologiques et culturels étaient également considérables.
À travers ces nombreux éléments, la configuration et la reconfiguration
des idéologies raciales ont créé un terrain complexe de pensée et de
représentation de l’Empire, qui a constitué une base importante pour les
formes ultérieures de racisme et d’antiracisme colonial. À Paris, des
esclaves travaillant avec d’éminents juristes ont intenté des procès à leurs
maîtres, arguant que l’esclavage ayant été aboli en France des siècles
auparavant, ils devenaient libres dès lors qu’ils avaient posé le pied dans la
métropole. Dans de nombreux cas, ils ont gagné, créant entre-temps un
ensemble important de précédents juridiques, même si le gouvernement
royal a toléré la création de vides juridiques, en particulier dans les villes
portuaires, permettant aux maîtres de garder leurs esclaves en toute sécurité
en métropole. Le futur auteur de la Déclaration d’indépendance d’Haïti,
Louis Boisrond-Tonnerre, a ainsi vécu et fait ses études dans la petite ville
de Tonnerre, au sud de Paris 4. Les circuits intégrés de l’Empire français du
e
XVIII siècle ont alors contribué à créer des contacts et des réseaux qui ont

été puissamment mobilisés pour le changement pendant la Révolution


haïtienne.
L’Atlantique français était donc un monde extrêmement connecté, dont
les pôles étaient Saint-Domingue et la Martinique, les villes portuaires de
l’Atlantique et Paris, mais où d’autres régions sous contrôle français –
comme Gorée et Saint-Louis au Sénégal, la Guadeloupe et la Guyane
française, ainsi que la Louisiane et le Canada – façonnaient et étaient
façonnées par la matrice plus large de la domination impériale. Et toutes ces
régions étaient également profondément liées à d’autres centres : les
royaumes et les régimes politiques d’Afrique occidentale et centrale,
diverses configurations politiques parmi les Amérindiens, et les nombreuses
villes portuaires d’autres empires, qu’ils soient espagnol, néerlandais,
danois, britannique, et plus tard des États-Unis indépendants.

Esclavage et révolution dans l’Atlantique français

Cependant, ce monde complexe avait pour colonne vertébrale la


déportation massive d’Africains à travers l’Atlantique, en direction de ces
sociétés caribéennes. Pendant toute la période du début du XIXe siècle, c’est
cette traversée qui a amené la grande majorité des populations aux
Amériques : selon une estimation récente, 77 % des personnes déportées
qui ont traversé l’Atlantique avant 1820 venaient d’Afrique. Les Caraïbes
étaient la principale destination de ces esclaves, recevant 48 % du total 5.
Saint-Domingue a reçu à elle seule entre 850 000 et un million d’esclaves
(peut-être 10 % du volume total de la traite des esclaves) au cours de sa
courte existence. Les Africains étaient donc de loin le plus grand groupe
d’individus à arriver dans les colonies françaises des Amériques. Et leur
travail servile a constitué la base de la richesse de l’Atlantique français.
Ce sont également ces personnes réduites en esclavage qui allaient
Engendrer la révolution qui a défié et transformé l’Empire français aux
Amériques dans les dernières décennies du XVIIIe siècle. Grâce à une
révolution massive ayant débuté en 1791, les esclaves se sont imposés
comme une force politique, militaire et idéologique incontournable. Ils ont
déployé un ensemble de formes discursives et symboliques pour présenter
leurs revendications, depuis les associations avec les rois de France et
d’Espagne (et, au moins à un moment donné, d’Afrique) jusqu’à leur
insistance sur le fait que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
s’appliquait à eux et devait être comprise comme rendant l’esclavage
effectivement illégal. Ils ont remporté une série de victoires successives, qui
ont culminé en 1793 lorsque le commissaire français à Saint-Domingue a
déclaré que l’esclavage y était aboli et que tous les anciens esclaves étaient
des citoyens libres. Cette décision a été ratifiée à Paris en 1794. Dans son
sillage, l’émancipation a été consolidée à Saint-Domingue sous la houlette
de François-Dominique Toussaint Louverture 6.
Dans chacune des colonies des Caraïbes orientales, la Martinique et la
Guadeloupe, les événements de la période révolutionnaire ont pris un cours
différent. En Martinique, où une première révolte d’esclaves en août 1789
laissait présager le processus plus large qui allait suivre dans la région, la
mobilisation des esclaves et des personnes de couleur libres s’est produite
parallèlement à celle des autres colonies.
Au début de l’année 1794, la Martinique est occupée par les
Britanniques, qui conserveront l’île, la « préservant » ainsi de l’abolition de
l’esclavage, jusqu’à ce qu’elle soit rendue à la France au moment où
Napoléon Bonaparte avait décidé d’inverser les politiques d’émancipation.
Pour ce qui concerne la Guadeloupe, théâtre de plusieurs révoltes
d’esclaves, dont une importante à Trois-Rivières en 1793, elle est également
occupée par les Britanniques au début de l’année 1794. Mais quelques mois
plus tard, une petite mission française, portant le décret d’émancipation de
Paris, arrive et parvient à reprendre l’île, avec le soutien d’esclaves
transformés en soldats-citoyens.
Après 1794, la France républicaine a donc soutenu et appuyé les anciens
esclaves insurgés des Caraïbes, et un nouvel ordre politique, radical, a pris
racine. À Saint-Domingue, et dans une moindre mesure dans les Caraïbes
orientales, une nouvelle élite d’origine africaine, souvent composée de
personnes libres avant l’abolition (comme Toussaint Louverture à Saint-
Domingue et Louis Delgrès en Guadeloupe), émerge dans les colonies. Il
s’y trouvait aussi des hommes libres d’origine africaine, notamment Jean-
Baptiste Belley, qui représentaient les colonies dans les parlements de Paris.
Dans un certain sens, cette transformation représente la « fin » de
l’Empire de l’« Ancien Régime ». À un ordre juridique fortement
différencié entre la métropole et la colonie, avec, par exemple, le Code noir
applicable dans les colonies mais pas dans la métropole, succède un
système fondé sur le principe d’un ordre juridique intégré. Ce dernier a été
mis à mal de multiples façons, tant par la non-application de certaines lois
que par les actions des commissaires métropolitains. Et pourtant, la
population antillaise a agi, et donc concrétisé à de nombreux niveaux l’idée
que les lois de la République française devaient être appliquées
universellement dans tout l’Empire.
D’une part, des personnages comme Toussaint Louverture et Jean-
Baptiste Belley, tous deux anciens esclaves libérés au moment de la
Révolution française, ainsi que l’aristocrate et général français Étienne
Laveaux, qui était leur allié, ont exprimé une vision puissante d’une
république racialement égalitaire dans laquelle l’esclavage était remplacé
par une unité entre la métropole et la colonie et entre les gens de toutes
couleurs. Leur principal symbole pour ce nouvel ordre était l’armée
républicaine, mais ils cherchaient également, par des moyens finalement
lourds de contradictions, à présenter les travailleurs des plantations eux-
mêmes comme de « nouveaux citoyens » soutenant l’ordre impérial,
travaillant pour des salaires justes dans le cadre de relations nouvelles et
équitables avec leurs anciens maîtres.
Bien que la liberté des anciens esclaves ait été sérieusement limitée, il
ne faut pas sous-estimer les transformations que ceux-ci ont apportées. À
Saint-Domingue, des assemblées de plantation ont été créées, où hommes et
femmes votaient sur des questions liées à leur travail et à d’autres sujets.
Des bureaucraties ont été mises en place pour recevoir les plaintes des
travailleurs des plantations, et elles ont fonctionné, emprisonnant ou
punissant parfois les Blancs qui dépassaient certaines limites. Le paiement,
sous la forme d’une partie de la production de la plantation, était remis aux
travailleurs.
Plus important encore peut-être, la nouvelle situation sapait
sérieusement le pouvoir des maîtres blancs, et sur de nombreuses
plantations où ils restaient ou qui étaient louées à de nouveaux propriétaires
blancs, les anciens esclaves changeaient clairement leurs habitudes de
travail, consacrant davantage d’énergie à leurs propres parcelles et terrains
d’approvisionnement, et refusant de se plier aux exigences d’une manière
qui, auparavant, leur aurait probablement valu des coups de fouet, ou pire.
Toussaint Louverture, surtout à la fin des années 1790, a fortement
militarisé l’agriculture de plantation, convaincu qu’il s’agissait du
fondement nécessaire à la préservation de la liberté, et des soldats noirs ont
infligé des punitions aux travailleurs des plantations.
Pourtant, il semble clair que la plupart d’entre eux comprenaient que ce
qui s’était passé était une amélioration, et peut-être le début d’un processus
plus large d’acquisition de droits, car malgré les limites imposées à leurs
libertés, ils étaient tout à fait prêts à se battre courageusement contre les
troupes françaises qui étaient venues rétablir l’ordre ancien.
Les avantages de ce nouvel ordre pour la France étaient nombreux et
reconnus même par Napoléon Bonaparte, qui a fini par le détruire.
L’émancipation a en effet fourni à l’Empire français une méthode pour lever
des troupes même dans les Caraïbes, parmi des individus déjà acclimatés à
la région. Elle a également fourni à ces troupes un projet idéologique – elles
se battaient pour, et représentaient, les avantages de l’émancipation – qui les
a dynamisées. Les autres empires, et les États-Unis, n’étaient bien sûr pas
prêts à emboîter le pas aux Français. Même si les Britanniques ont réussi à
créer des unités d’esclaves ou d’anciens esclaves pour lutter contre les
Français, ils ont dû répondre aux avancées françaises en grande partie avec
des troupes envoyées d’Angleterre, perdant jusqu’à 60 000 hommes sur le
théâtre des Caraïbes au cours des années 1790.
Au début des années 1800, en choisissant d’inverser le projet
émancipateur des années précédentes, les Français ont non seulement mis
fin à la brève expérience d’un régime impérial égalitaire et républicain,
mais ont également provoqué la fin d’une grande partie de l’empire
territorial lui-même. Napoléon Bonaparte a ainsi racheté la Louisiane aux
Espagnols dans le cadre d’un grand plan visant à reconstruire l’économie de
plantation à Saint-Domingue, en utilisant la Louisiane pour la production
agricole et la récolte du bois afin de soutenir cette croissance. Sa tentative
visait, dans un certain sens, à reconstruire ce qui avait été perdu en 1763
après la défaite contre les Britanniques. Mais plutôt que de s’appuyer sur
l’ordre émancipateur inauguré en 1794, il a décidé que celui-ci représentait
un obstacle crucial à ses plans. Lui-même a admis plus tard qu’au lieu
d’attaquer Toussaint Louverture, il aurait dû le « reconnaître » et collaborer
avec lui.
Mais il semble que la principale demande non négociable du régime de
Toussaint Louverture – la fin permanente de l’exclusion raciale et
l’intégration raciale de la classe dirigeante – était trop difficile à accepter
pour les Français. La décision de la France est survenue également dans un
moment de paix avec la Grande-Bretagne (négociée par le traité d’Amiens à
partir de la fin de l’année 1801), ce qui signifiait que la valeur militaire des
armées noires des Caraïbes était moins cruciale qu’elle ne l’avait été
auparavant.
À Saint-Domingue, les plans de Napoléon Bonaparte se sont donc
effilochés au cours d’une guerre brutale et coûteuse. Bien que les Français
aient obtenu la reddition de Toussaint Louverture – et d’autres généraux –
après plusieurs mois de combat, puis qu’ils l’aient arrêté et envoyé en
prison en France, où il est mort, leur succès était déjà le signe de leur échec.
Leur mission consistait à éliminer l’armée « coloniale » que Toussaint
Louverture avait créée, composée d’anciens esclaves et d’hommes de
couleur qui avaient été libres avant la révolution. Mais, ayant subi des
pertes importantes lors des campagnes militaires contre Toussaint
Louverture, ainsi que lors des combats continus et de la progression des
maladies, ils se sont retrouvés complètement dépendants de ces troupes
pour lutter contre les rebelles qui continuaient à résister à leur présence.
Paranoïaques à l’idée que des défections puissent se produire, ils se sont
livrés à des exactions de plus en plus aveugles, même à l’encontre des
troupes noires qui combattaient à leurs côtés. Ils ont fini par faire passer
dans le camp révolutionnaire des généraux qui combattaient avec eux,
notamment Jean-Jacques Dessalines. La défection de ces généraux et de
leurs troupes a contribué à consolider la résistance, et à la fin de 1802 et au
début de 1803, la position française était devenue désespérée. La reprise de
la guerre avec les Britanniques a scellé leur destin et, le 1er janvier 1804,
Jean-Jacques Dessalines a proclamé la naissance d’une nouvelle nation
appelée Haïti.

Les héritages de l’Empire de l’Ancien Régime

En réponse directe à la situation à Saint-Domingue, Napoléon


Bonaparte décide de vendre la Louisiane aux États-Unis, abandonnant
rapidement ses projets de renaissance d’un empire français aux Amériques.
Mais l’Empire de l’Ancien Régime n’a pas pris fin à ce moment-là. La
Guyane, la Guadeloupe et la Martinique, rendues à la France en 1802 –
même si quelques années plus tard elles seront réoccupées par les
Britanniques pendant un certain temps – faisaient encore partie de l’Empire
français. L’esclavage est rétabli avec succès en Guadeloupe, malgré la
résistance d’une armée dirigée par Louis Delgrès, et en Guyane. La
population des Antilles françaises devra attendre 1848 pour que l’esclavage
soit définitivement aboli. Dans ces colonies françaises des Caraïbes,
d’importantes luttes pour les droits politiques et sociaux ont eu lieu à la fin
du XIXe siècle et au début du XXe siècle, et ont atteint leur apogée en 1946,
lorsque les trois colonies ont obtenu le statut de départements français
pleinement intégrés, leurs sujets coloniaux devenant des citoyens jouissant
d’une représentation politique et de droits juridiques égaux.
Ces colonies ont joué un rôle important dans l’histoire de l’Empire
français en Afrique et en Asie, car de nombreux Antillais ont travaillé
comme administrateurs coloniaux outre- Atlantique. Parmi eux, le plus
célèbre est Félix Éboué, né en Guyane, qui, en tant que gouverneur de
l’Afrique-Équatoriale française, s’est rallié au général de Gaulle en 1940, se
taillant ainsi une place au Panthéon français en 1949. Il allait y être suivi
quelques décennies plus tard par Toussaint Louverture et Louis Delgrès,
reconnus par des plaques dans le couloir près de la tombe de Félix Éboué, et
par Alexandre Dumas, petit-fils d’un esclave de Saint-Domingue.
En dehors des frontières de la France, l’Empire de l’Ancien Régime
continue d’influencer la vie politique et culturelle au Québec et en
Louisiane, où les descendants des migrants caribéens ont façonné la vie
politique et culturelle de La Nouvelle-Orléans et, par conséquent, des États-
Unis dans leur ensemble, et où les descendants des Acadiens déportés sont
devenus des « Cajuns », qui entretiennent des liens avec l’histoire française
et canadienne.
Si le concept de « francophonie » peut être utilisé pour décrire ce
paysage composite, il doit certainement être appliqué avec une
compréhension de l’histoire complexe et politiquement productive par
laquelle l’Empire français a été défié et reformulé de l’intérieur. Car ce que
nous pourrions appeler « français », des deux côtés de l’Atlantique, a
toujours été, en fait, le produit d’un processus profondément transculturel
de transformation, de lutte et d’invention politiques, sociales et culturelles.

1. Ce texte est une version abrégée, traduite de l’anglais, du chapitre « The End of the Ancien
Régime French Empire », in Charles Forsdick, David Murphy (dir.), Postcolonial Thought in
the French-Speaking-World, Liverpool, Liverpool University Press, 2015.
2. Richard White, The Middle Ground : Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes
Region, 1650-1815, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
3. Laurent Dubois, Avengers of The New World : The Story of the Haitian Revolution,
Cambridge, Harvard University Press, 2009.
4. John Garrigus, Before Haiti : Race and Citizenship in French Saint-Domingue, New York,
Palgrave Macmillan, 2011.
5. David Brion Davis, Inhuman Bondage : The Rise and Fall of Slavery in the New World,
Oxford, Oxford University Press, 2006.
6. Laurent Dubois, op. cit.
L’entreprise coloniale en question
(1763-1791)
Bernard Gainot

Le traité de Paris, qui met un terme à la guerre de Sept Ans, est signé le
10 février 1763, après de longues négociations de près de deux ans 1. Ce
sont très largement les Anglais qui dictent les conditions de la paix.
Cependant, le cabinet britannique est divisé sur la question des colonies
américaines : faut-il maintenir un Canada français, comme le veut le duc de
Bedford, pour faire pression sur les colons anglais et les souder par la
crainte à la métropole ? Faut-il s’emparer de toutes les îles à sucre ? Or, les
colons de la Barbade et de la Jamaïque redoutent la concurrence du sucre de
la Guadeloupe, récemment arrivé sur le marché, de moindre coût et de
meilleure qualité.
Finalement, le groupe d’intérêt West India Interest l’emporte :
restitution de la Martinique, de la Guadeloupe avec ses dépendances et de
Sainte-Lucie, ainsi que de la partie occidentale de Saint-Domingue.
Toutefois, ces restitutions sont largement compensées par la perte du
Canada, sauf un droit de pêche sur le French Shore et la possession, au
large, des petits îlots de Saint-Pierre-et-Miquelon, où ne pourront s’installer
que des établissements qui se livrent à l’activité halieutique. La rive gauche
du Mississippi est cédée à l’Angleterre, la rive droite, dont la région de La
Nouvelle-Orléans, à l’Espagne. Les conquêtes dans le Deccan sont
également supprimées. Ne subsistent aux Indes que cinq comptoirs, dont
Pondichéry, les autres étant Karikal, Yanaon, Mahé et Chandernagor.
Malgré tout, ces comptoirs sont rendus à leur simple vocation commerciale,
ils ne peuvent être ni fortifiés ni entretenir une garnison. En Afrique, la
France perd le Sénégal, à l’exception de l’île de Gorée.

Un « domaine » colonial dispersé

Le « domaine » colonial s’est resserré, mais il n’en est pas plus cohérent
sur le plan territorial. Cependant, son image est plus claire pour l’opinion
publique 2 naissante qui tend à s’identifier avec la grande plantation sucrière
et esclavagiste. Toute hésitation entre « colonie de peuplement » et
« colonie d’exploitation » est désormais levée. Le mythe du soldat-
laboureur qui part défricher le territoire qu’il va défendre a vécu. Le colon,
c’est le maître d’un domaine cultivé par une main-d’œuvre d’origine
africaine.
Les cercles dirigeants français mesurent davantage l’importance de
l’enjeu colonial, tant pour l’économie que pour la compétition
internationale. Le pouvoir monarchique tente alors, avec une attention sans
égale depuis l’époque de Jean-Baptiste Colbert, de redéfinir les contours
d’un « empire » qui se cherche. Tandis qu’un immense effort de
modernisation se porte vers les arsenaux, on cherche à mettre en valeur de
nouveaux territoires qui pourraient compenser la perte de la Nouvelle-
France, tels que la Guyane, le Sénégal et les Mascareignes. Le monde est
fini, les terrae incognitae s’estompent sur les cartes. Les voyages
d’exploration, les liens entre la science et la colonisation, la curiosité pour
l’Extrême-Orient et pour le Pacifique (les « antipodes ») témoignent de
cette perception nouvelle d’un espace mondialisé.
Il faut souligner que « mondialisé » ne rime pas avec « pacifié », bien
au contraire. La compétition internationale devient plus âpre, et
l’alignement se fait essentiellement autour de la rivalité franco-anglaise.
C’est aux colonies que se situe l’épicentre de ladite « guerre
d’Indépendance américaine », dont on oublie bien souvent qu’elle eut
également son versant indien.
Au sortir de ce nouvel épisode de la « seconde guerre de Cent Ans », la
machine économique s’emballe, le Moloch négrier dévore des quantités de
plus en plus élevées d’Africains. La traite alimente tout particulièrement en
esclaves la partie nord-ouest de Saint-Domingue, la « perle des Antilles »,
mais aussi l’île de France, qui connaît un grand essor. La métropole prend
conscience que sa consommation dépend des « isles à sucre », mais aussi à
quel prix les plantations produisent ces denrées qui sont de moins en moins
des produits de luxe. En parallèle, les controverses sur l’esclavage sont
versées dans le débat public.
Ces considérations économiques et sociales sont doublées de
considérations militaires, les territoires coloniaux étant perçus, du moins par
une bonne partie des responsables ministériels, comme un dispositif avancé
pour la défense des côtes métropolitaines. Est-il toutefois possible de
continuer à faire tourner à plein régime un système aussi déséquilibré
démographiquement, socialement, ethniquement ? La société créole blanche
s’est édifiée sur un volcan, selon une image récurrente en cette veille de
turbulences révolutionnaires. En métropole, un grand débat est lancé sur la
légitimité du travail servile et, simultanément, sur la légitimité de la tutelle
métropolitaine sur les colonies, sans que les deux débats se recoupent, loin
de là. À l’arrière-plan, il existe de nombreux projets de réforme dans les
cabinets ministériels. Ces projets suscitent des tensions entre autorités et
colons (les « révoltes blanches »), mais aussi des tensions raciales entre
Blancs et libres de couleur. Les révolutions américaine puis française sont
venues aviver les rancœurs et les révoltes catégorielles.
Tandis que les maîtres se divisent et s’affrontent, la masse servile, fort
différenciée elle aussi, saisit l’opportunité de jouer ses propres cartes.
L’édifice colonial se lézarde et l’Empire est bientôt sur la défensive.

Prospérité des îles à sucre

La demande d’esclaves connaît une véritable explosion après la guerre


de Sept Ans 3. Deux périodes sont aisément repérables, de part et d’autre
d’une dépression qui correspond à la guerre d’indépendance des États-Unis
(1775-1783) : pour la traite officielle (ne comprenant pas la traite
clandestine organisée par les autres Européens, Anglais, Hollandais et
Danois), une moyenne de 15 000 esclaves sont introduits chaque année
entre 1763 et 1777 ; puis au cours de la seconde période, la plus importante,
des lendemains de la guerre d’Amérique à la Révolution française (1783-
1791), les moyennes d’importation tournent autour de 25 000 esclaves. Le
maximum est atteint en 1790 avec plus de 55 000 esclaves en une seule
année. L’essentiel est dirigé vers Le Cap, au nord de Saint-Domingue
(80 %), secondairement vers la Guadeloupe et la Martinique (autour de
20 %), qui se plaignent de n’avoir que des « queues de cargaison ». Enfin,
le sud de Saint-Domingue, qui commence seulement à se développer, est
principalement alimenté par l’interlope, la contrebande anglaise.
Cette demande est soutenue par un essor des productions commerciales,
le sucre brut et le café. La canne à sucre est cultivée dans les plaines
irriguées (plaines des environs du Cap à Saint-Domingue, bassins des
environs de Port-au-Prince), tandis que le café est cultivé sur les collines
défrichées (les « mornes ») qui bordent ces régions basses. À la
Guadeloupe, c’est la Grande-Terre qui voit se développer les sucreries et
qui concentre les plus grands ateliers d’esclaves.
Les autres productions sont, dans l’ordre, le coton dont la production
prend son essor sur les terres basses du sud de Saint-Domingue, l’indigo,
plutôt en recul, qui était cultivé en alternance avec le sucre au nord et le
cacao de savane, en toutes petites quantités. Ces exploitations commerciales
aux colonies entretiennent une réputation d’argent facile et de profits à
court terme. De jeunes gens de famille, nobles en particulier, viennent faire
fortune après la guerre de Sept Ans, convaincus que l’avenir est bouché en
France. La population blanche de Saint-Domingue passe ainsi de 12 000
personnes en 1764 à 20 438 en 1774, puis à plus de 27 000 en 1789.
Les jeunes gens s’occupent de la gestion des habitations en l’absence
des planteurs qui passent l’essentiel de leur temps en métropole, achètent
des caféières et, partout, poussent à l’augmentation des quantités de force
de travail, à la recherche d’un profit immédiat, et ce d’autant plus que la
croissance naturelle est fortement déficitaire avec une mortalité effroyable.
En effet, dans les ateliers d’esclaves, les maîtres ne respectent guère les
recommandations de l’édit de Colbert de 1685, dont l’idéal était celui de
l’économie domestique paternaliste.
Désormais, la plantation est une entreprise anonyme où le travailleur est
réduit à une pure corporalité. Aussi la moyenne de vie n’y dépasse- t-elle
qu’exceptionnellement dix ans, en sorte qu’on recourt donc de plus en plus
massivement à la traite. Quant à la natalité des esclaves, au-delà du débat
entre ceux qui soulignent les avortements volontaires, et ceux qui insistent
sur l’environnement pathogène (climat, absence d’hygiène, conditions de
travail), on peut s’accorder sur sa grande faiblesse.
Les Blancs sont de plus en plus confrontés à une montée en puissance
des libres de couleur : affranchis ou libres de naissance, Noirs ou mulâtres,
par manumission (affranchissement) ou par miscégénation (union
d’individus de « races » différentes). Ainsi, à Saint-Domingue ils
équilibrent presque les Blancs à la veille de la Révolution française 4. Ils
sont économes de plantations, propriétaires de caféières ou d’immeubles en
ville, artisans dans les métiers que la ségrégation ne leur a pas fermés.

La ségrégation raciale et l’univers servile

L’idée de la « tache ineffaçable » de l’esclavage, de la traque du sang


africain, va servir de justification à la mise en place d’un grand nombre de
barrières raciales, qui n’existaient absolument pas, il faut le rappeler, dans
l’édit originel de Colbert, faussement appelé Code noir. Le juriste et
historien Moreau de Saint-Méry, dans sa Description topographique,
physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle Saint-
Domingue, va ainsi définir 11 classes et 110 catégories pour établir toutes
les nuances possibles du mélange entre le sang noir et le sang blanc, depuis
le quarteron jusqu’au griffe, en passant par le mulâtre.
Plus l’édifice social devient complexe, avec son lot de métissage, plus
le carcan législatif devient rigide. L’ordonnance du duc Étienne-François de
Choiseul de 1767 interdit aux libres de couleur l’accès à la fonction
publique, puis il leur est défendu de porter les mêmes vêtements que les
Blancs ou des vêtements trop voyants. On leur interdit également certains
métiers comme la chirurgie, les professions juridiques et l’orfèvrerie, le port
de l’épée et toute promotion militaire au-delà du grade de sergent. Au
spectacle, des lieux sont réservés pour les gens de couleur, comme des
salles de bal, des lieux de promenade 5…
Paradoxalement, plus la place des libres de couleur (sang-mêlé à 75-
80 %) se renforce dans l’économie et plus leur niveau d’éducation (à
certains égards supérieur à celui des Blancs) augmente, plus leur éviction de
l’espace public officiel est codifiée par les élites coloniales. Cette
contradiction et la montée en puissance du groupe des libres de couleur sont
la clé de compréhension de la période et des événements révolutionnaires.
Cela est particulièrement spectaculaire à Saint-Domingue, mais beaucoup
moins marqué dans les îles du Vent (Guadeloupe et Martinique) ou aux
Mascareignes (îles de France, Bourbon). C’est là certainement ce qui
explique l’exemplarité du processus révolutionnaire dans la « perle des
Antilles ».
La masse des esclaves atteint les taux records du siècle : 495 000
individus déclarés à Saint-Domingue, plus vraisemblablement 510 000
(89,5 % de la population), les maîtres ayant tendance à sous-estimer les
chiffres de leur main-d’œuvre pour des raisons fiscales ; 82 000 esclaves à
la Martinique, 90 000 à la Guadeloupe, soit autour de 85 % environ de la
population dans chacune des îles ; 10 400 esclaves à Cayenne (78 % de la
population) et 38 000 à la Réunion (80 % de la population). Cet énorme
déséquilibre démographique et racial hante l’imaginaire colonial et alimente
le préjugé de couleur, souvent vécu comme « idéologie-panique ». Il faut
tirer du système de la plantation le maximum, sans souci d’un avenir
appréhendé en termes apocalyptiques.
Loin d’être cette masse indifférenciée, soudée dans son altérité radicale
par la résistance à une condition déshumanisante et ancrée dans l’identité
africaine, que voudrait reconstruire une certaine historiographie
contemporaine, la population servile est extrêmement différenciée. C’est
d’ailleurs la clé de la conservation du pouvoir des maîtres.
Différenciation des conditions tout d’abord, que l’on peut regrouper très
schématiquement en trois ensembles : les domestiques de la grande case,
qui ont un statut social supérieur ; les ouvriers qualifiés des sucreries,
moulins, forges et autres activités artisanales, qui se rapprochent de leurs
homologues, les esclaves urbains, maçons, charpentiers, dockers et
portefaix ; enfin les esclaves de jardin, les « cultivateurs » proprement dits,
les plus nombreux et les plus durement traités, regroupés en ateliers pour les
travaux agricoles, sous la direction d’un contremaître, « petit Blanc » ou
libre de couleur.
Différenciation ethnique ensuite, selon la naissance. Cette séparation est
capitale, entre les « créoles », nés aux Antilles, et les « bossales », nés en
Afrique. Les premiers, au terme d’un processus d’acculturation tout à fait
classique, se veulent « Américains », tandis que les seconds sont qualifiés
d’« Africains », ce qui est très dévalorisant culturellement. À la veille du
grand soulèvement de 1791, le poids des « bossales » est devenu
considérable, car les planteurs ont importé une main-d’œuvre innombrable,
à la fois pour compenser le retard pris pendant la guerre d’Amérique, afin
de tenter d’équilibrer une comptabilité de plus en plus déficitaire, et par un
souci de rentabilité à très court terme, les colons étant imprégnés d’une
mentalité pessimiste et aventurière qui leur fait envisager l’avenir en termes
incertains.
La sortie de la condition servile, l’affranchissement, est difficile, mais
elle n’est pas inexistante. Sauf circonstances exceptionnelles, les
affranchissements sont individuels. Les affranchissements de faveur
assurent par exemple la promotion d’un domestique à une fonction
d’encadrement, ou celle de la descendance de la concubine du planteur. Il
existe également des affranchissements obtenus à la suite du service
militaire dans la milice ainsi que des affranchissements économiques,
concernant surtout les esclaves de ville, qui vivent d’un salaire,
économisent et finissent par constituer le pécule nécessaire au rachat de leur
liberté. Si l’affranchissement militaire est par nature une voie masculine
vers la liberté, l’affranchissement économique est plutôt une voie féminine :
couturières et lingères, nourrices et revendeuses au détail sont autant de
petits métiers féminins où les limites se brouillent entre servitude et liberté.
Les ateliers sont secoués périodiquement par des révoltes, dont on ne
sait si elles éclatent en réaction à un déséquilibre de l’ordre tacitement
admis (un châtiment perçu comme non justifié, par exemple) ou si elles sont
motivées par des revendications plus générales. Parfois, plusieurs ateliers
sont impliqués, et la justice y voit alors la preuve d’une conspiration, à
l’image de celle de la révolte de l’esclave « bossale » François Makandal en
1757, qui aura pour cadre les lieux mêmes du grand soulèvement de 1791,
les habitations sucrières de la riche plaine du nord de Saint-Domingue. On y
retrouve les principales caractéristiques de tous ces soulèvements :
l’importance de la rumeur (en l’occurrence, des tentatives
d’empoisonnement), l’utilisation de rites d’initiation empruntés aux cultures
africaines, le rôle de la musique, l’indétermination des perspectives à long
terme. Ces révoltes serviles localisées sont une autre forme de « révoltes
particulières », qui secouent périodiquement le monde colonial.
Les causes de l’agitation créole sont multiples. Il existe tout d’abord des
raisons économiques : une véritable crise de la plantation traditionnelle se
produit par suite de l’endettement des planteurs. Outre leur mode de vie
dispendieux, il faut mentionner la hausse du prix de la main-d’œuvre,
combinée à une crise de surproduction des produits coloniaux, café et sucre
dans une moindre mesure. Les familles de planteurs s’endettent auprès des
maisons de négoce auxquelles elles vendent parfois leur domaine ou les
cèdent à leurs économes, à des libres de couleur. Ce qui est surtout en
cause, c’est le commerce avec l’Angleterre et plus spécialement la
possibilité d’établir des liaisons directes avec les treize colonies. Les
impératifs de la défense des îles provoquent également des conflits entre
l’administration et les colons. Étienne-François de Choiseul avait supprimé
les milices locales en 1763, considérant que les colonies seraient mieux
défendues par des régiments de troupes métropolitaines. En échange, l’État
demande un effort financier aux habitants en augmentant l’octroi.
En 1765, le gouverneur de Saint-Domingue, le comte Charles Henri
d’Estaing, constate les ravages causés par la fièvre jaune parmi les soldats
nouvellement arrivés d’Europe. Il se méfie énormément par ailleurs des
créoles blancs, dans lesquels il voit des traîtres prêts à se placer sous la
protection de l’Angleterre pour sauvegarder leurs propriétés. Il rétablit donc
les milices, sans diminuer l’octroi, en y intégrant les libres de couleur ; de
plus, une légion de Saint-Domingue doit amalgamer soldats métropolitains
et hommes de couleur libres. Les conseils supérieurs vont alors animer la
résistance qui débouche sur une quasi-insurrection dans la région de Port-
au-Prince, en 1769. Les « petits Blancs » rejoignent la révolte et lui
confèrent un caractère violent. Le commandant de la partie du sud, le comte
Robert d’Argout, parvient toutefois à rétablir la situation en s’assurant de
l’appui décisif des libres de couleur.
À la recherche de nouveaux mondes

Le duc Étienne-François de Choiseul a donné une impulsion décisive à


la recomposition du domaine colonial, consécutive aux pertes du traité de
Paris. Secrétaire d’État aux Affaires étrangères, puis secrétaire d’État à la
Marine et aux Colonies, et secrétaire d’État à la Guerre, il souhaite préparer
méthodiquement la revanche contre l’Angleterre. Le cumul des fonctions
lui permet d’avoir une vue d’ensemble de l’effort à accomplir, qui
commence par la reconstitution d’une marine de guerre digne de ce nom.
Pour la première fois, la projection de la puissance française se fait de façon
coordonnée sur les océans et sur le continent européen.
Mais Étienne-François de Choiseul songe aussi à développer des pôles
de substitution à l’Amérique du Nord, d’abord dans la « France
équinoxiale » sur laquelle on projette les mêmes espoirs et les mêmes
phantasmes qu’à l’époque de l’entreprise du Mississippi, un demi-siècle
auparavant. Le secrétaire d’État veut faire de la Guyane, cette terre
inhospitalière où depuis le XVIIe siècle végètent quelques colons, une réserve
pour approvisionner les Antilles en bois, en bétail, en salaisons.
Très tôt, la Guyane a attiré l’attention des compagnies, combinant
recherche de l’or, visées stratégiques sur le flanc de l’Empire portugais et
mise en exploitation des franges littorales par les habitations sucrières. En
Afrique, Madagascar, outre son rôle de réservoir de traite pour
approvisionner en esclaves les Mascareignes, est également perçu par
Étienne-François de Choiseul et Jean-Baptiste Dubuc comme devant jouer
le même rôle que la Guyane pour les Antilles, celui de base arrière pour la
défense des îles. En outre, si en Amérique du Nord, les missionnaires se
sont faits les auxiliaires de la colonisation, en Extrême-Orient, ils l’ont
devancée, sur les traces des projets universalistes des pères jésuites. La
possibilité d’implantation indochinoise pour contourner tant les positions
anglaises que la prohibition chinoise allait rester présente à l’horizon des
projets de recomposition de l’empire colonial français.
Le regain d’intérêt pour les enjeux coloniaux provoque également une
relance des grands voyages d’exploration qui s’inscrivent dans un contexte
fait de rivalités internationales, de diversification des produits
commerciaux, de quête d’horizons nouveaux, lesquels offrent aux sociétés
savantes européennes produits et espèces pour satisfaire le goût de
l’observation du public cultivé, mais aussi pour alimenter les spéculations
intellectuelles sur la diversité des sociétés humaines. Mais là n’est pas la
seule motivation : c’est également le moyen, en expérimentant de nouvelles
routes et de nouvelles conditions de navigation, de tester la résistance et
l’adaptation des marins européens à des milieux divers. Enfin, il y a la
recherche de nouveaux territoires à mettre en valeur, donc à coloniser. Ces
trois motivations ne produisent pas autant d’entreprises étanches les unes
aux autres. Bien au contraire, elles sont articulées entre elles et témoignent
du nouvel état d’esprit par lequel on aborde, dans l’ensemble de l’Europe
(car les Anglais sont également fortement impliqués dans ces voyages de
circumnavigation), la nouvelle phase de mondialisation consécutive à la
guerre de Sept Ans.

1. Ce texte figure en version intégrale dans l’ouvrage de Bernard Gainot, L’Empire colonial
français. De Richelieu à Napoléon, Paris, Armand Colin, 2015.
2. Jean Ehrard, Lumières et esclavage. L’esclavage colonial et l’opinion publique en France
au XVIIIe siècle, Paris, André Versaille, 2008.
3. Marcel Dorigny, Bernard Gainot, Atlas des esclavages, Paris, Autrement, 2007.
4. Frédéric Régent, La France et ses esclaves. De la colonisation aux abolitions (1620-1848),
Paris, Grasset, 2007.
5. Yves Benot, La Révolution française et la fin des colonies, Paris, La Découverte, 1988.
La Compagnie des Indes
et les ports-comptoirs
Gérard Le Bouëdec, Marie Ménard-Jacob,
Kévin Le Doudic et Évelyne Guihur

Les Européens exclus du traité de Tordesillas du 7 juin 1494 utilisent


tous comme arme de contestation puis d’écrasement de l’Estado portugais
différentes compagnies des Indes orientales formatées sur le modèle de la
Vereenigde Oostindische Compagnie 1. Ces compagnies à charte, qui
obtiennent de leur gouvernement le monopole des échanges entre leur pays
et l’océan Indien, constituent une personne morale dotée d’armoiries, d’un
sceau, de devises et de terres sur lesquelles elles disposent d’une véritable
délégation de la puissance publique. Administrations d’État, tout en se
référant au modèle hollandais, les compagnies françaises n’ont jamais
réussi à être de véritables sociétés par actions avec un corps d’actionnaires
pouvant se soustraire au contrôle de la puissance publique.
En matière d’organisation, « ces empires » avant tout marchands
composent un archipel de comptoirs qui s’appuie en métropole sur un port-
ville, sas unique des relations maritimes avec les Indes. En 1664, même s’il
ne faut pas oublier les initiatives antérieures, les Français arrivent bien
tardivement dans un monde dominé exclusivement pendant un siècle par les
Portugais, mais que les Hollandais et les Anglais se sont déjà largement
appropriés au XVIIe siècle 2.
« Les empires européens » ne sont que des réseaux de comptoirs et
d’escales établis sur le littoral de l’océan Indien, tolérés, après obtention de
privilèges sous forme de firmans, en Inde, octroyés par le grand moghol et
ses grands féodaux, ces derniers autorisant néanmoins les Européens à les
fortifier. Dans tous les cas, l’obtention d’un privilège d’installation
s’accompagne de lourdes taxes. L’extension du territoire de Pondichéry
(1697, 1740, 1750) est par exemple négociée avec le nabab d’Arcatte contre
paiement d’un droit annuel. À Chandernagor, c’est le nabab du Bengale qui
donne son aval en 1673 et à Mahé, le souverain local, Bayanor en 1721 3.
La présence des compagnies n’a toutefois pas mis fin à l’organisation
politique locale. L’Inde est sous la tutelle moghole à laquelle elles versent
un tribut, et toutes doivent composer avec les souverains locaux, sultans,
nababs, rajahs. L’affaiblissement du pouvoir de Delhi au XVIIIe siècle libère
les ambitions des souverains locaux comme les sultans de Mysore et voit
s’élever la puissance mahratte. Cette instabilité politique présente un risque
tout en ouvrant de nouvelles perspectives. Quant aux îles des Mascareignes,
sous souveraineté française, elles sont de statut et de modèle colonial de
gestion royale directe dès 1764.

La géographie des implantations : un archipel


de comptoirs

Organiser l’assise territoriale française opérationnelle autour d’un port


unique (Lorient) pour des raisons fiscales fut long. La première Compagnie
des Indes date de 1664 4. Le choix du site de l’Orient dans la rade de Port-
Louis a été fait en 1666, car il s’agit d’une solution de secours après l’échec
des premiers projets d’installation à Paimbœuf, Bayonne ou au Havre.
Au XVIIIe siècle, dans l’océan Indien, le réseau français va s’organiser et
se structurer en trois sous-espaces d’envergure différente. Les Français vont
disposer des Mascareignes (île de France et île Bourbon) pour assurer
l’escale des rafraîchissements en vivres et eau. C’est dans la péninsule
Indienne que l’implantation est la plus forte, autour de trois pôles et leur
nébuleuse de loges : Pondichéry, sur la côte de Coromandel, avec les petits
établissements de Karikal, Mazulipatam et Yanaon ; Chandernagor au
Bengale sur l’Ougly, à 120 kilomètres de la mer, ainsi que les cinq loges de
Cassimbazar, Patna, Dacca, Jougdia et Balaçor ; sur la côte occidentale de
Malabar, le point d’appui est Mahé dont dépendent Surate et Calicut. Quant
au comptoir de Canton, ce n’est qu’un marché spécial pour étrangers qui
n’ont droit qu’à un mouillage en aval de la rivière des Perles à Whampoa, à
proximité de petites îles fluviales où ils disposent de hangars. En outre, la
Compagnie est aussi présente en Arabie à Moka sur la mer Rouge.
On peut évaluer la réussite de cette configuration. En matière
d’armements 5 et de destinations, les Mascareignes pèsent 33,7 % sous la
deuxième compagnie et 42,4 % des armements après 1770. Les comptoirs
indiens, y compris Moka, sont estimés à 50,28 % puis 42,4 %, tandis que la
Chine représente 15,94 % puis 18,6 %. En termes de ventes, sous la
deuxième compagnie, la hiérarchie établie est différente : les marchandises
(cotonnades et épices) provenant de l’Inde et du Bengale (Pondichéry,
Mahé et Chandernagor) comptent pour 75 % de la totalité des ventes.
Viennent ensuite les « curiosités » – essentiellement la porcelaine qui forme
les deux tiers des cargaisons des navires rentrant de Chine – et les thés de
Chine à Canton (19 % des volumes), puis les cafés qui proviennent de l’île
Bourbon aux Mascareignes (6 % des échanges) 6.
Cependant, la mise en place de cette géographie des comptoirs passe par
des périodes de tâtonnements où la compagnie hésite entre un modèle
anglais structuré autour de deux gros comptoirs du type Madras/Bombay, et
le modèle hollandais qui allie une dispersion à une forte centralité autour de
Batavia. Au départ, le seul point d’appui (comptoir commercial) est situé
sur la côte de Madagascar, et ce démarrage inscrit la compagnie dans une
logique d’implantation coloniale. Mais son abandon dès 1668 nécessite
d’inventer un autre projet guidé par les agents que la compagnie envoie
dans l’océan Indien. Après les premières tentatives de Madagascar, Ceylan
et San Thomé, qui se soldent par un échec, Surate, comme pour les autres
compagnies, va s’imposer, malgré de sérieux handicaps, comme loge puis
comptoir général.
Or, c’est un choix par défaut. Surate disparaît lorsque naît la deuxième
compagnie, laissant à Pondichéry la tête du réseau. Par la suite, on observe
des hésitations sur la côte de Malabar, avec des implantations précoces à
Rajapour (1669) et à Tilcery (1672), mais très éphémères notamment pour
Tilcery. Dès les années 1680, Rajapour est en déclin puis supprimé en 1688.
C’est tardivement que Calicut prend le relais, jusqu’à son remplacement par
Mahé. Progressivement, la côte de Coromandel s’affirme au détriment de
l’espace de la façade ouest autour de Surate et Moka.
L’implantation est précoce sur le Coromandel, une côte instable
soumise aux catastrophes naturelles (séismes, ouragans). Mazulipatam est
le comptoir historique de l’implantation française en 1669. Pondichéry
émerge en 1674, mais ne s’affirme qu’en 1686 et surtout en 1701. Au
Bengale, un terrain est acquis en 1674 sur la rive de l’Ougly, sur le site dit
de Chandernagor, principal bras du Gange à 130 kilomètres de
l’embouchure, ce qui explique la présence dès 1688 du relais maritime de
Balaçor. Le comptoir sort de terre en 1690. Le rêve d’un empire
commercial est à l’origine d’une fuite des moyens vers les périphéries du
Tonkin, de Bantam et temporairement à Bassorah et Bander Abbas, ainsi
que sur la côte du Pégou 7, surtout le Siam avec la loge d’Ayutthaya puis de
Mergui/Jonsalam qui sont un échec complet (1672-1689).
La mise au point des comptoirs escales des Mascareignes est assez
lente. Au départ, rien n’est prévu, d’ailleurs Paris recommande le plus
possible la droiture à l’aller après une escale au Cap-Vert et, au retour, au
Brésil. De plus, il ne faut pas oublier que le comptoir principal dans les
trente premières années est Surate, au nord de la côte de Malabar. Le
développement de la côte de Coromandel et du Bengale, et donc la
nécessité d’une navigation dans le golfe du Bengale, vont complexifier
l’organisation de la navigation. La nécessité de disposer d’escales de
ravitaillement en vivres et eau constitue la seconde contrainte. Or, celles-ci
sont essentielles pour la santé des équipages. Les Mascareignes ne
s’imposent que progressivement. D’abord l’île Bourbon, qui n’a pas de port
naturel et ne s’affirme définitivement qu’en 1702, quand s’impose le
développement de Pondichéry, mais surtout l’île de France – actuelle île
Maurice – récupérée au détriment des Hollandais en 1720 et qui va
s’affirmer avec Port-Louis comme le port d’escale par excellence sur la
route des Indes des flottes françaises.

Les comptoirs de l’océan Indien

Les critères qui ont conduit au choix des implantations sont multiples.
D’abord la proximité des lieux de production et la meilleure position dans
la géographie des échanges. Surate est un carrefour commercial, mais il est
éloigné de la zone de production de cotonnades du Gujarat qui se trouve au
nord, à Ahmedabad. Pondichéry se situe dans un pays de tisserands qui
fabriquent notamment les toiles bleues servant au commerce de traite en
Afrique. Chandernagor peut acquérir les soies du Bengale à Cassimbazar, la
mousseline à Dacca, les cotonnades à Jougdia ou Balaçor et le salpêtre à
Patna. Mahé, et, avant lui, Calicut et les petites loges de Tilcery et Rajapour,
sont au débouché d’une région productrice de poivre. Cependant, c’est aussi
la capacité à saisir les flux du commerce intra-asiatique qui va favoriser
deux comptoirs entrepôts en particulier, Pondichéry et l’île de France. Sous
la première compagnie, la recherche du marché pour placer les
marchandises européennes a pu jouer également.
Entre aussi en ligne de compte ce que le Français appelle la « qualité de
l’air », c’est-à-dire les conditions sanitaires et de ravitaillement. La côte de
Coromandel était ainsi mieux perçue que la côte de Malabar. Surate
disposait de ressources, mais était régulièrement touché par des endémies
comme la peste. Les avis sur l’Ougly sont divers quant au climat et à la
capacité de le supporter, mais le Bengale est un grenier alimentaire. Si
Pondichéry souffre moins de critiques sur le plan sanitaire, il est confronté à
des pénuries alimentaires même si Karikal peut lui fournir notamment du
riz. Aux Mascareignes, la question ne se pose pas dans les mêmes termes,
car ces îles sont chargées du ravitaillement des navires. La solution
s’impose de fait en y établissant des colonies de peuplement fondées sur
une économie vivrière et de plantation.
L’influence de la société des Missions étrangères de Paris (MEP) est
intervenue dans la phase initiale de la première compagnie. La proximité
entre la Compagnie des Indes et la congrégation 8 pèse sur certains choix
d’implantation, notamment au Siam (1672-1689). Cette interférence est à
l’origine de vives polémiques, notamment entre un marchand, Georges
Roques, et Monseigneur François Pallu, l’un des fondateurs des Missions.
En effet, l’implantation au Siam, qui ne constitue pas un important
carrefour de commerce, n’est due qu’à la volonté des MEP qui y ont établi
leur collège général. Monseigneur François Pallu défend une équation clé :
une bonne connaissance de l’Asie par les missions est un gage de succès
pour la Compagnie des Indes. Pour Georges Roques, Surate s’apparente
ainsi davantage à une procure des MEP qu’à un comptoir commercial.

La mise en défense des comptoirs

S’impose également la nécessité de défendre les comptoirs dans des


territoires instables où s’articulent conflits avec les autorités politiques
locales et conflits intra-européens. En effet, il n’est pas possible
d’appréhender ces implantations commerciales sans intégrer les dimensions
politiques et de défense. Dès le départ, le poids des conflits pèse lourdement
sur la compagnie.
Comment conjuguer l’ambition commerciale des compagnies chargées
du commerce asiatique et la politique territoriale et militaire censée la
soutenir ? Contrairement aux affirmations royales, la protection des flottes
n’a jamais été une priorité de la marine 9, de ce fait les réponses sont venues
de l’océan Indien avec Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais et
Joseph-François Dupleix, avant que la royauté ne mette un terme à leurs
projets politiques et militaires pour passer d’un empire de comptoirs à un
empire territorial, colonial. Par conséquent, les compagnies n’ont jamais pu
s’appuyer sur des assises nationales solides.
Sous Louis XIV, le projet commercial de Jean-Baptiste Colbert n’est pas
accompagné d’une politique de bases militaires. Le développement des
activités de la deuxième compagnie et la montée des rivalités commerciales
assoient deux visions stratégiques. Bertrand-François Mahé de La
Bourdonnais, gouverneur des Mascareignes, préconise, sur le modèle
néerlandais de Batavia, de construire à l’île de France une base arrière pour
offrir un abri à la flotte, un port avec des équipements pour radouber et
réparer les navires, des magasins d’approvisionnement en matériel et
ravitaillement, et une véritable station navale de soutien. Joseph-François
Dupleix, gouverneur général à Pondichéry, qui n’entretient pas les
meilleures relations avec Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais,
entreprend après 1748 et la fin de la guerre de Succession d’Autriche une
politique de conquête dans la péninsule indienne, dans le Carnatic et le
Deccan, en s’engageant dans les conflits entre princes indiens, prêts, pour le
prix d’une aide militaire, à des concessions territoriales et financières.
Jean-François de La Pérouse reprend quelques années plus tard la même
argumentation, en montrant qu’il aurait fallu établir des bases maritimes
militaires, au moins sur la côte de Malabar. En ce qui concerne l’île de
France, il la concevait moins comme une base arrière que comme un port de
départ pour une escadre, et surtout comme une base de frégates harcelant le
commerce anglais des Indes. C’est cette tactique corsaire que l’armateur
Robert Surcouf met en œuvre entre 1795 et 1800 avec ses navires
successifs, l’Émilie, la Clarisse et la Confiance qui lancent leurs croisières
depuis Port-Louis vers les brasses du Bengale.
Aussi la sécurité relative des flottes et des comptoirs se traduit-elle par
leurs militarisations respectives à la charge de la compagnie, les navires se
transformant en bâtiments marchands armés. En outre Lorient et les
comptoirs de l’Inde sont pris pour cible lors des guerres de Succession
d’Autriche et de Sept Ans 10, conflits triplement catastrophiques pour la
compagnie, en raison des destructions occasionnées à Lorient et dans les
comptoirs, de la perte des bâtiments interceptés par les Anglais et de la
paralysie du trafic. Ces deux guerres lui ont coûté plus de 150 millions de
livres pour un chiffre d’affaires annuel de 20 à 25 millions, ce qui engendre
un endettement lourd, dont elle ne se relève pas après la guerre de Sept Ans.
Cette compagnie, avant tout commerçante du fait des choix de l’État, va
devoir aussi assurer la défense de ses propres comptoirs. L’instabilité
politique dans les territoires où elle est implantée impose qu’elle investisse
dans la défense de leur dispositif et qu’elle possède des troupes coûteuses.
La compagnie doit également construire des fortifications dans ses
principaux comptoirs. Cette dimension militaire se manifeste ainsi dans
l’aspect physique du comptoir comme dans sa composition
socioprofessionnelle.

Le port-comptoir

Le modèle d’implantation est un triptyque, port-factorerie-fort, autour


duquel se développe éventuellement une ville. L’empreinte des équipements
portuaires à la mer est faible sur le littoral. La dimension fortifiée ne
s’affirme réellement qu’au XVIIIe siècle. C’est donc la loge-comptoir, lieu de
vie de la communauté des employés et zone de stockage des marchandises,
qui est essentielle et reste le cœur du port-comptoir, même si, à Pondichéry,
le fort Louis, la porte royale et l’Hôtel de la compagnie face à la mer en
imposent à ceux qui viennent mouiller dans la rade. Ce n’était pas du tout le
cas à Surate. En revanche, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les loges
de Rajapour et de Tilcery, pourtant éphémères, vont être construites sur le
modèle qui va ensuite s’imposer : magasins-galerie-maison, le tout protégé
par un enclos, un fossé, voire des petites murailles. Mahé, qui prend plus
tard la suite des comptoirs éphémères de Malabar, n’est pas fortifié.
À Chandernagor, l’investissement, en 1691, est de 30 000 livres pour un
grand magasin, clos d’une muraille en terre plutôt destinée à écarter les
pillards. Le fort d’Orléans, de 400 toises de côté, va bientôt abriter
l’ensemble du comptoir. À Cassimbazar, c’est un corps de logis à double
étage avec une grande galerie sur le devant qui sert pour emballer les
marchandises derrière une enceinte. À Pondichéry 11, l’établissement de la
loge par le gouverneur François Martin en 1673 va de pair avec le souci de
sa défense, puisque dès 1675 quelques murailles dessinent un enclos.
Entre 1724 et 1747 une nouvelle enceinte, entreprise par le gouverneur
Pierre-Benoît Dumas, est construite en une décennie et abrite toutes les
installations et magasins de la compagnie, ainsi que le palais du gouverneur
bâti entre 1738 et 1752. À proximité, l’établissement de Karikal dispose
également de redoutes et d’un fort 12.
Ces ports-comptoirs de Chandernagor et Pondichéry se transforment en
villes. À Chandernagor, en 1740, le village est devenu, sous la protection du
fort d’Orléans, une ville de 25 000 à 40 000 habitants avec, selon les
sources, de 120 à 170, voire 500 Européens. Le gouverneur Joseph-François
Dupleix en a fait la capitale du nord du réseau français. À Pondichéry 13, la
population passe de 50 000 ou 60 000 habitants en 1710 à 120 000 habitants
en 1741 dans une ville en damier double, la « blanche » étant occupée en
majorité par les Européens et la « noire » peuplée par les Indiens. Capitale
du réseau des comptoirs depuis 1702, la compagnie y mène à partir de 1730
une vraie politique « urbaine », imposant la construction en briques et
tuiles, créant de nouvelles artères et mettant en relief les bâtiments publics,
comme autant de symboles de sa réussite, que ce soit son propre hôtel, le
palais du gouverneur, l’hôtel de la Monnaie ou l’hôpital. Les Européens
sont de l’ordre de 200 à la fin du XVIIe siècle et environ 700 dans les années
1740, sans compter les troupes.
Mais Pondichéry rayonne sur un territoire hors les murs de 14 enclaves,
qui couvrent 29 000 hectares, où la compagnie exerce de véritables droits
seigneuriaux, et de simples entrepôts d’achats de cotonnades au nord,
comme Mazulipatam et Yanaon, et au sud, à l’embouchure de la rivière
Caveri, sur le gros bourg de 5 000 habitants de Karikal.

La communauté des comptoirs dans l’océan Indien

La communauté initiale des comptoirs au XVIIe siècle représente un


monde clos, vivant dans un grand isolement. En fait, la compagnie dispose
d’un personnel peu nombreux, guère plus de 300 employés dont seulement
100 en Inde – 50 à 60 à Pondichéry – et 50 aux Mascareignes, de 6 à 11 à
Canton. Mais ce personnel s’appuie sur un nombre très important
d’auxiliaires locaux. En outre, 85 % des effectifs de la Compagnie dans
l’océan Indien sont constitués des soldats. Les effectifs en garnison aux
Indes sont variables. Ce sont en général entre 600 et 900 hommes qui se
trouvent dans les comptoirs, avec toujours une hiérarchie immuable :
Pondichéry, Chandernagor, Mahé. La compagnie emploie aussi des troupes
locales, les cipayes, au nombre de 2 000 à 3 000.
Quant aux Mascareignes, elles constituent une société différente du fait
du choix d’un développement colonial autour d’une économie de plantation
à l’antillaise. La croissance démographique des deux îles de 1735 à 1788,
l’île Bourbon passant de 8 509 à 45 800 habitants et l’île de France de 1 501
à 42 828 habitants, s’appuie sur une élite d’origine européenne d’employés
de la compagnie, de planteurs, notamment de café, de colons qui se sont
engagés, et surtout sur des esclaves que les armements en traite de la
compagnie et des armateurs privés ont débarqués et qui forment 80 % de la
population.
Ce réseau de ports-comptoirs est très fragile et devient, en période de
conflit, une cible tant en Europe qu’en Asie. Pondichéry est détruite par les
Anglais en 1761. Entre 1760 et 1762, aucun navire de la compagnie
n’atteint les comptoirs de l’Inde ou celui de Canton. Les retours se sont
effondrés et s’interrompent en 1761. La compagnie perd par capture 22
bâtiments. Elle ne s’en relève pas, malgré la reprise des échanges en 1763.
En fait, un empire de comptoirs n’est pas durable. Joseph-François
Dupleix a compris que le succès de la compagnie passe par une maîtrise du
territoire, seule susceptible de fournir les ressources nécessaires pour
financer un commerce asiatique à la balance si déséquilibrée. Or les
directeurs de la compagnie, tenant toujours en suspicion leurs agents qui
prennent des initiatives avec la marge de manœuvre que confère
l’éloignement, ne le suivent pas. Dès 1740, ils désapprouvent les premières
mesures de Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais pour mettre l’île de
France en état de jouer son rôle de base, préférant envisager une
négociation pour obtenir des Anglais une neutralisation de l’océan Indien.
En 1754, notamment, devant les risques que comporte la politique
belliciste de Joseph-François Dupleix, en difficulté dans le Carnatic, et
même si le général Louis de Bussy fait des prodiges dans le Deccan, la
compagnie envoie l’un de ses dirigeants, Charles Robert Godeheu, pour y
mettre un terme. Arrivé à Pondichéry le 1er août 1754 et reparti le 16 février
1755, il a eu le temps de mettre fin aux fonctions de Joseph-François
Dupleix et de liquider le contentieux avec les Anglais. Ce traité n’est qu’un
marché de dupes qui laisse la voie libre à la politique d’expansion anglaise.
Depuis la fin de la guerre de Sept Ans, la puissance britannique est donc en
position de force pour s’engager dans la voie de la colonisation de l’Inde.
1. Gérard Le Bouëdec, « Les Compagnies des Indes », Questions internationales, La
Documentation française, no 37, mai-juin 2009.
2. Ce texte apparaît sous le titre « Les Compagnies des Indes et les ports-comptoirs (XVIIe-
e
XVIII siècles) », in Jean-François Klein, Bruno Marnot (dir.), Les Européens dans les ports en
situation coloniale : XVIe-XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
e
3. Philippe Haudrère, La Compagnie française des Indes au XVIII siècle (1719-1795), Paris,
Librairie de l’Inde, 1989.
4. Marie Ménard-Jacob, « Les jours et les hommes de la première compagnie royale des Indes
orientales (1664-1704) », thèse de doctorat sous la direction de Gérard Le Bouëdec, université
de Bretagne Sud, 2012.
5. Il s’agit là de l’action de donner à un bateau tous les moyens en hommes et en matériel
pour lui permettre de prendre la mer et de s’acquitter de sa mission.
6. Pourcentages établis à partir des chiffres de Louis Dermigny, Cargaisons indiennes – Solier
& Cie (1781-1793), in Affaires et gens d’affaires, École pratique des hautes études, SEVPEN,
1959.
7. Gérard Le Bouëdec, Activités maritimes et sociétés littorales en Europe, 1690-1790, Paris,
Armand Colin, 1997.
8. Évelyne Guihur, « Le voyage dans la formation des missionnaires de la Société des
missions étrangères (1660-1791) », thèse de doctorat sous la direction de Gérard Le Bouëdec,
université de Bretagne Sud, 2011.
9. Étienne Taillemite, « La stratégie navale française dans l’océan Indien au XVIIIe siècle », in
Philippe Haudrère (dir.), Les Flottes des compagnies des Indes, 1600-1857, Paris, Service
historique de la Marine, 1996.
10. Gérard Le Bouëdec, Activités maritimes et sociétés littorales en Europe, op. cit. ; Philippe
Haudrère, « La Compagnie des Indes, le poids de l’État », in Philippe Le Tréguilly, Monique
Morazé (dir.), L’Inde et la France, deux siècles d’histoire commune, XVIIe-XVIIIe siècles.
Histoire, sources, bibliographie, Paris, CNRS Éditions, 1995.
11. Jean Deloche, « Du village indien au comptoir de la Compagnie des Indes : Pondichéry
(1673-1824) », in Gérard Le Bouëdec, Brigitte Nicolas (dir.), Le Goût de l’Inde, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2008.
12. Philippe Haudrère, « La Compagnie des Indes, le poids de l’État », op. cit.
13. Kévin Le Doudic, « L’Inde vécue. De l’objet à la société. Les Français à Pondichéry
(1700-1778) », thèse de doctorat sous la direction de Gérard Le Bouëdec, université de
Bretagne Sud, 2016.
Possessions et érotisation
violentes des femmes esclaves
Arlette Gautier

L’évocation de relations sexuelles entre hommes européens et femmes


esclaves fait surgir des images aussi fortes que contradictoires 1. Celles de
femmes fouettées et violées, qui paradoxalement peuvent faire jouir des
voyeurs, mais aussi celles de « nuits chaudes 2 » d’où a disparu le fouet car
les femmes esclaves désiraient, selon les colons, être pénétrées sans fin,
parfois sous l’effet d’une constitution voluptueuse, parfois par intérêt.
Enfin, plus rarement, on imagine de paisibles concubinages.
Toutes ces représentations sont nées pendant la période esclavagiste
moderne, à partir de la fin du XVe siècle, et sont reprises à des titres divers
par les historiens, l’explication par la sensualité des Africaines-
Américaines, encore utilisée par l’historien brésilien Gilberto Freyre en
1933 3, n’ayant disparu que dans les années 1970. Aujourd’hui, l’étude de la
sexualité – qui constitue un continuum allant du désir au viol – est
redevenue un objet central des recherches sur l’esclavage 4. Le premier livre
de synthèse sur cette question conclut d’ailleurs que l’obligation d’accepter
des relations sexuelles peut être vue comme une caractéristique première de
l’esclavage 5, comme l’avait déjà fait en 1968 le grand historien de
l’esclavage antique Moses Finley 6.
Qu’en est-il dans le contexte spécifique de l’Amérique, où l’esclavage
a, dans un premier temps, un double objectif : la production dans les mines
et les plantations et l’évangélisation, laquelle est contradictoire, en théorie,
avec l’appropriation sexuelle ? Comment écrire cette histoire du côté des
esclaves, alors que tous les textes ont été écrits jusqu’au XIXe siècle par des
hommes blancs, que les esclaves ne savaient pas écrire et que, de plus, la
honte du viol retombait sur elles et non sur leurs agresseurs ? Les sources
seront de première main pour les colonies françaises, des monographies et
des synthèses pour les autres colonies, ce qui permet d’explorer ces enjeux
jusqu’au début du XIXe siècle (1830).

« Un désordre épouvantable et presque sans


remèdes 7 »

Les écrits de l’époque considèrent tous que les relations sexuelles entre
les femmes esclaves et les hommes blancs sont très nombreuses dans les
colonies esclavagistes 8. Les raisons évoquées n’en évoluent pas moins,
selon cinq grandes explications : la lubricité de certains hommes, la
stratégie des femmes esclaves, la nature voluptueuse des originaires
d’Afrique, la constitution de paisibles relations domestiques et enfin la
violence sexuelle inhérente à l’esclavage.
Au XVIIe siècle, les esclaves sont encore peu nombreux, sauf au Brésil,
et ils sont définis par un statut et non par une « race ». Leur captivité est
justifiée par les nécessités en main-d’œuvre mais aussi de l’évangélisation,
ou encore par les conséquences d’une guerre sainte menée, en Afrique,
contre des mécréants. Les relations sexuelles hors mariage entre Blancs et
esclaves sont alors dénoncées et même punies, les missionnaires dénonçant
simultanément la lubricité de certains hommes blancs et les viols subis par
les femmes esclaves.
Les officiels prennent toutefois des ordonnances pour « empêcher
l’immoralité ». D’une part, les auteurs de violences sont punis par des
coups de liane et peuvent même être marqués à la joue en cas de récidive.
De plus, « leurs » enfants mulâtres sont libérés, ce qui induit une perte
financière. D’autre part, dans les colonies françaises, espagnoles et
portugaises, le mariage permet d’effacer la faute, car ce qui est condamné –
et donc condamnable – n’est ni le viol ni la sexualité interraciale, mais la
relation sexuelle hors du sacrement du mariage. L’édit français de mars
1685 – rebaptisé le Code noir quelques décennies plus tard – encourage
d’ailleurs les maîtres à affranchir et épouser leurs esclaves enceintes pour
éviter les amendes. De fait, les mariages mixtes sont encore assez fréquents
au milieu du XVIIe siècle, sans éveiller l’attention des autorités coloniales
qui jugent la situation marginale.
Cependant, avec le développement de l’économie de plantation et la
déportation massive d’Africains, dès la fin du XVIIe siècle, l’esclavage se
racialise. Ainsi, les différents codes coloniaux, tant français qu’anglais ou
espagnol, instituent que les enfants des femmes esclaves appartiennent à
leurs maîtres et non aux pères, et font de la sexualité un moyen de
reproduction de l’esclavage en le rendant héréditaire, et du genre un
élément essentiel du discours de la « race », puisqu’une femme blanche
donne naissance à un enfant libre de naissance et une femme esclave à un
esclave 9. Le Conseil souverain de Martinique interdit, en 1670, de nommer
les pères dans les registres de naissance, ce qui empêche ensuite les
recherches en paternité 10. De plus, le mariage, s’il invalide le péché et
permet d’accroître la population libre, n’est nullement une réponse au
caractère forcé des relations sexuelles.
Cette politique se maintiendra pourtant dans les colonies espagnoles,
dont seule Cuba deviendra une économie de plantation à la fin du
e
XVIII siècle. En revanche, elle devient très rare dans les colonies françaises,

où il faut désormais une autorisation administrative pour se marier avec une


esclave, laquelle n’empêche pas d’ailleurs une forte stigmatisation. Seuls de
rares hommes blancs créoles (nés dans les îles) de condition modeste se
marieront encore avec des femmes esclaves.
Dans l’empire colonial français, les lettres patentes prises par le roi de
France pour les îles des Mascareignes, en 1723, et pour la Louisiane
française, en 1724, interdiront, purement et simplement, les mariages
mixtes. On trouve, dès 1680, une autre représentation des relations
sexuelles entre hommes blancs et femmes esclaves dans un texte du Conseil
de la Guadeloupe : « la malice des négresses esclaves est parvenue
jusqu’au point que la plupart des filles méprisent leurs semblables, refusent
de les épouser et s’abandonnent facilement à des artisans et domestiques de
maison, même à des garçons de famille dans l’espérance de concevoir des
mulâtres libres et non esclaves, que d’autres négresses mariées s’adonnent
à des gens libres dans l’envie de faire des enfants libres 11 ».
Ainsi, ces relations sexuelles deviendraient une stratégie de libération,
au moins des enfants. Les termes changent également : on ne parle plus de
« débauche », de « libertinage » ou de « concubinage », mais de prostitution
(soit « l’abandon à la lascivité » selon le Dictionnaire de l’Académie
française de 1694), ce qui fait de la femme esclave la principale
responsable de ces comportements et dédouane le Blanc qui n’impose plus
de relations sexuelles, mais les achète 12. L’argument est repris et généralisé
dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : ce ne serait pas le maître qui
abuserait de son esclave, mais celle-ci qui l’entraînerait au libertinage.
Une image distincte qui se déploie, à la fin du XVIIIe siècle, dans une
littérature à la fois locale et de voyageurs philosophes, tant aux Antilles
françaises qu’anglaises ou espagnoles (et aussi dans les colonies
d’Amérique du Nord), vise à rendre plus présentables les colonies. Les
relations entre Blancs et « femmes de couleur » y sont décrites comme des
concubinages, ce qui permet d’indiquer que l’esclavage peut civiliser les
esclaves 13.
Dans le même temps, les abolitionnistes font de l’appropriation sexuelle
des femmes esclaves un de leurs arguments principaux pour dénoncer
l’esclavage qui rend immoraux le Blanc comme l’esclave, en permettant un
accès sexuel illimité aux femmes. Une appropriation qui commence dès le
bateau négrier, où les femmes et les hommes déportés sont séparés et où
marins et officiers choisissent leurs maîtresses pour la traversée : un
processus faisant partie intégrante de la fabrique d’esclaves soumis et de la
rétribution « en nature » des Blancs 14.

L’effacement de la voix des femmes esclaves

Les témoignages d’esclaves sont très rares, car très peu savent écrire.
Dans l’Amérique ibérique, où l’Église catholique exerce une emprise plus
forte, ses archives contiennent de nombreux témoignages, notamment au
e
XVII siècle, qu’il faut mettre en perspective face aux risques encourus. Pour

les autres colonies, les témoignages datent généralement du XIXe siècle. Ils
prennent donc trois formes : les récits, souvent publiés avec l’aide
d’abolitionnistes, les entretiens réalisés dans le cadre de la Works Progress
Administration dans les années 1930 aux États-Unis, parfois retranscrits par
des Blancs assez méprisants, et les paroles transcrites durant les procès. S’y
ajoutent les rares souvenirs de leurs descendants.
Mary Prince fut la première et la seule esclave antillaise à publier le
récit de sa vie en 1831, à l’extrême fin de la période étudiée ici. Elle y
évoque comment elle et une autre esclave, enceinte, étaient fouettées, nues,
dénonçant ainsi le voyeurisme sadique de leur maître. Harriet Jacobs
raconte dans Les Incidents dans la vie d’une fille esclave comment un
maître essaie de forcer une esclave adolescente à avoir des relations
sexuelles. La perte de la liberté sexuelle est montrée dans ce roman
autobiographique comme la négation même de l’individualité 15. En
revanche, les 1 500 témoignages de femmes esclaves américaines – sur les
2 300 obtenus par la Works Progress Administration en 1936 – sont assez
allusifs.
À la différence des archives de l’Inquisition ibérique, les archives
judiciaires américaines n’évoquent pas les violences sexuelles envers les
esclaves et les Amérindiennes, car les juges ne les reconnaissent qu’envers
les Blanches ayant un certain statut social. Cependant, le procès de Célia en
1855 aux États-Unis est l’occasion de dévoiler le calvaire vécu par une fille
de 14 ans, violée entre 1851 et 1855 par son maître, qui lui fait deux
enfants. Amoureuse d’un autre homme qui veut qu’elle lui soit fidèle, elle
exige que cessent les agissements du maître à son égard ; ce dernier
n’obtempère pas. Elle le tue et sera condamnée à mort. Il n’y a procès que
parce qu’elle l’a assassiné. De même, l’analyse des archives judiciaires des
colonies esclavagistes françaises ne révèle aucune trace de viol. Un seul cas
de violence sexuelle contre une esclave est évoqué, dans les archives du
Conseil souverain de la Guadeloupe en 1844, réalisé par une maîtresse,
femme de couleur libre, statut qui explique sans doute que la plainte ait été
prise en compte : « Là, derrière son lit, elle a commandé qu’on perçât un
trou pour me mettre aux fers et a appelé “Sans nom” pour me tenir les
jambes écartées et fourrer ses mains dans mes parties génitales 16. »
Ces témoignages confirment à la fois la lubricité d’un grand nombre
d’hommes, et surtout son acceptation par le système esclavagiste. Ce
contexte de forte contrainte correspond à la définition actuelle des violences
sexuelles, qui sont considérées comme aggravées lorsque l’auteur est en
position d’autorité, ce qui est bien le cas du maître ou du gérant qui abuse
de l’esclave ou qui dit à ses employés de « se servir parmi elles ». Dans ce
contexte de grande coercition, il n’est même pas nécessaire qu’il y ait
violence physique si la menace est présente, or elle l’était, comme le
soulignent les instruments de torture présents dans chaque habitation 17,
mais aussi les souvenirs des esclaves. On peut, bien sûr, voir un
anachronisme dans cette définition du viol appliquée ici aux femmes
esclaves, puisqu’il n’est condamné, à l’époque, que pour les femmes de
l’élite blanche : les hommes le pratiquant alors ayant les moyens de
redéfinir la coercition en « consentement », ce qui interdit précisément
qu’ils soient, dès lors, définis comme des violeurs. Toutefois, ne pas utiliser
ce terme revient à accepter l’idée que le pouvoir de définir les catégories
soit le monopole des hommes de l’élite blanche.

Des contextes variés

Si les discours tenus sur la sexualité dans les diverses colonies


esclavagistes sont souvent assez proches, les contextes, eux, sont bien
différents. Le contexte démographique mais aussi d’emploi implique des
possibilités et des modes de relations sexuelles bien distincts 18. Ainsi, si
l’on prend pour exemple la fin du XVIIIe siècle, on compte beaucoup plus
d’esclaves par Blanc à Saint-Domingue – les esclaves représentant 88 % de
la population et les Blancs seulement 5 % –, comme dans les autres Antilles
françaises ou à la Jamaïque d’ailleurs, qu’au Brésil où l’on compte deux
esclaves pour un Blanc, et que dans le sud des États-Unis où il y a deux
Blancs pour un esclave.
Pour une esclave, devenir concubine est davantage possible d’un point
de vue purement démographique sur le continent qu’aux Antilles, où il y
dix-sept esclaves pour un Blanc. Par ailleurs, l’affranchissement a été plus
fréquent au Brésil et aux Antilles, où l’on comptabilise à peu près autant de
libres de couleur que de Blancs (au Brésil, il y a 25 % de Blancs et 25 % de
libres de couleur), à l’opposé du sud des États-Unis, où leur nombre est
insignifiant (les libres de couleur ne représentant que 2 % de la population).
L’affranchissement, même féminin, peut être lié à des relations avec des
libres, blancs ou non, mais il est aussi très souvent le fruit de leur travail. Il
faut d’ailleurs rappeler que les hommes esclaves peuvent aussi se marier
avec des femmes libres, comme cela s’est produit dans le Mexique
colonial 19.
Les possibilités de relations diffèrent en effet selon le type d’emploi et
la proximité qu’elles incluent ou pas avec les Blancs. Dans les grandes
plantations, ce peut être le viol de la jeune esclave par le maître, le gérant,
un domestique blanc, un voyageur de passage. Ainsi, toujours à la fin du
e
XVIII siècle, 60 % des femmes esclaves du sud des États-Unis risquaient,

entre 15 et 30 ans, d’être « approchées » par un homme blanc 20. Quelques-


unes en garderont un enfant mulâtre, mais toutes les relations ne sont pas
fécondes. De plus, les esclaves connaissaient des procédés abortifs, certes
pas toujours efficaces.
Les plus jolies esclaves, d’après les opinions des maîtres, qui ont
souvent la peau plus claire – et qui, de ce fait, sont vendues à très haut prix
par les marchands d’esclaves de Louisiane –, deviendront domestiques à la
grand’case, ce qui les rendra davantage soumises aux attentions des Blancs.
Certaines formeront avec eux de véritables familles, dans l’ombre de la
famille officielle, accompagnant même les colons-esclavagistes en France 21.
La probabilité de devenir ménagères en titre et d’être affranchies s’accroît si
elles ont un enfant mulâtre à Saint-Domingue et à la Jamaïque, où les
jeunes hommes avides de faire fortune et de plaisirs sont plus nombreux et
la proportion de femmes blanches plus faible, plutôt que dans les îles du
Vent françaises ou les colonies de peuplement américaines, où les épouses
blanches luttent individuellement et collectivement contre leurs rivales de
couleur, comme elles le firent à La Nouvelle-Orléans de 1731 à 1790 22.
En revanche, le sud des États-Unis refuse la reconnaissance légale de
ces familles. Un homme qui légitime publiquement sa maîtresse et ses
enfants doit faire face à la disgrâce sociale. S’il meurt en demandant par
testament qu’elle soit émancipée ou hérite de ses biens, il y a de fortes
chances pour que sa famille conteste et obtienne l’annulation de celui-ci.
Ainsi, Thomas Jefferson, président des États-Unis de 1801 à 1809, n’offre
que la liberté et une éducation de base à ses sept enfants nés de Sally
Hemings, qu’il n’affranchit d’ailleurs pas 23. De plus, dans le milieu des
planteurs, lorsque ceux-ci possèdent plusieurs plantations, il n’était pas rare
de les voir cumuler, dans chacune, des familles de l’ombre. Dans la plupart
des cas, les femmes esclaves devenues « maîtresses de Blancs » ne sont
considérées que comme des objets sexuels, certes très désirables, mais
revendables au moment du départ ou quand elles ne plaisaient plus, comme
le montrent certaines annonces de journaux antillais ou encore les fréquents
achats de fancy maids par des planteurs dans le sud des États-Unis. Enfin,
certaines travailleront dans des bordels, quand d’autres seront simplement
renvoyées vers les champs, l’âge venant.
Dans les villes, les esclaves ont plus de possibilités de négociations et
sont plus fréquemment affranchis, car ils ne travaillent pas à plein temps
pour leurs maîtres et se louent contre un salaire. Ils ont aussi plus de
possibilités de rencontres. Cela dit, les femmes sont parfois contraintes à la
prostitution pour payer leur dû à leurs propriétaires. Toutefois, ces esclaves
urbains sont peu nombreux, sauf à la fin de l’esclavage et au Brésil, pays
qui compte l’histoire la plus longue de l’esclavage et le plus grand nombre
d’esclaves, mais aussi de « gens de couleur libres 24 ».
La comparaison des textes de l’époque, des témoignages et des données
contextuelles permet donc de conclure en revenant sur les cinq explications
de la fréquence et de la nature des relations sexuelles entre femmes esclaves
et Européens définies dans l’introduction de cette contribution. Selon la
première, il s’agirait de viols essentiellement dus à la lubricité de
« quelques » hommes ainsi qu’au trop faible nombre de femmes blanches
disponibles. Cette dernière assertion ne semble guère convaincante, alors
que tous les observateurs de l’époque n’ont eu de cesse d’indiquer la
fréquence constante de ces relations, y compris lorsqu’il y eut autant de
femmes blanches que d’hommes.
La deuxième prétend que les femmes esclaves recherchent ces relations
pour leurs propres intérêts. Il faut cependant différencier les
« gratifications » : une meilleure nourriture, quelques pièces ou cadeaux,
des avantages plus substantiels ; l’affranchissement des enfants nés de cette
union qui peuvent mieux prendre en charge leur mère, celui des femmes
elles-mêmes, lequel a été plus fréquent au Brésil qu’aux Antilles et
quasiment inconnu aux États-Unis. Cette stratégie est donc loin d’être
ouverte à toutes les esclaves, mais elle a permis quelques « belles
réussites ».
La troisième explication met en avant la lascivité des femmes esclaves,
discours repris par d’honorables écrivains et magistrats qui s’imaginent
désirés par de ravissantes et jeunes mulâtresses. Les nombreux refus, au
péril de leur vie, actés par ces femmes autant que leurs aveux de simulacres,
viennent pourtant contredire ce point de vue fondé sur des préjugés raciaux
et patriarcaux servant surtout à justifier les violences sexuelles commises.
La quatrième éclaire « d’honnêtes concubinages », ce qui est parfois le
cas. Pourtant, de nombreux contre-exemples indiquent qu’il ne faut pas trop
s’y fier. Avoir un ou même plusieurs enfants avec un homme blanc ne
signifie pas toujours être dans une relation établie, et vivre en concubinage
avec lui ne veut pas dire que celui-ci se prive d’avoir des relations sexuelles
avec d’autres esclaves. De plus, ces « concubinages » étaient le plus
souvent, comme nous l’avons montré, synonymes de familles « de
l’ombre », n’impliquant pas une vie commune du fait de la forte
racialisation de la conjugalité dans les colonies esclavagistes.
Enfin, la cinquième explication axe le propos sur la violence sexuelle
comme rouage essentiel de l’esclavage. L’existence d’instruments de torture
et de cachots dans toutes les plantations, les textes légaux tout comme la
pratique qui empêchent les esclaves de porter plainte, les délires érotiques
enflammés des élites masculines blanches – comprenant autant les discours
des magistrats que ceux des philosophes – concourent tous, en effet, à une
forte érotisation hétérocentrée des « marchandises » féminines, et à
l’impossibilité de penser la réalité et la légitimité de leur refus sexuel.
L’appropriation sexuelle des femmes esclaves est donc à la fois justifiée
par des discours savants, légitimée par des dispositifs légaux – comme les
Codes noirs – et permise du fait des us et coutumes pratiqués par les
marchands, les marins et les planteurs, que ce soit au Brésil, dans les
Caraïbes ou dans le sud des États-Unis. Elle structure, dès lors, l’ensemble
des expériences des femmes esclaves, et ce même si certaines d’entre elles
pouvaient, évidemment, subvertir ce cadre.

1. Ce texte est issu de l’ouvrage collectif de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles
Boëtsch, Christelle Taraud, Dominic Thomas (dir.), Sexe, race & colonies. La domination des
corps, du XVe siècle à nos jours, Paris, La Découverte, 2018.
2. Hugues Rebell, Les Nuits chaudes du Cap français, Paris, La Plume, 1902.
3. Gilberto Freyre, Maîtres et esclaves. La formation de la société brésilienne, Paris,
Gallimard, 1974 [1933].
4. Arlette Gautier, Les Sœurs de Solitude. Femmes et esclavage aux Antilles du XVIIe au
e
XIX siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010 [1985] ; Sonia Maria Giacomini,
Femmes et esclaves. L’expérience brésilienne (1850-1888), Donnemarie-Dontilly, iXe, 2016
[1988].
5. Gwyn Campbell, Elizabeth Elbourne (dir.), Sex, Power and Slavery, Athens, Ohio
University Press, 2014 ; Merril D. Smith (dir.), Sex and Sexuality in Early America, New York,
New York University Press, 1998 ; Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard,
1975 ; Ann Laura Stoler, Haunted by Empire : Geographies of Intimacy in North American
History, Durham, Duke University Press, 2006.
6. Moses I. Finley, Slavery in Classical Antiquity, Cambridge, W. Heffer & Sons, 1968.
7. Jean-Baptiste Du Tertre, Histoire générale des Antilles habitées par les François, Paris,
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8. Gilberto Freyre, op. cit. ; Joshua D. Rothman, Notorious in the Neighborhood : Sex and
Families across the Color Line in Virginia, 1787-1861, Chapel Hill, The University of North
Carolina Press, 2003.
9. Jennifer Morgan, Laboring Women : Reproduction and Gender in New World Slavery,
Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2004.
10. Vincent Cousseau, « La famille invisible. Illégitimité des naissances et construction des
liens familiaux en Martinique (XVIIe siècle-début du XIXe siècle) », Annales de démographie
historique, volume 122, no 2, 2011.
11. Médéric Louis Élie Moreau de Saint-Méry, Loix et constitutions des colonies françoises
de l’Amérique sous le Vent (6 volumes), Paris, Mequignon jeune, 1784-1790 [Hachette Livre
BNF, 2006].
12. Doris Lorraine Garraway, The Libertine Colony : Creolization in the Early French
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13. Henrice Altink, « Deviant and dangerous : Proslavery representations of Jamaican slave
women’s sexuality, c. 1780-1834 », in Gwyn Campbell, Suzanne Miers, Joseph Miller (dir.),
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14. Marcus Rediker, The Slave Ship : A Human History, Londres, John Murray, 2008 ;
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15. Mary Prince, La Véritable Histoire de Mary Prince, esclave antillaise, Paris, Albin
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Maria Child, 1861 ; Aliyyah I. Abdur-Rahman, « “This Horrible Exhibition” : Sexuality in
Slave Narratives », in John Ernest (dir.), The Oxford Handbook of the African American Slave
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16. Frédéric Régent, Gilda Confier, Bruno Maillard, Libres et sans fers. Paroles d’esclaves
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17. Caroline Oudin-Bastide, Travail, capitalisme et société esclavagiste. Guadeloupe,
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18. Myriam Cottias, Hebe Mattos (dir.), Esclavage et subjectivités dans l’Atlantique luso-
brésilien et français (XVIIe-XXe siècles), Marseille, OpenEdition Press, 2016 ; Nathalie Dessens,
Myths of the Plantation Society : Slavery in the American South and the West Indies,
Gainesville, University Press of Florida, 2003.
19. Edgar F. Love, « Marriage patterns of persons of African descent in a colonial Mexico
City parish », The Hispanic American Historical Review, volume 51, no 1, 1971.
20. Sidney W. Mintz (dir.), Esclave = facteur de production. L’économie politique de
l’esclavage, Paris, Dunod, 1981.
21. Jennifer Palmer, Intimate Bonds : Family and Slavery in the French Atlantic, Philadelphie,
University Press of Pennsylvania, 2016.
22. Thomas N. Ingersoll, Mammon and Manon in Early New Orleans : The First Slave
Society in the Deep South, 1718-1819, Knoxville, The University of Tennessee Press, 1999.
23. Joshua D. Rothman, op. cit.
24. Anne Pérotin-Dumon, La Ville aux Îles, la ville dans l’île : Basse-Terre et Pointe-à-Pitre,
Paris, Karthala, 2000.
La question de l’esclavage
en France au temps du premier
empire colonial français
Érick Noël

Parler d’esclavage en France sous l’Ancien Régime pourrait paraître


une gageure, tant l’idée prévaut que le royaume a précocement rejeté de son
sol une institution tout au plus admise pour ses nouvelles colonies, celles du
premier empire colonial de la France. L’esclavage hérité de l’Antiquité,
malmené à partir du IVe siècle par le christianisme, a effectivement reculé
pour ne plus se survivre après le VIIIe siècle dans la plupart des pays
d’Europe de l’Ouest que sous la forme adoucie du servage 1.
Sa résurgence à l’heure des grandes découvertes, favorisée par
l’introduction dans le Nouveau Monde de dix ou douze millions de « nègres
esclaves 2 », ne s’est pas accompagnée d’un redéploiement vers l’Europe
chrétienne. Est-ce à dire que l’esclavage a définitivement cessé d’avoir sa
place dans des métropoles qui en ont indirectement tiré parti, en particulier
à l’heure où les philosophes l’ont au nom de la liberté individuelle
véhémentement combattu eux aussi ? Plusieurs milliers de Noirs d’Afrique
et surtout des îles d’Amérique ont tout de même été ramenés, dans une voie
tracée par les Ibériques, au XVIIIe siècle vers la France et l’Angleterre – ce
qui n’a pas été sans poser le problème de leur condition juridique dans des
États qui avaient officiellement proscrit la condition servile.
Pierre Pluchon a ainsi affirmé que non seulement l’esclavage avait eu sa
place dans la France des Bourbons, mais qu’à l’instar de l’Angleterre où
James Walvin s’est appuyé sur les rapports du juge Mansfield pour dire que
« des esclaves s’étaient vendus sur la place de Londres 3 », Paris était
devenu une plaque tournante de la vente d’esclaves : la ville des Lumières
était même « la capitale de l’esclavage », car « contrairement aux
principes, coloniaux et capitaines de navires vendaient des esclaves à des
métropolitains, et ceux-ci profitaient du travail servile d’individus qu’ils
n’avaient pas le droit d’acquérir 4 ». De tels propos se sont clairement
fondés sur des témoignages comme celui de Guillaume Poncet de La Grave,
le procureur du roi à l’amirauté de France qui en 1762 écrivait : « La
France, surtout la capitale, est devenue un marché public où l’on a vendu
des hommes au plus offrant et dernier enchérisseur ; il n’est pas de
bourgeois ou d’ouvrier qui n’ait eu son nègre esclave 5. »

Esclavage et expansion coloniale

L’esclavage est officiellement interdit en France depuis l’édit du roi


Louis X, le 3 juillet 1315. Dans un esprit qui flattait tout à la fois l’ancienne
liberté gauloise et l’idée que la terre des Francs ne pouvait qu’affranchir, les
parlements ont en effet avalisé ce principe consacré en particulier en 1571
par la cour de Bordeaux : « La France, mère de liberté, ne permet aucuns
esclaves » – termes inscrits au sein même de l’arrêt libérant les quelques
Noirs qu’un armateur normand s’était aventuré à vouloir vendre sur la
place 6.
Il est patent que l’expansion coloniale française a pour le moins
malmené le principe qui proscrivait l’esclavage en France métropolitaine.
S’il est douteux que Louis XIII ait fait valoir la raison religieuse pour
favoriser l’implantation de « nègres esclaves » dans les îles colonisées à la
fin de son règne, il est clair en revanche que le Code noir de 1685 ne s’est à
aucun moment préoccupé du personnel servile amené d’Afrique ou des
Antilles dans le royaume. Or dans les mêmes années Jean-Baptiste Colbert
de Seignelay, ministre de la Marine et promoteur du Code, a lui-même
donné l’exemple à la cour de ces « nègres domestiques » en habit –
entretenant en particulier « deux négresses d’une parfaite beauté », qui
« avaient de l’esprit et parlaient bien français 7 ».
À l’heure où la guerre de course faisait la fortune des trafiquants
malouins engagés dans les mers du Sud, les milieux maritimes ne pouvaient
que se féliciter d’un tel soutien officiel, et dans l’embellie consécutive à la
paix d’Utrecht les intérêts nantais représentés par Gérard Mellier, futur
maire, font valoir qu’« au fond, les nègres n’étaient propres qu’à vivre dans
la servitude » des plantations, où ils devaient en définitive retourner « pour
les travaux et la culture des terres 8 ».
Le parlement de Paris refusait, lui, d’accepter une telle entorse à la
tradition française, mais dès le 24 décembre 1716 celui de Rennes (dont le
ressort englobait précisément Saint-Malo et Nantes) avalisait une décision
que d’autres cours souveraines, de Rouen à Bordeaux, entérinaient
également. D’ores et déjà se dessinait une France « atlantique » prolongeant
en termes de droit celle des îles, quand par contraste Paris et son bassin ne
cessaient de défendre le vieux droit métropolitain.
Cette fracture entre la façade atlantique et le Bassin parisien ne saurait
pourtant avoir opposé une France « esclavagiste » à l’ouest et garante des
libertés à l’intérieur, car plusieurs parlements de l’est (correspondant
comme ceux de Dijon et de Besançon à des provinces où subsistait la
mainmorte…) ont pour finir entériné les dispositions ministérielles : en un
mot l’esclavage a surtout trouvé son terrain d’élection dans les pays
concernés par la traite et secondairement là où survivait le servage, quand
les ressorts les plus importants ont, de Paris au Midi méditerranéen,
continué à défendre le vieil édit de Louis le Hutin.
En outre la France en pleine expansion coloniale n’a pas, face à
l’esclavage, adopté une position fondamentalement différente de sa rivale
outre-Manche : mais la complexité du système politique a ouvert la voie à
des dérives qui ont créé finalement deux États de droit, alors que le
Parlement anglais demeurait surtout soumis aux pressions de groupes qui
pouvaient infléchir la ligne générale dans le sens de leurs intérêts
particuliers – en l’occurrence plus que jamais tournés vers l’exploitation des
îles et le trafic négrier.
Le terrain paraît donc avoir été favorable à un développement inédit, en
plein siècle des Lumières, de l’esclavage en France métropolitaine. Mais il
se pourrait que l’institution ait aussi trouvé le confort moral d’une réflexion
qui a pu considérer alors que l’acte par lequel un esclave se donnait à un
maître n’était pas, au fond, très différent de celui en vertu duquel un peuple
s’en remettait à une autorité souveraine. Par-delà les condamnations
formelles de l’esclavage de Montesquieu ou de Voltaire, pareille vision a en
particulier indigné Rousseau, qui dans son Contrat social de 1762 a jugé
« vicieuse » une telle assimilation, et surtout irrecevable un « pacte de
soumission » qui, s’il était librement consenti, ne pouvait qu’être un « acte
de folie ».
Il reste que la condition servile est à ce moment précisément apparue
comme une réalité sur le sol français quand, à l’issue de la guerre de Sept
Ans, les Anglais ont sans attendre le traité de Paris eux-mêmes contribué à
rapatrier par paquebots des colons accompagnés de leurs esclaves
domestiques. Soucieux de contrôler cette vague imprévue d’entrées comme
de conjurer les désordres qu’occasionnaient ces « nègres et mulâtres »
introduits dans le royaume, le duc de Penthièvre, amiral de France, s’est dès
lors préoccupé par deux ordonnances publiées le 31 mars et le 5 avril 1762
de rappeler à tout propriétaire l’obligation qu’il avait de déclarer en passant
en métropole des individus dont l’achat et la vente ne cessaient par ailleurs
d’être formellement prohibés.
Naturellement le rappel à l’ordre adressé aux colons n’a pas été sans
avoir aussi ses répercussions dans la capitale, où un nombre exceptionnel de
Noirs a été consigné dans les mêmes années. Les 145 déclarations relevées
à Paris sont à cet égard significatives, car elles révèlent la difficulté qu’ont
eue les greffiers à y désigner des individus qu’ils n’ont que dans une
vingtaine de cas clairement appelés « esclaves ». Les expressions les plus
communément employées – « nègre appartenant à », et surtout « nègre
amené par », avec à la clé le nom du propriétaire de la plantation où le Noir
avait été « enlevé » – ont semble-t-il été le subterfuge utilisé pour respecter
des formes voulues par les juges et en même temps protéger les droits dont
pouvait continuer à se prévaloir tout maître en repartant outre-mer… Ces
précautions n’ont pas empêché l’introduction de formules parfois ambiguës,
comme dans cette déclaration laissée par René Magon, directeur de la
Compagnie des Indes et ancien gouverneur des îles de France et Bourbon,
qui, en signalant Narcisse, a tout à la fois précisé qu’il était « son esclave de
nation africaine » et chez lui pour « le servir comme homme libre ». Le
doute a même disparu dans le cas de Jean-Jacques Ignace, chevalier
Courtin, ci-devant commandant de troupes au Bengale débarqué avec Avar,
Pollexandre et Jonquille, « trois esclaves à lui appartenant », chargés de le
servir et d’apprendre un métier avant de retourner dans leur pays. Le cas de
Saint-Martin, déclaré au nom du sieur Estienne de Lande d’Alcour,
conseiller au Conseil supérieur du Cap-Français retiré à Montargis, est enfin
un cas d’exception car ce « nègre esclave » du Congo, âgé de 24 ou 25 ans,
a pu faire l’objet d’une description digne d’un agent de traite sur un marché
des Antilles : haut de « 5 pieds et 3 ou 4 pouces », avec de « belles lèvres »
et de « belles dents », une peau « d’un beau noir » et le corps « bien fait »,
quoiqu’« un peu maigre et tant soit peu courbé », ce « nègre de prix » aurait
été « perdu » si son maître qui l’avait fait venir pour apprendre le métier de
cuisinier lui avait infligé « les dangers » d’un retour précipité en plein
conflit franco-anglais 9…
Dans ce contexte, l’action du gouvernement du duc Étienne-François de
Choiseul semble bien avoir été déterminante pour réguler la présence des
Noirs en France, même si le tout- puissant ministre, personnellement en
charge de la Marine entre 1761 et 1766, n’a pu comme il le voulait pour
faire cesser « ces désordres » et le « mélange des sangs qui en résultait »
renvoyer « tous esclaves, sans distinction, dans les colonies d’où ils étaient
sortis 10 » : non seulement les maîtres inquiets ont après 1763 cessé de
déclarer leurs Noirs qui arrivaient avec eux en France, mais les négociants
se sont concertés, comme à Nantes, pour adresser le 9 février 1764 au
ministère un mémoire en forme de supplique, réclamant « que les
propriétaires de nègres esclaves soient dispensés d’envoyer aux colonies
ceux qui étaient en France depuis plus d’un an et trop âgés » – sans
indication précisément d’âge –, pour pouvoir se révéler « utiles » aux îles 11.
Il n’est peut-être pas fortuit qu’Étienne- François de Choiseul ait par la
suite revu sa ligne politique, pressé par des intérêts dont ceux de sa propre
famille en partie alors installée aux Antilles : en dépit du peu de cas qu’il a
pu faire dans ses Mémoires de ses proches cousins les Choiseul-Beaupré,
devenus planteurs à Saint-Domingue d’où Antoine, deuxième du nom, a
ramené plusieurs Noirs consignés à Nantes comme à Paris dans les registres
de l’amirauté, force est en effet de constater que le ministre s’est retrouvé
par le chassé-croisé des unions de ses cousins deux fois allié au clan Walsh
– autrement dit à l’une des plus puissantes maisons nantaises engagées dans
le trafic négrier. L’arrivée d’un benjamin de la famille, Choiseul-Praslin, au
ministère de la Marine entre 1766 et 1770 n’a fait que confirmer l’abandon
de l’idée d’expulsion des Noirs de France, celui qui avait été victime à Paris
d’un « accident » causé par un coursier noir appartenant à l’armateur
Abraham Gradis – le « nègre Mercure », qui lui était « passé sur le corps »
avec son cheval – ayant même préféré régler cette affaire malencontreuse à
l’amiable avec l’entrepreneur bordelais.
Il n’en demeure pas moins que c’est une affaire comparable qui a
réveillé un peu plus tard le ministère de la Marine, lorsqu’en 1776 le Noir
Hercule a porté préjudice à un autre Choiseul, ainsi que l’a narré le
lieutenant général Delahaye dans un courrier adressé le 7 février au
nouveau ministre Sartine : « Lundy 5 du mois l’on a arrêté en sortant du
palais le nommé Hercule, nègre qui demandait sa liberté contre le marquis
de Choiseul-Gouffier, dont la cause était commencée et qui paraissait
approfondir les objets les plus intéressants pour l’ordre public. »
La monarchie bourbonienne va alors opérer un choix plus radical encore
que celui de l’Angleterre, confrontée depuis 1772 au procès rendu par lord
Mansfield en faveur du Noir Somerset et à des affaires où des maîtres se
retrouvaient comme en France déboutés par leurs « nègres », en décidant de
contrôler la venue des Noirs en métropole et imaginant en expulser le plus
grand nombre.

Traite, négoce et Ancien Régime

L’esclavage rejeté hors de la métropole dans les colonies n’a pas réglé
pour autant le problème d’une traite dont la métropole pouvait en quelque
sorte constituer le maillon ultime. Or l’idée qu’un trafic d’esclaves existait
dans les années 1760 jusque dans la capitale a paru mériter une analyse
approfondie, car le témoignage d’un Guillaume Poncet de La Grave, tout
procureur de l’amirauté de France qu’il ait été, ne s’est pas clairement
vérifié à la lecture de registres qui – de Paris aux grands ports de l’ouest où
les conditions s’avéraient pourtant plus propices – n’ont
qu’exceptionnellement fait allusion à des opérations négociées comme aux
îles. Rares sont d’abord les chiffres : ponctuellement les déclarants ont en
effet signalé des sommes comme ce Pierre Bourdon, habitant de Port-au-
Prince qui a reconnu le 16 mars 1763 à Paris avoir « payé » un montant de
1 000 livres pour Narcisse, appelé à le servir ainsi que ses enfants durant
leur voyage en France 12.
Toutefois il ne s’est agi là semble-t-il que du montant normalement
acquitté aux commis des trésoriers généraux de la marine aux Antilles –
conformément à l’article VIII d’une déclaration royale de 1738 engagée
dans la lutte contre les maîtres récalcitrants.
Il n’empêche que d’autres déclarations de ce type portent la marque
d’opérations moins claires, comme celle révélée le 11 juillet 1765 à Paris
par Louis de Guichen, ancien major des troupes de Saint-Domingue, venu
signaler « qu’en vertu de l’engagement qu’il avait contracté envers le roi de
payer la somme de 3 000 livres » au cas où il retiendrait plus de deux ans
pour le servir « son nègre Jean », il avait fait passer depuis huit mois déjà
en France celui qui, de Rochefort, s’était sans délai retrouvé « pour son
instruction » placé à Béziers, et appelé à recevoir une formation de cuisinier
avant de devoir retourner – à une date indéterminée – outre-Atlantique…
Hors de toute obligation légale, ce type d’arrangement pourrait bien avoir
servi à cacher une cession au profit d’un intéressé établi loin de Paris.
Éric Saugera note qu’à Bordeaux, devenu alors le premier port du
royaume, « les capitaines ne firent jamais un grand commerce de ces
Noirs », et que « la plupart se contentèrent d’une seule opération, se
limitant à un seul individu 13 ». Néanmoins l’enquête poussée vers Paris
invite à voir une autre réalité, car on remarque la répétition de noms
d’entrepreneurs nantais et bordelais venus « fournir » en Noirs des
propriétaires qu’ils ont pu même représenter à l’amirauté. La famille de
Luynes se remarque ainsi précocement, et après avoir déclaré en 1738 à
Nantes le « nègre domestique » Auguste, Arada [d’Arada] de 16 ans appelé
à apprendre un métier, Augustin – premier du nom – s’est retrouvé en 1740
et 1741 désigné comme procureur dans la capitale des dames Delesalle et
Pelletier, au nom desquelles il a tour à tour signalé Jérôme et Héleine,
respectivement âgés de 14 et 12 ans et également placés chez des maîtres
artisans ; puis c’est son gendre le planteur Merger qui s’est chargé de faire
passer en 1754 à Paris le créole Michel, âgé de 16 ans, destiné à devenir
perruquier, tandis qu’Augustin II a récupéré de son beau-frère le nommé
Zéphir, âgé de 14 ans et formé d’abord à Nantes comme tonnelier…
Les risques encourus à donner trop ouvertement dans ce genre de trafic
pourraient en définitive expliquer sa faible visibilité : car à s’être fait livrer
pour 600 livres le « négrillon Zamor, dit Azor », par le pilote Dubois qui l’a
conduit de Juda à Rochefort, le commissaire Thibaut de Longecourt s’est vu
privé de celui qui, en voulant fuir ses mauvais traitements, a amené la
justice à se pencher sur ses affaires personnelles et le ministère lui-même à
trancher dans le sens d’un affranchissement à ses dépens 14.
En somme, le trafic des Noirs en métropole n’a pas à proprement parler
donné lieu à un marché comparable à celui des colonies, et l’abandon le 31
décembre 1776 à Paris pour quelque 1 200 livres devant maître Goullet par
le capitaine Bellanger de « tous ses droits sur une esclave métisse nommée
Marie-Louise », remise au chevalier Croquet de Saint-Aude qui l’a par la
suite gardée à son service, apparaît comme l’exception qui confirme la règle
– aucune autre transaction de ce type n’ayant pu être relevée, pour autant
qu’il ait été possible de le vérifier dans les actes du Minutier central à partir
des renseignements consignés au fil des déclarations enregistrées à
l’amirauté.
Par comparaison, l’Angleterre des années 1770 a connu des « affaires »
autrement plus retentissantes, les conséquences du « cas Somerset » dans un
pays où le juge Mansfield s’est lui-même plaint des opérations dues en
particulier à des colons repassés à Londres s’étant notamment traduites par
des procès dans lesquels ce type de trafic n’a pas manqué d’éclabousser les
milieux négriers : c’est ainsi qu’à l’issue d’une nouvelle procédure le même
Mansfield a rendu un verdict favorable au nommé Amissa, marin africain
confirmé dans sa liberté et gratifié de 500 livres sterling aux dépens du
capitaine de Liverpool qui l’avait vendu comme esclave sur le sol anglais.
Ainsi, l’esclavage a connu quelques beaux jours dans la France de la fin
de l’Ancien Régime. À la fois rejeté par l’Église et dénoncé par la
monarchie, le statut servile s’est d’abord trouvé malmené en particulier
quand la première expansion coloniale a fait craindre sa renaissance dans le
pays. En s’appuyant sur l’édit de 1315, les juges royaux ont même élaboré à
partir de la fin du XVIe siècle le principe de la vertu affranchissante de la
terre des Francs, pilier de la justice française jusqu’au XVIIIe siècle.

Enjeux juridiques et esclavage

Néanmoins l’œuvre des juristes n’a pu résister aux pressions de milieux


d’affaires qui n’ont pas attendu la mort de Louis XIV pour remettre en
cause cette théorie, en accord avec des gouvernants intéressés dès la
seconde moitié du XVIIe siècle par le commerce des îles. Car il est patent que
les dynasties ministérielles en charge tout particulièrement de la Marine –
Colbert, puis Pontchartrain et plus tard Choiseul – ont joué un rôle
déterminant dans une évolution qui a contribué à un retour progressif de
l’institution servile dans le royaume.
Dans ce contexte favorable que les Américains ont appelé la paix de
Trente Ans, correspondant sur mer à trois décennies de calme relatif, les
compléments apportés en 1716 et 1738 à un Code noir qui ne réglait pas la
question des entrées en territoire français ont en effet donné leur feu vert à
des séjours de plus en plus prolongés de « nègres esclaves » retenus comme
serviteurs ou placés comme apprentis. Certes, les parlements de Paris et du
Midi ont refusé d’entériner des dispositions qui reconnaissaient tacitement
le statut servile, mais ceux de l’Ouest atlantique où avait germé l’idée de
former des hommes pour les renvoyer ultérieurement aux colonies ont
avalisé des textes dont l’effet a été de permettre l’entrée de quelque 4 000
individus peut-être avant le milieu du siècle…
Progressivement tentés d’échapper à un statut qui les maintenait dans
l’état d’esclaves, ces hommes n’ont pas manqué bientôt de chercher jusqu’à
Paris où la loi les protégeait les moyens de leur émancipation juridique. Et
c’est précisément en touchant aux intérêts de familles qui avaient contribué
à les faire venir qu’ils ont amené le ministère à réviser après les retours sans
précédent de la guerre de Sept Ans un arsenal législatif où le projet
d’expulser outre-Atlantique « Noirs, mulâtres et autres gens de couleur »
s’est finalement substitué en 1777 au rejet des « nègres esclaves » – pour
les parlementaires parisiens inacceptable.
Ainsi, le développement d’un esclavage en France métropolitaine s’est
trouvé juridiquement résolu par le renvoi du problème aux colonies, et le
commerce de ces hommes lui-même n’a pu y donner lieu à un marché
comme il en existait aux îles, si ce n’est sous une forme clandestine. En fin
de compte le royaume des Bourbons, pour s’être plus tardivement ouvert
que son voisin anglais au commerce outre-mer et sans doute trouvé bien
moins confronté à la réalité d’esclaves noirs sur son sol, n’en a pas moins
été placé brutalement en face du problème quand le traité de Paris l’a privé
de son premier empire.
Vingt ans plus tard, l’Angleterre qui avait à l’égard de ses Noirs
rapatriés d’Amérique la dette de l’appui qu’ils avaient fourni aux forces
loyalistes ne pouvait régler de la même manière les conséquences de la
défaite essuyée face aux treize colonies : en envisageant une recolonisation
des côtes africaines par des mains libres, elle se démarquait de la France à
son tour confrontée pendant la Révolution au problème de l’aide fournie par
des esclaves armés à Saint-Domingue pour défendre la perle des îles… et à
même bientôt d’arracher une liberté confirmée dans un second temps par la
République.

1. Ce texte est une version réduite et mise à jour d’un précédent article : « L’esclavage dans la
France moderne », Dix-huitième siècle, volume 39, no 1, 2007.
2. Serge Daget, La Traite des Noirs. Bastilles négrières et velléités abolitionnistes, Rennes,
Ouest-France, 1990 ; Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières, Paris, Gallimard,
2004.
3. James Walvin, Black and White: The Negro and English Society, 1555-1945, Londres,
Allen Lane, 1973 [1945].
e
4. Pierre Pluchon, Nègres et Juifs au XVIII siècle. Le racisme au siècle des Lumières, Paris,
Tallandier, 1984.
5. Préambule des ordonnances des 31 mars et 5 avril 1762.
6. Marcel Koufinkana, Les Esclaves noirs en France sous l’Ancien Régime (XVIe-XVIIIe siècles),
Paris, L’Harmattan, 2008.
7. Gayot de Pitaval, Causes célèbres et intéressantes, avec les jugemens qui les ont décidées,
Paris, Jean Neaulme, 1747 (1739-1750, en 20 volumes).
8. Archives départementales 44 : C 742, « Réponse au mémoire concernant les Nègres
esclaves ».
9. Archives nationales : Z 1D139.
10. Archives départementales 44 : C 742.
11. Marcel Koufinkana, op. cit.
12. Archives nationales : Z1D139.
13. Éric Saugera, Bordeaux, port négrier, Paris, Karthala, 1995.
14. Archives nationales : Col F1B1 (affaire du 3 novembre 1781).
Le premier empire colonial
et la Révolution française
Christelle Taraud

En France, on pense souvent que « l’aventure coloniale » commence


avec le XIXe siècle – il est vrai marqué par une phase d’expansion de
l’Europe sans précédent dans l’histoire, qui aboutira à un véritable partage
du monde entre puissances européennes 1. Or le phénomène d’expansion
coloniale est justement, pour la France, bien antérieur à la prise de la ville
d’Alger, le 5 juillet 1830, qui marque, officiellement, les débuts du second
empire colonial français 2.
C’est en effet à partir du début du XVIe siècle que la France ainsi que
plusieurs autres nations européennes commencent à s’exporter en dehors de
leurs « frontières naturelles » et prennent pied sur d’autres continents, en
particulier dans le « Nouveau Monde » et sur les côtes de l’Afrique et de
l’Asie.
De ces premières expériences coloniales on retient surtout, pour la
France, la « phase américaine » et l’implantation en Nouvelle-France qui
débute véritablement le 24 juillet 1534 quand Jacques Cartier prend
possession, au nom de François Ier, des terres autour de Gaspé et qu’il y
fonde, dans la foulée, en 1541, Charlesbourg-Royal, qui sera le premier
établissement français dans les Amériques 3. De cette Nouvelle-France
mythique, qui conserve, encore aujourd’hui, des liens si forts avec la
France, quelques grands repères surgissent de notre mémoire collective : en
1598, le roi Henri IV fait du marquis Troilus de La Roche de Mesgouez le
premier lieutenant général des pays de Canada, de Terre-Neuve, de
Labrador et de Norembègue, et lui accorde de surcroît le monopole sur le
très lucratif commerce des fourrures.

La formation du premier empire colonial français

En 1600, Pierre de Chauvin de Tonnetuit arrive à Tadoussac (dans


l’estuaire du Saint-Laurent) et y laisse seize hommes dont cinq seulement
survivront à la rigueur de l’hiver, assurant pourtant pendant trente ans, du
fait de leur présence, la pérennité du seul port maritime français du Saint-
Laurent. Cinq ans plus tard, en 1605, Samuel de Champlain fonde Port-
Royal (l’actuelle Annapolis en Nouvelle-Écosse) et officialise, par là même,
la naissance de l’Acadie. Dans la foulée, il inaugure aussi, en 1608, la ville
de Québec et pense, déjà, à la création d’un autre noyau urbain sur le Saint-
Laurent : idée reprise plus tard et qui donnera naissance, en 1642, sous
l’impulsion de Paul de Chomedey de Maisonneuve, à la ville de Montréal.
En 1663, le statut de la Nouvelle-France change radicalement à l’initiative
de Louis XIV, qui décide de l’élever au rang de « province française ». Dès
ce moment, la Nouvelle-France est directement contrôlée par la monarchie,
qui y installe un « gouvernement royal » (gouverneur, intendant et conseil
souverain).
La construction de la Nouvelle-France, dans les Amériques, ne se fait
cependant pas sans heurts : outre l’éloignement de la métropole et les
rigueurs du pays, les Français doivent affronter les Iroquois – guerre franco-
iroquoise de 1641, expédition française de 1665-1666 et « massacre de
Lachine » en 1689, qui seront suivis de la grande paix de Montréal en
1701 –, qui ne cessent de les harceler, et bien sûr leurs concurrents directs
dans la région, les Britanniques. En 1690, ces derniers, sous les ordres de
l’amiral William Phips, assiègent déjà Québec. L’amiral dépêche alors un
envoyé au gouverneur de la Nouvelle-France et commandant en chef des
troupes françaises, Louis de Buade, comte de Frontenac, pour le sommer de
se rendre. Le comte de Frontenac lui rétorque : « Je nay point de réponse à
faire a vostre général que par la bouche de mes canons et à coups de
fuzil. »
Les Britanniques sont provisoirement battus, mais reviennent à la
charge en 1711 avec une tentative avortée d’invasion du Québec par le
Saint-Laurent. Pourtant, en 1713, la signature du traité d’Utrecht, qui met
fin à la guerre de Succession d’Espagne, officialise le repliement annoncé
de la France, qui doit céder à la Grande-Bretagne l’Acadie, Terre-Neuve et
la baie d’Hudson. Dès 1743, l’Acadie disparaît d’ailleurs en tant qu’entité
française et est rebaptisée, fort symboliquement, Nova Scotia (« Nouvelle-
Écosse »), nom qu’elle porte encore aujourd’hui.
À partir de 1749, un véritable plan de colonisation est organisé en
Nouvelle-Écosse par la Grande-Bretagne qui y fonde la ville d’Halifax
(actuelle capitale de la Nouvelle-Écosse). Ce dernier se poursuit, en 1755,
quand le nouveau pouvoir anglais prend la décision de déporter dans
différentes colonies américaines, en les séparant, les Acadiens. Quand la
guerre de Sept Ans commence, en 1756, entre la France et la Grande-
Bretagne, la situation des Français en Nouvelle-France est devenue
quasiment intenable : les villes de Québec et de Montréal tombent d’ailleurs
respectivement en 1759 et 1760. Le traité de Paris, signé en 1763,
officialise donc fort logiquement la fin annoncée de la France en Amérique
du Nord. Vaincue par la Grande-Bretagne, elle est en effet contrainte
d’abandonner la plus grande partie de ses possessions d’outre-mer. Outre la
Nouvelle-France, elle perd ainsi ses terres de Louisiane (qui s’étendent
alors de la frontière du Canada au golfe du Mexique), de Sénégambie (à
l’exception de Gorée) et des Indes orientales, mais conserve ses « colonies à
sucre » (Saint-Domingue, Guadeloupe et Martinique) 4.
Dès son origine, la colonisation aura donc été un phénomène de
concurrence entre nations européennes et tout particulièrement, à l’échelle
internationale, une affaire d’intense rivalité franco-britannique. Le traité de
Paris porte un coup très dur à la France, qui voit incontestablement son
rayonnement international réduit et son honneur national bafoué. Ce dernier
nourrira d’ailleurs des rêves renouvelés de revanche, visibles non seulement
dans la place que prend la France dans la guerre de décolonisation que les
habitants des treize colonies britanniques font à la Couronne, et qui aboutira
à la Révolution américaine et à la naissance des États-Unis d’Amérique – la
déclaration d’indépendance étant actée par le Congrès le 4 juillet 1776 et
reconnue par la Grande-Bretagne en 1783 –, mais aussi dans la constitution
de son second empire colonial au XIXe siècle.

Des sociétés coloniales plus « mixtes » à l’époque


moderne

Lorsqu’on pense à la colonisation, depuis la France continentale, on


imagine souvent l’Empire à l’image de ce que fut, à partir du début du
e
XIX siècle, l’Algérie française. Seule véritable colonie de peuplement du
second empire colonial français, l’Algérie française apparaît, en effet,
comme paradigmatique d’une société coloniale reposant sur le triptyque
fondateur « contact, différence, inégalité ». Symbolisant une relation
puissamment et durablement asymétrique – légalisée par la promulgation du
Code de l’indigénat en 1881 –, l’Algérie française ne peut cependant être
considérée comme la seule et unique forme de société coloniale que la
France ait connue.
Extrêmement diverses, les sociétés coloniales furent de nature différente
en fonction des espaces et des époques où elles se sont développées. Ainsi,
avant l’invention, puis la diffusion, du racisme scientifique en Europe, au
tournant des XVIIIe et XIXe siècles, les mondes colonisés voient-ils la
naissance de sociétés coloniales qui, bien que reposant presque toutes sur le
présupposé de « sauvagerie » des « indigènes », le préjugé de couleur et/ou
sur l’inégalité de statut socio-économique, n’en produisent pas moins des
expériences communes plus « mixtes » que celles des XIXe et XXe siècles.
En Nouvelle-France, où les Français s’installent très précocement,
comme nous venons de le voir, se créent dans les villes naissantes – et tout
particulièrement à Québec et à Montréal –, mais aussi dans les régions plus
reculées de pêche ou de commerce des fourrures, de petites sociétés
coloniales constituées par des militaires, des marchands et des religieux qui
vivent au contact des populations amérindiennes. Essentiellement
masculines, ces sociétés vont rapidement s’ouvrir aux autochtones –
notamment aux femmes – dans le but de retenir les hommes sur ces terres
jugées hostiles, tout en les y acclimatant et les y enracinant.
Ainsi, jusqu’au règne de Louis XIV – qui décide de faire de la
Nouvelle-France une véritable colonie de peuplement en y organisant, entre
1665 et 1673, l’arrivée de celles qu’on va nommer les « Filles du Roy »
(elles seront environ 700 alors) –, les femmes blanches, en dehors des
religieuses venues en mission d’évangélisation telle l’ursuline Marie de
l’Incarnation, y sont-elles fort rares. Aussi le « noyau dur » des premières
sociétés coloniales de Nouvelle-France est-il composé, en sus des hommes
blancs célibataires, des premiers couples mixtes franco-amérindiens et de
leurs enfants métis. La pratique paraît d’ailleurs si établie que Louis XV la
fera officiellement interdire en 1735, sans grand succès. De même, dans les
Indes françaises, en 1615, François Pyrard de Laval parle-t-il lui aussi déjà,
dans son livre Voyage de François Pyrard de Laval aux Indes orientales
(1601-1611) : contenant sa navigation aux Maldives, Moluques, Brésil, les
divers accidents, aventures et dangers qui lui sont arrivés en ce voyage…,
des « métices » qu’il rencontre : le terme désignant alors clairement pour lui
une « personne née d’un homme blanc et d’une Indienne ».
Ainsi, on le voit, à mesure que le temps passe et que les générations se
succèdent, les premières sociétés coloniales de contact disparaissent,
progressivement remplacées par de véritables sociétés du métissage. Sans
doute le meilleur exemple de celles-ci peut-il être trouvé dans les « colonies
à sucre » dont la France fait la conquête dans le premier XVIIe siècle : Saint-
Domingue (actuel Haïti) dès 1627, et la Martinique et la Guadeloupe en
1635 5.
Profondément liées à l’histoire de la traite atlantique et de l’esclavage,
les sociétés coloniales caribéennes qui se constituent et se développent alors
sont marquées, dès leur origine, par les relations sexuelles et/ou conjugales
que les hommes blancs développent avec des femmes esclaves provenant
du continent africain. Pendant le second XVIIe siècle, on observe ainsi une
multiplication des concubinages hommes blancs/femmes esclaves, à une
époque où les relations sexuelles hors mariage constituent un crime majeur
au regard de la doxa de l’Église catholique, apostolique et romaine. Ceci
explique – alors même que le stigmate de l’esclavage concerne encore, à
cette époque, le statut plutôt que la « race » – que l’édit pris par Louis XIV,
en mars 1685 (aussi appelé Code noir), encourage très fortement les maîtres
à affranchir et à épouser leurs esclaves enceintes. Cette incitation est
associée à diverses punitions en cas de manquement : amendes d’abord,
mais aussi et surtout affranchissement des enfants métis nés de ces unions
illégitimes : ce qui, du point de vue strictement économique, est une perte
sèche pour le maître. Jusqu’au XVIIIe siècle, les unions interraciales sont
d’ailleurs très nombreuses tant à Saint-Domingue qu’à la Martinique et à la
Guadeloupe. En Sénégambie, à l’époque moderne, l’histoire du métissage
est liée à l’existence d’un personnage clé de la rencontre coloniale : la
signare.
Ce sont les Portugais d’abord – qui prennent pied dans la région dès le
e
XV siècle – qui vont donner aux femmes avec lesquelles ils entretiennent

des relations sexuelles et/ou conjugales le nom de senhora : ce dernier étant


ensuite francisé par les Français, qui s’installent à leur suite grâce à
l’établissement de la Compagnie du Sénégal à partir de 1673. Commence
alors ce qu’on a appelé le temps des signares : un temps long qui débute
avec le XVIIe siècle et se termine au XIXe siècle, quand le général Louis
Faidherbe fait, en 1854, du Sénégal une colonie française 6.
Ce sont prioritairement dans les villes naissantes de Saint-Louis et de
Gorée – en raison de leur proximité avec le fleuve Sénégal d’où est organisé
le commerce de la gomme, de l’or et des esclaves – que l’on retrouve des
signares, dont le rôle essentiel est d’abord d’être des intermédiaires entre les
chefs maures et africains et les Européens. Symboles de la société de
métissage, les signares – qui, comme femmes et filles de Blancs, ont un
pied dans les deux mondes – sont aussi de redoutables femmes d’affaires.
Elles permettent en effet à leur « époux » – jusqu’à l’aube de la seconde
colonisation du XIXe siècle le mariage interracial se fait « à la mode du
pays » : c’est-à-dire selon un contrat qui permet à la femme de jouir d’un
réel statut dans sa société tant que l’homme blanc reste dans le pays, et à ce
dernier de rompre facilement l’engagement à son retour vers la métropole –
de commercer avec l’intérieur du pays, jusque-là fermé aux Européens.
Grâce à l’établissement de leur « maison », sur des terres qui leur sont
offertes par leur « mari », les signares participent, de surcroît, autant au
développement urbain de Saint-Louis et de Gorée qu’à celui d’une vie
mondaine et culturelle qu’elles nourrissent par leur intelligence comme par
leur beauté. Les fêtes qu’elles donnent, en leurs demeures, sont d’ailleurs
fort réputées.
Cependant, avec le développement des économies de plantation,
l’esclavage se racialise progressivement et, ce faisant, durcit les frontières
de couleur et de sexe. Devenu héréditaire à cette époque, le statut d’esclave
est désormais, « legs par le ventre » oblige, une affaire féminine,
puisqu’une femme esclave donne, dès lors, toujours naissance à un esclave.
Les deux choses étant liées, c’est aussi le moment où les premières sociétés
de métissages sont mises à mal par la remise en cause des unions
interraciales. Se marier avec une femme esclave est en effet soumis, dès ce
moment, à autorisation administrative des autorités coloniales.
Ceci n’est d’ailleurs nullement spécifique à la Caraïbe française, comme
le montrent les lettres patentes promulguées par le roi Louis XV pour les
îles de Mascareignes (nom donné alors à la Réunion, Maurice et Rodrigues)
en 1723, et pour la Louisiane française en 1724, visant à y interdire les
unions interraciales. Ainsi le XVIIIe siècle français – siècle des Lumières qui
va bientôt donner naissance à la Révolution française et à la Déclaration
universelle des droits de l’homme et du citoyen – accouche-t-il
paradoxalement, dans les premiers territoires colonisés, de sociétés plus
inégalitaires que sous l’Ancien Régime, où les color-lines, symboles de
ségrégation raciale, commencent à se fixer, préfigurant la colonisation
racialiste du XIXe siècle.

La Révolution française : une transformation


de la politique coloniale ?
e
À la fin du XVIII siècle, la traite atlantique atteint son apogée avec six
millions d’Africains déportés. Si le chiffre lui-même est déjà
impressionnant pour l’époque – montrant ainsi l’importance de ce
commerce destiné, pour l’essentiel, aux plantations des colonies
d’Amérique –, ce qui marque de plus en plus les esprits et fait débat, c’est la
réalité de la traite et de l’esclavage : la chasse en Afrique ; les conditions
atroces de déportation vers les Amériques avec une mortalité, pendant la
traversée de l’Atlantique, pouvant atteindre, sur certains navires négriers,
jusqu’à 50 % des effectifs d’une « cargaison » ; et enfin la pénibilité de la
vie quotidienne dans le système de plantations.
À titre d’exemple, à Saint-Domingue, la durée de vie d’un esclave
africain travaillant aux champs était d’environ dix ans : la plupart d’entre
eux mourant simplement d’épuisement… Fille des Lumières, la Révolution
française se devait donc d’interroger avec force la « question noire »,
d’autant que le Code noir – législation royale visant à réguler, harmoniser et
rentabiliser l’esclavage dans les colonies françaises – avait été promulgué
en mars 1685 par Louis XIV (et révisé en 1724 pour servir le
développement des possessions françaises de Louisiane), et était considéré
comme l’un des symboles suprêmes d’un absolutisme royal abattu le
14 juillet 1789 avec la prise de la Bastille.
Métaphore de l’absolutisme justement, comme le montrent les
puissantes dénonciations de Denis Diderot dans l’Encyclopédie, l’esclavage
– et son abolition – aurait dû être l’une des priorités de la toute jeune
Révolution française. En proclamant que « Tous les hommes naissent et
demeurent libres et égaux en droits » (Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen du 26 août 1789), cette dernière condamnait d’ailleurs
implicitement le « commerce infâme », même s’il s’agissait aussi de
remettre en cause, au-delà du principe de liberté et d’égalité au cœur de la
Révolution française – chose bien moins aisée –, un système colonial très
rentable financièrement tant pour les élites des colonies elles-mêmes que
pour celles de la métropole. Ce dernier fonctionnait en effet, notamment
pour les plantations des « Isles » (Guadeloupe, Martinique, partie
occidentale de Saint-Domingue…), grâce à une exploitation intensive des
ressources par une main-d’œuvre qui, pour l’essentiel, était servile et noire.
Par ailleurs, bien loin du mythe du « bon sauvage », l’image des
populations africaines déportées aux Amériques, véhiculée en France à la
fin du XVIIIe siècle, est clairement empreinte d’un « préjugé de couleur » –
lui-même lié à la création progressive d’un ordre ségrégationniste dans les
colonies – qui travaillait déjà très efficacement les mentalités. Comment
s’expliquer sinon les atermoiements des révolutionnaires français, leurs
discussions sans fin sur cette « épineuse » question alors même que se
trouve, au cœur du pacte révolutionnaire, l’idée que la propriété que
l’individu a sur son propre corps est constitutive du concept moderne de
liberté ? Comme si, dans la France de la Révolution, on acceptait
implicitement – y compris parmi les esprits les plus éclairés de l’époque –
qu’il existe une couleur de peau pour la liberté et une autre pour
l’assujettissement.
Pourtant, dans son Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes (1755), Jean-Jacques Rousseau précisait, en
faisant la critique du Code noir, que « les jurisconsultes qui ont gravement
prononcé que l’enfant d’un esclave naîtrait esclave ont décidé en d’autres
termes qu’un homme ne naîtrait pas homme ». Mais, même au cœur de la
Société française des amis des Noirs, créée à Paris en 1788 par Jacques-
Pierre Brissot et l’abbé Grégoire – où l’on retrouve aussi les plus grands
esprits du temps tels Condorcet, Mirabeau, La Fayette… –, on prône plutôt
l’abolition de la traite (en proposant « l’élevage » sur place plutôt que la
déportation) que celle de l’esclavage – en tablant, il est vrai, sur un
affranchissement futur lié au « rachat » de leur liberté par les esclaves eux-
mêmes.
Ce retard conséquent dans la prise en compte de la question de
l’esclavage par la Révolution française est, de surcroît, d’autant moins
compréhensible que la pression venant des colonies et de leurs habitants est
très forte. Ainsi, dès 1789 une Société des citoyens de couleur est fondée à
Paris dans la foulée de la rédaction, par certains de ses membres, d’un
cahier de doléances traitant du préjugé de couleur et des violences faites
aux esclaves dans les colonies à sucre. Animée notamment par Julien
Raimond, un colon métissé de Saint-Domingue, celle-ci prône dès
décembre 1789 la fin de la société coloniale esclavagiste.
Dans les colonies aussi, la situation se dégrade rapidement entre colons
et pouvoir colonial et central, entre ségrégationnistes et partisans de
l’application de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, entre
Blancs, métis et « nègres ». Dans la nuit du 22 au 23 août 1791, dans « la
perle des Antilles » (Saint-Domingue), des esclaves insurgés, sous
l’impulsion de François-Dominique Toussaint Louverture, réclament ainsi
l’abolition de l’esclavage – abolition qu’ils finiront par proclamer eux-
mêmes le 29 août 1793, au nom de « l’égalité de l’épiderme ».
La Révolution française tranchera tout de même en faveur de l’abolition
de l’esclavage, sous la pression des colonies et notamment de la révolution
de Saint-Domingue, mais tardivement – le décret de la Convention qui
l’officialise datant seulement du 4 février 1794 (« La convention nationale
déclare aboli l’esclavage des nègres dans toutes les colonies ; en
conséquence, elle décrète que tous les hommes sans distinction de couleur,
domiciliés dans les colonies sont citoyens français et jouiront de tous les
droits assurés par la Constitution »), c’est-à-dire juste cinq mois avant la
chute de Maximilien Robespierre et de ses amis – et sans régler tout à fait le
hiatus entre les principes de liberté, d’égalité et de fraternité et le
développement d’un racisme scientifique qui justifie de facto le caractère
exceptionnel de l’esclavage moderne. Réintroduit par Napoléon Ier en 1802
– lequel envoie d’ailleurs une armée sous le commandement des généraux
Charles Leclerc et Antoine Richepance pour écraser dans le sang la révolte
des « Jacobins noirs » des Antilles françaises –, l’esclavage continue de
cohabiter avec une société française à légitimation universaliste.
À Saint-Domingue, l’armée française sera finalement battue, ce qui
conduira à la naissance de la république d’Haïti, patrie des Africains du
Nouveau Monde et de leurs descendants, le 1er janvier 1804, au nom même
des principes de la Révolution française. À la Guadeloupe, a contrario, la
répression contre l’insurrection guadeloupéenne menée par Louis Delgrès,
conduite par des militaires français victorieux, est terrible. Celui-ci adresse
d’ailleurs, le 10 mai 1802, une proclamation affichée sur les murs de Basse-
Terre intitulée : « Le dernier cri de l’innocence et du désespoir ». Face à la
pression de l’armée française, Louis Delgrès et trois cents de ses hommes
sont alors obligés de se retrancher à Matouba, sur les hauteurs de Basse-
Terre. C’est là qu’ils se feront sauter plutôt que de se rendre. Constat
d’échec d’une égalité en berne, comme le montre l’article premier de
l’arrêté pris par le général Richepance à la Guadeloupe le 17 juillet 1802 :
« […] Jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné, le titre de citoyen
français ne sera porté dans l’étendue de cette colonie et dépendances que
par les Blancs […]. »
Le « préjugé de couleur » est ainsi officialisé et intégré comme une
composante de la nation française, en contradiction évidente avec le pacte
républicain de 1789. La politique coloniale de la France postrévolutionnaire
est donc marquée par le rétablissement de l’esclavage et l’instauration
d’une politique raciste qui gravera durablement son empreinte dans le
e
XIX siècle naissant. Au moment de l’abolition définitive de l’esclavage, le

27 avril 1848, sous l’impulsion de Victor Schœlcher – abolition postérieure


à la naissance du second empire colonial –, le « préjugé de couleur » est
devenu autant un marqueur de la politique coloniale et métropolitaine
française qu’un élément structurant des mentalités sociétales ici et là-bas, a
contrario de l’idéal d’égalité porté originellement par la Révolution
française.
Alors que Victor Schœlcher, nommé le 3 mars 1848 sous-secrétaire
d’État à la Marine, déclare que « Nulle terre française ne peut plus porter
d’esclaves », la France coloniale – le 12 novembre 1848, l’Algérie est
proclamée par la Constitution « partie intégrante de la France », et son
territoire est départementalisé – s’achemine vers la création d’un nouvel
empire marqué par la mise en place progressive d’un Code de l’indigénat
qui distingue logiquement, au regard de ce qui vient d’être dit, les sujets
français (les colonisés) des citoyens français (les métropolitains et
assimilés).
1. Ce texte est issu de Christelle Taraud, Idées reçues sur la colonisation. La France et le
monde, XVIe-XIXe siècles, Paris, Le Cavalier Bleu, 2018.
2. Marc Ferro (dir.), Le Livre noir du colonialisme. Du XVIe siècle au XXIe siècle : de
l’extermination à la repentance, Paris, Robert Laffont, 2003 ; Bernard Gainot, L’Empire
colonial français de Richelieu à Napoléon, Paris, Armand Colin, 2015.
3. Gilles Havard, Cécile Vidal, Histoire de l’Amérique française, Paris, Flammarion, 2019
[2003].
e e
4. Boubacar Barry, La Sénégambie du XV au XIX siècle. Traite négrière, Islam et conquête
coloniale, Paris, L’Harmattan, 1988.
5. Christian Bouyer, Au temps des isles. Les Antilles françaises de Louis XII à Napoléon III,
Paris, Tallandier, 2005.
6. Hilary Jones, « From Mariage à la Mode to Weddings at Town Hall : Marriage,
Colonialism, and Mixed-Race Society in Nineteenth-Century Senegal », The International
Journal of African Historical Studies, volume 38, no 1, 2005.
L’esclavage et la question
coloniale :
le colportage de l’information
et l’opinion populaire,
de la fin de l’Ancien Régime
aux lendemains de la Révolution
Jean-Claude Halpern

Plus de quatre ans après la Déclaration des droits de l’homme, la date


relativement tardive de l’abolition de l’esclavage, le 16 pluviôse an II
(4 février 1794), nous pose problème : faut-il attribuer cette lenteur
uniquement à l’action efficace du lobby colonial et de ses relais dans les
assemblées, à des intérêts économiques, ou à la permanence, malgré les
efforts de la Société des amis des Noirs, des préjugés diffus de cette
« pensée anonyme, impersonnelle, obscurément contraignante », qui, selon
les mots de Mona Ozouf 1, est le propre de l’opinion publique ?
Si, incontestablement, l’abolition s’inscrit dans la logique de la
Révolution française, c’est sous la pression immédiate de l’événement
qu’elle a été votée : les nécessités de la défense des îles contre les Anglais
et les Espagnols, mais aussi la révolte des esclaves à Saint-Domingue et la
première abolition, sur place, par Sonthonax.
Il convient donc de suivre, avec prudence, l’évolution de l’opinion
populaire telle qu’elle nous apparaît, sur la question coloniale, à travers
deux séries d’almanachs de la littérature de colportage, entre 1775 et 1816.
Il s’agit du Véritable Messager boiteux de Bâle 2, dont 38 livraisons
annuelles sont conservées, entre ces deux dates, au musée des Civilisations
de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) à Marseille (originellement au
musée national des Arts et Traditions populaires) et à la Bibliothèque
nationale, et des cinq livraisons annuelles des Étrennes intéressantes des
quatre parties du monde 3 que possède le MUCEM. L’écart entre 1775 et
1816 a l’intérêt de nous fournir au total 26 références ou articles sur les
« ci-devant Nègres », pour reprendre une expression de l’époque
révolutionnaire, sur l’Afrique noire, les Antilles et l’esclavage en
Amérique, sans compter les cartes de l’Afrique, parmi celles des cinq
continents, insérées en dépliant dans la plupart des exemplaires des
Étrennes.

Le regard sur l’esclavage à travers deux publications

Le Messager boiteux, né à Bâle, en Suisse, en 1677, d’abord traduit puis


directement écrit en français à partir du début du XVIIIe siècle, affirme viser
avant tout un public populaire. Il en existe de nombreuses éditions
concurrentes, toutes composées sur le même modèle, et ce sont chaque
année des dizaines de milliers de livrets qui sont vendus, sans doute dans la
France entière. Chaque livraison propose à ses lecteurs une relation des
principaux événements survenus depuis l’année précédente.
Les éditions bâloises, que nous avons seules consultées, sont en
majorité imprimées par Jean-Henri Decker, qui dirige aussi les presses de
Colmar. Après avoir participé, avec son fils, à une « Société des vrais amis
de la liberté et de l’égalité », il est membre du bureau d’une société
populaire en 1793 4. Peut-on trouver quelque trace de cet engagement
révolutionnaire au hasard de publications, certes influencées par les
Lumières, mais aussi tributaires de leurs sources, gazettes, textes divers
compilés au gré des rédacteurs et des goûts supposés du public ?
Les Étrennes intéressantes, quant à elles, paraissent à Paris, depuis
1777 ; chaque livraison comporte notamment un tableau géographique du
monde. La période relativement longue de quarante années que nous avons
choisie et que couvrent ces deux publications, qui inclut le temps court de la
Révolution française et de l’éphémère « reconquête » de Saint-Domingue
sur l’ordre de Napoléon Bonaparte, devrait nous permettre, selon le schéma
classique des permanences et des ruptures, d’établir quelques hypothèses
sur les représentations du problème colonial dans l’opinion populaire.
À aucun moment nos almanachs ne négligent les anecdotes et curiosités
sans doute fort prisées par leurs lecteurs : c’est ainsi que parmi les
monstruosités de la nature, aux côtés de femmes « d’une beauté
singulière », nous dit-on par antiphrase, de sirènes ou de monstres marins à
figure humaine, figurent quelques « nègres », comme cet homme zébré de
blanc et de noir envoyé à la reine de Portugal 5, ou ce « monstre
remarquable et singulier […] qui a été apporté dernièrement à Bordeaux
par un vaisseau américain… C’est un Nègre naturel, qui représente d’un
côté un homme parfait, et de l’autre côté, ou plutôt au dos dudit homme,
une femme parfaite 6… ».
L’homme noir prend aisément la forme du « diable noir 7 », inspire
naturellement la peur et paraît capable de toutes les atrocités, comme ce
« nègre », domestique d’un comte polonais, qui, par vengeance, précipite
dans les fossés du château l’enfant de son maître 8. Dans le décor oriental du
royaume du Maroc, la cruauté des « nègres » de la garnison de Tanger
soulevée n’a d’égale que leur inconséquence : « Cette canaille noire et
furieuse, lasse enfin de tant d’excès, et comptant imbécilement sur une
impunité qu’elle ne méritait pas, se rendit chez le Juge et implora ses bons
offices. Le Juge, justement indigné de leur lâcheté, fit mettre aux fers 150
des plus mutins, et peu de jours après, on leur coupa la tête en
cérémonie 9. »
Quelle connaissance les lecteurs du Messager ont-ils cependant de la
réalité coloniale ? Ils sont informés, certes, des péripéties des guerres
franco-anglaises outre-mer 10, mais aussi de la structure sociale des îles à
sucre, autant que nous permettent de l’affirmer nos sources, à la fois
lacunaires et allusives. Le Messager boiteux se propose en effet, longtemps
avant la Révolution française, de diffuser les Lumières auprès de ses
lecteurs : précurseur du débat qui se développera avec la fondation de la
Société des amis des Noirs, il s’interroge dès 1777 sur la légitimité de
l’esclavage, d’une façon il est vrai un peu contournée, à travers l’histoire
remarquable de la « Générosité d’un esclave envers son maître ».
Un « nègre » de Saint-Domingue réclame en effet à celui auquel il
appartient une liberté qu’il a largement méritée par ses services, mais en
vain, car il a su en même temps se rendre indispensable. Aussi cherche-t-il à
se racheter lui-même, en entreprenant de tirer profit du petit lopin de terre
laissé à sa disposition pour subvenir à ses besoins. La liberté apparaît
comme un droit, susceptible d’être reconnu en fonction du mérite, ou, à
défaut, que l’esclave peut faire valoir en réunissant, par son activité
autonome, la somme nécessaire à sa propre émancipation. L’esclavage n’est
donc pas présenté comme un système figé, sans aucune issue pour ceux qui
en connaîtraient l’infortune.
Notre homme, ayant estimé sa propre valeur aux yeux du maître, se
présente devant celui-ci, « lui marque la résolution qu’il a prise d’acquérir
sa liberté, offre de lui payer le prix d’un autre Nègre et présente en même
temps des portugaises » ; mais c’est paradoxalement le planteur blanc, dans
son étonnement, qui met en question sa propre pratique esclavagiste, en lui
accordant enfin la liberté : « “Va, lui dit-il, j’ai assez trafiqué de la liberté
de mes semblables, jouis de la tienne, tu me rends à moi-même.” Il ne tarda
pas, en effet, à vendre ses habitations… et repassa en France. »
Un Américain à Paris se doit de mener grand train de vie (« Femmes,
bonne chère, jeux, spectacles, parties de plaisir de toute espèce »), car on
revient des îles fortune faite. Mais l’ancien « habitant » de Saint-Domingue
se trouve rapidement ruiné, retourne au Cap-Français où il traîne sa misère,
abandonné de tous. Cependant, nouveau paradoxe, c’est l’esclave affranchi,
dans le même temps devenu riche, qui se montre sensible, tout à fait dans le
goût du siècle, au malheur de son ancien maître. Il lui accorde l’hospitalité,
et, pour lui épargner toute humiliation, lui offre de repasser en France en lui
assurant 1 500 livres de rente jusqu’à la fin de sa vie.
Le narrateur de cette histoire exemplaire suppose connu de ses lecteurs
le système esclavagiste dans les îles, comme le prouvent quelques allusions.
Il ne cherche pas à le condamner directement, si ce n’est, fortune faite, par
la brusque prise de conscience du maître ; cela reste un choix individuel,
pour lui comme pour l’esclave qui recherche seulement sa propre
émancipation.
Le Messager boiteux veut affirmer, d’une certaine manière, l’unité du
genre humain : le « nègre » – selon le terme de l’époque et employé dans
les textes du Messager boiteux – allie la grandeur d’âme à la délicatesse des
sentiments, tout comme un Européen. Plus encore, face au planteur blanc
qui dilapide sa richesse, il fait preuve des talents économiques qui font à
Saint-Domingue la fortune des affranchis, de ces « hommes de couleur »
qui ne dénoncent pas encore le système esclavagiste, mais qui réclameront
avec force l’égalité des droits, au début de la Révolution 11.
En 1791, précisément, Le Messager boiteux se livre à une grande
rétrospective sur le XVIIIe siècle. Parmi les faits dignes d’être notés, figure la
création à Paris et à Londres, l’année précédente (sic), d’une société
« d’amis des Noirs », dont le but est de faire cesser le commerce des
hommes. Un véritable dossier est mis à la disposition des lecteurs,
« d’autant plus, que cet objet occupe une place dans tous les journaux, et
fait la matière de toutes les conversations ». Si les efforts de la Société des
amis des Noirs n’ont pas encore abouti, c’est pour des raisons à la fois
économiques et morales : « l’usure, l’avarice et la volupté », renforcées par
le préjugé de couleur, entraînent les Européens « à une conduite barbare et
inhumaine… à l’égard des Nègres leurs frères ». Pour mieux décrire ces
pratiques, il faut remonter à la source de ce commerce des hommes, située
ici, selon une logique toute géographique, sur les côtes de Guinée.
Là, règne encore « le droit révoltant et barbare de propriété que
quelques hommes ont acquis sur d’autres » ; une loi du pays protégerait
cependant les esclaves de naissance contre toute aliénation hors de leur
patrie, tandis que les prisonniers de guerre fourniraient l’essentiel des
malheureux vendus aux Blancs. Mais, par une perversion supplémentaire,
« ceux d’entre les propriétaires Nègres, qui ont envie de vendre leurs
esclaves aux Européens, conviennent secrètement ensemble, de se faire une
guerre réciproque… » Ces pratiques, d’abord limitées aux côtes, se sont
étendues progressivement « jusqu’à trois et quatre cents lieues à l’intérieur
de l’Afrique ».

Une description de la traite des esclaves

Ce continent apparaît donc tout occupé de la traite, qui rapporterait à ses


« petits princes » des profits substantiels : 24 millions de livres
annuellement, pour une vente moyenne de 80 000 esclaves, pour moitié aux
Anglais, pour un quart du total aux Français ; ces estimations ne sont pas
très éloignées de celles des historiens contemporains 12.
Entre les mains des Européens, dans les cales du bateau négrier, le sort
des esclaves n’est guère enviable ; arrivés en Amérique et vendus aux
planteurs blancs, ils connaissent une vie misérable et épuisante, traités plus
mal que des bêtes de somme. Dans cet article de 1791, Le Messager boiteux
ne laisse apparaître aucune possibilité d’émancipation personnelle : les
suicides sont donc fréquents, car les esclaves « espèrent de revoir après leur
mort leur patrie, leurs parents et leurs amis », et forment « la résolution de
se priver de la vie », pour revenir en Afrique.
Malgré tout, la conclusion est relativement « optimiste » et annonce les
évolutions politiques de la Révolution française à l’encontre de la traite et
de l’esclavage : « grâces à Dieu, les temps semblent approcher où nos
malheureux frères Nègres peuvent se promettre d’être, sinon entièrement
affranchis de l’esclavage, du moins de voir leur condition considérablement
améliorée ». Dans la lutte qui oppose la Société des amis des Noirs aux
colons du Club Massiac et à leurs partisans, Le Messager boiteux prend
parti en faveur de l’émancipation des Noirs dans les colonies ; sa
présentation de l’Afrique n’est cependant pas sans ambiguïté 13.
La dénonciation de l’esclavage n’apparaît nulle part ailleurs dans le
fonds de la littérature de colportage que nous avons consulté. Par contre,
plusieurs tableaux du continent africain sont offerts au lecteur dans Les
Étrennes intéressantes des quatre parties du monde.
La présentation de l’Afrique, en 1779, se veut très complète. Mais, si le
ton de la description est relativement neutre, tout un système d’oppositions
apparaît implicitement, entre les monuments d’Égypte et les campements
d’Abyssinie, les chrétiens d’une part, les musulmans, les juifs et les païens
d’autre part, entre le commerce de traite et la piraterie des Barbaresques,
entre l’Europe et le pays des Hottentots, « dont les habitants sont les plus
sales des hommes et les moins pensifs ». Si la Guinée est renommée pour la
traite des nègres, l’Empire du Monomotapa est celui « où l’or se trouve en
plus grande abondance que dans toute autre contrée de l’Afrique 14 »…
En l’an III, au lendemain de la condamnation de la traite et de
l’abolition de l’esclavage, Les Étrennes ajoutent quelques considérations
plus générales : « Afrique », apprend-on à la rubrique étymologique, est un
« mot corrompu, venant de Faracha, qui signifie divisée ou détachée » de
l’Europe et de l’Asie. Les deux tiers du continent sont dans la zone torride,
le centre, composé de sables brûlants, est désert et stérile. Au titre des
productions et des richesses du continent, en premier lieu « une prodigieuse
quantité de bêtes féroces », sans négliger les mines d’or, d’argent ou de sel.
Quant aux Africains, ils « ne sont qu’un mélange de toutes les nations, de
toute langue et de toute religion ; mais le culte dominant est le
paganisme 15 ».
Cette image réductrice, caricaturale et méprisante de l’Afrique
accompagne sans doute le retournement d’une partie de l’opinion en France
au fur et à mesure qu’arrivent les nouvelles de la révolte de Saint-
Domingue, et les récits du sort réservé à de nombreux Blancs. Quelques
années plus tard, alors que la paix d’Amiens permet la reprise du trafic
négrier à destination des Antilles 16, c’est tout naturellement que Le
Messager boiteux, en 1803, donne la parole au général Leclerc chargé par
Bonaparte « d’enlever au perfide Toussaint-Louverture la suprématie qu’il
s’était arrogée sur l’île de Saint-Domingue ».
La précision toute militaire du compte rendu du débarquement des
troupes françaises sur l’île s’accompagne de quelques réflexions optimistes
à propos de l’accueil d’une partie de la population, notamment après
l’incendie du Cap ordonné par le général Henri Christophe : « toutes les fois
que je parcours la ville et ses environs, je […] vois [les habitants] riant
malgré leurs pertes immenses. Ils ne les calculent plus, parce qu’ils se
voient enfin pour jamais délivrés de l’horrible tyrannie de ces barbares et
féroces Africains ». Quelques lignes plus bas, le général Leclerc réitère ce
rejet violent d’un pouvoir noir, fruit monstrueux de l’influence désastreuse
des idées de la Révolution dans une colonie que les Européens avaient su
rendre prospère : « notre expédition […] doit arracher à l’influence de
féroces Africains cette colonie, le fruit de deux cents ans de travaux et de
prospérité, qui sera longtemps pour les peuples une leçon frappante du
danger des abstractions et des vaines théories en matière de
gouvernement 17. »
L’ordre esclavagiste n’est-il pas, somme toute, le seul adapté à la réalité
des îles ? L’universalisme des grands principes est-il compatible avec la
barbarie africaine ? De la déconfiture de l’expédition de Saint-Domingue,
nous n’avons trouvé trace dans Le Messager boiteux, précaution, peut-être,
contre la censure napoléonienne. Certains pensaient déjà, cependant, à une
colonisation de l’Afrique.

Un regard posé sur l’Afrique

À la fin de l’Empire, en 1815, Les Étrennes intéressantes des quatre


parties du monde s’intéressent tout particulièrement à la Guinée. De cette
partie du monde, les Européens connaissent certes peu l’arrière-pays, mais
ils disposent de nombreuses informations sur ses habitants : « les moutons
de ce pays ont du poil au lieu de laine, et les hommes de la laine au lieu de
cheveux… Ils ne vivent pas ordinairement plus de cinquante ans », car l’air
y est malsain ; « il y a des vers qui s’attachent à leurs jambes et les rongent
tout vifs ». Ils sont « idolâtres », et, malgré les plaies que l’on vient
d’évoquer, « ils ornent leurs bras et leurs jambes d’anneaux d’or, d’ivoire
et de corail ».
Le tableau intellectuel et moral, succession d’affirmations à l’emporte-
pièce, ne semble pas exempt de contradictions : les « nègres » de ce pays
ont peu d’esprit et presque tous les vices ; ils « sont paresseux, ivrognes,
fourbes, sans soucis ». C’est sans doute la raison pour laquelle, comme on
nous le dit plus bas, « les Européens en tirent beaucoup d’esclaves »…
Mais en même temps, ils « ont le cœur excellent »… pour leurs enfants,
leurs amis, leurs compatriotes ; ils « partagent volontiers le peu qu’ils ont
avec ceux qui sont dans le besoin, sans les connaître autrement que par leur
indigence ». Ils ont donc « le germe de toutes les vertus ».
L’auteur de ces lignes, ou plutôt le faiseur d’almanachs, amateur de
collages et de bricolages, qui a peut-être assemblé deux récits parfaitement
divergents, nous montre malgré lui à la fois la brutalité et le mépris du
regard esclavagiste, et la relativité des représentations européennes,
élaborées à travers le prisme déformant du rapport de force entre le monde
blanc et l’Afrique noire ; les valeurs de la société africaine ne sont sans
doute pas celles de la traite 18.
La question de l’esclavage a été l’un des enjeux politiques de la fin du
e e
XVIII siècle et du début du XIX siècle. L’Afrique, ce continent encore

largement méconnu, sert de toile de fond aux discussions sur


l’émancipation ou le maintien en servitude de ses habitants déracinés en
Amérique. Quant à l’embarrassante situation de Saint-Domingue, elle est
réglée, si l’on peut dire, par Les Étrennes dans leur livraison de 1816 : l’île
est présentée comme tout entière française, depuis le traité de Bâle en 1795,
sans la moindre référence à l’esclavage et à l’indépendance d’Haïti 19 !
L’opinion populaire, ainsi, a été prise à témoin sur les questions
coloniales, de la fin de l’Ancien Régime à la fin de l’Empire, à travers la
Révolution, d’après les sources de la littérature de colportage qui nous sont
parvenues. Le Véritable Messager boiteux de Bâle a participé, à sa manière,
à l’effort abolitionniste ; mais il n’est pas resté insensible à la propagande
bonapartiste. Les Étrennes intéressantes des quatre parties du monde, assez
neutres relativement à l’Afrique en 1779, ont adopté un ton grossièrement
réducteur dès l’an III, avant d’accompagner le rétablissement de l’esclavage
en 1802 par le Premier consul. Certains, pourtant, après la révolte de Saint-
Domingue, avaient proposé de nouvelles expériences coloniales en Afrique,
fondées sur « le travail libre », afin de répandre le Progrès et les Lumières
de l’Occident, et pour légitimer les conquêtes à venir, dont la conquête
d’Alger en 1830 est le premier avatar 20.

1. Mona Ozouf, L’Homme régénéré. Essais sur la Révolution française, Paris, Gallimard,
1989.
2. Le Véritable Messager boiteux de Bâle en Suisse, Bâle, Jean-Henri Decker, 1775, 1776,
1778 à 1780, 1782, 1783, 1785, 1787 à 1789, 1791, 1793, 1795 à 1798, 1803, 1806, 1815 ;
Bâle, Decker, 1801 ; Bâle, J. Decker, 1811, 1812, 1814 à 1816 ; Bâle, Frères de Mechel,
1812 ; Bâle, Fils de la Veuve de Jean Conrad de Mechel, 1787, 1788, 1790, 1800, 1802, 1804,
1808, 1813 ; Petit-fils de la Veuve de Jean Conrad de Mechel, 1814 ; Bâle, Libraires associés ,
1803 et 1804.
3. Étrennes intéressantes des quatre parties du monde, Paris, Langlois et Deschamps, 1779 ;
Paris, Langlois fils et Demoraine, an III ; Paris, Langlois, 1802-1803 ; Paris, Janet, 1815 et
1816.
4. Véronique Sarrazin, « Lumières et almanachs populaires. L’exemple du Messager
Boiteux », in Lise Andries, Colporter la Révolution, Montreuil, Bibliothèque R. Desnos, 1989.
5. « Nègre d’une figure assez curieuse », Le Véritable Messager…, 1788.
6. « Monstre remarquable et singulier », Le Véritable Messager…, 1777.
7. « Le diable blanc est plus fort que le diable noir », Le Véritable Messager…, 1788 ;
« L’homme volé secouru par un brave Nègre », Le Véritable Messager…, 1814.
8. « Atrocité cruelle d’un Nègre », Le Véritable Messager…, 1782.
9. « Grand soulèvement au Royaume du Maroc », Le Véritable Messager…, 1780.
10. « Relation de la prise de l’Isle de la Dominique par les Français » et « Conquête du
Sénégal à la côte d’Afrique par les troupes françaises », Le Véritable Messager…, 1780.
11. « Générosité d’un Esclave envers son Maître », Le Véritable Messager…, 1777.
12. Paul Butel, « Le grand commerce maritime », in Pierre Léon, Histoire économique et
sociale du monde. Inerties et révolutions, 1730-1840 (tome 3), Paris, Armand Colin, 1978.
13. « Coup d’œil général sur le tems présent et sur le siècle actuel », Le Véritable Messager…,
1791.
14. « De l’Afrique », Étrennes intéressantes…, 1779.
15. « Afrique », Étrennes intéressantes…, An III.
16. Éric Saugera, « Une expédition négrière nantaise sous le Consulat : “La Bonne-Mère à
Mathurin Trottier”, 1802-1803 », Enquêtes et documents, Centre de recherches sur l’histoire
du monde atlantique, université de Nantes, 1987.
17. « Détails des combats soutenus par l’armée française, à son débarquement à Saint-
Domingue, contre les noirs rebelles, sous la conduite de Toussaint », Le Véritable
Messager…,1803.
18. « L’Afrique », Étrennes intéressantes…, 1815.
19. « L’Amérique. De Saint-Domingue », Étrennes intéressantes…, 1816.
20. Ce texte dans sa version première a été publié sous le titre « L’esclavage vu par l’opinion
publique : la question coloniale et le colportage de l’information (1775-1815) », dans les
Annales historiques de la Révolution française, 1992.
L’expédition d’Égypte
et la construction du mythe
napoléonien
Jean-Paul Bertaud

Les militaires qui, lors la guerre du Golfe en 1990-1991, ont utilisé tous
les médias, affirmant que « la guerre est une affaire de relations
publiques », n’ont rien inventé 1. Déjà Louis XIV qui créa un ministère de la
Gloire sut mettre en œuvre la religion, les arts et les lettres 2 pour expliquer
ses guerres et les justifier aux yeux de ses sujets. Le gouvernement
républicain puis impérial procéda de même.
Napoléon Bonaparte comprit très vite qu’il devait lui aussi jouer de ces
vecteurs de propagande pour sa gloire personnelle et pour la justification de
sa politique militaire en Italie. Lui et les siens ne firent que continuer, lors
de l’expédition d’Égypte, une démarche qui depuis longtemps avait montré
son efficacité.

La mise en place de la machine de propagande

Durant la campagne d’Italie, Bonaparte se servit de l’imprimé pour se


faire connaître, héroïser ses soldats et sa propre personne. Il utilisa d’abord
le Moniteur, journal quasi officiel à l’époque. Les bulletins militaires qu’il
envoyait au Directoire y furent publiés ainsi que la correspondance de son
chef d’état-major, Louis Alexandre Berthier, ou celle des commissaires aux
armées quand elle lui était favorable et, enfin, les proclamations et les
harangues qu’il avait adressées à ses soldats. En 1797, par exemple, 60 %
des colonnes consacrées par le Moniteur aux nouvelles en provenance de
toutes les armées le fut pour décrire les prouesses de l’armée d’Italie.
Bonaparte employa aussi, pour conforter l’image de sa gloire, un
journal qu’il subventionna sans doute. Il s’agit du Journal de Bonaparte et
des hommes vertueux, quotidien qui parut du 1er ventôse (19 février 1796)
au 11 germinal an V (31 mars 1796). Pour faire face aux journaux royalistes
qui dénonçaient sa politique personnelle en Italie, focaliser l’attention du
public sur la campagne qu’il menait, et expliquer aux patriotes italiens et à
ses soldats son action, Bonaparte créa même deux journaux : Le Courrier
de l’armée d’Italie et La France vue de l’armée d’Italie 3.
Le premier vit le jour le 20 juillet 1797. La rédaction en fut confiée à
Marc Antoine Jullien, fils du conventionnel régicide du même nom. Le
second fut rédigé, avec parfois le concours du général, par Regnaud de
Saint-Jean d’Angély, du 3 août 1797 au mois de novembre 1797.
Les écrivains qui critiquèrent la monarchie au XVIIIe siècle avaient pris
l’habitude de se servir de brochures pour exprimer leurs contestations.
Bonaparte les imita. Du printemps de 1796 à la fin de 1797, 72 brochures
dont le tirage atteignit parfois les 3 000 exemplaires furent éditées et
diffusées. Elles vantaient l’épopée italienne et rapportaient, parfois sous
forme de dialogue entre Bonaparte et un interlocuteur, les buts que devait
s’assigner la France tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de ses frontières. Des
pièces de théâtre furent composées pour retracer les épisodes marquants de
la campagne d’Italie. Il arriva que plus ou moins spontanément des acteurs
interprétant des pièces comme Le Mariage de Figaro intercalèrent dans
leurs répliques des louanges adressées à la personne de Bonaparte.
La chanson fut un autre véhicule de la propagande bonapartiste. Les
chansons populaires dans lesquelles excellaient Poirier ou Nougaret étaient
éditées en feuilles volantes ou se trouvaient imprimées dans les journaux
tels Le Rédacteur, Le Courrier républicain ou bien encore les Rhapsodies
du jour. Des chansons furent ainsi publiées de 1796 à 1797.
Le public, qui connaissait les traits d’autres généraux mais pas ceux de
Bonaparte, se montrait désireux d’en savoir plus. La forte demande du
marché incita des éditeurs à réclamer des modèles au général. Celui-ci avait
auprès de lui une pléiade de peintres et de graveurs comme Antoine-Jean
Gros, Andrea Appiani, Carle Vernet ou Vivant Denon qui firent de lui
plusieurs portraits. Ils furent copiés avec plus ou moins de fidélité par les
dessinateurs et les graveurs français et étrangers, les images montrant seul
le général supplantèrent celles où il se trouvait au sein de son armée.
Comme le voulait Bonaparte, il fut représenté moins comme un conquérant
que comme un homme dont le destin était d’établir la paix, ce que n’avaient
pas su faire les autres généraux.
Bonaparte le Pacificateur apparut aussi sur des médailles frappées à son
effigie autour de laquelle s’inscrivait son nom associé (déjà) à celui
d’Alexandre et ces mots : « Il ne combattit que pour la paix et les droits de
l’Homme. » Le négociateur de Campo-Formio ne négligea pas non plus
l’apport de la sculpture. Il fit réaliser un buste à son image par Charles-
Louis Corbet, rendu célèbre par la décoration qu’il apporta au temple de
l’Éternel, ci-devant l’église Saint-Maurice 4.
Ainsi, une machine de propagande avait été mise en place et
fonctionnait pour frapper l’imagination des Français et des étrangers, et
susciter en eux presque de l’adulation à l’égard du vainqueur des
Autrichiens.

La presse au service du nouvel Alexandre


L’imprimé et tout particulièrement les journaux furent les principaux
vecteurs de la propagande bonapartiste lors de l’expédition d’Égypte. Non
sans difficultés. Il y avait celles qu’entraînaient l’éloignement et le blocus
de la flotte anglaise en Méditerranée. Pour faire parvenir l’information, la
voie maritime fut parfois utilisée, des bateaux réussissant à passer à travers
les mailles du filet anglais. C’est par la voie terrestre que s’acheminaient le
plus fréquemment les nouvelles. C’est dire le retard – trois mois le plus
souvent – avec lequel les journaux répercutèrent les actions des troupes
françaises.
Autre difficulté : la presse était l’objet de la censure du Directoire qui
disposait en outre de journaux officiels ou officieux. Toute la propagande
bonapartiste aurait dû passer au filtre gouvernemental, s’il n’y avait pas eu
une presse libérale ou néojacobine apte à contourner la censure.
L’expédition d’Égypte fut moins connue par la lecture du Moniteur que par
Le Journal des Francs, Le Journal des hommes libres ou L’Ennemi des
oppresseurs 5 tenus par les néojacobins avec lesquels Lucien Bonaparte
entretint longtemps de bons rapports. Les néojacobins y trouvaient leur
compte, en illustrant le général intègre et exilé ils pouvaient développer le
thème de la corruption gouvernementale.
D’autres organes des tenants d’une monarchie tempérée comme Le
Publiciste, tout en marquant leur défaveur pour l’entreprise égyptienne,
ménagèrent la personne du chef de l’expédition. Voyaient-ils déjà en lui un
éventuel Monk ? Enfin La Décade philosophique 6, journal libéral des
idéologues, encensa le général qui était, comme ce fut le cas pour de
nombreux rédacteurs du journal, membre de l’Institut de France.
L’information livrée par Bonaparte était souvent issue de celle donnée
par les journaux que le général éditait en Égypte. Assuré que l’imprimé était
autant que l’épée un moyen de subordonner les corps avec l’esprit, le
commandant en chef avait fait charger ses vaisseaux de presses assorties de
caractères latins et arabes. Le Courrier d’Égypte, dont le rédacteur fut
d’abord Joseph Fourier puis l’ingénieur Louis Costaz, décrivit les étapes de
la conquête et l’œuvre civilisatrice des Français. La Décade égyptienne
rendait compte quant à elle des séances de l’Institut d’Égypte, des apports
culturels et scientifiques et des découvertes archéologiques.
Les journaux en France se firent l’écho de cette presse établie en Égypte
et du courrier envoyé par Bonaparte au Directoire. Le public français fut
ainsi tenu au courant des succès remportés en terre orientale. Il apprit la
prise de Malte, le débarquement, la bataille des Pyramides, la prise du Caire
et la campagne de Syrie. Faut-il préciser que les journalistes zélateurs de
Bonaparte désinformèrent leurs lecteurs ?
Le désastre naval d’Aboukir fut représenté comme « un événement
certes malheureux » mais à tout prendre ce n’était qu’une péripétie, un
accident dans la voie glorieuse sur laquelle cheminait le corps
expéditionnaire. Pouvait-on d’ailleurs parler de victoire anglaise, interrogea
Le Rédacteur ? « Ce n’était qu’un demi-succès obtenu moins par l’habileté
de Nelson que par sa perfidie 7. » Aboukir se résumait à « un malheureux
succès anglais », obtenu au prix « de douloureuses pertes » 8. La victoire
anglaise ne pesait rien en comparaison de la prise de Malte qui valait, par sa
position en Méditerranée, « une trentaine de vaisseaux 9 ».
La révolte du Caire fut aussi minimisée. La rébellion n’avait été le fait
que d’une minorité. Bonaparte, jouant dans un premier temps des rivalités
entre coptes, juifs et musulmans, avait rétabli l’ordre. Dans un second
temps, il avait su avec habilité rallier autour de lui les élites indigènes 10.
La campagne de Syrie fut décrite sous la forme d’une épopée qui
renouvelait la geste d’Alexandre ou celle des croisés. L’échec devant Saint-
Jean-d’Acre fut travesti : Bonaparte, prétendit-on, avait levé le siège d’une
ville qu’il allait emporter, par souci tactique d’empêcher tout débarquement
ennemi 11. La victoire terrestre d’Aboukir occulta le désastre de la retraite et
l’épisode peu rapporté des pestiférés de Jaffa.
En définitive, les journalistes ramenèrent la mission confiée à Bonaparte
de rallier l’Inde insurgée contre la domination anglaise à celle d’une
implantation coloniale qui devait être tout d’abord d’exploitation puis de
peuplement. La France trouverait en Égypte les matières premières qui lui
faisaient défaut depuis la perte des îles d’Amérique.
Le rôle civilisateur des Français conduit par l’homme des Lumières
qu’était Bonaparte fut un thème récurrent dans la presse française. On y
vanta les projets ou les réalisations d’hydrologie, la renaissance de
l’artisanat et de l’agriculture indigène, enfin et surtout la quête et les
découvertes archéologiques qui permettaient au monde entier de mieux
connaître l’antique civilisation.
Quand il fut impossible de cacher les revers subis, la presse inspirée par
la famille ou la clientèle de Bonaparte s’empressa d’en rejeter la
responsabilité sur le Directoire. Elle dénonça, avec les directeurs,
Talleyrand, l’homme qui avait joué « de la noble ambition du général de
mettre ses pas dans ceux d’Alexandre pour la plus grande gloire de la
France 12 » afin de le détourner des affaires françaises. On avait voulu se
débarrasser d’un gêneur, d’un homme intègre, d’un général auréolé par la
paix de Campo-Formio. L’expédition n’avait pas d’autre but que d’isoler
Bonaparte dans l’espoir qu’il disparaîtrait en terre étrangère.
Les journalistes analysèrent à nouveau le désastre naval d’Aboukir et
laissèrent entendre aux lecteurs que l’entreprise avait été montée de toutes
pièces pour enfoncer le général dans sa conquête et, en le privant de
moyens en hommes et en matériel, de lui faire connaître, avec la défaite, la
mort.
Bonaparte put-on lire dans la presse n’avait cessé de demander des
renforts. Il n’en avait pas obtenu. Puis, inquiet du sort de ses soldats et
notamment des blessés, il avait plusieurs fois réclamé des vaisseaux afin
d’assurer leur rapatriement. Le silence des autorités avait répondu à ses
appels. Dès lors, il se vit contraint de revenir seul en France, d’abord pour
réclamer de l’aide pour ses hommes, ensuite pour offrir ses talents militaires
au pays gravement menacé par les coalisés.
Ainsi Le Publiciste prêta-t-il ces propos au général : « J’ai pris la
résolution de retourner en France au moment où j’ai appris la nouvelle de
la défaite de Jourdan 13. » Le mythe du sauveur se mettait en place avec le
concours des libéraux de La Décade philosophique : « Le héros d’Italie
pourra conduire nos troupes à de nouveaux triomphes, préparer et conduire
lui-même une paix dont l’Europe a tant besoin… Pour nous, nous pensons
que ce retour ne peut présager rien que de prospère et de glorieux pour la
République 14. » Dans le souci de conforter l’image du Sauveur, les journaux
favorables à Bonaparte minimisèrent les succès remportés par les troupes
françaises contre la coalition, avant l’arrivée du « Sauveur ».
La prose céda la place à la poésie pour préparer l’opinion à l’avènement
de l’homme providentiel. Ainsi dans Le Rédacteur fut-il imprimé : « Vois
sensible héros, l’abîme de souffrance, Où sont tes frères, les Français, Et
pense que tu peux, par tes vaillants succès, Faire un paradis de la
France 15. »

L’image et la parole au service du sauveur

L’image fut tout aussi largement employée que lors de la campagne


d’Italie pour glorifier Bonaparte. Les artistes le campèrent devant les
pyramides, foulant aux pieds une carte de l’Égypte, ou bien
accompagnèrent sa personne de la déesse Victoire.
La figure du conquérant invincible s’estompa au profit de celle de
l’homme des Lumières accomplissant l’œuvre civilisatrice voulue par l’Être
suprême. La qualité qui lui était attribuée d’être porteur du message de la
Révolution et seul à même de le faire appliquer avait déjà été exploitée par
la propagande bonapartiste lors de la campagne d’Italie. Par contre, la
posture de Bonaparte en médiateur de la volonté d’une puissance suprême
apparut de plus en plus fréquemment. L’image reflétait ce que disaient déjà
maintes brochures s’inspirant d’écrits parus en Égypte.
Dans le Cantique du muphti, hymne prétendument chanté à la mosquée
du Caire pour célébrer l’arrivée « des braves soldats d’Occident »,
Bonaparte était qualifié de « Favori du Grand Allah ». Une lettre que l’on
attribuait aux cheikhs et aux notables du Caire pourvoyait « Ali-Bonaparte »
de toutes les perfections et de toutes les vertus, considéré comme l’envoyé
de la divinité annonçant aux hommes la vérité. Allah fut remplacé par l’Être
suprême pour faire de Bonaparte une sorte de prophète 16.
La chanson contribua encore à la renommée de Bonaparte. La prise de
Malte fut célébrée par trois d’entre elles. Dans la recension qu’en a fait
Constant Pierre 17, aucune pièce sur la conquête de l’Égypte n’apparaît, mais
l’ouvrage n’a pu tenir compte de toutes les sources qui dorment encore dans
les archives. D’autres chants furent composés à l’annonce du retour
d’Égypte, et ce, jusqu’à la veille du coup d’État, tels que les couplets
chantés le 15 brumaire an VIII au temple de la Victoire.
La louange du conquérant, du libérateur, de l’homme providentiel,
porteur de la paix, du bonheur et de l’espoir d’une France déchirée
emprunta des voies singulières. La mort au combat du général Joubert
donna lieu à des cérémonies à travers la France. Elles permirent aux
orateurs qui prononcèrent l’éloge funèbre du défunt de faire surgir la figure
de son ancien chef en Italie. Le représentant des autorités de Tours qui prit
la parole à l’occasion d’une cérémonie organisée au Temple décadaire,
après avoir souligné que Joubert avait été très tôt remarqué par Bonaparte,
se lança dans une apologie de ce dernier : « Le héros d’Italie se connaissait
en hommes, son estime et son amitié seront toujours un des plus honorables
titres pour celui qui les obtint. Toi dont le nom seul était la terreur de nos
ennemis, guerrier humain et philosophe, ami éclairé des sciences et des
arts, homme à jamais célèbre par ton génie comme par tes exploits,
Bonaparte, si tu étais parmi nous, Joubert serait peut-être encore ! Chef
illustre ou peut-être victime infortunée d’une expédition que la postérité
seule pourra bien juger, toi qui rends, au milieu des combats, la civilisation
et les lumières à des peuples abrutis par l’ignorance, toi qui, projeté loin de
ta patrie sur une terre dévorante, environné d’ennemis ou de nations
errantes et féroces, fais trembler l’Orient et l’Inde, toi qui parles peut-être
souvent de Joubert à cette armée dont rien n’égale le courage si ce n’est sa
résignation et ses souffrances, lorsque la Patrie te voyait avec inquiétude
t’éloigner de nos rivages, tu répondis : “Je vous laisse Joubert…” ce mot
seul devait fixer sa réputation, elle a mérité de l’être 18. »
À l’exemple des monarques de l’Ancien Régime ou de la République de
l’an II, Bonaparte sut utiliser les multiples moyens que le siècle mettait à sa
disposition pour créer comme une sorte de ministère de sa gloire.
Il eut le trait de génie d’exploiter plus le thème du grand homme que
celui du héros. Le XVIIIe siècle les opposant avait marqué sa préférence pour
le premier. Le héros, essentiellement guerrier, atteignait l’immortalité dans
l’instant où il accomplissait l’exploit hors du commun. Le grand homme se
distinguait par une vie entièrement consacrée à se rendre utile à la société.
Le héros était un impulsif sacrifiant tout à sa gloire, peu économe de la vie
de ses soldats, il les laissait se livrer à la rapine et aux carnages. Le grand
homme était l’homme sage qui savait préserver la vie des siens comme
celle des populations que la guerre plaçait sous son autorité. Général
dévoué à sa patrie, il rengainait l’épée et prenant la plume se faisait
législateur. Sa tâche accomplie, il se retirait de la vie publique. Il était à
l’image de Cincinnatus ou de Catinat.
L’importance accordée à l’existence de ses soldats, la protection des
vaincus et le respect de leurs coutumes, le souci d’apporter aux hommes
une législation juste sans laquelle il n’y a pas de bonheur, se retrouvaient,
soutint la propagande bonapartiste, dans tous les actes du général : « Plus
grand capitaine que Louis IX, écrivait le rédacteur du Publiciste au retour
de Bonaparte, n’aurait-il pas l’ambition comme le monarque d’être un
législateur ? »
Devenu le monarque tout à la fois guerrier et législateur, Napoléon
Bonaparte régenta la presse, les arts et les lettres, de telle façon qu’à travers
sa personne s’épanche le nationalisme naissant des Français. Dans les
thèmes traités par les agents de sa gloire, celui de l’expédition d’Égypte
conserva une place importante.
Sur la scène du théâtre des Aigles, l’épopée égyptienne trouva sa
représentation dans des pièces comme La Bataille des Pyramides ou
Zanoubé et Floricourt. Nombre de tableaux commémorant les batailles en
Égypte furent commandés aux artistes pour les Salons de peinture qui
eurent lieu sous le Consulat et sous l’Empire. Napoléon utilisa pour diriger
l’État tout autant le pinceau, la plume et le verbe que l’épée. En cela, il fut
un modèle dont s’inspirèrent par la suite plus d’un chef d’État.

1. Ce texte est issu de l’article « L’expédition d’Égypte et la construction du mythe


napoléonien », Cahiers de la Méditerranée, no 57, 1998.
2. Joël Cornette, Le Roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle,
Paris, Payot, 2021 [1993].
3. Marc Martin, Les Origines de la presse militaire en France à la fin de l’Ancien Régime et
sous la Révolution, Paris, ministère de la Défense, état-major de l’Armée de terre, service
historique, 1972.
4. Bibliothèque nationale, Estampes, cote R 30053.
5. Hugh Gough, The Newspaper Press in the French Revolution, Londres, Routledge, 2018
[1988].
6. Marc Regaldo, Un milieu intellectuel. La Décade philosophique, 1794-1807, Paris, Honoré
Champion, 1976.
7. Le Rédacteur, 3 septembre 1798.
8. Le Rédacteur, 4 novembre 1798.
9. Le Rédacteur, 16 décembre 1798.
10. Le Publiciste, 15 janvier 1799.
11. Le Publiciste, 21 juillet-2 août 1799.
12. Le Journal des hommes libres, 2 juillet 1799.
13. Le Publiciste, 16 octobre 1799.
14. La Décade philosophique, 1er novembre 1799.
15. Le Rédacteur, 22 octobre 1799.
16. Le Moniteur, 11 novembre 1798 et 22 décembre 1798.
17. Constant Pierre, Les Hymnes et les chansons de la Révolution. Aperçu général et
catalogue, Paris, Imprimerie nationale, 1904.
18. Colin Lucas, Les Archives de la Révolution française, Oxford/New York, Pergamon Press
(microfiches), 1989.
Anti-esclavagisme,
abolitionnisme et abolitions
e
en France à la fin du XVIII siècle
Marcel Dorigny

Au XVIIIe siècle, les abolitionnistes sont minoritaires et isolés, car penser


l’avenir des colonies sans esclaves est alors une audace qui n’est pas
permise à tout le monde ; une telle hégémonie de la pensée esclavagiste est
le résultat de la propagande incessante des colons et des armateurs qui
dénoncent systématiquement les abolitionnistes comme étant les ennemis
des colonies.
Ce fut le leitmotiv des pamphlets dirigés contre le mouvement
abolitionniste dès son origine historique : la Société des amis des Noirs, en
France, fut constamment accusée d’être un instrument entre les mains de
l’Angleterre pour détruire la puissance coloniale française. On pourra
signaler, en guise d’exemple, le titre de la brochure publiée par les colons et
les armateurs pour dénoncer publiquement les députés de l’Assemblée
constituante qui avaient voté en faveur du décret accordant l’égalité des
droits politiques pour les « libres de couleur » des colonies nés de père et de
mère libres : Liste des députés qui ont voté pour l’Angleterre contre la
France dans la question de savoir si la France sacrifierait ou non ses
colonies : oui ou non. 12 mai 1791 1.
Les sources de l’anti-esclavagisme
e
Il y a deux courants fondateurs de l’anti-esclavagisme au XVIII siècle,
qui peuvent coexister chez un même auteur, comme c’est le cas chez l’abbé
Grégoire, à la fois prêtre catholique pleinement assumé à travers toutes les
périodes de sa longue vie – même s’il a été excommunié et rejeté par
l’Église de Rome – et se réclamant tout à fait explicitement du droit naturel.
Grégoire fut une sorte de synthèse de ces deux courants, tout comme il a
marqué la continuité d’une génération à une autre puisqu’il eut la chance de
survivre longtemps aux troubles des années révolutionnaires. À sa mort, en
1831, la seconde génération était déjà formée et elle a pu le côtoyer, le
connaître et s’en proclamer le continuateur.
Un point important doit être souligné : l’émergence d’une pensée anti-
esclavagiste au XVIIIe siècle fut une rupture historique. C’était la première
fois dans l’histoire humaine que se développait une réflexion
philosophique, éthique ou religieuse fondée sur l’affirmation de l’unité de
l’espèce humaine débouchant sur une condamnation du principe même de
l’existence de l’esclavage, dont la pratique est attestée dans presque toutes
les sociétés humaines et jamais condamnée en tant que telle.
L’Europe a ainsi été la première à formuler une condamnation
philosophique, religieuse et économique de l’esclavage et cela au moment
même où ses propres États – du moins les plus puissants – pratiquaient cet
esclavage à une échelle probablement inconnue de toutes les sociétés
esclavagistes des siècles passés. De fait, dans le cheminement de l’anti-
esclavagisme vers l’abolitionnisme, une première étape conduit jusqu’au
début des années 1770. Durant cette phase se constitua progressivement un
corpus de condamnations de l’esclavage et de la traite que l’on pourrait
qualifier de philosophiques.
Cette phase porte condamnation du principe même de l’esclavage,
rupture fondamentale dans l’histoire des idées : les penseurs de l’Antiquité,
comme ceux du christianisme primitif ou du Moyen Âge, n’avaient jamais
remis en cause la légitimité de l’esclavage comme pratique sociale et
économique. L’Ancien Testament comme le Nouveau Testament eux-
mêmes ne portèrent pas de condamnation de la réduction en esclavage des
peuples vaincus à la guerre, mais présentèrent l’esclavage comme une
pratique qui épargne la vie des vaincus que le droit de la guerre permettrait
de tuer. Le XVIIIe siècle fut ainsi le moment historique clé où, pour la
première fois, l’esclavage fut remis en cause en lui-même, et non plus dans
ses seuls « excès 2 ».
En la matière, le texte emblématique, véritable synthèse des arguments
qui seront par la suite inlassablement repris, est le fameux chapitre de De
l’esprit des lois de Montesquieu, publié en 1748, « De l’esclavage des
nègres », où avec une ironie féroce, souvent mal comprise aujourd’hui,
l’auteur détruit en peu de mots les principaux arguments des partisans de
l’esclavage.

La critique « économiste » de l’esclavage

La multiplication de telles condamnations de l’esclavage au fil du


e
XVIII siècle est un paradoxe qui peut surprendre : la partie de l’Europe la
plus engagée dans l’esclavage colonial – l’Angleterre, la France puis les
États-Unis – a développé, au moment même de l’apogée de cette pratique,
une doctrine qui aboutissait à sa condamnation radicale. Faut-il attribuer
cette apparente contradiction au sein des sociétés les plus avancées de
l’Europe à l’essor économique, lui-même en partie issu des colonies à
esclaves ? Cette prospérité sans précédent historique de l’Europe
occidentale n’a-t-elle pas eu pour conséquence, parmi d’autres, de faire
triompher l’individualisme comme valeur suprême, plaçant l’être humain
(et non plus le corps social et l’État) au centre de toutes les
préoccupations ? N’était-ce pas, à court terme, mettre en dehors des valeurs
humaines le droit de réduire en esclavage un autre individu ayant
potentiellement les mêmes droits ?
À ce renversement des valeurs morales est venue s’ajouter, en une
parfaite complémentarité, la dimension économique : le but de la vie
devenait la recherche de l’enrichissement maximal par l’avènement de
l’individualisme économique, de la libre entreprise et de l’économie de
marché fondée sur la division du travail. Dès lors, l’esclavage devenait un
obstacle aux mutations en cours.
Ainsi l’essor de l’Europe – en partie dû à la prospérité coloniale elle-
même – aboutissait-il à un dépassement du mode de mise en valeur des
colonies par le travail servile, pour y introduire le salariat libre, la division
du travail et la mécanisation d’une partie des travaux. Ce fut dans ce
contexte de naissance de l’économie politique nouvelle que la critique dite
économiste de l’esclavage se développa, venant enrichir l’argumentaire
philosophique de l’anti-esclavagisme et y ajouter une dimension décisive :
la fin de l’esclavage ne sera pas la fin des colonies et la ruine des
métropoles, mais au contraire permettra un surcroît de prospérité et la
fondation de colonies nouvelles.
En effet, à partir de la fin des années 1750, se développèrent de
nouveaux courants de la pensée économique, centrés autour de la
physiocratie, après la publication, en 1758, du Tableau économique de
François Quesnay, soit dix ans après De l’esprit des lois. Avec l’essor de la
physiocratie se développait un regard nouveau sur l’esclavage, de plus en
plus dénoncé comme une forme archaïque et peu productive de travail
humain. Au nom de la nouvelle rationalité économique, fondée sur la loi de
l’offre et de la demande, impliquant l’existence d’un marché de la main-
d’œuvre salariée libre et ouvert à la concurrence, le travail servile est alors
rejeté.
Des auteurs français comme Roubaud, Baudeau ou Dupont de Nemours
se feront les porte-parole de cette condamnation économique de
l’esclavage 3. Tous proposaient, à terme, le passage au salariat dans les
colonies à sucre et l’arrêt de la traite, permettant d’envisager le
développement de l’Afrique par la fondation d’« établissements »
européens, c’est-à-dire de nouvelles formes de colonies. Ainsi, la nouvelle
pensée économique du XVIIIe siècle prit son essor dans les années 1750 et
convergea avec la démarche des philosophes vers une condamnation de
l’esclavage : les « libéraux », ou ceux qu’on appellera ainsi par la suite,
affirmèrent que l’esclavage était une forme de travail dépassée, archaïque et
peu productive. Selon la formule d’Adam Smith, « la main libre féconde
mieux que la main esclave 4 », autrement dit le travail libre est supérieur au
travail servile.
Ce raisonnement économique s’est certes épanoui au XIXe siècle, mais
ses premières formulations viennent des milieux physiocratiques, chez des
auteurs comme Dupont de Nemours, le marquis de Mirabeau, l’abbé
Baudeau ou chez leurs proches successeurs, comme Anne Robert Turgot et
Nicolas de Condorcet. Ainsi, dès la fin des années 1750, le fondement de
l’anti-esclavagisme est pour ces auteurs certes le droit naturel, mais
également et principalement – et ce n’est pas contradictoire – la rationalité
économique qu’ils appellent de leurs vœux, condamnant « l’irrationalité
économique » de l’esclavage et surtout de la traite. Cette logique
« productiviste » les conduisait à en exiger la fin, certes par palier mais à un
horizon rapproché 5.

Les étapes du processus d’abolition

En restant schématique, il est possible de résumer le processus


conduisant à l’abolition de l’esclavage à trois phases. La première phase a
été esquissée ci-dessus et a consisté en la fondation du socle théorique de
l’anti-esclavagisme. Au cours des années 1770, s’opère un tournant majeur
en partie dû à un changement de génération mais également au contexte
nouveau créé par la Révolution américaine. Les grands auteurs étaient soit
morts, soit avaient produit leurs principaux textes sur ce sujet.
Une nouvelle génération, née dans les années 1740-1750, arrivait à
l’âge adulte et s’emparait de l’acquis philosophique et intellectuel légué par
la génération précédente. Cette nouvelle génération a essayé d’entrevoir
comment « sortir » de l’esclavage, ou tout au moins de subodorer les
conséquences de la fin souhaitée de l’esclavage colonial. Deux exemples,
cités par beaucoup d’auteurs, peuvent être rappelés pour la France. Le
premier est daté de la fin 1770 : Louis-Sébastien Mercier publie alors un
ouvrage d’anticipation, L’An 2440. Rêve s’il n’en fut jamais, c’est-à-dire
une anticipation de sept siècles. L’auteur narre comment il se réveille sur un
banc dans Paris en l’an 2440, exactement sept siècles après sa naissance, et
relate au lecteur son itinéraire dans le Paris du XXVe siècle, lui faisant
découvrir une ville qui n’était plus celle de Louis XV mais une ville
métamorphosée par les immenses progrès des « Lumières ». Un chapitre est
consacré au devenir de l’esclavage, sous un titre mystérieux, « Un singulier
monument ». Le narrateur, avec son guide, débouche sur une place où il
voit un monument qui n’était pas là du temps de Louis XV : la statue d’un
homme noir avec gravée sur le socle cette phrase énigmatique : Au Vengeur
du nouveau monde. Le second exemple français est la première édition du
grand livre de Raynal : l’Histoire philosophique et politique du commerce et
des établissements des Européens dans les deux Indes, publié en 1771 ;
ouvrage qui connaîtra trois éditions successives, celle de 1781 étant la plus
radicale, portant condamnation à la fois de l’esclavage, de la traite et de la
colonisation elle-même. Il faut rappeler que ce qui a fait la force de ce texte,
dans sa troisième édition, ce sont les contributions de Diderot, Raynal n’en
étant pas l’auteur, mais le directeur. Ce fut dans cet ouvrage au succès
immense que Diderot publia ses textes les plus radicaux, les plus
violemment anti-esclavagistes et anticolonialistes 6.
Ainsi, avec ce qu’il est convenu d’appeler l’œuvre de « Diderot-
Raynal », d’une part, et de Mercier, d’autre part, nous avons deux exemples
qui prétendent démontrer à leurs contemporains que la fin de l’esclavage se
fera par la violence de l’insurrection. De tels écrits n’ont naturellement pas
manqué de déclencher de vives polémiques, et surtout des persécutions
contre leurs auteurs accusés de vouloir la perte des colonies et le massacre
des colons. Ces noms restèrent longtemps des objets de haine et de rancœur
dans les milieux coloniaux, surtout après l’insurrection des esclaves de
Saint-Domingue en 1791, prélude à la première abolition.
Dans cette perspective, une organisation internationale se met sur pied,
reposant sur trois « pôles » – États-Unis naissants, Royaume-Uni et
France – avec échanges d’information, circulation des hommes entre
Londres, les États-Unis et Paris. C’était une véritable internationale qui se
concertait et qui pensait qu’aucune des grandes puissances n’abolirait la
traite négrière sans les autres, chacune étant persuadée que sa richesse et sa
puissance dépendaient de ses colonies à sucre. Dans cette logique de
concurrence internationale exacerbée, le premier qui abolirait servirait la
cause des autres. Seule une action concertée entre les nations pourrait
mettre « l’odieux commerce » hors la loi et imposer cette interdiction à
toutes les autres puissances. La Société des amis des Noirs en France
s’inscrivait pleinement dans cette logique, renvoyant la fin de l’esclavage
lui-même à une période éloignée, lorsque les bienfaits de l’abolition de la
traite auraient permis une transformation des conditions de vie des esclaves
et une évolution des mentalités coloniales.
Ainsi ces sociétés anti-esclavagistes étaient-elles devenues
abolitionnistes, en ce sens qu’elles proclamaient dans leur programme que
la fin de l’esclavage était leur objectif lointain. Mais il importe de souligner
qu’aucune de ces sociétés ne prévoyait une abolition immédiate de
l’esclavage : à les suivre, il n’y aurait pas de « grand soir » où on
proclamerait publiquement la fin de l’esclavage à partir de la mise en acte
d’un décret ou d’une loi venue de métropole.
À l’opposé de ce schéma, toutes proposaient des plans très argumentés
de sortie graduelle. Le gradualisme était la règle, pouvant étaler le
processus d’abolition sur une, deux, voire trois générations, celui-ci ne
s’appliquant pas aux esclaves adultes. Quoique leurs conditions de vie et de
travail seraient améliorées, ces derniers resteraient donc esclaves, la
libération étant réservée aux générations à venir. Un autre dispositif prévu
par ces plans consistait à favoriser les affranchissements alors qu’ils étaient
de plus en plus fortement découragés par la législation coloniale,
notamment par la taxe payée par le maître à cette occasion. Les projets
proposaient d’abolir la taxe afin d’accroître progressivement la proportion
de « libres de couleur » dans la population totale des colonies.
Ce gradualisme conduisant à la fin de l’esclavage reposait néanmoins
sur deux craintes. D’une part, une peur sociale du désordre et de l’anarchie
qui résulteraient inévitablement de la libération subite d’une immense
population, rendue inapte à l’autonomie par le fait même d’avoir été réduite
à la servitude. D’autre part, existait la peur qu’une brusque abolition ne
provoque la ruine des colonies – indispensables pour beaucoup à la France
– dont l’économie fonctionnait exclusivement sur l’esclavage et qu’il aurait
été impossible de reconvertir immédiatement.
Dans ce processus, le moment clé fut la Révolution française qui vit se
déployer l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue. Dans le contexte
de la guerre générale entre les puissances coloniales qui se partageaient les
îles et le trafic négrier, cette insurrection d’une ampleur inconnue
jusqu’alors n’a pu être enrayée. Commencée à la fin d’août 1791, elle
imposa à la France révolutionnaire l’abolition immédiate de l’esclavage,
d’abord sur le sol même de Saint-Domingue (29 août 1793), puis par le vote
historique de la Convention nationale du 4 février 1794 (16 pluviôse, an II)
qui étendit l’abolition à toutes les colonies françaises.
Ainsi, et c’est le point capital, l’abolition s’était-elle imposée en dehors
des schémas conçus par les abolitionnistes : elle fut immédiate et non
graduelle, sans aucune indemnité pour les propriétaires d’esclaves et sans
aucune des mesures progressives imaginées depuis plus de trente ans…
Enfin, contrairement aux projets mûrement réfléchis par les abolitionnistes,
l’abolition de la traite n’a pas précédé celle de l’esclavage.
Au contraire même, la traite ne fut jamais abolie légalement par la
Révolution française : sa finalité (pourvoir en esclaves les colonies) ayant
disparu avec la fin de l’esclavage, elle n’avait plus d’objet et cessa aussitôt.
Cette abolition a ainsi suivi un schéma que tout le mouvement
abolitionniste avait résolument voulu empêcher, mais qui fut le résultat d’un
rapport de forces favorable aux insurgés de Saint-Domingue, à la fois pour
des raisons liées à la structure particulière de cette colonie – archétype de
l’île à sucre esclavagiste –, à la conjoncture révolutionnaire française et à la
guerre générale européenne transplantée dans les Caraïbes.
Dans les autres colonies françaises, l’application de la législation
abolitionniste fut inégale. En Guyane, l’abolition fut imposée pacifiquement
par l’envoyé de la République, Georges-Nicolas Jeannet-Oudin, alors qu’en
Guadeloupe on assista à une véritable guerre de reconquête par Victor
Hugues, à la fois contre l’occupant britannique et contre les colons.
L’abolition y fut ainsi radicalement appliquée. À l’opposé de ce schéma, la
Martinique, sous occupation anglaise à partir de juillet 1793, n’a pas connu
cette première abolition ; de même que les colonies orientales (Réunion et
île de France), où les colons purent s’opposer à l’application du décret
abolitionniste, tout en maintenant les îles sous la souveraineté française.

Abolitionnisme et colonisation

Le dernier élément qu’il faut souligner est que cet abolitionnisme des
e e
XVIII et XIX siècles, fondé sur la volonté explicite de ne pas laisser se

développer des révoltes serviles dévastatrices pour les colonies, ne se


plaçait aucunement dans une logique anticoloniale, bien au contraire. De
fait, les partisans de l’esclavage avaient coutume de dénoncer sans cesse
que les membres de la Société des amis des Noirs, et les abolitionnistes en
général, étaient les ennemis de la France parce qu’en voulant abolir
l’esclavage ils allaient détruire les colonies au profit de l’Angleterre.
Pourtant, pour les abolitionnistes, la logique était diamétralement
opposée : abolir l’esclavage n’était pas détruire les colonies, mais au
contraire les sauver du naufrage que l’inévitable révolte des esclaves allait
entraîner, tôt ou tard. Abolir l’esclavage revenait donc à sauver les colonies
existantes et à rendre possible l’établissement de nouvelles colonies.
En effet, dans leur démarche, abolir la traite pour aboutir
progressivement à l’abolition de l’esclavage permettrait de fonder de
nouvelles colonies en Afrique dès lors que ce continent ne serait plus
dépeuplé par le prélèvement humain de la traite. Dès l’époque de la
première Société des amis des Noirs, ce projet de nouvelle expansion
coloniale était explicitement formulé.
L’exemple d’Étienne Clavière, premier président des Amis des Noirs,
est éclairant. Dans un gros ouvrage, publié en 1791, il développait ce projet
en ces termes dépourvus de tout équivoque : « Les Africains ne
consomment-ils les marchandises avec lesquelles les Européens alimentent
chez eux le carnage et la désolation, que parce qu’ils les paient avec des
esclaves ? Cesseront-ils de s’habiller et d’user des bagatelles que nous leur
vendons parce qu’au lieu de recevoir de leurs mains sanglantes tant
d’innocentes victimes de notre féroce avarice, nous leur demanderons les
riches et nombreuses productions dont l’Afrique peut enrichir notre
industrie manufacturière ? Non, les Africains sont des hommes ; ils sont par
conséquent susceptibles des nombreux besoins que fera naître leur
civilisation, si au lieu de la funeste rage que nous soufflons sans cesse dans
leur âme, nous ne provoquons chez eux que des spéculations ou des
entreprises pacifiques, dont il ne puisse résulter que des échanges
innocents. […] Outre les gommes, l’ambre gris, le miel, l’ivoire, les
fourrures, l’argent, l’or… outre les bois les plus précieux, les drogues les
plus chères, toutes les sortes de poivre et d’épiceries, on y trouve encore le
tabac, le riz, l’indigo, le coton en abondance, et à des prix inférieurs à ceux
de tous les marchés connus. On y trouve enfin la canne à sucre, ce prétexte
à tant de crimes auxquels nous devons la cherté de cette bienfaisante
production 7. » De façon très explicite, dans la continuité des projets
évoqués par Étienne Clavière, la nouvelle Société des amis des Noirs,
reconstituée sous le Directoire, devient « Société des amis des Noirs et des
colonies », pour insister sur son programme de « nouvelle colonisation » :
la colonisation sans esclaves, ce que l’on appelait alors les « colonies
libres », autrement dit les colonies où le travail serait libre.
Ainsi, cet abolitionnisme reposait certes sur des fondements
humanitaires incontestables, mais il s’inscrivait dans un projet plus vaste,
dont la composante économique était centrale et par définition coloniale.
Les abolitionnistes de la fin du XVIIIe siècle ne formaient pas un « lobby
anticolonial », mais au contraire incarnaient une nouvelle conception de
l’expansion coloniale ; la « régénération des colonies » par l’introduction de
la liberté du travail et de la liberté de la main-d’œuvre devait ouvrir la voie
à d’autres colonisations, sur les terres que la traite dépeuplait depuis trop
longtemps 8.

1. . Cette liste est publiée dans les Archives parlementaires, tome 26.
2. Peter Garnsey, Conceptions de l’esclavage d’Aristote à saint Augustin, Paris, Les Belles
Lettres, 2004.
3. Louis-Philippe May, Le Mercier de la Rivière (1719-1801). Aux origines de la science
économique, Paris, CNRS Éditions, 1975 ; Louis-Philippe May, Le Mercier de la Rivière
(1719-1801). Mémoires et textes inédits sur le gouvernement économique des Antilles, Paris,
CNRS Éditions, 1978.
4. Yann Moulier-Boutang, De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé,
Paris, Presses universitaires de France, 1998.
5. Fred Célimène, André Legris, L’Économie de l’esclavage colonial. Enquête et bilan du
e e
XVII au XIX siècle, Paris, CNRS Éditions, 2012.

6. Yves Benot, Diderot. De l’athéisme à l’anticolonialisme, Paris, La Découverte, 1981


[1970] ; Yves Benot, La Révolution et la fin des colonies, Paris, La Découverte, 2003.
7. Marcel Dorigny, « La Société des amis des Noirs et les projets de colonisation en
Afrique », Annales historiques de la Révolution française, n°s 293-294, juillet-décembre 1993 ;
Marcel Dorigny, « Intégration républicaine des colonies et projet de colonisation de l’Afrique :
civiliser pour émanciper ? », in Yves Benot, Marcel Dorigny (dir.), Grégoire et la cause des
Noirs. Combats et projets, 1789-1831, Paris, Société française d’histoire des outre-mers, 2005
[2001].
8. Ce texte est une version réduite d’un article issu de l’ouvrage collectif de Pascal Blanchard,
Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la Révolution
française à nos jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008 ; c’est aussi un hommage à notre
ami, Marcel Dorigny, aujourd’hui disparu, dont le texte ouvrait en 2008 ce travail collectif.
L’avenir des possessions
coloniales françaises en Afrique
(1795-1802)
Pernille Røge

Au cours de l’été 1797, le gouvernement central de Paris contacta


François Émilie Blanchot, gouverneur de la colonie française du Sénégal,
pour s’enquérir de la situation en vigueur et du potentiel futur des
possessions de la France en Afrique occidentale 1. Depuis que l’abolition de
l’esclavage avait été décrétée en 1794, ces territoires avaient perdu leur
raison d’être en tant que facilitateurs du commerce français d’esclaves. Le
Directoire souhaitait donc évaluer si la France devait désormais les
abandonner ou leur trouver de nouvelles vocations. François Émilie
Blanchot, qui s’était investi dans la conservation de Saint-Louis et Gorée
depuis que la Révolution française avait éclaté, répondit que les possessions
africaines de la République avaient un grand potentiel en tant que nouveau
débouché propice à une industrie digne de la nation française. Il existait
cependant un besoin urgent de matériel, de personnes et de capitaux pour
réaliser cette visée 2.
Ces échanges entre François Émilie Blanchot et le gouvernement
central en 1797 saisissent un moment de la Révolution française où les
décideurs métropolitains tentaient de galvaniser les ambitions coloniales de
la République après que les révoltes d’esclaves des Caraïbes, les guerres
transatlantiques de la Révolution française et l’abolition de l’esclavage
avaient sapé le lucratif système de plantations de la France. Ce faisant, un
nombre croissant d’entre eux considérait l’Afrique comme une scène idéale
pour mettre en œuvre les ambitions impériales de la République et déployer
un empire colonial compatible avec les valeurs de la Révolution française.
Cependant, pour des responsables locaux tels que François Émilie Blanchot,
les contacts sporadiques avec la métropole au cours de la décennie
révolutionnaire révélaient une administration centrale déconnectée de la
situation politique et commerciale sur le terrain – un centre incapable
d’offrir le soutien qu’exigeait la traduction des ambitions républicaines en
réalités coloniales.
L’analyse des plans de revitalisation de l’empire colonial français qui
circulaient au sein des institutions politiques métropolitaines officielles, en
conjonction avec les réponses qu’elles suscitaient en Sénégambie, fournit
un point focal captivant, à partir duquel on est en droit de se demander si la
Révolution française n’était pas aussi une révolution impériale. Une telle
analyse, cependant, ne mène pas à une réponse facile, notamment parce que
l’essence de ce que nous entendons par Révolution française et révolution
impériale est difficile à définir en quelques mots.
Pour aborder cette question, il est donc utile de clarifier ce que les
historiens considèrent comme unique dans la Révolution française, et
d’utiliser ces caractéristiques comme un moyen d’évaluer si des atouts
similaires ont sous-tendu l’engagement des révolutionnaires envers l’empire
colonial. Dans sa récente critique du « tournant global », David A. Bell
soutient que la caractéristique première de la Révolution française a été la
façon dont « les révolutionnaires ont essayé de balayer des siècles de
coutumes, de pratiques, de lois et d’institutions héritées et de reconstruire
leur monde à neuf, dans un moment de promesses et de périls politiques
sans précédent 3 ».
Pour David A. Bell, toutefois, ce qui a rendu la Révolution française
révolutionnaire « n’était pas le “matériau de base” sur lequel elle s’est
appuyée pour agir, mais le processus par lequel celui-ci a été fusionné et
reforgé en quelque chose de nouveau 4 ». Le commentaire de l’historien
peut fournir des pistes de recherche lorsque l’on pense à la Révolution
française en tant que révolution impériale. L’engagement des
révolutionnaires français dans les questions impériales vis-à-vis de
l’Afrique révélait-il les mêmes efforts pour « fusionner » les anciennes
pratiques coloniales et les « reforger » en « quelque chose de nouveau » ?
Ou bien ont-ils inventé des outils entièrement nouveaux pour créer un
empire ?
Nous essayons ici d’aborder ces questions en examinant dans quelle
mesure certains révolutionnaires ont envisagé le rôle de l’Afrique au sein de
l’empire colonial français entre l’abolition de l’esclavage et sa restauration
en 1802, tout en analysant ce qui s’est concrétisé dans les principales
possessions françaises en Sénégambie. On y découvre des programmes
concurrents concernant l’avenir du Sénégal et d’autres territoires africains
au cours de ces années. Les déclarations politiques fluctuaient au gré des
vagues de l’agitation révolutionnaire. De plus, les plans de Paris étaient
souvent incompatibles avec les activités françaises au Sénégal. La guerre
perturbait les communications et épuisait les finances de l’État. Elle
exacerbait également la nature déjà précaire du pouvoir colonial français en
Afrique, et amplifiait la dépendance française à l’égard de la bonne volonté
des élites africaines locales et des réseaux commerciaux européens.
Malgré ces circonstances instables, trois caractéristiques unifiantes
sous-tendaient la plupart des programmes républicains qui portaient sur
l’Afrique occidentale entre 1795 et 1802. Tout d’abord, dans la plupart des
propositions, les auteurs convoquaient un discours sur la supériorité
révolutionnaire française – industrielle, morale et culturelle – pour valider
les incursions impériales en Afrique en quête de terres, de main-d’œuvre et
de marchés.
Ce sentiment de supériorité préfigurait la « mission impériale
civilisatrice » autoproclamée de la France qui accompagnerait l’expansion
en Afrique sous la IIIe République. Ensuite, les stratégies proposées
s’opposaient au système colonial de l’Ancien Régime enraciné dans
l’esclavage, et enfin – caractéristique quelque peu paradoxale –, ces mêmes
stratégies s’appuyaient sur des logiques qui faisaient écho aux idées et aux
politiques coloniales de l’Ancien Régime plutôt qu’elles ne s’y opposaient.
À notre sens, cette confiance dans les idées de l’Ancien Régime atténue
l’aspect révolutionnaire de la Révolution française en tant que révolution
impériale.

L’avenir des possessions françaises au Sénégal

L’opinion de François Émilie Blanchot selon laquelle le Sénégal pouvait


ouvrir un nouveau débouché industriel à la République française fut
élaborée en réponse à une requête écrite par Laurent Jean-François Truguet,
ministre de la Marine et des Colonies entre 1795 et 1797. Aristocrate, il
avait adhéré aux principes républicains français et s’était consacré à
repenser la vocation du Sénégal après cette première abolition de
l’esclavage. Également favorable à l’abolition dans sa réponse au ministre,
François Émilie Blanchot se disait soulagé que « l’odieuse » traite française
des esclaves n’ait plus cours.
Il adoptait également un ton prometteur en ce qui concernait l’avenir
post-abolitionniste de la France au Sénégal, soulignant les possibilités d’un
vaste commerce dans l’agriculture, l’or, l’ivoire et la gomme arabique 5.
D’autres fonctionnaires coloniaux partageaient ces perspectives. M. Gourg,
ancien directeur du fort français de Juda (Ouidah) sur la côte de l’or,
suggérait en 1795 d’utiliser le comptoir commercial de Podor, en amont du
fleuve Sénégal, pour cultiver des denrées alimentaires et des cultures de
rente associées aux Amériques, telles que le sucre, le café, l’indigo et le
coton 6.
Bien que lancées dans un contexte révolutionnaire effréné, les
propositions de M. Gourg et de François Émilie Blanchot faisaient écho à
des idées plus anciennes sur la manière de bâtir et de gérer un empire
colonial. Les Européens avaient essayé de mettre en place des cultures de
rente en Afrique occidentale depuis le XVIIe siècle. En outre, l’idée selon
laquelle les Africains devaient imiter les Européens et commencer à
produire du sucre, du coton et du café dans leur propre pays pour ensuite
échanger ces produits contre des biens manufacturés européens circulait
depuis la fin des années 1750. Ce sont ces propositions que François Émilie
Blanchot et M. Gourg ont ressuscitées à la suite de l’abolition française de
la traite des esclaves, afin de les présenter comme faisant partie d’un nouvel
agenda impérial républicain.
En réponse à la question de Laurent Jean-François Truguet sur
l’organisation à privilégier pour la colonie, François Émilie Blanchot
déconseillait l’application de la Constitution de l’an III dans les possessions
d’Afrique occidentale. Pour gouverner cette population (qu’il décrit comme
« oisive »), il recommandait d’élire un maire parmi les habitants, qui serait
subordonné au gouverneur français de la colonie, comme, le rappelait-il,
cela se pratiquait avec succès depuis longtemps. En revanche, il fallait
éviter de les perturber ou de les troubler en leur permettant d’exercer leurs
droits au même titre que les citoyens français, voire en leur accordant ne
serait-ce qu’une influence minime sur l’administration locale ou la politique
gouvernementale. Une structure hiérarchique similaire était cruciale sur l’île
de Gorée, où les habitants, selon François Émilie Blanchot, avaient subi
l’influence d’idées floues sur « les vrais principes de la liberté 7 ».
Ces points de vue sur les effets néfastes que la Constitution de l’an III
pouvait avoir sur la gouvernance des possessions françaises en Afrique
occidentale suggèrent que la propre compréhension de François Émilie
Blanchot des « vrais principes de la liberté » fluctuait, à la fois au sujet de
l’abolition et de la façon dont les locaux pouvaient embrasser les droits
constitutionnels français.
Depuis son arrivée au Sénégal en 1786, et sa nomination au poste de
gouverneur en 1789, François Émilie Blanchot avait supervisé la traite des
esclaves française et abordé les défis locaux avec dextérité, y compris la
révolution de Fouta-Toro. Menée par l’Almamy Abdoul Kader Kane, cette
révolution interdisait aux marchands d’esclaves français et indigènes le long
du fleuve Sénégal de réduire en esclavage les musulmans de l’ethnie peule,
ou Fulbé. Pour aider les marchands d’esclaves à maintenir leur commerce,
notamment à Galam, François Émilie Blanchot négocia en 1789, au nom de
la Compagnie du Sénégal, un traité avec les représentants de l’Almany, qui
autorisait les religieux musulmans à monter à bord des navires de la
compagnie et à rechercher les captifs peuls s’ils laissaient les Français et
leurs collaborateurs de Saint-Louis commercer. Gouverneur des possessions
sénégalaises de la France jusqu’à sa mort en 1807, François Émilie
Blanchot se glissa également sans problème dans le rôle de protecteur de la
traite négrière française en 1802.
Les références du gouverneur à l’« oisiveté » de la population locale et
à la confusion potentielle autour de la Constitution française n’avaient
guère de fondement dans la réalité. Depuis l’époque de la Compagnie des
Indes, les Français s’étaient appuyés sur des réseaux de soutien locaux pour
maintenir leur présence dans la région (interprètes, marins, médiateurs entre
commerçants français et comptoirs locaux). Gorée et Saint-Louis, en
particulier, avaient vu la montée en puissance des signares au XVIIIe siècle,
des femmes indigènes dont les contacts commerciaux et les esclaves
domestiques étaient cruciaux pour la survie des Français.
Jusqu’à l’arrivée de la couronne française en 1763, des officiers
français, dont François Émilie Blanchot, avaient formé des partenariats
domestiques temporaires avec ces femmes et eu des enfants avec elles, dont
beaucoup allaient occuper ensuite des postes d’élite au sein de la population
métisse croissante des îles. Décrire la population locale comme « oisive »
était une stratégie utilisée pour protéger le gouverneur et les élites
domestiques d’un Directoire dont ils estimaient qu’il tentait de se mêler des
affaires locales sans le connaître en profondeur. En effet, les affaires locales
incluaient la poursuite de la traite des esclaves.
Nous savons, grâce à l’autobiographie de François Belon 8, un marchand
nantais qui faisait du commerce à New York dans les années 1790, que
François Émilie Blanchot tolérait le commerce d’esclaves français sous
pavillon étranger et échangeait des esclaves avec des marchands danois et
américains contre des produits de première nécessité. Ces références
explicites à la traite négrière du gouverneur sont absentes de la
correspondance officielle, mais l’administration centrale était au courant de
son commerce avec les puissances neutres.

La recherche de « cultivateurs » pour les Antilles


françaises

Le destinataire du terrible rapport sur les possessions françaises au


Sénégal en 1799 était le nouveau ministre, Eustache Bruix. Au cours de son
administration, François Émilie Blanchot reçut enfin le soutien dont il avait
tant besoin de la métropole. Cette aide était probablement le résultat du
programme du ministre visant à relancer le transfert de la main-d’œuvre
africaine vers les Caraïbes françaises. À cette époque, Victor Hugues et
François Dominique Toussaint Louverture tentaient de relancer la
production de sucre et de café en Guadeloupe et à Saint-Domingue en
imposant un régime de travail strict à ceux qu’ils appelaient les
« cultivateurs ». Un cultivateur était traditionnellement « une personne qui
cultive la terre », mais le terme était devenu intimement associé aux
Africains dans les colonies françaises après que Léger-Félicité Sonthonax,
commissaire de Saint-Domingue entre 1792 et 1797, eut qualifié les
esclaves affranchis de « cultivateurs » dans son décret d’abolition de
l’esclavage dans la province du Nord de Saint-Domingue en 1793.
Le concept se répandit à la fin des années 1790 parmi les personnes qui
recherchaient de la main-d’œuvre en Afrique. Le fait qu’Eustache Bruix
était favorable à l’idée de trouver des cultivateurs africains pour les colonies
des Antilles transparaissait dans ses instructions à François Émilie
Blanchot, dans lesquelles il affirmait – contrairement à ses prédécesseurs
immédiats – que le Sénégal était d’une grande importance pour la
République en raison de son rôle de source de main-d’œuvre pour les
Antilles françaises 9. Les instructions d’Eustache Bruix révélaient que le
ministre avait lu attentivement les lettres et les demandes récentes de
François Émilie Blanchot, et il lui donna immédiatement l’ordre de
reprendre Gorée avec le soutien du gouvernement 10.
Rappelant l’affirmation des marchands d’esclaves et des propriétaires
de plantations selon laquelle les captifs africains étaient mieux lotis dans les
colonies françaises, Eustache Bruix présentait son argument comme
compatible avec les principes révolutionnaires et suggéra qu’ils pourraient
aller de leur gré aux Caraïbes en tant que cultivateurs. L’idée de trouver des
volontaires était apparue dans plusieurs rapports au milieu des années 1790,
plus clairement dans une proposition d’un certain C. Girod. Girod (qui
pourrait être le naturaliste suisse Justin Girod-Chantrans), qui avait séjourné
à Saint-Domingue entre 1781 et 1783, proposa de fonder une nouvelle
colonie au Sénégal et de créer une Compagnie de commerce d’Afrique de la
Grande Nation, dont le but principal serait d’acquérir des travailleurs pour
les colonies des Caraïbes 11.
En butte au changement de ton de l’administration centrale, les réponses
de François Émilie Blanchot aux instructions d’Eustache Bruix reflètent le
pragmatisme de plus en plus aguerri du gouverneur. Selon lui, passer d’une
traite d’esclaves à une industrie de rachat des captifs pouvait fonctionner si
la France continuait de payer le tribut et les impôts aux souverains locaux
(comme c’était la coutume avant l’abolition de l’esclavage).

La colonisation et la civilisation d’Afrique

Alors que le Directoire trouvait de plus en plus d’utilité aux possessions


françaises en Afrique en tant que source de « cultivateurs » pour les
Antilles, certains Français continuaient à encourager l’expansion agricole et
commerciale au Sénégal. Après le début de l’expédition d’Égypte en 1798,
les impérialistes proposèrent de découper une grande partie de l’Afrique
pour la France par le biais d’expansions parallèles en Afrique du Nord et de
l’Ouest.
L’un des promoteurs de cette stratégie n’était autre que l’ancien
propriétaire de plantations de Saint-Domingue, Pierre-François Page. Dans
une note datée du 29 janvier 1802 – quatre mois avant le rétablissement de
l’esclavage par Napoléon –, celui-ci soutenait qu’il était trop tard pour
rétablir l’esclavage à Saint-Domingue 12. Selon l’ancien propriétaire, les
travailleurs libres africains et européens pouvaient bien relancer la
production, ils ne seraient jamais en mesure de produire ce que
800 000 esclaves avaient produit avant la Révolution. La France devrait
donc canaliser ses ambitions coloniales vers l’Égypte et le Sénégal.
Bien qu’ambitieuse, la proposition de Pierre-François Page n’était pas à
la hauteur de l’Essai sur la civilisation de l’Afrique de Joseph-Philippe
Bournet, dans lequel il détaillait un plan d’avancée militaire en Afrique
depuis Tripoli et le Sénégal 13. Mélange remarquable de visées capitalistes et
d’impérialisme culturel, la préface de cet essai était un appel à lutter contre
la domination mondiale britannique. Si l’auteur estimait qu’il était trop tard
pour contrer l’hégémonie britannique dans les Amériques, ce qui était
encore possible en Inde, la véritable concurrence se trouvait en Afrique. En
créant cette vaste colonie en Afrique, la France devrait suivre des méthodes
qui se démarqueraient des approches européennes précédentes de
« conquête » dans le Nouveau Monde qui verrait la colonisation advenir
grâce au « pouvoir de persuasion de l’homme civilisé », en utilisant le
sentiment et la raison plutôt que « notre supériorité 14 ».

La Révolution française,
une révolution impériale ?

Au moment où Joseph-Philippe Bournet dévoilait ses ambitions


impériales en Afrique, Napoléon Bonaparte déclarait le rétablissement de
l’esclavage dans les colonies et retirait les forces françaises d’Égypte. La
fenêtre qui s’était ouverte pour une réorientation de l’empire colonial
français après l’abolition de l’esclavage se refermait. Pourtant, la France
avait également l’occasion de retrouver sa position prédominante de
l’Ancien Régime en tant que premier producteur mondial de sucre et de
café.
La restauration conduisit à l’indépendance d’Haïti. Dans les
exploitations françaises d’Afrique occidentale, le rétablissement de
l’esclavage signifiait le retour de la traite légale des esclaves, quoique pour
une courte durée. La France abolit la traite des Noirs en 1815, tandis qu’il
fallut attendre la révolution de 1848 pour voir l’abolition de l’esclavage.
Cherchant à perpétuer son empire colonial, la France se lança dans
l’expansion coloniale en Afrique au milieu du XIXe siècle, finissant par
coloniser une grande partie de l’Afrique du Nord et de l’Ouest dans le cadre
de sa « mission civilisatrice » autoproclamée.
La Révolution française a-t-elle constitué un moment charnière dans
cette vaste réorientation impériale vers l’Afrique aux XIXe et XXe siècles ? A-
t-elle constitué une révolution impériale à part entière ? Concernant les
intérêts français en Afrique, il est certain que les années 1795-1802 ont
poussé les impérialistes français à reconsidérer une voie vers l’Empire. Pour
ceux qui continuaient à lier l’avenir colonial de la France aux Caraïbes,
l’Afrique pouvait être une source de « cultivateurs » que la France devait
recruter pour qu’ils se rendent volontairement aux Caraïbes, ou devrait
acquérir par des rachats.
À l’inverse, ceux qui pensaient que le rôle de la France aux Amériques
était terminé estimaient que l’Afrique devait devenir le théâtre de
déploiement des ambitions coloniales de la République. Le transport
d’Européens en Afrique de l’Ouest et du Nord pour y lancer la culture de
rente permettrait de sécuriser les importations vers l’Europe, d’inciter les
Africains à imiter les Européens industrieux et, avec le temps, de
« rattacher » les Africains à la France par le biais de l’assimilation
culturelle. Des liens économiques mutuellement bénéfiques permettraient le
développement de la « civilisation » sur un continent qui n’avait pas encore
atteint le niveau de développement européen.
La plupart de ces idées n’étaient pas des produits directs de la
Révolution française, mais avaient animé les débats français sur l’empire
colonial depuis des décennies, voire des siècles. Pour la France, le
déclenchement de la révolte des esclaves dans les Caraïbes françaises et le
décret d’abolition de l’esclavage alimentaient la nécessité d’accepter que le
changement était en cours : les impérialistes français devaient devancer les
événements afin de ne pas être rattrapés par eux. La Révolution française a
ainsi amplifié les enjeux de l’innovation impériale et accéléré les processus
impériaux de régénération au niveau idéologique, même si ces derniers
étaient souvent bloqués ou modifiés au niveau local.

1. Ce texte, traduit de l’anglais, est issu de l’article de Pernille Røge « The Directory and the
Future of France’s Colonial Possessions in Africa, 1795-1802 », French Historical Studies,
volume 44, no 3, août 2021 (copyright 2021, Society for French Historical Studies. Tous droits
réservés. Réédité avec l’autorisation de l’éditeur).
2. François Émilie Blanchot, « Considérations sur l’organisation du Sénégal par Blanchot »,
3 juillet 1797, Aix-en-Provence, Archives nationales d’outre-mer, COL C6 20, fols. 50-54.
3. David A. Bell, « Questioning the Global Turn: The Case of the French Revolution »,
French Historical Studies, volume 37, no 1, 2014.
4. Ibid.
5. François Émilie Blanchot, op. cit.
6. M. Gourg, « Sur l’utilité d’un établissement projeté a Podor dans les Rivière du Sénégal »,
21 pluviôse, an V de la République française une et indivisible [9 février 1797], Archives
nationales d’outre-mer, COL C6 20, fols. 37-40.
7. François Émilie Blanchot, op. cit.
8. François Belon, « French Businessman’s Autobiography, Nineteenth Century », manuscrit,
1820 (chapitre 10), Temple University Library, Special Collections Archives.
9. Eustache Bruix, « Instructions pour le C. Blanchot, Commandant au Sénégal », 23 ventôse,
an VII [13 mars 1799], Archives nationales d’outre-mer, COL C6 20, fols. 5-6.
10. Ibid.
11. C. Girod, « Mémoire sur un établissement à faire au Sénégal », 25 messidor, an VI [13
juillet 1798], Archives nationales d’outre-mer, COL C6 20, fols. 38-47 bis.
12. Pierre-François Page, « Notes sur l’établissement des cultures coloniales en Égypte et au
Sénégal », 10 pluviôse, an X [30 janvier 1802], Archives nationales d’outre-mer, COL C6 20,
fol. 63.
13. Joseph-Philippe Bournet, « Essai sur la civilisation de l’Afrique », an XI, AF III 209, fol.
22.
14. Ibid.
L’expédition d’Alger :
premières expériences africaines
Vincent Joly

La conquête de l’Algérie est la première grande expédition coloniale


lancée par la France depuis le désastre subi à Saint-Domingue en novembre
1802 1. Avec elle apparaissent des caractéristiques que l’on retrouve peu ou
prou dans toutes les autres expéditions en Afrique et en Asie. Elle entraîne
la création d’une armée spécialisée qui, progressivement, puise une partie
de ses effectifs parmi les populations locales. Elle contraint les troupes
venues de métropole à s’adapter et à réfléchir aux conditions particulières
qu’impose ce type d’opération. Enfin, elle se traduit sur le terrain par une
soumission du pouvoir civil à l’armée pendant une quarantaine d’années,
engendrant des habitudes d’insubordination qui s’amplifient lors de la
conquête de l’Afrique au sud du Sahara un demi-siècle plus tard 2.

L’opération

Pourtant, rien à l’origine ne laissait supposer que cette expédition avait


de vastes desseins dans la mesure où elle n’était officiellement destinée
qu’à laver un affront. De plus, à ce qui apparaît comme un simple prétexte
s’ajoutent des préoccupations plus larges qui nous éloignent encore
davantage d’un objectif colonial. La France s’intéresse de nouveau à la
Méditerranée depuis le début des années 1820. C’est le théâtre qu’elle a
choisi pour retrouver son rang de grande puissance remis en cause depuis la
défaite de Waterloo 3.
Pour Charles X et Jules de Polignac, une opération de prestige et a
priori sans grand risque militaire devait aussi permettre de faire taire
l’opposition libérale. Pour la première fois, une expédition outre-mer avait
pour but de trouver une solution à une crise politique intérieure. En fait, le
roi et le Premier ministre font ici l’expérience du caractère hasardeux de ce
genre de calcul. Non seulement leurs adversaires en France ne désarment
pas et engagent victorieusement l’épreuve de force deux semaines après le
débarquement en Algérie, mais encore l’opinion publique se révèle hostile à
cette aventure, sauf à Marseille et dans quelques villes du Midi où l’on
attend des retombées économiques positives.
Seule l’armée, malgré l’impopularité du commandant en chef, Victor de
Bourmont, semble adhérer à ce projet, y voyant peut-être le souvenir des
campagnes de l’Empire ou bien encore de celle que Napoléon Bonaparte
avait conduite en Égypte en 1798. Les vétérans de l’armée impériale ne sont
pas dépaysés dans le corps expéditionnaire qui s’embarque pour Alger.
L’équipement et l’organisation ont peu changé depuis 1815. L’expédition
d’Alger est la plus importante opération amphibie engagée par l’armée
française depuis celle d’Égypte qui avait rassemblé autant d’hommes, mais
mobilisé moins de navires 4.
En 1830, l’armée française compte 97 régiments d’infanterie, 54 de
cavalerie et 12 d’artillerie. Le train des équipages qui avait été créé en 1807
a été supprimé, ce qui n’est pas sans aggraver les problèmes de logistique,
comme l’avaient cruellement montré les difficultés rencontrées en Espagne
en 1823. Les unités sont pour partie composées de conscrits soumis à un
service long de huit ans à partir de 1824. Ces jeunes gens sont à tort
assimilés à des soldats de métier, alors qu’ils ne sont que des soldats malgré
eux qui ont tiré le mauvais numéro, et n’ont pas les moyens de payer un
remplaçant. Tous les ans, en dépit des promesses de la Charte, plusieurs
dizaines de milliers d’hommes sont ainsi appelés sous les drapeaux. Le
corps expéditionnaire est donc techniquement et matériellement très proche
de ce qu’il aurait pu être à la fin du XVIIIe siècle. Pendant toute la première
moitié du XIXe siècle, les dépenses d’armement restent faibles par rapport à
l’ensemble des dépenses militaires et, sur ce plan, la conquête de l’Algérie
n’entraîne aucune augmentation.
L’expédition d’Alger n’est pas une expédition traditionnelle bien que,
sur le plan strictement militaire, elle ne suscite guère de réflexion novatrice.
Le débarquement en lui-même ne pose pas de problèmes insurmontables,
tout comme la marche sur Alger. En revanche, le corps expéditionnaire
manque singulièrement d’informations sur le pays et les hommes. En 1808,
le chef de bataillon Vincent-Yves Boutin avait été secrètement envoyé dans
la régence d’Alger. Il en était revenu avec trois données essentielles qui
servent de base au rapport rédigé en 1827 par le ministre de la Guerre, le
marquis de Clermont-Tonnerre : tout d’abord, la plage de Sidi-Ferruch, à
une vingtaine de kilomètres d’Alger, est la plus propice au débarquement
des troupes, ensuite l’obstacle principal à la prise de la ville est le fort
l’Empereur, une vieille forteresse turque du XVIe siècle, et enfin, compte
tenu des moyens à la disposition du dey, estimés à une soixantaine de
milliers d’hommes, le corps expéditionnaire devait compter entre 35 000 et
40 000 hommes.
Les renseignements de Vincent-Yves Boutin et d’autres, plus anciens,
figurent dans une brochure, intitulée Aperçu historique, statistique et
topographique sur l’État d’Alger, que le ministre de la Guerre a préparée
pour les officiers. L’information concernant le relief et le climat y est vague
et ne quitte pas le niveau des plus simples généralités sur les habitants et le
régime politique. Il est difficile de savoir combien d’officiers ont lu cette
brochure, mais on peut penser que c’est dans l’ignorance du monde qu’ils
doivent combattre et administrer que la plupart d’entre eux débarquent en
Algérie.
La production intellectuelle européenne concernant le Maghreb est alors
d’une grande pauvreté. Ses habitants sont présentés, selon les stéréotypes
les plus anciens, comme pourris par la paresse, la cupidité ou encore la
luxure. On ne peut pas non plus compter sur les informations des consuls
installés dans les villes qui, outre le fait qu’ils partagent les préjugés de
leurs contemporains, n’ont guère de contact avec les sociétés rurales. Du
reste, à la différence de l’expédition d’Égypte trente-deux ans auparavant,
celle d’Alger ne s’accompagne d’aucun déploiement scientifique
d’importance.
L’exploration du pays ne commence vraiment qu’en 1839, soit presque
une décennie après le début de la conquête. Enfin, le recrutement des
interprètes se révèle difficile et dans l’ensemble peu heureux. Or les
opérations militaires durent peu au cours de cette première phase et les
négociations occupent une place essentielle, ce qui impose au corps
expéditionnaire de disposer de moyens de communication efficaces avec les
populations 5.
Ces quelques observations permettent de penser que lorsqu’elles
débarquent, le 14 juin 1830, les troupes françaises ne jouissent d’aucune
supériorité réelle sur leurs adversaires. Ainsi, l’élément technique, si
souvent déterminant à la fin du siècle, se trouve ici neutralisé par l’équilibre
qui existe entre les belligérants. Un participant français aux opérations
reconnaît même que les fusils des Algériens sont plus précis que ceux des
Français. Tactiquement, ces mêmes Algériens témoignent d’un savoir-faire
que le chef de bataillon Franciade Fleurus Duvivier leur concède. Le seul
domaine où les Français sont techniquement supérieurs est l’artillerie.
Parmi les pièces qui ont été apportées de France figurent des canons de
montagne démontables, transportés à dos de mulet, qui vont se révéler tout
à fait adaptés aux opérations coloniales. Ces pièces jouent un rôle
appréciable dans la victoire de Staoueli qui ouvre la route d’Alger le
19 juin. Cette bataille est aussi la dernière de type conventionnel. Les
engagements qui suivent sont marqués par le souci des Algériens d’éviter le
choc frontal et de harceler de façon continue les colonnes françaises en
profitant de leur connaissance du terrain.
Ce nouveau type de guerre révèle l’inadaptation du corps
expéditionnaire. Les troupes sont organisées, équipées et entraînées en vue
d’opérations en Europe. L’ordre serré ne prépare pas à affronter
l’embuscade, et les soldats sont déroutés par l’environnement et la manière
de combattre de l’ennemi. Entre le débarquement et la prise d’Alger, les
Français sont victimes de sanglantes surprises qui témoignent de graves
lacunes dans la sûreté, la discipline et la reconnaissance. Le commandement
reste passif, sans imagination et prisonnier de son formalisme.
Le thème de l’inadaptation apparaît ainsi dans l’explication des
difficultés rencontrées au cours d’une campagne coloniale. Il s’impose par
la suite comme la clé la plus commode pour expliquer les échecs subis par
les armées françaises outre-mer. Cette idée, qui est largement répandue par
les militaires eux-mêmes, laisse supposer qu’à chaque fois ils sont
confrontés à un élément inconnu. En fait, cette idée peut sans doute être
nuancée pour au moins cinq raisons. D’abord, les régiments qui débarquent
en Algérie comptent une bonne partie de soldats et de cadres qui ont déjà
une expérience du combat acquise durant le Premier Empire et/ou la
Restauration. Ensuite, la région qui est conquise en juin-juillet 1830 est
physiquement et climatiquement proche des théâtres d’opération connus en
Europe comme la Grèce, le sud de l’Italie ou encore l’Espagne.
De plus, ce n’est pas la première fois que les troupes françaises
combattent en terre d’islam : l’expédition d’Égypte est encore dans toutes
les mémoires, y compris celle du commandant en chef Victor de Bourmont.
Par ailleurs, le harcèlement auquel est soumis le corps expéditionnaire après
Staoueli rappelle les expériences de guérilla d’Espagne ou de Calabre.
Enfin, la sauvagerie qui accompagne de part et d’autre le moindre
accrochage est un phénomène déjà rencontré par les hommes qui avaient
affronté les guérilleros navarrais ou calabrais vingt ans plus tôt.
En dépit de ces expériences, tout se passe comme si personne, et les
responsables en premier lieu, n’en tenait compte. Les escarmouches
meurtrières ne soulèvent aucune interrogation tactique et témoignent d’un
relâchement tangible du commandement quant à la sûreté, voire à la simple
discipline. Cette étonnante amnésie se nourrit sans doute d’un complexe de
supériorité que ressentent les Français. De fait, le seul engagement
classique a révélé la médiocrité des chefs militaires algériens. Mais elle
s’explique aussi, peut-être, par une double conviction, militaire et
psychologique. Comme l’affirme Claude Fernel dans La Campagne
d’Afrique en 1830, « L’armée algérienne est une armée irrégulière », par
conséquent « elle ne peut soutenir la marche franche de nos colonies ni le
feu de l’artillerie 6 ». Il exagère certes les qualités manœuvrières et
l’efficacité des troupes françaises, mais il exprime une certitude ancrée dans
l’esprit de tous, celle de la supériorité des troupes « réglées ».
À cela s’ajoute le sentiment d’incarner la civilisation face à des barbares
dont le comportement pendant les combats est souvent comparé à celui de
« chiens enragés 7 ». Les Français se présentent comme les successeurs des
légions romaines et puisent dans La Guerre de Jugurtha de Salluste une
bonne partie de leurs informations, comme si le temps s’était arrêté depuis
l’Antiquité. Plus que la simple vengeance après le coup d’éventail, il s’agit
d’imposer la pax gallica afin de débarrasser la Méditerranée de la régence,
toujours présentée comme un nid de pirates.
Malgré les difficultés, la victoire des troupes françaises est facilitée par
l’effondrement de leurs adversaires après Staoueli. Une seule bataille
perdue entraîne la chute définitive de la régence. Toutefois, le 25 juillet
1830, des chefs de tribu et des marabouts rassemblés au bordj (fort
ottoman) de Tamentfoust lancent un appel au soulèvement. À ce défi les
Français n’opposent, dans un premier temps, que la prudence tout en
engageant un effort d’adaptation qu’imposent les conditions locales et la
faiblesse de leurs moyens.

Les hésitations

La monarchie de Juillet hérite de l’Algérie sans savoir quel sort elle


entend lui réserver. De septembre 1830 à juillet 1834, une série de décisions
conduit néanmoins à en faire une possession définitive. L’ordonnance du
22 juillet 1834 place ainsi les « Établissements français dans le nord de
l’Afrique » sous l’autorité d’un gouverneur général, lui-même soumis à la
tutelle du ministre de la Guerre. Durant les quatre premières années de son
existence, cette nouvelle colonie allait prendre des allures de province
militaire.
Conformément aux recommandations de la commission d’Afrique qui
avait enquêté sur le terrain en 1833, la politique à suivre devait être celle de
l’occupation restreinte, se limitant aux « villes fortifiées et au territoire que
nos troupes peuvent facilement défendre autour des villes 8 ». Xavier
Yacono 9 soulignait avec pertinence que si cela était envisageable vu de
Paris, il n’en était pas de même de l’autre côté de la Méditerranée, et ce
pour au moins trois raisons.
D’une part, cette politique supposait que les Algériens accepteraient
rapidement la présence française comme un fait accompli. D’autre part, elle
faisait peu de cas des impératifs de sécurité que le commandement local
invoquait pour élargir sa zone de sûreté. Enfin, il fallait tenir compte d’un
phénomène exceptionnel : la pression qu’exerçaient sur place les
immigrants venus de France, mais aussi d’Espagne, d’Italie et de Malte,
dont le nombre avoisinait déjà les 10 000 en 1834. Rien qu’à Alger, la
population européenne passe de 602 habitants à 6 373 habitants au cours de
ces quatre ans.
La zone d’expansion privilégiée est la plaine de la Mitidja, mais sa mise
en valeur suppose qu’on y entreprenne d’importants travaux
d’assainissement et que l’on y protège les colons. Dans l’esprit de la
colonisation restreinte, il fallait faire de ce territoire un véritable sanctuaire
que d’aucuns proposaient d’abriter derrière un mur de cent kilomètres de
long flanqué de tours, ou même un canal de quatre mètres de profondeur et
de dix mètres de large. Finalement, on opte pour un simple fossé surveillé à
intervalles réguliers par des blockhaus. S’enfermer apparaît comme la
panacée de la sécurité, sans tenir compte des servitudes que cela impose et
de la dangereuse passivité qui l’accompagne.
Après être tombés à 8 000 hommes en 1831, les effectifs stationnés en
Algérie connaissent une forte croissance dans les années qui suivent, pour
atteindre 32 000 hommes en 1835. L’occupation se limite encore à quelques
villes côtières et à leurs environs immédiats. Le contrôle ne s’exerce pas sur
l’ensemble du littoral et les communications sont plus sûres par la mer que
par la route.
L’augmentation des effectifs ne s’accompagne d’aucune amélioration
des conditions de casernement et l’état sanitaire des troupes demeure
préoccupant. Les chiffres sont effrayants : dans une lettre au ministre de la
Guerre, le général Pierre Berthezène explique qu’en raison de l’insalubrité
de son cantonnement le 30e de ligne est pratiquement réduit à néant et que
l’hôpital accueille entre 100 et 150 hommes par jour. Cet état sanitaire
désastreux et les forts taux de mortalité qu’il engendre soulèvent même la
question de la poursuite de l’occupation.
En outre, celle-ci peut être remise en cause par les épidémies, comme
celle de choléra qui frappe Oran en 1834 et Alger l’année suivante. Le taux
de mortalité de la troupe est huit fois plus élevé qu’en métropole. Sur la
côte, dans les zones arides, mais aussi en altitude, les hommes sont frappés
par le paludisme. Cependant, les maladies intestinales restent la cause
principale de décès pendant la première décennie de l’installation de la
France en Algérie. À la différence du domaine de l’armement, l’expérience
coloniale se révèle décisive dans celui de la médecine.

L’appel aux forces supplétives

L’état sanitaire et les contraintes budgétaires imposées rendent


nécessaire une adaptation. L’appel au recrutement local pour compenser la
diminution des effectifs venus de France est prévu par la loi du 9 mars 1831
qui autorise le commandant en chef « responsable des pays occupés par les
armées françaises hors du territoire à former des corps militaires composés
d’indigènes et d’étrangers ». Cette loi permet la création de la Légion
étrangère, mais aussi d’unités spécifiquement algériennes comme les
zouaves.
Cette question avait été soulevée par le commandant en chef Victor de
Bourmont dès juillet 1830. Mais il faut attendre 1841 pour que soit créé un
régiment à trois bataillons avec son état-major. Le corps acquiert
rapidement un grand prestige et ne connaît aucun problème de recrutement,
y compris pour ses cadres européens qui, en l’intégrant, bénéficient d’une
promotion immédiate 10. Il perd vite sa base ethnique et, dès 1837, le 3e
bataillon est formé avec les anciens janissaires d’Oran et de Mostaganem. Il
connaît son baptême du feu en octobre 1830 à l’occasion de l’expédition sur
Médéa. Son comportement y est remarqué lorsque les zouaves bousculent
les forces du dey pourtant supérieures en nombre. Il ne cesse pratiquement
plus d’être en opération pendant les vingt premières années de son
existence. Les zouaves se distinguent par leur uniforme : ils portent le
sarouel et la chéchia qui sont des emprunts aux vêtements locaux, conférant
un folklore spécifique à leurs unités. Celles-ci conservent cette façon de se
vêtir bien qu’elles s’européanisent et leurs officiers, contrairement aux
espoirs du capitaine Louis Juchault de Lamoricière, perdent l’habitude
d’apprendre l’arabe.
Les chasseurs d’Afrique connaissent la même évolution. Créés par
l’ordonnance du 17 novembre 1831, ils répondent au besoin de disposer
d’unités de cavalerie légère, adaptées à la reconnaissance et à la poursuite
sur ce nouveau théâtre d’opération. À l’origine, la moitié de l’effectif devait
être composée de Français. Chaque chasseur devait fournir équipement et
remonte, et pourvoir à sa propre subsistance, ce qui, de fait, limitait le
recrutement indigène. À partir de 1834, les chasseurs d’Afrique sont
européanisés, les Algériens étant versés dans le nouveau corps des spahis.
Les régiments conservent la possibilité d’en recruter, mais sans leur offrir
de potentielles promotions. Comme les zouaves, ils se dotent d’un uniforme
particulier, associant tunique bleue et pantalon rouge, passepoils bleus ou
jaunes. Ces unités attirent les jeunes gens qui désirent acquérir la gloire.
Engagés dans tous les combats jusqu’en 1850, les chasseurs d’Afrique
offrent des possibilités de promotion et d’honneurs incomparables avec ce
que l’on peut espérer en métropole.
Le bataillon d’Afrique, créé en 1832, ne bénéficie pas d’un tel prestige.
Il est composé de soldats métropolitains condamnés dont les missions sont
aussi bien celles des fantassins que celles des pionniers. En 1833, trois
bataillons ont été formés pour pallier le retour en France des troupes de
ligne. Les « Bat’ d’Af’ » sont de tous les engagements, se couvrant de
gloire lors de la défense de Mazagran en 1840. Quant à la Légion étrangère,
créée le 10 mars 1831, elle a fait de l’Algérie sa demeure spirituelle durant
cent trente ans. À l’origine, elle est destinée à absorber les révolutionnaires
de tout poil, venus de l’Europe entière après la révolution de 1830.
L’Algérie apparaît alors comme son exutoire naturel. Le texte qui lui donne
le jour précise qu’elle ne peut servir qu’en dehors de la métropole.
Zouaves, chasseurs d’Afrique ou Légion étrangère ont dès l’origine ou
très rapidement des recrutements européens. Ils coexistent avec des unités
créées localement pour pallier le manque de soldats ou pour remplir des
missions de surveillance et de police. Ce n’est qu’en 1842 que sont créés les
premiers régiments de tirailleurs algériens.
Les unités de cavalerie indigènes sont plus précoces. Dès le mois de
décembre 1832, des spahis apparaissent à Bône (Annaba) où une vingtaine
de cavaliers, localement recrutés, sont chargés de battre la plaine
quotidiennement et de rendre compte. Leur véritable développement
intervient en 1834, lorsque les chasseurs d’Afrique sont européanisés. Le
premier régiment de spahis voit le jour à Alger en septembre 1834.
La création de ces unités nouvelles ne doit pas faire perdre de vue que
l’effort principal repose sur les troupes venues de métropole. De 1830 à
1854, 67 régiments d’infanterie, sur les 100 que compte l’armée française,
effectuent un séjour en Algérie. Les hommes ne bénéficient d’aucune
préparation avant leur départ et, une fois sur place, se trouvent dans une
situation matérielle désastreuse, parfois sans lit ni paillasse, voire sans tente
et sans bidon. Les bureaux parisiens se désintéressent de l’équipement des
troupes en Algérie qui, dans leur dénuement, doivent s’adapter. C’est sur
une initiative locale que la casquette remplace le shako à la fin 1832,
premier pas pour accorder la tenue aux conditions locales.
Le problème le plus grave est ailleurs. Les Français restent fidèles à une
tactique inefficace qui les empêche de dominer le terrain. Celle-ci repose
sur l’emploi de colonnes lourdes qui doivent rechercher le combat en rase
campagne pour utiliser au mieux leur cohésion et leur puissance de feu. Une
telle méthode, qui a ses vertus dans la guerre « réglée » sur les champs de
bataille européens, ne peut répondre aux embuscades et aux coups de main
où l’initiative et la vitesse doivent s’imposer. La défaite de la Macta en
juin 1835, puis de la première tentative contre Constantine l’année suivante,
condamnent sans appel le conformisme tactique et le manque d’imagination
du commandement.
Ainsi, ce n’est pas sur le plan militaire, mais sur le plan politique
qu’interviennent les changements les plus importants. La consolidation de
la présence française passe par de nouvelles relations avec les populations
locales. La création d’unités indigènes constitue un premier moyen de se
créer une clientèle et de recueillir des renseignements. En avril 1833
apparaît le Bureau des affaires arabes, dont la mission est de « suivre avec
succès et sûreté les relations avec les tribus ». Il s’agit de répondre au
besoin de stabilité qu’imposent les premiers essais de colonisation, mais
aussi de mettre un terme à l’insécurité qui empêche le ravitaillement
régulier d’Alger.
La violence est intimement liée à la colonisation. De ce fait, elle
s’inscrit dans la durée du phénomène colonial. Il n’existe pas de
colonisation « douce » qui permettrait d’opposer des acteurs brutaux à
d’autres qui seraient plus pacifiques. Ainsi, de la conquête à la fin de la
domination coloniale, la violence est omniprésente, mais elle ne se
manifeste pas toujours de la même manière, ni avec la même intensité, ni
avec les mêmes acteurs.

1. Ce texte est tiré de l’ouvrage de Vincent Joly, Guerres d’Afrique. 130 ans de guerres
coloniales. L’expérience française, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
2. Bruce Vandervort, Wars of Imperial Conquest in Africa, 1830-1914, Bloomington, Indiana
University Press, 1998.
3. Jacques Frémeaux, La France et l’islam depuis 1789, Paris, Presses universitaires de
France, 1991.
4. Henry Laurens, L’Expédition d’Égypte, 1798-1801, Paris, Seuil, 1997.
5. Jacques Frémeaux, L’Afrique à l’ombre des épées, tome 2, Officiers, administrateurs et
troupes coloniales, Vincennes, Service historique de l’armée de terre, 1995.
6. Claude Fernel, La Campagne d’Afrique en 1830, Paris, Théophile Barrois et Benjamin
Duprat, 1831.
7. Patricia Lorcin, Imperial Identities: Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial Algeria,
Londres, Tauris, 1995.
8. René Gallissot, Maghreb, Algérie, classes et nations, tome 1, Paris, Arcanthère éditions,
1987.
9. Xavier Yacono, Histoire de l’Algérie de la fin de la Régence turque à l’insurrection de
1954, Versailles, Éditions de l’Atlanthrope, 1993.
10. Anthony Clayton, Histoire de l’armée française en Afrique, 1830-1962, Paris, Albin
Michel, 1994.
Retour sur l’expédition d’Alger
David Todd

La prise d’Alger en juillet 1830 a longtemps été perçue comme un


tournant dans l’histoire coloniale française 1. Pour l’historiographie
traditionnelle, très événementielle et soucieuse d’intégrer la colonisation
dans le roman de la gloire nationale, la victoire française sur le dey Hussein
représentait la résurgence de l’expansionnisme ultramarin, en même temps
que la consécration du « second» empire colonial français, celui de la
« mission civilisatrice ».
Quant aux causes de l’expédition, cette historiographie soulignait son
caractère contingent, donc innocent, en faisant la part belle aux explications
officielles de l’époque, en particulier la nécessité de laver l’affront du
« coup d’éventail 2 » donné par le dey au consul général de France, Pierre
Deval, en avril 1827. Les travaux effectués à l’époque de la décolonisation
ont rejeté cette version pour revenir à celle de l’opposition libérale au
régime de Charles X, qui voyait dans l’expédition un « geste de politique
intérieure 3 ».
Ces travaux, et ceux qu’ils ont nourris, se sont simplement contentés de
reprendre, sur un ton moins triomphaliste, le paradoxe d’une rupture à la
fois accidentelle et profonde. La dernière décennie a connu une
recrudescence d’ouvrages importants et originaux sur les débuts de la
colonisation en Algérie, néanmoins la plupart continuent à mettre l’accent
sur le caractère contingent de la conquête, et à concevoir l’Algérie comme
le laboratoire d’un nouvel impérialisme libéral ou progressiste à la
française, même pour en dénoncer l’hypocrisie.
Nous voudrions suggérer ici qu’un détour par l’histoire et
l’historiographie de l’impérialisme britannique permet d’élaborer des
hypothèses différentes sur la signification du moment 1830 dans l’histoire
de l’impérialisme français, et d’interroger l’ascendant qu’il continue
d’exercer sur son historiographie. Les tournants et autres temps fondateurs
sont des constructions rétrospectives, qui prennent le risque de gommer les
éléments de continuité et d’encourager une lecture téléologique des sources
disponibles.
Le tournant colonial de 1830 devrait être d’autant plus suspect qu’il
apparaît comme la transposition outre-mer d’une opposition facilement
exagérée entre l’Ancien Régime et la France d’après la Révolution de 1789,
confirmée en 1830. Une telle démarche permet aussi de contester
l’européocentrisme d’une interprétation qui privilégie encore les
considérations de politique intérieure française.
Soulignons néanmoins que nos interrogations se limitent ici, pour
l’essentiel, à la signification de l’expédition d’Alger dans les hautes sphères
politiques, intellectuelles et administratives françaises. Une telle relecture
est un complément utile et nécessaire aux approches de l’histoire sociale,
qui ont déjà apporté un éclairage nouveau sur la portée de 1830 dans une
perspective méditerranéenne. Il s’agit ici de resituer les motivations de ces
élites gouvernantes dans une perspective globale et impériale plutôt qu’à
travers le seul prisme des luttes politiques franco-françaises.
Dans un premier temps, nous évoquerons les débats sur la périodisation
de l’impérialisme britannique pour suggérer que 1830 peut être conçu
comme un aboutissement aussi bien que comme un commencement. Nous
relirons ensuite certaines des preuves invoquées par une historiographie
ancienne, pour mettre en valeur l’existence d’un projet colonisateur en
Afrique du Nord dès avant 1830 et son rôle dans les préparatifs de
l’expédition d’Alger. Enfin, nous analyserons l’évolution de la pensée dite
« éclairée » ou libérale, pour contester la représentation des débuts de la
colonisation algérienne comme ayant marqué un tournant colonialiste du
libéralisme français.
L’histoire de l’expansion coloniale de l’Europe a longtemps reposé sur
un découpage chronologique binaire entre une ère dite « mercantiliste »,
avant 1800, et une ère dite « libérale » ou civilisatrice aux XIXe et
e
XX siècles. Ce découpage n’est pas toujours sans pertinence. Il convient
pourtant de le manier avec prudence parce qu’il fut inventé par les
colonialistes du XIXe siècle pour distinguer la nouvelle œuvre, prétendument
civilisatrice, des déprédations de l’époque moderne. Transposer ces
périodisations qui traversent la césure révolutionnaire au cas français incite
à repenser l’expédition d’Alger comme étant au moins pour partie le fruit
d’un long travail de réinvention de l’impérialisme français (et européen),
entamé aux lendemains de la guerre de Sept Ans (1756-1763).
Sous l’influence des économistes physiocrates, un nouveau courant
d’idées préconisa une forme de colonisation agricole intensive plutôt que
l’acquisition de vastes territoires peu productifs. Ces projets exprimaient
souvent une préférence pour l’utilisation d’une main-d’œuvre coloniale
libre, si possible européenne, et la levée des restrictions entourant le
commerce colonial.
L’une des premières manifestations concrètes de cette volonté de
refondation coloniale fut l’expédition de Kourou en 1763. Bien sûr, la
« France équinoxiale » a vite tourné au désastre, entraînant la mort de la
plupart des 14 000 émigrants, en majorité alsaciens et allemands.
Mais ce projet de colonie de peuplement européen libre ressemble plus
que l’administration directe ou indirecte de vastes populations indigènes par
la IIIe République aux projets initiaux de la France dans la régence d’Alger.
Les intentions colonisatrices de la Restauration
en Afrique du Nord

L’idée que le gouvernement de Charles X ait lancé l’expédition d’Alger


sans égard pour le potentiel colonial de la régence est d’abord le fruit de sa
propre propagande, destinée à rassurer les autres puissances européennes.
Ces assurances n’ont d’ailleurs pas convaincu les diplomates de l’époque.
Lord Aberdeen, le ministre britannique des Affaires étrangères, les
considérait sans « aucune valeur » et se déclarait « persuadé » que la
France conserverait Alger. Le prince de Metternich, le ministre autrichien,
partageait cette conviction : « C’est une colonie établie là [à Alger], vous
pouvez y compter 4. »
En réalité, les archives ministérielles de la Restauration suggèrent qu’un
projet colonial en Afrique du Nord s’esquissait depuis le milieu des années
1820. Les indices disponibles peuvent paraître minces, et ce projet était
différent des formes effectives que prendrait la colonisation de l’Algérie
après 1830 : il s’agissait d’un peuplement limité à la partie orientale de la
régence, dans l’espoir d’y développer la culture de denrées coloniales,
notamment le coton. Mais comparés à la fréquente absence d’intention
colonisatrice de la part des gouvernements métropolitains dans la fondation
de nombreuses colonies, et en prenant en compte l’écart inévitable entre les
empires imaginés et les empires réels, ces projets apparaissent suffisants
pour réévaluer le rôle des aspirations coloniales françaises dans le processus
ayant mené à l’expédition d’Alger.
Dès 1814, la Restauration s’est préoccupée de rétablir la prépondérance
dont jouissait la France à Alger avant la Révolution. Le Premier ministre
des Affaires étrangères du régime, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord,
était depuis longtemps partisan de rechercher en Afrique les
approvisionnements en denrées tropicales qui semblaient devoir échapper à
la France en Amérique 5. Le choix du consul général pour la régence
d’Alger, Pierre Deval, révèle une volonté de renouer avec la politique
d’influence française en terre ottomane et suggère un intérêt pour le
développement de la culture du coton dans l’espace méditerranéen.
Les résultats de la politique d’influence poursuivie par la Restauration
se sont avérés médiocres. Arrivé à Alger en 1816, Pierre Deval a obtenu dès
l’année suivante le rachat, à grands frais, des « Concessions d’Afrique »,
des privilèges commerciaux – essentiellement le monopole de la pêche au
corail et du commerce extérieur dans la région de Bône, à l’est de la
régence – détenus par la France jusqu’à la Révolution mais que la régence
avait cédés à la Grande-Bretagne en 1807.
Ce succès diplomatique n’a pourtant pas débouché sur une reprise
significative des échanges commerciaux. Comme les tentatives du
gouvernement pour reconstituer la Compagnie privilégiée d’Afrique,
dissoute en 1794, se sont heurtées au manque d’enthousiasme du négoce
marseillais, les Concessions ont dû être confiées à une « agence d’Afrique »
affiliée au ministère des Affaires étrangères. Au milieu des années 1820, le
commerce franco-algérois stagnait très en dessous de son niveau
prérévolutionnaire et l’agence d’Afrique enregistrait des pertes
considérables.
Un rapport du ministère des Affaires étrangères daté de 1824 prenait
acte de cet échec relatif, mais refusait d’envisager l’abandon des
Concessions de peur de compromettre l’influence française en Afrique du
Nord. À la place, le rapport proposait de transformer ces Concessions en
« une espèce de régime colonial » autour des magasins de l’ancienne
Compagnie royale d’Afrique à La Calle, près de Bône, dans l’est de la
régence. Selon le rapport, la désignation des « Français » comme
« propriétaires » de la côte sur une dizaine de lieues dans un traité datant de
1694 suffisait pour établir la « souveraineté » française sur ce territoire dit
du « Bastion de France ».
Le rapport suggérait également qu’une politique habile permettrait
bientôt d’obtenir pour le comptoir « de nouveaux privilèges commerciaux »
et « de nouvelles cessions de territoires ». Cet « établissement » présenterait
l’avantage d’une plus grande « consistance » que les colonies françaises
existantes aux Amériques parce que la proximité géographique avec la
métropole le rendrait plus facile à défendre. Enfin, le rapport s’appuyait sur
des observations communiquées par Pierre Deval pour souligner le potentiel
agricole de la future colonie : « Sur la côte des Concessions, la terre en
grande partie vierge et couverte d’une population qu’on encouragerait
facilement au travail, peut […] renfermer et amener à leur degré de
perfection un grand nombre de productions des deux mondes », notamment
« le coton dont les essais de culture ont entièrement réussi 6 ». L’année
suivante, une seconde version à peine modifiée du rapport fut transmise à la
direction du commerce du ministère de l’Intérieur, puis au Conseil supérieur
du commerce et des colonies, qui approuva le projet de territorialisation des
privilèges commerciaux français. En 1826, s’appuyant sur ces
recommandations, Pierre Deval fit fortifier les magasins français à La Calle
pour y manifester la souveraineté de la France.
À la veille de l’expédition, plusieurs rapports émanant du ministère des
Affaires étrangères, dirigé par Jules de Polignac, évoquaient encore une
solution coloniale à la question d’Alger, selon des modalités proches de la
réforme des Concessions d’Afrique envisagée depuis 1824, comme la plus
souhaitable : « De tous les projets » sur l’avenir de la régence, selon l’un de
ces travaux, « celui qui conviendrait sans doute le mieux à la France serait
qu’elle gardât Alger pour le coloniser 7 ». En cas d’opposition irréductible
des autres puissances, le rapport préconisait le partage de la régence avec
l’Espagne et certains États italiens, « la partie la plus orientale du pays »
autour de La Calle restant à la France. Un second rapport donnait des
précisions sur le territoire qui conviendrait le mieux aux ambitions
françaises : encore une fois, il s’agissait de l’est de la régence, depuis Stora
jusqu’à la frontière de la régence de Tunis, soit environ cent kilomètres
d’est en ouest et jusqu’au désert au sud : « Cet espace de terrain renommé
en partie par sa fertilité pourrait nourrir plusieurs millions d’habitants 8. »
L’auteur du rapport se prononçait pour l’exploitation du territoire par
des colons européens, qui au lieu de « faire suivre » (expression rayée dans
le document) devraient « suivre par eux-mêmes » les travaux agricoles. La
colonie serait consacrée à la culture du blé et des denrées tropicales : « Le
coton s’y cultiverait avec avantage. » Dans une note destinée au conseil du
roi, Jules de Polignac lui-même exprimait sa préférence pour la fondation
de nouveaux établissements sur la côte nord-africaine, qui deviendraient
« nos colonies naturelles, bien plus profitables à celles que le climat ne
nous permet pas de cultiver par nous-mêmes 9 », c’est-à-dire celles des
Antilles.

Les libéraux face à la colonisation d’Alger

En intervenant quelques semaines seulement après la prise d’Alger, la


Révolution de 1830 a sans doute renforcé le sentiment que la conquête de
l’Algérie marquait l’avènement d’un nouvel impérialisme, libéral et aux
prétentions civilisatrices. La nouvelle monarchie de Juillet, a-t-on souvent
écrit, ne savait que faire de cette conquête de la Restauration : les libéraux
auraient été indifférents ou hostiles à la colonisation, pour des raisons à la
fois morales et économiques ; ils s’étaient d’ailleurs opposés à l’expédition
d’Alger.
Ce n’est donc qu’après 1830 qu’ils se seraient progressivement
convertis, en réponse aux possibilités offertes par l’occupation de la
régence, au colonialisme. Jennifer Pitts a radicalisé cette perception en
affirmant que l’Algérie avait été l’occasion d’une « volteface 10 » du
libéralisme français, donnant naissance à l’idéologie de « mission
civilisatrice » qui s’épanouirait à la fin du XIXe siècle. Un examen rigoureux
ne permet pas d’être aussi catégorique. En réalité, les libéraux – un label
flou à l’époque, que l’on emploie ici comme Jennifer Pitts au sens de
partisans d’un régime représentatif – furent parmi les premiers à appeler de
leurs vœux la colonisation de l’Afrique du Nord, dès avant 1830. Ce sont
probablement leurs écrits qui ont inspiré les espoirs de colonisation de la
régence que l’on retrouve dans les archives ministérielles de la
Restauration. Quant à l’opposition de certains libéraux à l’expédition
d’Alger, elle était d’ordre tactique et ne visait pas le principe d’une
colonisation de l’Afrique du Nord.
L’idée que la conquête de l’Algérie ait constitué un tournant pour la
pensée libérale en matière de colonisation repose sur une perception des
Lumières comme anti-impérialistes, qui elle-même doit beaucoup à la
popularité de l’Histoire des deux Indes (1770) à la fin de l’Ancien Régime.
Plusieurs passages de cet ouvrage collectif dirigé par l’abbé Raynal
condamnaient en effet avec éloquence les erreurs et les atrocités commises
par les Européens outre-mer. Pourtant, comme l’ont montré plusieurs
historiens, le jugement d’ensemble de l’Histoire sur l’expansion coloniale
de l’Europe était ambivalent, puisqu’elle louait les immenses bénéfices de
l’essor des échanges internationaux qui en avait résulté et évoquait à de
multiples occasions la possibilité d’entreprendre une nouvelle forme de
colonisation, juste et bienfaisante. Il semble plus approprié d’interpréter
l’Histoire comme la vulgarisation du programme de réforme coloniale
inspiré par les physiocrates après la guerre de Sept Ans.
Plusieurs autres auteurs français, britanniques ou italiens, tous de
tendance libérale, ont lancé des appels semblables à une intervention
civilisatrice sur la côte de Barbarie après le retour à la paix européenne en
1815. Le moins méconnu de ces appels reste celui de William Shaler,
consul des États-Unis à Alger de 1815 à 1828, dans ses Sketches of Algiers
(1826). Pendant son consulat à Alger, William Shaler passait la plupart de
ses congés à Marseille, où il a achevé le manuscrit des Sketches en 1825.
Bien que rédigé en anglais, cet ouvrage s’inscrivait très naturellement dans
le courant d’idées français en faveur d’une « colonisation nouvelle ».
Puisant en partie son inspiration dans Raynal, il se réjouissait de
l’effondrement du vieux système colonial aux Amériques, mais souhaitait la
création d’un nouveau type d’établissements sur le modèle (idéalisé) des
colonies libres des Grecs et des Romains de l’Antiquité. Le plus éminent
des nouveaux colonisateurs fut sans doute l’économiste Jean-Baptiste Say.
Après la fin des guerres napoléoniennes, ce dernier avait d’ailleurs
manifesté un intérêt grandissant pour les possibilités de colonisation en
Afrique du Nord. Dès la seconde édition de son Traité d’économie politique
(1814), Jean-Baptiste Say recommandait la fondation de « colonies
indépendantes dans les contrées équinoxiales les plus voisines de
l’Europe ». Une note ajoutée dans la quatrième édition (1819) précisait :
« Lorsque les côtes de la Barbarie seront peuplées de nations civilisées,
industrieuses et pacifiques, la Méditerranée ne sera plus alors qu’un vaste
lac sillonné en tous sens par les riches habitants qui peupleront ses
rives 11. »
Malgré le vague des contours, il existe une ressemblance certaine entre
ces espoirs libéraux et les projets ministériels de colonisation en Afrique du
Nord, qui insistaient également sur la nécessité de rompre avec le modèle
esclavagiste antillais. Par l’intermédiaire de William Shaler, plus facile à
citer pour une administration ultraroyaliste que des opposants déclarés au
régime de Charles X comme Jean-Baptiste Say, on observe donc une
influence semi-directe des premiers sur les seconds. Mais pourquoi, si ces
projets étaient d’origine libérale, les représentants du parti libéral étaient-ils
si hostiles à l’expédition d’Alger ?
Le conflit entre le pouvoir ultraroyaliste et l’opposition libérale offre
une explication suffisante, en ce sens qu’il fit jeter un voile sur les
ambitions colonisatrices des libéraux. Jusqu’à l’annonce de l’expédition, les
orateurs libéraux à la Chambre des députés avaient surtout critiqué la
pusillanimité du gouvernement sur la question d’Alger et parfois eux-
mêmes proposé l’envoi d’un corps expéditionnaire pour châtier le dey.
Alexandre de Laborde, l’un des meneurs de l’opposition à la Chambre, fut
l’auteur du pamphlet le plus remarqué contre l’expédition. Mais sa brochure
reprochait moins au gouvernement de vouloir fonder une colonie en
Afrique du Nord que la mauvaise qualité des préparatifs. Alexandre de
Laborde se montrait même préoccupé que l’expédition dût débarquer « sur
un point seulement, sans moyens de le conserver, sans but dans l’avenir 12 »,
suggérant qu’il aurait préféré un projet plus ambitieux. Ancien propriétaire
de plantation à Saint-Domingue, comte d’Empire et de retour d’un voyage
orientalisant en Syrie, Alexandre de Laborde n’avait pas le profil d’un
anticolonialiste. Après 1830, il se révélera l’un des partisans les plus
chaleureux de la colonisation d’Alger.

De la colonisation d’Alger au second empire colonial


français

Notre analyse suggère donc que l’historiographie a exagéré les


hésitations initiales de la monarchie de Juillet à propos d’Alger. Le besoin
d’obtenir l’assentiment de la Grande-Bretagne, conditionné à une solution
de l’imbroglio diplomatique belge, explique que le nouveau régime ait
attendu 1834 pour réunir deux commissions d’enquête parlementaire, qui se
sont prononcés à la quasi-unanimité pour la colonisation de l’ancienne
régence. Les modalités de l’implantation française dans les années 1830 –
le choix d’une « occupation restreinte », les essais de culture de denrée
tropicales – peuvent également être interprétées comme une tentative de
mise en œuvre du projet esquissé au cours des années 1820.
S’il y eut un tournant colonial en Algérie, il faut plutôt le situer aux
alentours de 1840, quand la révolte d’Abd el-Kader força la monarchie
libérale de Juillet à entreprendre une guerre de conquête aussi coûteuse
qu’inhumaine. Mais cette transformation apparaît comme une adaptation
aux réalités de l’Algérie plutôt que comme un tournant intellectuel. Elle n’a
d’ailleurs pas entraîné une inflexion globale des ambitions impériales
françaises. Au contraire, le coût de la conquête algérienne semblerait plutôt
avoir renforcé une préférence déjà perceptible avant 1830 pour une
expansion informelle, qui privilégiait les points d’appui et les partenariats 13.
La France n’a véritablement renoué avec l’expansionnisme territorial
qu’à la fin des années 1870, en Afrique et en Indochine. Mais le modèle
colonial des années 1880 était radicalement différent de ceux envisagés
pour Alger, avant ou même après 1840. Plutôt que sur l’action d’une
multitude de colons européens se livrant à une agriculture intensive, il
reposait sur la domination tutélaire d’une poignée d’administrateurs et de
grands propriétaires. Pour décrire ce nouveau mode de colonisation, Paul
Leroy-Beaulieu s’est d’ailleurs senti obligé de créer la nouvelle catégorie de
« colonies d’exploitation », reposant sur l’exportation de capitaux plutôt
que sur l’émigration, dans la seconde édition remaniée (1882) de son livre
De la colonisation chez les peuples modernes.
L’Algérie a servi de contre-modèle plutôt que de paradigme aux
expansions de la seconde moitié du XIXe siècle. Elle gagnerait donc à être
considérée comme une période spécifique ou un objet singulier. Souligner
la singularité du cas algérien n’en réduit pas l’importance : beaucoup de
recherches restent à mener pour comprendre les ressorts de son influence,
hors de proportion avec son rôle économique, sur la vie politique et
culturelle de la métropole aux XIXe et XXe siècles.
En même temps, contester le rôle de charnière historiographique joué
par l’expédition de 1830 invite à repenser la périodisation de l’impérialisme
français, dans une perspective moins binaire et téléologique que celle de la
transition d’une phase mercantiliste à une phase libérale.

1. Ce texte est issu de l’article « Retour sur l’expédition d’Alger : les faux-semblants d’un
tournant colonialiste français », Monde(s), no 10, 2016.
2. Christian Scheffer, L’Algérie et l’évolution de la colonisation française, Paris, Honoré
Champion, 1928 ; Gabriel Esquer, Les Commencements d’un empire. La prise d’Alger, 1830,
Paris, Larose, 1929 [1923] ; Augustin Bernard, « L’Algérie », in Gabriel Hanotaux, Alfred
Martineau (dir.), Histoire des colonies françaises et de l’expansion de la France dans le
monde, Paris, Société de l’histoire nationale et Librairie Plon, 1929-1933.
3. Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, Presses universitaires
de France, 1983 ; Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, volume 1 : La
Conquête et les débuts de la colonisation (1827-1871), Paris, Presses universitaires de France,
1964.
4. Lettre de l’ambassadeur à Londres au ministre des Affaires étrangères, Archives du
ministère des Affaires étrangères, La Courneuve, Correspondance politique, Angleterre,
volume 627, 5 mai 1830 ; Lettre d’un agent britannique en Allemagne à Wellington, Hartley
Library, Southampton, Wellington Papers, 1/1120/13, 18 juin 1830.
5. Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, Essai sur les avantages à retirer de colonies
nouvelles dans les circonstances présentes, Paris, an V (1797).
6. « Rapport sur les Concessions d’Afrique », Archives du ministère des Affaires étrangères,
Correspondance consulaire et commerciale, Alger, volume 46, avril 1824.
7. « Affaire d’Alger », Archives du ministère des Affaires étrangères, MD, Algérie, volume 7,
mai 1830.
8. « Note sur les cessions territoriales à demander en Afrique », Archives du ministère des
Affaires étrangères, mai 1830.
9. « Note pour le conseil », Archives du ministère des Affaires étrangères, volume 6, 26 mai
1830.
10. Jennifer Pitts, A Turn to Empire: The Rise of Imperial Liberalism in Britain and France,
Princeton, Princeton University Press, 2005 ; Jennifer Pitts, « Republicanism, Liberalism, and
Empire in Post-Revolutionary France », in Sankar Muthu (dir.), Empire and Modern Political
Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
11. Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique (1803-1814-1817-1819-1826-1841), in
Œuvres complètes, Paris, Économica, 2006.
12. Alexandre de Laborde, Au Roi et aux Chambres. Sur les véritables causes de la rupture
avec Alger et sur l’expédition qui se prépare, Paris, Truchy, 1830.
13. David Todd, « Transnational Projects of Empire in France, c. 1815-1870 », Modern
Intellectual History, volume 12, no 2, 2015.
2. DE L’ABOLITION DE 1848
À L’IDÉE IMPÉRIALE
La seconde abolition
de l’esclavage dans les colonies
françaises (1848)
Myriam Cottias

En mars 1848, la commission « instituée pour préparer l’acte


d’abolition immédiate de l’esclavage » énonce que « la République
n’entend plus faire de distinction dans la famille humaine. Elle ne croit pas
qu’il suffise, pour se glorifier d’être un peuple libre, de passer sous silence
toute une classe d’hommes tenue hors du droit commun de l’humanité. Elle
a pris au sérieux son principe ; elle répare envers ces malheureux le crime
qui les enleva jadis à leurs pénates, à leur pays, en leur donnant pour
patrie la France et pour héritage tous les droits du citoyen français ; par là,
elle témoigne assez hautement qu’elle n’exclut personne de son immortelle
devise : liberté, égalité, fraternité ».
Cette abolition – « l’esclavage est aboli dans l’ensemble des colonies
françaises » – édictée par le gouvernement provisoire de la IIe République,
le 27 avril 1848, radicale dans sa mise en œuvre, était cependant inscrite
dans un processus de longue durée amorcé à la fois par les développements
de la philosophie morale sur l’égalité de tous au sein du genre humain, par
des conditions économiques qui rendaient le sucre de canne plus cher que le
sucre de betterave et par les révoltes des esclavisé.es – des personnes de
statut esclave mais ayant une agency, une capacité à agir, notamment celle,
radicale, de Saint-Domingue 1.

Avant 1848 : Saint-Domingue et le deuxième


mouvement abolitionniste

Dans la nuit du 22 au 23 août 1792, les esclavisé.es de Saint-Domingue


se soulèvent et Toussaint Louverture, ancien affranchi, prend la direction de
la révolte qui devient révolution. L’abolition de l’esclavage y est
promulguée localement, en 1793, par les commissaires dépêchés par la
Ire République puis étendue à l’ensemble des colonies esclavagistes de la
France (sauf la Martinique passée sous domination anglaise), le 4 février
1794. C’est la première abolition de l’esclavage par la France.
Cet acte politique d’importance car unique dans les pays européens est
cependant brutalement remis en cause par Napoléon Bonaparte. Des
expéditions militaires sont envoyées dans l’Empire français pour rétablir
l’esclavage et, à Saint-Domingue, celle conduite par le général Leclerc
provoque le soulèvement de tous les esclavisé.es. Cette guerre pousse
l’ancienne colonie française, la plus prospère du monde, à s’affranchir du
joug de la France pour imposer son indépendance, en 1804 : Saint-
Domingue prend le nom d’Haïti, sous la conduite du général noir Jean-
Jacques Dessalines, pour marquer ce changement de registre d’historicité.
Les esclavisé.es de Saint-Domingue montrent sur la scène internationale
qu’un renversement du pouvoir esclavagiste est possible et bousculent le
monde occidental. Cette révolution coloniale qui voit triompher une
« République noire » ouvre, entre autres, la seconde vague abolitionniste et
de longs débats qui se poursuivent jusqu’en 1848. Elle induit aussi un
rapport particulier à l’histoire de l’esclavage.
Saint-Domingue est le laboratoire expérimental du risque colonial. Elle
permet de mesurer le risque constant que la France court dans ses sociétés
esclavagistes. Elle éveille chez certains à la fois la nostalgie de la grandeur
et la peur de la violence. Elle donne à d’autres les arguments de la raison, et
la raison, aussi bien morale que politique et économique, commande
l’abolition de l’esclavage. Dans ce cadre, Saint-Domingue est une référence
omniprésente dans les textes abolitionnistes. Dans le même temps,
l’expérience de Saint-Domingue constitue un vrai traumatisme pour la
politique coloniale française dans les Antilles au XIXe siècle : la blessure
narcissique du colonialisme français.

S’acheminer (lentement) vers l’abolition


de l’esclavage
e
Les débats du début du XIX siècle sur l’abolition de l’esclavage ont
pour objectif de réfléchir sur les formes concrètes à donner à l’abolition :
graduelle avec apprentissage – ce qui est le choix de la Grande-Bretagne en
1833 – ; radicale ; avec des indemnités à verser aux maîtres, aux esclaves ;
ou encore à répartir entre les deux groupes. Le débat est ouvert sans être
tranché mais il a des conséquences. À partir des années 1830, des
ordonnances royales signées par Louis-Philippe facilitent les conditions de
l’affranchissement dans les colonies françaises « à esclaves » selon le terme
des tableaux de statistique des populations de la Martinique, de la
Guadeloupe, de la Guyane et de l’île Bourbon (la Réunion).
La première concerne, en 1830, les hommes ayant servi dans les milices
depuis plus de sept ans. Les suivantes ont d’autres objets. L’ordonnance du
1er mars 1831 préconise l’enregistrement gratuit du statut de « libres » pour
des femmes et des hommes jouissant d’une liberté de fait (auparavant la
patente de liberté n’était obtenue que contre un paiement que les maîtres
refusaient de payer et que les personnes concernées n’avaient pas les
moyens de prendre en charge), tandis que celle du 12 juillet 1832 donne la
liberté à un individu sur simple déclaration du propriétaire. Celle du
29 avril 1836 ouvre droit à l’affranchissement pour les esclaves amenés des
colonies en France, par exemple. Le 11 juin 1839, enfin, sont déterminés
divers affranchissements par « droit naturel ou acquis ». Au total,
entre 1830 et 1845, plus de 45 000 esclaves obtiennent le statut de
« libres », soit environ 6 % de la population esclave dans l’ensemble des
colonies françaises (mais avec des amplitudes différentes selon les
colonies).
Dans ce XIXe siècle des systèmes, les convictions se mêlent aux calculs :
il s’agit de garantir l’objectif moral affiché par la société – à savoir unifier
l’État – et de préserver au mieux les intérêts économiques de la France.
Entre 1814 et 1848, l’État philanthropique, qui entretient l’image d’un État
tout entier catholique, s’est donné pour tâche de resocialiser ses marginaux.
La France métropolitaine découvre ses « populations pathologiques » :
ouvriers, prisonniers et déments. Et cet État qui a pour volonté de soigner
les maux sociaux pousse sa réflexion jusqu’aux colonies et ces marginaux
archétypaux : les esclaves. Albert de Broglie, Alexis de Tocqueville,
Alexandre Moreau de Jonnès et Jean de Sismondi réfléchissent ainsi et
légifèrent, pour certains d’entre eux, sur les ouvriers, les prisonniers ou les
esclaves. Et ce sont les mêmes règles qui leur sont appliquées. En 1832, la
loi supprime le marquage, les châtiments humiliants, les amputations chez
les prisonniers. Un an plus tard, le 30 avril 1833, les peines de mutilation et
de marque d’esclaves sont abolies, et lorsque la liberté se présente, les
prisonniers comme les esclaves sont patronnés.
Les formes de l’émancipation font aussi l’objet de discussions. Devait-
elle être brutale, sans condition et sans indemnités ? Devait-elle se faire
graduellement, sur le modèle anglais, avec une période d’apprentissage ?
Devait-on attendre que l’abolition de la traite et l’amélioration du sort des
esclaves permettent à ces derniers d’accéder à la civilisation avant de les
libérer ? Les hommes politiques français lisaient assidûment les rapports sur
les colonies anglaises. En 1807, William Wilberforce avait fait voter
l’interdiction de la traite des Noirs sur les navires anglais. En 1833,
l’Abolition Act était voté : les esclaves étaient libérés mais devaient rester
au service de leur maître pour une période d’apprentissage de quatre à six
ans ; une indemnité était versée aux colons. En dehors d’Antigua, où
l’émancipation fut immédiate, le système de l’apprentissage est supprimé
plus tôt que prévu, en août 1838. Il n’aboutit pas, en effet, aux résultats
attendus.
Les rapports qui analysent ces résultats sont donc lus et discutés à Paris
– critiqués aussi. Dans ce cadre, l’attitude de la France vis-à-vis de la traite
n’évolua que lentement. En 1814, la traite est considérée comme un moyen
de reconstruire l’empire colonial français et ce n’est que le 4 mars 1831 que
Louis-Philippe précise les modalités d’application des lois de 1818 et de
1827 interdisant le commerce des Noirs sur le territoire français et punissant
de bannissement et d’amende les trafiquants. Cette loi de 1831 prévoit les
peines à prononcer contre les capitaines de navire et les armateurs qui y
contreviennent. Elle est reprise le 28 mars 1848, à quelques mois de
l’émancipation générale : l’empressement de la France à abolir la traite était
faible !
Les rapports, les commissions, les projets sur la forme de
l’émancipation se succédaient à Paris, prenant l’avis des conseils coloniaux.
Lois et ordonnances furent également promulguées pour préparer cette
émancipation inévitable. Le 1er mars 1831, puis le 12 juillet 1832, deux
ordonnances suppriment toute taxe sur les concessions de liberté. Le corps
des affranchis de l’ombre, des « libres de fait », de ceux qui ont obtenu leur
liberté par manumission, prend officiellement et massivement forme.
En 1839, les conditions d’affranchissement de droit sont établies : pour
ceux qui forment le projet de se marier et pour ceux qui sont légataires
universels ou enfants naturels de leurs maîtres, ou bien encore pour les
pères et mères qui sont esclaves de leurs enfants ainsi que pour les frères et
sœurs esclaves de leur frère ou sœur. Le 18 juillet 1845, enfin, une loi
donne la possibilité aux esclaves de racheter leur liberté à un prix fixé à
l’amiable entre le maître et l’esclave, ou, s’il n’y a pas entente sur la
question, à un prix fixé par la commission coloniale. Le 26 mai 1840, le duc
Albert de Broglie propose deux projets : l’un d’émancipation simultanée,
l’autre progressive !
C’est dans ce contexte de guerre économique, d’intérêts coloniaux – en
lien avec la bataille entre sucre colonial et sucre de betterave – et de
moralisme triomphant que se sont développées des campagnes d’opinion
contre l’esclavage. En 1847, par exemple, la commission présidée par le
duc Albert de Broglie et chargée de préparer l’abolition de l’esclavage
reçoit une pétition en faveur de l’abolition portant 11 000 signatures !
L’abolition répondait aussi, évidemment, aux aspirations de la
population esclave des colonies, où l’expérience de Saint-Domingue avait
appris aux esclavisé.es comme aux maîtres que l’esclavage était réversible.
Une leçon qui circulait alors entre les îles de la Caraïbe. L’abolition de
l’esclavage dans les colonies anglaises était connue et des évasions vers
Sainte-Lucie se faisaient parfois depuis les colonies françaises. « La liberté
est dans tous les esprits », se plaint un colon. Elle imprègne en effet toutes
les révoltes qui se succèdent à la Martinique : en 1822, en 1823, en 1831
(au cri de « La liberté ou la mort ! »), en 1833.
Les nouvelles vont également bon train entre la métropole, informée des
révoltes antillaises, et les colonies au courant du projet d’émancipation qui
se discute et se prépare à Paris. Quelques mois seulement avant la
promulgation de l’émancipation, par exemple, les esclaves refusent de
travailler sur certaines plantations.

La République et l’abolition de l’esclavage

En 1848, la République renverse, sur le plan juridique, l’esclavage dans


l’ensemble des colonies françaises, en forme de « grand acte de réparation
d’un crime de lèse-humanité » et d’une « grande dette de la France à
l’humanité ». Dans un délai de deux mois, nulle terre française ne pouvait
plus admettre d’esclaves. Cependant, l’attente de l’arrivée du décret
d’abolition de l’esclavage, trop longue pour les esclavisé.es, conduit au
soulèvement des esclaves de la Martinique et provoque sa promulgation
anticipée le 23 mai en Martinique et le 27 mai en Guadeloupe : 87 752
personnes de la Guadeloupe (68 % de la population totale), 19 375 de la
Guyane et 72 859 de la Martinique (60 %) accèdent alors à la Liberté.
L’intégration des anciens esclaves en tant que « citoyens » à l’ensemble
politique républicain français est alors posée comme principe, pour la
seconde fois. Une nouvelle ère s’ouvre et pour le symboliser le drapeau
français est présenté aux nouveaux affranchis qui le saluent aux cris de
« Vive la liberté » et « Vive la République ». L’accolade entre « Blancs » et
« Noirs » redevient l’image de la symbiose avec la mère patrie républicaine.
L’égalité entre les citoyens est manifestée par l’attribution d’une
citoyenneté pleine et entière à tous les anciens esclaves et repose sur un
nouveau contrat social exprimé par un discours politique formé autour des
notions principales d’« oubli du passé », de « fusion sociale », de
« réconciliation » et de « régénération ». Dans le même temps, le principe,
déterminé en 1849, du versement d’une indemnité de 126 millions de francs
aux propriétaires d’esclaves de l’ensemble des colonies françaises (Guyane,
Guadeloupe, Martinique, Sénégal, Réunion, Nosy Be et Sainte-Marie de
Madagascar) est acté.
Par la circulaire ministérielle du 7 mai 1848 et sur le modèle de la loi de
naturalisation des étrangers dans la métropole, le gouvernement provisoire
attribue la citoyenneté française à tous les affranchis et à tous ceux qui sont
nés sur le territoire français ou qui y résident depuis six ans. Deux mois
après l’abolition, les nouveaux affranchis, devenus des Français à part
entière, sont appelés à voter pour élire, au suffrage universel, les
représentants à l’Assemblée nationale.
Le changement social concerne aussi la dénomination des nouveaux
affranchis. L’affirmation du droit commun, pour les membres d’une même
nation, avait un préalable, celui de reconnaître l’individualité des
« nouveaux affranchis » par l’attribution d’un nom alors que l’esclavisé.e
n’avait qu’un prénom, chrétien, attribué lors de son baptême.
Posséder un patronyme marque ainsi l’acquisition des droits civils ; il
doit faire disparaître « toute trace fâcheuse de l’esclavage ». La mise en
œuvre de l’état de droit rendait aussi nécessaire d’établir la base des
citoyens actifs, c’est-à-dire des hommes appelés à voter grâce à
l’instauration de l’égalité civile et politique avec la métropole. Dans un long
processus d’attribution de nom qui s’achève en 1859, la quasi-totalité de la
population des Antilles se voit attribuer un « patronyme » officiel. Suivant
l’ordonnance de 1836 et les dispositions de 1848, le choix du nom revenait
à l’individu ou à l’officier communal. Le nouveau patronyme était ensuite
porté sur une carte, signée du maire. Les femmes, pas plus que les enfants,
n’ont été exclues du processus d’individualisation par l’arrêté du 21 octobre
1848, mais la mise en place des nouvelles institutions adressées
spécifiquement aux hommes a eu des répercussions de genre.
La citoyenneté subjective a précédé puis accompagné la citoyenneté
objective établie par l’émancipation de 1848. Elle s’est exprimée dans la
mise en œuvre des principes d’égalité au sein d’une instance
juridictionnelle originale et utopique, celle des jurys cantonaux établis pour
juger les conflits de travail, formée par moitié de « propriétaires » et de
« nouveaux libres ». Dès l’établissement de cette instance, ces derniers
viennent y déposer plainte dans plus de 60 % des cas en mettant en avant
deux revendications principales qui indiquent chacune le sens de la liberté
et de la citoyenneté pour les « nouveaux affranchis ». La première touche à
la propriété de la terre et des cases au nom d’un droit d’usage et des
habitudes instaurés pendant la période de l’esclavage. La seconde concerne
la demande d’un salaire qui devait permettre de sortir de la dépendance vis-
à-vis des anciens maîtres. Il y avait bien appropriation de la citoyenneté,
dans des espaces pertinents pour les « nouveaux affranchis », et sans que la
mémoire de l’esclavage ne soit un obstacle à l’exercice de la liberté.
Victor Schœlcher, l’abolitionniste idéalisé et honni

Dans la construction d’un espace symbolique d’appartenance à la


France, Victor Schœlcher, militant abolitionniste convaincu et artisan du
décret d’abolition de l’esclavage, occupe une place particulière. Rien ne
prédestinait Victor Schœlcher, né deux ans après le rétablissement de
l’esclavage par Napoléon Bonaparte en 1802, à se consacrer à la défense
des esclavisé.es.
Originaire d’Alsace, Victor Schœlcher, après de courtes études, travaille
dans l’usine familiale de porcelaine fine, située à Paris. C’est au cours d’un
voyage de prospection commerciale qui le mène, dans les années 1829-
1830, au Mexique, dans le sud des États-Unis et à Cuba, qu’il découvre la
violence du système esclavagiste et les préjugés qui en naissent. Athée
convaincu (bien qu’issu d’une famille protestante très pratiquante), engagé
dans la franc-maçonnerie, il s’est attaché à montrer dans son œuvre la
responsabilité de l’Église catholique tout en inscrivant le projet
d’émancipation des esclaves dans un cadre moral strict reposant sur la
famille et la propriété.
Dès 1830, Victor Schœlcher s’affirme comme antimonarchiste et justifie
son choix de la république par le fait que c’est le seul mode de
gouvernement qui soit « vrai, juste et bon ». L’abolition de l’esclavage –
pour laquelle il commence à militer dès les années 1830 – est inscrite dans
un premier temps dans un ensemble de revendications comme la
suppression de la peine de mort ou encore le droit des prisonniers
politiques. Elle devient par la suite son premier combat politique et moral,
couronné de succès le 24 février 1848, lorsque le gouvernement provisoire
de la IIe République décide, à sa demande expresse, l’abolition immédiate
de l’esclavage dans l’ensemble des colonies françaises.
Il convainc le gouvernement provisoire de la IIe République encore
hésitant d’abolir définitivement l’esclavage. Il pousse à l’entérinement
rapide de la décision en allant recueillir chaque signature nécessaire à
l’officialisation du décret, au point qu’il écrit, une fois cet objectif atteint :
« je ne croyais pas qu’il serait si long et si difficile de tuer l’esclavage pour
la république ». Dans le même temps, il accepte aussi les indemnités en
faveur des « propriétaires d’esclaves » afin que ces derniers, qui menacent
de faire sécession, acceptent l’abolition de l’esclavage qui est en discussion
depuis presque dix ans.
Après avoir proposé une indemnité pour les esclaves, il dénonce le
terme « indemnité » employé lors des discussions et préfère celui de
« dédommagement » « parce que le mot indemnité répond à la
dépossession d’une chose légitime, tandis qu’il n’y avait à liquider qu’une
chose purement légale ». C’est pourtant le terme « indemnité » qui est
retenu par la commission pour l’abolition de l’esclavage qui a pour tâche de
quantifier le nombre d’esclaves et la productivité des plantations pour
déterminer l’assiette de l’indemnité qui est versée aux propriétaires
d’esclavisé.e.s à partir de 1849.
Plus qu’une radicalité contre l’esclavage, le souci d’« effacer les crimes
des Européens », de rétablir la justice et de permettre la construction d’un
ensemble national débarrassé de la tâche morale que constitue ce système le
guident. Porte-parole des sans-voix, son premier ouvrage 2 a pour objet non
pas de « prouver que les nègres sont aussi avancés que les Blancs » mais
qu’ils peuvent être placés dans l’échelle civilisationnelle de l’humanité.
Selon Victor Schœlcher, l’esclavage pervertit cet ordonnancement des
sociétés et des lois de la nature car il introduit le vice (le mensonge, le vol,
le concubinage, la méchanceté…). Il doit, à ce titre, être aboli pour
régénérer la race humaine. Imprégné d’évolutionnisme comme nombre de
ses contemporains, il trouve la preuve de la capacité de progrès des peuples
« noirs » (il adopte le terme après avoir abandonné celui de « nègres » qu’il
emploie dans ses premiers travaux en équivalence avec celui d’« esclaves »)
auprès des anciens esclaves des Antilles, affranchis en 1848. Ils ont prouvé,
selon lui, grâce à l’exercice de la liberté, qu’ils étaient en mesure d’acquérir
les règles morales, intellectuelles, politiques et citoyennes républicaines. La
liberté portée par la République produisait ainsi de l’égalité. La
démonstration de cette aptitude au progrès et à la civilisation devait
entraîner la disparition du préjugé de couleur des « Blancs » envers les
« Noirs ».
Le préjugé de civilisation demeurait cependant. Victor Schœlcher,
député de la Martinique en 1871 – après une période d’exil de dix-neuf ans
– puis sénateur à partir de 1875, continue son combat contre l’esclavage
sous deux formes antagoniques. D’une part, il affirme la nécessité
d’apporter le progrès à l’Afrique en la purgeant de l’esclavage tandis que,
d’autre part, dans l’espace caribéen, il combat les justifications
civilisationnelles utilisées par les esclavagistes au Brésil ou à Cuba. Les
Antilles lui en furent très longtemps reconnaissantes (avant que les critiques
sur un discours abolitionniste niant l’importance des esclavisé.e.s ne soient
vivement formulées). En 1889, la ville de Case-Navire, en Martinique,
change de nom pour prendre celui de « Schœlcher » tandis que des statues
le représentant sont installées dans l’espace public.
Victor Schoelcher meurt en 1893 ; ses cendres sont transférées au
Panthéon un an après le centenaire de l’abolition de l’esclavage par la
France, en 1949, et le 21 mai 1981, le jour de son investiture, le président
de la République François Mitterrand dépose sur cette tombe une rose,
ravivant des souvenirs qui s’étaient estompés au sein de la République
française.
Dans les Antilles et en Guyane, en revanche, les traces mémorielles y
sont nombreuses depuis la IIIe République : des rues portent son nom, une
ville, des lycées, des statues de facture paternaliste le représentent. En effet,
lorsque la IIIe République s’ouvre, en 1870, une nouvelle classe politique,
locale, issue de l’histoire de l’esclavage, prône la République car elle
représente pour eux l’accès à l’égalité – encore à construire ; la mise en
place de ses valeurs comme l’école laïque pour toutes et tous portée, entre
autres, par Marius Hurard, homme politique martiniquais, qui rappelait que
« jamais même esclave, [la race noire] n’a marchandé son sang à la
France », à la mère patrie. Une politique mettant en avant le combat pour
l’égalité réclamant la dette du sang pour la participation aux deux guerres
mondiales de tous ces nouveaux Français anciennement esclaves
construisait dans le même temps le mythe de « Papa Schœlcher qui nous
avait donné la liberté », comme disait la chanson La montagne est verte.
Cette IIIe République a semé les germes des reproches adressés
aujourd’hui à Victor Schœlcher. Ces critiques s’appuient sur les positions
colonialistes de Victor Schœlcher envers l’Afrique. Pour lui, même si
l’esclavage devait y être éradiqué, la colonisation était l’unique solution.
Les critiques portent aussi et surtout sur la politique locale de déification de
ce personnage pour son action abolitionniste, ce que l’on a appelé le
« schœlchérisme ».
Toujours est-il que ces dernières années, les travaux des historiens ont
expliqué comment l’abolition a été une combinaison de facteurs, multiples
et complexes, entre révoltes perlées et intensifiées des esclavisé.e.s après la
guerre de Saint-Domingue, à partir de 1802, développement des
mouvements abolitionnistes fondés sur l’égalité des êtres humains et raisons
économiques car le sucre de canne était moralement sale et plus cher que le
sucre de betterave !
Il faut le dire encore un peu plus fermement dans les manuels d’histoire
et l’enseigner ainsi aux élèves des écoles, car les vieilles visions persistent.
Il n’en demeure pas moins que le schœlchérisme en particulier et ses
développements politiques ultérieurs complexes, locaux et nationaux,
offensent les porteurs de l’histoire des Antilles et de la Guyane.
Déconstruire ces enchevêtrements de pouvoir, et imposer aussi une
reconnaissance nationale et partagée de l’histoire de l’esclavage et du post-
esclavage, voilà les véritables combats qui sont à mener. Actuellement, le
récit historique est mis en doute, critiqué à cause d’émotions, de ressentis
contemporains et de revendications de prise de parole d’acteurs oubliés de
l’histoire qui cherchent à la réécrire par la mémoire, parfois abusivement.

1. Ce texte s’inspire de trois articles fondateurs : l’introduction de D’une abolition


l’autre. Anthologie raisonnée de textes consacrés à la seconde abolition de l’esclavage dans
les colonies françaises, Marseille, Agone, 1999 ; l’article « La seconde abolition de
l’esclavage dans les colonies françaises en 1848 », Humanisme, volume 319, no 2, 2018 ; et la
tribune « Abolition de l’esclavage : rendre à Victor Schœlcher ce qui lui revient », Libération,
26 mai 2020.
2. Victor Schœlcher, De l’esclavage des Noirs et de la législation coloniale, Paris, Paulin
libraire, 1833.
La politique coloniale
e
de la II République :
un assimilationnisme modéré
Anne Ulrich-Girollet

La politique coloniale de la IIe République 1 fut largement influencée par


Victor Schœlcher, nommé par François Arago le 4 mars 1848 sous-
secrétaire d’État chargé spécialement des Colonies et des mesures relatives
à l’abolition de l’esclavage, ainsi que président de la commission chargée
de préparer l’acte d’émancipation des esclaves dans les colonies de la
République. Victor Schœlcher est surtout connu comme l’artisan de
l’abolition de l’esclavage et malheureusement moins pour ses autres
combats dirigés contre toute forme de servitude et d’inégalité.
L’abolition de l’esclavage s’inscrit, chez Victor Schœlcher, dans sa
défense humaniste mais non utopique des principes républicains. La
république, selon lui, est un État de droit qui se doit de garantir à tout
Français ses trois grands principes : Liberté, Égalité, Fraternité. Plus qu’à
leur simple proclamation, Victor Schœlcher désire aboutir à leur application
concrète dans une république démocratique, vertueuse et philanthrope, en
métropole comme aux colonies. C’est pourquoi, en 1848, il veut établir,
pour les colonies et leurs habitants, un statut juridique permettant de
garantir par la loi les principes républicains grâce à la mise en place de
l’assimilation juridique. Cependant, l’assimilationnisme de Victor
Schœlcher se trouve devoir faire face aux contraintes et aux résistances.
Aussi l’assimilation est-elle finalement modérée sous la IIe République.
En effet, si les affranchis des quatre « vieilles colonies » (Martinique,
Guadeloupe, Guyane et la Réunion) bénéficient de l’assimilation juridique,
le régime juridique de l’indigénat institué dans les autres colonies n’est pas
remis en cause, ni par Victor Schœlcher ni par ses contemporains. En outre,
la Constitution de 1848 adopte le principe de la spécialité législative,
malgré la tentative de Victor Schœlcher de faire adopter l’application du
droit commun. Les colonies sont ainsi régies par des lois particulières.

Le statut juridique des habitants des colonies :


l’assimilationnisme sans universalisme (1848)

II s’agit de bien distinguer deux notions souvent confondues au


e
XIX siècle : la nationalité et la citoyenneté. L’utilisation de ces deux

concepts frôle l’anachronisme : les textes législatifs n’employaient pas ces


termes qui étaient à l’époque très mal définis, voire non définis, alors que
ces mêmes textes tentaient justement de régir le régime juridique de la
nationalité et de la citoyenneté. Définissons pour l’instant la nationalité
comme étant la qualité juridique nécessaire mais non suffisante pour
bénéficier des droits civils français et la citoyenneté comme accordant les
droits politiques. Cette dialectique primordiale est extrêmement délicate à
étudier, notamment dans le cadre d’une analyse juridique et politique des
droits des habitants des colonies, car, selon les catégories de population, la
IIe République n’a pas adopté la même logique d’attribution du statut de
Français et du statut de citoyen français.
L’esclave, depuis l’Antiquité, était considéré juridiquement comme un
objet de droit. Le Code noir dispose dans son article 44 : « Déclarons les
esclaves être meubles. » Avec l’abolition de l’esclavage, l’esclave passe
juridiquement de ce statut de bien meuble directement au statut de citoyen
français à part entière. C’est donc ici une conception extensive du citoyen
qui suppose une politique assimilationniste fondée sur l’égalité des droits et
qui englobe non seulement les droits politiques, mais aussi les droits
sociaux, avec notamment une tentative d’amélioration aux colonies, d’après
les textes – qui n’ont été guère appliqués –, de l’instruction publique ou du
secours public.
Avant d’analyser l’égalité mise en place par la IIe République, se pose la
question juridique de la nationalité des affranchis, car elle n’a pas été posée
en tant que telle, ni en l’an II ni en 1848. Elle n’est pratiquement jamais
abordée par les historiens et les juristes, alors que le concept de nationalité
est bien distinct de celui de citoyenneté. La question de la nationalité des
affranchis ne peut être reliée à aucune Constitution ou loi. En effet, seules
les conditions de la citoyenneté sont définies. La nationalité est un attribut
de la personnalité juridique. Or les esclaves, n’ayant pas de personnalité
juridique, n’ont donc pas de nationalité. Les affranchis n’acquièrent la
nationalité française ni en raison du jus soli ni du jus sanguinis et encore
moins de la résidence sur le sol français. L’affranchissement ne peut pas
non plus être considéré comme une naturalisation, qui relève d’une
procédure spécifique.
Ainsi, l’affranchi est français, puisqu’il n’est pas réputé étranger, mais
ne bénéficie de l’égalité civile que s’il remplit des conditions
supplémentaires. Est-il alors considéré comme un naturalisé français par
extrapolation ? Le vide juridique relatif à la nationalité des nouveaux-libres
laisse donc la porte ouverte aux inégalités, et c’est ce que Victor Schœlcher
a combattu en imposant non seulement l’égalité civile, mais aussi l’égalité
politique.
En 1848, la Commission d’abolition de l’esclavage décrète dès les
premières séances que tous les affranchis « deviennent citoyens français 2 ».
La question de la nationalité en tant que telle n’est pas évoquée, à moins de
supposer une confusion des termes « Français » et « citoyen français ». Le
seul moment où elle est posée implicitement, c’est lors d’une intervention
de Marc-Antoine Jules Dejean de La Batie – délégué de l’île de la Réunion
entendu par la Commission – qui demande l’exclusion des affranchis du
droit de vote en affirmant que si l’affranchissement individuel, décidé par le
maître, offre des garanties suffisantes quant à la capacité de l’affranchi,
l’affranchissement en masse n’offre pas ces garanties car il « manque de ce
discernement. Il les [les affranchis] fait libres, il les laisse étrangers : qu’ils
se fassent naturaliser 3 ! » À notre connaissance, dans les débats
parlementaires ou au sein de commissions, c’est le seul cas où la nationalité
des affranchis a été mise en doute. Les instructions électorales n’évoquent
jamais directement les nouveaux-libres, elles donnent simplement les
conditions générales pour l’exercice du droit de vote.
Or, si les affranchis ne remplissent pas les conditions pour être citoyen,
c’est-à-dire ici être électeur ou éligible, quelle est leur nationalité ? La
même question peut être posée pour les esclaves venant de territoires
étrangers et bénéficiant de l’affranchissement par le sol français. Le décret
du 27 avril ne répond pas non plus à cette question. Cependant, si les textes
gardent le silence, dans les faits, les affranchis en 1848 sont considérés
comme étant français et jouissent de l’égalité civile et politique.
Ainsi, les affranchis ne sont pas considérés comme des étrangers
naturalisés mais comme des Français. C’est en fait la consécration de la
fiction juridique du passage du statut de bien meuble à celui de citoyen,
sans passer par la nationalité ni par la naturalisation. La qualité de Français
paraît donc être une évidence à l’époque. L’affranchissement impliquant la
personnalité juridique nécessite l’établissement d’un état civil des anciens
esclaves. En effet, l’état civil est le seul moyen d’identifier un individu et le
seul mode de preuve concernant l’état d’une personne, car il contient son
nom, sa nationalité, son domicile et sa situation matrimoniale. Il est de ce
fait indispensable pour la jouissance et l’exercice des droits politiques
comme pour tout acte de la vie courante. Les recensements opérés sous la
monarchie de Juillet, notamment après l’interdiction de la traite,
n’équivalaient pas à l’état civil qui relève d’une procédure solennelle. Ils ne
donnaient donc, en aucun cas, la personnalité juridique à l’esclave.

1848, état civil et suffrage universel

En 1848, la question de l’état civil est soulevée devant la Commission


d’abolition. Il s’agit non seulement de mettre en place l’inscription des
affranchis à l’état civil, mais, en outre, de surmonter le problème de
l’attribution des noms, qui, étant pour la plupart des prénoms et en raison de
l’importance des homonymes, peuvent entraîner des confusions notamment
dans l’inscription sur les registres civiques.
Victor Schœlcher propose que les affranchis gardent le nom qu’ils
portaient avant l’abolition, mais la Commission décide de faire une
rénovation complète afin d’effacer, selon elle, toute trace de la servitude.
Elle affirme, non sans un certain mépris, qu’elle ne veut pas reproduire le
cas d’Haïti où « tant d’hommes distingués dans les combats et dans les
services publics relèvent par les plus hautes dignités les noms les plus
vulgaires 4 ». Auguste-François Perrinon, sans émettre le moindre doute
quant au manque d’humanité de sa proposition, estime que les affranchis
devraient être « immatricul[és] par numéro, ou encore avec un système de
noms variés à l’infini, par interversion des lettres de certains mots pris au
hasard 5 ».
La Commission décide finalement d’établir l’état civil des affranchis
par l’attribution de noms de famille, en prenant pour référence les registres
matricules existants. Une circulaire ministérielle du 7 mai 1848 reprend ces
dispositions et se réfère en outre à l’ordonnance du 29 avril 1836. Les
affranchis ne peuvent prendre le nom d’une famille existante qu’avec le
consentement écrit de celle-ci. Ils ont le droit de refuser le nom proposé par
l’Administration, mais selon Richard Burton 6, la plupart l’acceptent et le
nom des anciens maîtres est rarement repris.
L’abolition en 1848 implique l’égalité civile, sans condition dérogatoire.
Les affranchis ont donc les mêmes droits et les mêmes devoirs que les
métropolitains. L’abolition implique, en outre, l’égalité politique. En effet,
Victor Schœlcher a su convaincre de la nécessité de l’application du
suffrage universel aux colonies. Sa conception de la citoyenneté procède de
deux idées : l’unité et l’indivisibilité de la République ; l’assimilationnisme
de Schœlcher. Elle est éminemment démocratique. Victor Schœlcher s’en
explique en 1849 : « En rendant les nègres à la liberté, on ne pouvait leur
marchander le droit, on ne pouvait en faire des demi-citoyens, des quarts de
citoyens, hermaphrodites politiques qui n’auraient eu ni place, ni rang, ni
caractère dans la société démocratique qu’a glorieusement fondée la
Révolution de février 7. » Victor Schœlcher loue les mérites d’une
intégration de l’individu dans la vie politique : seule la pratique rend les
citoyens aptes à exercer les droits politiques. Il refuse toute argumentation
en faveur d’un suffrage capacitaire. En effet, devant la Commission
d’abolition, l’égalité politique pour les affranchis est contestée. Victor
Schœlcher a su écarter les propositions de conditions supplémentaires
comme celles imposant la capacité de savoir lire et écrire, d’être marié, un
certain délai pour l’exercice du droit de vote, ou encore, une naturalisation
préalable.
L’application du suffrage universel aux colonies est confirmée par
l’instruction du gouvernement provisoire, en exécution du décret du 5 mars
1848 sur l’élection aux colonies et complétant le décret du 27 avril 1848.
Cependant, après la révolte du 22 mai en Martinique, l’égalité politique est
de nouveau remise en cause, cette fois-ci devant l’Assemblée. Le député
Louis Henri Hubert-Delisle réclame en juin 1848 l’exclusion des affranchis.
En juillet, le juriste François-André Isambert demande l’égalité civile mais
rejette l’égalité politique en raison des troubles aux colonies.
L’égalité politique est malgré tout maintenue. Après de nombreux
litiges sur la régularité des élections dans les colonies, l’Assemblée valide
les résultats en octobre 1848. Ainsi, grâce à l’obstination de Victor
Schœlcher qui impose l’assimilation juridique, tous les habitants des quatre
vieilles colonies obtiennent la plénitude des droits civils et politiques. C’est
pourquoi on ne peut pas parler d’une « notion de citoyen colonial 8 » chez
Schœlcher, car elle signifierait qu’il existe une différence entre les citoyens
métropolitains et les citoyens des colonies.
Victor Schœlcher désire, pour les quatre vieilles colonies, l’assimilation
sociale et l’adoption des valeurs républicaines françaises par l’assimilation
juridique. En outre, le suffrage universel est perçu comme un palliatif des
révoltes. Cependant, le courant schœlchériste en Guadeloupe est accusé de
vouloir la substitution des hommes de couleur aux Blancs, d’être séparatiste
et anarchiste : des groupes séparatistes s’en revendiquent effectivement à
tort, car Victor Schœlcher est colonialiste.
En effet, le principe de la colonisation lui semble évident et Victor
Schœlcher ne peut concevoir l’existence de velléités indépendantistes. La
colonisation est justifiée, selon lui, par le prestige, mais surtout par son
apport de civilisation et de solutions économiques adaptées. Cependant, elle
doit être pacifique et bénéficier également aux colonies. Si Victor
Schœlcher s’insère dans son siècle par son colonialisme, il s’en détache par
son assimilationnisme fondé sur le principe de l’égalité dont découle sa
revendication de citoyenneté à part entière pour les affranchis des quatre
vieilles colonies.
Les colons et le parti de l’Ordre en métropole reprochent à Victor
Schœlcher d’avoir octroyé les droits politiques aux affranchis. Les incidents
les plus graves surviennent à Marie-Galante qui font 150 morts ; c’est
l’affaire appelée le procès de Marie-Galante ou le complot du feu.
L’égalité politique a donc exacerbé les rivalités au lieu de supprimer les
clivages de couleur, comme l’espérait Victor Schœlcher. Se développe ainsi
un ressentiment 9 fondé sur l’oubli. L’assimilation juridique des nouveaux-
libres a été acceptée en 1848 en raison de la conviction de Schœlcher de
l’inéluctabilité de l’assimilation sociale impliquée par l’assimilation
juridique qui doit engendrer, selon lui, l’apparition d’un sentiment
d’appartenance et l’éviction du préjugé de couleur.
L’origine n’est alors en aucun cas considérée comme un critère de
définition de la nationalité ou de la citoyenneté. C’est la conception
universaliste de la Révolution. Si l’assimilation juridique des nouveaux-
libres des quatre vieilles colonies a été consacrée légalement par la
IIe République, l’indigénat, lui, n’a pas été remis en cause.

Le maintien de l’indigénat

Les indigènes ou sujets, selon les termes de l’époque, sont des habitants
des colonies qui, tout en ayant la nationalité française, ne jouissent pas de
l’égalité civile et politique : ils sont régis par un statut particulier, appelé
statut personnel, c’est-à-dire régis par leurs propres lois et coutumes.
L’indigénat n’est remis en cause ni en 1833 ni par la IIe République.
En effet, dès les premières séances, la Commission de 1848 se demande
si l’abolition n’aurait pas pour effet de donner en Algérie davantage de
droits aux affranchis qu’à leurs anciens maîtres. Ainsi, la Commission
refuse de remettre en cause le système de l’indigénat en Algérie ; en outre,
elle n’évoque pas même les autres colonies où il est également appliqué,
notamment l’Inde et le Sénégal.
Quant à Victor Schœlcher, il n’a jamais dénoncé l’indigénat, ni
revendiqué la plénitude de la citoyenneté pour les indigènes. Si ceux-ci
obtiennent, dans certaines circonstances, le droit de vote, c’est en raison
d’une loi spéciale, jamais au nom d’une assimilation juridique complète.
Les « indigènes », tout en ayant la nationalité française, ne sont donc pas
citoyens. C’est une remise en cause de l’universalité du suffrage et de la
politique d’assimilation. L’assimilation culturelle semble être, dans ce cas,
un préalable nécessaire à l’assimilation politique.
Selon l’instruction du gouvernement provisoire pour les élections dans
les colonies, le droit de vote est octroyé à tous les Français libres des
vieilles colonies et des établissements du Sénégal et de l’Inde. Ces colonies
sont représentées devant l’Assemblée nationale. Ainsi, les indigènes des
établissements de l’Inde et du Sénégal obtiennent le droit de vote tout en
gardant leur statut personnel. C’est ce qui sera appelé plus tard une
citoyenneté dans le statut. En revanche, pour les Algériens, seuls les
citoyens français ont le droit de vote.
Si les habitants des vieilles colonies ont le droit de vote en raison de
leur citoyenneté française, les indigènes du Sénégal et de l’Inde ne
l’obtiennent, eux, que par cette disposition spéciale. L’octroi du droit de
vote n’est donc pas, dans ce cas précis, subordonné à l’assimilation civile et
sociale, mais celle-ci est espérée par les hommes de 1848. En effet, ces
derniers pensent que, par la pratique des droits politiques, les indigènes
seraient amenés à considérer les lois françaises comme vertueuses et
renonceraient à leur statut personnel. La IIe République adopte, quant aux
droits des habitants des colonies, une politique assimilationniste, sans
universalisme, puisque cette politique est appliquée avec des degrés
différents selon les catégories de personnes concernées. Par contre, pour le
statut juridique des colonies, la IIe République rejette l’assimilation.

Le statut juridique des colonies :


le refus de l’assimilation

La IIe République, tout en admettant certains éléments d’assimilation, a


adopté le principe de la spécialité législative. Dès 1842, Victor Schœlcher
revendique l’application du droit commun aux colonies. Celles-ci doivent
être régies par les lois ordinaires et non par des décrets ou des lois spéciales.
Victor Schœlcher pousse l’assimilation jusqu’à la départementalisation pour
les quatre vieilles colonies dans le sens où il les considère comme parties
intégrantes du territoire français et tire toutes les conséquences juridiques
de l’assimilation. Cependant, il n’a pas réussi à faire accepter cette
départementalisation.
En effet, Victor Schœlcher est quasiment le seul représentant en 1848 à
proposer l’adoption de l’application du droit commun pour les quatre
vieilles colonies, pour tous les habitants, en tant que principe, au nom de
l’unité et de l’indivisibilité de la République, et non pour favoriser la
colonisation par l’émigration française, comme le demandent les députés
Henry Didier et Alexandre Polangie de Rancé pour les territoires civils
d’Algérie.
Le projet de Constitution présenté par Armand Marrast en août 1848
propose l’adoption du principe de la spécialité législative pure et simple :
« Le territoire de l’Algérie et des colonies est déclaré territoire français et
sera régi par des lois particulières. » Henry Didier demande l’application
du droit commun pour les territoires civils d’Algérie, en prévoyant certaines
exceptions légales et la spécialité législative pour les autres colonies. Il
présente sa proposition comme étant une incitation à la colonisation de
l’Algérie qui ne s’effectue, selon lui, que dans la mesure où les colons y
trouvent les mêmes garanties qu’en métropole.
Alexandre Polangie de Rancé poursuit dans la même lignée en insistant
sur le fait que les institutions doivent protéger les individus prêts à émigrer,
ainsi que leurs capitaux. Il demande que le principe soit mis dans la
Constitution afin d’éviter une révision de celle-ci lorsque l’Assemblée
estimerait l’Algérie susceptible d’assimilation. Victor Schœlcher, ainsi que
Pierre-Marie Pory-Papy et Charles Dain, proposent de placer les quatre
vieilles colonies sous le régime de la Constitution et d’y appliquer le droit
commun en prévoyant des exceptions légales. Avec François Miclo, notons
qu’il « est intéressant de relever que cet amendement préfigure, avec un
siècle d’avance, l’article 73 de la Constitution de 1946 10 ». En effet, cet
article dispose : « Le régime législatif des départements d’outre-mer est le
même que celui des départements métropolitains, sauf les exceptions
déterminées par la loi. » L’amendement de Schœlcher ne relève donc pas
d’une départementalisation pleine et entière puisqu’il prévoit des exceptions
légales. Le but recherché est l’application du droit commun et, avant tout,
d’imposer le régime des lois et non le régime des décrets. Malgré la
prudence de cet amendement, il est immédiatement rejeté au motif que le
principe a été refusé pour l’Algérie.
Juste avant l’adoption de la Constitution, Victor Schœlcher et les
schœlchéristes Pierre-Marie Pory-Papy, Charles Dain, Louisy Mathieu et
Victor Mazuline font une dernière tentative et proposent alors un
amendement prévoyant la soumission progressive au régime complet de la
Constitution en invoquant deux raisons : les colonies ne sont pas placées en
dehors de la Constitution puisqu’elles sont représentées ; le « degré
d’assimilation » n’est pas le même pour toutes les colonies. Tous ces
amendements sont rejetés.
Ainsi, la Constitution de 1848 proclame l’unité et l’indivisibilité de la
République, la souveraineté de la France sur les colonies, rejette le régime
des décrets, mais consacre le principe de la spécialité législative. Aussi les
lois métropolitaines ne sont-elles applicables aux colonies que si
l’Assemblée nationale le déclare expressément dans la loi adoptée. Pour
pallier l’assimilation modérée de la Constitution de 1848, Victor Schœlcher
proposera la plupart du temps des amendements visant à étendre les lois
métropolitaines aux colonies. Si la IIe République refuse l’assimilation
constitutionnelle et législative, elle accepte cependant certains éléments
d’assimilation.
Victor Schœlcher veut détruire l’appareil colonial et le remplacer par
des institutions républicaines et des fonctionnaires acquis aux idées de la
République. Pour une citoyenneté pleine et entière, les colonies doivent être
représentées devant l’Assemblée. La Commission d’abolition de
l’esclavage de 1848 propose sans hésiter la représentation de toutes les
colonies. Le décret du 27 avril et la Constitution de 1848 consacrent la
représentation parlementaire de toutes les colonies, mais le nombre de leurs
représentants est réduit en 1849, malgré les tentatives d’Henry Didier et de
Jean Brunet pour l’Algérie, et de Victor Schœlcher pour toutes les colonies.
La IIe République n’a eu de politique assimilationniste que pour le statut
des affranchis des quatre vieilles colonies et pour la représentation de toutes
les colonies devant l’Assemblée, Inde exclue dès 1849. Sur le plan
économique, elle n’a, en revanche, pas su résoudre l’importante question de
la terre. Elle n’a remis en cause ni l’indigénat ni le régime spécial. Les
mesures assimilationnistes de la IIe République ont été pratiquement
réduites à néant par le Second Empire.

1. Ce texte est issu dans sa version intégrale de la Revue française d’histoire d’outre-mer,
tome 85, no 320, 3e trimestre 1998. Outre-Mers. Revue coloniale et impériale est la première et
la plus ancienne revue à comité de lecture portant sur ce champ de recherche. L’association qui
la dirige – la SFHOM (https://www.sfhom.com) – est située à la Sorbonne. Elle publie deux
numéros par an, accessibles via Cairn, Persée et Gallica.
2. Abolition de l’esclavage. Procès-verbaux, Rapports et projets de décrets de la commission
instituée pour préparer l’acte d’abolition immédiate de l’esclavage, Paris, Imprimerie
nationale, séance du 6 mars 1848.
3. Ibid., séance du 9 mars 1848.
4. Ibid., séance du 13 mars 1848.
5. Id.
6. Richard D. E. Burton, La Famille coloniale. La Martinique et la mère patrie, 1789-1992,
Paris, L’Harmattan, 1994.
7. Victor Schœlcher, La Vérité aux ouvriers et cultivateurs de la Martinique, Paris, Pagnerre,
1849-1851, réédition Lausanne, Ponant, 1985, tome 2.
8. Nelly Schmidt, « Victor Schœlcher et le processus de destruction du système esclavagiste
aux Caraïbes au XIXe siècle », université Paris 4, thèse de doctorat d’État ès lettres et sciences
humaines, 1991.
9. Myriam Cottias, « “L’oubli du passé’’ contre la “citoyenneté’’ : troc et ressentiment à la
Martinique (1848-1946) », 1946-1996, Cinquante ans de départementalisation outre-mer,
Actes du colloque sous la direction de Fred Constant et Justin Daniel, Paris, L’Harmattan,
1997.
10. François Miclo, Le Régime législatif des départements d’outre-mer et l’unité de la
République, Paris, Économica, 1982.
Colonisation et colonialisme sous
le Second Empire
Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel

Entre la seconde abolition de l’esclavage de 1848 et l’épopée coloniale


de la IIIe République, Napoléon III a été à la tête de la politique impériale
de la France pendant un peu plus de vingt ans. Pourtant, l’histoire n’a guère
retenu de cette période de grande destinée ultramarine, sous sa conduite,
malgré les tentatives, fructueuses ou non, de conquête. Deux événements
font toutefois exception : la vigueur du mythe du « royaume arabe » et
l’expédition mexicaine qui fut un fiasco.
Le Second Empire reste perçu comme une simple « parenthèse » dans
l’histoire de la colonisation française, peu de travaux ont été consacrés à
cette période d’entre-deux s’étendant de la conquête de l’Algérie et sa
« pacification » à l’entreprise coloniale de la IIIe République 1. D’ailleurs, de
cette époque la légende retient, surtout, une des plus célèbres des
déclarations de l’Empereur relative au domaine colonial : « un boulet
attaché au pied de la France. »
En observant attentivement les faits culturels, l’apparition dans les
discours d’ambitions ultramarines ou la formulation de politiques
coloniales, on constate l’émergence d’une culture coloniale en France entre
1850 et 1870. Certes, cette dernière est encore balbutiante, marginale, et ses
supports de diffusion sont toujours fort peu nombreux. En outre, il ne fait
guère de doute que la question et le projet colonial ne concernent qu’une
petite élite politique et commerçante qui encourage la politique de
Napoléon III alors que, d’une part, la majeure partie des élites s’y oppose et
que, d’autre part, l’opinion reste largement indifférente.
Pour autant, au cours de ces années, se sont mis en place tous les piliers
d’un discours qui s’est affirmé plus tard sous la IIIe République. Ce dernier
est notamment visible dans les médias, les déclarations officielles ou lors
des rencontres avec les délégations venues d’Afrique ou d’Asie, mais il
s’affirme surtout lors des deux grandes expositions universelles organisées
à Paris en 1855 et en 1867. Par ailleurs, outre le fait que la période est riche
en actualité coloniale, une nouvelle génération d’acteurs politiques tend à
conférer une plus grande cohérence à l’action en outre-mer de la France,
notamment après la création du ministère de l’Algérie et des Colonies en
1858. Ainsi, Prosper de Chasseloup-Laubat, qui a conservé ce ministère
pour une durée exceptionnelle, puisque nommé un an après sa création pour
le quitter en 1867, fut un des acteurs majeurs des réformes mises en œuvre.
De même, Louis Faidherbe, gouverneur au Sénégal (jusqu’en 1865) et le
gouverneur général de l’Algérie, le lieutenant général Jacques Louis
Randon, qui a pris ses fonctions au lendemain des grandes révoltes de 1851-
1852, ont joué un rôle majeur. Ces trois « grands coloniaux » furent les
pivots de la politique coloniale du Second Empire et ont contribué à
promouvoir cette politique en métropole.
Au-delà de la volonté de ces hommes, ces deux décennies sont
marquées par d’innombrables engagements coloniaux et conquêtes : en
Afrique de l’Ouest, en Nouvelle-Calédonie, en Chine, en Cochinchine, au
Cambodge, au Liban, à Madagascar, au Mexique… Simultanément, on
assiste à la mise en œuvre d’une nouvelle politique en Algérie, celle-ci
devenant le véritable laboratoire colonial du régime, dépassant le simple
mythe d’un « royaume arabe ». C’est dans ce contexte qu’émerge, pour la
première fois, une volonté de toucher l’opinion pour la faire vibrer au
diapason de la politique coloniale. La culture coloniale n’est pas encore
explicite, elle balbutie par le biais de ces nouvelles ambitions coloniales.
En définitive, cette période structure un modèle qui prophétise celui qui
sera mis en place par la IIIe République en matière de promotion de l’action
coloniale de la France.

Une nouvelle dynamique coloniale

L’espace colonial est en pleine mutation aux lendemains de la seconde


abolition de 1848. La IIe République a remis à plat l’ancien régime colonial,
pour imposer un nouveau modèle de politique ultramarine, et c’est un
espace colonial totalement renouvelé qui fut légué au Second Empire
naissant. Désormais, « la France coloniale républicaine apporte la liberté
individuelle par la suppression de l’esclavage, elle permet l’assimilation,
garantie de la liberté politique, elle offre un exutoire aux crises qui
secouent la métropole et prétend résoudre le problème du paupérisme et du
chômage 2 ». Au cours de ces années, l’Algérie est pleinement associée à la
France (départementalisation), et une politique de peuplement commence à
prendre forme. Progressivement, la question coloniale devient une question
nationale, avec ses enjeux, ses débats et ses oppositions.
C’est dans ce contexte que naît le Second Empire, toutefois,
initialement, la politique gouvernementale peine à fixer un cap lisible. Ce
sont les circonstances qui vont inciter les responsables politiques à définir et
à affirmer plus nettement une « politique coloniale ». Ainsi, au moment du
coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851, l’Algérie
connaît plusieurs révoltes (Aurès, Ziban, Kabylie, Laghouat), ce qui conduit
le régime à s’engager plus avant dans l’espace ultramarin. Au cours du
même mois, le lieutenant général Jacques Louis Randon est nommé
gouverneur général de l’Algérie, fonction occupée jusqu’en 1858 au
moment de la création du ministère de l’Algérie, mettant en œuvre la
politique souhaitée par l’empereur. Sous sa conduite, la révolte a été
férocement réprimée et des villages furent rayés de la carte. Deux ans plus
tard, la Nouvelle-Calédonie est intégrée définitivement (24 septembre 1853)
et, en décembre 1854, le commandant Louis Faidherbe est nommé
gouverneur du Sénégal – il le restera, avec une interruption de deux ans,
jusqu’en 1865. Après avoir créé les tirailleurs sénégalais, en 1857, il engage
la guerre contre l’Empire toucouleur d’El Hadj Omar.
En 1854, un sénatus-consulte réorganise les « vieilles colonies » des
Antilles (Martinique et Guadeloupe), mais aussi la Réunion, et place le reste
du domaine colonial sous l’autorité directe de Napoléon III (gestion par
décret) jusqu’à ce que de nouveaux sénatus-consultes viennent régir les
relations de la métropole avec chaque territoire. Dans ce cadre, les colonies
restent rattachées au ministère de la Marine et des Colonies, alors que
l’Algérie dépend directement du ministère de la Guerre. Une nouvelle phase
de conquêtes s’engage alors en Asie et, à partir de 1856, les Français
débarquent à Saigon. Parfois subi, parfois souhaité par le régime, l’espace
colonial français prend forme sur tous les continents.
Point d’orgue de ces mouvements coloniaux et militaires, la création le
24 juin 1858 du ministère de l’Algérie et des Colonies, qui marque une
étape majeure tant sur le plan logique de la politique extérieure que par la
volonté de diffuser efficacement le message politique colonial à l’intérieur
de la métropole. C’est la première fois que la France se dote d’un outil
gouvernemental unique pour sa politique ultramarine, permettant de définir
et d’agir de manière cohérente dans l’ensemble de son domaine ultramarin.
À partir de ce moment, l’action de la France au Moyen-Orient et en
Extrême-Orient s’intensifie. En 1859, les troupes françaises s’emparent de
Saigon (Cochinchine). L’année suivante s’affirme la guerre franco-
vietnamienne pour le contrôle de la Cochinchine, qui durera jusqu’en 1862.
En même temps, les Français interviennent au Liban contre les Druzes pour
défendre les chrétiens maronites (1860) et deux mois plus tard, en
septembre et en octobre, a lieu l’expédition militaire franco-anglaise en
Chine.
Symbole de l’action politique du ministre Prosper de Chasseloup-
Laubat, cette seconde intervention de la France contre la Chine en 1860 fut
déterminante pour bâtir la future « Indochine française ». Par ailleurs, elle
eut un écho retentissant en métropole, indiquant les premiers impacts, certes
encore timorés, de la politique coloniale sur les Français eux-mêmes. En
effet, la frontière quasi hermétique qui réservait ces préoccupations à l’élite
tend à se déliter et cette porosité entre événement colonial et national
apparaît de plus en plus dans la presse mais également par le biais d’autres
vecteurs. Le tournant dans la politique des grandes puissances en Chine
avait eu lieu en 1854, lorsque celles-ci demandaient à renégocier les traités.
L’échec des négociations a débouché en 1856 sur la seconde guerre de
l’opium. La victoire est rapide et le sac du Palais d’Été, en octobre 1860,
constitue le point d’orgue de l’humiliation chinoise. Paris est en liesse et
accueille ses soldats tels des héros, la presse glorifie ce fait d’armes et parle
des richesses qui sont en route pour la capitale. Victor Hugo, de son exil de
Guernesey, a eu ces mots : « Voilà ce que la civilisation a fait à la
barbarie » ! De plus, les objets envoyés de Chine à Napoléon III et à
l’impératrice Eugénie arrivent au palais des Tuileries le 23 février 1861.
D’autre part, à la suite de cette victoire, l’amiral Léonard Victor
Charner décide d’envoyer la marine française vers le sud, pour conquérir la
Cochinchine. Le 5 juin 1862, un traité de paix est signé avec la cour de
Hué. Ne pouvant se résigner à la perte de ses trois provinces du Sud, cette
dernière envoie une ambassade à Paris, conduite par Phan Thanh Gian, pour
négocier le rachat des trois provinces orientales. L’opinion en France est
partagée quant à ces velléités d’expansion coloniale et les élites sont très
divisées. Cependant, malgré la pression de nombreux parlementaires,
Prosper de Chasseloup-Laubat maintient une politique de conquêtes en
Extrême-Orient et affirme en février 1863 : « C’est un véritable empire
qu’il nous faut créer. »
L’expédition au Mexique représente la dernière phase dans ce
processus 3. En 1861, la convention de Londres prévoit l’envoi d’un corps
expéditionnaire franco-anglo-espagnol au Mexique. L’année suivante,
l’Espagne et l’Angleterre se retirent et la France se retrouve seule. En 1866,
sous la pression américaine, Napoléon III est contraint d’ordonner
l’évacuation du Mexique. Le fiasco mexicain signe la fin du rêve
napoléonien, et la fin d’une croissance coloniale sans échec pour la France.
Le véritable « inspirateur » de cette politique d’expansion a été le
ministre Prosper de Chasseloup-Laubat et c’est sous son long ministère – le
17 juillet 1869, un décret impérial nomme Prosper de Chasseloup-Laubat
aux fonctions de ministre présidant le Conseil d’État – que fut achevée
l’annexion de la Cochinchine, ainsi que l’établissement du protectorat
français sur le Cambodge. Après son élection à l’Assemblée législative en
1849, le prince Louis-Napoléon Bonaparte l’appelle au ministère de la
Marine et des Colonies en 1851. Sa présence ne dure que quelques mois,
mais à l’occasion de la création du ministère de l’Algérie et des Colonies en
1858 il fut rappelé au ministère. Lorsque Napoléon III supprime le
ministère de l’Algérie et des Colonies, le 24 novembre 1860, Prosper de
Chasseloup-Laubat devient le jour même ministre de la Marine, en charge
des colonies.
Pourtant, malgré ces différentes conquêtes et l’action du ministère, les
Français connaissent mal leurs colonies. Bien peu ont voyagé outre-mer –
en Algérie, au Sénégal ou aux Antilles –, la presse ne s’intéresse guère au
sujet – sauf pour quelques spécialistes –, les ouvrages sur la question
(polémiques ou non) s’adressent à un public restreint, les sociétés de
géographie ne touchent encore qu’un public élitiste et les expositions sur les
colonies sont encore assez rares.
Au début des années 1850, à l’exception d’une exposition sur les sucres
antillais, de quelques manifestations exclusivement économiques sur
l’Algérie et d’expositions artistiques, le thème n’a pas encore trouvé son
public. Ainsi, bien qu’un des endroits parisiens à la mode soit le café des
Moresques, boulevard des Italiens, dont L’Illustration fait, le 5 janvier
1850, une description en évoquant les « contorsions des almées et autres
péris de l’Empire du Maroc » servant le « moka brûlant », les produits
coloniaux sont peu connus et peu diffusés, à l’exception de la boisson en
vogue, en provenance d’Algérie, le Picon. C’est un alcool à base d’écorce
d’orange, de grenade et de quinquina, du nom de son inventeur, un ancien
de l’armée d’Afrique qui l’avait d’abord appelé l’Amer africain…

L’Algérie, la référence coloniale du Second Empire

De fait, au début du Second Empire, Napoléon III ne s’intéressait guère


à l’Algérie, qu’il qualifiait de « boulet » et qu’il ne plaçait pas au centre de
sa politique étrangère, sauf comme lieu de déportation politique – comme
pour 1848, les bagnes algériens furent au service de la politique de
répression de Napoléon III contre ses opposants, notamment en 1851, 1852
et 1858. De plus, l’entourage de l’empereur trouvait que l’armée
immobilisée en Algérie était un déficit perceptible sur les autres fronts, et
préconisait de placer le minimum de troupes sur ce territoire. Ce jugement,
qui s’inverse après la guerre de Crimée où l’armée d’Afrique a joué un rôle
majeur, accompagne une montée en puissance de l’intérêt pour l’Empire et
pour son « fleuron » algérien.
Avec le discours de Bordeaux, Napoléon III commence à présenter
l’Algérie comme un « royaume » qui devrait être associé à la France de
façon pérenne. Cette nouvelle orientation est destinée à satisfaire les grands
négociants français, et vise dans le même mouvement à toucher l’opinion
en donnant un cap plus ferme à la politique méditerranéenne. À partir de
1858, l’Algérie devient progressivement une pièce stratégique de l’édifice
impérial pour occuper l’épicentre du discours colonial du régime 4. Avec le
décret du 2 juin 1858, qui crée un ministère de l’Algérie et des Colonies, la
politique algérienne connaît une nouvelle dynamique. Un second décret
associe à ce ministère les services de la justice, des cultes, de l’instruction
publique et des finances. Le prince Napoléon-Jérôme Bonaparte, cousin
germain de l’empereur, y est nommé. On imagine même, au départ, qu’il
devienne une sorte de vice-roi impérial, avec résidence à Alger, seconde
« capitale de la France ».
Cette nouvelle politique conduit à la mise en place du sénatus-consulte
de 1863. L’empereur donne mission à Radon de préparer « un projet de
sénatus-consulte dont l’article principal sera de rendre les tribus ou
fractions de tribus propriétaires incommutables des territoires qu’elles
occupent à demeure fixe et dont elles ont la jouissance traditionnelle à
quelque titre que ce soit ». Immédiatement, les colons s’inquiètent des
réformes que souhaite engager le régime 5 et le rapporteur du projet est
obligé de préciser : « L’avenir de la colonisation, n’est point menacé par la
constitution de la propriété dans les mains des Arabes. »
Très vite, les réformes s’engagent et, en 1865, de nouvelles mesures
sont prises : l’empereur, dans une lettre aux « populations indigènes », va
même jusqu’à promettre de leur donner la qualité de « Français », tout en
conservant leur statut personnel. C’est l’objet du sénatus-consulte de 1865,
où est précisé : « L’indigène musulman est français ; néanmoins, il
continuera d’être régi par la loi musulmane. Il peut être admis à servir dans
les armées de terre et de mer. Il peut être appelé à des fonctions et emplois
civils en Algérie. Il peut sur sa demande être admis à jouir des droits de
citoyen français. »
Le tournant de cette politique, en matière de propagande et d’impact sur
l’opinion, est le voyage algérien de l’empereur en septembre 1860. Le
voyage a été préparé à tous les niveaux, y compris du point de vue
propagandiste. L’empereur dispose d’un relais local, Clément Duvernois et
son journal L’Entracte, qui soutient sa politique et son action par
d’importantes campagnes d’opinion. Le cœur du message impérial est la
naissance d’un « royaume arabe 6 » allant d’Alger à Bagdad.
À cette occasion, il rend hommage « aux hardis colons venus implanter
en Algérie le drapeau de la France ». À l’issue de ce voyage – où il
rencontre le bey de Tunis et le frère du sultan du Maroc –, l’Algérie est une
préoccupation impériale centrale, mais aussi un laboratoire pour « tester »
les questions sociales et économiques sous l’inspiration des saint-
simoniens 7. De fait, après l’échec de l’équipée saint-simonienne en Égypte
(1833), Prosper Enfantin, inspirateur du mouvement, reporte sur l’Algérie
ses projets de mise en valeur.
L’empereur n’a de cesse de déclarer à l’opinion qu’il veut faire de la
Méditerranée « un lac presque français » et se montre de plus en plus
influencé par les thèses saint-simoniennes. Dans cette perspective,
l’expédition au Liban et en Syrie (en 1860) constitue une volonté de
déstabiliser la Turquie afin de définir une zone sous contrôle français.
Napoléon III imagine même de confier ce nouveau royaume à l’émir Abd
el-Kader, exilé à Damas depuis 1852. L’émir refuse en 1865. Pour tenter de
sauver sa politique et convaincre les Français du bien-fondé de son
entreprise, l’empereur organise un second voyage.
En 1865, Napoléon III, avec à ses côtés Ismaël Urbain 8, revient en
Algérie pour un second périple très médiatisé. Ismaël Urbain s’opposait
alors à la domination des colons en Algérie et avait publié en janvier 1861
(sous le pseudonyme de Georges Voisin) un texte pour appuyer la politique
de l’empereur en faveur des indigènes : L’Algérie pour les Algériens. Ce
texte est devenu la pierre angulaire de l’opposition entre les
« arabophones » (proches du régime) et les « colonistes » (favorables à une
administration civile et un large pouvoir donné aux colons). Par un second
texte, daté de 1862, L’Algérie française, indigènes et immigrants, Ismaël
Urbain inspire directement la politique mise en œuvre dans le sénatus-
consulte de 1863. Il fait publier, par la suite, une brochure en novembre
1865 sous la forme d’une apostrophe à Mac Mahon – fortement inspiré par
les thèses d’Ismaël Urbain 9 –, reprenant les conclusions et grandes lignes de
sa « politique algérienne ». Il précise que ce pays « est à la fois un royaume
arabe, une colonie européenne et un camp français ». Auparavant, dans son
texte du 5 mai 1865 destiné « au peuple arabe », Napoléon III affirme :
« Qui sait si un jour ne viendra pas où la race arabe, régénérée et
confondue avec la race française, ne retrouvera pas une puissante
individualité semblable à celle qui pendant des siècles l’a rendue maîtresse
des rivages méridionaux de la Méditerranée ? »
Dans le prolongement de ce voyage, Napoléon III promulgue un second
sénatus-consulte (en juillet 1865) pour fixer le statut des personnes et
donner des droits civils aux populations locales. C’est la mise en forme
explicite des thèses d’Ismaël Urbain qui semble alors s’imposer. L’opinion
(emportée par les articles et brochures de Jules Duval), le grand colonat, la
presse – à l’exception des seuls Débats et du Siècle – et les élites politiques
ne soutiennent pas les volontés de réformes et surtout la politique du
« royaume arabe » imaginée par l’empereur.

Le terreau du discours républicain ?

Les républicains prennent prétexte de cette politique pour attaquer le


régime et sa volonté de tout régenter depuis Paris ; les monarchistes
refusent la voie moderniste voulue par l’empereur et les catholiques ne
partagent pas l’« égalitarisme » du régime qui ne leur donne pas la primeur
sur le sol algérien : l’opposition est générale et l’ouvrage de Lucien-Anatole
Prévost-Paradol, La France nouvelle, publié en 1868, sonne le glas de la
politique algérienne de Napoléon III.
À la veille du désastre de Sedan, le « royaume arabe » est bel et bien
enterré. À partir du dernier trimestre 1870, une série de décrets redonnent le
pouvoir aux colons, supprime la représentation indigène en Algérie,
suspend l’application du sénatus-consulte de 1863, et réduit à une peau de
chagrin l’action des bureaux arabes.
Malgré l’échec de la politique coloniale de Napoléon III, cette période
préfigure néanmoins les discours de légitimation de l’acte colonial, annonce
les grandes mises en scène coloniales dans les expositions universelles et
coloniales, prophétise l’ambition d’une expansion matérialisée quelques
années plus tard. Des corpus de connaissances sont également élaborés
durant cette période, connaissances géographiques, ethnographiques ou
anthropologiques.
Ainsi, nombre de discussions au sein de la Société d’ethnologie puis
d’anthropologie ont certes d’abord concerné les quelques membres de ces
sociétés savantes, avant que d’être progressivement popularisées par des
publications de vulgarisation scientifique, puis d’être relayées par la grande
presse et reprises afin d’alimenter certains discours coloniaux. Point
d’orgue de cette rencontre avec le grand public, les expositions universelles
ont mis sur le devant de la scène un domaine colonial qui semblait encore
lointain au début du Second Empire. De même, la presse, les arts et la
littérature ont rendu le lointain proche. Au cours de cette période, action et
discours colonial se sont articulés à un corpus de croyances et de valeurs
telles que le positivisme, la foi en la science et en l’éducation, forgeant le
paradigme de la « mission civilisatrice » sur lequel a reposé durant
plusieurs décennies tout le discours colonial officiel.
La prospective de Lucien-Anatole Prévost-Paradol 10, annonçant qu’une
défaite sur le continent nécessiterait pour la France de chercher une voie de
salut dans son empire, s’est avérée prémonitoire. Le succès de son livre, son
argumentaire pour une politique de colonisation plus ambitieuse vont à la
fois enterrer définitivement les « réformes » de Napoléon III et donner
corps à un plus grand intérêt pour les colonies : l’opinion est désormais plus
sensible aux sirènes coloniales. La IIIe République consolidera un corps de
doctrine et concrétisera une ambition qui, l’un comme l’autre, étaient en
germe depuis deux décennies.

1. . Adaptation du texte « Jalons d’une culture coloniale sous le Second Empire », issu de
l’ouvrage collectif Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture
coloniale en France. De la Révolution française à nos jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement,
2008.
2. Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer et al., Histoire de la France coloniale.
La conquête (tome 1), Paris, Armand Colin, 1991.
3. Jean Martin, L’Empire renaissant (1789-1871), Paris, Denoël, 1987.
4. Charles-Robert Ageron, « L’évolution politique de l’Algérie sous le Second Empire », in
Charles-Robert Ageron (dir.), Politiques coloniales au Maghreb, Paris, Presses universitaires
de France, 1972.
5. Dans Le Moniteur du 6 février 1863, Napoléon publie une lettre-manifeste dans laquelle il
écrit : « Convaincre les Arabes que nous ne sommes pas venus en Algérie pour les opprimer et
les spolier, mais pour leur apporter la civilisation. »
6. Annie Rey-Goldzeiguer, Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III,
1861-1870, Alger, SNED, 1977.
7. Marcel Emerit, Les Saint-Simoniens en Algérie, Paris, Société d’édition « Les Belles
Lettres », 1941.
8. Charles-Robert Ageron, « Un apôtre de l’Algérie franco-musulmane : Thomas Ismaël
Urbain », Preuves, février 1961.
9. Michel Levallois, Ismaël Urbain. Une autre conquête de l’Algérie, Paris, Maisonneuve et
Larose, 2001.
10. Pierre Guiral, Prévost-Paradol. Pensée et action d’un libéral sous le Second Empire,
Paris, Presses universitaires de France, 1955.
Les colonies dans les premières
expositions universelles
Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel

C’est avec l’Exposition universelle de 1855 que devient visible, pour le


grand public, l’espace colonial français en métropole. Lors de cette
deuxième exposition universelle en Europe, après celle de Crystal Palace à
Londres en 1851, l’attention du public a été appelée sur l’intérêt que
pouvait présenter pour l’économie nationale la mise en valeur des
possessions coloniales, notamment l’Algérie récemment conquise. En effet,
l’idée était née, parmi certains membres du gouvernement et responsables
coloniaux, qu’il était nécessaire de fournir aux Français les moyens de
connaître et d’apprécier les produits des colonies afin de favoriser
l’expansion coloniale en développant, par le biais d’une meilleure
information et des liens commerciaux, la connaissance de l’outre-mer. Les
principaux piliers du discours colonial, récurrents jusqu’aux
décolonisations, sont alors mis en place, en particulier le « rayonnement
civilisateur de la France ».

La présence coloniale à l’Exposition universelle


de 1855
Ainsi, dans le cadre de l’exposition de 1855, il s’agit de faire apprécier
ce slogan à grand renfort d’exotisme, par des reconstitutions grandeur
nature des merveilles de l’Orient. La manifestation fastueuse organisée par
le Second Empire 1 a duré six mois et pris le titre d’Exposition universelle
des produits de l’agriculture, de l’industrie et des beaux-arts de Paris.
Ses maîtres d’œuvre, au moment où la guerre de Crimée occupe
l’opinion, sont Ferdinand de Lesseps et Frédéric Le Play. Avec près de
24 000 exposants, ils furent à l’origine d’un véritable succès populaire.
Certes la présence coloniale est encore modeste, moins de 4 % de la surface
allouée aux exposants français, et dans cette « première mise en scène
coloniale » l’Algérie occupe les trois quarts des espaces dédiés aux
colonies. Cette exposition – coordonnée par le département de la Marine et
des Colonies – avait surtout pour objet de faire connaître les produits
coloniaux et le potentiel d’avenir du domaine colonial. Malgré cette
volonté, les stands sont inégalement représentés : si la Réunion domine au
côté de Tahiti, la Guyane et les Établissements français de l’Inde sont
invisibles, tout comme le Gabon qui semble ne pas avoir eu le temps
d’envoyer à Paris une sélection de produits et objets de qualité.
Même les « vieilles colonies », comme la Guadeloupe, n’offrent qu’un
ensemble d’éléments hétéroclite aux visiteurs. A contrario, le Sénégal
propose une petite sélection très détaillée de ses richesses (l’influence de
Louis Faidherbe sans doute), agrémentée de fiches explicatives. En outre,
classé par catégorie de produit, l’ensemble de l’espace colonial est
« mélangé », ce qui donne le sentiment d’une grande richesse, capable de
rivaliser avec le concurrent britannique, mais rend plus difficile pour le
néophyte l’appréhension des contours du domaine impérial. Malgré l’effort
consenti, cette première présence significative de l’empire colonial est
marquée par l’amateurisme, le manque de temps et de moyens.
Seule l’Algérie semble s’imposer à cette occasion. Elle présente plus de
500 exposants (dont une moitié d’« indigènes »), contre 200 pour le reste du
domaine colonial. L’Algérie avait déjà été, plus modestement, mise en
scène en deux autres occasions, en 1849, lors de l’Exposition nationale
française, et à l’Exposition universelle de Londres en 1851. Cette fois-ci,
c’est dans une longue galerie en bord de Seine (la galerie du Quai), à
proximité du Carré Marigny et de l’avenue Montaigne, qu’un espace
important est consacré au « joyau colonial de la France ». « Peaux de
panthères et de lions, tiges de blé gigantesques, énormes troncs d’arbres et
bambous qui s’élancent jusqu’aux vitres de la toiture… », rapporte la
presse. « L’Algérie sera une seconde France, jeune, fertile, peuplée par le
trop-plein de la Mère Patrie », proclame le guide officiel.
Cette place exceptionnelle au sein de l’ensemble colonial de
l’exposition indique son statut (elle dépend du ministère de la Guerre), son
potentiel économique et sa place dans la politique coloniale mise en œuvre
par le régime. Dès son arrivée, le visiteur admire les richesses économiques
de l’Algérie : bois, olives, tabac, blés, coton, oliviers, arbres fruitiers, vigne,
laine, minerais, ainsi qu’un petit échantillon de la production de l’industrie
textile et de l’artisanat mobilier. Cet étalage veut faire la démonstration de
la mise en valeur du pays, véritable « succursale de notre Provence », et
faire de l’Algérie la promesse d’un nouvel avenir pour la métropole.
L’Algérie devient dès lors un modèle et l’Album de l’Exposition
universelle insiste sur « le travail intérieur silencieux, mais fécond de notre
colonie » qui avait jusqu’alors « échappé aux yeux attentifs du public ».
Leçon de choses, propagande pour l’action civile et militaire sur le terrain,
démonstration du bien-fondé de l’économie coloniale et volonté, surtout, de
faire changer l’opinion : « On niait volontiers des résultats qu’on ignorait
et l’on commençait à perdre confiance », proclame encore l’Album de
l’Exposition universelle.
En fait, cette mise en perspective de l’Algérie a pour fonction de donner
à voir ce que « l’Algérie pourrait devenir » si une politique d’envergure
était menée et que ses « ressources inestimables » soient exploitées dans
l’intérêt de la métropole. L’auteur de l’album officiel en conclut que,
désormais, cette « prospérité ascendante […] ne s’arrêtera plus… ».
Influencée par la pensée saint-simonienne, l’exposition et ses organisateurs
affirment aux visiteurs une croyance dans le progrès et dans la « mise en
valeur » des espaces coloniaux.
Plus de cinq millions de personnes ont visité l’exposition. Une des
nombreuses publications officielles éditées en 1867, à l’occasion de la
nouvelle exposition universelle 2, souligne l’impact sur les Français de la
présentation de l’Algérie un quart de siècle (en 1855) après le début de la
colonisation du pays (1830) : « Elle avait révélé sa puissance de
production, la fécondité inépuisable de son sol, la variété infinie de ses
richesses minérales, végétales et animales […]. » On peut lire également,
dans le rapport du Jury international, que la présentation des autres colonies
aux côtés de l’Algérie était une « première tentative toute nouvelle pour
elles ». Et, dans l’Album de l’Exposition universelle, Lambert de Roissy tire
une première conclusion de cette présence coloniale, en particulier de
l’Algérie : « On sait avec quel éclat l’Afrique française a paru à
l’Exposition universelle de 1855. Ses riches productions, exposées dans une
section de l’Annexe, ont fait l’admiration du public européen, et la France
qui jusqu’alors avait considéré d’un œil indifférent, et souvent avec une
sorte de défiance, ce territoire magnifique dont la conquête lui a coûté tant
de peine et de sang, s’est tout à coup sentie prise d’une légitime sympathie
pour cette colonie ou plutôt pour cette province, dont l’inépuisable
fécondité promet de si énergiques auxiliaires aux travaux de la France. »
En fin de compte, le déséquilibre entre le domaine colonial et le reste de
l’exposition est révélateur de la place encore accordée au domaine colonial,
en premier représenté par l’Algérie. À titre d’exemple, dans le Guide
officiel de l’exposition, sur un peu plus de 200 pages seules deux sont
consacrées à l’Algérie… et seulement douze lignes pour les autres colonies.
Cette « première tentative » officielle inaugure néanmoins un nouveau
processus : la volonté politique de toucher l’opinion.
Comme le précise Raoul Girardet 3 dans son travail fondateur sur l’idée
coloniale en France, les Français ont alors encore besoin d’« images-
forces » en matière coloniale, susceptibles d’être associées à une « vision
globale » en matière de politique impériale. Modestement, c’est bien ce
qu’ont tenté les organisateurs en 1855. Toutefois, la leçon coloniale
manquait de brio, de moyens et d’enthousiasme, pour réellement intéresser
les Français. Le gouvernement allait immédiatement en tirer des
enseignements.

La volonté de pérenniser un message

En effet, la création d’un Service officiel de propagande, de


documentation et de renseignements économiques intéressant les colonies
françaises est, en quelque sorte, la suite et le corollaire de l’Exposition
universelle. Car les limites d’une propagande confinée à la durée d’une
exposition furent vite reconnues ; de même que son caractère insuffisant
pour maintenir une attention durable sur les produits coloniaux et la
politique menée outre-mer. La réflexion engageait, dès lors, vers une
exposition permanente afin de susciter l’intérêt des industriels et
commerçants mais aussi celui des scientifiques et du grand public.
L’Exposition permanente des colonies fut donc ouverte le 29 octobre
1855 avec les éléments documentaires provenant de la Section coloniale
française de l’Exposition universelle de 1855 et fut installée au palais de
l’Industrie, avenue des Champs-Élysées. Celle-ci avait pour but de favoriser
la colonisation en initiant les visiteurs à la connaissance de toutes les
richesses exploitables que les différentes possessions pouvaient fournir à
l’activité économique en France. Prodrome de la propagande officielle dont
on ne connaît pas réellement l’impact – sans doute minime à cette date et
dans cette configuration –, cette exposition permanente atteste néanmoins la
volonté des élites favorables à l’extension impériale de relayer
l’information auprès d’un public plus large afin d’enraciner l’idée coloniale.
Les échantillons présentés étaient fournis par les administrations locales et
parfois par de simples particuliers, les quantités requises permettaient de
prélever des spécimens destinés à être remis aux commerçants et industriels
de la métropole ayant exprimé le désir de les tester en vue de les utiliser.
Clairement, le fonctionnement de l’Exposition permanente avait été
conçu dans l’objectif d’encourager l’activité économique coloniale et les
échanges métropole-colonies, tout en cherchant à mobiliser la curiosité du
public : elle se présentait comme le premier service officiel de propagande
coloniale.
De toute évidence, les expositions universelles s’affirment comme le
médium essentiel sous le Second Empire par lequel des gouvernements et
corps privés ont cherché à influencer le cours de la politique coloniale et de
son économie en animant les ressorts de l’ambition impériale. Dans cette
perspective, les expositions étaient les seuls événements capables de
mobiliser – avec le soutien de la presse – à la fois les élites économiques
susceptibles d’être intéressées par le domaine colonial, mais aussi un public
beaucoup plus large, à des fins d’édification et de distraction.

La conquête de l’opinion

Aux côtés des expositions universelles, les revues de voyages et de


géographie permettent de diffuser des informations sur les colonies ou les
mondes « exotiques » à une époque où le voyage ultramarin est encore
perçu comme une aventure extraordinaire.
Ainsi, le Bulletin de la Société de géographie, créé en 1822, réserve-t-il
de 1844 à 1860 une place prépondérante à l’Afrique noire dans ses
colonnes, à laquelle il consacre 35 % de ses articles originaux. De grands
quotidiens du moment, tels Le Temps, Le Journal des débats ou encore Le
Figaro, fournissent des informations conséquentes en liaison avec les
colonies et tous trois se montrent favorables au projet colonial tout en
différant sur les politiques à suivre. Les membres du « lobby colonial » sont
souvent membres de la direction de plusieurs de ces journaux, à l’image de
la Revue des Deux Mondes ou de Questions diplomatiques et coloniales.
Mais, comme le souligne Annie Rey-Goldzeiguer, c’est la « partie éclairée
de la population », exclusivement, qui est touchée par « l’imprégnation
profonde du seul moyen de communication véritable » de ces années, à
savoir la presse 4.
Dans un autre registre, des revues comme Le Magasin pittoresque et Le
Tour du Monde contribuent à la popularisation des aventures coloniales. Le
Tour du Monde, qui paraît à partir de 1860, est totalement consacré à la
géographie, aux récits de voyage et autres découvertes afin de nourrir la
curiosité, l’imagination ou, plus concrètement, d’instiguer des recherches et
études scientifiques 5.
Dans ce vaste mouvement vers l’Ailleurs, la presse se révèle fascinée
par les délégations qui arrivent en France à cette époque. Celles-ci rythment
la politique extérieure et coloniale, et renforcent l’intérêt du public pour les
colonies. Chaque périple est suivi avec passion et donne lieu à des articles –
souvent illustrés –, faisant fréquemment les « unes ».
Le ton avait été donné en 1846 avec la venue du futur vice-roi d’Égypte,
Ibrahim Pacha, reçu avec faste, notamment aux Tuileries, aux Invalides en
présence des vétérans de l’armée d’Orient de Bonaparte et à l’Opéra. Le
Second Empire perpétue la tradition, avec la réception de l’émir Abd el-
Kader, en 1852, qui fait étape à Paris sur le chemin de son exil vers la Syrie
ottomane. Le 2 décembre 1852, jour anniversaire du coup d’État, il est reçu
avec les plus grands honneurs aux Tuileries, dans la galerie des Maréchaux,
devant les corps constitués 6.
En 1861, une nouvelle délégation fascine la presse et les Français. En
effet, la signature du traité d’amitié franco-siamois, en 1856, a marqué la
reprise des relations diplomatiques et, dans ce contexte, le roi du Siam a
envoyé une ambassade en France en 1861. Les ambassadeurs se rendent au
Jardin zoologique d’acclimatation, puis au Muséum, aux Gobelins, au
Louvre, à Cluny, à Versailles… et sont reçus à Fontainebleau, le 27 juin
1861, par Napoléon III. Une seconde ambassade sera envoyée en 1867 pour
régler la question du Cambodge, scellant le sort du protectorat et confirmant
que le Siam abandonne toutes prétentions sur celui-ci.
En 1863, les Annamites envoient une ambassade à Paris pour
renégocier avec la France la question de la Cochinchine. Dirigée par Phan
Thanh Gian avec l’assistance de deux mandarins, l’ambassade est escortée
d’une soixantaine de personnes. La presse parisienne s’en fait largement
l’écho et Le Monde illustré rappelle qu’on « ne doit pas considérer l’arrivée
des Annamites comme un fait isolé, c’est une nouvelle preuve du
développement que prend l’influence française dans l’Extrême-Orient ».
À travers chacune de ces présences, l’actualité coloniale résonne auprès
des Français et la presse inscrit progressivement dans le quotidien ces
lointaines possessions. En outre, les périodiques deviennent un véritable
lieu de débat au sujet de la « politique coloniale ».

Les colonies à l’Exposition universelle de 1867

L’année 1867 est marquée à la fois par l’annexion par la France de la


partie occidentale de la Cochinchine, dernier succès colonial du régime, et
par l’organisation d’une nouvelle exposition universelle. C’est aussi la fin
du plus long ministère des Colonies de l’histoire de France, sous l’égide de
Prosper de Chasseloup-Laubat. Son action se solde également par la place,
exceptionnelle, par comparaison avec celle de 1855, donnée aux colonies
lors de cette nouvelle exposition universelle. Il s’agit d’un des points
d’orgue propagandistes du Second Empire, avec 25 000 ouvriers sur le
chantier et 50 000 exposants. Mais elle témoigne aussi de l’importante
expansion du domaine colonial français depuis la dernière exposition de
1855.
L’Exposition universelle de 1867 se tient au Champ-de-Mars à Paris,
d’avril au début novembre, mais aussi à Billancourt pour l’annexe agricole.
C’est à la demande des industriels et des exposants français lors de
l’exposition londonienne de 1863 que Napoléon III a accepté de prendre
l’engagement de l’organiser dans la capitale. Il souhaitait que l’Algérie y
trouve toute sa place et assurait à cette occasion que « notre possession
d’Afrique n’est pas une colonie ordinaire, mais un royaume arabe ». Il
affirmait qu’il était nécessaire de lui donner « une impulsion toute contraire
à celle qui existait jusqu’à ce jour », en changeant la politique sur place
(arrêt du cantonnement et des villages de colonisation) et en associant
l’opinion, aussi bien en France qu’à l’étranger, à sa politique.
L’Exposition universelle devait être la vitrine de cette « politique
nouvelle ». Le décret publié le 12 juin 1863 sera institué deux plus tard par
deux autres textes. Comme en 1855, la direction du projet est assurée par
l’empereur, puis celui-ci est remplacé par le prince impérial. Le
commissaire général était Frédéric Le Play, assisté du grand saint-simonien
Michel Chevalier, à la tête du jury international.
Onze millions de visiteurs sont venus découvrir l’exposition. Ils ont pu
entrer dans des intérieurs qui leur étaient étrangers mais aussi percevoir les
sons et gestes des musiques et danses traditionnelles, ou humer des mets à
leurs yeux tout aussi étranges que les « indigènes » qui les composaient.
C’est lors de cette exposition qu’a été présentée « […] la première section
orientalisante, à savoir un parc égyptien dans lequel figurait une copie du
“palais du Bardo”, demeure du bey de Tunis, avec un okel [caravansérail],
qui comportait de nombreuses animations “indigènes 7” ».
À cette occasion, les Français pouvaient ainsi se laisser guider dans une
aventure culinaire par le biais des fruits de la Martinique, du rhum à
l’acajou de Guadeloupe, des bonbons égyptiens ou des pâtisseries
japonaises. Il s’agissait déjà d’une forme d’imprégnation culturelle de la
prodigalité de l’Empire, ces élément étant peu à peu consommés de manière
plus « naturelle », au sens où leur caractère « colonial » et « exotique »
s’effaçait au profit de la simple attirance pour un produit désormais
disponible sur les étalages les mieux approvisionnés des commerçants
métropolitains.
La manifestation est immense. On trouve parmi les exposants 30 % de
Français et, parmi ces derniers, un bon millier d’exposants originaires des
colonies, dont les deux tiers sont originaires d’Algérie. Avec l’Exposition
universelle, Paris est au centre du monde et l’empire colonial trouve pour la
première fois sa place au côté de la France hexagonale dans l’imaginaire
national, deux ans après le second voyage triomphal de Napoléon III en
Algérie.
Cette fois le visiteur ne peut pas échapper à son domaine colonial.
Certaines colonies ont leurs propres sections, avec leur propre jury. Aux
espaces coloniaux de 1855, notamment l’Algérie et les Caraïbes françaises
(Guadeloupe, Guyane et Martinique) mais aussi la Réunion et le Sénégal,
s’ajoutent en 1867 les nouvelles entités coloniales françaises, à l’image de
l’Océanie avec la Nouvelle-Calédonie – ce territoire vient tout juste de voir
son acte de possession renouvelé –, les îles Marquises et Tahiti, Saint-
Pierre-et-Miquelon pour l’Amérique, ou encore la Côte-d’Or et la
Cochinchine.
Si toutes les colonies et leurs produits sont présents dans le palais du
Champ-de-Mars, l’Algérie est également installée dans le parc – avec un
campement de chameliers – et dans la galerie des Machines. Sa présence est
largement relayée par les publications officielles et les organisateurs, pour
souligner son statut de colonie modèle, mais aussi pour signifier sa capacité
à rebondir après les crises successives qu’elle vient de traverser. À
l’intérieur de l’exposition, les galeries d’Orient regroupent côte à côte
l’Égypte, la Tunisie, le Maroc et la Turquie. Les mondes « exotiques »,
coloniaux ou non, se côtoient. Le Maroc, qui n’est pas encore intégré à
l’empire colonial français, voit sa section se diviser selon différents
thèmes : géographie, gouvernement, population, importations, villes
princières, agriculture, commerce, industrie, science et art, technologie
militaire. On trouve également une copie de la tente impériale, des
reproductions de boutiques « mauresques » et les écuries du roi, ainsi que
ses chameaux.
Dans la partie droite du parc, la Turquie a construit une mosquée, un
kiosque du Bosphore, reproduction d’une riche maison de plaisance que
l’on admire sur les bords du détroit, et des bains turcs. Le domaine colonial
français asiatique est encore modeste et c’est plutôt le pavillon du Siam, ou
celui des Chinois, que le public remarque. Ce dernier impose sa présence
avec éclat, grâce à son théâtre et à son musée. Le Japon était très peu
présent en 1855, il est maintenant mieux représenté. On découvre
notamment une « ferme japonaise », avec « un toit de paille qui se redresse
en pointe sur les bords, et qui porte à son sommet les divinités protectrices
du foyer […] de bien jolis monstres ».
Il faut noter la présence de nombreux « indigènes » dans ces divers
pavillons, notamment les chameliers : ceux-ci servent des boissons,
fabriquent sur place des objets typiques, comme des babouches algériennes
ou des châles indiens. De même, les figurants coloniaux d’Afrique noire
sont présents : ce sont des bijoutiers du Soudan, des danseurs venus de
Tombouctou ou de petits artisans. Mais la mise en scène n’est pas encore
celle du « zoo humain » qui s’affirmera dix ans plus tard lors de
l’Exposition universelle de 1878. Les descriptions – de la presse comme des
publications officielles ou grand public sur l’exposition – montrent que
cette présence fascine les observateurs. Les Kabyles suscitent également un
vif intérêt : « La race berbère est représentée à l’Exposition », précise
L’Exposition universelle de 1867 illustrée, « par deux jeunes kabyles qui
taillaient des bouchons dans les lièges de leurs pays. La douceur de ces
deux hommes encore imberbes, jointe à l’énergie de leur physionomie, leurs
traits accentués et l’intelligence qu’ils révèlent, leur aptitude au travail
manuel et l’assiduité apportée à l’accomplissement de leur tâche, font que
chacun s’examine et reste étonné ».
Pour la première fois, précise Raphaëlle Ernst 8 dans la recherche qu’elle
a menée sur les présences coloniales dans les expositions universelles, « les
visiteurs ont sous les yeux le spectacle d’une réalité coloniale ». Et de
préciser, « à la froideur et l’aridité d’une exposition sous forme de vitrines
et d’étalages qui retenait à grand peine l’attention du visiteur et lui parlait
peu, est adjointe l’attrait d’une mise en scène permettant une meilleure
appréhension et compréhension du tout ». Si 1867 reste une « ébauche »
des futures expositions universelles, françaises et étrangères, celle-ci
inaugure un genre qui fit recette. Elle annonce et entérine la place croissante
des colonies et des mondes « exotiques » dans les grandes expositions
universelles parisiennes, mais aussi dans les grandes manifestations
coloniales à partir de 1894.

1. Adaptation du texte « Jalons d’une culture coloniale sous le Second Empire », issu de
l’ouvrage collectif de Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture
coloniale en France. De la Révolution française à nos jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement,
2008.
2. L’Exposition universelle de 1867 illustrée, Paris, E. Dentu, 1867 (2 volumes).
3. Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France, 1871-1962, Paris, La Table ronde, 1972.
4. Annie Rey-Goldzeiguer, Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III,
1861-1870, Alger, SNED, 1977.
5. Jean-Pierre Bacot, La Presse illustrée au XIXe siècle. Une histoire oubliée, Limoges, Presses
universitaires de Limoges, 2005.
6. Pascal Blanchard, Éric Deroo, Gilles Manceron, Pierre Fournié, Driss El Yazami (dir.), Le
Paris arabe. Deux siècles de présence des Orientaux et des Maghrébins, Paris, La Découverte,
2003.
7. Sylviane Leprun, « Exotisme et couleurs », Ethnologie française, volume 20, 1990.
8. Raphaëlle Ernst, « Les mondes coloniaux dans les expositions universelles à Paris (1855-
1900). Le cas de l’Empire français », maitrise d’histoire, université de Paris 10, 1998.
La Vénus hottentote et l’invention
des « races sauvages » au temps
de la construction impériale
(1815-1888)
Nicolas Bancel

Les images de la Vénus hottentote, dans la presse populaire comme


dans les représentations savantes reproduisant ou reprenant les gravures
scientifiques produites à l’occasion de la première étude in vivo de Saartjie
Baartman en 1815 1, réalisée notamment par Georges Cuvier et Henri de
Blainville, puis lors de la dissection réalisée par Georges Cuvier la même
année, ont fait l’objet de nombreuses analyses 2.
Devant ces travaux, parfois très détaillés, nous avons choisi de nous
attarder sur le moment particulier de la dissection de la Vénus hottentote,
qui marque à la fois une étape dans l’élaboration scientifique des
hiérarchies raciales et plus particulièrement d’une caractérisation des
« races sauvages » à travers celle de la « race hottentote », au moment où la
« découverte » de zones inexplorées de l’Afrique ouvre les possibles de la
colonisation.
Le rapport de dissection de Georges Cuvier 3, avec celui de Henri de
Blainville, est particulièrement riche. Il fixe les discours scientifiques qui
seront tenus tout au long du XIXe siècle sur la Vénus hottentote, et, à travers
elle, sur les « races sauvages ». Nous ne reviendrons pas ici sur la
pathétique trajectoire de Saartjie Baartman, abondamment renseignée, pour
nous intéresser, à partir de son exemple, à la construction des hiérarchies
raciales, légitimant la domination des « races supérieures » sur les « races
inférieures » lorsque s’ouvrira la grande poussée colonisatrice de la seconde
partie du XIXe siècle.

L’émergence d’une « race-frontière »

Georges Cuvier, l’un des fondateurs de l’anatomie comparée, pilier de


l’univers académique français et international (il est nommé professeur au
Collège de France en 1800), s’intéresse aux particularités physiques des
Hottentots – population nomade d’Afrique australe – et tout spécialement
au « tablier hottentot ». Dès 1805, il note ainsi « concernant ce que
plusieurs voyageurs ont appelé le tablier des hottentotes, et dont quelques
autres voyages ont nié l’existence », qu’il « résulte des observations de
MM. Peron et Lesueur [sic], consignées dans un mémoire lu à l’Institut
national, que ce tablier est en effet un appendice distinct des grandes
lèvres, de 8 ½ centimètres de longueur dans une femme adulte […] 4 ».
Georges Cuvier n’était donc pas le premier à s’intéresser aux
Hottentots. Selon François-Xavier Fauvelle, ceux-ci représentaient au
e
XVIII siècle la lie de l’humanité, son plus bas état possible ou, version
romantique et plus avenante, de bons sauvages innocents 5. La Vénus
hottentote s’inscrit dans une configuration scientifique où les taxonomies
appliquées aux mondes vivant et inanimé par les encyclopédistes se
trouvaient réinvesties dans l’étude de la diversité des « races » humaines
par un ensemble d’anthropologues, de médecins, d’anatomistes et de
zoologues. Elle représente alors une « chance » extraordinaire, pour les
savants du Muséum national d’histoire naturelle, d’obtenir des informations
à la source, sans plus se contenter des récits ou des dessins rapportés par les
voyageurs. En 1815, Georges Cuvier et Henri de Blainville obtiennent ainsi,
pour le Muséum, l’accord de l’« impresario » de la Vénus pour prendre
toutes les mesures de son corps.
Le premier texte à paraître après cette observation fut celui d’Henri de
Blainville, qui parut en 1816 dans le Bulletin des sciences par la Société
philomathique de Paris. Dans ce texte, l’anatomiste se proposait d’une part
d’élaborer « une comparaison détaillée de cette femme avec la dernière
race de l’espèce humaine, ou la race nègre, et la première des singes, ou
l’orang-outang 6 », d’autre part de trouver « l’explication la plus complète
possible de l’anomalie des organes de la génération 7 ». La distribution
hiérarchique entre les races humaines posait en effet la question de
l’intervalle qui séparait les races au plus bas de l’échelle de l’humanité des
grands anthropoïdes, au premier rang desquels se trouvait l’orang-outang.
Et, parmi ces races dites dégénérées 8, ne pouvait-on en classer certaines
parmi les grands singes ?
Pour répondre à cette première interrogation, Henri de Blainville notait
que la tête de la Vénus « n’a pas tout à fait l’aspect d’une tête de nègre, et
qu’il y a plus de rapprochement à faire avec celle de l’orang-outang 9 ». Il
soulignait dans la même dynamique « le grand rétrécissement du crâne vers
les tempes » et la « diminution de la cavité encéphalique 10 », indicateurs
indubitables d’une taille réduite du cerveau, signe d’une infériorité
intellectuelle radicale. Georges Cuvier, après la mort de Saartjie Baartman
le 29 décembre 1815, procéda à la dissection complète de son corps,
occasion là encore exceptionnelle.
Publiées en 1817, ses conclusions sont proches de celles d’Henri de
Blainville. Georges Cuvier caractérise dans un premier temps les mœurs
supposés des Boschimans : « [Les Boschimans] proviennent d’une race de
l’intérieur de l’Afrique, également distincte des Caffres et des Hottentots
[…] 11. » Il ajoute que « leur unique industrie se réduit à empoisonner leurs
flèches, et à fabriquer quelques réseaux pour prendre du poisson. Aussi leur
misère est-elle excessive ; ils périssent souvent de faim, et portent toujours
dans leur petite taille, dans leurs membres grêles, dans leur horrible
maigreur les marques des privations auxquelles leur barbarie et les déserts
qu’ils habitent les condamnent ».
Cette description peu flatteuse rapproche d’emblée les Boschimans, et
donc la Vénus, du monde animal : race « entièrement sauvage », façonnée
par une « barbarie » intrinsèque, elle est à peine apte à construire des
« nids ». L’étude de l’attitude de la Vénus vient logiquement confirmer ces
premières informations : « Ses mouvements avaient quelque chose de
brusque et de capricieux qui rappeloit ceux du singe. Elle avait surtout une
manière de faire saillir ses lèvres tout à fait pareille à ce que nous avons
observé dans l’orang-outang. »

Le primat de la physiologie

Ces différentes observations physiologiques devaient cependant être


confirmées par une étude attentive de la face et du crâne. Georges Cuvier
note à ce propos dans le même article que « le nègre, comme on sait, a le
museau saillant, et la face et le crâne comprimés par les côtés […]. Je n’ai
jamais vu de tête humaine plus semblable aux singes que la sienne ».
Cette conformation spécifique, comme l’indiquait Henri de Blainville, a
pour effet de réduire considérablement le volume du crâne et, par
conséquent, les capacités cognitives et créatrices car « ce qui est bien
constaté dès à présent […] c’est que ni ces Gallas ou ces Boschismans, ni
aucune race de nègres, n’a donné naissance au peuple célèbre qui a établi
la civilisation dans l’antique Égypte ». Ce sont donc bien des spécificités
physiologiques, et plus particulièrement la conformation du crâne et de la
face, qui sont selon Georges Cuvier à l’origine de la supériorité des
civilisations avancées, puisque, concernant les « anciens Égyptiens […], ils
appartenoient à la même race d’hommes que nous ; qu’ils avoient le crâne
et le cerveau aussi volumineux ; qu’en un mot ils ne faisoient pas exception
à cette loi cruelle qui semble avoir condamné à une éternelle infériorité les
races à crâne déprimé et comprimé 12 ».
Il est évidemment loisible de retourner l’argument, pour constater que
toute la démonstration de Georges Cuvier s’origine dans les préjugés qui
déterminent, dès le départ, sa démonstration. Il est d’ailleurs très frappant
de constater que face à ces préjugés partagés, la science et la rigueur
méthodologique ne sont nullement un frein à leur pérennisation, et même à
leur renforcement, puisqu’ils bénéficient, dès lors, de l’aura de la science.
On peut même avancer que ces préjugés, sanctifiés par des scientifiques de
haute volée, changent ici de nature : ils procèdent désormais d’une
démonstration alors quasiment inattaquable de la primauté du biologique,
qui fixent « pour l’éternité » l’infériorité des « races sauvages ». Ce grand
retournement épistémologique, qui s’accomplit depuis le dernier tiers du
e
XIX siècle, trouve dans le texte de Georges Cuvier une éclatante

démonstration.
La hiérarchisation est parfaitement explicite chez celui-ci et Henri de
Blainville, mais où classer la Vénus hottentote ? En lisant ces deux textes –
et bien d’autres qui suivront –, il n’est pas facile de répondre. La « race-
frontière » des Hottentots (ou des Boschimans) a un pied dans le monde
animal, l’autre dans le genre humain. Saartjie Baartman est dans les
recherches naturalistes puis l’anthropologie physique la figure dominante,
pendant tout le XIXe siècle, de la volatilité de ce statut. Simultanément, elle
stabilise les hiérarchies en cours : fréquemment comparée au « nègre », à
son désavantage, la Vénus hottentote confirme son infériorité par rapport à
celui-ci, et celle du « nègre » comparativement aux autres « races ».
Georges Cuvier et Henri de Blainville n’élaborent pas leurs conclusions
à partir d’une feuille blanche. Depuis la fin du XVIIIe siècle, la classification
des races humaines occupe plusieurs personnalités du monde scientifique
européen qui affinent les techniques de mesures des corps, tels Petrus
Camper, Friedrich Blumenbach, Louis Daubenton, Samuel Sœmmerring ou
Johann Caspar Lavater 13. Georges Cuvier est directement influencé par ces
théoriciens qui préfigurent l’anthropologie physique (raciale) et
l’anthropométrie, mais, en tant que fondateur de l’anatomie comparée, il
complexifie les mesures comparatives, à l’instar d’Henri de Bainville dans
son texte. La mesure de l’angle facial autorise Petrus Camper, puis Georges
Cuvier, à interpréter, dans le cas d’un angle facial de faible amplitude,
l’avancement du « museau » (c’est-à-dire des mâchoires) et le recul du front
comme les signes incontestables à la fois d’un appauvrissement des
capacités cognitives résultant du faible volume du cerveau, et d’un fort
développement des capacités olfactives et de mastication. La binarité et le
caractère tautologique du raisonnement taxonomique s’expriment
pleinement dans le rapport de Georges Cuvier sur la dissection de la Vénus
hottentote.

La postérité d’un modèle

François-Xavier Fauvelle est l’auteur d’une remarquable contribution 14


dans laquelle il procède à l’examen minutieux de la postérité, tout au long
du XIXe siècle, des interrogations autour de la Vénus hottentote chez les
anthropologues physiques, aussi bien en France qu’en Grande-Bretagne,
aux États-Unis ou en Allemagne. Il note la focalisation de ces études, d’une
part sur la place qu’occupent les Hottentots (ou Boschimans, selon qu’on
accepte ou non qu’il s’agit d’un sous-groupe de la « race » hottentote) entre
le genre humain et les grands singes, à l’aide de mesures de plus en plus
précises sur des éléments des corps encore peu explorés (cheveux, cerveau,
etc.), mais à partir d’observations très limitées (rarement sur des êtres
vivants, et beaucoup plus sur des squelettes ou des cadavres) ; et d’autre
part sur les organes génitaux des femmes de cette « race ».
Nous retrouvons donc tout au long du XIXe siècle les questions que
s’étaient posées initialement Georges Cuvier et Henri de Blainville.
L’observation et la dissection de Saartjie Baartman constituent donc bien un
moment clé de l’appréhension des « races sauvages » en général et de la
« race » hottentote en particulier. On observe aussi une forte circulation,
voire un recyclage de ces textes au cours du même siècle.
En France, Julien-Joseph Virey, éminent anthropologue, publiait en
1819 une synthèse 15. Ainsi, après une description très détaillée et reprenant
l’essentiel du travail de Georges Cuvier, il note que le volume du tablier
hottentot contribue aux « passions furieuses qui s’allument chez ces êtres
[…]. [Et] contribuent sans doute à diminuer encore les facultés morales et
intellectuelles des peuples de ces régions 16 ». Le savant ajoute que les
Hottentots « rivalisent même dans leurs excès avec l’impudente brutalité
des singes et d’autres animaux lascifs. W. Ten Rhyne dit que les hottentots
voient leurs femmes par derrière 17 ». Sans pratiquement aucun autre
matériau que le travail de Georges Cuvier sur la Vénus hottentote, Julien-
Joseph Virey extrapole encore un peu plus avant sur les prétendues mœurs
sexuelles des Hottentots, entièrement gouvernés par les passions lascives, la
brutalité et l’instinct, les rapprochant toujours un peu plus des singes.
L’animalisation de la « race hottentote » ne pouvait s’arrêter en si bon
chemin. Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent en fait une description
saisissante : « La plus différente de l’espèce Japétique par l’aspect et les
caractères anatomiques, celle-ci [la « race hottentote »] fait le passage du
genre Homme au genre orang [Orang-Outang] et aux Singes […]. »
Poursuivant, il affirme que « la figure du Hottentot […] est bien différente
et hideuse d’animalité : les lèvres, lividement colorées, s’y avancent en un
véritable grouin […] 18 ». La Vénus hottentote devient ainsi la figure
paradigmatique de toutes les femmes hottentotes, accentuant les
caractéristiques dévalorisantes qualifiant alors les femmes africaines en
général.
Le plus frappant dans les appréciations de Julien-Joseph Virey, puis de
Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent, réside dans le glissement d’un
jugement possiblement renseigné par l’anatomie comparée – la proximité
de la Vénus hottentote avec les singes – au dévoilement d’une subjectivité
qui ne s’embarrasse plus aucunement des apparences de la science :
l’animalisation des Hottentots s’inscrit de la sorte dans le registre d’une
répulsion esthétique, que l’on décèle déjà dans le travail de Georges Cuvier,
et avant lui, dans les récits des voyageurs. Jean-Baptiste Bory de Saint-
Vincent, dans son petit ouvrage Essai zoologique sur le genre humain,
résume de manière frappante cette articulation : « De toutes les espèces
humaines, la plus voisine du second genre de Bimanes par les formes, […]
les Hottentots sont, pour leur bonheur, tellement bruts, paresseux et
stupides qu’on a renoncé à les réduire en esclavage. À peine peuvent-ils
former un raisonnement, et leur langage, aussi stérile que leurs idées, se
réduit à une sorte de gloussement qui n’a presque plus rien de semblable à
notre voix. D’une malpropreté révoltante qui les rend infects, toujours
frottés de suif ou arrosés de leur propre urine, […] se nourrissant de
racines sauvages ou de panses d’Animaux et d’entrailles qu’ils ne lavent
même pas, passent leur vie assoupis ou accroupis et fumants 19. »

Un texte fondateur

Ces descriptions et appréciations sont reprises dans plusieurs travaux,


notamment ceux d’Antoine Desmoulins 20, puis ceux de Pierre Gratiolet 21, et
plus tardivement de Raphaël Blanchard 22, disant assez la circularité des
énoncés dans un espace scientifique où le renouvellement de l’empirie est
extrêmement faible. De fait, c’est bien toujours le texte de Georges Cuvier –
et beaucoup plus accessoirement celui d’Henri de Blainville, pour des
raisons qui tiennent très probablement à la plus grande renommée du
premier, le texte d’Henri de Blainville étant pourtant beaucoup plus détaillé
que celui de Georges Cuvier – qui fait toujours référence, soixante ans plus
tard.
Nous nous attardons ici sur la contribution de Paul Topinard, membre
éminent de la Société d’anthropologie de Paris, qui synthétise la constance
de ces références, tout en en accentuant les conclusions. En 1877, il signale
dans son ouvrage L’Anthropologie que le tablier hottentot et la stéatopygie
sont des caractères distinguant cette « race » de toutes les autres, mais aussi
du singe, puisque selon le savant, reprenant là aussi les conclusions de
Georges Cuvier, les seules études disponibles indiquent que chez le gorille,
les petites lèvres sont pratiquement invisibles. Il ajoute, en amplifiant
encore les conclusions de son prédécesseur : « Jusqu’ici nous avions
rencontré bien des caractères opposés dans les groupes humains, mais peu
d’aussi saisissants. […] Mais de l’Européen au Boschiman, la démarcation
que tracent ces deux caractères [le tablier hottentot et la stéatopygie] est au
point de vue morphologique encore plus profond : autant qu’entre chacun
des anthropoïdes, qu’entre le chien et le loup, la chèvre et la brebis 23. »
Nous retrouvons, de même, chez Alfred Maury la répulsion que lui
inspire l’apparence des Hottentots : « [Ils] se distinguent par leur petite
taille, leur peau d’un jaune sale, leur physionomie repoussante. […] Les
femmes, surtout en vieillissant, prennent un aspect repoussant, à raison de
la flaccidité de leurs mamelles et de l’abondance de graisse qui recouvre la
partie postérieure de leur corps 24. »
La « race-frontière » esquissée dès le début du XIXe siècle trouve ainsi
une consécration dans la dernière partie du siècle. L’ultime contribution de
Paul Topinard se situe après l’observation d’un zoo humain présenté au
Jardin zoologique d’acclimatation en 1888 qui, depuis 1877, s’était fait une
spécialité de produire des spectacles ethniques 25.
L’anthropologue 26 confirme alors les observations précédentes, tout en
indiquant l’impossibilité de trouver une homogénéité raciale aux
« Hottentots » – question pendante depuis le début du XIXe siècle et
l’observation et la dissection de Saartjie Baartman 27 –, peuple composite au
sein duquel les Boschimans seraient la race la plus ancienne et la plus
inférieure 28.
Les thèses dévalorisantes de Georges Cuvier et Henri de Blainville ont
donc connu une postérité remarquable tout au long du XIXe siècle. De
nombreux auteurs les reprennent, en surenchérissant fréquemment sur le
caractère « hideux » des Hottentots, leur imbécilité, leur paresse, leurs
mœurs grossières, leur sexualité instinctive. Un véritable bréviaire de la
dégradation, dont la Vénus hottentote a été à la fois l’origine et le
catalyseur.
Que nous apprend la destinée post mortem de la Vénus hottentote dans
le contexte de la constitution d’un « nouvel » empire colonial en France à
partir de 1830 et de la gestion des « anciennes colonies » depuis la
Révolution française ? D’abord que les préjugés sur cette « race »
préexistaient aux études savantes publiées en France étudiées ici. Georges
Cuvier, en appliquant avec rigueur la méthodologie et les préceptes de
l’anatomie comparée, avant même de commencer l’observation puis la
dissection de Saartjie Baartman, connaissait inconsciemment les
conclusions auxquelles son étude devait le mener : prouver, à travers les
spécificités biologiques de la Vénus et la comparaison avec les grands
singes, l’infériorité des Hottentots/Boschimans.
À partir de ce « constat », les portes étaient grandes ouvertes à
l’interprétation, les auteurs multipliant les jugements les plus radicalement
racistes, marqués du sceau d’une subjectivité débridée, sur l’intelligence,
les mœurs et la sexualité des Hottentots. Les stéréotypes à leur sujet – et par
extension au sujet de toutes les « races sauvages » dont les Hottentots
constituent le paradigme – ne procèdent pas d’une transmission de la sphère
académique vers la culture populaire. Ils circulent dialectiquement d’un
champ à l’autre, modifiés au passage par leur sanctification savante.
Charles Darwin lui-même spécula, en fondant sa réflexion sur le cas de
Boschimans, sur l’inévitable disparition des « races inférieures », bientôt
submergées et anéanties par les Européens dans la dynamique
évolutionniste de la concurrence entre les « races 29 ». Cependant, le cas des
travaux scientifiques sur la Vénus hottentote indique que ceux-ci ne
relèvent pas de l’entreprise coloniale, qui ne s’affirmera que quelques
dizaines d’années après les écrits de Georges Cuvier et Henri de Blainville.
Ils en constituent, en revanche, l’une des conditions de possibilité, préparant
les esprits à la domination impériale.

1. Ce texte est issu de « La Vénus hottentote. Anatomie politique de la fortune d’une


dissection (1815-1888) », in Christine Le Quellec-Cottier, Valérie Cossy (dir.), Africana.
Figures de femmes et formes de pouvoir, Paris, Classiques Garnier, 2022.
2. Claude Blanckaert, La Vénus hottentote entre Barnum et Muséum (dir.), Paris, Muséum
d’histoire naturelle, 2013 ; Deborah Willis, Black Venus. They Called Her « Hottentot »,
Philadelphie, Temple University Press, 2010 ; Clifton Crais, Pamela Scully, Sara Baartman
and the Hottentot Venus. A Ghost Story and a Biography, Princeton, Princeton University
Press, 2009 ; Carole Sandrel, Vénus et Hottentote. Sarah Bartman, Paris, Perrin, 2010 ;
Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire (dir.), Zoos
humains. Au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2002.
3. Georges Cuvier, « Extraits d’observations Faites sur le Cadavre d’une femme connue à
Paris et à Londres sous le nom de Vénus Hottentote », Mémoire du Muséum d’histoire
naturelle, tome 3, Paris, A. Belin, 1817.
4. Georges Cuvier, Leçons d’anatomie comparée, Paris, Crochard, Fantin, Baudouin
Imprimeurs, 1805.
5. François-Xavier Fauvelle, « Les Khoisan dans la littérature anthropologique du
e
XIX siècle », Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, tome 11, 1999.

6. Henri de Blainville, « Sur une femme de la race hottentote », Bulletins des sciences par la
Société philomathique de Paris, 1816.
7. Ibid.
8. Claude-Olivier Doron, L’Homme altéré. Races et dégénérescence (XVIIe-XIXe siècles),
Ceyzérieu, Champ Vallon, 2016.
9. Ibid.
10. Ibid.
11. Georges Cuvier, « Extraits d’observations Faites sur le Cadavre d’une femme connue à
Paris et à Londres sous le nom de Vénus Hottentote », op. cit.
12. Ibid.
13. Nicolas Bancel, Thomas David, Dominic Thomas (dir.), L’Invention de la race. Des
représentations scientifiques aux exhibitions populaires, Paris, La Découverte, 2014.
14. François-Xavier Fauvelle, op. cit.
15. Julien-Joseph Virey, Nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle appliquée aux arts, Paris,
Déterville, 1819.
16. Claude Blanckaert, op. cit.
17. Cité par Claude Blanckaert, op. cit.
18. Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent, « Homme », Dictionnaire classique d’histoire
naturelle, Paris, Rey et Gravier & Baudouin Frères, 1822-1830.
19. Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent, L’Homme. Essai zoologique sur le genre humain,
tome 2, Paris, Rey et Gravier, 1928.
20. Antoine Desmoulins, Histoire naturelle des races humaines du Nord-Est de l’Europe, de
l’Asie Boréale et Orientale et de l’Afrique australe, Paris, Méquignon-Marvis, 1826.
21. Pierre Gratiolet, Mémoire sur les plis cérébraux de l’homme et des primates, Paris, Arthus
Bertrand, 1854.
22. Raphaël Blanchard, « Sur le tablier et la stéatopygie des femmes boschimanes », Bulletin
de la Société zoologique de France, volume 8, 1883, cité par Delphine Peiretti-Courtis, « Les
médecins et le sexe des noir.e.s », in Gilles Boëtsch et al. (dir.), Sexualités, identités & corps
colonisés, Paris, CNRS Éditions, 2019.
23. Paul Topinard, L’Anthropologie, Paris, C. Reinwald et Cie, 1877.
24. Alfred Maury, La Terre et l’Homme. Aperçu historique de géologie, de géographie et
d’ethnologie générales, Paris, Hachette, 1891 [5e édition].
25. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire (dir.),
Zoos humains, op. cit.
26. Paul Topinard, « La stéatopygie des Hottentotes au jardin d’acclimatation », Revue
d’anthropologie, no 4, 1889.
27. François-Xavier Fauvelle, op. cit.
28. Paul Topinard, « La stéatopygie des Hottentotes au jardin d’acclimatation », op. cit.
29. Charles Darwin, The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, tomes 1 et 2,
Londres, J. Murray, 1871.
Les derniers recours à l’esclavage
dans les colonies françaises
Christopher M. Church

Au XIXe siècle, l’utilisation du feu, sa maîtrise et le pouvoir politique qui


lui est associé contribuèrent à la transformation des esclaves en travailleurs
salariés ; le feu constitue un fil directeur permettant d’explorer la façon dont
l’esclavage ne cessa d’irriguer l’organisation du travail dit libre qui lui
succéda 1. Même si les Antillais acquirent la citoyenneté dans la seconde
moitié du XIXe siècle, le système esclavagiste des plantations continua de
façonner leur vie, leurs choix et leurs formes de résistance, comme dans le
reste des Caraïbes. Révélant les continuités des formes de travail à travers le
prisme du feu, nous examinons ici de façon critique les accusations
d’incendies volontaires et d’insurrection portées à l’encontre des
travailleurs caribéens par les fonctionnaires coloniaux, et mettons en regard
ces accusations d’une part, et l’utilisation quotidienne du feu et la banalité
des accidents et des catastrophes naturelles d’autre part.
Dans un monde économique et social caractérisé par l’inégalité et
l’exploitation, le feu, qu’il soit accidentel ou délibéré, constituait lui-même
une forme de discours politique, étroitement lié à l’expérience vécue des
travailleurs et chargé d’une signification symbolique. En réalité, les
archives ne permettent pas d’établir avec certitude si les ouvriers causèrent
e
intentionnellement la majorité des incendies qui, à la fin du XIX siècle,
ravagèrent les Caraïbes françaises. En revanche, nous savons avec certitude
qu’ils en furent accusés par les fonctionnaires locaux ; et, au vu des preuves
à notre disposition, qu’ils furent les auteurs intentionnels de certains de ces
incidents ; et, enfin, qu’ils eurent pour ces actes des mobiles : la société
caribéenne qui s’était établie après l’émancipation était fortement
hiérarchisée, avec, au bas de l’échelle, des travailleurs sous servitude
consentie (engagisme) et, à peine un échelon au-dessus, les travailleurs
noirs.

Catastrophes naturelles et documentation

Les travaux pionniers d’universitaires antillais tels qu’Armand Nicolas,


Jean-Pierre Sainton, Jacques Adélaïde-Merlande et Josette Fallope ont
démontré le rôle des travailleurs du sucre comme classe économique mais
aussi, de plus en plus, politique ; ceux, plus récents, d’Elizabeth Heath ont
mis en lumière les revendications des travailleurs lors de la crise du sucre
de la fin du XIXe siècle 2. La recherche a montré, principalement par l’étude
de documents laissés par l’élite politique, que la liberté et la citoyenneté
n’apportèrent pas aux travailleurs antillais la parité avec leurs frères
métropolitains. Cependant, l’historiographie des Caraïbes françaises s’est
moins intéressée au lien existant, après l’émancipation, entre les ouvriers
sucriers antillais et le feu – lien qui démontre, de façon on ne peut plus
marquante dans les travaux de Bonham C. Richardson, le caractère
commun de cette expérience post-émancipation dans les Caraïbes 3.
La raison d’une telle omission est double. D’une part, les catastrophes
naturelles et les troubles sociaux détruisirent de nombreux documents
nécessaires à l’étude de l’impact de ces différents événements dans les
Caraïbes françaises. Ainsi, deux catastrophes survenues en Guadeloupe, le
tremblement de terre de 1843 et l’incendie de Pointe-à-Pitre en 1871,
entraînèrent la destruction d’une quantité importante d’archives
gouvernementales et de procès- verbaux administratifs.
De même, en 1890, l’incendie de Fort-de-France, la capitale de la
Martinique, causa la perte d’innombrables témoignages écrits, tandis que
l’éruption de la montagne Pelée en 1902 dévasta la quasi-totalité des
registres et documents économiques détenus à Saint-Pierre, la principale
ville commerçante. D’autre part, les anciens esclaves et ouvriers salariés, en
général illettrés, produisirent peu de sources écrites, laissant le champ de la
narration historique libre pour, d’un côté, les récits de planteurs, marchands
et fonctionnaires gouvernementaux et, de l’autre, la rhétorique propre aux
organisations, journaux et dirigeants socialistes.
L’incendie criminel était un moyen attractif de contester l’autorité – il
était impossible d’empêcher l’accès au feu comme on l’aurait fait de l’accès
aux armes. L’omniprésence du feu donnait l’impression, tant à ceux qui
avaient du pouvoir qu’à ceux qui en étaient dépourvus, que les faibles
pouvaient renverser l’ordre social et celui du travail. Alors que la
production de sucre se mécanisait et que la main-d’œuvre entrait sur le
marché libre, le feu resta au cœur du tissu économique et social des
Caraïbes, simultanément une nécessité omniprésente, mais aussi un danger
intrinsèque.

Engagisme et rentabilité

Après l’émancipation de 1848, les travailleurs antillais étaient soit nés


sur l’île, leurs ancêtres ayant été amenés aux Caraïbes contre leur gré pour
travailler comme esclaves dans les champs de canne à sucre, soit ils s’y
étaient aventurés, après signature d’un contrat (engagisme), depuis l’Inde
ou l’Afrique en quête d’une vie meilleure, pour finalement ne trouver sur
place que travail éreintant et maigre salaire. Ils avaient certainement la peau
foncée, étaient probablement jeunes et pauvres.
À la même époque, les planteurs de canne à sucre français firent venir
environ 75 000 Indiens et Africains dans les Caraïbes françaises comme
travailleurs sous servitude consentie afin de combler les pénuries de main-
d’œuvre apparues quand les anciens esclaves commencèrent à pratiquer une
agriculture de subsistance au lieu de continuer à travailler dans les champs
de canne à sucre – ce qui avait suscité le ressentiment des travailleurs noirs,
désormais confrontés à une baisse des salaires par le jeu de la concurrence
avec une main-d’œuvre essentiellement non libre. Le sucre était roi dans la
société caribéenne française, mais la rentabilité de la production sucrière
dépendait de l’utilisation courante du feu, sous un climat où il pouvait
engendrer des catastrophes.
Les conditions climatiques de la région couplées à celles de la
production de canne à sucre furent à l’origine d’incendies désastreux,
notamment lors des périodes de récoltes et de sécheresse. La jeune canne à
sucre ne brûle pas facilement, mais les tiges deviennent particulièrement
inflammables à l’approche des récoltes, quand elles se dessèchent sous
l’action du climat. Situées sur la trajectoire des alizés, et dénommées fort à
propos îles du Vent, la Martinique et la Guadeloupe connaissent également
des brises de mer et des vents violents pouvant atteindre près de soixante-
cinq kilomètres à l’heure pendant les périodes de récolte. Sans parler de la
chaleur écrasante commune aux latitudes tropicales qui atteint un pic quand
la production de canne est à son plus haut niveau : dans ces îles, toutes les
conditions sont alors réunies pour que se propagent des incendies
incontrôlables.
Dans les usines sucrières aussi bien que dans leurs foyers, les Antillais
dépendaient fortement du kérosène importé pour s’éclairer et cuisiner,
surtout à partir des années 1870. Le kérosène des débuts était très instable,
et s’il avait été mal mélangé, comme c’était souvent le cas des variétés de
mauvaise qualité achetées par les travailleurs pauvres, « l’acheteur, en
tentant de l’allumer, voyait parfois sa dernière heure venue 4 ».
S’ils vivaient en ville, les travailleurs logeaient généralement dans des
structures en bois qui risquaient de prendre feu sous le soleil brûlant de la
région. Dans la plupart des cas, cependant, ils habitaient à la campagne,
souvent dans des petites maisons dénommées de façon péjorative « cases
nègres » – des habitations rudimentaires ressemblant à des huttes et datant
de l’époque de l’esclavage. Avec leur toit de chaume, elles aussi pouvaient
s’enflammer rapidement ; leur construction n’était pas non plus un modèle
de solidité : ainsi, comme elles étaient dépourvues de fondations
appropriées, il n’était pas rare qu’elles soient soufflées pendant la période
des ouragans.
Compte tenu de l’écologie de la région, de l’utilisation hasardeuse
d’éclairage et de chauffage de fortune, ainsi que de l’emploi de matériaux
inflammables dans la construction, les feux incontrôlés étaient fréquents
dans la vie des travailleurs antillais. De fait, les incendies constituaient un
problème endémique aux Caraïbes, au point que les journaux regorgeaient
de publicités pour les assurances incendie offrant une protection contre la
perte de biens et d’investissements. Alors que les travailleurs pauvres
étaient souvent abandonnés à leur sort, les riches avaient les moyens de
contracter de bonnes assurances incendie qui les aidaient à retomber sur
leurs pieds en cas de catastrophe.
Par comparaison, les ouvriers antillais évoluaient dans un
environnement de travail peu sûr, caractérisé par une mécanisation hâtive et
le manque de normes de sécurité. Il fallut attendre 1893 pour que l’État
français promulgue une loi réglementant le travail industriel, et 1898 pour
qu’il légifère sur l’indemnisation des accidents du travail – loi qui
initialement n’incluait pas le travail agricole. Des lois similaires furent bien
promulguées en Martinique en 1900, mais nous ignorons dans quelle
mesure elles furent appliquées dans les colonies antillaises. Les travailleurs
antillais étaient confrontés à des risques d’incendie, mais aussi à
l’inhospitalité du marché du sucre.
Malgré la possibilité de travailler comme pompiers, travailleurs
polyvalents ou dockers pour les hommes, ou comme domestiques,
blanchisseuses ou couturières pour les femmes, le travail post-émancipation
continuait de tourner autour de l’industrie sucrière. Alors que les salaires
des travailleurs engagés étaient fixés par décret et non par le marché, ceux
des travailleurs du sucre étaient conditionnels, payés non à l’heure mais à la
pièce. Inextricablement liés aux performances de l’industrie sucrière, ils
pouvaient donc varier considérablement en fonction de la saison et des
conditions du marché.
Pour les travailleurs antillais, un rendement élevé était indispensable
pour s’assurer un salaire décent, mais ce rendement subissait de fortes
variations en raison des catastrophes environnementales, des caprices de
l’économie de marché et de la précarité d’une monoculture représentant
plus de 90 % de la production économique des îles. Confrontés à de
nombreuses catastrophes qui bouleversaient leur vie, détruisaient les
champs où ils travaillaient et perturbaient l’ordre environnemental dont
dépendaient leurs moyens de subsistance, les travailleurs antillais ne
reçurent que peu d’aide, voire aucune.
À la suite de l’ouragan de 1891 qui dévasta la Martinique, par exemple,
les enquêteurs coloniaux détournèrent la majorité des fonds de secours vers
les planteurs les plus riches de l’île. Dix ans plus tard, les fonctionnaires
limitèrent l’aide directe aux hommes noirs en âge de travailler « qui
pouvaient s’en passer », de peur que cette aide n’engendre de l’indolence et
encourage l’indigence 5. À la fin du XIXe siècle, les Caraïbes françaises
passèrent à une main-d’œuvre nominalement libre travaillant dans la
production sucrière industrielle. Cependant, malgré la mécanisation,
l’ensemble de la production sucrière des Caraïbes continuait de reposer
largement sur le travail humain, de sorte que chaque jour les ouvriers
antillais de la canne à sucre, payés à la pièce, rentraient chez eux après de
longues heures de travail épuisantes, exténués d’avoir produit de quoi
subvenir à leurs besoins. Avec un salaire à la pièce, ils n’avaient tout
simplement pas les moyens de cultiver leur propre nourriture.

Protestation sociale par l’incendie

Pour la population de l’île, l’émancipation, c’est-à-dire le passage de


l’esclavage au travail salarié, ne fut pas synonyme de vie meilleure, et elle
contribua à la relance d’un marché du travail non libre centré sur la
servitude consentie des Indiens. Désormais tributaires de leurs employeurs
pour le montant de leurs salaires, les travailleurs antillais connaissaient la
précarité. S’ils étaient libres et que, pour une raison quelconque, ils
n’étaient pas en mesure de travailler un jour, ils ne recevaient pas de salaire
pour cette journée-là, et si cela était amené à se reproduire trop souvent ils
risquaient de ne plus être embauchés comme journaliers. Quant aux
travailleurs sous servitude consentie qui, contractuellement, devaient dès le
départ de l’argent à leurs employeurs, ils perdaient dans ce cas-là une
journée de travail, puis se voyaient retirer un jour de salaire supplémentaire
sans recours légal. Nelly Schmidt affirme que « le phénomène de
l’immigration post-esclavagiste fit réapparaître une nouvelle période de
protestation sociale par l’incendie 6 ».
En raison du conflit racial qui sévissait depuis longtemps dans les
colonies, les autorités et le grand public avaient l’habitude d’imputer tout
incendie à des malversations et au mécontentement des travailleurs antillais.
Dans un monde où le feu était ordinaire et souvent idiopathique, les
détenteurs du pouvoir – propriétaires terriens, magistrats et fonctionnaires
administratifs blancs – soupçonnaient systématiquement, en raison de leur
antipathie raciale, les personnes de couleur déshéritées d’être responsables
de tous les incendies dans les Caraïbes. Pour une large part, ces passions
mauvaises découlaient de la crainte des fonctionnaires de voir la population
ouvrière reproduire la violence de la révolution haïtienne ; tous avaient en
mémoire les incendies de la ville du Cap et de ses environs qui avaient
inauguré l’insurrection des esclaves en 1791. Les flammes et les champs de
canne en cendres étaient ainsi devenus le symbole de la révolution
haïtienne, et l’image du Cap en feu restait gravée dans l’esprit de tous les
propriétaires d’esclaves, incarnant leur pire cauchemar : la vengeance de
l’esclave contre son maître et le renversement de l’économie de la
plantation.
L’utilisation révolutionnaire et violente du feu se poursuivit tout au long
de la IIe République, car la rébellion de 1848 vit environ soixante-quinze
mille esclaves gagner leur liberté pour finalement devenir des travailleurs
salariés pieds et poings liés à leur emploi. C’est donc précisément parce que
l’émancipation ne leur apporta véritablement ni la liberté ni une
représentation adéquate que les travailleurs antillais continuèrent d’utiliser
le feu comme moyen de résistance, incarnant l’esprit révolutionnaire
français qui avait en partie nourri la révolution haïtienne.
Pour Victor Schœlcher, ces événements tourmentés étaient pour part
alimentés par les préjugés de classe et de race qui avaient perduré après
l’abolition de l’esclavage, les tensions dans ces îles étant intimement liées à
ce qu’il nommait le féodalisme des Antilles. Le régime napoléonien qui
suivit l’émancipation limita sévèrement les droits des travailleurs antillais,
les obligeant à détenir un passeport attestant leur emploi et surveillant leurs
déplacements. S’ils n’étaient pas en mesure de prouver leur emploi, ils
étaient envoyés dans une maison de travail contraint.
La IIIe République qui vint ensuite ne fut pas meilleure. Ses débuts
furent marqués par une insurrection dans le sud de la Martinique, incendiant
les campagnes au nom du nouveau régime né en 1870. Les ouvriers
révolutionnaires, menés par les petits paysans de Rivière-Pilote et des
environs, réduisirent en cendres cinquante plantations en huit jours. Après
ces débuts incendiaires, il ne se passa guère de mois sans que les autorités
n’attribuent un incendie à un acte de malveillance. Si les travailleurs
antillais en arrivaient à brûler la canne à sucre, ils étaient cependant prêts à
en répondre et à subir des punitions sévères ; ils considéraient probablement
avoir une légitimité morale à le faire. Exerçant un travail physiquement
éprouvant, sans congé maladie, les travailleurs antillais étaient de santé
précaire, a fortiori s’ils habitaient dans un environnement urbain
concentrant des maladies telles que la tuberculose et le choléra, et bien
qu’ils vivent dans une république en théorie libre, dans une société
prétendument dépourvue de préjugés raciaux irriguée par les idéaux
révolutionnaires français de liberté, d’égalité et de fraternité, ils étaient bel
et bien ostracisés.
L’expérience des travailleurs antillais constituait, à l’instar des feux
qu’ils étaient accusés d’allumer, une survivance de l’époque précédant
l’émancipation, lorsqu’ils étaient privés de droits. Les travailleurs utilisaient
le feu pour agir sur un système économique sur lequel ils n’avaient
autrement aucune prise, cherchant à obtenir plus d’heures de travail ou un
meilleur salaire. Une catastrophe entraînait des perturbations, mais offrait
aussi une possibilité d’emploi en dehors de la récolte et du raffinage du
sucre, voire d’une aide de l’État pour le travailleur indigent. Cependant,
l’utilisation du feu à ces fins, pour obtenir plus de travail ou un meilleur
salaire, engendra une profonde méfiance entre les détenteurs du pouvoir et
les travailleurs.

Enseignement et insurrection

Pour apaiser les craintes d’insurrection parmi les élites des îles, le
système éducatif instauré dans les Caraïbes françaises se centrait
exclusivement sur l’enseignement agricole, qui, selon les fonctionnaires,
permettait d’apprendre aux Antillais à être de bons travailleurs, des
cultivateurs loyaux et des membres de la société sachant rester à leur place.
Par opposition, l’enseignement de la philosophie et d’autres concepts
« supérieurs » pouvait potentiellement encourager les travailleurs à essayer
de s’élever au-dessus de leur condition, ce qui n’aurait fait qu’aggraver les
troubles que les fonctionnaires étaient désireux d’éviter. Néanmoins, les
travailleurs antillais avaient une connaissance intime de la partie du
processus de culture, de récolte, de raffinage ou de distillation du sucre dans
laquelle ils étaient impliqués, même si les fonctionnaires, les propriétaires
de plantations et les directeurs d’usine les traitaient comme du personnel
non qualifié et interchangeable.
En réalité, les ouvriers étaient en position de pouvoir puisque, sur ces
îles, toute la suprématie des Blancs dépendait de la réussite de la culture du
sucre, et pour que celle-ci soit florissante, les ouvriers devaient venir
travailler dans les champs ou à la raffinerie. Malgré cela, ou peut-être à
cause de cela, les ouvriers antillais étaient confrontés au quotidien à la
discrimination et à l’animosité d’une riche classe de planteurs blancs qui, se
considérant comme ceux qui, sur ces îles, pilotaient l’agriculture et le
commerce, avaient la nostalgie de leurs privilèges politiques d’avant la
IIIe République qui préservaient jalousement la domination économique
dont ils avaient joui tout au long du XIXe siècle.
De la dernière décennie du XIXe siècle à la première du XXe siècle,
l’agitation ouvrière dans les Caraïbes françaises connut une progression
phénoménale, parallèlement au développement de l’idéologie socialiste, en
particulier sur l’île de la Guadeloupe. À la fin de la décennie, les
« Montagnards » de Victor Schœlcher étaient devenus un bloc électoral
dont la voix comptait – ce qui n’était pas sans alimenter les craintes de la
classe des planteurs blancs –, réclamant de meilleures conditions de travail,
des salaires plus élevés et une représentation plus équitable des travailleurs
de couleur.
En 1898, l’élection d’Hégésippe Légitimus, un socialiste noir, à
l’Assemblée nationale française enflamma la classe des propriétaires de
plantations, leurs préjugés racistes leur faisant redouter que le socialisme
noir ne fasse table rase des conditions de travail en vigueur sur l’île. En
quelques mois, l’île sœur de la Guadeloupe, la Martinique, en était arrivée à
une situation de grève générale pour protester contre la baisse des salaires à
la pièce et les mauvaises conditions de travail. De là, le mouvement
s’étendit avec les déplacements des travailleurs sur l’île. Seul, un ouvrier
était isolé, faible et vulnérable. Aussi, pour avoir du pouvoir, les travailleurs
antillais recouraient-ils souvent aux armes des faibles, au premier rang
desquelles le feu. Compte tenu de son immense capacité de destruction
couplée à son omniprésence dans la société humaine, le feu a longtemps
constitué un exutoire face à l’impuissance. Simple d’accès et d’utilisation, il
est disponible partout et à tout moment, et indispensable aux besoins
humains de base tout comme à la complexe économie caribéenne.
Aujourd’hui encore, le feu représente un facteur prépondérant de la vie
caribéenne, en particulier dans les îles en développement. En 2009, dans les
Antilles françaises, plus de cent mille personnes sont descendues dans la
rue lors de la plus grande grève générale que ces îles aient connue depuis
près d’un siècle, et si cette grève a pris surtout la forme d’une protestation
organisée, la menace d’incendies n’en était pas moins omniprésente. Faisant
référence au fait que les descendants blancs des propriétaires d’esclaves
possédaient toujours la plupart des industries antillaises, les manifestants
ont scandé « La Martinique est à nous, elle n’est pas à eux ! » lors de ce
qu’un reportage a présenté comme une « bataille contre les vestiges de
l’esclavage 7 ».
Tout comme l’émancipation avait changé le statut juridique et citoyen
des Antillais, la départementalisation modifia le cadre juridique et politique
des îles. À plusieurs reprises au cours du XIXe siècle, les Caraïbes françaises
furent la proie de flammes qui ravagèrent plantations et villes, un monde
dans lequel la vie des travailleurs antillais était façonnée par
l’environnement et le passage des saisons, mais aussi par la mémoire de
l’esclavage et son héritage. La résistance des esclaves joua un rôle clé dans
l’agitation ouvrière de la fin du XIXe siècle. Avec un passé esclavagiste et un
présent marqué du sceau de l’injustice, les autorités considéraient alors les
incendies comme un marqueur de l’inquiétude de la population et
anticipaient la menace d’une insurrection déclarée. Comme le faisait
remarquer le gouverneur de Guadeloupe en 1899, ces incendies rappelaient
une époque où la « torche était le seul instrument de vengeance laissé à
l’esclave 8 ».

1. . Ce texte, traduit de l’anglais, est issu de l’article de Christopher M. Church, « The Last
Resort of the Slave: Fire and Labour in the Late Nineteenth-Century French Caribbean »,
French History, volume 32, no 4, 2018.
2. Jacques Adélaïde-Merlande, Les Origines du mouvement ouvrier en Martinique, 1870-
1900, Paris, Karthala, 2000 ; Jean-Pierre Sainton, « Les Nègres en politique. Couleur, identités
et stratégies de pouvoir en Guadeloupe au tournant du siècle », Lille, Atelier national de
reproduction de thèses, 2003 ; Josette Fallope, Esclaves et citoyens. Les Noirs à la Guadeloupe
au XIXe siècle dans les processus de résistance et d’intégration, 1802-1910, Basse-Terre,
Société d’histoire de la Guadeloupe, 1992 ; Elizabeth Heath, Wine, Sugar, and the Making of
Modern France: Global Economic Crisis and the Racialization of French Citizenship, 1870-
1910, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.
3. Bonham C. Richardson, Igniting the Caribbean’s Past: Fire in British West Indian History,
Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2004.
4. Daniel Yergin, The Prize: The Epic Quest for Oil, Money & Power, New York, Simon &
Schuster, 2014 [1990].
5. Comité officiel d’assistance et de secours aux sinistrés de la Martinique, Archives
nationales d’outre-mer, FM AFFPOL 782/2, 1909.
6. Nelly Schmidt, « Procès et condamnés politiques en Guadeloupe : 1848-1871 », in Philippe
Vigier, Alain Faure (dir.), Répression et prison politiques en France et en Europe au
e
XIX siècle, Paris, Créaphis, 1990.

7. Jonathan M. Katz et Danica Coto, « Unrest in Caribbean Has Roots in Slavery Past », San
Diego Union-Tribune, 22 février 2009.
8. Archives départementales de la Guadeloupe, transmission d’un rapport de M. le Procureur
Général au sujet des incendies qui ont eu lieu à la Grande-Terre, 1 Mi 677, 15 mars 1899.
Sexualités, domination
et colonialisme
Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch,
Christelle Taraud et Dominic Thomas

Sexualité, domination et colonisation, ces trois enjeux se croisent tout


au long de l’histoire coloniale française et sur tous les continents 1. Si
l’histoire de la sexualité aux colonies est un objet investigué depuis plus de
vingt ans, il reste méconnu dans son ampleur. La domination sexuelle aux
colonies fut un long processus d’asservissement, produisant un imaginaire
complexe de fantasmes, d’exotisme et de fascination pour les corps
racisés 2.
Les multiples héritages contemporains de cette histoire conditionnent
encore largement les relations entre populations occidentales du Nord et
celles des nations ex-colonisées du Sud, les conditions et le vécu des
métissages, et l’expérience des populations migrantes, tout en irriguant une
culture mondialisée de la pornographie largement imprégnée par les
stéréotypes construits depuis six siècles. Les imaginaires sexuels coloniaux
ont façonné les mentalités des sociétés occidentales, mais aussi celles des
sociétés dominées. Aux colonies, cette domination s’est appuyée sur des
systèmes objectivement ségrégationnistes, qu’ils soient légaux ou sociaux.
Ici, la « race » est au cœur de l’organisation des sexualités. Dans tout
l’empire colonial français, cette domination a fait l’objet d’images et
d’imaginaires teintés d’exotisme, comme si le corps indigène était un
« objet » offert aux colonisateurs.
Les colonisations contemporaines – XIXe et XXe siècles – ont ainsi
multiplié à l’infini les représentations de l’« Autre » pour asseoir leur
pouvoir, nourrir leurs fantasmes, et faire commerce d’un érotisme et d’une
pornographie exotisants. Cette immense production était tolérée, acceptée et
diffusée sans censure et elle est devenue un genre à part entière qui a
imprégné les cultures populaires dans les pays coloniaux et rapproché les
métropoles de ces univers sexuellement accessibles.
Tous les artistes majeurs, sur de longs siècles, ont puisé dans cette
« passion pour l’ailleurs » : on retrouve Paul Gauguin et ses « désirs
troubles » pour les Marquises, mais aussi le regard sur l’Orient d’Étienne
Dinet ; dans les autres empires, de nombreux artistes sont fascinés par
l’exotisme colonial, comme Sir Frank Brangwyn et sa passion pour le
Maroc, William Holman Hunt et sa découverte de l’orientalisme, mais
également Frank Dillon ou Edward Lear ainsi que des caricaturistes anglo-
saxons comme Isaac Robert Cruikshank et Thomas Rowlandson, sans
oublier les peintres portugais Cristóvão de Morais ou José de Avelar
Rebelo 3.
Émerge alors, de la masse iconographique traitée, la prédominance
d’imaginaires raciaux et sexués extrêmement normatifs qui mettent en
lumière, depuis le XVIe siècle avec le déploiement français vers les colonies,
des rapports concrets, symboliques et interconnectés de pouvoir, insérés
dans de puissants dispositifs de domination. En outre, les circulations
transnationales des représentations ont lieu très tôt, et les systèmes
coloniaux se trouvent alors interconnectés, formant, dès le XVIe siècle, la
configuration inédite d’une première mondialisation.
Dans ce cadre, la sexualité et ses représentations en contexte
esclavagiste et/ou colonial ne peuvent plus être considérées comme des
données périphériques des sociétés étudiées – colonies comme
métropoles –, non plus qu’une affaire privée ou intime des individus ou des
groupes qui les composent, mais bien comme un enjeu majeur, hier comme
aujourd’hui, de la domination, et ce à l’échelle mondiale. Ainsi, derrière
l’extraordinaire profusion des images produites et diffusées apparaît un
autre questionnement sur leur violence intrinsèque, et sur le choix de les
montrer aujourd’hui, dans le souci d’enrichir l’histoire des sexualités et de
leurs représentations en contextes esclavagistes et coloniaux en Amérique,
en Afrique ou en Orient.
L’interdit mis en images, siècle après siècle, est révélateur des non-dits
coloniaux, de schèmes de pensée particulièrement puissants comme de
l’organisation sociale et politique des sexualités, euphémisé, parce
qu’esthétisé, dans le « harem orientaliste » des peintres du XIXe siècle et
dans le regard exotisant sur l’Afrique subsaharienne ou les Amériques. La
France se distingue par la très forte production d’images exotiques/
érotiques tant dans l’Hexagone que dans son empire, production qui domine
par exemple le marché international de la photographie et de la carte postale
jusqu’aux années 1920 à tel point que, pour nommer une carte postale
érotique/exotique, l’expression French postcard s’est imposée dès la fin du
e
XIX siècle.
La France recouvre également toute l’étendue des productions
iconographiques sur le temps long avec des générations d’artistes successifs
(de la peinture aux sculptures, des dessins de presse aux affiches, des
gravures aux cartes postales…), des spectacles (cabaret, cirque, exhibition
ethnique, exposition coloniale, théâtre, cinéma…), permettant un ancrage
global, qui s’exporte vers les autres métropoles impériales européennes 4.

La colonie, territoire de la domination sexuelle

Derrière les représentations d’institutions sexualisées, comme la


plantation esclavagiste dans les Caraïbes 5, le bordel en Algérie 6, ou de
catégories érotisées de l’altérité féminine – telles la mulâtresse qui
attendrait lascivement le maître, la petite Congaï qui s’offrait au colon, ou
bien la « Mauresque aux seins nus » qui attiserait l’appétit sexuel du
Blanc –, apparaît tout un monde de fantasmes résultant de la supposée
« potentialité sexuelle sans limite » des colonisateurs outre-mer, et une
construction imagière que l’on peut suivre pas à pas, renvoyant aussi aux
pratiques concrètes auxquelles ces images sont adossées.
De fait, les colonisateurs considèrent que toutes les femmes « Autres »
sont, pour eux, un dû. Les conquêtes coloniales ont permis, par « droit de
pénétration », de constituer un immense harem-monde dans lequel les
hommes s’autorisent à puiser à leur convenance 7. En outre, cette sexualité
aux colonies n’est pas bridée par le tabou de l’enfance : on exhibe des
jeunes filles non pubères (mais aussi plus rarement des jeunes garçons) dans
des mises en scène fortement sexualisées. La violence des fantasmes
projetés sur les populations colonisées est sans limite, puisque le corps de
l’« Autre » est lui-même placé en dehors des normes. Un corps appréhendé
comme étant plus proche de l’animal et du monstre que de l’humain, plus
en affinité avec la nature qu’avec la culture.
Ceci explique pourquoi le corps de l’« indigène » est pensé
simultanément comme symbole d’innocence et de dépravations multiples,
qui excite autant qu’il effraie. Les femmes dites indigènes sont revêtues
d’une innocence sexuelle qui les conduit avec constance au « péché » ou à
une « dépravation sexuelle atavique » liée à leur « race ». Cela conforte à la
fois la position conquérante et dominante et du maître et du colonisateur.
L’existence de ces femmes « Autres » toujours vues comme faciles,
lascives, lubriques, perverses et donc forcément insatiables 8 permet de
construire, en miroir, l’image de l’épouse blanche idéale, pudique et chaste.
En effet, la liberté sexuelle des hommes blancs ne saurait être transférée
aux femmes issues des métropoles coloniales. Celles-ci y sont, a contrario,
encore plus surveillées qu’en Occident du fait qu’elles doivent
nécessairement incarner l’exemplarité sexuelle et morale de la colonie, à
laquelle les hommes blancs dérogent en général. Ainsi le « gigantesque
lupanar » figuré par la domination esclavagiste et coloniale permet-il aux
colonisateurs de se penser et de vivre en maîtres dans des espaces où leurs
possibilités sexuelles sont maximisées au regard des normes et des interdits
de leurs propres métropoles tout en excluant leurs femmes de ce même
droit. Les pratiques sexuelles, amoureuses et conjugales, se superposent
alors presque partout aux lois, aux décrets et aux règles édictés par ceux-là
mêmes qui les transgressent allégrement et continûment.
Cette liberté sexuelle du maître et/ou du colonisateur se heurte
paradoxalement aux préceptes moraux, aux interdits raciaux, au refus des
femmes blanches d’accepter la cohabitation, jugée humiliante et
déshonorante par la plupart d’entre elles 9, avec d’autres femmes et d’autres
familles ; et, in fine, à la peur croissante, dès la seconde moitié du
e
XIX siècle, d’un métissage qui fait écho à l’idée de dégénérescence et de

disparition de la « race blanche 10 ».


Cette nouvelle configuration moralisatrice, prophylactique et complexe,
va conduire à un appel progressif quoique tardif aux femmes blanches pour
peupler les empires, assurer des descendances sans métissage et moraliser
les mœurs coloniales. Ces véritables campagnes de recrutements d’épouses
– ou de prostituées pour les bordels – vont souvent s’opérer, dans un
premier temps, dans les marges des sociétés européennes et/ou occidentales
– orphelinats, hospices, asiles – parmi des catégories de femmes
stigmatisées, telles les délinquantes ou les prostituées. Les métropoles se
débarrassent ainsi d’éléments supposément « asociaux » et/ou
« immoraux » tout en leur offrant une prétendue seconde chance dans les
espaces coloniaux.

Un tournant majeur au début du XIXe siècle

Ainsi, partout dans l’Empire la question raciale est au cœur de la


construction des sexualités, elle y est le pivot central de l’organisation
politique, économique et sociale, particulièrement dans les configurations
esclavagistes des Caraïbes. Cette organisation s’articule à l’édification de
frontières raciales strictes (les fameuses color lines) reposant elles-mêmes
sur des hiérarchies socio- économiques profondément inégalitaires et des
rapports sexués asymétriques et complexes 11. Cette situation détermine des
stratégies matrimoniales endogamiques, les relations sexuelles hors groupe
relevant soit de la transgression, soit de la prostitution, soit, dans le cadre de
la plantation, du viol des esclaves. La situation dans les Caraïbes est
comparable, puisque l’on retrouve une organisation sociale fortement
marquée par la prédominance de la couleur de peau (qui s’attache de fait à
des statuts sociaux différenciés), manière de hiérarchiser des sociétés qui se
métissent rapidement entre le XVIIIe siècle et le XIXe siècle.
Parallèlement, une extraordinaire cartographie raciologique se construit
au début du XIXe siècle et le classement de l’humanité en catégories raciales
devient une nouvelle grille de lecture du monde. Tel « peuple indigène »
aurait des dispositions pour la guerre, tel autre pour le travail aux champs
ou sur les chantiers de construction ; certains sont prétendument plus doués
pour l’amour et d’autres non recommandés pour s’accoupler aux
colonisateurs. Cette configuration renforce l’idée que si la sexualité
interraciale peut être, dans certains contextes et sous certaines conditions,
tolérée, le métissage, quant à lui, doit être proscrit parce qu’il y a toujours
un risque que le mélange des « races » n’abâtardisse et finalement ne souille
la « race supérieure ».
La frontière étant fixée entre mondes coloniaux et mondes
métropolitains, des types spécifiques de femmes – la vahiné, la congaï, la
mauresque, la négresse, la doudou… – vont émerger puis devenir des
figures fantasmatiques récurrentes dans les imaginaires sexualisés. Ainsi
s’opère, par étapes, un glissement décisif entre l’iconographie des paradis
terrestres et celle des paradis sexuels propre aux XIXe et XXe siècles. Pour les
hommes « Autres », le paradis peut évidemment se transformer en enfer
dans le cas où ceux-ci oseraient regarder ou/et toucher la femme du
dominant. Un crime puni presque partout par le fouet, la castration, le
lynchage, parmi différentes formes de châtiment et d’exécution.
Dans les imaginaires (comme dans les pratiques sexuelles outre-mer), le
moment de basculement semble se produire autour de 1820-1850. S’ouvre
alors une nouvelle ère coloniale tournant progressivement la page des
explorations lointaines et de la période esclavagiste du fait de la
promulgation des lois abolitionnistes 12. Nombre de peintres et de
dessinateurs accompagnent ce mouvement à partir de la fin du XVIIIe siècle
et du début du XIXe siècle, et fixent une frontière visuelle entre ces ailleurs
et les métropoles, comme les Français Antoine Coypel, Nicolas Colibert,
Alexandre de Batz, Jean-Baptiste Debret, Alexandre-Hyacinthe Dunouy ou
bien encore Jean-Gabriel Charvet, mais aussi des artistes suisses comme
François Aimé Louis Dumoulin ou Jean-Étienne Liotard. On pense aussi à
la peintre française Marie-Guillemine Benoist ou au sculpteur-peintre Jean-
Baptiste Carpeaux qui provoquent une rupture dans l’esthétique corporelle.
Tous vont bâtir un regard sur le monde qui bouleverse les
représentations de ces ailleurs, jusqu’à la rupture majeure consécutive à
l’émergence de nouveaux supports visuels tels la photographie, les affiches
illustrées, et les objets du quotidien bon marché, diffusant très largement
désormais le goût orientalisant, africaniste ou japonisant, tout en exotisant à
outrance l’Autre. La photographie marque alors un tournant dans l’histoire
des représentations des femmes « exotiques », qui va permettre de les
catégoriser et de produire des représentations érotisées qui passeront, en
Occident, pour vraies, comme si ces femmes ainsi mises en scène pouvaient
être des voisines ou des passantes. Cette mode touchera, dès le milieu du
e
XIX siècle, les femmes océaniennes ou subsahariennes.
Un monde en image va se créer via les grands noms de la photographie
qui érotise les mondes exotiques, s’emparant de la passion pour l’Ailleurs,
catégorisant les colonisés, à la manière des célèbres photographies et cartes
postales largement diffusées en France de Rudolf Lehnert et Ernst Landrock
(installés en Tunisie puis en Égypte), des grandes agences comme Léon &
Lévy ou Neurdein Frères, mais aussi des photographes de renom, comme
Pierre-Marie Dieulefils (en Indochine), Adolphus Wilhelmus, Wilhelm von
Plüschow, Joannès Barbier, Philippe Derussy, Joseph Boussuge, Lucien
Gauthier (à Tahiti), Wilhelm von Gloeden (spécialiste du nu masculin),
Marcelin Flandrin (au Maroc), Richard Buchta, Georges Victor Planté (en
Indochine), Pierre Petit, Jean Geiser (en Algérie), Paul-Émile Miot (en
Océanie), François-Edmond Fortier (au Sénégal), Émile Gsell (en
Indochine), Roland Bonaparte ou Boris Lipnitzki. Tous vont rendre proche
un ailleurs sexué et vont contribuer à fabriquer une image pornographiée/
érotisée du monde.
Dans le même mouvement, la multiplication des expositions
universelles (à partir de 1855 en France) et coloniales (à partir de 1894 à
Lyon) reconstituent mille et un palais ou rues orientales et, enfin, la
diffusion d’une presse de voyage illustrée à très grand tirage va bientôt
alimenter le tourisme exotique, aux côtés de la carte postale. Le monde est
alors irrigué par d’innombrables images qui suivent aussi l’expansion
coloniale. En parallèle de l’émergence de la photographie, des expositions
fixent ainsi un Orient sensuel et un ailleurs phantasmatique de l’Afrique à
l’Amérique, porté par un art pictural qui se prolonge tout au long du
e
XIX siècle sous de nouvelles formes, avec son cortège de harems,

d’odalisques offertes, de danseuses exotiques et de peuples « sauvages 13 »,


avec des œuvres majeures, telles Intérieur d’un harem de Théodore
Chassériau, l’Odalisque de Jean-Joseph Benjamin-Constant 14 ou Le Bain
turc d’Ingres. Les grands noms de la peinture se risquent à la représentation
des confins, tels Édouard Manet, William Blake, Jean-Baptiste Debret,
Louis Devedeux, Jean-Léon Gérôme, George Morland et, bien entendu,
Gustave Courbet et Étienne Dinet avec ses multiples Ouled Naïl.
Toutes ces images et œuvres, comme la littérature 15, évoquent ces
ailleurs qui sont mis au service de tous ceux qui n’iront jamais là-bas et ne
connaîtront, par eux-mêmes, ni enfers tropicaux ni paradis terrestres
exotiques. Au même moment, les questions sexuelles s’affirment au cœur
des politiques coloniales, qu’il s’agisse de durcir les législations contre la
multiplication des unions mixtes, de nier ou d’occulter l’existence d’enfants
métis. En Afrique de l’Ouest comme dans la future Indochine pour la
France, dans les Indes britanniques pour les Anglais, en Afrique de l’Est
pour les Italiens, dans les Indes néerlandaises pour les Hollandais et, plus
tardivement, au Congo pour les Belges… Ces biopolitiques ont pour but de
réguler les relations interraciales, tout en limitant ou prohibant toute mixité
sexuelle dans les métropoles coloniales 16.
Dans ce contexte, le marché du sexe tarifé se généralise aux colonies,
alimenté par des prostituées tant en milieu civil (maisons de tolérance et
quartiers réservés) qu’en milieu militaire (bordels militaires de campagne)
dans le cadre de réglementarismes coloniaux qui se fixent sur tous les
territoires et dans toutes les cultures. Tout au long du XIXe siècle, on
commence à trouver, dans les bordels européens, des prostituées (asiatiques,
africaines, maghrébines, antillaises ou sud-américaines) en provenance des
espaces coloniaux de même qu’aux États-Unis les bordels ne sont pas
dépourvus de femmes noires, asiatiques et métisses, malgré les lois
ségrégationnistes. S’il ne s’agit pas d’une présence majeure, c’est toutefois
une constante de la sexualité tarifée.
À Londres, à Berlin, comme à Marseille, à Reims et à Paris, cet
imaginaire s’incarne en des noms mythiques. Le plus célèbre reste Le
Chabanais, ouvert à Paris en 1878, l’année de l’Exposition universelle. Il
proposait à la haute société un salon japonais, des chambres turque,
mauresque et indienne. Au-dessus des portes de celles-ci, un croissant et
une étoile donnaient une touche orientalisante à l’ensemble, et on offrait
aux clients réguliers un petit guide d’inspiration arabe intitulé Secrets
d’alcôves, qui faisait l’article de l’ambiance exotique de chaque chambre.
Mais c’est loin de Paris, à Reims, que l’on trouve le temple absolu de
l’exotisme colonial, influencé par le XIXe siècle orientaliste, avec Le Palais
oriental (1925). L’ensemble évoque un palais saharien par ses moulures, ses
fontaines, ses plantes, ainsi que ses fresques immenses, peuplées de lascives
jeunes femmes exotiques dans des paysages de faune africaine ou dans des
scènes japonisantes, aux imparables cerisiers en fleurs. Ces lupanars de luxe
offrent à leur clientèle un véritable voyage exotico-érotique, du pur
fantasme colonial pour des esprits marqués par les récits des pratiques
amoureuses, dites « raffinées », des Orientales ou des geishas japonaises.
Toute la richesse fantasmatique du harem colonial, à portée de main en
quelque sorte.
C’est à cette époque que les politiques de santé publique – visant à
protéger les populations coloniales des maladies vénériennes, comme ce fut
le cas dans le Raj britannique à partir du XIXe siècle – se mettent en place.
Le modèle occidental de la prostitution réglementée devient alors mondial
avec son statut unique, ses lieux exclusifs d’exercice, sa visite médicale
obligatoire et ses taxes sanitaires. En Asie du Sud-Est, une Japonaise vaudra
toujours beaucoup plus qu’une Annamite, une Chinoise ou une Coréenne.
En Afrique de l’Ouest les femmes du Sénégal sont considérées sans rivales,
comme les Éthiopiennes à l’Est.
Dans le même temps, les colonies deviennent des territoires privilégiés
d’expression de l’homosexualité blanche, comme le montrent les récits
d’écrivains homosexuels tels l’Irlandais Oscar Wilde ou, plus tard, le
Français André Gide. Leurs écrits, nourris de leurs expériences in situ, vont
largement participer à la production et à la diffusion d’un vaste et prolifique
marché d’images homoérotiques, dont certaines flirtent clairement avec la
pédophilie. Cet imaginaire homoérotique questionne les notions de virilité
et de masculinité (hétérosexuelle ou homosexuelle), et construit par
exemple la figure de la domination (homo)sexuelle sur le boy indigène.
Sexualité, prostitution, tolérance et « races » s’entremêlent
inexorablement durant cette période, qui commence en 1830-1840, se
poursuit tout au long du XIXe siècle et s’achève autour de 1920. Elle traverse
les Années folles et les premières mesures de prohibition (dans les empires
comme aux États-Unis face aux ligues morales), alors que s’affirment des
espaces de rencontres structurant l’exercice du désir de l’altérité. Cette
situation aurait pu perdurer, si le premier conflit mondial n’avait été ici,
comme en bien d’autres domaines, le déclencheur d’une nouvelle
dynamique.
Le tournant de la Grande Guerre apparaît comme irréversible, et
nourrira un racisme spécifique qui s’articule aux spectacles ethniques
mettant en scène des « sauvages ». L’éloignement géographique des
colonies perd alors de sa signification : les spectacles ethniques et
coloniaux, les images et la présence de combattants non blancs ainsi que
des prostituées dans les bordels en Europe comme aux États-Unis rendent
désormais proche le lointain. Certes, la sexualité n’a pas été un instrument
de pouvoir uniquement dans les cadres esclavagiste ou colonial : toutes les
sociétés connaissant, de ce point de vue, des processus similaires de
domination sexuelle dont les ravages se prolongent dans notre monde
contemporain 17. Toutefois, aux colonies, cette domination s’est appuyée sur
des systèmes clairement ségrégationnistes, qu’ils aient été légaux ou
sociaux. Ici, la « race » a donc bien constitué le cœur de l’organisation de
l’ordre sexuel et de ses représentations.

1. Ce texte de synthèse reprend et développe l’introduction de l’ouvrage de Pascal Blanchard,


Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Christelle Taraud, Dominic Thomas (dir.), Sexe, race &
colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours, Paris, La Découverte, 2018.
2. Ann Laura Stoler, La Chair de l’Empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime
colonial, Paris, La Découverte, 2013.
3. Christelle Taraud, Femmes orientales dans la photographie coloniale, 1860-1910, Paris,
Albin Michel, 2003.
4. Nicolas Bancel, Thomas David, Dominic Thomas (dir.), L’Invention de la race. Des
représentations scientifiques aux exhibitions populaires, Paris, La Découverte, 2014.
5. Myriam Cottias, « La séduction coloniale. Damnation et stratégie des femmes antillaises
(XVIIe-XIXe) », in Cécile Dauphin, Arlette Farge (dir.), Séduction et sociétés. Approches
historiques, Paris, Seuil, 2001.
6. Christelle Taraud, La Prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962), Paris,
Payot, 2009 [2003].
7. Leïla Slimani, Sexe et mensonges. La vie sexuelle au Maroc, Paris, Les Arènes, 2017.
8. Christelle Taraud, « Le rêve masculin de femmes dominées et soumises », in Driss El
Yazami, Yvan Gastaut, Naïma Yahi (dir.), Générations. Un siècle d’histoire culturelle des
Maghrébins en France, Paris, Gallimard/Génériques/CNHI, 2009.
9. Yvonne Knibiehler, Régine Goutalier, La Femme au temps des colonies, Paris, Stock, 1985.
10. Claude-Olivier Doron, L’Homme altéré. Races et dégénérescence (XVIIe-XIXe siècles),
Ceyzérieu, Champ Vallon, 2016.
11. Paul Gilroy, Against Race: Imagining Political Culture Beyond the Color Line,
Cambridge, Harvard University Press, 2000.
12. Frederick Cooper, Colonialism in Question: Theory, Knowledge, History, Berkeley/Los
Angeles, University of California Press, 2005.
13. Leslie Peirce, The Imperial Harem: Women and Sovereignty in the Ottoman Empire,
Oxford, Oxford University Press, 1993.
14. Nathalie Bondil (dir.), Benjamin-Constant. Merveilles et mirages de l’orientalisme, Paris,
Hazan, 2014.
15. Jennifer Yee, Clichés de la femme exotique. Un regard sur la littérature coloniale
française entre 1871 et 1914, Paris, L’Harmattan, 2000.
16. François Guillemot, Agathe Larcher-Goscha (dir.), La Colonisation des corps. De
l’Indochine au Viet Nam, Paris, Vendémiaire, 2014.
17. Elsa Dorlin, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation
française, Paris, La Découverte, 2009.
Idéologies impériales dans
le Second Empire
Christina Carroll

Le 29 avril 1865, l’empereur Napoléon III quitte Paris pour un voyage


très médiatisé en Algérie. Il débarque le 3 mai à Alger, où il prononce un
discours devant une foule composée en grande partie de colons français 1.
Ce discours fait l’éloge des colons et laisse entendre que l’Algérie
deviendra un jour leur patrie. Il souligne également la centralité de la
population indigène dans le projet impérial français et suggère que les
revendications françaises sur l’Algérie reposent sur la garantie de leur
bonheur par la France. Son discours cherche donc à équilibrer les intérêts
des colons et les droits des autochtones, en présentant les colons comme des
alliés dans la tentative du gouvernement d’assurer la prospérité des peuples
autochtones conquis.
L’objectif de Napoléon III de définir les rôles respectifs des colons et
des autochtones en Algérie faisait partie d’un projet plus large, visant à
repenser le territoire et ses relations avec la France 2. Ce projet était né en
partie de conflits de longue date entre l’administration française, la
population coloniale et les autochtones algériens concernant leur position
sociale sur le territoire, leurs droits légaux respectifs et la nature des
institutions censées les administrer. Mais il était aussi motivé par le désir de
Napoléon III de redessiner l’image du Second Empire.
Tout au long des années 1850, Napoléon III avait promu l’Empire
comme un programme politique capable de combiner les principes
révolutionnaires avec le besoin de sécurité et de stabilité en France, tout en
étendant ce qu’il appelait la « politique de la nationalité » à ses voisins
européens 3. Mais à la fin de la décennie, face à la frustration croissante de
la population à l’égard de la politique intérieure et étrangère de la France, il
se met à chercher des moyens de remodeler le Second Empire, d’affirmer
son importance et d’assurer sa popularité d’une nouvelle manière. À partir
des années 1860, il commence donc à utiliser le langage de la politique
expansionniste.
Cette adhésion à l’expansionnisme n’était pas simplement théorique ;
dans les années 1860, Napoléon III commença également à chercher des
moyens d’accroître la taille de l’empire qu’il dirigeait. Au Mexique, il
s’ingéniait à créer un empire « latin » qui serait l’allié de la France dans les
Amériques 4. Il espérait aussi remodeler le Second Empire à la fois comme
un programme de politique intérieure et comme un « empire
méditerranéen » multinational, à l’image de la Rome antique, en renforçant
l’influence française dans l’Empire ottoman et en redéfinissant l’Algérie
comme un royaume arabe afin qu’elle puisse servir de modèle à cet empire
méditerranéen rêvé.
Pendant une grande partie du XIXe siècle, l’Empire a fonctionné comme
une catégorie complexe et contestée dans la politique et la pensée
françaises. Il pouvait aussi bien désigner un système politique au sein de la
France continentale qu’une vision de la domination française à travers
l’Europe, ou encore la structure étatique utilisée pour gouverner les
territoires conquis outre-mer. Et il pouvait également évoquer le souvenir de
l’expansion monarchique en Amérique du Nord ou de l’expansion
bonapartiste sur le continent, ainsi que le spectre de l’unification allemande
ou de la conquête britannique d’outre-mer 5. Le sens de la relation de
l’Empire avec le républicanisme, le bonapartisme, l’identité nationale
française et l’expansion coloniale était donc à la fois changeant et semé
d’embûches.
Au cours des dernières années du Second Empire, les contradictions
entre les visions intérieure et extérieure de l’Empire allaient apparaître dans
une série de débats sur l’invasion française du Mexique et l’organisation
idéale de l’Algérie 6. Ces discussions furent menées par un groupe
relativement restreint de politiciens, d’administrateurs coloniaux, de colons,
d’intellectuels et de pamphlétaires dont les critiques de la politique
gouvernementale exprimaient des conceptions différentes de l’Empire et de
son objectif 7. Mais l’héritage de ces débats allait à son tour contribuer à
façonner une réflexion plus large sur l’expansion coloniale française dans
les premières années de la IIIe République.

La vision impériale de Napoléon III : la définition


de l’Empire français

Dès le début de son règne, Napoléon III cherche à donner au Second


Empire une assise théorique afin de le légitimer politiquement. Selon lui,
celui-ci suivrait l’héritage bonapartiste de la paix intérieure en interdisant
les partis politiques dissidents, même s’il étendait le suffrage. Sans ces
partis, les élections ne seraient plus source de division, et la population se
rassemblerait pour voter sur les plébiscites de l’empereur. Si Napoléon III
s’inspire de Napoléon Ier pour définir le Second Empire sur le plan intérieur,
sa tentative d’articuler la position, l’identité et le but de l’Empire sur la
scène internationale est plus compliquée.
Au cours des premières années, deux objectifs interdépendants sont à
l’origine de ce processus de structuration : il veut restaurer la position de la
France en Europe et assurer le prestige international de son empire. Il atteint
ces objectifs de deux manières contradictoires. D’une part, il rassure ses
sujets et ses voisins en leur affirmant qu’il ne tentera pas de dominer
l’Europe. D’autre part, il s’efforce de restaurer le mythe de la grandeur
impériale française – un mythe largement fondé sur les prouesses militaires
de Napoléon Ier. Il résout ces contradictions en positionnant l’Empire
français comme le défenseur des nationalités en Europe, et dans cette vision
l’Empire représentait donc surtout un panachage de politiques libérales et
répressives au sein de la France métropolitaine, ainsi qu’un programme de
politique étrangère fondé sur une conception messianique de la place de la
France dans le monde.
Au début des années 1860, le Second Empire entre dans une période de
transition politique. La première décennie du règne de Napoléon III avait
été marquée par la prospérité économique, le succès des guerres
européennes et un contrôle autoritaire. Mais à la fin de cette décennie, le
coût des guerres menées par la France en Italie avait affaibli l’économie et
des mouvements d’opposition avaient émergé. En réaction, Napoléon III
commence à envisager des identités différentes pour l’Empire français. Il
cherche de nouveaux moyens d’assurer sa gloire à l’étranger et d’apaiser les
dissidents à l’intérieur du pays, tout en affrontant la concurrence
internationale croissante de l’Angleterre et de la Prusse, et décide d’étendre
l’influence internationale de l’Empire français – non pas en Europe, mais
outre-mer.
L’exemple le plus notoire des efforts de Napoléon III pour étendre
l’influence française à l’étranger est sa tentative manquée de faire
couronner Ferdinand Maximilien empereur du Mexique. En 1862, la France
entre ainsi au Mexique dans le cadre d’une coalition comprenant
l’Angleterre et l’Espagne. Officiellement, les puissances réagissaient à la
fois à la décision du président Benito Juárez de suspendre le paiement des
dettes étrangères pendant deux ans et aux menaces pesant sur la sécurité de
leurs citoyens. L’entreprise rencontre des difficultés dès le début ; les
puissances de la coalition sont en désaccord sur les objectifs et les moyens
de l’expédition, et l’armée rencontre plus de résistance que prévu. Les
Français parviennent à créer un gouvernement provisoire qui, à son tour,
organise des élections, laissant croire que le peuple mexicain a choisi
Ferdinand Maximilien, mais celui-ci ne bénéficie que d’un faible soutien
local. Dans le même temps, l’opposition à l’expédition en France ne cesse
de croître. En réponse à ces difficultés, Napoléon III commence à retirer les
troupes françaises. Sans le soutien français, le régime s’effondre et
Ferdinand Maximilien est exécuté par les forces républicaines mexicaines.
Les déclarations publiques de Napoléon III sur le Mexique font écho à
celles faites lors des conflits précédents. Il continue à utiliser le langage de
la nationalité, positionnant la France comme le défenseur de la nation
mexicaine, voué à protéger le peuple mexicain contre son gouvernement
républicain et les prédations de son voisin du Nord 8. Mais Napoléon III et
ses ministres décrivent également le rôle du Second Empire au Mexique de
manière nouvelle. En fait, ils se servent de l’intervention de la France au
Mexique pour redéfinir le but et la fonction de l’Empire, tant au Mexique
qu’en France. Cette nouvelle conception de l’Empire était controversée,
notamment parce que le Mexique était la première invasion étrangère
entreprise après que Napoléon III eut assoupli les lois sur la presse. Les
débats ayant suivi cet événement révèlent donc les changements plus larges
de la vision de l’Empire au cours des années 1860 en France.
La réflexion sur l’Empire émerge en dialogue avec la pensée raciale du
e
XIX siècle, qui a structuré la compréhension française du Mexique. Au

niveau le plus élémentaire, la plupart des commentateurs français adhèrent à


la logique raciste établie de longue date, selon laquelle l’Europe se trouve
au sommet de la civilisation et que tous les autres peuples, y compris les
Mexicains, lui sont inférieurs 9. Mais la race elle-même est utilisée de
manière contradictoire dans ces débats, reflétant l’instabilité sémantique du
terme 10. Comme l’ont montré Alice Conklin et Carole Reynaud-Paligot,
même si, dans les années 1850, l’étude scientifique de la race commençait à
s’institutionnaliser, les débats sur la classification des races et les
conséquences des différences raciales se poursuivaient 11. Malgré ces
désaccords, les représentations françaises du Mexique au XIXe siècle étaient
relativement cohérentes, opposant les ressources naturelles du pays aux
représentations de la population mexicaine appauvrie, créant ainsi un récit
qui positionnait le Mexique comme « moins avancé » que l’Europe 12. En
même temps, elles affirmaient que les divisions raciales entre les
communautés européennes et autochtones du Mexique contribuaient aux
conflits politiques.
Napoléon III et ses partisans se sont appuyés sur cette compréhension
du Mexique pour faire valoir que l’Empire était la solution aux problèmes
du pays. Ils affirmaient que l’Empire permettrait de remédier non seulement
aux divisions politiques du Mexique – comme il l’avait fait en France –,
mais aussi à la division raciale qui les sous-tendait 13. Napoléon III soutenait
également que l’Empire aurait un effet « civilisateur » sur le Mexique – une
idée inspirée de la théorie raciale de Saint-Simon, selon laquelle les
Européens étaient les plus avancés et que les relations impériales pouvaient
amener les peuples « arriérés » dans le présent historique 14.
Napoléon III et ses partisans utilisèrent également l’expédition
mexicaine pour proposer une nouvelle identité au Second Empire. Celle-ci
s’appuie sur un discours d’unité latine, ou latinité, pour justifier l’invasion
mexicaine et revendiquer un rôle nouveau et plus important pour le Second
Empire lui-même. Selon cette vision en pleine évolution, le Second Empire
était une puissance mondiale destinée à diriger tous les « peuples latins »
dans la mesure où il était doté d’un système politique prêt à être exporté
dans le monde entier. Le Second Empire n’exercerait pas de contrôle direct
sur les pays latins et ne porterait pas atteinte à leur souveraineté nationale.
Implicitement, cependant, cette vision donnait au Second Empire une raison
d’interférer avec les gouvernements des autres pays latins si Napoléon III
décidait que ces gouvernements n’agissaient pas dans le meilleur intérêt de
leurs nations.
Cette perception du Second Empire s’appuyait à la fois sur l’héritage de
Rome et sur la vision expansionniste de Napoléon Bonaparte 15. D’une part,
on imaginait que les « nations latines » – héritières de Rome – se
réuniraient dans un nouveau système fédératif ou néo-impérial, dirigé par la
France, qui restaurerait la grandeur des peuples latins. D’autre part, on
positionnait le Second Empire comme un gouvernement modèle inspirant,
capable d’unifier pacifiquement les voisins nationaux que le premier empire
napoléonien avait tenté de conquérir. Cette vision de l’Empire fut très
controversée et donna lieu à une série de débats sur l’objectif et la
conception de l’Empire, tant en France qu’au Mexique.

L’Empire et l’Algérie : le royaume arabe

En Algérie aussi, Napoléon III invoque à la fois l’héritage de Rome et le


souvenir de la grandeur napoléonienne dans une tentative de faire passer le
Second Empire pour plus grand qu’il n’est. Son intérêt vis-à-vis de
l’Algérie découle de son désir croissant de supplanter la présence de
l’Empire ottoman en Méditerranée occidentale en étendant l’influence
française sur ses territoires 16. Si la France parvenait à contrôler la mer
Méditerranée, pensait Napoléon III, elle pourrait se prémunir contre
l’expansion de l’empire colonial britannique et les ambitions de la Prusse.
C’est donc le même sentiment de concurrence internationale qui anime
l’expédition mexicaine et la réorganisation de l’Algérie.
Pourtant, Napoléon III envisageait l’Empire en Méditerranée et
l’Empire au Mexique en des termes différents. Son modèle d’empire au
Mexique était fondé sur un sentiment d’unité raciale ou civilisationnelle et
sur l’établissement d’un système politique impérial similaire, et non sur le
contrôle politique. En Méditerranée, en revanche, l’empire qu’il imaginait
incorporerait directement divers peuples. Cette distinction accentuait les
tensions entre les conceptions de l’Empire et de la nation qui avaient pesé
sur Napoléon III au Mexique. Comment un empereur voué à libérer les
peuples et à les guider sur la voie de l’autodétermination nationale pouvait-
il justifier la domination, et plus encore la conquête, de peuples non
français ?
Napoléon III a cherché à répondre à cette question en Algérie, qu’il
voulait transformer en un État arabe modèle pour le nouvel empire
méditerranéen qu’il rêvait de bâtir. Cette tentative de restructuration de
l’Algérie a également été influencée par les débats en cours sur le territoire
concernant la relation entre les colons et les Algériens de souche, leurs
positions juridiques respectives et les liens politiques de l’Algérie avec la
métropole 17. Les colons ont longtemps utilisé le langage révolutionnaire de
l’« assimilation » pour protester contre le régime militaire algérien et exiger
d’avoir les mêmes droits et d’être régis par les mêmes lois, d’être gouvernés
par les mêmes institutions politiques et assujettis aux mêmes tarifs que la
métropole. Dès le début, cependant, il était clair que la plupart des colons
ne voulaient pas que cette assimilation légale inclue les Algériens
autochtones – c’est-à-dire la majorité de la population 18.
Dans une lettre publique adressée au gouverneur général d’Algérie,
Napoléon III redéfinit le territoire en déclarant qu’il ne s’agit pas d’une
colonie française, mais d’un royaume arabe – une redéfinition qui résulte,
au moins partiellement, de son engagement dans la « politique de la
nationalité ». À la lumière de la promesse qu’il a faite à un groupe de
dirigeants arabes en 1865, selon laquelle la France n’a pas envahi l’Algérie
« pour détruire la nationalité d’un peuple », il apparaît clairement que
Napoléon III considérait l’Algérie comme un pays peuplé d’Arabes ayant
un sentiment homogène d’identité partagée 19.
En qualifiant l’Algérie de royaume arabe, Napoléon III ne soulignait
pas seulement l’importance de la population arabe sur le territoire, mais
décrivait également l’Algérie comme une nation arabe. En même temps, il
se positionnait comme l’empereur des peuples français et arabe. Cette
formulation proposait de réorienter la compréhension du territoire nord-
africain, sa relation avec la nation française et la position de la France et de
l’Algérie dans l’Empire français.
Selon ce nouveau modèle, l’Empire français était une entité
multinationale, composée de nations distinctes dirigées par une même
administration centrale, et l’Empire désigne à la fois une forme
d’organisation politique intérieure et une manière de rassembler les
différents peuples au-delà de la métropole sous un même organe directeur.
La latinité et les ambitions de Napoléon III de créer un empire
méditerranéen multinational étendent l’influence du Second Empire au-delà
des frontières de la nation française. Au Mexique, Napoléon III positionne
l’Empire comme un projet à la fois national et mondial ; il s’agit d’un
ensemble de politiques intérieures susceptibles de renforcer et de civiliser
les différentes branches d’une même race latine tout en les unissant de
manière informelle. En Algérie, il définit l’Empire comme une formation
politique multinationale qui peut intégrer différents peuples ou races.
Ces visions divergentes du Mexique et de l’Algérie étaient, dans un
certain sens, arbitraires. Le Mexique et l’Algérie incluaient tous deux un
mélange d’Européens et de peuples autochtones. Mais au Mexique,
Napoléon III et ses partisans ont ignoré la population autochtone et ont
classé le pays comme latin, tandis qu’en Algérie, ils ont balayé les colons
européens et les autres groupes autochtones pour qualifier le territoire
d’arabe 20. Bien que l’expédition mexicaine et la réorganisation de l’Algérie
se soient déroulées à peu près au même moment, Napoléon III les a
exploitées pour articuler des visions distinctes, quoique se recoupant, de
l’Empire français – et tout aussi controversées.

L’opposition au royaume arabe


L’affirmation de Napoléon III selon laquelle l’Algérie n’est « pas une
colonie » mais un royaume arabe suscite particulièrement la colère des
colons qui s’y sont installés depuis sa conquête. Selon de nombreux colons,
en qualifiant l’Algérie de royaume arabe, l’empereur abolit les différences
entre les colons et les colonisés et englobe les Européens dans la population
autochtone. Pour eux, la redéfinition par Napoléon III de la relation de
l’Algérie avec la France revenait à abandonner le projet civilisationnel de la
nation.
L’opposition bien ancrée des colons et de nombreux membres de
l’administration coloniale conduit Napoléon III à modifier ses idées en
1865. Même s’il continue à insister sur le fait que le territoire est un
royaume arabe, il transforme les implications du terme en affirmant que
l’Algérie est également une colonie et un camp, et que le royaume arabe ne
suppose plus que les Arabes d’Algérie constituent leur propre nation. Au
lieu de promettre de préserver la nationalité arabe, il indique que les
Français peuvent la supprimer tant qu’ils tentent de « civiliser » et
d’« améliorer » le peuple arabe. Il propose donc des mesures actives pour
assimiler la population autochtone dans la nation française et attacher plus
fermement tous les Algériens natifs à l’État français. Cette vision modifiée
de l’avenir de l’Algérie fait également disparaître la distinction établie en
1863 par Napoléon III entre « nation » et « empire ». L’Empire français
devient de nouveau indissociable de la nation française : il ne représente
qu’une manière de gouverner la France. L’Algérie devient une anomalie
temporaire aux frontières de la nation, vouée à se confondre avec elle.

L’héritage impérial de Napoléon III dans la France


républicaine

En 1865, au milieu de ces débats, le Sénat adopte une loi qui accorde
aux communautés autochtones d’Algérie la nationalité française tout en leur
refusant la citoyenneté 21. D’un côté, cette loi accorde pour la première fois
un statut officiel aux autochtones algériens 22. De l’autre, elle ouvre une voie
officielle très étroite pour l’obtention de la citoyenneté française. En même
temps, la loi marque un tournant définitif par rapport à l’idée que l’Algérie
est une nation arabe et n’accorde aux autochtones que peu de sécurité
supplémentaire en échange, voire aucune. Napoléon III reste au pouvoir en
France durant cinq années supplémentaires, mais après 1865 il se détourne
de plus en plus de l’Algérie, et ses rêves de bâtir un nouveau style d’empire
français disparaissent également, notamment après le renversement de
Ferdinand Maximilien au Mexique. À la fin des années 1860, son
« empire » redevient une affaire essentiellement intérieure.
Les réformes initialement proposées par Napoléon III ont donc fait long
feu en Algérie, tout comme son expédition militaire a échoué au Mexique.
Le royaume arabe n’a pas, en définitive, protégé et renforcé une nation
arabe. Comme au Mexique, la tentative de Napoléon III de remodeler
l’Empire français s’est effondrée face à la résistance locale sur le terrain.
Ces échecs se répercutent sur la métropole ; l’expédition mexicaine, en
particulier, contribue à discréditer l’empire bonapartiste dans le pays.
Ils ont néanmoins eu des effets importants : l’émergence d’un consensus
selon lequel l’empire colonial – et en particulier le colonialisme de
peuplement – pouvait et devait être un projet républicain. Sa recherche de la
latinité et d’un empire méditerranéen était née des contradictions ou des
tensions encore irrésolues des conceptions de l’empire, de la nation, du
territoire d’outre-mer et de la citoyenneté au XIXe siècle. Ces tensions
permanentes allaient également façonner les tentatives républicaines
postnapoléoniennes d’expliquer et de justifier l’expansion du territoire
français d’outre-mer dans les années 1870 et 1880 – et elles allaient être
compliquées par l’héritage dérangeant de Napoléon III lui-même.
1. Ce texte, traduit de l’anglais, est issu de l’article de Christina Carroll, « Imperial Ideologies
in the Second Empire: The Mexican Expedition and the “Royaume arabe” », French
Historical Studies, volume 42, no 1, février 2019. Copyright 2019, Society for French
Historical Studies. Tous droits réservés. Réédité avec l’autorisation de l’éditeur.
2. Benjamin Brower, A Desert Named Peace: The Violence of France’s Empire in the
Algerian Sahara, 1844-1902, New York, Columbia University Press, 2009.
3. Napoléon III, « Discours d’ouverture de la session législative de 1868 », in Œuvres de
Napoléon III, Paris, Plon, 1869.
4. Michele Cunningham, Mexico and the Foreign Policy of Napoléon III, New York,
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5. Sudhir Hazareesingh, « Napoleonic Memory in Nineteenth-Century France: The Making of
a Liberal Legend », MLN, volume 120, no 4, 2005.
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Monarchy, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1971.
7. Kristine Ibsen, Maximilian, Mexico, and the Invention of Empire, Nashville, Vanderbilt
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l’Empereur Napoléon III, Paris, Plon, 1868.
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10. Patricia Lorcin, Imperial Identities: Stereotyping, Prejudice, and Race in Colonial
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11. Alice Conklin, In the Museum of Man: Race, Anthropology, and Empire in France, 1850-
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et l’intervention française, Paris, L’Harmattan, 2008.
13. Nancy Barker, The French Experience in Mexico, 1821-1861: A History of Constant
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15. Patricia Lorcin, « Rome and France in Africa: Recovering Colonial Algeria’s Latin Past »,
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16. Gaël Nofri, Napoléon III, visionnaire de l’Europe des nations, Paris, Guibert, 2010.
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20. David Prochaska, Making Algeria French: Colonialism in Bône, 1870-1920, New York,
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21. Charles-Robert Ageron, L’Algérie algérienne. De Napoléon III à de Gaulle, Paris,
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22. Laure Blévis, « La citoyenneté française au miroir de la colonisation. Étude des demandes
de naturalisation des “sujets français” en Algérie coloniale », Genèses, no 53, 2003.
Les débuts de la conquête
de l’Indochine (1858-1873)
Pierre Brocheux et Daniel Hémery

L’intervention militaire au Vietnam (Viêt-Nam), décidée par


Napoléon III malgré l’hostilité de ses ministres, à la mi-juillet 1857 et à
laquelle l’Espagne se joint en décembre par l’envoi d’un corps de l’armée
des Philippines, a été une opération annexe de l’expédition de Chine 1. Les
instructions de l’amiral Rigault de Genouilly sont fort « élastiques 2 » :
prendre un gage territorial, le port de Tourane (Da Nang), négocier un traité
de protectorat ou, à défaut, un traité « inégal », semblable à ceux que
l’Angleterre impose le 27 juin 1858 à la Chine et le 9 octobre au Japon.
C’est un corps expéditionnaire restreint – quatorze navires, deux mille
soldats de marine, un demi-millier d’Espagnols soutenus par quelques
centaines de Tagals – qui s’empare de Tourane le 31 août 1858. Les moyens
manquent pour attaquer Huê et la population ne se soulève pas comme le
prédisaient certains missionnaires, tandis que le choléra décime les unités.
Le gouvernement de Huê refuse de négocier et ses troupes résistent
efficacement.
L’état-major français décide alors de frapper à Saigon, accessible aux
navires de mer, à la différence de Huê, dans ce que l’on appelle à l’époque
la Basse-Cochinchine, source essentielle de l’approvisionnement en riz du
Centre. Il s’agit en somme d’organiser le blocus du riz. La ville est prise le
17 février 1859, mais la poursuite de la guerre avec la Chine contraint à
évacuer Tourane (23 mars 1860) et à ne laisser au Sud qu’un faible corps
franco-espagnol d’un peu moins de mille hommes qui résiste difficilement
aux attaques de douze mille soldats vietnamiens renforcés par des troupes
levées dans les colonies militaires (don dien) du delta. Saigon et son annexe
chinoise, Cholon, sont investies une année durant par les puissantes lignes
fortifiées de Chi Hoa, appuyées sur un système de défense d’environ douze
kilomètres barrant toutes les voies fluviales, qu’a fait construire l’habile
maréchal Nguyen Tri Phuong.
C’est la signature de la paix avec la Chine (traité de Pékin, 29 octobre
1860) et la fin de la guerre d’Italie qui donnent à l’amiral Léonard Victor
Charner les moyens nécessaires pour lever le blocus de Saigon. Les lignes
de Chi Hoa sont enlevées les 24 et 25 février 1861, My Tho, clé stratégique
du delta et du Cambodge, est prise le 13 avril et la conquête de l’intérieur
par les canonnières françaises commence. Le même mois, les capitales
provinciales Ba Ria, Bien Hoa, Vinh Long tombent. Divisée entre réalistes,
partisans d’une stratégie « siamoise » qui permettrait en négociant de
gagner du temps et de moderniser le pays, et intransigeants, la cour de Huê,
gênée par l’interruption des expéditions de riz du Sud et par l’importante
révolte du catholique Ta Van Phong (Lê Zuy Phung) au nom des Lê dans le
delta du fleuve Rouge, doit choisir entre ses adversaires. Elle se résigne
finalement à signer le traité du 5 juin 1862 (traité de Saigon) qui cède à la
France les trois provinces orientales du Sud (Dinh Tuong ou My Tho, Gia
Dinh et Bien Hoa) ainsi que l’archipel de Poulo Condore, prévoit
l’ouverture au commerce de Ba Cat, de Quang Yen au Tonkin et de
Tourane, le paiement d’une indemnité de quatre millions de dollars et qui
proclame la liberté religieuse dans l’Empire. Le Dai Nam abandonne sa
suzeraineté sur le Cambodge. L’Espagne n’a obtenu qu’un dédommagement
monétaire.
L’annexion des provinces occidentales de la Cochinchine (Vinh Long,
An Giang ou Chau Doc) et Ha Tien est la suite logique de cette première
étape. En 1863, rien n’est en effet encore définitif. Dans les provinces
occupées s’est organisée avec l’appui occulte de Huê dès le 22 juin 1863
(attaque de Go Cong) une active guérilla, dans les marais de l’Ouest, les
mangroves littorales et en bordure de la plaine des Joncs, parmi les paysans
et les lettrés sous la direction d’un jeune chef de don dien, Truong Cong
Dinh. Affaiblie par sa mort en août 1864, elle rebondit au début de 1866
dans les provinces de l’Ouest 3.
Par ailleurs, pour l’empereur Tú Dúc, le traité de Saigon n’a été qu’un
repli tactique. Une ambassade vietnamienne, conduite par le remarquable
mandarin Phan Thanh Gian, tente en 1863 de négocier avec Paris le rachat
des provinces perdues en exploitant la méfiance à l’égard des guerres
coloniales qui se fait jour dans la bourgeoisie libérale effrayée par le coût de
la conquête (cent quarante millions). Les propositions vietnamiennes – un
protectorat assez lâche sur l’ensemble du Sud et la cession de Saigon, My
Tho et Cap-Saint-Jacques, soit une version indochinoise du modèle des
treaty ports de Canton et Shanghai – semblent à bien des hommes
politiques plus propices que l’annexion à la pénétration commerciale du Dai
Nam.
C’est aussi le point de vue de Napoléon III et des libre-échangistes.
L’officier de marine Louis Gabriel Galdéric Aubaret, grand admirateur de la
civilisation chinoise, part négocier à Huê et il signe un traité, le 15 juillet
1864, qui prévoit une occupation restreinte mais qui ne sera pas ratifié en
raison de la campagne déchaînée à Paris par le parti colonial en voie de
formation, soutenu par l’opposition républicaine, Adolphe Thiers et Victor
Duruy, et à Saigon par le commerce et la marine qui se sont coalisés en un
Comité de développement industriel et agricole. Pour ces derniers, l’enjeu
de la polémique 4 n’est plus seulement la conquête commerciale de la Chine,
mais se trouve à portée de canon : c’est la vaste réserve de terres à riz du
bas Mékong, immense frontière deltaïque, « nouvelle Algérie » extrême-
orientale.
Au demeurant, la décision de Paris a été anticipée un an auparavant par
la signature, le 11 août 1863, à l’initiative de l’amiral Pierre-Paul de La
Grandière, gouverneur de la Cochinchine, d’un traité de protectorat avec le
roi khmer Norodom, qui, par ailleurs, contesté par la révolte de son demi-
frère Si Votha en juin 1861, peut ainsi espérer compenser le renforcement
de la menace thaïe consécutive à l’affaiblissement du danger vietnamien.
Prise dans une double contradiction, intérieure et extérieure, la cour khmère
n’a guère le choix. Déjà, le précédent souverain, Duang (Ang Duong), avait
cherché l’aide française lors de la visite de la mission Montigny à Kampot
en 1856 5. « Sanctuaire » des guérillas vietnamiennes du Sud, clé du bassin
du Mékong, le Cambodge est fondamental pour la maîtrise du bas fleuve.
Qui entend dominer le sud du Vietnam (Viêt-Nam) doit contrôler le
Cambodge. C’est ce qu’avaient compris dès le XVIIIe siècle les empereurs
vietnamiens qui avaient mis en dépendance tributaire le faible État khmer
dans le but d’affermir leur maîtrise du delta. C’est au fond cette stratégie
« tributaire » que reprennent les autorités françaises, pour lesquelles le
Cambodge peut, en outre, devenir la base d’une éventuelle expansion au
Siam et vers le bassin du Mékong.
Avec l’échec de l’ambassade de Phan Thanh Gian, la non-ratification du
traité Aubaret et le protectorat sur le Cambodge, le sort des dernières
provinces vietnamiennes du Sud (Vinh Long, Chau Doc, Ha Tien) est
scellé. Du 15 au 24 juin 1866, sans préavis, l’amiral Pierre-Paul de La
Grandière annexe, en dépit des réticences du ministère des Affaires
étrangères, mais avec le soutien de Napoléon III, les provinces occidentales
du delta. Le Kinh luoc (commissaire impérial) pour le Sud, Phan Thanh
Gian, cède la mort dans l’âme et se suicide.
Un an plus tard, le 15 juillet 1867, un traité franco-siamois confirme le
protectorat français sur le Cambodge, moyennant la cession au
gouvernement de Bangkok des trois provinces khmères de Battambang,
Sisophon et Siem Réap. Les protestations de Huê, ses maladroites
propositions de compensation se heurtent au refus français. En dépit de la
non-collaboration des lettrés avec le pouvoir français, du vide administratif
ouvert par le départ des mandarins de l’Ouest cochinchinois et de la
résistance des guérillas paysannes, qui, relancées en 1867 par les fils de
Phan Thanh Gian, se prolongent jusqu’en décembre, malgré les
soulèvements de l’achar Sua (1864-1866) et du bonze thaumaturge
Poukombo (juin 1866-décembre 1867) au Cambodge, la colonisation
contrôle désormais le sud de la péninsule.

La pause (1867-1878)

Après 1867, l’expansion indochinoise connaît une rémission qui va


persister jusqu’à l’arrivée au pouvoir, en France, des républicains
opportunistes en 1877. La catastrophe mexicaine, Sadowa, Sedan, la
Commune, le conflit aigu entre républicains et monarchistes après 1871 :
autant de facteurs qui paralysent la politique coloniale. Pour la France, la
priorité européenne redevient exclusive.
La crise tonkinoise de 1873 éclate dans le prolongement de la grande
exploration du Mékong de 1866-1868. Conduite par deux officiers de
marine, Ernest Doudart de Lagrée et Francis Garnier, l’expédition reconnaît
le cours du Mékong sur deux mille kilomètres – ainsi que celui du Yangzi
sur cinq cents kilomètres –, démontre son impraticabilité comme artère de
pénétration navigable vers la Chine et découvre l’existence de l’importation
de soie, de thé, de textiles au Yunnan par le fleuve Rouge 6. Ainsi va naître
le mythe commercial du Yunnan, si puissant jusqu’à la fin du siècle, bien
que les limites de la navigabilité du fleuve Rouge aient été mises en
évidence par le consul Camille Le Jumeau de Kergaradec à la suite de ses
deux remontées du fleuve en 1876-1877. Dès lors s’impose pour
l’impérialisme français en Asie la nécessité d’obtenir, au moment où
l’Angleterre explore les liaisons terrestres entre la Birmanie et le Yunnan,
un accès privilégié au Tonkin.
Autour de ce projet se constitue un lobby actif associant des hommes
d’affaires français de Chine, en particulier Jean Dupuis, établi en Chine
depuis la seconde guerre de l’opium de 1858-1860, fournisseur d’armes,
aux Impériaux chargés de la répression de l’insurrection musulmane du
Yunnan, et Ernest Millot, ancien président du conseil d’administration de la
concession française de Shanghai, les Missions catholiques, la marine et
l’administration de la Cochinchine. L’occasion d’une intervention militaire
se présente en 1873 lorsque Jean Dupuis, qui a réussi à conduire, en mars,
par le fleuve Rouge jusqu’à Yunnanfu, un convoi d’armes au maréchal
chinois Ma, se trouve bloqué à Hanoi de mai à octobre par les mandarins
vietnamiens avec, cette fois, un chargement de sel. L’objectif de Jean
Dupuis est d’établir, de concert avec ses partenaires chinois, un double flux,
via le fleuve Rouge, de produits européens et de minerais du Yunnan, et
d’ouvrir ainsi ce dernier au commerce européen sous le contrôle de la
France.
Décidé à intervenir, l’amiral Marie Jules Dupré, qui a fait reconnaître en
1872 le delta du fleuve Rouge, saisit l’occasion. Il envoie le 11 octobre
Francis Garnier à Hanoi avec 222 hommes et quatre petits navires,
officiellement pour régler l’affaire Dupuis. Mais il s’agit surtout d’obtenir,
par la négociation ou par la force, un nouveau traité accordant l’ouverture
de la route du fleuve au commerce français, l’annexion de la Cochinchine
occidentale et, éventuellement, un protectorat sur le Tonkin 7. La stratégie de
Marie Jules Dupré vise à l’économie des moyens, comme en 1858, pour
contraindre Huê à capituler. Devant le refus vietnamien de négocier autre
chose que l’évacuation de Jean Dupuis, Francis Garnier, activement
secondé par Mgr Paul-François Puginier, évêque du Tonkin occidental,
choisit l’épreuve de force. Il proclame la liberté de navigation sur le fleuve
Rouge, sous protection française, le 17 novembre 1873, s’empare de la
citadelle de Hanoi le 20 novembre, puis des points stratégiques du delta, et
installe des autorités pro-françaises dans les provinces de Nam Dinh, Ninh
Binh, Hai Duong et Hung Yen.
Pourtant, c’est l’échec. Francis Garnier est tué le 21 décembre 1873 au
pont du Papier par les Pavillons noirs, bandes d’anciens insurgés Taiping
qui s’étaient réfugiés au nord du Vietnam (Viêt-Nam) et que
l’administration vietnamienne a pris à sa solde pour le combattre.
L’apparition, dès 1864, d’un puissant mouvement antichrétien chez les
lettrés (manifestations de candidats lors des concours littéraires, appels au
massacre des chrétiens, « ces Français de l’intérieur », complot du prince
Hong Tap en 1864) culmine en 1874 avec le mouvement Van Than 8.
Des centaines de villages chrétiens sont incendiés au Tonkin et au Nghê
An. À Paris, les réticences l’emportent : il n’est pas question d’occuper le
Tonkin. Les instructions du 8 janvier 1874 enjoignent à Marie Jules Dupré
de reculer. Le lieutenant de vaisseau Paul Philastre, très hostile à l’initiative
de Francis Garnier, signe le 15 mars 1874 un nouveau traité avec le
gouvernement impérial. Accord ambigu. La France évacue le Tonkin,
promet une aide militaire à Huê, qui reconnaît l’abandon des provinces
occidentales de la Cochinchine, accepte l’installation de douanes mixtes, de
concessions et de consulats français, protégés par des garnisons restreintes,
à Hanoi, Ninh Hai près du futur Haiphong et Thi Nai (Binh Dinh), légalise
une fois de plus le christianisme et confie la direction de ses douanes pour
un temps à des Français. Le traité de commerce du 31 août 1874 proclame
la liberté du commerce sur l’axe du fleuve Rouge. Mais, par le traité du
15 mars, le Vietnam (Viêt-Nam) s’est vu reconnaître « son entière
indépendance » (art. 2) – selon Paris, à l’égard de la Chine… – contre un
vague engagement de conformer sa politique extérieure à celle de la France
et la promesse d’une assistance militaire et navale française.
En dépit des concessions de Huê, l’affaire de 1873 est un grave recul
pour les tenants de la colonisation. Le gouvernement monarchiste du duc de
Broglie a liquidé l’expédition Garnier aux moindres frais. La majorité
conservatrice de l’Assemblée nationale, acquise au primat du « patriotisme
continental », est foncièrement hostile à la politique de conquête, d’autant
que celle-ci est grosse d’un conflit avec la Chine. Elle recherche le
compromis en Asie. En 1877, le duc Louis Decazes, ministre des Affaires
étrangères, déclarera que la France a renoncé à tout protectorat sur
l’Annam. Ce dernier bénéficie d’un ultime répit, que la monarchie
confucéenne, provisoirement confortée, mais prisonnière de ses propres
catégories, ne va cependant mettre à profit que d’une manière
traditionaliste 9. Pourtant, le traité de 1874 comportait plusieurs virtualités
qui ne se réaliseront pas.
Tout d’abord celle de l’établissement entre la France et le Dai Nam
d’une relation de dépendance non coloniale, proche du « rapport inégal
dans l’indépendance » que l’Angleterre était en train de nouer avec le Siam
et la Chine. En second lieu, celle d’un ultime répit pour le gouvernement de
Huê, que Tú Dúc et son entourage, désormais davantage ouverts aux idées
réformistes, ont probablement espéré mettre à profit pour procéder, avec
l’aide technique française, à une modernisation limitée de l’Empire sur le
mode du yangwu yundong chinois (mouvement d’auto-renforcement). Ils
sont cependant gênés par l’écho chez les lettrés de la subversion
antichrétienne des Van Than et de leur refus radical de toute conciliation
avec l’étranger. De plus, la cour n’a jamais imaginé ses relations avec la
France autrement que dans les termes d’une vague allégeance tributaire.
Dès lors, l’application du traité de 1874 ne peut que donner lieu à de
multiples incidents. Huê, où les tenants d’une résistance traditionaliste
redeviennent vite dominants, accumule les entraves au développement du
commerce étranger à Haiphong et resserre ses liens tributaires avec la
Chine. En 1876 et 1880, la cour dépêche des ambassades porteuses du
tribut, non plus dans la ville frontière de Nan Ning comme à l’accoutumée,
mais à Pékin, et sollicite en 1878 l’aide militaire chinoise contre le
brigandage au Tonkin. La conjonction du poids des catégories politiques
dominantes dans la société vietnamienne et des événements a sans doute, à
ce moment précis, écarté la possibilité d’une non-colonisation du Dai Nam
impérial. La brève rencontre de l’élite bureaucratique vietnamienne avec la
« modernité » européenne est venue trop tard.

La montée de l’idée coloniale

C’est néanmoins au cours de cette phase de rémission que s’engage en


France le débat décisif qui va déboucher sur la brusque accélération, à partir
de 1878, de la politique d’expansion coloniale hors de laquelle l’annexion
de l’ensemble de la péninsule indochinoise n’était pas concevable. Avec la
réorganisation de l’idéologie nationale autour de l’idée coloniale, la
doctrine impérialiste française achève de se constituer. Après 1871, en effet,
la colonisation passe peu à peu au centre de la vision collective du devenir
national. Le « colonialisme » – le terme entre, semble-t-il, dans le
vocabulaire politique en 1895 sous la plume d’un farouche adversaire de
l’expansion outre-mer, l’économiste libéral Gustave de Molinari – fait son
apparition sous la forme d’un vaste mouvement de pensée qui articule
étroitement le fonctionnement global de la société française, l’avenir de la
nation et le développement colonial.
Nouvelle donne historique, chance d’une revanche sur les désastres de
l’histoire récente, le projet colonial, même s’il va diviser profondément
l’opinion, acquiert une capacité de mobilisation collective sans précédent,
largement portée par le mouvement scientifique, par nombre d’institutions
savantes telles que le Muséum national d’histoire naturelle ou l’influente
Société nationale d’acclimatation fondée en 1854, et plus particulièrement
par le mouvement géographique. En dix ans, après 1871, une dizaine de
sociétés de géographie se constituent sur le modèle de la Société de
géographie de Paris, qui s’est ralliée dans les années 1860 à l’expansion
coloniale sous l’impulsion de son puissant secrétaire général Charles
Maunoir, et qui compte 2 473 membres en 1885. L’une des plus actives est
la Société de géographie de Lyon, créée en 1873. Les représentants des
milieux d’affaires y adhèrent et leur participation conduit ces sociétés à se
doubler de sociétés de géographie commerciales destinées à stimuler la
prospection de nouveaux débouchés, telle la Société commerciale de
géographie de Paris, qui choisit en 1878 comme vice-président le docteur
Jules Harmand, ancien compagnon de Francis Garnier au Tonkin. En
gestation avant 1870, lobbies et cercles intellectuels expansionnistes se
constituent en un réseau enchevêtré, en connexion serrée avec les milieux
de la politique et des affaires.
Dans le grand débat colonial des années 1873-1880, l’Indochine va
occuper une place centrale 10. Plus que toute autre aire d’expansion virtuelle,
elle condense en effet l’ensemble des données de la problématique coloniale
et l’on ne saurait trop souligner l’importance décisive qu’a eue pour l’avenir
de l’impérialisme colonial français l’enjeu indochinois dans les années
1880, comme d’ailleurs soixante-cinq ans plus tard, au crépuscule de
l’Empire. Si la mise en dépendance de ce qui reste du Vietnam (Viêt-Nam)
va susciter les plus violentes oppositions en métropole, notamment lors de
la grande crise indochinoise de la politique française de 1885, c’est leur
échec qui donnera sa véritable chance au projet colonial français.
Cet échec s’est préparé dans la décennie précédente, par une préalable
prise de possession scientifique. Missionnaires, officiers, journalistes,
voyageurs et explorateurs, tels Jules Harmand au cours de ses cinq voyages
dans le bassin du Mékong de 1875 à 1877, construisent peu à peu un
imaginaire géopolitique, « inventent » l’Indochine, terme neuf dont l’ancien
trait d’union médian va s’élider trois décennies plus tard, territoire imaginé
d’un domaine colonial possible à partir de ce qui n’était qu’une zone
géographique mal connue. Francis Garnier est particulièrement actif.
Il publie en 1873 le Voyage d’exploration en Indochine, remarquable
compte rendu de l’exploration du Mékong de 1866 à 1868, qui connaît un
grand succès, sans compter six articles et brochures de 1871 à 1874 sur le
thème de la nécessaire pénétration commerciale en Chine centrale. Les
notes de voyage qu’il a rapportées au début de 1873 de son voyage au
Sichuan, De Paris au Tibet, paraîtront en 1882. L’activité littéraire de Jean
Dupuis n’est pas inférieure : quatorze articles et six livres de 1874 à 1886.
La Société de géographie de Paris l’entend, en 1877, dénoncer l’inertie de
la politique française dans l’empire d’Annam. Une Société académique
indochinoise se constitue pour promouvoir les études sur l’« Inde
transgange 11 » et les récits plus ou moins romancés sur la péninsule se
multiplient.
Non seulement l’Indochine s’insère dans la nouvelle texture de l’idée
nationale, mais elle devient l’une des priorités de la politique extérieure de
la IIIe République naissante, comme le montre l’option impérialiste du
journal de Gambetta, La République française, lors de l’expédition Garnier.
La campagne de ceux que l’on appellera les « Tonkinois » fait alors sa
jonction avec le « nationalisme d’expression mondiale » des républicains
opportunistes. Prolongé par les écrits de Jules Harmand, du gendre de Paul
Bert, Joseph Chailley-Bert, de Jules Ferry, de Jean-Marie de Lanessan
surtout, de Paul Doumer, d’Albert Sarraut 12 et de bien d’autres, cet intérêt
pour les affaires indochinoises va demeurer pour longtemps au cœur de la
réflexion coloniale française.

1. Ce texte est issu du chapitre 1 de l’ouvrage de Pierre Brocheux et Daniel Hémery, « Le


moment colonial : la formation de l’Indochine française (1858-1897) », in Pierre Brocheux,
Daniel Hémery, Indochine, la colonisation ambiguë. 1858-1954, Paris, La Découverte, 2001.
2. Georges Taboulet, La Geste française en Indochine, Paris, Maisonneuve et Larose, 1956.
3. Philippe Devillers, « Au Sud-Vietnam, il y a cent ans », France-Asie, hiver 1965-1966.
4. M. H. Abel (pseudonyme de l’amiral Louis Rieunier), Solution pratique de la question de
Cochinchine ou fondation de la politique française en Extrême-Orient et La Question de
Cochinchine au point de vue des intérêts français, Paris, 1864 ; Francis Garnier (sous le
pseudonyme de C. Francis), La Cochinchine française en 1864 et De la colonisation de la
Cochinchine, Paris, 1865.
5. Pierre Lamant, « Les prémices des relations politiques entre le Cambodge et la France vers
le milieu du XIXe siècle », Revue française d’histoire d’outre-mer, no 267, 1985.
6. Léon Garnier, Voyage d’exploration en Indo-Chine effectué pendant les années 1866, 1867,
1868 par une commission française présidée par M. le capitaine de frégate Doudart de Lagrée
et publié par les ordres du ministre de la Marine…, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1873 ;
Milton E. Osborne, River Road to China: The Mekong River Expedition, 1866-1873, Londres,
Travel Book Club, 1977 ; Jacques Valette, « L’expédition du Mékong (1866-1868) à travers les
témoignages de quelques-uns de ses membres », Revue historique, no 502, avril-juin 1972 ;
Jean-Pierre Gomane, « La mission Doudart de Lagrée-Francis Garnier (1866-1868) », doctorat
d’histoire, université Paris 7, 1976 ; Francis Garnier, Voyage d’exploration en Indochine, choix
de textes, Paris, La Découverte, 1985.
7. Jaques Valette, « Les relations politiques entre la France et le Vietnam de 1867 à 1875 »,
doctorat d’histoire, université de Poitiers, 1971.
8. Yoshiharu Tsuboï, L’Empire vietnamien face à la France et à la Chine, Paris, L’Harmattan,
1987 ; Mark W. McLeod, The Vietnamese Response to French Intervention, 1862-1874,
Westport, Praeger, 1991.
9. Mark W. McLeod, op. cit.
10. Jacques Valette, « L’expédition de Francis Garnier au Tonkin », Revue d’histoire moderne
et contemporaine, volume 16, no 2, avril-juin 1969 ; Dominique Lejeune, Les Sociétés de
géographie en France et l’expansion coloniale au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1993.
11. Agnes Murphy, The Ideology of French Imperialism, 1871-1881, New York, Fertig, 1968
[1948].
12. Jules Harmand, L’Indo-Chine française. Politique et administration (conférence faite à
l’Association républicaine du centenaire de 1789), Paris, Imprimerie C. Pariset, 1887 ; Jules
Harmand, Domination et colonisation, Paris, Flammarion, 1910 ; Joseph Chailley-Bert, La
Colonisation de l’Indochine. L’expérience anglaise, Paris, Colin & Cie, 1892 ; Jules Ferry, Le
Tonkin et la mère patrie. Témoignages et documents, Paris, Victor Havard éditeur, 1890.
La question coloniale et la pensée
économique libérale française
(1830-1914)
Alain Clément

La période 1870-1914 marque l’apogée de l’empire colonial français 1.


Mais c’est surtout dès 1880 que cette expansion coloniale devient effective,
avec la conversion des républicains à cette entreprise, incarnée notamment à
la tête de l’État par Jules Ferry et sa volonté affirmée et cohérente 2. Sur le
plan politique, la majorité des républicains soutient la conquête
algérienne 3 ; chez les hommes de lettres, à l’instar d’Alphonse de
Lamartine ou d’Honoré de Balzac, on demeure favorable à cette expansion,
même si cette adhésion est assortie de critiques contre la violence coloniale.
De même, sous le Second Empire, les saint-simoniens soutiennent vivement
la colonisation de l’Algérie impulsée par Napoléon III.
Pourtant, dès les premières décennies du XIXe siècle, des esprits majeurs
de l’époque avaient pris fait et cause contre la poursuite de la colonisation ;
c’est le cas de Benjamin Constant, qui, dans un texte de 1814, De l’esprit de
conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation
européenne, mena une attaque violente contre les politiques
expansionnistes.
Mais avec la conquête de l’Algérie, notamment, on assiste à une
« volte-face » des libéraux en France 4. C’est le cas en particulier d’Alexis
de Tocqueville, qui, dans De la démocratie en Amérique (1835) et ses
Lettres sur l’Algérie (1837), milite pour l’expansion impériale et, surtout,
pour une assimilation complète des Algériens dans la société et la vie
politique françaises. Le fait colonial a ensuite de nombreux et ardents
partisans dans les milieux politiques, intellectuels et industriels de la France
du Second Empire. Cette position colonialiste va davantage s’épanouir dans
les premières années de la IIIe République, se matérialisant notamment par
l’existence du parti colonialiste. C’est à cette époque que se construit une
vraie doctrine de l’impérialisme français 5, un « esprit économique
impérial 6 ».
Les libéraux français au XIXe siècle constituent un ensemble assez
hétérogène et on ne peut parler d’un corpus théorique homogène tant les
doctrines des uns et des autres ont varié et se sont opposées sur différents
points. Cependant, il existe un thème commun à tous les libéraux de cette
période : la défense du libre-échange. Les économistes libéraux sont assez
partagés au sujet de la colonisation. Présenter le libéralisme économique de
cette période comme opposé à toute forme de colonialisme serait
profondément inexact et réducteur, car si l’hostilité est très nette s’agissant
du premier empire colonial, les positions des économistes libéraux, bien
qu’influencées par le message du père fondateur du libéralisme en France
Jean-Baptiste Say, ont globalement évolué avec les nouvelles formes de
colonisation.

Le rejet du pacte colonial et la défense du libre-


échange…

La liberté du commerce comme mode de relation avec les colonies


revient comme un leitmotiv dans tous les écrits des économistes libéraux de
l’époque, à l’instar de Frédéric Bastiat : « Le système colonial doit
s’écrouler devant la liberté des échanges 7. » L’année suivante, il poursuit :
« Nous sommes profondément convaincus que le libre-échange, c’est
l’harmonie des intérêts, nous avons confiance, la certitude même que la
liberté commerciale tend à accroître et à égaliser le bien-être au sein de
toute nation qui l’adoptera 8. »
Adolphe Blanqui, qui fut pourtant considéré comme un libéral modéré,
écrit quant à lui : « La liberté du commerce devrait être, à mon sens, le plus
puissant auxiliaire de la colonisation 9. » Pour l’économiste libéral belge
Gustave de Molinari, collaborateur du Journal des économistes, il faut
renoncer à une exploitation unilatérale et étatique des colonies. Il le rappelle
vivement dans l’article « Colonies » qu’il rédige pour le Dictionnaire de
l’économie politique, publié chez Guillaumin en 1853 : « Les colonies
furent considérées à l’origine comme des établissements que la mère-patrie
pouvait exploiter à sa guise à son seul profit ; en conséquence, toutes
relations leur furent interdites avec les étrangers et des règlements furent
établis pour rendre leur exploitation exclusive 10. »
La raison essentielle tient aux résultats négatifs de cette forme de
colonisation. Gustave de Molinari explique que les restrictions
économiques ont ralenti la prospérité des colonies. Adolphe Blanqui 11 et
Joseph Garnier 12 partagent le même type d’argument.
Le rejet du pacte colonial ne signifie pas pour autant tout rejet de la
colonisation par la théorie économique libérale, car il existe des
potentialités importantes peu exploitées par les indigènes. Pour Gustave de
Molinari et d’autres, c’est une justification première de la colonisation : « Il
est utile que des nations qui se trouvent à l’étroit dans les limites de leurs
territoires s’épandent au-dehors ; il est utile aussi qu’elles aillent occuper
et cultiver des terres fertiles que des races encore barbares laissent en
friche 13. »
Mais les économistes les plus libéraux font de la colonisation une
démarche avant tout personnelle, et la seule entreprise acceptable relève du
volontariat et de l’intérêt purement individuel, « la colonie doit être libre et
volontaire 14 ». Et pour Frédéric Bastiat encore, il faut laisser l’initiative
individuelle libre, car c’est l’intérêt qui guide les choix les plus judicieux.
Le choix personnel est plus en conformité avec des prises de décision
économiquement efficaces. La décision du colon potentiel s’apparente à une
sorte de calcul économique entre les avantages potentiels et personnels tirés
de la colonisation et les avantages (ou l’absence d’avantages) estimés de
l’activité métropolitaine. Car il existe des freins positifs à la colonisation et
Joseph Clément Juglar les souligne parfaitement, surtout s’agissant de la
France : « Si notre population ne cherche pas plus à émigrer avec les
facilités, les subventions qu’on lui offre, c’est que son existence est assez
bien assurée en France, sans qu’elle éprouve le besoin de changer de pays
pour l’améliorer 15. »
Un certain nombre d’économistes préfèrent accompagner la démarche
individuelle d’investissements publics pour renforcer l’attractivité et les
chances de réussite de l’entreprise coloniale. La plupart du temps, la
colonisation concerne des espaces peu peuplés, peu exploités par les
indigènes, et ces espaces sont le plus souvent inhospitaliers a priori, même
si les potentialités sont immenses. Pour attirer les candidats au départ, des
incitations, des investissements sont estimés nécessaires, l’installation des
colons posant un certain nombre de contraintes matérielles qui peuvent faire
obstacle à la colonisation.

La colonisation a un coût économique élevé

Le coût de la colonisation est estimé très élevé, étant donné ses coûts
directs et indirects. Il existe des coûts publics liés aux dépenses militaires,
mais aussi des coûts liés aux dépenses d’infrastructure et de fonctionnement
durant les premières années – « l’État ne peut faire des conquêtes, retenir
sous sa domination des pays lointains, détourner le cours naturel du
commerce par l’action des douanes, sans multiplier beaucoup le nombre de
ses agents 16 » – auxquelles doivent s’ajouter les dépenses induites.
Il y a ensuite un manque à gagner qui repose sur le fait que la
colonisation consiste à détourner des investissements de la France vers les
colonies. En raison des subventions accordées, on rend artificiellement
rentables des investissements qui ne le seraient pas autrement : « Des
intérêts naturels disparaissent sur un point, des intérêts factices se créent
sur un autre 17. » Gustave de Molinari développe le même argument de la
rentabilité artificielle des investissements coloniaux : « En se chargeant
d’établir à leurs frais des colonies et de pourvoir à leur sûreté, les
gouvernements d’Europe accordaient de véritables subventions aux
entreprises de colonisation. Quel était le résultat de ces subventions ?
C’était de donner aux capitaux de la métropole une direction artificielle,
direction plus mauvaise, moins fructueuse que celles qu’ils auraient prises
d’eux-mêmes. […] En subventionnant la colonisation, les gouvernements
d’Europe dépouillaient certaines branches de travail pour en favoriser
d’autres qui étaient en réalité moins productives 18. »
Finalement, la colonie est plus une sorte d’excroissance artificielle dont
on devrait se débarrasser au plus vite en raison des bases fragiles sur
lesquelles elle repose. Frédéric Bastiat le résume très bien d’ailleurs en
prenant soin de souligner que la colonisation n’est pas seulement un
investissement subventionné mais qu’elle est aussi une opération hostile la
plupart du temps, et donc fragile : « Lorsque pour se créer des débouchés,
une nation a recours à la violence, elle ne doit point s’aveugler : il faut
qu’elle sache qu’elle soulève au-dehors toutes les énergies sociales, et elle
doit être préparée à être toujours et partout la plus forte, car le jour où
cette supériorité serait seulement incertaine, ce jour-là serait celui de la
réaction 19. »

Une exception dans la pensée économique libérale :


Paul Leroy-Beaulieu
Au cours de la période 1870-1914, qui marque l’apothéose de l’empire
colonial français, le mouvement libéral ne semble plus vouloir modifier sa
position dominante qui est celle de l’anticolonialisme 20, mais un auteur
libéral va marquer cette période par sa défense de l’Empire : Paul Leroy-
Beaulieu. L’œuvre majeure qu’il va écrire sur le sujet, De la colonisation
chez les peuples modernes, sert de référence à tout défenseur des colonies.
L’ouvrage est publié en 1874 pour la première fois, puis constamment
augmenté et réédité jusqu’en 1908. Il va représenter pendant plus de
quarante ans une pièce majeure du débat colonial, à la fois chez les
économistes et dans les milieux politiques.
Jules Ferry, ardent partisan de la colonisation, va largement s’inspirer de
ses analyses 21. C’est autour de la revue d’inspiration libérale L’Économiste
français, fondée par Paul Leroy-Beaulieu en 1873, que se retrouvent les
partisans procoloniaux, hommes d’affaires, députés représentant les régions
françaises, mais aussi Joseph Clément Juglar, cofondateur du journal et qui
prit position en faveur de la colonisation de l’Algérie dans les années 1860.
Dans un compte rendu de la cinquième édition de l’ouvrage, paru dans la
Revue d’économie politique, Charles Gide parle d’un auteur qui « n’a pas
peu contribué à orienter l’opinion publique, d’abord incertaine, et le
Parlement, d’abord hostile, vers les grands horizons de la politique
coloniale. En cela il s’est séparé de la plupart des économistes de son
école, de l’école libérale 22 ».
Car si Paul Leroy-Beaulieu est bel et bien un économiste libéral, adepte
du laissez-faire, il n’hésite pas à se contredire pour prôner
l’interventionnisme dans les colonies. Gendre de Michel Chevalier, proche
des idées saint-simoniennes, il en subit l’influence, car imprégné d’un
certain industrialisme. Sa position colonialiste, quelque peu insolite pour un
libéral, peut en partie être expliquée par une telle proximité. C’est sur le
terrain de la politique des États que la colonisation trouve sa justification
première chez Paul Leroy-Beaulieu. L’intérêt de toute nation passe par la
conquête coloniale. Paul Leroy-Beaulieu, après avoir évoqué « la vocation
civilisatrice de la France et ses facultés colonisatrices 23 », insiste sur le fait
que « dans la période de l’histoire que nous traversons, un grand État
prévoyant et riche ne peut absolument se désintéresser de la
colonisation 24 », car la formation des empires coloniaux est l’expression de
la concurrence exacerbée entre les États-nations européens. De plus, Paul
Leroy-Beaulieu voit dans la colonisation « une action profonde sur un
peuple et sur un territoire, pour donner aux habitants une certaine
éducation, une justice régulière 25… ». C’est une des raisons pour lesquelles
Paul Leroy-Beaulieu n’est pas hostile à l’intervention de l’État dans ce
domaine et rejette toute initiative exclusivement individuelle, car les
individus seuls « ne peuvent exercer une action méthodique, prolongée,
synthétique, sur tout un pays barbare ou sauvage 26 ». La colonisation doit
rester avant tout une action organisée d’un État sur un État ou un territoire.
Charles Gide, dans son article de 1886, met en évidence ce facteur
politique au détriment d’une argumentation économique qu’il a plus de mal
à justifier : « Je n’hésite pas à penser que la politique coloniale est une
nécessité politique pour certains pays 27. » Cette nécessité tient au fait que
selon lui « l’avenir appartient aux grands États 28 », d’où la nécessité
d’avoir un empire colonial. Joseph Chailley-Bert, plus enclin à voir dans
l’expansion coloniale un moyen d’assurer la prospérité économique de la
France qu’un idéal pour l’humanité, affirme que « dans un temps plus ou
moins proche et pour une période plus ou moins longue, l’empire du monde
appartiendra précisément aux races qui auront le plus ou mieux
colonisé 29 ».
Léon Walras, qui n’est pas un farouche partisan de la colonisation,
considère aussi cette entreprise, sous certaines conditions, comme un
moyen de faire entièrement « disparaître la barbarie devant la
civilisation 30 ». Plus tard, il écrit dans ses Études d’économie politique
appliquée, à la rubrique « Colonisation », que celle-ci est « le dada des
économistes sans idées et des politiciens au jour le jour ». Mais il ajoute
cependant que « quand la vraie science et la vraie politique seront à
l’œuvre, on fera encore de la colonisation, mais en vue d’initier les peuples
arriérés à la civilisation, et non en les exterminant pour leur ravir leurs
terres par des procédés qui sont la honte de l’humanité et qui feraient
douter que l’homme soit autre chose que la plus féroce des bêtes
féroces 31 ». Il souligne le caractère toutefois violent et donc contradictoire
de cette mission civilisatrice, encadrée par la force. C’est ce qu’il dit en
filigrane quand il parle de la colonisation américaine : « La France ne doit
pas recourir, à leur égard, aux procédés honteux et déshonorants de la
colonisation américaine 32. »

Mais il y a aussi des raisons économiques


à la colonisation

Paul Leroy-Beaulieu reprend l’argumentation de John Stuart Mill et de


Robert Torrens à propos de la surabondance des capitaux et la thèse de la
revalorisation du taux de profit. Selon lui, le décalage dans la métropole
entre les opportunités effectives d’investissement et la masse trop
importante de capitaux conduit à une rentabilité faible et à une baisse des
profits. Leur emploi dans les colonies peut contribuer à revaloriser le taux
de profit : « Les capitalistes du vieux monde qui ont ainsi exporté une partie
de leurs épargnes en retirent, s’ils ont été avisés, une rémunération double,
triple, quadruple, décuple parfois de celle qu’ils auraient pu obtenir en
employant ces fonds autour d’eux. Il se constitue ainsi toute une créance
considérable des vieux pays sur les pays neufs 33. » Par ailleurs, le faible
développement des pays neufs, peu dotés en capitaux, mène à terme à une
réduction des débouchés de ces pays pour la production de la métropole, si
bien qu’investir dans les colonies conduit indirectement à une augmentation
des débouchés pour la production métropolitaine : « Ces mêmes capitaux
qui, partis d’Europe, allaient exploiter les pays nouveaux créaient, en
même temps, dans ces derniers, une demande pour nos produits 34. »
Pour illustrer cette analyse, Paul Leroy-Beaulieu prend l’exemple des
colonies américaines qui, selon lui, ont grandement contribué au
développement du Royaume-Uni. Cette analyse est cependant assez peu
partagée. Frédéric Passy conteste la « bonne » rentabilité des capitaux dans
l’Empire 35 ; de même, Charles Gide, qui n’est pas un adversaire farouche,
considère à son tour que les colonies ne constituent pas un bon placement.
Il faut pour Frédéric Passy que nous gardions « chez nous nos capitaux et
nos hommes, […] dans notre pays où il y a encore tant à faire et où nous
avons besoin de nos forces vives, […] au lieu de cela, on envoie mourir,
sous des climats redoutables, des milliers d’hommes jeunes, forts, qui
auraient, dans leur pays, contribué un jour ou l’autre à produire 36 ».
Ultime argument en faveur de la colonisation, les flux commerciaux
qu’elle favorise et la production qu’elle induit : « La grande utilité des
colonies, […] c’est de donner à son commerce un grand essor, d’activer et
d’entretenir son industrie et de fournir aux habitants de la mère patrie,
industriels, ouvriers, consommateurs, un accroissement de profits, de
salaires, de jouissances 37. » En fait, le commerce est la raison première de
la colonisation et comme le dit très justement Joseph Chailley-Bert,
« presque toutes les colonies débutent par le commerce : la colonisation ne
vient que plus tard. […] On les a conquises à cause des débouchés qu’elles
offraient, quelques-unes même à cause de la route qu’elles fournissaient
pour aller trouver, par-delà, une riche clientèle […] et pour que ces
débouchés ne leur échappent pas, on s’efforce, autant que le peut la
diplomatie, de les protéger, dans les colonies, contre les rivaux
étrangers 38 ».
De plus, les marchés coloniaux présentent pour la métropole une
supériorité par rapport aux autres marchés étrangers, notamment parce qu’il
existe « [des] liens naturels du langage, de la race, de la capitalisation, la
communauté d’éducation, d’idées, de mœurs, l’analogie des besoins et des
goûts, ce sont là les meilleures garanties, […] les seules possibles, de
relations commerciales durables et profitables à tous 39 ». Il s’agit en fait
d’un commerce plutôt captif et ce commerce avec les colonies présente plus
de sécurité, moins d’aléas ; ainsi, par exemple, « la métropole n’a pas à
redouter de se trouver en guerre avec elles 40 ». C’est une argumentation qui
se situe aux antipodes de celle défendue par les plus libéraux, à l’instar de
Frédéric Bastiat.
Le débat théorique sur la question coloniale en France est sans doute
moins riche à cette époque qu’il ne l’a été en Grande-Bretagne. En effet,
avec des auteurs comme Robert Torrens ou Edward Wakefield, le débat
porte surtout sur les nouvelles opportunités d’investissement et
l’amélioration du taux de profit, aspects assez peu abordés en France. On
prend plus conscience du fait que les colonies pourraient être une source de
matières premières permettant de faire tourner les usines et une source de
débouchés pour les produits, mais avec beaucoup de circonspection
cependant. Seule exception, l’Algérie, qui apparaît, en dépit des désillusions
initiales, porteuse d’espoirs.
Paul Leroy-Beaulieu est le représentant incontestable de cette nouvelle
pensée coloniale où le joug des colons serait remplacé par l’intégration ou
l’association. Charles Gide et Léon Walras, les deux grands économistes
libéraux de cette fin du XIXe siècle dont les œuvres eurent une influence
majeure, ne se déclarèrent ni partisans ni pourfendeurs des conquêtes
coloniales, ne pesant que très peu sur le débat politique.
La force de Paul Leroy-Beaulieu est d’avoir su concilier esprit libéral et
colonisation. Mais ce dernier semble guidé par un « impérialisme défensif »
autant politique qu’économique, car au-delà de son œuvre, c’est bien
l’argumentation non économique qui est première, et on peut affirmer que
le raisonnement économique n’apparaît plus comme réellement autonome.
Le débat entre économistes resurgira beaucoup plus tard, bien après la
période de décolonisation, avec les premiers bilans économiques de la
colonisation.

1. . Ce texte est issu d’un précédent article, « La question coloniale et la pensée économique
libérale française (1830-1914) », L’Économie politique, no 64, 2014.
2. Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, La Table ronde, 1972.
e
3. Claude Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme en France du XVI siècle à nos jours, Paris,
Armand Colin, 2007.
4. Jennifer Pitts, A Turn to Empire : The Rise of Imperial Liberalism in Britain and France,
Princeton, Princeton University Press, 2005.
5. Raoul Girardet, op. cit.
6. Hubert Bonin, Catherine Hodeir, Jean-François Klein (dir.), L’Esprit économique impérial
(1830-1970), Paris, Société française d’histoire des outre-mers, 2008.
7. Frédéric Bastiat, Œuvres complètes mises en ordre, revues et annotées d’après les
manuscrits de l’auteur (6 tomes), Paris, Guillaumin, première édition 1854-1855 ; seconde
édition en deux volumes, 1862.
8. Ibid.
9. Adolphe Blanqui, Rapport sur la situation économique de nos possessions dans le nord de
l’Afrique, Paris, Coquebert, 1840.
10. Gustave Molinari, « Colonies », in Charles Coquelin, Gilbert Guillaumin (dir.),
Dictionnaire de l’économie politique, Paris, Guillaumin, 2 tomes, 1853.
11. Adolphe Blanqui, Cours d’économie industrielle, 1837-1838, Paris, J. Angé, 2 tomes,
1837.
12. Joseph Garnier, Traité d’économie politique, sociale ou industrielle, Paris, Garnier Frères
et Guillaumin, 1873.
13. Gustave Molinari, « Colonies », in Charles Coquelin, Gilbert Guillaumin (dir.),
Dictionnaire de l’économie politique, op. cit.
14. Adolphe Blanqui, Cours d’économie industrielle, op. cit.
15. Joseph Clément Juglar, Journal des économistes, tome 36, juillet-septembre, 1853.
16. Frédéric Bastiat, op. cit.
17. Ibid.
18. Gustave Molinari, « Colonies », in Charles Coquelin, Gilbert Guillaumin (dir.),
Dictionnaire de l’économie politique, op. cit.
19. Frédéric Bastiat, op. cit.
20. Claude Liauzu, op. cit.
21. Raoul Girardet, op. cit.
22. Charles Gide (1886), « Compte rendu de Paul Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les
peuples modernes », in Marc Pénin, Œuvres de Charles Gide. Contribution à la Revue
d’économie politique (1887-1931) (volume 5), Paris, L’Harmattan, 2003.
23. Paul Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, Paris, Guillaumin et
Cie, 1882 [1874].
24. Paul Leroy-Beaulieu, « Colonisation au XIXe siècle », in Léon Say, Joseph Chailley-Bert
(dir.), Nouveau Dictionnaire d’économie politique, Paris, Guillaumin, 1900 [2e édition].
25. Ibid.
26. Ibid.
27. Charles Gide (1886), « Compte rendu de Paul Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les
peuples modernes », in Marc Pénin, Œuvres de Charles Gide, op. cit.
28. Ibid.
29. Léon Say, Joseph Chailley-Bert (dir.), Nouveau Dictionnaire d’économie politique, Paris,
Guillaumin et Cie, 1891-1892 (1re édition).
30. Léon Walras, « De la constitution de la propriété en Algérie » [1863], in Pierre Dockès et
alii (dir.), Œuvres économiques complètes d’Auguste et Léon Walras, volume 7, Mélanges
d’économie politique et sociale, Paris, Économica, 1987.
31. Léon Walras, « Colonisation » (1898), op. cit.
32. Léon Walras, « De la constitution de la propriété en Algérie » [1863], op. cit.
33. Paul Leroy-Beaulieu (1874), op. cit.
34. Ibid.
35. Frédéric Passy, « De l’utilité ou de l’inutilité des colonies », contribution au débat de la
Société d’économie politique, Journal des économistes, tome 33, 4e série, janvier-mars 1886.
36. Ibid.
37. Paul Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, op. cit.
38. Joseph Chailley-Bert (1900), op. cit.
39. Paul Leroy-Beaulieu (1874), op. cit.
40. Ibid.
La conquête de la Tunisie
Sophie Bessis

Comme toute entreprise coloniale, celle de la France dans la Régence de


Tunis s’est d’abord attachée à mettre en place un appareil de domination lui
permettant d’exploiter au mieux sa nouvelle possession 1. Un cadre législatif
et réglementaire nouveau et une administration importée ont servi la
réalisation de cet objectif, le seul qui était réellement le sien. Quel qu’en ait
été l’habillage rhétorique, nulle colonisation n’a eu en effet d’autre but que
l’exploitation des territoires conquis puis occupés. Toutefois, et même si tel
n’était pas son propos, l’occupation française a eu, en Tunisie et à l’instar
de toutes les colonisations du XXe siècle, des effets collatéraux d’une portée
considérable.
D’autres logiques de gouvernement, d’autres références intellectuelles
et politiques sont arrivées dans ses fourgons et ont contribué à former de
nouvelles générations de Tunisiens qui se sont emparées de ces outils pour
prendre en charge la libération de leur pays. À cette mise en contact directe
des élites avec l’Europe – des trois pays du Maghreb, c’est la Tunisie qui a
envoyé durant la période coloniale le plus d’étudiants en « métropole »,
plus de quatre cents entre les deux guerres contre quelques dizaines à peine
pour l’Algérie et le Maroc –, il faut ajouter un bouleversement de la
composition socio-économique du pays : l’exode rural massif provoqué par
la colonisation agricole et la dépossession foncière qu’elle a engendrée ainsi
que l’explosion du salariat consécutif aux nouveaux besoins industriels ont
donné naissance à un prolétariat qui a contribué à la lutte nationale avec ses
propres cadres et ses propres organisations. Mis à part quelques familles de
la vieille bourgeoisie et quelques catégories de fonctionnaires qui ont servi
la France comme elles avaient servi les beys, la population tunisienne a pris
fait et cause pour l’indépendance. Mais la diversité de ses composantes et
de ses héritages a aussi fait de la lutte de libération un champ
d’affrontements internes traduisant le caractère composite d’une société
entrée dans une période de profonde mutation.

L’achèvement de la conquête et la mise en place


du protectorat

Au terme de deux semaines de « promenade militaire », selon


l’expression en vogue à l’époque, et après la signature du traité du Bardo le
12 mai 1881, la mainmise française sur la Régence paraît acquise. Or ce
n’est pas tout à fait le cas. Il faut deux années à Paris pour la parfaire, et
plus encore puisque cinq années supplémentaires ont été nécessaires à
l’armée d’occupation pour venir à bout de la résistance des tribus du Sud.
Par ailleurs, le texte du traité ne donne pas à la France les moyens légaux de
gouverner la Tunisie et le mot « protectorat » n’y figure même pas. Outre la
mise au pas des zones rebelles, elle a donc pour seconde priorité de
consolider juridiquement sa tutelle.
Au lendemain de la reddition de Mohamed Essadok Bey, la question
tunisienne semble réglée : aidés par une partie de l’administration beylicale
et par quelques généraux comme le ministre de la Guerre Ahmed Zarrouk,
les officiers français ont obtenu la soumission de nombreuses tribus incitées
à le faire par nombre de leurs notables, et les troupes hexagonales
commencent à rembarquer. C’est alors que le sud du pays se soulève. Dès le
mois de juin, Ali Ben Khalifa, caïd de la tribu des Neffat, prend la tête de
l’insurrection qui s’étend d’autant plus rapidement à l’ouest et au centre que
les nouveaux maîtres ont levé auprès des tribus une contribution de guerre
et exigent le paiement des arriérés d’impôts.
Paris se voit contraint d’envoyer en urgence des renforts aux
contingents restés sur place et entame une brève mais véritable guerre de
conquête. Le 14 juillet 1881, une escadre bombarde Sfax investi par les
tribus soulevées. Après quarante-huit heures d’une résistance au cours de
laquelle les insurgés hissent l’étendard vert de l’islam en lieu et place du
drapeau tunisien, la ville tombe au soir du 16 juillet 1881. Le 24 juillet,
l’escadre du Levant arrive devant Gabès qui est bombardé à son tour. Zarzis
et Djerba se rendent le 28 juillet. La résistance n’est pas réduite pour autant,
et les « rebelles » refoulés plus au sud trouvent appui auprès de la puissante
confédération tribale des Ouerghema et de la population des Nefzaoua afin
de la poursuivre.
Après que le Nord montagnard a été vaincu et les grandes plaines des
régions de Mateur et Béja occupées, la révolte des tribus du centre au cours
de l’année 1881, qui entraîne un moment dans son sillage les cités mi-
consentantes et mi-rétives du fait de la peur ancestrale des sédentaires
devant les incursions des Bédouins, est une conséquence directe de
l’occupation du nord du pays. Comme depuis toujours, les nomades et les
semi-nomades voient dans la colonisation foncière et le rétrécissement des
zones de parcours une atteinte mortelle à leur économie fondée sur la
transhumance et sur l’accès aux réserves céréalières situées plus au nord,
donc une menace pour leur survie même. Les forces sont cependant
inégales et les raids bédouins jusqu’aux environs de Tunis n’empêchent pas
les troupes d’occupation d’entrer début octobre dans la capitale. Le
29 octobre, Kairouan est pris et les soldats français pénètrent jusque dans
les mosquées de la ville sainte. Gafsa est occupé un mois plus tard, en
même temps que Gabès. Fin décembre 1881, le Sud est soumis, mais les
troupes françaises ne parviennent à franchir la ligne des chotts qu’en
mars 1882.
Pour fuir l’occupant, de nombreuses fractions des tribus du Sud se
réfugient en Libye, toujours possession de la Porte, espérant encore voir
Istanbul reprendre la Régence. Les autorités ottomanes n’ont cependant ni
les moyens ni la volonté de mener une opération de reconquête dont l’échec
serait assuré. Tandis que le bey n’a cessé d’appeler les populations à la
soumission, la France, venue à bout de la résistance, proclame l’amnistie
des rebelles en août 1882. Peu à peu les exilés rentrent. Ayant perdu tout
espoir après l’échec de la révolte d’Ourabi Pacha en Égypte contre
l’occupation britannique, les principaux chefs de l’insurrection en font
autant, sauf Ali Ben Khalifa qui meurt en Libye en novembre 1884.
Toutefois, les territoires du Sud insuffisamment occupés ne seront
définitivement « pacifiés » qu’en 1888. D’ailleurs, signe que l’occupant
français n’a cessé de craindre un réveil de l’agitation, tout le territoire situé
au sud de Gabès est demeuré zone militaire jusqu’à l’indépendance de la
Tunisie.
Malgré la rapide victoire, la campagne de Tunisie a provoqué
d’importants remous en France même. L’opposition reproche en effet à
Jules Ferry de n’avoir pas consulté l’Assemblée avant de mener une guerre
essentiellement destinée à protéger des intérêts privés. Il est vrai que l’un
des premiers actes des troupes françaises lors de leur entrée en Tunisie a
consisté à sécuriser militairement l’immense domaine de l’Enfidha,
propriété de la Société marseillaise de crédit, et ce n’est un secret pour
personne à Paris que les grands groupes industriels et financiers tiennent à
tout prix à renforcer leurs positions dans la Régence.
Mais, pour les gouvernements français successifs, il ne s’agit pas de
copier l’expérience algérienne malgré la pression du parti colonial qui
souhaite annexer la Tunisie à l’Algérie. Non seulement la conquête de cette
dernière a coûté beaucoup de sang et d’argent, mais, depuis 1870, l’opinion
métropolitaine place la récupération de l’Alsace-Lorraine au premier rang
des priorités, avant l’extension du domaine impérial. Sur le plan extérieur,
Paris a par ailleurs intérêt à ménager ses partenaires, la Grande-Bretagne au
premier chef qui veut conserver ses avantages dans la Régence.
La formule du protectorat, qui maintient une fiction de souveraineté
beylicale, apparaît d’autant plus appropriée qu’elle soustrait
l’administration de la Régence au contrôle parlementaire en la rattachant au
ministère des Affaires étrangères. Il s’agit donc pour Paris de parfaire sa
mainmise sur la Tunisie en imposant à son souverain un protectorat en
bonne et due forme. Le préfet Paul Cambon, qui a remplacé Théodore
Roustan en avril 1882, s’y emploie. Après la mort de Mohamed Essadok
Bey en octobre 1882, son frère Ali Bey qui lui succède signe dès son
investiture une déclaration reconnaissant l’autorité de la France, et coupe
ses relations avec la Porte en remettant symboliquement les firmans de
Constantinople à Paul Cambon. Entre-temps, le ministre-résident a écarté
de l’entourage beylical toutes les personnalités hostiles à la domination
française.
Cette politique méthodique de contrôle est couronnée le 8 juin 1883 par
la signature entre la France et la Régence de la Convention de La Marsa,
selon laquelle le bey devra procéder à toutes les réformes que le
gouvernement français jugera utiles et ne pourra contracter aucun emprunt
sans autorisation française. Alors que le traité du Bardo mettait fin à la
souveraineté extérieure de la Tunisie, celui de La Marsa la place sous le
contrôle direct de la métropole. Le nombre des ministres tunisiens est réduit
à deux, dont le Premier ministre qui n’exerce aucun pouvoir, et le secrétaire
général français du gouvernement est le véritable chef de l’administration.
Cette mise sous tutelle est parachevée par l’abrogation fin 1883 des
Capitulations dont bénéficiaient jusque-là les puissances européennes, et
par la suppression en 1884 de la Commission financière internationale.
Estimant la conquête achevée, et malgré les réticences de l’institution
militaire, le gouvernement du protectorat crée par décret du 4 octobre 1884
un corps de contrôleurs civils destinés à remplacer les officiers des affaires
indigènes dont l’autorité ne s’exerce plus que dans le sud du pays.
En 1887, la Régence est découpée en treize contrôles civils qui ont
autorité sur les cheikhs et les caïds. Par décret du 23 juin 1885, le résident
général devient le seul dépositaire des pouvoirs de la république dans la
Régence. Afin de masquer la réduction du pouvoir beylical à une simple
fiction, Paris invente la théorie de la cosouveraineté franco-tunisienne sur la
Régence, dont les nationalistes réclameront d’abord l’application réelle,
avant de la combattre sans relâche à la veille de l’indépendance, quand la
France voudra s’en servir pour se maintenir en Tunisie.
Parallèlement à la prise en main politique, la France s’attache à mettre
en place les instruments d’une administration directe destinée à parfaire sa
présence. Dans la foulée de la Convention de La Marsa, Paul Cambon crée
les directions des finances, du Trésor, des douanes, des contributions
indirectes, des travaux publics et de l’enseignement. En matière
d’enseignement, la première école normale d’instituteurs est ouverte en
1884. Dix écoles primaires laïques sont ouvertes dès 1885 et
l’enseignement secondaire est dispensé dans deux établissements.
La France, très vite, doit être partout. On ne peut comprendre cet
empressement que si l’on tient compte du fait qu’à l’aube de la période
coloniale sa présence en Tunisie est encore très fragile. Certes, elle a écarté
ses concurrents dans le domaine économique, mais la situation est bien
différente sur le plan démographique dans la mesure où les Italiens et les
Maltais constituent l’écrasante majorité de la population européenne.

L’installation des instruments de la domination, 1883-


1918

Si, aux débuts de sa tutelle directe et vu la faiblesse numérique de sa


population sur place, la France ne donne pas le tempo de la vie européenne,
c’est aussi que ses priorités sont ailleurs. Comparaison n’est certes pas
raison. Mais, comme on l’a souligné en rappelant la parenté des causes qui
ont au long des siècles tracé un fil entre les révoltes rurales successives, les
entreprises coloniales peuvent revêtir des habits similaires au-delà des
millénaires, des contextes et des circonstances qui les séparent. Occupation,
exploitation, romanisation, tel avait été le triptyque de la longue
colonisation romaine qui, à bien des égards, a rempli les objectifs qu’elle
s’était fixés. La France, à la fin du XIXe siècle, poursuit les mêmes dans
l’ancienne Afrique proconsulaire. Occupation, exploitation, francisation
sont les maîtres mots de ce que ses thuriféraires ont appelé son « œuvre » en
Tunisie. D’ailleurs, ceux-là n’ont eu de cesse de brandir leur filiation
supposée avec le grand empire de l’Antiquité, et l’historiographie coloniale
est en partie un argumentaire de la théorie du « retour » de la France sur
cette terre latine qu’elle s’est donné pour devoir de récupérer.
L’occupation, premier volet du triptyque, s’est effectuée en peu de
temps. La francisation s’est quant à elle faite à son rythme, bouleversant les
Références et les modes de vie de certains pans de la population, affectant
de façon plus ou moins importante les couches sociales les plus aisées, mais
elle est demeurée une entreprise inachevée, ne touchant qu’à la marge les
ruraux et les couches populaires. S’il était nécessaire de franciser les élites,
la masse pouvait demeurer en dehors du mouvement à condition de se
soumettre aux logiques économiques de la domination.
Les autorités françaises ont d’ailleurs pris soin, dès les premières heures
de leur mainmise sur la Régence, de ne heurter ni les grandes familles du
makhzen, ni les notables provinciaux, ni les gestionnaires du religieux, en
leur laissant le contrôle du corps social en contrepartie de leur allégeance.
Et la France, si pressée de légiférer dans tous les domaines, s’est toujours
gardée de toucher à la législation religieuse en matière de droit personnel.
La population française de la Régence s’est elle-même divisée entre les
tenants de l’extension de l’instruction à l’ensemble des autochtones, en
général recrutés à gauche, et ses segments les plus droitiers emmenés par le
« lobby » colonial qui ont à maintes reprises critiqué le souhait de certains,
à leurs yeux dangereux, de diffuser chez les indigènes – par le biais de
l’éducation – la culture et les valeurs universalistes de la république
métropolitaine 2. L’exploitation, en revanche, a été érigée d’emblée en
priorité. C’est dans ce but que la Régence a été conquise et, dès 1881, tout
est mis en œuvre pour réaliser cet objectif auquel sont soumis tous les
autres.
Certes, au regard de l’Algérie, de l’Indochine ou des territoires qui
commencent à être occupés au sud du Sahara, la Tunisie est une prise plus
modeste, mais elle est stratégique, ne manque ni de richesses, ni d’espace,
ni d’opportunités, et l’on connaît la réputation qu’elle a depuis l’Antiquité
d’être une terre agricole généreuse. Il faut donc la faire rendre pour le plus
grand profit de la métropole, de ses hommes et de ses capitaux. Et, afin que
le contribuable français n’ait rien à perdre dans cette entreprise, le Palais-
Bourbon a accepté en 1881 son annexion à condition qu’elle ne coûte pas
un sou à la France, le protectorat étant sommé de vivre et de se développer
sur ses seules ressources.

Spoliation et exploitation

La colonisation agricole a été systématiquement encouragée par les


autorités. Elle a procédé en deux temps. Dès avant l’instauration du
protectorat, mais plus encore en 1881-1885, ce sont les grandes sociétés qui
acquièrent d’immenses domaines. La loi du 1er juillet 1885 organise le cadre
juridique du transfert foncier des autochtones aux colons en instaurant
l’immatriculation des terres, donnant le signal d’une véritable explosion de
la propriété française qui passe entre 1881 et 1892 de 114 000 à 443 000
hectares ; 416 000 hectares appartiennent à 16 propriétaires. Le processus
de dépossession des fellahs se poursuit dans les années suivantes grâce à la
promulgation d’une avalanche de mesures réduisant drastiquement le
périmètre des terres collectives. Le décret du 4 avril 1890 ajoute les terres
boisées au domaine de l’État sans tenir compte des droits d’usage
ancestraux des tribus, qui n’ont pas de personnalité juridique dans le droit
colonial. Un décret de 1903 le complète en incluant dans le domaine public
les zones montagneuses, ce qui permet à la colonisation de s’emparer de
100 000 hectares en Khroumirie et de 80 000 hectares dans la région de
Makthar. La loi immobilière de juillet 1885 détourne par ailleurs le
caractère inaliénable des biens habous (biens de mainmorte) qui occupent
environ le quart des terres de la Régence et, en 1898, l’administration des
habous est contrainte de mettre à la disposition du Domaine au moins 2 000
hectares par an.
Une fois passées aux mains de l’État, les terres sont loties et mises en
vente au profit des petits et moyens colons qui bénéficient de crédits
d’établissement à des conditions très favorables. Un arrêté de
novembre 1902 a créé pour ce faire une Commission de colonisation dont la
caisse est alimentée par les excédents budgétaires tunisiens et la vente
d’immeubles domaniaux. Le Crédit foncier de Tunisie, créé en 1906,
n’octroie des prêts qu’aux propriétaires de terres immatriculées, ce qui
exclut dans les faits de ses bénéfices la paysannerie autochtone.
La spoliation des indigènes par les Européens – français dans une
écrasante majorité, la propriété italienne demeurant de dimensions modestes
(6,3 % des terres de colonisation en 1902) – s’est poursuivie jusqu’aux
années 1930. La majorité des domaines sont situés dans le Nord céréalier où
se pratique une agriculture très mécanisée, facilitée par la taille des
propriétés : dans la fertile vallée de la moyenne Medjerda, 80 % d’entre
elles ont plus de 500 hectares 3. Dans le Sahel et la région de Sfax où
l’olivier est une quasi-monoculture, les Européens utilisent plutôt le
traditionnel contrat de mgharsa. Cette nouvelle agriculture a besoin d’un
salariat. Il est rapidement constitué par les milliers de paysans arrachés à
leur terre, qui vont louer leurs bras comme travailleurs permanents ou
saisonniers sur les grandes exploitations. Le surplus émigre vers les villes,
grossissant les rangs d’un sous-prolétariat urbain confiné aux activités les
plus précaires. Quant aux agriculteurs indigènes, restés nombreux dans les
régions vouées depuis toujours à l’agriculture sédentaire, ils continuent
d’être soumis aux impôts beylicaux qui ne sont supprimés qu’en 1939 pour
être remplacés par l’impôt général sur le revenu. Jusqu’en 1913, la mejba
(impôt de capitation) n’est payée que par les autochtones, avant d’être
remplacée par une taxe personnelle payable par tous. Ils s’acquittent
également du qanoun et de l’achour (impôts sur la production), tandis que
les colons bénéficient de décharges fiscales et que les produits comme la
vigne, uniquement cultivée par les Européens, sont exemptés d’impôts.
Enfin, un décret de 1913 oblige à acquitter les impôts en monnaie et non
plus en nature, ce qui permet à l’administration d’acheter aux paysans leurs
produits à des prix inférieurs à ceux du marché puisqu’ils ont désormais un
besoin vital de numéraire.
L’appauvrissement général des campagnes, les exactions financières des
autorités locales – caïds, khalifas, cheikhs encore chargés de collecter
l’impôt et qui sont les seuls bénéficiaires du protectorat dans les régions –,
la monétarisation de ce dernier, le relatif effritement des solidarités
traditionnelles fragilisées par la déstructuration de l’économie agro-
pastorale sur laquelle elles reposaient, tout concourt à faire entrer les
masses rurales, à mesure de l’affaiblissement de leurs capacités
d’autosubsistance, dans un salariat dont le développement est lié à celui de
la grande agriculture. La pression exercée sur ces ouvriers permet de les
rémunérer au plus bas, l’indigène étant réputé être « un homme sans
besoins 4 ». Dans le nord du pays, la colonisation n’a cependant pas fait
disparaître les grandes propriétés foncières de l’aristocratie locale qui fait
immatriculer ses terres et se convertit à la mécanisation, accélérant ainsi
l’obsolescence de l’institution du khamessat (métayage au cinquième), les
anciens métayers venant grossir les rangs des paysans sans terre reconvertis
quand ils le peuvent en ouvriers agricoles.
Volet central de l’entreprise coloniale d’exploitation, l’agriculture n’est
cependant pas le seul. La nouvelle possession recèle des ressources
minières qui entrent rapidement en production, et les infrastructures
permettant de les exporter sont construites à un rythme accéléré. Une
politique de grands travaux ferroviaires, routiers et portuaires est ainsi
entamée dès la fin du XIXe siècle pour acheminer vers les ports phosphates,
minerais de fer, plomb et zinc, principales richesses du sous-sol.
À la veille de la Première Guerre mondiale, la colonie dispose de tous
les instruments juridiques, techniques et administratifs autorisant son
exploitation à plein rendement. Ponctionnée de toutes les manières, la
population locale participe au financement de sa propre dépossession
puisque ses contributions alimentent 90 % du budget qui finance entre
autres la politique de grands travaux. Mais les Tunisiens n’en profitent
guère, puisqu’en 1914 ils ne représentent que 5 % des travailleurs employés
dans les chantiers publics 5. Enfin, la dénonciation dès 1896 des accords
commerciaux conclus avant 1881 entre la Régence et plusieurs États
européens, et l’institution de tarifs douaniers favorables aux produits
français et discriminatoires vis-à-vis des importations venant d’autres pays,
achèvent d’assurer à la France un monopole quasi total sur le marché
tunisien.
Parallèlement au drainage des richesses du pays, et pour contrôler les
possibilités de contestation, sont mis en place des outils de gestion
disciplinaire de sa population. La liberté de la presse est d’abord limitée par
un décret de 1884 imposant aux journaux de déposer un cautionnement
pour voir leur publication autorisée, puis par un décret de 1893 qui permet
au résident général d’interdire par mesure spéciale la publication et la
circulation des journaux en langue arabe et hébraïque. Créée en 1896 pour
proposer à l’administration des réformes jugées nécessaires, et
exclusivement composée de Français jusqu’en 1907, la « Conférence
consultative » est aux mains des représentants du lobby colonial, qu’on
appelle déjà les « Prépondérants ». Effrayés par la montée des
revendications sociales et par la formation d’un début de classe ouvrière
européenne – cheminots, ouvriers des arsenaux, petits fonctionnaires –, les
chefs du parti colonial refusent en décembre 1907 l’application en Tunisie
de la loi française de 1884 sur la liberté syndicale, qui n’y sera transposée
qu’en 1932.
Pour tous les Tunisiens, et quelle que soit la position qu’ils occupent sur
l’échelle sociale, l’instauration du protectorat et la mise en place des
instruments de la domination coloniale ont changé la donne. À la veille de
la Première Guerre mondiale, ce bouleversement est loin d’être achevé,
mais il a déjà des conséquences politiques non négligeables, à commencer
par l’apparition des premières formes du nationalisme.

1. Ce texte apparaît sous le titre « Domination coloniale et lutte de libération, 1881-195 »,


dans le chapitre 8 de l’ouvrage de Sophie Bessis, Histoire de la Tunisie. De Carthage à nos
jours, Paris, Tallandier, 2019.
2. Béchir Tlili, Socialistes et Jeunes Tunisiens à la veille de la Grande Guerre (1911-1913),
Tunis, Publications de l’université de Tunis, Faculté des lettres et sciences humaines, 1974.
3. Jean Poncet, La Colonisation et l’agriculture européennes en Tunisie depuis 1881. Étude de
géographie historique et économique, Paris/La Haye, Mouton, 1962.
4. Abdelmajid Guelmani, La Politique sociale en Tunisie de 1881 à nos jours, Paris,
L’Harmattan, 1996.
5. Ali Mahjoubi, Les Origines du mouvement national en Tunisie, 1904-1934, Tunis,
Publications de l’université de Tunis, Faculté des Lettres, 1982.
1. L’EXPANSION COLONIALE
Les origines de l’émigration
assistée vers l’Algérie
Jennifer Sessions

Avant même qu’Hussein Pacha, le dey d’Alger, ne capitule face au


général de Bourmont, le 5 juillet 1830, l’invasion de la ville avait suscité en
France des appels à la colonisation de la régence d’Alger 1. Le sens du terme
« colonisation » était à l’époque très fluctuant, marqué à la fois par les
succès de la pensée libérale et par la mémoire douloureuse de la révolution
haïtienne. En 1830, le terme « colonie » avait pour les Français, comme
pour la plupart des Européens, des connotations très négatives en raison des
représentations associées à la domination européenne dans le Nouveau
Monde : la violence de la conquête qui entraîna l’extermination des
populations indigènes, les lois commerciales restrictives, telles que l’acte de
navigation promulgué par les Britanniques en 1651 ou le principe de
l’Exclusif, son équivalent français, et enfin l’asservissement des
Amérindiens et des Africains, employés dans le développement des cultures
de produits d’exportation comme le tabac, l’indigo, les épices et, surtout, le
sucre.
Pour les penseurs libéraux, adeptes du libre-échange et d’un marché du
travail sans entraves, comme Jean-Baptiste Say, l’esclavage et les
monopoles commerciaux étaient une hérésie, « un ordre de choses vicieux
en soi, contraire aux intérêts et au bien-être d’un grand nombre d’hommes,
et que le progrès de l’espèce humaine doivent repousser tôt ou tard 2 ». En
réfléchissant à ce qu’il convenait de faire en Algérie, les économistes et les
élites politiques se donnaient très souvent comme modèles les colonies
fondées par les Grecs et les Romains ou encore par les Britanniques en
Amérique du Nord. Selon eux, une colonie algérienne conforme à ce
modèle serait au fondement d’un nouvel empire colonial, qui ne porterait
pas la marque des crimes de la colonisation d’Ancien Régime et permettrait
de soulager la pression démographique et économique pesant sur la société
française.
La création d’une telle colonie en Algérie comportait des difficultés
pratiques et idéologiques qui allaient devenir un vrai casse-tête pour les
responsables politiques français pendant toute la période coloniale. Les
Algériens firent en effet preuve d’une résistance militaire aussi farouche
qu’imprévue, et l’administration militaire dut trouver un compromis entre
les impératifs de la guerre de conquête et ceux de la colonisation civile. La
résistance dirigée par Ahmed Bey de Constantine, Abd el-Kader et Béchir
Boumaza, ainsi que la complexité du régime foncier local et les
malversations généralisées des Européens en matière de transaction
foncière entravèrent le transfert des terres aux colons.
Parallèlement, les Français se montraient plutôt peu enclins à émigrer et
l’Algérie, comme la plupart des colonies de peuplement européennes
d’alors, peinait à attirer les « bons » colons. Confrontés à des flux de
pauvres « indésirables » et de migrants issus de la classe ouvrière, les
administrateurs coloniaux s’opposèrent à leurs homologues métropolitains
sur la définition des objectifs de l’émigration et de la colonisation :
s’agissait-il de fonder une société coloniale prospère ou simplement de
servir les intérêts de la métropole ?
Le présent texte examine comment des définitions contradictoires de la
colonisation de peuplement se sont négociées de part et d’autre de la
Méditerranée et se sont traduites dans les politiques d’émigration en
Algérie.

L’Algérie et la colonisation de peuplement


e
Les positions sur la colonisation algérienne au milieu du XIX siècle
peuvent être résumées par les propos de l’avocat et journaliste libéral
Eugène Lerminier qui en 1836, dans la Revue des Deux Mondes, avait lancé
un appel pour une colonisation massive : « Voici une vaste colonie sans
esclaves qui s’offre à nous […]. Là, nous n’avons besoin ni d’avilir, ni de
tourmenter l’humanité. Là, le rotin du planteur ne frappera pas l’esclave
devant la canne à sucre. Non, sur la terre d’Afrique tout peut se passer
noblement ; des hommes libres cultiveront la terre, les colons français et
européens vivront par le travail sous la protection de nos armes, et la
nouvelle colonie fera fleurir trois des plus nobles choses humaines, la
liberté, l’agriculture et la guerre 3. » Cette description sous-entend que les
colons d’Algérie devaient être l’antithèse des « aventuriers » égoïstes et
mus par le seul appât du gain qui avaient fondé les colonies à esclaves. Pour
les publicistes et les responsables politiques de l’époque, les colons
d’Ancien Régime ne s’installaient aux colonies que le temps de faire
fortune avant de rentrer en Europe profiter de leur bien mal acquis.
Résidents temporaires, ces hommes ne s’intéressaient pas au
développement économique et moral de leur région d’installation et
formaient une société qui reposait sur le double fléau de l’esclavage et du
monopole commercial.
Au contraire, les colons de l’Algérie pourraient devenir les habitants
permanents d’une terre qu’ils allaient cultiver de leurs propres mains,
formant une société stable permettant le développement de l’agriculture et
de la vertu civique. Les seules manifestations de violence seraient le fait de
l’armée se livrant au combat patriotique pour l’honneur et la prospérité de
la France.
Cette vision de la conquête algérienne entrait en complète contradiction
avec les réalités de la guerre menée par l’armée d’Afrique, qui avait déjà
suscité des critiques de journalistes, d’hommes politiques et d’officiers,
lesquels dénonçaient une atteinte aux normes de civilisation défendues par
la France. Elle passait aussi sous silence le fait que l’agriculture coloniale
dépendait de la mise au travail de la main-d’œuvre algérienne, et ce de plus
en plus au cours du XIXe siècle, alors même que la guerre de conquête
réduisait considérablement les productions indigènes, avec des
conséquences désastreuses pour la population locale.
L’appel à l’émigration met également en scène la figure idéale du colon
supposé faire de la nouvelle possession non pas une « colonie », mais une
« province » de la France. La littérature populaire et de nouvelles
techniques statistiques participent alors au sentiment de crise imminente, de
menace pour l’ordre social causée par les effets combinés de la
surpopulation, de l’industrialisation naissante et de l’urbanisation. Les
travailleurs, dont la rémunération avait grandement diminué en raison de la
mécanisation et de l’augmentation de la main-d’œuvre disponible, venaient
s’entasser dans les grandes villes, nourrissant, aux yeux des élites
bourgeoises inquiètes, les rangs des forces révolutionnaires.
Dans ce contexte, l’émigration vers l’Afrique du Nord apparaissait non
seulement comme une alternative aux défauts de l’Empire d’Ancien
Régime, mais aussi comme une indispensable soupape de sécurité face aux
pressions exercées sur la société métropolitaine. Cependant, ce projet de
colonisation de peuplement allait rencontrer d’importants obstacles. Usant
du droit et de la force, les militaires confisquèrent progressivement des
terres qu’ils assignèrent au domaine public dans l’idée de les redistribuer
aux colons européens. Pourtant, cette appropriation systématique des terres
représentait une contradiction idéologique de taille pour le régime
bourgeois de la monarchie de Juillet, fondé sur le respect de la propriété
privée. En outre, la constitution d’un domaine public fut entravée par les
opérations incessantes de la guerre de conquête, par la résistance armée des
tribus à l’expropriation et par l’incompatibilité entre les conceptions
algérienne et française du droit foncier, et tout particulièrement de la
propriété privée.
La connaissance du pays et des populations était tout aussi nécessaire au
succès de l’émigration européenne et, sur ce point également, les réalités
locales ébranlèrent les tentatives étatiques de réglementation. Ces difficultés
apparurent au grand jour dès les premiers mois de la conquête, quand Jean-
Jacques Baude, préfet de police de Paris et sous-secrétaire de l’Intérieur,
avança le premier projet de colonisation officielle de l’ancienne régence.
Lors de l’hiver 1830-1831, particulièrement rigoureux, la capitale était
agitée par des troubles provoqués par la crise économique et le procès des
ex-ministres de Charles X. Jean-Jacques Baude suggéra alors qu’Alger
pouvait offrir une solution permanente à ces troubles : « il n’y a peut-être de
moyen de sortir de cette position pénible que d’élargir le débouché ouvert à
une population inquiète et nécessiteuse ; de faciliter les émigrations pour la
côte d’Afrique 4 ».
Ce plan prévoyait d’envoyer à Alger jusqu’à vingt mille « volontaires »
parisiens, contraints de s’engager pour une période d’au moins cinq ans
avant de recevoir une concession agricole. Pour Jean-Jacques Baude,
l’émigration coloniale était avant tout le moyen de débarrasser le royaume
de ses sujets difficiles et de contribuer ainsi à l’ordre public et à la stabilité
sociale de la métropole. Mais ce projet apparut sous un jour très différent
aux autorités françaises à Alger, qui ne virent dans les prétendus
« volontaires parisiens » qu’une charge financière et une source de
désordre. Le général Pierre Berthezène, commandant en chef de l’armée
d’Afrique, supplia le ministre de la Guerre de suspendre les convois de
colons, car selon lui l’armée n’avait établi son emprise que sur une portion
limitée, et cette émigration de masse ne pouvait que représenter une charge
insupportable pour l’administration locale. Elle aurait eu pour conséquence
l’affaiblissement des fondations de la société coloniale, en y introduisant le
malaise social qui rongeait la métropole.

Encadrer l’émigration coloniale

Les premières années de l’occupation de l’Algérie sont, à juste titre,


définies comme « une période d’incertitude » au cours de laquelle
l’occupation – ses objectifs, son extension et même sa permanence dans le
temps – restait en suspens. Ce n’est qu’à partir de 1838 que l’on peut
réellement parler d’une politique de colonisation ou d’émigration.
Cependant, les premières tentatives de contrôle de l’émigration vers
l’Algérie qui commencent à cette époque révèlent les grandes lignes d’une
logique de régulation qui perdure pendant toute la période du régime
militaire en Algérie. Tandis que le ministère de la Guerre organisait
progressivement l’implantation européenne sur des concessions agricoles
constituées à partir des terres confisquées aux Algériens, les responsables
coloniaux et métropolitains cherchaient un moyen de sélectionner les
candidats à l’émigration pour écarter de la colonie les individus indésirables
et éviter les conflits entre Paris et Alger survenus à l’époque du préfet Jean-
Jacques Baude.
L’attribution de passeports a constitué un premier outil pour identifier
les candidats au départ et, le cas échéant, les catégoriser comme
« indésirables ». À cet égard, l’émigration coloniale doit être comprise
autant dans la perspective de ce que Nancy Green et François Weil ont
appelé « une gestion étatique de l’émigration » (l’élaboration de structures
administratives pour contrôler des flux de population) que dans celle de
l’ordre colonial 5. Bien que la liberté de circulation, qui comprenait la libre
sortie du territoire national, ait été l’une des libertés fondamentales établies
par la Révolution, les personnes qui souhaitaient quitter leur canton de
résidence devaient, comme sous l’Ancien Régime, obtenir un passeport des
autorités locales.
De même qu’en métropole les règles relatives aux passeports ont
changé en fonction de l’évolution des représentations du « bon » et du
« mauvais » citoyen, la réglementation relative à la délivrance des
passeports permettant d’entrer en Algérie puis à l’octroi des passages libres
vers la colonie a évolué en suivant les transformations des catégories
d’émigrant « désirable » et « indésirable ».
Les premières réglementations furent rédigées en mai 1831, alors même
que les volontaires parisiens du préfet Jean-Jacques Baude partaient vers
Alger. Le ministre de l’Intérieur, Casimir Perier, répondit aux protestations
de Pierre Berthezène en transférant la prérogative de délivrance des
passeports pour Alger du ministère des Affaires étrangères aux préfectures,
que l’on estimait mieux à même d’apprécier la situation et la qualité des
migrants. Selon la circulaire du ministre de l’Intérieur datant du 18 mai
1831, certaines catégories d’individus pouvaient être admises en Afrique du
Nord sans créer de difficultés pour l’administration locale : les
commerçants voyageant de manière ponctuelle pour leurs affaires, les
individus souhaitant fonder des établissements agricoles et pouvant prouver
qu’ils disposaient de ressources suffisantes pour acheter des terres, des
outils et du bétail, ainsi que des « connaissances nécessaires pour former et
faire prospérer leurs établissements ». En aucun cas les préfets ne devaient
accorder de passeports aux plus démunis ou aux travailleurs qui avaient
« entendu parler de la colonisation d’Alger [et] demand[ai]ent d’y être
envoyés […] aux frais du Gouvernement 6 ». Ces premières régulations
permettaient donc aux individus les plus fortunés de voyager librement
entre la France et Alger, voire de recevoir des aides sous la forme de
passages gratuits sur les navires affrétés par le gouvernement, alors que les
plus démunis étaient, autant que possible, écartés de la colonie naissante.
C’est seulement en 1838 que les dispositions de la circulaire de 1831
furent modifiées, après la signature du traité de Tafna qui permit un
apaisement provisoire en Algérie. À cette époque, l’extension du territoire
sous contrôle français et l’établissement permanent de militaires pour en
assurer la défense nécessitèrent l’augmentation du flux d’émigrants, en
particulier de cultivateurs pour exploiter les terres récemment conquises, et
d’ouvriers qualifiés pour participer aux grands chantiers de travaux publics
destinés à mettre en valeur la colonie et à protéger les colons. En août 1838,
le ministre de l’Intérieur déclara que « le moment était venu de diminuer la
rigueur des mesures de précaution encore observées relativement au
passage en Afrique des ouvriers sans occupation en Afrique 7 ».
La délivrance des passeports ne relèverait plus des seules prérogatives
préfectorales, et la compétence fut étendue aux sous-préfets et aux maires.
Le critère financier fut assoupli pour permettre à tous les travailleurs valides
de se rendre librement dans la colonie. Les émigrés devaient présenter des
certificats de santé et de moralité afin d’obtenir leur passeport, mais la
catégorie d’indésirable était désormais réduite aux individus jugés
incapables de travailler (invalides, personnes âgées et enfants âgés de moins
de seize ans) ou peu disposés à le faire (vagabonds, récidivistes, ou tout
individu sans profession clairement identifiable). Afin de faciliter
l’émigration des travailleurs « réellement utiles », l’État prenait maintenant
en charge le passage des travailleurs qualifiés du secteur agricole et du
bâtiment ainsi que des agriculteurs ayant droit à des concessions agricoles.

Contrôler l’émigration et l’immigration

Les archives nous permettent de décrire les pratiques engendrées par ces
dispositifs, compromis entre la volonté du gouvernement métropolitain
d’accroître l’émigration et les réticences de l’administration coloniale à
l’égard d’une immigration dont le contrôle lui échapperait. Ces impératifs
contradictoires dessinent le portrait d’un migrant « désirable », en bonne
santé, de bonne moralité et doté de qualifications professionnelles. De
même que l’État s’efforçait de contrôler les mouvements de population à
l’intérieur du territoire français, les autorités locales ont joué un rôle
fondamental dans la gestion des flux vers l’Algérie. C’est aux préfets qu’on
confie la responsabilité de trier les « bons » migrants des « indésirables »,
tâche dont ils se sont acquittés en demandant aux fonctionnaires plus
proches de la population (sous-préfets, maires, commissaires de police) de
vérifier l’identité des demandeurs de passeport ou de passage gratuit et
d’enquêter sur leur situation financière, morale et professionnelle.
Un véritable matériel de propagande fut envoyé aux préfets et aux
maires qui firent publier des articles dans la presse locale, afficher des
placards sur les bâtiments publics et distribuer des livrets d’information
rédigés par le ministère de la Guerre. Pour les candidats à l’émigration, ces
fonctionnaires jouaient le rôle d’intermédiaires dans leurs démarches auprès
des préfets ou du ministère pour obtenir un passeport et un passage gratuit.
En pratique, l’importance donnée à l’administration locale s’est révélée
être à la fois un atout et une difficulté pour le contrôle administratif de
l’émigration coloniale, dans la mesure où ces fonctionnaires profitaient de
leur connaissance des candidats à l’émigration pour faire avancer ou au
contraire détourner les objectifs de leurs supérieurs hiérarchiques. Les
tensions entre l’État métropolitain, ses services décentralisés et
l’administration coloniale en Algérie sur la question de l’émigration
reflètent le paradoxe au cœur de tout projet de fondation d’une colonie de
peuplement : les fonctionnaires à tous les niveaux sont alors en situation de
se disputer des populations qu’ils considèrent désirables sur le plan social,
moral et économique.
On peut toutefois dégager deux autres conclusions de cette analyse
succincte de l’encadrement de l’émigration vers l’Algérie dans les dix
premières années de la conquête. D’une part, il existe une continuité
frappante dans la manière dont l’administration se représente les migrants et
tout particulièrement les plus pauvres d’entre eux. Même si, à partir des
années 1840, avec le développement des ouvrages de travaux publics, les
travailleurs entrent dans la catégorie de « migrants désirables », l’opposition
entre « désirable » et « indésirable » reste au fondement de la politique
d’émigration – que ses objectifs soient d’intensifier ou au contraire de
ralentir les flux vers l’Algérie. D’autre part, l’idéal affirmé à l’époque de la
colonisation agricole n’a que très partiellement correspondu aux besoins
réels d’un projet de peuplement.
La plupart des vingt mille individus qui s’étaient vu accorder un
passage gratuit entre 1841 et 1845 venaient d’un milieu urbain et exerçaient
des métiers artisanaux. Les analyses quantitatives faites à partir des
registres tenus par le ministère de la Guerre pendant cette période révèlent
non seulement que les trois quarts des bénéficiaires des passages gratuits
étaient originaires de communes de plus de deux mille habitants, mais aussi
que plus de la moitié d’entre eux résidaient dans les plus grandes villes de
France. Le portrait type du migrant assisté était bien loin du colon idéal
envisagé par les promoteurs de la colonisation de peuplement en Algérie, et
les individus admis à recevoir des aides à l’émigration dans les années 1840
ressemblaient au contraire à ceux dont se plaignaient si souvent les autorités
coloniales. Leur départ vers l’Algérie était précisément motivé par le désir
de fuir une situation critique, sur le plan économique ou familial.
Il faudrait poursuivre l’analyse pour obtenir une image plus précise des
stratégies d’émigration coloniale et des expériences de migrants en Algérie.
Des taux de mortalité élevés et un fort turnover suggèrent que pour
beaucoup l’émigration n’aura été qu’une courte parenthèse. Nous savons
encore très peu de choses des interactions entre les migrants français et la
population locale en Algérie, ou des relations sociales à l’intérieur de la
communauté européenne polyglotte durant la période de la conquête.
Cependant, le caractère paradoxal de la politique d’émigration des
premières années de la présence française est indiscutable. Faire de
l’Algérie une colonie de peuplement apparaissait comme une solution aux
difficultés de la France postrévolutionnaire, mais l’émigration d’individus
perturbateurs représentait une menace pour un ordre colonial en formation.
Ces difficultés, et le fait que les aides à l’émigration étaient considérées par
les agents de l’État comme une forme d’assistance, ont conduit à définir les
pauvres, les travailleurs migrants et les citadins comme des « indésirables »
à exclure de la colonie. L’idéal d’une colonisation agricole et familiale s’est
trouvé en porte-à-faux avec les réalités de la guerre de conquête et de
l’économie coloniale : une colonisation agricole à grande échelle exigeait
une infrastructure civile et militaire que seuls des ouvriers professionnels,
venant de milieux urbains, pouvaient bâtir. D’où le paradoxe d’une
politique française d’émigration qui se donne pour tâche d’identifier, de
recruter et de soutenir des migrants considérés comme indésirables.
Ce paradoxe ne se limite d’ailleurs pas aux émigrants français : en dépit
de la politique officielle favorisant l’émigration en provenance de la
métropole, le peu d’empressement des Français à s’installer en Algérie a
conduit le ministère de la Guerre à étendre les programmes d’assistance à
tous les Européens, quand ceux-ci ont été mis en place en 1838 8. De fait,
l’immigration méditerranéenne a été implicitement tolérée et l’encadrement
administratif des flux de migrants a donc surtout concerné les travailleurs
français.
Ce paradoxe d’une émigration assistée quoique indésirable est
caractéristique de la période de conquête pendant laquelle les autorités
étaient particulièrement sensibles à la précarité de la présence française en
Algérie. Ce n’est qu’avec la fin de la conquête militaire en 1857, suivie de
l’augmentation importante de la population européenne en Algérie, que les
fondements de la politique d’émigration ont changé de nature. Si en 1848 le
projet de colonies agricoles s’inscrit dans le programme républicain, la
réglementation en vigueur n’a pas fondamentalement changé, et à la fin du
siècle, les concessions agricoles étaient devenues le principal moyen
d’encourager l’émigration coloniale. Les passages gratuits ou
subventionnés ne concernaient plus que les concessionnaires qui étaient
chefs de famille français avec des connaissances agricoles, des ressources
d’au moins cinq mille francs, et l’intention de rester sur la terre algérienne
pour un minimum de cinq ans.
Des conditions similaires avaient été imposées aux concessionnaires
dès les premières cessions de terre dans le but d’éviter la spéculation
foncière et de s’assurer que les propriétaires exploiteraient eux-mêmes leurs
terres. Cet aspect de la politique coloniale n’avait donc rien de nouveau.
Mais la limitation des passages gratuits aux colons-concessionnaires
marqua une inflexion importante par rapport aux premières politiques
d’émigration assistée qui visaient avant tout les colons-ouvriers.
L’exclusion ultérieure des migrants de la classe ouvrière des programmes
d’assistance souligne les particularités de la période de conquête, au cours
de laquelle les impératifs de sécurité et de développement de
l’infrastructure l’avaient emporté sur l’idéologie de la colonisation agricole.
Avec l’instauration d’un régime civil et l’assimilation administrative à
la France sous la IIIe République, les objectifs de la politique d’émigration
prirent davantage en compte les nécessités de la colonisation dans les zones
rurales. Les migrants issus de la classe ouvrière étaient désormais libres de
se rendre dans les départements algériens, mais à leurs frais. Dorénavant, le
gouvernement n’offrirait son assistance qu’aux personnes habilitées à
recevoir des concessions de terres et capables de contribuer utilement au
développement de la colonisation rurale.

1. Ce texte est issu de l’article de Jennifer Sessions, « Le paradoxe des émigrants indésirables
pendant la monarchie de Juillet, ou les origines de l’émigration assistée vers l’Algérie », Revue
d’histoire du XIXe siècle, no 41, 2010.
2. Jean-Baptiste Say, Cours complet d’économie politique pratique, Paris, Rapilly, 1829.
3. Eugène Lerminier, « De la conservation d’Alger », Revue des Deux Mondes, 1836.
4. Jean-Jacques Baude, Archives nationales F7 3885, Bulletin de Paris, 4 janvier 1831.
5. Nancy Green, François Weil (dir.), Citoyenneté et émigration. Les politiques du départ,
Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2006.
6. Archives départementales de Corrèze 6M 400, circulaire du ministre de l’Intérieur,
18 mai 1831.
7. Archives nationales d’outre-mer, F80 1793, circulaire du ministre de l’Intérieur,
30 août 1838.
8. Jennifer Sessions, « “L’Algérie devenue française” : The Naturalization of Non-French
Colonists in French Algeria, 1830-1849 », Proceedings of the Western Society for French
History, tome 30, 2002.
Colons et colonisateurs dans
l’Empire
Christelle Taraud

Jusqu’à une date récente, l’image généralement véhiculée sur les


conquêtes qui permirent la constitution du second empire colonial français
est qu’elles donnèrent lieu à une très faible résistance des populations
locales 1. Prenant pied sur des terres considérées ou théorisées comme
« vierges » de toute présence étatique forte – alors même que les Européens
avaient des relations diplomatiques longues et soutenues avec certains de
ces « États fantômes » et de leurs chefs : régence d’Alger (mais aussi
beylicats de Constantine, d’Oran et de Tittery), royaumes de Madagascar,
du Dahomey, du Congo et du Siam, empire d’Annam… –, les nations
européennes ont le plus souvent mis en avant, dans leur propagande, l’idée
que la guerre de conquête n’avait été finalement qu’un point de détail de
l’histoire coloniale et ce, même si les héros de cette épopée (les Bugeaud,
Gallieni, Faidherbe, Lyautey…) ont alors trouvé toute leur place dans la
mythologie nationale 2.
Une fois admis que les soldats français et leurs officiers avaient été
héroïques, on ne s’appesantissait pas sur le rôle joué, dans ces glorieuses
batailles, par les colonisés. Or, et ceci est valable pour l’ensemble des
parties constituant le second empire colonial, l’installation des Français en
Afrique, en Asie et en Océanie a donné lieu à de nombreux troubles,
révoltes et bien sûr guerres de conquête ou de « pacification 3 ».

Résistances et oppositions à la conquête

L’exemple le plus connu et le plus éclairant de ces résistances est


certainement celui de la révolte d’Abd el-Kader, appartenant à la confrérie
des Qâdirîya, dans l’Ouest algérien 4. Elle débute le 22 novembre 1832
quand ce dernier – il est alors devenu, en sus de son titre de « sultan des
Arabes », « émir des croyants » (Amîr Al Mu’minîn) – lance le premier
jihad (guerre sainte) contre les « infidèles » (les Français). À partir de cette
date, l’émir Abd el-Kader entame un bras de fer avec les autorités
françaises et coloniales, qui se solde par des victoires réelles (contre le
général Trézel à la Macta le 28 juin 1835, contre le général Bugeaud qu’il
contraint à signer le traité de la Tafna, le 30 mai 1837, lequel lui reconnaît
une véritable autorité sur les deux tiers de l’Algérie…), mais aussi par des
défaites exemplaires.
Celles-ci sont liées au fait que la France s’engage, sous l’impulsion d’un
Thomas Bugeaud devenu, à partir de 1841, gouverneur général de l’Algérie,
non plus dans une occupation restreinte – comme c’était le cas jusque-là –,
mais dans une guerre et une occupation totales. De cette guerre de conquête
menée par l’armée française contre Abd el-Kader ressortent des morceaux
de bravoure – prise de la smala de l’émir par le duc d’Aumale le 16 mai
1843, contraignant le premier à trouver refuge auprès du sultan du Maroc ;
bataille d’Isly, le 14 août 1844 –, mais aussi des épisodes plus funestes et
plus contestés (les enfumades, les razzias, les déplacements forcés de
populations et leur internement administratif, les destructions de cultures et
de troupeaux, l’application à l’ensemble d’une tribu de la sanction
collective…).
Après la reddition d’Abd el-Kader, le 23 décembre 1847, l’Algérie est
pourtant loin d’être « pacifiée » ; des troubles éclatent, en 1850, dans les
Aurès (massif montagnard à l’est du pays) et en Kabylie. De 1850 à 1871 –
date de la grande révolte kabyle menée par le bachaga Mohammed El-
Mokrani –, des soulèvements constants dans les tribus, bien que peu unifiés,
créent un sentiment permanent d’insécurité parmi les colons qui s’éloignent
de ces régions pour se réfugier dans les grandes villes du front de
colonisation (mieux protégées par le pouvoir colonial et tombées plus vite :
Bône en 1831, Bougie en 1833, Tlemcen en 1836, Constantine en 1837…).
Le bled reste donc agité jusqu’au début du XXe siècle – à l’image du
massacre des habitants de Margueritte, village de colonisation pris d’assaut
par une centaine d’Algériens révoltés en 1901 –, ce qui amène au constat
suivant : la France aura donc mis plus de soixante-dix ans à « pacifier » ses
possessions françaises du nord de l’Afrique. Si la résistance algérienne à la
colonisation française dispose, du fait de la place particulière de ce pays
dans la mythologie coloniale et nationale, d’une certaine visibilité, les
choses sont beaucoup moins claires pour les autres parties de l’Empire,
alors même que ces dernières ont été, elles aussi, très rétives à la mise sous
tutelle française.
Ainsi, en Afrique subsaharienne, plusieurs guerres de conquête ont
jalonné la pénétration coloniale au sud et à l’est de la boucle du Niger.
Prenant appui sur ses possessions sénégalaises, la France veut se tailler, en
Afrique, un vaste empire qui irait du nord (l’Algérie et la Tunisie) au sud (le
golfe de Guinée) ; et de l’ouest (Sénégal) à l’est (l’Égypte) du continent 5.
Ce projet, extrêmement ambitieux, est cependant constamment contrecarré
par la présence insistante des Britanniques et des Allemands, opposés à une
hégémonie trop importante de la France en Afrique. Devant obtenir des
succès rapides tant sur le plan diplomatique (signature de traités de
protectorat avec les différentes instances africaines rencontrées) que
militaire, l’armée française gagne quelques batailles retentissantes (contre
l’Almany Samory Touré dans la boucle du Niger, contre le roi du Dahomey
et ses célèbres amazones dans le golfe de Guinée, contre Rabah dans la
région du lac Tchad – Rabah dont la tête coupée finira au bout d’une pique
pour le plus grand bonheur des lecteurs de la revue L’Illustration…) – dans
la seconde moitié du XIXe siècle. À Madagascar, la guerre de conquête
menée contre le gouvernement de la reine Ranavalona III n’est pas moins
violente.
Après avoir imposé par la force aux autorités malgaches, en 1885, un
traité de protectorat très désavantageux pour elles, la position de la France
est de nouveau contestée, ce qui oblige le gouvernement français à envoyer,
sous les ordres du général Joseph Gallieni, une nouvelle expédition
militaire. Commencée en 1894, la guerre de « pacification » qui s’ensuit
conduit à la prise de la capitale Tananarive, en 1895, et contraint la reine à
accepter un nouveau traité de protectorat. Ce traité ne sera en fait que le
préambule à son exil et à l’annexion pure et simple de l’île par la France, en
1897.
En Indochine, la résistance annamite est aussi vaincue à cette date.
C’est à cette même époque que les derniers révoltés du Tonkin – dont le
célèbre « Robin des bois vietnamien », Hoang Hoa Tham, en lutte contre la
France depuis quinze ans – rendent les armes. « Pacifiée » par Joseph
Gallieni et Théophile Pennequin, l’Union indochinoise (composée de cinq
entités territoriales, en partie de construction coloniale, le Cambodge, le
Laos, le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine) va devenir le territoire colonial
le plus rentable de l’empire colonial français avec une idée-force : faire de
Saigon une nouvelle Singapour (colonie britannique et port franc très riche).
Enfin, en Nouvelle-Calédonie, les Kanak entrent, dès 1856, dans des
confrontations violentes avec les autorités coloniales, notamment dans la
presqu’île de Nouméa 6. À partir de cette date, le pays connaît plusieurs
soulèvements qui entraînent des opérations de « pacification » importantes ;
celles-ci se soldent, le plus souvent, par des dévastations et des
dépossessions. Ces actions de répression amènent en Nouvelle-Calédonie,
entre 1870 et 1877, un calme relatif, brisé par la grande révolte kanak de
1878 – liée pour l’essentiel à l’accaparement foncier et à l’attitude du
colonat vis-à-vis des populations locales. Se soldant par la mort de son chef
le plus célèbre, Ataï, le 1er septembre 1878, la révolte kanak s’éteint non
sans avoir, comme en Afrique et en Asie, apporté avec elle son lot de
déportés et de morts.
Dans l’ensemble, donc, loin de la mythologie coloniale qui ne met
souvent en avant que les héros français de la conquête, des populations
locales ont très largement et très longtemps résisté à la conquête militaire et
à la mise sous tutelle par la France. En effet, il faut attendre les premières
années du XXe siècle pour que la colonisation française passe véritablement
dans sa seconde phase dite de « mise en valeur » : sous-entendant par là
même que les territoires conquis sont donc bien durablement « pacifiés 7 ».

La colonie de peuplement et ses oppositions

La colonisation est souvent associée à l’idée de peuplement, car la


définition du terme les lie symbiotiquement. Or force est de constater que la
colonie de peuplement a été extrêmement minoritaire dans les espaces
coloniaux. La France ne peut d’ailleurs revendiquer réellement, au
e
XIX siècle, que deux colonies de peuplement, l’Algérie et la Nouvelle-

Calédonie, qui relèvent de deux stratégies et de deux expériences coloniales


différentes. De prime abord, tout semble en effet opposer les colonies
algérienne et calédonienne, à commencer par leur rapport territorial à la
métropole.
D’une proximité géographique évidente avec la France continentale,
l’Algérie s’oppose clairement à la Nouvelle-Calédonie – ce « confetti
d’empire » situé à l’autre bout de la terre, sur le continent austral. Lointaine,
souvent mal connue et mal aimée, la Nouvelle-Calédonie est donc, dans
l’imaginaire colonial, l’anti-Algérie par excellence, « colonie passionnelle »
s’il en fut. À bien y regarder cependant, les expériences coloniales
algérienne et calédonienne sont plus proches qu’il n’y paraît, car elles sont
symptomatiques des liens entre question coloniale et question sociale.
Dans l’Algérie des premiers temps de la conquête arrivent en effet des
populations paupérisées de l’ensemble du bassin méditerranéen (Espagne,
Italie, Grèce, Malte pour l’essentiel), mais aussi des immigrants allemands
et suisses ainsi que des ouvriers parisiens. Cette colonisation libre est
d’abord une colonisation rurale 8. Si elle repose sur une véritable politique
de confiscation des terres « indigènes » qui permet, de 1842 à 1845, la
création de 35 centres de colonisation sur 150 000 hectares récupérés, elle
ne peut être réduite à ce phénomène. C’est en effet à partir des journées
insurrectionnelles de juin 1848 que le lien entre colonisation et question
sociale transparaît dans toute son évidente clarté. Dès cette date,
l’Assemblée nationale vote 50 millions de crédits pour « débarrasser » Paris
de ses éléments subversifs, de ces « Bédouins de la métropole » comme on
les appelle fort symboliquement à l’époque, et qui, une fois déportés en
Algérie, planteront d’ailleurs fièrement des arbres de la liberté sur le sol de
leur exil.
Dans le même temps, la Nouvelle-Calédonie devient colonie
pénitentiaire de l’Empire français (à l’image, mais à une tout autre échelle
territoriale, de ce qu’est l’Australie pour les Britanniques à la même
époque). « L’épuration » de la métropole, liée à une véritable « panique
sociale » des classes possédantes confrontées aux révolutions de 1830 et
surtout de 1848 – « la plus grande guerre des rues qu’ait vue l’histoire »,
écrira, en 1862, Victor Hugo dans Les Misérables –, s’organise donc
symboliquement autour d’une colonie de peuplement où l’immigration reste
globalement libre (même si l’Algérie est aussi une terre de déportation pour
certains opposants politiques et de relégation pour les criminels de droit
commun ainsi que pour les militaires réfractaires ou indisciplinés de
l’armée française, comme le montre la naissance du bagne de Biribi), et
d’une colonisation pénale qui transporte et relègue, à l’autre bout du monde,
les éléments « malsains » jugés non compatibles avec la société bourgeoise
du XIXe siècle.
À partir de 1853, la France annexe donc la Nouvelle-Calédonie et
décide d’en faire sa colonie pénitentiaire modèle, a contrario de Cayenne
en Guyane française, ouverte en 1852 et connue, à cause de son climat
difficile et des nombreuses maladies tropicales qui y sont liées, pour son
fort taux de mortalité parmi la population pénitentiaire. En promulguant, en
1854, une loi sur la transplantation, le gouvernement français décide ainsi,
en trente ans d’existence de la colonie pénale de Nouvelle-Calédonie (1864-
1897), du sort de 30 000 hommes et femmes (condamnés aux travaux forcés
ou récidivistes) transplantés à l’autre bout de la terre. Pour beaucoup, à
l’exception notable des Communards de 1871, rapatriés au moment de la loi
d’amnistie du 11 juillet 1880, ce voyage est sans retour, obligeant à faire
souche sur place et à reconstruire sa vie dans un projet de colonisation
souvent subi. Dans ce processus « d’épuration », c’est cependant la classe
ouvrière qui paie le plus lourd tribut (36 % des transplantés en sont issus),
traduisant bien l’existence d’une justice de classe rendue opératoire par et
dans le projet colonial, ce qu’on oublie trop souvent.
En Algérie aussi, les liens entre question sociale et question coloniale
restent consubstantiels, même si la nature de la colonisation y est différente.
De la colonisation utopiste – prêchée par les socialistes saint-simoniens
partisans d’une fusion harmonieuse des communautés « indigène » et
européenne, et d’un mariage régénérateur entre l’Orient et l’Occident qui
produira une société nouvelle fidèle aux principes de 1789 – à la
colonisation sociale, prônée notamment par Victor Hugo, qui permettrait de
« (re)civiliser » ces prolétaires parisiens, « barbares de l’intérieur » sans
cesse en agitation, au contact d’une terre lointaine qui leur appartiendrait et
avec laquelle ils feraient corps, tous s’accordent sur les bienfaits
rédempteurs, pour les classes laborieuses, de la colonisation rurale. Ernest
Renan n’écrit-il pas ainsi en 1871, dans La Réforme intellectuelle et morale
de la France : « La colonisation en grand est une nécessité politique tout à
fait de premier ordre. Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement
vouée au socialisme 9 » ? Pourtant, force est de constater que malgré les
vastes opérations d’expropriations menées par le gouvernement français
contre la propriété « indigène » de 1871 à 1900, la colonisation rurale fait
long feu en Algérie, malgré le mythe du paysan-soldat ou du soldat-
laboureur cher à Thomas Bugeaud.
Si l’on excepte quelques zones de production agricole faiblement
peuplées, la grande majorité des Français d’Algérie vivent dans les zones
urbanisées de la bande côtière, très loin du bled algérien. Au nombre de
28 000 personnes en 1840, la population coloniale atteindra plus de 900 000
individus au moment de la signature des accords d’Évian en 1962,
marquant ainsi la réussite démographique d’une véritable entreprise de
peuplement dans les villes et non dans les campagnes. En Nouvelle-
Calédonie, la population française, de nature hybride puisque composée de
condamnés et d’immigrants libres, a, elle aussi, produit une société
calédonienne singulière et contradictoire, marquée par une complexe
opposition structurelle entre populations blanche, métisse et kanak. Dans
cette « France australe », les Calédoniens, héritiers des premiers migrants
volontaires ou forcés, sont encore aujourd’hui les témoins vivaces de ce que
fut, au milieu du XIXe siècle, le rêve d’une colonie de peuplement en pays
mélanésien. Tout en étant extrêmement minoritaire dans l’Empire, la
colonie de peuplement a donc été un des plus puissants symboles de
l’ambition coloniale française et l’une des manifestations les plus éclatantes
« de la plus grande France ».

Assimilation et colonisation

Dès son origine, la colonisation française a été de même associée à


l’assimilation, concept qui vise à ce qu’aucune particularité ne distingue
normalement la colonie de la métropole. Théorisée en particulier par Arthur
Girault dans ses Principes de colonisation et de législation coloniale, livre
fondateur publié pour la première fois en 1894, l’assimilation républicaine a
comme but premier de s’opposer à celle d’Ancien Régime, en mettant en
avant notamment son intrinsèque arbitraire et son système de privilèges a
contrario de l’idéal républicain issu de la Révolution de 1789 10. À cet
égard, l’explicitation que donne Arthur Girault de « l’idéal républicain-
colonial » de la France, à la suite de tant d’autres grands noms de la
République comme Victor Hugo et Jules Ferry notamment, est très
éclairante.
En lisant Arthur Girault, ce qui frappe immédiatement en effet, c’est le
contraste entre l’égalité de principe et de droit, grâce à l’application de
l’assimilation dans les colonies, pour tous les citoyens français (de
métropole et des espaces coloniaux), et l’inégalité de principe et de droit
entre ces mêmes citoyens français et les colonisés, définis exclusivement
comme « sujets » de l’Empire – statut et condition par ailleurs rejetés en
métropole car symboliques, justement, de l’Ancien Régime. Ce hiatus entre
la République et ses principes fondateurs d’un côté et l’espace colonial de
l’autre s’enracine donc dans un déni de citoyenneté pour tous ceux et toutes
celles qui ne sont pas nés du bon côté de la frontière coloniale et raciale.
Matérialisé par l’instauration d’une législation discriminante et
stigmatisante, le Code de l’indigénat – promulgué en Algérie à partir de
1881, ce dernier est ensuite étendu, à partir de 1887, à l’ensemble des
territoires de l’Empire –, ce hiatus produit immédiatement une faille dans le
concept d’assimilation totale (territoriale, juridique, politique, économique
et culturelle), et explique les atermoiements constants et les polémiques
sans cesse renouvelées autour de l’application (ou non) des lois françaises
dans les territoires de l’Empire (ce sera par exemple le cas pour la mise en
œuvre des lois scolaires, dans les années 1880, au sein des trois
départements français d’Algérie). N’est-il pas en effet incroyablement
contradictoire de dénier aux colonisés le droit d’être entièrement et
pleinement français (en les excluant de la citoyenneté) alors même que l’on
prône, pour eux, une assimilation obligatoire au regard de la « mission
civilisatrice » ?
En somme, la France place ici ses sujets devant une proposition
paradoxale : devoir devenir français (en donnant tous les gages d’une
francité culturelle notamment) sans pouvoir jamais vraiment l’être
(politiquement et socialement) – ce qui les maintient de fait dans une
position d’infériorité forcément génératrice de conflits individuels et
collectifs. Avec l’assimilation, principe réel mais limité – puisqu’il ne
touche qu’une minorité de citoyens français vivant dans l’espace colonial et
une infime partie des colonisés (habitants des quatre communes urbaines de
Dakar, Rufisque, Gorée et Saint-Louis au Sénégal, naturalisés au compte-
gouttes en fonction de critères particuliers d’allégeance ou de synonymie à
la France…) –, cohabite donc l’assujettissement de populations entières.
Mais l’assujettissement – et c’est toute l’ambiguïté du système
français –, qui va constituer une frontière officielle entre deux mondes
censés être irréconciliables – celui des « indigènes » et celui des colons –,
s’accommode aussi de l’assimilation et donne naissance in fine à une
subculture hybride et foisonnante très localisée en fonction des territoires,
dont on peut retrouver les traces vivantes dans les témoignages oraux, la
langue, la littérature, la poésie, le cinéma, la chanson, la cuisine…
Constituée par un curieux et sous-estimé processus de créolisation des
Européens et d’européanisation des colonisés, l’existence de cette
subculture rend compte d’un monde colonial beaucoup plus complexe et
beaucoup moins manichéen qu’il n’y paraît – monde animé par des
médiateurs culturels (cultural brokers) des deux bords – et éclaire, en creux,
une histoire commune qui échappe souvent aux métropolitains. Ainsi en va-
t-il, par exemple, des hiérarchies complexes et des profonds antagonismes
qui traversent les sociétés coloniales, et pas seulement sur le versant attendu
de la fracture colon/indigène. Car dans le monde européen aussi les
différences sont bien présentes, produisant des inégalités structurantes qui
ont du sens, y compris dans la vie de tous les jours.
En effet, entre Français, Espagnols, Italiens, Grecs, Maltais, Allemands,
Polonais, etc. se rejoue aussi, sur fond de nationalismes galopants et de
supériorité des « races », une histoire de domination, d’acculturation et
d’assimilation singulière. Fidèle à son histoire – la nation comme creuset de
l’universel –, mais devant aussi s’adapter à la situation européenne et
coloniale (crainte que les conflits en Europe ne débordent sur la scène
impériale, peur que les populations européennes, parfois plus importantes
numériquement que les Français, ne mettent en péril à certains endroits et à
certains moments sa suprématie en se posant en « colonies dans la
colonie »…), la France va assimiler tous les Européens en promulguant, en
1889, une loi automatique de francisation. Cette loi, appliquée d’abord en
Algérie, fait de tout enfant né de parents européens un citoyen français,
mais n’arase pas totalement les différences d’origine et de classe. Au point
que la petite-fille d’un soldat français d’origine espagnole mort en
métropole pendant la Grande Guerre peut encore, dans l’Algérie des années
1940, se frotter la peau pour qu’elle devienne plus blanche, dans un souci
de « faire plus française »… Ainsi l’européanité – critère opératoire de
différenciation d’avec l’Autre, le colonisé, « l’indigène » – n’est-elle donc
pas perçue et vécue de manière homogène, malgré un sentiment commun
d’appartenance à une même « famille » raciale. De la même manière, du
côté des colonisés, l’assimilation produit des figures hybrides d’une grande
richesse, à l’image d’un Ferhat Abbas – vibrant symbole d’une élite bi-
culturée qui, lasse d’attendre l’intégration réelle à la citoyenneté française,
choisira le camp du nationalisme algérien et du FLN.
Au travers de l’analyse de l’assimilation, c’est donc toute l’ambivalence
de la colonisation française qui s’éclaire, même dans sa manière de ruser,
jusqu’à la caricature, avec ses principes. Mais apparaît aussi, en clair-
obscur, une hiérarchie coloniale moins visible, qui ne s’exerce pas
seulement au détriment des « indigènes » mais aussi contre les Européens,
puis contre les néo-Français d’origine étrangère, y compris quand ces
derniers feront retour en masse, en France, après les accords d’Évian en
1962.

1. . Ce texte est issu du livre de Christelle Taraud, Idées reçues sur la colonisation. La France
et le monde, XVIe-XIXe siècles, Paris, Le Cavalier Bleu, 2018.
2. Jean-François Klein, Claire Laux (dir.), Les Sociétés coloniales à l’âge des empires.
Afrique, Antilles, Asie, années 1850-années 1950, Paris, Ellipses, 2012 ; Isabelle Surun (dir.),
Les Sociétés coloniales à l’âge des empires, 1850-1960, Paris, Atlande, 2012 ; François
Dumasy, Odile Goerg, Xavier Huetz de Lemps (dir.), Les Sociétés coloniales à l’âge des
Empires, Paris, Bréal, 2012.
3. Dominique Lejeune, Les Sociétés de géographie en France et l’expansion coloniale au
e
XIX siècle, Paris, Albin Michel, 1993 ; Isabelle Surun, « L’exploration de l’Afrique au
e
XIX siècle : une histoire pré-coloniale au regard des postcolonial studies », Revue d’histoire du
e o
XIX siècle, n 32, 2006.

4. Bruno Étienne, Abdelkader, Paris, Hachette, 1994 ; Smaïl Aouli, Ramdane Redjala,
Philippe Zoummeroff, Abd el-Kader, Paris, Fayard, 1994 ; Ahmed Bouyerdene, Abd el-Kader.
L’harmonie des contraires, Paris, Seuil, 2008.
e
5. Catherine Coquery-Vidrovitch, L’Afrique et les Africains au XIX siècle. Mutations,
révolutions, crises, Paris, Armand Colin, 1999.
6. Pierre Brocheux, Daniel Hémery, Indochine. La colonisation ambiguë, 1858-1954, Paris,
La Découverte, 2001 ; Kham Vorapheth, Commerce et colonisation en Indochine (1860-1945).
Les maisons de commerce françaises, un siècle d’aventure humaine, Paris, Les Indes Savantes,
2004.
7. Edward Berenson, Les Héros de l’Empire. Brazza, Marchand, Lyautey, Gordon et Stanley à
la conquête de l’Afrique, Paris, Perrin, 2012 ; Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser.
Exterminer. De la guerre et de l’État colonial, Paris, Fayard, 2005.
8. Benjamin Stora, Histoire de l’Algérie coloniale, 1830-1954, Paris, La Découverte, 1994.
9. Ernest Renan, La Réforme intellectuelle et morale de la France, Paris, Calmann-Lévy,
1947 [1871].
10. Arthur Girault, Principes de colonisation et de législation coloniale, Paris, Larose, 1904
[1894].
L’indigénat dans l’Empire français
Sylvie Thénault

L’historiographie de l’indigénat dans l’Empire français accorde un rôle


primordial à l’Algérie : celle-ci est considérée comme la matrice de ce
régime répressif spécifique aux sujets coloniaux 1. Les travaux de synthèse
ont une structure pratiquement invariable. Ils commencent par exposer
l’indigénat en Algérie avant de passer aux autres colonies, dans lesquelles il
aurait été exporté 2. Dans ce contexte, la démarche consistant à mettre en
regard l’histoire de l’indigénat en Algérie avec celle de l’indigénat en
Indochine offre une opportunité unique. Mettre en lien ces deux histoires
permet en effet d’interroger ce modèle « diffusionniste » à partir de
l’Algérie. Il n’y a pas eu simple transfert de l’indigénat d’un territoire vers
l’autre 3.

L’indigénat : trois acceptions pour une notion


complexe

Au fur et à mesure de son avancement, l’historiographie a proposé trois


acceptions successives de l’indigénat. La première d’entre elles est
juridique : l’indigénat était un régime légal de répression des sujets
coloniaux ou, pour le dire dans le langage des juristes, il constituait un
régime pénal spécial, qui leur était réservé. Sa principale caractéristique est
d’être un régime administratif : les sanctions qu’il comportait étaient
infligées par des représentants de l’administration, aux divers échelons,
depuis le gouverneur général au sommet jusqu’aux administrateurs et leurs
adjoints sur le terrain. Outre le fait que ce régime était discriminatoire,
puisque réservé aux « indigènes », ce caractère administratif était la raison
principale de sa critique à l’époque coloniale elle-même. Il s’agissait en
effet de punitions infligées par des agents de l’État, sans les garanties
qu’aurait pu offrir une procédure judiciaire. En justice, non seulement
l’instruction n’est pas censée être à charge, mais le suspect a droit à une
défense et la condamnation requiert des preuves. Aussi la dénonciation de
l’indigénat s’est-elle emparée d’emblée du registre de la « monstruosité » –
l’expression a pris corps dans les années 1890 dans le contexte des débats
sur l’Algérie.
Ce régime était un « monstre » au regard des principes généraux du
droit, devant encadrer le pouvoir de punir. Il comprenait quatre mesures : le
séquestre des biens qui pouvait être collectif ; les amendes collectives ;
l’internement qui pouvait se concrétiser par une assignation à résidence ou
par une détention ; les pouvoirs disciplinaires qui permettaient à des agents
de l’administration d’infliger des amendes ou des jours de prison pour punir
une série d’infractions.
Ces pouvoirs disciplinaires étaient le volet majeur du régime pénal de
l’indigénat. Ils en ont probablement été la composante la plus massivement
utilisée et ont incarné, de ce fait, l’arbitraire colonial aux yeux de ceux qui
en étaient victimes. Cette acception juridique de l’indigénat demeure la plus
courante dans l’historiographie. Elle est en effet la plus évidente, car elle
était celle des contemporains de la colonisation, mais elle est aussi la plus
commode pour la recherche. En ce sens, l’indigénat peut être étudié à
travers les textes qui l’ont réglementé, la littérature des juristes qui l’ont
commenté ainsi que les traces écrites des débats qu’il a suscités, faciles à
retrouver : débats parlementaires, études administratives, pétitions, articles,
brochures…
L’interrogeant à partir de l’Afrique-Occidentale française (A-OF),
Gregory Mann a argumenté que, sur le terrain, aucun empire n’a jamais été
« l’Empire du droit 4 ». De fait, les châtiments infligés aux sujets coloniaux
ont largement excédé ce que les textes autorisaient. S’ils étaient bien
victimes de mesures légales, les « indigènes » étaient aussi victimes de
pratiques non réglementées – voire même théoriquement interdites –
décidées et mises en œuvre par les représentants de l’État colonial avec
lesquels ils étaient quotidiennement en contact : enfermement, corvées, par
exemple, mais aussi violences corporelles 5.
Du point de vue de ses victimes, en effet, la coercition coloniale se
traduisait par un arbitraire et une violence plus ou moins poussée.
L’indigénat était pour eux un ensemble de sanctions, de châtiments, de
contraintes, qui leur étaient imposés et qu’ils subissaient, nonobstant toute
considération juridique.
Si elle est intellectuellement stimulante et historiquement pertinente,
cette acception récente de l’indigénat se heurte à un redoutable problème de
sources. Certes, les pratiques répressives ont laissé des traces dans les
archives – plaintes des victimes et enquêtes de l’administration, en
particulier –, mais le corpus reste limité et il ne se prête qu’à une histoire
parcellaire, reposant sur la collecte d’exemples retrouvés çà et là.
Une troisième façon d’appréhender l’indigénat, enfin, a émergé. Le
terme est parfois utilisé pour désigner globalement le statut des
« indigènes », à tous points de vue : sur le plan pénal, avec les mesures
répressives spéciales qui leur étaient réservées, mais aussi au plan civil,
avec leur statut personnel, et au plan politique, avec leurs droits inexistants
ou partiels. Ayant le mérite de proposer une vue d’ensemble, cette vision,
très extensive, est surtout valable dans une perspective de synthèse.
En Algérie : pour une histoire de l’administration
coloniale

La pièce maîtresse de l’indigénat algérien est une loi datant du 28 juin


1881. Celle-ci accordait les pouvoirs disciplinaires aux administrateurs des
communes mixtes, communes dans lesquelles vivait l’immense majorité des
Algériens. Ainsi, les administrateurs pouvaient légalement leur infliger des
jours de prison et des amendes, selon une liste d’infractions que le
gouverneur général devait établir par arrêté.
Adoptée pour sept ans, la loi a été reconduite en 1888 et la liste des
infractions, annexée au texte. Toujours votée pour des périodes limitées, la
loi a été prorogée à maintes reprises, jusqu’à son expiration en 1927. À
cette date, les administrateurs ont cessé de disposer légalement des pouvoirs
disciplinaires. Ceux-ci n’ont cependant pas totalement disparu : ils ont été
transférés aux juges de paix, qui les ont désormais exercés à la place des
administrateurs.
La loi de 1881 résulte de l’histoire de l’organisation administrative de
l’Algérie à partir de la conquête française et de la façon dont a été
réglementé le pouvoir de punir dans ce contexte. L’Algérie a d’abord été
soumise à une période d’administration militaire, pendant laquelle le
territoire était maillé de « bureaux arabes ». Leurs chefs, au contact des
populations locales, en assuraient concrètement la gestion, avec l’aide
d’auxiliaires recrutés localement. En 1844, le général Thomas Bugeaud,
alors gouverneur général, signait une circulaire qui est l’ancêtre de la loi de
1881 : il établissait une liste d’infractions sanctionnées par des amendes 6.
L’évolution de cette circulaire jusqu’à la loi de 1881 a suivi le passage
d’une administration militaire à une administration civile. Concrètement,
les chefs des bureaux arabes ont été remplacés par des fonctionnaires civils
placés à la tête de circonscriptions nouvelles qui, après avoir été
diversement nommées et organisées, ont fini par devenir des communes
mixtes dotées d’un administrateur. Aussi les administrateurs ont-ils hérité
de l’exercice du pouvoir de punir de leurs lointains prédécesseurs militaires.
Les « adjoints indigènes », qui partageaient avec les chefs des bureaux
arabes la possibilité d’infliger des amendes dans le texte de 1844, ont été
progressivement dépossédés de leurs pouvoirs – ils n’étaient pas
mentionnés dans la loi de 1881. Cependant, ils continuaient à jouer un rôle
fondamental dans la mesure où c’étaient eux qui tenaient les
administrateurs informés des faits à réprimer.
Dans les années 1870, d’intenses débats ont animé le gouvernement
général en Algérie sur la façon d’organiser la répression des infractions
dans la colonie. En ces débuts de la IIIe République, l’Algérie venait d’être
détachée du ministère de la Guerre et, localement, les territoires sous
administration militaire, qui couvraient la majeure partie du territoire,
entraient dans une phrase de très forte réduction. Pendant cette période,
deux points de vue s’affrontaient. Pour les partisans d’une assimilation
totale, d’abord, le système pénal en Algérie devait être strictement identique
à celui de la métropole. Il ne devait donc pas exister de pouvoirs
disciplinaires et les pouvoirs répressifs qu’exerçaient déjà, de fait, les
agents de l’État sur le terrain devaient être supprimés. Seule la justice devait
punir, en suivant le Code pénal français. Tout au plus les partisans de
l’assimilation totale concédaient-ils l’ajout de nouvelles infractions au Code
pénal afin de tenir compte des spécificités de la situation algérienne – d’où,
d’ailleurs, l’expression de « Code de l’indigénat ».
À l’opposé, les partisans d’une répression spéciale arguaient de toute
une série de particularités de la colonie pour rejeter l’assimilation. Ils
insistaient en particulier sur la faiblesse du quadrillage administratif :
insuffisamment développée, la justice ne pouvait pas, matériellement,
assurer la répression de toutes les infractions. Ils prétendaient aussi que le
« degré de civilisation » de la société « indigène » était loin d’égaler celui
de la métropole et que, dans ce contexte, les garanties de la procédure
judiciaire seraient perçues comme de l’indulgence et de la faiblesse ;
l’efficacité des peines en aurait été contrariée. Finalement, une commission
chargée d’étudier la question se prononça pour le maintien des pouvoirs
disciplinaires qui, rappelons-le, étaient déjà exercés. La commission
préconisa la rédaction d’un texte de loi, que son vote par le Parlement
parerait de toute la légitimité nécessaire. C’est ainsi que la loi de 1881 a été
votée. Son caractère transitoire tient au fait qu’elle n’était acceptable, du
point de vue républicain, qu’en tant que dispositif temporaire, dans l’attente
d’une évolution permettant de se passer des pouvoirs disciplinaires pour
rendre la justice seule compétente.

En Indochine : un schéma identique

En Indochine, l’instauration de l’indigénat a suivi la conquête et


l’organisation de la Cochinchine, de l’Annam, du Tonkin et du Cambodge.
Le premier décret, en date du 25 mai 1881, a concerné la Cochinchine ; le
deuxième, le 28 février 1890, le Tonkin. Puis, l’organisation de l’Annam-
Tonkin s’est accompagnée de la rédaction d’un nouveau décret, le 5 février
1897. Au Cambodge, le décret d’indigénat date du 6 mai 1898. Dans tous
les cas, le décret rédigé en premier pour la Cochinchine, en 1881, a servi de
modèle. Cette chronologie réserve une surprise, eu égard à la thèse de
l’extension de l’indigénat à partir de l’Algérie. Le décret cochinchinois est
antérieur d’un mois à la loi algérienne et son contenu est très différent :
alors que la loi algérienne ne légalisait que les pouvoirs disciplinaires, le
décret cochinchinois était bien plus complet. Outre les pouvoirs
disciplinaires, il prévoyait l’internement et le séquestre des biens. Les
amendes collectives, qui n’y figuraient pas, ont été ajoutées ensuite. En
Cochinchine, en tout cas, et au contraire de l’Algérie, toutes les mesures de
l’indigénat bénéficiaient d’un fondement légal.
Dans le détail, le contenu des décrets concernant l’Union indochinoise
est variable et cette variabilité s’explique par leur encastrement dans des
dispositifs locaux. Ainsi, au contraire de la Cochinchine placée sous
administration directe, l’Annam-Tonkin et le Cambodge étaient des
protectorats dans lesquels, respectivement, les lois annamites et khmères
continuaient à s’appliquer. Dès lors, l’indigénat a été pensé comme un
complément des lois pénales locales. En Annam-Tonkin, estimant que les
lois annamites assuraient une répression efficace, les autorités coloniales
n’inclurent pas les pouvoirs disciplinaires dans le décret. En revanche,
celui-ci comprenait le séquestre des biens et l’internement, tandis que les
amendes collectives ont été ajoutées postérieurement. Au Cambodge, le
décret légalisait bien les pouvoirs disciplinaires, l’internement et le
séquestre, mais ne mentionnait pas les amendes collectives. Celles-ci
auraient pourtant été pratiquées. Leur absence de légalisation reste
inexpliquée.
Enfin, en Cochinchine comme en Algérie, l’indigénat n’a pas été créé
par le texte qui l’a réglementé. Comme la loi algérienne, le décret
cochinchinois est venu légaliser une situation préexistante. Le rapport au
président de la République, justifiant le décret, ne laisse aucun doute : le
passage sur les pouvoirs disciplinaires parle de leur « maintien » et non de
leur instauration 7. Comme en Algérie, par conséquent, la genèse de
l’indigénat s’inscrit dans l’histoire de l’organisation de l’administration et
des pouvoirs de ses agents. Résumée dans ses grandes lignes, elle révèle un
schéma proche du schéma algérien.
En Cochinchine comme en Algérie, l’administration coloniale a été
organisée alors même que la soumission de la colonie n’était pas acquise.
Dans ce contexte, la Cochinchine a aussi été longtemps confiée à l’armée,
précisément à la marine, jusqu’en 1879 8. Cependant, à la différence de
l’Algérie, la tentation de l’administration indirecte y a été grande. Au début
des années 1860, l’amiral Louis Adolphe Bonard avait parié sur le maintien
des mandarins, ces lettrés fonctionnaires de l’ancienne royauté. Leurs
résistances contrarièrent toutefois son projet et le successeur de Bonard
étoffa l’administration coloniale : alors qu’il existait jusque-là des
inspecteurs des Affaires indigènes, équivalents aux chefs des bureaux
arabes d’Algérie, il créa des administrateurs des Affaires indigènes, qui
étaient des administrateurs civils.
Avec les maires et les chefs de canton locaux, les administrateurs
exerçaient de fait les pouvoirs disciplinaires qui finirent par être légalisés
par le décret de 1881. Quoi qu’il en soit, dans le cas cochinchinois comme
dans le cas algérien, les textes de réglementation de l’indigénat s’inscrivent
dans un contexte plus large de stabilisation de l’organisation administrative
et juridique de la colonie, au moment du passage du militaire au civil. Le
fait que le décret cochinchinois ait servi de modèle à la rédaction des textes
régissant l’indigénat dans les autres territoires constitutifs de l’Union
indochinoise implique que la recherche de mécanismes de transfert depuis
l’Algérie doit se restreindre aux maillons éventuels liant celle-ci avec la
seule Cochinchine.
Il en est un tout à fait évident, en la personne de Charles Le Myre de
Vilers. Nommé gouverneur de la Cochinchine en 1879, ce dernier venait en
effet de la direction des Affaires civiles au gouvernement général de
l’Algérie, où il avait servi pendant deux ans. En tant que gouverneur, c’est
lui qui a adressé au ministre de la Marine et des Colonies le projet de décret
qui, moyennant quelques modifications, est devenu le décret du 25 mai
1881. Son expérience algérienne était manifeste dans la présentation de son
projet mais il ne s’agissait pas de la reproduire à l’identique. Charles Le
Myre de Vilers réinvestissait son passé algérien en en tirant les « leçons 9 ».
À Paris, le ministre de la Marine et des Colonies faisait aussi
explicitement référence à l’Algérie. Il justifiait ainsi la préparation d’un
décret pour la Cochinchine par l’élaboration concomitante d’une loi pour
l’Algérie. Parlant des pouvoirs disciplinaires, le ministre écrivait : « Si donc
le maintien de ces pouvoirs est jugé nécessaire et légal pour notre
possession africaine, il doit être conservé pour les mêmes motifs dans notre
établissement d’Extrême-Orient 10. »

L’indigénat dans l’Empire : circulation des pratiques

De fait, c’est le décret cochinchinois de 1881 qui a servi de modèle aux


autres, soit directement, soit par ricochet. Il a en effet inspiré le premier
décret rédigé pour l’Afrique subsaharienne, en date du 30 septembre 1887,
qui concernait le Sénégal 11. Celui-ci a ensuite servi à la rédaction du décret
appliqué à Madagascar, le 7 juillet 1901 12. Quant aux décrets consécutifs à
la création de l’A-OF et de l’A-EF (Afrique-Équatoriale française) en 1910
et 1911, ils reproduisaient celui de l’Annam-Tonkin, lui-même fondé sur le
décret cochinchinois. Enfin, le décret calédonien, signé en 1887, présente
un cas particulier car il est en grande partie consacré au cantonnement des
Kanaks dans les réserves 13. Néanmoins, il est explicitement fait référence à
la Cochinchine dans le rapport au président de la République justifiant le
texte : le ministre de la Marine et des Colonies écrivait qu’il y aurait intérêt
à « appliquer aux indigènes de cette colonie une législation identique à
celle qui régit l’indigénat en Cochinchine 14 ».
Par la suite, le renouvellement de ces décrets, dont la validité était
toujours temporaire, s’accompagna de modifications qui circulèrent d’une
colonie à une autre. Les modifications introduites dans le décret d’un
territoire, à l’occasion de sa prorogation, pouvaient être également
introduites dans les décrets des autres territoires lorsqu’il fallait aussi les
renouveler 15.
Ce mode de transfert des dispositions d’un territoire à un autre excluait
l’Algérie puisque l’indigénat n’y était pas réglé, comme ailleurs, par un
décret mais par une loi. La loi algérienne, en outre, ne concernait que les
pouvoirs disciplinaires – elle ne pouvait donc pas inclure les mêmes
modifications que les textes concernant les autres colonies. Aussi l’analyse
précise des transferts de dispositions juridiques d’un territoire à un autre
conduit-elle à mettre en évidence le rôle joué par la Cochinchine en ce
domaine. C’est son décret qui est à l’origine des autres.
Ainsi, entre le décret cochinchinois servant de modèle aux autres et la
liste d’infractions algérienne utilisée comme source d’inspiration, c’est une
double matrice que cette histoire des réglementations de l’indigénat fait
apparaître. En tant qu’objet juridique, selon la toute première acception que
l’historiographie a envisagée, l’indigénat résulte des processus de
formalisation à l’œuvre à la fois en Algérie et en Cochinchine.
Toutefois, la genèse de l’indigénat n’est pas juridique, puisqu’il n’a pas
été créé par l’application de textes l’ayant instauré. Comme les cas algérien
et cochinchinois l’ont démontré, l’indigénat résulte de l’histoire de
l’organisation de l’administration des colonies et des pouvoirs de ses
agents : pouvoirs exercés de fait avant d’être éventuellement légalisés. Les
recherches, peu nombreuses, qui ne se contentent pas de la littérature des
juristes mais qui sont fondées sur les archives, mentionnent ainsi la
préexistence des pratiques répressives légalisées par les décrets d’indigénat
– c’est le cas par exemple de l’internement en Nouvelle-Calédonie ou de
l’indigénat en A-OF 16.
De fait, l’indigénat n’est pas le produit d’une exportation résultant de
l’application successive de textes aux diverses colonies de l’Empire
français. Ce sont les circulations des pratiques et non celles des textes qu’il
faut tenter de connaître. Il est parfaitement plausible que des pratiques
coercitives aient circulé d’une colonie à une autre au gré des circulations de
l’armée et des fonctionnaires coloniaux. Dès lors, la question de l’extension
à partir de l’Algérie pourrait être reformulée : l’Algérie réapparaîtrait-elle
comme une matrice, par le biais des militaires ayant participé à sa conquête
et aux premiers temps de son administration puis par le biais de ses
premiers fonctionnaires ?
Juridiquement, la version cochinchinoise de l’indigénat a été plus
répandue que sa version algérienne. Aussi la Cochinchine apparaît-elle
comme un modèle plus pertinent que l’Algérie pour appréhender le droit de
l’indigénat à l’échelle de l’Empire. La comparaison entre les régimes de
l’indigénat en vigueur en Cochinchine et en Algérie fait en outre apparaître
deux grandes différences, porteuses de sens pour l’histoire de l’indigénat
dans l’Empire français – elles invitent en effet à réinscrire cette histoire
dans l’histoire des sociétés locales et des relais que les autorités y
trouvaient. En Cochinchine, en effet, la participation des « notables »,
suivant le vocabulaire de l’historiographie, à l’exercice des pouvoirs
répressifs donnait au débat sur l’indigénat une tonalité originale. Les
juristes coloniaux y puisaient un argument justifiant l’indigénat : ce dernier
aurait été d’autant plus légitime qu’il s’inscrivait dans « l’autochtonie »,
pour reprendre le terme d’Alix Héricord-Gorre 17.
Localement, l’indigénat était en outre dénoncé parce qu’il perpétuait
l’arbitraire et la violence existant dans le Dai Nam précolonial. La lutte
contre l’indigénat était ainsi investie au service d’un combat recelant des
enjeux internes à la société colonisée. Elle visait le despotisme et la tyrannie
d’une élite qui, en participant à la répression coloniale, perpétuait des
rapports de pouvoir et des pratiques punitives antérieures.

1. Alix Héricord-Gorre, « Éléments pour une histoire de l’administration des colonisés de


l’Empire français. Le “régime de l’indigénat” et son fonctionnement depuis sa matrice
algérienne (1881-c.1920) », thèse de doctorat en histoire, Institut universitaire européen de
Florence, 2008.
2. Martine Fabre, « L’indigénat : des petites polices discriminatoires et dérogatoires », in
Bernard Durand, Martine Fabre, Mamadou Badji (dir.), Le Juge et l’outre-mer, volume 5,
Justicia illiterata: aequitate uti ? Les dents du dragon, Montpellier/Lille, Histoire de la
Justice/Publications du Centre d’histoire judiciaire, 2010.
3. Ce texte est une version revue et abrégée d’un précédent article : « L’indigénat dans
l’Empire français : Algérie/Cochinchine, une double matrice », Monde(s), volume 12, no 2,
2017.
4. Gregory Mann, « What Was the Indigénat ? The “Empire of Law” in French West Africa »,
Journal of African History, no 50, 2009.
5. Didier Guignard, L’Abus de pouvoir en Algérie coloniale, 1880-1914. Visibilité et
singularité, Nanterre, Éditions de l’université Paris Ouest Nanterre-La Défense, 2010.
6. Circulaire du 12 février 1844.
7. Rapport du ministre de la Marine et des Colonies au président de la République, in Charles
Le Myre de Vilers, Les Institutions civiles de la Cochinchine (1879-1881). Recueil des
principaux documents officiels, Paris, Émile-Paul Éditeur, 1908.
8. Pierre Brocheux, Daniel Hémery, Indochine. La colonisation ambiguë, 1858-1954, Paris,
La Découverte, 2001.
9. Rapport d’ensemble du gouverneur au ministre de la Marine et des Colonies, 14 juillet
1880, in Charles Le Myre de Vilers, op. cit.
10. Rapport du ministre de la Marine et des Colonies au président de la République, in
Charles Le Myre de Vilers, op. cit.
11. Laurent Manière, « Le code de l’indigénat en AOF et son application : le cas du Dahomey
(1887-1946) », thèse de doctorat en histoire, université Paris 7, 2007.
12. Louis Spas, Étude sur l’organisation de Madagascar. Justice indigène, indigénat, conseils
d’arbitrage, Paris, M. Giard et E. Brière, 1912.
13. Isabelle Merle, « Le régime de l’indigénat en Nouvelle-Calédonie », in Alain Saussol,
Joseph Zitomersky (dir.), Colonies, territoires, sociétés. L’enjeu français, Paris/Montréal,
L’Harmattan, 1996.
14. Décret du 18 juillet 1887, Bulletin officiel de la Nouvelle-Calédonie, 1887.
15. Sylvie Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale. Camps, internements,
assignations à résidence, Paris, Odile Jacob, 2012.
16. Adrian Muckle, « Troublesome Chiefs and Disorderly Subjects: The indigénat and the
Internment of Kanak in New Caledonia (1887-1928) », French Colonial History, no 1, 2010.
17. Alix Héricord-Gorre, op. cit.
La confusion des pouvoirs
administratif et judiciaire
en Afrique-Occidentale française :
indigénat et justice indigène (1887-
1903)
Laurent Manière

Le droit colonial français reposait sur la séparation fondamentale entre


deux catégories juridiques : les citoyens français et les sujets indigènes 1.
Tandis que les premiers se voyaient reconnaître l’application des principes
et règles du droit français, en particulier le Code civil et le Code pénal, ce
n’était pas le cas des seconds qui continuaient d’être soumis à leur « statut
personnel », c’est-à-dire que leurs coutumes civiles et pénales étaient
censées leur être appliquées dans le cadre d’une justice dite « indigène », à
l’exclusion de celles considérées comme « contraires à la civilisation
française ».
Mais ceci ne suffisait pas à assurer la domination française, et un second
instrument répressif qu’on a appelé le Code de l’indigénat, parfois le
régime de l’indigénat ou, plus simplement, l’indigénat, définissait par arrêté
ou par décret une liste d’infractions spéciales aux sujets indigènes, nées de
la présence française.
Dans un cas comme dans l’autre, des peines d’amende et/ou de prison
pouvaient être appliquées, avec des limites plus marquées pour l’indigénat.
Que ce soit dans le cadre de la justice indigène ou dans celui de l’indigénat,
la France n’exporta pas aux colonies le principe de séparation des pouvoirs
exécutif et judiciaire, et ce sont les administrateurs, commandants de cercle,
qui furent chargés de prononcer les sanctions répressives à l’égard des
sujets indigènes. Ils étaient accompagnés d’assesseurs locaux dans le cadre
de la justice indigène, mais agissaient seuls dans le cas de l’indigénat.
Il s’agit ci-après d’examiner comment ce principe d’une confusion des
pouvoirs fut intégré dans l’organisation générale des établissements de
l’Afrique-Occidentale française (A-OF), et d’analyser les débats et
adaptations que ce renoncement à un principe fondamental du droit français
suscita.

La légitimation d’un droit d’exception en Algérie

Avant de nous intéresser au cas de l’A-OF, il nous a paru important de


revenir sur le laboratoire algérien, où les nombreux débats sur l’autorité qui
serait chargée d’assurer la répression du « code de l’indigénat » furent déjà
l’occasion de heurts entre magistrats et administrateurs. Apparu sous
l’occupation militaire, cet instrument répressif était à l’origine une liste
d’infractions spéciales conçue comme un moyen de répression commode
contre les indigènes. Avec les réorganisations de l’Algérie et le passage
d’une administration militaire à une administration civile se posa le
problème de cette répression spéciale. Devait-on consacrer un régime de
droit commun dans lequel ce serait un juge qui appliquerait ces sanctions,
ou accepter la solution d’un régime d’exception qui confierait ces pouvoirs
à un fonctionnaire de l’administration : le commandant de cercle ?
Un premier débat eut lieu en 1870 après qu’un décret du 24 décembre
1870 étendit une partie du territoire militaire au territoire civil. Ces zones
détachées du territoire militaire devinrent des territoires de communes
mixtes destinées à devenir un jour communes de plein exercice. Ces
territoires conçus comme des espaces de transition vers un régime de droit
commun avaient à leur tête des administrateurs qui étaient chargés de la
gestion, de la police de sûreté générale et de la surveillance politique du
territoire. Par un arrêté du 26 février 1872, le gouverneur de l’Algérie
accorda aux administrateurs les pouvoirs disciplinaires des officiers
militaires, leur donnant le droit de prononcer des sanctions allant jusqu’à
huit jours de prison et cinquante francs d’amende contre une série
d’infractions réglementées elles aussi par arrêté 2. Le procureur général de
l’Algérie, chef des services judiciaires, s’opposa immédiatement à cet acte
qui allait à l’encontre des décrets qui soumettaient les indigènes du territoire
civil au droit commun depuis 1868. Cet arrêté fut donc considéré comme
inapplicable.
En 1874, un nouveau gouverneur de l’Algérie décida d’accorder les
pouvoirs disciplinaires à des juges de métier. Les indigènes non naturalisés
pourraient être poursuivis et condamnés par des juges de paix aux peines de
simple police fixées par les articles 464, 465 et 466 du Code pénal, en cas
d’infractions spéciales à l’indigénat déterminées par arrêtés préfectoraux 3.
C’est un décret du 11 septembre 1874 qui déclara applicables dans tous les
territoires civils de l’Algérie les dispositions de l’article 17 du décret du
29 août 1874 « relatif à la répression des infractions spéciales à l’indigénat
commises en territoire civil et non prévues par la loi française 4 ». Le
système fonctionna mal et un antagonisme de corps opposa vite juges de
paix et administrateurs. Ces derniers se plaignaient de l’indulgence
excessive et de la lenteur des premiers et ils exigeaient que les pouvoirs
disciplinaires leurs soient de nouveau attribués 5.
La question fut de nouveau débattue après la loi du 17 juillet 1880 qui
fit passer un certain nombre de territoires alors sous commandement
militaire en zones civiles. Le gouvernement français décida qu’il était temps
de prendre une sanction législative. C’est la loi du 28 juin 1881 qui instaura
l’attribution des pouvoirs disciplinaires aux administrateurs dans les
communes mixtes et aux juges dans les communes de plein exercice. Le
Sénat fut très réticent à adopter la loi et son rapporteur, Casimir Fournier,
dut convaincre les sceptiques : il avança que les nouvelles communes
mixtes étaient trop grandes pour que le pouvoir judiciaire s’exerce
efficacement et que le budget nécessaire aurait été trop considérable. La
pression venait des administrateurs eux-mêmes qui posaient l’usage des
pouvoirs disciplinaires comme une « condition nécessaire de la prise de
possession du nouveau territoire par l’autorité civile » et se déclaraient
« impuissants à gouverner les indigènes s’ils ne pouvaient user des moyens
de répression qui étaient dans les mains des commandants militaires 6 ».
Quant aux principes du « droit commun », Casimir Fournier était bien
obligé de constater que « ces idées, nous avons dû en fait y renoncer depuis
longtemps en Algérie 7 ». Il insista beaucoup sur la nécessité du « caractère
provisoire » de ces « dispositions exceptionnelles » et laissa entendre
qu’avec la mise en place de l’organisation de la justice on verrait « alors
disparaître cette anomalie qui consiste à remettre aux mêmes mains la
justice et l’administration 8 ». Estimant donc qu’il ne s’agissait que d’une
mesure de circonstance, députés et sénateurs limitèrent cet octroi à une
période de sept années. La loi fut de nouveau âprement discutée en 1888
après qu’un groupe de sénateurs eut amendé le projet de loi, présentant le
régime comme une « monstruosité juridique » qui accordait « à des
administrateurs des pouvoirs judiciaires à peu près illimités, presque
indéfinis 9 ». Une nouvelle loi fut tout de même votée pour une période de
deux années et les lois suivantes furent systématiquement reconduites pour
sept ans.
Ce débat sur l’octroi des pouvoirs disciplinaires aux administrateurs
posait la question fondamentale des limites entre le droit commun et
l’exception dans les colonies. Si le débat fut houleux en Algérie, il n’eut pas
lieu dans les autres territoires de l’Empire, soumis à l’action directe du
ministère des Colonies. La solution retenue en Algérie fut étendue à
l’ensemble des colonies françaises, notamment en A-OF par le décret du
30 septembre 1887 10.

L’introduction des sanctions de l’indigénat en A-OF


(1887-1888)

Le décret du 30 septembre 1887 permettait aux gouverneurs des


colonies de l’A-OF de prononcer des arrêtés d’internement contre tout
individu suspecté de représenter un danger politique, au départ pour une
durée non déterminée. Le décret du 21 novembre 1904 vint compléter ce
dispositif en en précisant les limites. Cet acte fixait une durée maximum de
dix ans de détention et obligeait le gouverneur requérant à constituer un
rapport sur la situation qui avait conduit à l’internement. C’est le
gouverneur général qui ratifiait les demandes en dernier ressort.
Le décret de 1887 attribuait également aux administrateurs le droit de
prononcer des punitions disciplinaires, appelées aussi « sanctions ordinaires
de l’indigénat », contre toute une série d’infractions définies par arrêté. Le
premier fut celui du 12 octobre 1888, modifié ensuite à plusieurs reprises,
notamment par l’arrêté du 14 septembre 1907 et ceux du 12 avril 1918 et du
20 juin 1925. Le maximum que les administrateurs de cercle pouvaient
infliger pour ce type d’infractions était porté à 100 francs d’amende et 15
jours de prison, séparément ou cumulativement.
L’on peut regrouper les infractions de l’arrêté du 12 octobre 1888 en
trois grandes catégories 11. Celles-ci visaient d’abord à instaurer ce
qu’Emmanuelle Saada appelle un « code de l’étiquette 12 » destiné à assurer
le maintien de l’autorité et la répression des insubordinations, notamment
les paragraphes 4 : « Manque de respect en paroles ou en actes envers un
représentant de l’autorité française », 10 : « Tenir en public des propos de
nature à porter atteinte à l’autorité française » et 15 : « Usurpation des
fonctions de chef de village ou de canton ». En l’absence d’une justice
régulière organisée, l’indigénat endossait également le rôle essentiel du
maintien de l’ordre public. En France, ces infractions auraient été
considérées comme des contraventions entraînant des peines de simple
police (cinq francs d’amende et cinq jours de prison au maximum) mais on
leur attribua aux colonies un caractère plus grave entraînant la répression
par voie disciplinaire.
Étaient regroupées dans cette catégorie les infractions réprimées par les
codes et lois métropolitains, mais qui n’avaient pas, pour les autochtones, le
caractère d’infraction au sens de la coutume. Il y avait d’abord les
infractions liées à la gestion de l’ordre public, notamment les
paragraphes 3 : « Tirer un coup de fusil pendant une fête à moins de cinq
cents mètres de la maison de l’administrateur », 6 : « Donner asile à un
criminel », 7 : « Destruction ou déplacement de signaux routiers ou de
bornes » et 13 : « Ne pas apporter son aide en cas de danger ». L’on peut
ajouter à ce premier groupe les défauts aux règles d’hygiène et de salubrité
publiques, comme les paragraphes 8 : « Abandon d’animaux morts »,
9 : « Enterrement en dehors des lieux et des fosses prescrites », 14 :
« Défaut d’exécuter, en cas d’épidémie, les mesures sanitaires ordonnées
par l’administrateur » et 16 : « Laisser errer ses troupeaux et refuser de les
rentrer ».
Enfin, la dernière grande fonction de cette liste d’infractions était de
contribuer autoritairement à la bonne marche administrative de la colonie,
notamment dans ce qui avait trait aux exigences économiques et fiscales. Il
s’agissait des paragraphes 1 : « Non-paiement des impôts et non-
accomplissement du travail obligatoire », 2 : « Refus de répondre aux
convocations de l’administrateur », 5 : « Se cacher ou dissimuler un bien
lors d’un recensement » et 11 : « Refus de fournir des renseignements
statistiques ou donner intentionnellement des renseignements faux ». Le
système des punitions disciplinaires était présenté comme un instrument
répressif destiné à parer au plus pressé, mais il ne devait pas concurrencer le
principe d’une justice régulière, dont l’organisation en était encore à ses
balbutiements.

Premiers balbutiements judiciaires, une justice encore


aux mains de l’administration

Les premiers textes qui organisèrent le service de la justice


prononcèrent le maintien des règles préexistantes pour le règlement des
affaires intéressant les Africains. Rédigés en termes identiques, les décrets
du 11 mai 1892, du 26 juillet 1894 et du 16 décembre 1896, concernant
respectivement la Guinée, le Dahomey et la Côte-d’Ivoire, disposaient dans
leur article 27 : « Sont maintenues les juridictions indigènes actuellement
existantes 13. »
Au lendemain de la conquête, la solution d’une substitution de
tribunaux français à l’organisation judiciaire locale aurait entraîné des
dépenses considérables et des problèmes concrets d’application du droit.
Cependant, dès le départ, le principe d’une exception à ce maintien des
juridictions locales fut posé. Il concernait la répression des « crimes »
puisqu’un Conseil d’appel, constitué en tribunal criminel, connaissait des
crimes et délits et de toutes les affaires déférées en France aux cours
d’assises (art. 15). Ce Conseil d’appel connaissait également de l’appel des
sanctions supérieures à deux mois de prison prononcées contre les délits.
Cette instance échappait à tout contrôle judiciaire puisqu’elle était présidée
par le gouverneur et composée d’assesseurs choisis parmi les fonctionnaires
de la colonie.
Le colonisateur, souhaitant avant tout régler les affaires entre Français
et Européens, institua des justices de paix à compétence étendue. Celles-ci
étaient accessibles aux Africains sur leur demande (art. 28) et étaient
compétentes en matière civile, commerciale et pénale (affaires de simple
police et correctionnelles). Les Africains pouvaient donc en théorie
soumettre leurs affaires à cette justice française, même si l’éloignement des
indigènes des centres urbains rendaient de facto ce recours impossible.
L’administration occupait là encore une position centrale puisque ces
justices de paix n’étaient pas constituées de magistrats professionnels, mais
de membres choisis parmi les fonctionnaires en service dans les colonies.
Ce sont donc des administrateurs qui exerçaient le métier de juge,
parfois en dépit de leur incompétence, comme le faisait remarquer l’un
d’entre eux en 1895 dans une lettre adressée à son frère : « Me voici donc à
la tête d’une vaste région, et de plus je suis juge de paix à compétence
étendue […]. Je te vois t’exclamer : Juge de paix sans aucune connaissance
juridique ! C’est ainsi, j’ai bien quelques gros bouquins, mais je ne les ai
pas encore ouverts 14. »
Cette répartition des fonctions fut critiquée car elle maintenait des
tribunaux africains dont le fonctionnement était peu connu et difficile à
contrôler. La répression des crimes commis dans l’intérieur, souvent à de
longues distances des autorités coloniales, était dans la plupart des cas
matériellement impossible. Enfin, cette organisation avait le défaut d’être
entièrement sous contrôle de l’administration. C’est à partir de 1900 que
des magistrats de carrière sous les ordres du procureur général intégrèrent
progressivement la structure judiciaire de l’A-OF.

L’insertion des premiers magistrats dans


l’organisation judiciaire

C’est en 1900 que le ministre des Colonies, Albert Decrais, décida


d’une réorganisation de la justice qui devait imposer une séparation
définitive entre justice française et justice indigène pour les trois colonies
de la Côte-d’Ivoire, du Dahomey et de la Guinée. Il estimait qu’il était
temps d’en finir avec une « organisation, toute rudimentaire, et qui n’avait
d’autre objectif que de pourvoir à peu de frais aux premiers besoins des
colonies naissantes ». Le ministre ajoutait que les administrateurs devaient
être remplacés dans leurs fonctions : « Peu préparés aux fonctions
judiciaires, les administrateurs, déjà très absorbés par les multiples
occupations qui leur incombent, se trouvent dans l’impossibilité de
solutionner rapidement les différends qui leur sont soumis et la confusion
entre leurs mains des pouvoirs administratifs et judiciaires peut exposer
leurs décisions à de graves critiques 15. » Ainsi, le décret 6 août 1901
intégra dans l’organisation de la justice française des magistrats de carrière.
Les tribunaux de première instance établis à Conakry, Bingerville et Porto-
Novo étaient composés d’un juge-président, d’un procureur de la
République et d’un greffier.
Si cette arrivée de magistrats professionnels constituait une rupture
évidente, il faut préciser que la justice coloniale n’avait pas vis-à-vis du
pouvoir exécutif la même indépendance qu’en métropole. Les magistrats
coloniaux relevaient du ministre des Colonies et non du ministre de la
Justice, ils n’étaient pas inamovibles et pouvaient être révoqués ou déplacés
par l’administration. Le chef du service judiciaire était le procureur général,
magistrat du ministère public dépendant directement du gouverneur, et non
un magistrat du siège, indépendant. Le gouverneur pouvait désigner des
magistrats intérimaires, demander des explications à tel autre, voire les
suspendre provisoirement. Par ailleurs, des fonctionnaires de
l’administration continuaient d’exercer des fonctions judiciaires dans le
cadre de la justice française : juges de paix, magistrats par intérim.
Ce poids était encore plus marqué pour les crimes commis par des
indigènes en dehors du ressort des tribunaux français : ceux-ci étaient alors
jugés par des tribunaux criminels spéciaux, composés d’un membre du
tribunal supérieur du ressort le plus voisin, président, et de deux assesseurs
choisis par le gouverneur parmi les fonctionnaires en service dans la
colonie.
L’article 15 du décret du 6 août 1901 maintint en effet le principe de
tribunaux indigènes, mais il ne prévoyait toujours pas qu’ils pussent être
compétents en matière criminelle. Cette compétence leur fut accordée
l’année suivante, au prix d’une mise sous tutelle de l’administration.

L’administrateur au cœur de la justice indigène

Le décret du 15 avril 1902 qui organisa une nouvelle fois la justice dans
les colonies de la Guinée, de la Côte-d’Ivoire et du Dahomey ne contenait
toujours aucune prescription formelle quant à l’organisation des juridictions
indigènes. Une innovation importante consistait toutefois à faire cesser leur
incompétence en matière criminelle, sous la double condition que le crime
eût été perpétré hors du ressort des tribunaux français et n’eût ni pour auteur
ni pour complice un Français, un Européen ou assimilé, ni même un
indigène des pays annexés 16. Mais cette reconnaissance était limitée par le
fait que les peines prononcées par les tribunaux indigènes devaient être
soumises à un tribunal d’homologation lorsqu’elles étaient supérieures à un
an d’emprisonnement. Cette juridiction supérieure siégeait au chef-lieu de
la colonie et comprenait, sous la présidence d’un magistrat français, deux
autres Français choisis par le chef du service judiciaire et deux sujets
indigènes.
Le système changea pour de bon avec le décret du 10 novembre 1903
qui concerna cette fois toute l’A-OF. Cet acte constitua une rupture avec les
textes précédents dans la mesure où il proposa d’organiser la justice
coutumière sous le contrôle d’institutions coloniales. Aux tribunaux de
village revenaient la répression des contraventions, aux tribunaux de
province les délits et enfin aux tribunaux de cercle les crimes (art. 58), à
l’exception de ceux qui étaient réservés aux tribunaux français (art. 34). Le
tribunal de province devait être présidé par le chef de province, assisté de
deux notables, nommés par le gouverneur de la colonie. L’appel de ces
décisions revenait au tribunal de cercle, présidé par l’administrateur
accompagné de deux notables assesseurs. Les jugements devaient être
rédigés, motivés avec un court exposé des faits, les conclusions des parties,
les dépositions des témoins et les noms des juges. La législation applicable
par les tribunaux indigènes ainsi organisés était énoncée dans l’article 75 du
décret : « La justice indigène appliquera en toute matière les coutumes
locales, en tout ce qu’elles n’ont pas de contraires aux principes de la
civilisation française 17. »
Cela signifiait en principe qu’« en toutes matières », c’est-à-dire y
compris dans le domaine criminel, la voix des assesseurs répercutant les
« coutumes locales » devait être prise en compte par l’administrateur. Ces
assesseurs étaient donc les garants du savoir juridique local mais, outre le
fait que les critères de nomination à ces fonctions n’étaient pas définis, le
transfert de leur connaissance se faisait dans un rapport de force inégal. En
effet, aux termes de l’article 60 du décret du 10 novembre 1903, ils
n’avaient que voix consultative et c’est le président du tribunal de cercle qui
prononçait seul la peine (contrairement à l’organisation des tribunaux
français où les assesseurs des cours d’assises avaient voix délibérative, en
vertu du décret du 10 novembre 1903, article 42). Le strict respect des
coutumes était tempéré par un principe d’atténuation fondamental puisqu’il
réservait la possibilité d’écarter du droit local toutes les dispositions qui
seraient « contraires aux principes de la civilisation française ». Le texte de
l’article 75 substituait l’emprisonnement aux châtiments corporels.
L’on saisit donc comment le droit colonial français s’échafauda par
tâtonnements empiriques, au cœur d’une tension entre principes
universalistes et exigences politico-administratives. Si la confusion des
pouvoirs était inadmissible pour les institutions françaises, elle fut
consacrée en A-OF par la réforme de 1903 sur la justice indigène.
Un autre enseignement concerne la sensibilité différente des acteurs
coloniaux à certains principes fondamentaux du droit. L’intégration
progressive de magistrats dans l’organisation de la justice coloniale entraîna
un certain nombre de tensions avec l’administration. Les premiers, chargés
de contrôler les décisions administratives, révélèrent un grand nombre
d’irrégularités dans l’application de l’indigénat et de la justice indigène.
Les administrateurs considéraient souvent la justice indigène et le Code
de l’indigénat comme deux champs d’action interchangeables. Les
magistrats étaient mus quant à eux par une certaine tendance universaliste,
considérant qu’il existe un droit naturel applicable en toutes circonstances.
Leurs interventions répétées au sujet de certains abus eurent le mérite de
clarifier un certain nombre de limites de compétences, mais le rôle central
de l’administrateur dans le fonctionnement de l’indigénat et de la justice
indigène ne fut à aucun moment remis en question par les autorités
coloniales avant les grandes réformes de 1946.

1. Ce texte est issu d’un article publié sous le titre : « Deux conceptions de l’action judiciaire
aux colonies. Magistrats et administrateurs en Afrique occidentale francaise (1887-1912) »,
Clio@Themis [en ligne], no 4, 2011.
2. Annexe au Code pénal applicable spécialement aux musulmans indigènes ou étrangers de
l’Algérie, Alger, 1871.
3. Journal officiel de la République française [JORF], 5 septembre 1874, no 243 ; JORF,
24 septembre 1874.
4. JORF, 24 septembre 1874.
5. Cité in Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Paris,
Presses universitaires de France, 1968.
6. Casimir Fournier, JORF, Sénat, Débats parlementaires, séance du 18 juin 1881.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Paul Le Breton, JORF, Sénat, Débats parlementaires, séance du 22 juin 1888.
10. Moniteur du Sénégal, 5 novembre 1887.
11. Journal officiel du Sénégal et Dépendances, 1er novembre 1888.
12. Emmanuelle Saada, « Citoyens et sujets de l’Empire français. Les usages du droit en
situation coloniale », Genèses, no 53, décembre 2003.
13. Décret du 26 juillet 1894, Journal officiel du Dahomey [JOD], 1er octobre 1894.
14. Albert Nebout, Passions africaines. Récit, Genève, Eboris, 1995.
15. « Rapport du ministre des Colonies au président de la République, suivi d’un décret
portant réorganisation du service de la justice dans les colonies de la Guinée française, de la
Côte-d’Ivoire et du Dahomey », Paris, 6 août 1901.
16. Décret du 15 avril 1902, articles 15 et 17.
17. Décret du 10 novembre 1903, article 75.
Les gouverneurs dans
les colonies françaises entre 1880
et 1914
Nathalie Rezzi

La conquête coloniale du XIXe siècle s’accompagne de la mise en place,


souvent très empirique, de tout un service chargé de gérer les nouvelles
acquisitions et de les mettre en valeur au bénéfice de la métropole.
L’administration coloniale ne naît pas sous la IIIe République : la France a
déjà de l’expérience en la matière avec les Antilles, les Établissements
français dans l’Inde, les colonies du Pacifique, le Sénégal, l’Algérie ou
encore la Cochinchine. Pour faire face aux nouveaux besoins de ses
multiples conquêtes, l’État français développe des services administratifs
que l’on tente d’adapter régulièrement aux situations locales les plus
diverses.
Ainsi, aux multiples conquêtes du XIXe siècle correspond le
développement d’une administration de plus en plus nombreuse qui semble
s’organiser au jour le jour afin de faire face aux besoins croissants. Le
pouvoir central doit mettre en œuvre un nouveau recrutement de
fonctionnaires, objets de nombreuses critiques contemporaines, en
particulier à l’égard des plus éminents, les gouverneurs 1.
Le corps des représentants français aux colonies

Très longtemps, les colonies ont été le monopole de la marine qui


nommait les gouverneurs parmi les hommes issus de son corps. À partir de
1879, la République victorieuse commence à poser sa marque sur
l’administration coloniale en mettant fin au fameux « gouvernement des
amiraux » et place donc des civils à la tête de tous les territoires. Or, si nous
disposons d’études sur certains fonctionnaires en poste dans les colonies
comme les administrateurs 2, nous manquons, en revanche, d’études
globales sur les gouverneurs. En fait, ces hauts fonctionnaires n’intéressent
que dans le cadre de biographies comme Savorgnan de Brazza 3 ou
Gallieni 4, ou dans celui de l’histoire générale de la colonisation. En
revanche, les Anglo-Saxons ont produit différents travaux sur ce corps avec
en particulier les ouvrages consacrés aux gouverneurs européens en
Afrique 5.
Cette étude porte sur les 152 individus auxquels le gouvernement
républicain a confié, entre 1880 et 1914, le soin de le représenter outre-mer
et de diriger la colonie où ils étaient en poste. Ces hommes, appelés
gouverneurs généraux, lieutenants gouverneurs, gouverneurs ou résidents
supérieurs, dépendent tous du ministère des Colonies. Ainsi, les
fonctionnaires en poste en Algérie ne font pas partie de cette étude.
L’organisation du corps des gouverneurs français a beaucoup évolué au
cours du XIXe siècle. Divisés en cinq classes par le décret du 5 septembre
1887, les gouverneurs voient leur traitement s’échelonner de 10 000 francs
à 30 000 francs. Supprimées en 1888, ces classes personnelles sont rétablies
par le décret du 2 mai 1890 afin de permettre d’accorder un avancement à
un gouverneur sans le changer de colonie. Le décret du 4 avril 1900 fixe
enfin à trois le nombre de classes. Les attributions des gouverneurs sont en
partie héritées des ordonnances organiques de la Restauration d’août 1825,
février 1827, août 1833 et septembre 1840 concernant les Antilles, la
Réunion et le Sénégal puis élargies aux autres territoires, et déterminent les
fonctions de ces hauts fonctionnaires.
Leurs pouvoirs concernent le domaine militaire (défense intérieure et
extérieure, commandement des troupes et des bâtiments de guerre,
déclaration de l’état de siège), le domaine administratif (direction de
l’administration, justice, autorité sur les fonctionnaires) et le domaine
législatif (promulgation des lois et différents textes, pouvoir d’introduire
des modifications dans la législation coloniale).
Une étude approfondie de ce corps n’est pas chose toujours aisée : les
documents les concernant sont souvent dispersés entre plusieurs ministères,
les dossiers personnels ne sont pas toujours complets ou ne comportent pas
les renseignements attendus, quelle que soit l’administration d’origine,
coloniale ou militaire, et certains ayant changé de corps. Il est néanmoins
possible de déterminer des traits communs à l’ensemble du corpus
permettant de le comparer avec d’autres corps de fonctionnaires déjà
étudiés comme les préfets 6.

Typologie des gouverneurs 7

Les origines des gouverneurs reflètent d’une certaine manière la France


de la Belle Époque. Originaire à 80 % de la France métropolitaine, le corps
est surtout composé de provinciaux et se caractérise par une grande
dispersion géographique. Beaucoup d’entre eux sont nés dans des villes
moyennes mais assez importantes pour être le siège de l’autorité
administrative et avoir les infrastructures scolaires et culturelles nécessaires
à leur formation, qui s’achève souvent à l’université. Les villes dont ils sont
issus sont légèrement concentrées dans des départements à l’est d’une ligne
Strasbourg-Bordeaux. Même si des départements maritimes comme le
Finistère, la Gironde, le Var ou les Bouches-du-Rhône sont bien
représentés, c’est toutefois celui de la Seine qui est le principal foyer
d’origine.
En fait, la particularité de ce corps réside dans le nombre de
gouverneurs nés hors du territoire métropolitain puisque 20 % (trente)
d’entre eux sont nés soit à l’étranger, soit dans les colonies alors qu’à la
même époque seuls 4 % de la population métropolitaine est dans ce cas.
Parmi les sept nés à l’étranger, quatre sont français : Frédéric Estèbe né en
Argentine, Ernest Outrey né à Constantinople, Adrien Bonhoure venu au
monde en Chine où son père est missionnaire évangélique. Quant au
dernier, Gustave Laffon, on sait de son père qu’il est « sujet français
domicilié à Alexandrie d’Égypte ». Les trois autres gouverneurs ont eux
demandé, et obtenu, leur naturalisation dès leur majorité : Pierre Savorgnan
de Brazza, Joost van Vollenhoven et Émile Merwart, nés en effet hors des
frontières mais dans des familles liées à la France comme celle de Joost van
Vollenhoven, installée en Algérie.
Vingt-trois sont nés dans les colonies françaises, soit 15,6 % des
gouverneurs recensés. Les Antilles (Martinique et Guadeloupe) en
fournissent 13, davantage que Paris. La Réunion et l’Algérie sont les deux
autres viviers avec 4 et 3 gouverneurs chacune. On peut cependant observer
que toutes les vieilles colonies ne sont pas aussi bien représentées : ainsi,
les Établissements français dans l’Inde n’ont donné qu’un gouverneur pour
la période étudiée. Et si Clément Thomas est originaire du Sénégal, c’est le
seul cas d’un gouverneur né dans une colonie africaine à cette période.
Aucun d’entre eux ne vient des colonies indochinoises ou d’Océanie entre
1880 et 1914. La faiblesse de la présence européenne dans des territoires
nouvellement intégrés à l’Empire ou très éloignés de la métropole peut
expliquer cette absence.
Certains de ces hommes appartiennent à de vieilles familles coloniales.
En Guadeloupe, la famille Gerville-Réache fait partie du paysage politique
comme les Brunet à la Réunion. Victor Liotard est le descendant d’une
famille installée en Inde depuis le XVIIIe siècle, époque où son arrière-grand-
père s’établit au Bengale après avoir participé comme chirurgien de la
marine à la guerre d’indépendance américaine. Pour d’autres, en revanche,
seul le hasard a voulu qu’ils naissent outre-mer comme Victor Ballot, à
Fort-de-France, d’un père médecin-chef de la marine, alors directeur du
service de la Santé à la Martinique. Environ la moitié des gouverneurs nés
dans les colonies sont d’ailleurs dans ce cas.
Les origines sociales sont beaucoup plus difficiles à déterminer en
raison des lacunes dans les dossiers personnels mais il est possible, en
recensant les professions paternelles, d’évaluer l’environnement familial
des futurs gouverneurs et d’établir dans quelle mesure l’engagement dans
l’administration coloniale relève d’une tradition au service de l’État et s’il y
a déjà présence, ou du moins intérêt pour l’outre-mer dans leur entourage.
En fait, le service de l’État ne paraît pas être une véritable tradition
familiale puisqu’il ne concerne que 34 % des pères recensés que l’on trouve
surtout dans l’armée. L’aspect général du corps varie en fonction de la
classification sociale choisie. Ainsi, si on prend celle de Christophe Charle
dans son étude des élites républicaines, on obtient un corps de gouverneurs
issus de la bourgeoisie économique dans laquelle on peut regrouper 38 %
des pères 8. En revanche, si on utilise celle établie par Jean Estèbe pour son
travail sur les ministres de la République 9, la bourgeoisie diplômée et de
fonction est majoritaire puisque y sont inclus les officiers, une catégorie très
présente chez les pères de ces fonctionnaires. Mais, quelle que soit la
classification retenue, les gouverneurs appartiennent aux milieux privilégiés
dont sont issues les élites représentatives de cette fin de siècle.

Le rôle des gouverneurs est souvent controversé


localement

Le gouverneur est le représentant de la France en outre-mer. Il est, selon


les textes officiels, le « représentant du chef de l’État » ou le « dépositaire
de son autorité », voire « dépositaire des pouvoirs de la République ».
Chargé de la défense de la colonie, il est aussi le chef de l’administration,
de la marine, de la guerre, des finances et de l’administration intérieure. Ces
pouvoirs sont à l’origine d’une image assez négative du corps, même chez
les tenants de la colonisation, voyant dans ces fonctionnaires des potentats
trop éloignés du pouvoir central ou au contraire des représentants trop zélés
de la centralisation française.
En tant que représentant du pouvoir central, le gouverneur est averti, par
des instructions ministérielles très précises, de l’attitude qu’il doit tenir vis-
à-vis des représentants de la colonie réunis en conseils généraux. On ne
manque pas de l’exhorter à la neutralité, au calme, à l’impartialité, à la
bienveillance afin d’éviter tout incident et toute agitation politique pouvant
conduire à son rappel. En effet, les gouverneurs doivent régulièrement faire
face à l’hostilité des opinions locales qui les trouvent trop présents et leur
reprochent, en particulier dans une presse coloniale très virulente, de n’en
faire qu’à leur tête.
Dans le même temps, tous les fonctionnaires en poste entre 1880 et
1914 reçoivent l’appui d’une certaine frange de la société qui se reconnaît
en eux pour des raisons politiques ou philosophiques, aboutissant à des
divisions des populations locales qui se déchirent violemment. De fait, les
pouvoirs des assemblées élues et ceux des gouverneurs se concurrencent.
Les représentants locaux sont en effet des hommes d’expérience qui
connaissent le territoire soit parce qu’ils y sont nés, soit parce qu’ils y
séjournent depuis longtemps, à la différence des gouverneurs qui se
succèdent en moyenne tous les deux ans. Ainsi, les représentants du pouvoir
central ne font que transiter et pour certains la vraie politique coloniale ne
peut passer que par ces notables installés depuis longtemps sur ces terres
que le nouveau gouverneur dit connaître et veut transformer selon les
directions prises en métropole dans les bureaux de l’administration centrale.
En 1894, par exemple, le gouverneur Paul Feillet arrive à Nouméa avec
un grand projet pour l’île : en finir avec la colonisation pénale et faire appel
à des colons libres. Mais pour cela, il doit réduire la place et le rôle des
deux institutions locales que sont l’administration pénitentiaire et la mission
mariste, détentrices de terres dont il a besoin pour installer les nouveaux
venus. Très vite, le Conseil général se divise à ce sujet : soutenir le
programme de colonisation libre avec toutes ses conséquences foncières, y
compris pour les indigènes, c’est affirmer son républicanisme. Se prononcer
contre, c’est être à la solde des maristes et donc être réactionnaire. Bien
entendu, au moment des élections, tout le monde porte l’étiquette
républicaine comme en août 1896 où on renouvelle la totalité du Conseil
récemment dissous. Se crée alors un « Comité républicain indépendant »
dont les membres sont des adversaires déclarés du gouverneur Paul Feillet.
En fait, c’est peut-être là que réside le problème entre les élus locaux et
les gouverneurs. Ces derniers ne sont pas uniquement des administrateurs
car ils arrivent dans les territoires avec des programmes à réaliser qui ne
vont pas toujours dans le sens des intérêts des notables locaux, ceux-ci
mettant alors en avant les pouvoirs exorbitants des gouverneurs pour
expliquer leur hostilité et les présenter comme des potentats, des despotes.
L’ouverture des délibérations des assemblées locales est faite par le
gouverneur en personne qui prononce son discours d’intention et est
également chargé de l’exécution des décisions du Conseil. Les sujets
abordés concernent avant tout la situation financière et les travaux à
réaliser. Les questions politiques et sociales sont plus rares, même si dans
certaines colonies est évoquée l’organisation de la société comme en Inde
avec le problème du statut des intouchables. Les gouverneurs qui doivent
composer avec des assemblées remuantes ont l’habitude de commencer en
insistant sur le rôle et l’importance des élus. Mais certains fonctionnaires ne
prennent aucune précaution oratoire, surtout lorsqu’ils estiment le travail
des élus inefficace pour régler les difficultés du pays. Ils n’hésitent pas à
critiquer le fonctionnement de l’assemblée locale quand il s’agit
d’améliorer, voire de sauver, la situation financière d’une colonie.
Un des remèdes proposés régulièrement par l’administration est bien sûr
la création de nouveaux impôts, mesure que les conseillers refusent pour ne
pas se couper de leurs électeurs. Exaspérés par les refus systématiques, les
gouverneurs s’adressent très sèchement aux élus et leur rappellent qu’ils
sont là pour travailler aux affaires du pays et aider l’administration dans sa
tâche sans être les détracteurs systématiques et malveillants de tout ce qui
émane d’une autorité régulière.
En fait, nombreux sont les gouverneurs ayant une piètre opinion de
l’assemblée et de leurs membres. Beaucoup de colonies ne sont pas mûres
pour avoir des représentations élues et la création des Conseils généraux
était, pour certains territoires, prématurée, estiment-ils. Certains
fonctionnaires ne supportent pas d’avoir à travailler avec ces assemblées
« grisées par l’étendue de leurs pouvoirs et qui se figurent être de véritables
parlements », précise ainsi dans sa lettre le gouverneur Henri Danel, en
poste en Indochine puis à la Réunion et en Guyane, au ministre des
Colonies le 2 août 1897. Le chef de la colonie poursuit en évoquant les
« politiciens coloniaux », dont le seul but n’est pas de participer au
développement du pays mais bien plutôt d’obtenir l’autonomie, voire
l’indépendance, afin de pouvoir donner libre cours à leur propre ambition.
Il souligne enfin, comme beaucoup de ses collègues, l’hostilité des
conseillers généraux qui refusent tout contrôle du pouvoir central et tout
rappel à la règle. C’est donc bien là la question des relations entre le
pouvoir central et le pouvoir local qui est posée. Donner la possibilité à une
colonie, du moins à une partie de sa population, de participer à sa gestion,
c’est, pour certains gouverneurs, remettre en cause l’autorité dont ils sont
dépositaires. Ils sont nombreux à remarquer que ces assemblées croient
avoir, puisqu’elles sont issues du suffrage universel, un droit de regard sur
l’administration qui leur devrait obéissance. Le statut de chacun est au cœur
du problème : les élus sont les représentants de la population et estiment
être souverains ; les gouverneurs doivent faire respecter les directives de
l’administration centrale.
Les incidents opposant les assemblées élues et les chefs de colonies sont
nombreux malgré les appels à la conciliation émanant de l’administration
centrale, dont un des objectifs est de maintenir la paix politique à tout prix.
Pour certains gouverneurs, lassés des attaques incessantes dont ils sont
victimes, la seule solution résiderait dans la suppression totale de ces
conseils qui refusent de coopérer.
Pourtant, les gouverneurs ne manquent pas de moyens pour affirmer
leur autorité et rappeler à l’ordre les élus locaux. Ils peuvent, et ne se gênent
pas pour le faire, annuler par arrêté les délibérations où des paroles
outrageantes pour leur administration ont été prononcées. Ils n’hésitent pas
à faire aussi appel à la justice lorsque des conseillers insultent un
représentant de l’administration locale et donc, par là même, le chef de la
colonie. Dans tous les cas, les gouverneurs sont publiquement soutenus et
encouragés par leur administration, même si des rappels à l’ordre se font
confidentiellement. Il en est de même lorsque, en dernier recours, le
gouverneur se voit dans l’obligation de procéder à la dissolution de
l’assemblée locale. Les écarts de langage répétés, la mauvaise volonté des
élus qui sabotent les travaux en pratiquant l’absentéisme systématique au
moment des discussions budgétaires, la multiplication des séances de
discussion qui n’aboutissent pas sont autant de raisons pouvant amener un
gouverneur à prononcer la dissolution qui devient effective après
publication d’un décret. Mais la plupart du temps, les gouverneurs savent
qu’ils se retrouveront devant les mêmes conseillers, juste un peu plus
« remontés » contre l’administration, du simple fait d’avoir été renvoyés
devant les électeurs.
Certains présidents de conseils généraux n’hésitent d’ailleurs pas à
écrire directement au ministère ou à intervenir auprès des représentants de
l’outre-mer au Parlement et dans les journaux métropolitains pour réclamer
le rappel d’un gouverneur. À chaque fois revient, comme un leitmotiv, la
question du contrôle exercé par le gouverneur sur l’assemblée qui fait du
chef de la colonie un « satrape » usant de l’arbitraire. Le ministre des
Colonies, quant à lui, est sans équivoque lorsqu’il répond par exemple le
3 février 1897 au président du Conseil général de Nouvelle-Calédonie,
rappelant « qu’il n’entre pas dans [les] attributions [des élus] de demander
au pouvoir central le déplacement, le maintien ou le remplacement d’un
fonctionnaire nommément désigné ».

De l’utilité des gouverneurs ?

Nombreux sont ceux, y compris chez les partisans de la colonisation,


dénonçant dans les gouverneurs des autocrates qui « finissent par perdre la
mesure des choses, par se croire appelés aux plus hautes destinées, par tout
sacrifier à leurs propres intérêts pour n’avoir d’autre guide que leur bon
plaisir 10 », selon Charles Le Myre de Vilers ; d’autres déplorent le fait que
les gouverneurs soient à la tête de territoires où « il n’y a rien, ni personne
qui puisse s’opposer 11 » à leur caprice omnipotent. En février 1902, le
journaliste Louis Henrique-Duluc, pourtant fervent propagandiste de la
colonisation, compare les gouverneurs à des satrapes orientaux qui par
« leurs agissements […] donnent raison aux défenseurs de la centralisation
à outrance 12».
Et c’est bien là la question : doit-on continuer, en cette fin du
e
XIX siècle, à régir les colonies de la métropole, centralisation à la française,

ou, au contraire, leur accorder une certaine autonomie, sur le modèle


britannique ? Le problème n’a jamais été résolu : la France, hésitant
toujours entre les deux systèmes, accorda une certaine liberté à des colonies
comme l’Indochine ou l’Afrique-Occidentale française (A-OF) tout en
imposant ses directives à d’autres territoires gérés comme des départements
métropolitains.
De plus, laisser une certaine autonomie aux colonies pose la question de
la place et du rôle des assemblées locales comme les Conseils généraux
dont les attributions devraient être étendues, surtout face aux gouverneurs.
Les représentants du pouvoir central sont considérés par les adversaires de
la centralisation comme un frein au développement des colonies. Leur
attitude « arbitraire » ne peut que décourager les bonnes volontés coloniales
incarnées par les notables locaux qui siègent dans les assemblées. On
s’inquiète du sort des colons soumis au despotisme des gouverneurs. Les
organes de presse, tenus par ces mêmes colons, se font l’écho de ces
craintes et essaient, au travers de leurs articles, de convaincre la métropole
que les colonies pourraient mieux se développer sans ses représentants.

1. Ce texte reprend partiellement deux anciens articles de Nathalie Rezzi, « Les gouverneurs
dans les colonies françaises entre 1880 et 1914 : un modèle de fonctionnaires coloniaux ? »,
Bulletin de l’Institut d’histoire du temps présent, 2007 et « Les rapports entre les pouvoirs
locaux et le pouvoir central dans les colonies françaises entre 1880 et 1914 », in Samia El
Mechat (dir.), Les Administrations coloniales, XIXe-XXe siècles. Esquisse d’une histoire
comparée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
2. William B. Cohen, Empereurs sans sceptre. Histoire des administrateurs de la France
d’outre-mer et de l’école coloniale, Paris, Berger-Levrault, 1973 ; Véronique Hélénon, Les
Administrateurs coloniaux originaires de Guadeloupe, Martinique et Guyane dans les colonies
françaises d’Afrique, 1880-1939, Paris, EHESS, 1997.
3. Isabelle Dion, Pierre Savorgnan de Brazza. Au cœur du Congo, Marseille, Images en
manœuvres, 2007.
4. Marc Michel, Gallieni, Paris, Fayard, 1989.
5. Lewis H. Gann, Peter Duignan, African Proconsuls: European Governors in Africa,
Stanford, Hoover Institution, 1978 et The Rulers of British Africa (1870-1914), Stanford,
Hoover Institution, 1978.
6. Jeanne Siwek-Pouydesseau, Le Corps préfectoral sous la Troisième et la Quatrième
République, Paris, FNSP, 1969.
7. Nathalie Rezzi, « Les gouverneurs français de 1880 à 1914 : essai de typologie », Outre-
Mers, tome 99, no 370-371, 2011.
8. Christophe Charle, Les Élites de la République (1880-1900), Paris, Fayard, 1987.
9. Jean Estèbe, Les Ministres de la République (1871-1914), Paris, FNSP, 1982.
10. Cité par Jean-Pierre Biondi, Gilles Morin, Les Anticolonialistes (1891-1962), Paris,
Hachette, 1993.
11. Joseph Chailley-Bert, Dix années de politique coloniale, Paris, Armand Colin, 1902.
12. Louis Henrique-Duluc, La Politique coloniale, 19 février 1902.
La sécularisation du personnel
enseignant en Guadeloupe (1880-
1914). Enjeux sexués et raciaux
en contexte colonial
Clara Palmiste

En Guadeloupe, l’école est restée longtemps l’apanage des classes


aisées et libres, et l’instruction un marqueur social et racial, d’où
l’importance des réformes scolaires qui ouvrent l’école aux autres
populations 1. Trois décennies après l’abolition de l’esclavage en 1848, le
système scolaire se caractérise par un cloisonnement social, racial et sexué
des élèves et la prédominance des congrégations dont la présence remonte
aux années 1820. Les colons blancs envoyaient leurs fils faire leur
éducation en métropole, ou bien avaient recours à des précepteurs et à des
écoles privées. Le pensionnat de Versailles créé en 1822 et le collège
diocésain, le 1er janvier 1852, sont dirigés respectivement par les Sœurs de
Saint-Joseph de Cluny et les Pères de la Congrégation du Saint-Esprit.
Ces établissements secondaires, tous deux situés à Basse-Terre, s’ils
acceptent progressivement des élèves issus de la bourgeoisie mulâtre,
capable d’en assumer les frais, restent néanmoins hors de portée des classes
populaires. Les écoles communales ne sont fréquentées que par les plus
démunis (population noire et de couleur), tenues elles aussi par les
congréganistes.
La volonté de s’occuper de l’éducation morale et religieuse des esclaves
et des libres de couleur dans les vieilles colonies explique le souci de
développer un enseignement primaire gratuit dans les années 1840. Un
arrêté de 1846, qui en réalité reprend l’ordonnance royale du 5 janvier 1840
(jamais appliquée), précise les conditions de l’instruction religieuse et
élémentaire des esclaves (de 8 ans à 14 ans). Il prévoit l’admission des
jeunes esclaves des deux sexes dans les écoles gratuites établies dans les
communes tenues par les Frères de Ploërmel et les Sœurs de Saint-Joseph
de Cluny 2.
La réticence des colons à fournir une instruction, même sommaire, aux
esclaves 3 entraîne une plus grande fréquentation de ces écoles par les libres
de couleur. Comme corollaire de l’abolition de l’esclavage, le
gouvernement républicain décrète en 1848 que l’enseignement primaire est
gratuit et obligatoire dans les colonies 4. La libération des esclaves des
colonies françaises oblige l’administration à prendre rapidement des
mesures pour leur éducation morale et l’exercice de leurs droits et devoirs
de citoyens. Le principe de la gratuité de l’enseignement primaire est
réaffirmé par les instances locales en 1871, mais les communes qui en
supportent la charge l’appliquent en fonction de leurs moyens.
Alexandre Isaac, homme de couleur et directeur de l’Intérieur en
Guadeloupe de 1879 à 1884, porte par la suite le projet de réorganisation de
l’enseignement. Présenté en 1880, il est appliqué progressivement jusqu’en
1890 : institution de l’école primaire publique, obligatoire et gratuite,
obligation de posséder le brevet élémentaire ou supérieur pour être nommé
à un emploi d’instituteur, organisation d’une caisse des écoles, création
d’un lycée de garçons et organisation d’un enseignement agricole et
professionnel. Certaines propositions du projet d’Alexandre Isaac, comme
la suppression des différences de traitement entre hommes et femmes, ne
sont pas validées par le gouverneur ; et d’autres, comme la prise en compte
d’échelles de traitement pour permettre l’avancement, le sont
partiellement 5.
Les lois dites Jules Ferry du 16 juin 1881 et du 28 mars 1882 qui
instituent l’enseignement primaire public, gratuit, laïc et obligatoire en
France viennent renforcer le dispositif en place. Dans les « vieilles
colonies », cependant, la sécularisation du personnel des écoles primaires
publiques prévue par la loi Goblet du 30 octobre 1886 rencontre des
résistances et n’y est étendue que le 26 septembre 1890, et promulguée à la
Guadeloupe le 17 octobre 1890.
Sans lieu de formation pour les instituteurs et institutrices laïcs, les
réformes scolaires se heurtent aux réalités du terrain. En effet, outre
l’absence d’Écoles normales, les écoles sont insuffisantes par rapport à la
population en âge de les fréquenter et les communes n’ont pas toutes les
moyens d’ouvrir des écoles dans les hameaux. Le public le plus touché par
ces carences d’éducation sont les descendants d’esclaves qui représentent
70 % de la population ; et parmi eux, les filles, moins scolarisées que les
garçons.

L’intégration des premiers instituteurs et institutrices


laïcs

Les réformes scolaires de la fin du XIXe siècle ouvrent les écoles


primaires publiques à un personnel laïc et notamment aux femmes. La
première École normale d’instituteurs est créée à Basse-Terre, par arrêté du
6 avril 1888, afin de former les instituteurs pour l’enseignement primaire.
Les élèves-maîtres avaient droit, selon leur âge et leurs titres, aux premiers
emplois d’instituteur public 6. L’arrêté du 25 mai 1899 annexe au lycée
Carnot les deux cours normaux de Basse-Terre et de Pointe-à-Pitre 7.
La formation professionnelle des institutrices rencontre bien plus de
difficultés en raison de l’absence d’établissements dédiés, du peu de
soutiens financiers des autorités coloniales et de la moindre considération
envers l’instruction secondaire des filles. Alors qu’une délibération du
conseil général, en date du 29 décembre 1883, autorise la création d’une
École normale de jeunes filles à Basse-Terre, celle-ci n’ouvre jamais ses
portes.
Le cours secondaire de jeunes filles ouvert à Pointe-à-Pitre en 1895 8 ne
répond que lentement aux besoins de formation des institutrices laïques.
Limité à un enseignement de type primaire supérieur, il n’est fréquenté à
l’origine que par l’élite blanche et de couleur en raison des frais
d’inscription élevés. Régulièrement accusé de discrimination raciale et
sociale par la presse et le conseil général 9, il n’attire pas les jeunes filles qui
se destinent à l’enseignement. Il fut menacé de fermeture, en raison du
faible nombre d’élèves, du manque d’enseignants et de la difficulté à
trouver un local pour les cours. Le 17 novembre 1903 est promulgué un
arrêté créant un cours normal d’institutrices qui prépare au brevet supérieur
en deux ans 10. Malgré cette ouverture, l’établissement ne doit son salut en
1907 qu’à la persévérance de certains professeurs et à une discrète
propagande dans les familles, afin de recruter des élèves-maîtresses parmi
les anciennes élèves de l’établissement. Progressivement, les ambitions
scolaires féminines augmentent.
L’application des lois contre les congrégations se fait en Guadeloupe sur
fond de tensions raciales – « Depuis que l’enseignement primaire laïc a été
introduit chez nous, tous les nègres se font instituteurs, on n’en trouve plus
pour garder nos bœufs 11 » –, opposant les élites noires et de couleur qui
accèdent à la sphère politique et les autorités coloniales qui font cause
commune avec le clergé. En Guadeloupe la laïcisation s’effectue entre
1887-1890 pour les écoles de garçons, et entre 1901-1905 pour les écoles de
filles, car des délais sont accordés aux congrégations, comme en métropole.
Les discours sur la sécularisation révèlent des prises de position en
décalage avec les dynamiques politiques. Comme dans la métropole, la
position anticléricale est adoptée en Guadeloupe par les partis républicains,
les socialistes, les libres penseurs et les loges maçonniques qui embrassent
les valeurs républicaines. En face, le parti « usinier », traité de
« réactionnaire », adhère aux valeurs morales chrétiennes, défend la sécurité
et l’ordre, mais conclut des alliances de circonstance avec les partis
« réachiste » et « isaaciste 12 ». Dans les années 1870-1880, le parti
républicain de Guadeloupe est scindé entre partisans d’Alexandre Isaac et
ceux de Gaston Gerville-Réache qui font entendre leur voix,
respectivement, à travers Le Progrès et La Vérité. L’arrivée des socialistes
sur la scène politique bouleverse la dynamique des alliances électorales
précédentes : entre 1882 et 1901, ils s’allient au gré de leurs intérêts aux
partis mulâtres « réachiste et isaaciste ». Accusés par ces derniers d’attiser
la haine raciale, les socialistes finissent pourtant par conclure une alliance,
l’Entente capital-travail, avec les usiniers en 1902.
Les socialistes s’expriment à travers deux journaux, Le Peuple et
L’Émancipation. Par le nombre d’articles publiés sur le sujet, ces journaux
permettent de suivre leurs positions sur l’instruction et la situation
matérielle des enseignants. L’union des forces républicaines contre les
congrégations masque difficilement les clivages de « race » et de classe qui
les traversent. Le Peuple, en dénonçant le maigre salaire des instituteurs
malgré leur statut de fonctionnaire, accuse les politiciens mulâtres de
vouloir laisser la masse noire dans l’ignorance. Dans les pages de ce
journal, on fait état d’une jeunesse socialiste qui conteste la persistance du
préjugé de couleur et qui refuse l’exploitation par les Blancs et les
mulâtres : « Le peuple n’est plus et ne doit plus être la mamelle qu’on
épuise, la bête de somme qu’on éreinte. Le rôle de marchepied ne lui
convient plus 13. »
Les socialistes jugent que ce préjugé de couleur est un réel obstacle à la
promotion d’enseignants noirs, révélant les différences quant aux
opportunités de carrière. Et en particulier, la différence de salaire entre les
instituteurs locaux et ceux d’origine métropolitaine, qui est souvent pointée
du doigt : « Peut-être si l’instituteur appartenait à la “race blanche créole”
ou s’il était métropolitain, on se serait occupé de lui ; il ne serait pas au
bas de l’échelle comme fonctionnaire 14. » Rien n’est dit en revanche sur
l’écart de salaire entre les instituteurs et les institutrices du cadre local.
La position des forces républicaines face aux congréganistes n’est pas
toujours tranchée : réclamer la laïcisation ne signifie pas forcément être
contre l’Église et les religieux. Les Frères de Ploërmel suscitent la
sympathie de la population et des autorités coloniales. Leur proximité avec
la population est révélée dans un rapport des loges maçonniques, en conflit
avec les Pères du Saint-Esprit, réinstallés en Guadeloupe en 1912.
Pour les socialistes, en revanche, les congréganistes et les usiniers
blancs se trouvent du côté du pouvoir réactionnaire qui œuvre pour freiner
l’émancipation sociale des Noirs. C’est ce qui explique la virulence des
discours dans les organes du parti socialiste, dénonçant les discriminations
raciales que subissent les instituteurs. C’est ainsi que la presse socialiste
dénonce l’inégale répartition géographique des instituteurs avec les Frères
de Ploërmel installés dans les villes et les instituteurs laïcs nommés à la
campagne.
Les discours des autorités coloniales (gouverneur, chef de l’Instruction
publique, « usiniers ») sur l’importance de l’enseignement agricole à la
survie économique de la colonie et pour éviter l’exode rural rencontrent une
vive opposition des parents d’élèves 15, pour qui l’école représente pour
leurs enfants une manière d’échapper au travail manuel. Les diplômés
souhaitent davantage trouver une place dans l’administration que travailler
la terre.
Si pour Patrick Cabanel c’est l’influence moindre des républicains
radicaux au sein du conseil général qui explique le retard dans la laïcisation
du personnel enseignant en Guadeloupe 16, il convient d’évoquer également
les pressions exercées par les congréganistes, conscients de la difficulté à
les remplacer par du personnel laïc.

Défendre les institutrices laïques :


des enjeux politiques de genre

Si le maintien des Sœurs de Saint-Joseph à la tête de la plupart des


écoles primaires communales n’a suscité que des reproches ponctuels dans
les années 1890 (favoritisme envers certaines élèves, passage à la classe
supérieure contre rétribution 17), le contexte en 1900 n’est plus le même. La
politique anticléricale métropolitaine trouve des échos en Guadeloupe où il
n’est plus possible de retarder l’application de la laïcisation du personnel
féminin. D’autant plus que la loi de 1901 sur les associations soumet les
congrégations religieuses à un régime spécifique et relance le processus de
laïcisation. À partir de mars 1901, les premières écoles de filles des
communes de Petit-Bourg, Gosier, Saint-Claude, Désirade et Lamentin sont
laïcisées. La sécularisation du personnel des écoles publiques de filles
s’achève officiellement le 1er octobre 1905.
Même si la chronologie de laïcisation des écoles de filles suit celle
constatée dans les régions dominées par les congrégations en France, le
débat politique traduit des enjeux raciaux et de genre bien spécifiques à la
colonie. Dans un premier temps, les socialistes adoptent le discours de Jules
Ferry défendant l’égalité dans l’éducation pour les classes sociales et pour
les sexes. Pour eux, l’enseignement clérical et l’Église en général
introduisent une dissension au sein des familles. Il est alors urgent de sortir
les femmes de l’emprise de l’Église.
La laïcisation des écoles de filles au début du XXe siècle provoque une
mobilisation bien plus importante dans la presse, alors que l’administration
coloniale ne fait guère d’efforts pour hâter le remplacement des Sœurs. Les
socialistes – derrière leur chef de file, Hégésippe Légitimus – et la
Fédération de la libre-pensée dénoncent l’opposition de Charles Moynac,
chef par intérim du service de l’Instruction publique, à la laïcisation de
l’école communale de filles de Pointe-à-Pitre. En réalité, ce dernier n’est
qu’un des rouages du système, puisque le conseil municipal de Pointe-à-
Pitre, réuni en octobre 1903, prend la décision de rejeter la laïcisation de
l’école de filles. Le nombre important de religieuses (10) au sein de l’école
communale de Pointe-à-Pitre explique sans doute la décision des instances
locales de retarder au 1er janvier 1904 l’application de ces mesures.
Jusqu’en 1905, la fédération des élus socialistes dénonce les entraves à
la laïcisation des écoles publiques de filles, en raison « de la mauvaise
volonté administrative locale 18 » et la haine raciale contre les Noirs
républicains et libres-penseurs. Le parti socialiste attire dans ses rangs des
institutrices autour d’associations comme les Jeunes Filles socialistes et la
Société des filles de la victoire. Une active propagande est réalisée par les
socialistes pour montrer les bienfaits de la sécularisation sur l’éducation des
jeunes enfants. La politisation des institutrices, en dehors de leur
participation à des associations affiliées au parti socialiste, se manifeste
également par leur collaboration à des journaux féminins et féministes,
Pointe-à-Pitre et L’Écho de Pointe-à-Pitre 19. Ils constituent une opportunité
de dénoncer les inégalités de genre dans l’accès des filles à l’éducation. Le
métier d’institutrice donne à leur voix un certain poids et suscite
l’émulation auprès des autres femmes, car en dehors du métier
d’institutrice, peu d’opportunités de carrière sont offertes aux femmes des
colonies.
La laïcisation soulève d’autres questions, notamment celles de la mixité
du corps enseignant et de la concurrence provoquée par l’irruption des
femmes dans l’enseignement primaire public. Cette arrivée des institutrices
génère des tensions entre les sexes comme le révèle, en 1903, la requête
d’un groupe d’instituteurs sans emploi 20. En réalité, les instituteurs
perçoivent une certaine concurrence dans la présence d’institutrices dans les
écoles de garçons ou les écoles mixtes, alors qu’ils ne peuvent enseigner
dans les écoles de filles.
Dans les débats de la période, la question de la laïcisation du contenu
des enseignements se pose ainsi que, en filigrane, celle de la capacité des
institutrices laïques à s’émanciper de leur formation religieuse. Le chef de
l’Intérieur rappelle régulièrement aux instituteurs et institutrices la
neutralité de l’école sur le plan religieux et leur rôle en tant que laïcs 21.
L’Émancipation publie des lettres dénonçant l’attitude de certaines
institutrices laïques qui font réciter des prières au début et à la fin des
classes. Comme l’a souligné Jean-François Condette, « la laïcisation
n’entraîne pas forcément l’absence de toute référence au divin 22 ».
L’adjoint à l’Instruction publique mentionne la participation d’un
certain nombre de congréganistes à la laïcisation des écoles où ils avaient
exercé comme religieux 23. Les socialistes restent méfiants vis-à-vis des
anciens congréganistes qui se sécularisent à la suite des mesures
anticléricales. Le Peuple révèle que certains instituteurs du cadre
métropolitain sont en réalité d’anciens congréganistes qui, pour la plupart,
« ont renoncé à leurs vœux de chasteté pour se faire instituteurs laïcs 24 ».
Les congréganistes parviennent à contourner la loi à leur façon.
La loi de 1904 interdisant tout enseignement congréganiste dans
l’enseignement public et privé est appliquée en Guadeloupe en 1909 et
entraîne le départ d’une partie des Frères de Ploërmel, alors que d’autres
continuent d’exercer dans les externats et écoles privées. Quant aux Sœurs
de Saint-Joseph de Cluny, en 1903 elles sont 127, deux ans plus tard 71 :
certaines repartent pour la métropole où elles se retrouvent souvent sans
emploi 25. Le 6 mai 1905, leur supérieure générale adresse un rapport au
ministre, pour le convaincre de surseoir au rapatriement des sœurs
employées dans les écoles de Guadeloupe 26. Les religieuses qui choisissent
de rester se reconvertissent dans des activités d’assistance.
La sécularisation du corps enseignant et les controverses qu’elle suscite
continuent à agiter la société guadeloupéenne dans les années précédant la
guerre. Lorsque les Pères du Saint-Esprit reprennent les diocèses coloniaux
en 1912, un an après que la séparation de l’Église et de l’État a été actée en
Guadeloupe, les loges Les disciples d’Hiram et La Paix s’insurgent contre
la présence de cette congrégation qui occupe les paroisses les plus
importantes et se consacre à l’enseignement. Ils les accusent de saper le
travail des laïcs et de mettre en danger l’esprit républicain 27.

Enjeux de pouvoir

Derrière les tensions autour de la sécularisation du personnel enseignant


se profilent des enjeux de pouvoir, de contrôle de l’accès à l’instruction qui
restent d’actualité malgré l’apparente ouverture démocratique et les
changements opérés au tournant du siècle. Ces controverses révèlent les
intérêts divergents des instances coloniales, des autorités locales, des élites
noires et mulâtres, face au projet d’accorder à la population la plus
déshéritée l’accès à l’instruction et aux opportunités, certes limitées,
d’ascension sociale. L’application précoce du principe de gratuité et
d’obligation scolaire est une étape dans les tentatives de poser les jalons
d’une société plus égalitaire. La sécularisation du personnel enseignant
représente alors une aubaine pour les candidat.es issu.es des milieux
populaires, même s’ils sont confrontés au préjugé de couleur. Pour les
institutrices du cadre local, le métier représente une opportunité de carrière
et revêt un certain prestige social, ce qui les met en concurrence avec les
instituteurs.
Dans les décisions des instances locales et les revendications formulées
par les socialistes en faveur de la sécularisation du personnel enseignant, est
perceptible une certaine hiérarchisation sexuée : priorité accordée à la
sécularisation du personnel masculin, absence de remise en cause des
différences de salaire entre hommes et femmes. Le discours des socialistes
sur la régénération de la société dont l’institutrice est le fer de lance place
l’émancipation de la femme dans un cadre « traditionnel », garant de l’ordre
familial, prolongeant sa mission du foyer à l’école. Les institutrices
militantes dans les rangs socialistes saisissent cependant les organes à leur
disposition pour formuler des revendications plus féministes. Dans la presse
du début du XXe siècle, en marge du discours socialiste, elles réclament des
améliorations de la condition féminine, l’ouverture de droits civils et
politiques, et des mesures concernant l’accès à l’instruction.
La sécularisation du corps enseignant, puis les lois de séparation entre
l’Église et l’État adoptées en Guadeloupe en 1911, enlèvent aux
congréganistes leurs prérogatives en matière d’instruction et de
transmission du savoir. Néanmoins, la concurrence symbolique qu’ils
représentent pour les instituteurs et institutrices laïcs va au-delà de la
période considérée, en raison du poids du clergé dans la société. Le
parallélisme implicite entre « devoir de civilisation » (colonisation) et
développement de l’Instruction publique trouve un écho favorable auprès
des autorités locales et coloniales qui redoutent un bouleversement de
l’ordre établi. La mémoire de l’esclavage est encore prégnante dans les
discours des socialistes qui pressent la République de réparer l’injustice des
siècles précédents : « […] N’est-il pas temps aujourd’hui que le
gouvernement républicain est affermi, n’est-il pas temps de penser aux
affranchis de 48 et à leurs descendants 28 ? »

1. Cet article est issu de Clio. Femmes, Genre, Histoire, volume 2, no 50, 2019
[https://www.cairn.info/revue-clio-femmes-genre-histoire-2019-2-page-37.htm].
2. Bulletin officiel de la Guadeloupe, « Arrêté concernant l’ouverture des classes élémentaires
pour les jeunes esclaves », 20 octobre 1846.
3. Nelly Schmidt, « Suppression de l’esclavage, système scolaire et réorganisation sociale aux
Antilles : les Frères de l’Instruction chrétienne, témoins et acteurs, instituteurs des nouveaux
libres », Revue d’histoire moderne et contemporaine, volume 31, no 2, 1984.
4. Bulletin de l’enseignement primaire de la Guadeloupe et dépendances, no 6, no 7, no 8, no 9,
mars-avril-mai et juin 1901.
5. Antoine Abou, L’École dans la Guadeloupe coloniale, Paris, Éditions Caribéennes, 1988.
6. Annuaire de la Guadeloupe, 1890.
7. Bulletin de l’enseignement primaire de la Guadeloupe et dépendances, no 7 et no 8, avril et
mai 1900.
8. Archives départementales de Guadeloupe, « Procès- verbaux des réunions des professeurs
du cours secondaire de jeunes filles, Michelet, Pointe-à-Pitre. Le cours Michelet : historique »,
cote 1J148.
9. Bulletin de l’enseignement primaire de la Guadeloupe et dépendances, no 11, no 12, août et
septembre 1901.
10. Journal officiel de la Guadeloupe, mercredi 25 novembre 1903.
11. Le Peuple, 1er avril 1894.
12. Philippe Cherdieu, « L’échec d’un socialisme colonial : la Guadeloupe (1891-1914) »,
Revue d’histoire moderne et contemporaine, volume 31, no 2, 1984.
13. Le Peuple, 30 août 1891.
14. Le Peuple, 12 septembre 1891.
15. Antoine Abou, op. cit.
16. Philippe Delisle, « La Caraïbe francophone, un refuge incertain », in Patrick Cabanel,
Jean-Dominique Durand (dir.), Le Grand Exil des congrégations religieuses françaises, 1901-
1914, Paris, Le Cerf, 2005.
17. « À l’école communale des sœurs », Le Peuple, 1er au 5 novembre 1892.
18. « La fédération des élus socialistes de la Guadeloupe en Assemblée ordinaire, le 2 mars
1905 », Archives nationales d’outre-mer, FM, Série géographique, Guadeloupe, carton 241,
dossier 1466.
19. Clara Palmiste, « Utilisation de la mémoire de l’esclavage dans les revendications des
féministes guadeloupéennes (1918-1921) », Sextant, no 24-25, 2008.
20. L’Émancipation, no 96, 25 décembre 1903.
21. Bulletin de l’enseignement primaire de la Guadeloupe et dépendances, no 2,
décembre 1903, no 3, janvier 1904 et no 4, février 1904.
22. Jean-François Condette (dir.), Éducation, religion, laïcité (XVIe-XXe siècle). Continuités,
tensions et ruptures dans la formation des élèves et des enseignants, Lille, Publications de
l’Institut de recherches historiques du Septentrion, 2010
[http://books.openedition.org/irhis/2757].
23. Archives départementales de Guadeloupe, « Rapport sur le service de l’Instruction
publique », 1Mi 671, carton 35, dossier 310, 1901.
24. Le Peuple, 9 septembre 1899.
25. Philippe Delisle, op. cit.
26. « Laïcisation des écoles (1905-1911) », Archives nationales d’outre-mer, FM, Série
géographique, Guadeloupe, carton 241, dossier 1466.
27. « Laïcisation des écoles (1905-1911). Rapport Loges “Les disciples d’Hiram” et la “Paix”.
Rapport sur les agissements des Pères du Saint-Esprit établis à la Guadeloupe », Archives
nationales d’outre-mer, FM, Série géographique, Guadeloupe, carton 241, dossier 1466, 1917.
28. Le Peuple, 20 juillet 1891.
Les missions catholiques
et la colonisation française sous
e
la III République
Claude Prudhomme

Comment la France laïque de la IIIe République (1870-1940) a-t-elle pu


collaborer avec les missions catholiques dans ses colonies 1, alors même
qu’elle combattait l’emprise de l’Église catholique sur l’État et la société ?
À ce paradoxe bien connu, la réponse généralement apportée est simple :
« l’anticléricalisme c’est pour la France mais ce n’est pas un article
d’exportation », comme le répètent les leaders républicains à la suite de
Léon Gambetta. En d’autres termes, l’intérêt supérieur de la nation justifie
outre-mer de maintenir une alliance que les lois anti-congréganistes (1901
et 1904) et la séparation des Églises et de l’État (1905) semblaient rendre
caduque. De cette observation découle le sentiment que colonisation
française et missions catholiques ont avancé d’un même pas avant que le
cours de l’histoire ne les sépare et oblige l’Église catholique à un
revirement opportuniste dans les années 1950.
Cette vision, si elle est simplificatrice, n’est pas sans fondement. Il est
aisé de citer une multitude de textes qui célèbrent l’union des deux pouvoirs
et de montrer des photographies qui réunissent sur une même estrade les
autorités coloniales et missionnaires. Mais l’ouverture des archives conduit
aujourd’hui à corriger l’idée d’une union sans nuage pour découvrir derrière
le discours des propagandes une réalité bien plus complexe.
Sans contester ce qui est une évidence, à savoir une connivence qui peut
tourner à la confusion entre action coloniale et action missionnaire, les
travaux universitaires font désormais apparaître les limites, dans le temps et
dans l’espace, de cette union. Ils conduisent ainsi à comprendre comment et
pourquoi les deux forces ont été amenées à se rapprocher sur les bases d’un
compromis qui reléguait provisoirement au second plan les divergences,
sans les supprimer.

Raisons d’État républicain

La raison d’État semble, en première approche, confirmer que la


politique religieuse menée à l’extérieur transcende la nature des régimes 2,
de sorte que le régime républicain s’inscrit dans la continuité de la politique
menée sous la monarchie. Sans doute la République n’agit-elle plus au nom
d’une mission divine mais d’une mission civilisatrice nationale. Cependant,
les droits religieux hérités de l’histoire, mis au service de l’influence de la
France à l’extérieur, continuent à être invoqués et sont même réactivés par
l’intense compétition qui oppose les grandes puissances impérialistes au
e
XIX siècle. Ils servent d’argument pour justifier une sorte de droit
préférentiel de colonisation en donnant la priorité dans l’occupation d’un
territoire à une nation qui fournit les missionnaires établis dans un territoire.
Cette situation se rencontre pour l’essentiel en Afrique noire et dans le
Pacifique. Elle n’obtient pas forcément l’assentiment des missionnaires. Ils
redoutent l’arrivée de colonisateurs qui donnent rarement l’exemple d’un
comportement chrétien exemplaire et leurs préférences vont dans un
premier temps à des royaumes indigènes christianisés placés sous leur
influence. Mais la vague coloniale s’impose et les réticences missionnaires
tombent progressivement devant les avantages immédiats qu’ils trouvent à
bénéficier de la protection et de l’appui de l’État colonisateur. L’argument
est également repris par la République en dehors des colonies pour se faire
reconnaître par un État étranger (Empire ottoman, Chine) un privilège, celui
de la gestion des questions relatives aux missions, avec l’espoir que ce
monopole permettra d’autres marchandages et apportera d’autres avantages.
Cette survalorisation de l’action missionnaire sous la IIIe République
s’inscrit donc dans une longue tradition forgée au sein du ministère des
Affaires étrangères. Elle s’explique aussi par la position de la France dans
le monde. Pour conduire sa politique extérieure, le Quai d’Orsay s’appuie
au XIXe siècle sur trois instruments qui tentent de compenser la faiblesse
relative de la France en matière de commerce international et le petit
nombre d’émigrés français. Il utilise la capacité des banques françaises à
octroyer des prêts pour obtenir des contreparties en échange de l’accès au
marché financier parisien. Il s’appuie ensuite sur le rayonnement, réel ou
fantasmé, de la culture française grâce à ses écoles. L’expansion de la
langue devient un objectif politique encouragé par les pouvoirs publics.
Enfin, le Quai d’Orsay se montre un défenseur constant du « protectorat des
missions catholiques », fonction assimilée à une responsabilité « naturelle »
de l’État français, fondée sur une tradition ancienne et immuable
qu’auraient inaugurée au XVIe siècle les Capitulations signées entre
François Ier et l’Empire ottoman.
L’arrivée au pouvoir de républicains anticléricaux, puis des radicaux, ne
modifie pas la ligne tracée par Léon Gambetta devant les députés en 1876 et
souvent réaffirmée par la suite, y compris par Georges Clemenceau : « On a
beau être libre penseur, on ne peut méconnaître que ce serait une politique
détestable de ne pas tenir un très grand compte dans les relations de la
France avec l’extérieur, de ce que j’appelle l’histoire et les traditions
diplomatiques du pays, la clientèle catholique de la France dans le
monde 3. » Malgré des exceptions dans le temps et dans l’espace, le refus
d’exporter l’anticléricalisme a bien été le point de vue dominant dans la
IIIe République.
Raisons d’Église catholique

Les bonnes dispositions manifestées par les républicains étaient de


nature à rassurer les dirigeants des sociétés missionnaires françaises à
chaque poussée d’anticléricalisme. Mais cette collaboration n’allait pas de
soi au regard de la doctrine missionnaire défendue à Rome, qui comporte
deux impératifs principaux.
Le premier consiste à donner la priorité absolue à la formation d’un
clergé indigène, conformément à l’objectif pour lequel avait été fondée la
Propaganda fide ou congrégation de la Propagande. Cette priorité a
toujours été maintenue, y compris au plus fort de la pression impérialiste.
La préférence des autorités politiques françaises allait au contraire à une
mission organisée autour des missionnaires français et dirigée par eux. À
ses yeux, la promotion du clergé local constituait à terme une menace.
L’hostilité de la France à cette orientation romaine trouve un relais efficace
chez certains missionnaires français qui tiennent un discours de mise en
garde contre les risques venus d’un clergé « indigène » mal formé,
manquant de maturité, peu sûr théologiquement, tenté par le séparatisme
ecclésial. Confrontés à la difficulté de former des clercs « indigènes » sur le
modèle des clercs romains et latins, ces missionnaires craignent de revêtir
de la « dignité sacerdotale » des individus fraîchement sortis de la
sauvagerie, menacés par le syncrétisme ou tentés par le séparatisme. Cette
position justifiait d’avancer lentement, puis de maintenir sous tutelle le
jeune clergé indigène, en attendant qu’il atteignît un âge adulte, au risque de
repousser sans cesse la passation des pouvoirs.
Le second mot d’ordre romain appelle les missionnaires à se tenir
éloignés de la politique et des affaires de l’État, et à fuir toute attitude
équivoque susceptible d’éveiller les soupçons. Clergé indigène et
indépendance à l’égard du pouvoir politique, obéissance aux autorités
indigènes légitimes et interdiction de se mettre au service d’une puissance
européenne : ces principes romains semblaient postuler, chacun à leur
manière, le rejet de toute ingérence et écarter la perspective d’une
collaboration étroite avec un État colonial. Le contexte du XIXe siècle, la
laïcisation progressive de la République, voire le triomphe d’un
« laïcisme » anticlérical poussaient de leur côté à la déconnexion entre
l’État français et les missions catholiques.
Mais cette unanimité ne conduit pas à imaginer une rupture avec l’État
et les missionnaires français persistent à préconiser le maintien de liens
étroits avec la République dans les colonies, sans que Rome y fasse
réellement obstacle. Ce paradoxe apparent nous rappelle que la ligne
adoptée par la Propagande dans les missions doit composer avec d’autres
paramètres qui amortissent les effets d’une séparation des deux sphères
outre-mer. En premier lieu les catholiques français, et les missionnaires
aussi, participent à la grande poussée du sentiment national. Les
proclamations d’obéissance au pape sont répétées et sincères. Elles
n’empêchent pas un attachement très fort à la nation et au drapeau tricolore.
Le triomphe de la République et de la laïcité ne met pas en cause la ferveur
patriotique du monde missionnaire comme en témoigne le rôle joué dans la
politique de ralliement par le cardinal Charles Lavigerie, fondateur des
« Pères blancs » et archevêque d’Alger 4. « En regard de cette fièvre de
colonisation qui s’est emparée de tous les pays, l’œuvre des missionnaires
apparaît, pour n’envisager la chose qu’au seul point de vue humain, comme
une œuvre civilisatrice et européenne au premier chef. »
La légitimité du pouvoir politique outre-mer, « indigène » ou colonial, y
apparaît subordonnée à la situation qu’il réserve aux missions catholiques.
La défense de la liberté religieuse est spontanément entendue comme la
liberté du catholicisme de développer son action missionnaire. Elle conduit
à justifier la colonisation française, comme les autres colonisations, dès lors
qu’elle collabore avec les missions catholiques.
Cela n’entraîne pas que la Propagande soit désormais favorable à toutes
les conquêtes coloniales et renonce à s’entendre avec les pouvoirs
indigènes. Néanmoins Rome accepte la colonisation, à condition qu’elle
serve l’implantation et le développement des missions. Si la congrégation
de la Propagande se réserve la possibilité de déterminer au cas par cas la
solution la meilleure pour les missions et sait moduler ses réponses, jouant
par exemple la carte de l’ouverture de relations diplomatiques et d’accords
au sommet avec la Chine, le Japon ou le Liberia, la préférence va
clairement à la « paix coloniale ».

Raisons d’État et raisons d’Église à l’épreuve


du terrain

Raisons d’État et raisons d’Église obéissent ainsi à des logiques de


longue durée dont l’interprétation varie selon les temps, les lieux. Si les
autorités missionnaires catholiques distinguent, avec plus ou moins de
force, colonisation et mission, les catholiques français, et plus largement
l’opinion publique, considèrent dans leur majorité que la collaboration est la
meilleure voie. La politique pontificale répugne à s’opposer directement à
une République globalement bien disposée à son égard dans les colonies et
redoute d’ouvrir un second front de lutte religieuse hors de France. Elle
estime qu’elle a plus à perdre qu’à gagner dans des conflits qui mettraient
en danger la protection des missionnaires, la liberté de leur action, parfois
les subventions qui leur sont accordées. La conviction qu’il faut maintenir
dans les colonies la coopération des pouvoirs et organiser une répartition
des tâches conforme à la finalité de chacun d’eux est donc fortement ancrée
dans la conscience missionnaire française.
La situation dont hérite Léon XIII, élu pape en 1878, est très contrastée.
Les vieilles colonies françaises sont entrées dans le droit commun en
obtenant le statut de diocèses. Mais le plus important se joue dans les
nouvelles missions qui se créent le plus souvent grâce à l’action d’instituts
français (Missions étrangères de Paris, spiritains, Pères blancs, Missions
africaines de Lyon, maristes…). La procédure habituelle de la
« commission» s’y applique sans rencontrer de difficulté juridique
particulière : la Propagande confie chaque territoire à une congrégation
française, nomme elle-même les chefs de mission, communique librement
avec les missionnaires. Du coup l’ouverture d’immenses espaces par les
explorations, le commerce, la colonisation s’effectue sans souffrir cette fois
des ingérences de l’État en matière de délimitation et de nomination des
responsables ecclésiastiques.
Ainsi la colonisation du monde apparaît-elle d’abord à la Propagande
comme une chance providentielle de devenir enfin l’unique maître d’œuvre
des missions et de hâter la réalisation du plan salvifique de Dieu en faisant
entrer l’humanité au sein de l’Église catholique. La collaboration avec la
France, en tant que protectrice des missions, est tolérée mais ne repose sur
aucune convention écrite qui lierait définitivement le Saint-Siège à la
République. La Propagande dispose d’une marge de manœuvre qu’elle
n’avait jamais eue dans le passé pour imposer dans les territoires sous sa
juridiction une autorité directe, et non plus déléguée, effective, et non plus
soumise à un intermédiaire politique. Mais cette affirmation sans précédent
de l’autorité romaine sur l’Église survient dans un contexte où sa capacité
d’intervention sur le plan international s’est considérablement affaiblie.
Pour compenser la faiblesse de ses moyens, Rome cherche la protection des
puissances réputées catholiques. Dans cette compétition, la France
républicaine acquiert une position privilégiée malgré sa laïcisation
croissante. Elle est la seule puissance mondiale moderne disposant à la fois
d’un empire colonial et de missions catholiques en expansion. Malgré son
régime, elle apparaît un partenaire naturel, ou inévitable, même après la
séparation de 1905.
Le pontificat de Léon XIII (1878-1903) donne les grandes orientations 5
qui seront suivies par la suite. Il mène une politique bienveillante, appelle
les catholiques français à se rallier à la République et rêve d’éviter la
laïcisation de l’État. Durant cette phase, Rome se contente de refuser tout
engagement diplomatique écrit avec la France qui reviendrait à renoncer à
son autorité exclusive sur les missions. Mais elle accepte de facto de confier
à des missionnaires français les territoires colonisés par la France et y
nomme des chefs de mission français, au point que l’on peut parler d’une
sorte de « préférence nationale » dans les colonies françaises, mais aussi
allemandes, belges, espagnoles ou portugaises.
Toutefois la loi de 1905, qui instaure la séparation des Églises et de
l’État, crée une situation nouvelle. Elle suscite des craintes parmi les
missionnaires et encourage les initiatives en faveur d’une extension
militante et anticatholique de la laïcité métropolitaine dans les colonies. La
Mission laïque, association parapublique créée en 1902 sur le modèle
missionnaire confessionnel et appuyée par la libre-pensée et la franc-
maçonnerie, rêve d’envoyer dans les territoires de mission des bataillons
d’enseignants qui substitueraient aux écoles catholiques des écoles laïques
et propageraient les principes de 1789.
Les années 1895-1910 sont les plus tendues et sont ponctuées de
conflits locaux (Madagascar, Soudan français, Indochine) qui pouvaient
sembler annoncer un changement de politique de la République. Le
gouverneur général de l’Indochine, Jean-Marie de Lanessan, est celui qui
s’engage le plus fortement contre l’influence des missions catholiques. Il
tente de rompre avec la collaboration traditionnelle entre Quai d’Orsay et
Missions étrangères de Paris et prône de s’appuyer désormais sur le
bouddhisme, et non sur la minorité catholique (7 % au Viêt-Nam). La même
référence au maintien de la paix coloniale conduit les gouverneurs de
régions fortement islamisées à freiner l’implantation des missions
catholiques en Afrique-Occidentale française, quitte à irriter les missions
catholiques pour lesquelles la vocation de la France à être la fille aînée de
l’Église devrait leur valoir toujours et partout un statut préférentiel.
Mais ces conflits restent circonscrits dans le temps et dans l’espace. Les
subventions accordées à la Mission laïque ne se font pas aux dépens des
subventions aux écoles missionnaires. Les congrégations missionnaires
masculines doivent demander leur reconnaissance légale et fermer leurs
écoles, conformément aux lois de 1901 et 1904, mais les plus importantes
sont reconnues (Missions étrangères de Paris, lazaristes, spiritains) ou
tolérées (Pères blancs, Missions africaines de Lyon). Et les solutions de
remplacement imaginées par les milieux les plus engagés dans le combat
laïque s’avèrent irréalistes. La Mission laïque se montre incapable de
mobiliser les hommes et l’argent nécessaires à la construction d’un réseau
scolaire capable de se substituer à celui des missions. Elle se contente
d’investir, en complément et non en concurrence, l’espace méditerranéen,
en particulier celui de l’Empire ottoman. Dès avant la Première Guerre
mondiale les missions se réjouissent des dispositions favorables ou de la
neutralité bienveillante des autorités coloniales.

Les dilemmes non réglés de l’entre-deux-guerres

Après la Première Guerre mondiale, la nouvelle donne a des effets


contradictoires. Elle renforce les raisons de la papauté de collaborer avec un
catholicisme français qui a retrouvé une place de choix dans la République.
Mais les leçons de la guerre fournissent aussi de solides raisons de distendre
les relations. Cette fois, la méfiance est plutôt le fait des autorités
pontificales.
Les propos les plus critiques sont tenus par la papauté, car elle vient de
faire l’expérience des conséquences catastrophiques du nationalisme quand
il s’étend aux missions. Benoît XV d’abord, avec l’encyclique Maximum
illud en 1919, Pie XI ensuite avec l’encyclique Rerum Ecclesiæ en 1926, et
la congrégation de la Propagande enfin avec ses instructions, adressent des
mises en garde très claires contre la confusion entre mission et colonisation.
Pourtant la collaboration avec les autorités coloniales continue à être
considérée le plus souvent comme un atout pour parvenir au but, et non une
subordination à l’intérêt national 6. D’ailleurs, tout concourt dans la
République des années 1920 à renforcer la coopération entre la puissance
publique et les missions dans les colonies françaises. La guerre a permis le
retour en France des congrégations religieuses expulsées et a réintégré dans
la société les religieux catholiques qui ont donné l’exemple du dévouement
et de l’esprit de sacrifice. Si l’anticléricalisme n’a pas disparu, l’heure est à
la célébration de l’union et au rétablissement des relations diplomatiques
avec le Saint-Siège (1921). La prise de conscience de l’importance de
l’empire colonial, qui a fourni produits, soldats et travailleurs, encourage à
unir les efforts pour la mise en valeur des territoires d’outre-mer 7.
Aussi l’Exposition coloniale internationale de Vincennes en 1931,
destinée à célébrer l’empire colonial français, permet-elle de vérifier l’écart
entre les principes proclamés par les autorités romaines et leur mise en
œuvre. L’exposition a réservé aux missions catholiques et protestantes deux
pavillons qui symbolisent l’union outre-mer, même si le message délivré
tente, avec plus ou moins d’efficacité, de mettre en évidence la spécificité
de l’action missionnaire.
Dans ce contexte, il paraît bien difficile d’expliquer que la mission n’est
pas au service de la colonisation. Le 3 juin 1931, Paul Reynaud, ministre
des Colonies, inaugure le pavillon des missions catholiques au cœur de
l’Exposition coloniale et conclut : « Le monde entier va venir admirer cette
Exposition. On viendra visiter et admirer le temple d’Angkor et les palais
d’Afrique, mais la grande émotion, c’est ici qu’on l’éprouvera 8. » De son
côté Mgr Boucher, directeur de l’Œuvre de la propagation de la foi, placée
depuis 1922 sous l’autorité du pape, éprouve le besoin de justifier les
raisons d’une présence missionnaire qui semble être en contradiction avec
la position pontificale. En d’autres termes, la participation des missions à
l’œuvre coloniale se veut d’un autre ordre que celui de la politique,
distinction qui échappe manifestement à la majorité des auditeurs mais vise
à combattre toute idée de subordination à la colonisation.
Les incitations répétées de la papauté à maintenir une distinction nette
entre action missionnaire et intérêts nationaux n’ont donc eu qu’un effet
limité sur les relations entre autorités coloniales et missionnaires. Même
sous influence de la franc-maçonnerie, en particulier du Grand-Orient qui a
mis en place de puissants réseaux de loges parmi les fonctionnaires
coloniaux, les administrateurs coloniaux répugnent à entraver l’action des
missions. Ils sont conscients qu’ils n’ont, au moins à court terme, aucune
solution de remplacement pour établir un réseau scolaire ou assurer une
action sanitaire. La théorie de la complémentarité, y compris en matière
d’écoles, s’est donc imposée sans beaucoup d’obstacles dans les colonies.
Quelle que soit la conjoncture, les supérieurs français des grandes
congrégations missionnaires, en particulier les Missions étrangères de Paris
et les spiritains, et même les jésuites pour le Proche-Orient, ont leurs
entrées et leurs appuis dans les ministères parisiens, et peuvent compter sur
des soutiens solides.
C’est donc sur la toile de fond d’une entente cordiale, entrecoupée de
conflits brefs ou locaux, que se développe l’action des missions dans
l’empire colonial français. Elle trouve dans la célébration de l’action
civilisatrice un langage commun qui convainc l’opinion publique des
bienfaits de cette politique. Pourtant la collaboration affichée masque, de
manière provisoire, des contradictions qui ne sont pas surmontées et sont
prêtes à resurgir. L’objectif de la mission civilisatrice est un parfait
raccourci de ce « malentendu consenti » dans la mesure où il permet de
repousser à plus tard le débat sur le contenu de cette civilisation, fondée sur
la laïcité pour les uns, sur le catholicisme pour les autres. Jusqu’à la
Seconde Guerre mondiale, la compétition est généralement évitée parce que
le colonisateur n’a pas les moyens de concurrencer sérieusement l’influence
exercée par les missionnaires sur les populations indigènes et de mettre en
place des œuvres laïques.
Les avantages réciproques retirés de la collaboration contribuent à une
neutralisation des oppositions. La raison d’État et la raison d’Église se
rejoignent alors pour négocier des compromis et organiser une cohabitation
qui sert les objectifs des deux camps. Mais chacune de ces logiques est
porteuse d’intérêts différents qui peuvent, à terme, devenir inconciliables.
La montée des aspirations à l’émancipation dans les populations colonisées
mettra au grand jour ce qui sépare fondamentalement la mission, tournée
vers l’implantation d’Églises indigènes, et donc appelée à transmettre ses
pouvoirs au clergé autochtone, et la colonisation, incapable de préparer sa
fin, et donc de programmer l’accès aux indépendances.

1. Ce texte est paru dans sa version intégrale dans Social Sciences and Missions, no 21, 2008.
2. Claude Prudhomme, Missions chrétiennes et colonisation, Paris, Le Cerf, 2004.
3. Claude Prudhomme, « Le Saint-Siège et le protectorat des missions en Chine (XIXe-XXe
siècle) », in Patrice Morlat (dir.), La Question religieuse dans l’empire colonial français, Paris,
Les Indes Savantes, 2003.
4. François Renault, Le Cardinal Lavigerie, Paris, Fayard, 1992 (citation extraite de Le
Moniteur de Rome, journal officieux du Vatican, 7 octobre 1887).
5. Claude Prudhomme, Stratégie missionnaire du Saint-Siège sous Léon XIII (1878-1903),
Rome, Collection de l’École française de Rome, 1994.
6. Gilles Manceron, Marianne et les colonies, Paris, La Découverte, 2003.
7. Jacques Thobie, Gilbert Meynier, Charles-Robert Ageron, Catherine Coquery-Vidrovitch,
Histoire de la France coloniale. L’apogée, 1871-1931, tome 2, Paris, Presses Pocket, 1996.
8. Ministère des Colonies, Exposition coloniale internationale et des pays d’Outre-Mer, Paris
1931, Rapport général présenté par le Gouverneur Général Olivier, tome 5, Sections
coloniales, 1931.
Le moment « impérial »
de l’histoire des sciences sociales
(1880-1910)
Pierre Singaravélou

Le thème des relations entre savoirs et colonisation n’est pas nouveau 1 :


les études postcoloniales qui se développent dans les années 1970 procèdent
à l’origine de cette mise en relation 2. Ces travaux fort stimulants ont eu
toutefois tendance à écraser la chronologie et à réduire la diversité et la
complexité des savoirs dits coloniaux à un seul et même « discours
colonial », à la fois instrument et vecteur de la domination.
Or les années 1880-1910 constituent un observatoire unique pour
contextualiser les relations entre les sciences sociales et le fait colonial 3.
Elles correspondent en effet au moment où culminent conjointement le
scientisme et le High Imperialism 4. Cette conjonction se traduit par
l’institutionnalisation des savoirs sur les colonies et les populations
colonisées qui, à partir des années 1880, prennent la forme de nouvelles
disciplines : les « sciences coloniales », c’est-à-dire « l’histoire et la
géographie coloniales », « la législation et l’économie coloniales ».
Leurs promoteurs – universitaires, hauts fonctionnaires et hommes
d’affaires – se mobilisent afin de susciter la création de nouvelles chaires et
institutions d’enseignement et de recherche, des sociétés savantes et des
e
revues spécialisées. À la fin du XIX siècle, ils hésitent entre trois objectifs
différents : construire une science désintéressée et un champ scientifique
relativement autonome, contribuer au bon fonctionnement administratif et à
la prospérité économique des colonies en fournissant outils et répertoire de
bonnes pratiques, et légitimer l’œuvre française dans l’Empire en étayant la
dimension « humanitaire » et « civilisatrice » de la colonisation.
Les « sciences coloniales » ont longtemps souffert d’un préjugé très
négatif confirmé par l’échec final du projet impérial et alimenté par le
discours anticolonialiste, puis postcolonial : elles ont été ainsi assimilées à
des idéologies justificatrices de la colonisation professées par des savants
médiocres, aux marges du champ universitaire. Il convient au contraire de
prendre au sérieux les « sciences coloniales », d’étudier ces disciplines dans
leur double dimension sociologique et épistémologique afin de restituer leur
diversité et leur position dans le champ intellectuel français autour de 1900,
mais aussi leur éventuelle spécificité par rapport aux « sciences
métropolitaines ».

L’institutionnalisation des « sciences coloniales »


(1880-1900)

L’institutionnalisation des « sciences coloniales » dans les années 1880


résulte de la bataille que se livrent les grandes écoles françaises pour former
les élites administratives coloniales. En effet, la fin de l’administration
militaire induit la nécessité de former des civils et conduit Eugène Étienne à
créer en 1886 le statut d’administrateur des colonies, recruté par concours.
La même année, sur les recommandations de Paul Leroy-Beaulieu,
Émile Boutmy ouvre une « section coloniale » à l’École libre des sciences
politiques qui expérimente en permanence de nouveaux types
d’enseignement 5. Cette section doit préparer les élèves aux examens et
concours de l’administration coloniale et aux carrières dans les « grandes
compagnies industrielles et financières ».
En 1889, le gouvernement inaugure l’École coloniale, la première
grande école d’État pour former les administrateurs civils, puis les
magistrats à partir de 1905, alors que l’École nationale d’administration et
l’École nationale de la magistrature sont respectivement fondées en 1945
et 1958 6. Là encore, l’Empire est appréhendé dans sa diversité et les
étudiants selon leur classement d’entrée se répartissent dans les cinq
sections : Indochine, Afrique (1892), section commerciale (1893-1913),
section magistrature (1905) et section Afrique du Nord (1914-1948).
« Colo », comme la surnomment rapidement ses étudiants, se spécialise
dans les études juridiques et économiques, mais peine jusque dans les
années 1920 à prendre rang parmi les grandes écoles. Dans les années 1890-
1900, l’École coloniale doit affronter l’opposition virulente des milieux
libéraux parisien et provinciaux qui contestent son quasi-monopole sur la
formation des élites administratives.
Entre 1899 et 1920, les neuf principales écoles de commerce françaises
ouvrent une « section coloniale » où est dispensé un enseignement pratique,
adapté au milieu économique régional : on enseigne par exemple les
« mœurs et coutumes d’Extrême-Orient » et la sériciculture à l’École
coloniale de Lyon. Ces formations connaissent un franc succès, à l’image de
la section coloniale de l’École des hautes études commerciales qui devient
la plus demandée par les étudiants dans les années 1930-1940.
L’enseignement colonial privé tente de concurrencer l’École coloniale
jusqu’à la Première Guerre mondiale. La confusion entre service public et
sphère privée se traduit dans les programmes de ces institutions. Ainsi,
d’une part l’École coloniale possède une « section commerciale » jusqu’en
1913 et d’autre part les écoles supérieures de commerce du début du
e
XX siècle préparent leurs étudiants aux concours de l’administration

coloniale. La Grande Guerre marque une rupture dans la répartition des


tâches : l’École coloniale établit un monopole sur la formation des
administrateurs coloniaux tandis que les écoles de commerce renoncent à
former les fonctionnaires.
Parallèlement, les universités favorisent l’enseignement de la
« géographie coloniale » et de « l’histoire coloniale » à l’instar de la faculté
des lettres de Paris dès 1893, un Office de documentation coloniale et des
cours libres d’enseignement colonial à la Sorbonne sont créés en 1894. Des
enseignements se développent dans les universités de Marseille, Lyon et
surtout Bordeaux et Alger 7. Au tournant du siècle, les enseignements
coloniaux se développent aussi au Collège de France, à l’École des langues
orientales vivantes, au Collège libre des sciences sociales et à l’École
normale Jules-Ferry.
L’enseignement des « sciences coloniales » autour de 1900 révèle la
diversité des acteurs mobilisés par la création de chaires ou d’institutions
spécifiques. L’étude du financement des enseignements permet de mesurer
l’importance de la demande politique et économique. Les gouvernements
coloniaux et le ministère des Colonies, premiers contributeurs financiers,
conçoivent l’enseignement colonial comme un moyen de sensibiliser la
jeunesse et l’opinion publique française à l’œuvre coloniale, et comme une
filière de sélection des élites administratives. Les milieux économiques – au
premier rang desquels les chambres de commerce, l’Union coloniale et les
grandes sociétés coloniales – promeuvent un enseignement pratique qui doit
répondre aux besoins économiques formulés par les élites régionales. Le
champ colonial est en effet l’un des rares domaines ou « la Province » pense
pouvoir véritablement rivaliser avec la capitale.
Qui enseigne ces nouvelles disciplines ? Dans leur grande majorité, les
cent cinquante spécialistes des questions coloniales ne sont pas des
marginaux, mais sont dotés des titres académiques les plus prestigieux : la
moitié d’entre eux sont agrégés d’histoire, de droit ou de sciences
économiques 8. Le corps enseignant compte aussi en son sein des éléments
provenant de l’administration coloniale, tandis que celle-ci représente un
débouché professionnel pour certains universitaires.
Autour de 1900, se dessinent plusieurs réseaux intellectuels regroupant
les spécialistes de la colonisation au-delà des frontières disciplinaires.
D’abord le réseau des pères fondateurs, avec notamment Marcel Dubois et
Arthur Girault. Contrairement à ce réseau qui s’appuie sur les facultés, les
savants libéraux se retrouvent à l’École libre des sciences politiques et dans
les écoles supérieures de commerce. Cette nébuleuse est polarisée par la
figure de Joseph Chailley-Bert, qui fait le lien entre milieux d’affaires et
monde savant. Ce réseau s’appuie sur l’Union coloniale, les chambres de
commerce et des grandes publications comme le Journal des débats et
L’Économiste français. À côté de ce réseau libéral colonial, il existe une
nébuleuse réformatrice qui regroupe les savants administrateurs de l’École
coloniale comme Étienne Aymonier dans les années 1890. Ces hauts
fonctionnaires coloniaux que l’on retrouve au Collège libre des sciences
sociales comme Jean-Marie de Lanessan ou au Collège de France tels
Alfred Martineau partagent le même souci de réformer le système colonial
français dans un sens plus humaniste.
Le processus d’institutionnalisation des savoirs coloniaux ne se limite
pas à la création de chaires et de cours universitaires. À partir de 1880, les
savants coloniaux trouvent des relais dans la société civile en s’insérant
dans un réseau de sociétés savantes et de musées, de revues et de maisons
d’édition généralistes ou spécialisées dans les questions coloniales. Cette
nébuleuse d’associations et d’institutions au sein desquelles circulent les
mêmes personnes (universitaires, publicistes, hommes politiques) constitue
la « République des lettres coloniales » parachevée par la fondation de
l’Académie des sciences coloniales qui regroupe à partir de 1922 les élites
intellectuelles vouées à l’Empire.

Les « sciences coloniales » autour de 1900 :


propagande et innovation
Après cette présentation succincte du champ de production des savoirs
coloniaux, il nous faut appréhender l’épistémologie de ces « sciences
coloniales ». Constituent-elles des disciplines à part entière ou de simples
déclinaisons des sciences humaines existantes ? Possèdent-elles une
spécificité par rapport aux sciences dites métropolitaines ? Les savoirs
coloniaux détiennent de multiples fonctions. Ils constituent une forme
d’expression « esthétique » de l’impérialisme, ce qu’Edward Said appelle
une « sorte d’accompagnement musical de la domination » cherchant à
divertir et séduire les sociétés métropolitaines. Ils participent ainsi de
l’œuvre de propagande coloniale.
Ces savoirs remplissent en outre des fonctions cognitive et caméraliste,
puisqu’ils sont mis au service des politiques publiques. Les « sciences
coloniales » se caractérisent enfin par une grande diversité méthodologique
et idéologique : quoi de commun en 1900 entre l’évolutionnisme raciste de
Louis Vignon, l’orientalisme différentialiste de Louis Finot, l’histoire
relativiste de Maurice Delafosse, le réformisme colonial d’Alfred
Martineau ?
En théorie, on peut classer ces différentes disciplines en fonction de leur
statut et de leur finalité : l’histoire et la géographie doivent décrire
fidèlement et expliquer le monde social tandis que les sciences camérales
(sciences juridique, économique et politique) cherchent à le maîtriser. En
pratique, les « sciences coloniales » semblent se caractériser par leur
polyvalence : elles possèdent toutes une dimension pratique et descriptive
ainsi qu’une dimension théorique explicative et justificative. En effet, elles
doivent, d’une part, renseigner les colonisateurs, guider leur action, former
les administrateurs et les commerçants et, d’autre part, donner un sens à la
colonisation, en la justifiant et en la magnifiant.
Le développement des « sciences coloniales » est aux prises avec une
contradiction constitutive entre volonté d’autonomisation et nécessité d’être
utile aux colonisateurs. Le plus souvent, les savants coloniaux ne sont pas
purement et simplement instrumentalisés par les autorités coloniales : ils
développent leur propre stratégie, commandée par des impératifs et des
contraintes scientifiques et institutionnelles. Les « sciences coloniales » et
la politique coloniale se construisent mutuellement dans un rapport
d’interdépendance.
En effet, l’Empire français a fondé sa légitimité sur l’idée que la
politique coloniale pouvait être guidée par la science. Et parallèlement, les
savants coloniaux cherchent en permanence à préserver leur autonomie en
reformulant les questions politiques en termes scientifiques. Le domaine
des études coloniales démontre l’inanité d’une démarcation nette entre
science neutre désintéressée et science appliquée utilitaire : les « sciences
coloniales » sont d’autant plus utiles qu’elles répondent aux critères
canoniques de la scientificité, et la dimension utilitaire est invoquée pour
créer des chaires académiques où est pratiquée la science « pure » telle la
philologie indochinoise en 1908 au Collège de France.
Les « sciences coloniales » semblent en outre se distinguer par une
épistémologie spécifique : le terrain ultramarin et l’objet colonial induisent
un décentrement épistémologique, conduisant les chercheurs en sciences
sociales à s’émanciper des traditions disciplinaires et à élaborer de
nouvelles méthodes et catégories d’analyse. La fréquentation du terrain
colonial favorise ainsi l’émergence d’une science de l’aménagement
(Marcel Dubois), de l’anthropologie juridique (René Maunier), de
l’ethnobotanique (Auguste Chevalier), puis de l’histoire orale (Georges
Hardy) et de la géographie tropicale (Pierre Gourou), tandis que l’irruption
du sujet indigène suscite la conception d’un droit spécial (Arthur Girault).
Examinons de plus près ce dernier. En effet, la colonisation construit un
ordre juridique original associant le droit des colonisateurs, celui des
colonisés et un droit spécial issu de la « rencontre » coloniale. Le droit
français ne s’applique pas automatiquement dans les colonies. Pour y être
effectifs, les lois et règlements métropolitains doivent être déclarés
applicables par le pouvoir législatif ou exécutif qui, en outre, peut édicter
des règles spécifiques à l’intention des colonies. Il s’agit du principe de la
« spécialité de la législation coloniale » qui prévaut déjà sous l’Ancien
Régime.
Dans la pratique, le pouvoir exécutif gouverne les colonies par décrets
comme stipulé dans l’article 18 du sénatus-consulte du 3 mai 1854. En
outre, contrairement au monisme juridique de la métropole, les colonies se
définissent par leur pluralisme juridique. Exception faite du droit public
métropolitain transposé tel quel dans l’Empire, les savants doivent prendre
en considération l’existence de plusieurs communautés (colons, indigènes,
musulmans, ethnies, etc.) soumises parfois à des législations différentes. Ce
pluralisme juridique, issu du différentialisme, est justifié par les différences
culturelles et/ou ethniques qui séparent les diverses communautés. Enfin, en
tant que « microcosme juridique », le droit colonial occupe une place à part
dans la science juridique ; cette nouvelle matière touche à tous les domaines
et les techniques du droit : le droit interne public (droit administratif, régime
législatif, institutions politiques, droit fiscal, finances publiques) et privé
(droit civil, droit social, droit commercial), le droit international, le droit
comparé (droits coutumiers, droits britannique et hollandais), et l’histoire
des institutions et du droit 9. Pour autant, l’éclectisme du droit colonial
constitue sa principale faiblesse institutionnelle. En effet, la législation
coloniale ne s’insère pas dans un des domaines juridiques consacrés par les
facultés de droit à la fin du XIXe siècle et son incohérence épistémologique
est souvent invoquée pour empêcher la création de nouvelles chaires de
droit colonial 10.
La science juridique en situation coloniale est marquée par des
conditions de production et d’exercice spécifiques : ses moyens humains et
matériels sont souvent très limités et ses objets très diversifiés. Cela incline
à simplifier la procédure tout en stimulant l’improvisation et l’adaptation.
Le terrain colonial suscite le développement de stratégies
d’expérimentations : les savants sont conduits à adapter le droit, à réformer
l’enseignement, à inventer de nouvelles pédagogies, de nouvelles formes
urbanistiques. En 1895, Arthur Girault considère par exemple qu’il faut
expérimenter les réformes législatives et juridiques dans les colonies avant
de les introduire en métropole : « Une colonie est un terrain tout indiqué
pour des épreuves de ce genre. C’est une table rase où l’on peut mettre par
exemple à l’essai un nouveau régime hypothécaire ou un nouveau code de
procédure sans craindre de troubler les situations acquises et les habitudes
des populations 11. »
Ainsi, à la fin du XIXe siècle, l’Empire permet aux Français
d’expérimenter une formation uniformisée et méritocratique des hauts
fonctionnaires à l’École coloniale et d’introduire la décentralisation
administrative à l’échelle des gouvernements généraux 12. Il convient
toutefois de ne pas surestimer cette pratique expérimentale qui relève pour
beaucoup de la mythologie coloniale. En effet, la réforme est toujours
invoquée par les savants coloniaux, mais rarement mise en œuvre. Ainsi,
tandis que l’enseignement supérieur colonial métropolitain constitue
l’espace des grands débats idéologiques et techniques, les colonies
demeurent le royaume des petits arrangements pratiques.
Les « sciences coloniales » constituent un « microcosme scientifique » :
peu ou prou, toutes les sciences sociales y sont représentées et donnent lieu
à une déclinaison « coloniale ». Elles concrétisent une tentative
exceptionnelle de dédoublement des sciences humaines. Ces disciplines
embrassent trois objets contigus : l’« indigène », la colonie et la
colonisation. Ces objets communs favorisent les transferts de méthodes et
de savoirs entre les différentes « sciences coloniales », notamment entre
l’économie politique et l’histoire, la géographie et la psychologie, le droit et
l’ethnologie. La marginalité originelle des savants coloniaux les encourage
à franchir les frontières disciplinaires, à effectuer des emprunts et des
transferts que s’interdisent les universitaires légitimes.
Les savoirs coloniaux se caractérisent par un éclectisme théorique, qui
souvent contribue à les marginaliser dans le champ universitaire : c’est le
cas de la « psychologie coloniale » de Georges Hardy dans les années
1920 13. Les savants emploient une méthode pluridisciplinaire qu’ils ont
souvent expérimentée en tant que professeurs : ils enseignent plusieurs
disciplines à la fois (histoire, géographie et colonisation comparée ou bien
droit, économie et sociologie). Cette pluridisciplinarité est en outre stimulée
par la polyvalence des enseignants qui peuvent être administrateurs,
hommes d’affaires, experts, hommes politiques ou, comme Joseph
Chailley-Bert, cumuler les cinq fonctions.
Sous l’influence de ce dernier et de l’Institut colonial international qu’il
a fondé à Bruxelles en 1894, les « sciences coloniales » adoptent une
démarche comparative inspirée des études de « colonisation comparée » qui
confrontent les différentes expériences impériales françaises et étrangères,
présentes et passées. Il s’agit d’établir un répertoire de bonnes pratiques à
imiter et d’échecs à éviter. De ce point de vue, les études coloniales
s’inscrivent dans le sillage des nouvelles sciences sociales où la méthode
comparative est l’équivalent de « l’expérimentation dans les sciences de la
nature 14 ». Avec le développement des savoirs coloniaux et en particulier de
l’historiographie coloniale 15, les sciences sociales, jusque-là issues d’une
matrice historienne (géographie historique, droit romain, économie
politique, etc.), s’ouvrent désormais aux objets contemporains.
Au début du XXe siècle, les « sciences coloniales » se caractérisent enfin
par une tension entre l’impératif de conservation et le désir de
transformation des sociétés indigènes. En effet, les savants coloniaux
défendent, d’une part, une vision conservatrice liée à la promotion de la
politique d’association et à la volonté de préserver la culture et les
structures des sociétés colonisées qui constituent l’objet d’étude et la raison
sociale des spécialistes de la colonisation. D’autre part, les savants
coloniaux sont animés concomitamment par une ambition modernisatrice,
une volonté d’intervention et de transformation des colonies qui en fait les
principaux acteurs de la « mission civilisatrice ». Cette oscillation constante
entre conservation et intervention constitue une des contradictions
insurmontables de la « science coloniale ».
Au total, les « sciences coloniales » semblent posséder des principes de
justification similaires – notamment des présupposés inégalitaires et un fort
déterminisme mésologique – et partager un ensemble de méthodes et de
pratiques savantes : la fréquentation du terrain colonial, les fonctions
d’expertise et de propagande, la pluridisciplinarité, le comparatisme, le
décentrement épistémologique et l’expérimentation.
Si les « sciences coloniales », au début du XXe siècle, ont bien constitué
des disciplines à part entière et suscité l’émergence d’une communauté de
recherche particulière et durable dont témoignent les sept cents doctorats
sur les questions coloniales soutenus en sciences juridiques, économiques et
politiques sous la IIIe République, il ne saurait être question d’un paradigme
colonial des « sciences sociales ». La diversité de leurs savoir-faire et de
leurs présupposés, souvent contradictoires, ne permet pas de fonder un
véritable consensus scientifique et de traduire une « vision du monde »
unifiée.
Dans le contexte d’atomisation et d’hétérogénéité croissantes des
sciences sociales du tournant du siècle, les « sciences coloniales »
représentent une des nombreuses tentatives de canalisation, d’unification
des sciences humaines. Toutefois aucune discipline ne parvient à conquérir
le monopole des études coloniales et aucune nouvelle « science de la
colonisation » n’est véritablement fondée : en réalité, chaque discipline
développe une branche coloniale. Le tournant des deux siècles derniers
correspond donc à ce que nous pouvons appeler le « moment impérial » de
l’histoire des sciences humaines, qui s’achève dans l’entre-deux-guerres
avec la crise de l’enseignement supérieur colonial.
1. Ce texte est issu de Pierre Singaravélou, « Le moment “impérial” de l’histoire des sciences
sociales (1880-1910) », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, volume 1, no 27, 2009.
2. Edward Saïd, « Shattered Myths », in Naseer H. Aruri (dir.), Middle East Crucible,
Wilmette, Medina University Press, 1975 ; Edward Saïd, « Arabs, Islam and the Dogmas of
the West », The New York Times Book Review, 31 octobre 1976 ; Edward Saïd, Orientalism,
New York, Vintage Books, 1978 [trad. : L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris,
Seuil, 1980].
3. Emmanuelle Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique ? La construction des savoirs
africanistes en France, 1878-1930, Paris, Éditions de l’EHESS, 2002 ; Emmanuelle Sibeud,
« Introduction », Revue d’histoire des sciences humaines, dossier Les sciences sociales à
l’épreuve de la situation coloniale, no 10, 2004.
4. Eric Hobsbawm, L’Ère des empires. 1875-1914, Paris, Fayard, 1989 [1987].
5. Sébastien Laurent, « L’École libre des sciences politiques de 1871 à 1914 », mémoire de
DEA, Paris, IEP, 1991 ; Christophe Charle, La République des universitaires, 1870-1940,
Paris, Seuil, 1994.
6. William B. Cohen, Rulers of Empire: The French Colonial Service in Africa, Stanford,
Hoover Institution Press, 1971.
7. Pierre Singaravélou, Professer l’Empire. Les « sciences coloniales » en France sous la
IIIe République, Paris, Presses universitaires de Grenoble, 2009.
8. Ibid.
9. Pierre-François Gonidec, Droit d’outre-mer, volume 1, Paris, Montchrestien, 1959.
10. Pierre Singaravélou, « Les sciences du gouvernement colonial. “Législation et économie
coloniales” », in Pierre Singaravélou, Professer l’Empire, op. cit.
11. Arthur Girault, Principes de colonisation et de législation coloniale, Paris, Larose, 1895.
12. Véronique Dimier, « Décentraliser l’Empire ? Du compromis colonial à
l’institutionnalisation d’un gouvernement local dans l’Union française », Outre-mers, revue
d’histoire, no 2, 2003.
13. Pierre Singaravélou, « De la psychologie coloniale à la géographie psychologique.
Itinéraire, entre science et littérature, d’une discipline éphémère dans l’entre-deux-guerres »,
L’Homme et la société, no 167-169, 2008.
14. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Alcan, 1895.
15. Prosper Cultru, Leçon d’ouverture du cours d’histoire coloniale, Besançon, Jacquin, 1906.
Sciences, « races » et colonies
e
à la fin du XIX siècle
Gilles Boëtsch

La volonté d’inventorier ce que la nature met à la disposition de


l’homme se traduit, tout au long du XIXe siècle, par la transformation des
« cabinets de curiosités » en collections se voulant plus exhaustives que
spectaculaires : ces inventaires sont indispensables pour décrire, comparer,
hiérarchiser les éléments de la nature… et bientôt coloniser cette même
nature, ces pays et leurs populations 1.
De fait, le début des conquêtes coloniales (Égypte, Algérie, Inde,
Australie…) va fournir de nouveaux matériaux d’étude et renforcer ce
besoin d’inventaire. Mais rapidement la « science » coloniale est obligée de
gérer deux aspects de nature différente : tirer profit des ressources du pays
colonisé pour développer l’économie des métropoles et peupler ses terres
(avec le problème que posera rapidement aux savants l’adaptation des
populations européennes aux nouveaux territoires souvent hostiles à la santé
de l’homme européen).
Par la suite, les enjeux scientifiques se tourneront davantage vers le
développement économique, les problématiques de l’éducation des
populations indigènes (religion, médecine, armée…) et vers le
développement des infrastructures coloniales, et deviennent peu à peu des
enjeux de politique coloniale et non plus de recherche fondamentale.

La colonisation comme processus naturel

La colonisation s’entend alors comme un processus naturel et


historique, voire un droit ou un devoir. Elle existe au sein de l’Europe
comme réponse au problème de densité de population ; elle a marqué
profondément la mémoire européenne en faisant de la découverte de terres
nouvelles une conjugaison entre le savoir, l’aventure et le profit (les
conquistadores).
Si, dans l’imaginaire occidental, les conquérants sont animés à la fois
par de « nobles » sentiments (d’exploration de terres exotiques, voire
dangereuses, de découverte de nouvelles ressources, de conquête de
territoires) et par la recherche frénétique du profit, dans le même moment,
le processus de colonisation doit servir à rejeter dans ces nouveaux espaces
les éléments indésirables ou incontrôlables des métropoles.
Puis, à partir de l’apogée de la colonisation dans la seconde moitié du
e
XIX siècle, sa mise en œuvre devient plus complexe : elle s’inscrit à la fois

dans une volonté politique d’instaurer une dynamique de peuplement et


dans une mise en valeur des ressources visant à créer des richesses à l’usage
exclusif de la métropole. Les matières premières sont produites ou
recueillies dans les régions coloniales, transformées en métropole, puis,
comme produits manufacturés ou conditionnés, revendues partout, y
compris dans les colonies. La connaissance des pays donne lieu, de manière
récurrente, à des récits d’explorations et de voyages puis à de nombreuses
monographies régionales décrivant les ressources minières, hydrauliques,
botaniques, zoologiques et humaines.
Mais la science a aussi des fonctions de légitimation, comme on peut le
voir dès 1870 en Algérie avec le formidable développement de
l’archéologie classique, mettant au jour le périmètre de l’Empire romain
mais aussi des cultures préislamiques. Ainsi, dans le cas de l’Algérie, la
romanité offre-t-elle une grille de lecture qui permet de parler à la fois de la
colonisation et du colonisé. Les Français sont implicitement comparés aux
Romains et les Kabyles aux Grecs (archaïques). L’Afrique du Nord est
considérée comme un « passé continué », ce qui la place dans l’altérité mais
aussi dans la proximité, tout comme l’Antiquité classique nous est à la fois
proche (nous en venons) et lointaine (nous sommes modernes). Il y a au
fond ici deux modes d’utilisation du modèle antique : de rapprochement et
de dissociation. C’est une différence notable avec le discours sur les
populations d’Afrique subsaharienne, qui seront décrites dans une altérité
beaucoup plus radicale dès le temps des conquêtes coloniales et dans les
premières décennies de la gestion de l’empire colonial à la fin du XIXe siècle
et au début du XXe siècle.
Les cadres du lent développement de la science anthropologique à partir
du milieu du XIXe siècle sont posés puisque la connaissance des populations
des mondes coloniaux nécessite la présence de l’anthropologue, au même
titre que celle du botaniste, du géologue ou du zoologiste. Tous doivent
faire des inventaires, récolter des échantillons qui rejoignent ensuite les
muséums nationaux.
Mais, pour l’anthropologue – dont le travail est articulé entre la vision
classificatrice de Carl von Linné qui fait de l’homme une catégorie
zoologique et la vision de Georges-Louis Leclerc (comte de Buffon) qui
intègre les us et coutumes dans les caractères anthropologiques à côté de
l’apparence morphologique –, la tâche est peu aisée. Il faut alors se rendre
sur le terrain pour étudier les échantillons ou se contenter d’ossements (en
général des crânes) ou d’objets ethnographiques rapportés de manière
aléatoire par les voyageurs. Les journaux de voyage demeurent bien
souvent la seule source anthropologique pour nombre de populations. Le
savant est encore « à part » dans cette société en expansion, dans la mesure
où il fréquente plus sa bibliothèque que le terrain.
Le monde savant à la recherche d’une légitimation

À la fin du XVIIIe siècle, les besoins en matière de connaissance changent


alors que s’affirment les volontés d’expansion des États européens
modernes. Pour « saisir » le pays à conquérir, pour se doter d’informations
utiles, le militaire et le politique ont besoin du scientifique. Ainsi Napoléon
Bonaparte emmène-t-il 154 savants, ingénieurs et artistes dont Gaspard
Monge, Claude-Louis Berthollet, Dominique Vivant Denon, Étienne
Geoffroy Saint-Hilaire… à la conquête de l’Égypte : ceux-ci s’intéressent
aux ressources du pays, aux mœurs et à l’histoire des habitants. Avec ces
savants, il fondera au Caire, le 22 août 1798, l’Institut d’Égypte. C’est la
collusion du savoir et du pouvoir. Peu de temps après, Joseph-Marie de
Gérando propose à la Société des observateurs de l’homme, fondée en
1799, des Considérations à suivre dans l’observation des peuples sauvages
(1800) afin d’appréhender le développement physique et moral des autres
peuples, texte dans lequel il traite des caractères autant individuels que
collectifs.
Les bases des enquêtes sur le terrain et du concept de muséum pour
conserver les échantillons sont alors mises en place. Le travail d’enquête
devient très vite un outil indispensable au développement de la
connaissance scientifique du milieu naturel. Les voyages prennent de
l’ampleur, les explorations scientifiques se multiplient dès le milieu du
e
XIX siècle. Mais les travaux scientifiques traitant de la connaissance du

physique et du moral des peuples tardent à connaître l’essor des sciences


naturelles consacrées à l’inventaire des richesses disponibles.
Si chaque expédition, dans ses projets initiaux, prend en considération
les dimensions anthropologique et ethnographique, les publications dans ces
domaines restent plutôt rares jusqu’au dernier quart du XIXe siècle. Quelques
exceptions sont notables, comme Pierre Marie Dumoûtier, anatomiste et
phrénologue, qui part avec Jules Dumont d’Urville dans les mers du Sud
entre 1837 et 1840 pour constituer une collection de moulages
phrénologiques comprenant en particulier 144 crânes et 42 bustes
ethniques. Le problème méthodologique qui se pose à l’anthropologie
durant la seconde moitié du XIXe siècle est l’accès à des sujets vivants
visibles et palpables, et pas seulement à des récits de voyageurs, à des
objets ethnographiques, voire à des pièces ostéologiques. Dans le même
temps, le pays cherche à légitimer ses conquêtes auprès d’un public avide
de distraction.
Les exhibitions ethnographiques vont fournir aux savants – surtout aux
anthropologues – l’occasion de contempler de chez eux, à proximité de
leurs laboratoires, des échantillons de peuples exotiques, originaires pour
beaucoup des contrées colonisées par les puissances européennes. C’est
donc une véritable aubaine pour le monde savant lorsque Albert Geoffroy
Saint-Hilaire exhibe, en 1877, quatorze Nubiens au Jardin zoologique
d’acclimatation et invite les anthropologues à venir les étudier.
La science anthropologique est encore naissante : elle n’existe
institutionnellement que depuis 1859, date à laquelle Paul Broca fonde la
Société d’anthropologie de Paris. Dans le volume XIII du Grand Larousse
datant de 1875, on peut lire au mot race : « L’anthropologie est une science
toute récente ; cependant les progrès qu’elle a déjà accomplis sont
prodigieux […] l’anthropologie française, nous pouvons le dire avec
orgueil, tient le premier rang, et les autres nations n’ont pas, croyons-nous,
de noms à opposer à ceux de Lartet, de Broca… » L’anthropologie
s’affirme donc comme une science en émergence toute dévouée à la
connaissance du monde qui nous entoure, en particulier de l’homme dans sa
dimension naturelle. La France en tient même le flambeau éclairé. Les
termes « raciologie » ou « racisme » n’ont pas encore droit de cité dans
l’encyclopédie à l’époque. Mais déjà les mondes coloniaux en construction,
les conquêtes s’inscrivent de plus en plus au cœur des préoccupations
savantes, et les ouvrages de diffusion du savoir ou encyclopédiques
deviennent des réalités de plus en plus quotidiennes pour les Français.

Qu’est-ce qu’une science coloniale ?

Le problème posé par ces exhibitions ethnographiques que l’on peut


qualifier de « zoos humains 2 », c’est le principe même de donner à voir des
êtres humains enfermés dans un endroit destiné à accueillir des animaux et
des plantes. Ces manifestations portent en elles le rapport de domination
coloniale, même si celui-ci s’applique également, toujours par le
truchement des exhibitions humaines, aux Bretons ou aux Auvergnats,
populations longtemps considérées par la France centralisée comme des
populations « ethniques » encore à civiliser 3.
Cette double démarche d’enfermement et d’exhibition, de
rapprochement du lointain, va satisfaire le désir du public consistant à
s’éduquer tout en se distrayant. C’est aussi rassembler, en un événement
unique, intérêt de la science, spécimens vivants, actualités coloniales et
légitimation de l’entreprise ultramarine. Mais il est certain que cette
proximité dans des jardins zoologiques entre animaux et humains porte en
elle les ferments d’un racisme populaire dont les anthropologues sont alors
la caution scientifique. Ils confirment, au minimum, la légitimité de l’acte
colonial et, dans de nombreux cas, apportent les « preuves » de l’infériorité
de ces « races attardées » auprès du grand public en France. Aller voir
l’Autre au zoo, c’est le sortir d’une abstraction pour le rendre visible,
palpable. C’est surtout le placer dans un contexte précis qui va le définir
aux yeux de l’Occident.
En effet, cette exhibition justifiera la mise à distance irréductible de
l’Autre par sa simple vision : les « sauvages » existent, je les ai vus au zoo,
preuve à la fois de leur différence, puisqu’on les exhibe, et de leur
infériorité, puisqu’ils sont derrière les barreaux, grillages ou barrières d’un
jardin d’acclimatation. Pour le public, ces barrières semblent justifier le
pouvoir de l’homme occidental et illustrer les limites de tout modèle de
civilisation différant de celui produit par leur société 4.
La construction de l’altérité ne repose alors pas sur une différence
d’ordre culturel, mais sur l’observation anatomique. Jugée à l’époque
comme objective, l’analyse morphométrique devient la preuve rationnelle
de la différence. Elle rend donc normal l’acte de colonisation, présenté
comme un acte de civilisation. Ainsi, la communication à la Société
d’anthropologie de Paris proposée par Paul Broca en 1861, soulignant
l’écart de poids entre les cerveaux des « Blancs » et ceux des « Noirs », lui
permet de justifier, en établissant une hiérarchie raciale s’appuyant sur des
poids et des volumes de cerveaux d’Européens, d’Africains et
d’Australiens, la mise en place de la tutelle coloniale. Il conclut, de manière
péremptoire, que sur l’échelle de la hiérarchie intellectuelle les Australiens,
qui occupent l’échelon le plus bas, sont deux fois plus éloignés des
Européens que des Africains 5. Ainsi, l’anthropologie devient alors une
science coloniale au sens politique de l’expression. Car elle légitime, par
l’étude, l’acte de domination.

Les anthropologues au zoo

En 1877, une réunion de la Société d’anthropologie de Paris signale la


présence au Jardin zoologique d’acclimatation d’« un groupe de Nubiens
venus en accompagnement d’un groupe d’animaux. Une commission
d’anthropologues est désignée pour étudier ces individus ; elle se compose
de Bordier, Dally, Girard de Rialle et Mazard ». En 1878, une commission
d’anthropologues – avec notamment Arthur Bordier, Paul Broca, Eugène
Dally, Julien Girard de Rialle ou Paul Topinard – s’intéressera également
aux « Esquimaux » du Jardin zoologique d’acclimatation, six Inuits
originaires du Labrador. Outre une description anthropométrique des sujets
et des considérations générales sur leur alimentation, une étude
complémentaire sur le lait maternel sera effectuée, ainsi qu’une étude
d’anatomie cérébrale à partir des corps de trois d’entre eux morts à Paris en
1881. En 1883, Ernest Chantre profite de la venue à Lyon de cinq Zoulous
pour faire des mesures anthropométriques et leur acheter des armes et des
ustensiles qu’il comparera avec des objets semblables venant du Zambèze.
En 1895, lors de l’Exposition soudanaise du Champ-de-Mars, Joannès
Barbier, directeur de l’exposition, invite les membres de la Société
d’anthropologie de Paris à venir voir les 350 « nègres » qui sont exhibés ; il
offre même trois cartes d’entrée permanente pour les membres de la société
voulant poursuivre des recherches. Ces observations anthropologiques et
ethnographiques seront régulièrement publiées dans les revues scientifiques
de l’époque.
Au total, plus de 80 articles seront publiés à partir d’observations faites
en France durant la tenue d’exhibitions ethnographiques entre 1873 et 1909
(presque exclusivement à Paris). Paradoxalement, les « races » présentées
(et étudiées) au Jardin zoologique d’acclimatation ne seront pas en majorité
celles de l’empire colonial français. Parmi ces dernières, on remarque les
Galibis, les Kanak, les Somalis, les Dahoméens, les Sénégalais, les
Malgaches et enfin les Touaregs.
Au-delà du spectacle que ces exhibitions offrent au public, les
anthropologues eurent le souci, tout du moins au début, d’en faire à la fois
des éléments d’analyse de l’univers des « races » – une construction des
races exotiques –, mais aussi un outil pédagogique en direction des
personnes intéressées par l’anthropologie. Paul Topinard, secrétaire général
de la Société d’anthropologie de Paris, dans un article consacré aux « races
humaines » publié dans La Nature en 1888, constate que, depuis « une
quinzaine d’années, le grand public prend goût aux exhibitions de races
sauvages », surtout à celles des « derniers témoins d’un âge en voie de
disparition et qu’il ne sera plus donné à nos petits-fils de […] contempler ».
Paul Topinard parle des Aborigènes d’Australie que le directeur du Jardin
zoologique d’acclimatation, Albert Geoffroy Saint-Hilaire, a fait venir à la
suite de groupes de Lapons, Fuégiens, Nubiens et autres populations
exotiques.
Paul Topinard, en voyant dans ces démonstrations non seulement une
possibilité d’étude de spécimens, mais surtout une facilité pour pouvoir
récolter de précieuses données sur les « races » encore sauvages mais
vouées à une extinction rapide, se plaçait dans une perspective zoologique.
Il avait déjà formulé le même type de remarque au sujet des Hottentots 6 en
expliquant que ceux-ci relevaient d’une autre humanité que la nôtre dans la
mesure où ils n’étaient pas capables de s’adapter aux « conditions nouvelles
que leur impose notre civilisation ». Paul Topinard voit, au-delà d’un fait de
compétition entre types de sociétés (archaïques et civilisées), non pas une
possibilité de transformation des formes culturelles des peuples les moins
développés, mais la disparition programmée des « races » déclarées inaptes
au changement.
Jean-François-Albert du Pouget de Nadaillac, préhistorien américaniste,
forcera le trait en intégrant les concepts de supériorité et d’infériorité : « La
disparition des races inférieures devant les races supérieures est un fait que
l’histoire enregistre », écrira-t-il au sujet des « Peaux-Rouges 7 ». Pour
preuve, les anthropologues (Ernest Théodore Hamy) ont fait reconstituer
des scènes préhistoriques à l’Exposition universelle de 1889 pour montrer
la distance entre l’aube de l’humanité et « aujourd’hui » suivant un modèle
de développement linéaire. Les peuples exotiques d’aujourd’hui seraient
finalement de la même humanité que nos ancêtres européens : « Tout dans
l’apparence de ces hommes indique une race encore sauvage et barbare 8. »
La description des Ashantis par le journaliste Jean-Camille Fulbert-
Dumonteil est à ce titre édifiante : bien qu’« intelligents et industrieux », ils
sont « abrutis par le fétichisme et dégradés par la cruauté 9 ».
Ainsi, pendant dix ans (jusqu’en 1889), les anthropologues croiront
dans l’intérêt scientifique des échantillons de « races » qui leur seront
proposés comme lecture des mondes exotiques et coloniaux. Ils pourront y
pratiquer l’ethnographie et l’anatomie comparée, ce qui permettra aux uns
et aux autres d’affirmer ou d’infirmer leur propre théorie raciologique. Ils
demeureront enthousiastes, publieront dans des revues scientifiques comme
les Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris ou L’Anthropologie,
puis dans des revues de vulgarisation pour le public éclairé comme La
Nature. Leurs pratiques et leurs discours seront enfin relayés dans la grande
presse, comme L’Illustration ou Le Petit Journal, durant de nombreuses
années au travers de ces journaux populaires à fort tirage.
Les anthropologues, en tant qu’experts sur les problèmes de races,
seront sollicités, encouragés, récompensés. Leur apport sera jugé
déterminant pour rendre compte, dans un premier temps, de la diversité des
peuples faisant partie des empires coloniaux formés ou en devenir, puis,
dans un second temps, de l’aptitude de ceux-ci à intégrer le modèle de
civilisation imposé par l’Europe. Ils auront des stands dans les expositions
coloniales, en particulier à l’Exposition de 1889 où un espace très important
leur est accordé.
À partir de 1890, les anthropologues deviendront très méfiants sur la
qualité des « échantillons » proposés, sur le faible nombre d’individus, sur
leurs origines géographique et ethnique incertaines et leur métissage
potentiel. Mais ces commentaires critiques de spécialistes n’intéressent pas
l’opinion publique, qui s’est forgé un jugement radical sur la réalité
objective des races.

Le savant sur le terrain

Si les débats scientifiques attirent peu le grand public, les hommes


politiques y voient un grand intérêt pour justifier leur pratique
d’expansionnisme colonial. En effet, la structuration de la géographie dès
1821 10 a pour objectif d’organiser la découverte de la Terre, d’élaborer une
géographie physique et humaine qui poserait les jalons des sciences de la
nature. Il s’agit non seulement de dresser un inventaire des ressources, mais
aussi de répondre aux questions précises que se pose l’administration
coloniale. C’est pourquoi, dès 1880, un anthropologue, Arthur Bordier,
propose de mettre en place dans les colonies une politique scientifique
consistant à utiliser la connaissance qu’apporte la science pour optimiser la
pratique coloniale. C’est ainsi qu’il préconise d’étudier non seulement les
ressources naturelles du pays, mais aussi « les races qui l’habitent, les
aptitudes spéciales de chacune d’elles, les services qu’on est en droit d’en
attendre 11 ».
Cette science doit étudier les conditions d’acclimatation des colons en
vue des perspectives d’implantation dans les colonies de peuplement (en
particulier l’Algérie, l’Indochine, puis Madagascar), mais aussi les
possibilités d’adaptation des « indigènes » à la « civilisation nouvelle qu’on
apporte ».
Les anthropologues jetteront rapidement leur dévolu sur l’Algérie, qui
leur semble un champ d’expérimentation adéquat pour établir des
différences morphométriques entre Arabes et Berbères afin d’utiliser celles-
ci pour rationaliser la politique coloniale. Mais la réalité de la variabilité
morphologique les a laissés impuissants à utiliser les données de
l’anthropologie physique pour proposer une politique coloniale reposant sur
des attributs physiques.
Si la production scientifique prend des formes de diffusion variées
(ouvrages, articles dans des revues scientifiques et de vulgarisation,
photographies, plus tard films), les expositions universelles et coloniales
sont le lieu d’incarnation de l’« objectivité scientifique ». Ainsi, lors de
l’Exposition universelle de 1889, Louis Henrique, commissaire de
l’exposition et éditeur des notices illustrées en cinq volumes concernant les
colonies françaises, écrit : « Ce n’est ni une description fidèle de notre
domaine extérieur, ni un recueil de chiffres, encore moins un plaidoyer en
faveur de telle ou telle politique coloniale […] c’est la description fidèle
des pays lointains […] c’est la peinture exacte des habitants qui peuplent
ces petites Frances […] c’est pour le colon, le commerçant, le voyageur
une source de documents précieux sur le climat, le prix des denrées
[…] 12. »
La finalité de la connaissance scientifique se plaçait résolument dans un
principe d’édification d’un ordre colonial qui faisait du savoir sur autrui
(ses mœurs, ses coutumes, son environnement) un élément essentiel de la
construction de cet ordre. Par l’omniprésence de ce discours, par la
proximité, voire son interaction, avec le système colonial en formation, par
la légitimation progressive de cet ordre colonial, la hiérarchisation de
l’humanité, les savants contribuèrent progressivement à créer une culture de
la différence – culture qui devint très rapidement indispensable à ce même
ordre colonial.
En à peine une vingtaine d’années (de 1880 à 1900), les anthropologues
édifièrent un regard sur le monde et une façon de penser les hommes qui se
trouvaient au cœur des mécanismes principaux de ce qui fonda la culture
coloniale.

1. Ce texte, revu et mis à jour, est issu de l’ouvrage collectif de Pascal Blanchard, Sandrine
Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la Révolution française à nos
jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008.
2. Voir l’ouvrage collectif de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Éric Deroo,
Sandrine Lemaire (dir.), Zoos humains. De la Vénus hottentote aux reality shows, Paris, La
Découverte, 2002.
3. Eugen Weber, La Fin des terroirs, Paris, Fayard, 1983.
e e
4. Alain Ruscio, Le Credo de l’homme blanc. Regards coloniaux français, XIX -XX siècles,
Bruxelles, Complexe, 1996.
5. Paul Broca, « Volume et forme du cerveau suivant les individus et les races », Bulletins de
la Société d’anthropologie de Paris, 1861. Voir la critique de Stephen Jay Gould, La Mal-
Mesure de l’homme, Paris, Ramsay, 1983.
6. Paul Topinard, « Les Hottentots au Jardin d’acclimatation », La Nature, 1888.
7. Jean-François-Albert du Pouget, marquis de Nadaillac, « Les Peaux-Rouges », La Nature,
1891.
8. Jean-François-Albert du Pouget, marquis de Nadaillac, « Les sciences anthropologiques à
l’Exposition universelle de 1889 », La Nature, 1889.
9. Jean-Camille Fulbert-Dumonteil, « Les Ashantis de l’Afrique équatoriale », Jardin
zoologique d’acclimatation, 1887.
10. Dominique Lejeune, Les Sociétés de géographie en France et l’expansion coloniale au
e
XIX siècle, Paris, Albin Michel, 1993.

11. Arthur Bordier, La Colonisation scientifique et les Colonies françaises, Paris, Reinwald,
1884.
12. Louis Henrique (dir.), Exposition coloniale de 1889. Les colonies françaises, 5 volumes,
Paris, Quantin, 1889.
Genre, sexualité et médecine
coloniale.
Identité « indigène » et discours
de vérité
Malek Bouyahia

Cet article 1 a pour objectif d’interroger les dispositifs dont le « savoir »


produit par les médecins a créé les conditions de constitution d’un « Nous »
et d’un « Eux », et contribué à donner une assise « scientifique » à une
idéologie coloniale s’appuyant sur la hiérarchie raciale et l’exclusion des
« races inférieures ». L’hypothèse initiale est que le genre a constitué un
socle important de ce processus. Partant des travaux d’Anne McClintock 2,
j’essaierai de montrer que la racialisation des colonisé·e·s, portée par les
discours médicaux, érige un mur infranchissable entre Européens et
« indigènes ». Ce processus est étroitement lié à la construction d’une
hiérarchie des rôles sexués et des normes de genre qui passe notamment par
la réduction des colonisé·e·s à une sexualité déviante et déshumanisante.
Les discours des médecins coloniaux, militaires ou civils de 1830 à la
fin de la Première Guerre mondiale constituent la base de cette étude. Ces
médecins étaient, pour la plupart, issus de l’École de médecine de Paris, qui
fut le foyer du rayonnement des idées « progressistes » par l’entremise
notamment de la médecine hygiéniste. Dans un premier temps, l’on
montrera que les discours médicaux offrent au regard colonial, à la manière
des cartes postales coloniales, l’occasion de se laisser happer par le
« naturel » fantasque et sensuel des « indigènes ». Dans un second temps,
l’on mettra en évidence la façon dont cette érotisation, à la fois attrayante et
monstrueuse, va être mobilisée pour donner un fondement scientifique au
dogme de la différence raciale entre les Européens et les « indigènes »
algériens.

Discours médicaux et sexualisation des « indigènes »

En parlant de médecine coloniale, on entend les discours et les savoirs


produits par l’ensemble des médecins praticiens, pharmaciens, chercheurs –
militaires ou civils – que la colonisation a amenés dans son sillage 3. Ceux-
ci ont joué un rôle majeur dans l’entreprise coloniale accompagnant la
progression de la colonisation dès ses premières années (1830). Ils furent
pour la plupart des médecins militaires même si, comme le montre le travail
précieux d’Yvonne Turin 4, l’apport de la médecine civile n’était pas
moindre dans cette progression. Tout au long de la colonisation, ils ne se
sont pas contentés d’intervenir dans le domaine, fût-il élargi, qui était le
leur. Dans leurs rapports médicaux, leurs essais sur la situation de la santé
en Algérie ou encore dans leurs mémoires, ils dépassaient largement le
cadre de la pratique médicale pour se situer sur le terrain de la politique.
Cette évolution du rôle du médecin n’avait rien de spécifique à
l’Algérie. Dès la naissance de la IIIe République, les médecins ont joué un
rôle prépondérant dans la vie politique métropolitaine, en tant que députés,
maires et responsables politiques 5 et dans les colonies, en tant que
missionnaires, porteurs du flambeau de la « civilisation ». Dans l’Algérie
coloniale, comme dans toutes les autres colonies européennes, les médecins
ont produit un corpus de savoirs précieux (géographiques, météorologiques,
anthropologiques) sur les colonisé·e·s et leurs mœurs. De même que pour
les populations minorisées en métropole, les savoirs coloniaux à vocation
scientifique vont largement contribuer à « naturaliser les inégalités ». Par
leur position, aux avant-postes de « la civilisation universelle », les
médecins sont des acteurs privilégiés de la construction homogène des
« indigènes » et de leur évaluation sur l’échelle du progrès à partir des
catégories de « race » et de genre.
La situation dans la nouvelle colonie, à partir de la naissance de la
e
III République, était proche d’un système d’apartheid de fait, qui deviendra
légal avec la promulgation par décret en 1875 du code de l’indigénat. Celui-
ci entérine juridiquement la séparation entre Européens et « indigènes » ; il
finit par enlever toute illusion quant à une éventuelle acquisition pleine et
entière des droits par les « indigènes ». Ce code renforce l’hermétisme des
communautés « indigènes » et européennes : dès lors, la connaissance de
l’Autre ne peut se faire que sur la base des préjugés largement diffusés et
des représentations durablement confortées par les différents discours
scientifiques et artistiques qui ont trouvé dans les colonies un formidable
terrain d’investigation et de déploiement des fantasmes métropolitains.
Si ce déploiement ne relève pas spécifiquement de la médecine, mais
plutôt du romanesque et de la fiction, une étude de la médecine coloniale ne
saurait les écarter. Qu’il s’agisse de médecins militaires en activité ou à la
retraite qui racontent, ou se souviennent de leurs campagnes et expéditions
militaires, ou de médecins civils qui relatent leur quotidien de médecins
ordinaires, ils offrent à leur lectorat européen des descriptions
croustillantes, « pornographiques », déguisées en discours savants. Plutôt
que d’écarter comme « hors sujet » ou comme préjugés individuels ces
éléments non « scientifiques », l’on se propose ici, au contraire, de les
prendre au sérieux, comme dimensions constitutives d’un discours
producteur de savoir sur les peuples conquis qui traduit un regard
« altérisant », une grille de lecture durable de la réalité des pays colonisés
et de leurs habitant·e·s.
Les descriptions « renseignées » et « scientifiques » de certains
médecins, qui sont aussi des discours d’une guerre de conquête en train de
se faire, présentent une image moralement et politiquement disloquée de la
société « indigène », en soulignant l’impuissance des hommes à maîtriser
leurs femmes. La permissivité de ces mœurs dévoilerait non seulement
l’impossibilité d’une véritable nation « indigène », mais aussi le caractère
problématique de leur intégration dans la nation française. Comme bon
nombre de ses collègues, le docteur Jean-Pierre Bonnafont, médecin
ordinaire, tient un discours qui pose une question éminemment politique :
« Les Arabes doivent-ils et peuvent-ils être assimilés 6 ? »
L’érotisation des ennemis, et plus particulièrement de leurs femmes,
apporte une réponse à la question de l’assimilation. Elle a, d’une part, pour
effet de constituer les « indigènes » comme radicalement différents des
Européens, ne pouvant pas de ce fait prétendre aux mêmes droits que ces
derniers. D’autre part, elle apporte une légitimation genrée à la colonisation,
dont la mission civilisatrice consiste à remédier à la déchéance et à la
corruption morale des femmes victimes du despotisme masculin 7.
À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, sous l’impulsion notamment
du docteur Alexandre Lacassagne, fondateur de l’anthropologie criminelle,
les questions liées aux « déviances » allaient devenir une préoccupation
majeure de la médecine hygiéniste et légale en métropole et dans les
colonies 8. Alexandre Lacassagne contribuera largement au développement
et à l’étude de tout ce qui relève des attentats aux mœurs (pédérastie,
sodomie, bestialité, etc.). Mais contrairement à la société européenne
(métropolitaine et coloniale) qui recèle des déviants, la dégénérescence de
la société « indigène » est décrite et présentée comme générale. C’est le
thème de la bestialité et de la sodomie qui va servir à caractériser cette
anormalité et qui sera présenté par les médecins coloniaux comme une des
caractéristiques de la « race » arabe. Comme l’affirme Patricia Lorcin 9, la
question morale, en prenant appui sur des considérations hygiénistes,
permettra de construire des catégories raciales.
Les femmes « indigènes » sont ainsi présentées par les médecins
coloniaux comme sujettes à toutes les formes de perversion. Selon le
docteur Jean-Joseph Maximilien Lasnavères, chirurgien de la marine à la
retraite, l’amoralité de ces femmes (tribadisme, prostitution) serait le
résultat de la polygamie. Les femmes se retrouvent au centre de la
démonstration de l’incapacité des « indigènes » à se conformer aux
exigences de la civilisation.
Soulignons que les discours coloniaux étaient à sens unique et
épousaient de ce fait l’évolution d’une oppression à la fois discursive
(production d’une description coupée de la réalité, ou enjolivée) et
matérielle (répression militaire et administrative). Les connaissances
produites par ces discours médicaux enfermaient les « indigènes » dans une
naturalité à laquelle ils ne pouvaient échapper. Ce savoir « médical », à
l’inverse des œuvres artistiques des orientalistes, pouvait temporairement se
réclamer de la dignité scientifique de leur fonction de médecin pour alterner
récits médicaux, propos politiques et fictions érotiques.
Face à ces discours, quelques « indigènes » tenteront en vain de dire
aussi leur vérité à eux. Un des premiers médecins « indigènes », le docteur
Taïeb Ould Morsly 10, adjoint à titre indigène au maire de Constantine,
réclamait en 1894 un autre traitement et une autre attitude à l’égard des
« indigènes ». Sans remettre en cause la présence de la France en Algérie, il
appelait à l’unité et au dépassement des différences. Dans ces discours de la
trop peu nombreuse élite algérienne, on ne décèle aucune réponse ni aucune
contre-affirmation des descriptions coloniales des mœurs « indigènes ».
La hiérarchie coloniale (ségrégation raciale et inégalité des droits) va se
nourrir de tous les discours savants afin de maintenir et proroger le code de
l’indigénat, qui devait être à l’origine limité à sept ans. L’infériorisation des
femmes « indigènes » va légitimer « l’autorité des colons européens, tout
en déniant les droits politiques de l’Autre dont la culture était jugée
inférieure 11 ». L’oppression des femmes « indigènes » servait dès lors
d’alibi pour asseoir la domination coloniale.

Racialisation et construction du genre

Les médecins participaient à asseoir l’idée de passivité et d’amoralité du


peuple « indigène », idée qui plaçait le noyau (métropole et colons) du côté
de l’action et de la (bonne) virilité, et l’extérieur (les colonisé·e·s, mais
aussi les marginaux et anormaux métropolitains) du côté de la
dégénérescence et de la passivité. La sexualité dépravée et contre-nature
sera au cœur de cette amoralité et cette passivité. Cette construction
active/passive de l’identité est coextensive à d’autres oppositions
dichotomiques (dedans/dehors, riches/pauvres, hommes/femmes,
normal/anormal, national/étranger, virils/efféminés) qui déterminent et
définissent les rapports de la métropole à ses colonies. Ces oppositions sont
au fondement de la construction binaire du centre, et c’est sur ce modèle
que la périphérie sera organisée.
Les médecins vont apporter une contribution importante dans le
développement de cette idée de passivité des colonies. En témoigne le
docteur Eugène Bodichon, envoyé du gouvernement provisoire en 1848,
tout à fait sceptique quant à la capacité des « indigènes » à recevoir la
civilisation et à en faire bon usage. Les rapports entre « indigènes » et
autorités coloniales seront marqués du sceau de la suspicion, et par la
ténacité des premiers à refuser les bienfaits de la civilisation et du progrès.
C’est cette même ténacité qui sera soulignée et reprise par la psychiatrie
coloniale sous l’égide du professeur Antoine Porot, fondateur de l’École
d’Alger, et qui influencera la psychiatrie française par l’entremise de ses
disciples. Celui-ci avait défendu l’idée que les « indigènes » étaient figés
dans le temps (au Moyen Âge) et que leur évolution (sociale) était limitée,
voire impossible. Dans son ouvrage intitulé Domination et colonisation,
ensemble de recommandations sur ce que devait être la conquête, le docteur
Jules Harmand, exemple type du médecin colonial cumulant les expériences
de médecin de formation, mais aussi d’homme politique acteur de la
conquête coloniale, livre sa vision de la façon d’en user avec les
« indigènes » : « On doit les traiter avec bienveillance et charité, mais
socialement ils ne comptent pas ; économiquement, ils sont une charge. La
conduite la plus sage à leur égard consistera en général à les refouler dans
les régions encore inutilisées par la colonisation […] 12. »
Durant la IIIe République, la solution au « problème indigène » est la
séparation instituée par le code de l’indigénat. Avant 1871, même si dans
l’ensemble des monographies, médicales ou ethnographiques, les
« indigènes » étaient décrits comme inférieurs, leur destin pouvait encore
tendre vers une certaine évolution. Or les médecins coloniaux vont
contribuer à renforcer les antagonismes (Européens vs « indigènes »,
« indigènes » arabes vs « indigènes » kabyles 13). Ces oppositions vont
largement se focaliser sur le statut des femmes dans la société « indigène »,
mais aussi et surtout sur les mœurs sexuelles qui viendraient démontrer la
distance morale et irréductible entre Européens et « indigènes ».
Ainsi, les Arabes sont décrits par le docteur Jean-Joseph Maximilien
Lasnavères comme ayant des traditions et des comportements plus proches
des animaux que des humains 14. La « bestialisation » sert ici à maintenir et
à renforcer la distance raciale. Cette racialisation aboutit à une comparaison
entre les femmes européennes et les Arabes. D’un côté, ce parallèle opère
une hiérarchisation de deux formes de virilité diamétralement opposées. La
première, celle des Arabes, est enfermée dans l’affect de la réaction. Elle est
donc improductive. La seconde, celle des Européens, est « policé[e],
civilisé[e] et courtois[e] [et] assure l’accès aux privilèges de l’humanité
(dont la condition est la maîtrise des codes sociaux et politiques
dominants) 15 ». De l’autre côté, la description de Jean-Joseph Maximilien
Lasnavères visait à un contrôle accru des femmes européennes afin de
garantir l’imperméabilité des frontières raciales.
Par ailleurs, les femmes des colonies, elles aussi, sont décrites à la fois
comme masculines et comme extrêmement lascives. On assiste alors à une
double infériorisation : raciale et genrée. Cette représentation des « femmes
indigènes » est faite en complète opposition aux « femmes blanches ». Un
exemple de la « bestialisation » des « indigènes » est donné par l’ouvrage
du docteur Édouard-Adolphe Duchesne 16, membre du Conseil d’hygiène et
de salubrité, à propos des mœurs prévalant alors dans la ville d’Alger du
temps des Turcs. Le schéma de démonstration opéré par l’auteur est assez
simple. En effet, pour lui, tous les Arabes sont des sodomites et, de ce fait,
plus proches des animaux que des humains. Selon lui, les penchants pervers
des « indigènes » sont dus à la claustration des femmes. Enfermement qui
se prolonge à l’extérieur, puisqu’elles ne sortent que voilées. Dès lors, les
hommes « indigènes », n’ayant pas d’objets pour fixer leurs désirs, les
assouvissent de toutes les manières. Les femmes sont ainsi tour à tour cause
de la débauche homosexuelle des Arabes et source de volupté pour les
Européens qui peuvent « connaître » et voir les « merveilles »
qu’emprisonnent les maisons mauresques. Elles sont potentiellement toutes
des prostituées. Pour Édouard-Adolphe Duchesne, c’est la misère qui
pousse les Européennes à se prostituer.
Ce qui serait apparu comme un récit « pornographique » en métropole
devient, dans les colonies, un discours de vérité. Cette sexualité honnie et
dont il ne faut surtout pas parler est déclamée à profusion et sans aucune
restriction. L’argumentaire médical est censé « prouver » les affirmations
avancées qui permettent la construction d’une frontière raciale entre les
Européens et les « indigènes ».
Ces discours médicaux prétendent à un savoir né de l’expérience sur le
terrain. Ils témoignent des perceptions et représentations que la société
coloniale avait des « indigènes », produites et relayées par ceux-là mêmes
qui étaient censés symboliser l’avènement de la civilisation et de son
expansion. L’étude de ces discours montre l’apport heuristique des analyses
sur la sexualité pour comprendre le processus de racialisation à la fois des
Français et des « indigènes ». En effet, c’est par le biais de la sexualité que
les médecins coloniaux opèrent une hiérarchisation des rôles sexués au sein
de la communauté « indigène », qui va permettre de construire en même
temps une normalité européenne et une frontière raciale entre Français et
« indigènes ».
Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre, constatait que : « Le combat
que mène un peuple pour sa libération le conduit selon les circonstances
soit à rejeter, soit à faire exploser les prétendues vérités installées dans sa
conscience par l’administration civile coloniale, l’occupation militaire,
l’exploitation économique 17. » Frantz Fanon entendait démonter les
arguments et les vérités d’un Antoine Porot sur la criminalité innée des
Algériens qui affirmait, en 1932, que « la préoccupation de virilité est, pour
cette race, une idée dominante et parfois obsédante 18 ».
Un des corollaires de cette obsession est la propension des Algériens à
la criminalité sous ses diverses formes. La lutte que préconisait Frantz
Fanon contre ces vérités intériorisées est encore plus que jamais d’actualité
d’un côté comme de l’autre rive de la Méditerranée. Ainsi de cette question
de la criminalité dont on affuble l’Algérien, qui n’est pas, dans le contexte
colonial, considérée comme le résultat de rapports sociaux, mais comme la
conséquence d’un déterminisme naturel. Interroger ce déterminisme revient
à pointer du doigt ce que nous avons hérité de cette histoire coloniale et ce
que nous avons intériorisé comme legs « infâme », qui nous condamnent à
ne pas aller à la rencontre des autres.

1. Cet article est paru dans sa version intégrale dans Les Cahiers du genre, no 50, 2011.
2. Anne McClintock, « Race, classe, genre et sexualité : entre puissance d’agir et ambivalence
coloniale », Multitudes, volume 26, no 3, 2006.
3. Éric Deroo, « Représentations des médecins coloniaux dans l’imagerie populaire française,
1860-1960 », Médecine tropicale, volume 65, no 3, 2005 (l’auteur élargit cette acception à tous
ceux qui secondaient l’armée dans le domaine médical).
4. Yvonne Turin, Affrontements culturels dans l’Algérie coloniale. Écoles, médecines,
religion, 1830-1880, Paris, Maspero, 1971.
5. Jack D. Ellis, The Physician-Legislators of France: Medicine and Politics in the Early
Third Republic, 1870-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
6. Jean-Pierre Bonnafont (Dr), Pérégrinations en Algérie, 1830 à 1842, Paris, Challamel Aîné,
1884.
7. Ann Laura Stoler, « Genre et moralité dans la construction impériale de la race », Actuel
Marx, volume 38, no 2, 2005.
8. Fabien Gouriou, « Le sexe des indigènes. Adolphe Kocher et la médecine légale en
Algérie », Droit et cultures, volume 60, no 2, 2010.
9. Patricia M. E. Lorcin, Kabyles, Arabes, Français. Identités coloniales, Limoges, Presses
universitaires de Limoges, 2005.
10. Taïeb Ould Morsly (Dr), Contribution à la question indigène en Algérie, Constantine,
impr. Marle et Biron, 1894.
11. Julia Clancy-Smith, « Le regard colonial : islam, genre et identités dans la fabrication de
l’Algérie française, 1830-1962 », Nouvelles Questions féministes, volume 25, no 1, « Sexisme
et racisme : le cas français », 2006.
12. Jules Harmand (Dr), Domination et colonisation, Paris, Flammarion, 1910.
13. Gilles Boëtsch, Jean-Noël Ferrié, « Le paradigme berbère : approche de la logique
classificatoire des anthropologues français du XIXe siècle », Bulletins et mémoires de la Société
d’anthropologie de Paris, nouvelle série, tome 1, no 3-4, 1989.
14. Jean-Joseph Maximilien Lasnavères (Dr), De l’impossibilité de fonder des colonies
européennes en Algérie, Paris, E. Thunot, 1866.
15. Elsa Dorlin, Myriam Paris, « Genre, esclavage et racisme : la fabrication de la virilité »,
Contretemps, no 16, « Postcolonialisme et immigration », 2006.
16. Édouard-Adolphe Duchesne (Dr), De la prostitution dans la ville d’Alger depuis la
conquête, Paris, J.-B. Baillière, 1853.
17. Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, Gallimard, 1991 [1961].
18. Antoine Porot, Don Côme Arrii, « L’impulsivité criminelle chez l’indigène algérien. Ses
facteurs », Annales médico-psychologiques, volume 90, no 2, 1932.
Conquêtes coloniales
et propagande
e
à la fin du XIX siècle
Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel,
Alain Mabanckou et Dominic Thomas

La France de la IIIe République est profondément marquée par la défaite


de 1870-1871 face à la coalition menée par les Prussiens. De fait, la
République, née de la bataille perdue de Sedan, est en quête de légitimité et
d’affirmation. Or elle est d’abord dirigée majoritairement par des
monarchistes qui sont à l’origine en 1871 de l’écrasement de la plus grande
insurrection algérienne depuis la conquête de 1830. Toutefois, la France ne
se lance pas immédiatement dans une politique coloniale expansionniste.
Les années 1870 vont être une période de gestion du domaine colonial
hérité du Second Empire et des régimes précédents, sans stratégie explicite,
avant que ne s’engage (dans la décennie suivante) une nouvelle vague de
conquêtes. Depuis le début du XIXe siècle, la France s’est lancée dans une
nouvelle dynamique impériale initiée par l’expédition d’Égypte. La
conquête de l’Algérie en 1830 marque la volonté de la France impériale de
retrouver un poids significatif en Europe, et l’Algérie s’affirme dans ce
cadre comme la colonie la plus remarquable de l’empire prérépublicain. En
1848, la IIe République tente d’infléchir l’ancien régime colonial et
d’imposer un nouveau modèle de politique ultramarine avec la seconde
abolition de l’esclavage et l’évolution du statut des « vieilles colonies » et
de l’Algérie, et, progressivement, la question coloniale devient une question
nationale.
Sur cette base, la politique ultramarine du Second Empire s’inscrit dans
une vision géostratégique où Napoléon III tente de retrouver la grandeur
coloniale passée et d’utiliser les seuls espaces de conquête possibles après
le Congrès de Vienne de 1815, à savoir les espaces ultramarins. De 1851
jusqu’à la défaite de Sedan, Napoléon III développe des projets de conquête
sur tous les continents et durant ces deux décennies, on note l’émergence
d’une pré-culture coloniale qui s’épanouit ensuite avec le régime
républicain et va conduire au développement territorial de l’Empire avec la
IIIe République.

L’émergence du discours propagandiste

Dans les deux premiers tiers du XIXe siècle, la propagande coloniale est
encore peu visible. La presse ne s’intéresse guère au sujet, les ouvrages sur
la question s’adressent à un public de spécialistes, les sociétés de
géographie ne touchent qu’un public restreint et les expositions sur les
colonies sont encore assez rares, sauf dans le cadre des deux expositions
universelles parisiennes. L’Exposition universelle devait être la vitrine de
cette « politique nouvelle ».
S’inscrivant dans l’héritage de la conquête de l’Algérie de 1830 et des
conquêtes du Second Empire, mais aussi de ce discours « propagandiste »
émergent, la IIIe République prend possession au début des années 1870
d’un domaine colonial qui s’étend sur un peu moins d’un million de
kilomètres carrés et rassemble un peu plus de cinq millions d’habitants.
Mais ce n’est qu’à partir de 1878-1879 qu’un net regain d’intérêt pour les
conquêtes s’affirme au sein des élites dirigeantes de la IIIe République,
soutenu à la fois par les républicains opportunistes qui arrivent au pouvoir
en 1880 et leur figure de proue Jules Ferry, mais aussi les missions
catholiques et plusieurs personnalités issues des milieux économique,
militaire et politique, formant l’embryon d’un véritable lobby colonial qui
pousse à l’expansion ultramarine.
Cependant, cette politique d’expansion coloniale, placée sous l’égide de
la « mission civilisatrice », est très loin de faire l’unanimité. À la Chambre,
dès 1880, elle est violemment contestée par la droite et les monarchistes,
qui estiment que les « aventures coloniales » détournent la nation de la
reconquête de l’Alsace et de la Lorraine, tout en ruinant les finances de
l’État.
Durant toute cette première phase de conquête (1880-1885), l’idée
coloniale désormais soutenue de manière croissante par le lobby colonial –
embryon du futur « parti colonial » – est dynamisée par la création en 1883
du Conseil supérieur des colonies, qui a pour mission de conseiller et de
guider la politique d’expansion coloniale du gouvernement. La propagande
est désormais nécessaire pour non seulement faire « connaître » le domaine
colonial mais aussi soutenir la politique d’expansion, débloquer les budgets
au Parlement et mobiliser l’opinion autour des « valeurs » de la République
afin d’obtenir son soutien. Le parti colonial, convaincu de la supériorité de
la civilisation européenne, présente la colonisation comme un « acte
généreux » à l’égard des « peuples sauvages », ce qui permet d’ancrer cette
entreprise ultramarine dans les idéaux de la République.
La nécessité de cette « mission civilisatrice » est affirmée par un
discours et des images de propagande, tous supports confondus, qui
présentent la conquête, en particulier en Afrique, comme une croisade
contre l’anthropophagie et l’esclavage, justifiant les expéditions militaires
face aux « ténèbres » des sociétés colonisées. Toute une imagerie se
développe, utilisant le plus souvent l’allégorie de la vertu émancipatrice du
drapeau français, rappelant que, depuis 1848, ceux qui le touchent sont
affranchis et libérés de l’esclavage en se plaçant sous la protection de la
France.
Or, à la fin des années 1880 et surtout au début des années 1890, une
série d’organismes – tels la Société française de colonisation en 1886, forte
de huit cents adhérents, le Comité de l’Afrique française en 1890 ou encore
l’Union coloniale en 1893 – vient renforcer le lobby colonial et essaime
dans l’opinion l’idée d’une Plus Grande France. La nouvelle dimension
prise par les colonies, désormais perçues comme un instrument de
puissance économique potentiel, se traduit également par la naissance
officielle d’un ministère des Colonies autonome en mars 1894, à l’origine
de la structuration et de l’organisation de la propagande coloniale en
France. La diffusion de l’idée coloniale en métropole passe par de
nombreux organismes étatiques et privés, dont les Instituts coloniaux sont
les principaux pivots régionaux.
Un véritable réseau se structure dès la fin des années 1890 à la suite de
la constitution du ministère des Colonies et jusqu’à la Grande Guerre avec
la création, en deux décennies, des principaux comités et organisations qui
ont pour mission de développer les liens entre la métropole et ses colonies
par la diffusion d’informations régulières visant à sensibiliser la population.
L’État reprend ce modèle et structure sa propagande autour de l’Office
colonial en 1899 sur des principes similaires, avec pour objectif de
centraliser et de diffuser les renseignements de toute nature visant à
renforcer les liens avec les colonies.
De multiples moyens sont progressivement mis en œuvre pour diffuser
la narration des « exploits » des héros coloniaux dans l’opinion. Les
expositions universelles en constituent le fer de lance. Pendant un demi-
siècle, de 1855 à 1900, Paris accueille le reste du monde et exhibe son
empire dans plusieurs expositions universelles. Ces expositions, à travers
des pavillons spécifiques et la venue de figurants et de décorums
éphémères, attire des dizaines de millions de visiteurs. L’incorporation de
l’idée coloniale, sur un fond de gloriole nationale, se produit d’abord par le
cheminement dans les décors exotiques de ces expositions, l’enthousiasme
pour les spectacles avec figurants indigènes, l’émotion provoquée par les
reconstitutions des souks, des rues ou des casbahs, plus qu’à travers un
discours officiel massif.

L’idée coloniale émerge sous la IIIe République

La propagande coloniale balbutiante va se révéler efficace car elle


développe une fierté cocardière auprès d’une opinion publique encore
traumatisée par la défaite de Sedan. Un quart de siècle après le changement
de régime, l’idée coloniale se fixe dans l’opinion. Les Français vibrent ainsi
au gré des épopées lointaines et de ces « héros coloniaux », s’ébahissent
devant les « sauvages » exhibés dans des « zoos humains 1 » et découvrent
finalement la diversité du domaine colonial. La hiérarchie des races circule
et est assimilée par le public, non pas grâce aux écrits des savants – très peu
lus par le grand public 2 –, mais à travers ces spectacles où cette hiérarchie
s’incarne dans l’exhibition elle-même 3, avec d’un côté les visiteurs
« civilisés », de l’autre les « sauvages » exhibés (majoritairement des
populations colonisées), donnant toute sa légitimité à l’idée de mission
civilisatrice, et au « droit des races supérieures » sur les « races
inférieures » que revendiquait Jules Ferry au Parlement français en 1885.
Cherchant à partir de signes morphologiques récurrents à distinguer les
frontières entre les « races », la raciologie procède immédiatement à leur
hiérarchisation, en leur attribuant des caractéristiques intangibles. Ces
conceptions ont un écho direct dans la « sociologie coloniale » et les
politiques de « gestion » des populations colonisées. Cette quête de
« l’autre » connaît son apogée au cours de la période 1870-1895 et constitue
la toile de fond sur laquelle se déploie le discours impérial.
La diffusion d’un imaginaire colonial s’impose également à travers les
manuels scolaires et les livres pour enfants. Dans les premiers, les
conquêtes coloniales sont largement représentées, exaltant un patriotisme
guerrier tout en revenant sans cesse sur la « libération des esclaves » que les
conquêtes françaises permettraient 4.
Au fur et à mesure des conquêtes, les victoires françaises en Afrique et
en Asie sont relatées sur des modes de légitimation comparables, mettant en
exergue les héros coloniaux tels Thomas Robert Bugeaud en Algérie ou
Joseph Gallieni à Madagascar. Désormais, la République n’est une grande
nation que parce qu’elle est impériale et l’engagement colonial devient,
dans le quart de siècle suivant, le cœur de la puissance retrouvée,
permettant d’envisager la « Revanche » face à l’Allemagne. Ainsi,
l’hommage aux coloniaux, à la marine ou aux troupes coloniales devient
une figure allégorique du patriotisme républicain. Le bilan républicain en
matière d’expansion territoriale semble rendre réelle cette chimère qui
désormais s’impose sur les murs de France et dans les salles de classe.
Les conquêtes coloniales s’intensifient avec la IIIe République, et le
dernier quart du XIXe siècle correspond à l’apogée de l’expansion impériale
e
de la France. À la fin du XIX siècle, l’explorateur et le conquérant, le plus
souvent militaires, dominent l’iconographie coloniale. La glorification de
ses succès – faciles – aux colonies s’impose dans l’imagerie et la grande
presse populaire s’en fait l’écho, rehaussant un prestige national blessé. Le
rayonnement de la France se mesure aux symboles des territoires conquis et
de leurs richesses. Dans ce contexte, la figure protectrice de Marianne
devient récurrente dans les imaginaires, symbole de la République française
et des valeurs qu’elle incarne et entend représenter, elle est l’allégorie à la
fois de la devise républicaine (« Liberté, Égalité, Fraternité »), mais plus
largement celle de la « civilisation » et d’une France bienfaitrice.
Le message est clair : la France républicaine aux colonies est généreuse,
nourrissante et surtout protectrice. Le plus grand « cadeau » qu’elle puisse
offrir est celui de ses valeurs, censé conduire les colonisés vers les bienfaits
de la civilisation.
En effet, avec la victoire des républicains modérés aux élections de
1889 et de 1893, la conjoncture politique est plus favorable aux entreprises
coloniales et l’action croissante du « parti colonial » est assez efficace pour
neutraliser les oppositions parlementaires. La politique de « ralliement » des
catholiques à la République prônée par le cardinal Lavigerie dès 1890
scinde la droite jusque-là majoritairement opposée à l’expansion coloniale
qui se faisait selon elle, et au diapason de la droite conservatrice, au
détriment de la récupération de l’Alsace et de la Moselle. Dès lors, la droite,
en perte de voix et de sièges à l’Assemblée nationale, tente, via de grandes
figures tel Albert de Mun, de placer aussi le thème colonial au cœur de son
discours nationaliste, la colonisation devant constituer à terme un facteur de
puissance dans la perspective de la « Revanche ».
Dès la fin du XIXe siècle, les républicains ne craignent plus le retour de
la monarchie mais demeurent divisés entre grandes tendances politiques.
Toutefois, à partir de 1895, et malgré bien des débats internes, une forme de
consensus finit par s’établir autour de l’expansion coloniale comme moyen
d’affirmer la puissance de la République et la capacité de la France à
rayonner sur le monde. Seule la frange ultranationaliste et monarchiste
conteste les conquêtes au nom de la nécessaire priorité de la « Revanche »
contre la Prusse alors que la gauche ultra, anarchiste et socialiste, critique
les exactions coloniales. Ces contestations diminuent à l’approche de la
Grande Guerre.
La majeure partie du domaine colonial français s’est constituée entre
1830 – début de la conquête de l’Algérie – et 1912 – fin de la conquête du
Maroc. Or l’essentiel des conquêtes a eu lieu, le plus souvent, au gré des
occasions ou décisions individuelles prises par les militaires sur place 5.
Outre la médiatisation de ces résistances et combats, la période est aussi
marquée par la crise coloniale qui oppose la France au Royaume-Uni pour
le poste avancé de Fachoda au Soudan en 1898. Elle a un retentissement
énorme en nourrissant le patriotisme français et une anglophobie réactivée
par la défaite, puisque le capitaine Marchand a dû abandonner Fachoda et la
vallée du Nil à la demande de son gouvernement, après des négociations
avec les Britanniques.
Omniprésent sur tous les supports privés et publicitaires tels les protège-
cahiers et les chromolithographies, le capitaine Marchand devient un
véritable héros aux yeux des nationalistes français qui ne le rendent pas
responsable de cet « abandon » attribué à l’incapacité des responsables
politiques à définir une politique coloniale cohérente qui aurait évité à la
France de plier aux colonies devant le concurrent anglais. À la veille de la
Grande Guerre, la France possède le deuxième empire colonial au monde
après l’Angleterre.

« L’épopée coloniale » et les « héros coloniaux »

Lors de cette période 1895-1914, le domaine colonial devient plus


populaire, en partie grâce à une réelle structuration du discours officiel via
une multitude de comités qui veulent promouvoir l’esprit impérial. Les
critiques émises à la fin du siècle précédent ont changé. Désormais les
activistes les plus virulents ne sont plus de droite mais à l’ultra-gauche et
occupent un espace politique relativement restreint. Simultanément – sans
que l’action de l’État soit directement engagée –, la grande presse
popularise « l’épopée coloniale » en poursuivant la valorisation des « héros
coloniaux ».
Le monde colonial devient alors un univers d’aventures, face à des
peuples « sauvages » aux noms étonnants, propres à susciter d’incroyables
récits au cœur des forêts vierges, de traversées du désert aux mille dangers,
sans oublier la guerre permanente contre les « tribus » belliqueuses et autres
« cannibales » des îles. Ainsi, la découverte de mondes étranges dans les
expositions apporte une touche d’exotisme qui marque la Belle Époque.
Parallèlement, le rythme des conférences, dîners-débats et congrès
s’accentue sur tout le territoire et permet de structurer dans l’opinion
publique une connaissance coloniale plus précise. La prise de conscience de
la nécessité d’une propagande méthodique, détaillée et structurée vient du
fait que celle-ci ne touche alors que les élites et un public concerné. Au
cœur de cette propagande privée et publique, un discours récurrent est ainsi
mis en place autour de trois piliers déclinés sans relâche : la « mission
civilisatrice » devant mener à l’élévation matérielle et morale des colonisés,
la « mise en valeur » et l’exploitation des ressources des territoires conquis,
enfin un horizon politique et diplomatique : la colonisation doit concourir à
la grandeur nationale et internationale de la France. Lorsqu’en 1900
s’ouvre, à Paris, la plus grande et la plus majestueuse des expositions
universelles, cinquante millions de visiteurs s’y précipitent pour découvrir
les Petit et Grand Palais, le pont Alexandre-III, ou encore les pavillons
coloniaux proposant un voyage dans l’Empire.
L’adhésion des Français à l’empire colonial passe aussi par la mise en
exergue des découvertes et des combats qui magnifient les « héros
coloniaux » face aux « sauvages ». Tous les supports de publicité privée ou
de propagande étatique sont utilisés 6. Les protège-cahiers ou bons points,
vignettes et images d’Épinal, affiches et objets publicitaires, assiettes, pots à
tabac, jeux et jouets mais également les cartes postales, timbres-poste,
romans populaires ou la littérature enfantine reprennent, chacun à leur
façon, l’héroïsation des « bâtisseurs d’empire ». Désormais, le militaire est
aussi un « libérateur », alors qu’en arrière-plan commence à émerger
l’image du colon – certes moins héroïque que celle de l’officier. Les colons
deviennent ainsi de nouveaux « héros » coloniaux, investis d’une mission.
À partir de 1895, la colonisation est devenue un thème incontournable
dans la grande presse, comme dans les suppléments illustrés du Petit
Parisien ou du Petit Journal, mais également dans les suppléments
hebdomadaires régionaux, aux côtés des journaux spécialisés, comme Le
Journal des voyages. L’iconographie sous toutes ses formes (photographies,
dessins de presse, peintures, gravures…) accompagne les articles et récits
relatifs aux colonies, reprenant inlassablement les images-totems du
« sauvage cannibale », de l’« Arabe sournois » ou du « mystérieux
Indochinois », auxquels la France bienfaitrice apporte progrès et
civilisation 7, désormais mises en valeur par des « colons valeureux ». La
compréhension du poids de l’image conduit à la maîtrise et à la
structuration du discours iconographique. Ainsi, lorsque Joseph Gallieni est
nommé gouverneur général de Madagascar en 1896, il reprend une structure
de contrôle de la photographie en mettant en place un réseau de
photographes 8 chargés d’accompagner visuellement la mission civilisatrice
française et, surtout, de la relayer auprès du grand public en faisant circuler
ces photographies jusque dans la grande presse. Le mythe de l’officier qui
se sacrifie pour la France est donc toujours d’actualité mais, désormais, aux
côtés de l’instituteur, du médecin, du colon, de l’ingénieur, alors que
l’espace réservé aux supplétifs militaires recrutés dans les colonies n’a de
cesse de se développer sous la menace grandissante du conflit avec
l’Allemagne.

La conscience coloniale

Toute une série de codes s’affirme à force de répétition, à l’image de la


figure de Marianne protectrice des peuples coloniaux. Bien qu’il soit
impossible de quantifier l’impact de ces supports et bien que les Français
demeurent, dans leur grande majorité, encore relativement indifférents à la
colonisation selon les analyses du lobby colonial, nul doute que ces images
ont contribué à nourrir une conscience coloniale. Et si les critiques n’ont
pas disparu – notamment autour de l’assimilation –, globalement, elles sont
peu audibles après 1912.
La propagande coloniale semble convaincre davantage de Français à
cette idée d’un vaste domaine colonial qui assure puissance, richesse et
grandeur à la nation… sans trop de sacrifice. La République met alors en
exergue la « mission civilisatrice » qui pénètre les esprits, même si cette
dernière demeure probablement encore abstraite pour beaucoup de
métropolitains. La structuration des mécanismes de propagande – Office
colonial, instituts coloniaux dans les grandes villes en lien avec l’Empire,
expositions coloniales dans toute la France, renforcement d’un lobby
colonial plus organisé et reposant sur près de la moitié des élus à
l’Assemblée nationale, sans oublier la quinzaine de comités coloniaux – sert
de fondation pour tenter de nationaliser l’idée coloniale.
À la veille de la Première Guerre mondiale, l’empire colonial n’est plus
seulement une réserve éventuelle de produits ou un marché pour les
exportations, il devient aussi un véritable « réservoir d’hommes »
mobilisables. En effet, jusqu’alors utilisés comme supplétifs des armées
coloniales de conquête, les « indigènes » des colonies sont, en 1910,
envisagés par le général Mangin dans son ouvrage La Force noire comme
incorporables aux forces combattantes des armées métropolitaines pour
défendre la France.
Dès avant la Première Guerre mondiale, l’image des tirailleurs
sénégalais ou des tirailleurs algériens apparaît massivement dans le récit des
conquêtes, et ces représentations renvoient à une idée simple : la France est
puissante grâce à son empire, et les colonisés, bien encadrés, doivent servir
tant au développement économique par leur travail qu’à la gloire de la mère
patrie par leur sacrifice durant les conquêtes, voire sur les champs de
bataille européens. « Le Président de la République a décoré le drapeau du
premier régiment de tirailleurs sénégalais d’une croix bien gagnée… »,
clame L’Illustration en juillet 1913 au sujet de l’importante cérémonie
parisienne regroupant les troupes de l’Empire.
La République parvient à fédérer nationalisme continental et expansion
coloniale. Les colonies se manifestent dans le quotidien des Français par
des richesses présentes sur les étals ou dans les épiceries… et surtout dans
les affiches et les publicités. À sa manière, cette publicité privée concourt à
l’imaginaire colonial, soulignant la richesse des produits en provenance des
colonies, faisant de ces territoires une corne d’abondance. Par la publicité –
bien plus que par la propagande économique, beaucoup trop technique au
début du XXe siècle pour être appréciée du grand public –, les Français se
familiarisent avec ces produits de l’ailleurs. Autrefois réservés à une élite,
leur consommation se démocratise.
Le domaine colonial est ainsi « vendu » aux métropolitains comme une
immense source de richesses en matières premières, à la mesure de
l’Empire français et de sa diversité 9.

1. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Eric Deroo, Sandrine Lemaire (dir.),
Zoos humains. De la Vénus hottentote aux reality shows, Paris, La Découverte, 2002.
2. Nicolas Bancel, Thomas David, Dominic Thomas (dir.), L’Invention de la race. Des
représentations scientifiques aux exhibitions populaires, Paris, La Découverte, 2014.
3. Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Nanette Jacomijn Snoep (dir.), Exhibitions. L’invention
du sauvage, Paris/Arles, Actes Sud/musée du Quai Branly, 2011.
4. Sandrine Lemaire, « Lumières vs Ténèbres. L’esclavage et les Lumières dans
l’iconographie coloniale », in Pascale Pellerin (dir.), Les Lumières, l’esclavage et l’idéologie
coloniale (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Classiques Garnier, 2020.
5. Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Jacques Thobie, Histoire de la France
coloniale. Des origines à 1914, Paris, Armand Colin, 1991.
6. Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Culture coloniale. La France conquise par son
Empire (1871-1931), Paris, Autrement, 2003.
7. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Laurent Gervereau (dir.), Images et colonies (1880-
1962), Paris, BDIC/Achac, 1993.
8. Daniel Foliard, Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1914, Paris, La
Découverte, 2020.
9. Cet article de synthèse reprend et développe plusieurs chapitres de l’ouvrage collectif de
Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Alain Mabanckou, Dominic Thomas,
Colonisation & propagande. Le pouvoir de l’image, Paris, Le Cherche-Midi, 2022.
L’invention de l’indigène dans
le système colonial français
Nicolas Bancel et Pascal Blanchard

Dans toute formation sociale – particulièrement la « situation


coloniale » –, l’Autre est une constante anthropologique majeure 1. D’une
part, parce que les figures de l’extériorité sont les miroirs par lesquels se
fondent, se transforment, s’affermissent ou se réaffirment la substance et les
frontières des identités collectives 2. Voilà pourquoi l’Autre est doté de
« caractéristiques », variables dans le temps et qui renvoient en permanence
à deux pôles : la stigmatisation et le désir. D’autre part, les figures de
l’Autre sont des éléments indispensables et moteurs de toutes formes de
mobilisations sociales : convoquées, instrumentalisées, elles inaugurent ou
consolident des réseaux de sociabilité, structurent ou restructurent des
groupes, mettent en relation (relation d’opposition ou d’unité) des fractions
sociales 3. C’est à un processus de cette nature que nous assistons dans les
années 1915-1918, qui vont voir émerger une double figure de l’Autre,
deux « idéaux types » pour reprendre la terminologie de Max Weber : la
persistance de la figure du « sauvage » et l’apparition de celle de l’indigène.
L’idéal type du « sauvage anthropophage » de la fin du XIXe siècle en
effet ne disparaît pas, il reste l’un des ciments identitaires d’une nation en
train de se construire, effigie inversée de la civilisation technique et
rationnelle de l’Occident, figure renversée de l’homme civilisé, blanc et
catholique. C’est la Première Guerre mondiale qui va marquer une
transformation majeure dans les énoncés dominants de la culture coloniale
en France en donnant vie à l’image de l’« indigène ».

Quelques figures de l’indigène

Trois figures de l’indigène au service de la défense de la « mère patrie »


apparaissent durant le conflit : celle du tirailleur – le « Noir » –, dont la
sauvagerie est retournée contre plus barbare que lui – le « Boche » – et dont
la bravoure, la puissance physique et la « bonhomie » (« Y’a bon ») se sont
mises au service de la France ; celle du cavalier maghrébin, perpétuant une
tradition magnifiant la valeur guerrière de l’« Arabe », mais qui fixe sa
fonction, sa perception et les craintes qu’il inspire (particulièrement l’islam)
dans le champ du politique ; enfin celle de l’« Indochinois » (et même des
populations chinoises « importées » pour les usines d’armement), perçu
depuis la conquête comme un piètre combattant – un archétype qui ne
s’évanouira qu’avec la guerre d’Indochine… – et comme tel restant
cantonné au rôle de main-d’œuvre industrielle ou supplétive, très peu
utilisée au front. Dans cette trilogie coloniale « utilitaire », dans cette
segmentation du « type », on remarque une catégorisation : au premier le
champ du ludique et du corporel, au deuxième l’univers du politique et du
revendicatif, au dernier l’espace économique et l’invisibilité.
Si la perception des Indochinois – qui conforte leur statut de « peuple
besogneux » – et des Maghrébins – qui conservent leur inquiétante capacité
au combat mais restent sous contrôle des autorités civiles et militaires –
varie à la marge durant le conflit, il n’en est pas de même pour les tirailleurs
dits « sénégalais », dont l’image s’impose comme structurante dans
l’édification d’une culture coloniale en France 4. En effet, à partir de l’année
1917, le « brave tirailleur Y’a bon », enfant sympathique que la tutelle
métropolitaine civilise progressivement, quitte les frontières séparant
l’humanité de l’animalité, devient ce « bon nègre », grand enfant toujours
rieur, qu’immortalisera la publicité Banania.
La Première Guerre mondiale a permis de mesurer l’apport
irremplaçable des indigènes des trois principales aires impériales, mais
aussi de donner un rôle à chacun dans ce théâtre colonial en formation.
L’indigène, comme les produits coloniaux, est une richesse : il peut
s’exporter, pour la guerre ou comme main-d’œuvre, doit être protégé – des
maladies comme des idéologies subversives –, éduqué – pour soutenir
l’action de la France – et se reproduire pour construire un empire et une
métropole plus forts.
De ce fait, sa dangerosité – élément qui domine toute l’iconographie et
les discours durant la conquête – est contrebalancée par les effets positifs de
son instrumentalisation au service de la métropole. Enfin, immédiatement
avant le conflit, les frontières définitives de l’Empire sont tracées, la
« mission civilisatrice » peut se déployer désormais sans entraves.
L’un des credo de ce discours est l’« élévation » des colonisés aux
lumières de la civilisation européenne : la contradiction est flagrante entre
cette antienne et la persistance d’une représentation fortement stigmatisante
de l’indigène. Par paliers et seuils successifs se dessine ainsi une autre
représentation de l’Africain, qui le fait passer de la sauvagerie au statut
d’indigène éducable, potentiellement assimilable, maintenant une hiérarchie
d’ordre civilisationnelle et raciale avec le colonisateur, mais établissant
aussi une multitude d’effets de proximité qui incluent désormais l’indigène,
de plein droit, dans la « Plus Grande France ».

La persistance des archétypes dans la culture


coloniale

La notion de culture coloniale « populaire » mérite une définition


précise ou tout au moins une tentative de délimitation applicable au cas qui
nous occupe. On se limitera ici à la culture populaire visuelle, composée par
l’ensemble des dispositifs imagés fixes – cartes postales (dont les Français
consomment plus de 500 millions d’exemplaires par an), photographies,
affiches, jeux, illustrations, bandes dessinées, timbres… – et animés –
cinéma, théâtre, cabaret, expositions… – destinés au public le plus large.
Cette délimitation implique également que soient dégagées les
conjonctures successives de formation de la culture visuelle coloniale, et
pose la question de l’usage social de ces supports comme des
caractéristiques sociologiques des utilisateurs 5. Ce dernier point soulève
d’incontestables problèmes, car nous ignorons en grande partie ces
caractéristiques. Mais devant la multiplicité des supports évoqués ici et leur
très grande surface de diffusion, on posera l’hypothèse que leur usage
concerne prioritairement les classes populaires et moyennes, sans que les
classes supérieures soient exclues de ces dispositifs (c’est particulièrement
vrai pour le roman illustré, le cinéma ou l’exposition). On peut donc penser
que se joue dans la diffusion de ces supports visuels la formation de
messages coloniaux qui touchent, de manière transversale, l’ensemble du
corps social.
Ainsi, c’est à partir de ces formes, qui peuvent paraître anodines, que se
trament les linéaments des mentalités collectives, que se construisent, se
renforcent et se transforment les stéréotypes qui structurent l’imaginaire
social, que s’actualisent les préjugés, indispensables vecteurs d’une identité
commune.
La période qui suit la Première Guerre mondiale se caractérise par le
prolongement des principaux archétypes formés au XIXe siècle, traçant une
frontière entre « nous » et les « indigènes ». La figure de l’Arabe est plus
anciennement structurée, puisqu’elle se fixe lors de la conquête de l’Algérie
(1830). Héritier d’une civilisation monothéiste, urbaine et commerçante,
échangeant depuis de longs siècles – sur un mode souvent conflictuel –
avec l’Occident chrétien, l’Arabe/le Kabyle ne peut être placé au même
rang que le « sauvage ».
Les politiques musulmanes successives, qui tenteront de circonvenir les
effets potentiellement déstabilisateurs de l’islam comme force d’unification
politique contre la colonisation, témoignent de cette crainte des autorités
coloniales 6. La religion musulmane, dans l’espace des représentations, est
largement utilisée dans les constructions archétypales de l’Arabe. La
stigmatisation de l’« obscurantisme » religieux, des complexes
organisations sociales en confréries contrôlées par des chefs religieux, de
l’inclination au sacrifice et à la guerre sainte, est un thème récurrent dans
toute l’iconographie coloniale, de la fin du XIXe siècle à la fin de l’entre-
deux-guerres 7.
La cruauté de l’« Arabe » se double par ailleurs d’un goût pour la
traîtrise, la dissimulation et le crime. Corporellement, cela se traduit
essentiellement dans l’iconographie par les postures : visage dissimulé,
yeux fuyants ou position voûtée. Tout ce qui peut masquer, corrompre
souterrainement, criminaliser au second degré une attitude est utilisé dans
l’iconographie. Les caractères somatiques sont, d’une manière générale,
moins mis en évidence dans les représentations de l’Arabe que dans celles
du sauvage africain ou kanak. Mais ces représentations n’en contribuent pas
moins à concrétiser les principaux archétypes. On remarquera que les
périodes de crise – économique, sociale, politique – constituent à l’évidence
des ferments privilégiés pour que s’actualisent ces représentations
stigmatisantes. Ainsi, on distingue au cours de l’entre-deux-guerres deux
conjonctures au cours desquelles augmentent la fréquence et la virulence de
ces stéréotypes : la guerre du Rif les vivifie de manière radicale, de même
qu’entre 1933 et 1937 la crise économique consécutive au krach de 1929
déclenche une avalanche xénophobe sur l’immigration maghrébine.
Il n’est pas anecdotique de remarquer que les discours et les images
produits durant la guerre du Rif annoncent, presque trait pour trait, ceux qui
émailleront la guerre d’Algérie. De même, on peut établir des points de
comparaison entre la crise xénophobe de l’entre-deux-guerres – et
notamment la virulente campagne contre les « Sidis » en 1927 dans la
presse française – et la résurgence d’un imaginaire antimaghrébin au cours
des années 1990, démontrant la très grande puissance de ces schèmes
culturels dans la longue durée 8.
Les représentations du Noir – Antillais, Guyanais ou Africains – dans la
culture populaire restent également largement tributaires, durant l’entre-
deux-guerres, de leur genèse pendant la conquête. Les spectacles anthropo-
zoologiques perdurent en effet jusqu’au début des années 1930, pointant
clairement une proximité des populations africaines avec la nature et
l’animalité 9. Ici encore, la fascination pour le corps de l’Autre révèle la
vitalité des stéréotypes attribués aux Africains : leur sexualité, présumée
endiablée, est un thème omniprésent dans toutes les strates de la culture
populaire 10. Le rapprochement avec l’animal est flagrant : une sexualité
multiple, irrépressible et instinctive établit cette proximité, et le dégoût le
dispute ici à la fascination pour de supposées « prouesses sexuelles 11 ».
À travers le double mouvement de la diffusion de ces archétypes et de
leur légitimation scientifique comme manifestation d’une hiérarchie raciale
dès la seconde partie du XIXe siècle, se dessine une hiérarchie raciale
coloniale, le Kanak se voyant relégué à l’extrême limite du genre humain
(pour les Français) alors qu’on retrouve au plus haut de l’échelle
l’Indochinois (ou le Kabyle), hiérarchie instituée en fonction de la
proximité supposée des différentes races – biologique et/ou culturelle –
avec l’Européen. Cette hiérarchie, intimement assimilée en France par la
grande presse, les ouvrages de vulgarisation scientifique ou les manuels
scolaires, témoigne de l’ambivalence de la culture coloniale française,
s’appuyant sur un double discours, l’un classiquement structuré sur la
hiérarchie raciale et « civilisationnelle », et socialisé à travers un ensemble
de préjugés, l’autre porté par les idéaux universalistes véhiculés par le
discours de la propagande coloniale officielle.
Faut-il assimiler les indigènes ?

C’est en effet dans la propagande coloniale que va se dessiner un


mouvement différent, qui complexifie la perception et la représentation des
populations coloniales : la tentative d’uniformiser les « indigènes » au
service de l’Empire. L’uniformisation de la figure de l’indigène répond en
effet à l’affirmation d’un modèle idéologique spécifiquement français :
l’assimilation. Pour soumettre la diversité des populations de l’Empire à cet
axiome, il est nécessaire de réduire leurs différences. L’assimilation est en
effet directement issue des idéaux de la Révolution française et postule une
égalité de principe entre tous les citoyens 12.
Mais en régime colonial cette égalité se révèle impossible, sauf à créer
deux types distincts de ressortissants coloniaux : les colons et les colonisés.
D’où l’émergence de la figure d’un indigène type de l’Empire, équivalent
colonial du citoyen 13, qui conforte l’idée d’universalité des valeurs et de la
mission civilisatrice de la France d’un côté et réaffirme de l’autre l’inégalité
des races (l’indigène est défini par cette infériorité, qui se matérialise par un
statut discriminatoire sur les plans politique et juridique). C’est là un
élément structurant de la recherche d’un consensus colonial.
Discours et iconographie officiels tendent donc à démontrer qu’une
politique d’assimilation ne transformerait pas avant un horizon indéfini
mais nécessairement lointain les colonisés en « petits Français 14 ». On
insiste sur le fossé séparant les Français des indigènes, même si l’on accepte
l’idée que ces terres colonisées soient de plus en plus assimilées à l’État
unitaire. En clair, l’assimilation est valable pour les terres, pas pour les
hommes, excepté bien sûr une élite dite « évoluée » qui peut, à l’image de
Blaise Diagne et plus tard de Félix Houphouët-Boigny, occuper de hautes
fonctions en métropole. La promotion de cette élite devient la preuve
tangible de la validité du système, capable d’assimiler les indigènes les plus
brillants.
Le concept de nation-empire, qui marque le passage du concept colonial
à celui d’impérial, est une étape essentielle de l’idée de citoyenneté en
France et de la fixation du débat sur l’altérité. En affirmant cette
indispensable allégeance des « élites » de l’Empire, cette nation-empire est
à la source d’une intégration acculturante pour une infime minorité (les
évolués) légitimant l’exclusion de l’immense majorité. Hors de la
communauté nationale, comme l’est l’étranger, les colonisés sont
différenciés des Français par leur statut juridique colonial. Dès lors, la
différence entre les diverses populations de l’Empire (rassemblées sous le
vocable d’« indigènes ») devient secondaire par rapport à la frontière
existant entre colonisés et métropolitains.
La dualité nécessaire entre colons et indigènes au sein de l’Empire crée
donc une fêlure au sein du modèle républicain d’assimilation. Au cours des
années 1920, on privilégie ainsi les potentialités « similaires » des peuples
coloniaux, de manière à tendre à les uniformiser progressivement sur les
plans culturel, linguistique, religieux, etc., rejoignant une longue tradition
d’homogénéisation culturelle propre à la France des XVIIIe et XIXe siècles.
Au cours des années 1930, la figure de l’indigène type s’impose, grâce
notamment à l’intensification de l’effort de propagande, concrétisé par des
manifestations d’envergure internationale – l’Exposition coloniale
internationale de Vincennes en 1931 bien sûr, mais également le centenaire
de la conquête de l’Algérie, l’Exposition internationale de 1937, les Salons
de la France d’outre-mer de 1935 et 1940 –, la multiplication des revues et
des brochures spécialisées, l’amplification des campagnes photographiques
d’outre-mer et de l’action de diffusion de ces images vers la grande
presse…

Citoyen d’Empire ?

L’analyse de la production iconographique tout au long de ces années


nous permet de mieux comprendre les mécanismes de pénétration de la
culture coloniale dans la société française, mais aussi la création d’un
modèle idéologico-politique – le républicanisme colonial –, permettant
d’étendre le discours républicain à l’Empire tout en préservant la division
raciale comme fondement des inégalités coloniales. Deux strates
segmentent la société : l’une regroupe les populations aptes à la citoyenneté
pleine et entière, l’autre amalgame les prétendants à cette citoyenneté, ceux-
ci devant passer par l’étape intermédiaire de l’assimilation.
Le clivage étant constitué, nous l’avons vu, dans ce cadre colonial, par
la « race ». Si le développement de la pensée scientifique raciste dès le
milieu du XIXe siècle est aujourd’hui bien étudié 15, l’impact de cette
catégorisation en termes de « race » sur la rhétorique civilisatrice et le poids
de la colonisation sur le sentiment raciste en France l’est moins. Or l’image
et les discours coloniaux permettent de mesurer, étape par étape, l’évolution
des imaginaires coloniaux et la construction d’un modèle de différenciation
socio-raciale adossée à l’Empire.
C’est dans cette tension entre un discours républicain fondé sur l’égalité
– ou la tendance à l’égalité, y compris aux colonies –, et une pratique et des
représentations coloniales structurées par l’inégalitarisme qu’on doit, à
notre sens, chercher à comprendre cet ensemble multiforme qui constitue la
culture coloniale. Un effort de description est donc indispensable pour
identifier les prolongements contemporains de cette contradiction, qu’on
pourrait dire paradigmatique, puisqu’elle se forme à l’origine de la grande
expansion coloniale des années 1880 16, alors que se mettent en place
l’essentiel du discours de légitimation coloniale, les représentations
différenciatrices et une pratique d’hégémonie militaire qui débouche sur
une domination par la force dans les colonies.
Comme le souligne Patrick Weil 17, le tournant très net sur ces questions
se dessine autour de 1880 – au moment des premiers grands élans
coloniaux. Dès lors le droit républicain sur les naturalisations et la
nationalité – excepté quelques ouvertures au moment des conflits – restreint
les possibilités d’accession à la citoyenneté pour les indigènes notamment.
Sur ce registre, la pression du lobby colonial est constante. Le décret
d’application de la loi de 1889 pour les colonies – adopté en 1897 – écarte
de fait les colonisés de la nationalité française (ou alors met en place le
principe d’une citoyenneté différée, toujours reportée).
C’est comme nous l’avons vu au cours des années 1920 et dans la
décennie suivante que se structure le concept d’indigène type, image
renversée du citoyen et dont les différences raciales et culturelles auraient
été aplanies par le système colonial en faisant des diverses populations
colonisées de l’Empire un modèle de référence unique.
L’indigène type constitue de toute évidence un point d’articulation
d’idéologies profondément distinctes – essentiellement l’universalisme
républicain et le différentialisme racial – dans leurs visions de l’homme et
du monde. En ouvrant notre champ d’étude à la situation en métropole, il
apparaît clairement que cette invention de l’indigène type se renforce par le
discours sur l’immigration qui atteint alors un point de rupture et reproduit
les contradictions du modèle colonial français.
En effet, le contexte des années 1930 18 (fermeture progressive des
frontières et fractures idéologiques) aboutit à la loi du 10 août 1932 qui
établit, pour la première fois de manière active, le contrôle et le
contingentement de l’immigration en France, et accorde une priorité aux
travailleurs français. C’est d’ailleurs à la même époque, moment de
l’apogée colonial en France, que Georges Mauco publie sa thèse et surtout,
l’année suivante, son ouvrage Les Étrangers en France 19. Cette étude est un
témoignage saisissant de l’imaginaire produit sur l’Autre et de toutes les
contradictions du système français, oscillant entre impératifs
démographiques, contraintes économiques et politiques 20. Elle est surtout la
partie visible d’un processus interne à la société française qui révèle les
contradictions profondes du discours sur les populations colonisées.
L’auteur, Georges Mauco, intègre dans son analyse, comme fondement de
sa démarche, les préjugés naturels des nationaux et les potentialités
d’assimilation de chaque population immigrée.
Des étrangers sont désirés et d’autres non. Pour Georges Mauco et
beaucoup d’autres à l’époque (notamment au sein de la gauche socialiste ou
radicale), toute perturbation biologique viendrait briser le fragile équilibre
national. Le rejet des populations « exotiques » et/ou coloniales, dans le
cadre de la politique d’immigration du gouvernement français et dans le
cadre d’une société française totalement imbibée des schèmes coloniaux,
s’affirme alors que l’édifice colonial prétend se former par la fusion des
peuples à moyen terme et souligne la contradiction formelle et la différence
de fait entre discours républicain et réalité coloniale.

1. Ce texte est adapté de l’ouvrage collectif de Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas
Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la Révolution française à nos jours, Paris,
CNRS Éditions/Autrement, 2008. Il intègre également différentes contributions : Hommes et
Migrations (no 1207, mai 1997, et novembre 2000, no 1228) ; Passerelles, Afriques, juin 1998 ;
Hermès, no 30, 2001 ; Les Cahiers de la Méditerranée, no 61, décembre 2000 et des extraits de
l’ouvrage De l’indigène à l’immigré, Paris, Gallimard, 2008 [1998].
2. Ralph Schor, L’Opinion française et les étrangers en France (1919-1939), Paris,
Publications de la Sorbonne, 1985 ; Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion
française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989.
3. Jean-François Bayart, L’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996 ; Jacques Sémelin, Purifier
et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Seuil, 2005.
4. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, « Les représentations du corps des tirailleurs
sénégalais », Africultures, janvier 2000.
5. Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli, La Culture de masse en France de la Belle
Époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002.
6. Même si l’on sait que la politique coloniale en la matière fut complexe et non dénuée,
parfois, d’admiration pour la culture arabe, voir par exemple Jacques Frémeaux, La France et
l’Islam depuis 1789, Paris, Presses universitaires de France, 1991 et, du même auteur, Les
Bureaux arabes dans l’Algérie de la conquête, Paris, Denoël, 1993.
7. Delphine Demargne, « La représentation du Maghreb à travers les images du journal
L’Illustration de 1843 à 1918 », mémoire de maîtrise de l’université Paris 1, 2000.
8. Ralph Schor, Histoire de l’immigration en France de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris,
Armand Colin, 1996.
9. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire (dir.),
Zoos humains. Aux temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2002.
10. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Christelle Taraud, Dominic Thomas
(dir.), Sexe, race & colonies. La domination des corps, du XVe siècle à nos jours, Paris, La
Découverte, 2018.
11. Nicolas Bancel, Olivier Sirost, « Le corps de l’autre. Une nouvelle économie du regard »,
in Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire (dir.),
Zoos humains. Aux temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2002.
12. Claude Nicolet, L’Idée républicaine en France, 1789-1924. Essai d’histoire critique,
Paris, Gallimard, 1995.
13. Patrick Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la
Révolution, Paris, Grasset, 2002.
14. Sandrine Lemaire, « L’Agence économique des colonies : instrument de propagande ou
creuset de l’idéologie officielle en France ? (1860-1960) », Florence, Institut universitaire
européen, 2000.
15. Claude Blanckaert, Les Politiques de l’anthropologie. Discours et pratiques en France
(1860-1940), Paris, L’Harmattan, 2001.
16. Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, La Table ronde, 1971.
17. Patrick Weil, op. cit.
18. Pascal Blanchard, Farid Abdelouahab, Les Années 30. Et si l’histoire recommençait ?,
Paris, La Martinière, 2017.
19. Georges Mauco, Les Étrangers en France, Paris, Armand Colin, 1932.
20. Eugen Weber, Les Années 1930, Paris, Fayard, 1994.
2. LA FORMATION D’UNE CULTURE
COLONIALE
Colonies et exotisme dans
les expositions universelles
e
à la fin du XIX siècle
Pascal Blanchard

À la fin du XIXe siècle, Paris va accueillir le reste du monde et son


empire dans trois expositions universelles (1878, 1889 et 1900). Cette mise
en scène du monde, à travers des pavillons spécifiques, des figurants et un
décorum éphémère, attire des dizaines de millions de visiteurs, fabrique un
« certain regard » sur l’« Ailleurs » et l’altérité, tout en construisant le
regard de la France sur son empire 1.
L’Exposition universelle de 1867 marque un premier tournant pour les
visiteurs – lié sans aucun doute à la dynamique du plus long ministère des
Colonies de l’histoire de France, celui de Prosper de Chasseloup-Laubat, et
par la volonté du prince Napoléon, cousin de l’empereur, qui a la charge de
superviser l’Exposition universelle.
Lorsque l’exposition ferme ses portes, la dynamique coloniale de la
France entre dans une forte croissance pour les trois décennies qui
s’annoncent. L’Empire français va, en effet, passer d’un million de
kilomètres carrés en 1867 (avec cinq millions d’habitants) à dix fois plus en
1906, à la veille de la conquête du Maroc.
1878, le tournant de la IIIe République

À partir de 1877, Paris devient une des capitales européennes des


exhibitions de populations coloniales, exotiques ou des Suds,
principalement au Jardin d’acclimatation, mais aussi sur les bords de Seine
ou dans les théâtres de la ville. Une décennie après l’Exposition de 1867, on
entre dans une nouvelle dynamique qui rend proche le lointain pour les
visiteurs parisiens, alors que les préparatifs commencent pour une nouvelle
exposition universelle dans la ville.
L’Exposition universelle parisienne de 1878 s’inscrit dans ce contexte.
C’est la première exposition universelle de la IIIe République et celle-ci
place la conquête de nouveaux territoires coloniaux comme un des éléments
majeurs des pavillons présentés. Les expositions strictement coloniales
n’existent pas encore en Europe – la première ouvrira cinq ans plus tard à
Amsterdam (1883), et la France ne connaîtra cette vogue spécifique qu’avec
Lyon en 1894 –, c’est donc au cœur des expositions universelles qu’il est
alors possible de montrer cette source de puissance de la IIIe République.
Cette exposition va tout d’abord donner une place spécifique aux
espaces maghrébins et orientaux avec, en son centre, la rue des Nations, au
milieu des pays européens, de l’Australie, de l’Inde anglaise et de l’Égypte.
L’architecte spécialiste en « goût oriental » Jacques Drevet – considéré
comme un des grands architectes orientalistes de son temps et qui a travaillé
pour le vice-roi d’Égypte à la reconstruction des docks d’Alexandrie – va se
surpasser. Il a déjà travaillé pour la section égyptienne de l’Exposition
universelle de 1867 et il va, en 1878, réaliser les espaces dédiés au Siam, à
la Perse ou à la Chine dans la rue des Nations.
Puis viennent les territoires coloniaux. Au cœur de l’édifice impérial
français, se découvre le pavillon algérien avec un peu moins de 2 000
exposants. Cette surreprésentation de l’Algérie est destinée à signaler que la
France « se relève » malgré Sedan (1870) et la défaite, et que cette perle de
l’Empire assure une nouvelle puissance à la France défaite et humiliée huit
ans plus tôt. Le Palais algérien est d’ailleurs le premier pavillon colonial à
être construit en dur, il impose toute sa grandeur avec son minaret – qui est
une réplique de celui de Mansourah à Tlemcen – de plus de vingt mètres et
son village de tentes avec ses figurants. Le visiteur découvre les marchands
de nougat et le café maure comme transformant en terre algérienne ce coin
du Trocadéro et va vivre une expérience d’immersion en tout point
exceptionnelle.
La place réservée aux deux autres territoires maghrébins est imposante,
bien que les territoires marocain et tunisien ne soient pas encore colonisés
par la France (il faudra attendre 1881 pour la création du protectorat
tunisien). Sur le Champ-de-Mars, les visiteurs viennent s’imprégner d’un
univers oriental imaginé par Jacques Drevet – casbah des Ouadaïa de Rabat
et ses ruelles sinueuses, fumeurs de narguilé. Plus modeste, le pavillon du
futur protectorat de la Tunisie avec sa vingtaine d’exposants s’organise,
selon l’idée du commissaire délégué Oscar Gay – un fonctionnaire français
du ministère des Affaires étrangères choisi par Jules de Lesseps –, autour de
deux salles dans le palais du Champ-de-Mars, d’aspect assez sobre associé
à un café et un bazar. Pour Jules de Lesseps, ce pavillon doit croiser
tradition et modernité, afin de changer le regard des visiteurs et suggérer
que la France peut accompagner cette « mutation » à travers sa « mission
civilisatrice ».
De fait, changement notable par rapport à 1878, les organisateurs ont
décidé de faire une large place aux exhibitions ethnographiques dans les
pavillons coloniaux et exotiques. Ainsi, deux grandes expositions sur les
« races » sont organisées par la Société anthropologique et par l’École
anthropologique. On croise des figurants pour le pavillon du Sénégal, des
« Kanak » pour celui de la Nouvelle-Calédonie, mais aussi des Loangos
d’Angola et des Pahouins du Gabon (avec ses neuf pagayeurs), qui vont
tous fasciner les visiteurs : « Petits et grands veulent aller voir les
sauvages 2. » Dans les cafés, les souks et les bazars reconstitués, on trouve
de tout et de nombreux figurants-commerçants, comme l’écrit un des guides
de l’Exposition, Les Curiosités de l’Exposition, en vantant l’étrange univers
des « crin-crin de quatre musiciens à babouches » et les « danseuses
orientales » qui assurent l’ambiance.
L’exhibition de 400 « autochtones » venus des colonies françaises
rencontre d’ailleurs un immense succès. Le « sauvage » est à la mode. Aux
côtés des 4 « villages noirs », 12 tirailleurs sénégalais et 10 tirailleurs
malgaches, les « Sakalaves » de Diego-Suarez complètent la mise en scène
– ils défilent chaque jour dans les allées de l’exposition, en petit groupe,
avec leur parapluie pour se protéger du soleil. Les savants profitent
d’ailleurs de cette présence pour accroître leurs observations et constatent
que tout « dans l’apparence de ces hommes indique une race encore
sauvage et barbare », comme le souligne le marquis de Nadaillac 3. Aux
côtés des populations africaines, l’exhibition des « cultures canaques » met
en scène un peuple-fossile renvoyant aux visiteurs l’image de peuples
archaïques.
Ces mises en scène, architecturales et humaines, ont aussi pour fonction
de soutenir le bien-fondé de l’entreprise coloniale. Lorsque se tient
l’Exposition universelle de 1878, la conquête de l’Indochine n’est pas
achevée, mais l’écho des premières occupations du côté de Da Nang a
commencé deux décennies plus tôt, donnant aux Français le sentiment de
territoires déjà partie intégrante de leur puissance impériale renaissante. Le
Cambodge fait alors partie d’un imaginaire puissant et, dès 1874, Louis
Delaporte a rapporté des moulages et photographies d’Angkor. Ces
moulages seront exposés à l’Exposition universelle de 1878 et vont attirer
en masse les visiteurs, au milieu de mille et une splendeurs des civilisations
du monde reconstituées dans la capitale.
Très clairement, aux côtés de la fierté coloniale et d’une forte dose
d’exotisme de pacotille, le visiteur doit avoir un sentiment de « plaisirs
interdits » en découvrant ces pavillons multiples et une réelle puissance de
dépaysement à moindre coût, tout en restant à Paris. Un voyage
exceptionnel à portée de main, pour des Français qui, dans leur immense
majorité, ne voyageront jamais dans ces contrées lointaines.
De toute évidence, aussi, derrière ces reconstitutions qui ont attiré plus
de 16 millions de visiteurs, se structure un discours anthropologique
hiérarchisant et de légitimation de l’entreprise coloniale. Les civilisations
arabes et asiatiques se trouvent classées parmi ces dernières, mais encore
plus bas sont relégués les « mondes sauvages africains » tandis que
l’Occident et, en premier lieu, la France coloniale, nation « civilisatrice »,
occupe le sommet de l’édifice. Les relations diplomatiques (et coloniales)
ne sont pas oubliées. Une fête est même donnée le 22 octobre 1878 au
palais de Versailles par le maréchal de Mac Mahon pour la princesse de
Galles et, à cette occasion, la délégation sénégalaise est invitée.
Par la suite, les Français découvrent, entre les deux expositions
universelles parisiennes – celle de 1878 et celle de 1889 –, des « spectacles
exotiques » dans la capitale. Il y a bien entendu des nuances dans la
sauvagerie. Des Galibis de la Guyane française, exposés en 1882 au Jardin
d’acclimatation, ne sont pas considérés dans les colonnes du Bulletin de la
Société d’anthropologie comme « de purs sauvages » à cause d’un contact
fréquent avec les habitants de Cayenne, contrairement aux Achanti du
Ghana exhibés en 1887.
Si le Jardin zoologique d’acclimatation ferme ponctuellement ses portes
entre 1884 à 1886, c’est ailleurs que le « sauvage » est montré. Notamment
aux Folies Bergère qui se spécialisent dans ce type de « spectacles » depuis
1878 avec des Bochimans puis, en 1886, avec Les Pygmées de l’Afrique (un
spectacle de Farini qui rencontre un vif succès). C’est ce modèle qui
désormais va s’imposer dans les expositions universelles, et plus
spécifiquement en 1889 à Paris.

1889, l’apothéose impériale


L’Exposition universelle parisienne de 1889, destinée à commémorer le
centenaire de la Révolution, va permettre aux visiteurs de croiser des
centaines de « figurants coloniaux ». Paris doit faire oublier les expositions
étrangères précédentes et doit surpasser en puissance l’exposition
d’Amsterdam de 1883 et surtout la Colonial and Indian Exhibition
londonienne de 1886, organisée par l’éternel concurrent colonial
britannique.
À Paris, le pavillon algérien des architectes Albert Ballu – le grand
spécialiste de l’Algérie dans les expositions, présent à Paris (1900), à
Marseille (1906), à Arras (1904) ainsi qu’à Londres (1908), alors qu’en
1878, c’est l’architecte Charles Wable qui est responsable du pavillon
algérien – et Émile Marquette, avec leur imposant palais central, leur
minaret de plus de vingt mètres – copie de celui de la mosquée Sidi
Abderrahmane Ethaalibi à Alger – et leur village de tentes, vont parvenir
une nouvelle fois à imposer l’Algérie dans les décors orientaux de
l’exposition 4. L’Algérie va aussi mettre des figurants en scène, « tirant
nonchalamment de larges bouffées de fumée odorante, du long tuyau rouge
de leur narghileh », écrit Camille Debans. C’est un succès sans pareil, et
l’Algérie n’a jamais été aussi proche des Parisiens, même si c’est une
Algérie de décorum.
Aux côtés de ces reconstitutions algériennes, la rue tunisienne voûtée et
étroite se veut à l’identique du réel, tout comme la reconstitution par
l’architecte Henri Saladin du palais beylical du Bardo avec ses petites
boutiques des souks de Tunis. Cet espace tunisien est présenté comme une
grande « réussite française », depuis l’établissement du protectorat en 1881.
Dès juillet 1886, un comité pour l’Exposition est mis en place pour
présenter notamment un tombeau imitant la Zaouïa de Sidi-ben-Arous de
Tunis. Les Coulisses de l’Exposition et Camille Debans décrivent ce
pavillon avec émerveillement et s’attardent sur un « marchand, assis, les
jambes croisées, sur sa natte, [qui] est à l’affût du chaland ». Une tente,
censée reproduire la vie nomade dans le désert, vient compléter les
bâtiments et conserver un aspect exotique à l’exposition tunisienne.
Après l’Algérie et la Tunisie, le visiteur pénètre dans le pavillon
marocain de style médiéval, avec son café maure et sa maison de type
« Djurdjura ». Ce décorum annonce un nouveau destin colonial sur cette
terre chérifienne, explicitant sans le dire que le Maroc viendrait parfaire
l’édifice impérial maghrébin de la France. Pourtant, la conquête de ce
territoire ne débutera qu’en 1906… Mais les expositions universelles ont
aussi des vertus diplomatiques et de rapport de force – notamment face à
l’Allemagne et aux Britanniques, mais aussi aux Espagnols –, afin de
rappeler à l’instant présent les vues de la France sur ce futur protectorat
marocain que le destin « se doit » de placer sous sa protection.
L’Asie fascine tout autant que l’Orient et le Maghreb, surtout les
figurants qui arrivent en nombre en 1889. On peut lire alors dans
L’Exposition de Paris de La Librairie illustrée : « Grand succès pour les
vingt tirailleurs tonkinois […] que commande monsieur le lieutenant Xhuu :
avec leurs petits chapeaux plats, leurs chignons d’un noir de jais, ils ont
l’allure très militaire […]. Et les voilà partis, marchant au pas comme de
vieux troupiers […]. Libres de deux jours l’un, ils sont casernés ainsi que
les cipayes de l’Inde, les tirailleurs sénégalais, les spahis et autres soldats
coloniaux à l’École militaire […]. Et cette caserne internationale
fait […] une sorte de république universelle où fraternisent les hommes de
guerre venus de tous les pays pour assister à notre grande fête de la
paix … »
Autre « attraction », le Musée indochinois avec ses figurants annamites,
et surtout les « tireurs de pousse » – les célèbres pousse-pousse –, vont
distraire les visiteurs et s’imposer comme une image forte de l’Exposition
parisienne. Dans la pagode bouddhique, les collections de Bouddhas de
Dumoutier étonnent les badauds, avant une dégustation au restaurant
annamite, sans doute l’un des premiers du genre dans une exposition. Mais
le clou du spectacle indochinois est le fameux temple d’Angkor qui est
pourtant fort éloigné de la réalité, devant lequel Paul Gauguin restera
fasciné.
La « Rue du Caire » s’impose comme l’attraction principale. Elle est
née de l’imagination du baron Delort de Gléon – qui a reproduit plusieurs
maisons cairotes et le minaret de Kaït-Bey. L’immense reconstitution
emporte la passion des 32 millions de visiteurs de l’Exposition. C’est un
mélange étrange, fait de fantasmes du temps, de reconstitutions précises, de
stéréotypes de bazar et d’exhibitions populaires plus proches de la fête
foraine que de la galerie anthropologique. Nous sommes au Caire ! Puisant
dans ses collections privées, le baron a eu carte blanche pour son entreprise.
On trouve même à la porte de l’okel égyptien un faux cheikh d’Al Azhar
qui arrête les visiteurs pour écrire leur nom et quelques formules
« magiques » en arabe sur des bouts de papier, au dos des photo-cartes ou
sur la quatrième de couverture des guides et albums de l’Exposition.
Comme le précise Christiane Demeulenaere-Douyère, des voyageurs ou
des étrangers venus d’Orient ou de l’Empire ottoman affirment « avoir
davantage reconnu l’Occident que l’Orient dans les expositions orientales
et furent choqués de constater que, derrière la reconstitution d’une façade
de mosquée, se trouvait un café-concert 5 ! »
En outre, au milieu des arbres, on érige un immense éléphant en stuc
avec un escalier caché dans sa panse où, en y accédant, le visiteur se
retrouve face à des danseuses du ventre. Tout est spectacle et spectaculaire.
Entre pacotilles et reconstitutions réalistes, il n’y a plus véritablement de
normes et de règles, la seule chose qui semble compter est l’intérêt du
public et l’idée de spectacle. Avec le tournant de 1889, on assiste à une
volonté d’animer de plus en plus l’espace-exposition, qui devient une fête
foraine grandiose et, en même temps, une leçon de choses sur le monde.
Désormais, le message colonial est total. Entre deux mondes, le principe
segmentant est l’espace-village reconstitué, comme si l’univers se
structurait en deux humanités, deux potentialités : le visiteur et l’exhibé.
Signe d’une rupture avec les modalités des expositions précédentes, en
1889 ce sont les autorités françaises qui assurent le recrutement des
figurants pour le pavillon du Sénégal et du Gabon tout en faisant appel,
aussi, à des promoteurs privés pour certaines populations ou à des troupes
déjà présentes en Europe. Le public va répondre présent : « Un des
quartiers les plus visités de l’exposition est cette dépendance de l’histoire
de l’habitation [du Gabon] où les gens de couleur sont campés sous la toile,
sous le roseau, dans la paille et la bouse de vache. » À l’identique, le
village kanak attire les Parisiens, qui auront des réactions « moqueuses,
stupides et mesquines », rapporte le secrétaire général de l’Exposition
calédonienne, Gouharo. Pour lui, le public français ne voit que des
« sauvages ». Et de conclure : « il faut voir ce qu’on se permet. »
Hasard du calendrier, mais signe aussi d’une normalisation juridique des
relations avec le domaine colonial, cette année-là est votée la loi du 26 juin
1889 sur la nationalité, qui élimine de facto tous les « indigènes » du
bénéfice de celle-ci – à l’exception des populations des vieilles colonies – et
consacre la séparation définitive (jusqu’à la IVe République tardive) entre
les « étrangers » et les « indigènes 6 ».

1900, la normalisation de l’empire colonial

Tout Paris, dix ans après l’Exposition universelle de 1889, est encore
sous l’emprise exotisante de ces spectacles. Ce mythe exotique sera
d’ailleurs de nouveau présent au Jardin d’acclimatation avec les derviches
tourneurs en 1899 – un an avant l’Exposition universelle de 1900. Lorsque
s’annonce « l’exposition du siècle » avec ses travaux monumentaux
pendant de longs mois, les Parisiens baignent depuis désormais un quart de
siècle dans une sur-exotisation du monde du spectacle et un bain colonial
permanent. Ils sont prêts pour un nouveau « tour du monde » qui s’annonce
grandiose.
L’Exposition universelle de 1900 incarne le passage du mythe exotique
à une réalité coloniale. Sur des centaines d’hectares, tout ce que l’Orient,
l’Afrique, l’Amérique, l’Asie, l’Océanie et le Maghreb comptent de
monuments et de lieux exotiques est reproduit en carton-pâte sur les rives
de la Seine. Outre la construction des Petit et Grand Palais et l’inauguration
du pont Alexandre-III, l’Exposition universelle propose les pavillons de
nombreuses colonies et d’une myriade de pays perçus alors comme
« exotiques ».
Immédiatement, on découvre le « pays de Dahomey » qui est
surreprésenté avec un temple des sacrifices, un poste de brousse, des totems
et un village indigène, mais aussi la factorie du Congo, seul édifice
illustrant le pays, tandis que le kiosque de la Réunion présente différentes
essences de bois tropicaux. Le palais de la Turquie est imposant, réalisé par
l’architecte français Adrien-René Dubuisson qui a composé en miniature
une « nouvelle Constantinople ». C’est un événement considérable qui peut
donner l’illusion que le monde entier s’est, sur plus de 230 hectares, donné
rendez-vous à Paris.
Partout, des reconstitutions ethnographiques et coloniales sont
programmées. On note aussi une forte présence de militaires indigènes
(tirailleurs sénégalais et malgaches, mais aussi algériens), des civils (une
cinquantaine de Malgaches dont l’orchestre du gouvernement de
Tananarive, des Sénégalais, des Tunisiens, des Indochinois, des Soudanais
et des artisans dahoméens), qui croisent les 50 millions de visiteurs dans les
allées de l’Exposition.
Certains observateurs commencent à douter de ce qu’ils voient et
s’interrogent sur les figurants de l’Exposition et les conditions d’exhibition.
Le journaliste Georges Foucart relate dans l’édition du 8 juillet 1900 du
Journal des Voyages : « Les indigènes, ont-ils l’air assez malheureux dans
l’étroit couloir où on les a parqués et d’où ils ont peine à apercevoir un
lambeau de ciel bleu ! » Si les « figurants indigènes » dorment pour la
plupart sur le site de l’Exposition, certains sont logés dans des hôtels
populaires à Auteuil et Passy, alors qu’une centaine de Malgaches sont
hébergés par les autorités militaires à la porte de la Muette.
De toute évidence, les « danses du ventre » ou de transe des
« fantastiques Aïssaouas » fascinent comme lors de l’exposition précédente,
bien que le commissariat de l’exposition tunisienne ait précisé qu’aucun
divertissement critiquant l’islam ne serait autorisé. Dans la « rue d’Alger »,
étroite, les visiteurs frôlent les vendeurs, les hommes côtoient les femmes,
on achète, on vend, on discute, on négocie, on croirait débarquer dans la
« belle colonie ». L’Algérie est mise en valeur et la façade du bâtiment
principal reproduit l’entrée de la mosquée du sultan Pacha à Oran, alors
qu’un haut minaret, couvert de faïences, est flanqué sur le côté droit – copie
de la célèbre tour de Sidibou-Médine à Tlemcen –, offrant une émotion
forte aux visiteurs.
Tout est là : le minaret, la musique, les souks, les danseuses, le café, la
prière, le narguilé… Une myriade de stéréotypes promis à un grand succès
dans le siècle qui s’annonce. Bien entendu, en fin de matinée et en fin de
journée, une grande procession des chefs est organisée. C’est l’occasion
pour le photographe d’immortaliser l’événement. La carte postale est
parfaite. Au Champ-de-Mars, à droite de la tour Eiffel, s’élève le pavillon
du Maroc, qui réunit les types de plusieurs célèbres spécimens de
l’architecture chérifienne.
Enfin, après l’Afrique on débarque en Asie, dans la pagode
cambodgienne avec son escalier monumental, prémices des reconstitutions
d’Angkor Vat qui vont suivre, et qui est un émerveillement pour les yeux.
L’administration coloniale veut faire de l’Indochine le cœur splendide de
l’Empire et du Cambodge un symbole. Au total, cinq édifices sont
construits dont un palais, des pagodes et une grotte avec, comme attraction
majeure, le ballet royal khmer, mais aussi des artisans et des bonzes
annamites, ou des Moïs des Hauts Plateaux armés de lances et de boucliers.
L’empire colonial est partout et la grandeur impériale glorifiée en 1900.
Lorsque les portes de l’Exposition universelle se ferment, les Parisiens
ne le savent pas encore, mais il faudra attendre 1925 pour qu’une nouvelle
grande exposition ait lieu au cœur de la capitale et trois décennies pour
qu’une exposition coloniale internationale, en 1931, ouvre ses portes.

1. Ce texte reprend partiellement et s’inspire de plusieurs ouvrages et articles précédents,


notamment la série sur Paris (Le Paris arabe, Le Paris noir et Le Paris Asie) publiée au début
des années 2000, des essais sur les zoos humains (entre autres Pascal Blanchard, Gilles
Boëtsch, Nanette Jacomijn Snoep (dir.), Exhibitions. L’invention du sauvage, Arles/Paris,
Actes Sud/musée du Quai Branly, 2011), mais aussi les articles « Les mondes coloniaux et
exotiques dans les grandes expositions parisiennes. Un demi-siècle de présences (1855-
1907) », paru dans la revue Dix-Neuf, 2020, et « Le grand théâtre des expositions », in Driss El
Yazami, Yvan Gastaut, Naïma Yahi (dir.), Générations. Un siècle d’histoire culturelle des
Maghrébins en France, Paris, Gallimard/Génériques/CNHI, 2009.
2. Hugues Le Roux, « Psychologie exotique », L’Exposition universelle de Paris (1889),
Paris, Librairie Illustrée, 1889.
3. Marquis de Nadaillac, « Les sciences anthropologiques à l’Exposition universelle de
1889 », La Nature, no 835, 1er juillet 1889.
4. Sami Boufassa, « Le pavillon de l’Algérie à travers les expositions coloniales,
internationales et universelles », Diacronie, no 19, 2014.
5. Christiane Demeulenaere-Douyère, Exotiques Expositions. Les expositions universelles et
les cultures extra-européennes, France (1855-1937), Paris, Somogy Éditions d’art/Archives
nationales, 2010.
6. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Françoise Vergès, La République coloniale. Essai sur
une utopie, Paris, Albin Michel, 2003.
Un siècle de liens institutionnels
et politiques entre la France
et la Nouvelle-Calédonie
Sarah Mohamed-Gaillard

Depuis sa prise de possession par la France en 1853, la Nouvelle-


Calédonie fut colonie de 1853 à 1945, puis territoire d’outre-mer de 1946 à
1998, et jouit depuis la signature de l’accord de Nouméa de 1998 d’un
statut inédit au sein des outre-mers français. La Nouvelle-Calédonie, seule
colonie de peuplement de l’outre-mer français, est aussi celle dont la
population autochtone a été la plus durement soumise au cantonnement et
au système de l’indigénat 1.

L’archipel devient colonie française

Les missionnaires maristes français, présents sur la Grande Terre depuis


1843, réclament avec insistance la prise de possession de l’archipel. C’est
chose faite le 24 septembre 1853. Toutefois, cette décision ne semble pas
tant répondre à un projet colonial qu’à la volonté d’assurer à la France une
place dans un océan de plus en plus convoité. Napoléon III est, en effet, peu
favorable aux possessions lointaines et privilégie une politique d’influence
qui vise à assurer à la France des points d’appui politiques, stratégiques et
économiques.
Devenue française, la Nouvelle-Calédonie est placée jusqu’en 1860
sous le commandement des Établissements français d’Océanie (EFO) et
relève donc d’officiers de marine chargés de Tahiti. Ces hommes, qui n’ont
guère la pratique du terrain calédonien, mettent en place une administration
largement inspirée de la législation expérimentée dans d’autres colonies
françaises.
Cette dépendance et cette gestion centralisée aux EFO montrent bien
que la Nouvelle-Calédonie ne paraît alors pas essentielle aux intérêts de la
France outre-mer et que sa prise de possession ne relève pas d’un projet
concerté. Le gouverneur Joseph du Bouzet (de 1854 à 1858) souligne très
vite les inconvénients de cette intendance centralisée. Son successeur Jean-
Marie Saisset (de 1858 à 1860) fait le même constat et prononce, par
l’arrêté du 13 juin 1859, la séparation administrative et financière de ces
deux territoires. L’arrêté impérial du 14 janvier 1860 entérine cette décision.
L’organisation de la colonie devenue autonome est réduite à sa plus
simple expression. L’État recommande au gouverneur de s’inspirer de la
législation en vigueur dans les autres colonies, notamment en Guyane, et
l’autorise à « faire tout règlement et arrêté nécessaires à la marche du
service administratif ». En 1868, un conseil d’administration est fondé,
mais c’est la IIIe République qui définit l’organisation institutionnelle de la
colonie. Ainsi, le décret du 12 décembre 1874, directement inspiré de la
législation appliquée aux Antilles et en Guyane, confère l’autorité de l’État
au gouverneur qu’assistent un commandant militaire, quatre hauts
fonctionnaires et le conseil d’administration devenu conseil privé et dont la
fonction est d’émettre des avis sur l’action du pouvoir exécutif.
Puis, le décret du 2 avril 1885 institue un Conseil général de quinze
membres élus par les citoyens de la colonie, qui délibère de sujets relevant
de la compétence du territoire. Précisons que les femmes, les transportés,
les Kanak et les indigènes originaires d’autres territoires sont exclus du
corps des citoyens. Le gouverneur est donc l’homme fort de la colonie et,
de ce fait, l’ordonnateur de la colonisation de la Nouvelle-Calédonie.

La négation institutionnelle du peuple kanak


au service de la colonisation française

Coloniser un territoire signifie notamment en contrôler l’espace afin de


disposer des terres nécessaires à l’établissement des colons. Ainsi, le
20 janvier 1855 le gouverneur Joseph du Bouzet reconnaît la propriété
indigène et réserve au gouvernement « le droit d’acheter les terres occupées
par les indigènes et la propriété, comme domaines domaniaux, de toutes les
terres occupées, ainsi que les forêts, bois de construction, mines de toute
espèce qu’elles renferment 2 ».
Puis, en instituant en avril 1855 le régime des concessions, le
gouverneur réserve aux Kanak 3 un dixième des terres. Mais les tentatives
d’installation hors de Port-de-France, fondé en 1854, provoquent dès 1856
des soulèvements indigènes. L’administration coloniale promulgue alors des
arrêtés visant le contrôle militaire de la Grande Terre. Ainsi, en 1855 et
1856 elle interdit la circulation des armes afin de lutter contre leur
contrebande ; entre 1855 et 1857, elle réglemente les conditions de
résidence des Européens dans la colonie et en 1856, elle nomme un chargé
des affaires indigènes.
Parallèlement aux débuts de la colonisation libre, la France songe dès
1857 à développer la colonisation pénale en Nouvelle-Calédonie afin de
pallier les difficultés rencontrées par le bagne de Guyane. Le décret du
2 septembre 1863 entérine cette décision et la loi du 30 mai 1854
réglementant le régime de la transportation est étendue à l’archipel. Elle
stipule que la colonisation pénale doit épauler et stimuler la colonisation
libre en déléguant aux condamnés les « travaux les plus pénibles de la
colonisation » (art. 2) et en les assignant temporairement ou définitivement
à résidence dans la colonie à l’issue de leur condamnation (art. 6). Ouvert
en 1864, le bagne calédonien reçoit des condamnés jusqu’en 1897 et ferme
ses portes en 1931 ; ce sont ainsi vingt-deux mille condamnés qui passent
par l’archipel. La France investit donc la Nouvelle-Calédonie de deux
projets de colonisation, mais sans définir l’étendue du territoire consacrée à
chacun d’eux.
Dès lors, l’administration coloniale s’attache à disposer des terres
nécessaires à l’établissement des colons. Elle engage sous le
commandement du gouverneur Charles Guillain (de 1862 à 1870) une
politique de spoliation foncière des indigènes et définit la place accordée
aux Kanak à l’intérieur de cette nouvelle organisation spatiale. L’arrêté du
22 janvier 1868 « délimite pour chaque tribu […] un terrain, d’un seul
tenant ou en parcelle, proportionné à la qualité du sol et au nombre des
membres composant la tribu » (art. 1). Il confirme les dispositions de
l’arrêté du 24 décembre 1867 en faisant de la terre « la propriété
incommutable » (art. 2) de la tribu qui en est collectivement responsable.
Charles Guillain va ainsi à l’encontre des recommandations formulées par
Joseph du Bouzet en juin 1855 et s’oppose aux instructions de son
ministère. Se conformant aux vues impériales exprimées dans le sénatus-
consulte du 22 avril 1863, le ministre de la Marine et des Colonies conteste
l’article 2 de l’arrêté, qui stipule que les terres « ne seront susceptibles
d’aucune propriété privée 4 », et demande au gouverneur d’inscrire dans le
texte la possibilité d’instituer une propriété individuelle indigène. Malgré
ces demandes, Charles Guillain maintient le système de propriété collective
qui induit celui de réserve indigène. L’orientation de la politique indigène
répond donc aux besoins de la colonisation.
Ainsi, un arrêté du 6 mai 1871 impose aux Kanak d’effectuer des
corvées pour les colons ou pour les besoins des services publics. Ce
système qui préfigure le régime de l’indigénat est prolongé par l’arrêté du 6
mars 1876 relatif au cantonnement des indigènes. Ce texte stipule qu’en
attendant l’institution de la propriété individuelle, « les délimitations
pourront toujours être révisées, quand des modifications survenues dans la
tribu nécessiteront une augmentation ou une diminution de territoire 5 ». Par
conséquent, l’Administration dispose entièrement de la terre des tribus
kanak désormais cantonnées dans des réserves.
Comme le montrent très bien de nombreux travaux dont ceux d’Alain
Saussol 6, de Joël Dauphiné 7, d’Isabelle Merle 8 et de Michel Naepels 9, en
déniant aux Kanak le droit de posséder, de vendre ou de louer leurs terres,
l’Administration entend préserver la colonie de la spéculation foncière et
éviter l’émergence d’un grand colonat qui pourrait la concurrencer.
L’institution coloniale refuse donc de concéder aux Kanak la propriété
privée qui est alors perçue comme le symbole de l’accès d’une population à
la civilisation. De ce fait, elle impose en 1868 à la Nouvelle-Calédonie un
système de propriété collective auquel elle a renoncé en Algérie par le
sénatus-consulte du 22 avril 1863, complété en 1873 par la loi Warnier. Si
de cette manière elle s’assure à moindre frais le contrôle des terres
nécessaires à la promotion d’une petite colonisation libre et au
développement de la colonisation pénale, elle renonce à la politique
d’assimilation qu’elle préconise pourtant dans ses autres possessions
coloniales.
Rapidement, les colonisations pénale et libre se concurrencent et la
superficie du domaine foncier alloué à l’une ou à l’autre varie selon la
progression des arrivées de condamnés dans la colonie. Jusqu’au milieu des
années 1880, l’État donne d’abord des instructions portant élargissement du
domaine pénitentiaire. Le bagne accapare une grande majorité des terres
cultivables, ce qui ne va pas sans susciter les récriminations des défenseurs
de la colonisation libre 10. Ces détracteurs accusent l’État de n’avoir pas su
assigner à l’archipel un projet colonial clair. Ils reprochent aussi à
l’administration pénitentiaire d’être trop laxiste avec les condamnés, d’être
incapable de contribuer à la mise en valeur de l’archipel et de polariser
l’ensemble de la vie économique et commerciale de la colonie. À cet égard,
un conseiller général de la Nouvelle-Calédonie affirme en 1896 : « […] le
forçat est devenu un pensionnaire de l’État qui, mieux nourri, mieux soigné,
plus ménagé que le soldat ou le matelot, attend, sous le plus beau ciel du
monde, dans une quiétude absolue, les jours de la vieillesse, avec la
certitude de la retraite que n’ont pas les honnêtes travailleurs 11 ». Cette
concurrence pour la maîtrise des terres ne peut qu’entretenir le mouvement
de spoliation et de cantonnement des Kanak, voire le précipiter sous
l’administration du gouverneur Paul Feillet (de 1894 à 1903).

Une politique en faveur du colonat

La nomination en 1887 d’Eugène Étienne au secrétariat d’État aux


Colonies marque un tournant. Dans une dépêche du 3 septembre 1887, il
suggère au gouverneur de mieux soutenir les émigrants et propose la
création, sur le domaine de l’État, de centres agricoles pouvant accueillir
cinq à six cents personnes. Si l’essai n’est pas concluant, une politique
favorable aux colons libres perdure. Ainsi, en 1895, la législation relative à
la concession de terres aux condamnés se durcit et, en 1897, décision est
prise de ne plus envoyer de condamnés en Nouvelle-Calédonie.
Dès lors et jusqu’en 1973, les terres assignées à la colonisation pénale
retournent progressivement à l’État. Un décret présidentiel du 10 avril 1897
précise que celui-ci est propriétaire des terres libres de l’archipel et qu’il
peut les allouer à la colonisation libre. Il est suivi le 6 octobre 1897 d’un
arrêté du gouverneur Paul Feillet qui ampute le domaine pénitentiaire de
près de quarante-trois mille hectares. Ce transfert de terres de la
colonisation pénale à la colonisation libre va dans le sens des projets du
gouverneur Paul Feillet, qui souhaite faire de la Nouvelle-Calédonie une
colonie de peuplement et y établir une « solide et vigoureuse démocratie
rurale 12 ». C’est à partir de ces deux textes de 1897 que l’arrêté du 22 mars
1898 réglemente le régime des concessions pouvant être dévolues à titre
gratuit ou onéreux. Pour mener à bien son programme, l’administration
Paul Feillet poursuit et complète les mesures de dépossession foncière et de
cantonnement des Kanak initiées par le gouverneur Charles Guillain.
La politique indigène que lance Paul Feillet vise à la fois à libérer des
terres et à dégager les moyens financiers nécessaires à la colonisation. Par
l’arrêté du 23 novembre 1897, il définit les modalités du cantonnement
indigène puis, en 1898, il modifie l’organisation de la tribu. Dès lors, la
colonie est partagée en districts soumis à l’autorité d’un grand chef, nommé
par le gouverneur, et chaque district est divisé en tribus relevant chacune
d’un petit chef. Puis, en 1900, l’Administration complète le dispositif de
cantonnement en délimitant les réserves indigènes.
Par ailleurs, le gouverneur Paul Feillet demande dès 1894 la soumission
de la population indigène à l’impôt de capitation. Il le justifie par le profit
que tirent les Kanak de la présence française et par les frais qu’ils
occasionnent à la colonie. En 1895, le ministère des Colonies promulgue un
décret qui entérine le principe de capitation mais l’étend à l’ensemble des
populations des colonies, ce qui déplaît fortement aux colons et à Paul
Feillet.
Toutefois, l’adoption en Indochine en 1898 d’un impôt de capitation
appliqué aux seuls indigènes permet à la Nouvelle-Calédonie de faire de
même. Les mesures entreprises par le Service des affaires indigènes sont
également significatives de la doctrine coloniale française développée
depuis 1895. Celle-ci insiste davantage sur l’œuvre d’éducation et la
mission civilisatrice des populations indigènes que sur leur assimilation 13.
Si Paul Feillet affiche une attitude qui se veut respectueuse de la coutume
kanak, cela ne l’empêche pas, en 1897, de proroger le régime de l’indigénat
auquel est soumise la population indigène. Ce code, élaboré en Algérie et
légalisé par la loi du 28 juin 1881, est étendu en 1887 à l’ensemble des
colonies françaises.
Cette législation distingue les citoyens français des sujets français,
astreint ces derniers aux travaux forcés et définit une liste des délits dont ils
sont passibles. Le décret du 18 juillet 1887, qui prévoit son application en
Nouvelle-Calédonie, est ensuite complété, notamment par des mesures
restreignant la liberté de circulation des Kanak. Ce code qui ne reconnaît
aucun droit à la population indigène est prorogé de dix ans en dix ans
jusqu’en 1946 14.
Après ces premières années de mise en place de l’ordre colonial, la vie
du territoire se caractérise par une certaine indolence. L’immigration
européenne est insuffisante et le développement économique demeure
limité. Lors de la Grande Guerre, la Nouvelle-Calédonie verse l’impôt du
sang sans en retirer de bénéfices statutaires. De l’institution en 1885 du
Conseil général de Nouvelle-Calédonie à la Seconde Guerre mondiale,
l’organisation institutionnelle du territoire ne connaît aucune évolution.
Comme le démontrent de nombreuses recherches, la société issue de la
période coloniale est fortement cloisonnée, elle différencie les indigènes des
colons et établit une distinction entre colons libres et colons pénaux.

L’évolution des liens institutionnels

La Seconde Guerre mondiale constitue un tournant fondamental des


relations entre la France et la Nouvelle-Calédonie. Durant le conflit, les
autorités françaises entretiennent très peu de contacts avec leur lointain
archipel rallié aux forces de la France libre. L’éloignement et les carences
de l’Administration française sont d’autant plus ressentis que l’armée
américaine déploie une intense activité dans le territoire. La base militaire
américaine offre aux populations des emplois rémunérés, ce qui a pour effet
de stimuler le commerce, d’augmenter le niveau de vie et d’assouplir le
régime de l’indigénat imposé aux sujets français de la colonie. La présence
américaine contribue donc à l’éveil de revendications kanak.
À l’issue du conflit, les anciens combattants kanak s’appuient sur
l’impôt du sang qu’ils ont versé lors des deux guerres mondiales pour
solliciter l’abolition de l’indigénat et leur accession à la citoyenneté
française ainsi qu’aux droits qui lui sont afférents. Ces revendications
s’appuient également sur les promesses faites pendant le conflit par le
Gouvernement provisoire de la République française et les déclarations de
la conférence de Brazzaville. L’État français, qui repense ses relations avec
son empire, accède peu à peu à certaines de ces doléances.
Ainsi, l’ordonnance du 22 août 1945 organise la représentation des
territoires d’outre-mer à l’Assemblée constituante et accorde, pour la
première fois, le droit de vote à certaines catégories de Kanak telles que les
anciens combattants, les catéchistes, les pasteurs, les chefs coutumiers, les
moniteurs d’enseignement ou les fonctionnaires. Puis, l’arrêté du 14 février
1946 suspend les sanctions ordinaires du code de l’indigénat et, le 5 avril
suivant, la population indigène recouvre sa liberté de résidence, de travail et
de circulation. Enfin, le 7 mai 1946, la loi Lamine-Guèye étend la
citoyenneté française à l’ensemble des territoires d’outre-mer. Notons
cependant que la population asiatique présente sur le territoire est tenue à
l’écart de ces dispositions. La Constitution de la IVe République confirme
cette évolution, transforme l’empire colonial en Union française et la
Nouvelle-Calédonie devient un territoire d’outre-mer (TOM).
Malgré les réclamations de certains colons, l’État s’oppose résolument à
l’instauration d’un double collège. Le Conseil général vote le budget, gère
en partie les affaires internes au territoire et est obligatoirement sollicité
pour les questions d’ordre économique et social. Les compétences qui lui
sont dévolues ne sont ainsi guère différentes de celles dont il disposait à
l’époque coloniale. Le degré de décentralisation reste donc faible. En outre,
au titre de l’article 79 de la Constitution, la population calédonienne
participe pour la première fois aux institutions politiques nationales. Elle
élit ses représentants à l’Assemblée nationale, au Conseil de la République
ainsi qu’au Haut Conseil de l’Union française. Tous les éléments
nécessaires à l’émergence d’un jeu politique semblent donc réunis.
Toutefois, les populations indigènes accèdent seulement par étapes aux
droits et devoirs reconnus au citoyen français ; et le suffrage universel n’est
effectif en Nouvelle-Calédonie qu’à partir de 1957.
Les Kanak, qui deviennent une force politique, sont alors convoités.
Soucieuses de préserver les Mélanésiens de l’influence communiste, les
missions entreprennent de les initier à la politique. Elles président à la
fondation de l’Union des indigènes calédoniens amis de la liberté dans
l’ordre (UICALO) et de l’Association des indigènes calédoniens et
loyaltiens français (AICLF) ; elles soutiennent la candidature de Maurice
Lenormand lors de l’élection législative de 1951 15. Le candidat Maurice
Lenormand, qui est le seul à consacrer un volet de son programme aux
problèmes kanak, est élu. Puis l’UICALO, l’AICLF et Maurice Lenormand
s’associent et créent, en 1953, l’Union calédonienne (UC). Ce parti
s’impose lors des élections territoriales de février 1953 et fait entrer neuf
conseillers kanak à l’Assemblée du territoire. L’UC, dont le slogan « deux
couleurs, un seul peuple » résume la ligne politique, est appelé à dominer de
nombreuses années la vie politique calédonienne.
Depuis le début des années 1950, les autorités métropolitaines sont
favorables à une plus large décentralisation des pouvoirs reconnus aux
TOM. Cette volonté est réalisée par l’application de la loi-cadre Defferre
que le décret du 22 juillet 1957 étend à la Nouvelle-Calédonie. Cette loi,
pensée pour les territoires de l’Afrique française, associe plus largement les
populations intéressées à la gestion des affaires locales. Pour ce faire, elle
institue un Conseil de gouvernement composé de ministres élus par
l’Assemblée délibérante et dotés d’attributions individuelles. Le gouverneur
partage le pouvoir exécutif avec le Conseil de gouvernement qu’il préside,
mais dont la vice-présidence revient au ministre élu en tête de liste. De plus,
elle porte l’Assemblée territoriale à trente membres élus et la transforme en
un véritable organe législatif local, puisque seuls les pouvoirs régaliens
relèvent du représentant de l’État.
La loi-cadre dissocie les services dépendant de l’État de ceux relevant
du territoire. L’UC remporte les élections territoriales du 6 octobre 1957.
Pour la première fois, l’Assemblée est présidée par un Kanak, Michel
Kauma, et tous les ministres du Conseil de gouvernement appartiennent à
l’UC. Cette domination du parti de Maurice Lenormand suscite un
raidissement de l’opposition qui s’exprime lors de la manifestation du
18 juin 1958 16. À l’occasion de cette crise, les dirigeants de la majorité et de
l’opposition partent plaider leur cause à Paris, entamant le déplacement du
débat calédonien sur la scène métropolitaine. Cet épisode qui oppose les
deux communautés du territoire inaugure aussi la radicalisation des
positions politiques.
Lors de l’adoption de la Constitution de la Ve République, la Nouvelle-
Calédonie comme l’ensemble des TOM doit choisir entre son maintien dans
la République ou son indépendance. L’appartenance à la République
recueille 98 % des suffrages, mais 40 % des électeurs calédoniens
s’abstiennent. Bien que Bernard Cornut-Gentille, ministre de la France
d’outre-mer, affirme que l’article 76 de la Constitution garantit le maintien
des institutions territoriales précédemment acquises 17, les dispositions de la
loi-cadre sont peu à peu réduites.
La majorité UC dénonce ces restrictions et revendique, dès 1962, un
statut d’autonomie interne pour le territoire. La tension monte et culmine
avec le dynamitage des locaux de l’UC. Maurice Lenormand, qui est
désigné par la justice comme le commanditaire de l’attentat, est déchu pour
cinq ans de ses droits civiques.
Dans le même temps, le transfert du centre d’expérimentation nucléaire
en Polynésie française et l’importance du nickel investissent les territoires
français du Pacifique d’un intérêt nouveau. Dès lors, l’action du
gouvernement s’y fait plus ferme et centralisatrice. Ainsi, Louis Jacquinot
en visite en Nouvelle-Calédonie en septembre 1963 juge la loi-cadre
dépassée. Le 9 octobre 1963, le général de Gaulle affirme, lors d’un conseil
des ministres, qu’« il ne faudra pas hésiter à resserrer les mailles 18 ». Ces
déclarations sont rapidement suivies d’actes.
La loi du 21 décembre 1963 limite les pouvoirs du Conseil de
gouvernement, désormais élu à la représentation proportionnelle, à ceux
d’un organe collégial ; le nombre de ses membres est réduit et la vice-
présidence et le titre de ministre sont supprimés. Cette loi dite Jacquinot
attribue donc au gouverneur des compétences semblables à celles dont il
disposait en 1946. De plus, elle interdit de cumuler les fonctions de membre
de l’assemblée locale, de conseiller de gouvernement et de député. Ce
remaniement institutionnel est largement ressenti par la population kanak
comme la renonciation de l’État français à la parole donnée en 1958.
Aux lendemains de l’indépendance de l’Algérie, la politique de la
France en Nouvelle-Calédonie suscite des crispations communautaires et
politiques qui structurent depuis la vie politique locale comme les relations
de l’archipel avec l’État français.

1. Ce texte est la version raccourcie d’un article paru originellement en 2003 dans Journal de
la Société des océanistes, sous le titre « De la prise de possession à l’accord de Nouméa : 150
ans de liens institutionnels et politiques entre la France et la Nouvelle-Calédonie », no 117
(https://doi.org/10.4000/jso.1259).
2. Joël Dauphiné, Les Spoliations foncières en Nouvelle-Calédonie (1853-1913), Paris,
L’Harmattan, 1989.
3. Le terme « kanak » est invariable en genre et en nombre. Ce palindrome, qui s’est imposé
au cours des années 1970, affirme l’existence du peuple kanak et symbolise son unité en dépit
de ses divisions coutumières, linguistiques et religieuse.
4. Joël Dauphiné, op. cit.
5. Arrêté du 6 mai 1871.
6. Alain Saussol, L’Héritage. Essai sur le problème foncier mélanésien en Nouvelle-
Calédonie, Paris, Publications de la Société des océanistes, no 40, 1979.
7. Joël Dauphiné, op. cit.
8. Isabelle Merle, Expériences coloniales. La Nouvelle- Calédonie, 1853-1920, Paris, Belin,
1995.
9. Michel Naepels, Histoire de terres kanakes, Paris, Belin, 1998.
10. Léon Moncelon, Le Bagne et la colonisation pénale à la Nouvelle-Calédonie par un
témoin oculaire, Paris, C. Bayle, 1886.
11. P. Delabaume, La Nouvelle-Calédonie devant la France, Paris, Imprimeries Chaix, 1886.
12. Paul Feillet, Ouverture de la session ordinaire du Conseil général, 2 mai 1898.
13. Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France, Paris, Hachette, « Pluriel », 1995.
14. Isabelle Leblic, Les Kanak face au développement. La voie étroite, Grenoble, Presses
universitaires de Grenoble, 1993.
15. Ismet Kurtovitch, Aux origines du FLNKS. L’UICALO et l’AICLF (1946-1951), Nouméa,
Îles de Lumière, 1997.
16. Note sur les événements de Nouvelle-Calédonie, no 4913 AP/6, Paris, 27/06/1958
(ministère des Affaires étrangères, Océanie française, 13).
17. Manifeste pour la sauvegarde des institutions politiques de la Nouvelle-Calédonie et le
respect des principes républicain et démocratiques, Nouméa, 23 janvier 1962 (Centre des
archives contemporaines, 950175/8).
18. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle (tome 2), Paris, Fayard, 1997.
Le parti colonial français avant
la Première Guerre mondiale
Marc Lagana

Le « parti colonial » n’est pas un parti comme les autres. Non seulement
il n’est pas un parti hautement structuré et centralisé, mais il s’accommode
mal avec la politique purement politicienne. Le sens plutôt restrictif donné
aux partis politiques traditionnels, faisant de l’électoralisme leur essence, ne
s’applique guère au parti colonial. Sa spécificité tient à son implantation
dans différents milieux, à l’hétérogénéité de sa composition et à la diversité
des groupes qui le constituent, ce qui lui donne une grande envergure
politique aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du jeu politicien.
Le parti colonial a toujours tenté de rapprocher les appareils d’État et
ceux du capital, et ce, de multiples façons, mais principalement par
l’intermédiaire de structures parallèles (les groupes politiques) et
autonomes (les grandes associations), et par des rapports personnels. C’est
ainsi qu’il apportera une contribution féconde à l’avènement de
l’impérialisme en tissant des liens étroits entre hommes d’affaires et
hommes politiques, entre intérêts privés et intérêts publics.
Le parti colonial s’introduit dans les milieux de pouvoir avec la
détermination de renforcer la position internationale de la France et d’en
assurer l’avenir économique, et ce, depuis ses débuts jusqu’à la
décolonisation. Il agit ici comme groupe de pression, là comme mouvement
politique. Partout l’action impérialiste du parti se conjugue avec celle des
appareils d’État et des appareils du capital. Enfin, il se manifeste là où il
peut rallier les pouvoirs économiques et politiques à la « cause
impérialiste » ; il s’introduit dans les appareils et utilise les mécanismes du
pouvoir afin d’imposer sa vision et ses politiques impérialistes. L’ensemble
de ces pratiques fait de ce parti une force, sous la IIIe République, qui finira
par construire un impérialisme « made in France ».
Par ailleurs, l’une des ambitions du parti colonial était de faire
l’éducation coloniale de la société française. Nous verrons qu’il n’y a que
partiellement réussi. En effet, la « Plus Grande France » restait bien loin des
préoccupations quotidiennes de la plupart des Français à la veille de la
Première Guerre mondiale. Politiquement, l’impérialisme est resté un
phénomène mal compris et mal connu. Néanmoins, un grand effort a été
accompli et tous les moyens de production culturelle ainsi que la plupart
des appareils culturels ont été mis à contribution 1.

Le parti colonial français et la IIIe République

Au début de la IIIe République, des personnalités, pour la plupart


politiques ou membres des sociétés de géographie, se sont rassemblées pour
agir sur l’opinion et le Parlement. Les sociétés de géographie, notamment,
ont fait, dans les années 1870 et 1880, un effort considérable de propagande
afin de révéler le monde non européen au public français, allant même
jusqu’à subventionner les explorateurs 2.
Toutefois, c’est après le congrès colonial de 1889 réunissant quelque
trois cent cinquante personnalités à l’occasion de l’Exposition universelle
de 1889 que des organisations coloniales commencent de se constituer
autour de préoccupations régionales. Ces organisations sont les principaux
groupes de pression coloniaux et deviennent très vite le centre du parti
colonial. De plus, elles vont encourager, sinon susciter, la création d’autres
associations de caractère souvent plus spécialisé et limité.
La première grande et puissante organisation coloniale apparaît à
l’automne 1890 et se nomme le Comité de l’Afrique française (CAF). Ce
comité rassemble tous ceux – publicistes, hommes politiques et hommes
d’affaires – qui s’inspirent d’une idée force : la formation de l’Afrique-
Occidentale française (A-OF). Il est, en effet, associé à quelques grands
« Africains », dont l’explorateur Paul Crampel et le journaliste Hippolyte
Percher, dit Harry Allis, mais surtout Eugène Étienne, qui traça la frontière
de cet empire africain.
En 1890, Eugène Étienne – en tant que colonialiste des plus ardents –
était sous-secrétaire d’État aux Colonies et déjà considéré comme chef du
parti colonial. Il encourage les colonialistes proches de lui à s’organiser
pour pouvoir ainsi préparer l’opinion publique – tout particulièrement les
milieux politiques et d’affaires – à l’expansion française en Afrique. Les
principaux fondateurs du Comité de l’Afrique française étaient des amis et
des collaborateurs d’Eugène Étienne, et deux de ses conseillers au sous-
secrétariat d’État (Jacques Haussmann et Jean-Louis Deloncle) faisaient le
lien entre l’administration et le Comité.
En 1901, au moment de la création du Comité de l’Asie française – le
deuxième grand comité colonial –, Eugène Étienne tenait un discours
semblable à celui ayant présidé à la constitution du Comité de l’Afrique
française : « Il importe que dans la lutte pour l’ouverture et le
développement des marchés nouveaux, nos industriels et nos commerçants
soient renseignés par d’autres que leurs rivaux, et soutenus par une opinion
à la fois éclairée, bienveillante et active. Le Comité de l’Asie française est
résolu à réaliser, en ce qui concerne l’Asie, cette nécessaire émancipation
intellectuelle et économique 3. »
Ce Comité s’est attelé à cette tâche en incluant, à partir de 1909, le
Proche-Orient dans sa sphère d’action. La propagande était là aussi le
moyen privilégié de cette action et son bulletin est vite devenu une source
d’information – et par là même a eu une certaine influence sur les milieux
intéressés. Le dernier grand comité régional, le Comité du Maroc, fut aussi
créé par Eugène Étienne et ses amis du Comité de l’Afrique française, en
1904. C’est par l’entremise de ces grands comités – et d’un certain nombre
de comités de moindre importance, parmi lesquels ceux de l’Éthiopie, de
Madagascar et de l’Égypte – que se sont exercées les pressions du parti
colonial sur les milieux politiques et que son influence est devenue
grandissante sur l’opinion publique 4.
Parmi les associations constituant le parti colonial, l’Union coloniale
française était la seule grande association coloniale métropolitaine à
vraiment regrouper les intérêts capitalistes. Ses membres représentaient les
banques, les sociétés commerciales et industrielles, aussi bien
métropolitaines que coloniales, qui s’intéressaient à l’Empire. Les
responsables de l’Union coloniale française, ses présidents, les membres de
son conseil d’administration – pour ne prendre qu’eux –, révèlent le poids et
la place des grandes entreprises et des grandes banques dans son activité et
dans l’élaboration de ses politiques.

Le parti colonial dans les appareils d’État

Le « Groupe colonial et des affaires extérieures de la Chambre des


députés » fut organisé par Eugène Étienne au début de 1892. Après trois ans
à la tête de l’administration centrale des colonies, Eugène Étienne était
persuadé que regrouper les colonialistes à la Chambre des députés
permettrait d’agir ensemble sur les questions coloniales, intimement liées,
selon lui et les autres colonialistes, à la politique étrangère de la France.
Le Groupe colonial – son nom courant à l’époque – était principalement
constitué, à ses débuts, de colonialistes, les élus des « vieilles colonies », de
l’Algérie, ainsi que des villes métropolitaines (Lyon, Marseille, Bordeaux,
Nantes, Le Havre) ayant une attirance pour les colonies. Eugène Étienne
préside aux destinées du Groupe et le prince Auguste d’Arenberg,
président-fondateur du Comité de l’Afrique française, devient son adjoint
en tant que vice-président.
Très vite, cependant, d’autres élus se joignent à eux et, en 1900, environ
un tiers des députés adhèrent au Groupe colonial. Beaucoup de ses
membres sont attirés par la place donnée, dès juin 1892, à la politique
étrangère, mais l’intérêt principal du Groupe colonial reste l’Empire. Ayant
ainsi une large représentation parlementaire – tournant autour d’un
républicanisme modéré et centriste – et s’appuyant sur les colonialistes à la
Chambre, le Groupe colonial a pu défendre une politique coloniale
efficacement et a su l’imposer du fait de son monopole sur les questions
coloniales 5.
Des hommes comme Eugène Étienne, Théophile Delcassé, Antoine
Florent Guillain, Alexandre Ribot, Jean-Marie de Lanessan, Paul Doumer,
Albert Lebrun, Raymond Poincaré ont appartenu au Groupe colonial avant
1914. Le 11 février 1898, Jules Siegfried (momentanément sénateur de la
Seine-Inférieure) et Marcel Saint-Germain (sénateur d’Oran de 1900 à
1920), tous deux hommes d’affaires bien connus, créent un groupe colonial
au Sénat afin d’établir un lien avec celui de la Chambre des députés. Ainsi,
des sénateurs tels que Louis Tirman (gouverneur général de l’Algérie
pendant les années 1880) et Charles Louis de Freycinet (plusieurs fois
président du Conseil et ministre de la Guerre avant la fin du siècle)
travaillent discrètement avec les colonialistes de la Chambre des députés.
Convaincu dès son premier passage à la tête de l’administration
coloniale que les colonies étaient « avantageuses, indispensables et
nécessaires à la gloire et à la prospérité de la nation », Eugène Étienne
voulait avoir les mains libres 6. Pierre Tirard accepta les arguments
d’Eugène Étienne et, le 19 mars 1889, le sous-secrétariat d’État aux
Colonies passa du ministère de la Marine au ministère du Commerce et de
l’Industrie. Ceci eut pour effet direct d’accroître les pouvoirs du sous-
secrétariat d’État, qui siégea alors de droit au Conseil des ministres et qui
détint toute l’autorité sur les colonies. En revanche, le ministère de la
Marine gardait le commandement des troupes et donc le contrôle de toute
opération militaire. Cependant, c’est grâce à Eugène Étienne que le contrôle
politique des troupes dans les colonies, c’est-à-dire leur utilisation sur le
terrain, passa au sous-secrétariat d’État aux Colonies.
Le sous-secrétariat d’État aux Colonies devint, à partir de 1889,
l’autorité centrale de l’Empire. D’après Eugène Étienne, toutes les décisions
politiques devaient être prises par cette instance, de même que toutes les
nouvelles réglementations et initiatives législatives (principalement
budgétaires). La législation en vigueur encourageait cette conception
centraliste dans son fonctionnement du pouvoir autonome dont bénéficiait
le sous-secrétariat d’État aux Colonies. Le sous-secrétariat d’État, à partir
de 1887, puis le ministère des Colonies mis en place par Théophile
Delcassé en 1893, s’organisa afin de diriger efficacement l’Empire et de
mettre l’appareil administratif au service des intérêts colonialistes.
Cependant, c’est Théophile Delcassé, ministre des Affaires étrangères
de 1898 à 1905, qui fut le plus proche du parti colonial.
Depuis longtemps ce dernier, et surtout les militaires nombreux en son
sein, avait demandé l’organisation d’une armée autonome pour la défense
de l’Empire. Il n’est donc pas surprenant de voir le chef de file du parti,
Eugène Étienne, devenir ministre de la Guerre en 1905 dans le cabinet d’un
autre colonialiste et ami, Maurice Rouvier. Eugène Étienne reprendra la
direction du ministère en 1913 et, à ce poste, défendra la loi dite de Trois
ans. Il est suivi au ministère de la Guerre par d’autres membres importants
du parti colonial. Albert Sarraut, qui remplacera Eugène Étienne à la tête du
parti pendant l’entre-deux-guerres, est nommé sous-secrétaire d’État à la
Guerre dans le premier cabinet Aristide Briand en 1909. Cependant, c’est
Adolphe Messimy qui représentera vraiment – après Eugène Étienne – le
parti colonial au ministère de la Guerre en 1911.
Avant 1914, la diplomatie française, aussi bien au Quai d’Orsay qu’à
l’étranger, était truffée de représentants du parti colonial. En effet, les
responsables des différentes directions, en particulier de la direction des
affaires politiques et commerciales, étaient souvent membres du parti et
ainsi actifs dans les grands comités, tels le Comité de l’Afrique française et
le Comité de l’Asie française. Ces hauts fonctionnaires – secrétaires
généraux, directeurs, sous-directeurs –, et à travers eux le parti colonial,
pouvaient exercer une influence réelle sur la politique étrangère et
coloniale.

Le parti colonial et les appareils culturels

Le colonialisme devait exercer une influence presque salvatrice sur les


milieux politiques, d’affaires et surtout dans l’univers militaire. L’armée a
besoin de retrouver des traditions d’héroïsme et de vitalité après la défaite
de 1870, et c’est l’action des chefs, civils et militaires, qui donnera
l’exemple aux métropolitains. La métropole recevra un autre bienfait de
l’Empire : c’est la « France des 100 millions ». En effet, l’importance de la
population de l’Empire pour la défense nationale est d’autant plus grande
que la métropole doit faire face à une stagnation démographique à la fin du
e
XIX siècle.

Pour le parti colonial, la « mission civilisatrice » de la France


comprenait l’ensemble des éléments favorables à l’expansion coloniale,
valorisait les acquis de la Révolution française (liberté, égalité, etc.) et
renforçait les valeurs sociales fondamentales pour la classe dominante
(force morale, énergie physique). Le parti colonial français, dans sa
stratégie globale, a toujours privilégié la conquête de l’opinion publique.
Qu’il s’agisse de convaincre un groupe ou une élite, d’agir sur les
consciences collectives ou d’établir une doctrine impérialiste efficace, il se
faisait un devoir de vendre l’Empire aux Français, notamment par le biais
de multiples associations. De 1890 à 1914, le parti colonial s’est ainsi
appliqué à constituer des lieux de pouvoir dans la presse et dans l’édition et
s’est servi de ses propres associations pour organiser des interventions
publiques : déjeuners coloniaux, soirées coloniales et congrès coloniaux.
L’enseignement, du primaire à l’université, est aussi une préoccupation
constante du parti dans son effort pour répandre l’idée coloniale et faire
pénétrer l’idée d’Empire dans la population française.
La presse a toujours été, pour le parti colonial, le lieu privilégié de
l’information et de la propagande coloniales. En effet, le parti n’a jamais
cessé d’insister sur l’utilité d’une propagande énergique et d’une
information complète. Qu’il s’agisse d’appuyer des demandes ponctuelles
ou des politiques globales, de présenter les besoins ou de faire connaître les
potentiels de l’Empire, la presse coloniale était au service des intérêts bien
compris de l’impérialisme.
En dehors de sa propre presse, le parti colonial a son importance dans la
presse quotidienne et hebdomadaire. Les rédactions du Matin, du Petit
Parisien, puis du Figaro et du Temps, dans lesquelles le parti colonial avait
souvent des amis bien placés, ont consacré une place croissante aux
problèmes coloniaux et aux préoccupations du parti colonial. Dans les
années 1930, Le Temps ira jusqu’à publier un supplément dédié aux
colonies. Le Journal des débats, la Revue des Deux Mondes, puis
L’Illustration (plus populaire) démontrent également la place de l’Empire
dans la presse. Cette presse grand public pouvait communiquer
l’information contenue dans la presse coloniale spécialisée, voire dans le
journal semi-officiel du parti colonial, La Dépêche coloniale. Ainsi, la
presse, parmi les appareils culturels, assuma un rôle important dans la
diffusion de l’idéologie impérialiste.
Par ailleurs, des écrivains de tous genres travaillent sur des thèmes et
des sujets coloniaux. Ceux qui traversent la littérature romanesque tournent
autour du patriotisme, surtout après la défaite de 1870, de l’exotisme, qui
peuple pendant longtemps l’imaginaire colonial des Français, et de
l’aventure, thème qui cultive le goût de l’évasion et encourage
concrètement de nombreuses vocations coloniales 7. La littérature coloniale
prend l’allure d’une nouvelle croisade de la civilisation chez les peuples
« sans histoire » et occupant des terres « vierges ». L’héritage
révolutionnaire de la France, porteur de messages universels – la
démocratie, la liberté, la solidarité –, est inscrit dans l’entreprise coloniale
et justifie par exemple, aux yeux d’un Melchior de Vogüé, la vocation
historique de la France dans le monde. L’impérialisme est présent comme
un phénomène dynamique, agressif même, lui donnant ainsi une valeur
régénératrice et morale.
Le parti colonial veille à la transmission de toute cette propagande, de
cette information et de ces idées à l’intérieur même de ses organisations.
Des rencontres ponctuelles autour d’un événement – une mission
d’exploration par exemple – ou d’une personnalité coloniale entrent dans
les habitudes du parti. Parfois, des conférences publiques sont de rigueur, eu
égard à la matière traitée, ou encore une action favorable à la colonisation et
à la connaissance des colonies. Telle est la raison d’être de la Ligue
maritime et de la Ligue coloniale française (fondées par Eugène Étienne au
début du siècle) qui fusionneront, après la Première Guerre mondiale, pour
devenir la Ligue maritime et coloniale. Cette dernière ira jusqu’à la mise sur
pied de voyages dans les colonies. Cependant, son intervention, par
l’intermédiaire de conférenciers et par la distribution des prix, fut
particulièrement sensible dans les milieux de l’enseignement.
L’entreprise coloniale occupe également une place dans le domaine
artistique, en grande partie grâce aux interventions du parti colonial – et de
ses représentants – à l’intérieur de l’appareil d’État. Le travail de Sophie
Janin nous permet d’apprécier concrètement ce phénomène par le biais des
commandes artistiques de l’État à la fin du XIXe siècle 8. C’est une période
riche en expériences coloniales que les gouvernements français voulaient
glorieuses pour la nation et son armée, d’où les commandes ayant trait aux
événements et aux hommes dans l’empire colonial. Le plus souvent, ces
œuvres décrivent les exploits d’une personnalité coloniale ayant un rapport
soit avec la réalité militaire, soit avec la réalité politique.
Cette fin du XIXe siècle, qui voit la construction d’un mouvement
colonial fort, voit donc aussi la pénétration des thèmes et des sujets
coloniaux dans les beaux-arts. Par ailleurs, les commandes artistiques de
l’État émanent le plus souvent de la volonté de ministères ou de ministres
proches du parti colonial.

Former une élite coloniale

À l’époque, le sous-secrétaire d’État aux Colonies, Eugène Étienne,


voulait des administrateurs coloniaux compétents et bien formés, capables
de gérer l’Empire, mais aussi de prendre en main son développement
économique. L’École coloniale, fondée en 1890, aura la tâche de se
constituer en véritable pépinière d’administrateurs et de fonctionnaires
coloniaux 9.
Cette école a été, dès ses débuts, conçue comme une grande école
métropolitaine, dans la tradition de Polytechnique et de l’École libre des
sciences politiques. Son objectif principal étant de former une élite pour
l’Empire, il fallait donc l’organiser en conséquence : une sélection dès le
départ, avec un recrutement essentiellement français, un programme
professionnel en fonction des besoins et des attentes de l’administration
coloniale, et une idéologie homogène et universelle. L’École deviendra une
institution parisienne, défavorisant ainsi la province mais aussi les colonies,
et ouvrira ses portes aux candidats économiquement et socialement
privilégiés 10.
L’École coloniale va donc former des administrateurs coloniaux.
Eugène Étienne avait même envisagé un quasi-monopole pour les élèves de
l’École et, dans un premier temps, il voulait que ceux-ci détiennent à leur
sortie 50 % des postes 11. Avant la Première Guerre mondiale, les anciens
des « colonies » n’étaient pas de même niveau intellectuel ni de compétence
égale que ces nouveaux élèves – le favoritisme et la sélection idéologique
(c’est-à-dire républicaine) jouant un rôle non négligeable –, et
l’administration coloniale n’encouragea pas toujours leur recrutement 12. Ils
seront néanmoins quelque trois cent soixante-cinq en 1905 puis
continueront à augmenter dans l’appareil colonial.
Le parti colonial s’est donc positionné au cœur de l’impérialisme
français, son développement ayant été intimement lié à l’évolution et à la
réalisation de l’empire colonial à la fin du XIXe et au XXe siècle. D’un côté,
les forces vives du parti, allant des chefs de la conquête coloniale aux chefs
d’entreprise, lui ont été d’un grand soutien. De l’autre, les pratiques
politiques elles-mêmes du parti conduisaient au renforcement de
l’impérialisme. Non seulement le poids des intérêts économiques était
manifeste, aussi bien dans les organisations que dans l’idéologie du parti
colonial, mais l’expansion du capitalisme français à l’échelle mondiale
restait la préoccupation majeure du parti.
À la fin du XIXe siècle, les colonialistes, en accord avec Eugène Étienne,
souhaitaient que l’attribution de monopoles économiques débouche sur le
développement des colonies et surtout de leur infrastructure économique.
En effet, l’État ne pouvait pas assumer seul l’exploitation de l’Empire.
C’est ainsi que la préoccupation du parti colonial pour le développement
économique de l’Empire faisait son chemin et, en 1898-1899, le projet
d’Eugène Étienne sur les compagnies coloniales fut finalement appliqué.
Il fallut une propagande active, comme on l’a vu – avec le relais
principal de deux grands quotidiens, Le Temps et La Dépêche coloniale –,
afin d’arriver à une réalisation, même partielle, du projet d’Eugène Étienne
et du parti colonial. Il est vrai que les arguments économiques mis en avant
valaient pour l’ensemble de l’Empire. Il en allait de son développement au
bénéfice de l’entreprise privée et de la « mise en valeur » de son potentiel
agricole et commercial. Tout était alors en place au début du siècle suivant :
le parti colonial avait en un quart de siècle inscrit au cœur de la République
et de la nation française la dynamique coloniale et celle de la
mondialisation.

1. Ce texte est extrait (de manière synthétique) de l’ouvrage : Marc Lagana, Le Parti colonial
français. Éléments d’histoire, Sainte-Foy, Presses de l’université du Québec, 1990.
2. Charles-Robert Ageron, France coloniale ou parti colonial ?, Paris, Presses universitaires
de France, 1978 ; Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France, 1871-1962, Paris, La Table
ronde, 1972.
3. Eugène Étienne, « Discours », Comité de l’Asie française, 1901.
4. Lawrence Abrams, David Miller, « Who Were the French Colonialists ? A Reassessment of
the Parti Colonial, 1890-1914 », The Historical Journal, volume 19, no 3, 1976.
5. Christopher M. Andrew, Alexander Sydney Kanya-Forstner, « The “Groupe Colonial” in
the French Chamber of Deputies, 1892-1932 », The Historical Journal, volume 17, no 4, 1974.
6. Annales de la Chambre des députés, Débats parlementaires, 13 février 1888.
7. Martine Astier Loutfi, Littérature et colonialisme. L’expansion coloniale vue dans la
littérature romanesque française, 1871-1914, Paris, Mouton/De Gruyter, 1971.
8. Sophie Janin, « Étude des commandes artistiques de l’État à sujets politiques sous la
IIIe République, 1880-1900 », mémoire de maîtrise, université Paris-Nanterre, 1977.
9. Xavier Treney, « L’École coloniale », Revue politique parlementaire, volume 17, juillet-
septembre 1898 ; Camille Piques, Les Carrières administratives dans les colonies françaises et
les pays de protectorat, Corbeil-Essonnes, Crété, 1904.
10. Émile Boutmy, Le Recrutement des administrateurs coloniaux, Paris, Armand Colin,
1895.
11. Camille Piques, op. cit.
12. William B. Cohen, The French Encounter with Africans. White Response to Blacks, 1530-
1880, Bloomington, Indiana University Press, 1980.
L’invention du « sauvage »
au cœur de l’entreprise coloniale
française
Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch et Nanette Snoep

L’histoire des rapports humains entre le Nord et le Sud est une histoire
de domination. Ceux-ci peuvent prendre des expressions complexes et
diverses, mais le savoir européen sur autrui comme sa mise en scène, son
exhibition sont deux des formes les plus classiques. Depuis toujours
« l’Autre » a questionné, interrogé, étonné, souvent dans le but de le
maîtriser et le contrôler.
L’exhibition de l’« Autre » colonisé aide à penser et à se situer dans le
système colonial français. C’est pour cela que l’on s’est empressé de le
montrer puis de le mettre en scène en France comme dans les autres
puissances coloniales. Lorsque la mise en scène de l’« Autre », son
exhibition, devient l’expression d’une mise à distance de tout un peuple (ou
d’une « race autre »), le reflet d’une identité ou d’une difformité, voire la
fusion des deux, alors commence le processus de construction d’une altérité
radicale, prélude à l’exclusion et à la domination. C’est une mise en scène
qui s’associe à la construction des grands empires coloniaux, des sciences
de l’homme et à l’émergence des théories racialistes, eugénistes ou
ségrégationnistes 1.
Une puissance d’attraction sans équivalent

Il est difficile aujourd’hui de se représenter la puissance d’attraction que


la théâtralisation des phénomènes de foire exerçait dans notre passé. Encore
convient-il de distinguer les exhibitions anthropozoologiques, les pavillons
coloniaux dans les expositions, les spectacles de foire ou de cirque, les
musées anatomiques et les galeries foraines de « monstres », les « villages
exotiques » itinérants, les artistes eux aussi « exotiques » ou « monstrueux »
en tournées, dans leur forme mais également leur contenu.
Trois ressorts régissent, avec plus ou moins de prégnance, ces mises en
scène : distraire, informer, éduquer et justifier la conquête coloniale et la
violence qui l’accompagne. Elles se croisent et se mélangent dans les
formes d’exhibition propres au temps des empires coloniaux : la même
troupe passe du jardin à la scène de music-hall 2, du laboratoire du savant au
village indigène de l’exposition, de la reconstitution coloniale au spectacle
de cirque, de l’affiche des Folies Bergère à un article dans La Nature… Les
frontières sont brouillées, les genres mélangés, les intérêts divers.
Ces différentes manifestations n’en restent pas moins liées par une
finalité explicite ou implicite : bâtir une frontière entre identité nationale et
européenne, et altérité. Ce constat autorise à envisager la grande variété des
types d’exhibition et des régimes de signification qu’elles produisent dans
ce cadre ; ainsi, l’admiration de certaines civilisations ou la révérence pour
la beauté esthétique de certaines populations a pu exister, sans négliger la
fonction de rêve et de fascination. Le « sauvage » n’est pas seulement une
figure menaçante, bornée, puérile ou animale, il est aussi la part irréductible
d’un désir d’excéder les rigidités et les contraintes sexuelles générées par
l’émergence de la modernité, la métaphore de l’innocence perdue ou d’un
Ailleurs – figure à front renversé de la rationalité de cette fin du
e
XIX siècle –, qui se fixent avec prégnance dans le siècle suivant.
Aussi, dans la diversité de ces formes se constitue un tout, avec ses
cohérences, ses lignes de proximité et, surtout, une culture commune du
regard à l’encontre des « indigènes ». Ce que nous pouvons désigner sous le
qualificatif synthétique « zoos humains », dans une « acceptation historique
et étymologique », correspond « à une période précise, du premier tiers du
e
XIX siècle aux années 1930, si l’on accepte une interprétation large du

phénomène 3 », possédant un avant (de 1497 à 1815) et un après (au


lendemain de la Seconde Guerre mondiale). Face à cette immense machine
à fabriquer des images stéréotypées, très peu de visiteurs ou de publicistes
se sont montrés critiques en France.
Quelques exceptions toutefois, avec des intellectuels comme les
surréalistes ou le Parti communiste français en 1931 lors de la contre-
exposition coloniale aux côtés des militants des mouvements
anticolonialistes (comme avec les étudiants originaires de l’ex-Indochine).
Des critiques viennent aussi de l’intérieur : allant de grèves des femmes et
hommes exhibés à de véritables mouvements de contestation, comme ceux
organisés par les exhibés malgaches lors de l’Exposition coloniale
internationale de 1931 à Paris.
Pour la grande majorité des visiteurs, la norme est l’acceptation de ce
qu’ils voient, le déploiement du regard allant du mépris ouvert à
l’admiration corporelle et au voyeurisme sexuel. Si, aujourd’hui, ces
exhibitions paraissent profondément choquantes et violentes dans leur
principe et dans leur manifestation – et elles le sont –, elles renvoient aux
mentalités coloniales explicites de l’époque.
Pour autant, nombreux sont les indices d’un traitement inhumain et
violent des exhibés : présence (toutefois extrêmement rare) de cage ou
d’enclos (plus courant, avec la double volonté de séparer et de « protéger »
visiteurs et visités), décès d’exhibés ou conditions de vie dramatiques de
certaines troupes, suicides en tournée ou au retour dans leurs pays respectifs
avec des traumatismes importants (le manque de sources rend difficile
d’appréhender l’ampleur de l’impact traumatique sur les hommes et les
femmes « exhibés »), hébergement à caractère carcéral sur le site même de
l’exhibition ou dans des « parcs à bestiaux 4 », hommes et femmes
emmenés de force et transportés contre leur gré (cas assez rares
disparaissant après le tournant du siècle), méthode de « recrutement » via
un intermédiaire unique et un « contrat collectif » très abstrait, études sur
les corps vivants ou les personnes décédées durant l’exhibition, présence
d’enfants ou naissance médiatisée dans les spectacles ethnographiques,
femmes contraintes de se dénuder dans les villages itinérants et victimes de
nombreuses violences sexuelles : les exemples sont nombreux pour
démontrer la violence intrinsèque de ces exhibitions.

Impact et enjeux autour des exhibitions


de « sauvages »

En Europe et en France, les expositions coloniales sont conçues pour


glorifier les réalisations et les projets des puissances impériales, et en
premier lieu celles de la France, de l’Italie, de l’Allemagne, de la Grande-
Bretagne et de la Belgique. Dans le cas du Japon (avec les Coréens ou les
Formosans) ou des États-Unis (avec les Philippins), le processus est
identique. C’est ainsi qu’au cours du XXe siècle le « sauvage » des Lumières
se transforme progressivement en « indigène », en « artisan-exotique » ou
en « artiste exotique », sous les yeux des spectateurs.
Alors que la France – qui multiplie les expositions universelles ou
internationales, les expositions coloniales de grande ampleur ou les salons
coloniaux, comme les « villages noirs » itinérants –, l’Allemagne et la
Suisse se « spécialisent » dans le genre ethnique 5, la Grande-Bretagne
développe un phénomène hybride entre ces deux tendances fortes. Comme
le suggère John MacKenzie, les « grandes expositions » britanniques furent
peu à peu « dominées par le thème impérial » dont le « secret fut d’avoir
combiné, sur une échelle sans précédent, le divertissement, l’éducation et la
foire commerciale 6 ». Après le premier conflit mondial, au sein de l’Empire
britannique, c’est l’exposition de Wembley en 1924-1925 7 qui marque une
première rupture dans le processus des exhibitions coloniales. Jusqu’en
1938, la présence des « villages ethniques » se trouve progressivement
reléguée au second plan, s’effaçant devant une démonstration impériale qui
met en relief le développement économique et la puissance de l’Empire
britannique.
En France, on assiste au même processus. On note aussi une rupture dès
l’Exposition nationale coloniale de 1922 à Marseille, au cours de laquelle la
stigmatisation raciale est largement euphémisée au profit d’une ode à la
« mission civilisatrice 8 » et à un spectacle de plus en plus mercantile. Au
même moment, aux États-Unis, c’est dans le monde du spectacle et du
cirque, mais aussi dans l’univers cinématographique que cette frontière
invisible entre « Eux » et « Nous » perdure, cependant c’est surtout une
« invitation au voyage » hollywoodienne qui est offerte au public et qui
joue à merveille sur le registre du rêve et du spectacle.
Partout, en France comme ailleurs, après la Première Guerre mondiale,
la modernité et la vision du futur l’emportent sur les « mondes archaïques »
(ou « indigènes »), et les grandes expositions américaines construisent une
autre dialectique du monde, notamment à Chicago en 1933-1934, ainsi qu’à
New York et San Francisco en 1939-1940, comme certaines expositions
internationales en France à l’image de celle de 1937. Partout, dans tous les
empires, la monstration des « indigènes » est un élément structurant de la
domination coloniale.

Un autre espace d’exhibition des « indigènes »

En Europe, aux côtés des grandes expositions coloniales ou des


pavillons coloniaux, le « village itinérant » va très vite symboliser cette
monstration des colonisés. Une touche d’exotisme, une pincée d’artisanat
pour « touristes », et quelques oripeaux sous-tendant la « mission
civilisatrice » en marche offrent les éléments essentiels du programme avec,
bien entendu, des attractions et des divertissements réguliers.
Ces villages fonctionnent selon un modèle assez répétitif : la danse ou
les processions accompagnées de musique ; les déguisements pittoresques
et les « noms » de troupes interchangeables ; la proximité avec les animaux
dans un décor exotique ; l’artisanat destiné aux visiteurs ou les
reproductions d’« écoles » dans lesquelles les enfants à coloniser, à civiliser
« s’essayent » à l’alphabet ; les attractions « distrayantes » allant des
enfants plongeant dans un bassin pour récupérer des pièces de monnaie aux
« naissances au village » en passant par la préparation du repas réalisé par
les femmes.
Avec le « village », le premier conflit mondial annonce, aussi bien aux
États-Unis qu’au Japon et en Europe, un moment charnière dans l’évolution
des exhibitions ethniques, où les visiteurs semblent prendre leur distance
(tout en se rapprochant des exhibés) et où l’imagination des impresarios ne
semble plus répondre aux attentes du public. Les formes les plus triviales et
caricaturales de l’exhibition s’orientent vers le monde du cirque, accentuant
même l’image du sauvage-burlesque, alors que l’univers colonial et
scientifique (en premier lieu l’eugénisme) digère progressivement les
formes privées de l’exhibition.
En parallèle, chaque nation va encore utiliser ces grandes expositions,
qu’elles soient internationales, coloniales ou nationales, pour exhiber ses
projets sociaux, voire « raciaux » ou eugénistes, mais aussi imposer son
propre regard sur le monde ou légitimer ses politiques ultramarines et
coloniales ou ses pratiques de ségrégation. Au Japon comme en France, en
Grande-Bretagne, en Belgique ou en Italie, l’articulation entre les
potentialités colonisatrices et la désignation des « peuples à soumettre » ou
déjà colonisés est évidente.
La rupture se fait, en France, à la veille de l’Exposition coloniale
internationale de 1931 qui prend ses quartiers dans le bois de Vincennes. Au
cours des années 1930, on constate un arrêt progressif mais régulier des
exhibitions de « sauvages ». Le processus n’est pas uniforme dans tous les
pays. Par exemple, le Portugal en 1934 et en 1940 organise tardivement la
venue de plusieurs troupes « indigènes » pour soutenir son entreprise
coloniale et y sensibiliser son opinion publique. De même, l’Italie, engagée
dans une vague de conquêtes en Éthiopie, maintient ponctuellement la
présence de villages africains dans ses grandes expositions jusqu’au village
indigène de l’Afrique orientale italienne présenté à Naples en 1940, mais
cette présence est de plus en plus diffuse. En Suisse, les exhibitions sont
encore d’actualité, même si le rythme a fortement baissé. Ces notables
exceptions ne brisent en rien le déclin irréversible du genre.
Le « zoo humain » est maintenant en décalage avec la demande du
public. C’est évident à travers l’échec de Carl Hagenbeck 9 avec deux
ultimes spectacles – une troupe d’hommes et de femmes « kanak » venue de
France en 1931 et la présentation d’une « troupe tcherkesse » en 1932 – qui
marquent le déclin de l’intérêt pour ce type d’entertainment pas seulement
en Allemagne, mais aussi dans toute l’Europe. Les dernières tournées
ethnographiques en Europe semblent alors ne plus rencontrer le public
nombreux de la génération précédente.
À l’heure des luttes et guerres d’indépendance des colonies, les
expositions internationales vont se détacher du modèle, et même les foires
régionales prennent de plus en plus de distance avec l’exhibition du
« sauvage » qui n’est plus un « objet » en soi pour la dialectique sur la
mission civilisatrice, la modernité ou même la construction d’un discours
savant.

Héritages des exhibitions de « sauvages »

Avec la chute de l’Empire français et la disparition des empires


coloniaux, commence alors une longue période d’oubli où ces exhibitions
sortent de la pensée commune et des récits historiographiques. Les dizaines
de milliers de photographies 10, de cartes postales, d’affiches et de brochures
sont mises hors de leur contexte.
Le phénomène est au mieux méconnu, au pire méprisé car partie
prenante de la culture populaire, y compris par les principaux spécialistes
de l’histoire coloniale, de l’histoire de l’immigration ou de l’histoire du
racisme qui n’ont pas suffisamment mesuré l’impact de ces exhibitions
puisque celles-ci n’appartiennent à aucun des espaces de recherche
« classiques », mais oblige à une transversalité sans précédent. Il faut
attendre les deux dernières décennies pour qu’une vague de recherches
internationales, de romans (Cannibale de Didier Daeninckx, Vénus
hottentote de Barbara Chase-Riboud, L’Énigme de la Vénus hottentote de
Gérard Badou, El Negro et moi de Frank Westerman…), de documentaires
(Boma-Tervuren, On l’appelait la Vénus hottentote, Calafate zoológicos
humanos, Des zoos et des hommes, The Return of Sara Baartman, From
Bella Coola to Berlin, Zoos humains, Mysteries in the Archives 1910:
Buffalo Bill, Bontoc Eulogy, Sauvages. Au cœur des zoos humains ) et de
fictions de cinéma (Man to Man, Vénus noire, Elephant Man…) pour que
soit identifié le phénomène dans sa globalité, sous le vocable « zoos
humains », « exhibitions exotiques » ou « Völkerschau », tout en mettant en
débat les limites et frontières temporelles de celui-ci, y compris comme
code de lecture du présent au sujet de thématiques aussi diverses que le
tourisme ethnique, les reality shows ou des expositions sur le corps (comme
Our Body, à corps ouverts).
De façon paradoxale, ce passé reste tabou pour ce qu’il nous montre et
nous prouve, presque impossible à maîtriser, comme l’a illustré la
polémique en France en avril-mai 2011 autour de l’installation d’un Jardin
des outre-mer au Jardin d’acclimatation de Paris dans le cadre de l’« année
des Outre-mer ». « Un choix douteux pour l’Année des outre-mer », titre Le
Monde le 3 mars 2011. À la suite de cette tribune, la ministre en charge des
Outre-mers a mis en place une mission d’étude sur l’histoire des « zoos
humains » qui a été confiée au Comité pour la mémoire et l’histoire de
l’esclavage le 7 avril 2011. Si les chercheurs, les responsables politiques et
le monde des musées ont tardé à en prendre conscience, les artistes sont
depuis une trentaine d’années en quête de relecture de ce passé et cet intérêt
est croissant en ce premier quart du XXIe siècle.
Au-delà du regard des artistes et des différents happenings dans des
zoos en Europe, aux États-Unis ou en Australie, un second phénomène est
au croisement de cette histoire, celui du retour des corps et des restes
humains des exhibés dans leurs pays d’origine qui le place dans une
actualité brûlante. Depuis le récit de la Vénus hottentote – Saartjie
Baartman – dont les restes ont été rendus à l’Afrique du Sud en 2002 après
le vote d’une loi spéciale de restitution par le Parlement français, cette
même procédure a été mise en place pour quinze têtes maories récupérées
par la Nouvelle-Zélande en 2010. Ailleurs, on peut citer d’autres récits :
celui du « nègre de Banyoles » (dont le corps momifié est retourné au
Botswana en 2000 après avoir été exhibé dans un musée espagnol tout au
long du XXe siècle) ; le cadavre de l’Aborigène Tambo rapatrié en Australie
en 1994 ; les corps de cinq Fuégiens exhibés en France et en Europe, et
morts en Suisse « en exhibition », qui ont été rendus au Chili en janvier
2010 et enterrés à Puerto Ede… Ces « premiers retours » des dépouilles
d’exhibés s’inscrivent dans le processus plus vaste des retours des « restes
humains » des musées occidentaux vers leurs pays d’origine qui depuis une
dizaine d’années est devenu un sujet majeur et prioritaire dans certains
pays.
Ce processus est encore très lent à se mettre en œuvre en France,
comme le montre l’absence de volonté des autorités publiques à l’encontre,
par exemple, du Jardin d’acclimatation de Paris (où plusieurs dépouilles
seraient encore présentes) ou des collections du Muséum national d’histoire
naturelle 11. Dans le même temps, en 2020, la France a rendu les têtes
décapitées d’Algériens opposants à la colonisation française retrouvées
dans les réserves du musée de l’Homme à Paris. Sous le no 5940, il y avait
Chérif Boubaghla qui, en août 1851, avait lancé une révolte en Kabylie
contre les forces françaises avant d’être tué par décapitation, trois ans plus
tard. Son crâne et les restes de vingt-trois autres combattants algériens –
dont celui d’un autre chef de guerre, Cheikh Bouziane, à l’origine de la
révolte de Za’âtcha en 1849, fusillé et lui aussi décapité après un siège de
plusieurs mois – ont été rendus, le 3 juillet 2020, à l’Algérie, une restitution
qui s’est accompagnée d’une émission spéciale de la télévision algérienne
pour la cérémonie très solennelle organisée par les autorités du pays.
Ces corps conservés, symboles de la colonisation, et ceux des exhibés
morts loin de chez eux inscrivent aujourd’hui leur destin dans une triple
dimension : un récit transnational, des histoires nationales, et l’histoire du
racisme et de la science. Ils portent en eux une valeur symbolique et
historique hors du commun, car leurs récits font sens dans le présent et
explicitent la relation inégale qu’a instituée la « rencontre coloniale ». Et ils
sont encore des centaines en Europe, au Japon et aux États-Unis qui
attendent que l’on s’attache à leur destin et que leurs corps puissent enfin
retrouver leur terre originelle.
La quête de ces corps, dans les jardins d’acclimatation, sur les sites
d’exposition ou dans les musées, est une sorte d’archéologie de la mémoire
qui nous permet de reconstituer les fils d’une histoire sans « héros ». À leur
manière, ils deviennent des « héros modernes », car ils se trouvent au
carrefour le plus prégnant de notre histoire commune. À ce niveau, les
« zoos humains » sont bien plus que l’histoire de quelques milliers
d’exhibés perdus en Occident, ils sont la partie visible d’une relation
complexe et inégale qui dès l’origine a tracé une ligne invisible entre le
« sauvage » et le « civilisé », une ligne que nous pouvons enfin voir en
regardant autrement les milliers d’images produites par ce théâtre du
monde.
Que reste-t-il aujourd’hui de ces exhibitions humaines ? La question
engage trois dimensions majeures en termes d’héritages. En premier lieu, la
connaissance de l’ampleur de ce phénomène permet de comprendre le
passage d’un « racisme scientifique » à un « racisme populaire » au cours
du XIXe siècle qui accompagne la constitution des empires coloniaux et
notamment l’empire colonial français, en ayant à l’esprit que ce « sauvage »
fut un acteur non passif et rémunéré dans la majorité des cas de cette
monstration mondialisée.
En deuxième lieu, la construction des empires coloniaux et des
politiques de ségrégation s’est doublée, partout dans le monde, d’une
véritable culture du regard qui a placé dans une sous-humanité une partie du
monde. Enfin, et de façon paradoxale, ces exhibitions ont aussi contribué à
faire connaître des dizaines de cultures et de populations (certes à travers le
prisme déformant du spectacle), à une époque où la majorité des
populations ne voyageait guère.
Enfin, la redécouverte de ces images, replongées dans leur contexte,
met au jour un patrimoine jusqu’alors négligé dont nous commençons à
mesurer le récit dont il est porteur. Cette masse d’images correspond à une
histoire, à des milliers d’exhibitions, à plus d’un milliard et demi de
visiteurs, à des textes racistes, à des pratiques colonialistes mais, surtout,
nous parle de ceux qui ont été exhibés et de ceux qui les ont visités.
Des images qui parlent de nous en quelque sorte, mais aussi des corps
encore présents dans nos musées ou sur les lieux mêmes d’exhibition. Le
Code de déontologie du Conseil international des musées (ICOM) précise
au sujet de ces rapatriements de corps dans les collections publiques : « Si
une nation ou une communauté d’origine demande la restitution d’un objet
ou spécimen qui s’avère avoir été exporté ou transféré en violation des
principes des conventions internationales et nationales, et qu’il s’avère
faire partie du patrimoine culturel ou naturel de ce pays ou de cette
communauté, le musée concerné doit, s’il en a la possibilité légale, prendre
rapidement les mesures nécessaires pour favoriser son retour. » Cet enjeu,
issu du passé colonial, va ouvrir dans les prochaines années une nouvelle
page mémorielle qui questionnera la manière dont les puissances coloniales
ont appréhendé et traité les « indigènes ». Dans cette perspective, les « zoos
humains » occupent un espace symbolique majeur dans l’histoire coloniale
française.

1. Ce texte, mis à jour, réécrit et réorganisé, est extrait de l’introduction du catalogue dirigé
par Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Nanette Jacomijn Snoep (dir.), Exhibitions. L’invention
du sauvage, Arles/Paris, Actes Sud/musée du Quai Branly, 2011.
2. Sylvie Chalaye, Du Noir au nègre. L’image du Noir au théâtre, de Marguerite de Navarre à
Jean Genet (1550-1960), Paris, L’Harmattan, 1998 ; Sylvie Chalaye, Nègres et images, Paris,
L’Harmattan, 2001.
3. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire, Charles
Forsdick (dir.), Human Zoos. Science and Spectacle in the Age of Colonial Empires,
Liverpool, Liverpool University Press, 2008.
4. Robert Rydell, « Africains en Amérique », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles
Boëtsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire (dir.), Zoos humains. Au temps des exhibitions
humaines, Paris, La Découverte, 2004.
5. Sibylle Benninghoff-Lühl, « Die Ausstellung der Kolonisierten: Völkerschauen 1874-
1932 », in Volker Harms (dir.), Andenken an den Kolonialismus, Tubingen, Attempto Verlag,
1984.
6. John MacKenzie, « Les expositions impériales en Grande-Bretagne », in Pascal Blanchard,
Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire (dir.), Zoos humains, op. cit.
7. Matthew Saunders, « End of an Empire? Palace of Engineering, 1924 British Empire
Exhibition, Wembley », Concrete Quarterly, avril 1978.
8. Zeynep Çelik, Leila Kinney, « Ethnography and Exhibitionism at the Expositions
universelles », Assemblages, no 13, 1990.
9. Hilke Thode-Arora, « Hagenbeck et les tournées européennes : l’élaboration du zoo
humain », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire
(dir.), Zoos humains, op. cit.
10. Elizabeth Anne McCauley, Likenesses: Portrait Photography in Europe, 1850-1870,
Albuquerque, Art Museum at the University of New Mexico, 1980.
11. Jane A. Legget, La Restitution et le rapatriement. Principes de bonnes pratiques, Londres,
Musées et Galeries Commission, 2000.
Le pavillon de l’Algérie à travers
les expositions coloniales,
internationales et universelles
Sami Boufassa

Indépendamment du statut de l’exposition (universelle, internationale,


coloniale ou autre), l’Algérie fut significativement présente. De 1849 à
1937, ce pays fut exposé à Paris et dans plusieurs autres villes.
L’architecture des pavillons a alors adopté une logique spécifique,
étroitement liée au modèle des expositions. La suprématie des styles
vernaculaires algériens révèle l’envie de montrer des lieux exotiques et
folkloriques. Si les styles, néoclassique, Art nouveau et Art déco, étaient
fortement présents sur le sol algérien, ils se sont rarement manifestés dans
les différentes expositions, indicateur du fait que la société coloniale avec
ses repères culturels et architecturaux a été ignorée 1.

Exposition et colonialisme

L’exposition des produits et des sociétés coloniaux remontent à la


« découverte » du « Nouveau Monde ». Dès 1550 déjà, les commerçants de
Rouen offraient à leurs souverains des présents sous forme d’articles et
d’êtres humains ramenés des Caraïbes 2. En 1839, les « isles à sucre » ont
e e
été exposées à Paris. Puis, le XIX et le début du XX siècle ont vu le
développement de tout un système d’exhibition des sociétés colonisées,
leurs univers, leurs activités mais aussi l’économie coloniale.
L’idéologie colonialiste de l’époque était le moteur, le vecteur qui a
souhaité créer une adhésion des sociétés européennes à cet idéal
économique libéral. Mélangeant la curiosité, la découverte, l’exotisme et
l’économie, l’espace d’exposition dédié aux colonies a pris plusieurs
formes et utilisé plusieurs supports. Du masque sacré d’un peuple vivant
dans la brousse australienne jusqu’aux produits miniers, les expositions ont
excellé dans le ressort du sensationnel et dans la variation afin d’attirer le
maximum de visiteurs et pour une meilleure retombée économique.
C’est l’agriculture qui s’est épanouie en premier lieu dans les colonies
françaises, spécifiquement en Algérie, et qui va être présentée dans les
expositions. La politique de colonisation par la création, dès 1832, de
dizaines de centres de colonisation a créé une base pour la production
agricole destinée à l’exportation. Certes, l’industrie minière a été aussi
présente dès le début de l’installation des premiers colons, mais pas autant
que le domaine agricole.
La participation de l’Algérie a donc commencé dès 1849 3 et s’est
poursuivie à Londres (1851) et à Paris (1855). Quant aux expositions
proprement coloniales en France, elles remontent à celles de Lyon en 1894
et de Marseille ou Paris en 1906. Plus tard, d’autres manifestations ont suivi
à travers plusieurs villes françaises et européennes avec des expositions
spécifiquement coloniales ou présentant des sections coloniales. La
présence de l’Algérie est palpable dans d’autres manifestations plus
restreintes, c’est le cas à Bordeaux en 1850. Dans la même ville, l’Algérie a
été présente en 1854, 1859 et en 1865. D’ailleurs en 1854 l’Algérie était à
l’honneur. Dans le sillage de l’exposition universelle de Paris en 1889 et de
sa réussite mondiale, d’autres villes françaises ont suivi le modèle parisien.
L’Algérie a été constamment présente. À titre d’exemple, ce fut le cas à
Paris où l’Algérie a été présente huit fois, à Londres deux fois et à
Bordeaux trois fois, du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle.
L’objectif de ces expositions était avant tout économique. Ces lieux et
ses mises en scène constituaient un cadre propice pour réaliser de juteuses
affaires. D’un côté ces pays lointains étaient considérés comme des terres
de consommation des produits manufacturés européens et d’un autre côté,
les colonies étaient aussi des terres de richesses agricoles, minières et
industrielles exploitées par les décideurs européens. À travers ces
expositions et concernant spécifiquement l’Algérie, l’encouragement à la
colonisation figurait parmi les objectifs les plus souhaitables. Cette
politique entamée par le maréchal Bugeaud dès les années 1830 avait
engendré un besoin de population européenne et surtout française, et
entre 1870 et 1900 le nombre de villages créés dépasse les sept cents 4.

L’architecture des pavillons coloniaux dans


les expositions

Le premier type de bâtiment est le pavillon collectif. Il était très varié.


En dehors des pavillons spécifiques dédiés à chaque colonie, il existait
d’autres structures liées de près au système colonial et à ces territoires non
européens. Sous différentes appellations, ces constructions constituaient un
espace commun et unificateur des différentes colonies éparpillées de par le
monde. Elles étaient axées sur la politique de propagande du projet et de
l’idéal colonial comme les pavillons du ministère des Colonies françaises.
On y trouvait aussi des bâtiments collectifs destinés à l’économie tels le
pavillon des colonies à Paris (1889), celui de Lyon (1894), le palais du
commerce colonial à Gand (1904), celui de Bruxelles (1910) et celui de
Marseille (1922). À de rares exceptions – comme la section coloniale de
Bordeaux en 1907 et le pavillon des colonies de Roubaix en 1911, conçus
dans un style oriental –, l’architecture de ces espaces collectifs était de style
néoclassique, loin du vernaculaire pittoresque des pavillons unitaires des
colonies. Faut-il voir dans cette orientation conceptuelle un besoin
d’afficher une certaine hiérarchie et une autorité dominatrice ? L’exotisme
tant souhaité des terres lointaines a sûrement contribué au choix esthétique.
Le deuxième type architectural est le village dit « indigène ». Son
architecture traduisait d’une manière sensationnelle la légèreté et la
modestie de l’habitat dans les empires coloniaux. Ces villages étaient une
distraction pour les visiteurs. L’habitat vernaculaire avait été simplifié à des
formes limitées et bien définies. La réussite du spectacle offert aux
Européens était un patchwork architectural de villages imaginés sur une
surface assez réduite. Situées dans les sections réservées aux colonies, ces
installations étaient de conception éclatée et axées sur l’habitat et les modes
de vie supposés des peuples colonisés. Des autochtones sont donc ramenés
pour animer ces espaces.
Le pavillon unitaire constitue le troisième type de bâtiment. Bien
distinct, isolé, il puisait dans le vernaculaire et surtout dans les formes
architecturales méconnues en Europe. Le pavillon colonial était une
véritable carte postale touristique très attractive. Il était censé refléter l’idée
de ce que pouvaient être les colonies dans l’imaginaire européen. L’identité
architecturale fondue avec les besoins fonctionnels donnait ainsi des
bâtiments aux visages hybrides. Dans un même bâtiment, on pouvait
retrouver un palais, un temple et toute une panoplie de références liées au
pays représenté. Les colonies subsahariennes avaient été imaginées sous
forme de pavillons qui mélangeaient l’échelle urbaine d’une fortification
tout en ajoutant un minaret et différents éléments architecturaux de
l’habitation saharienne type.

Pavillons coloniaux de l’Algérie

La présence de l’Algérie aux différentes expositions était liée à


l’importance accordée au projet colonial. Si l’Algérie occupait des espaces
réduits et anonymes durant les expositions de 1849 et 1851, elle gagna par
la suite une place importante en ayant, à partir de 1867, son propre espace.
À la fin du XIXe siècle, l’Algérie, en raison de ses richesses économiques et
de son vaste territoire, occupait une place considérable dans les expositions.
L’installation de lieux destinés à la distraction des visiteurs, comme des
reconstitutions de rues de la ville historique d’Alger, de l’habitat
montagnard de la Kabylie, ainsi qu’une reconstitution des tentes des
nomades touareg du grand sud saharien, complétait l’offre dans les
expositions. S’y ajoutaient des lieux de consommation, de confort et de
spectacle comme des cafés traditionnels dits « cafés maures » selon
l’appellation coloniale, dans lesquels des spectacles de danse et de chant
étaient proposés au public. Des marchés avec des produits autochtones, à
l’image des souks des villes algériennes, avaient été mis à la disposition des
visiteurs. Des figurants de tous âges, ramenés d’Algérie, animaient ces
lieux.
La participation de l’Algérie a été importante, mais seuls quelques
architectes ont marqué leur temps. Le plus connu est Albert Ballu, qui fut
architecte en chef des Monuments historiques d’Algérie et directeur du
Service d’architecture d’Alger. Son expérience algérienne en a fait le
candidat idéal pour concevoir différents pavillons de l’Algérie tels ceux de
Paris (1889, 1900), Marseille (1906), Arras (1904) ou encore Londres
(1908). L’architecte Jacques Guiauchain, bien moins présent qu’Albert
Ballu, a néanmoins participé à deux expositions : celle de Marseille (1922)
et celle de Paris (1937).
Quelques autres concepteurs et architectes avaient été désignés par les
villes d’accueil afin de créer des espaces d’exposition avec des architectures
spécifiques aux pays exposés. Ainsi, en 1878 Charles Wable 5 conçut le
pavillon algérien. Émile Marquette collabora avec Albert Ballu dans la
réalisation du pavillon à Paris (1889). Pour l’exposition de Lyon (1894), ce
sont les deux architectes de la ville, Germain Bouilhères et Joseph
Teysseire, qui ont conçu le pavillon algérien et toute la section coloniale.
Deux ans plus tard, à l’exposition de Rouen (1896), Georges Aristide Ruel
fut désigné pour la conception des pavillons coloniaux, notamment celui de
l’Algérie. L’Alsacien Gustave Umbdenstock conçut celui de Bruxelles
(1910). Quant à Charles Montaland, sa participation fut exclusivement
parisienne (1925 et 1931).
Les rapports à l’Algérie de ces différents architectes étaient variés.
Chaque concepteur créait un pavillon en fonction des conditions et des
nécessités imposées dans les différentes manifestations. Il arrivait que des
architectes profitent de leur expérience en Algérie pour faire des relevés et
des voyages de recherche et les exploitent pour leurs pavillons. C’était le
cas d’Albert Ballu dont les nombreux postes occupés, en rapport avec le
patrimoine, lui avaient permis d’acquérir une profonde connaissance de
l’architecture algérienne. Son activité (relevé des monuments antiques et
arabo-musulmans) était étroitement liée à celle de la conception des
différents bâtiments des expositions. Ses réalisations sur le sol algérien sont
révélatrices de l’intérêt qu’il portait à cet héritage architectural comme la
gare d’Oran, la Medersa de Constantine ou le casino de Biskra.
C’est le cas aussi de l’architecte Émile Marquette, qui fut professeur à
l’École nationale des beaux-arts d’Alger et dont les voyages et les peintures
autour de l’Algérie ont été très utiles. Quant à Jacques Guiauchain – qui a
conçu entre autres des bâtiments publics mais aussi quelques hôtels dans le
Sud algérien – et Charles Montaland, leur vie quotidienne en Algérie a
sûrement enrichi considérablement leurs connaissances. Mais d’autres
architectes n’étaient que de très loin liés à la tradition architecturale
algérienne. Les contraintes des cahiers des charges des expositions les
incitèrent probablement à adopter un style historiciste. Le recours à des
relevés sur papier rapportés d’Algérie était probablement la méthode de
conception. Par exemple, en 1878, Georges Aristide Ruel, désigné par la
ville de Rouen comme concepteur du pavillon algérien durant l’exposition
de 1896, s’était contenté des relevés sur papier des mosquées algéroises.
Emplacement des pavillons de l’Algérie dans
les différentes expositions

L’espace réservé à l’Algérie avant 1867 avait été intégré aux grands
espaces des expositions mais, à partir de 1867, chaque pays eut droit à son
bâtiment spécifique. Dans les deux expositions universelles de Paris
en 1889 et 1900, l’Algérie occupait un espace clé. Divisé en deux parties, le
pavillon d’exposition occupait le côté droit et le village artisanal le côté
gauche. Les deux ailes étaient symétriquement placées par rapport à l’axe
principal de l’exposition qui démarrait de la galerie des Machines, passait
par la tour Eiffel et le Champ-de-Mars, puis traversait le pont d’Iéna pour
finir au palais du Trocadéro.
L’emplacement de l’Algérie était stratégique, à l’image de ce qu’elle
représentait pour l’économie française. La « pacification » de l’Algérie était
achevée, à l’exception des zones sahariennes. En cette fin de siècle, le
processus de colonisation atteignait son apogée. Occupant une place à part
au sein du domaine colonial, l’Algérie était donc souvent située sur des axes
de première importance. À Lyon (1894), le pavillon se trouvait juste en face
de la porte monumentale du parc de la Tête d’Or 6. À Paris (1931), il
donnait accès à la route de ceinture du Lac-Daumesnil.
Le principe qui dominait la conception des pavillons reposait sur
l’introversion spatiale, organisant le bâtiment autour d’un élément central
intérieur assimilé généralement au patio. En prenant comme référence
l’héritage architectural algérien et parfois en le copiant et en le
reproduisant, les architectes s’étaient condamnés, de fait, à le construire.
Cet espace intérieur et central répondait bien aux besoins fonctionnels des
lieux d’exposition. Si le patio était utilisé comme espace de repos,
d’éclairage et bien sûr d’exposition, il permettait aussi aux architectes
d’aménager des galeries couvertes tout autour pour installer les objets à
exposer.
Cette conception fut majoritaire pour les pavillons de l’Algérie, allant
de celui de Paris en 1878 jusqu’en 1937 – à l’exception de celui de
l’exposition de Londres à la White City (1908) où la cour avait été
remplacée par un atrium couvert par une coupole selon notre hypothèse
issue de l’analyse des documents iconographiques. L’éclairage de cet
espace était zénithal, il se faisait par des ouvertures sur les côtés de la
coupole. Les deux autres cas où la cour n’occupait pas le centre de gravité
se trouvaient à Paris (1931 et 1937) : il s’agissait du pavillon de Charles
Montaland réalisé à Paris (1931) et de celui de Jacques Guiauchain. La
complexité volumétrique du pavillon de 1931, ses nombreuses ailes qui se
juxtaposaient réduisaient à néant tout souhait de centralité. Pour des raisons
encore non élucidées, Charles Montaland mit côte à côte, et sans aucune
cohérence, deux pavillons totalement différents afin de représenter
l’Algérie. Cette différence se remarquait sur la façade sud. Le premier, de
conception Art déco, blanc, moderne et épuré, placé à droite d’une
fortification saharienne du Sud algérien, avait un revêtement en torchis.
Quant au pavillon de Jacques Guiauchain de 1937, la petite cour toute en
longueur n’était plus au centre et se résumait à un espace aligné sur
d’autres. L’ensemble était pensé en longueur, parallèlement au cours d’eau
du site d’accueil. La forme de la cour était généralement rectangulaire,
souvent ornée d’une fontaine placée au centre. Seul le pavillon de
l’architecte Albert Ballu, à Paris (1900), possédait, du côté du palais du
Trocadéro, un atrium arrondi sous une verrière.

Référents architecturaux : entre contraintes et mise


en valeur

La présentation d’un pays, comme c’était le cas au travers de ces


expositions, obligeait en général les organisateurs et les concepteurs à
puiser dans les référents architecturaux et culturels des pays invités. La
concentration des différents pays en un lieu limité était considérée comme
un atout d’attraction. L’Algérie se voyait, tout au long de ces
manifestations, représentée par des pavillons dont la conception
s’imprégnait fortement de l’héritage architectural du pays. Les exemples
furent divers. De l’organisation d’ensemble jusqu’aux motifs de décoration,
tout était source d’inspiration. Les différents architectes puisaient ainsi dans
la culture architecturale algérienne.
Certes, la modernité de l’Art déco de Charles Montaland à travers ses
pavillons à Paris (1925, 1931) avait moins de décors d’arabesques, mais
dans les deux cas la composition architecturale de l’ensemble respectait la
tradition déjà établie depuis la seconde moitié du XIXe siècle, à savoir, des
pavillons qui faisaient écho aux mosquées et aux palais algériens. À Paris
(1878) le minaret était une réplique de celui de Mansoura à Tlemcen. En
1889, Albert Ballu, épaulé par Émile Marquette, a puisé dans la tradition
algérienne : les coupoles ressemblaient à celles de la mosquée Djamaa El
Kebir, tout comme les décorations de la porte d’entrée qui était un rappel du
mihrab de la même mosquée. Quant au minaret, il était une copie de celui
de la mosquée Sidi Abderrahmane Et-Thaâlibi à Alger. À Lyon (1894), le
pavillon de 1 536 mètres carrés avait une façade similaire à celle de
l’actuelle résidence du président algérien (Palais d’été du gouvernement).
Le minaret a toujours été un élément de la mosquée dans l’architecture
algérienne et cela depuis des siècles. Il est étonnant de remarquer la
présence quasi constante du minaret à travers les pavillons algériens. Faut-il
lier cette présence à une mode d’époque ? De fait, un coup d’œil
d’ensemble sur les deux grandes expositions de Paris (1889 et 1900) a
révélé une diversité de hauts éléments architectoniques entre tours,
minarets, flèches et observatoires. Le palais du Trocadéro de l’exposition de
1900 en était une démonstration. Il est clair que ces tours et minarets
avaient une utilité durant ces expositions. Éléments de repère dans ce
brouhaha architectural, ils servaient aussi d’espace à visiter afin de
bénéficier d’une vue panoramique. Ajoutons à cela que le minaret est le
symbole de la mosquée, de l’islam, de l’Orient. Il est pour les Européens le
symbole de ce monde réfractaire, énigmatique, inaccessible et source de
curiosité pour les organisateurs et surtout les visiteurs.
Ce mélange, ou cette confusion, entre un élément architectural religieux
et un bâtiment civil qui sert à l’exposition était déjà remarqué en Algérie
comme une nouvelle perception typiquement coloniale. En Algérie, les
minarets étaient implantés sur toute sorte de bâtiments : sur une usine
électrique à Touggourt comme au-dessus d’un casino à Ain Benian. Dans
les différentes expositions, le minaret prenait diverses formes. Il fut une
réplique de référents historiques avec les pavillons de Albert Ballu et une
création avec le pavillon de Bruxelles (1910) où Gustave Umbdenstock finit
par concevoir à la place d’un traditionnel minaret un beffroi au style
oriental. Avec Charles Montaland, le minaret se modernisa en intégrant
l’Art déco. En 1937, Jacques Guiauchain le convertit carrément en phare.
Après cette brève analyse du pavillon algérien, il apparaît clair que
l’architecture proposée était loin d’être avant-gardiste, à l’exception des
constructions Art déco de Charles Montaland. Le style observé était
beaucoup plus historiciste. Au-delà du nombre de participations de
l’Algérie sur les deux continents européen et américain, la tradition
constituait le principe de conception des différents espaces d’exposition. Il
faut noter que si le colonialisme était défendu et positivement exposé tout
au long de ces manifestations, jamais un pavillon algérien n’a présenté
certains styles de conception comme le néoclassique, malgré la présence en
abondance des vestiges romains, résultats des fouilles archéologiques
françaises, à travers les espaces d’exposition. Sachant que le néoclassicisme
fut largement utilisé dans les villes algériennes dès le début de l’occupation
française, cela renforce l’idée commune à travers ces différents pavillons :
celle du pittoresque, du « barbaresque » imaginaire, de l’Orient et surtout de
l’étrange et du curieux.
L’éclectisme architectural très en vogue en Europe en cette fin du
e
XIX siècle est aussi quasi absent dans l’architecture des pavillons. Le

mélange entre le style historique algérien et une modernité européenne ne


fut remarqué qu’à travers une augmentation du nombre d’ouvertures créant
une certaine transparence entre l’intérieur et l’extérieur et affichant ainsi des
façades sur rue assez significatives, véritable nouveauté par rapport à
l’introversion de l’architecture algérienne.
Au début du XXe siècle, l’Art nouveau s’est imposé comme style
bourgeois. Il s’est propagé en Algérie jusqu’aux rives nord du Sahara, mais
aucune trace sur les pavillons à part quelques écriteaux au-dessus de
l’entrée principale du pavillon officiel à l’exposition de Marseille (1906).
Seul l’Art déco a pu détrôner le joug séculaire de la tradition avec la
participation de l’Algérie à l’Exposition internationale des arts décoratifs et
industriels modernes à Paris (1925). Le style à redans avec ses surfaces et
ses formes géométriques a modernisé l’architecture tout en respectant la
morphologie souhaitée et établie déjà depuis plusieurs décennies, à savoir
un bâtiment hybride contenant des éléments religieux et civils. Avec le style
Art déco, le minaret s’est intégré à la modernité du siècle. La céramique
traditionnelle n’a été utilisée que pour renforcer les lignes Art déco des
volumes architecturaux. De la pure réplique de Albert Ballu à l’audacieuse
originalité de Charles Montaland, l’architecture algérienne s’est manifestée
dans l’éphémère et le passager.
Si les pavillons ont affiché une image ancienne et pittoresque de
l’Algérie, ils étaient en revanche construits avec des techniques jugées
modernes à l’époque. Leur durée de vie, calquée sur celle des expositions,
ne dépassait pas quelques mois. Cette caractéristique de l’éphémère les
réduisait à de simples images classées et archivées. Des descriptions,
peintures, photographies ou cartes postales ont immortalisé ces
constructions et sont devenues les seuls témoins d’une architecture
présentée comme symptomatique d’un pays. Or cette architecture censée
représenter l’Algérie a été bâtie en dehors des Algériens pour être présentée
ailleurs.
Ces différents pavillons ont néanmoins une importance historique et
architecturale indéniable. Souvent attribué au gouverneur Charles Jonnart,
le style néo-mauresque a donc des racines plus lointaines qui remontaient à
la seconde moitié du XIXe siècle, date à laquelle l’Algérie a commencé sa
participation dans les expositions européennes. Ces pavillons sont un
laboratoire qui fournit un aperçu des évolutions possibles imaginées à partir
de bâtiments séculaires. Ces expériences architecturales sont aussi une page
du système colonial et de ses mécanismes. Elles permettent de décortiquer
le phénomène colonial, de comprendre son essence et sa perception de
l’Algérie. Ces bâtiments éphémères éclairent aussi sans doute la
confrontation qui eut lieu entre deux univers et dont les effets sont toujours
palpables en Algérie.

1. Ce texte a été publié sous le titre « Le pavillon de l’Algérie à travers les expositions
coloniales, internationales et universelles », Diacronie. Studi di Storia Contemporanea, no 19,
2014.
2. Catherine Hodeir, Michel Pierre, L’Exposition coloniale de 1931, Bruxelles, Complexe,
1991.
3. Christiane Demeulenaere-Douyère (dir.), Exotiques Expositions… Les expositions
universelles et les cultures extra-européennes France, 1855-1937, Paris, Somogy Éditions
d’art/Archives nationales, 2010.
4. Chérif Rahmani, La Croissance urbaine en Algérie, Alger, Office des publications
universitaires, 1982.
5. Nabila Oulebsir, Les Usages du patrimoine. Monuments, musées et politique coloniale en
Algérie (1830-1930), Paris, Maison des sciences de l’homme, 2004.
6. Florence Vidal, « Lyon, 1894. La fête s’invite à l’expo ! », mémoire de master, université
Lyon 2, 2010.
Le cinéma colonial en tant
que genre populaire
Saïd Tamba

En même temps que les frères Lumière procédaient à leur fameuse


projection au mois de décembre 1895, Félix-Louis Regnault, lors de
l’exposition de l’Afrique-Occidentale française au Champ-de-Mars à Paris,
fixait sur la pellicule une femme wolof fabriquant une poterie et réalisait de
la sorte le premier documentaire ethnographique. Cette conjonction de la
science et de l’art intervenait une décennie après la conférence de Berlin qui
consacrait le partage de l’Afrique entre des nations européennes et visait à
en organiser la formalisation juridico-politique.
Cette conjoncture peut paraître anecdotique, mais elle amène à constater
que le « cinéma colonial », depuis ses débuts, imbrique inéluctablement
divertissement, intérêt scientifique et propagande. Que la motivation soit
désintéressée ou commerciale, faire un film sur des environnements sociaux
et culturels « exotiques » entraîne un traitement de l’image assujetti à la
domination 1.

Documenter l’exotisme et promouvoir la civilisation

Moyen scientifique apte à enrichir et ordonner la connaissance, le


cinématographe offre aux opérateurs à peine formés dans les studios
l’occasion de capter des images originales partout dans le monde et
particulièrement dans les nouveaux espaces ouverts par la conquête
coloniale 2. Ce mouvement général d’expansion profite à la nouvelle
invention à un moment où la multiplication des images remplissait déjà
toutes les têtes : la photographie influençait la littérature et la presse, elle
suscitait des débats passionnés dont le cinématographe n’allait pas tarder à
profiter 3. Parce que la puissance de l’idée impériale et sa légitimité, placée
sous le signe de la mission civilisatrice, emportaient l’adhésion et
réduisaient l’histoire extra-européenne à l’état d’épiphénomène, la notion
d’universalisme qui la sous-tend et dont l’homogénéité était fondée sur une
maîtrise culturelle et matérielle incontestée ramenait le monde dominé à des
données contingentes. Dans ces conditions, les films consacrés à la
colonisation n’ont bénéficié que d’un traitement marginal qui a conduit,
d’abord, à les inclure dans l’histoire générale du nouvel art.
Cependant, ce domaine, négligé à cause de l’intérêt tout relatif de sa
filmographie, a continué, malgré un long mutisme, à agiter les imaginations
et conserve une grande puissance de suggestion alors même que le
colonialisme a perdu sa position d’autorité. Ce constat incitait à réexaminer
l’ensemble des rapports qui ont contribué à lier « la réalité de l’image à
l’image de la réalité 4 ». À cet effet, il convenait de dépasser l’impression
d’uniformité qui a affecté rétrospectivement une logique du visible
appréciée à l’aune de sa seule valeur esthétique.
L’expansion de la domination coloniale provoque d’emblée l’envie
d’aller à la découverte de terrains de plus en plus lointains et offre aux
cinéastes et aux savants l’occasion d’assouvir leur curiosité tenace en
matière de « peuplades sauvages ». De ces expéditions périlleuses qui
forcent à braver des contraintes multiples, ils rapportent des « bandes
étonnamment brèves 5 » qui produisent un effet considérable sur les
spectateurs, car elles donnent l’impression de pénétrer « des mondes
lointains offrant pour quelque temps encore, croyait-on, les images
dispersées de sociétés parvenues à différents stades de l’évolution des
espèces 6 ».
La vulgarisation des théories de l’origine et des bases de l’anthropologie
physique et raciologique trouve dans le documentaire le vecteur idéal de
diffusion d’une conception du monde dont le sentiment de supériorité sort
renforcé de la confiance que le visible accorde aux fausses preuves de
l’évolutionnisme. Ce nouveau tour du monde s’engage à un moment où « la
science géographique propose une sorte de fondu enchaîné 7 » ; chaque
métropole favorise la connaissance de sa zone d’influence et encourage des
initiatives de tournage, ce qui provoque un engouement contagieux.
Le cinéma est désormais omniprésent. Les grandes mises en scène du
cinéma italien en plein essor appuient directement l’entreprise coloniale en
Afrique (Libye) en mobilisant, grâce à l’emploi de décors naturels, les
fastes de l’ancienne Rome et les gloires de son empire, comme en
témoignent Antoine et Cléopâtre (1913) de Enrico Guazzoni, La
Destruction de Carthage (1914) de Luigi Maggi ou le « retentissant »
Cabiria (1914) de Piero Fosco (Giovanni Pastrone). Le cinéma est
également de plus en plus attentif aux dynamiques politiques, comme c’est
le cas lors du conflit larvé entre la France et l’Allemagne à propos du
Maroc (1904-1912), cette dernière s’estimant lésée dans le partage de
l’Afrique. C’est ainsi que des opérateurs « précurseurs des cameramen
d’actualités » vont rendre compte des événements dans leurs moindres
détails et que certains vont développer un talent incontestable qui permet de
pointer la nature implacable des procédés d’installation et d’éprouver la
puissance de feu terrifiante déployée dans les rues de Casablanca, saisie en
plans fixes 8.
À côté de ces vastes dispositifs, le documentaire s’attache également à
l’aventure individuelle illustrée de manière privilégiée par les chasses aux
grands fauves qui conjuguent des exigences de précision et d’adresse
communes à la caméra et au fusil 9. Du coup, la structure du récit est
modifiée dans la mesure où la mise en scène des duels animal/homme
produit une identification pleine de suspens. Quoique les face-à-face aient
toujours été moins redoutables qu’il n’y paraît, mais significatifs à coup sûr
des cadres mentaux dans lesquels s’élaborent les sciences de la nature.
Durant la Première Guerre mondiale, l’image acquiert une importance
primordiale car les nations belligérantes recourent à « l’idéologie en
mobilisant l’opinion […] en faisant croire qu’il y avait des valeurs
nationales en jeu 10 » ; dès lors, le cinéma devient explicitement une arme de
propagande dont la fonction consiste à animer la ferveur nationale et à
soutenir les efforts de mobilisation. À cet effet, on multiplie les procédés de
trucage, ce qui a pour conséquence le renforcement de la vigilance des
contrôles étatiques sur la production cinématographique. C’est l’occasion
pour les actualités filmées dont la diffusion croît de rendre compte de la
participation des troupes coloniales sur les divers théâtres d’opération, de
souligner la curiosité qu’elles provoquent, la sympathie qui les accompagne
pour, simultanément, et sans nier leur bravoure, laisser entendre que cet
engagement était sans conteste la marque d’une adhésion au système
impérial 11.
Après le cataclysme, tout change : l’archaïque Empire ottoman
s’effondre, les Alliés procèdent au découpage du Moyen-Orient entre la
Grande-Bretagne et la France suivant des lignes traditionnelles où les
« Britanniques surclassent en éclat et en habileté leurs rivaux », mais
l’Angleterre cesse d’être au centre du système économique mondial et son
cinéma en subit le contrecoup. En Europe, la France prend la relève, et
l’Afrique qui avait été jusque-là sous-représentée à l’écran devient, du fait
de sa proximité – l’Afrique du Nord en particulier –, le lieu de prédilection
de tournages en tous genres.
La IIIe République dépasse ses complexes vis-à-vis de sa voisine
d’outre-Manche et pose le principe que « l’expansion coloniale est une
chose heureuse 12 » : un slogan auquel les cinéastes adhèrent unanimement
et qu’ils vont s’attacher à illustrer. Le regard posé sur l’espace colonial
devient quasi permanent et si, dans les premiers temps, il sacrifie parfois
aux « vérités ethnographiques 13 », il s’en libère pour s’efforcer de traquer la
couleur locale, les productions artisanales, les pratiques culturelles, les
institutions traditionnelles et les modes de comportement. Les points de vue
sont uniformément marqués par la mise en avant de l’altérité. Quant aux
images, qu’elles soient impressionnistes ou scrutatrices, toutes interviennent
sans ambiguïté comme expression de la domination, avec une tendance
fétichiste à soumettre les corps dénudés en Afrique subsaharienne soit à une
sexualisation exacerbée, soit à une mécanisation burlesque, ces deux
attitudes aboutissant, dans la plupart des cas, à la représentation de
spectacles réifiants.
L’exercice était guetté par la répétition et l’usure quand le progrès
accompli par l’industrie automobile – attribut incontesté de la modernité –
jeta les bases d’un accord privilégié avec le cinéma. Grâce aux ressources
financières considérables engagées par la publicité des ventes de voitures, le
cinéma pourra gagner en efficacité : par exemple en privilégiant le montage
qui, en accélérant le rythme du spectacle, va bouleverser la philosophie de
l’espace.
Il s’opère « un resserrement des liens entre territoires ; une unité de
pensée s’affiche qui procure un sentiment de sécurité 14 ». Chaque spectateur
automobiliste éprouve la fierté d’avoir surmonté des dangers terrifiants, ne
serait-ce que par procuration. Les plans consacrés à ces traversées
intercontinentales connaissent d’immenses succès 15, mais ils interviennent
alors que le documentaire amorce un net recul face au cinéma narratif qui
dispose non seulement de moyens financiers importants, mais de conditions
de tournage sans cesse améliorées et plus aptes à « proposer une image
plausible de l’univers 16 ». Ainsi, aux flux coloniaux de la première
décennie du XXe siècle qui avaient procédé par réductions esthétiques, s’en
tenant aux seules « distinctions fondamentales 17 » valables aussi bien sous
le soleil du désert que dans les brumes d’Asie, succèdent des scénarios
complexes dits de la « trahison ». Désormais le septième art était capable de
conter des « histoires de sang, de volupté et de mystère 18 » sans plus avoir à
se contenter d’un Orient réduit à quelques signes.

Les colonies romancées d’outre-mer

Dans sa construction de la réalité extra- européenne, le cinéma a dès


lors tout loisir de s’inspirer des fantasmes de la littérature et de la peinture
néo-orientalistes pour construire une cosmogonie fortement sexuée dans
laquelle domine la production américaine, mais que cinéma américain et
cinéma européen enrichissent l’un et l’autre différemment grâce à la
« magie du cinéma ».
Dans cette tâche, les cinéastes d’outre- Atlantique privilégient les
aventures sentimentales pour mettre en valeur les vertus attractives des stars
qui tiennent les rôles clés, veillant tout à la fois au respect des règles de
bienséance pour mieux glisser quelques images suggestives, et à la linéarité
des récits afin de multiplier les cavalcades dont ils possèdent la maîtrise à
travers le western (George Melford, The Sheik, 1921, avec Rudolph
Valentino ; Jerome Storm, Arabian Love, 1922 ; Rex Ingram, The Arab,
1924 ; Robert et Roland Ensminger, One Stolen Night, 1923 ; Raoul Walsh,
The Lady of the Harem, 1926…).
Le cinéma européen procède, quant à lui, par surcharge ; il multiplie les
péripéties et fait le choix d’appuyer le jeu des acteurs dans l’idée de dresser
des portraits psychologiques à travers l’apparence physique, et peu importe
la vraisemblance pourvu qu’ils soient marqués du sceau de l’altérité : Henry
Roussell, Visages voilés, âmes closes, 1921 ; Luitz-Morat (Maurice Louis
Radiguet), Le Sang d’Allah, 1922 ; Franz Toussaint et Marco de Gastyne
(Marc Henri Benoist), Inch’Allah, 1922 ; Marco de Gastyne, À l’horizon du
Sud, 1924 ; Dimitri Kirsanoff, Sables 1927 ; Alexandre Volkoff,
Shéhérazade, 1928…
En bref, les uns sont guidés par la légèreté d’œuvres qui s’accordent aux
« désirs des spectateurs 19 » et visent une stratégie de conquête des marchés,
tandis que les autres prennent prétexte de l’aventure pour illustrer un projet
et promouvoir une pensée. Ici, le collectif se substitue à l’individuel et l’on
n’a cure de l’« opacité exotique » qui limite l’attrait des productions.
C’est néanmoins une œuvre européenne (française), sans progression
spatiale ni chronologie, qui porte à son apogée l’exotisme au cinéma en
1921 : L’Atlantide de Jacques Feyder (le film est tiré du roman de Pierre
Benoit, prix du roman de l’Académie française, traduit en vingt langues et
vendu à 1,2 million d’exemplaires) – plus précisément – qui s’exprime dans
ce registre et connaît un succès sans précédent dans l’histoire du cinéma.
Certes, Louis Delluc note qu’en l’occurrence « le grand acteur c’est le
sable 20 », voulant pointer l’exagération extrême des éléments décoratifs.
Pourtant, la critique ne s’y trompe pas qui salue « ce cinéma grandiose qui
secoue la défroque et bouscule l’effort américain », et considère d’abord
l’entreprise d’un point de vue commercial et concurrentiel, car L’Atlantide
apportait la preuve qu’un vaste assemblage fantasmatique doublé d’une
esthétisation débridée pouvait mobiliser l’enthousiasme et provoquer l’émoi
des spectateurs mieux que des œuvres machistes et frustes absorbées dans
des démonstrations de force et obnubilées par le contrôle de la circulation
des femmes. Et ce d’autant qu’on pouvait, en effet, à partir d’un royaume
fabuleux, propager des idées et édicter des règles sans déroger au système
et, au contraire, continuer à prôner le rejet de la mixité, sauf si elle
intervient entre mâles conquérants et femmes indigènes. La voie était donc
ouverte à de nouveaux succès pour le cinéma européen : le genre était,
hélas, à bout de souffle.
L’année de la sortie du film de Jacques Feyder, l’insurrection du Rif
(1921-1926) est sur le point d’emporter l’armée espagnole. Les hostilités
s’installent dans la durée et le conflit rencontre un écho de portée
internationale. On peut suivre par le canal des actualités filmées les
changements de stratégie, l’arrivée de nouveaux matériels mécanisés
(avions, chars) et l’accroissement considérable du corps expéditionnaire
franco-espagnol qui assure le succès face à Abdelkrim.
L’image accorde ici, sans conteste, la primauté à l’illustration de la
violence légale et occulte opportunément le renforcement de l’État colonial
et ses manœuvres machiavéliques, ce qui permet aux spectateurs de
communier dans un même élan patriotique. Le schéma convient en tout
point à la mythologie du héros starisé qui s’affiche depuis un certain temps
déjà dans le cinéma narratif, et dont la présence suffit à légitimer la cause
impériale sans avoir à s’interroger sur les mobiles de l’adversaire.
C’est l’occasion pour l’ensemble du cinéma européen de s’employer à
illustrer, de Berlin à Varsovie (Louis Ralph, Flucht in die Fremdenlegion
[Le Légionnaire], 1929 ; Jan de Kuharski [franco-polonais], Ombres sur le
Rif, 1932 ; Vladimir Strizhevsky [émigré russe], Le Sergent X, 1932…),
sans cesse, l’action guerrière coloniale même s’il ne demeure en mémoire
que le film exemplaire de Joseph von Sternberg, Morocco [Cœurs brûlés],
qui « protège le spectateur et constitue une véritable partie de plaisir »
[alors même que la star Marlene Dietrich] est « devenue une image tout
comme Gary Cooper et le Maroc 21 ». « L’idéalisation de la réalité par la
beauté 22 » est un fait acquis et peu importe que la logique du visible s’en
trouve brouillée, car le but poursuivi par les œuvres est de pérenniser les
images glorieuses de la mission civilisatrice.
Avec la sonorisation, le cinéma trouve les moyens de surmonter la
Grande Crise ; il en bénéficie même dans la mesure où l’espace visuel et
sonore qui s’organise retourne et utilise les recettes du théâtre et offre ainsi
la possibilité d’exprimer, aisément, des opinions et des professions de foi.
Cette avancée coïncide avec la tenue de deux manifestations notables à
la gloire de l’Empire français. D’abord la commémoration spectaculaire du
centenaire de la prise d’Alger (1830), illustrée par un film de Jean Renoir,
Le Bled (1929), mais surtout, l’année suivante, l’exposition internationale
de Vincennes qui déplace plusieurs millions de personnes, attirées, entre
autres, par la reconstitution à l’échelle de monuments architecturaux, dont
le Temple d’Angkor Vat – clé de l’exposition – figure l’illustration
majestueuse d’un corps de doctrine 23.
Le documentaire en profite et retrouve momentanément une fonction
éducative qui indique l’intérêt particulier porté à l’Asie à partir de l’adage
selon lequel « il fallait laisser le jardin tel qu’il avait été trouvé ». Ceci
alors même qu’en Extrême-Orient les jeunes élites indigènes 24 s’élèvent
contre des préceptes vidés de leur contenu, en opposition à la réaffirmation
des hiérarchies telles qu’elles sont vantées au cœur même de ces
manifestations.
Le cinéma populaire français était à la veille de connaître son âge d’or
grâce à l’association de « ce que les intellectuels attendaient de la culture et
le grand public du divertissement 25 ». Parmi ces réussites notables,
beaucoup ont l’outre-mer pour cadre et la plupart comme dénominateur
commun de se situer en milieu militaire. Quelques-unes sont construites sur
des expériences concrètes et abordent même directement des théories
officielles qui considèrent que la pénétration coloniale se « justifie parce
qu’elle restitue son droit à la démocratie archaïque 26 ». Il y est fait parfois
allusion, de manière directe, à l’actualité, ce qui peut conduire une censure
très vigilante à agir. Cela étant, la quasi-totalité des films recourt à un
ressort dramatique invariable qui consiste à s’attacher au destin d’individus
en rupture de ban auxquels l’armée offre une seconde chance.
À l’instar du quatrième film en Afrique du Nord de Julien Duvivier, La
Bandera (1935), qui « connaît le triomphe » et s’abandonne avec plus de
brio à la stigmatisation et à l’occultation certes coutumières. Et ce, au point
que : « tout ce qui dans le champ pourrait attirer l’attention vers le hors
champ est atténué de façon à ce que le hors champ [espace des colonisés]
n’acquière pas trop d’importance et surtout ne perturbe pas la
représentation […]. Sachant que, ce qui se donne dans le champ, à savoir
le drame psychologique, [est] l’objet réel du film 27 ». Familier de l’Afrique
du Nord, Julien Duvivier change alors de palette. Il abandonne le bled pour
la ville et la caserne pour la Casbah d’Alger où il situe son histoire
policière : Pépé le Moko (1937) qui « entra dans la légende ».
Le film fut immédiatement comparé à Scarface (1932) d’Howard
Hawks dont il a la virtuosité dans l’enchaînement des plans et peut-être
aussi un même rapport aux lieux clos. Mais ce qui différencie cette œuvre
qui connaît un « succès prodigieux » de la précédente, c’est qu’elle néglige
l’anecdote au bénéfice d’une esthétique singulière où l’usage de l’obscurité
transfigure un quartier paisible, la Casbah, en refuge inexpugnable et
dangereux. Il y a ensuite le long plan – séquence de la descente en plein
jour vers le port qui conduit le hors-la-loi à la mort comme prix de ses
débordements dionysiaques. Et la typologie contrastée entre ruelles
lugubres et sombres de la haute ville et immeubles imposants de la ville
européenne dont la blancheur éclatante éclaire involontairement d’une
lumière crue la ségrégation spatiale qui s’est installée à Alger.
Il y a, enfin, la distribution des personnages utilisés à contre-emploi qui
détonne, sauf si on la situe en parfaite harmonie avec la logique de
reproduction de la société coloniale. Le personnage de l’inspecteur Ali, en
effet, dérange quelles que soient les situations, et agit comme un
avertissement signalant le danger qu’il y a à exacerber les contradictions en
mêlant des indigènes à l’ordonnancement de statuts sociopolitiques figés
dont ils sont exclus ordinairement.

Des années 1930 à l’après-Seconde Guerre mondiale

À ce stade, la tentation est grande de ne plus retenir des années 1930,


comme c’est souvent le cas à l’heure actuelle, que les films issus du cinéma
populiste ; or il est opportun de rappeler qu’en France, à cette date, les films
consacrés à la colonisation sont à ce point quantitativement importants
qu’ils représentent près de 10 % de la production totale. Et c’est donc en
tant que « créateur de réalité 28 » qu’il convient d’envisager des œuvres
dont les éléments constitutifs n’ont cessé d’évoluer dans le sens d’un
« durcissement de l’image 29 » au point que la majorité de la population – les
indigènes – a perdu son pouvoir symbolique pour finir par disparaître des
écrans ou, dans le meilleur des cas, subir une « vision bloquée » qui les nie.
Après la Seconde Guerre mondiale, le cinéma colonial persiste mais
avec la Nouvelle Vague un mouvement de renouveau est né. Et ce sont
précisément ces œuvres, qui pourfendent les invraisemblances de
l’académisme qu’elles font voler en éclats, que la censure saisit et remise
pour plusieurs années (plusieurs dizaines de films sont retenus par la
censure entre 1955 et 1962 : René Vautier, Algérie en flammes ; Jean-Luc
Godard, Le Petit Soldat ; Robert Enrico, La Belle Vie ; Jean Rouch,
Chronique d’un été ; Alain Resnais, Muriel ; Jacques Panijel, Octobre à
Paris ; Chris Marker, Joli Mai).
L’institution visait, par là, à les précipiter dans l’oubli, à empêcher toute
liaison avec le contexte, à étouffer la charge émotionnelle de ce « cinéma
d’écoute ». Elle y réussit, et cette série de films remarquables subit un effet
de décalage mutilant alors que le cinéma entrait dans une phase cruelle de
son histoire. En effet, sitôt les vannes ouvertes, une année après
l’indépendance de l’Algérie, on se rendit compte que plus que « la guerre
[ces films avaient] le remords pour sujet 30 » et que le cinéma d’essai, s’il
opposait la culpabilité à l’exotisme d’évasion, se préoccupait modérément
du plaisir des spectateurs.
Les paradigmes de la Nouvelle Vague étaient plus influencés par le
cinéma que par la vie. Ces œuvres, d’un abord difficile, rencontrent peu
l’adhésion du public. Quant au cinéma militant, que son caractère
documentaire a desservi, il fut, lui aussi, en butte à l’indifférence d’un
public prompt à se débarrasser d’une histoire coloniale qui avait assombri
son horizon pendant sept ans. En cette matière comme en d’autres on eut
hâte de rechercher le divertissement.
1. Ce texte a été préalablement publié sous le titre « Propos sur le cinéma colonial en tant que
genre populaire », L’Homme & la Société, no 175, 2010.
2. Léon Poirier, 24 images à la seconde. Du studio au désert, Tours, Mame, 1953.
3. Maurice-Robert Bataille, Claude Veillot, Caméras sous le soleil, Alger, impr. de V. Heintz,
1956.
4. Youssef Ishaghpour, Le Cinéma, Paris, Flammarion, 1996.
5. Marc-Henri Piault, Anthropologie et cinéma, Paris, Nathan, 2000.
6. Ibid.
7. Julien Gracq, Entretiens, Paris, José Corti, 2002.
8. Félix Mesguich, Tours de manivelle. Souvenirs d’un chasseur d’images, Paris, Grasset,
1933.
9. Francis Lacassin, « Alfred Machin. De la jungle à l’écran », Anthologie du cinéma, no 39,
novembre 1968.
e
10. Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du court XX siècle, Bruxelles,
Complexe/Le Monde diplomatique, 1999 [1994].
11. . Ibid.
12. Jules Ferry, Le Tonkin et la mère patrie. Témoignages et documents, Paris, Victor Havard,
1890.
13. Marc-Henri Piault, op.cit.
14. Guy Gauthier, Le Documentaire, un autre cinéma, Paris, Nathan, 1995.
15. Paul Castelnau, La Première Traversée du Sahara en auto-chenilles, 1923 ; Léon Poirier,
La Croisière noire (1926), in Léon Poirier, 24 images à la seconde, op. cit.
16. Paul Castelnau, op. cit.
17. Youssef Ishaghpour, op. cit.
18. Pierre Boulanger, Le Cinéma colonial, de « L’Atlantide » à « Lawrence d’Arabie », Paris,
Seghers, 1975.
19. Jacques Rancière, « Entretiens », Les Cahiers du cinéma, no 567, avril 2002.
20. Louis Delluc, Le Cinéma et les cinéastes, Paris, Cinémathèque française, 1985.
21. Youssef Ishaghpour, op. cit.
22. Ibid.
23. Catherine Hodeir, Michel Pierre, L’Exposition coloniale de 1931, Bruxelles, Complexe,
1991.
24. Pierre-Richard Féray, Le Viêt-Nam, Paris, Presses universitaires de France, 1990 ; Daniel
Hémery, Hô Chi Minh. De l’Indochine au Vietnam, Paris, Gallimard, 1990.
25. Eric Hobsbawm, op. cit.
26. Abdelkébir Khatibi, Maghreb pluriel, Paris, Denoël, 1983.
27. François Chevaldonné, in Jean Mottet, Introduction à la sémiologie, université d’Alger,
OPU, 1980.
28. Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990.
29. François Chevaldonné, in Jean Mottet, op. cit.
30. Serge Daney, Libération, 18 avril 1989.
Littérature et musique au temps
des colonies
Alain Ruscio

Les écrits coloniaux auraient pu, auraient dû, être les grands ancêtres de
la vogue actuelle si forte pour les romans des « étonnants voyageurs ». Or il
n’en est rien. La littérature coloniale est aujourd’hui bien oubliée, et
lorsqu’elle est encore parfois évoquée, c’est pour conforter sa mauvaise
réputation. En tant que littérature, elle a rarement produit de textes
suffisamment riches pour marquer durablement les lettres françaises.
Encore moins un – ou des – chefs-d’œuvre. Il n’y eut pas de Kipling
français – selon une litanie présente dans toutes les recherches à ce sujet.
Aucun recensement à prétention exhaustive, à notre connaissance, n’a
jamais été tenté, mais le corpus porte sur plusieurs centaines d’ouvrages 1,
mêlant le bon, à défaut du meilleur, et le pire. Même le spécialiste bien
informé découvre encore des titres qui lui étaient inconnus. Du début du
e
XIX siècle jusqu’à l’entre-deux-guerres, une grande quantité d’écrivains
renommés ont ainsi écrit sur les colonies : Victor Hugo, Alphonse Daudet,
Pierre Loti, Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, Jules Verne, Guy de
Maupassant, Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars, André Gide, Henry
de Montherlant, Louis-Ferdinand Céline… Mais aussi d’autres, moins
connus aujourd’hui, qui eurent cependant leur heure de gloire : Claude
Farrère, les frères Jérôme et Jean Tharaud, les frères Paul et Victor
Margueritte, Marius-Ary Leblond, George Groslier, Isabelle Eberhardt,
Louis-Charles Royer, Myriam Harry, Pierre Mac Orlan, Louis-Henri
Boussenard, Louis Noir, Jules Boissière, Robert Randau, Louis Bertrand,
Jean d’Esme, Pierre Mille…
D’ailleurs, le prix Goncourt, créé en 1903, couronne dans ses premières
années plusieurs romans de ce genre. Enfin, une pléiade de petits auteurs,
désormais totalement oubliés, utilisèrent le cadre colonial comme lieu de
rencontres, d’affrontements, de rapprochements de leurs héros… S’il y eut
tant d’auteurs et de lecteurs durant un siècle au moins, la signification
dépasse alors largement l’étude de la littérature. Ce qui importe à l’historien
des mentalités coloniales, c’est d’abord l’impact sociologique du
phénomène.
Pour deux ou trois générations de Français, le roman colonial a été, avec
le cinéma – documentaire ou de fiction –, le moyen privilégié pour
beaucoup d’approcher, de « connaître » même, la réalité de l’implantation
française outre-mer. En un mot, ce fut un vecteur essentiel de l’édification
d’une certaine culture coloniale en France.

Les littératures coloniales…

Dans cette production, on peut distinguer, de façon classique, trois


grandes catégories d’auteurs qui ont rendu le cadre colonial familier pour
nombre de métropolitains : les « autochtones », les « voyageurs » et les
« exotiques ». La première catégorie désigne les écrivains nés à la colonie
ou, à défaut, qui s’en sont longuement et profondément imprégnés. On
imagine difficilement, aujourd’hui, le nombre de colons ou
d’administrateurs désœuvrés qui se découvrirent sous les tropiques des dons
d’écrivain, publiant çà et là de petits ouvrages. La deuxième catégorie, les
« voyageurs », est constituée d’écrivains qui, à un ou plusieurs moments de
leur travail d’écriture, sont allés chercher dans l’outre-mer français une
source d’inspiration… C’est ce genre que Pierre Mille, non sans un certain
mépris, qualifiait de « tourisme colonial ».
Les véritables coloniaux étaient parfois irrités par ces métropolitains
aux idées toutes faites, qui passaient quelques jours, semaines ou mois aux
colonies, puis revenaient en métropole pour y signer des livres à succès. Ce
fut ainsi le cas de l’un des plus célèbres, Alphonse Daudet, qui ne passa que
trois mois en Algérie (décembre 1861-février 1862) avant de publier, dix
ans plus tard, son Tartarin de Tarascon. Vient ensuite toute une série
d’écrivains, les « exotiques », qui ont brodé sur le thème, soit dans la veine
du roman d’aventures 2, soit dans celle de la littérature amoureuse et
grivoise, sans forcément avoir quitté l’Hexagone. Littérature souvent à cent
sous, là aussi, mais fort bien représentée. Pour les puristes, ces deux
dernières catégories étaient a priori tenues en suspicion. Seuls les véritables
coloniaux – entendez, les Français vivant outre-mer – pouvaient écrire avec
quelque véracité sur la réalité de ces régions.
Cependant, de la conquête et des combats de pacification jusqu’à
l’apogée de l’empire colonial, il y eut des variations. Ainsi, avant 1900, les
grands et âpres débats sur le bien-fondé de l’expansion sont encore frais
dans les esprits. La majorité du monde politique, intellectuel, et de l’opinion
a toutefois déjà basculé dans le camp des « pour ». Malgré cela, le travail de
conviction du parti colonial n’a pas encore atteint le tréfonds de la
conscience de chacun. Les écrivains, sédentaires ou voyageurs, qui
prennent pour thème l’empire colonial n’appartiennent pas à de véritables
courants littéraires. L’écriture romanesque n’est alors, le plus souvent, que
le fruit d’initiatives individuelles.
La production de cette première période n’est pas unanime.
L’enthousiasme littéraire n’accompagne pas toujours les succès de
l’implantation française outre-mer. N’est-il pas symptomatique d’ailleurs
que deux romanciers contemporains célèbres, Alphonse Daudet – Tartarin
de Tarascon, 1872 – et Guy de Maupassant – Bel-Ami, 1885 –, aient traité
des colonies, certes sur des tons différents, comme de lieux malsains et
amoraux ? Pour qui lit en effet Tartarin comme un roman colonial et non
comme une galéjade provençale, la dénonciation est féroce : critique du
régime militaire (« les parfums d’Orient se compliquent d’une forte odeur
d’absinthe et de caserne »), du comportement des colons, des mythes créés
par la propagande coloniale. Quant à Maupassant, même si le cœur de
l’intrigue de Bel-Ami se déroule en métropole, le personnage principal, à la
moralité douteuse, est bien un ancien d’Afrique. On se souvient par ailleurs
de la description minutieuse des enrichissements soudains et démesurés liés
aux conquêtes.

Autosatisfaction de l’écriture coloniale


e
À partir du début du XX siècle, et plus encore au lendemain de la
Première Guerre mondiale, on peut considérer que le parti colonial, au
demeurant informel mais bien actif, s’est durablement structuré et qu’il a
conquis l’opinion. La littérature devient alors un des moyens d’expression
de ce mouvement. Non qu’il se soit agi toujours d’ouvrages de commande,
mais le roman colonial répondait à l’air du temps, correspondait à un large
consensus autour des valeurs de l’Empire. En outre, dans le domaine des
arts et des lettres, la littérature coloniale gagne ses lettres de noblesse, et les
années 1920 voient la naissance successive du Grand Prix de littérature
coloniale, du Prix littéraire de l’Algérie, du Prix littéraire de l’Indochine…
Le premier caractère de cette production littéraire est d’avoir été écrit
par des Blancs, à l’intention des Blancs. Il n’y a pas, à quelques exceptions
près 3, de littérature « indigène » à destination des lecteurs français avant
l’ère de la décolonisation. À y réfléchir, il ne pouvait guère en être
autrement. Comment les colonisés, ces « êtres imparfaits », auraient-ils pu
créer des œuvres susceptibles d’émouvoir la « race conquérante » ? Ni
culturellement ni matériellement, les colonisés ne pouvaient avoir accès au
monde de l’édition. L’auraient-ils pu que leurs écrits n’auraient
probablement intéressé, en métropole, qu’une infime minorité d’originaux.
On y retrouve donc, logiquement, divers traits confortant la France
coloniale dans ses convictions.
Ainsi, le dénigrement systématique de nos « protégés » est rémanent.
Les plus grands noms tombent dans le piège du racisme tour à tour agressif
ou paternaliste, voire l’alimentent. Dans les romans de Jules Verne ayant
pour cadre l’Afrique, les mots à connotation négative sur les « nègres » sont
systématiques : « moricauds », « sauvages », « barbares », « brutes », voire
« singes » ou « fauves à face humaine ». Les conquérants n’ont pas affaire à
des entités politiques, mais à des « tribus », des « peuplades féroces ». Des
hommes imparfaits, des demi-animaux, dont le cannibalisme « généralisé »
semble être une preuve inattaquable. Cinq Semaines en ballon, édité en
1863, met ses héros en présence d’une tribu appelée spirituellement
« Nyam-Nyam ». Georges Fourest dépeint quant à lui le bon roi Makoko en
ces termes : « Avec conviction ce potentat savoure/Un bras de son grand-
père et le juge trop cuit » (1909).
Si ces « indigènes » sont chargés de toutes les tares, c’est pour mieux
valoriser l’œuvre civilisatrice de l’Occident, de la chrétienté, des Lumières
et de la France, dépositaire de ces trois héritages. En Afrique du Nord,
Louis Bertrand se fait le chantre de l’époque romaine, seul moment de
prospérité avant l’arrivée des Français : « L’Afrique du Nord, pays sans
unité ethnique, pays de passage et de migrations perpétuelles, est destinée
par sa position géographique à subir l’influence ou l’autorité de l’Occident
latin 4. » Pour lui comme beaucoup d’autres auteurs, heureusement que la
France, protectrice et non dominatrice, est présente car des forces hostiles
s’opposent sourdement à cette présence. La France a beau faire œuvre
humaine, protéger les populations, assurer la paix et la prospérité, elle a
toujours des ennemis, misant sur le réveil des instincts bestiaux, ataviques,
de nos « protégés ». La description d’insurrections « indigènes », toutes
plus sanglantes les unes que les autres, est une constante de la production
romanesque. La littérature coloniale est une littérature de forteresse
assiégée. Aussi les Blancs doivent-ils rester en permanence sur le qui-vive
et être solidaires face à ces dangers pressentis.

L’omniprésence de l’homme blanc,


la gloire du colon

A contrario, le portrait du colon est souvent plein d’admiration. Joue ici


le mythe du peuple neuf, différent de celui de la métropole, plus
dynamique, moins embourgeoisé. En Algérie, les colons s’appellent eux-
mêmes « Algériens », par opposition aux Arabes mais également aux
Européens. « Race brutale, avide, pratique, franche, ayant naturellement en
horreur les sentimentalités européennes et l’idéal classique qui anémient la
France », comme l’écrit Robert Randau 5. Ces hommes-là sont d’une
trempe exceptionnelle : simples, peu bavards, bourrus parfois jusqu’à en
être impénétrables, ils cachent pourtant des âmes sensibles. Ils se savent
investis d’une mission.
L’homme blanc est celui qui mate la nature, comme le héros du
Kilomètre 83 d’Henry Daguerches (1913), histoire d’un officier
administrateur au Cambodge qui poursuivra jusqu’à la limite de ses forces
une tâche pourtant infime dans le grand tableau de la mise en valeur.
L’homme blanc est celui qui montre l’exemple aux « indigènes », car il est
conscient de représenter auprès d’eux une race supérieure. Lorsqu’il n’est
pas bâtisseur, il est aventurier. Les héros de La Voie royale d’André
Malraux (1930) sont des êtres hors du commun. Louis Bertrand, dans son
ouvrage Les Villes d’or (1921), exalte ces vertus. Sous les tropiques,
l’homme blanc est toujours exceptionnel. Le parallèle a souvent été fait
avec le thème nietzschéen du surhomme, et l’on pourrait ajouter, sans
polémique aucune, avec l’idéologie fasciste.
Cependant, si par malheur cet homme blanc abdique sa situation de
maître, s’il accepte, voire demande, un rapprochement trop intime avec les
« indigènes », il se détruit, il devient une épave. Dans quelles
circonstances ? Cherchez la femme… Le vocabulaire s’enrichit à cette
occasion de néologismes ravissants : le Français qui vit avec une femme
« indigène » est, selon les régions, « encongaillé », « bougnoulisé »,
« canaquisé »… Charles Renel écrit en 1923 un roman au titre évocateur, Le
Décivilisé, dont l’action se situe à Madagascar. Mais le « décivilisé » ne fait
pas que se détruire personnellement ; il transgresse également, et même
surtout, la règle élémentaire du pouvoir blanc, le règne de la « race ».
Il existe toutefois une littérature critique, et l’on est même surpris de
constater combien, en ces temps de quasi-unanimité autour des valeurs de
l’Empire, la littérature a produit d’ouvrages de dénonciation – sur la forme
plus que sur le fond, il est vrai. Nombre d’auteurs brossent ainsi des
communautés françaises présentes sous les tropiques des tableaux très
éloignés de l’exaltation de la littérature d’épopée. Même Pierre Loti, qui a
tant fait pour fabriquer les mythes coloniaux, met souvent en situation des
malchanceux, des pauvres bougres, voire des asociaux. Claude Farrère
franchit un pas de plus. Dans un roman de 1905 qui provoqua un véritable
scandale, Les Civilisés (au titre éminemment ironique), il va jusqu’à utiliser
l’expression « fumier humain » pour désigner la colonie française de
Saigon. Il commente : « Aux yeux unanimes de la nation française, les
colonies ont la réputation d’être la dernière ressource et le suprême asile
des déclassés de toutes les classes et des repris de toutes les justices. » Et la
description qu’il fait de cette bonne société est assez effrayante : ce ne sont
que mesquineries, calculs d’intérêts, âpreté au gain, coucheries, luttes de
coteries. Dans les pages africaines du Voyage (1932), Louis-Ferdinand
Céline fait une description d’une cruauté inouïe de ces « petits Blancs »
hypocrites, corrompus, « paludéens, alcooliques, syphilitiques sans doute ».
D’autres prennent encore le contre-pied de la propagande dominante en
utilisant le thème du « décivilisé », mais cette fois pour le louer. La
marginalité tropicale peut permettre de retrouver les origines de l’histoire
humaine, réputées idylliques. Pour Pierre Billotey, elle traduit l’aspiration à
la même « existence sans ambition, sans tracas, sans travaux » que les
« indigènes » du Laos (1930). Attribuer fictivement la parole aux colonisés
constitue un autre procédé limitant l’apologie alors triomphante de la
colonisation. Émile Nolly est l’un des rares à réussir dans ce genre
particulier, avec Hiên le Maboul (1909) et La Barque annamite (1910).
Mais, la plupart du temps, la critique concentre sa dénonciation sur les tares
les plus détestables de la colonisation. Victor Hugo consacre ainsi à la
misère des Algériens quelques vers peu connus. Dans un ouvrage sensible,
La Fête arabe (1912), les frères Tharaud dénoncent aussi les pratiques
occidentales qui dénaturent la société arabe et en ruinent les aspects les plus
nobles.

Un anticolonialisme en sourdine

Ces ouvrages ne sont nullement anticolonialistes. Ils ont davantage


l’ambition d’alerter l’opinion métropolitaine, endormie aux yeux de leurs
auteurs dans un doux optimisme, d’attirer l’attention du pouvoir colonial
sur les nécessités de procéder à des réformes. Il n’empêche que le constat
final est pessimiste. Que faire contre la loi du plus fort ? La nature veut la
mort ou, pour le moins, l’effacement des faibles. Les frères Tharaud
concluent : les « pauvres Arabes généreux, imprévoyants, poétiques »,
seront « nécessairement sacrifiés ». Le colonialisme va dans le sens de
l’Histoire. Il est le progrès, même si on peut parfois le regretter. Les Arabes
devront céder la place, comme l’écrit Maupassant : « Il est indubitable que
cette disparition sera fort utile à l’Algérie, mais il est révoltant qu’elle ait
lieu dans les conditions où elle s’accomplit » (Au soleil, 1884). Limites
d’un certain regard humaniste…
N’y eut-il donc jamais de protestation proprement politique ? Au début
du siècle, Anatole France, dans Sur la pierre blanche (1905), essai
historique de forme romanesque, prend nettement ses distances avec la
colonisation. Non plus seulement avec les méthodes, mais avec le
fondement même du système : « Les colonies sont le fléau des peuples […].
La politique coloniale est la forme la plus récente de la barbarie ou, si vous
aimez mieux, le terme de la civilisation. » Les diverses justifications du
colonialisme sont disséquées : non, il n’y a pas de « races » inférieures, pas
de civilisations inférieures ; la colonisation n’est pas seulement un acte
violent, elle n’est d’aucun apport économique pour la métropole. Pis : elle
risque de déchaîner une guerre des « races ». Pour Anatole France, la
victoire du Japon sur la Russie (1905), alors de brûlante actualité, est le
signe avant-coureur d’un réveil des Jaunes, certes, mais par-delà de tous les
opprimés. Même les « deux cents millions de Noirs africains », alors tenus
en piètre estime, régneront un jour « dans la richesse et la paix sur les lacs
et les grands fleuves ».
Dans l’entre-deux-guerres, cette critique radicale, quoique toujours
minoritaire, s’exprime avec plus de force. Le grand choc de la Première
Guerre mondiale amène les Français à relativiser les affirmations
péremptoires sur la supériorité de la « race blanche ». Les surréalistes
décochent mille et une flèches à la suffisance bourgeoise. Les communistes,
dans les premières années d’existence du Parti communiste français, font
preuve d’un anticolonialisme radical. Louis Aragon, lors de l’Exposition
internationale coloniale de Vincennes (1931), écrit des vers vengeurs : « Il
pleut sur l’Exposition coloniale », à l’image de ceux tirés de Front rouge
saluant une insurrection nationaliste au Viêt-Nam.
En somme, la littérature coloniale a accompagné le mouvement
d’expansion française de par le monde, l’a expliqué, parfois justifié, parfois
contesté. Le plus important à constater pour l’historien est que les Français
contemporains des faits ont été informés de la grandeur, des limites, des
tares du système, avec toutefois une disproportion : les partisans du
colonialisme avaient mille lieux, mille occasions pour s’exprimer. Ses
adversaires, ou ses critiques, étaient marginalisés, et les lecteurs se sont
portés prioritairement vers les ouvrages qui venaient conforter leurs idées.
Or, à cette époque, les Français étaient – dans leur immense majorité –
attachés à l’Empire, et la littérature du « pour » avait évidemment plus
d’impact que la littérature du « contre ».

Quelques notes de musique…

De la même façon, la chanson a de tout temps accompagné les


événements historiques, relayant auprès de la population les faits majeurs et
reflétant par ailleurs un imaginaire en vogue 6. Aussi, de la conquête de
l’Algérie de 1830 à l’Exposition coloniale de 1931, des centaines de
chansons ayant pour thème les colonies ont contribué à répandre et à ancrer
une forme d’exotisme colonial dans la culture française. D’ailleurs, certains
airs sont encore bien connus aujourd’hui : Travadja la moukère, La
Casquette du père Bugeaud, La Petite Tonkinoise, À la cabane Bambou, À
la Martinique, La Fille du bédouin… Certes, ces chansons ont été des
succès parce que les mélodies étaient faciles à retenir et agréables. Mais les
paroles répondaient également à une certaine attente du grand public et sont
donc tout à la fois une manifestation, une reproduction et un relais des idées
reçues du temps, un concentré d’idéologie.
Là encore, trois grandes catégories peuvent être distinguées entre les
textes dits « comiques », les « romantiques » et les « épiques »,
correspondant chacun aux goûts des auditeurs. Dans le mode « comique »
colonial, les procédés les plus faciles ont été utilisés pour faire s’esclaffer
nos aïeux aux dépens des « indigènes ». Prenons la championne toutes
catégories, La Petite Tonkinoise, au destin exceptionnel. Écrite en 1906,
c’est à partir de 1931, lors de sa reprise par Joséphine Baker, qu’elle fait le
tour du monde. Il semble d’ailleurs paradoxal que cette chanson, censée
faire parler une jeune « Tonkinoise », ait été popularisée par une
Américaine noire. Signe supplémentaire de la confusion qui a longtemps
régné dans les esprits et reflet des discours officiels associant les
« indigènes » en un tout que l’esprit populaire a ingéré dans l’idée que,
finalement, les « non-Blancs » se ressemblaient tous peu ou prou.
Mais l’étude des paroles est particulièrement révélatrice des préconçus
et de l’image largement diffusée des populations de la « Plus Grande
France ». Ainsi, la jeune femme est affublée du nom de Mélaoli, qui, s’il
n’a rien de vietnamien, résume parfaitement à quelle fonction première était
destinée la femme colonisée aux yeux des colonisateurs. D’ailleurs,
toujours aussi finement, l’auteur précise : « Peu gourmande/Ell’ne
d’mande/Quand nous mangeons tous les deux/Qu’un’banane, c’est peu
coûteux/Moi, j’y en donne autant qu’ell’veut. » Or, à la fin de la chanson, le
Français quitte la colonie, laissant sans regret sa « Tonkiki », après en avoir
abondamment profité. La Petite Tonkinoise est la glorieuse aînée, mais au
long des décennies il y eut des centaines de chansonnettes ridiculisant les
« indigènes ». Au hasard, cette délicate strophe d’Aristide Bruant dédiée à
une femme noire : « La Noire n’a qu’un seul amant/Qui s’appelle le
Régiment/Et le Régiment le sait bien/La Noire a remplacé le chien. » Ou
une pléiade de titres se moquant des langues de nos « protégés » : La
Chouïa Barka, La Youffa, danse des casbahs, ou utilisant des onomatopées :
Bou-dou-ba-da-bouh Sallafoumal, idylle nègre…
Le deuxième genre, dit « romantique », est certes moins dégradant, mais
n’apporte guère d’informations sur la réalité des régions alors dominées par
la France. Que de clichés dans ces chansons ! Que de cieux d’Orient, de
parfums envoûtants ! Le lieu de prédilection fut alors, et de loin, Tahiti :
« L’île de Tahiti/Se révèle en ses rives d’or/Le paradis avec ses trésors. »
Mais toutes les villes de l’Empire eurent droit à leurs mélodies, relayant
auprès de tous une étrange cartographie coloniale : « Au loin, c’est Tunis la
blanche/En rêve hallucinant/Dans les flots pervenche/Qui va mirant/Son
spectre blanc… », « Sous le ciel du Congo/Quand de là-haut descend la
lune/On voit les p’tits négros… » Que d’amours déchaînées, surtout ! La
chanson coloniale a été le lieu privilégié d’expression de maints fantasmes
de l’homme blanc. Climats chauds, filles de feu… Conquête de terres
supposées vierges, conquête de femmes supposées faciles…
Vient enfin la chanson martiale, militaire, qui a toujours accompagné les
batailles. Dans les colonies, on la retrouve dès la conquête de l’Algérie (une
demi-douzaine de chants sur la capture d’Abdelkader), puis lors des
campagnes du Tonkin, du Maroc, d’Afrique noire…, donnant lieu à une
invraisemblable Marseillaise du Dahomey en 1894.
Des chansons anticolonialistes ? Il y en eut, mais que le ruisseau fut
mince comparé au puissant fleuve de la chanson laudatrice ! Parmi ces
textes, on retrouve toute une série de chansons anarchistes du début du
siècle, mêlant hostilité aux conquêtes coloniales, antimilitarisme et
anticléricalisme, ainsi que des chansons communistes de l’époque de la
guerre du Rif (dont un hymne proclamant fièrement : Le Maroc aux
Marocains !) et quelques chants de marginaux ou d’originaux lors des
grandes festivités des années 1930. C’est, en tout cas pour notre période, à
peu près tout, et c’est donc peu.
La chanson coloniale semble totalement obsolète, ringarde, mais dans
l’implantation et la transmission de l’idéologie raciale et impériale elle a
joué un grand rôle. Pourtant, son étude paraît encore aujourd’hui à certains
sans beaucoup d’intérêt tant elle paraît un genre peu sérieux, mineur 7.

1. Alain Ruscio, Le Credo de l’homme blanc. Regards coloniaux français, XIXe-XXe siècles,
Bruxelles, Complexe, 2002 [1996] ; Alain Ruscio, Amours coloniales. Aventures et fantasmes
exotiques de Claire de Duras à Georges Simenon, Bruxelles, Complexe, 1996.
2. La bibliographie exotico-coloniale de Jules Verne est étoffée, sans compter celles de Louis
Noir ou de Louis Boussenard.
3. La plus célèbre de ces exceptions étant le Batouala de René Maran (1921).
4. La Cina, Paris, Ollendorf, 1901.
5. Robert Randon, Les Colons, Paris, Sansot, 1907.
6. Alain Ruscio, Que la France était belle au temps des colonies. Anthologie de chansons
coloniales et exotiques françaises, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.
7. Ce texte réduit dans son développement est issu de l’ouvrage collectif de Pascal Blanchard,
Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la Révolution
française à nos jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008.
Apprendre l’Empire,
un jeu d’enfants ?
e
(second tiers du XX siècle)
Elizabeth Heath

Bien décidé à promouvoir l’Empire, le ministère français des Colonies


lance dans les années 1920-1930 une campagne publicitaire massive. Les
Français métropolitains sont ainsi exposés à d’autres formes, plus subtiles,
de propagande impériale. Dans les années 1930 par exemple, une série
d’affiches informe les consommateurs français, les mères en particulier, sur
l’importance des produits coloniaux tels que le chocolat, le thé ou les
bananes. Inspirée par des techniques de marketing et une conception de
l’économie domestique modernes, la publicité pour le chocolat réalisée par
le ministère des Colonies associe le texte à l’image pour encourager les
mères à investir leurs modestes ressources dans ce produit colonial 1.
Le texte central rappelle au lecteur que le cacao est l’« un des
principaux produits des colonies françaises ». Quant au récit en images, il
retrace le processus par lequel les « indigènes » extraient les fèves des
cabosses, fèves qui sont ensuite transformées – grâce à la technologie
européenne – en délices pour le palais. Ce récit s’achève sur une scène de
petit déjeuner au cours de laquelle une mère « moderne » verse
affectueusement à son fils un bol de chocolat chaud. Mots et images de
l’affiche incitent ainsi les Françaises à réfléchir simultanément aux
questions nationales, impériales et aux besoins de leur famille. « En
mangeant du chocolat, avec modération », propose l’affiche, « vous
absorberez un puissant reconstituant et vous contribuerez en même temps à
la mise en valeur du magnifique empire colonial français ».
Si l’affiche du ministère concerne à l’évidence la consommation de
chocolat, elle révèle aussi le large éventail de préoccupations sous-jacentes
à la politique et à la publicité coloniales dans l’entre-deux-guerres. Son but
le plus évident est de promouvoir la consommation de chocolat et
l’économie coloniale dans une période de restriction budgétaire 2. En
présentant le chocolat comme un aliment hautement nutritif, l’affiche mêle
aux notions d’hygiène personnelle et de bon goût celle de prospérité
nationale 3. Les objectifs de l’État français ne sont cependant pas seulement
économiques puisque l’affiche s’efforce de définir la maternité moderne
idéale de l’entre-deux-guerres : un mélange d’anciennes vertus domestiques
améliorées par la science, l’industrie et l’Empire. Dans un contexte de
crainte de masculinisation des femmes, de dépopulation et de métissage,
l’affiche esquisse les contours des normes françaises de genre et de
hiérarchie raciale, en situant la famille française au sein d’une famille
coloniale élargie.
En représentant de façon fantaisiste la production de cacao – faisant
abstraction des aspects coercitifs de la domination impériale –, l’affiche de
propagande cherche à créer un ensemble d’associations mentales qui lient la
consommation de chocolat à une famille française idéalisée. Cet article
explore les nouvelles perspectives ouvertes par l’histoire de la culture
matérielle pour comprendre la manière dont l’Empire contribue à diffuser
des normes de comportement au sein des familles françaises durant l’entre-
deux-guerres. Et ce, en se penchant sur les supports éphémères associés au
cacao français colonial et en analysant la manière dont ces objets
contribuent à transformer les enfants de métropole en sujets genrés et
impériaux, prêts à assumer leurs futurs rôles au sein de la nation et de
l’Empire.
En impliquant l’enfant-consommateur dans une série d’activités et de
jeux d’invention, en l’invitant à fantasmer sur la vie et les exploits aux
colonies, ces objets offrent une éducation coloniale. L’Empire pénètre dans
les foyers par le biais des produits éphémères liés à la colonisation qui
contribuent à coder certains actes de la vie quotidienne et à les situer dans
un ordre impérial construit sur des distinctions de genre et de « race ». La
culture matérielle offre ainsi la possibilité de plonger dans l’imaginaire de
garçons et de filles de métropole occupés à pratiquer, adopter et interpréter
leurs futurs rôles d’hommes et de femmes au sein d’un vaste empire
français, de la « Plus Grande France ». Elle offre un moyen inédit
d’examiner le rôle joué par l’Empire dans la construction du genre dans la
France de l’entre-deux-guerres.

Vendre du chocolat aux petits Français

Les enfants occupent une place cruciale dans le projet de promotion des
produits coloniaux comme le cacao et de valorisation de l’ordre impérial
conçu dans l’entre-deux-guerres par le ministère français des Colonies.
Cette idée émerge en fait avec la Première Guerre mondiale, qui a
profondément affecté la société métropolitaine et ses relations avec les
colonies. Pendant la guerre, les troupes et les travailleurs coloniaux ont joué
un rôle essentiel dans la protection et la défense de la France.
Après l’armistice, l’importance de l’Empire augmente encore. Soucieux
de stimuler l’économie nationale, le gouvernement français s’efforce aussi
de faire en sorte que l’Empire soit productif, utile aux consommateurs et
aux industries métropolitaines. Les denrées alimentaires jouent un rôle
essentiel dans cette entreprise. Les agents coloniaux encouragent la
production de cultures de base comme le riz, le tapioca, ou le manioc tandis
que les lobbys débattent des moyens de compléter la composition du régime
alimentaire français avec des produits coloniaux tels que le riz ou le
manioc 4.
Le ministère s’associe alors avec des producteurs coloniaux, des agents
commerciaux et des groupes professionnels pour augmenter la
consommation ménagère du café, du thé, du chocolat et des bananes. Car
les Français métropolitains, hommes et femmes, rejettent encore beaucoup
de ces aliments « exotiques ». Pourtant un petit nombre de ces produits,
comme le chocolat, sont depuis longtemps disponibles en métropole. Au
début du XXe siècle, ces articles sont régulièrement servis en complément au
régime alimentaire français, mais sans pour autant être totalement acceptés
comme de la « vraie » nourriture française 5. Les efforts officiels visent donc
à mieux les intégrer dans les habitudes culinaires des Français de
métropole.
Par ailleurs, le ministère a lancé, juste avant la Première Guerre
mondiale, une grande campagne pour promouvoir la production de cacao en
Côte-d’Ivoire – campagne dont il attend les retombées. Or le boom mondial
de la production dans les années 1920 et 1930 entraîne un effondrement du
marché global du cacao. Le ministère entend alors contrecarrer la crise et
protéger l’économie coloniale ainsi que l’industrie chocolatière
métropolitaine. Les mesures prises s’intensifient à la fin des années 1930.
En août 1938, le ministère fonde le Comité de propagande pour les
cacaos originaires des colonies françaises, financé par une taxe spéciale
prélevée sur le produit. Les membres du comité sont des producteurs et des
importateurs de cacao ainsi que des industriels métropolitains spécialisés
dans la fabrication du chocolat. Grâce au budget du comité, le ministère
finance la publicité dans les journaux parisiens et régionaux, dans les foires
et les expositions, diffuse des annonces à la radio et réalise même des
documentaires à destination des écoles – toutes ces initiatives étant conçues
comme parties prenantes d’un plus vaste projet colonial de soutien aux
ventes de chocolat. L’affiche du ministère des Colonies sur le cacao a sans
doute été produite dans le cadre de cette campagne publicitaire, puis
diffusée avec d’autres affiches sur le thé ou les bananes, dans des foires
locales et les expositions coloniales. D’autres formes de publicité, comme
les annonces publiées dans Paris-Soir, donnent une meilleure idée de leur
distribution et de leur impact, quoique, là aussi, l’intérêt des lecteurs ou
l’effet persuasif de la publicité restent difficiles à apprécier. Le comité a
pour but d’« atteindre une masse très importante de consommateurs et
surtout d’éveiller chez l’enfant le goût du chocolat », ce qui, estime-t-on,
doit « attirer l’attention des parents et surtout des mères de famille sur ce
produit national ». Il a même été envisagé de mettre du chocolat au menu
du goûter quotidien des écoles. À long terme, le comité a pour ambition
d’« implanter la notion d’Empire dans l’âme française ».
Des produits publicitaires diffusés par des acteurs privés complètent la
propagande officielle du ministère. Tout autant que l’État français, les
fabricants de chocolat souhaitent encourager la consommation de masse de
produits dérivés du cacao et ont créé un large éventail de matériel
promotionnel pour s’attirer des consommateurs. Cartes publicitaires,
affiches, jeux, jouets en papier, vignettes à coller et albums de vignettes
accompagnent les produits à leur sortie d’usine et pénètrent dans les foyers.
Même si la référence aux colonies n’est pas systématique, un pourcentage
considérable s’inspire de ce thème pour promouvoir la consommation de
chocolat. Ce matériel promotionnel insère les enfants dans une culture de la
consommation à l’échelle impériale. Il leur apprend leur futur rôle
d’homme ou de femme blancs métropolitains.
L’État perçoit les enfants comme de futurs parents, quand les
commerciaux les voient comme de futurs consommateurs. Pour les séduire,
tous créent des objets distrayants et éducatifs, en majorité éphémères. Les
jeux et les jouets sont faits de papier léger que l’on peut utiliser jusqu’à ce
qu’ils soient mis en pièces, déchirés ou décolorés. Les cartes publicitaires et
les couvertures d’albums sont plus durables, tout en étant, elles aussi,
jetables. Les enfants pouvaient bien sûr interpréter ces objets différemment
– peut-être les voyaient-ils comme de véritables trésors –, mais ils
finissaient, eux aussi, par comprendre leurs limites matérielles. Les objets
les plus expressifs et les plus durables sont probablement les albums de
vignettes que les enfants achètent par correspondance et qui représentent,
eux, un investissement en temps et en argent.
Ces objets sont en général impressionnants, visuellement parlant.
Certains historiens ont bien analysé ce qu’un matériel similaire reflète de la
pensée raciale en France 6. Car il ne s’agit pas d’images sur lesquelles on
jette un rapide coup d’œil, mais d’un matériel conçu pour inviter les enfants
à agir concrètement et les préparer à assumer leur rôle de soldat,
d’explorateur, d’agent commercial, de mère, de ménagère et, bien sûr, de
consommateur de chocolat. Sous cet angle, les objets ne se bornent
manifestement pas à exprimer une simple nostalgie pour l’ordre idéalisé
d’avant guerre ou à servir d’appât commercial astucieux ; ils sont au
contraire des éléments qui participent activement à l’édification d’une
culture qui place la famille française au cœur d’un vaste ensemble impérial.

Jeux, jouets et imaginaire impérial

Parmi les « éphémères coloniaux » nous pouvons prendre quelques


exemples comme les albums de vignettes à coller, dioramas en papier ou
jeux de société. Les enfants manipulent ces objets de plusieurs façons : en
collectionnant et organisant les vignettes et les cartes ; en découpant et
arrangeant les figures ; en échangeant et négociant les pièces d’un jeu de
société. Chaque objet les incite à entreprendre une série d’actions liées au
projet colonial et les invite à imaginer l’Empire et la place qu’eux-mêmes
occupent en son sein. L’Empire pénètre de la sorte dans les consciences au
quotidien. Mais loin de n’être qu’un jeu d’enfants qu’on abandonne en
grandissant, ce monde imaginaire s’apparente plutôt au fondement d’un
nouvel ordre impérial. En invitant l’enfant à participer à l’imaginaire du
colonialisme français, les pièces du jeu visent à susciter tout un ensemble
d’actions et de pensées qui naturalisent des normes conceptuelles sur la
race, le genre et l’ordre impérial ; il crée également de futurs
consommateurs.
Il en est ainsi de l’album de vignettes produit dans les années 1930 par
Cémoi, la compagnie chocolatière basée en Suisse. Épouser les intérêts
français est logique pour cette compagnie qui se rend bien compte
qu’afficher les origines françaises de son chocolat est une manière
d’accroître ses ventes sur un marché en plein essor. Fabriqué en papier
solide et pourvu d’une couverture rigide, l’album est conçu pour durer.
Comme on ne trouve ces vignettes que dans les barres de chocolat et que le
carnet doit être acheté par correspondance, cette activité exige de la part de
l’enfant – ou de sa famille – de l’argent et de l’implication. Une fois les
éléments réunis, l’enfant doit coller les vignettes dans l’album pour
compléter le récit proposé sur l’Afrique-Équatoriale française, ses habitants
et ses ressources. Le processus par lequel on collectionne, met de côté, trie,
classe et associe les vignettes avec chaque région, peuple et ressources de
l’Empire est une activité qui conduit à reproduire les rouages de
l’administration coloniale.
L’échange est un thème central dans l’album Cémoi. La couverture du
carnet représente deux enfants métropolitains, assis à califourchon sur une
autruche, en train d’offrir une barre de chocolat et de la poudre pour un
chocolat chaud à une famille africaine débordante de joie. Il s’agit
cependant, comme la couverture en témoigne, d’une relation sociale
manifestement hiérarchisée. Les objets que tiennent les enfants définissent
leur statut supérieur dans l’ordre colonial. Tous deux ont en main du
chocolat sous forme de produit fini et sont habillés avec élégance et équipés
de sacoches où ranger leurs marchandises. Le garçon porte même un
casque, symbole essentiel de l’autorité coloniale. La famille africaine en
revanche ne possède pas grand-chose, à part des vêtements et une case. Les
vignettes de l’album renforcent les distinctions de genre, une fois de plus
par association avec des biens de consommation.
Les hommes sont représentés comme « productifs », dans le sens où ils
fournissent des produits aux consommateurs métropolitains. Les vignettes
représentent les « indigènes » en coupeurs de bois, chasseurs de crocodiles,
de lions, d’éléphants ; travailleurs sur les plantations de cacao ; tisseurs, etc.
Les femmes, à l’inverse, sont associées à des styles de coiffure élaborés, à
la garde des enfants et à une économie ménagère « primitive » – elles
travaillent donc elles aussi, mais à des tâches qui ne génèrent pas
immédiatement du profit ou des produits coloniaux. En somme, à l’intérieur
de cet album, ce sont les objets et les formes de travail qui distinguent la
population, ceux-ci norment leurs actions et établissent la hiérarchie sociale,
raciale et de genre qui convient.
Autre article de propagande, le Jeu des échanges France-colonies,
produit en 1941 par l’Office de publicité et d’impression, ne laisse rien
transparaître de la turbulence du régime de Vichy. De ce jeu émane plutôt
une impression de normalité qui laisse à penser que l’Empire a de nouveau
une influence stabilisatrice, en dépit des bouleversements de la guerre. Dans
l’ombre de la défaite, les jeunes Français peuvent toujours imaginer un
monde où affirmer leur autorité, leur pouvoir, tout en servant la nation et en
la faisant prospérer. Le jeu est relativement simple : chaque joueur
développe « ses » colonies et en exporte les produits vers la métropole. Le
premier à accomplir cette tâche jusqu’au bout et à se débarrasser de ses
jetons est le gagnant. Comme dans la réalité, le développement des colonies
demande du temps et de la patience. Chaque joueur doit acquérir des
drapeaux et des bateaux, puis échanger des pièces avec les autres
participants. Dans ce jeu fondé sur l’échange, les règles mettent l’accent sur
le fait que le développement colonial va bien au-delà de la simple
exploitation économique. Avant qu’une colonie puisse être considérée
comme établie, le joueur doit planter un petit drapeau associé à des
hôpitaux, des écoles, des missions et autres infrastructures modernes. Ce
n’est qu’une fois « civilisée » et productive que la colonie peut passer pour
véritablement « développée ».
Comme le processus colonial lui-même, la progression dans le jeu est
pleine de dangers. La paresse, la maladie, l’intempérance – trois des cases
d’angle qui font perdre du temps et des jetons – représentent des menaces.
Au contraire, la compétence, la frugalité, la science et la culture – en bref,
les qualités associées à une civilité éclairée, rationnelle et bourgeoise –
mènent au succès.
En invitant la jeunesse française à revendiquer, construire et exploiter
rationnellement les colonies, le jeu n’encourage pas seulement les joueurs à
fantasmer sur la mission coloniale française, mais exige en fait qu’ils
mettent en scène le processus d’expansion impériale et les renseigne sur les
rouages du système. Au fond, il laisse entendre que le colonialisme est le
produit d’une série d’échanges entre les peuples ; la France fournit
l’infrastructure, les institutions modernes et le développement économique
en échange de matières premières et de marchandises exotiques. Il met
explicitement en valeur les ressources de l’Empire – que ce soient des
produits exotiques ou des denrées modernes essentielles comme le café, le
chocolat et le caoutchouc. Il informe de la sorte les joueurs sur l’origine des
denrées qui s’empilent dans leurs foyers et sur leurs tables. En s’imaginant
comme fonctionnaire colonial, l’enfant apprend à gérer l’Empire, amasse
une fortune pour la nation et se prémunit aussi contre les problèmes
coloniaux tels que la paresse ou les maladies des « indigènes ». En bref, le
jeu apprend aux jeunes joueurs à adopter le rôle de l’administrateur
colonial.
Le jeu définit clairement le colonialisme comme un travail masculin.
Même si les règles ne font aucune référence au genre des joueurs, tous ceux
qui sont dépeints – officiers coloniaux blancs, domestiques et travailleurs
« indigènes » – sont des hommes : ainsi les actions des joueurs sont-elles
codées comme masculines. En représentant les échanges commerciaux, le
développement et l’échange comme des entreprises explicitement
masculines, le jeu « genre » les activités coloniales. Le rôle du
fonctionnaire colonial est d’assurer le développement tout en se
prémunissant contre les excès – l’intempérance et la paresse, par exemple –
associés à l’espace colonial. Chaque cas montre que les « indigènes »
contribuent à ces formes de laxisme moral.
Le jeu établit donc une hiérarchie très claire entre la vraie masculinité
blanche, soucieuse de développement, de civilisation et d’exploitation
économique rationnelle, et le comportement « indigène » qui affaiblit la
détermination de la métropole. Au cours d’une partie, les joueurs
apprennent à adopter des comportements – ainsi que la hiérarchie sociale et
raciale – qui garantissent la prospérité, la productivité et la capacité de
l’Empire à aider la France à traverser la guerre. Les produits éphémères
coloniaux ont fait pénétrer l’Empire – en le naturalisant – dans les foyers et
les jardins d’enfants. En outre, ces objets ont contribué à donner aux actions
et aux activités quotidiennes un caractère genré, et une signification à la
gestion et à la prospérité de la famille impériale. En manipulant ces objets,
garçons et filles apprenaient à se comporter en hommes et femmes de
métropole.
Les historiens ont longtemps débattu de l’importance de l’Empire pour
les populations métropolitaines. La culture matérielle ouvre de nouvelles
voies. En effet, quand on analyse les objets culturels en tant qu’éléments
constitutifs d’un ordre social impérial plutôt que comme le reflet de l’intérêt
et de l’enthousiasme populaires, on peut sortir du vieux débat opposant les
« minimalistes », qui considèrent l’Empire comme relativement peu
important pour la métropole, aux « maximalistes » pour qui l’Empire a joué
un rôle fondamental dans la vie métropolitaine, une idée renforcée par la
présence constante de la propagande, d’expositions et d’autres
manifestations de soutien à l’idée coloniale 7. Pour les historiens, l’étude de
la culture matérielle donne les moyens d’explorer la manière dont l’Empire
a contribué à la mise en place de structures sociales et de normes en
métropole, au quotidien et presque inconsciemment.
Les objets coloniaux comme l’album de vignettes, le diorama, le jeu de
société et l’affiche attirent leurs utilisateurs – les enfants, en l’occurrence –
à l’intérieur d’un réseau social plus vaste, qui relie les producteurs
coloniaux aux consommateurs métropolitains. Comme tous les objets
matériels, ces jouets sont des « agents actifs » qui invitent, voire
contraignent les enfants à un mode d’utilisation spécifique et assignent un
sens social à ces activités contribuant, ce faisant, à forger des normes de
masculinité et de féminité 8. Ces structures de pensée, initialement formées
par des jeux de rôle et d’imagination, servent d’assise cognitive à l’identité
impériale, avec certains rôles assignés aux hommes et aux femmes de
métropole, d’autres à leurs doubles aux colonies. Le colonialisme est
manifestement le pivot autour duquel tournent les notions de genre, de
masculinité, de féminité ainsi que les autres catégories sociales de base qui
structurent la nation impériale française de l’entre-deux-guerres.
Si la culture matérielle est reconnue comme une source légitime, les
historiens du genre y gagneront de nouvelles perspectives pour explorer la
complexité des modes sur lesquels l’Empire et la race ont formulé les
notions métropolitaines de genre, de famille, de nation 9.

1. Ce texte est issu dans sa version intégrale de « Apprendre l’Empire, un jeu d’enfants ? »,
Clio. Femmes, Genre, Histoire [en ligne], no 40, 2014.
2. David Groff, « Carrots, Sticks and Cocoa Pods : African and administrative Initiatives in
the Spread of Cocoa Cultivation, Assikasso, Ivory Coast, 1908-1920 », International Journal
of African Historical Studies, volume 20, no 3, 1987.
3. Robert Frost, « Machine liberation : Investing Housewives and Home Appliances in
Interwar France », French Historical Studies, volume 18, no 1, 1993.
4. Erica Peters, « Indigestible Indochina : Attempts to Introduce Vietnamese Food into France
in the Inter-War Period », in Martin Evans (dir.), Empire and Culture : the French Experience,
1930-1940, New York, Palgrave, 2004.
5. Susan Terrio, Crafting the Culture and History of French Chocolate, Berkeley, University
of California Press, 2000.
6. Jean Garrigues, Banania. Histoire d’une passion française, Paris, Du May, 1991 ;
Raymond Bachollet et al., Négripub. L’image des Noirs dans la publicité, Paris, Somogy,
1992 ; Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Laurent Gervereau (dir.), Images et colonies.
Iconographie et propagande coloniale sur l’Afrique française de 1880 à 1962, Paris,
Achac/BDIC, 1993 ; Petrine Archer-Straw, Negrophilia : Avant-Garde Paris and Black
Culture in the 1920s, Londres, Thames & Hudson, 2000.
7. Tony Chafer, Amanda Sackur, Promoting the Colonial Idea : Propaganda and Visions of
Empire in France, New York, Palgrave, 2002 ; Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Nicolas
Bancel, Alain Mabanckou, Dominic Thomas, Colonisation et propagande. Le pouvoir de
l’image, Paris, Le Cherche-Midi, 2022.
8. Michelle Rosaldo, « The Use and Abuse of Anthropology : Reflections on Feminism and
Cross-Cultural Understanding », Signs, volume 5, n° 3, 1980 ; Kathleen Canning, Gender
History in Practice : Historical Perspectives on Bodies, Class and Citizenship, Ithaca, Cornell
University Press, 2006.
9. Frances Gouda, Julia Clancy-Smith, Domesticating the Empire : Race, Gender and Family
Life in French and Dutch Colonialism, Charlottesville, University Press of Virginia, 1998 ;
Catherine Hall, Sonya Rose (dir.), At Home with the Empire : Metropolitan Culture and the
Imperial Word, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
L’école et les colonies
Gilles Manceron

Au lendemain d’une guerre qui avait provoqué la perte de deux


provinces et dans le contexte d’une Europe où s’affirmaient partout les
nationalités, l’école avait avant tout pour rôle de développer le sentiment
patriotique, en faisant appel moins aux acquis complexes de l’histoire
universitaire qu’à la construction d’une légende. Comme l’écrivait Ernest
Lavisse dans l’article « Histoire » de son Dictionnaire pédagogique :
« Faisons-leur aimer nos ancêtres les Gaulois et les forêts des druides,
Charles Martel à Poitiers, Roland à Roncevaux, Jeanne d’Arc, Bayard, tous
nos héros du passé, même enveloppés de légendes. » Dans cette exaltation
programmée de la patrie, la valorisation de l’expansion coloniale occupait
une place de choix 1.
On pouvait lire, par exemple, dans un manuel de géographie de 1913
destiné aux futurs instituteurs, les « indications pédagogiques » suivantes :
« Nous tenons à insister dès maintenant sur la nécessité de faire, dans
l’enseignement géographique élémentaire, une large place à l’étude de
notre empire colonial. Les colonies jouent d’ores et déjà et joueront de plus
en plus un rôle considérable dans la vie économique du pays ; il importe
donc que les petits Français connaissent les ressources des terres immenses
sur lesquelles flotte notre drapeau. Il faut donc qu’ils sachent les conditions
de vie, les chances de succès, mais aussi les risques à courir pour le colon
dans nos principales possessions. L’école pourra ainsi fortifier les
vocations coloniales justifiées, mais en même temps décourager – cela
n’importe pas moins – les engouements irraisonnés 2. » Texte
caractéristique, où on remarque l’usage, à trois reprises, des possessifs
« notre » et « nos », destinés à donner l’impression aux élèves qu’ils sont
personnellement détenteurs des territoires coloniaux et concernés par leur
avenir.

Modeler l’esprit des écoliers

Les textes et plus encore les images des manuels scolaires de la IIIe
République ont ainsi modelé l’esprit de plusieurs générations d’écoliers.
Les livres scolaires (où les apprentissages de la langue, de l’« histoire de
France » et de la morale sont des éléments partout présents quelles que
soient les matières, et profondément entremêlés) sont tous chargés, à partir
des années 1880, de diffuser le même message patriotique et colonial.
Qu’ils soient destinés aux écoles laïques ou aux écoles religieuses, tous
mettent en avant l’œuvre « civilisatrice » de la France. Et, dans ce projet
explicite de façonnement des esprits, la visée prospective est avouée.
Nombreuses sont ainsi les occurrences du futur et les descriptions
prophétiques de l’avenir à construire : « L’Algérie sera une de nos plus
précieuses ressources dans l’avenir », peut-on lire par exemple dans un
livre de géographie 3.
De ce point de vue, plus encore que les manuels d’histoire et de
géographie, ce sont probablement les livres de lecture qui ont eu l’action la
plus durable et la plus efficace. Les exemples les plus symptomatiques sont
ceux des deux livres de lecture qui ont été utilisés l’un et l’autre pendant
près d’un siècle dans les écoles, avec de nombreuses rééditions. Ainsi Petit-
Jean, de Charles Jeannel, publié en 1846 et diffusé jusque dans les années
1930, livre de lecture presque officiel sous le Second Empire, a ensuite
prolongé sa carrière pendant toute la IIIe République dans les écoles
catholiques.
De même, Le Tour de la France par deux enfants, de G. Bruno, publié
pour la première fois en 1877 à partir d’une première version de 1871,
connut de nombreuses rééditions. Dans ces deux livres, où deux orphelins,
Louise et Petit-Jean dans le premier, Julien et André dans le second, font
l’apprentissage de la vie (les premiers en écoutant dans leur village le père
Maurice, un marin à la retraite, les seconds par une découverte personnelle
lors d’un périple à travers la France), les colonies et en particulier l’Algérie
sont présentes.

Orienter l’esprit et justifier l’acte de conquête

C’est surtout le cas dans Petit-Jean 4 de Charles Jeannel, qui a été publié
pour la première fois en 1846 et repris dans une deuxième version en 1853,
après l’avènement du Second Empire, aux éditions Delagrave, qui le
réimprimeront 29 fois jusqu’en 1874. Une troisième version paraît en 1879,
adaptée à la République, qui sera rééditée quatre fois jusqu’en 1884, où,
sans plus d’allusion à la Révolution et à Napoléon, le livre connaîtra encore
19 éditions jusqu’en 1930. Dans ce livre où les références à la France
d’avant 1789 sont omniprésentes, les allusions sont d’abord indirectes, par
le truchement de l’histoire des Sarrasins et des croisades, à laquelle trois
chapitres sont consacrés. La figure de Saint Louis y fait écho aux exploits
récents en Algérie du fils du roi Louis-Philippe, le duc d’Aumale, dont la
fameuse prise de la smala d’Abd el-Kader puis la mise en captivité de ce
dernier sont précisément contemporaines de l’écriture du livre et de sa
première édition.
L’allégorie historique est soulignée par le fait que le récit de la croisade
de Saint Louis par le père Maurice, d’abord prolongé par celui de la
campagne de Bonaparte en Égypte – « Il n’y a pas encore cinquante ans
qu’un Français, comme il n’y en a jamais eu de plus étonnant, nommé
Napoléon Bonaparte, attaqua l’Égypte avec une petite armée de braves et
remporta sur les musulmans, au pied même des Pyramides, des victoires
prodigieuses » –, se termine par l’annonce de ses propres souvenirs de la
conquête d’Alger en 1830 : « Trente ans après, les Français ont entièrement
détruit, en Afrique, un royaume de mahométans […] moi-même j’ai fait la
guerre contre eux […] et j’ai tiré des coups de canon contre la ville d’Alger,
qui était autrefois une ville mahométane et qui est maintenant une ville
chrétienne et française. »
Le livre consacre en effet à la prise d’Alger, 180 pages plus loin, deux
chapitres. Située dans le cadre d’un affrontement intemporel, la conquête de
1830 s’inscrit dans une longue suite d’expéditions punitives : « L’empereur
Charles Quint […] conduisit lui-même contre la ville d’Alger une grande
flotte et une nombreuse armée qui furent entièrement détruites. […]
Louis XIV envoya deux fois des flottes puissantes […]. » Faisant abstraction
de la chronologie, le débarquement de Sidi-Ferruch est justifié par les
activités corsaires en Méditerranée et les razzias – faits bien réels… mais
qui remontent à plus d’un siècle auparavant : « Au lieu de cultiver la terre et
de travailler pour vivre, ils montaient bien armés sur de légers vaisseaux,
construits exprès pour aller vite, et poursuivaient ou guettaient au passage
les vaisseaux marchands des chrétiens. Ils se jetaient impétueusement sur
des gens sans défense, égorgeaient ceux qui voulaient résister, garrottaient
les autres, pillaient l’argent et les marchandises, et s’en retournaient en
Afrique avec leurs prisonniers. Là, on tourmentait ces malheureux pour les
obliger à abandonner la religion de Jésus-Christ, et, s’ils résistaient, on les
vendait comme esclaves […]. »
Ces actes barbares dont la date est passée sous silence sont là pour
justifier un droit de conquête : « Avant que la poussière fût dissipée, nos
soldats avaient escaladé les remparts ; […] et le drapeau de la France,
paisible et radieux, flottait victorieusement au-dessus des ruines. Le repaire
des brigands était détruit. » Ce récit, qui suscite enthousiasme et
identification de la part de Petit-Jean, annonce un autre prolongement, car le
père Maurice dit à l’enfant qu’il est probablement appelé, lui aussi, à
combattre un jour en Algérie : « Le pays d’Alger, autrefois inhospitalier et
barbare, est devenu comme un prolongement de la France, où vous irez
peut-être bientôt vous battre à votre tour pour défendre, contre un peuple
cruel et sans foi, la cause de la religion, des lois et de l’humanité. »
La prédiction se réalise puisque le dernier chapitre est voué aux exploits
héroïques de Petit-Jean devenu jeune homme et soldat en Algérie. Sergent
dans l’infanterie, il s’illustre à son tour par un exploit : il sauve la vie de son
colonel, menacé par des Arabes sanguinaires. « Six Arabes embusqués
derrière un épais buisson l’avaient blessé d’un coup de feu. Il avait tué
celui qui, le croyant mort, s’était approché pour lui couper la tête, mais les
cinq autres approchaient pour l’égorger. Petit-Jean fond sur eux ; il fait si
bien manœuvrer sa baïonnette que presque du même coup il crève un œil à
l’un d’eux et en perce un autre de part en part. Le colonel, retrouvant un de
ses pistolets chargé, casse la tête à un troisième. Les deux autres s’enfuient,
et Jean en abattit encore un d’un coup de fusil. »
Mis dans la même position par la lecture de ce livre que Petit-Jean face
au père Maurice, les jeunes écoliers vibreront ainsi aux mêmes récits
poignants et recevront les mêmes prophéties que Petit-Jean sur les combats
qu’ils seront peut-être amenés à mener plus tard. D’autant que la scène
finale est représentée à partir de l’édition de 1884, qui comprend une
vingtaine d’illustrations, et cela jusqu’aux années 1930, voire à celles de
l’Occupation (pensons que les classes qui ont participé à la guerre d’Algérie
correspondent aux garçons nés entre 1932 et 1942).

Une certaine vision du monde

Le Tour de la France par deux enfants de G. Bruno 5, diffusé à 3


millions d’exemplaires entre 1877 et 1887, après avoir été publié par la
librairie Belin, et réédité à 6 millions d’exemplaires en 1901, a lui aussi
connu une grande longévité puisqu’il a accompagné la scolarité à l’école
primaire de cinq générations successives d’élèves, depuis celle née à la fin
du Second Empire, vers 1866, jusqu’à celle du baby-boom après la Seconde
Guerre mondiale, née vers 1946 6 ! Les deux orphelins sont ici deux frères,
Julien et André, âgés de sept et quatorze ans (âges correspondant au début
et à la fin du niveau primaire), qui ont dû quitter la Lorraine, l’une des
provinces perdues après la défaite de 1870. Porteur d’un contenu cette fois
laïque et moins guerrier, davantage tourné vers l’économie contemporaine
du pays que vers son passé monarchique, ce livre, animé d’une foi
inébranlable dans le progrès scientifique, exalte les inventeurs et les savants
comme les véritables grands hommes d’une France où la République, grâce
à l’école, représente l’avenir et la lumière par rapport à un passé fait
d’obscurantisme et d’archaïsmes. Le voyage des deux garçons ne les
conduit pas en Algérie. Centré sur l’Hexagone, rien en l’occurrence n’y
concerne directement l’univers colonial – bien davantage évoqué par les
autres manuels scolaires – et, s’il est patriotique, le livre n’est ni militariste
ni colonialiste militant. Ce qui est compréhensible au vu de la date de
l’édition originale, veille des grandes conquêtes de la IIIe République. Mais
un passage montre bien comment les stéréotypes sur les « races » ont été
intégrés au discours scientiste et positiviste de l’idéologie scolaire laïque de
cette période.
Lors de la visite d’un bateau à Marseille, Julien et André s’extasient :
« On rencontrait des Chinois aux larges pantalons jaunes ou des Arabes
aux yeux brillants et sauvages, car une partie des hommes de peine du
navire est composée de Chinois et d’Algériens. » Et l’auteur profite de cette
visite du bateau pour faire une rapide leçon sur les « races humaines », à
partir d’une gravure où sont représentés : un Européen barbu arborant un
plastron, une cravate et un costume ; un Peau-Rouge au torse nu orné d’un
collier et les cheveux surmontés de deux plumes ; un Chinois à longue natte
et longues moustaches, un calot noir sur la tête ; et un Noir dont la poitrine
est couverte d’une simple tunique flottante à manches courtes. Le texte est
éloquent : « Les quatre races d’hommes : la race blanche, la plus parfaite
des races humaines, habite surtout l’Europe, l’Ouest de l’Asie, le nord de
l’Afrique et l’Amérique. Elle se reconnaît à sa tête ovale, à une bouche peu
fendue, à des lèvres peu épaisses. D’ailleurs son teint peut varier. La race
jaune occupe principalement l’Asie orientale, la Chine et le Japon : visage
plat, pommettes saillantes, nez aplati, paupières bridées, yeux en amande,
peu de cheveux et peu de barbe. La race rouge, qui habitait autrefois toute
l’Amérique, a une peau rougeâtre, les yeux enfoncés, le nez long et arqué, le
front très fuyant. La race noire, qui occupe surtout l’Afrique et le sud de
l’Océanie, a la peau très noire, les cheveux crépus, le nez écrasé, les lèvres
épaisses, les bras très longs. »
Cette description physique est clairement orientée vers une hiérarchie
implicite : Blanc, Jaune, Rouge et Noir… Et les caractères physiques des
trois dernières « races » se lisent en contraste permanent avec ceux de la
« race blanche », qui est la norme, le type humain dont tous les autres
s’écartent et dévient, la « race noire » étant, à tout point de vue, celle qui en
est la plus éloignée.
Le discours colonialiste est ouvertement porté par d’autres livres de
lecture, tel Jean Lavenir, d’Édouard Petit et Georges Lamy 7, abondamment
illustré, publié après 1889, qui n’a pas eu la diffusion massive des
précédents. Se présentant sous la forme de lettres envoyées au jeune Jean
par un ami servant dans l’armée d’Afrique, en Tunisie et Algérie, c’est un
long panégyrique de la colonisation française qui invite le lecteur à en
éprouver de la fierté. Ainsi : « Dans Bizerte nous avons désormais notre
Gibraltar français qui commande le passage d’un bassin à l’autre de la
Méditerranée, comme le Gibraltar anglais en commande l’entrée. […] Les
Anglais ne sont plus les seuls à détenir les clefs de la route des Indes :
grâce à Bizerte, nous en sommes devenus, nous aussi, les portiers. »
Son correspondant vante à Jean Lavenir la mise en valeur de l’Algérie :
« Cette plaine de la Mitidja est une fête pour les yeux avec ses vignobles,
ses riches terres à céréales, ses vergers d’orangers. […] Quand les
Français arrivèrent ici en 1830, les eaux croupissaient dans les bas-fonds,
l’air était empesté, et longtemps cette plaine fiévreuse, aujourd’hui si
fertile, fut le tombeau de nos soldats et de nos colons. Dans les premières
années de la conquête, le général Duvivier proposait d’abandonner
“l’abjecte et désolée Mitidja. Nous la laisserons, écrivait-il, aux chacals,
aux courses de bandits arabes, au domaine de la mort sans gloire”. Il est
heureux que cet avis n’ait pas prévalu. La Mitidja, assainie, cultivée, vidée
de ses eaux dormantes, est devenue le paradis du colon. Et dire qu’il y a
des gens pour déclarer que la France n’a pas le génie colonisateur ! »
Toutes ces lettres ont pour but d’inciter Jean à tenter l’aventure.

Patriotisme et colonialisme

Au-delà de leurs différences, ces livres de lecture sont parvenus à ancrer


dans les mentalités non seulement le patriotisme, mais aussi la conscience
de l’Empire français et le sentiment de supériorité sur les indigènes qui
légitime la colonisation. De leur côté, tous les manuels des différentes
matières scolaires – même ceux de grammaire sont porteurs d’une morale et
d’un regard sur le monde – diffusent l’idée que les colonies appartiennent
personnellement aux écoliers et les enrichissent eux-mêmes comme elles
enrichissent le pays.
Certes, on trouve des variantes entre les manuels des écoles catholiques
et ceux des écoles publiques : les premiers associent la figure du
missionnaire à celle de l’officier 8 quand les seconds préfèrent adjoindre à ce
dernier les personnages de l’ingénieur bâtisseur de ponts et de routes et de
l’instituteur. Mais ils ont le même racisme en partage. Et, au nom d’une
conception de la « civilisation par étapes » des « peuples inférieurs », les
défenseurs les plus ardents de la laïcité se gardent bien de critiquer l’action
de l’Église outre-mer 9.
Entre 1870 et 1914, dans l’iconographie de tous ces manuels scolaires,
le thème de la conquête est omniprésent et près des trois quarts des
illustrations concernent la seule Algérie 10. En tête viennent les scènes
représentant le coup d’éventail du dey Hussein au consul Pierre Deval, le
débarquement de Sidi-Ferruch et la prise d’Alger, scènes aux variantes
innombrables qui resteront récurrentes pendant près d’un siècle.
Ensuite, c’est le face-à-face entre l’émir Abd el-Kader et le maréchal
Bugeaud, affrontement complexe car il fait écho à celui de Vercingétorix et
César ; or, dans les deux cas, le héros vaincu est brossé avec sympathie, de
manière à mettre en évidence son courage tout en expliquant sa défaite.
Manière aussi de faire apparaître que la seule voie restant à l’Algérie est
celle de la soumission à l’empire vainqueur, la France, qui continue outre-
mer l’œuvre de la Rome antique qui l’avait jadis à la fois colonisée,
développée et civilisée. L’idée, souvent simplement suggérée par l’emploi
des mêmes termes pour parler des Gaulois face aux Romains et des
Algériens face aux Français, est même, dans l’un des manuels 11,
explicitement formulée : « En apportant aux indigènes les bienfaits de la
paix et de la civilisation, les Français ont fait pour eux ce que les Romains
avaient fait pour les Gaulois. »
Les Arabes sont souvent évoqués comme des êtres cruels et fourbes. Et,
bien paradoxalement, présentés en position d’attaquants face à des troupes
françaises en état de légitime défense, comme dans l’épisode de la défense
du fort de Mazagran où « les douze mille Arabes virent qu’ils ne viendraient
jamais à bout des cent vingt-trois Français et s’en allèrent 12 ». Si elles se
situent dans le registre héroïque, les images sont moins réalistes
qu’allégoriques. Rares sont les manuels qui donnent aux élèves une
représentation sanglante de la conquête. Un livre de 1897 pour le cours
moyen montre pourtant les têtes coupées plantées sur des piques sur les
murailles d’Alger que franchissent les soldats 13. Mais, toujours, on trouve
l’éloge et la justification de la colonisation.

Culture coloniale ou éducation

Il ne faut pourtant pas prendre les livres de classe pour un ensemble


totalement univoque, et la question de la part d’adhésion à l’expansion
coloniale des instituteurs et des professeurs dans leurs cours se pose. Dès la
fin du XIXe siècle, il existe des tentatives, certes très minoritaires, de
présenter la conquête coloniale de façon critique. Comme dans la série dont
Gustave Hervé fut l’auteur vers 1905, où, par exemple, dans le manuel pour
le cours primaire supérieur, une illustration a pour légende : « La
civilisation européenne en Afrique : les troupes françaises enfumant une
tribu arabe, hommes, femmes et enfants, dans les grottes de Dahra en
Algérie. » Le fait est qu’un courant syndicaliste révolutionnaire se
développe au sein de l’enseignement primaire, autour de L’Émancipation de
l’instituteur, en 1903, puis de L’École émancipée, en 1910, fortement
antimilitariste et anticolonialiste, mais dont l’impact réel sur l’enseignement
dispensé est bien difficile à mesurer. De même, un manuel de cours moyen
opposé au discours colonial sera publié à la fin des années 1920 par la
Fédération de l’enseignement CGTU, qui ne connaîtra qu’une diffusion
marginale, tout comme, sous la IVe République, celui d’André Cholley,
René Clozier et Jean Dresch, ou celui d’Aimé Bonnefin et Max Marchand
en Algérie 14, qui s’efforceront de présenter également l’histoire propre des
pays coloniaux.
Dans le discours des manuels les plus répandus, une évolution se
manifeste à compter du centenaire de la conquête d’Alger et de l’Exposition
coloniale de Vincennes de 1931 : les représentations des colonies
deviennent nettement moins guerrières, et la proportion d’images décrivant
les bienfaits de la colonisation croît régulièrement jusqu’à atteindre le tiers
de l’iconographie. En même temps, le discours insiste sur la mise en valeur
des pays colonisés. On peut lire, par exemple, dans un livre de 1939, que la
colonisation « n’est pas une œuvre de conquête brutale », mais « une œuvre
de paix et de civilisation 15 ».
Les images de Hubert Lyautey « l’Africain » ou « le Marocain » et de
Savorgnan de Brazza affranchissant des esclaves africains se généralisent,
induisant, par exemple dans l’édition de 1930 du manuel de Lavisse pour le
cours élémentaire (imprimé à des millions d’exemplaires avec de
nombreuses rééditions jusqu’en 1953), la légende suivante : « Cela prouve
que notre France est bonne et généreuse pour les peuples qu’elle a
soumis. » (Cette phrase revient un peu plus loin, mot pour mot, comme pour
bien marteler l’idée, dans la légende d’une autre illustration.) Ou encore,
dans le même Petit Lavisse : « Partout la France enseigne le travail. Elle
crée des écoles, des routes, des chemins de fer, des lignes télégraphiques. »
Discours trompé et trompeur, où l’image des esclaves affranchis par
Savorgnan de Brazza s’accompagne d’un silence total sur la traite négrière
et l’esclavage pratiqué par la France aux Antilles jusqu’en 1848 et sur ce
nouvel esclavage qu’est le travail forcé dans l’Afrique-Équatoriale
française, dénoncé par André Gide en 1927 dans son Voyage au Congo.
Si les images de la conquête et l’évocation stéréotypée des peuples
coloniaux subsistent, le discours des manuels s’est fait moins guerrier et
davantage paternaliste et « développementaliste ». À la variante guerrière
de l’éloge de la colonisation a succédé une variante « civilisatrice » et
« humanitaire ». C’est la plus insidieuse et probablement aussi la plus
durable. De ce point de vue, on ne peut qu’inviter à réfléchir sur le contenu
latent d’un certain nombre de représentations de la misère dans certains
pays africains et des bienfaits de l’assistance humanitaire qui leur est
dispensée par des pays du Nord. Autant de représentations qui peuvent
apparaître comme la perpétuation pure et simple de ce discours 16.
1. Ce texte reprend un article publié initialement dans l’ouvrage collectif de Pascal Blanchard,
Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la Révolution
française à nos jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008.
2. Précis de géographie de Joseph Fèvre et Henri Hauser, deuxième année, « L’Europe et la
France », Paris, Alcan, 1913.
3. Pierre Foncin, Troisième année de géographie. Les Cinq Parties du monde (à l’usage de
l’enseignement secondaire et primaire supérieur), Paris, Armand Colin, 1885.
4. Dominique Maingueneau, Les Livres d’école de la République, 1870-1914. Discours et
idéologie, Paris, Le Sycomore, 1979.
5. Le Tour de la France par deux enfants, de G. Bruno, a été publié à la librairie Belin sous ce
pseudonyme par Augustine Guyau, compagne d’Alfred Fouillée, qu’elle épousa en 1885.
6. Jacques Ozouf, Mona Ozouf, « Le Tour de la France par deux enfants. Le petit livre rouge
de la République », in Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, tome 1 : La République, Paris,
Gallimard, 1984.
7. Jean Lavenir, d’Édouard Petit et Georges Lamy, est publié chez Picard et Kaan, s.d. (après
1889).
8. Jacqueline Freyssinet-Dominjon, Les Manuels d’histoire de l’école libre, 1881-1959, Paris,
Presses de la FNSP, 1969.
9. Gilles Manceron, « Le missionnaire à barbe noire et l’enseignant laïque », in Nicolas
Bancel, Laurent Gervereau, Pascal Blanchard (dir.), Images et colonies. Iconographie et
propagande coloniale sur l’Afrique française de 1880 à 1962, Paris, Achac/BDIC, 1993.
10. Yves Gaulupeau, « L’Afrique en images dans les manuels élémentaires d’histoire (1880-
1969) », in Nicolas Bancel, Laurent Gervereau, Pascal Blanchard (dir.), Images et colonies, op.
cit. ; Yves Gaulupeau, « Les manuels par l’image : pour une approche sérielle des contenus »,
Histoire de l’éducation, no 58, mai 1993.
11. Histoire de France, cours élémentaire, d’Aubin Aymard.
12. Histoire de France d’Ernest Lavisse pour le cours élémentaire, 1884.
13. Histoire de France, cours moyen, de Charles Plomion, Paris, Garnier, 1897.
14. Aimé Bonnefin, Max Marchand, Histoire de France et d’Algérie, premier livre, cours
élémentaire et moyen première année, Paris, Hachette, 1951.
15. Jean Brunhes, La France et la France d’outre-mer, Tours, Mame, 1939.
16. Françoise Vergès, Abolir l’esclavage, une utopie coloniale. Les ambiguïtés d’une politique
humanitaire, Paris, Albin Michel, 2001.
Spectacles, théâtre et empire
colonial français
Sylvie Chalaye

Dans la première moitié du XIXe siècle, les colonies évoquaient au


théâtre des contrées où sévissait l’esclavage. C’étaient essentiellement des
mélodrames romantiques qui condamnaient la cruauté des colons et leur
impitoyable âpreté. Après 1848 et l’abolition de l’esclavage, ces sujets
passèrent de mode, et l’on relégua les Antilles au rang de « vieilles
colonies » tandis que les aspirations coloniales nouvelles se tournaient
d’abord en direction de l’Afrique. En dépit des premières conquêtes que
connaît le Second Empire, l’Afrique était encore très peu représentée sur les
scènes des théâtres jusqu’en 1860, mais elle devint bientôt, avec les grands
voyages d’exploration, un horizon exotique qui se prêtait aux décors des
productions à grand spectacle telles que les réclama bientôt une bourgeoisie
en mal de plaisirs et de rêveries.
Art de lanterne magique, le théâtre offrait en trois dimensions
l’exotisme que commençait à distiller toute une littérature romanesque qui
emballait notamment la jeunesse et puisait aux sources des aventures
relatées par David Livingstone ou John Hanning Speke.
Un des premiers grands succès de ce théâtre qui convoque les paysages
exotiques décrits par les explorateurs sera en 1865 L’Africaine, un opéra de
Giacomo Meyerbeer dont Eugène Scribe a écrit le livret et dont on a
d’ailleurs conservé les maquettes tant les décors émerveillèrent le public 1.
Et quelques années plus tard théâtres et music-halls s’empressent, à leur
tour, de satisfaire la curiosité des spectateurs. Tandis que les Folies Bergère,
en 1878, mettent à l’affiche Les Zoulous, le théâtre du Châtelet programme
La Vénus noire d’Adolphe Belot, un spectacle digne des adaptations de
Jules Verne, un spectacle pour rêver de voyages et de découvertes, avec, à
en croire le Moniteur universel, un bestiaire des plus étonnant : « Le tableau
de la “caravane” traversant le pays des Niams-Niams déroule un
pittoresque cortège. Tous les animaux de la zone torride y défilent : une
petite girafe ouvre la marche, puis viennent des dromadaires blancs, des
zèbres, des mules, des lévriers à la silhouette acérée, des vaches nubiennes
aux hautes cornes, des singes noirs peu distincts des porteurs de
l’expédition. On dirait une sortie de l’Arche africaine 2. »
Les décorateurs du Châtelet recherchent alors la couleur locale en
reproduisant les récits d’explorateurs comme Georg August Schweinfurth.
Succès de curiosité, cette reconstitution vivante et animée des images de
l’Afrique attire la foule. Adolphe Belot et le Châtelet lancent un nouveau
genre théâtral que la conquête coloniale ne va pas manquer
d’instrumentaliser afin de gagner l’opinion publique et, tout au long de la
IIIe République, de convaincre de sa légitimité et du bien-fondé de son
entreprise.
On constate dans tous ces spectacles, de la fin du XIXe siècle à l’entre-
deux-guerres, une constance remarquable dans la description des relations
entre colons et « indigènes ». Ces modèles mentaux ont ainsi structuré en
profondeur et durablement les rapports entre les Français et les
ressortissants des anciennes colonies, au point de laisser des séquelles que
l’on retrouve encore aujourd’hui. Aussi le théâtre a-t-il eu une
responsabilité importante dans le façonnage d’une culture coloniale en
France.
Exotisme sur fond de victoires françaises

Les premiers spectacles à s’engager dans cette veine « coloniale »


soutiennent d’abord les campagnes militaires et font l’apologie des
premières grandes victoires françaises. Les spectateurs attendent surtout des
images colorées et pittoresques, auxquelles la propagande coloniale ajoute
l’exaltation d’un certain nationalisme républicain. Eugène Gugenheim et
Georges Le Faure, à l’occasion des fêtes du 14 juillet 1891, font jouer aux
arènes du bois de Boulogne Cinq Mois au Soudan 3, grande pantomime
militaire qui glorifie une victoire de l’armée française sur Samory.
Un an plus tard, ils reprennent quasiment la même atmosphère et
montent Au Dahomey 4 pour le théâtre de la Porte Saint-Martin. La pièce a
du succès : non seulement elle offre aux regards des décors spectaculaires,
mais elle glorifie l’action des soldats français. Un critique de L’Entr’acte
s’en réjouit ouvertement : « Il y a bien longtemps que nous n’avions eu,
hélas, à fêter par une pièce militaire une guerre glorieuse, bien
franchement glorieuse pour la France. La merveilleuse campagne du
colonel Dodds au Dahomey nous l’a fournie, cette occasion tant
attendue 5. »
Histoire de ne pas laisser refroidir l’exaltation du public, des
« Dahomey » éclosent alors un peu partout sur les scènes des théâtres à
Paris comme en province 6. Les revues sacrifient elles aussi à la mode. Le
Bataclan donne dès février 1893 Béhanzin ou la Prise de Kana, et la plupart
mettent en scène un tableau consacré au Dahomey, comme dans Muselez-
les à la Gaîté-Rochechouart, avec des couplets qui se veulent des plus
patriotiques : « Glorieux fils de notre France […]/À l’appel du clairon qui
sonne/Courant au glorieux devoir/Conquérir le continent noir/Ils vont
héroïque colonne/Au Dahomey, pleins de fierté/Et jusqu’au centre de
l’Afrique/Ils luttent pour la République (bis) /Et meurent pour la liberté ! »

Des sauvages à pacifier


Ainsi peu à peu, pour les besoins de la justification des interventions
militaires, puisqu’il s’agit bel et bien de mener une guerre, on développe le
statut « sauvage » et sanguinaire de l’« indigène » et on légitime la
colonisation comme unique moyen de ramener paix et sérénité dans ces
régions. La conquête coloniale se mue aux yeux de l’opinion publique en
guerre de pacification. Les affiches présentant le spectacle des Zoulous aux
Folies Bergère donnent à voir des guerriers au corps convulsé, vêtus de
plumes et de peaux de bête, bouclier et sagaie au poing, un rictus effrayant
sur le visage.
Celles du Casino de Paris qui annoncent en 1893 le spectacle de Cent
Dahoméens montrent une Amazone en furie brandissant des têtes coupées 7.
Ces « sauvages » dont les Européens sont venus extirper la barbarie
représentent un péril permanent et contribuent d’ailleurs au climat menaçant
de l’Afrique. Un des personnages d’À l’ombre du mal 8 d’Henri-René
Lenormand, que Gaston Baty montera au Studio des Champs-Élysées en
1924, les définit encore comme « des brutes emplumées qui vous lâchent
des javelots empoisonnés dans le dos » (II, 1).
Dans ces pièces, les « indigènes », qui n’ont pas encore été touchés par
la grâce de la civilisation, apparaissent comme des sauvages prompts à
verser le sang. Dès le premier tableau de Cinq Mois au Soudan, la foule
aurait supplicié un pauvre « nègre » que la faim a poussé à voler une banane
sans l’intervention énergique d’un soldat français pour le sauver. Il faut
décidément les empêcher de s’entretuer ! Les « nègres » du Démon noir 9
d’André-Paul Antoine, joué au Grand-Guignol en 1922, éventrent
l’innocente Diba sans savoir pourquoi. Le mystère plane et de toute façon,
d’après l’un des personnages, « avec les nègres, on ne sait jamais » (I, 7).
Ces spectacles présentent ainsi les colonisés comme de pauvres
primitifs ahuris, tributaires des vicissitudes de la nature, des « indigènes »
qui attendent que les colons les sauvent. Ils ont l’esprit obscurci par
l’ignorance et la superstition. « Des malheureux qui, pour se préserver de la
foudre, mangent la charogne putréfiée des foudroyées, ne sont pas nos
semblables […] des brutes capables de certaines trahisons, de certaines
stupidités, ne sont même pas des hommes », constate l’administrateur de la
colonie dans À l’ombre du mal (II, 1). Cette masse hébétée est toujours
soumise à un roi tyrannique qui tue et torture comme il respire. Ce
stéréotype de roi cruel trouve une de ses premières incarnations en Mounza,
le despote de La Vénus noire. Il se nourrit de chair humaine et siège sur un
trône hérissé de clous. Dans Cinq Mois au Soudan, devant la requête des
Français, Samory « écoute impassible en s’éventant avec son chasse-
mouches » (III, 1) et finalement décide de soumettre au supplice tous les
Européens de l’expédition.
Ce genre de retournement est une autre caractéristique du naturel des
sauvages. Mounza, Samory, Béhanzin se montrent tous instables et
imprévisibles. Béhanzin, le roi des Dahoméens, qui a osé braver l’armée
française, trône entouré d’Amazones fanatiques sur la scène de la Porte
Saint-Martin, avide de sacrifices, collectionnant les têtes coupées et bien sûr
ne comprenant rien au discours humanitaire de l’homme civilisé.
Dans À l’ombre du mal, l’Almamy, le chef du village de Kadiéso, où les
bons Blancs tentent d’instaurer la justice, s’entoure de jeunes esclaves dont
il fait le trafic et tue par colère un jeune enfant. Un brave Blanc se montre
outré et reproche à l’Almamy sa cruauté. Mais, dénué de tout sentiment
humain, celui-ci s’étonne qu’on attache tant de valeur à cet enfant, car enfin
il ne l’a « payé que quinze francs, ce petit esclave » (I, 3). Cannibale et
esclavagiste, le « roi nègre » n’est qu’un tyran dont les généreux colons
viennent délivrer les Africains. « Nous avons promis aux indigènes de les
délivrer de leurs oppresseurs, rappelle Le Cormier dans À l’ombre du mal.
C’est la seule justification de notre présence ici » (I, 3).

Des bêtes à domestiquer


L’autre paramètre destiné à légitimer l’action française aux colonies, et
qui participe d’une construction méprisante de l’Autre dans la mentalité
coloniale, est l’animalité. Agités, puérils et arriérés, les « indigènes » qui
frétillent au son du tam-tam ont tout l’air de singes. La littérature coloniale
multiplie les descriptions d’Africains dont la ressemblance avec les
primates paraît indéniable 10. Affiches publicitaires et attractions de foire
s’amusent aux rapprochements les plus saisissants. D’autant que la
représentation simiesque du Noir justifie à son tour la présence européenne
en Afrique. Ces bêtes sans foi ni loi ont éminemment besoin de la parole
sainte et de la justice que seuls missionnaires et colons peuvent leur
apporter. Avant l’arrivée salvatrice du Blanc, pas d’humanité en Afrique !
« Nous représentons ici la cause de la civilisation et de l’humanité »,
proclame le colonel venu combattre Béhanzin dans Au Dahomey (VI, 1).
Car il est du devoir de l’Europe de lutter contre la barbarie primitive de
l’Afrique et d’utiliser pour cela la guerre s’il le faut ! Même les pièces
plutôt critiques à l’égard de l’entreprise coloniale continuent d’entretenir ce
point de vue déjà bien ancré dans les esprits depuis le milieu du XIXe siècle.
Les « indigènes » d’À l’ombre du mal sont définis comme un « peuple
singe ». Henri-René Lenormand décrit les danses qu’exécutent les
féticheurs dans l’intermède de sa pièce en précisant que « tous trois sont
agités de contorsions simiesques » et qu’ils évoluent « bondissant comme
des singes ». Rougé, colonial épuisé par le climat équatorial après vingt ans
d’Afrique, ne comprend pas comment ces « sales nègres » font pour résister
au soleil (I, 1) : « Ce sont mes ignobles chimpanzés de Noirs qui porteront
en terre la carcasse détestée de leur résident !… Quarante-trois degrés ! Et
ça chante et ça danse ! Et ça ne crève même pas d’un coup de soleil ! (Le
tam-tam et les chants s’exaspèrent, s’accélèrent frénétiquement.) Ah oui,
des chimpanzés ! » La première version de la pièce a été montée en 1913
par Charles Dullin ; quand Gaston Baty la programme de nouveau en 1924,
puis en 1933, la « bestiale grimace du Noir » (III, 6) préside toujours aux
représentations.
Dans Le Démon noir, joué en 1922, le personnage de Ti-Saao, le
domestique que Catherine prétend avoir « apprivoisé », est imaginé par A.-
P. Antoine dans ses didascalies comme « un être bizarre, simiesque,
inquiétant » (I, 2). Il ajoute que son aspect « éveille irrésistiblement l’idée
d’une bête, d’une forme inférieure de l’humanité » (I, 2). Les « indigènes »
sont systématiquement désignés comme des « brutes » ou des « chiens », ce
sont là des qualificatifs qui leur sont indissociables. Ti-Saao est un bâtard,
réfractaire au dressage. Singes et chiens à la fois, les bêtes brutes que sont
les « indigènes » se caractérisent bien sûr par les défauts qui marquent ces
animaux. « N’oubliez pas que chez le peuple singe la fourberie est une
vertu », rappelle le vieux colonial d’À l’ombre du mal (I, 7). Il ne faut
jamais faire confiance aux « indigènes », même à ceux qui paraissent les
plus soumis. « Ce sont des êtres capables de tout dès qu’on cesse d’être le
plus fort. Ils ne respectent que la poigne », explique Millet à Dartois (I, 3).
Ainsi, les personnages qui semblent vouloir leur manifester de l’amitié
en sont les premières victimes. Catherine prend la défense de Ti-Saao. Mais
c’est elle qui sera pourtant sacrifiée à la fin. Même scénario dans À l’ombre
du mal. Madame Le Cormier, qui prétend qu’« il n’y a qu’à les aimer un
peu », sera pourtant choisie comme victime. C’est précisément alors qu’elle
part soulager les souffrances de Maélik, injustement fouetté par Rougé,
qu’elle se fait tuer et horriblement mutiler par les sauvages, elle qui tenait
tant à les aider !
L’homme blanc a beau apprivoiser le « nègre », celui-ci revient toujours
à sa sauvagerie primitive. Henri-René Lenormand écrivit une suite à cette
pièce où l’on retrouvait, dix ans plus tard, le personnage de Le Cormier
dans une mission au Gabon : Terre de Satan 11. L’œuvre d’évangélisation
des sœurs est mise à mal, une force maléfique s’est emparée des « nègres »
du village qui dansent toutes les nuits au son lancinant du tam-tam. Le
terrible démon-singe, qui répandait déjà son venin dans À l’ombre du mal,
sort de nouveau de la boue végétale des forêts, « engraissé par la ruse et la
férocité des païens », « puisant des forces nouvelles dans leur bêtise et leur
épouvantable animalité » (III, 1). Une jeune fillette de l’école missionnaire
a été violée, un prêtre a été cruellement assassiné. « Ah ! monsieur Le
Cormier, se lamente sœur Marguerite, ce pays redevient ce qu’il était avant
nous. Les crimes, la bestialité » (I, 2).
L’ensemble de la pièce dénonce les difficultés de l’entreprise
civilisatrice dans ce pays habité par Satan : « Les Noirs chrétiens ? Les
Noirs citoyens ? Les Noirs amis de la France ? Honte sur ces balivernes ! »
s’exclame un des personnages (II, 4). Si les Blancs les abandonnaient à leur
sort, « ils seraient de nouveau seuls et nus sur la terre qui les a faits. Ils
seraient ce qu’ils sont, de la viande noire qui s’achète, s’entretue et s’entre-
dévore » (II, 4).

Réussite coloniale et fraternité

À côté du « sauvage », la propagande coloniale développe l’image de


l’Africain domestiqué et acquis à la cause, autrement dit le bon tirailleur,
devenu placide et démontrant les bienfaits de la colonisation. Assagi,
discipliné, le colonisé devient un frère qui a une dette vis-à-vis de son
maître français et viendra le défendre contre ses agresseurs, un autre lieu
commun de la pensée coloniale qui va se décliner notamment dans les
chansons militaires de 1914 12.
La sauvagerie et l’animalité que l’on prêtait à ces peuples cannibales
justifiaient la conquête, mais servaient aussi de faire-valoir à l’armée
française. Réduire l’intelligence du « nègre » à celle d’un animal et donner
des « peuples indigènes » une image échevelée permettait de minimiser aux
yeux de l’opinion publique les revers que rencontraient en Afrique les
troupes de la IIIe République. Les soldats français au théâtre représentaient
donc droiture et honneur, valeurs dont ces sauvages avachis n’avaient même
pas idée. Le capitaine de Cinq Mois au Soudan ne plie pas devant le roi
Samory qui le menace : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je parle au nom
de la France, et que celui qui parle au nom de la France est plus fort que le
plus puissant des rois » (3e étape). On magnifie la conquête coloniale en
créditant ses acteurs d’une détermination à toute épreuve, au point d’en
faire les héros d’une vaste épopée.
Les spectacles militaires jouaient ainsi sur un manichéisme
rudimentaire. L’affiche qui annonçait Au Dahomey au théâtre de la Porte
Saint-Martin montrait à côté des hordes de sauvages noirs dépoitraillés,
brandissant à bout de bras leurs fusils, les colonnes françaises parfaitement
ordonnées, étincelantes dans leurs uniformes immaculés, image réglée et
paisible de la civilisation qui avance. L’entreprise civilisatrice de la
colonisation devait trouver un emblème. Si l’« indigène » perdu au fin fond
de sa brousse apparaissait comme un sauvage monstrueux, la venue
messianique de la France devait métamorphoser ces peuples et leur apporter
ordre et justice. Dans À l’ombre du mal, Maélik représente le Noir en pleine
mutation, en pleine phase de bonification grâce à la présence salvatrice des
Blancs : « J’ai oublié ma ruse natale […] depuis que les Blancs sont venus
dans ce pays. J’aime les Blancs. J’aime leur justice […]. Les Noirs
n’avaient pas de justice avant votre arrivée. Quand l’un avait fait tort à
l’autre, celui-ci faisait tort au premier. C’était une vengeance et ce n’était
pas la justice » (II, 4).
L’intervention française devait apparaître à tout prix comme une
réussite. Et, pour ce faire, on brandit bientôt la figure héroïque du tirailleur
comme un emblème des vertus de la « cure coloniale ». En lui, toute trace
du sauvage a disparu. Avant : un « sauvage » emplumé agité de convulsions
simiesques ; après : un beau soldat au port altier arborant un magnifique
uniforme tricolore et une baïonnette rutilante.
Le vertueux tirailleur à côté de l’indigène arriéré était un contraste dont
s’amusait facilement le théâtre et que l’on trouvait, par exemple, dès
l’ouverture du Démon noir d’André-Paul Antoine. Dartois donnait alors des
ordres à deux soldats au garde-à-vous. Pendant cette scène avec le fameux
Ti-Saao « dont l’aspect éveillait irrésistiblement l’idée d’une bête », André-
Paul Antoine notait dans les didascalies : « Son attitude soumise et même
rampante contrastait étrangement avec l’attitude déférente, mais martiale,
des soldats » (I, 3). Et, après le départ des deux tirailleurs, Millet
s’exclamait : « Quels beaux soldats ! » Qu’on le désigne comme spahi
soudanais, milicien congolais, tirailleur sénégalais, le soldat noir enrôlé
dans l’armée française, nouvel adepte et défenseur de la civilisation, voilà
une grande réussite de l’entreprise coloniale. Il n’y a pas soldat plus
dévoué !

Le désopilant cannibale de l’humour colonial

À la fin de Cinq Mois au Soudan, ce sont les troupes de spahis


soudanais, avec à leur tête Castagnoul (un Blanc tout de même !), qui
arrivent comme la cavalerie pour sauver les Européens que Samory va
supplicier. Dans le grand tableau qui couronne le spectacle, ils libèrent la
ville en grande pompe. On a quasiment la même image dans Au Dahomey
avec la prise d’Abomey, incendiée par ce requin de Béhanzin dans un
ultime mouvement de colère. Les fiers héros à la chéchia arrachent les
captives des flammes. C’est avec la guerre au Dahomey que la presse
commença à faire des troupes noires d’Afrique de véritables héros. Elles
étaient la preuve que les Africains ne rejetaient pas la colonisation française
et étaient au contraire de braves soldats qui venaient lui prêter main-forte.
À la veille de la Grande Guerre, on retint même le concept de « dette
coloniale », le colonel Mangin défendant l’idée que la France, qui avait
durant des années investi ses forces vives aux colonies, attendait un juste
retour des choses et que les soldats de la force noire devaient venir se
sacrifier pour leurs frères blancs. En 1915, au moment où le conflit franco-
allemand s’enlisait et où les doutes commençaient à gagner l’arrière, la
propagande utilisa largement l’image du tirailleur. Soldat résistant, toujours
souriant, il permettait de dédramatiser la guerre. Avec son « Y’a bon ! » à
toute épreuve, il incarnait l’esprit positif. Le tirailleur devint quasiment une
mascotte, d’autant plus sympathique que sa présence dans les troupes
françaises était ressentie par l’Allemagne comme une humiliation 13.
Après l’armistice, on oublia vite le héros de guerre, mais on conserva la
mascotte : on connaît la fortune que rencontrèrent les affiches Banania. Dès
1915, la marque récupéra le personnage et contribua à pérenniser sa
représentation 14. Le « Y’a bon ! » du tirailleur au large sourire devint après
la guerre un cliché indissociable de l’Africain qui avait reçu les lumières de
la civilisation, mais gardait sa naïveté puérile.
À côté du sauvage, quelle image rassurante que ce « nègre » rigolard, la
mine toujours réjouie, s’épanouissant dans un large rire, un peu niais mais
tellement amusant. Le pouvoir balsamique de la civilisation, la cure
coloniale, a purgé le « nègre » de sa « sauvagerie native ». Il est devenu un
grand enfant complice des plus petits, un bon génie en chocolat, placide et
sympathique, qui les effraie encore un peu, mais les amuse surtout.
Car voilà bien un paradoxe de l’idéologie coloniale : si sauvagerie et
animalité de l’« indigène » devaient justifier l’action française aux colonies,
il ne fallait pas pour autant entretenir l’effroi. À côté de l’épouvante que
pouvaient convoquer ces spectacles qui donnaient de l’Afrique l’image d’un
continent effroyable, l’idéologie coloniale s’empressa de désamorcer la
terreur que pouvait générer la sauvagerie des « indigènes » en la retournant
en sujet de moquerie et en valorisant le divertissement exotique. Os dans le
nez, plumes au derrière et, pourquoi pas, ceinture de bananes devaient
bientôt alimenter tout un théâtre humoristique avec « danses nègres »,
bamboula et costumes hauts en couleur, notamment Malikoko, roi nègre,
que le Châtelet donna en 1919 et reprit en 1925 avec sa jungle, ses gentils
cannibales et son jazz-band, un des plus grands succès des Années folles.
Mais ce furent aussi les revues chatoyantes des Folies Bergère ou du Casino
de Paris avec danseuses en plumes, « rois nègres anthropophages » et
jeunes explorateurs. Et les coups de pied au cul que recevait le clown
Chocolat, les « chansons nègres » à la Bou-dou-ba-da-bouh racontant les
déboires humoristiques d’un spahi ou d’un turco, comme le célèbre final
colonial des Folies Bergère, continuaient d’entretenir une certaine idéologie
à laquelle n’échappèrent pas les spectacles de Joséphine Baker.
Ce qui est assez étonnant, c’est la constance de ce discours colonial :
entre La Vénus noire d’Adolphe Belot en 1878 et Malikoko, roi nègre
d’André Mouëzy-Éon en 1925, en passant par À l’ombre du mal de Henri-
René Lenormand de sa version de 1913 jusqu’à sa reprise en 1933, il ne
bougera quasiment pas. En dehors du jazz-band et de la musique qui feront
évoluer l’esthétique, la mentalité qui sous-tend les intrigues reste la même.
Vecteur important de la culture en métropole, ce théâtre n’a cessé
d’entretenir l’idée de la légitimité de l’entreprise coloniale en faisant de
l’« indigène » un prétendu « sauvage » à pacifier, un animal à humaniser, un
grand enfant à dresser, au point de maintenir l’opinion publique française
dans cet état d’esprit paternaliste dont elle a encore tant de mal à se défaire
et qui continue de parasiter nos relations politiques, économiques,
artistiques et culturelles actuelles, avec l’Afrique francophone notamment.
Une culture coloniale qui est encore rémanente plus de soixante ans après
les indépendances dans la France du XXIe siècle 15.

1. L’Africaine ou les Derniers Feux du grand opéra, Paris, Bibliothèque nationale, coll. « Les
dossiers du musée d’Orsay », 1995.
2. Paul de Saint-Victor, Le Moniteur universel, 8 septembre 1879.
3. Eugène Gugenheim, Georges Le Faure, Cinq Mois au Soudan, grande pantomime militaire
en quatre étapes, arènes du bois de Boulogne, 13 juillet 1891, Imprimerie des arts et
manufactures Dubuisson, s.d.
4. François Oswald, Eugène Gugenheim, Georges Le Faure, Au Dahomey, en cinq actes et dix
tableaux, Porte Saint-Martin, 10 décembre 1892, Paris, Paul Ollendorff, 1893.
5. René Doumic, Le Moniteur universel, 12 décembre 1892.
6. Sylvie Chalaye, L’Image du Noir au théâtre de Marguerite de Navarre à Jean Genet (1550-
1960), Paris, L’Harmattan, 1998.
7. Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Nanette Jacomijn Snoep (dir.), Exhibitions. L’invention
du sauvage, Arles/Paris, Actes Sud/musée du Quai Branly, 2011.
8. Henri-René Lenormand, À l’ombre du mal, pièce en trois actes et un intermède, Les
Cahiers dramatiques, no 24, supplément du Théâtre et Comœdia illustré, 1924.
9. André-Paul Antoine, Le Démon noir, drame en deux actes et trois tableaux, Grand-Guignol,
25 janvier 1922, supplément théâtral à la revue Le Capitole, revue littéraire, théâtrale et
biographique, 1923.
10. Léon Fanoudh-Siefer, Le Mythe du nègre et de l’Afrique noire dans la littérature française
de 1800 à la Deuxième Guerre mondiale, Abidjan/Dakar/Lomé, NEA, 1980.
11. Henri-René Lenormand, Terre de Satan, drame en trois actes, Paris, Albin Michel, 1942.
12. Sylvie Chalaye, « La nouba du tirailleur », in Nègres en images, Paris, L’Harmattan, 2002.
13. Sylvie Chalaye, « La mascotte “Y’a bon” à l’affiche », in Nègres en images, op. cit.
14. Jean Garrigues, Banania, histoire d’une passion française, Paris, Du May, 1991.
15. Ce texte remis à jour est issu de l’ouvrage collectif de Pascal Blanchard, Sandrine
Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la Révolution française à nos
jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008.
Sociétés et expositions artistiques
coloniales en France
e
de la fin du XIX siècle
aux indépendances
Stéphane Richemond

En France, l’État eut longtemps pour politique d’encourager les


vocations en récompensant les artistes méritants à l’aide de prix et de
commandes publiques. La récompense la plus élevée était le prix de Rome
qui permettait à ses lauréats des cinq sections (peinture, sculpture, gravure,
architecture et musique) de passer quatre années à l’abri de tout souci
matériel à la Villa Médicis, encore appelée « Académie de France à
Rome ». Ceci correspondait alors à la prise en charge permanente de vingt
pensionnaires. Les nouvelles bourses de voyage et celles liées au prix du
Salon portèrent ce chiffre à trente et un et les prix des gouverneurs généraux
des colonies à plus d’une quarantaine 1. Cette politique, unique en son
genre, contribua à rendre attractives les carrières artistiques. Nombreux
furent donc les candidats à l’École des beaux-arts de Paris et à celle des
Arts décoratifs qui, par leur niveau élevé de sélection et leur formation
théorique et pratique, apportèrent un important concours à la constitution
d’une élite artistique sans équivalent.
Les incitations au voyage canalisèrent presque tous les efforts nouveaux
des autorités en faveur des artistes. Il semble qu’il y eut deux raisons à cela.
La première fut la recherche d’un renouvellement iconographique que les
séjours dans des pays nouveaux et ensoleillés pouvaient permettre. Celle-ci
fut souvent liée à un rejet des thèmes antiques que préconisaient les
défenseurs de l’académisme officiel. La seconde était d’ordre politique.
L’envoi d’artistes outre-mer allait contribuer à faire aimer les colonies grâce
au retour en métropole d’images propres à faire rêver. Les gouverneurs
généraux des colonies déployèrent des efforts dans ce sens.
Les autorités ressentaient le fort besoin d’une approbation populaire de
« la Plus Grande France » qu’elles avaient créée sans aucun mandat d’une
population qui restait partagée sur cette question. Ainsi, de nombreuses
commandes publiques servirent la propagande coloniale. Évoquons La
France apporte aux colonies la paix et la prospérité, un bas-relief qui prit
forme sous les ciseaux de Léon Drivier, ou encore La Belgique apportant le
bien-être au Congo, une sculpture en cuivre doré d’Arsène Matton
conservée par le musée royal d’Afrique centrale à Tervuren avec d’autres
œuvres du même auteur réalisées dans le même but. Il est cependant utile
de préciser que, le plus souvent, la mise en place de bourses de voyage dans
les colonies répondait favorablement à une requête des artistes eux-mêmes
regroupés au sein de la Société coloniale des artistes français (SCAF) et
n’émanait pas des autorités politiques. Cette association n’avait-elle pas
pour devise : « L’expansion coloniale pour l’Art au profit de la France et de
l’Art » ?
On pourrait imaginer que la réalisation d’œuvres exotiques eût
fortement déplu aux membres des divers jurys et fût nuisible à la carrière
des artistes concernés. Il n’en fut rien, car les jurys avaient aussi évolué, et
par ailleurs les artistes voyageurs déclarèrent souvent avoir découvert un
monde antique en Afrique du Nord, au Sénégal ou au Congo belge. Eugène
Delacroix affirmait avoir trouvé au Maroc la « vraie beauté antique ». Paul
Landowski s’exclamait en Tunisie : « C’est l’Orient, c’est l’Antiquité d’il y
a je ne sais combien d’années. » Anna Quinquaud se disait surprise des
réminiscences de l’Antiquité méditerranéenne en Afrique de l’Ouest. Elle
voyait chez les Peules sédentarisées du Fouta-Djalon des Andromaque
noires et déclarait la parenté des drapés bleus des femmes de Kayor avec
ceux des Tanagras. Le sculpteur belge Arthur Dupagne comparait les
Mupende du Congo aux pharaons alors que sa compatriote Jane Tercafs
trouvait chez les Mangbetu des traces de civilisation égyptienne.
Le premier prix colonial fut le prix Abd-el-Tif qui, dès 1907, offrit à ses
lauréats un séjour d’une année ou deux dans la villa algéroise du même
nom. Furent ensuite décernés, à partir de 1910, les prix de l’Indochine et de
l’Afrique-Occidentale française (A-OF), suivis de ceux de Madagascar et
de la Réunion, à partir de 1913, et de ceux du Maroc et de la Tunisie, après
la Grande Guerre, etc. Le système de bourses de voyage mis en place
atteignit son apogée au début des années 1930 et y resta jusqu’à la guerre.
Les expositions universelles ou internationales ont souvent possédé une
section coloniale comportant parfois un salon des beaux-arts. Ce fut le cas
de l’Exposition universelle d’Anvers, en 1894, et de l’Exposition
universelle de Bruxelles-Tervuren, en 1897. D’autres expositions furent
exclusivement coloniales comme l’Exposition coloniale nationale de
Marseille en 1906 et en 1922, l’Exposition coloniale internationale de
Vincennes en 1931, l’Exposition internationale d’art colonial de Rome la
même année et de Naples en 1934. Certaines expositions furent reconduites
annuellement par des associations d’artistes telles la Société des peintres
orientalistes français (SPOF), créée en 1893, la SCAF, créée en 1908 qui
prit, en 1946, le nom de Société des beaux-arts de la France d’outre-mer
(SBAFOM) qu’elle conserva jusqu’aux indépendances.
Certains salons furent organisés par des associations créées sur le sol
colonial, principalement en Algérie. Ce fut le cas par exemple des salons
annuels de la Société des artistes algériens et orientalistes (SAAO), fondée
en 1897, de l’Union artistique de l’Afrique du Nord (UAAN), fondée en
1925, ou encore de la Société des amis des arts de Dakar, fondée en 1928.
Mentionnons les expositions que l’Association française d’expansion et
d’échanges artistiques (AFEEA) organisa conjointement avec le
gouvernement général de l’Algérie et qui se tinrent chaque année dans une
ville différente. La plupart des œuvres présentées aux expositions de
l’AFEEA, ayant pour thème « L’Algérie dans l’art français », provenaient
du musée national des Beaux-Arts d’Alger.
Évoquons de même les nombreuses Expositions artistiques de l’Afrique
française qui concernaient exclusivement des artistes qui en étaient natifs
ou résidents. Elles furent organisées à l’initiative du gouvernement français
et se tinrent successivement dans les trois pays du Maghreb. La première eu
lieu à Tunis, en 1928, la deuxième à Casablanca, en 1929, la troisième à
Alger en 1930, année du centenaire de l’Algérie.

Les premières bourses de voyage

Le 10 mai 1881, un arrêté du ministère de l’Instruction publique et des


Beaux-Arts lançait le prix du Salon qui consistait en une bourse de voyage
de deux années. Il créait aussi des bourses de voyage d’une durée d’un an.
Il attribuait au Conseil supérieur des beaux-arts, et non pas au jury des
médailles, le soin de décerner chaque année ces récompenses à l’occasion
du salon annuel de la Société des artistes français. Le prix du Salon fut
attribué chaque année à un artiste français qui, par la qualité de l’œuvre
exposée, était le plus à même de profiter d’un séjour de deux ans à
l’étranger, dont un en Italie. Il changea d’appellation au bout de quelques
années et prit celle de Prix national.
L’arrêté fixait à neuf le nombre de boursiers de voyage chaque année.
Ceux-ci, âgés de moins de trente-deux ans, pouvaient être peintres,
sculpteurs, architectes, graveurs en médailles ou graveurs en taille douce.
Bénéficiaires d’une pension d’un an, ils avaient l’entière liberté de voyager
à leur guise et de séjourner où bon leur semblait. Un grand nombre de
boursiers de voyage fut attiré par l’Afrique du Nord.
Les prix du Salon et les boursiers de voyage des années 1895 et 1896
montèrent une première exposition où ils présentèrent leurs notes et
souvenirs. Ils créèrent l’Association amicale des prix du Salon et des
boursiers de voyage de l’État. Les peintures et sculptures des anciens
boursiers furent de nouveau présentées au public lors d’expositions
quinquennales dont la première se tint en 1902. La deuxième, en 1907,
coïncida avec le vingt- cinquième anniversaire des bourses de voyage. Une
troisième exposition eu lieu en 1912.
La création du prix du Salon et des bourses de voyage eut un impact
important sur les arts de la fin du siècle. À raison de dix boursiers par an,
elle concernait déjà, à l’aube du XXe siècle, près de deux cents artistes qui
eurent chacun leur parcours et dont un grand nombre put représenter un
Orient vécu et non uniquement imaginé.
Près de soixante-dix artistes furent lauréats du Prix national, et un peu
moins de six cents artistes bénéficièrent de bourses de voyage selon les
dispositions de l’arrêté de 1881. Le règlement du Prix national et des
bourses de voyage fut souvent modifié, en particulier pour ce qui concerne
l’âge limite des candidats, la durée et le lieu du séjour. La limite d’âge, à
l’origine de trente-deux ans, le resta jusque dans les années 1920 au début
desquelles furent prises en compte la mobilisation des candidats durant la
Grande Guerre et la suspension du Prix national durant cette période. La
limite d’âge fut alors repoussée d’autant d’années que les artistes avaient
été empêchés de concourir.

La Société des peintres orientalistes français

L’idée d’un regroupement des peintres orientalistes français fut conçue


en 1885, au lendemain de la mort du peintre Gustave Guillaumet et de
l’exposition de son œuvre, à l’occasion de laquelle Léonce Bénédite,
conservateur du musée du Luxembourg, établissait la généalogie des
maîtres qui se sont consacrés à la représentation de l’Orient. Lors de
l’Exposition universelle de 1889, Armand Point avait décoré le pavillon de
l’Algérie de peintures représentatives de sujets du pays. C’est à l’occasion
de cette manifestation qu’un petit nombre d’artistes orientalistes, réunis par
Léonce Bénédite, renouvela le vœu de se regrouper.
En 1893, une exposition d’art musulman organisée par Georges Marye,
directeur du musée des Beaux-Arts d’Alger, se tint au palais de l’Industrie
des Champs-Élysées. Une exposition rétrospective et actuelle de peintures
orientalistes eut lieu à côté de celle-ci, comme section annexe. C’est à la
faveur de ce nouveau regroupement de peintres que, sous l’impulsion de
Léonce Bénédite, naquit la SPOF 2. Les statuts de cette société furent signés
par quinze artistes, le 1er juillet 1893. Parmi les fondateurs figuraient
Maurice Bompard, Arthur Chassériau, Charles Cottet, Étienne Dinet,
Eugène Girardet, Charles Landelle, Paul Leroy, Alexandre Lunois, Marius
Perret, Gustave Pinel et Jules Taupin. Léonce Bénédite, qui avouait
volontiers que depuis l’enfance l’Orient avait exercé sur lui un charme
subtil, joua un rôle essentiel dans la pérennité et le développement du
mouvement orientaliste. Il fut le premier président de la SPOF et le resta
jusqu’à sa mort, en 1925.
L’article premier des statuts précise que la SPOF « a pour but de
favoriser les études artistiques conçues sous l’inspiration des pays et des
civilisations d’Orient et d’Extrême Orient, par tous les moyens dont elle
peut disposer […] ». Aussi la SPOF organisa-t-elle des expositions
d’ensemble des arts indigènes (cuivres arabes, miniatures persanes…), des
pays d’Orient et d’Extrême-Orient. La SPOF tint son salon annuel à la
galerie Durand-Ruel jusqu’au début du siècle, puis s’installa plus
confortablement au Grand-Palais, avenue d’Antin, jusqu’en 1914. Invitée
en 1897 par l’Institut de Carthage, elle organisa une exposition à Tunis à
l’occasion de laquelle elle fonda un prix annuel récompensant d’une
médaille de vermeil un jeune artiste résidant en Afrique française. Le
premier fut décerné, en 1897, au peintre Alcide Bariteau pour ses vues de
Bou Saâda.
Léonce Bénédite précisa en 1899, dans la Gazette des Beaux-Arts, la
mission artistique de la SPOF : « Enrichir le domaine de l’art de tout un
monde de sensations nouvelles, d’impressions plus fraîches : beauté des
races, pittoresque du décor, élégance et richesse du costume, inconnu,
dépaysement, exotisme… » La société s’impliqua de façon importante dans
l’Exposition universelle de 1900 qui avait réservé aux colonies une grande
partie des jardins du Trocadéro. Elle apporta son concours à l’Exposition
coloniale nationale de Marseille de 1906 et organisa l’année suivante une
exposition intitulée « L’Andalousie au temps des Maures » dans le jardin
d’acclimatation de Nogent-sur-Marne. Après des débuts modestes mais
honorables, les expositions de la SPOF obtinrent des succès croissants
jusqu’à la Grande Guerre.
La SPOF décernait le prix Abd-el-Tif, du nom de la villa algéroise qui
accueillait les lauréats durant une ou deux années. D’un montant de
12 000 francs par an, il fut créé en 1907 par Charles Jonnart, gouverneur
général de l’Algérie. Quatre-vingt-deux artistes bénéficièrent de ce prix
durant ses cinquante-trois années d’existence. Par ailleurs, la SPOF attribua,
à partir de 1907, une médaille de vermeil à titre d’encouragement à l’étude
des mœurs et des sites locaux à l’artiste, domicilié et exposant en Algérie
ou en Tunisie, qui aurait exécuté la meilleure étude sur nature de figure ou
de paysage de ces pays.
Les manifestations annuelles de la SPOF se tinrent à la galerie Georges-
Petit, de 1923 à 1927. La SPOF, malgré la création de nouveaux prix,
amorça son déclin peu après le décès de son président-fondateur, en 1925.
Georges Leygues, ministre de la Marine et ancien président du Conseil,
succéda à Léonce Bénédite, mais il fut vite appelé à de hautes
responsabilités et cessa d’organiser les expositions annuelles de la SPOF
durant les cinq années qui précédèrent son décès en 1933.
Louis Hautecœur, conservateur du musée du Luxembourg, remplaça
Georges Leygues à la tête de la SPOF. La société participa au côté de la
SCAF au premier Salon de la France d’outre-mer qui se déroula au Grand-
Palais à la fin de l’année 1935, mais pas au second qui eut lieu en mai 1940.
Une exposition de la SPOF se tint encore, en 1943, à la galerie Drouin,
place Vendôme et une dernière, en 1948, au Cercle de la France d’outre-
mer.

La Société coloniale des artistes français

Concurrente de la SPOF, la SCAF fondée en 1908 avait selon Léonce


Bénédite « le même but, le même programme et se servait des mêmes
moyens 3 ». On imagine aisément que les relations entre les présidents des
deux associations aient pu devenir vite exécrables. Alors que Léonce
Bénédite reprochait au peintre Louis Dumoulin d’avoir fait appel aux
membres fondateurs de la SPOF, ce dernier se plaignait de l’interdiction
faite aux membres de la SPOF de participer aux manifestations de la SCAF
et de faire partie de cette société. Léonce Bénédite avait encore une vision
bipolaire du monde, constitué de l’Orient et de l’Occident, séparé par la
Méditerranée : la mer du milieu de la Terre. L’Orient était selon lui « l’autre
source féconde » dont les artistes avaient vocation de s’inspirer
indéfiniment. Louis Dumoulin allait proposer aux membres de sa société de
découvrir bien d’autres Ailleurs.
La SCAF devint assez rapidement la plus importante société d’artistes
coloniaux. Après la mort de Louis Dumoulin, le 6 décembre 1924, elle fut
présidée par Henry Bérenger jusqu’en 1935, puis par le peintre Charles
Fouqueray jusqu’en 1956. La SCAF prit, en 1945, le nom de Société des
beaux-arts de la France d’outre-mer (SBAFOM). En 1956, après le décès de
Charles Fouqueray, Marcel Lucain, conservateur du musée de la France
d’outre-mer, prit la présidence de la société qui devint, en 1960, la Société
des beaux-arts d’outre-mer (SBAOM) et enfin, en 1970, la Société
internationale des beaux-arts (SIBA).
La SCAF tint ses expositions d’abord irrégulièrement alors que ses prix
étaient décernés, quant à eux, chaque année aux candidats qui exposaient au
Salon des artistes français, au Salon d’automne ou à celui de la Société
nationale des beaux-arts. La Société, qui eut des débuts modestes, monta en
puissance au fur et à mesure de la création de nouveaux prix. Pour ses vingt
premières années, nous n’avons retrouvé que quelques catalogues, ce qui
nous laisse penser que ses expositions étaient peu fréquentes. Une
exposition eut lieu en 1909 et proposa au regard du public 207 œuvres d’art.
Une autre se déroula, en 1921, au Grand-Palais, et en présenta six cent vingt
et une. L’exposition de la SCAF de 1922 s’inséra dans le cadre de
l’Exposition coloniale nationale de Marseille. L’exposition suivante se tint
en 1924. Son catalogue décrit 363 œuvres.
Louis Dumoulin obtint d’abord des bourses de voyage dont il devait
demander chaque année la reconduction, mais assez vite il obtint de
véritables prix. Les premiers furent ceux de l’A-OF et de l’Indochine,
décernés à partir de 1910. Ensuite fut fondé, en 1913, le prix de
Madagascar. Quatre nouveaux prix vinrent s’ajouter en 1920, à savoir ceux
du Maroc et de la Tunisie, celui de la Compagnie générale transatlantique et
celui de la Compagnie de la navigation mixte. Enfin, le prix de l’Afrique-
Équatoriale française (A-EF) et le prix Louis-Dumoulin pour l’Algérie
furent créés en 1924. À son tour la Compagnie Paquet lança son prix qui,
comme ceux des deux autres compagnies maritimes, offrait aux lauréats le
voyage gratuit en paquebot pour l’Afrique du Nord. Le ministère des
Colonies n’était pas insensible à la propagande que représentaient les
expositions de la SCAF.
Le 7 juin 1928, la SCAF fut proclamée d’utilité publique par le Conseil
d’État. La même année fut créé le prix Bernheim-de-Villers et, en 1930, le
prix Henry-Bérenger pour la Guadeloupe qui n’eut que cinq années
d’existence. La Ville de Paris confia à la SCAF le soin de désigner l’un des
deux bénéficiaires de la bourse de séjour en Afrique du Nord qu’elle avait
fondée en 1930, l’autre étant désigné par la SPOF.
La SCAF fut à l’origine de la création de deux musées des Beaux-Arts.
Le premier fut créé à Tananarive, en 1913, et conservait, en 1924, environ
trois cents œuvres. Le second, comme le précédent, offert par les artistes,
vit le jour en 1923 à Casablanca et reçut cette même année deux cents toiles
de la SCAF. L’un de ses membres, Victor Tardieu, lauréat du prix de
l’Indochine, fonda l’École des beaux-arts d’Hanoï, en 1924. De même, en
1922, une École des beaux-arts avait été fondée à Tananarive et fonctionnait
sous la direction du lauréat du prix de Madagascar.

Les grandes expositions coloniales (1906, 1922, 1931)

Les expositions universelles avaient toutes eu, à partir de celle de


Londres en 1862, leur section coloniale. L’une des plus fameuses fut celle
de 1897, à Tervuren, en Belgique. Y fut présentée une exposition de
sculptures éburnéennes dans le Salon d’honneur, ainsi qu’une exposition de
sculptures ethnographiques. L’Art nouveau y fut très présent. Il fallut
attendre 1894 pour que deux expositions nationales coloniales aient lieu à
Londres et à Lyon. Cinq ans plus tard, ce fut encore Londres qui organisa en
1899 la Greater Britain Exhibition. Aucune de ces manifestations ne contint
à notre connaissance d’expositions artistiques vraiment importantes.
C’est l’exposition de Marseille en 1906 qui eut, sur le plan artistique, le
plus grand retentissement. Les exposants purent y bénéficier pour la
première fois de bourses de voyage créées par le ministère des Colonies.
Quatre expositions se tinrent dans le palais du ministère des Colonies de
l’exposition de Marseille. La première fut une exposition rétrospective des
grands maîtres orientalistes présentée par François Thiebault-Sisson ; la
seconde, une exposition des artistes de la SPOF présentée par Léonce
Bénédite ; la troisième, une exposition des artistes concourant pour les
bourses de voyage qui, présentée par Louis Dumoulin, n’avait pas de
caractère orientaliste particulier ; et la quatrième, enfin, une exposition
historique d’objets et de documents relatifs aux colonies françaises depuis
l’origine, fut présentée par Armand Dayot. En même temps que
l’Exposition coloniale, mais en marge de celle-ci, eut lieu une exposition
d’artistes provençaux.
D’autres expositions coloniales suivirent, à Marseille en 1922, à
Wembley, près de Londres, en 1924, et à Anvers en 1930. Enfin,
l’Exposition coloniale internationale de Paris qui se tint à Vincennes de mai
à novembre 1931 fut sans aucun doute la plus grande manifestation du
genre. À l’Exposition coloniale nationale de Marseille de 1922, une
quinzaine de pavillons représentant chaque possession française fut érigée
autour du Grand-Palais des colonies. Les deux sociétés coloniales des
beaux-arts exposèrent séparément les œuvres de leurs artistes. Il s’agit sans
doute là d’un signe de plus de leur rivalité. Cependant, certains artistes
participèrent à la fois à l’exposition de la SCAF et à celle de la SPOF.
Le 6 mai 1931, l’Exposition coloniale internationale de Paris fut
inaugurée par le président de la République Gaston Doumergue, et eut pour
maître d’œuvre le maréchal Hubert Lyautey, commissaire général de
l’exposition et ancien résident général au Maroc. Le maréchal Lyautey avait
constitué, en 1928, une commission consultative des beaux-arts. Celle-ci
était composée des représentants de la SPOF, de la SCAF ainsi que
d’artistes et de critiques d’art s’intéressant aux colonies. Cette commission
donna le jour à plusieurs sections amenées à réfléchir sur la préparation
d’une exposition d’art colonial à Vincennes.
En 1930, à cette commission qui n’avait qu’un caractère consultatif fut
adjoint un Comité central exécutif d’organisation des beaux-arts à
l’Exposition coloniale de 1931. Celui-ci, présidé par Henry Bérenger, avait
la charge de la mise en œuvre des diverses manifestations artistiques de
l’exposition. Il se réunit une vingtaine de fois et prit pour disposition
l’organisation de trois types d’expositions. Le premier consista en une
Exposition rétrospective coloniale des chefs-d’œuvre des maîtres du XIXe et
du début du XXe siècle. Le deuxième concerna une exposition d’œuvres
d’artistes actuels au Palais des beaux-arts coloniaux contemporains, qui
réunit 774 œuvres, dont 353 peintures et 136 sculptures. Enfin, le troisième
consistait dans l’exposition que contenait chaque pavillon des diverses
colonies et possessions françaises. Les œuvres de ces expositions furent
sélectionnées par un jury sous l’autorité du commissaire de chaque colonie.
D’autres œuvres, surtout des bas-reliefs, furent réalisées dans le cadre de
l’Exposition coloniale.

Les derniers feux de l’art colonial

En 1940, le salon de la SCAF fut confondu avec le second Salon de la


France d’outre-mer. Quelques prix furent encore décernés cette année-là,
tels celui de l’A-OF à la peintre Renée Bernard, et le prix Louis-Dumoulin
à la sculptrice Clarisse Levy-Kinsbourg. Presque tous les autres prix furent
reportés, comme ceux de l’A-EF, de Madagascar, de la Tunisie, de la
Martinique et des Compagnies maritimes. En 1942, la SCAF participa à
l’exposition « Les artistes français et notre empire d’outre-mer », organisée
par la Ligue maritime et coloniale française.
Les années qui suivirent la guerre furent celles du déclin de la SCAF,
avec l’insécurité qui s’installa lentement mais sûrement en Indochine puis
en Afrique du Nord. Au moment des indépendances, les bourses de voyage,
qui avaient été réintroduites après la Libération, furent alors presque toutes
supprimées malgré les efforts de la Société des beaux-arts d’outre-mer et de
la Société internationale des beaux-arts qui lui succéda.
1. Ce texte est une version réduite, synthétisée et extraite de l’ouvrage de référence de
Stéphane Richemond, Les Salons des artistes coloniaux. Suivi d’un Dictionnaire des
sculpteurs, Paris, L’Amateur, 2003.
2. Stéphane Richemond, « Histoire de la Société des peintres orientalistes français », in Pierre
Sanchez, Catalogues des expositions de la Société des peintres orientalistes français (1889-
1943). Répertoire des exposants et liste de leurs œuvres, Dijon, L’Échelle de Jacob, 2008.
3. Ibid.
1. UN COLOSSE AUX PIEDS
D’ARGILE
Un espace stratégique ?
L’empire colonial français
à la veille de la Première Guerre
mondiale
Benoît Haberbusch

« Notre armée noire, qui depuis tant d’années, et à peu près chaque
jour, fut la première à la peine, partout, dans cette Afrique où l’on continue
de se battre, fut, cette fois, la première à l’honneur. […] On acclama [les
tirailleurs] à la revue, au défilé. Et de mille façons la sympathie populaire
se manifesta à ces beaux soldats bronzés, presque tous décorés de la
médaille militaire ou coloniale, et qui ne cessaient d’intéresser la foule
parisienne par leurs silhouettes pittoresques et leurs attitudes martiales. »
Voici comment L’Illustration décrit l’accueil réservé à Longchamp le
14 juillet 1913 au 1er régiment de tirailleurs sénégalais dont le drapeau est
décoré de la Légion d’honneur.
Cette cérémonie solennelle, organisée à la veille de la Première Guerre
mondiale, a la particularité de mettre les colonies en avant avec la présence
remarquée de divers détachements de tirailleurs algériens, annamites, de
spahis et de cavaliers soudanais. Mais, au-delà de cette reconnaissance
officielle et de l’attachement populaire vanté par la presse de l’époque, que
représentent les forces issues de l’empire colonial français 1 en 1914 ?
Constituent-elles une réelle réserve stratégique ou plutôt une force
d’appoint ? De même, la protection des colonies fait-elle l’objet d’une
attention particulière ou est-elle subordonnée aux intérêts supérieurs de la
défense nationale focalisée vers l’Allemagne ?

La mosaïque des territoires coloniaux à défendre

En 1914, la « Plus Grande France » compte 45 à 50 millions d’habitants


disséminés dans des colonies réparties à travers le monde. Elle
s’enorgueillit d’occuper la deuxième place des puissances coloniales de
l’époque derrière le Royaume-Uni, mais devant la Hollande et surtout
l’Allemagne. Ce vaste empire, récent, est le second après celui qui avait été
perdu en 1756. Son centre de gravité s’est déplacé de l’Amérique du Nord
et de l’Inde vers l’Afrique, l’Extrême-Orient et l’Océanie. D’une surface de
10 millions de kilomètres, vingt fois la surface de la métropole, il regroupe
d’immenses espaces qui ne forment toutefois pas un ensemble homogène
mais plutôt une « mosaïque de territoires qui n’ont en commun que le nom
général de colonies pour les métropolitains qui perçoivent mal leur
intérêt 2 ».
Cette disparité s’explique d’abord par les conditions de la conquête de
l’empire colonial français qui n’a pas été réalisée suivant un plan concerté,
mais qui s’est faite au gré des événements. Dans cet ensemble, les
acquisitions héritées de l’Ancien Régime (Antilles, Réunion, Saint-Pierre-
et-Miquelon, comptoirs de l’Inde et Guyane) ne représentent qu’une faible
proportion. L’essentiel des conquêtes est postérieur à 1830, date de
l’expédition d’Alger.
Le Second Empire a étendu le domaine français en Algérie et entrepris
la conquête de la Cochinchine, du Cambodge, de la Nouvelle-Calédonie, de
nombreuses îles dans le Pacifique (aujourd’hui en Polynésie française) et du
Sénégal. Mais c’est surtout sous la IIIe République que des personnalités
politiques, telles que Jules Ferry, encouragent « l’œuvre civilisatrice » de la
France. À partir de 1880, les gains territoriaux se multiplient en alliant les
conquêtes militaires et la diplomatie. L’administration coloniale se
développe à l’image des fédérations de l’Afrique-Occidentale française (A-
OF) et de l’Afrique-Équatoriale française (A-EF), créées en 1895 et 1904.
La constitution progressive, voire chaotique, de l’empire colonial
français a plusieurs conséquences du point de vue militaire. Tout d’abord,
en 1914, le degré de pacification varie d’un territoire à l’autre. D’un côté,
certaines zones sont solidement tenues par l’administration et l’armée,
comme l’Algérie, la Tunisie, les régions côtières de l’A-OF, les deltas
indochinois et le plateau central de Madagascar. D’un autre côté, de vastes
territoires échappent pratiquement au contrôle des Français, comme la
grande forêt équatoriale, les régions montagneuses de l’Indochine et les
espaces sahariens 3. En fait, la sous-administration constitue une des
caractéristiques de l’empire colonial français de 1914. Dans de nombreuses
régions, où la subordination à la métropole reste théorique, la population
locale est rarement confrontée à un fonctionnaire ou un militaire français.
Néanmoins, si la présence du colonisateur se fait parfois discrète, elle
entraîne des oppositions qui débouchent sur des luttes ouvertes. Le Maroc
est l’exemple le plus représentatif. Sa conquête, amorcée véritablement
depuis 1912, est loin d’être achevée. Il faut attendre la prise de Taza, le
17 mai 1914, pour que la jonction des grandes plaines atlantiques du Maroc
et du Maroc oriental puisse être opérée. De même, le Niger est encore en
phase de conquête dans le nord-est (Tibesti), de pacification dans le nord et
l’est (Aïr, Manga) et de réorganisation dans l’ouest et le centre 4. En
Mauritanie, un détachement français est anéanti le 10 janvier 1913 à Al-
Boïrat, non loin d’Atar. En Côte-d’Ivoire, les esprits restent marqués par la
révolte des Abbey survenue de janvier à avril 1911. Au Dahomey, la
rébellion des Bariba du Borgou et des Tatas-Sombas de l’Atakora ébranle le
pouvoir colonial en 1913.
L’instabilité affirmée ou latente de certaines colonies suscite
l’inquiétude des autorités au moment où l’essentiel des efforts militaires
doit porter sur la métropole. Dans la partie de l’Empire où vit une
importante population musulmane, la question de sa fidélité à la France se
pose d’autant que les liens unissant l’Allemagne à la Turquie laissent
présager des actions de propagande à son égard.
En matière d’organisation, le décalage au niveau de la pacification a des
répercussions sur l’administration coloniale dont la direction peut être civile
ou militaire, suivant le degré de sécurité acquis. Les territoires non
entièrement soumis sont directement gérés par l’autorité militaire, comme
les Territoires du Sud en Algérie, la Mauritanie, le Niger ainsi que dans les
marges frontalières avec le Sierra Leone et le Liberia. De la même manière,
les conditions d’appel sous les drapeaux varient d’une colonie à l’autre.
Ainsi, tandis que l’article 89 de la loi du 21 mars 1905, rendant le service
militaire « égal pour tous », affirme que ses dispositions sont applicables
« en Algérie et en Tunisie dans les colonies de la Guadeloupe, de la
Martinique, de la Guyane et de la Réunion », l’article 90 précise, quant à
lui, que, dans les autres colonies et protectorats, les Français et les
naturalisés doivent être incorporés dans « le corps le plus voisin » pour un
an au lieu de deux. S’ils ne trouvent pas de corps stationnés dans un rayon
fixé par arrêté ministériel, ils sont dispensés de la « présence effective sous
les drapeaux ».
Aussi, les citoyens des établissements français de l’Inde, l’Océanie et de
Saint-Pierre-et-Miquelon sont pratiquement dispensés du service militaire
car jugés indispensables pour l’administration et la mise en valeur de ces
territoires. Ailleurs, les jeunes Français servent soit dans l’armée d’Afrique,
soit dans les troupes coloniales. Au total, en 1914, à peine 3 % de la
population de l’Empire bénéficie de la nationalité française (700 000
Français d’origine européenne et 800 000 Français natifs de ces territoires
coloniaux). En ce qui concerne le recrutement des corps étrangers et
indigènes, il est réglé par décret suivant les colonies, conformément à
l’article 92 de la loi du 21 mars 1905.
Enfin, dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale,
l’empire colonial français est soumis à des menaces moins identifiées qu’en
métropole où l’Allemagne incarne l’ennemi principal depuis 1870. Ainsi,
concernant l’Indochine, de 1899 à 1914, l’organisation de sa défense
militaire subit toutes les fluctuations de la situation politique extérieure. En
1899, les généraux Gustave Borgnis-Desbordes et Philippe Alfred
Delambre envisagent l’attaque de l’Indochine par les Britanniques, plus ou
moins secondée par la Chine ou le Siam alors considérés – par les Français
– comme puissances négligeables. En 1902-1903, on évoque la possibilité
d’un conflit opposant d’un côté la France et la Russie et de l’autre
l’Angleterre et le Japon. En 1905, la menace se réoriente vers le Japon plus
ou moins aidé par la Chine. En 1908, la Chine redevient l’adversaire
potentiel car le jeu des alliances met l’Indochine à l’abri (pour un temps au
moins) d’une attaque par le Japon.
Dans l’éventualité d’un conflit avec ce pays, en raison des moyens
limités dont dispose la colonie, le commandement envisage de placer le
théâtre d’opération principal sur le territoire indochinois ou dans le
voisinage immédiat des frontières sino-tonkinoises. Les dangers liés à
l’Allemagne ne sont pratiquement jamais évoqués. Finalement, hormis le
cas des colonies françaises possédant une frontière commune avec celles de
l’Allemagne, les menaces d’une attaque allemande paraissent plutôt faibles
dans l’Empire français au début de 1914.

Quelle armée pour les colonies ?

En 1914, l’empire colonial français ne dispose pas d’une véritable


armée homogène avec tous ses services. Les troupes qui y stationnent
appartiennent à deux formations distinctes : l’armée d’Afrique et les troupes
coloniales. L’armée d’Afrique, en réalité concentrée sur l’Afrique du Nord
(AFN), trouve ses origines dans la conquête de l’Algérie en 1830. Elle est le
creuset d’unités prestigieuses de l’armée française, telles que les zouaves
(constitués de Français de souche européenne), les chasseurs d’Afrique, les
tirailleurs, les spahis et, bien sûr, la Légion étrangère, qui ont toutes eu
l’occasion de s’illustrer sur de nombreux champs de bataille durant le
e
XIX siècle et de participer à la conquête coloniale. En 1914, l’armée
d’Afrique forme le 19e corps d’armée constitué lors de la réorganisation de
l’armée en 1873. C’est l’une des rares formations d’outre-mer mentionnées
par le fameux plan XVII qui enjoint à l’armée d’Afrique de traverser la
Méditerranée pour gagner la métropole dans les meilleurs délais.
D’appellation plus récente, les troupes coloniales ont longtemps été
soumises au régime des décrets qui a nui à leur stabilité. Après des années
d’études, de discussions, de luttes entre les partisans de tel ou tel système
d’armée coloniale, les lois du 30 juillet 1893 et du 7 juillet 1900 fixent
durablement l’organisation des anciennes troupes de la marine qui prennent
le nom de régiments d’infanterie coloniale (les « marsouins ») et d’artillerie
coloniale (les « bigors »). Toutefois, ces nouvelles unités souffrent du
manque de cohérence en matière de défense des colonies. Par conséquent,
plutôt que d’être traitée par un seul ministère, la question cruciale de la
défense des colonies se trouve diluée entre les ministères des Colonies (sans
forces armées propres), de la Marine (pour la flotte) et de la Guerre dont
dépend l’armée d’Afrique et les troupes coloniales.
Des efforts sont bien entrepris pour coordonner les moyens, mais avec
peu de succès. Tiraillées entre deux ministères, les troupes coloniales
connaissent également la situation paradoxale d’être plus employées en
métropole qu’au-delà des mers. Cette double mission antagoniste trouve ses
fondements dans la conception stratégique de l’époque qui implique la
concentration des troupes sur un seul front, au détriment des forces
positionnées partout ailleurs. Le bleu des Vosges l’emporte sur le bleu
d’outre-mer, pour reprendre l’expression de Jean-Charles Jauffret.
Ne pouvant compter sur l’envoi d’effectifs métropolitains (hormis
quelques territoriaux) entièrement mobilisés sur le théâtre d’opération
principal européen, les colonies doivent se tourner vers leurs ressources
humaines locales : les indigènes. Le terme d’indigène est issu du régime de
l’indigénat qui est une législation d’exception et un ensemble de pratiques
utilisées dans l’empire colonial français du milieu du XIXe siècle à la fin de
la Seconde Guerre mondiale. L’indigénat, institué en Algérie dès 1834, est
officialisé par la loi du 28 juin 1881. Des décrets en étendent peu à peu la
pratique, sous des formes variées, à l’ensemble de l’empire colonial
français. Les règles de l’indigénat touchent à la fois la société civile et la
société militaire de l’époque coloniale.

Le « réservoir d’hommes » des colonies, mythe


et réalités

« L’Afrique nous a coûté des monceaux d’or, des milliers de soldats et


des flots de sang ; l’or nous ne songeons pas à le lui réclamer. Mais les
hommes et le sang, elle doit nous le rendre avec usure. » Cette déclaration
du député de la Seine Adolphe Messimy, parue dans le journal Le Matin du
3 septembre 1910, est révélatrice de la volonté de puiser des combattants
dans l’Empire. Toutefois, le recours aux indigènes pour la guerre ne fait pas
l’unanimité à la Belle Époque et leur emploi est loin d’être massif en 1914.
Contrairement à une idée reçue, il existe à cette période de nombreux
détracteurs à l’emploi de la force armée indigène, y compris chez les
colonisateurs. Dans la classe politique, Jean Jaurès, auteur de L’Armée
nouvelle en 1911, s’insurge contre l’enrôlement de « prétoriens noirs » qui
marque, selon lui, la faillite de l’œuvre civilisatrice. Dans les milieux
coloniaux, les maisons de commerce craignent un désordre de leurs affaires,
tandis que les colons redoutent que l’incorporation des indigènes soit le
cheval de Troie pour la revendication de droits politiques. L’administration
coloniale, quant à elle, s’inquiète de perdre le peu de personnel dont elle
dispose, alors qu’elle a déjà du mal à recenser et faire payer l’impôt. Dans
les bureaux du ministère de la Guerre peuplés de « métros » (officiers de
l’armée métropolitaine), on est sceptique sur les capacités d’une telle troupe
exotique à affronter les difficultés d’une guerre moderne européenne.
Néanmoins, une série d’événements, survenus à la fin du XIXe siècle,
relance le débat. L’expédition de Tunisie en 1881 et surtout celle de
Madagascar en 1895 sont toutes les deux suivies d’un désastre sanitaire
décimant les soldats envoyés de métropole. Ces campagnes coloniales
montrent l’intérêt d’une troupe indigène mieux adaptée au climat, moins
coûteuse financièrement et préservant le « précieux sang français ». En
1898, l’affaire de Fachoda, cinglant revers diplomatique, révèle le manque
de moyens dont dispose la France pour préserver son empire colonial. C’est
dans ce contexte favorable à l’émergence d’une troupe indigène que des
expérimentations aux fortunes diverses sont menées auprès des musulmans
du Maghreb, des Noirs d’Afrique et des Asiatiques d’Indochine.
En Algérie, tandis que les autorités coloniales restent attachées au
système de l’engagement et du rengagement des indigènes, elles
escomptent un rendement plus considérable de la population musulmane
d’Algérie avec le recrutement par voie d’appel. C’est pourquoi il est
procédé, deux ans de suite, en vertu des décrets du 17 juillet 1908 et du
19 octobre 1909, au recensement des indigènes musulmans d’Algérie âgés
de 18 ans. Les opérations se déroulent chaque année sans difficulté majeure.
Le zèle des maires et des administrateurs permet ainsi d’inscrire 62 518
« indigènes » sur les listes des communes mixtes ou de plein exercice. Ces
résultats satisfaisants donnent lieu à l’institution, par décret du 28 février
1911, du recensement annuel des indigènes et de l’obligation de se
présenter à jour fixe devant des commissions locales. Toutefois,
contrairement aux mesures précédentes, le décret du 28 février 1911 suscite
une certaine agitation auprès de la population musulmane, comme à
Tlemcen où un millier de jeunes indigènes concernés par le recensement
préfère s’expatrier en Syrie.
Malgré ces quelques oppositions, les décrets du 31 janvier et du 3
février 1912 instaurent le principe de la conscription des indigènes mais
avec des aménagements finalement moins contraignants. Le second décret
n’impose ainsi qu’une faible proportion d’appelés et autorise un système de
remplacement. Ces deux décrets ravivent les revendications politiques. En
juin 1912, un parti « jeune-algérien » se constitue, quatre mois après
l’institution de la conscription. Il envoie une délégation à Paris chargée
d’apporter un cahier de revendications politiques qui parvient jusqu’à la
Chambre des députés où de longues discussions sur la politique algérienne
ont lieu au début de 1914.
En Afrique, la constitution d’une « force noire » est attachée à la forte
personnalité du général Charles Mangin. L’emploi de troupes noires est
envisagé dès 1899 pour renforcer le corps expéditionnaire de Madagascar.
L’affaire de Fachoda inspire également au baron Raiberti un projet
démesuré, classé sans suite, prônant la création d’une réserve de 100 000
Africains. La finalité est donc l’utilisation en Europe du corps
expéditionnaire, même si les promoteurs de la « force noire » préfèrent
masquer cet objectif pour ne pas nuire à leur projet. En dépit de plusieurs
rapports favorables, aucune mesure concrète n’est prise avant 1909.
Charles Mangin, alors lieutenant-colonel, choisit la voie originale de la
campagne d’opinion publique. La presse militaire spécialisée et les
journaux destinés au large public font paraître de longs articles défendant le
projet. « Sur les immenses champs de bataille de la guerre à venir, les
troupes arabes et, mieux encore, les troupes noires, n’auront pas de rivales
quand il s’agira de donner le choc final », s’enthousiasme ainsi le général
Bonnal dans Le Gaulois du 8 décembre 1909.
La parution de l’essai La Force noire en 1910 est le point d’orgue de la
manœuvre. Les rapports exaltés de Charles Mangin vantent les qualités
guerrières de certaines tribus et pronostiquent un contingent annuel de
40 000 hommes. Au début de 1912, Charles Mangin et ses amis profitent du
bref passage au ministère des Colonies d’Alexandre Millerand pour obtenir
de lui le décret décisif du 7 février 1912. Celui-ci institue le principe d’un
service militaire de quatre ans par voie d’appel de jeunes gens d’A-OF et
création de réserve. Toutefois, il ne remplace pas l’engagement volontaire
par prime et ne concerne que 1 à 2 % de la population recensée.
Les débuts de la « force noire » sont plutôt modestes. Une expérience
d’acclimatation en Algérie est tentée avec l’envoi en mai 1910 d’un
bataillon de Sénégalais au territoire d’Aïn Sefra dans le Sud-Oranais.
Malgré quelques mécomptes, un second bataillon sénégalais rejoint
l’Algérie en 1912 non plus sur les confins sahariens, mais dans la région du
Tell, d’un climat plus chaud et plus égal. Dès septembre 1912, il est envoyé
au Maroc où le général Lyautey le réclame. Les opérations militaires qui y
sont menées jouent un rôle moteur dans le développement des bataillons
sénégalais.
Ce processus est d’autant plus encouragé que la métropole rechigne à y
envoyer ses propres troupes. En 1914, le sixième des forces dont dispose le
général Lyautey est noir et deux tiers des soldats envoyés hors d’A-OF sont
au Maroc. Cette constitution hâtive de bataillons s’accompagne de quelques
déboires en matière d’instruction et de cohésion. De même, les
incorporations forcées et le défaut d’encadrement européen nuisent à leur
valeur. Néanmoins, il est prévu d’augmenter le « réservoir » (terme
employé à l’époque) de l’A-OF pour arriver à soixante compagnies en
1916.
À la veille de la Première Guerre mondiale, la grande réserve
stratégique est encore loin d’être constituée. La fameuse « force noire »
plafonne à 30 000 hommes, dont la moitié est formée par les troupes de
souveraineté en Afrique noire ; l’autre moitié est inégalement répartie entre
des contingents envoyés au Maroc et en Algérie, et quelques éléments
disséminés en A-EF ou à Madagascar 5.
Moins connu que le général Charles Mangin, le général Théophile
Pennequin, commandant supérieur des troupes en Indochine, est
l’audacieux promoteur de la « force jaune ». S’appuyant sur son expérience
acquise en Extrême-Orient, cet officier soumet en août 1912 son projet au
ministre des Colonies Albert Lebrun, avec l’approbation du gouverneur
général de l’Indochine Albert Sarraut. Sans attendre une réponse officielle,
il explicite ses idées en trois conférences et dans un article publié par La
Revue de Paris.
Son projet, ambitieux, ne vise rien de moins qu’à émanciper les
Indochinois grâce à un processus progressif de promotion au sein d’un
corps de 170 000 hommes d’active ou de réserve provenant du recrutement
local, et encadrés jusqu’au grade de chef de bataillon par des officiers de la
même origine. Contrairement à la « force noire » de Charles Mangin
destinée à intervenir en Europe, cette « force jaune » a vocation à protéger
la péninsule indochinoise contre d’éventuels agresseurs extérieurs. Par
ailleurs, les propositions du général Théophile Pennequin débordent
largement le domaine militaire, puisqu’il préconise, en outre, d’ouvrir plus
largement les postes administratifs aux « indigènes » et même d’inclure
certains d’entre eux dans les assemblées parlementaires de métropole, afin
de « faire naître et franciser une élite d’abord, une masse populaire
ensuite ».
Malgré quelques soutiens, cette remise en cause hardie du système
colonial isole et fragilise la position du général Théophile Pennequin.
Finalement, le comité consultatif de défense des colonies enterre le projet
de la « force jaune ». Aussi, lorsque la guerre est déclarée, le 1er août 1914,
l’Indochine semble devoir rester à l’écart du conflit. En réalité, la
contribution de l’Indochine à la métropole durant la Première Guerre
mondiale est loin d’être négligeable. Selon le capitaine Emmanuel Bouhier,
6 000 officiers et hommes de troupes sont renvoyés en France au début de
la guerre. Ils sont rejoints par 1 309 des 2 333 Français mobilisés en
Indochine. Par ailleurs, 43 430 soldats indigènes sont acheminés en France
et en Orient entre 1916 et 1918.
Ils sont répartis au sein de 4 bataillons combattants, 15 bataillons
d’étape, des postes d’infirmiers coloniaux et d’ouvriers d’administration
coloniaux. Parallèlement à ce recrutement militaire indigène, 48 981
travailleurs coloniaux sont engagés pour travailler en France dès la fin
1915. Au total, en 1914, près de 200 000 soldats sont stationnés en outre-
mer, dont 140 000 en Afrique du Nord et 60 000 sont répartis dans les
autres colonies. Sur cet ensemble, les indigènes représentent 100 000
hommes, dont 33 000 Algériens, 9 400 Marocains, 7 000 Tunisiens, 24 000
hommes d’A-OF et 6 000 d’A-EF, 14 000 Annamites et 6 300 Malgaches.
Ces effectifs apparaissent plutôt faibles au regard de l’immense empire
colonial à défendre et des 740 000 hommes stationnés en métropole.
Ces chiffres illustrent parfaitement le rôle secondaire attribué par le
commandement français aux colonies au début de la Première Guerre
mondiale. Néanmoins, après les hécatombes d’août et de septembre 1914, le
potentiel offert par ces territoires parfois lointains est vite reconsidéré. Pour
compenser les pertes des premiers mois de la guerre, une véritable chasse
aux effectifs est déclenchée.

1. Ce texte est paru en version intégrale dans la Revue historique des armées, no 274, 2014.
2. Chantal Antier-Renaud, Les Soldats des colonies dans la Première Guerre mondiale,
Rennes, Ouest-France, 2008.
3. Jacques Frémeaux, Les Colonies dans la Grande Guerre. Combats et épreuves des peuples
d’outre-mer, Paris, 14-18 Éditions, 2006.
4. Robert Galic, Les Colonies et les coloniaux dans la Grande Guerre. L’Illustration, ou
l’Histoire en images, Paris, L’Harmattan, 2013.
5. Marc Michel, Les Africains et la Grande Guerre. L’appel à l’Afrique (1914-1918), Paris,
Karthala, 2003.
L’Appel à l’Empire pour la guerre
en France
Éric Deroo

Le 14 juillet 1913, à l’occasion de la grand-messe patriotique qu’est


devenu le défilé militaire de Longchamp, le président de la République
Raymond Poincaré accroche la Légion d’honneur au drapeau du 1er
régiment de tirailleurs sénégalais (1er RTS). L’acte est fort car il s’agit de la
plus haute distinction que la nation accorde à une unité. Elle récompense la
participation des soldats noirs à toutes les opérations de la conquête
coloniale depuis 1854, de l’Afrique noire à Madagascar, jusqu’à la toute
récente campagne du Maroc.
Autre symbole de reconnaissance, très largement repris dans la presse,
le président remet leurs drapeaux tricolores à vingt-cinq régiments, mixtes
ou indigènes : dix régiments d’artillerie ou d’infanterie coloniale mixte du
Maroc (composés aux deux tiers d’Africains), cinq régiments de tirailleurs
algériens, trois de sénégalais, deux d’indochinois (un annamite et un
tonkinois), trois de malgaches et enfin deux dits « indigènes », celui du
Tchad et celui du Gabon.

Un tournant symbolique
En 1913, la guerre avec l’Allemagne paraît à beaucoup de Français
inévitable, à la plupart même indispensable, malgré quelques oppositions
pacifistes minoritaires. Cette année-là marque aussi l’aboutissement d’un
long processus qui voit l’Empire, à travers ses hommes devenus soldats,
s’intégrer de plus en plus à la nation. Depuis 1870, la perte de l’Alsace et de
la Lorraine a amputé la France de deux zones économiques et stratégiques
essentielles. Paris, la capitale, est à portée d’une attaque massive de
l’ennemi. Bien qu’appuyée à l’est sur une ceinture de forts à casemates
d’artillerie performante, construite à grands frais, la défense du territoire est
fondée sur une doctrine résolument offensive. Une doctrine où l’on
proclame la suprématie de l’infanterie, la « reine des batailles » où le choc
des poitrines, soutenu par la volonté de revanche des citoyens en armes,
doit tout emporter sur son passage. Mais, pour soutenir un tel élan, il faut
des hommes, et la France en compte presque moitié moins que son voisin
d’outre-Rhin. De plus elle ne mobilise réellement tous ses fils que depuis la
loi de 1905 qui a rendu le service militaire obligatoire, universel et
égalitaire, tandis que l’Empire allemand, inspiré du modèle prussien de
1813, s’appuie sur des réserves nombreuses, bien entraînées, dotées d’un
matériel moderne.
L’immense domaine colonial (dix millions de kilomètres carrés) que la
République vient de se constituer en à peine quarante ans tombe à point
nommé et va répondre à des objectifs multiples et souvent contradictoires.
Ancrée sur le continent européen, de vocation et de tradition longtemps
paysannes, la nation n’a pas de véritable projet colonial. Intérêts financiers
des sociétés d’exploitation, des groupements de colons et de commerçants,
vision civilisatrice de grands commis de l’État, civils et militaires, de
savants et de religieux, et préoccupations continentales de la classe
politique émergent tour à tour. La qualité des orateurs et la propagande mise
en œuvre pour les soutenir finissent régulièrement par l’emporter sur la
réalité.
Sur le plan international, les colonies permettent d’affirmer le génie du
modèle français et sa capacité à rebondir très vite au lendemain de la sévère
défaite de 1870 et des aventures de la Commune de Paris. Le congrès de
Berlin en 1885 – à l’occasion duquel les grandes puissances européennes se
partagent l’espace outre-mer, en particulier le continent africain – marque le
retour de la France dans le concert des nations. Les traités d’alliance
négociés par la suite avec la Grande-Bretagne et surtout la Russie
confirment sa place face à une Allemagne en pleine expansion.
Sur le plan intérieur, l’édification de l’identité nationale, territoriale,
politique et culturelle s’établit en partie par rapport au fait colonial. En
définissant une hiérarchie des « races » colonisées et les valeurs d’emploi
qui en résultent, racisme scientifique et préjugés populaires permettent aux
Français de se reconnaître comme tels (jusque-là on était d’abord breton,
flamand, ariégeois ou corse…). Autre lien collectif : le progrès scientifique
et social républicain qui est offert, au nom de tous, à l’humanité entière,
« sauvages » compris. Avec la mission civilisatrice s’affichent et
s’expérimentent les principes et les ambitions de la République. Si en
métropole l’école et la caserne sont les lieux d’apprentissage du métier de
citoyen, aux colonies c’est à l’armée qu’est dévolu ce travail
d’encadrement. Les innombrables expéditions et colonnes dites « de
pacification », les campagnes de conquête en Asie et en Afrique noire –
précédées par celles de l’Algérie dès 1830 – ne peuvent se faire sans
l’appoint de forces supplétives indigènes.
Depuis l’Antiquité on sait utiliser des « bandes mercenaires », mais ici,
comme à Rome, on va transformer les « barbares » en hommes. Dans cette
perspective, le premier recrutement des tirailleurs sénégalais par Faidherbe
en 1850 se fait à partir des esclaves récemment affranchis par les lois
abolitionnistes. Sans statut ni fonction, ils végètent par milliers sur les
côtes, en butte à l’hostilité des anciennes populations négrières. Marqués
par de telles origines, les tirailleurs resteront souvent exogènes au sein des
différentes sociétés africaines qu’ils côtoient.
Par la suite, ces supplétifs, « noirs, jaunes ou arabes », considérés
comme « primitifs », esclaves de leur destin, à demi « sauvages » donc bons
guerriers dans les imaginaires de l’époque, vont se changer en élèves dont
la supposée sauvagerie s’estompera au contact de la mère patrie. La
grandeur d’une telle tâche absout par avance ces désormais « grands
enfants », innocents des inévitables exactions perpétrées sur le terrain.
Devenus fidèles sujets de la nation, ils devront en échange en assumer
toutes les contraintes et payer la dette de sang, la plus facile à honorer…
Cette « barbarie » canalisée, normalisée par les cadres européens, bientôt
relayés par les petits gradés indigènes, ce passage du « sauvage » au bon
soldat, coïncide avec la fin des grandes opérations militaires et le début de
la mise en valeur impériale – mise en valeur des terres et des hommes.
Dès les années 1900 paraissent des manuels d’instruction à l’usage des
officiers et sous-officiers appelés à servir dans les troupes coloniales ou
dans l’armée d’Afrique (celle qui est formée en Afrique du Nord). Toutes
les « races » de l’Empire y sont présentées avec des définitions physiques
particulières : « grand, fort, petit, robuste, malingre… » À ces types
correspondent des stigmatisations morales : « fragile, résistant, fidèle,
obéissant, fier, dur à l’effort, paresseux, méfiant, courageux, joueur,
récriminateur, intelligence moyenne, développée… » Et s’ébauche une
attitude dans les relations : « à encourager, s’en défier, à surveiller, à
pousser… »
À chacune de ces caractéristiques s’attache un usage déterminé sur le
champ de bataille : infanterie d’assaut, cavalerie légère de reconnaissance,
forces d’occupation, auxiliaires pour l’artillerie, services de l’arrière et
manutention. La campagne du Maroc, en 1908, met en pratique, avec
efficacité selon les officiers, cette rationalisation des moyens humains.

La Force noire au secours de la nation


Parue en 1910, La Force noire du lieutenant-colonel Charles Mangin,
suivie peu après de La Force jaune du général Théophile Pennequin,
résume bien la pensée de la plupart des cadres coloniaux. Futur général à
Verdun, Charles Mangin a pris part à la traversée d’ouest en est du
continent africain du capitaine Marchand de 1896 à 1899. Conclue par
l’affaire de Fachoda – les Britanniques gardent alors la main sur le haut
Nil –, la mission connaît en France un incroyable succès populaire. On
invite même la centaine de tirailleurs africains qui ont permis un tel exploit
à venir défiler dans Paris pour la première fois en 1899. À partir des
enseignements tirés de l’expédition, soutenu par le lobby colonial et, pour
un temps, par l’intérêt de l’opinion public, le lieutenant-colonel Charles
Mangin imagine une Afrique noire qui serait un immense réservoir de
ressources économiques et surtout de soldats dévoués.
Son projet est « à tiroirs ». Non seulement il vient combler le déficit
démographique français, mais il permet aussi de faire occuper le Maghreb,
réputé hostile car musulman et peu assimilable, par des tirailleurs noirs
fidèles, en majorité animistes et peu enclins à fraterniser avec leurs anciens
maîtres en esclavage. Cette force d’occupation sédentaire dégagerait de sa
lourde tâche l’armée d’Afrique, composée de régiments européens très
solides – Légion étrangère, zouaves, chasseurs d’Afrique – qui seraient
ainsi mieux employés sur les frontières de l’Est. Autres unités d’élite, dont
Charles Mangin se méfie pourtant, les régiments de tirailleurs et de spahis
algériens verraient leur fougue au combat plus utile face aux Prussiens.
Dans cette vision s’associent engagement pragmatique des hommes et
contrôle des colonisés à travers les vieux antagonismes ethniques et
religieux.
Enfin, et c’est un des aspects centraux de La Force noire 1, elle sera le
creuset dont sortira une élite africaine attachée à la France. Sur ce point, il
rejoint le général Théophile Pennequin qui, dans La Force jaune, propose
moins l’envoi de contingents en métropole que la formation, par l’éducation
militaire, de cadres indochinois aptes à gérer leur pays un jour. Se révèlent à
cette occasion les protagonistes du débat colonial, entre tenants de
l’assimilation (la colonie s’intègre dans la nation française qui finit par
l’absorber) et ceux de l’association (la colonie s’émancipe peu à peu sous la
houlette de la France).
À la veille de l’entrée en guerre, l’appel à l’Afrique n’occupe pas une
place centrale dans la mobilisation de la patrie. La majorité des Français
reste étrangère aux enjeux coloniaux, dont les forces noire ou jaune… Cela
demeure une affaire de spécialistes qui entendent bien, à la faveur du
conflit, imposer leurs vues. Faites en 1909, les déclarations dans Le Matin
d’Adolphe Messimy, ministre des Colonies (et futur ministre de la Guerre
en 1914), restent du domaine de l’incantation. Pourtant, elles témoignent de
l’inversion des rôles à laquelle est parvenu, poussé à l’extrême, un certain
discours républicain : « L’Afrique nous a coûté des monceaux d’or, des
milliers de soldats et des flots de sang. Mais les hommes et le sang, elle doit
nous les rendre avec usure. »
En 1914, l’état-major continue de manifester un réel scepticisme à
l’égard des hypothèses du lieutenant-colonel Charles Mangin, sans compter
les gouverneurs des colonies et les commerçants qui craignent une saignée
des forces vives de l’Empire. Un empire auquel on va demander très vite de
plus en plus de sacrifices, au fur et à mesure des besoins nécessités par la
guerre.

Mobilisation !

Les premiers combats se révèlent terribles pour les tirailleurs sénégalais


(dix bataillons, soit environ huit mille hommes) et malgaches (un bataillon)
au front (seront également bientôt présents un bataillon somali, un
calédonien et un venu de Polynésie). Contrairement à un mythe répandu, ils
ne forment pas la seule chair à canon d’une première ligne sacrifiée, et leurs
pertes seront égales à celles des poilus français (entre 22 et 24 % des
effectifs). Mais c’était déjà trop pour ces recrues, volontaires ou volontaires
« forcés », qui, du continent africain, se retrouvent directement plongées
sous les obus. Tirs d’artillerie d’une intensité jamais rencontrée,
désorganisation générale et disparitions brutales des cadres auxquels ils
étaient habitués laissent les troupes noires totalement désemparées. Les
rigueurs de l’hiver 1915 finissent de décimer les bataillons. Maladies
pulmonaires, épidémies de tuberculose, délabrement physique et moral
conduisent le commandement à relever les Africains pour les installer dans
d’immenses camps créés pour eux dans les régions de Fréjus et de
Bordeaux.
Les troupes algériennes, tunisiennes et marocaines (plus de vingt-cinq
mille hommes dirigés vers la France en 1914), plus adaptées aux conditions
climatiques, mieux entraînées et pourvues d’un encadrement important,
résistent davantage au choc de la bataille. Elles subissent aussi les ravages
du front, souffrent de problèmes sanitaires, mais s’affirment très rapidement
parmi les meilleures. À la fin de la Grande Guerre, leurs emblèmes seront
les plus décorés de l’armée française 2.
Les premiers soldats de la Fédération indochinoise, environ deux mille
hommes, sont acheminés vers l’Europe à partir de 1916. Il existe plusieurs
causes à cet appel tardif. Comme en Afrique se pose en Indochine le
problème de la désorganisation économique du pays si on le vide de ses
bras. En outre, on se méfie systématiquement des « Annamites »
(désignation courante pour tous les Vietnamiens…), qu’on qualifie de
« demoiselles », de piètres soldats et plus sérieusement de « comploteurs »
depuis l’affaire dite des « empoisonneurs » en 1908. À Hanoï, cette année-
là, des artilleurs indigènes mirent du datura dans le repas de leurs chefs
européens. Ils agissaient en liaison avec un des nombreux groupes
nationalistes qui depuis la conquête tentaient de se libérer du fardeau
colonial. La répression fut féroce et, comme on le fera plus tard lors de la
révolte de Yen Bai en 1930, on envisage de remettre les tirailleurs à la
disposition de l’autorité civile pour en faire de simples auxiliaires de police.
Néanmoins, les hécatombes des deux premières années du conflit exigent
de combler les rangs.
C’est réellement à partir de l’année 1916 que le gouvernement français
se livre à une véritable chasse aux recrues dans tout l’Empire. Jusque-là,
l’enrôlement se faisait selon divers systèmes de conscription, variant en
fonction des colonies et des nécessités ponctuelles. Obligatoire en Algérie
dès 1912, le service se faisait ailleurs au gré de quotas établis par la
direction militaire des territoires. Ainsi, « engagés volontaires » avec
primes côtoyaient « désignés volontaires » (par les chefs de village ou
locaux qui se débarrassaient des gêneurs de toute nature) et appelés de la
classe.
Pour faire face aux énormes besoins de cette guerre totale – plusieurs
fronts ouverts : en France, dans les Balkans, au Moyen-Orient, en Afrique
noire…, production des industries d’armement, protection et entretien des
voies de communication, manutention dans les ports, gares et dépôts,
transports des matériels, soins aux blessés à l’arrière… –, l’état-major
entend mobiliser rationnellement tous les colonisés. Cependant, malgré une
censure omniprésente, les nouvelles des opérations parviennent peu à peu
aux colonies, et des régions entières tentent de se soustraire à l’appel, des
révoltes éclatent 3.
En Afrique noire, on imagine alors de nommer Blaise Diagne, député
du Sénégal, à la tête d’un Commissariat général des troupes noires. Dès
1917, il parcourt les cercles territoriaux et argumente autour des droits à
conquérir en échange du sang versé, sans oublier quelques primes et
avantages à percevoir pour les chefs et les familles. C’est un des rares
moments où l’on propose une égalité de traitement aux sujets de l’Empire
(acquisition de la citoyenneté aux décorés, aux blessés, promotions, impôts
allégés, pensions, emplois réservés…). Dans la réalité, pratiquement aucun
de ces engagements ne sera tenu après la guerre…
Le temps du « Y’a bon » est arrivé…

La campagne de recrutement s’accompagne en France d’une


propagande soutenue. Mais c’est moins aux indigènes mobilisés qu’elle
s’adresse qu’aux Français. Des centaines de cartes postales,
photographiques ou illustrées, de vignettes publicitaires, d’affiches, de unes
et de reportages dans la presse, des objets manufacturés, des romans et des
films du cinéma des armées vantent la bravoure du fidèle « Y’a bon »
(slogan repris par une marque de chocolat en poudre avec succès), du féroce
turco, de l’intrépide spahi ou de l’habile Tonkinois. Le tirailleur sert à
convaincre la nation de ses ressources pour vaincre et surtout à stigmatiser
les Allemands : des barbares, encore plus sauvages que ceux qu’on leur
oppose. La célèbre carte postale figurant un tirailleur qui garde des
prisonniers allemands derrière des barbelés et déclare à un père
accompagné de ses enfants : « Ti viens voir li sauvages ! ! ! » résume le
message. En combattant à nos côtés, ceux du bon droit, contre les « Boches
inhumains », les tirailleurs acquièrent un autre statut. La « hiérarchie des
races » est bouleversée pour cause patriotique ; les propagandistes de la
République, jamais à un paradoxe près, inventent une nouvelle catégorie
entre sauvage et indigène.
Dans les années 1930, on lira sous la plume d’un journaliste colonial :
« C’étaient nos enfants [les tirailleurs], ils ont gagné au front le droit d’être
nos fils… » Les Allemands, qui depuis la participation des Algériens aux
combats de 1870 dénoncent l’utilisation de « nègres » par les Français, se
souviendront des cartes postales de tirailleurs ramenant fièrement des
colliers de « zoreilles boches ». Adolf Hitler les poursuivra de sa haine dans
Mein Kampf, et son armée en fusillera des centaines, faits prisonniers lors
des combats de mai et juin 1940. Sans même parler des « enfants » de la
Force noire (les troupes d’occupation en Rhénanie après 1918) stérilisés à
partir de 1938 par les nazis…
Quant à l’état d’esprit des centaines de milliers de fantassins, cavaliers,
artilleurs, pionniers, infirmiers, conducteurs (auxquels il conviendrait
d’ajouter autant d’ouvriers d’usine, de dockers et de requis aux colonies), il
est malaisé à cerner. Le contrôle dit du « moral » est total. Souvent dicté à
un scribe de service, le courrier est systématiquement ouvert. Sa lecture, à
quelques rares exceptions, apporte peu d’informations : espoir de voir la
guerre bientôt finie, gagnée, et d’un rapide retour au pays, nouvelles de
camarades de villages voisins, rencontres avec des Français serviables…
Usant du paternalisme ayant cours outre-mer, les cadres coloniaux
veillent à la condition physique et morale de leurs hommes tout en les
maintenant à distance d’une trop grande familiarité avec la population.
Spectacles de théâtre ou de danse « indigènes », compétitions sportives,
bordels aménagés, nourriture et vêtements adaptés, correspondance avec
des marraines de guerre (source d’une littérature et d’une iconographie
ambiguës où s’ébauchent les stéréotypes de l’amant noir) occupent les
tirailleurs au cantonnement. À l’éloignement près, le sort apparent de
l’immense majorité des poilus…

Le tirailleur : une inscription réelle dans l’inconscient


national

Un élément important, qui revient dans les témoignages recueillis


auprès des tirailleurs de toutes origines, est la rencontre avec les Français :
des hommes, des femmes, des enfants « qui ne sont pas comme ceux des
colonies ». Émues par le destin de ces soldats, venus de si loin pour les
défendre, de nombreuses familles les reçoivent, les aident, s’inquiètent de
leur santé, des leurs au pays ; des idylles naissent (des directives précises en
limitent cependant la conclusion). Les colonisés découvrent là une réalité
du discours fraternel républicain jusqu’alors uniquement réservé aux
emphases de la propagande. Autre fraternité, celle des tranchées. Même si
elle demeure toujours teintée de paternalisme, un lien particulier et durable
s’instaure entre « frères d’armes » de l’armée coloniale et des autres
formations.
La standardisation des tenues et des équipements joue également un rôle
important. Dotés jusqu’en 1914 de tenues exotiques, dites « à l’orientale »,
« à la chinoise »…, aux couleurs et aux coupes particulières, les tirailleurs
reçoivent, comme toute l’armée française en 1915, la fameuse tenue bleu
horizon puis les premières versions « moutarde », ancêtre du vert kaki
contemporain. Rassemblés sous un même uniforme qui atténue les
particularismes et crée du sens collectif, des millions d’hommes se
rapprochent et se solidarisent.
Il est certain que cette confrontation, cette forme de liberté inimaginable
outre-mer, va contribuer à la prise de conscience politique de beaucoup
d’« indigènes » démobilisés et encourager, chez quelques-uns, une active
volonté d’émancipation. Considérés à leur retour avec suspicion par les
potentats locaux, les anciens combattants peuvent en revanche trouver une
oreille complaisante auprès des administrateurs civils et militaires, eux-
mêmes rescapés de la guerre. Faible récompense au regard de toutes les
promesses non respectées et naissance d’un personnage : celui de l’ancien
tirailleur décoré. Présent avec ses médailles à toutes les cérémonies
commémoratives à la gloire de la « Plus Grande France », devenu souvent
commis, planton, interprète, garde-cercle, cuisinier…, il constitue un rouage
intermédiaire essentiel au bon fonctionnement du pouvoir colonial 4.
Dans la série des icônes stéréotypées, il trouve sa place entre les
derniers chasseurs aux dents limées, la mauresque aux seins nus et
l’artisan : une carte postale des années 1920 montre un Algérien chenu et
décoré avec pour légende : « Algérie, type arabe médaillé, ancien
tirailleur »…
Le 11 novembre 1918, le bilan est lourd pour les « poilus des
colonies », comparable à celui des Français. Sur les 175 000 Algériens
mobilisés de 1914 à 1918, on compte 35 000 tués ou disparus et 72 000
blessés, 40 000 Marocains laissent 12 000 tués, sur 80 000 Tunisiens
recrutés près de 21 000 sont morts ou disparus. L’Afrique-Occidentale et
l’Afrique-Équatoriale ont fourni plus de 180 000 hommes dont 134 000
envoyés en Europe : 25 000 ne reviendront jamais. Pour Madagascar :
41 000 hommes, 2 500 tués ; pour l’Indochine : 49 000 hommes, 1 600
tués ; Somalis et Pacifique, Indes, vieilles colonies des Antilles, Guyane,
Réunion, quatre communes du Sénégal… Au total l’Empire aura enrôlé
plus de 600 000 sujets, dont 72 % sont mis en ligne sur les différents fronts.
Souvent mal employés, victimes de la mythologie patriotique et
revancharde, les soldats indigènes de l’armée coloniale et de l’armée
d’Afrique verseront leur sang sans y gagner le moindre droit. Quant aux
responsables politiques et militaires, ils n’en tireront pas la moindre leçon.
En 1939, Georges Mandel, ancien collaborateur de Clemenceau,
n’hésite pas à appeler l’Empire à la rescousse pour la défense de la
civilisation menacée par le racisme nazi : « La France est un empire de
100 millions d’habitants, nous vaincrons parce que nous sommes les plus
forts. » De toute évidence, avec la Grande Guerre, les populations issues
des colonies ont pénétré en profondeur l’imaginaire de la société française.
D’une certaine manière, c’est alors seulement qu’elles ont commencé
d’exister aux yeux des Français. Mourir pour avoir le droit de vivre en
quelque sorte 5.

1. Antoine Champeaux, Éric Deroo, La Force noire. Gloire et infortunes d’une légende
coloniale, Paris, Tallandier, 2006.
2. Gilbert Meynier, L’Algérie révélée. La Guerre de 1914-1918 et le premier quart du
e
XX siècle, Lille, Publications de l’université de Lille, 1979 ; Marc Michel, L’Appel à l’Afrique.
Contributions et réactions à l’effort de guerre en AOF, 1914-1919, Paris, Publications de la
Sorbonne, 1982.
3. Chantal Valensky, Le Soldat occulté. Les Malgaches de l’armée française, 1884-1920,
Paris, L’Harmattan, 1995 ; Mireille Le Van Ho, « Travailleurs et tirailleurs vietnamiens en
France pendant la Première Guerre mondiale », thèse de 3e cycle, Paris 7, 1986.
4. Amadou Hampâté Bâ, Oui mon commandant !, Arles, Actes Sud, 1994.
5. Ce texte reprend un article publié initialement dans l’ouvrage collectif de Pascal Blanchard,
Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la Révolution
française à nos jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008.
Les Maghrébins dans la Grande
Guerre
Yvan Gastaut, Naïma Yahi et Pascal Blanchard

Parler d’immigration maghrébine au cours de la Première Guerre


mondiale, c’est évoquer les circulations de ceux que l’on nomme alors les
« coloniaux ». Si certains se déplacent vers la métropole pour y travailler,
d’autres sont enrôlés dans l’armée, attachés à des tâches subalternes, mais
aussi pour combattre au front 1. C’est un tournant majeur dans l’histoire
coloniale française et une rupture dans l’histoire socioculturelle du
Maghreb.
À la veille du conflit, l’institution militaire française connaît des
réformes d’envergure ayant pour conséquence de systématiser un potentiel
« appel aux colonies » pour l’effort de guerre. Les troupes destinées à servir
outre-mer, constituées d’Européens et de « combattants indigènes », déjà
connues sous le nom de « troupes de Marine », prennent au ministère de la
Guerre le nom de « troupes coloniales ». L’armée d’Afrique – qui constitue,
depuis 1873, le 19e corps d’armée – participe activement à la consolidation
de l’empire colonial. À partir de 1881, des populations originaires de
Tunisie, devenue protectorat français, viennent grossir les garnisons de
tirailleurs aux côtés des Algériens.
Les premiers engagements militaires dans la région de la Chaouïa au
Maroc en 1903-1907 exigent l’envoi de troupes, notamment des régiments
de tirailleurs algériens, pour lutter contre les « Berabers » et les
« Chleuhs ». Avec le protectorat marocain en 1912, de nombreux
combattants « indigènes » intègrent des unités régulières. D’autres
formations spécifiques à l’armée d’Afrique sont également créées, comme
les compagnies méharistes sahariennes. En même temps, l’armée française
poursuit son processus d’intégration des « élites » militaires maghrébines
qui entrent dans les plus prestigieuses écoles militaires, tel Chérif Cadi,
premier polytechnicien indigène. Les unités sont en place et leur
mobilisation n’attend qu’une décision politique pour partir vers l’Europe,
comme les turcos d’Algérie l’avaient fait en 1870.

Au début des hostilités : une entrée en douleurs

Lors du Conseil des ministres du 27 juillet 1914, le ministre de la


Guerre, Adolphe Messimy, et le sous-secrétaire d’État aux Affaires
étrangères, Abel Ferry, affirment la nécessité de prélever dans l’Empire et
prioritairement au Maghreb « des forces importantes, tant en raison de
leurs effectifs que de leurs qualités exceptionnelles ». En Algérie, en
Tunisie et au Maroc, les « élites » répondent aux attentes de la République.
Le sultan Mohammed Ben Youssef, futur roi Mohammed V, souligne que le
protectorat doit « à la France un concours sans réserve, [et] ne lui
marchander aucune de nos ressources et ne reculer devant aucun
sacrifice 2 ». De toute évidence, les oppositions de l’avant-guerre semblent
oubliées. Elles étaient pourtant virulentes, comme on peut le constater dans
La Dépêche algérienne de novembre 1907, lorsque des officiers et des
colons doutaient de l’efficacité et du loyalisme des troupes maghrébines :
« Vous voulez apprendre à tous les bicots à manier le fusil ? » Mais la peur
de l’Allemand et le déficit démographique lèvent les dernières
interrogations.
Avec le début des hostilités, de Marseille à Sète, de Bordeaux à
La Rochelle ou au Havre 3 vont débarquer 20 000 Algériens, 8 000
Tunisiens et 3 500 Marocains. Au total, sur les 40 premiers bataillons de
troupes nord-africaines, 32 arrivent en France entre août et septembre 1914
alors que, paradoxalement, l’on va rapatrier dans le même mouvement
5 000 travailleurs algériens. Les combattants algériens, tunisiens et
marocains ainsi que les spahis sont envoyés sans grande préparation en
première ligne aux côtés des troupes d’Afrique noire et des Européens
d’Afrique du Nord.
En août 1914, dès les premiers combats, notamment lors de la bataille
de Charleroi ou au cours de la bataille de l’Aisne, ces troupes composées de
jeunes recrues inexpérimentées – à l’exception de celles qui avaient
combattu au Maroc avant 1912 – vont s’effondrer. Dans chaque camp, les
soldats s’enfoncent dans la terre afin d’échapper aux obus de tout calibre et
bientôt aux gaz. Ces « combattants de la première heure » sont épuisés et
meurtris dans leur chair par les intempéries. De nombreux refus de
combattre sont alors comptabilisés, de même que nombre de mutilations
volontaires : ces désengagements sont immédiatement réprimés, notamment
à la mi-décembre 1914, à la demande du général Foch qui ordonne alors
que plusieurs tirailleurs tunisiens soient « fusillés pour l’exemple » par un
peloton de zouaves dans le secteur belge de Verbranden-Molen. Devant les
rapports alarmants, qui parlent de combattants perdus, transis et incapables
de se battre, de nombreux bataillons sont retirés du front pour être de
nouveaux instruits à l’arrière.

Une mobilisation croissante

À partir du printemps 1915, tout change. Lorsque l’on voit arriver les
troupes maghrébines dans un « élan furieux des démons en djellaba »,
comme l’écrira le futur maréchal Alphonse Juin, c’est le signe que le temps
de l’offensive ou de la contre-attaque est arrivé. L’imagerie s’empare de ces
nouveaux héros modernes et la grande presse en fait les emblèmes de la
victoire possible, tel l’hebdomadaire Le Miroir qui présente le 29 novembre
1914 ces « brillants chasseurs d’Afrique sur la ligne de feu » en page de
couverture.
Les situations sont très diverses en fonction des territoires et des
politiques de recrutement. Au Maroc, c’est l’Office du Maroc qui assure le
suivi de cette mobilisation dans un premier temps puis, l’année suivante,
l’Office parisien du gouvernement chérifien, qui siège à la galerie d’Orléans
du Palais-Royal, prend le relais pour les Marocains présents en métropole.
La mobilisation va s’accroître dans ce protectorat, jusqu’à concerner
40 000 à 45 000 combattants et sans doute tout autant de travailleurs.
En Tunisie, la situation s’organise à partir du décret du 10 août 1914
autorisant les populations à contracter un engagement pour toute la durée de
la guerre à partir de l’âge de 17 ans. Si, au début du conflit, on compte
quelques milliers de Tunisiens présents en métropole, trois ans plus tard ils
seront près de 70 000 à s’être engagés pour la France 4. En août 1914, sept
nouvelles classes de réservistes tunisiens sont appelées sous les drapeaux
pour renforcer la présence tunisienne en France. L’un d’entre eux, le
tirailleur Mohamed Ben Abdallah Ben Rezig Ez Zoghlani, en traitement à
l’hôpital no 44 de Montpellier, écrit en juillet 1915 au califat de Testour que
les « soldats tunisiens ne font qu’un avec les Français dans les attaques qui
sont irrésistibles ».
Finalement, sur 80 000 combattants, un peu moins de la moitié sont
envoyés sur le front français et 8 000 dans le corps expéditionnaire
d’Orient. En Algérie, la situation est plus complexe, dans la mesure où la
conscription a été instituée par décret depuis février 1912, mais qu’un
double système de recrutement perdure pour maintenir les flux de
combattants. Avec les décrets de septembre 1916, on bascule vers
l’incorporation « intégrale » des conscrits de la classe 1917. Puis, l’année
suivante, Georges Clemenceau, dans une dépêche datée du 16 décembre
1917, décide d’intensifier le recrutement des troupes.
Au final, le bilan est équilibré, puisque tout au long du conflit sont
recrutés 85 000 appelés et tout juste 1 000 engagés « volontaires » de plus.
Sur ce total, le nombre effectif de combattants mobilisés en Algérie est
estimé entre 150 000 et 160 000 hommes 5. Dès le début de la guerre, la
question de la religion est soulevée pour s’opposer à la propagande
allemande et turque, le sultan ottoman prônant explicitement la guerre
sainte et le djihad face aux Alliés. Ainsi, des journaux comme Le Jeune
Turc incitent les tirailleurs nord-africains à « la révolte face au
colonisateur ». Hormis dans quelques régions de l’Algérie et de la Tunisie,
les confréries religieuses des pays d’Afrique du Nord se sont tout de suite
élevées contre cette idée, de même que les cheikhs des trois grandes
communautés musulmanes de Tunisie, qui rassurent le 8 novembre 1914 le
résident général : « L’Allemagne est un pays barbare, nous resterons loyaux
au Bey et à la France 6. »
L’enjeu religieux va traverser tout le conflit : par exemple, lorsqu’ils
sont faits prisonniers par les Allemands, les indigènes maghrébins « sont
séparés des autres militaires et envoyés dans un camp spécial à Wünsdorf »
où l’on essaye de les enrôler dans l’armée turque. Pour renforcer
l’attachement des combattants musulmans, les autorités françaises se
montrent vigilantes en matière de respect des pratiques religieuses. Et le
peintre Étienne Dinet, converti à l’islam et qui s’inquiète de savoir si les
morts musulmans sont inhumés selon les rites de leur religion, va conseiller
les autorités militaires pour concevoir une stèle funéraire adaptée aux
attentes des combattants. Il sera écouté et, très vite, ce modèle-référence
sera envoyé aux commandements au front, de même que dans les hôpitaux.
Afin de suivre les combattants et de faire en sorte qu’ils restent « fidèles
à la France », des imams sont envoyés au front dès le mois de juin 1915, et
une mosquée est construite à Bachet près de Tarascon. Par la suite, les lieux
de culte se multiplient, à l’image de la mosquée du jardin colonial de
Nogent-sur-Marne où est installé un hôpital pour les blessés musulmans 7.

Un autre regard sur les « indigènes »

Face à la demande croissante de combattants, au Maghreb l’opinion


réagit. Dans le Constantinois, par exemple, des révoltes contre la
mobilisation s’intensifient à partir de 1916, lorsque les autorités décident
d’incorporer la classe 1917. Sur les places publiques et les marchés 8, on
annonce la venue prochaine des Turcs accompagnés d’un Mahdi ou sauveur
de l’islam, en faisant référence à la grande révolte de 1871, pour convaincre
les populations de refuser l’incorporation. Outre les nombreux sabotages,
les assassinats d’Européens et de notables pro- Français se multiplient. La
révolte connaît son acmé au dernier trimestre de 1916 avec l’insurrection
des Chaouïas de l’Aurès. Les autorités mettent du temps à réagir avant
d’envoyer plusieurs milliers d’hommes et deux régiments d’infanterie
venus de France, plus de l’artillerie et de l’aviation.
Mais, au fil du conflit, l’image des Maghrébins, nombreux à être
visibles dans les territoires, se modifie en profondeur chez les
métropolitains : « Ce n’étaient plus des palais semblables à celui de
Mustapha et des Mille et une nuits, ce n’était plus un émir, ni même le
maréchal des logis Marzouk en uniforme de parade que l’on voyait, mais
une masse d’hommes pauvres, déracinés, étrangers au climat, aux rues, à
la langue, aux coutumes 9. »
En outre, au moment de l’offensive Nivelle du Chemin des Dames en
avril 1917, les officiers français, soucieux de surmonter le défaitisme,
soulignent l’engagement des Maghrébins, leur volontarisme, et affirment
qu’ils ont un « esprit plus offensif que les autres troupes avec lesquelles ils
combattent ». La confiance à leur égard est réelle, et c’est le plus souvent à
eux que fera appel l’état-major pour surveiller les régiments métropolitains
peu sûrs ou bien pour anticiper les mutineries. Mais c’est par les images que
la propagande officielle construit toute une mythologie autour de ces
combattants.
On retrouve ces soldats maghrébins sous des formes multiples dans les
fonds d’images de la Section photographique de l’armée (SPA). Deux
grandes campagnes de photographies sont organisées, dans l’Oise en 1916
et dans l’Aisne en 1917. Toutes les étapes de la « mobilisation » sont mises
en images, de l’enrôlement des conscrits (comme en Tunisie avec le tirage
au sort en 1916) jusqu’aux champs de bataille (Un coin d’Algérie dans la
vallée de l’Oise en 1916). Les revues Sur le vif ou Le Miroir vont
promouvoir ces photographies et les croquis sur ces combattants,
consacrant des numéros réguliers aux troupes maghrébines.
Dans toute la France, travailleurs, agriculteurs, blessés, convalescents
ou jeunes recrues en formation vont, loin du front, marquer de leur présence
ces années de conflit. À Lyon et dans sa périphérie, plus de soixante-dix
unités hospitalières sont mises en place, et beaucoup de soldats gazés y
seront accueillis. De nombreux carrés musulmans sont alors autorisés,
comme à La Mulatière, ville située à proximité de Lyon, où plus de deux
cents personnes seront enterrées. Pour sa part, Marseille devient un lieu de
passage obligé pour les combattants, les travailleurs et les blessés qui
arrivent ou repartent de France.
Dans ce contexte, le 23 décembre 1916, le procureur de la République
écrit au commissaire central : « La sécurité publique dans la ville de
Marseille, que la réforme de la police en 1908 avait peu à peu rétablie, se
trouve de nouveau compromise par l’afflux d’une population turbulente
venant d’Algérie, de Tunisie ou du Maroc et qui semble s’être fixée aux
alentours des grandes usines, dans les faubourgs, même au centre de la
ville. » La situation est telle que les autorités locales et la Chambre de
commerce vont imaginer un projet en 1916-1917, la construction d’un
« village kabyle » au cœur de la cité pour contrôler plus efficacement cette
population, mais aussi les travailleurs auxquels on fait de plus en plus appel
pour compenser le départ des hommes pour le front.

Soldats ou travailleurs ?

À Marseille comme dans toute la métropole, l’état d’esprit général


pourrait se résumer ainsi avec l’avancée du conflit : la France a un besoin
impératif d’une main-d’œuvre coloniale, mais ces travailleurs ne doivent
pas entrer en contact avec les métropolitains. Le projet de village se
structure autour d’une place centrale dévolue aux bâtiments symbolisant les
fonctions de l’édilité (djemaa), du commerce (bazar, boulanger, boucher,
café, restaurant halal) et du religieux (mosquée et logement du muezzin),
sans oublier le hammam et ses réservoirs. Les concepteurs font d’ailleurs
appel aux « conseils » d’Étienne Dinet (converti depuis peu à l’islam) qui
fournit en janvier 1917 « quelques indications pour la construction d’une
mosquée aussi simple et bon marché que possible ». Cet incroyable projet
sera arrêté devant ses coûts prohibitifs, mais la volonté de l’administration
de « mettre à part » les coloniaux et en particulier les Maghrébins s’installe
comme une norme qui deviendra le pivot de la politique d’accueil de ces
populations dans les cinq décennies suivantes.
De fait, la main-d’œuvre coloniale est immédiatement « gérée » comme
« spécifique ». Les « libéralités » de l’avant-guerre sont terminées : si en
juin 1913 le mouvement migratoire avait bénéficié de la suppression du
permis de voyage obligatoire pour les « indigènes », ce qu’avait confirmé la
loi du 15 juillet 1914 au nom du loyalisme « de nos sujets algériens »,
toutes ces mesures sont supprimées. Très tôt, plusieurs organismes
coordonnent les flux de travailleurs, de manière très compartimentée : le
Service de la main-d’œuvre étrangère (SMOE), le Service d’organisation
des travailleurs coloniaux (SOTC) créé en 1916 et qui dépend du ministère
de la Guerre, et enfin l’Office national de la main-d’œuvre agricole, le futur
SMOA (Service de la main-d’œuvre agricole) 10. Au total, 75 % des
personnes recrutées au Maghreb vont passer par le SOTC.
Ces travailleurs, du moins ceux qui se trouvent dans le système officiel,
vont bénéficier de primes d’embauche, du renouvellement de leur contrat,
de la franchise postale pour envoyer leurs lettres, et pour ceux qui tombent
malades, les autorités prévoient qu’ils seront pris en charge au même titre
qu’un combattant.
Pour maintenir les taux de recrutement, une propagande active est
orchestrée en 1917 par les autorités françaises. Les mauvaises récoltes
annuelles sont à l’origine de l’augmentation du nombre de candidats
marocains au recrutement organisé et dirigé depuis Casablanca. Dans ce
contexte, l’année 1917 bat le record du recrutement, mais l’impact de la
« pacification », les mauvaises nouvelles qui circulent concernant les
soldats marocains mobilisés produisent un effet politique et social négatif,
même si les recruteurs atteignent leur objectif avec le soutien du
gouvernement général en Algérie et l’action d’Hubert Lyautey au Maroc.
Cette présence correspond donc à un flux migratoire sans précédent vers
la métropole, qui va bouleverser les équilibres internes du monde ouvrier.
C’est la première fois que l’immigration maghrébine découvre en nombre le
salariat régulier, des mondes urbanisés, des femmes occidentales, dans un
mode de vie militarisé à outrance, ce qui va provoquer une rupture brutale
et irréversible avec l’espace traditionnel 11. S’ils entrent dans le monde du
travail en métropole, c’est à la marge du monde ouvrier français et, dès
1918, ils en repartent (majoritairement) sans avoir pu véritablement
envisager une intégration alors qu’ils auront été plus de trois cent trente
mille en France au cours de ces cinq années (30 % d’Algériens et 25 % de
Marocains et de Tunisiens).

La fin du conflit, nouvelle donne ?


Lorsque les armes se taisent dans une Europe dévastée au terme de
quatre années de guerre, auxquelles s’ajoute la redoutable épidémie de
grippe espagnole de 1918, le bilan est lourd. Sur un total d’1,4 million de
morts et 4 millions de blessés français, l’empire colonial a payé un lourd
tribut. Les troupes marocaines sont, en proportion, les plus touchées, avec
22 % de pertes dans les effectifs engagés (contre 13 % pour les Tunisiens).
Les « poilus des colonies » ont connu des pertes comparables à celles des
métropolitains, mais leur sacrifice a été décuplé par un long éloignement de
leur pays, et un accueil compliqué pour beaucoup.
Malgré une fraternité d’armes indéniable, les inégalités persistent et se
généralisent à la fin du conflit. À fonction et grade équivalents, un tirailleur
perçoit encore la moitié de la solde d’un métropolitain, et les rares
indigènes parvenus au grade d’officier ne voient leur carrière progresser
qu’avec une extrême lenteur. Comme l’écrit Elkbir Atouf, si cette « période
de 1914-1918 représente incontestablement le début du va-et-vient qui a
largement marqué l’histoire des mouvements migratoires entre la métropole
française et ses colonies nord-africaines 12 », la République n’a pas posé les
bases d’une égalité entre métropolitains et indigènes. En même temps, on
voit émerger une nouvelle génération politique parmi ces travailleurs ou
militaires, dont l’émir Khaled, petit-fils d’Abd el-Kader, est le plus parfait
exemple. En novembre 1914, il est nommé commandant du Groupe des
armées du Nord. Le général Foch souhaite avoir recours à lui pour
remotiver les divisions nord-africaines dans de véritables tournées qui
dureront plusieurs mois. Il deviendra, au lendemain de la guerre, un
responsable politique majeur et réclamera une représentation parlementaire
pour les Algériens en soutenant le mouvement de réforme des jeunes
Algériens : « Nous avons mérité cet honneur et la mère patrie considérera
sans doute qu’elle se doit à elle-même de nous l’accorder. » Face à son
activisme croissant après guerre et à ses demandes égalitaires, les autorités
françaises vont le contraindre à l’exil en Égypte.
Dans l’opinion publique, une tendance claire se dessine durant le
conflit : des attitudes de rejet se fixent sur les travailleurs plus que sur les
combattants. Les plus visés par les critiques et par les conflits au sein du
prolétariat sont les travailleurs marocains. Par exemple, en 1916, le
secrétaire général de la CGT, Léon Jouhaux, s’inquiète de voir arriver des
recrutés coloniaux dans les usines d’armement, se souvenant à cette
occasion des grèves marseillaises de 1910 et de l’action des dockers
kabyles, comme le précise un rapport du général Pillot : « D’un
tempérament violent et impulsif, le Nord-Africain a besoin d’être tenu par
une main ferme. Il s’incline volontiers devant la force, mais il reste
insensible à la manière douce qu’il qualifie facilement de faiblesse. »
Peu à peu, une séparation de type colonial se diffuse en métropole,
accentuée par la « question sexuelle ». En interdisant aux femmes
d’accompagner leur époux et en refusant le recours à une main-d’œuvre
coloniale féminine (à l’exception de quelques Antillaises), les autorités
françaises ont favorisé les rapprochements entre ouvriers coloniaux et
ouvrières françaises dans les arsenaux et usines travaillant pour l’effort de
guerre. Les médecins s’opposent à ces unions, car les « hommes qui
composent les troupes de couleur (Algériens, Marocains, Sénégalais, etc.)
sont tous syphilisés », affirme doctement le spécialiste Julien Raspail
(1915). Même les féministes s’en mêlent, telle Louise Bodin (1917) au sujet
de l’usine Citroën dans La Voix des femmes : « On a infligé à ces ouvrières
la promiscuité d’une population masculine étrange, que nous connaissons
sous le nom de Sidis… J’ai entendu beaucoup d’ouvrières s’en plaindre et
s’en révolter. »
Après quatre ans de conflits et de sacrifices, la popularité de ces
combattants est duale : d’une part, ils font peur et sont regardés avec
crainte ; d’autre part, des centaines de cartes postales, photographiques ou
illustrées, de vignettes publicitaires, d’affiches, de unes et de reportages
dans la presse, d’objets manufacturés et de romans popularisent ces
valeureux soldats. Le combattant sert à convaincre la nation de ses
ressources pour vaincre, et surtout à stigmatiser les Allemands : des
barbares, encore plus sauvages que ceux qu’on leur oppose. En combattant
dans notre camp (et non comme les Turcs avec les Allemands), celui du bon
droit, contre les « Boches inhumains », les tirailleurs, spahis, zouaves et
goumiers acquièrent un autre statut.

1. Cet article a été publié – dans une version plus longue – sous le titre « La Grande Guerre
des soldats et travailleurs coloniaux maghrébins » dans la revue Migrations Société, volume
156, no 6, 2014.
2. Jacques Frémeaux, « Les contingents impériaux au cœur de la guerre », Histoire, Économie
et Société, volume 23, no 2, 2004.
3. Elisabeth James, « Algériens, Marocains et Tunisiens de 1914 à 1920 », in John Barzman,
Éric Saunier (dir.), Migrants dans une ville portuaire. Le Havre (XVIe-XXIe siècle), Le Havre,
Publications des universités de Rouen et du Havre, 2005.
4. Pascal Le Pautremat, Héros de Tunisie : spahis et tirailleurs d’Ahmed Bey Ier à Lamine Bey
(1837-1957), Tunis, CÉRÈS éditions, 2005.
5. Thomas Compère-Morel, Mémoires d’outre-mer. Les colonies et la Première Guerre
mondiale, Péronne, Historial de la Grande Guerre, 1996.
6. Pascal Le Pautremat, Héros de Tunisie, op. cit.
7. Pascal Le Pautremat, La Politique musulmane de la France au XXe siècle. De l’Hexagone
aux terres d’islam. Espoirs, réussites, échecs, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003.
8. Gilbert Meynier, L’Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du
e
XX siècle, Genève, Librairie Droz, 1981.

9. Philippe Videlier, L’Algérie à Lyon. Une mémoire centenaire, Lyon, Bibliothèque


municipale de Lyon, 2003.
10. M’Barka Hamed-Touati, « Immigration maghrébine et activités politiques en France de la
Première Guerre à la veille du Front populaire », thèse en sciences humaines et sociales,
université de Tunis 1, 1994.
11. Jacques Frémeaux, Les Colonies dans la Grande Guerre. Combats et épreuves des peuples
d’outre-mer, Paris, 14-18 Éditions, 2006.
12. Elkbir Atouf, « Les Marocains en France de 1910 à 1965. L’histoire d’une immigration
programmée », thèse de doctorat en histoire, université de Perpignan, 2002.
L’économie de l’outre-mer colonial
après la Grande Guerre
Hubert Bonin

Pendant quelques semestres en 1919-1922 1, les relations économiques


entre l’Europe, l’Afrique 2, l’océan Indien et l’Indochine 3 reprennent leur
cours normal tout en profitant de l’amélioration technique de la flotte
maritime et en s’adaptant au recul des positions commerciales allemandes.
De nouvelles « espérances » se cristallisent, à Marseille par exemple,
comme si, après les difficultés subies dans plusieurs régions au tournant de
1910 et la guerre, un nouvel eldorado était en préfiguration : des
opportunités d’investissement privé devraient se multiplier grâce à la
relance des dépenses publiques et de « la mise en valeur » des ressources
naturelles – avec les fronts pionniers de « l’or brun » du cacao ou du
caoutchouc, entre autres –, comme on l’espère par exemple en Indochine 4,
en comptant aussi sur le soutien des banques orientées vers les outre-mers 5.
On cherchera notamment dans ce chapitre à déterminer si la période de
guerre 6 a suscité des initiatives propices au « changement » capitalistique,
stratégique, commercial, productif, au sein des communautés des affaires
ultramarines, parmi celles actives dans les cités-ports, telles que Marseille,
Le Havre 7 ou Bordeaux, ou des nœuds d’échanges avec les outre-mers, à
Paris, Lyon ou Lille par exemple, sans oublier, peut-être, l’enjeu de la
réinsertion de l’Alsace-Lorraine en tant que source de produits finis pour
certains territoires coloniaux.

Une conjoncture contrastée, du boum à la récession

À un élan immédiat au lendemain du rétablissement des échanges,


source d’illusions dans le monde du commerce, succèdent des trimestres de
conjoncture aléatoire. L’évolution des maisons de commerce présentes en
Afrique subsaharienne en est l’illustration.
Dans un premier temps, le rétablissement progressif des liaisons
maritimes entre l’Empire et la métropole constitue un véritable tremplin à la
renaissance d’échanges commerciaux normalisés ; comme on sort d’une
Belle Époque marquée par une croissance générale, sauf quand un repli la
suspend en Afrique subsaharienne au début du siècle, toutes les parties
prenantes croient fermement dans le redémarrage d’un essor des prix, des
volumes et de la demande. Encore faut-il assurer la transition entre
l’économie administrée et l’économie de marché.
Ainsi, les compagnies maritimes impliquées dans les transports avec
l’Algérie – Société générale des transports maritimes à vapeur (SGTM),
Compagnie de navigation maritime (CNM), Compagnie générale
transatlantique (CGT) – n’arrivent pas en 1919 à s’entendre pour renouveler
leur accord de coopération institutionnelle de 1898, tandis que, en 1923,
l’idée parlementaire émise en 1916 de monter une flotte gérée par les
compagnies ferroviaires se disloque. Chacune reçoit son lot de bateaux
étatisés pendant le conflit (quatre pour la CGT, un pour la SGTM, trois pour
la CNM) et reprend son chemin en solo ; et il faut attendre les années 1930
pour que la « coopétition » renaisse de ses cendres.
Dans l’ensemble, par conséquent, le vent de l’histoire souffle en faveur
d’une renaissance d’une économie de marché fortement concurrentielle :
l’Empire retrouve sa force d’attraction. Les grands et moyens acteurs
d’avant guerre reprennent leur activité et conçoivent des projets
d’expansion (points de vente et comptoirs, commandes adaptées aux achats
espérés), tandis que, une nouvelle fois, une vague d’expatriés se lève,
croyant dur comme fer à un décollage puissant et durable. Animateurs de
points de commerce en Afrique subsaharienne, vignerons en Algérie, etc.,
tous ceux que les « puissants » caractérisent de « faiseurs » débarquent
outre-mer dans la perspective d’un enrichissement rapide.
Les années 1919-1920 confirment bien sûr ces espoirs, car les
consommateurs ultramarins veulent relancer leur propre équipement, les
institutions publiques renouer avec un train de vie propice à des dépenses
de fonctionnement et avec des programmes d’investissement, tout comme
les firmes de quelque importance, tandis que les maisons de négoce
reconstituent leurs stocks dans leurs entrepôts en Angleterre, en France
(Marseille, Bordeaux, Le Havre surtout) et enfin outre-mer, dans les cités-
ports. Comme la demande s’intensifie sur tous les registres, une hausse
générale des prix s’esquisse, le crédit se développe auprès des banques ou
entre sociétés. C’est donc une sorte de boum conjoncturel qui se vit là,
avant que des chocs ne soient endurés dans les années 1920-1923, puisque
ce boum se disloque au bout de quelques trimestres : une relative
inconscience aura conduit nombre d’acteurs des outre-mers à une prise de
risque excessive.

De l’Afrique occidentale à l’Indochine

Un exemple caractéristique en est fourni par les grandes maisons actives


en Afrique subsaharienne. Déjà bien établies, elles soupèsent avec
circonspection les potentialités de croissance rapide offertes par l’après-
guerre. Faut-il accélérer le déploiement des comptoirs et factoreries ?
Grossir les parts de marché à marche forcée ? Les plus grosses entreprises,
comme la Société commerciale de l’Ouest africain (SCOA) et la
Compagnie française de l’Afrique occidentale (CFAO), ainsi que les filiales
d’Unilever ou les maisons bordelaises, tiennent le négoce des « produits »,
des denrées exportées par l’Afrique, et des « marchandises », les biens
d’équipement et de consommation importés en Afrique.
La CFAO elle-même se divise quant à la tactique à adopter. L’un de ses
dirigeants, Henri Duvernet (inspecteur depuis 1910), prône, dans un gros
rapport livré 8 en mai 1919, un élan puissant face à l’équipe représentant le
courant « historique » et dirigée par Eugène Mathon, le dirigeant sur la côte
occidentale depuis 1883. Or la CFAO avait succédé en 1887 à un avatar qui
avait vécu un tel boum et qui s’était écroulé, asphyxié par un passif
bilanciel devenu trop déséquilibré par un surendettement dangereux. Faut-il
dès lors se persuader de la durée et de l’ampleur du cycle de relance qui
s’esquisse au tournant des années 1920 ? Marcher plus sagement ? Chacun
connaît la faible portée des leçons de l’histoire… Henri Duvernet quitte la
CFAO en octobre 1922, devient directeur général de sa rivale SCOA, qu’il
conduit à sa perte au début des années 1930 ; il faut la renflouer, tandis que
la CFAO a su maîtriser les risques d’une expansion à la fois vigoureuse et
clairvoyante.
Le boum conjoncturel a été asphyxié par une récession brève, mais
aiguë, qui brise la croissance en 1920-1921 dans l’ensemble du pays : trop
de commandes ont été passées, trop de stocks accumulés, trop de dettes
comptabilisées – et ce, à propos des échanges avec les outre-mers mais
aussi à propos de l’ensemble de l’économie française. Nombre de petites
sociétés de négoce doivent suspendre leur activité ; tout le monde met un
frein au volume des échanges et un coup d’accélérateur à la récupération
des créances.
Mais des secousses ébranlent certains acteurs. On sait que la Banque
industrielle de Chine, venue concurrencer avec excès la Banque de
l’Indochine, vacille dès 1921-1922 9 – d’où sa transformation en Banque
franco-chinoise pour le commerce & l’industrie en octobre 1922, avec le
soutien de la banque d’affaires Paribas (dont le président Gaston Griolet
préside cette filiale). Enfin, la crise monétaire vécue par le franc français
n’a certainement pas manqué de fragiliser la trésorerie des sociétés
travaillant beaucoup avec des devises telles que la livre, le dollar ou le franc
suisse.
La campagne 1920-1921 s’avère en particulier délicate à supporter par
la bourse de la société CFAO qui attend, chaque mois, les « remises » de ses
comptoirs, les rapatriements des fonds collectés grâce aux ventes africaines.
La CFAO risquerait-elle alors de mettre fin à sa carrière après un tiers
de siècle d’existence ? Sombrerait-elle dans un gouffre financier ? Plusieurs
concurrentes subissent des déficits. La Compagnie bordelaise des comptoirs
africains connaît en 1920-1921 une perte de 4,2 millions de francs ; elle doit
être renflouée en 1921-1924 et devient la Compagnie générale des
comptoirs africains. La Compagnie générale de l’Afrique française perd
4 millions en 1922, la Compagnie forestière Sangha-Oubangui 9,6 millions
en 1921-1922. La Niger Company est en perte de 1920 à 1925, affirme
Frederick Johnson Pedler (administrateur au Colonial Office, puis
entrepreneur), et elle ne paie un premier dividende qu’en 1929 ; elle subit
une perte de 2,6 millions de livres en 1922, comme l’AETC avec
1,8 million. La CFAO observe sans aménité le sort de sa rivale : la SCOA
ne réalise que 63 000 francs de bénéfice en 1920-1921 et connaît un déficit
de 2,1 millions en 1921-1922 : « Il leur faudra, après la crise, plusieurs
années bien grasses pour se désembourber 10. »
Le cap des tempêtes est dépassé à la fin de la campagne 1921-1922 : les
comptoirs achètent moins de produits en 1920-1921 et ceux-ci sont moins
chers, ce qui réduit leurs besoins en liquidités. Ils commencent à écouler
leurs stocks, au rythme de la traite, mais aussi parce qu’ils ont repris les
ventes en gros ou demi-gros à des marchands locaux et parce qu’ils sont
incités à réduire leurs marges. On sait que, par la suite, une reprise
économique durable se fait jour, malgré la légère récession de 1927, avant
l’entrée dans la grande crise du début des années 1930. Mais, auparavant,
l’immédiat après-guerre aura donc été mitigé, entre boum et affaissement
conjoncturels.
Le repli du cours de la piastre-argent à partir de l’automne 1920 allège
la pression sur les entreprises 11, d’où quelque stabilisation précaire de la
piastre – mais elle ne se stabilise qu’en même temps que le franc en 1926-
1928. Le marché de la piastre n’a donc pas été mis réellement en danger.
Les entreprises auront néanmoins vécu quelques inquiétudes car cette crise
aura remis en cause la stabilité de leur bilan et surtout celle de leur
trésorerie.

L’Empire, cible des intérêts français

Dès les perspectives de paix, les communautés d’intérêts orientées vers


l’Empire conçoivent des projets de relance intensive des activités : il s’agit
de participer à la reconstruction de la puissance française en tirant profit du
repli allemand et en résistant à la thalassocratie britannique sortie renforcée
du conflit.
Au-delà de ces soubresauts conjoncturels, il faut scruter les événements
structurels, qui touchent aux rapports de force entre grandes puissances et à
la vitalité de l’économie française dans son ensemble. Tout d’abord, la
guerre a permis aux flottes française et anglaise de se débarrasser de la
force de la flotte allemande dans le golfe de Guinée ainsi que dans les mers
asiatiques – avant une renaissance progressive. La pression du négoce
allemand en a été ainsi allégée, tandis que ses positions commerciales ont
été érodées par le nationalisme de guerre 12. Mais n’oublions pas que
Hambourg constituait avant guerre l’un des débouchés essentiels pour les
négociants marseillais des arachides africaines. Il faut donc soit dénicher de
nouveaux marchés, soit entreprendre de pénétrer de nouveau et peu à peu le
marché de la Baltique.
La fameuse « mise en valeur » doit s’envisager comme un projet
pluriel : celui-ci vise à densifier les réseaux de communication outre-mer,
afin d’élargir les marchés potentiels et d’abaisser le coût de leur
approvisionnement, au profit des industries de métropole. Il entend aussi
accroître les revenus fiscaux des territoires coloniaux afin que leur
consommation en biens d’équipement s’étoffe et contribue, elle aussi, aux
ventes françaises, que ce soit en multipliant les recettes procurées par les
taxes portuaires ou celles obtenues du transit des bois et des produits
miniers dont il faut augmenter la production grâce au développement de
l’exploitation de nouveaux sites forestiers ou gisements. Cette « mise en
valeur » correspond donc à une logique stratégique cherchant à étendre
l’emprise commerciale de l’industrie française dans les outre-mers.
Pourtant, l’après-guerre ne voit pas poindre de nouvelles formes de
protectionnisme. Certes, la Ligue coloniale française, mise sur pied par
Eugène Étienne en 1907 – il décède en mai 1921 –, et la Ligue maritime
fusionnent en février 1921 au sein de la Ligue maritime et coloniale, forte
de 45 217 adhérents ; et les groupes de représentation des intérêts coloniaux
(Union coloniale, Comité de l’Afrique française, Comité de l’Asie
française, Comité de l’Océanie française, etc.) affûtent de nouveau leurs
outils d’influence, relayés par les députés du Bloc national en 1919-1924,
en tentant de faire évoluer l’opinion.
Ce courant a débouché sur la création en 1921 du Comité France-
Tanger, animé par Léon Baréty, président du groupe parlementaire du
Maroc, et celle aussi du Comité du Niger, présidé par Anatole de Monzie,
qui plaide la cause de la mise en irrigation du Moyen Niger selon les
propositions de l’ingénieur Émile Bélime, tandis qu’est relancée l’idée du
Transsaharien en 1921.
Les colonies peuvent dorénavant bénéficier de la promotion des
Agences des colonies montées durant le conflit. Enfin, en symbole de ces
aspirations à une mise en valeur d’envergure, les chambres de commerce de
Marseille en 1922 et de Strasbourg en 1924 mettent sur pied deux
expositions coloniales bien représentatives de ces coalitions informelles des
communautés d’affaires impliquées dans l’Empire.
Néanmoins, il faut attendre les lois douanières d’avril 1928 et des
années 1930 pour que le protectionnisme prenne corps avec ampleur. Dans
l’après-guerre, les colonies conservent peu ou prou leur réalité de « porte
ouverte », comme dans le bassin du Niger où l’accord franco- britannique
de 1898 reste actif (jusqu’en 1936). Une preuve en est l’offensive menée
par le capitalisme anglais dans l’Empire français.

La relance des programmes d’investissement

Partout dans l’Empire, des programmes d’investissement, de « mise en


valeur », prennent corps dès l’après-guerre, même s’ils aboutissent pour la
plupart seulement au bout de quelques années, comme la création du Crédit
foncier de Madagascar en 1919, avant celle de la Banque de Madagascar en
1926. Le programme d’équipement de l’Indochine dessiné par Paul Doumer
est relancé, grâce à « l’émission d’un emprunt en Indochine libellé en
piastres pour le compte du gouvernement général 13 ». Au Maroc, Hubert
Lyautey et son équipe entreprennent la relance du chantier du port de
Casablanca, entamé en mars 1913 et suspendu pendant la guerre ; mais il
faut plusieurs semestres pour son aboutissement en avril 1923 (pour la
première tranche quais et terre-pleins). Dans le protectorat, deux réseaux
avaient été lancés en 1911 grâce aux Chemins de fer militaires du Maroc
occidental et au Chemin de fer de Marnia à Taourit, ouverts au début de
1916 avant leur jonction 1921. Entre-temps, le 1er janvier 1920, le
protectorat récupère l’exploitation de l’ensemble et crée en 1921 la Régie
des chemins de fer en voie de 0,60 mètre, forte de 1 200 kilomètres.
Puis on met en route des programmes de voies en section normale, dans
le cadre de la « mise en valeur » ; dans le sillage d’un accord franco-
espagnol en 1912, la Compagnie franco-espagnole du chemin de fer de
Tanger à Fès était née en 1916, mais sa dernière section n’est inaugurée
qu’en 1927. Enfin, à partir de 1916 est mis à l’étude un vaste réseau en voie
normale ; il est concédé à la Compagnie des chemins de fer du Maroc le
21 août 1920 – avant son achèvement en 1936. Bref, l’avant-guerre, la
guerre et l’après-guerre s’emboîtent l’un dans l’autre, avec des rythmes
différents imposés par le conflit.
On relance aussi l’électrification 14 car les compagnies ferroviaires et
minières ont besoin de beaucoup de courant, d’où la construction, par le
biais de l’Énergie électrique du Maroc, de la centrale thermique de
Casablanca (Roches Noires) en 1922-1924, celles de Rabat-Samé et de
Ballande à Casablanca, tandis que sont conçus deux barrages et centrales
hydroélectriques, la première étant celle de Sidi Saïd Machou, sur l’Oum
er-Rebia, dont les travaux démarrent au début des années 1920, avant
achèvement en 1929.
La Compagnie du canal de Suez, elle aussi, déploie son programme
d’investissement avec prudence 15, car s’emboîtent la finalisation du
quatrième programme de grands travaux (1908-1924), la mise en œuvre du
cinquième, lancé juste avant guerre (1912-1924), et le lancement du
sixième en 1921.

De l’Indochine à l’océan Indien

En Indochine sourd la croyance dans un potentiel sans limites, car elle


est conçue comme un « balcon de la France » en Asie. Un symbole en est
la création en novembre 1920 de la Société financière française et coloniale,
à Paris, dotée d’une agence à Saigon en 1923 : « Créée au lendemain de la
guerre en vue de contribuer activement à la mise en valeur du patrimoine
national 16 » sous l’égide d’Octave Homberg, qui entre au conseil
d’administration de la Banque de l’Indochine en février 1920, et avec le
soutien de la maison de Haute Banque Lazard 17, elle devient une compagnie
holding prenant des participations, souvent actives, dans des acteurs clés de
la colonie : Crédit foncier d’Indochine, Société des caoutchoucs
d’Indochine, Société des sucreries et raffineries d’Indochine, Société des
cultures tropicales…
Dès la guerre finie reprend l’accentuation de l’intensité et des
ramifications du déploiement du capitalisme français en Indochine tant ce
territoire constitue une bonne occasion pour de nombreux investisseurs,
industriels, commerçants, gestionnaires de services, voire planteurs, qui ont
prouvé leur esprit d’entreprise. Ce ne sont pas, en général, des « petits
bourgeois » qui conçoivent l’empire colonial comme un tremplin pour
réaliser outre-mer ce qu’ils ne peuvent effectuer en métropole, comme de
petits « faiseurs » spéculant sur les potentialités de cet outre-mer asiatique.
Mais c’est surtout le « grand capitalisme » qui fait, encore plus et
immédiatement, de l’Indochine un enjeu stratégique, maritime et
commercial et une terre d’opportunités d’affaires.
De part et d’autre de la guerre se déploie ce qu’on a parfois caractérisé
d’« âge d’or » de la croissance indochinoise, notamment pour les
plantations et la production de denrées (maïs, riz). Le boum de l’hévéa,
lancé à la Belle Époque, reprend son élan « malgré la crise brutale de 1921
qui arrête un temps le développement des plantations 18 », d’autant plus que
les planteurs ont bénéficié de prêts de la Banque d’Indochine pendant la
guerre 19 qu’ils ne peuvent rembourser dans les délais prévus, d’où un solde
d’impayés d’un million de piastres en 1921 et encore en 1923, avant des
paiements au fil des semestres ensuite.
Dans un autre espace, Faure Frères, une solide maison de négoce
bordelaise active aux Antilles et dans l’océan Indien, renoue avec son projet
de développement. Reconstituée (en septembre 1917, puis au 1er décembre
1920) sur des bases capitalistiques nouvelles afin de tenir compte des
réaménagements familiaux imposés par le décès au front de jeunes héritiers
et la relève générationnelle, elle en est consolidée et se sent apte à relancer
l’offensive commerciale, sous l’égide de Charles Faure II, de la quatrième
génération, et aussi sous celle de Roger Faure, de la génération suivante.
Certes, les affaires de négoce de vin avec l’Allemagne et avec la Russie,
ébranlées par la guerre, sont abandonnées. Mais une stratégie de recentrage
sur le rhum et le sucre antillais et réunionnais reprend, avec, en échange, la
vente de produits finis dans les outre-mers.
Après guerre, on sait que l’Empire français doit contribuer au
relèvement de l’économie française, que les experts sont obsédés une fois
de plus par son déclin 20 et le risque d’un redressement rapide de
l’Allemagne vaincue : l’après-guerre doit être marqué par une renaissance
des forces vives. Chaque acteur de la « guerre de la paix » qui vise à
revitaliser la puissance commerciale y trouve des leviers de croissance.
Les firmes de négoce, les entreprises industrielles, plus modérément en
direct, mais fortement par le biais des exportations et des chantiers de
grands travaux, voire par l’élan des commandes de biens d’équipement des
agriculteurs et planteurs, retrouvent leur fonction d’intensification de la
mise en valeur des outre-mers français – quels que soient les aléas
conjoncturels et les avatars vécus par des sociétés trop spéculatrices,
aventureuses, surendettées et victimes de la récession de 1920-1921 et du
durcissement de la concurrence.
Ce tournant des années 1920 ouvre la voie à des programmes
d’envergure destinés à cimenter les économies et sociétés impériales de
l’entre-deux-guerres 21.

1. Ce texte, dans une version développée et sous le titre « L’économie de l’outre-mer


colonial : retour à la normale ou changement ? », a été publié dans la revue Outre-Mers,
no 400-401, 2018/2. Outre-Mers. Revue coloniale et impériale est la première et la plus
ancienne revue à comité de lecture portant sur ce champ de recherche. L’association qui la
dirige – la SFHOM https://www.sfhom.com – est située à la Sorbonne. Elle publie deux
numéros par an, accessibles via Cairn, Persée et Gallica.
2. Hélène d’Almeida-Topor, Monique Lakroum, L’Europe et l’Afrique. Un siècle d’échanges
économiques, Paris, Armand Colin, 1994.
3. Patrice Morlat, Indochine années Vingt. L’âge d’or de l’affairisme colonial (1918-1928).
Banquiers, hommes d’affaires et patrons en réseaux, Paris, Les Indes savantes, 2016.
4. Kham Vorapheth, « Troisième Partie. Denis frères », Commerce et industrialisation en
Indochine, 1860-1945, Paris, Les Indes savantes, 2004.
5. Hubert Bonin, « L’outre-mer, marché pour la banque commerciale (1876-1985) ? », in
Jacques Marseille (dir.), La France et l’outre-mer, Paris, Comité pour l’histoire économique et
financière de la France, 1998 ; Hubert Bonin, Un outre-mer bancaire méditerranéen. Le Crédit
foncier d’Algérie et de Tunisie (1880-1997), Paris, Publications de la SFHOM, 2004.
6. Hubert Bonin, « Des maisons de négoce euro-africaines confrontées à la Guerre de 1914-
1918 », Outre-Mers. Revue d’histoire, no 390-391, 1er semestre 2016.
7. Claude Malon, Le Havre colonial de 1880 à 1960, Le Havre, Publications des universités
de Rouen et du Havre-Presses universitaires de Caen, 2005.
8. Hubert Bonin, « Mathon contre Duvernet : deux hommes ou deux stratégies », in Hubert
Bonin, CFAO (1887-2007). La réinvention permanente du commerce outre-mer, Paris,
Publications de la SFHOM, 2008.
9. André Joseph Pernotte, Pourquoi et comment fut fondée la Banque industrielle de Chine,
ses difficultés, ses ennemis, politique et finance, Paris, Jouve, 1922 ; Nobutaka Shinonaga,
« La formation de la Banque industrielle de Chine et son écroulement, un défi des frères
Berthelot », thèse, université de Paris 1-Sorbonne, 1988.
10. Mathon à Bohn, 13 décembre 1921, cité dans Hubert Bonin, CFAO (1887-2007), op. cit.
Les citations sont extraites d’archives de la CFAO aujourd’hui disparues qu’Hubert Bonin a pu
néanmoins utiliser dans son livre.
11. Marc Meuleau, Des pionniers en Extrême-Orient. La Banque de l’Indochine, 1875-1975,
Paris, Fayard, 1990.
12. Yves Péhaut (dir.), « Les oléagineux dans les pays d’Afrique occidentale associés au
Marché commun », thèse de doctorat d’État, tome 1, Service de reproduction des thèses, Lille,
1974.
13. Marc Meuleau, op. cit. Voir aussi Patrice Morlat, Indochine années Vingt, op. cit.
14. Agnès d’Angio, « L’électrification du Maroc vue à travers l’action de la société Schneider
& Cie (1907-1954) », Outre-Mers. Revue d’histoire, tome 89, no 334-335, 1er semestre 2002.
15. Hubert Bonin, « La Compagnie du canal de Suez a-t-elle assumé sa mission de
modernisation du canal (1900-1956) ? » [hubertbonin.fr] ; « Le canal et la Compagnie de Suez
face aux défis géopolitiques, maritimes et économiques de la Première Guerre mondiale »
(chapitre XX), in Hubert Bonin, La France en guerre économique en 1914-1919, Genève,
Droz, 2018.
16. « Nos possessions coloniales : l’Indochine », L’Illustration économique et financière,
1920 ; Marc Meuleau, op. cit.
17. « La banque Lazard et la Société financière française et coloniale », Patrice Morlat,
Indochine années Vingt, op. cit.
18. « Nos possessions coloniales : l’Indochine », op. cit.
19. Patrice Morlat, « Les prêts aux planteurs de caoutchouc », Indochine années Vingt, op. cit.
20. Voir Robert Frank, La Hantise du déclin. La France de 1914 à 2014, Paris, Belin, 2014.
21. Voir Martin Thomas, The French Empire between the Wars: Imperialism, Politics, and
Society, Manchester, Manchester University Press, 2005.
Le mandat français en Syrie
et au Liban (1920-1946).
Les dessous d’une tutelle
coloniale
Nadine Méouchy

À la chute de l’Empire ottoman, démembré en 1918, la France et la


Grande-Bretagne divisèrent en États modernes les provinces de l’Orient
arabe, dont les guerres identitaires contemporaines indiquent que nous
sommes témoins d’une remontée de l’histoire coloniale du XXe siècle 1.
La période de l’entre-deux-guerres est celle de la mise en place d’un
État moderne sous tutelle. Cette période est donc décisive pour comprendre
les évolutions sociales et politiques des États syrien et libanais après leur
indépendance. Pourtant les historiens français l’ont ignorée pendant près
d’un demi-siècle, abandonnant l’histoire du mandat français à leurs
collègues arabes et anglo-saxons, britanniques notamment.
Le tournant vint avec la guerre civile libanaise (1975-1990) qui souleva
des interrogations sur la relation historique entre l’État et la société. C’est
dans les années 1980 que quelques jeunes historiens français s’attachèrent
de manière dispersée à amorcer le lent processus d’accumulation des
savoirs. Dans ce cadre, le premier programme français d’études du mandat,
institué à Damas à l’Institut français d’études arabes de Damas (IFEAD)
(actuel Institut français du Proche-Orient – Ifpo) entre 1997 et 2002 2,
contribua à créer un nouveau champ d’études, celui des Mandate Studies 3,
et à renouveler les approches : tout en affirmant la place du mandat français
dans l’histoire coloniale de la France, le programme œuvra à explorer tous
les espaces communs de la relation entre les acteurs français, syriens et
libanais. En interrogeant la politique mandataire, le programme ouvrait la
voie à l’histoire des sociétés locales avec un intérêt croissant pour les
périphéries sociales et géographiques. Il fallait désormais pointer les
soubassements et les angles aveugles de la tutelle coloniale afin d’éclairer,
par exemple, le sens de la modernité dans une société de communautés et
de minorités historiques, au Liban comme en Syrie. Enfin, le programme
appela à la nécessité d’un changement d’échelle spatiale dans l’étude du
mandat par la comparaison avec l’autre mandat 4, le mandat britannique à la
fois allié, rival et objet de détestation 5.

Divisions, frontières et territoires de l’identité

Dans le démembrement de l’Empire ottoman (accords Sykes-Picot de


mai 1916), les alliés français et britanniques s’entendent sur leurs
revendications respectives concernant la Mésopotamie et les pays syriens
(Bilâd al-Châm) de l’Empire qui s’étendent du Taurus au nord jusqu’au
golfe d’Aqaba au sud et de la Méditerranée à l’ouest jusqu’à Palmyre à
l’est. Ce partage est consacré par la conférence interalliée de San Remo en
avril 1920. L’Orient arabe est alors divisé en cinq territoires placés sous
mandat de type A : la Syrie, dont sera détaché le Liban en 1920, se retrouve
sous la tutelle de la France ; la Palestine, la Transjordanie et l’Irak, sous la
tutelle britannique.
En 1918, les troupes françaises commencent à débarquer à Beyrouth dès
octobre et à Alexandrette à partir de décembre. C’est la politique du Divide
ut imperes (diviser pour régner) préconisée par Robert de Caix, figure du
milieu colonial et conseiller au Quai d’Orsay, qui va finalement l’emporter
afin de neutraliser toute opposition nationaliste arabe 6. Le 1er septembre
1920, le général Henri Gouraud proclame la création de l’État du Grand
Liban (devenu République libanaise en 1926) avec le soutien des
communautés chrétiennes catholiques, notamment les maronites. Les
communautés musulmanes se rallient progressivement à cet État dont la
tutelle française reconnaît ou organise les juridictions religieuses
communautaires.
En Syrie, la puissance mandataire applique une définition fédérale et
cantonale : dès septembre 1920, le pays syrien est divisé en plusieurs entités
(outre l’État du Grand Liban) : Territoire des Alaouites sur le littoral,
gouvernements d’Alep et de Damas dans l’intérieur – réunis en 1925 en
État de Syrie –, gouvernement des Druzes en 1922 auxquels s’ajoutent deux
territoires dotés d’une certaine autonomie : les sandjaks d’Alexandrette et
de Deïr ez-Zor. La charte du mandat, adoptée par la Société des Nations
(SDN) en 1922, cautionne la politique française de promotion des
autonomies locales sur une base communautaire minoritaire ou localiste
(comme à Alexandrette ou Deïr ez-Zor).
Le tracé des frontières entre la Syrie et le Liban, comme avec les pays
voisins placés sous tutelle britannique, est le fruit de négociations entre
Paris et Londres sans consultation des États institués ni des populations
concernées. Le tracé des frontières libanaises s’appuie largement sur les
préconisations françaises formulées autour de 1860 (Melchior de Vogüé,
Charles-Marie Napoléon de Beaufort d’Hautpoul) 7. Les frontières dites
« nationales » sont donc incohérentes du point de vue humain et
économique : dislocation des réseaux traditionnels de l’échange rural et de
l’aire de mouvance des tribus, éclatement spatial des juridictions religieuses
historiques, fragmentation des réseaux commerciaux et familiaux, etc. Le
tracé des frontières constitue dès lors un élément conflictuel majeur et un
facteur d’instabilité sur le terrain.
Aux modifications de l’ordre social interne qui s’ensuivent s’ajoute le
rejet de la domination d’une puissance étrangère chrétienne bousculant les
valeurs des hommes et promouvant les relais de son pouvoir de préférence
chez les minoritaires (chrétiens et musulmans). Dès lors, une série
d’insurrections armées anticoloniales soulève les périphéries et les
campagnes syriennes : révolte du Nord (1919-1921) et Grande Révolte
syrienne (1925-1926).
Les divisions territoriales en elles-mêmes accroissent les passerelles
entre le politique et le religieux puisque deux des États dits autonomes
correspondent au territoire de deux communautés (Alaouites et Druzes) et
un État est édifié à partir d’une volonté chrétienne, maronite en
l’occurrence. Si l’espace syrien originel est divisé en six États (et cinq après
1924), deux nationalités seulement sont reconnues (syrienne et libanaise),
deux territoires sont dotés de l’autonomie (les deux sandjaks) et la Jézireh
(nord-est de la Syrie) est gérée comme une marche militaire, administrée
par un officier français. Par contre, le principe de l’unicité de cet ensemble
territorial placé sous mandat est revendiqué pour un certain nombre
d’intérêts économiques et d’administrations (par exemple les Affaires
étrangères ou la Sûreté générale) dont le haut-commissaire assure la
direction unique.
Enfin, les frontières « nationales » délimitent des territoires de
l’identité… identités que la fragmentation des territoires rend
« meurtrières » (Amin Maalouf). Se retrouver de part et d’autre d’une
frontière implique en effet pour les populations d’assumer une identité
nationale différente (libanaise, syrienne, turque, etc.) et de recevoir
l’injonction de se reconnaître dans un récit historique destiné à légitimer ces
nouvelles démarcations. En Jézireh syrienne, les officiers français mettent
en œuvre un plan de colonisation fondé sur l’installation d’éléments
allogènes : tribus kurdes et groupes de chrétiens syriaques et arméniens
fuyant la politique de turquisation de Mustafa Kemal, Assyro-Chaldéens
chassés d’Irak après 1933.
Les nationalismes (arabe, syrien, libanais) ainsi repliés dans des
frontières intangibles se construisent par la négation ou la demande de
sécurisation de ces frontières bien plus que par le souci d’une véritable
construction nationale ; ils se positionnent aussi dans la confrontation à
d’autres nationalismes (surtout l’israélien issu du sionisme, mais aussi le
nationalisme turc, tous deux auteurs d’amputations territoriales, à la
frontière sud du Liban depuis 1948 8 pour l’un et par l’annexion du sandjak
d’Alexandrette en 1939 pour l’autre). Entre le Liban et la Syrie, le tracé des
frontières demeure jusqu’à ce jour l’objet de contestations concernant
trente-neuf points litigieux 9.
C’est aussi sous le mandat que se forme, dans la Syrie des années 1930,
le terreau sociétal et discursif de l’idéologie nationaliste arabe d’une part et
du parti des Frères musulmans d’autre part. Oulémas comme nationalistes
séculiers sont en effet passés d’une relation positive avec la France avant
1914 au rejet de la puissance occupante dont la tutelle constitue un moment
de rupture historique.

L’inégale bipolarité du pouvoir central dans


un espace économique unique et dominé

Le mandat de type A 10 instaure, selon l’article 22 du pacte de la SDN,


une forme originale de domination conçue comme provisoire : le mandat
reconnaît en effet le droit au « libre gouvernement » des pays placés sous la
tutelle d’une grande puissance européenne. L’action de la puissance
mandataire doit s’inscrire dans le cadre de la charte du mandat et le
mandataire doit rendre compte annuellement de cette action devant la
Commission des mandats de la SDN. Mais si le mandat constitue bien un
cadre juridique international innovant, il demeure dans la pratique une
domination coloniale classique tout en portant les prémisses du temps de la
décolonisation.
Dans les États sous mandat, le pouvoir central est bipolaire puisqu’il est
partagé entre le haut-commissaire de la République française, d’une part, et
le gouvernement local et son président de la République, d’autre part.
Chaque partie s’appuie sur une légitimité différente : la partie française sur
la charte du mandat et le gouvernement local sur la nature constitutionnelle
et représentative de l’État (à partir de 1926-1928). Cette dualité et la
relation inégale entre pouvoir d’origine interne et pouvoir d’origine externe
se retrouvent à tous les niveaux de la vie publique. Organe commun à une
pluralité d’administrations locales, le haut-commissariat s’impose en fait
comme l’unique détenteur du pouvoir d’État.
La bipolarité du pouvoir suppose de différencier l’État du pouvoir
central. L’État, en tant qu’appareil, apparaît bien comme un successeur de
l’Empire ottoman et du royaume arabe syrien (1918-1920), mais le pouvoir
central est occupé par des acteurs étrangers. Cette bipolarité aura deux
conséquences directes : tout d’abord, les hauts-fonctionnaires français, qui
monopolisent la réalité du pouvoir, constituent une sorte d’écran entre les
États et les élites locales, et l’interaction entre les élites et l’État moderne
est donc médiatisée par les Français. La relation entre le pouvoir central et
ces élites n’est pas fondée sur la délégation et la responsabilité mais sur la
vassalisation et la sujétion. Ensuite, ce qui est ainsi éludé pour les élites
politiques, c’est l’État lui-même ou plutôt la mission et la fonction de l’État
moderne. Sans surprise, la dimension sociale et contractuelle de l’État
moderne est évacuée de la question nationale par les élites syriennes et
libanaises au profit, sur le terrain, des réseaux traditionnels d’identification
et de solidarité 11.
Aux entités politique distinctes sous le mandat répond un espace
économique unique dont la capitale est Beyrouth, siège du haut-
commissariat. Les État locaux conservent les ressources fiscales internes
(impôts fonciers, timbres fiscaux). En 1921 est instituée la gestion
commune d’un certain nombre de services : douanes, monnaie (livre syro-
libanaise instituée à parité avec le franc), PTT, capitainerie des ports,
services quarantenaires, chemin de fer d’intérêt général, concessions de
service public, etc. Les recettes de ces « Intérêts communs » sont destinées
à couvrir, à hauteur de 70 % environ, les dépenses civiles et militaires du
mandat 12.
L’absence de barrières douanières entre la Syrie et le Liban permet une
certaine croissance économique dans les deux pays qui suivent cependant
des orientations différentes. La Syrie favorise le développement agricole et
industriel (textile surtout), tandis que le Liban s’oriente vers les activités
tertiaires. Mais le pouvoir central assoit aussi les intérêts français : ainsi,
des firmes françaises se voient accorder le statut de compagnies
concessionnaires, comme dans le cas de la Compagnie des tramways et
éclairage de Beyrouth ou celui de la Régie générale des chemins de fer
Damas-Hama et prolongements.

De l’histoire coloniale à l’histoire des sociétés locales :


l’inversion du regard et le questionnement
des modèles

S’interroger sur la relation entre la période coloniale et les crises


successives du temps des indépendances conduit à s’intéresser à
l’articulation entre le modèle d’État moderne sous tutelle et la société
locale. L’instauration des États modernes de Syrie et du Liban, dans la
foulée des grands bouleversements consécutifs à la Première Guerre
mondiale et à la domination de la France, eut pour effet une inadéquation
durable entre la forme de l’État et les réalités sociales.
Le modèle d’État-nation imposé par la France repose sur un contrat
entre un État représentatif et une nation d’individus-citoyens détachés des
appartenances héritées. Ce modèle est structurellement antinomique avec
une société politique constituée de groupes sociaux concurrents
(communautés religieuses et ethniques, tribus, clans) enserrant l’individu
dans un système d’appartenances depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Les
instances communautaires se trouvèrent bénéficiaires de la politique
mandataire, par la reconnaissance de leurs juridictions religieuses en
matière de statut personnel et de waqfs (biens dont les revenus sont affectés
à une institution religieuse) et grâce à la représentation politique
communautaire, officielle ou de fait. Ces instances n’eurent de cesse
d’occuper le champ public pour éviter leur propre disparition, notamment
par l’intégration nationale (avec par exemple le refus de tous les chefs
communautaires, sunnites inclus, de la sécularisation du statut personnel
leur enlevant le contrôle des individus membres de leurs communautés
respectives). L’appartenance communautaire devenait dès lors pour chaque
individu un élément actif de son identité sociale et de sa conscience
politique. Ainsi, le Liban et la Syrie, deux États issus du même ensemble
politique ottoman et social arabe, créés simultanément en opposition l’un à
l’autre, durent affronter un enjeu commun : l’intégration nationale des
communautés.
Au Liban comme en Syrie, les communautés, socle anthropologique de
l’ordre sociétal « ancien », ont donc cherché à vider de toute substance le
fondement de l’État qu’est la nation. Au Liban, désormais pays de
« minorités associées », elles imposèrent le régime confessionnel libanais.
En Syrie, la situation était implicite : l’idéologie nationaliste arabe, outil de
combat anticolonial après 1928, circonscrivit l’islam à la culture et rejeta
comme facteurs de division et d’obscurantisme tous les liens solidaires des
groupes, au nom de l’efficacité d’un discours unitaire et moderne. In fine, la
représentation politique nia la réalité de la société 13. L’indépendance
aggrava progressivement la rupture entre l’État, bientôt contrôlé par le parti
Baas et un clan communautaire, et la majorité de la société.
La compétition entre l’État sous tutelle, les groupes sociaux historiques
et les nouvelles élites modernistes se mettait aussi en scène dans les
mobilisations sociales sous tous leurs aspects : ces mobilisations
apparaissaient d’abord dans un décalage significatif entre les formes
politiques ou institutionnelles modernes, portées par les élites modernistes,
d’une part, et les protestations sur le terrain souvent vecteurs de la culture
sociale héritée, d’autre part. Ensuite, les résistances à l’ordre nouveau
fonctionnaient aussi comme vecteurs de renouvellements : l’exemple le plus
remarquable en est celui des résistances armées syriennes entre 1919
et 1926.
L’action conjointe des villageois en armes, mobilisés dans les
campagnes pour la défense de leur terroir et de leur culture sociale, et des
militaires porteurs d’une culture moderne et patriotique, a permis, en moins
de dix ans, l’introduction de la modernité politique et militaire dans le
monde rural. Les ‘isâbât (unités de guérilla) se pensèrent puis
s’organisèrent en unités de la future armée nationale. La volonté politique
des villes (Alep, Damas), médiatisée par les officiers et certains chefs de
‘isâbât, favorisa l’émergence dans le monde rural de nouvelles formes de
conscience identitaire avec l’adhésion à une grande patrie, la Syrie.
Il faut bien constater que le mode de mobilisation en lui-même nous
informe moins sur les vecteurs de la protestation que les « incidents » et les
transgressions du cadre des actions populaires : par exemple, des formes
d’action urbaines très policées comme les manifestations de 1933 et 1936 à
Damas ne prennent tout leur sens que dans l’analyse de leurs « incidents »,
confessionnels en particulier, qui enfreignent l’appel unitaire des chefs
nationalistes encadrant les manifestations. Ces incidents témoignent de la
façon dont la population se réapproprie, à partir de ses propres
représentations, les formes d’action initiées par ses leaders. Autre exemple,
au cœur de la Grande Révolte syrienne cette fois-ci : en novembre 1925,
dans le Wadi-al-Taym (sud-est du Liban), le chef druze rebelle Zayd al-
Atrache qui diffuse la formule al-din lillah wal-watan lil-jami’ (La religion
à Dieu et la patrie à tous) ne peut guère empêcher un dérapage violent
contre les chrétiens accusés de soutenir la France, dirigé par un autre chef
druze, Hamzé Darwiche. En dépit des positions non confessionnelles
affichées par les leaders de la révolte, leur chef suprême Sultan Pacha al-
Atrach doit s’excuser par lettre auprès du patriarche concerné.
Par ailleurs, le renouvellement de l’encadrement politique et social des
mobilisations, avec la montée des classes moyennes, tend à complexifier la
relation entre les catégories mobilisées et leurs leaders. Par exemple, les
grèves des ouvriers du textile syriens éclairent l’exploitation par les chefs
nationalistes des organisations les encadrant (les Niqâbât, ordres
professionnels ou « syndicats ») ; tout comme les boycotts à Beyrouth,
en 1922 et 1931, de la société française concessionnaire des tramways
voient la protestation « fonctionner selon des appartenances et des
solidarités multiples 14 ».

Construction des savoirs et savoir partagé entre


historiens

La façon dont le savoir français, élaboré et pratiqué en métropole


comme sur le terrain, envisage le mandat est une clé de compréhension de
la politique française. Dès 1919, le Congrès français de la Syrie, à
Marseille, met l’accent sur trois domaines : la recherche, l’archéologie et
l’enseignement. Domaines que nous retrouvons liés dans la politique du
Haut-Commissariat après 1920. À côté du rôle connu des établissements
scolaires religieux et de la Mission laïque française dans l’occidentalisation,
voire la latinisation, des enfants des élites locales, l’intérêt accru pour les
Antiquités témoigne d’une volonté de donner une profondeur historique à la
présence française. Il contribue aussi à la construction de mythes politiques
par l’exaltation du passé phénicien au Liban ou hellénistique en Syrie par
exemple. Ces savoirs, instrumentalisés par des forces politiques locales,
montrent comment un champ important du savoir colonial peut être repris
par le savoir national. Toutefois, à partir de 1928, l’Institut français de
Damas s’autonomise par rapport au Haut-Commissariat et, sous la direction
de Robert Montagne (1930-1938), entreprend de dissocier les travaux
scientifiques de ce savoir « colonial » destiné à légitimer la présence
française et à mieux connaître pour mieux gouverner.
Les débats qui agitent la France dans les années 1930 portent, en effet,
sur l’organisation de l’empire colonial non pas en vue de sa disparition mais
bien plutôt de sa consolidation. L’État français avait déjà assoupli sa
politique coloniale après la Grande Révolte de 1925, en passant d’une
politique de pacification à la politique d’entente avec les nationalistes.
L’arrivée d’Henry de Jouvenel, en janvier 1926, marqua la séparation des
fonctions militaires et civiles du haut-commissaire. C’est donc une
réévaluation de la politique coloniale française qui est développée avec
l’arrivée au pouvoir du Front populaire au printemps 1936. Mais jusqu’aux
indépendances, les divers antagonismes franco-français furent « à la mesure
d’un enjeu fondamental : quelle est la France qui guide les États du Levant
vers leur émancipation 15 ? ».
Aujourd’hui, alors que les tragédies s’accumulent pour les populations
syrienne et libanaise, apparaît plus que jamais l’impérieuse nécessité de
construire un savoir partagé entre historiens français, syriens et libanais. Un
savoir émancipé des modèles ethnocentriques et idéologiques, un savoir
rigoureux dans l’établissement des faits et dans la reconnaissance mutuelle
des représentations de ces faits ; un savoir centré sur la nécessité de
construire un récit historique incarné, au Liban, dans un manuel d’histoire
commun à tous les Libanais et, en Syrie, dans une histoire officielle
affranchie de l’éradication de la réalité sociétale et mémorielle. Un savoir
qui éclaire aussi l’appartenance communautaire comme source d’une
histoire partagée par tous.
1. Cet article est le fruit d’une réflexion développée à partir de mes travaux antérieurs, dont
certains sont référencés en notes.
2. Nadine Méouchy (dir.), France, Syrie et Liban, 1918-1946. Les ambiguïtés et les
dynamiques de la relation mandataire, Damas, Presses de l’Ifpo, 2002.
3. Rashid Khalidi, « Concluding Remarks », in Nadine Méouchy, Peter Sluglett (dir.), The
French and British Mandates in Comparative Perspectives, Leiden, Brill Academic
Publishers, 2003.
4. Nadine Méouchy, Peter Sluglett (dir.), The French and British Mandates in Comparative
Perspectives, Leiden, Brill Academic Publishers, 2003 ; Cyrus Schayegh, Andrew Arsan (dir.),
The Routledge Handbook of the history of the Middle East Mandates, Londres/New York,
Routledge, 2015.
5. Gérard D. Khoury, Une tutelle coloniale. Le mandat français en Syrie et au Liban. Écrits
politiques de Robert de Caix, Paris, Belin, 2006.
6. Note de Robert de Caix, 17 juillet 1920, archives du ministère des Affaires étrangères,
Syrie-Liban, volume 31, folios 28-61.
7. Jihad Merhi, « Les frontières libano-syriennes. Espace, identités, héritage », thèse de
doctorat en histoire de l’université de Paris PSL – École de guerre/École pratique des hautes
études, Paris, décembre 2019.
8. Asher Kaufman, Contested Frontiers in the Syria-Lebanon-Israel Region. Cartography,
Sovereignty, and Conflict, Washington D.C./Baltimore, Woodrow Wilson Center Press, Johns
Hopkins University Press, 2014.
9. Jihad Merhi, op. cit.
10. Gérard D. Khoury, op. cit.
11. Nadine Méouchy, « État et société dans la Syrie d’aujourd’hui. Une histoire d’impensés et
d’impasses », in Anna Bozzo, Pierre-Jean Luizard (dir.), Vers un nouveau Moyen-Orient ?
États arabes en crise entre logiques de division et sociétés civiles, Rome, Roma TrE-Press,
2016.
12. Mohammed Ali Saleh in Nadine Méouchy (dir.), France, Syrie et Liban, 1918-1946, op.
cit.
13. Nadine Méouchy, « Les nationalistes arabes de la première génération en Syrie (1918-
1928) : une génération méconnue », Bulletin d’études orientales, n° 47, IFEAD, 1995.
14. Carla Eddé, « La mobilisation “populaire” à Beyrouth à l’époque du mandat, le cas des
boycotts des trams et de l’électricité », in Nadine Méouchy (dir.), France, Syrie et Liban,
1918-1946, op. cit.
15. Pierre Fournié, « Le mandat à l’épreuve des passions françaises : l’affaire Sarrail (1925) »,
in Nadine Méouchy (dir.), France, Syrie et Liban, 1918-1946, op. cit.
Impérialismes et exploitation
en Afrique subsaharienne
Catherine Coquery-Vidrovitch

L’intrusion coloniale se fit dans un premier temps discrète et parfois


séduisante à la fin du XVIIIe siècle face aux désordres internes antérieurs.
Les Africains ne réalisèrent que trop tard qu’ils s’étaient fait prendre au
piège. En Afrique occidentale, la conquête coloniale britannique répondit
d’abord à un problème logistique : que faire, quand la marine arraisonnait
un navire de contrebande négrière, des esclaves « libérés » à bord ? Il était
bien sûr hors de question de les ramener chez eux, quel que fût leur ancien
lieu de résidence. L’astuce consista à mettre à profit l’expérience de certains
mouvements abolitionnistes qui rêvaient de renvoyer en Afrique les
descendants affranchis des esclaves atlantiques.
Des missionnaires expérimentaient les effets de cette pratique depuis
1787 sur la presqu’île de Sierra Leone, que le gouvernement britannique
transforma en colonie de la Couronne en 1808. Confiées aux missionnaires,
la christianisation et l’éducation des « libérés » se développèrent. Au milieu
du XIXe siècle, Sigismund Koelle, missionnaire et linguiste, enregistra
quelque 160 langues (sans y inclure les variantes locales) – donc
nationalités – africaines qui cohabitaient dans la ville de Freetown. Dès la
deuxième génération, les habitants de la ville inventèrent une culture
commune dont la langue créole de communication, baptisée « krio », fut
utilisée dans la presse locale avant la fin du siècle 1.

Le rôle des missionnaires

Freetown ne fut qu’un des centres actifs de métissage culturel depuis le


début des contacts avec les Européens : Saint-Louis du Sénégal et Gorée,
Cape Coast Castle, Lagos, Luanda et, sur l’océan Indien, Mozambique ou
Mombasa ne sont que les plus connus d’une multitude de lieux d’échanges
et de contacts. Il ne faut pas oublier, avant eux, les premières missions
chrétiennes qui essaimèrent un peu partout en Afrique, là où l’islam n’était
pas encore arrivé : en Afrique du Sud d’abord, où les missionnaires (surtout
protestants, sauf au Lesotho) s’activaient dès la fin du XVIIIe siècle.
En 1842, David Livingstone, l’un des missionnaires les plus actifs,
entreprit d’évangéliser l’Afrique centrale à partir de l’océan Indien. À la
fois passionné de géographie (il voulait découvrir les sources du Nil) et doté
d’un sens pratique aiguisé, il s’était donné un objectif révélateur de l’état
d’esprit européen au XIXe siècle : lutter contre l’esclavage interne en offrant
aux Africains d’autres sources de profit ; il entreprit ainsi de créer des
« fermes modèles » au cœur du continent, d’une façon pour le moins
expéditive : il achetait lui-même des esclaves pour les « libérer » et leur
dispenser une éducation religieuse. En échange, ces derniers devaient lui
être dévoués et travailler durement pour lui. Alors qu’on était sans
nouvelles de lui depuis quelques années, le journal américain The New York
Herald finança une expédition, menée par le grand reporter Henry Morton
Stanley, destinée à partir à sa recherche. Ce dernier le retrouva finalement
en 1871, à demi mourant, dans un village où eut lieu une présentation peut-
être apocryphe et maintes fois représentée en Europe : « Dr. Livingstone, I
presume? »
Ailleurs, néanmoins, il fallut attendre les prémices immédiates de la
colonisation pour que les efforts des missionnaires se trouvent couronnés de
succès. Selon la règle cujus regio, ejus religio (« tel prince, telle religion »),
les peuples suivaient leur souverain. Cela pour deux raisons : d’une part, le
travail missionnaire préalable avait préparé le terrain et, d’autre part, il était
devenu de bonne politique de se concilier les faveurs du nouveau pouvoir ;
la religion importée devenait garante de promotion sociale et culturelle, les
religions du terroir, polythéistes, n’hésitant guère à adopter un dieu de plus
si celui-ci pouvait être favorable.
On remarque d’ailleurs assez souvent que la conversion choisie n’était
pas celle du colonisateur local : c’est le catholicisme qu’adoptèrent en 1900
les Igbo du Nigeria sous domination britannique, tandis que le mouvement
harriste (du nom de son prédicateur fondateur), qui se propagea sur la côte
ivoirienne au début du XXe siècle, était d’inspiration protestante. Quant au
Bouganda, son roi se convertit au catholicisme à la veille du protectorat
britannique, ce qui engagea le royaume dans une guerre complexe, à la fois
civile, religieuse et antieuropéenne, où s’affrontèrent trois partis bougandais
au nom de monothéismes concurrents : protestant, catholique et musulman
(1888-1893).
La quasi-totalité du continent resta indépendante jusqu’à la fin du
siècle. Mais, progressivement, les relations avec l’Europe changèrent du
tout au tout, surtout en Afrique occidentale, où l’économie de traite des
produits prit le pas sur celle des esclaves. L’accélération du rythme de la
pénétration occidentale se traduisit simultanément dans tous les domaines :
économique, avec l’intensification des échanges ; politique, avec la
modification des relations ; et idéologique, avec l’essor d’une société créole
qui devint le creuset des modes de vie et de pensée à l’européenne.

Les prémices de l’exploitation du continent

Le volume du commerce entre l’Europe et l’Afrique, qui décupla entre


1820 et 1850, passait soit par la côte atlantique, soit par le Maghreb. Pour
les textiles anglais, le Maroc, Tunis et surtout Tripoli devinrent les grands
entrepôts du transit vers l’intérieur du continent. C’était le corollaire direct
de la révolution industrielle : du fait de la mécanisation et de la production
de masse, le prix de revient des biens manufacturés importés en Afrique
baissa souvent de plus de la moitié, tandis que la demande occidentale en
matières premières tropicales assurait une hausse sensible de leur valeur sur
le marché international.
La double marge bénéficiaire des firmes expatriées (à l’importation et à
l’exportation) n’empêchait pas les profits de leurs partenaires africains qui,
avec la même quantité de matières premières, pouvaient s’offrir de plus en
plus de biens manufacturés. Ils renoncèrent ainsi d’autant plus volontiers à
la traite négrière atlantique, dont le marché avait tendance à se tarir tandis
qu’augmentaient les risques liés à la contrebande.
La création, en 1788, de l’African Association, dont les statuts
affichaient le projet de « développer à l’intérieur du continent le commerce
et l’autorité politique de l’Angleterre », est révélatrice de l’éveil des
ambitions britanniques. Quelques années plus tard, en 1795, un Européen
foulait pour la première fois l’arrière-pays africain ; l’Écossais Mungo Park
entendait ainsi résoudre un mystère : le grand fleuve Niger (dont le sens
littéral est « des Noirs ») coulait-il vers l’ouest ou vers l’est, comme le
prétendaient contradictoirement, à partir de sources de seconde main,
Hérodote et Ptolémée ?
Depuis cette date, la quasi-totalité des explorations de la première
moitié du XIXe siècle furent l’œuvre des Britanniques (sauf celle de Gaspard
Théodore Mollien au Sénégal en 1819, et celle de René Caillié à
Tombouctou en 1828) : les motivations économiques (exploiter les
richesses du continent), scientifiques (en découvrir la géographie) et
morales (christianiser les Noirs) se conjuguaient pour soutenir en Occident
l’action philanthropique des adversaires de la traite négrière et des
« coutumes barbares » attribuées aux Africains. Expansion géographique et
vagues d’explorations prirent dans l’ensemble, jusqu’au milieu du
e
XIX siècle, une allure de découverte désintéressée.
Les choses changèrent avec la grande expédition de Heinrich Barth –
savant allemand qui découvrit et étudia le Soudan central pour le compte du
Foreign Office (1850-1855) – et du pasteur missionnaire Livingstone –
évoqué plus haut –, qui reçut en 1848 du gouvernement britannique le titre
curieux de « consul de la côte orientale et de l’intérieur inexploré de
l’Afrique ». Ces missions furent facilitées par l’usage, à partir des années
1830-1840, de la quinine (extraite de l’écorce du quinquina originaire
d’Amérique centrale), qui permit de soigner le paludisme dont les
Européens mouraient jusqu’alors comme des mouches. En somme, tout cela
traduisait une évolution de la politique de l’Angleterre à l’égard de
l’Afrique.

Conflits et résistances

La pénétration du continent multiplia les occasions de conflit. Tôt ou


tard, explorateurs et négociants se heurtèrent aux structures locales
préexistantes. Ils eurent alors recours à l’autorité de la Couronne, qui finit
par s’emparer de points stratégiques pour protéger ses ressortissants. Le
même processus se répéta un peu partout, comme en Afrique du Sud où il
avait démarré plus d’un demi-siècle auparavant. Les Britanniques avaient
pris pied en Sierra Leone ; ils firent de même au sud de la côte de l’or, dès
1843, pour stopper l’évolution des chefs et des premiers intellectuels
locaux. En 1852, ceux-ci envisageaient d’organiser une fédération
indépendante fanti, espoir anéanti avec la mise en place d’un protectorat en
1874. Près du delta du Niger, le port de Lagos fut occupé en 1851 et érigé
en protectorat dix ans plus tard ; il s’agissait cette fois-ci de lutter contre la
traite de contrebande des esclaves.
Quant à l’expansion française, elle se dessina avec le monopole de fait
accordé en 1843 par le roi d’Abomey au commerçant marseillais Régis pour
le marché de l’huile de palme dans le port de Ouidah ; Libreville, sur la côte
gabonaise, fut créée la même année. La conquête française en Afrique de
l’Ouest démarra véritablement avec l’arrivée de Faidherbe au Sénégal, en
1854.
La déstructuration des systèmes ancestraux générée par l’exploitation
put ainsi donner l’illusion d’un véritable essor avec, du côté africain, une
remarquable capacité de résistance ou d’absorption. Néanmoins,
l’instabilité politique, l’expansion de l’islam et la vigueur des formations de
résistance à l’Occident traduisaient l’ampleur des transformations internes.
À mesure que s’accélérait la cadence des rivalités politiques, le processus
de subordination s’accentua, avec notamment l’occupation de São Salvador
(capitale de l’ancien royaume du Kongo) par les Portugais en 1860 ;
l’instauration du protectorat français de Cotonou au Dahomey (1863), celui
du pays fanti (1874) puis du pays achanti (1896) en Gold Coast par les
Britanniques ; la création de l’United African Company sur le fleuve Niger
en 1879 ; la conquête de l’arrière-pays sénégalais, etc.
Dans le Nigeria méridional, les guerres yoruba, qui durèrent tout au
long du siècle, témoignent du malaise de sociétés désorganisées par la
disparition de la traite atlantique et incapables de résister à la fois à la vague
d’islamisation venue du nord et à la concurrence des firmes européennes
expatriées, accrue par le marasme des affaires pendant la Grande
Dépression (1873-188l).

La conférence de Berlin

Du côté européen, on prenait la mesure de l’accroissement des


résistances africaines, qui rendait les frictions de plus en plus fréquentes. La
création en 1870 de deux nouveaux États, l’Italie et l’Allemagne, multiplia
la concurrence. Il fallut donc organiser une réunion diplomatique où
pourraient siéger tous les États européens concernés par l’Afrique – y
compris l’Empire ottoman, qui supervisait plusieurs provinces en Afrique
du Nord –, mais, bien entendu, aucun des pouvoirs politiques africains. Il
s’agissait désormais de fixer les règles du jeu pour éviter que ne se
déclenche une guerre de rivalité entre grandes puissances.
Un partage des zones d’influence, déjà entamé à la conférence de
Vienne en 1815 – où, par exemple, la France récupéra Saint-Louis et
Gorée –, fut donc décidé. Cela devait permettre de garantir trois points : le
premier était de ménager les intérêts économiques de chacune des
puissances européennes, en leur garantissant la liberté de commerce sur les
grands fleuves africains du Niger et du Congo, quelles que soient les
prétentions riveraines des unes et des autres ; le deuxième consistait à
adopter une règle commune de colonisation : pour que les autres puissances
reconnaissent la possession d’un territoire, il faudrait désormais avoir déjà
implanté sur le terrain quelques installations, militaires, administratives ou
commerciales. Le troisième, en marge de la conférence, était une initiative
du roi des Belges Léopold II, qui rêvait d’une colonie susceptible de
remédier aux problèmes causés par les dimensions réduites de son pays. Il
se fit reconnaître bilatéralement, par chacun des diplomates présents, le
droit de créer l’État indépendant du Congo : un bien personnel dont il
assuma la charge en roi absolu grâce à son immense fortune. En effet, le
Parlement belge, méfiant, avait refusé d’assumer les risques d’une
colonisation aventureuse dans un territoire à peine exploré (sinon par les
soins du journaliste américain Stanley, engagé par le roi pour descendre le
fleuve).
Dans les années 1890, Léopold, à qui le territoire coûtait trop cher,
essaya sans succès de faire reprendre le Congo par la Belgique qui consentit
tout au plus par deux fois à lui accorder des prêts. Il continua donc seul,
jusqu’à ce que la situation se retournât en sa faveur : à partir de 1898, le
caoutchouc de cueillette devint rentable grâce à l’essor de la fabrication des
pneus automobiles. Mais cela se fit au prix d’une intensification de la
cruauté du régime d’exploitation qui donna lieu, en 1905, au scandale
international du « caoutchouc rouge » : sous l’impulsion du journaliste
britannique Edmund Morel, le régime léopoldien fut dénoncé dans la presse
européenne. On apprit ainsi que les agents du roi, qui cumulaient les
fonctions d’administrateur et d’entrepreneur, étaient d’une brutalité inouïe,
d’autant que leur promotion dépendait de la quantité de latex produite. Ce
scandale obligea le roi à remettre son État indépendant (devenu une affaire
rentable) à la Belgique. Ainsi le Congo devint-il colonie belge en 1907.
La compétition coloniale entérinée par la conférence eut pour effet
d’accentuer ce qu’on a nommé la « course au clocher » (ou « scramble for
Africa »). L’idéologie impériale véhiculait les thèmes de la supériorité
raciale et du « fardeau de l’homme blanc » (titre d’un poème de Rudyard
Kipling écrit en réalité à l’occasion de la guerre entre l’Espagne et les États-
Unis qui s’étaient emparés des Philippines [1898]), tenu de répandre outre-
mer les bienfaits de sa culture (les fameux « trois C » : Commerce,
Christianisme, Civilisation). Chacun voulait sa part du gâteau.
En 1900, quinze ans après la conférence, le partage était achevé, à
l’exception du petit Liberia, et surtout du très vieil empire d’Éthiopie :
l’empereur Ménélik avait mis sur pied une armée de 100 000 hommes qui
résista à l’invasion préparée à partir de la province de l’Érythrée, qu’il
venait de vendre à l’Italie. La bataille d’Adoua (1896) fut célébrée des
années durant par la peinture populaire nationale. C’est en hommage à cette
victoire que, à l’indépendance, la plupart des drapeaux des États africains
optèrent pour les couleurs du drapeau éthiopien : le rouge, le jaune et le
vert.

La colonisation moderne

Il est difficile de périodiser précisément cette phase en raison du


chevauchement des épisodes et de la plus ou moins grande précocité de
l’avancée coloniale selon les zones : entre l’Afrique du Sud – colonisée
longtemps auparavant –, l’Afrique de l’Ouest – où l’« économie de traite »
(des produits après celle des esclaves) était ancienne –, le Congo belge –
devenu rapidement, comme nous l’avons vu, « rentable » –, l’A-EF
(Afrique-équatoriale française, dite « Cendrillon de l’Empire ») ou
l’Afrique orientale – guère ouverte à l’exploitation occidentale avant le
e
XX siècle –, il n’est pas aisé d’établir une chronologie concordante.

Néanmoins, l’époque de la Grande Dépression, dans les années 1930,


marqua une rupture décisive : elle démontra l’échec de l’économie
prédatrice qui avait jusqu’alors prédominé en Afrique intertropicale non
minière, et la nécessité d’investissements infrastructurels autres que ceux
portant sur les seules voies d’évacuation (chemins de fer et ports). Mais, à
cause de la Seconde Guerre mondiale, cette politique d’équipement fut
ajournée durant de longues années.
Jusqu’à la Première Guerre mondiale au moins, la justification morale
de la colonisation – la mission « civilisatrice » et chrétienne de l’Occident –
semblait aller de soi, sans qu’on éprouvât le besoin de mesures sociales et
sanitaires concrètes. On n’en envisagea même jamais sérieusement le
financement puisque, selon les conceptions en vigueur à l’époque, qui
ignoraient la notion d’« aide au sous-développement » (créée seulement
après la Seconde Guerre mondiale), c’était l’outre-mer qui devait rapporter
à la métropole et non le contraire ; c’est dans cet esprit que fut votée en
1900 la loi française dite de l’« autonomie financière » des colonies, restée
en vigueur jusqu’en 1946.
Les colonies avaient chacune leur budget propre, alimenté par l’impôt
direct par tête, dit « de capitation » (difficile à mettre en place dans des
sociétés non ou peu monétarisées), et les taxes douanières (d’où la nécessité
d’une économie extravertie privilégiant le commerce international). Ce
maigre pécule devait couvrir toutes les dépenses (salaires de l’armée et de
l’administration inclus).
Autant dire que les colonies ne subsistèrent qu’à l’aide d’emprunts
contractés auprès de la métropole, ce qui accrut encore leurs charges. Un
hasard malheureux voulut que les grands emprunts coloniaux, déjà
envisagés par la France avant la Première Guerre mondiale mais retardés
par le contexte politique, ne soient finalement avalisés qu’en 1931 : ils ne
servirent qu’à colmater les brèches provoquées par la Grande Dépression.
Remboursables sur cinquante ans, ces emprunts enclenchèrent de bonne
heure le cycle infernal de l’aide et de l’endettement : les États indépendants
ne purgèrent cette dette qu’au début des années 1970.
Le résultat consista en une exploitation prédatrice brutale qui prit
principalement deux formes : en premier lieu, l’économie minière, qui
concernait les quelques pays richement dotés en minerais utiles à
l’économie internationale : l’or d’Afrique du Sud et de Rhodésie du Sud
(Zimbabwe), le cuivre du Congo belge et de la Copperbelt zambienne, le
diamant du Congo (Kasaï). La plupart des autres minerais ne furent
exploités qu’après 1960 (diamant d’Angola ou de Centrafrique, et richesse
exceptionnelle de la Namibie, alors sous mandat sud-africain). Les capitaux
provenaient d’Occident, et les mineurs étaient recrutés plus ou moins de
force dans les colonies voisines (le Mozambique portugais en fit son revenu
principal). Des contrats de dix-huit mois permettaient tour à tour de les
parquer dans les compounds miniers et de les renvoyer dans les « réserves »
où restaient cantonnés femmes et enfants. Le turnover rapide visait à éviter
au maximum la « prolétarisation » de travailleurs dont les colonisateurs
voulaient qu’ils restent ruraux. En dépit de ce régime inhumain qui se
poursuivit jusqu’aux indépendances, le syndicalisme commença à se
développer à partir des années 1930, notamment sur la Copperbelt. En
second lieu, l’économie de traite des produits agricoles, surtout développée
en Afrique intertropicale, et plus encore en Afrique occidentale. Celle-ci se
définissait par l’échange de biens manufacturés importés contre des biens
agricoles primaires d’exportation, fournis par les paysans dans le cadre
d’une production villageoise technologiquement peu évoluée.
La rareté, l’éloignement, l’incapacité à reproduire les objets faisaient
que les paysans étaient prêts à fournir, pour obtenir ces marchandises, une
somme de travail infiniment plus élevée que ne l’exigeait leur valeur sur le
marché international. Le commerce d’import-export resta entièrement aux
mains des firmes expatriées, aussi bien, au départ, au niveau de la collecte
des produits qu’au retour, à celui de la vente au détail des biens
d’importation. Le « traitant » africain fut réduit au rôle subalterne de
colporteur ou de salarié (sous-gérant ou commis), tandis que
s’épanouissaient les grandes firmes modernes d’import-export : Lever
(devenu Unilever en 1928), la Compagnie française d’Afrique occidentale
(CFAO, 1887), la Société commerciale de l’Ouest africain (SCOA, 1899),
toutes héritières d’affaires nées au cours du XIXe siècle.
Une phase de prédation accélérée caractérisa l’Afrique centrale (A-EF,
Afrique orientale, État indépendant du Congo). Certaines grosses sociétés
privilégiées (sociétés à charte ou compagnies concessionnaires) se
spécialisèrent dans le commerce des produits de cueillette (latex, et ivoire
thésaurisé par les chefs), ce qui leur permit de réduire au minimum leurs
frais d’installation ; quand le caoutchouc et l’ivoire ne rapportèrent plus,
elles purent arrêter leurs activités du jour au lendemain avec un minimum
de pertes. C’est ce qu’elles firent autour des années 1920 : ce pillage eut
pour résultat d’épuiser les forces vives du pays, en hommes et en
ressources.
Enfin et surtout, on a tendance à oublier que le premier génocide du
e
XX siècle fut celui des Herero, ordonné par le général allemand Lothar von

Trotha dans le Sud-Ouest africain (en Namibie actuelle), en 1904-1907.


Malgré la victoire militaire écrasante des Allemands dès 1904, au moins la
moitié des 100 000 Herero et Nama furent massacrés ou périrent refoulés
dans le désert.
La méthode était brutale. Partout, elle engendra des abus d’autorité et
des atrocités. Compte tenu de la disproportion des forces en présence,
c’était inévitable : les agents coloniaux étaient très peu nombreux, ils
vivaient dans des conditions parfois très difficiles, étaient isolés et peu
contrôlés. Ils avaient tous les pouvoirs, les « indigènes » quasiment aucun.
Certains colons furent efficaces, d’autres se conduisirent en autocrates
insupportables.
On ne va pas ici énumérer ces « abus » qui furent nombreux, et souvent
connus : l’expédition Voulet-Chanoine, par exemple, partie de Dakar pour
le Tchad en 1899-1900, se termina dans un bain de sang ; ou encore, au
Congo, le fameux « scandale du caoutchouc rouge », déjà évoqué, qui ne
fut pas sans équivalent au Congo français, où le ministre des Colonies
envoya en toute hâte l’ancien explorateur Savorgnan de Brazza, dont le
rapport, jugé explosif, fut interdit de publication. Bien d’autres scandales
provoquèrent nombre de réactions, dans la presse, au Parlement, suscitant
parfois des procès retentissants (procès Gaud et Toqué en 1905-1906,
ouvrage d’André Gide sur son Voyage au Congo en 1927, témoignage du
grand reporter Albert Londres, Terre d’ébène, 1929).
Conscient de ces abus, le gouvernement du Front populaire en 1936
prôna un « colonialisme humaniste » qui devait y remédier. Mais, au
moment de l’indépendance, la levée autoritaire de l’impôt de capitation
avait toujours cours. Celui-ci avait si mauvaise réputation que la plupart des
jeunes États indépendants le supprimèrent purement et simplement.
Ces pratiques provoquèrent un peu partout, tout au long de la période
coloniale, des révoltes de désespoir qui étaient l’expression brutale du refus,
au nom d’un impossible retour au passé. L’ampleur des répressions – qui
firent régulièrement des centaines, voire des milliers de victimes – répondit
aux nécessités d’une exploitation impitoyable du continent.

1. Ce texte est issu du chapitre « L’ère coloniale et les transformations sociales de longue
durée » dans l’ouvrage de Catherine Coquery-Vidrovitch, Petite Histoire de l’Afrique.
L’Afrique au sud du Sahara, de la préhistoire à nos jours, Paris, La Découverte, 2011.
L’Agence générale des colonies
Sandrine Lemaire

Le désir de documenter le public sur les ressources d’outre-mer et de


multiplier les échanges entre la France et ses possessions a conduit à la
fondation d’une organisation souvent méconnue 1 qui épouse la chronologie
de la conquête de l’Empire. Les expositions universelles aussi ont été des
moteurs dans la création d’une infrastructure de propagande liée
exclusivement aux colonies. Ainsi, les prémices de l’information coloniale
officielle se décèlent lors de l’Exposition universelle de 1855, avec la
création d’une Exposition permanente des colonies.
Mais c’est l’Office colonial, relevant du ministère des Colonies, qui, en
1899, marque véritablement l’institutionnalisation de la propagande,
organisée dès lors par les administrateurs coloniaux. La longévité de cet
organisme, qui a connu l’ensemble des régimes politiques, de la
IIIe République à la Ve République en passant par le régime de Vichy
jusqu’aux décolonisations et au-delà, en a fait un pilier du discours colonial.
Établissement pérenne et quasi « extrapolitique », cette institution a donc
marqué durablement les esprits de l’empreinte idéologique visant en partie
à justifier la conquête et à légitimer le maintien d’un vaste empire colonial.

L’Agence : une machine à informer et à séduire


Depuis les années 1880, les constructeurs de la France impériale ont
cherché à enrôler et à acquérir le soutien des Français, tout d’abord de
l’élite puis du plus grand nombre. Leur discours de propagande a revêtu
différents atours, et plusieurs thèmes furent invoqués, destinés à « vendre »
la France coloniale. En fait, l’ensemble de leurs arguments tendait à
redéfinir l’intérêt national d’après les lignes impériales ; il s’agissait en
somme de « nationaliser l’idée coloniale ».
Or, au lendemain de la Première Guerre mondiale, le domaine colonial
français se trouvait au centre de l’édifice national par sa participation active
à la victoire et sa place dans la reconstruction en cours. Il fallait alors
convaincre l’opinion publique, encore indifférente à la réalité politique de
l’Empire, par une intense propagande. Propagande que la Grande Guerre
consacra effectivement, l’opinion étant désormais reconnue comme une
modalité essentielle au sein de l’espace public. Agissant comme un
révélateur, l’après-guerre fut marqué par un véritable volontarisme officiel
en la matière, et l’Office colonial fut alors réorganisé et constitué en Agence
générale des colonies par décret du 29 juin 1919.
En 1920, Albert Sarraut, ministre des Colonies, soulignait en effet cette
nécessité en réclamant une propagande moderne pour promouvoir l’idée
d’empire en métropole : « Il est absolument indispensable qu’une
propagande méthodique, sérieuse, constante, par la parole et par l’image,
le journal, la conférence, le film, l’exposition, puisse agir dans notre pays
sur l’adulte et l’enfant […]. Nous devons améliorer et élargir dans nos
écoles primaires, nos collèges, nos lycées, l’enseignement trop succinct qui
leur est donné sur notre histoire et la composition de notre domaine
colonial. Il faut que cet enseignement soit plus vivant, plus expressif, plus
pratique, que l’image, le film, la projection renseignent et amusent le jeune
Français ignorant de nos colonies 2. »
Une page semblait alors tournée dans l’histoire coloniale française. Le
temps de la conquête n’était plus, celui de l’administration de cet immense
empire et de l’action propagandiste pour rallier les métropolitains
commençait. La République, au lendemain de la guerre, promut donc l’idée
coloniale 3 comme jamais elle ne l’avait fait auparavant, et l’Agence
générale des Colonies fut chargée de faire l’« éducation coloniale » des
Français. Elle avait pour but, de manière générale, de les inciter à intégrer
l’Empire dans leur système de pensée mais aussi dans leur vie quotidienne,
à concevoir l’Empire comme faisant « un » avec la métropole, comme
partie intégrante de la nation.
Dans l’élaboration et la diffusion de ce discours, l’Agence joua un rôle
essentiel, et à travers elle l’action de l’État fut surtout significative à
compter du début des années 1920 jusqu’au milieu des années 1950.
Principal propagateur du discours et des images sur les colonies et les
colonisés, le dispositif discursif était soigneusement contrôlé par les
fonctionnaires de l’Agence tentant d’apporter la preuve de la réalité d’une
action constructive dans les colonies. Actrice mais surtout organisatrice de
la propagande, l’Agence a instrumentalisé la représentation de l’Empire en
contribuant à diffuser et à ancrer une vision spécifique dans l’esprit des
Français.

L’Agence : « chef d’orchestre »

Le succès des campagnes de propagande tend à naître d’une autorité


forte, centralisée, produisant un message consistant. La propagande n’a
effectivement de sens que si elle obtient la convergence d’une multiplicité
d’actions individuelles ; or cette coordination ne peut s’effectuer que par
l’intermédiaire d’une structure. La force de l’Agence fut de s’imposer, dès
l’entre-deux-guerres, comme l’épicentre de l’information coloniale.
Au cœur de l’idéologie coloniale en métropole, il n’y avait dès lors que
peu, ou pas, de contre-discours, car l’Agence « inondait » de messages
propagandistes la presse, gérait et générait son propre discours en s’assurant
la maîtrise de sa production et des relais de diffusion. Interlocuteur
privilégié, elle s’octroya ainsi un monopole en contrôlant tous les maillons
de la chaîne d’information, aussi bien en amont, en la collectant, qu’en aval,
en gérant sa diffusion, tout en veillant à sa production en interne. Toutefois,
elle ne pouvait la répercuter seule ; pour la suppléer se constituèrent à ses
côtés, entre 1919 et 1923, des agences économiques des colonies en France
représentant les grands ensembles de l’Empire. Ainsi, chacune d’elles gérait
par exemple de véritables campagnes de prises de vue aussi bien
photographiques que cinématographiques, puis opérait un choix en
procédant au montage de ces images fixes ou animées avant de les diffuser
auprès du grand public sous forme de dossiers photographiques, de tableaux
de synthèse ou de films documentaires ayant tous unanimement pour but de
glorifier l’« œuvre coloniale française ».
Le discours était ainsi uniformisé grâce à un réseau structuré et multiple
capable de toucher toutes les strates de la société et l’ensemble des
Français. En s’érigeant en noyau autour duquel gravitait un ensemble
regroupant de nombreux organismes ou associations privés, l’Agence est
devenue le commanditaire d’un réel réseau d’information. Elle tentait de
créer un véritable consensus et de produire une idéologie unique.
L’Agence a tissé une toile où tous se sont retrouvés dans le credo
colonial à « prêcher leur foi » dans l’Empire. Une fois établie, cette
structure servait à manipuler l’opinion par une panoplie de supports variés
allant de l’objet du quotidien au plus insolite, mais surtout en utilisant le
pouvoir de la presse et des images, en grossissant, minorant, occultant,
valorisant certains faits. En effet, la propagande ne se limite pas au
martèlement d’un discours de promotion d’une idéologie déterminée, mais
s’étend à la sélection des informations, à leur tri, à leur hiérarchisation, à
leur mise en perspective de même qu’à leur rédaction et à leur
accompagnement iconographique ou sonore.

La propagande : à chacun selon ses goûts


L’Agence organisa son réseau en s’appuyant sur des relais préexistants
mais aussi en créant de nouvelles structures propres à relayer son action. De
multiples vecteurs, comprenant les médias déjà reconnus de la presse ou de
la radiophonie mais aussi les cartes postales ou encore les vignettes
publicitaires, ont été utilisés dans cet objectif d’éducation coloniale. Qu’ils
aient été classiques ou curieux, leur variété témoigne de l’importance des
moyens mis en œuvre ainsi que de la multiplication des occasions pour
chaque Français de « rencontrer » et de connaître « son » empire.
Mais, si la propagande cherchait à manipuler, elle souhaitait aussi
éduquer une jeunesse qu’elle plaçait au cœur de son dispositif. En effet, les
jeunes représentaient un « investissement » dans la mesure où les esprits,
plus malléables, pouvaient se forger au fil des années pour atteindre un
degré de conviction et une foi inébranlable dans la valeur de l’Empire. Ils
pouvaient ensuite répercuter à leur tour l’idée de la « Plus Grande France ».
La volonté pédagogique des propagandistes était manifeste et, à cette
fin, ils parvinrent à inscrire de manière croissante l’idée impériale dans les
programmes et cursus scolaires. De surcroît, les enseignants recevaient des
cours entièrement élaborés par le service de documentation de l’Agence.
Cartes murales, atlas, vignettes ou encore édition de livres de lecture et
manuels scolaires s’ajoutaient aux nombreux outils exploités. Mais cette
rigueur, qui inscrivait de manière durable le discours officiel au sein de la
culture française en l’inculquant aux enfants, s’accompagnait de supports
beaucoup plus ludiques. Bons points, protège-cahiers, dossiers
photographiques et surtout jeux et concours permettaient à la fois d’insister
sur les héros du panthéon colonial et d’attirer l’attention du public sur les
possibilités offertes par les colonies. Le système scolaire devenait alors un
agent de reproduction de l’idéologie impérialiste.
L’Agence développa ainsi des trésors d’ingéniosité concrétisés par une
propagande multiforme. Ce fut donc par l’utilisation, simultanée ou
intermittente, de ces divers moyens qu’étaient les cartes postales et les
timbres, les images d’Épinal et les vignettes publicitaires, les jeux et jouets,
les almanachs et calendriers, les médailles et fanions, les brochures et
livres, les disques et affiches, la presse, la radio et enfin le cinéma que
l’Agence tenta d’imposer l’Empire au quotidien. Cette inscription dans la
vie quotidienne se réalisa par d’autres modes ludiques mettant directement
les Français au contact des colonies et des colonisés, car si l’école
constituait une pièce maîtresse du dispositif d’apprentissage, la volonté
d’éduquer se traduisit aussi dans un champ qui misait sur le spectaculaire
pour enseigner.
En parallèle, les expositions devaient rendre le domaine colonial plus
familier. Il s’agissait de compléter le dispositif plus théorique des
connaissances acquises par les livres, journaux et autres tracts et brochures,
pour aller au-devant de la population par une propagande concrète, palpable
pourrait-on dire. La formule de ces événements, composés, ordonnancés 4,
associés à une dimension spectaculaire, devait vaincre les obstacles de
l’indifférence et de l’inertie. La stratégie était donc de frapper les
imaginations avant d’assener, mais de manière plus durable parce que
distillé un peu partout, et surtout de manière très systématique et répétitive,
le contenu de l’idéologie.
Comment ne pas être frappé par le fameux « tour du monde en un
jour », ce voyage métaphorique d’un pays à un autre sans jamais avoir à
quitter le site, proposé par l’Exposition coloniale aux portes de Paris en
1931 ? En effet, cette énorme machine à informer sollicitait tous les sens
pour vulgariser le message officiel en même temps qu’elle faisait rêver.
Ainsi, chaque jour et chaque soir des spectacles savamment orchestrés
plongeaient les visiteurs dans les reconstitutions de la cour de Béhanzin, au
cœur des processions rituelles de l’Annam ou dans les fastes des Nuits
coloniales, ces sons et lumières qui faisaient de l’exposition nocturne un
monde magique, féerique et mystérieux. La propagande prenait alors
l’aspect d’une représentation où l’État faisait le spectacle. Fête politique,
Vincennes fut donc à la fois espace éducatif et lieu d’imaginaire.
L’exposition, surtout, constituait une symbolique multiple et convergente
qui tendait à légitimer le fait colonial.
Mais, frein à l’endoctrinement, l’opinion se crée avec une somme de
personnes ne pouvant faire la même expérience du même fait et qui, parce
qu’elles n’emploient pas le même langage, n’ont pas la même culture ni une
situation sociale identique, l’interprètent au travers de schèmes différents.
Or c’est là qu’intervient le rôle du symbole qui donne un modèle
d’identification des uns et des autres, au-delà même de leurs schémas
mentaux individuels. Les différentes expositions cristallisèrent, fixèrent
l’opinion sur des « réalités inventées » pour les besoins de la propagande.
Le spectateur était en fait « construit » à travers la narration de l’exposition,
comme étant lui-même un véritable explorateur. Les expositions servirent à
éduquer la population française sur les possessions d’outre-mer tout en
façonnant et en affirmant une identité nationale autour de la foi en une
France unique, grande nation civilisée et propagatrice des idéaux
républicains.
Ainsi, chacun de ces vecteurs comportait une efficacité particulière,
spécifique, conduisant à multiplier, à croiser les diverses opportunités pour
atteindre la complémentarité nécessaire. La création d’un environnement
culturel noyé de représentations coloniales constitua sans aucun doute un
terreau de la conscience coloniale métropolitaine et ancra une certaine
image de soi et des autres au sein de la culture de masse française. Le
discours fut véhiculé par des médias touchant des millions d’individus,
permettant de répandre et d’enraciner le mythe d’une colonisation
« bienfaisante et bienfaitrice », et surtout légitime, dans l’inconscient
collectif. Il suffit pour s’en convaincre d’imaginer combien les Français
pouvaient être sollicités, interpellés par un article, une émission
radiophonique, une affiche aux dessins exotiques et aux couleurs
chatoyantes, ou encore comment ils pouvaient être marqués par une visite à
un stand colonial lors d’une exposition ou par l’apprentissage des contours
géographiques de la « Plus Grande France » et des différentes « races » de
l’empire colonial dans leur manuel scolaire. Pour enfoncer le clou, les
cartes postales, les objets publicitaires prenaient le relais ou ajoutaient leur
message aux perceptions déjà acquises.

La fiction coloniale :
le théâtre des apparences

Pourtant, le principe même de la colonisation s’inscrivait en


contradiction avec les valeurs républicaines de liberté et d’égalité.
Comment l’Agence parvint-elle à inscrire le fait colonial dans les idéaux de
la République ? Le corpus discursif diffusé par l’Agence des colonies
témoigne de la vision étatique portée sur l’Empire et constitue un idéal dont
chaque outil de propagande devait témoigner. Ainsi, les images, qui étaient
avant tout des symboles plus que des réalités de la modernité offerte aux
colonisés, posèrent une chape sur les réalités coloniales en appauvrissant le
discours.
Les symboles et les allégories du Progrès, de la Démocratie, etc.
permirent d’instiller de l’universalité républicaine dans le réel plus
prosaïque de la colonisation. Vision d’un monde calme, ordonnancé, se
dirigeant vers le progrès, toujours sous la conduite du colonisateur-guide, la
représentation offerte par l’Agence montrait ainsi aux métropolitains
l’utilité et l’efficacité de leur technologie, sa valeur universelle. C’était donc
le « génie » de la France qui était valorisé, le développement étant rendu
inconcevable sans le savoir-faire de l’Européen. L’orientation du discours
était par ailleurs renforcée par l’emploi, quasi systématique, du procédé
dichotomique : avant la colonisation étaient le chaos, la misère et les
procédés ancestraux ; avec l’arrivée des Français, les colonies s’ouvrent peu
à peu à la modernité allant de l’urbanisme aux modes de culture en passant
par les moyens de transport. Les multiples images comparaient ainsi, à titre
d’exemple, un pont de liane traditionnel, témoin de la fragilité et de
l’archaïsme, et un pont de béton, symbole de la modernité civilisatrice. Ce
procédé facile était censé attester la légitimité de la colonisation ; aussi
chaque cliché était-il savamment choisi, retravaillé si nécessaire pour
conforter l’idéologie officielle.
Cette reconstruction de la relation coloniale était complexe et jouait sur
de multiples éléments. La grande force de ce processus de légitimation fut
sa capacité à poser un écran discursif et imagé devant la réalité coloniale et
à générer une amnésie collective. Cet euphémisme colonial, imposé par une
rhétorique conçue sans faire référence au rapport réel de domination – la
conquête, certes, mais aussi ses suites –, a de ce fait suscité l’adhésion et
créé le consensus autour de l’idée impériale. La force de l’Agence résidait
exactement dans ce « brouillage des ondes » – omissions partielles ou
totales –, une grille de lecture édulcorée imposant une vision qui, pour les
métropolitains, rendait impossible d’aborder l’autre côté du miroir. La
colonisation n’existait plus alors que sous le seul regard que le colonisateur
portait sur sa pratique. L’étude du discours textuel ou imagé de l’Agence
permet de plonger dans le théâtre des apparences, dans les jeux de
construction et de manipulation, de comprendre comment fonctionnait cette
remarquable machine à inventer, à créer de la fiction en manipulant les
images du réel. Dès lors, les Français se sont-ils laissé bercer par cette
fiction impériale, cet écran a-t-il fonctionné ?

« Français, vous avez un empire » :


un mythe pérenne

L’omniprésence de l’Agence, dans le temps, dans l’espace, dans les


supports, dans les relais, permet de concevoir la création d’un espace
mental fondé sur des éléments disponibles au sein de la société et qui ont
permis que fonctionne la fiction : supériorité de la culture occidentale, de la
civilisation, du système économique, détention des clés du progrès. La
dimension pédagogique est un bon indicateur de cette imprégnation,
notamment lorsqu’on s’attache aux images entrées progressivement dans
l’univers scolaire : manuels, planches pédagogiques, protège-cahiers ou
cartes géographiques. En effet, l’instituteur responsable de l’éducation des
enfants jouait le rôle de meneur de jeu et s’appuyait sur ces images
« exemplaires » aux représentations édifiantes, légendées de manière à
servir d’ancrage mémoriel et à prévenir toute « erreur » d’interprétation.
Dans ce cadre, plus que partout ailleurs, chaque image contribuait à une
partie de la formation de l’imaginaire social par lequel la communauté
nationale s’appropriait son patrimoine.
Aussi ces images étaient-elles organisées pour la plupart autour de
modèles et de symboles qui affichaient l’identité d’une valeur et d’un
héros : le courage et l’intrépidité des troupes coloniales, la liberté éclairant
le monde par le drapeau tricolore. Les valeurs républicaines étaient
présentes, la liberté généralement incarnée par la libération des esclaves et
la fraternité souvent représentée par les coloniaux, ces véritables guides
pour les « indigènes ». L’égalité quant à elle était promise pour un avenir
indéterminé et donc peu visible. Enfin, chaque petit Français, ou chaque
adulte, pouvait disposer d’un « catalogue » des « races » de l’Empire qui
correspondait à l’étendue du territoire, symbole de l’immensité de la « Plus
Grande France ». Les écoliers étaient appelés à devenir les prosélytes de
l’idéologie coloniale et les manuels les parfaits instruments de propagation
d’une idée pour des générations entières. Ils incitaient à un voyage au sein
d’un consensus national, non sans quelques mystifications. Offrant une
synthèse des discours, ils furent de véritables défenseurs de la colonisation,
reflétant le sentiment impérial qui infiltrait déjà la presse populaire.
En étudiant la propagande développée par l’Agence, nous entrons dans
un domaine où se rejoignent le politique et le commercial, le ludique et le
technique, l’idéologique et le spectaculaire. Finalement, par son histoire,
son héritage, son langage et le décor qu’elle fabriqua, cette propagande créa
des marchés, imprégna les esprits de la fameuse « mission civilisatrice » au
nom de laquelle toutes les hiérarchies raciales étaient légitimées, et en cela
elle fut aussi un fait de société.
À travers elle, la République promut l’idée coloniale par une approche
plus effective et systématique pour informer le public. La fiction coloniale
qu’elle proposa tout au long du XXe siècle a d’ailleurs laissé des traces,
visibles encore aujourd’hui quarante ans après les indépendances. Car cette
propagande était rationnelle, reposait exclusivement sur des faits, des
statistiques, des notions économiques qu’elle transformait en arguments, en
les déformant pour mieux démontrer la supériorité du système
métropolitain, et pour ainsi réclamer l’adhésion de tous derrière son
discours de supériorité de la civilisation sur la « barbarie », du progrès sur
l’archaïsme, du colonisateur sur le colonisé, de la « race blanche » sur
l’« indigène ». La prise de conscience par chacun de l’importance de
l’Empire et le ralliement des Français à la « Plus Grande France » comme
acte de patriotisme étaient exaltés par des slogans, des images et d’édifiants
récits exemplaires.
Le mythe impérial s’appuyait sur quelques valeurs clés des sociétés
occidentales, à savoir le progrès, la richesse, le travail et la civilisation,
lesquelles marquent aujourd’hui encore les esprits. Le système de
légitimation se structurait sur un argumentaire triple fonctionnant même
après les indépendances : une théorie économique reposant sur la mise en
valeur ; une réflexion politique gage de la grandeur, de la puissance de la
France ; enfin, une conscience morale, sans doute la plus efficace, autour de
la mission civilisatrice et d’une colonisation humaniste. Ces trois thèmes
devinrent de véritables slogans pour la propagande officielle qui tentait de
rassembler derrière ce corps paradigmatique l’ensemble de la communauté
française.
La propagande coloniale tenta d’assurer la pérennité d’un système et, en
cela, la censure exercée sur les failles du système et surtout sur les réalités
répressives permettait d’offrir un terrain d’entente pour tous les partis
politiques et toutes les strates de la société. Chacun reconnaissait dans la
colonisation, telle qu’elle était présentée, la validité du système républicain
et surtout sa légitimité et sa générosité à vouloir étendre ses principes
civilisateurs dans le monde. Grâce à la tutelle protectrice de la France, les
peuples sans histoire, donc sans civilisation, pouvaient quitter la
« barbarie », les ténèbres, le paganisme, l’ignorance.

1. Ce texte reprend et synthétise un article publié initialement dans l’ouvrage collectif de


Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la
Révolution française à nos jours, Paris, CNRS Éditions/ Autrement, 2008. Voir aussi :
Sandrine Lemaire, L’Agence économique des colonies. Instrument de propagande ou creuset
de l’idéologie coloniale en France (1870-1960) ?, Florence, Institut universitaire européen,
2000 ; Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Alain Mabanckou, Dominic
Thomas, Colonisation & propagande. Le pouvoir de l’image, Paris, Le Cherche-Midi, 2022.
2. Albert Sarraut, Annales du Sénat, séance du 27 février 1920.
3. Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, Hachette, 1972 ;
Charles-Robert Ageron, France coloniale ou parti colonial ?, Paris, Presses universitaires de
France, 1978 ; Thomas August, The Selling of the Empire: British and French Imperialist
Propaganda, 1890-1940, Londres, Greenwood Press, 1985.
4. Patricia Morton, Hybrid Modernities. Architecture and Representation at the 1931 Colonial
Exposition, Paris, Cambridge, MIT Press, 2000.
Une guerre du Cartel
des gauches :
le Rif marocain
Vincent Courcelle-Labrousse et Nicolas Marmié

Le 30 mars 1912, le ministre plénipotentiaire de France au Maroc,


Eugène Regnault, appuyé par la présence de cinq mille soldats qui campent
sous les murs du palais royal de Fez, obtient du sultan Moulay Abdelhafid
la signature du traité de protectorat. Mais la situation est instable. À Paris,
on s’inquiète. La dégradation de la situation remet en selle Hubert Lyautey,
qui, depuis 1911, s’impatiente en métropole au commandement du 10e
corps d’armée à Rennes 1.
Le traité de protectorat oblige le gouvernement de la République, au
nom du sultan bien entendu, à se concerter « avec le gouvernement
espagnol au sujet des intérêts que ce gouvernement tient de sa position
géographique et de ses possessions territoriales sur la côte marocaine ». La
portion congrue qui revient à l’Espagne est en réalité définie depuis 1904.
Pour l’essentiel, c’est le Rif. C’est ici que depuis des siècles se livre le
combat symbolique contre l’envahisseur chrétien.

À l’origine du conflit rifain


Deux ans après la fin de la Grande Guerre, le succès inédit et rapide des
armes espagnoles sur le front occidental, en pays Jbala, est enfin reconnu et
salué. Même Hubert Lyautey, l’académicien de la conquête coloniale, se
félicite de cette offensive en étoile autour de Tétouan, la capitale du trop
longtemps virtuel Maroc espagnol. À Madrid comme à Tétouan, on jubile.
Le spectre de onze années d’échecs semble éloigné et le drapeau espagnol
flotte désormais sur les deux rives de l’oued Kert et au cœur du Rif. En
janvier 1921, la tête de pont militaire est portée jusqu’à Anoual. Une
dernière crête à franchir et les Espagnols pourront dévaler en pays
Temsamane dont les notables viennent déjà proposer leur soumission.
Après, il sera temps de s’occuper de la tribu des Beni Ouriaghel pour, enfin,
décapiter l’âme de la résistance rifaine dans cette irréductible baie d’Al
Hoceïma.
Face à cette avancée espagnole, Mohammed Abdelkrim, affranchi de la
tutelle paternelle à 38 ans, est désormais en première ligne chez les Beni
Ouriaghel. Avec l’aide de son frère M’hammed, il s’impose rapidement,
malgré son passé pro-espagnol, comme un chef naturel dans ce pays
dépourvu d’élites. Dans tout le Rif, l’espoir renaît. L’union sacrée se forge
autour des Beni Ouriaghel, la colonne vertébrale de la résistance rifaine.
Les ralliements de fractions se multiplient. En quelques semaines, avec
l’aval des autres chefs rifains, dont l’influent Si Akhemlich auréolé de sa
victoire sur les Français en 1919 à Aïn Mediouna, Mohammed Abdelkrim
parvient à fédérer un embryon d’armée 2.
En l’espace de quelques mois, l’Espagne vient de perdre le terrain
qu’elle avait gagné pendant des années de guerre. Entre dix mille et
quatorze mille hommes ont été tués, vingt mille fusils, quatre cents
mitrailleuses et cent trente canons sont passés aux mains des Rifains. À
Madrid, le gouvernement tombe et le conservateur Antonio Maura forme un
cabinet d’union. Hubert Lyautey craint par-dessus tout la contamination et
donne instruction de ne pas intervenir.
La déroute espagnole place Mohammed Abdelkrim dans une situation
totalement inattendue. Il pouvait envisager de freiner, voire de bloquer
l’élan de la conquête espagnole. Mais être en position d’assiéger Melilla,
d’avoir repoussé et acculé les Espagnols à la mer relève du miracle et lui
impose désormais d’avoir à gérer beaucoup plus qu’une victoire. Pour
autant, la défaite espagnole a fait retentir le nom de Mohammed Abdelkrim
dans tous les douars du Maroc.

L’entrée dans le jeu des Français

Mohammed Abdelkrim se verrait bien forcer la neutralité française pour


affaiblir politiquement l’ennemi espagnol. Alors il fait porter au maréchal
Hubert Lyautey une lettre signée par le ministre Si Mohammed Azerkane.
Dans ce courrier du 4 avril 1923, mettant en avant une alliance nécessaire
entre la France, protectrice et « amie sincère » de l’Islam, et la République
rifaine contre un ennemi commun – « le gouvernement espagnol qui ne
dissimule pas la haine qu’il a pour la France » –, Mohammed Abdelkrim
demande au résident de prendre position. Hubert Lyautey se garde bien de
recevoir l’émissaire et fait répondre qu’il a les meilleures intentions, dans le
cadre des traités, à l’égard des Rifains.
En Espagne, le 13 septembre 1923, avec l’appui direct ou tacite de
généraux de bords opposés et la complaisance du souverain d’Espagne, le
capitaine général de Barcelone, Miguel Primo de Rivera y Orbaneja,
marquis d’Estella, renverse le gouvernement et installe un directoire
militaire. Sur le front marocain, l’hiver bloque pour les Espagnols tout
projet d’opération. De toute façon, Miguel Primo de Rivera n’a aucun
dessein offensif et souhaite au plus vite rapatrier des troupes. Il serait plutôt
enclin à négocier avec le chef rifain qui, en revanche, ne lui laisse aucun
répit. Mohammed Abdelkrim est même sur tous les fronts. Jusqu’alors les
Français ont assisté passivement à l’extension progressive du domaine
rifain. Mais maintenant, Mohammed Abdelkrim s’est dangereusement
rapproché des tribus que Hubert Lyautey considère comme rattachées au
protectorat français.
D’avril à mai 1924, des émissaires des deux parties font donc des allers
et retours pour se sonder. Mohammed Abdelkrim fait savoir que toute
progression des Français sur des territoires où il s’est déjà implanté le
mettrait en difficulté. Il demande que les Français et les Rifains règlent d’un
commun accord la question de leurs frontières. Les Français répondent
qu’ils n’ont à solliciter de personne l’autorisation d’occuper des territoires
qui leur reviennent.
Fin juin 1924, l’armée espagnole possède désormais la nouvelle arme
que ses chefs attendaient tant : des bombes au gaz moutarde largables par
avion. Une campagne de bombardement, qui vise notamment Ajdir et le
quartier général de Mohammed Abdelkrim à Aït Kamara, commence
immédiatement 3. Mais cette arme dont le commandement espère beaucoup
ne peut suffire à faire la différence. Mohammed Abdelkrim s’engage le
30 juin 1924 dans une offensive à outrance contre les postes de l’oued Lau
et ne laisse guère d’autre choix aux Espagnols que celui de l’évacuation.
Des renforts sont acheminés d’Espagne. Les effectifs militaires dans la zone
occidentale tournent autour de cent mille hommes. Le 19 septembre 1924,
la longue marche vers Chefchaouen peut commencer. Mais les Espagnols
doivent avoir quitté Chefchaouen avant que le piège de la mauvaise saison
ne se referme sur eux. La retraite de l’armée espagnole devient un calvaire.
L’émergence d’une entité rifaine sur le perron du protectorat fait
fonctionner à plein régime la machine à renseignements française. Les lois
et les impôts ordonnés par Mohammed Abdelkrim sont ceux du Coran. Il
semble effectivement promouvoir un islam épuré des coutumes locales ;
une manière de contrebalancer également l’influence des confréries
religieuses. Interdiction du tabac, obligation pour les hommes de se raser la
tête, l’ordre rifain s’impose avec rigueur. Par ailleurs, l’expérience de la
guerre contre l’Espagne et l’aide de déserteurs ont permis aux Rifains
d’acquérir un vrai savoir-faire en matière de fortifications ou de tranchées.
Le Rif est donc armé, entraîné et prêt à se battre.
Les Français ne s’intéressent pas seulement de manière attentive à
l’évaluation des forces rifaines, ils cherchent à connaître le programme
d’Abdelkrim à leur endroit. Et c’est sa personnalité qui ne laisse pas
d’intriguer la résidence. Évidemment, les Français ont bien constaté que
l’homme contrastait avec les chefs de guerre habituels et qu’il était d’une
exceptionnelle envergure, notamment dans la préparation d’un dispositif
militaire sophistiqué.
Au même moment, en France, les élections de mai 1924 ont porté au
pouvoir le Cartel des gauches, rassemblant les socialistes de la Section
française de l’Internationale ouvrière (SFIO), les radicaux-socialistes, les
républicains-socialistes et la gauche radicale. La coalition est fragile. La
SFIO n’apporte qu’un soutien sans participation au gouvernement
d’Édouard Herriot. Pour l’heure, quelques mois avant que le Rif ne fasse
resurgir le spectre de la guerre que l’on croyait bien chassé, l’atmosphère,
sans être à l’euphorie, est à la détente.
Le Cartel des gauches reconnaît de jure le 28 octobre 1924 le
gouvernement des Soviets et essaie de faire compléter le pacte de la SDN
par un Protocole pour le règlement pacifique des conflits internationaux. La
discussion sur le budget du ministère de la Guerre en février 1925 fait
revenir le Maroc dans l’actualité parlementaire. Le jeune Parti communiste
français (PCF), représenté à la Chambre entre autres par Jacques Doriot,
Marcel Cachin, Pierre Semard, Paul Vaillant-Couturier, a pris de nouvelles
orientations stratégiques. C’est maintenant chez les peuples colonisés que
se situe le terrain de la révolution mondiale, et la question marocaine lui
fournit soudainement, en Mohammed Abdelkrim, un héros tout trouvé.
À la Chambre, les interventions des députés communistes les 4 et
5 février 1925 sont une série de réquisitoires documentés, polémiques,
virulents, parfois brillants contre les présences française et espagnole au
Maroc. La France veut faire la guerre au Maroc et vaincre Mohammed
Abdelkrim par la famine, accusent Marcel Cachin et Jacques Doriot. Et
Jacques Doriot de conclure : « Vive l’évacuation du Maroc ! […] À bas les
guerres coloniales ! »
Le ministre de la Guerre, le général Charles Nollet, doit donc rassurer sa
coalition. Il livre à la Chambre le contenu du programme de Hubert
Lyautey, le credo de sa politique : ne pas mettre les pieds dans le Rif ; ne
pénétrer sur aucun point de la zone espagnole ; s’abstenir de toute
provocation à l’égard de Mohammed Abdelkrim. « Très bien, très bien ! »
s’exclame-t-on sur les bancs.

Le début de la guerre

Mais, au Maroc, des photographies prises par l’aviation montrent que


les Rifains opèrent des travaux de terrassements et construisent des abris de
plus en plus nombreux dans le périmètre des postes français. Ce dispositif
n’est manifestement pas, pour les Français, uniquement défensif. Il semble
d’ailleurs que Mohammed Abdelkrim commence à épurer dans les tribus
les éléments soupçonnés d’être profrançais.
Depuis le 12 avril 1925, le maréchal a attendu que les choses se
précisent. Maintenant, c’est une certitude. L’événement tant de fois prédit,
tant de fois annoncé par Hubert Lyautey, est en cours. Au 16 avril 1925,
Mohammed Abdelkrim contrôle la totalité du pays Beni Zeroual non encore
occupé par les Français. Les défections sont alors journalières. Le 26 avril
1925, c’est une fraction de la tribu des Sless qui va se rallier. Le lendemain,
franchissant l’Ouergha, les Rifains rallient à eux la majorité des Jaia, une
fraction des Senhadja. Deux nouvelles tribus se soulèvent le 27 avril : les
Raghioua et les Mezziat. De nombreux postes français sont désormais
noyés au milieu de l’insurrection 4.
Le plan proposé au maréchal par le général Aldebert de Chambrun
consiste à arrêter la ruée de Mohammed Abdelkrim sur Fez en plaçant deux
groupements au cœur de ses deux voies possibles d’invasion. En même
temps, il veut ramener le calme dans les tribus et reprendre le contact avec
les postes. Si Fez tombe aux mains du Rifain, c’en est fini du protectorat, du
Maroc français, sans parler de l’Algérie. Hubert Lyautey approuve la
manœuvre proposée par le général Aldebert de Chambrun. Le choc rifain a
fait imploser, en quelques jours seulement, des années d’un apparent
contrôle des tribus. Le protectorat, que même la Première Guerre mondiale
n’avait pas réussi à ébranler, se fissure.
À Paris, le 16 avril 1926, le gouvernement Herriot est tombé. Ce n’est
que deux jours plus tard que Paul Painlevé, nouveau président du Conseil et
ministre de la Guerre, peut signer l’ordre de mise en route. Les renforts
arrivent par paquets du 21 au 30 avril 1926. Ce n’est déjà plus suffisant.
L’insurrection rifaine dépasse en étendue toutes les prévisions. L’agacement
de Hubert Lyautey est à son comble lorsqu’il reçoit un télégramme de
Aristide Briand, le ministre des Affaires étrangères, qui lui recommande de
ne pas se laisser entraîner « dans des opérations militaires dont il serait
incapable de prévoir le développement ».
La situation s’aggrave, surtout que les Rifains disposent et utilisent
l’artillerie. Le 5 mai 1925, Hubert Lyautey demande qu’on lui envoie les
tirailleurs sénégalais. Il va même aller au-delà. Alors qu’il s’est élevé contre
cette pratique des Espagnols, qu’il a critiqué l’abus que ceux-ci faisaient de
l’usage des gaz, il sollicite, le 4 mai 1925, l’envoi d’ypérite. Mais ce
matériel n’est pas disponible et n’existe pas. On lui expédie à défaut mille
bombes explosives de cinquante kilos.
Au début du mois de mai 1925, Hubert Lyautey a bien pris la mesure de
son adversaire. Celui-ci est organisé et armé à l’européenne, dispose
d’unités régulières avec uniforme, manœuvre avec précision et rapidité,
utilise au mieux le terrain. Les premières opérations de contre-attaque
françaises sont un succès. Tout l’effort de guerre de Mohammed Abdelkrim
se concentre alors sur ce front français qu’il veut submerger. Les Français
estiment au 18 mai 1925 à environ seize mille guerriers les effectifs de
l’ennemi. Mohammed Abdelkrim fait proclamer qu’il n’a ouvert les
hostilités qu’après s’être entendu avec les Allemands qui doivent sous peu
déclarer la guerre à la France. Les canons enlevés aux postes français sont
exhibés comme autant de trophées annonciateurs d’une victoire certaine.

La prise de conscience en France

En France, le nouveau gouvernement du Cartel des gauches se serait


bien épargné d’avoir, en plus des difficultés du présent, une guerre au
Maroc à gérer. En effet, cette guerre du Rif remet sur le devant de la scène
la question coloniale, fait ressurgir à la fois les vieilles oppositions, les
clivages et les questions de personnes.
Avoir sauvé le Maroc français pendant la Grande Guerre n’est plus un
sauf-conduit éternel, un chèque en blanc sur l’avenir pour Hubert Lyautey.
Au cours des débats qui se succèdent, il devient la cible récurrente. Les
demandes de renfort qui se succèdent à un rythme effréné, le ton
dramatique des télégrammes qu’il adresse ont de quoi nourrir l’inquiétude.
La nouvelle offensive que déclenche Mohammed Abdelkrim va bousculer
les Français. L’émir effectivement n’abandonne pas son objectif, Fez, et il
doit pour l’atteindre faire tomber un des deux bastions français. Il a choisi
Taounate et ordonné de prendre cette position à tout prix. L’attaque qui
semble au départ limitée au centre du front apparaît très vite massive et
presque générale. Cette fois-ci, la région d’Ouezzane est également visée,
de même qu’à l’est, Tissa. En cette fin de juin 1925, les troupes françaises
sont exténuées. Certaines se battent maintenant depuis deux mois et demi.
Les discussions s’ouvrent avec Madrid et, mettant de côté ses
préventions, Hubert Lyautey fait preuve de pragmatisme quant à
l’opportunité d’un rapprochement franco-espagnol. Sur ce terrain, Hubert
Lyautey dispose toujours d’un atout majeur : l’union sacrée qu’il a conclue
avec le sultan contre le rogui. Conscient du péril rifain, de l’atteinte
immédiate qu’il représente à sa légitimité, Moulay Youssef ne ménage pas
les manifestations où il peut réaffirmer son principat religieux.
En France, les réactions se multiplient, l’auteur à succès Victor
Margueritte écrit par exemple dans L’Humanité du 20 juillet : « C’est une
honte qu’après la leçon de la dernière guerre, nous laissions encore tuer
des hommes pour en enrichir d’autres. » La guerre du Rif mobilise pour ou
contre la colonisation, scelle des alliances temporaires, avive les
oppositions et préfigure les engagements de demain. « Notre première prise
de position politique fut une prise de position en somme anticolonialiste »,
résumera Michel Leiris en commentaire d’une lettre cosignée au mois de
juin dans la revue Clarté par les futurs représentants du mouvement
surréaliste.
Dans le même temps, la réunion qui se tient le 14 juillet 1925 à l’état-
major de l’armée démontre clairement la volonté de Paris de se réapproprier
le contrôle de la direction militaire des opérations. Le 16 juillet 1925, le
président du Conseil Paul Painlevé écrit à Hubert Lyautey qu’il a désigné le
maréchal Pétain pour prendre les décisions qui s’imposeront concernant la
situation au Maroc. Depuis 1920, Philippe Pétain est vice-président du
Conseil supérieur de la guerre, c’est-à-dire le chef de l’armée en cas de
conflit. L’impact de la « tournée » du maréchal Philippe Pétain est
immédiat. Lorsque le général Stanislas Naulin prend son commandement le
24 juillet 1925, l’effectif théorique dans les trois secteurs du front est
d’environ cinquante mille hommes. Depuis, les trains, les camions en
provenance d’Algérie ou de Casablanca acheminent à jet continu les
troupes. La guerre du Rif entre dans une nouvelle dimension. Philippe
Pétain ne rentre pas à Paris seulement pour valider les sollicitations de
Hubert Lyautey, il est en train de l’écarter et de prendre la direction des
opérations.

Le changement de stratégie
Le 28 juillet 1925, à Tétouane, le maréchal Philippe Pétain a rencontré
Primo de Rivera une nouvelle fois. Il a maintenant une stratégie à proposer
au gouvernement pour en finir avec cette guerre. Le plan est simple : il
passe par une action combinée avec les Espagnols. En choisissant le plan
Pétain, Paul Painlevé confie donc au chef de l’armée française la conduite
de la guerre au Maroc. Hubert Lyautey est en parfait décalage avec le plan
offert par Philippe Pétain au gouvernement et qu’est en train de mettre sur
pied le général Alphonse Georges. La solution que défend Philippe Pétain
est définitive, radicale. Il estime qu’il faut anéantir Mohammed Abdelkrim,
tandis que Hubert Lyautey pense qu’il s’éliminera de lui-même.
Sur le quai du port de Casablanca, le 22 août 1925, la passation de
pouvoir entre les deux maréchaux est immédiate et glaciale. Le maréchal
Philippe Pétain, qui fait tout dépendre de son offensive franco-espagnole,
n’a pourtant toujours pas d’engagement ferme de Primo de Rivera. Dès ses
préliminaires, l’offensive du maréchal Philippe Pétain rencontre des
difficultés. Le pivot du plan Pétain reste la jonction permanente qu’il veut
opérer avec les Espagnols au village de Si Ali Bou Rokba pour tenir le Kert,
qui formerait ainsi une ligne de frontière temporaire avec les Rifains.
Malgré l’insistance du maréchal auprès du dictateur, Primo de Rivera ne
veut prendre aucun risque avant de s’être consolidé dans la zone qu’il vient
d’occuper. Le temps passe, Philippe Pétain doit revoir ses prétentions à la
baisse.
En vérité, la reconquête du pays Beni Zeroual, le débarquement
espagnol, la prise d’Ajdir, l’offensive à l’est, les cent bataillons du front
nord, les deux cent mille kilos de bombes larguées en octobre, les tanks, le
blocus du Rif n’ont pas eu raison de la très coriace république du Rif.
Mohammed Abdelkrim, bien que désormais en défense, ne lâche pas prise 5.
En France, la jeune galaxie communiste a battu les estrades pour
mobiliser dans la rue, les usines, les casernes contre « la boucherie du Rif ».
La grève générale de 24 heures « contre la guerre du Maroc » décidée à la
fin août doit être le point d’orgue de la contestation. Préparée activement
par le PCF et la Confédération générale du travail unitaire (CGTU),
coordonnée par le comité d’action que dirige Maurice Thorez, cette
première grève générale (le 12 octobre 1925) contre un conflit colonial de
l’histoire syndicale française se solde pourtant par un échec.
Dans le même temps, la contre-offensive conçue par Philippe Pétain n’a
pas rencontré les succès espérés et la prolongation du conflit se profile au
moins pendant l’hiver. Le 12 octobre, tandis que Pétain est sur le point de
décréter la mise en hivernage des troupes, quelque deux cent cinquante
mille à cinq cent mille travailleurs débrayent en France. La mobilisation des
masses laborieuses contre la guerre du Rif n’ébranle pas le gouvernement
du Cartel, qui sait faire jouer la corde nationaliste pour inhiber la
propagande communiste. La dimension religieuse du conflit, alimentée par
les appels réitérés du chef rifain à la « guerre sainte », permet également au
Cartel de ratisser large ses soutiens, de la gauche laïque à la droite
catholique, sur le thème de Mohammed Abdelkrim « le fanatique » ou « le
champion de l’Islam ».
Dès le 16 octobre 1925, Philippe Pétain annonce officiellement « la
clôture des grandes opérations actives de la campagne » et la mise en
hivernage des troupes françaises. La pluie, comme toujours au Maroc, a
imposé son calendrier. Débarquant à Marseille le 6 novembre 1925, Pétain
déclare alors à la presse : « Le Maroc est désormais tranquille. Abdelkrim
n’est plus à craindre. Ma tâche militaire est terminée. Je passe la main à la
politique. »
Au début de l’année 1926, il suffit d’observer la carte du Rif. La ligne
de front officielle solidement tenue par les Français est désormais protégée
par un large glacis de tribus qui échappent à l’influence de Mohammed
Abdelkrim dont les expéditions punitives semblent contre- productives. Le
vent de la victoire a définitivement tourné.

La fin du conflit et la soumission du Rif


En avril 1926, la lassitude de cinq années de guerre, le typhus, les
bombardements aériens, les gaz toxiques, la cohabitation hivernale avec
l’impressionnante armada française sur les trois cents kilomètres du front
sud, la prise d’Ajdir par les Espagnols au nord, la perspective inéluctable
d’une offensive de printemps ont miné le moral des plus enthousiastes
partisans de la république du Rif. Les défections se multiplient. L’émir du
Rif doit accepter son échec et le principe de la conférence d’Oujda. Avec
une première conséquence, le gel de l’offensive franco-espagnole.
Le 16 avril 1926, la délégation rifaine dirigée par le ministre des
Affaires étrangères, Si Mohammed Azerkane, arrive à Taourirt pour
préparer la conférence. « Je voulais la paix ! se justifiera plus tard
Mohammed Abdelkrim, mais après les pourparlers d’Oujda, j’ai vu que les
Français et les Espagnols étaient en complet accord. J’ai repris la lutte en
désespéré, par devoir mais sans me leurrer d’aucun vain espoir, prévoyant
ce qui ne tarda pas s’accomplir : le lâchage progressif de mes guerriers, la
soumission rapide des tribus au fur et à mesure de l’avance de vos
troupes 6. » Le 8 mai 1926, dans la matinée, l’offensive franco-espagnole est
déclenchée sur le double front avec pour objectif Targuist, puis l’occupation
du massif du djebel d’El Hamman, base de la puissance de Mohammed
Abdelkrim. Les défections massives des tribus font imploser le château de
cartes du bloc rifain.
Le 22 mai 1926, Mohammed Abdelkrim demande de faire cesser « ce
cataclysme » et « cet horrible carnage » au plus vite. Le 23 mai, c’est du
Conseil des ministres à Paris qu’émane un premier communiqué victorieux.
Le gouvernement français ne lui offre qu’une solution : « Se rendre sans
conditions en s’en remettant à la générosité de la France et de l’Espagne. »
Le 26 mai 1926, au cours d’une impressionnante cérémonie en pays
Beni Zeroual, lui aussi complètement rentré dans l’orbite du Makhzen, le
résident Théodore Steeg, flanqué du puissant chérif Derkaoui, chef des Beni
Zeroual, reçoit la soumission de quelque dix mille cavaliers et fantassins
qui clament allégeance « à la France et au sultan ». Et c’est à l’aube du
27 mai que Mohammed Abdelkrim arrive aux avant-postes de Targuist,
accompagné des trois officiers français qui l’ont convaincu de se rendre
sans délai. Le 14 juin 1926 s’ouvre à Paris une conférence sur le destin du
Maroc. Les Français s’engagent à éloigner Mohammed Abdelkrim de son
pays. Hasard du calendrier, la fin de la conférence précède de quelques
jours deux grands événements parisiens. Le défilé du 14 juillet et
l’inauguration de la mosquée de Paris qui doit avoir lieu le lendemain. Pour
la première fois depuis des siècles, son sultan traverse la Méditerranée pour
fouler le sol européen.
À Fez, le prisonnier de guerre doit attendre l’été pour embarquer vers
son exil, à la Réunion 7. Commence alors une parenthèse de vingt et une
longues années. La guerre du Rif prend fin. C’est le plus important conflit
colonial que la France impériale de l’entre-deux-guerres ait connu.

1. Cet article, sous une forme synthétique, est issu de l’ouvrage de Vincent Courcelle-
Labrousse, Nicolas Marmié, La Guerre du Rif. Maroc, 1921-1926, Paris, Tallandier, 2008.
2. Daniel Rivet, Lyautey et l’institution du protectorat français au Maroc (1912-1925), 3
tomes, Paris, L’Harmattan, 1988.
3. Rachid Raha, Mimoun Charqi, Ahmed El-Hamdaoui, La Guerre chimique contre le Rif
(actes du colloque d’Al-Hoceima), Rabat, Éditions Amazigh, 2004.
4. Germain Ayache, La Guerre du Rif, Paris, L’Harmattan, 1996.
5. Zakya Daoud, Abdelkrim. Une épopée d’or et de sang, Paris, Séguier, 1999.
6. Jacques Roger-Mathieu, Mémoires d’Abdel-Krim, Paris, Librairie des Champs-Élysées,
1927.
7. Ibid.
Les diverses formes
de l’anticolonialisme et du refus
de l’Empire
Christelle Taraud

L’histoire des décolonisations est supposée être marquée par les deux
seules guerres d’Indochine et d’Algérie, mais le processus a commencé bien
avant les temps des indépendances « officielles 1 ». En effet, la réalité est
plus compliquée, dans la mesure où l’on peut objectivement considérer la
guerre du Rif (1920-1925) comme un conflit de décolonisation avant
l’heure, et les « événements du Cameroun » (1955-1961) comme une guerre
de décolonisation invisible et oubliée.

Guerres coloniales, luttes nationales

Au Maroc, dans les années 1920, sous la conduite d’Abdelkrim El


Khattabi, les tribus amazighs du Rif se « rebellent » contre leurs
colonisateurs espagnol et français. En 1921, les Espagnols – et leur général
en chef Manuel Fernández Silvestre – connaissent, à Anoual, une défaite
sans précédent dans l’histoire de la colonisation européenne (à l’exception
peut-être, dans un autre contexte, de celle, exemplaire, de l’armée
britannique contre le royaume zoulou dirigé par le roi Cetshwayo à
Isandhlwana le 22 janvier 1879, ou bien de la défaite italienne à Adoua en
Éthiopie en 1896). Les Espagnols perdent, dans une bataille qui vire au
désastre, plusieurs milliers d’hommes, sans compter le matériel saisi par les
Rifains (notamment l’artillerie légère qui leur sera ensuite très utile). La
victoire des tribus du Rif à Anoual a un retentissement extraordinaire, bien
au-delà des frontières du Maroc ou du Maghreb, car elle acte le fait qu’un
groupe mobile et connaissant parfaitement le terrain sur lequel il officie – et
ce même s’il se trouve en infériorité numérique et logistique – peut battre
une armée conventionnelle.
Cette guérilla d’un type nouveau, menée dans les années 1920 par
Mohammed ben Abdelkrim El Khattabi et ses troupes, fera d’ailleurs de
prestigieux émules tant en Indochine avec le Viêt-Minh qu’en Algérie avec
le Front de libération nationale (FLN). La renommée que lui vaut la victoire
d’Anoual permet à Mohammed ben Abdelkrim El Khattabi d’étendre son
autorité à l’ensemble du Rif. En février 1922, dans la foulée, il proclame la
République rifaine – État indépendant axé autour d’un projet politique
novateur : faire du Rif une république moderne, en développant l’économie
et l’éducation tout en étant reconnu, sur la scène internationale, par la toute
jeune Société des Nations (SDN). C’est autant ce projet politique inquiétant
pour la domination européenne au Maroc que le désastre d’Anoual (dont on
pense, devant l’étendue et l’importance symbolique de l’insurrection, qu’il
pourrait donner des idées à d’autres populations colonisées) qui
convainquent la France – au-delà même de ses velléités sur le Rif
méridional – de s’engager militairement contre Mohammed ben Abdelkrim
El Khattabi.
Le maréchal Hubert Lyautey va ainsi constituer, au nom de la France,
des avant-postes au nord de l’Ouergha afin de protéger la ligne Fès-Taza. À
partir de 1925, la confrontation avec la France devient inévitable et le
conflit violent. Bientôt, désavoué par Paris, le maréchal Lyautey est
remplacé par le maréchal Philippe Pétain qui s’engage dans une guerre
totale contre le Rif insurgé : les villages rifains sont rasés par l’aviation et
l’artillerie, l’armée française ne fait pas de prisonniers et les corps des
Rifains morts sont exposés, photographiés et diffusés dans les collections
« Scènes et types » de la carte postale coloniale.
Avec le soutien des troupes espagnoles dirigées par le dictateur Miguel
Primo de Rivera – qui a profité de la défaite d’Anoual pour prendre le
pouvoir le 13 septembre 1923 –, les forces coloniales composées de quatre
cent mille hommes vont défaire les soixante-quinze mille Rifains de
Mohammed ben Abdelkrim El Khattabi. Encerclé à Targust, défait à
Alhucemas, ce dernier doit se rendre à l’état-major français en mai 1926. Sa
reddition met fin à la guerre du Rif, mais non à l’extraordinaire espoir que
cette dernière a suscité dans le monde colonisé. Mohammed ben Abdelkrim
El Khattabi devient, et pour longtemps, l’un des symboles les plus
importants et les plus puissants de la lutte anticoloniale, comme le montre,
après son évasion spectaculaire de 1947, sa participation, en Égypte où il
s’est installé, au Comité de libération pour le Maghreb arabe.
Autres grandes figures oubliées de cette lutte contre la colonisation,
dans une autre partie de l’Afrique française, les Camerounais Ruben Um
Nyobé et Félix Moumié. Dirigeants d’un des partis politiques les plus
innovants et intéressants de l’Afrique subsaharienne, l’Union des
populations camerounaises (UPC) – parti de masse, nationaliste et
marxisant né dans la zone française en 1948, dans ce « territoire sous
tutelle » depuis la fin de la Première Guerre mondiale (mandat de la SDN
après 1919) –, ces derniers mènent une véritable guerre contre la France.
Concomitante du conflit algérien, et déjà à l’époque presque invisible, la
guerre de décolonisation camerounaise a quasiment disparu de
l’historiographie française contemporaine, où elle n’est presque jamais
évoquée.
Or le conflit mené au Cameroun de 1955 à 1961 possède toutes les
caractéristiques d’une guerre de décolonisation conventionnelle : précocité
de la revendication d’indépendance (c’est en 1948 que Ruben Um Nyobé
l’évoque vraiment pour la première fois, au moment de la création de
l’UPC) ; violence de la répression française contre les maquis upécistes
entrés dans la clandestinité au moment de l’interdiction officielle du parti en
juillet 1955 ; et morts brutales de deux des grands leaders de l’UPC : Ruben
Um Nyobé, tué au maquis par un commando français le 13 septembre 1958,
et Félix Moumié, empoisonné à Genève le 3 novembre 1960 alors qu’il
dirigeait une action assidue de lobbying pour la reconnaissance, sur la scène
internationale, du conflit camerounais.
Commencé dans le cadre de la décolonisation, le conflit dégénère
ensuite en guerre civile après l’obtention de l’indépendance le 1er janvier
1960. À partir de cette date en effet – et plus encore au moment de la
réunification avec la partie britannique du Cameroun le 1er octobre 1961 –,
la répression menée contre l’UPC par le président Ahmadou Ahidjo et ses
conseillers militaires français (aidés, sur le terrain, par des unités d’élite
françaises appelées à la rescousse en vertu d’accords mutuels de défense
signés dans le cadre de la coopération bilatérale au moment de
l’indépendance en 1960) se solde par plusieurs dizaines de milliers de
morts. Considéré par les nouveaux leaders de l’UPC comme un « homme
de paille » et une « marionnette » de la France au service exclusif de ses
intérêts propres et de ceux de l’ex-métropole coloniale, Ahmadou Ahidjo
n’en réduit pas moins la contestation upéciste, y compris en faisant
assassiner ou exécuter ses derniers grands leaders historiques : Osendé
Afana est tué au maquis en mars 1966, et Ernest Ouandié sera fusillé après
un procès instrumentalisé le 15 janvier 1971.
À partir des années 1970, et malgré l’action menée en France par le
grand écrivain camerounais Mongo Beti – qui rédige en 1972 Main basse
sur le Cameroun. Autopsie d’une décolonisation, livre censuré dès sa
parution, et « Les procès du Cameroun. Autopsie d’une décolonisation » ;
en 1974, Remember Ruben ; et en 1993, une fois de retour dans son pays
natal après plus de trente ans d’exil, La France contre l’Afrique. Retour au
Cameroun 2 –, la guerre livrée au Cameroun de 1955 à 1960 par la France
et, de 1960 à 1971, par le président Ahmadou Ahidjo, avec l’aide active de
celle-ci, disparaît fort opportunément et tout à fait logiquement des
mémoires françaises.

Des réponses multiples à la domination coloniale

Comme souligné en introduction de cet article, la violence et la durée


des deux guerres de libération menées en Indochine (1946-1954) 3 et en
Algérie (1954-1962) occultent d’autres guerres coloniales 4. Mais
l’affrontement et la lutte armée ne sont pas les seules réponses opposées par
les colonisés à la domination coloniale. Une grande partie d’entre eux, pour
arriver à l’indépendance, ont choisi la négociation consensuelle avec
l’ancienne métropole. C’est le cas notamment de la grande majorité des
pays de l’Afrique-Occidentale française (A-OF) et de l’Afrique-Équatoriale
française (A-EF), et tout particulièrement du Sénégal, de la Côte-d’Ivoire et
du Gabon.
Pour comprendre l’évolution vers l’indépendance de ces pays, il faut
remonter à la Constitution de la IVe République adoptée en 1946 – elle-
même en partie produit, en ce qui concerne la question coloniale, de la
conférence de Brazzaville (30 janvier-8 février 1944). Celle-ci transforme,
en effet, l’empire colonial français en une Union française constituée de
trois entités territoriales imbriquées les unes aux autres : la métropole
d’abord, c’est-à-dire la France continentale ; les départements (Guadeloupe,
Martinique, Guyane française, Réunion, Saint-Pierre-et-Miquelon, Mayotte)
et territoires (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Wallis et Futuna,
terres australes et antarctiques françaises) d’outre-mer ensuite, disposant de
la pleine et entière citoyenneté ; et les États et territoires associés enfin,
possédant une « citoyenneté relative » (assemblées élues sur la base de deux
collèges).
En 1958, alors que la guerre d’Algérie fait rage, que l’Indochine, la
Tunisie et le Maroc sont déjà indépendants, la Constitution de la
Ve République transforme l’Union française en Communauté franco-
africaine, sur fond de « non » de la Guinée-Conakry au référendum
constitutionnel du 28 septembre 1958. Pour expliquer ce « non » au général
de Gaulle, Ahmed Sékou Touré – dirigeant panafricaniste de l’Union
générale des travailleurs de l’Afrique noire (UGTAN, fondée en
janvier 1957), cofondateur du Rassemblement démocratique africain (RDA,
né à Bamako en 1946) et président du Parti démocratique de Guinée (PDG),
créé en 1947 – s’expliquera en ces termes : « Le projet de Constitution ne
doit pas s’enfermer dans la logique du régime colonial qui a fait
juridiquement de nous des citoyens français, et de nos territoires, une partie
intégrante de la République française Une et Indivisible. Nous sommes
Africains et nos territoires ne sauraient être une partie de la France. Nous
serons citoyens de nos États africains, membres de la Communauté franco-
africaine 5. »
En dehors du cas de rupture guinéen, qui débouche sur l’indépendance
immédiate du pays et le départ de la France le 2 octobre 1958, l’ensemble
des territoires français d’Afrique subsaharienne – comme Madagascar –
disent « oui » à la Communauté, réaffirmant donc, avec force, leur volonté
de lien avec la métropole. C’est seulement à partir du discours du général
de Gaulle sur l’autodétermination de l’Algérie, le 16 septembre 1959, que la
question de l’indépendance s’imposera partout en A-OF et en A-EF. Après
cette date, les tractations vont bon train pour affirmer les modalités
générales de l’indépendance, puisque la majorité des États associés qui
avaient dit « oui » à la Communauté franco-africaine en 1958 refusèrent,
dans leur grande majorité, de participer ensuite à une « Communauté
rénovée ».
L’année 1960 est bien celle des indépendances africaines : le Cameroun
devient indépendant le 1er janvier ; le Togo le 27 avril, le Soudan français
(futur Mali) le 20 juin ; Madagascar le 26 juin ; le Dahomey (futur Bénin) le
1er août ; le Niger le 3 août ; la Haute-Volta (futur Burkina Faso) le 5 août ;
la Côte-d’Ivoire le 7 août ; le Tchad le 11 août ; l’Oubangui-Chari (future
République centrafricaine) le 13 août ; le Congo-Brazzaville le 15 août ; le
Gabon le 17 août ; le Sénégal le 20 août ; et enfin la Mauritanie le
28 novembre. Derrière ces obtentions rapides (on note la prolixité de la
diplomatie française au mois d’août 1960 !) se cachent cependant des
dissensions fortes du côté africain : discussion autour d’une indépendance
fédérative plutôt que bilatérale, dans le cadre du projet panafricain porté
notamment par Kwame N’Krumah et relayé par des hommes politiques
africains dans la zone francophone ; opposition forte entre le Sénégal et la
Côte-d’Ivoire pour le leadership régional dans l’ancienne A-OF, entre le
Gabon et le Congo en ex-A-EF… Ces désaccords expliquent la nature des
indépendances bilatérales qui s’imposent finalement et que Félix
Houphouët-Boigny (président de la Côte-d’Ivoire de 1960 à 1993) résumera
fort justement par cette formule lapidaire : « L’indépendance dans
l’interdépendance. »
L’ancienne puissance coloniale, elle, applaudit des deux mains, car la
situation de la décolonisation en Afrique, beaucoup moins coûteuse que
dans le reste de l’Empire, lui permet en sus d’imposer une coopération
(technique et militaire) et une aide publique au développement (APD) qui
lui est largement bénéficiaire, comme le montrent symboliquement le
maintien de la zone monétaire CFA (Communauté financière africaine) et
celui de la zone linguistique et culturelle de la francophonie. On ne pouvait
rêver, du côté français, meilleure décolonisation « pacifique ».
Quant à la question des départements et territoires d’outre-mer,
apparemment fort différente puisque la majorité des populations concernées
restent dans le cadre de la France au moment des indépendances, elle
camoufle aussi des situations très différentes de la Martinique à la Réunion,
de la Guyane à la Polynésie. Si on ne peut évidemment parler de
décolonisation territoriale en ce qui les concerne – les DOM-TOM, devenus
aujourd’hui DROM-COM (départements et régions d’outre-mer et
collectivités d’outre-mer), faisant encore partie intégrante du domaine
national –, on peut en revanche poser la question de la décolonisation
économique, culturelle et politique de ces territoires toujours perçus, de
manière problématique, comme des « confettis » d’empire.
Sur le versant historique d’abord, on peut se demander s’il est normal
que la France, qui a fait longtemps commerce d’esclaves – aussi bien en
Guadeloupe, en Martinique, en Guyane qu’à la Réunion –, se dédouane si
facilement de ce passé et le reconnaisse si peu et si mal : on attend encore
l’ouverture en France hexagonale, par exemple, d’un grand musée consacré
exclusivement à la question de l’esclavage. Sur le versant politique et
stratégique ensuite, on voit mal comment établir des relations véritablement
égalitaires et équitables avec des territoires polynésiens (notamment à
Mururoa et à Fangataufa), où l’on a continué jusqu’en 1996 – date de la
signature du traité d’interdiction complète des essais nucléaires –, au mépris
de la santé des populations locales et des écosystèmes dans lesquels elles
vivent – après les avoir déplacés du Sahara algérien où ils étaient effectués
jusqu’en 1966 –, à pratiquer les essais nucléaires français.
Enfin, sur le versant économique, comment ne pas être affligé par la
situation calamiteuse de l’ensemble des DROM-COM (crises agricoles
récurrentes, industrie balbutiante, tourisme en perte de vitesse au profit de
nouvelles destinations telles que la République dominicaine ou Cuba, cherté
de la vie du fait des monopoles de la grande distribution : à titre d’exemple,
selon l’INSEE en 2015, les prix de l’alimentaire étaient ainsi supérieurs de
32,9 % en Guadeloupe par rapport à la métropole ), où l’on retrouve l’un
des plus hauts taux français de chômeurs et de RMIstes, contraignant une
partie importante des populations à migrer en France continentale. Ce qui
explique aussi, ne l’oublions pas, les révoltes de la colère et du désespoir
que ces territoires ont connues dans un passé récent : en Guadeloupe en
2009 et en 2022, en Martinique et à la Réunion en 2009, en Guyane en
2017, mais aussi en Nouvelle-Calédonie.

Le rôle des femmes dans les luttes anticoloniales

De la même manière que l’histoire des colonisations n’a longtemps été


pensée que du côté des hommes, celle des décolonisations a fait, de même,
peu de place à l’activisme et aux combats des femmes. Axée d’abord sur les
processus violents qu’ont été les guerres de libération nationale, comme
nous l’avons vu précédemment, ces conflits sont le théâtre d’une
valorisation de l’identité virile guerrière et de l’héroïsation des acteurs
masculins.
L’histoire des décolonisations, qu’elle soit française ou issue des
anciens territoires colonisés, a globalement dénié, ou à tout le moins
fortement relativisé et/ou instrumentalisé, la place que les femmes ont prise
dans les processus d’émancipation qui ont surgi après la Seconde Guerre
mondiale dans l’ensemble de l’empire colonial. Et pourtant, dès la période
de l’entre-deux-guerres – qui voit la naissance, au sein des populations
colonisées, de mouvements anticolonialistes et/ou nationalistes structurés
remettant en cause le bien-fondé de la colonisation française outre-mer –,
des femmes s’organisent en leur sein même ou en créant des associations ou
organisations autonomes, dans le but d’accompagner les revendications
d’émancipation, d’autonomie, voire d’indépendance, dans certains cas déjà,
qui surgissent un peu partout.
Ces associations et/ou organisations – à l’image de la Tunisie sous
protectorat qui voit la naissance de la Société des dames musulmanes
(1932-1936), puis celle de l’Union musulmane des femmes de Tunisie
(1936-1956), qui collabore avec le Néo-Destour, sous l’impulsion de la
grande militante anticolonialiste et nationaliste tunisienne B’chira Ben
Mrad – ont autant vocation à relayer les discours patriotiques et
nationalistes qu’à discuter de la condition des femmes puisque, pour
beaucoup de militantes, le statut de femme et de colonisée est le produit
d’une double domination masculine et coloniale qu’il faut conjointement
rejeter : la libération de leur pays apparaissant pour elles comme l’espoir de
leur propre émancipation.
C’est, en substance, ce que dira la grande militante soudanaise Aoua
Keïta – qui rejoint, dès 1946, l’Union soudanaise-Rassemblement
démocratique africain (US-RDA), devient membre de son bureau politique
en 1958, puis députée de la Fédération du Mali à l’Assemblée nationale en
1959 – à un homme qui s’interrogeait sur son engagement politique :
« Nous sommes assez mûres pour savoir ce que nous faisons. Nous ne
cherchons ni à être conseillères, ni à être députés, mais à devenir libres
comme le vent 6. » Au sein des mouvements anticolonialistes et/ou
nationalistes eux-mêmes se créent des organisations et/ou sections
féminines. Ainsi l’Istiqlal fonde-t-il, en 1937, l’Association des femmes
indépendantes dans laquelle œuvre Malika El Fassi, grande figure politique
et intellectuelle du Maroc de cette époque – qui participe largement à
l’agitation anticolonialiste de l’entre-deux-guerres.
Mais c’est surtout après la Seconde Guerre mondiale que le mouvement
s’accélère. En Afrique subsaharienne française, c’est au sein du
Rassemblement démocratique africain (RDA), parti anticolonialiste
fédéraliste fondé en 1946 à Bamako, que sont créées nombre de sections
féminines. Progressivement, ces dernières vont constituer, dans toute l’A-
OF, un maillage très actif de militantes mises au service de l’œuvre
nationaliste en construction, tant du point de vue de la propagande, de
l’action politique que de la lutte contre la répression.
En effet, le pouvoir colonial réagit souvent très violemment à la remise
en cause de son ordre : en interdisant les structures politiques, en arrêtant
les militants… C’est pour protester contre la campagne de répression que
connaît le RDA en Côte-d’Ivoire – qui voit l’emprisonnement de trente-
deux de ses membres dont une femme, Marcelline Sibo, activiste
anticolonialiste très active alors – que les Ivoiriennes organisent, le
24 décembre 1949, la marche d’Abidjan vers Grand-Bassam. Elles seront
entre deux et quatre mille à y participer, marquant par là même le rôle
incontournable qu’elles jouent dans la contestation de la violence coloniale.
Dans l’Union indochinoise, dès la révolution d’août 1945 – qui voit la
proclamation de l’indépendance du Viêt-Nam le 2 décembre 1945 et
l’arrivée au pouvoir du parti communiste vietnamien dirigé par Hô Chi
Minh –, les femmes participent largement au Viêt-Minh et aux différentes
actions que ce dernier mène alors dans le pays. Après la rupture des
négociations avec la France et les débuts de la guerre d’Indochine en 1946,
les Vietnamiennes seront mobilisées dans des tâches classiquement
« féminines » – nourrir, protéger, soigner –, mais aussi utilisées dans des
actions de renseignement, de collectes d’argent, de transferts d’armes et,
bien sûr, sur le terrain militaire proprement dit.
Car l’une des caractéristiques les plus importantes du conflit
indochinois – et de la guerre du Viêt-Nam qui lui succédera à partir de 1955
– est la forte mobilisation des femmes dans l’armée de libération
vietnamienne. Mobilisation qu’elles paieront au prix fort –, notamment lors
des interrogatoires qu’elles subissent, où violences physiques,
psychologiques et sexuelles se conjuguent pour « les faire avouer », mais
aussi lors des emprisonnements, comme dans le sinistrement célèbre bagne
de Poulo-Condor, sans oublier les exécutions qui les touchent comme les
hommes – et qui fera d’elles des combattantes héroïsées, au sein du peuple
victorieux en marche, par la geste communiste post-indépendance. De
même, durant le conflit de décolonisation que connaît le Cameroun français
de 1955 à 1961, les femmes sont-elles très présentes. Constituant 50 % des
effectifs de l’UPC – l’Union des populations camerounaises, née en 1948,
est le parti qui mène la lutte contre le système colonial français –, elles sont
investies, en tant que militantes civiles ou en tant que combattantes, dans
tous les domaines de la lutte.
À la lecture de ce qui vient d’être dit, on le voit, loin de ne se conjuguer
qu’au masculin, l’anticolonialisme et/ou le nationalisme dans les colonies
ont été, tout au contraire, très fortement impactés par la présence de femmes
qui obtinrent parfois une reconnaissance internationale – comme Djamila
Boupacha pendant la guerre de libération nationale en Algérie –, mais qui le
plus souvent restèrent totalement anonymes. Cependant, anonymes ou
célèbres, ces femmes furent bien au cœur du processus de libération de
leurs pays respectifs aux côtés des hommes.
Cette longue parenthèse des années 1920 aux années 1960, dans le cas
de l’empire colonial français, montre les formes multiples, diverses et plus
ou moins visibles qu’ont prises les luttes anticoloniales. On découvre
également que les différentes formes de luttes et de combats s’influencent
réciproquement et structurent non pas une hiérarchie des luttes, mais une
réelle diversité de celles-ci, à l’intérieur de l’Empire français, mais aussi
entre les empires eux-mêmes en fonction des époques et des modèles
d’oppressions coloniales.

1. Ce texte est issu du livre de Christelle Taraud, Idées reçues sur la colonisation. La France
et le monde, XVIe-XIXe siècles, Paris, Le Cavalier Bleu, 2018.
2. Mongo Beti, Main basse sur le Cameroun. Autopsie d’une décolonisation, Paris, François
Maspero, 1972 ; Mongo Beti, « Les procès du Cameroun : autopsie d’une décolonisation »,
Partisans, no 64, mars-avril 1972 ; Mongo Beti, Remember Ruben, Paris, Union générale
d’éditions, 1974 ; Mongo Beti, La France contre l’Afrique. Retour au Cameroun, Paris, La
Découverte, 1993.
3. Patrice Gélinet, Indochine 1945-1954. Chronique d’une guerre oubliée, Paris, Acropole,
2014 ; Alain Ruscio, La Guerre française d’Indochine (1945-1954), Bruxelles, Complexe,
1993.
4. Yves Benot, Massacres coloniaux. 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des
colonies françaises, Paris, La Découverte, 2005.
5. Ahmed Sékou Touré, « Discours à Conakry », 25 août 1958.
6. Aoua Keïta, La Vie d’Aoua Keïta racontée par elle-même, Paris, Présence africaine, 1975.
Élites noires en France au temps
de l’empire colonial français
Tracy Sharpley-Whiting

Entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, pendant la période


que certains appellent le « Jazz Age », la France représentait un lieu
idyllique, une citadelle, un refuge, une certaine liberté pour les Américains,
et les Africains-Américains tout particulièrement 1. En cette « période de
miracles, […] période d’art, […] période d’excès, et […] période de
satire 2 », comme F. Scott Fitzgerald l’a décrit dans son célèbre texte
« Echoes of the Jazz Age » de 1931, la France était un lieu où ces
Américains expatriés pouvaient vivre et travailler, s’aimer et jouer,
imaginer et créer.
Aussi bien surnommée « Harlem Renaissance » que période du « New
Negro », l’effervescence du mouvement d’expression culturelle noire aux
États-Unis coïncidait avec le « Jazz Age » à Paris. De nombreux artistes,
activistes, écrivains et interprètes noirs expatriés de cette période ont
contribué alors à nourrir l’insatiable appétit négrophile de l’avant-garde
parisienne. Les Américains représentaient une nouvelle étape d’un vieux
problème colonial à travers lequel les projections sur les Noirs américains
relevaient de fantasmes coloniaux préexistants.
À travers ses photographies, œuvres, dessins, documents et zoos
humains, l’Exposition coloniale internationale de 1931 célébrait l’idée de la
« Plus Grande France », « une nouvelle France » nullement intimidée par
les limites géographiques. À la veille de toute cette activité culturelle, un
salon afro-diasporique avait débuté dans la banlieue de Clamart, tenu par
trois sœurs de Martinique, Andrée, Jeanne et Paulette Nardal, au 7, rue
Hébert. Tout en buvant du thé, les invités et leurs hôtesses discutaient des
questions coloniales et des injustices raciales, aussi bien en français qu’en
anglais.
À l’évidence, ils prenaient plaisir à porter attention aux affaires et
personnes noires. Louis Achille, un cousin des sœurs Nardal, décrivit
l’atmosphère intellectuelle du salon de Clamart ainsi : « Ils découvraient
une manière commune d’être, de ressentir, d’espérer, et bientôt, d’agir !
Étant pour l’essentiel impossible pour eux de retrouver leurs racines
africaines, ils s’identifiaient simplement comme “Noirs 3”. » Pour ces
intellectuels, l’exposition était une affirmation de l’expression culturelle
noire. Si Paris devint un lieu de rencontre pour la diaspora noire, un
épicentre de l’internationalisme noir, comme l’écrivaine martiniquaise
Jeanne Nardal le constata dans son article « Internationalisme noir » dans
La Dépêche africaine de 1928, l’exposition en fut le point culminant 4.

Paris, capitale de l’espoir

Les unes de la presse américaine proclamant la chute continue des


marchés mondiaux qui contribuaient à exacerber le désespoir et les
inquiétudes quant à la pauvreté, le chômage chronique, les restrictions
coûteuses concernant les permis de travail, la main-d’œuvre immigrante
bon marché disponible, tous ces problèmes ayant affecté la France du fait
du krach boursier américain de 1929 et de ses répercussions outre-
Atlantique ne furent pas suffisants pour détourner les Américains déjà
présents, qu’ils soient noirs ou blancs, et Paris demeura la capitale de
l’espoir.
Ce paradis culturel offrait une incomparable fusion de cosmopolitisme
et de liberté que les États-Unis ne pouvaient égaler, et au cours des quatre
premières décennies du XXe siècle la France a continué d’offrir cette
possibilité et cette promesse. Belle architecturalement, culturellement
raffinée, abordable du fait de la guerre, et rendue attrayante par le peu
d’animosité raciale, Paris fut l’épicentre des pratiques des libertés
recherchées par les Africains-Américains. Comme relevé dans la Physique
d’Aristote, « l’importance du lieu » est en effet remarquable. Les lieux
déterminent la réalité ; en tant que configurations distinctes, ils sont chargés
de signification culturelle. De ce fait, parler, penser, faire, ou simplement
vivre, sont toujours influencés par où de telles activités ont lieu.
La liberté, les opportunités et l’acceptation étaient ce qui fondait l’attrait
et le mythe parisiens. Alors que les pauvres et désabusés d’Europe
naviguaient vers le Nouveau Monde en direction d’Ellis Island et de la
statue de la Liberté, ces Américains se rendaient sur le Vieux Continent
avec ses soirées huppées, ses salons et ateliers érudits, ses brasseries et
cafés, et ses revues de jazz branchées. Aux États-Unis, la blanchité offrait
aux nouveaux immigrants européens une plus grande accessibilité à
l’emploi, aux syndicats et aux espaces publics. En France, à Paris en
particulier, parmi les Français et les autres cosmopolites européens, les
Noirs américains disposaient d’un capital social leur donnant accès aux
communautés artistiques et espaces créatifs. Malgré leurs talents
indéniables, ils étaient aussi privilégiés en tant qu’Américains et exotisés en
tant que Noirs. La fascination française pour les technologies et la culture
populaire américaines, notamment pour le cinéma, la radio et le jazz
introduit par les GIs africains-américains, ainsi que le républicanisme
français incarné par les idéaux d’égalité, de liberté et de fraternité – même
si partial dans les faits –, contribuaient à faciliter l’égalité sociale et la
liberté pour les Africains-Américains à Paris.
Ce sont les soldats africains-américains qui ont posé les bases d’une
telle tolérance française, par leur service à l’étranger pendant la Première
Guerre mondiale. Environ deux cent mille d’entre eux étaient postés dans et
autour des villes, villages et communes à travers le pays pendant la guerre,
interagissant socialement et intimement avec les populations locales dont
les rencontres avec des Noirs étaient limitées à la culture populaire, aux
articles de journaux sur l’Empire français en Afrique et sur les bienfaits de
la mission civilisatrice, et aux récits de voyage et romans coloniaux racistes.
Les auteurs indigénophiles comme Pierre Loti, dont les travaux furent aussi
édités en feuilletons dans les journaux pour une consommation directe,
fabriquaient et alimentaient les mythes coloniaux. Pour les Français, qui se
sont montrés durablement attachés à leur empire, les colonies constituaient
une représentation de « ce qu’ils étaient » pendant les ravages de la guerre
et de ce qu’ils pouvaient redevenir pendant la période de l’entre-deux-
guerres.
Les scènes de Pierre Loti, les reportages ethnographiques, les courts
documentaires coloniaux et actualités permettaient aux Français de se
transporter outre-mer, de démontrer leur force coloniale dans un moment
d’atrophie du territoire européen – et en même temps de se rassurer quant à
la domination culturelle, raciale et morale française à travers la
consolidation des stéréotypes sur « leurs » indigènes. Fonctionnant dans
l’ensemble comme propagande d’une expansion coloniale accrue, la
mission civilisatrice renforçait l’idée des colonies comme paradis
d’opportunités (aussi bien sexuels qu’économiques), d’aventure et de
mystère pour les colons. Le seul bémol dans cette image était la présence
indolente des indigènes, étant donné que la « réalité » dépeinte à travers ces
vecteurs de propagande constituait une « validation des clichés les plus
courants » de l’Empire et de la métropole 5. Les indigènes représentaient ce
que les Français n’étaient pas – des sauvages primitifs, dépourvus de
culture, hautement sexuels, proches de la nature, irresponsables et souvent
violents. Toute cette charge coloniale influençait les rencontres entre les
soldats africains-américains et les Français.
La conduite et l’attitude des GIs africains-américains allaient cependant
à l’encontre du récit raciste des « ignobles sauvages en manque de
civilisation » qui alimentait la littérature et la culture populaire françaises,
et qui circulait dans la propagande de guerre américaine et allemande. À la
suite de la guerre, l’exclusion des soldats noirs-américains par le
gouvernement américain des cérémonies militaires honorifiques en France
et d’autres pratiques discriminatoires ont révélé la sévérité du racisme
américain à l’encontre de citoyens américains qui avaient noblement servi
pendant la Grande Guerre.
Le fait que la mère patrie prenne part à des pratiques sociales classistes
à l’encontre des citoyens français de classes populaires et ouvrières,
incluant les Noirs ainsi que les élites noires françaises sur la base de leur
couleur de peau, importait peu. Le racisme américain était différent, sans
merci, barbare, ouvertement violent ; sur le plan discursif aussi bien que
pratique, ses méthodes cruelles manquaient du paternalisme de la mission
civilisatrice qui, depuis une perspective française, était plein de bonne
volonté et de bonnes intentions.

Paris, utopie pour les Africains-Américains

La population somme toute assez réduite d’Africains-Américains dans


la ville n’inspira pas de forte xénophobie ou de chauvinisme culturel. La
plupart des GIs étaient rentrés aux États-Unis, laissant à peine quelques
centaines d’hommes africains-américains éparpillés à travers le pays. La
bonne fortune de ceux-ci à Paris ne diminuait en rien l’incongruité des
relations de leur pays d’accueil avec son vaste empire multiracial en
Afrique, en Asie, dans les Antilles, dans le Pacifique, et dans l’océan
Indien, ainsi qu’avec ces Français noirs résidant dans la capitale française.
La dimension paradoxale des années 1930 précise de quelles façons les
Africains-Américains, de manière plus générale, opéraient dans une
situation coloniale au cœur même de l’Empire français, et dans le cadre
d’une expansion coloniale outre-mer soutenue par le mythe de la supériorité
occidentale, s’appuyant sur le principe de la mission civilisatrice, et
renforcée par une hiérarchie raciale.
Par conséquent, l’expérience expatriée américaine s’est principalement
établie au cours de l’entre-deux-guerres. Les formules communes telles que
la « lost generation », les « Années folles » et les « twilight years » des
années 1930 sont souvent évoquées. L’histoire culturelle et intellectuelle
américaine de cette période semble rivée à la masculinité et à la blanchité.
Cependant, dès lors que l’on y prête attention, on découvre la présence des
Africains-Américains aux côtés de leurs concitoyens et concitoyennes
blancs mieux connus. À titre d’exemple, la résidence d’Ernest Hemingway
au 74, rue du Cardinal-Lemoine n’était pas à plus de cinquante pas du 4, rue
Rollin, où Anna Julia Cooper écrivit sa thèse sur l’esclavage, La France et
la révolution haïtienne. De la même manière, la boîte de nuit d’Ada
« Bricktop » Smith au cœur de Montmartre était un repère fréquenté par
F. Scott Fitzgerald, Cole Porter, T. S. Eliot, Henry Miller et Ernest
Hemingway.
Si tous ces Américains étaient présents à Paris en même temps, alors
notre compréhension de l’histoire des Américains dans la capitale française
doit non seulement tenir compte des personnes telles que Ernest
Hemingway, Gertrude Stein, Natalie Barney, F. Scott Fitzgerald et autres
sommités canoniques de la « lost generation », mais aussi de leurs
homologues africains-américains. En effet, le lieu commun de cette « lost
generation » semble avoir laissé de côté les compatriotes africains-
américains.
De plus, l’expérience des Africains-Américains expatriés pose une autre
perspective tant sur la France – et sur Paris en particulier – que sur les
multiples significations que recouvre le fait d’être américain en France. En
explorant précisément cette autre invasion américaine de la France, nous en
sommes venus à comprendre que l’expérience des Africains-Américains fut
significativement différente de celle des Africaines-Américaines. Les
Africains-Américains bénéficiaient de leur masculinité – ce qui les
autorisait à voyager seuls sans risquer d’être agressés. En dépit du fait qu’ils
étaient ramenés à leur « race », ils bénéficiaient de libertés et de privilèges
sociaux relatifs à cette masculinité, tels que l’accès à des emplois mieux
payés ou les primes de service militaire, ce qui leur ouvrait les portes de
pays lointains comme la France, où, au sortir de la guerre, ils ont contribué
à l’essor du jazz à Paris. Quant aux Africaines-Américaines, elles étaient en
prise avec des histoires de convenance, avec le culte de la domesticité et du
mariage, les obligations familiales et la précarité financière.
Même les autrices blanches appartenant à l’honorable « lost
generation » venue se réfugier en France, comme Djuna Barnes, Gertrude
Stein, Edith Wharton ou Anaïs Nin, disposaient de suffisamment de confort
financier et de temps libre pour pouvoir accéder au voyage et à la
découverte de soi. Leurs pairs africaines-américaines n’avaient guère les
moyens de payer ce que James Baldwin, expatrié noir lui aussi, appelait le
« prix du ticket » pour la France sans le soutien du patronage
philanthropique blanc représenté par les fondations Harmon, Carnegie,
Guggenheim et Rosenwald, ou des organisations de soutien au leadership
des femmes noires, comme le Delta Sigma Theta. Avoir l’opportunité
d’aller se perdre à l’étranger pendant une longue période afin de se trouver
soi-même était un luxe tout simplement hors de portée pour de nombreuses
autrices africaines-américaines de cette génération. En tant que « femmes
racisées » engagées, elles étaient requises par la lutte pour l’égalité sociale
qu’elles menaient sur le sol américain, jusqu’à renoncer à trouver un
équilibre entre leurs recherches créatives et ce à quoi elles aspiraient pour la
« race » dans leur pays. Plus encore, le racisme à l’américaine érigeait ses
propres barrières, qui se manifestaient même lorsque des possibilités de
bourses d’étude et de séjours à l’étranger se présentaient.
En 1923, le Comité américain des éminents architectes, peintres et
sculpteurs refusa ainsi d’accorder à la sculptrice Augusta Savage la bourse
qui devait financer son séjour d’étude estival au château de Fontainebleau,
sous prétexte que sa présence dans l’école risquait de perturber certains
étudiants blancs. Et en effet, la même année, Jessie Redmon Fauset
décrivait dans un entretien accordé à Pierre Loving pour le Paris Tribune
les difficultés qu’éprouvaient les Africaines-Américaines aux États-Unis et
l’attrait que représentait Paris : « Afin de ne pas prêter le flanc aux
critiques, la femme de couleur raffinée ne doit pas rire trop bruyamment,
elle ne doit pas regarder trop fixement – elle doit maintenir à chaque
instant un contrôle sur elle-même, même quand il ne lui est plus
humainement possible de se contenir. Je suis une femme de couleur et je
souhaite être reconnue comme telle, mais j’ai parfois eu le sentiment que
mon propre pays entravait mon épanouissement comme autrice 6. »
Jessie Redmon Fauset dresse un âpre portrait des difficultés sociales
auxquelles faisaient face les femmes noires aux États-Unis par-delà la ligne
de couleur. Racisme, classe, sexisme ont concouru à freiner son
épanouissement comme romancière et comme femme, étant donné qu’au
cours des périodes de l’avant-guerre et de la reconstruction d’après-guerre,
la féminité noire faisait l’objet d’une surveillance constante et était
vicieusement attaquée pour son inconduite. Autrement dit, ces femmes
portaient dans leurs corps et leurs âmes la réputation morale de la race
noire. Les préceptes et les règles de bienséance toujours plus rigides qui
s’imposaient à la « femme de couleur raffinée » ont étouffé sa liberté et sa
créativité jusqu’à provoquer sa rupture transatlantique avec les États-Unis.

Ruelles parisiennes
Les vies et expériences s’entrecroisant dans le dédale des rues,
arrondissements et quartiers de Paris, de Montmartre à Montparnasse, de la
montagne Sainte-Geneviève au cœur du Quartier latin jusqu’à Saint-
Germain-des-Prés, ces Américaines formaient un groupe à l’intérieur de la
communauté dont les habitants, souvent de passage, se renouvelaient sans
cesse. Si Paris, comme toute grande ville, était plus hospitalière
racialement, elle pouvait aussi se montrer aliénante, propice à l’isolement,
et excluante. Paris se hissait à la hauteur de sa réputation parce que les
désirs de communauté et d’appartenance que nourrissaient les femmes
expatriées pouvaient se rencontrer. Tyler Stovall a observé que
« l’expérience communautaire fut essentielle à l’histoire des Noirs
américains installés dans la capitale française. Les Noirs ne sont pas
arrivés isolés à Paris, ils bénéficiaient souvent du soutien des Africains-
Américains arrivés avant eux. […] Les réseaux informels leur permettaient
de récréer une présence culturelle noire à l’étranger affranchie du
racisme 7 ».
De la même façon, les expatriées africaines-américaines ne
recherchaient pas simplement la compagnie d’autres Américains, noirs ou
blancs, mais aussi celle de femmes novatrices à leur image. La petite
communauté, émergeant au croisement de la race, du genre et de la
nationalité, se trouvait par la vertu de l’espace et du temps à vivre, manger,
socialiser et travailler à proximité. Américains dans une ville étrangère,
cette expérience commune leur a permis de tisser des liens étroits dans la
Ville Lumière. De la même façon, les femmes étaient réunies par cette
expérience singulière, celle de se trouver au seuil de quelque chose de
nouveau, liées par leur désir de vivre autre chose et de « faire » autre chose.
Ada « Bricktop » Smith, icône de la culture cabaret, résida quinze ans à
Paris, où elle fit office de port d’attache et aimanta la communauté des
Africaines-Américaines expatriées. Les nombreux clubs qu’elle ouvrit
offraient un chez-soi à cette communauté de femmes éloignées de leur pays,
et son club était « à la fois un centre postal, une banque, une salle de
répétition, un club et un bistrot de quartier. Mais il n’a jamais cessé d’être
chic 8 ». D’après de nombreuses expatriées, comme la poétesse et peintre
Gwendolyn Bennett ou la portraitiste Laura Wheeler, Bricktop était
l’endroit où les noctambules faisaient leur dernière halte. La compositrice et
chanteuse Nora Holt et la performeuse Florence Mills dînaient
régulièrement avec l’hôte lorsqu’elles étaient de passage dans la ville. Ada
« Bricktop » Smith conseillait Joséphine Baker lors de ses derniers séjours à
Paris, et l’aidait à lire et écrire. Elle offrit aussi refuge à Ethel Waters qui,
tourmentée par le mal du pays, écœurée des croissants et du beurre blanc,
cherchait à tout prix un endroit où cuisiner du chou vert.
Nancy Prophet, dont le tempérament était notoirement difficile, se noua
d’amitié avec Augusta Savage, qui venait d’arriver, par l’entremise de
l’impresario panafricaniste William Edward Burghardt Du Bois (dit
W. E. B. Du Bois), tandis que Dorothy Peterson et Nella Larsen prenaient le
thé ensemble dans les salons parisiens et écrivaient d’innombrables lettres
relatant leurs voyages à Carl Van Vechten. Plusieurs d’entre elles s’étaient
rencontrées à Chicago où elles avaient socialisé et travaillé ensemble. Elles
reprenaient tout naturellement contact une fois arrivées à Paris. Cette
communauté comprenait aussi d’autres femmes de la diaspora africaine
comme Mabel Mercer, chanteuse britannique, ou Paulette Nardal, qui tenait
un salon littéraire et fonda en 1931 La Revue du monde noir, défendant un
projet assimilationniste et réformiste sur la question coloniale, en
compagnie de ses sœurs. La revue avait vu le jour dans le Salon de Clamart,
née de l’énergie bouillonnante qui s’était créée autour de l’Exposition
coloniale internationale. Six numéros ont été produits jusqu’en 1932, toutes
ces femmes ayant contribué ainsi à l’élaboration d’une vision alternative de
Paris.
Cependant, tout en poursuivant leurs vocations respectives à Paris, elles
demeuraient tournées vers chez elles. Paris représentait pour elles un espace
d’entraînement, un terrain où elles avaient la possibilité d’approfondir leurs
rêves jusqu’à ce qu’ils soient suffisamment mûrs pour être rapportés à la
maison. Beaucoup d’entre elles allaient ensuite retrouver le milieu « New
Negro », où, dotées de toutes les ressources nécessaires, elles pouvaient
endosser des rôles de pionnières « de la race » dans les domaines de l’art,
de l’éducation, des lettres et des droits civiques. Elles revenaient lestées
d’une vision des choses élargie. Les liens qu’elles avaient forgés avec la
diaspora africaine lors de leur séjour à Paris, de même que leur
connaissance approfondie du continent africain, se manifestaient dans leur
art et leur écriture. Les rencontres avec des Martiniquaises lettrées comme
Jeanne et Paulette Nardal ainsi que l’expérience de l’Exposition coloniale
internationale de Paris en 1931 les avaient éclairées au sujet de la politique
complexe de la France en matière de race et d’empire, des rôles et des
privilèges qu’elles avaient en tant qu’Africaines-Américaines au sein du
drame colonial français.
L’histoire des Africaines-Américaines expatriées serpente à l’intérieur
d’un récit plus large, celui de l’expatriation américaine, un récit qui les a
exclues. Elle est affaire de communauté, de migration, le plus souvent
temporaire, de guérison et de ré-imagination. Ces femmes africaines-
américaines – artistes, féministes, intellectuelles, écrivaines, défenseurs des
droits civiques – ont pu se forger un espace au sein duquel s’exprimer,
susceptible d’encourager une prise de conscience politique et l’atteinte d’un
épanouissement personnel. Elles ont connu des libertés individuelles,
collectives et artistiques alors inconcevables aux États-Unis (ou dans
l’empire colonial français). Elles ont influencé les échanges culturels et
politiques et les positions prises par leurs homologues africains-américains,
les rapports avec l’élite intellectuelle qu’ils côtoyaient, leur statut par
rapport aux autres Américains à Paris, l’interpénétration d’une vision du
monde transatlantique, mais aussi les liens tissés avec d’autres artistes,
écrivaines et féministes à Paris, surtout en ce qui concerne les débats
contemporains sur l’identité et la construction de la notion de race et
l’histoire du XXe siècle.
Toutefois, il est important de souligner que de nombreuses Africaines-
Américaines ne quittaient pas l’Amérique pour fuir quelque chose.
Certaines d’entre elles étaient tout simplement en quête de changement,
elles cherchaient à faire l’expérience de quelque chose de différent, de
merveilleux et de nouveau : l’opportunité d’améliorer des compétences
langagières, d’étudier avec des maîtres des beaux-arts, ou de s’adonner à la
haute culture. Pourquoi ces « autres Américaines », si l’occasion leur était
donnée, n’auraient-elles pas voulu goûter à cette magie ? Les textes
littéraires, historiques et biographiques, les enregistrements, films,
illustrations, lettres, photographies, mémoires et affiches représentent une
véritable archéologie de ces années charnières, une période historique en
mutation permanente.
Les élites noires en France au temps de l’empire colonial français
contribuèrent ainsi à la mise en place, pendant l’entre-deux-guerres, d’un
réseau d’interconnexion entre les États-Unis et la France et d’une
expérience individuelle ou collective qui allait nourrir un nouveau discours,
et orienter et éclairer les débats sur le colonialisme.

1. Ce texte de synthèse, traduit en collaboration avec Samuel Lamontagne, est issu de


l’ouvrage de T. Denean Sharpley-Whiting, Bricktop’s Paris: African American Women in
Paris Between the Two World Wars, Albany, SUNY Press, 2015.
2. F. Scott Fitzgerald, « Echoes of the Jazz Age », Scribner’s Magazine, volume XC, no 5,
novembre 1931.
3. T. Denean Sharpley-Whiting, Negritude Women, Minneapolis, University of Minnesota
Press, 2002.
4. Jeanne Nardal, « L’internationalisme noir », La Dépêche africaine, 15 février 1928.
5. Pierre Boulanger, Le Cinéma colonial, de « L’Atlantide » à « Lawrence d’Arabie », Paris,
Seghers, 1975.
6. Jessie Redmon Fauset, « Interview with Pierre Loving », Paris Tribune, 1er février 1923 ;
Hugh Ford (dir.), The Left Bank Revisited: Selections from the Paris 1917-1934, University
Park et Londres, Pennsylvania State University Press, 1990.
7. Tyler Stovall, « Harlem-sur-Seine: Building an African American Community in Paris »,
Stanford Electronic Humanities Review, volume 5, no 2, 1997.
8. Ada Bricktop Smith, James Haskins, Bricktop: Prohibition Harlem, café society Paris,
movie-mad Rome – the queen of the nightclubs tells the exuberant story of a fabulous life, New
York, Welcome Rain Publishers, 2000.
Colonisation et propagande dans
l’entre-deux-guerres
Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel,
Alain Mabanckou et Dominic Thomas

Lorsque la guerre éclate en août 1914, le conflit paraît si inévitable que


les États comme les opinions publiques s’y préparent depuis longtemps.
Aussi, en France, face à la puissance de l’ennemi et dans l’esprit de
« Revanche », le recours aux ressources coloniales et aux troupes
supplétives – qui s’inscrit dans une longue tradition militaire aux colonies –
est finalement mis en œuvre : l’heure est à « l’Union Sacrée ». C’est dans
ce cadre que l’Empire est mobilisé et qu’un grand nombre de soldats –
provenant de tout l’empire colonial, et de l’Afrique en particulier – combat
sur les champs de bataille européens – surtout en France mais aussi en
Afrique et en Orient 1.
Jamais, comme au cours de ces cinq années, la France n’a été aussi
proche de ses colonies et des colonisés – issus notamment d’Afrique –,
jamais les Français n’ont pris autant conscience de la valeur stratégique des
colonies – notamment avec l’apport des produits coloniaux et de ces
centaines de milliers de combattants et travailleurs coloniaux. C’est un
tournant majeur dans l’opinion, qui prend alors conscience de la place de
l’Empire dans la puissance de la nation.
L’organisation de la propagande étatique

Après la guerre et dans la dynamique de la victoire, se met en place une


propagande étatique méthodiquement organisée, visant à rappeler la
contribution de l’Empire en hommes et en matières premières pour asseoir
l’image d’une France victorieuse et puissante. L’expérience propagandiste
de la Grande Guerre – avec la prise de conscience que la maîtrise de
l’information est non seulement stratégique mais essentielle pour
convaincre les Français – pousse à la création d’une agence moderne et
efficace visant à construire la « conscience coloniale » des Français.
Ainsi, la propagande militaire et la presse soumise à la censure
évoquent abondamment le courage des tirailleurs sénégalais, ne reculant pas
devant les combats au corps à corps où ils utilisent leur fameux sabre ou
« coupe-coupe » – spécificité dans la dotation des armes –, qu’illustrent des
milliers de cartes postales et dessins de presse. La participation des troupes
coloniales est mise en exergue par la propagande officielle comme par la
propagande et la publicité privées. Leur loyalisme est en effet encensé par
la presse et les films d’actualités qui utilisent la remise des nombreuses
décorations militaires et les Journées de l’armée d’Afrique et des troupes
coloniales pour alimenter le discours propagandiste.
De surcroît la Première Guerre mondiale génère une véritable inversion
du discours propagandiste car le « sauvage » change de nature. Ainsi, le
succès des tirailleurs africains contre plus « sauvages » qu’eux – les
« Boches » – est décliné à l’envi dans les dessins, cartes postales et
caricatures où ils font prisonnier l’ennemi allemand ridiculisé.
Mais cette propagande est trompeuse, car tout au long du conflit les
militaires comme les travailleurs coloniaux ont fait l’objet d’une
surveillance constante de la part des autorités administratives. En effet, à
l’arrière, la présence de ces combattants infléchit le regard des Français sur
les colonisés. L’apport des colonies en hommes, force de travail et produits
est donc mis en exergue à travers tous les supports aussi bien durant le
conflit que dans les années qui suivent la victoire. À l’image de leurs frères
d’armes, leur courage, leur endurance et leur ténacité sont loués par les
organismes officiels de propagande qui coordonnent les associations mais
aussi par des hommes d’influence comme des écrivains, des intellectuels et
des artistes mobilisés à des fins de propagande. En effet, l’acceptation de
cette guerre qui s’éternise passe par un encadrement de la société et la mise
en œuvre d’une véritable culture de guerre, marquant la naissance de la
propagande moderne visant la mobilisation de l’opinion publique.
La présence des troupes coloniales, présentées comme un rempart,
cherche à rassurer les Français sur le rapport de force avec l’ennemi.
Néanmoins cette image de l’« autre » est trouble, complexe : le stéréotype
mute plus qu’il ne s’efface. Si elles ont contribué à la victoire, ces troupes
restent perçues après la guerre comme un danger potentiel pour la cohésion
de l’armée (en métropole) et l’unité de l’Empire, en raison notamment des
mouvements de résistance au système colonial au Maghreb, mais aussi des
activités internationalistes en direction du Maghreb, à la suite de la
Révolution bolchevique en 1917, des socialistes, des anarchistes et de
syndicalistes.
C’est dans ce contexte qu’Albert Sarraut, qui devient ministre des
Colonies en 1920, souhaite convaincre l’opinion publique que le domaine
colonial – par sa participation active à la victoire et sa place dans la
reconstruction en cours – est crucial pour l’avenir de la France. Il réclame
alors la mise en œuvre d’une propagande moderne et méthodique, touchant
tous les publics de l’adulte à l’enfant, afin de rendre tangibles les colonies
et de convaincre les Français de soutenir la politique coloniale. Cette
nouvelle agence est chargée de « l’éducation coloniale des Français », et a
pour but de développer une véritable culture coloniale 2.
À terme, l’Empire doit ne faire qu’un avec la métropole et devenir dans
les représentations collectives partie intégrante de la nation. Dès lors une
véritable instrumentalisation du discours colonial officiel se met en place,
soit directement par l’Agence, soit par des articles déjà rédigés et soumis à
la presse, des prêts ou ventes de photographies, des conférences, le
financement d’œuvres et d’actions diverses – films, expositions coloniales,
salons, documentaires… – glorifiant la « Plus Grande France ». Cet effort
propagandiste est largement relayé par les représentants des intérêts
coloniaux privés – qui souvent siègent aux conseils d’administration des
organismes du lobby colonial –, notamment les chambres de commerce et
d’industrie.

La « mission civilisatrice »

Au lendemain du conflit, la République s’enorgueillit d’« éduquer » les


populations pour légitimer le bien-fondé de sa « mission civilisatrice 3 ».
Désormais les « indigènes » sont présentés comme des acteurs de la mise en
valeur du domaine colonial, au service de l’économie impériale 4. Cela ne
veut pas dire que les stéréotypes disparaissent – bien au contraire –, mais
l’image du « sauvage » s’estompe pour faire émerger celle d’un
« indigène » utile au développement tant de l’Empire que de la métropole.
Cette France de près de dix millions de kilomètres carrés, dont on
mesure l’importance à l’aune de la couleur rose portée sur les cartes
géographiques, sert d’argument majeur pour conserver cet empire qui a
apporté la preuve, lors du conflit, de son intérêt. La République se
revendique comme pleinement coloniale. Dans un contexte de
reconstruction après le choc de la Première Guerre mondiale, la France
victorieuse assoit plus que jamais sa puissance sur la gestion du deuxième
empire colonial au monde.
Le contexte politique s’est alors profondément transformé et « l’œuvre
coloniale » de la France est à présent admise, respectée et glorifiée par la
presque-totalité de l’échiquier politique à l’exception des communistes (qui
abandonneront d’ailleurs en 1936 la dénonciation systématique des
impérialismes coloniaux), d’une poignée de publicistes et intellectuels
anticolonialistes et des militants des mouvements indépendantistes ou
revendicatifs désormais présents – via l’immigration coloniale – en
métropole 5.
Or la participation des populations colonisées à la Première Guerre
mondiale, la fraternité des tranchées, les promesses de la République et le
rôle de l’Empire dans la guerre développent leurs espoirs de gagner les
mêmes droits que les Français. Conscients de la dette de la France, les
anciens combattants deviennent pour certains les porte-parole des
revendications assimilationnistes. Toutefois, dans les colonies françaises,
l’ordre social se caractérise par une coexistence inégalitaire entre une
minorité européenne qui détient l’essentiel du pouvoir politique et
économique et une majorité autochtone maintenue dans une situation
subordonnée. Cette inégalité sociale est aussi juridique et s’appuie sur le
code de l’indigénat. Très vite, les espoirs et attentes d’une égalité juridique
et citoyenne s’éloignent, et après 1922 et l’exposition coloniale marseillaise
tous les grands projets de réformes politiques s’effacent devant le retour
d’une propagande d’Empire qui ne laisse guère de place à l’égalité. La
thématique de la fraternité des tranchées mise en exergue annonce celle
d’une alliance des destins pour développer un empire « pacifié 6 ».
Dans les années 1920, les objectifs de mise en valeur des colonies
accroissent la pression sur les « indigènes », notamment en A-OF, à
Madagascar et en A-EF. Parallèlement, la dépossession foncière, la pression
fiscale et le travail forcé conduisent à la prolétarisation de larges couches
des sociétés colonisées. C’est sur ce contexte social que s’appuient les
nouvelles revendications autonomistes puis indépendantistes aux colonies,
notamment au Maghreb, mais aussi au Moyen-Orient et en Indochine.
La doctrine officielle de l’assimilation et l’idée de fraternité prévoient à
terme l’égalité juridique, le suffrage universel et la représentation
parlementaire, mais cet objectif lointain reste à l’état de promesse alors que
parallèlement une minorité de colonisés passés par l’école française ou
installés en métropole depuis la Grande Guerre constituent, avec les anciens
combattants, une élite qui se fait progressivement le porte-parole des
revendications des peuples colonisés.
Ces campagnes politiques impactent le discours de l’Agence générale
des colonies. De fait, elles sont contraires à l’idée d’un empire colonial
rentable désormais au service de la métropole, suggérant, comme au temps
des conquêtes, la nécessité de lourds moyens financiers pour faire respecter
la « Paix française » et combattre l’idée d’un déclin face aux « peuples de
couleur ». Dans cette perspective, les slogans se succèdent pour signifier
que la France apporte les « bienfaits » de la « paix » et de la « civilisation »
à soixante millions de colonisés.
Pour maximiser les effets de la propagande, l’Agence générale des
colonies est soutenue par des agences territoriales. Cela répond à la volonté
de décentralisation de la politique coloniale française autour des
gouverneurs généraux qui peuvent définir, aux côtés de l’Agence centrale,
une propagande plus spécifique liée à leurs territoires respectifs. C’est ainsi
qu’entre 1918 et 1923 les agences de l’Indochine, de l’Afrique-Occidentale
française, de l’Afrique-Équatoriale française, de Madagascar et l’Agence
des territoires africains sous mandat sont constituées.
Malgré ce maillage inédit en France en matière de propagande (du
moins en temps de paix), au début des années 1920, l’Agence n’est pas
assez structurée – ni assez financée – pour imposer une propagande efficace
et visible aux yeux des milieux coloniaux et, dans le même temps,
coordonner les organismes existants. Il faut attendre le milieu de la
décennie pour que le rapport de force s’inverse, après un renouvellement
des cadres et surtout une modernisation des modalités d’actions
propagandistes.
À partir de 1926-1927, l’Agence devient peu à peu le véritable cœur de
la propagande coloniale, noyau autour duquel gravite encore un ensemble
d’organismes privés. C’est donc par une multiplication de moyens, de
supports et d’événements qu’elle prend en charge la mission de faire
percevoir les colonies comme parties prenantes de la nation, sans lesquelles
le prestige et la vigueur économique hexagonaux seraient impossibles 7.

La construction d’un imaginaire colonial

Au-delà de ces grandes manifestations officielles, les Français


découvrent le monde colonial via une multitude d’objets du quotidien qui
participent à la construction d’un imaginaire sur les colonies. Le temps est à
la mode des produits exotiques depuis l’exposition internationale des Arts
décoratifs et industriels modernes de 1925 et son immense succès. La
multiplication des objets manufacturés à l’ère de la société industrielle et
leur circulation font de ces vecteurs des instruments privilégiés de diffusion
de messages coloniaux 8. Conscients du pouvoir de l’« information », les
représentants du lobby colonial s’attachent à développer leur influence sur
l’ensemble des médias. Quant aux jeunes Français, c’est tout leur
environnement scolaire qui est imprégné durant la décennie 1920-1930 par
l’empire colonial, particulièrement depuis que les programmes de 1923
imposent une place plus conséquente à l’Empire.
Au cours des années 1920, cette prodigieuse accélération de
l’imprégnation coloniale des Français se termine par les commémorations
du centenaire de la conquête de l’Algérie qui prépare l’apogée impérial des
années 1930. Des affiches sont diffusées dans toute la France mais aussi en
Algérie, reflet de son statut particulier qui la faisait dépendre du ministère
de l’Intérieur, alors divisée en trois départements d’outre-mer. Sur
l’échiquier politique, la droite soutient désormais avec enthousiasme le
projet colonial, et la gauche socialiste assume une position colonialiste,
parfois réformiste, et l’opposition anticoloniale devient inaudible, tout
comme les révoltes dans les colonies ou la paupérisation des populations
locales.
Dans les années 1930, la France est touchée par trois types de crise :
économique, politique et internationale. En 1931, la crise économique
mondiale impacte durement l’économie coloniale que les gouvernements
successifs tentent de contrer par une politique de grands travaux alors que
les populations coloniales subissent les effets de l’augmentation de la
fiscalité, provoquant plusieurs révoltes et grèves, dynamisant, au Maghreb
et en Indochine, le nationalisme.
En France, la crise accentue les divisions idéologiques et si un
consensus perdure autour de l’empire colonial, la contestation des
politiques nationales par la droite et l’extrême droite atteint son point
culminant avec la manifestation antiparlementaire du 6 février 1934 à Paris,
entraînant la chute du second gouvernement Daladier et le retour d’une
majorité de droite derrière Gaston Doumergue. Dans ce contexte, l’impact
attendu du centenaire de la conquête de l’Algérie (1930) et de l’Exposition
coloniale internationale (1931) perd de son effet sur l’opinion publique 9 qui
se polarise autour d’autres enjeux. L’attention se tourne notamment sur ce
qui se passe aux frontières de la France avec la conquête du pouvoir par les
nazis et, au niveau économique, sur la crise qui s’installe et déclenche une
politique d’expulsion des travailleurs étrangers et coloniaux doublée d’un
discours xénophobe largement relayé par les ligues et mouvements
d’extrême droite. C’est pourtant au cours de cette période troublée que la
propagande coloniale connaît son âge d’or.
Au cours de cette première moitié des années 1930, les réformes
politiques dans l’Empire sont quasi inexistantes et les slogans mobilisateurs
de la décennie précédente perdurent. L’arrivée du Front populaire en 1936
suscite l’espoir chez les colonisés et annonce des changements importants
en matière de politique coloniale. Cet espoir, malgré quelques avancées sur
le plan social et une vaste enquête sur la situation dans l’Empire, est bientôt
déçu par l’inaction du gouvernement de Léon Blum.
En France, le militantisme des « mouvements noirs » marque
l’émergence d’une élite anticoloniale noire 10. Partout, l’échec réformiste du
Front populaire enclenche une prise de conscience revendicative que les
slogans et images de la propagande coloniale tentent de masquer à travers
une action incessante. Répression et propagande deviennent les deux
fondements de la politique coloniale de la France, alors même que le risque
d’un nouveau conflit avec l’Allemagne (et son allié italien) se profile.
L’idée de la « Plus Grande France » et celle d’« Empire » s’affirment
ainsi dans le discours public et la grande presse de manière incessante à
partir de 1937-1938 : l’Empire permet d’opter pour une stratégie d’autarcie
économique tout en offrant un réservoir de soldats en cas de conflit. De la
fin de 1938 aux premiers mois de 1940, la propagande gouvernementale se
cristallise sur son apport – la mobilisation de ses forces – autour d’un
slogan simple : le « salut par l’Empire », que symbolise l’organisation du
second Salon de la France d’outre-mer au Grand Palais à la veille de
l’offensive allemande et italienne.

L’Exposition coloniale et l’Agence des colonies

La décennie a commencé sous les auspices de l’Empire, avec l’immense


Exposition coloniale internationale de Paris-Vincennes en 1931. L’Agence
générale des colonies ainsi que les agences économiques territoriales ont
préparé en amont, en étroite liaison avec l’ensemble des organismes privés,
cet événement qui mobilise tous les acteurs de la propagande coloniale : le
ministère, les instituts coloniaux régionaux mais aussi des milliers d’experts
et de fonctionnaires aux colonies.
Le but de la France et du maréchal Hubert Lyautey, commissaire
général de l’exposition, est de montrer 11 aux Français la richesse et la
variété de la « Plus Grande France », et convaincre les autres nations de la
puissance française 12. En outre, l’exposition doit rappeler que la France,
patrie des droits de l’homme, apporte aux « indigènes » la civilisation et ses
bienfaits, qu’elle les éduque – avec à ses côtés les missions catholiques et
protestantes – pour les « élever ». Devant ce véritable « théâtre » des
colonies 13 mettant en scène l’Empire en offrant une image idéalisée des
réalisations métropolitaines aux colonies 14 et des richesses coloniales
exploitables, les Français sont émerveillés par ce « tour du monde en un
jour », qui leur permet de découvrir l’exotisme d’une balade à dos de
chameau ou en pirogue sur le lac Daumesnil, ou de manger du riz et boire
du thé dans les nombreux cafés et restaurants présents sur place.
1931 permet une véritable communion des Français autour du message
colonial que la propagande s’employait à répandre dans toutes les strates de
la société. Il s’agit en fait d’un renforcement à long terme du socle
patriotique national. Mais simultanément, la répression est constante dans
les colonies, comme la surveillance policière, celle-ci se déployant
également en métropole au sein des immigrations coloniales.
L’Exposition coloniale de Vincennes constitue pour la propagande un
tournant crucial mais si elle est assurément l’entreprise de propagande la
plus prestigieuse de l’entre-deux-guerres, elle tend à occulter les très
nombreuses manifestations coloniales qui l’ont pourtant suivie comme les
Semaines coloniales organisées annuellement, le Salon de la France
d’outre-mer en 1935, le tricentenaire du rattachement des Antilles
françaises la même année, l’Exposition internationale de Paris en 1937 ou
encore les nombreuses expositions ou foires régionales. Cette décennie est
marquée par un véritable foisonnement d’objets du quotidien faisant
référence à l’empire colonial français.
L’étude de la propagande développée au cours de l’entre-deux-guerres,
mais aussi des effets sur des cercles très large d’un « bain colonial », révèle
jusqu’où l’idée impériale a imprégné la société française au cours des
années 1930 grâce aux grandes manifestations populaires mais aussi parce
que les deux époques précédentes – celle de la Grande Guerre et celle des
années 1920 – avaient préparé cette génération à « recevoir l’Empire ».
Difficile à évaluer quantitativement, l’impact de ces discours n’en est
pourtant pas moins perceptible d’un point de vue qualitatif. L’opinion
publique a clairement évolué, et à la question posée par l’IFOP à la fin de
décembre 1938 : « Pensez-vous que la France doive rendre à l’Allemagne
les colonies qui nous ont été confiées par la SDN ? », seuls 8 % des sondés
répondaient par l’affirmative, malgré le risque de conflit. Dans le même
mouvement, le gouvernement déclare, en décembre 1938, préférer un
« conflit armé » que de « céder un pouce » de l’Empire. Édouard Daladier,
lors de son voyage « impérial », réaffirme ce même credo : « Je ne céderai
pas un arpent des territoires de l’Empire. »
Beaucoup partagent désormais les idées de Paul Reynaud, ministre des
Colonies, qui déclare lors de son discours inaugural de l’Exposition
coloniale (6 mai 1931) que la « La colonisation est [bien] le plus grand fait
de l’histoire ». D’autres, comme Simone Weil, se souviennent de
l’Exposition coloniale internationale de 1931 : « Je n’oublierai jamais le
moment où, pour la première fois, j’ai senti et compris la tragédie de la
colonisation. C’était pendant l’Exposition coloniale […]. Depuis ce jour, je
ne peux pas rencontrer un Indochinois, un Algérien, un Marocain, sans
avoir envie de lui demander pardon 15. »
Les années d’entre-deux-guerres – de l’Exposition coloniale
marseillaise de 1922 au second Salon de la France d’outre-mer de 1940 –
ont marqué les consciences et vu la propagande coloniale toucher les
Français alors que ce second salon ouvre ses portes au Grand Palais, dans
une France en guerre face à l’Allemagne, comme un dernier espoir pour
vaincre la déferlante des armées du IIIe Reich et de l’Italie mussolinienne à
ses frontières.

1. Cet article de synthèse reprend et développe plusieurs chapitres de l’ouvrage collectif de


Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Alain Mabanckou, Dominic Thomas,
Colonisation & propagande. Le pouvoir de l’image, Paris, Le Cherche-Midi, 2022.
2. Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel, Dominic Thomas (dir.), Colonial
Culture in France since the Revolution, Bloomington, Indiana University Press, 2013.
3. Alice L. Conklin, A Mission to Civilize: The Republican Idea of Empire in France and West
Africa, 1895-1930, Stanford, Stanford University Press, 1997.
4. Nicolas Bancel, Thomas David, Dominic Thomas (dir.), L’Invention de la race. Des
représentations scientifiques aux exhibitions populaires, Paris, La Découverte, 2014.
5. Pascal Blanchard, Éric Deroo, Sylvie Chalaye, Dominic Thomas, Mahamet Timera (dir.),
La France noire. Trois siècles de présence des Afriques, des Caraïbes, de l’océan Indien et
d’Océanie, Paris, La Découverte, 2011.
6. Charles-Robert Ageron, France coloniale ou parti colonial ?, Paris, Armand Colin, 1970.
7. Sandrine Lemaire, « Propager : l’Agence générale des Colonies », in Pascal Blanchard,
Sandrine Lemaire (dir.), Culture coloniale, 1871-1931. La France conquise par son Empire,
Paris, Autrement, 2003.
8. Éric Deroo, Sandrine Lemaire, L’Illusion coloniale, Paris, Tallandier, 2005.
9. Catherine Hodeir, Michel Pierre, L’Exposition coloniale, Bruxelles, Complexe, 1991.
10. Philippe Dewitte, Les Mouvements nègres en France, 1919-1939, Paris, L’Harmattan,
1985.
11. Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, « Les colonies au cœur de la République », in Pascal
Blanchard, Sandrine Lemaire (dir.), Culture impériale. Les colonies au cœur de la République
(1931-1961), Paris, Autrement, 2004.
12. Herman Lebovics, True France: The Wars over Cultural Identity, 1900-1945, Ithaca,
Cornell University Press, 1992.
13. Sylviane Leprun, Le Théâtre des colonies. Scénographie, acteurs et discours de
l’imaginaire dans les expositions (1855-1937), Paris, L’Harmattan, 1986.
14. Patricia A. Morton, Hybrid Modernities. Architecture and Representation at the 1931
Colonial Exposition, Paris, Cambridge, MIT Press, 2000.
15. Simone Weil, « Qui est coupable des menées antifrançaises ? », in Écrits historiques et
politiques, Paris, Gallimard, 1960 [1938].
2. UN CONSENSUS COLONIAL ?
Le mythe économique colonial
Catherine Coquery-Vidrovitch

La France, au sortir des guerres napoléoniennes, se retrouva en 1815


avec de menus confettis coloniaux : quelques îles aux Antilles, l’île de la
Réunion dans l’océan Indien, quelques îles dans le Pacifique et deux
comptoirs sur la côte sénégalaise. Mais au fil du XIXe siècle la France se
prépara à reconstruire son empire. Le premier domaine de compétition avec
la Grande-Bretagne fut le continent africain. La conquête relativement
précoce de l’Algérie (1830) s’enferra dans une guerre de razzias dont les
résultats économiques se révélèrent d’abord catastrophiques. En revanche,
en Afrique subsaharienne, le monde des affaires devança largement la
conquête, qui ne se précisa que dans les dernières années du siècle. Le
commerce international décupla entre 1820 et 1850. Des firmes héritières
des anciennes entreprises négrières, comme celle des frères Régis de
Marseille, surent prendre le tournant du commerce dit « licite » des
produits, par opposition au commerce devenu « honteux » des esclaves.
Le détonateur avait été la révolution industrielle qui, comme on le sait,
démarra d’abord en Angleterre. C’est donc cette dernière qui lança la
nécessité et la vogue des oléagineux tropicaux, notamment l’arachide des
côtes de l’Inde et l’huile de palme du delta du Niger en Afrique occidentale
dès 1802-1804. La France, en pleine expansion commerciale, l’imita à
partir de la monarchie de Juillet.
Un commerce colonial déjà ancien

En effet, les frères Régis négocièrent dans les années 1840 avec le
souverain du royaume du Dahomey de l’époque (sud du Bénin actuel), le
roi Ghézo, le monopole de l’achat sur ses terres de l’huile artisanale
fabriquée par ses femmes à partir des palmeraies naturelles de l’arrière-côte.
Ce commerce fut bientôt suivi par celui des arachides cultivées par les
paysans du Sénégal. Cette culture d’exportation fut en expansion
permanente, surtout après la construction par les Français du chemin de fer
Dakar-Saint-Louis (1883-1885) qui en facilita le transport et l’exportation.
Les importations d’arachide du Sénégal vers les huileries bordelaises,
continûment subventionnées au XXe siècle par le gouvernement français (la
toute première huilerie sénégalaise ne date que de la fin des années 1930),
ne s’écroulèrent qu’après l’indépendance.
Dès le début du XIXe siècle, les oléagineux tropicaux faisaient partie des
matières premières indispensables à l’industrialisation métropolitaine.
Toutes les firmes nationales en avaient directement ou indirectement besoin,
aussi bien pour huiler leurs machines que pour éclairer leurs ateliers.
L’industrie de la bougie (préférable aux chandelles à l’huile d’olive ou à la
cire d’abeille) date du milieu du XIXe siècle et ne fut concurrencée que
partiellement par le gaz d’éclairage issu de la distillation du charbon. Celui-
ci démarra surtout en France sous la monarchie de Juillet, en priorité pour
l’éclairage public et l’industrie, car il était alors considéré comme
dangereux ou nauséabond pour les domiciles privés. Quant à l’électricité,
elle ne se généralisa qu’au tournant du XXe siècle. Les besoins en éclairage,
devenus impératifs avec l’introduction du travail continu industriel (les
« trois huit »), s’accrurent énormément.
De même, l’industrie du savon dit « de Marseille » doit tout aux
colonies. Ce produit résulte d’une découverte française reposant sur la
technique de blanchiment à base d’oléagineux tropicaux du savon noir
primitivement fabriqué par les Britanniques et à ce titre snobé par la
clientèle française, qui lui trouvait une allure peu ragoûtante. Mais ce sont
des fabricants de savon britanniques, les frères Lever, qui créèrent à leur
tour une firme dans les années 1880 et entreprirent de mettre en place une
concentration verticale de leur production, depuis la matière première
jusqu’au produit de grande distribution. Ils commencèrent par acheter au
début du XXe siècle des terres au Congo belge pour y établir des palmeraies
et aboutirent en 1928 à la constitution de la firme multinationale Unilever
en unissant capitaux britanniques et néerlandais.

L’accroissement des échanges

Si la traite négrière atlantique fut officiellement condamnée en 1815


dans le traité de Vienne, elle se poursuivit activement jusqu’à la loi
française l’interdisant seulement en 1931. De façon plus ou moins
clandestine, elle restait possible jusqu’en 1848, date de l’abolition de
l’esclavage, et donc du marché des esclaves dans les colonies françaises, et
au-delà sous la forme de travailleurs prétendument « sous contrat ». Les
frères Régis furent impliqués dans un scandale international à ce sujet.
Toutefois le déclin du trafic ne mit pas fin au commerce avec l’Afrique :
l’importation de nombreuses matières premières indispensables aux
industries métropolitaines intensifia les échanges, qui décuplèrent dans la
première moitié du XIXe siècle. Ils se maintinrent ensuite à un niveau très
élevé jusqu’à ce que des accords internationaux y missent fin ou que les
matières premières naturelles fussent progressivement supplantées au
e
XX siècle par les industries chimiques et les dérivés du pétrole.
Ainsi, les productions manufacturières métropolitaines conçues grâce
aux matières premières venues des colonies, ou à destination du marché
colonial, ne firent que s’amplifier. À l’origine, le commerce d’import-
export utilisait largement, pour acheter ses matières premières coloniales,
les cotonnades indiennes importées de Grande-Bretagne (à noter aussi
l’importance ancienne mais toujours croissante du coton pour les mèches
des chandelles et bougies). Au fur et à mesure de la modernisation
industrielle, tout le monde se mit au diapason de ce système commercial.
En outre, la fin des guerres napoléoniennes, puis les progrès incessants
de l’armement européen firent que les stocks d’armes de rebut
s’amoncelèrent sur le Vieux Continent tout au long du XIXe siècle. Une
industrie spécialisée vit le jour grâce à cela, notamment dans les bassins
sidérurgiques de Belgique et de France, transformant ces armes en « fusils
de traite » largement exportés vers l’Afrique par le canal de Suez ouvert en
1869 : la demande s’y faisait de plus en plus forte, cet armement
contribuant là-bas à modifier les compétitions internes de pouvoir ; ce n’est
qu’en 1911 que les puissances européennes se mirent définitivement
d’accord pour interdire d’exporter des armes dans un continent que l’on
entreprenait dans le même temps de conquérir et de « pacifier 1 ».
Les industries textiles métropolitaines furent aussi les grandes
bénéficiaires du marché africain, indochinois ou malgache. Les firmes
avaient déjà, du temps de la traite négrière, l’habitude d’écouler sur le
marché précolonial les textiles de rebut dont la clientèle métropolitaine ne
voulait pas. Mais les développements industriels de la teinturerie donnèrent
une impulsion formidable à la quête des colorants naturels tropicaux : furent
de plus en plus demandés les « bois de teinture » rouge ou jaune très
appréciés de la forêt équatoriale africaine et les plantes tinctoriales, indigo
pour le bleu ou noix de kola pour l’ocre. L’industrie chimique ne les
supplanta qu’au XXe siècle.
Le dernier produit qui fit la fortune des négociants spécialisés, dont
dépendait alors la totalité de l’industrie automobile, fut le caoutchouc
naturel, issu de lianes à latex avant de provenir des plantations d’hévéas qui
ne furent lancées qu’à partir des années 1911 – là encore par les
Britanniques, en Malaisie. Côté français, toutes les colonies furent mises à
contribution pour produire du latex, et en particulier l’Afrique équatoriale
où, jusqu’en 1935, la Compagnie forestière du Haut-Oubangui en détenait
le monopole de commercialisation – celle-là même qui avait provoqué en
1928 l’indignation d’André Gide témoignant dans son Voyage au Congo
des abus sanguinaires de l’exploitation et qui fut évoquée par Louis-
Ferdinand Céline dans son Voyage au bout de la nuit sous le nom de
Compagnie « pordurière ».

Un commerce rentable et portuaire

On ferait donc erreur en pensant que seules quelques firmes spécialisées


entretenaient avec les colonies des liens privilégiés. Certes, notamment en
Afrique, le commerce colonial d’import- export fut quasi monopolisé, dès
la fin du XIXe siècle, par deux consortiums regroupant d’anciennes
compagnies locales : la Compagnie française d’Afrique occidentale (CFAO)
et la Société commerciale de l’Ouest africain (SCOA), auxquelles on peut
adjoindre le Niger français, branche française des intérêts britanniques sur
le fleuve. Ces sociétés n’ont disparu, sous cette forme du moins, que dans la
seconde moitié du XXe siècle. Elles ont été accompagnées, jusqu’à la veille
de la Seconde Guerre mondiale, d’une myriade de firmes plus petites ou
plus localisées, comme les maisons Vézia ou Daumas fondées vers la fin du
e
XIX siècle au Sénégal, au Gabon, au Dahomey ou ailleurs, dont les sièges
sociaux se trouvaient de façon privilégiée à Bordeaux ou à Marseille.
Ces sociétés étaient souvent doublées d’une activité d’armateurs qui se
faisaient fort de transporter non seulement le fret, mais aussi la population
de coloniaux, fonctionnaires, missionnaires et hommes d’affaires qui
rejoignaient périodiquement leur poste et avaient généralement droit tous
les deux ou trois ans à un congé en métropole, souvent avec leur famille.
Les voyages réguliers assurés par les Chargeurs réunis ou la compagnie
Paquet étaient réputés et faisaient rêver les audacieux en mal d’aventure…
Les sociétés de géographie n’étaient pas en reste, qui se chargeaient
d’attirer et d’aider les jeunes talents, de même que la Société maritime et
coloniale, qui attribua jusqu’aux années 1950 un prix de géographie dans
les classes de baccalauréat de nombreux lycées de France.
Ces ports ont donc vécu au rythme du commerce colonial, comme l’ont
fait avant et avec eux d’autres villes comme Nantes ou La Rochelle, qui se
sont enrichies dans le commerce négrier. Le souvenir, pourtant encore
récent, du commerce colonial est aujourd’hui évacué au nom de celui de la
traite négrière sur laquelle certaines de ces villes, et en particulier Nantes,
ont eu à cœur de faire un travail de mémoire. Mais il suffit de passer sur les
anciens quais ou dans certaines rues de Bordeaux pour y reconnaître la
marque, autant que de la traite des Noirs, des vastes entrepôts et des
demeures opulentes du XIXe siècle colonial. Autre lieu de mémoire coloniale
évident : le grand escalier (104 marches) qui, construit de 1921 à 1927, relie
au centre de Marseille la gare Saint-Charles, elle-même inaugurée en 1848.
Cet escalier est encadré de deux fameuses statues incarnant les grands
continents colonisés, leurs noms toujours gravés dans la pierre : Colonies
d’Afrique, Colonies d’Asie.

Une économie tournée vers le colonial

Le mythe colonial, né bien avant l’impérialisme du même nom qui


émergea dans les années 1880-1890, était donc enraciné et bien présent
dans le domaine économique et dans la société française. C’est au nom de
la prospérité coloniale en devenir que l’ouvrage de Paul Leroy-Beaulieu
intitulé De la colonisation chez les peuples modernes devint le « bréviaire »
des expansionnistes coloniaux. Le livre n’avait guère eu d’écho lors de sa
première publication en 1874. Cependant, à compter de sa deuxième édition
enrichie en deux volumes parue en 1881, il fut remanié et republié de
nombreuses fois et connut alors, jusqu’aux années 1920, un succès qui ne se
démentit pas en dépit des résultats parfois incertains des entreprises
coloniales.
Certes, il a été naguère avancé, sur le cas de l’Afrique subsaharienne,
que ni les parlementaires français ni les milieux d’affaires, à l’exception de
quelques explorateurs illuminés comme Savorgnan de Brazza, ne croyaient
à la fin du XIXe siècle en l’avenir de l’Empire 2. Mais l’historien économiste
Jacques Marseille a démontré depuis lors qu’effectivement, dès cette
époque, l’économie française vivait au rythme de son empire 3.
Dans les années qui nous intéressent, entre 1870 et 1930, le domaine
africain et malgache de même que les pays du Maghreb ne parurent guère
remplir leur office de pays de Cocagne. Il n’en fut pas de même de la
péninsule indochinoise, qui se révéla une très bonne affaire malgré les
réticences de l’opinion au démarrage : on sait que le ministère Jules Ferry
tomba en 1885 précisément à cause de l’expédition du Tonkin. Or le lignite,
le caoutchouc et le riz d’Indochine jouèrent pleinement leur office, et les
revenus de la colonie permirent même à l’État français de faire assumer les
dépenses de la conquête par le budget du territoire, principalement alimenté
par les revenus douaniers approvisionnés par son commerce avec la
métropole 4. C’est entre les deux guerres que le Maghreb allait à son tour
sinon remplir les caisses de l’État, du moins enrichir des colons et des
industriels intéressés grâce aux vins et au blé d’Algérie, et surtout aux
phosphates du Maroc. C’est seulement à partir des années 1950, avec la
perte de l’Indochine puis la guerre d’Algérie, que l’Afrique au Sud du
Sahara à son tour allait soutenir l’économie française.
Mais, ainsi que l’a montré Jacques Marseille, ce soutien fut de bout en
bout un leurre. Car, comme on l’a suggéré plus haut, l’économie coloniale,
toujours prônée par les gouvernements successifs, eut pour effet majeur de
protéger l’économie française de façon malthusienne. L’Empire français, à
la différence de l’Empire britannique fondé sur le libre-échange, était
davantage considéré comme une réserve exploitable à terme, quand la
France en aurait besoin, ce qui devint effectivement le cas au moment de la
Première Guerre mondiale.
À ce moment, et surtout à l’occasion de la conférence coloniale
organisée en 1917 dans le cadre de l’effort de guerre, le gouvernement
exigea des colonies une production accrue à la fois en biens et en hommes.
Aussi quasiment toutes les productions coloniales (coton, lignite,
oléagineux, caoutchouc, etc.) furent-elles qualifiées de « stratégiques », et
près de 200 000 hommes furent recrutés en Afrique occidentale et
équatoriale pour les champs de bataille et presque 300 000 en Afrique du
Nord, dont un certain nombre finirent dans les tranchées de la Grande
Guerre.
Celle-ci fut un tournant qui donna le signal des débuts d’une
immigration du travail en France entre les deux guerres. En attendant,
l’absence de compétitivité internationale reposait sur l’idée héritée de
l’Ancien Régime d’un « exclusif colonial », privilège métropolitain protégé
par des tarifs douaniers élevés vis-à-vis de la concurrence étrangère. La loi
de « préférence impériale » renforcée en 1928 dispensa le secteur privé de
faire là-bas les efforts préalables d’investissements dans les infrastructures
nécessaires.
En conséquence, les secteurs les plus favorables à l’expansion coloniale
furent ceux de la sidérurgie et de l’industrie textile, c’est-à-dire les deux
secteurs les plus fragiles et les plus rétrogrades de l’économie française. La
sidérurgie jouissait ainsi d’un marché protégé. Elle fut favorisée par un
marché colonial toujours prêt à absorber voies ferrées, infrastructures
portuaires et routières, pour la plupart générées par le ministère des
Colonies dans le cadre de grands travaux dits d’« intérêt général », soutenus
par des emprunts garantis par l’État ; c’est ainsi que le pont Faidherbe
reliant à la côte l’île de Saint-Louis du Sénégal fut construit dit-on avec les
« restes » de la tour Eiffel. Ce fut pire encore pour l’industrie textile et
surtout cotonnière française car un marché colonial captif assurait, à l’abri
de la compétitivité internationale, de gros bénéfices sans inciter à
l’innovation, malgré la surproduction mondiale chronique en coton. Les
firmes commerciales françaises ne s’y trompèrent pas, qui entreprirent
précocement de démarcher le marché colonial en faisant passer les placards
publicitaires les plus variés dans les Journaux officiels des colonies : fusils
et cartouches, horlogerie, Fly-Tox (1933-1934), lait stérilisé, et même la
6 CV Renault, qui, « conduite par le lieutenant Estienne, est allée de Paris
au Tchad en trente-six jours, [parcourant] 18 000 kilomètres dans le désert
et la brousse, soit une moyenne de 500 kilomètres par jour ». Même genre
de publicité en 1933 pour la « familiale sept places Citroën 10 » proposée à
Conakry (Guinée) par la SCOA.
Ainsi, en définitive, ce marché colonial, finalement porté aux nues lors
de l’Exposition coloniale internationale de 1931 à Vincennes, aurait fait sur
le plan macro-économique plus de mal que de bien à l’économie
métropolitaine dans son ensemble.

Publicité et produits d’empire au quotidien

Que l’économie française ait vécu en symbiose avec l’Empire, nul


doute là-dessus. Mais qu’en pensaient les citoyens ? Eurent-ils conscience
de l’importance du marché colonial pour leur vie quotidienne ? Car une
bonne partie de leur savon, donc de leur hygiène, ou des moments doux de
leur alimentation (du sucre au rhum, du café au chocolat 5) en dépendait
étroitement. La margarine, pour donner un autre exemple, fut découverte en
1869 à la demande de l’empereur Napoléon III ; celui-ci désirait disposer
pour sa marine d’un corps gras naturel, à bon marché et de bonne
conservation. D’abord fabriquée avec du lait de vache, elle passa
rapidement aux oléagineux tropicaux.
Même les pâtes étaient redevables des colonies : le jeune Carret (Jean-
Marie), qui créa sa première fabrique en 1855, alla sélectionner en Afrique
du Nord (et en Russie) les blés durs de qualité nécessaires à leur
fabrication ; il créa en 1860 la marque pour laquelle il s’associa à son
cousin Claudius Rivoire 6. Quant aux industries du luxe, elles firent à la
Belle Époque largement usage de produits mis à la mode par les colonies :
plumes d’autruche pour orner les chapeaux des dames, ivoire pour les
bijoux, les jeux d’échecs et les objets d’art, peaux de crocodile pour le
travail du cuir, etc.
Pendant longtemps, néanmoins, il fut de bon ton de considérer les gens
de couleur (qu’ils fussent jaunes ou noirs) comme des inférieurs
congénitaux ; c’était le credo scientifique instauré par les efforts conjoints
des naturalistes, des médecins et des anthropologues physiciens depuis la
seconde moitié du XIXe siècle 7. « Vendre colonial » n’était donc pas noble,
raison probable pour laquelle le public ne fut guère informé. C’est tout à
fait frappant sur les boîtes en tôle peinte communément utilisées pour le
café ou le chocolat : l’allusion tropicale ou coloniale y apparaît de façon
quasi exceptionnelle jusqu’à une date relativement tardive. Seule l’Asie a
droit de cité : le « thé de Chine » présente une image glorifiant ses origines
dès 1894, reprise en carte postale en 1924. On trouve aussi un « chocolat
Zanzibar » en 1912, dont la boîte présente un couple blanc élégant protégé
d’une ombrelle. Mais la plupart des firmes (Suchard, Poulain, Félix Potin)
évitent toute allusion aux tropiques ; le cacao Van Houten (c’est Casparus
Van Houten qui, en 1828, a découvert le procédé d’extraction du beurre de
cacao) exhibe tout au plus en 1894 une publicité présentant une ronde
endiablée à l’espagnole, avec danseuses andalouses et joueur de guitare…
mais le cacao Droste est présenté par une religieuse à cornette bien blanche,
et une boîte de la maison d’Amsterdam Bensdorp de 1934 proclame même
son cacao « pur hollandais ». Quant au chocolat au lait, il fleurit au milieu
des vaches (Dauphinet, Cémoi) ou sur fond de montagnes enneigées
(« Gala Peter, le premier chocolat au lait du monde »).
Le revirement a lieu à la fin des années 1920. C’est alors, en pleine
euphorie impériale, que le colonial se vend bien. Le thé de la Compagnie
coloniale s’affiche dès 1924 de même que le thé de l’Éléphant. Les boîtes
Van Houten et Suchard continuent d’arborer des serveuses blanches, mais
Nescao (Nestlé) ose en 1928 représenter sur sa boîte une silhouette élégante
entièrement noire sur fond blanc, offrant deux tasses fumantes sur un
plateau, mais rien ne dit encore qu’il s’agit d’une femme noire ; cela sera
chose faite en 1940, où la jeune femme se mue en soubrette noire à tablier
blanc.
On remarque la popularité précoce du produit Banania, créé en 1912 par
un pharmacien de Courbevoie, qui va s’identifier au tirailleur sénégalais de
la Première Guerre mondiale quelques années plus tard. La légende veut
qu’en 1917 un tirailleur blessé au front ait été évacué vers l’arrière et que,
pour subsister, il ait travaillé chez le pharmacien, qui aurait ainsi eu l’idée
d’utiliser à la fois son allure et son langage, avec la formule devenue
populaire : « Y’a bon Banania. » À ce propos, il faut savoir que la langue
« petit nègre », raillée et popularisée entre les deux guerres (comme dans
Tintin au Congo d’Hergé), fut inventée et enseignée, sous le nom de
« français tirailleur », au temps de la Première Guerre mondiale par
l’armée, qui en confectionna des fascicules pour faciliter la communication
avec les soldats venus de toute l’Afrique occidentale – et non pas du seul
Sénégal.
On retrouve le visage hilare du tirailleur à la chéchia rouge jusqu’à nos
jours. Le style a évolué, stylisé dans les années 1950-1980, quand il devint
« politiquement incorrect » de se moquer du « bon nègre ». Le personnage
se fit alors à peine reconnaissable. Mais, nostalgie coloniale aidant, il est
revenu ces temps-ci en affiche sur les murs du métro de Paris, même si le
slogan qui l’accompagnait autrefois a disparu. L’image du Noir se
popularisa aussi dans un commerce moins noble, notamment pour des
marques de cirage : un grand Noir enturbanné vantait vers 1935 le « cirage
Nubian, produit sans brosser ». Le savon de Marseille « extra pur » exhibe
son chat tigré européen, tandis que le savon noir « La Hève extra dit
chocolat, garanti 65 % huile » (on ne dit pas laquelle) affiche en 1930 un
clown blanc, décrassant à la brosse un Monsieur Loyal tout noir.

La consommation coloniale française

La société française consommait donc colonial dans tous les domaines,


que celui-ci relève de la banque ou de la vie quotidienne. Des centaines de
firmes coloniales devinrent cotées en Bourse (elles ont été répertoriées de
1890 à 1960 par Jacques Marseille). Beaucoup d’autres se constituèrent
aussi en sociétés par actions. Ce fut par exemple le cas des 40 compagnies
concessionnaires concédées par l’État pour trente ans, en 1898-1899, en
Afrique équatoriale 8. Ces entreprises enjoignirent souvent à l’ensemble de
leur personnel, quel que soit leur niveau, d’être les premiers à souscrire (on
retrouve dans les archives les fac-similés de ces titres). Surtout après
l’effondrement des emprunts russes en 1917, les petits porteurs se replièrent
volontiers sur ces affaires réputées sûres puisque garanties françaises.
De l’importance des affaires coloniales, les efforts fournis par
l’administration ou les gouvernants contribuèrent à convaincre le public.
Les expositions coloniales se succédèrent durant toute la période, jusqu’à
l’apogée de l’Exposition coloniale internationale de 1931. Ce furent chaque
fois de grandes foires coloniales. Le règlement général de l’Exposition de
1931 est explicite à cet égard. Elle concerne au premier chef les « produits
agricoles, industriels et artistiques provenant de l’Algérie, des colonies
françaises, des pays de protectorat et des pays sous mandat français »…
Nombre des objets alors exposés furent réutilisés des expositions
précédentes, en particulier de celle de Marseille (1922), « évitant ainsi [car
les intérêts d’un commerce au plus juste n’étaient pas oubliés] aux budgets
locaux des frais considérables d’achat, de fabrication et d’expédition 9 ».
Cette harmonie entre milieux d’affaires et expansionnistes coloniaux
n’allait pas résister à la Seconde Guerre mondiale. Elle œuvra néanmoins
suffisamment pour construire dans la mémoire française une culture
coloniale aussi tenace que mythifiée où la place du mythe économique était
dominante 10.

e
1. Catherine Coquery-Vidrovitch, L’Afrique et les Africains au XIX siècle, Paris, Armand
Colin, 1999.
2. Henri Brunschwig, Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français, 1871-1914,
Paris, Armand Colin, 1960.
3. Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Paris,
Albin Michel, 1984.
4. Pierre Brocheux, Daniel Hémery, Indochine. La colonisation ambiguë, 1858-1954, Paris,
La Découverte, 2001 [1995].
5. Christian Grataloup, Le Monde dans nos tasses. L’étonnante histoire du petit déjeuner,
Paris, Armand Colin, 2017.
6. Freddy Ghozland, Un siècle de réclames alimentaires, Toulouse, Milan, 1984.
7. Catherine Coquery-Vidrovitch, « Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité
noire », in Marc Ferro (dir.), Le Livre noir du colonialisme, Paris, Robert Laffont, 2002.
8. Catherine Coquery-Vidrovitch, Le Congo au temps des grandes compagnies
concessionnaires, 1898-1930, Paris, EHESS, 2001 [1972].
9. Rapport général. Exposition coloniale internationale de Paris, 1931, notamment tome 5, 2e
partie, « Les sections coloniales françaises », Paris, Imprimerie nationale, 1935.
10. Ce texte reprend un article publié initialement dans l’ouvrage collectif de Pascal
Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la
Révolution française à nos jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008.
L’émergence d’une élite politique
noire dans la France du premier
e
XX siècle ?
Dominique Chathuant

Alors que la domination coloniale fonde sa légitimité sur le postulat


d’une infériorité raciale, celui-ci est défié dès le début du XXe siècle par la
position éminente d’un petit nombre d’hommes noirs dont l’émergence
questionne à la fois les représentations de la nationalité française et la
dissonance entre égalitarisme républicain et racialisation des rapports
sociaux 1.
On n’est pas noir par essence mais par expérience, là où le référent est
blanc. De même, « mulâtre » n’est pas précisément défini à Paris alors qu’il
renvoie aux Antilles à un groupe spécifique, rejeté par la minorité blanche
et qui tient à se distinguer d’une majorité noire. « De couleur » n’a pas le
même sens aux États-Unis où l’individu d’apparence blanche continue
d’être soumis aux règles de ségrégation concernant les « colored ». Cette
situation fait d’ailleurs apparaître la France comme « color blind » pour le
regard américain, c’est-à-dire indifférente à la couleur de peau, faute de
règle raciale explicite.
La présence noire en politique est une réalité française incarnée dès
1794 par le député de Saint-Domingue Jean-Baptiste Belley et en 1848 par
les députés Louisy Mathieu (Guadeloupe) et Victor Mazuline (Martinique).
L’homme d’État noir et français apparaît à tous en 1931 avec le ministre
Blaise Diagne, qui avait d’ailleurs déjà le rang de ministre lors de la
mission de recrutement effectuée en 1918 en Afrique-Occidentale française
(A-OF) à la demande de Georges Clemenceau. En comparaison, la
nomination du Britannique Paul Boateng en 2002 au gouvernement
d’Anthony Blair constitua une première au Royaume-Uni.
C’est donc sous la IIIe République que des hommes regardés comme
noirs ou métis accèdent à une stature nationale. Député de 1881-1906, vice-
président de la Chambre en 1904, le Guadeloupéen Gaston Gerville-Réache
incarne l’élite mulâtre républicaine opposée à une élite insulaire blanche et
monarchiste. S’il apparaît d’un teint un peu plus foncé à Paris, il y échappe
aux codes raciaux implicites guadeloupéens alors que son collègue
Hégésippe Légitimus (député de 1898 à 1914) fait davantage sensation 2.

L’impôt du sang, condition de l’égalité

Le Guadeloupéen Gratien Candace (député de 1912 à 1942) et le


Sénégalais Blaise Diagne (élu à la Chambre des députés française de 1914 à
1934) occupent des positions éminentes à la Chambre avant l’ascension
plus tardive du Guyanais Gaston Monnerville, député en 1932 3. Ils côtoient
Achille René-Boisneuf, dit « Boisneuf » (député guadeloupéen de 1914 à
1924), Joseph Lagrosillière (député martiniquais de 1910 à 1924 puis de
1932 à 1940) et Alcide Delmont (député martiniquais de 1924 à 1936) – ces
deux derniers étant regardés comme « mulâtres » en Martinique. Galandou
Diouf succède à Blaise Diagne en 1934. De tous ces hommes de la
IIIe République, Gratien Candace est celui qui connaît la plus grande
longévité politique. Alors que son père est né esclave, il se hisse au rang
d’instituteur pour devenir ensuite professeur de sciences naturelles à Pau.
Nommé par la suite à Creil, il y a pour élève un certain Jacques Doriot,
devenu plus tard son collègue. Engagé en 1907 par Joseph Paul-Boncour au
cabinet de René Viviani, il est élu député en Guadeloupe avec l’appui du
sénateur Henry Bérenger et une aide secrète de cinq mille francs de la
puissante Société industrielle et agricole de la Pointe-à-Pitre (SIAPAP). Il
siège avec les républicains-socialistes et réclame dès le début l’application
aux vieilles colonies de la loi de conscription.
Face au risque d’une interprétation maladroite et anachronique, il faut
préciser que cette vieille revendication républicaine se heurte à une forte
résistance. Elle suscite dans la filière sucrière alors en situation de quasi-
monopole la crainte d’un manque de main-d’œuvre agricole. La
revendication véhicule en outre une dimension égalitaire. Elle rencontre par
ailleurs le scepticisme de l’armée quant aux qualités martiales des « soldats
créoles » à une époque où les mélanges sont communément perçus comme
facteurs d’indolence dans une armée imprégnée du stéréotype des « races
guerrières 4 ». Les parlementaires de couleur craignent donc pour le
maintien de leurs droits en l’absence du devoir patriotique sur lequel ils se
fondent.
Après des années, et en raison de la montée des tensions internationales,
le décret d’application de la loi de conscription finit par être signé en
novembre 1913 par le président de la République Raymond Poincaré.
Blaise Diagne, dont la citoyenneté est contestée, fait voter en mai 1915
l’incorporation des Sénégalais des Quatre communes dans les conditions
des conscrits créoles. Il obtient ensuite en 1917 la reconnaissance de leur
citoyenneté, jusque-là ambiguë 5.
Désormais, le discours sur l’effort de guerre des colonies et le paiement
de l’impôt du sang a pour fonction de justifier toute revendication et toute
indignation égalitariste.

Dénoncer le préjugé de race

Citoyens de la République, les parlementaires sont confrontés en


métropole à des préjugés d’autant plus impensables que la France
républicaine est pour eux l’horizon égalitaire idéalisé et que l’alibi de
l’éloignement colonial ne fonctionne plus.
Ainsi, en 1919 la présence américaine permet de dénoncer des préjugés
qu’on impute à des étrangers en butte à l’hostilité française. En mars, à
Saint-Nazaire, la police locale prend conscience d’un comportement
spécifique des policiers militaires (MP) et des civils américains vis-à-vis
des hommes noirs. Le 6 avril, un tabassage d’hommes noirs par des
Américains tourne à l’affrontement avec la foule nazairienne. Les faits sont
accompagnés de nombreuses rumeurs sur le nombre des victimes. Les
députés Achille René-Boisneuf et Joseph Lagrosillière déposent alors une
demande d’interpellation du gouvernement « pour faire cesser les
brimades, les délits et les crimes dont les citoyens ou sujets français de
couleur sont depuis quelque temps victimes sur le territoire français ».
Le 22 avril 1919, alors que la demande d’interpellation est déjà déposée
à la Chambre, un passant noir est abattu à bout portant à Nantes par un MP
entre un manège et une baraque de loterie 6. La victime étant
guadeloupéenne, Achille René-Boisneuf devient la voix principale de la
demande d’interpellation du gouvernement. Il presse la Chambre de la
mettre à l’ordre du jour mais celle-ci rechigne et en repousse la date à
quatre reprises jusqu’au 25 juillet 1919 : après le traité de paix et le départ
de Woodrow Wilson pour les États-Unis. Encore exige-t-on d’Achille René-
Boisneuf qu’il s’abstienne d’évoquer les faits. Ce 25 juillet 1919, Achille
René-Boisneuf entreprend donc de lire et commenter devant la Chambre
une note secrète adressée aux officiers français en août 1918 par le
lieutenant-colonel Linard, commandant la mission militaire française auprès
de l’armée américaine. Blaise Diagne avait déjà protesté contre cette note
dans un courrier au gouvernement et le texte circule dans un réseau noir
transatlantique. Il a été publié aux États-Unis par William Edward
Burghardt Du Bois (dit W. E. B. Du Bois). Devant la chambre Achille
René-Boisneuf s’indigne à son tour des règles de comportement qu’on veut
imposer afin de ménager les Américains blancs. Il flétrit les stéréotypes
censés justifier le lynchage et use de l’expression « ceux qui ont été
assassinés » pour obtenir le vote unanime d’un ordre du jour cosigné de
Gratien Candace et Georges Boussenot : « La Chambre, fidèle aux
principes immortels qui ont inspiré la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen, réprouvant et condamnant tout préjugé de confession, de caste
ou de race, affirme et proclame l’absolue égalité de tous les hommes sans
distinction d’origine ou de couleur, au bénéfice et à la protection de toutes
les lois du pays […] 7. »
En 1923, à la demande de civils américains, des anciens combattants
noirs sont expulsés d’un car de touristes vers les ruines de Reims, d’un bus
panoramique à Paris et de plusieurs dancings au Havre, à Montparnasse ou
à Montmartre 8. Gratien Candace dépose alors une demande d’interpellation
sur les incidents quotidiens provoqués par « un certain nombre de touristes
étrangers et de commerçants français ».
Raymond Poincaré, qui préside le Conseil depuis le Quai d’Orsay,
répond par une note en anglais invitant les touristes étrangers à respecter les
Français de couleur et la loi, sous peine de sanctions pénales. Le dancing de
Montmartre est fermé et le préfet de police censure la projection du film
Birth of a Nation de David Griffith en raison du risque de trouble devant les
scènes de violence raciale. Pour les Américains noirs, la France de
Raymond Poincaré incarne l’action concrète contre le préjugé racial.
Les principaux interlocuteurs de Raymond Poincaré sont alors Blaise
Diagne, Gratien Candace et Georges Barthélemy, député SFIO élu dans le
Pas-de-Calais. Quelques années plus tard, en 1939, à l’occasion d’une
affaire de discrimination dans un dancing du Quartier latin, des étudiants
antillais inaugurent, sans le savoir, une méthode de test de discrimination
théorisée un demi-siècle plus tard sous le nom de « testing 9 ». Leurs relais
auprès de Georges Mandel (ministre des Colonies) et Albert Sarraut
(ministre de l’Intérieur) sont les députés Joseph Lagrosillière (Martinique)
et Maurice Satineau (Guadeloupe).
L’antiracisme de ces personnalités politiques coloniales va de pair avec
l’affirmation d’une identité française qui, dans les vieilles colonies, relève
d’une culture politique post-esclavagiste et égalitariste construite contre
l’ordre racial ancien. Confronté à une dissonance dans la métropole
coloniale, cet assimilationnisme fonctionne en désignant de nouveaux
objets phobogènes. Les coupables sont des étrangers ou de mauvais
Français. Lorsqu’un fournisseur pris en 1915 avec des stocks avariés assure
les destiner aux « nègres de la Martinique », Gratien Candace et Joseph
Lagrosillière fouaillent les embusqués profiteurs de guerre, rappelant que
les « nègres » combattent avec les Blancs pour le droit et la liberté.
L’assimilationnisme conditionne la cohésion impériale à la justice.
Accusant en 1919 des Américains d’avoir arraché les décorations de soldats
mutilés, Achille René-Boisneuf en appelle à cette cohésion en questionnant
l’avenir des relations entre métropolitains et coloniaux. Gratien Candace
fait de même en 1942, quand Vichy annonce des restrictions raciales
allemandes aux congés de fonctionnaires en zone occupée : « les Français
de couleur désirent savoir s’ils peuvent continuer à regarder en face, les
yeux dans les yeux, leurs compatriotes de race blanche 10 », écrit-il au
maréchal Philippe Pétain.
En 1923, la demande d’interpellation de Gratien Candace visait les
États-Unis. À la fin des années 1930, l’ennemi est le Reich raciste dénoncé
par les députés noirs dans les meetings de la Ligue internationale contre le
racisme et l’antisémitisme (le sigle reste alors LICA). « Entre l’Allemand
d’aujourd’hui et le Noir que je suis, je pense que la civilisation, c’est moi »,
déclare Gratien Candace en mars 1939 au rassemblement mondial
antiraciste de la Mutualité. Au nom de la cohésion impériale, Albert Sarraut
ferme le dancing négrophobe du Quartier latin 11. Selon l’époque, le préjugé
apparaît américain ou allemand mais touche souvent des Français, sujets ou
citoyens. Le paternalisme colonial se distingue donc en métropole de la
xénophobie. Les députés coloniaux agissent à la Chambre ou auprès du
ministre des Colonies, lequel endosse de fait une compétence de ministre de
la lutte contre le racisme, au nom de l’Empire.

Panafricanisme, rires Banania et ministres noirs

La génération de Gaston Gerville-Réache et d’Henry Lémery avait


approché Victor Schœlcher autour duquel s’était établi un rituel mortuaire
républicain relayé après 1930 par la mémoire du commandant Camille
Mortenol (1859-1930), polytechnicien noir et commandeur de la Légion
d’honneur en charge de la défense anti-aérienne de Paris en 1914. En
février 1919, Blaise Diagne et l’Américain W. E. B. Du Bois organisent au
Grand Hôtel (Paris) un Congrès panafricain patronné par Georges
Clemenceau, alors que se tient la conférence de paix de Versailles. Un
second congrès est organisé en 1921 par Gratien Candace, qui préside
l’Association panafricaine. Il y est question de l’expérience noire mondiale,
de l’histoire africaine ou coloniale et de son enseignement, de l’exemple
donné par le Japon aux non-Blancs ou du refus des idées de Marcus
Garvey 12. Le panafricanisme est donc concurrencé par un universalisme qui
le rapproche de la LICA où s’affichent les parlementaires noirs à la fin des
années 1930, en particulier l’avocat guyanais Gaston Monnerville.
Les « députés de couleur » n’échappent pas aux stéréotypes, même si
ces derniers peuvent se révéler périphériques à d’autres motivations
politiques. En janvier 1904, quand Gaston Gerville-Réache ravit à Jean
Jaurès la vice-présidence de la Chambre, Georges Clemenceau le traite de
« mulâtre en politique ». Plus tard, il déclare pourtant à propos des « Boches
(sic) » que pas un, même « docteur de l’université de Berlin », ne vaut « en
beauté et en grandeur le premier venu des Sénégalais ». De son côté, René
Viviani compare la peau sombre de Gaston Gerville-Réache à l’obscurité de
sa position politique passée. Deux ans plus tard, René Viviani engage
Gratien Candace dans son cabinet, dirigé par Joseph Paul-Boncour. Les
caricatures évoluent aussi. Quand L’Assiette au beurre caricature Hégésippe
Légitimus en 1909, elle se dispense de chercher la ressemblance : un
homme noir en vaut un autre. Avec Gratien Candace et Blaise Diagne, la
caricature est plus réaliste. Elle renvoie cependant à un monde sauvage :
cannibalisme et sorcellerie pour Blaise Diagne le maçon, bananes et
cocotiers pour Gratien Candace et semi-nudité pour tous 13.
Antisémite convaincu, Léon Daudet affiche paradoxalement sa
sympathie négrophile. Il loue le courage d’Achille René-Boisneuf et juge
scandaleux qu’on n’ait rien fait pour « les noirs » « après ce que les noirs
ont fait pour nous ». Il ne perçoit cependant ces hommes que comme un
groupe de « cocutanés » et plaisante lourdement sur le cannibalisme
supposé de Gratien Candace. Ministre en 1919, Jules Pams regarde Achille
René-Boisneuf comme l’homme noir défendant ses « frères de couleur », ce
que l’intéressé récuse « en tant que français ». D’autres sources réduisent
ces hommes à l’unique fonction d’être noirs. La France n’est donc pas si
« color-blind », mais des voix se distinguent. En 1925, un journaliste
politique ne souligne de Gratien Candace que son intérêt pour les questions
économiques et coloniales.
De la même façon, en septembre 1940, Jules Jeanneney, président du
Sénat, évoque Gratien Candace pour sa seule compétence
constitutionnelle 14. Une compétence spécifique aux coloniaux apparaît
cependant lorsqu’on leur confie des portefeuilles. À l’exception d’Henry
Lémery, très clair de peau, on leur attribue toujours le sous-secrétariat aux
Colonies. Cette pratique débute lorsque le Martiniquais Alcide Delmont
seconde François Pietri dans le premier cabinet André Tardieu (1929-1930)
et dans celui de Camille Chautemps (1930). W. E. B. Du Bois demande
alors à Gratien Candace des informations sur le « colored man » nommé
sous- secrétaire d’État. À une autre échelle, une commune sarthoise élit un
maire martiniquais et noir. En 1928, à Berlin, Gratien Candace prône au
nom de la France une collaboration des puissances pour le développement
des « races attardées ». Le Réunionnais Auguste Brunet succède à Alcide
Delmont dans le cabinet Théodore Steeg (1930-1931). Pierre Laval (1931)
nomme pour la première fois un ministre noir en confiant le poste à Blaise
Diagne à côté de Paul Reynaud. Gratien Candace reprend le poste dans le
cabinet Édouard Herriot (1932), puis dans celui de Joseph Paul-Boncour
(1932-1933). Le petit-fils d’esclave désormais ancien ministre défend la
France coloniale à Madrid contre les accusations d’esclavage. Henry
Lémery, sous-secrétaire d’État aux Transports maritimes sous Georges
Clemenceau (1917), est garde des Sceaux de Gaston Doumergue (1934).
Dans les cabinets Léon Blum (1936-1937) et Camille Chautemps (1937-
1938), Gaston Monnerville seconde Marius Moutet. Celui-ci nomme au
gouvernement de la Guadeloupe Félix Éboué que Georges Mandel nomme
au Tchad en janvier 1939, en indignant la presse allemande ou italienne. Un
Guadeloupéen aveugle de guerre est élu député SFIO en 1936 à Laon.
Gratien Candace, rapporteur du budget de la marine de guerre à la
commission des finances, est élu en 1938-1939 à la vice-présidence de la
Chambre. Enfin, Henry Lémery est nommé secrétaire d’État aux Colonies à
Vichy de juillet à septembre 1940 15.
Il n’existe pas de volonté unique expliquant ces nominations : l’union
impériale flotte dans l’air du temps. Gratien Candace est noir mais aussi
centriste dans un cabinet de centre-gauche. Au dosage des partis s’ajoute la
représentation impériale, sans qu’on puisse distinguer chaque ressort de
décision. L’évolution du ministère favorise ces nominations de sous-
secrétaires d’État qui sont critiquées à l’étranger et suscitent des railleries
plus à droite.
À l’instar des ministres au féminin, ces nominations témoignent d’un
regard réduisant légitimité et compétence individuelles à la « race » et au
genre. Les ministres de couleur nourrissent cependant la propagande sur
l’action civilisatrice de la France. En l’absence de loi adaptée, ils opposent
aux préjugés un antiracisme français d’origine coloniale. La République est
donc confrontée à une image de la diversité du corps national qui diffuse
l’idée qu’il y a des « Français de couleur » et sert le fait colonial tout en le
questionnant.

1. Ce texte est une version revue et mise à jour d’un précédent article : « L’émergence d’une
élite politique noire dans la France du premier XXe siècle ? », Vingtième Siècle. Revue
d’histoire, volume 101, no 1, 2009.
2. Richard Fogarty, Michael Osborne, « Constructions and Functions of Race in French
Military Medicine, 1830-1920 », in Sue Peabody, Tyler Stovall (dir.), The Color of Liberty:
Histories of Race in France, Durham, Duke University Press, 2003 ; Lucy Ward, « History
Made as Boateng Becomes First Black Cabinet Minister », The Guardian, 30 mai 2002.
3. Eric Garcia-Moral, « Blaise Diagne, French Parliamentarian From Senegal », in Josep M.
Fradera, José María Portillo, Teresa Segura Garcia (dir.), Unexpected Voices in Imperial
Parliaments, Londres, Bloomsbury Academics, 2021 ; Dominique Chathuant, « Gratien
Candace: in the Name of the French Empire », in Josep M. Fradera, José María Portillo, Teresa
Segura Garcia (dir.), Unexpected Voices in Imperial Parliaments, op. cit.
4. ANOM, 125 APOM, directeur général à président de la SIAPAP, 24 janvier 1912 ; 134
APOM, courrier, 10 avril 1915 ; JO, Débats, Chambre, 26 juin 1912 ; Jacques Doriot, Les
Colonies et le communisme, Paris, Aubier-Montaigne, 1929 ; Philippe Cherdieu, « La vie
politique en Guadeloupe. L’affrontement Boisneuf-Légitimus (1898-1914) », thèse de doctorat
d’histoire, IEP, Paris, 1981 ; Jacques Dumont, « Conscription antillaise et citoyenneté
revendiquée », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, volume 92, no 4, 2006.
5. Wesley G. Johnson, Naissance du Sénégal contemporain. Aux origines de la vie politique
moderne (1900-1920), Paris, Karthala, 1991 ; Catherine Coquery-Vidrovitch, « Nationalité et
citoyenneté en AOF : originaires et citoyens dans le Sénégal colonial », Journal of African
History, volume 42, no 2, 2001 ; Iba Der Thiam, Le Sénégal dans la guerre 14-18 ou le prix du
combat pour l’égalité, Dakar, Nouvelles Éditions africaines du Sénégal, 1992 ; Iba Der Thiam,
La Révolution de 1914 au Sénégal, Paris, L’Harmattan, 2014.
6. Rapport du préfet au ministre de la Guerre, 10 avril 1919, commissaire central à sous-préfet
et sous-préfet à préfet, 19 avril 1919 ; La Petite Patrie, 11 juin 1919 ; « Fâcheuse méprise »,
Le Phare de la Loire, 24 avril 1919 ; Yves Nouailhat, Les Américains à Nantes et à Saint-
Nazaire (1917-1919), Paris, Les Belles Lettres, 1972 ; Tyler Stovall, Paris Noir: African
Americans in the City of Light, Boston, Houghton Mifflin, 1996 ; Harvey Levenstein,
Seductive Journey: American Tourists in France from Jefferson to the Jazz Age, Chicago,
Chicago University Press, 1998.
7. Diagne au ministre de la Guerre, 16 novembre 1918 ; lettre A. René-Boisneuf à R.
Poincaré, 3 janvier 1923 ; Journal officiel, 23 mai 1919 ; 25 juillet 1919 ; La Petite Patrie,
14 juin 1919 ; « A French Directive », The Crisis, 18 mai 1919 ; Emmett J. Scott, The
American Negro in the World War, Chicago, Homewood Press, 1919 ; Benjamin Doizelet,
« L’intégration des soldats noirs américains de la 93e DI dans l’armée française en 1918 »,
Revue historique des armées, no 265, 2011.
8. « Colored Frenchmen and American “Metèques” », Literary Digest, volume 78, no 9,
1er septembre 1923 ; Philippe Dewitte, Les Mouvements nègres en France (1919-1939), Paris,
L’Harmattan, 1985.
9. Le Temps, 2, 10 et 19 août 1923 ; L’Homme libre, 1er, 2, 8, 11, 19 au 21 août 1923 ;
« Respect aux Français de couleur. Une lettre de M. Poincaré à M. Diagne », L’Homme libre,
11 août 1923 ; « Une lettre de M. Poincaré : les Français de couleur sont les égaux des
blancs », L’Homme libre, 1er septembre 1923 ; Dominique Chathuant, Nous qui ne cultivons
pas le préjugé de race. Histoire(s) d’un siècle de doute sur le racisme en France, Paris, Le
Félin, 2021.
10. Serge Mam-Lam-Fouck, Histoire de l’assimilation. Des « vieilles colonies » françaises
aux DOM : la culture politique de l’assimilation aux Antilles et en Guyane françaises (XIXe et
e
XX siècles), Matoury, Ibis rouge, 2006 ; Dominique Chathuant, « L’assimilationnisme », in
Cyril Serva (dir.), Études guadeloupéennes, hors-série, Pointe-à-Pitre, Jasor, 2000.
11. La Voix du peuple de la Guadeloupe, 12 août 1939 ; « Pas de colonies pour les racistes »,
Le Droit de vivre, 11 mars 1939 ; Galandou Diouf, « Un crime : céder nos colonies aux
barbares », Le Droit de vivre, 11 mars 1939 ; Dominique Chathuant, Nous qui ne cultivons pas
le préjugé de race, op. cit.
12. Groupe du souvenir de Victor Schœlcher, brochure, 1937, coll. Albert Larochelle ; Gratien
Candace, Le Deuxième Congrès de la race noire en 1921, Paris, Colonies et marine, 1921 ; J.
Ayodele Langley, Pan-Africanism and Nationalism in West-Africa (1900-1945), Oxford,
Clarendon Press, 1978 ; Philippe Dewitte, op. cit. ; François Manchuelle, « Le rôle des
Antillais dans l’apparition du nationalisme culturel en Afrique noire francophone », Les
Cahiers d’études africaines, volume 32, no 127, 1992.
13. « Hégésippe Légitimus », L’Assiette au beurre, no 414, 6 mars 1909 ; Jean Sennep, Cartel
et Cie, Paris, Bossard, 1928 ; Jean Martet, M. Clemenceau peint par lui-même, Paris, Albin
Michel, 1928 ; « Gratien Candace », Le Charivari, no 378, 23 septembre 1933 ; Yvon Le
Villain, Gerville-Réache, Matoury, Ibis rouge, 2001.
14. Léon Daudet, Député de Paris (1919-1924), Paris, Grasset, 1933 ; La Chambre nationale
du 16 novembre, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1925 ; Maurice Martin du Gard,
Chronique de Vichy (1940-1944), Paris, Flammarion, 1948 ; Gilles Normand, Politiques et
hommes politiques. Esquisse d’un recensement des compétences politiques du temps (tome 1),
Paris, Perrin, 1925 ; Jules Jeanneney, Journal politique, septembre 1939-juillet 1942, Paris,
Armand Colin, 1972.
15. Lettre W. E. B. Du Bois à Gratien Candace, 19 décembre 1929, W. E. B. Du Bois Library,
Amherst University ; Union interparlementaire, 25e Conférence, Berlin, Genève, Payot, 1928 ;
id., 29e Conférence, Madrid, Genève, Payot, 1933 ; Gratien Candace, « La leçon d’une
élection : union des races ! », Le Droit de vivre, 23 janvier 1939.
Fête et ordre colonial.
Centenaires et résistance
anticolonialiste en Algérie pendant
les années 1930
Jan C. Jansen

De janvier à juin 1930, l’Algérie s’anime de pompeuses célébrations en


l’honneur du centenaire du débarquement français en Afrique du Nord.
Avec l’Exposition coloniale internationale de 1931, le « Centenaire de
l’Algérie française » est considéré comme l’apogée de la propagande et de
l’enthousiasme coloniaux en France 1 ; la littérature sur le Maghreb et
l’Algérie lui accorde une bonne place, le faisant parfois figurer comme une
césure importante 2.
Comment la population colonisée a-t-elle reçu ces fêtes colonialistes ?
Les Algériens n’ont pas attendu l’année 1930 pour réagir aux célébrations
du centenaire. C’est surtout la frange francophile de l’élite algérienne qui
prend activement part aux conflits autour de la signification et de la forme
d’un tel anniversaire 3. Depuis le mois d’avril 1927, lorsque les délégations
financières – le parlement budgétaire colonial – appellent à commémorer
« avec le plus grand éclat 4 » le débarquement en Algérie, ces débats
prennent une tonalité de plus en plus aiguë.
En fait, la question de ces célébrations commémoratives devient un
enjeu dans la lutte, plus vaste, autour de la politique coloniale en Algérie
qui bat alors son plein et dans laquelle s’affrontent notamment le
gouverneur général Maurice Viollette (1925-1927), partisan de réformes du
système de domination coloniale, et les délégations financières, forum
principal des Européens d’Algérie pour affirmer leur maîtrise de la politique
coloniale 5.

Les campagnes jeunes algériennes et communistes

Dans ce contexte, la signification du centenaire à venir s’avère chose


extrêmement controversée. Tandis que Maurice Viollette et des activistes
« indigénophiles » (tels que Jean Mélia et la Ligue des droits de l’homme)
appellent à lier les fêtes à un programme de réformes socio-économiques,
voire politiques, les délégations financières visent à en faire « l’apothéose »
festive de la domination coloniale. Les formes symboliques dont le
centenaire devrait être composé sont également loin d’être claires, la
question la plus disputée étant celle des fêtes militaires. Celles-ci sont
d’abord envisagées de grande envergure, puis, face à de fortes critiques,
supprimées, avant d’être rapidement réintroduites dans le programme 6.
Ces combats au sein du champ politique français sont attentivement
observés dans le public algérien et notamment dans le mouvement
contestataire d’élites francophiles dit des « Jeunes Algériens ». Des élus
locaux algériens se rallient aux revendications de Maurice Viollette, les
fêtes devant, selon eux, « marquer et sceller à jamais une entente
parfaite 7 ». La plupart des journaux « indigénophiles » et algériens
reproduisent des articles de Maurice Viollette et de Jean Mélia, les
traduisant parfois en arabe, ou lancent leurs propres campagnes pour « un
autre centenaire » ou le « pacte » solennel des fêtes 8. La presse et les élus
musulmans se mobilisent également contre les fêtes militaires envisagées,
qu’ils qualifient d’« erreur et [de] maladresse » et de coup dur pour leurs
campagnes de réformes 9. Même l’émir Khaled, protagoniste du mouvement
contestataire de l’après-guerre, intervient depuis son exil damascène pour
augmenter la pression sur le gouvernement 10.
Ces campagnes manifestent une stratégie « d’appropriation
subversive ». Tirant parti des ambiguïtés des idéologies justificatrices et des
symboles coloniaux, elle est fondamentale pour le programme jeune
algérien qui se réclame de la « mission civilisatrice ». La domination
coloniale est prise d’assaut à l’aide de son propre mythe légitimateur 11. Des
militants algériens, surtout Jeunes Algériens, mais aussi d’autres courants
de l’opposition, manipulent certains éléments de la culture politique
française et les tournent contre les réalités coloniales. Cette stratégie ne
remet pas en cause le cadre de la domination coloniale, mais exprime des
revendications égalitaires dont la réalisation la ferait éclater.
Avec le remplacement de Maurice Viollette par Pierre Bordes (1927-
1930) à la tête de la colonie et la domination des comités d’organisation par
les élus européens locaux, une telle « subversion » devient impossible. Bien
au contraire, le centenaire est marqué par un militarisme prononcé, visant à
revitaliser la commémoration de la conquête qui a profondément marqué les
villes algériennes dans les trois décennies précédant la Première Guerre
mondiale 12, avec le retour aux lieux historiques, des défilés militaires en
costumes de l’époque et l’érection de monuments commémoratifs
militaires. Or même ce triomphalisme porte la marque des nouvelles réalités
politiques. Les organisateurs veillent à présenter l’armée comme une force
pacifique et civilisatrice. Les fêtes doivent, selon l’expression de leur
commissaire général, être dédiées à l’« armée pacificatrice, protectrice de
l’indigène comme du colon 13 ».
Les limitations de la marge de manœuvre des organisateurs se révèlent
par exemple dans le cas des grandes fêtes du 14 juin commémorant le
débarquement à Sidi-Fredj, placées sous le signe d’une « fête de l’Union
des populations françaises et indigènes », d’une « journée de l’amitié
franco-musulmane 14 ». Mais même de tels ajustements ne peuvent
dissimuler le fait que le centenaire marque la reprise, sous un nouvel enduit,
de la commémoration militaire. Cela n’est pas simplement dû à un
militarisme profondément ancré dans la culture des Français d’Algérie. En
fait, alors que les débats sur des réformes se multiplient, la commémoration
publique de l’occupation militaire gagne en attractivité parmi la population
européenne et ses élites : elle devient une façon de s’assurer de l’existence
et de la solidité de l’Algérie française, une sorte d’« autohypnose » des
dominants 15.
Ce spectacle triomphaliste est loin du centenaire de réforme esquissé
par les élus algériens, Maurice Viollette, Jean Mélia et leurs alliés. Ce n’est
qu’après y avoir été obligés par le gouvernement français que les
organisateurs réservent une partie du budget à des institutions de
bienfaisance et d’enseignement 16. Les fêtes n’attribuent qu’un rôle
secondaire aux élus algériens. La plupart du temps, des notables, souvent
ralliés à l’administration, y figurent comme représentants de la population
algérienne. Lors de la visite du président français, les organisateurs invitent
également un groupe de méharistes à Alger. Leur camp dans les environs de
la ville est célébré, dans la presse locale (française), comme une attraction
permettant d’observer des hommes « exotiques » dans un cadre quasi
naturel 17.
L’intégration de la population colonisée aux fêtes revêt ainsi souvent un
caractère de reconstitution ethnographique avec figurants. Ce ne sont
justement pas les élites intellectuelles « francisées », mais « l’exotique » et
le « pittoresque » qui sont au cœur de l’attention. Face à un tel programme,
Jeunes Algériens, élus musulmans et « indigénophiles » se voient placés
devant un dilemme fondamental. D’un côté, ils ont été parmi les premiers à
approuver l’idée d’un centenaire en l’honneur de la « mission
civilisatrice ». De l’autre, ils doivent assister à leur propre effacement et à
celui de leurs revendications. Tandis que les presses syrienne et égyptienne
condamnent sévèrement les fêtes, nombre de journaux algériens continuent
leur campagne pour « un autre centenaire » et appellent leurs lecteurs à
garder leur optimisme 18. Quelques-uns de leurs représentants cherchent à
faire avancer les débats de réformes par des conférences ou, comme au
conseil municipal d’Alger, par des motions 19. De nombreux élus éminents
sont pressés par leurs adhérents de passer à l’offensive 20.

L’échec d’une « appropriation subversive »


du centenaire

Cependant, ceux d’entre eux qui prononcent des discours font montre
de modération. Leurs contributions se cantonnent pour la plupart à des
déclarations de loyauté, de patriotisme et au soutien de la « mission
civilisatrice ». Dans la presse algérienne, ils sont soumis à des critiques et
se voient obligés de justifier leur comportement comme « une question de
correction, de tact et de mesure 21 ». De telles remarques ne sont pas
complètement infondées, comme l’atteste le cas du journaliste Rabah
Zenati. Après avoir donné, à Bône, une conférence tout à fait prudente sur
des réformes à l’occasion du centenaire, celui-ci est obligé de dissiper des
doutes concernant sa loyauté vis-à-vis de la France 22.
Le centenaire marque un échec cuisant quant à la stratégie
d’appropriation subversive et quant à sa tendance à s’adresser à la classe
politique métropolitaine. Seul un élément de la justice répressive coloniale,
les tribunaux répressifs, est en principe supprimé peu avant le voyage
présidentiel. L’absence d’un geste politique d’envergure déclenche des
querelles au sein du public modéré et celui des Jeunes Algériens sur
l’orientation à adopter. Divers cahiers de revendications, concurrents
quoique presque identiques dans leur contenu, circulent à l’apogée des
fêtes 23.
L’échec de 1930 ne discrédite pas entièrement la stratégie de
l’appropriation subversive qui va, notamment à l’époque du Front
populaire, atteindre encore un épanouissement inattendu. Le centenaire
révèle, toutefois, l’un de ses points faibles : sans force de mobilisation
suffisante, les appels à des réformes ne peuvent que paraître impuissants.
Pire encore, comme les élus n’ont d’autre choix qu’une participation
« positive », l’administration peut se réjouir de leur position « correcte et
modérée 24 ».
En Algérie, seuls les communistes appliquent une autre stratégie que
celle d’une critique modérée. Dès 1928, leurs sections de parti et
organisations travaillent pour créer un anticentenaire, un « centenaire
révolutionnaire 25 ». Les communistes sont les seuls à faire l’essai d’une
résistance organisée. Dans des publications et des tracts diffusés à cette
occasion, ils comptent opposer une version communiste et anticoloniale à
l’histoire officielle, centrée sur l’image de la lutte des classes, cachée
derrière la domination raciste 26. Par voie de tracts et d’affichage, des
associations et des syndicats appellent les ouvriers algériens et européens à
combattre les fêtes ; leur principal quotidien à Paris rapporte régulièrement
de petits actes de sabotage ; un congrès clandestin d’ouvriers musulmans est
censé développer une conscience de classe anticoloniale chez les colonisés.
Or tous ces efforts de mobilisation restent largement sans résultat,
principalement en raison du faible degré d’enracinement du Parti
communiste dans la population algérienne.

Le centenaire et les cultures populaires algériennes

Les réactions des Jeunes Algériens, élus et « indigénophiles », d’un


côté, et celles des communistes, de l’autre, ne peuvent guère inquiéter les
services coloniaux. Or l’impression, souvent évoquée par l’administration,
d’un pays « pacifié », d’une attitude indifférente, voire positive, est
trompeuse. À partir du mois d’août 1929, une série de rapports provenant
de différentes communes mixtes arrivent au gouvernement général et
sèment la panique dans l’administration. Ces rapports ne témoignent pas
seulement d’une attention accrue des services de renseignement ; ils
donnent, par le biais des cultures populaires, un point de vue inédit sur les
réponses des populations rurales au triomphalisme du centenaire.
Au début d’août 1929, s’adressant au gouverneur général, le préfet
d’Alger exprime son inquiétude sur la situation sécuritaire dans la région de
Palestro en Kabylie, ainsi que sur la circulation dans les régions
montagnardes d’une « version tendancieuse des événements du
Centenaire 27 ». Selon celle-ci, les fêtes ne marquent pas autre chose que
« l’expiration d’un contrat à long terme suivant lequel les Français se sont
engagés, après avoir mis en valeur l’Algérie, à la remettre, à l’expiration
du contrat, à ses propriétaires naturels, les indigènes 28 ». Après peu de
temps, des rapports semblables parviennent aussi d’autres parties de la
colonie. Au marché de Masséna dans la région de Cheliff se répand ainsi le
bruit que « l’année du centenaire verrait ou le départ des Français ou
l’asservissement complet des indigènes 29 ». Dans d’autres régions aussi la
population rurale répand des rumeurs comparables qui voient dans les
festivités la fin imminente de la domination française. Ce que les
organisateurs veulent être la plus grande « apothéose » de l’Algérie
française se mue ici en son contraire. Fin 1929 et pendant les fêtes en 1930,
ces bruits touchent un périmètre énorme, recouvrant, pour le moins, de
grandes parties de l’Algérie occidentale et centrale, et rendant futiles les
efforts pour en déterminer une origine précise.
Les fonctionnaires ne sont mis en alerte ni par un tract ni par un article
ou un discours, mais par un élément bien plus diffus : des récits et rumeurs
variés transmis oralement sur les marchés. Le centenaire est ainsi interprété
dans la transmission orale, étant un moyen qui a servi à évaluer les réalités
et l’avenir de la domination coloniale depuis ses débuts, surtout parmi les
populations rurales. Dès la capitulation d’Alger, des poèmes et récits
populaires ont vu le jour, intellectualisant sous différentes formes
l’expérience de l’effondrement de l’ordre précolonial et lui donnant du sens.
De nombreuses traditions orales conçoivent la domination française comme
une punition divine pour la décadence morale de la population ou des
souverains ottomans. Un exemple en est le « divan des saints », un cycle de
cent un récits, recueilli au début du XXe siècle dans la région de Blida par
l’arabisant Joseph Desparmet 30. Selon ces récits, l’interruption de la
domination ottomane par la France dérive d’une décision divine discutée et
commentée en détail lors d’une réunion des saints maghrébins sous la
présidence du grand maître soufi ‘Abd al-Qadir al-Jilani de Bagdad. Malgré
leur forme de récits historiques ou de prophéties, ces traditions orales
constituent, avant tout, une manière d’assimiler, de commenter et de rendre
compréhensible le présent colonial.
Les rumeurs préoccupant dès août 1929 l’administration font partie de
ces efforts pour interpréter le présent colonial au moyen de la culture
populaire. Ces récits revêtent fréquemment la forme de prophéties. Souvent,
ils sont attribués à des marabouts, morts depuis longtemps, ayant proclamé
qu’« Allah aurait donné l’Algérie aux Français pour 100 ans à la condition
de gouverner les Arabes avec justice 31 ». Parfois transparaissent des motifs
millénaristes, par exemple quand il est dit que les notables au service de la
France seront « passés par les armes comme traîtres à la cause
musulmane 32 ».
Mais ce qui rappelle au premier regard les mouvements du XIXe siècle
revêt, en 1929, des formes souvent assez profanes. Les rumeurs
amalgament les récits transmis avec des événements et catégories de la
politique française et internationale de l’entre-deux-guerres. L’idée d’un
contrat de durée limitée à des fins de modernisation économique reflète le
concept du « mandat », formulé à la fin de la Première Guerre mondiale
pour l’administration, par des pays alliés, du Proche-Orient et des anciennes
colonies allemandes. Plusieurs récits annoncent une période de transition
vers l’indépendance sous l’égide d’une autre puissance étrangère, que ce
soit la Turquie, les États-Unis ou l’Italie fasciste 33.
Le recours aux rumeurs rurales sur le centenaire permet de dessiner une
image plus nuancée des réactions et des réponses « indigènes » aux
commémorations coloniales. Il montre nettement que la perception et
l’interprétation des fêtes ne se limitent pas aux cercles citadins, souvent
lettrés. En même temps, il permet de remarquer l’écho minime que les
campagnes jeunes algériennes et communistes rencontrent chez les couches
populaires rurales. Au lieu de s’occuper des revendications diffusées par
des journaux, des délégations, des discours et des tracts, celles-ci insèrent
les fêtes dans des traditions orales qui sont à ces fins fortement
« modernisées » et adaptées. Il est vrai qu’elles attribuent au centenaire une
importance fondamentale qui ne consiste pourtant pas dans
l’accomplissement de la « mission civilisatrice », mais bien dans la fin de la
domination française. Les bruits laissent deviner à quel point quelques-unes
des revendications jeunes algériennes doivent avoir paru incompréhensibles
ou incongrues aux paysans.
Les rumeurs rurales permettent, en effet, d’exprimer un rejet largement
répandu de la domination coloniale et l’espoir qu’elle prenne fin. Cependant
la solution ne réside plus, comme dans les mouvements millénaristes du
e
XIX siècle, dans la résistance armée, mais dans les mécanismes de la

politique internationale. Pareillement, les deux campagnes organisées par


les Jeunes Algériens et les communistes ne peuvent perturber le
déroulement de « l’apothéose » coloniale, bien qu’elles aillent à l’encontre
de leurs buts. Les campagnes des Jeunes Algériens et de leurs alliés ont
légèrement restreint la marge de manœuvre des organisateurs dans la phase
préparatoire. Cependant, pendant les fêtes, ils restent prisonniers d’un
dilemme stratégique.
Les fêtes pompeuses de 1930 retentissent pendant toute la décennie.
Elles n’entraînent pas une rupture définitive entre le pouvoir colonial et les
leaders d’opinion algériens – les négociations intenses autour d’une réforme
du système colonial au milieu des années 1930 n’auraient alors pas été
possibles. Des luttes autour du but et de la forme du centenaire émerge un
genre commémoratif qui marque profondément la commémoration de
l’histoire locale dans les années 1930. Dès mai 1932, le centenaire de la
prise de Bône à peine clos, un journal algérien constate qu’une
« centenairomanie » se propage à toute l’Algérie 34. En effet, après 1930, un
nombre croissant de conseils municipaux se mettent à célébrer le centenaire
de la conquête de leur ville. Cette série de centenaires locaux suit les
grandes lignes tracées par le grand centenaire de 1930. En dépit de leur
forme constante, les centenaires s’inscrivent dans les réalités politiques des
années 1930, en changement rapide.
Allant de pair avec une politisation croissante de la population citadine
algérienne, la contestation gagne en vitesse et en capacité à s’imposer.
Pendant ces années, un mouvement contestataire très hétérogène prend
forme. À côté des élus (de tendance jeune algérienne) et des communistes,
deux autres courants commencent à remettre en cause, chacun à sa manière,
le statu quo et entrent en compétition pour le choix de stratégies comme
pour la définition hégémonique du « peuple algérien » et sa représentation :
le réformisme musulman, représenté par l’Association des oulémas
musulmans algériens, et les nationalistes autour de Messali Hadj, qui
entrent à partir de 1936 dans le paysage politique algérien.
Liée à cette mobilisation algérienne et à l’avènement du Front populaire
en France, accompagnés par la formation du Congrès musulman algérien, la
question d’une réforme du système colonial passe au premier plan. Les
centenaires sont l’occasion pour tous ces partis algériens de profiler leurs
stratégies d’intervention dans l’espace public et de tester leur force. La
transformation des réponses algériennes ressortira le plus clairement lors
des fêtes du centenaire de la prise de Constantine, en octobre 1937 35.
1. Ce texte a été pubié intitialement dans la revue Vingtième Siècle. Revue d’histoire, volume
121, no 1, 2014.
2. Charles-Robert Ageron, L’Histoire de l’Algérie contemporaine. De l’insurrection de 1871
au déclenchement de la guerre de libération (tome 2), Paris, Presses universitaires de France,
1979 ; Maurice Agulhon, La République, Paris, Hachette, 1990 ; Jacques Berque, Le Maghreb
entre deux guerres, Paris, Seuil, 1979 ; Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme algérien,
1919-1951, Alger, SNED, 1980 ; Nabila Oulebsir, Les Usages du patrimoine. Monuments,
musées et politique coloniale en Algérie, 1830-1930, Paris, Maison des sciences de l’homme,
2004.
3. Gustave Mercier, Le Centenaire de l’Algérie. Exposé d’ensemble, Alger, Soubiron, 1931 ;
René Weiss, Le Centenaire de l’Algérie française (1830-1930), Paris, Imprimerie nationale,
1930 ; Jean-Robert Henry, « Le centenaire de l’Algérie, triomphe éphémère de la pensée
algérianiste », in Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour,
Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale (1830-1962), Paris/Alger,
La Découverte/Barzakh, 2012 ; Jacques Cantier, « Les gouverneurs Viollette et Bordes et la
politique algérienne de la France à la fin des années vingt », Revue française d’histoire
d’outre-mer, tome 84, no 314, 1997.
4. Délégations financières, séance plénière, 8 avril 1927, Alger, Imprimerie administrative de
Victor Heintz.
5. Jacques Bouveresse, Un parlement colonial ? Les délégations financières algériennes,
1898-1945, Mont-Saint-Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2008-
2010.
6. Jan C. Jansen, Erobern und Erinnern: Symbolpolitik, öffentlicher Raum und französischer
Kolonialismus in Algerien, 1830-1950, Munich, Oldenbourg Wissenschaftsverlag, 2013.
7. Conseil municipal d’Alger, séance du 18 janvier 1929, Bulletin municipal officiel de la ville
d’Alger, 1929.
8. L’Akhbar, 31 août et 31 décembre 1928 ; La Voix des humbles, décembre 1928 et
février 1929 ; Al-Najah, 21 octobre, 19 décembre 1928, 2 et 28 janvier 1929 ; Essandjak, 13 et
20 avril 1929 ; La Voix indigène, 26 septembre, 24 octobre-26 décembre 1929, 22 mai 1930 ;
La Tribune indigène algérienne, 21 février 1930, avril-juin 1930.
9. Conseil municipal d’Alger, 18 janvier 1929, Bulletin municipal officiel de la ville d’Alger,
1929 ; Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Archives de la préfecture de Constantine
(APC), 93//5414 ; ANOM, Archives de la préfecture d’Oran (APO), 92//2458.
10. La Tribune indigène algérienne, 31 mars 1930.
11. Jan C. Jansen, « Celebrating the “Nation” in a Colonial Context: “Bastille Day” and the
Contested Public Space in Algeria, 1880-1939 », The Journal of Modern History, volume 85,
no 1, 2013.
12. Jan C. Jansen, « 1880-1914 : une “statuomanie” à l’algérienne », in Abderrahmane
Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (dir.), Histoire de
l’Algérie à la période coloniale (1830-1962), op. cit. ; Jan C. Jansen, Erobern und Erinnern,
op. cit.
13. Gustave Mercier, op. cit. ; ANOM, GGA 64S/39.
14. ANOM, APO 92//2458 ; Le Livre d’or du centenaire de l’Algérie française, Alger,
Fontana, 1930.
15. James C. Scott, Domination and the Arts of Resistance: Hidden Transcripts, New Haven,
Yale University Press, 1990.
16. Journal officiel de la République française, 1er avril 1930.
17. La Dépêche algérienne, 1er mai 1930 ; L’Écho d’Alger, 1er et 2 mai 1930.
18. La Voix indigène, 2 janvier, 6 et 27 février, 24 avril-22 mai, 1er mai 1930 ; Attakadoum,
10 au 15 mai et 5 juin 1930 ; La Tribune indigène algérienne, 21 février 1930, avril-juin
1930 ; Victor Spielmann, En Algérie. Le centenaire au point de vue indigène, Paris, Trait-
d’union, 1930 ; ANOM, GGA 11H/48, « Rapport sur la situation politique et administrative
des indigènes de l’Algérie », 31 janvier 1931.
19. Conseil municipal d’Alger, séances des 4 et 25 avril 1930, Bulletin municipal officiel de la
ville d’Alger, 1930.
20. ANOM, GGA 8X/8.
21. Le Centenaire de l’Algérie : ce qu’en pensent les élus indigènes du département de
Constantine, Constantine, Braham, 1930.
22. ANOM, APC 93/B/3/300.
23. Al-Najah, 17 avril 1930 ; Attakadoum, 10 au 15 mai, 5 juin 1930 ; La Voix indigène,
1er mai 1930.
24. ANOM, GGA 11H/48.
25. La Lutte sociale, 5 avril 1929 ; ANOM, GGA 11H/47 ; ANOM, GGA 11H/48.
26. Robert Louzon, « Cent ans de capitalisme en Algérie », La Révolution prolétarienne,
1er mars 1930 ; 15 mai 1930, « À bas le Centenaire colonialiste ! Parti communiste
d’Algérie », Section de Constantine, 1930 ; L’Afrique française, no 4, 1930 ; Le Temps
colonial, 27 mai 1930 ; Mahfoud Kaddache, op. cit. ; Jean-Paul Angelleli, « L’opinion
française et l’Algérie de 1930 à travers la presse et le livre », thèse en histoire, université Paris
10 Nanterre, 1972.
27. ANOM, APA 91/2I/33.
28. Ibid.
29. Ibid.
30. Joseph Desparmet, « L’Œuvre de la France en Algérie jugée par les Indigènes », Bulletin
de la Société de géographie d’Alger et de l’Afrique du Nord, no 55, 1910 ; no 57, 1910.
31. ANOM, APA 91/2I/33.
32. ANOM, GGA 9H/32.
33. ANOM, APA 91/2I/33 ; ANOM, GGA 9H/32.
34. La Voix indigène, 5 mai 1932.
35. Jan C. Jansen, Erobern und Erinnern, op. cit.
Débat sur les colonies : regards
croisés en métropole dans
les années 1930
David Murphy, Elizabeth Ezra et Charles Forsdick

Les années 1930 marquent l’apogée de l’Empire français, et l’euphorie


qui accompagne l’Exposition coloniale internationale de 1931 est le signe le
plus évident de l’engouement populaire pour l’entreprise coloniale. La
propagande de l’Agence générale des colonies fournit des exemples
officiels du discours pro-colonial – mission civilisatrice, grandeur
commerciale et politique 1 –, mais de telles idées se retrouvent également
dans des éditoriaux de journaux, des pamphlets, des films et des livres (de
fiction et « scientifiques »), identifiant cette époque comme celle d’une
culture impériale aboutie.
Bien sûr, il existe des voix critiques, mais elles occupent une place
marginale sur la scène politique et culturelle française – alors que
5 000 spectateurs ont visité la contre-exposition organisée par les
surréalistes, près de 8 millions se sont rendus à l’Exposition coloniale
internationale de Vincennes (sur 33 millions de tickets vendus). De plus, ces
critiques sont souvent établies davantage sur la forme que sur le fond des
enjeux coloniaux. Il convient, par conséquent, d’analyser les débats
idéologiques et culturels des années 1930 afin de mieux cerner l’influence
du discours colonial, mais aussi les limites de celui-ci puisque même au
zénith de l’impérialisme français, on peut apercevoir les failles
annonciatrices de sa chute dans les années qui suivent la Seconde Guerre
mondiale.
Comme le soulignent de nombreux auteurs, il existe une unanimité
politique, véritablement agrégée autour de la question coloniale dans les
années 1930. La droite fait de l’Empire un élément de choix dans sa
construction imaginaire de l’avenir de la nation tandis que la gauche
entérine son existence et propose un réformisme timide qui ne fait
qu’apporter une légère amélioration à la vie quotidienne d’une infime
minorité des colonisés. Quant aux communistes, leur position anti-
impérialiste est claire, mais ne représente qu’une opinion minoritaire chez
les Français. Ajoutons que, dès 1935, le Parti communiste français met les
attaques sur l’impérialisme au second plan, afin de se consacrer à la lutte
antifasciste. Les limites du réformisme de la gauche française se révèlent
sous le Front populaire dont on attend beaucoup dans les milieux
« évolués » des colonies. Des tentatives pour élargir la citoyenneté à
quelques milliers de « sujets » en Algérie et de timides efforts pour
permettre l’organisation de syndicats dans les colonies sont voués à l’échec
face à l’opposition du lobby colonial.
Si le champ politique presque tout entier est gagné à la cause de
l’Empire, qu’en est-il de la culture française ? Dans la suite de cet article,
nous considérons la littérature « exotique », le cinéma colonial et la
« réponse » des intellectuels colonisés eux-mêmes face à l’affirmation
d’une culture impériale qui imprègne la métropole.

Littérature coloniale et exotisme conquérant

L’exotisme du voyage – et, avant tout, du voyage virtuel ou indirect que


vont fournir aux métropolitains les nombreux récits et les nombreuses
expositions coloniales – a souvent servi à inculquer les bienfaits et la
nécessité de la « Plus Grande France » aux citoyens français peu sensibles à
l’expansion coloniale. Lieu d’instruction et de divertissement, le site de
Vincennes, par exemple, a mis en scène, en miniature et purgé de ses
aspects les plus troublants, une certaine idée de l’Empire français. Invités à
faire le tour des colonies sans quitter la banlieue de Paris, les Français
semblent avoir pris goût à la culture impériale, changement d’attitude dont
les éditeurs de la littérature coloniale ont immédiatement profité pour
satisfaire au nouvel intérêt.
Les expositions et films présentés pour fêter le retour des voyageurs qui
sont partis ailleurs alors que la foule se précipitait vers Vincennes – à
savoir, l’expédition Citroën Centre-Asie Haardt-Audouin-Dubreuil (La
Croisière jaune) et la Mission Dakar-Djibouti de Marcel Griaule – ont
également eu grand succès ; de même que le film La Croisière noire tenant
l’affiche aux Champs-Élysées de longs mois. Les années 1930 témoignent
ainsi des débuts d’un phénomène aujourd’hui banal et généralisé, grâce aux
médias et aux progrès informatiques : la reproduction mécanique de
l’exotique à grande échelle et sa distribution à domicile, éléments
constitutifs d’une culture impériale qui devient alors culture de masse.
Malgré ses débuts discrets, au tournant du siècle, et son complexe
d’infériorité vis-à-vis de son homologue britannique (dotée, elle, d’un
Rudyard Kipling !), la littérature coloniale française, devenue désormais un
mouvement établi avec ses propres « théoriciens » (notamment Robert
Randau et Eugène Pujarniscle) et ses prix littéraires, propose au lectorat des
romans, des reportages, des récits de voyage soulignant la nécessité et
vantant les mérites de l’intervention française, tout en prolongeant ce que
Jean-Marc Moura appelle « l’exotisme conquérant 2 ». Le voyage en
colonie, et l’observation directe et « authentique » de la vie indigène qu’il
permet, se transforme en véhicule de propagande grâce auquel s’esquissent
des traces quotidiennes de l’idéologie coloniale – à savoir l’exotisation de
l’autre, la mise en scène d’une hégémonie ethnique et culturelle. Même
dans les voyages dont le terrain s’avère extra-colonial, tels que La Croisière
jaune (1931-1932), le déplacement aventureux se transforme en défense et
illustration de la France à l’étranger.
La prolifération des voyageurs – dont les itinéraires sont facilités par les
progrès des transports (surtout l’avion et la voiture) et d’autres moyens de
communication et de techniques de transmission – suscite pourtant un autre
discours, contestataire celui-ci. Discours qui décrit l’espace colonial selon
les réalités observées et non plus à travers le prisme d’une philanthropie
civilisatrice. Le reportage, genre de l’entre-deux-guerres par excellence
dont le praticien le plus connu de la décennie précédente avait été Albert
Londres, continue de s’épanouir. Bien que, comme en témoigne la
popularité des aventures de Tintin au cours des années 1930, la figure du
reporter soit en voie de devenir très populaire, le texte qu’il réalise, à la
différence du récit de voyage, se caractérise par le développement d’un
sujet d’actualité, évitant ainsi les topos de l’aventure coloniale.
Les observations rapportées des voyages coloniaux, au lieu d’étayer
l’opinion publique sur l’Empire et de perpétuer les stéréotypes qui la
nourrissent, commencent à l’interpeller, et même à la former autrement. Le
divertissement exotique cède à l’instruction souvent polémique, pas encore
anticoloniale, mais jetant quand même les bases d’une critique réelle du
système. À la suite de voyages en Afrique subsaharienne, au Maghreb et en
Indochine, Félicien Challaye va publier en 1935 ses Souvenirs sur la
colonisation, témoignage du travail forcé et d’autres abus coloniaux. En
outre, pour la première fois, grâce au reportage des voyageuses – telles que
Titaÿna (Élisabeth Sauvy), Alice La Mazière et Andrée Viollis –, cette
nouvelle approche atteint un lectorat plus large. Profitant de l’accès aux
endroits souvent interdits aux hommes que leur permettait leur statut de
femme, elles commencent à présenter des aspects de la vie indigène
généralement voilés auparavant par les fantasmes exotiques.
Georges Simenon, qui a produit au cours des années 1930 une série de
reportages incendiaires, écrit en 1932 L’Heure du nègre, collection
d’articles dont la conclusion du dernier, intitulé « L’Afrique vous parle »
(référence au film exotico- ethnographique éponyme), illustre bien la
tonalité : « Oui, l’Afrique nous dit merde et c’est bien fait. » Quelques
années plus tard, dans son roman Touriste de bananes (1936), il décrit les
mirages de l’espace colonial, le décalage entre l’imaginaire et la vie
quotidienne dans un établissement français tel que Tahiti, où les indigènes
sont censés mettre en scène une version hallucinée de leur culture pour la
consommation des colons et des métropolitains de passage.
Ce qui est frappant et novateur chez Georges Simenon, c’est la
conscience d’une présence indigène, le refus de transformer le colonisé en
figurant passif et négligeable 3. Il met ainsi en évidence un malaise qui
commence à se manifester dans des récits de voyage de l’époque, malaise
qui ressort d’une critique de l’exotisme superficiel auquel le genre semble
condamné, d’une conscience croissante que la colonisation – ainsi que les
voyages dont elle dépend – transforme irréparablement les cultures
colonisées, d’une nouvelle conscience de soi éprouvée par des voyageurs de
plus en plus sensibles aux regards croisés qui relient le Français et
l’« indigène ».
Chez Henri Michaux, dans un texte tel qu’Un barbare en Asie (1933), le
voyageur-narrateur remet en question le voyage et le récit qui essaie de le
justifier. Le titre même implique une réflexivité radicale, l’« exotisation »
du voyageur occidental, la banalisation (par opposition à l’exotisme) de
l’habitant du pays visité. Le texte d’Henri Michaux s’insère pourtant dans
un cadre orientaliste, se déroulant sur un terrain profondément lié au désir
colonial. C’est Michel Leiris qui, dans L’Afrique fantôme (1934), journal
intime de la mission Dakar-Djibouti, exprime le plus intensément les enjeux
du voyage proprement colonial : au grand mécontentement de Marcel
Griaule, le texte transforme la mission scientifique en partie de pillage, en
voyage de déception. La subjectivité et le relativisme éclipsent
progressivement l’objectivité prétendue de l’ethnographe, et le narrateur se
concentre sur ses rapports complexes avec les individus dont son passage
perturbe l’existence. Michel Leiris propose « la grande guerre au
pittoresque, le rire au nez de l’exotisme » ; pour le narrateur, déchiré entre
le réel et l’imaginaire, l’Afrique devient un « drôle de mirage », phrase qui
rappelle le titre d’un ouvrage sénégalais, Mirages de Paris d’Ousmane Socé
(1937), récit romanesque qui décrit le voyage en France d’un visiteur
« indigène » à l’Exposition de Vincennes.
Mise en accusation de l’accueil offert par la France aux voyageurs
coloniaux, ce texte démystifie l’exotisme colonial et les « fabricants
d’exotisme » qui le perpétuent, et en même temps imagine d’avance
l’identité métissée qui caractérisera de plus en plus la France elle-même,
pays transformé en « lieu de départs, d’arrivées, de transits 4 ». Les champs
sémantique et pratique du voyage évoluent ainsi rapidement au cours des
années 1930. Du voyage virtuel de Vincennes on passe, grâce aux réformes
proposées par le Front populaire, aux congés payés et à la possibilité d’un
déplacement réel. Mais en même temps et d’une manière plus frappante, on
évolue d’une conception coloniale du voyage, pratique, centrifuge et
exclusivement métropolitaine, à la possibilité que l’Empire « contre-
attaque » – comme nous le verrons par la suite, que le colonisé lui-même se
transforme en voyageur, que la France elle-même devienne exotique, que le
rapport s’inverse.

Le cinéma impérial

La culture impériale a aussi influencé le cinéma en France. Dès le début


du septième art, des photographes et cinéastes tels que Albert Kahn et les
frères Lumière ont envoyé leurs caméras partout dans le monde (tout au
moins, là où le colonialisme avait établi des réseaux de transport et de
communications) pour filmer des scènes de la vie « exotique ».
Dans les films de fiction aussi, depuis Georges Méliès jusqu’aux grands
films d’aventures des années 1920 (y compris L’Atlantide de Jacques
Feyder, en 1921, premier grand blockbuster du cinéma français), la période
muette a bien établi l’exotisme dans le cinéma 5. Avec le film parlant des
années 1930, l’exotisme a trouvé une forme d’expression vraiment
populaire mais, contrairement à la littérature de voyage de la même période,
les stéréotypes y sont restés pour la plupart incontestés. Le cinéma a surtout
fourni un lieu de rencontre pour les nouvelles formes de l’époque (le
modernisme) et les vieilles idées. Parce que ces traits se sont manifestés
dans ce qu’on appelle le « cinéma colonial » (c’est-à-dire l’ensemble des
films exotiques tournés entièrement ou en partie dans les colonies, surtout
en Afrique du Nord) tout comme dans le cinéma populaire de façon plus
générale, on emploie ici le terme « cinéma impérial » pour souligner
l’influence de l’Empire français dans, et sur, l’ensemble de la production
cinématographique de l’entre-deux-guerres.
La nouvelle technologie du son a créé une explosion de musique dans le
cinéma, surtout du jazz, expression type du modernisme. Sa provenance
évoquait idéalement un mélange du « primitif » africain et de la modernité
américaine. Le symbole par excellence du Jazz Age était Joséphine Baker,
danseuse et chanteuse américaine qui fit sa carrière en France. Depuis ses
rôles muets des années 1920 (des scènes de sa revue de music-hall de 1924
et un film de fiction, La Sirène des tropiques d’Henri Étiévant et de Mario
Nalpas de 1927) jusqu’à ses deux films parlants du milieu des années 1930,
Zouzou (Marc Allégret, 1934) et Princesse Tam-Tam (Edmond de Gréville,
1935), Joséphine Baker a toujours exploité ce paradoxe moderniste de la
culture « métissée », ce mélange du nouveau et du « primitif » – voir aussi
le film « perdu » de Joséphine Baker, Fausse Alerte de Jacques de
Baroncelli, tourné pendant la drôle de guerre (1940) 6. Enfin, dans La Sirène
des tropiques, Joséphine Baker effectue la même danse dans les tropiques et
à Paris, mais le changement de milieu comporte des associations différentes
dans les deux contextes. Dans les tropiques, la danse est dotée de
connotations sauvages, tandis que sa version parisienne est censée être
« moderne ». Le costume de Baker contribue à cette transformation : les
grosses fleurs qui ornent sa robe sous les tropiques deviennent, dans une
boîte de nuit parisienne, des formes abstraites qui évoquent les toiles de
Picasso ou les motifs industriels de Fernand Léger.
Ce qui est « sauvage » dans les colonies est modern(ist)e en métropole,
grâce à la transformation d’objets naturels (les fleurs) en formes ready-
made de la mode de l’époque. Dans Zouzou et Princesse Tam-Tam, le
personnage principal est déplacé des colonies vers la métropole, et
« jazzifié » en route. Pour Zouzou, cette transformation a lieu lorsque la
petite blanchisseuse devient star de music-hall où elle chante sa nostalgie
d’Haïti en se balançant dans une énorme cage à oiseau ; c’est sa provenance
fictive d’Haïti, et son rôle d’oiseau « exotique », vêtue de plumes
d’autruche, qui font le grand succès du personnage joué par Joséphine
Baker au music-hall (dont la carrière ressemble très fort à celle de
Joséphine Baker elle-même). De la même manière, Princesse Tam-Tam est
une création romanesque qui, de bergère du bled tunisien, se transforme en
grande dame sophistiquée, à la Pygmalion. Mais la sophistication est
fondée, en grande partie, sur l’exotisme : depuis la musique « orientale »
qui passe à la radio, jusqu’au papier peint orné de palmiers et de singes chez
le romancier, l’élégance parisienne s’avère être influencée par l’empire
colonial.
Bien que le style exotique soit bien absorbé ou intégré par la culture
dominante, il en va différemment pour les gens désignés « autres ». Dans
les films susmentionnés, le personnage joué par Joséphine Baker n’arrive
pas à s’intégrer dans la culture française. Par exemple, Zouzou est rejetée
par son bien-aimé, qui préfère une femme blanche (dont le prénom, Claire,
est significatif) 7 ; et, dans Princesse Tam-Tam, la bergère finit par rester en
Tunisie, sa transformation en grande dame parisienne ayant été rêvée par le
romancier 8.
Le sujet exotique doit donc rester séparé des Français métropolitains,
tendance qui relève, en fin de compte, d’une peur profonde du métissage.
Cette peur est illustrée de façon très forte dans un autre film de l’époque, Le
Blanc et le Noir (Robert Florey et Marc Allégret, 1930), d’après la pièce de
Sacha Guitry. Dans ce film, une femme blanche mariée a une liaison avec
un chanteur africain-américain, et donne naissance à un bébé neuf mois plus
tard. Lorsque son mari voit que le bébé est noir, il l’échange pour un bébé
blanc à l’Assistance publique, et tout finit bien. Quand il décide de ne pas
rejeter sa femme, le mari est félicité pour sa tolérance. Le bébé malheureux
est l’incarnation de la fusion entre la culture africaine (ou africaine-
américaine) et la culture française : tant que cette fusion reste au niveau de
la culture, le film suggère que cela est très désirable (par exemple, le
chanteur africain-américain est fêté en France) – mais en même temps, il ne
faut pas dépasser une certaine limite, celle du biologique. Cette frontière, en
apparence si poreuse, se renforce dans un autre film de l’époque, Daïnah la
métisse (Jean Grémillon, 1931), dans lequel une femme métisse qui flirte
avec des passagers blancs finit jetée à la mer, illustrant ainsi la tendance de
ces films à éliminer l’« autre ».
Le cinéma impérial est donc caractérisé par un double mouvement :
d’une part, l’appropriation d’une esthétique coloniale pour construire un
style exotique ; et, d’autre part, le rejet de sujets coloniaux ou « exotiques »
par la culture dominante. Que les métropolitains voyagent dans les colonies,
ou que les colonisés se déplacent en France, les colonies exercent une
influence notable sur les Français. Dans les films présentant l’installation
des métropolitains dans les colonies, il s’agit d’une influence sur l’individu
(par exemple, Pépé le Moko s’intègre jusqu’à un certain point dans la
communauté cosmopolite de la casbah d’Alger), mais dans les films qui
montrent la présence des colonisés en France, c’est la culture française plus
généralement qui subit l’influence des colonies.
Ce phénomène est le contraire de ce que l’on entend par assimilation,
qui suppose l’absorption de la culture du colonisateur par le colonisé. Il faut
donc en conclure que l’appropriation d’aspects de la culture impériale
n’empêche pas l’exclusion des sujets de l’Empire eux-mêmes.

Les colonisés prennent la parole

Malgré l’exclusion des « sujets » coloniaux, le développement d’une


esthétique moderne-primitiviste a néanmoins ouvert les portes de la culture
française à une expression artistique des colonisés eux-mêmes. Le
surréalisme – qui est à l’avant-garde de la promotion des mystères et des
profondeurs de la culture noire – attire de jeunes intellectuels colonisés qui
voient dans une esthétique valorisant la révolte et la capacité d’imaginer le
monde à l’envers un moyen de créer une conception positive de la culture
« noire ». En 1939, un jeune professeur martiniquais, Aimé Césaire, se
nourrit des idées surréalistes pour créer un chant de colère et de révolte,
Cahier d’un retour au pays natal 9. Dans ce poème épique, Aimé Césaire
rejette toute notion de la supériorité de l’Europe et proclame qu’il est temps
pour l’homme noir de retrouver sa fierté : « Ma négritude n’est ni une tour
ni une cathédrale/elle plonge dans la chair rouge du sol/elle plonge dans la
chair ardente du soleil. »
Les idées d’Aimé Césaire ne viennent pas de nulle part ; elles sont le
fruit d’un foisonnement intellectuel dans le milieu estudiantin noir du Paris
des années 1930 qui produit des revues éphémères – Légitime Défense ou
L’Étudiant noir –, pleines de polémiques et de revendications identitaires.
Comme l’indique Philippe Dewitte, ces intellectuels colonisés ne sont
qu’une partie d’une nouvelle communauté « noire » en France – ouvriers,
anciens tirailleurs – qui ont souvent une conscience politique aiguisée 10.
Avec son aîné le poète sénégalais Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire
revendique sa « négritude », puisant dans les sources de la culture africaine
pour identifier une « authenticité » noire – idée problématique qui sera mise
en question par la génération africaine suivante – afin de se confronter à
l’aliénation et à l’oppression de la culture occidentale.
Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, entre autres, sont la future élite
des peuples colonisés. Des preuves vivantes de la volonté française affichée
de « civiliser » les « indigènes », pourtant censés demeurer, pour l’heure,
des sujets français (au mieux, des citoyens de seconde classe) et devenir
d’humbles serviteurs de la « Plus Grande France », des fonctionnaires de la
machine coloniale. Mais le voyage en métropole pour terminer leurs études,
qui doit marquer le stade final de l’intégration de ces « évolués », devient
de plus en plus, à partir des années 1930, l’occasion d’une prise de
conscience. Raoul Girardet décrit cette situation paradoxale : « Ainsi
étaient-ce ceux-là mêmes en qui semblaient s’incarner les plus
indiscutables réussites de la politique d’assimilation et de la mission
“éducatrice” de la colonisation, ces universitaires, ces agrégés, qui
proclamaient bien haut leur volonté de récuser le modèle occidental de
civilisation 11. »
Ironie du sort, c’est la métropole qui réunit les colonisés dans les
mêmes lieux et leur permet de comparer leurs expériences du colonialisme.
Des étudiants d’Afrique du Nord, d’Afrique noire et d’Indochine se
retrouvent dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés pour réclamer l’égalité,
une vraie assimilation, ou dans le cas de militants comme l’originaire du
Soudan français (actuel Mali) Tiemoko Garan Kouyaté pour réfléchir aux
moyens de renverser l’Empire. En partie, les graines de l’indépendance
furent semées à Paris, au cœur même de l’Empire.
Dans les années 1930, l’Empire français connaît un soutien politique
sans précédent, réunissant la droite et la gauche derrière une vision de la
grandeur de la nation. Il en est de même dans le domaine culturel où l’idée
de l’Empire fascine de nombreux artistes et intellectuels – les réalisateurs
du « cinéma impérial » et les écrivains de la littérature coloniale et exotique
ne sont que deux exemples parmi l’exubérance de l’activité artistique – et
exerce une influence profonde sur leur travail.
Mais comme nous l’avons montré, au moment même où l’Empire
connaît ses plus grands succès, commencent à s’ouvrir des brèches dans le
système idéologique qui l’étaye. On voit déjà le début d’une remise en
question des pratiques impériales chez les surréalistes avec notamment leur
participation à la contre-exposition de Vincennes en 1931, intitulée La
vérité aux colonies, chez certains des écrivains-voyageurs tels qu’André
Gide, Louis-Ferdinand Céline ou Albert Londres et, surtout, de la part des
colonisés eux-mêmes. Après la Seconde Guerre mondiale, les
revendications et les remises en question « marginales » des surréalistes,
des communistes et des artistes français et « indigènes » occuperont une
place de plus en plus importante dans le discours sur – et contre – l’Empire.

1. Ce texte reprend (avec une mise à jour) un article publié initialement dans l’ouvrage
collectif de Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en
France. De la Révolution française à nos jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008.
2. Jean-Marc Moura, La Littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au
e
XX siècle, Paris, Honoré Champion, 1998.

3. Mary Louise Pratt, Imperial Eyes: Travel Writing and Transculturation, Londres,
Routledge, 1992.
4. James Clifford, Routes: Travel and Translation in the Late Twentieth Century, Cambridge,
Harvard University Press, 1997.
5. Abdelkader Benali, Le Cinéma colonial au Maghreb, Paris, Le Cerf, 1998 ; David Henry
Slavin, Colonial Cinema and Imperial France, 1919-1939, Baltimore, Johns Hopkins
University Press, 2001.
6. Elizabeth Ezra, The Cinema of Things: Globalization and the Posthuman Object, New
York, Bloomsbury, 2017.
7. Pascal Blanchard, Éric Deroo, Gilles Manceron, Le Paris noir, Paris, Hazan, 2001 ; Pascal
Blanchard, Sylvie Chalaye, Éric Deroo, Dominic Thomas, Mahamet Timera (dir.), La France
noire, Paris, La Découverte, 2011 ; Jennifer Anne Boittin, « The Militant Black Men of
Marseille and Paris (1927-1937) », in Trica Danielle Keaton, Tracy Denean Sharpley-Whiting,
Tyler Stovall (dir.), Black France/France noire: The History and Politics of Blackness,
Durham/Londres, Duke University Press, 2012.
8. Elizabeth Ezra, The Colonial Unconscious: Race and Culture in Interwar France, Ithaca,
Cornell University Press, 2000.
9. Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence africaine, 1983 [1939].
10. Philippe Dewitte, Les Mouvements nègres en France, 1919-1939, Paris, L’Harmattan,
1985. Voir Lamine Senghor, La Violation d’un pays et autres écrits anticolonialistes, Paris,
L’Harmattan, 2012.
11. Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, La Table ronde, 1972.
L’Exposition coloniale
internationale (1931) : entre
contestations et adhésions
Catherine Hodeir

« Ne visitez pas l’exposition coloniale ». Le mot d’ordre est clair, mais


il surprend dans la célébration unanime, en France et dans le monde, de
l’Exposition coloniale de Paris qui s’ouvre dans le bois de Vincennes le
6 mai 1931. D’où vient-il donc ? D’un tract signé André Breton, Paul
Éluard, Louis Aragon, René Char… douze hommes pour un groupe : les
surréalistes. Les quelques passants qui acceptent de le prendre peuvent y
lire : « C’est pour implanter ce concept-escroquerie [de la Plus Grande
France/l’empire colonial français] que l’on a bâti les pavillons de
l’Exposition de Vincennes. » Ces mots circulent dès l’ouverture de
l’exposition malgré la chasse aux militants livrée par la police.
Trois points retiennent particulièrement l’attention du lecteur : le rappel
du massacre/sacrifice des « indigènes » dans les tranchées de la guerre de
1914-1918 – « la France du Moulin Rouge n’en est plus à un carnaval de
squelettes près » – ; l’exploitation des hommes et des femmes allant
jusqu’au travail forcé ; enfin, les troubles dans l’Empire français qui ne sont
encore que des escarmouches coloniales. Le tract se conclut par l’affaire
Tao : un étudiant indochinois enlevé par la police française puis refoulé en
Indochine. Son crime ? Être membre du Parti communiste, pourtant légal en
France, et s’être jadis permis de manifester devant l’Élysée contre
l’exécution de quarante Annamites. À l’affaire Tao s’ajoute la fusillade du
1er mai 1931 en Annam dont Léon Blum, le 7 mai, dans Le Populaire, fait le
point de départ de son article inaugural sur l’Exposition coloniale : « Ici
nous reconstituons le merveilleux escalier d’Angkor et nous faisons tourner
les danseuses sacrées mais, en Indochine, on fusille, on déporte, on
emprisonne. »
Ces attaques virulentes ne sont alors le fait que d’une minorité mais, en
1931, il existe une tradition de condamnation des violences coloniales
d’horizons divers. Prenons l’exemple de Victor Augagneur – gouverneur de
l’A-EF de 1920 à 1923 –, ami de Georges Clemenceau, qui dénonce la
répression de son prédécesseur Joseph Gallieni à Madagascar 1, ou celui de
Félicien Challaye, membre de la dernière expédition de Savorgnan de
Brazza et engagé dans la défense des peuples colonisés au sein de la Ligue
des droits de l’homme. En 1930, lors de la conférence « Christianisme et
Colonisation », des catholiques progressistes ont proposé une association
métropole-colonies reposant sur des valeurs sociales temporelles.
Sur le site même de l’Exposition coloniale internationale, quelques
tentatives de manifestations échouent par l’action des services intérieurs de
renseignements. Un petit groupe d’étudiants indochinois qui, de
promeneurs tranquilles, se transforment en manifestants devant Angkor Vat
sont rapidement évacués tandis qu’est déjoué un plan visant à briser la
statue de Khaí Dinh, l’empereur d’Annam.
La plupart des tensions dans l’empire colonial français n’affleurent
cependant pas à la surface de la fête coloniale de Vincennes. Bien peu
nombreux sont les visiteurs du pavillon des Établissements français du
Levant qui ont une idée de l’effervescence que fait régner l’agitation
ouvrière et anticolonialiste dans les deux protectorats de la Syrie et du
Liban. En 1931, la bourgeoisie syrienne est, elle aussi, hostile à la France
car celle-ci a fini, en 1929, par imposer unilatéralement une Constitution.
Au même moment, en 1932, la Grande-Bretagne accorde à l’Irak son
indépendance et fait entrer le pays à la Société des Nations.
En Algérie, en Tunisie et au Maroc, l’année 1931 est fertile en
incidents, autant de grains de sable susceptibles d’enrayer un jour la
machine coloniale qui semble tourner si rondement à Vincennes. En 1930,
Ferhat Abbas publie Le Jeune Algérien dans lequel il conclut : « Il n’y a
rien […] qui puisse empêcher un Algérien musulman d’être nationalement
un Français, […] il n’y a rien sinon la colonisation. » Un autre
nationalisme algérien grandit à l’ombre même de Vincennes : le
mouvement de l’Étoile nord-africaine qui, depuis 1926, recrute parmi les
ouvriers algériens de la banlieue parisienne, d’abord dans la mouvance de
l’Internationale communiste et du Parti communiste français (PCF) puis
s’en détachant. Son secrétaire général, Messali Hadj, revendique
l’indépendance de l’Algérie dès 1927.
Les surréalistes, encore unis au PCF, vont plus loin dans leur
contestation en organisant la « Contre-Expo » qui s’ouvre en octobre 1931
dans l’ancien pavillon des Soviets de l’Exposition des arts décoratifs de
1925, donné à la Confédération générale du travail unitaire (CGTU), et
reconstruit place du Combat, future place du Colonel-Fabien. Le
31 octobre, Marcel Cachin, directeur de L’Humanité, signe la une du
journal, intitulée « Une visite à l’exposition anti-impérialiste ».
Des années plus tard, Louis Aragon ne gardera, ou feindra de ne garder,
que le souvenir d’une exposition de sculptures africaines océaniennes et
américaines qu’il avait pu constituer en obtenant des prêts de grands
galeristes parisiens. Une première parmi les expositions ethnographiques ?
Sans doute, mais elle est aussi autre chose : « La vérité sur les colonies » se
compose de deux autres parties : « une présentation piquante de
l’exposition coloniale de Paris » consacrée à la dénonciation de l’Empire
français s’attachant aux crimes de la conquête, mais aussi au travail forcé
révélé par l’article d’Albert Londres « Un nègre par traverse » paru dans Le
Petit Parisien en 1928 et par les Carnets de route d’André Gide : Voyage au
Congo (1927) et Retour du Tchad (1928) ; et, un peu plus loin, les premiers
signes de la crise mondiale avec des thèmes comme la « crise du riz et du
caoutchouc en Indochine » ou la « crise de l’arachide et du bois en Afrique
équatoriale, du café et du sucre aux Antilles ».
Cette première partie se conclut par une mise en images de tous les
mouvements nationalistes en cours dans les empires coloniaux. Le premier
étage est consacré aux « Républiques autrefois opprimées comme des
colonies par le régime tzariste », avec la mise en valeur des bienfaits de la
politique des nationalités appliquées par les Soviets : crèches pour les
femmes, voile rejeté dans les provinces d’Asie centrale, alphabétisation des
populations accompagnée de la traduction de Marx et de Lénine dans
soixante-dix langues et dialectes.
Les oppositions et les dénonciations de l’Exposition coloniale restèrent
relativement confidentielles : cinq mille visiteurs se rendirent à la « Contre-
Expo » tandis que, sur six mois, l’Exposition coloniale internationale
engrangea trente-trois millions de tickets vendus. Pourquoi, en 1931, un tel
succès ?

La « féerie coloniale »

« L’exposition séduit et attire », titre la presse de l’époque. L’exposition


tout entière est spectacle. Grand décor, elle se prête, sur cent dix hectares
autour du lac Daumesnil, à une mise en scène des empires coloniaux. Une
fois l’une des quatorze portes de l’enceinte franchie, le visiteur se trouve
entraîné dans l’enchantement d’un outre-mer qui dépasse l’imagination.
L’exposition agit comme un miroir, mais un miroir truqué qui ne réfléchit
que certaines images à l’exclusion de celles qui pourraient donner un reflet
défavorable de l’Europe colonisatrice.
Comment résister au leurre d’Angkor Vat, le centre du temple
reconstitué jusque dans ses moindres détails, en meilleur état que l’original
enfoui dans la jungle cambodgienne ? Comment ne pas désirer se perdre
dans les souks de Tunis où résonne le bruit du martelage du cuivre et où
tout est « authentique », jusqu’aux taches de vétusté sur les murs ? On
pourrait craindre que l’artifice sans fard ne brise le charme. Mais, bien
qu’un tourisme de luxe soit déjà l’apanage de quelques privilégiés, pour
l’immense majorité du public le monde de l’outre-mer reste inaccessible et
la comparaison avec l’original impossible.
Au contraire, l’exposition invite au voyage, mieux, à un « tour du
monde en un jour » comme le répète l’encart publicitaire reproduit à des
milliers d’exemplaires, voire « en 1/4 d’heure » ou « en quatre-vingts coups
de fourchette ». La nuit, « l’expo » fait signe à Paris. Les salles parisiennes
se vident : les spectateurs préfèrent venir au Théâtre d’eau. Au rythme du
léger balancement de leur barque, ils assistent à l’embrasement du lac
Daumesnil : exclamations, rires, cris d’admiration ! Ils reviendront pour la
« Nuit tahitienne » ou la « Nuit de l’Afrique », c’est promis ! Au passage,
ils s’arrêtent encore une fois devant la Grande Avenue des Colonies
françaises : un vrai plateau de music-hall. Perspective illuminée aux
couleurs de la France, elle aboutit au « phare » de l’exposition, la tour des
Forces d’outre-mer. Axe structurant de l’exposition, l’Avenue des Colonies
agit comme un travelling avant et montant : d’abord les petits pavillons des
Somalis, des Indes françaises, de la Guyane qui font face à ceux de
l’Océanie, de la Nouvelle-Calédonie, de la Martinique, de la Réunion et de
la Guadeloupe, puis surgit « le clou de l’exposition », Angkor Vat, au
volume supérieur à celui de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre.
Faisant jeu égal avec son voisin, le pavillon de l’Afrique-Occidentale
française s’inspire d’un tata, palais fortifié, dont les murailles s’ornent
d’une tour de quarante-cinq mètres de hauteur.
Aux visiteurs qui ont pris l’ascenseur, s’offre une vue surplombante et
globale du monde colonisé miniaturisé. Des électro-cars emmènent les
visiteurs place de l’Afrique du Nord : le pavillon du Maroc allie le style
d’une ancienne demeure des princes héritiers de Marrakech à celui de
l’architecture néo-mauresque que le maréchal Hubert Lyautey a imposée
dans sa campagne d’urbanisation à Rabat et Casablanca. La magnifique
coupole du palais officiel de la Tunisie, formée de plus de dix mille
éléments en bois sculpté, force le regard.
Enfin les traditionnels minaret et coupole du pavillon de l’Algérie,
exigés par l’architecte en chef de l’exposition, sont à l’opposé des premiers
plans proposés par le commissariat algérien : une évocation, dans un style
très sobre, sans en reproduire exactement les lignes, du sanctuaire de Sidi
Abderrahmane, patron de la ville d’Alger.

Une scène internationale qui réserve des surprises

Après le vaste quartier des colonies françaises, s’ouvre, plus en retrait,


celui des pays sous mandats français ou britannique : le Togo et le
Cameroun, les États du Levant et enfin la Palestine. Les rives sud-est, est et
nord du lac Daumesnil sont réservées aux sections étrangères. Petit jeu de
constructions mais réelle concurrence. La Belgique veut tenir son rang à
Vincennes en mettant en exergue l’État du Congo, propriété personnelle des
souverains belges depuis 1885, ainsi que la mise en valeur des territoires du
Ruanda-Urundi, anciennes colonies allemandes placées sous mandat belge.
Trois coupoles monumentales couronnent le pavillon d’honneur.
Suivant la route de ceinture du lac Daumesnil, le public découvre la
silhouette imposante de la basilique de Leptis Magna, symbole de la
domination de la Rome impériale sur les rives sud de la Méditerranée et
dont Benito Mussolini se fait gloire. La section italienne se complète par le
pavillon Italia qui répond à l’esthétique moderniste et futuriste prisée par le
fascisme. Les colonies italiennes y sont à l’honneur : Tripolitaine,
Cyrénaïque, Érythrée et Somalie. En 1931, les tensions franco-italiennes
qui pèsent sur la Tunisie sont palpables : avec une population italienne de
quatre-vingt-dix mille colons, Benito Mussolini ne cache pas, à l’occasion,
ses revendications sur le protectorat français. Toutefois, à Vincennes, c’est
l’amitié des deux alliés de la Grande Guerre qui prime.
Après la modification de la loi de 1920, votée en 1925, l’Exposition
coloniale, qui devait être « interalliée », devient Exposition coloniale
« internationale ». Les Pays-Bas montrent une magnifique collection d’art
indonésien mais un incendie détruit le pavillon qui est reconstruit sur une
échelle plus modeste. Malgré une économie très touchée par la crise de
1929, la Ditadura Nacional portugaise adopte une politique coloniale de
prestige conforme au nationalisme du régime. Le pavillon principal abrite
de glorieux souvenirs d’Henri le Navigateur et sert de cadre à l’exposition
du Mozambique et de l’Angola tandis qu’un autre pavillon met en valeur le
Brésil.
Les invitations de la France faites aux autres puissances coloniales
s’inscrivent bien dans la ligne du mémorandum sur l’Europe qu’Aristide
Briand (prix Nobel de la paix 1926 et qui décédera en 1932) a présenté à la
Société des Nations en 1930 et que le maréchal Lyautey souhaiterait voir
compléter par une Charte de politique coloniale européenne.
La présence des États-Unis est ambiguë : ils ont accepté l’appel français
à la condition que l’on transforme encore une fois l’intitulé qui devient
« Exposition coloniale internationale et des Pays d’outre-mer ». Les
Américains mettent en vitrines Porto Rico, Hawaii, les îles Samoa, l’île de
Guam, Panama ou l’Alaska, images d’un développement réussi à l’ombre
bienfaisante du drapeau étoilé. Le pavillon américain joue double jeu :
symbole des amitiés franco-américaines, Mount Vernon – cottage de
George Washington – rappelle les treize colonies qui ont secoué le joug
britannique mais abrite en même temps le reflet d’une puissance débordant
ses frontières. Ironiquement, la représentation américaine justifie la
colonisation telle que la revendique la France républicaine : coloniser ne
saurait être une fin en soi, mais un moment historique vers un lointain futur
– cependant toujours repoussé – où les « contrées indigènes » pourront
accéder à l’indépendance dans une communauté d’intérêts avec le
colonisateur.
Quelques absences : le Japon, l’Espagne et l’Allemagne, ex-puissance
colonisatrice. C’est surtout le vide laissé par l’Empire britannique qui
étonne : bientôt signé le 11 décembre 1931, le Statut de Westminster
concernant les dominions ainsi que les négociations compliquées avec le
mouvement de désobéissance civile mené par Gandhi dans les Indes
britanniques peuvent expliquer ce désengagement. In extremis, les Anglais
acceptent d’être présents à la Cité des informations. Mais qu’est-ce qu’un
stand de 700 mètres carrés pour représenter le premier empire du monde ?

Quel zoo humain ?

Depuis la parution, en 1998, de l’excellent roman policier Cannibale,


l’Exposition coloniale internationale de Paris est associée aux Kanak
exhibés contre leur gré comme « mangeurs d’hommes ». Didier Daeninckx
a pris la liberté d’auteur de changer le lieu d’un événement réel pour le
situer au centre du zoo de Vincennes créé en même temps que l’exposition.
En réalité, avant de s’embarquer, ces hommes et ces femmes – typographe,
instituteur, employé – avaient été trompés par un entrepreneur métropolitain
de spectacles humains appuyé par le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie.
Arrivés à Paris, ils furent exhibés au Jardin d’acclimatation du bois de
Boulogne et en Allemagne, pour s’y produire quotidiennement comme
« cannibales ». Grâce à leur agentivité, à la mobilisation de réseaux
politiques et médiatiques présents à Paris, les Kanak remportèrent assez vite
la première partie de leurs revendications : être accueillis, avec tous les
égards, au centre de l’Exposition coloniale de Vincennes, au pavillon de la
Nouvelle-Calédonie.
Le concept de « zoo humain » a aujourd’hui un peu plus de vingt ans
d’âge. Il est né des travaux du Groupe de recherche Achac qui avait
rassemblé, en 2001, des chercheurs venant d’horizons pluriels – champs
disciplinaires et pays – pour un séminaire d’études à Marseille intitulé
« Zoos humains ? » L’expression « zoo humain » interroge cependant
l’historien : jusqu’à présent et dans l’état actuel des sources, elle n’a aucune
historicité ancrée. Que ce soit au XIXe ou au XXe siècle, ni les organisateurs
des expositions universelles et coloniales, ni les militants en faveur de la
colonisation – le parti colonial en France –, ni la majorité des Français
indifférents à l’idéologie coloniale, mais qui admettaient les empires
coloniaux comme un fait établi, ni les opposants au système colonial, ni la
presse, qu’elle soit élitiste ou populaire, n’ont fait usage de cette expression.
Si dès le XIXe siècle des spectacles ethniques, organisés par des
entrepreneurs privés, ont trouvé place dans des zoos, dans des villes, dans
les expositions universelles, nationales ou internationales, et dans certaines
expositions coloniales d’initiative privée, ils ont toujours été considérés
avec méfiance par les représentants du gouvernement républicain français,
organisateurs officiels des expositions universelles ou coloniales. Ainsi, dès
1893, lors de la World’s Columbian Exposition à Chicago, le commissaire
du pavillon de la France ne put empêcher plusieurs entrepreneurs français
d’exhiber des Africains à Midway Plaisance, parc d’attractions situé à
distance des bâtiments officiels. Les autorités françaises craignaient une
atteinte à l’image et aux valeurs de la République. Une quarantaine
d’années plus tard, et après la rupture majeure de la Première Guerre
mondiale, la position de la IIIe République n’a pas varié et apparaît encore
plus intransigeante.
À Vincennes, en 1931, le maréchal Lyautey refuse en effet les pousse-
pousse – présents à Marseille en 1906 et à Lyon en 1914 – ainsi que trois
spectacles privés dégradants : une troupe de Pygmées, des Kanak
« mangeurs d’hommes » et un village de « négresses à plateaux » – des
femmes regardées à cette époque au mieux comme des victimes de leur
propre culture, au pire comme des objets monstrueux. En 1931, il est hors
de question, pour les autorités gouvernementales et le commissariat, de
tolérer tout manquement à une éthique humaniste dans une exposition
officielle. Prenant en compte les revendications des Kanak présents à Paris,
le ministre des Colonies, Paul Reynaud, prend en juillet 1931 un décret –
qui sera définitif – pour interdire « les exhibitions mercantiles […] et tout
recrutement d’indigènes pour ces sortes d’attraction ».
Dans l’enceinte de Vincennes, rejouant chaque jour, à heure fixe, des
scènes artisanales ou de la vie quotidienne présentées comme « vraies », des
centaines de colonisés occupent bien un emploi rémunéré. Certains
viennent de l’Empire, parfois sont des professionnels occasionnels déjà
employés à l’Exposition coloniale de Marseille en 1922, mais beaucoup
sont aussi recrutés dans la population immigrée installée dans la région
parisienne.
Le commissariat général de l’exposition a à cœur qu’en toutes
circonstances s’impose le respect des figurants de la féerie de Vincennes.
Le Guide officiel de l’exposition comporte cette adresse aux visiteurs :
« vous ne trouverez pas ici une exploitation des bas instincts d’un public
vulgaire. Point de ces bamboulas, de ces danses du ventre, de ces étalages
de bazar qui ont discrédité bien d’autres manifestations coloniales ». Le
texte invite aussi à l’altérité : « les idées des autres hommes sont souvent les
vôtres, mais exprimées d’une manière différente ». Il donne comme conseil :
« En face de toute manifestation étrangère où indigène, ne riez pas des
choses ou des hommes que vous ne comprenez pas au premier abord. » En
creux, on peut donc en déduire que les réactions racistes ou le simple
irrespect pouvaient être encore à l’œuvre à « l’expo ». Toutefois, le
maréchal Lyautey n’hésite pas à s’exprimer officiellement : « Nous devons
commencer à comprendre que nous avons affaire à des races qui ne sont
pas inférieures mais différentes. » Et le sociologue et islamologue Louis
Massignon attire l’attention sur l’emploi du vocable péjoratif « indigène ».
En 1931, une décision ordonne aux officiers de substituer le terme
« Tunisien » au terme « indigène » dans un protectorat où le code de
l’indigénat ne s’applique pas.

Revisiter l’Exposition coloniale, car le « passé change


tous les jours 2 »

Le succès de la manifestation de Vincennes fut incontestable : il fut un


temps question de la rouvrir en 1932. Pourtant, bien avant la clôture de
l’Exposition coloniale internationale, le 15 novembre 1931, le maréchal
Lyautey s’interrogeait « en off » : « cette exposition est-elle un testament ou
un point de départ ? »
Aujourd’hui encore, avec la prise de conscience de nouvelles
problématiques actuelles et en devenir, nous n’avons pas fini de revisiter
une exposition qui a presque cent ans d’âge. À Paris, en 1931, le ministère
des Colonies avait chargé le commissariat général de présenter la
« civilisation de la Plus Grande France », celle des « 100 millions
d’habitants » répartis sur treize millions cinq cent mille kilomètres carrés.
Cette part du mythe national républicain et du roman national des années
1930 a été depuis longtemps déconstruite par les historiens. Aujourd’hui,
une nouvelle lecture genrée, postcoloniale, voire décoloniale de l’exposition
de 1931 commencerait par un décentrement du savoir pour repenser
l’universel.
Ainsi une histoire genrée de l’Exposition coloniale internationale
permettrait-elle, comme l’a écrit Michelle Perrot, de faire « sortir les
femmes de la chambre obscure » au sens photographique du terme, non pas
côté public à Vincennes où elles sont banalement nombreuses, mais dans la
conception et l’organisation : l’exposition de 1931 fut-elle uniquement une
affaire d’hommes décisionnaires alors qu’elle accueillait les États généraux
du féminisme, lancés par des Françaises et une minorité de femmes
« indigènes » ?
Les colonisées ne semblent retrouver une présence ténue à Vincennes
que dans des rôles subalternes : serveuses, vendeuses, danseuses,
chanteuses, figurantes, elles se situent pourtant à l’intersection de la
starisation de la plus célèbre vedette de music-hall de la scène parisienne
des années 1930, Joséphine Baker, du militantisme en négritude de Paulette
Nardal, cofondatrice, en 1931, de la Revue du monde noir, et des femmes
dites « indigènes » des empires coloniaux telles qu’elles apparaissent en
filigrane dans les communications du Congrès international et intercolonial
de la Société indigène que la Cité des informations accueille, à Vincennes,
début octobre 1931.
Est-il nécessaire de pointer une autre invisibilité dans l’enceinte de
Vincennes, une invisibilité jusqu’ici paradoxale et impensée, la
« blanchité » (whiteness) d’une majorité, celle de millions de visiteurs, des
représentants officiels de la République ou des gardiens et ouvriers
d’entretien dans l’enceinte de Vincennes ? L’historienne américaine Nell
Irvin Painter, autrice de The History of White People 3, un des ouvrages
ayant influencé cette théorie, a répondu « non » à cette question. Elle fait en
effet clairement la distinction entre les contradictions du contexte sociétal
des États-Unis de la Grande Dépression et celles de la République française
du début des années 1930.
En 1931, l’Exposition est un moment spectaculaire dans une capitale où
le « Paris noir » est l’un des influenceurs de la « nuit parisienne ». Un
exemple, le concert parisien de Duke Ellington, le 4 août 1933 : le « Duke »
fait salle comble à la salle Pleyel alors qu’il lui faudra attendre 1946 pour
monter sur la scène du Carnegie Hall dans l’Amérique de la ségrégation.
Revisiter l’Exposition coloniale internationale, c’est explorer des
thématiques encore dormantes. Des dioramas et de nombreuses
communications prononcées dans l’enceinte de la salle des Congrès
témoignent avec précision des actions en cours pour identifier et lutter
contre les zoonoses endémiques dans l’espace colonial des années 1930.
L’éco-histoire de l’empire colonial français se déploie dans tous les
pavillons mais aussi dans le bâtiment de la section des productions
industrielles et agricoles, au pavillon des Bois coloniaux, à celui de
l’Horticulture coloniale, sans oublier l’aquarium du palais des Colonies ou
le zoo de Vincennes. Le Groenland, sur les rives du lac Daumesnil, annoncé
par ce slogan affiché partout dans Paris : « Le pôle Nord à 20 minutes de
l’Opéra », devrait inspirer les historiens du climat 4 !

1. Il a publié Erreurs et brutalités coloniales en 1927.


2. Michel Pastoureau, Le Cours de l’Histoire, « L’Histoire au cinéma », France Culture,
17 mai 2022.
3. Nell Irvin Painter, The History of White People, Londres et New York, W.W. Norton &
Company, 2010.
4. Cet article inédit s’inspire d’un travail fondateur, L’Exposition coloniale, Paris, 1931,
Bruxelles, Complexe, 1991 (réédition augmentée en 2021), coécrit avec Michel Pierre.
1931 : l’union nationale autour
de l’idée coloniale
Pascal Blanchard

C’est une ambiance bien étrange qui entoure l’Exposition coloniale


internationale en mai 1931, à la lisière de la capitale 1. Depuis deux ans, le
contexte en métropole a changé. Entre 1929 et 1931, le nombre des
journaux coloniaux passe de 70 à 77, la grande presse est devenue coloniale
en quelques mois, et Radio-Paris propose des conférences régulières sur
l’Empire. Même si cet engouement sera bien vite mis de côté à la fin de
l’année 1932 – la « mode » de l’Empire étant sans doute passée –, ce
moment colonial par excellence doit être analysé comme un instant unique
de l’union nationale derrière l’Empire, dont la presse rend compte plus que
tout autre espace.
Éphémère certes, mais s’inscrivant dans une utopie plus globale qui voit
dans l’Empire une source essentielle de la puissance nationale, cet instant
constitue une sorte d’aboutissement de la culture coloniale en formation
depuis la fin du siècle précédent et souligne le long infléchissement vers
l’Empire des principaux partis politiques français. L’exemple le plus
marquant est sans aucun doute l’évolution progressive – d’un
anticolonialisme politique virulent au soutien impérial – des mouvements
issus de la droite nationale.
Nouvelle donne internationale et tropismes nationaux

Les bouleversements sociaux provoqués par le transfert – en faveur de


la France et de la Grande-Bretagne principalement – des anciennes colonies
allemandes après le traité de Versailles, les troubles consécutifs au
démembrement de l’Empire ottoman, la croisade pour le « droit des peuples
à disposer d’eux-mêmes » du président des États-Unis Thomas Woodrow
Wilson et la condamnation active du système colonial par l’Union
soviétique sont autant d’éléments qui viennent redistribuer profondément
les cartes du problème colonial au cours des années 1920. Pour la France, la
« révolte » d’Abdelkrim en 1925 et la « rébellion » de Yen Bai en 1930 sont
les signes avant-coureurs de la crise qui s’annonce et du nécessaire
regroupement derrière la défense de l’Empire en danger. Un empire qui
devient à cette époque un enjeu économique majeur, mais aussi un espace
de conflit politique dans la lutte contre les « rouges ». La main de Moscou
étant, du Rif à l’Indochine, de l’Algérie à la Syrie (comme le soulignent les
affiches de Galland pour les Républicains nationaux), dénoncée derrière
chaque mouvement nationaliste indigène.
C’est dans ce contexte, sur fond de crise économique, politique et
morale à gauche comme à droite, qu’une nouvelle réflexion s’élabore,
prenant sa source au milieu de la décennie précédente, intimement liée à la
vie politique nationale et aux profondes mutations internationales. En tout
état de cause, c’est le temps où l’entreprise coloniale ne semble plus être
contestée en métropole, sauf par une infime minorité d’intellectuels et par le
Parti communiste. La France traverse enfin une de ses premières grandes
crises politiques du siècle, qui va se prolonger tout au long des années 1930.
Cette époque voit s’ébranler les certitudes d’une large frange de la droite
nationaliste et conservatrice… L’Occident, sur lequel la civilisation
« blanche » fait reposer l’essentiel de la primauté de la « race », est en
danger, affirment nombre d’écrivains et de polémistes. On peut, dans ce
contexte, parler d’atmosphère de crise permanente qui expliquerait le
mirage du mythe impérial, grand ensemble économique autarcique, et
l’attrait puissant du fascisme et des idéologies extrêmes pour un grand
nombre de Français qui ont un sentiment de désarroi profond.
Cette opinion publique a évolué significativement tout au long des
années 1920, de façon plus ou moins uniforme dans son sentiment à l’égard
de la question coloniale, jusqu’à se rencontrer naturellement au début des
années 1930. On peut noter que par la suite, en fonction des références
idéologiques de chacun, les deux composantes politiques principales de la
société française de l’époque vont prendre des voies diamétralement
opposées (du moins au niveau du discours, guère en termes de pratique dans
les colonies), dont les signes avant-coureurs étaient inscrits dans le débat
entourant la guerre du Rif au milieu de la décennie précédente 2.
Il faut également moduler la perception politique spontanée que nous
avons de ces années, même si le pays vire à « gauche » avec la victoire aux
élections de 1932 et avec celle du Front populaire qui s’annonce pour 1936,
après les violentes émeutes dans les rues de Paris de ligues nationales en
février 1934. La « victoire » des forces de gauche doit être relativisée pour
prendre pleinement conscience de la réalité politique de ces années
troublées. Car, sans les radicaux (106 représentants en 1936), il n’existe
aucune « gauche » au pouvoir. Des radicaux qui seront, deux ans plus tard,
les partenaires de la droite pour soutenir le gouvernement Daladier,
« chantre de l’Empire ».
Il faut donc prendre en compte l’absence de grand parti de masse à
gauche au cours de ces années ; le plus actif est le PCF, mais il ne regroupe
qu’un nombre relativement faible de militants. Les chiffres montrent que le
parti de gauche qui connaît le plus de progression – plus de 90 % en quatre
ans – ne parviendra jamais à atteindre l’importance numérique du Parti
social français de La Rocque, qui à lui seul a plus de militants que tous les
partis de gauche réunis dans les années 1936-1937. Dans le même
mouvement, les nationaux réévaluent quasi intégralement l’importance de
l’idée coloniale. En effet, alors qu’au lendemain de l’Exposition coloniale
internationale de 1931 la propagande faiblit dans la presse de droite
classique – Le Temps colonial disparaît, Le Figaro supprime sa rubrique
coloniale, le pourcentage d’articles sur les colonies dans la grande majorité
de ces journaux tombe à moins de 1 %, et l’intérêt du public se fait
moindre… –, la presse nationaliste met de nouveau en place de nombreuses
rubriques coloniales à la fin de la décennie, s’attachant de plus en plus à ces
questions et se transformant en propagandiste de premier ordre pour
l’Empire…
Les positions de la gauche socialiste et communiste sur ces questions à
la fin des années 1930 sont alors confuses et contradictoires. Ces
atermoiements de la gauche française devant la politique à mettre en œuvre
et l’assimilation constante, de la part des Français sensibles à la propagande
de la droite nationaliste, entre les revendications nationalistes et les menées
révolutionnaires rendront impossible ou rapidement illisible tout discours
colonial réformateur explicite. D’ailleurs, dès les années 1930-1934, les
communistes français, reconnaissant leur faible implantation dans les
colonies, modifient leur stratégie.
Le tournant décisif se produit après la visite à Moscou de Pierre Laval,
alors ministre des Affaires étrangères, et s’incarne dans la déclaration
commune qui suit – « […] pour ne laisser affaiblir en rien les moyens de
leur défense nationale » (le 15 mai 1935) –, discours ayant pour
conséquence immédiate un relâchement de la propagande communiste dans
l’Empire et la fin du soutien aux nationalistes indigènes. La priorité de
l’Internationale communiste devient la lutte contre le fascisme et le
renforcement des pays européens face à l’Allemagne, que le développement
de groupes nationalistes internes difficilement contrôlables rend menaçante.
Le PCF dès lors fait passer à l’arrière-plan les questions coloniales.
En ce qui concerne les socialistes, Manuela Semidei souligne dans son
étude néanmoins que, « face aux défenseurs de l’idée coloniale et aux néo-
impérialistes, tout un courant de la SFIO restait cependant fidèle à la
condamnation traditionnelle du colonialisme 3 ». Mais, s’ils condamnent
l’expansion coloniale telle qu’elle a pu se pratiquer, très peu à la Section
française de l’Internationale ouvrière vont remettre en cause le postulat
d’une hiérarchie des civilisations et l’idée même d’Empire lorsqu’ils seront
aux affaires. La position de la majorité des socialistes est ambiguë car, s’ils
condamnent l’entreprise coloniale guerrière et brutale, ils rejettent
également l’insurrection armée des peuples colonisés – en vertu d’un
« pseudo-pacifisme » –, tout en ne cessant d’insister sur l’intérêt
économique des colonies et sur les « réformes » à mettre en œuvre.
On connaît à ce sujet le résultat plus que médiocre des années Front
populaire, notamment l’échec cuisant du projet Blum-Viollette pour
l’Algérie. Un discours contradictoire qui se retrouve dans les débats du
congrès national de la Ligue des droits de l’homme en 1931 : « La
colonisation, si elle a pour but l’élévation intellectuelle et morale, le
développement économique et l’émancipation d’un peuple », devra être
soutenue. Les nombreuses hésitations, les positions souvent contradictoires
et ces préférences pour une solution de conciliation peuvent également
s’expliquer par le souci d’unité interne des socialistes, sans oublier
l’attachement de plus en plus grand des électeurs à l’idée d’Empire et,
enfin, par la pression des fédérations d’outre-mer, notamment les élus
d’Algérie ou les nombreux fonctionnaires coloniaux.
C’est l’Empire et sa réalité économique qui engendrent le plus
d’uniformité dans les discours et professions de foi des partis politiques. En
effet, à l’aube de la nouvelle décennie, le blocage des échanges
internationaux et la déstructuration des économies traditionnelles accélèrent
la prise de conscience d’un nécessaire réaménagement économique
français. C’est notamment ce que souligne, dès 1928, le quotidien
maurrassien L’Action française en demandant, pour l’avenir de la France,
« une politique économique fondée sur la collaboration des colonies et de
la métropole » dans l’intérêt « d’obtenir de nos colonies les denrées et les
matières premières qui nous font défaut ». De ces lignes se dégage la
volonté de la droite nationaliste de fonder un marché autarcique, mais dans
l’unique intérêt de la métropole. Ce que certains appellent alors le « bloc
impérial ».
Tous les hommes politiques de droite et la grande majorité des radicaux
attachés à l’Empire se retrouvent dans cette idée de grand marché
autarcique. À l’image d’Albert Sarraut, qui précise que « la France d’outre-
mer nous libérera du tribut écrasant que nous payons à l’étranger », et
d’Eugène Guernier, qui dans Pour une politique d’empire publié en 1938
rappelle que « nous coloniaux, nous disons que du moment qu’un territoire
français d’outre-mer peut produire il doit être préféré aux autres ».

Le mythe impérial comme idée nationale

Cette décennie qui commence voit donc émerger un nouveau mythe


impérial, moins théorique et d’une certaine manière plus politisé. C’est
aussi celle où les consciences coloniales et la connaissance du continent
africain s’accroissent, conséquence directe du progrès accompli dans
l’étude des colonies et des peuples qui y vivent, dans tous les secteurs des
sciences humaines.
Cette volonté d’unité coloniale, la gauche y répond imparfaitement en
la fondant sur le principe des droits de l’homme, de la morale et de
l’égalité. Ce qui semble, pour une large majorité de l’opinion publique,
inconciliable avec la diversité des statuts, des institutions, des religions et
des « races » de l’Empire français. La droite, fondant son idéologie sur
l’inégalitarisme et sur une pseudo-parité sociale, apporte aux yeux de la
majorité des Français, et surtout des coloniaux et des Français d’Algérie,
une réponse plus compatible avec l’édifice impérial en formation. En fait, le
discours élaboré et développé par les droites nationalistes n’est alors guère
différent de celui qui domine en France.
L’autre composante du discours qui s’élabore au cours de la fin des
années 1920 au sein des droites est la volonté de description constante des
caractéristiques spécifiques de l’« indigène », afin de démontrer la justesse
du lien entre ses capacités et la fonction de producteur que l’on veut lui voir
endosser. Le postulat essentiel est que l’esprit de l’indigène est « peu
compliqué », d’une nature « simple et primitive ».
Ce discours se révèle rapidement inefficace devant la démonstration
quotidienne d’une identité africaine, notamment dans le domaine de l’art ou
de la culture, et de l’émergence d’une opposition active, en particulier à
Paris, derrière différents revues et mouvements. Pour la droite, l’entreprise
coloniale correspond, aussi, à un contrôle efficace des populations « de
couleur » et à une sorte de ligne Maginot virtuelle pour se protéger de
l’invasion…

Retour sur Vincennes…

L’ensemble de ce contexte politique ressort dans la multitude d’articles


de presse concernant l’Exposition coloniale internationale de 1931, qui est
d’une remarquable uniformité et très révélatrice de cette évolution
doctrinale. Serge Hyr, dans les colonnes de L’Ami du peuple, en donne le
ton : il est « enfin montré aux Français […] une preuve éclatante du génie
colonisateur de la France, […] la glorieuse carrière de nos coloniaux, de
nos fondateurs d’empire, des hommes audacieux, volontaires, héroïques
qui, depuis des siècles, allèrent au loin conquérir des territoires pour les
annexer au patrimoine national […] ». La question est maintenant un enjeu
national, politique et essentiel. Il est temps de politiser le débat. Le Figaro,
avec Gaëtan Sanvoisin – un des plus actifs chroniqueurs coloniaux des
années 1930 –, précise d’ailleurs, quelques jours avant l’ouverture de
l’exposition, après une longue description de l’extraordinaire
« effervescence laborieuse d’une cité en construction », que, si l’exposition
est magnifique, « il reste fort à faire pour construire et administrer cet
empire »… De toute évidence, les temps ont changé. L’Empire, d’une
affaire de fonctionnaires et de spécialistes, devient une question politique !
Les droites et les gauches se retrouvent dans un discours glorificateur au
moment de l’exposition (pouvait-il en être autrement ?), même si certaines
critiques émergent ici ou là, mais marginalement… de chaque côté. C’est
tout d’abord et très officiellement la droite modérée, alors au pouvoir et qui
s’est pleinement investie dans l’« œuvre » coloniale, qui est active. À
l’image de Paul Reynaud, alors ministre des Colonies, qui symbolise
parfaitement l’attachement de la droite parlementaire à l’Empire et son
implantation au sein du parti colonial. Son discours d’inauguration de
l’exposition en 1931 est révélateur des quelques notions clés à la base de la
nouvelle pensée coloniale de la droite gouvernementale. Il y développe
l’idée d’« empire français », locution non officielle et vision relativement
neuve à la tête de l’État, du moins au ministère des Colonies, de ce que
doivent désormais représenter les colonies dans l’imaginaire des Français.
Un rapide tour d’horizon du monde médiatique français permet de
remarquer une multiplication du nombre d’articles abordant, et cela dès la
première page, des questions coloniales. Alors que tout au long des années
1920, ainsi que le souligne Charles-Robert Ageron, on constate « qu’il
pouvait se passer des semaines avant que la moindre question coloniale y
fût mentionnée ». La grande presse, comme Le Petit Parisien – qui a le plus
fort tirage français – avec les reportages d’Albert Londres ou Le Temps –
largement soutenu par le Comité des forges et le monde des affaires – avec
les articles de Robert Poulaine, se lance dans les grandes enquêtes et
reportages sur les colonies. Le Temps propose ainsi à ses lecteurs, à partir
du 6 mai 1930, un an avant l’ouverture de l’exposition, une rubrique
coloniale régulière : « Le Temps colonial ». Cette rubrique peut être
considérée comme la première véritable page coloniale de qualité dans un
journal de droite. Bien informée, elle propose au public chaque semaine des
sujets sur l’ensemble des questions se rapportant à l’Empire. D’une certaine
façon, elle préfigure les rubriques que nous retrouverons au milieu des
années 1930.
Dans le même temps, Le Journal des débats lance sa chronique « Revue
coloniale » (avec André Géraud, Marcel Homet, Pierre Bernus, Paul
Bourget…) et insiste sur l’émerveillement devant une telle réalisation,
notamment le parc zoologique, dans les articles d’Henri Daniel-Rops. La
République, d’opinion radicale, propose une page coloniale ponctuelle,
comme Le Populaire (organe de la SFIO), mais cette dernière disparaît dès
1932. Paris-Soir est un cas à part, présentant l’exposition uniquement dans
le cadre de ses rubriques « magazine » où sont soulignés les aspects
exotiques et sensationnels de Vincennes.
Les Nouvelles littéraires, sous l’impulsion de Maurice Martin du Gard,
insistent sur l’« œuvre coloniale » de la France et sur l’engouement du
public pour cet empire « révélé ». De même, la très conservatrice Revue
française présente toute l’année des articles sur l’Empire et l’Exposition
coloniale, notamment son numéro spécial du 5 juillet 1931 réunissant Louis
Faivre (pseudonyme de Delavignette, le directeur de l’École coloniale de
1937 à 1946, futur collaborateur à la rubrique coloniale de Je suis partout),
Jean-Pierre Maxence, Stéphane Faugier, Charles Kunstler, Georges-R.
Manue, Robert Brasillach, Jean Renaud ou le maurrassien Philippe de Zara.
On retrouve aussi autour de ce numéro spécial Antoine Rédier, qui voit dans
cette exposition « une impression de grandeur et de juste fierté nationale »
à regarder ces « beaux serviteurs lointains de la patrie », ou Léon Truitard,
le directeur de l’Agence économique des territoires africains sous mandat.
Le très populaire et influent quotidien L’Écho de Paris propose aussi
une page coloniale régulière, bien vite abandonnée, où collaborent Jean
d’Esme (pseudonyme du vicomte Henri d’Esmenard), Albert Paluel-
Marmont, Gérard Bauër, René Vanlande (qui contribue aussi à l’organe de
la Fédération républicaine La Nation pour les questions coloniales la même
année), Henry Bordeaux, l’académicien Charles Le Goffic.
À l’ultradroite, de tendance maurrassienne, c’est Candide qui consacre
de nombreux articles admiratifs à l’exposition sous la plume d’Alain
Laubreau ou Benjamin Crémieux. De son côté, Gringoire offre pendant
plus de six mois trois grands récits : « Aventure : dans la griffe des
Jauniers » de la romancière Yvonne Schultz publié de janvier à mars 1930,
« Périn » d’Henry de Monfreid et « Malikoko, président de la République »
de Pierre Bénard, particulièrement incisif, qui est présenté de juin à
septembre 1931 parallèlement à des articles sur l’exposition ou l’entreprise
coloniale de Joseph Kessel, Pierre de Régnier, Raymond Recouly, Pierre
Bonardi, Robert Thiriet, Maurice Martin du Gard… Enfin, Je suis partout,
le titre le plus fascisant, présente aussi une rubrique « Dans les colonies »
qui préfigure les pages coloniales que nous retrouverons dans ses colonnes
à partir de 1933, sous divers titres : « L’empire français », « Notre empire »,
« Empire-armée-marine »…
Le Figaro de François Coty propose deux pages à parution irrégulière,
« Scènes de l’épopée coloniale » et « Richesses françaises d’outre-mer »
(sous la direction de Jean Bazire), avec Joannès Tramond, Wilernoz, Dr A.
Legendre (spécialiste de l’Asie), Pierre Mille (sur le Transsaharien),
Georges Goyau (que l’on retrouve à La Croix, véritable spécialiste des
missions), Jacques Saint-Germain, Tristan Derème (pseudonyme du poète
Philippe Huc), Auguste Thomazi, Georges-Henri Rivière, Simon Arbellot,
Eugène Marsan, Abel Hermant, Gaëtan Sanvoisin, Jean et Jérôme Tharaud,
Jean Selz, Pierre Lyautey… Dans l’autre fleuron cotyste – L’Ami du
peuple –, c’est pratiquement un article tous les deux jours que nous
retrouvons sur les colonies, généralement signé par le général Henri
Noguès, Serge Hyb (pseudonyme d’Henry Berthelot), Jacques Mattéi (le
frère d’André Mattéi, l’un des principaux chroniqueurs coloniaux de
L’Action française de 1936 à 1938), Jean Renaud et surtout Coty lui-même
(soixante-douze articles signés de son nom en 1930-1931 sur les colonies
ou sur le communisme et les colonies).
De son côté, Le Charivari propose une page régulière simplement titrée
« À l’Exposition coloniale » pendant toute la durée de la manifestation,
avec Pierre Héricourt et Jacques Bainville. L’Intransigeant invite ses
lecteurs à de « beaux voyages » dans l’exposition (par Jean La Veyrie) avec
la promesse « d’un semestre de merveilles » aux portes de Paris (Léon
Bailby) dans des éditoriaux quasi quotidiens : « Les heures nouvelles. À
Vincennes. » Quant à La Croix, le journal informe régulièrement ses
lecteurs sur les manifestations autour de l’exposition, insistant sur l’« œuvre
des missions » et parlant de véritable « révolution » (9 avril 1931) pour les
Français à la découverte de cette « œuvre », et consacre tous les deux ou
trois jours un article à l’Empire, sous les signatures les plus variées (Arthur
Dourliac, Alexandre Pons, Henri Baron, Jean Osche…).
Enfin, L’Illustration – « le journal de la France dans le monde » qui
représente assez bien la bourgeoisie française de l’époque, mais qui est
aussi lu par une large frange de l’opinion de droite – consacre des numéros
spéciaux remarqués. Tout comme le magazine Vu qui propose des numéros
hors série à fort tirage sur les colonies. À travers ces quelques exemples, on
constate aisément que la presse, dans son ensemble, montre alors un intérêt
prononcé pour le domaine colonial au cours de cette année « impériale ».
La droite extrême, à l’image de L’Action française, trouve dans les
colonies au début des années 1930 la seule réponse « immédiate » à la crise
économique, par la création de ce marché franco-colonial et autarcique qui
répondrait aux attentes, pense-t-elle, du peuple de gauche. Il s’agit d’une
situation paradoxale. La droite extrême et la droite conservatrice perçoivent
dans l’empire qui s’éveille un espoir pour sortir de la crise, évangéliser des
âmes perdues, contrôler les peuples de couleur en marche. Mais, en même
temps, cette mouvance nationaliste, enfermée dans un carcan idéologique,
reste prisonnière d’une partie de son lectorat et ne peut pleinement
s’investir dans cette voie.
Pour sa part, la gauche, socialiste ou radicale, se trouve en contradiction
de plus en plus flagrante entre les idéaux qu’elle défend et les intérêts divers
de son électorat (paysans anticoloniaux à cause de la concurrence des
produits importés, ouvriers et petits artisans opposés aux investissements
coloniaux, rejet xénophobe de sections outre-mer, notamment en
Algérie…). Autant de réalités qui heurtent de front l’engouement colonial
de la gauche et condamnent les différentes tendances politiques à se
rapprocher pratiquement, quoique sur la base d’idéologies différentes.
À ce titre, le tournant de 1931 est essentiel. Grand moment national
pour les uns, patriotique pour d’autres, républicain pour la plupart,
Vincennes reste et demeure un moment d’union nationale comme jamais
jusqu’alors n’en avait connu l’entreprise coloniale en France.

1. Ce texte reprend et synthétise un article publie initialement dans l’ouvrage collectif de


Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la
Révolution française à nos jours, Paris, CNRS Éditions/ Autrement, 2008.
2. Vincent Courcelle-Labrousse, Nicolas Marmié, La Guerre du Rif. Maroc 1921-1926, Paris,
Tallandier, 2008 ; Béatrice Mignot-Giorgi, « Les milieux politiques français et les groupes de
pression face à la guerre du Rif, 1924-1927 », mémoire de maîtrise, université de Poitiers,
1983.
3. Populaire, 6 juillet 1931.
Penser depuis la colonie :
leçons de Simone Weil
Souleymane Bachir Diagne

Considérer que les textes que Simone Weil a consacrés au colonialisme


invitent à « penser depuis la colonie », qu’est-ce à dire 1 ? Bien entendu, elle
n’a pas fait le déplacement pour témoigner de ce que signifie vivre comme
un sujet colonial par exemple. Lorsqu’elle écrit pour dénoncer les
sanglantes répressions menées par le pouvoir colonial au Maghreb, elle
prend soin de préciser : « Pour moi, je suis Française. Je n’ai jamais été en
Afrique du Nord 2. »
Mais dire qu’avec elle on pense depuis la colonie c’est faire le constat
que si sa démarche est une critique radicale, absolue, éthique, du
colonialisme (« je crois pourtant en savoir assez pour porter une
accusation 3 », continue-t-elle), c’est bien parce qu’elle effectue et invite à
effectuer un décentrement pour voir la réalité coloniale non plus depuis le
point de vue de la « Française » qu’elle est, non plus à partir du récit
national que la France tient sur elle-même et sur « son » empire, mais
depuis ce qui trouble, questionne et finalement dément ce récit.
Il convient de rappeler dans un premier temps que ce décentrement hors
du récit national est une démarche critique qu’elle adopte en général,
indépendamment de la question coloniale à laquelle elle l’applique dans les
écrits qu’elle lui consacre. J’examinerai ensuite le fonctionnement de ce
décentrement qui devient une « machine de guerre » contre le colonialisme,
en précisant cependant que si sa condamnation, au nom de l’éthique, de ce
que celui-ci peut signifier comme « crime contre l’humain » (pour citer ici
la déclaration du candidat à l’élection présidentielle Emmanuel Macron en
2017) est radicale et absolue, Simone Weil ne prend guère une position
politique radicale condamnant, ainsi que le fera la conférence de Bandoeng
de 1955, le principe même de la colonisation. Enfin, en conclusion, je
soulignerai les leçons que comportent pour nous, aujourd’hui, pour ce que
l’on appelle la postcolonie, les écrits de Simone Weil sur le colonial.

Sortir du récit national

Lire sa propre légende (au sens premier de « ce qui est à lire », ce que
l’on enseigne comme credo) depuis le point de vue de l’autre, telle est
l’injonction sur laquelle est construit l’argument de l’article intitulé
« Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme ». Le passage suivant
représente cet argument : « On prétend que Napoléon a propagé, les armes
à la main, les idées de liberté et d’égalité de la Révolution française ?
Napoléon n’a pas inspiré au monde moins de terreur et d’horreur
qu’Hitler 4. »
Je ferai trois remarques sur cette comparaison entre Napoléon
Bonaparte et Adolf Hitler. La première est pour insister sur le fait qu’en
effet, le récit qui présente Napoléon Bonaparte comme celui qui en même
temps qu’il met fin à la Révolution française en exporte les idées qui vont
changer le visage du monde est l’exemple même du roman national,
cautionné on le sait par Hegel, qui voyait en l’empereur la figure par
excellence du grand homme élu par l’Esprit, entretenu par les historiens,
chanté par les poètes : Napoléon Bonaparte serait celui qui répand « cet air
de liberté au-delà des frontières aux peuples étrangers qui donnait le
vertige » (Ma France chantée par Jean Ferrat).
Voici à quoi invite Simone Weil : regarder cela depuis « le monde »,
depuis « les peuples étrangers » justement. Que disent-ils de « la France
éternelle », ou plutôt comment se présente-t-elle en son épisode
napoléonien dans le miroir que lui tendent les pays qui ont été violentés et
soumis par les « grognards » de Napoléon Bonaparte ? Eh bien, dit Simone
Weil, au miroir du monde, « il n’y a pas de “France éternelle”, tout au
moins en ce qui concerne la paix et la liberté 5 ». Ce contre-récit, c’est celui
que produisent la Hollande, la Suisse, l’Espagne : « Quiconque parcourt le
Tyrol, écrit Simone Weil, y trouve à chaque pas des inscriptions rappelant
les cruautés commises alors par les soldats français contre un peuple
pauvre, laborieux et heureux pour autant qu’il est libre. Oublie-t-on ce que
la France a fait subir à la Hollande, à la Suisse, à l’Espagne 6 ? » Récit
national/contre-récit depuis « le monde » : c’est cette dialectique que
Simone Weil fait également fonctionner à propos du colonialisme, de tous
les colonialismes (elle remonte aussi bien, dans la comparaison avec
l’hitlérisme, à la Rome impériale) 7.
Ma deuxième remarque est pour dire, avec Simone Weil, que s’il y a
quelque chose d’éternel parce que naturel, ce n’est pas le visage de la
civilisation mais au contraire celui de la barbarie. On retrouve ainsi chez la
philosophe l’idée bergsonienne que le naturel, l’instinct, est guerrier, qu’il
est clôture sur soi, c’est un tribalisme qui n’ouvre pas sur une politique de
l’humanité comme telle, c’est-à-dire comme totalité et idée régulatrice.
Simone Weil déclare en effet dans l’article sur les « origines de
l’hitlérisme » que « tout État centralisé et souverain est conquérant et
dictatorial en puissance, et devient tel en effet pour autant qu’il croit en
avoir la force 8 ». Et dans ses « Réflexions sur la barbarie » (1939), elle
trouve vérifié le postulat qu’« on est toujours barbare envers les faibles »,
même s’il faut peut-être apporter cette nuance : « sauf au prix d’un effort de
générosité aussi rare que le génie 9 ».
Alors, et c’est ma troisième remarque, s’il en est ainsi, si « le dogme de
la souveraineté nationale » porte en soi la barbarie qui ne demande qu’à se
manifester dès lors qu’elle peut mettre la force à son service, la solution est
d’élargir la civilité qui constitue la nation à la relation que la nation
entretient à d’autres. Cette relation s’appelle « le fédéralisme » et l’on voit à
la fin de l’article « Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme »
Simone Weil proposer le fédéralisme comme ce qui doit remplacer le
colonialisme : « L’ordre international, écrit-elle, suppose qu’un certain
fédéralisme soit établi non seulement entre les nations mais à l’intérieur de
chaque grande nation [il faut donc jouer la Gironde contre le jacobinisme
pour respecter le pluralisme]. À plus forte raison, le lien entre les colonies
et leur métropole devrait-il devenir un lien fédéral au lieu d’être un rapport
de simple subordination. »
On peut voir que cette conclusion (et au fond tout l’article sur « les
origines… ») est nourrie de la réflexion que depuis 1931 – année où
s’organise, à Paris, l’immense Exposition coloniale internationale – selon
son propre compte, Simone Weil ne cesse de mener sur la colonie. Cela fait
l’objet de mon second point.

Regarder et penser depuis la colonie

À propos du moment et de la manière dont elle s’est trouvée


véritablement hantée par la question coloniale, Simone Weil s’explique
dans un article intitulé « Qui est coupable de menées antifrançaises ? » :
« Je n’oublierai jamais, déclare- t-elle, le moment où, pour la première fois,
j’ai senti et compris la tragédie de la colonisation. C’était pendant
l’Exposition coloniale, peu après la révolte de Yen-Bay en Indochine. »
On voit ici s’effectuer le mouvement de décentrement hors du récit
national. 1931 est sans doute le grand moment colonial, celui où l’État se
propose d’offrir aux Français le spectacle de « leur » colonie car, comme le
rappelle Simone Weil, « la colonisation est un processus qui s’est accompli
en dehors de la vie du peuple français 10 ». Il s’agit, en exposant la colonie
(y compris les sujets colonisés comme dans des « zoos humains ») au cœur
de la métropole, d’inviter les citoyens à voir leur pays dans son apparence
impériale pour mesurer sa puissance et son prestige. Mais le paradoxe était
inévitable dès lors que les deux visages de la France, qui devaient exister
dans leur séparation, se trouvaient alors ainsi juxtaposés : celui de la
civilité, de la générosité, de la liberté et de la paix, comme dans un miroir
déformant se reflétait en celui de la barbarie et du crime.
Le monde de la citoyenneté se découvrait l’envers de celui de la
sujétion. La coïncidence n’a pas échappé à Simone Weil : ce moment où la
colonisation triomphe c’est aussi celui où elle montre qu’elle doit
disparaître, qu’elle est révoltante et suscite les révoltes qui la détruiront. Ce
que ne pouvait pas savoir Simone Weil alors mais qui se pressent dans ce
qu’elle découvre, c’est que la répression en Indochine portait la défaite de
Dien Bien Phu.
On ignore, écrit la philosophe depuis la position décentrée qu’offre
l’Empire, que « la France n’est pas, aux yeux de la plupart de ses sujets, la
nation démocratique, juste et généreuse qu’elle est aux yeux de tant de
Français, moyens et autres ». Ajoutant, puisqu’elle écrit en 1938, à une
époque où les visées impériales du Japon commencent à se traduire dans un
processus qui aboutira en 1941 à l’invasion de l’Indochine, que les
Annamites n’avaient de toute façon aucune raison de préférer la domination
de la France à celle du « pays du Soleil levant ».
J’ai utilisé le mot « hantée » pour parler de la présence, dans l’esprit de
Simone Weil, de la question coloniale. C’est qu’elle ne pouvait plus ne plus
avoir ce regard global, ce regard de surplomb qui tient ensemble le monde
des citoyens et le monde des sujets, l’univers de la civilité et celui de la
barbarie : « qui sait », demande-t-elle ainsi à propos « du sang [qui] coule
en Tunisie », « on va peut-être se souvenir que la France est un petit coin
d’un grand empire et que dans cet empire des milliers et des milliers de
travailleurs souffrent 11 ».
Mais elle fait également l’amer constat que tout le monde n’a pas ce
regard global qui « provincialise la France » pour mieux penser son
colonialisme : il n’y a guère plus de prise de conscience qu’il y a une
question coloniale. En particulier les travailleurs-citoyens de France
ignorent ainsi (au double sens de ce mot) les milliers et milliers de
travailleurs-sujets qui souffrent ; et les partis qui parlent en leur nom, « nous
aussi, “Français de gauche”, nous continuons à faire peser sur les
indigènes des colonies la même contrainte impitoyable 12 ». Il est ici fait
allusion au Front populaire et à ceux qui manifestent contre les fascismes et
à l’incapacité qui est la leur d’effectuer le déplacement hors du récit
national, le mouvement de se voir depuis la colonie pour se découvrir
participant vis-à-vis de celle-ci de ce qu’ils dénoncent avec virulence au
nom du droit, de la liberté et de la paix. Adriano Marchetti rappelle ainsi
que le Parti communiste français, devant les crimes, « n’a qu’une réaction
insignifiante ». C’est le mouvement surréaliste qui, manifestant contre
l’Exposition coloniale internationale, incarnera l’opposition au colonialisme
alors que, comme l’écrit Adriano Marchetti, il faut interroger la
« responsabilité de la gauche, des syndicats, des partis qui théorisent
l’internationalisme prolétaire et ne le pratiquent pas 13 ».
Se voir depuis le regard de l’autre : c’est un topos de l’existentialisme
de Jean-Paul Sartre qui en fera aussi, dans Orphée noir (1948) et d’autres
textes, une machine de guerre anticoloniale. En 1938, c’est ce même
décentrement qu’effectue Simone Weil qui en tire cette conséquence
radicale, extrême, violente : « Depuis ce jour, j’ai honte de mon pays. » Ce
sentiment provient de ce qu’elle sait en effet que de ce pays existe une autre
image que celle fabriquée par le « récit national », qui existe dans le regard
des « sujets » et qui est à l’opposé de celui que l’Exposition coloniale veut
présenter aux citoyens. Dès lors, continue-t-elle, « depuis ce jour je ne peux
pas rencontrer un Indochinois, un Algérien, un Marocain, sans avoir envie
de lui demander pardon 14 ».
Voilà qui s’appelle du mot honni par beaucoup : repentance. S’il
convient bien ici, c’est qu’il traduit la conscience philosophique, éthique,
religieuse, qui parle en Simone Weil depuis ce jour où elle a regardé en face
la question coloniale. On notera toutefois que la force du langage éthique de
la honte et de la repentance ne s’est pas convertie en une politique
anticoloniale radicale.
Il est indéniable que sa vision d’un fédéralisme mondial, se substituant
en particulier à la relation coloniale, traduit un rejet total, absolu, de la
division entre citoyens et sujets, entre l’univers de la civilité et les ténèbres
extérieures de la barbarie. Au-delà de cette position de principe éthique, sa
position politique demeure proche de l’esprit dans lequel s’est tenue la
conférence de Brazzaville de 1944 convoquée par le général de Gaulle. Il
s’agissait alors, reconnaissant les « services rendus » par les colonies
pendant la guerre, de comprendre selon les mots du Général « la nécessité
d’établir sur des bases nouvelles les conditions de la mise en valeur de
notre Afrique, du progrès humain de ses habitants et de l’exercice de la
souveraineté française ». On notera du reste ici qu’à la Libération, la loi
Lamine-Guèye étendra la citoyenneté en Afrique à ceux qui jusque-là
étaient des sujets et que la Première Assemblée constituante parlera d’un
principe fédéraliste (la recommandation 4 de la conférence avait évoqué la
possibilité d’une « Assemblée fédérale ») avant que l’Assemblée suivante
ne revienne là-dessus.
Simone Weil, pour revenir à elle, indiquait être en faveur d’une
reconstruction différenciée de l’ordre colonial qui donnerait pleinement
sens à cette idée d’une « protection » par la France des nations placées sous
son autorité. Cette idée exige d’abord que les cultures de ces nations fassent
l’objet d’un respect qui interdise toute tentative d’éradication de leur
mémoire propre par l’adoption de « nos ancêtres les Gaulois ». Mais on fera
aussi la différence, indiquent les réflexions de Simone Weil, entre les
Annamites qui ont des cultures et des organisations politiques
traditionnelles fortes et à l’autre extrémité l’Afrique noire où la dévastation
de siècles d’esclavage avait rendu, écrit-elle, « la colonisation plus
justifiable ». Bernadette Cailler éclaire la manière dont Simone Weil
annonce le Césaire du Discours sur le colonialisme, en particulier lorsque
ce dernier considère que l’hitlérisme a infligé à des « Blancs » ce que le
colonialisme s’est cru justifié d’infliger à des populations « de couleur ».
Elle souligne aussi à propos de Simone Weil que « sa naïveté et son
maternalisme à l’endroit des cultures sub-sahariennes sont étonnants 15 ».
Cet anticolonialisme gradualiste, ainsi qu’on pourrait l’appeler, amène
Simone Weil à s’opposer à ce qu’elle considère comme un anticolonialisme
naïf de l’Amérique. L’Amérique, écrit-elle, n’ayant pas de colonies
(entendons : n’ayant pas la responsabilité de « protéger ») et « appliquant
naïvement ses critères démocratiques, considère le système colonial sans
sympathie ». C’est pourquoi, conclut-elle dans son texte de 1943, « À
propos de la question coloniale dans ses rapports avec le destin du peuple
français » : s’il est clair que le monde était en train d’échapper au désastre
d’une hitlérisation de l’Europe qui se serait achevée en une hitlérisation du
globe terrestre, il fallait également se préparer, dans un tout autre esprit bien
entendu, à faire pièce à une américanisation de l’Europe puis « du globe
terrestre ».
Là était donc, pour une France qui aurait repensé, ou plutôt pensé enfin
la colonisation, la construction d’un futur où la France jouerait tout le rôle
qui lui revient « d’essayer de commencer de nouveau à penser le destin du
monde ».

Une leçon pour notre monde postcolonial

Il s’agit de voir quels éclairages les réflexions de Simone Weil sur la


colonie, depuis la colonie, apportent à deux grandes questions
« postcoloniales » d’aujourd’hui : celle que l’on appelle « la querelle de
l’histoire » ou plutôt de l’enseignement de l’histoire ; et celle, qui lui est
liée, de la repentance pour le crime contre l’humain que fut le colonialisme.
La première concerne la relation entre le « récit et la mémoire
nationaux » et le postcolonial. Quelle histoire enseigner ? L’urgence est-elle
de constituer le récit national de manière à créer et partager une même
légende pour tous ? Faut-il plutôt essayer de composer les histoires
plurielles qui enseignent le décentrement ? En particulier l’histoire
coloniale qui n’en finit pas de dérouler ses effets aujourd’hui ?
Pour la seconde leçon, je reviens à la manière dont Simone Weil
exprime avec force « honte » et « repentir ». Du violent sentiment qui
s’exprime ainsi, elle s’explique dans une lettre à Georges Bernanos où elle
déclare : « Les humiliations infligées par mon pays me sont plus
douloureuses que celle qu’il peut subir 16. » Quelque chose dans sa
démarche pourrait, me semble-t-il, utilement éclairer cette querelle de la
« repentance » qui est revenue sur le tapis, par exemple récemment, lorsque
celui qui était alors seulement le candidat Emmanuel Macron a déclaré que
le colonialisme est un « crime contre l’humain ».
Simone Weil ne dit pas autre chose. Et sa démarche montre que la
« repentance » n’est pas d’abord pour elle l’acte moral politique de
s’adresser à l’autre pour lui demander « pardon ». Elle est d’abord la simple
reconnaissance de ce que j’ai appelé les deux visages ou la coexistence du
récit et du contre-récit, qui interdit par exemple le ridicule de dire que la
colonisation n’était autre que la volonté de « partager sa culture ». Se
repentir est donc d’abord s’adresser à soi-même. C’est ce que Simone Weil
a su penser depuis la colonie.

1. Ce texte est issu d’une conférence, sous le même titre, donnée au Collège de France le
12 juin 2017.
2. Simone Weil, « Qui est coupable des menées antifrançaises ? » (1938), in Écrits historiques
et politiques, Paris, Gallimard, 1960.
3. Ibid.
4. Simone Weil, « Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme » (1940), in Écrits
historiques et politiques, op. cit.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Je noterai au passage que Léopold Sédar Senghor, en amoureux qu’il était de la langue
française, a écrit un célèbre poème où il prie Dieu de « placer la France à la droite du Père ».
Il avait bien entendu à l’esprit cette « France éternelle » qu’il avait dite « structurelle » pour
l’opposer à la « France conjoncturelle » qu’il voyait attachée à se trahir dans les exactions
coloniales.
8. Simone Weil, « Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme », in Écrits historiques
et politiques, op. cit.
9. Simone Weil, « Réflexions sur la barbarie (fragments) » (1939), in Écrits historiques et
politiques, op. cit.
10. Simone Weil, « À propos de la question coloniale dans ses rapports avec le destin du
peuple français » (1943), in Écrits historiques et politiques, op. cit.
11. Ibid.
12. Simone Weil, « Le sang coule en Tunisie » (1937), in Écrits historiques et politiques, op.
cit.
13. Adriano Marchetti, « Réflexions de Simone Weil sur le colonialisme », Francophonia
(Studi e riserche sulle leterrature di lingua francese), no 19, 1990.
14. Simone Weil, « Qui est coupable de menées antifrançaises ? », in Écrits historiques et
politiques, op. cit.
15. Bernadette Cailler, « De Simone Weil à Aimé Césaire : hitlérisme et entreprise
coloniale », Présence Africaine, Nouvelle série, no 151/152, 1995.
16. Simone Weil, « Lettre à Georges Bernanos » (1938), in Écrits historiques et politiques, op.
cit.
Paris, capitale coloniale
Pascal Blanchard et Éric Deroo

En France, c’est au début des années 1930 que la présence d’immigrés


issus des colonies devient « visible », en particulier dans Paris. Totalement
nouvelle, dénoncée par la droite et l’extrême droite, mais aussi par une
partie de la gauche et la quasi-totalité des « spécialistes » de l’immigration,
cette réalité relève du fait colonial autant que de l’histoire de l’immigration,
alors qu’on l’associe rarement à l’histoire coloniale proprement dite.
Pourtant, elle restera comme l’un des témoignages majeurs et durables de
l’entreprise impériale dans la société française.
Pour bien des Français, que rien n’attire particulièrement dans l’épopée
ultramarine, et qui restent prisonniers des poncifs et des clichés de la
propagande forgés par les colonisateurs ou les missionnaires, ce contact
avec les migrants sera le seul qu’ils auront avec leur empire. Complexe –
évolutive, multiforme et paradoxale –, l’immigration coloniale l’est à plus
d’un titre. La première source d’équivoque est la capitale elle-même ; dans
cette tumultueuse période de l’après-guerre, Paris incarne à la fois la France
des Lumières, de la Révolution, de l’essor républicain, d’un certain mode
de vie et de la victoire contre la barbarie « boche », tout en servant de
vitrine au deuxième empire colonial du monde.
Travailleurs et soldats amenés dans les « bagages » de la guerre ; main-
d’œuvre attirée par un travail stable ou mieux rémunéré qu’aux colonies ;
intellectuels encouragés à émigrer par leur famille ou par l’administration
coloniale – souvent pour s’en débarrasser –, ou sincèrement désireux de
découvrir la France ; figurants des nombreuses expositions coloniales ou
nationales ; artistes en quête d’horizons nouveaux ; étudiants attirés par un
enseignement et un accès au savoir plus aisé, des milliers de colonisés de
toutes origines géographiques et sociales se côtoient à Paris.

La contradiction colonies/métropole

Un certain nombre d’officines, d’origine purement coloniale (contrôle


postal, du moral, des activités culturelles, religieuses…), destinées à
« guider », en réalité à isoler les contingents de combattants, les travailleurs
ou les étudiants venus sur le sol métropolitain des influences « néfastes »
pour les colonies, se mettent en place en France. Malgré cette pression
constante, dans les années 1930, Paris devient la première ville
d’immigration « exotique » en Europe et son identité, tant politique que
culturelle, s’en trouve considérablement modifiée. Cette période, où
s’installent avec des destins divers les « trois couleurs de l’Empire »,
inaugure un demi-siècle de migrations continues qui modifient la nature de
la société hexagonale et constituent aujourd’hui, avec la question de
l’intégration, un des « particularismes » de l’identité française en Europe.
Entre les deux guerres, le nombre d’originaires de l’Empire (venus des
Antilles, d’Afrique noire, de Madagascar, du Pacifique, du Maghreb ou
d’Indochine) oscille entre 70 000 et 150 000 personnes dans Paris et sa
banlieue. Mais ce n’est pas une présence stable et sédentaire. Bien au
contraire, elle se caractérise par une fluidité permanente, entretenue par les
autorités gouvernementales, les réformes administratives ou les politiques
municipales. Bien qu’elles se croisent peu, sauf dans la vie militante et
politique, les diverses « communautés » se retrouvent autour de conditions
de vie partagées, d’aspirations de tous ordres et des luttes anticoloniales.
Ces populations coloniales sont liées par un destin commun dans la
capitale et s’inscrivent dans une histoire commune en devenir. Messali
Hadj, dans ses Mémoires, dès le début des années 1920, souligne à
l’occasion d’une grève nationale des Chemins de fer ce brassage incroyable
en métropole : « J’ai rencontré des Indonésiens, ainsi que des Indochinois,
des Chinois, des Égyptiens, des Syriens, des Destouriens et d’autres
encore. »
Ce faisant, et comme malgré elle, la France métropolitaine devenait un
relais, le creuset d’une histoire ou d’un avatar commun à des milliers
d’immigrés et, plus tard, à des dizaines de nations issues des
indépendances. À des occasions exceptionnelles – comme au moment de la
Grande Guerre – s’esquissèrent des relations différentes entre Français et
« indigènes », entre frères d’armes des tranchées, entre blessés et
infirmières, entre tirailleurs et populations civiles, mais bien qu’elles se
fussent nouées hors du cadre colonial classique elles n’en témoignaient pas
moins d’une attitude paternaliste du côté métropolitain.

Une génération nouvelle dans Paris

Dans les années 1920, faisant suite aux premiers et nombreux migrants
de la Grande Guerre, une nouvelle génération s’installe dans Paris et sa
banlieue. À l’immigration de travail s’ajoute celle, bientôt très importante,
de responsables politiques, d’artistes et d’étudiants, appelés à jouer un rôle
décisif lors des futures indépendances, tant en Afrique noire qu’au Maghreb
ou en Indochine. À travers des flux annuels de plus en plus réguliers, on
estime à plus d’une centaine de milliers les immigrés originaires du
Maghreb, pour l’essentiel d’Algérie (géographiquement la plus proche), au
milieu des années 1930 1.
À l’époque, pour s’embarquer vers la capitale, les immigrants
« légaux » d’Afrique du Nord doivent justifier d’un contrat de travail, d’un
certificat médical prouvant l’absence de « maladies contagieuses » et d’une
carte d’identité avec photographie. Quant à l’immigration « illégale », elle
représente jusqu’à un tiers des travailleurs en métropole. Une enquête
nationale, dans l’industrie métallurgique, sur plus de 60 000 travailleurs,
classe les « Nord-Africains » en bons derniers des différentes populations
« étrangères » identifiées par l’enquête. Mais, malgré ce « classement » et
ces réactions xénophobes de plus en plus affirmées, les départs vers la
métropole ne cessent de s’amplifier. Le patronat français a besoin de bras, à
bon marché et corvéables. Au total, de la fin de la Grande Guerre à la veille
du second conflit mondial, ce sont 500 000 Nord-Africains qui viennent en
France, chiffre conséquent si on le rapporte à la population adulte masculine
du Maghreb de l’époque.
Le nombre d’Africains, d’Antillais et d’Africains-Américains est plus
modeste, entre 5 000 et 10 000 personnes au maximum en France au milieu
des années 1920. Mais le nombre officiel des Africains et des Malgaches
résidant en métropole, estimé par le ministère des Colonies en 1926 à un
peu plus de 2 500 personnes, dont un peu moins de 800 dans la capitale,
paraît nettement au-dessous de la réalité et doit être probablement triplé 2.
Ce sont surtout des ouvriers (70 % du recensement officiel de 1926) qui
travaillent, entre autres, aux usines automobiles Renault, Citroën et à la
fabrique de chocolat Amieux, et des employés, notamment de la
Compagnie du gaz de Paris et de la Société des transports en commun.
On compte également quelques dizaines d’étudiants fréquentant surtout
les facultés de droit et de médecine, une soixantaine de marins, ainsi que
des domestiques dont le nombre est impossible à préciser, souvent conduits
à Paris par des coloniaux à la retraite. Le journal La Race nègre rapporte, en
septembre 1930, un fait divers significatif. Un Bambara de 18 ans, emmené
dans les bagages d’un médecin revenant du Sénégal, est littéralement
séquestré à l’office et rémunéré 50 francs par mois. Ayant réussi à s’évader,
vêtu de son seul pagne, il est retrouvé par la police place Gambetta.
Mais on ne peut pas parler, au milieu des années 1920, d’une véritable
immigration africaine à Paris ; il faudra attendre la décennie suivante pour
voir cette présence doubler progressivement. Le nombre d’Antillais est
sensiblement équivalent 3 et à cette communauté afro-antillaise s’ajoutent
quelques Haïtiens, Kanak, Éthiopiens et plusieurs centaines de Noirs
américains, pour la plupart artistes, sportifs ou écrivains 4.
Le chiffre des originaires d’Indochine oscille entre 4 000 et 5 000 dans
Paris et sa banlieue. En effet, depuis les instructions de 1926 sur le
recrutement des travailleurs coloniaux et les mesures de juillet 1934, puis la
loi de 1938 sur les centaines de milliers de travailleurs que l’on souhaitait
recruter, seuls 20 000 Indochinois arrivèrent en France de façon officielle.
Pourtant cette immigration est ancienne : lors de la Première Guerre
mondiale, aux côtés des 43 000 tirailleurs, des milliers de travailleurs
(40 000 Indochinois et le double de Chinois, ces derniers pris en charge par
les Français et les Britanniques) furent acheminés en France, employés
surtout dans les ports, les compagnies de chemins de fer, usines d’armement
ou forges. Liés aux localisations spécifiques de l’effort de guerre, très peu
séjournèrent à Paris, essentiellement en province, notamment à Bordeaux,
Marseille, Toulon, Pau, Toulouse, Moulins ou Tarbes.
Même si la plupart d’entre eux restent généralement peu de temps (de
un à trois ans), on peut estimer le nombre total des migrants « coloniaux »
venus entre les deux guerres à Paris à près d’un million de personnes.
Dans une telle perspective, on comprend mieux la pénétration dans la
société française de cette culture impériale « inversée » qui ne manque pas
de modifier le regard et les pratiques des Parisiens et, au-delà, des Français.

L’émergence d’un discours et d’une pratique


d’exclusion

En même temps que se développe cette immigration issue des colonies,


sous la pression du grand patronat, un discours franchement raciste
s’impose dans les médias, surtout à l’égard des Nord-Africains 5 et, dans
une moindre mesure, contre les activités politiques des Indochinois 6. Dans
ce domaine, les Afro-Antillais, comme les Africains-Américains, ne
subissent pas une exclusion spécifique, ni une réelle pression
administrative, mais restent enfermés dans l’imaginaire stéréotypé mis en
place avant et pendant la Grande Guerre. De fait, la vignette du « bon Noir
Banania » domine, pour longtemps et largement, la représentation de
l’Africain.
À lire la presse de droite de l’époque, on retient la récurrence et la
violence des articles contre les « indigènes de la ville ». Dans L’Action
française, Georges Savoie dénonce cette présence « massive dans la
capitale… sujet perpétuel de soucis et de difficultés ». L’auteur accumule
les témoignages : « Ah ! c’te graine ! dit l’un, qui nous en
débarrassera ? » ; « Ici, Monsieur, me dit un autre avec dignité, pas un Sidi
ne met les pieds. » Ce terme de Sidi est apparu pour la première fois dans la
presse lors d’une enquête sur les bas-fonds parisiens à la fin des années
1920, avant de s’imposer dans le langage courant dans la décennie suivante.
On l’imagine aisément, leurs conditions de vie sont très difficiles dans
Paris. Dans un reportage du magazine Voilà – publié en 1937 –, l’auteur,
Carel de Poorter, parle de « puanteur atroce », d’habitat qui n’est que
« veulerie, abjection jusque dans l’âme inerte des choses », des
« couvertures immondes », de pans de mur « défoncés », de chambres où ils
dorment « comme des rats, comme de la vermine humaine ».
Commence une époque, qui n’est pas près de se clore, où les « sujets
indigènes » venus des colonies deviennent, aux yeux d’une grande partie
des citoyens français (et des autorités), les « immigrés », dont on redoute
l’installation en métropole. D’ailleurs, tout est fait pour limiter la durée de
leur séjour et surtout leur intégration à la communauté nationale. Victor
Sablé, jeune Martiniquais étudiant en droit à Paris, dans les années 1930,
illustre ce contexte omniprésent 7. Il se souvient, lors d’un meeting à la
Mutualité, des réflexions racistes alors courantes : « Un groupe de jeunes
ouvriers en casquette, poing levé et l’Internationale à la bouche, inquiet de
rater le dernier train de banlieue, bouscula sans ménagement un étudiant
sénégalais, tout intimidé, qui n’avançait pas assez vite vers la sortie. “Eh,
dis donc, toi le négro, lui lancèrent-ils, magne-toi donc le train, si t’as peur
du froid, t’as qu’à rester dans ta brousse !” »
François Coty, le roi des parfumeurs, soutien financier des ligues
d’extrême droite, dénonce avec véhémence et haine cette invasion « nègre »
de la capitale dans son ouvrage Péril rouge en pays noir ? L’administration
va dans le même sens puisque, le 10 août 1932, une réglementation qui
limite la main-d’œuvre étrangère est mise en place. L’émigration africaine,
déjà peu importante, est alors considérablement freinée.
En ce qui concerne les Indochinois, ils restent chroniquement associés à
un danger politique. Le mouvement communiste est encore balbutiant en
Indochine, mais les révoltes nationalistes de Yen Bay en 1930 puis les
nombreux soviets villageois du Nord-Annam ont fini par inquiéter
sérieusement l’administration, d’autant qu’ils sont les premiers
mouvements politiquement organisés auxquels elle est confrontée outre-
mer. Ils sont également perçus, à l’instar de toutes les « masses jaunes »,
comme des « envahisseurs ». On dénonce leur action au moment de
l’Exposition coloniale, où de jeunes étudiants vietnamiens diffusent dans
Paris des stickers autocollants « Ne visitez pas l’Exposition » ou « Depuis
un an l’aviation française a massacré en Indochine… ».
L’Animateur des temps nouveaux de décembre 1932 dénonce
« l’invasion pacifique de la France, devenue une immense tour de Babel »
avec en premier plan un « Nord’Af » et un « Indochinois » torse nu, la
notion de « l’invasion des peuples de couleur » devient omniprésente. Cette
poussée de xénophobie gagne en étendue au début des années 1930.
Conjointement à la montée de l’antisémitisme, le terme de « Nègre »,
comme celui de « Sidi » ou de « Jaune », prend un sens de plus en plus
péjoratif. Cette double culture, inscrite dans les années 1930, devient un des
traits identitaires d’une France qui semble se replier sur elle-même.
Après l’inauguration de la mosquée de Paris en 1926, lieu
emblématique, la présence « arabe » (en réalité essentiellement kabyle)
dans la capitale se fait nettement plus visible et c’est sur elle que la pression
administrative va devenir la plus forte. Présents dès l’avant-guerre, les
Algériens se regroupent surtout dans les quartiers du centre-ville comme
celui de la place Maubert, autour de la montagne Sainte-Geneviève et dans
les Halles, ainsi que dans les XIIIe, XVe, XVIIIe, XIXe et
XXe arrondissements et dans la petite ceinture parisienne, d’Aubervilliers à
Saint-Ouen, de Colombes à Boulogne. Dans un ouvrage publié en 1932,
Georges Mauco tire comme « enseignements » de la guerre et des années
1920 des conclusions définitives sur cette présence coloniale : « Les Arabes
et les Malgaches s’étaient montrés particulièrement médiocres. Seuls les
Marocains et les Indochinois avaient trouvé grâce aux yeux du patronat. »
Surveillance, sélection et pratique coloniale vont tout naturellement
s’imposer en quelques années.
À Paris a été mis en place un triple contrôle des populations
maghrébines : policier (avec la brigade spéciale de contrôle des Nord-
Africains de Paris), administratif (avec la rue Lecomte) et religieux (avec la
Grande Mosquée). Depuis le service de la rue Lecomte dans le
XVIIe arrondissement, la municipalité s’appuie sur un personnel nord-
africain et une vingtaine de fonctionnaires ayant fait carrière aux colonies.
Une note en justifie la création, quelques années plus tard (1942), par « le
trouble apporté dans la vie sociale par la présence de ces éléments si
différents de nous par le caractère, la religion, les mœurs… ». Le service
dispose de moyens importants, avec « une brigade active de police,
composée d’une quarantaine d’inspecteurs, dont la plupart sont nord-
africains de race », une section spéciale anticommuniste et des
fonctionnaires d’état civil. Dès lors, les « Arabes » de Paris seront placés
sous une surveillance constante qui ne disparaîtra (sous cette forme) qu’à la
fin des années 1970.

Une présence culturelle, sportive et politique sans


précédent

Malgré ce rejet et des conditions de vie difficiles, la place des


populations venues des colonies ne cesse de croître tout au long de la
décennie. Nombre d’artistes, de journalistes – dans une revue comme Les
Continents (1924), mais aussi des journaux édités dans Paris comme La
Voix des Nègres (1927), La Race nègre, Cri des Nègres (1932), L’Étudiant
noir (1935), sans oublier La Dépêche africaine (1928) ou La Revue du
monde noir (1931) –, d’écrivains ou de militants politiques africains
s’installent alors – de façon permanente ou ponctuelle – dans la capitale,
comme Louis Hunkanrin, Lamine Senghor (candidat à Paris aux élections
de 1925), André Matsoua, Tiémoko Garan Kouyaté, Paul Hazoumé,
Ousmane Socé, A. K. Azongo, Nicolas Grunitzky, Kojo Tovalou Houénou,
Lamine-Guèye ; sans oublier les députés sénégalais Blaise Diagne et
Galandou Diouf. Deux étudiants sénégalais feront tout particulièrement
parler d’eux : Léopold Sédar Senghor, futur président du Sénégal et co-
animateur de la pensée sur la négritude, et Alioune Diop, fondateur de la
revue Présence Africaine. Tandis que Habib Benglia, sans doute le plus
grand acteur d’origine africaine en France, fera carrière pendant plus de
quarante ans au cinéma et au théâtre dans près d’une centaine de rôles, le
plus marquant étant, en 1923, à l’Odéon, celui de L’Empereur Jones.
Les Antillais et les Guyanais sont aussi nombreux. Parmi eux, des
avocats et des magistrats comme Auguste Caffié et Robert Attuly, des
médecins comme Pierre Zizine et des professeurs agrégés comme Louis
Achille, des intellectuels et des écrivains comme Jeanne Nardal et Léon-
Gontran Damas, et des hommes politiques influents, comme Henry Lémery
(éphémère ministre des Colonies du maréchal Pétain en 1940) et Élie
Boncourt. Le Guyanais Félix Éboué, figure de la France libre, est élève de
l’École d’administration coloniale et il croise dans Paris le futur député
Victor Sablé ou le grand poète, également co-animateur de la pensée sur la
négritude, Aimé Césaire. Lorsque commencent les années 1930, le « Black-
Paris » est une des composantes artistiques de tout premier plan de la
capitale et c’est dans le quartier de la Glacière que s’installe le mythique
Bal nègre, où vient danser le Tout-Paris.
Les Nord-Africains sont certes plus nombreux dans la capitale. Mais
c’est essentiellement dans le domaine du sport et de la politique – avec une
presse active, comme L’Ifrikia de Mohand Cherif Sahli ou Maghreb animé
par Robert-Jean Longuet et les Marocains Mohamed Hassan Ouazzani,
Ahmed Balafrej et Abdelkader Benjelloun, ainsi que El Ouma, organe de
l’Étoile nord-africaine – que leur présence va marquer les imaginaires
collectifs. Ainsi, dans le monde de la boxe du Paris de ces années on peut
citer Mustapha Khelilou Ben Abdelkader.
De même, aux côtés du Guyano-Sénégalais Raoul Diagne, entré en
équipe de France en 1931, le footballeur d’origine marocaine Larbi Ben
Barek, né à Casablanca en 1917, joue à partir de 1938. Il succède alors en
sélection nationale à l’Algérien Ali Benouna (1936) et à Abd el-Kader Ben
Bouali (1937) qui a remporté au stade de Colombes, en 1938, la Coupe de
France de football. En 1936, dans un autre registre sportif, Abdelkader
Abbès est le premier Algérien à s’élancer sur la route du Tour de France 8.
Mais la star, trop vite oubliée, de ces années, reste Ahmed Boughera El
Ouafi, médaillé d’or aux Jeux olympiques de 1928 dans l’épreuve
olympique reine : le marathon. Lors de sa victoire, L’Humanité écrit :
« Enfin une victoire française ! », comble de l’ironie. Ce dernier meurt en
1959 et fut enterré dans l’anonymat le plus complet au cimetière musulman
de Bobigny.
La vie politique est aussi très active dans la capitale. La plus grande
partie des mouvements y sont implantés, à l’image de l’Étoile nord-
africaine ou du Parti populaire algérien. Des militants comme Abdelaziz
Menouar, Messali Hadj, Abdelkader Hadj Ali ou Mohamed Ben Kalidour
Marouf sont actifs tant au niveau des luttes anticoloniales que de
l’Internationale communiste. Une présence qu’illustrent parfaitement les
dizaines de milliers de militants maghrébins dans les rues de Paris au côté
du Front populaire le 14 juillet 1936.
Des comédiens et musiciens maghrébins rencontrent eux aussi le succès
à Paris, même de façon moins médiatique. Parmi eux, l’acteur Rachid
Ksentini, qui joue avec Harry Baur en 1937 dans Sarati le Terrible, ou le
compositeur Mohamed Iguerbouchen qui réalise la bande musicale de Pépé
le Moko. En même temps, et malgré de dures conditions d’existence, la vie
culturelle se développe de manière significative. Les premiers grands
peintres exposent dans certaines galeries, comme les Algériens Miloud
Boukerche et Abd el-Halim Hemche, le Tunisien Yahia Turki ou l’Égyptien
Georges Hanna Sabbagh. C’est dans les nuits chaudes de la capitale que
cette élite intellectuelle, militante ou artistique, se retrouve et croise le Tout-
Paris, dans des cabarets devenus des adresses courues comme Le Tam-Tam
dans le quartier de la place Saint-Michel, La Kasbah rue Saint-André-des-
Arts, El Djézaïr ou El Koutoubia derrière la Sorbonne.
C’est à un niveau moindre, dans le domaine de la politique, de la
littérature 9 ou des arts essentiellement, que la communauté originaire
d’Indochine marque cette décennie. On peut citer des publications
politiques, très confidentielles, comme le journal Le Paria, La France Asie
(de Bui Quang Chieu) et des ouvrages comme Le Procès de la colonisation
française de Nguyen Aï Quoc (Hô Chi Minh), ainsi que des recueils de
textes et de poèmes ou des travaux picturaux, œuvres d’artistes étudiants
pas encore confirmés pour l’essentiel.
Enfin, la quasi-totalité des grands leaders coloniaux d’Indochine,
d’Afrique noire, des Antilles ou du Maghreb sont venus et ont vécu à Paris
au cours de cet entre-deux-guerres. Un constat identique peut être fait pour
les sportifs de haut niveau, les artistes ou les écrivains. Paris a révélé des
hommes issus de l’Empire (très peu de femmes) et ce malgré le système de
surveillance sans précédent mis en place par la République. Une situation
paradoxale certes, mais qui s’explique par la réalité de l’oppression dans les
pays colonisés qui excluait toute promotion individuelle 10.

1. Benjamin Stora, Ils venaient d’Algérie. L’immigration algérienne en France, 1912-1992,


Paris, Fayard, 1992.
2. Pascal Blanchard, Éric Deroo, Gilles Manceron, Le Paris noir, Paris, Hazan, 2001.
3. Ibid.
4. Tyler Stovall, Paris noir : African Americans in the City of Light, Boston, Houghton
Mifflin, 1996.
5. Ralph Schor, Histoire de l’immigration en France de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris,
Armand Colin, 1996.
6. Claude Liauzu, Aux origines des tiers-mondismes (1919-1939), Paris, L’Harmattan, 1982.
7. Victor Sablé, Mémoires d’un Foyalais. Des îles d’Amérique aux bords de la Seine, Paris,
Maisonneuve et Larose, 1993.
8. Voir sur ce point le dossier de la revue Migrance, no 22, second trimestre 2003, sous le titre
Sport et immigration : parcours individuels, histoires collectives. Notamment Nicolas Bancel,
Pascal Blanchard, « L’intégration par le sport ? Quelques réflexions autour d’une utopie » ;
Marc Barreaud, « Les footballeurs étrangers dans le championnat de France professionnel,
1932-2003 ».
9. Henri Copin, L’Indochine dans la littérature française des années 1920 à 1954. Exotisme et
altérité, Paris, L’Harmattan, 1996.
10. Ce texte reprend un article publié initialement dans l’ouvrage collectif de Pascal
Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la
Révolution française à nos jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008.
La conquête des goûts coloniaux
en métropole
Sandrine Lemaire

Dans le cadre colonial, la propagande d’État a cherché à influencer les


comportements des Français par la création de comités de propagande des
produits coloniaux afin qu’ils consomment « impérial 1 ». De fait, si l’effort
de quelques-uns avait suffi à la conquête du domaine colonial, l’objectif de
susciter des relations commerciales plus étroites supposait l’adhésion des
milieux économiques et de l’opinion publique. Sans cette dernière, les
grands mouvements de consommation ne pouvaient se développer, et c’est
la raison pour laquelle la propagande fut étendue, au cours des années 1930,
afin d’éduquer les Français, non plus seulement sur l’idée de possession de
territoires au-delà des mers et de grandeur impériale, mais sur des aspects
concrets liés à la découverte et à l’adoption de produits exotiques.
« Mangez colonial ! » est alors le slogan diffusé auprès de cette génération.
Ces campagnes avaient, aussi, pour objectif de « vendre » l’idée
d’Empire, comme une entreprise de coopération mutuelle, de
complémentarité, de solidarité nationale. Elles sont significatives par leur
ampleur mais également parce qu’elles révèlent à la fois la collusion des
intérêts nationaux et privés, et la capacité des agences à utiliser les
méthodes publicitaires les plus innovantes pour susciter l’adhésion et par
conséquent l’action. Il est important de s’interroger sur les modalités du
passage d’une propagande essentiellement d’information, destinée à un petit
nombre, à une propagande visant à faire agir chaque Français.
Comment, en effet, l’État a-t-il cherché à modifier les comportements,
non pas sur un phénomène ponctuel ou un aspect occasionnel, mais sur le
long terme dans un domaine touchant à la vie quotidienne, celui des
habitudes alimentaires ? Comment a-t-il tenté, par la diffusion de produits
coloniaux, de faire naître cette conscience impériale tant convoitée, de
former l’esprit colonial en partant à la « conquête des goûts » et du marché
métropolitain 2 ?

La politique de préférence impériale

Les membres du lobby colonial ont toujours essayé de faire connaître


les potentialités économiques que recelait l’Empire, leur objectif étant de
démontrer aux Français la variété et l’importance de ses richesses afin que
les échanges s’amplifient. Sauvegarder les liens impériaux était, alors,
assimilé à un acte de « solidarité patriotique », aussi le principe qui
consistait à insérer cette propagande pour les produits coloniaux dans le
cadre plus général du rôle de la France aux colonies était-il constamment
réutilisé pour convaincre les métropolitains du devoir important qui les
avait « prédestinés » à être les « flambeaux de la civilisation ».
Cette volonté d’ouvrir de nouveaux débouchés, en transformant lorsque
cela était nécessaire les goûts des Français, est patente à travers les
exemples des grandes campagnes de l’entre-deux-guerres menées pour le
riz, la banane, le cacao et le thé, qui s’intégraient dans cette politique de
préférence impériale et pour des produits de second plan comme le café,
l’huile d’olive, les vins algériens, l’ananas, le sucre de canne ou le rhum.
Les propagandistes souhaitaient provoquer l’amalgame par l’équation
suivante : « Produits d’Empire = produits français ».
Acheter aux colonies, c’était aussi contribuer à la prospérité nationale,
ce qui militait en faveur d’une solidarité de plus en plus étroite, pour lier le
sort de la France à celui de ses colonies et intégrer la « Plus Grande
France » dans le cadre d’une France supra-hexagonale, aussi bien dans les
esprits que dans les réflexes économiques. Albert Sarraut, plusieurs fois
ministre des Colonies, a œuvré en faveur de ce développement des
échanges économiques entre la France et ses colonies. La pérennité de
l’idée coloniale pouvait, selon lui, y trouver une assise indestructible par la
conception, également impériale, de l’économie nationale.
La stratégie consistait donc à imposer les produits d’outre-mer afin que
les Français, en consommant « impérial », acquièrent sur le long terme
l’« esprit colonial » qui, au-delà d’une simple idée, deviendrait un élément
concret de leur vie quotidienne.
L’organisation de la propagande coloniale est alors composée de
l’Agence générale et des Agences économiques territoriales la représentant
et la relayant dans sa tâche de diffusion de l’information en métropole 3.
Toutefois, à cette structure, le ministère des Colonies a adjoint des comités
de propagande des produits coloniaux organisés comme satellites des
agences, sis dans les mêmes locaux et ayant pour président le directeur des
agences concernées ou un membre de l’administration coloniale. Ainsi, le
Comité du riz est le premier à avoir été constitué en octobre 1931, à un
mois de la clôture de l’Exposition coloniale internationale de Vincennes,
afin d’organiser une propagande active en faveur du développement des
importations de la denrée en métropole. Cette création a été suivie en
juin 1937 par celle du Comité de la banane, le deuxième en date et aussi
l’un des plus importants ; puis ce furent les comités de propagande des
cacaos et des thés, les moyens de chacun atteignant des sommes
considérables.
La question de l’opportunité d’une publicité des produits coloniaux, par
les soins de l’administration, se pose immédiatement. En effet, les comités
se situaient aux confluents des intérêts publics et privés et, finalement, on
peut s’interroger sur le fait que des intérêts économiques privés pouvaient
être défendus au nom de l’intérêt national. En fait, l’idéologie et les intérêts
économiques furent omniprésents dans le développement du secteur
publicitaire 4.

La création d’un marché impérial

« Démocratiser » la consommation des produits coloniaux était


l’objectif du lobby colonial, sachant que les denrées comme la banane, le
thé ou le cacao restaient encore empreintes de l’étiquette « produit de
luxe ». Or les comités de propagande œuvraient pour leur donner une image
d’aliment plus commun, qu’il était souhaitable d’introduire dans les menus
quotidiens compte tenu de leurs qualités gustatives et nutritives, et de leur
coût. La « mutation impériale » était en marche et le changement des
habitudes culinaires des Français était un des tout premiers objectifs des
responsables politiques et de l’administration.
Ce désir se traduisait concrètement par la création d’un marché intra-
impérial, et la campagne pour le thé constitue un exemple éclairant des
moyens mis en œuvre pour y parvenir. Dans les années 1930, l’Agence
économique de l’Indochine a servi de relais entre les planteurs indochinois
et le marché français en lançant une véritable offensive commerciale pour
promouvoir ce thé « français ». L’objectif est conséquent : conquérir le
marché métropolitain, nord-africain et même européen.
Le service de documentation et de propagande s’active, sachant que la
publicité joue un rôle primordial dans l’appel à la consommation. C’est
ainsi que l’Agence a investi les foires et expositions, a subventionné,
commandé et rédigé des articles flatteurs, et a pris contact avec les
administrations des autres colonies françaises et les sociétés privées
européennes. Les photographies des plantations, des usines, de la cueillette
encadraient l’exposition des produits. La recherche des marchés s’accélérait
par la multiplication des articles vantant les mérites des thés indochinois.
De plus, une nouvelle appellation était consacrée : « Thé des hauts
plateaux moïs ». Restait à élaborer la campagne de propagande… L’Agence
lance en 1934 un concours récompensé par 3 000 francs pour qu’un artiste
trouve l’étiquette idéale. 780 projets sont présentés et celui retenu consiste
en un dessin d’une femme cueillant des feuilles de thé avec son bébé sur le
dos et une pipette à la bouche, inspiré d’une photographie provenant de la
photothèque de l’Agence 5, dont le texte jouait sur la préférence impériale
quasiment sous forme d’injonction : « C’est un thé exclusivement français.
Un Français ne doit consommer que du thé français. » Cette image de
marque, créée spécifiquement pour le produit, a fait l’objet d’un dépôt aux
greffes du tribunal, le Comité effectuant une procédure commerciale
classique en protégeant à la fois son logo et les couleurs verte, rouge et
jaune qui identifiaient les packagings, se garantissant ainsi de toutes les
contrefaçons. La nouvelle vignette accolée aux thés indochinois envahissait
alors les journaux et revues, et s’ajoutait aux articles propagandistes.
Enfin, des conférences, des stands de dégustation, des causeries
radiodiffusées sur la station Tour Eiffel, des séquences de films
publicitaires, des disques, des cabas arborant en couleur les clichés de la
propagande des thés permettaient de compléter le dispositif, chacun des
outils ayant une légitimité pour atteindre tel ou tel public. Dans l’objectif de
vente directe aux consommateurs, le Comité insistait sur sa présence dans
les foires et expositions avec un matériel moderne et adéquat, composé
d’une baraque démontable de style annamite et d’un service à thé, pour
attirer le public et le convaincre par la séduction.
En effet, durant ces foires, des prospectus et des jouets étaient distribués
aux enfants et la vente de petits paquets de thé à l’unité était organisée pour
inciter les Français à le goûter chez eux. Le but étant de penser « impérial »,
tous les moyens connus furent donc utilisés pour y parvenir. Ainsi, la
politique menée auprès des épiciers, par exemple, faisait preuve
d’ingéniosité. Et échange de paquets de thé, les commerçants louaient au
Comité une place dans leur devanture, ce qui assurait à ce dernier un double
avantage, d’abord par l’accroissement de la visibilité de son produit et
ensuite de sa diffusion, les épiciers étant, dès lors, incités à vendre le thé
pour éviter un surplus de stock.
La campagne pour le riz indochinois, comme celle pour le thé, montre
la place grandissante des produits coloniaux dans le quotidien des Français
sous la pression de la propagande d’État. Non seulement il s’agit d’une des
plus grandes campagnes réalisées durant l’entre-deux-guerres pour un
produit colonial, mais elle fut aussi l’une des plus longues, avec celle en
faveur de la banane coloniale, bénéficiant d’une couverture d’un peu plus
d’une dizaine d’années. Exemple de propagande intensive, l’objectif était
de faire passer l’idée coloniale des esprits aux assiettes, et réciproquement.
Elle touchait de ce fait un des domaines traditionnellement réputés
difficiles : partir à la « conquête des goûts » des Français, changer leurs
réflexes de consommation pour leur faire adopter un produit inhabituel ou à
connotation négative. Cette action maîtrisée nous permet de comprendre les
mécanismes de pénétration et de création d’un marché alimentaire.
Campagne de propagande ou campagne publicitaire, il est difficile
d’établir une distinction très nette entre ces deux termes, notamment lorsque
la structure de propagande coloniale officielle n’a pas hésité à emprunter
des méthodes commerciales pour toucher et convaincre les Français en tant
que consommateurs. Or toutes les règles d’or de la publicité commerciale
qui consistent à connaître le marché, créer la confiance, déterminer la cible,
rechercher les motivations d’achat, construire le message, induire le
comportement s’appliquent de la même façon et, sans aucune difficulté, à la
propagande politique.
Le pouvoir de séduction ou de persuasion sur la cible commerciale ou
politique se construit d’ailleurs sur la même pyramide dont on trouve, de la
base au sommet, les différentes étapes que sont la définition d’une doctrine,
d’un programme, de slogans et de symboles. La propagande, ici, cède à la
séduction publicitaire. Le Comité de propagande du riz avait choisi
délibérément de ne pas avoir recours aux grandes affiches, en partie parce
que le sujet offrait peu de dispositions à un graphisme suffisamment
éloquent. La solution adoptée fut de réaliser des panneaux d’affichettes de
cinq ou six types différents à fort pouvoir de conviction. Parées des
couleurs nationales, ces affichettes ont assurément été des repères
iconologiques aidant le consommateur dans l’identification du riz en
provenance d’Indochine.
D’autres médiums ont été mobilisés, en particulier la presse, mais aussi
la radio. Le principe adopté se veut « vivant » en faisant « parler » le riz, le
personnifiant comme speaker de sa propre campagne, s’adressant
directement aux ménagères sur un ton familier. Le produit acquérait par
cette technique un pouvoir de séduction à travers cette image publicitaire
type qu’était l’« Annamite » présent dans tous les messages et les paquets
de riz indochinois. Ainsi, au lieu de dire « Il y a 130 façons d’accommoder
le riz » ou « Le riz d’Indochine est moins cher et il est français » ou encore
« Hier vous avez oublié d’acheter du riz chez votre épicier », le riz speaker
de sa propre campagne était plus incisif en les remplaçant respectivement
par : « 130 façons de m’accommoder » ; « Je coûte moins cher… et je suis
français ! » ou « Hier, vous m’avez oublié chez votre épicier, Madame ». En
choisissant ce style d’identification communicante, une véritable identité a
été créée car le produit signait simplement de son nom : le « Riz
d’Indochine », toujours accompagné de son emblématique « Annamite » qui
s’animait au gré des slogans et s’adressait directement aux clients, toujours
à la première personne.
Par ailleurs, comme pour le thé, le Comité de propagande du riz avait
choisi d’aller à la rencontre des Français afin de transformer leurs goûts et
de les « convertir » au produit. Pour faire connaître au public un produit
dont il ignorait la saveur, la stratégie consistait à offrir au maximum de
personnes la possibilité d’en goûter avec la préparation adéquate. Ainsi le
Comité de propagande a-t-il consacré une large part de son budget à cette
tactique, notamment par sa présence dans les foires et expositions
internationales, nationales ou même régionales. Parfois spécialisées dans un
domaine – agricole, industriel, gastronomique –, ces dernières présentaient
les produits et différentes marques.
Pour le riz d’Indochine, c’est la création d’une petite silhouette
caractéristique qui le rendit reconnaissable par l’opinion. Chaque message
était étudié selon qu’on s’adressait à la ménagère ou à l’agriculteur, au
soldat ou à l’enfant grâce à des slogans qui les interpellaient et des
arguments qui savaient les convaincre. Le cœur de la cible était constitué
par les ménagères, « ces artistes au fourneau ». Une grande campagne a
parallèlement été réalisée en 1932 et 1933 dans les casernes auprès des
conscrits, lieu idéal pour répandre dans un panel large de la population
l’habitude de consommer du riz. De plus, il fut distribué plus d’un million
de prospectus et près de 24 000 brochures sur une année auprès des
agriculteurs pour l’alimentation de leur bétail. Enfin, les commerçants,
véritables « guides du goût » en qui les consommateurs avaient tendance à
faire confiance, ne furent pas oubliés. Mais c’est par l’usage de
l’enchantement, auprès des enfants notamment, qu’on cherchait à créer des
habitudes de consommation « impériale ».

Façonner les goûts des jeunes consommateurs

Dès sa création, le Comité choisit d’impliquer les enfants grâce à des


concours dont le choix du thème était capital pour susciter leur intérêt et
introduire, par là même, un lien affectif entre eux et la marque. Cette
propagande investit par ailleurs la presse scolaire ainsi que certains
hebdomadaires liés à la jeunesse, à la fois par une incitation sous forme de
subventions à des numéros spéciaux, la fourniture de documentation,
notamment photographique, mais aussi par l’élaboration de brochures. Il fut
aussi décidé d’agir par des insertions dans la presse pédagogique, par
l’édition de planches à l’usage des maîtres et enfin par la production de
petits films destinés à illustrer ces leçons.
Cette campagne fut exécutée sur l’initiative et sous le contrôle de
l’Agence économique sous forme d’articles consacrés à la banane, au thé,
au cacao, au riz, et s’appuya sur les journaux affectant le monde scolaire, le
corps enseignant et les élèves, tels que : Le Manuel général, L’École et la
Vie, Le Journal des instituteurs ou Le Bulletin des collèges. Par ailleurs,
l’Agence veilla à la création, dans la revue L’Éducation ménagère,
spécialement destinée à la jeunesse féminine, d’une rubrique traitant des
produits coloniaux. Le Comité de propagande du cacao avait, quant à lui,
distribué des bons points représentant sa culture, des tableaux
documentaires et des films à l’usage des enfants des écoles.
Les jeux n’échappaient pas à la stratégie globale. Un exemple révélateur
nous est donné en 1932 par l’octroi d’une somme de 300 000 francs pour la
réalisation d’un jeu de l’oie édité à un million d’exemplaires. Il était porteur
de l’ensemble des messages de la campagne, distillés dans une série de
cases décomposant les différentes étapes de la production, d’autres
mentionnant les équivalences caloriques alimentaires, ou associant l’Empire
à la France comme dans les cases 16 « Étant colonial, j’entre en France
comme chez moi » (illustré de l’image d’une porte ouverte) et 17 « Sans
payer de droits » (figurant un douanier hospitalier au poste frontière).
Ces exemples situent, sans équivoque, le caractère propagandiste ainsi
que la force du lobbying puisque ces deux cases, à elles seules, reprenaient
les revendications du Syndicat des exportateurs de riz et de l’Union
coloniale, réclamant la suppression des taxes à l’entrée en métropole.

Consommez impérial, vous consommez français !


La propagande officielle tentait toujours d’associer les intérêts
coloniaux et métropolitains, aussi a-t-elle utilisé la notion de « Plus grande
France » comme champ d’action national. Ayant par essence un contenu
doctrinal et idéologique, la propagande consistait ici à propager les pensées
et les sentiments les plus propres à éveiller, entretenir, exalter l’idée de
communauté impériale. Après avoir affirmé que la France ne se limitait pas
à l’Hexagone et que la population devait penser « impérial », mais aussi
agir dans ce sens, on tentait de la convaincre qu’il s’agissait d’un geste
patriotique.
En effet, au-delà de la publicité commerciale, la propagande était
décelable dans les orientations politiques des slogans. Alliant l’argument
hygiénique d’une santé améliorée par le biais de ces produits d’excellente
qualité en provenance des colonies à l’argument patriotique qui spécifiait
leur origine véritablement française, les messages dépassaient ainsi leur
aspect purement commercial. La marque de l’idéologique était prégnante et
le slogan transformait alors le programme politique en énoncé. En associant
par des slogans les consommateurs au renforcement de la nation, à la
mission de la République, et à l’affirmation de la « Plus Grande France »,
les marques transformaient chaque achat individuel en geste patriotique.
L’exemple des slogans utilisés pour les quatre produits coloniaux – riz,
banane, thé, cacao – est éloquent car ils insistaient sur les qualités du
produit estampillé « français ». Certains tracts de propagande pour le riz en
appelaient à cette fibre patriotique, arborant les couleurs tricolores, la
cocarde ou le drapeau qui renforçaient le message : « Vous êtes français,
mangez du riz français, du riz d’Indochine », ou étaient encore plus
discriminants à l’égard des produits étrangers : « … et vous iriez me
préférer des riz étrangers ? ». Le pouvoir des mots et des images était donc
mis habilement à contribution pour frapper le consommateur au moyen de
cette communication symbolique. Une étude grammaticale permet de voir
combien le slogan en général – la campagne de l’Agence n’échappe pas à
cette particularité –, s’il tolère l’indicatif, affectionne cependant l’impératif
comme un mode du devoir être ou plutôt du devoir-faire. Il ne laisse pas de
place au doute et même lorsqu’il prend la forme interrogative, comme ci-
dessus, la question est toujours rhétorique car le slogan se place du côté de
la réponse et non de la question. Il devient presque, au-delà de
l’admonestation, un acte de foi. De plus, la symbolique de l’association
économique étroite entre la métropole et ses colonies est flagrante dans une
des publicités montrant l’Annamite stylisé censé représenter l’Indochinois
aux côtés de Marianne, les deux se tenant par la taille, vantant la
complémentarité économique de l’Empire : « Les produits de l’Empire
s’ajoutent aux richesses de la France. Le bon riz d’Indochine. »
Ainsi, la création des comités de propagande de produits coloniaux
résultait d’une part de la volonté du ministère des Colonies de créer des
liens plus étroits entre la métropole et ses territoires d’outre-mer, on l’a vu,
mais aussi du pouvoir de certains groupes de pression suffisamment
organisés pour être entendus dans la sphère politique. Cette interaction ainsi
que la prise en charge par l’État de cette propagande-publicité autour d’un
certain nombre de produits montrent comment une élite économique et
politique pouvait influencer la masse des consommateurs. Elles révèlent
aussi comment, de façon mécanique et structurée, l’Empire pénètre au plus
profond du quotidien des métropolitains. Ces exemples dévoilent enfin les
mécanismes de pénétration d’un marché et la création de réflexes autour de
denrées coloniales pas, ou peu, connues en France, et représentant alors
encore une part minoritaire dans les menus « traditionnels ».
En ce qui concerne le thé, le chocolat, le riz, l’ananas, la banane, le vin
d’Algérie, ces campagnes ont assurément élargi le champ de la curiosité
gourmande en initiant les Français à de nouvelles saveurs qui se sont
imposées 6. Si la présence de riz ou de banane dans l’alimentation n’est plus
aujourd’hui objet d’étonnement, sans en être en totalité redevable aux
actions propagandistes menées avant guerre, celles-ci y ont certainement
pour partie contribué. De même, plus personne n’est surpris de constater
que le couscous est devenu l’un des trois plats principaux des Français, et
que la cuisine du Sud-Est asiatique fait partie de nos habitudes culinaires.
De toute évidence, la propagande a accaparé les Français dans leur vie
quotidienne et tenté de faire passer l’idée coloniale de la pensée aux actes.
Cette démarche n’était pas neutre puisqu’elle visait à imposer la notion de
France impériale dans les pratiques journalières afin de nouer puis de
consolider les liens avec l’Empire, avec les « autres » France.

1. Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Alain Mabanckou, Dominic Thomas,
Colonisation & Propagande. Le pouvoir de l’image, Paris, Le Cherche-Midi, 2022.
2. Ce texte est adapté – dans une version plus courte – d’un article publié dans l’ouvrage
collectif de Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en
France. De la Révolution française à nos jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008.
3. Sandrine Lemaire, L’Agence économique des colonies. Instrument de propagande ou
creuset de l’idéologie coloniale en France (1870-1960) ?, Florence, Institut universitaire
européen, 2000.
4. Marc Martin, Trois Siècles de publicité en France, Paris, Odile Jacob, 1992.
5. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Francis Delabarre (dir.), Images d’Empire, Paris, La
Documentation française/La Martinière, 1997.
6. Lauren James, Colonial Food in Interwar Paris: The Taste of the Empire, Londres,
Bloomsbury, 2016.
L’âge d’or du cinéma colonial
français
Olivier Barlet et Pascal Blanchard

La colonisation est là, elle a toujours été là, le cinéma ne se préoccupe


pas de rappeler une origine teintée de violence et d’opposition. Seuls films à
faire exception, Les Belles de nuit de René Clair et celui de Jean Renoir sur
le centenaire de l’Algérie, Le Bled. Le premier traite la question sur un ton
détaché ; le second glorifie cette conquête en la mythifiant, transformant les
premiers conquérants de Charles X en valeureux acteurs de la mise en
valeur du pays à travers des mises en perspective de terres labourées par des
hordes de tracteurs !
Dès les origines du cinématographe, certains réalisateurs vont illustrer,
sur des modes divers, cette naturelle prise de possession de terres
lointaines 1. On peut citer les premiers films de Louis Lumière, qui datent de
1896, sur le thème des « zoos humains », comme à Paris au Jardin
d’acclimatation et à Genève en 1896 ou l’année suivante à Lyon avec les
Ashantis (1897). Dès 1900, ses cameramen rapportent des documentaires
des colonies : La Prière du muezzin, Alger marché arabe, Tunis le marché
aux poissons, Chevrier marocain, Tunis rue El-Halfaouine… Ici, l’image
est la preuve d’une réalité : si le réalisateur peut filmer, c’est qu’elles
existent, c’est que ces terres sont pacifiées, c’est que ces terres ont une
valeur, c’est qu’elles sont françaises…
En France, c’est au lendemain de la Grande Guerre que le genre
s’affirme (à l’exception des films de Camille de Morlhon en 1912) et qu’il
va rencontrer son public, notamment avec Léon Poirier et Âmes d’Orient
(1919) ou René Le Somptier et sa Sultane de l’amour (1919), et surtout,
deux ans plus tard, avec le mythique L’Atlantide, basé sur le roman de
Pierre Benoit.

Le cinéma colonial français :


un genre à part ?

Pourtant, en dehors de notables exceptions (les films de Jacques Feyder


– L’Atlantide [1921] et Le Grand Jeu [1933] –, de Léon Poirier – d’Amours
exotiques [1925] à La Route inconnue [1948] en passant par L’Appel du
silence [1936] 2, Brazza [1939] et La Croisière noire [1925] –, de Marcel
L’Herbier – La Route impériale [1935] et Les Hommes nouveaux [1936] –,
de Marc Allégret – Zouzou avec Joséphine Baker [1932] –, de Christian-
Jaque – Un de la Légion [1936] avec l’incontournable Fernandel – ou de
Julien Duvivier – La Bandera [1935] 3 et Pépé le Moko [1936] –, un film de
propagande de Jean Renoir en 1930 ou la rencontre d’exception de Raimu
et Sacha Guitry dans Le Blanc et le Noir en 1930), on ne retrouve pas dans
les films tournés dans les colonies de « grands noms » du cinéma français.
Casablanca, rappelons-le, bien qu’il concerne l’Empire français (le Maroc
sous Vichy), fut réalisé à Hollywood par Michael Curtiz et non par un
réalisateur français.

Une fonction de médiatisation et de glorification

Le cinéma colonial a rempli une fonction de médiatisation essentielle


dans la pénétration de la culture coloniale au sein de toutes les strates
sociales et économiques, mais a donné aussi un sentiment de proximité à
l’égard de ces mondes qui pouvaient sembler lointains. De plus, par le
cinéma, de nouveaux héros ont émergé : les légionnaires. Sous le soleil du
désert, défendant le coq gaulois, ils poussent les limites de la civilisation
aux extrêmes frontières de la « sauvagerie ». Des héros modernes, pleins de
vie, souvent hors normes (pour ne pas dire en révolte), mais qui par leur
engagement – L’Homme du Niger (1939) – comme par la leçon à tirer de
leur destin – Pépé le Moko – servent de modèles dans une France en quête
de reconquête nationale. À partir des années 1926-1930, la production
française s’attache de façon active à la thématique du héros colonial. Des
films comme Feu ! (1926) de Jacques de Baroncelli (et son remake du
même réalisateur en 1938), Occident (1927) d’Henri Fescourt, Sous le ciel
d’Orient (1927) de Fred Leroy-Granville, Sables (1930) de Dimitri
Kirsanoff vont s’imposer au box-office… Ils seront pour la plupart l’objet
de remakes dans les années 1933-1938, ce qui souligne l’attrait et la
fascination du public, mais aussi le désir d’affiner l’approche de la
génération précédente.
Le Sahara est bien souvent au centre de ce mythe colonial : La Piste du
Sud (1938), Sirocco (1930), Simoun (1933) ou SOS Sahara (1936) sont, à
côté des films de légionnaires, les grands classiques du genre. Des titres
comme Baroud (1931), Sidonie Panache (1934), Gueule d’amour, Le
Grand Jeu (1933), Un de la Légion (1936) et, se déroulant en Syrie, Trois
de Saint-Cyr (1938), et bien sûr L’Appel du silence (produit grâce à une
souscription nationale de plus de 100 000 Français et qui obtiendra le prix
du Cinéma français en 1936) vont rivaliser avec l’importante production
américaine (encore le mythe du légionnaire et celui de l’Afrique
mystérieuse), notamment les nombreux remakes et aventures de Tarzan, et
britannique (avec les grands classiques sur l’Inde par les réalisateurs de la
London Film, comme le précise Raymond Lefèvre, qui ont proposé des
productions de premier plan à la même époque, telles que Alerte aux Indes
[1938], Bozambo [1935] et Les Quatre Plumes blanches [1939]). Dans cette
mouvance, le film français majeur reste La Croisière noire de Léon Poirier,
commandé en 1924 par Citroën qui, selon le producteur du film (Pierre
Marcel), voulait « conquérir pacifiquement l’Afrique en la découpant par
un formidable réseau routier que, dans trente ans, des millions
d’automobiles sillonneront en tous sens ».
Les clichés sont connus. Ils illustrent une vision darwiniste de
l’humanité où le sauvage devra suivre la voie tracée par la civilisation
blanche pour connaître le progrès. La rhétorique du cinéma colonial découle
d’un code proprement manichéen. Le cadrage de dos montre la « puissance
animale » et occulte le visage, symbole de l’être pensant. Le nu, « état de
nature », s’oppose à l’habillé du colon, « état de culture ». Le colonisé est
généralement cadré à droite, dans la partie négative de l’image, ou bien au
sol pour exprimer son « animalité », les vêtements souvent rayés soulignant
l’infamie des personnages 4…
L’Africain noir est enfantin, naïf, arriéré – un animal que Joséphine
Baker incarne à longueur de films, jusqu’à être carrément simiesque dans
La Sirène des tropiques d’Henri Étiévan et Mario Nalpas réalisé en 1927 –,
ou alors un simple supplétif du Blanc, un boy dévoué, une petite
« négresse » soumise et féline… Alors que l’Arabe est fourbe, dangereux,
traître (ou un indic de police), brutal, prêt à trahir et en éternelle rébellion.
C’est toujours un fanatique, religieux, incapable de mettre en valeur sa terre
(tout juste bon à la razzier) et en perpétuelle lutte de pouvoir.

Une production importante

À côté des grands films de fiction, les films courts, vendeurs de


sensations ou d’illusions, passent en première partie dans les séances de
cinéma avant le long métrage. Aucun organisme officiel, excepté l’Agence
économique des colonies et ses relais structurels comme la Ligue maritime
et coloniale, n’a pour charge de les diffuser ou de les produire. Ils sont en
général réalisés par des initiatives privées (comme France Outre-Mer Film,
Pathé, Éclair, Les Actualités françaises, Franco-Film, Raymond-Millet),
mais celles-ci reçoivent de nombreuses aides de l’administration (hommes,
soldats, moyens financiers et logistiques, moyens de transport, soutien
financier de l’Agence des colonies…). L’État se contente donc souvent
d’apporter ce soutien et de conserver un droit de diffusion non commercial,
ce qui est largement suffisant puisque le message et le contenu de ces films
constituent une sorte d’autocensure naturelle beaucoup plus efficace pour la
pénétration des imaginaires en métropole.
Aujourd’hui, aucun catalogue de référence ne les recense tous, si bien
qu’il est difficile de les cerner avec précision, mais les Archives du film du
CNC conservent 820 documentaires coloniaux français sur support nitrate
de 1896 à 1955, auxquels il convient d’ajouter environ 300 fictions (soit
1,75 % des fonds conservés aux Archives du film/CNC). 45 % de la
production est tournée au Maghreb, surtout au Maroc et en Tunisie, alors
que 26 % concerne l’Afrique noire (A-EF et A-OF), surtout le Cameroun, le
Congo, le Sénégal et le Mali, et 15 % concerne enfin l’Indochine
(Cochinchine, Tonkin, Annam) et le reste de l’Empire.
C’est dans les années 1920 que la production est la plus importante, à
une époque où, face aux rébellions observées dans certains pays, la
politique coloniale doit structurer son discours. Sur l’ensemble de la
période, on peut estimer à un total d’environ 2 000 films les productions
françaises liées à l’entreprise coloniale, dont un quart de films de fiction, et
en ajoutant ceux conservés par les sociétés Gaumont, Pathé, ECPA, INA…
La production à caractère ethnographique reste difficile à quantifier, alors
que la production missionnaire, à la différence de la Belgique, est quasi
inexistante en France (à peine 2 % des thèmes des films documentaires). Le
plus étonnant, c’est que les grands noms de cette production documentaire
sont aujourd’hui quasi inconnus. En effet, le grand public a oublié André
Zwobada (et ses nombreux films de fiction sur le Maghreb), Jean Benoît-
Lévy, René Bugniet (thème économique), Philippe Este (scènes et types),
René Moreau (tourisme), Georges R. Manue (thème économique), un des
principaux propagandistes du parti colonial, Alfred Chaumel,
J. K. Raymond-Millet…
Le qualificatif de « documentaire » peut dans la grande majorité des cas
s’appliquer aux fictions. Les gages de réalisme sont alors autant d’alibis
ethnographiques pour servir la mythologie coloniale et le contenu
romanesque. Une grille de lecture exotique basée sur des codes européens
profondément supérieurs et inégalitaires se met en place : « Colorier le
monde, c’est toujours un moyen de le nier », écrivait Roland Barthes dans
Mythologies. La dualité déjà évoquée caractérise l’espace colonial posé
comme le contraire du monde occidental 5 : nature contre culture, sauvage
contre civilisé, groupe contre individu, croyance contre science, etc. Cet
explorateur à la fois missionnaire et militaire qu’est le héros colonial 6
trouve dans l’indigène son opposé. Mais « indigène » est déjà une
distinction, une évolution de l’état sauvage et une partie du décorum
exotique.
Les premiers films « ethnographiques » partent du souci de conserver
les images d’une mémoire appelée à disparaître : ces sociétés dont on
imagine qu’elles sont sans histoire mais qui vont rapidement évoluer sous
l’effet du contact avec la civilisation. Il faut faire vite pour saisir de façon
scientifique ces témoins de l’histoire de l’humanité, ces formes supposées
originelles de l’évolution. En 1895, le docteur Félix-Louis Régnault filme
une potière wolof à l’exposition ethnographique sur l’Afrique occidentale
du Champ-de-Mars à Paris. En 1896, ce seront les « attitudes du repos dans
les races humaines », premiers témoignages filmés d’une anthropométrie en
mouvement.

Hier et aujourd’hui encore


Les premiers documentaires coloniaux servaient à justifier le passage à
l’indigénat, c’est-à-dire à la sortie de l’état sauvage pour s’intégrer à la
colonie civilisée, les documentaires subventionnés aujourd’hui renforcent,
sous leur intention de mise en valeur des traditions locales, la fixation de la
représentation de soi. Le documentaire anecdotique ou paysagiste qui se
généralise sur les chaînes de télévision du monde entier contribue de même
à l’intégration, au Sud comme au Nord, d’une vision décorative des pays du
Sud, alors même que, comme le dit Édouard Glissant, « le décor n’est pas
pays ».
Dès le début du XXe siècle, et en parfaite continuité avec les récits des
explorateurs comme John Hanning Speke et Henry Morton Stanley qui
« pénètrent » dans la seconde moitié du XIXe le Continent mystérieux – titre
d’un film de 1924 de Paul Castelnau sur le premier raid Citroën à travers le
Sahara –, l’homme blanc découvre étonné des images dont la volonté de
sensationnalisme et de pittoresque efface la frontière entre réalité et fiction.
Une grande mystification est à l’œuvre, qui s’appuie sur la contradiction de
l’exotisme : d’une part, la multiplicité du monde trouble l’unité rationnelle
que l’observation scientifique permet de dégager ; d’autre part, l’intérêt qui
en résulte pour les curiosités de la planète est ramené à une échelle de
valeurs et à une normalité proprement occidentales.
Pourtant, si la fascination s’exerce, c’est aussi envers l’état de nature
supposé du sauvage, qui ouvre à toutes les projections. Le Blanc y
rencontre les archétypes inquiétants, voire effrayants, d’une animalité que la
proximité avec la nature rend difficile à dompter mais qui le fascine par ce
qu’elle suppose de libération des pulsions : brutalité, transgression du sacré
par l’anthropophagie, sexualité débridée… Proximité dans l’évolution, mais
différence irréductible en contradiction avec l’ordre général du monde :
l’exotisme tente de résoudre cette opposition en maintenant la distance et en
instaurant une inégalité fondamentale entre l’observateur et l’observé. Cela
ne va pas sans s’opposer à une expansion coloniale dont le but ultime est
l’assimilation générale de l’Empire à la centralité métropolitaine. Un
certain louvoiement sera ainsi perceptible dans le cinéma colonial jusqu’à la
période charnière du milieu des années 1930 où, face aux résistances et
dans un contexte de crise, l’heure sera à l’enrôlement forcé dans l’ordre
métropolitain.
Les documentaires ethnographiques se donnent comme objet signifiant
et non comme langage d’observation impliquant l’idéologie d’un regard. Ils
tentent une vision positiviste, mais n’échappent pas aux clichés
« exotisants » liés au choix des images et des angles de vue par des
opérateurs professionnels, alors que les films de fiction jouent sur ces
mêmes stéréotypes dans leur reconstruction pseudo réaliste du monde
colonial. Quand il tourne Le Bled, Jean Renoir « oublie » de filmer les
autochtones, tout occupé qu’il est à légitimer et à sanctifier la présence
française. L’abondance de cartes topographiques dans les films coloniaux –
comme dans le sommet du genre, Français, vous avez un empire – connote
ce besoin de légitimation : alibi scientifique de la « pénétration » d’un
continent donné comme vierge et donc comme un vide à combler, à
conquérir. Le Bled présente ainsi l’Algérie comme un champ aride à
travailler : on n’occupe pas, on remplit, on fertilise, on met en valeur, on
civilise…
La porte du mythe est ouverte : le héros colonial est un solitaire épris de
découvertes, qui s’exile et endure toutes les souffrances pour ouvrir aux
sauvages infantiles les valeurs du travail et de la civilisation. Il maîtrise son
destin comme plus tard les héros de westerns, non sans se référer au progrès
qui le porte et qu’il porte. Ses références sont anciennes, voire antiques : il
n’hésite pas à évoquer le passé romain du Maghreb pour définir la
colonisation, légitimant par une telle filiation sacrée son appropriation
salvatrice.
Pour l’Afrique noire, l’équivalent d’un Jean Renoir est sans aucun doute
Jean d’Esme. De son véritable nom Jean d’Esmenard, ce romancier
colonial, proche de l’Agence économique des colonies et de l’Institut
colonial, amorce son style documentaire colonial en 1925 avec Razzaff le
Magnolia. Après ce coup d’essai, dans le style documentaire à histoire, il
réalisera Peaux-Noires (1930), La Grande Caravane (1934) et le sommet
du genre, Sentinelles d’empire (1938), sans doute le film le plus abouti sur
le particularisme colonial français, illustré, dans ce voyage aux confins des
marches de l’Empire, d’un groupe de méharistes nomades avec à leur tête
une quinzaine d’officiers français. Dans des décors merveilleux, où le
réalisateur cherche à montrer le « visage de l’Afrique », c’est une
fascination pour ces terres « vierges » qui émerge sur les écrans de France
en offrant une lecture de l’acte colonial détaché de toutes contingences
matérielles ou raciales. L’acte colonial est tout simplement noble et pur… Il
est « vrai » comme ces paysages immaculés et vierges.
C’est sur la trace de tels films que Jacques de Baroncelli réalisera en
1939 L’Homme du Niger, exaltation sans limites de l’œuvre civilisatrice de
la France, tout en s’attachant à une esthétique forte des décors coloniaux. À
travers l’image de l’ingénieur et du médecin, remplaçant progressivement
celle du colon et du militaire, c’est l’exaltation des hôpitaux et des barrages
qui vient légitimer la présence française. Le barrage permet en effet la
construction d’une parfaite allégorie : détaché de toute contingence
économique (aucune terre exploitée), de toute autorité visible (symbole de
pacification aboutie où le militaire n’a plus lieu d’être), il figure idéalement
la rencontre du guide blanc et de la masse noire pour construire en commun
un monde jusque-là à l’abandon, l’eau du barrage du Niger devant, demain,
symboliser la fertilité retrouvée de ces pays… C’est un film qui annonce
que l’Afrique est condamnée à mort sans la présence du Blanc.
D’ailleurs le réalisateur le souligne en novembre 1939 dans une
interview, reconnaissant avoir centré son film sur l’œuvre française en
Afrique par excellence, la plus « noble » et la plus « belle » à ses yeux,
presque « accomplie partout », celle de la « lutte contre la maladie et contre
la mort ». En un mot, le colonialisme c’est la vie ! Une telle dialectique
permet une distanciation réelle avec le souvenir, contesté, des conquêtes et
des troubles permanents dans l’Empire (comme la guerre du Rif), et de
positionner l’idéal colonial français au-dessus de tout autre.

D’une guerre à l’autre, du fantasme à l’idéalisation

Dans le cinéma colonial d’avant les années 1930, si la différence est


évoquée, c’est pour marquer combien elle est insurmontable, et même à
quel point l’épouser reviendrait à s’y perdre. Le vocabulaire sexuel ou
nuptial est de rigueur : la confrontation physique avec l’exotisme colonial
(rejouée par le spectateur de cinéma dans son fauteuil) a l’ambivalence
d’une tentation impossible 7. Elle se joue – comme l’invasion coloniale – en
deux temps : appropriation et mise à distance. Conquise, la colonie est
offerte à la jouissance du Blanc : seul Serge de Poligny, avec La Soif des
hommes (1949), tente une remise en cause, une mise à distance de ce droit
naturel des colons sur les terres, en insistant sur les origines de ceux-ci et en
brisant le mythe d’un colonat idéalisé. Mais dans les autres films la colonie
doit être instrumentalisée pour éviter un décentrement préjudiciable au
rapport de domination. La femme sera bien sûr l’objet cinématographique
idéal de cette appropriation : satanique séductrice, elle menace d’entraîner
le héros dans l’impasse du reniement de soi, de ses valeurs, mais aussi de
son rôle civilisateur (Malaria, 1942). La rejeter sera pour lui l’occasion de
structurer son être intime comme son être au monde (colonial).
À cet égard, la première adaptation au cinéma du roman à succès de
Pierre Benoit, L’Atlantide, par Jacques Feyder en 1921, résume à merveille
le rapport fantasmé à l’exotisme et ce qui attend ceux qui s’aventureraient
dans une relation à l’Autre. On meurt beaucoup d’amour dans le palais
d’Antinéa, la dernière Atlante, où l’on n’accède, comme dans le monde
colonisé, qu’après s’être enfoncé au plus profond du désert le plus aride.
Fidèle à son origine, le capitaine Morhange refuse l’amour de la reine,
laquelle, désirant se venger, se donne à son compagnon Saint-Avit afin
qu’ils s’entretuent. La passion l’égarant, il s’exécute et tue Saint-Avit.
Même s’il parvient à s’échapper du palais après avoir pris conscience de la
gravité de son acte, sa fascination l’y fera revenir et il ne pourra qu’y laisser
la vie, la psychose emportant ceux qui franchissent la limite en s’enfonçant
dans l’utopie.
On peut posséder les belles indigènes mais pas les aimer, au risque de
renier les règles du devoir patriotique, une valeur qui dans les films
coloniaux n’est positive que si elle est portée par les Français. Le mélange
des races est prohibé (jusque dans la production nationale, comme avec
Razzia sur la chnouf en 1954) : le métissage bafoue l’ordre social et met
l’intégrité de l’Occident en danger. De toute façon, l’indigène étant
incapable d’intégrer les vraies valeurs coloniales, l’égalité est impossible. À
moins qu’il ne s’assimile complètement. C’est ce que fera Safia, la
prostituée tunisienne des deux versions de La Maison du Maltais 8 : la « fille
de charme » deviendra une « charmante maîtresse », parfaitement adaptée à
la vie parisienne. Et l’assimilation efface la mixité.
La colonie préconise aux indigènes d’« évoluer », de se civiliser, mais
point trop n’en faut : l’adhésion aux valeurs républicaines d’égalité et de
fraternité ne saurait combler le gouffre entre les cultures. L’« évolué » des
films coloniaux n’est jamais adulte : soit enfant turbulent, soit élève trop
appliqué. La différence ne peut que persister, et il reste inexorablement au
cœur des ténèbres ; la mise à distance doit toujours être maintenue. Alors
que le maintien de la colonie comme un espace rêvé plutôt qu’appréhendé
dans sa réalité en empêche la compréhension et ne laisse place qu’à la
séduction, cette phobie du mélange et de la perte de sa propre intégrité,
encore si vivace aujourd’hui, dénote la faillite de l’assimilation coloniale.
Miroir d’une relation impossible, le cinéma colonial rend visible la
contradiction d’une aventure qui ne pourra qu’être durablement dramatique
et porte avant l’heure, dans ses fictions mêmes, la décolonisation.
De toute évidence, la colonisation a, dans le domaine de la promotion
par l’image cinématographique, trouvé un rythme et un style. Dès lors la
culture coloniale va promouvoir cette double dialectique : le progrès pour
illustrer l’action du colonisateur et la sauvagerie pour parler des sociétés
indigènes. Un langage simple, qui fonctionne aussi bien sur les écrans des
salles obscures que dans la tête des Français…

1. Ce texte reprend et synthétise un article publie initialement dans l’ouvrage collectif de


Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la
Révolution française à nos jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008.
2. Steven Ungar, « Léon Poirier’s L’Appel du silence and the Cult of Imperial France »,
Journal of Film Preservation, no 63, octobre 2001.
3. Claude Beylie, « La Bandera et la presse », L’Avant-Scène cinéma, no 285, avril 1982.
4. Youssef El-Ftouh, « L’Afrique dans les images coloniales », Écrans d’Afrique, no 9-10, 3e-
4e trimestres 1994 ; (dans le cadre du programme du Groupe de recherche Achac) Sandrine
Lemaire, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Alain Mabanckou, Dominic Thomas,
Colonisation & propagande. Le pouvoir de l’image, Paris, Le Cherche-Midi, 2022.
5. François Chevaldonné, « Le cinéma colonial ou le fonctionnement d’un code », in La
Révolution et le Cinéma, Éditions des Quatre-Vents, 1988.
6. Michel Cadé, « De la casquette du père Bugeaud aux moustaches du maréchal Lyautey »,
Les Cahiers de la Cinémathèque, no 49, 1993.
7. Marc-Henri Piault, « L’exotisme et le cinéma ethnographique : la rupture de La Croisière
noire », Journal of Film Preservation, no 63, octobre 2001.
8. Celle d’Henri Fescourt en 1927 et celle de Pierre Chenal en 1938.
La commission d’enquête
coloniale du Front populaire :
un échec de politique réformatrice
(1936-1938)
Marc Lagana

L’avènement au pouvoir d’un gouvernement de gauche, en juin 1936, a


suscité énormément d’espoir non seulement en France, mais aussi dans les
colonies 1. L’exercice du pouvoir par les socialistes et les radicaux
socialistes, avec l’appui des communistes, a été rendu possible grâce à une
alliance conditionnelle certes, mais durable et fidèle, entre les différentes
forces politiques du Front populaire. Sur le plan de la politique intérieure, le
plus grand défi du Front populaire reste le mouvement de grève de mai-juin
1936 ; à l’étranger, le Front populaire doit affronter les problèmes posés par
la guerre d’Éthiopie, la remilitarisation de la Rhénanie par Adolf Hitler, et
surtout la guerre civile espagnole 2.
Face à la question coloniale, les partis du Front populaire avaient des
positions très différentes. En effet, le Parti radical était depuis longtemps
proche du parti colonial et défendait l’intégrité de l’Empire. Si le Parti
radical affirmait son appartenance à la « France coloniale », la Section
française de l’Internationale ouvrière (SFIO) défendait quant à elle des
positions contradictoires depuis le début de la colonisation. D’une part, elle
s’opposait en principe à l’expansion coloniale et notamment à l’utilisation
de la force. D’autre part, elle était généralement favorable à la « mission
civilisatrice » de la France. Enfin, le Parti communiste français, qui avait
mené des actions anticoloniales – entre autres à l’occasion de la guerre du
Rif dans les années 1920 –, avait surtout suivi la politique tracée et
pratiquée par le mouvement communiste international, et notamment
l’Internationale communiste. Ainsi, même en tant que parti national il
manquait d’une politique cohérente en matière coloniale.
Au moment du grand mouvement d’unité de la gauche, se manifeste une
certaine volonté politique de se pencher – malgré les divergences – sur la
question coloniale, et d’ouvrir enfin le débat sur l’avenir de l’Empire et le
sort des peuples colonisés. Cette volonté se traduit modestement par
l’engagement, dans le programme du Rassemblement populaire, de créer
une commission d’enquête coloniale.

La mise en place de la commission d’enquête

Le gouvernement du Front populaire souhaite ainsi mettre en pratique


cet engagement dès l’été 1936. Cependant, la loi à l’origine de la création
de la commission d’enquête dans les territoires d’outre-mer, votée par la
Chambre des députés le 11 août 1936, ne sera adoptée par le Sénat que le
30 janvier 1937. Les crédits nécessaires au bon fonctionnement de la
commission – qui devaient atteindre environ trois millions de francs – et,
naturellement, les décrets et arrêtés d’application ont ainsi été retardés.
Dans la courte histoire du gouvernement de Front populaire, ce ne sera pas
le seul cas de blocage institutionnel par le Sénat, qui restera un bastion des
forces anti-Front populaire 3.
Pourtant, dès son avènement au pouvoir, le gouvernement de Front
populaire se devait, d’après Henri Guernut, directeur de la commission
d’enquête nommé par le gouvernement de Léon Blum, de « mettre sur pied
un programme d’action conforme à la fois aux vœux légitimes des masses
indigènes, aux intentions généreuses du gouvernement et aux possibilités de
la Métropole 4 ». Afin « […] d’aboutir à une œuvre qui soit réellement et
simplement humaine », Henri Guernut maintient que « la politique
coloniale de la République se doit de déborder le cadre des recherches et
prospections d’ordre purement matériel pour s’attaquer à un large travail
de rénovation du système colonial français dans le sens d’une amélioration
générale des conditions d’existence sociales et politiques des populations
d’outre-mer 5 ».
Dans la même veine, Marius Moutet, ministre des Colonies dans le
gouvernement de Front populaire, souhaite définir « une doctrine coloniale
neuve et des directives gouvernementales dans une direction sinon nouvelle
au moins adaptée à la situation nouvelle ». Il fallait appliquer des décisions
et passer à l’action afin de rallier les colonisés au gouvernement, car « […]
sans la collaboration des peuples locaux, il nous serait impossible de
pousser plus loin la mise en valeur, dans leur propre intérêt, comme dans
celui de la Métropole des pays d’Outre-mer 6 », d’après Marius Moutet.
Le gouvernement de Front populaire met en place une commission
hétérogène comprenant entre autres des députés et des sénateurs de toutes
tendances politiques. Pour le gouvernement, la « compétence de la
commission ne peut être exclusivement politique ; il convient au contraire,
que ses investigations s’étendent sur tous les plans, social, économique,
scientifique, administratif… afin que, au regard des besoins nouveaux
qu’elle pourra découvrir, elle soit à même de proposer dans tous les
domaines les réformes qui lui apparaîtront opportunes 7 ».
Cette politique s’exprime ainsi dans la composition de la commission.
D’abord, il y a la représentation politique : cinq sénateurs et onze députés
sur les quarante-deux membres de la commission. Cette représentation
parlementaire comprend le président de la commission des colonies de la
Chambre des députés, Georges Nouelle, un socialiste, et le président de la
commission des colonies du Sénat, Théodore Steeg, ancien ministre des
Colonies. Parmi les représentants du monde intellectuel on trouve André
Gide, qui s’intéresse tout particulièrement à l’Afrique, Charles-André
Julien, secrétaire général du Haut Comité de la Méditerranée, Paul Rivet,
professeur au Muséum d’Histoire naturelle, et le professeur Émile
Marchoux de l’Académie de médecine. Victor Basch, président de la Ligue
des droits de l’homme – une des grandes personnalités du Front populaire –,
figure aussi parmi les membres de la commission.
La commission était caractérisée par la prépondérance des éléments
socialistes, et ce malgré la présence de toutes les sensibilités politiques du
Front populaire, y compris les communistes. Elle comprenait, en effet, des
personnalités des milieux politiques, intellectuels et coloniaux (en
provenance pour la plupart de l’administration coloniale) qui étaient dans la
mouvance de la SFIO. On peut penser à Marius Dubois, député d’Oran et
un des piliers socialistes de la question coloniale, ou à André Philip,
membre de la commission coloniale de la Chambre des députés ainsi que de
celle de la SFIO, et bien sûr à Georges Nouelle.

La commission et son organisation

Les membres sont répartis en trois sous-commissions géographiques ;


sous-commission sur la Tunisie et le Maroc, sous-commission sur l’Afrique
du Nord, le Togo, le Cameroun, Madagascar, la Guyane et les vieilles
colonies, et la sous-commission sur l’Indochine, les Antilles et les colonies
du Pacifique. Ces sous-commissions restent redevables à la grande
commission dirigée par Henri Guernut et coprésidée par le député Georges
Nouelle et le sénateur Théodore Steeg.
Au cours des débats de la commission, Victor Basch s’attache à un
meilleur traitement des colonisés : une plus grande « humanité » à leur
égard, la réalisation de « l’égalité », et la nécessité de travailler à
« occidentaliser » les peuples coloniaux, soulignant aussi que « l’immense
majorité des ligueurs (membres de la Ligue des Droits de l’Homme) n’ont
jamais été des anticolonialistes extrémistes 8… ». De fait, l’activité de la
commission d’enquête s’étend sur tous les plans, dans tous les domaines,
afin d’aboutir à « un programme d’action conforme à la fois aux vœux
légitimes des masses indigènes 9 ». Pour la commission d’enquête, il s’agit
tout bonnement de soulever et d’approfondir des questions relatives aux
populations colonisées, à l’ordre économique, administratif et politique.
Ainsi, la commission doit traiter des questions de démographie,
d’alimentation, d’habitation et d’hygiène, d’enseignement, de travail,
d’équipement, d’agriculture, d’industrie, de commerce, d’administration, de
justice, de finances et de fiscalité, ainsi que des aspirations des indigènes
dans les colonies françaises.
L’ensemble des doléances élaborées par les intéressés dans les colonies
se répartissait autour de grandes catégories. Tout d’abord, les doléances
politiques recoupaient les revendications d’ordre institutionnel et
administratif, touchant aux droits fondamentaux de réunion, d’association,
d’expression, de représentation politique, de vote… Ensuite, les doléances
sociales préconisaient l’application de la législation métropolitaine dans les
colonies, une réforme du régime syndical… Quant aux doléances
économiques, elles touchaient à toutes sortes de privilèges, de monopoles,
mais aussi aux problèmes de fiscalité (l’abolition de la capitation indigène),
au régime douanier, à l’agriculture (la question des terres domaniales, par
exemple), à l’industrie (le problème des monopoles, entre autres). Enfin, la
dernière catégorie comprenait les doléances culturelles, qui concernaient
surtout l’enseignement dans les colonies (bourses d’étude, augmentation
des écoles primaires et professionnelles).
Malgré les limites politiques du travail effectué et les réticences des
milieux coloniaux, l’information ainsi accumulée constituait une
documentation riche d’enseignements pour la commission. Il s’agissait
certainement de la documentation la plus pertinente pour le travail politique
de la commission. Néanmoins, elle s’ajoutait à une impressionnante liste de
« rapports d’inspections », de documentation de toutes sortes en provenance
des administrations coloniales, et de réponses aux questionnaires portant sur
l’alimentation indigène, l’habitation, les migrations intérieures, l’hygiène,
l’industrie (données sur les établissements employant plus de dix ouvriers),
et les populations européennes. Dans la mesure où la commission n’a pu
enquêter dans les colonies comme prévu, cette large consultation a pris une
valeur inestimable en regard de toute la documentation disponible à la
commission.
Sur un certain nombre de grands principes politiques, les partis adhérant
au Front populaire dans les colonies étaient unanimes, ou presque. Dans le
cas particulièrement révélateur de la Tunisie, le parti socialiste (SFIO), le
Parti radical et le Parti communiste (ainsi que le Néo-Destour) défendaient
le suffrage universel. Par ailleurs, l’application à la Tunisie de la législation
sociale et du travail en vigueur en France (semaine de quarante heures,
travail égal à salaire égal, droit syndical…) faisait l’objet d’un appui des
mêmes partis 10. En revanche, l’octroi aux Tunisiens des libertés publiques
(liberté de réunion, d’association, de presse et d’opinion, entre autres)
n’était soutenu que par le Parti communiste. En Indochine, la fédération de
la SFIO-Cochinchine exprimait des revendications dans tous les domaines.
Les socialistes défendaient surtout le principe politique suivant :
l’établissement d’un régime démocratique en Indochine. À cette fin, il
s’agissait de préparer un référendum qui permettrait à « chaque peuple de
choisir sciemment entre les politiques d’assimilation et d’émancipation 11 ».
La Ligue des droits de l’homme est alors très présente dans les
consultations de la commission d’enquête dans les territoires coloniaux.
Dans un premier temps, elle fait savoir à la commission qu’elle engage ses
sections d’outre-mer à répondre et à s’impliquer. Dans un deuxième temps,
elle met à la disposition de la commission un certain nombre de dossiers
importants. Ses revendications, dans l’ensemble des colonies, portent sur
les libertés fondamentales (liberté de presse, liberté de réunion et
d’association, entre autres), la représentation politique, ainsi que les lois
sociales (droit syndical, application de la législation métropolitaine aux
colonies).

L’enquête dans l’Empire

La commission d’enquête a suscité énormément d’espoir, notamment


parce que les intéressés et en particulier les populations coloniales ainsi que
les groupes proches du Front populaire s’attendaient à voir l’enquête se
poursuivre sur place. Pendant la première phase de la consultation, certains
groupes avaient demandé expressément à être entendus par les membres de
la commission sur les doléances acheminées à Paris. Selon eux, la
commission d’enquête se devait non seulement de vérifier les doléances sur
place, mais aussi d’effectuer un travail en profondeur et de clarifier les
problèmes directement avec les intéressés. La commission d’enquête devait
aussi établir un ordre de grandeur, une sorte de liste de priorités concernant
les réformes à effectuer. N’oublions pas que l’objectif de la commission
était de permettre au Front populaire d’élaborer une « nouvelle politique
coloniale ».
Pour les intéressés et surtout pour les populations coloniales, le défaut
d’enquête sur place consommait la faillite de la commission. Le directeur
lui-même (Henri Guernut), ainsi que ses collaborateurs et associés,
considéraient justement que le travail sur documents et sur place à Paris ne
pouvait être qu’un travail préparatoire. Il fallait se donner les moyens de
contrôler les données recueillies par la commission, et permettre aux
peuples colonisés de s’exprimer et d’apporter « une vue directe des
choses 12 ».
Dès les débuts de la commission, et simultanément à la collecte de
documents, la question de l’organisation d’enquêtes sur place est à l’ordre
du jour. La commission avait « […] convenu que des missions constituées
par deux enquêteurs de nuance différente seraient envoyées dans chacune
des grandes fédérations ou dans les pays de protectorat pour y effectuer,
sans ostentation ni éclat, mais avec application et méthode les sondages ».
En effet, la commission, ainsi que ses sous-commissions, avaient recueilli
une grande variété d’informations « tant auprès des administrations
coloniales qu’auprès des groupements d’opinion et d’intérêts et des
personnalités susceptibles d’apporter une contribution intéressante à
l’œuvre entreprise ».
Une fois la documentation acheminée à Paris, la commission avait
prévu, dans un deuxième temps, d’envoyer des missions dans les colonies
car « une enquête sur des aspirations coloniales ne saurait être ni
pertinente, ni complète, ni exacte, si elle se fait uniquement sur texte ». Par
ailleurs, considérant les espoirs suscités parmi les peuples coloniaux par la
création de cette commission d’enquête, il fallait connaître les « besoins
profonds de la masse 13 ». La commission devait donc non seulement se
renseigner auprès des personnes alphabétisées – des minorités instruites
sinon toujours assimilées –, mais aussi recueillir des données par une
enquête directe auprès des populations concernées.
Naturellement, toutes les forces mobilisées par le Front populaire se
devaient de contribuer à cette démarche, comme la Ligue des droits de
l’homme, les loges maçonniques, les regroupements ou sections des partis
politiques. Afin de savoir jusqu’où un gouvernement de Front populaire
pouvait pousser des réformes, il fallait entendre les différentes tendances
politiques et groupes représentatifs. Ainsi, les intérêts colonialistes devaient
aussi participer à cette enquête sur place. Toutefois, cette volonté d’aboutir
sera frustrée par le manque de moyen matériel, et, en dernière instance, par
le refus politique du Sénat de financer l’enquête dans les colonies.

L’échec méthodologique et politique


On l’a vu, la commission a eu une existence à la fois brève, difficile et
précaire. Dans l’ensemble, son travail est resté plutôt inefficace. Il est vrai
que le directeur Henri Guernut a attribué les tâches promptement, animé par
le souci d’agir : l’organisation des sous-commissions et la distribution des
rapports à soumettre. Les rapporteurs, qui sont les membres les plus actifs
dès le début de la commission, travailleront chacun plus ou moins
indépendamment, car les rencontres seront très limitées et la participation
en souffrira nécessairement.
En réalité, après la grande réunion inaugurale du 8 juillet 1937, aucune
autre rencontre plénière n’a été programmée. Quant aux sous- commissions,
elles ne se sont réunies qu’à trois ou quatre reprises dans le courant de
l’année 1937. Malgré l’impressionnante documentation accumulée par la
commission d’enquête, le travail restera d’une portée limitée en regard des
objectifs politiques du Front populaire : « Il faut que cette commission
marque un moment de la colonisation française et que, de ses travaux,
puisse sortir une nouvelle formule de collaboration féconde et heureuse
entre la métropole et les territoires extérieurs 14. »
Le travail concret de la commission restera l’œuvre de quelques
personnes particulièrement bien placées politiquement et très impliquées
dans les affaires coloniales. Les membres les plus actifs avaient ainsi un
intérêt marqué pour la question coloniale et nourrissaient des intentions,
parfois précises, en ce qui concerne l’empire colonial français et son
devenir. D’après la composition de la commission d’enquête, il ressort que
les socialistes ou les membres de sensibilité socialiste étaient
particulièrement présents.
Tout naturellement, les membres de la même tendance ou de la même
affinité politique ou idéologique travaillaient ensemble, ou du moins dans la
même direction. Ainsi, les rencontres informelles entre quelques personnes
constituaient le mode de fonctionnement privilégié par les membres les plus
actifs de la commission 15. Ce travail en groupe restreint, et autour des
forces dominantes du Front populaire – à savoir les socialistes et certains
radicaux –, aurait dû donner des résultats…
Manifestement, la contribution critique et a priori radicale du Parti
communiste français a été relativement circonscrite. Le PCF, à travers son
principal représentant Henri Lozeray (membre du comité colonial du PCF
et député de la Seine), a joué un rôle plutôt effacé. Il nous semble que si les
communistes avaient été plus présents – voire simplement plus nombreux –,
la vie et le fonctionnement de la commission d’enquête auraient été
différents. Le poids de la SFIO resta donc prépondérant et pesa lourdement
sur le devenir de la commission d’enquête. Les représentants socialistes et
leurs proches alliés ont ainsi pu faire main basse sur la commission et
contrôler son fonctionnement.
Il est difficile, par conséquent, d’arriver à pondérer la contribution des
personnalités impliquées dans la commission et les possibilités concrètes
d’aboutir. N’est-il pas surprenant qu’un Charles-André Julien, directeur du
Haut Comité de la Méditerranée, qu’un Henri Guernut, ayant des liens avec
le radicalisme et le socialisme, ou encore qu’un Maurice Paz, un des
responsables de la commission coloniale de la SFIO, appuyés comme ils
l’étaient par les chefs du Front populaire – tout particulièrement Marius
Moutet, ministre des Colonies, et Léon Blum lui-même –, aient pu aboutir à
un échec aussi retentissant 16 ? Quand, finalement, les moyens financiers
nécessaires au bon fonctionnement de l’enquête dans les colonies sont
abolis dans le budget de 1938, la commission entière remet sa démission au
gouvernement.
Ainsi, d’innombrables doléances et un nombre considérable d’intéressés
se voyaient mis de côté par la commission d’enquête et par le
gouvernement : une preuve, parmi d’autres, de « […] la nécessité d’une
enquête impartiale et libre 17 ». Dans l’ultime séance plénière de la
commission d’enquête sur les territoires d’outre-mer, Henri Lozeray met
l’accent sur les réactions dans les colonies : la suppression de l’enquête
allait provoquer des déceptions et beaucoup d’amertume chez les
populations coloniales. De son côté, la SFIO proteste en tant que parti
« contre la manœuvre oblique qui a entraîné la démission de la commission
d’enquête dans les territoires d’outre-mer… ». Pour les socialistes, le Sénat
avait « pris encore une fois la responsabilité de faire échec à la volonté du
suffrage universel ». Le parti regrettait « que les populations d’outre-mer se
voient privées d’un moyen légal d’exprimer de légitimes revendications et il
affirme qu’une enquête impartiale et libre devra être reprise dans le proche
avenir, et, cette fois menée à son terme 18 ».
Devant l’intransigeance de l’opposition au Front populaire, le succès et
l’aboutissement de la commission d’enquête sont remis en cause. Les forces
anti-Front populaire, conjuguées aux intérêts du parti colonial, démontrent
un pouvoir tangible et efficace. Quant à la SFIO, elle a eu une part non
négligeable de responsabilité dans l’échec de la commission d’enquête. En
effet, malgré son engagement politique de participer pleinement et
utilement à une commission d’enquête sur les colonies, elle n’avait pas
toujours de volonté manifeste ou d’intérêts clairement élaborés pour aboutir
à une politique coloniale sous le Front populaire. Finalement, c’est le
ministre Marius Moutet qui assumera pleinement l’héritage colonial de la
IIIe République et fera valoir l’importance du marché colonial pour la
production française dans le cadre de la crise des années 1930.
En définitive, à l’instar du Parti radical et du parti colonial, tel Albert
Sarraut, le gouvernement du Front populaire reconnaîtra le rôle de l’Empire
dans le rayonnement international de la France et les volontés de réformes
s’effaceront face au pragmatisme de l’intérêt colonial.

1. Daniel Guerin, Front populaire, révolution manquée, Paris, Maspero, 1970 ; Jean Bouvier,
René Girault, Jacques Thobie, L’Impérialisme à la française, 1914-1960, Paris, La
Découverte, 1986 ; Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un
divorce, Paris, Albin Michel, 1984.
2. Ce texte, mis à jour et réduit, a été publié, dans une version initiale et développée, sous le
titre « L’échec de la commission d’enquête coloniale du Front populaire », Historical
Reflections/Réflexions historiques, volume 16, no 1, 1989.
3. Georges Lefranc, Histoire du Front populaire, Paris, Payot, 1974.
4. Archives nationales, ANSOM (Archives nationales section Outre-mer d’Aix-en-Provence),
Archives de la commission d’enquête sur les territoires d’outre-mer, Fonds Guernut
(dorénavant cité Guernut), « Séance inaugurale du 8 juillet 1937 », carton A VIII.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. ANSOM, « Rapport de Blum, Delbos, et Moutet au Président de la République sur la
constitution de la commission d’enquête aux colonies, pays de protectorats et sous mandat »,
1937, carton A XXII.
8. ANSOM, « Séance du 10 décembre 1937 », carton A VIII.
9. ANSOM, « Séance inaugurale du 8 juillet 1937 », op. cit.
10. ANSOM, « Vœux recueillis par la commission d’enquête territoires d’outre-mer », carton
BXXXII.
11. ANSOM, « Vœux de la section S.F.I.O. de Tourane » (le 12 décembre 1937), carton A IX.
12. ANSOM, « Note sur la commission d’enquête dans les territoires d’outre-mer », carton A
VII.
13. Ibid.
14. ANSOM, « Rapport de Blum, Delbos, Moutet au Président de la République sur la
constitution de la commission d’enquête aux colonies, pays de protectorat et sous mandat » (le
30 janvier 1937), carton A XXII.
15. Entrevue avec M. Maurice Paz le 25 juillet 1985.
16. Charles-André Julien, « Léon Blum et les pays d’outre-mer », in Pierre Renouvin, René
Rémond (dir.), Léon Blum, chef de gouvernement, 1936-1937, Paris, Les Presses de Sciences
Po, 1967 ; Jacques Marseille, « La conférence des gouverneurs généraux des colonies
(novembre 1936) », Le Mouvement social, no 101, octobre-décembre 1977 ; William B. Cohen,
« The Colonial Policy of the Popular Front », French Historical Studies, volume 7, no 3, 1972 ;
Manuela Semidei, « Les socialistes français et le problème colonial entre les deux guerres,
1919-1939 », Revue française de science politique, volume 18, no 6, décembre 1968 ; André
Nouschi, « La politique coloniale du Front populaire : le Maghreb », Cahiers Tunisie,
volume 27, no 109-110, 1979.
17. ANSOM, « Séance plénière du 7 juillet 1938 », carton A VIII.
18. « Une protestation du parti socialiste », Le Populaire, 21 juillet 1938.
1. LES PRÉMICES
DE L’EFFONDREMENT
Révolution impériale :
le mythe colonial de Vichy
Pascal Blanchard et Ruth Ginio

La défaite de 1940, qui laissait les deux tiers du territoire métropolitain


français sous occupation allemande, incitait le régime de Vichy à trouver
une compensation comparable à celle qu’une partie de la classe politique –
derrière les républicains opportunistes – avait cherchée dans l’expansion
coloniale en Asie et en Afrique après la défaite de 1871 face à la Prusse.
L’Empire devient alors un « mythe consolateur », un argument majeur (avec
la marine) dans les négociations diplomatiques en cours et l’un des piliers
fondateurs de la « nouvelle France » mise en place sous l’autorité du
maréchal Pétain 1.
Rapidement, le régime de Vichy confère une importance cardinale à
l’empire colonial puisqu’il tente, dès les négociations avec les Allemands,
d’obtenir dans la convention d’armistice que les colonies soient exclues de
l’occupation par l’armée allemande, italienne et japonaise. En contrepartie,
le maréchal Pétain s’engage à ce que l’administration coloniale s’oppose à
toute tentative de mainmise britannique ou gaulliste sur ces possessions
outre-mer.
Aux termes de l’armistice, le gouvernement de Vichy obtiendra le
maintien de son autorité dans ses colonies pourvu qu’il assure leur
neutralité et limite les forces armées coloniales en place 2. Le jour même de
la signature, le maréchal Pétain s’adresse à la nation dans une allocution où
il souligne cette importance de l’Empire : « Je n’ai pas été moins soucieux
de nos colonies que de la métropole. L’armistice sauvegarde les liens qui
l’unissent à elles. La France a le droit de compter sur leur loyauté 3. »
L’Empire devient, pour les tenants du régime, l’espoir et la garantie que
la France « éternelle » perdurera malgré le chaos présent, mais aussi donne
le sentiment, au pouvoir comme à l’opinion, d’une France qui conserve son
rang de grande puissance, même vaincue. Personne n’est dupe, certes, mais
l’illusion permet à la dialectique propagandiste de s’épanouir. Le 8 juillet
1941, dans un message aux Français, le maréchal Pétain constate de facto
que le peuple français n’a d’avenir que s’il retrouve le « sens de sa
grandeur et celui de sa mission impériale ». Il rappelle lors de son message
du nouvel an 1942 que « Puissance civilisatrice, la France a conservé dans
le monde, malgré sa défaite, une position spirituelle privilégiée », et
souligne de nouveau cette place trois mois plus tard, dans une brochure
éditée par le secrétariat général à l’Information et à la Propagande 4, en
précisant que c’est l’Empire qui a permis « à la patrie blessée
d’entreprendre son relèvement ».

Une culture impériale reconfigurée

L’actualité coloniale s’impose et place ainsi l’Empire au premier plan


des préoccupations nationales. Un tel contexte semble légitimer la
propagande gouvernementale alors fort active. Avec les événements de
Mers el-Kébir et de Dakar, puis ceux de Syrie et de Madagascar, sera mise
en œuvre une campagne en faveur de la sauvegarde du domaine colonial de
la France. Dans l’affiche N’oubliez pas Oran ! qui fut réalisée après le
bombardement de la marine française par les Anglais, on voit sur tous les
murs de France un marin français, blessé par ces derniers, et englouti par les
flots, brandissant toujours le drapeau tricolore. Il s’agit d’une véritable
allégorie de la résistance de l’Empire face aux « traîtres » britanniques. De
même, une affiche d’origine allemande montre Winston Churchill,
responsable de la perte de l’Empire français, allumant un brasier sur
« Dakar-Mers el-Kébir ». Une autre allégorie à message identique présente
une pieuvre s’emparant de l’Afrique. C’est enfin la Légion française des
combattants qui édite un poster proclamant « Pour la France, contre le
gaullisme, la Légion », en écho aux trois drames de l’Empire que la France
du maréchal a vécus : Mers el-Kébir, Dakar et la Syrie. Un slogan,
soulignant l’actualité nouvelle du thème, barre l’ensemble : « En attaquant
Madagascar, les Anglais nous volent une des terres les plus riches de notre
Empire. » Le ton est donné. La guerre des images ne fait que commencer.
Cet empire ne devait pas seulement résoudre les difficultés
considérables que la France affrontait à cette époque ; il devait également
jouer un rôle important pour assurer son avenir dans le nouvel ordre
mondial en formation. Ses colonies fourniraient les produits qu’elle pourrait
proposer à ses partenaires commerciaux, de sorte qu’elle ne se présenterait
pas les mains vides dans l’« Europe nouvelle 5 ». Cette idée trouvait son
expression dans la notion d’« Eurafrique », vieille rengaine des années
1930, établissant une union entre l’Afrique et l’Europe, la France étant le
lien naturel entre les deux continents 6. Le projet de chemin de fer
transsaharien (ou Méditerranée-Niger), élaboré dès 1928 et ressuscité par
Vichy, devait être l’élément visible de cette relation. Il constituait, bien
évidemment, un important facteur de propagande en ce qu’il véhiculait une
image de Vichy comme celle d’un régime qui réalisait, quant à lui, ses
projets.
Pour beaucoup de Français, les coloniaux en premier lieu, la Révolution
nationale se double d’une révolution impériale indéniable. C’est d’ailleurs
l’objet de toute une littérature qui s’impose à la population et, parmi les
mille cinq cents titres (ouvrages, brochures, études, numéros spéciaux de
revues, albums, plaquettes…) identifiés au cours de ces cinq années, la
quasi-totalité s’inscrit directement dans cette nouvelle idéologie du régime.
On pense à des auteurs comme Jean Brunhes avec La France dans le
monde. Ses colonies, son empire (1940), à Gaston Joseph et Georges
Tajasque avec L’Âme d’un Empire (1944) ou à Henri Denis avec Les
Desseins de la mise en valeur. Pourquoi coloniser ? (1943).
Dans le même esprit, des spécialistes et des théoriciens de l’idée
coloniale s’engagent dans cette voie, comme Georges R. Manue et Henri
Mathieu avec Les Empires en marche (1942), Marius-Ary Leblond avec
L’Empire de la France. Sa grandeur, sa beauté, ses forces (1943) ou J. L.
Gheerbrandt avec Notre Empire. Un univers, un idéal (1943). Enfin de
nouveaux auteurs, jusqu’alors marginalisés ou de second plan, s’imposent,
comme le lieutenant-colonel Hayaux du Tilly (Unité de l’Empire français,
1944), Olivier Leroy (Raison et bases de l’union des Français de l’Empire,
1941), l’ancien chroniqueur colonial de L’Action française, Jean Paillard
(L’Empire français de demain, 1943), et, surtout, René Viard, avec
plusieurs titres, De Charlemagne à Pétain (1943), L’Empire et nos destins
(1942) ou L’Eurafrique. Pour une nouvelle économie européenne (1942)…

Ne rien devoir à la République !

Cet hymne à la gloire de l’Empire se heurtait cependant à une


difficulté : le régime de Vichy était confronté au fait que cet empire
colonial, si utile, avait été fondé, pour l’essentiel, par cette IIIe République
qu’il vouait aux gémonies, l’accusant d’être responsable de tous les
malheurs et avanies de la France. Une des solutions envisageables consistait
alors à attribuer son établissement à la France du XVIIIe siècle 7 ou à celle de
Charles X 8, voire à celle des croisades.
On pouvait néanmoins admettre qu’il était l’œuvre de la
IIIe République, pourvu qu’on ajoutât que sa réalisation ne découlait pas de
l’esprit républicain mais d’actions individuelles. C’est le postulat de
nombreux auteurs tels que Michel Guy (Bâtisseurs d’empire, 1941), le
général Paul Azan (Empire français, 1943), ou, de façon plus nuancée, celui
du directeur de l’École coloniale, Robert Delavignette, dans sa Petite
Histoire des colonies françaises publiée en 1942. Le crédit de l’édification
de l’Empire était, dans ce cas, accordé aux « hommes de terrain » :
militaires, colons, missionnaires, médecins, plutôt qu’aux hommes
politiques. La République était accusée de n’avoir pris aucune part à cette
édification et d’avoir plutôt entravé les efforts des héros qui s’y étaient
consacrés. Le parcours du maréchal Hubert Lyautey restait un exemple
récurrent, comme les destins de Pierre Savorgnan de Brazza et du maréchal
Joseph Gallieni. En fait, les républicains auraient galvaudé les énergies des
« bâtisseurs de l’Empire » pour des objectifs étroits et se seraient montrés
incapables d’élaborer des projets à long terme. Jules Ferry était le seul
parmi les hommes politiques de la IIIe République à trouver grâce aux yeux
des vichystes, pour avoir annexé la Tunisie et le Tonkin 9.
Toutefois, aux yeux des théoriciens de Vichy, les hommes politiques de
la IIIe République n’étaient pas les seuls à tenter d’entraver l’action
coloniale ; c’est l’ensemble de la population française qui n’avait manifesté
qu’indifférence à l’égard de l’Empire et qui était donc responsable de cette
situation. Il faut former la nation au colonial, n’auront de cesse de clamer
les technocrates du régime. Pour eux la culture coloniale n’était que
superficielle, la propagande républicaine n’avait pas atteint son but (tel
qu’Albert Sarraut l’avait énoncé en 1920). L’indifférence de l’opinion
publique était, à leurs yeux, un obstacle majeur au développement de
l’œuvre coloniale, et il fallait donc combattre cet obstacle à l’aide d’une
action de propagande et de promotion de l’idée impériale plus en
profondeur : « Pas de colonisation sans métropole consciente ! » avait
prophétisé Robert Delavignette, expliquant qu’il ne suffisait pas que les
élites possèdent une conscience colonisatrice, mais que tous les Français
devaient prendre part au jeu colonial. Une métropole de dancings et de
cafés, ajoutait-il, ne pouvait pas soutenir les administrateurs coloniaux en
terre d’islam ; une métropole qui avait perdu le sens de la famille ne pouvait
soutenir les administrateurs coloniaux en Annam ; une métropole qui
souffrait d’une baisse de la natalité et qui avait perdu foi en la vie,
concluait-il, abandonnerait forcément ses administrateurs coloniaux,
quelque talentueux qu’ils fussent, sans leur laisser d’espoir pour leur action
dans les possessions d’outre-mer 10.
L’acte de colonisation allait devenir un acte moral par excellence, la
culture à promouvoir se voulait donc totale et nationale. La Révolution
nationale se doublait d’une révolution impériale, tant au niveau des âmes
que des mentalités. Bien plus, Robert Delavignette invitait les coloniaux à
adopter les valeurs énoncées par la propagande vichyste et les Français à
s’inspirer des valeurs des coloniaux : importance de la famille, refus de la
licence morale, encouragement de la natalité, survalorisation du travail,
alliance de l’Église et de l’État… Il présentait ces valeurs comme étant
celles, non seulement de « la vieille et bonne France », mais aussi comme
celles des hommes de l’Empire. Les Français devaient apprendre de l’outre-
mer les voies d’une réparation de leur comportement moral.
Cette fusion du national et du colonial se voulait totale, utopique et
prophétique. Elle induisait que la révolution devait être double (aux
colonies, comme en métropole) afin de féconder une nouvelle « nation
impériale », pilier de l’Eurafrique de demain. Ce que la République n’avait
pu faire, l’État français allait le mettre en forme… Utopie certes, mais qui
trouvera quelques applications concrètes en Afrique-Occidentale française
(A-OF), avec Pierre Boisson 11, en Indochine avec Jean Decoux 12 et en
Afrique du Nord avec Maxime Weygand 13, ou dans les programmes de
modernisation et d’industrialisation mis en place par les technocrates du
régime.
De fait, les théoriciens vichystes ne se contentaient pas d’exposer le
problème de l’indifférence à l’égard de l’Empire et le rêve d’une France une
et indivisible avec son outre-mer, ils proposaient aussi une nouvelle
approche « technocratique » de la gestion coloniale et de la promotion de
l’Empire. Dans le cadre des efforts du régime pour la restauration de la
société française par l’éducation de la jeunesse, ils suggéraient de susciter
l’intérêt pour l’Empire chez les enfants d’abord, ce qui était censé créer une
forme d’engagement envers l’idée impériale dès le plus jeune âge. Pour
transmettre cette « éducation au colonial », deux nouveaux livres de
géographie sont publiés, consacrant chacun le dernier quart du volume à
une description détaillée des colonies. Toutefois, ni l’un ni l’autre
n’indiquent qu’à cette époque une partie de ces colonies était sous le
contrôle des Forces françaises libres.
Éludant le fait que, graduellement, leur contrôle leur échappait, les
autorités vichystes mettaient en avant les territoires d’outre-mer et les
ressources humaines et matérielles qu’ils pouvaient procurer, comme si
elles disposaient encore ainsi d’une importante carte politique et
diplomatique. Grâce à ce mythe, Vichy pensait pouvoir mieux affronter les
immenses difficultés du moment et l’assujettissement à l’Allemagne. C’est
la raison pour laquelle le régime faisait appliquer dans les colonies toute la
législation promulguée en France et tentait d’y diffuser l’idéologie de la
Révolution nationale, à travers la Légion ou des structures paraétatiques
comme les Amis du maréchal Pétain.

La culture impériale mise en scène

Sous l’impulsion de l’Agence des colonies, le régime développe les


foires, expositions et manifestations coloniales et met en place les différents
périples du train colonial en France. En même temps, tous les médias sont
sollicités pour promouvoir la question impériale. Pour accompagner cette
propagande sont créés le Comité de l’Empire français (né de la fusion de
l’Union coloniale française, de l’Institut colonial et du Comité de
l’Indochine) et le Comité France-Empire.
Ce qui frappe alors, c’est que les principaux responsables de la diffusion
de cette culture impériale sont les mêmes que ceux de la génération
précédente. La plupart des fonctionnaires sont maintenus dans leurs
fonctions. En revanche, ce qui distingue Vichy de la IIIe République, ce sont
les moyens mis en œuvre pour faire passer l’idée d’Empire dans l’opinion
publique. Notamment par l’utilisation systématique de l’image, et le
contrôle de la diffusion de celle-ci par la reprise en main des relais de
propagande, par l’intrication de la dialectique nationale et impériale dans
les messages à la nation, par une volonté de réformer l’État en intégrant
l’outre-mer y compris à travers des projets de Constitutions autour de la
dimension impériale…
Très rapidement, le nouveau régime va produire une série d’enquêtes et
de rapports sur les moyens de propagande à mettre en place. On peut citer
les trois plus importants : Propagande et information aux colonies, en
août 1940, Note sur l’information à donner à notre politique coloniale,
novembre 1940, et surtout, un Plan d’une campagne de propagande sur
l’Empire, construction française, vers le mois de décembre. Tous insistent
sur le fait que la « notion de l’Empire demeure incertaine et que la défaite
de la France ne l’a pas renforcée ». Il faut, pour le nouveau régime, selon le
plan de décembre 1940, « éveiller l’instinct de propriété français en faveur
de ce qui nous appartient, surtout que l’Empire est l’un des rares sujets sur
lesquels peut se faire l’unanimité ».
De plus, sur les questions coloniales, Vichy s’inscrit dans le
prolongement du discours produit par la littérature et par la presse
nationaliste et fasciste d’avant guerre. La défaite a rapproché durablement
et définitivement le nationalisme hexagonal de sa version coloniale, après
une longue période d’indifférence, jusqu’à la Première Guerre mondiale, de
la droite française. Un discours que l’on retrouve plus particulièrement dans
le quotidien de Charles Maurras, L’Action française, qui développe une
contre-idéologie coloniale, « véritablement nationale », à partir de
juin 1935, dans le cadre de sa rubrique bimensuelle : La Lettre à nos amis
d’outre-mer. Reprise de l’idéologie de l’ultra-droite, réflexion sur la nature
et les moyens de propagande nécessaires, fusion de la dialectique coloniale
et nationale et mobilisation de l’administration coloniale (en grande partie
favorable au régime), telles sont les grandes lignes du schéma qui se met
alors en place au cours du dernier trimestre de 1940.
Comme lors de l’avant-guerre, la presse constitue le principal relais
d’opinion pour l’idée coloniale et de nombreuses rubriques, régulières ou
épisodiques, apparaissent dès l’été 1940. Bien sûr, le Service intercolonial
d’information, le secrétariat d’État à l’Information et l’Agence économique
des colonies adressent aux journaux de nombreux communiqués, notices et
« consignes » à insérer (près de deux cents titres sont concernés en zone
libre et certaines publications de la zone occupée), mais on note aussi une
réelle volonté consistant à intégrer l’Empire aux projets éditoriaux. Deux
hebdomadaires sont particulièrement révélateurs de cette production :
Jeunesse de France et Compagnons.
Comme la presse écrite, la radio fut un média de premier plan pour
diffuser le discours officiel sur l’Empire. En premier lieu Radio-Vichy, sous
l’impulsion de son directeur général André Demaison (l’auteur du guide
officiel de l’Exposition coloniale internationale de 1931), propagandiste
actif de l’idée coloniale avant guerre, et qui organise de nombreuses
rencontres autour de l’Empire, surtout après la reprise en main de la radio
par les services de Paul Marion (un ancien du Parti populaire français de
Jacques Doriot). Radio-Paris mettra en place l’émission La France
coloniale, trois fois par semaine, sous la conduite d’un proche de Marcel
Déat (le fondateur du Rassemblement national populaire), Georges Jautel,
puis sous celle d’un Allemand, Jacob Mar. Ces différents programmes
insistent sur le concept d’Eurafrique, sur la vocation impériale de la France
et sur ses richesses.
En parallèle, la majorité des auteurs coloniaux d’avant guerre se
retrouvent dans les différents organismes de propagande de Vichy ou, tout
simplement, s’installent dans la Révolution nationale, plaçant leurs
ouvrages dans le cadre du nouveau régime. La plupart des titres publiés
sous Vichy – et la liste est impressionnante – font référence au concept et au
mot « Empire » que Vichy met en avant dans son propre discours : liaison
d’Empire, Empire de demain, Empire français, notre Empire, les pionniers
de l’Empire, économie impériale…
En dehors de cette nouvelle production, une grande partie de celle des
auteurs de l’entre-deux-guerres est rééditée. C’est ainsi que l’Agence
économique des colonies diffuse les nouveaux ouvrages dans les écoles et, à
l’occasion des manifestations coloniales, reprend les grands classiques
d’avant guerre. Les différents organismes de propagande de Vichy se
chargent également de faire circuler largement ces ouvrages,
subventionnent les auteurs et financent directement certains livres, armes
indispensables à leurs yeux pour convaincre les Français que l’Empire est
un facteur de grandeur. Pour beaucoup, ces ouvrages sont, comme l’idée
coloniale, un moyen d’évasion facile dans le contexte d’une France repliée
sur elle-même.
Le cinéma de fiction (plus de deux cents films français sur les écrans
entre 1940 et 1944) reste un média de second plan par rapport à la période
précédente. Cela s’explique par l’impossibilité de tourner outre-mer. Mais
on peut signaler L’Appel du Bled de Maurice Gleize (1942) qui se place
dans la pure tradition du discours colonial du nouveau régime : la
rédemption de la nation par le colonial ! La même année sort Le Chant de
l’exilé, sous la direction d’André Hugon, avec Tino Rossi, Gaby Andreu et
Alexandre Mihalesco. Inspiré de La Bandera, le Sahara y est montré
comme dévoreur d’hommes, dur et impitoyable : une école d’énergie ! Dans
le film L’Homme sans nom (1941) de Léon Mathot, le héros, chercheur
scientifique, décide, après un drame sentimental, de partir aux colonies pour
expérimenter son sérum contre la lèpre : le sacrifice de soi pour sauver les
peuples placés sous la tutelle de la France ! Plus remarquable, pour les
clichés qu’il véhicule, est Mahlia la Métisse de Walter Kapps, film
commencé en 1939, modifié en 1941, présenté en 1942 et dont l’action se
déroule en Indochine. En 1942 sortent aussi sur les écrans Destin de Marc
Didier et Charles Boutet, mais surtout Malaria, de Jean Gourguet, tous deux
consacrés à la gloriole coloniale et au dévouement de la France. Enfin, il
faut citer Le Pavillon brûle de Jacques de Baroncelli, en 1941.
Toutefois, Vichy s’attache beaucoup plus à la propagande par les films
d’actualités et le documentaire. En 1942, les crédits dépassent les
75 millions de francs et chaque ministère réalise ses documentaires en
coproduction avec le secrétariat d’État à l’Information et la Direction
générale de la cinématographie. À partir d’avril 1943, les documentaires de
propagande ainsi produits doivent être obligatoirement présentés dans les
salles au même titre que les actualités de France-Actualités.

L’Empire, au cœur de l’imaginaire vichyste

On l’imagine aisément, au cours de ces quatre années, l’Empire fut sans


aucun doute pour les Français un exutoire, un espoir pour l’avenir et une
consolation, mais il fut surtout un objet de propagande omniprésent. En
définitive, il n’y avait guère de différence avec le discours des décennies
précédentes, seul le volume sonore de la propagande était amplifié. De plus,
en 1945, le discours se prolonge, sans véritable choc ni rupture. Les mêmes
hommes restent à leur poste à la tête de la propagande pour l’Union
française, les publicistes changent de thème (c’est maintenant la mise en
valeur de l’Empire) et les fonctionnaires coloniaux s’inscrivent dans le
nouveau contexte de l’après-guerre.
L’idée coloniale est la seule « valeur » qui ait traversé tous les régimes
sans être reniée, critiquée ou mise au purgatoire au cours de ces années de
mutation de la société française. Bien plus, gaullistes, pétainistes, radicaux,
socialistes, communistes, chrétiens, Église, armée, francs-maçons,
administration, nationalistes se rejoignent tous dans un sentiment analogue
de croyance dans ce destin de la France outre-mer. Tout est affaire de
nuances et de pratiques, et l’opinion semble alors en phase avec ses élites
politiques et intellectuelles.
L’effort de guerre de l’Empire, qui vient de sauver la nation, a lui aussi
marqué les esprits. En fin de compte, si Vichy fut une rupture et une césure
profonde dans l’histoire contemporaine du pays, elle reste, sur la question
coloniale, dans le parfait continuum de la « France républicaine ».

1. Ce texte (adapté et réduit) est issu de l’ouvrage collectif de Pascal Blanchard, Sandrine
Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la Révolution française à nos
jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008.
2. Michael Crowder, Colonial West Africa, Londres, Frank Cass, 1978.
3. La Légion, no 3, août 1941.
4. L’Afrique française, secrétariat général à l’Information et à la Propagande, 1942.
5. René Viard, L’Empire et nos destins, Paris, Sorlot, 1942.
6. Robert Delavignette, Petite Histoire des colonies françaises, Paris, Presses universitaires de
France, 1941.
7. L’Empire. Notre meilleure chance, Lyon, M. Audin, 1942.
8. Lallier du Coudray, « L’Empire colonial français », Semaine de la France d’outre-mer.
Série de conférences, Vichy, Chambre de commerce, 1941.
9. L’Empire. Notre meilleure chance, op. cit.
10. Robert Delavignette, op. cit.
11. Catherine Akpo-Vaché, L’AOF et la Seconde Guerre mondiale, Paris, Karthala, 1996.
12. Éric T. Jennings, Vichy sous les tropiques. La Révolution nationale à Madagascar, en
Guadeloupe, en Indochine, 1940-1944, Paris, Grasset, 2004.
13. Jacques Cantier, L’Algérie sous le régime de Vichy, Paris, Odile Jacob, 2002.
L’A-OF et Vichy
Catherine Akpo-Vaché

L’entrée en guerre de la France (septembre 1939) mit fin aux espoirs de


la période du Front populaire (mai 1936 à mai 1938), période considérée
par les Africains comme celle d’une « ouverture démocratique » et, par une
partie des Européens, comme un temps de « troubles ». Cette mobilisation
ne provoqua pas de réactions majeures, et les territoires d’Afrique-
Occidentale française (A-OF) et d’Afrique-Équatoriale française (A-EF)
étaient prêts à apporter leurs contributions à l’effort de guerre, comme le
reste de l’Empire 1.
La France peut ainsi mesurer la « solidité » de l’édifice colonial. Mais
les événements survenus entre l’armistice de juin 1940 et les
bombardements de Dakar en septembre de la même année remirent en
cause la « cohésion politique » décrite par les administrateurs en 1939. Les
populations de l’A-OF, informées de la défaite, connurent le désarroi puis la
colère 2. Alors que l’A-OF disposait de l’appui inconditionnel des
Britanniques et d’un engagement possible des autres fédérations françaises
d’Afrique (comme l’A-EF), elle finit par se ranger sous la bannière du
maréchal Philippe Pétain même si la critique et les oppositions au nouveau
régime des populations locales – sous des formes diverses – n’auront de
cesse de s’exprimer tout au long de la période maréchaliste.
Ancrée derrière la métropole jusqu’en novembre 1942, la tâche du
nouveau gouverneur général, Pierre Boisson, consista donc principalement
à maintenir l’A-OF sous l’autorité du maréchal Pétain, un territoire de près
de 4 700 000 kilomètres carrés, regroupant 15 millions d’habitants. Les
accords d’armistice de juin 1940 plaçaient ces territoires sous l’autorité de
la France, sous réserve que ces colonies restent neutres et ne développent
pas leur force militaire.
L’administration locale dut appliquer les directives du régime de Vichy,
mais, parallèlement, elle se trouvait dans une situation exceptionnelle, du
fait de la guerre et de l’impossibilité de la métropole d’exercer un véritable
contrôle direct sur les colonies restées fidèles à Vichy. Suffisamment loin de
la métropole et des bureaux du ministère des Colonies, Pierre Boisson
disposa donc d’une marge de manœuvre qui lui fournit l’occasion d’une
politique « originale », c’est-à-dire qu’au moment où la France basculait
définitivement dans la collaboration, il va choisir d’y « soustraire » l’A-OF,
tout en mettant en place la législation de la Révolution nationale de Philippe
Pétain dans toutes ses dimensions, et de développer la propagande du
régime.

Les choix coloniaux de Vichy

Pour le gouvernement du maréchal Pétain, l’Empire 3 prit une place très


importante comme garant de sa souveraineté et de son indépendance. Dès
l’été 1940, la définition d’une politique coloniale impliqua de résoudre une
contradiction de fond, car d’un côté, il fallait satisfaire les revendications
allemandes d’intrusion en A-OF et, de l’autre, maintenir des
approvisionnements essentiellement fournis par les États-Unis. Ces deux
thèses, répondant au souci d’éviter la rupture entre la métropole et ses
colonies, trouvèrent leurs partisans au ministère des Colonies qui tentèrent
de les mettre successivement en application.
Le gouverneur Jules Brévié, dans une lettre du 12 novembre 1940
adressée à Pierre Laval, optait pour une « collaboration loyalement
pratiquée ». Il envisageait la participation tant des capitaux que des
techniciens et des administrateurs allemands dans les entreprises ou les
instances de gouvernement des colonies françaises. Cette politique avait,
pour lui, le triple avantage de poursuivre le développement économique,
d’épargner à la métropole la sécession inévitable de l’Afrique et de lui
garantir, pour l’après-guerre, des approvisionnements à bas prix. À
l’opposé, Paul Devinat, directeur des Affaires économiques, partait de la
nécessité de ravitailler l’Empire, dépendant économiquement des États-
Unis. Il fallait donc relâcher les liens existant entre Dakar et Vichy afin de
donner des garanties aux Anglo-Saxons.
La mise à l’écart de Pierre Laval par le maréchal Pétain en
décembre 1940 donna un coup de frein aux espoirs de collaboration des
colonies et ouvre une période d’adaptation spécifique pour la fédération. La
stratégie de l’« autonomie » prévalut un temps et fut concrétisée par les
accords Weygand-Murphy d’avril 1941 4. Des accords qui deviennent
caduques avec l’entrée en guerre de l’Allemagne et de l’Italie contre les
États-Unis en décembre 1941.
Après le retour au pouvoir de Pierre Laval, en avril 1942, l’amiral
Charles Platon – ministre des Colonies – donna l’assurance que la politique
antérieure serait maintenue 5, malgré le changement de politique en France
et la rupture de fait avec les États-Unis. Avec la nomination du gouverneur
Jules Brévié au secrétariat d’État aux Colonies, le 21 avril 1942, les
partisans de la collaboration s’installaient à Vichy et au cœur de
l’administration coloniale. Désormais, les services de Jules Brévié n’auront
de cesse de convaincre le chef de l’A-OF d’accepter leur politique, alors
que les autorités locales tentent de garder une « forme d’autonomie » tout
en donnant des gages au régime en place.

Un « vichysme » en A-OF ?
La « politique d’autonomie » convenait à Pierre Boisson, qui avait su
donner des gages au régime en 1940 : alors gouverneur général de l’A-EF, il
avait refusé l’appel au ralliement et prêté serment au maréchal Pétain… et
avait été récompensé en devenant le nouveau gouverneur général de l’A-
OF. Une promotion clairement politique. Cette politique lui permettait de
maintenir la souveraineté française tout en assurant un certain niveau de vie
aux populations locales, sous peine de les voir émigrer vers les colonies
britanniques plus favorisées.
C’est dans ce cadre qu’il faut situer la politique extérieure du
gouverneur général de l’A-OF, mais aussi ses bonnes relations avec les
États-Unis, sa fermeté diplomatique face aux puissances de l’Axe et son jeu
complexe face aux gaullistes, tout en restant fidèle à Vichy et au maréchal
Pétain. Par exemple, après neuf années de fermeture, le consulat américain
à Dakar rouvrit ses portes le 1er octobre 1940 et Thomas Campbell Wasson
arriva en A-OF avec une triple mission : obtenir la libre circulation des
navires américains dans les ports ouest-africains, rendre compte des
mouvements aériens et surveiller l’activité allemande 6.
Après avril 1942, au moins sur les deux premières composantes de sa
politique, Pierre Boisson se trouva en contradiction avec le gouvernement
de Vichy et cette position lui permit d’entretenir de très cordiales relations
avec les Américains malgré la rupture de décembre 1941 et la guerre
désormais mondiale. Selon le témoignage de l’ambassadeur Thomas
Campbell Wasson publié aux États-Unis en 1943, il aurait bénéficié d’une
totale liberté de réception au consulat et de circulation en Afrique, comme
l’attestait son dernier voyage de février 1942 7. La politique de Pierre
Boisson envers les puissances de l’Axe peut être résumée dans la formule :
« Ni Allemands ni Italiens en AOF. » Il affirma sans relâche auprès de ses
supérieurs que leur présence en Afrique aurait pour inévitable conséquence
de briser l’unité des coloniaux restaurée à grand-peine depuis l’armistice.
Une des questions fondamentales de cette période reste de savoir si le
pouvoir colonial en A-OF fut répressif du fait des lois et des moyens mis en
place par le régime de Vichy, ou bien si l’on assista seulement à une
accentuation du caractère autoritaire – notamment à l’encontre de certaines
populations européennes présentes dans la fédération – qu’il possédait
antérieurement dans le cadre du système colonial.
Le statut des juifs du 30 octobre 1940 s’appliqua à l’A-OF et au Togo à
partir du 8 novembre 1940. Les juifs devaient se faire recenser. La loi du
2 juin 1941 leur interdit certaines activités. L’administration acheva de les
dénombrer en janvier 1942 et la Sûreté générale de Dakar communiqua les
résultats à Vichy : il y avait 110 hommes, femmes et enfants de confession
juive répartis dans quatre colonies, soit 62 au Sénégal, 21 en Côte-d’Ivoire,
14 en Guinée et 11 au Soudan. À chaque fois, la législation antijuive est
mise en place en A-OF, certes avec un certain retard – le second statut de
juin 1941 est seulement promulgué le 17 novembre 1941 et Pierre Boisson
n’a de cesse de demander des informations et au Commissariat général aux
questions juives sur les mesures à prendre –, mais au final Pierre Boisson et
son administration restent légalistes et ne contestent en rien la politique du
régime. Ces textes interdisaient donc certains emplois aux juifs dans la
fonction publique, la magistrature et les banques. Ils ordonnaient aussi la
saisie des biens et des entreprises appartenant à des israélites 8.
Par ailleurs, entre août 1940 et octobre 1941, le gouvernement de Vichy
prononçait la dissolution des sociétés secrètes et la fermeture des loges
maçonniques. Suivirent la publication des listes de dignitaires et
l’interdiction pour les maçons d’exercer certains emplois, notamment dans
la fonction publique. L’administration d’A-OF appliqua cette législation et
les loges furent dissoutes, dont L’avenir du Sénégal, La Fraternité africaine
(ivoirienne), affiliées au Grand-Orient de France et celles du Togo 9.

La lutte contre les opposants politiques


et le développement de la propagande
Pierre Boisson, en acceptant les clauses de l’armistice, avait aussi juré
fidélité au maréchal Pétain (c’est ainsi qu’il avait obtenu son poste en A-
OF). Il s’était engagé à conserver intactes les terres africaines qu’on lui
avait confiées et se préoccupait d’autant plus de préserver celles qui
restaient encore sous son autorité. Si les juifs et les francs-maçons ne
constituaient pas un danger pour la sécurité intérieure de l’A-OF, à l’opposé
les anciens partisans du Front populaire (notamment les communistes), les
gaullistes, ou même les extrémistes partageant l’idéologie nazie ou fasciste,
menaçaient la cohésion politique de la fédération. De ce fait, le
gouvernement général appliqua avec rigueur les textes répressifs relatifs
aux opposants politiques. Une panoplie de sanctions pénales ou
administratives s’appliqua en A-OF et, parmi les plus graves, l’internement
et l’emprisonnement.
Globalement, les peines infligées en A-OF augmentèrent de 20 à 37 %
suivant les années. La répression s’accentua en 1942 pour tous les types de
sanctions. Parmi les 300 fonctionnaires européen que Vichy va poursuivre,
juifs et francs-maçons d’une part, opposants politiques d’autre part
représentent chacun un quart des effectifs. Ainsi, à l’intérieur la politique du
gouverneur Pierre Boisson eut bien deux composantes. Modérée dans
l’application des mesures discriminatoires, elle fut au contraire impitoyable
envers les gaullistes et les ressortissants de pays qui n’acceptaient pas l’idée
d’une Europe dominée par l’Allemagne. Cette politique ne fut pas fasciste,
mais incontestablement pétainiste, c’est-à-dire autoritaire.
C’est aussi dans cette perspective qu’il soutient et développe la Légion
des combattants, structure le mythe du « chef » (le Maréchal) et diffuse des
brochures de propagande auprès de la jeunesse pour glorifier la Révolution
nationale. Des journée sont organisées en hommage à la Légion (comme en
septembre 1941) et Pierre Boisson en sera le président pour l’A-OF
jusqu’en septembre 1942, imposant son autorité dans toute la fédération
pour lutter contre les gaullistes, tous les suspects pour « menée
antinationale » (à partir de février 1941) et les « rapaces » anglais
notamment avec le bras armé de la Légion, le Service d’ordre légionnaire
(SOL).
Le processus démocratique entrepris sous le Front populaire fut
interrompu, les gouverneurs concentrèrent les pouvoirs et reçurent la
mission et les moyens de maintenir la cohésion politique de l’A-OF. La
répression s’abattit sur ceux qui menaçaient cette unité. Face à cette
politique, la société coloniale réagit diversement : les uns apportèrent leur
adhésion au nouveau régime et participèrent donc au conditionnement et à
l’encadrement des populations africaines, les autres entrèrent dans la
résistance d’une manière explicite contre Vichy et son représentant Pierre
Boisson.
Dans le passé, quelques informations d’Afrique parvenaient à l’opinion
publique métropolitaine. Avec la guerre et l’intense propagande alliée, le
gouvernement de Vichy décida d’inverser le flux et transmit à l’A-OF des
nouvelles régulières par le biais de l’agence Havas ou par l’expédition de
brochures et de journaux français 10. Ainsi, le journal officiel, mais aussi
Gringoire, Candide, Sept Jours et Alerte 11 circulaient dans les colonies ; la
voix de Vichy résonnait dans les radios d’Alger, du Maroc ou de Dakar. Dès
septembre 1940, le ministère des Affaires étrangères publia une brochure
hebdomadaire intitulée Informations générales destinée aux Français de
l’étranger, présentant la situation du pays et les réformes entreprises.
À travers un versant plus légitimiste, et à Dakar, Pierre Boisson
entendait diffuser largement l’appel aux Français du maréchal Pétain et
distribuer des messages et des brochures par l’intermédiaire du Service de
l’information créé depuis 1939 12. Réorganisé en août 1941, ce bureau fut
chargé de la centralisation, de l’exploitation et de la diffusion des
informations, ainsi que de la propagande. Dans presque toute l’A-OF, les
informations étaient captées par radio. Pierre Boisson réussissait à
conserver au poste de Radio-Dakar son autonomie, bien que la loi du
1er octobre 1941 l’eût placée sous l’autorité du vice-président du Conseil. À
partir de cet émetteur, relayé par les radios de Niamey, de Cotonou et
d’Abidjan, les Français recevaient trois émissions d’informations
quotidiennes. Trois buts leur étaient assignés : réconforter les éléments
loyalistes, semer le doute et le regret chez les autres, informer avec célérité
et abondance 13. Les distances à couvrir, la faible puissance des émetteurs, le
manque de pièces de rechange, le brouillage par les Britanniques ou les
dissidents français d’A-EF diminuèrent beaucoup l’efficacité de cette
politique de propagande.
À partir de 1942, une politique de décentralisation de l’information fut
menée. Dans une circulaire, le gouverneur général demandait à tous les
gouverneurs et au haut-commissaire du Togo de créer un service local
d’information chargé de la presse, de la censure, des émissions de radio et
de la propagande. Un fonctionnaire du chef-lieu en assumerait la direction
avec l’aide de journalistes itinérants produisant des reportages.
L’impression de tracts en langue française ou vernaculaire se fit sur place.
Ces services locaux utilisèrent le réseau légionnaire et certains Africains
alphabétisés coopératifs 14.
Ainsi, outre la mouvance vichyste qui s’était constituée notamment à
travers le regroupement des coloniaux au sein de la Légion, la formation de
groupements pétainistes va permettre d’assurer la cohésion politique de l’A-
OF autour de l’action de Pierre Boisson. L’encadrement idéologique mis en
place à travers le contrôle de l’information et la propagande trouve aussi un
large soutien dans l’administration de Pierre Boisson. Ces réseaux
permirent de créer autour du nom du maréchal Pétain une large mouvance,
française et africaine.

La résistance en A-OF et ses héritages

Alors que l’absence d’ennemis allemands ou italiens est établie en A-


OF, contre qui les Français pouvaient-ils bien résister ? Des Français,
depuis l’Afrique britannique, tentèrent de jouer un rôle identique à celui
tenu par les gaullistes à Londres. D’autres encore refusèrent de mettre leurs
compétences au service du régime de Vichy. Par-delà les frontières
coloniales, de véritables réseaux s’organisèrent et remplirent les mêmes
fonctions qu’en France : propagande, renseignements, filière d’évasion.
Même si l’engagement fut faible, les mouvements de résistance de
l’Afrique de l’Ouest contribuèrent au recrutement des Forces françaises
libres, à fournir des renseignements et à diffuser une propagande qui non
seulement donna une autre vision de la guerre, mais rompit l’isolement des
résistants dans la fédération. En outre, sans la participation des Africains,
les réseaux de résistance n’auraient pu fonctionner. Certains d’entre eux
donnèrent leur vie, d’autres des années de jeunesse en prison ou dans des
camps d’internement.
Pour autant, au moment du débarquement en Afrique du Nord au mois
de novembre 1942, l’A-OF n’était pas prête à accepter l’idée d’un
ralliement aux Alliés. Au début, Pierre Boisson va rompre les relations
diplomatiques avec le consulat américain de Dakar, mais sous l’influence
du général Jean Bergeret il change de stratégie et décide de s’inscrire dans
l’accord entre l’amiral François Darlan – commandant des forces françaises
d’Afrique du Nord –, et les forces anglo-américaines.
À la fin de 1942, après une consultation des militaires et une visite dans
toutes les capitales de la fédération, Boisson et son entourage pouvaient
penser que la partie était bien engagée : l’A-OF avait accepté le ralliement.
Pourtant, la réalité était beaucoup plus inquiétante et la mission délicate.
Dans le même temps, Pierre Boisson se rend à Alger où il met au point,
avec l’amiral François Darlan et le général Dwight D. Eisenhower, le texte
scellant définitivement « le retour de l’AOF dans la lutte contre l’ennemi
aux côtés des Alliés 15 ».
Les conditions étaient les suivantes » : l’A-OF restait sous souveraineté
française et décidait de reprendre la lutte contre l’Axe pour libérer le
territoire français ; une étroite collaboration économique et en matière de
communications s’installait avec les Américains ; les détenus et internés en
A-OF devaient être libéré sur-le-champ. De fait, ces accords conclus
instaurèrent un compromis qui ne prenait pas en compte les forces
politiques intérieures. Cette situation bouleverse les données stratégiques et
l’A-OF se trouve rapidement encadrée par des forces américaines,
britanniques ou françaises libres.
L’épuration, l’accès des gaullistes aux leviers de commande et le
rétablissement d’une « législation démocratique » restaurèrent les
conditions « normales » de la vie politique. À Alger, Henri Giraud a
succédé à François Darlan – assassiné en décembre 1942 –, alors que les
lois antijuives et la législation de Vichy sont toujours en pratique dans les
territoires de l’Afrique française. Cette situation se maintient jusqu’en
mai 1943 et la victoire des gaullistes à Alger. Pendant ces six longs mois, à
l’intérieur de la fédération, Pierre Boisson va tenter de maintenir l’équilibre
entre deux données contradictoires : d’une part, donner aux fidèles du
maréchal Pétain l’assurance de la continuité politique, et d’autre part,
contenir les partisans de la France libre auxquels le ralliement avait donné
une légitimité et ôté le caractère clandestin.
Pendant les six premiers mois de juillet 1943, pour les autorités en
place, il ne pouvait plus être simplement question de reprendre la politique
coloniale là où elle en était en 1939. À l’intérieur, les traces du vichysme
persistaient et le rassemblement autour du général de Gaulle ne s’effectuait
que lentement. La polarisation de la communauté française entre Vichy et la
Résistance et la participation des Africains aux luttes politiques
apparaissaient comme de nouvelles données à partir de l’été 1943. À
l’extérieur, face à ses alliés anglo-saxons, la France se trouvait isolée dans
sa volonté de conserver sans partage son empire.
En effet, après que les clauses du ralliement ont rassuré les anciens
partisans de Vichy, il fallait aussi convaincre les résistants et les Africains
de la capacité de conduire une « autre politique ». L’attentisme du
gouvernement d’Alger – pendant plus de six mois – puis l’échec du général
Henri Giraud en A-OF exaspérèrent les « évolués » et les partisans du
général de Gaulle. La pression de l’opinion intérieure fit voler en éclats le
compromis d’Alger et rendit inévitable le départ de Pierre Boisson. Celui-ci
quitta son poste le 7 juillet 1943.
La décision de la haute administration, des colons et des militaires de
l’A-OF de suivre le maréchal Pétain en juin 1940 avait clairement isolé la
fédération, prise en tenaille entre l’Afrique britannique et l’A-EF gaulliste,
et eut pour conséquence le développement d’un sentiment permanent
d’insécurité. Parallèlement, le gouvernement de Vichy, qui ne cessait de
rappeler sa souveraineté sur l’Empire, ne va exercer qu’un contrôle limité
sur ces territoires du fait de la rareté des communications et de la distance.
Cet éloignement avec la métropole permit à Pierre Boisson de disposer
d’une certaine autonomie. Et s’il refuse dans un premier temps la politique
de collaboration avec l’Allemagne que le gouvernement de Vichy lui
propose, puis que celui-ci tente de lui imposer à partir d’avril 1942, il met
très clairement en place tout au long de ces années une politique
réactionnaire en phase avec le nouveau régime et sa législation. De fait,
cette politique séduisit une large partie des coloniaux qui y virent un retour
à l’ordre et un moyen de restaurer l’image de la France ternie par la défaite
de 1940.
Ce temps de Vichy en A-OF correspondit à un renforcement de
l’autorité qui se traduisit par un contrôle accru de l’opinion publique 16, un
recours excessif aux peines de l’indigénat, la mise en service d’un code
pénal indigène très sévère, une répression impitoyable à l’égard des
Africains qui exprimèrent leur refus du régime ou leur mécontentement
sous différentes formes. Dans les pièces de son procès, le rapport
d’accusation contre Pierre Boisson signale soixante-huit emprisonnements,
suspensions, révocations ou mises à la retraite concernant des juifs, des
francs-maçons ou des étrangers sous son autorité.
L’ancien gouverneur général Pierre Boisson conteste ce chiffre et refuse
d’endosser la responsabilité de mesures à prises à Vichy. Lors de ses
interrogatoires, il cite les noms d’administrateurs, d’enseignants, de
magistrats qui avaient pu conserver leurs emplois grâce à ses interventions.
Comme pour les israélites 17, il avait utilisé une argutie juridique : les cadres
locaux ne relevant que de son autorité, il ne leur étendit pas la législation de
Vichy, prétendait-il 18.
Durant son procès, la question de sa gestion des populations locales
n’est que très peu évoquée, tout comme sa répression de la résistance, alors
que les cinq condamnés à mort dans la fédération pour fait de résistance
étaient tous Africains. Pour autant, les « années Boisson » ont marqué la
fédération et cette période va contribuer à la formation d’un sentiment
antifrançais qui servit de terreau à l’émergence du nationalisme dès la fin
1944 et à partir 1945 et, dès lors, Pierre Boisson deviendra le symbole de
ces « années noires ».

1. Ce texte est la synthèse mise à jour d’un passage de l’ouvrage de Catherine Akpo-Vaché,
L’AOF et la Seconde Guerre mondiale. La vie politique, septembre 1939-octobre 1945, Paris,
Karthala, 1996.
2. ANSOM (Archives nationales, section outre-mer), Affaires politiques, 634, dossier 8
(mission Bourgeois-Gavardin, rap. 10 D).
3. Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France, Paris, La Table ronde, 1972.
4. FO 371/28243 et 28244 et AN, Papiers Boisson, 367 mi/4, dossier 2 Défense, sous-dossier
10, pièce 493.
5. Archives nationales (Paris), Papiers Boisson, 367 mi/1, sous-dossier 3 (interrogatoire du
22/08/44, pièce annexe no 69, télégramme no 166 à 168 du 3/04/42).
6. Article repris dans le journal L’Afrique en guerre.
7. ANSOM, télégramme 807/1941 de Boisson à Vichy du 25 janvier 1941.
8. ANSOM, Affaires politiques, 889, dossier 4 et dossier 1.
9. ANSOM, Affaires politiques, 888, dossier 1 (lettre du gouverneur général au SEC le
30/12/40).
10. ANSOM, Affaires politiques, 883, dossier 20, sous-dossier 4 (« Propagande et
information aux colonies », s.d.).
11. ANSOM, Aff. Pol., 634, dossier 8 (mission Bourgeois- Gavardin, rapport n o 40 sur le
Niger, le 10/08/41).
12. ANSOM, Affaires politiques, 883, op. cit.
13. Archives du Sénégal, AN 200 mi/2439, fonds moderne AOF sous-série G, 17G/412 (note
a/s de l’information).
14. Archives du Sénégal, 200 mi/2439, circulaire n o 264/Information du 23 mars 1942.
15. Denise Bouche, « Le retour de l’AOF dans la lutte contre l’ennemi aux côtés des Alliés »,
Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, tome 29, no 114, avril 1979.
16. Charles-Robert Ageron, « Vichy, les Français et l’Empire », in Le Régime de Vichy et les
Français, Paris, Fayard, 1992.
17. Ruth Ginio, « La politique antijuive de Vichy en Afrique occidentale française », Archives
juives, volume 36, no 1, 2003.
18. D’autres chercheurs considèrent que Pierre Boisson fut au contraire un auxiliaire zélé du
pétainisme : Pierre Ramognino, « Le pétainisme sans Pétain. Révolution nationale et contrôle
social en AOF, 1940-1943 », Outre-Mers. Revue d’histoire, no 342-343, 2004.
Les tirailleurs sénégalais dans
la Seconde Guerre mondiale
Julien Fargettas

Le corps des tirailleurs sénégalais naît officiellement en 1857 par un


décret impérial qui répond à une volonté du gouverneur général Louis
Faidherbe de mieux organiser les troupes supplétives indigènes présentes au
Sénégal 1. Rapidement, le nouveau corps voit ses effectifs croître. D’abord
force d’appoint, les tirailleurs deviennent un des acteurs indispensables de
l’expansion coloniale, force de conquête et de souveraineté coloniale 2.
Le déclenchement de la Première Guerre mondiale bouleverse la place
des tirailleurs sénégalais dans l’appareil militaire français 3. Jusque-là
uniquement destinés à servir sur des théâtres d’opérations exotiques, ils sont
massivement affectés en Europe occidentale et orientale. La population
française les découvre véritablement 4. En dépit de sérieux revers militaires
et de nombreuses critiques, ils finissent par s’imposer auprès d’une grande
partie des états-majors et de la classe politique. Les difficultés rencontrées
par la France durant l’entre-deux-guerres et les menaces apparaissant à la
fin des années 1930 achèvent d’asseoir leur position, au point qu’ils
apparaissent comme un recours à l’aube de la Seconde Guerre mondiale.
Les « tirailleurs sénégalais » ont été de tous les combats des armées
françaises. Durant le premier conflit mondial, près de 190 000 Africains
d’Afrique-Occidentale française et d’Afrique-Équatoriale française sont
mobilisés 5. L’effort demandé aux populations d’Afrique noire est en tout
cas sans commune mesure avec les mobilisations de la Grande Guerre. Pour
la seule période de septembre 1939 à juin 1940, ce sont près de 200 000
Africains qui revêtent l’uniforme 6. Entre 1939 et 1945, les soldats noirs
combattent en France, mais également en Italie, en Afrique du Nord et
Afrique de l’Est. Ils forment l’une des bases des armées de la Libération et
débarquent en Provence en août 1944.

L’effort de guerre français

En effet, à la vieille conviction française du déclin démographique se


sont ajoutés les traumatismes de la Grande Guerre et la nouvelle peur que
suscite l’accès au pouvoir des nazis en Allemagne, en 1933. L’empire
colonial apparaît comme un salut et devient indispensable. Il fournit
notamment un potentiel humain encore perçu comme considérable, sinon
intarissable. La formule « La France aux cent millions d’habitants » est
l’expression à la fois de cette conviction et des inquiétudes du temps. Les
menaces se précisant, les discours et déclarations officielles se multiplient,
de plus en plus ostentatoires, pour affirmer l’attachement de la France à cet
empire. Dans cet ensemble colonial, l’Afrique noire tient une place de
choix, et contrairement à 1914, la participation de l’A-OF et celle de l’A-EF
sont prévues et planifiées.
En prévision du nouveau conflit qui se prépare, les colonies, et donc les
troupes noires, sont largement impliquées. L’Empire, par la participation
des tirailleurs sénégalais, apparaît désormais pour beaucoup comme le
recours d’une France affaiblie ou du moins persuadée de l’être.
L’administration coloniale ne manque pas de souligner les marques de
dévouement et le loyalisme des populations. Le succès de la campagne de
mobilisation tient à plusieurs causes : l’emprise croissante de
l’administration coloniale sur les territoires et leurs populations, le
pragmatisme et la souplesse des campagnes de recrutement, les nouveaux
outils législatifs et de propagande mis en place. Bien plus que sur un simple
corps militaire, c’est sur tout un continent que compte la France de 1939. La
conscription instaurée dans les colonies africaines est donc véritablement le
socle de l’engagement des tirailleurs sénégalais dans la Seconde Guerre
mondiale.

Mobilisation et combat

La mobilisation de 1939-1940 et l’incorporation massive de recrues et


de réservistes rendent l’instruction de la troupe extrêmement difficile. La
priorité est donnée à l’entraînement au combat, et les exercices de terrain
dont la durée oscille d’un à quatre jours doivent être multipliés : marche
d’une patrouille, établissement d’un bivouac, liaison entre deux
détachements, mise en place d’une embuscade… Fin 1942, le basculement
de l’ensemble de l’empire colonial du côté des Alliés, Indochine exceptée,
entraîne la formation de nouvelles unités coloniales destinées aux théâtres
d’opérations européens. Si, dans un premier temps, les autorités puisent
dans les unités coloniales existantes, il apparaît vite que les capacités de
celles-ci sont largement inférieures aux besoins d’un conflit moderne. Il
faut en former de nouvelles, car on en a besoin en Europe. Les régiments de
tirailleurs passent donc au modèle américain en matière d’habillement,
d’armement, mais aussi de tactique et d’instruction. Bien que le socle de
formation demeure le même dans les unités, tout est à apprendre ou à
réapprendre.
C’est d’ailleurs souvent dans ces phases offensives que les tirailleurs se
montrent le plus efficaces, parfois même en dépit de conditions
géographiques et tactiques défavorables. L’exceptionnel courage des
tirailleurs, qui tend parfois à l’inconscience, est souligné depuis la conquête
coloniale par les cadres des troupes de marine/troupes coloniales. Ces
figures admirées contribuent à souder les unités autour de certaines valeurs.
Elles prouvent aussi que l’œuvre coloniale a su tirer le meilleur des
colonisés.
Le tirailleur de la Seconde Guerre mondiale est donc d’abord un
fantassin et un combattant. La confiance qu’on lui fait est basée sur des
capacités d’adaptation sans pareilles. Mais en conséquence il est soumis à
une exposition particulière aux dangers du champ de bataille : mort,
blessures, maladies, etc.

Captivité et prisonniers

La captivité est un phénomène majeur dans le second conflit mondial.


Pour la première fois, les puissances belligérantes font des millions de
prisonniers. Entre autres nations, l’Allemagne s’empare de millions de
soldats hollandais, belges, britanniques, français et soviétiques. Le sort
réservé à ces captifs diffère selon les tactiques diplomatiques et, surtout,
selon la place qu’occupe chacun dans l’échelle raciste adoptée par
l’Allemagne nazie. La captivité des soldats coloniaux est atypique à plus
d’un titre. La grande majorité d’entre eux sont internés en France occupée
où, dans un premier temps, ils subissent privations, brimades et violences.
Cet aspect de l’histoire des coloniaux dans la Seconde Guerre mondiale est
resté longtemps occulté. Les récents travaux d’Armelle Mabon et de Raffael
Scheck ont seuls permis de défricher ce terrain vierge 7. La mémoire
collective a tendance à conserver une image à la fois précise et incomplète
de la Seconde Guerre mondiale. La captivité y participe, généralement
assimilée aux seules, mais épiques, opérations d’évasion fabuleusement
mises en scène par l’industrie cinématographique. Trop souvent est éludé le
fait que cette captivité relève à la fois d’un contexte et d’un processus, dont
le premier chapitre est la capture.
Sur le champ de bataille, des soldats, saufs ou blessés, sont contraints
ou choisissent de se rendre à leur adversaire. Leur statut change : ils
deviennent des prisonniers de guerre. Cette étape de la capture est un
moment particulier, crucial et, en théorie, extrêmement réglementé. Les
premières captures importantes de prisonniers coloniaux ont lieu sur le front
de la Somme à la fin du mois de mai 1940. Elles exposent les différences de
traitement subi par les prisonniers de couleur. Après de furieux combats, le
front de la 4e DIC (division d’infanterie coloniale) s’effondre. Des unités
disparates et des groupes de soldats épars livrent des combats acharnés pour
échapper à la déferlante allemande. Souvent, les armes devenues
silencieuses, les soldats allemands commencent par trier les prisonniers.
Blancs et Noirs sont quasi systématiquement séparés.
Les tirailleurs ainsi isolés sont offerts désormais aux seules volontés de
leurs adversaires. Exclus de la sphère commune des prisonniers de guerre,
ils ne jouissent d’aucune contrainte de considération et de protection. Leur
statut ouvre la porte à toutes les dérives qui interviennent souvent très
rapidement après la capture et se poursuivent dans les colonnes de
prisonniers. Comme je l’ai souligné, les « premiers massacres de soldats
noirs interviennent sur la Somme à la fin du mois de mai 1940, dans la
localité d’Aubigny. Ils prennent véritablement toute leur ampleur quelques
jours plus tard, à partir du 5 juin 1940, dans le même secteur à l’issue de
l’effondrement du front français » et « les soldats allemands, qu’ils
appartiennent aux unités de la Wehrmacht ou de la Waffen SS, ont adopté
des comportements de chasseurs, assimilant les tirailleurs à des proies 8 ».
Progressivement néanmoins, un système plus ordonné se met en place.
Les cadres blancs sont transférés outre-Rhin avec une minorité de
tirailleurs. Les prisonniers coloniaux, Maghrébins, « Sénégalais » (en réalité
originaires de toute l’A-OF et de l’A-EF), Indochinois, Malgaches,
originaires des Antilles françaises ou de la Réunion, regroupés sous le
vocable « prisonniers de couleur », demeurent en France occupée dans des
Frontstalags. L’ancien président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, a
combattu dans les rangs des tirailleurs sénégalais en 1940 et a été fait
prisonnier durant la campagne. Interné dans les Frontstalags, il a été libéré
durant la guerre, et plusieurs de ses œuvres évoquent les tirailleurs, dont
Hosties noires, publié en 1948 9.
Ils vont vivre ainsi quatre ans de « captivité française ». La raison de ce
traitement particulier est la volonté des autorités allemandes de ne voir
aucun soldat d’outre-mer pénétrer sur leur sol. Les éléments coloniaux
constitueraient des vecteurs de propagation de pathologies tropicales. Ce
système repose aussi sur des critères essentiellement raciaux : la « Honte
noire » ne doit pas venir corrompre la « pureté » de l’Allemagne nazie 10. Il
reste que ces trajectoires collectives ou individuelles, exceptionnelles ou
plus banales, partagent, pour finir, un trait commun : l’anonymat et l’oubli.
Les soldats de couleur n’apparaissent qu’épisodiquement dans les récits
consacrés à la Résistance et, presque systématiquement, ils n’ont pas de
nom. Les photographies de la Libération ne manquent pas, sur lesquelles les
maquisards noirs sont parfaitement identifiables. Les anciens résistants et
témoins sont pourtant incapables de fournir une information sur l’origine ou
l’identité de ces hommes aux côtés desquels ils posent et avec qui ils ont
combattu.

Les « tirailleurs sénégalais » libérateurs

La première mission des recrutés de 1943-1944 est la libération du


territoire métropolitain, et en septembre 1944 les fameux tirailleurs
sénégalais, soldats africains de l’armée française originaires de l’ensemble
des colonies françaises de l’Afrique subsaharienne, figurent parmi les
libérateurs. Par exemple, la 9e DIC (division d’infanterie coloniale),
essentiellement composée de régiments de tirailleurs sénégalais dont les
effectifs proviennent majoritairement d’A-OF, débarque en Provence en
1944. Les autorités militaires françaises envisagent aussi d’envoyer en
priorité des troupes noires en Asie, à la reconquête de l’Indochine alors sous
la coupe japonaise.
À cet effet, deux grandes unités doivent être constituées à Madagascar
et au Cameroun, formées de recrues africaines, mais aussi de tirailleurs
issus du « blanchiment » des unités coloniales en métropole à l’automne-
hiver 1944. En mai 1945, la brigade du Cameroun est au complet avec près
de 4 800 combattants. L’ouverture de ce nouveau front oblige à maintenir
l’effort militaire des colonies d’Afrique noire. Alors que les tirailleurs
quittent le front en Occident, ils doivent en rejoindre un autre en Extrême-
Orient. Mais survient un revirement inattendu : les autorités françaises
rencontrent l’opposition des autorités américaines à l’engagement de
soldats noirs en Indochine.
Or l’appui américain est essentiel pour équiper les unités françaises. Par
ailleurs, les nombreux incidents qui émaillent la fin de l’année 1944 et le
début de l’année 1945 font craindre le pire au sein des états-majors qui
redoutent la rencontre entre soldats noirs et nationalistes indochinois.
L’insécurité des troupes indigènes est confirmée par les émeutes qui
éclatent en plusieurs points des colonies, comme dans le Constantinois en
mai 1945, à Douala et Conakry en septembre et octobre 1945. Enfin, la
xénophobie des populations indochinoises pèse suffisamment pour que soit
choisie l’option d’une reconquête « purement » française. La fin de
l’épisode indochinois marque la fin des gros efforts de mobilisation. Jamais
avant la Seconde Guerre mondiale l’Afrique noire n’avait tant donné au
profit de la défense de la France. Les contributions ultérieures ne sont pas
aussi marquantes. Désormais, les levées militaires connaissent même une
baisse importante. On peut dire que la Seconde Guerre mondiale constitue
un fait sans précédent dans la militarisation des sociétés africaines.

Le « blanchiment » de 1944

Le retour dans le conflit des colonies d’A-OF, à la fin de l’année 1942,


provoque une nouvelle vague de mobilisation qui mène les tirailleurs de
l’Italie aux marches de l’Alsace. À partir de l’automne 1944, les unités
noires présentes en métropole sont « blanchies », c’est-à-dire que les soldats
originaires d’Afrique noire sont retirés du front, remplacés par des soldats
français d’origine européenne, résistants des Forces françaises de l’intérieur
(FFI) ou civils récemment libérés en cours d’engagement. Le
« blanchiment » des unités est annoncé par une note de l’état-major de
l’armée B, datée du 7 septembre 1944, qui justifie l’opération par les
mauvaises conditions climatiques possibles : « Les difficultés d’emploi des
troupes sénégalaises sur les théâtres d’opérations du N-E pendant la saison
froide imposent leur transformation rapide en unités entièrement
blanches 11. »
Dans le nord-est de la France, les soldats noirs souffrent effectivement
d’un climat rude pour eux. Le « blanchiment » des unités n’est pas
seulement dû à la rudesse du climat de l’automne 1944. Plusieurs rapports
confirment le mauvais moral. On signale quelques refus d’obéissance. Les
consignes militaires insistent pour que le « blanchiment » s’opère dans
l’ordre le plus strict et selon un rang de priorités, en fonction de l’état de
santé des soldats ou de leur ancienneté sous les drapeaux. Très rarement, la
relève des tirailleurs donne lieu à une cérémonie officielle. Aucun rapport
ne permet de connaître ce que pensent les tirailleurs de cette relève. La
majorité d’entre eux doit s’estimer heureuse d’échapper à de détestables
conditions climatiques. Cependant, le « blanchiment » s’effectue parfois
dans des conditions extrêmement médiocres. Les tirailleurs sont relevés
dans leur trou de combat en laissant à leurs remplaçants une partie de leur
dotation, en habillement notamment, et leur armement. Faute d’effets,
l’armée doit composer avec toutes les ressources et les équipements
américains, auxquels les tirailleurs sont très attachés. Au « blanchiment »
des unités succède le transfert des tirailleurs vers des unités recréées
spécialement à cet effet dans le sud de la France.
La conscription mise en place dans les colonies africaines est donc
véritablement le socle de l’engagement des tirailleurs sénégalais dans la
Seconde Guerre mondiale. Elle constitue le premier aspect d’un service
militaire et d’un quotidien marqués par les différences. L’hiver 1944-1945
est ainsi celui du revirement. Le soldat adulé devient un soldat honni dont
on doute. Les incidents se multiplient avec, comme point d’orgue, la
tragédie de Thiaroye, au Sénégal, où plusieurs dizaines de tirailleurs
récemment rapatriés tombent sous les balles françaises 12.

Démobilisation : du tirailleur à l’ancien combattant

Les campagnes de mobilisation, les efforts de tout ordre pour enrôler un


maximum de « coloniaux », avec les résultats qu’on a vus, supposent, à
terme, un obligatoire corollaire : la démobilisation 13. Il s’agit de libérer le
soldat de ses obligations militaires maintenant qu’il arrive au bout de sa
période d’engagement ou de service militaire.
En 1944, le camp de Thiaroye, situé à une dizaine de kilomètres de
Dakar, accueille le dépôt des isolés coloniaux de Dakar, c’est-à-dire l’unité
chargée de regrouper tous les tirailleurs débarquant dans cette ville, de
régler les questions administratives liées à leur situation, et éventuellement
de les renvoyer dans leur foyer 14. Or les rapports arrivant de métropole sont
alarmistes. Les tirailleurs, en particulier les anciens prisonniers de guerre,
ont évolué et leur état d’esprit est actuellement mauvais. L’entreprise de
démobilisation comporte une multitude d’étapes, rendues plus ou moins
compliquées suivant les circonstances, l’unité d’appartenance, la garnison,
et pour la plupart, être démobilisé, c’est donc avant tout être rapatrié, et
c’est ensuite subir tout un parcours administratif souvent lourd pour rendre
ses effets et son matériel, percevoir ses primes et pécules s’il y a lieu. Le
1er décembre 1944, dans cette localité proche de Dakar, des tirailleurs
revenant de captivité en Europe sont considérés en état de mutinerie. La
répression fait « officiellement » 35 victimes parmi les « mutins ». La
motivation qui explique l’opération de répression organisée par le
commandement est la conviction que la « mutinerie » des anciens
prisonniers faisait courir un danger certain à la souveraineté française en A-
OF.
Beaucoup de tirailleurs ont été renvoyés chez eux sans passer devant
une commission de réforme. Blessés et accidentés doivent prouver qu’ils
l’ont bien été dans le cadre du service. L’administration coloniale,
consciente du problème, tente d’importer le modèle métropolitain,
notamment avec la création d’une antenne de l’Office national des anciens
combattants. Dans leur paternalisme, ces propositions ne sont pas sans
rappeler celles du gouverneur général Joost van Vollenhoven, datant de
1917. Les unes comme les autres, de toute façon, ne sont pas mises en
application. Elles dénotent en tout cas le désarroi où se trouve une
administration coloniale qui doit faire face à plus de vingt ans de
mobilisations de masse et donc de démobilisations. Néanmoins, c’est
d’abord la thématique de la victime qui prime et la répression de la
« mutinerie » de Thiaroye symbolise, pour nombre d’Africains, la violence
du joug colonial, en même temps que son extrême ingratitude.

Mémoire et l’image du tirailleur

Les indépendances aggravent encore la situation. Les pensions des


anciens tirailleurs sont « cristallisées » en 1960 ou quelques années plus
tard, selon le pays d’origine. Entre 1971 et 1994, pas moins de quarante-
huit décrets revalorisent les points d’indice des ressortissants des diverses
ex-colonies. Il faut attendre la loi de finances de 2007 pour que les
« prestations du feu » soient alignées sur les valeurs de celles versées aux
anciens combattants français. Les pensions de retraite demeurent sur les
mêmes bases d’inégalité. Si le geste est unanimement salué, les
revalorisations ne concernent que très peu de cas. En effet, aucune
campagne de communication n’a été prévue ni effectuée pour informer les
ayants droit et les ayants cause potentiels de l’évolution de la législation.
Ce résultat a d’ailleurs été obtenu grâce à l’intervention des associations
d’anciens combattants français, qui ont effectué des actions de lobby auprès
des parlementaires. La cristallisation des pensions illustre la manière dont le
cas des anciens combattants africains a été traité. L’administration coloniale
a fait preuve de négligence au sortir de la guerre. Une autre conséquence de
la réactualisation de ce problème est que la figure du tirailleur, qui avait peu
à peu disparu des mémoires, est revenue sous les feux de l’actualité avec
une nouvelle étiquette : celle de « victime » du système colonial.
Du tirailleur sénégalais, on a des images extrêmement diverses et
variant sans cesse, depuis 1945, en fonction des contextes politiques
successifs, en particulier la rupture produite par les décolonisations 15.
Jusqu’en 1960, les tirailleurs étaient des soldats de l’armée française, et
constituaient donc une réalité directement visible. Après cette date, ils
représentent une époque désormais révolue, celle de la colonisation.
L’image du tirailleur, enfouie dans la mémoire populaire française, ne sera
véritablement exhumée que dans les années 1990. L’évolution des
perceptions africaines n’est pas très différente. En 1960, de nombreux
tirailleurs intègrent les nouvelles armées en cours de constitution. Ce sont
toujours des figures locales, mais la puissance tutélaire étant partie, leur
importance acquise dans les sociétés coloniales s’affaiblit. Leur expérience
de soldat ayant voyagé et côtoyé le monde occidental perd aussi de sa
singularité.
En Afrique, les mémoires ont souvent négligé ces soldats ayant servi
l’ordre colonial, pour ne mettre en avant, souvent, que la tragédie de
Thiaroye 16. Aujourd’hui encore, le contexte historique et scientifique autour
de ces soldats africains n’est pas serein. Le tirailleur sénégalais pâtit
toujours de son caractère colonial. Son histoire est venue s’accoler à toutes
les déchirures du passé colonial. Il pâtit également de sa popularité. Car la
figure du « tirailleur sénégalais » demeure extrêmement vive au sein de la
mémoire collective française. L’expression parle à nos mémoires, et ils font
néanmoins partie intégrante de l’histoire des tirailleurs sénégalais de la
Seconde Guerre mondiale, au moins autant que leurs faits d’armes.

1. Ce texte de synthèse reprend et développe plusieurs chapitres de l’ouvrage Julien Fargettas,


Les Tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités, 1939-1945, Paris,
Tallandier, 2012.
2. Charles Mangin, La Force noire, Paris, Hachette, 1910.
3. Jacques Frémeaux, Les Colonies dans la Grande Guerre. Combats et épreuves des peuples
d’outre-mer, Paris, 14-18 Éditions, 2006.
4. Éric Deroo, Antoine Champeaux, La Force noire. Gloire et infortunes d’une légende
coloniale, Paris, Tallandier, 2006.
5. Marc Michel, Les Africains et la Grande Guerre. L’appel à l’Afrique (1914-1918), Paris,
Karthala, 2003.
6. Myron Echenberg, Les Tirailleurs sénégalais en Afrique occidentale française 1857-1960,
Paris, Karthala, 2009.
7. Armelle Mabon, Prisonniers de guerre « indigènes ». Visages oubliés de la France
occupée, Paris, La Découverte, 2010 ; Raffael Scheck, French Colonial Soldiers in German
Captivity during World War II, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.
8. Julien Fargettas, « “Sind Schwarze da ?” La chasse aux tirailleurs sénégalais. Aspects
cynégétiques de violences de guerre et de violences raciales durant la campagne de France,
mai 1940-août 1940 », Revue historique des armées, no 271, 2013.
9. Léopold Sédar Senghor, Hosties noires, Paris, Seuil, 1948.
10. Jean-Yves Le Naour, La Honte noire. L’Allemagne et les troupes coloniales françaises,
1914-1945, Paris, Hachette Littératures, 2003.
11. CHETOM 16H183, note de service du 1er bureau de l’état-major de l’armée B.
12. Julien Fargettas, La Fin de la « Force Noire ». Les soldats africains et la décolonisation
française, Paris, Les Indes savantes, 2018.
13. Gregory Mann, Native Sons. West African Veterans and France in the Twentieth Century,
Durham, Duke University Press, 2006.
14. Armelle Mabon, « La tragédie de Thiaroye, symbole du déni d’égalité », Hommes et
Migrations, no 1235, janvier-février 2002.
15. Charles Onana, La France et ses tirailleurs. Enquête sur les combattants de la
République, 1939-2003, Paris, Duboiris, 2003.
16. Julien Fargettas, « La révolte des tirailleurs sénégalais de Tiaroye », Vingtième Siècle.
Revue d’histoire, no 92, octobre-décembre 2006.
Propagande impériale sous Vichy
Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel,
Alain Mabanckou et Dominic Thomas

« Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », vantait une
affiche pour les bons d’armement, avec l’empire colonial en son centre. Un
tel slogan n’empêche pas l’effondrement des armées françaises. Cette
défaite de la France face à l’Allemagne nazie (et aux troupes italiennes) se
solde par l’occupation des deux tiers du territoire métropolitain.
L’armistice, signé le 22 juin 1940, stipule que les possessions coloniales
françaises demeurent sous la nouvelle autorité du régime de Vichy dirigé
par le maréchal Pétain (dont le gouvernement reçoit les pleins pouvoirs le
10 juillet 1940), sous condition que celles-ci soient défendues par la France
contre toute mainmise britannique ou gaulliste et qu’elles restent neutres
dans le conflit.
L’Empire devient ainsi pour le régime de Vichy le dernier attribut d’une
puissance perdue, un « mythe consolateur » sur lequel le régime s’appuie en
le diffusant grâce à une propagande massive 1. Le 5 septembre 1940, le
général Weygand est nommé délégué général en Afrique française, il est
dans la ligne antibritannique du régime, attisée deux mois plus tôt lors de
l’attaque par la Grande-Bretagne, entre le 3 et le 6 juillet, des navires
français stationnés à Mers el-Kébir, en Algérie. Dans les autres territoires
coloniaux, dans un premier temps, les gouverneurs demeurent pour la
plupart fidèles à Vichy. Mais la puissance impériale est rapidement
ébréchée. Après l’appel du 18 juin 1940 lancé par le général de Gaulle, le
Tchad se rallie à la France libre le 26 août 1940, suivi le 27 août par le
Cameroun, l’Oubangui- Chari et le Congo français le 28 août. L’Afrique-
Équatoriale française (A-EF) est majoritairement ralliée à la France libre, à
l’inverse de l’Afrique-Occidentale française (A-OF) qui devient un
véritable laboratoire colonial pour le régime de Vichy 2.
En septembre 1940, une intervention militaire britannique et gaulliste à
Dakar est repoussée sous l’autorité du gouverneur Boisson, vichyste
convaincu. Malgré cet échec, le Gabon tombe aux mains des Forces
françaises libres en novembre de la même année, de même que la Syrie et la
Liban, en juillet 1941, après une invasion menée par les Alliés. Enfin,
Wallis-et-Futuna se rallie à la France libre en mai 1942, la Guyane en
mars 1943, alors que le débarquement allié a lieu en Afrique du Nord fin
1942.
L’empire colonial est donc divisé tout comme le territoire métropolitain,
mais plusieurs colonies développent le modèle pro-maréchaliste de
« Révolution nationale » de manière intense, nous l’avons vu avec l’Afrique
occidentale (depuis Dakar), mais aussi à Madagascar, aux Antilles 3 et en
Afrique du Nord (et plus spécifiquement en Tunisie et en Algérie 4). En
1944-1945, le dernier bastion vichyste restant est l’Indochine, une
fédération sur laquelle la propagande de la Révolution nationale n’a eu de
cesse de se déployer et de s’affirmer.

Propagande et le thème impérial

Au cours de la période vichyste, c’est surtout vers l’Hexagone que le


régime engage son action propagandiste et utilise au maximum le thème
impérial. Ainsi, le 8 juillet 1941, le maréchal Pétain affirme que l’avenir du
peuple français dans la « nouvelle Europe » passe par le « sens de sa
grandeur et celui de sa mission impériale ». L’Empire est présenté par les
autorités de Vichy comme la dernière carte de la France face aux grandes
puissances, le seul moyen d’une mobilisation crédible autour de la
Révolution nationale, le seul espoir d’un redressement national 5. Cette idée
trouve rapidement son expression dans la notion d’Eurafrique, vantée par
les milieux coloniaux durant l’entre-deux-guerres et qui doit voir sa
réalisation sous Vichy, la France étant le lien naturel entre les deux
continents 6.
La propagande de Vichy utilise immédiatement les attaques
britanniques contre Mers el-Kébir, puis l’invasion de la Syrie et du Liban
ainsi que la tentative avortée de prendre Dakar pour mobiliser contre les
Alliés et les forces gaullistes. L’Empire s’affirme comme un sujet de
propagande permanent pour souder la nation, renforcer l’adhésion au
régime et affermir la diplomatie française dans le cadre de la Collaboration
avec l’Allemagne. Elle se déchaîne également lorsque Madagascar est
attaquée par les Britanniques (sans l’accord du général de Gaulle) le 5 mai
1942, et surtout lors du déclenchement du débarquement allié en Afrique du
Nord (opération Torch, fin 1942).
Face à Vichy, les gaullistes font également de l’Empire leur carte
maîtresse, aussi bien dans la perspective de la reconquête de la France que
pour peser face aux Alliés, longtemps sceptiques quant à la légitimité de la
France libre. Dans cette perspective, la propagande, pendant plus de quatre
années, contribue fortement à faire des colonies un thème fédérateur et
mobilisateur pour les Français, persuadés que la grandeur de la France et sa
place dans l’Europe allemande sont liées à l’unité et aux potentiels de son
empire.
Vichy voit une à une les colonies se rallier aux forces gaullistes ou
passer sous l’autorité des Alliés. Pour compenser ces « pertes », les
campagnes de propagande sont incessantes et l’affiche devient le vecteur
par excellence du discours du régime. Il faut donner le sentiment que cet
empire qui s’éloigne est toujours là, y compris pour le recrutement du
personnel technique, comme l’illustre l’affiche de Pierre Fix-Masseau pour
le secrétariat d’État aux Colonies : « L’Empire réclame des hommes d’élite,
des savants, des techniciens », dans la parfaite cohérence du discours
technocratique du régime et soutenant cette idée que l’Empire est une
« école d’énergie » pour la nation et sa régénération.
Mais l’affiche la plus représentative de la Révolution impériale – le
transfert à destination des colonies de l’idéologie développée en
métropole –, que l’on découvre sur les murs de France et sur le train des
colonies qui sillonne toute la France telle une exposition propagandiste
itinérante, est celle d’Éric Castel. Le slogan est efficace : « Trois couleurs,
un drapeau, un Empire. » Le destin de la France et des populations
coloniales semble ici résumé. Les correspondances entre les représentations
et les expressions paraissent évidentes. Le chiffre trois est la clé de la
composition. On distingue trois parties dans l’affiche : en bas, un texte
réparti sur trois lignes (le slogan impérial) ; au centre, trois personnages
(symboles des populations les plus importantes de l’Empire) ; en haut, les
trois couleurs du drapeau français (représentant la nation tutélaire).
Dans cette création, les populations de l’Empire sont à la fois sous la
protection de la France et sous l’autorité du maréchal Pétain (guide de la
nation et guide de l’Empire). L’expression « trois couleurs » renvoie aussi
bien aux « indigènes » qu’au drapeau. Aucun élément n’est donc disposé au
hasard dans l’affiche ; ils font tous sens. Le Maghreb est signifié par le
stéréotype de « l’Arabe », que l’on identifie grâce à la capuche de son
burnous ; l’Afrique noire est incarnée par un « Noir », mais aucun objet
symbolique n’apparaît pour appuyer le message (un simple tissu à motifs
enserre son cou) ; l’Asie est représentée par le chapeau conique, objet
typique de l’Extrême-Orient pour les Occidentaux. Ils semblent tous
semblables, différents du « Blanc », ce sont des « indigènes ». Ils sont partie
prenante du destin de la France et celle-ci est forte grâce à la mobilisation
de ces « couleurs ».
La modernisation des colonies

Sur le plan économique, il est frappant de constater que les projets de


modernisation des colonies, qui trouvent un début de réalisation en A-OF,
en Indochine et en Afrique du Nord, anticipent ceux qui seront formés par
le Comité français de libération nationale, avant et après la victoire. La
Révolution nationale est aussi une Révolution impériale, par laquelle l’idée
coloniale et l’idée nationale doivent définitivement fusionner, utopie
alimentée par la propagande menée par l’Agence économique des colonies
– dont la structure est reprise, quasiment sous le même nom, alors que cet
organisme avait été supprimé en 1934 par la IIIe République – et le
secrétariat d’État à l’Information, mais aussi de nombreux auteurs
spécialistes des questions coloniales et différentes associations coloniales.
Les hommes animant ces institutions de propagande sont bien conscients
que, à l’heure de la défaite et des difficultés de tout ordre, l’Empire est loin
d’être la préoccupation centrale des Français. Face à cette relative
indifférence, qui menace tout le projet de Vichy, la réaction est énergique.
L’institution centrale de cet effort est l’Agence économique des
colonies 7, qui contribue à développer et promouvoir les micro-expositions
coloniales – plus d’une centaine sont organisées dans les principales villes
de la zone libre, mais aussi de la zone occupée, entre 1940 et 1943. La
stratégie du régime repose sur une utilisation massive de tous les moyens de
communication et surtout de l’image, ainsi que sur une volonté de
développer dans le monde scolaire la place des territoires coloniaux et de
l’idée d’Empire, même si dans la pratique, les résultats de cette propagande
vers les scolaires demeurent alors limités. En parallèle, l’Agence
économique des colonies mobilise tous les auteurs disponibles et développe
de manière explicite l’idée d’« Empire » – le mot devient omniprésent.
Manifestations impériales de grande ampleur et destinées à « relier » la
métropole à l’Empire, la Semaine coloniale (du 15 au 22 juillet 1941) et la
Quinzaine impériale (du 15 au 31 mai 1942) sont naturellement placées
sous la tutelle des institutions de propagande de l’État (Agence économique
des colonies, ministère des Colonies, Service intercolonial d’information et
de documentation et cellule coloniale du ministère de l’Information). Afin
de toucher la plus large audience possible, le principe de la Semaine
coloniale est d’organiser des rencontres sportives entre équipes coloniales et
équipes métropolitaines dans les territoires du Maghreb français (Algérie,
Tunisie, Maroc) et pour la Quinzaine impériale d’organiser ces rencontres
dans la zone sud, avec comme idée centrale de ne faire qu’un de l’Empire et
de la nation.
À ces rencontres sont adjoints des dispositifs de propagande visant les
scolaires (tous les recteurs d’académie et enseignants sont mobilisés) et le
grand public, avec des dizaines de milliers de brochures distribuées, des
cours préparatoires à la Quinzaine impériale ou encore des jeux-concours.
La démonstration est limpide : outre l’affirmation de l’importance de
l’Empire, ces manifestations doivent symboliser aussi l’adhésion large des
« populations indigènes » au nouveau régime, s’inscrivant dans un discours
sur l’« union des races » chère à Vichy, sorte de transposition de l’union
sacrée et de l’obsession de refondation de la communauté nationale, ici
étendue au domaine colonial et devant subsumer les différences de statuts
entre les citoyens français et les sujets colonisés.

La Semaine coloniale et la Quinzaine impériale

Pour compléter les effets et l’impact de la Semaine coloniale et de la


Quinzaine impériale, un « train-exposition » des colonies, organisé par le
Service des foires et expositions de l’Agence économique des colonies et
associé à la Ligue maritime et coloniale, circule de 1941 à l’été 1944,
présentant les réalisations de la France aux colonies dans cinq wagons
aménagés et accompagné de centaines de conférences. Véritable événement
durant la guerre, des dizaines de villes sont visitées par le train-exposition,
mobilisant systématiquement les scolaires. Ce train-exposition colonial
reste la manifestation la plus populaire et la plus importante du régime de
1941 à l’été 1944.
Par la suite, devant le succès du premier train des Colonies, un nouveau
parcours est organisé par le ministre des Colonies et le train s’engage dans
un périple de 26 villes de la région parisienne alors occupée. Ce périple va
durer jusqu’au 27 juin 1944, après 32 villes étapes. Symbole de ces
manifestations, cette cérémonie à Toulouse en mai 1942 où, sous le portrait
du maréchal Pétain, une banderole annonce : « L’Empire ne mourra pas. »
On promet des jours meilleurs, un avenir radieux grâce aux colonies, mais
ce devenir est une chimère au regard du ralliement des colonies à la France
libre.
Aux côtés des grands événements et de l’organisation de grandes
expositions comme « Pionniers et explorateurs coloniaux » (1943) au
musée de l’Homme, le régime utilise les supports cinématographiques pour
diffuser son message. Les reportages concernant le domaine colonial sont
multipliés par trois par rapport à la fin de la période précédente. La presse
sous contrôle de la censure et des institutions de propagande, qui envoie de
nombreuses consignes et messages préparés à l’avance, touche largement
les Français.
Dans ce cadre, le cinéma, le documentaire et la radio tiennent une place
centrale. Concernant cette dernière et pour lutter contre les ralliements de
plusieurs colonies à la France libre et la propagande de Radio Londres, le
régime met en place un service de radiodiffusion dirigé vers l’Empire,
opérationnel dès l’été 1941. La Voix de la France vient de naître. Hormis
ses émissions classiques – revues de presse, culture et sport –, sont diffusées
des émissions spécifiquement destinées à mobiliser les colonies contre les
Alliés et la France libre. En métropole, les informations radiophoniques sur
la Radio nationale – surnommée « Radio-Vichy » – et Radio-Paris – cette
dernière étant directement contrôlée par les Allemands – offrent des
émissions « d’informations » visant à la fois à faire « aimer l’Empire »
comme le symbole d’une puissance française alors fortement ébranlée et à
mobiliser les Français contre les « ennemis de l’Empire ». La propagande
coloniale du régime de Vichy se saisit de tous les supports de diffusion pour
fixer l’idée d’« Empire » dans l’opinion.
Le régime tente aussi de s’adresser aux populations « indigènes », sans
pouvoir s’émanciper de son ton paternaliste. Vichy a amplifié l’idée
d’Empire – de manière folklorique et réactionnaire – au cours de ces années
parce qu’il n’y avait alors aucun autre « rêve » d’avenir à proposer aux
Français. En outre, l’Empire est un des rares sujets, peut-être le seul, où
Vichy reconnaît un héritage républicain, se plaçant dans la continuité de la
IIIe République et des régimes précédents dans son discours et sa
propagande.
Enfin, le régime tente d’intégrer les élites « indigènes » dans ses
structures, comme en Algérie et en Tunisie avec les Chantiers de jeunesse
ou les Compagnons de France, afin de former des sujets loyaux et futurs
interlocuteurs du régime dans les zones rurales. Vichy représente, après
l’Exposition coloniale internationale de 1931 et l’Exposition internationale
de 1937, un troisième apogée colonial en matière de propagande.
Au sein de la France libre, les conceptions coloniales du Comité
français de libération nationale (CFLN) et celles du général de Gaulle ne
diffèrent pas fondamentalement de celles de Vichy, même si plusieurs
dirigeants, dont Charles de Gaulle et René Pleven, ont pris conscience de la
nécessité d’une politique libérale après les sacrifices consentis par les
troupes coloniales et les revendications d’indépendance qui s’affirment,
notamment au Maghreb et en Indochine. La représentation à l’Assemblée
des députés colonisés est élargie, mais le système du « double collège » –
l’un réservé aux électeurs « indigènes », l’autre aux Européens – est
maintenu, permettant la poursuite du contrôle politique de la métropole. Ces
réformes qui s’affirment aux premières heures de la IVe République
témoignent de cette volonté de changement sans que puisse être envisagée,
et sous n’importe quelle forme, l’indépendance ou l’autonomie des
territoires coloniaux 8.

Une France divisée

La France a été divisée entre vichystes et résistants, mettant en doute


l’unité de la nation, et plus encore ses liens avec l’Empire, sentiment
aggravé par le début du processus d’indépendance des mandats de Syrie et
du Liban au cours du conflit, qui aboutit dès avant la victoire, malgré
l’opposition des gaullistes, de l’armée et des autorités coloniales françaises.
Les soldats venus des colonies, comme durant la Première Guerre
mondiale, ont combattu aux côtés d’Européens et ils attendent une égalité
des droits politiques, mais aussi leurs salaires et soldes, y compris pour
ceux qui ont été prisonniers dans les Frontstalags.
De fait, les revendications d’une partie des tirailleurs sénégalais
démobilisés, en attente de leur solde dans le camp de Thiaroye au Sénégal,
provoque une répression brutale le 1er décembre 1944 (que la propagande de
l’époque présente comme une « mutinerie »). Cet événement constitue une
première « alerte ». Bien que la conférence de Brazzaville (janvier-février
1944) indique la prise de conscience de la nécessité d’un changement de
gouvernance des colonies, les réformes politiques demeurent limitées après
la guerre, et le statu quo semble de mise pour les nouvelles élites politiques
du pays issues de la Résistance.
Partout, au même moment, l’Empire se fissure et les révoltes se
multiplient. Face à ces défis, l’attitude constante des autorités est de
recourir à la force la plus impitoyable, comme dans le Constantinois ou en
Syrie. La répression fait une dizaine de milliers de victimes en Algérie. Le
déclenchement de la guerre d’Indochine en 1946 et la révolte de
Madagascar à partir de 1947 amorcent un cycle de répressions et de guerres
coloniales. Face à ces événements, la propagande gouvernementale décide
de vanter ses réformes, les investissements et la fidélité de l’Empire
pendant le conflit. Des manifestations comme la Quinzaine de la
Communauté française insistent sur la « fraternité » des populations
métropolitaines et coloniales, placées sur un pied d’égalité dans l’image. Au
Grand Palais, une affiche de Paul Colin annonce une exposition sur la
« France d’outre-mer dans la guerre » pour renforcer l’unité de la nation
autour de l’engagement militaire, mais aussi faire oublier les revendications
qui s’élèvent partout. Des « révoltes », il ne faut rien montrer, si ce n’est des
populations qui se soumettent et reconnaissent la tutelle de la France
(comme en Algérie, en mai-juin 1945). Sans image, les décolonisations ont
commencé mais les Français l’ignorent.
Le 19 mars 1946, les « vieilles colonies » (Réunion, Guadeloupe,
Martinique et Guyane) deviennent des départements français, bénéficiant
directement des mêmes droits politiques que la métropole et théoriquement
des mêmes droits sociaux. Ces départementalisations fixent l’idée que le
modèle français est celui de l’assimilation, et qu’à (très long) terme toutes
les colonies pourront bénéficier d’un statut similaire.
C’est dans cette perspective que beaucoup perçoivent – et surtout que la
propagande la présente – la création, le 5 mai 1946, de l’Union française,
dans le cadre du second projet de Constitution. Les élections de 1946
permettent alors de faire émerger une nouvelle génération de leaders dans
tout l’Empire. L’arrivée de députés de tous les territoires coloniaux à
l’Assemblée nationale, les réformes annoncées (et votées) et engagées
donnent le sentiment à beaucoup de métropolitains que le changement est
amorcé.

La coordination de la propagande

Dans ce contexte de répressions systémiques (1944-1947), la France n’a


de cesse de glorifier – à travers des défilés, des expositions, des livres et
brochures – les troupes coloniales qui viennent de libérer le pays (bientôt en
première ligne pour intervenir en Indochine, en Algérie comme à
Madagascar). Mais il faut aussi engager des réformes. C’est dans cette
perspective que la IVe République hérite de la modernisation de la
propagande qui s’est structurée sous Vichy, sans véritable rupture et ne
modifie nullement la loi du 22 janvier 1941 qui avait cadré les missions de
l’Agence, pour promouvoir les « investissements » dans l’Union française
et les programmes économiques ou d’infrastructures.
Des programmes visant à une meilleure coordination des services
apparaissent immédiatement après la guerre au sein de l’Agence et
l’exemple le plus évident est la création d’une véritable direction de
l’information d’outre-mer. Le gouvernement a conscience, à partir de 1946,
que la coordination de la propagande implique un regroupement des
missions, éparses dans diverses directions administratives. Les autorités
rassemblent dans un même immeuble, comme sous Vichy, des Agences
coloniales disséminées avant guerre dans deux ou trois arrondissements de
Paris. Un arrêté du ministère des Colonies, en date du 15 octobre 1945, crée
la Direction de l’information et de la documentation coloniale plaçant sous
sa tutelle l’Agence des colonies, ayant désormais pour raison sociale
« Agence de la France d’outre-mer ».
Dès l’immédiat après-guerre, les thèmes propagandistes reposent sur
des mécanismes éprouvés avant le conflit, avec une priorité portée sur les
investissements économiques et les infrastructures. Seule évolution notable,
les représentations diffusées par la propagande, abandonnant toute
connotation dévalorisante pour les populations colonisées, s’orientent
désormais exclusivement sur les apports économiques et sociaux prodigués
par la France à son empire, et l’unité inaliénable de la métropole et des
territoires coloniaux à travers l’Union française.
C’est aussi un changement majeur dans l’histoire de l’institution
propagandiste coloniale, car elle est dès lors explicitement liée à une
direction exclusivement préoccupée par l’information : il faut mobiliser les
Français derrière les nouvelles priorités coloniales. Ses moyens sont
fortement développés à partir de 1946 et notamment le nombre de
fonctionnaires (alors fort d’une cinquantaine de personnes au sein des
services), comme son action, tandis que la France doit faire face durant près
de deux décennies à des guerres coloniales.
Ce changement de contexte s’accompagne d’un changement dans
l’opinion, car la génération de Français qui arrivent à l’âge adulte au début
de la IVe République, née dans les années 1920 et qui a grandi dans les
années 1930 au lendemain de l’Exposition coloniale internationale, a été
bercée par le mythe impérial de Vichy et/ou par la propagande gaulliste sur
l’Empire en arme. Elle est pleinement imprégnée par l’idée de « grandeur
de l’Empire » et pour elle les territoires coloniaux font partie intrinsèque de
la France 9.

1. Jacques Cantier, Éric T. Jennings (dir.), L’Empire colonial sous Vichy, Paris, Odile Jacob,
2004.
2. Ruth Ginio, French Colonialism Unmasked: The Vichy Years in French West Africa,
Lincoln/Londres, University of Nebraska Press, 2006.
3. Léo Élisabeth, « Vichy aux Antilles et en Guyane : 1940-1943 », Outre-mers, tome 91,
no 342-343, 1er semestre 2004.
4. Jacques Cantier, L’Algérie sous le régime de Vichy, Paris, Odile Jacob, 2002.
5. Pascal Blanchard, Ruth Ginio, « Révolution impériale : le mythe colonial de Vichy », in
Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Culture impériale 1931-1961, Paris, Autrement, 2004.
6. Robert Delavignette, Petite Histoire des colonies françaises, Paris, Presse universitaire de
France, 1941.
7. Sandrine Lemaire, « L’agence économique des colonies. Instrument de propagande ou
creuset de l’idéologie coloniale en France (1860-1960) ? », Florence, thèse de doctorat, Institut
universitaire européen, 2000.
8. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, Décolonisations françaises. La chute
d’un empire, Paris, La Martinière, 2020.
9. Une version plus développée de cet article de synthèse a été publiée dans l’ouvrage
collectif de Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Alain Mabanckou, Dominic
Thomas, Colonisation & propagande. Le pouvoir de l’image, Paris, Le Cherche-Midi, 2022.
De la guerre à l’Union française :
les transformations de l’espace
colonial français
Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel

Alors que le IIIe Reich s’enlise en URSS, en novembre 1942 la France


libre et les Alliés débarquent en Afrique du Nord 1. Une étape dans la
libération de la France commence sur cette terre d’Afrique où, deux ans et
demi plus tôt, ont eu lieu les premiers ralliements au général de Gaulle.
Vichy a vu, à partir de l’été 1940, l’Empire rallier les gaullistes alors qu’en
métropole la « Révolution impériale » pétainiste n’a eu de cesse de faire
croire aux Français que « l’Empire est fidèle ». Depuis octobre 1940,
Brazzaville, au Congo (A-EF), est la capitale de la France libre. Le général
de Gaulle y tient l’essentiel de son assise territoriale grâce au ralliement de
diverses colonies, les autres sont conquises par les armes 2. Alger devient
ainsi le centre névralgique de la France combattante avec, le 3 juin 1943, la
création du Comité français de libération nationale (CFLN) et, le
17 septembre 1943, celle de l’Assemblée consultative provisoire.
Dans le même temps, dans l’Empire, les revendications des colonisés
prennent forme et les autorités de la France libre ont conscience qu’il est
nécessaire d’agir vite. Il faut en premier lieu temporiser au Liban, à qui la
France, après avoir tenté de résister, a dû accorder l’indépendance le
22 novembre 1943, faisant suite aux accords du 26 novembre 1941
proclamant l’indépendance, afin de garder la fidélité de ce territoire aux
gaullistes, et ce deux mois après l’annonce de l’indépendance de la Syrie,
également sous mandat français, le 27 septembre 1941. Mais cette
« indépendance sous tutelle » est purement théorique tant que les troupes
françaises sont maintenues sur place.
En Afrique du Nord, la situation politique est tout aussi confuse. Publié
en février 1943, le Manifeste du peuple algérien sous la conduite de Ferhat
Abbas prône un fédéralisme autour d’un État associé avec la France 3.
Quelques mois plus tard, le Maroc s’engage lui aussi sur la voie de
l’émancipation, imitant le Liban et la Syrie, avec la création en
décembre 1943 du parti de l’Istiqlal (parti de l’indépendance au Maroc), qui
le 11 janvier 1944 remet au sultan son Manifeste pour l’indépendance 4.
Le général de Gaulle promet une nouvelle politique coloniale et
annonce à Constantine, en Algérie, le 12 décembre 1943, qu’il propose de
donner la citoyenneté française à plusieurs milliers d’Algériens. Cette
réforme, attendue depuis l’échec du projet Blum-Viollette du Front
populaire, est mise en œuvre par l’ordonnance du 7 mars 1944 5. En ce qui
concerne l’Indochine, où se côtoient administration vichyste, nationalistes-
communistes derrière Hô Chi Minh qui a fondé le Viêt-Minh en mars 1941,
et l’occupant japonais, le général de Gaulle reconnaît dans une allocution la
légitimité du « sentiment national » des différents peuples d’Indochine 6.
Aux Antilles, au Sénégal, à Madagascar, dans les comptoirs des Indes ou en
Polynésie, c’est le même mouvement qui s’engage, réclamant la fin du
système colonial d’avant guerre, fondé sur un apartheid de fait entre colons
et colonisés et la répression systématique de tout mouvement de révolte.

De la conférence de Brazzaville aux premières


répressions
Fin 1943, l’empire colonial est donc fragilisé et le général de Gaulle
décide pour raffermir les liens entre la métropole et l’ensemble colonial
d’organiser la conférence de Brazzaville, le 30 janvier 1944. René Pleven,
Félix Éboué et Henri de Laurentie en sont les instigateurs et les
organisateurs, soutenus par le général de Gaulle, convaincu que pour
préserver l’Empire il faut le transformer. À leurs côtés, une quarantaine de
hauts fonctionnaires coloniaux et… aucun représentant des mouvements
nationalistes. Il s’agit de proposer des réformes dans les domaines
politiques, économiques et sociaux.
Si la conférence, dans ses conclusions, rejette toute forme
d’indépendance – le général de Gaulle avait pourtant envisagé cette
possibilité en octobre 1944 dans le journal Combat –, des avancées
significatives sont cependant suggérées : sur le plan social, la conférence
propose d’abolir le travail forcé après une période transitoire de cinq ans,
d’abroger les peines du Code de l’indigénat et de développer la
scolarisation. Sur le plan économique, on annonce une réforme du système
de financement et d’un point de vue politique, la conférence souhaite élargir
la représentation des colonies au Parlement. Si ces projets reçurent un
accueil sceptique de l’allié américain et d’une partie des élites colonisées –
au même moment, la répression s’abat sur les nationalistes au Maroc –, ils
préfigurent néanmoins les principales réformes engagées à partir de 1946
par la France.
Mais conscient que les conclusions de la conférence de Brazzaville ne
reflétaient pas les attentes des militants des mouvements nationalistes dans
tout l’Empire 7, le général de Gaulle déclare en juillet 1944 que « chaque
territoire sur lequel flotte le drapeau français doit être représenté à
l’intérieur d’un système de forme fédérale […] 8 ». Puis, le 25 octobre 1944,
lors d’une conférence de presse reproduite par le journal Combat, il
prononce enfin les mots attendus : « La politique française consiste à mener
chacun de ces peuples à un développement qui lui permette de
s’administrer, et plus tard, de se gouverner lui-même… » Ce changement de
ton révèle la pression qu’exerçaient encore les milieux coloniaux et les
élites politiques lors de la conférence de Brazzaville.
Pour beaucoup, la preuve du double langage de Brazzaville se lit dans
les événements répressifs dans les territoires coloniaux. Pression
particulièrement notable lorsque, au Maroc, le leader Ahmed Balafredj et
plusieurs dirigeants nationalistes sont arrêtés au moment où s’ouvre la
conférence. En effet, les autorités françaises répriment des manifestations à
Rabat-Salé – où des milliers de Marocains marchent vers le palais du sultan
– et à Casablanca. L’insurrection gagne Fès 9, la répression faisant près de
cinquante morts, des centaines de blessés, alors que l’on procède à des
centaines d’arrestations 10. En contrechamp de ces vagues répressives sont
mises en place plusieurs réformes techniques, toutes jugées insuffisantes par
les nationalistes marocains ou algériens.
Quelques mois plus tard, le retour des combattants coloniaux du front,
et notamment les tirailleurs sénégalais qui réclament sans succès leurs
primes et soldes depuis des semaines en métropole et dans les ports 11,
déclenche de nouveau un vent de critiques en métropole et en A-OF–A-EF.
Le 30 novembre 1944 éclate dans le camp de Thiaroye, au Sénégal, une
« mutinerie » de soldats débarqués à Dakar une dizaine de jours plus tôt. Le
1er décembre 1944, la répression fait des dizaines de morts.
Le message de la France est clair : au Maroc, au Sénégal, en Côte-
d’Ivoire, en Tunisie, l’ordre colonial doit être conservé. Léopold Sédar
Senghor, dans son article publié par la revue Esprit en juillet 1945 12, fait
une allusion indignée à ces événements. Le jugement contre les « mutins de
Thiaroye », sur la base de preuves trafiquées et de rapports militaires sur
mesure, est prononcé le 5 mars 1945, et le pourvoi en cassation rejeté le
17 avril 1945.
Quinze jours plus tard, l’insurrection commence en Algérie et au Levant
(Syrie et Liban), alors qu’en Europe, à Berlin, Adolf Hitler se suicide le
30 avril 1945, annonçant les dernières heures du conflit.

Mai 1945 : les événements au Levant et en Algérie

La tension n’a cessé de croître au Liban et en Syrie en 1944-1945, du


fait de l’essor du nationalisme arabe mais aussi de la stratégie de la France
de retarder le retrait de ses troupes, s’opposant ainsi aux présidents libanais
Bechara el-Khoury et syrien Choukri al-Kouatli. La situation est tendue
avec les nationalistes syro- libanais 13, car le général de Gaulle refuse de
négocier. Pour marquer une rupture nette avec la France, la Syrie et le Liban
viennent de participer à la fondation de la Ligue arabe au Caire, le 22 mars
1945. Dans ce cadre, les manifestations nationalistes redoublent d’intensité.
Dès avril 1945 14, il ne reste à la France qu’une possibilité pour
conserver son influence dans la région : trahir les traités, refuser le résultat
des élections, doubler les Britanniques et employer la force pour imposer
ses exigences. Le 5 mai 1945, des tirailleurs sénégalais sont débarqués à
Beyrouth et face à la critique des Britanniques et de la Ligue arabe, les
Français répondent que c’est « une affaire exclusivement française ». Le
17 mai 1945, de nouvelles troupes arrivent au Liban, et si la situation est
encore calme dans ce mandat, en Syrie les manifestations et affrontements
contre l’administration française se succèdent, notamment à Damas.
Le 29 mai 1945, exaspéré par ce vent de révolte, le général Fernand
Olive donne l’ordre d’attaquer des bâtiments civils et de bombarder Damas,
faisant près d’un millier de victimes. Le général de Gaulle tente de passer
en force, il joue son joker au Levant, persuadé qu’il ne faut lâcher aucun
territoire colonial sous peine de voir tout l’édifice s’effondrer. Les
Britanniques sont furieux, et Winston Churchill « estime nécessaire une
intervention immédiate » de sa part. Mais un nouveau Fachoda est évité car
les troupes françaises, déjà engagées dans des « troubles » au Maghreb,
doivent se replier. La France est contrainte de signer un accord le
13 décembre 1945 sur le retrait de ses troupes. Elle vient de perdre
définitivement ses deux mandats au Levant et n’a plus aucune possession
coloniale dans cette partie du monde.
En Algérie, début mars 1945, le congrès des Amis du Manifeste et de la
liberté animé par Ferhat Abbas relance les revendications sous la pression
des militants proches de Messali Hadj. Inacceptable là aussi pour les
Français, le mouvement est décapité et le 23 avril 1945 Messali Hadj, qui
dirige le PPAj 15, est déporté. Malgré la répression, une grève générale
s’organise à Alger et à Oran, et plusieurs manifestations ont lieu le 1er mai
1945, que les militants souhaitent reconduire le 8 mai 1945. Les Français ne
peuvent les interdire en ce jour qui commémore la paix, mais tous les
slogans favorables à l’indépendance comme le drapeau algérien sont
prohibés. Or l’armée française se prépare depuis des semaines à un
affrontement car, pour le général de Gaulle, « Il s’agit d’empêcher que
l’Afrique du Nord ne glisse entre nos doigts pendant que nous libérons la
France 16. »
Le 8 mai 1945, les manifestations commencent. Mais alors que Ferhat
Abbas est à Alger face au gouverneur général Yves Chataigneau, pour
présenter ses félicitations à la suite de la victoire des Alliés, il est arrêté
sous le chef d’accusation de « complot contre la sécurité de l’État ». À
Bône, des policiers tirent sur des manifestants nationalistes. À Blida, Tizi
Ouzou, Tlemcen, Mostaganem, Sidi Bel Abbès, Batna, Bou Saada et
Biskra, des manifestations ne font pas de victimes. Par mesure de
prévention, un grand nombre de militants ont été arrêtés à Alger et à Oran 17,
ce qui explique leur absence dans les défilés de ces deux villes.
Dans le Constantinois, c’est l’explosion, notamment à Sétif, où des
manifestants sortent les drapeaux algériens et reprennent des slogans,
« Algérie libre ! » ou « Libérez Messali Hadj ». Un policier tue un porteur
de drapeau (Bouzid Saâl), la ville s’embrase, des dizaines d’Européens sont
massacrés. Même scénario à Guelma, autre ville du Constantinois, où la
manifestation était interdite 18. Des milices de colons se forment, l’armée et
la police lancent les opérations de ratissage. Les autorités françaises
décident de réprimer et de reprendre les lieux aux mains des insurgés,
comme à Kherrata le 9 mai 1945 ou à Villars le lendemain, mais aussi de
détruire les « villages insurgés ». L’aviation française ainsi que les croiseurs
français bombardent les « rebelles », en suivant les plans initialement
prévus 19. Un mois après le début de l’insurrection, la « situation est
redevenue normale, au moins en surface », signale le général Henry Martin.
Le nombre des victimes s’élèverait à environ 1 500 selon les autorités
françaises, en réalité, probablement quinze fois plus. Du côté des
Européens, on compte une centaine de tués dont une quinzaine de
militaires. Une centaine de condamnations à mort sont prononcées, dont 28
exécutées 20. À l’époque, la censure dans la presse en France et en Algérie
rend invisibles pour les métropolitains et les soldats musulmans mobilisés
les événements du Constantinois 21. La commission d’enquête dirigée par
Paul Tubert n’a passé qu’une journée dans la région et son rapport ne fut
jamais publié, ni diffusé. Dans ses Mémoires de guerre, Charles de Gaulle
écrit : « En Algérie, un commencement d’insurrection survenu dans le
Constantinois et synchronisé avec les émeutes syriennes du mois de mai a
été étouffé […] 22. » En dépit de son échec au Moyen-Orient, la stratégie
répressive a fonctionné au Maghreb.
Au Maroc, pressentant un risque d’insurrection comme en Algérie, le
général de Gaulle décide de temporiser avec le sultan et l’invite en France
en juin 1945 où il est reçu avec faste et même fait compagnon de la
Libération. En septembre-octobre 1945, au moment du cinquième Congrès
panafricain à Manchester, la situation est également tendue dans toute l’A-
OF, qui connaît plusieurs grèves et manifestations faisant plusieurs morts, à
Dakar au Sénégal, mais aussi à Douala au Cameroun et à Conakry en
Guinée, à la veille des élections.
La France reprend en main la situation dans toute l’Afrique
subsaharienne dans les mois qui suivent, mais l’activisme politique est
croissant et les réformistes et nationalistes africains créent le
Rassemblement démocratique africain (RDA) à Bamako, le 18 octobre
1946 23, présidé par Félix Houphouët-Boigny. Si la situation semble sous
contrôle en Afrique subsaharienne et au Maghreb pour les autorités
françaises, la crise s’intensifie en Indochine.

Les grandes réformes coloniales de 1946

À Paris, les interminables débats sur les réformes coloniales et le choix


d’un nouveau cadre juridique traversent les différents partis politiques.
Malgré les derniers mois de répressions dans les colonies, la politique de
réformes, annoncée lors de la conférence de Brazzaville, se met en place
dans le cadre de la IVe République naissante. C’est l’autre facette de ces
années 1945-1948 : réformer partout où cela est possible, réprimer partout
où la France est critiquée, négocier ailleurs lorsqu’il n’y a pas d’autre choix.
La première de ces réformes est la départementalisation des vieilles
colonies (Réunion, Guadeloupe, Martinique et Guyane), une manière
d’inscrire définitivement ces territoires dans l’espace français. Pour tous les
autres territoires coloniaux, c’est la preuve que la France accorde l’égalité à
tous ses « sujets » à l’issue du processus colonial. Ils sont désormais
administrés par des préfets dépendant du ministère de l’Intérieur, même s’il
faut près de quatre à cinq ans avant que les structures administratives soient
mises en place 24.
En Afrique du Nord et subsaharienne, plusieurs mesures phares sont
adoptées, bien que le Code de l’indigénat ne soit pas aboli en Algérie avant
1947 25. En avril 1946, l’Assemblée nationale française adopte la « loi
Houphouët-Boigny » (alors député de Côte-d’Ivoire) qui supprime le travail
forcé en Afrique subsaharienne 26 faisant suite aux décrets de
décembre 1945 et de février 1946 qui abrogeait le système des pénalités
administratives dit de « l’indigénat ». Un mois plus tard, la « loi Lamine-
Guèye » (nouveau député du Sénégal) généralise le statut de citoyen à
l’ensemble des populations des territoires colonisés et abolit le Code de
l’indigénat en A-OF et A-EF 27, mais conserve les collèges électoraux
distincts.
La dernière étape des grandes réformes de l’année 1946 est la création
de l’Union française. Celle-ci aurait pu être une réforme capitale, elle ne fut
qu’un trompe-l’œil, favorisant le statu quo. En effet, la première
Constitution – rejetée par référendum le 5 mai 1946 – était clairement
progressiste, avec notamment la promulgation du suffrage universel. Elle
était soutenue par le Parti communiste français et la Section française de
l’Internationale ouvrière (SFIO) ainsi que les élus coloniaux non européens,
mais combattue par le Mouvement républicain populaire (le MRP est alors
le premier parti de France) et toute la droite, ainsi qu’une grande majorité
de colons et de l’administration coloniale. La seconde Constituante
déclenche moult débats face à des députés des colonies beaucoup plus
revendicatifs, ce qui conduit à intégrer une charte de l’Union française dans
le texte final. Les parlementaires les plus réformistes ont échoué et,
finalement, le vieux parti colonial a gagné. Ainsi, sur toutes les décisions,
c’est l’Assemblée nationale qui prédomine. Inversement, l’Assemblée de
l’Union française a un rôle purement consultatif mais élabore cependant des
propositions – suppression du deuxième collège, application de la loi
Lamine-Guèye sur le Code du travail –, qui influenceront certaines des
réformes prises après 1956.
Au-delà de ces nouveaux cadres juridiques et réformes attendues, la
France se dote également d’outils économiques, notamment le Fonds
d’investissement pour le développement économique et social (FIDES) créé
en avril 1946 pour moderniser l’économie, financer les infrastructures,
l’éducation et l’hygiène, en deux plans successifs (1947-1952 et 1953-
1957) 28. Aussi, dès novembre 1946 le plan Monnet 29 pour la modernisation
et l’équipement économique de la métropole et des territoires d’outre-mer
est mis en place, alors que se prépare pour l’année suivante le premier plan
quadriennal de modernisation et d’équipement de l’Afrique du Nord (qui
concerne le Maroc, l’Algérie et la Tunisie) 30.
Dans le prolongement de ces décisions, sont organisées les élections
dans l’Union française de novembre 1946 (à la suite des élections
constituantes de juin 1946 et des législatives d’octobre 1945), avec deux
collèges électoraux distincts. Bien que ces élections aient été manipulées
dans plusieurs territoires, et malgré un système « sous contrôle » et en deux
collèges, toute une génération d’élus émerge, comme lors du vote de 1945.
En Algérie, les élections de 1946, là aussi largement sous l’emprise des
préfets 31, donnent au Mouvement pour le triomphe des libertés
démocratiques (MTLD) cinq députés. Les autorités françaises, craignant
une montée en puissance des indépendantistes du MTLD 32 – mais aussi des
autonomistes de l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) –,
décident d’organiser un trucage à grande échelle des élections suivantes. Le
MTLD n’obtient que neuf des soixante sièges de l’Assemblée algérienne en
1947 et aucun élu aux élections législatives de 1951.
La « façade démocratique » aux colonies est réalisée dès fin 1946 et
fonctionne parfaitement en 1947, les programmes économiques sont lancés,
les grandes réformes sont votées (elles se mettent en place début 1947,
comme la majorité des assemblées territoriales). Si l’Union française ne
change pas fondamentalement les inégalités politiques entre Européens et
« indigènes », aux côtés de la répression des mouvements autonomistes ou
indépendantistes se dessine malgré tout une politique coloniale infléchie,
qui espère convaincre les colonisés par les efforts économiques – réels –
consentis par la métropole et s’adjoindre, grâce à l’essor de la scolarisation,
une nouvelle génération formée à l’occidentale, susceptible d’être associée
– en position subalterne – à la gestion coloniale.
1. Christine Levisse-Touzé, L’Afrique du Nord dans la guerre, 1939-1945, Paris, Albin
Michel, 1998.
2. François de Lannoy, « La 1ère armée et la libération de la France », La Nouvelle Revue
d’histoire, n° 74, septembre-octobre 2014.
3. Charles-Robert Ageron, « Ferhat Abbas et l’évolution de la politique de l’Algérie
musulmane pendant la Seconde Guerre mondiale », Revue d’histoire maghrébine, no 4, juillet
1975.
4. Youssef Chiheb, Manifeste de l’indépendance du Maroc : hommes, destins, mémoire, Paris,
Éditions alfAbarre, 2014.
5. Patrick Weil, « Le statut des musulmans en Algérie coloniale. Une nationalité française
dénaturée », Histoire de la justice, volume 16, no 1, 2005.
6. Robert Frank, « Préface », in Pierre Journoud (dir.), De Gaulle et le Vietnam. 1945-1969.
La réconciliation, Paris, Tallandier, 2011.
7. Dmitri-Georges Lavroff (dir.), La Politique africaine du général de Gaulle (1958-1969),
Paris, Fondation Charles de Gaulle (colloque de Bordeaux), 1980.
8. Frederick Cooper, Citizenship between Empire and Nation: Remaking France and French
Africa, 1945-1960, Princeton, Princeton University Press, 2014.
9. Jacques Valette, « Guerre mondiale et décolonisation. Le cas du Maroc en 1945 », Outre-
Mers. Revue d’histoire, no 260-261, 1983.
10. Yves Benot, Massacres coloniaux. 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des
colonies françaises, Paris, La Découverte, 2005.
11. Anne Cousin, Retour tragique des troupes coloniales. Morlaix-Dakar, 1944, Paris,
L’Harmattan, 2011.
12. Léopold Sédar Senghor, « Défense de l’Afrique noire », Esprit, juillet 1945.
13. Philip Shukry Khoury, Syria and the French Mandate: The Politics of Arab Nationalism
(1920-1945), Londres, I. B. Tauris, 1987.
14. Anne Bruchez, « La fin de la présence française en Syrie : de la crise de mai 1945 au
départ des dernières troupes étrangères », Relations internationales, volume 122, no 2, 2005.
15. Benjamin Stora, Messali Hadj, 1989-1974, Paris, Hachette, « Pluriel », 2012.
16. Jean-François Muracciole, Guillaume Piketty (dir.), Encyclopédie de la Seconde Guerre
mondiale, Paris, Robert Laffont/Ministère de la Défense, 2015.
17. Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945. De Mers-el-
Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, Paris, La Découverte, 2002.
18. Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 1945. Une subversion française dans l’Algérie coloniale,
Paris, La Découverte, 2009.
19. Abed Abidat, Jean-Louis Planche, 8 mai 1945. Tragédie dans le Constantinois : Sétif,
Guelma, Kherrata, Marseille, Images plurielles, 2010.
20. Yves Benot, op. cit.
21. Mehana Amrani, Le 8 mai 1945 en Algérie. Les discours français sur les massacres de
Sétif, Kherrata et Guelma, Paris, L’Harmattan, 2010.
22. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre. L’Appel (1940-1942), Paris, Plon, 1954.
23. Pierre Kipré, Le Congrès de Bamako ou la naissance du RDA en 1946, Paris,
L’Harmattan, 2004.
24. Véronique Dimier, « De la France coloniale à l’outre-mer », Pouvoirs, volume 113, no 2,
2005 ; Gérard Gabriel Marion, « L’outre-mer français : de la domination à la reconnaissance »,
Pouvoirs, volume 113, no 2, 2005.
25. Babacar Fall, « Le travail forcé en Afrique-Occidentale française (1900-1946) »,
Civilisations, no 41, 1993.
26. Olivier Gohin, « La citoyenneté dans l’outre-mer français », Revue française
d’administration publique, volume 101, no 1, 2002.
27. Abdelhamid Senhaji, « L’Afrique occidentale française et le Fonds d’investissement pour
le développement économique et social 1946-1960 », université de Poitiers, thèse d’histoire
contemporaine, 1989.
28. Philippe Mioche, Le Plan Monnet. Genèse et élaboration (1941-1947), Paris, Publications
de la Sorbonne, 1987.
29. Samir Saul, « Des plans économiques pour l’Afrique du Nord, 1945-1956 », in Samir Saul
(dir.), Intérêts économiques français et décolonisation de l’Afrique du Nord (1945-1962),
Paris, Librairie Droz, 2016.
30. David Roudaut, « Les députés des départements d’Algérie sous la IVe République », Paris,
université de Paris 1, mémoire de master 2, 2013.
31. Jacques Simon, Le MTLD (Le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques)
(1947-1954), Paris, L’Harmattan, 2007.
32. Ce texte est une synthèse de plusieurs contributions et chapitres publiées dans l’ouvrage
de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, Décolonisations françaises. La chute
d’un empire, Paris, La Martinière, 2020.
De la France coloniale à l’outre-
mer
Véronique Dimier

L’année 1946 marque une étape importante dans l’évolution de l’empire


colonial français 1 : d’un côté, la départementalisation (loi du 19 mars
1946), c’est-à-dire l’intégration politique, juridique et administrative à la
métropole des plus anciennes colonies – colonies de peuplement acquises
sous l’Ancien Régime : Réunion, Guadeloupe, Martinique, Guyane –, de
l’autre la création d’une Union française qui regroupait dans un même
ensemble juridique inscrit dans la Constitution la France et ce que l’on
nommait alors les territoires d’outre-mer, colonies acquises principalement
au cours du XIXe siècle en Afrique, en Asie ou Océanie, parmi lesquels les
actuels territoires d’outre-mer (TOM), Nouvelle-Calédonie, Polynésie
Française, Wallis-et-Futuna, les Terres australes et antarctiques françaises
ainsi que les deux collectivités territoriales de Saint-Pierre-et-Miquelon et
Mayotte 2.

Une Union française hybride

Cette Union comprenait des institutions et une citoyenneté commune de


nature hybride : elle disposait ainsi de sa propre assemblée, incluant pour
moitié des représentants parlementaires métropolitains, pour moitié des
représentants de l’outre-mer, un conseil spécifique incluant des
représentants du gouvernement français et des exécutifs de chaque
territoire, institutions qui n’avaient néanmoins qu’un pouvoir consultatif. La
Constitution prévoyait également une citoyenneté de l’Union française
commune à l’ensemble des ressortissants de l’Union, se superposant à la
citoyenneté française proprement dite, mais dont le contenu restait flou.
Elle conférait également aux anciens sujets de l’Empire la citoyenneté
française, leur permettant d’envoyer des représentants à l’Assemblée
nationale à Paris, mais créait parallèlement deux sortes de citoyens : les
citoyens de statut civil français et les citoyens de statut local (anciens sujets
de l’Empire). Leurs droits politiques furent précisés par une loi spécifique
(5 octobre 1946), laquelle créa des collèges électoraux séparés et réserva le
droit de vote à certaines catégories de la population. Enfin, des assemblées
territoriales élues selon les mêmes modalités et placées à la tête de chaque
territoire furent créées, mais leurs pouvoirs restèrent limités.
L’architecture ainsi construite montra vite ses limites et, devant les
demandes croissantes d’autonomie de la part des élus des territoires
d’outre-mer 3, des réformes plus amples furent entamées. La loi-cadre
Defferre du 23 juin 1956 entendait ainsi étendre le suffrage universel aux
citoyens de statut local, accorder aux assemblées territoriales de réels
pouvoirs législatifs et mettre en place des conseils de gouvernement, sorte
de ministères embryonnaires. Ces mesures devaient être renforcées par la
Constitution de 1958, laquelle prévoyait une autonomie politique presque
totale aux territoires d’outre-mer regroupés dans une grande confédération,
la Communauté française. Surtout, elle accordait aux territoires d’outre-mer
le principal droit qui puisse exister dans le contexte colonial : le choix de
faire partie de la Communauté, en tant qu’État autonome ou territoire
d’outre-mer de la République, ou de devenir indépendants.
Seuls cinq territoires se prononcèrent pour un statu quo qui les
maintenait dans la dépendance étroite de la métropole, dont les actuels
TOM. Les autres (territoires africains) adoptèrent dans un premier temps le
statut d’État membre de la communauté, sauf la Guinée qui préféra opter
pour l’indépendance, bientôt suivie par le reste des États africains. Le statut
de TOM était conçu comme potentiellement évolutif, puisque l’article 76
prévoyait la possibilité pour ces territoires soit de se transformer en
départements d’outre-mer (DOM), soit de devenirs États associés
indépendants.
Ces deux possibilités recouvrent en fait les tendances républicaine et
coloniale qui, depuis le début du XXe siècle, se sont opposées et que l’on
retrouve au sein des débats sur l’Union française et la départementalisation
lors de l’élaboration de la Constitution de 1946 : assimilation culturelle et
politique d’un côté, autonomie locale et respect des diversités culturelles de
l’autre. L’architecture hybride de l’Union française avait été le résultat d’un
compromis, entre ces deux positions, au sein des deux assemblées
constituantes 4. Pour les uns, cette Union incarnait potentiellement une
grande République une et indivisible, centralisée et uniforme, au sein de
laquelle tous les peuples colonisés assimilés culturellement seraient un jour
intégrés politiquement, à l’image des futurs DOM. Pour d’autres, au
contraire, l’Union française apparaissait comme une nouvelle entité
politique construite sur un modèle plus ou moins fédéral et potentiellement
multiculturel, voire multinational, respectueuse des « nationalités » ou/et
des cultures locales, à l’image de la République dont elles se
revendiquaient, indivisible peut-être, mais diverse, très certainement.
Ainsi ce sont deux conceptions de la République et de la nation
françaises, localisées aussi bien à droite qu’à gauche de l’échiquier
politique, qui devaient s’affronter : une conception tirée des idéaux de 1789,
liant intrinsèquement citoyenneté et nationalité, insistant sur l’unité des
droits et des devoirs que cette citoyenneté implique, soumettant
l’assimilation politique à l’assimilation culturelle ; une conception qui
envisage au contraire une dissociation possible entre nationalité et
citoyenneté, une diversité possible des droits et des devoirs, et un lien
politique n’impliquant pas assimilation, mais préservation de la diversité
culturelle.
Ce sont ces deux conceptions de la République et de la « Plus Grande
France » qu’incarneront par leur trajectoire historique postcoloniale les
DOM d’un côté, les TOM de l’autre, et que nous proposons d’analyser à
travers les débats constitutionnels de 1946.

La spécificité juridique coloniale

Jusqu’en 1946, toutes les colonies étaient soumises au régime des


décrets. Le système datait du senatus consulte de 1854 repris sans
changement par la IIIe République, lequel établissait le principe de la
spécialité juridique coloniale. Cela signifiait que la législation adoptée pour
la métropole n’était pas applicable dans les colonies. Pour la plupart des
territoires, la principale source de droit résidait donc au sein du ministère
des Colonies (l’Algérie dépendait du ministère de l’Intérieur et les
protectorats de Tunisie et du Maroc du ministère des Affaires étrangères)
ou/et au niveau du gouverneur, les décrets adoptés ne pouvant être
applicables qu’après promulgation par ce dernier. N’étant contraint par
aucun délai, le gouverneur disposait de pouvoirs considérables, relayés sur
place par les administrateurs coloniaux 5. Au niveau du statut des personnes,
la plupart des ressortissants de l’Empire faisaient partie de la catégorie des
« sujets », lesquels étaient soumis en matière pénale à des mesures
particulières appliquées par l’administration coloniale, le code de
l’indigénat, et ne disposaient d’aucun des droits politiques du citoyen
français.
Là résidait l’une des limites principales à la mission civilisatrice d’une
République qui, dès 1905, devait renoncer officiellement à la doctrine de
l’assimilation des colonies pour le principe plus « souple » de
l’association 6. En pratique, celui-ci consacrait une situation juridique
particulièrement défavorable aux « sujets » de l’Empire, justifiant leur mise
à l’écart, même temporaire, de la cité républicaine.
Seules les plus anciennes colonies, parmi lesquelles les actuels DOM,
bénéficiaient, de par leur histoire particulière, d’un régime spécifique tout
en étant soumises au même principe de spécialité juridique : leurs
ressortissants étaient citoyens français et bénéficiaient de droits politiques
similaires (envoyant des représentants au Parlement français). C’était
également le cas des quatre communes du Sénégal et des comptoirs indiens
dont les ressortissants avaient tous les droits politiques du citoyen français,
mais pouvaient garder leur statut personnel régi par la coutume ou le Coran.
Colonies sucrières participant du pacte colonial et de la traite des Noirs, les
actuels DOM étaient constitués d’une population de colons blancs,
d’esclaves noirs et de métis qui avaient connu la Révolution française,
l’abolition de l’esclavage pour la première fois en 1794, puis définitivement
en 1848.
À cette date, les ressortissants de ces territoires avaient acquis le statut
de citoyen français sans distinction d’origine, jouissant des mêmes droits
civils et politiques que les citoyens métropolitains. Leurs structures
politiques et administratives devaient suivre de près l’évolution des
structures métropolitaines.
L’assimilation administrative et politique ainsi amorcée était toutefois
incomplète, les lois métropolitaines ne pouvant être appliquées qu’après
mention expresse du législateur. La départementalisation de ces territoires
finalement acquise par la loi du 19 mars 1946 signifiait que le droit
applicable en métropole dans les départements l’était également de plein
droit dans les DOM (sauf mention expresse faite par le législateur), même si
la Constitution de 1946 prévoyait la possibilité d’adaptation du régime
législatif et administratif métropolitain au contexte local et si, comme le fait
remarquer Jacques Ziller, la mise en pratique de ce principe devait s’avérer
extrêmement complexe 7.
C’est à ce niveau principalement que la situation des DOM se distingue
de celle des TOM. Les ressortissants des actuels TOM n’ont acquis la
citoyenneté française qu’avec la Constitution de 1946 et dans les mêmes
limites que celles s’appliquant aux autres territoires d’outre-mer de
l’époque (collèges séparés, suffrage limité jusqu’en 1956). En choisissant
en 1958 de rester dans le cadre de la République, les TOM en sont venus à
constituer des collectivités territoriales à part entière, collectivités qui
devaient être administrées par des conseils élus (notamment une assemblée
territoriale), sous le contrôle d’un délégué du gouvernement (haut-
commissaire) ayant la charge des intérêts nationaux, du respect des lois et
du contrôle administratif. L’article 74 précisait toutefois que les TOM
seraient dotés d’un statut particulier tenant compte de leurs intérêts propres,
et que cette organisation serait définie et modifiée par la loi après
consultation de l’assemblée territoriale intéressée.
Surtout, la Constitution précisait que, dans les matières autres que la
législation criminelle, le régime des libertés publiques et l’organisation
politique et administrative, la loi n’y était applicable que par disposition
expresse ou si elle y avait été étendue par décret. De telles dispositions
allaient dans le sens d’une prise en compte des spécificités culturelles et
juridiques locales ainsi que d’une certaine autonomie politique, même si la
réalité et l’évolution de ces territoires se révéleraient ici aussi plus
complexes que prévu par la Constitution, limitant ainsi ce « fédéralisme
outre-mer ». Le schéma des TOM aurait en tout cas certainement recueilli
l’assentiment d’un grand nombre des membres des deux assemblées
constituantes de 1946, ceux précisément qui envisageaient une Union
française et une République potentiellement respectueuses des autonomies
politiques et des cultures locales.

Une République « diverse et indivisible »


La première Assemblée nationale constituante, élue le 21 octobre 1945,
comprenait neuf représentants africains issus des colonies, dont Léopold
Sédar Senghor, représentant du Sénégal et rapporteur sur l’Union française.
La position de ce dernier, largement appuyée par la partie gauche de
l’assemblée, était représentative d’une tendance plus générale parmi
certains cercles coloniaux, autour notamment de Robert Delavignette,
directeur de l’École coloniale, tendance déjà présentée lors de la conférence
de Brazzaville (janvier-février 1944) dont le but avait été de préparer la
réforme de l’Empire. Très influencé par les théories relativistes de
l’anthropologie sociale développées dans l’entre-deux-guerres, vouant une
admiration particulière aux « civilisations africaines » comme aux cultures
régionales françaises, ce dernier devait revendiquer pour l’État colonial une
autre mission que celle de mission civilisatrice : trouver un ajustement, par
définition variable, entre civilisations africaines et française mises en
contact par les aléas de l’Histoire.
Ses plans, comme ceux de Léopold Sédar Senghor, son ami,
envisageaient une claire évolution des colonies vers le self-government dans
le cadre d’une grande communauté de « nations associées » fondée sur
« l’autonomie culturelle et locale ». Cette communauté devait être bâtie de
bas en haut, par consentement mutuel et sur la base des « pays » et cultures
locales propres aux petits paysans noirs « enracinés » dans le sol africain 8.
C’est précisément pour tenir compte des vœux, intérêts et civilisations de
chaque peuple que la priorité devait être accordée au niveau
gouvernemental où ces éléments pouvaient le mieux s’exprimer selon cette
conception : le niveau local. À partir de là, des entités politiques plus larges
pourraient être bâties, avec l’accord des populations concernées, jusqu’à
former une grande fédération liée par une citoyenneté commune, la
citoyenneté de l’Union, déconnectée de la nationalité française et adaptable
à la situation de chaque peuple.
Ainsi, dans le schéma de Léopold Sédar Senghor l’Union française
constituerait « une conjonction de civilisations, un creuset de cultures. […]
Il ne s’agit pas pour nous de détruire la civilisation française pas plus qu’il
ne s’agit pour vous de détruire nos civilisations originales en nous
colonisant 9 ». Cette approche devait avoir un retentissement particulier
parmi divers parlementaires de droite comme de gauche : René Pleven 10
(UDSR) qui préside et sera commissaire aux Colonies au sein du Comité
français de la Libération nationale (CFLN) en 1944, ou Jacques Soustelle 11,
gaulliste et ministre de la France d’Outre-mer fin 1945-début 1946, par
exemple, allaient prendre fait et cause pour cette interprétation, le dernier
parlant même de l’Union française comme d’un « État multinational » dont
l’avenir ne pouvait être que fédéral. Pour les partisans de cette solution, il
fallait que l’assemblée de l’Union et les assemblées territoriales bénéficient
de pouvoirs législatifs comme dans n’importe quelle fédération, une
proposition qui ne fut rejetée qu’à une petite minorité.
Concrètement, en effet, une telle union impliquait le transfert d’une
grande partie du mécanisme décisionnel du ministre des Colonies et de ses
représentants sur place, gouverneurs et administrateurs coloniaux, à des
conseils élus, représentant les intérêts des populations locales. Sur ce point,
le projet de Léopold Sédar Senghor devait vite soulever néanmoins
quelques réserves au sein des éléments les plus conservateurs du ministère
des Colonies et du service colonial. Profitant des déboires de la première
Constitution, rejetée par référendum le 5 mai 1946, ces derniers tentèrent
d’orienter le nouveau projet sur l’Union française dans un sens moins
radical, mais de fait beaucoup plus ambigu 12.
Dans le nouveau rapport, préparé par Paul Coste-Floret, l’Union
française fut présentée comme une réelle fédération, mais avec toutes les
dispositions hybrides (concernant l’organisation institutionnelle et la
citoyenneté) contenues dans la Constitution finale de 1946. L’argument ne
devait d’ailleurs convaincre personne, si ce n’est ces unitaristes et
assimilationnistes pour qui le projet apparut comme beaucoup trop fédéral,
constituant la première étape vers ce qu’ils nommaient, à l’époque, « la
sécession » des territoires d’outre-mer. Selon ces derniers, en effet, l’idée
d’une citoyenneté de l’Union distincte d’une citoyenneté française
représentait « une porte ouverte à un nouveau girondisme français 13 ». Il
allait directement à l’encontre de la vraie tradition française, jacobine et
assimilationniste, qui avait permis à la France de bâtir son identité et unité
nationales. Interpréter l’Union française dans un sens fédéral et
multinational, c’était remettre en cause sa mission civilisatrice, menacer
cette unité en prenant le risque de conduire à l’indépendance des territoires
d’outre-mer, une éventualité que personne n’était prêt à accepter.
La seule solution était l’intégration à terme de ces territoires dans un
même tout national et politique, la République et la nation françaises, c’est-
à-dire leur assimilation politique et culturelle pure et simple. Une fois que
l’œuvre éducatrice et civilisatrice de la République aurait été terminée, tous
les « sujets » devenus français pourraient accéder à la citoyenneté française
et bénéficier des droits et devoirs impliqués par ce statut. Alors pourquoi
imaginer ce statut hybride et superficiel de « citoyenneté de l’Union
française » sans lien avec la nationalité française ?
Les tenants de cette position ne semblent d’ailleurs pas avoir partagé les
craintes de ceux qui, comme Édouard Herriot, imaginaient déjà une
« France colonisée par ses propres colonies 14 », où le nombre d’électeurs
africains et polynésiens surpassant le nombre d’électeurs métropolitains, les
premiers imposeraient leur loi aux seconds tout en bénéficiant de la manne
métropolitaine à travers les lois sociales.
La réponse à ces craintes pouvait être trouvée dans l’idée que ces
Africains et Polynésiens ne seraient plus alors que des Français
culturellement similaires à ceux de la métropole, participant et bénéficiant
des mêmes mesures de développement économique et social. C’est ce que
devaient précisément mettre en avant les représentants des « quatre
vieilles » colonies, dans leurs propositions de loi concernant leur
assimilation complète à la métropole, c’est-à-dire leur départementalisation.

La République outre-mer

Aimé Césaire, député communiste de la Martinique, rapporteur de la


commission des TOM, faisait ainsi remarquer : « Une politique
républicaine constante a été de considérer les Antilles comme une parcelle
de la France et comme telle relevant des mêmes lois et mêmes règlements
que la métropole. » Selon Aimé Césaire, cette politique de la République
s’était d’ailleurs trouvée « récompensée par le patriotisme des
populations », populations partageant la même langue et la même culture
que la métropole, devait-on rappeler à plusieurs reprises dans le débat. La
seule critique que pouvait faire Aimé Césaire, et qui motivait pour une
grande partie ses propositions de départementalisation, était que
« malheureusement ce processus d’assimilation s’est arrêté dans son élan.
[…] L’assimilation s’est arrêtée aux Antilles et à La Réunion à l’orée de la
justice sociale 15 ».
L’on ne saurait trouver meilleur exemple de réappropriation du discours
assimilationniste républicain, liant citoyenneté et nationalité, insistant sur
l’unicité et l’égalité des droits et des devoirs. Mais il est clair que les lois
sociales revendiquées par Aimé Césaire avaient des conséquences en termes
financiers qui n’allaient pas manquer d’être soulevées au cours du débat.
L’assimilation ainsi demandée par Aimé Césaire devait permettre une
centralisation des décisions au niveau de la métropole, allant dans le sens
inverse des projets fédérateurs et décentralisateurs d’une partie de
l’assemblée. L’on comprendra d’autant plus le désir des élus communistes
d’outre-mer d’échapper aux décisions prises par les conseils locaux en
matière sociale que ceux-ci étaient à l’époque largement dominés par
l’oligarchie foncière, problème qui allait également être débattu.
Pour cette raison, les arguments fédéralistes, fondés sur le relativisme
culturel, le respect des cultures, seront mis de côté au profit d’arguments
plus prosaïques en termes de justice, notamment sociale. Les problèmes
posés par une telle assimilation et centralisation pour « des unités politiques
qui sont à des milliers de lieues de la métropole » ne manqueront pas d’être
soulevés par les fédéralistes, notamment par Marius Moutet, ministre de la
France d’outre-mer. Pour lui, le choix pour les anciennes colonies est
« d’être gouvernées de Paris » ou au contraire de « se gouverner largement
elles-mêmes 16 ».
Il ne semble pas que du côté des représentants des colonies l’on ait
envisagé de cette manière l’alternative. En effet, « l’assimilation qui vous
est aujourd’hui proposée, loin d’être une assimilation rigide, assimilation
géométrique, assimilation contre nature, est une assimilation assez souple,
intelligente, réaliste 17 », censée permettre aux assemblées locales de garder
un pouvoir important d’adaptation. Et Aimé Césaire de répondre aux
inquiétudes de Marius Moutet en faisant référence aux dispositions
particulières adoptées par la République pour la Corse et l’Alsace-Lorraine.
L’intervention d’Aimé Césaire est en fait très significative de ce que fut
et reste la réalité républicaine en matière d’intégration et d’administration
des territoires. Au-delà des deux conceptions opposées de la République et
de la nation françaises exposées ci-dessus, la pratique semble en effet avoir
été faite d’arrangements, de compromis entre assimilation d’un côté, respect
de l’autonomie et des cultures locales de l’autre, au niveau de la métropole
comme de l’outre-mer. Il revint d’ailleurs souvent à d’anciens
administrateurs coloniaux, rompus aux techniques de marchandage et
d’accommodements, de réaliser ces compromis dans les DOM-TOM 18. Les
deux conceptions développées dans les débats constitutionnels de 1946 n’en
devaient pas moins perdurer et continuer à brouiller le clivage politique
traditionnel gauche/droite : on les retrouvera dans des discussions plus
récentes, celles de 1992 concernant la citoyenneté européenne dans le cadre
du traité de Maastricht, et celles de 2000-2003 sur la Corse et la
décentralisation 19.

1. Cet article se trouve dans sa version intégrale, sous le titre « De la France coloniale à
l’outre-mer », Pouvoirs, no 113, L’outre-mer, avril 2005 (en accès libre sur Revue-Pouvoirs.fr).
2. Robert Deville, Nicolas Georges, Les Départements d’outre-mer. L’autre décolonisation,
Paris, Gallimard, 1996 ; Jean-Luc Mathieu, Histoire des Dom-Tom, Paris, Presses
universitaires de France, 1993.
3. Véronique Dimier, « Décentraliser l’Empire ? Du compromis colonial à
l’institutionnalisation d’un gouvernement local dans l’Union Française », Outre-mers, revue
d’histoire, volume 90, no 338-339, 2003.
4. Véronique Dimier, « For a Republic “Diverse and Indivisible” ? Experience from the
Colonial Past », Journal of Contemporary European History, volume 13, no 1, 2004.
5. Véronique Dimier, Le Gouvernement des colonies. Regards croisés franco-britanniques,
Bruxelles, Presses de l’université de Bruxelles, 2004.
6. Alice Conklin, A Mission to Civilize. The Republican Idea of Empire in France and West
Africa, 1895-1930, Stanford, Stanford University Press, 1997 ; Emmanuelle Sibeud, Une
science impériale pour l’Afrique. La construction des savoirs africanistes en France, 1878-
1930, Paris, École de hautes études en sciences sociales, 2003.
7. Jacques Ziller, Les DOM-TOM, Paris, LGDJ, 1996.
8. Robert Delavignette, « Pour le paysannat noir, pour l’esprit africain », Esprit, no 39,
décembre 1935.
9. Journal officiel, Débats, Assemblée constituante, 18 septembre 1946.
10. Journal officiel, Débats, Assemblée constituante, 11 avril 1946.
11. Ibid., 12 avril 1946.
12. James I. Lewis, « The French Colonial Service and the Issues of Reform, 1944-1948 »,
Contemporary European History, volume 4, no 2, 1995.
13. Journal officiel, Débats, Assemblée constituante, 23 août 1946.
14. Ibid., 27 août 1946.
15. Journal officiel, Débats, Assemblée constituante, 11 mars 1946.
16. Journal officiel, Débats, Assemblée constituante, 14 mars 1946.
17. Ibid.
18. Véronique Dimier, « De la décolonisation… à la décentralisation : histoire de préfets
“coloniaux” », Politix, volume 13, no 53, 2001.
19. Véronique Dimier, « Unity in Diversity: Contending Conceptions of the French Nation
and Republic », West European Politics, volume 27, no 5, 2004 ; Véronique Dimier, « De la
citoyenneté de l’Union française (1946) à la citoyenneté de l’Union européenne (1992) : la
nation et la République françaises en débat », Revue politique et parlementaire, no 1013,
juillet 2001.
La fin de la présence française
en Syrie
Anne Bruchez

Durant le mois de mai 1945, alors que les combats de la Seconde


Guerre mondiale s’achèvent en Europe, une importante crise éclate en
Syrie 1. Les forces françaises qui y stationnent sont la cible d’une population
excédée par le refus de Paris d’évacuer ses troupes et d’accorder une réelle
indépendance à la région. L’arrivée de renforts français, à la mi-mai, va
multiplier les heurts. Face aux violences croissantes subies par ses troupes,
dépassé par les débordements, le délégué français à Damas, le général
Oliva-Roget (Fernand Olive), sans consulter ses supérieurs, va ordonner à
ses troupes de s’emparer de la capitale, dans l’intention de rétablir l’ordre.
Ce recours à la force n’aura cependant pas l’effet escompté, puisqu’il
provoquera l’intervention des troupes britanniques et accélérera la fin du
« dessein français » au Moyen-Orient.
Au début de la Seconde Guerre mondiale, la Syrie est un mandat
international qui comprend également le Liban. Ce mandat est géré par la
France depuis 1920, au nom de la Société des Nations. Depuis qu’ils ont
repris cette région aux forces de Vichy, grâce à l’appui des Britanniques, les
Français libres se heurtent aux nationalistes syriens à propos du nouveau
statut à accorder à cette région. Le général Georges Catroux, représentant le
général de Gaulle, a fait précéder l’invasion franco-britannique du Levant,
le 8 juin 1941, d’une proclamation dans laquelle il abolit le mandat et
déclare les Syriens et les Libanais « libres et indépendants ». Une fois
installée, la France libre associe la mise en œuvre d’un statut
d’indépendance à la signature d’un traité garantissant les intérêts français au
Levant. En fait, le général de Gaulle reprend l’idée du traité franco-syrien
signé en 1936, qui n’avait finalement pas été ratifié par le Parlement
français. Cependant, la France libre n’a pas les moyens de ses ambitions, et
sous la pression de la Grande-Bretagne, en charge du commandement
militaire au Moyen-Orient pour la durée de la guerre, les Français ont dû
accepter la tenue d’élections, en juillet 1943, qui ont permis aux
nationalistes syriens du Bloc national d’accéder au pouvoir.
La plupart de ces dirigeants syriens étaient au pouvoir en 1936 ; ils
gardent un goût amer de l’échec du traité franco-syrien et sont déterminés à
refuser toute concession à leur indépendance. En décembre 1943, la France
se voit contrainte de céder la gestion des services regroupés sous le nom
d’Intérêts communs qu’elle exerçait en tant que puissance mandataire. Son
dernier atout dans la négociation d’un traité avec la Syrie est, dès lors, le
contrôle des Troupes spéciales, des troupes de recrutement local restées
sous commandement français.
Dès l’automne 1943, le gouvernement syrien tente d’en négocier la
passation, car il veut en faire le noyau d’une future armée nationale. La
Syrie revendique également le départ de la totalité des troupes françaises de
son territoire dès la fin des hostilités, et demande l’adaptation de la
représentation française en Syrie au régime de souveraineté. De son côté, la
France, présente militairement dans la région depuis plus de vingt ans,
compte bien s’attarder le plus longtemps possible. La situation sur place
devient toujours plus tendue.
Le 28 mars 1945, la Syrie est invitée à la conférence de San Francisco,
dont le but est de formuler la Charte des Nations unies. Cette invitation est
la reconnaissance définitive de la Syrie en tant que nation à part entière. En
outre, l’État syrien est soutenu par la naissante Ligue arabe, et son
indépendance a été reconnue par les États-Unis et l’URSS durant l’année
1944. La position de Paris devient intenable. Début avril, il ne reste à la
France qu’une alternative pour conserver son influence dans la région :
renoncer à un traité privilégiant les positions françaises en Syrie et miser
sur une hypothétique coopération franco-syrienne, ou employer la force
pour imposer ses exigences. Pour le général de Gaulle, l’indépendance des
États du Levant et la présence militaire de la France sont deux choses
séparées et compatibles. Il exclut l’idée de « rendre » les Troupes spéciales
aux gouvernements locaux tant qu’un établissement militaire français n’est
pas assuré dans ces territoires. En fait, le général ne croit pas à la possibilité
de troubles graves au Levant. Pourtant, l’homme de terrain qu’est le général
Paul Beynet estime qu’une position trop forte de la France mènera à une
crise. C’est aussi l’avis du ministre des Affaires étrangères, Georges
Bidault, qui suggère de proposer aux Syriens le transfert des troupes dans
un délai déterminé. Paul Beynet, lui, suggère de lier la question du transfert
à celle de la relève du commandement britannique par le commandement
français à la tête des forces alliées du Levant. Mais le général de Gaulle est
persuadé que les Britanniques n’accepteront jamais et ne croit pas à la
solidarité arabe. Il pense qu’une capitulation dans l’affaire des Troupes
spéciales serait néfaste à l’influence de la France et décide qu’un renfort de
trois bataillons sera envoyé.
Dès lors, l’affrontement armé paraît inévitable. De leur côté, les Syriens
se préparent à cet affrontement depuis un certain temps. Jamil Mardam Bey,
le ministre syrien des Affaires étrangères, a obtenu la garantie, en cas de
conflit, du soutien de l’Irak et de l’Égypte. Il est vrai que ces deux pays
leaders du Moyen-Orient ont intérêt à voir disparaître le mandat français
sans qu’un traité d’alliance soit conclu. Dès lors, ils pourraient se prévaloir
de ce précédent auprès de la Grande-Bretagne afin d’obtenir l’annulation
des traités qui les lient à elle.

Le coup de force français

Les Britanniques sont opposés à l’envoi de renforts français. Ils


considèrent que la situation est beaucoup trop tendue pour que l’on puisse
se permettre ce genre de provocation. Les autorités britanniques sont
cependant averties de l’arrivée prochaine d’un bâtiment de guerre français à
Beyrouth, transportant des « troupes de relève ». Le 5 mai 1945, le croiseur
français Montcalm accoste dans le port de Beyrouth, transportant à son bord
un bataillon de huit cents hommes de troupe sénégalais. Cette arrivée est
suivie du départ d’un nombre inférieur de troupes nord-africaines.
Washington, comme Londres, mettent en garde la France contre le danger
d’un renforcement des effectifs français au Levant alors que l’arrivée du
Montcalm a déjà provoqué une vive émotion. Le GPRF (Gouvernement
provisoire de la République française) répond que « l’envoi de troupes
françaises en Syrie est une affaire exclusivement française ». Aussi, le
17 mai, la Jeanne-d’Arc entre dans le port de Beyrouth avec à son bord un
nouveau bataillon de Sénégalais, ainsi que cinq cents hommes de troupe
métropolitains. La rencontre entre Paul Beynet et les ministres des Affaires
étrangères syrien et libanais qui a lieu le lendemain s’ouvre sous de
mauvais augures. Jamil Mardam Bey et Henri Pharaon, son homologue
libanais, font remarquer que ces envois de troupes n’ont pas été soumis à
l’approbation de leurs gouvernements.
Si le Liban reste relativement calme, l’agitation grandit en Syrie. Les
principales villes du pays sont en grève et de violentes manifestations
antifrançaises s’y déroulent, particulièrement à Damas et Alep. Des milices
de volontaires se forment et les affrontements entre la population et les
forces françaises se multiplient. Le 29 mai 1945, exaspéré par les
incessantes attaques dont les Français sont l’objet, le général Oliva-Roget,
qui est aussi délégué à Damas, donne l’ordre à ses troupes de prendre la
capitale, sans autorisation préalable du délégué général.
Le Parlement syrien et le ministère des Affaires étrangères sont pris
d’assaut et saccagés. La Banque de Syrie et la direction de la police sont
investies. La ville est bombardée à plusieurs reprises et les rues sont le
théâtre de violents combats. Le reste du pays subit les mêmes violences.
Les moyens de répression utilisés sont disproportionnés à la situation.
Cependant, cette décision extrême d’Oliva-Roget est un peu moins
étonnante si l’on sait que le gouvernement syrien ignore le délégué français
à Damas depuis plus de cinq mois.

L’ultimatum britannique

Face à ce drame, le gouvernement britannique est violemment critiqué à


la Chambre des communes pour sa politique non interventionniste. Le
30 mai au soir, René Massigli, ambassadeur de France à Londres, est
convoqué par le Premier ministre Winston Churchill. Celui-ci lui déclare
qu’une intervention britannique apparaît nécessaire pour restaurer le calme
au Moyen-Orient. Averti, le général de Gaulle est hors de lui, car il estime
que la France agit en légitime défense. Cependant, dans l’espoir d’éviter
cette intervention, et sur l’insistance de Georges Bidault, le président du
GPRF autorise le ministre des Affaires étrangères à demander le cessez-le-
feu. Les affrontements franco-syriens continuent pourtant le 31 mai. Aussi,
Terence Shone, ministre britannique au Levant, confirme à son
gouvernement que le cessez-le-feu n’est pas respecté et signale que les
troupes sénégalaises sont en train de piller la capitale. Un télégramme de
Harry Truman conforte Winston Churchill dans sa décision d’intervenir.
Le même jour, à 20 heures, le général Gerald Arthur Pilleau,
commandant de la 9e Armée britannique, remet au général Albert Humblot
un ordre de cessez-le-feu. Le général de Gaulle n’a pas de mots assez amers
pour décrire cet épisode. Pour lui, l’ultimatum britannique n’est que la
réalisation du complot qu’il soupçonne depuis toujours pour évincer la
France du Levant. Malgré tout, il prône la modération tout en insistant sur
le fait que les troupes françaises doivent garder leur position. À son arrivée
à Damas, dans l’après-midi, le général britannique Bernard Paget,
commandant en chef des forces alliées au Moyen-Orient, se rend chez le
président Choukri al-Kouatli qui, en présence du gouvernement syrien,
reçoit le Premier ministre libanais et plusieurs de ses ministres. Bernard
Paget informe officiellement les deux gouvernements qu’il veut rétablir
l’ordre en Syrie et que dans ce but, il souhaiterait instaurer un couvre-feu
jusqu’au retour au calme. Le gouvernement syrien l’y autorise. Des soldats
britanniques de la 9e Armée prennent position dans les rues, à côté des
soldats français.
En fin de compte, le grand vainqueur de cet épisode violent est sans
aucun doute le gouvernement syrien. Cette épreuve a renforcé l’unité
nationale et donné aux Syriens une bonne raison de refuser toute
négociation avec la France. Et maintenant que la Grande-Bretagne s’est
portée au secours des dirigeants syriens, il est difficile d’imaginer qu’elle
puisse aider le gouvernement de Paris à obtenir ce qu’il veut par la pression.
Les chances de la France de conserver une position privilégiée en Syrie sont
désormais nulles.

La dénonciation de l’accord Lyttelton-de Gaulle

Si le général de Gaulle prône la conciliation en public, il ne pardonne


pas et l’ultimatum public de Winston Churchill reste pour lui un acte
ignominieux. Il est en outre suivi d’un nouvel affront : en Syrie, la
gendarmerie est chargée d’assurer l’ordre pendant la période intermédiaire
entre le repli des forces françaises et la mise en place d’un « dispositif
britannique ». Durant ce moment de battement, de nombreuses maisons
françaises sont pillées. Les Britanniques, du fait de leur intervention,
tiennent le rôle des libérateurs. Si la situation se stabilise, le pays reste
dangereux pour les Français et le devient pour ceux qui sont associés à la
France. Paul Beynet rapporte régulièrement que des représailles semblent
avoir lieu contre des familles de soldats des Troupes spéciales, et des
factions musulmanes s’attaquent aux chrétiens syriens sans discrimination.
Ceux-ci affluent à Damas, espérant trouver une protection auprès des forces
britanniques ou françaises.
Rapidement, les Britanniques procèdent à l’évacuation des Français
encore présents à Damas « sous prétexte de sécurité ». Les civils français
sont escortés en dehors de la ville, dans les deux centres que les autorités
françaises ont ouverts durant la crise. Ils sont ensuite massivement repliés
sur Beyrouth. La plupart des familles françaises ont perdu leurs moyens de
subsistance et désirent être rapatriées en France. Mais tous les bâtiments
français présents dans le port de Beyrouth sont des navires de guerre et Paul
Beynet se trouve confronté à la rigidité de la marine militaire qui refuse,
suivant le règlement, que des femmes et des enfants montent à bord. Paul
Beynet s’insurge contre l’absurdité de la situation, et menace même, si une
dérogation n’est pas accordée ou un paquebot envoyé rapidement, de faire
appel aux Britanniques.
Par ailleurs, le gouvernement syrien déclare qu’il ne veut plus avoir de
contact ni collaborer avec la France, dans aucun domaine. Au niveau
économique, cette décision donne une bonne excuse à la Grande-Bretagne
pour éliminer la France de la gestion du secteur vital qu’est le ravitaillement
en céréales. Ainsi, la 9e Armée ordonne que l’Office des céréales panifiables
(OCP) cesse de fonctionner et réquisitionne les locaux et le matériel de
l’OCP, créant une commission aux céréales nommée Mira dont le but est
similaire à celui de l’OCP. Tout le personnel français est congédié. Les
Britanniques justifient leur action par le fait que les Syriens ne veulent plus
collaborer avec les Français. De même, le 6 juin 1945, les Britanniques
laissent les autorités syriennes prendre le contrôle du réseau téléphonique,
propriété militaire française. De son côté, le général Gerald Arthur Pilleau
nomme une commission d’enquête, comprenant un représentant français,
pour vérifier les accusations de pillage faites par les Syriens à l’encontre
des soldats français, accusations évidemment rejetées par Oliva-Roget.
Après avoir visité plusieurs casernes françaises et « certains établissements
à Damas », la commission découvre effectivement « une grande quantité
d’objets pillés ». Au niveau international, la France est unanimement
condamnée pour ses excès en Syrie. S’il est relativement reconnu que les
Syriens ont sans doute provoqué l’affrontement, les bombardements et les
massacres de civils sont dénoncés comme étant une réponse
disproportionnée aux attaques syriennes.
Sur le plan diplomatique, Georges Bidault, devant l’ampleur des
humiliations subies par la France au Levant, renonce à sa politique
d’apaisement et reprend la proposition du général de Gaulle
d’internationaliser la question. Pour contrebalancer le soutien des États-
Unis aux Britanniques, la France souhaiterait inclure l’Union soviétique et
la Chine dans les discussions. Mais Londres et Washington refusent, tout
comme ils refusent la proposition suivante de saisir l’assemblée des Nations
unies de « l’affaire du Levant ». Le 23 juin, un communiqué britannique
annonce à Georges Bidault que « la charge du maintien de l’ordre en Syrie
et au Liban appartient désormais aux autorités civiles locales », mais que
« les autorités militaires britanniques gardent toutefois un droit supérieur
d’intervention ».
Cette décision unilatérale équivaut à une dénonciation pure et simple
des accords Lyttelton-de Gaulle, qui définissent la collaboration des
autorités françaises et britanniques en Syrie et au Liban depuis juillet 1941.
Selon ces accords, les Britanniques, étant donné leur supériorité, conservent
le commandement militaire général qu’ils détiennent déjà sur l’ensemble du
Moyen-Orient pour la durée de la guerre, tandis que les Français libres sont
chargés de l’administration civile et de la sécurité intérieure. Étant donné
que la France a déjà cédé aux Syriens la gestion de l’administration, la
Grande-Bretagne exclut la France de l’unique rôle qui lui reste et justifie sa
présence militaire en Syrie. La majorité des Français encore présents en
Syrie rejoignent Beyrouth.
Début juin 1945, la Ligue arabe fait ses premières armes sur le thème de
l’affaire de Syrie. Le 5 juin, la session s’ouvre au Caire dans une
atmosphère très hostile à la France. Le 8 juin, un communiqué de la Ligue
arabe déclare que « le Conseil a décidé que le gouvernement français a
commis une agression », que « la présence des troupes [françaises au
Levant] porte atteinte à la souveraineté reconnue de la Syrie et du Liban.
Elle est une menace constante […]. Pour toutes ces considérations, le
Conseil appuie la Syrie et le Liban dans leur demande concernant le retrait
immédiat des troupes françaises dans ces territoires. Cette décision rejette
également l’éventualité de la présence d’autres forces étrangères […]. Les
troupes dites spéciales doivent être intégralement remises à la Syrie et au
Liban avec leurs armes ».
En cas de non-respect des décisions de la Ligue, celle-ci a prévu quatre
mesures coercitives : la rupture des relations diplomatiques entre la France
et les pays arabes, la cessation immédiate de la radiodiffusion des bulletins
en langue française dans ces mêmes pays, la suppression de l’enseignement
du français et la cessation du versement des subventions aux écoles
françaises, et le prélèvement dans les biens français en Égypte de la valeur
des pertes en vies humaines, des destructions et des dégâts causés par
l’agression française. Certes, ces mesures ne seront jamais appliquées, mais
leur violence traduit le profond ressentiment des pays arabes à l’égard de la
France.

La passation des troupes spéciales

Si les Troupes spéciales du Liban sont restées intactes en dehors de la


démission acceptée de quelques officiers, en Syrie, en revanche, elles se
désagrègent rapidement depuis l’intervention britannique. Le 8 juillet 1945,
sous le prétexte opportun que la fin de la guerre le permet, Paul Beynet
annonce que la France a décidé le transfert des Troupes spéciales aux
gouvernements syrien et libanais. La Syrie accepte alors de nommer des
commissions pour négocier les modalités de remise des Troupes spéciales,
bien que le président et le gouvernement refusent toujours d’entrer en
contact avec les autorités françaises. Le 12 juillet, une première réunion
franco-syro-libanaise a lieu à Chtaura, au Liban. La délégation militaire
syrienne est « composée en majeure partie d’officiers déserteurs des
Troupes spéciales ». Les Syriens et les Libanais réclament la livraison
immédiate et sans condition des Troupes spéciales, ainsi que du matériel et
des infrastructures qui y sont rattachés. La question de la présence militaire
française en Syrie est introduite par Damas, mais les représentants français
précisent immédiatement que les troupes françaises resteront en Syrie
comme au Liban aussi longtemps que les troupes britanniques s’y
maintiendront.
Après deux ans d’attente, les différentes étapes de la passation des
Troupes spéciales vont se succéder rapidement. Un organe de transfert est
créé le 17 juillet, sous la forme d’un « état-major combiné français,
libanais et syrien ». Le 20 juillet, les « casernements et bâtiments militaires
de propriété syrienne ou libanaise » sont remis aux gouvernements sans
incident. Dès le 25 juillet, le recensement des effectifs et du matériel à
transférer aux États a lieu sous le contrôle de commissions mixtes. La
majorité des propriétés, du matériel et de l’armement a été remboursée à la
France avant 1939 sur les fonds des intérêts communs. Le complément
d’armement et de matériel envoyé au Levant pour faire face à la guerre dès
septembre 1939 a par contre été payé par le budget français. Il est malgré
tout livré aux États du Levant et doit être l’objet d’un arrangement financier
ultérieur.
Enfin, le 1er août 1945 à minuit, la France effectue la passation « aux
gouvernements syrien et libanais des effectifs présents au jour du transfert
dans les unités existantes des Troupes spéciales ». Les États du Levant ont
désormais à leur charge l’administration de ces formations. Et à partir du
15 août, « les autorités militaires françaises cessent tout ravitaillement des
troupes syriennes ». La passation des Troupes spéciales consacre deux ans
de lutte intensive pour les États du Levant. C’est une grande victoire fêtée
dans la liesse par la population.
Pourtant, l’armée tant attendue est décevante. Si le Liban entre en
possession d’une armée aux effectifs presque pleins, munie d’un matériel et
d’un équipement complets, il n’en est pas de même en Syrie. Une bonne
partie des effectifs a déserté avec des armes et du matériel, et nombre de
dépôts et casernes ont été pillés. En outre, le gouvernement syrien manque
d’instructeurs et de fonds ; il ne peut pour le moment pas assurer l’entretien
des 20 000 hommes des Troupes spéciales. La Syrie prévoit de se séparer de
la moitié des effectifs dans les six mois, et de diminuer la solde d’un tiers.

Le retrait simultané des troupes franco-britanniques

Après avoir obtenu le transfert des Troupes spéciales, le retrait des


troupes étrangères devient l’objectif prioritaire des États du Levant. Les
Britanniques, présents seulement depuis juin 1941, ont toujours déclaré
qu’ils se retireraient à la fin de la guerre. Le problème se pose donc surtout
pour les forces françaises, cette présence militaire étant par ailleurs la
dernière trace apparente du régime mandataire. Le 21 juin 1945, les deux
gouvernements ont officiellement demandé le retrait de toutes les forces
françaises de leurs territoires. Après la capitulation du Japon, le 14 août, les
Français comme les Britanniques ne peuvent plus se justifier de l’état de
guerre pour s’attarder en Syrie ou au Liban.
Cependant, il faudra encore de longs mois avant que les deux
puissances s’entendent sur un retrait simultané de leurs troupes. Et c’est
finalement le Conseil de sécurité des Nations unies, saisi par la Syrie et le
Liban en février 1946, qui obligera la France et la Grande-Bretagne à
réaliser l’évacuation dans les plus brefs délais. Le 17 avril 1946, toutes les
troupes étrangères ont quitté le sol syrien ; ce jour est proclamé fête
nationale. La présence française, imposée à la Syrie à la fin de la Première
Guerre mondiale au nom de la Société des Nations, s’achève vingt-cinq ans
plus tard au terme de la Seconde Guerre mondiale, remise en cause par le
Conseil de sécurité de la nouvelle organisation internationale, l’ONU. La
France a été profondément marquée par cette aventure syrienne qui s’ouvre
en 1941 sur un affrontement fratricide entre la France libre et les forces de
Vichy, et se conclut par une humiliation infligée par les Britanniques, dont
découle la fin de sa présence au Moyen-Orient.
La Syrie est le premier pays à émerger après la Seconde Guerre
mondiale comme État indépendant, après s’être débarrassé des derniers
vestiges du colonialisme. Cette indépendance sans entrave va inspirer les
pays voisins, toujours sous domination britannique. En outre, cette affaire
provoque la déconsidération définitive de la France aux yeux des pays
arabes. Elle met aussi en évidence l’incapacité des dirigeants français, et du
général de Gaulle en particulier, à instaurer de nouveaux rapports avec les
pays sous domination française ayant atteint un niveau de développement
suffisant pour permettre leur autonomie. En 1958, le général de Gaulle est
rappelé au pouvoir pour sortir la France de la guerre d’Algérie. Il serait
intéressant de savoir quelle influence a eu l’expérience de l’indépendance
syrienne sur le règlement de cette nouvelle question de politique arabe.

1. Ce texte est paru dans sa version intégrale dans Relations internationales, volume 2, no 122,
avril-juin 2005.
L’Empire, mythe ou réalité
économique au temps
des décolonisations
Sandrine Lemaire, Catherine Hodeir et Pascal Blanchard

Tout au long de la Seconde Guerre mondiale, la notion d’Empire


s’impose dans les imaginaires métropolitains comme un prolongement du
territoire national, que ce soit le régime de Vichy ou la résistance engagée
par le général de Gaulle. Cette notion, inséparable de l’affirmation d’une
culture impériale, trouve sa consécration dans un espace colonial perçu
comme indispensable au devenir de la nation. Le discours propagandiste de
Vichy s’articule, au cours de ces années, autour de la création d’un « bloc
économique franco-colonial » et d’une politique à la hauteur de ses
ambitions. La dialectique économico-stratégique du gouvernement de
Vichy reprend des arguments liés au nationalisme d’avant guerre fondé sur
une puissance impériale autarcique. À partir de juillet 1940, le mythe du
« nationalisme impérial » contribue à légitimer la Révolution nationale.
Au-delà de la propagande, le gouvernement de l’État français décide de
mettre en œuvre, dans les colonies, des programmes de mise en valeur.
Nombre d’articles, d’affiches, de films, d’émissions et divers supports se
sont alors fait l’écho des projets du chemin de fer transsaharien (ou
Méditerranée-Niger), ainsi que de l’Office du Niger pour lequel le
gouvernement de Vichy a accordé un budget exceptionnel de six cents
millions de francs. Il en fut de même, à un moindre niveau, des projets en
Indochine, à Madagascar, au Maroc ou des premières tentatives
d’industrialisation en Algérie, sans même parler de la volonté affirmée
(jamais mise en pratique) de bâtir une véritable flotte de commerce pour
relier de façon régulière l’Empire.
Cette nouvelle économie coloniale est d’abord conçue en direction de
l’Afrique qui devait devenir pour l’Europe, dans l’esprit des technocrates du
régime de Vichy et d’une partie du patronat impliqué dans les organes du
pouvoir, un grenier en même temps qu’un débouché de première
importance. De grands projets sont alors largement abordés dans la presse,
dans les films documentaires – Sur la route transsaharienne ou Rail
impérial – ou encore dans le cadre des actualités cinématographiques.
Ainsi, l’Afrique avait vocation à devenir un prolongement de la nouvelle
Europe au sein du projet Eurafrique, en intégrant dans le système politico-
économique européen cette aire impériale structurée par un dominant
industrialisé et un dominé « en progrès ». Pourtant, loin d’être des thèmes
novateurs, ces projets constituent, pour le gouvernement de Vichy, l’une des
rares échappatoires offrant aux Français une vision alternative du futur : la
perspective d’un monde nouveau. Cette période de « modernisation
économique » et de mise en valeur à travers de grands programmes prépare
l’après-guerre.
À la Libération, l’idée coloniale était particulièrement populaire en
France, notamment parce que l’Empire avait permis la résistance extérieure
et avait largement participé à la reconquête du territoire national. La
propagande s’est alors axée sur l’importance de l’Empire et de ses
richesses, accroissant ainsi chez les Français à la fois un sentiment de fierté
et d’appartenance à cette « grande France ».

Les grandes mutations des années 1950


Ainsi, l’engagement de la IVe République – à travers les plans de
développement successifs – et celui du grand patronat – dans le
prolongement de son action au lendemain de la guerre autour des différents
organismes mis en place pendant quatre ans par Vichy – ne sont pas
surprenants. D’une part, l’État investit dans l’Empire bien plus que lors des
décennies précédentes (notamment en Afrique) ; d’autre part, une nouvelle
génération de patrons, en relation avec l’État (et bien souvent avec son aide
et des soutiens financiers significatifs), s’engage dans l’Empire sans en
sous-estimer les fragilités. Autant d’options qui seront, aux lendemains du
conflit, soutenues par une partie de l’opinion publique.
Au tout début des années 1950, le mythe du développement
économique de l’Empire, désormais soutenu par une majorité de grands
patrons d’outre-mer, est devenu une réalité objective. Au point que les
milieux d’affaires ultramarins deviennent de fervents promoteurs de la
politique d’investissements de la IVe République. En avril 1951 – en
présence de François Mitterrand, ministre de la France d’outre-mer –,
Edmond Giscard d’Estaing, président de la Société financière pour la
France et les pays d’outre-mer (la SOFFO), entend apporter son témoignage
après une tournée en Afrique noire : « L’Afrique noire, qui, il y a encore si
peu de temps, paraissait assoupie dans sa torpeur ancestrale, procure aux
visiteurs émerveillés et réconfortés, une impression de développement.
L’Afrique noire apparaît désormais comme un pays débordant de jeunesse
et dont l’activité foisonnante s’exprime dans tous les domaines. La première
impression physique que l’on reçoit, c’est la vue d’un immense chantier. La
Terre noire retentit aujourd’hui du bruit des marteaux et des bulldozers. Il y
a loin de la terre du sommeil, que nous connaissions autrefois, à ce pays qui
ressemble plutôt aux villes du sud des États-Unis : des Noirs, des Blancs,
d’énormes camions, des tracteurs dans toutes les directions, de la poussière
à satiété, du soleil et de la chaleur tant qu’on veut, des cris et un
pullulement vivant qui fait du bien. » Il complète ce tableau en évoquant, à
sa manière, les nouveaux colons : « […] dans les rues, au milieu d’une
foule bigarrée, de jeunes femmes ont l’air sorties d’un studio d’Hollywood,
tandis que les jeunes gens aux larges chapeaux, dont les films de Virginie
nous ont donné l’habitude, conduisent leurs roadsters en revenant des
plantations sur lesquelles ils travaillent avec un acharnement
extraordinaire ».
Il convie enfin tous ceux qui sont présents au Comité d’action et
d’expansion économique à « aller prendre, en Afrique noire, ce bain de
jouvence dont le ministre de la France d’outre-mer, jeune, c’est-à-dire
dynamique, a, par son discours, donné un avant-goût 1 ». L’envolée lyrique
d’Edmond Giscard d’Estaing, ponctuée de clichés empruntés aux westerns,
dessine une nouvelle « frontière impériale » à la française. Elle traduit
l’enthousiasme de certains milieux d’affaires face au décollage économique
de l’Afrique subsaharienne française, enthousiasme qui s’étend à d’autres
régions de l’Empire comme le Maroc, qualifié par certains dirigeants
d’entreprises ultramarines de « Far West ».
Propagande ? Oui, si l’on considère l’exercice particulier d’un discours
devant un auditoire qu’il faut séduire. Non, si l’on retient pour
« propagande » le sens moderne de manipulation de l’opinion : il existe
bien, depuis la fin de la guerre, une embellie économique de toute l’Afrique
française due à plusieurs facteurs immédiats. Démarrée en 1946, la
politique d’investissements publics pour les travaux d’équipement bénéficie
surtout au continent africain. Comme le souligne Catherine Coquery-
Vidrovitch, sur les trois cent soixante-dix milliards de francs CFA que verse
le Fonds d’investissement pour le développement économique et social
(FIDES) de 1946 à 1958, trois cent vingt-deux vont à « l’Afrique noire » et
le solde à « l’Afrique du Nord ».
L’Afrique, du moins les acteurs économiques, profite en outre de
l’euphorie mondiale des prix des denrées tropicales due à la guerre en
Corée. Le grand patronat français d’« Afrique noire » accompagne cette
activité en investissant d’une manière remarquable. D’après Jean Suret-
Canal, « le montant total des investissements privés extérieurs français et
étrangers représente, de 1946 à 1960, environ le quart de l’apport public
extérieur fourni par l’État français 2 ». Grand contraste avec la démission
du secteur privé dans l’entre-deux-guerres ! Au lendemain du conflit, un
cap a été franchi : pour saisir les nouveaux enjeux, il faut prendre en compte
les quatre années du régime de Vichy, sans aucun doute l’antichambre de
cette mutation.
Les dirigeants des grandes entreprises coloniales françaises n’ont
cependant pas vocation à célébrer la grandeur économique supposée de
l’Empire. En revanche, ils ont vocation à constituer un groupe de pression
pour tenter d’influencer les décisions du gouvernement français quant aux
enjeux économiques touchant la France d’outre-mer, afin de servir leurs
propres intérêts. Quels moyens mettent-ils en œuvre et quels objectifs
poursuivent-ils ? Leur engagement est-il simplement opportuniste ou
correspond-il à une réelle mutation au sein des élites financières,
industrielles et commerciales de métropole ? Autant de questions qui vont
accompagner les indépendances en marche mais aussi se heurter aux
conflits coloniaux qui éclatent aux quatre coins de l’Empire (Indochine de
1945 à 1954, Algérie en 1945 puis en 1954, Madagascar en 1947, Afrique
subsaharienne dès le début des années 1950…).

Des patrons de propagande pour un groupe


de pression

Pour mieux comprendre cet engagement, suivons le parcours de quatre


des principaux leaders de ce patronat ultramarin : Edmond Giscard
d’Estaing, Paul Bernard, Luc Durand-Réville et Robert Lemaignen. Ceux-ci
ne ménagent ni leur plume, ni leur voix, ni leurs réseaux pour faire passer
leurs idées en direction de leurs collègues d’abord, des décideurs politiques
français ensuite, voire auprès des milieux d’affaires internationaux, en
s’appuyant sur une idée validée par une large partie de l’opinion : l’Empire
est économiquement indispensable à la France. Edmond Giscard d’Estaing,
président de la SOFFO, chroniqueur fidèle à la Revue de Paris, est un des
pivots de la Chambre de commerce internationale et de la Ligue européenne
de coopération économique. Paul Bernard, vice-président de la SOFFO, est
membre du Conseil national du patronat français (CNPF) et du Conseil
économique. Luc Durand-Réville, président de plusieurs sociétés africaines,
sénateur du Gabon, est véritablement « l’homme-orchestre de l’Afrique
française », siégeant dans toutes les instances ayant un lien avec ce
continent. Robert Lemaignen, enfin, très investi dans les entreprises
africaines, sera nommé, en 1958, commissaire (représentant les intérêts
africains de la France) de la Communauté économique européenne.
Tous quatre, et avec eux de nombreux autres patrons ultramarins, sont
des chroniqueurs réguliers de l’hebdomadaire à succès de l’outre-mer
d’après guerre : Marchés coloniaux du monde. Comme son titre l’indique,
cette revue, créée en 1945, se spécialise dans les questions économiques.
Suivie par tous les milieux d’affaires, les gouvernements, les parlementaires
français et étrangers ainsi que par les délégués de l’ONU, opérant une
percée auprès des milieux anglo-saxons concernés – surtout les milieux
politiques américains : on peut évaluer à dix mille le nombre de lecteurs
réguliers, ce qui permet de multiplier par quatre ou cinq celui des lecteurs
occasionnels.
En 1950, on peut penser que la puissante Union coloniale de l’entre-
deux-guerres, devenue, en 1943, le Comité de l’Empire, puis en 1948 le
Comité central de la France d’outre-mer (CCFOM) – dénominations
successives d’un groupe de pression défendant les intérêts des milieux
économiques coloniaux –, a réussi sa transformation. À un moment où « les
sondages révèlent que quatre Français sur cinq croient à l’intérêt d’avoir
des colonies », le Comité compte « 429 sociétés ou entreprises françaises
installées outre-mer ou travaillant pour les colonies 3 ». « Avant même la fin
de la guerre, il s’est donné les moyens, au niveau de son organisation, de
mener à bien une action d’envergure dans la France de l’après-guerre 4. »
Pourtant, dix ans plus tard, le CCFOM n’aura pratiquement plus aucun
poids ! Le grand patronat colonial l’a bien compris. Il préfère miser sur
d’autres cercles d’influence : les organisations patronales et
professionnelles, ainsi que les chambres de commerce. Dès 1951, Paul
Bernard crée une section ultramarine du CNPF : le Comité d’études et de
liaison du patronat de l’union française ou CELPUF. Un nouveau parti
colonial, « parti économique d’outre-mer », est ainsi né au début des années
1950. C’est autour de ce dernier que se construit la politique
d’investissement de la France dans l’Empire.

Pour une industrialisation de l’Empire

En 1951, le « parti économique d’outre-mer » peut, à juste titre, penser


que les objectifs qu’il poursuit depuis Vichy sont en excellente voie de
réalisation. En effet, de nombreux dirigeants de grandes entreprises
coloniales du début des années 1950 avaient exercé un rôle au sein du
Comité central des groupements professionnels coloniaux constitué par les
lois du 6 décembre 1940 et du 5 mars 1941. Ce comité fédérait alors les
comités d’organisation centrés sur les différents secteurs de l’économie de
l’Empire. En particulier, Paul Bernard présidait le COPIC, groupement des
productions industrielles coloniales. Il était assisté de Robert Lemaignen,
vice-président, tandis que Luc Durand-Réville se contentait de la vice-
présidence de la section Transports fluviaux du Comité des transports
coloniaux.
Paul Bernard avait très rapidement vu, dans le COPIC, bien plus qu’une
organisation destinée à recenser les entreprises, à arrêter des programmes de
production et de fabrication ou à gérer les stocks et la main-d’œuvre. Il
avait en effet imaginé d’en faire l’instrument de la politique économique
qu’il préconisait depuis les années 1930 dans ses ouvrages 5 en faveur de
l’industrialisation de l’Indochine. Il avait rédigé, en 1942, un « programme
d’instauration d’industries nouvelles en Indochine, industrie chimique,
engrais, industrie sidérurgique, un programme cohérent, susceptible de
répondre aux besoins des colonies dans la prochaine décade », programme
destiné à étayer le volet « indochinois » du plan décennal que le
gouvernement de Vichy comptait mettre en œuvre à partir de 1942.
Les ambitions de Paul Bernard et de son entourage allaient toutefois se
heurter aux arbitrages de l’État français : le financement prévu pour les
colonies ne s’élevait qu’à 11,6 % du total engagé et, sur cette faible part,
seuls 18,1 % auraient été consacrés à l’industrialisation de l’Empire. Le
COPIC ne s’en était pas uniquement tenu à l’Indochine : « l’un des
premiers soins de notre groupement [écrivaient Paul Bernard et Robert
Lemaignen au gouverneur général Boisson, haut-commissaire de l’Afrique
française en 1942] a été d’étudier les possibilités offertes en A-OF à un
développement de la production industrielle. Nous y étions naturellement
conduits par l’étude du programme d’équipement décennal ».
Finalement, ce programme ne fut pas retenu par le gouvernement de
Vichy, les traditionalistes l’ayant emporté sur les modernistes. Ils avaient
cependant constitué les réseaux « économiques » sur lesquels s’appuyer au
sortir de la guerre. C’est en effet au cours des années charnières 1940-1942,
alors que la propagande est à son apogée, que se constitue la nouvelle
génération du patronat ultramarin qui va tenter de prendre en main le destin
économique de l’Empire des quinze années à venir.
Dès le début de 1944, le grand patronat ultramarin appuie avec force la
politique économique amorcée lors de la conférence de Brazzaville qui a
lieu du 30 janvier au 8 février en présence du général de Gaulle, sous la
présidence de René Pleven, commissaire aux Colonies du gouvernement
provisoire. Comme le soulignent Nicolas Bancel et Ghislaine Mathy, « cette
conférence avait pour but de jeter les bases d’une refonte du système
colonial français et c’est notamment à cette occasion qu’est décidée la
création d’un [nouveau !] plan économique décennal pour l’Outre-mer…
La loi du 30 avril 1946 prescrit l’établissement, sur une période de dix ans,
d’un plan de développement économique et social, devant assurer “la
transformation des territoires d’outre-mer en pays modernes pour tout ce
qui concerne leur équipement public et privé 6” ». Les moyens limités et le
manque d’outils statistiques nécessaires à l’établissement de prévisions sur
dix ans obligeront ensuite le ministère de la France d’outre-mer à scinder le
plan : une première phase de 1946 à 1952, puis une seconde de 1952 à
1956.
Ce plan est précédé d’une phase préparatoire à laquelle participent des
représentants des milieux d’affaires coloniaux. En 1945, Paul Bernard,
ancien résistant, accepte d’intégrer l’équipe de Jean Monnet, commissaire
général du Plan, et d’élaborer un plan d’équipement industriel de
l’Indochine prévu sur une génération, bien qu’il soit conscient qu’il serait
nécessaire d’agir « dans des délais records [cinq à dix ans] si l’on entend
gagner le match de vitesse entre l’accroissement de la production et
l’extension de la consommation, conséquence de la progression
démographique 7 ». Sa réflexion s’inspire de trois modèles de
développement : celui du Japon de l’ère Meiji, celui de l’URSS et celui de
la Chine populaire. En Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne, le
grand patronat colonial soutient également le plan d’équipement décidé en
1946. Il a su ainsi vaincre, chez les hommes politiques aussi bien que dans
l’ensemble du grand patronat français, les vieilles craintes de la naissance
d’un prolétariat « indigène » forcément « dangereux », associé à une
concurrence jugée inéquitable car au détriment de la métropole.
Il a réussi, au contraire, à mettre en avant les avantages, pour l’industrie
métropolitaine, de nouveaux marchés potentiels grâce à l’élévation générale
du niveau de vie dans l’Empire. Paul Bernard écrira, en 1948 : « Il n’y a pas
d’indépendance dans la misère 8. » Cette prise de position n’a rien
d’original puisqu’elle est alors partagée par l’ensemble de l’échiquier
politique métropolitain, Parti communiste français inclus, et qu’elle sera
reprise dans les conclusions de la conférence de Bandoeng en 1955. Mais la
comparaison s’arrête là. Pour les dirigeants des grandes entreprises
ultramarines, en ce début des Trente Glorieuses, seule la France est en
mesure de développer l’économie de son empire. En effet, selon eux, tout
État nouvellement indépendant ne pourrait qu’échouer dans son
développement économique en raison de son inexpérience et d’un niveau de
développement dès le départ insuffisant. Par ailleurs, ces jeunes États
indépendants seraient des « proies économiques » faciles pour les
impérialismes soviétique ou américain.
L’engagement du grand patronat colonial français dans le soutien actif
d’une politique de développement économique de l’Empire à partir de 1940
marque une véritable conversion idéologique : jusqu’à la Libération, Paul
Bernard faisait figure de pionnier face à des dirigeants de grandes
entreprises ultramarines qui défendaient encore le « pacte colonial ». À la
Libération, l’industrialisation de l’Empire est acquise, et l’influence de
l’espace colonial s’agrège comme jamais auparavant à l’économie
nationale. La planification « coloniale » est alors la norme, comme le travail
d’influence à destination du grand public pour le convaincre de l’action du
gouvernement.

Derrière le mythe et les intérêts, la réalité coloniale

Dès 1952 toutefois, le grand patronat colonial doit remettre en cause son
soutien à cette politique économique : la guerre d’Indochine a rendu caduc
le plan de développement conçu par Paul Bernard ; au Maroc, en Tunisie et
déjà en Algérie, les indépendances en marche viennent s’opposer aux plans
mis en œuvre. En Afrique subsaharienne, une récession brutale met à mal le
fragile décollage économique. Pour avoir quelques chances de succès, la
politique d’industrialisation aurait dû démarrer vingt ans plus tôt, à l’époque
où Paul Bernard était encore bien seul à en faire la promotion. Sa vision
économique de développement de l’Empire a rencontré son public une
génération trop tard.
À la fin de la guerre, les grands patrons se sont fait l’écho des projets
d’industrialisation de la France d’outre-mer en tentant de constituer un
lobby efficace auprès des élites politiques et en liaison étroite avec les
projets et organismes gouvernementaux. Leurs efforts ne furent cependant
guère couronnés de succès et n’eurent aucun impact sur la décolonisation en
marche. Cependant, l’ensemble de la société a été touché par un
argumentaire dont on n’a perçu l’efficacité que plus tard, à un moment où le
discours colonial, durant la phase de décolonisation, s’est confondu avec
l’expression d’un nationalisme français.
Le réveil tardif de ce « capitalisme colonial moderne » prend sa source
dans les années 1930, s’affirme sous Vichy et tente de se réaliser au
lendemain de la conférence de Brazzaville. Après les « mirages » de
l’Empire viendra le temps d’une nouvelle « aventure ». Celle de l’Europe.
En quelques années, les milieux d’affaires français, ceux qui auront fait
leurs classes outre-mer, prendront le tournant de ce nouvel essor,
notamment en investissant les institutions européennes engagées dans la
coopération avec les nouveaux États indépendants. Ils maintiendront leurs
réseaux locaux, en créeront de nouveaux tout en s’engageant dans des
modes classiques d’exploitation des ressources de ces nouveaux États.
Ces quinze années charnières (1940-1955) soulignent les relations
complexes entretenues par les élites de la France avec une entité
« impériale » encore liée, mais pour très peu de temps, à l’identité
nationale. Une question demeure toutefois : cette élite patronale a-t-elle
véritablement cru à son engagement « impérial » ou a-t-elle simplement
bénéficié d’un contexte (les énormes investissements outre-mer au cours de
ces années) qui lui assurait des retours sur investissement confortables et la
capacité de se positionner dans la construction de l’Europe ? De toute
évidence, la réponse se trouve au carrefour de ces deux questions 9.
1. François Mitterrand, Les Perspectives économiques du couple France-Afrique, Comité
d’action et d’expansion économique, 26 avril 1951 (conférence) ; intervention d’Edmond
Giscard d’Estaing.
2. Jean Suret-Canal, Afrique noire. De la colonisation aux indépendances, tome 3, Paris,
Éditions sociales, 1972.
3. Charles-Robert Ageron, Catherine Coquery- Vidrovitch, Gilbert Meynier, Jacques Thobie
(dir.), Histoire de la France coloniale, tome 2, Paris, Armand Colin, 1990.
4. Marc Lagana, Le Parti colonial français, Québec, Presses de l’université du Québec, 1990.
5. Paul Bernard, L’Indochine et la crise. Le problème du riz, Saigon, Imprimerie Jaspar,
1932 ; Paul Bernard, Le Problème économique indochinois, Paris, Nouvelles Éditions latines,
1934 ; Paul Bernard, Les Nouveaux Aspects du problème économique indochinois, Paris,
Nouvelles Éditions latines, 1937.
6. Nicolas Bancel, Ghislaine Mathy, « La propagande économique », in Nicolas Bancel,
Pascal Blanchard, Laurent Gervereau (dir.), Images et colonies, Paris, BDIC/Achac, 1993.
7. « Le plan décennal de modernisation et d’équipement de l’Indochine », Marchés coloniaux,
numéro spécial sur l’Indochine, 12 juin 1948.
8. Paul Bernard, Marchés coloniaux, no 119, 21 février 1948.
9. Ce texte (adapté et réduit) est issu de l’ouvrage collectif de Pascal Blanchard, Sandrine
Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la Révolution française à nos
jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008.
Territorialisation et autonomie
en Afrique française
Frederick Cooper

Les années 1956 et 1957 virent la convergence – aussi étrange que


surprenante – de deux courants de pensée apparentés mais conflictuels
concernant les colonies et la métropole 1. Les chefs syndicalistes africains,
ayant fort proprement exploité la rhétorique de l’impérialisme français en
réclamant pour leurs membres des avantages comparables en conditions de
travail et en conditions de vie à ceux des ouvriers français, se détachèrent
de cette référence pour demander l’autonomie de leurs syndicats et de leurs
territoires. Les autorités françaises, qui avaient jusque-là insisté sur le fait
que l’Union française était une et indivisible, se détournèrent de cette vision
unitaire au profit de la décentralisation, espérant ainsi mettre un terme à
l’avalanche de revendications qu’elles avaient été incapables de freiner.
Tandis que les mouvements syndicaux autonomistes culminaient dans la
formation de l’Union générale des travailleurs d’Afrique noire (UGTAN),
les mouvements politiques s’emparèrent des possibilités offertes par le
système français pour promouvoir leurs leaders dans des fonctions
politiques. Dans cette dynamique, le mouvement syndical commença à faire
passer la quête du pouvoir politique avant la revendication de l’égalité avec
les travailleurs français. Lorsque les dirigeants de l’UGTAN insistaient
auprès des travailleurs africains pour qu’ils agissent en premier comme
Africains puis en second comme travailleurs, ils adoptaient en cela la ligne
de conduite souhaitée par les autorités coloniales.
Les leaders des partis politiques africains étaient divisés au sujet de la
décentralisation. Quelques-uns, dont Léopold Sédar Senghor, craignaient
qu’elle ne « balkanise » l’Afrique-Occidentale française (A-OF) en une
série de petites entités faibles. D’autres, comme Félix Houphouët-Boigny,
pensaient que cela pouvait permettre à la Côte-d’Ivoire de disposer comme
elle l’entendait de ses richesses, sans devoir les partager avec le reste de
l’A-OF. Mais pour tous les chefs de parti bien placés, la nouvelle loi de
1956, loi-cadre Defferre, offrait une chance de convoiter des fonctions qui
leur donneraient des pouvoirs importants. La possibilité pour l’A-OF de se
transformer en une entité indépendante mais unifiée fut torpillée aussi bien
par les divisions fomentées par les autorités françaises que par les ambitions
personnelles des leaders africains 2.

La loi-cadre et la renonciation à l’assimilation

Le gouvernement colonial lui-même avait reculé au regard du contexte


idéologique qui rendait si difficile de résister aux revendications pour
l’égalité entre salariés africains et français et avait mis en place un cadre
institutionnel qui se concentrait sur chacun des territoires.
Lorsque la loi-cadre fut introduite à l’Assemblée nationale française en
mars 1956, Pierre-Henri Teitgen, qui avait beaucoup contribué à la
préparation de ce texte avant de quitter sa position de ministre de la France
d’outre-mer, situa la question dans le contexte général de l’histoire
coloniale française. La nouvelle loi, disait-il, devait être comprise comme
une rupture complète avec l’idéologie coloniale française de l’assimilation :
« Que vous le vouliez ou non, que vous pensiez qu’ils ont raison ou que
vous estimiez qu’ils ont tort, en fait, quand vous parlez d’assimilation à nos
compatriotes des territoires d’outre-mer ils entendent, d’abord et
principalement, l’assimilation économique, sociale et des niveaux de vie. Et
si vous leur dites que la France veut réaliser dans l’outre-Mer
l’assimilation, ils vous répondent : Alors, accordez-nous immédiatement
l’égalité dans la législation du travail, dans le bénéfice de la sécurité
sociale, l’égalité dans les allocations familiales, en bref, l’égalité des
niveaux de vie 3. »
Les dirigeants coloniaux français et les plus militants des Africains
étaient d’accord sur un point : la fin de la politique d’assimilation. Avec elle
devenait caduc le cadre idéologique qui avait permis la contestation sociale
des dix dernières années en Afrique française : un cadre utilisé par le
colonisateur et les colonisés chacun de leur côté, pour le premier afin de
promouvoir la supériorité du modèle français, pour les seconds afin de
réclamer l’égalité sociale et politique. La version française de l’assimilation
reposait sur une doctrine politique et culturelle. La question sociale s’était
introduite à l’insu des dirigeants français qui avaient seulement noté sa
présence durant les grèves de 1946, lorsqu’ils constatèrent que la logique de
l’assimilation et de l’égalité s’était de toute évidence appliquée, non pas
uniquement à une petite minorité d’assimilés, mais à toute la classe ouvrière
de Dakar. Sans renoncer à cette logique, les dirigeants français essayaient
de limiter ses effets pratiques. Quant aux dirigeants africains qui avaient
lutté en son nom, ils étaient pourtant satisfaits, à partir de 1956, de voir
s’éloigner la perspective de l’assimilation.
L’essentiel des débats sur la loi-cadre se concentrait sur les institutions
politiques. Chacun des territoires devait être gratifié de pouvoirs importants
pour gérer ses propres affaires, sous la conduite d’un Conseil de
gouvernement, avec une majorité de membres élus issus de l’Assemblée
territoriale. Le gouverneur faisait office de président tandis qu’un vice-
président serait élu – manifestement pour devenir le futur Premier ministre.
L’Assemblée territoriale serait élue par un seul collège, au suffrage
universel. Le gouvernement fit savoir que ces réformes avaient été prévues
pour laisser les populations de chacun des territoires contrôler leurs propres
affaires et qu’elles s’avéreraient caduques si les autorités territoriales
n’exerçaient pas la haute main sur leurs fonctionnaires – et par conséquent
qu’elles devenaient responsables du versement des salaires et des avantages
annexes de ces derniers.
L’autre versant de ces changements était l’africanisation de chacune des
fonctions publiques. La France aiderait les territoires à poursuivre cette
mission en ouvrant aux Africains son École nationale de la France d’outre-
mer, qui formait les administrateurs coloniaux. Il y aurait toujours un
service d’État, qui se distinguait du service territorial, et dont les
responsabilités étaient interterritoriales et concernaient le maintien de la
souveraineté française, soit la défense et les affaires étrangères, ainsi que la
coordination économique. Le service d’État serait payé par la France, les
services territoriaux par chacun des territoires. Certes il y aurait toujours
quelques aménagements par rapport à la perception des impôts et la
continuation des aides, mais ces réformes marquaient un pas décisif vers la
dévolution des tâches les plus contraignantes de la gestion d’un État à des
représentants élus de territoires et à des fonctionnaires responsables vis-à-
vis d’eux et rémunérés par eux 4.

Une stratégie de décentralisation

La loi-cadre faisait débat – il fallait déterminer très précisément de


quels pouvoirs il s’agissait. Ainsi, il était clair que ces pouvoirs étaient
dévolus non à l’A-OF ou à l’A-EF (Afrique-Équatoriale française) en tant
que telles, mais à chacun des territoires. La loi-cadre organisait assez
d’accès au pouvoir aux yeux des responsables politiques africains, avec de
vrais budgets et de réelles opportunités de cooptation, tout en faisant
espérer une souveraineté française maintenue.
La réforme du service public était aussi importante symboliquement que
pratiquement. Elle marquait une rupture avec les références françaises en ce
domaine. En effet, en rendant les budgets locaux responsables de la
rémunération des fonctionnaires, elle contribua à affirmer que les critères
locaux étaient moralement et politiquement acceptables. Le gouvernement
avait été assez malin pour garantir « aux fonctionnaires actuellement en
service le maintien de leurs droits acquis » en matière de rémunérations,
d’avantages, de retraites et de développement normal des carrières. Il
n’entendait pas que les fonctionnaires quittent les colonies ou que les
syndicats organisent des protestations 5. Le but était de séparer la fonction
publique territoriale de la fonction publique française.
L’importance de mettre un terme à ces critères apparaissait clairement
dans les directives internes du gouvernement durant la période où la loi-
cadre fut mise en œuvre. Les progrès récents en matière de recrutement
d’Africains pour la fonction publique rendit la question plus difficile : ils
constituaient, en 1956, 85 % des cadres. Pour des raisons pratiques, il était
impossible de rémunérer les fonctionnaires expatriés moins qu’en France et
pour des raisons politiques il était impossible de payer les Africains moins.
Le décrochage de la fonction publique territoriale offrait une solution à un
problème qui n’avait cessé de préoccuper l’Administration depuis une
dizaine d’années : « Il est facile, dès lors, aux syndicats autochtones, de
prendre l’Administration à son propre jeu, et loin de demander l’abolition
des privilèges des Européens, d’axer les revendications individuelles et
collectives sur la recherche d’une assimilation à la situation la plus
favorisée… La Fonction Publique en A-OF est imprégnée de l’esprit
d’assimilation pure : rester sur cette base est générateur d’un malentendu
qui ne peut que s’aggraver sur un plan racial 6. »
Ces questions étaient tout particulièrement pertinentes en A-OF. Selon
l’Administration, l’A-OF était devenue « un système qui généralise les
revendications après les avoir poussées à leur plus extrême expression ».
L’union de plusieurs territoires permettait de transférer les ressources de
tous à une élite fédérale 7. Pour les dirigeants français, il s’agissait alors de
s’éloigner de leur atavisme centralisateur, face aux frustrations de ceux qui
réclamaient bel et bien ces ressources centralisées.
Les organisations syndicales de fonctionnaires étaient conscientes du
danger, mais les tendances vers des autonomies syndicales territorialisées,
aussi bien que la décentralisation institutionnelle issue de la loi-cadre,
rendaient toute action de concertation au niveau fédéral de plus en plus
problématique. Ahmed Sékou Touré et d’autres dirigeants considéraient
maintenant la loi-cadre comme une occasion d’accéder aux lambris dorés
du pouvoir. L’africanisation de la fonction publique promise par la loi-cadre
convenait aux plus diplômés des fonctionnaires africains, intéressés par
leurs plans de carrière. Les syndicats CGT, qui avaient été à l’avant-garde
de la politique d’assimilation économique, firent profil bas par rapport à
cette nouvelle loi, mettant en avant l’argument selon lequel elle ne serait
effective que lorsque les objectifs d’égalité prévus par les anciennes lois
seraient réalisés 8. Le mouvement ouvrier, déjà perturbé par les rivalités
politiques de ses dirigeants, n’était pas en mesure de contester une
décentralisation administrative qui allait de pair avec une dévolution
politique des pouvoirs à une élite africaine.

La loi-cadre : un « cadeau » empoisonné ?

Alors que la loi venait à peine d’être votée, le gouverneur général, en


réponse à une nouvelle série de revendications du comité d’action des
organisations syndicales de la fonction publique, invoqua la loi-cadre : le
comité n’avait pas à se mêler des affaires des Assemblées territoriales. Un
dirigeant syndical accusa le gouvernement de se réfugier derrière les textes
d’application de la loi et de refuser de prendre position sur les
revendications.
Les dirigeants politiques français ne cessaient de rassurer les
syndicalistes sur le fait que les avantages acquis le resteraient, mais les
droits futurs dépendraient des décisions des gouvernements territoriaux et
de leurs ressources financières. Ces dirigeants reconnaissaient en privé que
cela aboutirait à des inégalités parmi les différents territoires, mais ils
recherchaient maintenant la parité entre les secteurs publics et privés dans
chacun des territoires, plutôt que l’ancien lien « désastreux » avec les
prérogatives de la fonction publique métropolitaine 9. Entre-temps, les
nouveaux gouvernements territoriaux, avec leurs ministres africains,
commencèrent à imprimer leurs propres marques sur l’organisation de leurs
fonctions publiques 10.
Les services de renseignements signalèrent que les fonctionnaires
étaient préoccupés par « le décrochage de la fonction publique
métropolitaine », et plusieurs grèves éclatèrent dans les différents territoires
en 1956. Mais les conflits internes qui minaient les syndicats étaient trop
prononcés pour leur permettre de mener une action collective contre ce
décrochage 11. En 1957 et 1958, des syndicats de fonctionnaires dans divers
territoires organisèrent des mouvements autour de leurs revendications
habituelles – notamment l’application de la loi Lamine-Guèye promouvant
l’égalité entre fonction publique territoriale et fonction publique française,
loi qui n’avait pas été encore appliquée sur toute l’étendue des territoires 12.
Il en résulta une grève des fonctionnaires, qui fut suivie de diverses façons à
travers toute l’A-OF, sauf en Guinée et en Côte-d’Ivoire, en janvier 1958,
suivie d’une violente grève au Dahomey au début de la même année. Cette
agitation des syndicats locaux fut un défi pour l’UGTAN : elle essaya de
calmer ces revendications, mais n’avait pas d’autre choix que de soutenir
les syndicats locaux qui lui étaient affiliés 13.
La loi-cadre tenait ses promesses, en mettant les politiciens africains en
demeure de rejeter les revendications des travailleurs en raison de
l’impossibilité pour les budgets territoriaux de les satisfaire. Le vice-
président de Conseil du gouvernement du Sénégal, Mamadou Dia, expliqua
aux fonctionnaires qu’ils devaient renoncer à leurs prétentions aux salaires
de leurs prédécesseurs français, en utilisant la même dénomination –
décrochage – que celle utilisée par les avocats français de cette loi. La façon
dont réagit l’UGTAN était confuse, soutenant parfois les grèves, essayant
parfois de les décourager, apostrophant leurs camarades désormais au
gouvernement pour qu’ils se livrent « à une étude sérieuse de la situation
des travailleurs », les accusant « d’aggraver la misère des masses
travailleuses ». Plusieurs syndicats et sections locales de l’UGTAN
condamnaient la territorialisation : « Dans l’état actuel de nos territoires,
avec leur dépendance économique et politique vis-à-vis de la Métropole, le
décrochage signifie injustices et discriminations flagrantes, diminuant
d’autant le pouvoir d’achat des cadres territoriaux 14. » Les dirigeants de
l’UGTAN participant aux gouvernements répliquèrent, mal à l’aise, comme
au Dahomey, en faisant acte de déférence auprès du Conseil de
gouvernement, ou, comme dans le cas du Sénégal, en insistant sur le fait
que les problèmes des travailleurs étaient secondaires au regard de la
nécessité de l’autonomie et du développement.
Les dirigeants français, qui avaient donné l’impression que les tensions
entre politiciens et syndicalistes iraient dans le sens des intérêts de la
France, commencèrent à s’inquiéter de ce que la « vague revendicative »
sautât du niveau territorial au niveau fédéral, au « risque de désorganiser
totalement la vie administrative et de faire échec à l’application
harmonieuse de la loi cadre ». Mais le problème était de plus en plus dans
les mains des gouvernements africains : en dehors des limites des services
d’État, et de la bureaucratie fédérale à Dakar, les nouveaux gouvernements
territoriaux feraient des concessions ou résisteraient aux revendications,
coopteraient des leaders syndicaux ou jetteraient en prison des grévistes, en
accord avec leurs propres calculs politiques 15.
L’affaiblissement du point de référence français représentait une
transformation idéologique dont la première conséquence était de modifier
en profondeur les bureaucraties locales, nécessitant pour les Conseils de
gouvernement d’agir autrement. L’Inspection du travail demeura un service
d’État, et le Code du travail une loi française. Mais des instructions
parvinrent aux inspecteurs stipulant qu’ils devaient désormais agir
différemment selon les territoires et adresser toutes leurs correspondances
aux ministères et gouverneurs locaux. En cas de grève, l’inspecteur devait
« se mettre avec tact au service actif de son ministère 16 ».
Le doyen des inspecteurs du travail, Pierre Pélisson, rendit visite aux
ministres du Travail dans les territoires en 1958, et rapporta qu’en sa
présence ces ministres avaient rendu hommage aux qualités
professionnelles des inspecteurs. Toutefois il signalait que les ministres
désiraient, avant tout, la territorialisation de leurs inspections du travail et
de leurs lois sociales. En fait, continuait Pierre Pélisson, ils ne disposaient
pas, comme leurs collègues d’autres ministères, de services ministériels
compétents. Cette situation anormale faisait que la direction politique du
ministère chargé du Travail était territoriale, tandis que les services
bureaucratiques d’application étaient placés sous la responsabilité des
autorités françaises. Pierre Pélisson proposa alors que les nominations des
inspecteurs soient faites avec le « consentement » du ministre. Il proposa
également que des Africains soient formés en tant qu’inspecteurs à l’École
nationale de la France d’outre-mer, tous les inspecteurs jusqu’en 1957 étant
français. Il s’inquiétait du fait que le Code du travail étant une loi française,
les territoires ne pouvaient l’amender, et qu’il manquait ainsi de
souplesse 17. De telles anomalies disparaîtront rapidement, au fur et à
mesure que les territoires se dirigeront vers l’indépendance, mais juste après
le vote de la loi-cadre, l’universalisme de cette loi sur le travail qui avait été
l’objectif de l’inspection et sa fierté depuis la Seconde Guerre mondiale
était devenu un obstacle au processus d’autonomisation des bureaucraties
locales.
Le gouvernement français avait ouvert une brèche éclairant la
contradiction fondamentale du mouvement syndical africain, partagé entre
l’idée que les travailleurs africains avaient les mêmes besoins que ceux de
n’importe quelle autre origine, et qu’ils étaient partie prenante dans la lutte
panafricaine pour l’autonomie et le pouvoir. Le modèle assimilationniste du
travail et la fiction des valeurs universelles avaient fourni aux syndicalistes
africains un puissant argument pour l’égalité sociale, soutenu par l’action
des mouvements sociaux, donnant libre cours à une recrudescence des
revendications que le gouvernement français ne pouvait plus contrôler.
De son côté, le modèle nationaliste africain, visant avant tout
l’autonomie et l’indépendance, offrait une porte de sortie pour résoudre les
problèmes pratiques et idéologiques inextricables dans lesquels les autorités
françaises s’étaient enfermées, en conférant effectivement une autonomie
aux territoires, avec la responsabilité pour ces derniers de gérer les conflits
sociaux. Dans ce contexte, la loi-cadre apparaît comme un coup de génie,
en donnant accès au pouvoir aux politiciens et aux leaders syndicalistes
africains, pouvoir qu’ils ne pouvaient refuser, alors que dans la foulée la
territorialisation minait l’idéologie sur laquelle le mouvement syndical
s’était construit.
Mais les pouvoirs auxquels renonçait le gouvernement français étaient
réels. Les gouvernements territoriaux avaient maintenant leurs budgets et la
capacité de promulguer des lois. Selon cette perspective, la loi-cadre n’était
pas seulement une manœuvre habile, mais aussi une reconnaissance du fait
que la France avait échoué dans sa tentative de revitaliser son empire après
la Seconde Guerre mondiale.

1. Ce texte est issu de « Territorialisation et autonomie en Afrique française », in Frederick


Cooper, Décolonisation et travail en Afrique. L’Afrique britannique et française, 1935-1960,
Paris, Karthala, 1997.
2. Ruth Schachter Morgenthau, Political Parties in French-Speaking West Africa, Oxford,
Clarendon, 1964 ; Joseph-Roger de Benoist, L’Afrique occidentale française de 1944 à 1960,
Dakar, Nouvelles Éditions africaines, 1982 ; William J. Foltz, From French West Africa to the
Mali Federation, New Haven, Yale University Press, 1965.
3. Pierre-Henry Teitgen, Assemblée nationale, Débats, 20 mars 1956.
4. On peut suivre les débats sur la loi-cadre dans Assemblée nationale, Débats, 20-21 mars
1956.
5. Article 3, « Loi cadre », Débats, 21 mars 1956 ; Paul Alduy, Débats, 20 mars 1956.
6. Direction des Services de législation générale de contentieux et de liaison, « Mémorandum
sur le problème de la fonction publique en Afrique occidentale française », 15 janvier 1955,
18G 268, Archives du Sénégal (AS).
7. Pierre Sanner, Inspecteur de la FOM, « Note succincte sur la réforme de la structure de
l’AOF », AP 491, Archives nationales Section Outre-mer (ANSOM), 20 juillet 1955.
8. Résolution du Comité de Coordination des Unions territoriales CGT de l’Afrique
occidentale française-Togo, K 425 (165), 17 février 1956, AS.
9. Haut-commissaire aux responsables du Comité d’action des Organisations syndicales de la
Fonction publique, 25 juillet 1956 ; Comité interfédéral des Services publics de l’Afrique
occidentale française aux secrétaires généraux des unions territoriales-FO de l’Afrique
occidentale française, 17G 610, 11 août 1956 ; ministre au haut-commissaire, K 425 (165),
2 juillet 1956 ; direction des Services de législation générale de contentieux et de liaison,
« Note sur la territorialisation de la Fonction publique en application de la loi-cadre », 18G
268, 6 mars 1957 ; idem, « Note sur le maintien des droits acquis par les fonctionnaires
intégrés dans les cadres territoriaux », 18G 270, s.d. [1957], AS.
10. A-OF, direction des Services de législation générale de contentieux et de liaison, « Note
sur la gestion des personnels actuels des cadres supérieurs jusqu’à leur intégration dans les
cadres territoriaux », 18G 270, AS, s.d. [1957].
11. A-OF, Service de Sécurité, Bulletin d’information, pendant l’année de 1956, 17G 627,
avril 1956 ; gouverneur, Côte-d’Ivoire, au haut-commissaire, 18G 273, 31 août 1956, AS.
12. A-OF, Service de Sécurité, Bulletin d’information, rapports mensuels, 1958, 1959.
13. A-OF, Service de Sécurité, Bulletin d’information, mai 1957, 17G 630, août 1957, 17G
631, AS.
14. Mamadou Dia, « Appel aux travailleurs du territoire », s.d. [c. décembre 1958] ; notes de
la réunion d’UGTAN, Dakar, K 421 (165), 13-15 janvier 1958, AS ; A-OF, Services de
Sécurité, Bulletin d’information, rapports mensuels, 1957 et 17G 632 et 633, 1958 ; Sénégal,
Renseignements, 17G 607, 21 mai 1957, AS ; Afrique Nouvelle, no 569, 4 juillet 1958.
15. A-OF, Services de Sécurité, Bulletin d’information, 17G 633, février 1958, AS.
16. A-OF, Inspecteur général du travail (IGT), lettre circulaire aux Inspecteurs territoriaux,
24 juin 1957, et ministre, lettre circulaire aux Hauts-Commissaires, 18G 270, 5 août 1957,
AS ; IGT, « Note à l’attention de M. le directeur du Cabinet », AP 2189/5, 12 janvier 1957,
ANSOM.
17. IGT, Rapport au ministre, AP 2189/5, 26 mars 1958 ; « Note à l’attention de M. le
directeur du Cabinet », AP 2189/5, 12 janvier 1957, ANSOM ; « Indices et effectifs, Fonction
publique, AOF », joint à haut-commissaire, circulaire aux gouverneurs, 18G 628, 5 septembre
1957, AS.
Un New Deal colonial ?
Le Fonds d’investissement pour
le développement économique
et social des territoires d’outre-
mer
(1946-1958)
Nicolas Bancel

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les modifications du contexte


international – « anticolonialisme » des États-Unis et de l’URSS, rôle de
surveillance accru de l’ONU, mouvements de décolonisation dans plusieurs
empires – et au sein de l’Empire français – répression de tirailleurs
sénégalais au Sénégal, émeutes en Algérie, début de la guerre
d’Indochine… – incitent le gouvernement d’union nationale à proposer une
nouvelle politique coloniale, préfigurée par la conférence de Brazzaville et
mise en œuvre en 1946. Si les avancées politiques sont modestes,
l’ambition de moderniser les territoires d’outre-mer constitue l’axe central
de ce New Deal colonial 1.
Avant 1945, les investissements dans les colonies étaient d’origine
privée, les investissements publics devant être générés par le produit des
taxes et impôts perçus dans les colonies mêmes, comme le prévoyait
l’article 33 de la loi de financement de 1900, stipulant l’autonomie
financière de la colonie.
L’État était cependant intervenu à la fois pour garantir les emprunts
coloniaux – ressource essentielle pour les administrations locales –, mais
aussi, par la loi du 22 février 1931, pour ouvrir la possibilité aux budgets
locaux de couvrir leurs besoins d’équipements en contractant des emprunts
remboursables sur les ressources budgétaires locales. Ces possibilités
d’emprunt ont ainsi permis, de 1900 à 1945, de débloquer cent trente-neuf
milliards de francs (francs constants de 1955) 2.
À ces facilités d’emprunt se sont ajoutées en 1930, à la suite de la
grande dépression de 1929, des dotations spécifiques pour soutenir les
principales productions coloniales (café, cacao, banane, coton…),
lourdement handicapées par la chute des marchés. Ces comptes de soutien 3
ont été regroupés en 1941 dans un Fonds de solidarité coloniale, et le solde
de ce compte, dissous en 1946, a été versé à un nouveau fonds : le Fonds
d’investissement pour le développement économique et social des
territoires d’outre-mer (FIDES), visant les territoires d’Afrique-Occidentale
française (A-OF), d’Afrique-Équatoriale française (A-EF), du Togo, du
Cameroun et de Madagascar.
Pour appréhender ces politiques d’investissement, il est essentiel de
s’appuyer sur les séries économiques conservées aux Archives nationales
du Sénégal consacrées à l’économie coloniale, mais aussi sur plusieurs
témoignages d’anciens administrateurs coloniaux et directeurs du FIDES.

Le projet du FIDES

Les fonds du FIDES sont donc destinés à l’A-OF et l’A-EF, mais aussi
au Cameroun, au Togo et à Madagascar. L’organisme n’a pas de
personnalité juridique propre : il est géré par la Caisse centrale de France
d’outre-mer (CCFOM, créée par le décret du 2 février 1944 émis par le
Gouvernement provisoire de la République française – GPRF – et
institutionnalisée par la loi du 30 avril 1946 4) et administré par un comité
directeur. Le financement des projets du FIDES est assuré à 75 % par la
CCFOM – le reste étant du ressort des territoires –, laquelle peut, pour le
même motif, autoriser des crédits pour les territoires et les sociétés
publiques et privées qui participent à l’exécution des projets, et, enfin,
souscrire une part dans les sociétés d’économie mixte ou d’État.
Le Comité directeur du FIDES participe aux projets et les valide. La
situation socio-économique de l’empire colonial français, recelant de très
fortes inégalités internes de développement, n’était guère reluisant en 1945.
Pour un total de 9 150 000 km2 (550 000 km2 pour la France), on ne
comptait que 11 000 km de voies ferrées (84 000 km pour la métropole) ;
139 000 km de routes (souvent en mauvais état, contre 631 000 km pour la
France) et pour une population totale de cinquante et un millions
d’habitants (quarante et un millions pour l’Hexagone), 21 438 écoles
primaires et 87 écoles primaires supérieures et lycées (contre
respectivement 81 340 écoles primaires et 1 080 écoles primaires
supérieures et lycées pour la métropole), le taux de scolarisation étant
d’environ 4 %. En 1946, l’A-OF, l’A-EF, Madagascar, le Togo, le
Cameroun et Madagascar ne comptaient par ailleurs aucune industrie, et
l’économie reposait essentiellement sur une économie de rente consacrée à
l’exploitation et l’exportation – spécialisée selon les territoires – de
matières premières.
La conception du premier plan décennal du FIDES est d’abord l’œuvre
des technocrates du ministère de la France d’outre-mer (FOM) et des
ministères liés au plan et à l’économie. Les programmes d’investissement
sont structurés en deux sections. La Section générale élabore les projets
structurels qui intéressent l’ensemble des territoires visés. Elle finance
également les projets de recherche et les participations aux sociétés
d’économie mixte et d’État. Les projets élaborés par la Section générale
sont ensuite envoyés au Comité directeur qui peut les accepter ou les
amender. Les Sections locales pilotent quant à elles les projets concernant
un territoire ou un groupe de territoires.
Portant sur la somme très significative de trois cent cinquante milliards
de francs CFA de l’époque, le financement du FIDES est assuré par une
dotation de la métropole qui représente 75 % des coûts pour les
infrastructures (les 25 % restants étant à la charge des territoires,
éventuellement sur emprunt au FIDES) et 100 % pour la production et le
secteur social 5. Il est à noter que, d’une manière générale, les
investissements publics entre 1946 et 1958 représentent 50 % de la totalité
de ces investissements sur toute la période coloniale (1850-1960).

Refonder la politique économique coloniale

La planification coloniale est une matière neuve, et les experts du


FIDES vont d’abord s’inspirer des méthodes d’intervention de l’État en
métropole. Trois secteurs sont délimités : les infrastructures, couvrant
environ 45 % des sommes allouées ; la production, soit les secteurs
secondaire et primaire, couvrant environ 35 % du budget ; et le secteur
social pour les 20 % restants.
La planification est guidée par une stratégie saint-simonienne de
désenclavement, devant favoriser la circulation des biens et de la force de
travail à l’intérieur des colonies, tout en permettant une plus grande
ouverture pour les exportations. Le plan renforce globalement la
spécialisation des territoires coloniaux dans l’exportation de leurs matières
premières, puisque les grands projets infrastructurels favorisent la
fluidification des transports vers les sites d’exportation (en particulier les
ports) et la modernisation de ces derniers. Le plan prévoit également de
favoriser la transformation primaire des produits, de manière à capter une
partie de la valeur ajoutée.
Le deuxième volet du plan concerne l’agriculture. Le projet est double :
il consiste d’une part à participer à la rationalisation de l’agriculture vivrière
en introduisant progressivement des techniques et un outillage « moderne ».
Ce sera là essentiellement la tâche des sociétés mutuelles de production
rurale (qui géreront 25 % des budgets alloués à l’agriculture), mises en
place par le FIDES 6. Et il est voué d’autre part à favoriser le développement
des grandes exploitations, tournées vers l’exportation, par la déforestation et
l’expérimentation de nouvelles techniques concernant notamment la
riziculture. Il est significatif qu’au cours de l’exécution du plan les
recherches agronomiques se soient concentrées sur les cultures de rente.
Enfin, le troisième volet, social, prévoit des investissements importants
dans l’éducation primaire, secondaire et supérieure, le développement de
dispensaires et la modernisation d’hôpitaux, ainsi que la sécurisation des
biens alimentaires.
Les investissements dans ce dernier secteur, par rapport à ce qui avait
été réalisé depuis le début de la colonisation, sont massifs. Si le taux de
scolarisation était particulièrement bas comme nous l’avons vu (autour de
4 %), force est de constater qu’en 1959 ce taux est remonté à 11 %. Tout en
restant encore très faible, il témoigne d’une dynamique marquée pour ce qui
concerne l’éducation primaire et technique. Mais on doit aussi noter que dès
1946, grâce au soutien du FIDES, des systèmes de bourses sont organisés
dans presque tous les territoires. Pour prendre l’exemple de l’A-OF, en
1939, moins d’une centaine d’étudiants ressortissants de cette aire coloniale
étaient scolarisés en métropole. En 1959, plus de quatre mille étudiants
boursiers sont présents dans les universités françaises, auxquels il faut
ajouter environ quatre mille étudiants non boursiers 7.
Les objectifs de ce plan ne sont pas seulement philanthropiques : il
s’agit de solidifier l’économie de l’Union française, en confortant d’abord
le rôle de l’Empire comme fournisseur de matières premières pour la
métropole. Les réalisations du premier plan convergent vers cet objectif.
L’aménagement des grands ports, l’édification d’un réseau routier tourné
vers le transport des matières premières destinées à l’exportation, ou encore
l’électrification des zones de production sont clairement destinés à
encourager ce qui avait depuis le départ fondé l’économie coloniale : son
extraversion vers la métropole, sa dépendance par rapport à cette dernière et
la spécialisation des productions par territoire (avec par exemple l’huile de
palme pour le Dahomey, le café et le cacao pour la Côte-d’Ivoire). Le
premier plan prévoyait ainsi 50 % des dépenses en faveur des
infrastructures, 18 % pour la production minière, énergétique et industrielle,
12 % pour l’agriculture et 20 % pour l’équipement social.

Le second plan

En 1947, le plan décennal initial est scindé en deux (1946-1954 ; 1954-


1959). Sur les trois cent cinquante milliards de francs CFA (FCFA) prévus,
cent soixante-huit milliards sont réaffectés au second plan, auxquels
s’ajoute une manne de cent trois milliards provenant de la section générale
du plan (plan Hirsch) et quatre-vingt-dix-sept milliards de prêts
provisionnés par la CCFOM. C’est dans ce contexte que le second plan, à
partir de 1954, va clairement réduire la voilure des investissements
infrastructurels et sociaux, pour augmenter ceux dédiés à la production. En
effet, le premier plan prévoyait 50 % des investissements pour les
équipements infrastructurels, réduits à 22 % dans le second plan, alors que
la production minière, énergétique et industrielle passe de 18 % à 48 %
entre le premier et le second plan. Par ailleurs, l’équipement social diminue
de 8 % entre les deux plans et la production agricole est augmentée de
6 % 8.
La commission Roland Pré intègre très clairement dans ses réflexions
un phénomène qui n’avait pas été anticipé en 1946, à savoir la dérive des
budgets de la fonction publique, et particulièrement des exécutifs locaux,
qui inquiète l’administration coloniale. L’argumentation proposée – qui
s’apparenterait aujourd’hui à une politique de l’offre – est que seul l’essor
de la production pourra augmenter les capacités d’autofinancement des
budgets territoriaux, provoquant des recettes fiscales élargies. Mais dans
cette nouvelle stratégie, on note que ce sont d’abord les industries
d’extraction qui sont visées en priorité, et que parmi celles-ci, ce sont avant
tout les productions stratégiquement utiles à la métropole qui seront les plus
favorisées (phosphates, fer), au détriment des productions locales moins
essentielles pour l’économie métropolitaine (nickel, manganèse, cuivre).
Cette stratégie s’accompagne d’avantages fiscaux qui obèrent les gains
espérés pour les budgets territoriaux.
Le deuxième axe de ce plan concerne l’agriculture, puisque 18 %
(soixante-deux milliards de FCFA) lui sont consacrés. La riziculture est
particulièrement favorisée, ainsi que les grandes cultures céréalières
d’exportation, qui doivent s’intégrer à l’ensemble économique de l’Union
française. Les cultures vivrières sont mentionnées, tout en restant
clairement en arrière-plan d’un programme qui doit d’abord favoriser
l’extraversion de l’agriculture, conséquence logique du choix stratégique
pour la production énoncée par le second plan. Dans ce contexte, le total
des investissements privés, encouragés par le programme, fait plus que
doubler sur la période 1946-1956.
L’effort scolaire se poursuit, voire s’accentue, puisque dix-huit milliards
de FCFA sont consacrés à l’érection de bâtiments scolaires dans les
territoires, dans le but de fournir aux secteurs économiques monétarisés et
extravertis une main-d’œuvre qualifiée qui fait défaut. Il ne s’agit plus en
effet de scolariser pour augmenter de manière uniforme le taux de
scolarisation, mais de viser d’abord les formations techniques simples.
Parallèlement, le nombre d’universitaires boursiers augmente
significativement durant la période, encouragé par un système de bourses
non seulement fédérales, mais aussi territoriales, après la large autonomie
budgétaire accordée par la loi-cadre en 1956. Dans ce contexte, seuls les
territoires suffisamment dynamiques pourront mettre en place assez
largement ce type de bourses, et au premier chef la Côte-d’Ivoire, dont le
nombre d’étudiants boursiers dépasse celui du Sénégal en 1957 9.

Les conséquences d’une ambition

Les réalisations du FIDES durant la période 1946-1958 sont difficiles à


estimer, faute d’un dépouillement systématique, à notre connaissance, des
archives conservées à Aix-en-Provence. Le bilan de l’investissement dans
l’éducation, quoique inégalement réparti, est important comme nous l’avons
vu. Il est difficile d’estimer précisément les avancées sur le plan
économique et infrastructurel, mais on peut raisonnablement tabler sur une
augmentation d’un tiers des routes et pistes praticables en toutes saisons,
d’un quart pour les chemins de fer, l’électrification partielle des grands
centres, la modernisation de plusieurs ports (Dakar, Abidjan et Douala en
particulier), la modernisation agricole – qui touche essentiellement les
grandes exploitations – et du secteur minier (ce qui se solde, à partir du
début des années 1950, par une augmentation des exportations de la plupart
des matières premières), sans compter les réalisations dans le domaine
social, avec la construction de plusieurs dizaines de dispensaires ou la
modernisation de l’hôpital de Dakar 10.
Le FIDES a-t-il été le bras armé d’une politique généreuse, au détriment
de la métropole ? On peut suivre Jacques Marseille lorsqu’il évoque, pour
cette période et pour l’ensemble de l’outre-mer, un coût global de 9 %
prélevé sur les recettes fiscales de la métropole. Toutefois, mis en regard
avec le déficit de la balance des paiements outre-mer/métropole, on constate
que ce coût compense à peine ce déficit. Par ailleurs, Jacques Marseille ne
tient pas compte non plus dans ce calcul des remboursements d’emprunts ni
des intérêts d’emprunts payés par les territoires à la métropole, ce qui
fragilise son analyse, et entretient la légende qu’a véhiculée Daniel
Lefeuvre d’un « tonneau des Danaïdes » colonial alimenté par la
métropole 11. Il ne fait pas de doute, en revanche, que les investissements du
FIDES ont accentué l’extraversion et la spécialisation des économies
locales, renforçant in fine leur dépendance vis-à-vis de la France,
dépendance qui sera figée par les accords de coopération en 1962.
Le bilan est aussi contrasté concernant les réalisations économiques.
Suivant le modèle centralisateur et jacobin de gouvernance exercé en
France même, durant la même période, on remarque que le FIDES s’est
obstiné à calquer un modèle de développement spécialisé et intensif, qui
non seulement a gravement obéré les capacités de production des cultures
vivrières (peu rentables), accentué des problèmes écologiques pourtant déjà
identifiés à l’époque (déboisement et progression de l’infertilité par la
culture intensive, provoquant l’aridification et la salinisation des sols) et
soumis l’exploitation à une expertise technique métropolitaine (dépendance
technique). Ce que les territoires colonisés gagnaient d’un côté par
l’augmentation des exportations, ils le perdaient de l’autre par la nécessité
d’importer tous les produits manufacturés à forte valeur ajoutée et une
fragilité – qui ne s’est pas démentie depuis – vis-à-vis des secousses du
marché mondial des matières premières.
Le FIDES a également été impuissant à modifier le pouvoir des grandes
sociétés commerciales d’import-export, en situation de quasi-monopole (en
A-OF, deux de ces sociétés totalisent 85 % de la capitalisation boursière de
l’ensemble des sociétés commerciales), réalisant des marges bénéficiaires
extravagantes à l’exportation, les dispensant d’investissements productifs et
les autorisant par ailleurs à importer des produits issus de leur boutique en
France, souvent de mauvaise qualité et vendus à des prix exorbitants (le
transport et le coût de main-d’œuvre en France n’explicitant qu’une partie
de cette cherté).
Le deuxième effet pervers des programmes du FIDES est également
d’avoir maintenu, voire accentué, les déséquilibres régionaux, en
programmant de grands projets productifs et infrastructurels sans tenir
compte des territoires les moins dotés. Les renseignements sur ce point sont
encore lacunaires, mais on remarque par exemple que le Cameroun, sur la
période 1946-1956, a bénéficié d’une manne presque équivalente à
l’immense A-EF (l’aménagement coûteux du port de Douala étant loin
d’expliquer ce déséquilibre 12).
Le troisième effet pervers des programmes du FIDES est d’avoir
encouragé le développement non maîtrisé des bureaucraties coloniales.
Nous ne savons pas exactement comment les budgets du FIDES sont alors
utilisés par les exécutifs locaux. La majeure partie de ceux-ci doit
nécessairement avoir abondé les projets fléchés. Mais il est aussi très
probable qu’une partie de cette manne ait été utilisée pour renflouer les
budgets territoriaux. Les prêts aux territoires ont également vu leur montant
augmenter, « grâce » aux emprunts rendus beaucoup plus accessibles dans
le cadre de cette nouvelle politique économique et aux garanties offertes par
la CCFOM (prêts encore assouplis dès 1954 devant l’envolée des
dépenses). Au milieu des années 1950, les dépenses de personnels 13
mobilisent plus de 60 % des budgets territoriaux et sont en constante
augmentation (40 % en 1940).
De fait, la politique du FIDES a contribué à créer une impasse : les
salaires dans la fonction publique, quelle que soit la catégorie de cadres
concernés, modestes dans l’absolu, sont, au regard du développement
économique des territoires, proprement surréalistes. Ainsi, un commis
moyen (sans certificat d’études) des cadres territoriaux, au plus bas des
échelons de la fonction publique, gagne en moyenne le double d’un ouvrier
moyennement qualifié du secteur privé et son salaire mensuel (environ dix
mille FCFA en 1955) est égal au revenu annuel moyen des paysans 14. La
structuration d’un mouvement syndical puissant essentiellement tourné vers
l’augmentation des avantages des fonctionnaires (égalisation des salaires
entre Européens et Africains, prestations familiales équivalentes…),
conjuguée à la nécessité d’employer les nouveaux diplômés dans la
fonction publique – le secteur privé étant encore très modeste –, font que les
capacités budgétaires des territoires sont dépassées dès 1955.
De plus, les réalisations du FIDES, nous l’avons vu, ne font pas l’objet
de prévisions budgétaires à terme. Or, entre 1956 et 1957, lorsque les
décrets d’application de la loi-cadre sont mis en pratique, les frais de
personnels de plusieurs organismes de recherche créés par le FIDES, et
ceux, plus importants, liés à l’entretien des infrastructures, sont alors
assurés par les territoires. La spirale de la dette n’est dès lors plus
maîtrisable, car le rythme d’augmentation des dépenses dépasse de très loin
l’essor économique et par conséquent les recettes fiscales des territoires
(hormis celui de la Côte-d’Ivoire), issues principalement des taxes
douanières 15. Les États indépendants feront les frais de ce maelström, qui
n’était certes pas prévu par les planificateurs du FIDES, et les enfoncera
plus encore dans la dépendance par la dette.
Le bilan du FIDES, s’il est difficile à établir, est donc très mitigé. Un
cadeau empoisonné ? Notre conviction est que les plans successifs
répondaient au désir sincère de construire un ensemble euro-africain, avec à
la clé un développement spécialisé des économies coloniales et,
parallèlement, un essor de la scolarisation et du bien-être social des
populations. Ce faisant, ces plans ont pourtant contribué à construire une
dépendance durable, économique et technique, vis-à-vis de la France et des
marchés mondiaux. Ils ont aussi participé à une conception du
développement centralisée et déconnectée des spécificités locales, en accord
avec le mode de gouvernance économique de la France.
Mais le plus problématique reste peut-être la dynamique que le FIDES a
favorisée, provoquant l’essor des bureaucraties territoriales, largement
prédatrices et rapidement obèses, consacrant la polarisation des sociétés
(post)coloniales partagées entre la masse des fonctionnaires (et d’une
bourgeoisie autochtone de planteurs et de commerçants encore ultra-
minoritaire) et un paysannat appauvri, majoritaire et pourtant grand oublié
des politiques de développement engagées par le FIDES puis par les
gouvernements indépendants.

1. Ce texte est issu de l’article « Un cadeau empoisonné ? Le Fonds d’investissement pour le


développement économique et social des Territoires d’outre-mer (FIDES), 1946-1958 », in
Alain Ruscio, Encyclopédie de la colonisation française (tome 3), Paris, Les Indes savantes,
2019.
2. Bruno Bekolo-Ebe, Le Statut de l’endettement extérieur dans l’économie sous-développée.
Analyse critique, Paris, Présence africaine, 1985.
3. « Le fonds d’investissement pour le développement économique et social des territoires
d’outre-mer », Présence Africaine, volume 6, no XI, 1956.
4. Martin-René Atangana, French Investment in Colonial Cameroon: The FIDES Era (1946-
1957), Berne, Peter Lang, 2009.
5. Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Paris,
Albin Michel, 1986.
6. « Assemblées locales. Le Grand Conseil de l’A.O.F. propose une réforme des coopératives,
des sociétés de prévoyance et du crédit agricole », Marchés coloniaux, no 396, 13 juin 1953 ;
« Évolution des territoires relevant du ministre de la France d’outre-mer, Débats
parlementaires, Assemblée nationale », Journal officiel de la République française, 22 au
23 mars 1956 ; « Crédit agricole. Discussion des conclusions d’un rapport. Débats
parlementaires. Assemblée nationale », Journal officiel de la République française,
27 décembre 1956.
7. Nicolas Bancel, « Entre acculturation et révolution. Mouvements de jeunesse et sports dans
l’évolution politique et institutionnelle de l’AOF (1945-1960) », thèse en histoire
contemporaine, université Paris 1-Sorbonne, 1999.
8. A.-L. Dumaine, « La signification réelle du second plan d’équipement et de modernisation
des territoires d’Outre-mer », Présence Africaine, volume 1-2, no I-II, 1955.
9. Nicolas Bancel, Décolonisations ? Élites, jeunesse et pouvoir en Afrique occidentale
française (1945-1960), Paris, Publications de la Sorbonne, 2022.
10. Élise Huillery, « Histoire coloniale. Développement et inégalités dans l’ancienne Afrique-
Occidentale française », thèse en sciences économiques, Paris, EHESS, 2008.
11. Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale, Paris, Flammarion, 2006.
12. Martin-René Atangana, op. cit.
13. « Note sur l’évolution de la fonction publique », haut-commissariat de l’A-OF, 4 pages,
Archives nationales du Sénégal (ANS), juillet 1955, 21 G 221 (178) 9bis.
14. Ibid.
15. « Comptes économiques de l’A.O.F. Année 1955 », ANS, 17 G 632 (152).
La guerre d’Indochine
et l’embrasement de l’Empire
Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel

Avec la défaite du Japon, l’Indochine est aux mains des communistes du


Viêt-Minh depuis qu’Hô Chi Minh a proclamé, le 2 septembre 1945,
l’indépendance de la république démocratique du Viêt-Nam (le jour de la
capitulation japonaise) 1. La fédération est aussi coupée en deux, entre les
troupes chinoises au Nord – car depuis le 9 septembre 1945 le général Siao
Wen (Tieu Van en sino-vietnamien) a débarqué à Hanoi –, et les
Britanniques au Sud.
Sur place, l’amiral Thierry d’Argenlieu, haut-commissaire en
Indochine, Philippe de Hauteclocque, dit Leclerc, commandant des troupes
françaises, et Jean Sainteny, commissaire de la République pour le Tonkin
et le Nord-Annam, mettent en place la doctrine de Gaulle de réoccupation
du territoire et d’opposition frontale face aux communistes 2. Les Français
soutiennent majoritairement cette option, puisque 63 % des sondés
déclarent fin 1945 « encore croire que l’Indochine est et restera française ».
La stratégie mise en œuvre fonctionne, le Viêt-Minh recule partout et prend
le maquis 3. Les nationalistes au Sud, non communistes, rompent avec Hô
Chi Minh et négocient avec les Français.
Début janvier 1946, la situation semble se stabiliser au Viêt-Nam et les
tractations commencent ; un gouvernement d’union est même instauré, avec
Hô Chi Minh pour président et le pro-Chinois Nguyen Hai Than à la vice-
présidence. S’engage alors une négociation dans la perspective des
élections à la Constituante, avec à la clé une répartition des sièges entre les
différentes tendances et une large majorité pour les députés Viêt-Minh.
C’est dans ce contexte qu’un coup de théâtre se produit le 20 janvier 1946
avec la démission du général de Gaulle, qui dénonce notamment la stratégie
des socialo-communistes en Indochine.
Sous l’influence du PCF et de la SFIO, Félix Gouin, nouveau chef du
gouvernement, demande à Jean Sainteny de reprendre les négociations avec
Hô Chi Minh, qui a gagné les élections sauf dans le Sud. Hô Chi Minh
accepte que le corps expéditionnaire du général Leclerc occupe le nord du
pays et que de nouvelles élections soient organisées, à condition que le
Viêt-Nam soit reconnu par le GPRF comme un État libre 4.
Les accords sont signés et acceptés par les nationalistes du parti
nationaliste vietnamien (VNQDD, Việt-nam Quốc-dân Đảng), le 6 mars
1946, après plusieurs semaines de négociations. En parallèle, les Français
ont trouvé un accord avec les Chinois, en contrepartie de l’abandon des
concessions de la France en Chine. Immédiatement, les critiques fusent et
Jean Sainteny est désavoué par plusieurs membres du gouvernement 5. Sans
en référer à Paris, mais avec l’appui secret du ministre de la France d’outre-
mer, le socialiste Marius Moutet, et du général de Gaulle 6, l’amiral Thierry
d’Argenlieu crée alors de toutes pièces une « république indépendante de
Cochinchine », brisant ainsi l’unité du Viêt-Nam, et violant les accords du
6 mars 1946.

Bảo Đại, dernier espoir des Français

Cette stratégie permet aux Français de reprendre provisoirement le


contrôle de la situation 7. Un gouvernement provisoire est alors nommé avec
Nguyễn Văn Thinh à sa tête, et le 1er juin 1946 la République autonome est
proclamée sous réserve de l’accord du Parlement français. Dans ce contexte
de double jeu, les Français rétablissent l’ordre au Laos et, en avril 1946,
reprennent Vientiane, obligeant les chefs indépendantistes pro-Viêt-Minh à
fuir en Thaïlande.
Dans toute l’Indochine, un rapport de forces s’engage. Pourtant Hô Chi
Minh a décidé de venir en France pour la conférence de Fontainebleau, qui
doit décider de « l’avenir du Viêt-Nam », où il négocie avec un
gouvernement présidé désormais par le MRP Georges Bidault. Finalement,
un accord de façade entre les deux parties est trouvé le 14 septembre 1946.
Pourtant, en Indochine, les accrochages entre soldats français et
vietnamiens continuent, comme à Long Son le 3 août 1946.
Cependant, en Cochinchine, l’amiral Thierry d’Argenlieu change de
stratégie, lâche ses alliés de la république éphémère et décide de soutenir
désormais la restauration de l’ex-empereur Bảo Đại. Mais le basculement
ultime dans la guerre a lieu à Haïphong, fin novembre 1946, où la France
bombarde la ville, faisant des milliers de morts. Lorsque Léon Blum prend
en main le gouvernement français le 16 décembre 1946, il est trop tard. La
bataille d’Hanoi, engagée pour le Viêt-Minh par Võ Nguyên Giáp, a
débuté 8. Le 21 décembre 1946, Hô Chi Minh rédige une proclamation
appelant à la lutte à outrance pour obtenir l’indépendance. La situation est
désormais irréversible 9. La guerre commence. Elle va durer huit années.
En France, la situation a clairement basculé depuis le 5 mai 1947, avec
le départ des communistes du gouvernement français (et le refus des
députés PCF de voter les crédits militaires pour la guerre lors des débats à
l’Assemblée nationale). Il n’y a plus aucun obstacle pour s’opposer
désormais frontalement à « Oncle Hồ ».
La mission du radical-socialiste Émile Bollaert, nouveau haut-
commissaire en Indochine, est désormais claire : il doit s’appuyer sur
l’accord entre Bảo Đại et Vincent Auriol de mars 1947, qui énonce que le
Viêt-Nam accède à l’indépendance sous condition, au même titre que le
Cambodge et le Laos 10. Les offensives contre les communistes au Nord
n’ont guère de succès, mais il ne faut pas lâcher, pour le gouvernement
français, la pression sur le Viêt-Minh.
En décembre 1947, la rencontre Bollaert-Bảo Đại confirme
l’« indépendance » du Viêt-Nam, mais la France garde l’essentiel de ses
prérogatives. Bảo Đại forme néanmoins un gouvernement en mars 1948…
sans les communistes. Alors que les négociations se poursuivent, le Viêt-
Nam devient un État associé dans l’Union française grâce à un nouvel
accord, signé le 5 juin 1948 11, ce qui renforce par contrecoup la propagande
des communistes, d’autant plus que Bảo Đại s’est installé à Dalat, loin des
centres du pouvoir réel 12. Simultanément, le Viêt-Minh a décidé de
patienter, de maintenir la pression et d’engager une guérilla. Ce faux statu
quo donne le sentiment à beaucoup, en France comme aux États-Unis 13, que
la IVe République est enfin maîtresse du jeu ; en réalité la France s’installe
dans la guerre.
En métropole, seul le Parti communiste français lance des campagnes
contre l’engagement en Indochine, notamment avec l’affaire Henri Martin
qui deviendra emblématique en 1950 avec son procès, et dénonce la
torture 14. La guerre s’enlise et l’option Bảo Đại semble de plus en plus
irréelle 15.
Les cheminots bloquent le matériel militaire à destination de
l’Indochine, et les dockers refusent de décharger sur le port de Marseille les
cercueils qui reviennent des zones de conflit. Il est temps que les États-Unis
apportent leur aide logistique, car la guerre en Indochine occupe désormais
45 % des budgets militaires de la France, soit une part considérable du
budget national. Alors que les Français ont d’autres soucis, le prix du pain,
l’inflation, la reconstruction du pays, les grèves… l’Indochine semble loin.

Le bourbier indochinois
Entre 1946 et 1949, le corps expéditionnaire français en Extrême-Orient
est engagé dans un conflit colonial de type guérilla face au Viêt-Minh. À
partir de 1950, la guerre d’Indochine change de nature et devient un conflit
typique de la guerre froide : il s’internationalise en opposant indirectement
les idéologies communiste et libérale. Ce tournant s’opère lorsque la
république populaire de Chine est proclamée, le 1er octobre 1949, et qu’elle
reconnaît la république démocratique du Viêt-Nam.
Le communisme gagne ainsi du terrain en Asie, le grand frère du Nord
apporte dorénavant une aide logistique régulière – initiée en réalité depuis
1947 –, mais aussi matérielle et financière au Viêt-Minh, via la « frontière
nord » entre la Chine et le Tonkin. Dans le même temps, un second front
s’ouvre lorsqu’en juin 1950 la guerre de Corée est déclarée, après que les
forces communistes du Nord ont franchi le 38e parallèle. Les États-Unis y
affrontent désormais les communistes coréens – soutenus par les Chinois et
l’URSS – et décident alors de changer de stratégie en Asie. L’aide
américaine commence à arriver en février 1950 en Indochine, officiellement
au cours de l’été. Mais il est trop tard.
Le basculement militaire arrive avec la défaite française sur la RC 4
allant de Cao Bang à Lang Son, en septembre-octobre 1950. La situation est
telle que le gouvernement français décide d’envoyer sur place le général
Jean de Lattre de Tassigny, et que les Américains doublent leur aide en fin
d’année. Le parallèle avec la guerre en Corée devient une évidence pour
tous 16, au point que Jacques Soustelle écrit en octobre 1950 : « Indochine et
Corée : un seul front. »
Mais les Américains et les Français ont un point de désaccord majeur :
la nature de l’indépendance des trois pays. Dans cette perspective, les États-
Unis souhaitent une diminution progressive de l’administration française,
afin de disposer d’États forts, capables de mobiliser les populations contre
le communisme. Fin 1950 et début 1951, l’option de l’accentuation de
l’action militaire l’emporte devant les premiers succès du général de Lattre
de Tassigny. Notamment, en janvier 1951, à Vĩnh Yên, où il parvient à
repousser le Viêt-Minh. Très vite, la situation en Indochine est une longue
suite de batailles sur plusieurs fronts.
À la veille de l’été 1951, la bataille du Day marque un coup d’arrêt
jusqu’à la victoire française, mi-juin 1951. Celle-ci est pourtant le symbole
de l’enlisement en Indochine. Même s’il a dû reculer lors de la bataille du
Day, le Viêt-Minh progresse sur d’autres fronts, les Français parviennent
tout juste à bloquer la contre-offensive du général Võ Nguyên Giáp en pays
thaï, qui se solde par un demi-échec à Nghia Lo.
Contrairement à ce qu’annonçait le gouvernement français avec la
création des « armées nationales » au sein des trois États et le soutien des
États-Unis, le budget militaire ne fait que croître – il passe de 5,4 % du
PNB français en 1950 à 11,4 % en 1953 – et la situation militaire s’enlise en
1952, conséquence directe du départ du général de Lattre de Tassigny.
L’armée est épuisée et le moral est au plus bas. En outre, l’allié américain
commence à jouer double jeu avec l’arrivée aux affaires du nouveau
président Dwight D. Eisenhower.
Depuis trois ans, les infiltrations des combattants du Viêt-Minh ne
cessent pas au Laos et au Cambodge. Après la défaite de Cao Bang en
1950, le doute s’est emparé des Français, surtout après le départ du général
de Lattre de Tassigny. Celui-ci avait quelque temps redonné le sentiment
qu’une victoire était possible, avec des opérations à succès comme à Vĩnh
Yên, Dong Trieu, Mao Khé ou encore la bataille du Day en juin 1951. Mais
depuis, la déprime l’emporte de nouveau 17, et l’armée française a dû
abandonner plusieurs zones aux communistes.
En janvier 1953, un nouveau sondage sert de repère au gouvernement
français : seuls 21 % des Français approuvent encore la guerre en
Indochine. Le 3 juin 1953, dans Le Figaro, le général Georges Catroux,
dépité, constate : « La France, dans de très larges couches de sa
population, subit la guerre beaucoup plus qu’elle ne la vit. » À l’été 1953,
la situation est critique en Indochine 18.
Au même moment, la guerre d’Indochine entre dans sa dernière année.
Au regard des erreurs stratégiques des militaires français et de l’impasse
politique, le pessimisme est de mise. Au Laos et au Cambodge, la France
sait qu’elle va devoir lâcher du lest, et au Viêt-Nam reprendre la main
militairement. Sur ces deux registres, elle échoue. Acmé de la crise, un
scandale marque les Français 19 : l’affaire du trafic de piastres (du nom de la
monnaie locale en Indochine). En 1953, un fonctionnaire français dénonce
dans un pamphlet ceux qui « s’enrichissent dans les bureaux cossus de
Saigon » pendant « que certains meurent dans les rizières 20 ». Certains
bâtirent au cours de ces années – comme Alain Delon – d’immenses
fortunes en quelques semaines, voire quelques jours. En mai 1953, le
gouvernement de René Mayer – l’homme du parti colonial – doit se
résoudre à rééquilibrer le cours de la piastre indochinoise. Une commission
parlementaire est mise en place… et finalement enterrée.
Devant une telle situation politique et militaire, le gouvernement de
Joseph Laniel, formé en juin 1953, est obligé d’accorder l’indépendance au
Laos et au Cambodge, à la suite de la campagne de Norodom Sihanouk, roi
du Cambodge, et sa « croisade pour l’indépendance », pour éviter d’ouvrir
un nouveau front militaire, offrant de facto la même option politique à Bảo
Đại au Viêt-Nam 21. Si la campagne du monarque cambodgien a été
efficace, la décision française a surtout été prise sous la pression de l’allié
américain, désormais encombrant, mais maître à bord puisque les États-
Unis financent 80 % du conflit.

Les dernières heures de l’Indochine française

Pendant que les politiques et les hauts fonctionnaires négocient les


traités avec les trois nouveaux États, les militaires français, avec à leur tête
le général Henri Navarre, décident d’intervenir au Laos pour mettre fin aux
infiltrations du Viêt-Minh. C’est dans cette perspective qu’il est décidé
d’occuper Diên Biên Phu avec les parachutistes français à partir du
20 novembre 1953. Pour les Français, l’idée est simple : tenir le Laos, c’est
empêcher le Viêt-Minh d’effectuer la jonction entre le Tonkin, l’Annam et
la Cochinchine. En cas d’affrontement, les Français sont persuadés que leur
aviation et leur artillerie feront la différence, et qu’in fine, les États-Unis
apporteront le soutien de leurs bombardiers.
En fait, l’état-major est aveugle, sous-estimant l’adversaire, et ne
comprenant pas que les Américains ne prendront jamais le risque d’un
nouvel affrontement avec les Chinois par une intervention militaire en
première ligne, et il commet en outre plusieurs erreurs tactiques faisant de
Diên Biên Phu le tombeau du colonialisme français en Asie. Ainsi, la
plaine, mal équipée, devient un piège.
En parallèle de la montée en puissance des forces militaires sur place,
Hô Chi Minh lance le principe d’une paix négociée dans une lettre ouverte
qu’il adresse aux Français, le 29 novembre 1953, dans un journal suédois…
six semaines avant l’élection de René Coty à la présidence de la
République. C’est un coup brillant, qui le transforme en « homme de la
paix », et comme prévu les débats s’éternisent jusqu’à la conférence des
Quatre à Berlin, le 18 février 1954, où est annoncée l’ouverture prochaine
de la conférence de Genève sur les problèmes asiatiques.
La stratégie du Viêt-Minh est claire : arriver en position de force à cette
prochaine conférence. Lorsque la date de la conférence de Genève est
connue (le 26 avril 1954), les Vietnamiens derrière Võ Nguyên Giáp, avec à
leurs côtés le général chinois Wei Guoqing, se préparent à l’offensive 22. Le
11 mars 1954, « Oncle Hồ » adresse une lettre à ses forces sur le terrain.
Deux jours plus tard, c’est le début des attaques Viêt-Minh. Võ Nguyên
Giáp a concentré toutes les forces du Viêt-Minh dans la bataille de Diên
Biên Phu.
Le général Henri Navarre pense alors impossible que les troupes Viêt-
Minh puissent en grand nombre traverser la jungle et transporter de
l’artillerie. Or, entre mai et décembre 1953, Võ Nguyên Giáp a fait franchir
les montagnes environnantes à plus de 50 000 soldats, accompagnés de
75 000 porteurs, établissant des routes précaires permettant d’acheminer des
armes lourdes. Les Français et leurs troupes supplétives sont environ
15 000. Le 13 mars 1954, une première grande offensive surprend
complètement les Français, rendant la piste d’atterrissage et l’artillerie
pratiquement inutilisables alors que plusieurs postes avancés tombent. Võ
Nguyên Giáp vient de passer de la guérilla à la blitzkrieg.
Durant deux mois, le camp subit un harcèlement continu, ponctué de
grandes offensives et de prises localisées de positions du camp. L’offensive
finale se déploie début mai, et après d’intenses combats, le camp tombe le
7 mai 1954. Le Viêt-Minh vient de gagner militairement une bataille, et
politiquement la France a perdu en Indochine.
Le lendemain, le 8 mai 1954, le général Võ Nguyên Giáp et ses officiers
fêtent la victoire. Elle est décisive. Tout le tiers-monde est à l’unisson. Les
radios, actualités chinoises et russes, ouvrent leurs antennes sur
l’événement. Dans les semaines qui suivent, des milliers d’affiches, de
tracts et de conférences rendent hommage au Viêt-Minh, à « Oncle Hồ » ou
au général Võ Nguyên Giáp. Une semaine après la victoire, le cinéaste
soviétique Roman Karmen fait revivre cette défaite, y compris l’arrestation
du général Christian de Castries, en présence de celui qui l’a fait prisonnier,
Hoang Dang Vinh. Il rejoue la scène pour la postérité.
Ce même jour, le 8 mai 1954, les négociateurs de Genève abordent,
après la question de la Corée, celles concernant l’Indochine. Les
Vietnamiens, comme les Russes et les Chinois, sont en position de force.
Tout se déroule très vite, alors que Pierre Mendès France est appelé à la
présidence du Conseil. En Indochine, le général Paul Ély – avec Raoul
Salan à ses côtés – remplace le général Henri Navarre, jusqu’alors
commandant en chef des forces françaises en Indochine, désormais désigné
comme « le général de la défaite ». Il doit organiser l’abandon des zones
sud et ouest du Delta, mais aussi à An Khê et Nam Dinh, puis Phu Ly,
jusqu’au cessez-le-feu définitif du 27 juillet 1954 au Nord et du 6 août 1954
au Sud. Les soldats français, lâchés par les Américains en Indochine 23,
piégés par leurs généraux peu visionnaires, sont épuisés.
Lors de la bataille de Diên Biên Phu, 3 500 soldats de l’Union française
sont morts ainsi que 22 000 pour le Viêt-Minh et plus de 5 000 ont été
blessés contre plusieurs dizaines de milliers côté Viêt-Minh. Ce dernier fait
plus de 11 000 prisonniers, dont plus de 3 000 Vietnamiens.
Le bilan est effroyable : sur plus de 11 000 prisonniers (français et
supplétifs), 3 200 furent libérés et les autres trouvèrent la mort. Déjà très
affaiblis par les marches – seuls les blessés lourds transportés par la Croix-
Rouge n’ont pas cheminé dans la jungle –, les prisonniers sont soumis à une
mort lente par privation de nourriture – on accorde une boule de riz par jour
aux valides et une soupe aux agonisants – et par les maladies, les
prisonniers n’étant pas soignés. Une fois internés, ils subissent le
harcèlement continu de la propagande communiste, et doivent faire
régulièrement l’autocritique de leurs crimes – réels ou imaginaires – contre
le peuple vietnamien, prouver leur conversion au communisme, remercier
leurs geôliers et Hô Chi Minh de leur offrir une vérité nouvelle. Les
prisonniers libérés sont dans un état physique déplorable, malnutris et
malades.
Ces camps ont donc été clairement conçus par le Viêt-Minh comme une
vengeance contre les exactions des troupes ennemies, les pertes subies et la
torture pratiquée par le corps expéditionnaire. Le choc est immense en
France au retour des Français à la suite des échanges de prisonniers, validés
par les accords de Genève.
À cette humiliation, s’ajoute en France les critiques des communistes et
les enjeux contradictoires de la guerre froide, qui fragilisent les thuriféraires
de l’Empire, par ailleurs inquiets de la situation en Tunisie et au Maroc…
L’empire colonial, avec la défaite de Diên Biên Phu, perd en quelques
semaines les fleurons de sa présence en Asie : le Laos, le Cambodge, le
Viêt-Nam… et, quelques mois plus tard, les comptoirs des Indes.
Pour les Français, le bilan est désormais clair : en laissant les mains
libres aux États-Unis en Asie du Sud-Est – même si la France essaie de
jouer sa carte au Cambodge et au Laos, alors qu’au Sud-Viêt-Nam elle
lâche prise –, ils auront carte blanche en Afrique et au Maghreb. Toutes les
options sont encore possibles : soit ne rien changer, soit envisager une
mutation plus radicale de la relation coloniale que celle mise en œuvre dans
le sillage de la conférence de Brazzaville, soit miser sur l’intégration des
colonies dans un grand ensemble eurafricain 24, qui permettrait « de gêner
l’action des mouvements d’émancipation encouragée par l’anticolonialisme
viscéral des États-Unis et de l’URSS 25 ».
Ce recentrage stratégique sur le continent africain – anticipé par les
militaires depuis des mois 26 – est rapidement perturbé par la crise qui
explose en Algérie en novembre 1954. L’Empire va bientôt entrer dans une
nouvelle phase de décomposition 27.

1. Sylvain Pons, « Les visages d’un ennemi : la fabrication du Viêt-Minh, 1945-1946 »,


Relations internationales, volume 130, no 2, 2007 ; Pierre Brocheux, Hô Chi Minh. Du
révolutionnaire à l’icône, Paris, Payot, 2003.
2. Alain Ruscio, « Le monde politique français et la révolution vietnamienne », in Charles-
Robert Ageron, Philippe Devillers (dir.), Les Chemins de la décolonisation de l’empire
colonial français, 1936-1956, Paris, CNRS Éditions, 1986.
3. Guy Pedroncini, Philippe Duplay (dir.), Leclerc et l’Indochine. 1945-1947. Quand se noua
le destin d’un empire, Paris, Albin Michel, 1992.
4. Patrice Gélinet, Indochine 1945-1954. Chronique d’une guerre oubliée, Paris, Acropole,
2014.
5. Jean Sainteny, Histoire d’une paix manquée. Indochine, 1945-1947, Paris, Amiot-Dumont,
1952.
6. Pierre Journoud (dir.), De Gaulle et le Vietnam. 1945-1969. La réconciliation, Paris,
Tallandier, 2011.
7. Jacques Valette, La Guerre d’Indochine. 1945-1954, Paris, Armand Colin, 1994.
8. Alain Ruscio, La Guerre française d’Indochine (1945-1954), Bruxelles, Complexe, 1993.
9. Hugues Tertrais, Regards sur l’Indochine, 1945-1954, Paris, Gallimard, 2015.
10. Dennis Wainstock, Robert L. Miller, Indochine et Vietnam. Trente-cinq années de guerre :
1940-1975, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2017.
11. Alain Ruscio, La Guerre française d’Indochine (1945-1954), op. cit.
12. Georges Fleury, La Guerre en Indochine, 1945-1954, Paris, Plon, 1994.
13. John Prados, Vietnam: The History of an Unwinnable War, 1945-1975, Lawrence,
University of Kansas Press, 2009.
14. Jean-Pierre Rioux, La France de la IVe République. L’expansion et l’impuissance (1952-
1958) (tome 2), Paris, Seuil, 1983.
15. Patrice Gélinet, op. cit.
16. Claude Delmas, Corée 1950. Paroxysme de la guerre froide, Bruxelles, Complexe, 1982.
17. Alain Ruscio, « L’opinion française et la guerre d’Indochine (1945-1954). Sondages et
témoignages », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, volume 29, 1991.
18. Pierre Brocheux, Daniel Hémery, Indochine, la colonisation ambiguë. 1858-1954, Paris,
La Découverte, 2001 [1995].
19. Éric Duhamel, Histoire politique de la IVe République, Paris, La Découverte, 2000.
20. Jacques Despuech, Le Trafic des piastres, Paris, Deux rives, 1953.
21. Alain Ruscio, La Guerre française d’Indochine (1945-1954), op. cit.
22. James Cable, The Geneva Conference of 1954 on Indochina, Londres, Palgrave
Macmillan, 2000.
23. Alain Frachon, Daniel Vernet, La Chine contre l’Amérique. Le duel du siècle, Paris,
Grasset, 2012.
24. Anton Zischka, Afrique, complément de l’Europe, Paris, Robert Laffont, 1952 ; Patrick
Nord, L’Eurafrique, notre dernière chance, Paris, Fayard, 1955.
25. Papa Dramé, Samir Saul, « Le projet d’Eurafrique en France (1946-1960) : quête de
puissance ou atavisme colonial ? », Guerres mondiales et conflits contemporains, volume 216,
no 4, 2004.
26. Raoul Castex (amiral), « L’Afrique et la stratégie française », Revue Défense nationale,
mai 1952.
27. Ce texte est une synthèse de plusieurs contributions publiées dans l’ouvrage de Pascal
Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, Décolonisations françaises. La chute d’un
empire, Paris, La Martinière, 2020.
Les représentants de l’outre-mer
e
sous la IV République (1946-1958)
Sarah Mohamed-Gaillard et Maria Romo-Navarrete

En guise de préambule, rappelons que les « assemblées » de la


e
IV République sont au nombre de trois : l’Assemblée nationale, le Conseil
de la République et l’Assemblée de l’Union française. Les deux premières
ne sont pas particulières à la Constitution de la IVe République, si ce n’est
que la deuxième Chambre n’est pas appelée « Sénat ». La troisième en est
spécifique et n’a son équivalent ni précédemment, du temps de l’empire
colonial de la IIIe République, ni par la suite, sous le régime de
Communauté créé par la Ve République 1.
Il est dès lors intéressant de noter que jamais dans l’histoire politique les
territoires non métropolitains n’auront été représentés par autant d’élus que
durant l’Union française. Les « représentants de l’outre-mer » sont donc de
trois catégories : des députés, des conseillers de la République – que nous
appellerons « sénateurs » pour éviter la confusion avec les représentants de
l’Union française – et enfin des conseillers de l’Union française. Parmi eux,
seuls sont concernés les « représentants de l’outre-mer ».
Ce dernier terme, « générique » employé dans une intention neutre et
pratique, englobe trente-trois territoires, dispersés sur l’ensemble du globe,
dont les statuts divers et variés témoignent de processus tout aussi divers
dans leur rattachement à la France 2. Enfin, la délimitation chronologique de
nos recherches est calquée sur les dates extrêmes des trois législatures de la
IVe République, à savoir de l’élection de la première Assemblée, le
10 novembre 1946, jusqu’à la suspension de la troisième Assemblée (le
3 juin 1958). Les deux Assemblées constituantes (du 21 octobre 1945 et du
2 juin 1946) ont été écartées pour deux raisons : d’une part, au sortir de la
guerre, la plupart des territoires d’outre-mer ne sont pas en mesure de
participer à la représentation parlementaire ; d’autre part, l’Union française
y est encore en discussion. Ce cadre, à la fois institutionnel, territorial et
chronologique, dessine un groupe composite d’hommes et de femmes, riche
de par son hétérogénéité et par son ampleur.

L’établissement du corpus des représentants


de l’outre-mer dans les trois assemblées

La constitution du corpus des hommes et des femmes ayant représenté


l’outre-mer dans les assemblées de la IVe République constitue la base de
cette recherche. Il est essentiel, en amont, de dénombrer les sièges attribués
à chaque territoire dans chaque assemblée puis repérer les hommes et les
femmes qui les ont successivement occupés ; et, ensuite, de déterminer le
nombre exact de sièges attribués à chacun des territoires dans les trois
assemblées. Cette tâche n’est pas aisée car non seulement les modes
d’élections variaient selon les territoires, mais ces derniers ont pu connaître
des modifications entre 1946 et 1958 et le nombre de sièges attribués à
chacun a également pu évoluer.
Selon les territoires, les électeurs étaient en effet répartis en un collège
unique ou bien en collèges séparés. Si dans les départements d’outre-mer,
les députés et les conseillers de la République étaient élus par un collège
unique, les autres territoires ultramarins présentaient des situations plus
complexes. En Afrique-Équatoriale française, les députés étaient élus par un
collège unique tandis que le double collège était maintenu pour le Conseil
de la République. La situation était la même en Afrique-Occidentale
française à l’exception toutefois du Sénégal et de la Mauritanie qui
disposaient d’un collège unique pour l’Assemblée nationale et le Conseil de
la République. Enfin, en Algérie, le double collège était instauré pour les
deux assemblées. Toutefois, des ajustements en cours de période eurent
lieu. Ainsi, la loi du 6 février 1952 (article 2) permit au Dahomey
d’abandonner le double collège au profit du collège unique. De plus, le
titre III de la loi-cadre Defferre (23 juin 1956) prévoyait l’institution du
suffrage universel et du collège unique.
Au-delà des modes d’élections repérés, il est nécessaire de prendre en
compte la variation du nombre des territoires représentés dans les
assemblées. Parmi les trente-trois territoires considérés, certains n’étaient
pas représentés dans les trois assemblées. Ainsi, le Maroc et la Tunisie
n’avaient pas de représentants à l’Assemblée nationale et bien que
disposant de dix-huit sièges à l’Assemblée de l’Union française, ils ont
toujours refusé d’y siéger. Quant aux États associés (Viêt-Nam, Laos,
Cambodge), ils ne sont représentés qu’à l’Assemblée de l’Union française
qu’à partir du 10 juillet 1948.
L’Assemblée de l’Union française comptait alors vingt-sept nouveaux
territoriaux auxquels s’adjoignaient vingt-sept nouveaux conseillers
désignés par le Parlement. L’exemple des États associés démontre bien que
les territoires pouvaient entrer ou sortir des assemblées de façon
échelonnée. Tel fut le cas de la Haute-Volta que la loi du 4 septembre 1947
reconstituait dans ses limites de 1932, ce qui lui permit d’être représentée
dans les trois assemblées à partir des élections de juin 1948. À l’inverse, les
Établissements de l’Inde disparurent des assemblées à la suite de l’accord
franco-indien du 21 octobre 1954 entraînant le rattachement des cinq villes
à l’Union indienne.
Enfin, aux variations du nombre de territoires représentés se sont
ajoutées les fluctuations du nombre de sièges par territoire. Ces dernières
traduisaient la montée en puissance de certains territoires qui gagnaient des
députés lors des élections législatives de juin 1951 : la Guinée est passée de
trois à quatre sièges à l’Assemblée nationale, le Soudan de trois à quatre, le
Tchad de un à deux et la Haute-Volta de trois à quatre. Cette montée en
puissance s’est faite au détriment d’autres territoires qui perdirent des
sièges. Ainsi, la Côte-d’Ivoire, qui disposait de deux sièges au Conseil de la
République, en a perdu un en 1948 au profit de la Haute-Volta. De même en
1951, la Côte-d’Ivoire a perdu un siège de député tandis que la Haute-Volta
était désormais représentée à l’Assemblée nationale. Au final, le nombre
global de sièges à pourvoir s’élevait à trois cent soixante en 1958 : quatre-
vingt-deux à l’Assemblée nationale, soixante-dix au Conseil de la
République et deux cent huit à l’Assemblée de l’Union française.
Pour comptabiliser le nombre de représentants ayant successivement
occupé les trois cent soixante sièges dévolus à l’outre-mer, il faut tenir
compte des renouvellements des assemblées et du maintien ou des
remplacements des représentants à leur siège. La période étudiée a été,
notamment, marquée par deux élections législatives : en juin 1951, puis en
janvier 1956 ; le Conseil de la République fut renouvelé par des élections
sénatoriales qui selon les territoires se sont déroulées soit en
novembre 1948, puis juin 1955, soit en mai 1952, puis juin 1958. Enfin, les
conseillers de l’Assemblée de l’Union française étaient élus ou désignés
pour une durée de six ans, mais en Algérie et dans les départements et
territoires d’outre-mer ils étaient renouvelés par moitié tous les trois ans.
L’entrée échelonnée des territoires à l’Assemblée de l’Union française ne
permet pas de repérer des dates d’élection et de désignation valable pour
tous les territoires. En outre le remplacement des sièges vacants, après une
démission ou un décès, doit être pris en compte.
De 1946 et 1958, cent trente députés, cent soixante sénateurs et trois
cent soixante-deux conseillers ont été dénombrés. Les trois cent soixante
postes dévolus à l’outre-mer dans les trois assemblées de la IVe République
ont donc vu se succéder six cent cinquante-deux élus. En outre, sur la
période, certains représentants furent régulièrement reconduits dans leur
fonction. Ainsi, Aimé Césaire s’est maintenu à son siège de député de la
Martinique tout au long de la période ici considérée. Il faut ensuite noter
que certains sièges n’étaient pas occupés faute de candidats, tel fut le cas
des sièges attribués au Laos et au Cambodge à l’Assemblée de l’Union
française. De même à partir de la fin de l’année 1955, les délégués du Viêt-
Nam ne siégeaient plus, ceux du Cambodge siégeaient encore mais savaient
que leurs mandats n’allaient pas être renouvelés et ceux du Laos
demandaient un renforcement de leur nombre.
Enfin, il faut prendre en compte les « transfuges », c’est-à-dire les élus
passant d’une assemblée à une autre. Parmi les trente-huit transfuges
répertoriés, Henri Guissou et Daniel Ouezzin Coulibaly sont deux exemples
intéressants. Henri Guissou fut sénateur de Côte-d’Ivoire de 1947 à 1948 et
sa première action au palais du Luxembourg fut de proposer un projet de loi
portant rétablissement du territoire de la Haute-Volta. Son texte étant
adopté, il s’est présenté aux élections législatives du 27 juin 1948 et,
victorieux, il abandonna le siège de la Côte-d’Ivoire pour représenter la
Haute-Volta au Palais-Bourbon (1949-1959). Parallèlement, Daniel Ouezzin
Coulibaly fut élu député de la Côte-d’Ivoire en 1946, mais ne fut pas réélu
en 1951 car la Côte-d’Ivoire avait perdu un siège de député au profit de la
Haute-Volta et, en même temps, le Rassemblement démocratique africain
(RDA), dont il fut un des membres fondateurs, avait cédé un siège à la liste
d’Union française de Sékou Sanogo. Après la disparition du sénateur Victor
Biaka Boda dont le décès fut rendu officiel en 1953, Daniel Ouezzin
Coulibaly fit son entrée au Conseil de la République, élection confirmée en
septembre 1955. Mais à la suite de la victoire électorale du RDA lors des
législatives de janvier 1956, il démissionna en mars 1956 pour retrouver le
Palais-Bourbon.
Une approche prosopographique et sociologique
des élus

L’inclusion dans une famille élargie, un clan, une tribu, un groupe


ethnique est une information indispensable dans certains territoires. Par
exemple, Alexandre Ndoumb’a Douala Manga Bell, député du Cameroun,
affiche par son nom son appartenance à la famille royale du pays Douala et
par son second prénom sa filiation au dernier roi de la lignée. La fiche-type
de toute analyse prosopographique ne peut donc pas négliger des données
qui peuvent être déterminantes dans la phase d’interprétation. Toutefois,
certains particularismes seront difficilement exportables hors de leur
territoire d’origine. Par exemple, les renseignements portant sur le degré de
métissage, essentiels dans une analyse des élites politiques antillaises, n’ont
pas ou peu de sens dans d’autres territoires. En même temps, un seul critère
peut être un sous-ensemble reconnu officiellement. C’est le cas en Algérie,
où le critère religieux distingue un statut dit « français » d’un statut dit
« personnel » c’est-à-dire régi par le droit musulman.
Si pour certains élus, leurs vies, leurs parcours sont bien connus (Félix
Houphouët-Boigny, député de Côte-d’Ivoire, Henri Borgeaud, sénateur
d’Alger, ou encore Modibo Keïta, conseiller du Soudan), pour une grande
partie des représentants répertoriés il n’en est pas de même. D’une manière
générale, les députés et sénateurs ont bénéficié du travail titanesque
entrepris par les services archivistiques des deux institutions qui publient un
Dictionnaire des parlementaires français, sous forme de notices
biographiques accessibles en ligne. Mais, les conseillers de l’Assemblée de
l’Union française n’ont pas bénéficié du même traitement. Par conséquent,
en dehors de quelques bribes récoltées dans les publications officielles de
leur charge, la majorité de ces conseillers demeurent de quasi-anonymes.
L’approche sociologique peut indéniablement servir de critère d’étude
mais quels que soient les écoles sollicitées et les ouvrages consultés, il
n’existe pas de traitement de l’ensemble des élites politiques 3 en situation
coloniale, c’est-à-dire aussi bien les élites européennes qu’autochtones.
Enfin, pour la concrétisation politique des parcours des six cent cinquante-
deux représentants identifiés, il est nécessaire de proposer quatre types de
questionnement pour appréhender ces élus dans toutes leurs dimensions :
« Visibilité », « Groupes », « Votes » et « Rayonnement ». Le premier est
destiné à appréhender le degré d’activité de l’individu dans l’assemblée qui
l’accueille : fait-il partie des « ténors » ou est-il au contraire parmi les plus
discrets ? A-t-il une forte implication dans les commissions ? Est-il à
l’origine de textes discutés ? Est-il reconnu dans un domaine particulier ?
Le deuxième se propose d’enregistrer son inscription dans un groupe
parlementaire et, le cas échéant, de suivre son nomadisme d’un groupe à un
autre. Dans le troisième, il s’agit de pointer les votes exprimés par les
représentants sur des questions touchant d’abord à l’Union française, puis
sur des questions plus générales et plus métropolitaines.
On constate aussi que les futurs responsables politiques à l’heure des
indépendances, et qui exerceront des responsabilités dans les instances des
États nouvellement indépendants, lorsqu’ils avaient été des élus de la
République française avaient généralement eu une activité locale soutenue
au cours de la période. Ce constat, sans le généraliser, permet de prendre de
la distance avec les préjugés les plus immédiats sur ces élus, perçus comme
des « béni-oui-oui », des « élus administratifs » ou des « petits Blancs »,
sans que cette analyse ne repose véritablement sur leur action politique
concrète.
Enfin, il est nécessaire de suivre les parcours politiques au moment des
votes et des logiques de groupes politiques. Par exemple, certains débats sur
un même sujet ont eu lieu à l’Assemblée puis au Conseil de la République,
comme ce fut le cas pour la levée d’immunité des députés malgaches en
juin 1947. Cette approche permet de croiser les positionnements politiques
des groupes dans lesquels ces élus sont inscrits, et d’identifier si les
représentants de l’outre-mer expriment un vote spécifique, identique ou
différent, notamment dans les débats portant sur cet outre-mer.

Des élus particuliers ?

Une double question structure notre approche de ces élus : d’une part,
ces élus font-ils l’objet d’une caractérisation spécifique ? ; d’autre part, que
représente le passage par une ou plusieurs de ces assemblées dans le
parcours d’un homme politique ultramarin ? Enfin, s’interroger sur la
possibilité de caractériser, c’est-à-dire de trouver des éléments communs,
particuliers aux élus d’outre-mer, revient à se demander en quoi ils sont
différents ou non des autres élus composants les trois assemblées
nationales. Nos travaux ont permis une analyse prosopographique fine de ce
corpus 4. Et cette interrogation générale peut se décliner en une succession
de questions relatives à leur formation, aux étapes de leurs parcours
politiques, à la corrélation entre le statut d’ancien combattant et le
positionnement politique, à la stabilité de leur engagement et de leur
apparentement politique, à l’incidence de l’exercice de mandats locaux sur
la pratique politique au niveau national… Il s’agit donc d’appliquer aux
élus d’outre-mer la grille d’analyse déjà mise en œuvre dans les recherches
prosopographiques sur les parlementaires afin de déterminer s’il existe une
singularité des ultramarins.
La question sous-jacente est en fait celle de l’existence ou non d’une ou
de figures-types des élus ultramarins. Certes, le nombre et la diversité des
élus peuvent d’emblée pousser à douter de la possibilité de brosser un
unique « portrait-robot » ou « portrait-type » de l’élu d’outre-mer. De fait
chercher à caractériser dans ce corpus un groupe ou des groupes nécessite
de résoudre plusieurs difficultés méthodologiques. Tout d’abord, pour
caractériser ces individus et groupes, il faut pouvoir au préalable discerner
des critères pertinents pour l’ensemble de l’outre-mer. De fait, le corpus
comprend à la fois d’illustres personnalités politiques telles que Ferhat
Abbas, Félix Houphouët-Boigny, Amadou Lamine-Guèye, Léopold Sédar
Senghor ou encore Aimé Césaire et des élus moins connus, presque
« invisibles », certains n’ayant même fait qu’une brève incursion dans la vie
politique.
Tel est, par exemple, le cas de Pierre Bertaux, un universitaire qui a
assuré le remplacement de Félicien Cozzano après son décès, et qui fut ainsi
sénateur du Soudan de 1953 à 1955, échéance au terme de laquelle il ne fut
pas réélu. Citons aussi Loubo Djessou, qui fut sénateur de la Côte-d’Ivoire
de 1955 à 1958, mais qui n’intervint presque jamais au Conseil de la
République. Compte tenu de l’hétérogénéité du corpus et de l’inégalité des
sources disponibles pour chacun des individus, il faut veiller à ne pas
amplifier ou minimiser le parcours des personnages les plus documentés.
En corollaire de l’évaluation de la singularité des représentants de l’outre-
mer, il est fondamental de nous interroger sur ce que représente pour eux la
participation à une ou plusieurs de ces assemblées nationales dans le cadre
de la IVe République et/ou de l’Union française. Il s’agit de saisir ce que
leur présence apporte à la représentation nationale mais aussi de
comprendre en quoi ce passage marque leur parcours politique personnel.
Si l’on s’attache, par exemple, aux Établissements français d’Océanie
(EFO), on constate que Pouvana’a a Oopa se maintient durant toute la
période à la députation, et que Joseph Quesnot, Robert Lassalle-Séré, Jean
Florisson et Gérald Coppenrath se succèdent au Conseil de la République.
On ne peut comprendre cette stabilité de la représentation des EFO au
Palais-Bourbon et, dans le même temps, le renouvellement régulier de la
sénatoriale qu’en s’attachant de manière fine au mode d’élection de ces
deux représentants. De fait, le député est élu au suffrage universel tandis
que le sénateur est désigné par les membres de l’Assemblée territoriale
(AT).
Souvent, la succession au palais du Luxembourg d’hommes aux
engagements politiques divers − voire contraires − s’explique donc par des
raisons de politiques locales. En effet, au décès de Joseph Quesnot en 1949,
l’Assemblée territoriale choisit de désigner à sa succession Robert Lassalle-
Séré. Alors que les EFO vivent une période politique troublée, l’Assemblée
fait le choix d’un des principaux adversaires de Pouvana’a a Oopa car elle
craint d’être débordée par le Rassemblement démocratique du peuple
tahitien (RDPT), parti créé par le député en vue des prochaines élections
territoriales. Le RDPT remporte ces élections du 18 janvier 1953 et la
nouvelle Assemblée porte Jean Florisson au Conseil de la République.
Certes, ce médecin métropolitain fut incarcéré pour activité pro-vichyste,
mais il est surtout un proche du député. En 1953, le RDPT détient donc la
députation, le siège de conseiller de la République et celui de conseiller à
l’Assemblée de l’Union française. Mais les débats sur la loi-cadre Defferre
et le référendum de 1958 divisent le RDPT et son adversaire l’Union
tahitienne (UT) remporte trois sièges à l’Assemblée territoriale. Gérald
Coppenrath, un des nouveaux élus UT, enlève en 1958 le siège de conseiller
de la République. L’exemple polynésien montre que la compréhension de
ces mouvements nécessite une connaissance approfondie de la vie politique
locale des territoires de l’Union française.
En appliquant le même traitement à des individus que l’histoire
coloniale distinguait par leur origine, ce travail sur les élus ultramarins
montre la nécessité d’une approche différente du contact entre la métropole
et ses territoires. En outre, s’intéresser à ces élus d’outre-mer constitue une
façon d’appréhender le retentissement des soubresauts des décolonisations
successives au cœur du débat politique français et dans les assemblées où se
votent les grandes orientations du pays, y compris en matière coloniale.
Par ailleurs, cela permet de déterminer si les assemblées constituent un
miroir révélateur ou non des positions coloniales. Enfin, l’analyse du
parcours et du rôle des représentants peut à la fois permettre d’approfondir
l’histoire politique de la IVe République, apporte une meilleure
connaissance de l’histoire politique locale des territoires mais aussi des
évolutions et des variations du lien entre la métropole et chacun de ses
territoires et plus largement avec son Outre-mer à l’heure des
décolonisations.

1. Cet article est paru dans sa version intégrale dans Outre-mers, no 370-371, 2011 sous le titre
« Les représentants de l’Outre-mer dans les Assemblées de la IVe République. Approche
prosopographique ». Outre-Mers. Revue coloniale et impériale est la première et la plus
ancienne revue à comité de lecture portant sur ce champ de recherche. L’association qui la
dirige – la SFHOM https://www.sfhom.com – est basée à la Sorbonne. Elle publie deux
numéros par an, accessibles via Cairn, Persée et Gallica.
2. DOM (Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion), départements algériens (Alger,
Constantine, Oran), TOM de l’Afrique-Occidentale française (Côte-d’Ivoire, Dahomey,
Guinée, Haute-Volta, Mauritanie, Niger, Sénégal, Soudan), TOM de l’Afrique-Équatoriale
française (Moyen-Congo, Gabon, Oubangui-Chari, Tchad), autres TOM (Comores, Côte
française des Somalis, Établissements français de l’Inde, français de l’Océanie, Madagascar,
Nouvelle-Calédonie, Saint-Pierre-et-Miquelon), États associés (Cambodge, Laos, Viêt-Nam),
protectorats (Maroc, Tunisie), États sous tutelle des Nations unies (Cameroun, Togo).
3. Jacques Coenen-Huther, Sociologie des élites, Paris, Armand Colin, 2004 ; Christophe
Charle, Les Élites de la République, 1880-1900, Paris, Fayard, 2006 (1987) ; Hervé Joly (dir.),
Formation des élites en France et en Allemagne, Cergy-Pontoise, CIRAC, 2005.
4. Sarah Mohammed-Gaillard, Maria Romo-Navarrete, Des Français outre-mer. Une
approche prosopographique au service de l’histoire contemporaine, Paris, Sorbonne
Université presses, 2004.
Les décolonisations et les partis
de gauche en France
Sylvie Thénault

Le 2 septembre 1945, le Viêt-Minh proclame la république


démocratique du Viêt-Nam et, tandis que la guerre s’y installe, partout
ailleurs des organisations combattant le statu quo colonial se forment,
croissent et se multiplient : parti de l’Istiqlal marocain, Néo-Destour et
Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), Mouvement pour le
triomphe des libertés démocratiques (MTLD) et Union démocratique du
manifeste algérien (UDMA), Mouvement démocratique de la rénovation
malgache (MDRM), Rassemblement démocratique africain (RDA), Union
des populations camerounaises (UPC)… Neuf ans après, alors que la guerre
éteinte dans l’ancienne Indochine se rallume en Algérie, les populations
colonisées se sont elles-mêmes soulevées dans le Nord-Constantinois, au
Cameroun, à Madagascar, en Côte-d’Ivoire, dans le cap Bon tunisien et à
Casablanca. En 1962, finalement, au prix de deux guerres meurtrières, après
d’âpres négociations pour le Maroc et la Tunisie, et au terme d’une lente
évolution constitutionnelle pour l’Afrique, la décolonisation française est
pratiquement achevée 1.
La décolonisation s’est développée au mépris des alternances entre
droite et gauche au pouvoir en France, une grande partie des territoires
sortant de la souveraineté française sous la conduite du général de Gaulle,
après l’action menée au ministère de la France d’outre-mer par Gaston
Defferre. Aucune corrélation ne peut être établie entre les périodes où les
formations de gauche ont exercé des responsabilités dans la direction de la
France et les progrès de la décolonisation, à une exception près : Pierre
Mendès France, avec les accords de Genève mettant fin à la guerre
d’Indochine et l’enclenchement de l’indépendance tunisienne, fondatrice
d’un modèle applicable au Maroc.
Pour le reste, les gouvernements auxquels la gauche a participé, ou ceux
qu›elle a dirigés, ont assumé guerres et répressions. Ainsi, les communistes
ont été au gouvernement jusqu’en mai 1947, pendant la répression du
soulèvement dans le Nord-Constantinois, le déclenchement de la guerre
d’Indochine et les deux premiers mois de l’insurrection malgache. Les
socialistes, eux, ne sont passés dans l’opposition qu’en 1952 et ils ont
directement géré le portefeuille de l’Outre-mer avec Marius Moutet, Gaston
Defferre et Paul Ramadier en 1946-1947.
C’est ensuite le gouvernement de Guy Mollet, rassemblant les
socialistes, les radicaux et l’Union démocratique et socialiste de la
Résistance (UDSR), qui, en 1956, a enlisé la France dans le bourbier
algérien après avoir obtenu, avec le soutien des parlementaires
communistes, les pouvoirs spéciaux. François Mitterrand, enfin, ministre
UDSR de la France d’outre-mer en 1950-1951, responsable de l’Intérieur,
puis de la Justice dans les premières années de la guerre d’Algérie, a suivi
la même politique. Les forces de gauche n’auraient-elles pas eu le sens de
l’Histoire ? Comment les distinguer d’une droite prenant acte, avec
réalisme, de la nécessité de décoloniser pour conserver le rang international
de la France ?
Pourtant, la décolonisation a mobilisé, à gauche, l’énergie de militants
qui ont combattu la torture, approuvé les soldats insoumis ou déserteurs,
dénoncé la répression des nationalistes, soutenu leurs revendications,
exprimé leur solidarité dans des réseaux actifs à leurs côtés ou dans des
comités à l’origine de multiples meetings, publications, déclarations,
pétitions… Dans l’unité dépassant le cadre syndical ou dans une désunion
classique, localement ou nationalement, les journées d’action contre la
guerre d’Indochine ou d’Algérie ont de même ponctué la chronologie des
années 1945-1962. Les partis au pouvoir ont ainsi connu des ruptures en
leur sein, tandis que des militants dégagés de toute responsabilité dans la
gestion des affaires du pays étaient libres de s’engager au nom d’idéaux
variés : « dreyfusards », « bolcheviks », « tiers- mondistes », pour reprendre
une typologie chère à Pierre Vidal-Naquet (1986) 2. Du cœur des
organisations à leurs minorités et en dehors d’elles, la gauche a décliné
toute sa diversité face à la décolonisation.

Un double jeu avec les élites politiques aux colonies

Contrepoids potentiel, le point de vue des colonisés était à la fois


insuffisant et négligé. Insuffisant, car les nationalistes ont refusé de lier leur
destin à celui des partis de gauche, trop frileux sur les revendications
anticoloniales à leurs yeux. C’est pourquoi les nationalistes n’ont guère
développé de stratégie à l’adresse des partis de gauche, pour influencer leur
analyse.
Tout effort en ce sens était considéré comme vain, en particulier par leur
base populaire pour qui, de droite ou de gauche, les partis français restaient
ceux du colonisateur. En outre, les nationalistes devaient garder leur liberté
pour négocier avec tout gouvernement, y compris de droite. Sans être
indépendantiste, le choix d’Aimé Césaire, qui a quitté le parti communiste
martiniquais pour fonder le Parti progressiste martiniquais en 1958, libre de
toute affiliation métropolitaine, reposait sur un constat plus radical :
l’ostracisme des organisations de gauche à l’égard des revendications
spécifiques à l’outre-mer freinait leur aboutissement, notamment en raison
d’un racisme que l’écrivain n’a cessé de dénoncer.
Il est vrai que les élus d’outre-mer, membres de partis métropolitains,
qui ont intégré l’arène parlementaire après la Seconde Guerre mondiale
l’ont payé d’un rapport de forces défavorable. Ils ont ainsi été des
« éléments de manœuvre dans le jeu national 3 ». La SFIO (Section
française de l’Internationale ouvrière), par exemple, s’est opposée à ses
parlementaires africains, emmenés par Amadou Lamine-Guèye, député du
Sénégal-Mauritanie, qui demandaient un renouvellement de l’Assemblée de
l’Union française, car elle craignait d’y perdre des sièges. Léopold Sédar
Senghor, qui a quitté le comité directeur en 1948, a d’ailleurs créé un
groupe apparenté au MRP (Mouvement républicain populaire), le groupe
des Indépendants d’outre-mer, que menacèrent alors de rejoindre les déçus
de la SFIO.
Au contraire des autres partis représentant les colonisés, le
Rassemblement démocratique africain (RDA), sous la conduite de Félix
Houphouët-Boigny, a recherché des alliances métropolitaines. Ses députés
ont ainsi été apparentés aux communistes avant de s’en défaire pour
rejoindre l’UDSR de François Mitterrand, qui leur promettait une plus
grande marge de manœuvre et s’ouvrait à l’idée d’une autonomie au sein
d’un ensemble fédéral.
Ainsi naissait, dans un intérêt réciproque, un « groupe charnière avec
lequel les gouvernements de la IVe République devaient compter 4 ». Le
RDA gagnait également à se séparer des communistes, pour convaincre
qu’une libération de l’Afrique ne la livrerait pas au bloc soviétique. Par la
suite, Félix Houphouët-Boigny a été de tous les gouvernements à compter
de février 1956, de gauche comme de droite, jusqu’aux indépendances
obtenues en 1960. Si cette stratégie a divergé des autres par l’inscription
volontaire dans le jeu politique métropolitain, elle reposait aussi sur le refus
de se lier exclusivement à gauche, pour garder une liberté favorable à la
progression des revendications du RDA.
La guerre d’Algérie mobilise en faveur de la paix et des négociations,
sur des mots d’ordre brandissant les dangers qu’elle faisait courir aux
métropolitains : ils risquaient leur vie dans le contingent, perdaient leurs
libertés sous les coups d’une armée entrée en rébellion contre le pouvoir et
voyaient leur pays s’avilir par l’usage de la torture. Ce type d’arguments a
fondé l’opposition constante du Parti communiste français (PCF) à la
politique algérienne du général de Gaulle qui, pourtant, a fait aboutir
l’indépendance.
Dans cette logique privilégiant les préoccupations métropolitaines, la
rupture du tripartisme en mai 1947 a été déclenchée par des désaccords sur
la politique économique et sociale du gouvernement, et non sur la conduite
de la guerre d’Indochine ou la répression de l’insurrection malgache qui
avait éclaté deux mois plus tôt. Considérant comme nécessaire la
participation des communistes au gouvernement pour accentuer la
« démocratisation » du pays qu’il estimait en cours, Maurice Thorez, vice-
président du Conseil, avait auparavant contribué à l’élaboration des
instructions envoyées au haut-commissaire en Indochine, dont la partie
militaire encadra le lancement d’opérations. De même, refusant dans un
premier temps de voter les crédits militaires, les députés communistes s’y
étaient résolus par solidarité avec le gouvernement. En 1956, une logique
identique a présidé au vote des pouvoirs spéciaux : obligé de poser la
question de confiance pour les obtenir, Guy Mollet a exercé une forte
pression sur les communistes qui lorgnaient du côté du Front républicain
pour sortir de leur isolement.
L’attitude des députés socialistes pendant la guerre d’Indochine a
procédé, elle aussi, de calculs sur l’opportunité de participer à la gestion du
pays : ils ont ainsi voté les crédits militaires jusqu’en 1951, se sont abstenus
en 1952, lorsque la SFIO est passée dans l’opposition, puis les ont rejetés.
Les subtils montages ministériels et les alliances parlementaires, encouragés
par les institutions de la IVe République, ont primé sur l’appréciation de la
politique gouvernementale en matière coloniale.

Réformer, réprimer…

Contre les revendications d’indépendance, chacun opposait une


alternative à la rupture avec la France. Inscrite de longue date dans la
culture politique de la gauche française, notamment dans son ancrage
républicain, l’assimilation a cédé la place à des projets de fédération ou
d’association.
Un consensus soudait cependant l’ensemble de la gauche dans l’action :
la nécessité de réformer l’Empire. Leur gestion de la décolonisation a suivi
cette ligne directrice. Dès décembre 1945, Marius Moutet, ministre de
l’Outre-mer, regrettait ainsi le « sens péjoratif » du terme « colonisation »,
auquel il entendait donner « un sens honorable, en appelant le socialisme à
le redéfinir 5 ». Dans cet esprit, la départementalisation des vieilles colonies,
ardemment défendue par les communistes locaux et votée à l’unanimité en
mars 1946, ne constitue pas une « autre décolonisation 6 », mais plutôt une
autre colonisation, car il s’agissait bien de maintenir la souveraineté
française, même si elle prenait une forme rénovée, la débarrassant de son
caractère autoritaire. Saluée par les Antillais sur le moment, surtout qu’elle
venait après une politique de discrimination raciale sous Vichy, la
départementalisation n’a pas empêché la tentation indépendantiste de naître
plus tard, dans les années 1960-1970.
Cette ambition réformatrice reposait sur l’ignorance du fait national. À
partir du moment où ils s’inscrivaient dans un cadre français, simples
mesures ou bouleversements de plus grande ampleur ne répondaient plus
aux aspirations des nationalistes. Même si ces derniers prospéraient sur la
misère, l’inégalité et l’infériorité inhérentes au statut de sujet colonial, ils
réclamaient avant tout la reconnaissance d’une identité collective distincte
de celle de la France. C’est pourquoi au Maroc, en Tunisie et en Algérie les
nationalistes ont rejeté les réformes, y compris les plus progressistes, qui
ont fleuri dans l’après-guerre. Les débats chez les communistes autour de
l’existence d’une nation algérienne montrent cependant qu’ils avaient
conscience de cette faiblesse : une politique de réforme ne pouvait
l’emporter qu’en l’absence de sentiment national. Nié dans ses fondements
propres, son développement était d’ailleurs considéré comme l’échec d’une
France incapable d’appliquer outre-mer ses grands principes libéraux,
égalitaires et fraternels.
La guerre d’indépendance algérienne a porté à son paroxysme le lien
entre réforme et répression. Après le statut de l’Algérie, voté en 1947, mais
non appliqué, elle a réactivé ces intentions réformatrices, sous la pression
de l’insurrection des nationalistes qui, contrairement au leitmotiv des
gouvernements de la IVe République, ne désarmaient pas. Les présidents du
Conseil radicaux de toutes tendances, Pierre Mendès France, Maurice
Bourgès-Maunoury et Félix Gaillard, ont ainsi soumis à l’Assemblée des
mesures, plus ou moins ambitieuses, plus ou moins convaincantes, peut-
être, mais témoignant de la même logique et leur valant d’être renversés,
faute de rallier leurs fragiles majorités sur un contenu consensuel.
Le socialiste Guy Mollet, quant à lui, a prévu dans la loi dite des
« pouvoirs spéciaux » un « programme d’expansion économique, de
progrès social et de réformes administratives », utilisé par les communistes
pour justifier leur approbation. Tous les gouvernements ont cependant
considéré que la réalisation des réformes était subordonnée au retour à
l’ordre, donnant alors la priorité à l’action répressive.
Pierre Mendès France se distingue dans cet ensemble. Il est en effet allé
jusqu’à démissionner du gouvernement Guy Mollet, manifestant ainsi son
désaccord avec la politique algérienne gouvernementale. Les dissensions
croissantes autour de sa politique l’avaient cependant libéré d’un devoir de
solidarité partisan et ministériel. Sa décision entérinait une évolution, déjà
très entamée, de scission du parti radical entre ses partisans et ses
opposants, qui l’accusaient de défaitisme, comme au temps de la guerre
d’Indochine. Par ailleurs, anticommunisme, priorité aux questions
métropolitaines et volonté de réformer l’animaient également.
Dès 1950, Pierre Mendès France avait préconisé des contacts avec Hô
Chi Minh car il jugeait la guerre contraire aux intérêts de la France. Il
considérait qu’elle freinait la modernisation du pays en mobilisant ses
ressources, qu’elle contrariait le déploiement de son armée en Europe au
profit du bloc occidental et que la lutte contre le communisme devait
privilégier le terrain européen plutôt que les lointains confins du Sud-Est
asiatique 7. C’est également au nom d’un recentrage sur l’Europe et la
modernisation de la France que Pierre Mendès France a conçu sa politique à
l’égard du Maghreb dont il n’envisageait pas, comme le reste de la gauche,
l’indépendance.
Promettant l’« exercice interne de la souveraineté » dans son discours à
Carthage le 31 juillet 1954, il a fondé un « modèle tunisien » de
négociations en vue d’une autonomie sauvegardant les intérêts français 8.
D’un côté, en effet, l’indépendance était réclamée par Habib Bourguiba en
Tunisie, Omar Abdeljalil et Abderrahim Bouabid au Maroc et, de l’autre, le
statu quo était condamné par les résistances armées ou les manifestations
populaires. Entre ces deux options nuisibles à la France, Pierre Mendès
France a cherché une voie moyenne. C’est le rapport de forces créé par les
nationalistes tunisiens et marocains qui l’a ensuite détournée vers
l’indépendance, d’autant que la guerre en Algérie ouvrait un front gênant
les négociateurs français.
La particularité de Pierre Mendès France est d’ajouter un pan au
diptyque liant réforme et répression : la négociation. Alors que les
gouvernements confrontés à la guerre d’Indochine ou la guerre d’Algérie
glosaient sur l’impossibilité de trouver un interlocuteur valable ou
proposaient des conditions de discussion inacceptables pour l’adversaire,
Pierre Mendès France a admis les nationalistes comme représentants
légitimes des peuples dont ils se réclamaient, et il a su élaborer une plate-
forme pour entamer des négociations. Il lui fallait lever l’hypothèque de la
décolonisation pour espérer réaliser son ambitieux programme de
modernisation de la France. Là était la priorité.

La cause anticoloniale en France

La cause anticoloniale a aussi rassemblé, parmi d’autres, des hommes


aussi divers qu’André Mandouze et Robert Barrat à Témoignage chrétien,
Jean-Marie Domenach et Henri-Irénée Marrou à Esprit, Claude Bourdet à
Combat puis à France-Observateur avec Gilles Martinet, Jean-Paul Sartre
aux Temps modernes, François Mauriac à L’Express à partir de 1953…
L’itinéraire de Robert Barrat illustre la continuité de leur engagement : il a
en effet reconnu très tôt la légitimité du Viêt-Minh, voyagé dans le monde
arabe avec Louis Massignon en 1949, dénoncé la répression au Maghreb
dans Justice pour le Maroc, publié au Seuil en 1953, avant d’être poursuivi,
deux ans plus tard, pour ses contacts avec le Front de libération nationale
(FLN). Il trouva ensuite refuge dans la presse clandestine, à Vérité-Liberté,
et s’engagea pour l’insoumission avec le Manifeste des 121, en 1960.
À l’intérieur de la SFIO, André Philip, Robert Verdier, Alain Savary,
qui lui aussi démissionna du gouvernement de Guy Mollet, Charles-André
Julien, Oreste Rosenfeld, ou encore Édouard Depreux ont incarné, dès la fin
des années 1940, une option d’ouverture envers les revendications
exprimées outre-mer. Jean et Marie Rous, venus du trotskisme comme Yves
Dechézelles, en représentaient l’aile gauche 9.
Les militants communistes, quant à eux, ont pu s’engager sans rompre
avec leur parti, au nom de la défense des opprimés. La crédibilité du PCF a
cependant souffert des atteintes aux droits de l’homme en URSS et de ses
interventions dans ses pays satellites, en particulier en 1956 avec les crises
simultanées de Suez et Budapest. La présence des communistes dans un
comité, à un meeting ou au bas d’une pétition était déterminante dans la
décision de se joindre ou de rejeter l’initiative proposée. L’anticommunisme
créait ainsi une ligne de fracture.
La guerre d’Indochine, quant à elle, a inauguré les campagnes de presse
dénonçant l’usage de la torture, dans Témoignage chrétien le 29 juillet
1949, les pétitions avec le texte de soutien à Henri Martin, signé notamment
par Simone de Beauvoir, Jean Cocteau, Louis Martin-Chauffier, Jacques
Prévert ou encore l’appel pour la paix lancé depuis Lyon par des
catholiques tels André Latreille, Joseph Folliet, Jean Lacroix, Joseph
Vialatoux… Elle a aussi vu naître un Comité d’études et d’action pour le
règlement pacifique de la guerre au Viêt-Nam et se multiplier les meetings,
conférences et rassemblements pour la paix. À l’initiative de François
Mauriac et Louis Massignon, le plus important s’est tenu à Paris, au cloître
Saint-Séverin, le 14 juin 1954, pour soutenir l’appel lyonnais.
Depuis un an d’ailleurs, François Mauriac et Louis Massignon se
côtoyaient au Comité France-Maghreb, fondé par solidarité avec les
Marocains. La diversité de ses membres reflétait celle des pourfendeurs de
la répression : Robert Barrat, Claude Bourdet, Alain Savary, Jean Rous,
Daniel Guérin, Charles-André Julien… De leur côté, les avocats ont
continué de plaider outre-mer en défendant les Algériens de la branche
paramilitaire du MTLD, décapitée par la police en 1950, et les Africains du
RDA, arrêtés après les manifestations de 1949-1950. À la SFIO, les
motions contestataires et ruptures se situent aussi à la charnière des deux
décennies. Yves Dechézelles l’a ainsi quittée en 1947 tandis qu’en
septembre 1948, des députés socialistes ont demandé l’arrêt du procès à
Madagascar. Affrontant un refus, Jean Rous et Léopold Sédar Senghor l’ont
alors quittée à leur tour.
La guerre d’Algérie a décuplé les engagements et les ruptures. Les
polémiques autour de la torture ont ainsi emporté un éventail plus large de
la presse, tandis que les publications de brochures et témoignages se sont
multipliées. Avec, entre autres, Pierre Vidal-Naquet, Laurent Schwartz et
Madeleine Rebérioux, le Comité Maurice Audin a rassemblé des militants
de gauche de toutes tendances. Il s’est constitué comme lieu de critique et
d’initiatives diverses pour dénoncer les méthodes des forces de l’ordre :
soutenance de thèse in absentia du disparu en décembre 1957, parution de
L’Affaire Audin, chez Minuit en 1958, procès en diffamation contre La Voix
du Nord, en 1960, auxquels se sont ajoutés les meetings, les manifestations,
les brochures et la publication de Vérité-Liberté.
À l’opposé, des hommes de la génération précédente se sont entêtés
dans la défense de l’Algérie française, jusqu’à fonder en 1961 un « Comité
de gauche pour le maintien de l’Algérie dans la République française »,
rassemblant, entre autres, les socialistes Robert Lacoste et Max Lejeune, les
radicaux Maurice Bourgès-Maunoury, André Morice et Albert Bayet, vice-
président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme. L’appellation de
leur comité dit bien leur conception jacobine de la République, mais
quantité d’autres facteurs ont joué : négation d’un sentiment national, départ
inconcevable des Français d’Algérie, espérance en une solution
réformatrice, rejet du FLN, laïcisme.
L’Algérie française a trouvé leur agrément contre un projet
indépendantiste qui ferait tomber la dernière pièce maîtresse d’un empire
français sur la voie du déclin, la décolonisation l’ayant déjà grandement
amputé. Les militants opposés à la guerre ont pu, eux, aller jusqu’à la
rupture avec leurs partis. Au PCF, au moment du vote des pouvoirs
spéciaux, des députés ont dû s’expliquer devant leur base, des étudiants ont
imprimé des brochures dénonçant la loi et de vives tensions ont secoué la
tête du parti.
Dans les rangs socialistes, la contestation s’est accentuée en 1957, avec
une motion pour la paix déposée par André Philip. La persévérance de cette
minorité interne, contre la majorité ralliée à Guy Mollet, a abouti à la
création du Parti socialiste autonome (PSA) en 1958, devenu deux ans plus
tard le Parti socialiste unifié (PSU), avec l’alliance de l’Union de la gauche
socialiste (UGS), de la Nouvelle Gauche et des mendésistes 10. Véritable
photographie de la famille anticolonialiste, son premier comité politique
national rassemblait notamment André Philip, Jean Rous, Alain Savary,
Robert Verdier, Daniel Mayer, président de la Ligue des droits de l’homme
très engagé contre la guerre menée aux indépendantistes algériens, Claude
Bourdet, ainsi que les avocats Pierre Stibbe et Yves Dechézelles. Gilles
Martinet et Édouard Depreux assuraient, avec Henri Longeot, le secrétariat
national du nouveau parti.
Cependant, avec le temps et l’approfondissement du conflit franco-
algérien, la décolonisation a conduit à l’avènement d’une gauche très
minoritaire, formée dans la lutte contre les guerres et répressions coloniales,
active de longue date aux côtés des indépendantistes de tous territoires. La
décolonisation a ainsi été, pour les forces de gauche, une source de ruptures
puis de recomposition.

1. Ce texte a été publie dans une version plus développée sous le titre « La gauche et la
décolonisation », in Jean-Jacques Becker (dir.), Histoire des gauches en France (tome 2),
Paris, La Découverte, 2005.
2. Pierre Vidal-Naquet, « Une fidélité têtue. La résistance française à la guerre d’Algérie »,
Vingtième Siècle, n° 10, 1986.
3. Charles-Robert Ageron, Marc Michel (dir.), L’Afrique noire française. L’heure des
indépendances, Paris, CNRS Éditions, 1992.
4. Gabriel Lisette, Le Combat du Rassemblement démocratique africain, Paris, Présence
africaine, 1983.
5. Jean-Pierre Biondi, Gilles Morin, Les Anticolonialistes (1881-1962), Paris, Robert Laffont,
1992.
6. Robert Deville, Nicolas Georges, Les Départements d’outre-mer. L’autre décolonisation,
Paris, Gallimard, 1996.
7. Alain Ruscio, Les Communistes français et la guerre d’Indochine, 1944-1954, Paris,
L’Harmattan, 1985.
8. François Bédarida, Jean-Pierre Rioux (dir.), Pierre Mendès France et le mendésisme.
L’expérience gouvernementale (1954-1955) et sa postérité, Paris, Fayard, 1985.
9. Jean-Pierre Biondi, Gilles Morin, op. cit.
10. Gilles Morin, « De l’opposition socialiste à la guerre d’Algérie au Parti socialiste
autonome, 1954-1960. Un courant socialiste de la SFIO au PSU », thèse de doctorat en histoire
à l’université de Paris 1, 1992.
Littérature afro-francophone
à l’époque coloniale
Dominic Thomas

La fameuse déclaration en 1960 de l’écrivain et ethnologue malien


Amadou Hampâté Bâ, selon laquelle « En Afrique, quand un vieillard
meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », souligne la difficulté à définir la
littérature africaine, l’importance du choix de la langue d’expression, la
question du public, le rôle de l’engagement politique, la dimension raciale,
et la problématique de la colonisation et de ses héritages. Ces thèmes étaient
aussi, en 1955, au cœur de la polémique entre les écrivains camerounais et
guinéen Mongo Beti et Camara Laye.
Mongo Beti s’attaqua à Camara Laye dans un article intitulé « Afrique
noire, littérature rose », publié dans la revue Présence Africaine, une
intervention qui allait secouer le monde des lettres africaines, et où il insista
sur la responsabilité de l’écrivain africain 1. Selon Mongo Beti, l’accent mis
par Camara Laye dans son roman L’Enfant noir (publié en 1953) sur les
influences du colonialisme et de l’éducation coloniale sur la communauté
Malinké au Guinée manifestait une dimension nostalgique de ce passé et
une prise de position insuffisamment engagée sur l’impact réel de la
colonisation 2.

Affirmation culturelle et résistance à la colonisation


La période de production littéraire à l’époque coloniale initiale a été
marquée par une double tendance – celle d’une affirmation culturelle et
d’une résistance à la colonisation –, tandis que la période de l’ère
postcoloniale met en scène le processus complexe de construction d’États-
nations modernes et la relation entre l’écrivain et l’État indépendant. La
désorientation qui a résulté de la domination coloniale et postcoloniale,
l’effondrement de l’État-nation et l’émergence de générations de jeunes
exclus et marginalisés nous ont obligés à faire appel à des cadres
contextuels plus larges afin d’expliquer ces développements et les flux de
populations entre l’Afrique et la France.
Si la littérature coloniale française a servi de vecteur à l’idéologie
coloniale et expansionniste, elle allait être démantelée plus tard par les
écrits de la négritude (chez Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon-
Gontran Damas, par exemple) et par les auteurs africains « anticoloniaux ».
Comme l’a souligné l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou,
« L’Histoire nous a mis face à face. La rencontre s’est déroulée de manière
frontale, avec le bilan inscrit (ou à inscrire) dans les livres que liront les
nouvelles générations 3. » Une mémoire commune existe désormais entre
ces deux espaces, inscrite dans l’esclavage et visible dans les approches
historiographiques, françaises et francophones, et dans le choix même de la
langue française.
Un retour sur l’ère coloniale et à la littérature afro-francophone de cette
époque permet de cerner la nature « ambiguë » de la rencontre culturelle
entre l’Afrique et la France, à l’origine dans les écoles coloniales et dans le
cadre des exigences de la mission civilisatrice (à l’instar de « nos ancêtres
les Gaulois »), et ultérieurement par l’intermédiaire du voyage des
protagonistes vers la métropole, notamment dans quelques grands romans
tels que Mirages de Paris (1937), L’Enfant noir (1953), Un nègre à Paris
(1959), Chemin d’Europe (1960), et L’Aventure ambiguë (1961). Récits
dans lesquels le voyage en France était l’occasion de confronter l’éducation
coloniale aux réalités de la vie métropolitaine. Nombreuses sont les œuvres
« postcoloniales » qui font référence à leurs prédécesseurs, soulignant la
dimension transcoloniale par de multiples références à des romans
coloniaux ainsi qu’à la propagation de mythes qui émaillent certains textes.
Dans ce registre, de l’époque coloniale à la mondialisation
contemporaine, il se dégage une linéarité en matière d’économie de la
mobilité humaine qui fera l’objet des préoccupations plus vastes de la
mondialisation. Le travail des auteurs de la période coloniale déconstruit les
mécanismes et processus permettant au mythe de la supériorité culturelle
française d’agir comme un dispositif stratégique d’imposition de la
domination coloniale. Leurs œuvres montrent la façon dont le mythe peut
être démonté et le fantasme de la supériorité occidentale démystifié par un
observateur attentif de ces dynamiques élaborées, tout en reconnaissant que
le phénomène a survécu aux mécanismes de propagande coloniale dans
l’imaginaire postcolonial.
Plus tard, une nouvelle génération d’écrivains se pencherait sur les
implications et conséquences de cette expérience, considérant aussi la
dimension transnationale de ces mouvements démographiques et la
formation de réseaux diasporiques en France et en Europe. Pour Alain
Mabanckou, « De l’Europe enfin est né le nouveau personnage du roman
africain actuel : un être décousu, marginal, déphasé 4. » La discussion sur
l’immigration a tendance à situer ce phénomène comme une pratique
postindépendance associée à la politique de décolonisation, alors qu’en
réalité les flux de populations étaient essentiels au projet colonial, à la
défense et construction de la France elle-même, bien avant 1960.
Le thème de la migration vers la métropole française revient
constamment dans la littérature afro-francophone de l’époque coloniale.
Naturellement, ce phénomène peut être localisé dans un cadre économique
et politique transhistorique plus vaste, où le déplacement de populations est
un dénominateur commun depuis plusieurs siècles. Ces facteurs ont
beaucoup à nous apprendre sur la dynamique entre les espaces
symbiotiquement reliés que sont l’Afrique subsaharienne et la France.
À vrai dire, les explorations de l’histoire coloniale nous ont aidés à
mieux contextualiser les tendances récentes des mouvements de population
de l’Afrique vers la France et de la France vers l’Afrique, et ont démontré
de façon convaincante les liens complexes et imbriqués mis en évidence
dans la construction mythique de la France évoquée par les sujets coloniaux
et postcoloniaux. Le contexte africain est façonné par un ensemble assez
unique de situations, surtout compte tenu des particularités régionales et
nationales qui pourraient inclure un large éventail d’expérimentations
coloniales et de décolonisation, des expériences récentes de souveraineté
nationale, des disparités énormes dans les ressources naturelles, un manque
d’uniformité du contrôle aux frontières et des exemples de mobilité des
populations, en même temps que des réseaux commerciaux régionaux
complexes.

Prise de conscience raciale et l’entreprise coloniale

L’analyse du contexte afro-francophone nous oblige à élargir le cadre,


de manière à prendre en considération la présence africaine-américaine
(Richard Wright, James Baldwin, Joséphine Baker) car la capitale française
a joué, comme l’a souligné Francis Abiola Irele, une place fondamentale
dans « l’expérience africaine » et dans la construction d’une identité « afro-
française » fondée sur la dimension raciale 5. Déjà, à l’occasion du premier
Congrès panafricain à Paris le 19 février 1919, l’incontournable Africain-
Américain W. E. B. Du Bois qui militait pour les droits civiques au sein de
la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP,
fondée en 1909) était présent, et l’impact de son livre révolutionnaire The
Souls of Black Folk (Les Âmes du peuple noir, 1903) se faisait sentir.
L’écho de W. E. B. Du Bois allait retentir à travers le grand poème de
Léopold Sédar Senghor, « Femme noire », dans le recueil Chants d’ombre
(1945). Ainsi, cette conscience globale de la culture noire était manifeste en
1956 à l’occasion du Premier Congrès des écrivains et artistes noirs à la
Sorbonne, et plus tard, en 1959, au Congrès des écrivains et artistes noirs à
Rome.
Mais le message à retenir était celui d’un croisement, en France, entre
intellectuels africains, américains, et français, surtout au niveau des
influences symbiotiques entre les corpus littéraires à l’époque coloniale.
Alors que la lutte pour les droits civiques se poursuivait aux États-Unis,
Paris s’était transformée en capitale culturelle, connue pour le jazz, la
danse, la musique, et surtout pour l’accueil réservé à l’intelligentsia
africaine-américaine – impatiente de s’éloigner de la ségrégation et de la
discrimination raciales – et aux écrivains afro-français.
Cette étape fut essentielle et formatrice, déterminante dans la prise de
conscience de l’homme « noir » et sa décision d’assumer une action sociale,
politique et surtout engagée. Léopold Sédar Senghor a publié son
Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française en
1948 avec une préface de Jean-Paul Sartre, « Orphée noir » – presque à la
même époque donc que les écrits de Richard Wright (Un enfant du pays et
Une faim d’égalité). En France, alors que le débat sur l’avenir de l’empire
colonial français était lancé, les intellectuels du monde noir s’interrogeaient
sur les liens entre race et colonialisme et dénonçaient l’entreprise coloniale
et les structures raciales, notamment sous la plume d’Aimé Césaire dans
son Discours sur le colonialisme (1950) et de Frantz Fanon dans Peau
noire, masques blancs (1952).
Avant 1946, la présence d’étudiants ressortissants des colonies
françaises était négligeable, en partie à cause du soutien apporté par
l’administration coloniale au développement des écoles coloniales. La
disponibilité de bourses allait changer cette dynamique, de telle sorte qu’en
1952-1953 on pouvait compter environ 4 000 étudiants africains en France,
effectif qui doublerait dès 1965 6.
La promotion d’un modèle pédagogique adapté aux spécificités de la
zone d’Afrique- Occidentale française fut largement diffusée dans le
Bulletin de l’enseignement en A.O.F. à partir de 1913, et plus tard en 1934
dans L’Éducation africaine ainsi que dans le Journal officiel de l’A.O.F.
Cette mobilité intellectuelle allait créer une diaspora africaine en France et
transformer les liens avec le continent africain, mais aussi avoir des
répercussions concrètes au niveau de la représentativité noire sur la scène
politique française. Plusieurs magazines, journaux et revues allaient voir le
jour, parmi les plus remarqués et influents Les Continents (1924), La Revue
du monde noir en 1931 et Légitime Défense en 1932, ou encore Le Paria,
La Voix des nègres, Le Courrier des Noirs, Le Cri des nègres, et La Race
nègre.
Car, résultat paradoxal de l’expérience coloniale, c’est en France, dans
cet espace métropolitain, qu’une « pensée noire » francophone allait
prendre forme. Comme l’a bien montré Francis Abiola Irele, « les
perceptions morales qui informent le sentiment africain d’un grief racial et
historique aboutissent à une critique compréhensive de l’Occident, à une
interrogation de l’idée qu’elle a d’elle-même et de sa vision du monde 7 ».
Le mouvement de la Renaissance de Harlem a servi de précurseur
historique, puisque les activités culturelles indissociables de ce mouvement
s’alignèrent, à partir de 1920, sur la composante militante liée à
l’articulation de la notion du new negro (le nouveau nègre). Pour les
intellectuels du monde noir, c’est en France que la conceptualisation et la
théorisation de la négritude a lieu 8.
Quelques années plus tard, en 1924, Kojo Tovalou Houénou créait
l’association panafricaniste la Ligue universelle pour la défense de la race
noire, et Lamine Senghor le Comité de défense de la race nègre (CDRN) en
1926, publiant aussi en 1927 La Violation d’un pays, texte clé dans la lutte
anticoloniale. La revue Légitime Défense, en 1932, mettait l’accent sur le
devoir de l’écrivain noir de se faire « l’écho des haines et des aspirations de
son peuple opprimé 9 ». En 1935, dans la revue L’Étudiant noir. Journal
mensuel de l’Association des étudiants martiniquais en France, Aimé
Césaire publiait un article, « Conscience raciale et révolution sociale », où
nous trouvons pour la première fois le mot négritude : « Ainsi donc, avant
de faire la Révolution et pour faire la révolution – la vraie –, la lame de
fond destructrice et non l’ébranlement des surfaces, une condition est
essentielle : rompre la mécanique identification des races, déchirer les
superficielles valeurs, saisir en nous le nègre immédiat, planter notre
négritude comme un bel arbre jusqu’à ce qu’il porte ses fruits les plus
authentiques 10. »

Engagements transnationaux

Nous retrouvons aussi cet engagement dans le premier volume de la


revue Présence Africaine (octobre-novembre 1947) et un peu plus tard cette
réflexion allait se tourner vers la décolonisation, notamment chez Frantz
Fanon avec L’An V de la révolution algérienne, sociologie d’une révolution
(1959) et son incontournable Les Damnés de la terre (1961). Ces écrits
novateurs se concentraient sur la pensée coloniale et son application dans
l’Empire même, en élaborant un discours et en produisant une analyse qui
vont servir plus tard, à l’époque postcoloniale, à déconstruire la transition
de l’indigène à l’immigré 11.
Alain Mabanckou, dans sa Lettre à Jimmy, souligne la pertinence de
l’œuvre et de la pensée de James Baldwin dans la France noire
d’aujourd’hui, car « L’immigré africain n’est plus le même, certes, et il faut
désormais compter avec sa descendance, qui, sans être de “là-bas”, doit
néanmoins chercher sa place “ici” 12. » La création de la maison d’édition
Présence africaine en 1949, ainsi que le travail et les activités de
personnalités aussi importantes qu’Alioune Diop (1910-1980, fondateur de
la revue Présence Africaine, avec son comité de patronage et de rédaction
composé de Jean-Paul Sartre, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor,
Richard Wright, Paul Hazoumé, Bernard Dadié, Abdoulaye Sadji, Georges
Balandier, Mamadou Dia, André Gide, Albert Camus, et Michel Leiris),
réunissaient les plus grands intellectuels de l’époque et jouèrent un rôle
déterminant en prenant le contre-pied de la suprématie et de l’hégémonie
intellectuelles occidentales tout en contextualisant et en soulignant les
contributions noires à l’art, la littérature, la philosophie et la science.
Ces protagonistes contribuèrent au dynamisme de l’environnement
culturel et politique, et les liens entre une entreprise coloniale et
l’émergence d’une lutte anticoloniale en langue française ont servi à lancer
le processus de mise à nu des rouages de la pensée coloniale. Dans cette
dynamique et devant le discours français et européen sur la « race » – un
discours aux racines scientifiques, esclavagistes, culturelles et politiques,
selon l’époque –, les écrivains africains et les théoriciens afro-antillais
n’hésitèrent pas à s’exprimer sans détour sur la situation coloniale.
Dans ce contexte, quelques textes clés servent à cerner les directions
dans lesquelles la production littéraire se dirigeait. Relevons, parmi eux, Les
Trois Volontés de Malic du Sénégalais Ahmadou Mapaté Diagne, texte
datant de 1920, dans lequel l’auteur élabore une apologie de la colonisation
française ; le prix Goncourt du Guyanais René Maran en 1921 pour son
Batouala. Véritable roman nègre ; Force-Bonté de Bakary Diallo en 1926 –
autobiographie d’un soldat africain rentrant après une campagne militaire
dans le régiment des tirailleurs sénégalais. Plus tard, après l’Exposition
coloniale internationale de 1931 et au moment de l’Exposition
internationale à Paris (1937), Ousmane Socé publia son Mirage de Paris
(1937), où il présentait la mystification/mythification du projet colonial
avant de proposer une démystification et démythification de ce même projet
à travers le regard de Fara, le jeune protagoniste sénégalais présent à
l’exposition. De même, Mongo Beti, dans ses romans de la période, Ville
cruelle (1954), Le Pauvre Christ de Bomba (1956), Mission terminée
(1957), et Le Roi miraculé (1958), annonçait une tendance révolutionnaire
que l’on retrouve dans le poème « Les vautours » (1956) du Sénégalais
David Mandessi Diop.
L’Ivoirien Bernard Dadié allait lui aussi interroger, dans Un nègre à
Paris (1959), les fondements de la culture occidentale qui avaient fourni ses
contours au projet colonial, tandis que le Camerounais Ferdinand Oyono
s’attaquait à la question du déplacement et à la migration vers l’Europe
dans Chemin d’Europe (1960). Mais les réalités économiques, politiques et
sociales, une fois en France, sont loin de correspondre à cette
caractérisation mythique que la France véhiculait depuis la période
coloniale, et que Bernard Dadié avait déjà remise en question dans Un
nègre à Paris (1959), précurseur du projet révolutionnaire d’Edward Said
de 1978 visant à déconstruire (voire démanteler) dans son magistral
L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident l’entreprise mystificatrice du
discours orientaliste européen 13.
Pour Tanhoe Bertin, le protagoniste du roman de Bernard Dadié, ce
regard « ethnographique » est fondé sur une nouvelle approche de
l’interrelation : « Je regarde les gens aller et venir. Je prends conscience de
ma couleur qui tranche, me signale à des distances le jour comme la nuit.
Et je me dis : Dieu n’a-t-il pas créé les hommes de couleurs différentes afin
de nous obliger à nous étudier ? La couleur serait-elle la seule barrière que
les hommes franchiraient difficilement ? Avons-nous jamais bien pesé une
goutte de larme, un sourire ? Et jusqu’à quel point admettons-nous, les uns
et les autres, que les êtres sont semblables à nous ? Nous parlons de
coutumes différentes, de couleurs, de pays, de cultures, mais les hommes ne
sont-ils pas tous les mêmes ? N’ont-ils pas partout les mêmes besoins, les
mêmes aspirations 14 ? »
Toutes ces questions et premières tentatives d’élucider une prise de
conscience, une notion de diaspora noire et de minorité, allaient fournir le
cadre à une réflexion plus approfondie sur les multiples formes
d’attachements raciaux, sociaux, et politiques et contribuèrent à
l’émergence d’une littérature afro-francophone à l’époque coloniale. C’est
aussi l’époque du film Afrique-sur-Seine (1955) de Paulin S. Vieyra,
premier étudiant africain diplômé de l’Institut des hautes études
cinématographiques (IDHEC) à Paris. Comme il l’a signalé dans son livre
Le Cinéma africain (1969), « À partir du 11 mars 1934 [date du décret
Laval] l’administration [française et coloniale] assume l’entière
responsabilité des films tournés sur l’Afrique 15. »
Déjà en 1928, le Comité de propagande coloniale par le film avait
souligné la place primordiale qu’elle accordait au film, et le décret Laval
limita donc la possibilité pour les Africains de filmer sur le continent
africain. Ceci explique pourquoi un jeune réalisateur comme Paulin S.
Vieyra en est venu à filmer et documenter la présence noire en France. Et
Paulin S. Vieyra d’en conclure (comme Bernard Dadié après lui) :
« L’Afrique, par voie de conséquence, rencontrant le cinéma aux mains du
colonisateur, a été utilisée surtout comme un cadre et l’Africain comme la
toile de fond à des histoires pour Européens. Par la suite, déterminé par
toute une philosophie colonialiste, le cinéma le plus souvent n’a fait
qu’illustrer cette vision particulière du monde occidental » et « on peut dire
que les Noirs africains ne sont présents sur les écrans, dans les meilleurs
des cas, que comme une curiosité scientifique, lorsqu’ils ne servent de toile
de fond à des justifications conscientes ou non d’un exotisme pour le moins
tendancieux 16 ».
Les personnages romanesques à l’époque coloniale circulaient en
France pour des raisons pédagogiques ou touristiques, et l’expérience de la
migration est définie par sa dimension existentielle. Plus tard, à l’époque
postcoloniale, les conditions souvent aggravées des modalités de
l’immigration en France feront de l’expérience un traumatisme lié à l’exil et
à la confrontation à des images déroutantes qui témoignent de la circulation
et de la persistance transcoloniale des idées reçues sur l’Afrique (le fameux
discours de Dakar en juillet 2007 du président Sarkozy l’a montré). Celles-
ci influencent la politique extérieure de la France envers l’Afrique mais
aussi sa manière d’aborder la question de l’intégration et de l’assimilation,
voire de l’immigration et du traitement des minorités ethniques ou visibles.
Ainsi, selon Achille Mbembe et Nicolas Bancel, « la pensée postcoloniale
déconstruit […] la prose coloniale, c’est-à-dire le montage mental, les
représentations et formes symboliques ayant servi d’infrastructure au projet
impérial et légitimant la domination 17 ».
De l’époque coloniale à la mondialisation contemporaine, il se dégage
une linéarité en termes d’économie de la mobilité humaine, et qui fera
l’objet des préoccupations plus vastes de la mondialisation. Comme l’a bien
cerné Alain Mabanckou, « Cet être est confronté à une double réalité : celle
de son passé encore trop inexploré et celle d’un monde qui est en pleine
turbulence 18 ». Et c’est justement ce monde « en pleine turbulence » où les
questions identitaires sont au premier plan, ce monde où « l’intensification
des communications, l’accentuation des interdépendances, la relativisation
du sens des frontières et l’émergence progressive d’un espace politique et
culturel commun n’y produisent pas la reconnaissance mutuelle, ou la
conscience d’appartenir à une même humanité, mais une intensification des
intolérances, des pulsions de destruction fondées sur la revendication
d’identités collectives plus ou moins imaginaires 19 ».
Cette tentative de « déracialiser » le projet colonial et d’adopter un
agenda culturaliste avait déjà légitimé la mission civilisatrice tout en
remettant aux calendes grecques l’assimilation – ce discours influence
même à ce jour la pensée officielle sur la question de l’immigration en
France.

1. Mongo Beti, « Afrique Noire, littérature rose », Présence Africaine, no 1-2, avril-juillet
1955.
2. Ce texte est issu de l’ouvrage Noirs d’encre. Colonialisme, immigration et identité au cœur
de la littérature afro-française, Paris, La Découverte, 2013.
3. Alain Mabanckou, L’Europe depuis l’Afrique, Paris, Naïve, 2009.
4. Ibid.
5. Francis Abiola Irele, The African Imagination: Literature in Africa and the Black Diaspora,
Oxford/New York, Oxford University Press, 2001.
6. Fabienne Guimont, Les Étudiants africains en France. 1950-1965, Paris, L’Harmattan,
1997.
7. Francis Abiola Irele, op. cit.
8. Lilyan Kesteloot, Les Écrivains noirs de langue française. Naissance d’une littérature,
Bruxelles, Université libre de Bruxelles, Institut de sociologie, 1963.
9. Lilyan Kesteloot, Anthologie négro-africaine. Histoire et textes de 1918 à nos jours,
Vanves, EDICEF, 1992.
10. Christopher L. Miller, « The (Revised) Birth of Negritude: Communist Revolution and
“the Immanent Negro” in 1935 », PMLA, volume 125, no 3, mai 2010.
11. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, De l’indigène à l’immigré, Paris, Gallimard, 1998.
12. Alain Mabanckou, Lettre à Jimmy, Paris, Fayard, 2007.
13. Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980 [1978].
14. Bernard Dadié, Un nègre à Paris, Paris, Présence africaine, 1959.
15. Paulin S. Vieyra, Le Cinéma africain, Paris, Présence africaine, 1969.
16. Ibid.
17. Achille Mbembe, Nicolas Bancel, « De la pensée postcoloniale », Cultures du Sud, no 165,
avril-juin 2007.
18. Alain Mabanckou, L’Europe depuis l’Afrique, op. cit.
19. Étienne Balibar, « Le retour de la race », Mouvements, no 50, mars-avril 2007.
2. LES DERNIERS FEUX
DE L’EMPIRE
Les enjeux de la guerre d’Algérie
Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel

La guerre d’Algérie est l’aboutissement d’un long processus qui a vu se


creuser le fossé entre les communautés européennes et musulmanes depuis
des décennies 1. Les massacres de Sétif et Guelma en mai 1945 ont scellé
cette séparation. Parallèlement, le nationalisme algérien compte désormais
une composante radicale issue des vieux partis : le Front de libération
nationale (FLN). Ses dirigeants ne croient plus en la transformation possible
du colonialisme. Encouragé par les succès des mouvements
anticolonialistes dans le monde et particulièrement en Indochine où la voie
des armes a permis au Viêt-Nam, au Laos et au Cambodge d’accéder à
l’indépendance – mais aussi aux comptoirs des Indes –, sensibilisé par la
situation semi-insurrectionnelle au Maroc et en Tunisie, le FLN va
déclencher le 1er novembre 1954 une série d’attentats : la Toussaint rouge.
La direction du FLN a déjà des relais au Caire en Égypte : la
représentation politique est alors assurée par Hocine Aït Ahmed, Ahmed
Ben Bella et Mohamed Khider. Quels que soient les euphémismes utilisés
par les autorités, à savoir « opérations de maintien de l’ordre » ou
« pacification », c’est bien une guerre qui commence lorsque la France se
lance dans la répression. Cette guerre va durer huit années, comme celle
d’Indochine : la « pause » n’a duré que quelques mois entre les deux
conflits 2.
Le président du Conseil Pierre Mendès France et son ministre de
l’Intérieur François Mitterrand n’imaginent pas l’indépendance 3, mais
annoncent néanmoins une politique de réformes progressives et
structurelles visant à plus d’égalité juridique, sociale et économique. Deux
hommes, deux visions, deux politiques qui au début n’en font qu’une.
Immédiatement après les attentats de la Toussaint rouge, Pierre Mendès
France a tracé la ligne de conduite de son gouvernement : « Qu’on
n’attende de nous aucun ménagement à l’égard de la sédition, aucun
compromis avec elle. On ne transige pas lorsqu’il s’agit de défendre la paix
intérieure de la nation et l’intégrité de la République. […] Entre elle
[l’Algérie] et la métropole, il n’est pas de sécession concevable. »
Le 5 novembre 1954, le Conseil des ministres dissout le Mouvement
pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) de Messali Hadj.
François Mitterrand s’engage alors dans une politique répressive, croyant
encore fermement à l’Union française, en ce « bloc colossal qui, de Lille à
Brazzaville et d’Abéché à Dakar, s’étale sur sept mille kilomètres de
longueur et trois mille de largeur », comme il l’écrit en 1953 dans Aux
frontières de l’Union française 4. L’Algérie étant la France, pense-t-il
comme la majorité des membres du gouvernement, l’indépendance est
impossible, seule la répression peut et doit répondre à ceux qui sont à ses
yeux des « terroristes 5 ».

La crise coloniale et la chute de la IVe République

Avec l’éviction de Pierre Mendès France, le rétablissement de l’ordre en


Algérie passe par plusieurs phases. L’Assemblée nationale vote l’état
d’urgence le 3 avril 1955, plaçant l’Algérie dans une situation de « guerre
permanente ». Les autorités françaises donnent l’ordre à Jacques Soustelle,
alors gouverneur général de l’Algérie, d’accélérer la répression le mois
suivant, avec pour consigne d’« abattre tout rebelle pris les armes à la
main 6 ». En réaction, en septembre 1955, les élus algériens de l’Assemblée
algérienne votent une motion condamnant l’intégration et réclamant la
reconnaissance de l’Algérie comme « nation indépendante » – dans la
parfaite continuité du processus mis en place au Laos et au Cambodge deux
ans plus tôt –, ce à quoi Jacques Soustelle répond par sa dissolution.
L’option répressive est par ailleurs clairement visible sur le terrain – en
ville comme dans les campagnes – à travers l’augmentation considérable
des effectifs militaires envoyés en Algérie, sans compter que les partisans
du tout répressif sont renforcés par l’insurrection du Nord-Constantinois.
Ce tournant de la fin de l’été 1955 conduit Jacques Soustelle à arrêter
toutes les négociations avec les « terroristes » et pousse également les
messalistes à se rallier à la lutte militaire, créant néanmoins en
décembre 1955 leur propre parti, le MNA (Mouvement national algérien),
prélude à une guerre sanglante entre le FLN et ce dernier. La politique de la
France en Algérie creuse le fossé entre les insurgés et le gouvernement,
entre les Européens d’Algérie et les musulmans, entre les différentes
tendances du nationalisme algérien.
Le succès électoral de la gauche aux élections législatives de
janvier 1956, amenant le socialiste Guy Mollet à la présidence du Conseil,
avait laissé entrevoir un changement de cap dans la politique algérienne.
Mais Guy Mollet, en visite à Alger le 6 février 1956, est très mal reçu par
les pieds-noirs – qui le soupçonnent de vouloir « brader l’Algérie ». Sous la
pression, il change sa politique et remplace au poste de gouverneur général
à Alger le général Georges Catroux par Robert Lacoste, qui affirme
immédiatement que l’Algérie est et restera française. Dès lors, en Algérie,
les autorités françaises ne cessent de réclamer des mesures d’exception 7
pour faire face à l’augmentation des actions – attentats, assassinats,
sabotages – du FLN contre les intérêts français.
Cette volonté d’éliminer le FLN à tout prix aboutit le 12 mars 1956 à
une nouvelle loi, dite des « pouvoirs spéciaux », votée à une large majorité
par l’Assemblée nationale. L’armée française, confrontée au terrorisme du
FLN et à ses actions de guérilla, élabore progressivement une riposte qui
normalise un certain nombre de pratiques au nom de la « guerre contre-
révolutionnaire 8 », dont l’usage systématique de la torture, les exécutions
sommaires, le « quadrillage » visant non seulement à encadrer strictement
la population pour la contrôler mais également à priver le FLN de soutien
en lui interdisant tout contact avec celle-ci.
Très vite, des intellectuels s’engagent contre ces pratiques et la politique
des socialistes de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) au
pouvoir. Des journalistes avaient déjà dénoncé ces exactions et la torture en
1955, mais ces critiques sont désormais en première page des journaux en
1957. La question coloniale est ainsi à l’origine de la chute de la
IVe République. En effet, le 13 mai 1958 à Alger, des généraux français
instituent un Comité de salut public pour « sauvegarder l’Algérie
française ». À Paris, en réponse au « putsch » d’Alger, Pierre Pflimlin est
investi à la présidence du Conseil à une forte majorité. En réaction au vote
parisien de l’Assemblée nationale, le général Raoul Salan décide de
reconnaître le Comité de salut public et lance le 15 mai 1958 un appel à un
gouvernement d’union nationale présidé par le général Charles de Gaulle.
Deux jours plus tard, celui-ci se déclare « prêt à assurer les pouvoirs de la
République 9 ».
Dans les jours qui suivent, la République vacille et le général de Gaulle
apparaît comme le recours ultime, d’autant plus qu’il a parfaitement
manœuvré pour être la seule solution alternative à une République
moribonde. René Coty annonce au Parlement qu’il a fait appel « au plus
illustre des Français ». L’homme de Brazzaville a posé comme condition à
son retour la faculté d’avoir tous pouvoirs pour élaborer une nouvelle
Constitution. Il est ainsi investi le 1er juin 1958, avec une large majorité.
Certains y voient le défenseur de l’Empire, d’autres ont déjà des doutes.
Pour rassurer les pro-coloniaux, il nomme Bernard Cornut-Gentille à
l’Outre-mer et, à ses côtés, Michel Debré comme ministre de la Justice.
Ardent défenseur de l’Empire, celui-ci annonçait, dès décembre 1957,
« Que les Algériens sachent surtout que l’abandon de la souveraineté
française en Algérie est un acte illégitime ». Les tenants de l’Algérie
française vont cependant vite déchanter. À peine revenu au pouvoir, le
général de Gaulle se rend en Algérie et prononce le 4 juin 1958 un discours
mythique… et profondément ambigu : « Je vous ai compris. Je sais ce qui
s’est passé ici. […] Je vois que la route que vous avez ouverte en Algérie,
c’est celle de la fraternité. » Jamais, ce jour-là, il ne prononce les termes
« Algérie française ». Il faut attendre le 6 juin 1958 et son discours à
Mostaganem, puis celui du 13 juin 1958 à Paris, où il affirme que l’Algérie
est « pour toujours de corps et d’âme avec la France ».

L’échec d’une stratégie

En Algérie, l’année 1959 est marquée par les attentats du FLN et la


répression de l’armée française 10, mais aussi par l’action des services
secrets – via notamment La Main rouge qui a pour projet d’abattre les
responsables du FLN et leurs « alliés » ou relais, et qui est en réalité une
création du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage
(SDECE). Cette action secrète se double d’un jeu diplomatique constant
entre la France et les dirigeants du Gouvernement provisoire de la
République algérienne (GPRA) depuis sa création en septembre 1958. La
stratégie du général de Gaulle de promouvoir la « paix des braves » étant un
échec, l’option militaire à outrance est conduite désormais par le général
Maurice Challe. Celui-ci met en œuvre le plan qui porte son nom en
renforçant la protection aux frontières marocaines et tunisiennes, en
concentrant les forces militaires sur des points stratégiques et en déployant
des « commandos de chasse » composés de harkis 11.
Dans cette stratégie de « guerre totale », le renseignement est central –
ce qui contribue à la systématisation de la torture 12 – pour identifier les
positions de l’Armée de libération nationale (ALN), infiltrer son
organisation, brouiller ses informations. Parallèlement, une politique de
déplacement de population se poursuit pour couper le FLN de ses soutiens –
obtenus volontairement ou par la violence – et deux millions d’Algériens
sont déplacés et regroupés dans des camps 13 alors que l’« action
psychologique » par la propagande s’intensifie.
Si la situation militaire semble favorable aux Français, la crise politique
s’installe. Le général de Gaulle entame sa « tournée des popotes » en
Algérie en juillet-août 1959, pour rassurer les Français d’Algérie et
s’engager auprès de l’armée sur la pérennité de son action et de son soutien,
affirmant même au général Marcel Bigeard que « lui vivant, jamais le
drapeau du FLN ne flottera sur Alger ». En réalité, il a déjà en tête une tout
autre politique.
Il la dévoile en septembre 1959, tel un coup de théâtre, en annonçant le
recours à un référendum sur « l’autodétermination en Algérie ». Le mot est
lancé et l’inquiétude gagne les pieds-noirs d’Algérie et, en France, les
défenseurs de l’Empire. Ce revirement est le fruit d’une réflexion articulant
plusieurs points. D’une part, la débauche d’énergie et d’argent dans la
guerre ne résout en rien le problème politique, et l’absence d’adhésion des
Algériens au processus proposé rend difficilement envisageable toute autre
solution que l’indépendance. D’autre part, le général de Gaulle sait, depuis
sans doute plusieurs années, que la décolonisation est inéluctable 14. Enfin,
l’opinion française – à l’exception des poujadistes dont l’influence est
désormais réduite à néant depuis les élections de 1958 – est épuisée par ce
conflit qui n’en finit pas. La priorité pour l’entourage du général est de
sauvegarder l’essentiel : les essais nucléaires dans le Sud algérien,
l’exploitation des gisements énergétiques, les bases de missiles au Sahara,
et la place de la France dans la construction du Marché commun en Europe,
cœur de sa politique de grandeur face aux deux grands. L’Algérie est
devenue un « boulet ».
Le général de Gaulle propose donc une alternative aux électeurs – en
opposition avec son Premier ministre Michel Debré et une dizaine de
députés qui quittent le parti en octobre 1959 –, soit une association France-
Algérie sur le modèle de la Communauté (à cette date déjà moribonde), soit
une sécession pure et simple, ou une francisation (option à laquelle
personne ne croit). En outre, il annonce, lors d’une conférence de presse le
10 novembre 1959, que « l’organisation extérieure de la rébellion pourrait
être reçue en France pour en débattre ». Un soutien international quasi
unanime fait souffler un vent de soulagement dans l’opinion française.
Pourtant, du côté du FLN, c’est une fin de non-recevoir.
En effet, en décembre 1959, le FLN et le GPRA refusent toute
négociation avant la reconnaissance de l’indépendance pleine et entière de
l’Algérie 15. De son côté, la population pied-noire est désemparée par ce
revirement. En outre, des officiers supérieurs s’insurgent contre cette
nouvelle orientation, comme en témoigne l’interview du général Jacques
Massu, en janvier 1960, au Süddeutsche Zeitung, déclarant : « Nous ne
comprenons plus la politique du général de Gaulle. » Déclaration qui
entraîne son rapatriement immédiat en métropole.
En France, le vieux lobby colonial s’est reconstitué autour de Georges
Bidault qui a créé, en septembre 1959, le Rassemblement pour l’Algérie
française 16, alors qu’en Algérie les ultras, tels Joseph Ortiz et son Front
national français, le député Pierre Lagaillarde et les Unités de défense
territoriale qui occupent la faculté d’Alger, entament du 24 janvier au
1er février 1960 une série de manifestations. Cette « semaine des
barricades » vise à créer un gouvernement autonome pro-français en
Algérie 17 et à faire changer d’avis le gouvernement de Michel Debré,
comme en mai 1958. Le 29 janvier 1960, le général de Gaulle demande « à
être obéi de tous les soldats » et que l’ordre soit rétabli, mais n’arrête pas la
dynamique de l’insurrection.
Tout en procédant à son premier essai nucléaire dans le Sahara algérien
(opération Gerboise bleue) le 13 février 1960, et visant, quelles que soient
les conséquences de la guerre, à conserver un pied dans la région pour ses
futurs essais, le général de Gaulle déclare en mars 1960 que « l’Algérie sera
algérienne », ce qu’il confirme le 4 novembre 1960 dans son allocution
télévisée. Mais la France souhaite être dans une position de force sur le plan
militaire dans la perspective des négociations à venir avec le FLN.

L’Algérie algérienne

Au lendemain des indépendances en Afrique subsaharienne, tous les


regards sont tournés vers l’Algérie. Après la « semaine des barricades » à
Alger et la reddition des émeutiers en février 1960, l’Assemblée nationale
accorde des « pouvoirs spéciaux » au gouvernement pendant un an, pour
assurer le « maintien de l’ordre » et la « sauvegarde de l’État ». Jacques
Soustelle a quitté le gouvernement et Maurice Challe a été remplacé à la
tête des opérations militaires par un autre général, Jean Crépin, le 30 mars
1960 – c’est un « technicien » et l’un des coordinateurs du projet de bombe
atomique française 18 – pour reprendre en main l’armée et mettre en place la
nouvelle politique gouvernementale. Dans le même temps, les négociations
ont repris avec certains responsables du FLN 19, mais elles conduisent une
nouvelle fois à un échec 20.
L’opinion française aspire de plus en plus à la paix. De nouvelles
négociations s’engagent avec des membres en rupture du FLN. Le 9 juin
1960, Mohamed Zamoum (Si Salah) et ses adjoints se rendent à
Rambouillet pour négocier avec le chef de l’État français, mais sans l’aval
du FLN. Le GPRA marginalise cette « insurrection » de l’intérieur. Mais le
25 juin 1960, après l’échec de ces négociations non officielles, les premiers
pourparlers entre le FLN et le gouvernement français s’ouvrent à Melun.
La pression sur le gouvernement est à son paroxysme – cent vingt et
une personnalités ont publié le 6 septembre 1960 un « manifeste sur le droit
à l’insoumission » –, alors que le général de Gaulle prend une nouvelle
initiative et annonce un référendum sur la question algérienne début
novembre 1960. Pour la première fois, le président de la République
prononce l’expression « République algérienne ». En décembre 1960, après
six ans de conflit, les Algériens voient triompher à l’ONU l’option du droit
à l’autodétermination de l’Algérie et, partant, à l’indépendance.
Quelques semaines plus tard, les pieds-noirs d’Algérie manifestent leur
opposition dans les rues d’Alger lors du voyage officiel du général de
Gaulle en décembre 1960 et, pour la première fois, des partisans du FLN
descendent dans la rue. La répression est immédiate, un bilan officiel fait
état de plus d’une centaine de morts. Malgré ce contexte, le 8 janvier 1961,
la politique algérienne du gouvernement est soumise au référendum : plus
de 75 % des suffrages exprimés en métropole et près de 70 % des votants en
Algérie l’approuvent. Seules les grandes villes algériennes, où résident la
majorité des colons, ont voté en faveur du « non » 21. L’indépendance est
désormais inéluctable.
Dans le même temps, les négociations secrètes se poursuivent en Suisse
entre la France et le FLN, et débouchent sur l’annonce de négociations
officielles qui doivent commencer le 7 avril 1961. Le 11 avril, le chef de
l’État, lors d’une conférence de presse, confirme la nouvelle orientation de
la politique française : « La décolonisation est notre intérêt, et par
conséquent notre politique. » La réaction est immédiate en Algérie où
depuis trois mois l’OAS (Organisation armée secrète) a été créée par les
ultras pour casser ce processus. La lutte armée devient l’ultime recours pour
ceux qui n’imaginent pas une autre solution pour la colonie que la tutelle de
la France.
Le général Maurice Challe revient clandestinement en Algérie et, avec
les généraux Raoul Salan, André Zeller et Edmond Jouhaud, s’engage dans
un coup d’État. Le général de Gaulle traite tout d’abord avec mépris ce
« quarteron de généraux en retraite ». Le putsch échoue : les appelés ne
suivent pas, non plus qu’une majorité d’officiers et, le 25 avril 1961, le
général Maurice Challe se rend, tous les hommes ayant participé à la
tentative de putsch sont arrêtés, à l’exception des généraux Edmond
Jouhaud et Raoul Salan, qui entrent en clandestinité. L’OAS prend le relais
en mai 1961 avec pour projet de garder l’Algérie « unie et fraternelle » à la
France 22. Un nouveau cycle de violences commence, ponctué d’assassinats
de membres supposés du FLN, de « traîtres », plusieurs attentats visant de
Gaulle. L’OAS s’impose en Algérie, soutenue par une population
européenne angoissée par l’idée du « grand départ » et dont l’organisation
semble être désormais le dernier recours.
À Paris, le 17 octobre 1961, à l’appel du FLN 23, 30 000 Algériens
manifestent malgré le couvre-feu. La répression est brutale, faisant
plusieurs dizaines à plusieurs centaines de morts selon les sources 24. En
Algérie, pour le seul mois de janvier 1962, pas moins de 800 attentats (du
FLN et de l’OAS) sont perpétrés et le 8 février 1962, une manifestation
contre les crimes de l’OAS en Algérie et en métropole fait 9 morts à la
station de métro Charonne à Paris 25.
Lorsque s’ouvre enfin la conférence d’Évian en mars 1962, l’OAS joue
son va-tout : casernes de gendarmes mobiles attaquées au bazooka, voitures
piégées dans les quartiers musulmans, assassinats de militants ou
sympathisants FLN, attentats quotidiens… Le 19 mars 1962, le cessez-le-
feu est néanmoins déclaré, les accords d’Évian sont signés. Mais l’OAS,
n’abandonnant pas le combat, s’empare du quartier de Bab-el-Oued à Alger
et appelle à la grève générale dans toute l’Algérie. La manifestation se solde
rue d’Isly par 46 morts et 200 blessés européens. Pour les pieds-noirs, c’est
un « crime d’État » ; comme le 17 octobre 1961 l’est pour les Algériens. À
partir du 20 mars 1962, la plupart des pieds-noirs savent que le départ est
désormais inéluctable et l’exode commence. Il s’accélère jusqu’à
l’indépendance, début juillet 1962.
Le bilan de la guerre d’Algérie est terrible. Autour de 300 000
Algériens décédés, des dizaines de milliers de supplétifs massacrés après
l’indépendance (sans que l’armée française n’intervienne) 26, trois millions
de civils déplacés, des centaines de milliers de blessés et de traumatisés,
23 000 militaires français tués ainsi que 3 000 civils européens. Enfin, plus
d’un million deux cent mille Européens et personnes de confession juive
quittent l’Algérie 27 aux côtés d’une poignée de supplétifs (harkis) qui ont
pu rejoindre la France malgré le refus des autorités françaises de les
accueillir.
Pour celles-ci, l’essentiel a été sauvegardé provisoirement à Évian, les
essais nucléaires et les bases de missiles dans le Sahara peuvent se
poursuivre jusqu’en 1967, une quinzaine de compagnies françaises peuvent
exploiter, jusqu’en 1965, les énormes réserves pétrolifères du Sud algérien.
Pour le reste, les dernières illusions de ceux qui croyaient en une Algérie
fraternelle et multiconfessionnelle s’estompent, avec les retours en
métropole de la majorité des Européens restés sur place après
l’indépendance. Le général de Gaulle met ainsi fin à cent trente ans de
présence française.
Dans le sillage de l’Algérie, dix autres nations, dans les années qui
suivent la fin des colonies françaises en Afrique 28, deviennent
indépendantes comme la Gambie en 1965, faisant suite à la Sierra Leone, la
Tanzanie (ex-Tanganyika), le Rwanda, le Burundi, l’Ouganda, le Kenya et
le Malawi. Le temps des empires se termine en Afrique.

1. Ce texte est une synthèse de plusieurs contributions publiées dans l’ouvrage de Pascal
Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, Décolonisations françaises. La chute d’un
empire, Paris, La Martinière, 2020.
2. Mohammed Harbi, Benjamin Stora (dir.), La Guerre d’Algérie, 1954-2004. La fin de
l’amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004.
3. Michel Winock, François Mitterrand, Paris, Gallimard, 2015.
4. François Mitterrand, Aux frontières de l’Union française, Paris, Julliard, 1953.
5. François Malye, Benjamin Stora, François Mitterrand et la guerre d’Algérie, Paris,
Calmann-Lévy, 2010.
6. Bernard Ullmann, Jacques Soustelle, le mal-aimé, Paris, Plon, 1995.
7. Mohammed Harbi, Benjamin Stora (dir.), op. cit.
8. Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort. L’école française, Paris, La Découverte,
2004.
9. Jean-Jacques Becker, Histoire politique de la France depuis 1945, Paris, Armand Colin,
2005.
10. Benjamin Stora, Histoire de la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, La Découverte, 2004
[1992].
11. Yves Courrière, La Guerre d’Algérie, 1957-1962, volume 2, Paris, Fayard, 2001.
12. Raphaëlle Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris,
Gallimard, 2001.
13. Michel Rocard, Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre
d’Algérie, Paris, Mille et Une Nuits, 2003.
14. Jean Lacouture, De Gaulle. Le souverain (1959-1970), Paris, Seuil, 2010.
15. Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Paris, Fayard, 2002.
16. Jacques Dalloz, Georges Bidault. Biographie politique, Paris, L’Harmattan, 1992.
17. Maurice Vaïsse, Jean-Charles Jauffret, Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie,
Paris, André Versaille, 2012.
18. Michael Kettle, De Gaulle and Algeria, 1940-1960. From Mers El Kebir to the Algiers
Barricades, Londres, Quartet Books, 1993.
19. Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Paris, Fayard, 2002.
20. Henri Jacquin, La Guerre secrète en Algérie, Paris, Olivier Orban, 1977.
21. Jean-Pierre Rioux, La Guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990.
22. Olivier Dard, Voyage au cœur de l’OAS, Paris, Perrin, 2005.
23. Mohammed Harbi, Gilbert Meynier, Le FLN. Documents et histoire, 1954-1962, Paris,
Fayard, 2004.
24. Linda Amiri, « La répression en France vue par les archives », in Mohammed Harbi,
Benjamin Stora (dir.), La Guerre d’Algérie, Paris, Hachette, 2005.
25. Jean-Paul Brunet, Charonne. Lumières sur une tragédie, Paris, Flammarion, 2003.
26. Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis, Paris, Fayard, 1993 ; Michel Roux, Les
Harkis. Les oubliés de l’histoire, 1954-1991, Paris, La Découverte, 1991.
27. Jean-Jacques Jordi, De l’exode à l’exil. Rapatriés et pieds-noirs en France, Paris,
L’Harmattan, 1992.
28. Catherine Coquery-Vidrovitch, L’Afrique occidentale au temps des Français :
colonisateurs et colonisés (1860-1960), Paris, La Découverte, 1992.
Jeunes et soldats :
le contingent français en guerre
d’Algérie
Ludivine Bantigny

Pourquoi faire cette guerre, et à cet âge-là ? Comment faut-il « avoir


vingt ans dans les Aurès 1 » ? Communauté d’âges, de souvenirs et
d’incertitudes : les jeunes Français du contingent ont appris en Algérie
comment se forge une génération. Jamais ni l’autorité militaire ni eux-
mêmes n’en ont douté. Voici l’étude pionnière du visage d’Algérie d’une
jeunesse française. Un double destin en partage, celui d’une enfance vécue
dans les affres de la Seconde Guerre mondiale et d’une jeunesse frappée de
plein fouet par la guerre d’Algérie : voilà ce qui du moins, par-delà les
différences d’ordre social et culturel, constitua l’expérience commune aux
jeunes Français appelés du contingent en Algérie. Si une génération se
reconnaît dans des événements majeurs qui la fondent, ces deux guerres
venues pour eux s’entrechoquer furent sans doute déterminantes.
La signification que les jeunes du contingent donnèrent à leur
expérience algérienne fut-elle redevable d’un certain legs, celui des conflits
qui les avaient précédés, et tout particulièrement de la dernière guerre
mondiale ? Ce qui retiendra l’attention ici, c’est bien la part prise par la
mémoire et la culture de guerre dans la transmission d’une génération à
l’autre, d’un point de vue institutionnel, celui de l’armée, et générationnel,
celui des appelés.

La jeunesse du soldat

L’armée n’est pas uniquement école de combat ; elle est aussi


« instrument de citoyenneté 2 » et propose aux jeunes soldats une forme de
socialisation à certaines valeurs qui doit leur permettre tout à la fois une
intégration et une incorporation. Celles-ci se mènent au moyen d’une
instruction tant civique que physique : apprendre à être un combattant et un
citoyen, c’était alors l’un des buts que l’armée s’assignait et que la société
lui reconnaissait. Mais cela même supposait que la hiérarchie militaire sût
précisément à quelles recrues elle s’adressait.
De fait, au cours des années 1950, l’armée manifesta le souci de mieux
connaître les appelés qu’elle enrôlait, non seulement comme soldats, mais
aussi comme jeunes. La mise en place, en 1953, d’une commission Armées-
Jeunesse en porte le témoignage : créée à la demande de plusieurs
associations de jeunesse et sous l’impulsion du service d’information de la
Défense nationale, elle était composée, à parité, de représentants de l’armée
et de dirigeants d’organisations de jeunesse et d’éducation populaire, dans
le but d’une meilleure compréhension mutuelle. Autre indice, à partir de
1954 l’instauration des centres de sélection, avec leur cortège de tests,
d’exercices et d’épreuves venant compléter les informations fournies par les
conseils de révision, devait également offrir à l’armée une connaissance
affinée du contingent.
Les archives militaires donnent ainsi une vision éclairante de la manière
dont le haut commandement considérait les jeunes gens qui lui étaient
confiés. Tantôt perçus comme des hommes faits, les appelés pouvaient être
soumis aux traitements les plus durs, et il paraissait alors normal qu’ils
eussent à subir les conditions de vie que leurs prédécesseurs, sur tous les
fronts de toutes les guerres, avaient connues avant eux. Et il est vrai que, au
cœur de la guerre d’Algérie, l’entraînement physique à la « contre-
guérilla » eut des exigences que la routine du temps de paix n’avait pas. Les
directives sur la conduite de l’instruction étaient explicites quant aux buts à
atteindre par un durcissement des classes 3 : il s’agissait de fournir à l’armée
d’Afrique du Nord des hommes résistants, aptes à supporter la fatigue, les
efforts violents et les privations, et animés d’un esprit agressif.
Tantôt les jeunes soldats étaient vus comme des adolescents, encore très
proches de l’enfance, et il convenait de montrer à leur égard la mansuétude
adaptée à cet âge de la vie. Le service militaire, pour chaque appelé, devait
être l’occasion « d’un développement de sa personnalité d’homme et de
Français 4 ». La jeunesse était bien de ce point de vue phase de transition,
malléable comme l’enfance et forte comme l’âge d’homme.
Car les responsables militaires n’oubliaient pas que ces appelés étaient,
somme toute, très jeunes. Ainsi des consignes émanant du cinquième
bureau de l’état-major, spécialement chargé de l’« action psychologique 5 »,
soulignaient-elles que les recrues sortaient à peine de l’adolescence et qu’il
fallait les traiter comme telles. Ces considérations devaient avoir des
applications pratiques destinées, autant que faire se pouvait, à plonger
l’appelé dans une atmosphère proche du milieu familial qu’il venait de
quitter : « Le souvenir des soins maternels est évoqué dans l’unité par le
bien-être matériel : qu’il s’agisse de l’ordinaire, de l’habillement, de la
décoration des locaux, de l’ambiance au Foyer ou des soins corporels. La
fermeté paternelle s’exerce par la discipline et par l’acte de
commandement. »
L’armée se présentait donc comme une seconde famille, sur le modèle
d’une distribution des rôles que les supérieurs devaient jouer tour à tour et
tout à la fois. Il s’agissait également de mieux connaître ces jeunes
hommes, en particulier à l’échelon du commandement de compagnie : des
fiches de renseignement, comportant des détails confidentiels, devaient être
rédigées pour chaque soldat, avec la mention des différentes permissions,
des maladies que l’appelé avait contractées, et de la situation de sa famille.
Ainsi, le comportement de chaque instant devait-il être expliqué par la
connaissance intime du passé social, familial et psychologique du jeune
soldat.
À ces jeunes hommes il fallait apprendre non seulement le combat, mais
aussi le sens de celui-ci. À cet égard, les directives sur la conduite de
l’instruction mettaient en lumière le choc en retour non seulement de la
guerre en cours, mais aussi de l’héritage guerrier, sur la formation militaire
du contingent. Les conflits de jadis et de naguère s’inscrivaient comme par
réverbération dans cette instruction.
Celle-ci s’attelait tout d’abord à rendre plus concrète l’appartenance à
une communauté. De ce point de vue, l’histoire du régiment constituait une
bonne entrée en matière : une plaquette la racontant pouvait être remise à
chaque homme dès son arrivée dans son cantonnement 6. Noël Favrelière se
rappelle ainsi qu’un officier conta l’histoire de son régiment, à Mont-de-
Marsan, devant la troupe rassemblée dans la cour du camp ; les « bleus »
apprirent alors que le 8e régiment auquel ils appartenaient avait été formé en
Indochine et qu’il avait participé à de nombreuses batailles, dont celle de
Dien Bien Phu. « Dans les rangs, une voix dit derrière moi : “Ils comptent
probablement sur nous pour la revanche 7”. »
Les commémorations officielles, celles du 8 mai ou du 18 juin, furent
par exemple l’occasion de rendre hommage à la mémoire des jeunes
résistants : elles devaient faire comprendre aux recrues que leur action
s’inscrivait dans le prolongement de cet engagement. Des « causeries-
veillées » furent alors organisées dans les casernements ; le thème proposé
pour le 18 juin 1960 était « l’espoir par l’effort 8 ». D’après les directives
officielles, des lettres de jeunes résistants fusillés devaient être lues à haute
voix ; un officier prenait ensuite la parole pour affirmer que « ce que ces
jeunes gens [n’avaient] pu faire, c’[était] à leurs successeurs de le
réaliser ».
Les soldats du présent étaient tenus pour « responsables » vis-à-vis de
tous ces morts du passé, et les régimes de temporalité venaient se mêler. Par
une telle filiation, ces références paraissaient être à même d’éveiller auprès
des jeunes Français qui n’avaient connu la guerre qu’enfants l’exaltation
patriotique de leurs aînés morts pour la France.

Fraternité d’armes

Enfin, le haut commandement eut recours aux anciens combattants eux-


mêmes pour tenter d’assurer la continuité des générations qu’il voulait
promouvoir. De fait, les diverses amicales d’anciens combattants, à partir de
1955-1956, menèrent une action réelle pour matérialiser ce lien entre les
générations du feu. Certes, la portée de ces initiatives fut inégale. Les
amicales régimentaires issues de la guerre de 1914-1918 avaient vu
progressivement les liens qui unissaient leurs membres se desserrer par
lassitude, retraites et décès.
Celles datant de la Seconde Guerre mondiale n’avaient jamais eu, sauf
exceptions, la vitalité des associations fondées après la victoire de 1918.
Malgré ces obstacles, l’armée leur fournit des moyens d’action :
documentation, aide pour l’organisation de leurs fêtes, possibilité d’envoyer
sans frais postaux des colis ou des journaux en Afrique française du Nord
(AFN). Réciproquement, des directives furent données aux chefs de corps
pour mettre en œuvre une propagande en faveur des amicales auprès des
jeunes soldats. Dès lors, une communication s’établit parfois : des
associations d’anciens combattants et des amicales régimentaires
envoyèrent colis et mandats.
Par exemple, les anciens du 7e régiment d’infanterie de la guerre de
1914 accueillirent les recrues et passèrent quelques jours avec elles dans les
casernes, en 1956 ; dans la subdivision militaire de Lille, les anciens
artilleurs adressèrent, en janvier 1957, une somme de cinq mille francs à
chaque membre rappelé en AFN 9. Certaines associations s’occupèrent
également des cas sociaux qui leur étaient signalés par l’armée ou des
soldats libérés qui parfois s’adressaient directement à elles.
En 1959, l’état-major fit même appel à l’un des plus éminents de ces
anciens combattants, le maréchal Alphonse Juin, dans le cadre des
cérémonies célébrant l’anniversaire du 8 mai 1945. Il s’agissait alors de
révéler aux recrues de métropole le courage dont les combattants africains
avaient fait preuve lors du dernier conflit mondial : « Nul mieux que vous,
monsieur le Maréchal, n’est qualifié pour faire comprendre aux jeunes
soldats de 1959 ce que furent de 1942 à 1945 le dévouement et les
sacrifices de nos soldats nord-africains », lui écrivit le général André
Zeller 10.
C’est ainsi que le maréchal Alphonse Juin enregistra en avril 1959 une
allocution destinée à parachever les cérémonies du 8 mai dans les casernes
et les centres d’instruction. Il y exalta les vertus des volontaires de l’armée
d’Afrique et convia la jeune génération, qui allait fouler la terre algérienne,
à commémorer ces moments : « Jeunes soldats de la classe 1959, quand
vous verrez poindre à l’horizon les côtes ensoleillées de notre chère Algérie,
souvenez-vous de ceux qui, quinze ans plus tôt, sont partis de ces rives pour
venir nous délivrer 11. » Il s’agissait de rappeler la part prise par les
« Français de souche nord-africaine » sur tous les théâtres d’opération.
Ce thème permettait en outre d’accentuer la propagande anti-FLN
(Front de libération nationale) : les directives relatives à l’instruction du
contingent insistaient sur le fait que les anciens combattants algériens,
« imprégnés des idées et des habitudes occidentales 12 », étaient
particulièrement visés par la répression des « rebelles » – nombre d’entre
eux avaient été abattus par le FLN, qui retirait à d’autres leur livret militaire
de pension et leur interdisait de porter leurs décorations.

Guerres dans la guerre


Qu’en était-il pour les appelés lorsque, leur instruction achevée, ils
découvraient cette terra incognita ? Quand l’Algérie prenait pour eux forme
et chair, se faisait hommes et femmes, images et paysages, certaines
références, le plus souvent indirectes, rapportées par les récits de leurs aînés
et venues surtout de la dernière guerre, pouvaient interférer dans leur propre
expérience : il y avait alors, plus ou moins prégnants selon les individus et
les parcours, un étroit entremêlement du présent vécu sur un champ de
bataille sans front et du passé guerrier tel qu’il leur avait été transmis.
Dans une première confrontation d’apparence anodine avec la réalité
algérienne, et pourtant susceptible de faire advenir de douloureuses
comparaisons, les appelés gardèrent fréquemment un pénible souvenir de
leurs trajets effectués depuis Alger ou Oran vers leurs destinations à
l’intérieur des terres. Dans les trains de la Compagnie française de chemins
de fer à voie étroite, les soldats étaient serrés comme harengs en caque dans
des wagons ridiculement petits. La seule clientèle importante de cette « voie
étroite » était d’ordinaire l’animal : moutons, ânes et chevaux.
Quelques images, violentes, pouvaient surgir alors dans l’esprit de
certains appelés ; ils furent en effet quelques-uns à oser la comparaison avec
les trains de la déportation : « On voyageait dans des wagons à bestiaux,
exactement comme ceux qui, pendant la guerre, ont embarqué les Juifs vers
les camps d’extermination. C’était évidemment bien différent mais, dans
l’apparence, c’était ça 13 » ; « Je me disais en moi-même “non ce n’est pas
possible, nous n’allons tout de même pas voyager là-dedans comme des
prisonniers que l’on expédiait en Allemagne en 39 à la dernière guerre” et
cette image de wagons marqués (hommes 40 chevaux 8) me rappela les
récits que mon père me racontait au retour de sa captivité où entassés les
uns sur les autres ils furent expédiés au fin fond de l’Allemagne dans
d’atroces souffrances et des conditions d’hygiène affreuses 14. » L’Algérie
engendrait ainsi les références à l’autre guerre toute proche.
Soldats perdus, plongés le plus souvent dans l’ignorance de l’évolution
du conflit, les appelés eurent encore à s’interroger sur la réalité qu’ils
vivaient : une guerre, ou non ? Parce qu’on masquait son nom derrière
toutes sortes de litotes, les jeunes happés par le conflit algérien manquaient
de repères et devaient, pour certains, interroger la notion de « guerre » et
son histoire. Car les grandes heures, héroïques ou tragiques, des autres
conflits qui avaient nourri les récits de leur enfance et de leur adolescence
les accompagnaient bien souvent. Comment s’ancraient, dans la grande
fable de la guerre, leurs opérations, leurs batailles, leur vie de soldats à
eux ?
La doctrine officielle du « maintien de l’ordre » et de la « pacification »
contribuait à faire naître l’incertitude sur le terme même de « guerre ».
« Pacifier mais ne pas s’y fier », le jeu de mots disait bien l’ironie avec
laquelle certains appelés regardaient cette situation fausse 15. D’aucuns
réalisaient qu’ils étaient en guerre à peine le pied posé sur le sol algérien :
des convois puissamment armés attendaient en effet les jeunes tout juste
débarqués pour les conduire dans leurs casernements. D’autres éprouvaient
ce sentiment lorsqu’ils voyaient leur premier mort. Faire la guerre et en
avoir conscience, c’était aussi ressentir en soi la peur, harcelante. Mais dans
l’ambiguïté des qualifications, le poids de l’histoire jouait également sa
partie.

La modification

Dès lors, pour nombre de ces jeunes, la guerre d’Algérie fut faite de
métamorphoses intimes. Le temps du conflit fut souvent celui de la
modification de tout l’être, d’autant plus décisive qu’elle intervenait dans la
pleine jeunesse. Le plus marquant, et le plus tragique, fut sans doute le
risque perpétuel de sombrer dans l’indifférence ou le cynisme, de consentir
à la violence aveugle et de revenir traumatisé, perdu. La sensibilité
progressivement émoussée pouvait enfanter une distance à la souffrance et à
la mort de l’autre, vécue sur le mode d’une terrible accoutumance :
« Chaque jour, je découvrais les horreurs de la guerre, je ne les approuvais
pas, mais je m’y accoutumais, et cela était presque pire 16. »
Des militants chrétiens, notamment, s’inquiétèrent de cet état d’esprit :
« Nous pouvons dire que nous assistons à une dégradation progressive de
la conscience des jeunes », nota un groupe d’aumôniers jocistes ; « par
l’action psychologique qui convertit plus les soldats eux-mêmes que la
population musulmane, et en face de laquelle ils sont isolés et démunis ;
par une surexcitation nerveuse venant du climat de guerre ; on vit au
niveau des instincts et des gestes réflexes ; par un perpétuel sentiment
d’angoisse, la peur de tout (souffrances, fatigues, isolement, mort) si bien
que les gars se durcissent même en face de la cruauté. Les lettres se vident
de leur contenu 17 ». Pour exemple de cette dernière affirmation, on
mentionnera cette lettre adressée à ses parents agriculteurs par un jeune
soldat du Causse quercynois, en 1957 : « J’espaire que vous allé bien, que
la brebi a mi bas et que la gran maire et gueri. Pour nous, ca va ; on a été
dan un village on pri toute les femme, on les a sorti, et puis on a brulé toute
la maison. A par ca, ca va 18. » Nul n’était vraiment à l’abri de cette
banalisation dramatique.
L’effroi de constater sa propre insensibilité, son anesthésie affective, a
été décrit par les spécialistes de psychiatrie militaire comme l’un des
conflits psychiques les plus douloureux 19. L’indifférence, cette « inhumaine
cuirasse » dont avaient parlé certains combattants de la Grande Guerre 20,
venait aux appelés d’Algérie avec une irritante inquiétude : « Au contact de
la réalité, les sentiments généreux s’estompent, on devient dur avec les
autres, dur avec soi-même. J’ai pleuré la mort de mon premier ami, qu’en
sera-t-il pour d’autres ? » s’interrogeait un appelé 21.
Dans ce détachement résidait la logique même du conflit. « Et c’est
cette défloraison de l’âme que j’ai pardonnée le moins facilement à la
guerre », disait un ancien combattant de « 14-18 » 22. Les appelés du djebel
pouvaient vivre eux aussi, dans toute sa violence, cette transformation
morale et usaient parfois de mots semblables à ceux qu’avaient employés
jadis les « poilus » pour décrire cette « acceptation passive des atteintes à
la dignité humaine, qui est une réelle infirmité de l’âme 23 ». La guerre
d’Algérie put donc ébranler les convictions, modifier les représentations
initiales tant sur le combat que sur les populations rencontrées, mais aussi
transformer l’image de soi.
Bien des témoins, observateurs de l’époque, redoutèrent d’ailleurs ce
que Jean-Marie Domenach appela alors un « ensauvagement de la
jeunesse 24 », quelque chose de l’ordre du dégoût et du flétrissement. Au
retour, un processus de mûrissement social, physiologique et moral s’était
produit. Partis presque adolescents encore, les jeunes rentraient anciens
combattants, sans que ce statut leur fût reconnu. La société dans laquelle ils
reprenaient pied avait changé 25. Les jeunes hommes qui la découvraient
pouvaient se sentir étrangers, voire exclus. La vie avait continué sans eux et
leur retour ne constituait pour personne, sinon pour leurs proches, un
événement. Ils s’apercevaient souvent aussi de la relative indifférence qui
régnait en France par rapport à la guerre d’Algérie, en dehors des grands
moments politiques. Un jeune agriculteur de Côte-d’Or relevait que « les
paysans s’intéressent pas beaucoup [sic] au problème algérien et se
montreraient volontiers ironiques à l’égard des soldats d’Algérie 26 ».
L’occultation de la parole naquit souvent d’un mur du silence auquel les
appelés se heurtèrent à leur retour, bâti par les autres sur le refus de les
écouter, de les laisser dire l’inopportun ou l’insupportable. Aucune
institution ne tenta de prendre en charge les jeunes démobilisés et de leur
apporter un soutien psychologique. Or la guerre d’Algérie fut pour
beaucoup un poids que certains traînent encore, aujourd’hui, comme un
fardeau ou comme une croix.
Une conclusion trop hâtivement globalisante ne saurait cependant être
avancée. La diversité des conditions dans lesquelles les soldats vécurent ce
conflit et la multiplicité des actions et réactions, par essence singulières,
l’empêchent radicalement. Sans doute même, pour certains de ces jeunes
hommes, cette guerre n’en fut-elle pas vraiment une, lorsque la peur, la
souffrance, le regard porté sur la mort d’autrui leur furent épargnés, dans
quelques postes protégés ou dans les bureaux des grandes villes.
D’une manière ou d’une autre, les appelés en guerre d’Algérie semblent
avoir pris appui sur les références laissées par leurs aînés : à la manière
d’une « mémoire volontariste », celle qui « célèbre, érige, décore ou
enterre 27 » – et c’est là toute l’importance accordée par l’armée à la
commémoration des précédentes guerres dans l’instruction militaire ; ou à
la façon d’une « mémoire latente », « implicite 28 », surgie parfois comme
par éclairs dans un système de représentations en construction.
In fine, il apparaît que cette génération, par son histoire et sa mémoire,
se différencia plus radicalement de ses cadets que de ses aînés. Ces
hommes, jeunes encore et marqués par leur expérience algérienne, ne se
reconnurent pas, à leur retour, dans les adolescents du « baby-boom » qui
les suivirent, cette « génération épargnée 29 » qui naquit et grandit en temps
de paix. Guerre et paix : il y eut là assurément une ligne de fracture
dissociant deux générations. En Algérie, quelque chose avait été perdu,
souvent douloureusement ; ce qui était mort là-bas peut sans doute se dire
d’un mot : la jeunesse.

1. Ce texte est issu de la revue Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 83, 2005.
2. Annie Crépin, La Conscription en débat ou le triple apprentissage de la nation, de la
citoyenneté et de la république (1798-1889), Arras, Artois Presses Université, 1998 ; Odile
Roynette, « Bon pour le service ». L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle,
Paris, Belin, 2000.
3. Général Lorillot, chef d’état-major, « Directives sur la conduite de l’instruction en 1958 »,
29 novembre 1957, Service historique de l’armée de terre (SHAT) 12T27.
4. Ibid.
5. Marie-Catherine, Paul Villatoux, « Le cinquième bureau en Algérie », in Jean-Charles
Jauffret, Maurice Vaïsse (dir.), Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles,
Complexe, 2001.
6. Général Miquel, « Rapport sur le moral (5e région militaire) (Dijon) », s. d. [1956], SHAT
6T265/3.
7. Noël Favrelière, Le Déserteur, Paris, Jean-Claude Lattès/Édition spéciale, 1973.
8. Causerie-veillée pour commémorer l’anniversaire du 18 juin, s. d. [1959], SHAT 27T154/6.
9. Général Miquel, op. cit.
10. Lettre du général Zeller au maréchal Juin, 11 mars 1959, SHAT 27T154/6.
11. « Suggestion pour la conduite et la mise en scène de la veillée », s. d. [avril 1959], SHAT
27T154/6.
12. 5e bureau de l’état-major, « L’instruction civique », Fiches pour l’instructeur, avril 1958,
SHAT 27T179/3.
13. Témoignage de Jean-Pierre Beltoise, L’Ancien d’Algérie, no 355, mars 1997.
14. Jean Brec, Derrière la Grande Bleue, Niort, édition de l’auteur, 1989.
15. Témoignage de Jean Stablinski, L’Ancien d’Algérie, no 315, mars 1993.
16. Jean-Baptiste Angelini, Soldat d’Algérie (1956-1959). Afin que nul n’oublie, Nîmes,
C. Lacour, 1997.
17. « Rencontre des aumôniers jocistes à propos des jeunes en AFN », s. d. [1956 ?], archives
du diocèse de Paris, 7K4.
18. Lettre citée par le président de la fédération interdépartementale de soldats mobilisés en
AFN (Villefranche-de-Rouergue) au cardinal Feltin, 15 septembre 1957, archives du diocèse
de Paris, 1D XV 12.
19. Claude Barrois, Psychanalyse du guerrier, Paris, Hachette, 1993.
20. L’Argonaute, juin 1918, cité par Stéphane Audoin-Rouzeau, À travers leurs journaux, 14-
18. Les combattants des tranchées, Paris, Armand Colin, 1986.
21. Jean Forestier, Une gueule cassée en Algérie, Paris, Saurat, 1987.
22. Cité par Stéphane Audoin-Rouzeau, La Guerre des enfants, 1914-1918. Essai d’histoire
culturelle, Paris, Armand Colin, 1993.
23. Lettre de Jacques P… au cardinal Feltin, 22 juillet 1957, archives du diocèse de Paris,
1D XV 12.
24. Jean-Marie Domenach, « Démoralisation de la jeunesse », L’Express, no 301, 29 mars
1957.
25. Benjamin Stora, Appelés en guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 1997.
26. Enquête du GEROJEP, archives départementales du Val-de-Marne, 518J6.
27. Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1987.
28. Jean-François Sirinelli, Les Baby-boomers. Une génération (1945-1969), Paris, Fayard,
2003.
29. Ibid.
Les oppositions françaises
à la guerre d’Algérie
Tramor Quemeneur

« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel
âge de la vie 1. » L’incipit du récit autobiographique de Paul Nizan, réédité
au cours de la guerre d’Algérie, paraît résumer tout le destin d’une
génération qui a eu vingt ans dans les Aurès, pour paraphraser le célèbre
film de René Vautier 2. L’une des caractéristiques majeures de la guerre
d’Algérie est en effet d’avoir été menée, du côté français, par des appelés
du contingent 3. À la différence de la guerre d’Indochine, où les soldats de
métier n’étaient pas seuls à participer ; à la différence de la Première et de
la Seconde Guerre mondiale, il n’y avait pas de mobilisation générale
appelant sous les drapeaux des Français jusqu’à cinquante ans.
La guerre d’Algérie a donc été menée par une armée essentiellement
composée de jeunes. Elle a marqué toute une génération du point de vue de
la classe d’âge. Certes, « la “jeunesse” n’est qu’un mot », pour reprendre
l’expression de Pierre Bourdieu 4. En effet, tous les jeunes ayant participé à
la guerre d’Algérie n’ont pas vécu et perçu la guerre de la même manière ;
ils n’appartiennent pas aux mêmes classes sociales. Néanmoins, certains
points communs peuvent apparaître.
Or parmi les questions soulevées par la guerre d’Algérie figure celle de
la désobéissance, étroitement liée à la torture qui en a constitué l’un des
principaux scandales 5. Comment la question de la désobéissance contre
cette guerre a-t-elle touché la jeunesse ? Quelles en ont été les
caractéristiques et les conséquences sociales ? Nous verrons tout d’abord
que la question de la désobéissance a été posée très tôt dans la guerre
d’Algérie, puis nous montrerons qu’une fracture intergénérationnelle s’est
progressivement creusée, conduisant à un débat public autour de la
désobéissance.

Manifester contre les rappels et contre la guerre

L’Algérie représentant des départements français, il n’était pas possible


qu’une déclaration de guerre existât entre la colonie et sa métropole. De
plus, les autorités politiques affirmant qu’il ne s’agissait d’y mener que des
« opérations de maintien de l’ordre », la population métropolitaine a
progressivement pris conscience de l’importance des événements : ainsi, en
août 1955, seulement 5 % des personnes interrogées par l’Institut français
d’opinion publique (IFOP) s’intéressent aux nouvelles sur l’Algérie dans les
journaux qu’ils lisent 6. Mais, au cours de ce même mois d’août, un premier
basculement s’opère, d’abord avec le soulèvement du 20 août 1955 dans le
Nord-Constantinois 7, puis avec les mesures de rappel de disponibles et de
maintien sous les drapeaux. Ces mesures – graves – conduisent ainsi à
rappeler sous les drapeaux des jeunes gens mobilisés en 1952 et 1953 qui
ont déjà retrouvé la vie civile, et à maintenir au service militaire ceux qui
ont été incorporés au début de l’année 1954 et qui devaient retrouver la vie
civile en novembre 1955 8.
Quelques jours plus tard, des manifestations commencent à émailler les
départs des soldats, notamment au cours de leurs transports en train ou en
camion. Sur un mois et demi qu’a duré le mouvement de contestation (du
1er septembre au 23 octobre 1955), nous avons dénombré quarante-neuf
incidents, dont treize manifestations, cinq refus d’obéissance et quatre
absences illégales.
Après la victoire du Front républicain aux élections législatives de
janvier 1956 et la nomination de Guy Mollet à la présidence du Conseil, de
nouvelles mesures de maintien et de rappel sous les drapeaux sont adoptées
en avril. Celles-ci entraînent un mouvement de contestation encore plus
important que le précédent. Environ deux cents manifestations peuvent être
dénombrées du 9 avril à la fin du mois de juillet 1956, sans compter tous les
autres incidents : le ministre de l’Intérieur Jean Gilbert-Jules reconnaît lui-
même qu’un cinquième des convois en train fait l’objet d’incidents de la
part des « rappelés 9 ».
Plusieurs temps forts marquent également ce mouvement. L’un des plus
marquants est certainement la manifestation de Grenoble, relatée
notamment dans le documentaire de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman,
La Guerre sans nom 10. Cette manifestation, qui se déroule le 18 mai 1956,
vire en affrontements violents avec les forces de l’ordre et regroupe de deux
à trois mille manifestants qui se caractérisent par leur jeunesse 11. D’autres
incidents restent confinés au sein des camps militaires, telle la révolte du
camp de La Fontaine du Berger (près de Clermont-Ferrand, le 28 mai) ou
encore celui de Mourmelon, le 8 juillet 1956.
De manière générale, les événements sont disséminés sur tout le
territoire français, davantage en province que dans la région parisienne.
L’ampleur du mouvement tient notamment au caractère de plus en plus
impopulaire des mesures de rappel et de maintien sous les drapeaux : ainsi,
en avril 1956, 49 % des Français envisageaient défavorablement l’appel à
de nouvelles classes en Algérie 12. Cela n’a pas empêché les autorités de
réprimer les manifestants, de manière encore plus forte qu’en 1955.
Ainsi le groupe communiste de l’Assemblée nationale dénombre-t-il
soixante-seize manifestants emprisonnés 13, et encore ne s’agit-il que des
incidents qui ne sont pas restés cloisonnés dans l’enceinte militaire.
Certains manifestants sont condamnés jusqu’à cinq ans de prison, ce qui
montre aussi la sévérité des peines. Une autre différence par rapport au
mouvement de 1955 tient à son issue : dans le premier cas, le mouvement
avait pris fin avec la chute du gouvernement, la campagne électorale et le
retour des rappelés dans leurs foyers, mais dans le second cas la politique a
suivi son cours et de nombreux rappelés ont eu le sentiment de n’avoir pas
été entendus, surtout de la part des organisations politiques.
En effet, à la différence du mouvement de 1955, les socialistes étaient
au gouvernement, les communistes déployaient un militantisme davantage
légaliste 14 les amenant à se tenir en retrait du mouvement, et les
anticolonialistes radicaux (trotskistes et anarchistes) étaient accablés par la
répression.

Lecture socio-anthropologique de la désobéissance

Or c’est au cours de ce mouvement que s’est posée pour de nombreux


jeunes la question de la désobéissance. Cependant, ces désobéissances
restent peu nombreuses en Algérie : on compte ainsi seulement vingt-deux
désertions entre avril et septembre 1956. Néanmoins, c’est en particulier
parmi celles qui se sont déroulées à cette période que nous trouvons les
désobéissances qui ont eu les plus fortes résonnances mémorielles.
Il en est par exemple ainsi de la désertion du communiste algérien Henri
Maillot 15, de celle du rappelé parachutiste Noël Favrelière 16, ou encore du
refus d’obéissance du jardinier communiste Alban Liechti 17. Il n’en reste
pas moins que la grande majorité des appelés part en Algérie, même si c’est
contre leur gré.
Ce consentement tient à la force du rite de passage que constitue alors le
service militaire 18, redoublé par le rituel guerrier, tous deux étant
constitutifs d’une « épreuve de la virilité 19 ». De plus, il existe une
contrainte sociale propre au contexte historique français, à savoir la
participation des grands-pères à la Première Guerre mondiale et des pères à
la Seconde. Tout cela fait qu’il pouvait apparaître d’autant plus difficile de
refuser de participer à la guerre d’Algérie.
Mais la nature coloniale de la guerre, sa forme asymétrique, les
méthodes qui y étaient employées (tortures, exécutions sommaires…), et le
décalage qui existait entre le discours officiel français et la réalité vécue sur
le terrain ont placé certains appelés dans une situation telle que des
« stratégies de fuite » passant par des désobéissances ou des indisciplines
ont parfois représenté une des seules issues possibles 20. Or la désobéissance
ne constitue-t-elle pas en elle-même un rite initiatique au moins aussi fort
que celui que constitue la conscription ?
Au-delà des revendications philosophiques, morales et politiques
affirmées, les parcours d’objecteurs de conscience et de « soldats du refus »
qui acceptent volontairement leur emprisonnement pour leur refus de
participer à la guerre d’Algérie, qui se mettent en indisponibilité sociale
provisoire et qui abandonnent leur nom pour ne revêtir que celui d’un
numéro matricule, se rapprochent d’une « quête de blancheur 21 ». Le
phénomène est également proche pour les jeunes réfractaires qui partent en
exil (la majorité en Suisse), qui rejoignent les réseaux clandestins d’aide au
Front de libération nationale (FLN) ou de déserteurs et d’insoumis, tels
Jeune Résistance (fondé en 1958), le Groupe François actif au Maroc et le
Groupe Nizan agissant parmi les étudiants parisiens.
Cette activité clandestine d’opposition à la guerre d’Algérie constitue
notamment une réactivation mémorielle de la Résistance à la Seconde
Guerre mondiale 22, et passe par certains traits communs à l’ensemble des
mouvements clandestins, en particulier par l’existence de pseudonymes
permettant à chacun d’en savoir le moins possible sur les autres et de
donner aux autres le moins d’informations possible sur soi.
Une « quête de blancheur » se réalise ici aussi. Pour certains, cette
quête a pu déboucher sur une renaissance après la guerre d’Algérie. C’est
d’ailleurs ce qu’évoque Jean-Louis Hurst dans son opuscule Le Déserteur,
véritable bréviaire de la désertion, publié sous le pseudonyme de
Maurienne : « Déserter, cela engageait toute une vie. C’était le choix de la
lutte totale pour une durée très longue, l’abandon de tout ce que l’on avait
été jusque-là pour devenir un être entièrement nouveau 23. » Cependant,
pour certains déserteurs, cette quête a débouché sur une errance de laquelle
il a été difficile de sortir. Tel est ainsi le cas de Jean-Louis Hurst, instituteur
communiste, déserteur ayant fondé le mouvement Jeune Résistance en
Suisse, mais qui a connu un parcours chaotique après la guerre d’Algérie
avant de sombrer dans l’alcoolisme.
La caractéristique fondamentale de ces rites de désobéissance dans la
guerre d’Algérie est leur caractère individuel. Alors que la quasi-totalité des
appelés part effectuer la guerre en Algérie, ils sont environ douze mille à
déserter, à ne pas se soumettre ou à devenir objecteurs de conscience
pendant la guerre (soit 1 % des appelés envoyés en Algérie). Qui sont-ils ?
L’historien Pierre Vidal-Naquet estimait qu’il existait trois catégories
d’opposants à la guerre d’Algérie : les bolcheviks, les tiers-mondistes et les
dreyfusards. Madeleine Rebérioux a cependant souligné que la dernière
catégorie était moins évidente à cerner et considérait, à juste titre semble-t-
il, que deux catégories se distinguaient : les chrétiens et les communistes
(au sens large : communistes libertaires, trotskistes, sympathisants et
militants du parti communiste). Il n’en reste pas moins que leur jeunesse a
aussi conduit à ce que leur parcours initiatique renforce – pour certains
d’entre eux – leur socialisation politique, voire structure leur appartenance
partisane.
En tout état de cause, comme l’a souligné Pierre Vidal-Naquet à propos
des réseaux de « porteurs de valises » qui ont aidé les Algériens pendant la
guerre, c’est « un récit de solitudes qui s’entrecroisent, de solitudes qui se
groupent et qui, tout compte fait, réussiront. Cela dura quatre ans, en gros
de 1956 à 1960 24 ». Le constat est tout à fait identique en ce qui concerne
les réfractaires. Ceux-ci sont passés par un rituel individuel de
désobéissance, à l’encontre du rituel social guerrier imposé par les aînés. Il
est ainsi tout à fait caractéristique que la première rupture dans
l’universalité de la conscription française soit apparue à la fin de la guerre
d’Algérie, à la suite du mouvement engagé pendant la guerre : il s’agit du
statut des objecteurs de conscience, adopté le 21 décembre 1963.
Mais c’est au cours de l’année 1960 que le clivage entre la
désobéissance et le rite social de la conscription est apparu très nettement.
Cette année représente en effet le moment où la désobéissance a fait
irruption dans le débat public.

L’irruption publique de la désobéissance

Au début de l’année 1960, les réseaux clandestins d’aide au FLN et de


réfractaires ont été la cible de plusieurs vagues d’arrestations, amenant la
question de la désobéissance au centre des débats tout au long de l’année.
D’ailleurs, Pierre Vidal-Naquet notait de manière quelque peu amère, à la
fin de sa vie : « Ce fut un étrange printemps que celui de 1960. Il y avait
beaucoup de tortures et on en parlait peu. Il y avait très peu d’insoumis et
de déserteurs et on en parlait beaucoup 25. » Ce débat condamnait très
largement les réfractaires. Par exemple, Françoise Giroud, directrice de
L’Express, affirmait qu’ils étaient des « jeunes gens désorientés,
désemparés, et parfois désespérés » dont l’acte confinait au « suicide
moral 26 ». Cependant, leurs actes de désobéissance permettaient de poser la
question de la légitimité de la guerre, d’une guerre à laquelle la société
française, les adultes, leur demandait de participer alors que de nombreux
jeunes s’interrogeaient sur le bien-fondé de celle-ci.
De nombreuses lettres de jeunes adressées aux journaux témoignent de
cet état d’esprit. L’un d’entre eux affirmait ainsi : « N’avez-vous pas
compris qu’en dénonçant en même temps des abus inouïs sans rien faire
pour les combattre immédiatement, vous plongez les générations de nos
âges, de dix-huit à vingt-cinq ans, dans le désespoir que donne le sentiment
d’une incurable impuissance 27 ! » Ou encore cet autre : « Vous autres, à
L’Express, vous parlez comme de Gaulle, comme le parti communiste, ou
comme Rivarol, les grandes phrases d’un autre siècle. En nous laissant à
nous, les jeunes, le détail de nous débrouiller dans ce siècle et de payer
pour votre bla-bla-bla 28. » Ces réactions révèlent une fracture qui se crée à
cette période entre une partie de la jeunesse et les aînés.
Ces réfractaires sont parvenus à peser sur le débat interne de plusieurs
organisations politiques en avril 1960, comme le Parti socialiste unifié dès
son congrès fondateur et l’Union nationale des étudiants de France (UNEF)
au cours de son congrès de Lyon 29. Dans une lettre à Jean-Jacques Servan-
Schreiber, éditorialiste de L’Express, Francis Jeanson souligne ainsi la
proximité de l’UNEF vis-à-vis de la désobéissance et de l’aide au FLN :
« Si notre Roi [le général de Gaulle] ne saisit pas ces jours-ci la perche qui
lui est miraculeusement tendue [il s’agit des pourparlers de Melun], […]
c’est l’UNEF elle-même qui, en octobre prochain, préconisera la désertion
et approuvera l’aide au FLN 30. »
De fait, l’évolution du débat est telle chez les étudiants que le président
de l’UNEF, Pierre Gaudez, affirme à l’automne 1960 que « parmi les
étudiants, le mouvement d’insoumission s’amplifie de jour en jour ; si
l’action que nous avons entreprise [c’est-à-dire la manifestation du
27 octobre] venait à échouer, alors c’est en grand nombre que des jeunes
choisiraient, faute d’autres possibilités, l’action clandestine,
l’insoumission, le refus ; déjà la pression à l’intérieur de l’UNEF a atteint
un point critique 31 ». Par exemple, Gilbert Barbier, vice-président de
l’UNEF et porte-parole des Étudiants socialistes unifiés, s’insoumet en
1960.
Au cours de cette année, ce sont effectivement les organisations de
jeunesse qui prennent des initiatives en faveur de la fin de la guerre. Les
cinquante-trois organisations du Groupe d’études et de rencontres des
organisations de jeunesse et l’éducation populaire (Gerojep) réclament la
fin du conflit au mois de juin. Surtout, l’UNEF reprend les relations avec
l’Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA) et pousse
en faveur de négociations avec le FLN. Pierre Gaudez affirme à ce propos
que « les étudiants se sont longtemps soumis à l’opinion ambiante.
Aujourd’hui, ils ont pris conscience d’eux-mêmes et cette libération
débouche nécessairement sur un effort de rapprochement 32 ».
Cette déclaration montre qu’une partie de la jeunesse, concernée au
premier chef par la guerre qui se joue en Algérie, prend elle-même
l’initiative pour hâter la fin de cette guerre, jusqu’à désobéir. L’UNEF
organise ainsi, le 27 octobre 1960, la première grande manifestation en
France depuis 1958, afin de pousser en faveur de négociations. Bien que la
Confédération générale du travail (CGT) et le parti communiste refusent
d’y participer, cette manifestation est un succès. Danielle Tartakowsky
dénombre ainsi cent trois cortèges dans cinquante-trois départements, sans
compter les meetings 33. Cette manifestation résonne même comme un
mythe dans le mouvement étudiant 34.
Au cours du débat de l’année 1960, une partie des intellectuels et de la
gauche a soutenu les initiatives prises par les organisations de jeunesse pour
hâter la fin de la guerre. Par exemple, l’éditorialiste du Canard enchaîné
titre « Vivent les étudiants ! » après la décision de l’UNEF de reprendre les
relations avec l’UGEMA, considérant même que les étudiants français
« sont devenus adultes. [Ils] ont enfin trouvé leur place dans la nation. Ils
ne sont plus ces petits braillards adventices prisonniers d’un milieu fermé :
ils parlent, ils débattent en hommes, ils nous exposent en hommes leurs
problèmes qui rejoignent les nôtres, ils font mieux ; ils donnent à ceux qui
nous dirigent de hautes leçons que les responsables âgés gardent sous
silence 35 ».
Francis Jeanson effectue un constat similaire dans un texte qu’il rédige
pour le congrès de Jeune Résistance qui se tient à Darmstadt en août 1960 36,
soulignant la rupture entre une nouvelle génération révoltée et la génération
passive des pères. Toutefois, ces différentes prises de position ne peuvent
légitimer les actes de désobéissance. Il faut un acte plus fort, qui est réalisé
avec le Manifeste des 121, diffusé en septembre 1960 et appelant à la
désobéissance civile 37. Le rite de passage individuel de désobéissance,
légitimé, peut alors davantage devenir collectif.

Vers Mai 68

La fin de la guerre d’Algérie signe l’acte de naissance du tiers-


mondisme qui passe par « un véritable transfert de combativité et
d’affectivité révolutionnaires » de la classe ouvrière vers les peuples
colonisés 38. Les années 1960 marquent bien cette « montée des jeunes 39 »
dont certains ont été actifs dans la lutte contre la guerre d’Algérie, se sont
montrés favorables à la désobéissance et à l’aide en faveur des Algériens, et
ont lutté contre l’Organisation de l’armée secrète. La fin de la guerre est
ainsi marquée par de nombreuses manifestations interdites, au cours
desquelles les pratiques manifestantes changent. Les désobéissants
participent clandestinement à ces manifestations, cherchent à les radicaliser.
Ces dispositions ne manquent pas de faire penser à certains groupes
révolutionnaires à l’occasion des événements de Mai 1968 : à peine six ans
séparent les deux moments. Certains jeunes militants, encore actifs pendant
Mai 1968, tel Alain Krivine, se sont formés à ces préceptes à la fin de la
guerre d’Algérie. De ce point de vue, Mai 1968 fait bien partie des « vies
ultérieures » de la guerre d’Algérie 40.

1. Paul Nizan, Aden Arabie, Paris, François Maspero, 1960 [1931].


2. René Vautier, Avoir vingt ans dans les Aurès, France, UPCB, 90 mn, 1972.
3. Ce texte est issu de l’ouvrage Aïssa Kadri, Moula Bouaziz, Tramor Quemeneur, La Guerre
d’Algérie revisitée, Paris, Karthala, 2015 (chapitre 24, quatrième partie du livre : « Jeunesses
et désobéissance dans la guerre d’Algérie »).
4. Pierre Bourdieu, « La “jeunesse” n’est qu’un mot » (entretien avec Anne-Marie Métailié),
in Anne-Marie Métailié, Jean-Marie Thiveaud, Les Jeunes et le premier emploi, Paris,
Associations des âges, 1978.
5. Raphaëlle Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie. 1954-1962, Paris,
Gallimard, 2001.
6. Charles-Robert Ageron, « L’opinion française à travers les sondages », Revue française
d’histoire d’outre-mer, volume 63, no 231, 1976.
7. Claire Mauss-Copeaux, Algérie, 20 août 1955. Insurrection, répression, massacres, Paris,
Payot & Rivages, 2011.
8. Clément Grenier, « La protestation des rappelés en 1955, un mouvement d’indiscipline
dans la guerre d’Algérie », Le Mouvement social, volume 1, no 218, 2007 ; Tramor
Quemeneur, « Une guerre sans “non” ? Insoumissions, refus d’obéissance et désertions de
soldats français pendant la guerre d’Algérie (1954-1962) », Saint-Denis, thèse de doctorat
d’histoire, université Paris 8, 2007.
9. Lettre d’information de Jean Gilbert-Jules aux préfets, citée in Jean-Charles Jauffret,
Soldats en Algérie, Paris, Autrement, 2000.
10. Bertrand Tavernier, Patrick Rotman, La Guerre sans nom, Canal +/GMT/Little Bear,
235 m, 1992.
11. Patrick Rotman, Bertrand Tavernier, La Guerre sans nom. Les appelés d’Algérie (1954-
1962), Paris, Seuil, 1992.
12. Marie-Thérèse Duvernay, « L’opinion française face au problème colonial. 1945-1962.
D’après la revue Sondages », mémoire de maîtrise de l’université de Paris 8, s. d.
13. Document no 3088 de la session 1956-1957, Journal officiel, 30 octobre 1956.
14. Vanessa Codaccioni, Punir les opposants. PCF et procès politiques. 1947-1962, Paris,
CNRS Éditions, 2013.
15. Serge Kastell, Le Maquis rouge. L’aspirant Maillot et la guerre d’Algérie. 1956, Paris,
L’Harmattan, 1997.
16. Noël Favrelière, Le Désert à l’aube, Paris, Éditions de Minuit, 1960.
17. Alban Liechti, Le Refus, Pantin, Le Temps des Cerises, 2005 ; Tramor Quemeneur, « Les
“soldats du refus”. La détention, la campagne de soutien et la répression des soldats
communistes refusant de participer à la guerre d’Algérie », in Association française pour
l’histoire de la justice, La Justice en Algérie. 1830-1962, Paris, La Documentation française,
no 16, 2005.
18. Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, Paris, Armand Colin, 2017 ; Ludivine
Bantigny, Le Plus Bel Âge ? Jeunes et jeunesse en France, de l’aube des « Trente Glorieuses »
à la guerre d’Algérie, Paris, Fayard, 2007.
19. George L. Mosse, L’Image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, Paris, Agora
Pocket, 1997.
20. Claude Barrois, « La psychologie du guerrier », Sciences humaines, no 41, juillet 1994.
21. David Le Breton, Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre, Paris, Presses
universitaires de France, 2007.
22. Martin Evans, The Memory of Resistance. French Opposition to the Algerian war (1954-
1962), Oxford, Berg, 1997.
23. Maurienne [Jean-Louis Hurst], Le Déserteur, Paris, Éditions de Minuit, 1960.
24. Hervé Hamon, Patrick Rotman, Les Porteurs de valises. La résistance française à la
guerre d’Algérie, Paris, Seuil, 1982.
25. Pierre Vidal-Naquet, Mémoires, tome 2, Le Trouble et la lumière. 1955-1998, Paris,
Seuil/La Découverte, 1998.
26. L’Express, 10 mars 1960.
27. Lettre de G. R. à L’Express, 28 avril 1960.
28. L’Express, 28 avril 1960.
29. Eithan Orkibi, Les Étudiants de France et la guerre d’Algérie. Identité et expression
collective de l’UNEF (1954-1962), Paris, Syllepse, 2012.
30. Lettre de Francis Jeanson à Jean-Jacques Servan-Schreiber, 24 juin 1960, cité in Hervé
Hamon, Patrick Rotman, Les Porteurs de valises, op. cit.
31. « Interview de P. Gaudez, président de l’UNEF », Témoignage chrétien, 14 octobre 1960.
32. « Quatre questions au président de l’UNEF », L’Express, 9 juin 1960.
33. Danielle Tartakowsky, Les Manifestations de rue en France 1918-1968, Paris,
Publications de la Sorbonne, 1997.
34. Alain Monchablon, Histoire de l’UNEF de 1956 à 1968, Paris, Presses universitaires de
France, 1983.
35. Morvan Lebesque, « Vivent les étudiants ! », Le Canard enchaîné, 13 avril 1960.
36. Texte de Francis Jeanson pour le Congrès de Jeune Résistance, août 1960 (Archives
Francis Jeanson).
37. Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, septembre 1960.
38. Benjamin Stora, La Gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La
Découverte, 1991.
39. Olivier Galland, Les Jeunes, Paris, La Découverte, 2009 [1984].
40. Kristin Ross, Mai 1968 et ses vies ultérieures, Bruxelles/Paris, Complexe/Le Monde
diplomatique, 2005.
Cameroun, une guerre oubliée
Manuel Domergue

« Depuis quatre ans, la répression sévit au Kamerun. L’opinion


internationale cependant ignore presque tout de sa cruauté et de son
ampleur 1. » Ce cri d’alarme a été poussé dans la revue Les Temps
modernes, dirigée par Jean-Paul Sartre, qui publie en novembre 1959 un
mémorandum rédigé par les nationalistes camerounais en exil, intitulé
« Note sur la répression au Kamerun 2 ». Depuis 1959, l’opinion, au
Cameroun, en France ou ailleurs, est restée très largement ignorante de cette
véritable guerre coloniale puis néocoloniale menée par la France contre les
nationalistes camerounais.
« Il faut faire régner le silence. » Longtemps, la consigne du lieutenant-
colonel Jean-Marie Lamberton, chef des opérations militaires de 1957 à
1959, a été respectée à la lettre. Personne ou presque n’avait entendu parler
de cette mini-guerre d’Algérie en Afrique centrale. Pourtant, comme en
Algérie, l’armée française y a mené, entre 1955 et 1971, de vastes
opérations de « guerre révolutionnaire », multipliant regroupements de
population, tortures, exécutions extrajudiciaires, bombardements,
ratissages.
L’objectif était d’annihiler la résistance de l’Union des populations du
Cameroun (UPC), parti indépendantiste mené par Ruben Um Nyobè, et de
maintenir la mainmise coloniale puis néocoloniale de la France. Il a été si
bien atteint que la guerre du Cameroun, exorcisant le spectre des
humiliations de Diên Biên Phu et de l’Algérie, a servi de modèle pour la
constitution de ce qui a plus tard été appelé la Françafrique. À tel point que
Pierre Messmer, haut-commissaire puis ministre des Armées, a félicité le
colonel Jean-Marie Lamberton pour avoir été « le seul officier assumant le
commandement d’une formation chargée de réprimer une guérilla qui, dans
l’ensemble des théâtres d’opération du même genre ouverts dans le monde,
ait exactement et victorieusement rempli sa mission ».
Dans l’ébullition politique et sociale de l’après-guerre, les autorités
françaises font tout pour empêcher ce mouvement de s’ancrer sur le
territoire. Les premiers syndicats et mouvements nationalistes se heurtent
en effet à une société coloniale qui refuse toute concession. Les colons, qui
contrôlent les principales richesses du territoire, comptent parmi les plus
rétrogrades de l’Afrique subsaharienne. Cherchant à s’émanciper de Paris,
suspect à leurs yeux de faiblesse à l’égard des Africains, ils prennent pour
modèle leurs homologues qui mettent en place au même moment
l’apartheid en Afrique du Sud. Lors des grèves de septembre 1945, ils en
appellent à la répression la plus féroce et finissent par obtenir des armes du
haut-commissaire pour mater les manifestants qui demandent des hausses
de salaire. L’épisode se conclut avec le mitraillage des syndicalistes par
l’aviation française. L’Église catholique au Cameroun, sous la férule de
Mgr Marcel Lefebvre, délégué apostolique de l’Afrique noire francophone
de 1948 à 1959, excommunie les « indigènes » sensibles au militantisme
social. Dans de nombreuses églises, Noirs et Blancs font bancs à part.
Administrateurs, colons et hiérarchie catholique recourent au travail forcé
des années après son abolition officielle en 1946.
Dans ce contexte explosif, les revendications de l’UPC suscitent un
harcèlement administratif et judiciaire, une répression policière puis
militaire sans faille, qui mèneront le pays à la guerre après l’interdiction
pure et simple du parti de Ruben Um Nyobè en juillet 1955. Pendant huit
ans, l’UPC se démène pourtant pour faire valoir ses demandes par les voies
légales. Elle adresse quantité de pétitions à l’ONU, où son secrétaire
général interviendra même à trois reprises entre 1952 et 1954. Ses militants,
quand ils s’efforcent de manifester, d’organiser des réunions publiques
pacifiques, sont harcelés par les autorités administratives et judiciaires. Ses
candidats se présentent aux élections sans jamais obtenir le moindre mandat
électif, en raison d’une fraude aujourd’hui largement documentée par
d’anciens administrateurs coloniaux eux-mêmes, qui aboutit à des
assemblées territoriales fantoches, où le principal parti du pays n’est jamais
représenté. À la place émergent des leaders encouragés par le haut-
commissaire, sur des bases ethniques ou en fonction de leur degré de
proximité avec l’administration coloniale.

Du harcèlement à la guerre

La situation, tendue, dégénère en 1955 avec l’arrivée d’un haut-


commissaire à l’anticommunisme virulent, Roland Pré, adepte des
nouvelles théories dites de la « guerre révolutionnaire ». Élaborée par des
officiers français comme le colonel Charles Lacheroy, cette doctrine prétend
tirer les leçons de la récente défaite en Indochine. Cette nouvelle forme de
guerre, non conventionnelle, « contre- insurrectionnelle », menée dans le
peuple, à la fois militaire et psychologique, à la conquête « des cœurs et des
esprits », vise à anéantir une guérilla, à débusquer l’ennemi parmi la
population par tous les moyens. Roland Pré provoque délibérément l’UPC
en pleine expansion et assume une stratégie de la tension qui aboutit au
déclenchement d’émeutes dans tout le sud du pays, en mai 1955. Ces
épisodes violents, qui auront causé a minima des dizaines de morts du côté
des manifestants, servent de prétexte à Paris pour interdire l’UPC en
juillet 1955.
Acculés à la clandestinité ou à l’exil, les upécistes forment des maquis,
cherchent le soutien de puissances étrangères anticoloniales, nouent des
liens avec les mouvements nationalistes panafricains en plein essor et
tentent d’alerter l’opinion internationale. Malgré la précarité de sa situation,
Ruben Um Nyobè, réfugié dans les forêts de sa région d’origine, cherche
encore à trouver un compromis avec Pierre Messmer. Le nouveau haut-
commissaire de la France s’est engagé à amnistier les upécistes avant les
élections législatives, prévues par la nouvelle loi-cadre Defferre, pour
désigner par les urnes des représentants de chaque colonie d’Afrique
subsaharienne et prévoir ainsi les premiers gouvernements semi-autonomes.
Mais cette promesse de retour à la légalité de l’UPC est surtout une
manière pour Paris de gagner du temps, si bien qu’elle n’est pas tenue avant
les élections de décembre 1956. Faute de pouvoir y participer, les
nationalistes décident leur « boycott actif ». Les ponts sont définitivement
coupés. Sans armes de guerre ni formation militaire, dépourvus de soutien
international concret, les maquis ne font pas le poids militairement face aux
troupes parachutistes envoyées pour les mater dans le sang.
Inférieurs en armes, les maquisards parviennent toutefois à prendre
position au cœur des populations en Sanaga-Maritime comme en région
Bamiléké ou dans le Moungo, où ils façonnent une administration parallèle,
une contre-société que les militaires peinent à combattre efficacement. C’est
pour y porter un coup fatal que ceux-ci mettent en place une zone de
pacification (ZOPAC) en Sanaga-Maritime, en décembre 1957. Le
lieutenant-colonel Jean-Marie Lamberton y fait régner la terreur, regroupe
en quelques semaines les populations dans des camps, quadrille la zone,
l’abreuve de propagande militaro-sanitaire (« UPC = Tsé tsé ») et la sillonne
de patrouilles de miliciens, policiers et militaires, qui font peu de
prisonniers. Quand c’est le cas, la torture des suspects se systématise, et
cette guerre du renseignement permet enfin de localiser le maquis de Ruben
Um Nyobè, tué en forêt sans sommation le 13 septembre 1958, avant de
voir son corps profané et exposé, les tracts de la propagande française se
chargeant de transformer le « prophète » (mpodol) en « dieu qui s’est
trompé ».
À l’Ouest, l’affrontement fait rage également. Une alliance de jeunes
chefs locaux et des partisans nationalistes met à mal les projets de
l’administration. Pour la combattre, les autorités arment les milices,
multiplient tortures, disparitions, exécutions publiques ou extrajudiciaires,
notamment en jetant les suppliciés du haut des chutes d’eau. Le Cameroun
tourne définitivement le dos à toute espèce de libertés publiques ou d’un
semblant d’État de droit. Lorsqu’un jeune magistrat français ouvre une
enquête pour torture, il est prestement expulsé du territoire par ses
supérieurs.

L’indépendance dans la guerre

Daté de novembre 1959, l’article, publié dans Les Temps modernes, ne


pouvait pas anticiper que la situation dénoncée ne ferait qu’empirer au
cours des mois suivants. Prudent, l’auteur anonyme évoque une simple
« répression », alors que, depuis 1957, les militaires français, dans leurs
rapports confidentiels, parlent déjà d’une situation de « guerre ». Après
l’indépendance du 1er janvier 1960, le doute n’est plus permis. C’est bien
une guerre ouverte : l’armée française, camouflée derrière son homologue
camerounaise née deux mois plus tôt, contre l’Armée de libération nationale
kamerunaise (ALNK), mise sur pied la même année, qui fait rage
notamment dans l’Ouest-Cameroun.
« Ahidjo me demande de maintenir les administrateurs français, soit !
Mais cette première décision est insuffisante. Je décide d’entreprendre une
véritable reconquête », écrira dans ses Mémoires le Premier ministre de
l’époque, Michel Debré 3. L’armée française bombarde quasi
quotidiennement la région. Roquettes et cartouches incendiaires mettent la
région Bamiléké à feu et à sang : « Les cadavres ne sont même plus
enterrés, il y en a trop, s’écrie dans le journal Réforme Daniel Galland, le
pasteur de Dschang. Quand les maquisards sont surpris en train de faire
des tranchées dans les routes, ils sont tués à la mitrailleuse et ensevelis
avec la terre ramassée par les bulldozers pour boucher les trous. À certains
endroits, ce sont les cochons qui font les fossoyeurs 4. »
Cependant l’ALNK fait mieux que résister. Menée par son jeune chef
d’état-major, Martin Singap, elle manœuvre à la perfection, piège l’armée
adverse sur un terrain qu’elle connaît en détail, s’abritant parmi une
population qui lui est massivement favorable. Mais la disproportion des
forces en présence est trop grande et l’armée franco-camerounaise finit par
reprendre la région Bamiléké et par disperser les maquis au cours de
l’année 1960. La guerre enjambe même les frontières quand le président de
l’UPC, l’infatigable médecin Félix Moumié, après des années d’exil, est
empoisonné à Genève le 13 octobre 1960 par un agent du SDECE (Service
de documentation extérieure et de contre-espionnage français) se faisant
passer pour un journaliste.
Une guerre de moindre intensité, sans publicité, se poursuivra encore
une décennie, avec des résurgences violentes témoignant d’une résistance
inattendue des partisans de l’ALNK. Si bien qu’en 1963 la répression
semble avoir atteint des pics de violence. D’après un ancien pilote
d’hélicoptère, Max Bardet, qui y a pris part, ce sont désormais de véritables
massacres de civils désarmés, rassemblés puis exécutés en masse, qui se
produisent sous la supervision d’officiers français. Les maquis sont
définitivement anéantis avec l’arrestation du dernier grand leader de l’UPC,
son vice-président Ernest Ouandié, en 1970, et son exécution sur la place
publique de Bafoussam, en 1971.
Malgré l’extinction de la guérilla, la guerre contre-révolutionnaire se
généralise et mute rapidement au cours de ces années en véritable méthode
de gouvernement par la terreur. La guerre psychologique – les hiérarchies
parallèles, l’internement sans procès des récalcitrants, le contrôle total des
populations, si possible par elles-mêmes, du berceau au tombeau, du matin
au soir – assure au parti unique d’Ahmadou Ahidjo, l’Union nationale
camerounaise, une prédominance totale sur la scène politique
camerounaise. La société est étouffée par une surveillance omniprésente et
une paranoïa d’État sans relâche.
Si l’auteur de l’article des Temps modernes de 1959 ne pouvait décrire
la guerre ouverte des années 1960, il avait en revanche fort bien prédit le
trompe-l’œil de « l’expérience de l’indépendance téléguidée accordée au
Kamerun » et « le bluff de l’indépendance sans élections et sous protection
des baïonnettes françaises ». Cette indépendance, octroyée paradoxalement
au mépris de la volonté populaire et de la souveraineté du gouvernement
camerounais, laisse finalement à la France les mains plus libres qu’au temps
de la tutelle onusienne pour combattre les maquis nationalistes.
Cette transition sous contrôle représente finalement l’aboutissement de
l’application de la loi-cadre Defferre qui avait permis, en 1956, de faire
élire une assemblée camerounaise sans aucun upéciste et un Premier
ministre du Cameroun « autonome », en la personne, à partir de 1958,
d’Ahmadou Ahidjo.
Au cours des années suivantes, Paris réalise qu’il n’est plus possible, à
l’heure de la guerre d’Algérie, de maintenir la souveraineté française sur le
Cameroun et qu’il serait moins coûteux, financièrement, militairement et
diplomatiquement, de déléguer le pouvoir à des dirigeants dûment cooptés
parmi les « amis de la France » les plus accommodants, y compris parmi
ceux qui s’étaient toujours opposés à l’indépendance.
L’indépendance finalement accordée, dos au mur, par Paris, est en effet
utilisée comme une arme très efficace pour faire taire les indépendantistes.
Pierre Messmer, dans ses Mémoires, décrit à merveille l’indépendance
comme le volet politique de la répression militaire : « La France accordera
l’indépendance à ceux qui la réclamaient le moins, après avoir éliminé
politiquement et militairement ceux qui la réclamaient avec le plus
d’intransigeance 5. »
L’annonce de l’indépendance camerounaise est ainsi faite par les
autorités françaises au lendemain de l’assassinat de Ruben Um Nyobè, à la
fin de 1958, pour inciter les survivants upécistes au ralliement et
délégitimer les récalcitrants. Afin de s’éviter toute mauvaise surprise
électorale, comme au Togo où des élections sous contrôle onusien ont
donné lieu à la victoire des nationalistes, la France s’arrange pour faire
voter à l’ONU en 1959, à l’issue d’une intense bataille diplomatique, une
levée de la tutelle sans élection préalable.
C’est donc Ahmadou Ahidjo, sans autre réelle légitimité que l’appui de
la France, qui prend la tête du Cameroun indépendant au 1er janvier 1960,
après avoir lu un discours d’indépendance écrit pour lui par un
administrateur colonial français.
La souveraineté réelle est dans les faits strictement encadrée, voire
exercée par un réseau de conseillers français de l’ombre. Chaque ministre
camerounais est doublé d’un « conseiller technique » qui prend les
décisions importantes. Cela est particulièrement vrai dans le domaine du
maintien de l’ordre : l’immense majorité des cadres de l’armée
camerounaise est française, appuyée par la mission militaire française au
Cameroun et obéissant aux ordres du ministre de la Défense occulte, le
colonel Jean-Victor Blanc, officiellement chef d’état-major de l’armée
camerounaise et chef de la section forces armées de la mission militaire
française.
Au fil des années et des décennies, ce contrôle s’exerce moins
directement, d’autant plus que les dirigeants camerounais, choisis et formés
par les Français, tentent rarement de s’en émanciper. Les nouveaux officiers
camerounais par exemple, qui prennent peu à peu la relève des Français,
passent par la nouvelle École militaire interarmes (EMIA), dirigée jusqu’en
1986 par un Français dont le premier d’entre eux, le lieutenant Jacques-
Louis Lefevre, est connu en Algérie pour avoir mené des actes de torture
sous les ordres du colonel Marcel Bigeard, et au Cameroun pour avoir initié
une génération d’élèves camerounais à ces brutales méthodes de maintien
de l’ordre.

Aux origines de la Françafrique

L’histoire de cette guerre n’est pas qu’un épisode des relations franco-
camerounaises. C’est en effet au Cameroun que s’est expérimentée puis
inventée la Françafrique, car c’est dans ce pays, sous tutelle de l’ONU, que
la France a été confrontée le plus tôt en Afrique subsaharienne à un
mouvement indépendantiste de masse avec la création de l’UPC. C’est donc
au Cameroun que l’administration française a été amenée en premier à
imaginer une alternative au statu quo devenu intenable tout en conservant
l’influence française, en inventant une décolonisation de « façade », pour
reprendre un terme fréquemment employé dans ses rapports confidentiels
par le premier ambassadeur de France au Cameroun.
Pour cela, il fallait donc mater discrètement mais violemment le
mouvement indépendantiste, en utilisant des méthodes qui seront ensuite
reproduites dans les autres pays africains francophones en cas de
contestation (les interventions militaires « à la demande du président », la
doctrine de la guerre révolutionnaire, la guerre psychologique, la
propagande médiatique…). Puis organiser une transmission de pouvoir
factice, entre les mains de leaders africains cooptés par la fraude électorale,
à la souveraineté encadrée par des accords de coopération et de défense
léonins négociés avant l’indépendance de façon à confier l’exploitation des
ressources à l’ancienne métropole, et par des « conseillers techniques »
français ou des agents secrets omniprésents, le tout dans le cadre d’un
régime dictatorial de parti unique reconduit régulièrement par les urnes
avec des scores frôlant chaque fois un peu plus les 100 %, d’institutions
autoritaires choisies par des juristes français et de hiérarchies parallèles
enserrant la population au plus près.
Cette indépendance sous contrôle, la première de ce type
chronologiquement en Afrique francophone, après la rupture de la Guinée
de Sékou Touré, servira de modèle aux autres pays du « pré carré » une fois
que la solution de « communauté franco-africaine », envisagée par le
général de Gaulle, aura montré ses limites au cours de l’année 1960.
Rassurées par l’expérience camerounaise sur leur capacité à encadrer
strictement les nouveaux leaders africains, les autorités françaises
concèdent une indépendance formelle pour mieux conserver l’influence
française sur cette partie du continent.
Jacques Foccart et ses successeurs à la cellule africaine de l’Élysée,
pendant les décennies suivantes, ne feront finalement qu’appliquer le
schéma inventé au Cameroun à la fin de la IVe République, sur les ruines du
rêve de l’UPC. Ce « modèle » s’avère, comme le montre la guerre du
Cameroun, relativement économe en hommes et en moyens pour la France,
tout en lui conférant dans les instances internationales l’image d’un pays
ayant accepté, voire octroyé, l’indépendance à des États qui lui restent
fidèles.
L’inspiration camerounaise de la Françafrique se lit aussi dans la
circulation des élites qui y ont fait leurs armes. Pierre Messmer, haut-
commissaire de la France au Cameroun de 1956 à 1958, sera l’inamovible
ministre des Armées du général de Gaulle pendant près de dix ans, puis le
Premier ministre de Georges Pompidou. Daniel Doustin, administrateur
colonial, stratège de la répression et de la vraie-fausse indépendance dès
1957, finira à la tête de la Direction de la surveillance du territoire (DST) et
directeur de cabinet à Matignon sous Raymond Barre. Jean-Marie
Lamberton, chef d’orchestre militaire de la répression, fera carrière au
cabinet de Pierre Messmer et transmettra son expérience en tant que
théoricien d’une guerre révolutionnaire française enfin victorieuse sur un
théâtre d’opération colonial. Maurice Delauney, chef à poigne de la région
Bamiléké au début de l’insurrection, servira ensuite de cheville ouvrière de
la Françafrique et sera ambassadeur au Gabon. Moins connus, des militaires
comme le lieutenant-colonel René Gribelin, des policiers comme Georges
Conan ou des gendarmes comme Georges Maîtrier, spécialistes de la
« contre-insurrection », vont essaimer leur savoir-faire à travers le monde
de la « sécurité » et du « renseignement » en Françafrique, notamment au
Togo et au Gabon.

Un bilan humain lourd mais difficile à préciser

Cette guerre reste encore méconnue, si bien que le bilan humain est
difficile à chiffrer. D’après le général Max Briand, commandant des
opérations après l’indépendance, la guerre dans la seule région Bamiléké,
pour la seule année 1960, aurait fait 20 000 morts. Un rapport confidentiel
de l’ambassade britannique au Cameroun évaluait quant à elle à 76 000 le
nombre de victimes entre 1956 et 1964.
Mais la longueur du conflit et la nature même de la guerre rendent ces
décomptes difficiles à établir précisément. D’une part, l’interdiction
d’observateurs extérieurs et la censure de la presse ont compliqué la
description du conflit. D’autre part, le mépris dont font montre les autorités
françaises à l’égard des dommages collatéraux de leurs opérations produit
des décomptes très imprécis dans les archives militaires. Mais surtout, le
propre d’une « guerre révolutionnaire » est d’être menée « dans le peuple »,
sans opposer deux armées conventionnelles autour d’une ligne de front, si
bien qu’il est difficile de distinguer les combattants en uniforme des
militants politiques, des sympathisants, et de leurs proches. L’armée
française avait d’ailleurs reçu pour consigne d’« annihiler » sans distinction
les belligérants ainsi que leurs « sympathisants ». Les vastes opérations de
contrôle des populations et de leur territoire ont de plus constitué de
véritables actes de guerre, avec des conséquences humanitaires massives, en
particulier au moment du regroupement forcé des populations au sein de
villages fortifiés le long des grands axes routiers, en 1958 en Sanaga-
Maritime, puis en 1960 en région Bamiléké. Ce sont plus de 500 000
personnes qui ont ainsi vu leur vie quotidienne bouleversée soudainement et
leurs moyens de subsistance fragilisés, notamment quand l’armée a brûlé
les plantations des villageois pour les dissuader de se rendre dans les
« zones interdites ».
Cette guerre a ensuite été progressivement déléguée aux autorités
camerounaises, sous un étroit contrôle français : à l’armée nationale
camerounaise et à ses différentes troupes supplétives (gardes traditionnels,
milices, troupes d’autodéfense, garde civique bamiléké, militants du parti
unique de l’Union camerounaise…). Au final, combattants, partisans
upécistes et délinquants de droit commun ont fini par être amalgamés dans
un même opprobre, brouillant les frontières entre civils et militaires, entre
affrontement politique et guerre civile. Enfin, les autorités françaises puis
camerounaises ont systématiquement cherché à transformer une guerre
d’indépendance en conflit ethnique.
L’UPC a tour à tour été présentée comme un parti bassa ou bamiléké, ce
qui a dressé les groupes ethniques les uns contre les autres. Cette stratégie a
conduit à des actes de nettoyage ethnique dans certaines zones, plus ou
moins encadrés par les autorités. Celles-ci ont alimenté les discours de
haine, qu’il s’agisse du colonel Jean Lamberton s’en prenant, en 1960, dans
les colonnes de la revue Défense nationale au « caillou bamiléké » dans la
chaussure du Cameroun indépendant, ou du chef de la police politique
camerounaise (SEDOC), Jean Fochivé, allant jusqu’à parler de la « peste
bamiléké ».

1. Ce texte est issu de Manuel Domergue, « Cameroun : une guerre oubliée remonte à la
surface », Les Temps modernes, no 693-694, 2017.
2. « Note sur la répression au Kamerun », Les Temps modernes, no 165, novembre 1959.
3. Michel Debré, Gouverner. Mémoires, tome 3, 1958-1962, Paris, Albin Michel, 1988.
4. Daniel Galland, « Déchirant Cameroun ! », Réforme, 27 février 1960.
5. Pierre Messmer, Les Blancs s’en vont. Récits de décolonisation, Albin Michel, Paris, 1998.
La sexualité des appelés
en Algérie
Raphaëlle Branche

Bons pour le service 1, les hommes qui partent en Algérie sont aussi
« bons pour les filles » – selon l’expression populaire que les jeunes appelés
arborent parfois cousue dans un macaron sur leur poitrine. L’acte sexuel est
programmé, passage obligatoire pour tout militaire, sur le chemin d’une
virilité que la guerre est censée tremper 2. Certains vont s’empresser de
perdre leur virginité avant d’embarquer pour l’Algérie. D’autres, plus tard,
au voisinage de la mort, voudront faire l’amour une dernière fois ou ne pas
mourir sans l’avoir fait. Comme l’amour et la mort, le sexe et la guerre ont
bien plus en commun qu’il n’y paraît.
Excluant les professionnels de la guerre, cette étude s’intéresse à
quelques années ou quelques mois de la vie de ces jeunes hommes qui
durent partir se battre en Algérie. Leur sexualité rencontre la guerre alors
qu’ils ont une vingtaine d’années, la plupart du temps moins de 25 ans.
Certains sont mariés, d’autres ont des enfants, mais ils ne sont pas la
majorité. Leur « culture » sexuelle, comme l’écrit l’un d’entre eux a
posteriori, est « riche en tabous et pauvre en connaissances 3 ».
S’intéresser à leur sexualité n’est ni trivial ni secondaire. Cela permet de
poser un certain nombre de questions sur les spécificités de cette guerre,
mais aussi de s’interroger sur la manière dont la sexualité et, au-delà,
l’affectivité sont vécues, mais peut-être aussi utilisées ou canalisées, au sein
de ces groupes d’hommes que sont les unités militaires, prises dans un
contexte de danger, de peur et d’inconnu.
À première vue pourtant, les autorités se soucient peu de la sexualité
des militaires. Plus généralement, leur santé ne les intéresse que dans la
mesure où une fatigue importante ou, a fortiori, une maladie peut aboutir à
une invalidité plus ou moins longue et priver ainsi une unité de forces vives.
En Algérie, les textes officiels ne s’attachent pas à la dimension morale de
la sexualité des soldats 4, de même qu’aucune trace n’existe d’une crainte de
nature proprement guerrière : les relations avec des femmes algériennes ne
sont pas décrites comme dangereuses pour la vie des militaires
(contrairement au cas indochinois 5). Plus exactement, elles ne sont pas
décrites du tout : la sexualité est presque exclusivement présentée en liaison
avec le danger vénérien.
La morbidité vénérienne connaît en effet un taux assez élevé, toujours
due pour l’essentiel à des blennorragies – la syphilis et le chancre mou étant
les deux autres maladies les plus courantes, tandis que la maladie de
Nicolas Favre est beaucoup plus rare (le médecin lieutenant-colonel
Lacroux le déplore pour les premières années de la guerre 6). Secrétaire
médical de son unité, Pierre Gibert se souvient de soldats défilant l’un après
l’autre à l’infirmerie, dévoilant tous un slip souillé et se voyant prescrire le
même traitement tandis qu’il inscrit, imperturbablement, sur le cahier des
consultations « blennorragie, blennorragie 7… ».

Sexualité et prostitution

Pour les autorités militaires, les responsables des maladies vénériennes


sont nécessairement et exclusivement les prostituées. La note du médecin-
chef, encore une fois, est on ne peut plus claire : « En AFN où il n’est pour
ainsi dire pas possible d’avoir des relations avec des femmes de
connaissance, le mieux est d’aller à la maison de tolérance ; là les filles
sont surveillées et si l’un d’entre vous est contaminé il est facile de
retrouver la femme pour la faire soigner ; de plus, il y a là une cabine
prophylactique installée qui vous permet de prendre quelques
précautions. » Et il insiste encore, pratique : « Il faut se méfier des
clandestines qui racolent dans les rues, elles ne sont pas contrôlées et la
plupart du temps elles sont malades, ce qui explique qu’elles vous coûtent
moins cher. Méfiez-vous en particulier des femmes qui présentent des
ganglions inguinaux ou des pertes 8. » Dans certains secteurs, des causeries
faites par des médecins militaires viennent rappeler ces principes de base
aux soldats.
L’armée incite en effet les hommes à fréquenter les maisons de
tolérance où la prostitution est surveillée au moyen d’un carnet à souches
pour chacune des prostituées. Ce carnet doit mentionner le nom, le
matricule et l’unité des militaires ayant des relations sexuelles avec elles. Il
est rempli par la proxénète qui dirige la maison de tolérance et qui remet,
par ailleurs, au soldat (à moins que ce ne soit la prostituée elle-même qui le
fasse) une « fiche de contact » grâce à laquelle les médecins militaires
espèrent pouvoir retrouver facilement l’origine d’une contamination 9.
Cet encadrement sanitaire de la prostitution est poussé à l’extrême dans
le cas des BMC, les bordels militaires de campagne. Institution militaire, les
BMC sont a priori réservés à certaines troupes, notamment la Légion et les
unités nord-africaines. Ainsi, des prostituées spécialisées pour une clientèle
militaire sont mises à la disposition de certaines troupes (des bordels de
campagne sont également organisés par l’armée d’Afrique 10). Dans l’idéal
on tente, pour les unités nord-africaines, de faire correspondre le pays
d’origine des prostituées avec celui des militaires. Le haut commandement
assure alors un travail qu’une lettre du secrétaire d’État aux Forces armées
« terre » qualifie, en 1956, de « prospection » puis d’« opération de
recrutement 11 ». Des femmes mineures peuvent même être recrutées,
comme ces jeunes filles de vingt ans du BMC de Turenne 12. Ce qu’écrit
Jean-Yves Le Naour à propos de la Première Guerre mondiale est toujours
d’actualité pendant la guerre d’Algérie : « Plus que la prostitution en elle-
même, l’armée redoute le sexe libre, le désordre de la prostitution sauvage
et clandestine. Dès que celle-ci peut être contrôlée et surveillée, elle n’est
plus une menace et devient un élément de l’intendance des armées 13. »
Les femmes des BMC sont particulièrement surveillées par les
médecins militaires et elles sont soignées gratuitement par le service de
santé de l’armée. Gérard Zwang, qui servit en Algérie en tant que
chirurgien, a ainsi dû remplacer à deux reprises le médecin responsable de
cette inspection obligatoire : les prostituées avaient subi en prévision de sa
visite un nettoyage sauvage à l’écouvillon 14… Quant aux militaires, ils
passent aussi une visite médicale avant leur venue au BMC.
Théoriquement réservé à certaines troupes, le BMC sert souvent de
maison de tolérance pour l’ensemble des unités stationnées dans un secteur.
L’institution militaire n’a toutefois pas développé outre mesure ces
établissements arguant du fait qu’en Algérie, contrairement à la métropole,
les maisons de tolérance civiles étaient toujours autorisées 15 et pouvaient,
elles aussi, être fréquentées par les militaires rassurés, sur le plan médical,
par l’obligation faite aux prostituées d’avoir un carnet à souches. Les
autorités sont néanmoins dans l’obligation d’organiser les loisirs sexuels
afin d’éviter les attroupements devant les maisons closes et une affluence
excessive à l’intérieur. Les militaires susceptibles de se rendre dans un
même établissement se voient ainsi indiquer la tranche horaire réservée à
leur unité par leurs supérieurs 16.
Il y a donc bien en Algérie une prise en charge par l’armée des besoins
sexuels supposés des hommes. Elle se limite cependant à une gestion des
flux et une surveillance prophylactique minimale. Somme toute,
l’institution s’intéresse peu à la question sexuelle : la raison principale est
sans doute à trouver dans les conditions de vie des militaires en Algérie. Si
les permissions, les périodes de garnison en ville ou les visites au BMC
peuvent constituer des contextes favorables à une certaine fréquentation
féminine, le quotidien des troupes est surtout marqué par l’isolement et la
solitude, nous y reviendrons.
La visite au BMC ou à la maison close de la ville où on peut passer une
permission semble une expérience banale pour les militaires ; ainsi le
« bordel » de Maison-Carrée, dans la banlieue d’Alger, est présent dans
plusieurs récits de souvenirs. Il n’est pas alors inhabituel en France que les
jeunes hommes connaissent leur premier rapport sexuel avec une prostituée
(en 1972 encore, le rapport Simon révèle qu’un Français sur dix a eu sa
première expérience sexuelle avec une prostituée 17) ; la guerre d’Algérie
peut avoir été l’occasion de cette initiation. C’est précisément ce qui fait
horreur au jeune appelé Jean Faure, pétri d’un idéal de l’amour autrement
moins glauque : « Je ne veux pas connaître l’amour par un geste banal, à la
va-vite, comme pour se soulager 18 ! » Orso, le héros de Georges Mattéi
dans le roman inspiré de son expérience algérienne, Les Disponibles 19, se
rend dans une maison close, puis renonce, dans un premier temps : il
« pensa qu’il était allé au bordel pour tirer son coup. Ce qui l’avait retenu,
c’était la tristesse de ces femmes et la tristesse de tous ces hommes, mariés
pour la plupart. Ils riaient fort, bien sûr, mais il y avait, au fond d’eux,
quelque chose de brisé 20 ».
Dans cet environnement marqué par une faible fréquentation des
femmes, quelle peut être la sexualité des militaires ? Assurément la
continence forcée en est la caractéristique majeure. Mais la sexualité prend
aussi d’autres formes, plus imaginaires ou plus inhabituelles – qui peuvent
être repérées. Elles ressortissent à trois catégories qui ne s’excluent pas
l’une l’autre : la sublimation, la compensation, la transgression.

L’imaginaire sexuel des appelés


Autant les femmes en chair et en os sont absentes de la vie quotidienne
de la majorité des militaires en Algérie, autant elles sont extrêmement
présentes dans leurs discussions et leur environnement, mental comme
visuel. Combien de chambrées ne sont-elles pas décorées, en effet, de
photos de femmes plus ou moins vêtues, découpées dans des magazines ?
Projections d’une sexualité dont ils sont privés, ces images sont aussi, pour
les soldats, l’occasion de rivaliser dans une virilité éprouvée en groupe.
Elles sont prétextes à des commentaires où se mêlent imaginaire et vécu,
fantasme et expérience passée. Appelé au commando V22 du 23e régiment
d’infanterie, Jean Vuillez évoque ainsi ces « récits, échanges, réflexions »
lancés à la cantonade dans les chambrées : « Fanfaronnades plutôt
grossières et lourdes dans lesquelles il faut déceler des significations
contradictoires : un machisme qui cache mal une ignorance réelle, une
pratique limitée… voire inexistante ». Ce qui n’empêche pas, note-t-il
finement, qu’avec « les bons copains », « le ton [soit] plus sérieux » : « On
dit sa rage d’être loin de celle qu’on aime, on soutient les valeurs de
fidélité, de mariage 21. »
Ces photographies accrochées au mur, au- dessus du lit, peuvent aussi
devenir le support d’une sexualité onaniste. « Le cuirassier Morgani se
masturbe tous les trois jours. Quand il est de garde » : ainsi commence
même le récit éclaté que Daniel Zimmermann rédige à son retour d’Algérie,
tout entier fait d’émotions, de sentiments et de pulsions 22. Georges Mattéi
évoque aussi ce moment privilégié de solitude nocturne où le soldat posté
seul, en sentinelle, peut se donner un peu de plaisir 23. Entre misère sexuelle
et sexualité d’attente, la relation des militaires au sexe est dominée par ce
que Jean Faure appelle « la brûlure du désir 24 ». Certains ont pu faire alors
l’expérience de relations homosexuelles. Les récits de souvenirs sont, sur ce
point, extrêmement pudiques, confirmant sans doute le statut de parenthèse
que les militaires accordent à ce moment de leur vie sexuelle.
Plus que toute autre activité, c’est la boisson partagée qui semble avoir
fourni aux militaires le dérivatif le plus ordinaire à leurs différents manques.
L’alcool inquiète régulièrement les autorités. Ainsi, une directive du service
de santé aux armées vise à réglementer, dès 1956, la consommation de bière
par unité. C’est en effet cette boisson qui est massivement ingurgitée 25.
« Jusqu’en 1954, nos éthyliques s’intoxiquaient au vin rosé, et, plus
rarement, à l’anisette. Mais la guerre a ouvert un vaste débouché aux
grands brasseurs des deux bords de la Méditerranée et la bière a pris, très
vite, et de très loin, la première place, dans la genèse de ce type de
toxicomanie », note ainsi un médecin-commandant 26. Les médecins se
voient dans l’obligation de rappeler que la bière peut rendre ivre, voire ivre
mort ; elle peut aussi provoquer des accidents de la route. Dans l’Oranie du
Nord, on tire ainsi les leçons de cette consommation excessive d’alcool :
après avoir annoncé qu’un dosage de l’alcool dans le sang serait effectué
systématiquement en cas d’accidents de la circulation entre des véhicules
militaires, le commandement décide, neuf mois plus tard, que « les
conducteurs seront a priori considérés comme coupables 27 »…
Des psychanalystes pourraient faire le lien entre l’absorption d’une
quantité importante d’alcool et la sexualité, évoquant vraisemblablement le
stade oral de Freud. Des mécanismes de régression et de compensation
semblent en effet à l’œuvre dans ces groupes d’hommes maintenus
ensemble dans l’ennui et la solitude de l’autre sexe. Sans ce détour par
l’interprétation analytique, les observateurs militaires, aussi, ont fait le lien
entre sexualité et consommation excessive d’alcool.
Bien éloignés de ce souci moral, les médecins militaires voient en
l’alcool un vecteur favorisant les maladies vénériennes. En effet, selon le
médecin- chef Costerousse, préférant l’exagération à la nuance, « c’est
toujours après une bonne “cuite” que l’excitation sexuelle fait trouver
désirable n’importe quelle femme, si pourrie soit-elle, et les “chaudes
pisses”, la syphilis, sont souvent les souvenirs les plus marquants des
lendemains de fête 28 ». De fait, qu’il soit compensation passive ou agent
d’un passage à l’acte, l’alcool est le compagnon régulier des réunions de
militaires. Il les accompagne aussi dans les maisons closes et parfois dans
les viols collectifs de femmes algériennes.
Les relations avec les Algériens peuvent en effet prendre le visage de la
violence sexuelle. Le viol fait partie des violences subies par la population
dans de nombreux secteurs d’Algérie 29. Certains l’expliquent par l’absence
trop longue de femmes. Ainsi Michel V., interrogé par Andrew Orr, a dû
menacer ses hommes de leur tirer dessus pour empêcher un viol : ils avaient
passé « des mois sans contact avec une femme, sans même pouvoir leur
parler 30 ». Le viol est aussi une composante régulière des séances de
torture : que ce soit de manière directe ou, plus souvent, indirecte, par
l’intermédiaire d’objets, notamment de bouteille 31. Les hommes comme les
femmes en sont victimes.
La dimension sexuelle se retrouve aussi de manière explicite dans les
tortures qui s’en prennent au sexe des victimes et à leurs seins ainsi que
dans les menaces qui les accompagnent quand elles portent sur
l’émasculation. Cette dimension est sans doute présente de manière plus
diffuse dans l’ensemble de ces violences où un individu sans défense et
totalement nu se trouve soumis à la volonté d’un groupe d’hommes 32. Elle
apparaît d’ailleurs dans l’emploi du mot « jouir » que certains militaires
utilisent alors : « Si tu avais vu la femme jouir 33 », raconte ainsi un de ses
camarades à Ugo Iannucci, à propos d’une séance de « gégène ».
Sans en venir à de telles extrémités, une menace sexuelle pèse sur les
relations entre armée française et population algérienne. Les militaires
français redoutent de tomber dans une embuscade et d’être émasculés post
mortem. Les images de ces soldats la bouche emplie de leurs organes
génitaux ont dû peupler bien des cauchemars, alimenter bien des peurs. De
l’autre côté, certaines troupes françaises ont pu s’attirer une réputation de
violence sexuelle assurée, comme en témoignent les descriptions que
Mouloud Feraoun fait de certains villages de Kabylie dans son Journal 34.
Surtout, l’obligation qui fut faite aux soldats français de « s’assurer de la
véracité du sexe des femmes » a pu conduire à des attouchements
systématiques entre les jambes, en dessous ou au-dessus des vêtements.
Jean Vuillez se souvient ainsi du contrôle des habitants du douar voisin
opéré par les membres de son commando, chaque jour, au retour du
marché : « La fouille, pour être complète, note-t-il, se termine toujours,
pour toutes les femmes, par le passage de la main entre les cuisses 35. »

Le retour à la vie civile

Que reste-t-il de ces habitudes une fois les militaires rentrés en France
et rendus à la vie civile ? Que deviennent certains réflexes acquis dans la
manière de considérer les femmes, algériennes ou européennes ? Période
d’initiation privilégiée de la virilité, la guerre construit, en miroir, une
certaine image des femmes 36. De même qu’ils mettent quelque temps pour
perdre certains réflexes – de peur, de violence, de protection –, de même les
nouveaux civils retrouvent-ils avec quelques balbutiements leurs modes de
relation et de vie sociale antérieurs à leur départ. Ainsi Jean Faure qui, de
retour en France, cherche toujours l’amour, mais se heurte, comme en
Algérie, à la guerre, qui fait obstacle. « Pourquoi faut-il que toutes les filles
qui s’offrent à moi ne m’emportent pas et me laissent indifférent ou indécis
alors que je rêve de “violence” ? », note-t-il huit mois après son retour. « Je
suis né dans le bled en Algérie, dans la guerre. Je voudrais mourir à la
guerre pour renaître à l’amour 37. »
Des permissions trop rares, souvent reportées ou trop courtes pour
pouvoir rentrer en métropole, n’ont pas permis d’atténuer notablement cette
situation. À l’inverse, le report régulier de leur date de libération qu’ont eu
à supporter beaucoup de militaires n’a pu qu’accentuer la coupure avec la
vie civile antérieure. Au retour, un désir de rattraper le temps perdu a pu
jouer. Ainsi, dans l’enquête de La Vie catholique illustrée en 1961 38, plus
des deux tiers des lecteurs qui répondent n’étaient « ni fiancé, ni marié »
avant de partir, et seul un gros tiers est encore dans cette situation au
retour : un tiers d’entre eux s’est marié. Quelle place prend, dès lors, leur
expérience algérienne dans la vie de couple ? Il est impossible de le dire
faute d’études précises jusqu’à ce jour – les indices étant, de toute façon,
difficiles à rassembler 39.
La dimension plus strictement sexuelle de cette question n’est pas
forcément plus simple. Il est évident que de nombreux militaires ont situé
d’emblée un certain nombre de leurs activités sexuelles en Algérie dans une
parenthèse, fort éloignée de leur vie civile, voire de leur vie d’hommes
mariés. Mais combien, au contraire, ont découvert là-bas des pratiques
nouvelles qu’ils ont rapportées en métropole ?
Même le journal du doux idéaliste qu’est Jean Faure pendant son séjour
en Algérie porte la marque de cette importation. À son retour, son langage
est devenu plus vulgaire, et son désir des femmes et de l’amour est exprimé
de manière beaucoup plus crue, plus explicitement sexuelle. Il note ainsi,
trois jours après son retour : « Il me faudrait une petite pour me changer les
idées. Mais je m’en méfie comme de la peste et je me méfie encore plus de
moi-même. Je préférerais encore me branler plutôt que de me lancer “corps
et biens” dans je ne sais quelle aventure ! Surtout, pas de chaînes », avant
de noter, étonné, « mon arme me manque. J’ai l’impression de chercher
sans arrêt mon P.M. 40 ».
Avec le temps, les sensations connues pendant la guerre se modifient et
l’expérience algérienne trouve peu à peu sa place parmi les souvenirs de
chacun. Parfois un livre de Mémoires vient dire ces premières années de
l’âge adulte mais les années qui suivent l’Algérie, elles, n’ont la plupart du
temps pas droit de cité dans ces écrits. L’historien.ne ne peut alors que
constater l’épuisement d’une source essentielle.
1. Ce texte est issu de Raphaëlle Branche, « La sexualité des appelés en Algérie », in Jean-
Charles Jauffret (dir.), Des Hommes et des femmes en guerre d’Algérie, Paris, Autrement,
2003.
2. À ce sujet, sur le siècle précédent, voir Odile Roynette, Bon pour le service. L’expérience
de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, 2000.
3. Lettre de Jean Vuillez à Raphaëlle Branche, 27 février 2002.
4. Jean-Yves Le Naour, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre, Paris,
Aubier, 2002. Sur le cas britannique, voir Mark Harrison, « Sex and the Citizen Soldier :
Health, Morals and Discipline in the British Army during the Second World War », in Roger
Cooter, Mark Harrison, Stev Sturdy (dir.), Medicine and Modern Warfare, Amsterdam/Atlanta,
Rodopi, 1999.
5. Michel Hardy, « BMC et prévention sanitaire », Revue historique des armées, no 1, 1994.
6. « Le service de santé des armées en Algérie, 1830-1958 », Regards sur la France réservé
au corps médical, numéro spécial, 1958.
7. Pierre Gibert, Il ne se passe rien en Algérie, février 1958-avril 1959, Paris, Bayard, 2001.
8. Note du capitaine Costerousse, médecin-chef du 77e B.S., datée vraisemblablement de
1957, 1H 3504/. Toutes les archives citées ici sont conservées au Service historique de la
Défense.
9. Note de service du médecin général Bizien, directeur du service de santé du CAO,
novembre 1957, 1H 3995/1.
10. Jean-Charles Jauffret, Soldats en Algérie, 1954-1962, Paris, Autrement, 2000.
11. Lettre du secrétaire d’État aux Forces armées « terre » aux généraux commandant les 3e,
4e, 6e, 7e, 9e et 10e RM [région militaire] ainsi qu’au commandant en chef des FFA [Forces
françaises en Allemagne], le 17 juillet 1956, 7U 572/10.
12. Lettre du général de Pouilly au général Crépin à leur propos, le 4 mars 1961.
13. Jean-Yves Le Naour, op. cit.
14. Gérard Zwang, Chirurgien du contingent, Montpellier, UMR 5609 CNRS-ESID,
université Paul-Valéry, 2000.
15. Fiche non datée, 1H 2452/1.
16. Lettre du général Lorillot au ministre de la Défense nationale, 25 novembre 1955, 1H
2452/1.
17. Rapport Simon sur le comportement sexuel des Français, Paris, Charron/Julliard, 1978.
18. Jean Faure, Au pays de la soif et de la peur. Carnets d’Algérie (1957-1959), Paris,
Flammarion, 2001.
19. Georges Mattéi, Les Disponibles, Paris, Maspéro, 1961.
20. Ibid.
21. Lettre de Jean Vuillez à Raphaëlle Branche, 27 février 2002.
22. Daniel Zimmermann, 80 exercices en zone interdite, Paris, édition Robert Morel, 1961.
23. Georges Mattéi, op. cit.
24. Jean Faure, op. cit.
25. Jean-Charles Jauffret, Soldats en Algérie, 1954-1962, op. cit.
26. « Le service de santé des armées en Algérie, 1830-1958 », op. cit.
27. Notes de service de la direction du service de santé de la 5e DB, ZNO (Zone Nord
Oranais), des 12 novembre 1956 et 14 août 1957, 1H 3995/1
28. Note du capitaine Costerousse, médecin-chef du 77e B.S., datée vraisemblablement de
1957, 1H 3504/1.
29. Raphaëlle Branche, « Des viols pendant la guerre d’Algérie », Vingtième Siècle. Revue
d’histoire, no 75, juillet-septembre 2002.
30. Andrew Orr, Ceux d’Algérie. Le silence et la honte, Paris, Payot, 1990.
31. « Journal de marche du sergent Paul Fauchon », Montpellier, UMR 5609 CNRS-ESID,
université Paul-Valéry, 1997.
32. Raphaëlle Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard,
2001.
33. Ugo Iannucci, Soldat dans les gorges de Palestro, Lyon, Aléas éditeur, 2001.
34. Mouloud Feraoun, Journal, 1955-1962, Paris, Seuil, 2011.
35. Jean Vuillez, « J’étais “appelé” à la guerre d’Algérie », manuscrit confié à l’auteure et
déposé à l’IHTP. Extrait de son journal daté du 27 octobre 1960. Voir aussi Raphaëlle Branche,
« Être soldat en Algérie face un ennemi de l’autre sexe », Annales de Bretagne et des pays de
l’Ouest, no 2, 2002.
36. George L. Mosse, L’Image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, Paris,
Abbeville, 1997.
37. Jean Faure, op. cit.
38. « 607 anciens d’Algérie vous parlent », La Vie catholique illustrée, 25 janvier 1961.
39. J’ai, depuis, exploré cette question dans « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » Enquête sur
un silence familial, Paris, La Découverte, 2020.
40. Jean Faure, op. cit.
I958, la Communauté franco-
africaine :
un projet de puissance entre
e
héritages de la IV République
et conceptions gaulliennes
Frédéric Turpin

La crise de mai 1958 et l’avènement de la IVe République marquent


incontestablement la seconde opportunité d’une modernisation de la vie
politique française après la tentative ratée de la Libération. La nouvelle
République, qui fait désormais du président de la République la clé de voûte
du système, opère une véritable rupture politico-institutionnelle capable
d’apporter la stabilité et la capacité à surmonter les problèmes ayant causé
la perte de la défunte IVe République 1.
La question de l’outre-mer figure au premier rang des problèmes
cruciaux que le nouveau pouvoir doit régler au plus vite, tant en Algérie où
la guerre fait rage qu’en Afrique subsaharienne. Le titre XII (« De la
Communauté ») de la Constitution du 4 octobre 1958 entend poser les
fondements d’une évolution pacifique des anciens territoires d’outremer de
1946. Ce nouveau cadre s’inscrit dans une volonté de rupture avec la
politique suivie par la IVe République et fait appel aux projets gaulliens de
1944-1945 et à la doctrine outre-mer du gaullisme d’avant 1958. Mais,
l’année 1958 et l’avènement de la Communauté constituent-ils vraiment
une rupture dans la conception et les modalités de l’autorité de la France sur
ses territoires d’outre-mer ? Quelle est la part de l’adaptation nécessaire aux
évolutions en cours et ce qui appartient en propre au général de Gaulle ?
Les réponses à ces questions ne trouvent leur sens que si elles s’insèrent
dans un fil conducteur à partir duquel évoluent les modalités politico-
juridiques de la présence française : conserver à la France son empire ou, à
tout le moins, une influence prépondérante. Pour l’historien, elles sont donc
forcément très nuancées. En effet, la Communauté n’est pas une création ex
nihilo qui aurait fait volontairement table rase des structures existantes. Au
contraire, les éléments de continuité avec la IVe République, du fait de
l’évolution engagée avec la loi-cadre de Gaston Defferre de 1956-1957,
sont manifestes. Il n’empêche que le titre XII de la Constitution de la Ve
République présente bien des conceptions propres au général de Gaulle et
au mouvement gaulliste, et ce depuis la Seconde Guerre mondiale.

L’Union française : un cadre évolutif

Le titre VIII (« De l’Union française ») de la Constitution du 27 octobre


1946 ne tranche pas vraiment entre la politique d’assimilation et
d’association. Ses articles et le cadre organique qu’il crée relèvent
effectivement de ces deux principes au grand dam du général de Gaulle et
de bien d’autres, conscients des risques liés aux mouvements
anticolonialistes et partisans depuis la conférence de Brazzaville d’une
conception associative et fédérative en matière coloniale. Les colonies
d’Afrique subsaharienne deviennent des territoires d’outre-mer dont la
personnalité est plus affirmée que celle des départements métropolitains, en
particulier en matière budgétaire. Ainsi à l’exception des taxes perçues par
les communes, tous les impôts sont votés par l’Assemblée et profitent au
budget territorial qui assume la presque-totalité de l’administration établie
sur le plan territorial. En outre, la matière fiscale est répartie entre les
Grands Conseils d’A-OF et d’A-EF et les assemblées territoriales.
Toutefois, les territoires demeurent très étroitement subordonnés à la
métropole et à ses représentants. Les assemblées territoriales ne disposent
ainsi de pouvoirs délibératifs que pour ce qui touche le budget et la gestion
du patrimoine. Mais la fiscalité reste soumise à « une tutelle d’opportunité
exercée par décret en Conseil d’État 2 ». En matière de plan, de concessions
agricoles et forestières, d’enseignement (sauf pour l’enseignement
supérieur), de régime du travail, de sécurité sociale et de réglementation
locale, elles ne disposent que de pouvoirs consultatifs. De plus, toutes ces
matières sont réglementées sur le plan territorial par le gouverneur,
représentant du gouvernement de la République française, après avis de
l’assemblée et dans le cadre des lois et règlements. Entre 1946 et 1956, le
statut de Territoire d’outre-mer (TOM) se caractérise donc par une
personnalisation accrue conduisant à un régime original qui comporte à la
fois l’attribution de certaines libertés locales et la participation directe aux
affaires de la République française 3.
Face à la montée des nationalismes africains, les « concessions » de
1946 s’avèrent bientôt insuffisantes. Si le gouvernement français veut éviter
une nouvelle explosion nationaliste du type Indochine ou Maghreb, il lui
faut remanier le cadre existant dans le sens de « l’octroi aux habitants des
territoires de la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer
démocratiquement leurs propres affaires 4 ». La loi-cadre du ministre de la
France d’outre-mer Gaston Defferre du 23 juin 1956 5 et ses très importants
décrets d’application entendent répondre à cette nécessité. La méthode est
simple : il s’agit de prévenir d’éventuels « événements » à l’algérienne en
associant « plus étroitement les populations d’outre-mer à la gestion de
leurs propres intérêts ». Le maintien de la souveraineté française est à ce
prix. La loi-cadre habilite en ce sens le gouvernement à prendre, par décret
soumis à ratification parlementaire, un ensemble de réformes inspirées par
un thème central : « l’accentuation de la personnalité des territoires 6. »
La réforme s’avère cruciale car elle ouvre une nouvelle période de
l’évolution politique des territoires d’outre-mer en leur donnant « les
organes d’un pouvoir autonome 7 ». Certes, comme le souligne Maurice
Ligot, bien qu’ils disposent des organes d’un État, les territoires ne sont pas
des États du point de vue juridique 8. La loi-cadre et ses décrets
d’application, notamment ceux du 4 avril 1957, ne confèrent pas
l’autonomie interne aux TOM, mais ils en ouvrent la voie. Toutefois,
d’indépendance il n’est pas question puisque la France concède uniquement
sur les matières propres à chaque territoire et non sur les droits régaliens par
excellence comme la diplomatie, la défense ou encore la monnaie.
Ainsi, les pouvoirs de gestion et d’administration des gouvernements
généraux d’A-OF et d’A-EF sont modifiés de manière à en faire des
organes de coordination. Surtout, des conseils de gouvernement sont
institués dans chaque territoire et forment quasiment des organes
gouvernementaux. Cet organe collégial est présidé de droit par le chef de
territoire – qui n’exerce désormais plus seul le pouvoir exécutif local – et
formé par des conseillers élus par l’assemblée territoriale. Chacun de ces
« ministres territoriaux » gère un secteur de l’administration territoriale. En
fait, le vice-président – un conseiller élu – devient rapidement le véritable
chef de l’exécutif local. Quant aux assemblées territoriales, elles reçoivent
des attributions élargies puisqu’elles sont dotées du pouvoir de fixer la
réglementation applicable dans un grand nombre de matières (justice, police
administrative, enseignement, communications, programmes du plan
d’équipement, législation minière et législation sociale) dans lesquelles
jusque-là un acte du pouvoir central ou de son représentant était nécessaire.
Ses délibérations sont désormais soumises à un simple contrôle de légalité
du pouvoir central 9. La personnalité des territoires s’affirme d’autant plus
que les assemblées peuvent prendre des règlements dans des matières qui,
en métropole, font l’objet de lois ou de décrets. Ces assemblées – souligne
Maurice Ligot – se rapprochent donc « d’organes législatifs 10 ». La
territorialisation des services publics est étendue « à la limite de ce
qu’autorisent l’unité et la cohésion de la République elle-même 11 », du
moins de l’autorité de la France.
La réforme de 1956-1957 constitue donc une nouvelle étape dans
l’institution de ce régime original « qui accorde aux peuples d’outremer le
droit de gérer démocratiquement leurs propres affaires 12 ». Elle constitue le
premier véritable transfert de compétence et de services de la métropole aux
collectivités territoriales d’outre-mer. Face au poids politique des élus, le
chef de territoire doit désormais tenir le plus grand compte de leurs désirs, y
compris pour les affaires d’État pourtant de sa seule responsabilité 13.
La loi-cadre répond tant sur le fond que sur la forme aux projets
gaulliens de la Libération et du temps du Rassemblement du peuple français
(RPF) même si elle va probablement plus loin dans les transferts de
compétences que ce qui pouvait être envisagé dans les années 1940.
D’ailleurs, le seul véritable reproche que lui adressent, non sans véhémence,
les parlementaires gaullistes est que ce ne soit pas le général de Gaulle qui
préside à sa mise en place. Son charisme personnel permettrait seul d’éviter
une évolution vers les indépendances faute d’un régime suffisamment fort
en France… Il n’empêche que cette loi recueille finalement un très large
consensus au sein de la classe politique française de la IVe République. La
thèse de l’association et d’un ensemble fédéral tend cette fois à triompher
sur ce qui reste des tenants de modes d’organisation fondés sur
l’assimilation.
Un parti politique symbolise peut-être plus que les autres, depuis des
années, cette nécessaire réforme des liens entre la métropole et ses
prolongements outre-mer : l’Union démocratique et socialiste de la
Résistance 14. La doctrine outre-mer de l’UDSR de François Mitterrand et
de René Pleven (ancien commissaire aux Colonies du Comité français de
libération nationale [CFLN]) brille tout au long de la IVe République par
une évidente parenté avec celle du gaullisme. Elle s’en distingue cependant
par un plus grand libéralisme qui se traduit notamment par une étroite
coopération politique avec le Rassemblement démocratique africain (RDA)
de Félix Houphouët-Boigny. François Mitterrand se fait le chantre d’une
« communauté fédérale […] des plaines des Flandres aux forêts de
l’équateur », organisée autour d’« un pouvoir centralisé fortement structuré
à Paris 15 ». Il dépose d’ailleurs à cet effet, le 4 février 1958, une
proposition de résolution prévoyant la création d’une « Communauté
franco-africaine 16 ». La nécessité d’une véritable réforme du titre VIII de la
Constitution de 1946 est donc à la fin de la IVe République communément
admise, même si au-delà du vocable « Communauté » l’accord paraît
difficile à trouver quant à ses modalités pratiques.

La Communauté

La mise en place de la Communauté en 1958 parachève l’évolution


statutaire lentement amorcée depuis la conférence de Brazzaville et
accélérée avec la loi-cadre de 1956 ainsi que celle des esprits confrontés
aux problèmes liés à la décolonisation. La Communauté est ainsi
assurément fille de l’Union française. La loi-cadre Defferre constitue en ce
sens une étape cruciale qui, au vu de la doctrine outre-mer du RPF, ne peut
être finalement que pleinement acceptée et intégrée dans l’adaptation
gaullienne de 1958 qui conduit à la naissance de la Communauté. Les
circonstances obligent le nouveau pouvoir à en tenir compte et ce d’autant
plus facilement que le processus engagé s’inscrit parfaitement dans la
philosophie outre-mer de l’association.
La Communauté peut-elle être cependant considérée comme une
structure indépendante de la doctrine outre-mer du Rassemblement et des
projets gaulliens depuis la Libération ? Cette doctrine répondait avant tout à
des principes généraux forgés au cours des heures délicates des années de
guerre à partir des expériences d’administrateurs des colonies tels que Félix
Éboué. Les projets d’organisation constitutionnelle de la « Plus Grande
France » s’articulaient autour de deux axes fondamentaux : maintien du
leadership français sur l’ensemble, statut propre et adapté à chacun des
territoires qui facilite l’évolution progressive des « masses africaines » par
l’apprentissage de la gestion de leurs affaires locales.
La décentralisation et la déconcentration devaient alors permettre de
maintenir effectivement la prééminence française dans les secteurs vitaux
(défense, politique étrangère et intérêts communs) en donnant des gages
immédiats aux populations africaines qui auraient été, parallèlement,
« formées » suivant des normes tendant à la pérennité des liens avec la
métropole. L’objectif central et la stratégie opératoire du projet de
Communauté paraissent donc bien relever de la doctrine outre-mer du
gaullisme de la IVe République, la souveraineté de la France étant
remplacée par le maintien de son autorité via les matières « fédérales ».
La Communauté porte donc bien l’empreinte gaullienne. D’abord par sa
volonté de maintenir ces territoires et leurs populations dans le giron de la
France. La Communauté ne peut d’ailleurs pas être réduite à un instrument
au service de la seule politique algérienne même si celle-ci joue un rôle
considérable dans sa genèse et son évolution. Elle constitue, pour le général
de Gaulle, un projet géopolitique qui prend place dans son dispositif
d’affirmation de la France sur la scène mondiale. Pour ce faire, le Général
choisit de miser sur une construction organique centrée sur la République
française dans le droit fil de ses projets de la Libération et de la
IVe République. Lors des travaux d’élaboration de la Constitution au sein
du comité interministériel, devant l’opposition entre tenants d’une
fédération et ceux d’une organisation confédérale 17, le général de Gaulle est
obligé d’intervenir une première fois pour affirmer que ce nouveau cadre
doit être « de type fédéral 18 », avec un seul État et une seule souveraineté
nationale 19.
Le garde des Sceaux, Michel Debré, et le secrétaire général du
gouvernement, Roger Belin, se chargent de la mise en forme d’articles de
loi. L’opération se révèle « malaisée » tant « l’extraordinaire talent »
oratoire du Général a « effacé la complexité du sujet et masqué une certaine
ambiguïté, sans doute nécessaire, dans la conception même de la future
fédération 20 ». Il convient donc de ne pas se méprendre sur l’acception
donnée par de Gaulle au mot « fédération ». Pas plus en 1944-1945 que
sous la IVe République, le terme ne répond à la traditionnelle et stricte
définition juridique. En effet, pour le Général, il ne peut en aucun cas être
question de placer sur un pied d’égalité la France et ses anciens territoires
d’outre-mer devenus des États. Il a d’ailleurs, dans un premier temps, refusé
l’attribution du terme « État » aux « territoires membres de la
Fédération 21 ».
Les débats au sein du Comité consultatif constitutionnel (CCC) sur le
projet de texte approuvé par le comité interministériel montrent clairement
combien la thèse d’un État fédéral – au sens strict du terme – n’est plus de
saison 22. Il est vrai que le PRA, le nouveau Parti du regroupement africain
(qui réunit tous les partis politiques d’A-OF non affiliés au RDA), lors de
son congrès constitutif de Cotonou, a adopté, fin juillet, une motion
réclamant « l’indépendance immédiate » et proposant de négocier avec la
France « une confédération multinationale de peuples libres et égaux ». Le
8 août suivant, le général de Gaulle répond en précisant devant le CCC que
les peuples d’outre-mer pourront obtenir l’indépendance immédiate en
votant négativement lors du référendum 23, ce qui signifierait la fin de l’aide
apportée par la France. En acceptant le principe de l’indépendance
immédiate mais en fixant lui-même les règles du jeu, de Gaulle montre ainsi
– paradoxalement – son attachement à la future construction franco-
africaine tout en plaçant ses interlocuteurs africains face à leurs
responsabilités : la sécession et la misère ou l’appartenance à un ensemble
structuré dirigé par la France.
Reste alors à trouver une formulation juridique suffisamment ambiguë
pour permettre l’adhésion des tenants africains de la fédération (Félix
Houphouët-Boigny et le RDA) et de ceux de la confédération (Léopold
Sédar Senghor et le PRA) sans pour autant hypothéquer l’avenir. Le
président malgache Philibert Tsiranana – « intelligemment conseillé 24 » –
met toutes les parties d’accord en proposant le terme « communauté ».
Il n’empêche que le projet finalement adopté, à la suite de multiples
corrections notamment apportées par le Général lors de son voyage en
Afrique fin août 1958, demeure bien un ensemble organique bâti autour de
la France. Certes le terme « fédération » disparaît au profit de celui – sans
signification juridique précise, ce qui explique le succès croissant du terme
depuis plusieurs années – de « Communauté » mais « le caractère fédéral
domine 25 ».

Conserver la prééminence de la France

Le titre XII relatif à la Communauté de la nouvelle Constitution


rappelle, à plus d’un égard, les projets d’organisation constitutionnelle de
tendance fédérative de l’Union française du gaullisme d’avant 1958 26. Faite
pour durer et pour mieux asseoir la puissance de la France sur la scène
internationale, la Communauté promeut en principe un multilatéralisme
franco-africain. Dans les faits, elle consacre la prééminence du
gouvernement français. L’organisation des pouvoirs au sein de la
Communauté en atteste et ce malgré une certaine apparence de fédéralisme.
D’abord parce que, si la distinction entre la Communauté et la République
française est nette en termes juridiques, le général de Gaulle entend qu’elles
soient « en tous points inséparables 27 ».
Ainsi le président de la Communauté est de droit – article 80 de la
Constitution – le président de la République française. Pour le chef de l’État
français, « la politique générale de la Communauté est définie par le
président de la Communauté, compte tenu des délibérations du Conseil
exécutif et éventuellement du Sénat de la Communauté 28 ». L’interprétation
gaullienne fait donc du président français le véritable centre décisionnel de
l’ensemble franco-africain. La lecture présidentialiste de la Constitution par
le Général s’applique donc tout particulièrement à la Communauté, qui
devient un véritable domaine réservé du président de la République. De
même, l’article 78 de la Constitution fait bien de la politique étrangère, de
la défense, de la monnaie, de la politique économique et financière
commune et de la politique des matières premières stratégiques des
domaines de compétences communautaires. Mais celles-ci sont
exclusivement gérées par des ministres français. Le fédéralisme n’est donc
que de façade, car la France demeure bien évidemment le chef d’orchestre
incontesté et unique de cet ensemble qui a à sa tête le général de Gaulle
dont aucun chef d’État ou de gouvernement africain membre ne viendra
contester l’autorité.
Ce cadre, comme se sont plu à le décrire les contemporains, constitue
effectivement « une création originale, unique en son genre, à propos de
laquelle les notions traditionnelles de fédération et de confédération ne
peuvent pas fournir des éléments de référence 29 ». Il porte bien la marque
des conceptions outre-mer du Général et de son grand pragmatisme en
matière de construction juridique. Et, plus encore peut-être que pour
l’ensemble de la Constitution de la Ve République, il est taillé sur mesure
pour lui.
La Communauté constitue donc un aboutissement tant au niveau des
conceptions du général de Gaulle qu’au vu de l’état du processus de
décolonisation en cours. Mais, comme en 1956-1957, d’indépendance il
n’est toujours pas question dans ce nouvel ensemble qui pourrait durer
« vingt-cinq ans », annonce le Général à Pierre Messmer qu’il vient, le
27 juin 1958, de nommer haut-commissaire en A-OF 30. On est bien loin de
la reconstruction historique du Général exposée dans ses Mémoires
d’espoir, qui met en avant sa volonté, « en reprenant la direction de la
France », de « la dégager des astreintes désormais sans contrepartie, que
lui imposait son empire 31 ».
C’est très progressivement que le chef de l’État évolue sur ce dossier
parallèlement à celui de l’Algérie. Dans l’immédiat, le titre XII ne prévoit
pas de possibilité d’évolution au sein de la Communauté. En d’autres
termes, ou bien un pays en fait partie, comme État membre, ou bien il la
quitte s’il veut être un État indépendant et pleinement souverain. Au regard
de l’histoire, c’est incontestablement son défaut majeur. Pour les
contemporains – et notamment Jacques Foccart 32 – cela constitue une
sécurité contre la désagrégation de ce qui reste de l’Empire français. Le
Premier ministre Michel Debré écrit en ce sens au général de Gaulle, en
août 1960 : « Votre retour a transformé les choses. La Communauté a été
créée, seule forme assurant un certain maintien de notre présence et de
notre autorité 33. » Le 14 juillet 1959 est d’ailleurs symboliquement
consacré à la Communauté. « Toute l’Afrique française [souligne Roger
Belin] est là : magnifique et émouvante vision d’une France impériale 34. »
De même, l’ostracisme belliqueux – suppression de toute assistance
technique et tentatives de déstabilisation – que subit la Guinée de Sékou
Touré à la suite de son « non » à la Constitution et donc à la Communauté
s’explique par cette volonté gaullienne de ne pas « immédiatement vider de
sens la construction communautaire proposée aux autres territoires 35 ».

1. Ce texte a été publié initialement dans la revue Outre-mers, no 358-359, 1er semestre 2008.
Outre-Mers. Revue coloniale et impériale est la première et la plus ancienne revue à comité de
lecture portant sur ce champ de recherche. L’association qui la dirige – la
SFHOM https://www.sfhom.com – est située à la Sorbonne. Elle publie deux numéros par an,
accessibles via Cairn, Persée et Gallica.
2. Note du Secrétariat général à la Communauté (SGC), « Le statut des territoires français
d’outre-mer (A-OF, A-EF, Madagascar) sous le régime issu de la loi-cadre du 23 juin 1956 »,
s. d., Archives nationales, fonds public du secrétariat général pour la Communauté et les
affaires africaines et malgaches, FPU2595.
3. Ibid.
4. Note du SGC sur « la Communauté instituée par la Constitution du 4 octobre 1958 », s. d.,
AN, FPU2595.
5. Note du SGC, « Le statut des territoires français d’outre-mer (A-OF, A-EF, Madagascar)
sous le régime issu de la loi-cadre du 23 juin 1956 », op. cit.
6. Maurice Ligot, Les Accords de coopération entre la France et les États africains et
malgache d’expression française, Paris, La Documentation française, 1964.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Note du SGC sur « la Communauté instituée par la Constitution du 4 octobre 1958 », op.
cit.
10. Maurice Ligot, op. cit.
11. Note du SGC sur « la Communauté instituée par la Constitution du 4 octobre 1958 », op.
cit.
12. Note du SGC, « Le statut des territoires français d’outre-mer (A-OF, A-EF, Madagascar)
sous le régime issu de la loi-cadre du 23 juin 1956 », op. cit.
13. Maurice Ligot, op. cit.
14. Éric Duhamel, François Mitterrand. L’unité d’un homme, Paris, Flammarion, 1996.
15. François Mitterrand, Présence française et abandon, Paris, Plon, 1957.
16. JORF, annexe au procès-verbal du 4 février 1958.
17. Yves Guéna, Historique de la Communauté, Paris, Arthème Fayard, 1962 ; Albert Bourgi,
« Les relations entre la France et l’Afrique noire en 1958 », in Fondation Charles de Gaulle,
L’Avènement de la Ve République, Paris, Armand Colin, 1999 ; Frédéric Turpin, De Gaulle,
Pompidou et l’Afrique. Décoloniser et coopérer (1958-1974), Paris, Les Indes savantes, 2010.
18. Jean Foyer, Sur les chemins du droit avec le Général. Mémoires de ma vie politique. 1944-
1988, Paris, Fayard, 2006.
19. Maurice Vaïsse, La Grandeur. Politique étrangère du général de Gaulle. 1958-1969,
Paris, Fayard, 1998.
20. Roger Belin, Lorsqu’une République chasse l’autre. 1958-1962. Souvenirs d’un témoin,
Paris, Michalon, 1999.
21. Jean Foyer, op. cit.
22. Raymond Janot dans le Comité national chargé de la publication des travaux préparatoires
des institutions de la Ve République, Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la
Constitution du 4 octobre 1958, Paris, La Documentation française, 1992.
23. Maurice Ligot, op. cit. ; Jean Foyer, op. cit.
24. Jean Foyer, op. cit.
25. Roger Belin, op. cit.
26. Frédéric Turpin, De Gaulle, Pompidou et l’Afrique, op. cit.
27. Directive du général de Gaulle au Premier ministre, Paris, 25 avril 1959, AN, fonds privé
Jacques Foccart, FPR102.
28. Directive du général de Gaulle au Premier ministre, Paris, 24 avril 1959, AN, FPR102.
29. Note du SGC sur « la Communauté instituée par la Constitution du 4 octobre 1958 », op.
cit. ; Maurice Ligot, op. cit.
30. Frédéric Turpin, Pierre Messmer. Le dernier gaulliste, Paris, Perrin, 2020.
31. Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir (tome 1), Paris, Plon, 1970.
32. Philippe Gaillard, Foccart parle. Entretiens avec Philippe Gaillard (tome 1), Paris,
Fayard/Jeune Afrique, 1995.
33. Lettre de Michel Debré au général de Gaulle, Paris, 15 août 1960, Fondation nationale des
sciences politiques, fonds Michel Debré, 2DE29.
34. Roger Belin, op. cit.
35. Émile Biasini, Grands travaux. De l’Afrique au Louvre, Paris, Odile Jacob, 1995.
La guerre des images d’une
fin d’empire et continuité
de l’influence française outre-mer
Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel

En 1958, la situation en Algérie préoccupe prioritairement le


gouvernement. La crise a commencé le 13 mai, quand des généraux ont
institué en Algérie un Comité de salut public (CSP) pour contrer l’arrivée
du modéré Pierre Pflimlin au pouvoir. Le général de Gaulle se présente
alors comme un « ultime recours ». Il est finalement appelé par le président
de la République René Coty 1 et dispose, à sa demande, de tous pouvoirs
pour rédiger et faire voter par référendum une nouvelle Constitution. La
Ve République est née, et le général de Gaulle s’emploie dans un premier
temps à rassurer les colons en renforçant les effectifs militaires en Algérie.
Dans la vision des gouvernements gaullistes qui se succèdent – de 1958
à 1969 –, les anciennes colonies (aux Antilles, dans l’océan Indien, dans le
Pacifique), mais aussi les « bases stratégiques » (comme les Comores 2 ou
Djibouti 3), doivent rester dans l’espace colonial français, et il est impératif
de conserver en Afrique subsaharienne et à Madagascar une influence après
les décolonisations pour éviter de se retrouver dans des situations de rupture
comme en Indochine.
Mais en 1958, bien que proposant un cadre renouvelé de sa « relation
coloniale », la France est confrontée en Algérie à une guerre qui s’est
enkystée et, au Cameroun, la politique d’éradication de l’Union des
populations du Cameroun (UPC) se poursuit. Sur le plan international, elle
se heurte de plus en plus à la remise en cause à l’ONU de cette politique
coloniale répressive 4.
C’est dans ce contexte conflictuel que se concrétise un renouvellement
de la propagande coloniale, reposant sur trois axes : accompagner les
« efforts » militaires et civils en Algérie, préparer la relation future avec les
ex-colonies et faire oublier la « perte de l’Empire » aux Français.

Une propagande renouvelée et repensée

Dans cette dernière phase des décolonisations, le Service d’information


et de documentation du ministère de la France d’outre-mer, créé après la
Seconde Guerre mondiale pour succéder à l’Agence des colonies, n’a plus
lieu d’être, même si la Ve République conserve un Service d’information
sur l’outre-mer jusqu’aux indépendances et même au-delà puisqu’il est
ensuite reconverti pour faire la propagande de la nouvelle politique de
« coopération ».
C’est l’ancien administrateur colonial Émile Biasini, résistant et
gaulliste, qui prend en charge la propagande vers les colonies pour le
« oui » au référendum dès l’été 1958. Cette propagande reprend un discours
assez classique. Le cap en avait été fixé par le général de Gaulle à
Brazzaville dès 1944 : la France « n’est pas raciste », la France « protège »,
apporte la « technologie », la « démocratie » et la « liberté ». Les
conférences se multiplient, en France et dans les colonies, tout comme les
articles dans la presse, les brochures, mais aussi les émissions de radio, par
le biais de la Société de radiodiffusion de la France d’outre-mer
(SORAFOM). Dans ce cadre, les chefs politiques africains ayant adopté une
ligne modérée sont reconnus et mis en exergue par la propagande, comme
prenant part à une évolution politique « positive », tels Félix Houphouët-
Boigny ou Léopold Sédar Senghor. À l’inverse, ceux qui remettent en cause
le système d’association désormais prôné n’apparaissent jamais ou
disparaissent de l’iconographie officielle, tel Ahmed Sékou Touré, qui
milite avec succès pour le « non » de la Guinée au référendum de 1958.
Mais l’irruption d’images de guerre – essentiellement en Algérie –
modifie la perception du domaine colonial, dont la violence avait été
extirpée par la propagande et le contrôle des médias 5. Malgré une opinion
de plus en plus lasse des conflits et d’un empire qui pièce après pièce se
délite, le Service intercolonial de documentation institué en 1958 est mieux
armé pour gérer cette situation de guerre. Il poursuit sa mission avec
néanmoins un changement de vocabulaire notable, puisque le terme
« propagande » disparaît au profit de celui d’« information ». Désormais, le
thème central est la « paix » et la dénonciation des « fellaghas ».
Les campagnes d’affichage, pour répondre à celle du Parti communiste
français et à l’action du Front de libération nationale (que cela soit à la
tribune de l’ONU ou à travers les vagues d’attentats en métropole et en
Algérie), s’y emploient, dénonçant la « sauvagerie » des fellaghas et la
destruction de l’action de la France. Le choix est binaire : « la vie avec la
France » ou « la mort avec le fellaga ». Les images utilisées demandent à
chacun de choisir désormais « son camp ». La grande presse, comme Paris
Match, participe à la mise en scène, mais devient aussi plus critique dans
ses reportages, démontrant que derrière les communiqués de victoire et les
clichés d’une Algérie en lutte pour « sa survie », la situation est loin d’être
sous contrôle.
Pour maintenir un discours cohérent, la propagande passe peu à peu
dans les mains des militaires, même si le Service d’information de la France
d’outre-mer poursuit ses missions, comme Émile Biasini le précise en
septembre 1958 : « Il paraît nécessaire pour cela que le Service
d’Information de la FOM centralise ou coordonne l’ensemble des
structures de l’information orientée vers l’Outre-mer. » Un des axes de son
action est aussi de dénoncer le cartiérisme qu’il qualifie
d’« anticolonialisme de gazette », en insistant sur les avantages
économiques de la colonisation tant pour les colonies que pour la
métropole, et en privilégiant les vecteurs graphiques, iconographiques,
auditifs et audio-visuels, tout en poursuivant un travail d’influence auprès
des médias.
Dans ce contexte, le FLN (Front de libération nationale) multiplie les
attentats et fonde, dès le 19 septembre 1958, le Gouvernement provisoire de
la République algérienne (GPRA), présidé par Ferhat Abbas. Sur le terrain,
après l’échec de la proposition du général de Gaulle de construire une
« paix des braves », c’est l’option de la militarisation à outrance qui est
alors choisie, accompagnée une propagande intense contre le FLN.

La Communauté

Pour mettre en œuvre la Communauté – nouvelle structure pour


remplacer l’Union française –, le général de Gaulle effectue une tournée
africaine à l’occasion du référendum du 28 septembre 1958. Convaincre les
populations d’Afrique subsaharienne de voter « oui » est un enjeu important
pour le général de Gaulle et son gouvernement. En effet, s’il correspond en
métropole à l’acceptation de la nouvelle Constitution de la Ve République, il
entérine outre-mer le fait d’entrer ou non dans la « Communauté des États
associés » avec la France.
Dans des délais très courts, en tenant compte du faible taux
d’alphabétisation, le plan est de s’appuyer sur les chefs traditionnels, les
intellectuels et les partis politiques favorables à la France pour obtenir un
plébiscite. Un budget de plus de sept cent cinquante millions de francs
prévoit des camions haut-parleurs pour diffuser des messages simples
expliquant le sens du référendum et les « bienfaits » de la présence
française : essor économique, amélioration de la prophylaxie, de
l’enseignement, des transports et de l’urbanisation ; des films et annonces
d’actualités portant sur la « France, pays de liberté et de vraie démocratie »
sont diffusés dans tous les territoires. Ce matériel de propagande est
complété par la diffusion de dix mille disques sur l’air de « Dis-moi oui,
dis-moi non », mais aussi de photographies, cartes postales, médailles,
accompagnés par la diffusion de deux millions de brochures, d’un million
d’affiches « Oui à la France » ou tout simplement « Oui » avec le visage du
général de Gaulle (les affiches sont traduites en arabe), aux formats et
graphismes différents.
Cette vaste campagne est précédée d’une tournée du général de Gaulle
dans toute l’Afrique et de la diffusion, à des dizaines de milliers
d’exemplaires, d’une affichette proclamant « Oui, le 28 septembre ».
D’autres affiches sont, dans le même temps, anxiogènes : « La sécession
c’est la misère dans l’isolement ». Organisée dans l’urgence, cette
campagne électorale est relayée avec des moyens exceptionnels par
l’administration coloniale. Le « oui » l’emporte partout très largement sauf
en Guinée où le « non » est majoritaire. En Algérie, le message du « oui à la
France et à l’Algérie » est repris à l’infini ; de vastes campagnes
d’information incitent au vote et déclinent l’argumentaire d’une paix
désormais possible. Le référendum de 1958 marque la dernière grande
action de propagande impériale.
Hormis la Guinée du leader nationaliste Sékou Touré qui vote « non »,
infligeant un camouflet à la France, toutes les autres colonies votent « oui »
et adhèrent à la « Communauté des États associés » stipulant la possibilité
d’une « indépendance à terme ». Mais cette possibilité, formulée pour
convaincre les hésitants tels Modibo Keïta au Soudan 6 (futur Mali) ou
Barthélemy Boganda en Oubangui-Chari (future République
centrafricaine), se mue bientôt en désir d’indépendance réelle pour
beaucoup de leaders politiques. Alors que les mouvements indépendantistes
progressent dans les départements et territoires d’outre-mer, la situation au
Cameroun est particulièrement tendue. Après l’échec des négociations,
c’est, en 1959, l’option de l’intensification de la guerre qui est choisie par le
gouvernement. Cette stratégie porte ses fruits : à la veille des indépendances
africaines, l’UPC est isolée et a perdu une large partie de ses soutiens
internationaux.
Malgré cette situation confuse, le 14 juillet 1959 la Ve République fête
en grande pompe, place de la Concorde, l’Union française devenue
Communauté. Le spectacle est à la hauteur des espoirs du président de la
République et du gouvernement : « une séance de style napoléonien réglée
par Malraux » à l’occasion de laquelle le général de Gaulle remet les
drapeaux de la Communauté aux gouvernements des États membres
rassemblés.
Quelques mois plus tard, il ne reste quasiment rien de ce cérémonial et
de cet été impérial, même si le général de Gaulle devant les assises
nationales de son parti à Bordeaux, en novembre 1959, fait encore un
discours sur « la grande idée d’une France unie depuis Dunkerque jusqu’à
Tamanrasset ». Pourtant, après les demandes du Mali et de Madagascar
d’obtenir leur indépendance, le général de Gaulle reconnaît le 3 décembre
1959 devant le conseil des ministres que « ces États veulent leur
indépendance ou du moins ses signes extérieurs ».

Modifier les liens, l’échec en Algérie

En 1960, la totalité des territoires d’Afrique noire et Madagascar


accèdent à l’indépendance, scellant l’échec de la Communauté 7. Mais la
plupart des dirigeants politiques d’Afrique subsaharienne sont d’anciens
élus français, voire d’anciens ministres ou secrétaires d’État, tels Félix
Houphouët-Boigny ou Léopold Sédar Senghor, demeurant très liés à la
France. Ces liens durables sont le socle d’« indépendances sans rupture 8 »
et permettent de fonder la « Françafrique ». Hormis le Mali de Modibo
Keïta, le Togo de Sylvanus Olympio et la Guinée de Sékou Touré qui
cherchent à affirmer une indépendance concrète vis-à-vis de Paris, tous les
autres territoires entretiennent des relations de proximité avec l’ancienne
puissance tutélaire, scellées par les accords de coopération bilatéraux 9
signés au cours des années 1960.
Le ministère de la Coopération 10 a en effet été créé dès l’été 1959, avant
« l’effondrement », comme une structure prémonitoire de la fin d’empire.
Ce nouveau ministère « prépare » le discours de continuité sur le
développement des années 1950 11. Immédiatement et au cours des années
1960, il est investi par d’anciens fonctionnaires coloniaux – dont le
recrutement s’est arrêté en 1958 12 – qui en forment l’armature 13, puisque les
administrateurs civils issus de l’ENA n’arriveront dans cette administration
qu’au milieu des années 1970.
Tant à Paris, rue Monsieur, qu’en Afrique, ces anciens cadres de la
France d’outre-mer restent en poste après les indépendances dans la
majorité des territoires 14, travaillant aux mêmes fonctions, exécutant les
mêmes missions, selon les mêmes cadrages du ministère et les campagnes
de propagande en faveur de la « coopération ». Sous l’autorité de cette
administration et de ces « hommes qui connaissaient le terrain 15 »
s’organisent les politiques d’investissements, la gestion des accords
bilatéraux entre États, les activités culturelles et militaires. Pour les
Français, techniquement et visuellement, tout change, alors que rien ne
change, comme le souligne le ministre de la Coopération Jean Foyer, dès
1960 : « Les fonctionnaires ont été maintenus sur place, recevant un
nouveau titre juridique et une nouvelle qualité. C’est à ce prix qu’une trop
grave rupture entre l’administration ancienne et l’administration nouvelle a
été évitée. »
En Algérie, la guerre se poursuit malgré le référendum de janvier 1961.
Devant l’impasse politique, le général de Gaulle déclare le 11 avril 1961 :
« La décolonisation est notre intérêt, et par conséquent notre politique. »
L’Organisation armée secrète (OAS), créée trois mois plus tôt, amorce alors
la lutte armée. Simultanément, un putsch mené par les généraux Raoul
Salan, André Zeller et Edmond Jouhaud échoue. Le cycle des violences de
l’OAS commence, auquel répondent les attentats du FLN. L’OAS
déclenche, jusqu’à la fin juin 1962, une intense campagne d’attentats et de
meurtres, et diffuse une propagande, par voie d’affiches, de tags et par
radio, qui vise à mobiliser les Français d’Algérie et les Algériens
musulmans, surtout les harkis, qui servent alors dans les troupes régulières
de l’armée française et sont directement menacés par une victoire du FLN.
La propagande de l’OAS est structurée en deux axes thématiques
principaux. Tout d’abord, elle affirme que, quel qu’en soit le prix, l’Algérie
demeurera française, animalisant les combattants du FLN – tout comme la
propagande militaire officielle l’a fait –, légitimant par avance leur mise à
mort, de même que l’exécution des « traîtres », français ou musulmans.
Ensuite, niant le fossé qui s’est installé entre les communautés française et
musulmane, elle propose de les « unir » dans un même « idéal de
fraternité ». Si les pieds-noirs en Algérie s’accrochent à l’espoir d’une
victoire de l’OAS, en France l’opposition du Parti communiste, les critiques
des intellectuels et surtout la violence des attentats finissent par scandaliser
une opinion lasse de cet interminable conflit.
Le 18 mars 1962 les accords d’Évian sont signés, le lendemain le
cessez-le-feu est déclaré. L’Algérie est indépendante au début de l’été.
Alors que la France poursuit ses opérations au Cameroun – elle ne se retire
qu’en 1964 –, l’indépendance politique des territoires africains se double
d’une dépendance économique, culturelle, stratégique et militaire,
maintenue fermement par les « réseaux Foccart 16 ». Dès 1961 – et après
quelques conventions amorcées à partir de 1959 –, avec les accords
spécifiques, la politique de « coopération » se substitue à l’édifice
communautaire, alors que la question qui occupe tous les esprits est la fin
de l’Algérie française.

De la « mission civilisatrice » au « développement »


En 1963, le général de Gaulle n’utilise plus son titre de « président » de
la Communauté et le terme de « coopération » s’impose à partir de la
conférence de presse qu’il tient le 31 janvier 1964. Les accords bilatéraux
se multiplient en matière de coopération technique, de transport, de
télécommunication. Finalement, après l’échec de la Communauté et
l’accession aux indépendances d’une grande partie des ex-colonies, la
propagande est reconvertie vers la diffusion des mérites de la politique de
coopération menée par la France. La « mission civilisatrice » mue : elle
s’appuie désormais sur le transfert des compétences et le développement
des anciennes colonies.
Dans le même temps, la situation dans les régions ultramarines est
politiquement complexe et la propagande gouvernementale veille à
maintenir une chape de plomb médiatique sur la répression politique et
syndicale qui s’affirme partout, en se focalisant notamment sur les grands
projets dans ces territoires. Dans l’île de la Réunion, les communistes
demeurent minoritaires sous le magistère de Michel Debré ; les velléités
indépendantistes en Polynésie sont rapidement étouffées alors que se
développent les essais nucléaires à Mururoa. Aux Antilles, Guy Cabort-
Masson et Alex Ferdinand ont créé le Mouvement national pour la
libération de la Martinique (MNLM) en 1968, alors qu’Aimé Césaire
maintient sa ligne autonomiste ; non loin, la répression frappe le Groupe
d’organisation nationale de la Guadeloupe (GONG).
Si l’Empire s’est effondré, la France a conservé un vaste domaine
ultramarin et les liens historiques demeurent : complexes avec l’Algérie et
le Laos, de dépendance réciproque avec les autres ex-colonies d’Afrique,
presque inexistants avec le Viêt-Nam et les comptoirs indiens, de plus en
plus étroits avec le Cambodge de Sihanouk, la Tunisie de Bourguiba ou le
Maroc. Les flux migratoires en témoignent car le nombre d’expatriés
français arrivant dans ces territoires explose dans les années 1960.
Parallèlement, l’immigration postcoloniale se développe, dépassant au
cours des années 1970 les immigrations intra-européennes. La situation
sociale dans les Antilles françaises génère aussi un important flux
migratoire vers la France, organisé par le Bureau pour les migrations dans
les départements d’outre-mer (Bumidom) à partir de 1963 17.
Le legs colonial pèse lourd dans les relations entre ces nouveaux
arrivants et la société d’accueil, et dans le même temps il faut en métropole
« tourner la page » avec le passé impérial et la crise algérienne. Le général
de Gaulle avait fixé l’enjeu dès les accords d’Évian mettant en place un
cessez-le-feu marquant non seulement le « début d’un processus de sortie
de guerre » mais comportant également une clause d’amnistie. Puis, ce sont
deux décrets et cinq ordonnances de 1962 qui fixent ce périmètre légal. Ces
premières mesures sont ensuite complétées par trois lois promulguées en
décembre 1964, juin 1966 et juillet 1968 amnistiant pénalement les
militants de l’Algérie française et de l’OAS.
Si on a pu croire au caractère « visionnaire » de la politique coloniale du
général de Gaulle, la réalité est plus complexe. En 1958-1959, le devenir de
l’Union française constitue un des principaux mots d’ordre du
Rassemblement du peuple français (RPF) et du discours gaulliste 18. Mais
c’est bien sous les coups de boutoir des leaders indépendantistes que la
France a perdu une grande partie de son domaine colonial et que la
Communauté n’a été qu’un rêve éphémère. C’est toute la force des images
et des discours de ces années charnières que d’avoir fait des décolonisations
une politique voulue de longue date 19.
L’administration de la « coopération » perpétue un système et un
message propagandiste – discret et rarement à destination du grand public,
et de moins en moins efficace en Afrique 20 –, aux côtés de la gestion des
DOM-TOM ou des relations diplomatiques de la cellule « Afrique » de
l’Élysée 21. Au cours de ces années post- indépendances, la politique de
coopération est une suite d’aménagements et de compromis, au gré des
contraintes du terrain, des finances et des crises des régimes postcoloniaux
« amis ».
Le discours imagé sur l’aide et le soutien sanitaire 22 n’est guère en
rupture avec la propagande coloniale des années d’après guerre 23, et mise
sur l’« humanitaire » et le « développement ». La notion d’« aide » devient
centrale 24 et fabrique une vision des « pays du Sud » en perpétuelle
demande 25 de soutien des ex-puissances coloniales, mais aussi des pays
comme l’URSS ou les États-Unis. Simultanément, une nouvelle image
s’affirme, faisant le lien entre « action humanitaire » et « responsabilité »
des ex-puissances coloniales 26, jouant sur la « culpabilisation » des opinions
publiques 27.

1. Jean-Jacques Becker, Histoire politique de la France depuis 1945, Paris, Armand Colin,
1998.
2. Emmanuel et Pierre Vérin, Histoire de la révolution comorienne. Décolonisation, idéologie
et séisme social, Paris, L’Harmattan, 1999.
3. Simon Imbert-Vier, Tracer des frontières à Djibouti. Des territoires et des hommes aux
e e
XIX et XX siècles, Paris, Karthala, 2011.

4. Jean-Claude Allain, « La décolonisation. Regards sur les années 1950 », Relations


internationales, no 133, 2008.
5. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, Décolonisations françaises. La chute
d’un empire, Paris, La Martinière, 2020.
6. Sékéné Mody Cissoko, Un combat pour l’unité de l’Afrique de l’ouest. La Fédération du
Mali (1959-1960), Dakar, Nouvelles Éditions africaines du Sénégal, 2005.
7. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, op. cit.
8. Alexander Keese, Living with Ambiguity: Integrating an African Elite in French and
Portuguese Africa, 1930-1961, Stuttgart, Franz Steiner, 2007.
9. Franck Petiteville, « Quatre décennies de “coopération franco-africaine” : usages et usure
d’un clientélisme », Études internationales, volume 27, no 3, 1996.
10. Pierre Jacquemot, « Cinquante ans de coopération française avec l’Afrique subsaharienne.
Une mise en perspective », Afrique contemporaine, no 238, 2011/2.
11. Joseph M. Hodge, Gerald Hödl, Martina Kopf (dir.), Developing Africa: Concepts and
Practices in Twentieth-Century Colonialism, Manchester, Manchester University Press, 2014.
12. Jean Clauzel, Administrateur de la France d’outre-mer, Paris, Éditions Jeanne Lafitte/A.
Barthélémy, 1989.
13. Odile Goerg, Marie-Albane de Suremain (dir.), « Coopérants et coopération en Afrique :
circulations d’acteurs et recompositions culturelles », Outre-Mers. Revue d’histoire, no 384-
385, 2014.
14. L’Administrateur colonial, cet inconnu. Étude historique et sociologique d’une promotion
de l’ENFOM, Paris, L’Harmattan, 1998.
15. Julien Meimon, « Culte du terrain à la rue Monsieur. Les fonctionnaires de la France
d’outre-mer et de la coopération », Afrique contemporaine, no 236, 2010/4.
16. « Foccart. Entre France et Afrique », Cahiers du Centre de recherches historiques, no 30,
octobre 2002.
17. Albert Weber, L’Émigration réunionnaise en France, Paris, L’Harmattan, 1994.
18. Frédéric Turpin, « Le Rassemblement du peuple français et l’outre-mer », Cahiers de la
Fondation Charles de Gaulle, no 13, 2004.
19. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, op. cit.
20. Dioh Tidiane, « Grandeur et décadence de l’empire médiatique français en Afrique », in
Les Médias en Afrique depuis les Indépendances. Bilan, enjeux et perspectives, Paris,
L’Harmattan, 2018.
21. Jean-François Médard, « “La politique est au bout du réseau”. Questions sur la méthode
Foccart », Les Cahiers du Centre de recherches historiques, no 30, octobre 2002.
22. Nicolas Bouvier, Michèle Mercier, François Bugnion, Guerre et humanité. Un siècle de
photographie, Genève, Skira, 1995.
23. Christoph Kalter, The Discovery of the Third World: Decolonization and the Rise of the
New Left in France, c. 1950-1976, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.
24. Laëtitia Atlani-Duault, Jean-Pierre Dozon, « Colonisation, développement, aide
humanitaire. Pour une anthropologie de l’aide internationale », Ethnologie française,
volume 41, no 3, 2011.
25. Philippe Ryfman, Une histoire de l’humanitaire, Paris, La Découverte, 2016.
26. Bernard Hours, « Les ONG : outils et contestation de la globalisation », Journal des
anthropologues, no 94-95, 2003 ; Pascal Dauvin, Johanna Siméant, Le Travail humanitaire.
Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris, Presses de Sciences po, 2002.
27. Ce texte est une synthèse de plusieurs contributions publiées dans l’ouvrage de Pascal
Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, Décolonisations françaises. op. cit.
Pieds-noirs/Français d’Algérie :
de l’histoire à la mémoire
Jean-Jacques Jordi

Les éléments fondateurs de l’identité « pied-noire » sont relativement


récents, et y abondent des lieux communs parfois falsificateurs. À y bien
regarder, ce n’est pas 1830 qui crée le « pied-noir », mais 1962. Le
rapatriement massif et tragique du printemps et de l’été 1962 devient
l’élément fondateur d’une communauté qui se vit en exil. Le déracinement
et l’éparpillement sur le sol métropolitain contribuent très rapidement au
renforcement d’une conscience commune qui n’avait, semble-t-il, pas cours
en Algérie 1.
Dans une large mesure, l’attitude volontairement dévalorisante des
pouvoirs publics et le rejet souvent affiché par les métropolitains vont
cristalliser en ces pieds-noirs le sentiment d’être une communauté
opprimée. D’ailleurs, ce terme de « pied-noir », refusé dans un premier
temps puis relevé comme un défi par les Français d’Algérie, renvoie à celui
qui a souffert dans sa chair et dans son âme.
Un truisme d’abord : pour être ou se sentir déraciné, il faut avoir été
enraciné et dans le cas qui nous occupe – les Européens en Algérie –, pour
être enraciné, il a fallu « migrer » d’un espace à un autre, d’une région à
une autre. De cette constatation et de manière générale, je relève que
lorsque l’on parle d’immigration, il est rarement fait état d’enracinement,
qui serait alors une sorte d’étape ultime mais non définitive du processus
migratoire. On emploie alors les mots d’assimilation ou d’intégration, plus
à même de cacher ou de masquer sans doute la réalité d’un sentiment
malaisé, d’une perception presque toujours douloureuse qu’exprime un
déracinement.
L’étude des populations euro-méditerranéennes (espagnole, italienne,
maltaise), suisse ou alémanique, pour ne prendre que les contingents les
plus remarquables qui s’installent en Algérie, qui deviennent en un peu plus
d’un siècle, par un cheminement assez complexe, des Français de la
IIIe République, puis des Français d’Algérie, enfin des Français « de là-
bas », c’est-à-dire des Français pas comme les autres, en reste l’exemple le
plus saisissant.

Une histoire singulière

Le « rapatriement », même si le terme apparaît inacceptable à beaucoup


d’entre eux, a une première conséquence : le lieu commun du « retour des
pieds-noirs » fait passer au second plan des réalités démographiques
maintenant mieux cernées. La population française d’Algérie est la
résultante d’apports très divers, d’un mélange de populations qui se sont
parfois opposées les unes aux autres : parmi celles-ci des « régionaux
français », des Espagnols, des Italiens, des Maltais, des Allemands, des
Suisses… tous immigrés, les juifs d’Algérie et des musulmans vivant là
depuis des temps immémoriaux.
La seconde conséquence de l’événement traumatique de 1962 est qu’il
contribue fortement à la reconnaissance d’une communauté qui n’avait pas
besoin d’être reconnue comme telle en Algérie. Enfin – et peut-être de
manière salutaire, mais on ne refait pas l’histoire (tout au plus pouvons-
nous la reconstruire) –, l’exode et l’exil ont complètement renouvelé et
modifié les cartes du jeu social qui régulait la vie des Français d’Algérie, et
n’en doutons point : la « communauté pied-noire » est dans ses structures
sociales bien différente de celle des Français d’Algérie. C’est en cela que le
concept de déracinement prend tout son sens, d’autant qu’il s’accompagne
en métropole d’un éparpillement, et à tout le moins d’un accueil plus que
frileux.
Les deux termes d’exode et d’exil renvoient d’ailleurs davantage au
concept du déracinement qu’à celui de rapatriés. Ils signifient que « la
métropole, c’est chez nous… enfin, sans être tout à fait chez nous », comme
celui de déracinement évoque le passage d’un état à un autre, d’une
situation à une autre, de manière brusque et subie. Il est alors assez curieux
de constater, lorsque l’on parle de population déracinée, combien le
vocabulaire employé tient à celui de la terre. Ne parle-t-on pas
d’enracinement comme d’arrachement, termes qui vont bien au-delà de la
transplantation, encore un terme retrouvé dans l’histoire de ces hommes ?
L’histoire singulière des Européens en Algérie va combiner l’ensemble
de ce vocabulaire et peut-être même au-delà, en ce sens que l’étude des
populations des pays méditerranéens et, à un moindre degré, germaniques
peut se faire sous le double regard, historique d’un côté, ethno-
anthropologique de l’autre (en 1996, le Centre d’études pied-noir, créé en
1985, a organisé à Nice un colloque sur « Les déracinés »).
L’anthropologie peut nous être utile à la compréhension d’un
phénomène en soi banal à l’origine, et qui devient une « sorte » de société
complexe : une immigration européenne qui débute après 1830, qui se
transforme en une migration de peuplement, dont les membres,
« tropicalisés », ou plus sûrement créolisés, s’enracinent (à l’extrême fin du
e
XIX siècle, les premiers à se proclamer algériens sont les Européens
d’Algérie !) et perçoivent le rapatriement comme un déchirement, comme
un arrachement dont on ne guérit pas.
En ce sens, les Français d’Algérie ont une histoire propre, avec un début
et une fin, et ils deviennent le temps d’une étude une sorte de société
« primitive » et, dans le même temps, une société « exotique » au regard de
l’Autre, en l’occurrence le Français de métropole.

Aux origines d’une présence liée à l’immigration

L’expédition d’Alger en 1830 n’est pas le premier acte d’une politique


coloniale de la France. À Paris, on ne songe pas à garder la ville. Des
députés souhaitent que l’État se sépare de ce fardeau le plus rapidement
possible, et pourtant on s’y installe de manière anarchique ou désordonnée,
ce qui a pour effet d’attirer, en moins d’une dizaine d’années, vingt-cinq
mille Européens, dont onze mille Français 2 !
Dans un premier temps, des personnes sont là dans un espace qui est
encore un champ de bataille. On a tendance à n’y voir que des aventuriers,
frères de la côte, contrebandiers, trafiquants en tout genre, prostituées…
S’ils sont présents dans ce territoire militarisé, ils n’en constituent pas un
élément important.
Déjà vingt-cinq mille Espagnols vivent en Algérie en 1845, près de huit
mille Italiens et autant d’Anglo-Maltais à la même date, gens pauvres pour
la plupart, fuyant une terre de misère, et exerçant en Afrique du Nord des
métiers de pauvres, pas toujours sans qualification du reste, et toujours
utiles dans une société coloniale en train de s’organiser ! On pourrait
poursuivre… mais retenons que nous avons là nos pionniers, ceux qui
jettent les bases de réseaux migratoires que nous verrons fonctionner
quelques années plus tard.
À cette époque, une partie de l’Algérie est assimilée au régime de la
métropole, cette partie même qui accueille la majorité des Européens. Ayant
décidé une accélération de la colonisation, l’État français intervient dans le
peuplement du pays. Il faut susciter une migration d’origine européenne, à
la condition toutefois qu’il s’agisse d’une « bonne » migration. Car il existe
en ce domaine toute une hiérarchie de valeurs, et on doit envisager des
formes sélectives de colonisation, qui passent par un appel prioritaire aux
catégories considérées comme les plus aptes à la mise en valeur des terres
algériennes.
La conception qui s’impose peu à peu est celle de l’assimilation des
populations européennes au sein de la puissance coloniale. Cette conception
n’est pas nouvelle et se calque sur le modèle américain du siècle précédent.
Si colonisation il doit y avoir en Algérie, ce doit être une colonisation de
peuplement à l’américaine, alimentée par les courants migratoires qui ont
fait le succès des États-Unis, c’est-à-dire par des Allemands, des Suisses,
des Irlandais, des Polonais…
Les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances. Le nouvel
« eldorado algérien » n’arrive pas à concurrencer la ruée vers l’or et les
« frontières américaines » – n’oublions pas que le Texas entre dans l’Union
en 1848 et la Californie en 1850 –, et les conditions réelles de l’installation
en Algérie ne correspondent pas toujours aux engagements pris. Allemands
et Suisses supportent mal les rigueurs du climat et quoique d’apparence
robuste, ils offrent peu de résistance aux fièvres paludéennes. La mortalité
qui les affecte dépasse de beaucoup celle des autres populations.
Enfin, ils ne peuvent se prévaloir d’un renouvellement de population
par une nouvelle migration, d’autant que la guerre de 1870 ajoute à la
dégradation des rapports franco-allemands. Il en reste toutefois qui
demandent rapidement leur nationalité française à titre individuel : six cent
un de 1865 à 1874, mille sept cent soixante-six de 1875 à 1884, trois mille
trois cent quatre-vingt-un de 1885 à 1894 !

L’Algérie, une terre de naturalisation

Reste que les gros bataillons arrivent toujours des pays les plus proches,
sans que Paris les ait sollicités. Espagnols, Italiens et Maltais sont souvent
perçus comme indésirables, mais c’est avec eux qu’il faut construire
l’Algérie, et avec ces populations françaises qui arrivent au gré
d’événements politiques, économiques ou d’accidents climatiques, et qui
sont bien utiles pour renforcer la communauté française (Languedociens,
Corses, Parisiens de 1848 ou de 1851…). Ils viennent assurément pour
travailler, et ils trouvent du travail.
C’est au départ une migration plutôt masculine, qui se transforme
rapidement en une migration familiale, d’autant que les réseaux familiaux
ou villageois sont opérants. Le mythe de la migration s’enracine, prélude à
l’autre enracinement, celui de l’appropriation d’un espace. Déjà, ces
hommes et ces femmes, dont la venue a été tolérée plus que souhaitée,
finissent par prendre, par endroits, la place des premiers colons, le plus
souvent par achat. À la veille des lois instituant la naturalisation
automatique, l’Oranie compte plus d’Espagnols que de Français ; à Oran,
les Espagnols sont deux fois plus nombreux que les Français, à Sidi Bel
Abbes, trois fois plus nombreux, à Saint-Denis-du-Sig, près de quatre fois !
Ils sont bien représentés aussi dans l’Algérois, où ils forment un peu plus du
quart de la population européenne, Français compris.
Ici, les chiffres ont leur importance et obligent les gouvernements
français à repenser la politique de la métropole. La colonisation de
peuplement en Algérie est fondamentalement différente de la migration
rêvée et préparée, en vain, de 1840 à 1870.
En 1866, Espagnols, Italiens et Maltais représentent près de 40 % des
Européens, Français compris. En 1876, malgré l’arrivée des Alsaciens-
Lorrains, ce pourcentage passe à 46 % et en 1886, en dépit de la dizaine de
milliers de naturalisés (Allemands, Italiens déjà et quelque deux mille
Espagnols) et malgré un peu plus de vingt-cinq mille juifs, français depuis
1870, ce pourcentage atteint 48 %. Devant ce « péril étranger » dénoncé par
le Parti radical, le gouvernement n’a d’autre solution que de rétablir la
dualité coloniale en naturalisant massivement les étrangers d’Algérie.
La cause des naturalisations ne pouvait être gagnée qu’avec
l’élimination du choix. Les deux lois du 26 juin 1889 et du 22 juillet 1893
instituent la naturalisation automatique et font entrer à une cadence
accélérée parmi les Français (et parmi le groupe colonisateur, comme les
juifs en 1870) tous les étrangers qui n’offrent pas une résistance acharnée
pour rester dans leur nationalité d’origine. Ce droit est appliqué ipso facto,
n’a pas à être revendiqué et s’effectue sans formalité. Désormais, la courbe
des Français devait augmenter dans des proportions considérables alors que
les courbes des étrangers, espagnols et italiens, devaient s’effondrer. Ce fut
le cas.
C’est dire que l’Algérie les avait « créolisés » et les avait enracinés,
comme elle l’avait fait des Français de métropole ou des Allemands. Et que
dire de la perception des couleurs, de la sensation des odeurs, d’un certain
rapport à la terre et à la mer qui pénètrent les corps et les âmes ? Les actions
de l’école, le coude à coude quotidien, l’armée, le test de la Grande Guerre
où l’on va éprouver la fidélité de ces nouveaux Français… un faisceau de
facteurs rend l’assimilation complète, non à la France de métropole mais à
une France mythifiée qui accepte que les communautés se fassent des
emprunts.
Ainsi, les liens qu’entretenaient les Français d’Algérie avec leur région
ou leur patrie d’origine s’estompent, et l’attachement au milieu natal
devient plus fort que le souvenir des origines paternelles. Les langues aussi
se perdent peu à peu, et si l’on remarque encore quelques traits espagnols
ou italiens, ils sont aussitôt folklorisés.

Retour sur l’origine d’une présence

On peut alors comprendre que 1962 est un événement traumatique 3. La


réalité des drames et des misères vécus par les rapatriés vient du fait que la
perte de l’Algérie est ressentie comme un profond déracinement. La
détresse qui l’accompagne est aussi le fruit d’une très longue période de
tensions affectives et passionnelles – sept années de guerre –, et s’amplifie
avec la découverte d’un pays dont ils étaient certes nationaux, mais qu’ils
ne connaissaient guère.
Ce déracinement provoque donc dans l’immédiat une perte des repères
matériels et affectifs. La maison, le village, le quartier, la rue, les
commerçants… tout ce qui contribue à fabriquer l’horizon quotidien
n’existe plus. Pis encore, la perte de ces objets d’investissement affectif est
aggravée du fait qu’en France, une grande partie de la population considère
que ces biens avaient été acquis sur le dos des « indigènes ». Que cela ait
été le cas pour certains, nul ne peut en douter, mais la généralisation est
souvent excessive : le niveau de vie des Français d’Algérie était inférieur de
15 à 20 % à celui des Français. Quoi qu’il en soit, ces biens souvent
modestes et désormais perdus deviennent des objets de honte. Ce sentiment,
lié à celui de l’insécurité quant au travail, au logement, aux tracasseries
administratives, marque en profondeur le pied-noir.
Les derniers mois de la guerre d’Algérie sont ceux d’une surenchère de
la terreur creusant désormais un fossé de haine et de sang entre les
protagonistes. De décembre 1961 à mars 1962, la situation devient chaque
jour plus intenable dans les villes : aux attaques du FLN (Front de libération
nationale) répondent en s’amplifiant celles de l’OAS (Organisation de
l’armée secrète) qui attisent encore plus de violences et de vengeance. De
son côté, l’armée française lutte à la fois contre le FLN et l’ALN (Armée de
libération nationale), et contre l’OAS. Alors que jusqu’à décembre 1961, le
terrorisme FLN restait le plus meurtrier, en janvier 1962 un équilibre
macabre est atteint entre les tueries de l’OAS et celles du FLN, portant le
nombre de morts à plus de huit cents et les attentats à trois mille ! En février
et mars 1962, les attentats de l’OAS font désormais 60 % des tués et
représentent 70 % des attentats. Le FLN répond à chaque fois par d’autres
attentats ciblant la population civile.
Œil pour œil, dent pour dent semble être la réalité des organisations
terroristes (soulignons que jusqu’au 18 mars 1962 minuit, le FLN est
considéré par le gouvernement français comme une organisation terroriste).
Cela concerne bien évidemment les villes, car dans la campagne et plus
encore dans le bled, l’ALN règne. Les accords d’Évian signés le 18 mars
devaient mettre fin aux opérations militaires et à toute action armée.
Cependant, ces accords sont contestés dans les deux camps : le FLN
(désavouant le Gouvernement provisoire de la République algérienne –
GPRA) les voyant comme une plate-forme du néocolonialisme et l’OAS
comme une honteuse capitulation. L’échec de l’OAS de faire du quartier de
Bab El Oued un nouveau Budapest et la fusillade de la rue d’Isly où l’armée
française fait une cinquantaine de morts et près de deux cents blessés
annoncent le début de la fuite éperdue des Français d’Algérie et des
musulmans profrançais.
De plus, en un mois, tous les dirigeants de l’Organisation sont arrêtés.
De son côté, le FLN multiplie à grande échelle les enlèvements
d’Européens (juifs compris) suivis d’interrogatoires, de tortures et
d’exécutions. Se sentant abandonnée par l’armée française, ne croyant plus
en l’OAS, menacée par le FLN, une grande partie de la population
européenne ne voit sa survie que dans un exode auquel personne ne croyait.
En avril, soixante-douze mille personnes partent d’Algérie, cent vingt mille
en mai, trois cent quatre-vingt mille en juin ! Les massacres des Européens
le 5 juillet à Oran (sept cents morts et disparus) sonnent le glas pour ceux
qui avaient espéré encore rester sur leur terre natale : plus de cent quarante
mille personnes fuient l’Algérie en juillet 1962. En quelques mois, l’Algérie
se vide d’une grande majorité de sa population européenne et l’accueil en
métropole est déficient : « on ne voulait pas de “nous” » semble être le
leitmotiv des Français d’Algérie qui débarquent d’un pont aérien sans
précédent et de bateaux surchargés.
De fait, le « rapatriement » de 1962 n’a pas été une simple migration.
Le déracinement, l’exode, l’exil ont provoqué des lésions morales et
affectives dont on n’a pas toujours évalué l’ampleur, et qu’on croyait
résoudre avec des priorités au logement et à l’emploi. Dans un premier
temps, la réponse tant externe qu’interne des pieds-noirs reste le culte du
souvenir. Certes, cela ne leur est pas propre : la plupart des communautés
professent ce culte. Il a ses références historiques et son cérémonial. La
seule différence, chez les pieds-noirs, réside dans le temps extrêmement
court qui sépare l’exode de sa reconnaissance.
Dès 1965, les rapatriés ont un mémorial national érigé dans le cimetière
d’Aix-en-Provence, se retrouvent à Carnoux-en-Provence le 15 août pour
honorer Notre-Dame-d’Afrique, ou à Nîmes-Courbessac pour Santa-Cruz,
le jeudi de l’Ascension. D’autres manifestations, pour la plupart organisées
dans le sud de la France, rassemblent plusieurs milliers, voire plusieurs
dizaines de milliers de pieds-noirs, et sont ressenties par les métropolitains
comme une entrave à leur intégration. Ces rassemblements connaissent un
franc succès jusqu’à la fin des années 1970, puis s’affaiblissent
considérablement. Seules les deux manifestations de Carnoux et de Nîmes
résistent à l’usure du temps et rythment l’exil pied-noir.
On a cru, dans les années qui ont immédiatement suivi 1962, que
l’idéalisation de la terre perdue allait être le ciment d’une identité à
construire. Dans une certaine mesure, le regard des métropolitains contribue
à faire exister une « communauté » qui n’avait pas cours en Algérie.
De fait, les pieds-noirs jouent une solidarité excessive et quasi exclusive
qui se manifeste au quotidien par la recherche du médecin rapatrié, du
boulanger rapatrié, du dentiste, du libraire, du boucher rapatriés, avec
lesquels on pourra parler de « là-bas » et évoquer un passé regretté, qui ne
saurait revivre, certes, mais qui n’appellerait pas en retour des
condamnations ou opprobres. Ceux qui se sont engagés dans cette voie
définissent leur exil comme destructeur, en ce sens qu’il devient échec à
l’intégration dans une métropole qui, en définitive, n’apporte rien. Ils ont la
sensation d’être des étrangers parmi les leurs et se réfugient dans une
« nostalgérie » prégnante.
Le souvenir est alors un frein à l’intégration et le deuil de l’Algérie
inlassablement porté. Ces rapatriés trouvent, dans les associations qui
revendiquent l’indemnisation et la réinstallation, des porte-drapeaux
efficaces.

Les chemins de la mémoire

À partir des années 1970, un nouveau type d’associations apparaît,


revendiquant un souvenir spécifique. Amicales à caractère géographique
(regroupant les personnes d’une même région, d’un même village, voire
d’un même quartier) et associations thématiques (regroupant les anciens
élèves de tel lycée d’Alger ou d’Oran, les anciens des Chemins de fer
d’Algérie, les anciens instituteurs…) se multiplient. La plupart manifestent
un dynamisme qui se concrétise rapidement par une augmentation des
adhérents.
Ces associations organisent diverses manifestations, souvent festives, et
éditent des bulletins de liaison indispensables à une première transmission
identitaire. Si l’on y retrouve les rubriques connues de « ceux qui nous ont
quittés », des mariages, des naissances, et des avis de recherche, tous les
bulletins accordent une place non négligeable à l’histoire de la ville, du
village, du quartier. Enfin, presque toujours apparaît le portrait de « celui
qui a réussi » en France, gage d’une intégration possible.
Le temps d’une génération après 1962, nous constatons un intérêt
grandissant des pieds-noirs pour leurs racines et leur propre histoire. Les
associations qui se créent alors mettent la question identitaire pied-noire au
premier plan de leurs statuts, de leurs discours et de leurs préoccupations.
Dans les interstices d’une « algérianité à la française », identité et culture
deviennent les thèmes récurrents des structures qui affichent une vocation
culturelle.
L’exil, pour les adhérents de ces associations à vocation culturelle,
devient un exil « cultivé », véritable « pilier » de la communauté. Un retour
à l’histoire de l’Algérie, avec la volonté sereine de savoir, accompagne cet
exil. Et l’on constate que le peuplement de l’Algérie est la résultante de
migrations diverses, euro-méditerranéennes en grande partie. Cela leur
permet sans aucun doute de renouer avec le champ territorial du Maghreb
(ce que ne veulent plus entendre ceux qui sont restés dans un exil
destructeur, ni ceux qui ont tourné la page), et surtout de proposer une
recherche identitaire forte de plusieurs origines et influences : espagnole,
italienne, allemande, maltaise, juive, arabo-musulmane et régionalo-
française.
C’est dans ce rapport ambigu à deux espaces, l’Algérie et la France,
qu’un troisième espace va surgir. Il se résume à une question que beaucoup
de pieds-noirs se posent désormais : « Mais qu’est-ce que j’étais avant
d’être Français d’Algérie ? » Une recherche que de plus en plus de pieds-
noirs, fatigués d’être des déracinés, entreprennent dans le but évident de se
sentir bien, ici et maintenant, comme si finalement, dans cette déchirure,
l’Algérie n’avait été qu’un lieu de passage, un temps donné dans leur
errance (qui n’est peut-être pas finie).
Dans ce cadre, l’appropriation de sa propre histoire est alors
indispensable à la compréhension des histoires et trajectoires passées, seule
capable de permettre un nouvel enracinement fait de racines multiples. Des
associations, le Cercle algérianiste, Généalogie Algérie-Maroc-Tunisie,
Carnoux-racines, Coup de soleil, organisent des voyages-pèlerinages aux
sources, ainsi que des rencontres ou des colloques où le souvenir s’efface
devant l’histoire. On peut penser aussi que si la référence à 1962 reste
encore forte, d’autres références apparaissent et s’inscrivent soit avant
1830, soit après.
Puis arrive, sans doute au début des années 1970, l’étape de la judéité et
un attachement à Israël qui se concrétisent l’un et l’autre par la
redécouverte d’une culture juive et par de nombreux voyages vers l’État
hébreu, sans que cela signifie un départ définitif, la francité restant, pour les
juifs pieds-noirs comme pour les pieds-noirs, un atout maître. Enfin, dans le
milieu des années 1980, le concept de « séfarade » est revendiqué. L’étape
qui s’annonce permet alors de faire référence à une histoire bien plus
longue, datant elle aussi d’avant l’épisode (dans ce cas, il s’agit d’un
épisode de plusieurs siècles) en terre maghrébine puis algérienne. La
blessure originelle n’est plus uniquement celle de 1962, et il faut désormais
compter avec 1492 !
Toutes ces démarches et tous ces itinéraires actuels sur l’avant-1830 ne
définissent en aucun cas une identité aux contours bien définis. Ils
expriment la volonté de se voir reconnaître dans une histoire qui n’est plus
celle des rapports ambigus entre la France et l’Algérie des XIXe et XXe siècles
(dont ils seraient des otages), mais d’une histoire plus large, plus riche,
davantage proche de celle de Fernand Braudel et de sa Méditerranée.
Enfin, ce foisonnement, source d’inquiétude ou d’étonnement, est
porteur d’une diversité qui dérange aussi bien la « tribu pied-noire » que la
communauté nationale. On ne peut plus désormais penser cette « tribu »
comme un bloc monolithique, tant les représentations et les regards
évoluent eux aussi.

1. Cet article mis à jour et développé a été publié initialement sous le titre « Les pieds-noirs :
constructions identitaires et réinvention des origines », Hommes et Migrations, no 1236, mars-
avril 2002.
2. Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine (tome 1), Paris, Presses
universitaires de France, 1964.
3. Jean-Jacques Jordi, « Les rapatriements (1954-1964) », in Laurent Gervereau, Pierre Milza,
Émile Temime (dir.), Toute la France, Paris, BDIC/Somogy, 1998 ; Jean-Jacques Jordi, De
l’exode à l’exil. Rapatriés et pieds-noirs en France, Paris, L’Harmattan, 1993 ; Jean-Jacques
Jordi, Émile Temime (dir.), Marseille et le choc des décolonisations, Aix-en-Provence,
Édisud, 1996.
Les « harkis »,
entre histoire, mémoire
et imaginaires
Abderahmen Moumen

Mais qui sont ces hommes, ces femmes, ces enfants que l’on désigne le
plus souvent par le terme de « harkis » ? Derrière ce mot, il y a un monde
confus 1. Le terme « harki » est un terme générique souvent employé pour
désigner tous les « musulmans français » qui s’étaient placés pour diverses
raisons aux côtés de l’armée française ou de la France en général durant la
guerre d’Algérie (1954-1962).
Cependant, ce terme ne désigne réellement qu’une catégorie de
supplétifs. Cinq catégories de formations supplétives civiles ont été créées
durant ce que l’on appelait les « événements » pour contribuer au
« maintien de l’ordre » – pour rappel, le terme de « guerre » n’était pas
employé par les pouvoirs publics, il faudra attendre 1999 pour que l’État
français reconnaisse officiellement la « guerre d’Algérie ». Il y avait les
groupes mobiles de police rurale (GMPR) créés en janvier 1955, dénommés
ensuite les groupes mobiles de sécurité (GMS) ; les mokhaznis (ou
moghaznis) chargés de la protection des Sections administratives
spécialisées (SAS) ; les groupes makhzen instaurés eux aussi en 1955 ; les
« assès » (gardiens) des Unités territoriales et les groupes d’autodéfense
(bénévoles et pour moitié armée) 2. Concernant les « harkis », les premières
harkas sont officiellement constituées en 1956. Mais le terme « harka » est
antérieur à la colonisation. Il signifie, en arabe, mouvement, déplacement,
mobilité, voire une expédition.
Militaires algériens de l’armée française ou appelés, élus, hauts
fonctionnaires, officiers et notables musulmans (caïds, aghas, bachaghas)
sont parfois aussi, bien malencontreusement, assimilés aux « harkis »,
malgré des différences sociales importantes.
Plusieurs difficultés sont posées quant aux données démographiques et à
la répartition géographique de ceux qui ont pu se réfugier en France, et ce
après la guerre d’indépendance algérienne. Au final, entre 1962 et 1965,
environ quarante-deux mille supplétifs et membres de leurs familles ont été
« transférés » en France par les autorités militaires, de même pour cinq
mille à huit mille engagés. À ces derniers s’ajoutent plusieurs milliers
d’autres qui ont pu se réfugier en France clandestinement ou par leurs
propres moyens.
Même si, officiellement, les pouvoirs publics estiment à soixante-six
mille le nombre d’anciens « harkis » et membres de leurs familles,
considérés comme rapatriés, on peut finalement réévaluer ce chiffre à
environ quatre-vingt-cinq mille personnes si l’on ajoute les familles non
recensées par l’administration ou venues plus tardivement en France.
La deuxième difficulté est relative à la répartition géographique de cette
population. Alors que les regards et les représentations se focalisent sur les
espaces de concentration, il n’est pas anodin de préciser que la plupart de
ces familles vivent très majoritairement, et ce dès la fin des années 1960,
dans des espaces diffus. Le Nord, avec ses espaces industriels, devient le
premier département où elles s’implantent. Néanmoins, les médias se
polarisent assez souvent sur les lieux de concentration des familles
d’anciens supplétifs, espaces régis par une tutelle sociale des pouvoirs
publics.
Durant les années 1960 et 1970, les camps ont été les lieux de
prédilection des reportages audiovisuels, à l’instar de Saint-Maurice-
l’Ardoise (Gard), ou de Bias (Lot-et-Garonne), deux camps ou « cités
d’accueil » qui regroupent alors les chefs de famille âgés ou de famille
nombreuse, les handicapés physiques ou les personnes démunies, jugées
difficilement reclassables dans la société française : les fameux
« irrécupérables » ou « déchets », ainsi dénommés par l’ancien ministre des
Rapatriés, François Missoffe.
À ces camps s’ajoutent d’autres espaces de ségrégation ou de
marginalisation sociale : plusieurs dizaines de hameaux forestiers (soixante-
neuf ont été recensés durant toute cette période) et de cités urbaines, comme
la cité des Tilleuls à Marseille, la cité des Oliviers à Narbonne ou la cité de
la Briqueterie à Amiens pour les plus connues. Enfin, les foyers Sonacotra
sont aussi des espaces où de nombreuses familles d’anciens supplétifs ont
résidé. Au 31 décembre 1977, 26,4 % des habitants des ensembles
familiaux de la Sonacotra sont des anciens harkis. En 1981, vingt-huit mille
cinq cents personnes, soit un peu plus de trois mille cinq cents familles,
vivent encore dans soixante-cinq zones à forte concentration (vingt-trois
hameaux ou anciens hameaux de forestage et quarante-deux cités urbaines).

« Harkis » ou le flottement d’une dénomination

Le groupe social « harkis » est exemplaire par sa difficulté à être cerné.


Les pouvoirs publics ont été fortement embarrassés pour trouver le terme le
plus adéquat à sa désignation, signe aussi de cette volonté étatique de
catégoriser et contrôler les corps migrants 3, avec des répercussions
indéniables dans les représentations médiatiques de cette population. Sont-
ils des immigrés, issus d’une migration politique, ou des rapatriés ? Sont-ils
des Algériens ou des Français ?
Par l’ordonnance du 21 juillet 1962 4, les Français musulmans de statut
de droit local, dont bien entendu les anciens supplétifs et leurs familles,
perdent la nationalité française. Pour (re)devenir français, ils se doivent
d’effectuer, sur le territoire français, une déclaration recognitive de
nationalité française devant un juge. Ces rapatriés, publiquement à part
entière, mais dont les pratiques administratives des pouvoirs publics les
classeraient plutôt entièrement à part, sont ainsi à la lisière de la situation de
réfugiés.
La position explicite du général de Gaulle, alors chef de l’État, ne fait
que confirmer ce postulat : « Le terme de rapatriés ne s’applique
évidemment pas aux musulmans : ils ne retournent pas dans la terre de
leurs pères ! dans leur cas, il ne saurait s’agir que de réfugiés 5 ! » Les
termes employés dans les archives des ministères des Armées, de l’Intérieur
ou du secrétariat (puis du ministère) chargé des Rapatriés interpellent aussi
par le flottement sémantique concernant ces « musulmans » : transfert,
repliement, rapatriement, hésitant souvent entre « rapatriés musulmans » et
« réfugiés musulmans ».
Dans les diverses correspondances, ils sont nommés « réfugiés
musulmans », « réfugiés harkis », « musulmans harkis », « musulmans
réfugiés », « musulmans rapatriés », voire, pour certains, afin d’éviter toute
erreur, « musulmans algériens harkis » ! Poursuivant en cela les
catégorisations utilisées dans la presse qui tantôt incorporent les « harkis »
dans des articles sur les rapatriés, tantôt dans d’autres traitant de l’afflux de
la main-d’œuvre algérienne en France. Les diverses statistiques et autres
recensements effectués par les préfectures poursuivent dans cette logique.
Les anciens « harkis » et leurs familles sont ainsi soit incorporés dans les
statistiques relatives à l’ensemble des rapatriés, mais désignés comme
rapatriés musulmans ou ex-harkis, séparation est ainsi faite des rapatriés
dits européens, soit avec les Algériens mais signalés comme ex-harkis.
La question de la dénomination de ce groupe social, finalement, est
prétexte à tous les amalgames. De 1962 au début des années 1980 se
succèdent ainsi des litanies de qualificatifs qui soulignent la difficulté des
pouvoirs publics à cerner cette population, et que les médias finalement
reprennent. L’utilisation de certains termes n’est d’ailleurs pas sans rappeler
une sémantique de l’ère coloniale où s’entremêlent ainsi des termes aux
connotations à la fois politiques, juridiques, religieuses, voire
géographiques : après les musulmans français et/ou les Français musulmans
viennent les Français de souche islamique rapatriés d’Afrique du Nord
(FSIRAN), puis les Français rapatriés de confession islamique (FRCI), puis
l’éphémère FMR (Français musulmans rapatriés) des années 1970-1980 et,
pour terminer, à partir des années 1980 et jusqu’à nos jours, les rapatriés
d’origine nord-africaine (RONA) 6.
Le début des années 1980 constitue un moment déterminant pour le
groupe social « harkis ». C’est, tout d’abord, un contexte décisif dans le
basculement sémantique de cette population. Le terme de Français
musulman commence à disparaître au profit du terme de « harki ». Même si
ce dernier a toujours été usité, entre autres dans les médias, il tend à devenir
finalement un terme de prédilection.
C’est aussi une période de modification des formes de luttes et de
mobilisations. Aux révoltes des camps, avec prise d’otages, séquestration
de personnels d’encadrement, qui correspondaient à une époque de
structures d’encadrement pesantes, séquelles d’une tutelle sociale mi-
coloniale mi-militaire, succèdent finalement, et en écho aux luttes de
l’immigration, les grèves de la faim et les marches. L’opinion publique
découvre aussi la présence des familles d’anciens supplétifs dans les
banlieues. Violences et crimes racistes du début des années 1980 sont
largement médiatisés, en corollaire au développement de la notion de « mal
des banlieues », et concernent autant les familles de l’immigration
algérienne que les familles d’anciens supplétifs. Finalement, au-delà des
trajectoires historiques dissemblables, la figure du Maghrébin ou de l’Arabe
transcende, dans ce contexte, ce clivage. De plus, la question tant de
l’immigration que des « harkis » reste un enjeu dans les relations entre la
France et l’Algérie, un enjeu que les médias évoquent en ce début des
années 1980. En décembre 1981, le nouveau président de la République
François Mitterrand, fraîchement élu, fait une visite historique en Algérie.
Le 17 décembre 1982, en plein vingtième anniversaire de la fin de la
guerre d’Algérie, le président de la République algérienne, Chadli
Bendjedid, se rend à son tour en France lors d’une visite officielle, et ce,
juste après le vote d’une loi pour les rapatriés le 3 décembre 7. Ce dernier
évoque d’ailleurs dans la presse les possibilités de retour des « harkis » en
Algérie. L’ancien responsable du Front de libération nationale (FLN) et
premier président de l’Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella, emprisonné
en 1965, puis libéré en 1980 et exilé en Suisse en 1981, répond aussi à une
interview à la télévision française, dans laquelle il évoque le « problème
douloureux » des « harkis 8 ».
La complexité de la guerre d’Algérie et des « harkis » est aussi
médiatisée avec la publication du premier ouvrage écrit par un ancien
supplétif, Saïd Ferdi. Sous le titre Un enfant dans la guerre 9, ce témoignage
retrace le parcours d’un enfant de quatorze ans, messager du FLN, capturé
par l’armée, puis enrôlé comme « harki ». Un récit qui met en lumière à la
fois la violence de la guerre d’Algérie et la complexité des motivations
d’engagement/enrôlement de ces hommes. À la suite de cette publication,
des articles de presse lui sont consacrés et il est invité sur les plateaux de
télévision comme à l’émission Apostrophes de Bernard Pivot, consacrée à
la guerre d’Algérie (avec Saïd Ferdi qui est invité aux côtés de Pierre
Laffont, Henri Alleg, Erwan Bergot et Rachid Boudjedra) 10.
Enfin, 1983 est aussi une année où les gouvernements algérien et
français signent un accord relatif aux obligations du service national,
l’accord Mauroy-Taleb-Ibrahimi signé à Alger le 11 octobre 1983. Il
implique que tous les jeunes hommes d’origine algérienne, issus de
l’immigration ou d’anciens supplétifs, peuvent dorénavant faire le choix du
service national dans l’un ou l’autre pays. Néanmoins, de manière implicite,
les enfants d’anciens supplétifs sont finalement reconnus comme des
Algériens (pour rappel, dans le droit algérien, les anciens supplétifs n’ont
pas perdu la nationalité algérienne à l’indépendance et sont donc encore
considérés comme des Algériens).
Cette perception des « harkis », dans ce rapport ambigu
Français/Algériens et rapatriés/immigrés, se poursuit en 1983 sur le plan
médiatique, avec, entre autres, cet article publié le 16 mai 1983 par
Raymond Courrière, secrétaire d’État chargé des Rapatriés depuis 1981 (il
le sera jusqu’en 1986). Diffusé dans Le Monde, cet article a pour titre
« Justice pour les immigrés de l’intérieur », faisant ainsi référence aux
« harkis » qui auraient subi une injustice. En même temps, l’assimilation
des « harkis » aux immigrés renvoie finalement aux difficultés à cerner une
population aux contours encore flous, et ce plus de deux décennies après
leur arrivée en France.

La figure médiatique des « fils de harkis »

Les « harkis », cette collectivité historique selon la terminologie de


Dominique Schnapper, demeurent, en ce début des années 1980, dans une
phase de revendications matérielles. Les manifestations et grèves de la faim
se succèdent. Cependant, la « seconde génération » prend de l’importance
dans les mesures prises par les pouvoirs publics, affirmant qu’à une
question historique originelle s’ajoute une problématique sociale. Une
« seconde génération » dont il est assez difficile de dresser ou de cerner les
contours, tant elle ne constitue en aucune manière un groupe
démographique, statistique et social homogène.
La condition des « harkis de la deuxième génération » ou de la
« seconde génération » dans un processus d’héritage construit après 1962,
alors que durant la guerre d’Algérie, des hommes devenaient « harkis » et
n’en étaient donc pas héritiers, n’est pas uniforme. Les itinéraires tant
individuels que collectifs sont variés : entre ceux ayant transité et vécu une
partie de leur vie dans des espaces de relégation (camps de transit, cités
d’accueil, hameaux de forestage, cités urbaines) et ceux ayant vécu
isolément ou dans des espaces dispersés ; entre ceux qui sont nés en Algérie
ou dans des camps, ayant donc des liens beaucoup plus intimes avec cette
histoire et ceux qui sont nés bien après.
Parmi cette « seconde génération », le rapport à cette histoire diffère
entre ceux qui la revendiquent, l’assument ou la rejettent. S’ajoutent les
difficultés de l’insertion socioprofessionnelle et la relégation dans des
banlieues, avec les mêmes maux sociaux que les autres habitants. À
compter des années 1980, les médias focalisent désormais leur attention sur
les nouveaux porte-parole de cette « seconde génération », avec cette figure
en construction du « fils de harki » né en Algérie à la fin des années 1950
ou dans un camp en France au début des années 1960, vivant encore en ce
début des années 1980 dans un habitat marginalisé et ségrégé, et enfin,
victime d’une double discrimination : perçu comme un « immigré arabe »
par la société d’accueil et désigné par le stéréotype stigmatisant de
« traître » ou de « fils de traître » par une partie de l’immigration
algérienne.
Les représentations médiatiques des « harkis » en 1983 insistent sur
cette nouvelle figure, celle du « fils de harki ». Un premier documentaire,
diffusé le 10 février 1983, traite en une heure de la question des descendants
d’anciens supplétifs. Sous le jeu de mots « l’amère patrie 11 », et à travers
les témoignages de dix enfants d’anciens « harkis » de la région de
Châlons-sur-Marne, cette enquête se concentre sur les quêtes identitaires de
ces jeunes, sur ce que signifie être un « enfant de harki » : les difficultés et
souffrances endurées, les incompréhensions intergénérationnelles, le rapport
à l’Algérie, le regard sur le père, sur le choix de celui-ci…
Dans l’émission La Vie en face du 13 septembre 1983 sur FR3, et qui a
pour titre « Les immigrés sont-ils toxiques ? », les « enfants de harkis »
tiennent une large place dans ce reportage d’une heure qui a pour cadre la
ville de Dreux, ville qui a focalisé l’attention médiatique avec le score du
candidat Front national Jean-Pierre Stirbois (au second tour, la liste FN
fusionne avec la liste Rassemblement pour la République – RPR –, alliance
qui fait basculer la ville de Dreux à droite).

L’émergence d’un enjeu politique

Les stéréotypes autour de la figure du « fils de harki » sont d’ailleurs


amplifiés par les nouvelles mesures gouvernementales prises en faveur des
rapatriés. Pour rappel, François Mitterrand est aussi élu grâce aux voix des
rapatriés d’Algérie au second tour, face à Valéry Giscard d’Estaing. Outre
l’amnistie votée en 1982 ainsi qu’une nouvelle loi d’indemnisation en
faveur des rapatriés, une commission « Français musulmans » est créée afin
de résoudre les problèmes du groupe social « harkis ».
Les nouvelles mesures proposent dorénavant un large éventail de
dispositifs en faveur de cette « seconde génération » en matière de
formation, d’emploi, de soutien à la scolarisation, de débouchés dans
l’armée… Des structures spécifiques sont ouvertes, comme l’Institut des
hautes études en 1982 à Montpellier, des centres de préparation aux
concours administratifs à Carcassonne et à Caen, des écoles militaires
techniques pour ces enfants et des écoles de « rééducation
professionnelle ».
Cette « seconde génération » devient alors un enjeu politique. Un enjeu
apparu lors des élections municipales de 1983. C’est ainsi l’apparition sur la
scène médiatique de Français musulmans ou « enfants de harkis », engagés
politiquement. L’exemple de Smaïl Boufhal, élu conseiller municipal
socialiste de Grand-Couronne, avec un autre enfant d’ancien supplétif, élu
communiste, est mis en avant dans les médias. Dans toute la France, une
dizaine de candidats, présentés comme « Français musulmans » ou
« enfants de harkis », sont élus lors de ces échéances électorales. Cette
participation « visible » aux élections deviendra plus évidente après la
marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983, la marche de
Convergence 84 et surtout les mouvements tels que France Plus et SOS
Racisme. Néanmoins, l’on constate déjà les prémices d’un mouvement vers
l’implication politique, décelé et/ou accompagné par les médias.
La marche pour l’égalité et contre le racisme, en 1983, peut aussi être
perçue comme un tournant dans la médiatisation – mais aussi
paradoxalement comme une non-médiatisation – en tant que tels des
« enfants de harkis ». Des descendants d’anciens supplétifs, aux côtés de
jeunes issus de l’immigration algérienne ou autres, participent à cette
marche. La figure de Toumi Djaïdja est largement mise en avant et
médiatisée. Jeune des Minguettes, issu d’une famille d’ancien supplétif, il
est l’élément déclencheur de la Marche après avoir reçu une balle tirée par
un policier. Bouzid Kara, un autre marcheur de la région d’Aix-en-
Provence, écrira d’ailleurs par la suite un ouvrage intitulé tout simplement
La Marche 12, et dont un chapitre est consacré à son père et à sa famille
venue d’Algérie après l’indépendance algérienne. Les crimes racistes et les
discriminations constituent finalement au cours de la décennie des années
1980 un axe de convergence pour les « enfants de harkis » et les « enfants
de l’immigration algérienne ».

L’uniformisation des trajectoires historiques dans


les années 1980

Les médias et la télévision française en particulier ne précisent que


rarement la participation de ces enfants d’anciens supplétifs, perçus ou
insérés finalement au sein de l’immigration, et de plus en plus affublés du
terme de « beur », terme que d’aucuns emploieront pour qualifier la marche
de 1983. Exception médiatique, dans le journal d’Antenne 2 le 2 décembre
1983, le présentateur Bernard Rapp évoquant le rassemblement et sa proche
arrivée à Paris introduit le sujet des enfants de « harkis », mais finalement
en lien avec la question des difficultés d’intégration des enfants issus de
l’immigration, cette fameuse « deuxième génération ». Le discours est
explicite, avec des « enfants de harkis » finalement assimilés à des « enfants
d’immigrés ». Les « harkis », et cette fameuse « seconde génération », sont
ainsi complètement insérés dans ces luttes de l’immigration, dans ces luttes
autour de l’égalité, contre le racisme, et pour l’acceptation de la légitimité
de cette génération à vivre en France.
Mis au jour de façon remarquable par l’intense médiatisation autour de
la marche de 1983, ce « mouvement beur » signe ainsi en même temps
l’invisibilité globale de la « question harkis », du poids de l’histoire de la
guerre d’Algérie pour cette seconde génération. Avec le terme de « Beurs »,
de « jeunes Beurs », la confusion est telle que l’on ne sait pas si l’on parle
des « enfants de harkis » ou des « enfants de migrants algériens », effaçant
ou gommant en cela les spécificités des différentes trajectoires historiques.
L’obtention de la carte de séjour de dix ans contribue à lier cette marche aux
revendications de l’immigration. Certains auteurs affirmeront à l’instar de
Rémy Leveau dans son ouvrage sur la « beurgeoisie » que l’échec de
l’affirmation en tant que « fils de harkis » dans les divers mouvements de
lutte contre les discriminations comme la Marche, puis SOS Racisme et
France Plus, déterminera la constitution par la suite d’un mouvement
associatif spécifique « harki » composé de descendants d’anciens
supplétifs 13.

1. Fatima Besnaci-Lancou, Abderahmen Moumen, Les Harkis, Paris, Le Cavalier Bleu, 2008.
2. Ce texte remis à jour et développé reprend une publication originale : « Les Harkis en 1983.
Discours médiatiques et représentations sociales », Hommes & Migrations, no 1313, 2016.
3. Nicolas Lebourg, Abderahmen Moumen, Rivesaltes. Le camp de la France, Perpignan,
Trabucaire, 2015.
4. Ordonnance no 62-825 du 21 juillet 1962 relative à certaines dispositions concernant la
nationalité française, prises en application de la loi no 62-421 du 13 avril 1962.
5. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Paris, Fayard, 1994.
6. Abderahmen Moumen, « Reçus en harkis, traités en parias », in Driss El Yazami, Yvan
Gastaut, Naïma Yahi (dir.), Générations. Un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en
France, Paris, Gallimard, 2008.
7. Journal d’Antenne 2, 20 heures, 17 décembre 1982.
8. Journal d’Antenne 2, 20 heures, 19 mars 1982.
9. Saïd Ferdi, Un enfant dans la guerre, Paris, Seuil, 1981.
10. Apostrophes, Antenne 2, 11 septembre 1981.
11. Bernard Martinot (réalisateur), L’Amère Patrie, 1983.
12. Bouzid Kara, La Marche, Paris, Sindbad, 1984.
13. Catherine Wihtol de Wenden, Rémy Leveau, La Beurgeoisie, Paris, CNRS Éditions, 2007.
L’OAS et ses héritages
Nicolas Lebourg

Le combat pour l’Algérie française, dont celui de l’Organisation de


l’armée secrète (OAS), a su rassembler parmi les « ultras » les diverses
tendances des extrêmes droites. Cependant, dès 1962, l’extrême droite
radicale s’en éloigne 1. Cette disjonction entre radicalité idéologique et
valorisation de la violence effective est une question essentielle du
façonnement de la transmission mémorielle du conflit dans le champ de
l’extrême droite. La « question algérienne » demeure cruciale aujourd’hui
pour saisir le Rassemblement national (RN) méditerranéen, le
développement du parti étant lié aux imaginaires « sudistes », de l’OAS au
Front national (FN), de ce dernier à l’ensemble de la société française 2.
En août 1961, selon 48 % des sondés l’OAS était « une organisation
fasciste », mettant en danger la démocratie. En janvier 1962, 64 %
regrettaient l’indulgence des tribunaux envers ses membres. En
septembre 1962, 53 % pensaient qu’on avait été « trop indulgent » à son
égard, contre 7 % « trop sévère 3 ». Si, le 24 janvier et le 2 février 1962,
Raoul Salan publie des instructions où il commande aux réseaux OAS de se
déchaîner 4, ce n’est pas sans avoir ciblé le problème de la recevabilité
sociale, ordonnant simultanément aux opérateurs de l’APP (Action
psychologique et propagande) de marteler que l’OAS n’est pas une
organisation fasciste et qu’elle représente l’union des patriotes 5.
À l’évidence, la mémoire de l’OAS devait se polariser vers la radicalité
de droite. Pourtant, contrairement aux idées reçues, il n’y eut pas de
superposition simple des mémoires pied-noir et extrémiste de droite en
France au lendemain de la décolonisation. La pluralité idéologique et
organisationnelle du milieu extrême-droitier empêchait ce fait, disjoignant
les radicaux des réactionnaires.

L’OAS et la guerre sans fin

L’OAS est créée le 11 février 1961 à Madrid, dans l’Espagne franquiste.


Dès mars, un premier rapport des services de renseignement lui est consacré
et précise que sont fondés des commandos qui regroupent des civils issus de
formations d’extrême droite « telles que Jeune Nation » et des militaires,
afin de procéder à des attentats au plastic et à des assassinats de
personnalités 6. Le 20 avril, un informateur indique l’imminence du coup
d’État devant se produire en Algérie : du plastic et des armes sont saisis en
métropole, 130 cadres d’extrême droite interpellés préventivement 7.
À ce moment, les troupes de choc d’extrême droite sont estimées à
7 600 activistes sur un milieu politique de 138 630 éléments 8. Dans la nuit
du 21 au 22 avril 1961, les généraux Raoul Salan, Edmond Jouhaud,
Maurice Challe et André Zeller, mènent le « putsch des généraux ». Après
leur échec le 25 avril, Raoul Salan et Edmond Jouhaud rejoignent l’OAS.
Selon son slogan, celle-ci « frappe qui elle veut, où elle veut, quand elle
veut ».
L’OAS use aussi bien de l’assassinat que de « nuits bleues », avec
divers attentats simultanés. Roger Degueldre fonde les commandos Delta,
qui sévissent en Algérie comme en métropole. En 1961, une ville comme
Marseille connaît 101 attentats à l’explosif 9. L’OAS est dissoute en Conseil
des ministres le 6 décembre 1961, afin de désolidariser l’organisation de ses
soutiens de l’opinion 10.
Début 1962, les milieux d’extrême droite sont convaincus que la paix ne
saurait survenir, car l’intensité du combat de l’OAS empêcherait les
responsables algériens et français d’arriver à un accord et pousserait à un
gouvernement d’unité nationale contre le FLN – en janvier et février, 191
plasticages sont opérés en métropole 11. Raoul Salan tente d’unifier toutes
les forces en lançant un Conseil national de la Résistance française en
Algérie le 13 mars – en référence au CNR fondé en 1943. L’OAS poursuit
une politique de la « terre brûlée », avec l’incendie de la bibliothèque
d’Alger ou celui des citernes du port d’Oran dont les flammes dépassent les
150 mètres… Le bilan de l’OAS est de 71 morts et 394 blessés en
métropole et d’environ 2 200 tués et plus de 5 000 blessés dans les
territoires algériens 12. Les derniers commandos quittent l’Algérie début
juillet, à la veille de l’indépendance. Les dirigeants de l’OAS sont graciés
par le général de Gaulle après Mai 68.
Contrairement à ce que suggèrent souvent les représentations issues des
gauches, l’OAS n’était pas réductible à sa composante néofasciste. En
témoigne, par exemple, l’arrestation d’Yves Gignac, ancien résistant ayant
ensuite combattu en Indochine, animateur de l’Association des combattants
de l’Union française (ACUF), responsable de l’action psychologique de
l’OAS en métropole. Lorsqu’il est arrêté le 1er mars 1962, il détient un
projet de nouvelle Constitution très élaboré, où l’OAS s’engage à mettre en
place une démocratie décentralisée et réduisant les pouvoirs du président de
la République 13.
L’onde de choc de l’OAS ne s’achève pas avec l’indépendance de
l’Algérie. Les pouvoirs publics estiment de 3000 à 4000 les membres des
commandos Delta qui se sont repliés en France et en Espagne. C’est certes
une surestimation, mais la démobilisation n’est pas synonyme de la
déradicalisation : le but ultime est dorénavant l’assassinat du général de
Gaulle 14. En 1965, la Sûreté militaire confiait encore aux divers services
une liste d’une cinquantaine d’officiers subversifs d’obédience nationale-
catholique, en demandant de lui faire remonter toute information 15.
La transmission du ressentiment lié à la perte de l’Algérie française
n’est pas qu’un enjeu partisan, mais également un prisme pour apprivoiser
d’autres phénomènes. Dans les années 2000, pour souligner l’amalgame
que certains pieds-noirs peuvent opérer entre l’image coloniale du
« fellagha » et celle postcoloniale de l’« immigré », Éric Savarese cite les
propos d’un journaliste pied-noir né en 1952 : « Nos pires ennemis, ceux qui
nous ont fait perdre notre terre, ils sont ici et ils veulent se venger. Tous ces
gens-là sont ici […]. Les anciens du FLN, les fellouzes, ils sont là en
France 16. »
Surtout, la guerre d’Algérie se redéploie après les attentats de 2015.
Éric Zemmour systématise l’idée, assimilant le 13 novembre à la guerre
(« Nous sommes dans la revanche de la guerre d’Algérie ») et celle-ci à
l’actualité (« Il fallait imaginer tous les jours un Bataclan ») 17, tandis que le
maire de Béziers Robert Ménard met en parallèle « colonisation de
peuplement » française en Algérie et « immigration de remplacement »
algérienne en France, puis affirme la continuité entre le Front de libération
nationale et les djihadistes de l’heure 18.
Cette représentation arme de nouveaux radicalisés. Lors du premier
anniversaire des attentats du 13 novembre un groupe terroriste reprenant le
nom d’OAS est fondé par neuf Marseillais et un Perpignanais, soit des
secteurs marqués par la mémoire du conflit. Il a été démantelé avant qu’il
ait pu mener ses projets (attaques contre kebabs, mosquées, dealers…).
Durant son audition, au policier qui lui demande pourquoi avoir choisi ce
nom, son chef répond : « si on doit intimider une population arabe et
africaine, il faut un symbole fort » (il a été condamné à neuf ans de prison
en 2021) 19. Plus ambitieux dans ses projets terroristes, le groupe Action des
forces opérationnelles (AFO), démantelé en 2018, fondait toute sa
théorisation sur l’assimilation du djihadisme à la guerre d’Algérie.
L’analogie allait jusqu’aux méthodologies, l’AFO réfléchissant à des
grenadages lors de prières de rue musulmanes, de librairies salafistes ou
encore de « files d’automobiles 20 », évoquant fortement les ambitions de
Jean-Marie Curutchet (chef de la branche ORO, Organisation-
renseignement-opération) en 1962 21.

L’isolement mémoriel des radicaux

La défaite coloniale fait évoluer nombre de nationalistes vers des


positions ethno-différencialistes – alors que seuls quelques groupes
néonazis avaient plaidé pour que l’Algérie devienne indépendante en
échange de la reprise de ses ressortissants vivant en métropole. Le
18 octobre 1962, Dominique Venner, ayant combattu en Algérie et ayant
voulu que l’OAS débouche sur une révolution fasciste, sort de prison et
reprend en main la Fédération des étudiants nationalistes (FEN), nouvelle
façade du mouvement Jeune Nation déjà interdit deux fois par l’État – leur
appétence pour les « nuits bleues » et leur néofascisme proclamé avaient
mené Pierre Sergent, chef de l’OAS-Métro, à tenter de les marginaliser 22.
Dominique Venner conserve l’engagement pro-Algérie, jusque dans les
rituels qu’il impose à ses militants, requis de prêter serment devant le
drapeau avec ces mots : « Je m’engage à faire triompher le Nationalisme
français et à défendre l’Algérie française 23. » Le 2 novembre 1962, lors
d’une réunion au Portugal de cadres OAS, la FEN signifie sa rupture avec
l’organisation activiste et affirme son choix de « travailler dans une
apparente légalité afin de pouvoir prendre la jeunesse en mains 24 ». Le
renouvellement idéologique racialiste que la FEN impulse avec le
lancement de la revue Europe-Action, qui aboutit à la fin de la décennie à la
naissance du Groupement de recherches et d’études pour la civilisation
européenne (GRECE), investit le milieu pied-noir, puisque le tiers
d’invendu des 7 500 exemplaires imprimés de la revue est distribuée
gratuitement en son sein 25.
Cette dynamique est tout à fait manifeste dans les aléas des relations
entre la FEN et la revue pro-OAS L’Esprit public. « Appareil de surface »
de l’OAS, lancée en 1960 par un ancien militant du fascisme paysan des
« chemises vertes », le journal a vocation à donner un débouché politique à
la cause des rapatriés. Jean Mabire en est l’une des principales signatures.
Partisan d’une Europe des régions ethniques au sein d’une union du monde
blanc, il affirme qu’il n’a pu se féliciter de combattre en Algérie. Se
reconnaissant dans « la Normandie normande. On me mobilise pour
combattre l’Algérie algérienne. Quelle ironie ! », s’exclame-t-il 26.
Nonobstant, le Rassemblement de l’esprit public (REP), mené par Hubert
Bassot (l’homme qui volera le cercueil du maréchal Pétain), veut mettre en
place une organisation destinée à servir les officiers putschistes
d’avril 1961. L’organisation politique antigaulliste serait ainsi déjà prête et à
leur disposition lorsqu’ils seront libres. Le REP invite ses membres à
s’encarter à la FEN ou à la Fédération des étudiants rapatriés, pour les faire
évoluer vers ses idées.
Si la guerre d’indépendance algérienne avait radicalisé politiquement
les Français d’Algérie, ce fait créa l’illusion que le segment électoral des
rapatriés serait naturellement acquis aux nationalistes alors même que les
élections locales avaient montré un poids spécifique des partis centristes 27.
En fait, la culture politique des pieds-noirs et celle des extrêmes droites
n’avaient pas forcément vocation à se superposer durablement avec
l’éloignement temporel du conflit. Les nouveaux enjeux mènent L’Esprit
public à préférer Jean Lecanuet à Jean-Louis Tixier-Vignancour à l’élection
présidentielle de 1965, tandis qu’à celle de 1974 Pierre Sergent choisit
Valéry Giscard d’Estaing plutôt que Jean-Marie Le Pen. Dans ce contexte,
la transmission mémorielle suit alors trois chemins jusqu’en 1968. Pour la
presse générale d’extrême droite (Minute, Rivarol ), la « nostalgérie » est
entretenue conjointement à la dénonciation de l’algérianisation de la
France, dans une dialectique du ressentiment 28.
Pour l’extrême droite activiste, en particulier le néofasciste mouvement
Occident, la conséquence de la guerre d’Algérie est une pratique continue
de la violence, ce qui va être un élément moteur de la production de Mai
68 29. Pour les doctrinaires de l’extrême droite radicale, leur participation
antérieure aux réseaux OAS est l’objet d’une « critique positive » (selon
l’expression de Dominique Venner), qui mène les plus conséquents d’entre
eux à critiquer sans relâche les « débris de l’OAS », et à se tourner avec
admiration vers les régimes autoritaires sud-méditerranéens, en particulier
la Syrie.
La modernisation idéologique implique donc que jusqu’à la fin du
e
XX siècle, la « leçon de l’Histoire » retenue par les radicaux ne vise pas la

francité de l’Algérie, mais pointe l’échec du travail subversif avec l’extrême


droite réactionnaire. Les mouvements radicaux expulsent l’Algérie
française de leur généalogie : Troisième Voie interdit à ses militants d’en
parler, pour ne pas être « nostalgiques et pleurnichards », tandis que sur le
forum internet d’Unité radicale on se gausse de ce que serait le
communautarisme pied-noir 30.

Les influences de la mouvance Algérie française

Dès avant le 13 mai 1958, la Direction centrale des Renseignements


généraux (DCRG) estimait que « par leur nombre et par le dynamisme de
leurs dirigeants, les Français rapatriés d’Afrique du Nord sont donc
susceptibles de jouer un rôle politique actif qu’il serait dangereux de
minimiser 31 ». Les secteurs activistes et rapatriés sont en fait pris tous
ensemble par les forces de sécurité qui estiment qu’ils peuvent se mobiliser.
L’idée que ce milieu offre la marge de manœuvre politique essentielle se
trouve bien sûr aussi parmi les cadres de l’OAS. En son nom, le capitaine
Pierre Sergent ordonne d’une part leur encadrement politique par des
organisations qui doivent être contrôlées, d’autre part le versement au
réseau ORO de ceux qui veulent poursuivre l’action clandestine 32.
Surgeon de l’OAS-Métro-Jeunes, ayant le fascisme en horreur, le
Mouvement jeune révolution (MJR) est fondé en 1966 dans l’optique de
transférer au champ politique les leçons de l’underground activiste. Les
événements de mai et l’amnistie des membres de l’OAS à l’été 1968
permettent à des figures de l’activisme d’espérer organiser un débouché
politique à la demande réactionnaire. Jean-Marie Curutchet a essayé en vain
de récupérer la dynamique en fondant un Front commun antimarxiste (il
devait participer à l’organisation de la campagne présidentielle de Jean-
Marie Le Pen en 1974). Pierre Sergent propose, lui, un front commun
étudiant aux groupuscules issus de la dissolution en octobre 1968
d’Occident 33.
Mais, finalement, ce sont les militants du Groupe union droit (GUD) qui
réussissent l’opération à la suite du lancement d’Ordre nouveau (ON) en
1969, dont l’équipe dirigeante lie les jeunes issus d’Occident à leurs aînés
issus de la collaboration, puis en fondant le FN. La question du travail
politique du milieu rapatrié se pose durant la création même du FN en 1972.
Jean-Marie Le Pen la situe comme la continuité des formations qu’il a
organisées durant le conflit : Front national des combattants et Front
national pour l’Algérie française. Il est invité au congrès d’Ordre nouveau
lançant le FN, tout comme Pierre Sergent, que les cadres néofascistes ont
décidé de traiter avec « déférence 34 ».
D’ailleurs, s’il est bien souvent rappelé qu’il cofonda en 1963 son
entreprise discographique, la Société d’études et de relations publiques
(SERP), avec un ancien collaborationniste, il est souvent omis que le
troisième associé était Philippe Marçais, ancien député d’Algérie. La SERP
se fit d’abord connaître avec des enregistrements des plaidoiries de Jean-
Louis Tixier-Vignancour dans le cadre de procès d’ultras. Ses productions
entretiennent le discours sur une Algérie dont le malheur eût été avant tout
sa trahison par les gaullistes. En cela, elles participent à l’élaboration d’une
contre-mémoire qui permet à une partie des rapatriés de construire une
communauté.
Ayant été longtemps groupusculaire, le FN a dû se lier progressivement
aux activités diverses de son milieu de prospection, et donc à celles
relatives au maintien de la flamme algérianiste. Jean-Marie Le Pen sait
redéployer ce sentiment, ainsi déclare-t-il durant un meeting de 1987, sous
les cris « Algérie française » et « FLN terroristes » de son assistance : « Je
voudrais dire à un certain nombre de “beurs” arrogants que certains des
leurs sont morts pour leur donner une patrie et non pas pour qu’ils viennent
dans la nôtre 35. »
Député frontiste de Perpignan en 1986, avec l’ancien gouverneur
général de l’Algérie et opposant à la décolonisation Jacques Soustelle
comme président de son comité de soutien, Pierre Sergent obtient 31,3 %
aux municipales et 46 % aux cantonales de 1989 – la mairie lui paraît
promise, mais il décède en 1992. Son activité de député est particulièrement
marquée par le souci de conserver l’actualité de la guerre d’Algérie. Dans
un débat parlementaire où il qualifie les députés communistes de
« traîtres », il présente un amendement ainsi rédigé : « La mention “mort
pour la France” est accordée aux citoyens français exécutés après une
condamnation à la peine capitale pour des infractions commises dans le but
de maintenir les départements d’Algérie au sein du territoire national. »
Implanté à son tour à Perpignan, Louis Aliot a repris symboliquement la
direction du Cercle national des rapatriés de Pierre Sergent (un sigle CNR
faisant référence au Conseil national de la révolution que le capitaine fonda
en 1963 pour faire suite au CNR de l’OAS de 1962). Il n’a cessé d’adresser
des signes aux rapatriés et à ceux qui se refusent à désavouer l’OAS, et est
venu concurrencer la mairie de droite dans le secteur associatif algérianiste
(les pieds-noirs représentant localement en 2014 16,7 % des adhérents du
FN mais seulement 5,5 % de l’électorat, le FN pénétrant mieux les plus
aisés 36). Très engagé pour la cause des harkis, il a organisé une exposition
photographique à ce sujet au Parlement européen en septembre 2015.
Une fois élu maire en 2020, il a décidé de faire de la ville la « capitale
des Français d’Algérie » : exposition municipale dédiée « aux victimes
oubliées de la guerre d’Algérie, harkis et pieds-noirs assassinés par le
FLN », soutien à un festival algérianiste avec un Cercle algérianiste ayant
changé de bord après son élection, annonce d’un financement à hauteur de
3,7 millions d’euros pour le centre de mémoire algérianiste, inauguration
d’une place Pierre-Sergent… La faible surface démographique du segment
pied-noir suggère que l’effort est pour partie orienté vers les encartés du
parti à l’échelle nationale, dans le cadre de la compétition pour la
succession à Marine Le Pen. Le discours « nostalgérique » du député
lepéniste José Gonzalez, lorsqu’il a ouvert la XVIe législature en tant que
doyen de l’Assemblée nationale en juin 2022, témoigne combien cet
imaginaire demeure important dans la formation.
À partir de 1984, l’hégémonie du FN a probablement contribué à une
unification des imaginaires. Ensuite, ce sont les faits extérieurs à la question
mémorielle stricto sensu qui ont accéléré la dynamique : la mutation
néopopuliste du FN enclenchée par Marine Le Pen, puis les attaques
terroristes, aboutissent à façonner un récit du présent par le prisme de la
guerre d’Algérie. Confinée à une niche sociologique minoritaire, la
mémoire aigre du conflit, longtemps pointée du doigt comme un passéisme
stérile, est portée comme un horizon d’avenir.
La demande autoritaire partage son interprétation des phénomènes avec
la marge tentée par le contre-terrorisme. Celui-ci a bien à voir avec le
néopopulisme : l’extrême droite n’est plus interprétée comme fasciste, mais
comme réponse au « totalitarisme islamiste ». Il en résulte que, dans
l’espace public, les exactions commises pendant le conflit algérien
parviennent à être défendues comme objet de mémoire, mais aussi comme
modalités prophétiques de réponse au terrorisme.
Ceux qui passent le pas (AFO, OAS) sont des déçus de la modération
légaliste du néopopulisme, et non, comme dans les années 1970, les adeptes
de micro-segments idéologiques radicaux (nationalisme-révolutionnaire ou
néonazisme). Si la mémoire de la guerre d’Algérie a des histoires, si
beaucoup interprètent le présent à son aune, des franges radicalisées la
conçoivent comme avenir.

1. Ce texte, mis à jour, a été publié originellement dans une version plus développée sous le
titre « La guerre d’Algérie et les extrêmes droites : six décennies de contre-terrorisme », dans
l’ouvrage dirigé par Giulia Fabbiano et Abderahmen Moumen, Algérie coloniale. Traces,
mémoires et transmissions, Paris, Le Cavalier Bleu (collection MiMed, en partenariat avec la
Maison méditerranéenne des sciences de l’Homme), 2022.
2. Benjamin Stora, Une mémoire algérienne, Paris, Robert Laffont, 2020 ; Benjamin Stora, Le
Transfert d’une mémoire. De l’« Algérie française » au racisme anti-arabe, Paris, La
Découverte, 1999.
3. Charles-Robert Ageron, « L’opinion française devant la guerre d’Algérie », Revue
française d’histoire d’outre-mer, tome 63, no 231, 1976.
4. Archives nationales (ci-après AN) F/7/15645 : Direction des Renseignements généraux
(DRG), « Secret, étude sur le mouvement clandestin OAS, période du 10 février 1962 au
10 mars 1962 ».
5. AN/F/7/15645 : ministre de l’Intérieur aux chefs des SDRG et préfets, sous tampon
« secret », 24 février 1962.
6. AN/F/7/15646 : « Note Objet : a/s d’activités subversives », 9 mars 1961.
7. AN/F/7/15646 : DRG, « La Rébellion en Métropole », s.d.
8. AN/F/7/15646 : DRG, « Effectifs des principales formations nationalistes et de rapatriés
d’AFN », 20 avril 1961.
9. AN F/7/15645 : DRG « Bilan de l’activité de l’OAS et réseaux assimilés ainsi que la
répression de cette activité en métropole (Seine exceptée) pour l’année 1961 ».
10. AN/19970090/122 : ministère de la Justice, « Note sur l’intérêt de prononcer la
dissolution du groupement de fait OAS ».
11. AN/19800280/213 : Sûreté Nationale (SN), « La situation politique », 11 janvier 1962.
12. Alain Ruscio, Nostalgérie. L’interminable histoire de l’OAS, Paris, La Découverte, 2015.
13. AN/F/7/15645 : DRG, « Secret, étude sur le mouvement clandestin OAS, période du
10 février 1962 au 10 mars 1962 ».
14. Archives de la préfecture de police (ci-après APP) H2/B1 : Bureau de liaison,
« Organisation de l’OAS, conférences plénières des directeurs de la Sûreté militaire, de la
Sécurité du territoire et de la Préfecture de police », 24 septembre 1962.
15. APP/H2/B2 : Conférences plénière des directeurs de la Sûreté nationale, de la Sécurité du
territoire et de la Préfecture de police, 3 mars 1965.
16. Éric Savarese, Algérie. La guerre des mémoires, Roubaix, Non lieu, 2006.
17. https://www.lci.fr/replay/replay-l-invite-de-lci- matin-du-12-septembre-2016-eric-
zemmour-200 2591.html ; https://www.rtl.fr/actu/politique/guerre-d-algerie-on-a-rien-fait-de-
mal-estime-eric-zemmour-7794694367
18. http://www.cerclealgerianiste.fr/index.php/archives/archives-d-actualites/152-actualites/le-
cercle-sur-tous-les-fronts/693-inauguration-de-la-rue-commandant-denoix-de-saint-marc
19. Police judicaire, procès-verbal, archives personnelles.
20. Direction générale de la sécurité intérieure, procès-verbaux, archives personnelles.
21. AN/F/7/15646 : Délégation générale en métropole OAS/METRO/ORO, « Note de
service ».
22. AN/F/7/15645 : DRG, « Étude sur le mouvement clandestin OAS (3 e partie) Période du
10 janvier 1962 au 10 mars 1962 ».
23. Centre d’histoire de la Fondation nationale des sciences politiques : FEN, « Rapport sur la
première conférence nationale de la FEN » (document interne).
24. APP/H2/B1 : « Organisation de l’OAS, conférences plénières des directeurs de la Sûreté
nationale, de la Sécurité du territoire et de la préfecture de Police », 16 novembre 1962.
25. AN/19800280/248 : DCRG, « La nouvelle tactique d’Europe-Action », 3 décembre 1964.
26. Jean Mabire, L’Esprit public, mai 1963.
27. Emmanuelle Comtat, Les Pieds-Noirs et la politique. Quarante ans après le retour, Paris,
Presses de Sciences Po, 2009.
28. Todd Shepard, 1962. Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Paris,
Payot, 2008.
29. Nicolas Lebourg, Isabelle Sommier (dir.), La Violence des marges politiques des années
1980 à nos jours, Paris, Reveneuve, 2018.
30. Troisième Voie, Lettre d’information, no 2, octobre 1988 (document interne).
31. AN/F/7/15591 : DCRG, « Confidentiel : 11 mouvements nationalistes français », mars
1958.
32. AN/F/7/15645 : DRG, « Étude sur le mouvement clandestin OAS 5 e partie 15 avril-1er
octobre 1962 ».
33. AN/20080389/16 : DCRG « L’extrême droite étudiante depuis la dissolution d’Occident »,
9 mai 1969 ; Jean-Marie Le Pen, Tribun du peuple, Paris, Muller, 2019.
34. AN/20080389/17 : Renseignements généraux de la préfecture de Police, blanc du 6 juin
1972.
35. Le Monde, 4 avril 1987.
36. Jérôme Fourquet, Nicolas Lebourg, Sylvain Manternach, Perpignan, une ville avant le
Front national ?, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2016.
Violence coloniale en métropole
au temps de la fin d’empire
Jean-Luc Einaudi

Au cours de l’histoire impériale, la violence coloniale en France a


revêtu principalement un caractère anti-algérien. Cela s’explique d’abord
par l’importance numérique de l’immigration algérienne dans la métropole.
Officiellement, plus de 250 000 Algériens vivent en France au début des
années 1950, notamment à Paris et sa région, mais aussi dans le Nord et
l’Est, à Marseille ou à Lyon. Ce sont pour la plupart des ouvriers, souvent
des manœuvres, travaillant dans la métallurgie, l’industrie chimique, le
bâtiment, les travaux publics, les mines, mais un grand nombre d’entre eux
sont au chômage 1.
Le deuxième élément d’explication tient au fait que cette immigration
ouvrière est organisée et fortement influencée par le mouvement
nationaliste que dirige alors Messali Hadj. La fédération de France du
Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) est
particulièrement puissante. De plus, il n’est pas rare que les Algériens
soient syndiqués, surtout à la CGT, et présents dans les conflits sociaux, ce
qui rend leur présence plus « visible », s’ajoutant aux nombreux stéréotypes
négatifs qui les accompagnent depuis la conquête 2. Cette violence anti-
algérienne en métropole va commencer à prendre de l’ampleur dès le début
des années 1950 avec la montée de la revendication nationale algérienne.
En effet, dans les six derniers mois de l’année 1950, 2 260 Nord-
Africains sont arrêtés au cours de rafles opérées par la police. Celles-ci sont
pratiquées au faciès et s’accompagnent fréquemment de violences. On
dénombre beaucoup de blessés, y compris parmi des élus du MTLD. En
mai 1951, lors de manifestations, de nouvelles rafles et violences ont lieu,
faisant de nombreux blessés. L’histoire se poursuit ensuite à travers les
épisodes du 23 mai 1952, durant lesquels, à l’occasion des manifestations
contre l’arrestation de Messali Hadj et sa mise en résidence surveillée en
France, la police tire, faisant trois morts et un grand nombre de blessés, à
Montbéliard, au Havre et à Charleville.
Le 14 juillet 1953 3, lors d’une manifestation du MTLD, des policiers
tuent par balles six Algériens (ainsi qu’un ouvrier français), place de la
Nation, à Paris. Quelques jours plus tard, une brigade spécialisée dans la
répression des Nord-Africains est créée, la Brigade des agressions et
violences (BAV). Pour autant, cette violence n’est pas profondément
différente de celle qui s’exerce à l’égard du mouvement ouvrier français.
L’histoire des grèves et manifestations ouvrières est, en effet, marquée par
de multiples répressions sanglantes. Toutefois, le recours au « faciès »
comme méthode policière de repérage de l’Algérien constitue une
caractéristique. La typologie raciale, raciste, devient tout « naturellement »
un trait saillant de la violence coloniale de masse en métropole 4.

Des rafles à la torture

Ainsi, avec le déclenchement de la guerre d’indépendance en Algérie,


cette violence va prendre, progressivement, une ampleur inégalée et un
caractère nouveau. À vrai dire, le territoire métropolitain reste relativement
épargné pendant une assez longue période. L’insurrection de
novembre 1954 est décidée et déclenchée sur le territoire algérien par des
militants qui remettent en cause l’autorité de Messali Hadj.
Le MTLD a éclaté et le mouvement national algérien est profondément
divisé. En France, le Front de libération nationale (FLN), qui conduit
l’insurrection algérienne, est d’abord inexistant tandis que le Mouvement
national algérien (MNA) que dirige Messali Hadj demeure tout-puissant.
Une lutte, qui va devenir sanglante, s’installe entre les deux mouvements.
Le FLN s’implante et devient dominant en 1957-1958 5. Auparavant, le
9 mars 1956, les ouvriers algériens s’étaient mis en grève pour protester
contre le vote des pouvoirs spéciaux par l’Assemblée nationale française, en
faveur du gouvernement présidé par Guy Mollet. À Paris, une manifestation
d’Algériens organisée par le MNA est durement réprimée. La police charge.
Il y a des blessés mais pas de morts.
C’est dans le courant de l’année 1957 que l’on entend parler des
premiers cas de torture pratiquée sur le territoire métropolitain. Le
24 septembre 1957, Hour Kabir subit les supplices de la baignoire et de
l’électricité, à Lyon, dans les locaux de la police de la rue Vauban. Le
28 septembre, Méziane Chérif est torturé à son tour à l’électricité dans les
mêmes lieux. Ainsi, des pratiques qui avaient déjà eu cours bien avant le
déclenchement de la guerre d’indépendance et qui se sont développées
depuis sur le territoire de la colonie commencent à se propager sur le
territoire métropolitain, ce que l’éditeur Jérôme Lindon appellera « la
gangrène 6 » (le livre publié en 1959 sera saisi par Michel Debré, Premier
ministre, qui soulignera à cette occasion que celui-ci est un « livre infâme
écrit par des auteurs infâmes » ; Gaston Defferre interpelle le
gouvernement et Michel Debré répondra alors que c’est un « ouvrage
infamant » et une « affabulation totale »).
Le 25 août 1958, le FLN, devenu dominant dans l’immigration
algérienne en France, lance, pour la première fois, une offensive à caractère
militaire. Quatre policiers sont tués à Paris. Des installations
pétrochimiques explosent. Aussitôt, le préfet de police de Paris et du
département de la Seine, Maurice Papon, organise de grandes rafles au
« faciès ». Plus de 5 000 Algériens, ou supposés tels, sont internés au
gymnase Japy et au Vél’ d’Hiv. Un gendarme mobile, Jean-Pierre Hamel,
présent au Vél’ d’Hiv, témoignera : « À l’entrée du vélodrome, côté
boulevard de Grenelle, des fourgons de police déversaient des gens à l’air
effaré. Les policiers de la préfecture de police frappaient les récalcitrants à
coups de matraque et les faisaient asseoir dans l’espace situé au bas de la
piste. Sur les gradins, pas moins de deux escadrons nous précédaient et,
parfois, un zélé quittait les rangs et assénait un coup de crosse dans les
reins d’un homme tentant de se mettre debout. […] Ce qui me marqua
profondément fut ce sentiment que ces fouilles, ces arrestations avaient un
caractère raciste qui prévalait sur l’appartenance au FLN, au MNA, à la
neutralité de telle personne. Je discutai, à l’extérieur, rue Nélaton, avec des
policiers de la préfecture de police qui me dirent sans vergogne que ceux
qui ne leur plaisaient pas étaient jetés dans la Seine. Y eut-il des victimes ?
Je remarquai le premier soir qu’un fourgon noir de la PP aux glaces
neutralisées effectua plusieurs allers-retours d’une demi-heure. La Seine
n’était pas loin. […] J’appris lors d’un autre déplacement que des
Maghrébins avaient été matraqués et jetés en Seine, vers 23 heures, du côté
de Courbevoie. »
Ainsi, dans les rangs de la police, on commence à parler de noyades. Le
préfet de police décrète un couvre-feu qui indique : « Il est conseillé de la
façon la plus pressante aux travailleurs nord-africains de s’abstenir de
circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne. » La
répression anti-FLN prend le caractère d’une répression collective contre
l’ensemble d’une population définie, dans la pratique, en fonction de son
apparence physique.
L’usage de la torture se répand, malgré des plaintes qui sont déposées.
Le 21 octobre 1958, Djilalli Soummoud témoigne des supplices dont il a été
victime à Lyon, rue Vauban : « […] mis à nu, certains me tenaient les mains
pendant que d’autres m’appliquaient un fil électrique, branché sur le
courant, sur les pieds, la verge, sur l’anus et dans le dos. Puis, toujours nu,
on m’a fait placer à genoux, pendant plusieurs heures de suite, en tenant
une chaise au-dessus de ma tête. Lorsque je lâchais la chaise, j’étais frappé
sur la tête à coups de matraque. Ce traitement m’a provoqué des
vomissements pendant toute la nuit. On a recueilli ces vomissements et on
m’a contraint à les boire. » La torture est également employée par la
direction de la Surveillance du territoire (DST), rue des Saussaies, en
présence de son directeur, Roger Wybot.

Des camps pour les Nord-Africains

En 1959, des camps d’internement sont ouverts sur le territoire


métropolitain, au Larzac (Aveyron), à Thol (Haute-Marne), à Saint-
Maurice-l’Ardoise (Gard) et Vadenay (Marne). Sur décision ministérielle ou
préfectorale, des « suspects » peuvent être ainsi « assignés à résidence », en
dehors de toute décision judiciaire. En janvier 1959, un camp est également
ouvert aux portes de Paris, en plein bois de Vincennes.
Les Algériens raflés dans les rues de Paris et dans le département de la
Seine y sont conduits quotidiennement pour vérification d’identité. Des
« suspects » peuvent également y être assignés à résidence par le préfet de
police. Au cours de ces rafles, les violences se banalisent comme en
témoigne Jean-Pierre Hamel, ancien gendarme mobile alors cantonné à
Rouen : « Nous nous rendions fréquemment à Paris et toujours en
patrouilles… patrouilles dans les quartiers à dominante maghrébine. Le
comportement de certains gendarmes créait en moi un profond sentiment de
malaise. Pourquoi fallait-il qu’ils frappent pour un oui, pour un non ?
Pourquoi ces tutoiements à l’égard des femmes, des jeunes filles, et
pourquoi ces injures, ces moqueries à mon égard quand je leur faisais
remarquer leur brutalité ? »
La pratique des « comités d’accueil » s’installe. Un Algérien, arrêté le
6 novembre 1959 et conduit au poste de police de l’avenue Parmentier, fait
le récit d’une de ces rafles : « Dans le couloir, la police s’est formée en deux
colonnes une en face de l’autre, et nous, nous passions entre ces deux
colonnes. Vous devez deviner ce qui s’est passé ; une fois de plus
sauvagement frappés avec des coups de poing, de savates, de ceinturons et
de cravaches. Plusieurs de nos frères souffraient de l’estomac, de côtes
cassées, de dents cassées, la figure et le nez ruisselant de sang. Vers le coup
de minuit, ils nous ont fait sortir pour nous amener à Vincennes par le car.
Arrivés sur le trottoir, deux colonnes de huit policiers de chaque côté par où
nous passons dans le car. Ceux-ci nous attendaient avec des cravaches, des
gourdins, des ceinturons et des planches. Encore notre sang a jailli.
Certains de nos frères sont tombés par terre par les coups reçus ; ils ont été
traînés et sauvagement frappés. Arrivés à Vincennes, on nous a fait
descendre entre deux colonnes de policiers, la même chose, sauvagement
frappés. Plusieurs de nos frères sont tombés par terre par suite des coups
reçus et suivis par des coups de cravache, de crosse de carabine, de coups
de pied et ainsi de suite. Quatre frères étaient étendus par terre, sans
connaissance dont un le sang et l’écume sortaient par abondance de sa
bouche. Un deuxième, ils l’ont frappé, traîné, bousculé, ont essayé de le
redresser mais ils n’ont pas pu. Voyant l’état dans lequel il était, quatre
policiers l’ont pris et l’ont mis dans un coin. »
Trente-sept ans plus tard, l’ancien gendarme mobile Jean-Pierre Hamel
témoignera de ces faits : « Je connus l’enfer au centre d’internement de
Vincennes quand, le 4 janvier 1960, quatre fourgons noirs nous livrèrent
leur chargement. Il s’agissait d’une trentaine de Maghrébins ramassés suite
à l’explosion d’une voiture, non loin de Barbès-Rochechouart. À Oued-
Zem, le chef des policiers m’avait déclaré : “[…] la première fois, ça fait
drôle, mais on s’y habitue vite.” N’étais-je alors pas constitué comme les
autres ? Il n’en demeure pas moins que jamais je ne parvins à
m’accoutumer à ces déchaînements de brutalités, à ces hurlements, à ces
tortures gratuites. Allais-je un jour découvrir dans cette soldatesque un
individu partageant des idées semblables aux miennes, puisque la plupart
de ces hommes étaient issus de mon milieu. Depuis quatre ans, je vivais
dans un climat où la haine et le racisme s’érigeaient en doctrine. »

Humiliations et noyades

Parmi toutes ces pratiques relevant de la répression de masse, la


préfecture de police a recours notamment à ce qu’elle appelle les
« opérations osmose » qui consistent à évacuer les habitants algériens d’un
hôtel pour les installer de force dans un autre. Des hommes disparaissent au
cours de ces nombreuses opérations. Citons, à titre d’exemple, le cas
d’Abdelkader Yacoub, raflé le 8 septembre 1958 rue de la Goutte-d’Or,
frappé et blessé par des policiers qui l’ont ensuite emmené et que l’on n’a
plus jamais revu depuis.
Une force de police supplétive commence à agir dans le courant du
printemps 1960, la Force de police auxiliaire (FPA). Formée de supplétifs
algériens recrutés de gré ou de force, des « harkis », elle est étroitement
encadrée par des officiers français et placée sous les ordres du préfet de
police. Installée dans des hôtels réquisitionnés, elle fait régner la terreur
dans les quartiers où vivent des Algériens et emploie couramment la torture.
Elle est malgré tout infiltrée par le FLN qui envisage d’y organiser une
révolte. Pour cette raison, un de ses sous-officiers est assassiné par les
services spéciaux français à la demande du commandant de la FPA.
Les descentes de police ou de la FPA sont accompagnées de violences
de toutes sortes et de vexations, et deviennent habituelles dans les hôtels où
demeurent traditionnellement des Algériens. Le père Georges Arnold, qui
vit à Saint-Denis dans l’un de ces hôtels, est le témoin direct de ces scènes.
Voici ce qu’il écrira à l’archevêque de Paris, le 20 octobre 1961 : « J’ai
souvent assisté à des fouilles, dans mon hôtel ou dans la rue… J’ai été moi-
même fouillé sans ménagement, avec les Algériens. La pièce où j’habite a
été plusieurs fois visitée. Les fouilles se passent souvent ainsi : on est
injurié, méprisé, bousculé. Cela m’est arrivé à moi-même, tandis que j’étais
au restaurant algérien… J’ai vu jeter les portefeuilles à travers la pièce,
après vérification des papiers. Quand une chambre est fouillée, la plupart
du temps, toutes les affaires sont jetées pêle-mêle à travers la pièce. Il est
arrivé que tout soit jeté par la fenêtre. Plus d’une fois, les portes des
chambres ont été enfoncées, parfois en pleine nuit […]. Un dimanche soir
du mois de septembre, vers 23 heures, visite des harkis dans notre hôtel. Les
valises (qui font office d’armoires) sont vidées à terre, les matelas
renversés, un sous-verre protégeant une photo de famille, est jeté à terre et
piétiné. Un Algérien est giflé pour avoir osé demander ce qui arrivait. À
l’issue de la perquisition, les harkis rassemblent quatre otages dans la salle
du café. Là, un des supplétifs s’en prend à un Algérien : il lui serre le cou si
fort que l’autre suffoque. Un policier français en civil, qui semble
superviser l’opération, gifle le harki pour lui faire lâcher prise, en lui
disant très nettement que ce n’est pas son travail. Après une semonce et des
menaces verbales, les Algériens sont relâchés sauf un, qui est emmené dans
le car au fond duquel il sera piétiné et “crossé” par les harkis. Il est libéré
de Vincennes le lendemain soir. »
Des scènes semblables se déroulent également dans les immenses
bidonvilles qui se sont développés aux portes de Paris, surtout à Nanterre, et
dont la population croyait avoir fui la guerre en Algérie avec ses « zones
interdites » et ses camps de regroupement. S’y ajoutent les destructions des
misérables baraquements. Monique Hervo, membre active du Service civil
international, est alors une des très rares Françaises à partager la vie des
habitants des bidonvilles. Le 11 août 1961, elle assiste à la scène suivante
qui se répétera souvent : « Midi moins le quart. Une 403 noire bourrée
d’inspecteurs, deux fourgons Citroën et une fourgonnette bleu marine de la
police surgissent. La 403 est très redoutée des habitants de La Folie.
Lorsqu’ils la voient apparaître, ils savent qu’elle va débarquer sa cargaison
d’inspecteurs saccageant tout sur leur passage. Sept hommes en civil
accompagnent une quinzaine de policiers, mitraillettes au poing : trois
d’entre eux sont revêtus de bleus de travail. De pesantes masses de
démolisseurs leur tiennent lieu de fusil. […] C’est la première fois que nous
voyons ces éléments spéciaux de la police. Mais très vite nous comprenons
le but de leur mission : abattre les abris de fortune fabriqués d’un
enchevêtrement de plâtre, chevrons, madriers récupérés sur les décharges
publiques 7. » Alors que rafles, exactions, tortures, disparitions, se
succèdent, le FLN reprend une série d’attentats contre des policiers à la fin
août 1961. Onze policiers seront tués entre la fin août et le début
octobre 1961, lorsque les attentats cesseront sur ordre de la direction de la
fédération de France du FLN. La vengeance des policiers est immédiate.
Dès le mois de septembre 1961, on entre dans la période la plus meurtrière
pour les Algériens sur le territoire métropolitain, au cours de toutes les
années de la guerre d’Algérie. Des cadavres sont notamment découverts
dans des canaux, dans la Seine. Il n’est pas rare que ces cadavres soient
« non identifiés », car ils ont été délestés de leurs pièces d’identité. Des
rescapés de ces noyades mettent alors en cause des policiers.
Le 2 octobre 1961, lors des obsèques d’un policier tué par le FLN,
Maurice Papon ordonne publiquement à ses troupes : « Pour un coup reçu,
nous en porterons dix ! » Le message est clair. C’est un feu vert pour la
vengeance. En Algérie, où Maurice Papon a sévi dans l’Est, de mai 1956 à
mars 1958, la pratique des représailles, dans la proportion de dix pour un,
est habituelle. Dans les jours qui suivent, on découvre de nouveaux
cadavres.

Le 17 octobre 1961 : une manifestation sanglante

Le 5 octobre, le préfet de police décrète un couvre-feu qui s’applique à


l’ensemble de ceux que l’on qualifie officiellement de « Français
musulmans d’Algérie » et que, couramment, on nomme « ratons » ou
« bougnoules ». En réaction, la fédération de France du FLN appelle
secrètement l’ensemble des Algériens, hommes, femmes, enfants, à se
rassembler le 17 octobre 1961, en différents lieux de la capitale française.
La préfecture de police est informée tardivement de ces préparatifs.
C’est la première fois en France, et ce sera l’unique, que le FLN appelle les
Algériens à manifester publiquement. L’ordre est donné que ces
manifestations soient absolument pacifiques. Cependant dans les rangs de la
police, on y voit l’occasion de se venger. La hiérarchie, préfet de police en
tête, laisse faire. Elle y voit le moyen d’un grand défoulement permettant
d’évacuer le mécontentement qui s’est accumulé dans les rangs policiers.
Le 17 octobre 1961 marque ainsi le paroxysme des pratiques criminelles
qui se sont répandues précédemment. L’heure est à la barbarie. Les
policiers, CRS, gendarmes mobiles qui vont agir ont, pour un grand nombre
d’entre eux, été formés dans les guerres et autres opérations qui n’ont cessé
depuis 1945, de l’Indochine à l’Algérie. La violence est unilatérale et prend
des formes qui n’ont plus rien à voir avec les techniques, si dures soient-
elles, du « maintien de l’ordre ».
La chasse à l’homme défini en fonction de son apparence physique se
généralise. En grand nombre, des hommes sont jetés dans la Seine du haut
de ponts de Paris et de la banlieue. Ces crimes ont lieu jusqu’au cœur même
de Paris, du haut du pont Saint-Michel. Dans la cour de la préfecture de
police, où l’on entasse de supposés Algériens raflés, des violences extrêmes
sont commises et un massacre faisant plusieurs dizaines de victimes est
perpétré durant la nuit. Par milliers, des Algériens raflés sont internés au
palais des Sports, au stade de Coubertin, au camp de Vincennes, où les
« comités d’accueil » frappent sans retenue. À l’intérieur des lieux
d’internement, les violences continuent, sous des formes diverses. Cela va
durer pendant plusieurs jours. Des témoins verront encore des cadavres cinq
jours plus tard, dans un hall réquisitionné du Parc des expositions de la
Porte de Versailles. Une entreprise de dissimulation de cadavres va être
organisée et le mensonge d’État va chercher à nier l’ampleur du crime. Les
nombreux cadavres, souvent anonymes, retrouvés dans les jours et semaines
suivants seront mensongèrement attribués au FLN.
Combien de morts ? Plus de quarante ans après, on en est encore, et
sans doute en restera-t-on là, à des évaluations. Celle de 200 victimes le
17 octobre et les jours suivants est tout à fait vraisemblable. De même que
le nombre d’environ 400 morts si l’on prend en compte l’ensemble de la
période, c’est-à-dire les mois de septembre et octobre 1961 8.
Le 17 octobre 1961 a ainsi vu émerger, au cœur de la capitale
autoproclamée des droits de l’homme, le produit de décennies de violences
coloniales. Cependant, plus que ces jours sanglants affectant les Nord-
Africains, ce sont davantage les attentats de l’OAS qui ont perturbé le
quotidien des Français et l’opinion publique contemporaine. En effet, la
multiplication des attentats entre 1961 et 1962 suscite des réactions
nombreuses qui ont conduit à la manifestation du 8 février 1962 durant
laquelle la police a chargé au métro Charonne, faisant neuf morts et des
dizaines de blessés, mais cette fois-ci français.
Alors que la violence coloniale n’avait suscité aucune réaction de
masse, les morts français de Charonne provoqueront une manifestation
d’ampleur inégalée. Quelques semaines plus tard, les accords d’Évian
mettront fin à la guerre d’Algérie.

1. Ce texte est issu dans sa version intégrale de l’ouvrage collectif de Pascal Blanchard,
Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la Révolution
française à nos jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008 ; la publication de celui-ci dans
cet ouvrage est un hommage aux travaux fondateurs de Jean-Luc Einaudi sur ces enjeux et
cette histoire « oubliée » et notamment son livre La Bataille de Paris, Paris, Seuil, 1991.
2. Pascal Blanchard, Stéphane Blanchoin, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Hubert Gerbeau
(dir.), L’Autre et Nous. « Scènes et types » : anthropologues et historiens devant les
représentations des populations colonisées, des ethnies, des tribus et des races depuis les
conquêtes coloniales, Paris, Achac/Syros, 1995 ; Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, De
l’indigène à l’immigré, Paris, Gallimard, 1998.
3. Pascal Blanchard, Éric Deroo, Driss el-Yazami, Pierre Fournié, Gilles Manceron, Le Paris
arabe. Deux siècles de présence des Orientaux et des Maghrébins, Paris, La Découverte,
2003 ; Maurice Rajsfus, 1953, un 14 juillet sanglant, Paris, Agnès Viénot Éditions, 2003 ;
Daniel Kupferstein, Les Balles du 14 juillet 1953, Paris, La Découverte, 2017.
4. Emmanuel Blanchard, « Le mauvais genre des Algériens. Des hommes sans femme face au
virilisme policier dans le Paris d’après-guerre », Clio. Femmes, Genre, Histoire, no 27, 2008 ;
Emmanuel Blanchard, La Police parisienne et les Algériens (1944-1962), Paris, Nouveau
Monde Éditions, 2011.
5. Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN. 1954-1962, Paris, Fayard, 2002.
6. La Gangrène, Paris, Éditions de Minuit, 1959.
7. Monique Hervo, Chroniques du bidonville de Nanterre en guerre d’Algérie, Paris, Seuil,
2001.
8. Jean-Luc Einaudi, op. cit. ; Jean-Luc Einaudi, Octobre 1961. Un massacre à Paris, Paris,
Fayard, 2001.
La Polynésie française,
avec et sans la bombe
Jean-Marc Regnault

Manne financière, raison de toutes les sollicitudes de l’État et de la


métropole, la « bombe » fut aussi depuis l’origine un point de cristallisation
des passions politiques locales. Après l’arrêt définitif des essais nucléaires
(1996), la situation tant politique, économique que sociale devient
hautement imprévisible 1. De 1966 à 1996, dans deux atolls des Tuamotu,
Moruroa (c’est par erreur que les cartes militaires portent Mururoa) et
Fangataufa, la France a réalisé, en atmosphère d’abord, souterrainement
ensuite, ses essais nucléaires.
Depuis 1963, la vie du territoire dépend largement des activités liées au
Centre d’expérimentation du Pacifique (le CEP). Avec le moratoire décidé
en avril 1992, puis la reprise momentanée des essais (de septembre 1995 à
janvier 1996), les difficultés économiques qui affectent ce territoire riche,
mais non développé, s’accroissent. Les mouvements indépendantistes
semblent recueillir l’adhésion croissante des électeurs, en particulier des
jeunes et des laissés-pour-compte de la richesse 2. Les Trente Glorieuses de
la Polynésie sont achevées. Est-ce pour autant « la fin du paradis » ?

La Polynésie et le général de Gaulle : des relations


complexes
Dans ses Mémoires de guerre, le général de Gaulle reconnaît s’être
réjoui du ralliement des petits territoires français. C’est à la suite d’un
référendum imposé au gouverneur par un « Comité France libre », que les
Établissements français de l’Océanie se rallient au général de Gaulle, le
2 septembre 1940. Parmi les membres du comité figure un ancien
combattant de la Première Guerre mondiale, Pouvana’a a Oopa, considéré
par la suite comme le père du nationalisme tahitien. Quelques centaines de
Tahitiens s’engagent dans le bataillon du Pacifique, devenu en juillet 1942
le bataillon d’infanterie de marine du Pacifique (BIMP) sous les ordres du
général Pierre Koenig. Ils ont vécu les épisodes glorieux de Bir Hakeim
(mai-juin 1942), d’El Alamein (octobre-novembre 1942), de la campagne
d’Italie et de la libération de Toulon.
De passage à Papeete, en 1956, le général de Gaulle le reconnaît : « II
existe entre vous et moi-même, entre Tahiti et la France, un lien profond
que rien, jamais, ne pourra rompre 3. » Cette phrase et d’autres illustrent
pourtant les ambiguïtés des relations entre Tahiti et la France. Il y a un
Français que les Tahitiens admirent : le général de Gaulle. Il y a une France,
terre de liberté qui a tant impressionné Pouvana’a a Oopa lorsqu’il a
combattu sur son sol. Et il y a la façon dont se comportent l’Administration
française et certains Français. En 1942, par exemple, Pouvana’a a Oopa
n’admet pas que certains Européens ou « demis » (métis) puissent s’enrichir
grâce à la guerre, alors que le ravitaillement de la population pose
problème.
Après la guerre, deux camps s’affrontent. Il y a ceux qui se méfient de
toute évolution statutaire qui ne serait que les prémices d’une séparation
d’avec la France. La plupart d’entre eux se disent « gaullistes ». Dans
l’autre camp, il y a les Tahitiens qui souhaitent des relations très différentes
avec la métropole. Jusqu’où veulent-ils aller ? Autonomie ? Indépendance ?
Dans la langue tahitienne, le mot est le même. Ce qui est sûr, c’est
qu’autour de Pouvana’a a Oopa, élu député en 1949, on ne veut plus, ni du
gouverneur qui dispose de pouvoirs exorbitants, ni de l’Administration
française qui ne comprend rien aux particularités locales.
De 1949 à 1957, les élections législatives et territoriales accordent une
majorité plus ou moins large à Pouvana’a a Oopa et à son parti, le
Rassemblement démocratique des populations tahitiennes (le RDPT). Mais,
dans un camp comme dans l’autre, on admire de Gaulle. Quand celui-ci
vient visiter le territoire, en 1956, la réception est chaleureuse. C’est ainsi
qu’il n’y a pas réellement de contradiction dans l’esprit du leader
nationaliste quand, pour le référendum du 28 septembre 1958, il appelle à
voter « non » en expliquant que cela signifie « voter pour de Gaulle ». Dans
ces conditions, Pouvana’a a Oopa ne peut pas empêcher nombre de ses
partisans de voter positivement au référendum qui recueille 64,50 % de
« oui ».
En octobre 1958, il est arrêté sous le chef d’inculpation d’avoir ordonné
à ses partisans d’incendier la ville de Papeete. Jugé par la cour criminelle de
la Polynésie française, il est condamné à huit ans de réclusion et quinze ans
d’interdiction de séjour. Même ses amis politiques manifestent désormais
leur volonté de rester fidèles à la France et au général de Gaulle.
Les nuages s’amoncellent sur la Polynésie française au début des années
I960. Une délégation s’envole vers Paris pour rencontrer les autorités de
l’État. Elle est reçue par le président de la République, le 3 janvier 1963.
Celui-ci annonce – ce que, jusqu’à présent, seule la rumeur répandait –
qu’une base expérimentale sera créée dans le territoire. Le président de la
République aurait affirmé n’avoir pas oublié le ralliement du territoire à la
France libre et ajouté : « C’est une des raisons pour lesquelles j’ai choisi la
Polynésie pour l’installation de la base 4. » Autrement dit, c’est un cadeau,
une récompense pour la Polynésie : d’après le gouverneur Aimé Louis
Grimald, le général de Gaulle lui aurait confié, le 20 décembre 1962 :
« Nous resterons en Polynésie pour l’intérêt stratégique de ces îles ; les
gens sont gentils ; il faut actuellement, ne pas regarder à l’argent 5. »
Le Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) :
un « cadeau » du général

Officiellement, c’est le 27 juillet 1962 que le Conseil de défense prend


la décision de créer le CEP. Nous avons vu qu’il faut encore attendre le
3 janvier 1963 pour que les élus locaux soient avertis de ce choix qui
manifestement a été décidé par le général de Gaulle personnellement. Est-ce
seulement la fin de la guerre d’Algérie qui l’amène à transférer les essais
nucléaires dans le Pacifique ? Si les archives, classées « secret défense », ne
permettent pas encore de connaître la vérité, des hypothèses peuvent être
formulées à partir des documents existants. Rappelons la politique de la
France en matière d’énergie nucléaire et de défense nationale. C’est le
18 octobre 1945 que de Gaulle a créé le Commissariat à l’énergie atomiques
(le CEA), avec un programme civil et un programme militaire. En 1952,
Félix Gaillard, secrétaire d’État, fait adopter un plan quinquennal de
recherches nucléaires 6. Président du Conseil, Pierre Mendès France écoute
avec attention les arguments avancés en faveur de la possession de l’arme
atomique. Des militaires (le colonel Charles Ailleret, le général Lionel
Chassin), des hommes politiques (René Pleven et le général de Gaulle lui-
même) l’ont convaincu de s’engager dans cette voie. Le 26 décembre 1954,
il décide d’entreprendre les recherches pour fabriquer la bombe.
La crise de Suez (octobre-novembre 1956), qui révèle la faiblesse de la
France face aux grandes puissances, achève de convaincre les dirigeants de
la IVe République finissante d’accélérer la mise en œuvre du programme
nucléaire. Jacques Chaban-Delmas persuade Guy Mollet et Félix Gaillard
de fabriquer la bombe. Le site de Reggane, au Sahara, est alors choisi pour
les essais. Le 11 avril 1958, quelques semaines avant le retour au pouvoir
du général de Gaulle, la décision est prise de programmer la première
explosion pour le début de l’année 1960.
Les fondements du programme nucléaire sont posés sans que le général
de Gaulle y participe directement. Cependant, ses partisans et ses fidèles
jouent un rôle important en ce domaine. De plus, quand il se prépare à venir
à Tahiti, le général de Gaulle reçoit, le 2 avril 1956, le colonel Pierre Marie
Gallois. Il lui définit ce que pourrait être la dissuasion nucléaire par la
formule : « II suffit à la France d’être capable d’arracher un bras à son
agresseur… » À Papeete, il prononce un discours dans lequel il insiste
beaucoup sur « le commencement du règne de l’énergie atomique ». Il
s’écrie : « La transformation du monde à laquelle nous assistons, donne à
votre île, et aux îles qui l’entourent, une importance tout à coup très
grande. » Il insiste sur le fait que le territoire « doit continuer de faire route
avec la France, vers le destin commun du progrès, du bonheur et de la
grandeur ».
La crise de Suez achevée, le général Charles Ailleret est chargé de
trouver un site d’essais nucléaires et conclut : « il n’y a que deux solutions :
le Sahara et l’archipel des Tuamotou [sic] dans le Pacifique 7 ». Si le Sahara
est choisi, c’est parce qu’à l’époque il n’y a pas encore d’aéroport à Tahiti
et que le rayon d’action des avions militaires ne permet pas d’atteindre le
territoire sans escale en Amérique. N’est-il pas curieux que, dès le 15 mai
1957, soit débloqué soudainement le dossier de l’aéroport de Tahiti-Faaa
qui s’éternisait depuis plusieurs années ? Les travaux commencent en
février 1959 et sont rondement menés. Faut-il alors interpréter les
événements d’octobre 1958 – l’élimination de la scène politique de
Pouvana’a a Oopa – à la lumière des projets nucléaires du gouvernement du
général de Gaulle – dès le 11 juillet 1958, le gouvernement confirme la
décision du 11 avril 1958 – ou n’y voir que les maladresses d’un leader
local, populaire, mais peu doué politiquement, et finalement fort peu
dangereux ?
De nombreux éléments laissent penser qu’il ne faut pas attendre la
conférence de presse du président de la République du 5 septembre 1961 –
dans laquelle il reconnaît la souveraineté algérienne sur le Sahara – pour
chercher à déplacer les sites d’expérimentation. Une confirmation se trouve
certainement dans cette note de Pierre Messmer : « Je sais que dès mon
arrivée au ministère des Armées, à la veille du premier tir atomique à
Reggane [il a lieu le 13 février 1960] la question du transfert du CEN, était
posée. En choisissant In Ekker pour une série de tirs souterrains, nous
savions que la formule était provisoire 8. »
Le général Pierre Marie Gallois, de son côté, nous a confié (entretien du
15 mai 1995) que, selon ses informations, compte tenu de l’évolution rapide
de la position du général de Gaulle sur le sort de l’Algérie, l’idée de
transférer les sites d’essais aurait pris corps avant la fin de l’année 1958,
avant même qu’ils ne soient installés dans le Sahara. Ainsi, il n’est pas
exclu que l’on puisse interpréter les événements de 1958 (arrestation de
Pouvana’a a Oopa) à la lumière des besoins de la force de frappe.

Les réactions à l’installation du CEP

Un point de vue assez répandu à Tahiti voudrait que la France ait


installé le CEP « en dépit des protestations énergiques des élus
polynésiens 9 ». En réalité, les autorités de l’État ont pu transférer les essais
nucléaires en profitant des divisions de la classe politique locale. Le RDPT,
sans Pouvana’a a Oopa, est affaibli par des scissions et des rivalités
internes. Il se sclérose dans une espèce de culte de son leader emprisonné :
Pouvana’a a Oopa est mis en résidence surveillée dans une maison de
retraite protestante à Pierrefonds, en 1962 ; libéré en 1966 par la grâce
présidentielle, il ne rentre à Tahiti qu’en 1968. Dans le camp adverse, des
oppositions personnelles, doublées de querelles religieuses, divisent les
gaullistes.
Lorsque les premières rumeurs annonçant le transfert se répandent, les
hommes politiques locaux protestent, comme ils ont protesté à chaque fois
qu’Américains et Anglais procédaient à des essais dans le Pacifique. Mais
les protestations s’essoufflent vite au cours des nombreuses consultations
électorales du second semestre 1962. Le problème n’est pas un thème de
campagne. Quand le général de Gaulle annonce officiellement le transfert
des sites d’essais, les gaullistes s’inclinent au nom du patriotisme. Au
RDPT, les réactions varient. Ainsi, le nouveau leader du parti, John Teariki,
ne réagit négativement qu’après coup 10.
Les conseillers, dans leur ensemble, ont d’ailleurs une attitude très
ambiguë. Ils votent à l’unanimité un vœu à destination du gouvernement de
la République, dans lequel ils expriment leur « émotion », mais soulignent
que le territoire rend un service « à la nation ». Ils demandent « qu’un effort
d’investissements publics d’une particulière ampleur soit consenti » envers
le territoire. Mais, quelques mois plus tard, lorsque l’opposition au CEP
semble se doubler d’une revendication d’indépendance, les autorités de
l’État réagissent vigoureusement. Le 5 novembre 1963, le RDPT est dissous
par un décret s’appuyant sur la loi du 10 janvier 1936 autorisant la
dissolution des associations « qui auraient pour but de porter atteinte à
l’intégrité du territoire national ».
Le gouverneur Aimé Louis Grimald manœuvre ensuite habilement. Il
fait valoir que le CEP va être synonyme de richesse pour la Polynésie.
Lorsqu’il s’agit d’accorder à l’État un bail pour les terres domaniales de
Moruroa et de Fangataufa, les conseillers territoriaux, qui ne veulent pas
porter la responsabilité de la décision, la renvoient à la commission
permanente.
Par trois voix contre deux, le 6 février 1964, l’État reçoit gratuitement,
et pour le temps qu’il le jugera nécessaire, les deux atolls. Il pourra
abandonner ceux-ci dans l’état où ils seront (c’est-à-dire avec les
constructions nécessaires aux essais, au logement des hommes, voire avec
les problèmes de contamination : le premier essai a lieu le 2 juillet 1966.
Jusqu’en 1974 les essais se déroulent dans l’atmosphère ; de 1975 à 1992,
ils ont été effectués dans le basalte, cône volcanique qui, par subsidence, se
trouve maintenant sous les eaux du lagon).
Pour comprendre les réactions désordonnées et peu convaincantes des
hommes politiques locaux, il ne faut pas perdre de vue que la Polynésie est
un territoire dépendant de la métropole, sur le plan institutionnel et sur le
plan économique. D’après l’article 72 de la Constitution de 1946 (à
l’exception de la législation criminelle, du régime des libertés publiques et
de l’organisation politique et administrative), « la loi française n’est
applicable […] que par disposition expresse ou si elle a été étendue par
décret […] après avis de l’Assemblée de l’Union ». Dans de nombreux
domaines, les lois ne sont pas applicables dans un territoire d’outre-mer, et
« le droit polynésien est teinté d’un très fort particularisme par rapport au
droit métropolitain 11 ».
Par exemple, les colonies avaient pu établir leur propre régime fiscal par
la loi du 13 avril 1900 et le décret du 30 décembre 1912. Il n’y a jamais eu
d’impôt sur le revenu en Polynésie française, malgré certaines pressions de
l’État ou de groupes politiques locaux. Après 1945, Tahiti dispose d’une
représentation nationale (un député, un sénateur, un représentant à
l’Assemblée de l’Union française). Tous les habitants (à l’exception des
ressortissants chinois) deviennent – s’ils ne l’étaient pas encore – des
citoyens français. Les élections ont lieu désormais au suffrage universel et
dans un collège unique, malgré la diversité ethnique qui, dans d’autres
territoires, « justifie » les inégalités de représentation.
La création d’une assemblée dite « représentative » peut faire illusion.
Les conseillers élus ne disposent en réalité que de compétences limitées
dans des domaines étroits. Le décret du 28 décembre 1885 laisse au
gouverneur d’importantes prérogatives en matière de sécurité et d’ordre
public (proclamation de l’état de siège, interdiction de réunions, expulsion
de non-résidents…), en matière religieuse (jusqu’en 1963, il exerce une
tutelle sur l’Église protestante locale), en matière administrative
(suspension des fonctionnaires) et même en matière législative (il peut se
prononcer sur « l’application des lois, ordonnances, décrets et
règlements »). Le gouverneur dirige le territoire en consultant seulement le
« Conseil privé » qui comprend trois fonctionnaires et trois membres
nommés par le ministre.
Les institutions déçoivent vite les élus eux-mêmes et surtout les amis de
Pouvana’a a Oopa. Non seulement elles ne proposent que de médiocres
avancées, mais encore, elles sont appliquées avec une interprétation
restrictive, aggravée par le principe de la spécialité législative. C’est la
même analyse que fait Pierre-Henri Teitgen lorsqu’il déclare à l’Assemblée
nationale, en mars 1956 : « Ce que ne nous pardonnent pas les populations
d’outre-mer […] c’est d’affirmer des principes et de ne pas en tenir les
promesses et les conséquences. » La loi-cadre Defferre a précisément pour
ambition de corriger ce jugement négatif. Mais son application à Tahiti ne
dure qu’un an. Les hommes ne sont sans doute ni préparés ni à la hauteur
des responsabilités qui leur sont confiées.
Ainsi, après l’arrestation de Pouvana’a a Oopa, l’ordonnance du
23 décembre 1958 réduit sérieusement les avancées statutaires de 1957 et
redonne au gouverneur sa toute-puissance. Pierre Messmer reconnaît
aujourd’hui que « la loi cadre a été conçue et rédigée pour les territoires
d’Afrique ; l’appliquer à ceux du Pacifique a été une erreur sur laquelle il a
fallu revenir quelques années plus tard ».
À la fin de l’année 1963, l’État resserre l’étau sur les territoires du
Pacifique 12. On comprend donc pourquoi, de toute façon, il n’était guère
possible à la classe politique locale de s’opposer à l’installation du CEP.
Jusqu’en 1977, les autorités gouvernementales rejettent catégoriquement
toute demande d’évolution statutaire de la part de la majorité des élus.
Georges Pompidou déclare que la majorité de l’assemblée ne représente
« qu’une fraction de l’électorat ». Le gouverneur Pierre Angeli va dans le
même sens quand il admet que « le gouvernement n’est pas disposé à aller
à l’encontre de ses propres sentiments, en imposant à une forte minorité, les
vues d’une faible majorité 13 ». L’ancien sénateur gaulliste Gérald
Coppenrath résume le problème dans une lettre à Michel Debré : « II est
évident que la faiblesse de l’exécutif local rend plus commodes les activités
du CEP. » Après 1963, dépendante sur le plan institutionnel, la Polynésie
devient plus que jamais dépendante économiquement.

L’impact du CEP

Pourtant, pendant trente ans (1962-1992), c’est à peine si la population


a pris conscience que la Polynésie profitait d’une situation incomparable
par rapport aux petits États ou territoires insulaires du Pacifique. Les
critiques n’ont pas manqué contre les injustes répartitions de cette richesse
(alors que le système fiscal n’a fait qu’aggraver ces inégalités, un système
qu’il appartenait aux élus locaux de changer…) et contre le maintien d’un
« système colonial ».
C’est contre ce « système colonial » que les autonomistes se sont battus
et ont fini par obtenir un statut, en 1977, qui retrouvait pratiquement celui
qui était issu de la loi-cadre Defferre. À partir de 1980, les opposants à
l’autonomie, avec à leur tête Gaston Flosse (dirigeant d’un parti local, le
Tahoera’a Huiraatira, qui signifie « le rassemblement du peuple », affilié au
RPR), se rallient à cette idée, et font même de la surenchère. Ils réclament
un statut qui permettrait au territoire de « prendre en main son
développement économique ». Leurs préoccupations rejoignent la volonté
de François Mitterrand et de Gaston Defferre de décentraliser. Ainsi, le
statut accordé en 1984 reprend et amplifie les mécanismes prévus par la loi
de décentralisation 14.
En dix ans d’autonomie interne, la dépendance économique du territoire
s’est maintenue. Aucune activité de substitution au CEP n’a vu le jour. « Le
secteur industriel, constate l’Institut d’émission d’outre-mer, malgré une
indéniable croissance, reste embryonnaire… » Les exportations ne couvrent
qu’à peine 10 % des importations. En 1991, le taux de couverture des
paiements extérieurs n’atteignait pas 25 %, le tourisme n’ayant pas connu le
développement espéré. Malgré quelques progrès récents, l’économie du
territoire et le budget local restent très dépendants des dépenses civiles et
militaires de l’État. II n’y a donc pas de réel développement économique en
Polynésie.
Les retombées des activités du CEP et les participations de l’État ont
mis à la disposition des autorités territoriales et municipales des fonds
considérables qui, faute d’être investis dans des activités productives, ont
alimenté un vaste système de redistribution, une sorte de « super État
providence ». Les produits dits de « première nécessité » (pain, café, riz,
beurre…) ont été détaxés. Les habitants des îles éloignées ont reçu des aides
substantielles par l’intermédiaire du « Fonds d’entraide aux îles ».
La suspension des essais nucléaires complique encore la situation. De
plus, la Polynésie change. Le niveau intellectuel s’élève. Les générations
qui sortent de l’Université française du Pacifique (ouverte en 1988) vont
bouleverser l’ordre des élites locales. Comme ailleurs, les structures
familiales se désagrègent et les solidarités avec elles. Il est clair que le
« modèle polynésien » est en crise.
Depuis l’annonce de l’arrêt définitif des essais nucléaires, le 29 janvier
1996, la Polynésie est entrée dans « l’après-CEP ». Il n’y aura plus jamais
les retombées économiques du passé : quel est l’avenir de la Polynésie ?
Jusqu’à présent, les mouvements réclamant l’indépendance ne parvenaient
pas à dépasser 16 % des suffrages. Mais le parti indépendantiste, le Tavini
Huiraatira (Servir le peuple), et son leader, Oscar Temaru, ont fédéré tous
les mécontentements, surtout à partir de juin 1995, avec l’annonce de la
reprise des essais. Pour le Tavini Huiraatira, l’indépendance politique est un
préalable à tout développement économique. Il la faut tout de suite et alors
il sera possible, avec la maîtrise des principaux leviers de commande encore
tenus par l’État, de réorganiser l’économie.
Pendant trente ans, la Polynésie a vécu avec la bombe. Elle a été
droguée. Les effets euphorisants ne se dissipent pas encore vraiment.
Aujourd’hui, alors qu’il devrait apparaître clairement que la Polynésie ne
peut vivre (sauf à envisager un recul considérable du niveau de vie) sans les
transferts métropolitains, jamais la revendication indépendantiste n’a
recueilli autant d’échos favorables (que cela se traduise ou non aux
élections). Le sentiment l’emporte de plus en plus chez les autochtones que
la Polynésie française, ce n’est pas la France.

1. Ce texte innovant a l’époque a été publie dans une version plus développée dans la revue
Vingtième Siècle, revue d’histoire, no 53, janvier-mars 1997. Sur de nombreux points – au
regard des archives consultées et découvertes depuis 1997 –, plusieurs ont été modules dans la
présente version.
2. Jean-Marc Regnault, « De nouveaux atouts pour les indépendantistes de Tahiti », Le Monde
diplomatique, septembre 1995.
3. Philippe Mazellier, Bengt Danielsson, Marie-Thérèse Danielsson, Éric Monod, Jean-Marie
Dallet, Christian Gleizal (dir.), Mémorial Polynésien, volume 6, Noisy-le-Sec, Hibiscus
éditions, 1977.
4. Les Nouvelles de Tahiti, 11 janvier 1963.
5. Aimé Louis Grimald, Gouverneur dans le Pacifique, Paris, Berger-Levrault, 1990.
6. Marcel Duval, Yves Le Baut, L’Arme nucléaire française. Pourquoi et comment ?, Paris,
SPM, 1992.
7. Charles Ailleret, L’Aventure atomique française. Souvenirs et réflexions, Paris, Grasset,
1968.
8. Note du 19 juin 1995, Pr Maurice Vaïsse.
9. Bengt Danielsson, Moruroa mon amour, Paris, Stock, 1974. Pour une autre approche :
Jean-Marc Regnault, La Bombe française dans le Pacifique. L’implantation, 1957-1964,
Papeete, Scoop, 1993.
10. C’est un beau-frère de John Teariki, Henri Bouvier, qui s’affirme comme un farouche
adversaire des expériences nucléaires.
11. Yves Brard, « Autonomie interne et sources du droit en Polynésie française », L’Actualité
juridique-droit administratif, 20 septembre 1992.
12. En Nouvelle-Calédonie, le gouvernement français réduit l’autonomie du territoire en 1963
et cherche à se débarrasser du leader autonomiste local, Maurice Lenormand. Jacques Foccart,
Foccart parle (entretiens avec Philippe Gaillard), Paris, Fayard/Jeune Afrique, 1995.
13. Pierre Angeli, « Quelques souvenirs d’une mission en Polynésie française », Journal de la
Société des océanistes, volume 38, no 74-75, 1982.
14. Jean-Marc Regnault, « La décentralisation outre-mer, un combat pour l’émancipation
politique et économique. L’exemple du statut de 1984 en Polynésie française », Les Cahiers
d’outre-mer, no 191, juillet-septembre 1995.
Le rôle de la France après
les indépendances
Jacques Foccart et la pax gallica
Jean-Pierre Bat

L’expression « pré carré » apparaît pour la première fois sous la plume


de Sébastien Le Prestre de Vauban, dans un courrier au marquis de Louvois
le 3 janvier 1673 1. L’objectif est d’harmoniser, de régulariser et de fortifier
les frontières du royaume afin de mieux résister aux agressions extérieures.
L’application la plus aboutie de cette stratégie s’inscrit comme une clé de
voûte de la décolonisation de l’Afrique subsaharienne orchestrée entre 1958
et 1974 par Jacques Foccart, baron gaulliste, conseiller élyséen et secrétaire
général des Affaires africaines et malgaches.
Depuis les indépendances, la France a été traditionnellement accusée de
néocolonialisme à travers ses interventions militaires sur le continent.
Jacques Foccart en est désigné comme l’architecte.
Il convient de se pencher sur la façon dont ce dernier, dans les années
1960, a forgé au fil des expériences cette ligne de force de la politique
africaine de la France. Pierre Biarnès, journaliste du Monde, a résumé de
manière lapidaire l’orientation générale de cette politique : « Consolider le
pouvoir des dirigeants qui jouaient loyalement le jeu de l’amitié franco-
africaine […] et faire sentir le mors à ceux qui regardaient un peu trop
dans d’autres directions ; contrer en même temps les visées des puissances
concurrentes dès qu’elles étaient jugées menaçantes 2. »
Au fil de l’année 1960, les délégations africaines se succèdent à Paris
pour les négociations des indépendances.

La sécurité des États africains, enjeu majeur


de la décolonisation

Jacques Foccart veut ratifier simultanément l’accès à la souveraineté


internationale et les accords de coopération et de défense – dont les accords
secrets de défense qui sont fondés sur la protection du président ami de la
France. Si tous les gouvernements ne signent pas simultanément les deux
traités (comme les délégations mauritanienne et ivoirienne, Félix
Houphouët-Boigny voulant signifier sa déception quant à la liquidation
rapide de la Communauté), le principe voulu par Jacques Foccart n’est pas
remis en cause. Si la « Communauté » est donc de facto abolie, sa
conception sécuritaire, suscitée avec la création d’un bloc francophone, se
poursuit par un ensemble d’accords bilatéraux. La coopération est une
solution pour prolonger l’esprit, sinon la lettre, de la Communauté. Ce pacte
donne à la France la capacité de corriger toute déviation politique.
Cet ordre, nommé pax gallica en référence à la Pax Romana 3, nécessite
un cadre légal. Jacques Foccart a toujours attaché un soin particulier à
valider les interventions françaises grâce aux accords de défense et de
coopération, tandis que le président Valéry Giscard d’Estaing justifie plutôt
les interventions françaises au nom du rôle de la France dans la « guerre
fraîche » – quitte à sortir du cadre strictement tracé par la coopération,
comme avec « Lamantin » en Mauritanie en 1977, « Verveine » et
« Bonite » au Shaba en 1977 et 1978.
Les gouvernements révolutionnaires qui se sont installés au cœur du pré
carré ont placé comme objectif prioritaire la révision de ces accords de
défense et de coopération, comme le Congo-Brazzaville dès 1964 ou
Madagascar en 1973. Avec le changement de cap politique de la « grande
île », la France perd ainsi Diego-Suarez (base no 182), son point d’appui
principal dans l’océan Indien depuis la fin du XIXe siècle.
Le maillage militaire français sur le continent est garanti par le réseau
hérité de la géographie coloniale, et optimisé à la faveur des indépendances.
Quatre zones militaires outre-mer (ZOM) constituent les « régions »
militaires. Chacune est dotée d’un état-major : Dakar pour l’Afrique de
l’Ouest, Abidjan pour la côte du golfe de Guinée, Brazzaville puis
Libreville à partir de 1964 pour l’Afrique centrale jusqu’en 1964 et
Tananarive pour Madagascar jusqu’en 1973 pour l’océan Indien (le
dispositif est replié sur la Réunion). Le maillage local est composé de bases
militaires telles que Dakar, Port-Bouët, Bangui, Bouar, Brazzaville,
Libreville, Fort-Lamy ou Djibouti. En accord avec Paris, le chef d’état-
major de chaque ZOM est autorisé à mobiliser les troupes françaises pour
résoudre toute crise majeure – même une crise politique si le gouvernement
légal semble menacé.
La coopération française va en réalité plus loin avec les services de
renseignement et de sécurité. Entre 1958 et 1960, le commandant Maurice
Robert 4, chef de poste du Service de documentation extérieure et de contre-
espionnage (SDECE) à Dakar et militant gaulliste, rentre à Paris pour créer
le secteur N (Afrique) du SDECE. Sa mission est d’organiser le réseau de
renseignement en Afrique (principalement en ex-A-OF – Afrique-
Occidentale française – et ex-A-EF – Afrique-Équatoriale française) et de
parrainer la création de services de renseignement africains au nom de
l’assistance technique. Il imagine alors une structure inédite, qu’il installe
dans chaque capitale auprès des chefs d’État « amis de la France » : le poste
de liaison et de renseignement (PLR). Le principe initial de travail est
simple : ce qui est bon pour la sécurité de la France est bon pour la sécurité
du gouvernement local, et vice versa. Le chef du PLR se place à un
carrefour stratégique, à la croisée des services français et de la présidence
africaine. Le meilleur exemple est fourni par le lieutenant-colonel René
Bichelot à Abidjan. Félix Houphouët-Boigny apprécie tellement ses
services qu’il décide de s’attacher personnellement cet officier en 1968, une
fois dégagé de ses obligations militaires françaises, et ce jusqu’au début des
années 1980.
Parallèlement, les services de contre-espionnage policiers (Direction de
la surveillance du territoire, DST) décident de s’investir dans le dossier
africain. Un nouveau service est créé au sein de la police française à la
faveur de la décolonisation : le Service de coopération technique
international de la police (SCTIP). Ses délégués prennent également place
dans chaque capitale africaine. Leurs compétences s’inscrivent dans
l’héritage direct de l’éphémère Service de sécurité extérieure de la
communauté (SSEC), qui a fonctionné de 1958 à 1961. Le 2e bureau et la
sécurité militaire cherchent plus que jamais, face à cette concurrence
croissante, à maintenir leurs activités pour prouver leurs compétences
africaines. La communauté du renseignement en Afrique est représentée par
tous les services français.
Dans l’ensemble, la mission de ces services est tout autant (sinon plus)
un travail de contre-ingérence qu’un travail de renseignement classique.
Force est de constater que c’est un des plus efficaces leviers de l’influence
française : la sécurité personnelle du président devient un lien intime entre
la France et ses partenaires. Plus la France est investie dans cette question,
plus le président africain est assuré d’être un « ami de Paris », ayant tout
intérêt à défendre les intérêts français dans sa zone, participant ainsi
directement de la sécurité du pré carré.
L’engagement français dans ces dossiers sécuritaires relève donc d’un
très haut niveau politique. Avec un sens de l’humour évident, l’ambassadeur
Roger Barberot à Bangui écrit à Jacques Foccart en décembre 1964 pour
protester contre la fermeture du PLR : « J’échangerais très volontiers, par
exemple, le capitaine Portafax [chef PLR] contre un taxidermiste et un
directeur d’artisanat dont l’activité n’a qu’un caractère folklorique et qui
sont au surplus assez médiocres. […] Avec lui disparaîtra le seul moyen
efficace d’action contre les manœuvres de pénétration des Chinois et des
Russes. […] Portafax disposait, sous couvert de l’autorité présidentielle,
des moyens gouvernementaux centrafricains pour le faire 5. »
Toutefois, les interventions françaises doivent répondre à certaines
règles. La première d’entre elles est l’appel nécessaire d’un président
africain, ou, à défaut, d’un de ses délégués s’il est dans l’impossibilité de le
faire, comme c’est le cas au Gabon en 1964. Au début des années 1960,
plusieurs mobilisations de l’armée française peuvent être relevées, mais très
peu donnent lieu à une réelle intervention. Plusieurs situations de troubles
provoquent l’état d’alerte, la plupart du temps dans les capitales, cœur
névralgique du pouvoir politique. Le rôle de l’armée française est plutôt
d’être une garantie pour geler les affrontements pour trouver une solution
négociée à la crise, plutôt qu’une escalade vers l’affrontement. En
décembre 1962, à Dakar, une menace de coup de force est neutralisée par
les troupes sénégalaises restées loyalistes mais, en second rideau, les
parachutistes français ont été mis en alerte au cas où la situation se dégrade.
En septembre 1963, dans les rues de Fort-Lamy, le président François
Tombalbaye envoie l’armée et la gendarmerie tchadienne – commandées
par deux Français, le capitaine Saint-Laurent et l’adjudant-chef Gelino, au
titre de la coopération – contre des manifestants musulmans et nordistes. Là
aussi, l’armée française est placée en état d’alerte, même si l’affaire ne revêt
pas une dimension aussi grave qu’à Dakar.
Le cas tchadien est particulièrement intéressant car il montre la
conception de l’intervention militaire selon le pouvoir local : une manière
de compenser les défaillances techniques de ses propres troupes. Au
contraire, l’état-major français – approuvé en cela par Pierre Messmer,
ministre des Armées – a plutôt l’habitude d’être très attentif aux conditions
d’engagement après la mise en alerte, considérant les conséquences
politiques d’une telle opération. En d’autres termes, si les mises en alerte
peuvent être fréquentes, le feu vert pour une opération est bien plus délicat
à obtenir. Faut-il en conclure que François Tombalbaye a réagi avec
outrance ? Pour mieux cerner sa décision, il convient de considérer le
traumatisme causé par la révolution congolaise au sein du pré carré
quelques semaines plus tôt.

Intervenir ou ne pas intervenir ?

En août 1963, trois jours ont suffi pour renverser le président Fulbert
Youlou à Brazzaville, un personnage clé de la stratégie française en Afrique
centrale. Il ne peut être question ici d’analyser en détail les événements,
mais retenons que la réaction française s’est vue pénalisée par un manque
cruel de coordination entre les pôles de décision. La révolution a lieu les 13,
14 et 15 août, à une période de vacances. Jacques Foccart étant absent de
Paris au moment du déclenchement de la révolution, Pierre Messmer prend
sur lui de refuser l’engagement militaire : le général Louis Kergaravat, chef
d’état-major de la ZOM 2, estime qu’il se verrait dans l’obligation d’ouvrir
le feu sur les manifestants s’il devait intervenir. Un point de vue démenti
par Jacques Foccart quand il rentre en catastrophe à l’Élysée – trop tard
pour revenir sur cette décision. Les manifestants marchent donc devant les
soldats français restés l’arme au pied. Des années plus tard, le journal
révolutionnaire Dipanda continuera à dauber sur la passivité de l’armée
française.
Politiquement, il s’agit d’un échec majeur, engendré par la mauvaise
interprétation du rôle de l’élément militaire dans la philosophie sécuritaire
de Jacques Foccart : la France doit soutenir coûte que coûte ses alliés.
L’armée française n’avait donc pas à affronter les populations civiles
comme le redoutait Louis Kergaravat, mais à s’interposer. Elle devait être le
garant de l’ordre, c’est-à-dire selon Jacques Foccart empêcher que ne se
réunissent les circonstances pour qu’une manifestation de masse ne
dégénère en révolution – ce qui se passe à Brazzaville les 14 et 15 août.
Cette interposition aurait dû fournir à Fulbert Youlou du temps et des
circonstances favorables pour négocier et ainsi rester président.
Cette révolution, surnommée les « Trois Glorieuses », a provoqué un
profond traumatisme parmi les chefs d’État amis de la France. Jacques
Foccart décide que plus jamais pareil événement ne doit se reproduire. Ce
qui explique la violence de la réaction française à Libreville en
février 1964.
Dans la nuit du 17 au 18 février, le président Léon M’Ba est enlevé au
cours d’un coup d’État organisé par une équipe d’officiers gabonais. Sitôt
informé, Jacques Foccart tient une réunion de crise dans la nuit et décide
d’envoyer les parachutistes contre les putschistes. Le général de Gaulle
valide le lendemain matin la décision prise par son conseiller. Le vice-
président Paul-Marie Yembit appose sa signature au bas de l’ordre de
réquisition, en qualité de mandataire présidentiel. Les éléments français
lancent l’assaut sur Libreville le 19 février à l’aube, prennent le contrôle des
bâtiments officiels et affrontent les soldats gabonais au camp de Baraka.
L’affaire est close en fin d’après-midi. Après Brazzaville en 1963, la ligne
de conduite de Jacques Foccart est indiscutable : aucune négociation avec
les auteurs du putsch. Le président Léon M’Ba doit être restauré
intégralement. Dans l’esprit de Jacques Foccart, la solution militaire est
insuffisante. Les parachutistes, assurant le contrôle de Libreville environ un
mois, confèrent une mauvaise image internationale à la France, sans être
d’aucun secours à la reconstruction de l’État gabonais.
C’est pourquoi Jacques Foccart envoie quatre missions pour compléter
le volet tactique de la restauration de Léon M’Ba. Le colonel Lagarde est
censé étudier au plus tôt un plan de retrait des soldats français dans les
meilleures conditions. Le commissaire René Galy est envoyé pour le
compte du SCTIP réformer les services de sûreté et de renseignement, afin
de doter le régime d’un système de sécurité capable d’anticiper toute
menace à venir. Bob Maloubier, ancien capitaine du service Action du
SDECE, est rappelé pour constituer une garde présidentielle, destinée à
devenir une véritable garde prétorienne. Guy Ponsaillé, ancien
administrateur colonial reconverti chez Elf, devient le conseiller spécial du
président gabonais : sa première mission consiste à organiser des élections
législatives qui doivent confirmer publiquement la restauration du pouvoir
de Léon M’Ba.
Voilà une conclusion majeure sur la philosophie sécuritaire, selon
Jacques Foccart. L’intervention militaire n’est qu’un medium pour congeler
une situation, l’empêcher de dégénérer ; mais une crise politique nécessite
une réponse politique ! La résolution musclée de la crise gabonaise a un
écho retentissant démontrant la volonté foccartienne de défendre l’intégrité
du pré carré. Néanmoins, toute crise militaire ne trouve pas d’issue
politique, comme l’illustre le Tchad.
Premier constat d’échec, la construction de l’État tchadien. Jacques
Foccart mandate entre 1966 et 1967 deux agents gaullistes, Philippe
Lettéron et Pierre Debizet, pour optimiser la réforme du Parti populaire
tchadien (PPT), le parti présidentiel et parti unique. En vain. Entre-temps, la
contestation se transforme en rébellion après les troubles du Mangalme de
l’automne 1965 et la création du Frolinat en 1966, sous la houlette
d’Ibrahim Abatcha. Après les rezzous de 1968, l’armée française intervient
sporadiquement une première fois cette année-là – de manière relativement
inaperçue en France dans l’été qui suit les événements de Mai 68. Sous
peine de voir l’État imploser, la France s’engage dans un processus militaire
plus long l’année suivante. L’opération « Limousin » est donc déclenchée
en 1969, au terme d’une série d’échecs politiques.
Il s’agit de l’intervention française la plus importante depuis la guerre
d’Algérie. Le Tchad est devenu à plus d’un titre le symbole des accusations
néocoloniales contre la France. La principale raison qui motive le choix de
Jacques Foccart est que, dans le sillage de la rébellion, la Libye pratique
une politique d’ingérence à la frontière du pré carré. Foccart, tout en
validant l’opération « Limousin », reste bien conscient qu’elle ne peut en
aucun cas constituer une solution politique. Le Tchad fonctionne donc
comme une marche militaire à l’échelle de l’Afrique francophone. Dans ces
conditions, un terme est mis à l’intervention en 1972, après que la France a
rappelé militairement sa sphère d’influence géographique à ses challengers.
L’enjeu est de mesurer la capacité de résistance du Tchad, c’est-à-dire la
capacité d’investissement de la France pour défendre sa frontière
continentale.

Le gendarme de l’Afrique ?

Les interventions militaires ont été analysées comme une part


essentielle de la politique africaine de Jacques Foccart. En réalité, elles
prennent moins d’importance que les systèmes de renseignement et de
sécurité dans la philosophie sécuritaire imaginée par Jacques Foccart. Les
engagements militaires sont donc relativement rares, tandis que le SDECE
et le SCTIP pratiquent une activité quotidienne d’influence. Le
renseignement se niche au cœur du pouvoir, à la droite des présidents
africains tant qu’ils jouent l’amitié franco-africaine, et constitue le levier
principal de leur sécurité politique.
La présence militaire française doit cependant être importante pour être
capable d’agir partout dans le pré carré comme une garantie de l’autorité
française, une sorte de grand frère protecteur envers les nouvelles
Républiques. Philippe Lettéron, envoyé par Foccart auprès de Tombalbaye,
résume cette équation politico-sécuritaire dans un de ses rapports en 1967
avec un style fleuri : « F. [Foccart] soutient personnellement TBB
[Tombalbaye], deux “amis” lui ont été détachés. Pour FT [François
Tombalbaye], c’est leur présence, seule, qui compte. Les deux “amis”
peuvent passer toutes les journées à la piscine… Ils sont là. Ils sont les
représentants du croquemitaine. Si un militaire ou un politicien a l’envie de
virer FT, ce dernier lui montre du doigt les deux “amis” qui vont prévenir
“Big Father” [Charles de Gaulle], lequel enverra son armée et sa bombe A
pour défendre FT. Leur départ signifierait dans l’esprit de FT et des
“ambitieux” au courant que “Big Father” ne soutient plus FT 6. »
La pression militaire française en Afrique est essentiellement une
garantie pour un ordre antirévolutionnaire sur le continent – à une époque
où la guerre froide se réchauffe en Afrique. Toutefois, la « diplomatie du
béret rouge » existe bel et bien dans l’esprit de Jacques Foccart, mais avec
une fonction très précise : servir de medium pour une « correction
politique » – à l’instar de la philosophie politique du Directoire (1795-
1799). L’action militaire n’a pas d’intérêt propre pour Jacques Foccart si
elle n’est pas suivie d’une opération politique. « Limousin », bien qu’étant
l’opération la plus importante de la période Foccart, s’impose pourtant
comme le négatif de cette stratégie. En conséquence, l’image traditionnelle
d’un Jacques Foccart inventeur du « gendarme de l’Afrique » est à
reconsidérer à cette lumière.
En effet, le feu vert de Jacques Foccart pour des opérations militaires est
traditionnellement donné pour restaurer des chefs d’État « amis de la
France », renversés à la faveur d’une révolution. L’ordre doit être donné très
rapidement, en moins d’une journée, pour que l’action soit utile. Jacques
Foccart s’est vu parfois barré dans cette politique à Paris, comme au
Dahomey en 1967 : Christophe Soglo déposé, il n’obtient pas la validation
présidentielle pour sauver ce président. Le recours à la force n’est pas
systématique pour les sorties de crise. Toujours au Dahomey, quand
Mathieu Kérékou prend le pouvoir, Jacques Foccart laisse faire, estimant
que le pays vivait depuis 1967 un véritable « carrousel » politique. Surtout
en 1974, lors du second intérim d’Alain Poher, Jacques Foccart, mis en
minorité par la mort de Georges Pompidou, ne parvient pas à sauver le
président nigérien Hamani Diori – contrairement aux idées reçues qui
voulaient voir dans sa chute la main de Jacques Foccart 7.
Le meilleur exemple du pragmatisme foccartien se trouve en 1966, en
Centrafrique, avec le putsch du colonel Bokassa. La France aurait pu
intervenir, mais Jacques Foccart a préféré laisser faire. Pourquoi ? Toutes
les conditions sont réunies pour justifier, selon les canons foccartiens, une
intervention en vue de restaurer David Dacko, le président déchu. Les
rapports de 1966 du colonel Alfred Mehay, attaché militaire à l’ambassade
de France à Bangui, donnent un fragment d’explication de l’attitude
française – répondant au traditionnel proverbe britannique Wait and see :
« C’est en définitive, selon la mesure dans laquelle la France jugera
possible de le soutenir, que l’équilibre du nouveau régime, formé autour de
la personne du colonel Bokassa, pourra être maintenu, évitant le danger
d’un glissement à gauche 8. » De même, « j’incline à penser que l’intérêt de
notre pays est, malgré tout, de faire en sorte que le colonel Bokassa reste au
pouvoir aussi longtemps qu’il saura demeurer raisonnable », écrit le
colonel Alfred Mehay 9.
Dans la Centrafrique de Jean-Bedel Bokassa, les conceptions
sécuritaires rejoignent parfaitement les conceptions politiques de l’ordre
francophone. Peut-on conclure que Jacques Foccart a été le premier
théoricien du « gendarme de l’Afrique » ? De fait, les interventions
militaires sur le continent apparaissent comme le véritable héritage de la
politique africaine de la France, cinquante ans après les indépendances –
comme s’il s’agissait de la seule logique qui pourrait être retenue.
Il convient de considérer qu’il n’existe aucune approche idéologique ni
systématique dans l’emploi de l’atout militaire selon Jacques Foccart.
Comparé aux présidents Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand,
Jacques Foccart a eu peu recours aux interventions militaires. Bien sûr, le
contexte des années 1970 et 1980 a profondément bouleversé le paysage
international et africain, de nouvelles logiques s’imposant. René Journiac,
successeur de Jacques Foccart auprès de Valéry Giscard d’Estaing, pratique
une politique moins scrupuleuse de la validation légale des interventions au
nom des accords de défense et de coopération : en 1979, l’opération
« Barracuda » qui liquide le régime de Bokassa en est le meilleur exemple
(Jacques Foccart dénoncera cette intervention dans ses Mémoires).
C’est à partir de la fin des années 1970 qu’apparaît la « diplomatie du
Jaguar » (du nom de l’avion de chasse français), à l’occasion de
« Lamantin » en Mauritanie en 1977 10. Avec les opérations « Tacaud »,
« Manta » et « Épervier », la politique française au Tchad devient synonyme
d’intervention militaire quasi permanente. Pour Jacques Foccart, le plus
important est moins de mener une opération spectaculaire que de mener un
travail d’influence quotidien. Pour une telle stratégie, le SDECE s’avère un
meilleur outil.
Au total, la politique militaire voulue par ce dernier est à replacer dans
la philosophie de dessein international de la France du général de Gaulle 11.
Son volet africain est parfaitement résumé par la conférence de presse du
12 octobre 1964 du Premier ministre congolais Moïse Tshombé, rédigée par
Jean Mauricheau-Beaupré, un agent de Jacques Foccart : « Paris est une
capitale africaine et européenne, aujourd’hui plus que jamais. Le nouveau
mot qui doit succéder à “Empire” est plus prosaïque, c’est le parapluie
atomique, la protection par des accords militaro-politiques […]. Il est clair
que l’Afrique étant sous la France, étant le losange dont la France est le
sommet, c’est la protection atomique qu’elle doit rechercher (jusqu’au cap
de Bonne-Espérance) 12. »

1. Ce texte est issu de Jean-Pierre Bat, « Le rôle de la France après les indépendances. Jacques
Foccart et la pax gallica », Afrique contemporaine, no 235, 2010.
2. Pierre Biarnès, Les Français et l’Afrique noire de Richelieu à Mitterrand, Paris, Armand
Colin, 1987.
3. Antoine Glaser et Stephen Smith l’ont qualifié de Pax Franca (Comment la France a perdu
l’Afrique, Paris, Hachette, 2006).
4. Maurice Robert (entretiens avec André Renaud), Ministre de l’Afrique, Paris, Seuil, 2004.
5. Archives nationales, fonds privé Foccart 160. République centrafricaine, audiences 1960-
1966. Télégramme officiel de Barberot, décembre 1964.
6. Archives nationales, 90 AJ 144, archives Lettéron, Tchad. Note de Lettéron sur la crise du
Tchad, 24 octobre 1967.
7. Klaas van Walraven, « “Opération Somme” : La French Connection et le coup d’État de
Seyni Kountché au Niger en avril 1974 », Politique africaine, volume 134, no 2, 2014.
8. Service historique de la Défense, 10 T 640, 2e bureau, Centrafrique. Rapport mensuel du
colonel Mehay, 31 mai 1966.
9. Service historique de la Défense, 10 T 640, 2e bureau, Centrafrique. Rapport annuel du
colonel Mehay, novembre 1966.
10. Camille Évrard, « D’Écouvillon à Lamantin, l’indépendance mauritanienne vue par
l’armée française. Quelle transmission du “pouvoir militaire” ? », Afrique contemporaine,
no 235, 2010.
11. Maurice Vaïsse, La Puissance ou l’influence, Paris, Fayard, 2009.
12. Archives nationales, 90 AJ 68, archives Lettéron, Congo-Léopoldville. Conférence de
presse de Moïse Tshombé, 12 octobre 1964.
Les avatars du musée des Arts
d’Afrique et d’Océanie :
essai d’histoire d’un musée
inachevé
Dominique Taffin

Les paradoxes du musée du palais de la Porte Dorée sont nombreux :


tard venu parmi les musées européens consacrés à la vulgarisation et à la
célébration de la cause coloniale, ce musée n’a porté que quelques années le
nom de musée des Colonies 1.
Pourtant cette étiquette a longtemps collé au lieu qui fut successivement
désigné musée de la France d’outre-mer (1935-1960), musée des Arts
africains et océaniens (1960-1990), enfin Musée national des arts d’Afrique
et d’Océanie (actuel MNHI).
En ce lieu s’incarnent les mutations de l’histoire du XXe siècle : histoire
politique d’abord, qui fait du palais de propagande le musée des Arts
africains et océaniens en 1960, histoire culturelle qui le consacre au terme
de cinquante ans de découverte de l’« art nègre » par les artistes européens,
à la « défense et illustration des arts d’Afrique et d’Océanie ».
Collections et muséographie : la cohérence d’un
projet à l’épreuve de la réalité

Tout en reprenant à son compte les fonctions commerciales et


didactiques des expositions coloniales, le Musée permanent 2 répond des
impératifs symboliques mis en scène dans le « théâtre des colonies 3 » des
expositions de Marseille en 1906 et 1922, puis de Paris en 1931. Lieu de
prestige et de commémoration, il permet l’identification d’une nation qui
doit se pénétrer de son destin colonial.
Cette institution permanente est chargée de diffuser une « culture
coloniale populaire 4 », moins spectaculaire, mais démontrant l’action
progressive de la colonisation afin de susciter auprès de la jeunesse « une
claire vision de l’étendue et de la puissance de la Plus Grande France 5 ».
Prolongement idéologiquement marqué de l’école, le musée de la
France d’outre-mer devra gérer toute sa vie la tension entre sa vocation
documentaire, réaffirmée en 1934 par son rattachement à l’Institut national
d’agronomie de la France d’outre-mer (INAFOM), et sa vocation artistique,
nettement promue à partir de 1935 par son conservateur, l’écrivain et
critique littéraire et artistique réunionnais Ary Leblond. Au début de la
Seconde Guerre mondiale, l’organisation de l’institution, découpée en cinq
sections relevant d’autorités différentes (géographie, tourisme, art ;
histoire ; économie et productions coloniales ; documentation ; aquarium),
reflète la difficulté à maintenir la cohérence idéologique du projet initial
intégré.
Fruit d’une sédimentation d’objets d’origine diverse avec un fonds
constitutif provenant de l’Exposition coloniale internationale de 1931 et de
l’Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie
moderne de 1937 (8 % des objets), de divers organismes publics (35 %) et
d’une accumulation d’objets remis par des particuliers et des organismes à
vocation essentiellement coloniale, exprimant les relations privilégiées du
musée avec les « coloniaux », l’essentiel des 31 000 objets conservés dans
les galeries et les réserves a été acquis avant 1939.
La liquidation de l’Exposition coloniale internationale de 1931 est bien
le point de départ pour constituer des collections cohérentes, grâce à
l’énorme travail de prospection et de collecte mené tant auprès des
gouvernements coloniaux que chez les collectionneurs français, voire
étrangers, notamment pour la section historique du musée.
Malgré la politique de sollicitation active du conservateur Ary Leblond,
dès les années 1940, avec de faibles crédits d’achat, les acquisitions
s’affaissent, en quantité et qualité, puis redeviennent largement tributaires
de la liquidation d’autres organismes de propagande, comme lors de
l’arrivée massive des collections de l’Agence de l’Indochine, supprimée en
1955 avec l’indépendance du Viêt-Nam.
En nombre, la part belle faite aux objets et documents « pédagogiques »
sert les objectifs de propagande de l’Exposition coloniale internationale :
documents sur les ressources naturelles et les productions coloniales, et sur
le développement apporté par la présence française (50 % du total des
objets identifiés sont des documents ou des objets illustrant les ressources et
savoir-faire coloniaux 6), illustré par exemple par d’impressionnants
dioramas, des photographies de dispensaires, des travaux d’écoles
professionnelles.
La provenance majoritairement subsaharienne ou asiatique des objets
ethnographiques évoquant la « vie indigène », déjà perceptible dans l’apport
des pavillons des expositions de 1931 et 1937 (respectivement 31 % et
32 % des objets qu’ils laissèrent au musée provenaient de ces régions),
correspond à la géographie des investissements économiques coloniaux.
Dans sa muséographie avant 1950, le musée de la France d’outre-mer
oscille entre ses deux pôles, artistique et didactique. Au-delà d’une
composition au premier abord hétéroclite, les sections du musée de la
France d’outre-mer se stratifient significativement : au rez-de-chaussée
supérieur, la galerie historique, et les présentations d’art colonial. À
l’entresol, les arts indigènes. Au premier étage, la section économique et
sociale et la présentation par colonies, qui met plusieurs années à se
développer, prenant appui au coup par coup sur les manifestations
temporaires régulières organisées par Ary Leblond (salles de l’Inde et des
Antilles en 1935, de l’Indochine en 1936, de Madagascar en 1936-1937).
Dès 1932, les sections rétrospectives et de synthèse qui avaient
constitué la présentation initiale de 1931 sont quelque peu remaniées, sur
les conseils de Georges-Henri Rivière, ami de Gaston Palewski chargé du
musée en 1932-1933. La section historique, seulement continuée jusqu’à la
date butoir de 1918, est univoque et chronologique : les étapes de
l’expansion française outre-mer, marquées par des objets au statut de
relique aussi souvent que de document, et par une quantité d’objets
ethnographiques, surtout considérés comme des trophées de conquête,
comme le « trésor d’Ahmadou » pris à Ségou en 1890, semblent se dérouler
sans heurts, du royaume croisé de Chypre à la pacification du Maroc. Il
n’est bien sûr pas étonnant que nulle part ne soient perceptibles les
premières fissures de l’empire colonial. Il s’agit, plutôt que d’« apprendre
avec plaisir », « d’apprendre des choses qui font plaisir ».
La partie scientifique présente une somme des résultats de l’agriculture,
de l’industrie, de la médecine et de l’enseignement aux colonies, tout en
laissant une place aux sciences naturelles, dont l’aquarium, présent dès
1931 et qui restera un succès populaire. La place des beaux-arts,
quantitativement moindre et hétérogène en qualité, est cependant singulière.
Lorsque Ary Leblond succède à Gaston Palewski fin 1934, il sollicite avec
succès dons et dépôts d’artistes contemporains dans les limites d’un certain
académisme. Avec les dépôts assez nombreux consentis par le Louvre et le
Luxembourg, pour enrichir la rétrospective de la peinture orientaliste et
africaniste, fleuron du musée selon Ary Leblond, ou le don d’œuvres de
Paul Gauguin, Ary Leblond tente d’appliquer sa vision de la « colonisation
artistique 7 » qui représente pour lui l’aboutissement de la vocation
française outre-mer : régénération des beaux-arts européens dans la
fraîcheur des paysages et des coutumes indigènes, et développement d’un
artisanat local rénové par les techniques européennes.
Ainsi la « section indigène » qui devait, initialement, rendre compte de
la transformation des cultures sous l’action de la colonisation évolue-t-elle
vers la reconstitution, colonie par colonie, d’une ambiance dans laquelle les
peintures et sculptures d’artistes-voyageurs européens voisinent avec objets
rituels ou usuels, curiosités… L’accrochage traduit bien cette recherche de
sensation exotique dont le salon Paul et Virginie et l’exposition du
tricentenaire du rattachement des Antilles et de la Guyane à la France
constituent les exemples les plus aboutis 8.
L’idéologie d’Ary Leblond, loin de détacher le musée de la France
d’outre-mer de sa vocation coloniale en donnant une large place aux beaux-
arts, l’y enracine encore plus profondément. Cette « dérive artistique »
permet aussi d’éviter d’autres écueils. En se disant garante de la grande
tradition française, face aux avant-gardes de l’art européen, la peinture
coloniale est réputée représenter la diversité des colonies et les réussites de
l’œuvre impériale. Quant aux « arts indigènes », ils sont relativisés dans une
muséographie du divers, pittoresque et stéréotypant les sociétés coloniales.
Ainsi en est-il pour les Antilles : dans un grand diorama, Joséphine
Tascher de La Pagerie domine loin devant Toussaint Louverture et
Napoléon Bonaparte, et rappelle que les Antilles sont le prolongement de la
France, notamment par la présence de la population blanche créole dont elle
est l’emblème, familier et exotique. Simultanément, les îles sœurs,
Guadeloupe et Martinique, « filles reconnaissantes à la mère patrie », sont
systématiquement personnifiées sous l’aspect de « doudous en costume »,
qui envahissent, dès le milieu des années 1930, les représentations des
Antilles. Dans l’exposition du tricentenaire (1935), « les ombres de
l’esclavage y sont seulement représentées par celui qui les dissipa, Victor
Schœlcher 9 », et par quelques gravures abolitionnistes. Il faudra attendre
1948 pour qu’une exposition temporaire au musée aborde réellement ce
thème essentiel de l’histoire de la colonisation. Au début des années 1950,
les petites Antilles cèdent la place à l’expansion muséographique de
l’Indochine et du Maghreb.

Le temps des mutations : la décolonisation


du musée ?

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la conférence de Brazzaville


de 1944 esquisse les linéaments d’une nouvelle politique coloniale
française, la guerre d’Indochine se fait sentir au cœur même de l’institution
muséale. Dans les années d’après guerre, le musée prétend renouer avec son
rôle originel de « musée des richesses, activités, annales, productions,
débouchés, etc. de la France d’outre-mer 10 » : en 1950, son nouveau
conservateur, Marcel Lucain, homme de presse ayant fréquenté le maréchal
Lyautey au Maroc, en l’évoquant comme « maison du maréchal Lyautey 11 »
met en avant la propagande économique et sanitaire, et célèbre les
accomplissements des « grands hommes », Pierre Savorgnan de Brazza,
Joseph Gallieni, Hubert Lyautey à qui une exposition est consacrée en 1954.
Si le rythme des expositions reste relativement soutenu, celui des
acquisitions s’infléchit nettement.
Le musée, rattaché directement au ministère des Colonies (puis de la
France d’outre-mer), mais sans moyens financiers, présentant une
exposition permanente cristallisée et délabrée, finit bien involontairement
par être une métaphore de l’édifice impérial en décomposition. Tout en
continuant à fonctionner comme si de rien n’était, le musée se marginalise
dans l’opinion par la montée d’un anticolonialisme aux diverses origines.
À la fin des années 1950, alors que l’Algérie est en guerre et que les
indépendances africaines sont fixées, le sort du musée est en jeu au sein du
tout nouveau ministère des Affaires culturelles dirigé par André Malraux
auquel il est rattaché administrativement.
Deux projets divergents sont alors esquissés. D’un côté, dès
janvier 1959, l’administration des musées préconise la création d’un
« musée d’art et d’histoire d’Afrique ». Dans son objectif de « rendre
accessibles les œuvres capitales de l’humanité […] au plus grand nombre
de Français », André Malraux songe à un musée des Arts africains et du
Pacifique, enrichi par les collections artistiques du musée de l’Homme. Son
regard sur les arts non occidentaux est celui d’un esthète, relativement peu
préoccupé des complexes interactions entre ethnocentrisme européen et
primitivisme cubiste ou surréaliste, ni des mutations culturelles dont le
rapport dominant-dominé a créé les conditions. De l’autre, au cabinet du
ministre, d’anciens administrateurs de la France d’outre-mer, comme Émile
Biasini, prônent la continuité : « Si telle est bien la destinée principale de
cet établissement d’être consacré à l’art africain, malgache et océanien
[…] il est exclu qu’il cesse d’être aussi le musée historique qui présentera
l’épopée coloniale de la France. Pour être clos, ce chapitre ne doit pas
pour autant être oublié 12. »
Lorsqu’en janvier 1961 le musée prend le nom de musée des Arts
africains et océaniens (MAAO), que faire de la galerie historique, un des
fleurons de l’ancien musée de la France d’outre-mer ? La question n’est pas
tranchée et en 1969 le directeur des Musées de France, non sans cynisme,
répond au directeur de l’établissement, Michel Florisoone, qui imagine un
musée de la Francophonie : « Faut-il […] bannir l’histoire coloniale pour
la francophonie, je n’en sais rien. Le débat est d’ailleurs un peu théorique,
car c’est finalement à coups de fusil qu’on a développé l’usage du français.
J’ai simplement peur que la francophonie ne soit un titre trop vaste pour ce
que nous avons à présenter 13. »
Ce sont en définitive des anthropologues qui viennent au secours de
l’idée d’un grand musée d’art primitif : pour eux comme pour nombre
d’intellectuels, la reconnaissance de la valeur esthétique des productions
culturelles dans un musée dédié est aussi une façon de payer la dette du
colonialisme. Cette motivation apparaît en filigrane dans la présence de
Michel Leiris et de Claude Lévi-Strauss dans les instances de sélection des
acquisitions (comité dit « technique » créé en 1963).
L’idée de créer un musée d’art primitif, qui se démarque des musées
d’ethnographie comme le musée de l’Homme (qui a pourtant été le lieu de
rencontre des artistes autour d’intellectuels comme Michel Leiris ou
Georges Bataille), est encore en 1960 audacieuse, mais, faute de dissiper les
non-dits du passé colonial, le projet se contente d’une vision strictement
esthétique, anhistorique et presque aculturelle, partagée par les
collectionneurs et amateurs éclairés, et qui puise dans la mythologie d’une
perfection formelle, empreinte de sacré, mais surtout originelle, première 14.
Une fois de plus, sans forte volonté politique et sans grands moyens
financiers pour transformer de fond en comble l’ancienne muséographie et
réaliser le projet d’André Malraux, le musée gère comme il peut son double
problème d’identité : s’affranchir de son passé colonial et s’affirmer face au
musée de l’Homme.
Ainsi, il renonce tant à la présentation sociologique qu’au volet
historique qui lui avaient pourtant été originellement assignés et son champ
géographique est tributaire de l’héritage des collections d’avant 1960 :
restreint à l’Afrique et à l’Océanie, il délaisse les arts amérindiens, sans
doute faute d’objets dans le fonds hérité du musée de la France d’outre-mer
et même les arts malgaches, pourtant présents dans les réserves. La création
d’une « section des arts musulmans », paradoxale dans le projet de musée
d’art primitif, met en évidence la faiblesse du projet scientifique face au
poids des circonstances (existence d’une collection significative au musée
de la France d’outre-mer, nécessité de reclasser le personnel venu du
Maroc, absence d’intérêt du Louvre pour les objets d’Afrique du Nord).
Les responsables de collection, d’abord ethnologues comme Denise
Paulme pour l’Afrique, Jean Guiart, pour l’Océanie, sélectionnent dans
l’ancien fonds les quelques dizaines d’œuvres répondant aux nouveaux
critères d’esthétique. Pierre Meauzé, proche d’André Malraux, est appelé
après la démission de Denise Paulme en 1963 à élaborer la politique
d’acquisitions d’art africain, en commençant par un dépôt de grande
ampleur du musée de l’IFAN de Dakar et en participant à l’organisation du
Festival mondial des arts nègres de Dakar et Paris en 1966 15.
Les directions esquissées, acquérir des œuvres représentatives de
cultures sortant des frontières de l’ancien empire colonial français, ne sont
pas véritablement suivies d’effet pour l’art africain du moins, étant donné la
structure du marché de l’art et les spécialités des chargés de collection.
Dans le nouveau musée, comme dans le musée de la France d’outre-
mer, la juxtaposition de ces collections et l’absence d’intégration des
démarches intellectuelles qui les constituent débouchent sur une
sectorisation très marquée des départements. Il est alors facile de parler de
« musée fictif, dépourvu de statut, dépourvu de direction, dépourvu de
programme 16 ».
Le visiteur des années 1970 ne peut accéder qu’à peine à la moitié des
espaces initialement consacrés à l’exposition, le bâtiment est dégradé,
aucune exposition temporaire n’y est organisée. Lorsqu’il devient musée
national en 1971, le musée n’a pas opéré sa décolonisation. Aux yeux du
public et de la presse, le musée reste celui « des colonies ».
Le début des années 1980 renvoie le musée à de nouveaux paradoxes :
l’intérêt qui se fait jour pour le style Art déco, puis le retour sur le marché
de l’art de l’orientalisme et de l’africanisme attirent l’attention sur le décor
des salons ovales et de la salle des fêtes, rouverts au public en 1980 et
progressivement restaurés. Mais cette enveloppe architecturale, gênante par
ses trop visibles marques de l’époque coloniale, est strictement interprétée
comme un témoin d’un goût révolu, sans lien avec les nouveaux projets que
permettent désormais les financements de la loi-programme sur les musées.

De grands projets pour les arts d’Afrique


et d’Océanie

À la fin des années 1980, les contradictions de ce musée inachevé,


tributaire de volontés politiques non clarifiées, sont plus vives que jamais.
Son changement de nom en musée des Arts d’Afrique et d’Océanie
(MAAO) laisse présager d’une plus grande ouverture sur les formes de
création débordant la définition des arts primitifs forgée par le regard
occidental. Les collections du MAAO s’enrichissent de créations textiles
contemporaines… sortant enfin du canon de la statuaire « classique » des
arts primitifs. Mais une véritable dynamique, qui associe conservateurs,
médiateurs culturels, monde de la recherche et ressources documentaires,
manque.
Le projet culturel élaboré en 1992 définissant le musée comme le lieu
du « dialogue des cultures 17 », s’il est évasif sur l’aspect colonial qui ne
subsiste que par un circuit de visite historique, « patrimonialisé », constitue
la première tentative réelle de définir des axes de développement : un
programme d’expositions et d’activités culturelles cohérent, la reconquête
des espaces intérieurs du musée, la création d’un réseau d’échanges
muséologiques et scientifiques avec l’Afrique et l’Océanie – les expositions
itinérantes Vallées du Niger à l’hiver 1993-1994 et Vanuatu en 1996-1998
sont des expériences importantes menées dans ce domaine. Le musée ouvre
un nouveau dialogue, entre arts dits traditionnels et art contemporain, et
entre artistes vivants venus de divers horizons (la Galerie des cinq
continents est montée en 1995).
Enfin, en tenant compte à la fois de l’approche sensible et des acquis de
la recherche en anthropologie, en histoire de l’art, en histoire, le musée des
Arts d’Afrique et d’Océanie cherche à proposer une vision originale, à
plusieurs points de vue, y compris en intégrant la période coloniale dans les
turbulences de la rencontre des cultures à l’échelle mondiale.
Les cartes seront rebattues par la décision du président de la République
Jacques Chirac de créer un musée dédié aux « arts premiers » sur un
nouveau site, sur le rapport de Jacques Friedmann (1996). La tare originelle
du musée des Colonies est réactivée dans des argumentations non
dépourvues d’arrière-pensées. Tandis que des nostalgiques réclament
périodiquement la création (qui reste à faire, mais qui est à leurs yeux la
réhabilitation) d’un musée de la colonisation française, d’autres stigmatisent
le musée des Arts d’Afrique et d’Océanie comme incapable, par son
origine, d’assurer son rôle de musée « des arts premiers ».
Le nouveau musée en projet affirme s’inscrire dans le postcolonialisme.
Maurice Godelier, directeur scientifique du projet jusqu’en 2001, ainsi que
Germain Viatte affirment : « Dans un pays multiculturel comme la France
où le racisme est présent, un tel musée assumera donc une fonction
politique, pédagogique et symbolique 18 », en se tournant vers les publics
issus des pays d’origine des collections, et en accompagnant une
présentation esthétique des pièces sélectionnées pour leurs qualités
formelles par des dispositifs pédagogiques de contextualisation.
Le musée, comme « zone de contact » lui-même, mettrait en relation
des cultures géographiquement éloignées, des temporalités différentes, tout
en permettant une appréhension monographique plus classique. Toutefois,
certains signes semblent brouiller ce programme muséographique et
scientifique ambitieux : les partisans et adversaires du nouveau musée
invoquent parfois le passé colonial, mais celui-ci n’est plus qu’un prétexte
masquant les enjeux réels. Le débat sur les aires géographiques et
culturelles couvertes par le musée (prise en compte de l’Europe ou non,
sélection parmi les cultures asiatiques représentées) a été, parmi la
communauté scientifique et dans la presse, une nouvelle occasion de
s’interroger sur la validité du concept d’« art premier », hérité d’une
appréhension des arts non occidentaux enchâssée dans la période coloniale
et l’idéologie qu’elle a fabriquée, même en voulant s’y opposer.
Enfin, si la revendication de faire place aux chefs-d’œuvre « primitifs »,
dans un esprit hérité d’André Malraux, au sein du Louvre a réellement eu
un sens lorsqu’elle fut formulée par le grand collectionneur et marchand
Charles Ratton comme la condition sine qua non de la reconnaissance de la
valeur de ces œuvres en Europe, elle paraît aujourd’hui ethnocentrique,
fondée sur l’idée que seul le Louvre en France est centre et arbitre de tous
les arts.
Il faut donc qu’aujourd’hui resurgissent les questions qui n’ont pas été
posées en 1960. La prise en compte du passé colonial ne doit ni se réduire à
une banale histoire des collections, ni à une réactivation de la douleur ou de
la honte. Une comparaison avec les musées européens du même type
apporte des éléments de réflexion intéressants, mais non pas des modèles :
par exemple, le Tropenmuseum d’Amsterdam semble suivre une démarche
quasi inverse de celle du musée des Arts africains et océaniens, tandis que
pour sa part l’AfricaMuseum de Tervuren en Belgique maintenait jusqu’à
récemment son héritage scientifique et patrimonial colonial, au risque d’en
oublier sa propre révision de valeurs.

1. Ce texte est une version condensée et mise à jour du chapitre « Les avatars du musée des
Arts d’Afrique et d’Océanie : essai d’histoire d’un musée inachevé », in Le Palais des
colonies, Paris, RMN, 2002. Depuis cette publication, le bâtiment de la Porte Dorée est devenu
le MNHI, tandis que les collections ont été transférées au musée du Quai Branly-Jacques
Chirac.
2. Entre 1928 et 1935, le musée change deux fois de nom : d’abord musée permanent des
Colonies, il est en 1932 musée des Colonies et de la France extérieure avant d’être baptisé
musée de la France d’outre-mer.
3. Sylviane Leprun, Le Théâtre des colonies, Paris, L’Harmattan, 1984.
4. Note du conservateur Ary Leblond lors de la création des séances de cinéma en 1937.
MQB, Arch. MFOM.
5. Discours de Louis Rollin, ministre des Colonies, lors de la réouverture du musée en
janvier 1935.
6. Dominique Taffin, « Le musée des Colonies et l’imaginaire colonial », in Nicolas Bancel,
Pascal Blanchard, Laurent Gervereau (dir.), Images et colonies, Paris, BDIC/Achac, 1993.
7. Interview de Ary Leblond par Ali Héritier, L’Intermédiaire forain, 27 juillet 1935.
8. Voir Catherine Bouché, « Un visage de l’exotisme au XXe siècle : du musée des Colonies au
musée de la France d’outre-mer 1931-1960 », in L’Exotisme au quotidien, Charleroi, musée
des Beaux-Arts, 1987.
9. Maurice de Waleffe, « Demain commenceront les fêtes du tricentenaire des Antilles
françaises », Paris-Midi, avril 1935.
10. Note de M. Lucain à Morlet, chef de la section d’art et d’histoire. Arch. Nat, 950514,
carton 8.
11. M. Lucain, « France-Outre-mer », Le Monde colonial illustré, 1952.
12. Arch. Nat., versement 950514, c.8. Souligné dans le texte.
13. Lettre à Châtelain, directeur des musées de France, du 14 mars 1969, et réponse du 3 avril
1969, MQB, Arch. MAAO.
14. Dominique Taffin, « Du musée de la France d’outre-mer au Musée national des Arts
africains et océaniens (1960-1980) », in Emilia Vaillant, Germain Viatte (dir.), Le Musée et les
cultures du monde, Paris, les Cahiers de l’École nationale du patrimoine, no 5, 1999.
15. Voir Magali Frapier, Pierre Meauzé et l’élaboration de la section « arts africains » au
musée des Arts africains et océaniens, Paris, monographie de l’école du Louvre, 1996.
16. Jean Guiart, rapport d’activités au 15 février 1966, MQB, arch. MAAO.
17. Cécil Guitart (dir.), Du musée des Colonies au dialogue des cultures. Pour un projet de
service au MAAO (rapport), Paris, MAAO, 1992.
18. Maurice Godelier, « Créer de nouveaux musées des arts et civilisations à l’aube du
IIIe millénaire », in Emilia Vaillant, Germain Viatte (dir.), Le Musée et les cultures du monde,
op. cit.
Bumidom : principes égalitaristes
et pratiques de marginalisation
et d’exclusion
H. Adlai Murdoch

L’histoire des causes de la migration antillaise massive vers la France


métropolitaine est relativement peu connue, tout comme l’est l’étendue de
l’arrivée de la majeure partie de ce groupe directement en réponse à des
politiques publiques 1. En même temps, le résultat matériel de cette action
publique, qui a commencé il y a bien plus de cinquante ans, est aujourd’hui
clairement apparent dans la vie courante. Une attention à la démographie
française contemporaine montre qu’environ huit cent mille personnes
antillaises et d’ascendances antillaises vivent actuellement en France
métropolitaine.
Ce chiffre – qui inclut désormais quatre générations descendant des
premiers arrivants – est à relativiser, car il représente presque le double de
l’intégralité des populations de Guadeloupe et de Martinique (avec à peine
plus de quatre cent mille habitants chacune), dont 80 % réside à Paris –
ainsi connu dans certains quartiers comme la « troisième île ».
Cette trajectoire complexe représente un aspect clé du concept de « lieu
de mémoire » de Pierre Nora. Selon sa perspective, « la curiosité pour les
lieux où se cristallise et se réfugie la mémoire est liée à ce moment
particulier de notre histoire. Moment charnière, où la conscience de la
rupture avec le passé se confond avec le sentiment d’une mémoire
déchirée ; mais où le déchirement réveille encore assez de mémoire pour
que puisse se poser le problème de son incarnation. Le sentiment de la
continuité devient résiduel à des lieux 2 ». Une telle problématisation de la
récente histoire antillaise débute comme il se doit à la fin de la Seconde
Guerre mondiale et se poursuit avec une série d’événements étroitement
rapprochés dans le temps : l’inauguration de la période de croissance
économique des Trente Glorieuses en France (approximativement de 1946 à
1975) et la loi de départementalisation de mars 1946, qui a été au cœur du
lieu de mémoire autour duquel le phénomène du Bumidom peut être
compris dans son ensemble. D’autre part, à ce moment-là, les économies
coloniales subissaient une transformation rapide et grandissante.
Claude-Valentin Marie explique : « L’économie de plantation se meurt.
Déjà, les subventions de la France ouvrent aux békés la voie royale de leurs
nouveaux profits dans l’import-export […], ces déracinés de la plantation.
Ce sont eux qu’il convient d’éloigner en priorité des îles pour y préserver la
paix civile et assurer leur mutation économique. La gestion politique de
l’émigration antillaise trouve là son origine 3. » La nécessité de réagir face à
la pénurie de main-d’œuvre d’après guerre et de régulariser et stabiliser la
force de travail arrivée en France a donné lieu à la création de plusieurs
établissements publics. L’ordonnance du 2 novembre 1945 crée l’Office
national de l’immigration (ONI), chargé de « toutes les opérations de
recrutement et d’introduction en France de travailleurs originaires des
territoires d’outre-mer et des étrangers, du recrutement en France des
travailleurs de toutes nationalités pour l’étranger ».

Une force de travail : le paradoxe des DOM

La reconstruction d’après guerre a impliqué tous les secteurs de


l’économie française, et l’ONI a apporté un grand nombre de travailleurs
pour faire progresser la croissance économique dans les domaines tels que
l’agriculture, l’extraction minière, l’acier et le bâtiment. Bien que la
naissance du Bumidom n’ait été qu’un résultat, ou une conséquence de cette
politique, l’organisation n’est pas devenue un organisme d’État avant le
début de la Ve République. Il a été fondé par Michel Debré, le premier des
Premiers ministres de la Ve République sous la présidence de Charles de
Gaulle, à la suite d’une visite à la Réunion en 1959.
De façon significative, pour des raisons administratives, le Bumidom a
été placé sous l’égide du ministère des DOM-TOM et du ministère de
l’Économie et des Finances, et devait combiner plusieurs services,
notamment le regroupement familial, les renseignements et la formation
professionnelle. De manière générale, l’objectif du Bumidom était de
fournir une force de travail organisée et régulée par l’État. Les résultats de
ces moments migratoires étaient aussi bien transgressifs que transformatifs.
Alors que l’immigration d’après guerre en France était largement motivée
par une pénurie massive de main-d’œuvre, comme cela le fut dans le reste
de l’Europe, le paradoxe des DOM (départements d’outre-mer) est que leurs
populations n’étaient pas constituées d’étrangers recherchant à entrer sur le
territoire, mais de citoyens passant de la périphérie au centre de l’État-
nation. Entre sa création et sa dissolution finale en décembre 1981, le
Bumidom a organisé l’arrivée de soixante-dix mille six cent quinze
personnes en métropole, un chiffre qui représente 44,7 % des cent
cinquante-sept mille migrants qui se sont installés en France pendant cette
période.
L’émigration vers la métropole – et ses corollaires sociaux, culturels et
linguistiques, ainsi que la transformation socioéconomique des DOM – a
probablement été la conséquence la plus marquante de 1946. Des
programmes de recrutement direct ont été établis, avec des examens
d’entrée suivis d’une période de formation en France, tandis que l’anxiété
du déplacement a été atténuée par l’organisation à grande échelle de la
vente de billets Air France à prix réduits pour ces migrants souhaitant
retourner chez eux pour les vacances. En effet, comme Alain Anselin le
remarque, le volume de la migration départementale, tout comme sa
distribution dans des secteurs spécifiques de l’économie française, étaient
une affaire d’organisation gouvernementale, visant « le bâtiment, la
métallurgie, le secteur des soins (vers lequel les émigrants hommes étaient
dirigés), les hôpitaux, les organisations nationales, et l’entretien
domestique (vers lequel les femmes émigrantes étaient dirigées) 4 ».
De plus, de nombreuses analyses se rejoignent sur le fait que l’objectif
général du Bumidom était double. Son mouvement structuré de personnes
ne devait pas seulement contribuer à la relance de l’économie française en
cours, mais aussi à réduire les conditions urgentes du chômage dans les
quatre vieilles colonies de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Guyane et
de la Réunion devenues des départements d’outre-mer immédiatement
après la fin de la guerre. Faisant de tous les habitants des DOM des citoyens
français, la départementalisation a facilité ce transfert de population
planifié, transformant ainsi ce déplacement en une affaire de mouvement
interne d’individus d’une partie de la France à une autre, presque
équivalente à un voyage de Rouen à Strasbourg. Malgré cela, comme
Stéphanie N. Condon et Philip E. Ogden l’affirment, bien que « ces
nouveaux arrivants soient français, ne soient pas considérés par l’État et
ses institutions comme des “immigrants” ou des “étrangers”, et aient été
largement ignorés par les universitaires et les commentaires populaires sur
l’immigration, [cela] n’empêche pas le fait qu’ils soient des immigrants 5 ».
Cette difficulté résume l’un des paradoxes centraux occasionnés par la
création et le travail du Bumidom.
Entre son début en avril 1963 et sa dissolution dix-huit ans plus tard, le
Bumidom a apporté plus de 60 000 migrants de Guadeloupe, Martinique et
de la Réunion en France, provoquant ainsi une transformation radicale de la
métropole et de la périphérie, comme Alain Anselin l’indique : « En vingt
ans, de 1962 à 1982, la population antillaise en France a quintuplé 6. » La
plupart de ces arrivants cherchaient à échapper à la montée du chômage
dans leurs propres territoires. Bien moins exposée aux problèmes de
surpopulation et de chômage que les autres DOM du fait de sa taille
importante, la Guyane n’a pas contribué de façon conséquente aux
transferts de population du Bumidom.
Étant donné la double impulsion de montée de chômage dans les DOM
et de pénurie de main-d’œuvre en Europe, près de 5 000 travailleurs par an
sont arrivés en métropole au cours des vingt années d’existence du
Bumidom. Plus précisément, il s’agissait de 16 562 migrants de
Guadeloupe, 16 580 migrants de Martinique, et 37 473 migrants de la
Réunion, ce dernier territoire ayant donc fourni plus de la moitié du total
des arrivants. Au vu de l’évolution rapide des besoins en main-d’œuvre et
des perspectives publiques, l’organisme a été finalement dissous en 1981
par le nouveau gouvernement socialiste, remplacé par l’ANT, ou l’Agence
nationale pour l’insertion et la promotion des travailleurs d’outre-mer, créée
en 1983.

Appartenance et altérité

Cette communauté naissante a traversé de nombreuses épreuves, l’une


des principales étant de s’ajuster au statut de minorité. De tels groupes sont
forcés d’osciller entre l’appartenance et l’altérité, mettant en doute le
paradigme culturel français de l’assimilation et la conformité qu’il exige.
Comme David Beriss l’écrit, « l’assimilation a été promise aux
immigrants […] à la condition d’abandonner leur attachement public à
leurs cultures d’origine 7 ». Ironiquement, c’est à travers leur différence
culturelle et linguistique que ces migrants affirmeraient leur singularité
culturelle, construiraient des groupes communautaires caribéens en
métropole et exposeraient les limites raciales implicites de l’idéal français
de l’assimilation. Ainsi que David Beriss le démontre : « En tant que
citoyens français, les Antillais sont des insiders culturels, mais en tant que
groupe postcolonial à la peau noire, ils sont visiblement marqués comme
outsiders 8. » Partie intégrante de ce processus, l’expérience de nombreux
Antillais validait la maxime d’Édouard Glissant disant que c’est en France
métropolitaine que les Antillais étaient confrontés à leur propre antillanité
pour la première fois. Ainsi, la reconnaissance de leur exclusion raciale
émerge ici en réponse aux questions d’assimilation et d’intégration qui sont
particulières de diverses manières. Selon David Beriss, « En France […] ils
ont dû inventer une identité antillaise qui n’avait jamais existé dans les îles.
[…] [A]fin d’être reconnus comme culturellement singuliers, les Antillais
eurent recours à l’art, à la politique sociale, et à la religion pour construire
leur identité qui était manifestement française dans la forme mais
caribéenne dans le fond 9 ». Ces actes de contestation démontrent l’un des
paradoxes clé de cette liaison franco-caribéenne entre « départementalité »
et citoyenneté, qui relève ironiquement de leur sujétion à une logique
réductrice les marquant comme outsiders. La valorisation de leur langue et
de leur culture vise à renverser cette perception marginalisante.
D’une manière générale, la plupart des analyses portant sur l’impact du
Bumidom s’intéressent aux conséquences démographiques qu’ont eues ces
déplacements de personnes au sein de l’Hexagone et dans les DOM eux-
mêmes. Certains travaux mettent par exemple en avant la hausse de la
moyenne d’âge dans les DOM, qui est aujourd’hui la plus élevée parmi les
départements français. De même, au cours de la cinquantaine d’années qui
ont suivi l’inauguration du Bumidom, la composition ethnique et culturelle
de la France a été radicalement transformée. Il en résulte, comme je l’ai
souligné ailleurs, que « ces citoyens migrants antillais français, affublés de
stéréotypes, victimes d’une exclusion et d’une stigmatisation grandissantes
qui se perpétraient au travers d’un processus d’altérisation, sont allés
chercher refuge dans l’espace du familier. Du fait de la concentration des
arrivants dans les parcs de logements sociaux des banlieues nord et est de
Paris – Aulnay-sous-Bois, Maisons-Alfort, Garges-lès-Gonesse – des
majorités ethniques et numériques issues des îles françaises des Caraïbes
se sont assez rapidement recomposées sous la forme de communautés
microcosmiques disséminées dans le paysage métropolitain, leurs modèles
et pratiques culturels spécifiques – discours, nourriture, musique –
(re)créolisant lentement mais inexorablement – selon l’usage géopolitique
du terme par Édouard Glissant – leur environnement immédiat ainsi que les
modèles culturels de la métropole dans son ensemble 10 ».
La présence de cette diaspora domienne hétérogène représente
aujourd’hui plus d’un pour cent de la population française totale et continue
à transformer la composition culturelle et ethnographique de l’Hexagone
par la pénétration toujours croissante de la littérature, de la musique, des
stations de radio, de la nourriture, des restaurants et des films antillais dans
la culture française dominante. Mais si les effets du Bumidom dans les
structures démographiques et le champ du travail sont bien connus, l’aspect
sans doute le plus scandaleux de son histoire a relativement tardé à être
médiatisé. Lorsque Michel Debré, principal promoteur du Bumidom, perd
son poste de Premier ministre en 1962, il s’installe à la Réunion en
avril 1963 et est élu député de Saint-Denis en mai de la même année, poste
qu’il occupera jusqu’en 1988. Dans le cadre de la politique économique
qu’il met en œuvre, fondée sur l’implantation et la diffusion de l’idée que
les Réunionnais, en ayant trop d’enfants, sont les principaux responsables
du sous-développement de leur île, mille six cent trente enfants réunionnais
sont déportés en France entre 1968 et 1982 et placés notamment dans les
départements de la Creuse et du Tarn.
Ce transfert de population, effectué sous l’égide directe du Bumidom,
avait pour but de résorber la surpopulation et le chômage (qui avoisinait
alors les 40 % à la Réunion) qui sévissaient à la périphérie du territoire
français, tout en renforçant une région de France en déclin démographique.
Des parents ont été contraints d’abandonner tous leurs droits sur leurs
enfants – connus aujourd’hui sous le nom d’« enfants de la Creuse » – qui
ont été nommés pupilles de l’État et placés dans des foyers, proposés à
l’adoption, mis dans des couvents ou simplement offerts comme main-
d’œuvre dans soixante départements.
Anny-Dominique Curtius explique succinctement le raisonnement qui
sous-tend le projet de Michel Debré : « Il faut souligner que l’objectif de
Debré via le Bumidom est de fournir une main-d’œuvre bon marché à
l’économie française, d’enrayer les crises sociales aux Antilles et à la
Réunion et d’étouffer les révoltes politiques […]. Il faut souligner que pour
Debré, les Antilles, la Guyane et la Réunion sont la France, et de ce fait, la
distance géographique, les spécificités culturelles et ethniques ne doivent en
aucun cas créer un écart entre la République et ses colonies. À cet égard,
on lui reproche d’avoir voulu étouffer la culture réunionnaise, notamment
le maloya, qui constituait selon lui un espace culturel dangereux apte à
susciter des sympathies indépendantistes 11. »

Emplois et stéréotypes

Une fois arrivés en France, les domiens se sont vu proposer des emplois
peu qualifiés, et le Bumidom a même établi un contrat de travail qui
interdisait aux travailleurs de quitter l’emploi qui leur était attribué pendant
un an, tandis que l’obtention d’un logement décent, pourtant une vraie
gageure, a été largement laissée aux bons soins des migrants eux-mêmes.
Voilà l’un des « effets Bumidom » les plus frappants : il faut prendre la
mesure de la façon dont l’agence a activement orienté ces nouveaux
arrivants vers des catégories d’emploi spécifiques et indéniablement
stéréotypées. Elle a clairement mis en avant des types d’emploi pour
lesquels elles jugeaient les Noirs plus adaptés. Félix Germain a décrit la
manière dont les femmes ont été particulièrement ciblée par cette pratique :
« La plupart des fonctionnaires du Bumidom orientaient les migrants vers
des emplois potentiels, et ils avaient tendance à penser que le travail
domestique était le plus approprié pour les Antillaises. Affirmant que
l’industrie domestique parisienne était en “crise”, le Bumidom estimait que
les Antillaises pouvaient parfaitement se substituer aux Portugaises et aux
Espagnoles qui désertaient de plus en plus ces emplois mal payés. Ainsi,
agissant comme une agence de placement, le Bumidom sélectionnait les
femmes pour les placer dans des foyers français à la recherche de
personnel de maison 12. »
Il n’est pas difficile de percevoir ici à quoi fait écho la manière dont le
Bumidom a dirigé ces travailleuses vers les emplois domestiques : elle
s’inscrit dans l’historicité négative à laquelle les Noirs ont longtemps été
assujettis. Félix Germain poursuit son analyse ainsi : « Si l’offre d’un
emploi “correct et stable” assorti d’une prime de logement semblait
excellente aux responsables du Bumidom, elle constituait une régression
pour les femmes antillaises. Les femmes assimilaient la migration à
l’ascension sociale et avaient l’intention de rester à l’écart de ce type de
travail, que leurs mères, leurs grands-mères et leurs tantes avaient souvent
effectué pour les mulâtres et les békés (créoles blancs) privilégiés des
îles 13. » Ainsi, que l’État se soit entêté dans cette pratique souligne de
manière éloquente comment une interprétation racialisante et des
stéréotypes hérités de l’époque coloniale ont été perpétués de sorte à
maintenir une certaine perception des anciens colonisés, et ce malgré
l’avènement de la départementalisation.
La politique migratoire du Bumidom se donnait pour objectif
l’installation définitive des jeunes Antillais et Antillaises de part et d’autre
de l’Hexagone, l’agence allant jusqu’à leur écrire pour les dissuader de
tenter de s’installer à Paris. Mais la capitale et sa périphérie, qui ne
manquent pas d’attraits, les ont irrésistiblement attirés pour un certain
nombre de raisons. Un marché du travail en pleine expansion et le
soulagement d’échapper au racisme provincial n’en étaient pas des
moindres. L’orientation des migrants antillais, en particulier des femmes,
vers des emplois d’infirmières financés par l’État – un nombre relativement
important d’hôpitaux avaient été construits dans les années 1960 et 1970 –
et vers l’emploi domestique s’est instituée par la création en mars 1965
d’une école professionnelle pour les femmes migrantes antillaises dans le
village de Crouy-sur-Ourcq, à environ deux heures de Paris. On ne saurait,
par conséquent, minimiser ni sous-estimer la place prépondérante occupée
par les femmes antillaises dans ce déplacement de population. Alain
Anselin a souligné à juste titre « l’importance de l’émigration féminine
dans la diaspora : sans elle, la communauté antillaise en France n’aurait
jamais existé. Il n’y aurait pas eu de troisième île 14 ». Mais nombre de
celles qui avaient choisi d’aller en France ont déploré avoir été dirigées
systématiquement vers les emplois subalternes et orientés vers les métiers
du service. En bref, ces exigences domestiques et la rigueur qui les sous-
tendait n’ont pas seulement piégé les étudiantes dans des structures
domestiques de service auxquelles elles avaient tenté d’échapper, elles ont
aussi été des outils de renforcement des formes de la différenciation et de
l’exclusion qui ont défini le vécu des domien(ne)s en France.
Mentionnons enfin un dernier élément particulièrement essentiel.
Antoine Léonard-Maestrati, réalisateur métropolitain, et Michel Reinette,
journaliste guadeloupéen, ont produit ensemble un documentaire intitulé
L’avenir est ailleurs, sorti en 2007, qui porte un regard nouveau sur le
Bumidom et ses conséquences 15. Anny-Dominique Curtius a pris note des
réussites de cette enquête documentaire : « L’Avenir donne d’ailleurs aussi
la parole à plusieurs générations d’Antillais qui ont été pétris par le
Bumidom, celle des Antillais qui sont partis travailler en France, puis celle
de leurs enfants nés aux Antilles avant le départ des parents pour la
France, [et] les enfants […] d’une autre génération […] nés en France et
souvent affublés de lourdes étiquettes fort significatives telles que
négropolitains ou negzagonaux. Si ces termes semblent évoquer une
certaine coalescence entre communautés antillaises et métropolitaines, ils
semblent aussi suggérer un dénigrement des communautés du Bumidom
[…]. Le documentaire décrypte les malaises qui découlent de ces
déplacements et des problématiques identitaires qu’ils génèrent. La
perception de soi, la mise en scène de soi, le silence, l’invisibilité, la
visibilité, la honte, l’injustice, mais aussi l’opportunité, l’épanouissement
personnel et professionnel, la construction d’un avenir sont les divers
positionnements qui jaillissent constamment de ces témoignages 16. »
Pour conclure, il faut interroger la trajectoire effectuée depuis les
principes égalitaristes supputés par les statuts départementaux votés en
1946, qui, rencontrant les multiples effets qu’ont exercés du centre à la
périphérie les agences étatiques telles que l’ONI et le Bumidom dans les
années 1950 et 1960, a abouti à la consolidation de modèles et de pratiques
de marginalisation et d’exclusion. En témoigne l’émergence de nombreuses
associations culturelles activistes qui marquent aujourd’hui le paysage
métropolitain franco-antillais. Cette trajectoire trahit un modèle empreint
d’un ostracisme racialisant qui jure avec le principe d’intégration énoncé
par la France. L’affirmation diasporique d’une spécificité et d’une
différence culturelles des Antillais est donc un indicateur essentiel : elle
manifeste une réponse insistante à la promesse d’acceptation égalitaire que
la France fait à ses divers administrés ou ressortissants, cette histoire dénote
la soumission à une autorité souveraine. En d’autres termes, la contestation
active du statut d’étranger met au jour les formes continues de contrôle de
l’immigration en France et le rétrécissement des contours de la nation.

1. Ce texte, traduit en collaboration avec Samuel Lamontagne, est issu de l’article


« Bumidom » de H. Adlai Murdoch dans l’ouvrage d’Étienne Achille, Charles Forsdick, Lydie
Moudileno (dir.), Postcolonial Realms of Memory : Sites and Symbols of Modern France,
Liverpool, Liverpool University Press, 2020.
2. Pierre Nora, « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », in Pierre Nora
(dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997.
3. Claude-Valentin Marie, « Les Antillais en France : une nouvelle donne », Revue Hommes et
Migrations, no 1337, 2002.
4. Alain Anselin, « West Indians in France », in Richard D. E. Burton, Fred Reno (dir.),
French and West Indian : Martinique, Guadeloupe and French Guiana Today, Londres,
Macmillan Caribbean, 1995.
5. Stéphanie A. Condon, Philip E. Ogden, « Emigration from the French Caribbean : The
Origins of an Organized Migration », International Journal of Urban and Regional Research,
volume 15, no 4, 1991.
6. Alain Anselin, L’Émigration antillaise en France. La troisième île, Paris, Karthala, 1990.
7. David Beriss, Black Skins, French Voices : Caribbean Ethnicity and Activism in Urban
France, Boulder, Colorado, Westview Press, 2004.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. H. Adlai Murdoch, Creolizing the Metropole: Migrant Caribbean Identities in Literature
and Film, Bloomington, Indiana University Press, 2012.
11. Anny-Dominique Curtius, « Utopies du Bumidom : Construire l’avenir dans un “là-bas”
postcontact », French Forum, volume 35, no 2-3, 2010.
12. Félix Germain, « Jezebels and Victims : Antillean Women in Postwar France, 1946-
1974 », French Historical Studies, volume 33, no 3, 2010.
13. Ibid.
14. Alain Anselin, L’Émigration antillaise en France, op. cit.
15. Antoine Léonard-Maestrati, Michel Reinette, L’avenir est ailleurs, Cinéma Public Films,
2007.
16. Anny-Dominique Curtius, op. cit.
L’impossible révision de l’histoire
de France face au passé colonial
Suzanne Citron

Dans un livre collectif paru en 2005, La Fracture coloniale 1, étaient


rappelés les effets de notre « récit national » dans les résistances françaises
à la reconnaissance de l’altérité. Le débat provoqué par la loi du 23 février
2005 mentionnant le rôle positif de la colonisation française a assuré un
retentissement médiatique aux problèmes posés par le récit national, ses
dits, ses non-dits et sa transmission : le tohu-bohu mémoriel et les agitations
historiennes ainsi suscités aboutiront-ils enfin à la relecture de notre passé ?
Au lendemain de la guerre d’Algérie, des mouvements pédagogiques se
développent sous l’influence d’une génération de responsables et
d’enseignants qui ont vécu l’Occupation, la Libération, les combats
anticoloniaux, et qui portent un regard critique sur l’organisation de l’école
et de ses savoirs. Ainsi, au colloque national d’Amiens de 1968,
aujourd’hui totalement oublié, l’objectif éducatif consistant à « accepter
l’autre en tant qu’autre » est formulé, de même qu’est affirmée l’idée selon
laquelle la crise dont souffre la formation des jeunes est devenue une « crise
de la nation 2 ». Dans la foulée de Mai 68, l’altérité culturelle est
revendiquée, par exemple, par le Breton Morvan Lebesque : « Dès qu’un
Breton réclame pour son pays la plus timide reconnaissance culturelle, ne
réplique-t-on pas que ce serait un retour au tribalisme, expression
spécifiquement colonialiste assimilant à des peuples barbares un pays qui
fut structuré, civilisé – un pays pour tout dire historique 3 » ? Il s’indignait
du fait que, « lobotomisés par l’Histoire officielle, des millions de petits
Bretons, Basques, Occitans, Catalans – et pour un temps Africains,
Algériens, Indochinois – ont été transformés en autant d’enfants adoptés
prenant en bloc Clovis pour leur aïeul et Jeanne d’Arc pour leur grande
sœur […]. Mes ancêtres n’étaient pas vos Gaulois ; mais on m’a fait naître
de Vercingétorix, pleurer sur Alésia ; et à partir de là, de parentés fictives
en parentés fictives, de Mérovingiens en Carolingiens, et de Capétiens en
Valois […]. J’ai patiemment ânonné une généalogie qui n’était pas la
mienne 4 ». À la même époque, Robert Lafont poursuit ce combat pour un
véritable régionalisme et publie avec André Armengaud une Histoire
d’Occitanie, jamais rééditée après épuisement. L’impérialisme linguistique
de la Révolution est également mis au jour par la publication commentée du
rapport de l’abbé Grégoire sur la Révolution française et les patois 5. Au
Forum histoire, nébuleuse de débats organisés par des enseignants de
l’université Paris 7, la crise de « l’histoire à l’école » et les effets de la
guerre d’Algérie sont abordés.
Mais, dans les décennies suivantes, le problème d’un colonialisme
consubstantiel à l’histoire de France – et donc partie prenante de la
construction de cette histoire – n’a jamais été pris en considération par les
instances politiques, de droite comme de gauche, ni par la corporation
historienne dans ses divers lieux de pouvoir, jusque et y compris dans les
réseaux qui se sont réclamés de la « nouvelle histoire ».

Société nouvelle, sacro-saint récit national

Pourtant, dans ces années-là, la société ne cesse de changer, suscitant les


interrogations sur son présent et son devenir. L’installation dramatique des
pieds-noirs et des familles de harkis sur le sol métropolitain, l’immigration
de Maghrébins, d’Africains, d’Antillais entraînent une visibilité nouvelle
des différences ethniques et culturelles. Avec le regroupement familial, le
poids grandissant d’une génération d’enfants nés en France se fait sentir,
symbolisée par le mot nouveau de « beurs ». L’été 1981 retentit du choc des
rodéos et des voitures incendiées dans des ZUP délabrées comme les
Minguettes de la banlieue lyonnaise.
D’un côté, la montée de réactions xénophobes se voit attestée par les
succès électoraux du Front national, qui culminent en 1984. De l’autre côté,
les mouvements antiracistes traditionnels, SOS Racisme nouvellement
apparu dans les lycées, la Ligue de l’enseignement, débattent de la nouvelle
diversité de la société française et de la redéfinition d’une laïcité
interculturelle. Des sociologues, des politologues vont, dans les années
1990, explorer la France raciste, la France des étrangers, questionner le
multiculturalisme. Mais l’histoire ? Le sacro-saint récit national sur lequel
surfe opportunément le discours du Front national – Français de souche,
ancêtres gaulois, Charles Martel, les croisades… – résiste à l’examen
critique.
Cependant, les contradictions flagrantes entre le maintien d’une histoire
« mythologique », illustrée par des manuels qui continuaient de s’inspirer
du Petit Lavisse de la IIIe République, et une réalité sociale en pleine
évolution 6 avaient, dès 1969, conduit à la décision ministérielle d’insérer, à
l’école primaire, l’histoire dans un ensemble d’« activités d’éveil », au
grand dam de l’Association des professeurs d’histoire et d’universitaires de
haut rang. Dans Le Figaro magazine du 20 octobre 1979, Alain Decaux
avertissait : « On n’apprend plus l’histoire à vos enfants », les autres
journaux emboîtant le pas et s’alarmant du « sabotage de l’enseignement de
l’histoire ». Une table ronde, à l’initiative de la revue Historia, réunissait
aux côtés du président de l’Association des professeurs d’histoire des
responsables politiques, qui s’indignaient avec Michel Debré et Jean-Pierre
Chevènement de l’oubli de la nation et de son histoire. Le 31 août 1982, le
président François Mitterrand se déclarait « scandalisé et angoissé par les
carences de l’enseignement de l’histoire qui conduisent à la perte de la
mémoire collective des nouvelles générations ». Paroles interprétées
aussitôt, dans les sphères politiques et médiatiques, comme visant à la
défense du récit scolaire traditionnel et de l’identité nationale.
Des actions suivirent, comme le rapport du professeur René Girault en
septembre 1983 ou encore le Colloque national sur l’enseignement de
l’histoire tenu à Montpellier en janvier 1984 7, sous le patronage d’Alain
Savary et la présidence du médiéviste Jacques Le Goff. Le rapport Girault
invitait à la connaissance des « grandes pages nationales » dans leur
découpage le plus classique. Mais le colloque ouvrait quant à lui, avec
Michelle Perrot et Mona Ozouf, des pistes nouvelles. Jean Devisse,
professeur d’histoire de l’Afrique à l’université Paris 1, y affirmait que
l’étude de « l’histoire des autres conduit très rapidement à la mise en
question radicale de ce que l’on a appris ». Il attribuait à cette « histoire
des autres » des vertus essentielles pour l’histoire nationale : « Elle lui
impose réflexion sur tous les plans et remet en cause ses conforts. » Mais ni
la classe politique, ni les décideurs de l’Éducation nationale, ni les grands
médias ne retinrent ces invites.
Six mois plus tard, Jean-Pierre Chevènement, nouveau ministre de
l’Éducation nationale, exaltait les vertus de l’histoire nationale et enterrait,
comme son successeur François Bayrou, l’intéressant rapport que Jacques
Berque lui avait remis sur L’immigration à l’école de la République. À
l’automne 1989, lors de la première affaire du voile, celle de Creil, cinq
intellectuels médiatiques – Alain Finkielkraut, Catherine Kintzler, Élisabeth
Badinter, Régis Debray, Élisabeth de Fontenay – lançaient à la une du
Nouvel Observateur un appel contre la destruction de l’école et de la
République et contre le « Munich de l’école républicaine ». Leurs certitudes
dogmatiques amorçaient un tournant idéologique qui cautionnerait
davantage encore l’imagerie traditionnelle de l’« histoire républicaine ».
Les silences de l’histoire nouvelle

La révision du récit national n’a jamais été inscrite non plus au


programme de la « nouvelle histoire » dans les années de sa domination.
L’ouvrage Faire de l’histoire, en trois volumes – Nouveaux Problèmes,
Nouvelles Approches, Nouveaux Objets –, sous la direction de Jacques Le
Goff et de Pierre Nora, rassemblait une pléiade de collaborateurs
prestigieux, d’horizons et de spécialités divers. Les deux concepteurs
affirmaient leur ambition d’illustrer et de promouvoir un nouveau type
d’histoire se réclamant sans orthodoxie de Marc Bloch, Lucien Febvre et
Fernand Braudel, et qui se donnait pour mission d’« éclairer l’histoire à
faire ». Jacques le Goff, dans son dictionnaire de La Nouvelle Histoire,
assurait que ce courant, véritable « coupure épistémologique »,
bouleverserait « non seulement le domaine traditionnel de l’histoire, mais
aussi celui des nouvelles sciences humaines (ou sociales) et même sans
doute tout le champ du savoir 8 ».
Or, quand paraît Faire de l’histoire, le pays sort de presque trente
années de guerres coloniales. Deux contributions y soulèvent des
interrogations sur ce que nous appelons aujourd’hui le « postcolonial ».
Henri Moniot, à propos de « L’histoire des peuples sans histoire », écrivait
en effet : « La modification profonde des rapports entre colonisateurs et
colonisés a secoué les stéréotypes naguère adéquats. [Pour saisir] les
tendances qui se dessinaient avant que l’Occident les détourne, la portée de
l’époque coloniale, les continuités profondes et les vraies ruptures […], il
faut confronter constamment les époques contemporaines, coloniale et
précoloniale. »
Nathan Wachtel, de son côté, soulignait que les études jusque-là fondées
sur l’idée d’une suprématie de la culture européenne devaient admettre que
« l’acculturation ne se réduit pas à un cheminement unique, au simple
passage de la culture indigène à la culture occidentale », mais qu’il s’agit
d’un « phénomène global, qui engage toute la société ». Il émettait le
souhait d’un avenir où l’on pourrait « généraliser la notion d’acculturation
au-delà du domaine où elle a pris naissance 9 ».
Mais ni les « nouvelles approches » ni surtout le pot-pourri des
« nouveaux objets » (le climat, le corps, la cuisine, le film, la fête…) qu’a
mis en place la « nouvelle histoire » ne répondaient aux anticipations des
deux chercheurs, en dépit de quelques allusions qui pouvaient y faire
écho 10. François Dosse a pour sa part démonté le projet d’« une véritable
déconstruction de l’histoire » : la recomposition de fragments du réel se
substitue à l’histoire d’un réel global et l’homme n’est plus considéré
comme sujet de l’histoire 11. Jean Boutier et Dominique Julia, dans ce qu’ils
appellent « le moment Faire de l’histoire », ont souligné quant à eux le
manque de cohérence entre les auteurs, certains attachés à l’idée d’une
histoire totale, d’autres en récusant la possibilité – prélude à un éclatement
de la discipline 12.

Blocages épistémologiques, réseau de pouvoirs


et bicentenaire

Dans quelle mesure cette nouvelle démarche qui cloisonne et fragmente


le réel en objets pour en extraire la « totalité » a-t-elle bridé le déchiffrage
de l’histoire vécue, occulté les défis postcoloniaux, écarté de l’investigation
historique l’émergence d’un nouveau multiculturalisme dans la société
française et évacué de ce fait les problèmes de relecture du passé ? Il faut
dire ici que l’histoire nouvelle a bénéficié du soutien d’un puissant réseau
institutionnel, éditorial, médiatique et amical, reliant l’École des hautes
études en sciences sociales – le cœur du réseau –, les éditions Gallimard et
Le Nouvel Observateur. Créée à partir de la sixième section de l’École
pratique des hautes études, dans le cadre de l’empire institutionnel bâti par
Fernand Braudel, l’EHESS acquiert en 1977 le statut privilégié de grand
établissement scientifique. En 1974, quand paraît Faire de l’histoire, Pierre
Nora est éditeur chez Gallimard depuis 1965. Il y a fondé la « Bibliothèque
des sciences humaines » en 1966, celle de l’histoire en 1970, et s’apprête à
y fonder Le Débat en 1980. Il est directeur d’études à l’EHESS depuis
1977. Autant de structures et de relais qui ont étouffé tout potentiel
d’historiographies alternatives.
Dans la décennie suivante, le débat historiographique se focalise en
partie autour de la Révolution. Des controverses idéologiques se greffent
alors sur les présupposés épistémologiques. Durant quelques mois, le
bicentenaire assure une exceptionnelle aura médiatique à François Furet.
L’historien américain Steven L. Kaplan a consacré un chapitre au « roi de la
Révolution ». Il y évoque l’itinéraire universitaire, idéologique, intellectuel
et journalistique de François Furet : successeur de Jacques Le Goff à la
sixième section, président de l’EHESS de 1977 à 1985, administrateur de
l’institut Raymond-Aron, cofondateur de la fondation Saint-Simon, membre
de l’équipe rédactionnelle du Nouvel Observateur. Autour de François
Furet, c’est une galaxie qui gravite, dans laquelle se retrouvent, outre la
fidèle et discrète Mona Ozouf, des collaborateurs intimes, des alliés venus
d’autres sphères éditoriales, sans compter les nombreux participants aux
ouvrages collectifs.
Le Dictionnaire critique de la Révolution française est l’aboutissement
du cheminement qui a conduit François Furet, après le coup d’éclat de
Penser la Révolution française, à se définir comme l’instaurateur d’un
courant d’« histoire conceptuelle ». La domination de cette nouvelle
historiographie est attestée par le triomphe du Dictionnaire et par les 80 000
exemplaires vendus en deux mois de La Révolution. De Turgot à Jules
Ferry, 1770-1880, dans la luxueuse collection « Histoire de France » chez
Hachette. Succès qui atteste d’ailleurs le nouveau rapport entre histoire et
marché éditorial 13.
Or cette Révolution sur la longue durée mentionnait comme au passage
l’« esclavage » (trois occurrences), mais ignorait « colonisation » et
« traite » – les trois mots étant absents de la liste alphabétique des articles
du Dictionnaire. La révolte de Saint-Domingue ne fait pas partie des
« Événements ». Léger-Félicité Sonthonax, Toussaint Louverture ne
figuraient pas dans l’index général des noms propres, qui comportait
pourtant nombre d’illustres inconnus. Dans l’index thématique, « colonies »
renvoyait au seul Antoine Barnave, « esclavage » à Nicolas de Condorcet…
Mais la « Révolution américaine », incluse dans le chapitre « Idées », ne
soufflait mot des Antilles. Ces omissions étaient si choquantes que, dans
l’avertissement au lecteur des quatre volumes de la réédition en poche de
1992, François Furet reconnaissait que le « Dictionnaire était resté muet sur
les répercussions de la Révolution outre-mer ». D’où l’ajout, dans le
chapitre « Événements », de treize pages sur « La Révolution à Saint-
Domingue », rédigées par Massimiliano Santoro, un universitaire italien.
Dans sa bibliographie figurent plusieurs textes antérieurs à l’édition de
1988, dont un texte d’Aimé Césaire de 1981, ainsi que La Révolution
française et la fin des colonies, d’Yves Benot, parue à La Découverte en
1988.
Absents de ces ouvrages au poids éditorial et médiatique écrasant, les
questions coloniales, les problèmes de la multiculturalité, la déconstruction
des mythes nationaux ont pourtant été évoqués durant le bicentenaire, mais
dans des enceintes bien moins parisiennes et bien plus confidentielles 14.

Les lieux de mémoire, vraie ou fausse révolution ?

Les Lieux de mémoire 15, de Pierre Nora, ont été célébrés eux aussi
comme une véritable révolution historiographique. Jacques Le Goff écrivait
à ce propos dans le dossier du Monde du 5 février 1993 : « Ce n’est pas une
histoire de la France actuelle ; mais c’est l’histoire dont la France actuelle
a besoin. » Pour Lucien Febvre, l’histoire devait être « une réponse à des
questions que l’homme d’aujourd’hui se pose nécessairement », un moyen
pour les contemporains « de mieux comprendre les drames » dont ils sont
les acteurs et les spectateurs 16. Mais Les Lieux de mémoire ont-ils apporté
une réponse à la quête d’une histoire qui permettrait aux Français
d’aujourd’hui d’assumer la diversité de leurs origines ?
Les Lieux de mémoire sont un assemblage de textes savants, disparates,
répartis par thèmes. Le lecteur qui veut enrichir une culture historique déjà
avancée y picore une abondante nourriture, chaque contribution pouvant
être lue comme un bijou d’érudition. Mais certains approfondissements –
les « Mots », la « Coupole », la « Khâgne », les « Modèles », les « Grands
Corps », les « Singularités », la « Galanterie »… – ne parlent qu’à une élite
restreinte, homogène et privilégiée. Par les entrées ou les clôtures des
volumes, le maître d’œuvre donne le sens. Deux lignes se dessinent et
s’entrecroisent dans son propos. La première est celle du chantre de la
nouvelle histoire : l’historien démiurge qui, derrière l’arbitraire de l’objet,
retrouve le tout de l’histoire, cohabite avec le dilettante qui, indifférent à la
demande sociale, revendique « une histoire en miettes, éclectique, dilatée
vers des curiosités auxquelles il ne faut pas se refuser 17 ». La seconde ligne
est celle du dépositaire de l’héritage, qui entérine le récit national en
contournant sans les déconstruire les événements « fondateurs ».
La naissance intellectuelle des Lieux de mémoire, dans le séminaire de
Pierre Nora entre 1978 et 1981, a significativement coïncidé avec les
années où la thèse du « sabotage » de l’histoire était en vogue. Ainsi
l’auteur commence-t-il par évoquer la « disparition rapide de notre
mémoire nationale ». Développant sa problématique – « Entre Mémoire et
Histoire » –, il décrète la « fin de l’histoire-mémoire ». L’association
volontairement paradoxale des deux mots n’est jamais complètement
élucidée. Pierre Nora assure même que « loin d’être synonymes […] tout les
oppose, l’histoire est délégitimation du passé vécu » (toutes les citations à
suivre sont extraites de ses trois volumes sur les Lieux de mémoire). La
distinction entre les deux notions reste dans le flou et la longue dissertation
sur la « mémoire saisie par l’histoire » ne l’éclaire pas davantage. Cette
ambiguïté traverse tout l’ouvrage, donnant peut-être la clé de son succès.
L’« histoire-mémoire » désigne le récit national fabriqué par la
IIIe République. « Il y eut un temps où, à travers l’histoire et autour de la
nation, une tradition de mémoire avait paru trouver sa cristallisation dans
la synthèse de la IIIe République », écrit Pierre Nora : façon curieuse de (ne
pas) rappeler l’imposition de cette histoire comme mémoire collective par
l’école. L’arrachement de l’histoire à la mémoire, dit-il, serait l’éveil
d’« une conscience historiographique ». Mais dans les cinq chapitres de La
Nation consacrés à l’« historiographie » (dont « Francs et Gaulois » sont
arbitrairement exclus pour figurer dans Les France), les différentes strates
de l’« histoire-mémoire » ne sont pas saisies dans les modalités de leur
agencement en récit national : adjonction d’un peuple gaulois originel en
amont de l’historiographie royale des « trois dynasties », célébration des
Capétiens comme rassembleurs du territoire sacralisé par la Révolution.
De surcroît, certains auteurs cautionnent implicitement l’historiographie
sous-jacente aux textes qu’ils présentent en reprenant à leur compte la
confusion entre Francs et Français 18 qui permet d’enraciner la France dans
les temps les plus lointains. Si l’on apprend au passage qu’Augustin Thierry
cherchait à « déterminer le point précis où l’histoire de France succède à
l’histoire des rois francs », la question des origines est escamotée,
l’annonce de « mythes d’origine » à paraître dans le tome 3 ayant fait long
feu. L’identification au récit traditionnel trouve son point d’orgue dans le
choix des emblèmes clôturant Les France : le coq gaulois, Charlemagne, le
roi, l’État, Paris, le génie de la langue française… autant de non-réponses
aux quêtes mémorielles d’aujourd’hui.
Si, en habile jongleur de mots, Pierre Nora a pu passer pour l’inventeur
d’une nouvelle manière d’écrire l’histoire, lui-même ne s’est pas arraché de
cette « histoire-mémoire » dont il annonçait la fin. Sur Ernest Lavisse, il
conclut : « Il a fixé les images fortes et tendu, définitif, ce miroir où la
France n’a plus cessé de se reconnaître. » Dans le style de l’essentialisme
du XIXe siècle qui projette la nation dans un passé où elle n’existe pas, Pierre
Nora psalmodie : « Héritage ou projet, rêve ou réalité, célébrée ou maudite,
la Nation est là, c’est un donné […] la nation-tunique, la nation-nous, et
pour nous, Français sans début assignable. »
Lorsqu’il clôture son œuvre, Pierre Nora est désenchanté. La France
serait passée en moins de vingt ans « d’une conscience nationale unitaire à
une conscience de soi de type patrimonial ». Nouvelle « totalité » inventée
par l’historien démiurge ? Elle s’est en tout cas, semble-t-il, répercutée dans
les instructions officielles de l’Éducation nationale. Mais « peut-on
socialiser par l’inflexion patrimoniale ? » Au regard des enjeux de l’année
2005 et des débats depuis, en France, il est permis d’en douter 19.

1. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (dir.), La Fracture coloniale. La


société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.
2. Actes du colloque national d’Amiens de mars 1968, Pour une école nouvelle, Paris, Dunod,
1969.
3. Morvan Lebesque, Comment peut-on être breton ?, Paris, Seuil, 1970.
4. Ibid.
5. Robert Lafont, La Révolution régionaliste, Paris, Gallimard, 1967 ; Robert Lafont,
Décoloniser la France, Paris, Gallimard, 1971 ; Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques
Revel, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois, Paris, Gallimard,
1975.
6. Claude Billard, Pierre Guibert, Histoire mythologique des Français, Paris, Galilée, 1976 ;
Suzanne Citron, Le Mythe national. L’histoire de France en question, Ivry-sur-Seine, Éditions
ouvrières/EDI, 1987.
7. Patrick Garcia, Jean Leduc, L’Enseignement de l’histoire en France ? De l’Ancien Régime
à nos jours, Paris, Armand Colin, 2003.
8. Jacques Le Goff, Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire, tome 1, Paris, Gallimard, 1974.
9. Ibid.
10. Jacques Le Goff, Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire, tome 2 et tome 3, Paris, Gallimard,
1974.
11. François Dosse, L’Histoire en miettes, Paris, La Découverte, 1987.
12. Jean Boutier, Dominique Julia, Passés recomposés. Champs et chantiers de l’Histoire,
Paris, Autrement, 1995.
13. François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978 ; François Furet,
Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1992
[1988].
14. Claude-Gilbert Dubois (dir.), L’Imaginaire de la nation, Bordeaux, Presses universitaires
de Bordeaux, 1991 ; Dominique Ghisoni et al., Le Bicentenaire et ces îles que l’on dit
françaises, Paris, Syllepse, 1989 ; Suzanne Citron, Mes lignes de démarcation. Croyances,
utopies, engagements, Paris, Syllepse, 2003.
15. Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire. La République. La Nation (3 volumes), Paris,
Gallimard, 1984-1992.
16. Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1992.
17. François Dosse, op. cit.
18. Pierre Nora (dir.), op. cit.
19. Ce texte est issu de l’ouvrage collectif de Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas
Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la Révolution française à nos jours, Paris,
CNRS Éditions/Autrement, 2008. Sa publication est aussi, ici, un hommage à notre amie
Suzanne Citron qui, sur ces enjeux et l’écriture de l’histoire, a marqué toute une génération
d’historiennes et d’historiens.
Histoire nationale et histoire
coloniale :
deux histoires parallèles
Sandrine Lemaire

« Colonies. Un débat français ». C’est sous ce titre que Le Monde 2, au


mois de mai 2006, proposait un hors-série sur ce « malaise français ». Dès
l’avant-propos, la rédaction s’expliquait sur son dossier et soulignait
l’importance de sa démarche pour le monde scolaire et les enseignants :
« Que l’on imagine un professeur donnant un cours sur l’histoire des
colonies dans un collège français. Qui sont ses élèves ? L’un est petit-fils de
harkis, l’autre de rapatriés d’Algérie, le grand-père du troisième, immigré
algérien en France, était militant indépendantiste pendant la guerre
d’Algérie, et puis tous les autres, des Antilles, lointains descendants
d’esclaves, des Bretons, des Corses… et aussi des Français originaires du
Sénégal ou du Viêt-Nam. Comment l’enseignant va-t-il aborder l’histoire de
l’esclavage, de la colonisation et enfin celle de la décolonisation ? »
Or, plus de quinze ans après, le contexte n’a pas changé et cette
« présence diverse » fait encore débat, reposant toujours sur une scission
d’histoires pourtant intrinsèquement mêlées, exacerbée par une dimension
identitaire et émotionnelle grandissante 1.
L’histoire coloniale et son enseignement

L’enseignant et l’école étaient déjà au cœur de la loi de février 2005 qui


faisait référence aux « programmes scolaires » et qui a été abrogée après
onze mois de débats violents. Ainsi, au mois d’octobre 2005, Benoît Falaize
et Laurence Corbel précisent le cadre étroit dans lequel cet enseignement du
passé colonial doit s’inscrire : « Parmi les points que nous mettons en relief,
il y a cette question coloniale – qui ne passe pas – dans une institution
scolaire qui y est confrontée à deux titres : par les élèves qu’elle accueille
(héritiers de cette histoire particulière) et par des années de quasi-déni
d’une réalité qui, sans pouvoir être comparée en aucune manière à la
nature de la destruction des juifs d’Europe, n’en a pas moins des
répercussions sociales déterminantes aujourd’hui, au sein de la société
française. »
On le comprend, le débat est complexe et polémique, dès que les
questions de l’enseignement, des programmes et du passé colonial se
croisent. L’enseignement se retrouve au cœur d’un débat conflictuel comme
s’il était le seul à pouvoir être acteur de cette question, alors qu’il n’est
qu’un des éléments d’un débat mémoriel beaucoup plus vaste.
L’histoire coloniale est donc perçue aujourd’hui comme essentielle pour
les enseignants, mais elle l’est tout autant pour ceux vers qui cet
enseignement est destiné : les élèves. De fait, les enquêtes de terrain
révèlent une méconnaissance (ou une connaissance très vague) du fait
colonial ou migratoire 2, alors qu’un réel besoin est exprimé de mieux (ou
plus) étudier – et donc connaître – ces éléments d’histoire afin de mieux
comprendre les événements contemporains. Il y a dans ce décalage de
multiples explications possibles. Pendant longtemps, on a désigné comme
explication majeure la faible place de la question coloniale dans les
programmes. Cette explication n’est plus suffisante ; les programmes ont
fortement évolué depuis une vingtaine d’années et sont aujourd’hui –
comme les manuels scolaires – de « bons » supports à l’action de
l’enseignant. Pourtant, ce constat est différent en ce qui concerne l’histoire
des flux migratoires depuis deux siècles et l’absence totale de toute
référence à l’influence réciproque de la colonisation, et donc à la formation
d’une culture coloniale en France au cours du XXe siècle.
Si l’histoire de l’immigration est effectivement grandement absente des
enseignements transmis jusqu’au niveau du secondaire, celle de la
colonisation et des décolonisations a donc largement comblé son retard
constaté au cours des années 1960-1980. Alors comment expliquer ce
sentiment de « manque » et les frustrations 3 largement exprimées par une
frange de la population, par le biais d’injonctions à la reconnaissance
officielle d’événements spécifiques, de sondages, d’ouvrages divers,
d’appels, de témoignages ou encore de prises de parole ? C’est
effectivement un sentiment d’absence de traitement précis de la
colonisation et de l’immigration qui entraîne parfois, chez ceux qui
ressentent ce manque, une radicalisation de leur discours pouvant les
conduire à reconstruire une histoire sur les carences de l’enseignement.
L’école, comme dernière institution traditionnelle de socialisation, mais
aussi comme moyen essentiel de transmission, est au cœur de nombres
d’enjeux et elle est montrée du doigt comme si elle était responsable de
cette « politique de l’oubli ». C’est omettre un peu vite le rôle des médias
audiovisuels, celui des éditeurs, celui des conservateurs et, surtout, celui des
politiques et des acteurs publics. Or cet « oubli », durant les trois décennies
postérieures aux indépendances, semble s’être construit sur l’absence de
lien évident, décelable, entre histoire nationale et histoire coloniale.
Par ailleurs, aucun lien n’est établi non plus avec l’histoire des
immigrations ou la culture coloniale au sein de laquelle ces flux migratoires
et mouvements historiques se sont déroulés. Autant de facteurs qui
expliquent en partie, mais pas uniquement, le hiatus que nous connaissons
aujourd’hui, ainsi que la difficulté de l’école à intégrer ce débat national qui
s’est accéléré depuis des années.
Du credo impérial à l’éclipse du colonial

En effet, lors de la période coloniale, les ouvrages scolaires ont été de


véritables défenseurs – et même promoteurs –, tout en l’illustrant, de la
colonisation. Les manuels d’histoire et de géographie, plus
particulièrement, aussi bien que ceux de littérature ou de philosophie,
reflétaient le sentiment impérial et prêchaient son credo qui infiltrait déjà
nombre de supports, notamment la presse populaire 4. En effet, la récurrence
du thème de la puissance impériale est significative dans la majorité des
manuels depuis les années 1920 jusqu’à la fin des années 1950. Ces
derniers insistaient sur l’idée que la France était une grande nation parce
qu’elle possédait des colonies, et ils valorisaient, à cet effet, ses faits
d’armes comme ses victoires et acquisitions territoriales. Les enfants étaient
ainsi conviés à une exploration de l’histoire de leur pays où glorification de
batailles et héros coloniaux, œuvre de « civilisation » et modernisation
tenaient une large place, de même que les efforts de « mise en valeur » dont
ils pouvaient tirer exemple et fierté.
Le récit scolaire de la période coloniale a été sans aucun doute un
maillon essentiel de la pénétration de l’idéologie coloniale dans l’ensemble
du corps social, un outil crucial visant à constituer et pérenniser une identité
française. Ainsi l’histoire enseignée était-elle le reflet des discours et
schémas de pratiques politiques consensuelles en France, réunissant la plus
grande partie de l’opinion publique derrière le mythe de la supériorité de
l’homme blanc. Il s’agissait en quelque sorte d’un acte de foi patriotique
transmis de génération en génération, par le biais de l’enseignement, autour
de la bonté métropolitaine. Cette histoire valorisante du Français et de ses
actes véhiculait simultanément un ensemble de stéréotypes appliqués aux
colonisés. L’imprégnation fut si réussie qu’on peut en déceler encore
aujourd’hui maintes réminiscences, ce qui explique pourquoi l’école semble
le bastion, essentiel et stratégique, de la concurrence des mémoires.
Désormais, les manuels se font plus circonspects dans leur approche,
tenant évidemment compte des changements politiques, économiques,
culturels ainsi que des avancées historiographiques. Toutefois, et en dehors
des « injonctions ponctuelles du politique », en raison des exigences
principalement techniques qui les contraignent à synthétiser au maximum,
mais aussi parce que les instructions officielles ne reflètent pas cette
nécessité, les manuels scolaires n’abordent pas encore suffisamment la
complexité du phénomène. Ils évitent le lien avec l’histoire nationale,
comme si l’histoire coloniale était à la marge du récit national, comme
périphérique. Il faut constater que ce processus de réintroduction de
l’histoire de la colonisation (et de l’esclavage) s’est lentement mis en
marche et a fini par aboutir, même si des lacunes persistent.
Ainsi, depuis les décolonisations, les manuels scolaires reflétaient-ils la
difficulté à résoudre le problème de l’indicible : comment parvenir à traiter
des indépendances alors que, jusqu’au dernier temps de la colonisation, le
discours était demeuré inchangé sur l’acceptation du système colonial par
des colonisés bien conscients de ses bienfaits et de la « mission
civilisatrice » française ? Cela explique en grande partie le mutisme des
manuels quant à cette phase de l’histoire nationale dans la période ayant
immédiatement suivi les décolonisations, les programmes scolaires
s’arrêtant à l’étude de l’histoire jusqu’en 1945. Aussi, de 1960 à 1980, cette
histoire est-elle comme mise entre parenthèses de l’histoire nationale.
Puis, du début des années 1980 à aujourd’hui, la césure semble s’ancrer.
C’est pourquoi, durant des années, les polémiques ont convergé vers
l’école, et restent l’enjeu des années à venir. Comment sortir l’histoire
coloniale de sa polarisation idéologique et comment la faire entrer dans la
« simple » continuité de l’histoire de France ? Cette double question oblige
à examiner les forces « extérieures » qui influent de façon évidente sur le
présent débat scolaire.
Une césure nette entre histoire nationale et histoire
coloniale

Si le passé colonial est désormais de nouveau étudié, débattu, revu,


corrigé, contesté, interpellé, il n’est abordé à l’école que de façon
tangentielle dans l’enseignement de l’histoire nationale. Ainsi, on ne peut
que constater le schisme qui s’opère entre histoire coloniale et histoire
nationale. Le traitement de la colonisation en général et l’appréhension de
la guerre d’Algérie en particulier révèlent une des caractéristiques majeures
de l’histoire française contemporaine, à savoir la manière par laquelle
l’histoire de l’État-nation a été séparée de l’histoire de l’Empire. Si
l’Empire est souvent étudié en liaison avec des crises majeures, comme les
conflits mondiaux ou la guerre d’Algérie, il est difficile de trouver une
interprétation générale de l’histoire contemporaine française fondée sur la
lecture étroite de l’histoire impériale et notamment sur l’étude des
interactions culturelles autres que conflictuelles qui en ont résulté.
Dans ce cadre, les programmes des filières générales et professionnelles
du secondaire ne présentent que des contenus survolés. Ainsi, les raisons de
la colonisation européenne sont réduites à des généralisations sommaires,
de même que sont rapidement dissociés les systèmes coloniaux anglais,
français ou belge, avant que soient évoquées quelques contestations
majeures. À bien lire, il s’agit d’une histoire qui n’évoque que très peu
d’hommes, exception faite de quelques grandes figures de la conquête ou de
la résistance, de quelques élites coloniales qui illustrent, plutôt qu’elles ne
personnifient, une période, un système, des croyances. Par ailleurs, les
autochtones, les colonisés sont totalement absents du récit, ou alors réduits
à des « masses » qui subissent cette histoire sans y prendre part. Les
opinions publiques, la culture coloniale ou l’impact idéologique sur les
élites ne sont pas ou très peu étudiés. Ce traitement n’accorde toujours pas
de place à l’Autre, celui qui a partagé cette histoire, si ce n’est en tant que
« victime » anonyme, « leader » charismatique, tel Gandhi, ou « ennemi ».
L’évolution est pourtant nette entre l’histoire véhiculée pendant la
période impériale, qui fournissait une véritable hiérarchie raciale
justificative de la domination coloniale et de sa « mission civilisatrice », et
ceux qui, depuis les années 1980, l’ont fait disparaître. Souvent, ce tableau
schématique ne permet pas d’établir clairement des liens entre les
événements. Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas ici de dénoncer
l’école en elle-même, de la mettre au banc des accusés et encore moins de
revendiquer une histoire spécifique ou « communautariste » – reproche
classique de ceux qui souhaitent « dédouaner » ainsi l’école en se refusant à
évoquer ce qui, selon eux, pourrait diviser et affecter l’unité nationale –,
mais simplement de faire l’histoire de la France dans toute sa complexité,
ses zones d’ombre et ses contradictions, ainsi qu’il est fait sur d’autres
thèmes, comme le régime de Vichy.
Cette marginalisation du passé colonial dans les manuels, cette césure
qu’on voit s’instaurer entre histoire nationale et histoire coloniale est
synonyme de son éclipse dans la conscience nationale, et marque de toutes
ses contradictions la période postcoloniale qui est la nôtre.
Faute de proposer une lecture de l’histoire de France retracée dans toute
sa complexité, l’« histoire française » (du moins celle qui domine dans les
manuels) se focalise sur des épisodes traumatiques. Chacun reconstruit son
propre passé colonial autour d’événements forts dont le plus emblématique
reste la guerre d’Algérie. Autrefois présentée comme « joyau » de l’Empire,
« modèle » de réussite du système colonial, véritable prolongement de la
France de l’autre côté de la Méditerranée et bénéficiant à ce titre d’une
place de choix dans l’enseignement, l’Algérie conserve certes, aujourd’hui,
ce privilège en étant davantage abordée que l’ensemble du système colonial
et des décolonisations, mais elle reste surtout un exemple de guerre
violente, qui a fait basculer la IVe République. En effet, durablement ancré
dans la sphère politique et ayant marqué toute une génération, le
traumatisme lié à l’accession à l’indépendance de l’Algérie a conduit à la
quasi-occultation, dans les manuels, des faits historiques précis pendant
près de vingt ans, avant que cet aspect historique ne soit abordé de nouveau
au début des années 1980 pour devenir dominant dans l’historiographie
« coloniale » à la fin des années 1990.
Mais alors, comment expliquer, chez ceux qui ont bénéficié de cet
enseignement, la méconnaissance ressentie lorsqu’on sait que les manuels
ont largement anticipé les prises de position politiques en utilisant le terme
« guerre » dès le début des années 1980 pour un conflit qui, jusqu’au
10 août 1999, n’avait pas été reconnu officiellement ? C’est peut-être que,
bien qu’abordée par l’institution scolaire, la « guerre sans nom » constitue
pourtant encore aujourd’hui l’un des rares épisodes historiques coloniaux
qui provoquent toujours autant de passions, et qui donnent lieu le plus
souvent à des « révélations » médiatiques plutôt qu’à une étude sereine.
C’est sur la place de la guerre d’Algérie dans les programmes qu’il faut
s’interroger, en croisant ce questionnement avec la difficulté d’enseigner
une histoire alors même que les mémoires s’opposent encore à son sujet. En
effet, par manque de temps et d’espace à accorder à ce fait historique, les
manuels s’en tiennent aux grandes lignes en n’évoquant que trop peu les
origines du conflit : à cet égard, le 1er novembre 1954 est mentionné, mais
jamais expliqué. Aucun manuel n’aborde l’impact de cette guerre
d’indépendance sur la vie économique, culturelle et sociale des Français –
en France –, voire sur la vie politique. Seul le changement de régime en
1958 semble bénéficier d’un traitement particulier.
D’autre part, cette focalisation sur la guerre d’Algérie, abordée comme
exemple de décolonisation « violente » dont la torture est la manifestation
la plus significative, tend à réduire le fait colonial à cette seule dimension
traumatique – comme si la guerre d’Indochine, la guerre du Rif, les
conquêtes coloniales à Madagascar, au Maroc ou en Algérie, les révoltes
lors de la Grande Guerre ne l’avaient pas été –, en n’évoquant que très
superficiellement les autres aspects de la colonisation et en occultant toute
la période antérieure.
Car là est l’essentiel : la guerre d’Algérie permet de reformuler un
« consensus républicain » cristallisé autour de la condamnation des aspects
les plus visibles et révoltants de la colonisation, mais pose simultanément
un masque sur le système colonial en lui-même. Ce réductionnisme
alimente le ressentiment chez les enfants qui se perçoivent – à tort ou à
raison – comme les « descendants » des colonisés, et favorise également la
création de toute une mythologie relative à une lutte de libération idéalisée,
ne tenant compte ni des exactions ni des manipulations commises de part et
d’autre.

Le legs d’une histoire parcellaire

Même si la recherche historique est de plus en plus opérante et révèle la


complexité du phénomène colonial, les morceaux choisis de l’histoire
nationale, tenant compte des priorités officielles que reprennent les
manuels, tentent de traiter l’histoire coloniale non pas comme un élément
majeur de l’histoire nationale qu’il faut aborder sereinement, mais comme
un quasi-épiphénomène, certes parfois dramatique et sanglant.
En un mot, on l’enseigne en la marginalisant, on l’aborde mais en
périphérie des grandes ruptures nationales… En même temps, toujours
nourris d’images qui célèbrent, même si elles ne la nomment pas, la
« mission civilisatrice » de l’« ex-métropole », ignorant presque tout des
profits retirés de la domination, n’ayant jamais eu l’occasion d’analyser le
système colonial dans ses manifestations « concrètes » telles que les ont
subies les colonisés par exemple – régime d’exception, racisme, code de
l’indigénat, différence de statut au sein de la République, injustices de
toutes sortes, inégalités économiques, sociales, politiques, culturelles –, ou
telles qu’en ont profité certains colonisés eux-mêmes, les élèves ne sont dès
lors pas à même de comprendre pour quelles raisons les colonisés se sont
révoltés, ni pourquoi la France s’est opposée violemment à leur
« émancipation », comme le formulent encore pudiquement quelques rares
manuels. Par conséquent, ce sont chez certains élèves le « fanatisme » ou
l’« ingratitude » des colonisés qui en viennent à expliquer les désirs
d’indépendance…
Certes, les enseignants ne sont pas « obligés » de transmettre le message
tel qu’il est émis par les manuels, ni d’accepter sans lecture critique tel ou
tel numéro de revue : ils sont libres de construire leurs cours comme ils
l’entendent et de fournir aux élèves tous les matériaux de réflexion qu’ils
jugent utiles. S’il ne s’agit pas ici d’étudier les pratiques effectives, il faut
louer cette démarche et ne pas la nier, mais encore faut-il que ces mêmes
enseignants soient eux aussi sensibilisés à cette approche 5.
Dans un tel contexte, les jeunes Français ayant des ascendants issus de
l’immigration ou des outre-mers, qui ne trouvent pas de facteurs explicatifs
à leur présence en France bien qu’ils soient confrontés en priorité aux
discriminations, cherchent ailleurs des réponses au sentiment ou à la réalité
du rejet qu’ils subissent. Ainsi, certains en viennent à alimenter les
fantasmes de la société française en se coulant dans le rôle de
« sauvageons » qu’on leur assigne. Par conviction ou par réaction, d’autres
expriment leur nostalgie du colonial ou développent une posture de défense
face à la « menace » qu’incarne l’Autre.

Vers l’enseignement
d’une histoire nationale complexe

Pourtant, depuis quelques années, il apparaît que l’histoire fait l’objet


d’une puissante demande culturelle de la part d’un public élargi. Loin de
faire sombrer les « idéaux républicains » et de faire trembler le « sanctuaire
scolaire », il s’agit ici de renforcer leurs fondations, d’énoncer et d’analyser
ce qui permettrait de rapprocher des élèves aux parcours différents à travers
des moments forts de notre histoire, de l’histoire de leur famille, pour leur
donner finalement des racines leur permettant de mieux se construire une
identité et une place de citoyen. Il s’agit de contribuer à dépassionner les
débats et querelles de mémoire en s’appuyant sur des faits et analyses
historiques.
Il est d’ailleurs significatif qu’il n’existe rien, ou presque, en matière
historiographique sur la période précoloniale qui puisse montrer l’existence
d’empires et de civilisations autres qu’occidentales. Trop souvent, le
Temps, l’Histoire commencent avec l’arrivée des Européens. La fracture
entre deux mondes radicalement différents ne peut donc que s’accroître
lorsque ces territoires « dénués » d’histoire ne sont étudiés qu’en
géographie, comme de grands ensembles régionaux « courant » après le
développement. La limite Nord/Sud que doivent parvenir à définir les
élèves accentue la fracture ancienne et repose encore sur des images d’antan
entre un monde développé et opulent, « civilisé », et un monde en quête de
développement, marqué notamment par la pauvreté. Si ce constat repose en
partie sur des vérités incontestables, les nuances seraient les bienvenues
pour éviter de contribuer à la formation d’un « choc des civilisations ».
Un autre exemple peut être utilement prélevé dans l’analyse de
l’histoire de l’immigration comme schéma explicatif de la France
d’aujourd’hui. Phénomène majeur, le fait migratoire 6 n’est pourtant que
survolé, le plus souvent, dans les enseignements orientés vers les sciences
économiques et sociales, dans le cadre de chapitres sur les politiques
d’intégration culturelle ou les enseignements de langues vivantes. Une
revalorisation de l’histoire de l’immigration dans les enseignements
fondamentaux pourrait, parmi d’autres actions, contrevenir aux replis
identitaires. Expliquer à tous les besoins de la France d’après guerre et
remonter aux vagues migratoires précédentes, revenir sur les stigmatisations
des Italiens, Polonais, Espagnols ou Portugais durant la première moitié du
e
XX siècle pour faire réfléchir les élèves sur les phénomènes de rejet et les

discriminations, voilà qui combinerait vérité historique et utilité sociale.


De même, encore trop souvent lorsque la France aborde l’histoire de ses
départements d’outre-mer, ces derniers restent cantonnés aux images
exotiques véhiculées par les affiches touristiques ou la description de la
« France tropicale » dans les manuels de géographie. Dès lors, comment ne
pas comprendre le désarroi de ces Français qui, en France, sont souvent
considérés comme des « étrangers » ? Une analyse critique des préjugés,
l’histoire de la colonisation et celle de l’immigration, l’interdépendance
entre les nations, et également les apports des diverses civilisations et
cultures, via les migrations, ne peuvent que déconstruire les stéréotypes et
établir un sentiment d’appartenance plus solide, parce que partagé, aux
jeunes élèves. Il s’agit encore une fois d’histoire et non de leçon de morale.
Restituer une histoire commune sans parti pris, ni critique ni nostalgique,
mais qui relate la participation de chacun, telle qu’elle fut, à la construction
de la nation paraît être un des outils essentiels à l’évolution de l’école dans
le champ du postcolonial.

1. Ce texte reprend, développe et met à jour une contribution publiée dans l’ouvrage collectif
dirigé par Pascal Blanchard et Nicolas Bancel (dir.), Culture post-coloniale, 1961-2006. Traces
et mémoires coloniales en France, Paris, Autrement, 2006.
2. Laurence Corbel, Benoît Falaize, « L’enseignement de l’histoire et les mémoires
douloureuses du XXe siècle. Enquête sur les représentations enseignantes », Revue française de
pédagogie, no 147, 2004.
3. Philippe Bernard, « Des “enfants de colonisés” revendiquent leur histoire », Le Monde,
21 février 2005.
4. Sandrine Lemaire, « La colonisation contée aux enfants », Le Monde 2, mai 2006 ; Éric
Savarese, « Histoires héroïques », Histoire & Patrimoine, no 3, octobre 2005.
5. Benoît Falaize, « Histoire de l’immigration et pratiques scolaires », Diversité, ville, école,
intégration, no 149, 2007.
6. Benoît Falaize, Olivier Absalon, Nathalie Héraud, Pascal Mériaux, Enseigner l’histoire de
l’immigration à l’école, Paris, INRP, 2009.
Cinéma, chanson, littérature :
après le temps des colonies
Delphine Robic-Diaz et Alain Ruscio

En 1962, un jeune pied-noir un peu joufflu, encore maladroit devant les


caméras, paraît pour la première fois à la télévision. Il entonne : « J’ai
quitté mon pays/J’ai quitté ma maison/Ma vie, ma triste vie/Se traîne sans
raison. » On aura reconnu Enrico Macias. La France vient de quitter – enfin
– le cycle de guerres dans lequel elle était entrée en mai 1940. Elle entre
dans une nouvelle époque avec cette ballade qui vient d’outre-mer. À
l’apogée de l’Empire, puis à l’occasion des guerres de décolonisation, les
créateurs – cinéastes, artistes, écrivains, chanteurs – avaient souvent lié
leurs productions aux questions coloniales, que ce fût pour louer ou pour
combattre le système 1. Qu’en fut-il quand le colonialisme s’effaça – ou,
plutôt, lorsqu’il fut effacé ?

Le regard cinématographique

Les genres cinématographiques sont des systèmes narratifs codés autour


desquels se tissent les intrigues des récits filmiques. Ces systèmes pouvant
également se combiner entre eux, il arrive que, après une longue période de
succès, un genre, progressivement infiltré par un autre, lui cède peu à peu la
place. Ainsi, par exemple, bon nombre de films d’action contemporains
peuvent-ils s’interpréter comme une réactualisation du film de cape et
d’épée : sauver une belle et remporter son amour après de glorieux faits
d’armes illustrés par des scènes héroïques. Le cinéma colonial est un cas
atypique de genre cinématographique en ce qu’il est constitué et reconnu,
mais définitivement disparu et non simplement éclipsé. Son existence n’a
pas été conditionnée par des évolutions internes au cinéma, comme le goût
du public ou l’évolution des technologies, mais stoppée net par le cours de
l’histoire. Avec la fin des colonies s’achève le « cinéma colonial ».
Pourtant, des séquelles peuvent sporadiquement se manifester sur les
écrans – notamment dans des films de guerre portant sur la décolonisation,
comme Diên Biên Phu de Pierre Schoendoerffer (1992) ou La Trahison de
Philippe Faucon (2006) –, réminiscences d’un genre marquées par un autre,
légitimé, lui, par les événements. Bien plus rarement et tardivement, des
mélodrames historiques sont réalisés, revisitant les colonies au rebours de
l’Histoire, relisant les dérives d’un régime raciste sur le mode du mea culpa
sacrificiel, comme Indochine de Régis Wargnier (1992) ou Outremer de
Brigitte Roüan (1990). Le cinéma colonial est mort, longue vie au cinéma
postcolonial 2 car ce dernier n’est que le prolongement politiquement correct
du premier, pour preuve, le terme même par lequel il est désigné : il ne
s’agit pas d’un cinéma « décolonial » ou « post-décolonial », mais d’un
cinéma « postcolonial », d’après colonisation, sorte d’avorton du
colonialisme. Les fantômes des colonies disparues hantent le cinéma
postcolonial.
Il convient cependant de distinguer deux catégories dans le cinéma
postcolonial suivant qu’il est produit par les ex-pays colonisateurs ou les
ex-pays colonisés. Tous deux reposent sur un mode d’expression
prioritairement occidental dont les techniques, la grammaire, les figures ont
été conçues en Occident pour des Occidentaux. Les ex-pays colonisés
doivent donc continuer de composer avec le langage de l’ancien
envahisseur et progressivement poser les jalons de leur propre discours en
intégrant ses influences, en les délocalisant pour les rendre représentatives
d’une autre réalité, de la réalité de l’Autre. Il n’est pas un cinéma de
l’indépendance, de l’autonomie, mais un cinéma viscéralement,
éternellement lié à un espace-temps révolu. Il est pour les deux camps un
cinéma du traumatisme et de la mémoire, une psychothérapie en images par
laquelle le monde contemporain tente régulièrement de se purger d’une
histoire fondamentalement raciste.
Ainsi existe-t-il des passages obligés dans le pénible travail d’exorcisme
mené par les Français, de véritables lieux communs comme, par exemple,
celui qui met en scène le rapport de force entre colons et autochtones,
toujours établi en faveur du Blanc dont la présence n’est plus tant répressive
que maïeutique. Comment les indigènes auraient-ils pu revendiquer leur
indépendance s’ils n’en avaient été privés ? Comment auraient-ils pu
s’organiser, s’ils n’avaient eu un ennemi contre lequel se coaliser ? Ce sont
là quelques-uns des principes rhétoriques tacites qui cimentent le discours
postcolonial des films français les plus récents portant sur les territoires
algériens et indochinois. Indochine de Régis Wargnier en est une parfaite
illustration, dont la relation mère-fille des personnages incarnés par
Catherine Deneuve et Linh-Dan Pham constitue un résumé exemplaire. La
petite Camille, fille adoptive de la riche Éliane, doit conquérir son statut de
femme en s’opposant à l’influence de sa mère, en la rejetant, en la fuyant.
Mais incapable d’élever l’enfant qu’elle a eu d’un officier français, elle le
confie à sa mère pour qu’elle l’élève en Europe pendant qu’elle-même se
consacre à une brillante carrière politique au sein du Viêt-Minh.
De la décolonisation, on le voit, comme crise d’adolescence des nations.
Bien que le récit présente explicitement la nécessité pour les Français de
quitter un pays auquel ils restent définitivement étrangers, sa morale
ambiguë laisse entendre que les populations anciennement colonisées ne
peuvent se passer d’un certain lien, d’une certaine dépendance, lisible dans
la figure de l’enfant confié à sa grand-mère adoptive, un petit métis qui
n’est pas renié par sa mère mais sacrifié sur l’autel de la cause nationaliste.
Prétendument altruiste, le cinéma postcolonial français ne cède jamais
qu’une place marginale et caricaturale à la représentation des autochtones,
les transformant dans un curieux mais significatif renversement de
proportions en véritables « minorités visibles ». Outremer de Brigitte
Roüan, dont l’action se déroule sur une quinzaine d’années dans une
plantation coloniale algérienne, de 1946 aux débuts des années 1960,
expose l’inéluctable départ des Français depuis un triple point de vue
féminin : l’aînée (Nicole Garcia), totalement accaparée par les archétypes
familiaux de la vieille bourgeoisie terrienne, reste indifférente aux
événements et meurt anéantie par le chagrin de son veuvage ; la cadette
(Brigitte Roüan), qui assume au nom d’un mari apathique la responsabilité
du domaine, à bout de forces mais toujours obnubilée par la survie de la
propriété, est abattue par des tireurs embusqués ; la benjamine (Marianne
Basler) est en secret la maîtresse d’un combattant du FLN ; seule rescapée
de l’épopée familiale, elle finit par quitter l’Algérie sans totalement
parvenir à refaire sa vie en France. Trois Marianne tragiques aux
trajectoires presque caricaturales dans la constance allégorique de
l’évocation : famille, travail… et amour. Ne manque au triangle des valeurs
traditionnelles d’une société française sclérosée et moribonde que la patrie,
perte ô combien symbolique dans le contexte d’une guerre d’Algérie
résolument maintenue dans le hors-champ et tout aussi symboliquement
remplacée par l’amour, trait d’union sentimental esquissé par le film entre
deux peuples en plein divorce.
Qu’il s’agisse de l’Indochine ou de l’Algérie, le cinéma postcolonial
français ne perd pas l’espoir d’un éventuel renouveau des relations entre les
ex-pays colonisés et leur ancienne métropole. Les drames civils qu’il met
en scène dans le contexte de la décolonisation sont des cadres presque
exclusivement féminins, afin de renforcer l’aspect émotionnel des
déchirures de l’histoire. À l’inverse, les fictions militaires sont des récits
forcément et férocement virils. L’univers masculin reste cependant singulier
puisqu’il n’est jamais appréhendé que depuis le camp des Français et de
leurs alliés, fantoches ou harkis. Une fois de plus, l’autochtone est une
silhouette sur son propre territoire naturel ; il est un combattant anonyme
alors que son adversaire est identifié, et bien souvent massifié, pour donner
forme au danger menaçant qu’il incarne. Sa présence peut également se
fondre dans le paysage, comme les « hommes buissons », représentation
stéréotypée du Viêt-Minh dans les films sur la guerre d’Indochine,
notamment aperçue dans Le facteur s’en va-t-en guerre de Claude Bernard-
Aubert (1966) ou Diên Biên Phu de Pierre Schoendoerffer (1992).
De la même manière, les corps des membres du FLN (Front de
libération nationale) ne s’inscrivent le plus souvent à l’écran qu’en tant que
(futurs) cadavres ou prisonniers. Contrairement aux films de guerre
américains, les films militaires français n’utilisent que rarement le procédé
dit de la « caméra transfuge » opérant des allers-retours totalement
artificiels entre les deux camps. Sans doute doit-on lire dans ce respect des
contraintes du terrain – un soldat ne peut voir son adversaire que lorsque
celui-ci est à portée de viseur ou que l’un des deux est prisonnier – le fait
que le cinéma postcolonial est aussi contemporain de la Nouvelle Vague,
dont le principe esthétique essentiel est de filmer de manière naturelle (à
défaut de réaliste).
Le cinéma de guerre français se veut donc un cinéma militaire et l’on
peut noter que les principaux noms de ce genre sont ceux d’anciens
opérateurs du Service cinématographique des armées (SCA) : Pierre
Schoendoerffer, Claude Bernard-Aubert ou Raoul Coutard, chef opérateur
phare de la Nouvelle Vague et réalisateur de Hoa Binh (1969) et de La
Légion saute sur Kolwezi (1979) ; mais aussi Laurent Heynemann,
réalisateur, entre autres, de La Question (1977) sur l’affaire Henri Alleg
pendant la guerre d’Algérie. L’expression « cinéma militaire » ne signifie
pas que les films français portant sur la décolonisation sont des films
bellicistes. Aucun d’entre eux ne se revendique d’un point de vue raciste
justifiant de combattre pour le maintien des régimes coloniaux, mais
certains, principalement les films de Pierre Schoendoerffer ou Claude
Bernard-Aubert, adoptent un discours indéniablement en faveur du
militaire, marionnette sacrificielle de pouvoirs politiques négligents et
inconstants.
Cette position a pour conséquence de légitimer des comportements
moralement condamnables comme les éliminations sommaires, dont le
célèbre mais grossier malentendu de L’Honneur d’un capitaine (1982) de
Pierre Schoendoerffer – le capitaine Caron ordonne à ses hommes de
« descendre » leur prisonnier, ce qui pour lui consiste à l’escorter jusqu’au
pied de la falaise, mais que les hommes comprennent comme un ordre
d’exécution – ou encore la rébellion des putschistes d’Alger dont l’action
est justifiée par le précédent indochinois et le refus d’abandonner de
nouveau des populations demeurées fidèles à la métropole (Le Crabe-
Tambour de Pierre Schoendoerffer, 1976). Plus ambiguë, La Trahison de
Philippe Faucon offre un véritable nuancier des trahisons possibles dans un
contexte de guerre civile : trahison du lieutenant français envers les
musulmans de sa section qu’il livre au service du contre-espionnage,
trahison de ces hommes envers leur lieutenant qu’ils projetaient sans doute
d’assassiner avec le reste de la troupe, trahison de la France envers les
incorporés algériens abandonnés aux mains des fellaghas, trahison des
harkis envers la cause nationaliste algérienne…
À l’inverse de ces prises de position en faveur d’une inconscience
active et disciplinée des militaires français, existe un cinéma polémique
nourri par des réalisateurs de gauche dénonçant les excès des hommes de
main d’un régime à l’agonie, tels que l’élimination de déserteurs (RAS
d’Yves Boisset, 1973), la capture et la torture de combattants ennemis
(Avoir vingt ans dans les Aurès de René Vautier, 1972) ou de partisans de
l’indépendance de l’Algérie (La Question de Laurent Heynemann). La
misère et les abus d’une armée ballottée par les bégaiements de l’Histoire
sont au cœur de la représentation de la décolonisation après 1962. Le soldat
n’est certes qu’une arme entre les mains du politique, mais le cinéma choisit
de donner sa vision des événements en instruisant à charge ou à décharge
leur procès.
Le cinéma postcolonial produit par les ex-pays colonisés est libéré d’un
tel dilemme, l’Histoire a sans conteste donné raison au nationalisme. Dans
le cas du Viêt-Nam, les récits filmiques choisissent d’éliminer toute
polémique du traitement des guerres successives (la guerre américaine
d’Indochine étant considérée comme un ersatz de la guerre menée par les
Français, la visée impérialiste des États-Unis étant contenue dans la lutte
contre l’expansion du communisme). Ainsi la figure du traître à la cause
nationale, du collaborateur des Français est occultée pour ne laisser voir
qu’une vision glorieuse et incontestée du conflit. Là encore le Blanc est seul
face à une communauté autochtone. Mais le cliché d’un rapport de force
inégal hérité du cinéma colonial ne doit pas se lire en faveur de l’Occident.
La masse est ici un synonyme visuel de la cohésion sociale et politique du
peuple, unie dans la même volonté de reconquérir le droit de disposer de
lui-même.
Ces films sont des armes de propagande destinées à restaurer l’image
nationale après des décennies de colonisation, à instaurer une conscience
politique unanime. La censure étatique et l’autocensure des auteurs restent
des constantes du cinéma postcolonial. Si en Occident elle ampute les
productions de passages jugés litigieux, dans les anciennes colonies, elle
dicte une version officielle des faits qui confine souvent à une légende des
origines venant expliquer la fondation de la nation. Ainsi dans un film de
1952 du réalisateur vietnamien Khuong Mê, intitulé Dans petite tête gît
grand sens (traduit pour l’exportation par Contre l’impérialisme), peut-on
voir un soldat français être miniaturisé puis enfermé dans une bouteille tel
un mauvais génie afin de permettre à la population de s’épanouir et de
prospérer.
De la même manière, dans La Montagne de Baya de Azzedine Meddour
(1997), les fondements de l’histoire nationale prennent la forme d’un récit
mythique. En Kabylie, au début du XXe siècle, Baya, jeune femme farouche
et déterminée, résiste à toutes les formes d’oppression, tant des
colonisateurs français que d’un seigneur local, pour rester fidèle à ses
valeurs, ses traditions et son identité, jusqu’au sacrifice de sa vie que le
reste de sa communauté honore en érigeant un nouveau fief inexpugnable
sur une montagne construite de leurs mains. Azzedine Meddour propose
aux Algériens, meurtris par près d’un demi-siècle de guerre, une icône
nationale dont l’aura transcende les conflits politiques par le spectacle de
ses qualités humaines et ouvre la voie à un possible avenir apaisé.
Le film postcolonial est donc un dérivé polymorphe et polyphonique du
film colonial 3, sorte d’arborescence complexe de la culpabilité et du
martyre, qu’il a fondé sur le socle d’une époque coloniale rendue
étrangement singulière par la magie des codes stéréotypés du cinéma. Le
cinéma français profite de l’ambiguïté même de l’énoncé pseudo-générique
« postcolonialisme » pour véhiculer une certaine mémoire de son passé
dans l’espoir, sans doute, de mieux évacuer le traumatisme et de permettre à
un regard dépassionné sur l’Autre de voir le jour.

Quelques notes de musique… et pages d’écriture

Au « joli temps des colonies », Dieu sait combien la chanson, art


populaire par excellence, a véhiculé d’idées reçues. De La Petite
Tonkinoise, qui va fêter cette année son centenaire, au Fanion de la Légion,
de Raymond Asso, immortalisé par Édith Piaf, trois ou quatre générations
de Français ont fredonné des chansonnettes assez solidement colonialistes,
parfois racistes, la chanson protestataire étant réduite à la portion congrue.
Après la décolonisation, il est devenu rare de trouver des textes
laudateurs, sauf chez des créateurs « nostalgériques », relativement
marginaux (Jean-Pax Méfret). La veine humaniste/antiraciste a, par contre,
été abondamment creusée, de la jeune Africaine Lily, de Pierre Perret, à
L’Aziza, la « beurette » de Daniel Balavoine. C’est même le regard critique,
parfois militant, qui s’est imposé. Pour l’Indochine, on connaît le véritable
brûlot qu’écrivit Jean Ferrat, au lendemain de la victoire des communistes
vietnamiens, en 1975 : « Ah ! Monsieur d’Ormesson/Vous osez
déclarer/Qu’un air de liberté/Flottait sur Saigon. »
Pour la guerre d’Algérie, les textes ne se comptent plus, décrivant la vie
quotidienne des bidasses (L’Algérie, de Serge Lama), la désertion (Celle
que je n’aurais pas voulu faire, de Claude Vinci) ou les traumatismes en
métropole (Je t’attends à Charonne, de Leny Escudero, Paris, oct. 61, du
groupe La Tordue). Même Le Temps des colonies, de Michel Sardou et
Pierre Delanoë, peut être, si l’on abandonne une lecture au tout premier
degré, considérée comme une chanson de distanciation.
Signe des temps : les enfants (ou aujourd’hui les petits-enfants) des
colonisés ont pris la parole. Le succès éclatant d’un groupe au nom clin
d’œil, Carte de séjour, chantant sur un rythme orientalisé Douce France,
apparaîtra peut-être à l’historien de l’avenir comme un des signes majeurs
de l’empreinte du phénomène immigré (et « post-immigré ») sur toute la
société française.
La littérature offre beaucoup plus de mise en perspective. On pourrait,
pour la littérature d’après 1962, faire le même type de remarque que pour la
chanson : le rapport pro/anti s’est radicalement inversé en quelques
décennies. Entre 1930 et 1932, Henry de Montherlant rédige un roman, La
Rose de sable, puis… le range dans ses tiroirs. La version intégrale, à la
tonalité assez fortement anticolonialiste, ne sera publiée que six années
après la fin de la guerre d’Algérie. Henry de Montherlant, en avance sur son
temps, au moins en ce domaine, n’avait pas voulu le faire alors que son
pays ne lui paraissait pas préparé à entendre certaines vérités. Symbole : La
Rose de sable est-il un roman de l’ère colonial(e) (date de rédaction) ? ou
postcolonial(e) (date de publication) ? Il est un trait d’union, en tout cas,
entre deux types de littérature.
Il subsiste, certes, une catégorie d’écrivains, comme Michel Droit ou
Michel Tauriac, qui, par attachement à l’Empire, à l’armée, à la grandeur
passée, perpétuent la littérature coloniale. Jean Raspail, auteur en 1973 d’un
best-seller, Le Camp des saints, n’est-il pas, finalement, l’héritier – et, d’un
certain point de vue, le plagiaire – du capitaine Danrit (Émile Driant),
auteur de L’Invasion jaune ? La couverture de ce roman est un chef-
d’œuvre d’« art réaliste ». On y voit, sur fond de bateaux échoués sur une
plage que l’on devine européenne, une véritable armée de pauvres hères,
demi-nus ou en guenilles, noirs ou « bruns », avançant inexorablement,
« énorme animal à un million de pattes et cent têtes alignées »… Selon
l’auteur, l’Occident doit alors répondre à une alternative : « Si on les
accepte, c’est la porte ouverte à l’invasion. Et si on les refuse, il faut les
massacrer ou les rendre à la misère. »
De la même façon, les récits d’aventures – espionnage avec Jean Bruce
ou Gérard de Villiers, militaire avec Jean Lartéguy –, où les héros –
évidemment blancs, le plus souvent français – pourfendent les fourbes
ennemis arabes ou jaunes ne sont que de nouvelles tailles dans la veine
éternelle de la lutte du Bien contre le Mal, veine si fertile à l’ère coloniale.
On pourrait trouver également des exemples dans les romans policiers
traditionnels, à la Auguste Le Breton ou à la Léo Malet. Mais évidemment,
là aussi, les thèmes dénonciateurs, si rares jusqu’en 1962, l’ont
progressivement emporté. Fini le temps où les colons étaient tous braves et
fiers, où les indigènes étaient soit des chiens fidèles, soit des monstres
d’ingratitude. À l’exception de la trilogie récente de Max Gallo sur
l’Empire, on ne trouve guère de « grands spécialistes » du genre 4.
La dénonciation se fait parfois au corps défendant d’auteurs non
engagés, mais dont l’œuvre brosse un assez sombre tableau de la médiocrité
coloniale. Un Morgan Sportès, auteur, il y a une dizaine d’années, du roman
pamphlet Tonkinoise, en est un exemple édifiant. Mais on pense surtout à
l’impressionnante suite de Jean Hougron, La Nuit indochinoise, où la
référence quasi limpide à Louis-Ferdinand Céline est criante. Les années
1950 et les années 1960 ont bien été un voyage au bout de la nuit coloniale.
Mais parfois, et même souvent, l’écriture est assumée comme un devoir
citoyen, voire militant. Le destin du roman policier nouvelle génération de
Didier Daeninckx, Meurtres pour mémoire, en est un bon exemple. Tous les
observateurs s’accordent à reconnaître le rôle déclencheur – parmi d’autres
– de ce texte dans le processus de réappropriation, par la mémoire
collective, du drame d’octobre 1961 à Paris.
Quels que soient, donc, les vecteurs de l’expression artistique, cinéma,
chanson, littérature, les temps ont bien changé depuis 1962. Fini le temps
des certitudes, finie l’ère de la bonne conscience. Si les admirateurs des
« aspects positifs » de l’œuvre coloniale de la France sont à la recherche
d’exemples, ce n’est certes pas de ce côté qu’ils devront chercher 5.

1. Alain Ruscio, Que la France était belle au temps des colonies, Paris, Maisonneuve et
Larose, 2001 ; Alain Ruscio, Le Credo de l’homme blanc. Regards coloniaux français XIXe-
e
XX siècles, Bruxelles, Complexe, 2002 ; Alain Ruscio, Amours coloniales, Bruxelles,
Complexe, 1996.
2. Dina Sherzer, Cinema, Colonialism, Postcolonialism: Perspectives from the French and
Francophone World, Austin, University of Texas Press, 1996.
3. Pierre Boulanger, Le Cinéma colonial, de « L’Atlantide » à « Lawrence d’Arabie », Paris,
Seghers, 1975 ; Abdelkader Benali, Le Cinéma colonial au Maghreb, Paris, Le Cerf, 1998 ;
Fatimah Tobing Rony, The Third Eye. Race, Cinema and Ethnographic Spectacle, Durham,
Duke University Press, 1996, et le numéro spécial de la revue bruxelloise Journal of Film
Preservation, no 63, sous le titre « Cinéma colonial : patrimoine emprunté », d’octobre 2001.
4. La trilogie de Max Gallo, L’Empire ; volume 1, L’Envoûtement ; volume 2, La Possession ;
volume 3, Le Désamour, Paris, Fayard, 2004.
5. Ce texte (mis à jour et développé) est issu à l’origine de l’ouvrage collectif de Pascal
Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel (dir.), Culture coloniale en France. De la
Révolution française à nos jours, Paris, CNRS Éditions/Autrement, 2008. Ce chapitre ne
considère pas la littérature postcoloniale produite par des écrivain(e)s issu(e)s de
l’immigration, et la partie concernant le cinéma postcolonial s’arrête à l’année 2005, date de la
première rédaction de ce texte.
Mémoires et patrimonialisation
de l’histoire coloniale :
l’introuvable musée colonial
Nicolas Bancel et Pascal Blanchard

Après le traumatisme des décolonisations, marquées par les guerres


coloniales perdues – la guerre d’Indochine (1946-1954) et la guerre
d’Algérie (1954-1962) –, l’histoire coloniale a durant trois décennies (1960-
1990) été oubliée, comme en témoignent les manuels scolaires du début des
années 1990, qui demeuraient encore très largement lacunaires sur l’histoire
coloniale et des décolonisations 1, et presque totalement aveugles quant aux
conséquences à long terme de la production en France d’une culture
coloniale durant la colonisation 2.
Le plus frappant au sujet de cette histoire introuvable est l’absence d’un
musée de l’histoire coloniale en France tout au long de cette période
d’invisibilité (1960-1990) ainsi que durant la période suivante, marquée par
la médiatisation des enjeux mémoriaux (1990-2020), absence d’autant plus
frappante si l’on compare cette situation aux autres métropoles coloniales.
On pense aux tentatives d’appréhender de manière dynamique ces histoires
en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne ou au Royaume-Uni. La France
se retrouve désormais dans la même situation d’absence de
patrimonialisation de ce passé que l’Italie ou le Japon.
Les récents événements liés à l’onde de choc du mouvement Black
Lives Matter jouent également un rôle dans le questionnement à nouveaux
frais de l’histoire coloniale. Ainsi, début 2020, en France, mais aussi dans
d’autres pays d’Europe comme la Belgique, la Grande-Bretagne ou les
Pays-Bas, la question du passé esclavagiste et colonial, et des conséquences
postcoloniales de ce passé, a brutalement ressurgi. Les manifestations les
plus évidentes de l’irruption dans l’espace public de cette question
s’incarnent dans la multiplication des dégradations et destructions de statues
évoquant ce passé. Si de telles actions s’étaient déjà produites auparavant,
leur nombre et leur médiatisation trouvent en 2020 leur point d’acmé sous
la forme d’une véritable vague touchant beaucoup de pays marqués par un
passé colonial.
L’usage politique et mémoriel de l’histoire coloniale, dès la fin des
années 1990, contribue à ce blocage, notamment au travers des lois
mémorielles de 2001 sur la reconnaissance de l’esclavage et de celle sur la
« colonisation positive » en 2005. Le passé colonial est alors
instrumentalisé entre une gauche qui a toujours peiné/échoué à regarder en
face cette histoire et à imaginer un lieu de savoir autour de celle-ci, et une
droite qui en fait une arme de combat contre la « repentance » – à l’image
du discours de Toulon de Nicolas Sarkozy en février 2007, ou de celui de
Rouen quelques semaines plus tard (où le candidat à l’élection
présidentielle « affirme vouloir “remettre la France à l’honneur” en
dénonçant “la repentance, mode exécrable à laquelle je vous demande de
tourner le dos” », rappelle Marc Olivier Baruch 3) – et de mobilisation
électorale ; quant à l’extrême droite, elle fait de la nostalgie coloniale un
marqueur fort de son identité politique, du Front national (né de l’héritage
de l’Algérie française) jusqu’aux discours réactivés en 2022 par Éric
Zemmour et son parti Reconquête ! lors de la campagne pour l’élection
présidentielle.
Toutefois, le rejet de toute anamnèse sur l’histoire coloniale ne se
résume pas à une régression politique de la droite. L’appréhension de ce
passé (et les débats autour de celui-ci) inspire tout un mouvement de
réaction au sein de la « gauche républicaine », à l’image du Printemps
républicain, fondé par Laurent Bouvet et Gilles Clavreul en 2016, se faisant
fort de lutter contre toute « repentance coloniale » aux côtés de ses objectifs
principaux, soit la lutte contre le « communautarisme » et l’islamisme.
L’Observatoire du décolonialisme, fondé en 2021, est un avatar de ce
courant « républicaniste » qui entend lutter contre le « communautarisme et
les idéologies identitaires », en dénonçant à coup de tribunes, de pamphlets
ou de « colloques » les études postcoloniales et décoloniales, mais aussi les
études sur le genre ou intersectionnelles.
On pourrait s’étonner d’un tel activisme dans un pays ne possédant pas
de musée sur l’histoire coloniale et postcoloniale, ne disposant de
pratiquement aucun poste à l’université ou au CNRS sur les questions
postcoloniales 4. Il s’avère que cette opposition est ici « préventive ». Cette
levée de boucliers, ardemment soutenue par certains titres de presse, à
l’image du Point 5, de Valeurs actuelles 6, de Marianne 7 ou encore du
Figaro, n’est donc pas le signe d’une submersion des thématiques
postcoloniales ou critiques envers le passé colonial en France, mais
témoigne plutôt d’une véritable panique morale quant au devenir d’une
image rêvée de la France, incarnant l’aveuglement à la « race » (et donc par
nature « antiraciste »), la promotion de l’Universel, l’égalité entre tous.
Nous posons l’hypothèse que cette configuration s’origine en partie
dans l’impossibilité de « normaliser » l’histoire coloniale, notamment au
travers d’une démarche de patrimonialisation dans un espace muséal ou
d’un travail en profondeur – comme l’a amorcé en 2021 Benjamin Stora
autour des mémoires coloniales et du conflit entre la France et l’Algérie 8 –,
qui permettrait d’établir un récit prenant en compte la complexité de
l’histoire coloniale et les conséquences de ce passé à long terme. C’est
l’histoire de cette impossibilité – qui se manifeste d’abord comme nous
allons l’analyser ici dans des projets partiaux, nostalgiques et inaboutis –
que nous nous proposons d’établir dans cette contribution.

Conflictualités mémorielles

Il suffit de replonger dans le projet marseillais lancé par la droite et


légitimé par la gauche (le musée de l’Outre-France), les fantasmes
montpelliérains d’un Georges Frêche soutenant l’édification d’un musée des
Français d’Algérie à des fins électoralistes, ou l’unanimité des partis
politiques en février 2005 à voter deux articles politisant l’enseignement de
ce passé en souhaitant que soient transmis les « aspects positifs » de la
colonisation, pour mesurer le grand écart entre le travail du temps –
nécessaire pour faire le deuil des passés les plus douloureux, comme le
montre le tournant de 1995 pour Vichy – et l’impossible écriture de ce passé
au cœur de la République 9.
La « période Chirac » a ainsi été marquée par une forte activité
mémorielle, consacrée par la construction en 2002 du Mémorial national de
la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie sur le quai
Branly, à deux pas du musée des Arts premiers. Ce monument charnière
(dont l’idée originale revient à Lionel Jospin) est très symbolique, puisqu’il
est formé de trois colonnes aux trois couleurs de la nation, avec les noms
des 22 959 Français et harkis tombés pour la France, défilant sur les
panneaux lumineux. Ce monument soldait pour Jacques Chirac et la droite
le passé militaire de la colonisation, tout en évitant d’aborder la complexité
des conflits coloniaux.
En 2002-2003, Jacques Chirac souhaite ensuite changer le destin du
musée des Arts africains et océaniens (MAAO), chargeant Jacques Toubon
de présider une mission de préfiguration pour le transformer en Musée
national de l’histoire de l’immigration (MNHI). Or le MAAO occupe un
bâtiment construit à l’origine pour l’Exposition coloniale internationale de
1931 : des fresques monumentales ornent les murs extérieurs, évoquant les
peuples coloniaux et la « mission civilisatrice » de la France. À l’intérieur,
on retrouve également de grandes fresques aux motifs comparables. Un tel
bâtiment, aussi chargé d’histoire, aurait dû selon toute logique être destiné à
abriter un musée de l’histoire coloniale. Mais le sujet est alors trop sensible,
un autre projet est en marche (à Marseille) et il faut donc trouver une
nouvelle destinée au MAAO en s’appuyant sur des personnalités acceptant
de valider cette initiative voulue par l’Élysée (comme Gérard Noiriel ou
Philippe Dewitte) et surtout conférer à ce projet un caractère
« indiscutable » (ici l’histoire de l’immigration) pour éviter tout retour sur
le passé colonial.
Le tour de passe-passe a parfaitement fonctionné, même s’il faudra près
d’une décennie avant que le MNHI ne soit inauguré par un président de la
République, sous l’impulsion de Benjamin Stora qui préside alors le conseil
d’orientation du musée.
Pour comprendre ces mutations (et blocages), il nous faut revenir
quinze ans en arrière. L’acmé des conflits autour de la mémoire coloniale se
situe en effet dans les années 2005-2006, au moment du déploiement brutal
de la production intellectuelle, scientifique, historique, médiatique et
cinématographique sur l’histoire coloniale.

Mémoriaux et monuments

Ainsi, c’est au cours des années 2000 10 que surgit l’idée de ce Mémorial
de la France d’outre-mer à Marseille (porté par la municipalité de Jean-
Claude Gaudin) et d’un équivalent spécifiquement dédié à l’Algérie à
Montpellier (soutenu activement par la gauche régionale derrière Georges
Frêche). Un maillage local impressionnant se met alors en place : Nice,
Toulon, Aix-en-Provence, Montpellier, Marseille, Nîmes, Béziers, Théoule-
sur-Mer, Marignane… La stratégie consiste à occuper l’espace mémoriel
laissé vacant au plan national sur la période coloniale, en imposant dans un
lieu « officiel » central de cette région un musée, situé idéalement à
Marseille, ancienne capitale d’empire – mais aussi à Montpellier,
directement liée à l’identité pied-noire –, afin d’affirmer une lecture
univoque du passé impérial 11.
À Marseille, le projet a progressivement pris le nom de Mémorial
national de la France d’outre-mer (MOM) pour lui donner une posture plus
acceptable (et comme le double nécessaire du Musée national de l’histoire
de l’immigration parisien). Ce projet marseillais mérite qu’on s’y arrête, car
il demeure le plus symbolique et le plus important, puisqu’il implique
l’État, une grande ville française et l’un des principaux responsables de
l’Union pour un mouvement populaire (l’UMP, ancêtre des actuels
Républicains). Une poignée d’universitaires l’ont soutenu, à l’image de
Daniel Lefeuvre et de Marc Michel, dans un groupe animé par Jean-Pierre
Rioux, inspecteur général de l’Éducation nationale. Très vite, la
participation de l’État va conférer une dynamique nouvelle au projet
marseillais qui passe de 2 800 à 3 800 mètres carrés, avec un budget
prévisionnel de 11 millions d’euros. Il était prévu que le mémorial soit
inauguré en 2007 sur le boulevard Rabatau.
Pour ses concepteurs, le Mémorial national de la France d’outre-mer est
avant tout destiné à retracer l’histoire et entretenir la mémoire des Français
ayant vécu dans l’ex-Empire au cours des XIXe et XXe siècles, plutôt qu’à
porter un regard critique sur le passé colonial. Il s’agit bien d’un hommage
à leur action « civilisatrice », et non d’un lieu de savoir. À la demande des
associations de rapatriés, partie intégrante du Conseil scientifique, l’Algérie
est définie comme le « point central du mémorial ». Il est à noter que, dans
le premier texte gouvernemental porté par la ministre UMP Michèle Alliot-
Marie en 2003 (faisant suite à la mobilisation orchestrée par Philippe
Douste-Blazy auprès des députés), qui aboutira à la loi de février 2005
(portée par les députés Christian Kerk, Michèle Tabarot et Christian
Vanneste) 12, le projet de mémorial était clairement lié à la loi sur la
« colonisation positive ».
À Montpellier, le musée d’histoire de la France en Algérie (1830-1962),
placé sous la conduite initiale de l’historien de l’Algérie coloniale Daniel
Lefeuvre (l’un des porte-parole du combat contre la « repentance » jusqu’à
sa démission tardive du conseil scientifique à la suite des polémiques
devant le projet du musée qui devait d’abord glorifier les réalisations des
Français en Algérie), s’affirme comme le second pilier de cette nostalgie
coloniale. Amorcée par Georges Frêche, l’initiative sera mise en sommeil
quelque temps, puis ranimée par la nouvelle maire de la ville, Hélène
Mandroux, à partir de 2008, avec un conseil et un concept désormais plus
ouverts sur le plan historiographique. Cependant, l’élection en 2014 de
Philippe Saurel signe la fin d’un projet que le candidat avait effectivement
promis de supprimer, en raison des nombreuses polémiques ayant
accompagné sa genèse 13. Vieux serpent de mer, il est relancé en 2021, sous
une forme différente, par la nouvelle municipalité et dans le cadre des
propositions du rapport Stora 14.
Les polémiques nées de la loi de février 2005 (obligeant Jacques Chirac
à revenir sur l’article 4 de celle-ci) vont rendre caduques ces deux
ambitions. Les réactions sont alors vives en effet, car la conjoncture est
justement à la découverte de ce passé colonial au cours de ces années
charnières. De nombreux historiens se mobilisent, dont la grande majorité
refuse tout soutien à cette entreprise clairement nostalgique 15. Désormais, il
est trop tard pour les nostalgiques, l’époque (2007-2010) ne permet plus de
bâtir de tels lieux alors que dans toute l’Europe le mouvement d’une
revisitation critique de l’histoire coloniale se développe dans les musées.
À l’issue de ce long processus, l’échec des projets marseillais et
montpelliérain, ainsi que celui de la création d’une Maison de l’histoire de
France conçue dans une perspective comparable 16, sont évidents. Dans le
même temps, ces initiatives ont neutralisé pendant près de deux décennies
(1995-2012) toute possibilité de voir émerger un véritable concept muséal
pour un lieu de savoir sur la colonisation. À cet égard, l’un des objectifs est
atteint : obliger ceux qui veulent poser un autre regard sur le passé colonial
à se tenir sur la défensive.

Que faire des monuments coloniaux ?

Dès le 21 mai 2020, c’est-à-dire avant la mort de George Floyd 17, qui a
suscité la dégradation de nombreuses statues liées à la période coloniale à
travers le monde, deux statues de Victor Schœlcher sont dégradées en
Martinique, provoquant de vives polémiques en France sur la présence,
dans l’espace public, de statues telles celles de Faidherbe, Colbert ou
Gallieni. Ces interrogations sur la période coloniale, qui revêtent
manifestement une dimension intergénérationnelle – comme si la nouvelle
génération demandait des comptes à celles qui l’ont précédée –, mettent
d’autant plus en évidence l’absence d’une patrimonialisation muséale de
l’histoire coloniale en France alors qu’est interrogée la présence de statues
et monuments coloniaux dans l’espace public.
Quelques monuments coloniaux focalisent ainsi l’intérêt militant en
France – à la fois dans l’Hexagone comme dans les régions ultramarines –,
mais ils sont peu nombreux (à l’image du palais des Colonies de la Porte
Dorée) et mal connus. En tout premier lieu, sur tous les monuments
« coloniaux » identifiés en France (en retenant sous cette appellation ceux
qui rendent hommage à des personnes ou des événements, et donc
essentiellement des statues), seule une petite dizaine sont connus. Bien peu
d’observateurs ont remarqué que ces monuments ont très souvent été
installés et inaugurés durant la période coloniale, puis réinstallés après les
décolonisations, au fil des années 1960 et 1970, dans les villes de naissance
de ces « héros coloniaux ». Ces statues ne sont donc pas seulement des
commémorations du « temps des colonies », mais également des
« souvenirs » postcoloniaux qui circulent avant de se fixer dans l’espace
public. Le travail d’identification commence à peine et des recherches à
poursuivre s’ouvrent clairement.
Plusieurs espaces méritent que l’on s’y attache pour commencer à les
questionner. On pense par exemple au monument du sculpteur Jean-
Baptiste Belloc dans le XIIe arrondissement de Paris « À la gloire de
l’expansion coloniale », voulu en 1909 par le leader du parti colonial
Eugène Étienne. Inaugurée en 1913 dans le Jardin tropical de Nogent-sur-
Marne, avant d’être transférée au palais des Colonies, après 1931 – à sa
place sera érigé devant le palais en 1949 (donc tardivement) le monument à
la gloire de la colonne Marchand, dont la statue du commandant Marchand
a été détruite par un attentat des mouvements indépendantistes antillais en
1983 –, et revenue aujourd’hui dans le Jardin tropical, cette sculpture
indique la circulation possible de ce type de monument. Tout le Jardin
tropical (ou colonial) est d’ailleurs un lieu de vestiges majeurs, avec une
dizaine de monuments coloniaux qui semblent n’intéresser ni les militants
ni les autorités publiques.
Dans Paris et dans toute la France, d’autres monuments tout autant
oubliés questionnent le passé, comme la statue dédiée à Francis Garnier due
à Denys Puech, érigée en 1898 et située avenue de l’Observatoire, ou bien
celle du maréchal Joseph Gallieni, place Vauban, installée en 1926 après
une « souscription publique organisée par la Ligue coloniale et maritime
française ». Ces monuments – comme la statue du sergent Bobillot à Paris,
celle de Lyautey place Denys-Cochin, le grand escalier de la gare Saint-
Charles inauguré en 1927, la statue de Bugeaud dans sa ville natale
d’Excideuil, celle en hommage à Lamoricière à Saint-Philibert-de-Grand-
Lieu, la statue du duc d’Orléans à Neuilly-sur-Seine et à l’origine à Alger –
esquissent la trame des centaines d’ouvrages coloniaux parsemant la France
et qui demeurent invisibles, ininterrogés. Dans le sillage d’un contexte
international explosif concernant ces vestiges, seuls quelques-uns d’entre
eux ont été mis en lumière après avoir été la cible de militants. Ces
monuments représentent pourtant une source encore peu exploitée pour
l’historien, et qui devraient être intégrés à tout projet de patrimonialisation
muséal.

Un musée colonial impossible ?

Un musée de la colonisation est-il possible en France ? Certes, dans les


années 2000, l’omniprésence du discours des néo-réactionnaires, la crise
des banlieues, les victoires du Front national aux municipales à Béziers et
Fréjus, tout comme le score du Front national aux régionales de
décembre 2015, restaurent de solides fondations pour « légitimer »
l’édification d’un musée (ou son équivalent) qui valoriserait le passé
colonial tout en tenant compte désormais du nouvel environnement
politique. Face à ces projets et au discours de « défense de l’œuvre
coloniale de la France » (que porte notamment un pamphlétaire comme Éric
Zemmour), les contre-exemples critiques du passé colonial français ne sont
pas légion, mais ils existent néanmoins, tout en s’avérant beaucoup plus
modestes.
Le statu quo en matière de regard sur ce passé s’est donc imposé au
cours des deux dernières décennies, irriguant une véritable « guerre des
mémoires 18 » fondée explicitement sur la peur que ce passé devienne un
motif de ressentiment pour les jeunes issus de l’immigration postcoloniale,
héritiers de « l’humiliation » de leurs aînés. Pierre Nora souligne ainsi dans
Le Figaro du 26 mai 2015 que c’est cette population qui est source du
« problème actuel » – l’identité des immigrés au regard de l’identité de la
France –, et que « la pression migratoire alimente l’inquiétude de nos
concitoyens ».
A contrario, l’histoire et la mémoire de l’esclavage ont fini par trouver
une place significative dans le champ des musées et mémoriaux, à l’image
du Mémorial de l’abolition de l’esclavage inauguré à Nantes en 2012 ou du
mémorial ACTe inauguré à Pointe-à-Pitre en 2015. Un processus qui trouve
son origine dans la loi Taubira de 2001, et constitue une rupture qui n’a pas
d’équivalent dans l’histoire coloniale contemporaine.
Les mémoires sont également adossées à des forces sociales bien
réelles, puisque les rapatriés, les harkis, les immigrés issus de l’(ex)-Empire
et leurs descendants sont partie prenante des rapports de force mémoriels.
Cette situation, où les mémoires de chaque groupe et de chacun divergent
fortement, rend un travail de patrimonialisation muséal très difficile, et ce
d’autant plus que le monde des musées n’est pas demandeur aujourd’hui
d’un tel lieu, qu’occupent symboliquement – et en fait imparfaitement – le
musée du Quai Branly au regard de ses évolutions récentes, mais aussi le
MNHI avec les mandats de Benjamin Stora (au sein de son conseil
d’orientation) ou celui (plus récent) à la tête du palais de la Porte Dorée de
l’historien Pap Ndiaye (qui a été nommé ministre de l’Éducation nationale
en mai 2022), qui avait programmé une grande rétrospective sur
l’Exposition coloniale internationale de 1931 à l’horizon 2024-2025.
Cette configuration confère à la France une situation désormais
extraordinaire et marginale dans le paysage des anciennes métropoles qui,
toutes – à l’exception du Japon impérial (qui a cependant reconnu sa
responsabilité en Corée pour la « prostitution institutionnelle » des
Coréennes destinées à l’Armée impériale), de l’Italie et du Portugal où les
indépendances remontent au milieu des années 1970 –, ont su se doter
d’outils muséographiques consacrés à cette page clé de l’histoire mondiale.
Dans un tel contexte, un musée sur l’histoire coloniale, scientifiquement
inattaquable et réunissant toutes les sensibilités historiographiques en
France – dans une véritable dynamique comparatiste –, instituant le débat
comme premier mode de fonctionnement, éclairant la complexité du
phénomène colonial et ne faisant aucune impasse, ni sur sa violence
intrinsèque, ni sur ses ambivalences, ni sur ses conséquences à long terme,
est-il définitivement inenvisageable ?
1. Raphaël Granvaud, « Colonisation et décolonisation dans les manuels scolaires de collège
en France », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, no 99, 2006.
2. Ce texte remanié et mis à jour est issu de l’ouvrage collectif de Nicolas Bancel, Pascal
Blanchard, Dominic Thomas (dir.), Vers la guerre des identités ?, Paris, La Découverte, 2015.
3. Marc Olivier Baruch, « Éloge de la repentance », Le Monde, 12 mai 2007.
4. https://gillesbastin.github.io/chronique/2021/ 04/07/les-fallaces-de-
l%27antidecolonialisme.html
5. https://www.lepoint.fr/politique/decoloniaux-racialistes-identitaristes-enquete-sur-les-
nouveaux-fanatiques-13-01-2021-2409521_20.php
6. https://www.valeursactuelles.com/societe/lappel-de-76-universitaires-a-lutter-contre-le-
decolonialisme-et-lintersectionnalite/
7. « L’offensive des obsédés de la race, du sexe, du genre, de l’identité… », Marianne,
11 avril 2019.
8. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/ 01/20/remise-du-rapport-sur-la-memoire-
de-la-colonisation-et-de-la-guerre-dalgerie
9. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès, La République coloniale. Essai sur
une utopie, Paris, Hachette Littératures, 2006.
10. Alain Ruscio, Nostalgérie. L’interminable histoire de l’OAS, Paris, La Découverte, 2015 ;
Caroline Ford, « Les musées après l’Empire en France métropolitaine et d’Outre-mer »,
Journal of Modern History, volume 83, no 3, 2010.
11. Robert Aldrich, « Célébration, commémoration et monde postcolonial », Ex Plus Ultra,
volume 3, 2012 ; Robert Aldrich, « Les musées coloniaux dans une Europe postcoloniale »,
Diaspora africaine et noire, volume 2, no 2, 2009.
12. Sandrine Lemaire, « Une loi qui vient de loin », Le Monde diplomatique, janvier 2006.
13. https://www.youtube.com/watch?v=dy6Ejl0zDPA
14. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/07/07/le-projet-de-musee-de-l-histoire-de-la-
france-et-de-l-algerie-est-relance_6087416_3212.html
15. Daniel Hémery, « À propos du mémorial de l’œuvre française outre-mer », rubrique
« Opinion » (lettre de Daniel Hémery datée du 31 mars 2001), Outre-mers, revue d’histoire, 1er
semestre 2001.
16. Nicolas Bancel, Herman Lebovics, « Building the History Museum to Stop History:
Nicolas Sarkozy’s New Presidential Museum of French History », French Cultural Studies,
volume 22, no 4, novembre 2012.
17. Keeanga-Yamahtta Taylor, Black Lives Matter. Le renouveau de la révolte noire
américaine, Marseille, Agone, 2017.
18. Pascal Blanchard, Marc Ferro, Isabelle Veyrat-Masson (dir.), Les Guerres de mémoire
dans le monde, Hermès, no 52, octobre 2008.
L’aphasie coloniale française :
à propos de l’histoire mutilée
Ann Laura Stoler

Il y a presque dix ans [ce texte a été publié en 2011], deux choses
m’avaient frappée 1 : premièrement, l’explosion d’un intérêt commémoratif
pour l’histoire coloniale française, qui se reflétait dans la prolifération des
publications à ce sujet tant en France qu’aux États-Unis ; et deuxièmement,
les expressions commodes qui servaient à connoter le silence qui avait
entouré jusque-là les questions coloniales : il s’agissait en l’occurrence d’un
« trou de mémoire », d’une « amnésie collective », d’une « histoire
oubliée » qui s’était en quelque sorte perdue au moment où la France avait
finalement fait ses comptes avec Pétain, Vichy, et les sympathies nazies qui
s’étendaient bien au-delà des collaborations les plus évidentes.
Pour nombre d’entre nous qui travaillions depuis longtemps sur une
histoire coloniale française lourde de déterminants raciaux, cette
exubérance semblait étrange, presque fébrile et hors de propos. Elle n’était
pas seulement tardive, comme les spécialistes du colonialisme français
s’empressent désormais de le faire observer. À la lumière du développement
vertigineux des débats et des publications que l’on a pu observer au cours
des dernières années, il est possible de considérer ce précédent frénétique
comme un simple renouvellement* 2 de ce qui s’apparentait alors à
l’annonce de la « découverte » des liens profonds qui liaient et qui
continuent de lier la République* à la race.
Bien entendu, l’enjeu de cet épisode n’était pas la « découverte » de la
place de la torture dans l’histoire coloniale française, ni les révélations au
sujet des camps de concentration présents dans tout l’archipel carcéral de
l’Empire. Publié en juin 1959, l’ouvrage La Gangrène documentait les
technologies intimes auxquelles recouraient les soldats français pour
infliger des traitements avilissants aux hommes algériens. L’ouvrage 3 fut
saisi et interdit en France par le gouvernement, et publié par la suite en
anglais 4.
En 1962, Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi avaient publié un
compte rendu de la torture et du viol de Djamila Boupacha, qui était âgée de
vingt-trois ans à l’époque des faits 5. Les informations sur les premières
colonies agricoles et pénales établies en Algérie et ailleurs étaient
disponibles depuis longtemps. Quant au rôle de la violence exercée en
fonction de critères raciaux dans la constitution de la république, il n’était
pas absent de la littérature populaire et universitaire. Jean-Paul Sartre,
Albert Camus et, bien entendu, Frantz Fanon et Aimé Césaire l’avaient
appelée par son nom à maintes reprises.
Si en 1992 Tony Judt pouvait aisément ne consacrer que huit pages aux
aventures coloniales dans un ouvrage sur les intellectuels français de
l’après-guerre qui fut fort bien accueilli, il ne pourrait plus se le permettre
aujourd’hui 6. Nombre de choses ont en effet changé : la façon dont
l’histoire est aujourd’hui censée peser sur les choix présents et futurs des
individus et sur la politique contemporaine ; le lieu où se situent les
politiques sociales d’exclusion systématique dans la topologie des valeurs
républicaines ; et par conséquent la place centrale de l’histoire.

Histoires mutilées et aphasie coloniale


Gérard Noiriel a parlé d’« amnésie collective » pour désigner le fait que
l’immigration était absente de l’historiographie et des programmes scolaires
français. De même, on parle souvent d’« amnésie coloniale » de façon un
peu légère pour faire référence au profil public et historiographique très
effacé de l’histoire coloniale en France 7. Kristin Ross voit dans « le fait de
maintenir la séparation entre deux histoires » (celle de la France moderne
et celle du colonialisme) « une autre façon d’oublier l’une d’entre elles, ou
de la reléguer à un autre cadre chronologique 8 ».
Mais l’oubli et l’amnésie ne sont peut-être pas les meilleures façons de
comprendre cette séparation bien gardée, ni les procédures qui en sont à
l’origine. Comme Gérard Noiriel lui-même l’a dit en 1987, l’historiographie
consacrée à l’immigration « est une question qui reste incompréhensible,
pratiquement dénuée de raison d’être » dans le cadre des fictions
fondatrices de la république. Plutôt que d’amnésie, je préfère parler
d’« aphasie », un terme probablement plus approprié pour décrire la nature
de cette disjonction et les caractéristiques de cette perte. Parler d’« aphasie
coloniale » au sujet de ce phénomène ne revient pas à pathologiser la perte
historique en la réduisant à un déficit cognitif, mais à souligner deux
choses, à savoir que ce qui est en jeu n’est pas une perte de mémoire, mais
une occultation du savoir. L’aphasie est plutôt un démembrement, une
difficulté à parler, à générer un vocabulaire qui associe les mots et les
concepts appropriés aux choses qu’ils désignent. L’aphasie dans toutes ses
formes décrit une difficulté à recouvrir un vocabulaire disponible, et plus
encore une difficulté à comprendre ce qui est dit.
Certains psychologues présentent l’aphasie comme un « déficit de
compréhension », d’autres comme un « dysfonctionnement de la
compréhension et de la production du langage sous ses formes orales et
écrites ». Les individus atteints d’aphasie sont souvent « agrammatiques »,
en ce sens qu’ils rencontrent des difficultés à comprendre les « relations
structurelles » – une anomalie qui révèle une organisation cognitive plus
générale et plus profonde 9. Je pense que l’aphasie, bien plus que « l’oubli »,
met en relief certaines caractéristiques de la relation que la production
historiographique française entretient avec la situation coloniale – un
vocabulaire tenu à l’écart, auquel l’accès est limité ; la présence et l’absence
simultanées d’une même chose ; la méconnaissance d’une présence.
L’aphasie coloniale a notamment donné lieu à des méconnaissances,
comme l’affirmation éculée selon laquelle le racisme serait un problème
foncièrement américain, et non français, résumée de la façon suivante par le
sociologue Emmanuel Todd en 1994 : « Ce sont les Américains qui ont un
problème avec la race, pas les Français. » Le concept d’aphasie renvoie
directement au film Caché (Mickael Haneke, 2005) où Georges Laurent,
talentueux animateur d’une émission télévisée littéraire, voit son existence
bourgeoise et familiale déstabilisée par une série de vidéocassettes qu’il
trouve sur le pas de sa porte. Ce qui est « caché » dans le film, c’est tout
autant la caméra que la mémoire ou l’identité du preneur de vues – une
histoire de dépossession qui est aussi celle de l’Empire français. Il n’y a
rien d’« oublié » chez ces deux adultes. En revanche, il y a une aphasie
coloniale, une « déconnection » entre les mots et les choses, une incapacité
à reconnaître les choses du monde et à leur assigner un nom approprié. Pas
une seule des recensions élogieuses du traitement « brillant » que le film
réserve au passé dérobé ne réserve un commentaire ou une référence à la
trame coloniale qui traverse le film en filigrane, à l’histoire violente qu’il
fait revivre, à la « proximité des extrêmes » qui sépare les vies des deux
protagonistes.
Mais il existe d’autres sites d’aphasie coloniale qui traversent en
profondeur la politique de la dissociation. Ainsi pourquoi, lorsque tout au
long des années 1980 et 1990, tandis que les historiens français étaient
tellement épris de l’attention que Pierre Nora accordait aux lieux de
mémoire* dans sa célébration en plusieurs volumes des sites nationaux du
souvenir, les immigrés en étaient-ils absents, comme Gérard Noiriel l’a fait
observer 10 ? Pourquoi le seul lieu de mémoire* colonial dans les deux
premiers volumes de Pierre Nora, qui totalisent cinq mille pages, n’était-il
pas appréhendé depuis Saïgon, Dakar ou le bled* dans lequel vivaient des
milliers de colons français, mais uniquement à travers le prisme impérial de
l’exposition coloniale* qui se tint à Paris 1931 ? Pourquoi accordait-on tant
d’importance à la remémoration du « partage de l’espace-temps » qui
séparait Paris de ses provinces, sans faire référence à la distinction politique
omniprésente qui traverse encore aujourd’hui les fonds d’archives, les
pratiques historiographiques et la mémoire populaire entre ce qui constituait
l’« outre-mer » et la France ? C’est précisément sur ce sujet que Pierre Nora
a été interpellé par Gérard Noiriel. De même que par Catherine Coquery-
Vidrovitch. Celle-ci se souvient lui avoir demandé pourquoi les « lieux de
mémoire » coloniaux étaient absents de ces volumes. Sa réponse fut qu’il
n’en existait pas.

Le renouvellement des études coloniales en France,


un projet avorté

Lorsqu’en 1987 Frederick Cooper et moi-même appelâmes de nouveau


les universitaires à prendre en considération les « tensions de l’Empire » qui
traversent les oppositions entre colonisateur et colonisé, métropole et
colonie, et à étudier les pratiques qui associent libéralisme, racisme et
réforme sociale, c’est à l’essai fondateur que Georges Balandier publia en
1951 que nous fîmes référence, « La situation coloniale : approche
théorique 11 ».
À l’époque, la recherche coloniale anglophone était avide de se pencher
sur ces connexions, sous l’impulsion de ceux qui, des deux côtés de
l’Atlantique, au Nord comme au Sud global – Aimé Césaire, Frantz Fanon,
Bernard Cohn, Stuart Hall et Edward Said –, avaient justement fait
remarquer la pérennité des structures impériales et la ténacité des relations
qu’elles mettaient en forme. Mais les sciences sociales françaises
semblaient être imperméables, voire tout à fait réticentes vis-à-vis d’une
réinterprétation qui plaçait la métropole et la colonie dans le même cadre
analytique. Ce que Frederick Cooper et moi n’avions pas noté à l’époque
était le fait que ni Georges Balandier ni ses étudiants les plus éminents
n’avaient relevé le défi que ce dernier avait lui-même lancé de façon si
persuasive.
Dans un entretien de 1995 avec Marc Augé et d’autres collègues
africanistes portant sur son itinéraire intellectuel, Georges Balandier offre
une réponse oblique, inquiète et personnelle en s’identifiant à une
génération qui était « libérée, mais pas entièrement, décolonisée, mais pas
pleinement, et qui considérait l’Université différemment mais sans pour
autant la construire de façon différente ».
Les « désenchantements » vis-à-vis de l’histoire ne sont pas étrangers
aux intellectuels français (qu’ils soient communistes ou non), pas plus
qu’ils ne furent propres à Georges Balandier. Mais si les souvenirs, les
remémorations et les mémoriaux de la Première et de la Seconde Guerre
mondiale ont été des piliers de la société française de l’après-guerre, tel ne
fut pas le cas pour la France coloniale. Tout se passait comme si l’enquête
historique et le travail ethnographique approfondis constituaient des projets
incompatibles à partir du moment où il s’agissait de projets français. Avec
cette mise entre parenthèses, les catégories de la gouvernance coloniale
demeuraient coupées des politiques ultérieures de traitement de
l’immigration, la torture systématique des sujets coloniaux restait dissociée
des valeurs républicaines, les régimes racialisés séparés des débats sur la
citoyenneté, et l’Empire et la race étrangers à la formation de la France
contemporaine.
Aujourd’hui, le paysage semble avoir radicalement changé. Le
colonialisme, l’Empire et la mémoire vivante de ceux qui ont fait
l’expérience de ces relations semblent maintenant constituer les trames d’un
tissu national qui se défait. Les désaccords profonds au sujet de leur statut,
ou de « la continuité coloniale » – renforce-t-on les revendications
pressantes d’égalité sociale en insistant sur cette continuité, ou n’a-t-elle au
contraire aucune pertinence à cet égard ? La repentance contraint-elle la
politique ? La politique a-t-elle remplacé la rigueur universitaire ? –, ont
donné lieu à des échanges tendus et à des agendas divergents.
Ainsi, parmi les nombreuses interventions incisives à ce sujet, on peut
lire Patrick Weil, Liberté, Égalité, Discriminations. L’identité au regard de
l’histoire 12, qui comprend sept brèves pages sur l’« histoire oubliée » des
musulmans en Algérie, l’ouvrage de Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la
repentance coloniale 13, l’une des diatribes les plus violentes contre
l’invocation de l’« héritage colonial » ou encore le travail de Benjamin
Stora, La Guerre des mémoires. La France face à son passé colonial 14, où
l’on trouve la discussion la plus claire et la plus utile de ce qu’on ne peut
dire « nouveau » ou « oublié », ainsi que l’ouvrage d’Emmanuel Terray,
Face aux abus de mémoire 15. Dans le même registre, on note les
innombrables réactions suscitées par les commentaires de Nicolas Sarkozy
durant sa visite à Dakar, au cours de laquelle il avait appelé la jeunesse
africaine à « ne pas rester accrochée au passé » et identifié les causes de
« la véritable tragédie de l’Afrique » dans le fait « que les Africains n’ont
pas suffisamment investi la scène de l’histoire 16 ».
Il est cependant clair qu’il est désormais difficile de considérer la
République et l’Empire comme des catégories qui s’excluent mutuellement.
« La république coloniale », qui avait été de toute évidence un oxymore,
demeure peut-être une association dépareillée pour certains, mais aux yeux
d’une jeune génération de chercheurs elle représente le leitmotiv du
moment, un nouveau point de départ pour une histoire du présent, ainsi
qu’un nouveau site d’engagement politique 17.
En moins d’une décennie, la pertinence des études postcoloniales
anglophones dans le contexte français est devenue un sujet de débat parmi
les universitaires, les activistes et les chercheurs. Les vocabulaires
coloniaux ont été détournés de façon ironique. De même que dans les
années 1990, lorsque le « métissage » – un terme associé à des perceptions
et des pratiques grosses de dédain et de mépris – devint une façon de parler
de la promesse d’une France multiculturelle, les Indigènes de la République
dénoncent aujourd’hui les politiques coloniales racialisées du code de
l’indigénat en se saisissant à nouveau du terme d’« indigène » pour refuser
les discriminations raciales et la fiction d’une société qui n’accorde aucune
existence juridique à la race.
Point n’est besoin ici de revenir sur ses transformations, ni sur les
conditions explosives qui l’ont rendue possible : la loi du 23 février 2005,
qui imposait aux programmes d’enseignement de souligner le « rôle
positif » de la présence française outre-mer, a suscité de nombreux
commentaires incisifs de la part de ses avocats et de ses adversaires, bien
au-delà du cercle de ceux qui sont allés fouiller un jour dans les Archives
nationales d’outre-mer à Aix 18.
Entre 2000 et 2008, la production a été tout simplement vertigineuse :
La Torture dans la république de Pierre Vidal-Naquet (2000), Le Livre noir
du colonialisme de Marc Ferro (2003), Colonisation. Droit d’inventaire de
Claude Liauzu (2005), Coloniser. Exterminer (2005) d’Olivier Le Cour
Grandmaison et La Fracture coloniale (2005) de Nicolas Bancel, Pascal
Blanchard et Sandrine Lemaire ont ponctué un flot incessant de
réévaluations historiques et de réorientations critiques. Le nombre de
revues, universitaires ou non, qui ont abordé la question postcoloniale et sa
relation aux violences urbaines ne contribue pas seulement à donner au
passé colonial une voix active dans le présent ; il place la politique du
savoir et le devoir de rendre compte au cœur du débat public 19.
Cette ruée vers la récupération de technologies politiques permettant de
relier le présent au passé colonial a aussi comporté une transgression des
normes disciplinaires de l’Université, et déclenché des luttes territoriales
visant à établir qui connaissait les archives coloniales, et à stipuler qui avait
le droit d’écrire cette histoire et qui ne l’avait pas – je pense ici à la
réception négative de la thèse quelque peu sensationnaliste de Coloniser.
Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 2005 du
politologue Olivier Le Cour Grandmaison, dont les adversaires se sont
empressés de signaler qu’il n’était pas formé en histoire coloniale. Si les
« découvertes » ont parfois cédé la place à un inventaire moral des crimes et
à une série de condamnations, elles ont aussi produit des généalogies
inquiétantes qui creusent de profondes ornières coloniales dans les
structures de violence, de détention et de misère qui pèsent sur le présent –
et notamment dans la distribution inégale des efforts visant à diminuer leur
poids 20.
Mais cet espace politique et intellectuel au sein duquel la mémoire du
colonial est débattue, abusée, revendiquée ou effacée laisse peu de place à
la reconnaissance de ce qui est en effet « oublié », à la façon dont le savoir
historique opère des lapsus, aux conditions psychiques, politiques et
épistémologiques qui structurent l’effacement, l’incarnation – ou le
déplacement – de la manière dont on vivait dans et de l’Empire. La question
n’est pas simple. Comme Jean-Paul Sartre nous le rappelle, les gens savent
et ne savent pas, et ce non pas dans une progression chronologique, mais au
même moment 21. Et tout comme le terme d’« ignorance », qui est
étymologiquement lié au verbe « ignorer », l’oubli n’est pas une condition
passive. « Oublier », comme « ignorer », est un verbe actif, qui désigne le
fait de se détourner de quelque chose. Il n’y a là rien de naturel ou de
donné, mais un état qu’il s’agit de rejoindre.
L’argument selon lequel la recherche en France n’était pas « prête » ou
désireuse d’exhumer une page de l’histoire aussi sordide ne permet pas
d’expliquer cette autre fracture mémorielle de la même période, celle qui
n’a cessé de dire – et de rendre compte de – qui avait activement soutenu le
maréchal Pétain et la politique post-vichyste, qui avait caché qui et où, qui
avait réellement pris part à la résistance* et qui ne l’avait pas fait. Quant à
l’horreur des pratiques coloniales, elles figuraient déjà auparavant dans
l’espace public. Les atrocités coloniales françaises étaient déjà étalées dans
la presse avant que le champ de l’histoire coloniale en France ne subisse des
transformations profondes.
Un aspect décisif du projet impérial est le fait que ses histoires « sont
fondée sur des dissociations qui séparent des histoires relationnelles,
réifient des différences culturelles, et transforment la différence en
hiérarchie 22 ». On ne saurait contrer le privilège impérial qui consiste à
faire l’Histoire à partir d’histoires en empruntant des raccourcis rebattus
vers le colonial, mais uniquement en écrivant des histoires mesurées du
présent qui soient capables de préserver la complexité des enchevêtrements
coloniaux.
L’histoire est une voix active qui porte sur le passé et sur des futurs
différentiels. Elle exige que l’on prenne la mesure des formes héritées à
travers lesquelles les structures matérielles et psychiques des relations
coloniales appartenant à un passé imparfait gardent aujourd’hui pour
certains une qualité tangible et vivace, alors qu’il s’agit pour d’autres
d’événements relégués à un passé composé 23. La définition que donne
Michel Foucault de la critique comme « insolence réflexive » et de la vérité
comme « parole courageuse » nous invite à nous demander comment – et
sous quelles formes – les histoires coloniales de la France ont conservé
certains liens et les ont détachés des histoires que vivent les gens
aujourd’hui (qu’ils le veuillent ou non), liens qui méritent qu’on en fasse le
récit.

1. Ce texte est issu de « L’aphasie coloniale : à propos de l’histoire mutilée », in Nicolas


Bancel, Pascal Blanchard, Florence Bernault, Ahmed Boubeker, Achille Mbembe, Françoise
Vergès (dir.), Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, La
Découverte, 2011.
2. Les astérisques (*) signalent les mots en français dans le texte original.
3. Paris, Éditions de Minuit, 1959.
4. New York, Lyle Stuart, 1960.
5. Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi, Djamila Boupacha, Paris, Gallimard, 1962.
6. Tony Judt, Past Imperfect: French Intellectuals 1944-1956, Berkeley, University of
California Press, 2002. [Un passé imparfait. Les intellectuels en France, 1944-1956, Paris,
Fayard, 1992.]
7. Gérard Noiriel, The French Melting-Pot: Immigration, Citizenship, and National Identity,
Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996 ; Todd Sheppard, The Invention of
Decolonization: The Algerian War and the Remaking of France, Ithaca, Cornell University
Press, 2006 ; Benoît De L’Estoile, « L’oubli de l’héritage colonial », Le Débat, no 147, 2007.
8. Kristin Ross, Fast Cars, Clean Bodies: Decolonization and the Reordering of French
Culture, Cambridge, MIT Press, 1995.
9. David A. Swinney, « Aphasia », The MIT Encyclopedia of the Cognitive Sciences,
Cambridge, MIT Press, 2001.
10. Gérard Noiriel, op. cit.
11. Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers
internationaux de sociologie, no 110, 2001 ; Ann Laura Stoler, Frederick Cooper, « Between
Metropole and Colony : Rethinking a Research Agenda », in Ann Laura Stoler, Frederick
Cooper, Tensions of Empire: Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of
California Press, 1997.
12. Patrick Weil, Liberté, Égalité, Discriminations. L’identité au regard de l’histoire, Paris,
Grasset, 2008.
13. Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale, Paris, Flammarion, 2006.
14. Benjamin Stora, La Guerre des mémoires. La France face à son passé colonial, Paris,
L’Aube, 2007.
15. Emmanuel Terray, Face aux abus de mémoire, Paris, Actes Sud, 2006.
16. Achille Mbembe, « Nicolas Sarkozy’s Africa », http://www.africaresource.com (site
consulté le 29 décembre 2007).
17. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès, La République coloniale, Paris,
Albin Michel, 2003.
18. Romain Bertrand, Mémoires d’empire. La controverse autour du « fait colonial »,
Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2006.
19. Voir « La question postcoloniale », Hérodote, no 120, 2006 ; « Postcolonialisme et
immigration », Contretemps, no 16, janvier 2006 ; « Pour comprendre la pensée
postcoloniale », Esprit, décembre 2006 ; « Empire et colonialité du pouvoir », Multitudes,
no 26, automne 2006 ; « Relectures d’histoires coloniales », Cahiers d’histoire, no 99, avril-
mai-juin 2006 ; « Qui a peur du postcolonial ? Débats et controverses », Mouvements. Des
idées et des luttes, no 51, octobre/novembre 2007.
20. Pour un « bilan » de la condamnation coloniale, voir Marc Ferro, Le Livre noir du
colonialisme. XVIe-XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, Paris, Robert Laffont, 2003 ;
Jane Burbank, Frederick Cooper, « Ferro, Marc (dir.), Le Livre noir du colonialisme. XVIe-XXIe
siècle : de l’extermination à la repentance, Paris, Robert Laffont, 2003 ; Courtois Stéphane et
al., Le Livre noir du communisme : crimes, terreurs et répression, Paris, Robert Laffont,
1997 », Cahiers d’études africaines, no 173-174, 2004. Sur les étiologies coloniales des camps,
Marc Bernardot, Camps d’étrangers, Paris, Terra, 2008 ; Olivier Le Cour Grandmaison, Gilles
Lhuilier, Jérôme Valluy, Le Retour des camps ? Sangatte, Lampedusa, Guantanamo, Paris,
Autrement, 2007.
21. Ann Laura Stoler, « The Imperial Politics of Disregard », in Along the Archival Grain :
Epistemic Anxieties and Colonial Commonsense, Princeton, Princeton University Press, 2008.
22. Fernando Coronil, « After Empire : Reflections on Imperialism form the Americas », in
Ann Laura Stoler, Carole McGranahan, Peter Perdue (dir.), Imperial Formations, Santa Fe,
SAR, 2007.
23. Achille Mbembe, « Décoloniser les structures psychiques du pouvoir », Mouvements,
no 51, septembre-octobre 2007 ; Ann Laura Stoler, « Imperial Debris : Reflections on Ruins
and Ruination », Cultural Anthropology, printemps 2008.
Vers une nouvelle conscience
planétaire
Achille Mbembe

Pourquoi, en ce siècle dit de l’unification du monde sous l’emprise de la


globalisation des marchés financiers, des flux culturels et du brassage des
populations, la France s’obstine-t-elle à ne pas penser de manière critique la
postcolonie, c’est-à-dire, en dernière analyse, l’histoire de sa présence au
monde et l’histoire de la présence du monde en son sein aussi bien avant,
pendant, qu’après l’empire colonial 1 ? Quelles sont les conditions
intellectuelles qui pourraient faire en sorte que le vieil universalisme
d’aplomb fasse place à une véritable démocratie cosmopolite capable de
poser en des termes inédits, et pour le compte du monde dans son ensemble,
la question de la politique de l’avenir ou, pour le dire autrement, de la
« démocratie à venir 2 » ?
Dans les lignes qui suivent, nous partons de l’idée selon laquelle la
politique de l’avenir est profondément liée à la triple question de savoir
« qui est mon prochain », comment traiter l’ennemi et que faire de
l’étranger. La difficulté que nous éprouvons à répondre de ces trois figures
a, pour l’essentiel, partie liée avec ce que les démocraties existantes ont fait
du problème de la « race ». À force de tenir pendant si longtemps le
« modèle républicain » pour le véhicule achevé de l’inclusion et de
l’émergence à l’individualité, l’on a fini par faire de la République une
institution imaginaire et à en sous-estimer les capacités originaires de
brutalité, de discrimination et d’exclusion.
La scène primordiale de cette brutalité et de cette discrimination a été la
plantation sous l’esclavage, puis la colonie à partir du XIXe siècle. De
manière tout à fait directe, le problème que posent le régime de la plantation
et le régime colonial est celui de l’assignation raciale, de la distribution des
différences, et donc du dissemblable, de ce avec quoi l’on ne partage rien –
ou très peu –, de ceux qui, tout en étant avec nous, à côté de nous ou parmi
nous, ne sont, en dernière analyse, pas des nôtres.

Décoloniser sans s’autodécoloniser

Sous l’Empire, la colonie faisait partie de nos possessions. Mais elle


était surtout un « ailleurs ». Elle participait du « lointain » et de l’étrangeté
– d’un au-delà des mers. Aujourd’hui, la colonie s’est déplacée et a planté
sa tente ici même, dans les murs de la cité. Le prochain et le lointain, du
coup, s’enchevêtrent. Le paradoxe de cette présence est qu’elle reste
largement invisible au moment même de l’étroite imbrication de l’ailleurs et
de l’ici. Cette présence de l’ici dans l’ailleurs et de l’ailleurs dans l’ici, cette
généralisation de l’étrange, a pour conséquence l’aggravation de la tension
fondatrice du modèle républicain français. Il s’agit non point de
l’opposition entre universalisme et communautarisme – comme le
prétendent ceux et celles qui ne veulent rien savoir –, mais entre
universalisme et cosmopolitisme – l’idée d’un monde commun, d’une
commune humanité, d’une histoire et d’un avenir que l’on peut s’offrir en
partage. Et c’est le refus du passage au cosmopolitisme – infirmité fondée
sur une excision de sa propre histoire – qui explique l’impuissance de la
France à penser la postcolonie et à proposer au monde une politique du
vivant conforme à la promesse inscrite dans sa propre devise.
Le problème de ceux qui, tout en étant avec nous, parmi nous ou à côté
de nous, ne sont finalement pas des nôtres n’a été résolu ni par l’abolition
de l’esclavage ni par la décolonisation. L’extension de la citoyenneté aux
descendants d’esclaves et des colonisés n’a pas entraîné une transformation
profonde de la manière dont nous procédons à la figuration politique de la
démocratie. Elle n’a pas non plus conduit à un renouvellement des
modalités d’institution imaginaire de la nation. Telle est, au demeurant,
l’aporie au cœur de la logique de l’intégration et de l’assimilation qui
gouverne bien des débats passés et actuels.
La forme d’universalisme qui sous-tend l’idée républicaine semble ne
pouvoir penser l’autre (l’ex-esclave, l’ex-colonisé) « qu’en termes de
duplication, de dédoublement jusqu’à l’infini d’une image narcissique » à
laquelle est assujetti celui ou celle qui en est la proie 3. À l’examiner de
près, il est donc possible d’affirmer que le principe qui préside à l’idée
nationale française n’a pas été totalement épuré de tout soupçon ethnique et,
par la force des choses, racialisant. Au fond, plus on invoque rituellement
les « valeurs de la République » et de l’universalisme pour les opposer à ce
que l’on appelle le « communautarisme », plus on met à nu – malgré soi
sans doute – cette réalité.
Par ailleurs, la décolonisation n’a pas mis un point final à la question de
savoir que faire des histoires partagées une fois que celles-ci ont été plus ou
moins désavouées. Il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner la nature des
relations que la France a tissées avec ses ex-colonies d’Afrique. Faut-il, à ce
sujet, rappeler que dans la rhétorique républicaine, le continent africain a
toujours servi de figure non pas de la liberté, de l’égalité et de la fraternité,
mais de l’altérité radicale ? En effet, c’est la présence historique des gens
d’origine africaine en France ou dans les territoires qu’elle contrôlait qui,
pour la première fois, pose à la conscience française la lancinante question
de la race et oblige la puissance publique à légiférer la différence et la
ségrégation. C’est ce qu’atteste, par exemple, la juridicisation des rapports
maître-esclave par le biais du Code noir ou encore l’ensemble des mesures
prises dans le cadre de la « police de l’esclave » sous l’Ancien Régime,
voire la mise en place, à l’époque coloniale, du code de l’indigénat.
Des études récentes montrent clairement que cette politique de la
différence et la logique de la ségrégation qui en est le corollaire ont reposé,
du début jusqu’à la fin, sur des dispositifs d’animalisation et de
bestialisation de l’autre. Poussée jusqu’à ses conséquences ultimes, cette
logique a toujours fini par revêtir les aspects d’une guerre. De fait, que
celles-ci prennent la forme de la conquête, de la « pacification » ou de
l’occupation, les guerres coloniales ont toujours été, quelque part, des
guerres de race. Car dans leur essence, il s’est agi chaque fois de guerres
menées non contre d’autres personnes humaines, mais contre des déchets
humains, des rebuts 4.

Dépasser l’universalisme

Nombreux sont ceux qui se demandent si, avec la fin des tutelles
formelles, tout est vraiment remis en jeu, tout est suspendu, tout
recommence vraiment, au point où l’on peut dire des ex-colonies qu’elles
rouvrent leur existence et se placent à distance de leur état antérieur. Pour
certains, la réponse à cette question est purement négative. Colonie ou
postcolonie : il s’agit du même théâtre, des mêmes jeux mimétiques, avec
des acteurs et des spectateurs différents certes, mais avec les mêmes
convulsions et la même injure. C’est, à titre d’exemple, le point de vue des
militants anti-impérialistes aux yeux desquels la colonisation française en
Afrique n’a jamais vraiment pris fin 5. Elle aurait simplement changé de
visage, revêtant désormais mille autres masques. Selon ce point de vue, les
sociétés francophones constitueraient des exemples achevés de l’aliénation
culturelle et un parfait paradigme du néocolonialisme et de la servitude.
Cette rhétorique prétend qu’au moment de la décolonisation, l’ancienne
puissance coloniale aurait tout fait pour empêcher l’émergence en Afrique
d’un sujet véritablement libre et autonome 6.
Malgré le caractère parfois polémique de ces affirmations, il serait naïf
de prétendre qu’elles sont toutes infondées. La France, comme toute autre
puissance dans le monde, est soucieuse de ses intérêts idéologiques,
stratégiques, commerciaux et économiques. Le primat de ses intérêts tant
publics que privés commande, en très grande partie, sa politique extérieure.
Historiquement, elle a su exploiter l’avantage que lui conférait sa position
d’ancienne puissance impériale pour cimenter, avec les élites africaines
francophones, des rapports inégaux marqués tantôt du sceau de la brutalité,
tantôt de celui de la vénalité.
Ces rapports ont revêtu des formes diverses selon les époques. Dans la
plupart des cas, ils s’inscrivaient dans une logique de corruption mutuelle.
Du côté africain, le moteur de la vénalité et de la brutalité se trouvait alors
être la conjonction de deux sortes de pulsions culturelles qui précèdent
historiquement le moment colonial : d’une part, le désir illimité – et à la
limite pervers – d’acquisition et de destruction des biens et des richesses
(chrématistique) ; et, de l’autre, la reproduction sur le temps long de formes
excessives de jouissance (pleonexia 7). En maintes autres circonstances
cependant, la relation prenait purement et simplement la forme d’une
panoplie d’attitudes racistes à peine cachées sous le manteau d’un
paternalisme de bon aloi 8. Puis, lorsqu’il le fallait, la France n’hésitait pas à
recourir à la force tout court, voire à l’assassinat.
Il serait cependant erroné de réduire l’analyse des dynamiques
politiques et culturelles des sociétés francophones d’Afrique aux seuls
rapports – souvent délirants – que leurs élites entretiennent avec la France 9.
En fait, ces rapports eux-mêmes, ainsi que leur structure, n’ont cessé de se
transformer. Cette lente transformation a pris un cours erratique à la faveur
de la faillite financière de nombre d’États, puis de la généralisation des
guerres de rapine dans l’ensemble du continent au cours du dernier quart du
e
XX siècle notamment. Comme nous l’avons montré dans d’autres études,
deux des principales conséquences de ces processus sont la dispersion du
pouvoir d’État et la diffraction de la société 10.
Un certain nombre d’inflexions sont donc en cours. Aussi bien les
dispositifs et modes d’intervention de la France en Afrique que les acteurs
sociaux et politiques chargés de la mise en œuvre de ces stratégies sont en
train de changer. Si les réseaux affairistes traditionnels n’ont pas encore
totalement perdu du terrain, ils ne peuvent cependant plus agir comme si
l’Afrique était une « chasse gardée » de la France. Au nom du maintien des
grands équilibres macro-économiques (discipline fiscale, maîtrise de
l’endettement public et de l’inflation), de la libéralisation des échanges,
voire de la lutte contre la pauvreté, le poids des fonctionnaires
internationaux s’est accru – même si, dans les faits, les réformes devant
conduire à plus de compétitivité s’enlisent.
Les besoins de rééchelonnement de la dette, les processus d’ajustement
structurel et les privatisations ont rendu inévitable une gestion multilatérale
de la crise africaine et des guerres et catastrophes humanitaires qui en sont
sinon la cause, du moins le corollaire. Il en a résulté un accroissement de
l’influence des institutions internationales (qu’elles soient financières, à
l’instar de la Banque mondiale et du FMI, ou qu’elles se spécialisent dans
l’action dite humanitaire) et l’émergence d’une forme de gouvernementalité
que nous avons décrite comme le « gouvernement privé indirect 11 ».
Du coup, l’Afrique francophone ne constitue plus le « domaine
réservé » de la France. Même des organismes tels que l’Agence française de
développement (AFD) – autrefois l’un des outils privilégiés de la présence
économique de ce pays en Afrique – sont désormais obligés de naviguer
dans le sillage des institutions multilatérales de financement 12. Face aux
contraintes qu’entraîne le choix d’appartenance à l’Europe, la France doit
dès lors alléger l’encombrant et dispendieux arsenal qui, longtemps, fit
d’elle une « puissance africaine » à part entière. Les dividendes qu’elle tirait
de ce mode de domination apparaissent aujourd’hui tout à fait accessoires 13.
Plus fondamentalement, la France est en train de perdre – ou, dans
certains cas, a déjà perdu, de manière sans doute irrévocable – une très
grande partie de l’influence culturelle qu’elle exerçait autrefois sur les élites
africaines. Cette perte s’explique en partie par son incapacité à soutenir les
mouvements de démocratisation et par sa politique d’immigration. Il n’y a
plus, aujourd’hui, un seul grand intellectuel africain disposé à célébrer, sans
façons, les noces de la « négritude » et de la « francité », comme n’hésitait
pas à le faire Léopold Sédar Senghor 14. Chez la plupart d’entre eux, prévaut
une attitude blasée. Les États-Unis sont manifestement les principaux
bénéficiaires de cette défection.
Ils offrent, à cet égard, plusieurs atouts dont la France ne dispose guère.
Dans cette perspective, comment ne pas mentionner, d’entrée de jeu, leur
capacité presque illimitée de capter et de recycler les élites mondiales, y
compris francophones ? Au cours du dernier quart du XXe siècle, leurs
universités sont parvenues à attirer presque tous les meilleurs intellectuels
africains formés en France, voire des citoyens français d’origine africaine
auxquels les portes des institutions françaises sont restées fermées 15.
Un autre atout est d’ordre racial. C’est l’immense réserve symbolique
qu’est la présence aux États-Unis d’une communauté noire dont les classes
moyenne et bourgeoise sont relativement bien intégrées dans les structures
politiques nationales et fort visibles sur la scène culturelle, même s’il est
vrai par ailleurs que ladite communauté continue de souffrir de diverses
formes de discrimination. Contrairement à la France, l’impératif d’égalité
requis pour faire de chacun un sujet de droit et un citoyen américain à part
entière n’a pas nécessairement conduit, aux États-Unis, à cette forme
d’abstraction que représente le sacre juridique de l’individu – l’une des
pierres d’angle de la fiction républicaine 16.
Les politiques de discrimination positive (affirmative action) font certes
l’objet de contestations. Mais elles permettent de garantir une certaine
présence des minorités raciales et des femmes dans différentes sphères de la
vie publique. Enfin, derniers atouts, les puissantes institutions
philanthropiques (fondations, Églises et autres) dont certaines disposent de
sièges sur le continent même. À travers les subventions qu’elles distribuent,
les programmes qu’elles soutiennent et l’ethos qu’elles promeuvent, ces
institutions auxquelles s’ajoutent de nombreuses Églises conservatrices
jouent un rôle considérable dans la socialisation globale et l’« acculturation
à l’américaine » des militants, activistes et élites africaines en général.
Pendant ce temps, dans la lumpen-société composée pour l’essentiel des
ruraux et des déclassés sociaux urbains des années de crise – mais dont la
plupart sont instruits –, le sentiment antifrançais n’a jamais été aussi aigu.
Nombreux sont, parmi cette masse, ceux pour qui la brutalité et la violence
muette de la mort sont devenues un style de vie, tandis que le fusil
représente le seul espoir d’accès aux ressources 17. Parfois enrôlés dans des
gangs et des milices urbaines, ils rêvent de la « deuxième indépendance »,
lorsqu’il sera possible de liquider, au besoin par la force et une fois pour
toutes, les vestiges de la présence coloniale française chez eux 18.
La France en tant que symbole signifiant majeur dans l’imaginaire de
l’Afrique contemporaine est donc menacée de désuétude par de telles
situations. Une période de désaffiliation culturelle est désormais ouverte.
Les causes ayant conduit à la dissipation, puis à l’écroulement de son aura
en Afrique, sont trop nombreuses pour être toutes examinées ici.

Une nouvelle conscience planétaire

La discussion que nous venons de mener conduit logiquement à une


première conclusion : à bien des égards, l’histoire de la France et de son
empire reste à écrire. C’est en partie parce qu’elle a été mal écrite que nous
éprouvons tant de peine à déchiffrer la « nouvelle société française » au sein
de laquelle nous vivons, et la puissante demande d’identité qui la travaille.
C’est aussi en raison de cette ablation de l’histoire que la France étale,
aujourd’hui, son incapacité à embrasser autrement l’Afrique. C’est ce
défaut de conscience historique forte qui explique qu’elle éprouve tant de
peine à donner chair à son modèle civique républicain et à son modèle quasi
censitaire de représentation démocratique. C’est, enfin, ce défaut d’histoire
qui rend si difficile le processus de figuration politique d’une société en
vérité éclatée en une multitude de voix de plus en plus séparées par la
nouvelle question sociale : la question raciale.
Cette excision de l’histoire de sa présence au monde et de la présence
du monde en son sein fait croire, à plus d’un, que la tâche de production et
d’institution de la nation française, loin d’être une expérimentation
continue, s’est achevée depuis longtemps déjà, et qu’il n’est plus que du
devoir des nouveaux arrivants de s’intégrer à quelque chose qui existe déjà,
et qui leur est offert à la manière d’un don qui exige, en retour, un certain
devoir de reconnaissance. Du coup, plus ils couvrent d’un voile opaque ce
dont ils sont porteurs, voire leurs origines et celles de leurs parents, mieux
ils seront reconnus. C’est le même déni qui fait penser que le modèle
civique républicain aurait, depuis longtemps, trouvé ses formes canoniques.
Et tout ce qui remet en question ses fondements ethniques et racialisants
relèverait purement et simplement du projet tant honni d’une « démocratie
des communautés et des minorités ».
Une telle conclusion ne peut paraître curieuse que si l’on fait l’impasse
sur la prodigieuse clôture intellectuelle dont la France a fait l’expérience au
cours du dernier quart du XXe siècle. Ce reflux nationaliste de la pensée a
profondément affaibli ses capacités à penser le monde et à contribuer de
façon décisive aux débats sur la « démocratie à venir ».
Si, de fait, la vie de la démocratie participe d’une opération – sans cesse
à reprendre – de figuration du social, alors on peut affirmer que « se faire
entendre », « se connaître soi-même », « se faire connaître », « parler de
soi » constituent des aspects centraux de toute pratique démocratique.
Entreprise d’expression, capacité de se donner une voix et un visage, la
démocratie est, fondamentalement, une pratique de l’imagination et de la
représentation – une forme de prise de distance par rapport à autrui aux fins
d’imagination de soi, d’expression de soi et de partage, dans l’espace
public, de cette imagination et des formes que prend cette expression.
Dans les conditions de l’irréversible éclatement qui sont aujourd’hui les
nôtres, l’on ne peut plus assumer que le problème de la mal-représentation
sera réglé par notre capacité d’agir et de parler pour le compte d’autrui. Ce
qu’il faut dissiper, c’est l’opacité qui entoure la présence, dans ce pays, de
citoyens rendus invisibles du fait de la couleur de leur peau. Ce qu’il faut
récuser, ce sont les dispositifs et discours qui, tout en produisant
quotidiennement des formes d’exclusion que rien d’autre ne justifie sinon la
« race », s’abritent derrière le masque d’un universalisme purement
anhistorique pour mieux prétendre avoir dépassé la « race », lorsqu’il ne
s’agit pas de l’opposer purement et simplement aux facteurs de classe.
Combler le déficit de figuration, ou encore briser le socle moniste de la
culture politique hexagonale, n’est pas la même chose que revendiquer une
forme de représentation politique pour certains groupes ou certaines
minorités. Après tout, le refus de valider la biologisation du social, son
ethnicisation ou sa racialisation, est légitime. Mais cela n’est possible que si
l’on s’attaque à la question de la mal-représentation et de son corollaire,
l’invisibilisation. Et il n’y a que le passage au cosmopolitisme pour faire
échec à la fois à une démocratie des communautés et des minorités et à son
double masqué : une démocratie racialisante, mais qui, imbue de ses
propres préjugés et illusions, refuse d’avouer son nom et de reconnaître, ce
faisant, ses propres limites. Aujourd’hui, il ne s’agit plus tant de produire
des « individus » que de conjuguer les singularités.
Il s’agit donc, véritablement, de dépasser aussi bien l’universalisme que
le particularisme, voire le cosmopolitisme. Ce dépassement nous oblige à
comprendre que le lien avec ceux qui ne sont pas des nôtres consiste, en très
grande partie, en l’expérimentation d’histoires communes, notamment
lorsque celles-ci ont fait l’objet de désaveux. Sans un réexamen critique de
ces histoires communes, il ne sera guère possible d’inventer la sorte de
conscience planétaire à laquelle invite le présent.

1. Ce texte, mis à jour, est issu de l’article d’Achille Mbembe, « La République et l’impensé
de la “race” », in Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire (dir.), La Fracture
coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.
2. Marie-Louise Mallet (dir.), La Démocratie à venir. Autour de Jacques Derrida, Paris,
Galilée, 2004.
3. Jacques Hassoun, L’Obscur Objet de la haine, Paris, Aubier, 1997.
4. Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial,
Paris, Fayard, 2005.
5. Thomas Borrel, Amzat Boukari Yabara, Benoît Collombat, Thomas Deltombe, L’Empire
qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, Paris, Seuil, 2021.
6. AGIR ICI et SURVIE, L’Afrique à Biarritz. Mise en examen de la politique française,
Paris, Karthala, 1995 ; François- Xavier Verschave, La Françafrique. Le plus long scandale de
la République, Paris, Stock, 1998 ; John Chipman, French Power in Africa, Oxford,
Blackwell, 1989.
7. Joseph Miller, Way of Death, Madison, University of Wisconsin Press, 1988.
8. François Constantin, « La privatisation de la politique étrangère à partir de la scène
africaine », Pouvoirs, no 88, 1999 ; Jean-François Médard, La Patrimonialisation des relations
franco-africaines. Échanges politiques, économiques et sociaux, Leiden/Bordeaux, ECPR
Joint Sessions, CEAN, 1993.
9. Jacqueline Damon, John Igué (dir.), L’Afrique de l’Ouest dans la compétition mondiale.
Quels atouts possibles ?, Paris, Karthala, 2003.
10. Achille Mbembe, « Essai sur le politique en tant que forme de la dépense », Cahiers
d’études africaines, no 1-2, 2004.
11. Achille Mbembe, « Du gouvernement privé indirect », Politique africaine, no 73, 1999 ;
Béatrice Hibou (dir.), La Privatisation des États, Paris, Karthala, 2000.
12. « Power list : les vrais patrons de l’Afrique », Ecofinance, no 45, juillet 2004.
13. Daniela Kroslak, « France’s Policy towards Africa. Continuity or Change ? », in Ian
Taylor, Paul Williams (dir.), Africa in International Politics. External Involvement in the
Continent, New York, Routledge, 2004.
14. Léopold Sédar Senghor, Liberté V. Le dialogue des cultures, Paris, Seuil, 1993.
15. Didier Gondola, « La crise de la formation en histoire africaine en France vue par les
étudiants africains », Politique africaine, no 65, 1997 ; Jean-Pierre Chrétien, « Une crise de
l’histoire de l’Afrique en langue française ? », Politique africaine, no 65, 1998 ; Michel Cahen,
« Africains et africanistes. À propos de l’article de Didier Gondola », Politique africaine,
no 65, 1998.
16. Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en
France, Paris, Gallimard, 1998.
17. Éliane de Latour, « Les ghettomen. Les gangs de rue à Abidjan et San Pedro », Actes de la
recherche en sciences sociales, no 129, 1999.
18. « Côte-d’Ivoire en guerre : dynamiques du dedans et du dehors », numéro spécial,
Politique africaine, no 89, 2003.
Restitution du patrimoine africain :
histoire, mémoire, traces,
réappropriation
Felwine Sarr

En mars 2018, j’ai été chargé avec ma collègue Bénédicte Savoy, par le
président de la République Emmanuel Macron, de rédiger une étude sur la
restitution par la France d’objets du patrimoine africain, pris pendant la
période coloniale en Afrique. Nous avons remis le compte rendu en
novembre 2018 1. Ce rapport a créé un débat important en Europe et en
Afrique sur la question, et ouvert la voie à la restitution de vingt-six objets
du Bénin et du sabre d’El Hadji Oumar Tall pour le Sénégal.
Je n’insisterai pas trop sur les principaux résultats de notre travail, ils
sont disponibles dans un livre que Bénédicte Savoy et moi avons publié,
mais je veux partager quelques leçons de cette expérience liées à l’histoire,
la mémoire, les traces, la réappropriation et la relationalité 2. Je voudrais
commencer par un bref rappel de la longue histoire des demandes de
restitution de leurs objets par les Africains.
La demande de restitution du patrimoine africain présent dans les
collections nationales françaises et européennes est ancienne. Plusieurs pays
africains, dès leur accession à l’indépendance, notamment l’Éthiopie,
l’Égypte, l’Algérie, le Bénin, le Nigeria, ont réclamé le retour des objets de
leur patrimoine pillés durant la période coloniale, subtilisés lors de missions
ethnographiques, ou acquis dans des conditions douteuses sur divers
marchés. En 1978, Amadou Mahtar Mbow, secrétaire général de l’Unesco,
lançait un appel à la restitution des œuvres du patrimoine africain. La
restitution de ces œuvres, disait-il, permettrait aux peuples d’Afrique de
recouvrer une partie de leur mémoire et de leur identité. À l’exception de
quelques cas notables (l’Algérie après les accords d’Évian s’est vu restituer
trois cents tableaux pris au musée des Beaux-Arts d’Alger, un tabouret
royal Ashanti retourné au Ghana et une centaine d’objets rendus par les
Belges au Zaïre), les demandes de restitution de la part des pays africains
n’ont pas connu de suite favorable aux lendemains des indépendances. Le
dernier livre de Bénédicte Savoy, Africa’s Struggle for Its Art: History of a
Postcolonial Defeat (La lutte de l’Afrique pour son art. Histoire d’une
défaite postcoloniale), traite d’ailleurs de la longue lutte des Africains pour
récupérer leur héritage culturel 3.
La dernière demande du Bénin à la France pour le retour de ses artefacts
a été formulée le 26 août 2016. La France répondit à ce courrier, le
12 décembre 2016, qu’elle avait conscience de la valeur historique et
culturelle de ces objets, mais que conformément à sa législation en vigueur,
ces biens étaient soumis au principe d’inaliénabilité. Elle admettait donc la
légitimité de la demande béninoise, mais lui opposait un point du droit
patrimonial français.
Lors de son discours du 28 novembre 2017 à Ouagadougou, le président
de la République Emmanuel Macron annonçait sa volonté de procéder à des
restitutions, et rompait ainsi avec une longue tradition française de refus
répétés de restituer aux pays africains leurs objets du patrimoine : « Le
premier remède c’est la culture, dans ce domaine, je ne peux pas accepter
qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en
France. Il y a des explications historiques à cela mais il n’y a pas de
justification valable, durable et inconditionnelle, le patrimoine africain ne
peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées
européens. Le patrimoine africain doit être mis en valeur à Paris mais aussi
à Dakar, à Lagos, à Cotonou, ce sera une de mes priorités. Je veux que
d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires
ou définitives du patrimoine africain en Afrique 4. » Le 19 mars 2018, il
nous confiait, à Bénédicte Savoy et à moi, la mission de réfléchir aux
conditions et modalités de cette restitution.
La restitution est une problématique enchevêtrée. Les questions qu’elle
soulève ne se limitent pas à celles de la propriété légitime des objets. Ses
implications sont politiques, symboliques, philosophiques et relationnelles.
Elle ouvre à une réflexion sur l’histoire, les mémoires, le passé colonial, la
genèse et le développement des musées et collections ethnographiques
occidentaux. Elle permet aussi de penser les différentes conceptions du
patrimoine culturel, les diverses modalités d’exposition des objets, ainsi que
de leur circulation et de leurs translocations. Elle permet, enfin, de penser la
question plus vaste de la transmission du patrimoine culturel et celle de la
trace.
L’un des aspects qui m’intéresse particulièrement dans la question de la
restitution est le rôle que le patrimoine et l’histoire peuvent jouer, pour les
jeunes Africains, dans le projet de reconstruction du continent. Pour moi, ce
dont le continent africain a le plus besoin, c’est un nouvel imaginaire de
l’avenir : la reconstruction d’une estime de soi affectée par des décennies
d’aliénation, et la capacité pour les jeunes Africains de s’inscrire dans une
longue histoire de créativité et de production de sens. Les objets, les
artefacts sont des archives de la longue histoire de la créativité en Afrique.
Ce sont aussi des textes et des supports des pratiques sociales et spirituelles
du continent. Chacun sait le rôle crucial qu’ils ont joué dans l’histoire de
l’art contemporain en Europe, en inspirant les avant-gardes (Pablo Picasso,
Maurice de Vlaminck, André Derain, Guillaume Apollinaire). La
réappropriation d’une partie importante de leur patrimoine culturel matériel
par les Africains, en particulier sa jeunesse, ouvre des espaces de création,
d’imagination et de réinvention des formes sociétales, économiques et
politiques. Mon premier point portera sur la réappropriation de sa propre
mémoire et de son histoire.

Réappropriation de l’histoire et de la mémoire :


travail sur l’histoire

L’absence d’une partie importante de l’héritage culturel peut rendre le


travail sur l’histoire de jeunes nations difficile. L’historienne Lynn Hunt
nous rappelle que la « vérité historique », aussi prouvée et irréfutable soit-
elle (fondée sur des archives, des traces, des témoins oculaires), n’est
jamais complètement à l’abri de menaces 5. Cette « vérité » est donc encore
plus fragile lorsque les traces matérielles qui sont censées la documenter
sont absentes. C’est pourquoi il est crucial de comprendre le contexte dans
lequel les objets du patrimoine culturel africain ont été pris, pillés ou
transférés des pays africains vers l’Europe à l’époque coloniale. Les
archives et les objets du patrimoine culturel contribuent à l’intelligibilité de
ce moment historique. Ce travail sur l’historiographie permet, entre autres,
d’échapper à un récit unique (quant à l’histoire) et d’assumer une pluralité
de perspectives. Lorsqu’une communauté considère le passé comme une
« question à résoudre », et lorsque ce passé a laissé une trace traumatique
(violence, guerres, génocides…), un travail de réappropriation de ce passé
est nécessaire. Le travail de mémoire fonctionne comme un opérateur de la
reconstruction/réinvention de l’identité des sujets et des communautés, et le
retour d’objets emblématiques peut jouer un rôle dans ce processus.
Les jeunes générations d’Africains qui n’ont pas vécu la période
coloniale, mais qui sont les héritiers d’une histoire transmise par fragments,
et d’une mémoire occultée par une histoire tronquée, restent les otages de
cette histoire non racontée, puisque celle-ci n’est pas traitée par la parole et
la représentation. Dans un ouvrage récent sur le « trauma » colonial, la
psychanalyste algérienne Karima Lazali souligne que « la part d’Histoire
refusée par le politique se transmet de génération en génération, et fabrique
des mécanismes psychiques qui maintiennent le sujet dans une difficulté
d’exister 6 ». La nécessité de comprendre les effets de la colonialité sur les
subjectivités africaines et européennes contemporaines est fondamentale.
Elle souligne également l’importance du traitement (au sens clinique du
terme : soigner et examiner) des résidus invisibles et silencieux de la
violence coloniale, notamment l’examen des survivances qui ne laissent
aucune trace. Ce travail de reconstruction commence par une récupération
de ces traces manquantes de l’histoire et de la mémoire.

Translocation, transformations : mémoire et amnésie


des pertes

Pour les sociétés qui ont attendu plusieurs décennies le retour de leurs
objets culturels, et qui ont, dans certains cas, enduré des siècles d’absence,
une question fondamentale se pose naturellement quant à leur
réappropriation symbolique. Est-il possible de réinsérer les artefacts
culturels dans leurs milieux sociétaux d’origine, de les voir retrouver leur
fonction et leurs usages propres, après une si longue absence ?
Si des dispositifs symboliques restent opérationnels en certains lieux, la
grande majorité de ces environnements d’origine ont connu de profondes
mutations, des géographies ont été déplacées, et l’histoire a continué à
tracer ses chemins imprévisibles. Les objets déplacés sont passés par des
processus successifs de re-sémantisation, et ont connu une imposition de
plusieurs couches de significations. Comment alors restituer à ces objets le
sens et les fonctions qui leur appartenaient autrefois, sans négliger le fait
qu’ils ont été captés puis remodelés par une pluralité de dispositifs
sémantiques, symboliques et épistémologiques pendant plus d’un siècle ?
Dans certains cas, les objets sacrés du culte sont devenus des œuvres
d’art à contempler en soi, ou des objets ethnographiques, ou encore des
artefacts. Le retour des objets ne signifie pas les restituer tels qu’ils étaient
autrefois, mais les réinvestir d’une fonction sociale. Il ne s’agit pas d’un
retour du même, mais d’un « autre même ». On voit ici tout
l’enchevêtrement des questions qu’implique la restitution des objets du
patrimoine dans un espace-temps différent : l’identité des objets, leur
resocialisation, les additions et soustractions de sens. La majorité des objets
présents dans les musées ethnographiques européens ont été acquis dans le
cadre colonial. Pour les nations africaines, dans certains cas, il est encore
possible de restituer le contexte esthétique et culturel des pièces une fois
qu’elles ont été rendues. Certaines communautés ont pu maintenir vivante
une relation avec leurs objets, à travers la perpétuation de traditions et de
rituels : chefferies dans l’ouest du Cameroun, communautés religieuses au
Bénin, au Sénégal ou au Nigeria. Dans ces contextes sociaux, des objets
peuvent facilement retrouver une fonction, même si cette fonction est en
quelque sorte réinventée, dans le paysage culturel des communautés.
Pour d’autres communautés africaines, l’amnésie a déjà fait son œuvre,
et l’effacement de la mémoire a été tellement réussi que les communautés
ont perdu le souvenir de ce patrimoine culturel ; ou ignorent la profondeur
de la perte qu’elles ont subie. Pour les pays africains, il s’agit d’accomplir
une double tâche : en priorité, la reconstruction de leurs mémoires ; puis
d’engager un travail de réinvention, à travers une re-sémantisation et une
resocialisation des objets de leur patrimoine culturel, en reconnectant ces
objets aux sociétés actuelles, et aux questions et problèmes auxquels ces
sociétés contemporaines sont confrontées. Il appartient aux communautés
africaines de définir leur propre vision du patrimoine culturel, le dispositif
épistémologique et les écologies dans lesquelles elles souhaitent réinsérer
ces objets, et ces écologies sont nécessairement plurielles.
Sur l’ensemble du continent africain, les sites du patrimoine culturel
existent, et dans certains pays ils sont nombreux et nous en avons observé
une variété de typologies. Selon les différentes fonctions attribuées aux
objets, ceux-ci peuvent trouver leur place au sein de centres d’art, de
musées universitaires, d’écoles, ou encore au centre des communautés pour
des usages rituels, avec la possibilité d’un va-et-vient des objets entre
musées et communautés. Ce que Bénédicte Savoy et moi avons observé sur
le terrain nous a convaincus que la répartition des objets du patrimoine
culturel dans l’espace social pourrait être conçue dans une variété de
configurations. Le modèle d’un musée centralisé pour tous les objets du
patrimoine culturel n’est qu’un exemple possible parmi tant d’autres.
Une distribution spatiale du patrimoine culturel permet de disséminer
les objets dans l’espace social et de remplir ainsi une fonction différente à
chaque endroit (pédagogique, mémorielle, créative, spirituelle,
médiatrice…). Il s’agit aussi de repenser la fonction du musée.

Que sont les objets dans les sociétés africaines ?

Tout au long d’une grande partie de leur histoire, les sociétés africaines
ont produit des formes originales de médiation entre l’esprit, la matière et le
vivant. Certains de ces artefacts ne sont pas que des objets, mais des sujets
actifs. Et c’est par des rituels que se fait l’opération d’attribution d’une
subjectivité à un objet inanimé donné. Ces objets deviennent ainsi les
dépositaires de flux et de champs énergétiques qui les transforment en
sujets animés et en forces actives, médiateurs entre les différents ordres de
réalité.
Ces objets/sujets sont les médiateurs de correspondances et de
métamorphoses, au sein d’un écosystème caractérisé par la fluidité et la
circularité. Dans un univers réticulaire, ils deviennent les opérateurs d’une
identité relationnelle et plastique, où le but est de participer au monde, et
non de le dominer. Dans l’art africain, Souleymane Bachir Diagne montre
que la statuaire africaine ne peut être comprise uniquement comme un art
figuratif ou analogique : elle est le support et le vecteur d’un discours
philosophique et symbolique, ainsi que l’expression de l’ontologie d’une
force vitale 7. Il souligne aussi que la création des objets que nous appelons
« art » découle d’une cosmologie de l’émergence qui vise une plus grande
abondance de vie.
Dans certaines sociétés africaines, les statues meurent aussi. Elles ont
une durée de vie et sont prises dans un cycle de régénération, fondé sur une
matérialité fluide. Certains masques sont enterrés après plusieurs années de
vie et sont ensuite reproduits, afin de renouveler les influx énergétiques qui
leur confèrent un pouvoir opératoire. Un autre aspect de cette philosophie
de vie mis en évidence par Souleymane Bachir Diagne est que les œuvres
que ces sociétés créent ne prétendent pas être éternelles. Elles ne sont pas
l’expression de la monumentalité et de la permanence, mais de la mutation
continue qu’est la vie. Loin de vouloir défier le temps et lui échapper, les
objets (artefacts) lui appartiennent.
La nécessité d’une réparation – en lien avec le passé colonial – et d’un
entretien continu et périodique est donc inscrite dans leur production. Ces
objets sont aussi des réserves d’imagination ainsi que la manifestation
matérielle de formes de savoir (par exemple certains filets de pêche codent
des algorithmes et des fractales) : le travail de décodage des différentes
formes de savoir qu’ils recèlent, ainsi que la compréhension des épistémès
qui les ont produits, restent encore largement à faire. De même, la
biographie des objets est à renouveler en révisant le savoir anthropologique
occidental par le savoir des communautés qui ont produit ces objets. Ceci
ouvre la possibilité d’une pluralité de conception du patrimoine, des
relations aux objets et à leurs écologies, ou à leur fonction sociale. Toutes
ces archives, formes de savoirs, univers, et les ressources cognitives qu’ils
renderment, restent à explorer et pourraient donner lieu à des programmes
de recherche (académiques et artistiques) ambitieux.

La question de la Trace
La question de l’objet comme trace matérielle de l’histoire et du génie
créateur des peuples a été au cœur du débat sur la restitution de l’héritage
culturel africain. Bénédicte Savoy et moi sommes revenus sur l’importance
de ces traces matérielles pour l’histoire, la mémoire, la créativité et la
spiritualité des sociétés africaines. Nous avons indiqué que ces objets
étaient des mondes, des forces d’engendrement du réel, des réservoirs
d’énergies, des puissances de germination. Qu’en est-il des autres traces,
plus immatérielles, plus friables, mais, du fait de leur non-matérialité,
moins « prélevables » et moins volables ? Ces traces semblent un peu plus à
l’abri du geste de spoliation. Même si elles demeurent « ruinables ».
Un objet est l’expression d’un savoir-faire, d’un art ; on peut le prendre,
le détruire, le voler, le spolier, cependant le savoir-faire reste (si sa
transmission a eu lieu). La bonne nouvelle est que dans bien des cas, l’art a
survécu à la ruine. Ceci m’amène à une interrogation sur la nature de la
trace. Les dominants ont des traces dont la matérialité est forte (textes
écrits, archives de l’administration, monuments, pierres dressées). Ceux qui
ont été momentanément dominés ont souvent des traces plus friables, plus
fugaces (dans la plantation esclavagiste, la maison du maître est grande et
solide, celle de l’esclave est dans la rue cases nègres et ne résiste pas au
passage du temps).
Patrick Chamoiseau rappelle que la trace n’est pas un monument, elle
est multiple, ouverte et sensible 8. Elle est horizontale. Elle ne témoigne pas
d’un ordre ou d’une injonction. Elle appelle. Avec des traces, les humains
réduits en esclavage dans les Caraïbes réinventeront des cultures. Avec des
traces, l’Afrique s’est vue démultipliée dans le monde. Ceci permet de
penser l’Afrique et ses transformations actuelles, autrement. Ses matières,
ses formes, libérées de leurs cosmogonies, deviennent des Traces et
œuvrent en permanence à sa mise en devenir.
Les traces immatérielles aussi peuvent être prises par un travail d’oubli
et d’oblitération de la transmission. Bien que les traces matérielles soient
des formes que les sociétés africaines créent et continuent à produire, ce
sont cependant les traces immatérielles, qui n’ont pas pu être prélevées, qui
(nous) ont probablement sauvé (les Africains) de l’abîme (les langues, les
musiques, les savoirs incorporés, textes oraux), car ces traces ont survécu
dans les langues, dans les lieux non matériels.
Ceci nous amène à la question de la transmission de la matrice
culturelle. Les sociétés ne transmettent que ce qu’elles jugent digne d’être
transmis à la génération suivante (couple mémoire/oubli). Il n’y a pas de
groupe humain sans langue, donc sans moyen codifié de perpétuer sa
mémoire collective dans le temps. Les sociétés africaines sont verbo-
motrices. L’essentiel de l’héritage culturel fut transmis par la mémoire
orale. Mamoussé Diagne a montré que ces sociétés, bien que n’ignorant pas
l’écrit, ont développé une Raison orale et des processus intellectuels qui
organisent la parole vive et son écriture (c’est-à-dire sa fixation et sa
transmission). La violence épistémique s’est beaucoup portée sur la
matérialité et les savoirs du logos. Par exemple, la musique, comme lieu
d’une trace, rythmique et sonique, a semblé avoir échappé. Les textes oraux
aussi. En dépit de tout, les matrices culturelles africaines ont donc survécu
et furent transmises aux générations suivantes.

Vers une nouvelle éthique relationnelle

Dans Restituer le patrimoine africain, Bénédicte Savoy et moi


envisageons la restitution comme la construction d’une nouvelle éthique
relationnelle. Les objets, devenus des diasporas, sont les médiateurs d’une
relation qui doit être réinventée. Ces objets culturels sont devenus les
produits d’une histoire relationnelle. Ils peuvent bénéficier d’une nouvelle
vie et devenir ce que Krzysztof Pomian appelle des « sémiophores » – des
objets porteurs d’un nouveau sens 9.
Leur retour dans leur communauté d’origine n’a pas pour but de
substituer une forme d’emprisonnement physique et sémantique à une autre,
justifiée par l’idée d’une « propriété légitime ». Elle n’implique pas de les
assigner à une nouvelle forme d’asservissement à une identité culturelle,
mais porte plutôt la promesse d’une nouvelle économie d’échange. La
plupart des conservateurs de musée du continent africain avec lesquels nous
nous sommes entretenus voient la restitution dans ce sens, et sont prêts à
faire circuler les pièces du patrimoine culturel africain, dans une géographie
à la fois continentale et mondiale.
Ces objets qui, pour la plupart, ont été arrachés à leurs cultures
d’origine par la violence coloniale, mais qui ont été accueillis par des
générations de conservateurs dans leurs nouveaux lieux de résidence,
portent désormais en eux une part irrémédiable d’Europe et d’Afrique.
Ayant incorporé plusieurs régimes de sens, ils deviennent des sites de
créolisation des cultures et, par conséquent, ils sont équipés pour servir de
médiateurs d’une nouvelle relationalité ou d’une autre éthique relationnelle.

1. . Felwine Sarr, Bénédicte Savoy, Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain.
Vers une nouvelle éthique relationnelle, 18 novembre 2018
[http://restitutionreport2018.com/sarr_savoy_fr.pdf].
2. Felwine Sarr, Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine africain, Paris, Philippe Rey/Seuil,
2018.
3. Bénédicte Savoy, Africa’s Struggle for Its Art : History of a Postcolonial Defeat, Princeton,
Princeton University Press, 2022.
4. Emmanuel Macron, Discours d’Emmanuel Macron à l’université de Ouagadougou,
[https ://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2017/11/28/discours-demmanuel-macron-a-
luniversite-de-ouagadougou, 28 novembre 2017].
5. Lynn Hunt, L’Histoire. Pourquoi elle nous concerne, Genève, Markus Haller, 2019.
6. Karima Lazali, Le Trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques
contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, Paris, La Découverte, 2018.
7. Souleymane Bachir Diagne, Léopold Sédar Senghor. L’art africain comme philosophie,
Paris, Riveneuve éditions, 2007.
8. Patrick Chamoiseau, Rodolphe Hamadi, Guyane. Traces-mémoires du bagne, Paris,
CNMHS, 1993.
9. Krzysztof Pomian, Le Musée, une histoire mondiale. I. Du trésor au musée, Paris,
Gallimard, 2020.
La colonisation, les années
charnières :
du débat sur la guerre d’Algérie
au discours de Dakar
Nicolas Bancel et Pascal Blanchard

L’histoire coloniale a-t-elle fait l’objet d’une « politique de l’oubli »


clairement consciente, visant à apposer un voile sur le passé colonial de la
France ? La réponse est complexe car, à la différence de l’esclavage – pour
lequel Myriam Cottias, en analysant le regard porté sur ce phénomène dans
la seconde partie du XIXe siècle, évoquait également une « politique de
l’oubli 1 », l’histoire coloniale a fait l’objet d’un processus de refoulement
qui a maintenu en parallèle le mythe de la « mission civilisatrice de la
France ».
Dans ce cadre, le refus depuis les indépendances de prendre en charge
l’histoire coloniale en l’institutionnalisant, l’incapacité de transmettre une
histoire pour tous pendant plusieurs décennies, l’absence du moindre lieu de
transmission d’une mémoire collective ont conduit chacun en France à
chercher, dans la nostalgie ou la revendication, « sa » mémoire, sur fond
d’articulation de ce passé avec les migrations contemporaines,
majoritairement issues des anciennes colonies.
Il est essentiel de rappeler que l’État en France a toujours joué un rôle
central dans le régime des commémorations et de la patrimonialisation de
l’histoire, cette dernière étant conçue, depuis la IIIe République, comme le
ferment d’une mémoire commune garantissant l’unité de la nation. En
matière de passé impérial, la règle d’or semble être le statu quo, la « lecture
lucide » de ce passé ou la « nostalgie bienveillante ». Et cette politique a été
particulièrement vive sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy 2.

Le retour de mémoire

Le mythe d’une entreprise coloniale immaculée a eu pour fonction


d’éviter d’ouvrir une « page douloureuse de notre passé », dont les
conséquences sur notre contemporanéité ont été jugées potentiellement
dangereuses, du fait notamment de la présence sur le territoire français des
rapatriés, des harkis, mais aussi d’une immigration et de « descendants »
d’immigrés issus des anciennes colonies. Jusqu’au début des années 1990,
la marginalisation de l’histoire coloniale répondait à la double exigence
d’oublier un traumatisme historique heurtant la représentation de la nation
et de prévenir tout ressac des affrontements coloniaux.
Cette marginalisation n’est liée à aucun « complot », ni même à une
politique explicite, mais plutôt à une inclinaison tendancielle à considérer le
passé comme une ressource permanente pour édifier et consacrer les valeurs
nationales. Dans cette perspective, l’épisode colonial et ses conséquences
postcoloniales ne sont pratiquement d’aucune « utilité », ils sont même
potentiellement contre-productifs (ils ont été en outre accaparés par la
droite extrême depuis 1974 avec le discours nostalgique du Front national).
Oublier est une forme de mémoire, et cette posture fut celle de la France
depuis les décolonisations.
Dans le même temps, l’émergence ancienne de revendications
mémorielles, axées sur la reconnaissance des violences coloniales et leurs
héritages, ont été portées par les minorités diasporiques postcoloniales –
après avoir été le fer de lance de militants antiracistes ou issus de l’extrême
gauche tiers-mondiste dans les années 1970.
La naissance des Indigènes de la République en 2005, se réclamant
explicitement d’une analyse des effets à long terme de la colonisation en
France, notamment la persistance d’un « racisme systémique » postcolonial
et des discriminations affectant les descendants des immigrations coloniales
et postcoloniales, est symptomatique de ce processus et de sa radicalisation
dans le débat public. Dès lors, le choc des mémoires est en place. Car, en
réponse, pour les activistes d’une mémoire coloniale nostalgique (voire pro-
Algérie française et pro-Organisation de l’armée secrète [OAS]), parsemer
le territoire d’un vaste maillage de mémoriaux, c’est ne pas perdre une
seconde fois cette « guerre d’Algérie mémorielle » et faire des immigrés
postcoloniaux les « fellaghas » des temps modernes. Tout est en place pour
un conflit majeur dans l’espace politique contemporain.
Au regard de ce conflit mémoriel actuel, l’oubli a été une arme à double
tranchant. Si, pendant un temps, elle permet d’évacuer le passé, celui-ci a
toutes les chances de resurgir dans le présent sous la forme du trauma
historique. Il était douteux qu’un événement aussi massif (et long) que la
colonisation pût être masqué pour l’éternité. Au cours des années 1990, les
associations de « rapatriés » revendiquent avec plus de vigueur stèles,
mémoriaux et « signes » de l’État ; des militants (associatifs, antiracistes,
chercheurs indépendants, etc.) appellent à un « autre regard » sur ce passé et
à la reconnaissance des « crimes de la France », avant que ce discours ne
soit repris par des collectifs se réclamant des « descendants des colonisés »,
formant les bases sociales d’une confrontation des mémoires.
Simultanément, la colonisation est revenue à travers la rémanence de la
mémoire de la guerre d’Algérie – et plus particulièrement de la torture –,
posant les bases d’un débat national sur la question coloniale à la fin des
années 1990. D’invisible (1962-1992), ce passé est devenu tangible (1992-
2002), puis complètement visible et récurrent au sein de la société française
(2002-2008).
Ce conflit de « mémoires » a été marqué par une violence souterraine
pendant de nombreuses années et par une « douleur mémorielle » des
personnes liées à ce passé (rapatriés d’Indochine ou d’Afrique du Nord,
harkis, Antillais vivant en métropole ou dans les Caraïbes, peuple kanak,
parents et enfants issus des immigrations coloniales et postcoloniales, etc.).
Il excède désormais le cercle des spécialistes et des « personnes
concernées » pour investir l’espace public. La loi de février 2005 – avant la
présidence de Nicolas Sarkozy, mais il est alors ministre au moment de la
révolte des quartiers populaires – signale la vigueur de cette irruption du
colonial. Le surgissement, récent, mais intense, de ces mémoires de la
colonisation est une occasion de s’interroger sur ce que l’on appelle la
« mémoire coloniale » et ses « conflits ».
Le maelström des années Sarkozy va être rythmé par les prises de
parole des tenants de différentes « mémoires coloniales » – associations de
rapatriés, de harkis ou de « descendants de colonisés », comités mémoriels,
collectifs, partis politiques, etc. –, mais aussi par les entrepreneurs de
mémoire que sont l’État et les collectivités locales – lorsqu’ils se targuent
de légiférer sur l’interprétation de la colonisation, sur l’orientation des
programmes scolaires ou lorsqu’ils construisent des « lieux de mémoire » –,
et enfin par les historiens, qui se sont mêlés passionnément aux débats en
tentant de définir des frontières entre histoire et mémoire ou de fixer les
« règles » du métier au moment même où l’histoire coloniale sortait de
l’invisible et de l’inaudible – Comité de vigilance face aux usages publics
de l’histoire (CVUH), pétition « Liberté pour l’histoire », appels contre la
loi de février 2005, association Études coloniales…

D’une instrumentalisation l’autre


Lorsqu’il s’agit de la période coloniale, l’émergence d’une mémoire
« apaisée 3 » est difficile, beaucoup plus que pour tout autre phénomène
historique de notre passé récent. En effet, la « mémoire coloniale » en
France soulève des questions complexes, et, plus que Vichy – qui reste un
« malaise de notre histoire », voire un accident autoritaire que la
République 4 peut évacuer puisque Vichy abroge précisément la
République –, la colonisation ne peut se réduire à un simple « incident de
parcours » dans le récit national ; elle est consubstantielle à l’histoire de la
France. Il s’agit d’un phénomène massif dont les conséquences sont encore
perceptibles aujourd’hui.
En même temps, et malgré la richesse de la recherche historique que la
distance avec les événements a permis de développer, on doit reconnaître,
comme l’analysait Daniel Rivet au début des années 1990 5, qu’il y a une
sorte d’« éclipse » dans le champ des savoirs et qu’il est toujours difficile de
« faire passer ce passé qui ne passe pas [alors qu’il] demeure pourtant
largement prégnant et [que] l’on aurait tort de vouloir en écarter le
souvenir 6 ». Mais, parce que la mémoire coloniale est particulièrement
sujette à l’occultation, à la fragmentation et à la mythification, son étude
nous questionne sur les conditions de la construction d’une mémoire
coloniale « nationale » et sur ses obstacles.
D’une certaine manière, l’histoire coloniale française est en quête d’une
« paxtonisation », à l’instar de ce que tente de faire Benjamin Stora en
2021-2022 à la demande d’Emmanuel Macron au sujet de l’Algérie (mais
pas de la colonisation dans son ensemble) ; mais aussi Achille Mbembe
concernant les relations entre la France et l’Afrique – comme si seule une
initiative individuelle pouvait ouvrir de façon claire un débat bloqué depuis
les décolonisations.
Dans ce long cheminement de la mémoire, l’année 2005 a marqué un
tournant majeur dans l’appréhension du fait colonial 7 : de périphérique, la
question coloniale est redevenue centrale dans les enjeux mémoriaux de la
société française, après être passée par une phase transitoire d’une
quinzaine d’années qui a privilégié l’étude de la guerre d’Algérie (avec
comme point d’orgue la reconnaissance par la France du terme de
« guerre » en juin 1999). Mais dès le début des années 1990, on observe une
polarisation des mémoires coloniales en France, où l’on distingue
clairement les « camps » opposés. Puis s’engage la quête de mémoire des
« enfants » de l’immigration africaine et antillaise à travers une multitude
d’associations, mémoire également liée à la colonisation et à l’esclavage.
La conjonction de ces deux processus, associée à une réaction violente
et caricaturale de l’État et des institutions publiques (via le mémorial de
Marseille, le projet de musée de Montpellier, la loi de février 2005, les
déclarations récurrentes de Jacques Chirac, les stèles inaugurées dans le
Midi, etc.), mais aussi à des affects médiatiques majeurs (sortie du film
Indigènes de Rachid Bouchareb en 2006, numéros spéciaux dans la presse,
réactions à l’Appel des Indigènes de la République, etc.), va conduire à
intégrer la question de ce passé dans l’agenda du débat public.
En outre, le changement de génération est notable. En 2002, les deux
candidats du second tour (Jean-Marie Le Pen et Jacques Chirac) avaient
commencé leur carrière au temps des colonies ; les deux nouveaux
candidats de 2007 étaient liés à une autre histoire : l’un – Nicolas Sarkozy –
refusait la « repentance » et donnait des gages aux « nostalgiques » dans
différents discours, et l’autre – Ségolène Royal – n’abordait même pas cette
question pendant toute la campagne, comme si cette « page » était
définitivement tournée (pour la France et pour la gauche). Par la suite, les
années Hollande ont neutralisé le débat avant les initiatives engagées par
Emmanuel Macron à partir de 2017 à travers plusieurs actions, missions et
déclarations, de l’Algérie au 17 octobre 1961.

Repenser l’histoire coloniale dans l’histoire


nationale ?
Après l’échec de la gauche, en janvier 2002, à faire adopter la date du
19 mars comme date souvenir des conflits en Afrique du Nord, on mesure
son incapacité à prendre en main ce passé (et ce depuis la présidence de
François Mitterrand) et la virulence des « combats symboliques » autour de
celui-ci. Au cours de la même période, la droite républicaine (après avoir
laissé ce territoire au Front national) a repris la parole au sujet du passé
colonial et de la « reconnaissance » de cette « œuvre » ultramarine de la
France.
En décembre 2002, le président de la République Jacques Chirac
inaugure un « mémorial national » des soldats français morts en Afrique du
Nord, qu’il décide de placer symboliquement sur le quai Branly à quelques
pas du futur musée des Arts premiers. Il déclare à cette occasion : « Notre
République doit assumer pleinement son devoir de mémoire. » La droite,
ainsi, sait où elle veut aller. Trois mois plus tard, en voyage en Algérie, le
président évoque également, faisant suite à la déclaration de l’ambassadeur
de France, le conflit et ce passé « encore douloureux »…
Un an plus tard, jour pour jour, des députés de l’Union pour un
mouvement populaire (UMP) proposent un projet de loi ayant pour objet de
rendre hommage à l’œuvre coloniale de la France, qui aboutit en
février 2005 au désormais célèbre article 4 (voté d’ailleurs par une partie
des députés et sénateurs de gauche).
Le président de la République Nicolas Sarkozy, à travers le « discours
de Dakar », celui de Constantine et ses différentes prises de position, se
place dans la continuité de son prédécesseur, tout en donnant une cohérence
stratégique à son engagement après dix-huit mois d’atermoiements sur la
question entre 2005 et 2007. D’une part, il va tenter de sauvegarder le
principe colonial et la « positivité » de la « mission ultramarine » de la
France, et, d’autre part, il va critiquer les exactions et crimes les plus
évidents, afin de prendre à contre-pied les historiens et donner le sentiment
que, sur ce thème brûlant, il est le « pacificateur de mémoire » au même
titre que Jacques Chirac vis-à-vis de Vichy et de la Shoah en 1995.
D’un « conflit de mémoires » (ou perçu comme tel), on passe à une
instrumentalisation de ce passé autour de thématiques qui vont jouer sur la
« peur » d’un affaiblissement de la nation à partir d’une réappropriation de
l’histoire coloniale : anti-repentance, mémoire communautariste,
électoralisme à l’égard des associations de rapatriés, reprise en main de
l’enseignement donné à « nos enfants », etc. La démarche témoigne d’une
volonté de valoriser la nation à travers une reconstruction volontariste de
l’histoire (en l’occurrence, de l’histoire coloniale). Si l’on accepte l’idée
que la mémoire, comme objet historique, est un processus socio-
anthropologique qui appelle une identification collective, on mesure tout
l’intérêt pour Nicolas Sarkozy de donner le sentiment qu’il est un « faiseur
de miracle mémoriel ».
Le discours de Dakar est un moment de bascule majeur. Celui-ci a été
prononcé le 26 juillet 2007 à l’université de Dakar par Nicolas Sarkozy.
Sous le titre ambigu « L’Eurafrique remplace la Françafrique », celui-ci a
été perçu par l’ensemble des observateurs, français, européens et africains,
comme un véritable tournant dans le discours officiel français. Ce discours
est complexe, car structuré en deux parties qui peuvent sembler
contradictoires.
La première dresse un portrait de l’« Africain » qui semble tout droit
sorti de Tintin au Congo, des livres d’Henry Bordeaux ou de la terminologie
utilisée par les gouverneurs des colonies du début du XXe siècle : on a
affaire à un propos totalement caricatural et d’une insupportable arrogance
renvoyant au pire mépris colonial ; la seconde est une critique explicite du
« système colonial », mais aussi un hommage à la « mission civilisatrice »
de la France et à l’engagement individuel de ces « Français aux Outre-
mers ». Beaucoup ont écrit sur la première partie de ce discours, il n’est
donc pas utile d’y revenir en détail ; nous nous attacherons ici à la seconde
partie.
Ce texte établit le bilan de la relation du continent africain à l’Occident :
« Il y a eu la traite négrière, il y a eu l’esclavage, […] ce fut un crime
contre l’homme, ce fut un crime contre l’humanité tout entière. » À l’issue
de ce constat, Nicolas Sarkozy récuse toute relation de ce « passé » au
présent : « Nul ne peut demander aux générations d’aujourd’hui d’expier ce
crime perpétré par les générations passées. » Le message est clair : il y a eu
crime – sans que l’on précise le (ou les) coupable(s) –, mais les générations
actuelles ne peuvent être tenues pour responsables, il ne peut y avoir de
« reconnaissance » individuelle ou collective (de l’État français ou de la
République), il ne doit pas y avoir de « repentance ». Il faut dépasser ce
passé, oublier l’oubli et marcher vers l’avenir.
Néanmoins, il se propose de « regarder en face avec [les Africains]
notre histoire commune ». Quelle est sa proposition, ce regard commun, son
jugement sur le passé qui engage la France et les Français ? La réponse est
simple, sous la forme d’un préalable : « L’Afrique a sa part de
responsabilité dans son propre malheur. » Nous, Européens, nous sommes
« venus en Afrique en conquérants », nous avons « pris la terre de vos
ancêtres », nous avons « dit à vos pères ce qu’ils devaient penser, ce qu’ils
devaient croire, ce qu’ils devaient faire ». Et de conclure : « Ils ont eu
tort. » Mais… « vous » avez votre part de responsabilité !
C’est à cet instant du discours que la nouvelle posture de la France
semble se bâtir, par ces mots et l’impact qu’ils produisent, puisque relayés
en France et à l’étranger. Certes, des exactions, des crimes, de la violence se
sont produits, certes le système était imparfait, mais il peut être défendu,
sauvé, car il y avait des « hommes bons » derrière tout cela. Il y avait la
France et ses valeurs universelles, il y avait « autre chose » que le crime, et
cette « autre chose » pondère et oblige à revisiter la condamnation globale
du passé colonial français.
Certes, « le colonisateur est venu, il a pris, il s’est servi, il a exploité, il
a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient pas ». Mais il
a « aussi donné. Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des
dispensaires, des écoles. Il a rendu fécondes des terres vierges, il a donné
sa peine, son travail, son savoir. Je veux le dire ici, tous les colons n’étaient
pas des voleurs, tous les colons n’étaient pas des exploiteurs ». Car il y
avait, dans cette geste coloniale de la France, poursuit le président de la
République, « des hommes de bonne volonté, des hommes qui croyaient
remplir une mission civilisatrice, des hommes qui croyaient faire le bien ».
Enfin, en conclusion, le bilan tombe tel un couperet : « La colonisation
n’est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l’Afrique. » Que
faire avec tout cela ? Il faut tourner la page, dépasser le passé sans chercher
des excuses et, surtout, il faut que l’« homme africain » entre enfin et
« davantage dans l’histoire » et arrête d’accuser la colonisation. On
comprend ainsi que l’« homme africain » est une figure ontologique
(définie dans la première partie du discours), prisonnier d’atavismes
immémoriaux qui le rendent, en dernière analyse, responsable de sa propre
domination (du moins, fatalement « colonisable »).
Comment comprendre ce discours ? En replongeant dans les deux ans
de débats qui ont précédé le texte de février 2005 avec son article 1 (sur la
reconnaissance de l’œuvre de la France, toujours intégré à la loi en vigueur)
et son article 4 (abrogé aujourd’hui), en suivant les discours contre la
« repentance » du président, en relisant ses discours de campagne, et
notamment celui de Toulon du 7 février 2007 : « Le rêve européen a besoin
du rêve méditerranéen. Il s’est rétréci quand s’est brisé le rêve qui jeta
jadis les chevaliers de toute l’Europe sur les routes de l’Orient [les
croisades], le rêve qui attira vers le Sud tant d’empereurs du Saint-Empire
et tant de rois de France, le rêve qui fut le rêve de Bonaparte en Égypte, de
Napoléon III en Algérie, de Lyautey au Maroc. Ce rêve qui ne fut pas tant
un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation. Cessons de noircir le passé.
[…] On peut désapprouver la colonisation avec les valeurs qui sont les
nôtres aujourd’hui. Mais on doit respecter les hommes et les femmes de
bonne volonté qui ont pensé de bonne foi œuvrer utilement pour un idéal de
civilisation auquel ils croyaient. »
Et de dresser une perspective ultime : « Je veux le dire à tous les
adeptes de la repentance qui refont l’histoire et qui jugent les hommes
d’hier sans se soucier des conditions dans lesquelles ils vivaient, ni de ce
qu’ils éprouvaient. Je veux leur dire : de quel droit les jugez-vous ? Je veux
leur dire : de quel droit demandez-vous aux fils de se repentir des fautes de
leurs pères, que souvent leurs pères n’ont commises que dans votre
imagination ? […] À tous les peuples de la Méditerranée qui passent leur
temps à ressasser le passé et les vieilles haines de jadis, je veux dire que le
temps est venu de regarder vers l’avenir. […] La France n’a pas dit à
l’Allemagne : “Expiez d’abord, nous verrons après”. […] Le temps est venu
non de l’oubli, mais du pardon. »
Le discours de Toulon était une répétition (en période électorale), avant
que cette pensée ne soit fixée à Dakar, puis reprenne son envol à
Constantine, en Algérie, le 5 décembre 2007. À cette occasion, le président
de la République précise que « les fautes et les crimes du passé furent
impardonnables » et que « ce système ne pouvait être vécu autrement que
comme une entreprise d’asservissement et d’exploitation ». On semble très
loin de Toulon.
En fait, les deux discours doivent se lire comme les deux piliers d’une
dialectique : il faut fédérer les « mémoires » et pour cela reconnaître la
légitimité de chacune : il y a eu des exactions (notamment en Algérie), le
« système » a dérapé, mais l’homme est bon, la colonisation française et la
mission civilisatrice étaient généreuses, la France a beaucoup donné, elle
n’a rien à se reprocher aujourd’hui, on doit même être fier de l’œuvre
accomplie… Passons à autre chose, ensemble !
D’ailleurs, précise le président de la République, « beaucoup de ceux
qui étaient venus s’installer en Algérie étaient de bonne volonté et de bonne
foi, [… mais, comme] le système colonial était injuste par nature, [il] ne
pouvait être vécu autrement que comme une entreprise d’asservissement et
d’exploitation ». Cette époque va fixer pour une décennie les enjeux et
débats sur le passé colonial en France. François Hollande ne parviendra pas
à sortir du piège et son quinquennat est sur ce sujet d’un incroyable
immobilisme ; Emmanuel Macron décide de créer la rupture dans la
campagne de 2017 – une décennie après le discours mis en œuvre par
Nicolas Sarkozy – et par la suite engage un long cheminement de sortie de
cette période de l’impossible mémoire. Le processus ne fait que
commencer.

1. Myriam Cottias, « La politique de l’oubli », France-Antilles (hors-série), Cent-


cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, mai 1998.
2. Ce texte a une longue histoire : nous reprenons ici, dans une remise à jour actualisée, un
premier article publié dans Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire et Nicolas Bancel (dir.),
Culture coloniale en France. De la Révolution française à nos jours, Paris, CNRS Éditions,
2008 ; un article publié (et modifié) par la suite dans Pascal Blanchard, Isabelle Veyrat-
Masson (dir.), Les Guerres de mémoires. La France et son histoire. Enjeux politiques,
controverses historiques, stratégies médiatiques, Paris, La Découverte, 2008.
3. Raphaëlle Branche, La Guerre d’Algérie. Une histoire apaisée ?, Paris, Seuil, 2005.
4. Bernard Mouralis, République et colonies. Entre histoire et mémoires : la République
française et l’Afrique, Paris, Présence africaine, 1999.
5. Daniel Rivet, « Le fait colonial et nous », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, no 33, janvier-
mars 1992.
6. Bernard Mouralis, op. cit.
7. Gilles Manceron, « Le trou de mémoire colonial », Hommes & Libertés, no 131,
juillet 2005.
Le fracas des statues qu’on
déboulonne
Jacqueline Lalouette

La plupart des statues sont – du moins en France – abandonnées à une


indifférence quasi générale, ce dont témoignent les dégradations causées par
le vieillissement et la pollution dont beaucoup sont victimes. Comme l’a
constaté la sociologue Sarah Gensburger – constat que nous avons aussi fait
nous-même –, « si on interroge les résidents d’un quartier en leur
demandant quelles statues il y a autour de chez eux, peu vont être en
mesure de répondre », ce qui amène à s’interroger sur la signification de la
fièvre contestataire et iconoclaste qui s’abattit brutalement sur les statues en
2020, dans maints pays : pourquoi, demande la sociologue, une statue
« prend-elle sens tout d’un coup 1 ? »
Pourquoi deviennent-elles brusquement visibles, comme cela fut le cas
au printemps 2020 ? À cette date, de vives polémiques éclatèrent à propos
de statues de personnalités liées à la colonisation et à l’esclavage 2 ; ce
n’était d’ailleurs pas une question entièrement nouvelle car des statues
érigées outre-mer et en France métropolitaine avaient déjà été fortement
contestées, voire vandalisées, auparavant. Nous donnons ici quelques
exemples emblématiques de ces divers épisodes.
Les premières contestations (outre-mer
et en Hexagone)

En Martinique, deux statues furent victimes d’actes de vandalisme bien


avant 2020. En 1991, la statue de Joséphine de Beauharnais, œuvre de
Vital-Dubray, érigée à Fort-de-France en 1859, fut décapitée et souillée par
des coulures de peinture rouge partant du cou. On reprochait alors à
Joséphine de Beauharnais, fille de gros colons, les Tascher de La Pagerie,
d’avoir poussé Napoléon Bonaparte à rétablir l’esclavage en Martinique en
1802, alors que le décret d’abolition de l’esclavage du 16 pluviôse an II
(4 février 1794) n’y avait jamais été appliqué, puisque la Martinique était
tombée entre les mains des Anglais entre 1794 et 1802.
En septembre 2013, la statue de Victor Schœlcher, œuvre de Marie-
Thérèse Lung-Fou érigée dans la ville de Schœlcher en 1965, fut à son tour
dégradée par diverses inscriptions à la peinture rouge : « La liberté ne se
donne pas elle se prend », « Honneur dignité et reconnaissance pour nos
ancêtres africains », « Cette [sic] homme ne nous a rien donné. Le peu que
nous avons a été acquéri [sic] par la souffrance ». Comment expliquer cet
acte de vandalisme commis contre l’effigie de celui qui, en métropole, est
considéré comme le père de la seconde abolition de l’esclavage (décret du
27 avril 1848) ?
C’est qu’en Martinique, des militants réinterprètent les événements de
1848 et mettent en avant les nombreuses révoltes d’esclaves pour affirmer
que ceux-ci se sont libérés eux-mêmes ; ils considèrent Schœlcher comme
un « faux anti-esclavagiste », lui reprochent d’avoir tenu des propos racistes
et nourri des idées assimilationnistes, de s’être tout d’abord opposé à une
abolition inconditionnelle, d’avoir accordé trop d’importance aux intérêts
économiques des colons et d’avoir été animé par un esprit colonialiste.
Cette dégradation entraîna une vive émotion et une réaction forte du conseil
municipal de la ville de Schœlcher qui, le 18 septembre 2013, vota une
motion condamnant « […] fermement cet acte délictueux qu’aucune
idéologie ne saurait justifier ».
Dans le Pacifique, à Nouméa, s’élève depuis 1894 (elle fut
officiellement inaugurée en 1897) la statue de l’amiral Jean-Baptiste Léon
Olry. Celui-ci, gouverneur de la Nouvelle-Calédonie de 1877 à 1880,
organisa la répression de l’« insurrection canaque » de 1877-1878, au cours
de laquelle le chef Ataï fut décapité par un supplétif (déposé au Musée
ethnographique, ultérieurement devenu musée de l’Homme, le crâne d’Ataï
fut rendu à la Nouvelle-Calédonie en août 2014 à l’initiative de Jean-Marc
Ayrault et y reçut les honneurs funéraires traditionnels). Pour les
Calédoniens kanak, du moins certains d’entre eux, appartenant ou non au
Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), cette effigie
constitue une offense ; en outre, elle ne peut, disent-ils, que nuire « à la
cohabitation paisible entre tous les citoyens » car elle nourrit « une
amertume profonde » dans le cœur des habitants de l’île en exposant « tous
les jours aux passants l’époque coloniale aujourd’hui révolue ».
Le 25 septembre 1974, une première action fut menée contre cette
statue : un bas-relief du monument représentant la soumission des chefs
kanak fut retiré. Lancées par des personnes et des organismes divers,
plusieurs pétitions demandant le retrait de la statue circulèrent en 2009,
2010, 2011, 2016 ; ainsi, en 2010 une « simple citoyenne » nommée Odile
Veillerette mit en circulation une pétition publiée sur Médiapart et adressa
une lettre au président de la République lui demandant de faire retirer cette
statue « honnie par la population kanak pour ce qu’elle représente » et de
la faire placer dans un musée où elle ferait « œuvre pédagogique ». Puis, le
25 juillet 2016, un texte signé Eniana en exigea le retrait sur un mode
particulièrement incisif. Le 26 octobre 2016, un rassemblement fut organisé
au pied de la statue par les « clans » et les « chefferies » qui espéraient bien
déboulonner la statue le jour même ; ne souhaitant pas la détruire, mais la
reléguer dans « un musée comptant [sic] l’histoire coloniale de la France »,
ils suggéraient de la remplacer par celle de Jean-Marie Tjibaou. Mais la
police nationale et la police municipale furent déployées et l’amiral Olry
demeura sur son piédestal.
Dans le XIIe arrondissement de Paris, la statue du commandant Jean-
Baptiste Marchand, par Léon Baudry, inaugurée près de la Porte Dorée en
1949, fut dynamitée en 1983 par des militants anticolonialistes antillais, qui
s’en étaient déjà pris à ce monument en 1978 et 1982. Le 8 octobre 2012, la
conseillère d’opposition Valérie Montandon demanda la restauration et le
rétablissement de la statue, remisée dans un entrepôt de la capitale « depuis
l’attentat colonialiste [sic] de 1983 ». D’après elle, la mission Marchand,
qui « fait partie intégrante de l’histoire de France », ne répondit pas
exclusivement à des visées impérialistes, mais bénéficia aux populations,
fut « jalonnée de hauts faits de courage » et contribua à fonder « une
nouvelle diplomatie » entre la France et la Grande-Bretagne. Son vœu ne fut
pas exaucé 3.
En 2009, l’auteur d’un blog intitulé « Rue de la Chouette. Actualités
périgourdines en Dordogne » s’éleva contre l’existence dans ce département
de deux statues du maréchal Thomas Robert Bugeaud – toutes deux
sculptées par Augustin Dumont –, celle d’Excideuil où la statue érigée à
Alger en 1852 fut installée en 1969, et celle de Périgueux, inaugurée en
1853. Pour le rédacteur du blog périgourdin, par l’intermédiaire de la statue
de Bugeaud, « en définitive, ce que la ville de Périgueux continue
d’honorer, sans le savoir sûrement […], c’est la méthode des enfumades ».

Nouvelles dynamiques en « France métropolitaine »

À partir de 2017, les troubles survenus aux États-Unis au sujet de


diverses statues attirèrent l’attention de l’opinion publique française sur les
statues présentant un lien avec la traite négrière et suscitèrent des appels en
faveur de leur retrait.
Jean-Baptiste Colbert perdit alors le statut de « personne relativement
consensuelle 4 » dont il avait bénéficié jusqu’alors et fut mis en cause à
propos du statut des esclaves dans les colonies françaises. Jean-Baptiste
Colbert lança en effet en avril 1681 un travail de codification concernant les
esclaves de Martinique, qui aboutit à l’ordonnance de mars 1685, environ
dix-huit mois après sa mort ; accoler son nom au titre « brutal et lapidaire »
de Code noir, apparu en 1718, pour désigner cette ordonnance est donc
fallacieux. Les auteurs les plus sévères envers Jean-Baptiste Colbert, par
exemple Lucien Peytraud, soulignent que cette ordonnance – aussi terrible
et révoltante qu’elle paraisse – « améliora » la situation des esclaves.
La colère se tourna contre sa grande statue assise placée devant le
Palais-Bourbon en 1810, le représentant en surintendant des Bâtiments du
roi, en train d’examiner les plans de l’hôtel des Invalides : la statue actuelle
n’est d’ailleurs qu’une réplique en résine de l’œuvre originale de Jacques-
Edme Dumont, qui fut transférée à Reims, ville natale de Jean-Baptiste
Colbert, en 1988.
Dans un article intitulé « Vos héros sont parfois nos bourreaux », publié
par Libération le 28 août 2017, Louis-Georges Tin, président du Collectif
représentatif des associations noires (CRAN), dénonça l’existence de rues
portant le nom de négriers ou de partisans de l’esclavage et de statues les
représentant. La réprobation s’abattit aussi sur la statue du général Leclerc,
œuvre de François-Frédéric Lemot réalisée en 1806 et installée à Pontoise
en 1869 ; des personnes connaissant, mal d’ailleurs, l’histoire du premier
mari de Pauline Bonaparte demandèrent l’adjonction de plaques expliquant
le rôle que le général avait joué dans le rétablissement de l’esclavage aux
Antilles 5. Puis un blogueur hébergé sur le site Mediapart proposa de
déboulonner « toutes les statues de Napoléon sur les territoires de la
République », à cause du décret du 30 floréal an X maintenant l’esclavage
dans les territoires restitués à la France par le traité d’Amiens et « dans les
colonies françaises au-delà du cap de Bonne-Espérance [la Réunion et l’île
Maurice] », et de les remplacer par des statues de Victor Schœlcher, ce qui
prouve au passage que des images contraires sont attachées à l’action de
celui-ci.
Les contestations ne restèrent pas focalisées sur les statues évoquant
l’esclavage et la traite, mais touchèrent aussi celles d’hommes liés à la
colonisation. Au printemps 2018, les attaques menées contre Louis
Faidherbe à Saint-Louis du Sénégal gagnèrent la France. Le 10 avril 2018,
un collectif lillois, « Survie d’abord », lança une campagne de propagande,
coordonnée par le journaliste Thomas Deltombe, intitulée « Faidherbe doit
tomber ». En lien avec les militants du Collectif sénégalais contre la
célébration de Louis Faidherbe, ses membres voulaient obtenir le
déboulonnage de sa statue équestre lilloise. Ce monument, œuvre du
sculpteur Antonin Mercié et de l’architecte Paul Pujol, fut inauguré à Lille
le 29 octobre 1896. Si l’inscription portée sur le piédestal signale bien que
Louis Faidherbe fut « gouverneur du Sénégal 1863-1865 » (il manque les
dates de son premier gouvernorat, de 1854 à 1861), aucun élément sculpté
n’évoque cette fonction. Les deux figures féminines placées à l’avant du
monument représentent la ville de Lille et l’Histoire transcrivant les hauts
faits de Louis Faidherbe ; à l’arrière du monument, une troisième statue est
une allégorie de la Nation. Quant aux deux bas-reliefs, ils se rapportent aux
batailles de Pont-Noyelles (ou de l’Hallue, 23 au 24 décembre 1870) et de
Bapaume (2 au 3 janvier 1871) remportées par Louis Faidherbe lors de la
guerre franco-prussienne de 1870-1871.
C’est donc bien le général commandant en chef de l’armée du Nord qui
est honoré dans la capitale des Flandres. Mais les membres du collectif
lillois ne voient en Louis Faidherbe que l’ancien gouverneur du Sénégal
incarnant le mythe mensonger du « bon colonisateur », alors que sous son
gouvernorat des villages africains furent « réduits en cendre et la famine
savamment entretenue dans les “zones rebelles 6” ».
Enfin, la question des statues du maréchal Thomas Robert Bugeaud
resurgit en août 2017. Déplorant que « la légende du soldat-laboureur
perdure encore dans le Périgord », des internautes lancèrent sur Facebook
la page « Déboulonnons Bugeaud la statue de la honte » ; le maréchal y est
présenté comme un « boucher en uniforme » et un « massacreur ».

Le tournant de 2020 (aux États-Unis, dans le monde


et en France)

Le 25 mai 2020, à Minneapolis, George Floyd, Africain-Américain âgé


de 46 ans, fut tué lors de son arrestation par quatre policiers. L’un d’eux,
l’officier Derek Chauvin, le maintint allongé sur le sol, face contre terre,
durant huit minutes et quarante-six secondes en appuyant l’un de ses
genoux sur son cou, alors qu’il répétait « I can’t breathe » (« Je ne peux pas
respirer »). Filmée par un témoin, cette terrible scène suscita aux États-
Unis, puis dans le monde entier, une immense émotion.
S’ajoutant à des meurtres antérieurs de même nature dont les
responsables n’avaient pas été sanctionnés ou avaient reçu une sanction
sans commune mesure avec la gravité des faits, ce meurtre remobilisa, s’il
en était besoin, le mouvement Black Lives Matter (« La vie des Noirs
compte ») né en 2013 après l’acquittement de l’assassin de l’adolescent noir
Trayvon Martin et réactivé après le massacre, dans la nuit du 17 au 18 juin
2015, de neuf Africains-Américains abattus par un suprémaciste néonazi
dans une église méthodiste. La colère se tourna contre tous les monuments
pouvant évoquer l’esclavage et les thèses suprémacistes, à commencer par
les statues des généraux confédérés. Les effigies de Christophe Colomb,
considéré comme le premier responsable de l’introduction de l’esclavage en
Amérique, furent aussi vandalisées ou détruites, de même qu’une statue de
Franklin Roosevelt, à New York, et une d’Abraham Lincoln, à Portland
(Oregon).
Des événements comparables se déroulèrent au Canada et dans
plusieurs villes du Royaume-Uni, tout d’abord à Bristol où la statue du
marchand négrier Edward Colston, statufié à cause de ses activités
philanthropiques en faveur de ses concitoyens, fut déboulonnée. La
Belgique fut aussi touchée par cet iconoclasme qui frappa les statues du roi
Léopold II, propriétaire en propre du Congo de 1884 à 1908. En Suisse, à
Neuchâtel, la contestation naquit à propos de la statue de David de Pury,
acteur du commerce triangulaire ayant mis sa fortune au service de la ville.
D’autres statues, les plus diverses, furent touchées dans d’autres pays
européens, en Italie (le journaliste Indro Montanelli), au Portugal (le
missionnaire José Antonio Vieira), aux Pays-Bas (Gandhi)… En Afrique du
Sud, le buste de Cecil Rhodes – dont les effigies avaient déjà été
vandalisées en 2015 et 2017 – présent au Rhodes Memorial de la ville du
Cap fut décapité en juillet. En Nouvelle-Zélande et en Australie, ce furent
surtout les statues du capitaine Cook, présenté comme un « faux
découvreur », qui furent visées.
Le cas de la France diffère de celui de tous les pays précédents, car la
destruction de deux statues martiniquaises de Victor Schœlcher, à Fort-de-
France (œuvre d’Anatole Marquet de Vasselot érigée en 1904) et à
Schœlcher (œuvre de Marie-Thérèse Lung-Fou mentionnée plus haut) se
produisit le 22 mai 2020, date de la commémoration de l’abolition de
l’esclavage en Martinique (en métropole, cette journée est fixée au 10 mai,
par référence à la loi Taubira du 10 mai 2001).
Antérieure de trois jours à la mort de George Floyd, cette destruction ne
présente donc aucun lien avec celle-ci – bien que le rapprochement ait été
fait ensuite – et se situe dans la continuité des actes de vandalisme commis
antérieurement. Une vidéo tournée le 22 mai montre deux très jeunes filles
affirmant : « Nous en avons assez, nous, jeunes Martiniquais, d’être
entourés de symboles qui nous insultent. » Des personnalités qui ne peuvent
être considérées comme des suppôts d’un néocolonialisme français
déplorèrent de tels actes. L’historien René Bélénus estima que l’on doit
relativiser le rôle de Victor Schœlcher, et non l’occulter ; l’écrivain Patrick
Chamoiseau distingua soigneusement Victor Schœlcher du schœlchérisme,
défini comme une « idéologie assimilationniste » visant à « occulter la
résistance incessante des esclaves », à taire leur héroïsme pour mieux
glorifier « une France abolitionniste généreuse 7 » ; le député Serge
Letchimy, président du Parti progressiste martiniquais fondé par Aimé
Césaire en 1958, rappela que Victor Schœlcher avait été durant toute sa vie
à la pointe non seulement de l’abolition de l’esclavage, mais aussi de tous
les autres combats humanistes.
De nombreux événements avaient précédé ces actions. À Saint-Denis de
la Réunion, s’élève depuis 1856 l’effigie de François Mahé de La
Bourdonnais, réalisée par Louis Rochet. Or ce gouverneur des
Mascareignes (ensemble formé par l’île Bourbon [la Réunion] et l’île de
France [l’île Maurice] de 1733 à 1746) avait acheté des esclaves pour
mener sa politique de grands travaux et surtout organisé la chasse aux
esclaves fugitifs, les marrons. Alors que sa statue avait déjà fait l’objet de
contestations en 2017, en 2020, elle fut affublée d’un grand écriteau
proclamant « Je suis raciste », son visage et ses mains furent barbouillés de
rouge ; enfin une pétition fut lancée pour réclamer son retrait.
Durant le printemps 2020, les militants décoloniaux s’en prirent à
plusieurs statues déjà mentionnées. À Périgueux, celle du maréchal
Bugeaud fut équipée d’une corde passée autour de son cou, les passants
étant priés de la tirer pour provoquer la chute de l’effigie. À Lille, le 20 juin
2020, plusieurs organismes, le collectif Survie Nord, un comité de sans-
papiers, le Front uni des immigrations et des quartiers populaires, etc.,
organisèrent une grande manifestation devant le monument Faidherbe qui
fut vandalisé dans la nuit suivante, puis de nouveau le 5 juillet. À Paris, les
dégradations touchèrent le monument Gallieni et le monument Lyautey.
Dans l’Hexagone, la statue parisienne de Jean-Baptiste Colbert suscita
la colère de la Ligue de défense noire africaine (LDNA) et de la Brigade
anti-négrophobie (BAN). Le 6 juin 2020, des manifestants s’en
approchèrent et Egountchi Behanzin (pseudonyme de Sylvain Afoua),
leader de la LDNA, désigna Jean-Baptiste Colbert comme « ce gros fils de
p…, qui a écrit le Code noir, qui a dit que les noirs n’étaient pas des êtres
humains ». Le 20 juin, alors que l’effigie avait été antérieurement
éclaboussée par de la peinture rouge, Franco Lollia, porte-parole de la
BAN, inscrivit sur son piédestal « Négrophobie d’État 8 ». La mobilisation
liée à l’esclavage se porta aussi sur deux statues de Napoléon, celles de
Rouen et de La Roche-sur-Yon, qui furent toutes deux maculées avec de la
peinture rouge, surtout la seconde, dont la restauration fut complexe.

Quelles solutions adopter ?

Les mauvais traitements infligés aux statues pourraient amener à


s’interroger sur la question patrimoniale, qui n’intéresse pas, cela va de soi,
les activistes, mais qui ne semble guère retenir non plus l’attention des
commentateurs qui parlent des statues comme s’il s’agissait d’un objet
quelconque, sans jamais citer un nom de sculpteur ou une date
d’inauguration.
Délaissant cette dimension patrimoniale, on peut se demander si les
mutilations, dégradations, retraits constituent les meilleurs moyens de faire
prendre conscience aux contemporains de ce que furent l’esclavage et la
colonisation. L’essayiste franco-sénégalais Karfa Diallo, président de
l’association bordelaise Mémoire et Partages, n’approuve pas l’idée de
déboulonner les statues en laquelle il voit un « tropisme anglo-saxon […]
inapproprié 9 ». Alors que pour l’essayiste Dimitri Casali, ce désir de
déboulonnage « est l’illustration de la vague d’ignorance qui submerge
notre société au nom de la repentance et du politiquement correct », ce qui
exigerait d’ailleurs aussi « l’effacement de toute trace de Jules Ferry à
cause de son éloge de la mission civilisatrice de la colonisation, et faire de
même pour Gambetta, Jean Jaurès, et même Léon Blum 10 ».
La bonne pédagogie ne consisterait-elle pas plutôt non à effacer
l’histoire, mais à placer à côté des monuments des panneaux donnant toutes
les explications nécessaires relatives à la vie, à l’œuvre et aux actions du
personnage statufié ainsi qu’aux motifs et aux initiatives ayant conduit à sa
statufication ? Marcel Dorigny était favorable à la pose de « plaques
explicatives » permettant de faire « œuvre utile » plutôt que « de supprimer
des monuments ou des noms de rues 11 ».
Mais, pourrait-on objecter, ces panneaux seront-ils plus lus que les
inscriptions gravées sur les piédestaux des statues devant lesquelles la
majorité des passants passent sans s’arrêter ? Après le déboulonnage de la
statue d’Edward Colston, l’artiste Banksy émit une idée intéressante, qui
n’était peut-être qu’une suggestion malicieuse : remettre la statue sur son
socle, et installer à ses pieds les statues de trois ou quatre hommes tenant
des cordes passées autour de la figure honnie qu’ils sont en train de faire
choir : ainsi Edward Colston serait toujours présent dans l’espace public,
mais on comprendrait quel sort méritait sa statue.
Ici ou là, des techniques contemporaines, ayant l’avantage de ne pas
dégrader les monuments, ont offert des solutions intéressantes pour attirer
l’attention sur eux. À Richmond, grâce à des projections lumineuses, le
visage de George Floyd apparut sur le piédestal de la statue du général
Robert E. Lee. À Lyon, en 2017, l’association Handicap International
organisa une « exposition rétro-éclairée » qui permit de diffuser un message
relatif aux bombardements de la population syrienne sur la statue lyonnaise
de Louis XIV, utilisée comme support. L’on peut encore songer à une
utilisation sonore des statues, comparable au « Murmure des statues », que
l’association lyonnaise Space Opera a créée grâce à une application dédiée,
Troubadour Story.
Enfin, le transfert des statues contestées dans un musée présente
l’avantage de les sauvegarder et de les mettre à l’abri des dégradations en
leur retirant leur statut d’hommages publics rendus à des personnalités que
les sociétés contemporaines ne veulent plus considérer comme des « grands
hommes ». Ainsi, la municipalité d’Anvers fit retirer une statue en pied de
Léopold II partiellement peinte en rouge et incendiée et l’envoya au musée
Middelheim où elle fut restaurée et où elle est désormais conservée.
On peut enfin songer à de nouvelles statues, rendant hommage aux
esclaves et à leurs libérateurs. Il en existe plusieurs en France
métropolitaine ou ultramarine (en nombre insuffisant, certes) comme le
buste de Toussaint Louverture à Bordeaux (Ludovic Booz, 2005) ou sa
statue en pied à La Rochelle (Ousmane Sow, 2015), la statue en pied de
l’esclave Géréon (Saint-Denis de la Réunion, Henri Maillot-Rosély, 2013)
et la statue de Solitude à Paris (Didier Audrat, 2022). Il existe aussi des
œuvres qui rappellent non telle ou telle personnalité, mais toutes victimes
de l’esclavage.
Pour conclure, on pourra souligner le fait qu’il n’existe probablement
que très peu de statues entièrement consensuelles et « innocentes » au
regard de l’histoire. Ainsi, quiconque consulterait Jean-François Lopez,
spécialiste de Voltaire 12, se demanderait sans doute si celui-ci mérite bien
des monuments dans l’espace public, question qui se pose pour maintes
autres statues et personnalités.

1. Martin Fort, « Sarah Gensburger, sociologie de la mémoire : le déboulonnage est une façon
parmi d’autres de transformer le sens des statues », CNews, 16 juin 2020.
2. Ce texte, inédit dans sa synthèse, est une version plus développée de plusieurs
contributions : l’article « Esclavage, colonisation et iconoclastie (2015-2020) », qui a été
publié sur le blog de la Société d’histoire de la révolution de 1848 et des autres révolutions du
e
XIX siècle, 12 juin 2020 ; un texte publié sur le site de la Fondation Jean-Jaurès, sous le titre
« Esclavage, colonisation : des statues en question », le 16 juin 2020. Ces deux textes ont été
publiés quasi en même temps et à la suite des « déboulonnages » aux Antilles et du meurtre, le
25 mai 2020, à Minneapolis, de George Floyd.
3. Jacqueline Lalouette, Un peuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes.
1801-2018, Paris, Mare et Martin, 2018.
4. Christian Amalvi, Les Héros des Français. Controverses autour de la mémoire nationale,
Paris, Larousse, 2011.
5. Vincent Manilève, « Gommer le passé négrier des villes françaises » (le lien n’est plus
disponible) ; « Pontoise : cette statue est scandaleuse, c’est un criminel de guerre », Le
Parisien (Île-de-France, Val-d’Oise), 12 septembre 2017.
6. Aïssatou Diallo, Jules Crétois, « “Faidherbe doit tomber” : des collectifs français et
sénégalais à l’assaut du mythe du colon bâtisseur », Jeune Afrique, 10 avril 2018.
7. https://la1ere.francetvinfo.fr/martinique/destruction-statues-victor-schoelcher-est-justifiee-
militants-condamnee-certaines-figures-martiniquaises-835524.html
8. En juin 2021, Franco Lollia fut condamné à une amende de 500 € et à payer une indemnité
de 1 040 € à l’Assemblée nationale, propriétaire de l’œuvre.
9. Cité par Hadrien Mathoux, « De Charlottesville à Colbert : Faut-il déboulonner tous les
personnages historiques qui dérangent ? », Marianne, 4 septembre 2017.
10. Ibid.
11. Catherine Calvet, « À Paris, il faudrait redonner du sens plutôt qu’effacer les noms »,
interview de Marcel Dorigny, Libération, 22 août 2017.
12. Voir Jean-François Lopez, « Les investissements de Voltaire dans le commerce colonial et
la traite négrière : clarifications et malentendus », Cahiers Voltaire, no 7, 2008 et
https://societe-voltaire.org/cqv/negrier.php
e
La francophonie au XXI siècle :
continuité ou rupture avec
le passé colonial ?
Dominic Thomas

Au cours des dix-huit premiers mois de son mandat, le président de la


République française Emmanuel Macron a visité le continent africain à
plusieurs reprises, pas moins de dix voyages, désormais une « étape »
obligatoire pour tous les chefs d’État français (à l’exception du général de
Gaulle devenu président de la République). Ces visites sont une occasion
précieuse de se sensibiliser aux contextes sur le terrain, mais permettent
surtout de formuler des avis structurés sur les relations historiques –
coloniales et postcoloniales – entre l’Afrique et la France tout en délimitant
les modalités relatives à une future interaction 1.
De manière générale, chaque dirigeant cherche à se démarquer de ses
prédécesseurs, élaborant des mécanismes, politiques, programmes et
réformes propres à améliorer les échanges et qui inaugureraient une
nouvelle ère des relations avec les anciennes colonies. Évidemment, ces
questions ne sont pas sans susciter la controverse, car elles sont définies le
plus souvent par un paternalisme alarmant ainsi qu’une conceptualisation
étroite de la culture et de la société, comme en témoignent les discours des
ex-présidents François Mitterrand, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et
François Hollande.
Le souci de maintenir sa présence (ou son influence) en Afrique
explique et souligne la difficulté de la France à s’adapter au nouveau
contexte de la mondialisation et à recalibrer sa politique étrangère selon les
nouvelles coordonnées géopolitiques. En réalité, le vrai défi a toujours
consisté à réconcilier l’histoire coloniale avec les exigences postcoloniales.
Pour le président de la République Emmanuel Macron, la francophonie est
devenue un sujet prioritaire, un instrument politique destiné à canaliser la
coopération. À titre d’exemple, il avait ainsi annoncé le 28 novembre 2017,
dans le cadre de sa visite officielle à Ouagadougou (Burkina Faso), qu’il
était « d’une génération de Français pour qui les crimes de la colonisation
européenne sont incontestables et font partie de notre histoire 2 ». Il a donc,
pour la première fois, mis en lumière sous un angle radicalement nouveau le
sempiternel questionnement du lien avec le passé colonial.
D’autres avant lui s’étaient appuyés sur des déclarations relativement
générales sur ces questions, à quelques exceptions près : Jacques Chirac ou
Nicolas Sarkozy citant le massacre du 8 mai 1945 en Algérie, François
Hollande évoquant le sort des tirailleurs sénégalais à Thiaroye de 1944 et
mettant en lumière la répression de Pointe-à-Pitre en 1967, Jacques Chirac
se remémorant les exactions sanglantes de 1947 à Madagascar. On pense
ainsi à Nicolas Sarkozy qui avait déclaré le 26 juillet 2007 à l’université
Cheikh Anta Diop à Dakar : « Mais nul ne peut demander aux générations
d’aujourd’hui d’expier ce crime perpétré par les générations passées. Nul
ne peut demander aux fils de se repentir des fautes de leurs pères 3. »

Recadrer la diplomatie

Dans ce contexte, la francophonie s’est imposée comme l’un des axes


stratégiques de mise en œuvre de la stratégie diplomatique du président de
la République Emmanuel Macron, et le 6 novembre 2017, dans un
communiqué de la présidence, il avait nommé l’écrivaine Leïla Slimani
représentante personnelle du chef de l’État pour la francophonie. Trois
semaines plus tard, à Ouagadougou, son discours a permis d’esquisser les
grandes lignes de cette orientation : « La lutte pour la francophonie, c’est la
volonté de réinventer dans cette langue que nous avons en commun un
avenir heureux, là où nous aurions pu n’avoir qu’un passé fait de
traumatismes 4. » Ce discours n’a pas fait l’unanimité et des critiques ont
émergé. L’écrivain Alain Mabanckou, mentionné dans le discours, a ainsi
réagi dans une « Lettre ouverte à Emmanuel Macron », réitérant ses
inquiétudes à propos de cette francophonie gouvernementale et
institutionnelle : « Qu’est-ce qui a changé de nos jours ? La francophonie
est malheureusement encore perçue comme la continuation de la politique
étrangère de la France dans ses anciennes colonies 5. »
Il n’existe aucun consensus sur cette question et le tableau final est
ambigu pour ce qui concerne l’espace francophone, plus d’un demi-siècle
après la chute de l’empire colonial. En 2007, dans le manifeste « Pour une
“littérature-monde” en français », les quarante-quatre signataires
annonçaient que « le centre relégué au milieu d’autres centres, c’est à la
formation d’une constellation que nous assistons, où la langue libérée de
son pacte exclusif avec la nation, libre désormais de tout pouvoir autre que
ceux de la poésie et de l’imaginaire, n’aura pour frontières que celles de
l’esprit 6 ». Cela dit, les déclarations du président de la République
Emmanuel Macron ont donné un nouveau dynamisme à cette discussion et
ont ouvert de multiples débats, marquant un réel tournant au carrefour des
années 2017-2022.
Ailleurs dans le monde, les études postcoloniales ont dans le même
temps permis d’examiner ces questions complexes, même si,
malheureusement, la réception de ce champ de recherche en France se
caractérise par un « refus », une « frilosité », et un « repli inquiet » chez les
gardiens de l’empire colonial français, pour qui ces dispositifs ne
s’appliquent pas à une France réticente à renoncer aux aspects positifs de la
colonisation 7. Situation d’autant plus paradoxale étant donné l’influence
mondiale des penseurs francophones, surtout lorsque l’on tient compte des
importantes contributions à la mobilisation du savoir dans les bibliographies
contemporaines qui ont engagé le processus de la décolonisation des
mentalités, et qui dessinent les contours d’un nouveau monde, dé-corrélé de
la vision monolithique de l’établissement politique sur l’avenir du continent
africain et de la francophonie.

Une histoire de violence

Un point essentiel de désaccord au cœur de la génération actuelle vient


du rapport ténu entre la langue comme outil hégémonique au service d’une
ambition politique, et le profond désir de modifier ce paradigme. On ne
peut comprendre ces débats qu’en lien avec les controverses liées au passé
colonial comme toile de fond, car, comme l’a montré Achille Mbembe,
« l’histoire des esclavages, et l’histoire des différentes formes de
colonisation, montrent que ces institutions ont été de véritables fabriques de
la différence 8 ».
Le projet colonial de la France, soutenu par la mission civilisatrice, et
renforcé par le désir de transmettre des valeurs considérées comme
universelles, était forcément culturel et politique. Les politiques axées sur
l’éducation et l’acquisition de la langue étaient responsables de ces
arrangements asymétriques et hiérarchiques, car leur objectif consistait à
marginaliser les cultures et à subsumer les autres langues, en les interdisant
dans l’enceinte des écoles coloniales. Ces commentaires sont d’autant plus
significatifs si l’on considère, selon les prévisions d’un rapport publié en
2014 par l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), que « ce
sont désormais les Africains qui décideront de l’avenir de la
francophonie 9 » puisqu’en 2050 ils représenteront environ 80 % de la
totalité des francophones dans le monde.
À l’origine, c’est le géographe Onésime Reclus qui a forgé en 1880
l’appellation « francophonie », « l’équivalent linguistique du pouvoir du
sabre », selon Achille Mbembe et Alain Mabanckou 10. Fondée en 1970 au
lendemain de la colonisation, l’OIF a essentiellement une histoire coloniale
et de profondes racines culturelles, économiques, linguistiques et politiques
dans un grand nombre des pays membres répartis sur les cinq continents :
« Alors que la mondialisation fait peser un risque d’uniformisation des
cultures, la francophonie, avec la langue française comme trait d’union et
levier de toute son action, est engagée depuis ses origines pour la diversité
culturelle et linguistique 11. » Le 20 mars 2018, lors de la présentation de
son plan pour la promotion du français lors de la Journée internationale de
la francophonie, à Paris, le président de la République Emmanuel Macron a
souligné que « le français s’est au fond émancipé de la France, il est
devenu cette langue monde, cette langue archipel parce que d’autres
langues se parlent dans des continents immenses et des centaines de
millions de nos concitoyens la partagent, mais il est peu de langues qui se
parlent dans cet archipel monde qui est le nôtre 12 ».
Les gouvernements qui se sont succédé en France depuis six décennies
ont eu recours à la francophonie comme élément fondamental pour contrer
la mondialisation, considérée comme étant une affirmation et une « menace
américaine ». En 1959, quand André Malraux a été nommé ministre d’État
chargé des Affaires culturelles, l’objectif stratégique consistait à
promouvoir et protéger la culture française, c’est-à-dire à élever sa
« grandeur » à travers son fameux « soft power ».

Recadrer la francophonie

Le président de la République Emmanuel Macron s’est donc engagé de


façon intentionnelle dans un processus de recadrage de la francophonie :
« notre responsabilité n’est pas de rester dans ce passé et de vivre
l’aventure pleine et entière de cette génération 13. » Les résultats restent
équivoques ou discutables après cinq années, et nombreux sont les
intellectuels qui ont dissipé le mythe de cette « nouvelle francophonie ». Le
choix délibéré d’établir un lien entre l’outil linguistique et l’histoire
coloniale a entraîné la réactualisation de cette même question linguistique,
dans un contexte postcolonial où les circonstances politiques et sociales
limitent les possibilités de répondre aux doléances. En France, c’est surtout
le manque d’accord et de consensus sur ce passé qui empêchent de tourner
la page. Les gestes simples ont été jugés inadéquats ou insuffisants, et
finalement les vifs débats contemporains autour des héritages coloniaux
persistent, nourrissant un racisme structurel et des discriminations.
Malheureusement, et les résultats en témoignent, les populations
africaines subissent souvent les contrecoups de ces démarches politiques. Il
existe en effet un déséquilibre entre les dimensions concrète et imaginaire
de ce genre de discours sur la francophonie comme « instrument au service
de l’intégration économique 14 ». Dans sa « Lettre ouverte à Emmanuel
Macron », Alain Mabanckou a rappelé que « la francophonie est
malheureusement encore perçue comme la continuation de la politique
étrangère de la France dans ses anciennes colonies. Repenser la
francophonie, ce n’est pas seulement “protéger” la langue française ». Il
rappelle aussi que « le grand reproche qu’on adresse à la francophonie
“institutionnelle” est qu’elle n’a jamais pointé du doigt en Afrique les
régimes autocratiques, les élections truquées, le manque de liberté
d’expression, tout cela orchestré par des monarques qui s’expriment et
assujettissent leurs populations en français 15 ». La réaction au discours du
président de la République Emmanuel Macron à Ouagadougou a été quasi
immédiate, et sa volonté « d’enrôler [les écrivains et les intellectuels] sous
sa bannière pour illustrer et défendre la grandeur de la France, [comme]
hier les tirailleurs africains 16 », a produit le contraire des effets escomptés.
L’impératif de redéfinir la place et le rôle de la France comme nation
semble contradictoire dans ces débats, qui soulignent justement la diversité
et la pluralité de la langue à une échelle globale.
Pour Françoise Vergès, nous ne devons plus attendre avant d’entamer
« une entreprise de décolonisation de la francophonie et de
dénationalisation de la langue française dans sa dimension mondiale 17 ».
Dans un article publié dans Le Point, elle insistait aussi sur le « droit de
nous demander en quoi la langue française serait […] meilleure pour
promouvoir l’égalité femmes-hommes ou la lutte contre le dérèglement
climatique et le développement du numérique. [N’oublions pas les] femmes
esclaves et colonisées [qui] ont su dire dans leurs langues, créoles ou
africaines, leur volonté de s’émanciper 18 ». Il fallait aussi signaler, comme
l’a fait Lydie Moudileno, que quand il s’agit du registre de la francophonie
nous sommes immédiatement confrontés à « une nostalgie dérangeante de
l’Empire et de ce que la propagande coloniale nommait la Plus Grande
France », presque comme « s’il fallait aujourd’hui, en ces temps de
déclinologie et de renaissance proférées, réaffirmer la puissance d’une Plus
Grande France linguistique [s’accrochant ainsi] au canon comme Proust à
sa madeleine 19 ».
Nadia Yala Kisukidi est particulièrement lucide sur ces questions, et
démontre selon quelles modalités la francophonie est utilisée comme un
synonyme de « soft power » à la française. Cette conclusion semble
corroborée par les preuves dans les communautés francophones africaines
et afro-diasporiques qui sont « émancipées de l’influence française », ce qui
oblige « l’État français [à] repenser les modalités de sa présence sur le
continent s’il veut rester un auteur stratégique en Afrique 20 ». Les enjeux
géopolitiques n’échapperont pas à Emmanuel Macron pour qui les objectifs
ne sont rien de moins que de « réinvestir de désir un nom abîmé par les
pratiques de l’État français en Afrique pendant la colonisation comme
depuis les indépendances 21 ».
Ce dernier peut bien invoquer en termes purement rhétoriques le désir
de « ré-enchanter le nom “France” », de « consolider, réaffirmer une
diplomatie douce », mais cette approche ne sera toujours que symbolique si
« la dénonciation de la colonisation comme crime incontestable n’entre pas
en contradiction avec la perpétuation effective, en ce début du XXIe siècle,
de pratiques prédatrices […] telle est la tâche d’une politique de soft power
comprise comme sublimation de la domination 22 ». La seule façon de
progresser sera la « dé-francophonisation » du français, « c’est-à-dire le
sevrage du lien entre la politique de la langue et la politique française de
puissance 23 ».

L’imaginaire francophone

Alain Mabanckou a toujours défendu un modèle plus inclusif de la


francophonie. Après tout, « être francophone, cela empêcherait-il d’être un
écrivain ? L’ombre de la France serait-elle si pesante qu’elle nous empêche
d’écrire en toute liberté 24 ? » Cette transition repose sur l’hypothèse selon
laquelle la France elle-même doit être repositionnée dans la francophonie, à
savoir comme une composante constitutive d’une entité culturelle, politique
et sociale plus générale. C’est l’argument qui a aussi été avancé par la
romancière ivoirienne Véronique Tadjo, pour laquelle « il est grand temps
d’inscrire la littérature du Sud dans l’imaginaire francophone occidental
[…]. La littérature écrite en français n’a pas besoin de se réclamer de la
littérature française pour exister. C’est cette différence qu’il faut célébrer
avant tout, car là se trouve la vraie francophonie débarrassée de son passé
colonial 25 ».
Il s’agit là d’une condition préalable à la création d’un espace
linguistique partagé. Dans le passé, comme l’ont démontré Alain
Mabanckou et Achille Mbembe en évoquant le contexte historique dans
lequel Onésime Reclus avait formulé la notion de francophonie, « les
“francophones” ne sont pas tant ceux et celles qui, bien que n’étant pas
Français, parlent le français. Ils sont, avant tout, ceux et celles parmi
lesquels le français “règne”, c’est-à-dire ceux et celles qui, ayant ingurgité
cette “substance” qu’est le français, sont devenus des sujets d’une langue
qui, en retour, exerce désormais sur eux, y compris à leur insu, un pouvoir
sans limites, sans réserve ou sans durée 26 ». Nous ne pouvons pas passer
sous silence, écrivent les deux auteurs, le fait que « dès son origine, le
système francophone incarne un pouvoir par transsubstantiation, le
prototype même d’une vision eucharistique de l’impérialisme », mais que
« s’il est une caractéristique du français dans le monde contemporain, c’est
justement son caractère transnational et transversal, son potentiel en tant
que langue planétaire »… et de conclure : « sans la permission de la
France 27 ».
La grande question reste évidemment de savoir si la France est « prête à
renoncer à ses privilèges 28 ». En d’autres termes, est-ce que tourner la page
de l’Histoire permettra d’ouvrir la voie à un recadrage utile et approfondi de
la diplomatie, de la francophonie et des relations franco-africaines, ou est-
ce que de nouveaux dispositifs et mécanismes émergeront pour venir
remplacer ceux qui sont en place aujourd’hui, perpétuant ainsi les
asymétries existantes ? « Dans un monde divisé hiérarchiquement »,
démontre Achille Mbembe, « l’idée d’une condition humaine commune
était loin d’être admise dans la pratique, diverses formes d’apartheid, de
mise à l’écart, de destitutions structurales avaient remplacé les anciennes
divisions proprement coloniales 29. »
Une nouvelle génération postcoloniale d’Africains se réveille chaque
matin et se demande « comment devenir ce qu’ils ne sont pas encore. Ils
rêvent d’une Afrique qui serait son propre centre, sa force et sa puissance
propre dans le vaste monde » et à cet égard « la francophonie
institutionnelle semble n’avoir rien à apporter à cette nouvelle étape de la
bataille autour du signifiant “Afrique 30” ». Alain Mabanckou nous rappelle
dans Le Sanglot de l’homme noir, en référence à son compatriote congolais,
le poète et historien Théophile Obenga, qui lui-même fait appel à son
homologue martiniquais Aimé Césaire, que « les mots sont les leurs, mais
le chant est le nôtre 31 ». À travers la langue, le débat sur la fin de la
« parenthèse coloniale » est désormais largement engagé 32.
Cette longue histoire coloniale nous exhorte à repenser notre vision du
monde en prenant en compte l’influence de la colonisation et de l’histoire
coloniale, trop souvent racontée ou enseignée unilatéralement sous le
prisme de la gloriole occidentale, avec ses canons traditionnels qui, pour
certains, restent un argument historique et une manière de penser l’histoire.
Contredire ou nuancer le récit national devient essentiel, et le défi alors
consiste à réconcilier simultanément la dénonciation du colonialisme et la
défense de sa « mission civilisatrice », de manière à accorder une place aux
« nombreuses blessures qui commencent à peine à cicatriser grâce au
travail de mémoire 33 ». Cette démarche permettra également de souligner
les multiples itinéraires individuels et collectifs, avec leurs « accents »,
« tournures » et « particularités », en sorte que les processus de
« réinvention » et de « reconquête » évitent, comme l’a souligné le
président de la République Emmanuel Macron dans son discours de 2018
au Sommet de la francophonie à Erevan en Arménie, de « dicter des
principes d’en haut. On l’a parfois fait, on l’a peut-être trop souvent fait.
[…] Et en disant cela, je me regarde au premier chef, car c’est souvent la
France à qui cela a été reproché 34 ».

1. Ce texte est issu de l’article « Bibliodiversity: Denationalizing and Defrancophonizing


Francophonie », in David Kim (dir.), Reframing Postcolonial Studies: Concepts-
Methodologies-Scholarly Activisms, New York, Palgrave, 2021.
2. Emmanuel Macron, Discours d’Emmanuel Macron à l’université de Ouagadougou
[https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2017/11/28/discours-demmanuel-macron-a-
luniversite-de-ouagadougou], 28 novembre 2017.
3. Nicolas Sarkozy, Le discours de Dakar
[https://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/11/09/le-discours-de-dakar_976786_3212.html],
26 juillet 2007.
4. Emmanuel Macron, Discours d’Emmanuel Macron à l’université de Ouagadougou, op. cit.
5. Alain Mabanckou, « Francophonie, langue française : lettre ouverte à Emmanuel Macron »,
BibliObs, 15 janvier 2018.
6. Collectif, manifeste « Pour une “littérature-monde” en français », Le Monde, 19 mars
2007 ; Laurent Dubreuil, L’Empire du langage. Colonies et francophonie, Paris, Hermann,
2008 ; Anthony Mangeon (dir.), Postures postcoloniales. Domaines africains et antillais,
Paris, Karthala, 2012.
7. Catherine Coquery-Vidrovitch, « Le tropisme de l’Université française face aux
postcolonial studies », in Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed
Boubeker, Achille Mbembe, Françoise Vergès (dir.), Ruptures postcoloniales. Les nouveaux
visages de la société française, Paris, La Découverte, 2010 ; Marie-Claude Smouts (dir.), La
Situation postcoloniale. Les postcolonial studies dans le débat français, Paris, Presses de
Sciences Po, 2007 ; Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale,
Paris, Presses universitaires de France, 2019.
8. Achille Mbembe, « Pièce d’identité et désirs d’apartheid », in Michel Le Bris et Jean
Rouaud (dir.), Je est un autre. Pour une identité monde, Paris, Gallimard, 2010.
9. Organisation internationale de la francophonie, La Langue française dans le monde, Paris,
Nathan, 2014.
10. Achille Mbembe, Alain Mabanckou, « Plaidoyer pour une langue-monde. Abolir les
frontières du français », Revue du Crieur, volume 2, n° 10, 2018.
11. https://www.francophonie.org
12. Emmanuel Macron, Discours d’Emmanuel Macron à l’Institut de France sur l’ambition
pour la langue française et le plurilinguisme [https://www.elysee.fr/emmanuel-
macron/2018/03/20/discours-demmanuel-macron-a-linstitut-de-france-sur-lambition-pour-la-
langue-francaise-et-le-plurilinguisme], 20 mars 2018.
13. Emmanuel Macron, Discours d’Emmanuel Macron à l’université de Ouagadougou, op.
cit.
14. Ibid.
15. Alain Mabanckou, « Francophonie, langue française : lettre ouverte à Emmanuel
Macron », op. cit.
16. Abdourahman Waberi, « Emmanuel Macron a-t-il vraiment un projet francophone ? », Le
Monde, 25 janvier 2018.
17. Françoise Vergès, « Décoloniser la langue française : Pour une politisation de la
Francophonie », Revue du Crieur, volume 2, n° 10, 2018.
18. Françoise Vergès, « Ces habits usés de la francophonie ! », Le Point, 13 février 2018.
19. Lydie Moudileno, « Vous avez dit “misère(s) de la francophonie” ? », Le Point, 16 février
2018.
20. Nadia Yala Kisukidi, « Francophonie, un nouveau French Power. La diplomatie de
l’attractivité », Revue du Crieur, volume 2, no 10, 2018.
21. Ibid.
22. Ibid.
23. Achille Mbembe, Alain Mabanckou, « Plaidoyer pour une langue-monde. Abolir les
frontières du français », op. cit.
24. Alain Mabanckou, Le Sanglot de l’homme noir, Paris, Fayard, 2012.
25. Véronique Tadjo, « Il est grand temps d’inscrire la littérature du Sud dans l’imaginaire
francophone occidental », Le Monde, 26 janvier 2018.
26. Alain Mabanckou, Achille Mbembe, « Le français, notre bien commun ? », BibliObs,
11 février 2018.
27. Ibid.
28. Françoise Vergès, « Décoloniser la langue française : Pour une politisation de la
Francophonie », op. cit.
29. Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013.
30. Ibid.
31. Alain Mabanckou, Le Sanglot de l’homme noir, op. cit.
32. Maboula Soumahoro, Le Triangle et l’Hexagone. Réflexions sur une identité noire, Paris,
La Découverte, 2020.
33. Emmanuel Macron, Discours au Sommet de la francophonie à Erevan
[https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/10/12/discours-au-sommet-de-la-
francophonie-a-erevan], 12 octobre 2018.
34. Ibid.
Qui veut la guerre des identités ?
Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Dominic Thomas

En janvier et novembre 2015, plusieurs attentats ont eu lieu en France et


le 14 novembre, sur TF1, le président de la République François Hollande
les a qualifiés de « guerre » : « Ce que je veux dire aux Français, c’est que
nous sommes en guerre. Oui nous sommes en guerre. Ce qui s’est passé
était un acte de guerre organisé méthodiquement. » Et cette « guerre »
semblait mettre en jeu, avant tout, des identités. Une identité que « nous »
voudrions sauvegarder, protéger, défendre ; une identité aussi que les
ennemis voudraient nous imposer, dans les banlieues ou à travers les
attentats.
Quelques mois plus tôt, en janvier 2015, les attentats contre Charlie
Hebdo avaient amené le Premier ministre Manuel Valls à affirmer que la
France connaissait une situation d’« Apartheid territorial, social et
ethnique ». Guerre et Apartheid, deux mots que nous n’aurions pas imaginé
devoir être utilisés en France, dix ans plus tôt, à la veille de la révolte des
quartiers populaires, lorsque nous avons publié l’ouvrage La Fracture
coloniale 1.
Ce livre cherchait alors à éclairer une situation, en France, de rupture,
consécutive à un passé colonial mal assumé, provoquant une guerre des
mémoires et participant d’une crise identitaire. Depuis cette période, nous
avons vécu le retour de la droite identitaire et, en miroir, des décoloniaux
militants, du wokisme (et des anti-woke) et d’une lutte digne de McCarthy
contre de prétendus « islamo-gauchistes 2 », ainsi qu’une situation politique
tendue, à travers les émeutes d’outre-mer, la crise du Covid qui a amplifié
les inégalités, la polarisation sociale et politique, la campagne et l’élection
présidentielle de 2022 où la question coloniale a été le seul enjeu historique
mis en avant par plusieurs candidats et candidates. À chaque fois, le passé
colonial revient à la surface.
Comment déconstruire des méandres de ces fractures, comprendre
comment nous en sommes arrivés là, comprendre la montée des populismes
et des extrémismes, comprendre la réactivation de la haine du juif et du
musulman, les déclinistes, et analyser les effets de la nostalgie. Comprendre
les origines des événements contemporains constitue le meilleur moyen
d’éviter qu’ils ne se reproduisent ou s’étendent encore plus avant. La
« persistance du déni, en France, n’est pas sans conséquences », écrit
Achille Mbembe, « elle rend possible et attise la concurrence des
mémoires, renforce le sentiment d’une partie de la population – et en
particulier les Français descendants des immigrés postcoloniaux – que son
histoire est niée 3 ». La grille de lecture postcoloniale doit permettre, écrit-il
ensuite, d’« affronter la crise sociale et “identitaire” que traverse la
France en ce début de XXIe siècle ».
Si 2005 fut l’année où les Français découvraient le passé colonial dans
la presse comme à travers des livres majeurs, un temps où ils se
questionnaient, très vite cette soif de savoir s’est essoufflée par l’effort
conjugué des nostalgiques, des néoréactionnaires et du lourd silence de
l’État. La question coloniale sera de nouveau marginalisée. Cette même
année, la question migratoire devient un « problème » mis à l’agenda des
discours publics bien au-delà de l’extrême droite, annonçant une campagne
de la présidentielle de 2007 centrée sur les enjeux identitaires ; une année
où la place de l’islam dans la société est devenue également un « enjeu »
politique.
Tout s’accélère en 2010, avec le débat sur le voile dans les lieux publics
et la montée des populismes en Europe. Au Moyen-Orient, la machine
s’emballe également avec l’accélération du conflit et les Printemps arabes.
Et à partir de 2015, la situation actuelle articule ainsi immigration,
violences urbaines, progression dans les banlieues d’une petite fraction
radicalisée comme le montre l’origine des djihadistes, mémoire du passé
colonial, situation politique du Maghreb et du Moyen-Orient, mobilisation
des réseaux terroristes internationaux, et une posture et stratégie de
l’Occident dans ses interventions internationales. La situation
contemporaine se construit sur les failles de notre système social, et le
clivage postcolonial entre « eux » et « nous » redevient une norme possible,
tandis que cette situation de crise récurrente, cumulative et anxiogène, fait
émerger le visage « identitaire » de cette « guerre », partagé entre les
figures du « patriote » et de « l’ennemi », de la « communauté nationale » et
de l’« étranger », par définition hostile 4. Cet « étranger » peut aussi être
« français », ou binational, ce qui est évidemment d’autant plus angoissant.
Or l’une des répliques historiques de la décolonisation est la dualité
mémorielle qui caractérise les immigrés postcoloniaux : ils sont le fruit
d’une histoire qui est, à la fois, celle de descendants de migrants, et celle de
descendants d’indigènes (sujets de l’Empire), tout en étant insérés dans la
société française, qui ne reconnaît ni cette double filiation ni l’histoire
coloniale et postcoloniale expliquant dans le même temps la présence de ces
populations et les représentations dévalorisantes d’origine coloniale qui leur
colle à la peau. Cette complexe relation à l’histoire et à la mémoire
contribue à la marginalisation de ces groupes, encore aggravée si le
stigmate religieux se superpose à ces marqueurs historiques. Ces tensions
touchent à tous les aspects de la vie sociale actuelle, et l’actualité politique
nous confronte à une pléthore de questions, y compris dans l’attitude de
repliement des militants de l’Observatoire du décolonialisme qui en 2019,
comme l’ont souligné Alain Mabanckou et Dominic Thomas, sont
« angoissés à l’idée que leur fonds de commerce – l’histoire racontée ou
enseignée unilatéralement sous le prisme de la gloriole occidentale avec
ses canons traditionnels – ne tombe définitivement en faillite et qu’une
autre page s’ouvre, contredisant ou nuançant le récit national et
égocentrique français, pour une conception plus éclatée et la remise en
cause des vérités toutes faites », et ont traité les chercheurs sur les questions
coloniales et postcoloniales d’« islamo-gauchistes », préférant remonter « le
pont-levis sur le monde avant de cadenasser toutes les issues du manoir et
de se recroqueviller dans sa belle et glorieuse histoire occidentale 5 ».
Cette crise existentielle qui traverse la France s’ancre à la fois dans la
conviction gaullienne affirmant que « La France ne peut être la France
sans la grandeur 6 », et dans une vision maurrassienne du « long déclin » de
la nation sous les coups de boutoir de ses ennemis qui dans l’espace
démocratique (la République) détruisent les valeurs et la tradition de la
France. Cette fusion de visions généalogiquement opposées est décelable
chez de nombreux auteurs contemporains, néoréactionnaires, sur le déclin
de la France, l’insécurité culturelle, le risque de « grand remplacement » et
de « colonisation inversée », afin de légitimer le mythe d’un « grand
départ » (Éric Zemmour, Robert Ménard, Alain Finkielkraut, Laurent
Bouvet, Pierre Nora et Pascal Bruckner). Comme nous l’avons vu dans la
campagne présidentielle de 2022, il s’agit aussi d’une projection mythique
que nous retrouvons bien entendu dans le lien omniprésent entretenu avec la
mémoire de la guerre d’Algérie.
Déclin, immigration, identité, conflit, terrorisme… sont désormais
intimement liés. Ce discours a largement contaminé le champ politique et la
colonisation est sans doute le seul sujet d’histoire (en dehors de l’actualité
en Ukraine) et du retour de la « guerre froide » dans la campagne
présidentielle de 2022. Y compris par le candidat-président de la
République, Emmanuel Macron, qui dans l’émission Outre-mer 2022 a
déclaré : « L’Histoire, il faut la regarder en face. » Enfin, Emmanuel
Macron a particulièrement insisté sur la nécessité de mieux enseigner ce
passé, notamment les « sujets de l’esclavagisme et la colonisation ». De
fait, le passé colonial reste un argument historique majeur pour les droites –
la gauche est quasi silencieuse sur le sujet au cours de cette campagne – et
permet de se distinguer de manière explicite du président de la République
depuis sa phrase « historique » de la campagne de 2017 (« La colonisation
est un crime contre l’humanité »). La concurrence est féroce.
La posture est devenue complexe à mesure que la campagne avançait,
car les candidats devaient se distinguer l’un de l’autre dans leurs discours
respectifs, face à un Emmanuel Macron qui a fait de la guerre d’Algérie – et
non pas de la colonisation – un sujet central de sa politique mémorielle,
abordant depuis cinq ans toutes les questions : harkis, rapatriés, 17 octobre,
crime de l’armée et de la police, disparus, hommage à des personnalités,
retour des têtes décapités en Algérie, création d’un musée à Montpellier…
On pourrait aussi citer cinq initiatives lancées depuis son élection en
2017 : le Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une
nouvelle éthique relationnelle (Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, 2018), le
recueil « Portraits de France » pour des noms de rues issus de
l’immigration, des outre-mer et de l’histoire coloniale (Pascal Blanchard,
2021-2022), Les Questions mémorielles portant sur la colonisation et la
guerre d’Algérie (Benjamin Stora, 2021), La France, le Rwanda et le
génocide des Tutsi (Vincent Duclert, 2021), et Les Nouvelles Relations
Afrique-France : relever ensemble les défis de demain (Achille Mbembe,
2021). De fait, depuis janvier 2020, la stratégie « kaléidoscopique » du
président de la République Emmanuel Macron a été notamment de polariser
son action sur l’Algérie en terme de démarche mémorielle en lien avec la
colonisation, après quelques gestes préfigurateurs en 2018.
Au-delà des raisons historiques de ce choix (la guerre d’Algérie est le
sujet majeur du passé colonial dans l’historiographie française), de l’axe
diplomatique initial de cette approche à destination de l’Algérie (en lien
avec le conflit sahélien), cette stratégie est aussi une manière de se
distinguer de la droite du parti Les Républicains (LR), et bien entendu aussi
de l’ultradroite. La colonisation dans sa globalité est plus complexe à
appréhender – moins politique/politicienne aussi, sauf dans les régions
ultramarines – et ne polarise pas de la même manière les électeurs (absence
d’un électorat identifié).
Très clairement, l’un des marqueurs forts de cette campagne est la
manière d’appréhender le passé colonial. Pour la droite conservatrice et la
droite extrême, il s’agit de se différencier impérativement du président,
mais aussi de faire de ce récit colonial un véritable marqueur de surenchère.
La matrice électorale et mémorielle a donc évolué, il faut en tenir compte
pour analyser les nouveaux enjeux qui émergent à propos de ce passé.
Dans un livre publié en 2007, un collectif d’artistes plaidait pour un
autre regard sur la France, « parce que ce pays, notre pays, a tout pour
redevenir exemplaire », mais à condition « qu’il s’accepte comme il est, et
non comme il fut 7 ». La révolte dans les banlieues et villes françaises en
2005 a éclairé l’étendue des inégalités socio-ethniques, dans une
République qui demeure « une et indivisible » selon la Constitution de
1791, un principe qui protège les droits de tout citoyen, mais ne le protège
pas contre les inégalités socio-raciales. Avons-nous collectivement failli,
pris au piège d’un « passé qui ne passe pas 8 » ? Ne sommes-nous pas en
droit de questionner ce rapport au passé, alors que nos aînés et nos élites ont
échoué à assimiler la parenthèse impériale, à réinventer un système
d’insertion citoyen entre assimilation et intégration, à proposer autre chose
que des « réserves ethniques » dans les « zones urbaines » en guise de
gestion de la politique de la ville ?
Il n’existe certes pas une origine unique à la situation de crise que nous
connaissons aujourd’hui. Mais nous pensons que le lien avec l’entreprise
coloniale et ses effets dans le présent (notamment dans les espaces urbains)
est une piste qu’il faut explorer. Sur le plan politique, les thématiques de
l’extrême droite – notamment la hantise de l’immigration issue des
anciennes colonies, le rejet des étrangers, la focalisation sur l’islam,
l’angoisse sur la question du genre, la crainte du « remplacement » de la
population blanche par le métissage… – ont percolé dans une partie de la
gauche et l’ensemble de la droite classique, notamment au moment du débat
sur « l’identité nationale » cher à Patrick Buisson ou du fameux et ambigu
discours de Dakar du président Nicolas Sarkozy en 2007.
Dans ces moments clés, rares ont été les responsables politiques qui se
sont déclarés officiellement antimusulmans ou anti-Roms (y compris au
Front national en phase de « dédiabolisation ») ; la tendance serait plutôt de
dire que l’on est « défenseurs de l’Occident » ou de la « sécurité
individuelle », que l’on veille à défendre une « France éternelle », que l’on
lutte pour une « laïcité de riposte » ou pour la « préférence nationale ».
Mais au fond, ne rêve-t-on pas d’une société où chacun serait à sa place ?
Cette ambiance politique et le sentiment d’une impuissance de l’État à
résoudre les difficultés croissantes des ghettos urbains ou la dérive sans fin
des régions ultramarines – qui cumulent les taux d’exclusion et d’insécurité
les plus élevés d’Europe, sans parler du chômage – ont conduit à l’abandon
de pans entiers de la population, favorisant l’ethnicisation territoriale et,
dans les interstices de ces ghettos, des replis communautaires. Cette
polarisation entre des fractions de la société française voit d’un côté des
« Blancs » s’identifier par l’appartenance à cette couleur et voter dans cette
perspective, de l’autre, des fractions de la jeunesse issues des immigrations
postcoloniales rejeter leur appartenance à la France et se fabriquer des
mythes coloristes de substitution. Le réveil est d’autant plus brutal,
aujourd’hui, que la grande majorité des intellectuels et chercheurs français
ont refusé, jusqu’à une date récente, de voir cette réalité en face – le sujet
était à la marge de la « grande histoire » et susceptible de mettre en cause,
dans les sciences sociales, le primat accordé aux classes sociales dans
l’analyse des rapports sociaux.
Les élites politiques elles-mêmes sont demeurées inertes face à une
faille qui s’est constamment creusée et accentuée, marquée par le rejet des
populations postcoloniales, la focalisation sur l’islam et la profondeur des
discriminations, alors que l’antiracisme devenait un gros mot et la question
coloniale une « repentance ».
C’est dans cette conjoncture que la réaction des néoconservateurs et la
montée électorale du Rassemblement national (42 % au second tour en
2022) autorisent le désir fou d’un grand retour en arrière qui, en miroir,
renvoie aux rapides mutations de nos sociétés. Penser que de telles
transformations – humaines et culturelles par les flux migratoires et le
métissage, économiques avec l’ouverture précipitée à la mondialisation,
sociales avec la fragilisation des classes moyennes, la descente aux enfers
de la classe ouvrière et la précarisation du salariat – sont aisément
assimilables est une erreur. Ces mutations constituent une véritable
révolution. Et les révolutions génèrent l’angoisse et le désir de sécurisation.
La France change comme elle n’a sans doute jamais autant changé, sauf
peut-être – mais à une échelle de temps beaucoup plus longue – avec les
conquêtes romaines, la christianisation des territoires, la fin de seigneuries
ou la parenthèse napoléonienne. Avoir peur de ces changements n’est pas
surprenant, ne pas vouloir en prendre la mesure est un aveuglement.
En France, nous le savons désormais ou nous ne pouvons plus l’ignorer,
l’histoire coloniale a largement structuré les représentations des
« indigènes », qui ont constitué la majorité des immigrés arrivant en France
après les indépendances, mais c’est une histoire encore marginale et dont on
mesure encore peu les effets sur la société française contemporaine et sur
l’idée républicaine, si ce n’est dans la « crise des banlieues » apparue au
lendemain des Trente Glorieuses.
Or le poids de cette histoire est considérable : l’entreprise coloniale a
commencé au XVIe siècle, l’esclavage a marqué l’histoire française et la
France a possédé le deuxième empire colonial au monde avec plus de
soixante millions de « sujets ». L’objectif est de prendre en compte notre
histoire longue pour mieux éclairer certains traits de notre contemporanéité,
et en particulier d’expliquer que, dans certaines pratiques sociales,
s’actualise un rapport (post)colonial, dans la mesure où nous sommes pris
au piège de schèmes de pensée en partie issus de la période impériale. Mais
il est clair, aussi, que la culpabilité envers l’histoire coloniale rend plus
difficile encore l’approche de ce passé, d’autant plus qu’il est aussi
instrumentalisé par des groupes s’autorisant des raccourcis historiques,
voire un simple décalque entre situation coloniale et contemporaine.
C’est donc sur une ligne de crête qu’il est possible de trouver les
chemins les plus féconds pour incorporer le passé colonial dans l’histoire
contemporaine, sans culpabilité, sans haine de soi ou de l’« Autre », sans
aveuglement ni marchandage devant les faits. De fait, dans cette
République qui s’est aussi construite aux colonies, deux modèles se sont
toujours opposés, comme un conflit sans fin, entre ceux qui ont cru en
l’Empire et ceux qui l’ont remis en cause.
L’enjeu d’une réappropriation historique, incluant l’histoire coloniale,
postcoloniale et des diasporas, est de contribuer à échapper à une guerre des
identités. À bien y regarder, nous avons depuis un demi-siècle doublement
échoué : nous n’avons pu créer une société de la diversité, car nous avons
professé un « vivre ensemble » structuré sur des valeurs morales, sans
prendre la mesure de la complexité des processus sociaux qui animent les
relations intercommunautaires gouvernant l’inclusion des allochtones ; nous
n’avons pas su expliquer aux « natifs » qu’intégrer l’« Autre » était un
processus long, ambivalent, déstabilisant, et nous n’avons pas compris que
les peurs face à ces transformations pouvaient s’éclairer au regard de la
crise sociale qui traverse le pays et produit désormais le sentiment, dans
certaines fractions pauvres ou fragilisées, d’un « déclassement racial ».
La fracture touche désormais des parties toujours plus vastes de la
société, fracture sur laquelle le Rassemblement national n’a de cesse de
surfer et de prospérer. Depuis quatre décennies, nos élites politiques
abordent du bout des lèvres la question des discriminations et désormais les
seuls responsables seraient les discriminés eux-mêmes, accusés de ne pas
vouloir s’intégrer.
L’une des solutions à cette situation ne peut se limiter à traiter
« techniquement » la question des espaces urbains et de l’exclusion sociale.
Les ghettos sont nés de fractures socio-raciales concrètes, mais aussi
mentales, à quoi se mêle un héritage complexe issu des pratiques coloniales
et d’un sentiment d’humiliation qui remonte au XIXe siècle (avec la question
e
raciale) et au XX siècle (avec l’histoire impériale). Né citoyen français, on
peut demeurer par la couleur de sa peau, son nom ou sa religion (voire sa
double nationalité) un « autre », un étranger dans son propre pays. Il n’est
plus suffisant d’invoquer les « grandes valeurs » et la laïcité – même si cela
nous sert de repères et de balises essentiels –, il faut agir concrètement
contre la ségrégation des territoires et de pans entiers de la population
française, tout en restant ferme dans le combat contre tous les radicalismes.
Il faut trouver le juste équilibre dans un récit national qui ne peut être une
lecture univoque du passé. C’est alors que nous retrouverons le fil de
l’histoire. Une histoire commune. Une histoire totale et globale. Nous
avons cru qu’en taisant le passé colonial il s’effacerait. Ce n’est pas le cas.
Le mouvement vers la guerre des identités est aussi né de ce silence. De cet
aveuglement. De cette invisibilité de l’histoire, de son caractère inaudible.
Nous avons en France et devant nous une compétition – qu’illustrent les
campagnes électorales en 2022 –, une lutte entre deux (au moins) visions de
la France : celle d’une France fermée, cloisonnée et claustrophobe qui
s’avance à grands pas vers la guerre des identités ; et celle d’une France
ouverte, diverse, (multi)culturelle, qui cherche à renoncer à un discours
monolithique sur son histoire et son identité, de manière à multiplier les
repères mutuellement constitutifs d’une autre citoyenneté, afin de mieux
construire un avenir.
L’insécurité culturelle est devenue le sujet à la mode chez les politiques,
alors que les penseurs réactionnaires ont réussi à faire croire à une bonne
partie des Français que les immigrés et leurs descendants sont à l’origine de
leur fragilisation ! L’ennemi intérieur serait connu, désigné et visible.
L’islam fait peur, le terrorisme a fait de 2015 une année charnière et cette
peur est depuis devenue le sentiment le mieux partagé au cœur de la nation.
Dans ce contexte, certains rêvent d’un temps béni où l’« Autre » était à
sa place, à sa juste place, à sa bonne place. Si cet espace mémoriel est
aujourd’hui encore disponible, c’est parce que la République n’a pas pacifié
ces mémoires : la question coloniale reste, en 2022, le dernier tabou de
l’histoire de France. Le fait qu’Emmanuel Macron a amorcé un travail
majeur sur la guerre d’Algérie – il a fait en cinq ans sur ce sujet plus que ses
prédécesseurs en cinquante ans – ne change au final pas grand-chose dans
le débat politique français. N’oublions pas que, dès le 22 mai 2020, c’est-à-
dire avant la mort de George Floyd, deux statues de Victor Schœlcher sont
dégradées en Martinique, provoquant de vives polémiques en France sur la
présence, dans l’espace public, de statues telles que celles de Faidherbe, de
Colbert ou de Gallieni. Depuis, la question du passé colonial et la manière
d’apprécier ces monuments mais aussi toutes les représentations coloniales
ne cessent de questionner nos sociétés.
La question reste brûlante, puisqu’elle parle à des millions de Français
(et d’électeurs) et reste un marqueur fort (à droite) sur la manière dont on
pense l’histoire de France, dont on regarde la République et décrypte le
présent. L’élection présidentielle de 2022, soixante ans après la chute de
l’Empire, sera sans doute la dernière où cette question s’affirme comme un
épicentre « idéologique ». Cette vision sera explicitement politique et
deviendra aussi une politique publique : l’enjeu est devenu générationnel,
comme le montrent les projets et musées dans les anciennes puissances
coloniales en Europe.
Par définition, elle marquera une rupture et déclenchera des oppositions.
Chaque présidence a porté une posture : l’oubli avec le général de Gaulle ;
l’union des droites sur la fracture coloniale avec Georges Pompidou et
Valéry Giscard d’Estaing ; l’effacement et l’oubli avec François
Mitterrand ; l’ambiguïté avec Jacques Chirac ; la nostalgie avec Nicolas
Sarkozy ; la « lucidité » avec François Hollande ; la polarisation sur
l’Algérie avec Emmanuel Macron. Dans le vote de 2022, s’écrit aussi la
manière dont l’histoire coloniale sera transmise aux Français demain.
Histoire, politique et colonisation ont toujours été liées en France.

1. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire (dir.), La Fracture coloniale. La


société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.
2. Alain Policar, Nonna Mayer, Philippe Corcuff (dir.), Les Mots qui fâchent. Contre le
maccarthysme intellectuel, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2022.
3. Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La
Découverte, 2010.
4. Hervé Le Bras, Le Sol et le Sang, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 1994.
5. Alain Mabanckou, Dominic Thomas, « Pourquoi a-t-on si peur des études postcoloniales en
France ? », L’Express, 16 janvier 2020.
6. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, volume 1, L’Appel, Paris, Plon, 1954.
7. Qui fait la France ? Chroniques d’une société annoncée, Paris, Stock, 2007.
8. Benjamin Stora, La Guerre des mémoires. La France face à son passé colonial (entretien
avec Thierry Leclère), La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2007. Ce chapitre de synthèse reprend et
développe l’introduction du collectif : Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Dominic Thomas,
Vers la guerre des identités ? De la fracture coloniale à la révolution ultranationale, Paris, La
Découverte, 2016.
CONCLUSION
Écrire l’Empire,
sortir des guerres de mémoire
Benjamin Stora

Au cœur de la transmission de l’histoire coloniale 1, l’Algérie est


centrale pour de multiples raisons : la présence française dans ce pays
pendant près d’un siècle et demi, la succession de trois ou quatre
générations d’Européens de 1830 à 1962 traumatisés par la perte de leur
terre natale, le rôle important des troupes supplétives et l’arrivée d’une
importante immigration algérienne en métropole des années 1930 aux
années 1970… Des millions de personnes se sentent toujours concernées
par cette guerre d’Algérie qui a fait d’innombrables victimes.
En France, on croit parfois que le nom de « guerre d’Algérie » est
apparu récemment, il n’en est rien. Le terme a été utilisé dès 1955 par la
presse, à partir du moment où le gouvernement a décidé d’envoyer les
rappelés. Pendant un an et demi, l’expression est employée mais pour
désigner le combat mené contre les « rebelles », les « hors-la-loi », les
« terroristes », autant d’appellations privant l’ennemi de sa dimension de
combattant. On ne perçoit pas encore cette guerre comme un conflit entre
deux nations.

Tout commence avec la « guerre d’Algérie »


Le mot « guerre » réapparaît en 1960 dans le livre de Jules Roy, La
Guerre d’Algérie 2. L’écrivain, qui a rejoint la cause indépendantiste, ouvre
la voie à l’utilisation du mot guerre dans son sens actuel. Reste la question
de l’utilisation du génitif (guerre d’Algérie) plutôt que du datif (guerre en
Algérie). L’expression « guerre d’Algérie » adoptée à l’époque signifiait, au
fond, que l’Algérie était toujours française. On reconnaissait l’évidence de
la guerre mais pas celle de la nation algérienne. La réalité du conflit mais
pas la possibilité de l’indépendance. Les différents groupes s’accrochent à
des lieux ou des dates charnières symboliques pour étayer leurs
revendications mémorielles. Les harkis ont demandé la destruction des
camps où ils avaient été parqués lors de leur arrivée en France. Certains
pieds-noirs se construisent une mémoire autour des enlèvements
d’Européens à Oran, le 5 juillet 1962.
Au lendemain de l’indépendance algérienne, un consensus politique a
vu le jour, en France, autour de la nécessité de la décolonisation. Seule une
minorité d’extrême droite refusait d’y adhérer. Pour autant, après
l’indépendance algérienne de 1962, l’histoire de l’empire colonial français
semble avoir brusquement disparu des récits scolaires. Nécessaire oubli
après la période de guerre, besoin de tourner la page, sans doute. Mais aussi
refus d’assumer les exactions commises et les inégalités du temps colonial.
Dans les années 1970, la société française voulait oublier la colonisation ;
on ne l’enseignait plus, on ne transmettait pas cette histoire. La France,
tournée vers l’Europe, voulait oublier le Sud. Elle ne se vivait plus comme
une puissance méditerranéenne, ce qu’elle est, pourtant, profondément.
Malgré la recherche universitaire, la France reste encore un pays où les
travaux sur la question coloniale ne sont pas encore bien connus, ou
traduits.
Dans le même temps, les anciens soldats de la guerre d’Algérie (un
million et demi de jeunes Français ont été mobilisés de 1954 à 1962) n’ont
cessé de se battre pour leurs droits d’anciens combattants. Arrivant à la
retraite et réclamant un statut de guerre pour les « événements » d’Algérie,
ils ont fait aboutir une loi, en juin 1999, où la « guerre d’Algérie » est,
enfin, reconnue en tant que telle par l’Assemblée nationale. Cette bataille a
duré vingt ans. Un véritable groupe de mémoire réuni autour de plusieurs
associations (FNACA, ARAC, UNC 3…) a joué un rôle décisif dans les
débats parlementaires.
Ce cloisonnement des mémoires se ressent aussi très fortement dans la
production éditoriale. Mais, à l’exception de l’ouvrage La Guerre d’Algérie
d’Yves Courrière en 2001 4, presque tous les livres étaient écrits, dans les
années 1970, par des soldats de l’armée française, par des nostalgiques ou
des pieds-noirs meurtris. Nous en avons recensé près de deux mille cinq
cents de ce type, publiés entre 1962 et 1982.
C’est ainsi qu’une mémoire de vaincus s’est diffusée dans l’espace
public pendant vingt ans.

Le grand tournant (2005-2007)

Depuis le début des années 1980, le consensus a été progressivement


remis en cause, parallèlement à la montée de la droite radicale. En 1983, la
percée électorale du Front national (FN), à Dreux, a signé le début d’une
bataille sur l’histoire coloniale qui a gagné, progressivement, le cœur de la
société française. À la faveur de cette percée du FN, on vit ressurgir un
vieux nationalisme français datant du XIXe siècle. Face aux crispations de la
société, il s’exprima, comme toujours, par des manifestations de
xénophobie. Et puis en 1995, avec l’arrivée de Jacques Chirac au pouvoir,
les nostalgiques de l’Algérie française se sont réveillés. Avec son fameux
discours du 16 juillet 1995 reconnaissant la responsabilité de l’État français
dans la déportation des juifs, le président de la République Jacques Chirac a
fermé la page de Vichy, mais il n’a pas ouvert véritablement celle de
l’Algérie.
Une nouvelle bataille mémorielle s’est engagée, l’extrême droite
instrumentalisant la souffrance et la nostalgie des pieds-noirs, ouvrant petit
à petit des espaces jusqu’à l’intérieur de l’UMP (Union pour un mouvement
populaire). La loi du 23 février 2005 a été déposée par des députés UMP,
qui se rattachent, au moins formellement, à l’histoire du gaullisme. Le
passage de l’idéologie tendant à réhabiliter le système colonial des positions
du FN à certains cercles de l’UMP est préoccupant. On oublie, en général,
que la première mobilisation contre la loi de février 2005 est venue des
Antilles. Des centaines de Martiniquais défilant à Fort-de-France contre la
loi de février 2005, obligeant le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, à
annuler son voyage aux Antilles, on n’avait pas vu ça depuis des années. La
contestation a été très forte, aussi, en Afrique, et en France, notamment
chez les historiens.
Cette inflexion du débat public, dès l’année suivante (2006), est très
sensible. J’en prends pour témoin l’accueil quasi unanime qui a été réservé
dans la presse au livre de Pascal Bruckner La Tyrannie de la pénitence 5 :
l’essayiste reprend la thématique de l’un de ses livres paru vingt ans plus
tôt, Le Sanglot de l’homme blanc 6, dans lequel il considère que l’Occident
n’a ni à se flageller ni à s’imputer de l’échec des pays du tiers-monde, ce
qui a toujours été, d’ailleurs, la position du nationalisme français. À
l’époque, cet essai avait été vivement critiqué par la presse de gauche. En
2006, rien, aucune réaction. La Tyrannie de la pénitence a été accueillie
favorablement quasiment partout, y compris dans la presse de gauche.
Pour comprendre cette non-réaction, il faut se rappeler que la
colonisation a reposé sur le jacobinisme et les structures de l’État-nation à
la française. Les mythes qui l’ont portée, comme la « mission civilisatrice »,
en découlent et ont nourri profondément les imaginaires coloniaux.
Inégalitaire, la société coloniale a aussi permis à certains « indigènes »
d’exercer des fonctions. Abane Ramdane, l’un des leaders algériens
nationalistes les plus connus, était secrétaire de mairie. Beaucoup
d’Algériens étaient dans l’armée ou dans la police, même à Sétif ou à
Guelma où eurent lieu les massacres de 1945 ; Jean-Pierre Peyroulou le
montre bien dans ses travaux 7.
Si l’on observe la pré-histoire du mouvement indépendantiste en
Algérie, de 1871 à 1945, on peut considérer qu’il existe une période
d’accumulation avant le seuil de révolte, ce qu’expliquait bien Albert
Memmi dans ses portraits du colonisé et du colonisateur 8. C’est entre 1880
et 1914, donc a posteriori, qu’est venue la théorisation des conquêtes
coloniales : la « mission civilisatrice » de la France été avancée par des
républicains convaincus, sous la IIIe République, pour justifier l’aventure
coloniale. Mais reste le système colonial, en lui-même, qui a bénéficié à
quelques-uns, et a considérablement enrichi la métropole, quoi qu’en disent,
encore aujourd’hui, certains chercheurs.

Un travail historiographique majeur

Les historiens – comme le montre ce livre – ont fait leur travail ; c’est
plutôt la transmission de cette page d’histoire au sein de la société qui n’a
pas fonctionné. L’école historique française est une grande école qui s’est
renouvelée dans les années 1950 avec des chercheurs absolument
remarquables comme, par exemple, Charles-André Julien qui a signé des
ouvrages inégalés tels que L’Afrique du Nord en marche, en 1952.
En matière d’écriture de l’histoire de l’Algérie, qui a fait mieux que
Charles-Robert Ageron ? Jusqu’à aujourd’hui, il reste le monument de
référence. Quant à l’histoire du Maghreb, Jacques Berque est, lui aussi,
incontournable. Je pourrais citer ainsi des dizaines de noms : l’ethnologue
Georges Balandier, grand spécialiste de l’Afrique, René Gallissot qui, dans
les années 1970, a ouvert un champ de recherche considérable sur
l’anthropologie de l’histoire coloniale ; il est l’auteur d’un remarquable
dictionnaire biographique du mouvement ouvrier au Maghreb 9 ou encore
Annie Rey-Goldzeiguer, auteure d’un grand livre sur le royaume arabe 10.
Sur la guerre d’Algérie sort, en 1982, le premier ouvrage de synthèse,
dirigé par Bernard Droz et Évelyne Lever 11. La même année, Henri Alleg
dirige la publication de trois ouvrages sur le point de vue communiste. Jean-
Pierre Rioux dirige le premier colloque sur la guerre d’Algérie, en 1988,
organisé par l’Institut d’histoire du temps présent 12 et Patrick Eveno fait
paraître La Guerre d’Algérie la même année 13.
Les archives militaires s’ouvrent, en 1992, et permettent la réalisation
de nombreux travaux universitaires. Ainsi, Jean-Louis Planche fait paraître,
en 2006, un remarquable travail sur les massacres de Sétif en 1945 14.
Désormais, il suffit de jeter un regard sur le fichier central des thèses pour
voir que des dizaines de sujets sont à l’étude sur un large spectre de
l’histoire coloniale. Les thèses de Raphaëlle Branche sur la torture et
l’armée pendant la guerre d’Algérie 15 et de Sylvie Thénault sur la justice
militaire 16 ont été essentielles. Voilà deux jeunes universitaires qui n’étaient
pas, vu leur âge, engagées personnellement dans cette histoire, et dont le
travail n’en a que plus de force. Elles ont démontré ce que Pierre Vidal-
Naquet, ou d’autres, avaient écrit quarante ans plus tôt, à savoir que l’État
français a couvert des pratiques de torture. Ces faits étaient connus des
chercheurs, mais pas encore inscrits dans la mémoire collective. À ces deux
thèses, il faut ajouter les travaux de Claire Mauss-Copeaux 17 et de Dalila
Aït-El-Djoudi 18.
Notons aussi que, depuis plus de deux décennies, des historiens (comme
ceux du groupe de recherche Achac 19 et de l’Institut d’histoire du temps
présent) travaillent sur les représentations et les imaginaires de guerre,
prenant en compte des archives du cinéma, la propagande et la presse,
notamment. Tous ces débats, nourris des prises de position d’acteurs
historiques comme les généraux Paul Aussaresses ou Jacques Massu, ont
trouvé un terme avec la fermeture des archives, en 2002. On recense aussi
de nombreux colloques tous les ans, depuis 1997.
Désormais, aux États-Unis ou dans les centres de recherche de l’ancien
Empire britannique, il existe des départements de postcolonial studies qui
étudient la langue, la civilisation, l’Histoire, la sociologie,
l’anthropologie… Ceci existe maintenant aussi au Japon qui travaille sur
son passé d’ancienne puissance coloniale. À l’université française, en 2011,
il n’existait effectivement toujours pas de chaire consacrée à l’histoire
coloniale. Très peu d’enseignements et de séminaires existent au Collège de
France et à l’École des hautes études en sciences sociales. À la Faculté, il
n’existait pas, à cette époque, de diplômes spécifiques en histoire coloniale.
On peut comprendre ce retard par le fait que, dans notre pays, l’État joue un
grand rôle dans la fabrication des récits nationaux. Une vision unitaire est
imposée, qui refuse les cultures « indigènes », différentes.
Les recherches de grande qualité menées en France, et relevant du droit,
de la littérature, de la sociologie ou de l’Histoire, n’ont pas de territoires
communs, de textes fondateurs ou de polémiques partagées. La méfiance
reste grande à l’égard d’une histoire différente. Le soupçon de « relativisme
culturel » est lancé comme une accusation visant à délégitimer toute
approche originale, ou critique… Il ne faut pas porter atteinte aux
mythologies nationales.
En outre, la perte de l’empire colonial a été une grande blessure
narcissique du nationalisme français. De l’Algérie à l’Indochine en passant
par l’Afrique, n’oublions pas que l’armée française avait construit son
prestige sur l’Empire. Les militaires, les administrateurs coloniaux, les
hauts fonctionnaires… c’était un imaginaire considérable. La perte de
l’Empire a conduit à une crise du nationalisme français. Il ne faut jamais
oublier qu’une grande majorité des universitaires français ont cru, presque
jusqu’au bout, à l’Algérie française. La perte de l’Algérie, déploraient-ils,
c’était la fin de l’Empire, la perte de la France. On connaît les noms les plus
fameux : Raoul Girardet, Jacques Soustelle… Mais la majorité des
universitaires des années 1960 campaient sur cette position. Et la presse, à
de rares exceptions près, tirait à boulets rouges sur les professeurs qui
« trahissaient » la patrie comme les courageux André Mandouze ou
Germaine Tillion.
Dans ce contexte, la Fracture coloniale est une réalité 20. Les familles
immigrées issues de la colonisation le vivent en tout cas ainsi ; elles ont le
sentiment que la société porte sur elles le même regard que la France portait
sur les colonisés. Elles vivent très mal cette infériorisation, cette relégation
qu’on a essayé de dissimuler. Ceux qui pensent que le débat sur la
colonisation est clos se trompent lourdement. Le travail de l’historien
consiste précisément à « déterrer les cadavres ». Sinon, on ne fait plus
d’Histoire, ou alors seulement hagiographique, en encensant un passé
merveilleux. Chercher, fouiller, gratter les plaies, mais aussi célébrer les
victoires, commémorer les choses les plus extraordinaires qu’a réalisées la
France, voilà ma conception du métier d’historien.
Depuis 2001, s’opposent en France ceux qui célèbrent la colonisation,
embellissent son histoire – ils sont plusieurs millions et ont toujours existé
dans la société française –, et ceux qui estiment que la colonisation n’a pas
été un bienfait pour l’humanité. Faut-il entretenir cette guerre et « choisir
son camp » ? Personnellement, nos travaux ont toujours tenté de dresser des
passerelles entre ces deux mémoires différentes et de trouver des espaces
mémoriels communs, comme nos engagements institutionnels par la suite.
On ne peut pas non plus – autre travers très répandu – renvoyer les
blessures dos à dos, et dire simplement « qu’il y a eu des souffrances des
deux côtés », comme l’a fait Nicolas Sarkozy lors de son déplacement à
Alger, en novembre 2006. La guerre d’Algérie, c’est 400 000 morts,
minimum, côté algérien, 30 000 victimes côté français.

Il est temps de regarder en face cette histoire

Ceux qui dénoncent cette « tyrannie de la pénitence » affirment que tout


a été écrit. Que la page est tournée, et qu’il faut passer à autre chose… Bref,
on évacue la question coloniale, sans même s’être penché sur la
transmission de cette histoire. Il ne s’agit évidemment pas de se flageller.
Prenez l’appel contre la torture, dit « appel des douze », publié dans
L’Humanité le 31 octobre 2000. Ce texte signé par Germaine Tillion, Pierre
Vidal-Naquet et Madeleine Rebérioux réclamait que la France « condamne
la torture qui a été entreprise en son nom durant la guerre d’Algérie ». Est-
ce un appel de pénitents ? Pas du tout. C’est, à ma connaissance, le seul
appel récent sur cette question. Pourquoi s’interdirait-on de regarder le
passé ? Pour certains idéologues et hommes politiques, les interprétations
différentes du passé colonial portent atteinte à la cohésion nationale, et toute
revendication de lectures différentes du passé est porteuse de désordre
politique. Le blocage mémoriel renvoie, pour partie, à l’histoire coloniale ;
il est difficile d’accepter la présence d’anciens colonisés sur le territoire de
l’ancien colonisateur.
Le 11 septembre 2001 et la guerre civile algérienne des années 1990
jouent aussi, malheureusement, en faveur des stéréotypes et des
représentations négatives. En 2002, comme en 2011 ou aujourd’hui, en
2022, pour l’extrême droite, la guerre d’Algérie, marquant la fin de
l’empire colonial, n’est jamais finie. Toujours rejouée, elle se donne une
suite à travers le combat contre l’islam, présenté dans sa version intégriste.
La liturgie d’une France enracinée dans la pureté d’une identité mythique,
sans cesse menacée, légitime d’avance toutes les mesures de guerre pour se
défendre contre les « envahisseurs », ces Maghrébins jugés inassimilables
par la société française. Parce que profondément différents, les Arabes, par
leurs croyances, sont censés s’exclure d’eux-mêmes de la société. Le Front
national (FN) – puis désormais le Rassemblement national (RN) – incarne
ainsi plus une disposition historique à défendre « l’Occident blanc et
chrétien », qu’il situe dans une logique de défense sociale ou de
construction politique. Moi aussi, je défends l’héritage républicain. La
différence, c’est que je suis partisan d’intégrer les nouvelles histoires dans
la mémoire républicaine, pour l’enrichir.
Il faudrait parvenir à constituer un récit national qui intègre le vécu, la
douleur, les pratiques religieuses différentes des uns et des autres. Adapter
le discours républicain, tenir compte des diversités mais en restant ferme
sur les principes d’égalité, et ne pas sombrer dans le communautarisme qui
est bien souvent une forme d’exaltation des différences, en particulier
religieuses. Par ailleurs, je réfute l’idée d’une France toujours, et
systématiquement, mise en accusation. Même les militants anticolonialistes
les plus radicaux ont toujours compris qu’il y avait au moins deux France :
la République qui émancipe et la colonisation qui asservit.
Mais attention, on peut étouffer sous le poids de l’histoire ; celle-ci
exerce parfois une tyrannie effrayante qui nous rend impuissant.
L’engouement pour la répétition d’un passé cruel freine la transmission du
récit collectif, et nous entraîne vers une reconstruction du sens de l’histoire
parfois douteuse. Le trop-plein mémoriel, qui a commencé à surgir dans les
années 1990, est un symptôme de notre panne de futur : on se tourne vers le
passé de son propre groupe quand il y a un vide du projet collectif.
Le voyage perpétuel vers un passé personnel témoigne d’une angoisse
face à l’avenir. Cette souffrance peut être communautaire et donc collective,
mais aussi personnelle et intime. Il n’y a qu’à voir le succès de la télé-
réalité qui exhibe les souffrances dans l’espace familial. Le plus souvent
sans mise en perspective. Certes, la construction de soi peut aussi passer par
des revendications mémorielles, mais les interpellations communautaires ne
seront positives que si elles font avancer les choses. Ce qui compte, in fine,
c’est d’éloigner les souvenirs d’un conflit cruel. D’éviter que renaissent les
guerres civiles.
Rester dans la posture de victime amène, au contraire, à se réfugier dans
ses blessures et dans sa communauté. En France, le cercle des lobbies
mémoriels s’agrandit, entraînant, effectivement, le risque de logiques
communautaristes, qu’elles soient religieuses, linguistiques ou culturelles.
Ne confondons pas, non plus, les revendications mémorielles de personnes
voulant entrer dans la République, avec du communautarisme. Les
personnes qui disent tout simplement « je veux que mes souffrances soient
reconnues » aiment la République, ils aiment la France.
Quand les « Indigènes de la République » s’imaginent vivre, encore
aujourd’hui, dans une société « coloniale », ils se trompent. Et même au
temps de la colonisation, l’histoire de la France a toujours été double et
complexe : d’un côté une France qui émancipe et de l’autre, celle qui
opprime. Ils se sont isolés dans une position identitaire qui ne prend pas en
compte toute l’histoire de la gauche anticoloniale française. C’est leur
démarche politique qui pose problème. Enfermer aujourd’hui les enfants
d’immigrés dans l’histoire coloniale de leurs parents me paraît dangereux.
Cette histoire existe, mais elle ne doit pas être instrumentalisée.
La tâche des historiens n’est pas non plus de soigner les mémoires
blessées. De toute façon, la publication d’études savantes sur des sujets
douloureux ne guérit pas les souffrances d’un groupe. Le travail scientifique
de l’historien ne peut pas se substituer aux batailles politiques et citoyennes.
Il ne s’agit donc pas de se replier sur les sphères académiques d’un savoir
ancien, mais de saisir comment s’élaborent en permanence les retrouvailles
avec un passé national impérial.
Il ne sert à rien d’attendre indéfiniment que l’État ouvre ses archives
pour écrire enfin l’histoire ; il faut aussi entendre la parole des autres. Dans
l’avenir, ni « musée des indigènes » ni « musée des communautés
françaises » : tout projet muséal doit veiller à ne pas réduire l’histoire à une
seule de ses dimensions. Il faut absolument préserver de tels lieux de la
sanctuarisation communautaire.
1. Ce texte a été écrit il y a près de quinze ans – deux ans après les débats sur la loi de
février 2005 et au point d’acmé des enjeux de mémoire coloniale en France – et il pose tous les
débats du présent. Pour retrouver le texte original dans sa globalité, réalisé dans le cadre d’un
échange entre le journaliste Thierry Leclère et Benjamin Stora, on se reportera à l’ouvrage
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Biographies

Sous la direction de :

Nicolas BANCEL, historien, professeur ordinaire à l’université de


Lausanne (UNIL), codirecteur du Groupe de recherche Achac et chercheur
au Centre de recherche d’histoire internationale et d’études politiques de la
mondialisation (CRHIM) à l’UNIL. Il a notamment publié ou codirigé
Images et colonies. Iconographie et propagande coloniale sur l’Afrique
française de 1880 à 1962, BDIC-Achac, 1993 ; La Fracture coloniale, La
Découverte, 2005 ; Le Grand Repli, La Découverte, 2015 ; Sexe, race &
colonies. La domination des corps, du XVe siècle à nos jours, La
Découverte, 2018 ; Le Postcolonialisme, Presses universitaires de France,
2019 ; Décolonisations ? Élites, jeunesse et pouvoir en Afrique occidentale
française, Éditions de la Sorbonne, 2022 et Colonisation & propagande. Le
pouvoir de l’image, Le Cherche-Midi, 2022.

Pascal BLANCHARD, historien, chercheur associé au Centre de


recherche d’histoire internationale et d’études politiques de la
mondialisation (CRHIM) à l’université de Lausanne (UNIL) et codirecteur
du Groupe de recherche Achac. Il a publié ou codirigé Images d’Empire.
1930-1960 : Trente ans de photographies officielles sur l’Afrique française,
La Documentation française, 1997 ; Culture coloniale en France. De la
Révolution française à nos jours, CNRS Éditions, 2008 ; Décolonisations
françaises. La chute d’un empire, La Martinière, 2020 ; Le Racisme en
images. Déconstruire ensemble, La Martinière, 2021 et Colonisation &
propagande. Le pouvoir de l’image, Le Cherche-Midi, 2022.

Sandrine LEMAIRE, agrégée, docteure en histoire de l’Institut


universitaire européen de Florence, enseignante en classes préparatoires aux
Grandes Écoles au lycée Jean-Jaurès de Reims et codirectrice du Groupe de
recherche Achac. Elle est coauteure de plusieurs ouvrages, dont Zoos
humains. Au temps des exhibitions humaines, La Découverte, 2004 ; La
Fracture coloniale, La Découverte, 2005 ; L’Illusion coloniale, Tallandier,
2006 ; Décolonisations françaises. La chute d’un empire, La Martinière,
2020 et Colonisation & propagande. Le pouvoir de l’image, Le Cherche-
Midi, 2022.

Dominic THOMAS est historien, politiste, professeur Madeleine


Letessier dans le département de Langues européennes et d’études
transculturelles (université de Californie, Los Angeles). Il est spécialiste
des cultures et littératures francophones et des politiques africaine et
européenne contemporaines, et il a publié ou copublié La France noire.
Trois siècles de présences, La Découverte, 2011 ; Noirs d’encre.
Colonialisme, immigration et identité au cœur de la littérature afro-
française, La Découverte, 2013 ; Vers la guerre des identités, La
Découverte, 2016 ; The Colonial Legacy in France, Indiana University
Press, 2017 ; Sexe, race & colonies. La domination des corps, du XVe siècle
à nos jours, La Découverte, 2018 ; Sexualités, identités & corps colonisés,
CNRS Éditions, 2019 ; Visualizing Empire: Africa, Europe, and the Politics
of Representation, Getty Publications, 2021.

Avec les contributions de :


Catherine AKPO-VACHÉ, historienne, a soutenu une thèse sous la
direction de René Girault à l’université de Paris 1 en 1993, étant l’une des
premières chercheuses à s’attacher à l’Afrique subsaharienne sous Vichy,
proposant alors un véritable travail novateur sous le titre L’AOF et la
Seconde Guerre mondiale. La vie politique (septembre 1939-octobre 1945),
publié aux éditions Karthala en 1996. Elle a reçu le prix Robert-
Delavignette décerné par l’Académie des sciences d’outre-mer pour le
même ouvrage. Parallèlement à une carrière d’enseignement et
d’encadrement dans l’Éducation nationale, elle se forme depuis une
quinzaine d’années à la sculpture sur pierre à l’Atelier du patrimoine de
Saintes et de Saintonge. Désormais sculpteure professionnelle sous le nom
de Bee Agbee, elle réalise dans différents matériaux sculptures et
installations à son atelier de Saint-Sauvant, en Charente-Maritime.

Ludivine BANTIGNY est historienne, enseignante et chercheuse,


membre du laboratoire d’histoire de l’université Rouen-Normandie. Elle a
publié de nombreux livres sur l’histoire de la jeunesse, du travail, des
engagements, des mouvements sociaux et des révolutions, parmi lesquels
Le plus bel âge ? Jeunes et jeunesses en France de l’aube des « Trente
Glorieuses » à la guerre d’Algérie, Fayard, 2007 ; 1968. De grands soirs en
petits matins, Seuil, 2018 (rééd. 2020) ; Révolution, Anamosa, 2019 (rééd.
2022) ; La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps,
La Découverte, 2021 ; L’Ensauvagement du capital, Seuil, 2022.

Olivier BARLET, critique de cinéma et traducteur, a longtemps écrit


pour Africa international, Afrique-Asie et Continental, ainsi que la revue
Africultures, qu’il a dirigée et dont il est cofondateur, et le magazine
Afriscope. Il a notamment publié Les Cinémas d’Afrique noire. Le regard en
question, L’Harmattan, 1996 (prix Art et Essai 1997 du CNC, traduit en
anglais, allemand et italien), ainsi que Les Cinémas d’Afrique des années
2000. Perspectives critiques, L’Harmattan, 2012 (traduit en anglais,
espagnol et arabe). Il a publié sur africultures.com quelque mille huit cents
articles sur les cinémas d’Afrique. Il est par ailleurs programmateur pour le
site Tënk et conseiller à la programmation du festival des films d’Afrique
en pays d’Apt.

Jean-Pierre BAT est archiviste paléographe (École nationale des


chartes), agrégé et docteur en histoire (université Paris 1 Panthéon-
Sorbonne), et chercheur associé au CNRS (Institut des mondes africains).
Auteur de nombreux ouvrages et travaux, il a notamment publié Le
Syndrome Foccart, Gallimard, 2012 ; La Fabrique des barbouzes, Nouveau
Monde Éditions, 2015 ; Jacques Foccart. Archives ouvertes, Sorbonne
Université presses, 2017 ; Les Réseaux Foccart, Nouveau Monde Éditions,
2018.

Jean-Paul BERTAUD, historien, professeur à l’université Paris 1


Sorbonne, est un des grands spécialistes de la période napoléonienne et de
l’Empire. Il a notamment publié La Révolution française, Perrin, 2004 ;
Quand les enfants parlaient de gloire. L’armée au cœur de la France de
Napoléon, Aubier, 2006 ; Les Royalistes et Napoléon, 1799-1816,
Flammarion, 2009 ; L’Abdication, 21 au 23 juin 1815, Flammarion, 2011. Il
a été récipiendaire du prix Premier-Empire en 2009 et il a disparu en
novembre 2015.

Sophie BESSIS, historienne et essayiste, a collaboré avec plusieurs


instituts de recherche, revues et journaux. Elle a publié de nombreux
ouvrages, dont L’Occident et les autres. Histoire d’une suprématie, La
Découverte, 2000 ; Les Arabes, les femmes, la liberté, Albin Michel, 2007 ;
La Double Impasse. L’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux
et marchand, La Découverte, 2014 ; Les Valeureuses. Cinq Tunisiennes
dans l’histoire, Elyzad, 2017 ; Histoire de la Tunisie. De Carthage à nos
jours, Tallandier, 2019 (édition actualisée, Texto, 2022) ; Je vous écris
d’une autre rive. Lettre à Hannah Arendt, Elyzad, 2021.

Gilles BOËTSCH, anthropobiologiste, directeur de recherche émérite


au CNRS (URL 3189 à Dakar). Il a publié ou codirigé de nombreux
ouvrages, dont L’Autre et Nous. « Scènes et types », Syros, 1995 ; Human
Zoos. Science and Spectacle in the Age of Colonial Empires, Liverpool
University Press, 2008 ; Exhibitions. L’invention du sauvage, Actes Sud,
2011 ; Sexe, races & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos
jours, La Découverte, 2018 ; Sexualités, identités & corps colonisé, CNRS
Éditions, 2019 et Le Racisme en images. Déconstruire ensemble, La
Martinière, 2021. De 2006 à 2010, il a présidé le Conseil scientifique du
CNRS.

Hubert BONIN, historien, ancien professeur à Sciences Po Bordeaux


et chercheur au BSE-Bordeaux Sciences économiques-université de
Bordeaux, spécialiste en histoire bancaire, histoire des entreprises, histoire
de l’Aquitaine et en histoire coloniale. Il a publié notamment Un outre-mer
bancaire méditerranéen. Le Crédit foncier d’Algérie et de Tunisie (1880-
1997), Publications de la Société française d’histoire d’outre-mer, 2004 ;
L’Empire colonial français. De l’Histoire aux héritages (XIXe-XXIe siècle),
Armand Colin, 2018 ; il a codirigé (avec Michel Favory) La Géographie en
action ou les territoires des géographes, Maison des sciences de l’homme
d’Aquitaine, 2021 et dirigé Partir dans les outre-mers. De l’empire colonial
à nos jours (XIXe-XXIe siècle), Les Indes savantes, 2020. Il a participé à
l’ouvrage Les Relations économiques et financières entre la France et la
France d’outre-mer, Comité pour l’histoire économique et financière de la
France, 1998.

Sami BOUFASSA, architecte-enseignant au département d’architecture


à l’université A. Mira de Béjaïa en Algérie, docteur en philosophie sur la
prospective urbaine, se consacre à des recherches liées à l’histoire de
l’architecture en Algérie des XIXe et XXe siècles. Ses derniers travaux portent
sur les centres de colonisation en Kabylie orientale, sur les transformations
architecturales des églises après l’indépendance ainsi que sur des analyses
critiques de divers équipements coloniaux. Il a notamment publié « La
façade coloniale, le cas de Bejaia », in Bejaia, ville d’histoire et de
civilisation, Publications de la faculté des sciences humaines et sociales,
2013 ; « Lecture historique de l’architecture à travers la philatélie
postcoloniale en Algérie. Symboles et revendications d’un nouvel État »,
Profils, no 1, 2018 ; « Le village nègre en Algérie. Expression d’une altérité
spatiale oubliée », Multiethnic Cities in the Mediterranean World: History,
Culture, Heritage, AISU International, 2019.

Malek BOUYAHIA est docteur en science politique, membre associé


au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA-
GTM). Ses recherches s’inscrivent dans le sillage des études postcoloniales.
Elles portent sur l’histoire des idées politiques en situation coloniale et plus
spécifiquement sur l’Algérie. Il a écrit plusieurs articles et codirigé
plusieurs dossiers de revues et ouvrages, et notamment « L’identité
algérienne ou les ambiguïtés de la nation postcoloniale », in Anne Berger,
Eleni Varikas (dir.), Genre et postcolonialismes. Dialogues
transcontinentaux, Éditions des Archives contemporaines, 2011 ;
« Postcolonialités », in Juliette Rennes (dir.), Encyclopédie critique du
genre, La Découverte, 2016 ; Penser avec Stuart Hall, La Dispute, 2021
(avec Franck Freitas-Ekué et Karima Ramdani).

Raphaëlle BRANCHE est professeure d’histoire contemporaine à


l’université Paris-Nanterre, membre de l’ISPC (Institut des sciences
sociales du politique) et présidente de H2CC (Historiennes et historiens du
contemporain). Elle a défriché d’importants territoires historiques liés à la
guerre d’Algérie, comme la torture pratiquée par l’armée française, la vie
quotidienne et la sexualité des soldats français ou encore la mémoire des
anciens combattants. Elle est l’autrice de très nombreux ouvrages et
travaux, dont Viols en temps de guerre (codirigé avec Fabrice Virgili),
Payot, 2011 ; Prisonniers du FLN, Payot, 2014 ; « Papa, qu’as-tu fait en
Algérie ? », La Découverte, 2020.

Pierre BROCHEUX est historien, ancien maître de conférences à


l’université Paris 7 et membre du laboratoire Sociétés en développement
dans l’espace et dans le temps (SEDET, université Paris 7), est spécialiste
de l’histoire de l’Indochine. Il a publié de nombreux travaux, dont The
Mekong Delta. Ecology, Economy and Revolution 1860-1960, University of
Wisconsin-Madison Press, 2000 ; Ho Chi Minh. Du révolutionnaire à
l’icône, Payot, 2003 (version anglaise : Cambridge University Press, 2007) ;
Une histoire économique du Vietnam. La palanche et le camion, 1860-2009,
Les Indes savantes, 2009 ; Les Décolonisations au XXe siècle. La fin des
empires européens et japonais, Armand Colin, 2012.

Anne BRUCHEZ est enseignante d’histoire et de français au


secondaire à Genève, coordinatrice pédagogique cantonale du dispositif
d’accueil pour élèves allophones. Ses domaines de recherche sont la
décolonisation, les questions migratoires et l’interculturalité.

Christina CARROLL est professeure associée d’histoire au


Kalamazoo College (États-Unis), spécialiste d’histoire européenne et de
l’Empire français. Elle a notamment publié The Politics of Imperial
Memory in France, 1850-1900, Cornell University Press, 2022 ; « Defining
“Empire” under Napoleon III: Lucien-Anatole Prévost-Paradol and Paul
Leroy-Beaulieu », Journal of the Western Society for French History, no 41,
2013 ; « Republican Imperialisms: Narrating the History of “Empire” in
France, 1885-1900 », French Politics, Culture, and Society, volume 36,
no 3, décembre 2018 ; « Imperial Ideologies in the Second Empire: The
Mexican Expedition and the “Royaume arabe” », French Historical Studies,
volume 42, no 1, février 2019.

Sylvie CHALAYE, professeure à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris


3, codirige l’Institut de recherche en études théâtrales et est membre
associée du Laboratoire de recherches sur les arts du spectacle du CNRS.
Elle est l’auteure ou la co-auteure de plusieurs ouvrages consacrés aux
représentations coloniales dans les arts du spectacle, dont Du Noir au nègre.
L’image du Noir au théâtre de Marguerite de Navarre à Jean Genet,
L’Harmattan, 1998 ; Nègres en images, L’Harmattan, 2002 ; Culture(s)
noire(s) en France. La scène et les images, L’Harmattan, 2013 ; Sexualités,
identités & corps colonisés, CNRS Éditions, 2019 et Race et théâtre. Un
impensé politique, Actes Sud, 2020 (prix André-Malraux).

Dominique CHATHUANT, historien, agrégé et chercheur associé au


CERHiC (EA 2616) de l’université de Reims (URCA). Il a publié des
travaux sur le régime de Vichy en Guadeloupe, la culture politique
assimilationniste, l’antiracisme et le personnel politique noir de la
IIIe République. Il a participé à plusieurs documentaires et contribué à
divers ouvrages, dont L’Encyclopédie de la colonisation française, Les
Indes savantes, 2017-2022 ; Les Troupes coloniales dans la Grande Guerre,
Vendémiaire, 2018 ; Unexpected Voices in Imperial Parliaments,
Bloomsbury, 2021. Il a récemment publié Nous qui ne cultivons pas le
préjugé de race. Histoire(s) d’un siècle de doute sur le racisme en France,
Le Félin, 2021.

Christopher M. CHURCH est professeur associé d’histoire à


l’université du Nevada à Reno (États-Unis). Il est spécialiste de l’histoire
coloniale française et de la question du nationalisme et des mouvements
sociaux aux XIXe et XXe siècles. Il a publié Paradise Destroyed: Catastrophe
and Citizenship in the French Caribbean, University of Nebraska Press,
2017.

Suzanne CITRON était historienne, maîtresse de conférences


honoraire à l’université Paris 13. Elle a publié de nombreux articles dans
des revues et dans la presse. Outre des participations à des ouvrages
collectifs, elle est l’auteure entre autres de L’École bloquée, Bordas, 1971 ;
Enseigner l’histoire aujourd’hui. La mémoire perdue et retrouvée, Éditions
ouvrières, 1984 ; Le Mythe national. L’histoire de France en question,
Éditions ouvrières, 1987 ; Mes lignes de démarcation. Croyances, utopies,
engagements, Syllepse, 2003. Elle est décédée en janvier 2018.

Alain CLÉMENT, titulaire de deux doctorats, était économiste et


historien, professeur à l’université François-Rabelais de Tours. Il a
notamment publié ou copublié Nourrir le peuple, entre État et marché (XVIe-
e
XIX siècle). Contribution à l’histoire intellectuelle de l’approvisionnement
alimentaire, L’Harmattan, 2000 ; Le Mercantilisme en Europe. Un éclairage
contemporain, Publications de l’université François-Rabelais, 2001 ; « Les
mercantilistes et la question coloniale au XVIe et XVIIe siècles », Outre-Mers.
Revue d’histoire, no 348-349, 2005. Il était président de l’association
Charles Gide pour l’étude de la pensée économique. Il a disparu en
août 2016.

Frederick COOPER est historien, professeur émérite à l’université de


New York, spécialiste de l’histoire coloniale, des décolonisations et de
l’histoire de l’Afrique. Il a également travaillé sur l’épistémologie des
recherches en histoire coloniale. Auteur de nombreux ouvrages ou articles,
il a notamment publié Le Colonialisme en question. Théorie, connaissance,
histoire, Payot, 2010 [2005] ; L’Afrique dans le monde. Capitalisme,
empire, État-nation, Payot, 2015 [2014] ; Français et Africains ? Être
citoyen au temps de la décolonisation, Payot, 2014 ; Citizenship, Inequality,
and Difference: Historical Perspectives, Princeton University Press, 2018 et
Africa since 1940: The Past of the Present, Cambridge, 2019.

Catherine COQUERY-VIDROVITCH, professeure émérite d’histoire


contemporaine de l’Afrique à l’université Paris-Diderot et membre du
Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, dont elle est élue
présidente en 2009. Elle a publié ou codirigé L’Afrique occidentale au
temps des Français. Colonisateurs et colonisés, c. 1860-1960, La
Découverte, 1992 ; Être étranger et migrant en Afrique au XXe siècle.
Enjeux identitaires et modes d’insertion, L’Harmattan, 2003 ; Des victimes
oubliées du nazisme. Les Noirs et l’Allemagne dans la première moitié du
e
XX siècle, Le Cherche-Midi, 2007 et Le Choix de l’Afrique. Les combats

d’une pionnière de l’histoire africaine, La Découverte, 2021.

Myriam COTTIAS, historienne, directrice de recherche au CNRS


(Laboratoire caribéen de sciences sociales, UMR 8053), directrice du
Centre international de recherche sur les esclavages et post-esclavages
(CIRESC, UAR 2005) et ancienne présidente du Comité national pour la
mémoire et l’histoire de l’esclavage (CNMHE). Spécialiste de l’esclavage
et de la question du genre dans l’espace caribéen, elle préside le comité
scientifique international du programme « La route des personnes mises en
esclavage » de l’Unesco, et a publié ou codirigé de nombreux ouvrages, et
notamment D’une abolition, l’autre. Anthologie raisonnée de textes sur la
seconde abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, Agone,
1999 ; La Question noire. Histoire d’une construction coloniale, Bayard,
2007 ; Les Traites et les esclavages. Perspectives historiques et
contemporaines, Karthala, 2010 ; Lexique des réparations de l’esclavage,
Karthala-CIRESC, 2020. Elle est corédactrice en chef de la revue
Esclavages & post~esclavages / Slaveries & Post~Slaveries
(https://journals.openedition.org/slaveries/).
Vincent COURCELLE-LABROUSSE est avocat au barreau de Paris,
ancien secrétaire de la Conférence et écrivain. Sa profession l’a conduit au
Maroc, ainsi qu’à intervenir auprès du Tribunal pénal international pour le
Rwanda ou devant le Tribunal spécial pour le Liban. Il est coauteur de
l’ouvrage La Guerre du Rif. Maroc, 1921-1926, Tallandier, 2008. Cet
ouvrage a reçu le prix Maréchal-Louis-Hubert-Lyautey en 2008.

Éric DEROO est auteur, réalisateur, ancien chercheur associé au


CNRS. Il a consacré de nombreux films, livres, articles et expositions à
l’histoire coloniale et militaire française, en particulier aux tirailleurs et à
leurs représentations. Les séries documentaires L’Histoire oubliée, Le Piège
indochinois, Regards sur l’Indochine, La Grande Guerre des Nations, les
films Zoos humains, Paris couleurs, La Force noire, Ensemble, L’Empire
du milieu du Sud…, les albums (en tant qu’auteur ou co-auteur) Aux
colonies, Presses de la Cité, 1992, Paris Noir, Hazan, 2001, Le Paris Asie,
La Découverte, 2004, Le Paris Arabe, La Découverte, 2003, Frontière
d’Empire, du Nord à l’Est, La Découverte, 2008, L’Illusion coloniale,
Tallandier, 2006, Le Sacrifice du soldat, CNRS Éditions, 2009, Forces
noires des puissances coloniales européennes, Lavauzelle, 2009, Les
Tirailleurs, Seuil, 2010, La France noire, La Découverte, 2012…,
témoignent de cette recherche. Depuis 2007, il a mené le projet « Force
noire », s’attachant à la création de centres de documentation historique
militaire en Afrique sub-sahélienne, à Madagascar et aux Comores.

Souleymane Bachir DIAGNE, philosophe, professeur à l’université


Columbia de New York, ce normalien est l’un des philosophes africains les
plus respectés d’Afrique et du monde islamique. Héritier musulman des
Lumières, le penseur sénégalais explore au fil de ses essais les philosophies
africaines et de l’Islam, ainsi que la logique algébrique. Il a publié de
nombreux ouvrages, notamment Bergson postcolonial. L’élan vital dans la
pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal, CNRS Éditions,
2011 ; Comment philosopher en Islam ?, Philippe Rey, 2014 ; En quête
d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, Albin Michel, 2018 ; Le
Fagot de ma mémoire, Philippe Rey, 2021 ; De langue à langue.
L’hospitalité de la traduction, Albin Michel, 2022.

Véronique DIMIER est professeure à l’Université libre de Bruxelles


(ULB) et enseignante au Collège d’Europe à Natolin (Pologne). Elle est
l’auteure, entre autres, de Le Gouvernement des colonies, Presses de
l’université de Bruxelles, 2004 ; The Invention of a European Development
Aid Bureaucracy, Palgrave Macmillan, 2014 ; elle a dirigé (avec Sarah
Stockwell) The Business of Development in Post-Colonial Africa, Palgrave
Macmillan, 2020.

Manuel DOMERGUE, ancien journaliste à Alternatives économiques,


et directeur, depuis 2014, des études de la fondation Abbé-Pierre. Auteur de
nombreux travaux et ouvrages, il a notamment coécrit (avec Thomas
Deltombe et Jacob Tatsitsa) Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de
la Françafrique (1948-1971), La Découverte, 2011 et La Guerre du
Cameroun. L’invention de la Françafrique, La Découverte, 2016.

Marcel DORIGNY était historien, professeur à l’université Paris 8. Il a


notamment publié 1802. Rétablissement de l’esclavage dans les colonies
françaises, Maisonneuve & Larose, 2003 ; Révoltes et révolutions en
Europe et aux Amériques. 1773-1802, Belin, 2004 ; Atlas des esclavages.
Traites, sociétés coloniales, abolitions de l’Antiquité à nos jours,
Autrement, 2007 et Anti-esclavagisme. Abolitionnisme et abolitions :
débats et controverses en France de la fin du XVIIIe siècle aux années 1840,
Presses universitaires de Laval, 2008. Il a été nommé chevalier de la Légion
d’honneur par le président de la République en 2020 et il a disparu en
septembre 2021.
Laurent DUBOIS est professeur de l’histoire et des principes de la
démocratie à l’université de Virginie (États-Unis). Il est l’auteur de
nombreux ouvrages, dont A Colony of Citizens: Revolution and Slave
Emancipation in the French Caribbean, 1787-1804, University of North
Carolina Press, 2004 ; Avengers of the New World: The Story of the Haitian
Revolution, Harvard University Press, 2005 ; Soccer Empire: The World
Cup and the Future of France, University of California Press, 2010 ; Haiti:
The Aftershocks of History, Picador, 2013 ; The Banjo: America’s African
Instrument, Harvard University Press, 2016 ; et a coécrit, avec Richard
Turits, Freedom Roots: Histories from the Caribbean, University of North
Carolina Press, 2019.

Jean-Luc EINAUDI, citoyen chercheur, éducateur à la protection


judiciaire de la jeunesse, écrivain, est l’auteur de plusieurs ouvrages
concernant l’Algérie coloniale et la guerre d’Algérie, notamment Pour
l’exemple. L’affaire Fernand Iveton, L’Harmattan, 1986 ; La Ferme
Améziane. Enquête sur un centre de torture pendant la guerre d’Algérie,
L’Harmattan, 1991 ; La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, Seuil, 1991 ;
Scènes de la guerre d’Algérie en France. Automne 1961, Le Cherche-Midi,
2009 et Le Dossier Younsi. 1962 : procès secret et aveux d’un chef FLN en
France, Tirésias, 2013. Il est décédé en mars 2014.

Elizabeth EZRA, professeure de cinéma et d’études culturelles à


l’université de Stirling (Écosse), est l’auteure de travaux sur le cinéma,
l’exotisme et la culture matérielle. Elle a publié de nombreux ouvrages,
notamment The Colonial Unconscious: Race and Culture in Interwar
France, Cornell University Press, 2000 ; The Cinema of Things:
Globalization and the Posthuman Object, Bloomsbury, 2017 – livre qui
comprend un chapitre sur un film « perdu » de Joséphine Baker – ; et Shoe
Reels: The History and Philosophy of Footwear in Film, Edinburgh
University Press, 2020.
Julien FARGETTAS est directeur du service de la Loire de l’Office
national des combattants et des victimes de guerre. Il a publié Les
Tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités, 1939-
1945, Tallandier, 2012 ; La Fin de la « Force noire ». Les soldats africains
et la décolonisation française, Les Indes savantes, 2018 ; Juin 1940.
Combats et massacres en Lyonnais, Éditions du Poutan, 2020 (rééd. 2022).

Charles FORSDICK est professeur des universités, titulaire de la


chaire James Barrow en français à l’université de Liverpool (Angleterre).
Ses publications portent sur une variété de sujets, parmi lesquels les récits
de voyages, l’histoire coloniale, la littérature postcoloniale et mondiale ainsi
que la mémoire de l’esclavage. Il est l’auteur de nombreux ouvrages,
notamment Victor Segalen and the Aesthetics of Diversity: Journeys
between Cultures, Oxford University Press, 2000 ; The Black Jacobins
Reader, Duke University Press, 2016 ; Toussaint Louverture: Black Jacobin
in an Age of Revolution, Pluto, 2017 ; Keywords for Travel Writing Studies,
Anthem, 2019 ; Postcolonial Realms of Memory: Sites and Symbols in
Modern France, Liverpool University Press, 2020.

Bernard GAINOT est professeur agrégé d’histoire-géographie, maître


de conférences honoraire à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est
actuellement chercheur associé à l’Institut d’histoire moderne et
contemporaine. Il a notamment publié Atlas des esclavages. Traites,
sociétés coloniales, abolitions de l’Antiquité à nos jours, Autrement, 2006 ;
Les Officiers de couleur dans les armées de la République et de l’Empire,
1792-1815, Karthala, 2007 ; L’Empire colonial français de Richelieu à
Napoléon, 1630-1810, Armand Colin, 2015 ; La Révolution des esclaves.
Haïti (1763-1803), Vendémiaire, 2017.
Yvan GASTAUT est historien, maître de conférences à l’université
Côte d’Azur, membre du laboratoire URMIS (Unité de recherches
migrations et société CNRS UMR 8245 et IRD UMR 205) et spécialiste de
l’histoire de l’immigration en France. Membre du Conseil d’orientation du
Musée national de l’histoire de l’immigration, il est l’auteur ou coauteur de
nombreux ouvrages, parmi lesquels : L’Immigration et l’opinion en France
sous la Ve République, Seuil, 2000 ; Le Métissage par le foot. L’intégration
mais jusqu’où ?, Autrement, 2008 ; Allez la France ! Football et
immigration, histoires croisées, Gallimard, 2010 ; Nice cosmopolite,
Autrement, 2010 ; La France arabo-orientale, La Découverte, 2013 ; Les
années 30 sont de retour. Petite leçon d’histoire pour comprendre les crises
du présent, Flammarion, 2014.

Arlette GAUTIER est professeure émérite de sociologie à l’université


de Bretagne-Occidentale et membre du Laboratoire d’études et de
recherches sociologiques de Brest. Ses travaux portent sur les régimes de
genre à différentes époques, notamment aux Antilles pendant l’esclavage et
à l’époque contemporaine ainsi qu’au Mexique. Elle a publié entre autres
Les Sœurs de Solitude. Les femmes esclaves aux Antilles françaises, Presses
universitaires de Rennes, 2010 [1985] ; Avec une touche d’équité et de
genre. Les politiques publiques de développement et de santé au Yucatan
(avec Marie-France Labrecque), Presses universitaires de Laval, 2013.

Ruth GINIO, historienne, professeure au département d’histoire de


l’université Ben-Gurion du Néguev. Elle a publié de nombreux ouvrages et
articles sur les enjeux du passé colonial français, notamment « Marshal
Pétain Spoke to Schoolchildren: Vichy Propaganda in French West Africa,
1940-1943 », International Journal of African Historical Studies, 2000 ;
« Les enfants africains de la Révolution nationale : la politique vichyssoise
de l’enfance et de la jeunesse dans les colonies de l’AOF (1940-1943) »,
Revue d’histoire moderne & contemporaine, volume 4, no 49, 2002 ; « La
propagande impériale de Vichy », in Jacques Cantier, Éric T. Jennings,
L’Empire colonial sous Vichy, Odile Jacob, 2004 ; French Colonialism
Unmasked: The Vichy Years in French West Africa, Nebraska University
Press, 2006 ; The French Army and Its African Soldiers: The Years of
Decolonization, Nebraska University Press, 2017.

Évelyne GUIHUR, docteure en histoire à l’université de Bretagne Sud


(CERHIO), est actuellement enseignante dans le secondaire. Elle est
l’auteure de la thèse « Le voyage dans la formation des missionnaires de la
Société des missions étrangères (1660-1791) », thèse de doctorat sous la
direction de Gérard Le Bouëdec, université de Bretagne Sud, 2011.

Benoît HABERBUSCH, docteur en histoire, commandant de


gendarmerie, chef du département recherche et stratégie au Centre de
recherche de l’École des officiers de la gendarmerie nationale (CREOGN)
et du pôle histoire contemporaine. Il est, par ailleurs, rédacteur en chef de la
revue Histoire et patrimoine des gendarmes. Il a publié La Gendarmerie en
Algérie (1939-1945), SHGN, 2005 ; Avec le groupement Daucourt dans les
combats de la Libération, de Vichy au Palatinat, SHGN, 2005 ;
« Gendarmerie et crise insurrectionnelle : l’exemple du Constantinois en
mai 1945 », in Soldats de la loi, la gendarmerie au XXe siècle, Presses de
l’université de Paris-Sorbonne, 2010 ; Les Gendarmes face au Crime durant
l’entre-deux-guerres, Geste Éditions, 2012 ; « La gendarmerie coloniale
durant la Première Guerre mondiale », Revue de la Gendarmerie nationale,
2015 ; Chiens et gendarmes, une histoire partagée, SPE-Barthélémy, 2021.

Jean-Claude HALPERN, historien, docteur en histoire, auteur d’une


thèse sur les « Représentations populaires des peuples exotiques en France à
la fin du XVIIIe siècle » à l’université de Paris 1, a travaillé sur la question de
l’esclavage à travers le mouvement populaire sous la Révolution française,
les images de l’Afrique à travers les récits de voyage, et les projets de
colonisation nouvelle sur ce continent après le soulèvement des esclaves de
Saint-Domingue. Il a notamment publié « Les fêtes révolutionnaires et
l’abolition de l’esclavage en l’an II », in Marcel Dorigny (dir.), Les
Abolitions de l’esclavage. De L. F. Sonthonax à V. Schœlcher, 1793-1794-
1848, Presses universitaires de Vincennes/Unesco, 1995 ; « Les avatars de
la barbarie sur les côtes du golfe de Guinée, dans la première moitié du
e
XVIII siècle », L’Afrique, Dix-huitième siècle, 2012.

Elizabeth HEATH, historienne, professeure associée d’histoire


moderne à Baruch College-CUNY, de l’État de New York. Elle est l’auteure
de l’ouvrage Wine, Sugar, and the Making of Modern France: Global
Economic Crisis and the Racialization of French Citizenship, 1870-1910,
Cambridge University Press, 2014 et de nombreux articles, notamment
« “The Black Race’s Dreyfus Affair”: Hégésippe Jean Légitimus and the
Dissimilation of Colonial Guadeloupe », French Historical Studies, 2019 ;
« L’Empire français : Histoire de la vie économique », avec Owen White,
Revue juridique, politique et économique de Nouvelle-Calédonie, 2018 ;
« The Color of French Wine: Southern Wine Producers Respond to
Competition from the Algerian Wine Industry in the Early Third
Republic », French Politics, Culture, and Society, 2017.

Daniel HÉMERY est historien, ancien maître de conférences à


l’université Paris 7 et membre du laboratoire Sociétés en développement
dans l’espace et dans le temps (SEDET, université Paris 7), est spécialiste
de l’histoire de l’Indochine. Il a publié de nombreux ouvrages et travaux
dont : Hô Chi Minh. De l’Indochine au Vietnam, Gallimard, 1990 ; Vietnam,
Laos, Cambodge. L’incertitude indochinoise, La Documentation française,
1991 ; « En Asie orientale au XXe siècle, un nouveau monde ouvrier ? », Le
Mouvement social, 1995 ; Indochine, la colonisation ambiguë. 1858-1954,
La Découverte, 2001 (avec Pierre Brocheux) ; « D’une bureaucratie
asiatique à la bourgeoisie cubaine… », Le Mouvement social, 2001 ;
« L’avenir du passé. La dépendance charbonnière de la société mondiale »,
Écologie & politique, 2014.

Catherine HODEIR, docteure en histoire (Paris 1 Sorbonne). Auteure


de Stratégies d’Empire. Le grand patronat colonial français face à la
décolonisation, Belin, 2003 et coauteure de L’Exposition coloniale,
Complexe, 1991 (réédition augmentée en 2021) et de L’Esprit économique
impérial, 1830-1970, Publications de la SFHOM, 2008. Elle a collaboré à
plusieurs ouvrages, dont Le Palais des Colonies. Histoire du musée des Arts
d’Afrique et d’Océanie, RMN, 2002 ; Images and Empires: Visuality in
Colonial and Postcolonial Africa, University of California Press, 2002 ;
Exhibitions. L’invention du sauvage, Actes Sud/musée du Quai Branly,
2011 ; The Invention of Race. Scientific and Popular Representations,
Routledge, 2014.

Jan C. JANSEN, historien, professeur d’histoire globale des mobilités


(XVIIIe-XXe siècles) à l’université de Duisburg-Essen. Ses travaux portent sur
l’histoire comparative du colonialisme et de la décolonisation, surtout en
Afrique du Nord et dans l’espace caraïbe, et plus récemment sur l’histoire
de l’exil à l’époque révolutionnaire. Il a notamment publié Erobern und
Erinnern: Symbolpolitik, öffentlicher Raum und französischer
Kolonialismus in Algerien, 1830-1950, Oldenbourg-De Gruyter, 2013 ;
Decolonization: A Short History, Princeton University Press, 2017 (avec
Jürgen Osterhammel) et Kolonialismus: Geschichte, Formen, Folgen, C.H.
Beck, 2021 (avec Jürgen Osterhammel).

Vincent JOLY est professeur émérite de l’université Rennes 2. Ses


recherches portent sur les colonisations et décolonisations en Afrique. Il a
notamment publié, aux Presses universitaires de Rennes, L’Europe et
l’Afrique de 1914 aux années 1960, 1994 ; Guerres d’Afrique. 130 ans de
guerres coloniales, l’expérience française, 2009 et Algérie. Sortie(s) de
guerre, 1962-1965, 2014. Il est également l’auteur d’Une histoire
contemporaine du Mali des guerres saintes à l’indépendance (c. 1800-
1960), à paraître en 2023 aux éditions Perrin.

Jean-Jacques JORDI est docteur en histoire, chercheur à l’UMR-


TELEMMe (Maison méditerranéenne des sciences de l’homme),
responsable de formation à l’IUFM Aix-Marseille et administrateur des
Musées de Marseille. Il est spécialiste des migrations en Méditerranée
occidentale et de l’histoire des pieds-noirs, des harkis et de la colonisation.
Il a publié de nombreux ouvrages, notamment 1962. L’arrivée des pieds-
noirs, Autrement, 2002 ; L’Algérie. Des origines à nos jours, Autrement,
2003 ; Les Valises sur le pont, Marines Nantes, 2009 ; Algérie. De la guerre
à l’indépendance (1957-1962), Éditions Ouest-France, 2012 ; Un silence
d’État. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, Soteca, 2012 ;
Idées reçues sur les pieds-noirs, Le Cavalier Bleu, 2018. Il a publié en
septembre 2022 1962. L’exode des Français d’Algérie, Soteca.

Marc LAGANA, historien, professeur honoraire à l’université du


Québec à Montréal, spécialiste de l’empire colonial français, de l’histoire
du Parti communiste français et de la Commune, a publié de nombreux
travaux, notamment : Le Parti colonial français. Éléments d’histoire,
Presses de l’université du Québec, 1990 ; Une vie révolutionnaire : 1883-
1940. Les mémoires de Charles Rappoport, Maison des sciences de
l’homme, 1991 ; « Un peuple révolutionnaire : la Commune de Paris
1871 », Cahiers bruxellois, no 1, 2018 ; Charles Rappoport. La vie d’un
révolutionnaire internationaliste, 1865-1941 (à paraître).

Jacqueline LALOUETTE, historienne, professeure émérite d’histoire


contemporaine à l’université Lille 3, membre sénior honoraire de l’Institut
universitaire de France. Parmi ses nombreux ouvrages, deux se rapportent à
la statuaire publique, dont : Un peuple de statues. La célébration sculptée
des grands hommes (France, 1801-2018), Mare & Martin, 2018 et Les
Statues de la discorde, Passés / Composés, 2021.

Gérard LE BOUËDEC est historien, professeur émérite à l’université


de Bretagne-Sud (TEMOS), ancien directeur du GIS d’histoire maritime-
CNRS, et spécialiste d’histoire maritime, des littoraux et des ports (XVIIe-
e
XIX siècle). Il a publié de nombreux travaux, notamment Activités
maritimes et sociétés littorales en Europe, 1690-1790, Armand Colin,
1997 ; « Les Compagnies des Indes », Questions internationales, La
Documentation française, no 37, mai-juin 2009 ; Les Compagnies des Indes,
avec Philippe Haudrère, Éditions Ouest-France, 2015 [2011].

Nicolas LEBOURG est chercheur associé au CEPEL (CNRS-


université de Montpellier) et participe au programme sur l’histoire
transnationale des extrêmes droites de l’Institute for European, Russian and
Eurasian Studies, George Washington University. Il a notamment publié Les
Droites extrêmes en Europe, Seuil, 2015 (avec Jean-Yves Camus) ; La
nouvelle guerre d’Algérie n’aura pas lieu, Fondation Jean-Jaurès, 2017
(avec Jérôme Fourquet) ; La Violence des marges politiques des années
1980 à nos jours, Riveneuve, 2017 (avec Isabelle Sommier) ; Les nazis ont-
ils survécu ?, Seuil, 2019.

Kévin LE DOUDIC est docteur en histoire à l’université de Bretagne


Sud (CERHIO). Il est l’auteur de la thèse « L’Inde vécue. De l’objet à la
société. Les Français à Pondichéry (1700-1778) », thèse de doctorat sous la
direction de Gérard Le Bouëdec, université de Bretagne Sud, 2016.

Alain MABANCKOU est écrivain, professeur de littératures françaises


et francophones à l’université de Californie, Los Angeles (États-Unis). Il a
publié, entre autres, Mémoires de porc-épic (Seuil, 2006, prix Renaudot) ;
Lettre à Jimmy, Fayard, 2007; Demain j’aurai vingt ans, Gallimard, 2010 ;
Le Sanglot de l’homme noir, Fayard, 2012 ; Lumières de Pointe-Noire,
Seuil, 2013 ; Le monde est mon langage, Grasset, 2016 ; Les cigognes sont
immortelles, Seuil, 2018 ; Rumeurs d’Amérique, Plon, 2020 et Le
Commerce des Allongés, Seuil, 2022. Et, avec Sandrine Lemaire, Pascal
Blanchard, Nicolas Bancel et Dominic Thomas, Colonisation &
propagande. Le pouvoir de l’image, Le Cherche-Midi, 2022. Nommé
professeur à la chaire annuelle de Création artistique au Collège de France
en 2016, il a publié sa leçon inaugurale, Lettres noires. Des ténèbres à la
lumière, Fayard, 2016.

Gilles MANCERON, historien, a été rédacteur en chef d’Hommes et


Libertés, revue de la Ligue des droits de l’homme. Il est membre du Comité
de vigilance face aux usages publics de l’histoire. Il a publié sur le racisme
et l’antiracisme, les différentes acceptions de l’exotisme au début du XXe
siècle, les mouvements anticolonialistes et de défense des droits de
l’homme en France, l’histoire de la guerre d’Algérie. Il a notamment publié
ou codirigé D’une rive à l’autre. La guerre d’Algérie de la mémoire à
l’histoire, Syros, 1993 ; Le Paris noir, Hazan, 2001 ; Marianne et les
colonies. Une introduction à l’histoire coloniale de la France, La
Découverte, 2003 ; La Colonisation, la Loi et l’Histoire, Syllepse, 2006 et
Être dreyfusard hier et aujourd’hui, Presses universitaires de Rennes, 2009.

Laurent MANIÈRE est professeur agrégé d’histoire à l’université de


Strasbourg et à Sciences Po. Il a soutenu une thèse de doctorat à l’université
Paris 7-Denis Diderot sur « Le Code de l’indigénat en Afrique occidentale
française et son application au Dahomey (1887-1946) ». Ses travaux de
recherche portent sur la justice et le droit en Afrique coloniale française. Il
s’intéresse également aux reconfigurations administratives au moment des
indépendances. Il a publié notamment « La politique française pour
l’adaptation de l’enseignement en Afrique après les indépendances (1958-
1964) », Histoire de l’éducation, 2010 ; « Les cultes de la kola dans
l’Afrique coloniale : trajectoires et appropriations d’un phénomène
religieux », Autrepart, 2010.

Nicolas MARMIÉ a été journaliste, correspondant permanent à


l’agence Associated Press au Maghreb de 1999 à 2006 et correspondant du
Figaro à Rabat. Il est coauteur de l’ouvrage La Guerre du Rif. Maroc, 1921-
1926, Tallandier, 2008. Cet ouvrage a reçu le prix Maréchal-Louis-Hubert-
Lyautey en 2008.

Achille MBEMBE est professeur d’histoire et de sciences politiques,


université du Witwatersrand, Johannesbourg, Afrique du Sud. Il a publié,
entre autres ouvrages, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique
décolonisée, La Découverte, 2010 ; Critique de la raison nègre, La
Découverte, 2013 ; Politiques de l’inimitié, La Découverte, 2016 ;
Brutalisme, La Découverte, 2020.

Marie MÉNARD-JACOB est docteure en histoire à l’université de


Bretagne Sud (CERHIO). Elle est l’auteure de la thèse « Les jours et les
hommes de la première compagnie royale des Indes orientales (1664-
1704) », thèse de doctorat sous la direction de Gérard Le Bouëdec,
université de Bretagne Sud, 2012.

Nadine MÉOUCHY, historienne spécialiste de la Syrie et du Liban à


l’époque contemporaine, a occupé pendant plus de vingt ans diverses
fonctions à l’Institut français du Proche-Orient et a été le seul membre non
syrien du Comité pour la mémoire du Nord syrien (2008-2011) à Idlib. Elle
a publié de nombreux travaux et, à Damas, elle a dirigé le premier
programme français sur le mandat (1997-2002) à l’Institut français d’études
arabes qui en publia les premiers résultats, en particulier France, Syrie et
Liban, 1918-1946. Les ambiguïtés et les dynamiques de la relation
mandataire, Presses de l’Ifpo, 2002. Sur la période postindépendance, elle a
notamment dirigé (en deux volumes, avec Gérard D. Khoury) États et
sociétés de l’Orient arabe en quête d’avenir, 1945-2005. Fondements et
sources, Geuthner, 2006, et Dynamiques et enjeux, Geuthner, 2007.

Sarah MOHAMED-GAILLARD, maîtresse de conférences en


histoire contemporaine à l’Inalco, spécialiste de l’histoire de l’Océanie et de
la politique de la France dans le Pacifique Sud, coauteure (avec Fabrice
Argounès, et Luc Vacher) d’Atlas de l’Océanie, Autrement, 2021 et auteure
de : L’Archipel de la puissance ? La politique de la France dans le
Pacifique Sud de 1946 à 1998, Peter Lang, 2010 ; Histoire de l’Océanie de
la fin du XVIIIe siècle à nos jours, Armand Colin, 2015. Avec Maria Romo-
Navarrete, elle a publié Des Français outre-mer. Une approche
prosopographique au service de l’histoire contemporaine, Sorbonne
Université presses, 2004.

Abderahmen MOUMEN, historien, docteur en histoire de l’université


de Provence, chercheur associé à TELEMMe (AMU-CNRS), chargé de
mission nationale à l’ONACVG « Histoire et mémoires de la guerre
d’Algérie », membre du conseil scientifique du Mémorial du camp de
Rivesaltes et de la DILCRAH. Spécialiste de la guerre d’Algérie, des
mouvements migratoires entre l’Algérie et la France, et de l’histoire des
rapatriés et des « harkis », il a publié ou coédité de nombreux ouvrages,
notamment (avec Giulia Fabbiano) Algérie coloniale. Traces, mémoires et
transmissions, Le Cavalier Bleu, 2022 et (avec Fatima Besnaci-Lancou) Les
Harkis, Le Cavalier Bleu, 2008 ; Les Français musulmans en Vaucluse,
1962-1991. Installation et difficultés d’intégration d’une communauté de
rapatriés d’Algérie, L’Harmattan, 2003 ; Entre histoire et mémoire, les
rapatriés d’Algérie. Dictionnaire bibliographique, Jacques Gandini, 2003.

H. Adlai MURDOCH est professeur et directeur du département


d’études françaises et francophones à la Pennsylvania State University
(États-Unis), spécialiste des études caribéennes et postcoloniales. Il a
notamment publié ou copublié Creole Identity in the French Caribbean
Novel, University of Florida Press, 2001 ; Postcolonial Theory and
Francophone Literary Studies, University of Florida Press, 2005 ;
Creolizing the Metropole: Migratory Caribbean Identities in Literature and
Film, Indiana University Press, 2012 ; The Struggle of Non-Sovereign
Caribbean Territories: Neoliberalism Since the French Antillean Uprisings
of 2009, Rutgers University Press, 2021.

David MURPHY est professeur en études postcoloniales à l’université


de Strathclyde (Écosse). Ses recherches portent sur la culture ouest-
africaine, l’anticolonialisme de l’entre-deux-guerres, ainsi que les liens
entre les études francophones et la théorie postcoloniale. Il a publié de
nombreux ouvrages dont Sembene: Imagining Alternatives in Film and
Fiction, James Currey, 2000 ; Francophone Postcolonial Studies: A Critical
Introduction, Arnold, 2003 ; Postcolonial African Cinema, Manchester
University Press, 2007 ; Postcolonial Thought in the French-Speaking
World, Liverpool University Press, 2009 ; The First World Festival of Negro
Arts, Dakar 1966, Liverpool University Press, 2016.

Érick NOËL, professeur à l’université des Antilles, agrégé, est


spécialiste de l’histoire de l’esclavage et des présences noires en France. Il
est l’auteur de nombreux travaux et ouvrages, notamment Les Beauharnais.
Une fortune antillaise, Droz, 2003 ; Être noir en France au XVIIIe siècle,
e
Tallandier, 2006 ; Un monde créole. Vivre aux Antilles au XVIII siècle, La
Geste, 2017 (avec Annick Notter) ; en trois volumes, Dictionnaire des gens
de couleur dans la France moderne, Droz, 2011-2013-2017 ; Le Goût des
Îles sur les tables des Lumières, La Geste Éditions, 2020.

Clara PALMISTE est maîtresse de conférences en histoire à


l’université des Antilles. Elle est l’auteure de L’Organisation du commerce
du livre à Séville (1680-1755), Publibook, 2012 et a coédité Libertés et
Oppressions. Approches pluridisciplinaires, L’Harmattan, 2013. Ses
recherches actuelles portent sur le genre, l’histoire des femmes, le
féminisme, les réseaux et sociabilités aux Antilles françaises, fin XIXe et
première moitié du XXe siècle.

Claude PRUDHOMME, professeur émérite, spécialiste de l’histoire


des religions et des missions, a dirigé le Centre d’histoire religieuse à
l’université de Lyon 2. Il est l’auteur de Histoire religieuse de La Réunion,
Karthala, 1984 ; Deux Mille Ans d’évangélisation et de diffusion du
christianisme, Karthala, 2002 ; Mission et Colonisation, Le Cerf, 2005. Il a
publié de nombreux articles dans des revues scientifiques et a collaboré à de
nombreux essais, dont le tome 13 de l’ouvrage collectif Histoire du
christianisme, Desclée de Brouwer, 2000.

Tramor QUEMENEUR, historien, chargé de cours à l’université Paris


8 et à Cergy Paris Université, est spécialiste de la guerre d’Algérie, membre
de la commission Mémoires et vérités mise en place à la suite du « rapport
Stora » et du Conseil d’orientation du Musée national d’histoire de
l’immigration (MNHI). Ses dernières publications s’intitulent Mourir à
Sakiet. Enquête sur un appelé dans la guerre d’Algérie (avec Véronique
Gazeau), Presses universitaires de France, 2022 ; La Guerre d’Algérie en
direct. Les acteurs, les événements, les récits, les images (avec Philippe
Labro), Le Cerf/Historia, 2022 ; Vivre en Algérie du XIXe au XXe siècle,
Nouveau Monde, 2022.

Jean-Marc REGNAULT, maître de conférences émérite, chercheur


associé à l’université de la Polynésie française, agrégé et docteur en histoire
(HDR), établi en Polynésie française depuis 1984, est l’auteur de nombreux
articles (revues scientifiques françaises et américaines) et ouvrages sur
l’Océanie, notamment : La Bombe française dans le Pacifique.
L’implantation, 1957-1964, Scoop, 1993 ; Le Pouvoir confisqué en
Polynésie française. L’affrontement Temaru-Flosse, Les Indes savantes,
2005 ; Destins des collectivités politiques d’Océanie. Peuples, populations,
nations, États, territoires, pays, patries, communautés, frontières, Presses
universitaires d’Aix-Marseille, 2011 (avec Jean-Yves Faberon et Viviane
Fayaud) ; L’ONU, la France et les décolonisations tardives, Presses
universitaires d’Aix-Marseille, 2013 ; L’Indo-Pacifique et les nouvelles
routes de la soie, Api Tahiti éditions & Publications de la SFHOM, 2021
(avec Sémir Al Wardi).

Nathalie REZZI, historienne, professeure agrégée et docteure en


histoire contemporaine, elle enseigne à l’Inspé d’Aix-Marseille Université
(UR 4671 ADEF-GCAF). Auteure d’une thèse sur les fonctionnaires
coloniaux à la fin du XIXe siècle intitulée « Servir la République.
Prosopographie de hauts fonctionnaires coloniaux », université de Provence
Aix-Marseille 1, 2005. Elle a publié, entre autres, avec Éric Tortochot et
Pascal Terrien, Créer pour éduquer. La place de la transdisciplinarité,
L’Harmattan (collection « Arts, transversalité, éducation »), 2019 ; « Les
gouverneurs des colonies : un modèle de fonctionnaires coloniaux ? »,
Bulletin de l’IHTP, 2008 ; « Alfred Martineau, fondateur de la Société et de
la Revue de l’histoire des colonies françaises », Cent ans d’histoire des
outre-mers. SFHOM 1912-2012, Publications de la SFHOM, 2013.

Stéphane RICHEMOND, docteur de l’université Pierre et Marie


Curie, commence sa carrière comme enseignant-chercheur dans le domaine
des mathématiques appliquées à la mécanique, tout en s’intéressant à la
céramique, la sculpture, les salons coloniaux des Beaux-Arts et
l’iconographie d’outre-mer. Président de l’association Images & Mémoires,
il est membre de l’Académie des sciences d’outre-mer et de l’Institut de
recherches historiques du Septentrion de l’université de Lille. Il est l’auteur
de plusieurs ouvrages et travaux, dont Terres cuites orientalistes et
africanistes, 1860-1940, L’Amateur, 1999 ; Les Orientalistes. Dictionnaire
des sculpteurs, L’Amateur, 2008 ; « Histoire de la Société coloniale des
artistes français », in Pierre Sanchez, Catalogues des expositions de la
Société coloniale des artistes français puis la Société des Beaux-Arts de la
France d’outre-mer (1908-1970). Répertoire des exposants et liste de leurs
œuvres, L’Échelle de Jacob, 2010.

Delphine ROBIC-DIAZ, maîtresse de conférences en études


cinématographiques et audiovisuelles à l’université de Tours. Spécialiste
des représentations filmiques coloniales et postcoloniales, elle a publié La
Guerre d’Indochine dans le cinéma français. Images d’un trou de mémoire,
Presses universitaires de Rennes, 2015 (préface posthume de Pierre
Schoendoerffer). Elle a été co-commissaire, en charge du parcours
audiovisuel, au sein de l’exposition Indochine, des territoires et des
hommes (musée de l’Armée, hôtel des Invalides, octobre 2013-janvier
2014) et historienne référente « Indochine » de la fresque multimédia
« Indépendance(s) » éditée par l’Institut national de l’audiovisuel.

Pernille RØGE est professeure associée d’histoire à l’université de


Pittsburgh (États-Unis), spécialiste des empires européens et de l’histoire
atlantique. Elle a publié ou copublié The Political Economy of Empire in
the Early Modern World, Palgrave, 2013 ; Economists and the Reinvention
of Empire: France in the Americas and Africa, c. 1750-1802, Cambridge
University Press, 2019 ; Free and Unfree Labor in Atlantic and Indian
Ocean Port Cities, International Review of Social History, 2019.

Maria ROMO-NAVARRETE, docteure en histoire de l’université


Paris-Sorbonne et chercheuse rattachée au Centre Roland Mousnier (UMR
8596). Spécialiste du fait colonial français et de la vie politique française
après 1945, elle est notamment l’auteure de Pierre Mendès France.
Héritage colonial et indépendances, Sorbonne Université presses, 2009 et
« Militants, dirigeants et élus radicaux en guerre d’Algérie (1954-1958) »,
in Jean-Charles Jauffret (dir.), Des hommes et des femmes en guerre
d’Algérie, Autrement, 2003. Avec Sarah Mohammed-Gaillard, elle a publié
Des Français outre-mer. Une approche prosopographique au service de
l’histoire contemporaine, Sorbonne Université presses, 2004.

Alain RUSCIO, docteur ès lettres, chercheur, a consacré de nombreux


travaux à l’Indochine coloniale et à la décolonisation ainsi qu’au regard
colonial. Il a publié ou codirigé Le Credo de l’homme blanc, Complexe,
1996 ; Amours coloniales, Complexe, 1996 ; Que la France était belle au
temps des colonies, Maisonneuve et Larose, 2001 ; Histoire de la
colonisation. Réhabilitations, falsifications et instrumentalisations, Les
Indes savantes, 2007 ; Nostalgérie. L’interminable histoire de l’OAS, La
Découverte, 2015 et Quand les civilisateurs croquaient les indigènes.
Dessins et caricatures au temps des colonies, Cercle d’art, 2020.

Felwine SARR, titulaire de la chaire Anne-Marie Bryan, professeur


d’études romanes à Duke University (États-Unis). Écrivain, économiste et
philosophe, il a publié notamment Dahij, Gallimard, 2009 ; Méditations
africaines, Mémoire d’encrier, 2012 ; Afrotopia, Philippe Rey, 2016 ;
Habiter le monde, Mémoire d’encrier, 2017 ; La Saveur des derniers
mètres, Philippe Rey, 2021 ; Les lieux qu’habitent mes rêves, Gallimard,
2022 ; Écrire l’Afrique-Monde, Philippe Rey, 2017 (avec Achille
Mbembe) ; Politique des Temps, Philippe Rey, 2019 (avec Achille
Mbembe).

Mohamed Mbougar SARR est écrivain, auteur de Terre ceinte (prix


Ahmadou-Kourouma au salon du livre de Genève en 2015 et Prix du roman
métis des lycéens), de Silence du chœur (prix Littérature Monde du festival
Étonnants voyageurs de Saint-Malo 2017 et Prix du roman métis des
lecteurs de la ville de Saint-Denis en 2018), de De purs hommes (2018) et
La Plus Secrète Mémoire des hommes (prix Goncourt 2021 et prix
Transfuge).

Jennifer SESSIONS est professeure associée d’histoire à l’université


de Virginie (États-Unis), spécialiste de l’histoire de la France
contemporaine et de ses colonies. Elle a notamment publié ou copublié
« French Colonial Histories from Below », French History, volume 32,
décembre 2018 ; « The Politics of Empire in Post-Revolutionary France »,
French Culture, Politics, and Society, volume 33, mars 2015 ; By Sword
and Plow: France and the Conquest of Algeria, Cornell University Press,
2011 ; « “L’Algérie devenue française”: The Naturalization of Non-French
Colonists in French Algeria, 1830-1849 », Proceedings of the Western
Society for French History, tome 30, 2002.

Tracy SHARPLEY-WHITING, professeure distinguée de sciences


humaines à Vanderbilt University (États-Unis), est spécialiste de l’histoire
littéraire, et plus particulièrement des mouvements de la Harlem
Renaissance et de la Négritude. Elle a notamment publié Negritude Women,
University of Minnesota Press, 2002 ; Pimps Up, Ho’s Down: Hip Hop’s
Hold on Young Black Women, New York University Press, 2007 ; Bricktop’s
Paris: African American Women in Paris between the Two World Wars,
State University of New York Press, 2015.

Pierre SINGARAVÉLOU est historien, professeur au King’s College


de Londres et à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Ancien membre de
l’Institut universitaire de France, il est spécialiste de l’histoire des empires
coloniaux et de la mondialisation, et l’un des principaux animateurs du
courant de l’histoire globale. Il a publié de nombreux ouvrages et travaux
dont Pour une histoire des possibles, Seuil, 2016 (avec Sylvain Venaire) ;
Histoire du monde au XIXe siècle, Fayard, 2017 (avec Sylvain Venayre) ;
Tianjin Cosmopolis. Une autre histoire de la mondialisation, Seuil, 2017 ;
Décolonisations, Seuil/Arte éditions, 2020 (avec Karim Miské et Marc
Ball) ; Le Magasin du monde. La mondialisation par les objets du
e
XVIII siècle à nos jours, Fayard, 2020 (avec Sylvain Venayre).

Nanette SNOEP, directrice du musée Rautenstrauch-Joest des cultures


du monde à Cologne depuis 2019 ; directrice des musées ethnographiques à
Leipzig, Dresde, Herrnhut entre 2015 et 2018 et voix proéminente en
Allemagne dans les débats sur la restitution, notamment la restitution des
œuvres du royaume du Bénin au Nigeria. Entre 1998 et 2018, elle a été
conservatrice au musée du Quai Branly. Elle a été commissaire de
nombreuses expositions internationales, entre autres RESIST! L’art de la
Résistance anticoloniale (Cologne, 2021) ; Megalopolis. Voix de Kinshasa
(Leipzig, 2018) ; Étranger (Leipzig, 2016) ; Les Maîtres du désordre (Paris,
2012) et elle était co-commissaire de l’exposition Exhibitions. L’invention
du sauvage (Paris, 2011) et a codirigé le catalogue paru chez Actes Sud en
2011. En 2022 elle a obtenu le prix international « The Kenneth Hudson
Award for Institutional Courage and Professional Integrity ».

Ann Laura STOLER, historienne et anthropologue, professeure à la


New School (New York), est spécialiste d’histoire coloniale et impériale
mais aussi de théorie critique de la « race ». Elle a également réalisé
plusieurs travaux portant sur une épistémologie critique de l’écriture de
l’histoire coloniale. Elle est l’autrice de nombreux ouvrages et travaux, dont
La Chair de l’Empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime
colonial, La Découverte, 2013 ; Imperial Debris: on Ruins and Ruination,
Duke University Press, 2013 ; Duress: Imperial Durabilities in Our Time,
Duke University Press, 2016 ; Interior Frontiers: Essays on the Entrails of
Inequality, Oxford University Press, 2022.

Benjamin STORA, historien, professeur émérite des universités à


l’université Paris 13 et à l’INALCO (Langues Orientales, Paris), inspecteur
général de l’Éducation nationale (IGEN), ancien président du conseil
d’orientation du Musée national de l’histoire de l’immigration (2014-2020),
spécialiste de l’histoire du Maghreb contemporain (XIXe et XXe siècles), des
guerres de décolonisation et de l’histoire de l’immigration maghrébine. Il a
publié plus d’une quarantaine d’ouvrages, notamment La Gangrène et
l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, La Découverte, 1991 ; Appelés
en guerre d’Algérie, Gallimard, 1997 ; (avec Mohammed Harbi) La Guerre
d’Algérie, Hachette Littératures, 2006 ; (avec Abdelwahab Meddeb)
Histoire des relations entre juifs et musulmans, Albin Michel, 2013 ; (avec
Alexis Jenni) Les Mémoires dangereuses, Albin Michel, 2016 ; Une
mémoire algérienne, Robert Laffont, 2020 ; (avec Nicolas Lescanff) une
bande dessinée Histoire dessinée des Juifs d’Algérie, La Découverte, 2021.
À la suite du rapport commandé, en juillet 2020, par le président de la
République sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie, il a
publié France-Algérie. Les passions douloureuses, Albin Michel, 2021.
Auteur d’une dizaine de documentaires pour la télévision (dont C’était la
guerre d’Algérie pour France 2 en 2022), conseiller historique sur plusieurs
films de fiction, dont Les Hommes libres (2011), et commissaire général
d’expositions (notamment « Juifs d’Orient » à l’IMA en 2021 et au MNHI
en 2022).

Dominique TAFFIN, conservatrice générale du patrimoine,


actuellement directrice de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage,
conjugue une longue expérience dans les archives et dans les musées : aux
Archives d’outre-mer (1985-1992), au Musée national des arts d’Afrique et
d’Océanie (1992-2000), à la tête des Archives de la Martinique (2000-
2019). Spécialiste de l’histoire de la santé en Guadeloupe, mais aussi de
l’histoire sociale et culturelle des Antilles et de la situation coloniale. Elle a
aussi organisé une douzaine d’expositions et de colloques et dirigé de
nombreuses publications, notamment Du musée colonial au musée des
cultures du monde, Maisonneuve et Larose, 1998 ; Enseigner l’histoire dans
la Caraïbe des années 1880 au début du XXIe siècle, Canopé/CRDP de la
Martinique, 2010 ; Aimé Césaire. Poésie et politique, Conseil général de la
Martinique, 2014 ; Pour le pays, par le pays. Le Conseil général de la
Martinique, 1827-2015, Archives départementales de la Martinique, 2015.

Saïd TAMBA, historien et essayiste, enseignant à l’université Paris 8


aux côtés de René Gallissot, spécialiste du Maghreb, de l’Orient et de Kateb
Yacine, a notamment publié ou copublié Kateb Yacine, Seghers, 1992 ; « De
l’orientalisme. Eugène Delacroix », L’Homme & la Société, no 175, 2010 ;
« Sécurisation et globalisation », L’Homme & la Société, no 155, 2005 ;
« Propos sur le cinéma colonial en tant que genre populaire », L’Homme &
la Société, no 175, 2010. Il a disparu en décembre 2006.

Christelle TARAUD, historienne, enseignante dans les programmes


parisiens de Columbia University et de New York University, membre
associée du Centre d’histoire du XIXe siècle des universités Paris 1 et Paris 4,
est spécialiste des questions de genre et de sexualités dans les espaces
coloniaux, en particulier au Maghreb. Elle a notamment publié La
Prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962), Payot, 2009
[2003] ; « Amour interdit ». Prostitution, marginalité et colonialisme.
Maghreb (1830-1962), Payot, 2012 ; Idées reçues sur la colonisation. La
France et le monde, XVIe-XIXe siècles, Le Cavalier Bleu, 2022 [2018]. Elle a
par ailleurs codirigé Sexe, race & colonies. La domination des corps du
e
XV siècle à nos jours, La Découverte, 2018 ; et a dirigé Féminicides. Une

histoire mondiale, La Découverte, 2022.

Sylvie THÉNAULT, historienne, directrice de recherche au CNRS au


CHS (Centre d’histoire sociale des mondes contemporains), spécialiste de
la colonisation et de la guerre d’Algérie, a publié ou codirigé de nombreux
travaux et ouvrages, notamment Algérie, des « événements » à la guerre.
Idées reçues sur la guerre d’indépendance algérienne, Le Cavalier Bleu,
2012 ; Histoire de l’Algérie à la période coloniale, 1830-1962, La
Découverte, 2014. Son dernier livre propose de renouveler l’histoire de la
guerre en la replaçant dans la longue durée coloniale : Les Ratonnades
d’Alger, 1956. Une histoire de racisme colonial, Seuil, 2022.

David TODD, historien, professeur d’histoire intellectuelle et politique


au Centre d’histoire de Sciences Po. Ses travaux portent sur l’économie
politique et la place de la France dans le monde entre 1750 et 1914. Il a
notamment publié L’Identité économique de la France. Libre-échange et
protectionnisme, Grasset, 2008 ; A Velvet Empire: French Informal
Imperialism in the Nineteenth Century, Princeton University Press, 2021.

Frédéric TURPIN, historien, professeur à l’université Savoie Mont


Blanc (Centre de recherche en droit Antoine Favre EA 4143), est spécialiste
de la France d’outre-mer et coloniale sous la IVe République. Il a publié ou
codirigé de nombreux ouvrages, dont De Gaulle, les gaullistes et
l’Indochine (1940-1956), Les Indes savantes, 2005 ; De Gaulle, Pompidou
et l’Afrique. Décoloniser et coopérer (1958-1974), Les Indes savantes,
2010 ; Pierre Mendès France et les outre-mers (en codirection avec Jacques
Frémeaux), Les Indes savantes, 2012 ; Jacques Foccart. Dans l’ombre du
pouvoir, CNRS Éditions, 2015 (rééd. 2021) ; La France et la francophonie
politique. Histoire d’un ralliement difficile, Les Indes savantes, 2018 ;
Pierre Messmer. Le dernier gaulliste, Perrin, 2020.

Anne ULRICH-GIROLLET est maîtresse de conférences HDR


d’histoire du droit à l’université de Bourgogne, laboratoire LIR3S UMR
7366 CNRS uB et membre associée du laboratoire IODE UMR 6262 CNRS
université de Rennes 1. Spécialiste de l’histoire de la politique coloniale
française des XIXe et XXe siècles (notamment les Antilles, l’Algérie et les
établissements de l’Inde), elle a consacré deux ouvrages à Victor
Schœlcher : Victor Schœlcher, abolitionniste et républicain. Approche
juridique et politique de l’œuvre d’un fondateur de la République, Karthala,
2000 ; Victor Schœlcher, républicain et franc-maçon, ÉDIMAF, 2019.

Naïma YAHI, historienne, chercheure associée à l’Unité de recherche


migrations et société (URMIS) de l’université Côte d’Azur, spécialiste de
l’histoire culturelle des Maghrébins en France. Auteure de spectacles et de
documentaires, elle a proposé le film Les Marcheurs. Chronique des années
beurs (Public Sénat, 2013). Elle a été co-commissaire de l’exposition
« Générations, un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France »
(2009) au Musée national de l’histoire de l’immigration et de l’exposition
« Douce France : des chansons de l’exil aux cultures urbaines » (2022) au
musée des Arts et Métiers. Elle a publié ou codirigé de nombreux ouvrages,
notamment Générations. Un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en
France, Gallimard, 2009 ; La France arabo-orientale, La Découverte,
2013.
Crédits iconographiques

Images in-texte
Ici, ici, ici et là : © Coll. Groupe de recherche Achac. Ici : © Brice
Noreh.
1

1. Exposition coloniale Paris 1931, couverture de l’album photographique 60 aspects de


l’Exposition coloniale internationale, éditions Braun & Cie, 1931.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
2

2. Portrait de Marguerite Deurbroucq née Sengstack, épouse du négociant et armateur


Dominique Deurbroucq, peinture à l’huile signée Pierre-Bernard Morlot, 1753.
[Au XIXe siècle, la présence de domestiques noirs dans la peinture témoigne du rang élevé
des aristocrates et de leur capacité financière à posséder des esclaves.]
© Château des ducs de Bretagne. Musée d’Histoire de Nantes.
3

3. L’Europe offre aux peuples primitifs les techniques du vieux continent, illustration publiée
dans Histoire philosophique et politique des établissements de François Denis, 1774.
© Bibliothèque nationale de France.
4

4. Marché d’esclaves, gravure signée Laurant, publiée dans Le Commerce de l’Amérique


par Marseille de M. Chambon [Avignon], 1764.
[Les gravures représentant l’esclavage se multiplient à la fin du XVIIIe siècle, avec
l’émergence d’un discours abolitionniste. La présente gravure veut sensibiliser le public à
l’oppression inhumaine des esclaves.]
© John Carter Brown Library / DR.
5

5. Voyage à la Nouvelle-Guinée, gravure signée Marie-Thérèse Martinel d’après un dessin


de Pierre Sonnerat, publiée dans Voyage à la Nouvelle-Guinée de Pierre Sonnerat, édité
par Ruault, 1776.
[Les colonies lointaines fascinent à la fois par leur luxuriance supposée et les richesses
qu’elles fournissent à la métropole.]
© Bibliothèque nationale de France.
6

6. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe, estampe par Jean-Charles Baquoy
d’après un dessin de Moreau le Jeune, publiée dans Candide de Voltaire, 1767.
© Bibliothèque nationale de France.
7

7. Vue du Fort de la Martinique du côté de la Rade des Flamands : prise à mi-côte du


Morne de l’Habitation de Madame Claverit, estampe par le chevalier Laurent Arnoux
d’Épernay, 1780.
© Bibliothèque nationale de France.
8

8. Prise du Sénégal, dessin par William, estampe par Nicolas Ponce, 1784.
[Lors de l’installation des Français sur la côte atlantique de l’Afrique, ces scènes de
soumission des populations « indigènes » veulent glorifier la puissance militaire et
ultramarine du royaume de France.]
© Library of Congress.
9

9. Les mortels sont égaux. Ce n’est pas la naissance. C’est la seule vertu qui fait la
différence, estampe anonyme, 1794.
[La dynamique de la Révolution française, qui abolit l’esclavage en février 1794, dégage un
horizon possible pour une égalité entre tous les citoyens.]
© Roger-Viollet / Musée Carnavalet.
10

10. L’Émancipation à La Réunion, peinture à l’huile signée Alphonse Garreau, 1849.


[Après son rétablissement en 1802 par Napoléon Bonaparte, l’esclavage est de nouveau
aboli en 1848, réitérant l’idéal d’égalité de la Révolution française avec la IIe République. Ce
tableau est une allégorie de l’événement du 20 décembre 1848, date de prise d’effet du
décret d’abolition.]
© RMN / Musée du Quai Branly – Jacques Chirac.
11

11. Les Sauvages de la mer Pacifique, papier peint panoramique à partir des dessins de
Jean-Gabriel Charvet, édité par Joseph Dufour et Cie [France], 1804.
[Le mythe du « bon sauvage », popularisé par Jean-Jacques Rousseau, fait l’objet de
nombreuses illustrations et de décorations intérieures, décrivant un univers édénique,
représentations, vues d’Europe, du « paradis perdu ».]
© Musées départementaux de la Haute-Saône / Jacques Monnin.
12

12. Saint-Domingue (1802-1804), estampe sur papier par Jean-Jacques Frilley d’après un
dessin d’Auguste Raffet, 1834.
[L’expédition de Saint-Domingue (1801-1803) est lancée par le Premier consul Bonaparte
pour mater la rébellion antiesclavagiste et renverser Toussaint Louverture, un esclave
affranchi devenu général de la République française puis gouverneur autoproclamé de
Saint-Domingue.]
© Archives départementales de la Guadeloupe.
13

13. Conquête et civilisation, lithographie signée Jean-Victor Adam, publiée dans L’Algérie
historique, pittoresque et monumentale, 1843.
[Alors que la conquête de l’Algérie se caractérise par son incroyable brutalité, une partie de
l’iconographie décrit la France (symbolisée ici par une femme) comme la « libératrice » des
Algériens.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
14

14. Reddition d’Abd-El-Kader, peinture à l’huile signée Augustin Régis, 1847.


[Abdelkader ibn Muhieddine (1808-1883), chef religieux et militaire algérien, mena la lutte
contre l’invasion française de l’Algérie au milieu du XIXe siècle. Emprisonné en France puis
libéré par Louis Napoléon Bonaparte, il termine ses jours à Damas en 1883.]
© Musée Condé.
15

15. Femme mulâtre de la Martinique accompagnée de son esclave, gravure signée


Jacques Grasset de Saint-Sauveur et Jeune Lachaussée [Paris], 1805.
© Musée d’Aquitaine, Bordeaux.
16

16. Siège de Constantine. Prise de la ville, 13 octobre 1837, huile sur toile signée Horace
Vernet, 1838-1839.
[La conquête de l’Algérie est l’occasion de magnifier les « exploits » de l’armée française,
force organisée contre les « multitudes indigènes » déchaînées, promesse de carrières
glorieuses et rapides pour les officiers : ce tableau est installé en 1842 à Versailles dans la
salle de Constantine.]
© RMN/Château de Versailles.
17

17. Colon frappant un esclave enchaîné, impression photomécanique sur papier, 1840.
[Illustration venant soutenir le mouvement abolitionniste en soulignant la violence des
maîtres envers les esclaves.]
© Archives départementales de la Guadeloupe.
18

18. Homme du Sénégal faisant son salam ou prière près du Fort Saint-Louis, lithographie
en couleur, 1853.
© Bibliothèque nationale de France.
19

19. « Les tirailleurs sénégalais à la revue de Longchamp », couverture de presse, Le Petit


Parisien. Supplément littéraire illustré, 1899 [juillet].
[Recrutés dans toute l’Afrique de l’Ouest à partir de 1857, ces tirailleurs – appelés
« sénégalais » – viennent grossir les rangs des troupes coloniales, qui manquent d’effectifs
métropolitains pour conquérir et maintenir l’ordre des territoires annexés en Afrique. Ici, en
1899, un hommage est rendu à ces tirailleurs à l’occasion de l’affaire de Fachoda.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
20

20. Arrivée du maréchal (Patrice de) Mac Mahon à Alger le 19 septembre 1864, lithographie
publiée dans Le Monde illustré, 1864 [octobre].
[En 1864, l’empereur Napoléon III le désigne pour le gouvernement général de l’Algérie,
qu’il administre jusqu’en 1870.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
21

21. L’Obbareach, prince héritier, et sa suite [Saigon, actuelle Ho-Chi-Minh Ville],


photographie d’Émile Gsell, c. 1870.
© RMN-Grand Palais (MNAAG, Paris).

22

22. « Mission Marchand : un convoi en mouvement sur la route Congo-Nil », lithographie


publiée dans Le Petit Journal. Supplément illustré, 1899 [mai].
© Coll. Groupe de recherche Achac.
23

23. « Le lieutenant Mizon », lithographie publiée dans Le Petit Journal. Supplément illustré,
1892 [juillet].
[La mission Mizon a été suivie par la presse et les Français pendant plusieurs mois à
travers son périple en Afrique centrale, la presse relatant les péripéties de l’expédition, mais
aussi les enjeux et tensions diplomatiques avec les Allemands et les Anglais.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
24

24. « Une aventure de Richard Lander », couverture de presse, Le Monde pittoresque,


1885 [septembre].
© Coll. Groupe de recherche Achac.
25

25. « Un massacre au Congo. Européens suppliciés par des cannibales », lithographie


publiée dans Le Petit Journal. Supplément illustré, 1899 [mai].
© Coll. Groupe de recherche Achac.
26

26. « La mission du roi Béhanzin à Paris », lithographie publiée dans Le Petit Journal.
Supplément illustré, 1893 [décembre].
[Le 4 novembre 1892, Alfred Dodds est vainqueur de l’armée du roi Béhanzin et le palais
royal d’Abomey est pris. Pour négocier avec les Français, il envoie une mission en France
qui ne sera jamais reçue par le président de la République. Le conflit prendra fin le 15
janvier 1894 avec la reddition de Béhanzin.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
27

27. « Nos soldats à Madagascar. L’enterrement d’un officier tué à l’ennemi », couverture de
presse, Le Petit Parisien. Supplément illustré, 1895 [août].
© Coll. Groupe de recherche Achac.
28

28. La Guerre à Madagascar, affiche publicitaire éditée par Garnier Frères pour la parution
du livre de H. Galli, La Guerre à Madagascar, 1895.
[Illustration qui symbolise la « victoire française » à Madagascar à travers l’allégorie du
drapeau planté sur la capitale Tananarive.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
29

29. Types d’immigrants chinois, travailleurs libres à la Guadeloupe, gravure publiée dans
L’Illustration, 1860.
[La fin de l’esclavage provoque une vague d’immigration de travailleurs asiatiques. Ce sont
les « engagés », qui vont alimenter en main-d’œuvre les colonies, notamment aux Antilles.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.

30

30. Campagne du Tonkin, prise de Sontay, chromolithographie, maison Aiguebelle, 1885.


[Un épisode de la conquête de l’Indochine, la victoire des troupes françaises contre les
Chinois pendant la campagne du Tonkin, en décembre 1883.]
© Coll. Kharbine-Tapabor.
31

31. Prise de Lang-Son, estampe de l’imagerie Pellerin à Épinal, 1886.


[L’affaire de Lang-Son en 1885 va déclencher une crise politique – l’affaire du Tonkin –
et la chute du gouvernement de Jules Ferry.]
© Bibliothèque nationale de France.
32

32. « Civilisation ! », dessin de couverture de presse signé Lucien Métivet, Le Rire, 1897
[janvier].
© Coll. Groupe de recherche Achac.
33

33. Bassin de Vichy, Saint-Yorre, affiche imprimerie Vercasson & Cie, 1898.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
34

34. « Le Soudan à Paris », dessin de couverture de presse signée Garnier d’après un


dessin de Pierre-Georges Jeanniot, Le Rire, 1895 [septembre].
© Coll. Groupe de recherche Achac.
35

35. Le Commandant Marchand à travers l’Afrique, affiche signée Jean-Louis Tinayre, 1900.
[L’affaire de Fachoda est illustrée par une importante iconographie héroïsant la figure du
commandant Marchand.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
36

36. Bons, bons petit Français, chromolithographie publicitaire des chaussures Aux armes
de France, 1895.
[Le thème des exhibitions ethnographiques, notamment celles au Jardin zoologique
d’acclimatation de Paris, participe d’une incroyable production iconographique mettant en
scène le « sauvage » issu des colonies.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.

37

37. Allégorie de la France colonisatrice, illustration tirée d’un calendrier, 1904.


[Marianne devient – avec le drapeau français – un des symboles majeurs de la France
colonisatrice au début du XXe siècle.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
38

38. Groupe de coloniaux à l’Exposition coloniale de Paris, carte postale, 1906.


© Coll. Groupe de recherche Achac.

39

39. Les Explorateurs célèbres. Émile Gentil, chromolithographie publicitaire de Chicorée,


1903.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
40

40. Dans le Sud. L’Assimilation. Ouled Nail en auto, cliché de Jean Geiser [Alger], carte
postale, 1908-1910.
[Les milliers de cartes postales liées à l’Empire éditées depuis la fin du XIXe siècle sont un
formidable vecteur de diffusion de l’imagerie coloniale. Ici sont mêlés exotisme et modernité
coloniale, avec une référence (ironique) à l’assimilation des populations colonisées.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
41

41. Gloire à la plus grande France, carte postale colorisée, 1915.


[Les tirailleurs sénégalais, réputés pour leur bravoure, changent l’image des Africains noirs
colonisés. De « sauvages », ils deviennent de « grands enfants » au service de la France,
capables de vaincre les Allemands, symbolisés ici par ces casques à pointe portés tels des
trophées.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
42

42. « Honneur aux héros de l’expansion coloniale ! », couverture de presse, Le Petit


Journal. Supplément illustré, 1910 [mars].
© Coll. Groupe de recherche Achac.
43

43. « Colonisons ! L’Algérie aux Algériens », couverture de presse signée Jules


Grandjouan, L’Assiette au beurre, 1903 [mai].
[Si l’anticolonialisme demeure minoritaire avant la Première Guerre mondiale, il est
cependant virulent à l’extrême gauche de l’échiquier politique, qui dénonce exactions et
exploitations coloniales.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
44

44. Banania. Y’a bon, affiche signée Giacomo de Andreis, 1915.


© Coll. Groupe de recherche Achac.
45

45. Ce que nous devons à nos colonies, affiche signée Victor Prouvé, 1918.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
46

46. « Héros d’Afrique », dessin couverture de presse signée Paule Crampel, Journal des
voyages, 1911 [janvier].
[Dans l’imaginaire colonial, le « Noir » est associé au cannibalisme, pratique qui fut toujours
considérée comme une ligne de démarcation radicale entre civilisation et sauvagerie. La
dessinatrice était l’épouse de l’explorateur Paul Crampel, disparu en 1891.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
47

47. Autour de Casablanca, carte postale dessinée, L. Chagny, 1909.


[La campagne du Maroc est engagée pour l’établissement d’un protectorat français. Les
premières batailles débutent en 1907 avec l’insurrection des tribus marocaines de la
Chaouia le 30 juillet, suivie des bombardements de Casablanca du 5 au 22 août.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.

48

48. « Le docteur Dupont versant un verre de Vin Mariani », lithographie signée Henri
Brauer, publiée dans Album Mariani, 1911.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
49

49. Poilus tahitiens, photographie, [1916].


[Pendant la Grande Guerre, la France recrute des soldats jusque dans les confins de
l’Empire.]
© Fonds Spitz, courtesy Jean-Christophe Shigetomi.
50

50. « Touristes suivant les derniers préparatifs de l’Exposition qui s’ouvre à Hanoï le
16 novembre », couverture de presse, Soleil du dimanche, 1902 [novembre].
[Les expositions coloniales n’ont pas seulement lieu en France, mais aussi dans les
colonies, comme ici à Hanoï en 1901-1902.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
51

51. Mendiants arabes, carte postale, Union postale universelle, sans date (c. 1905).
© Coll. Groupe de recherche Achac.
52

52. Samory, puissant Almamy Soudanais, ennemi de la France, capturé en 1898 après
15 ans de lutte, carte postale, Collection générale Fortier, sans date (1898).
[L’Almamy Samory Touré, né c. 1830 dans l’actuelle Guinée, est le fondateur de l’éphémère
empire Wassoulou en Afrique de l’Ouest. Il lutte militairement contre la pénétration
française et britannique en Afrique occidentale pendant près de vingt ans avant d’être
arrêté le 29 septembre 1898.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
53

53. Y’a bon, y’a pinard, carte postale illustrée par Drack-Oub, 1917.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
54

54. Nos troupes coloniales en France [Hospice de la Charité, Marseille], carte postale,
1913.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
55

55. « Le maréchal Lyautey, bâtisseur d’empires », couverture de presse, Vu, 1934 [août].
© Coll. Groupe de recherche Achac.
56

56. Inauguration de la gare de Brazzaville [Congo], photographie officielle de l’Agence


économique de l’A-EF, 1928.
© Coll. Groupe de recherche Achac.

57

57. Le Plus Beau Voyage à travers le monde, couverture d’un album de photographies,
éditions Braun & Cie, 1931.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
58

58. Ouvriers sur un site de construction du chemin de fer Congo-Océan [Congo],


photographie officielle de l’Agence économique de l’A-EF, 1928.
[Élément central de la propagande coloniale, la construction du Congo-Océan se solde par
près de 17 000 morts africains durant les travaux.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
59

59. La Croisière noire. Expédition Citroën Centre-Afrique, couverture du livre de Georges-


Marie Haardt et Louis Audouin-Dubreuil, Librairie Plon, Paris, 1927.
[La « croisière noire » est une expédition automobile organisée par André Citroën pour
ouvrir une ligne régulière traversant le continent africain. L’expédition parcourt le continent
du nord au sud entre octobre 1924 et juin 1925.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
60

60. Les Tirailleurs sénégalais, revenant de l’exercice, traversent la place Ménélik, à Djibouti,
photographie publiée dans L’Illustration, 1935 [novembre].
© Coll. Groupe de recherche Achac.

61

61. Légionnaires au repos après l’entraînement au tir [Viêt-Nam], photographie, 1931.


© Université Côte d’Azur. BU Lettres Arts Sciences Humaines. Fonds ASEMI.
62

62. Sacs de sucre transportés de l’usine au port d’embarquement, photographie de Simon


Cotrell, publiée dans L’Illustration, 1935 [novembre].
© Coll. Groupe de recherche Achac.

63

63. Le Conseil colonial à Dakar [Sénégal], photographie, 1922.


© Coll. Groupe de recherche Achac.
64

64. Pour la défense de l’Empire. Engagez-vous, affiche signée Maurice Toussaint pour le
ministère de la Guerre, 1939.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
65

65. Ligue maritime et coloniale française, affiche, 1926.


[La Ligue maritime et coloniale, fer de lance du lobby colonial, promeut sur tous les
supports une intense propagande en faveur de la colonisation, touchant en priorité le
monde scolaire.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
66

66. M. Aloys [Pitroïpa], instituteur à la Mission, au milieu de sa famille [Haute-Volta, actuel


Burkina Faso], photographie, c. 1930.
[Instituteur-missionnaire dans la région de Fada.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.

67

67. Français sur le chantier du chemin de fer Congo-Océan, photographie, 1933 [juillet].
© Coll. Groupe de recherche Achac.
68

68. Pour les missions, donnez à la Propagation de la foi, affiche signée Charles Plessard,
1935.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
69

69. « Le tricentenaire des Antilles françaises », couverture de presse, L’Illustration, 1935


[novembre].
[L’entre-deux-guerres constitue l’apogée de la propagande coloniale, avec la multiplication
des grandes expositions coloniales internationales, des salons coloniaux ou encore de la
célébration du centenaire de la conquête de l’Algérie ou du tricentenaire des Antilles
françaises.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
70

70. Société coloniale des artistes français. Salon de 1930, affiche signée Charles
Fouqueray, 1930.
© Coll. part. / DR.
71

71. « Colonisation », couverture de presse, Vu, 1934 [mars].


© Coll. Groupe de recherche Achac.
72

72. Exposition nationale coloniale Marseille 1922, affiche officielle de l’exposition signée
David Dellepiane, 1922.
[Les populations des trois ensembles géographiques des colonies sont ici signifiées selon
un code qui les hiérarchise
dans l’affiche officielle de l’exposition.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
73

73. « Les Colonies à l’aide de la France en guerre », couverture de presse, L’Espoir


français, 1940 [janvier].
© Coll. Groupe de recherche Achac.
74

74. La France continue… Souscrivez aux bons du Trésor, affiche signée Robert Falcucci,
1942.
[Vichy met en avant dans sa propagande le mythe d’un domaine colonial mis en valeur par
une politique d’équipement, comme ici avec l’office du Niger et le Transsaharien.]
© Coll. Groupe de recherche Achac / Adagp, Paris, 2022.
75

75. Trois Couleurs, un drapeau, un empire, affiche du secrétariat d’État aux Colonies signée
Éric Castel, 1942.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
76

76. L’Empire français, jeu de cartes, 1942.


[Cette illustration est directement inspirée de l’affiche d’Éric Castel : Trois Couleurs, un
drapeau, un empire.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
77

77. La France d’outre-mer dans la guerre [exposition], affiche signée Paul Colin, 1945.
[La France d’outre-mer dans la guerre est la première exposition organisée à la Libération
pour rendre hommage aux troupes coloniales.]
© Coll. Groupe de recherche Achac / Adagp, Paris, 2022.
78

78. Regards sur l’Afrique, affiche du film réalisé par Walter Kapps, 1942.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
79

79. Exposition d’art colonial, avec au centre une œuvre de Jeanne Thil [Vichy],
photographie, 1943.
© Albert Harlingue/Roger-Viollet.

80

80. Me voilà... et maintenant vous allez voir ce que vous allez voir, carte postale publicitaire
signée R. K., 1945.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
81

81. Vingt-cinq francs de la Banque de l’Afrique occidentale, billet de banque, 1942.


© Coll. Groupe de recherche Achac.
82

82. L’Union française s’étend sur 12 500 000 kilomètres carrés et groupe 110 000 000
d’habitants, affiche par G. Dumarçay, 1948.
[L’image que veut projeter la France de l’Union française est celle d’une nouvelle
construction, plus égalitaire. Le progrès économique en est alors le leitmotiv. On voit pour la
première fois sur des affiches officielles les drapeaux du Viêt-Nam, du Laos et du
Cambodge présentés comme des « États associés ».]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
83

83. Secco d’arachides [Sénégal], photographie du service d’information et de


documentation, 1956.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
84

84. « Vive l’UPC. Vive le FLN », photographie de presse, 1958.


[Alors que la guerre d’Algérie se poursuit, en Afrique noire, réputée « calme », les
oppositions anticoloniales s’organisent, comme ici au Sénégal avec la Fédération des
étudiants d’Afrique noire en France, alliée au Parti africain de l’indépendance.]
© Coll. Groupe de recherche Achac / DR.
85

85. Autorail de la ligne Lomé-Blitta [Togo], photographie, 1952.


[Les agences officielles, comme l’Agence économique de la France d’outre-mer, mettent en
avant la « modernisation » des colonies à travers une multitude de reportages
photographiques, soulignant le changement de politique de l’après-1945.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
86

86. L’Afrique politique, puzzle publicitaire MOB, 1958.


© Coll. Groupe de recherche Achac.
87

87. Colomb-Béchar. Tourisme et industrie (1903-1953), affiche signée Signoncet, 1953.


© Coll. Groupe de recherche Achac.
88

88. Cet étalage est consacré à la France d’outre-mer. Quinzaine de la Communauté


Française, affiche signée Jean Tillaud, 1945.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
89

89. Oui à la France, affiche pour le référendum signée Le Flaguais-Hess, 1958.


[Dans les années 1950, les affiches officielles et politiques montrent de moins en moins les
populations et insistent sur leur « diversité » et leur « égalité » de manière figurative, ici à
travers ces mains et bras de différentes couleurs.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
90

90. De Dunkerque à Tamanrasset. 55 millions de Français, affiche signée Charles Rau,


1959.
[Le référendum de 1958 constitue un dernier coup de dés pour conserver l’Empire. Malgré
un vote massif en faveur du « oui », les indépendances se profilent. Cette affiche affirme
une unité politique en unissant les populations métropolitaines et algériennes dans un
ensemble unique, de Dunkerque à Tamanrasset.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
91

91. « Alger », couverture de presse, Paris Match, 1958 [14 juin].


[Toute la presse française fera du voyage du général de Gaulle en Algérie un événement
majeur et un tournant dans le conflit en ce mois de juin 1958.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
92

92. Côte-d’Ivoire, photographie de Dominique Darbois pour l’Agence économique de la


France d’outre-mer, 1952.
© Coll. Groupe de recherche Achac.

93

93. Inauguration du pont de Brickaville [Madagascar], photographie du Commissariat


général de Madagascar, 1955.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
94

94. L’Assemblée nationale de Dakar [Sénégal], photographie du Service d’information de


l’A-OF, 1958.
[À la suite de la loi-cadre votée en 1956, les territoires d’A-OF, d’A-EF, de Madagascar, du
Togo et du Cameroun sont dotés d’assemblées territoriales, qui disposent d’un pouvoir
législatif sous le contrôle du gouverneur. La dénomination « Assemblée nationale » ici
promue dans la légende tend à faire croire que des droits identiques sont promulgués en
France et dans les colonies.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
95

95. « Espoirs de l’A.E.F. », couverture de presse, Réalités, 1952 [février].


© Coll. Groupe de recherche Achac.
96

96. « La rébellion de Madagascar. Interrogatoire d’un chef rebelle prisonnier », couverture


de presse, France Illustration, 1947 [juin].
© Coll. Groupe de recherche Achac.
97

97. Un ouvrier déplaçant une balle de coton, photographie de Robert Carmet pour le
ministère de la France d’outre-mer, 1949.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
98

98. « Palestro. Ils n’ont eu pitié de personne ! », couverture de presse, Radar, 1956.
[L’embuscade de Palestro (ou Djerrah) en Algérie, le 18 mai 1956, voit une colonne de
l’ALN attaquer une section du 9e régiment d’infanterie coloniale, dont seul un soldat survit.
L’événement déclenche une intense émotion en France sur le sort des appelés et l’horreur
de la guerre (tous les corps ont été mutilés).]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
99

99. Notre Sahara qui ressuscite, couverture du livre de Georges Le Fèvre et Pierre
Mannoni, 1956.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
100

100. La France reste, affiche signée Forien Berney, c. 1961.


© Coll. Groupe de recherche Achac.
101

101. Manifestation des membres du mouvement mahorais portant des banderoles « Nous
voulons rester français », photographie, 1975.
[En réaction à la volonté de la France d’accorder à Mayotte un traitement différent dans le
processus d’indépendance des Comores, le président du gouvernement, Ahmed Abdallah,
proclame unilatéralement l’indépendance de l’archipel le 6 juillet 1975, ce qui déclenche
des manifestations des habitants de Mayotte, qui souhaitent à une très large majorité rester
attachés à la France.]
© AFP.
102

102. Référendum pour l’indépendance à Djibouti : un nationaliste brandit le « non » au


référendum [Djibouti], photographie, 1967.
© Reporters Associés / Gamma-Rapho via Getty Images.
103

103. Manifestation des harkis à Perpignan, photographie de Jean Ribière, 1976.


[Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, entre 1962 et 1964, on estime qu’environ
22 000 harkis ont été internés au camp de transit et de reclassement de Rivesaltes, à
quelques kilomètres de Perpignan. En 1975, des révoltes éclatent dans les camps et le
Conseil des ministres du 6 août 1975 adopte des mesures pour apaiser ce mécontentement
généralisé.]
© Collection Ribière.
104

104. Je construis, tu construis… nous construisons l’Afrique nouvelle, affiche signée


Jacques Massacrier, 1962.
[La promotion d’une coopération « égalitaire » entre la France et de nombreuses ex-
colonies, représentée ici par les deux personnages enfantins placés sur le même plan,
permet à la France de conserver son « pré carré » africain. Cette affiche annonce le
discours sur la « coopération » qui se met alors en place.]
© Coll. Groupe de recherche Achac.
105

105. Escorted tour : Tahitian style [Excursion accompagnée à la manière tahitienne],


publicité presse de T.A.I. (Air France), 1963.
© Coll. Groupe de recherche Achac.
106

106. Briser les urnes colonialistes. Conquérir l’indépendance coloniale, affiche du Gong
[Antilles], 1968.
[Le Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (GONG) a été fondé en 1963 par
Pierre Sainton.]
© Coll. part. / DR.
107

107. Déboulonnons le récit officiel [statue de Joseph Gallieni, Paris], photographie de


Christophe Ena, 2020 [juin].
[Des militants demandent le déboulonnage des statues érigées en hommage aux acteurs
de la colonisation ou de l’esclavagisme.]
© Getty Images / Chesnot.
Index

Abatcha, Ibrahim : 1
Abbas, Ferhat : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Abbès, Abdelkader : 1
Abdelhafid, Moulay (sultan du Maroc) : 1
Abdeljalil, Omar : 1
Abdelkader (Abdelkader ibn Muhieddine, dit) : 1
Abdelkrim (Mohammed ben Abdelkrim El Khattabi, dit) : 1, 2-3, 4, 5
Abdelouahab, Farid : 1, 2
Abderrahmane, Sidi : 1, 2, 3, 4
Abdur-Rahman, Aliyyah I. : 1, 2
Abel, M. H. (Louis Rieunier, dit) : 1
Abidat, Abed : 1, 2
Abi-Mershed, Osama : 1
Abitbol, Michel : 1
Abou, Antoine : 1, 2
Aboudrar, Bruno Nassim : 1
Abrams, Lawrence : 1
Absalon, Olivier : 1
Achille, Étienne : 1, 2
Achille, Louis : 1, 2
Adam, Jean-Victor : 1
Adélaïde-Merlande, Jacques : 1
Afana, Osendé : 1
Affergan, Francis : 1
Ageron, Charles-Robert : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20-21, 22, 23
Agier, Michel : 1
Agmon, Danna : 1
Agulhon, Maurice : 1
Ahidjo, Ahmadou : 1-2, 3-4
Ailleret, Charles : 1-2, 3, 4
Aït Ahmed, Hocine : 1
Ait Ahmed, Mohand : 1
Aït-El-Djoudi, Dalila : 1, 2, 3
Akhemlich, Si : 1
Akpo-Vaché, Catherine : 1-2, 3, 4, 5
Alain, Clément : 1
al-Atrach, Pacha (sultan druze) : 1
al-Atrache, Zayd : 1
Alcaraz, Emmanuel : 1
Aldrich, Robert : 1, 2
Alduy, Paul : 1
Alexander, Elizabeth : 1
Alexandra de Danemark, princesse de Galles : 1
Alexandre le Grand : 1, 2-3
Aliot, Louis : 1
Allain, Jean-Claude : 1, 2
Alleg, Henri : 1, 2, 3
Allégret, Marc : 1-2, 3
Alliot-Marie, Michèle : 1
Allis, Harry (Hippolyte Percher, dit) : 1
Almeida-Topor, Hélène d’ : 1, 2
Aloys (instituteur) : 1
al-Qadir al-Jilani, Abd : 1
Alquier, Jean-Yves : 1
Altink, Henrice : 1
Al Wardi, Sémir : 1
Amalvi, Christian : 1
Amine, Laila : 1
Amiri, Linda : 1, 2
Ammar, Ben H. : 1
Amrane-Minne, Danièle-Djamila : 1
Amrani, Mehana : 1, 2
Amselle, Jean-Loup : 1
Anderson, Benedict : 1
Andreis, Giacomo de : 1
Andreu, Gaby : 1
Andrew, Christopher M. : 1
Andries, Lise : 1, 2
Angeli, Pierre : 1-2, 3
Angelini, Jean-Baptiste : 1, 2
Angelleli, Jean-Paul : 1
Angio, Agnès d’ : 1, 2
Angleviel, Frédéric : 1
Anselin, Alain : 1-2, 3-4, 5
Antier-Renaud, Chantal : 1, 2
Antoine, André-Paul : 1, 2, 3
Aouli, Smaïl : 1
Apollinaire, Guillaume : 1, 2
Appadurai, Arjun : 1
Appiani, Andrea : 1
Apter, Emily : 1
Arago, François : 1
Aragon, Louis : 1, 2-3
Arbellot, Simon : 1
Archer-Straw, Petrine : 1, 2
Arenberg, Auguste d’ : 1
Arène, Paul : 1
Argenlieu, Thierry d’ : 1-2
Argounès, Fabrice : 1
Argout, Robert d’ : 1
Aristote : 1, 2, 3
Arkoun, Mohammed : 1, 2
Armengaud, André : 1
Arnold, Georges : 1
Arnold, James : 1
Arnoux d’Épernay, Laurent : 1
Aron, Robert : 1
Arrii, Don Côme : 1
Arsan, Andrew : 1, 2, 3
Aruri, Naseer H. : 1, 2
Arzalier, Francis : 1
Arzel, Lancelot : 1
Asso, Raymond : 1
Astier Loutfi, Martine : 1, 2
Ataï (grand chef kanak de Komalé) : 1, 2, 3
Atangana, Martin-René : 1, 2
Athané, François : 1
Atlani-Duault, Laëtitia : 1, 2
Atouf, Elkbir : 1-2
Attuly, Robert : 1
Aubaret, Louis Gabriel Galdéric : 1
Aubry, Pierre : 1
Audoin-Rouzeau, Stéphane : 1, 2
Audouin-Dubreuil, Louis : 1, 2
Audrat, Didier : 1
Augagneur, Victor : 1
Augé, Marc : 1
Augeron, Mickaël : 1
August, Thomas : 1, 2
August, Tom : 1
Augustin, saint : 1, 2
Auriol, Vincent : 1
Aussaresses, Paul : 1
Avelar Rebelo, José de : 1
Ayache, Germain : 1, 2
Aymard, Aubin : 1, 2
Aymonier, Étienne : 1
Ayrault, Jean-Marc : 1
Azan, Paul : 1
Azema, Jean-Pierre : 1
Azerkane, Si Mohammed : 1, 2
Azongo, A. K. : 1
B

Baartman, Saartjie : 1-2, 3-4


Bacha, Myriam : 1, 2
Bachelier, Alain : 1
Bachollet, Raymond : 1, 2
Bacot, Jean-Pierre : 1, 2
Baden-Powell, Robert Stephenson Smyth : 1, 2
Badinter, Élisabeth : 1
Badji, Mamadou : 1
Badou, Gérard : 1, 2
Baier, Stephen : 1
Bailby, Léon : 1
Bainville, Jacques : 1, 2
Baj, Enrico : 1
Baker, Joséphine : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12
Bakhtadzé, Éléonore : 1
Balafrej, Ahmed : 1
Balandier, Georges : 1, 2, 3, 4, 5
Balavoine, Daniel : 1
Baldassari, Anne : 1
Baldwin, James : 1, 2, 3
Balibar, Étienne : 1, 2
Ball, Marc : 1
Ballot, Victor : 1
Ballu, Albert : 1, 2-3
Balzac, Honoré de : 1
Bancel, Nicolas : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37-38,
39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55-56, 57, 58-
59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66-67, 68, 69, 70-71, 72, 73, 74, 75, 76, 77-78,
79, 80-81, 82, 83, 84, 85, 86
Banksy : 1
Bantigny, Ludivine : 1, 2, 3, 4, 5
Bảo Đại (Nguyên Vinh Thuy, dit) : 1-2, 3
Baquoy, Jean-Charles : 1
Barbe, Adam : 1
Barberot, Roger : 1, 2
Barbier, Gilbert : 1
Barbier, Joannès : 1, 2
Bardet, Max : 1
Bardolph, Jacqueline : 1
Baréty, Léon : 1
Bariteau, Alcide : 1
Barjon, Carole : 1
Barkat, Sidi Mohamed : 1
Barker, Nancy : 1
Barlet, Olivier : 1, 2, 3, 4
Barnave, Antoine : 1
Barnes, Djuna : 1
Barney, Natalie : 1
Baron, Henri : 1
Baroncelli, Jacques de : 1, 2, 3, 4
Barrat, Robert : 1
Barre, Raymond : 1
Barreaud, Marc : 1
Barrois, Claude : 1, 2, 3
Barros, Françoise de : 1
Barry, Boubacar : 1
Barth, Heinrich : 1
Barthélemy, Georges : 1
Barthélémy, Pascale : 1
Barthes, Roland : 1, 2, 3
Baruch, Marc Olivier : 1, 2, 3, 4, 5
Barzman, John : 1
Basch, Victor : 1-2
Basler, Marianne : 1
Bass, Loretta : 1
Bassot, Hubert : 1
Bastenier, Albert : 1
Bastiat, Frédéric : 1-2, 3-4, 5
Bat, Jean-Pierre : 1, 2, 3, 4, 5
Bataille, Georges : 1
Bataille, Maurice-Robert : 1, 2
Batty, Pierre : 1
Baty, Gaston : 1-2
Batz, Alexandre de : 1
Baude, Jean-Jacques : 1-2, 3
Baudeau (auteur) : 1
Baudeau (Nicolas Baudeau, dit l’abbé) : 1
Baudelaire, Charles : 1
Baudry, Léon : 1
Bauër, Gérard : 1
Baugh, Daniel : 1
Baur, Harry : 1
Bayanor (souverain de Mahé) : 1
Bayard, Pierre du Terrail, seigneur de : 1
Bayart, Jean-François : 1, 2
Bayet, Albert : 1
Bayrou, François : 1
Bazire, Jean : 1
Beaufort d’Hautpoul, Charles-Marie Napoléon de : 1
Beauharnais, Joséphine de : (Joséphine Tascher de La Pagerie,
impératrice) : 1, 2
Beauvoir, Simone de : 1, 2, 3
Becker, Jean-Jacques : 1, 2, 3, 4
Bédarida, François : 1, 2
Bedford, duc de : 1
Bédouret, David : 1
Bée, Clotaire : 1
Bégot, Danielle : 1
Behanzin, Egountchi (Sylvain Afoua, dit) : 1
Béhanzin (roi d’Abomey) : 1-2, 3, 4, 5
Bekolo-Ebe, Bruno : 1, 2
Bélénus, René : 1
Belhadj, Abdelkader : 1
Bélime, Émile : 1
Belin, Roger : 1, 2, 3
Belkaïd, Akram : 1
Bell, David A. : 1, 2, 3, 4
Bellec, François : 1
Belley, Jean-Baptiste : 1, 2
Belloc, Jean-Baptiste : 1
Belmenouar, Safia : 1
Belon, François : 1, 2
Belot, Adolphe : 1, 2
Beltoise, Jean-Pierre : 1
Ben Abdallah Ben Rezig Ez Zoghlani, Mohamed : 1
Ben Abdelkader, Mustapha Khelilou : 1
Bénac-Giroux, Karine : 1
Benali, Abdelkader : 1, 2, 3
Bénard, Pierre : 1
Benayoun, Chantal : 1
Ben Barek, Larbi : 1, 2
Benbassa, Esther : 1
Ben Bella, Ahmed : 1, 2
Ben Bouali, Abd el-Kader : 1
Bédarida, François : 1
Bendjedid, Chadli : 1
Bénédite, Léonce : 1-2
Benglia, Habib : 1
Benjamin-Constant, Jean-Joseph : 1, 2
Benjelloun, Abdelkader : 1
Ben Kalidour Marouf, Mohamed : 1
Ben Khalifa, Ali : 1-2
Ben Mrad, B’chira : 1
Bennett, Gwendolyn : 1
Bennett, Terry : 1
Benninghoff-Lühl, Sibylle : 1, 2
Benoist, Joseph-Roger de : 1
Benoist, Marie-Guillemine : 1
Benoit, Christian : 1
Benoît-Lévy, Jean : 1
Benoit, Pierre : 1, 2, 3
Benoît XV : 1
Benot, Yves : 1, 2, 3, 4, 5-6
Benouna, Ali : 1
Bensa, Alban : 1
Berchet, Jean-Claude : 1
Bérenger, Henry : 1-2, 3
Bérenguer, Françoise : 1
Berenson, Edward : 1
Berger, Anne : 1
Bergeret, Jean : 1
Bergot, Erwan : 1
Beriss, David : 1, 2, 3
Bernabé, Jean : 1
Bernanos, Georges : 1
Bernard, Augustin : 1, 2
Bernard, Paul : 1-2, 3
Bernard, Philippe : 1, 2
Bernard, Renée : 1
Bernard-Aubert, Claude : 1
Bernardot, Marc : 1, 2
Bernault, Florence : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Berney, Forien : 1
Bernus, Pierre : 1
Berque, Jacques : 1, 2, 3
Berramdane, Abdelkhaleq : 1, 2
Bert, Paul : 1
Bertaud, Jean-Paul : 1, 2, 3, 4
Bertaux, Pierre : 1
Berthelot (frères) : 1, 2, 3
Berthezène, Pierre : 1, 2, 3
Berthier, Louis Alexandre : 1
Bertile, Wilfrid : 1
Bertin-Élisabeth, Cécile : 1
Berting, Jan : 1
Bertrand, Louis : 1, 2
Bertrand, Romain : 1, 2
Besnaci-Lancou, Fatima : 1, 2, 3
Besset, Jean-Paul : 1
Bessieux, Jean-Rémi : 1
Bessis, Sophie : 1, 2, 3, 4, 5
Beti, Mongo (Alexandre Biyidi, dit) : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Betts, Raymond F. : 1
Bey, Ali : 1
Bey, Jamil Mardam : 1
Bey, Lamine : 1, 2
Bey Ier, Ahmed : 1, 2
Beylie, Claude : 1, 2
Beynet, Paul : 1, 2-3
Bhabha, Homi K. : 1
Biaka Boda, Victor : 1
Biarnès, Pierre : 1, 2, 3
Biasini, Émile : 1-2, 3, 4
Bichelot, René : 1
Bidault, Georges : 1-2, 3, 4, 5, 6
Bigeard, Marcel : 1, 2
Bigo, Didier : 1
Billard, Claude : 1, 2
Billotey, Pierre : 1
Binoche, Jacques : 1
Biondi, Carminella : 1
Biondi, Jean-Pierre : 1, 2, 3
Birnbaum, Pierre : 1, 2, 3
Bissette, Cyrille : 1
Bivar Marquese, Rafael de : 1
Biyidi, Alexandre (alias Mongo Beti) : 1
Bizien, Gaston Georges (médecin général) : 1
Blackburn, Robin : 1
Blainville, Henri de : 1-2
Blair, Anthony : 1
Blake, William : 1
Blanc, Guillaume : 1
Blanc, Jean-Victor : 1
Blanchard, Emmanuel : 1, 2
Blanchard, Pascal : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25-26, 27-28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37,
38-39, 40, 41, 42, 43, 44-45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57,
58, 59, 60-61, 62, 63-64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72-73, 74-75, 76-77, 78,
79, 80, 81, 82, 83-84, 85, 86-87, 88, 89, 90, 91, 92
Blanchard, Raphaël : 1, 2
Blanchoin, Stéphane : 1, 2, 3
Blanchot, François Émilie : 1-2, 3
Blanckaert, Claude : 1, 2, 3
Blanqui, Adolphe : 1, 2
Blaut, James M. : 1
Blévis, Laure : 1
Blind, Camille : 1
Bloch, Marc : 1, 2
Bloche, Patrick : 1
Block, Sharon : 1
Bloom, Peter J. : 1, 2
Blum, Léon : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10
Blumenbach, Friedrich : 1
Boateng, Paul : 1, 2
Bobillot, Jules : 1
Bochmann, Klaus : 1
Bocquet, Jérôme : 1
Bodichon, Eugène : 1
Bodin, Louise : 1
Bodin, Michel : 1
Boëtsch, Gilles : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16-17,
18-19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
Boganda, Barthélemy : 1
Boisrond-Tonnerre, Louis : 1
Boisset, Yves : 1
Boissière, Jules : 1
Boisson, Pierre : 1, 2-3
Boittin, Jennifer Anne : 1, 2
Bokassa, Jean-Bedel : 1
Bollaert, Émile : 1
Boltanski, Luc : 1
Bompard, Maurice : 1
Bonaparte, Louis-Napoléon : 1-2, 3
Bonaparte, Lucien : 1
Bonaparte, Napoléon : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16,
17, 18, 19
Bonaparte, Napoléon Jérôme : 1
Bonaparte, Pauline : 1
Bonaparte, Roland : 1
Bonard, Louis Adolphe : 1
Bonardi, Pierre : 1
Boncourt, Élie : 1
Bondil, Nathalie : 1
Bonhoure, Adrien : 1
Bonin, Hubert : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Boninchi, Marc : 1
Bonnafont, Jean-Pierre : 1, 2
Bonnal, Henri : 1
Bonnefin, Aimé : 1-2, 3
Bonnefoy, Baptiste : 1
Bonneuil, Christophe : 1
Bonniol, Jean-Luc : 1
Booz, Ludovic : 1
Bordeaux, Henry : 1, 2
Bordes, Pierre : 1, 2
Bordier, Arthur : 1-2, 3
Borgeaud, Henri : 1
Borgnis-Desbordes, Gustave : 1
Borrel, Thomas : 1, 2
Bory de Saint-Vincent, Jean- Baptiste : 1, 2
Bouabid, Abderrahim : 1
Bouamama, Saïd : 1, 2
Bouaziz, Moula : 1
Boubaghla, Chérif : 1
Boubeker, Ahmed : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8
Bouchareb, Rachid : 1
Bouché, Catherine : 1, 2
Bouche, Denise : 1, 2, 3
Bouchène, Abderrahmane : 1
Boucher, André : 1
Boucle-Bossard, Mathilde : 1
Boudjedra, Rachid : 1
Boudon, Jacques-Olivier : 1, 2, 3
Boufassa, Sami : 1, 2, 3, 4, 5
Boufhal, Smaïl : 1
Bouhier, Emmanuel : 1
Bouilhères, Germain : 1
Boukari Yabara, Amzat : 1, 2
Boukerche, Miloud : 1
Boulanger, Pierre : 1, 2, 3, 4
Boulay, Roger : 1
Boumaza, Béchir : 1
Boupacha, Djamila : 1, 2, 3
Bourdet, Claude : 1-2
Bourdier, Karen : 1
Bourdieu, Pierre : 1, 2, 3
Bourdon, Pierre : 1
Bourgès-Maunoury, Maurice : 1, 2
Bourget, Paul : 1
Bourgi, Albert : 1, 2
Bourguiba, Habib : 1, 2
Bourhis-Mariotti, Claire : 1
Bournet, Joseph-Philippe : 1-2
Boussenard, Louis-Henri : 1, 2
Boussenot, Georges : 1
Boussois, Sébastien : 1
Boussuge, Joseph : 1
Boutet, Charles : 1
Boutet, Rémy : 1
Boutier, Jean : 1, 2, 3
Boutin, Vincent-Yves : 1
Boutmy, Émile : 1, 2
Bouveresse, Jacques : 1
Bouvet, Laurent : 1, 2, 3
Bouvier, Henri : 1
Bouvier, Jean : 1
Bouvier, Nicolas : 1, 2
Bouyahia, Malek : 1, 2, 3, 4
Bouyer, Christian : 1
Bouyerdene, Ahmed : 1, 2
Bouzar-Kasbadji, Nadya : 1
Bouzet, Joseph du : 1-2
Bouziane, Cheikh : 1
Bowker, John : 1
Bozzo, Anna : 1, 2
Branche, Raphaëlle : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10
Branda, Pierre : 1
Brangwyn, sir Frank : 1
Brard, Yves : 1, 2
Brasillach, Robert : 1
Braudel, Fernand : 1, 2
Brauer, Henri : 1
Brec, Jean : 1, 2
Brenner, Emmanuel : 1
Breton, André : 1, 2, 3, 4, 5
Brévié, Jules : 1-2
Briand, Aristide : 1, 2, 3
Briand, Max : 1
Brissot, Jacques-Pierre : 1, 2
Broca, Paul : 1-2, 3, 4
Brocheux, Pierre : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Broglie, Albert de : 1-2, 3
Brower, Benjamin : 1
Brown, Carl L. : 1
Bruant, Aristide : 1
Bruce, Jean : 1
Bruchez, Anne : 1, 2, 3, 4, 5
Bruckner, Pascal : 1, 2, 3, 4
Bruffaerts, Jean-Claude : 1
Bruix, Eustache : 1, 2
Bruleaux, Anne-Marie : 1
Brun, Catherine : 1
Brunet (famille) : 1
Brunet, Auguste : 1
Brunet, Jean : 1
Brunet, Jean-Paul : 1, 2
Brunhes, Jean : 1, 2, 3
Bruno, G. (Augustine Fouillée, dite) : 1, 2, 3
Brunot, Ferdinand : 1
Brunschwig, Henri : 1, 2, 3
Buade, Louis de, comte de Frontenac : 1
Buchloh, Benjamin : 1
Buchta, Richard : 1
Bugeaud, Thomas Robert : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13
Bugniet, René : 1
Bugnion, François : 1, 2
Buijtenhuijs, Robert : 1
Buisson, Patrick : 1
Burbank, Jane : 1
Burnard, Trevor : 1
Burton, Richard D. E. : 1, 2, 3, 4, 5
Bussy, Louis de : 1
Butel, Paul : 1, 2
C

Cabanel, Patrick : 1, 2, 3, 4
Cabantous, Alain : 1
Cable, James : 1
Cabort-Masson, Guy : 1
Cachin, Marcel : 1, 2
Cadé, Michel : 1, 2
Cadeau, Ivan : 1
Cadi, Chérif : 1
Caffié, Auguste : 1
Cahen, Michel : 1, 2
Cailler, Bernadette : 1, 2, 3
Caillet, Élisabeth : 1
Caillié, René : 1
Caix, Robert de : 1, 2, 3
Calmont, Régine : 1
Calvet, Catherine : 1, 2
Calvet, Jean-Louis : 1
Calvino, Italo : 1
Cambon, Paul : 1
Campbell, Gwyn : 1
Camper, Petrus : 1
Camus, Albert : 1, 2
Camus, Jean-Yves : 1
Candace, Gratien : 1, 2-3
Canet, Nicole : 1
Canning, Kathleen : 1, 2
Cantier, Jacques : 1, 2, 3, 4, 5
Capdevila, Luc : 1
Capeci, Dominic J. : 1
Caporossi, Olivier : 1
Carbonell, Charles-Olivier : 1
Cardoso, Ciro Flamarion : 1
Carmet, Robert : 1
Carotenuto, Audrey : 1
Carpeaux, Jean-Baptiste : 1
Carret, Jean-Marie : 1
Carroll, Christina B. : 1, 2, 3, 4, 5
Cartier, Jacques : 1
Casali, Dimitri : 1
Castel, Éric : 1, 2
Castelnau, Paul : 1, 2
Castex, Raoul : 1, 2
Castries, Christian de : 1
Catinat, Nicolas de : 1
Catroux, Georges : 1, 2, 3
Célia (esclave) : 1
Çelik, Zeynep : 1, 2
Célimène, Fred : 1, 2
Céline, Louis-Ferdinand : 1, 2, 3, 4, 5
Cellier, Marine : 1
Cendrars, Blaise : 1
Certeau, Michel de : 1, 2
Césaire, Aimé : 1, 2-3, 4-5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21-22, 23, 24-25, 26, 27
César, Jules : 1
Cesari, Laurent : 1
Cetshwayo (roi) : 1
Chaabita, Rachid : 1
Chaban-Delmas, Jacques : 1
Chafer, Tony : 1, 2
Chagny, L. : 1
Chailley-Bert, Joseph : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8
Chaillou-Atrous, Virginie : 1
Chalaye, Sylvie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Challaye, Félicien : 1, 2
Challe, Maurice : 1-2, 3
Chambon (monsieur) : 1
Chambrun, Aldebert de : 1-2
Chamoiseau, Patrick : 1-2, 3, 4, 5
Champeaux, Antoine : 1, 2, 3, 4, 5
Champlain, Samuel de : 1
Chandernagor, Françoise : 1
Chanson-Jabeur, Chantal : 1
Chantre, Ernest : 1
Chappell, David A. : 1
Chappey, Jean-Luc : 1
Chappuis, Mélanie : 1
Char, René : 1
Charle, Christophe : 1, 2, 3, 4, 5
Charlemagne : 1, 2
Charles Martel : 1, 2
Charles Quint : 1
Charles X : 1
Charner, Léonard Victor : 1, 2
Charqui, Mimoun : 1
Charvet, Jean-Gabriel : 1, 2
Chase-Riboud, Barbara : 1
Chasles, Romain : 1
Chasseloup-Laubat, Prosper de : 1, 2, 3, 4
Chassériau, Arthur : 1
Chassériau, Théodore : 1
Chassin, Lionel : 1
Chataigneau, Yves : 1
Chateaubriand, François-René de : 1
Châtelain (directeur des musées de France) : 1
Chathuant, Dominique : 1, 2, 3, 4, 5
Chaumel, Alfred : 1
Chaumont, Jean-Michel : 1
Chautemps, Camille : 1, 2
Chauvin, Derek : 1
Chauvin de Tonnetuit, Pierre de : 1
Chenal, Pierre : 1
Cherdieu, Philippe : 1, 2, 3
Chérif, Méziane : 1
Cheval, François : 1
Chevaldonné, François : 1, 2, 3
Chevalier, Auguste : 1
Chevalier, Jean-Claude : 1
Chevalier, Jean-Louis : 1
Chevalier, Michel : 1, 2
Chevènement, Jean-Pierre : 1
Chiapello, Ève : 1
Chiheb, Youssef : 1, 2
Chikeka, Charles O. : 1
Chipman, John : 1, 2
Chirac, Jacques : 1, 2-3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11
Chivallon, Christine : 1
Chivas-Baron, Clotilde : 1
Chocolat (le clown) : 1
Choi, Sung-Eun : 1
Choiseul, Étienne-François de : 1, 2, 3
Choiseul-Gouffier, Marie-Gabriel-Florent-Auguste, marquis de : 1
Chollet, Laurent : 1
Cholley, André : 1
Chomedey de Maisonneuve, Paul de : 1
Chrétien, Jean-Pierre : 1, 2, 3
Christian-Jaque (Christian Albert François Maudet, dit) : 1
Christie, Nancy : 1
Christophe, Henri : 1
Church, Christopher M. : 1, 2, 3, 4
Churchill, Winston : 1, 2, 3
Cincinnatus, Lucius Quinctius : 1
Cissoko, Sékéné Mody : 1, 2, 3
Citroën, André : 1
Citron, Suzanne : 1, 2, 3, 4
Clair, René : 1
Clancy-Smith, Julia : 1, 2, 3, 4
Claudot-Hawad, Hélène : 1
Clauzel, Jean : 1, 2
Claverit (madame) : 1
Clavière, Étienne : 1-2, 3
Clavreul, Gilles : 1
Clayton, Anthony : 1, 2
Clemenceau, Georges : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8
Clément, Alain : 1, 2
Clermont-Tonnerre, Aimé Marie Gaspard, marquis de : 1
Clifford, James : 1, 2
Clifton, Crais : 1
Cloarec, Vincent : 1
Clovis (roi) : 1
Clozier, René : 1
Cochet, François : 1
Cochin, Denys : 1
Cocteau, Jean : 1
Codaccioni, Vanessa : 1, 2
Coenen-Huther, Jacques : 1, 2
Cohen, Claudine : 1
Cohen, Jim : 1, 2
Cohen, William B. : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Cohn, Bernard : 1
Colantonio, Laurent : 1
Colardelle, Michel : 1
Colas, Dominique : 1
Colbert, Jean-Baptiste : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10
Colbert de Seignelay, Jean-Baptiste : 1
Colibert, Nicolas : 1
Colin, Mariella : 1
Colin, Paul : 1, 2
Collin, Thibaud : 1
Collombat, Benoît : 1, 2
Colney, Anne de : 1
Colomb, Christophe : 1
Colston, Edward : 1, 2
Combeau-Mari, Évelyne : 1
Combier, Marc : 1, 2
Compagnon, Antoine : 1
Compère-Morel, Thomas : 1
Comtat, Emmanuelle : 1, 2
Conan, Éric : 1
Conan, Georges : 1
Condette, Jean-François : 1-2, 3
Condon, Stéphanie A. : 1, 2
Condorcet, Nicolas de Caritat, marquis de : 1, 2, 3, 4, 5
Confiant, Raphaël : 1
Confier, Gilda : 1
Conklin, Alice : 1, 2, 3, 4, 5
Connell, John : 1, 2
Constant, Benjamin : 1
Constant, Fred : 1, 2
Constantin, François : 1
Conte, Éric : 1
Cook, James (capitaine) : 1
Cook Andersen, Margaret : 1
Cooper, Anna Julia : 1
Cooper, Frederick : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11
Cooper, Gary : 1
Cooter, Roger : 1
Copin, Henri : 1, 2
Coppenrath, Gérald : 1, 2
Coquelin, Charles : 1, 2
Coquery-Vidrovitch, Catherine : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16
Coquio, Catherine : 1
Corbel, Laurence : 1, 2, 3, 4
Corbet, Charles-Louis : 1
Corcuff, Philippe : 1, 2, 3
Cornette, Joël : 1, 2
Cornut-Gentille, Bernard : 1, 2
Coronil, Fernando : 1
Cosnier, Henri : 1
Cossy, Valérie : 1
Costantini, Dino : 1
Costaz, Louis : 1
Coste-Floret, Paul : 1
Costerousse (médecin-chef) : 1, 2
Coto, Danica : 1
Cotrell, Simon : 1
Cottet, Charles : 1
Cottias, Myriam : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10
Coty, François : 1, 2
Coty, René : 1, 2, 3
Couderc-Morandeau, Stéphanie : 1
Coulon, Marc : 1
Courau, Henri : 1
Courbet, Gustave : 1
Courcelle-Labrousse, Vincent : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Courcelles, Dominique de : 1
Courrière, Raymond : 1
Courrière, Yves : 1, 2, 3, 4
Courtin, Jean-Jacques Ignace, chevalier : 1
Courtin, Nicolas : 1
Courtois, Stéphane : 1, 2
Cousin, Anne : 1, 2
Cousseau, Vincent : 1
Coutard, Raoul : 1
Couti, Jacqueline : 1
Cowell, Andrew : 1
Coypel, Antoine : 1
Cozzano, Félicien : 1
Crampel, Paul : 1, 2
Crampel, Paule (dessinatrice) : 1
Creagh, Ronald : 1
Crémieux, Benjamin : 1, 2
Crenn, Julie : 1
Crépel, Pierre : 1
Crépin, Annie : 1, 2
Crépin, Jean : 1
Crétois, Jules : 1, 2
Croidys, Pierre : 1
Crowder, Michael : 1, 2
Cruikshank, Isaac Robert : 1
Cultru, Prosper : 1, 2
Cunningham, Michele : 1
Curtius, Anny-Dominique : 1-2, 3
Curtiz, Michael : 1
Curutchet, Jean-Marie : 1-2
Cuvier, Georges : 1-2
D

Dadié, Bernard : 1-2, 3


Daeninckx, Didier : 1, 2, 3, 4
Daget, Serge : 1, 2
Daguerches, Henry : 1
Dain, Charles : 1-2
Daladier, Édouard : 1, 2, 3
Dallet, Jean-Marie : 1, 2
Dalloz, Jacques : 1, 2
Dally, Eugène : 1
Damas, Léon-Gontran : 1, 2
Damerdji, Amina : 1
Damon, Jacqueline : 1, 2
Danel, Henri Éloi : 1
Daney, Serge : 1
Daniel, Justin : 1, 2
Daniel-Rops, Henri : 1
Danielsson, Bengt : 1, 2, 3
Danielsson, Marie-Thérèse : 1, 2
Daoud, Zakya : 1, 2
Darbois, Dominique : 1
Dard, Olivier : 1, 2
Darlan, François : 1
Darmon, Pierre : 1
Darwiche, Hamzé : 1
Darwin, Charles : 1-2, 3
Dash, J. Michael : 1
Daubenton, Louis : 1
Daudet, Alphonse : 1-2
Daudet, Léon : 1, 2
Daughton, James : 1
Dauphin, Cécile : 1, 2
Dauphiné, Joël : 1, 2, 3
Dauvin, Pascal : 1, 2
David, Thomas : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Davis, David Brion : 1
Davis, Mike : 1
Dayot, Armand : 1
Déat, Marcel : 1
Debans, Camille : 1
Debizet, Pierre : 1
Debost, Jean-Barthélemi : 1
Debray, Régis : 1
Debré, Michel : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Debret, Jean-Baptiste : 1
Debrunner, Hans Werner : 1
Decaux, Alain : 1
Decazes, Louis : 1
Dechézelles, Yves : 1-2
Decker, Jean-Henri : 1, 2
De Cock, Laurence : 1
Decoret-Ahiha, Anne : 1
Decoux, Jean : 1
Decrais, Albert : 1
Defferre, Gaston : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12
De Gaulle, Charles : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11-12, 13, 14-15, 16-17,
18, 19, 20, 21, 22-23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30, 31, 32-33, 34-35, 36, 37,
38, 39, 40-41, 42, 43
Degueldre, Roger : 1
Dejean de La Batie, Marc-Antoine Jules : 1
Delabarre, Francis : 1, 2
Delabaume, P. : 1
Delacroix, Eugène : 1, 2
Delafosse, Maurice : 1
Delahaye (lieutenant général) : 1
Delambre, Philippe Alfred : 1
Delanoë, Pierre : 1
Delaporte, Louis : 1
Delauney, Maurice : 1
Delavignette, Robert : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Delbos, Yvon : 1
Delcassé, Théophile : 1
Deleporte, Sarah Frohning : 1
Deleuze, Gilles : 1, 2
Delgrès, Louis : 1, 2, 3
Delisle, Philippe : 1, 2
Dell, Simon : 1
Dellepiane, David : 1
Delluc, Louis : 1, 2, 3
Delmas, Claude : 1, 2, 3
Delmont, Alcide : 1, 2-3
Deloche, Jean : 1, 2
Delon, Alain : 1
Deloncle, Jean-Louis : 1
Delort de Gléon, Alphonse : 1
Delphy, Colette : 1
Deltombe, Thomas : 1, 2, 3, 4, 5
Demaison, André : 1, 2
Demargne, Delphine : 1, 2
Demeulenaere-Douyère, Christiane : 1, 2, 3, 4
Démier, Francis : 1
Demougin, Laure : 1
Deneuve, Catherine : 1
DeNino, Maureen : 1
Denis, Daniel : 1, 2, 3
Denis, François : 1
Denis, Henri : 1
Denis, Vincent : 1
Denon, Dominique-Vivant : 1, 2
Denys, Catherine : 1
Déotte, Jean-Louis : 1
Depreux, Édouard : 1-2
Derain, André : 1
Derème, Tristan (Philippe Huc, dit) : 1
Derkaoui (chérif) : 1
Deroo, Éric : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17-18,
19-20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
Derrida, Jacques : 1, 2
Der Thiam, Iba : 1
Derussy, Philippe : 1
De Ryswick, Jacques : 1
Desmoulins, Antoine : 1, 2
Desné, Rolan : 1
Desparmet, Joseph : 1, 2
Despuech, Jacques : 1, 2
Dessalines, Jean-Jacques : 1, 2
Dessalles, Pierre : 1
Dessens, Nathalie : 1
Deurbroucq, Dominique : 1
Deurbroucq, Marguerite : 1
Deval, Pierre : 1-2, 3
Devedeux, Louis : 1
Deville, Robert : 1, 2, 3
Deville-Danthu, Bernadette : 1
Devillers, Philippe : 1, 2, 3
Devinat, Paul : 1
Devisse, Jean : 1, 2, 3
Dewitte, Philippe : 1, 2, 3-4, 5, 6
Dia, Mamadou : 1, 2, 3
Diagne, Ahmadou Mapaté : 1
Diagne, Blaise : 1, 2, 3-4, 5
Diagne, Mamoussé : 1, 2
Diagne, Raoul : 1
Diagne, Souleymane Bachir : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Diallo, Aïssatou : 1, 2
Diallo, Bakary : 1
Diallo, Karfa : 1
Diané, Charles : 1
Dias, Nélia : 1
Diderot, Denis : 1
Didier, Henry : 1-2
Didier, Marc : 1
Dieckhoff, Alain : 1
Dietrich, Marlene : 1
Dietrich, Robert : 1
Dieulefils, Pierre-Marie : 1
Dillon, Frank : 1
Dimier, Véronique : 1, 2-3, 4, 5, 6
Dine, Philip : 1
Dinet, Étienne : 1, 2, 3, 4, 5
Dingammadji, Arnaud : 1
Dinh, Khaí : 1
Dinh, Truong Cong : 1
Dion, Isabelle : 1, 2
Diop, Alioune : 1, 2
Diop, David : 1
Diop, David Mandessi (poète) : 1
Diori, Hamani : 1
Diouf, Galandou : 1, 2, 3
Diouf, Mamadou : 1
Dirèche, Karima : 1
Djaïdja, Toumi : 1
Djebar, Assia : 1
Djouder, Ahmed : 1
Dockès, Pierre : 1, 2, 3
Dodds, Alfred (colonel) : 1
Doizelet, Benjamin : 1
Domenach, Jean-Marie : 1, 2-3, 4
Domergue, Manuel : 1, 2, 3, 4, 5
Dorigny, Marcel : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11 12, 13, 14, 15, 16, 17
Doriot, Jacques : 1, 2, 3, 4
Dorlin, Elsa : 1, 2, 3
Doron, Claude-Olivier : 1, 2, 3
Dossa Sotindjo, Sébastien : 1
Dosse, François : 1, 2, 3
Douala Manga Bell, Alexandre Ndoumb’a : 1
Doudart de Lagrée, Ernest : 1, 2
Doumer, Paul : 1, 2, 3
Doumergue, Gaston : 1, 2, 3
Doumic, René : 1
Dourliac, Arthur : 1
Douste-Blazy, Philippe : 1
Doustin, Daniel : 1
Dozon, Jean-Pierre : 1, 2, 3
Dragon, Chantal : 1
Dramé, Papa : 1, 2
Dresch, Jean : 1
Drevet, Jacques : 1-2
Dreyfuss, Mathias : 1
Driant, Émile, dit capitaine Danrit : 1
Drivier, Léon : 1
Droit, Michel : 1
Droz, Bernard : 1, 2, 3
Duang (alias Ang Duong) : 1
Dubech, Lucien : 1
Dubois, Claude-Gilbert : 1, 2
Dubois, Laurent : 1, 2, 3, 4, 5
Dubois, Marcel : 1, 2
Dubois, Marius : 1
Du Bois, William Edward Burghardt, dit W. E. B. Du Bois : 1, 2
Dubreuil, Laurent : 1, 2
Dubuc, Élise : 1
Dubuc, Jean-Baptiste : 1
Dubuisson, Adrien-René : 1
Duchesne, Édouard- Adolphe : 1, 2
Duchet, Michèle : 1
Duclert, Vincent : 1
Ducrocq, René : 1
Dufour, Jean-Louis : 1
Dugast, Guy-Alain : 1
Dugommier (Jacques Coquille, dit) : 1
Duhamel, Éric : 1, 2, 3
Duignan, Peter : 1, 2
Dullin, Charles : 1
Dulphy, Anne : 1
Dumaine, A.-L. : 1
Dumarçay, G. : 1
Dumas, Alexandre : 1
Dumas, Alexandre, père : 1
Dumas, Pierre-Benoît : 1
Dumasy, François : 1
Dumont, Augustin : 1
Dumont, Jacques : 1
Dumont, Jacques-Edme : 1
Dumont d’Urville, Jules : 1
Dumoulin, François Aimé Louis (dessinateur) : 1
Dumoulin, Louis (peintre) : 1-2
Dumoutier, Gustave : 1
Dumoûtier, Pierre Marie : 1
Dunbar, Ann : 1
Dunn, Richard : 1
Dunouy, Alexandre- Hyacinthe : 1
Dupagne, Arthur : 1
Duplay, Philippe : 1
Dupleix, Joseph François : 1-2
Dupont (docteur) : 1
Dupont de Nemours, Pierre Samuel : 1, 2
Duprat, Julie : 1
Dupré, Marie Jules : 1-2
Dupuis, Jean : 1
Durand, Bernard : 1
Durand, Jean-Dominique : 1, 2
Durand-Réville, Luc : 1-2
Duras, Claire de : 1, 2
Durkheim, Émile : 1, 2
Duruy, Victor : 1
Du Tertre, Jean-Baptiste : 1, 2
Duval, Jules : 1
Duval, Marcel : 1, 2
Duvernay, Marie-Thérèse : 1
Duvernet, Henri : 1, 2, 3
Duvernois, Clément : 1
Duvivier, Franciade Fleurus : 1
Duvivier, Julien : 1, 2
E

Eberhardt, Isabelle : 1
Éboué, Félix : 1, 2, 3, 4
Echenberg, Myron : 1, 2
Écouvillon, D’ : 1, 2
Eddé, Carla : 1, 2
Edenz, Maurice : 1
Edwards, Kathryn M. : 1
Ehrard, Jean : 1, 2
Eichthal, Gustave d’ : 1
Eidelman, Jacqueline : 1
Einaudi, Jean-Luc : 1, 2, 3, 4, 5
Eisenhower, Dwight D. : 1, 2
Elbourne, Elizabeth : 1
El Fassi, Malika : 1
El-Ftouh, Youssef : 1, 2
El Hadj Omar : 1
el-Halim Hemche, Abd : 1
El-Hamdaoui, Ahmed : 1, 2
Eliot, T. S. : 1
Élisabeth, Léo : 1, 2
Ellington, Duke (Edward Kennedy Ellington, dit) : 1
Ellis, Jack D. : 1
Ellul, Jacques : 1
El Mechat, Samia : 1, 2, 3
El-Mokrani, Mohammed : 1
El Ouafi, Ahmed Boughera : 1
Eltis, David : 1
Éluard, Paul : 1
Ély, Paul : 1
El Yazami, Driss : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Emerit, Marcel : 1, 2
Ena, Christophe : 1
Enfantin, Prosper : 1, 2
Enrico, Robert : 1
Ensminger, Robert : 1
Ernest, John : 1
Ernst, Raphaëlle : 1, 2, 3
Escudero, Leny : 1
Eshleman, Clayton : 1
Esme, Jean d’ (Jean Henri d’Esmenard, dit) : 1, 2, 3
Esnault, Philippe : 1
Espiet-Kilty, Raphaële : 1
Esquer, Gabriel : 1, 2
Essadok Bey, Mohamed : 1, 2
Estaing, Charles Henri d’ : 1
Estèbe, Frédéric : 1
Estèbe, Jean : 1, 2, 3
Estienne, Jean : 1
Etemad, Bouda : 1-2
Étienne, Bruno : 1, 2
Étienne, Eugène : 1, 2, 3-4, 5, 6
Étiévant, Henri : 1
Eugénie de Montijo (impératrice) : 1
Evans, Martin : 1, 2, 3, 4
Ève, Prosper : 1, 2
Eveno, Patrick : 1, 2, 3
Évrard, Camille : 1, 2
Ezra, Elizabeth : 1, 2, 3, 4, 5
F

Fabbiano, Giulia : 1, 2, 3
Faberon, Jean-Yves : 1, 2
Fabian, Johannes : 1
Fabre, Martine : 1
Fagéol, Pierre-Éric : 1
Faidherbe, Louis Léon César : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-
15, 16, 17
Faivre, Louis (Robert Louis Delavignette, dit) : 1
Falaize, Benoît : 1, 2, 3, 4
Falcucci, Robert : 1
Fall, Babacar : 1, 2
Fallope, Josette : 1, 2, 3
Fanon, Frantz : 1, 2-3, 4, 5, 6
Fanoudh-Siefer, Léon : 1, 2
Farge, Arlette : 1, 2
Fargettas, Julien : 1, 2, 3-4, 5
Farini, Guillermo Antonio (William Léonard Hunt, dit) : 1
Farrère, Claude : 1, 2
Fassin, Didier : 1
Fates, Youssef : 1
Fauchon, Paul : 1
Faucon, Philippe : 1, 2
Fauconnier, Grégoire : 1
Faugier, Stéphane : 1
Faure, Alain : 1
Faure, Jean : 1, 2-3, 4
Faure, Roger : 1
Faure II, Charles : 1
Fauset, Jessie Redmon : 1, 2
Fauvelle, François-Xavier : 1, 2, 3, 4
Favory, Michel : 1
Favre, Nicolas : 1
Favrelière, Noël : 1, 2, 3, 4, 5
Favrod, Charles-Henri : 1
Fayaud, Viviane : 1
Febvre, Lucien : 1-2, 3, 4
Feillet, Paul : 1, 2-3, 4
Feltin, Maurice : 1
Feraoun, Mouloud : 1, 2, 3
Féray, Pierre-Richard : 1, 2
Ferdi, Saïd : 1, 2, 3
Ferdinand, Alex : 1
Fernandel (Fernand Joseph Désiré Contandin, dit) : 1
Fernández Silvestre, Manuel : 1
Fernel, Claude : 1, 2
Ferrari, Gianpaolo : 1
Ferrat, Jean : 1, 2
Ferrère, Claude : 1
Ferrié, Jean-Noël : 1, 2-3
Ferro, Marc : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Ferry, Abel : 1
Ferry, Jules : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
Fescourt, Henri : 1
Fèvre, Joseph : 1, 2
Feyder, Jacques : 1, 2, 3, 4
Fichter, James R. : 1
Fillon, François : 1
Finkelstein, Norman G. : 1
Finkielkraut, Alain : 1, 2, 3
Finley, Moses I. : 1, 2
Finot, Louis : 1
Firpo, Christina Elizabeth : 1
Fisher, Allan G. B. : 1
Fisher, Humphrey J. : 1
Fitzgerald, Francis Scott : 1, 2, 3
Fix-Masseau, Pierre : 1
Flahault, François : 1
Flament, Marc : 1
Flandrin, Marcelin : 1
Fleury, Georges : 1, 2
Florey, Robert : 1
Florisoone, Michel : 1
Florisson, Jean : 1
Flosse, Gaston : 1
Floyd, George : 1, 2, 3, 4, 5
Foccart, Jacques : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Foch, Ferdinand : 1, 2
Fochivé, Jean : 1
Fogarty, Richard : 1
Foliard, Daniel : 1, 2, 3
Folliet, Joseph : 1
Foltz, William J. : 1, 2
Foncin, Pierre : 1
Fonck, Bertrand : 1
Fontenay, Élisabeth de : 1
Forcade, Olivier : 1
Ford, Caroline : 1, 2
Ford, Hugh : 1
Forest, Alain : 1
Forestier, Jean : 1, 2
Forsdick, Charles : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Fort, Martin : 1, 2
Forth, Christopher E. : 1
Fortier, François-Edmond : 1
Fosco, Piero : 1
Fossard, Brice : 1
Foster, Elizabeth A. : 1
Foucart, Georges : 1
Foucault, Michel : 1, 2, 3
Fouillée, Alfred : 1
Fouqueray, Charles : 1
Fourest, Georges : 1
Fourier, Joseph : 1
Fournié, Pierre : 1, 2, 3, 4, 5
Fournier, Casimir : 1, 2
Fourquet, Jérôme : 1, 2, 3
Foutoyet, Samuël : 1
Foyer, Jean : 1, 2, 3
Frachon, Alain : 1, 2
Fradera, Josep M. : 1, 2
France, Anatole : 1-2
Francis, Mustapha : 1
François Ier : 1, 2
Frank, Robert : 1, 2, 3
Frapier, Magali : 1, 2
Frayssinet-Dominjon, Jacqueline : 1
Frêche, Georges : 1-2
Freitas-Ekué, Franck : 1
Frémeaux, Jacques : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8
Freud, Sigmund : 1
Freycinet, Charles Louis de : 1
Freyre, Gilberto : 1, 2
Friedmann, Jacques : 1
Frilley, Jean-Jacques : 1
Frost, Robert : 1, 2
Fulbert-Dumonteil, Jean-Camille : 1-2
Fuma, Suel : 1
Fumaroli, Marc : 1
Furet, François : 1, 2, 3
G

Gaida, Peter : 1
Gaillard, Félix : 1, 2
Gaillard, Gusti-Klara : 1
Gaillard, Philippe : 1, 2, 3
Gainot, Bernard : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Galani-Moutafi, Vassili : 1
Galic, Robert : 1, 2
Galland, André : 1
Galland, Daniel : 1, 2
Galland, Olivier : 1, 2
Gallegos, Gabilondo Simón : 1
Gallieni, Joseph : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15
Gallissot, René : 1, 2, 3, 4, 5
Gallo, Max : 1-2, 3
Gallois, Pierre Marie : 1
Galloro, Piero-D. : 1
Galy, René : 1
Gambetta, Léon : 1, 2-3, 4
Gandhi, Mohandas : 1, 2, 3
Gandin, Éliane : 1
Gann, Lewis H. : 1, 2
Ganz, Pierre : 1
Garanger, Marc : 1
Garcia, Nicole : 1
Garcia, Patrick : 1, 2
Garcia-Moral, Eric : 1
Garde, François : 1
Garnier (dessinateur) : 1
Garnier, Emmanuel : 1
Garnier, Francis (alias C. Francis) : 1-2, 3
Garnier, Joseph : 1, 2, 3
Garnier, Léon : 1
Garnsey, Peter : 1, 2
Garraway, Doris Lorraine : 1, 2
Garreau, Alphonse : 1
Garrigues, Jean : 1, 2, 3
Garrigus, John : 1
Garvey, Marcus : 1
Gassama, Makhily : 1
Gastaut, Yvan : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Gastyne, Marco de (Marc Henri Benoist, dit) : 1
Gaud, Fernand : 1
Gaudez, Pierre : 1-2
Gaudin, Jean-Claude : 1
Gauguin, Paul : 1, 2, 3
Gaulupeau, Yves : 1, 2
Gauthier, Guy : 1, 2
Gauthier, Lionel : 1
Gauthier, Lucien : 1
Gautier, Arlette : 1, 2, 3, 4, 5
Gauvin, Gilles : 1
Gauvin, Lise : 1
Gauvreau, Michael : 1
Gauzère, Bernard-Alex : 1
Gay, Jean-Christophe : 1
Gay, Oscar : 1
Gayibor, Nicoué Lodjou : 1
Gazeau, Véronique : 1
Gbedemah, Seti Y. G. : 1-2
Geiser, Jean : 1
Geisser, Vincent : 1
Gélinet, Patrice : 1, 2, 3
Gelino (adjudant-chef) : 1
Gemeaux, Christine de : 1
Genet, Jean : 1, 2, 3, 4
Gensburger, Sarah : 1, 2, 3
Gentil, Émile : 1
Georges, Alphonse : 1
Georges, Nicolas : 1, 2, 3
Georget, Jean-Louis : 1
Gérando, Joseph-Marie de : 1
Géraud, André : 1
Gerbeau, Hubert : 1, 2, 3-4
Gerber, Matthew : 1
Géréon (esclave) : 1
Germain, Félix : 1-2, 3
Gérôme, Jean-Léon : 1
Gervereau, Laurent : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Gerville-Réache, Gaston : 1, 2, 3, 4, 5
Ghachem, Malick : 1
Ghaisne de Bourmont, Louis Auguste Victor de : 1, 2, 3, 4
Gheerbrandt, J. L. : 1
Ghézo (roi d’Abomey) : 1, 2
Ghisoni, Dominique : 1, 2
Ghozland, Freddy : 1, 2
Giacomini, Sonia Maria : 1
Giáp, Võ Nguyên : 1-2
Gibert, Pierre : 1, 2, 3
Gide, André : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Gide, Charles : 1-2, 3, 4
Gignac, Yves : 1
Gilbert-Jules, Jean : 1, 2
Gildea, Robert : 1
Gilroy, Paul : 1, 2
Ginio, Ruth : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Girard, Étienne : 1
Girard de Rialle, Julien : 1
Girardet, Eugène : 1
Girardet, Raoul : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Giraud, Henri : 1
Girault, Arthur : 1-2, 3-4, 5
Girault, René : 1, 2, 3
Girod, C. : 1, 2
Girollet, Anne : 1, 2, 3
Giroud, Françoise (Léa France Gourdji, dite) : 1
Giscard d’Estaing, Edmond : 1-2, 3
Giscard d’Estaing, Valéry : 1, 2, 3, 4, 5
Glaser, Antoine : 1, 2
Gleizal, Christian : 1, 2
Gleize, Maurice : 1
Gliozzi, Giuliano : 1
Glissant, Édouard : 1
Gloeden, Wilhelm von : 1
Godard, Jean-Luc : 1
Godeheu, Charles Robert : 1
Godelier, Maurice : 1-2
Godfroy, Marion F. : 1
Godicheau, François : 1
Goebel, Michael : 1
Goerg, Odile : 1, 2, 3
Gohin, Olivier : 1, 2
Gomane, Jean-Pierre : 1
Gondola, Didier : 1, 2, 3, 4
Gonidec, Pierre-François : 1, 2
Gonzalez, José : 1
Gordon, Mathew S. : 1, 2
Gouda, Frances : 1, 2
Gough, Hugh : 1, 2
Gouharo (secrétaire général de l’Exposition calédonienne) : 1
Gouin, Félix : 1
Gould, Stephen Jay : 1, 2
Goulet, Alain : 1
Gouraud, Henri : 1
Gourg, M. (ancien directeur du fort français de Juda) : 1-2, 3
Gourguet, Jean : 1
Gouriou, Fabien : 1
Gourou, Pierre : 1
Goutalier, Régine : 1, 2
Goya, Michel : 1
Goyau, Georges : 1
Gracq, Julien : 1, 2
Gradis, Abraham : 1
Grah Mel, Frédéric : 1
Grandidier, Alfred : 1
Grandière, Marcel : 1
Grandjouan, Jules : 1
Granier, Solène : 1
Granvaud, Raphaël : 1, 2
Grataloup, Christian : 1, 2
Gratiolet, Pierre : 1, 2
Green, Nancy : 1, 2
Greenhalgh, Paul : 1
Grégoire (Henri Grégoire, dit l’abbé) : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Gregório, Amélie : 1
Gréki, Anna : 1
Grémillon, Jean : 1
Grenet, Mathieu : 1
Grenier, Clément : 1, 2
Grenn, Christopher : 1
Gréville, Edmond de : 1
Griaule, Marcel : 1, 2-3
Gribelin, René : 1
Griffith, David : 1
Grimald, Aimé Louis : 1, 2, 3, 4
Griolet, Gaston : 1
Groff, David : 1, 2
Gros, Antoine-Jean : 1
Groslier, George : 1
Grunberg, Bernard : 1
Grunitzky, Nicolas : 1
Gsell, Émile : 1
Guazzoni, Enrico : 1
Guéant, Claude : 1
Guelmani, Abdelmajid : 1
Guéna, Yves : 1, 2
Guénif-Souilamas, Nacira : 1, 2
Guerena, Jean-Louis : 1
Guerin, Daniel : 1
Guernier, Charles : 1
Guernut, Henri : 1, 2-3
Gugenheim, Eugène : 1, 2
Guiard, Claudine : 1
Guiart, Jean : 1, 2
Guiauchain, Jacques : 1-2
Guibert, Jean-Sébastien : 1
Guibert, Pierre : 1, 2
Guichen, Louis de : 1
Guicheteau, Gérard : 1, 2
Guignard, Didier : 1, 2
Guihur, Evelyne : 1, 2, 3, 4, 5
Guillain, Antoine Florent : 1
Guillain, Charles : 1, 2
Guillaumet, Gustave : 1
Guillaumin, Colette : 1
Guillaumin, Gilbert : 1, 2
Guillemot, François : 1, 2
Guillen, Pierre : 1
Guimont, Fabienne : 1, 2
Guiral, Pierre : 1, 2
Guissou, Henri : 1
Guitart, Cécil : 1, 2
Guitry, Sacha (Alexandre Guitry, dit) : 1, 2
Guy, Michel : 1
Guyon, Anthony : 1
H

Ha, Marie-Paule : 1-2


Haberbusch, Benoît : 1, 2, 3
Hachelaf, Ahmed : 1
Hachelaf, Mohamed Elhabib : 1
Haddad, Elie : 1
Hadj, Messali : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9-10, 11
Hadj Ali, Abdelkader : 1
Hagenbeck, Carl : 1, 2, 3
Hagenmann, Karen : 1
Haï Quang Ho : 1
Hai Than, Nguyen : 1
Halimi, Gisèle : 1, 2
Hall, Catherine : 1, 2
Hall, Stuart : 1, 2
Halpern, Jean-Claude : 1, 2, 3, 4
Hamadi, Rodolphe : 1, 2
Hamani, Djibo : 1
Hamed-Touati, M’Barka : 1
Hamel, Jean-Pierre : 1-2
Hamilton-Gordon, George, (comte d’Aberdeen, lord) : 1
Hamon, Hervé : 1, 2
Hamoumou, Mohand : 1, 2
Hampâté Bâ, Amadou : 1, 2, 3
Hamy, Ernest Théodore : 1
Haneke, Mickael : 1
Hanin, Charles : 1
Hanna, Alfred : 1
Hanna, Kathryn : 1
Hanning Speke, John : 1, 2
Hanotaux, Gabriel : 1, 2
Harbi, Mohammed : 1, 2, 3, 4, 5
Hardy, Georges : 1-2
Hardy, Michel : 1, 2
Harel, Xavier : 1
Hargreaves, Alec G. : 1
Harismendy, Patrick : 1
Harmand, Jules : 1-2, 3, 4
Harms, Volker : 1, 2
Harrigan, Michael : 1
Harrison, Mark : 1, 2
Harrison, Nicholas : 1
Harry, Myriam : 1
Haskins, James : 1
Hassoun, Jacques : 1
Haudrère, Philippe : 1, 2-3, 4, 5
Hauser, Henri : 1, 2
Haussmann, Jacques : 1
Hautecœur, Louis : 1
Havard, Gilles : 1, 2
Hawks, Howard : 1
Hayaux du Tilly, François René Jean (colonel) : 1
Hazareesingh, Sandip : 1
Hazareesingh, Sudhir : 1
Hazoumé, Paul : 1, 2
Heath, Elizabeth : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Heduy, Philippe : 1
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich : 1
Heintz, Victor : 1, 2, 3
Hélénon, Véronique : 1, 2
Hémery, Daniel : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Hemings, Sally : 1
Hemingway, Ernest : 1
Henri IV : 1
Henrique, Louis : 1, 2
Henrique-Duluc, Louis : 1, 2
Henry, Jean-Robert : 1, 2, 3
Héraud, Nathalie : 1
Hergé (Georges Remi, dit) : 1
Héricord-Gorre, Alix : 1
Héricourt, Pierre : 1
Héritier, Ali : 1
Héritier-Augé, Françoise : 1
Hermant, Abel : 1
Hérodote : 1, 2
Herriot, Édouard : 1-2, 3, 4
Hervé, Gustave : 1
Hervé, Joly : 1
Hervo, Monique : 1, 2, 3
Herzfeld, Michael : 1
Heyberger, Laurent : 1
Heynemann, Laurent : 1-2
Hibou, Béatrice : 1, 2
Hiddleston, Jane : 1
Higgitt, Rebekah : 1
Hiribarren, Vincent : 1
Hitchcott, Nicki : 1
Hitler, Adolf : 1, 2, 3, 4, 5
Hoang Dang Vinh : 1
Hoang Hoa Tham (Giai Thiêm, dit) : 1
Hobsbawm, Eric J. : 1, 2, 3
Hô Chi Minh (Nguyen Aï Quoc, dit) : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10, 11, 12
Hocquet, Jean-Claude : 1
Hodeir, Catherine : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Hodge, Joseph M. : 1, 2
Hodgson, Barbara : 1
Hödl, Gerald : 1, 2
Hoefert, Teresa : 1
Hofnung, Thomas : 1
Hogendorn, Jan S. : 1
Hoggart, Richard : 1
Hollande, François : 1, 2, 3, 4
Holman Hunt, William (William Hobman Hunt, dit) : 1
Holmes, Rachel : 1
Holt, Nora : 1
Homberg, Octave : 1
Homet, Marcel : 1
Hong Tap (prince) : 1
Honour, Hugh : 1
Hortefeux, Brice : 1
Hougron, Jean : 1
Houphouët-Boigny, Félix : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12-13, 14
Hours, Bernard : 1, 2
Huart, Annabelle d’ : 1
Hubert-Delisle, Louis Henri : 1
Huetz de Lemps, Xavier : 1
Hugo, Victor : 1, 2-3, 4, 5, 6
Hugon, André : 1
Hugon, Anne : 1
Hugues, Victor : 1, 2
Huillery, Élise : 1, 2
Humbert, Jean-Michel : 1
Humblot, Albert : 1
Hunkanrin, Louis : 1
Hunt, Lynn : 1, 2, 3
Hurard, Marius : 1
Huré, Robert : 1
Hussein Pacha (dey d’Alger) : 1
Hyb, Serge (Henry Berthelot, dit) : 1
Hyr, Serge : 1
I

Iannucci, Ugo : 1, 2
Ibrahim Pacha (vice-roi d’Égypte) : 1
Ibsen, Kristine : 1
Idriss, Mamaye : 1
Ighilahriz, Louisette : 1
Igué, John : 1, 2
Iguerbouchen, Mohamed : 1
Imbert-Vier, Simon : 1, 2
Impey, Olivier : 1
Ingersoll, Thomas N. : 1
Ingold, François : 1
Ingram, Rex : 1
Ingres, Jean-Auguste- Dominique : 1
Iopué, Wassissi : 1
Iqbal, Mohamed : 1
Irele, Francis Abiola : 1-2, 3, 4
Irvin Painter, Nell : 1
Isaac, Alexandre : 1-2
Isambert, François-André : 1
Ishaghpour, Youssef : 1, 2
Ismard, Paulin : 1
Ivanoff, Hélène : 1
Iveton, Fernand : 1
J

Jacob, Annie : 1
Jacobs, Harriett : 1, 2
Jacquemot, Pierre : 1, 2
Jacquin, Henri : 1, 2
Jacquinot, Louis : 1
Jaffrelot, Christophe : 1
Jahan, Sébastien : 1, 2
Jalabert, Laurent : 1
James, David F. : 1
James, Elisabeth : 1
James, Lauren : 1
Jamin, Jean : 1
Janes, Lauren : 1
Janin, Sophie : 1-2
Janot, Raymond : 1
Jansen, Jan C. : 1, 2, 3, 4
Jarrassé, Dominique : 1
Jauffret,Jean-Charles : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11
Jaurès, Jean : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7
Jautel, Georges : 1
Jeanne d’Arc : 1, 2, 3
Jeannel, Charles : 1-2
Jeanneney, Jean-Noël : 1
Jeanneney, Jules : 1, 2
Jeannet-Oudin, Georges Nicolas : 1
Jeanniot, Pierre-Georges : 1
Jeanson, Francis : 1-2
Jefferson, Thomas : 1
Jenni, Alexis : 1, 2
Jennings, Éric T. : 1, 2, 3, 4, 5
Jennings, Lawrence : 1
Jesné, Fabrice : 1
Jobert, Timothée : 1
Johnson, Wesley G. : 1
Joly, Hervé : 1, 2, 3
Joly, Vincent : 1, 2
Jones, Hilary : 1
Jonnart, Charles : 1, 2
Jordi, Jean-Jacques : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Joseph, Gaston : 1
Jospin, Lionel : 1
Jossot, Henri Gustave : 1
Joubert, Barthélémy- Catherine : 1-2
Jouhaud, Edmond : 1, 2, 3
Jouhaux, Léon : 1
Journiac, René : 1
Journoud, Pierre : 1, 2, 3
Jouvenel, Henry de : 1
Joyaux, François : 1
Juárez, Benito : 1
Juchault de Lamoricière, Louis : 1
Judt, Tony : 1, 2, 3
Juglar, Joseph Clément : 1-2, 3
Juhé-Beaulaton, Dominique : 1
Juin, Alphonse : 1, 2
Jules-Rosette, Bennetta : 1
Julia, Dominique : 1, 2, 3, 4
Julien, Charles-André : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8
Julliand, Jean-Pierre : 1
Jullien, Marc Antoine : 1
K

Kabir, Hour : 1
Kacimi, Mohamed : 1
Kaddache, Mahfoud : 1
Kader Kane, Abdoul : 1
Kadri, Aïssa : 1
Kahn, Albert : 1
Kalifa, Dominique : 1
Kalman, Samuel : 1
Kalter, Christopher : 1, 2
Kane, Cheikh Hamidou : 1
Kanya-Forstner, Alexander Sydney : 1, 2
Kapferer, Jean-Noël : 1
Kaplan, Steven L. : 1, 2
Kapps, Walter : 1
Kara, Bouzid : 1-2, 3
Karmen, Roman : 1
Kastell, Serge : 1, 2
Katz, Jonathan M. : 1
Katzenellenbogen, Simon : 1
Kaufman, Asher : 1, 2
Kauma, Michel : 1
Kazadi, Ntole : 1
Keaton, Trica Danielle : 1, 2, 3
Keese, Alexander : 1, 2
Keïta, Aoua : 1-2
Keïta, Modibo : 1, 2
Keller, Kathleen : 1
Kelman, Gaston : 1
Kemal, Mustafa : 1
Kérékou, Mathieu : 1
Kergaravat, Louis : 1-2
Kerk, Christian : 1
Keslassy, Éric : 1
Kessel, Joseph : 1
Kesteloot, Lilyan : 1, 2
Kettle, Michael : 1, 2
Khaled (Khaled el-Hassani ben el-Hachemi, dit émir) : 1, 2
Khalidi, Rashid : 1, 2
Khatibi, Abdelkébir : 1, 2
Khebaili, Moussa : 1
Khellas, Mériem : 1
Khiari, Sadri : 1
Khider, Mohamed : 1
Khoury, Bechara el- : 1
Khoury, Gérard D. : 1, 2, 3
Khoury, Philip Shukry : 1, 2
Khudori, Darwis : 1
Khuong, Mê : 1
Kim, David : 1, 2, 3
Kimba, Idrissa : 1
Kinney, Leila : 1, 2
Kintzler, Catherine : 1
Kipling, Rudyard : 1, 2
Kipré, Pierre : 1, 2
Kirsanoff, Dimitri : 1, 2
Kisukidi, Nadia Yala : 1, 2, 3
Kleiber-Schwartz, Liliane : 1
Klein, Jean-François : 1, 2, 3, 4, 5
Klein, Martin A. : 1
Knibiehler, Yvonne : 1, 2
Kobelinsky, Carolina : 1
Kocher, Adolphe : 1
Koelle, Sigismund Wilhelm : 1
Koenig, Pierre : 1
Konaré, Adame Ba : 1, 2, 3, 4
Kopf, Martina : 1, 2
Kopytoff, Igor : 1
Kouatli, Choukri al- : 1, 2
Koufinkana, Marcel : 1, 2
Kounkou, Charles Thomas : 1
Kountché, Seyni : 1, 2
Kourouma, Ahmadou : 1
Kouyaté, Tiemoko Garan : 1, 2
Krivine, Alain : 1
Kroslak, Daniela : 1
Ksentini, Rachid (Rachid Belakhdar, dit) : 1
Kuba, Richard : 1
Kuharski, Jan de : 1
Kunstler, Charles : 1
Kupferstein, Daniel : 1
Kurtovitch, Ismet : 1, 2
L

Labarthe, Gilles : 1
Labica, Georges : 1
Laborde, Alexandre de : 1-2
Labrecque, Marie-France : 1
Labro, Philippe : 1
Lacassagne, Alexandre : 1
Lacassin, Francis : 1
Lachaussée, Jeune : 1
Lacheroy, Charles : 1
Lacoste, Robert : 1, 2
Lacouture, Jean : 1, 2
Lacroix, Jean : 1
Lacroux (lieutenant- colonel) : 1
Laffon, Gustave : 1
Laffont, Pierre : 1
Lafont, Robert : 1, 2, 3
Lagaillarde, Pierre : 1
Lagana, Marc : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Lagarde, Jean (colonel) : 1
La Grandière, Pierre-Paul de : 1
Lagrosillière, Joseph : 1-2
Laïdi, Zaki : 1
Lakroum, Monique : 1, 2, 3
Lallier du Coudray : 1, 2
Lalouette, Jacqueline : 1, 2, 3, 4, 5
Lama, Serge : 1
Lamant, Pierre : 1
Lamartine, Alphonse de : 1
La Mazière, Alice : 1
Lambert, David : 1
Lamberton, Jean-Marie : 1, 2, 3, 4
Lamine-Guèye, Amadou : 1, 2
Lamontagne, Samuel : 1, 2
Lamotte, Mélanie : 1
Lamy, Georges : 1, 2
Lande d’Alcour, Estienne de : 1
Landelle, Charles : 1
Lander, Richard : 1
Landowski, Paul : 1
Landrock, Ernst : 1, 2
Lanessan, Jean-Marie : 1, 2, 3, 4, 5
Langanay, André : 1
Langley, John : 1
Laniel, Joseph : 1
Lanly, André : 1
Lannoy, François de : 1, 2
La Pérouse, Jean-François de : 1
Larcher, Silyane : 1
Larcher-Goscha, Agathe : 1
Larguèche, Dalenda : 1
La Roche de Mesgouez, Troilus de : 1
Larsen, Nella : 1
Lartéguy, Jean (Jean Pierre Lucien Osty, dit) : 1
Lartet, Édouard : 1
Lasnavères, Jean-Joseph Maximilien : 1-2
Lassalle-Séré, Robert : 1
Latour, Eliane de : 1, 2
Latreille, André : 1
Lattre de Tassigny, Jean de : 1
Laubreau, Alain : 1
Laurant (artiste graveur) : 1
Laurens, Henry : 1
Laurent, Georges : 1
Laurent, Sébastien : 1, 2
Laurentie, Henri de : 1
Laux, Claire : 1
Laval, Pierre : 1, 2, 3-4
Lavater, Johann Caspar : 1
Laveaux, Étienne : 1
Lavigerie, Charles : 1, 2, 3
Lavisse, Ernest : 1, 2, 3, 4
Lavroff, Dmitri-Georges : 1, 2
Lawrance, Benjamin N. : 1
Lawson, Alan : 1
Laye, Camara : 1, 2
Lazali, Karima : 1, 2, 3
Lazarus, Neil : 1
Leapman, Michael : 1
Lear, Edward : 1
Le Baut, Yves : 1, 2
Lebel, Roland : 1
Lebesque, Morvan : 1
Leblan, Vincent : 1
Leblic, Isabelle : 1, 2
Leblond, Ary : 1-2, 3
Leblond, Marius-Ary : 1, 2
Le Bouëdec, Gérard : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8
Lebourg, Nicolas : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7
Lebovics, Herman : 1, 2, 3, 4
Le Bras, Hervé : 1, 2
Le Breton, Auguste : 1
Le Breton, David : 1, 2
Le Breton, Paul : 1
Le Bris, Michel : 1, 2, 3, 4
Lebrun, Albert : 1, 2
Lecanuet, Jean : 1
Leclerc, Charles Victoire Emmanuel (général) : 1, 2, 3, 4, 5
Leclerc, George-Louis, comte de Buffon : 1
Leclerc de Hauteclocque, Philippe : 1
Leclère, Thierry : 1, 2, 3, 4
Le Cour Grandmaison, Olivier : 1, 2-3, 4, 5-6,7, 8
Le Crom, Jean-Pierre : 1
Le Doudic, Kévin : 1, 2, 3, 4, 5
Leduc, Jean : 1, 2
Lee, Christopher : 1
Lee, Robert E. : 1
Le Faure, Georges : 1, 2
Lefebvre, Camille : 1
Lefebvre, Marcel : 1
Lefeuvre, Daniel : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8
Le Fèvre, Georges : 1
Lefevre, Jacques-Louis : 1
Lefèvre, Raymond : 1
Le Flaguais-Hess : 1
Lefranc, Georges : 1
Legendre, A. (docteur) : 1
Léger, Fernand : 1
Legg, Charlotte Ann : 1
Legget, Jane A. : 1, 2
Légitimus, Hégésippe Jean : 1, 2, 3, 4-5, 6
Le Goff, Jacques : 1-2, 3, 4, 5, 6
Le Goffic, Charles : 1
Legris, André : 1, 2
Lehnert, Rudolf : 1
Leichman, Jeffrey M. : 1
Leiris, Michel : 1, 2, 3, 4, 5
Lejeune, Dominique : 1, 2, 3, 4, 5
Le Jeune, Françoise : 1
Lejeune, Max : 1
Le Joubioux, Hervé : 1
Le Jumeau de Kergaradec, Camille : 1
Lelieur, Claude : 1
Lemaignen, Robert : 1-2
Lemaire, Sandrine : 1, 2-3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30, 31, 32, 33-34, 35, 36, 37,
38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55-56, 57-
58, 59, 60-61, 62, 63-64, 65-66, 67, 68, 69, 70
Le Mao, Caroline : 1
Lembezat, Bertrand : 1
Lémery, Henry : 1-2, 3
Lemot, François-Frédéric : 1
Le Myre de Vilers, Charles Marie : 1, 2, 3
Le Naour, Jean-Yves : 1, 2, 3-4, 5
Le Navigateur, Henri : 1
Lenglet, Édouard : 1
Lénine (Vladimir Ilitch Oulianov, dit) : 1
Lenormand, Henri-René : 1-2, 3, 4
Lenormand, Maurice : 1-2, 3
Lentz, Thierry : 1
Léon, Pierre : 1, 2
Léon XIII (pape) : 1-2, 3
Leonard, Douglas W. : 1
Léonard, Nicolas-Germain : 1
Léonard, Roger : 1
Léonard-Maestrati, Antoine : 1-2
Léopold II : 1, 2
Le Pautremat, Pascal : 1, 2
Le Pen, Jean-Marie : 1-2, 3
Le Pen, Marine : 1, 2
Le Play, Pierre Guillaume Frédéric : 1, 2
Leprohon, Pierre : 1
Leprun, Sylviane : 1, 2, 3, 4
Le Quellec-Cottier, Christine : 1
Lequesne, Christian : 1
Lerminier, Eugène : 1, 2
Le Roux, Huges : 1
Leroy, Olivier : 1
Leroy, Paul : 1
Leroy-Beaulieu, Paul : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8
Lescanff, Nicolas : 1
Lescot Junior, Elie : 1
Le Somptier, René : 1
Lespagnol, Alain : 1
Lesseps, Ferdinand de : 1
Lesseps, Jules de : 1
L’Estoile, Benoît de : 1, 2
Lestringant, Frank : 1
Lesueur, Boris : 1, 2
Lesueur, Charles-Alexandre : 1
Letchimy, Serge : 1
Le Toux, Stéphanie : 1
Le Tréguilly, Philippe : 1, 2, 3
Lettéron, Philippe : 1-2
Levallois, Michel : 1, 2
Le Van Ho, Mireille : 1, 2
Levaré, A. : 1
Leveau, Rémy : 1, 2
Levenstein, Harvey : 1
Lever (frères) : 1
Lever, Évelyne : 1, 2, 3
Le Villain, Yvon : 1
Levisse-Touzé, Christine : 1, 2
Lévi-Strauss, Claude : 1, 2
Lévy, Laurent : 1
Levy-Kinsbourg, Clarisse : 1
Lévy-Leboyer, Maurice : 1
Lewis, James I. : 1, 2
Lewis, Mary Dewhurst : 1
Leygues, Georges : 1
L’Herbier, Marcel : 1
Lhuilier, Gilles : 1, 2
Liauzu, Claude : 1, 2, 3, 4, 5
Liechti, Alban : 1, 2, 3
Lien, Tran, Thi : 1
Ligner, Sarah : 1
Ligot, Maurice : 1-2, 3, 4
Linard, Jean-Louis Albert (lieutenant-colonel) : 1
Lincoln, Abraham : 1
Lindenberg, Daniel : 1
Lindon, Jérôme : 1
Linné, Carl von : 1
Liotard, Jean-Étienne : 1
Liotard, Victor : 1
Lipnitzki, Boris : 1
Lipovetsky, Gilles : 1
Lisette, Gabriel : 1, 2
Livingstone, David : 1, 2, 3, 4
Lloret, Sylvain : 1
Lochak, Danièle : 1
Lollia, Franco : 1-2
Lombard, Denys : 1, 2
Londres, Albert : 1, 2, 3, 4, 5
Longecourt, Thibaut de : 1
Longeot, Henri : 1
Longuet, Robert-Jean : 1
Lopez, Jean-François : 1, 2
Lorcerie, Françoise : 1
Lorcin, Patricia : 1, 2, 3, 4, 5
Lorillot, Henri (général) : 1, 2
Lorin, Amaury : 1
Loti, Pierre : 1, 2, 3
Louis, Joe : 1
Louis IX : 1
Louis X : 1
Louis XIII : 1
Louis XIV : 1, 2, 3-4, 5
Louis XV : 1-2, 3
Louis-Philippe Ier : 1-2, 3
Loum, Ndiaga : 1
Louvois, François Michel Le Tellier, marquis de : 1
Louyot, Alain : 1
Louzon, Robert : 1
Love, Edgar F. : 1, 2
Lovejoy, Paul E. : 1, 2, 3
Loving, Pierre : 1, 2
Lozeray, Henri : 1-2
Lucain, Marcel : 1, 2, 3
Luguern, Liêm-Khê : 1
Luitz-Morat (Maurice Louis Radiguet, dit) : 1
Luizard, Pierre-Jean : 1, 2, 3
Lumière (frères) : 1, 2
Lumière, Louis : 1
Lung-Fou, Marie-Thérèse : 1, 2
Lunois, Alexandre : 1
Luynes, Augustin de : 1
Lyautey, Hubert : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19
Lyautey, Pierre : 1
M

Ma (maréchal chinois) : 1
Maalouf, Amin : 1
Maat, Harro : 1
Mabanckou, Alain : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16-17,
18, 19, 20, 21, 22, 23
Mabire, Jean : 1, 2
Mabire, Jean-Christophe : 1
Mabon, Armelle : 1, 2, 3
Macé, Éric : 1
MacGregor, Arthur : 1
Machin, Alfred : 1, 2
Macias, Enrico : 1
MacKenzie, John : 1, 2, 3, 4
Mac Mahon, Patrice de : 1, 2
MacMaster, Neil : 1
Mac Orlan, Pierre (Pierre Dumarchey, dit) : 1
Macron, Emmanuel : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10-11, 12, 13, 14
Madeline, Fanny : 1
Maggi, Luigi : 1
Magon, René : 1
Mahé de la Bourdonnais, Bertrand-François : 1, 2, 3
Mahjoubi, Ali : 1
Mahtar Mbow, Amadou : 1
Maillard, Bruno : 1
Maillot, Henri : 1
Maillot-Rosély, Henri : 1
Maingueneau, Dominique : 1, 2
Maîtrier, Georges : 1
Makandal, François : 1
Makaremi, Chowra : 1
Malet, Léo : 1
Malleret, Louis : 1
Mallet, Marie-Louise : 1, 2
Malon, Claude : 1, 2
Maloubier, Bob : 1
Malraux, André : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7
Malye, François : 1, 2
Mam-Lam-Fouck, Serge : 1, 2
Manceron, Gilles : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12-13, 14
Manchuelle, François : 1
Mandel, Georges : 1, 2, 3
Mandouze, André : 1, 2
Mandroux, Hélène : 1
Manet, Édouard : 1
Mangan, James A. : 1
Mangeon, Anthony : 1, 2
Mangin, Charles : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7
Manière, Laurent : 1, 2, 3
Manilève, Vincent : 1
Mann, Gregory : 1, 2, 3, 4
Mannoni, Octave : 1
Manternach, Sylvain : 1, 2
Manue, Georges-R. : 1, 2, 3
Maquin, Étienne : 1
Mar, Jacob : 1
Maran, René : 1, 2, 3
Marçais, Philippe : 1
Marcel, Pierre : 1
Marchand, Jean-Baptiste : 1
Marchand, Max : 1-2, 3
Marchetti, Adriano : 1, 2, 3
Marchoux, Émile : 1
Margairaz, Michel : 1
Margueritte, Victor : 1, 2
Margueron, Daniel : 1
Mari, Éric de : 1
Marie, Alain : 1
Marie, Claude-Valentin : 1, 2, 3
Marie de l’Incarnation (Marie Guyart, dit) : 1
Marion, Gérard Gabriel : 1, 2
Marion, Paul : 1
Marker, Chris : 1
Markovits, Claude : 1
Marmié, Nicolas : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Marnot, Bruno : 1, 2
Marquet de Vasselot, Anatole : 1
Marquette, Émile : 1, 2, 3
Marrast, Armand : 1
Marrou, Henri-Irénée : 1
Marsan, Eugène : 1
Marseille, Jacques : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9
Marsh, Kate : 1
Martet, Jean : 1
Martin, Angèle : 1
Martin, Denis-Constant : 1
Martin, François : 1
Martin, Henri (militant du Parti communiste français) : 1, 2
Martin, Henry (général) : 1
Martin, Jean : 1
Martin, Marc : 1, 2, 3
Martin, Marguerite : 1
Martin, Trayvon : 1
Martin-Chauffier, Louis : 1
Martin du Gard, Maurice : 1, 2
Martineau, Alfred : 1, 2, 3, 4
Martinel, Marie-Thérèse : 1
Martinet, Gilles : 1-2
Martini, Lucienne : 1
Martinkus-Zemp, Ada : 1
Martinot, Bernard : 1
Marx, Karl : 1
Mary, Sylvain : 1, 2-3
Marye, Georges : 1
Marynower, Claire : 1
Maschino, Maurice T. : 1
Massacrier, Jacques : 1
Masseaut, Jean-Marc : 1
Massigli, René : 1
Massignon, Louis : 1, 2
Massu, Jacques : 1, 2
Mathieu, Henri : 1
Mathieu, Jean-Luc : 1, 2
Mathieu, Louisy : 1, 2
Mathon, Eugène : 1, 2, 3
Mathot, Léon : 1
Mathoux, Hadrien : 1, 2, 3
Mathy, Ghislaine : 1, 2, 3
Matsoua, André : 1
Mattéi, André : 1
Mattéi, Georges : 1, 2, 3
Mattéi, Jacques : 1
Matton, Arsène : 1
Mattos, Hebe : 1
Mauco, Georges : 1-2, 3, 4
Maunier, René : 1, 2
Maunoir, Charles : 1
Maupassant, Guy de : 1-2, 3
Maura, Antonio : 1
Mauriac, François : 1
Mauricheau-Beaupré, Jean : 1
Maurienne (Jean-Louis Hurst, dit) : 1, 2, 3
Maurras, Charles : 1, 2
Maury, Alfred : 1-2
Mauss-Copeaux, Claire : 1, 2, 3, 4
Maxence, Jean-Pierre : 1
Maximilien, Ferdinand : 1, 2, 3
Maxwell, Anne : 1
May, Louis-Philippe : 1, 2
Mayer, Daniel : 1
Mayer, Nonna : 1, 2, 3, 4
Mayer, René : 1
Mazard (anthropologue) : 1
Mazellier, Philippe : 1, 2
Mazuline, Victor : 1, 2
M’Ba, Léon : 1
M’Baye, Babacar : 1
Mbembe, Achille : 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16-17,
18, 19, 20
McCarthy, Joseph : 1
McCauley, Elizabeth Anne : 1, 2
McClintock, Anne : 1, 2, 3
McDonald, Christie : 1
McGranahan, Carole : 1, 2
McLeod, John : 1
McLeod, Mark W. : 1
Meauzé, Pierre : 1, 2, 3
Meda, Jean-Claude Yrzoala : 1
Médard, Jean-François : 1, 2, 3
Meddeb, Abdelwahab : 1
Meddour, Azzedine : 1
Méfret, Jean-Pax : 1
Megherbi, Abdelghani : 1
Mehay, Alfred : 1-2
Meimon, Julien : 1, 2
Melford, George : 1
Mélia, Jean : 1-2
Méliès, Georges : 1
Mellier, Gérard : 1
Melzer, Sara E. : 1
Memmi, Albert : 1, 2, 3
Ménard, Julie : 1
Ménard, Robert : 1, 2
Ménard-Jacob, Marie : 1, 2, 3, 4
Mendès France, Pierre : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Ménélik (empereur d’Éthiopie) : 1
Menouar, Abdelaziz : 1
Menut, Nicolas : 1
Méouchy, Nadine : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9
Mercer, Mabel : 1
Mercié, Antonin : 1
Mercier, Gustave : 1
Mercier, Louis-Sébastien : 1
Mercier, Michèle : 1, 2
Merhi, Jihad : 1, 2
Mériaux, Pascal : 1
Merlande, Jacques Adélaïde : 1, 2, 3, 4
Merle, Isabelle : 1, 2, 3, 4
Mernissi, Fatima : 1
Merwart, Émile : 1
Meschonnic, Henri : 1
Mesguich, Félix : 1, 2
Messaoudi, Alain : 1
Messimy, Adolphe : 1, 2, 3, 4
Messmer, Pierre : 1-2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Métailié, Anne-Marie : 1, 2
Métivet, Lucien : 1
Metternich, Klemens Wenzel, prince de : 1
Metzger, Chantal : 1
Meuleau, Marc : 1, 2
Meyer, Jean : 1, 2, 3, 4, 5
Meyerbeer, Giacomo : 1, 2
Meynier, Gilbert : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Michaux, Henri : 1
Michel, Aurélia : 1
Michel, Franck : 1
Michel, Joël : 1
Michel, Marc : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11
Michel V. (militaire) : 1
Michelet, Jules : 1
Michon, Bernard : 1
Miclo, François : 1, 2, 3
Midy, Franklin : 1
Miège, Jean-Louis : 1
Miers, Suzanne : 1, 2
Migani, Guia : 1
Mignot-Giorgi, Béatrice : 1
Mihalesco, Alexandre : 1
Mill, John Stuart : 1
Mille, Pierre : 1, 2, 3
Miller, Christopher L. : 1, 2
Miller, David : 1
Miller, Henry : 1
Miller, Joseph : 1, 2
Miller, Robert L. : 1, 2
Millerand, Alexandre : 1
Millot, Ernest : 1
Mills, Florence : 1
Milza, Pierre : 1, 2
Minges, Patrick : 1
Minost, Suzanne : 1
Mintz, Sidney W. : 1, 2
Mioche, Philippe : 1, 2
Miot, Paul-Émile : 1
Miquel, Roger (général) : 1
Mirabeau, Honoré-Gabriel Riqueti, marquis de : 1, 2, 3
Miské, Karim : 1
Missoffe, François : 1
Mitchell, Robin : 1
Mitchell, Timothy : 1
Mitterrand, François : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22
Mizon, Louis Alexandre Antoine (lieutenant) : 1
Mohamed-Gaillard, Sarah : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Mohammed Azerkane, Si : 1, 2
Mohammed V (Mohammed Ben Youssef, sultan, puis roi du Maroc) : 1
Molin, Michel : 1
Molinari, Gustave de : 1, 2-3, 4, 5
Molle, Guillaume : 1
Mollet, Guy : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7
Mollien, Gaspard Théodore : 1
Moncelon, Léon : 1, 2
Monchablon, Alain : 1
Monfreid, Henri de : 1
Moniot, Henri : 1, 2
Monjaret, Anne : 1
Monnais, Laurence : 1
Monnerville, Gaston : 1, 2-3
Monnier, Jehanne- Emmanuelle : 1
Monod, Éric : 1, 2
Montagnac, Lucien-François de : 1
Montagne, Robert : 1
Montaland, Charles : 1-2
Montandon, Valérie : 1
Montanelli, Indro : 1
Montesquieu, Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède : 1, 2
Montherlant, Henry de : 1, 2
Monzie, Anatole de : 1
Moore, Bob : 1
Morais, Cristóvão de : 1
Morazé, Monique : 1, 2, 3
More, Jean-Baptiste : 1
Moreau, René : 1
Moreau de Jonnès, Alexandre : 1
Morel, Edmund : 1
Morgan, Jennifer : 1
Morgani (cuirassé) : 1
Morice, André : 1
Morin, Gilles : 1, 2, 3, 4
Morin, Paul Max : 1
Morland, George : 1
Morlat, Patrice : 1, 2, 3, 4-5, 6
Morlet : 1
Morlhon, Camille de : 1
Morris, Frances : 1
Mortenol, Camille : 1
Morton, Patricia A. : 1, 2, 3
Moscardo, Gianna : 1
Mosse, George L. : 1, 2, 3
Mottet, Jean : 1, 2
Motylewski, Patricia : 1
Moudileno, Lydie : 1, 2, 3, 4, 5
Mouëzy-Éon, André : 1
Moulier-Boutang, Yann : 1, 2, 3
Moumen, Abderahmen : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Moumié, Félix : 1, 2
Mounza (roi des Mombouttous) : 1
Moura, Jean-Marc : 1, 2, 3, 4
Mouralis, Bernard : 1, 2
Mourre, Martin : 1
Moutet, Marius : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8
Moynac, Charles : 1
Mucchielli, Laurent : 1
Muckle, Adrian : 1, 2
Mudimbe, Valentin Y. : 1
Mulot, Stéphanie : 1
Mun, Albert de : 1
Munholland, Kim : 1
Muracciole, Jean-François : 1, 2
Murdoch, H. Adlai : 1, 2, 3, 4
Murphy, Agnès : 1
Murphy, David : 1, 2, 3, 4
Murphy, Maureen : 1
Murray, William, comte de Mansfield : 1, 2-3
Mussolini, Benito : 1
Mustakeem, Sowande M. : 1
Muthu, Sankar : 1, 2
N

Nadaillac, Jean-François-Albert du Pouget, marquis de : 1-2, 3, 4


Naepels, Michel : 1, 2, 3
Nalpas, Mario : 1, 2
Nardal, Andrée : 1
Nardal, Jeanne : 1, 2, 3
Nardal, Paulette : 1, 2-3, 4
Naulin, Stanislas : 1
Navarre, Henri : 1
Navarre, Marguerite de : 1, 2, 3, 4
Naylor, Phillip Chiviges : 1
Ndaywel è Nziem, Isidore : 1
Ndiaye, Francine : 1
N’Diaye, Jean-Pierre : 1
Ndiaye, Pap : 1
Nebout, Albert : 1
Nelson, Horatio : 1
Nichols, Roy F. : 1
Nicolaïdis, Dimitri : 1
Nicolas, Armand : 1
Nicolas, Brigitte : 1, 2, 3
Nicolas, Claire : 1
Nicolet, Claude : 1
Nil, Robin Joseph : 1
Nin, Anaïs : 1
Nivat, Anne : 1
Nizan, Paul : 1, 2, 3
N’Krumah, Kwame : 1
Nochlin, Linda : 1
Noël, Érick : 1, 2, 3, 4, 5
Noël, Karl : 1
Nofri, Gaël : 1
Noguès, Henri : 1
Noir, Louis (Louis-Étienne Salmon, dit) : 1, 2
Noiriel, Gérard : 1, 2-3, 4, 5
Nollet, Charles : 1
Nolly, Émile : 1
Nora, Pierre : 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Nord, Patrick : 1, 2
Norindr, Panivong : 1
Normand, Gilles : 1
Norodom Sihanouk (roi du Cambodge) : 1
Notter, Annick : 1
Nouailhat, Yves : 1
Nouelle, Georges : 1-2
Nougaret (musicien) : 1
Nouschi, André : 1, 2
N’Solé Biteghe, Moïse : 1
O

Obenga, Théophile : 1
Offenstadt, Nicolas : 1
Ogden, Philip E. : 1, 2, 3
Olivat-Roget (Fernand Olive, dit) : 1, 2
Olivier (gouverneur général) : 1, 2
Olry, Jean-Baptiste Léon : 1
Olympio, Sylvanus : 1
Onana, Charles : 1
Oopa, Pouvana’a a : 1
Orkibi, Eithan : 1
Orléans, Ferdinand-Philippe duc d’ : 1
Orléans, Henri d’, duc d’Aumale : 1, 2
Orr, Andrew : 1, 2, 3
Ortiz, Joseph : 1
Ory, Pascal : 1
Osborn, Emily Lynn : 1
Osborne, Michael : 1
Osborne, Milton E. : 1
Osche, Jean : 1
Osterhammel, Jürgen : 1
Oswald, François : 1
Otele, Olivette : 1
Ouandié, Ernest : 1, 2
Ouazzani, Mohamed Hassan : 1
Oudin-Bastide, Caroline : 1, 2
Oulebsir, Nabila : 1, 2
Oushakine, Serguei : 1
Outrey, Ernest : 1
Oyono, Ferdinand : 1
Ozouf, Jacques : 1, 2
Ozouf, Mona : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
P

Pacha, Ourabi : 1
Page, Pierre François : 1-2
Paget, Bernard : 1
Pago, Gilbert : 1
Paillard, Jean : 1
Painlevé, Paul : 1-2
Palewski, Gaston : 1
Pallu, François : 1
Palmer, Jennifer : 1
Palmiste, Clara : 1, 2, 3, 4, 5
Paluel-Marmont, Albert : 1
Pame, Stella : 1
Pams, Jules : 1
Pandolfi, Paul : 1
Panijel, Jacques : 1
Paoli, Paul-François : 1
Papon, Maurice : 1, 2
Paringaux, Roland-Pierre : 1
Paris, Myriam : 1
Park, Mungo : 1
Parker, Gabrielle : 1
Passy, Frédéric : 1-2, 3
Pastoureau, Michel : 1
Pastrone, Giovanni : 1
Pattieu, Sylvain : 1
Paul-Boncour, Joseph de : 1, 2-3
Paulme, Denise : 1-2
Paxton, Robert : 1
Paz, Maurice : 1-2
Peabody, Sue : 1
Pearce, Philip : 1
Pécresse, Valérie : 1
Pedler, Frederick Johnson : 1
Pedroncini, Guy : 1
Péhaut, Yves : 1, 2
Peirce, Leslie : 1
Peiretti-Courtis, Delphine : 1, 2
Pélisson, Pierre : 1
Pellerin, Pascale : 1, 2, 3, 4, 5
Pénin, Marc : 1, 2
Pennequin, Théophile : 1, 2, 3, 4
Penot, Pierre-Étienne : 1
Perdue, Peter : 1, 2
Perier, Casimir : 1
Pernotte, André Joseph : 1, 2
Péron, Françoise : 1
Pérotin-Dumon, Anne : 1
Perret, Marius : 1
Perret, Pierre : 1
Perrinon, Auguste-François : 1
Perrot, Michelle : 1, 2
Pervillé, Guy : 1
Peschanski, Denis : 1
Pétain, Philippe : 1-2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20
Peters, Erica : 1, 2
Peterson, Dorothy : 1
Petit, Édouard : 1, 2
Petit, Pierre : 1
Petiteville, Franck : 1, 2
Petithomme, Mathieu : 1
Pétré-Grenouilleau, Olivier : 1, 2
Peyrefitte, Alain : 1, 2, 3
Peyriere, Marie-Christine : 1
Peyroulou, Jean-Pierre : 1, 2, 3, 4, 5
Peytraud, Lucien : 1
Pflimlin, Pierre : 1, 2
Pham, Linh-Dan : 1
Phan, Bernard : 1
Phan, Thanh Gian : 1, 2, 3, 4
Pharaon, Henri : 1
Philastre, Paul : 1
Philip, André : 1, 2, 3
Phips, William : 1
Piaf, Édith : 1
Piault, Marc-Henri : 1, 2, 3
Picasso, Pablo : 1, 2, 3
Pichot, André : 1
Picq, Françoise : 1
Pierre, Constant : 1-2, 3
Pierre, José : 1
Pierre, Michel : 1, 2, 3, 4, 5
Pietri, François : 1
Pie XI (pape) : 1
Pigeaud, Fanny : 1
Pigenet, Michel : 1
Piketty, Guillaume : 1, 2
Pilleau, Gerald Arthur : 1-2
Pillot, Stéphane Victor (général) : 1
Pinardel, François : 1
Pinel, Gustave : 1
Piques, Camille : 1
Piquet, Jean-Daniel : 1
Pitaval, Gayot de : 1
Pitts, Jennifer : 1, 2, 3, 4
Pivot, Bernard : 1
Planchais, Jean : 1, 2
Planche, Jean-Louis : 1, 2, 3-4, 5
Planté, Georges Victor : 1
Platania, Marco : 1
Platon, Charles : 1
Plenel, Edwy : 1
Plessard, Charles : 1
Plessy, Homère : 1
Pleven, René : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Plomion, Charles : 1, 2
Plouviez, David : 1
Pluchon, Pierre : 1, 2, 3
Plüschow, Wilhelm von : 1
Pociello, Christian : 1, 2
Poher, Alain : 1
Poincaré, Raymond : 1, 2, 3-4, 5
Point, Armand : 1
Poirier, Léon : 1, 2-3, 4, 5, 6
Poirier (musicien) : 1
Poissonnier, Ariane : 1
Polangie de Rancé, Alexandre : 1
Policar, Alain : 1, 2, 3
Polignac, Jules de : 1, 2-3
Poligny, Serge de : 1
Pomian, Krzysztof : 1-2, 3
Pompidou, Georges : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Ponce, Nicolas : 1
Poncet, Jean : 1
Poncet de La Grave, Guillaume : 1, 2
Pons, Alexandre : 1
Pons, Sylvain : 1, 2
Ponsaillé, Guy : 1
Pontchartrain, Jérôme Phélypeaux de : 1
Poorter, Carel de : 1
Porot, Antoine : 1, 2
Port, Rémy : 1
Portafax (capitaine) : 1
Porter, Cole : 1
Portillo, José María : 1
Pory-Papy, Pierre-Marie : 1-2
Pouillon, François : 1
Pouilly, Henri de (général) : 1
Poukombo : 1
Poulaine, Robert : 1
Powell, Nathaniel : 1
Prados, John : 1, 2
Pratt, Mary Louise : 1, 2
Pré, Roland : 1, 2
Pretceille, Madeleine : 1
Prévert, Jacques : 1
Prévost-Paradol, Lucien-Anatole : 1-2, 3, 4
Primo de Rivera y Orbaneja, Miguel : 1
Prince, Mary : 1, 2
Priollaud, Nicole : 1
Prochaska, David : 1
Prophet, Nancy : 1
Proust, Marcel : 1
Prouvé, Victor : 1
Prudhomme, Claude : 1, 2
Ptolémée, Claude : 1
Puginier, Paul-François : 1
Pujarniscle, Eugène : 1, 2
Pujol, Paul : 1
Pury, David de : 1
Pyrard de Laval, François : 1
Q

Quang Chieu, Bui : 1


Quemeneur, Tramor : 1, 2, 3, 4, 5
Quesnay, François : 1
Quesnot, Joseph : 1
Quinquaud, Anna : 1
R

Rabah : 1
Raberh, Achi : 1
Rabin, Camille : 1
Rabinow, Paul : 1
Raffet, Auguste : 1
Raffin, Anne : 1
Raha, Rachid : 1, 2
Rahal, Malika : 1, 2
Rahmani, Chérif : 1
Raiberti, Flaminius : 1
Raimond, Julien : 1
Raimu (Jules Muraire, dit) : 1
Rajsfus, Maurice : 1, 2
Ralph, Louis : 1
Ramadier, Paul : 1
Ramdane, Abane : 1
Ramdani, Karima : 1
Ramirez, Francis : 1
Ramognino, Pierre : 1, 2
Ramsay, Raylene : 1
Ranavalona III : 1
Rancière, Jacques : 1, 2
Randau, Robert : 1, 2, 3
Randon, Jacques Louis : 1-2
Randon, Robert : 1
Rao, Sathya : 1
Rapp, Bernard : 1
Rappoport, Charles : 1
Raspail, Jean : 1
Raspail, Julien : 1
Ratton, Charles : 1
Rau, Charles : 1
Rauch, André : 1
Raymond-Millet, J. K. : 1-2
Raynal (Guillaume-Thomas, dit l’abbé) : 1, 2
Rebell, Hugues : 1
Rebérioux, Madeleine : 1, 2, 3
Reclus, Onésime : 1-2, 3
Recouly, Raymond : 1
Rédier, Antoine : 1
Rediker, Marcus : 1, 2
Redjala, Ramdane : 1
Regaldo, Marc : 1, 2
Régent, Frédéric : 1, 2, 3
Régis (frères) : 1, 2, 3, 4, 5
Régis, Victor : 1
Regnault, Eugène : 1
Régnault, Félix-Louis : 1
Regnault, Jean-Marc : 1, 2, 3, 4
Régnier, Philippe : 1, 2
Régnier, Pierre de : 1
Reinaldo, Funes Monzote : 1
Reinette, Michel : 1-2
Rémond, René : 1, 2
Renan, Ernest : 1, 2
Renard, Raymond : 1
Renaud, André : 1, 2
Renaud, Jean : 1-2
Renault, François : 1
René-Boisneuf, Achille : 1-2, 3
Renel, Charles : 1
Rennes, Juliette : 1
Reno, Fred : 1, 2, 3
Renoir, Jean : 1, 2, 3
Renouvin, Pierre : 1
Reséndez, Andrés : 1
Resnais, Alain : 1
Revel, Jacques : 1, 2
Rey, Alain : 1
Rey-Goldzeiguer, Annie : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Reynaud, Paul : 1, 2, 3, 4, 5
Reynaud-Paligot, Carole : 1, 2, 3
Rezzi, Nathalie : 1, 2, 3, 4
Rhodes, Cecil : 1
Ribière, Jean : 1, 2
Ribot, Alexandre : 1
Richardson, Bonham C. : 1, 2
Richelieu, Armand Jean du Plessis de : 1, 2, 3, 4, 5
Richemond, Stéphane : 1, 2, 3, 4
Richepance, Antoine : 1
Ricœur, Paul : 1
Ricord, Maurice : 1
Rigault de Genouilly, Charles : 1
Rigouste, Mathieu : 1
Rimbaud, Arthur : 1
Rioux, Jean-Pierre : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Risi, Florence : 1
Rivers, Christopher : 1
Rives, Jean : 1
Rives, Maurice : 1, 2
Rivet, Daniel : 1, 2, 3, 4, 5
Rivet, Paul : 1
Rivière, Georges-Henri : 1, 2
Rivière, Paul-Louis : 1
Rivoire, Claudius : 1
Robert, Maurice : 1, 2, 3
Roberts, Richard L. : 1
Roberts, Sophie B. : 1
Robespierre, Maximilien : 1
Robic-Diaz, Delphine : 1, 2, 3, 4
Robin, Marie-Monique : 1, 2
Robin, Régine : 1
Robles, Fanny : 1
Rocard, Michel : 1, 2
Rochebrune, Bruno de : 1
Rochet, Louis : 1
Rodríguez-Luis, Julio : 1
Røge, Pernille : 1, 2, 3, 4
Roger, Mathieu : 1
Rogers, Dominique : 1
Roissy, Lambert de : 1
Roland (guerrier franc) : 1, 2
Rolland, Dominique : 1
Rollin, Louis : 1
Rolot, Christian : 1
Rony, Fatimah Tobing : 1, 2
Romo-Navarrete, Maria : 1, 2, 3, 4
Roosevelt, Franklin D. : 1
Roques, Georges : 1
Rosa, Miquel de la : 1
Rosaldo, Michelle : 1, 2
Rosanvallon, Pierre : 1
Rose, Phyllis : 1
Rose, Sonya : 1, 2
Rosenberg, Clifford : 1
Rosenfeld, Oreste : 1
Rosenthal, Michael : 1
Ross, Kristin : 1, 2, 3, 4
Rossetto, Jean : 1
Rossi, Benedetta : 1
Rossi, Tino : 1
Rossignol, Marie-Jeanne : 1
Rothman, Joshua D. : 1
Rotman, Patrick : 1, 2, 3, 4
Rotman, Youval : 1
Roüan, Brigitte : 1-2
Rouaud, Jean : 1, 2, 3, 4
Roubaud (Pierre-Joseph-André, dit l’abbé) : 1
Rouch, Jean : 1
Roudaut, David : 1, 2
Roulet, Éric : 1
Rous, Jean : 1
Rous, Marie : 1
Rousseau, Jean-Jacques : 1, 2, 3
Rousseau, Sabine : 1
Roussell, Henry : 1
Rousso, Henry : 1, 2, 3
Roustan, Mélanie : 1
Roustan, Théodore : 1
Rouvier, Maurice : 1
Roux, Emmanuel de : 1
Roux, Michel : 1, 2
Rowlandson, Thomas : 1
Roy, Jules : 1, 2, 3
Royal, Ségolène : 1
Royer, Louis-Charles : 1
Royer, Patrick : 1
Roynette, Odile : 1, 2, 3
Rudder, Véronique de : 1
Ruel, Georges Aristide : 1
Runstedtler, Theresa : 1
Ruscio, Alain : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17
Rydell, Robert : 1, 2
Ryfman, Philippe : 1, 2
S

Saada, Emmanuelle : 1, 2, 3
Saaïdia, Oissila : 1
Saâl, Bouzid : 1
Sabbagh, Georges Hanna : 1
Sablé, Victor : 1-2, 3
Sackur, Amanda : 1, 2
Sacriste, Fabien : 1
Sadji, Abdoulaye : 1
Sahli, Mohand Cherif : 1
Said, Edward : 1, 2, 3-4, 5, 6
Saidi, Hédi : 1
Sainteny, Jean : 1, 2, 3
Saint-Félix, René de : 1
Saint-George, Joseph Bologne de (chevalier) : 1
Saint-Germain, Jacques : 1
Saint-Germain, Marcel : 1
Saint-Hilaire, Albert Geoffroy : 1
Saint-Hilaire, Étienne Geoffroy : 1-2
Saint-Jean d’Angély, Regnaud de : 1
Saint-Laurent (capitaine) : 1
Saint-Méry, Médéric Louis Élie Moreau de : 1, 2, 3, 4
Sainton, Jean-Pierre : 1, 2, 3
Saint-Sauveur, Jacques Grasset de : 1
Saint-Simon, Claude-Henri de Rouvroy, comte de : 1
Saint-Victor, Paul de : 1
Saisset, Jean-Marie : 1
Saladin, Henri : 1
Salan, Raoul : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Salaün, Marie : 1, 2
Saleh, Mohammed Alie : 1
Salhi, Kamal : 1
Salifou, André : 1
Salluste (Caius Sallustius Crispus) : 1
Salter, John : 1
Samandi, Zeyneb : 1
Samba Sylla, Ndongo : 1
Sanchez, Pierre : 1, 2
Sandison, Alan : 1
Sandrel, Carole : 1
Sanner, Pierre : 1
Sanogo, Sékou : 1
Santoro, Massimiliano : 1
Sanvoisin, Gaëtan : 1, 2
Sapiro, Gisèle : 1
Sardou, Michel : 1
Sarkozy, Nicolas : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26-27
Sarr, Felwine : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Sarr, Ibrahima : 1
Sarr, Mohamed Mbougar : 1, 2
Sarraut, Albert : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Sarrazin, Véronique : 1, 2
Sartine, Antoine de : 1
Sartre, Jean-Paul : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9
Satineau, Maurice : 1
Saugera, Éric : 1, 2, 3
Saul, Samir : 1, 2, 3, 4
Saunders, Matthew : 1, 2
Saunier, Éric : 1, 2, 3
Saurel, Philippe : 1
Saussol, Alain : 1, 2, 3, 4
Savage, Augusta : 1-2
Savarese, Éric : 1, 2, 3, 4, 5
Savary, Alain : 1-2, 3
Savoie, Georges : 1
Savorgnan de Brazza, Pierre : 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Savoy, Bénédicte : 1-2, 3-4, 5, 6
Say, Jean-Baptiste : 1-2, 3, 4, 5, 6
Say, Léon : 1, 2
Sayad, Abdelmalek : 1
Schachter Morgenthau, Ruth : 1, 2
Schaeffer, Jean-Marie : 1
Schandeler, Jean-Pierre : 1
Schaub, Jean-Frédéric : 1
Schayegh, Cyrus : 1, 2
Scheck, Raffael : 1, 2, 3
Scheffer, Christian : 1, 2
Schmidt, Nelly : 1, 2, 3, 4, 5
Schnakenbourg, Christian : 1
Schnapper, Dominique : 1, 2
Schneider, William : 1, 2, 3
Schœlcher, Victor : 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22
Schoendoerffer, Pierre : 1, 2, 3
Schor, Ralph : 1, 2, 3
Schultz, Yvonne : 1
Schwartz, Laurent : 1
Schwartz, Vanessa R. : 1
Schweinfurth, Georg August : 1
Scott, Emmet : 1
Scott, James C. : 1
Scribe, Eugène : 1
Scully, Pamela : 1
Sebastiani, Silvia : 1
Sebbar, Leïla : 1
Segalen, Victor : 1, 2
Segura Garcia, Teresa : 1
Sékou Touré, Ahmed : 1, 2, 3, 4
Selz, Jean : 1
Semard, Pierre : 1
Sembène, Ousmane : 1
Sémelin, Jacques : 1, 2
Semidei, Manuela : 1, 2
Semley, Lorelle : 1
Senghor, Lamine : 1, 2, 3
Senghor, Léopold Sédar : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14-15,
16, 17-18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
Senhaji, Abdelhamid : 1, 2
Sennep, Jean : 1
Sergent, Pierre : 1-2
Serva, Cyril : 1
Servan-Schreiber, Jean- Jacques : 1, 2
Servet, Jean-Michel : 1
Sessions, Jennifer E. : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Seveno, Caroline : 1
Shaler, William : 1-2, 3
Sharpley-Whiting, Tracy Denean : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Shepard, Todd : 1, 2, 3, 4
Sherman, Daniel : 1
Sherzer, Dina : 1, 2
Shinonaga, Nobutaka : 1, 2
Shone, sir Terence : 1
Siari Tengour, Ouanassa : 1, 2
Sibeud, Emmanuelle : 1, 2, 3, 4
Sibo, Marcelline : 1
Siegfried, Jules : 1
Signoncet (affichiste) : 1
Siméant, Johanna : 1, 2
Simenon, Georges : 1, 2, 3, 4
Simon, Jacques : 1, 2
Simon, Patrick : 1
Singap, Martin : 1
Singaravélou, Pierre : 1, 2, 3, 4, 5
Sirinelli, Jean-François : 1, 2, 3, 4
Sirost, Olivier : 1, 2
Sismondi, Jean de : 1
Si Votha : 1
Siwek-Pouydesseau, Jeanne : 1, 2
Skinner, Rob : 1
Slavin, David Henry : 1, 2
Slemon, Stephen : 1
Slimani, Leïla : 1, 2
Sluglett, Peter : 1, 2, 3
Smith, Ada « Bricktop » (Ada Beatrice Queen Victoria Louise Virginia
Smith, dite) : 1, 2, 3
Smith, Adam : 1, 2
Smith, Annette : 1
Smith, Stephen : 1, 2
Smouts, Marie-Claude : 1, 2
Smyth, Rosaleen : 1
Snoep, Nanette Jacomijn : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Socé, Ousmane : 1, 2, 3
Sœmmerring, Samuel : 1
Soglo, Christophe : 1
Somerset (ou Somersett), James : 1-2
Sommier, Isabelle : 1, 2, 3
Sonnerat, Pierre : 1
Sonthonax, Léger-Félicité : 1, 2, 3, 4, 5
Souami, Benaïssa : 1
Soumahoro, Maboula : 1
Soummoud, Djilalli : 1
Sournia, Gérard : 1
Soustelle, Jacques : 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Sow, Ousmane : 1
Spas, Louis : 1
Spencer, Michael : 1
Spensky, Martine : 1, 2, 3
Spielmann, Victor : 1
Spire, Alexis : 1
Sportès, Morgan : 1
Springhall, John : 1
Stablinski, Jean : 1
Stanley, Henry Morton : 1, 2, 3, 4, 5
Stasi, Bernard : 1
Staum, Martin : 1
Stech, Zorian : 1
Steeg, Théodore : 1, 2, 3, 4
Stein, Gertrude : 1-2
Steiner, Benjamin : 1
Steiner, Philippe : 1
Stenou, Katérina : 1
Sternberg, Joseph von : 1
Stevens, Mary : 1
Stibbe, Pierre : 1
Stirbois, Jean-Pierre : 1
Stockwell, Sarah : 1
Stoler, Ann Laura : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Stora, Benjamin : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21-22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31
Storm, Jerome : 1
Stovall, Tyler : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Strizhevsky, Vladimir : 1
Sturdy, Stev : 1, 2
Sua (achar) : 1
Suleiman, Susan Rubin : 1
Surcouf, Robert : 1
Suremain, Marie-Albane de : 1, 2
Suret-Canal, Jean : 1, 2, 3
Surun, Isabelle : 1
Swinney, David A. : 1, 2
T

Tabarot, Michèle : 1
Taboulet, Georges : 1
Tadjo, Véronique : 1, 2, 3
Taffin, Dominique : 1, 2, 3-4, 5, 6
Taguieff, Pierre-André : 1, 2
Tahon, Mathias-Jules-Pierre : 1
Taillemite, Étienne : 1
Taithe, Bertrand : 1
Tajasque, Georges : 1
Tall, El Hadji Oumar : 1
Talleyrand (Charles- Maurice de Talleyrand-Périgord) : 1, 2, 3
Tamba, Saïd : 1, 2, 3, 4
Tambo : 1
Tarade, Jean : 1, 2
Taraud, Christelle : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Tardieu, André : 1
Tardieu, Victor : 1
Tartakowsky, Danielle : 1-2, 3
Tascher de La Pagerie (famille) : 1
Tatsitsa, Jacob : 1, 2
Taubira, Christiane : 1
Taupin, Jules : 1
Tauriac, Michel : 1
Ta Van, Phong (Lê Zuy Phung, dit) : 1
Tavernier, Bertrand : 1, 2, 3
Tavernier, Yves : 1
Taylor, Ian : 1
Taylor, John : 1
Taylor, Keeanga-Yamahtta : 1, 2
Tazi, Nadia : 1
Tcherkézoff, Serge : 1, 2
Teal, Tim : 1
Teariki, John : 1, 2
Teitgen, Pierre-Henri : 1, 2, 3
Temaru, Oscar : 1, 2
Temime, Émile : 1, 2, 3, 4, 5
Ten Rhyne, W. : 1
Tercafs, Jane : 1
Terray, Emmanuel : 1, 2, 3
Terrien, Pascal : 1
Terrio, Susan : 1, 2
Tertrais, Hugues : 1, 2
Teulié, Gilles : 1
Tevanian, Pierre : 1
Teysseire, Joseph : 1
Tharaud, Jean : 1, 2, 3
Tharaud, Jérôme : 1, 2, 3
Thénault, Sylvie : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Théodat, Jean-Marie : 1
Thibaud, Clément : 1
Thiebault-Sisson, François : 1
Thierry, Augustin : 1
Thiers, Adolphe : 1
Thiesse, Anne-Marie : 1
Thil, Jeanne : 1
Thiong’o, Ngùgì wa : 1
Thiriet, Robert : 1
Thiveaud, Jean-Marie : 1, 2
Thobie, Jacques : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Thode-Arora, Hilke : 1, 2
Thomas, Clément : 1
Thomas, Dominic : 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32
Thomas, Martin : 1, 2
Thomazi, Auguste : 1
Thomson, Ann : 1
Thorez, Maurice : 1, 2
Tidiane, Dioh : 1, 2
Tiffin, Chris : 1
Tillaud, Jean : 1
Tillion, Germaine : 1, 2
Timera, Mahamet : 1, 2, 3
Tin, Louis-Georges : 1
Tinayre, Jean-Louis : 1
Tiquet, Romain : 1
Tirard, Pierre : 1
Tirefort, Alain : 1
Tirman, Louis : 1
Tisseau, Violaine : 1
Titaÿna (Élisabeth Sauvy, dite) : 1
Tixier-Vignancour, Jean-Louis : 1, 2
Tjibaou, Jean-Marie : 1
Tlili, Béchir : 1
Tocqueville, Alexis de : 1, 2
Todd, David : 1, 2, 3, 4
Todd, Emmanuel : 1
Todorov, Tzvetan : 1, 2
Tombalbaye, François (alias Ngarta Tombalbaye) : 1, 2, 3
Tomich, Dale W. : 1
Topinard, Paul : 1-2, 3-4
Toqué, Georges : 1
Torrens, Robert : 1-2
Tortochot, Éric : 1
Touré, Samory : 1
Toussaint, Franz : 1
Toussaint, Maurice : 1
Toussaint Louverture, François-Dominique : 1-2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10,
11
Tovalou Houénou, Kojo : 1, 2
Tramond, Joannès : 1
Treney, Xavier : 1
Trépied, Benoît : 1
Trézel, Camille Alphonse : 1
Trézemen, Édouard : 1
Tri Phuong, Nguyen : 1
Tristan, Anne : 1
Trotha, Lothar von : 1
Trottier, Mathurin : 1, 2
Trouillot, Michel-Rolph : 1
Truguet, Laurent Jean François : 1, 2
Truitard, Léon : 1
Truman, Harry : 1
Tshimanga, Charles : 1
Tshombé, Moïse : 1, 2
Tsiranana, Philibert : 1
Tsuboï, Yoshiharu : 1
Tubert, Paul : 1
Tú Dúc : 1
Turgot, Anne Robert : 1, 2, 3
Turin, Yvonne : 1, 2
Turits, Richard : 1
Turki, Yahia : 1
Turpin, Frédéric : 1, 2, 3, 4, 5, 6
U

Ullmann, Bernard : 1, 2
Ulrich-Girollet, Anne : 1, 2, 3
Umbdenstock, Gustave : 1, 2
Um Nyobé, Ruben : 1
Ungar, Steven : 1, 2
Urbain, Jean-Didier : 1
Urbain, Thomas Ismaël (alias Geoges Voisin) : 1, 2, 3
V

Vacher, Luc : 1
Vaghi, Massimiliano : 1
Vaillant, Emilia : 1, 2
Vaillant-Couturier, Paul : 1
Vaïsse, Maurice : 1, 2, 3, 4, 5, 6-7
Valensky, Chantal : 1, 2
Valentino, Rudolph : 1
Valette, Jacques : 1, 2, 3, 4, 5
Valls, Manuel : 1
Valluy, Jérôme : 1, 2, 3-4
Vandervort, Bruce : 1
Van Houten, Casparus : 1
Vanlande, René : 1
Vanneste, Christian : 1
Van Thiegem, Paul : 1
Văn Thinh, Nguyễn : 1
Van Vechten, Carl : 1
Varikas, Eleni : 1
Vasseur, Lucien : 1
Vauban, Sébastien Le Prestre, marquis de : 1
Vautier, René : 1, 2, 3, 4
Veillerette, Odile : 1
Veillot, Claude : 1, 2
Venayre, Sylvain : 1
Venegas Fornias, Carlos : 1
Venner, Dominique : 1-2
Vercingétorix : 1, 2
Verdier, Robert : 1-2
Verdin, Philippe : 1
Vergès, Françoise : 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14
Vérin, Emmanuel : 1
Vérin, Pierre : 1, 2
Ver-Ndoye, Naïl : 1
Verne, Jules : 1, 2, 3, 4
Vernet, Carle : 1
Vernet, Daniel : 1, 2
Vernet, Horace : 1
Verschave, François-Xavier : 1, 2
Veyne, Paul : 1
Veyrat-Masson, Isabelle : 1, 2, 3
Veyssière, Laurent : 1
Vial, Guillaume : 1
Vialatoux, Joseph : 1
Viard, René : 1, 2, 3
Viatte, Germain : 1-2, 3-4, 5-6
Vidal, Cécile : 1, 2
Vidal, Florence : 1
Vidal-Naquet, Pierre : 1, 2-3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10
Videlier, Philippe : 1
Vieira, José Antonio : 1
Vieyra, Paulin S. : 1-2, 3
Vigier, Philippe : 1
Vignon, Louis : 1
Villain-Gandossi, Christiane : 1
Villatoux, Marie-Catherine : 1
Villatoux, Paul : 1, 2
Villerbu, Soazig : 1
Villeret, Maud : 1, 2
Villiers, Gérard de : 1
Vincent, Élise : 1
Vinci, Claude : 1
Viollette, Maurice : 1-2
Viollis, Andrée : 1
Virey, Julien-Joseph : 1, 2
Virgili, Fabrice : 1
Vital-Dubray, Gabriel : 1
Vitale, Philippe : 1
Vivant Denon, Dominique : 1, 2
Viviani, René : 1, 2
Vlaminck, Maurice de : 1
Vogüé, Melchior de : 1, 2
Voisin, Georges (Ismaël Urbain, dit) : 1-2, 3, 4
Volkoff, Alexandre : 1
Vollenhoven, Joost van : 1, 2
Voltaire (François Marie Arouet, dit) : 1, 2, 3, 4
Vorapheth, Kham : 1, 2, 3
Vuillez, Jean : 1, 2, 3
Vu Thanh, Hélène : 1
W

Waberi, Abdourahman A. : 1, 2
Wable, Charles : 1, 2
Wachtel, Nathan : 1, 2
Wacquant, Loïc : 1
Wagener, Albin : 1
Wahnich, Sophie : 1
Wainstock, Dennis : 1, 2
Wakefield, Edward : 1
Walas, Teresa : 1
Waleffe, Maurice de : 1
Wallerstein, Immanuel : 1
Walras, Auguste : 1
Walras, Léon : 1-2, 3
Walraven, Klaas van : 1, 2
Walsh, John Patrick : 1
Walsh, Raoul : 1
Walvin, James : 1, 2, 3, 4
Wang, Nora : 1
Wanquet, Claude : 1
Ward, Alan : 1
Ward, Lucy : 1
Wargnier, Régis : 1-2
Washington, George : 1
Wasson, Thomas Campbell : 1
Waters, Ethel : 1
Wauthier, Claude : 1
Weber, Albert : 1, 2
Weber, Eugen : 1, 2, 3
Weber, Jacques : 1, 2
Weber, Max : 1
Weddeye, Goukouni : 1
Wei, Guoqing : 1
Weil, François : 1, 2
Weil, Patrick : 1-2, 3, 4, 5, 6-7
Weil, Simone : 1, 2-3, 4, 5, 6
Weill, Alain : 1
Weiss, René : 1
Wen, Siao : 1
Westerman, Frank : 1
Weygand, Maxime (général) : 1, 2
Wharton, Edith : 1
Wheeler, Laura : 1
White, Owen : 1, 2
White, Richard : 1
White, Sophie : 1
Whitton, Thimothy : 1
Wiesinger, Véronique : 1
Wieviorka, Michel : 1
Wihtol de Wenden, Catherine : 1, 2
Wilberforce, William : 1
Wilde, Oscar : 1
Wilder, Gary : 1
Wilernoz : 1
Wilhelmus, Adolphus : 1
Wilkerson, Martha : 1
William (dessinateur) : 1
Williams, Paul : 1
Willis, Deborah : 1
Wilson, Thomas Woodrow : 1, 2, 3
Winock, Michel : 1, 2
Wolf, Joan B. : 1
Wolton, Dominique : 1
Wood, Ean : 1
Woollacott, Angela : 1
Wright, Richard : 1-2
Wybot, Roger : 1
X

Xhuu (lieutenant) : 1
Y

Yacine, Kateb : 1, 2
Yacono, Xavier : 1, 2
Yacoub, Abdelkader : 1
Yahi, Naïma : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Yee, Jennifer : 1, 2
Yembit, Paul-Marie : 1
Yergin, Daniel : 1
Youlou, Fulbert : 1-2, 3
Youssef, Moulay (sultan alaouite) : 1
Z

Zamoum, Ben Rabeh Mohamed (alias Si Salah) : 1


Zara, Philippe de : 1
Zarrouk, Ahmed (ministre tunisien) : 1
Zeller, André : 1, 2, 3, 4, 5
Zemmour, Éric : 1, 2, 3, 4, 5
Zenati, Rabah : 1
Zerbini, Laurick : 1, 2
Zertall, Idith : 1
Ziller, Jacques : 1, 2, 3
Zimmermann, Daniel : 1, 2, 3
Zinoman, Peter : 1
Zischka, Anton : 1, 2
Zitomersky, Joseph : 1
Zizine, Pierre : 1
Znaien, Nessim : 1
Zoummeroff, Philippe : 1
Zwang, Gérard : 1, 2, 3
Zwobada, André : 1
Zytnicki, Colette : 1

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