Greg 3 2017 Estratto VERMANDER
Greg 3 2017 Estratto VERMANDER
Greg 3 2017 Estratto VERMANDER
net/publication/319899531
CITATIONS READS
0 2,653
1 author:
Benoît Vermander
Fudan University
328 PUBLICATIONS 215 CITATIONS
SEE PROFILE
All content following this page was uploaded by Benoît Vermander on 19 September 2017.
Le Voir et le Croire
Voyance et prophétie dans l’Ancien
et le Nouveau Testament
Introduction
«Je n’ai pas pensé. J’ai vu. J’ai vu ma pensée.» C’est une très belle phrase
que celle par laquelle Félicie, l’héroïne du Conte d’Hiver, film du réalisateur
français Eric Rohmer, relate le moment où, «sans douter ni pouvoir douter»1,
elle prit tout naturellement la décision qui lui avait été «montrée» et qui allait
orienter la suite de son existence. Est-ce trop que de lire en cette affirmation
quelque chose du mouvement même de la foi ? La foi, dira-t-on, «donne à voir».
Ou plutôt: croire et voir se nouent ultimement dans un même acte d’adhésion.
Videre esse credendum2. Pareille proposition est pourtant rarement de celles qui
fondent un développement circonstancié. S’il est une dimension existentielle
dans laquelle la norme théologique chrétienne inscrit d’ordinaire la démarche du
croyant, ce serait bien plutôt celle de l’écoute. Le langage de l’écoute est, dirait-
on, spontanément théologique. C’est qu’ici l’ultime référence est toujours Parole
– la Parole même de Dieu, dont l’élucidation est «la tâche tout aussi nécessaire
qu’impossible de la théologie.3» Et pareil langage a pour lui tant une tradition
scripturaire surabondante que l’exigence fondatrice de faire de la théologie
un discours fondé en raison: l’insistance sur la dimension «écoutante» de la
démarche croyante va, semble-t-il, toujours de pair avec une mise en cohérence
croissante et méthodique du discours qui ambitionne d’en rendre compte.
1
«Le premier temps [pour faire une saine et très bonne élection] est quand le Seigneur notre
Dieu attire et meut la volonté de telle façon que, sans douter ni pouvoir douter, l’âme fidèle suit
ce qui lui a été montré.» S. Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, 175.
2
«Dans l’acte de foi, comme l’amour est nécessaire à la connaissance, ainsi la connaissance
est nécessaire à l’amour. L’amour, hommage libre au bien suprême, donne de nouveaux yeux.
L’Etre plus visible ravit le voyant.» P. Rousselot, Les yeux de la foi, Paris 2010 (1910) 57.
3
K. Barth, Parole de Dieu et parole humaine, Paris 1966, 226.
446 Benoît Vermander, S.I.
4
Ainsi le taoïsme et la religion traditionnelle chinoise attachent une importance particulière
à la façon dont le corps est pris en charge, renouvelé et rétabli dans un processus d’adhésion et
de pratiques religieuses. D’égale importance est pour eux l’harmonieuse connexion entre corps
individuels et autres expressions du macrocosme. Par ailleurs, toujours dans ces expressions
religieuses, une vision organique du corps et de la guérison va le plus souvent de pair avec des
«visualisations» intervenant dans le processus rituel. On peut consulter K. Schippper, Le Corps
taoïste, Paris 1993 (1982); P.H. de Bruyn, Le Taoïsme, chemins de découvertes, Paris 2009.
5
A partir notamment d’une réflexion critique sur la façon dont les études chamaniques
étaient traditionnellement conçues s’est progressivement constitué une «anthropologie du
croire» qui tente d’aborder l’acte de croire au travers des pratiques qui le constituent et qu’il
Le Voir et le Croire 447
I. Voir et entendre
Comme il est de mise dans toute culture, l’Ancien Testament dresse le portrait
d’hommes qu’on nous dit être spécialement gratifiés de visions et de songes ou
encore capables d’interpréter les rêves. Joseph (Gn 37,5-7; 40; 41) et Daniel en
autorise. Pour juger de la fécondité de cette approche on peut se référer à l’imposant volume
édité par K. Buffetrille - J.L. Lambert - N. Luca - A. De Sales, D’une anthropologie du
chamanisme vers une anthropologie du croire. Hommage à l’œuvre de Roberte Hamayon.
Sans s’identifier avec ces tentatives, la présente étude comprend les tâches présentes de l’an-
thropologie du religieux à partir de préoccupations voisines. Sur la fin, elle ambitionne aussi
d’esquisser les voies du passage de l’anthropologie religieuse à une anthropologie propre-
ment théologique.
448 Benoît Vermander, S.I.
constituent les figures les plus marquantes. Le chapitre deux du Livre de Daniel
dessine même une pointe extrême de l’acte de voyance, en cela qu’il s’agit de
voir le songe d’un autre: «Ton songe et les visions de ton esprit sur ton lit, les
voici» (Dn 2,28). Il est bien spécifié que pareille entreprise dépasse les facultés
de tout enchanteur, magicien, devin. Ces devins, magiciens, voyants marquent
évidemment toute l’aire culturelle et religieuse dans laquelle s’inscrit Israël.
L’un d’entre eux, pour le moins, se verra reconnaître une fonction spécifique
dans l’histoire de la promesse au nom des dons qui sont les siens: Balaam, fils de
Béor, qualifié de «devin» (qosem). L’une des plus belles bénédictions proférées
sur Israël, et sur l’astre qui doit grandir dans sa descendance, provient ainsi d’un
«homme au regard pénétrant (qui) voit ce que Shaddaï fait voir, (qui) obtient la
réponse divine et (dont les) yeux s’ouvrent» (Nb 24,3-4)
Cette qualité visuelle de la révélation se retrouve dans l’ensemble de la
littérature prophétique proprement dite. Mais les inflexions sont nombreuses.
Il y a bien, chez un Jérémie par exemple, un «travail du voir», mais ce dernier
se présente moins comme des visions qui déchireraient l’invisible que comme
un travail de sens poursuivi dans la contemplation du quotidien et des actes qui
le rythment: dès le récit de la vocation du prophète, c’est l’énoncé de la parole
qui prédomine, et la modestie de ce qui est donné à voir peut même surprendre
– une branche d’amandier, une marmite qui bouillonne (Jr 1,11-14); plus avant:
une ceinture, des cruches de vin (Jr 13), un vase ou une cruche de potier qui se
brise (Jr 18 et 19)... Quand le même Jérémie nous décrit un état proche d’une
frénésie mantique, d’une transe («Je tremble de tous mes membres, je suis
comme un homme ivre», Jr 23,9), c’est encore et toujours à cause des paroles
de Yahvé. A l’inverse, il nous faudra plus loin nous arrêter sur la flamboyance
des images employées par le grand visionnaire qu’est Ezéchiel, ainsi que sur
les transes qui accompagnent ses expériences visuelles6.
La recherche historique, l’analyse linguistique, le travail proprement
exégétique permettent certes de distinguer entre prophète et voyant, mais
ils interdisent de poser des frontières trop définies. Le «voyant» (rô’éh ou
hôzéh7) partage bien des traits du nabi (prophète), lequel pourra être doté de
la faculté perceptive qu’évoque le terme même de voyant à un degré plus ou
moins grand. Cependant, même lorsque la parole prophétique ne dévoile pas
à proprement parler des réalités cachées au regard, invisibles, elle se donne
très généralement comme vision. «The prophets are frequently called “seers”,
6
Le recours à la notion de «transe» a fait l’objet de critiques fondées. Cf. R. Hamayon «Pour
en finir avec la ‘‘transe’’ et l’‘‘extase’’ dans l’étude du chamanisme», Etudes mongoles et sibé-
riennes 26 (1995) 155-190. Nous l’employons ici pour décrire la façon dont l’état du voyant ou
du prophète est donné à voir.
7
Cf. Supplément au Dictionnaire de la Bible, 1972, colonne 925-926. On notera l’absence
de formes féminines de ces deux termes.
Le Voir et le Croire 449
8
J. Lindblom, Prophecy in Ancient Israël, Oxford 1958, 121.
9
Ainsi en Michée 3,7 : «Les voyants (hozîm) seront couverts de honte.» Les voyants repré-
sentent ici l’une des catégories de faux prophètes. Voir aussi Am 7,10-15.
10
Cf. A. Guillaume, Prophétie et Divination, Paris 1941, 167.
450 Benoît Vermander, S.I.
11
A. Guillaume, Prophétie et Divination (cf. nt. 10), 145.
12
G. von Rad, Théologie de l’Ancien Testament, I, Genève 1967, 53.
13
Le terme est de von Rad, Théologie de l’Ancien Testament, I, Genève 1967, 56.
Le Voir et le Croire 451
Saül est à la recherche des ânesses de son père, égarées. Alors qu’il arrive
au pays de Cuph, son serviteur le presse d’aller consulter un homme de
Dieu qui demeure en la ville et qui pourra les éclairer sur leur voyage. Et le
texte ajoute cette glose : «Autrefois en Israël, voici ce qu’on disait en allant
consulter Dieu: ‘Allons donc chez le voyant’, car au lieu de ‘prophète’ (nabi)
comme aujourd’hui on disait autrefois ‘voyant (ro’êh)’» (IS 9,9). De fait,
Samuel se présentera à Saül comme «le voyant»14, et il lui apprendra que les
ânesses sont déjà retrouvées. Le fait vaudra comme signe de la véracité des
autres paroles de Samuel. Rien que de normal en pareille démarche: retrouver
le bétail ou les personnes égarées est une fonction traditionnelle des devins,
voyants ou chamans. Encore aujourd’hui, la quête des personnes ou objets
disparus, constitue l’une des raisons habituelles pour lesquelles il est fait
appel aux voyants, mediums, magnétiseurs... La réponse du Seigneur pourra
être obtenue par un procédé de divination (cf. IS 22,13; 23; 30,7-8) ou bien,
plus rarement, par une intervention directe ou par le truchement d’une transe
divinatoire. Ce qui, dans le contexte du livre, paraît plus étonnant, c’est que
la figure de Samuel ainsi esquissée succède à une mise en situation qui fait de
lui l’homme de parole par excellence. Que l’on songe au chapitre trois de IS,
qu’une lecture traditionnelle rendra emblématique de la situation existentielle
du croyant à l’écoute au for de la nuit. Et, dans les chapitres six et sept, la
parole de Samuel prend le pas sur la présence muette de l’arche: «Samuel
préféré à l’arche, c’est le dialogue préféré à la main-mise comme type de
rapport entre YHWH et Israël15».
C’est donc cet «homme de Dieu» que le peuple considère comme gratifié
d’un don de double vue, don qui le rend capable de savoir tant les raisons
de la colère divine que l’endroit où des ânesses ont bien pu s’égarer. Dans
le passage qui nous intéresse, «Samuel est d’abord un devin dont les propos
et l’action correspondent bien à son rôle. [...] Certes, le fait qu’on l’appelle
“voyant” et que ce terme soit expliqué par celui de “prophète” le met en
quelque sorte en conformité avec ce que nous en apprendrons plus tard,
notamment lorsqu’il sera chargé de faire des reproches à Saül: alors il sera
bien prophète»16. L’intérêt de la figure de Samuel, c’est qu’elle constitue une
matrice, ou un Urbild, dont nous voyons les éléments se diviser et se spécifier
au fur et à mesure de la progression du récit. C’est dans ce mouvement que
l’on voit naître la fonction prophétique classique, en dialogue critique dès son
origine avec l’institution royale. La figure du voyant est alors insérée dans
14
Le terme sera encore répété en Is 16,4, avant l’onction de David.
15
A. Wenin, Samuel et l’instauration de la monarchie (I Sam I-12), Francfort 1988, 104.
16
P. Gibert, La Bible à la naissance de l’Histoire, Paris 1979, 103-104.
452 Benoît Vermander, S.I.
17
Les hésitations de vocabulaire elles-mêmes trahissent quelque chose de cette mutation.
C’est ainsi qu’il nous est parlé du «prophète Gad, le voyant de David» (2S 24,11).
18
On rejoint ici le portrait dressé à très larges traits par D.C. Benjamin: «Prophets were dis-
tinguished by a highly developed physical sensitivity manifested by the phenomenon of ecstasy,
but were representatives of social institutions rather than charismatic individuals. As a social in-
stitution, prophets created a balance of power with the social institution of the monarchs.» «An
Anthropology of Prophecy», Biblical Theology Bulletin, 21 (1991) 135-144 (142).
Le Voir et le Croire 453
19
La transmission que Samuel ne peut faire à ses fils se reporte sur Saül qui, dit-il, «n’a pas
son pareil dans tout le people» (Is 10,24). YHWH reprochera à Samuel de pleurer Saül à l’excès
(Is 16,1).
20
La transe renouvelée de Saül à Rama (Is 19,22-24) illustre certainement quelque chose
du traumatisme que subit Saül et sa difficulté à quitter le lieu de l’expérience originaire. Saül,
dans sa relation trop étroite à Samuel, reste à la fois un roi et un voyant, et c’est en David que
la séparation complète des fonctions prendra corps.
21
L’épisode de la nécromancienne est à l’origine d’un vaste débat théologique et exégétique:
est-il possible de croire qu’une sorcière ait pu faire apparaître Samuel? Comment ce dernier
se trouve-t-il dans les Enfers? Ne faut-il pas croire que la sorcière a fait apparaître un démon
ayant pris la forme de Samuel? Diodore de Tarse et Origène prendront le récit au sens littéral.
Eustache d’Antioche et Grégoire de Nysse seront d’un avis opposé. Cf. M. Simonetti, Origene,
Eustazio, Grigorio di Nissa. Lo Maga di Endor, Biblioteca Patristica, Florence 1989.
22
Origene, Homélies sur Samuel, Sources chrétiennes 238, Paris 1986, 203.
454 Benoît Vermander, S.I.
Nous avons déjà noté que l’émergence de la figure prophétique classique est
inséparable de celle de l’institution monarchique. L’effacement de l’une et de
l’autre est aussi conjoint. Effacement qui s’accompagne d’une résurgence de
la «vision» comme mode d’expression autonome. C’est en la figure d’Ezéchiel
que l’ensemble de ces évolutions s’incarne le plus nettement.
La chute de la royauté s’accompagne, chez Ezéchiel, d’une revendication
renouvelée de la seigneurie de Dieu sur son peuple: «Quant au rêve qui hante
votre esprit, il ne se réalisera jamais ; quand vous dîtes: “nous serons comme les
nations, comme les tribus des pays étrangers, en servant le bois et la pierre”. Par
ma vie! oracle du Seigneur YHWH, je le jure: c’est moi qui règnerai sur vous, à
main forte et à bras étendu, en déversant ma fureur» (Ez 20,32-33). L’annonce
de ce règne sans médiation (laquelle annonce ferme le recueil prophétique:
«YHWH est là», Ez 48,35) n’est-elle pas à rapporter à l’immédiation de la vision,
et à son abondance? Voir la gloire de YHWH sortir du Temple (Ez 10,18), c’est
alors s’apprêter à entendre la promesse renouvelée: «ils seront mon peuple et
moi je serai leur Dieu» (Ez 11,20).
On retrouve immédiatement chez Ezéchiel l’ensemble des traits qui
caractérisent en toute culture la fonction de voyance: les images qui révèlent
une conscience suraiguë de la violence à l’oeuvre tout autour de soi; la vacance
du langage lorsque l’image tend à s’effacer elle-même pour exprimer un tant
soit peu ce qui a pu être approché de l’indicible; le travail somatique qui
s’accomplit en ce malade qu’est le voyant, jusqu’à ce que la vision du «mal
radical» qui mine Israël se transmue en celle de la guérison qui interviendra.
Il serait trop long de relever toutes les occurrences qui inscrivent Ezéchiel
dans ce modèle. Nous ne mentionnerons que quelques traits, qui devraient
nous permettre de caractériser plus précisément ce à quoi correspond ici
l’acte de voir:
Le Voir et le Croire 455
23
W. Zimmerli, «Le message du prophète Ezéchiel», Foi et Vie 72 (1972) 7. Voir aussi Ez
13,17; 21,2-7; 25,2.
24
Cf. J. Guyotat, Etudes cliniques d’anthropologie psychiatrique, Paris 1991, 65-73.
456 Benoît Vermander, S.I.
ayant vu, ils font connaître ce qui leur a été dit; ils s’en retournent, glorifiant
et louant Dieu pour tout ce qu’ils ont entendu et vu (2,15-20). Syméon, au
Temple, voit Jésus, et en bénit Dieu: «Car mes yeux ont vu ton salut» (2,30).
Dans le même temps, la manifestation de ce qui est donné à voir est traversée
de paradoxe. Celui à qui il est accordé le plus manifestement une «vision»,
c’est Zacharie. Et c’est lui pour lequel il s’avère le plus difficile de «voir» ce
qui est proposé là. Zacharie, sans doute, est homme de parole, qui répondra
à la promesse par une parole déjà dite, celle d’Abraham (Lc 1,18; Gn 15,8).
On pourrait aller jusqu’à dire que le mutisme qui le frappe alors lui apprend à
voir, jusqu’à ce que ses propres ténèbres s’illuminent (cf. 1,79) et que la vue
du don de Dieu fasse jaillir la parole vraie. A l’inverse, l’annonce de l’ange à
Marie est marquée toute entière par l’écoute, mais on peut observer que Marie
est déjà du côté de ce qui est donné à voir, ou, pour le dire autrement, que c’est
elle qui donnera à voir le don manifesté.
Enfin, le voir qui est ici donné est toujours sous le sceau de la promesse et
de la disparition. Promesse contenue dans la contemplation d’un nouveau-
né. Disparition de celui-là qu’on avait pourtant «sous les yeux», avant qu’à
le revoir on soit saisi par l’émotion (2,48), de cette émotion qui annonce les
dessillements encore à venir. L’ouverture de la vue, telle qu’elle s’annonce
déjà dans le commencement de l’Evangile de Luc, s’opère encore à l’aide de
voix et d’apparitions. C’est dans l’effacement de Nazareth et la disparition
de Jésus au Temple que doit se continuer le travail du surgissement du regard
intérieur.
Comment sortir de la cécité? Telle est justement la question qui anime la
révélation de Jésus aux siens (4,16-30). Le retour à la vue y est présenté comme
le signe même de l’accomplissement25. Le thème ici ouvert s’amplifie tout au
long des chapitres suivants: il s’agit de «proclamer le retour des aveugles à la
vue» (4,18). C’est identiquement interroger: «la poutre qui est dans ton oeil tu
ne la vois pas?» (6,42) ou demander au pharisien s’il voit vraiment la femme
en face de lui (7,44). Dans ce contexte, le signe de la guérison physique revêt
une importance particulière: «A de nombreux aveugles il fit la grâce de voir»
(7,21), «les aveugles retrouvent la vue» (7,22). L’enseignement en parabole
a pour effet que «les foules voient sans voir» (8,10), quand même la parabole
rappelle que la lampe sur le support est posée là «pour que ceux qui entrent
voient la lumière» (8,16). Il n’est pas étonnant alors que Jésus avertisse:
«voyez la manière dont vous écoutez» (8,18)26.
25
J.N. Aletti insiste sur les procédés rhétoriques qui placent le retour à la vue au centre
du récit de la prédication de Jésus à Nazareth. L’Art de raconter Jésus-Christ, Paris 1989, 60.
26
Relevé des occurrences de la formule in J.N. Aletti, L’Art de raconter Jésus-Christ (cf.
nt. 25), 105-106.
458 Benoît Vermander, S.I.
Le débat est ainsi peu à peu centré sur la question de voir qui est Jésus.
En ce voir là, en ce «centre du voir», toutes choses prennent une coloration
nouvelle: quand le regard de Jésus a dessillé les yeux de Zachée, ce dernier
peut alors considérer en vérité les pauvres et les spoliés, et leur faire réparation
(19,1-10). Voir, c’est être habité par l’évidence d’une présence qui demeure
(19,5). Jean ne dira pas autre chose de la rencontre entre Jésus et les premiers
disciples. (Jn 1,38-39) Ce qui ouvre l’oreille, c’est une parole. Ce qui dessille
les yeux, c’est un regard, avec le geste qui l’accompagne.
Le regard de Jésus lui-même prend ainsi une importance croissante. Jésus
n’est pas seulement regardé, il regarde et il voit. Il lève les yeux vers Zachée
(19,5) – que voit-il donc de lui pour qu’il en sache au plus profond le nom et
le désir? Il nous a déjà été présenté levant les yeux avant de bénir et rompre
les pains (9,16). La contemplation de Jésus qui, dans un mouvement identique
lève les yeux vers les hommes et vers la source de tout don, traverse du même
coup l’image de la violence et la fascination dont elle est porteuse: «Je voyais
Satan tomber du ciel comme l’éclair» (10,17). La qualité de regard de ce tout-
petit, qui voit plus de choses que n’en sauraient dire les paroles du sage, lui
vient de ne pas être fasciné par la puissance de l’ennemi. Qui entre en ce
regard où le visage de l’homme manifeste le don de Dieu, où le don de Dieu
illumine le visage de l’homme, rejoint la vérité du désir de voir. «Heureux les
yeux qui voient ce que vous voyez» (10,23).
Accession à la vérité dont l’invite se déroule dans la contradiction. Le
symbole le plus poignant de cette contradiction réside peut-être dans le
moment où Jésus voit Jérusalem, le destin qui l’attend, pleure sur elle qui n’a
rien vu, pour laquelle le message de paix est demeuré caché aux yeux (19,41-
44). Ne pas apercevoir que le regard de paix triomphe de la fascination de la
violence, c’est être livré du même coup à la puissance de cette même violence.
Luc marque avec grande insistance que la force de ce que Jésus donne à voir
se manifeste en toute clarté dans le lieu même de la passion: Jésus sur la croix
se trouve reconnu. «Voyant ce qui s’était passé, le centurion rendait gloire à
Dieu» (23,47). «Et toutes les foules accourues pour ce spectacle (theoria),
ayant regardé ce qui s’étaient passé, s’en retournaient en se frappant la
poitrine.» «Tous ses amis [...] et les femmes [...] qui regardaient cela» (23,49).
Ainsi,
L’obscurité ne fait pas obstacle au ‘voir’ de la multitude présente autour de la croix,
elle semble même être un des éléments qui ont permis aux yeux de se dessiller. Que
tous aient pu voir - malgré ou grâce aux ténèbres - pour louer Dieu ou se repentir,
indique bien que la mort de Jésus a fait parvenir le processus de véridiction à son
extension maximale.27
27
J.N. Aletti, L’Art de raconter Jésus-Christ, (cf. nt. 25), 175.
Le Voir et le Croire 459
La croix est ici theoria: vue claire. Elle dessille le regard à proportion de la
béance qu’elle ouvre.
Le lieu du tombeau vide est encore une béance: les femmes trouvent un vide
et non un corps, elles baissent les yeux devant l’éclat des messagers, Pierre ne
voit que des linges et il s’en revient tout surpris (24,1-12). Les yeux des deux
disciples d’Emmaüs sont encore «empêchés de reconnaître» (24,16). Quelques
versets plus loin, pourtant: «leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent»
(24,31). Cette ouverture/reconnaissance s’effectue dans les retrouvailles de
la parole et du regard, dans l’image écrite du récit que Jésus réanime tout au
long de la route. Et se produit alors le geste qui libère le chemin par lequel
faire se rejoindre le coeur brûlant et les yeux encore voilés. La reconnaissance
du Ressuscité prolonge et accomplit l’acte de la vision prophétique: il est
toujours question de voir un acte et, dans le mouvement même de cet acte, de
voir une en-allée, une disparition, une vacance: «Il avait disparu de devant
eux» (24,31). Dans le même temps, la disparition qui s’opère est reconnue
passage, présence en acte. La béance se fait passage: c’est l’illumination d’un
vide, le surgissement plénier de la présence depuis la plus profonde absence,
que sont appelés à proclamer ceux qui, dès le commencement, furent témoins
oculaires (Lc 1,2). Témoignage qui dessille les yeux de l’auditeur et en fait
tomber les écailles dans l’acte même de reconnaissance de sa cécité (cf Ac
9,18). «Alors vos fils et vos filles prophétiseront, vos jeunes gens auront des
visions et vos vieillards des songes. Et moi, sur mes serviteurs et sur mes
servantes je répandrai de mon Esprit» (Jl 3,1 ; Ac 2,17-18).
Conclusion
28
Augustin, De Utilitate Credendi, ch. XVI.
29
Ruysbroeck, L’Ornement des noces spirituelles, Paris 1966, 17.
Le Voir et le Croire 461
Une telle perspective peut éclairer la façon dont nous étudions les expressions
de l’expérience spirituelle dans le monde contemporain. Recevoir, écouter les
récits de l’homme du voir d’aujourd’hui, c’est en écouter les singularités, les
apories, les faiblesses ou même les mensonges; c’est accepter d’y discerner
les recommencements d’une aventure spirituelle dont l’expression souvent se
cherche au prix de régressions dans le langage et la pensée. C’est entendre
parfois comment les mots anciens sont retrouvés, réinvestis, réinventés.
Pourtant, dans ce clair-obscur d’un cosmos dont les forces se recomposent
ou se fissurent, rien, presque rien ne paraît annoncer la récapitulation, la
réconciliation opérées par le Christ. On verra, bien plutôt, les hommes
«(défaillir) de frayeur dans l’attente de ce qui menace le monde habité» (Lc
21,26). Cette frayeur indique à rebours quelque chose de la tâche présente
de la théologie: savoir rassembler et lire les signes des temps, accueillant
et retravaillant l’entreprise de sens que lui offrent tous ces récits éparpillés.
C’est, d’une certaine façon, une saveur prophétique qui manque souvent à
l’entreprise théologique si l’on veut qu’elle s’inscrive en réponse aux récits
du voir. Seule une théologie à même d’entrer dans la vision inchoative d’un
univers en recomposition perpétuelle saura y trouver le mouvement de l’acte
de Dieu, le mouvement d’une création continuée. Regardant les visions qui
s’ouvraient devant lui, Ezéchiel distinguait, parmi la confusion de la tempête,
les forces qui avançaient sans défaillance «là où l’esprit les poussait» (Ez
1,12). Discerner le travail de l’Esprit jusque dans les visions obscures qui
peuplent le regard des hommes d’aujourd’hui, c’est laisser baigner le sien
propre de la source d’où coulent les eaux, de la lumière par quoi nous voyons
la lumière.
Résumé
davantage droit aux récits tenus par l’homme du voir, ce pour mieux rendre compte
de la variété des expériences spirituelles contemporaines et de la façon dont l’Esprit
s’y manifeste.
Summary
When trying to give an account of faith experience, Christian theology usually favors
the “listening” dimension to that of “vision”, and such preference is consistent with its
founding project to develop a discourse based on reason. This comes with the danger
of denying the lived reality of the believer, ignoring how the emergence of faith and
the spiritual journey as a whole engage the senses, emotions and imagination of the
whole subject. This article focuses on three biblical figures (Samuel, Ezekiel, and the
Jesus of the Gospel of Luke): it examines how the “seeing” dimension structures both
the experience that is theirs and that of the reader of these texts. On the basis of this
investigation, it suggests to entrust theological anthropology with a new task: to give
greater credit to the narratives offered by the faithful who stress the “seeing” dimension
of their journey (l’homme du voir) so as to better account for the variety of contemporary
spiritual experiences and for the way the Spirit manifests itself into them.