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Des écrivains du soufisme ou des soufis écrivains ?

Voyage au pays des mystiques1

Alberto Fabio Ambrosio


Chercheur associé Cetobac/Ehess

Synergies Turquie n° 4 - 2011 pp. 33-39


Résumé : L’article présente le soufisme par le biais de la littérature contemporaine
turque. En effet, si le soufisme a subi en Turquie un coup d’arrêt avec l’interdiction
des confréries soufies en 1925, une nouvelle façon d’exister du courant spirituel voit le
jour par le moyen de la littérature et plus précisément des romans historiques. Après
une présentation des écrivains turcs qui se sont distingués dans les années récentes
pour leur production, l’article offre une introduction à l’œuvre de Sadık Yalsızuçanlar,
écrivain fécond et apprécié, et la version française de deux courts textes.

Mots-clés : Soufisme, derviches tourneurs, confréries soufies, littérature religieuse,


romans historiques, Turquie, Sadık Yalsızuçanlar.

Summary: What is it Sufism through Turkish literature? While Sufism in Turkey has suffered a


setback with the ban of the Sufi orders in 1925, a new living way for the muslim spiritual
current was  created  by the means  of literature, particularly the historical novels. 
The prolific and popular Turkish writer  of  Sadık  Yalsızuçanlar’s work of interesting and popular
novels and the two French translation of his short texts will animate the debate. 

Key words: Sufism, whirling dervishes, Sufi Orders, religious literatures, historical novels, Turkey,
Sadık Yalsızuçanlar.

L’Islam ottoman, puis turc, est fortement marqué par certains auteurs qui ont influencé la
doctrine et les pratiques mystiques, tels Jelâleddin Mevlâna Rûmî (m. 1273), Yûnus Emre
(m. 1321), Hâcî Bektaş Veli (m. 1337-38), Hâcî Bayrâm Veli (m. 1429), pour ne citer que les
plus célèbres. Ces auteurs spirituels sont aussi à l’origine des confréries musulmanes avec
un fort penchant initiatique et mystique. L’histoire des confréries dans l’Empire ottoman
et les mouvements dans la Turquie républicaine font l’objet de bon nombre d’études, en
histoire comme en sociologie. Parfois, il en ressort un soufisme un peu aride, fait, dans le
meilleur des cas, d’un ensemble de pratiques et rituels, voire d’une seule problématique
historique, aussi importante soit-elle. Les faits historiques et les conditions sociales sont
indéniables dans la vie des confréries qui ont essayé de mettre en œuvre la doctrine
soufie, mais ils ne suffisent probablement pas à transmettre le contenu spirituel.

Le soufisme, à bien regarder, est constitué, avant tout et comme toute mystique, d’un
corpus de textes formant le noyau de la doctrine et de la pratique. En Turquie républicaine,

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depuis 1925, le soufisme des confréries est interdit (Zarcone, 2004). Cette interdiction
a signifié la disparition d’organisations capables de former des individus à une véritable
vie intérieure. Les confréries (tarikat) avaient pour but de diriger les croyants vers une
expérience plus intense et plus profonde de la foi musulmane et de les orienter vers
la rencontre avec Dieu, l’Unique. Après cette interdiction qui a frappé toutes les voies
mystiques en Turquie, la situation a radicalement changé. Certaines d’entre elles ont
pu garder presque intact leur mode de vie car il s’agissait de confréries discrètes, sans
pratiques visibles. Par exemple, les Nakşbendîs ont survécu à la disparition grâce à leur
« invisibilité ». Leur zikr, la remémoration du nom ou des noms de Dieu, étant silencieux,
ne prévoyait point des «  spectacles  » comme pour d’autres groupes. Une deuxième
catégorie de confréries soufies a pu traverser cette épreuve, après ce coup dur et elles
survivent très discrètement. Leur impact dans la société a été fortement réduit et elles
essaient de maintenir des aspects traditionnels. Les Kadirîs d’Istanbul qui se retrouvent
dans un ancien tekke (couvent) au bas de la colline de Péra, se rencontrent tous les
mardis et après un repas en silence, ils pratiquent le zikr. Ce groupe bien discret,
qui a passé des phases glorieuses dans l’histoire, est aujourd’hui réduit à une petite
communauté et essaie de sauvegarder une tradition demeurant authentique. D’autres
confréries n’existent plus que sous le couvert du folklore et d’une vie associative pour
le maintien de la musique et de la culture soufie. Les célèbres derviches tourneurs ou
plus proprement Mevlevîs, essaient, depuis les années 50, de recomposer l’organisation
d’antan, mais sans pouvoir pour autant revenir à l’ancien système de vie (Ambrosio,
2010). Ces groupes vivent donc un renouveau culturel et folklorique, très apprécié,
d’ailleurs, par les visiteurs et les touristes étrangers. À l’heure actuelle, les Turcs
appellent ce phénomène la « confrérie du tourisme » (turizm tarikatı).

Dans la Turquie Républicaine, le phénomène qui marque davantage est celui des
« nouvelles communautés ». Issues d’une inspiration confrérique, elles sont organisées
non plus directement autour d’un maître disponible physiquement, mais autour de
l’enseignement d’un maître. Le message religieux qui est diffusé de manières diverses
et variées est la raison du succès parmi les différentes couches de la population. Ce
sont les mouvements (cemaat) ayant le plus d’impact sur la vie sociale et, parfois,
sur la politique du pays. Ces groupes peuvent aussi compter sur l’appui de structures
médiatiques telles que chaînes de télévision, radios, journaux et groupes éditoriaux.

Dans ce cadre sociologique, trop brièvement esquissé, demeure la question de la


transmission d’une véritable spiritualité, de valeurs profondes en mesure de donner un
cœur à la pratique de la foi islamique telle qu’elle est présentée dans les instances les
plus officielles et institutionnelles. Transversale, en quelque sorte, à tous les courants, est
le mouvement littéraire à tendance religieuse. Dans cette évolution de la présence des
confréries en Turquie et, par conséquent, du soufisme en tant que doctrine et pratique,
une place particulière est faite à la littérature. Les écrits des anciens soufis ont toujours
revêtu une fonction primordiale à tel point que certains soufis déclaraient que leur
maître était un livre. Le Mathnawî, le chef-d’œuvre de Rûmî, a constitué la base pour
la formation des derviches tourneurs ainsi que pour bien d’autres confréries. Si cette
formation autour d’un texte spirituel était déjà la base de l’éducation intérieure à une
époque où les confréries étaient vivantes, dynamiques et légitimes, à plus forte raison,
le rôle des écrits a assumé un caractère déterminant dans la Turquie républicaine. Dans
un pays où le rassemblement autour d’un maître spirituel était interdit, les textes ont
fourni le mode de transmission d’une sensibilité.

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Aujourd’hui, et plus précisément depuis quelques années, on assiste à la production


d’écrits à la fois littéraires et soufis ou dont le sujet porte sur la vie des soufis.

C’est un courant qui est facilement repérable à l’intérieur du pays. Vue de l’extérieur,
cette tendance doit être bien moins visible du fait que la littérature traduite privilégie
des textes divers et variés. Ce courant littéraire soufi a eu son moment de gloire avec le
roman d’Elif Şafak, traduit en français récemment sous le titre de « Soufi, mon amour »
(Shafak, 2010). Ce roman est l’histoire du grand mystique de langue persane Rûmî qui a
vécu et est mort à Konya et de son amitié avec son grand compagnon Shams al-Dîn Tabrizî.
Ce récit historique, plutôt intéressant sous la plume d’Elif Şafak, est relu par une femme
américaine, de tradition juive, Ella, qui – embauchée comme lectrice pour une maison
d’édition – découvre en tant que débutante le manuscrit d’un Hollandais converti à
l’amour mystique de Rûmî. Le manuscrit est celui du roman historique de Rûmî et Shams.
En somme, le roman de la Şafak est composé savamment de deux romans qui se mêlent
et qui transmettent un message d’amour pour Dieu, typique de la tradition soufie. Cette
œuvre a connu le succès littéraire en Turquie et une discrète appréciation en Europe et
aux Etats-Unis. Bien que critiques, bon nombre de lecteurs affirment qu’il s’agit d’une
opération culturelle destinée davantage à un public occidental qu’à un public oriental
plus avisé. Cette affirmation est vraie, mais elle cache le fait qu’en Turquie, le pays
de Rûmî, nombreux sont ceux qui ne connaissent plus rien ni à la tradition soufie ni à
l’histoire de l’amitié entre les deux personnages charismatiques et mystiques.

Le livre de cette écrivaine n’est que le sommet d’un courant qui se fraie une tradition.
Nedim Gürsel compte, parmi ses œuvres, un récit intitulé Sept derviches  : une
introduction sur le registre d’un voyage au pays des derviches, du soufisme anatolien
(Gürsel, 2010). Parmi les romans turcs recensés ces dernières années, un certain nombre
sont consacrés à la vie de Rûmî ou de son compagnon Shams. Le roman d’Ahmet Ümit,
connu comme auteur de romans policiers, analyse dans le même style la vie de Rûmî et
de Shams et du meurtre de ce dernier. Son titre est déjà tout un programme : « Bab-i
Esrâr » ou « de la porte des secrets » (Ümit, 2009). Cette œuvre a eu un succès important
en Turquie et pour beaucoup a été une entrée en matière soufie.

Une biographie romancée cette fois, décrite du point de vue de Shams, compagnon de
Rûmî, figure parmi les biographies les plus vendues en 2010. Le roman biographique de
Sinan Yağmur, « Les larmes de la passion » (Aşkın gözyaşları), s’inscrit à mi-chemin entre
le roman historique et la biographie. Dans ce genre, mais plus penchés décidemment
vers la biographie, nombreux sont les livres consacrés aux auteurs soufis. Nous nous
éloignons là de la littérature proprement dite.

İhsan Oktay Anar, auteur également traduit en français (Oktar, 2001 et 2004), a écrit en
2007 un roman intitulé « Les taciturnes » (Suskunlar) – non encore traduit en français
- sur la vie des mevlevîs, les membres de la confrérie Mevleviye fondée par Rûmî. Le
vocabulaire de cette œuvre, très proche de l’ancien ottoman, l’ambiance et le thème
spirituel en font un roman véritablement historique en compagnie des derviches.

Rûmî n’est pas le seul à inspirer les écrivains. D’autres mystiques et soufis font l’objet
de cette littérature. La romancière Emine Işınsu consacre deux romans aux soufis. En
2004, elle écrit « L’entrave » (Bukağı) qui raconte l’histoire de Niyâz-i Mısrî, important
auteur mystique du XVIIe siècle qui eut des difficultés avec le pouvoir politique et

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fut exilé. Ses écrits, profondément mystiques, intriguent le lecteur moderne et sa


biographie peut être interprétée comme celle du soufi persécuté par le pouvoir. En
2007, le même auteur offre à ses lecteurs le roman de la vie de Hacı Bektas-ı Veli (titre :
Hacı Bektas-ı Veli), considéré comme le fondateur de la confrérie Bektaşiye liée au
corps militaire des Janissaires. Ce livre mérite un détour car il fait partie d’une série de
romans parus aux éditions du Ministère des Affaires de culte (Diyanet). Le livre d’Emine
Işınsu est, en effet, le premier de la collection. Le mot d’introduction de l’éditeur est
significatif car il semble devoir justifier la présence de romans à côté de la littérature
savante sur la religion musulmane, domaine de spécialité de cette maison d’édition.2
L’éditeur rappelle que la littérature ottomane qui avait produit aussi des romans
avait été fortement influencée par la pensée occidentale. À partir des années 70, en
revanche, dans le nouveau contexte républicain, des romans classés « nationalistes » ont
vu le jour, comme ceux de Mustafa Necati Sepetçioğlu. Dans les premières années de la
République, un roman avait introduit, bien qu’avec une couleur négative, la vie chez les
Bektaşîs.3 L’éditeur justifie son choix d’après le fait que la culture religieuse de tradition
ottomane et musulmane peut également être diffusée et connue par le genre littéraire
du roman. Celui-ci est certes une composition plus libre qu’une biographie, mais il peut
comporter une fidélité tant à la chronologie qu’au message de chaque mystique, telle
l’œuvre proposée autour de Hacı Bektaş.

D’autres romans plus libres par rapport aux faits historiques et, probablement, plus
libres de donner un autre message que celui de la religion, voient également le jour sous
la plume de différents auteurs.

Gürsel Korat, auteur spécialiste de la Cappadoce, publie en 2008 Kalenderiye, un roman


mettant en scène trois personnages ayant vécu à des époques différentes, mais qu’un
élément commun relie : la Cappadoce. Kalenderiye est le groupe informel des derviches
errants, nés en Asie Centrale et dispersés dans beaucoup de contrées orientales, dont
l’Anatolie.

Deux autres auteurs sont devenus des références. Le premier est İskender Pala,
professeur de littérature turque ancienne et écrivain très fécond voire prolifique. Parmi
ses différents romans inspirés de la tradition littéraire ancienne, ses deux derniers ont
pour toile de fonds des époques historiques. Katre-i matem (La goutte de la mort), paru
en 2009, est inspiré par la découverte d’un ancien manuscrit qui relate la vie pendant
l’époque ottomane connue sous le nom de « tulipe » (lâle devri). Le plus récent, Şah &
Sultan paru en 2010, comme l’indique le titre, est plus orienté vers le débat entre le
sunnisme du Sultan et le chiisme du Chah de Séfévides de Perse. İskender Pala, même s’il
n’écrit pas de véritables romans soufis, est tellement imprégné d’une culture littéraire
ancienne et ottomane qu’on la ressent sans nul doute entre les lignes.

Le roman du deuxième auteur, également député du parti actuellement au pouvoir, AKP


(Ak Parti), Son Yeniçeri ou « Le dernier Janissaire », paru en 2007, a suscité un certain
intérêt en Turquie. Il est évidemment question des Janissaires mais aussi de Bektaşîs,
deux organisations intimement liées.

La liste pourrait, certes, s’étoffer davantage et elle est destinée à le faire dans l’avenir,
car ces romans à succès sont lus avec avidité par les lecteurs turcs. La question qui
se pose est si les romans sont seulement une œuvre littéraire pour ceux et celles qui

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les rédigent ou s’ils deviennent consciemment un moyen de diffusion d’un message ou


d’une spiritualité. Selon la tradition soufie, l’œuvre écrite est tellement importante
qu’elle finit par représenter le moyen privilégié de l’éducation soufie. Pensons aux
grands textes soufis à travers lesquels des générations de soufis se sont formées  ; à
l’origine, ces œuvres étaient des textes littéraires. D’ailleurs l’authenticité soufie de
certains de ces textes est encore débattue aujourd’hui. Si l’histoire des textes soufis
pouvait être utilisée comme modèle pour l’époque contemporaine – ce qui serait encore
à prouver – les romans que nous avons présentés auraient, plus ou moins explicitement,
vocation à diffuser un message soufi pour le lecteur moderne.

Un écrivain et un soufi

Nous laissons une place d’honneur à Sadık Yalsızuçanlar. Sadık est né en 1962 à Malatya.
Après avoir étudié la langue et la littérature turques à l’Université Hacettepe d’Ankara,
il a travaillé comme instituteur, éditeur et enfin comme réalisateur de documentaires
pour la chaîne de télévision turque (TRT). Cette expérience de travail avec les médias l’a
poussé à s’interroger sur la valeur du cinéma dans deux essais, l’un intitulé le Cinéma du
Rêve (Rüya Sineması), et l’autre Télévision et Sacrée (Televizyon Ve Kutsal). Il a traduit
aussi des textes classiques de tradition soufie en turc moderne. Mais c’est surtout pour
ses romans qu’il est connu en Turquie. D’autre part, il est lu et connu surtout dans un
milieu qui ne dédaigne ni la tradition musulmane ni la tradition soufie.

Sadık s’impose dans le panorama littéraire de la Turquie contemporaine pour sa veine


profondément ancrée dans le mysticisme. Ses romans s’inspirent souvent de la vie de
soufis, ces mystiques musulmans, comme Ibn ‘Arabî, Aziz Mahmud Hüdayi (Yakaza) grand
auteur ottoman du XVIIe siècle (Anka : Phénix) et Said Nursi, auteur charismatique de la
fin de l’Empire ottoman (Dem : Souffle).

Par son écriture, il essaie aussi de décrire une façon de regarder la réalité, probablement
à la manière soufie dans l’approche du vécu des hommes et des femmes. Certaines pages
de ses écrits constituent de surprenantes méditations. Il suffit de se pencher sur les
pages des récits intitulés ‘Rien’ (Hiç) pour être surpris par la densité spirituelle et par
l’expression paradoxale qui le caractérisent. Un des textes de ce recueil, Halvet der
Encümen, est le commentaire moderne, dans le genre du très court récit – post-moderne
dirait-on -, d’un des éléments fondamentaux de la confrérie Nakşbendî, la retraite dans
le monde. La retraite dans le monde signifie pour un derviche son insertion dans la
société, tout en gardant tourné le regard vers la réalité divine. Ce court texte illustre
le sens de la solitude humaine comme une façon moderne d’expérimenter la retraite
et la fuite du monde. La retraite dans le monde ouvre donc une vision du monde plus
profonde, tout en étant dans ce bas-monde.

Parmi ces romans, celui qui a eu beaucoup de succès est intitulé «  Le Voyageur  »
(Gezgin) paru à Istanbul pour la première fois en 2004, et depuis plusieurs fois réédité
(Yalsızuçanlar , 2006a). C’est en même temps le récit de la vie d’Ibn ‘Arabi et une
réflexion sur la philosophie et la sagesse jalonnant l’œuvre de ce penseur musulman qui
vécut au XIIIe siècle entre l’Occident et l’Orient4.

Nous présentons ici pour la première fois la traduction française du texte sur la
retraite dans le monde qui fait partie d’un recueil dont le titre est «  Rien  » (Hiç)5,

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concept utilisé fréquemment par les soufis lorsqu’ils veulent affirmer la réalité vaine
du monde face à Dieu. Ce texte se prête autant à l’initiation à la complexité de cette
littérature religieuse qu’à la compréhension des états psychologiques et spirituels. Sadık
Yalsızuçanlar commence ses « méditations littéraires », intitulées « l’ordre des choses »
(Şeylerin düzeni) par un bref message sur l’existence. Voilà sa sentence sur l’ « Être » :
« On l’appelle aussi lien. J’ai regardé dans mon cœur. J’y ai vu quelqu’un. Je lui ai demandé qui
il était. Moi, Je suis toi, dit-il, et disparut » (Yalsızuçanlar, 2006b, p. 137).

Nous trouvons dans un autre texte un dialogue où s’exprime une femme probablement à
la recherche d’un compagnon pour fonder une famille. En effet, cette femme fuit plus
la solitude et le poids de cette solitude que le fait même d’être encore célibataire. La
solitude qu’elle fuit est intérieure, incapable de reconnaître l’obéissance à la volonté de
Dieu. À la fin du court récit, c’est cette solitude qui revendique le mariage, le voisinage,
la fraternité et, bien sûr, un homme avec qui rompre cette pesanteur. C’est la solitude
qui la fait pleurer à chaudes larmes. Mais cette solitude est une fuite face à la possibilité
d’être de vrais et fidèles serviteurs de Dieu dans le monde. Se marier uniquement pour
échapper à cet état de solitude intérieure ne conduit pas à une véritable maturation
humaine. Le croyant musulman est avant tout un fidèle de la volonté de Dieu, il ne doit
pas chercher à fuir sa condition qui peut comporter la solitude.

Le dialogue initial est d’une profondeur inouïe. Il décrit de manière admirable la


psychologie de la solitude et, surtout, du détachement face au monde qui renvoie sans
répit au brouhaha intérieur. La seule façon d’y échapper est d’accepter la dimension
humaine de la solitude et d’accueillir le statut de fidèle serviteur de Dieu.

La lecture du récit de Sadık Yalsızuçanlar peut être plus une conclusion qu’une initiation
à ce que signifie une littérature engagée religieusement. La lecture de ses oeuvres
représente pour plus d’une façon de pratiquer la méditation spirituelle. La littérature qui
voit le jour dans ce fragment d’histoire du peuple turc, répond à un désir de profondeur
et de recherche d’une identité religieuse et de valeurs authentiquement spirituelles.

La retraite dans le monde (Halvet dar encümen)6


« À force de parler, mon brouhaha intérieur grandit », dit la Femme.
« Et plus il grandit et plus tu parles », dit l’Homme.
« À force de me mêler à la foule ma solitude augmente », dit la Femme.
« Et plus tu es seule, plus tu t’y mêles », dit l’Homme.
« À force de vivre, mes peines se reproduisent », dit la Femme.
« Et plus tes peines augmentent, plus tu as l’impression de vivre », dit l’Homme.
« À force de me rapprocher de toi, je m’éloigne », dit la Femme.
« Et plus tu t’éloignes, plus tu essaies de te rapprocher », dit l’Homme.
« Ce brouhaha de la solitude…. », murmura la Femme, « je ne peux plus le supporter ».
« Plus tu le supportes et plus il s’épaissit », dit l’Homme.

La Femme, ennuyée, jeta un coup d’œil par la fenêtre. Dans la rue, comme d’habitude,
il y avait du bruit et de l’agitation. Elle regarda alors du côté des hurlements qui
s’élevaient des marchands, des vendeurs de bouteilles de gaz et des enfants. Elle
regarda aussi l’impuissance des feuilles à se confondre avec le béton et le métal. Elle
regarda une maman irritée qui houspillait son fils, ensuite elle regarda la mauvaise

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tenue d’un employé qui se pressait vers l’arrêt de bus. Elle regarda aussi un grutier
recueilli dans sa prière rituelle récitée sur le sac de ciment couvert de neige. Et encore
elle regarda marcher en silence un couple d’âge moyen. Elle regarda la peur inscrite sur
le visage du soldat.
« À force de s’épaissir, il devient insupportable », dit-elle.

Cette fois-ci, elle regarda l’intolérance de l’écoute de l’autre et la pesanteur du discours.


Elle regarda la terreur du chien nonchalant qui se promenait dans la rue. Ils étaient tous
comme dans la vitrine d’un magasin, prêts pour la vente. Comme un crieur, elle criait sa
solitude. Elle implora l’homme en disant : « vous pouvez trouver un serviteur meilleur
que moi, mais moi, je ne peux pas trouver un monsieur meilleur que vous ».
La solitude implorait le mariage, l’amitié, la famille et l’unité du voisinage et n’arrivait
pas à retenir les larmes provoquées par le touchant discours. Elle abandonna l’idée de
vendre ce serviteur fidèle.

Bibliographie
Ambrosio, A. F. 2010. Vie d’un derviche tourneur. Doctrine et rituels du soufisme au XVIIe siècle,
Paris : CNRS Editions.

Gürsel, N. 2010. Sept derviches, trad. Jean Descat, Paris : Editions du Seuil.

Oktar, I. A. 2001. Atlas des continents brumeux, Arles : Actes Sud.

Oktar, I. A. 2004. Le traité de mécanique. Les vies incroyables et joviales des ingénieux d’antan,
trad. Ferda Fidan, Arles : Actes Sud.

Shafk, E. 2010. Soufi, mon amour, trad. Dominique Letellier, Paris : Phébus.

Ümit, A. 2009. Bâb-ı Esrâr, Doğan Kitapçılık, Istanbul.

Yalsızuçanlar, S. 2006a. Gezgin, Istanbul : Timaş Yayınları.

Yalsızuçanlar, S. 2006b. Hiç. Bütün Öyküleri II, Kapı Yayınları.

Zarcone, Th. 2004. La Turquie moderne et l’Islam, Paris : Editions Flammarion.

Notes
1
Une première version du présent article est paru dans Chemins de Dialogue, 36 (2010), pp. 171-180.
2
L’analyse de la publication de ces romans par des maisons d’éditions constitue, à elle seule, un autre domaine
d’enquête plus sociologique et pourtant on la renvoie à une autre étude.
3
Il s’agit du roman Nur Baba de Yakup Kadri Karaosmanoğlu, écrit dans les années 1914 et 1915 et publié sous
forme de livre en 1922.
4
La traduction du roman, par Alberto Fabio Ambrosio, paraîtra avec le concours de l’agence turque pour la
traduction (TEDA) aux éditions du Cerf.
5
Ce recueil débute avec le récit qui porte le même mot (Hiç) et qui a rendu Sadık Yalsızuçanlar connu à un plus
grand public.
6
Sadık Yalsızuçanlar, Hiç I, 2003, p. 159. http://www.sadikyalsizucanlar.net/eskisite/turkce/ekitap.htm

Version française par Alberto Fabio Ambrosio

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