Gestion Grands Projets Web
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— Version Web —
Janvier 2020
Ce rapport est dédié à la mémoire d’Alain Bugat†
(Académie des technologies)
qui fut coordinateur du groupe de travail
et nous a quittés avant la rédaction de ce rapport .
Résumé 7
Abstract 8
Introduction 9
Projets industriels 11
Les projets présentés 11
Retour d’expérience pour les projets industriels 16
Projets de construction 19
Les projets présentés 19
Retour d’expérience pour les projets de construction 23
Synthèse 33
Définition et caractéristiques des grands projets 33
Parties prenantes 34
Définition du projet et spécifications 35
Conclusion et recommandations 39
Annexes 41
Définition des acronymes utilisés 41
Références 43
Membres du groupe de travail 44
Conférenciers 45
5
réSumé
7
RETOUR D’EXPÉRIENCE DE LA GESTION DES GRANDS PROJETS
abStract
T he Air and Space Academy and the National Academy of Technologies of France
have organized in December 2018 a conference on the management of large
projects . About twenty of these projects were presented in various fields : space
and aeronautics , software , energy , infrastructures and transport . Following this
conference , both academies considered it useful to issue a report emphasizing the
lessons learned from these presentations .
This report is divided into four chapters : industrial projects , construction projects , soft-
ware projects and synthesis . The first three chapters summarize projects presented
during the conference while the fourth one draws lessons from these experiments . It
can be seen as a set of recommendations for future projects keeping in mind that each
project has its own characteristics and specific environment which require adaptation . In
spite of the improvements in project management tools , these experiences highlight the
importance of the human factor is in the management of large projects . Both academies
consider that applying these recommendations enhances the potential for success of
a project . This report can be useful not only for those carrying out projects but also for
those ordering and financing them .
8
introduction
D ès 2017 , l’Académie des technologies entamait une étude sur la gestion des grands
projets en examinant des projets passés ou en cours dans les domaines de la construc-
tion , du nucléaire , des systèmes logiciels ainsi que de l’aéronautique . L’Académie de l’air
et de l’espace , qui souhaitait aussi traiter le même sujet dans le domaine aérospatial , a
pensé que l’élargissement à d’autres domaines pouvait être plus fécond pour rechercher
les fondamentaux de la réussite des grands projets . L’idée est alors venue d’organiser
conjointement un colloque sur le thème de la gestion des grands projets . Celui-ci a eu
lieu les 10 et 11 décembre 2018 dans le grand amphithéâtre de la Direction générale de
l’aviation civile (DGAC) à Paris .
Ce colloque a été organisé en cinq sessions , chacune abordant un domaine particulier
et passant en revue un certain nombre de projets . Les sessions étaient :
- espace et aéronautique ;
- systèmes logiciels ;
- énergie ;
- BTP-Infrastructures ;
- transports .
À l’issue de ce colloque , les deux académies ont trouvé utile de publier un rapport qui
n’est pas un compte rendu , mais une synthèse tirant les enseignements des diverses
analyses de projets faites par l’Académie des technologies au cours de ses travaux d’avant
colloque et des présentations faites durant celui-ci .
Ce rapport a été divisé en quatre chapitres :
- projets industriels ;
- projets de construction ;
- projets à dominante logicielle ;
- synthèse .
Les trois premiers chapitres résument les présentations faites par chaque intervenant
du colloque . Le dernier chapitre est une synthèse qui met en lumière les leçons de ces
expériences passées . Il peut être vu comme un ensemble de recommandations pour les
projets à venir , sachant fort bien que chaque grand projet a des caractéristiques et des
environnements particuliers qui demanderont des adaptations . Néanmoins , les deux
9
RETOUR D’EXPÉRIENCE DE LA GESTION DES GRANDS PROJETS
académies sont persuadées qu’en respectant au mieux les recommandations faites , les
chances de réussite seront plus élevées . Malgré l’évolution considérable des outils de
gestion des projets , il ressort de toutes les expériences l’importance dans la conduite
de ces projets du facteur humain qui , lui , ne change pas aussi rapidement . Les deux
académies pensent que ce rapport peut être utile non seulement à ceux qui réalisent de
grands projets (maîtres d’œuvre , entreprises) , mais aussi pour ceux qui les commandent
et les financent (maîtres d’ouvrage) .
Compte tenu de la durée impartie au colloque , il a fallu faire un choix pour les projets
retenus ; ce choix a conduit à retenir des projets qui avaient été au préalable examinés au
sein de l’Académie des technologies (cas de l’EPR-OL3) au détriment de projets similaires
(EPR de Flamanville) ou à ne pas retenir des projets Louvois de gestion de la paie des
personnels des armées , projet Sirhen : gestion des ressources humaines de l’éducation
nationale .
10
I
ProjetS induStrielS
11
RETOUR D’EXPÉRIENCE DE LA GESTION DES GRANDS PROJETS
(industriel) ou si l’on préfère , entre client et fournisseur soient claires , le client devant
assumer les rôles de spécificateur , autorité contractuelle et financeur . En réponse à une
expression de besoins nécessaire et suffisante , le projet doit définir une organisation
technique également claire , fondée sur l’arborescence des produits (Work Breakdown
Structure) , et respectant des spécifications de management et des spécifications tech-
niques solides . L’organisation industrielle , qui fait intervenir en général un grand nombre
de coopérants , est nécessairement cohérente avec l’organigramme technique .
La nécessité d’une approche « système » , considérant en permanence la globalité
du véhicule et de ses moyens de lancement , fait désormais partie des gènes de tout le
secteur spatial . Il n’en a pas toujours été ainsi et ces projets « premiers de cordée » ont
été fondateurs sur ce point également . Hors du domaine spatial , il n’est pas certain que
cette approche soit toujours partagée .
Aujourd’hui , il est nécessaire de revoir certains de ces principes devenus parfois trop
rigides , afin d’aller vers plus d’agilité et une prise de risques mieux assumée , face à la
concurrence qu’introduisent les acteurs du « New space » américain . Il n’en reste pas
moins que les principaux acquis de quatre décennies de projets spatiaux demeurent .
Iridium Next
D éveloppé entre 2008 et 2017 (fin du déploiement) Iridium Next (Thales Alenia Space), à
l’inverse des précédents , est en quelque sorte un « second de cordée » , qui doit résoudre
des problèmes très spécifiques et difficiles dans la mesure où il s’agit de développer une
nouvelle constellation de satellites de communication capable de remplacer l’existante
sans interruption de service . Une autre caractéristique importante est le grand nombre de
satellites à lancer : 81 , ce qui crée une nécessité de production standardisée à aussi bas
coût que possible et à cycle court – le tout dans un environnement spatial qui conserve
ses spécificités habituelles (pas de capacité de réparation , environnement hostile…) .
En réponse à ces défis particuliers , on retiendra l’importance donnée à la simulation :
développement de simulateurs complexes de l’ensemble du système , utilisés aussi bien
pour le design initial que tout au long du développement afin de garantir les objectifs de
performance , ou encore pour traiter les aléas techniques .
Par ailleurs , le processus de développement IVVQ (intégration , validation , vérification ,
qualification) s’est vu confier un rôle central dans l’organisation , directement placé sous
l’autorité du chef de projet , avec une attention particulière accordée à la gestion des
risques , aux indicateurs de performance KPI , etc .
A380
L e développement de l’A380 , le plus gros avion commercial jamais construit , répondait
à deux besoins différents : d’une part , classiquement , la réponse à une analyse du mar-
ché , d’autre part l’accélération , à travers un grand projet fédérateur , de la création d’une
12
Chapitre i — projets industriels
A350
C onçu d’abord comme un dérivé de l’A330 , le projet de long-courrier A350 a dû être tota-
lement refondu au bout de deux ans sous la pression des compagnies aériennes que le
concept initial ne satisfaisait pas . Son succès commercial ultérieur montre que cette
décision , qui conduisait pourtant à des coûts de développement très supérieurs et à un
retard de mise en service , était la bonne . D’où l’importance de consacrer le temps qu’il
faut , au départ , à l’analyse et à l’expression du besoin .
Dès lors , l’A350 , développé de 2007 à 2014 , a pleinement bénéficié des enseignements
de l’A380 ; il y a là un « retour d’expérience » direct , facilité par la proximité calendaire
des deux projets , à savoir : une atteinte préalable de la maturité technologique (TRL6)
à travers un plateau projet multidisciplinaire pendant deux ans ; des outils communs
(notamment conception numérique et gestion du cycle de vie des produits (PLM)) ;
une montée en cadence accélérée , permise entre autres par une personnalisation sur
catalogue et une prise en compte plus forte des objectifs industriels dès le début de la
conception (standardisation , modularité , accélération des maturités industrielles (MRL))
; la mise en place d’une équipe projet étendue , incluant les partenaires et impliquant les
compagnies aériennes clientes .
13
RETOUR D’EXPÉRIENCE DE LA GESTION DES GRANDS PROJETS
Sur le plan technologique , plusieurs démonstrations ont permis de réduire les risques ;
cette approche , cependant , n’a pu être exhaustive et il est resté (est-ce évitable , du
reste ?) un certain nombre de technologies non matures (fuselage en carbone) qui ont
créé des difficultés au début du projet . Par ailleurs , la simulation a été utilisée de façon
aussi extensive que possible .
Enfin , comme l’A380 , le programme A350 a été utilisé comme outil de conduite du
changement au sein de la société , introduisant de nouvelles pratiques et de nouveaux
processus . Parmi ces pratiques , figurent la transparence et l’acceptation des « mauvaises
nouvelles » , au rebours d’une certaine culture , largement répandue , qui consiste à retar-
der le plus possible une annonce désagréable en espérant que le service ou le coopérant
voisin sera le premier à devoir en faire autant…
A400M
L’avion de transport militaire A400M d’Airbus est un projet emblématique par son carac-
tère européen qui est à l’origine d’une part d’une coopération « obligée » , notamment
au niveau du moteur , d’autre part d’une expression de besoins complexe , résultant de
compromis parfois difficiles entre les différentes armées utilisatrices , plutôt que d’une
optimisation globale a priori .
Le contrat signé avec l’Occar (Organisation conjointe de coopération en matière
d’armement) , représentant des États participants , était un contrat au forfait , en une
seule phase . Il est important de noter que , bien qu’avion militaire et qualifié comme
tel , l’A400M a également suivi le processus de certification d’un avion civil , ajoutant
ainsi de nouvelles contraintes , mais bénéficiant , de la sorte , d’un cadre connu par les
constructeurs (avion et moteur) et par les États , et permettant en principe à l’industrie
de conduire le programme en toute autonomie . Pourtant , les relations entre industriels et
États ont été entachées de bien des ambiguïtés et de problèmes d’autorité . Ainsi , l’Occar
n’a pas disposé des moyens techniques et politiques pour imposer des compromis aux
États participants . Une sorte de « juste retour » européen qui ne disait pas son nom
(mais assez inévitable compte tenu du financement étatique partagé) a biaisé le choix
de certains coopérants . Du côté industriel , la structure de coopération entre motoristes
(par ailleurs concurrents dans « la vie civile ») n’a pas non plus disposé d’une véritable
délégation technique .
En outre , la difficulté technique du projet a été sous-estimée au départ : « wishful
thinking » , avant-projet conduit dans une structure de coopération insuffisamment maî-
trisée , nouveauté d’un tel avion et de ses fonctions militaires pour Airbus (et les autres) ,
puissance du turbopropulseur , complexité des missions…
L’absence de mécanisme de gestion des crises et l’approche rigidement contractuelle
14
Chapitre i — projets industriels
suivie par les États faute de coordination forte , ont conduit à des retards et largement
contribué aux surcoûts .
Les retards successifs de l’A400M ont été rapidement « politisés » et fortement
médiatisés , certains États menaçant périodiquement de se retirer . Indéniablement , ce
développement a été très difficile , mais il convient de noter qu’à l’arrivée , l’avion est au
rendez-vous des performances de mission .
Rame MF2000
M ené de 2001 à 2006 (première livraison) , ce projet est relatif au développement d’une
nouvelle rame de métro au bénéfice de la RATP , déployée depuis sur les lignes 2 , 5 et 9 . Il
signe la mise en place d’une organisation toute nouvelle dans ce secteur : l’appel d’offres
réalisé en six lots séparés , avec pour corollaire l’intervention d’industriels différents (dont
deux grands spécialistes du secteur , d’habitude concurrents) et la nécessité d’une maî-
trise d’œuvre coordinatrice , confiée — autre particularité inattendue — à Technicatome ,
expérimenté dans la gestion de projets complexes à travers l’application de la RG Aéro
00040 et la réponse à un cahier des charges fonctionnel . On notera au passage cette
application dans le monde du transport ferroviaire d’un standard d’origine aéronautique ,
lui-même issu des pratiques spatiales .
Les difficultés rencontrées proviennent d’une culture de management de projet
insuffisamment partagée parmi ces grands industriels coopérants et titulaires des lots
de travaux et aussi des réticences que peut engendrer une coopération « obligée » : une
situation également mentionnée dans le cas des moteurs de l’A400M , mais dont d’autres
exemples montrent que les difficultés qu’elle crée au début ne sont pratiquement jamais
15
RETOUR D’EXPÉRIENCE DE LA GESTION DES GRANDS PROJETS
rédhibitoires…
Le client RATP , très impliqué techniquement , a émis une expression de besoin com-
plexe , héritière d’une longue histoire de spécifications techniques s’ajoutant les unes aux
autres . Les modifications , pour des raisons souvent économiques , ont trop souvent été
négociées par « paquets » au risque de retarder la prise de décision technique — pratique
également rencontrée dans les programmes Ariane .
Cependant , interaction technique avec le client , approche fonctionnelle , gestion
rigoureuse des interfaces , fonctionnement partiel en plateau intégré avec des rituels de
management et de pilotage bien respectés , constituent les principales conditions qui ont
permis la réussite de ce projet .
C es projets — et bien d’autres qui leur ressemblent mais n’ont pu tous figurer dans cette
16
Chapitre i — projets industriels
sélection — présentent , comme on l’a vu , bien des points communs . Examinons plus en
détail quelques-unes des leçons génériques que l’on peut en tirer . D’autres , plus géné-
rales , partagées avec les projets de construction et les projets à dominante logicielle ,
figurent plus loin dans la synthèse de ce rapport . On notera , sans grande surprise , que
les projets les plus riches d’enseignement sont ceux qui ont rencontré les plus grandes
difficultés… Grâce leur en soit rendue à travers ce colloque !
Innovation technologique
C es projets font presque tous appel à un haut degré d’innovation technologique , le plus
souvent possible , préparée en amont par des programmes de recherche et technologie
(R & T) allant jusqu’à des « démonstrateurs » . Le plus souvent également , avec un
financement public significatif et même vital , comme dans l’espace et l’aéronautique .
Cette phase de R & T , bien qu’elle existe dans tous les secteurs traités ici , généralement
sous forme d’une activité continue partiellement (jamais totalement !) déconnectée des
grands projets à venir , a peu été mentionnée dans le colloque , peut-être faute de temps .
Le bien-fondé de démonstrateurs technologiques , bien que de plus en plus établi
dans le domaine aéronautique par exemple , fait parfois débat . Car ce terme est ambigu :
il peut désigner l’intégration de technologies au niveau d’un équipement-test , mais tout
aussi bien un quasi-prototype d’un futur produit totalement intégré . En fait , le débat
devient plus clair si on le pose en termes de niveau de maturité technologique (TRL) . Il
est clair que la démonstration de technologies jusqu’à TRL 6 , à savoir la démonstration
du système ou du sous-système dans un environnement représentatif , constitue un
socle quasi nécessaire au démarrage d’un grand projet dans des conditions robustes .
Bien entendu , plus le TRL souhaité est fort , plus son atteinte nécessite une proximité
du démonstrateur avec le produit ou l’application envisagés . Ceci posé , il est presque
secondaire que ces démonstrateurs soient financés de façon externe au projet ou en
soient le prélude contractuel .
Il est à noter que, pour les projets fortement industriels et devant assurer une montée
en cadence rapide de la production, la maturité technologique doit s’accompagner d’une
attention tout aussi forte à la maturité industrielle, poussant ainsi le rôle de la R & T plus
loin dans le cycle de vie.
Malgré ce contenu technologique très élevé et ce degré d’innovation considérable ,
le tempo de ces projets est loin des développements perpétuels de nouvelles versions
de smartphones , des technologies d’Internet (naturellement « disruptives ») et des
start-up de toute sorte , qui occupent aujourd’hui le devant de la scène , façonnent la
vision politique actuelle de la modernité et ont tendance à confisquer la notion même
d’innovation… Ce hiatus est d’importance , car il conduit les décideurs à sous-estimer le
rôle moteur que conservent les grands projets industriels dans le progrès technologique
17
RETOUR D’EXPÉRIENCE DE LA GESTION DES GRANDS PROJETS
Coût de développement
L a question du coût à terminaison est omniprésente dans la vie quotidienne du chef
de projet . Mais la négociation initiale de celui-ci est cruciale . En particulier , il faut éviter
d’imposer , côté maître d’ouvrage , ou de s’engager , côté maître d’œuvre , sur un coût à ter-
minaison déraisonnablement sous-estimé pour des raisons politiques ou commerciales .
Cela conduit immanquablement à des impasses dont le prix , un jour ou l’autre , doit être
payé avec , pour résultat , un coût final , tant pour le maître d’ouvrage que pour le maître
d’œuvre , supérieur à celui qui aurait été atteint après une négociation raisonnable .
Pour des développements complexes contenant des technologies nouvelles d’un
niveau de maturité faible , il est illusoire d’appréhender le coût à terminaison de façon
analogue à celui de développements plus classiques . Il est alors nécessaire de prévoir
des processus de détermination de plus en plus précis des coûts à mesure de l’accrois-
sement de cette maturité et de l’appréciation des risques .
Modélisation et intuition
G érer un grand projet veut dire gérer la complexité . La notion de « système » est essen-
tielle et s’est largement développée , bien que ce mot ne recouvre pas toujours la même
notion . Les modélisations et la simulation prennent une place de plus en plus grande et de
plus en plus efficace . Pour autant , la capacité à embrasser l’ensemble du projet , au sein
d’un petit groupe de personnes autour du directeur de projet , ne doit en aucun cas être
perdue ni laissée « à l’ordinateur » . Autrement dit , l’intuition reste un facteur de succès…
si elle est pertinente . À noter l’importance du facteur d’échelle sur le plan technique et
managérial , des solutions ou des routines éprouvées , par exemple à l’échelle de l’A320 ,
se sont avérées non pertinentes à celle de l’A380 .
Essais
D ans l’aéronautique et l’espace , les modélisations ne sauraient remplacer les essais ,
dans l’état actuel de leurs capacités respectives . Or il existe une tendance (encore du
wishful thinking) à croire l’inverse , d’autant que les essais coûtent cher et que la pression
est forte sur les coûts de développement . Construire la logique d’essais nécessaire et
suffisante , en tenant compte des capacités de modélisations et de recalage des modèles
par les essais , est un aspect essentiel de la conduite d’un grand projet industriel . La
virtualisation de certains essais s’avère de plus en plus efficace , en permettant de les
effectuer plus tôt et de limiter les risques des essais réels .
18
II
ProjetS de conStruction
Yamal LNG
L e projet gazier Yamal LNG, mené par Total, porte sur la création d’une usine de liquéfaction
de gaz naturel dans le grand nord de la Russie . Ce projet frappe tout autant par sa taille
exceptionnelle (27 milliards $) que par son environnement très défavorable (absence
totale d’infrastructures , températures extrêmes durant une partie de l’année) . Il fallut
d’abord construire un port et un aéroport pour accéder au site . Pour réduire les travaux sur
place l’usine fut construite par assemblage d’un grand nombre de modules préfabriqués
sur des sites lointains et acheminés par voie maritime . L’instabilité du pergélisol (perma-
frost) conduisit à fonder l’ensemble des installations sur un très grand nombre de pieux
tout en assurant le gel permanent du sol par un système de réfrigération . La sélection
et la coordination des nombreuses entreprises impliquées , la diversité des techniques
19
RETOUR D’EXPÉRIENCE DE LA GESTION DES GRANDS PROJETS
nécessaires et le volume énorme de la main d’œuvre (30 000 personnes sur le site) ont
été efficacement gérés par une maîtrise d’œuvre très performante , entièrement dédiée
au respect du délai : 4 ,5 ans de construction conformément aux objectifs .
Laser Mégajoule
L e projet Laser Mégajoule est destiné à amorcer une réaction de fusion thermonucléaire
au sein d’une capsule millimétrique par la concentration d’énergie en provenance d’un
grand nombre de faisceaux lasers convergents . Il se caractérise principalement par la
complexité des matériels de haute technologie de domaines très variés (laser , optique ,
mécanique , électronique) et par l’extrême précision requise pour tous ces composants
ainsi que pour la structure les abritant . La conception de l’ensemble , puis la coordination
du grand nombre d’entreprises et fournisseurs intervenant sur le site et le contrôle du
respect des spécifications très sévères ont été assurés par une équipe intégrée maîtrise
d’ouvrage — maîtrise d’œuvre du CEA . Ceci a permis des circuits de décision très courts .
Ce projet a toutefois souffert de son caractère particulièrement innovant : sa conception
et sa réalisation s’échelonnèrent sur plus de quinze ans au cours desquels son coût aug-
menta de façon considérable .
EPR OL3
L e contrat pour la réalisation du projet EPR OL3 en Finlande , portant sur la réalisation
d’un nouveau type de réacteur nucléaire , fut signé en décembre 2003 avec une mise
en service prévue pour mai 2009 . Celle-ci est désormais prévue pour janvier 2020 . Cet
important retard , accompagné de dérives significatives des coûts , a nécessairement de
multiples causes dont on ne mentionnera que les principales .
La négociation du contrat a été menée très rapidement , dans un contexte concurrentiel .
Areva tenait à remporter l’offre pour se constituer une référence alors que les perspec-
tives du développement de l’énergie nucléaire dans le monde étaient prometteuses . Les
objectifs de délai et de coût étaient très ambitieux (pour ne pas dire irréalistes) pour un
tel projet , après de longues années d’inactivité en ce domaine .
Le concept général était bien établi , mais les études de réalisation menées en cours
de chantier mirent en lumière des difficultés provenant en particulier de la conception très
compacte du projet qui eut une incidence notable sur la construction du génie civil . Par
ailleurs , l’industrie européenne n’avait pas été sollicitée depuis longtemps pour fournir
de grands composants de qualité nucléaire et leur livraison créa également des retards .
Les règles de sûreté finlandaises correspondaient aux standards internationaux , mais
comportaient des spécificités pouvant donner lieu à interprétation . Alors qu’Areva pensait
que le modèle présenté satisferait aisément aux règles , de nombreuses modifications
se sont progressivement révélées nécessaires , retardant les études et la réalisation .
Les glissements du projet en termes de planning et de budget ont été sous-estimés
20
Chapitre ii — projets de ConstruCtion
tout au long du projet , ce qui n’a pas contribué à une bonne mobilisation des équipes et
des partenaires . Par ailleurs , toutes ces difficultés ont altéré la qualité des relations entre
Areva et le maître d’ouvrage . Celui-ci , sur la base du contrat « clé en main » , fit preuve
d’une certaine passivité , ce qui ne favorisa pas le bon déroulement du projet .
Au total , un contrat négocié hâtivement sur une conception insuffisamment définie et
avec une appréciation des risques optimiste , des spécificités de la sûreté finlandaise
mal appréciées , une relation client-fournisseur difficile : tels furent les ingrédients qui
rendirent problématique la réalisation de ce grand projet .
Le réacteur 3 de Flamanville est également du type EPR . Commencé près de trois ans
après le réacteur OL3 , sa durée de construction devrait être similaire sans réel bénéfice
du retour d’expérience . Le schéma contractuel est en apparence très différent : clef en
mains pour OL3 ; maîtrise d’œuvre EDF avec un lotissement en nombreux lots pour OL3 .
Mais , en réalité , les rôles d’Areva et EDF sur ces deux projets ont été très semblables , étant
responsables respectivement en Finlande et en France de la conception d’ensemble , et
de la conduite du projet .
Le projet FL3 a fait l’objet d’un audit approfondi dont les conclusions ont été rendues
publiques en octobre 2019 (Rapport au président-directeur général d’EDF - La construc-
tion de l’EPR de Flamanville - Jean-Martin Folz - octobre 2019) . Il souligne et détaille à
propos de FL3 certaines défaillances qui ont affecté les deux projets : une gouvernance de
projet inappropriée , une organisation complexe des ressources d’ingénierie , des études
insuffisamment avancées au lancement , un contexte réglementaire mal connu (OL3) ou
en évolution constante (FL3) , des relations insatisfaisantes avec les entreprises , une
perte de compétences généralisée .
Si, bien sûr, chacun de ces deux projets a connu des difficultés particulières — conception
du contrôle-commande pour OL3 , qualité de certaines fabrications pour FL3 — les causes
profondes des difficultés et dérapages sont similaires . Dans le même temps , la réalisation
de deux réacteurs EPR en Chine sous la conduite d’un maître d’ouvrage très structuré et
dans un environnement ayant acquis une compétence nucléaire remarquable s’est bien
déroulée . Leur démarrage s’est passé sans difficultés et ils fonctionnent actuellement
avec une excellente disponibilité…
21
RETOUR D’EXPÉRIENCE DE LA GESTION DES GRANDS PROJETS
grande vitesse précédemment réalisées cette exigence ne se posait pas en ces termes
car maîtrise d’ouvrage , maîtrise d’œuvre et exploitation étaient assurées par les entités
publiques ferroviaires , SNCF et RFF . L’autre difficulté du projet résidait dans l’ampleur
des concertations à entreprendre , des contraintes environnementales à définir et des
terrains à acquérir sur un tracé de 300 km (procédures qui sont en général du ressort
de la puissance publique) sans pour autant donner lieu à un quelconque allongement du
délai de réalisation , par ailleurs très tendu . Délai et coût furent tenus grâce à une grosse
équipe intégrée de l’entrepreneur intervenant en amont , pour la réalisation en parallèle
des études et des procédures publiques .
Viaduc de Millau
C e projet d’une ampleur plus modeste (400 millions €) fut également entrepris dans
le cadre d’une concession , mais dans un cadre plus simple car les diverses procédures
publiques avaient déjà été réalisées . Le problème principal de ce projet était d’ordre tech-
nique en raison de son caractère innovant . La puissance publique avait fixé la conception
d’ensemble (nombre de travées , forme des pylônes et du tablier) mais laissait à l’entre-
preneur le choix des matériaux et de la méthode de construction . Le problème principal
de ce projet résidait dans l’accès difficile au site et dans la fréquence des vents violents .
L’entreprise se libéra de ces contraintes en choisissant un tablier entièrement métallique
préfabriqué sur les rives et une méthode de montage originale permettant de limiter
l’influence du vent sur le processus de construction . Ce choix lui permit une réalisation
rapide grâce à une équipe étude-construction intégrée , dans le respect du délai et du coût .
22
Chapitre ii — projets de ConstruCtion
Schéma contractuel
L a plupart des projets présentés ci-dessus se sont déroulés dans le schéma contractuel
classique du domaine de la construction , celui avec maîtrise d’ouvrage publique ou semi-
publique , avec ou sans maîtrise d’œuvre suivant la nature des contrats , celle-ci étant
absente ou très réduite si le contrat porte sur une conception-construction .
Contrairement aux projets industriels et à dominante logicielle , la définition claire du
programme fonctionnel ne constitue pas en général un enjeu majeur : soit parce qu’il
s’exprime simplement (comme pour la ligne TGV ou le viaduc de Millau) , soit parce qu’il fait
l’objet d’une étude préalable de la part du maître d’ouvrage (comme pour le Laser Méga-
joule ou le musée des Confluences après la résiliation du premier contrat) . De plus , des
spécifications contractuelles insuffisamment précises ou contradictoires peuvent poser
problème , comme mentionné pour la ligne TGV ou l’EPR OL3 . Dans cette configuration , il
peut être nécessaire d’aller jusqu’à la réécriture de spécifications dédiées au projet . Par
ailleurs , le projet du musée des Confluences met bien en lumière les difficultés à maîtriser
une procédure de dialogue compétitif sur un projet complexe et insuffisamment défini .
Un schéma contractuel particulier mérite une mention spéciale , celui de la conces-
sion , dans lequel ont été réalisés la ligne à grande vitesse SEA et le viaduc de Millau .
Dans ce schéma , la puissance publique (le « concédant ») délègue au secteur privé (le
« concessionnaire ») le financement , la conception et la construction d’une infrastructure
d’intérêt public puis son exploitation pendant une certaine période , à l’issue de laquelle
le concessionnaire remet gratuitement l’infrastructure au concédant . Le principe de la
concession a été largement appliqué dans le monde entier au cours du xixe siècle pour la
23
réalisation des réseaux ferrés et des canaux puis est tombé en désuétude au moment du
développement des réseaux routiers . La France le remit à l’ordre du jour dans les années
soixante-dix pour la réalisation de son réseau autoroutier .
Les deux exemples présentés illustrent bien l’intérêt de la concession pour la réalisa-
tion de projets sans dérive de coût ni de délai . Un tel schéma assure en effet à l’entreprise
une certaine liberté lui permettant l’optimisation du projet en termes de conception et
de construction . Mais , en parallèle , il la responsabilise par les contraintes des prêts
financiers qui rendent difficile toute rallonge et imposent de lourdes pénalités en cas de
retard . Il convient néanmoins d’être conscient des limites de ce schéma : il est efficace
sous réserve qu’il n’y ait pas de conflit d’intérêts au sein même de la concession . Le cas
d’Eurotunnel , où s’opposaient les intérêts des constructeurs et ceux de la société conces-
sionnaire , dans laquelle les constructeurs n’avaient aucune participation significative , ne
s’est pas révélé très concluant . Dans les deux cas présentés lors du colloque , ce conflit
d’intérêts n’existait pas car les mêmes entreprises (Vinci pour la ligne SEA , Eiffage pour
le viaduc de Millau) étaient présentes à la fois dans la société concessionnaire et dans la
société de construction . Une autre limitation pour l’application du schéma de concession
concerne la nature du projet : un projet très innovant ou très incertain n’est pas réali-
sable en concession car les risques sont trop importants pour pouvoir être estimés puis
contrôlés . Un exemple célèbre de cette règle est donné par le canal de Panama , qui fut
entrepris dans le cadre d’une concession , avec les difficultés que l’on sait , puis achevé ,
après la faillite de la société concessionnaire , sur le budget fédéral américain dans le
cadre de marchés de travaux classiques .
25
RETOUR D’EXPÉRIENCE DE LA GESTION DES GRANDS PROJETS
paraissant a priori coûteux pour une opération particulière apportent un bénéfice plus
général en termes de délai et de réduction des risques . Principe qui peut se résumer par
« efficacité avant coût » .
26
III
C e domaine a fait l’objet de quatre interventions. Deux portaient sur des projets aujourd’hui
opérationnels et qui concernent plusieurs millions d’utilisateurs grand public (compteur
électrique Linky , déclaration de revenus) . La troisième , qui présentait le programme
4Flight de la navigation aérienne , concerne le domaine aéronautique avec des opérateurs
spécialistes et des contraintes spécifiques . La quatrième intervention était un retour
d’expérience sur de nombreux projets logiciels dont les éléments sont intégrés dans le
paragraphe ci-après sur le retour d’expérience pour ce type de projet .
27
RETOUR D’EXPÉRIENCE DE LA GESTION DES GRANDS PROJETS
Programme Copernic
L e programme Copernic du ministère des finances a été lancé en 2001 avec un budget de
1 milliard d’euros sur neuf ans . Ce programme , orienté vers l’usager contribuable , devait
d’abord permettre d’établir la télédéclaration de l’impôt sur le revenu , puis de passer
d’un ensemble d’applications indépendantes à un ensemble de services basé sur des
référentiels de données validées et partagées . Il concerne 38 millions de foyers fiscaux ,
28 millions de biens immobiliers et 3 ,9 millions d’entreprises .
La création de référentiels permet une mise à jour unique et le partage de données
en s’assurant de leur qualité . Les référentiels sont entre autres : le référentiel des per-
sonnes physiques et morales (PERS) , le référentiel des informations complémentaires
(mèl , téléphone) (SINF) , le référentiel des comptes bancaires (Ref-CB) , et le référentiel
des occurrences fiscales (OFCI) .
L’ouverture des données avec l’accord de l’usager pour l’utilisation pour d’autres ser-
vices permet d’éviter la transmission de ces informations sous forme papier ainsi que
les saisies multiples .
Ce programme a été supporté par une volonté politique continue et , au départ , il s’est
appuyé sur les systèmes d’information existants , sans refonte totale . Le cheminement
a donc été progressif , ce qui a été une raison de son succès . Ce programme de trans-
formation vers le numérique des finances publiques a permis la fusion de la DGI et de la
DGCP en créant la DGFiP . Le retour des contribuables est largement positif .
Comme Linky , ce type de projet a fait l’objet d’une attention particulière des autorités
publiques (Sénat , Cour des comptes…)
28
Chapitre iii — projets à dominante logiCielle
29
RETOUR D’EXPÉRIENCE DE LA GESTION DES GRANDS PROJETS
La gestion des ressources humaines sur la longue durée d’un tel projet a dû faire l’objet
d’une attention particulière .
D e l’analyse des trois interventions sur des projets spécifiques et de celle sur le retour
d’expérience on peut retenir quelques leçons . Les grands projets à dominante logicielle
ont des caractéristiques spécifiques : ils ne sont jamais uniquement techniques , mais
portent aussi sur la transformation de l’organisation de l’entreprise et des méthodes
de travail , sur des modifications des relations avec les clients et partenaires , dans un
contexte d’évolution technologique rapide .
Aujourd’hui , ils sont souvent développés pour remplacer ou compléter des systèmes
existants et non à partir d’une « feuille blanche » , ce qui les rend encore plus complexes .
En effet , contrairement à ce que l’on pense , les grands systèmes informatiques sont
presque éternels à l’échelle de la vie humaine : ils ont une durée de vie qui dépasse faci-
lement quarante ans , comme un avion . Les modifications successives , les changements
de matériels , les ajouts fonctionnels , les modifications de versions logicielles les rendent
souvent complexes , avec des échanges internes multiples . Certaines parties peuvent en
devenir difficiles à maintenir , non seulement pour des raisons d’obsolescence technique
ou de fournisseurs qui ont disparu , mais aussi parce qu’elles sont plus ou moins bien
documentées et que leurs auteurs sont partis à la retraite ! La maîtrise des interfaces
externes ou entre sous-systèmes est essentielle , faute de quoi les évolutions ou le rem-
placement du système peuvent être très difficiles à conduire et nécessiter une séparation
en sous-systèmes comme préalable au projet .
Face à cette longue durée de vie des systèmes , comment peut-on passer d’un système
de technologies anciennes vers de nouvelles architectures et traiter l’obsolescence des
systèmes d’information ? Quand arrête-t-on de rapiécer et doit-on reconstruire le sys-
tème ? L’évolution est préférable au développement d’un nouveau système , mais face
aux obsolescences techniques , il est indispensable de définir une stratégie d’évolution
technologique .
30
Chapitre iii — projets à dominante logiCielle
31
RETOUR D’EXPÉRIENCE DE LA GESTION DES GRANDS PROJETS
la pression sur les délais est trop forte , elle aboutit généralement au résultat inverse à
celui recherché : la mise au point au niveau de qualité requise devient interminable , le
budget explose , les fonctionnalités abandonnées rendent les utilisateurs mécontents ,
au pire le projet n’aboutit pas .
Dans le cas du remplacement d’un système où il faut assurer une continuité de ser-
vice , il est nécessaire de préserver les interfaces avec d’autres systèmes et cela pour
des durées qui peuvent être longues . La durée du projet conduit à des activités et donc
des coûts de maintien en conditions opérationnelles des systèmes existants qui sont
d’autant plus élevés que la transition est longue .
Cinquante années de projets logiciels et de nombreux échecs ont permis de dévelop-
per des méthodes pour les gérer avec leurs spécificités . Il convient de les enseigner aux
futurs chefs de projet dans les écoles d’ingénieurs ou de management , mais aussi aux
cadres dirigeants .
Les causes d’échec des projets logiciels sont connues , les facteurs de succès égale-
ment , les livres regorgent de méthodes pour réussir un projet et pourtant elles ne sont
pas appliquées : résultat , un tiers des projets aboutit avec le coût , le délai et le contenu
initialement prévus , un tiers aboutit , mais avec des surcoûts , du retard et/ou une réduction
du contenu et un tiers n’aboutit jamais . Le facteur clé d’échec comme de succès réside
dans le choix et l’action des hommes , comme partout !
32
IV
SynthèSe
Q u’appelle-t-on « grands projets » ? Ceux-ci se caractérisent tout d’abord par leur ampleur
financière qui dépend toutefois du domaine concerné : plusieurs centaines de millions
d’euros pour les projets à dominante logicielle jusqu’à plusieurs milliards pour les projets
industriels ou de construction . Ils sont en général menés par de grands acteurs indus-
triels et/ou publics . Ils se développent sur plusieurs années , bien souvent plus de quatre
ans , et leurs produits ont une durée de vie s’étendant sur des décennies . Ils présentent
en général un aspect novateur prononcé dans le domaine technique et/ou fonctionnel
et nécessitent souvent des équipes importantes et un grand nombre d’intervenants .
L’ensemble de ces facteurs , coût important , caractère novateur , complexité orga-
nisationnelle , fait peser sur ces projets un risque significatif d’échec . Il existe ainsi de
nombreux exemples de grands projets à dominante logicielle abandonnés en cours d’éla-
boration : programme Louvois pour la solde des militaires , programme ONP pour la paie
des fonctionnaires mais également dans le domaine privé progiciels de gestion intégrée
dits ERP . À l’inverse , les grands projets industriels et de construction , même s’ils tra-
versent de graves difficultés en termes de délais et de coût , sont presque toujours menés
à leur terme , la seule exception notable concernant certaines centrales nucléaires aux
USA qui ont été abandonnées en cours de construction . Pour tous ces projets , le critère
principal de réussite dépend du projet concerné : par exemple il est clair que le respect
du délai présente une importance capitale pour un projet d’exploitation gazière , du fait
de l’importance des recettes d’exploitation , alors que pour un projet de transport public ,
le critère essentiel est plutôt le respect du coût . Il appartient à chaque maître d’ouvrage
de définir la hiérarchie des critères de réussite pour chacun de ses projets et d’en tirer les
conséquences pour ses décisions durant le déroulement du projet , étant entendu qu’il est
rare qu’un projet satisfasse parfaitement à tous les critères de réussite posés au départ .
L’importance que prend un grand projet dans l’entreprise est extrêmement variable et
son impact , positif ou négatif , peut être faible à crucial . Cela dépend bien sûr de sa taille
financière par rapport à celle de l’entreprise , mais aussi de sa nature et de sa place dans la
stratégie de celle-ci : le projet concerné constitue-t-il un élément majeur pour le devenir de
33
RETOUR D’EXPÉRIENCE DE LA GESTION DES GRANDS PROJETS
l’entreprise ? Deux exemples contrastés peuvent illustrer ce point : alors que l’EPR OL3 et
la LGV SEA présentent des coûts finaux comparables, le premier de ces projets présentait
un enjeu capital pour l’avenir d’Areva tandis que le second, même dans l’hypothèse où il
aurait connu de graves difficultés, ne pouvait pas mettre en péril la survie de Vinci. Certains
de ces grands projets peuvent par ailleurs être conçus comme levier de transformation
de l’entreprise : c’est très souvent le cas , par nature , des projets à dominante logicielle ,
mais il n’est pas rare que des projets industriels jouent également ce rôle , comme nous
l’avons vu pour l’A380 .
paRties pRenantes
34
Chapitre iV — SynthèSe
Une définition claire et précise du projet et l’établissement des spécifications dès son
démarrage apparaissent comme une condition sine qua non de sa réussite . L’entité qui
prend en charge cette responsabilité dépend de la nature du projet .
Pour les projets de construction , la consistance du projet est bien souvent établie par
le maître d’œuvre lors des études préalables (Laser Mégajoule , Musée des Confluences
après résiliation du premier marché , Yamal LNG) ou éventuellement déléguée à l’entreprise
sur la base d’un programme fonctionnel simple (LGV SEA , viaduc de Millau , EPR OL3) . Les
principales difficultés peuvent se rencontrer dans des spécifications insuffisamment
précises comme l’illustrent bien les problèmes de l’EPR concernant les règles de sûreté .
Pour les projets industriels ou à dominante logicielle , la définition des besoins par
les entreprises ou le maître d’œuvre constitue un enjeu majeur . Bien souvent on ne
pourra pas éviter que cette définition évolue en cours de route , ne serait-ce qu’à la suite
de difficultés de développement ou d’une évolution du marché ; il est essentiel que ces
évolutions demeurent limitées et ne soient jamais le reflet d’un manque de réflexion au
départ . De ce point de vue les difficultés de mise au point de l’A400M sont très éclairantes .
Par opposition l’abandon de la première version de l’A350 qui n’a pas été reconnue par le
marché s’est avéré , malgré les coûts induits , être la bonne décision .
Pour éviter les conflits entre les partenaires , les modifications au contrat des spé-
cifications , ou de délais agréés par les parties , doivent faire l’objet d’un suivi immédiat ,
précis et chiffré , placées dans un registre « Change order register » .
35
être crédible et intégré par tous les acteurs . Un planning trop tendu peut mener à des
impasses techniques inopportunes qui pourront créer in fine des retards et des surcoûts
plus grands que ceux qui auraient été consentis par une approche plus réaliste lorsqu’il
était encore temps . La gestion du planning est un art difficile où la motivation , la confiance
et la transparence jouent un grand rôle . Elle requiert du sang-froid et du courage , vertus
indispensables plus généralement à l’exercice de la fonction de directeur de projet .
Partenaires et gouvernance
C es projets se conduisent bien souvent avec des partenaires qui peuvent se trouver dans
les trois entités : dans la maîtrise d’ouvrage (comme dans Yamal LNG où sont présents
Total et ses partenaires russes ou dans les projets en coopération internationale) , dans
la maîtrise d’œuvre (comme dans LGV SEA du fait de la nature double de ce projet , ferro-
viaire et génie civil) ou dans la réalisation (pour la quasi-totalité des projets si l’on entend
par « partenaires » également les sous-traitants et fournisseurs de lots importants) . Ils
apportent souvent des cultures différentes , qu’il appartient au chef de projet d’identifier
avant de savoir les gérer .
La présence de ces partenaires , la complexité du projet et la grande taille , généra-
lement , de l’entreprise leader , divisée en entités qui parfois ont tendance à s’ignorer ,
imposent l’utilisation de plans de management partagés et de rituels de conduite de
projet (rendez-vous réguliers , revues) , d’outils pour gérer le planning . La mise en place de
« plateaux projet » qui réunissent en un même lieu un certain nombre d’acteurs pour au
moins une partie de la durée du projet , tout spécialement au départ , s’est généralisée et
est désormais considérée comme une condition de succès . Inventer un projet nouveau ,
surtout dans un laps de temps réduit , ne peut se faire efficacement que par l’intégra-
tion des équipes d’études et de définition des méthodes en un lieu unique et dans une
démarche commune permettant un constant va-et-vient entre l’idée et la réalisation ,
ce qui permet une optimisation globale avec pour corollaire une meilleure maîtrise des
délais et des coûts . Un tel plateau projet , peut réunir dix personnes ou mille , suivant les
projets et les phases de ceux-ci .
Méthodes et outils de management sont situés à leur juste place par les directeurs
de projet : indispensables , mais pas « aux commandes » . En effet , la conduite de projet
reste d’abord une affaire d’hommes et de femmes . Avant tout , il est indispensable que
préexiste une « vision » , portée par la direction générale de l’entreprise . Une relation de
confiance doit exister entre la direction générale et le directeur de projet , d’une part , mais
aussi entre ce dernier et ses collaborateurs et partenaires . Il en découle la nécessité d’une
délégation très forte à ce directeur de projet , ce qui n’est pas contradictoire avec la mise
en place de comités de pilotage réguliers au niveau le plus élevé . Le directeur de projet
doit être capable d’insuffler sur la durée une forte motivation à ses équipes , motivation
qui peut aller jusqu’à une véritable passion . Le choix du directeur de projet est donc un
Chapitre iii — projets à dominante logiCielle
facteur majeur de réussite . Les « grands » directeurs de projet sont une denrée rare . Ils
ne se révèlent pas par des certifications , mais au travers des responsabilités successives
qui leur sont confiées ; certaines entreprises facilitent leur émergence par un plan de
carrière adapté qui peut même les inciter à renoncer à des fonctions managériales afin
de consacrer une grande partie de leur carrière à la direction des grands projets .
On note une tendance générale à développer un reporting interne ou externe de plus
en plus lourd dont la valeur ajoutée est discutable . La financiarisation des entreprises
et la désaffection croissante des directions générales vis-à-vis de la technique en sont
certainement les causes . Le développement d’une culture de transparence et de confiance
sur l’ensemble des acteurs du projet est peut-être la seule façon d’alléger ces contraintes .
En particulier , la présence au sein du comité exécutif de l’entreprise d’un sponsor , chargé
de suivre le déroulement du projet au travers d’une relation personnelle avec le chef du
projet , peut se révéler très utile pour une prise de décision rapide .
Communication
L es grands projets font souvent l’objet d’une attention particulière de la part des médias .
Soit de façon positive si le projet est un succès et qu’il intéresse directement les usagers ,
comme la ligne TGV ou le viaduc de Millau , soit de façon négative si le projet est en situa-
tion d’échec même s’il se situe à l’étranger et qu’il ne concerne pas l’utilisateur français
(mais éventuellement le contribuable…) . Cependant , pour les projets lointains qui sont un
succès , comme le projet gazier arctique , la couverture médiatique est bien plus réduite .
La gestion des médias fait partie intégrante de la conduite du projet et doit être menée
en étroite collaboration avec le service communication de l’entreprise car le directeur du
projet , pris par ses tâches de production , ne peut lui accorder toute l’attention nécessaire
surtout si le projet connaît des difficultés .
37
concluSion et recommandationS
39
annexeS
41
RETOUR D’EXPÉRIENCE DE LA GESTION DES GRANDS PROJETS
42
ANNEXES
RéféRences
Ø Le programme 4flight de contrôle aérien a fait l’objet d’une analyse par le sénateur
Vincent Capo-Canellas disponible à l’adresse :
http://www .senat .fr/notice-rapport/2017/r17-568-notice .html
Ø “The Challenge of Complex IT projects” the report of a working group from The Royal Academy
of Engineering and The British Computer Society - Royal Academy of Engineering :
https://www .bcs .org/upload/pdf/complexity .pdf
43
RETOUR D’EXPÉRIENCE DE LA GESTION DES GRANDS PROJETS
Coordinateur
Jean-Paul Teyssandier † (Académie des technologies)
Corédacteurs
Yves Bamberger (Académie des technologies)
Dominique Colin de Verdière (Académie de l’air et de l’espace)
Philippe Couillard (Académie de l’air et de l’espace)
Éric Dautriat (Académie de l’air et de l’espace)
Membres
Michel Courtois (Académie de l’air et de l’espace et Académie des technologies)
Didier Evrard (Académie des technologies)
Patrick Ledermann (Académie des technologies)
Alain Pecker (Académie des technologies)
Dominique Vignon (Académie des technologies)
44
ANNEXES
conféRencieRs
Espace et aéronautique
Philippe Couillard (Projets spatiaux)
Patrick Maute (Iridium Next)
Robert Lafontan (A380)
Didier Evrard (A350)
Alain Cassier (A400M)
Systèmes logiciels
Bernard Lassus (Développement du compteur Linky)
Yannick Girault (Projet Copernic de l’impôt sur le revenu)
Éric Bruneau (Modernisation des systèmes de contrôle aérien)
Gérard Garnier (Mieux réussir les grands projets informatiques)
Énergie
Andreas Reuter (Énergie éolienne offshore en Allemagne)
Anne Rocher (Yamal LNG)
Pierre Vivini (Laser Mégajoule)
Jean-Pierre Mouroux (Centrale EPR OL3)
BTP-Infrastructures
Gilles Causse et Bernard Godinot (LGV SEA)
Marc Legrand (Viaduc de Millau)
Sohrab Baghery (Musée des Confluences)
Philippe Delaplace (Aéroport de Bahrein)
Transport
Gilles Leborgne (Plate-forme EMP2)
Paul Brossier (Rame MF2000)
Yves Ramette (Automatisation de la ligne 1)
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De Panama à Flamanville, la maîtrise des grands projets a révélé ses difficultés, mais les échecs
(Panama) ou les difficultés (A400M), sont riches d’enseignements : les réussites (viaduc de Millau,
ligne grande vitesse Sud Europe Atlantique) montrent qu’il n’y a pas de fatalité. L’Académie de l’air
et de l’espace et l’Académie des technologies ont réfléchi aux conditions du succès et ont organisé
conjointement un colloque au cours duquel les acteurs responsables d’une vingtaine de projets em-
blématiques de ces dernières années ont fait part de leur expérience et des difficultés auxquelles ils
ont dû faire face.
Le présent ouvrage présente la synthèse de ces témoignages et de ces réflexions. Les deux
Académies espèrent qu’il aidera les responsables des futures grandes opérations, qu’ils en
soient les donneurs d’ordre (maîtrise d’ouvrage) ou les réalisateurs (maîtrise d’œuvre), à trouver les
voies du succès.