Ethnologie Et Littérature. Georges Bataille, Lecteur de Lévi-Strauss
Ethnologie Et Littérature. Georges Bataille, Lecteur de Lévi-Strauss
Ethnologie Et Littérature. Georges Bataille, Lecteur de Lévi-Strauss
© Université libre de Bruxelles | Téléchargé le 30/03/2023 sur www.cairn.info via Bibliothèque Sainte Geneviève (IP: 193.48.70.223)
Gérard Toffin
Édition électronique
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URL : https://journals.openedition.org/civilisations/6024
DOI : 10.4000/civilisations.6024
ISSN : 2032-0442
Éditeur
Institut de sociologie de l'Université Libre de Bruxelles
Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2020
Pagination : 217-235
ISBN : 978-2-9602017-4-1
ISSN : 0009-8140
Référence électronique
Gérard Toffin, « Ethnologie et littérature. Georges Bataille, lecteur de Lévi-Strauss (Tristes tropiques) »,
Civilisations [En ligne], 69 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 26 novembre 2021. URL :
http://journals.openedition.org/civilisations/6024 ; DOI : https://doi.org/10.4000/civilisations.6024
Gérard TOFFIN
Directeur de recherche émérite au CNRS, France
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Résumé : Dans un article publié en 1956 dans la revue Critique, Georges Bataille salue la parution
de Tristes tropiques de Lévi-Strauss. Selon lui, le principal mérite de l’ouvrage est de dépasser
l’écriture scientifique pour adopter un registre littéraire oscillant entre narration et réflexion. Les
questions qui y sont abordées, écrit-il, transcendent l’ethnographie pour s’ouvrir sur l’expérience
du terrain qui est une « recherche sans limite » nous mettant personnellement en cause. Bataille
relève également dans Tristes tropiques les nombreux passages consacrés à la religion, un domaine
pour lui fondamental qui recèle la part fantasmatique de l’être humain. Le présent essai souligne
les références opposées des deux auteurs : Bataille s’inscrit dans la littérature, un domaine qu’il
décrit comme irréductible, ayant des accointances avec le mal ; malgré la forme hybride de Tristes
tropiques et quelques excursus purement littéraires, Lévi-Strauss se situe, lui, avant tout dans la
science, un autre métalangage. L’auteur des Larmes d’Eros se montre par ailleurs peu sensible à
la confrontation décrite par Lévi-Strauss entre deux civilisations, l’une de dominants, l’autre de
dominés, et aux menaces que fait peser la première sur les Indiens d’Amazonie.
Mots-clés : littérature, ethnologie, philosophie, Lévi-Strauss, Bataille, religion, Amazonie.
Abstract: In an article published in 1956 in the journal Critique, Georges Bataille praises the
publication of Lévi-Strauss’ Tristes tropiques. According to him, the book’s main merit is to go
beyond scientific writing and to adopt a literary register combining narration and reflection.
He claims that the topics addressed in this book transcend ethnography and open onto in-the-
field experience: a “limitless research” that questions ourselves. Bataille also points out in
Tristes tropiques the numerous passages devoted to religion, for him a fundamental sphere that
reveals the fantastical part of the human being. This essay underlines the two authors’ opposing
references: the first situates himself in literature, a realm described by Bataille as irreducible,
acquainted with evil; the second, notwithstanding the hybrid form of Tristes tropiques and some
purely literary digressions, Levi-Strauss has its roots in science, another metalanguage. Moreover,
the author of Les larmes d’Eros shows himself not very sensitive to the confrontation described by
Lévi-Strauss between two civilisations, one dominant, the other dominated, and to the threats that
the first poses to Amazonian Indians.
Keywords: literature, anthropology, philosophy, Lévi-Strauss, Bataille, religion, Amazonia.
Introduction
« La vie humaine est une expérience à mener le plus loin possible »
Georges Bataille (1973 : 145).
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avons mangé la forêt (1957), et nombre d’auteurs américains, tel Oscar Lewis (par
exemple dans The children of Sanchez: Autobiography of a Mexican family (1961)),
choisirent ainsi une approche plus qualitative, mettant en scène des personnages.
Ils réprouvaient, d’une manière ou d’une autre, les catégorisations parfois trop
rigides de la discipline.
Le chercheur peut enfin éprouver le besoin de narrer les conditions dans lesquelles
s’est déroulée son enquête, les déboires, les difficultés, les réactions personnelles, les
leçons qu’il en tire, autant d’aspirations qui le poussent à s’exonérer du style savant.
Dans Reflections on fieldwork in Morocco (1977), l’anthropologue américain Paul
Rabinow adopta ce genre.
Ces deux dernières exigences conduisent souvent l’auteur à s’aventurer dans
le domaine littéraire, de manière frontale ou par effraction. On peut citer à cet
égard l’oeuvre de Victor Segalen, rédacteur d’articles savants sur l’Extrême-Orient
dans le Journal asiatique1 et le Bulletin de l’Académie des inscriptions et belles lettres,
qui invente, dans Les Immémoriaux (1907), hors des normes ethnographiques
reconnues, une écriture originale, allégorique, romancée, mêlant expressions et
proverbes locaux, pour recréer l’imaginaire des légendes tahitiennes2. Le vécu
s’impose alors dans l’analyse et fraie le chemin à une perspective poétique. Cette
aspiration se transforme parfois, dans des cas heureusement limités, en un discours
ironique, hautain, sur les ambitions de l’ethnologie, voire, au pire, en une haine
de la science. Il est vrai que, plus que d’autres domaines des sciences sociales et
humaines, l’enquête ethnologique est fondée sur une expérience extrême – limite
pourrait-on dire – d’altérité, une rencontre directe entre civilisations différentes, le
plus souvent sans le truchement de textes écrits. Ce choc, propice à toutes sortes
d’interrogations, en appelle presque toujours à la subjectivité de l’être engagé.
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Figure 1. Illustration originale de la jaquette de l’édition de 1955, représentant
un dessin de femme caduveo, qui sera remplacé ultérieurement par la
photographie d’un jeune Indien Nambikwara.
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la revue Aréthuse3. Il acquit de surcroît au cours de sa vie un prodigieux savoir
historique et se fit connaître par son aptitude à faire revivre les civilisations les
plus diverses, comme en témoigne son travail sur Lascaux (1955). Ses écrits sur
l’économie primitive, le don, les dépenses somptuaires, qui démontrent tous le
caractère étriqué de la vision de l’économie que nous avons dans notre société, ont
par ailleurs influencé nombre d’ethnologues (Lecoq & Lory 1987). Cependant,
de l’ethnologie, il retenait surtout la rupture qu’elle représente, sa puissance
transgressive, son inspiration poétique. Ses textes, toujours critiques, visent un
plan plus incertain, celui du fond ténébreux de l’être humain, et n’hésitent pas
à brocarder « les enfantillages de la raison » (Bataille 1987 : 5). Lévi-Strauss, lui
– comme toute son oeuvre le démontre – est à la recherche d’une science neuve, de
paradigmes nouveaux au croisement de plusieurs disciplines. Les interventions du
maître du structuralisme dans le domaine littéraire ont, du reste, toujours pris une
forme scientifique4. Ce sont donc bien deux discours transcendants, deux absolus,
l’un axé sur la littérature (« La littérature est l’essentiel, ou n’est rien », Bataille
1957 : 9), l’autre sur la science, qui s’affrontent. Telle est la thèse du présent essai,
son arrière-plan conceptuel. Ce n’est pas parce que l’imaginaire joue un rôle
déterminant dans l’établissement du lien social et la production des sociétés que
l’ethnologie s’apparente à la littérature (Toffin 1990). Le soupçon épistémologique
ne doit pas conduire à un relativisme radical.
Entrons donc dans les logiques propres aux deux auteurs considérés. Le débat
est particulièrement intéressant car Georges Bataille a toujours été fasciné par
l’ethnologie. Très tôt guidé dans l’étude des sociétés dites « primitives » par son ami
Alfred Métraux, rencontré sur les bancs de l’Ecole des Chartes en 1921, il puisa dans
les travaux de sociologues et ethnologues quelques-unes de ses idées maîtresses sur
les sociétés humaines. On sait l’importance que fut pour lui la lecture de l’Essai sur
le don de Marcel Mauss. Poussant les données ethnographiques à l’extrême, il en
3 « Les Monnaies des Grands Mogols au Cabinet des Médailles » (1926), « Notes sur la numismatique
des Kouchans et des Koushan-shahs sassanides » (1927) et « Collection Le Hardelay du Cabinet des
Médailles » (1929). Voir le tome 1 des Oeuvres complètes de G. Bataille, 1970, pp. 107-151.
4 Voir par exemple « Une petite énigme mythico-littéraire », à propos d’un poème d’Apollinaire, in Lévi-
Strauss (1983, pp. 291-299).
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Ethnologie et littérature. Georges Bataille, lecteur de Lévi-Strauss (Tristes tropiques)
tira nombre de ses conceptions sur l’énergie de la vie, le rôle de l’excès dans l’activité
humaine, la dépense sans frein, la part consubstantielle de l’inutile, du spectacle,
du festif dans les phénomènes sociaux. Ce mouvement de dilapidation qui va à
l’encontre de la logique utilitariste dominante dans les économies modernes, est
nécessaire, selon Bataille (1949), à l’économie générale des groupes humains et aux
fondements des choses. Il vise à conjurer le cercle maléfique de l’accumulation.
La transgression, l’excès sont au coeur de la vie en société. Même le rôle du rire
dans les rites des civilisations dites traditionnelles retint l’attention de l’écrivain :
« L’ordre social tiendrait-il à un éclat de rire » ? écrit-il à propos des cérémonies
aztèques (1930 : 234). Le principe du plaisir, qui conduit in fine à la perte de la
maîtrise de soi, subvertit les institutions et les structures.
De la même manière, dans la revue Critique dont il était le directeur, Bataille salua
à deux reprises la parution d’ouvrages de Claude Lévi-Strauss, de dix ans son cadet.
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Le premier article (1951) est consacré aux Structures élémentaires de la parenté, une
somme qui fit date. Le second (1956), qui nous retiendra ici, célèbre quelques
années plus tard la sortie de Tristes tropiques, ce livre désenchanté devenu mythique.
Dans ce compte rendu, intitulé « Un livre humain, un grand livre », Bataille met
l’accent sur deux points, étroitement liés. Le premier a trait au genre choisi, la
narration littéraire combinée à l’écriture scientifique, et aux implications qui en
découlent. Le second questionne la place accordée à la religion ou aux religions,
un thème très présent dans Tristes tropiques, et qui disparaîtra par la suite dans
l’oeuvre scientifique. Les deux sujets méritent d’être approfondis car ils permettent
de mieux situer l’actualité du best-seller de Lévi-Strauss.
Il convient d’ores et déjà de relever que ces articles élogieux cachaient des désaccords
profonds. Entre un Georges Bataille, « dialecticien du non savoir » (Poirot-Delpech
1987 : 17), passionné d’outrages créateurs et de retour au sacré, avide de ressusciter
les forces qui ont transformé le chaos en cosmos, et « l’intelligence néolithique »5
de Claude Lévi-Strauss, exhumant des liens structurels entre différents aspects de la
vie humaine, les rencontres ne pouvaient qu’être des plus limitées. D’un point de
vue strictement littéraire, Bataille préfigure un courant transgressif qui s’épanouira
ultérieurement6, alors que Lévi-Strauss reste attaché à une littérature plus classique.
Le premier est tourné vers l’obscur, le second vers toujours plus de clarté. Ces
deux personnalités communièrent dans un même intérêt pour les populations dites
« primitives », leurs coutumes et leurs célébrations, comme Lévi-Strauss et André
Breton se lièrent en chinant chez les antiquaires new-yorkais ou les brocantes
parisiennes spécialistes d’art primitif (Lévi-Strauss 1983 : 348-349).
5 Lévi-Strauss, Oeuvres (Tristes tropiques), 2008 : 41. Lévi-Strauss parle ici de lui même. C’est à cette édition
de Tristes tropiques ( dans la Bibliothèque de la Pléiade) que nous nous référons ici.
6 Dans les romans de Marguerite Duras, L’amant (1984) par exemple, la transgression des normes sociales
et familiales apparaît comme un signe de l’émancipation de l’héroïne. La relation amoureuse avec un
asiatique fait fi d’un tabou, elle incarne le désir prohibé, un fantasme. Nombre de ses personnages
féminins sont des femmes égarées par la passion, puisant dans leur désir la force d’affronter les interdits.
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trouve momentanément délaissé pour céder la place à un texte qui est tout à la fois
un itinéraire philosophique, une somme de méditations sur l’homme et son avenir,
un récit ethnographique, une réflexion sur l’ethnologie et une autobiographie
intellectuelle. Car Tristes tropiques ne relève d’aucun genre codifié ; il les refuse
orgueilleusement tous et entend se démarquer en particulier de la littérature dite
de voyage, trop imprégnée selon Lévi-Strauss d’exotisme et de pittoresque. Cette
littérature s’avère de surcroît trompeuse car la civilisation moderne, son béton,
ses touristes, ses avions, ont depuis bien longtemps pénétré partout : il n’y a plus
d’ailleurs et l’exotisme est souvent synonyme de trahison.
Cependant l’auteur n’échappe pas à ce genre littéraire. Il raconte son odyssée, sa
marche d’approche semée d’embûches, les accidents subis, les attaques des insectes,
les découvertes, les ravissements fugitifs et les échecs. La trame du récit d’aventure,
fait d’une succession de scènes rapides, est rigoureusement respectée. La machinerie
narrative tourne à plein régime. Le lecteur suit pas à pas l’ethnologue dans sa
recherche d’Indiens, des « sauvages » qui auraient été selon lui « impuissants à
troubler l’ordre naturel » au cours des siècles passés (2008 : 346). Ce voyage se mue
progressivement en une remontée du temps, une quête des origines de l’humanité.
Quant à l’écriture, elle reste presque partout ancrée dans le réel. Lévi-Strauss parle
au nom de choses vues de ses propres yeux, même si les réquisits du style, « les voix
charmeuses de la narration » (de Certeau 1987 : 76), s’interposent. La narration
est saturée de descriptions de paysages tropicaux, de feuillages verdoyants peuplés
d’oiseaux et d’arbres géants « frémissant de singes » (Lévi-Strauss 2008 : 346). Le
réel ici se poétise.
Il est difficile de faire la part du contingent et du nécessaire dans cet ouvrage, qui ne
sera suivi d’aucun autre du même style. Les circonstances – une commande de Jean
Malaurie pour sa collection « Terre humaine » – n’expliquent pas tout. Lévi-Strauss
confie que certains chapitres de Tristes tropiques furent composés bien avant mais
que, jugés impropres, impubliables, ils restèrent en jachère (Loyer 2015 : 417). On
peut cependant penser que la proposition qui lui fut faite d’écrire ce livre joua un rôle
déterminant et qu’il ne l’aurait probablement jamais entrepris autrement. Si l’on suit
son récit, il en a été de même de son choix tardif de devenir ethnologue : le dégoût
de l’enseignement, d’une philosophie scolaire et abstraite, quelques rencontres, des
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Ethnologie et littérature. Georges Bataille, lecteur de Lévi-Strauss (Tristes tropiques)
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mouvement de dépaysement intellectuel né dans les pays anglo-saxons au début du
20e siècle. L’essor des sciences anthropologiques en fait foi. En France aussi, Marcel
Mauss, sans jamais avoir été sur le terrain, participa à ce renouveau intellectuel.
Il convient aussi de rappeler qu’avant Tristes tropiques, Alfred Métraux et Michel
Leiris s’étaient attelés à une entreprise relativement similaire. Le livre de Lévi-
Strauss remporta pourtant un succès que ses prédécesseurs ne connurent pas7. Le
souffle était novateur et le décentrement anthropologique donnait singulièrement
à penser. Les valeurs dominantes de l’Europe sortaient particulièrement écornées
de la lecture de Tristes tropiques. On comprenait que les certitudes tranquilles dans
lesquelles nous vivions étaient fausses.
Il convient, ceci étant, d’aller plus loin dans l’analyse et s’interroger plus précisément
sur le statut de ce livre d’une grande liberté de ton. Comment le situer dans la pensée
du maître du structuralisme ? Par référence à Jean-Jacques Rousseau, Lévi-Strauss
en parlait comme de ses Confessions, mais l’ouvrage ne contient ni journal intime
ni analyse psychologique. La forme et le contenu diffèrent. Tristes tropiques n’est
pas une réelle autobiographie et l’auteur y parle très peu de lui. Les ressorts cachés
de ce voyage intérieur sont absents et les états affectifs de l’auteur peu évoqués.
Le récit passe même sous silence la femme de Lévi-Strauss, pourtant présente à
ses côtés durant les deux expéditions en Amazonie, au moins partiellement.
Le privé est barricadé, voire verrouillé. L’ouvrage, on l’a montré, est un collage
sophistiqué, reprenant intégralement certains textes ethnographiques publiés ça
et là, des notes de carnets de terrain, des projets restés inaboutis, une galerie de
portraits de personnages rencontrés, des reconstitutions historiques (le voyage de
Jean de Léry en 1557-1558 au Brésil8), des fragments inachevés faute d’inspiration
et de nombreux autres passages nouveaux (Debaene 2008, 2010). La mosaïque que
constitue Tristes tropiques impressionne par la multitude de genres différents qui y
est convoquée et l’amplitude de la documentation qui s’y trouve réunie. Le charme
de ce livre polysémique à nul autre pareil vient en grande partie de là. L’ensemble
obéit cependant à une structure savante, fondée sur une série de correspondances
et d’échos calculés. Son architecture est des plus charpentées, les improvisations
apparaissent soigneusement agencées. La réflexion y tient constamment en bride
l’imagination. Le surprenant déplacement intellectuel et la puissante réflexion
que ce livre représente pour l’époque, hors des chemins battus et de la littérature
engagée, alors érigée en modèle, achevèrent de conquérir le public cultivé. Sa
critique de la modernité et de l’ethnocentrisme occidental reste aujourd’hui encore
un de ses legs majeurs, d’une surprenante actualité. Comment croire aux progrès
de la civilisation après avoir lu ce livre ?
Tristes tropiques se situe entre littérature et ethnologie. S’il se présente expressément
comme une oeuvre littéraire, il ne renonce pas au travail ethnographique et à ses
objectifs. On remarquera malgré tout que dans leur grande majorité les ethnologues
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ont abandonné de facto l’ouvrage aux littéraires, pour se concentrer sur des textes de
Lévi-Strauss répondant davantage aux normes d’un travail universitaire. Comme
si Tristes tropiques ne leur appartenait pas totalement et que son écriture ne relevait
pas de leur compétence. La récente monographie (2013) que Maurice Godelier
a consacrée au grand anthropologue français fait ainsi résolument l’impasse sur
ce livre : elle entame son analyse par Les structures élémentaires de la parenté et
enchaîne sur les nombreux autres livres catalogués comme scientifiques de l’auteur,
oubliant la part ethnographique et l’expérience du terrain du savant. Pourtant, le
même Godelier insistait dans une introduction à un livre consacré à Bataille sur la
nécessité de faire converger les questions relatives à la « création artistique » et celles
relevant du pur intérêt scientifique (1987 : 1). L’idée s’est perdue en cours de route.
De toute évidence, il y a là un embarras, une difficulté.
L’oeuvre du reste a surtout été commentée par des spécialistes de textes littéraires.
Dès sa parution, la dimension esthétique fut soulignée. De grands noms de la
critique et de la littérature (Simone de Beauvoir par exemple) l’acclamèrent.
L’ouvrage, brillant et séduisant, fut comparé aux Pensées de Montaigne et son style
à celui de La Recherche du temps perdu ou de Chateaubriand. Une lecture conjointe
d’Atala, du Voyage en Amérique et de Tristes tropiques ne dément pas ces parallèles9.
La narration use d’un style toujours très soutenu qui berce le lecteur de vagues
cadencées, interrompues de temps à autre par des images empreintes de poésie
et des formules chocs (« Rio est mordu par sa baie jusqu’au coeur », Lévi-Strauss
2008 : 67). Cette prose nerveuse n’est pas aérienne, elle est hérissée d’accidents et de
ruptures de ton. Mais le tout est magistralement rythmé, à distance constamment
de la platitude descriptive. Les qualités littéraires séduisirent à ce point que les
jurés de l’Académie Goncourt songèrent un moment à lui décerner leur prix.
Ils l’écartèrent au dernier moment au motif qu’il ne s’agit pas d’un « ouvrage de
fiction » (Debaene 2008 : 1719).
9 Proust et Chateaubriand sont du reste revendiqués par Lévi-Strauss lui-même comme parmi les
inspirateurs sinon de son style, du moins de sa pensée.
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Ethnologie et littérature. Georges Bataille, lecteur de Lévi-Strauss (Tristes tropiques)
Dans son ouvrage L’adieu au voyage (2010), puis dans son édition des Oeuvres
de Lévi-Strauss, dans la Bibliothèque de la Pléiade (2015), Vincent Debaene
justement, a consacré à Tristes tropiques des pages des plus riches, par exemple sur
le contexte dans lequel l’ouvrage a été rédigé et sur certains de ses traits littéraires,
sans toutefois situer précisément ce livre (qui ne sera pas seulement un « second
livre », mais qui sera suivi de beaucoup d’autres, de facture très scientifique) dans
l’oeuvre anthropologique globale de Lévi-Strauss – un des objets de la présente
étude. L’ethnologue américain Clifford Geertz a lui aussi analysé il y a quelques
années (1988) le maître-livre de Lévi-Strauss au plan littéraire : il a mis en avant les
arrière-plans esthétiques de cette écriture, il y a décelé des accents symbolistes, par
exemple ces associations très libres entre des choses radicalement différentes ainsi
que l’utilisation d’images et d’analogies suggestives pour décrire le monde (1988 :
41-43)10. D’après Geertz, de tels accents correspondraient à une vision pessimiste,
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désabusée de l’avenir humain.
Littérature et ethnologie
Que dit Bataille à propos de ce livre ? Pour lui, Tristes tropiques est une synthèse
réussie entre science et littérature. Il salue le récit de Lévi-Strauss parce qu’il
excèderait, selon lui, le cadre « spécialisé », clairement saisissable, aux fins limitées
(Bataille 1988 : 38) de l’écriture scientifique pour se charger au fil des pages
d’une dimension littéraire, plus générale, basée sur une recherche sans limite nous
mettant « nous-mêmes en cause » (idem : 381). L’auteur, à la fois savant et écrivain,
« exprime avant tout ses sentiments et s’il donne parfois des observations faites
dans des peuplades où il séjourna, c’est moins pour exposer les résultats d’un travail
méthodique que pour exprimer les sentiments qui, dans son esprit, s’y associent
nécessairement » (idem : 383). Et pourtant, comme on l’a dit, il ne s’agit pas d’un
journal intime et les souvenirs d’enfance n’y ont aucune place. L’intelligibilité des
faits observés se substitue à l’intériorité.
L’auteur de La Part maudite loue cette démarche qui rejette « la forme prosaïque
de l’écriture et le souci exclusif de l’exactitude objective », et qui rend sensible
un élément souverain que ne subordonne aucun calcul (1988 : 383). Elle
est synonyme, dit-il, d’« ouverture poétique » (idem). Bataille n’explicite pas
entièrement ce qu’il entend par là, mais on comprend à demi-mot qu’il inclut
dans cette notion la subjectivité, les rêves, la part cachée de l’individu, ses désirs,
ses émotions, ses contradictions. D’une manière plus générale, on l’a dit d’emblée,
Bataille ne s’oppose pas au savoir proprement dit. Il entend cependant dépasser la
raison et n’hésite pas ça et là à s’appuyer sur un « non-savoir », d’où les accusations
de mysticisme et d’obscurantisme dont il a pu faire l’objet.
On peut juger excessif le jugement de Bataille selon lequel Tristes tropiques
« s’adresse moins à l’intelligence qu’à la sensibilité » (1988 : 385). L’épanchement de
subjectivité dans le livre est en réalité très limitée. Mais on s’accordera avec lui pour
dire que l’ouvrage ouvre « une libre réflexion […] qui engage […] plus loin que le
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Pâques (1941), « l’un des chefs-d’oeuvre de la littérature française » (1988 : 382),
dans lequel l’histoire tragique de cette île du Pacifique est narrée de la manière la
plus rigoureuse possible tout en donnant à son étude une forme qui laisse une part
à l’émotion (idem). Bataille juge L’île de Pâques mieux écrit que Tristes tropiques
mais d’un niveau de réflexion très nettement inférieur. Dans un cas comme dans
l’autre, on est pour lui d’emblée dans le domaine de l’oeuvre d’art (idem : 383).
Dans sa lecture de Tristes tropiques, Georges Bataille met le doigt sur un aspect
somme toute central de l’ethnographie : l’exercice du terrain. Théoriquement,
ce métier suppose une expérience vécue dans une culture totalement différente
de l’observateur, au milieu d’hommes et de femmes dont le chercheur partage,
jusqu’à un certain point, la vie et dont il se met, passé l’ivresse du dépaysement,
patiemment, humblement à l’écoute. Il y a dans cette tentative de franchissement
des frontières, cette quête de l’altérité, une démarche extrême qui captivait Bataille
et qui entre en contradiction, justement, avec ce sens des frontières et de la spécialité
qui fait, selon lui, la marque du langage du savoir. Cette aventure hasardeuse, tout
ethnographe qui prend pour objet une culture et une société des plus étrangères à
la sienne la vit, avec plus ou moins de bonheur ou de difficultés. Certains, comme
Lévi-Strauss, en font un livre, d’autres s’en tiennent à leur tâche scientifique. Ce
choix n’appartient pas une époque déterminée, il est d’aujourd’hui comme d’hier,
indissociablement associé au travail d’ethnographe.
L’expérience que constitue l’immersion dans un milieu culturel étranger et les
relations d’homme à homme, directes, sans médiation aucune, que le terrain de
l’ethnologue suppose avec la population étudiée, sont uniques. Elles créent une
affinité entre ethnologie et littérature. L’ethnographie est de plain-pied avec les êtres,
elle se construit sur une matière humaine vivante. Georges Bataille ajoute que cette
discipline a priori scientifique met en question la production des connaissances
propres à notre civilisation occidentale ; elle jette le doute sur la civilisation des
ethnographes. En ce sens, l’évocation d’une société dont les normes ne sont pas
les nôtres, inévitablement, introduit la dimension de la poésie, qui est peut-être la
11 « L’anthropologue doit faire taire les sentiments, même lorsqu’il se préoccupe de relations interpersonnelles »
(Lévi-Strauss 2011 : 35).
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Ethnologie et littérature. Georges Bataille, lecteur de Lévi-Strauss (Tristes tropiques)
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appréhendé surtout au travers de livres référencés en bibliothèques. Il devient un
armchair anthropologist, selon l’expression anglo-saxonne, ne voyageant plus, hors
de courts séjours sur les côtes nord-ouest d’Amérique du Nord et au Japon. Surgit
alors une disjonction entre terrain et travail scientifique qui le conduira à jeter un
regard de plus en plus distant sur les sociétés aborigènes sud et nord-américaines.
« Adieu sauvages, adieu voyages ! » (Lévi-Strauss 2008 : 444) signifie donc : « Adieu
terrain » ! Ses recherches en bibliothèque contribuèrent à établir la renommée
scientifique de Lévi-Strauss à travers le monde. Mais elles instaurèrent une coupure
épistémologique entre la recherche empirique de terrain et la théorie, qui quelques
soixante ans plus tard résonne comme une étrangeté tant les retours de l’ethnologue
sur le lieu de ses recherches ont depuis prouvé leur utilité scientifique et sont
aujourd’hui entrés dans les moeurs. Les élaborations théoriques et philosophiques
exigent toujours d’être confrontées aux complexités du terrain, sans quoi leur
valeur s’use très vite.
De cette coupure épistémologique naît un nouveau paradigme scientifique. Face
à l’ethnologie, Lévi-Strauss élabore une nouvelle science : l’« anthropologie »,
discipline plus théorique, aux ambitions autrement plus étendues, qui ne conserve
du terrain, ce laboratoire de l’ethnographe, que des liens tenus. Son génie s’y
épanouira. Dans ce nouvel espace, l’aventure poétique du voyage sous les tropiques
est définitivement remplacée par un cheminement intellectuel vers toujours
davantage d’intelligibilité et d’exigence scientifique. Ces nouveaux chantiers de
recherche resteront pour l’essentiel déconnectés du terrain initial. Bien sûr, la Pensée
sauvage, puis, plus tard, les Mythologiques prolongent les terrains préliminaires et
s’ancrent dans les voyages de jeunesse au Mato Grosso. Mais le changement d’échelle
et d’approche est considérable. Lévi-Strauss sera même parfois tenté de réduire les
systèmes socio-culturels à des formules mathématiques, une réduction qui lui a été
souvent reprochée mais que, lui, a toujours niée, citant pour sa défense son amour
du détail. Pour l’auteur des Mythologiques, la sociologie et l’anthropologie tendent
alors à se transformer en une « mathesis universalis » (Pividal 1964 : 1096), du type
de celle de Leibnitz, qui perd de vue l’expérience du vécu initial.
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385). Or, l’écriture poétique elle-même est expérience du sacré. Il n’est donc pas
étonnant – toujours selon Bataille – que Lévi-Strauss, délivré des « limites de
l’observation étroite », soit amené dans Tristes tropiques à parler à plusieurs reprises
des religions en des termes très personnels : ses jugements ne deviennent alors
plus seulement subjectifs, mais aussi volontiers polémiques. Mais des questions
sensibles surgissent ici, dont on a trop peu parlé.
Au rang des accusés : l’islam, du moins celui qu’il observe en Asie du Sud. La
mission effectuée pour le compte de l’Unesco, au Pakistan occidental et oriental
en 1950, dans ces « tropiques bondés », par opposition à ces tropiques vides de
l’Amérique, est édifiante à cet égard. Le récit qu’il en fait dans Tristes tropiques
(six chapitres au total) est accablant. L’épisode du voyage en train vers Taxila
dans le même compartiment qu’une famille dont la mère est murée derrière sa
burka trahit son énervement (2008 : chapitre 39). Hostile, il s’étend longuement
sur les guichets en passementerie de ce voile intégral, ses boutons-pression et ses
cordonnets qui visent à dissimuler entièrement le corps de la femme. Il ne goûte
guère cette ségrégation ni le regard assassin du mari sur l’intrus potentiel. Lévi-
Strauss s’insurge aussi contre l’emprise autoritaire du religieux dans ce nouvel état
créé en 1947 trois ans avant sa mission. Le rôle politique que joue l’islam dans ce
Pakistan décolonisé est pour lui néfaste : dans ce pays « “L’islam suffit à tout !”.
“Unité, Foi, Discipline” », tel est le nouveau slogan peu recommandable (Loyer
2015 : 399). Lévi-Strauss voit dans la civilisation islamique un rétrécissement sur
soi, une intolérance aux autres cultures, le sentiment d’un bon droit exclusif, d’une
supériorité de leur système philosophique (Loyer 2015 : 399)12. Les musulmans,
dit-il, « sont incapables de supporter l’existence d’autrui comme autrui » (Lévi-
Strauss 2008 : 433).
Même l’art musulman de l’Asie du Sud est attaqué. La visite du Fort-Rouge à Delhi,
chef-d’oeuvre de l’architecture moghole, le laisse insatisfait. Il y voit davantage un
assemblage de tentes montées « en dur » qu’un palais. De même, à Agra, dans le
Taj Mahal, « on reconnaît encore les mâts destinés à porter les tentures. A Lahore,
celles-ci sont même copiées en mosaïque » (Lévi-Strauss 2008 : 428).
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civilisations qui est mis en cause. Pour Lévi-Strauss, les deux mondes – occidental
et oriental – n’étaient pas, avant l’islam, totalement séparés. Après la conquête
d’Alexandre, les formes de l’art grec se répandirent non seulement à travers l’Inde
mais à travers la Chine et le Japon bouddhistes : la diffusion du style grécobouddhique
est un des chapitres marquants de l’histoire de l’art. L’islam établit historiquement
une barrière séparant deux mondes aux religions spirituellement parentes, malgré
leurs différences. L’étroitesse de l’islam, son repliement sur lui-même, au contraire
compromit l’unité profonde de l’homme (Lévi-Strauss 2008 : 438).
Cette hostilité déclarée envers l’islam traduit davantage des impressions saisies sur
le vif qu’une réflexion approfondie. On n’y retrouve guère le Lévi-Strauss prudent
et raisonné qui pèse ses mots. Cependant, contrairement à ce que dit Georges
Bataille dans son compte rendu, il n’y pas ici de « passion obscure de la religion »
(1988 : 385). Lévi-Strauss n’a pas le goût du religieux. S’il en parle, c’est que
dans les pays qu’il traverse, la religion est omniprésente et qu’il est difficile de
comprendre quoi que ce soit sans en parler. C’est d’ailleurs une des seules occasions
où, dans ses écrits, Lévi-Strauss s’adonne à un commentaire sur de tels sujets qui
ne correspondent visiblement pas à ses préoccupations fondamentales. Les dieux
sont absents de son horizon quotidien. Dans son oeuvre scientifique, le religieux
disparaît ou, plus exactement, est dissout dans une perspective plus vaste, celle de la
fonction symbolique. Cette notion, qui repose sur un ensemble de règles opératoires
de portée universelle, lui fournira un outil approprié pour étudier les propriétés
classificatoires de l’esprit humain ainsi que la pensée mythique (Toffin 2017 :
168). Contrairement aux religions, par trop empreintes de passions humaines
et de chimères imaginatives, tantôt chaotiques, tantôt créatrices, les systèmes
symboliques sont, eux, réductibles partout dans le monde à une série d’oppositions
dichotomiques, par exemple entre le chaud et le froid, le cru et le cuit, l’homme et
la femme, empruntées au monde sensible mais logiquement construites.
13 Lévi-Strauss ne revient pas ultérieurement sur ces déclarations (Lévi-Strauss & Eribon 1988). Il se
contente d’affirmer qu’il avait écrit ce qu’il pensait de l’islam dans Tristes tropiques (idem : 210).
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Strauss 2008 : 444). Lévi-Strauss retrouvera ultérieurement de quoi fortifier de
telles convictions dans les mythes indiens d’Amérique du Sud qui ne distinguent
pas clairement l’homme de son environnement : ces mythes lui fourniront maints
exemples d’imbrication entre nature et culture.
On peut s’interroger, soit dit en passant, sur le sens qu’il convient de donner à cet
attachement de l’homme au monde et au cosmos. S’agit-il d’un lien fondamental qui
relierait l’intellect au monde naturel, biologique, et dans lequel la pensée humaine
ne serait pas organiquement dissociée du monde animal et naturel dont l’homme
peuple ses mythes ? Ou s’agit-il seulement d’un lien métaphorique, poétique en
quelque sorte, qui n’exclurait d’aucune manière le sens de la singularité humaine,
par-delà le genre animal ? Bataille privilégierait sûrement la seconde option. Pour
Lévi-Strauss, c’est moins clair. Quant à la doctrine bouddhiste de la transmigration,
elle insiste sur la notion de transformation et elle établit un lien consubstantiel entre
l’homme et les autres existants (ou simples éléments naturels) peuplant le monde.
Dans toutes les formules d’association, la pensée du genre (humain, animal, etc.)
reste cependant centrale. L’homme ne s’accouple point aux animaux et, s’il peut
rêver à des liens de parenté avec le jaguar, le tapir, ou telle ou telle espèce de volatile,
il sait qu’il vit en concurrence plus qu’en complémentarité avec cette faune, dont
il subit la loi et qu’il s’emploie à conjurer la menace de manière aussi symbolique
que réelle. L’attrait de Claude Lévi-Strauss pour le bouddhisme se vérifiera plus
tard dans la finale de L’Homme nu, laquelle privilégie le tout et non l’individu, et
amplifie la thèse selon laquelle l’Occident a exagérément privilégié le sujet. Cette
attirance persistera et sera saluée par les populations asiatiques concernées. Pour
Emmanuelle Loyer, la biographe de Lévi-Strauss, Tristes tropiques marque une date
dans la réception du bouddhisme en France et en Occident (2015 : 439). Elle
rapporte qu’en mai 1956, des extraits du livre furent lus à la tribune de la Maison
internationale de la cité universitaire de Paris pour la fête de Vesak, cérémonie
commémorative du 2500e anniversaire de la mort du Bouddha, en présence de
l’ambassadeur de Thaïlande (idem : 439).
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Cette conjonction d’écritures différentes a beaucoup frappé et séduit Georges
Bataille qui reprochait à la pensée savante de réifier les choses de la vie. Bataille
entendait brouiller la vocation claire et distincte des signes. Il voulait énoncer la
présence de l’irrationnel au sein du rationnel (Lecoq 1987 : 111). Les malentendus
avec l’ethnologie dite scientifique et avec Lévi-Strauss ne pouvaient donc que
s’imposer. Le retour généralisé de l’irrationnel et du primitif que Bataille et son
Collège de sociologie prônaient était un recours face au manque ambiant, une
manière de révolutionner les théories de la vie en société et de s’insurger contre la
rationalité des Lumières14. Lévi-Strauss était à mille lieux de ces préoccupations,
même s’il ne cache jamais dans son livre les incertitudes que connaît l’ethnologue
sur son terrain. Il souhaitait contribuer avant tout à l’intelligibilité des choses, créer
de l’ordre dans la confusion des faits et maîtriser par la pensée le plus grand nombre
de variables possibles. Ce dessein s’affirmera de plus en plus si l’on considère
l’ensemble de l’oeuvre.
Malgré sa fascination pour l’ethnologie, Bataille a manqué à voir un aspect central
de Tristes tropiques. Il n’a pas saisi ni mis en évidence la structure initiatique sur
laquelle repose toute l’oeuvre. Car ce voyage en Amazonie est au bout du compte
une expérience chaotique et décevante, marquée par une série de désillusions
(« j’aurais aussi bien pu rester dans mon village », 2008 : 350). Pourtant, le départ
était plein de promesses : par un heureux concours de circonstances, Lévi-Strauss
avait trouvé le moyen de partir pour le Brésil ; enthousiaste et impatient, il avait
mis ses pas dans ceux de Jean de Léry et des premiers découvreurs des populations
amazoniennes ; méthodique, il s’était documenté sur ces groupes itinérants de la
forêt et de la brousse ; habile, il avait trouvé les appuis et les financements pour
mener ses expéditions.
Mais progressivement, évasion et exotisme se révélèrent trompeurs. Le contact avec
l’Occident avait déjà décimé ces Indiens tant recherchés, et menacé, voire détruit
leur culture. De surcroît la quête de l’altérité s’est avérée un échec : « N’était-ce pas
ma faute et celle de ma profession, de croire que des hommes ne sont pas toujours
des hommes ? » (Lévi-Strauss 2008 : 350) ou « Hélas, ils [les Nambikwara] ne
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fin d’un songe, la fin d’une utopie. Celle d’une quête de l’ailleurs dans laquelle
Lévi-Strauss semble s’être rêvé – à de très rares moments – sauvage pour se recréer
autre, loin de la monotonie et de l’activité répétitive que l’Education nationale
lui réservait en France. L’ethnologue a vécu ce songe durant ses tribulations
amazoniennes, au contact des populations amérindiennes. Transformé par cette
initiation au terrain, revenu de ses mirages, il s’est alors métamorphosé en analyste,
en théoricien. A bien y réfléchir cependant, le retrait que le savant s’impose une
fois l’ouvrage achevé remet en question le message profond du livre, car si tout ce
voyage n’était qu’une chimère, en quoi était-il véritablement nécessaire (« j’aurais
aussi bien pu rester dans mon village » (Lévi-Strauss 2008 : 350)) ?
Rédigé au milieu de la vie, dans une période d’incertitude professionnelle et
d’épreuve familiale, le livre est le récit de cette transformation, sur le modèle des
« rites d’initiation » dont Van Gennep s’est fait l’analyste dans un ouvrage célèbre
(1909). Au bout du compte, on assiste dans Tristes tropiques à une reconstruction
personnelle de l’auteur à travers l’écriture, une mutation qui débouchera sur une
nouvelle ère de son existence et un changement méthodologique capital. La lucidité
d’une certaine manière a vaincu la rêverie. Lévi-Strauss, rénovateur des sciences
humaines, se mue en théoricien, expert en constructions savantes, détachées du
sujet, des anecdotes et des circonstances. Il reste fasciné par les cultures exotiques,
mais il se voue à présent à la science pure, purifié des contingences. Il quitte la
brousse, la forêt amazonienne et les grandes villes du Nouveau Monde, le baroque
et la pléthore, pour le jardin à la française et les subtilités de l’esprit.
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Ethnologie et littérature. Georges Bataille, lecteur de Lévi-Strauss (Tristes tropiques)
Conclusion
« Un grand livre » donc pour Georges Bataille. Le commentateur ne fait pas grief
à Lévi-Strauss de la forme très classique de son ouvrage, y compris de son côté
« cursus initiatique », un modèle éprouvé venu des temps anciens. Tout au contraire.
On aurait pu pourtant penser que, fidèle à ses vues sur la littérature et le mal, la
transgression des interdits, l’auteur des Larmes d’Eros, pour qui le renversement est
la forme ultime du sacré (Bataille 1957 : 129), reprocherait à l’ethnologue de ne
pas avoir poussé ses passions jusqu’au bout et ne pas être passé de l’autre côté du
miroir, du côté des Indiens. Or, nulle part dans le livre on ne sent réellement une
telle attirance de la part de Lévi-Strauss. Les conditions du terrain n’ont sans doute
pas permis à ce charme d’agir. L’auteur de Tristes tropiques manifeste beaucoup
d’empathie pour ces petits peuples de la forêt vivant dans un dénuement extrême,
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proche des premiers commencements de l’humanité. Mais cela ne suffit pas à le
faire vaciller. L’ethnologue, affirme-t-il (2008 : 410-412), est certes souvent mal
adapté à la société dont il est issu, mais il doit conserver sur le terrain sa posture
d’observateur et le détachement que lui impose la rigueur scientifique. Lévi-Strauss
écrit à ce sujet :
Son rôle [à l’ethnologue] sera seulement de comprendre ces autres au nom
desquels il ne saurait agir, puisque le seul fait qu’ils sont autres l’empêche de penser,
de vouloir à leur place, ce qui reviendrait à s’identifier à eux (Lévi-Strauss 2008 :
413-414)15.
Le voyage ultérieur en Asie ne le fera pas évoluer sur cette question ; les villes
tentaculaires de l’Asie du Sud, les voiles imposés aux femmes dans certains pays,
ne le séduisent guère. Au contraire, c’est l’appel à de petits villages isolés qui se
fait sentir. « En devenant trop nombreuse […], une société ne se perpétue qu’en
sécrétant la servitude » (idem : 139). Finalement, « aucune société n’est parfaite »
(idem : 414).
Bataille est aussi muet, ou presque, sur le tableau que dresse Lévi-Strauss de la
conquête de l’Amérique latine par les puissances européennes, de l’affrontement
de deux civilisations, l’une dominante, l’autre conquise, ainsi que du triste
sort des Amérindiens des forêts amazoniennes face à la pénétration des colons
– commerçants, aventuriers, missionnaires. Ce n’est certes pas là un des thèmes
majeurs du livre, lequel s’attache surtout à la découverte du Nouveau Monde et des
petites cultures indigènes de la forêt et de la brousse, bien loin de São Paulo et de
Rio de Janeiro, ainsi qu’aux raisons personnelles de l’auteur de devenir ethnologue.
Et pourtant l’idée chemine en filigrane d’un bout à l’autre de l’ouvrage. Qui
plus est, Lévi-Strauss insiste sur le contraste saisissant entre le Brésil moderne et
l’Amazonie intérieure, et il met à en accusation la civilisation occidentale, au moins
ses aspects matériels16.
Bataille, qui a manifesté tant d’intérêt pour certaines périodes historiques et qui a
trouvé les mots pour les faire comprendre, ne semble guère sensible à cette réflexion
Références citées
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