Pe. Reginald Garrigou-Lagrange, O.P. - La Structure de L'encyclique Humani Generis
Pe. Reginald Garrigou-Lagrange, O.P. - La Structure de L'encyclique Humani Generis
Pe. Reginald Garrigou-Lagrange, O.P. - La Structure de L'encyclique Humani Generis
Humani generis
Le principe générateur
des erreurs signalées par l’encyclique
I – Le relativisme contemporain
et les différents dogmes
Les trois systèmes relativistes
La principale erreur condamnée par cette encyclique est le relativisme,
pour lequel la connaissance humaine n’a jamais une valeur réelle absolue et
immuable, mais seulement une valeur relative ; ce qui peut s’entendre en des
sens différents suivant la théorie de la connaissance qu’on adopte.
D’où vient ce relativisme qui a exercé son influence ces derniers temps
jusque dans certains milieux catholiques ? Il dérive soit de l’empirisme ou
positivisme, soit du kantisme, soit de l’idéalisme évolutionniste de Hegel.
L’empirisme
L’empirisme ne voit pas la différence essentielle et la distance sans me-
sure qui existe entre l’intelligence et les sens, entre l’idée et l’image, entre
le jugement et l’association empirique ; alors, il diminue considérablement
la valeur des notions premières d’être, d’unité, de vérité, de bonté, de
Le kantisme
Le kantisme s’oppose sans doute à l’empirisme en reconnaissant la né-
cessité des premiers principes, mais ceux-ci ne sont pour lui que des lois
subjectives de notre esprit, lois que nous appliquons aux phénomènes,
mais qui ne nous permettent pas de nous élever au-dessus d’eux. De ce
point de vue kantien, on ne peut prouver l’existence de Dieu que par une
preuve morale fondée sur les postulats indémontrables de la raison prati-
que et qui ne nous donne qu’une certitude objectivement insuffisante.
Dès lors, on ne peut plus admettre la définition traditionnelle de la véri-
té, supposée par tous les dogmes. On ne peut plus dire : « Veritas est adae-
quatio rei et intellectus. » La vérité n’est plus la conformité de notre juge-
ment avec l’être et ses lois immuables de non-contradiction, de causalité,
etc. Il faut se contenter de dire : La vérité est la conformité de notre jugement
avec les exigences subjectives de l’action morale, exprimées par les postulats
indémontrables de la raison pratique. Il n’y a plus de certitude métaphysi-
que objectivement fondée, mais seulement une certitude morale et prati-
que subjectivement suffisante. On ne sort pas du relativisme.
L’idéalisme hégélien
Hegel dit alors : si l’on ne peut plus prouver avec une certitude objecti-
vement suffisante l’existence de Dieu réellement et essentiellement distinct
du monde, mieux vaut dire que Dieu se fait dans l’humanité qui évolue,
dans l’esprit des hommes qui passe constamment d’une thèse à une anti-
thèse, puis à une synthèse supérieure et ainsi de suite. Selon les divers
moments de l’évolution, aujourd’hui c’est la thèse qui est vraie, demain
l’antithèse, après-demain la synthèse, et ainsi toujours. Il n’y a plus aucune
vérité immuable, car Dieu, vérité suprême, se fait en nous et ne sera jamais
pleinement réalisé, puisqu’il est le devenir même qui ne saurait s’arrêter.
Cette dernière proposition est la première condamnée par le Syllabus de
Pie IX.
Contrairement aux principes d’identité, de contradiction et de causalité,
le devenir est à lui-même sa raison, sans cause supérieure à lui. Dans cette
évolution créatrice ascendante, le plus parfait est toujours produit par le moins
LA STRUCTURE DE HUMANI GENERIS 77
Quelques-uns ont même soutenu que Jésus-Christ n’a pas enseigné une
doctrine, mais qu’il a seulement affirmé par sa vie et sa mort ce fait que
Dieu aime l’humanité et veut notre salut. Si Jésus n’avait pas enseigné une
doctrine, comment aurait-il pu dire : « Ma doctrine ne vient pas de moi,
mais de celui qui m’a envoyé » (Jn 6, 16). « Le ciel et la terre passeront,
mais mes paroles ne passeront pas » (Mc 13, 31). Si l’on ne pouvait plus
parler du magistère de la Révélation, comment pourrait-on encore parler de
celui de l’Église, pour nous proposer et nous expliquer infailliblement la
doctrine révélée ?
Le relativisme dogmatique
Elle n’est pas moins claire au sujet du relativisme dogmatique. On y lit
(II, 2) :
Il est clair d’après ce que nous avons dit que ces tentatives non seulement
conduisent au relativisme dogmatique, mais qu’elles le contiennent déjà en fait ;
le mépris de la doctrine communément enseignée et des termes dans lesquels el-
le est exprimée n’y prête déjà que trop. […] Les expressions qui, durant plu-
sieurs siècles, furent établies du consentement commun des docteurs catholiques
pour arriver à quelque intelligence du dogme, ne reposent assurément pas sur un
fondement si fragile. Elles reposent, en effet, sur des principes et des notions ti-
rées de la véritable connaissance des choses créées ; dans la recherche de ces
notions, la vérité révélée a éclairé comme une étoile l’esprit humain par le
moyen de l’Église. C’est pourquoi, il n’y a pas à s’étonner si certaines de ces
notions, non seulement ont été employées dans les conciles œcuméniques, mais
en ont reçu une telle sanction qu’il n’est pas permis de s’en éloigner. Aussi est-
il de la plus grande imprudence de leur substituer des notions et des expressions
flottantes et vagues d’une philosophie nouvelle, dont on se sert aujourd’hui, et
qui disparaîtront demain comme la fleur des champs ; c’est faire du dogme lui-
même un roseau agité par le vent. De fait, malheureusement, les amateurs de
nouveauté passent facilement du mépris de la théologie scolastique au manque
d’égards et même au mépris à l’égard du magistère de l’Église qui a si forte-
ment appuyé de son autorité cette théologie.
2 – Le surnaturel, la grâce
Faut-il maintenir la notion traditionnelle de surnaturel et de la gratuité de
l’élévation de l’homme à la vie de la grâce, germe de la vie éternelle ?
L’encyclique (II, fin) répond avec une grande précision :
1 — Saint Paul dans l’Épître aux Romains, 5, 12-19, enseigne jusqu’à sept fois au nom de
Dieu que « par la faute d’un seul homme le péché et la mort sont entrés dans le monde ».
LA STRUCTURE DE HUMANI GENERIS 83
4 – L’eucharistie
Que dire enfin des innovations de certains représentants de la théologie
nouvelle sur l’eucharistie ? Le Saint-Père répond (ibid.) :
Il s’en trouve pour soutenir que la doctrine de la transsubstantiation, fondée,
disent-ils, sur une notion philosophique vieillie de la substance, doit être corri-
gée, de telle sorte que la présence réelle du Christ dans l’eucharistie se réduise à
une sorte de symbolisme, en ce sens que les espèces consacrées ne seraient que
des signes efficaces de la présence spirituelle du Christ et de son union intime
avec les membres du son Corps mystique.
Le concile de Trente, qui a défini infailliblement la transsubstantiation
parle tout autrement.
Que conclure ?
D’abord que l’encyclique ne se contente pas de mettre en garde contre
des tendances dangereuses. Elle condamne des erreurs, surtout le relativis-
me philosophique et dogmatique, et plusieurs de ses suites, notamment
l’erreur qui déforme la vraie notion de la gratuité du surnaturel, et
l’hypothèse polygéniste inconciliable avec la foi.
L’Église admet certes qu’il y a un progrès dans l’intelligence du dogme
par les définitions de plus en plus explicites, mais ici, c’est l’immutabilité
du dogme qu’elle défend. Il est de plus en plus explicitement connu, mais
il reste le même.
2 — Logique ou ontologie ?
On a objecté aussi : mais l’encyclique nous rappelle, comme si nous
l’oubliions, l’importance des principes logiques de contradiction et de raison
suffisante que presque personne ne nie.
La réponse ici aussi est facile. L’encyclique rappelle l’importance de ces
principes, non pas seulement comme lois logiques de notre esprit, mais com-
me lois immuables du réel extramental. Elle rappelle que leur valeur réelle,
ontologique et transcendante, est absolument certaine, alors que le phé-
noménisme et notamment le subjectivisme le nient. Pour l’intelligence
naturelle, un cercle carré ou une ellipse triangulaire sont non seulement
inimaginables et inconcevables, mais irréalisables en dehors de l’esprit.
Pour voir ici le sens et la portée de l’encyclique, il faudrait une bonne
fois réfléchir sérieusement et profondément à ce qu’est l’objet propre de
l’intelligence naturelle, objet très supérieur, immensément supérieur à celui
des sens externes et internes comme l’imagination. Tandis que les sens
n’atteignent que les phénomènes sensibles, externes et internes, l’intelligence
naturelle atteint l’être intelligible des choses sensibles, et les lois immuables
1 — Nous avons développé cette défense du réalisme dans un livre Le Sens commun, la
philosophie de l’être et les formules dogmatiques, Paris, Desclée de Brouwer, 5e édition, 1936
[réédité en 2010 aux éditions Nuntiavit, 89150 Brannay — NDLR.].
2 — Quant à la notion de substance, ce n’est pas une notion vieillie et périmée. Une subs-
tance est un être qui existe en soi, un et le même sous ses phénomènes multiples et transitoires.
Ainsi, la substance par exemple du pain est dans ce morceau de pain et toute en chacune de
ses parties. D’autre part, la causalité efficiente est la réalisation de ce qui arrive à l’existence.
Par suite, la notion de transsubstantiation garde sa valeur ontologique.
LA STRUCTURE DE HUMANI GENERIS 87