BARD Jalons Pour Une Histoire Du Féminisme en France
BARD Jalons Pour Une Histoire Du Féminisme en France
BARD Jalons Pour Une Histoire Du Féminisme en France
(1970-2002)
Christine Bard
Dans Nouvelles Questions Féministes 2003/1 (Vol. 22), pages 14 à 30
Éditions Éditions Antipodes
ISSN 0248-4951
ISBN 2940146306
DOI 10.3917/nqf.221.0014
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à l’émergence du féminisme des années 60, 70, ont été ramenées quel que
fût leur âge, à la même génération. […] Toutes naissaient ensemble au
même moment » (Collin, 1986 : 85). Les féminismes des années 70 s’enraci-
nent pourtant dans la production intellectuelle des années 50-60, mais cet
héritage est-il vraiment assumé ? Le radicalisme d’après 1968 ne gêne-il
pas le dialogue entre les jeunes féministes et les intellectuelles des généra-
tions précédentes ? L’évolution de Simone de Beauvoir (née en 1908) est
exceptionnelle. Parmi les chercheuses, déjà nombreuses au CNRS (Centre
national de la recherche scientifique) et, dans une moindre mesure, à l’uni-
versité 1, beaucoup ont connu la Résistance, puis la lutte contre la guerre
d’Algérie. La plupart d’entre elles s’intéressent à la condition des femmes
qu’elles espèrent transformer profondément : Marguerite Thibert (1886),
Colette Audry (1906), Germaine Tillon (1907), Édith Thomas (1909), Made-
leine Guilbert (1910), puis la génération née dans les années 20 Andrée
Michel, Évelyne Sullerot, Geneviève Texier, Marie-José Chombart de
Lauwe, Viviane Isambert-Jamati (Chaperon, 2001).
Les rapports avec l’Institution restent tendus. Cette dernière est accu-
sée de discriminer les femmes, discrimination redoublée pour celles qui
sont ou pourraient bien être féministes, d’après les indices que donnent les
CV, la rumeur, ou les goûts vestimentaires de la candidate. L’épreuve de
l’oral exige pour certaines un véritable travestissement, peu propice à leur
succès. Sont sacrifiées celles qui, nombreuses dans leur génération, refu-
saient de « jouer le jeu » en passant les concours. D’autres, ingénieures
d’études ou chargées de recherche, ne franchissent pas les échelons, parfois
par découragement face à l’exercice de la thèse. Travailler sur le féminisme
ou avec des problématiques féministes est assurément un handicap. Le
handicap s’alourdit pour les recherches sur l’homosexualité. Les rares cher-
cheuses qui s’y risquent se sentent rejetées par l’Institution. L’historienne
Marie-Jo Bonnet mène ses recherches en « intello précaire » indépendante,
s’autorisant dans ses écrits un mélange d’érudition et de libre expression
Quel lobbying ?
Le militantisme en faveur de la recherche féministe se constitue dans
les années 80. Il peut prendre une forme syndicale – via les commissions
« femmes » du Syndicat national des chercheurs scientifiques ou de la
Fédération de l’éducation nationale (SNCS, 1981, et FEN, 1988) – mais
on ne peut dire que les syndicats ont considéré avec sérieux, constance et
énergie la nécessité des études féministes. L’essentiel du « lobbying » est le
fait de nouvelles associations de femmes. Après le colloque de Toulouse
en 1982, des associations régionales d’études féministes sont créées, se
réunissant, en 1989, au sein de l’ANEF. Les quelque 200 femmes membres
de cette association forment le pôle militant du champ des études sur les
femmes, celui qui défend l’intitulé « études féministes » et réclame la créa-
tion de postes spécialisés et de départements de women’s studies.
Morosité postféministe
Enfin, il faut bien souligner l’importance d’un certain antiféminisme
en France, y compris dans les milieux intellectuels. La diabolisation du
féminisme américain sert de cheval de Troie à un nouvel antiféminisme
(Fassin, 1994, et Ezékiel, 1995). Un mot magique, le « politiquement cor-
rect », suffit à écarter les menaces virtuelles : séminaires, publications, col-
loques… On voit là toute l’ambiguïté des études sur les femmes : elles
dérangent un certain confort intellectuel, mais surtout, menacent l’orga-
nisation des rapports entre les sexes dans le monde universitaire. N’ou-
blions pas que le problème du harcèlement sexuel est au cœur de la tem-
pête du « politiquement correct ». Dans l’Hexagone des années 90, et ce
Le « problème » de la transmission
Dans ce contexte morose s’élève la déploration de « l’absence de trans-
mission ». Où sont les jeunes ? se demandent les féministes. Le militantisme
de type MLF effraie (Bard, 1999). « Excès » est le mot clé de la réprobation
juvénile. Quant au féminisme, il est déclaré mort par les médias. Il ne s’agit
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Les études sur les femmes subissent-elles pour autant une désaffec-
tion ? Non, au contraire. Des étudiantes féministes – car il y en a – s’y
investissent. Des étudiant·e·s, sans être militant·e·s, sont séduit·e·s par la
nouveauté et l’originalité du thème ou la fougue d’une enseignante spécia-
liste. Mais la constance de l’intérêt estudiantin ne suffit pas à calmer les
inquiétudes (voir, par exemple, Thébaud, 1998 : 12).
Peu nombreuses sont celles qui, comme Françoise Collin, rappellent que
« la transmission n’est pas un mouvement à sens unique […]. C’est aux nou-
velles qu’il appartient de déterminer si elles veulent de l’héritage et ce qui,
dans cet héritage, les intéresse. C’est aux anciennes qu’il appartient d’en-
tendre la demande, d’infléchir leur langage vers un autre langage, en un
échange dans lequel, chacune restant ce qu’elle est, faisant honneur à son
histoire propre, s’adresse cependant à l’autre et écoute son adresse » (Collin,
1986 : 82). On aimerait citer plus longuement encore ce texte remarquable,
annonçant l’inéluctable tri qu’effectuera la génération montante.
1995-2002 : l’embellie
Un contexte favorable
À partir de 1995, la floraison d’associations et de structures nouvelles
dans le champ des études femmes/genre/féministes montre le renforcement
du potentiel de recherche, et en même temps l’insatisfaction ressentie face
aux lacunes de l’Institution. Pour ne prendre que l’exemple de l’histoire,
1995 voit la naissance de la revue Clio. Histoire, femmes et sociétés. Un
gros colloque, « Une histoire sans les femmes est-elle possible ? », est réuni à
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Le temps de l’intégration ?
Visibilité, reconnaissance, intégration : ces mots reviennent sans cesse
dans les argumentaires des associations de chercheuses et chercheurs. La
visibilité médiatique – qui interfère de plus en plus avec les carrières –
est aussi attendue. Elle est bien sûr inégalement partagée, mais elle s’est
étendue. Ainsi Michelle Perrot constate, pour l’histoire des femmes, que « la
reconnaissance publique excède la reconnaissance académique » (Perrot,
2001 : 242). Plus que jamais, le féminisme est sublimé en mouvement cul-
turel. Des femmes publiant sur les femmes peuvent, sans jamais avoir dis-
tribué un tract ou arpenté le pavé, passer dans les médias pour des repré-
sentantes patentées du féminisme. Le « créneau » existe. Il serait par
exemple intéressant d’analyser la fulgurante percée médiatique de la phi-
losophe Sylviane Agacinski (à qui la rumeur attribue la conversion de
Lionel Jospin, son mari, premier ministre, au principe d’une loi sur la
parité). Son image conjugue l’archaïque syndrome de la reine qui dispo-
sait, sous l’Ancien Régime, d’un indéniable pouvoir politique (Cosandey,
2000) et la moderne légitimité de la « chercheuse féministe », fabriquée en
un essai (Agacinski, 1998). Pour les chercheuses féministes les plus radi-
cales, sa qualité de « féministe » est contestable, voire usurpée.
Cette génération de la parité est aussi celle des lesbian and gay pride.
Il est possible qu’elle découvre le féminisme à la pensée queer qui n’est pas
sans rappeler les rapports recherche-militantisme des années 70 (Bourcier,
2001). Ainsi, en 1998-1999, le séminaire queer du Zoo a symbolisé son
désir de double affiliation en se réunissant en alternance à la Sorbonne et
au Centre gay et lesbien (Bourcier, 1998). L’institutionnalisation commence
avec vingt ans de retard pour ce que l’on n’appelle pas en France « études
gay et lesbiennes ». En 2002 est né le Réseau interuniversitaire pour le
développement des enseignements et des recherches sur le genre et les
4. Fiammetta Venner, qui a soutenu en 2002 sa sur les réseaux anti-IVG et l’extrême droite (Ven-
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