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HABILITATION A DIRIGER DES RECHERCHES

UNIVERSITE PARIS 6

Spécialité :
MECANIQUE DES SOLIDES ET DES STRUCTURES

MODELISATION ET SIMULATION NUMERIQUE


DE L’ENDOMMAGEMENT DES STRUCTURES

Eric LORENTZ

Soutenue le 8 juillet 2008

Devant le jury composé de :

M. Jean-Jacques MARIGO Président


M. Georges CAILLETAUD Rapporteur
M. Marc GEERS Rapporteur
M. Alain MILLARD Rapporteur
M. Frédéric FEYEL Examinateur
M. Antonio HUERTA Examinateur

Laboratoire de Mécanique des Electricité de France


Structures Industrielles Durables Division Recherche et Développement
UMR CNRS/EDF 2832
1, avenue du Général de Gaulle 1, avenue du Général de Gaulle
92141 Clamart cedex 92141 Clamart cedex
SOMMAIRE

Introduction ...................................................................................... 5

Contexte industriel .................................................................... 5


Travaux de recherche ................................................................ 6
Avant-propos............................................................................. 9

I – Formulations énergétiques....................................................... 11

Energie potentielle d’une structure ......................................... 12


Matériaux standard généralisés............................................... 14
Modélisation des grandes déformations plastiques................. 19
Bilan et perspectives de recherche .......................................... 23

II – Initiation et amorçage de fissures .......................................... 25

Extension de la théorie de Griffith.......................................... 26


Modèle de rupture à deux paramètres ..................................... 31
Validation expérimentale ........................................................ 36
Conclusion .............................................................................. 40

III – Modèles de zones cohésives ................................................... 45

Lois cohésives ......................................................................... 45


Eléments finis d’interface ....................................................... 52
Eléments finis à discontinuité interne ..................................... 58
Illustration des capacités d’analyse ......................................... 62
Prédiction du trajet de fissuration ........................................... 65
Conclusions et perspectives .................................................... 71

IV – Endommagement continu des structures............................. 77

Matériaux fragiles ................................................................... 78


Matériaux ductiles................................................................... 85
Localisation et modèles non locaux ........................................ 94
Applications numériques ...................................................... 104
Conclusion ............................................................................ 117

Conclusion..................................................................................... 125

Synthèse ................................................................................ 125


Programme de recherche....................................................... 128
4
INTRODUCTION

1. Contexte industriel

Pour une part de son activité, EDF R&D a pour ambition de proposer des modèles,
développer des outils numériques et mettre au point des méthodologies d’étude afin de
démontrer la tenue mécanique dans la durée des installations de production et de transport
d’énergie, confrontées aux problématiques de sûreté, de disponibilité et de rentabilité. Ces
démonstrations examinent entre autres la nocivité des défauts – inévitables dans toute structure
industrielle – sous sollicitations de fonctionnement ou de nature accidentelle. Il s’agit, dans le
premier cas, de maîtriser le vieillissement, et dans le second, de justifier la sûreté du système.
Les enjeux financiers sont considérables pour le Groupe EDF, sans parler bien sûr des enjeux de
sûreté vis-à-vis des personnes et de l’environnement, que l’on ne saurait chiffrer.

Les recherches menées dans ce sens visent à traiter une grande diversité de structures et de
matériaux : pylônes et lignes électriques, barrages, pastilles combustibles et gaines des crayons,
cuves de réacteurs nucléaires, circuits d’échange thermique, générateurs de vapeur, turbines,
enceintes de confinement, aéroréfrigérants, sites de stockage des déchets, etc. Pour appréhender
cette diversité, il semble pertinent de développer des modélisations à l’échelle des structures et
suffisamment génériques, donc abstraites. Elles se nourrissent des connaissances acquises sur le
comportement des matériaux dans leur environnement, spécifiques à chacune des structures
considérées. En particulier, il ne s’agit pas d’opposer mais bien de combiner science des
matériaux et mécanique des structures. Enfin, quantifier les chargements est tout aussi essentiel,
ce qui repose encore sur d’autres disciplines (neutronique, mécanique des fluides, thermique,
hydrodynamique…).

EDF a fait le choix d’une transition continue de la R&D vers l’Ingénierie, avec notamment
deux conséquences importantes :
− le respect du référentiel de sûreté partagé entre l’Ingénierie et l’Autorité de Sûreté
Nucléaire. Il recouvre des règles de dimensionnement appliquées à la conception des
installations et leurs évolutions progressives. Les remettre en cause est, sinon proscrit, du
moins délicat et souvent infondé dans une telle logique industrielle ; cela nécessiterait en
tout état de cause une validation détaillée. Une démarche de loin préférable consiste à

5
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

compléter et étendre ces règles en dehors de leur domaine de validité, notamment pour
gagner des marges ;
− le partage des outils de simulation. Cette transition continue de la R&D vers l’Ingénierie
requiert des outils de simulation communs, dont Code_Aster en mécanique des solides.
L’usage de logiciels du commerce freinerait l’introduction de modélisations novatrices,
d’où la politique de développement de codes en interne à EDF. Même si ce choix offre
davantage de libertés, le déploiement de ces codes à l’Ingénierie entraîne malgré tout des
contraintes. D’une part, en matière d’algorithmes et d’architecture informatique, optimiser
la maintenance et l’interopérabilité des fonctionnalités est une préoccupation permanente
qui réduit le champ des possibles. D’autre part, les modélisations fournies par la R&D se
doivent d’être suffisamment accessibles aux ingénieurs d’étude et ne pas se résumer à des
outils de spécialistes.

Ce n’est qu’à ce prix que les théories et algorithmes proposés serviront pleinement les objectifs
industriels d’EDF relatifs à la tenue mécanique des structures.

2. Travaux de recherche

2.1 Cadre de travail

Les travaux de recherche présentés dans ce mémoire s’inscrivent totalement dans le contexte
industriel qui vient d’être décrit, aussi bien en termes de motivations que de contraintes. Ils
concourent à la modélisation et à la simulation de l’endommagement mécanique des structures.
Plus précisément, l’objectif affiché est la prédiction de l’évolution de défauts, préexistants ou
non, à l’échelle macroscopique de la structure, sous chargements quasi-statiques non cycliques.
En particulier, en sont exclus les sollicitations répétées (fatigue) ou dynamiques (crash, séismes),
ainsi que d’autres modes de ruine tels que le flambement ou les instabilités plastiques.

Répondre à cet objectif, avec une finalité industrielle, requiert à la fois de formuler des
modélisations appropriées (endommagement, rupture) et aussi de développer les outils
numériques nécessaires à leur mise en œuvre (mathématiques appliquées, algorithmes de
résolution, architecture informatique). La volonté d’appropriation des résultats par l’Ingénierie
impose de surcroît trois types d’exigence :
− robustesse, au sens de la capacité à produire un résultat dans des situations variées ;

6
Introduction

− fiabilité, c’est-à-dire que le résultat n’est pas excessivement sensible aux choix de
modélisations numériques (discrétisations spatiale et temporelle, entre autres) et donc
qu’il est reproductible par des ingénieurs d’étude différents ;
− performance, pour que l’utilisation des modèles soit compatible avec les délais des études
industrielles.

La satisfaction de ces exigences nécessite souvent un compromis entre la finesse de description


physique et le caractère opérationnel de la formulation numérique. On observe là tout l’intérêt de
travaux de recherche qui allient mécanique et numérique ; les inévitables itérations entre les deux
disciplines s’en trouvent facilitées.

Enfin, toujours dans l’objectif d’un transfert vers l’Ingénierie, les développements sont conçus
puis capitalisés au sein de Code_Aster. Certes, cela peut brider partiellement la créativité et / ou
la productivité pour ce qui concerne l’évaluation d’algorithmes divers, l’architecture du code
n’étant pas encore bien adaptée à ce type d’activité. En contrepartie, le choix de Code_Aster
impose de fait le respect d’un certain nombre de critères de qualité (validation informatique,
documentation, traçabilité). Il est également garant d’une certaine pérennité (suivi de versions,
compatibilité ascendante avec de nouvelles fonctionnalités) ainsi que d’une large diffusion
(choix d’une distribution en logiciel libre de Code_Aster sur Internet). Enfin, il donne accès à
toutes les autres fonctionnalités et facilités informatiques du produit. En définitive, ce choix
s’avère pertinent.

2.2 Articulation des axes de recherche

Compte tenu de la difficulté à prédire l’évolution de défauts dans toute sa généralité, nous
avons opté pour une stratégie de modélisation échelonnée, selon la nature et la richesse des
informations recherchées. Trois niveaux d’attentes ont été répertoriés.

Prédiction de l’amorçage d’un défaut


Nous avons cherché à définir une quantité analogue à un taux de restitution d’énergie qui
permette de décider de l’amorçage d’un défaut selon qu’elle dépasse ou non une ténacité
caractéristique du matériau. On conserve ainsi la philosophie de la mécanique de la rupture
linéaire pour l’étendre au-delà de son domaine de validité et ainsi couvrir les situations
élastoplastiques, l’apparition de défauts, les propagations instables (dynamiques). Cette
démarche s’inscrit donc dans la continuité des approches déjà utilisées pour dimensionner les
structures. Elle suffit à traiter bon nombre de situations industrielles en toute sûreté car elle
fournit une vision conservative de la rupture : la ruine y est en effet associée à l’amorçage d’un
défaut.

7
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Modélisation de la propagation d’un défaut selon un trajet prédéfini


Il est possible de gagner des marges sur le plan industriel en abandonnant le pessimisme de
l’approche précédente au profit d’une description de l’évolution du défaut après amorçage. On
peut ainsi juger plus finement de sa nocivité en examinant si sa propagation prend fin avant de
remettre en cause la sûreté d’un composant ou non. Lorsque le trajet de fissuration est prévisible
du fait d’une distribution spatiale particulière des champs mécaniques, nous proposons d’en tirer
parti pour construire une formulation qui reste accessible à l’Ingénierie, moyennant une phase de
validation préalable. Elle s’appuie sur des modèles de zones cohésives dans lesquels des forces
d’interaction sont introduites entre les lèvres de la fissure : le mécanisme de fissuration est décrit
par une loi de comportement à part entière. En contrepartie du surcroît d’informations fourni par
cette approche, les simulations numériques sont plus complexes que précédemment car tout le
régime de propagation (non linéaire) est dorénavant modélisé.

Détermination du trajet de fissuration


Dans les situations où la distribution spatiale des champs mécaniques devient complexe, le
trajet de fissuration ne peut plus être anticipé. On peut citer la propagation de défaut dans des
pièces composites (enceinte en béton armé, notamment) ou dans des zones singulières (voisinage
de soudures, par exemple). Dans ce cas, le recours aux modélisations les plus complexes s’avère
nécessaire. Nous avons fondé notre réponse sur la mécanique continue de l’endommagement, à
même de prendre en compte la diversité des matériaux et des structures envisagés. Mais elle
soulève des difficultés physiques et numériques de plusieurs ordres, auxquelles nous avons tenté
d’apporter quelques réponses. Il nous semble que ce n’est qu’à ce prix qu’on peut décrire
l’initiation et la propagation de défauts dans toute sa généralité.

Pour conférer une certaine cohérence à ces différentes approches, nous avons choisi de les
inscrire dans le cadre des formulations énergétiques. La réponse d’une structure y est
caractérisée comme le minimum de son énergie potentielle. Cela fournit un lien entre chacune
des approches qui se distingue par des expressions différentes de l’énergie de fissuration et par la
richesse du champ d’endommagement. Bien que restrictif vis-à-vis de la forme des lois de
comportement (en particulier pour les géomatériaux), le cadre énergétique permet néanmoins de
rendre compte de la diversité des matériaux étudiés, avec une richesse de description physique
que nous jugeons suffisante. En contrepartie, il fournit un certain nombre de garanties,
notamment théoriques et donc numériques, qui concourent à la robustesse, la fiabilité et même la
performance des simulations numériques, gage d’une appropriation par les ingénieurs d’étude.

8
Introduction

3. Avant-propos

Avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques mots d’explication et de mise en garde. Nous
avons voulu faire de ce mémoire un document autonome. C’est donc davantage qu’un guide de
lecture servant de clé d’accès aux différentes publications relatives à nos travaux. Mais il ne se
substitue pas non plus à ces dernières.

Ce document offre une vision raisonnablement précise des théories mises en œuvre et
explicite les choix que nous avons été amenés à faire entre plusieurs approches, qu’ils soient
fondés sur des convictions scientifiques ou des contraintes industrielles selon les cas. On y
trouvera donc en particulier des éléments de positionnement par rapport à des approches
alternatives. En revanche, les détails mathématiques ou relatifs à l’implantation numérique n’y
sont pas reportés. La même logique prévaut dans les références bibliographiques de chaque
chapitre. Loin d’être exhaustives, elles signalent simplement les articles qui ont fortement
contribué à l’orientation de nos recherches. Des études bibliographiques plus détaillées sont
disponibles dans les publications relatives à nos travaux, référencées comme telles à la fin de
chaque chapitre.

Dans un premier temps, nous présentons le cadre abstrait des formulations énergétiques. C’est
le fil rouge du document. Les chapitres suivants peuvent être lus de manière indépendante les
uns des autres car chacun d’entre eux est consacré à l’un des niveaux d’appréhension du
problème de dégradation des structures. Nous avons choisi d’aller du plus simple donc du plus
opérationnel – la prédiction de l’amorçage – au plus complexe, dédié à la détermination du trajet
de fissuration.

La présentation y allie les aspects mécaniques et numériques. La dimension expérimentale est


en revanche absente de ces travaux. Seuls les critères d’amorçage ont fait l’objet d’une validation
par plusieurs séries d’essais, réalisés indépendamment de l’auteur. Pour les modélisations plus
fines, l’accent a porté avant tout sur l’obtention de formulations robustes, fiables et, dans une
moindre mesure, performantes. Le stade de la validation expérimentale n’est pas encore atteint,
même s’il nous semble maintenant proche.

Enfin, ce dernier point ainsi que les difficultés qui subsistent démontrent, s’il en était besoin,
que ce mémoire ne constitue pas un aboutissement mais présente simplement l’état
d’avancement actuel des travaux menés par l’auteur à EDF R&D, dans le cadre de projets de
recherche applicatifs, le plus souvent en collaboration avec d’autres acteurs du domaine,
étudiants, ingénieurs et chercheurs.

9
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

10
I - FORMULATIONS ENERGETIQUES

Prédire la ruine par rupture d’une structure s’appuie sur des modélisations plus ou moins
complexes selon que l’on cherche à décrire tout ou partie des étapes du processus : initiation de
fissures, phases de propagation et d’arrêt, changement de trajet de fissuration, etc. Le risque
associé réside dans le caractère disparate de ces modélisations, notamment vis-à-vis de leur
application à des études industrielles : le passage d’une modélisation au profit d’une autre, plus
fine, ne doit pas remettre radicalement en cause les résultats obtenus avec la plus grossière des
deux. Pour garantir une certaine cohérence, nous avons choisi de donner une expression
énergétique aux modélisations de la rupture proposées dans ce mémoire.

Une formulation énergétique caractérise la réponse d’une structure comme un minimum d’une
énergie par rapport à l’ensemble des variables qu’on a choisi pour décrire l’état mécanique de la
structure. Dans le cas élastique, il s’agit de minimiser l’énergie potentielle par rapport au champ
de déplacement. Nous verrons dans ce chapitre que cette approche peut être étendue au cas des
matériaux dissipatifs lorsqu’ils appartiennent à la classe des matériaux standard généralisés.
Certaines propriétés seront également préservées en présence de transformations finies.

Outre l’objectif d’un cadre de cohérence, exprimer un problème de mécanique sous l’angle
d’une formulation énergétique nous semble également fécond pour les raisons suivantes :
− les équations d’équilibre et de comportement sont exprimées à la même échelle, celle de
la structure. En particulier, l’introduction de termes de couplage non locaux dans la
relation de comportement s’en trouve facilitée1 ;
− la question de la stabilité (statique) d’une branche de solutions admet une définition
naturelle, une solution étant stable s’il s’agit d’un minimum local de l’énergie2 ;
− l’analyse des propriétés du modèle (choix des espaces fonctionnels où rechercher les
solutions, existence et / ou unicité de ces solutions, passage à la limite par rapport à
certains paramètres, …) s’en trouve facilitée en s’appuyant sur les outils mathématiques
de l’optimisation, notamment les propriétés topologiques des espaces de Sobolev, les
théorèmes fondamentaux et les théories de Γ-convergence ou convergence en énergie ;

1
Nous verrons plus loin qu’ils modélisent un couplage entre points matériels lorsque la variation spatiale des
champs macroscopiques est forte y compris à l’échelle de la microstructure du matériau, notamment à cause de
l’endommagement de la structure.
2
A ceci près que la notion de minimum local est relative au choix de la topologie, ce qui peut s’avérer moins naturel
dans certains cas.

11
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

− la discrétisation spatiale par éléments finis se déduit directement des conditions


variationnelles d’optimalité de l’énergie et s’inscrit elle aussi dans le cadre de théories
mathématiques bien maîtrisées (propriétés des espaces d’approximation, condition de
stabilité en cas de dualisation des relations entre les variables du problème) ;
− le problème de minimisation discret peut bénéficier d’algorithmes éprouvés,
généralement plus robustes que ceux associés à la résolution de systèmes non linéaires,
voire même plus efficace (opérateur tangent symétrique, par exemple).

Lorsque la qualité de la description physique des processus en jeu n’en souffre pas, il nous
semble donc préférable d’adopter une formulation énergétique du comportement des structures.

1. Energie potentielle d’une structure

1.1 Cas des matériaux élastiques

Une formulation énergétique exprime les équations de la mécanique – équilibre, compatibilité


et comportement – comme le minimum d’une fonction par rapport aux variables cinématiques,
d’une part, et par rapport aux variables internes dans les cas dissipatifs, d’autre part. Lorsque le
comportement est purement élastique, les efforts appliqués conservatifs et la réponse de la
structure quasi-statique, il s’agit simplement de minimiser l’énergie potentielle de la structure :

u∗ = arg min E pot ( u ) ; E pot ( u ) = 
 Φ ( ε(u) ) − Wext ( u ) (1.1)
u∈KA

où u∗ est le champ de déplacement solution, KA l’ensemble des déplacements cinématiquement


admissibles, Φ l’énergie libre volumique fonction de la déformation ε , Wext le potentiel des
efforts extérieurs (que l’on suppose linéaire pour simplifier) et enfin E pot l’énergie potentielle de
la structure. Les trois familles d’équations de la mécanique se déduisent effectivement de la
minimisation de l’énergie potentielle : les équations de compatibilité sont introduites
explicitement dans (1.1) via la définition de la déformation ε ( u ) et la donnée de KA , tandis que
les équations d’équilibre et la relation contrainte – déformation (i.e. toute la loi de comportement
en élasticité) découlent de la condition d’optimalité :

⌠ ∂Φ
∀ δu ∈ KA0  σ : ε ( δu ) = Wext ( δu ) ; σ = (ε ) (1.2)
⌡ ∂ε

avec σ le champ de contraintes et KA0 l’ensemble des vitesses cinématiquement admissibles.

12
Formulations énergétiques

1.2 Prise en compte de phénomènes dissipatifs

L’extension des formulations énergétiques au-delà du comportement élastique réversible est


plus récente. Nous nous appuyons sur une présentation de Francfort et Marigo (1993) dédiée à
un modèle d’endommagement fragile brutal partiel3 qui nous servira pour l’analyse de la
propagation de fissures au chapitre II. A la différence du cas élastique, l’énergie dépend de deux
champs, le champ de déplacement et le champ d’endommagement χ à valeur dans {0,1} , 0
correspondant au matériau sain d’énergie libre volumique ϕs et 1 au matériau endommagé
d’énergie libre volumique ϕd :

pot ( u, χ ) =  ϕ ( ε (u ), χ ) + k χ
E rev ; ϕ ( ε (u), χ ) = χ ϕd ( ε ) + (1 − χ ) ϕs ( ε ) (1.3)

où on a supposé que le chargement se réduit à des déplacements imposés ( Wext = 0 ). En


comparant à l’énergie potentielle élastique (1.1), on observe le terme supplémentaire k χ qui
mesure l’énergie à fournir pour passer de l’état sain à l’état endommagé. A ce stade, il ne s’agit
pas d’une source de dissipation mais d’une énergie stockée lors du changement de phase qui
reste restituable lors du changement de phase inverse.

Pour introduire la notion d’irréversibilité, c’est-à-dire le fait qu’une fois endommagé, le


matériau ne peut plus redevenir sain, il est nécessaire de prendre en compte l’historique du trajet
de chargement. Pour cela, on procède à une discrétisation temporelle qui à chaque instant tn
associe les contraintes cinématiques KAn . On appelle u n et χ n les champs solutions
correspondant à cet instant. L’irréversibilité s’exprime sous la forme de la contrainte suivante :

χ n ≥ χ n−1 (1.4)

Cette contrainte peut être intégrée dans l’expression de l’énergie potentielle au moyen d’une
fonction indicatrice :

pot ( u, χ ; χ n −1 ) = E pot ( u, χ ) + I ℝ + ( χ − χ n −1 )
E irr rev
(1.5)

Il faut noter que l’énergie potentielle dépend maintenant explicitement de l’état mécanique au
début d’un pas de temps, à travers χ n−1 . Il est donc préférable de parler d’énergie potentielle
incrémentale. Francfort et Marigo postulent alors que les champs de déplacement u n et
d’endommagement χ n réalisent un minimum de l’énergie potentielle incrémentale :
( u n , χn ) = arg min Eirrpot ( u, χ ) (1.6)
u∈KAn , χ

3
Le terme brutal, par opposition à progressif, signifie que seuls deux états de dommage sont possibles pour le
matériau (sain ou endommagé) ; le terme partiel indique que le matériau endommagé conserve une rigidité
résiduelle.

13
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Pour alléger les notations, on n’y mentionne plus explicitement la dépendance de l’énergie à la
valeur des variables au début du pas de temps. La question de l’existence de solutions à ce
problème sera évoquée au chapitre IV dédié à l’analyse des problèmes d’endommagement.

On retiendra finalement qu’il est possible de construire des formulations énergétiques pour
des matériaux dissipatifs moyennant deux caractéristiques supplémentaires par rapport à
l’énergie potentielle d’un problème élastique :
− l’ensemble des variables d’état (variables cinématiques et variables internes) constituent
les arguments de la fonctionnelle énergie potentielle ;
− le trajet de chargement est discrétisé et l’énergie potentielle (incrémentale) permet
seulement de déterminer l’évolution de l’état de la structure d’un instant au suivant.

2. Matériaux standard généralisés

On présente ici une manière systématique de construire une formulation énergétique pour les
lois de comportement qui appartiennent à la classe des matériaux standard généralisés, en se
restreignant au cas isotherme. Cette construction s’appuie sur deux références qui répondent aux
deux spécificités des formulations énergétiques pour matériaux dissipatifs telles qu’énoncées
précédemment. D’une part, Germain et al. (1983) étendent la notion de comportement à l’échelle
de la structure (les variables ponctuelles sont remplacées par des champs). Et d’autre part,
Mialon (1986) introduit à l’échelle d’un point matériel le problème de minimisation qui
caractérise l’intégration du modèle de comportement discrétisé en temps.

En préambule, rappelons succinctement que pour une loi de comportement standard


généralisée, l’état du matériau est décrit par la déformation ε et un ensemble de variables
internes a . La contrainte et les forces thermodynamiques A dérivent de l’énergie libre Φ ( ε, a ) :
∂Φ ∂Φ
σ= ; A=− (1.7)
∂ε ∂a

L’évolution aɺ = da dt des variables internes est gouvernée par un potentiel de dissipation


Ψ convexe au moyen d’une relation d’appartenance à son sous-différentiel4 ∂Ψ :
A ∈ ∂Ψ ( aɺ ) (1.8)

La dissipation intrinsèque volumique est alors automatique positive, en accord avec l’inégalité de
Clausius – Duhem, pour peu que le potentiel de dissipation soit minimal en aɺ = 0 :

4
Le sous-différentiel généralise la notion de dérivée, ce qui permet notamment d’inclure les lois à seuils dans le
formalisme.

14
Formulations énergétiques

D = σ : εɺ − Φ
ɺ = Aaɺ ≥ 0 (1.9)

Le respect de cette inégalité a souvent été mis en avant comme le gage de l’admissibilité
thermodynamique d’un modèle de comportement et donc un point fort des lois standard
généralisées. En fait, il faut nuancer car, étymologiquement, la thermodynamique est la science
qui s’intéresse aux changements de forme de l’énergie et elle n’a donc guère d’intérêt ici
puisqu’on néglige les couplages thermo-mécaniques5. A nos yeux, c’est davantage l’existence
d’une caractérisation énergétique qui confère un intérêt aux matériaux standard généralisés.

2.1 Construction systématique d’une formulation énergétique

La première étape consiste à étendre la loi de comportement à l’échelle de la structure pour


travailler avec les champs de variables d’état et non plus les variables d’état au point matériel.
Pour cela, on introduit l’énergie libre et le potentiel de dissipation de la structure :
⌠ ⌠
F ( ε, a ) = Φ
 ( ε(x), a(x) ) dx ; D ( aɺ ) = Ψ
 ( aɺ (x) ) dx (1.10)
def . ⌡ def . ⌡
Ω Ω

La loi de comportement à l’échelle de la structure s’exprime formellement d’une manière


identique à celle au point matériel :
∂F ∂F
σ= ( ε, a ) A=− ( ε, a ) (1.11)
∂ε ∂a
A ∈ ∂ D ( aɺ ) (1.12)

Les variables d’état sont dorénavant des champs tandis que les contraintes et les forces
thermodynamiques ont le statut de formes linéaires. Il est remarquable que ce passage à l’échelle
de la structure ne conduit à aucune perte d’information car l’interprétation variationnelle de
(1.11)-(1.12) conduit aux équations locales (1.7)-(1.8) en chaque point matériel. A l’inverse, on
pourra aussi postuler directement des formes d’énergie libre et de potentiels de dissipation
globaux qui ne s’écrivent plus sous la forme (1.10). Dans ce cas, la formulation globale garde
tout son sens mais il n’est plus possible de remonter à un modèle standard généralisé local. Ce
sera notamment le cas pour les lois non locales.

La seconde étape consiste à discrétiser en temps les équations de comportement globales. En


s’appuyant sur un schéma d’Euler implicite, on obtient directement :

5
Plus précisément, en partant d’un modèle qui ne respecte pas l’inégalité de Clausius-Duhem, on peut toujours
introduire une nouvelle variable interne (l’entropie plastique, par exemple) qui n’a aucune influence sur la partie
mécanique des équations de comportement mais qui permet de corriger l’inégalité de Clausius-Duhem pour rendre
le modèle thermodynamiquement admissible. En revanche, les deux modèles ne coïncident plus dès lors qu’on
s’intéresse aux couplages thermo-mécaniques.

15
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

∂F ∂F
σn = ( ε n , an ) ; An = − ( ε n , an ) (1.13)
∂ε ∂a
a −a 
An ∈ ∂ D  n n−1  (1.14)
 tn − tn−1 

Quelques étapes d’analyse convexe nous amènent alors à introduire l’énergie potentielle
incrémentale suivante :
 a − an−1 
E pot ( u, a ) = F ( ε(u), a ) + ∆t D   − Wext (u) (1.15)
 ∆t 

où, la encore, on n’écrit pas explicitement la dépendance de l’énergie potentielle à an−1 pour
alléger les notations. Précisons que pour une loi de comportement non visqueuse, c’est-à-dire
indépendant de la vitesse de chargement, le potentiel de dissipation D est positivement
homogène de degré 1 de sorte que la longueur du pas de temps courant ∆t s’élimine de
l’expression (1.15). Par ailleurs, outre la convexité de D, déjà requise pour écrire (1.12), si F est
également convexe par rapport à ε et convexe par rapport à a , alors l’intégration des équations
de comportement, c’est-à-dire le système (1.13)-(1.14), s’écrit comme le minimum de l’énergie
potentielle par rapport aux variables internes :
an = arg min E pot ( u n , a ) (1.16)
a

Et les équations d’équilibre s’expriment comme le minimum de l’énergie potentielle par rapport
au champ de déplacement :
u n = arg min E pot ( u, an ) (1.17)
u

L’énergie potentielle n’est pas nécessairement convexe par rapport au couple ( u, a ) . Minimiser
par rapport au couple ( u, a ) est donc plus restrictif (il y a moins de solutions, voire même
aucune) que les minimisations partielles (1.16) et (1.17). Sur une proposition de Francfort et
Marigo (1993), une solution est dite stable si elle réalise :
( u n , an ) = arg min E pot ( u, a ) (1.18)
u ,a

2.2 Un exemple : retour sur le modèle d’endommagement brutal partiel

On peut rapprocher l’énergie potentielle (incrémentale) du modèle brutal partiel présenté au


§ 1.2 de celle associée aux matériaux standard généralisés (1.15). On identifie ainsi l’énergie
libre et le potentiel de dissipation à l’échelle d’un point matériel :
Φ ( ε, χ ) = χ ϕd ( ε ) + (1 − χ ) ϕs ( ε ) ; Ψ ( χɺ ) = k χɺ + I ℝ + ( χɺ ) (1.19)

16
Formulations énergétiques

où χɺ ne peut prendre que les valeurs −1 , 0 ou 1 car χ est une variable à valeur discrète6. Notons
que (1.19) n’est qu’une identification possible parmi d’autres : d’autres répartitions entre énergie
libre et potentiel de dissipation auraient été tout aussi licites et auraient conduit à la même
réponse mécanique (puisque la formulation énergétique incrémentale reste la même). A nouveau,
le « bon » choix ne peut être déterminé qu’en présence de couplages avec d’autres phénomènes
physiques (thermique, notamment).

Compte tenu de ces choix, les définitions des contraintes et de la force thermodynamique
associée à l’endommagement peuvent être obtenues par dérivation de l’énergie libre :
∂Φ ∂Φ
σ= ( ε, χ ) = χ ϕd ′ ( ε ) + (1 − χ ) ϕs′ ( ε ) ; A=− ( ε , χ ) = ϕ s ( ε ) − ϕd ( ε ) (1.20)
∂ε ∂χ

Quant à la loi d’évolution, elle peut être exprimée sous forme d’une loi d’écoulement et d’une
condition de cohérence par rapport à un fonction critère d’élasticité f car le potentiel de
dissipation est positivement homogène de degré 1 :
χɺ = λ
A ∈ ∂Ψ ( χɺ ) ⇔  (1.21)
f ( A) ≤ 0 ; λ ≥ 0 ; λ f ( A) = 0 avec f ( A) = A − k

En termes de présentation, le modèle de Francfort et Marigo aurait donc aussi bien pu être
introduit via les équations locales (1.20) et (1.21). Mais c’est bien la formulation énergétique
(1.6) qui sera la plus fertile pour l’analyse, l’emploi et l’extension de ce modèle, comme on le
verra par la suite. Néanmoins, lorsque ce sera possible, on cherchera à fournir une interprétation
des formulations énergétiques à l’échelle du point matériel, sous forme d’équations locales, car
ce sont les définitions usuelles des lois de comportement.

2.3 Existence, unicité et convergence des solutions

L’existence de solutions au problème d’évolution incrémental (1.18) repose sur les théorèmes
fondamentaux de l’optimisation. Formellement, le problème s’écrit :
min g ( x ) (1.22)
x∈E

Trois conditions suffisantes7 assurent l’existence de solutions :


(i) E muni de sa topologie est un espace de Banach réflexif ;
(ii) g est coercive : xn → ∞ ⇒ g ( xn ) → + ∞
E n n

(iii) g est faiblement semi-continue inférieure : ( xn ) → x ⇒ g ( x ) ≤ lim inf g ( xn )


faible n

6
Ce ne sera pas le cas des autres modèles d’endommagement que nous examinerons dans ce manuscrit : les
variables d’endommagement y évolueront de manière continue en temps.
7
Il faut également que la fonction g soit propre, i.e. admette au moins une valeur finie dans E.

17
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Elles vont guider le choix de l’espace fonctionnel E. Sans entrer plus avant dans les détails, on
peut noter que les deux dernières conditions jouent qualitativement dans des sens opposés. En
effet, pour assurer (ii), il peut être nécessaire d’adopter une topologie « moins stricte », de sorte
que les suites de fonctions ( xn ) qui entrent dans la vérification de (ii) soient moins nombreuses
(ex. : si g coercive dans H 1 , alors g coercive dans L2 ). En revanche, (iii) peut requérir une
topologie « plus stricte », de sorte que les suites de fonctions ( xn ) qui doivent vérifier (iii) soient
moins nombreuses (ex. : si g sci dans L2 , alors g sci dans H 1 ). Dans certains cas, il peut ne pas
exister d’espaces E qui satisfassent aux trois conditions. Dans ce cas, c’est sur la fonction g qu’il
faudra travailler : on parlera alors de régularisation du problème dont on verra des exemples au
chapitre IV.

Concernant le problème d’évolution en vitesse, l’équation (1.12) s’interprète elle aussi comme
un problème de minimisation (c’est la définition du sous-différentiel) et requiert la coercivité du
potentiel de dissipation D. Or, généralement, la somme énergie libre plus potentiel de dissipation
(qui apparaît dans le problème incrémental) est plus coercive que le potentiel de dissipation tout
seul, si bien que le problème incrémental admet des solutions dans des espaces a priori plus
réguliers que le problème d’évolution en vitesse, voir (Lorentz, 1999). Sur un plan pratique, il est
donc préférable de travailler avec le problème incrémental. Mais il faut alors s’assurer que les
solutions obtenues, qui dépendent de la taille du pas de temps, convergent bien lorsque le pas de
temps tend vers zéro. Francfort et Mielke (2006) ont déterminé des conditions sous lesquelles il
y a convergence, en se restreignant néanmoins pour leurs démonstrations aux cas de minima
globaux et non pas locaux.

Quant à l’unicité de la solution, elle est assurée par la stricte convexité de l’énergie potentielle
incrémentale. Sous cette condition, la solution du problème énergétique (1.16)-(1.17) est stable
au sens qu’elle réalise le minimum simultanément par rapport aux variables internes et aux
déplacements (1.18). En fait, on peut montrer que la structure est également stable au sens de
Drucker, c’est-à-dire que pour tout incrément de déformation ∆ε , l’incrément de contrainte ∆σ
résultant de la loi de comportement globale (1.13) et (1.16) vérifie :

 ∆σ : ∆ε > 0 (1.23)

Par passage à la limite (quand elle existe), on en déduit que toute évolution de la structure
requiert un apport d’énergie depuis l’extérieur :

 σɺ : εɺ > 0 (1.24)

18
Formulations énergétiques

En fait, les modèles d’endommagement que nous examinerons ultérieurement autorisent


l’apparition de bifurcation et d’instabilités. Il ne faut donc pas escompter la convexité de
l’énergie. En revanche, dans la mesure où l’énergie est convexe par rapport aux variables
internes d’une part et par rapport aux déplacements d’autre part, chacun des problèmes de
minimisation (1.16) et (1.17) admet une solution unique8. En particulier, on peut définir un
incrément unique de variables internes pour tout incrément de déplacements et donc exprimer
l’énergie comme un potentiel des déplacements uniquement :
Ξ ( u ) = E pot ( u, aˆ (u) ) ; aˆ (u) = arg min E pot ( u, a ) (1.25)
a

Le problème dissipatif incrémental est tout à fait similaire au problème élastique non linéaire
puisqu’il consiste à minimiser l’énergie potentielle Ξ par rapport aux déplacements.

3. Modélisation des grandes déformations plastiques

La modélisation des écoulements plastiques standard associés sous l’hypothèse des petites
perturbations (HPP) s’inscrit dans le cadre des matériaux standard généralisés. Cependant,
l’extension au grandes déformations n’est pas immédiate. En effet, la relation contrainte –
déformation (1.7) est de nature hyperélastique, ce qui exclut les formulation où le taux de
contrainte est lié au taux de déformation élastique, moyennant l’introduction d’une dérivée
objective (Jaumann ou autres). Du coup, il devient difficile de maintenir une décomposition
additive des déformations entre une partie élastique et une partie plastique. Il nous semble que
l’extension la plus naturelle des matériaux standard généralisés aux grandes déformations
plastiques s’appuie sur une décomposition multiplicative des déformations moyennant
l’introduction d’une configuration relâchée Ω R (libre de contraintes) :

F = F e F p ; F = Id + ∇u (1.26)

où F e est la partie élastique du gradient de la transformation F , F p sa partie plastique. Sur cette


base, Carstensen et al. (2002) et Ortiz et Stainier (1999) ont proposé – de manière indépendante
– une formulation énergétique de la plasticité. Cependant, la structure de la loi de comportement
est assez différente de celle en petites déformations, si bien que l’intégration numérique du
modèle nous semble a priori plus difficile.

Dans (Lorentz et Cano, 2002), nous avons privilégié une approche différente où la structure
de la loi de comportement HPP est préservée lors de l’extension aux grandes déformations.

8
Il s’agit là d’une caractéristique attractive sur le plan numérique : à déplacements donnés, il suffit que l’algorithme
d’intégration de la loi de comportement trouve une solution pour que ce soit la solution.

19
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

L’évolution des variables internes est gouvernée par un minimum d’énergie ; l’évolution des
déplacements également. Malheureusement, il ne s’agit pas de la même fonction énergie : on
perd une partie des propriétés énoncées dans la section précédente, notamment l’existence d’un
potentiel des déplacements.

3.1 Formulation continue

Notre approche des grandes déformations plastiques prend comme point de départ une
proposition de Simo et Miehe (1992) et s’appuie sur trois hypothèses de base :
− la décomposition multiplicative des déformations (1.26) ;
− une décomposition additive de l’énergie libre entre énergie élastique et énergie bloquée
d’écrouissage9 :

Φ ( e, p ) = Φ el ( e ) + Φ bl ( p ) ; e =
1
2
( Id − Be ) ; Be = Fe FeT (1.27)

où e est une mesure de la déformation élastique (qui reste petite dans le cas du
comportement plastique des métaux) et p la variable scalaire d’écrouissage ;
− le principe de dissipation maximale par rapport à un domaine d’élasticité exprimé en
fonction de la contrainte de Kirchhoff τ et de la force motrice de l’écrouissage A :
f ( τ, A ) ≤ 0 (1.28)

Les hypothèses précédentes suffisent à définir la loi de comportement. Les lois d’état, les lois
d’écoulement et la relation de cohérence s’écrivent respectivement :
∂Φ e ∂Φ
τ=− ⋅B ; A=− (1.29)
∂e ∂p
∂f ∂f e
; G p = ( FpT Fp )
1 ɺp T −1
pɺ = λ ; − FG F =λ ⋅B (1.30)
∂A 2 ∂τ
f ( τ, A ) ≤ 0 ; λ ≥ 0 ; λ f ( τ, A ) = 0 (1.31)

où G p est une mesure de la déformation plastique qui apparaît naturellement compte tenu des
hypothèses précédentes (il ne s’agit pas d’un choix supplémentaire). On peut noter que G p est
ɺ p est une dérivée objective10.
un tenseur exprimé dans la configuration matérielle et donc que G

9
Pour simplifier la présentation, nous nous restreignons à une loi élastoplastique à écrouissage isotrope ; l’élasticité
est, elle aussi, supposée isotrope.
10
Pour la même raison, son expression discrétisée ∆G p ∆t sera également objective. On parle alors d’objectivité
incrémentale, une propriété qu’on ne retrouve pas dans les formulations en taux de contrainte, même lorsqu’elle
s’appuie sur une dérivée objective car elles nécessitent le calcul du taux de déformation eulérien qui n’est pas
incrémentalement objectif.

20
Formulations énergétiques

3.2 Discrétisation temporelle approchée et formulation énergétique correspondante

La discrétisation directe des équations (1.29) - (1.31) conduit à un système qui ne présente pas
les propriétés attendues : existence d’une énergie dont l’évolution des variables internes
réaliserait le minimum, similitude avec la loi HPP correspondante. C’est pourquoi on introduit
une approximation, négligeable tant que les déformations élastiques restent petites. On exprime
en effet le seuil d’élasticité et le principe de dissipation maximale non plus en fonction de la
contrainte de Kirchhoff mais en fonction d’une autre mesure de contrainte :
∂Φ −1
s=− = τ Be (1.32)
∂e

où Be = Id − 2 e est proche de l’identité pour de petites déformations élastiques. Moyennant ce


choix, les relations d’état (1.29) restent inchangées et le système différentiel qui caractérise
l’évolution des variables internes prend la forme suivante :
∂f 1 ɺp T ∂f
pɺ = λ ; − FG F =λ (1.33)
∂A 2 ∂s
f ( s, A ) ≤ 0 ; λ ≥ 0 ; λ f ( s, A ) = 0 (1.34)

L’intérêt de cette approximation apparaît lors de la discrétisation temporelle des équations


d’évolution (1.33) et (1.34) par un schéma d’Euler implicite car on retrouve la structure des
équations HPP. On considère connues les variables d’état au début du pas de temps Fn−1 , pn−1 et
G pn−1 ainsi que le gradient de la transformation à la fin du pas de temps Fn . On définit les
prédictions élastiques de la variables d’écrouissage et de la déformation élastique comme les
valeurs qu’elles prendraient en l’absence d’évolution des variables internes :

pE = pn−1 ; e E =
1
2
( Id − Fn G pn−1 FnT ) (1.35)

Il s’agit donc là aussi de quantités connues. Après quelques manipulations, la discrétisation des
équations d’évolution conduit au système algébrique suivant :
∂Φ ∂Φ
sn = − ( e n , pn ) ; An = − ( e n , pn ) (1.36)
∂e ∂p
∂f ∂f
en − eE = λ ( s n , An ) ; pn − pE = λ ( s n , An ) (1.37)
∂s ∂A
f ( s n , An ) ≤ 0 ; λ ≥ 0 ; λ f ( s n , An ) = 0 (1.38)

Ce système est identique à celui des équations discrétisées HPP. L’intégration de l’évolution des
variables internes peut donc s’écrire là encore comme le minimum d’une énergie :

( en , pn ) = arg min Φ ( e, p ) + Ψ ( e − e E , p − pE ) (1.39)


e, p

21
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

où Ψ est le potentiel de dissipation, défini comme la transformée de Legendre – Fenchel de la


fonction indicatrice du domaine d’élasticité. Cela implique en particulier que le problème
d’intégration de la loi de comportement admet une solution unique, comme en HPP.

A variables internes fixées, le champ de déplacement solution réalise lui aussi le minimum
d’une énergie puisque la relation contrainte – déformation est de nature hyperélastique. Mais il
ne s’agit pas de l’énergie (1.39) qui se distingue du cadre HPP par deux aspects : d’une part, la
déformation F apparaît explicitement dans le potentiel de dissipation à travers e E et, d’autre
part, la minimisation est effectuée par rapport à la déformation élastique e qui n’est pas une
variable interne (au sens qu’une évolution non dissipative du système entraîne une évolution de
e , au contraire de la déformation plastique et de la variable d’écrouissage).

3.3 Conservation du volume et correction a posteriori de l’écoulement plastique

Pour les métaux, la plasticité résulte du mouvement des dislocations qui n’entraîne pas de
changement de volume. Le modèle macroscopique devrait donc conduire à :
Jɺ p Jɺ p  1 ɺ p T e −1 
=0 où J p = det Fp et = tr  − F G F B  (1.40)
Jp  2 
p
J

Cette propriété est assurée par le fait que la fonction f qui définit le domaine d’élasticité ne
dépend pas de la trace des contraintes, voir équation (1.30). Cependant, à cause de
l’approximation sur les contraintes dans laquelle s est substitué à τ , cette propriété n’est plus
vérifiée que de manière approchée, pour des déformations élastiques petites. Suivant une idée de
Simo et Miehe (1992), nous avons opté pour une correction a posteriori de l’équation
d’écoulement afin de garantir l’annulation du changement de volume plastique. A la fin du pas
de temps, on corrige la trace de la déformation élastique fournie par (1.37) de sorte que le
changement de volume plastique soit bien nul. Il faut bien noter que le système (1.36)-(1.38)
n’est alors plus exactement vérifié.

Une légère dérive du volume plastique pourrait sembler sans conséquence. Néanmoins, dans
des situations mécaniques où le volume total est bridé, c’est le changement de volume élastique
qui accommode cet écoulement plastique volumique, au prix d’une contrainte hydrostatique
parasite très importante qui peut fausser les résultats. Quelques illustrations quantitatives ont été
fournies dans (Cano et Lorentz, 2002). On retrouvera également l’importance de cette correction
dans le modèle d’endommagement ductile de Rousselier au chapitre IV où l’écoulement
plastique volumique (non nul dans ce cas) conditionne le niveau d’endommagement du matériau.

22
Formulations énergétiques

4. Bilan et perspectives de recherche

En conclusion, les approches énergétiques permettent de replacer la loi de comportement et


les équations d’équilibre à la même échelle, celle de la structure. Il s’agit pour nous d’une
caractéristique particulièrement attractive pour l’analyse et le traitement des problèmes de ruine,
comme on le verra tout au long des chapitres suivants. C’est pourquoi on privilégiera les lois de
comportement appartenant à la classe des matériaux standard généralisés. On y gagne aussi des
garanties essentielles sur le plan numérique, telles que la continuité de la réponse contrainte –
déformation ou encore l’existence et l’unicité de solutions au problème d’intégration locale du
comportement.

Compte tenu de l’intérêt de ces formulations, il nous semble que trois directions de recherche
devraient être suivies :
− élaborer une théorie des grandes déformations plastiques qui se place dans le cadre
énergétique (minimisation conjointe par rapport aux déplacements et aux variables
internes) tout en préservant la structure des équations discrétisées issues de la
modélisation en petites déformations ;
− profiter davantage des propriétés énergétiques des modèles pour développer des
algorithmes de résolution plus robustes et performants (techniques de recherche linéaire
dédiée, analyse de la stabilité de la solution et perturbation si nécessaire, etc.) ;
− étendre les formulations énergétiques aux problèmes dynamiques (si le principe de
moindre action fournit bien une caractérisation variationnelle de la solution, il ne suffit
pas pour construire un principe d’énergie minimale car il requiert la connaissance des
positions au début et à la fin du pas de temps).

Références
Carstensen C., Hackl K., Mielke A. (2002) Non-convex potentials and microstructures in finite strain plasticity.
Proc. R. Soc. Lond. A 458, 299-317.
Dal Maso G. (1993) An introduction to Γ-convergence. Progress in nonlinear differential equations and their
applications, Birkhaüser.
Ekeland I., Temam R. (1974) Analyse convexe et problèmes variationnels. Dunod Gauthier-Villars, Paris.
Francfort G., Marigo J.-J. (1993) Stable damage evolution in a brittle continuous medium. Eur. J. Mech., A/Solids
12(2) 149-189.
Francfort G., Mielke A. (2006) Existence results for a class of rate-independent material models with nonconvex
elastic energies. J. reine angew. Math. 595, 55-91.
Germain P., Nguyen Q. S., Suquet P. (1983) Continuum thermodynamics. J. Appl. Mech. 50(12) 1010-1020.
Mialon P. (1986) Eléments d’analyse et de résolution numérique des relations de l’élasto-plasticité. EDF, bulletin de
la DER, série C mathématiques informatique 3, 57-89.

23
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Ortiz M., Stainier L. (1999) The variational formulation of viscoplastic constitutive updates. Comp. Meth. Appl.
Mech. Engrg. 171, 419-444.
Simo J. C. and Miehe C. (1992) Associative coupled thermoplasticity at finite strains : formulation, numerical
analysis and implementation. Comp. Meth. Appl. Mech. Eng. 98, 41-104.

Références relatives à l’auteur


Cano V., Lorentz E. (2002) Grandes déformations et modèle de Rousselier. Note interne EDF R&D HT-64/02/014.
Lorentz E. (1999) Lois de comportement à gradients de variables internes : construction, formulation variationnelle
et mise en œuvre numérique. Thèse de doctorat de l’université Paris 6.
Lorentz E., Cano V. (2002) A minimisation principle for finite strain plasticity : incremental objectivity and
immediate implementation. Comm. Num. Meth. Eng. 18, 851-859.

24
II - INITIATION ET AMORÇAGE DE FISSURES

Le premier niveau d’analyse vis-à-vis de l’intégrité des structures consiste à déterminer le


degré de nocivité des défauts éventuels. Il s’agit là d’une approche conservative, dans laquelle
l’amorçage d’un défaut constitue l’élément dimensionnant, synonyme de la ruine de la
structure. Dans le même esprit, les fissures sont considérées comme les défauts enveloppes, i.e.
les plus sévères, et elles seules feront l’objet de l’analyse. En contrepartie du pessimisme de cette
approche qui surestime le risque de ruine, on escompte des méthodologies de mise en œuvre
raisonnablement simple pour être employées dans les bureaux d’étude sans recourir
nécessairement à des simulations non linéaires.

La théorie de la mécanique de la rupture linéaire telle qu’introduite par Griffith vise justement
à fournir une caractérisation de l’amorçage de fissure au moyen d’une analyse énergétique. Un
taux de restitution d’énergie G y est défini (au signe près) comme la variation de l’énergie
potentielle par rapport à une avancée infinitésimale de fissure. L’amorçage de la fissure devient
possible lorsque G atteint une valeur seuil Gc , grandeur caractéristique du matériau. Compte
tenu de sa simplicité, cette théorie – également baptisée approche globale – a été largement
utilisée dans le domaine industriel, notamment en conception. Son éventuelle remise en cause
s’avèrerait donc délicate.

Pourtant, la mécanique de la rupture linéaire se heurte à un certain nombre de limitations


parmi lesquelles :
− l’incapacité à prédire l’apparition de fissures ;
− la restriction à des propagations de fissures continues en temps, par opposition à des
propagations brutales (création instantanée d’une surface fissurée d’aire non nulle) ;
− la connaissance a priori de la direction de propagation1 ;
− l’absence de mécanismes dissipatifs autres que la fissuration, et notamment la plasticité.

Concernant le dernier point, certaines règles de dimensionnement prennent en compte une zone
plastique confinée en pointe de fissure. Dans le cas d’une plasticité étendue, quelques travaux
ont cherché à étendre l’expression du taux de restitution d’énergie, sans susciter beaucoup

1
En s’appuyant sur les facteurs d’intensité de contrainte, on peut déterminer en 2D l’angle d’amorçage de la fissure,
voir (Leblond, 2003). Mais on s’écarte dans ce cas de l’approche énergétique de la rupture, d’autant que c’est le taux
de restitution d’énergie après changement d’orientation qu’il faut prendre en compte pour décider de l’amorçage ou
non. De plus, peu de résultats existent en 3D.

25
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

d’engouement du fait du paradoxe de Rice qui stipule que le taux de restitution d’énergie est nul
en présence de plasticité2. En outre, les formules proposées, aux bases physiques parfois
contestables, sont généralement mises en défaut car la valeur de la ténacité Gc y dépend de la
structure : les résultats d’identification ne sont pas transférables des éprouvettes aux structures
industrielles, signe d’une théorie erronée.

L’objectif de ce chapitre consiste à persévérer malgré tout dans le sens d’une formulation
énergétique globale de la rupture fragile. Nous montrons qu’on peut lever certaines des
limitations précédentes, tout en préservant la cohérence avec la mécanique de la rupture linéaire
dans les cas où elle s’applique. Pour y parvenir, nous supposons le trajet de fissuration connu a
priori. Sous cette hypothèse, le cadre énergétique proposé par Francfort et Marigo (1998) peut
être mis en pratique pour prédire l’initiation, l’amorçage et la propagation progressive ou brutale
de fissures. Toutefois, il souffre de certaines pathologies qui en limitent la portée : effets
d’échelle physiquement irréalistes dans certaines configurations, théorie incompatible avec des
chargements de type forces imposées. C’est pourquoi nous lui avons apporté deux modifications,
tout en conservant la forme des énergies introduites. D’une part, la fissure est remplacée par une
entaille dont le rayon devient un paramètre du modèle. D’autre part, on cherche dorénavant des
minima locaux et non plus globaux de l’énergie. Moyennant ces deux ingrédients, les difficultés
précédentes semblent résolues. La nature énergétique de la formulation proposée autorise
l’introduction de mécanismes plastiques d’une manière naturelle. La confrontation avec quelques
résultats expérimentaux – jusqu’à présent problématiques pour l’approche globale de la rupture –
valide finalement les idées sous-jacentes à la formulation.

1. Extension de la théorie de Griffith

1.1 La mécanique de la rupture revisitée par Francfort et Marigo

Francfort et Marigo (1998) ont proposé une extension de la théorie de Griffith en considérant
des variations finies de l’énergie par rapport à toutes les configurations de fissures possibles, le
minimum global fournissant alors la solution du problème à la fois en termes de fissuration et de
champ de déplacement. Les questions d’initiation, de propagation brutale et de trajet de

2
Il faut néanmoins préciser que ce paradoxe n’est démontré qu’en régime stationnaire. La phase d’amorçage n’a fait
l’objet que d’un traitement numérique. D’ailleurs, des simulations complémentaires s’appuyant sur des maillages
extrêmement fins en pointe de fissure montrent que le taux de restitution d’énergie n’est pas nul en présence
d’écrouissage isotrope linéaire, cf. (Wadier et Lorentz, 2004). Un espoir d’extension de l’approche globale à la
plasticité n’est donc pas illusoire.

26
Initiation et amorçage de fissures

fissuration reçoivent une réponse cohérente et ne nécessitent pas d’ingrédients supplémentaires.


En revanche, cette approche est restreinte à un comportement élastique, elle ne prend pas en
compte d’éventuels effets dynamiques qui pourraient résulter d’une propagation brutale de
fissures et elle n’est valide qu’en présence de chargements de type « déplacements imposés ».

Plus précisément, l’état de la structure est décrit par le champ de déplacement u et le lieu des
fissures Γ , c’est-à-dire des surfaces au sein du domaine Ω occupé par la structure. L’énergie
potentielle est définie comme la somme de l’énergie élastique et l’énergie de fissuration (le
potentiel des efforts extérieurs est nul car on suppose que le chargement se réduit à des
déplacements imposés) :

pot ( u, Γ ) = E el ( u ) + E fis ( Γ )
E FM
⌠ (2.1)
E el ( u ) =  Φ el ( ε(u) ) d Ω ; E fis ( Γ ) = Gc aire ( Γ )


Ω/Γ

où Φ el est la densité d’énergie de déformation élastique et Gc la ténacité du matériau. On


remarque en particulier que l’énergie de fissuration est proportionnelle à la surface fissurée,
conformément à l’hypothèse de Griffith. Les solutions du problème sont celles qui minimisent
l’énergie potentielle :

pot ( u, Γ )
min E FM (2.2)
Γ , u∈CA( Γ )

L’ensemble des déplacements cinématiquement admissibles CA ( Γ ) dépend à la fois du


chargement extérieur – les déplacements imposés – et de la position géométrique des fissures à
travers lesquelles le champ de déplacement est potentiellement discontinu. En envisageant toutes
les surfaces fissurées possibles au lieu de se restreindre à la propagation infinitésimale d’une
fissure préexistante, cette théorie recouvre les situations d’initiation de nouvelles fissures et de
propagations brutales ou progressives de fissures préexistantes selon des trajets inconnus a
priori.

A ce stade, aucune source d’irréversibilité n’est introduite ; en particulier, rien n’empêche une
fissure créée de disparaître ultérieurement. Une discrétisation de l’histoire du chargement est
alors introduite, à l’instar de ce qui a été décrit au chapitre I : CA n ( Γ ) dénote ainsi l’ensemble
des déplacements cinématiquement admissibles à « l’instant » n et la solution correspondante du
problème sera ( u n , Γ n ) . Cette dernière est caractérisée par le problème de minimisation suivant,
qui garantit une évolution de fissures croissante ( Γ n −1 ⊂ Γ n ) :
(un , Γn ) = arg min pot ( u, Γ )
E FM (2.3)
Γ⊃Γ n−1 ; u∈CAn ( Γ )

27
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Cette formulation permet d’étendre les résultats de l’approche classique, en lui restant
cohérente dans les cas où cette dernière s’applique. On peut citer les résultats suivants :
− pour une structure initialement saine, il existe une charge critique au-delà de laquelle
des fissures apparaîtront (intuitif mais non représenté par la théorie de Griffith) ;
− il existe une charge ultime au-delà de laquelle la pièce sera rompue (i.e. l’énergie de
déformation sera nulle) ;
− en présence d’une propagation progressive de la fissure suivant un trajet régulier, on
retrouve exactement le critère de Griffith ;
− en présence d’une propagation brutale d’une fissure préexistante, la charge critique
obtenue est inférieure à celle prédite par la théorie de Griffith (cette dernière pourrait
donc ne pas être conservative) ;
− l’apparition d’une nouvelle fissure est toujours brutale (apparition instantanée d’une
fissure de longueur finie).

Sur le plan numérique, la caractérisation des solutions comme minimum de l’énergie


potentielle offre une voie pour simuler la rupture d’une structure quelconque. Toutefois, la nature
topologique de la variable « surface fissurée » Γ et la recherche d’un minimum global d’une
fonction non convexe rendent la résolution délicate, voir (Bourdin et al., 2000), même si les
résultats obtenus sont attractifs : alternance de phases de propagation brutales et progressives,
branchement de la fissure en fonction de l’orientation du chargement, multi-fissuration, etc.

1.2 Restriction au cas d’un trajet de fissuration prédéfini

Les difficultés numériques liées à la résolution du problème non linéaire (2.3) nous écartent
de l’objectif initial, l’obtention d’une méthodologie simple pour prédire l’initiation et l’amorçage
de fissures. C’est pourquoi nous restreignons la gamme d’applications visées au cas d’une fissure
unique, se propageant dans une structure 2D et dont on suppose en outre que le trajet est connu a
priori, voir (Lorentz et al., 2000). L’ensemble des fissures Γ qui sont examinées se réduit donc à
une famille Γ ( l ) paramétrée par la longueur l (positive) sur laquelle la fissure se propage. Le
problème de minimisation s’écrit alors (avec ln −1 = 0 puisqu’on suppose que la fissure n’a pas
encore amorcée à l’instant n − 1 ) :
( u n , ln ) = pot ( u, Γ ( l ) )
arg min E FM (2.4)
l ; u∈CAn ( Γ ( l ) )

Les deux difficultés numériques mentionnées précédemment sont levées : d’une part, on
substitue un scalaire au caractère topologique de Γ , et d’autre part, la minimisation globale est
bien maîtrisée si on cherche le déplacement solution pour différentes longueurs de fissure :

28
Initiation et amorçage de fissures

pot ( u, Γ ( l ) ) = arg min E el ( u )


uˆ ( l ) = arg min E FM (2.5)
u∈CAn ( Γ ( l ) ) u∈CAn ( Γ ( l ) )

A longueur l fixée, le déplacement solution uˆ ( l ) est obtenu par résolution d’un problème
élastique. On appelle Wel ( l ) l’énergie élastique correspondante (par unité d’épaisseur car la
modélisation est 2D). La longueur de fissure solution est alors celle qui réalise le minimum
suivant :

ln = arg min  Wel ( l ) + Gc l  (2.6)


l

En particulier, l’absence de propagation correspond au cas où l = 0 est solution de (2.6), ce qui


peut encore s’écrire :
Wel ( l ) − Wel ( 0 )
∀l − ≤ Gc (2.7)
l

On définit le taux de restitution d’énergie incrémental G∆ ( l ) comme le premier membre de


l’inéquation précédente :

Wel ( l ) − Wel ( 0 )
l
1⌠
G∆ ( l ) = − =  G ( s ) ds (2.8)
def . l prop . l⌡
0

où G ( l ) est le taux de restitution d’énergie classique pour une fissure de longueur l . G∆ ( l )


apparaît donc comme un taux de restitution d’énergie moyen. D’après (2.7), il n’y a pas
amorçage tant que :
max G∆ ( l ) ≤ Gc (2.9)
l

L’expression du taux de restitution d’énergie incrémental (2.8) en fonction de G associé au


critère d’amorçage (2.9) permet de retrouver aisément les résultats cités au § 1.1, et notamment
la correspondance avec le critère de Griffith dans le cas d’une évolution progressive pour
laquelle G′ ( l ) < 0 .

1.3 Application à l’étude d’une plaque trouée

Pour illustrer ce critère d’amorçage, on considère le problème d’une plaque trouée, qu’on
retrouvera tout au long de ce mémoire. La pièce, présentée sur la figure II.1, consiste en une
plaque carrée en déformations planes, percée d’un trou circulaire excentré et sollicitée par des
déplacements imposés le long de ses faces supérieure et inférieure. Compte tenu des
concentrations de contraintes initiales de part et d’autre du trou, on s’attend à une fissure qui se
propage en mode I sur la ligne de symétrie de la structure, d’abord à droite du trou le long du
ligament le plus court puis à gauche.

29
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Le taux de restitution d’énergie incrémental G∆ pour un V imp

chargement unitaire V imp = 1 mm est calculé au moyen de


simulations numériques élastiques pour différentes
longueurs de fissure. Il est représenté en figure II.2 pour
650 350
une propagation à droite du trou (courbe « fissure à
droite ») puis à gauche du trou en supposant le ligament à
R = 500
droite déjà rompu (courbe « fissure à gauche »),
conformément au scénario qu’on a proposé. Pour les deux E = 20 000 MPa
ν = 0.2 500
fissures, G∆ est croissant avec la longueur. Le critère Gc = 0.1 N/mm

d’amorçage (2.9) indique donc une initiation avec


propagation brutale de fissure le long de tout le ligament, − V imp

aussi bien à droite qu’à gauche. On obtient le niveau de figure II.1 – Plaque trouée (mm)

chargement critique en tenant compte de la dépendance


quadratique de G∆ à l’intensité du chargement :
− à droite : max G∆ ( l ) = 25.8 N/mm → Vcrit
imp
= 6.2 × 10 − 2 mm
− à gauche : max G∆ ( l ) = 24.0 N/mm → Vcrit
imp
= 6.5 × 10 − 2 mm

On retrouve bien à moins de 10 % près les prédictions obtenues avec un modèle plus fin présenté
au chapitre III.

30
Taux de restitution d’énergie incrémental (N/mm)

25

20

15

10

5 fissure à droite
fissure à gauche

0
0 100 200 300 400 500 600 700
Longeur de fissure (mm)

figure II.2 – Fissuration de la plaque trouée

30
Initiation et amorçage de fissures

1.4 Limitations du modèle

Quelques tentatives de validation expérimentale du modèle précédent ont montré que, dans les
cas de propagation brutale, la variation d’énergie prise en compte pour le calcul de G∆ pouvait
s’avérer trop grande, conduisant à prédire une ruine prématurée de la structure. Un exemple
analytique simple permet d’interpréter ces résultats.

On considère un barreau de section rectangulaire S = e × b ( b épaisseur normale au plan de


modélisation), de longueur L , de ténacité Gc , de rigidité E et de coefficient de Poisson ν ,
sollicité en traction (déplacement nul à une extrémité et égal à U à l’autre extrémité). Le
scénario de rupture considéré est le développement d’une fissure le long d’une section du
barreau (surface minimale pour aboutir à la ruine). Comme on a G∆ ( e ) ≤ max G∆ ( l ) , la
contrainte à rupture σc vérifie d’après le critère d’amorçage (2.9) :

2 E Gc
σc ≤ (2.10)
(1 − ν 2 ) L
Plus le barreau est long, plus la contrainte à rupture est faible ; elle tend vers zéro pour un
barreau infiniment long. Ce résultat paradoxal remet en cause l’applicabilité du critère
d’amorçage (2.9).

En fait, l’approche (Francfort et Marigo, 1998) consiste à comparer les états énergétiques de
configurations différentes, sans se préoccuper du chemin entre elles. C’est inhérent au choix d’un
minimum global. Or, on peut imaginer l’existence de barrières de potentiel entre les états
considérés qui empêchent de fait la propagation. On retrouve bien l’effet mis en évidence sur le
barreau : le critère d’amorçage (2.9) favorise la propagation de fissure. C’est d’ailleurs la même
notion de minimum global qui interdit les chargements de type « forces imposées » car l’énergie
potentielle n’y est pas bornée inférieurement. Le recours a un minimum local nous semble donc
préférable. Mais dans ce cas, la formulation doit être modifiée car elle ne permet plus de prédire
l’initiation de fissures, Charlotte et al. (2006) ayant montré que la solution élastique est toujours
un minimum local.

2. Modèle de rupture à deux paramètres

Cette partie a pour objet de remédier aux limitations de la formulation énergétique du § 1 en


abandonnant la minimisation globale conjointe par rapport à l’avancée de fissure et le champ de
déplacement. Une première piste consiste à changer l’énergie de fissuration en introduisant la
notion de forces cohésives. Elle fait l’objet du chapitre III mais on peut d’ores et déjà annoncer

31
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

qu’elle nécessite le recours à des simulations numériques non linéaires potentiellement


complexes. Pour prédire l’amorçage, nous proposons donc pour l’instant de conserver une
énergie de type Griffith afin de préserver une approche simple dont l’idée essentielle repose sur
l’introduction d’un modèle d’endommagement volumique. Toujours sous les hypothèses d’une
structure bidimensionnelle et d’un trajet de fissuration connu a priori, cette nouvelle formulation
permet de prédire l’initiation ou l’amorçage de défauts, que leur propagation soit progressive ou
brutale. En outre, elle se prête bien à une prise en compte de la plasticité.

2.1 Modélisation des défauts sous forme d’entaille

Suivant la nature du problème, la fissuration d’une structure peut être gouvernée plutôt par
l’état de contrainte – c’est le cas de la ruine du barreau en traction présenté précédemment – ou
bien par l’énergie restituable, comme pour une éprouvette DCB (double cantilever beam). Il
semble donc important que le critère d’amorçage puisse couvrir ces deux aspects, voir
(Leguillon, 2002). Un modèle d’endommagement permet d’introduire une contrainte critique. Si
de plus on fixe l’épaisseur de la zone sur laquelle l’endommagement se développe, on contrôle
l’énergie dissipée lors de l’avancée de la zone endommagée. L’évolution d’un défaut est alors
modélisée par la propagation d’une entaille d’épaisseur finie, voir (Wadier et Lorentz, 2004). On
retrouve cette idée dans (Bui, 1980), justement pour répondre au paradoxe de Rice dans le cas
élastoplastique.

Plus précisément, on considère le modèle d’endommagement brutal déjà présenté au


chapitre I, à ceci près que la rigidité résiduelle est nulle pour un état endommagé
(endommagement brutal total). Le champ d’endommagement χ est à valeur dans {0,1} , 0
correspondant au matériau sain d’énergie libre volumique ϕel et 1 au matériau endommagé.
L’énergie potentielle (incrémentale) vaut :
⌠ 
E pot ( u, χ ) = 
  (1 − χ ) ϕel ( ε (u) ) + k χ + I ℝ+ ( χ − χ n −1 )  − Wext ( u ) (2.11)

La fonction indicatrice assure que l’évolution de l’endommagement est irréversible. Dans cette
nouvelle approche du critère d’amorçage, on peut prendre en compte des chargements de type
forces imposées, si bien que le potentiel des efforts extérieurs Wext n’est pas nécessairement nul.
Par ailleurs, k mesure l’énergie volumique dissipée par un point matériel qui s’endommage. On
introduit la contrainte critique σc par la relation suivante (où E et ν désignent le module de
Young et le coefficient de Poisson) :

k=
(1 − ν ) σ
2 2
c
(2.12)
2E

32
Initiation et amorçage de fissures

entaille
C (l )
2 Rc l

figure II.3 – Modélisation d’un défaut par une entaille

A l’instar de ce qui a été fait pour la fissure, nous ne considérons pas des évolutions
quelconques de l’endommagement mais uniquement celles qui correspondent à la croissance
d’une entaille C ( l ) où l est la longueur (positive) sur laquelle l’entaille se propage et 2 Rc son
épaisseur, voir figure II.3 ; si S désigne le fond de l’entaille (demi-cercle), alors C ( l ) = ]0 l [ × S .
On appelle χ ( l ) la famille de champs d’endommagement correspondants :

1 si x ∈ C ( l )
χ ( l )( x ) =  (2.13)
0 si x ∉ C ( l )

χ ( l ) est ainsi la fonction caractéristique de C ( l ) . En particulier, le caractère irréversible de


l’endommagement s’écrit simplement ln ≥ ln −1 , ce qui assure la nullité de la fonction indicatrice.
Dans une propagation δl , l’énergie dissipée vaut :
E Gc
Gc δl = k 2 Rc δl ⇒ Rc = (2.14)
(1 − ν 2 ) σc2
Outre les caractéristiques élastiques, le modèle est donc complètement déterminé par la donnée
de la ténacité Gc et de la contrainte critique σc (ou de manière équivalente, Gc et k ).

2.2 Expression du critère d’amorçage

En vertu des résultats relatifs aux formulations énergétiques énoncés au chapitre I, l’évolution
des déplacements et de l’endommagement est gouvernée par les deux problèmes de minimisation
suivants, où la notion de minimum global par rapport à ( u,l ) du § 1 est partiellement relaxée :
u n = arg min E pot ( u, χ ( ln ) ) ; ln = arg min E pot ( u n , χ ( l ) ) (2.15)
u∈CAn l ≥ ln−1

Comme on ne s’intéresse qu’à l’amorçage, on considère comme précédemment que ln −1 = 0 ,


c’est-à-dire que χ n −1 = 0 (pas d’endommagement). On postule alors qu’il n’y aura pas amorçage
tant que la solution élastique sans évolution de l’endommagement est une solution du problème,
c’est-à-dire :
u n = arg min E pot ( u, χ = 0 ) ; ∀l E pot ( u n , χ = 0 ) ≤ E pot ( u n , χ ( l ) ) (2.16)
u∈CAn

33
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

A la différence du calcul du taux de restitution d’énergie incrémental G∆ , une seule simulation


numérique élastique est requise pour chaque incrément de chargement ; elle fournit la solution
u n . On peut alors définir le taux de restitution d’énergie élastique GΦ :
1⌠
GΦ ( l ) =  ϕel ( ε ( u n ) ) (2.17)
l ⌡
C (l )

D’après (2.16), il n’y a pas amorçage du défaut tant que :


max GΦ ( l ) ≤ Gc (2.18)
l

Dans le cas d’une propagation stable, caractérisée par GΦ décroissant, le maximum est atteint
en l = 0 , donc égal à l’intégrale de la densité d’énergie élastique sur le fond d’entaille S , qui
tend vers le taux de restitution d’énergie classique G quand le rayon d’entaille tend vers zéro.
On retrouve alors le critère d’amorçage de la mécanique de la rupture linéaire. Un autre résultat
attractif de la théorie de Francfort et Marigo (1998) subsiste également : en l’absence de défaut
initial, il existe une charge limite au-delà de laquelle un défaut s’initie.

Ce critère répond également aux limitations de (2.9). Tout d’abord, le travail des efforts
extérieurs n’intervient pas explicitement dans son expression ; aucune raison ne s’oppose donc à
son utilisation en présence de forces appliquées. Par ailleurs, dans le cas de la traction d’un
barreau homogène, il prédit un amorçage lorsque la contrainte dans le barreau atteint la
contrainte critique σc . L’effet d’échelle paradoxal a disparu. Enfin, ce critère ne dépend pas de
la réponse mécanique pendant la propagation. En particulier, il reste licite dans le cas d’une
propagation instable accompagnée d’une production d’énergie cinétique, puisque l’équation
d’équilibre (2.16) ne sert qu’à déterminer le déplacement durant la phase de charge quasi-
statique et non la propagation. Cependant, une limitation subsiste, liée à la simplicité du modèle
d’endommagement employé. En effet, il ne distingue pas la traction de la compression, si bien
que la restitution d’une énergie de compression contribue tout autant à la propagation du défaut
qu’une énergie de traction. On peut choisir d’éliminer artificiellement les zones en compression
(par exemple, celles où la trace des contraintes est négative) de l’intégrale (2.17) mais une
évolution du modèle d’endommagement serait sans doute préférable.

2.3 Extension à la plasticité

La formulation du mécanisme de fissuration sous forme d’une loi de comportement globale


(2.15) offre un cadre approprié pour l’extension à la plasticité. L’état d’un point matériel est
dorénavant décrit non seulement par sa déformation ε et son endommagement χ mais aussi par
sa déformation plastique ε p et des variables internes r caractérisant l’écrouissage. On se

34
Initiation et amorçage de fissures

restreint ici à un écrouissage isotrope. On suppose en outre que la dissipation plastique est
découplée de celle liée à l’endommagement (rupture fragile). Le potentiel de dissipation
plastique dépend donc des seules variables internes plastiques : Ψ pl ( εɺ p , rɺ ) . Enfin, on fait
l’hypothèse phénoménologique selon laquelle l’énergie bloquée par l’écrouissage Φ bl ( r ) n’est
pas restituable par le mécanisme de fissuration. L’énergie potentielle incrémentale vaut alors :

E pot ( u, ε p , r , χ ) =  (1 − χ ) ϕel ( ε(u) − ε p ) + k χ + I ℝ+ ( χ − χ n −1 ) 


Ω (2.19)

+ Φ bl ( r ) + Ψ pl ( ε p − εpn −1 , r − rn −1 ) − Wext ( u )

L’hypothèse du découplage entre écrouissage et endommagement est forte. On pourrait


considérer qu’une part de l’énergie bloquée est affectée par l’endommagement, avec introduction
d’un coefficient d’ajustement supplémentaire ou que k est une fonction de la déformation
plastique. Ou encore, en présence d’écrouissage cinématique, que l’énergie bloquée par ce
dernier est affectée par l’endommagement, contrairement à celle bloquée par l’écrouissage
isotrope. On reviendra sur ce point lorsqu’on évoquera la validation expérimentale.

Le critère d’amorçage est défini de manière tout à fait similaire au cas élastique : on considère
qu’il n’y a pas amorçage de défaut tant que la solution élastoplastique sans évolution de
l’endommagement est une solution du problème, c’est-à-dire :

( u , ε , r ) = arg min E ( u, ε , r, χ = 0 )
n
p
n n
u∈CAn , ε , rp
pot
p

et (2.20)
∀l E pot ( u n , ε pn , rn , χ = 0 ) ≤ E pot ( u n , ε pn , rn , χ ( l ) )

On définit alors le taux de restitution d’énergie élastique comme en (2.17), de sorte que le critère
d’amorçage (2.18) continue à s’appliquer :
1⌠
GΦ ( l ) =  ϕel ( ε ( u n ) − ε n )
p
(2.21)
l ⌡
C (l )

En l’absence de plasticité, on retrouve bien sûr l’expression (2.17) définie pour un problème
élastique. L’évaluation de GΦ ne nécessite qu’un seul calcul élastoplastique par incrément de
chargement, la formule (2.21) étant un post-traitement des résultats correspondants. De plus, le
traitement des défauts comme des entailles arrondies élimine les singularités et permet donc un
calcul « stable » (i.e. qui converge avec le raffinement de maillage) des champs de déformation
et de déformation plastique, à condition toutefois d’employer des maillages suffisamment fins en
fond d’entaille.

35
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Comme en élasticité, le critère d’amorçage couvre les situations de l’initiation et de


l’amorçage stable ou instable de défauts. En particulier, pour une évolution stable qui correspond
à GΦ décroissant, max GΦ ( l ) est atteint pour l = 0 et vaut donc l’énergie élastique en fond
d’entaille. Comme elle n’est pas nulle, le paradoxe de Rice disparaît. Mais à la différence du cas
élastique, faire tendre le rayon d’entaille Rc vers zéro n’a pas d’intérêt, d’autant qu’on a constaté
numériquement que le passage à la limite l → 0 et Rc → 0 ne commute pas : à travers σc et Gc ,
le rayon d’entaille est bien un paramètre à part entière du modèle, de valeur finie non nulle.

3. Validation expérimentale

Pour démontrer les potentialités de ce nouveau critère d’amorçage, deux situations


expérimentales sont examinées, qui mettent généralement en défaut l’approche globale en
mécanique de la rupture. Elles illustrent respectivement :
− l’effet petit défaut (constrained effect). Il correspond à un net accroissement de la
ténacité apparente en clivage pour une éprouvette comportant un « petit défaut » par
rapport à la même éprouvette comportant un « grand défaut ». Cette ténacité est
mesurée par le paramètre K Jc qui correspond à la valeur critique de K J , associé à
J (intégrale de Rice) par la relation d’Irwin3. L’effet « petit défaut » signifie donc
clairement que la ténacité KJC n’est pas un paramètre intrinsèque au matériau ;

figure II.4 – Eprouvette SENB

3
Il est regrettable que les essais soient archivés en termes de ténacité K Jc et non de charge à rupture, suite à un
post-traitement de la courbe de réponse. Les simulations numériques devront procéder au même post-traitement afin
d’autoriser une comparaison avec l’expérience. Au-delà de la signification propre de K Jc , on retiendra donc que sa
valeur caractérise indirectement la charge à rupture.

36
Initiation et amorçage de fissures

− l’effet de préchargement à chaud (prestressed warming). Lorsqu’une structure est


partiellement chargée à chaud, les niveaux de chargement à rupture ensuite atteints à
froid sont plus élevés que si le chargement avait été appliqué tout du long à froid.

Les résultats expérimentaux correspondant à ces essais ont été obtenus dans le cadre du projet
européen VOCALIST (validation of constrained-based assessment methodology in structural
integrity) et d’une collaboration entre EDF et le laboratoire MPA (Materialprüfungsanstalt) à
Stuttgart.

3.1 Effet petit défaut : flexion trois points d’éprouvettes SENB

L’effet petit défaut est mis en évidence sur des éprouvettes SENB fissurées et sollicitées en
flexion 3 points, voir figure II.4. Selon la profondeur de la fissure, on parle d’un petit défaut
( a w = 0.1 ) ou d’un grand défaut ( a w = 0.5 ). Comme annoncé, la ténacité apparente K Jc est
différente dans les deux cas. Deux matériaux ont été utilisés : un acier ferritique à haute ténacité
(matériau A) et un acier ferritique à basse ténacité (matériau D). Le matériau A a été sollicité à
une température de −110 ° C , le matériau D à une température de − 60 ° C . Les résultats sont
réunis dans le tableau II.2 sous la forme du ratio SCE (shallow crack effect) entre la ténacité
apparente de l’éprouvette SENB sur la ténacité apparente d’une éprouvette CT25, ratio qui
mesure donc l’effet de la géométrie. Dans la mesure où le critère d’amorçage est déterministe, on
n’a pas tenu compte de la dispersion des résultats ; seules les valeurs moyennes de ténacité
apparente sont présentées.

L’identification des paramètres du modèle a été menée sur une éprouvette CT25. Elle
s’appuie sur une modélisation en déformations planes. Le rayon d’entaille adopté s’élève à
Rc = 50 µm , sachant qu’une étude paramétrique avec 25, 50 et 100 µm en maintenant Gc
constant a montré qu’il avait peu d’influence sur les prédictions du modèle. Les caractéristiques
élastiques, plastiques et de rupture sont réunies dans le tableau II.1.

E ν σy σ y + R (1) Gc σc
(MPa) (MPa) (MPa) (N/mm) (MPa)
matériau A
T = −110 ° C 214 000 0.3 568 1 070 0.58 1 650

matériau D
T = − 60 ° C 223 500 0.3 715 1 212 0.73 1 890

tableau II.1 – Caractéristiques des matériaux constitutifs des éprouvettes SENB

37
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

SCE = K JcSENB K JcCT 25

SENB « grand défaut » SENB « petit défaut »


a w = 0.5 a w = 0.1

Matériau A ( T = −110 ° C )
1.05 / 1.33 1.85 / 1.80
K JcCT 25 = 82.6 MPa m

Matériau D ( T = − 60 ° C )
1.04 / 1.21 2.34 / 2.28
K JcCT 25 = 86.8 MPa m

tableau II.2 – Comparaisons simulations (en bleu) / essais (en rouge) sur éprouvette SENB

Sur la base de ces paramètres matériaux, la tenue des éprouvettes SENB a été simulée
numériquement, toujours dans le cadre d’une modélisation 2D déformations planes en
élastoplasticité avec écrouissage isotrope. Le maillage utilisé est extrêmement fin en fond
d’entaille (taille de maille de l’ordre de 10 µm). La géométrie de l’éprouvette et notamment la
profondeur de la fissure ont une influence sur la distribution de la plasticité et le niveau de
triaxialité. Il en résulte des charges à rupture différentes, caractérisées par le critère d’amorçage
(2.18). La comparaison avec les résultats expérimentaux est présentée dans le tableau II.2. Il
s’avère que pour l’éprouvette SENB petit défaut, les résultats sont satisfaisants, d’autant plus que
l’identification a été menée sur une éprouvette totalement différente. En revanche, les résultats
sur l’éprouvette grand défaut s’écartent de 20 % des valeurs expérimentales. Des calculs
complémentaires menés au CEA ont néanmoins montré qu’une modélisation 3D permet de s’en
rapprocher. Pour plus d’informations sur l’analyse des éprouvettes SENB, on pourra se reporter à
(Wadier, 2003) et les références incluses.

3.2 Effet de pré-chargement à chaud sur éprouvettes CT25

Les expériences de pré-chargement à chaud sont menées sur


des éprouvettes CT25 en acier ferritique 18MND5, figure II.5.
Deux cycles de chargement ont été étudiés entre 20 ° C et 29 mm
60 mm
− 150 ° C : un cycle LCF (loading, cooling, fracture ; figure
II.6) et un cycle LUCF (loading, unloading, cooling, fracture ; 50 mm
figure II.7). Dans les deux cas, le niveau de chargement à
62.5 mm
rupture est supérieur à celui observé sans pré-chargement à
chaud. Les résultats sont réunis dans le tableau II.4 sous la figure II.5 – Eprouvette CT25
forme du ratio WPE (warm prestress effect) entre la ténacité
apparente avec pré-chargement à chaud sur la ténacité apparente

38
Initiation et amorçage de fissures

figure II.6 – Chargement LCF figure II.7 – Chargement LUCF

à − 150 ° C . Comme précédemment, en l’absence d’un critère d’amorçage probabiliste, seules les
ténacités apparentes moyennes sont présentées.

L’identification des paramètres de rupture est également menée sur éprouvette CT25 mais en
chargement monotone à − 150 ° C . On adopte un rayon d’entaille Rc = 50 µm . Les paramètres de
la loi élastoplastique sont identifiés sur toutes la gamme de température entre 20 ° C et
− 150 ° C . Ces différentes caractéristiques matériaux sont présentées dans le tableau II.3.

Des simulations numériques ont été menées en déformations planes pour chacun des cycles de
chargement, voir (Wadier et Bonnamy, 2003). Les résultats sont exposés dans le tableau II.4.
Pour le cycle de chargement LCF, la prédiction numérique est proche de l’expérience (moins de
10 % d’écart). L’effet de pré-chargement à chaud est expliqué par le fait que la contrainte en
pointe d’entaille décroît pendant la phase de refroidissement, un phénomène que nous avons relié
à la dépendance du module de Young à la température. Ces observations ont à nouveau requis un
maillage très fin en fond d’entaille, comparable à celui utilisé pour les éprouvettes SENB. En
revanche, dans le cas du chargement LUCF, les résultats sont médiocres. Nous l’attribuons au

T E ν σy σ y + R (1) Gc σc
(° C) (MPa) (MPa) (MPa) (N/mm) (MPa)
20 200 900 0.3 517 914
– 20 206 200 0.3 547 1058
– 50 207 100 0.3 570 1182
– 100 208 900 0.3 623 1317
– 150 211 100 0.3 765 1424 0.62 1 700

tableau II.3 – Caractéristiques du matériau de l’éprouvette CT25

39
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

WPE = K Jccycle / K Jcmonotone

cycle LCF 1.78 / 1.94


cycle LUCF (écrouissage isotrope) 0.69 / 1.83
cycle LUCF (écrouissage cinématique) 1.50 / 1.83

tableau II.4 - Comparaisons simulations (en bleu) / essais (en rouge) sur éprouvette CT25

choix d’un écrouissage isotrope, impropre à décrire convenablement la plastification lors de la


phase de décharge. Une autre simulation a été menée avec un écrouissage cinématique. Ce choix
permet d’ores et déjà d’obtenir des résultats plus raisonnables, inférieurs de 20 % aux valeurs
expérimentales, ce qui démontre la sensibilité à la nature de l’écrouissage pour ce chargement.
Toutefois, la prise en compte d’un écrouissage cinématique soulève à nouveau la question de
l’énergie libre affectée par l’endommagement, déjà évoquée au § 2.3. Pour différentier ce qui
relève de la loi élastoplastique de ce qui a trait explicitement à l’endommagement, il serait
nécessaire de disposer d’essais complémentaires (sur éprouvettes de traction, par exemple) pour
distinguer les parts isotrope et cinématique de l’écrouissage. En l’absence de tels essais, la
validation du critère d’amorçage reste difficile pour ce type de chargement.

4. Conclusion

4.1 Résumé des résultats acquis

En continuité avec les approches industrielles employées pour garantir l’intégrité d’une
structure, nous avons défini un taux de restitution d’énergie. Il mesure l’énergie de déformation
élastique libérée dans la propagation (finie) d’une entaille. Deux paramètres caractérisent le
critère d’amorçage : une ténacité et une contrainte critique. On couvre ainsi à la fois les
situations gouvernées par la dissipation d’énergie dans la propagation et celles tributaires du
niveau de contrainte atteint. Ce critère permet de prédire l’initiation et l’amorçage de défauts,
stables ou instables, en régimes élastique et élastoplastique. Le scénario de propagation – le trajet
de fissuration – doit en revanche être fixé a priori. Deux séries d’essais valident les capacités
prédictives de cette théorie ; ils montrent également ses limites.

40
Initiation et amorçage de fissures

4.2 Positionnement par rapport à l’approche locale de la rupture

Plus récente que l’approche globale en mécanique de la rupture, l’approche locale vise à
prédire la ruine d’une structure en s’appuyant sur le mécanisme microscopique du clivage, voir
(Berdin, 2004) pour une présentation pédagogique. Elle rend compte de la dispersion des
résultats par une modélisation intrinsèquement probabiliste. Le modèle de BEREMIN, par
exemple, définit la probabilité de rupture et la contrainte de Weibull au temps t par :
1
  max σ ( τ ) 
m
  m
1 ⌠
PR ( t ) = 1 − exp  −  τ≤t  σ w ( τ ) =   σI ( τ )

w
 ;
m
(2.22)
  σc   V ⌡ 
     0 Ω P ( τ) 

où σI ( t ) et Ω P ( t ) désignent respectivement la contrainte principale maximale et le domaine en


cours de plastification au temps t . Trois paramètres sont introduits : une contrainte critique σc ,
un volume de référence V0 et un exposant sans dimension m . Le champ de contrainte dans
(2.22) est le champ macroscopique. Le passage du mécanisme microscopique de clivage à
l’expression macroscopique de la probabilité de rupture est réalisé moyennant deux hypothèses :
ergodicité (sur les orientations de défauts microscopiques) et maillon faible (la ruine est associée
à l’amorçage du défaut microscopique le plus pénalisant). L’application de l’approche locale
pour quantifier les effets « petit défaut » et « pré-chargement à chaud » conduit à des résultats de
qualité comparable à ceux obtenus au § 3.

Bien que les approches globale et locale diffèrent par leur caractère respectivement
déterministe et probabiliste, il ne s’agit pas là d’une différence majeure car une certaine
variabilité peut être introduite sur Gc et/ou σc dans le critère d’amorçage (2.18). En revanche,
les scénarios de ruine envisagés sont radicalement différents. L’endommagement de l’approche
globale est considéré « coopératif » en ce sens qu’il correspond à la propagation progressive
d’une entaille, caractérisée par des énergies macroscopiques. Au contraire, l’endommagement de
l’approche locale est « exclusif » : la ruine d’une entité microscopique est synonyme de ruine
macroscopique.

Pourtant, les résultats prédits par les deux théories sont proches. Sans doute parce qu’à
l’échelle macroscopique, elles s’appuient toutes les deux sur deux paramètres (outre la
description probabiliste via m ) : une contrainte critique et une énergie (à travers Gc ou V0 ). Et
parce qu’elles ne dépendent que de la distribution des contraintes au voisinage du défaut. Le
distinguo approche locale vs. approche globale ne nous semble donc plus approprié. D’ailleurs,
elles requièrent un choix de modélisation identique : le recours à une entaille plutôt qu’une
fissure. En effet, la contrainte de Weibull reste alors finie (selon l’écrouissage et l’exposant m ,

41
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

ce n’est pas nécessairement le cas avec une fissure) et elle converge avec le raffinement du
maillage.

C’est pourquoi on se contente de distinguer ces deux approches sur le plan pratique. Le
modèle de BEREMIN permet une prise en compte naturelle de la distinction traction / compression
grâce à l’introduction de la contrainte principale maximale plutôt que celle de l’énergie élastique.
A l’inverse, le taux de restitution d’énergie GΦ offre une transition plus simple avec les
approches antérieures du domaine industriel. En outre, l’approche énergétique globale peut être
étendue pour prédire la propagation voire même le trajet de fissuration, ce qui nous semble plus
difficile avec le modèle de BEREMIN.

4.3 Limites et perspectives

Même si l’on reste dans le cadre du cahier des charges initial, à savoir la prédiction des
conditions d’initiation ou d’amorçage de défauts selon un trajet de fissuration prédéterminé,
certaines limitations subsistent avec le critère présenté dans ce chapitre. Elles concernent
notamment :
− la distinction traction / compression. Afin de ne pas comptabiliser les zones en
compression dans l’énergie restituée, il faudrait affiner le couplage élasticité /
endommagement, comme on le verra au chapitre IV. Dans le cas présent, la définition
des zones en compression est facilitée car on connaît la direction de fissuration. Si n
désigne sa normale, n ⋅ σ ⋅ n ≤ 0 est un indicateur potentiel des zones en question ;
− la prise en compte de l’écrouissage cinématique. L’expérience de pré-chargement à
chaud démontre la nécessité de prendre en compte une part cinématique dans
l’écrouissage pour mieux représenter la plasticité à la décharge. La question du
couplage avec le modèle d’endommagement est alors posée ; les résultats
expérimentaux montrent en effet que la seule restitution d’énergie élastique n’est pas
suffisante pour expliquer quantitativement le phénomène. Au moins une partie voire
toute l’énergie bloquée par l’écrouissage cinématique est libérée par
l’endommagement ;
− la dispersion des résultats. Pour prendre en compte cette aspect de la rupture fragile,
une loi probabiliste doit être introduite, en traitant la ténacité et / ou la contrainte
critique comme des variables aléatoires, munies par exemple d’une densité de
probabilité de Weibull. Cette approche a été mise en œuvre par Wadier et Bonnamy
(2003) et nécessite d’être confortée.

42
Initiation et amorçage de fissures

Outre ces limitations physiques relatives à notre choix de modèle, on peut également déplorer
la finesse du maillage requis en fond d’entaille. Même si on s’est contenté d’analyses 2D, la
méthodologie peut être étendue en 3D, en déterminant un taux de restitution d’énergie local en
chaque point du fond de fissure. Mais dans ce cas, cette contrainte sur le maillage pénalise le
caractère opérationnel de la démarche. Cette limitation n’est d’ailleurs pas spécifique à ce critère
d’amorçage ; en fait, elle est inhérente à l’échelle à laquelle se déroulent les phénomènes
d’endommagement, de l’ordre de Rc .

Après la prédiction de l’amorçage, l’étape suivante dans la finesse de modélisation consiste à


décrire la propagation de fissure, et en particulier son arrêt potentiel, un enjeu industriel
important. S’appuyant également sur une approche énergétique, les modèles cohésifs présentés
au chapitre suivant fournissent une transition naturelle dans ce sens. En outre, ils nous paraissent
mieux adaptés aux simulations 3D car ils traitent de manière implicite l’évolution du front de
fissure, sans recourir à un critère local souvent contestable. En contrepartie, ils nécessitent la
résolution d’un problème fortement non linéaire.

Références
Berdin C. (2004) Damage evolution law and fracture criteria. In Local Approach to Fracture, eds J. Besson, Presses
de l’Ecole des Mines de Paris.
Bourdin B., Francfort G.A., Marigo J.-J. (2000) Numerical experiments in revisitted brittle fracture. J. Mech. Phys.
Solids 48(4), 797-826.
Bui. H.D. (1980) Solution explicite d’un problème de frontière libre en élastoplasticité avec endommagement. C. R
Acad. Sci. Paris série II 290, 345-348.
Charlotte M., Laverne J., Marigo J.-J. (2006) Initiation of cracks with cohesive force models: a variational approach.
European Journal of Mechanics A/Solids 25, 649-669.
Francfort G., Marigo J.-J. (1998) Revisiting brittle fracture as an energy minimization problem. J. Mech. Phys.
Solids 46(8), 1319-1342.
Leblond J.-B. (2003) Mécanique de la rupture fragile et ductile. Hermes Science Publications.
Leguillon D. (2002) Strength or toughness ? A criterion for crack onset at a notch. Eur. J. Mech A/Solids 21, 61-72.

Références relatives à l’auteur


Lorentz E., Wadier Y., Debruyne G. (2000) Mécanique de la rupture fragile en présence de plasticité : définition
d’un taux de restitution d’énergie. C. R. Acad. Sci. Paris série IIb 328, 657-662.
Wadier Y. (2003) Programme VOCALIST – The energy approach of elastic-plastic fracture mechanics applied to
the analysis of the constraint effect. Part 3 : synthesis of EDF results, note interne EDF R&D HT-64/03/019.
Wadier Y., Bonnamy M. (2003) Etude de l’effet de pré-chargement à chaud par l’approche énergétique de la rupture
élastoplastique. Note interne EDF R&D HT-64/03/014.
Wadier Y., Lorentz E. (2004) Mécanique de la rupture fragile en présence de plasticité : modélisation de la fissure
par une entaille. C. R. Mécanique 332, 979-986.

43
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

44
III - MODELES DE ZONES COHESIVES

L’approche en taux de restitution d’énergie du chapitre précédent a permis de prédire


l’amorçage d’une fissure – pré-existante ou non – et de donner une information sur la nature de
sa propagation : progressive (stable) ou brutale (instable). Nous cherchons maintenant à prédire
toute la phase de propagation et notamment l’arrêt de fissure le cas échéant1.

Une extension directe de l’approche en taux de restitution d’énergie nous semble cependant
délicate car sa mise en œuvre requiert un maillage de fond d’entaille très (trop) fin et ne permet
pas de suivre une propagation instable, même en s’appuyant sur des techniques de relâchement
de nœuds. C’est pourquoi nous avons préféré employer des modèles de zones cohésives qui se
prêtent mieux à l’analyse de la propagation. Toutefois, le souci d’une modélisation suffisamment
robuste et performante2 nous amène à en restreindre volontairement la richesse sur deux points :
− on ne cherche pas à prédire le trajet de fissuration, on suppose qu’il est connu et on ne
s’intéresse qu’à déterminer l’avancée du front de fissure le long de ce trajet ;
− on ne cherche pas à décrire finement le comportement de la zone d’élaboration mais
seulement à déterminer à chaque instant la position approximative du front de fissure.

En dépit de ces restrictions, la gamme des problèmes couverts reste suffisamment large. En
effet, on s’intéresse souvent – mais pas systématiquement – à des propagations en mode I sur des
distances assez courtes, si bien qu’on peut considérer le trajet comme plan et fixé par la direction
de la sollicitation.

1. Lois cohésives

1.1 Formulation énergétique

Le point de départ du modèle de zones cohésives que nous adoptons est à nouveau la
formulation énergétique introduite par Francfort et Marigo (1998). L’état de la structure est
totalement décrit par le champ de déplacement u qui peut présenter des discontinuités δ le long

1
L’existence de défauts pour lesquels il y a amorçage pourrait être tolérée si on démontre qu’ils ne se propagent que
sur une faible distance.
2
Il s’agit là de deux caractéristiques indispensables à une appropriation du modèle par l’ingénierie.

45
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

de surfaces Γ ( u ) . Dans ce cadre, le trajet de fissuration est donc une inconnue du problème.
L’énergie potentielle de la structure se décompose alors en trois termes, l’énergie élastique,
l’énergie de fissuration et le potentiel des efforts extérieurs :
E pot ( u ) = E el ( u ) + E fis ( u ) − Wext ( u )

E el ( u ) =  Φ el ( ε (u) ) d Ω ; E fis ( u ) = ⌠
 Π ( δ ) dS
(3.1)
 ⌡
⌡ Γ(u)
Ω / Γ (u )

On a montré au chapitre précédent que la recherche de minima globaux n’est pas satisfaisante car
elle peut conduire à des effets d’échelle indésirables et ne tolère pas la présence de forces
imposées. Mais la recherche de minima locaux n’est pas compatible avec une énergie de surface
de Griffith. En effet, Charlotte et al. (2006) ont montré que la réponse élastique de la structure en
l’absence de fissures initiales est alors un minimum local de l’énergie ; ce n’est pas acceptable
puisque l’expérience montre qu’au-delà d’un certain niveau de chargement, des fissures
s’amorcent. C’est pourquoi on est amené à introduire d’autres formes d’énergies de surface qui
reposent a minima sur deux paramètres : une contrainte critique σc et une ténacité Gc . Le
déplacement solution est alors un minimum local de l’énergie potentielle :
u∗ ∈ arg min E pot ( u ) (3.2)
u

Tous les ingrédients du problème se déduisent de la minimisation de l’énergie potentielle :


• le critère d’amorçage
Charlotte et al. (2006) ont montré qu’une réponse purement élastique n’est solution que si
les contraintes en tout point de la structure vérifient un certain critère qui dépend de
l’énergie de fissuration Π . En particulier, le domaine d’élasticité se réduit à {σ = 0} si Π
admet une dérivée nulle en 0, ce qui milite pour d’autres formes d’énergie3.
• la loi cohésive
Elle lie le vecteur contrainte t et le saut de déplacement δ le long des surfaces de
discontinuité sous la forme de l’inclusion différentielle suivante :
t ∈ ∂Π ( δ ) (3.3)

On verra plus loin que Π ne peut pas être convexe pour modéliser la rupture. ∂Π dénote
donc le sous-différentiel généralisé (au sens de Clarke). En traitant au cas par cas les points
où Π n’est pas différentiable, on retrouve le domaine de réversibilité ainsi que la condition
de Kuhn et Tucker qui caractérise le contact le long des lèvres de la fissure, voir tableau
III-1 pour la mise en pratique.

3
Pourtant, la majorité des lois cohésives qu’on rencontre dans la littérature vérifient cette propriété.

46
Modèles de zones cohésives

• la détermination des surfaces de discontinuité


En s’appuyant sur la minimisation de l’énergie potentielle, on pourrait déterminer le trajet
de fissuration, sans avoir besoin de le fixer a priori. En pratique, cela suppose qu’on soit
capable de discrétiser par éléments finis l’espace des déplacements à discontinuités
potentielles BD ( Ω ) . A notre connaissance, cela reste une question ouverte.

1.2 Expression de l’énergie de fissuration

Nous examinons ici un certain nombre d’hypothèses qui restreignent la forme de l’énergie de
fissuration Π , a priori quelconque.

Isotropie
Nous supposons que le matériau est isotrope. Par conséquent, la loi d’interface est isotrope
transverse par rapport à la direction N normale au plan de fissure. Cela se traduit par une
énergie de la forme :
ˆ ( δ N , δG ) où δ = δ N N + δG
Π (δ) = Π ; δG = δG ; δG ⋅ N = 0 (3.4)

Etats ultimes
Conformément aux objectifs annoncés en introduction, le modèle cohésif vise à déterminer
l’évolution des surfaces fissurées. Il est naturel de définir localement la fissure comme l’état
ultime de la zone cohésive, dans lequel il n’y a plus d’interaction entre les éléments de matière
en vis-à-vis de la surface de discontinuité. Ainsi, une fois la fissure créée par sollicitation dans
une direction de chargement donnée, il n’y a plus de résistance dans les autres directions de
chargement4. Au-delà de la fissuration, l’histoire de chargement se poursuit sans variation de
l’énergie de fissuration ; Π reste constante.

Cette définition de la fissure impose l’existence d’une surface ultime Su dans l’espace
(δ N
, δG ) qui distingue les états fissurés des autres. Au-delà de cette surface, l’énergie Π est
constante et égale, par définition, à la ténacité Gc . Par continuité, la surface ultime Su est la
surface équipotentielle :

Su = {( δ N
, δG ) ; Π
ˆ ( δ N , δG ) = G
c } (3.5)

Par conséquent, il n’est pas possible de distinguer les modes de ruine (I, II ou III) en terme
d’énergie à rupture. Il faudrait pour cela une dépendance au trajet de chargement, absente du
modèle énergétique (3.2).

4
Cela n’exclut pas a priori le frottement entre les lèvres de la fissure qui ne relève pas du mécanisme de fissuration
proprement dit mais correspond à un phénomène différent que nous ne prendrons pas en compte dans cette étude.

47
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Décomposition amplitude – direction de sollicitation


Nous supposons dorénavant que les aspects directionnels (i.e. l’interaction entre l’ouverture
de fissure δ N et le glissement δG ) sont découplés de la réponse uniaxiale. Pour ce faire,
l’énergie est décomposée sous la forme :
Π ( δ ) = ψ  N ( δ N , δG ) + I ℝ + ( δ N ) ; N : ℝ 2 → ℝ + ; ψ : ℝ+ → ℝ (3.6)

N est une fonction positivement homogène de degré 1 à valeurs positives. A l’instar de la norme
de von Mises en plasticité, elle associe à toute sollicitation multi-axiale δ une sollicitation uni-
axiale équivalente N ( δ N , δG ) . La fonction indicatrice assure la non interpénétration des lèvres
de la fissure. Enfin, la fonction ψ mesure les variations d’énergie entre deux états uni-axiaux.

Compte-tenu de cette décomposition, on peut noter que les surfaces équipotentielles, dont la
surface ultime, correspondent aux courbes de niveau de la fonction N. Comme celle-ci est
positivement homogène, elles sont homothétiques entre elles.

Réponse uniaxiale
Examinons maintenant les propriétés de la fonction ψ qui caractérise la réponse uniaxiale.
On est amené à supposer que :
− elle est continue pour pouvoir définir une contrainte. En fait, on suppose même qu’elle
est continûment dérivable de sorte que la réponse uniaxiale ouverture – contrainte en
charge ne présente pas de saut. Sa dérivée en zéro joue un rôle important dans le critère
d’amorçage puisqu’elle en fixe la taille : c’est la contrainte critique σc . Mais la forme
du critère d’amorçage ne dépend que de la fonction N ;
− elle est croissante, c’est-à-dire qu’il n’y a jamais répulsion entre les lèvres de la fissure
(à l’exception des conditions de contact) ;
− elle est concave. Cette condition moins naturelle résulte de contraintes de stabilité qui
émergent d’une analyse 1D dans laquelle la position des fissures n’est pas fixée ; elle
semble y garantir l’absence de fissuration diffuse (« continuum » de fissures voisines).

En outre, on la fixe nulle en zéro (sans perte de généralité) et sa limite quand les deux lèvres sont
infiniment éloignées est égale par définition à la ténacité Gc .

Les applications numériques s’appuient sur une expression de la fonction énergie ψ très
régulière, pour laquelle les forces cohésives tendent asymptotiquement vers zéro mais ne sont
jamais nulles (la surface ultime est donc elle aussi asymptotique), voir figure III-1 :
  δ 
ψ ( δ ) = Gc 1 − exp  −  (3.7)
  Gc σc  

48
Modèles de zones cohésives

énergie

vecteur contrainte
Gc σc
ψ adhérence
fissuration
décharge
Iℝ+
contact
ϕ
adhérence
fissuration
décharge
contact
σc
R ( κ)

δc saut δc saut

figure III-1 – Energie de fissuration (à gauche) et loi d’interface (à droite)

Domaine de réversibilité
Jusqu’à présent, le modèle défini est purement réversible. Or, lorsqu’une fissure est créée, elle
ne peut pas se recoller. C’est pourquoi on introduit une source d’irréversibilité par
l’intermédiaire d’un domaine de réversibilité DR dans l’espace ( δ N , δG ) , croissant au cours du
chargement (c’est la mémoire de l’histoire du chargement pour la loi cohésive). Les évolutions
réversibles ont lieu à l’intérieur de DR qui demeure alors fixe, tandis que la fissuration se produit
pour les états sur sa frontière S R . Initialement, DR est réduit au point ( 0,0 ) , correspondant à
l’absence de fissures (pas de discontinuité du déplacement). L’énergie de fissuration prend une
expression différente selon qu’on est à l’intérieur de DR ou non, voir figure III-2 :
( δ N , δG ) ∈ DR Π ( δ ) = ϕ ( δ N , δG ) + I ℝ + ( δ N )

 N G (3.8)
( δ , δ ) ∉ DR Π ( δ ) = ψ  N ( δ N , δG ) + I ℝ + ( δ N )

La fonction ϕ caractérise la loi cohésive dans le domaine de réversibilité. La proposition


qu’on trouve le plus fréquemment dans la littérature correspond à une réponse élastique linéaire,
c’est-à-dire une fonction ϕ quadratique :

ϕ ( δ N , δ G ) = ϕ0 +
2
(
R N2
δ + β δG
2

) (3.9)

où les coefficients ϕ0 , R et β > 0 sont ajustés de sorte à permettre un raccord C 1 avec Π̂ le


long de la surface seuil S R . L’exigence d’un raccord C 1 permet d’éviter tout saut de contrainte,
quel que soit le trajet de chargement. En contrepartie, on peut montrer que cela impose que la
surface S R soit une courbe de niveau de ϕ (donc une ellipse), de même que les courbes de

49
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

niveau de N et en particulier la surface ultime Su .

glissement
En fait, l’expression de N s’en trouve entièrement
fixée de même que celle de la surface S R et de la Su
raideur R : ruine
Π = Gc
contact
N ( δ n , δt ) =
2 2
δ N + β δG (3.10) Π=+∞

{ }
Sc ( κ )
SR ( κ ) = ( δ N , δG ) ; N ( δ N , δG ) = κ
fissuration
(3.11) Π =ψN

ψ′ ( κ ) décharge
R ( κ) = (3.12) Π=ϕ
κ
ouverture
κ , scalaire positif, est l’unique variable interne du
modèle. En accord avec la définition du domaine de figure III-2 – Energie de fissuration
réversibilité, son évolution est régie par la condition
de cohérence :

f ( δ N , δG , κ ) ≤ 0 ; κɺ ≥ 0 ; f ( δ N , δG , κ ) κɺ = 0
(3.13)
avec f ( δ N , δG , κ ) = N ( δ N , δG ) − κ

Finalement, le modèle est entièrement déterminé par la donnée du facteur de forme β (qui
permet en pratique de distinguer la contrainte critique en traction de celle en cisaillement) et par
la fonction énergie ψ .

Une réponse élastique linéaire dans le domaine de réversibilité apparaît donc contraignante,
notamment eu égard à la forme de la surface ultime qui devient nécessairement une ellipse. Une
proposition alternative a été faite par Talon et Curnier (2003). L’énergie ϕ y est constante, ce
qui correspond à une décharge rigide. On se contente d’imposer un raccord C 0 le long de la
surface seuil qui est là encore nécessairement une courbe de niveau de N. Mais à la différence de
la décharge élastique, il n’y a aucune contrainte sur la forme des courbes de niveau de N, donc
en particulier sur la surface ultime Su . En contrepartie, en présence de décharge, la réponse
exhibe des sauts de contraintes car le raccord est seulement C 0 .

1.3 Problème incrémental et loi cohésive

Compte-tenu des considérations précédentes, le problème de minimisation initiale (3.2) est


quelque peu modifié. D’une part, on prend en compte l’irréversibilité du processus par
l’introduction d’une variable interne κ qui distingue le régime de décharge élastique du régime
de charge avec fissuration. D’autre part, on suppose que le trajet de fissuration est fixé, c’est-à-
dire qu’on connaît a priori la surface Γ (qui ne dépend plus du champ de déplacement u ) et

50
Modèles de zones cohésives

donc également sa normale N en tout point. L’énergie potentielle peut alors être exprimée de la
manière suivante (avec un abus de notation pour E pot et Π ) :

E pot ( uɶ , δ N , δG , κ ) =  ( )
⌠ Π δ N , δG , κ dS − W ( uɶ )
 Φ el ( ε(u) ) d Ω + 
ɶ
⌡ ⌡ ext
Γ
Ω/Γ
(3.14)
ψ  N ( δ N , δG ) si N ( δ N , δG ) ≥ κ

Π ( δ , δ , κ ) = Iℝ+ ( δ ) + 
N G N

ϕ ( δ , δ ) si N ( δ N , δG ) ≤ κ
N G

où le champ de déplacement uɶ , régulier i.e. sans discontinuités en dehors de Γ , doit respecter


des conditions cinématiques linéaires qui le relient à δ N et δG (elles seront assurées de manière
simple par les deux familles d’éléments finis décrites ci-dessous).

Comme on l’a vu au chapitre I, la présence d’une variable interne impose une discrétisation
temporelle. Dans le cas présent, il est remarquable que l’évolution des déplacements puisse être
calculée indépendamment de celle de κ :

( uɶ , δ
n
N
n , δGn ) ∈ arg min E pot ( uɶ , δ N , δG , κ n−1 )
uɶ ,δ N ,δG
(3.15)

On cherche à caractériser t ∈ ∂Π ( δ ) sous la forme :

t = t N N + tG ; t G = tG

• Condition d’adhérence κ n−1 = 0 et δ = 0 :

 1 2 
∂Π ( 0 ) = t ;
2
tN + t G ≤ σc 
 β 

2 2
• Décharge élastique κ n−1 ≠ 0 et δ N + β δG ≤ κ n−1 :

t N = R ( κ n −1 ) δ N + F c ; t G = R ( κ n−1 ) β δG

2 2
• Fissuration δ N + β δG > κ n−1 :

 2 2   2 2 
ψ′  δ N + β δG  ψ′  δ N + β δG 
tN =  2  δN + F c ; tG =  2  β δG
G2 G2
δ +β δ
N
δ +β δ
N

• Conditions de contact :

F c ≤ 0 ; δN ≥ 0 ; δN F c = 0

tableau III-1 – Loi cohésive avec décharge élastique linéaire

51
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

(
κ n = max κ n−1 , N ( δnN , δGn ) ) (3.16)

Le problème de minimisation (3.15) est résolu en exprimant les conditions d’optimalité


correspondantes. Pour cela, il faut caractériser le sous-différentiel ∂Π en un point donné de la
surface de discontinuité Γ , c’est-à-dire déterminer la loi cohésive (3.3). Etant donnée la forme
particulière de Π , elle admet une expression analytique qu’on rappelle dans le tableau III-1. On
remarque en particulier que la loi d’interface n’est pas univoque, à cause des conditions
d’adhérence et de contact, voir figure III-1.

2. Eléments finis d’interface

Deux familles d’éléments finis, illustrées en figure III-3, ont été examinées pour discrétiser le
problème de minimisation (3.15) :
• éléments d’interface
Largement répandus dans la littérature sur les problèmes d’interface, ils maillent la surface
de discontinuités potentielles Γ le long de laquelle ils assurent la discrétisation du saut de
déplacement pour calculer l’énergie de fissuration. D’implantation numérique simple, ils
ont l’inconvénient de nécessiter une régularisation de la loi cohésive. En revanche, ils sont
compatibles avec toute loi de comportement en dehors de la zone fissurée ;
• éléments à discontinuité interne
Ils visent à s’affranchir de la régularisation de la loi cohésive en discrétisant à la fois le
saut de déplacement le long de Γ et la déformation dans une couche de matière voisine de
Γ . En contrepartie, leur implantation numérique est plus complexe que la précédente et
dépend du comportement en dehors de la zone fissurée qu’on suppose élastique dans ce qui
suit.

Les deux familles d’éléments assurent les conditions cinématiques entre le déplacement
régulier et le saut de déplacement directement dans leurs espaces d’approximation. Elles ne
nécessitent donc pas de dualiser ces contraintes ce qui conduirait à l’introduction de
multiplicateurs de Lagrange et à la recherche d’un point-selle d’un Lagrangien et non plus un
minimum d’une énergie, à l’instar de ce qui est fait dans le traitement continu du contact. Les
éléments d’interface sont décrits dans cette partie, les éléments à discontinuité interne dans la
suivante.

52
Modèles de zones cohésives

structure réeelle potentiellement fissurée le long de Γ

éléments d’interface N éléments à discontinuité


Γ interne

1- 1+ 1 4
N N

discrétisation du saut et c
discrétisation du saut Ωe− Ω +e
du déplacement avoisinant
( −) (+) Γe
2- 2+ 2 3

figure III-3 – Discrétisations spatiales d’une discontinuité : exemple d’une dalle fissurée

2.1 Description de l’élément d’interface

Les zones de la structure où les déplacements sont réguliers sont maillées avec des éléments
classiques ; la surface de discontinuité Γ est maillée par les éléments d’interface, d’épaisseur
nulle, dont les nœuds portent des degrés de liberté de déplacement, voir figure III-3. Le saut de
déplacement en un point d’un élément d’interface e est alors interpolé à l’aide de fonctions de
forme de Lagrange usuelles N n :

n
( + −

)
δ ( x ) = ∑ U n − U n N n ( x ) = B ( x ) ⋅ U (e) (3.17)

+ −
où U n et U n sont respectivement les déplacements nodaux sur les faces droite et gauche de
l’élément d’interface e . Cette interpolation est écrite de manière compacte à l’aide de la matrice
B qui agit sur les déplacements nodaux U ( e ) portés par l’élément d’interface e .

On caractérise alors le minimum du problème discrétisé à l’aide des conditions d’optimalité


d’ordre 1 qui expriment l’égalité entre le vecteur des forces nodales extérieures Fext (variation du
potentiel discrétisé des efforts extérieurs) et celui des forces nodales intérieures Fint :
∂ E elas ∂ E fis
Fint ( U ) = Fext ; Fint ( U ) = + (3.18)
∂U ∂U

Le premier terme des forces intérieures est calculé par les éléments finis usuels (il ne dépend que
du déplacement régulier) tandis que le second terme est calculé par les éléments d’interface (il ne
dépend que du saut de déplacement). Chaque élément d’interface y contribue par :

53
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

∂ E fis ⌠
= ∑ Fint( e ) ; Fint( e ) =  B T ⋅ t ds ; t ∈ ∂Π ( B ⋅ U ( e ) ) (3.19)
∂U 
e ⌡( e )
Γ

La résolution du système d’équations non linéaires (3.18) peut ensuite être réalisée par une
méthode de Newton.

2.2 Régularisation de la loi d’interface par pénalisation

En pratique, l’algorithme de Newton requiert des fonctions univoques du déplacement : à un


déplacement U(
e)
donné doit donc correspondre un unique vecteur de contrainte t dans (3.19).
Pour cela, il faudrait que la fonction Π soit différentiable, ce qui n’est pas le cas. On est donc
amené à la régulariser, en remplaçant les parties infiniment rigides (contact et adhérence) par des
contributions élastiques fortement rigides (pénalisation).

Plus précisément, on considère qu’avant toute sollicitation, la zone cohésive est déjà très
faiblement endommagée, c’est-à-dire que κ 0 > 0 . La condition d’adhérence n’est donc jamais
active, la réponse de la zone cohésive pour de faibles niveaux de saut de déplacement est
élastique de rigidité :
ϕ′ ( κ 0 ) σc
R ( κ0 ) = ≈ (3.20)
κ0 κ0

On régularise également la condition de contact en approchant la fonction indicatrice par une


fonction quadratique par morceaux, dont la courbure Rc constitue le coefficient de pénalisation.
Les conditions de contact (tableau III-1) sont alors remplacées par :

I ℝ+ ( δ N ) ≈
1 2
Rc − δ N ⇒ F c ≈ − Rc − δ N (3.21)
2

On autorise ainsi une faible interpénétration entre les lèvres de la fissure. Pour éviter de
multiplier le nombre de coefficients de pénalisation, on choisit Rc = σc κ 0 , de sorte que les
pénalisations du contact et de l’adhérence sont du même ordre de grandeur.

Le seul paramètre de régularisation est donc κ 0 , homogène à une longueur. En théorie, les
résultats du modèle pénalisé convergent vers ceux du modèle exact lorsque κ 0 tend vers zéro ;
en pratique, cela ne fournit pas d’indications sur la valeur à adopter. Or, la seule longueur
caractéristique présente dans la loi de comportement est Gc σc qui n’apporte malheureusement
aucune information pertinente en terme de rigidité. Il est donc préférable d’estimer la
pénalisation relativement à la rigidité des éléments de volume voisins de l’élément d’interface.
Bien entendu, cette rigidité peut être variable en espace, puisqu’elle dépend de la taille des

54
Modèles de zones cohésives

E = 30 000 MPa Gc = 0.1 N/mm


ν = 0.2 σc = 3 MPa
u=0
u=0
v = V imp 50 mm v=0
interface
50 mm

1 000 mm

figure III-4 – Deux poutres collées : géométrie, matériau et chargement

éléments voisins, et en temps, puisqu’elle dépend du régime de comportement de ces éléments,


notamment en présence de plasticité.

Pour analyser l’influence du paramètre de pénalisation, nous nous plaçons maintenant dans
une situation simple où les éléments de volume ont tous la même taille et où leur comportement
est élastique : leur rigidité est donc constante. Il s’agit du problème de deux poutres collées l’une
sur l’autre dans le sens de la longueur, la poutre supérieure étant soumise à un chargement de
flexion. La poutre inférieure est laissée libre et destinée à se décoller de l’autre, l’adhésion étant
modélisée par une loi d’interface. La géométrie de la structure, le chargement et les paramètres
matériaux sont réunis sur la figure III-4. La discrétisation de l’interface est réalisée au moyen
d’éléments d’interface, celle du volume par des éléments quadrangulaires adaptés aux problèmes
de flexion (éléments QUAD4 enrichis). La rigidité pénalisée Rc = σc κ 0 est fixée relativement à la
rigidité E h des éléments de volume, où h désigne la taille des mailles :
σc 1 E h σc
= ⇔ κ0 = ε (3.22)
κ0 ε h E

ε est la nouvelle mesure (sans dimension) de la pénalisation, elle aussi destinée à tendre vers
zéro. Différents calculs ont été menés pour des valeurs de pénalisation évoluant dans la plage
10 − 5 ≤ ε ≤ 1 . On peut en tirer les conclusions suivantes :
− plus la pénalisation est forte, plus le profil de contrainte le long de l’interface présente
des oscillations marquées, voir figure III-5, un effet déjà noté par de Borst (2003). Il ne
s’agit pas d’un artefact lié à la pénalisation stricto sensu mais au choix de collocation
des contraintes dans l’élément d’interface. En effet, la limite du problème pénalisé
quand ε tend vers 0 correspond à un problème mixte qui ne respecte pas la condition
LBB. Une formule de quadrature différente telle que celle de Newton – Cotes améliore
la situation, comme l’ont montré Schellekens et de Borst (1993), mais des interrogations
semblent subsister en 3D ;

55
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Contrainte d’ouverture - mode I (MPa)


2

(a)
-1

-2

-3 pena = 1.E-2
pena = 1.E-1
pena = 1.E0
-4
0 200 400 600 800 1000
Abscisse curviligne le long de l’interface (mm)

3
Contrainte d’ouverture - mode I (MPa)

(b)
-1

-2

-3 pena = 1.E-2
pena = 1.E-1
pena = 1.E0
-4
0 200 400 600 800 1000
Abscisse curviligne le long de l’interface (mm)

3
Contrainte d’ouverture - mode I (MPa)

(c)
-1

-2

-3 pena = 1.E-2
pena = 1.E-1
pena = 1.E0
-4
0 200 400 600 800 1000
Abscisse curviligne le long de l’interface (mm)

figure III-5 – Pénalisation et réponse en contrainte

56
Modèles de zones cohésives

0
10

Erreur relative en contrainte (mode I - norme L2)


-1
10

(a)
-2
10 (b)

(c)

-3
10

-4
10

-5
10 -4 -3 -2 -1 0
10 10 10 10 10
Coefficient de pénalisation

figure III-6 – Erreur résultant de la pénalisation

25

20
Temps CPU relatif

15

10

0
-5 -4 -3 -2 -1 0
10 10 10 10 10 10
Coefficient de pénalisation

figure III-7 – Pénalisation et convergence

57
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

− à discrétisation spatiale donnée, la figure III-6 illustre la convergence du problème


pénalisé vers une limite : l’erreur commise tend vers zéro en O ( ε ) , où l’erreur est
mesurée en norme L2 de la contrainte (composante de la contrainte transverse à la
fissure, évaluées sur l’ensemble des deux poutres) avec comme référence la solution
obtenue pour ε = 10 − 5 . Toutefois, pour ε ≥ 0.1 , on observe des erreurs qui vont de 5 %
jusqu’à 30 % ;
− la convergence est d’autant plus difficile que ε est petit, correspondant à de fortes
pénalisations. Elle est mesurée en termes de temps CPU ramenés au temps du calcul
pour ε = 1 , voir figure III-7. A notre avis, c’est lié au fait que l’algorithme de Newton
n’est pas apte à traiter des fonctions non différentiables5, sans parler des questions de
mauvais conditionnement de la matrice tangente elle-même, qui peuvent impacter le
solveur linéaire employé pour le traitement de chaque itération.

Bien que simple, cette structure confirme ce qu’on pouvait craindre de la pénalisation : les
effets antagonistes du paramètre de régularisation qui requièrent un compromis entre
convergence du calcul et précision de la solution, avec sans doute une accentuation du
phénomène en présence de plasticité et de mailles disparates. Comme en outre la convergence
vers la solution non régularisée dépend de la structure et du chargement, il n’est pas possible de
dégager une règle générale fournissant le « bon » paramètre de régularisation. En guise de
bonnes pratiques, il faut donc recommander systématiquement une analyse de sensibilité vis-à-
vis de κ 0 , ce qui peut s’avérer contraignant sur le plan industriel. Si on ajoute à cela des
questions complémentaires en dynamique (émergence d’ondes parasites, impact sur les pas de
temps en explicite), on comprend qu’il soit préférable de s’affranchir de la pénalisation.

3. Eléments finis à discontinuité interne

3.1 Motivations

Dans la continuité de la section précédente, nous nous proposons d’étudier une famille
d’éléments finis qui ne nécessite pas de régulariser la loi d’interface via une pénalisation des
conditions d’adhérence et de contact. Baptisés éléments finis à discontinuité interne (embedded
discontinuity finite elements ou E-FEM), ils discrétisent le saut de déplacement par des fonctions

5
Notons d’ailleurs que les calculs n’ont pu être menés à bien que grâce à un algorithme de résolution
particulièrement robuste. L’ algorithme de Newton ne converge plus pour ε ≤ 10 − 4 , sauf à recourir à des incréments
de chargement extrêmement petits.

58
Modèles de zones cohésives

constantes par élément. Le caractère non différentiable de l’énergie peut ainsi être traité
localement (condensation statique), ce qui autorise l’emploi d’un algorithme de Newton à
l’échelle de la structure. Une démarche identique a été suivie par Jirasek et Zimmermann (2001),
également dans le but de s’affranchir de la pénalisation.

3.2 Formulation

L’élément fini à discontinuité pour lequel nous avons opté est (en 2D) un quadrangle, traversé
par la surface de discontinuité potentielle Γ supposée connue, voir figure III-3. La cinématique
combine un déplacement régulier avec un saut de déplacement ∆e constant dans l’élément :
4 4
u ( x ) = ∑ U n N n ( x ) + ∆e N c ( x ) ; N c ( x ) = H Γe ( x ) − ∑ H Γe ( x n ) N n ( x ) (3.23)
n =1 n =1

où les fonctions N n sont les fonctions de forme de Lagrange Q1 associées respectivement aux
nœuds n de coordonnées x n et H Γe est la fonction de Heaviside égale à 1 dans Ωe+ et nulle
partout ailleurs, en particulier dans Ωe− . Notons qu’avec cette décomposition, les degrés de
liberté nodaux coïncident bien avec le déplacements aux nœuds. La déformation en dehors de la
discontinuité et le saut de déplacement s’écrivent sous la forme matricielle suivante6 :
∀ x ∈ Ωe / Γ e ε ( x ) = B ⋅ U − D ⋅ ∆e ; ∀ x ∈ Γe δ ( x ) = ∆e (3.24)

On peut noter qu’avec le choix de la cinématique (3.23), la déformation ne dépend pas de


l’orientation de la surface de discontinuité. Il s’agit là d’une limitation dont les conséquences
seront analysées au § 3.3.

En s’appuyant sur la discrétisation spatiale (3.24), l’énergie potentielle (3.14) s’exprime en


fonction des inconnues nodales U et des degrés de liberté de saut ∆e . La minimisation (3.15) est
alors effectuée en commençant par les degrés de liberté de saut :

( U ) + ∑ Ξ e ( Ue ) − Wext ( U )
Ne
Ξ ( U ) = min
2× Ne
E pot ( U, ∆, κ n−1 ) = E std
elas
∆∈ℝ
e=1

  (3.25)
Ξ ( U ) = min
e e  ⌠ Φ el ( B ⋅ U − D ⋅ ∆ ) d Ω + ⌠
e e
 Π ( ∆ , κ n−1 ) dS
e e 
∆e∈ℝ 2  ⌡ ⌡ 
 Ωe / Γ e Γe 

où N e désigne le nombre d’éléments à discontinuité et E std


elas est l’énergie élastique des éléments

standard (qui ne sont pas traversés par une surface de discontinuité). On construit ainsi un

6
Attention à l’abus de notation : N et B désignent traditionnellement les matrices des opérateurs permettant
d’accéder aux déplacements et aux déformations. Leurs expressions ne sont en revanche pas les mêmes dans cette
section et dans celle ayant trait aux éléments d’interface.

59
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

potentiel Ξ fonction des déplacements nodaux qui est dérivable, à la différence de l’énergie
potentiel. Sa minimisation par une méthode de Newton permet de déterminer U .

La résolution des problèmes locaux consiste donc à déterminer pour chaque élément le saut
e
∆ qui réalise :

t ( ∆e ) ∈ ∂Π ( ∆e ) ; t ( ∆ e ) = ⌠ DT ⋅ ∂Φ el B ⋅ U e − D ⋅ ∆ e d Ω
1

mes ( Γ e ) ⌡ ∂ε
( ) (3.26)
Ωe / Γ e

C’est un problème similaire à l’intégration locale d’une loi de comportement. Laverne (2004) a
montré qu’il admettait une solution unique si l’élément est suffisamment petit (pour éviter toute
instabilité au sein de l’élément). Il se ramène à la résolution d’une équation scalaire non linéaire.

3.3 Respect de l’équation d’équilibre interne et discrétisation spatiale des contraintes

Comme l’élément fini à discontinuité interne repose sur une formulation énergétique, sa
construction est totalement dictée par le choix cinématique (3.23). En particulier, les équations
d’équilibre discrétisées s’en déduisent complètement. Dans la classification proposée par Jirasek
(2000), il s’agit d’un élément symétrique cinématiquement optimal (KOS). Il a l’avantage
d’éviter les blocages en contrainte en présence de fissures ouvertes mais la condition d’équilibre
intérieure à l’élément (3.26) qui lie les contraintes au vecteur contrainte n’est pas naturelle.

Le patch-test pour un élément unique, tel que défini dans Taylor et al. (1986), met en lumière
la même difficulté : l’application aux nœuds de l’élément de déplacements correspondant à une
déformation et un saut de déplacement constants conduit-elle à la solution (analytique) du
problème ? En appelant σ 0 la contrainte (uniforme) solution, on montre aisément que le patch-
test est satisfait si l’équation d’équilibre suivante, interne à l’élément, est vérifiée :

σ0 ⋅ N =
1 ⌠
 D ⋅σ dΩ
T 0
(3.27)
mes ( Γ e ) ⌡
Ωe / Γ e

Or la matrice D ne dépend pas de l’orientation N : cette condition n’est pas respectée a priori.

Comme le patch-test constitue une condition de convergence et de stabilité de l’élément fini,


il nous semble donc essentiel d’assurer le respect de cette condition. Laverne (2004) a montré
qu’il fallait pour cela que la ligne de discontinuité Γ e passe par le milieu des côtés opposés du
quadrangle ou, pour une maille rectangulaire, qu’elle soit parallèle aux côtés. Comme le trajet de
fissuration potentielle est fixé, il est possible de remplir cette condition mais elle impose des
contraintes sur le maillage. En se plaçant à nouveau dans la classification de Jirasek (2000), on
obtient alors un élément à la fois cinématiquement et statiquement optimal (KOS et SOS), qui
préserve la symétrie de l’opérateur tangent (formulation énergétique).

60
Modèles de zones cohésives

3.4 Validation et convergence

Pour valider l’implantation des éléments finis cohésifs et des lois de comportement cohésives,
Laverne (2004) a proposé un test bidimensionnel pour lequel on dispose d’une solution
analytique et dont la réponse – notamment le saut de déplacement – n’est pas homogène en
espace. Les déplacements y sont imposés sur toute la frontière du domaine (rectangulaire), la
ligne de discontinuité potentielle étant située le long d’un des bords. Moyennant une condition
sur la taille du domaine, la solution est unique : le champ de contrainte est affine dans la zone
élastique, le saut de déplacement est non nul le long de la ligne de discontinuité.

La réponse de la simulation numérique est comparée à la solution analytique en terme de


norme L2 ( Γ ) de l’erreur sur le saut de déplacement. Les résultats sont reportés sur la figure III-8
en fonction de la taille des mailles (carrées) pour les éléments à discontinuités internes et pour
les éléments d’interface. On observe une convergence en h 2 pour les éléments d’interface alors
qu’elle n’est qu’en h pour les éléments à discontinuité interne. Ces résultats sont conformes aux
théorèmes d’approximation : pour les éléments d’interface, la fonction saut est approchée par des
fonctions affines par morceaux, alors que pour l’élément à discontinuité interne, il s’agit de
fonctions constantes par morceaux. En revanche, ce test ne permet pas d’examiner les questions
de propagation de fissures car la solution est atteinte en un seul pas de temps, sans décharge. Il
n’est donc pas sensible au paramètre de pénalisation puisque la loi cohésive est sollicitée en
dehors du domaine d’amorçage.

Ce test permet également de s’assurer que l’énergie dissipée calculée tend vers la solution
analytique. Cette propriété était attendue en dépit du caractère non conforme des éléments à
discontinuité (il existe un saut de déplacement entre chacun d’eux). En effet, Laverne (2004) a
montré que l’énergie de fissuration parasite qui en résulte tend vers zéro à condition de conserver
un facteur de forme fini (ratio longueur sur largeur des éléments).

Revenons un instant sur le faible taux de convergence des éléments à discontinuités internes
qui s’avère problématique à deux égards. D’une part, il s’illustre par des oscillations des
contraintes au sein des éléments qui résultent d’une « incompatibilité » entre un schéma à quatre
points d’intégration dans le volume et une approximation du saut de déplacement constante dans
l’élément. Ces oscillations peuvent être limitées en adoptant une représentation des contraintes
elle aussi constante par élément. Simo et Rifaï (1990) ont montré que les contraintes dans
l’élément σ e sont alors obtenues par un simple post-traitement du calcul, sans incidence sur le
problème de minimisation :
⌠ ∂Φ el B ⋅ U e − D ⋅ ∆ e d Ω
σe =
1

mes ( Ω e ) ⌡ ∂ε
( ) (3.28)
Ω e / Γe

61
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

-1
10

Erreur sur le saut de déplacement (norme L2) 10


-2
1

élément à discontinuité
-3 élément d’interface
10

-4
10
2

-5
10

-6
10 -5 -4 -3 -2 -1 0
10 10 10 10 10 10
Taille des mailles (mm)
figure III-8 – Vitesse de convergence des éléments à discontinuité interne et des éléments d’interface

D’autre part, en présence de grandes propagations de fissure, les rotations d’ensemble de part et
d’autre de la fissure sont elles aussi « incompatibles » avec un saut de déplacement constant :
Manzoli et Shing (2006) parlent même de blocage numérique même s’il ne s’agit que de la
manifestation du faible taux de convergence (là, le lissage des contraintes n’apporte rien).

4. Illustration des capacités d’analyse

Le modèle cohésif décrit au § 1 est maintenant appliqué à l’analyse de la tenue d’une plaque
trouée pour illustrer ses potentialités. La discrétisation des sauts de déplacement y est assurée au
moyen des éléments à discontinuité interne du § 3, sachant que l’étude de cette structure a été
réalisée avec des éléments d’interface dans (Lorentz et Badel, 2004).

Plus précisément, la pièce consiste en une plaque carrée en déformations planes, percée d’un trou
circulaire excentré et sollicitée par des déplacements imposés le long de ses faces supérieure et
inférieure, voir figure III-9.

62
Modèles de zones cohésives

v = V imp

R = 500
650 350
Gc = 0.1 N/mm
σc = 3 MPa

500 E = 20 000 MPa


ν = 0.2

v = −V imp

figure III-9 – Plaque trouée : géométrie, matériau, chargement et maillage

Compte tenu des concentrations de contraintes initiales de part et d’autre du trou, le critère
d’amorçage indique que la fissure s’initie en mode I sur la ligne de symétrie de la structure. On
recherche donc le développement de fissures le long de cette ligne. Mais rien ne permet de
garantir a priori que la fissure réelle se propage effectivement selon ce trajet, même si cette
hypothèse sera confirmée ultérieurement par l’emploi de modèles d’endommagement
volumiques. Des éléments à discontinuité interne sont donc positionnés le long de la ligne de
symétrie, le reste de la structure étant maillé par des quadrangles bilinéaires classiques. En
pratique, seule la moitié de la structure est maillée puisqu’on force le problème à rester
symétrique.

Conformément aux résultats de la partie précédente, la réponse de la structure converge avec


le raffinement du maillage. Dans le cas présent, une étude de sensibilité à la taille des mailles
reportée sur la figure III-13 montre qu’elle se stabilise pour un maillage comprenant quarante
mailles le long de chaque ligament7. Trois familles de résultats sont alors fournis par la
simulation numérique.

7
Il faut néanmoins prendre garde à l’absence de conservatisme de la simulation : des maillages trop grossiers sous-
estiment la concentration des contraintes au voisinage du trou et donc sur-estiment la charge limite que la structure
peut supporter.

63
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Propagation de la fissure
La déformée de la structure figure III-10 ou bien l’accès à l’énergie dissipée localement en
chaque point du trajet de fissuration permettent de prédire la propagation de la fissure. Ici, on
observe bien les phases d’initiation puis de propagation, d’abord le long du ligament à droite du
trou puis à gauche du trou, jusqu’à rupture complète de la structure. On peut remarquer qu’on a
donc implicitement traité le cas de la multi-fissuration. Il faut cependant rester prudent. En effet,
pour des situations plus homogènes, Laverne (2004) montre qu’il faudrait avoir recours à des
techniques d’analyse de bifurcation pour éviter de sélectionner toutes les fissures en même
temps. Mais en théorie, l’analyse de la multi-fissuration est possible avec ce type de simulation.

Réponse force – déplacement


A la différence du résultat précédent, il s’agit là d’une information globale sur la réponse de la
structure, voir figure III-11. Elle donne notamment accès aux charges critiques de la structure
(point A à droite puis D à gauche). Elle fournit également des informations qualitatives sur la
nature de la propagation : quasiment stable dans un premier temps (trajet AB à droite puis DE à
gauche), elle devient très instable lorsque le ligament résiduel se raccourcit (trajets BC à droite,
EF à gauche).

On peut noter à ce propos qu’un pilotage en déplacement croissant n’est pas possible dans ce
problème en raison des phases instables. La réponse réelle de la structure est dynamique mais la
simulation correspondante est délicate à mettre en œuvre8. En première analyse, nous préférons
recourir à une technique de suivi de courbe (ou pilotage du chargement), spécifique aux
problèmes de fissuration et qu’on détaillera au chapitre suivant. Elle permet de relâcher le
chargement dans les phases instables, de sorte que tous les points calculés sont des états
d’équilibre.

Cette approche nous semble réaliste pour les snap-backs de faible amplitude, typiquement les
régimes quasiment stables du début de propagation. Par ailleurs, la discrétisation spatiale induit
des snap-backs d’origine purement numérique (qui s’estompent pour le maillage le plus fin, voir
figure III-13), y compris lorsque la réponse réelle de la structure est stable, voir Badel (2001). Ils
peuvent empêcher la convergence dans le cas d’un chargement imposé mais ils ne nécessitent
nullement une analyse dynamique ; au contraire, il est même possible qu’ils la perturbent. C’est

8
Quelques calculs dynamiques ont montré que la vitesse de propagation est de l’ordre du dixième de la célérité du
son dans le matériau. Il faut donc a priori commencer à prendre en compte la propagation des ondes, ce qui induit
des contraintes sur le choix des pas de temps et la taille des mailles et requiert une bonne dose de savoir-faire dans le
contrôle des algorithmes d’intégration. Le problème nous semble donc beaucoup plus difficile qu’une analyse quasi-
statique.

64
Modèles de zones cohésives

pourquoi nous pensons qu’une analyse quasi-statique avec pilotage du chargement doit être un
préalable à l’analyse dynamique.

Echanges énergétiques
L’analyse des bilans d’énergie complète la réponse force – déplacement de la structure, voir
figure III-12. Elle donne accès à l’énergie dissipée par la structure, croissante au cours de
l’histoire de la propagation. Cette monotonie en fait un bon candidat pour le paramétrage des
différents résultats en présence d’instabilités, au contraire du numéro du pas de chargement qui
n’a aucune signification physique. Quant au calcul du travail des efforts extérieurs, il permet
d’estimer qualitativement et quantitativement la stabilité de la réponse : une décroissance du
travail correspond à une restitution d’énergie par la structure, donc une phase instable. Elle a
pour origine un relâchement d’énergie élastique plus important que l’énergie dissipée par la
fissuration, caractéristique des mécanismes d’endommagement fragile. On remarque en
particulier le caractère prononcé de l’instabilité associée à la propagation ultime de la première
fissure (trajet BC) qui remet sans doute en cause l’analyse quasi-statique ultérieure.

5. Prédiction du trajet de fissuration

La plupart des travaux de la littérature combinent l’approche cohésive de la rupture avec la


prédiction du trajet de fissure. Nous avons volontairement adopté un point de vue plus restrictif,
à savoir la donnée a priori de ce trajet, car nous émettons des réserves quant au caractère
opérationnel des méthodes de prédiction du trajet. Pour étayer notre position, nous nous
appuyons non seulement sur notre propre expérience, voir la synthèse Lorentz (1997), mais aussi
sur une recherche bibliographique dont on résume ici les principales conclusions.

5.1 Discontinuités diffuses

Comme mentionné initialement, la minimisation de l’énergie porte en soi tous les ingrédients
de la fissuration : le critère d’amorçage, la loi cohésive et la prédiction de la position des fissures.
Mais la discrétisation spatiale de champs arbitrairement discontinus reste hors de portée. En
effet, une idée simple consiste à introduire des fissures potentielles entre les frontières de tous les
éléments finis (ainsi que le long de la frontière chargée de la structure). Ces fissures potentielles
sont alors modélisées au moyen d’éléments d’interface. Mais cette approche se heurte
malheureusement à deux écueils rédhibitoires, commentés dans (Drabeck and Böhm, 2005) et
(de Borst, 2003) et rappelés ci-dessous.

65
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

1.35e+03
1.35e+03
1.35e+03

675
675
675

0
0
0

-675
-675
-675

-1.35e+03
-1.35e+03
-1.05e+03 -525 0 525 1.05e+03
-1.35e+03 -1.05e+03 -525 0 525 1.05e+03
-1.05e+03 -525
O
0 525 1.05e+03
A B C
Y Y
Y Z X Z X
Z X 1.35e+03

1.35e+03 1.35e+03
1.35e+03

675

675 675
675

0 0
0

-675

-675 -675
-675

-1.35e+03
-1.05e+03 -525 0 525 1.05e+03
-1.35e+03 -1.35e+03
-1.35e+03
-1.05e+03 -525 0 525 1.05e+03 -1.05e+03 -525 0 525 1.05e+03
-1.05e+03 -525 0 525 1.05e+03

D E F G Y

Z X
Y Y
Y
Z X Z X
Z X

figure III-10 – Déformée de la plaque au cours du chargement (amplification = 2 000)

1500

D
Résultante (N)

1000

500

G
0 O
0 0,05 0,1
Déplacement imposé (mm)

figure III-11 – Réponse force – déplacement de la plaque trouée

66
Modèles de zones cohésives

150

travail des efforts extérieurs


énergie élastique

D
A B
E
G
100
F
Energie (N.mm)

50

O
0
0 50 100
Energie dissipée (N.mm)

figure III-12 – Réponse énergétique de la plaque trouée

10 éléments
20 éléments
1500 40 éléments
Résultante (N)

1000

500

0
0,04 0,05 0,06 0,07 0,08 0,09
Déplacement imposé (mm)

figure III-13 – Sensibilité de la réponse globale (phase non linéaire) au nombre de mailles

67
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Extension aberrante de la zone de fissuration


L’usage d’éléments d’interface requiert la régularisation de l’énergie en pénalisant la
condition d’adhérence entre les lèvres de la fissure avant que celle-ci ne s’initie. Cela revient à
introduire une élasticité fictive entre chaque élément fini, qui a pour conséquence une fissuration
sur des zones bien trop étendues.

Dépendance à l’orientation du maillage


La fissure est assujettie à suivre les bords des éléments qui peuvent très bien ne pas être
orientés le long de son trajet naturel (sinon, cela signifierait qu’on connaît a priori le trajet et
qu’on a maillé en en tenant compte), avec pour conséquence une aire de zone fissurée prédite qui
ne coïncide pas avec l’aire de la zone fissurée réelle. Faire tendre la taille des mailles vers zéro
n’y change rien (cf. les fractales, par exemple). La dissipation d’énergie prédite est alors
erronée ; des directions de fissuration privilégiées sont sélectionnées par le maillage, sans rapport
avec la réalité, d’où une dépendance pathologique à l’orientation des mailles.

5.2 Suivi progressif de la fissuration

Visiblement, la recherche de zones fissurées situées a priori n’importe où dans la structure n’a
jusqu’à présent pas reçu de traitement numérique satisfaisant. C’est pourquoi nombre de
chercheurs du domaine ont opté pour le suivi progressif de la propagation de fissure par petits
incréments du trajet. Nous allons évoquer quelques unes des difficultés que présente cette
méthode lorsque la fissure est unique. Bien entendu, des limitations accrues sont attendues en
présence de multi-fissuration (croisement de fissures, fissures multiples émanant d’une fissure
unique, etc.).

Choix arbitraire du critère d’orientation de fissure


Contrairement à l’approche du paragraphe précédent, une formulation explicite de chacun des
trois ingrédients de la fissuration – critère d’initiation, loi cohésive, prédiction du trajet – est
nécessaire, le dernier étant attendu sous la forme d’une orientation de fissure à chaque instant de
la propagation (fonction d’orientation). Dans un cadre énergétique, ces trois ingrédients dérivent
de l’énergie et sont donc cohérents entre eux. Toutefois, il semble difficile d’exprimer la
fonction d’orientation à partir de l’énergie9. C’est pourquoi des choix divers sont généralement
adoptés, sans garantie de cohérence avec les autres composantes de la modélisation : fissuration
en mode I pur, lèvres de fissure normales à la direction de contrainte principale maximale,
orientation fournie par la singularité du tenseur acoustique (perte d’ellipticité), etc. On peut

9
A la connaissance de l’auteur, cela ne semble pas avoir été réalisé jusqu’à présent.

68
Modèles de zones cohésives

regretter le caractère arbitraire de ces choix, d’autant qu’une large majorité des chercheurs du
domaine a préféré porter son attention sur la construction d’éléments finis appropriés plus que
sur l’élaboration physique du modèle.

Il faut néanmoins nuancer ce propos car les travaux initiés par Simo et al. (1993) fournissent
un cadre cohérent fondé sur la perte d’ellipticité des équations du milieu continu : l’initiation de
fissure coïncide avec la perte d’ellipticité, l’orientation est fournie par la direction du noyau du
tenseur acoustique et la loi cohésive reflète le comportement macroscopique d’une bande de
localisation dont l’épaisseur tendrait vers zéro. Toutefois, la perte d’ellipticité (locale) n’est pas
nécessairement synonyme de localisation effective ; en outre, la direction de localisation peut
notablement s’écarter de celle de la fissure définitive, voir (Besson et al., 2001). Ces deux
éléments nous semblent remettre partiellement en cause un tel modèle.

Plus généralement, on peut s’interroger sur l’existence même d’un critère local d’orientation,
fondé sur des quantités locales. En effet, le principe de minimisation d’une énergie est par
essence non local, impliquant une certaine forme de « coopération » des points matériels entre
eux. C’est d’ailleurs la voie suivie par Jirasek et Zimmermann (2001 b) où l’orientation de
fissure est fournie via les variables non locales d’un modèle d’endommagement.

Modélisation d’un trajet de fissuration continu en espace


Certaines familles d’éléments finis, notamment X-FEM, s’appuient implicitement sur une
surface de fissuration géométriquement continue, une propriété conditionnée par l’usage de level
sets. En revanche, d’autres éléments finis comme ceux à discontinuités internes (E-FEM) offrent
une plus grande latitude. Ainsi, l’élément introduit par Simo et al. (1993) sur lequel on reviendra
au § 6.2 ne dépend que de l’orientation de la fissure et de sa position relative (topologique) par
rapport aux nœuds mais pas de sa position spatiale précise. Dans ce cas, rien n’impose a priori
d’assurer une surface de fissuration géométriquement continue. Mais il s’avère qu’une
représentation discontinue du trajet de fissuration, géométriquement indépendante d’un élément
à l’autre, a pour conséquence une dépendance forte des résultats au maillage, comme illustré par
Alfaiate et al. (2002) mais aussi par Mosler et Meschke (2004) dont ce n’était pourtant pas le
propos. Pour de Borst (2003), c’est lié au fait qu’on aboutit à un simple modèle de type
« smeared crack », dont la dépendance au maillage est bien connue.

Quel que soit le type d’éléments finis, il est donc indispensable d’assurer la continuité
géométrique de la surface de fissuration. Cela implique notamment que seuls les éléments
voisins du front de fissure soient candidats à la fissuration. Or, pour des raisons de précision liée

69
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

à la discrétisation spatiale10, ce ne sont pas nécessairement ces éléments là qui sont les plus
sollicités mais des éléments un peu plus distants du front de fissure. Il faut donc interdire
artificiellement l’initiation de fissures dans ces derniers (pour éviter la fissure en pointillé), ce
que proposent aussi bien Alfaiate et al. (2002) qu’Oliver et Huespe (2004). Mais cette technique
soulève deux questions :
− l’étendue arbitraire de la zone dans laquelle l’initiation est interdite (en termes de
distance au fond de fissure ? En nombre de mailles ?) ;
− la discontinuité de la réponse globale de la structure. En effet, lorsque des éléments
antérieurement interdits de fissuration (donc violant le critère d’initiation) se voient
finalement affecter une loi cohésive, la réponse nous y semble nécessairement
discontinue (sauts de solution) avec sans doute des conséquences sur la convergence de
l’algorithme de résolution, sans parler de leur impact en dynamique.

Evolution temporelle de la direction de fissuration


A cause de la nécessaire continuité géométrique de la surface de fissuration, la direction de
fissure dans un élément où la loi cohésive est active est fixée une fois pour toute, donc au
moment de l’activation de la fissuration dans cet élément. Or, à la différence d’un modèle de
Griffith, l’évolution du degré de fissuration (l’intensité des forces cohésives) y est progressive.
Cela signifie que la direction de fissuration fournie peut très bien tourner entre le moment
d’amorçage de la zone cohésive et celui de sa fissuration totale (forces cohésives nulles). La
direction fixée une fois pour toute à l’activation n’est donc plus compatible avec celle
correspondant à l’état courant des variables mécaniques.

Un exemple édifiant a été proposé dans ce sens par Jirasek et Zimmermann (2001 b). Il s’agit
d’une fissuration en mode I d’une poutre en flexion 3 points. Il s’avère que la direction fournie à
l’activation de la loi cohésive est pratiquement perpendiculaire à celle attendue pour la fissure
définitive, conduisant à une réponse totalement erronée (en fait, le calcul ne converge plus en
raison des blocages trop sévères). Les auteurs de l’article en concluent que l’activation du
modèle de fissuration doit être différée, la transition étant assurée par un modèle
d’endommagement, nécessairement non local pour éviter toute dépendance au maillage.

On peut noter que la technique consistant à interdire l’activation de la loi cohésive dans
certains éléments est un autre moyen d’y différer la fissuration, bien moins physique il est vrai.
Elle semble néanmoins permettre de mener des calculs à terme, voir (Oliver et al., 2006), même

10
En présence de modèles cohésifs, aucun auteur n’a jusqu’à présent introduit de fonctions d’enrichissement spatial
qui garantiraient la concentration des contraintes le long du front de fissure (ou plus exactement, le long du fond de
la process zone).

70
Modèles de zones cohésives

si Alfaiate et al. (2002) observent malgré tout une dépendance du trajet de fissure au maillage
(pour des maillages qu’on pourra toutefois juger insuffisamment raffinés).

L’ensemble de ces éléments nous confortent dans l’idée que la prédiction du trajet de
fissuration en s’appuyant sur des modèles de zones cohésives reste encore hors de portée, dès
lors qu’on exige une invariance du trajet prédit par rapport à l’orientation des mailles. Il faut bien
noter que ces arguments sont indépendants du type des éléments finis supports de la
modélisation, qu’il s’agisse d’éléments X-FEM ou E-FEM. Oliver et al. (2006) ont d’ailleurs
montré que des résultats tout à fait similaires sont obtenus avec les deux familles d’éléments11.
On ajoutera également qu’une analyse de sensibilité des résultats par rapport au maillage (finesse
et orientation) fait souvent défaut dans la littérature et que l’extension de ces méthodologies aux
situations tridimensionnelles y est rare, signe de difficultés accrues. Et dans tous les cas, une
certaine stabilité des résultats n’est obtenue qu’au prix de maillages très raffinés, ce qui ôte son
poids à l’un des arguments souvent avancé pour l’usage d’éléments finis discontinus, à savoir
leur capacité à modéliser la rupture en conservant des maillages grossiers.

6. Conclusions et perspectives

Au vu des résultats précédents, notamment la simulation de la plaque trouée, il nous semble


que la méthodologie d’analyse fondée sur des modèles cohésifs est mûre pour un transfert vers
l’ingénierie car elle allie robustesse (prédiction de la fissuration jusqu’à la ruine complète de la
structure), fiabilité (convergence avec le maillage) et performance (quelques minutes de calcul
pour la plaque trouée). En revanche, elle impose une connaissance préalable de la surface de
fissuration potentielle, laissée à l’intuition de l’ingénieur ou s’appuyant sur des résultats d’essais.
En outre, il nous semble que des compléments d’analyse et des progrès restent à faire pour
conférer un caractère pleinement opérationnel à cette approche. On présente ci-dessous quelques
pistes de recherche qui s’inscrivent dans cette logique.

Quant à la détection du trajet de fissuration, nous ne pensons pas que les méthodes cohésives
permettront d’y répondre tant qu’aucune avancée mathématique ne fournira une discrétisation de
l’espace BD ( Ω ) des champs de déplacement discontinus. A cet égard, les modèles

11
Oliver et al. y annoncent également que la vitesse de convergence avec la taille de mailles est identique, en
contradiction avec les résultats du § 3.4. Faut-il alors en conclure que ce sont les algorithmes de recherche du trajet
de fissuration qui dégradent la convergence ?

71
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

d’endommagement continu du chapitre suivant nous semblent constituer une alternative


préférable.

6.1 Expression de l’énergie de fissuration

Des travaux complémentaires restent à mener pour mesurer l’influence de la forme de la loi
de fissuration, au-delà des paramètres fondamentaux que sont la contrainte critique (essentielle
dans la rupture d’un barreau) et l’énergie de fissuration (paramètre majeur dans la modélisation
de l’arrachement d’une fibre à sa matrice). Ainsi, en mode I pur, quelques simulations d’une
éprouvette DCB ont montré une certaine invariance des réponses tant globales (force -
déplacement, avancée de fissure) que locale (taille de la process-zone). Ces travaux restent à
compléter, notamment concernant la sensibilité à la loi de décharge, en comparant par exemple
l’effet d’une décharge élastique à celui de la décharge rigide proposée par Talon et Curnier
(2003).

6.2 Discrétisation des discontinuités

Pour discrétiser un saut de déplacement le long d’une surface donnée, plusieurs types
d’éléments finis sont disponibles, dont deux ont été examinés plus en détail dans ce texte. En
fait, on peut distinguer trois familles :
− les éléments d’interface qui ne modélisent que la surface de discontinuité ;
− les éléments à discontinuité incluse (E-FEM) qui discrétisent à la fois l’énergie de
volume et l’énergie d’interface et pour lesquels le saut de déplacement n’est pas continu
d’un élément à l’autre (discrétisation élémentaire du saut) ;
− les éléments X-FEM (ou formulations voisines) qui eux aussi discrétisent les termes de
volume et de surface mais garantissent en outre la continuité du saut de déplacement
(discrétisation nodale du saut).

S’il semble prématuré d’affirmer qu’un élément donné est meilleur que les autres, on peut en
revanche légitimement chercher à les positionner en regard de quelques attentes :
− traitement exact de la condition d’adhérence, afin de s’affranchir du choix du paramètre
de pénalisation et de ses effets en statique sur la qualité de la solution et la convergence
de l’algorithme de résolution, en dynamique sur la propagation des ondes et le choix du
pas de temps (notamment en explicite) ;
− indépendance du maillage vis-à-vis de la position de la fissure, pour éviter d’avoir à
reporter dans la phase de maillage des contraintes issues de la position géométrique de
la surface de fissuration potentielle ;

72
Modèles de zones cohésives

− enrichissement de la discrétisation spatiale, afin d’obtenir une meilleure convergence


de la solution avec la taille de mailles et donc limiter le nombre de mailles pour espérer
réduire les temps calcul. Il peut aussi bien s’agir de fonctions de forme de plus haut
degré, quadratiques par exemple, ou d’un enrichissement par des modes intérieurs à
l’élément considéré, selon l’approche « enhanced assumed strain », voir (Simo et Rifai,
1990).
− extension à des comportements volumiques non linéaires, la dissipation d’énergie
n’étant plus limitée au seul mécanisme de fissuration (plasticité, viscoplasticité, etc.).

X-FEM E-FEM Interface


SKON KOS (§ 3) usuel (§ 2) mixte

Adhérence parfaite régularisation oui oui régularisation oui

milieu de maillage de la maillage de la


Maillage et fissure indépendants indépendants
l’élément fissure fissure

Enrichissement de la
oui difficile difficile oui oui
discrétisation spatiale

Comportements pts. de Gauss


difficile difficile oui oui
volumiques non linéaires nombreux

tableau III-2 – Propriétés des éléments finis (en gris : favorable ; en hachuré : favorable à confirmer)

Aucun élément ne satisfaisant l’ensemble des attentes, le choix du « bon élément » devient
une question de priorité entre attentes. Ainsi, pour s’affranchir de la pénalisation de l’adhérence
initiale des lèvres de la fissure, nous avons été amené à développer un élément E-FEM (KOS)
qui par ailleurs ne satisfait aucune des autres attentes. A l’avenir, il importe donc de lui trouver
des alternatives. Deux d’entre elles ont été insérées dans le tableau III-2.

La première, l’élément E-FEM / SKON, est souvent avancée dans la littérature, voir (Simo et
al., 1993) ou encore (Jirasek, 2000). Cet élément consiste en un triangle à fonctions de forme
linéaires (constant strain triangle) enrichies par un saut constant. La différence majeure avec
l’élément KOS est le remplacement de la matrice DT dans l’intégrande (3.26) par une matrice ad
hoc, de sorte à toujours satisfaire la condition du patch-test (3.27) : l’élément représente bien à la
fois la nature cinématique du saut de déplacement et la condition d’équilibre sur les lèvres de la
zone cohésive. En contrepartie, la formulation ne dérive plus d’une énergie ; en particulier, elle

73
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

n’est plus symétrique12. Contrairement à l’élément KOS, l’élément SKON est statiquement et
cinématiquement optimal quelle que soit la position de la fissure, levant ainsi la contrainte sur le
maillage. En fait, cette bonne propriété doit être tempérée car nous avons montré qu’en présence
de champs uniformes, la dissipation d’énergie calculée n’est pas exacte – sauf configuration
géométrique particulière – même si elle tend vers la bonne solution avec le raffinement de
maillage. Cela risque de nuire aux propriétés de convergence de l’élément dans des problèmes
gouvernés par la dissipation d’énergie, par exemple la propagation d’une fissure dans une
éprouvette DCB. Des tests sont en cours pour mesurer l’impact de cette erreur en énergie.

Une seconde alternative consiste à s’affranchir de la pénalisation dans un élément d’interface.


Pour cela, nous suivons une piste de recherche dans laquelle la relation entre déplacements
nodaux et saut de déplacement (3.17) est traitée de façon faible par dualisation, conduisant à un
élément d’interface dont les degrés de liberté sont les déplacements et les forces cohésives13.

6.3 Analyses dynamiques

Lorsque le comportement est fragile, la propagation de la fissure a généralement lieu à des


vitesses qui ne permettent plus de négliger les effets d’inertie. Un calcul dynamique préliminaire
de la plaque trouée indique en effet des propagations de fissure s’effectuant à un dixième de la
vitesse des ondes. Par ailleurs, Charlotte et al. (2005) ont étendu les approches en énergie au cas
dynamique et montré que la solution quasi-statique n’est pas nécessairement conservative en
terme de longueur de propagation. Enfin, en présence de plusieurs sites potentiels de fissuration,
l’analyse dynamique semble physiquement plus représentative pour prédire quelle fissure
amorcera, en dépit de la solution de nature algorithmique présentée par Oliver et Huespe (2004).

Ces points militent pour une poursuite des travaux dans le cadre dynamique, ce qui soulève
quelques questions difficiles, notamment sur les algorithmes d’intégration en temps (dynamique
non régulière).

Références
Charlotte M., Laverne J., Marigo J.-J. (2006) Initiation of cracks with cohesive force models: a variational approach.
European Journal of Mechanics A/Solids 25, 649-669.
Francfort G., Marigo J.-J. (1998) Revisiting brittle fracture as an energy minimization problem. J. Mech. Phys.
Solids 46(8), 1319-1342.
Jirasek M. (2000) Comparative study on finite elements with embedded discontinuities. Comp. Meth. Appl. Mech.
Engng. 188, 307-330.

12
Ces propriétés expliquent la désignation SKON « Statically and Kinematically Optimal Non symmetric ».
13
Depuis la rédaction du manuscrit, les bonnes propriétés pressenties ont été confirmées, voir Lorentz (2008).

74
Modèles de zones cohésives

Jirasek M., Zimmermann Th. (2001 a) Embedded crack model : I. Basic formulation. Int. J. Num. Meth. Engng.
50(6), 1269-1290.
Jirasek M., Zimmermann T. (2001 b) Embedded crack model : Part II: Combination with smeared cracks. Int. J.
Numer. Meth. Engng. 50, 1291-1305.
Manzoli O.L., Shing P.B. (2006) A general technique to embed non-uniform discontinuities into standard solid finite
elements. Comp. Struct. 84, 742-757.
Oliver J., Huespe A.E., Sanchez P.J. (2006) A comparative study on finite elements for capturing strong
discontinuities: E-FEM vs. X-FEM. Comput. Methods Appl. Mech. Engrg. 195, 4732-4752.
Schellekens J.C.J., de Borst R. (1993) On the numerical integration of interface elements. Int. J. Num. Meth. Engng.
36, 43-66.
Simo J.C., Oliver J., Armero F. (1993) An analysis of Strong Discontinuities Induced by Strain-Softening in Rate-
Independent Inelastic Solids. Journal of Computational Mechanics 12, 277-296.
Simo J.C., Rifai M.S. (1990) A class of mixed assumed strain methods and the method of incompatible modes. Int.
J. Num. Meth. Eng. 29, 1595-1638.
Talon C., Curnier A. (2003) A model of adhesion coupled to contact and friction. Eur. J. Mech. A/Solids 22(4), 545-
565.
Taylor R.L., Simo J.C., Zienkiewicz O.C., Chan A.C.H. (1986) The patch-test – a condition for assessing FEM
convergence. Int. J. Num. Meth. Engng. 22, 39-62.

Références complémentaires relatives à l’étude bibliographique sur le trajet de fissuration


Alfaiate J., Wells G.N., Sluys L.J. (2002) On the use of embedded discontinuity element with crack path continuity
for mode I and mixed-mode fracture. Engineering Fracture Mechanics 69, 661-686.
Besson J., Steglich D., Brocks W. (2001) Modeling of crack growth in round bars and plane strain specimens. Int. J.
Solids Struct. 38, 8259-8284.
De Borst R. (2003) Numerical aspects of cohesive-zone models. Engineering Fracture Mechanics 70, 1743-1757.
Drabek T., Böhm H.J. (2005) Damage models for studying ductile matrix failure in composites. Computational
Materials Science 32, 329-336.
Mosler J., Meschke G. (2004) Embedded crack vs. smeared crack models: a comparison of elementwise
discontinuous crack path approaches with emphasis on mesh bias. Comput. Methods Appl. Mech. Engrg. 193 (2004)
3351-3375.
Oliver J., Huespe A.E. (2004) Theoretical and computational issues in modelling material failure in strong
discontinuity scenarios. Comput. Methods Appl. Mech. Engrg. 193, 2987-3014.

Références relatives à l’auteur


Badel P.-B. (2001) Contributions à la simulation numérique de structures en béton armé. Thèse de doctorat de
l’université Paris VI.
Charlotte M., Debruyne G., Dumouchel P.-E., Marigo J.-J. (2005) Analyse du décollement d’un film élastique en
régime dynamique : exploration analytique et numérique. Actes du septième colloque national en calcul des
structures, 17-20 mai 2005, Giens.
Laverne J. (2004) Formulation énergétique de la rupture par des modèles de forces cohésives : considérations
théoriques et implantations numériques. Thèse de doctorat de l’université Paris XIII.
Lorentz E. (1997) Evaluation d’une modélisation de l’endommagement des structures par lignes de discontinuités
des déplacements. CR-MMN 97-120.
Lorentz E. (2008) A mixed interface finite element for cohesive zone models. Accepted in Comp. Meth. Appl.
Mech. Engng.
Lorentz E., Badel P. (2004) A new path-following constraint for strain-softening finite elements simulations. Int. J.
Num. Meth. Engng. 60, 499-526.

75
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

76
IV - ENDOMMAGEMENT CONTINU DES STRUCTURES

Après la prédiction de l’amorçage et de la propagation de fissures le long d’un trajet fixé a


priori, nous abordons maintenant la question de la fissuration dans son intégralité : initiation,
phases de propagation, arrêts potentiels, branchements, multi-fissuration, etc. Suite aux
conclusions du chapitre précédent, nous estimons que la mécanique continue de
l’endommagement est à l’heure actuelle l’approche la plus robuste pour déterminer le trajet de
fissure, où cette dernière est modélisée comme une zone endommagée localisée. Un second
argument milite en faveur d’une description continue : certains mécanismes d’endommagement,
notamment ductiles, se prêtent mieux à une modélisation par une loi volumique (point matériel)
que par une loi cohésive, car la fissuration n’intervient qu’au stade ultime du processus.
Cependant, nous verrons que le choix d’une modélisation continue entraîne des difficultés de
simulation accrues et doit donc être considéré comme un dernier recours, quand les autres
approches s’avèrent insatisfaisantes ou inapplicables.

Un cadre énergétique commun à ces différentes stratégies de modélisation – critères


d’amorçage, modèles de zones cohésives, mécanique de l’endommagement – permet de
préserver une certaine cohérence. Il impose cependant d’adopter des modèles de comportement
appartenant à la classe des matériaux standard généralisés pour bénéficier des résultats du
chapitre I. Bien qu’en apparence restrictif, ce formalisme englobe des lois physiquement
réalistes, aussi bien pour des matériaux fragiles que ductiles.

Outre un cadre de cohérence, la formulation énergétique permet également d’aborder plus


sereinement le passage du point matériel à la structure, source de plusieurs difficultés parmi
lesquelles on examinera :
− le suivi des instabilités structurales (matériau fragile),
− le blocage numérique lié aux grandes déformations plastiques (matériau ductile),
− la localisation des déformations et de l’endommagement.

Concernant ce dernier point, le recours à des formulations non locales du comportement nous
semble incontournable. Plusieurs familles seront analysées, sachant qu’aucune ne peut à l’heure
actuelle se targuer d’une construction purement déductive à partir d’hypothèses physiques. Mais
elles répondent toutes à la nécessité d’un couplage entre points matériels voisins en régime de

77
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

localisation. Le choix d’une formulation plutôt qu’une autre devra donc s’appuyer sur des
considérations pragmatiques.

Enfin, quelques exemples permettront d’illustrer la mise en œuvre de toute la chaîne d’outils.
Les résultats obtenus y sont encourageants mais ils mettent aussi en lumière un certain nombre
d’axes de progrès, notamment en regard des performances.

1. Matériaux fragiles

Deux objectifs sont poursuivis dans cette partie dédiée à la modélisation des matériaux
fragiles. D’une part, montrer qu’il est possible de construire une gradation de lois de
comportements de plus en plus riches sur le plan physique et qui demeurent dans le cadre
« standard généralisé ». D’autre part, proposer un traitement numérique des instabilités
inhérentes au caractère fragile, i.e. un endommagement à faible dissipation.

1.1 Modèle élémentaire

La description d’un comportement fragile à σ


σ p2 1 + γ
l’échelle d’un point matériel s’appuie a minima sur σp ← k=
2E γ
deux ingrédients : d’une part, la définition d’un
domaine d’élasticité à l’intérieur duquel
ET
ET → γ=−
l’endommagement n’évolue pas, et d’autre part, la E
donnée d’une énergie à rupture, c’est-à-dire
aire k
l’énergie consommée (dissipée ou bloquée) par le E ε
point matériel en passant d’un état initialement
figure IV.1 – Endommagement en traction
sain à un état totalement détérioré. On retrouve les (modèle élémentaire)
éléments fondamentaux des lois cohésives décrites
au chapitre précédent, à ceci près que l’énergie à rupture est ici une grandeur volumique et non
plus surfacique1. La réponse typique d’un tel comportement dans un essai de traction est donné
sur la figure IV.1.

Une approche possible pour modéliser ce comportement s’appuie sur l’introduction d’une
variable interne scalaire a qui mesure l’état d’endommagement. Elle paramètre la perte de
rigidité du point matériel :
σ = (1 − a ) E : ε ; 0 ≤ a ≤1 (4.1)

1
Cette différence sera à l’origine des problèmes de localisation qu’on rencontrera plus loin.

78
Endommagement continu des structures

où E , ε et σ désignent respectivement le tenseur de Hooke, la déformation et la contrainte. On


introduit maintenant un taux de restitution de densité d’énergie :

1  γ (1 + γ ) 
Y = ε : E : ε + k 1 − 2 (4.2)
2  (1 + γ − a ) 

k et γ sont les paramètres du matériau relatifs au mécanisme d’endommagent ; ils déterminent


le seuil d’élasticité et l’énergie à rupture (égale à k ) comme indiqué en figure IV.1. Hormis ces
relations, l’expression (4.2) est arbitraire2. L’évolution de l’endommagement, initialement nul,
est gouvernée par une condition de cohérence relative à la fonction seuil f :
f (Y ) = Y − k ; f (Y ) ≤ 0 aɺ ≥ 0 aɺ f (Y ) = 0 (4.3)

Lorsque l’endommagement atteint la valeur 1, il n’évolue plus, le point matériel est totalement
détérioré. Les contraintes et la rigidité y sont désormais nulles. Ce point n’est pas anodin car il
conditionne la concentration de contraintes au voisinage d’une zone endommagée (transition
vers la singularité en pointe de fissure)3.

La loi de comportement est totalement décrite par les équations (4.1) à (4.3). Elle relève de la
classe des matériaux standard généralisés, cf. chapitre I, avec comme énergie libre et potentiel de
dissipation :
1 a ( a − 1)
Φ ( ε, a ) = (1 − a ) ε : E : ε + k + I + (1 − a ) (4.4)
2 1+ γ − a ℝ
Ψ ( aɺ ) = k aɺ + Iℝ+ ( aɺ ) (4.5)

où I K désigne l’indicatrice d’un convexe K . Nous ne cherchons pas à donner une interprétation
physique à la forme des énergies ci-dessus (inutile en mécanique pure), notamment au fait qu’au
cours de l’évolution de l’endommagement, la matière commence par libérer de l’énergie libre
puis la stocke à nouveau. On peut néanmoins constater que la variation d’énergie libre est nulle
sur un cycle de chargement qui endommagerait totalement un point matériel
( Φ ( 0,1) − Φ ( 0, 0 ) = 0 ) : toute l’énergie consommée y est dissipée.

Même si ce modèle de comportement demeure simpliste, il présente déjà le trait commun à


tous les modèles d’endommagement : l’écrouissage négatif ou adoucissement qui traduit le fait
qu’au-delà d’un certain niveau de chargement, la matière résiste de moins en moins à des
sollicitations en force, voir Marigo (1981) pour une analyse plus précise. Si on ajoute à cela son

2
Elle a été adoptée car elle conduit à une réponse linéaire dans le régime d’écrouissage négatif (au-delà du pic de
contraintes), ce qui facilite dans certains cas l’analyse du modèle.
3
Sur un plan numérique, il est fondamental de maintenir les contraintes à zéro aux points totalement détériorés (en
les retirant du modèle éléments finis ou non). Sinon, elles peuvent introduire des efforts parasites non négligeables
lorsque la fissure (lieu des points où a = 1 ) s’ouvre notablement.

79
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

appartenance à la classe des matériaux standard généralisés, on comprend que ce modèle est un
bon candidat à la validation des formulations non locales que l’on présente ci-après. Enfin, il
présente malgré tout une certaine pertinence physique pour décrire la ruine en traction de
structures fragiles sollicitées par un chargement monotone.

1.2 Matériaux standard généralisés et description réaliste du comportement

Au chapitre I, certains avantages relatifs au cadre des matériaux standard généralisés ont été
présentés. On pourrait croire que ce cadre restrictif est antagoniste d’une description du
comportement des matériaux suffisamment riche au plan physique. Le modèle élémentaire ci-
dessus aurait même tendance à conforter cet a priori. C’est pourquoi nous souhaitons présenter
ici des extensions de ce modèle qui affinent la description physique d’un endommagement par
micro-fissuration et demeurent néanmoins dans le cadre « standard généralisé ».

Un premier objectif consiste à prendre en compte approximativement la re-fermeture des


micro-fissures tout en préservant la relative simplicité d’une modélisation isotrope de
l’endommagement (i.e. scalaire). Cela impose nécessairement de s’appuyer sur le tenseur des
déformations pour distinguer ouverture et fermeture de fissures. Badel (2001) s’appuie ainsi sur
le signe des déformations propres et celui de la déformation hydrostatique ; il laisse inchangé le
potentiel de dissipation (4.5) mais propose une nouvelle expression de l’énergie libre4 :
1 3

Φ ( ε, a ) = ( ) ( ) ∑ R ( a, εi ) 2µ εi2  + I ℝ+ (1 − a )
2
 R a , tr ε λ tr ε + (4.6)
2 i =1 

où λ et µ désignent ici les coefficients de Lamé qui caractérisent le tenseur de rigidité E . Les
valeurs propres du tenseur de déformation sont notées εi . Enfin, la fonction R assure la
restauration de rigidité en compression en n’affectant l’effet de l’endommagement qu’aux
sollicitations de traction :
 1− a
 si x ≥ 0
R ( a, x ) = 1 + a γ (4.7)

 1 si x < 0

Bien que R ne soit pas une fonction continue, l’énergie libre est une fonction C 1 de ses
arguments, ce qui assure la continuité de la réponse contrainte – déformation. Elle est également
convexe par rapport à chacun de ses arguments.

4
La forme d’écrouissage introduite par Badel (2001) est différente de celle proposée en (4.4) mais cela n’a pas
d’incidence sur la suite de l’exposé.

80
Endommagement continu des structures

La modélisation de la restauration de rigidité reste pauvre en l’absence d’une description


anisotrope des fissures. Toutefois, la définition (4.6) introduit déjà une complexité
supplémentaire dans la modélisation car l’élasticité n’est plus linéaire ( Φ n’est pas une fonction
quadratique de la déformation), ni même linéaire par morceaux. Compte tenu de la difficulté
numérique associée, il est donc préférable de passer par cette étape avant de s’engager dans une
modélisation anisotrope. Il est également remarquable qu’une prise en compte aussi fruste de la
re-fermeture des fissures permet déjà de lever un verrou dans le calcul de réservoirs sous
pression (une application industrielle somme toute courante). En effet, considérons une enceinte
cylindrique sous pression. Le dommage commence par se développer en peau intérieure.
Lorsqu’il y atteint sa valeur ultime a = 1 , les contraintes y deviennent nulles avec le modèle (4.4)
et donc incapables d’équilibrer la pression intérieure5 : la simulation prend fin bien avant la ruine
de la structure. Avec le modèle (4.6) en revanche, une rigidité radiale subsiste (sollicitation
radiale en compression) si bien que l’effort de pression est transmis vers les couches plus
profondes de l’enceinte. Bien sûr, une modélisation de la re-fermeture est également
indispensable pour les trajets de chargement cycliques, en particulier ceux de nature sismique.

L’introduction d’une disparité ouverture / fermeture se répercute directement sur le seuil


d’endommagement qui devient plus faible en traction qu’en compression. Lorsque le contraste
est insuffisant par rapport à la réalité expérimentale, Badel (2001) propose d’introduire dans le
potentiel de dissipation une dépendance fonctionnelle du paramètre k à la trace des
déformations, de la forme :
k = k 0 + k 1 − tr ε (4.8)

Une alternative consiste à distinguer les mécanismes d’endommagement en traction et en


compression en les caractérisant par des variables internes différentes, voir Godard (2005). Il
faut noter que ces variantes du modèle demeurent dans le cadre standard généralisé.

L’étape suivante dans la finesse de description passe par une prise en compte anisotrope des
micro-fissures. Ainsi, Badel (2001) et Godard (2005) étendent les lois de comportement
précédentes en introduisant une représentation orthotrope du dommage (tenseur d’ordre 2). La
présentation de ces modèles, bien plus complexes, sort du cadre du présent document. On en
retiendra néanmoins qu’ils s’inscrivent à leur tour dans le cadre des matériaux standard
généralisés, en préservant notamment la convexité séparée des potentiels par rapport aux
tenseurs de déformation et d’endommagement. Cela nous semble prouver que le cadre « standard
généralisé », quoique restrictif, n’est pas un obstacle insurmontable à une prise en compte

5
C’est également vrai de modèles plus réalistes, notamment le modèle de Mazars généralement mis en avant pour
les simulations industrielles de structures en béton.

81
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

réaliste des différents ingrédients physiques du comportement. Dans la suite du chapitre, on se


restreindra néanmoins au modèle d’endommagement élémentaire présenté au § 1.1.

1.3 Instabilités structurales

Un mécanisme d'endommagement fragile est caractérisé par une dissipation volumique faible,
du même ordre de grandeur que la restitution d'énergie élastique volumique. Or, en l'absence
d'un couplage thermique, on a le bilan énergétique suivant :
⌠ ɺ
Kɺ − Pext = − Φ +D (4.9)

où K est l’énergie cinétique, Pext la puissance des efforts extérieurs et D la dissipation. Cette
dernière est nulle en dehors de la zone Ω D où l'endommagement se développe et du même ordre
de grandeur que Φ ɺ dans Ω d'après la remarque précédente. Par ailleurs, comme
D

l'endommagement est localisé, cf. § 3, il s'avère que Ω D est petit devant la structure complète
Ω . Enfin, du fait des équations d'équilibre, il est fréquent que les contraintes soient amenés à
décroître dans la structure au-delà de la charge limite, ce qui se traduit globalement par une
restitution d'énergie élastique ( Φ
ɺ < 0 ). Par conséquent, lorsque la zone endommagée localisée se
propage, on a :
⌠ ɺ ⌠ ɺ
Kɺ − Pext = −  Φ +D −  Φ >0 (4.10)
⌡ ⌡
ΩD Ω\ΩD

On est alors en présence d'un régime instable puisqu'il y a production d'énergie cinétique, sauf à
absorber le surplus d'énergie par le milieu extérieur ( Pext < 0 ). A l'exception de quelques
situations assez rares (notamment l'éprouvette DCB pré-fissurée et sollicitée en déplacement
imposé), l'endommagement fragile se traduit par une réponse instable de la structure. C’est
d’ailleurs ce qu’on a observé au chapitre précédent dans la simulation numérique de la ruine
d’une plaque trouée (snap-backs de la réponse globale).

Ce qui est vrai du problème continu est encore accentué après discrétisation spatiale. Même
en présence d’une propagation stable, les éléments finis semblent s’endommager isolément,
conduisant à une succession d’instabilités dont l’amplitude décroît avec la finesse du maillage,
voir Badel (2001) pour une illustration analytique par un matelas de ressorts.

En toute rigueur, la prise en compte d’instabilités nécessitent une modélisation dynamique du


problème. Mais en raison de la complexité très largement supérieure de ces simulations
(sensibilité à la discrétisation spatiale, calage de la viscosité, prise en compte ou non des
propagations d’onde, …), il nous semble préférable de privilégier autant que possible une

82
Endommagement continu des structures

approche quasi-statique du problème, qui permet a minima d’évaluer l’amplitude énergétique de


ces instabilités et donc le bien-fondé d’un recours à la dynamique. Considérons le problème
discrétisé en temps et en espace :
Fint ( ∆U n ) + B T λ n = t n Fext
 (4.11)
 B Un = t n U imp

L’incrément des déplacements nodaux ∆U n = U n − U n−1 et les réactions d’appui λ n sont les
inconnues du problème, où les exposants n − 1 et n désignent respectivement le début et la fin
du pas de temps courant. La première équation exprime l’équilibre des forces nodales
(intérieures, extérieures et réactions d’appui), la seconde traduit les conditions cinématiques.
Dans cette formulation, le chargement est croissant avec le temps t .

La résolution directe de (4.11) par une méthode de Newton se heurte à des problèmes de
convergence au moment de franchir les instabilités : en l’absence de continuité de la réponse (à
cause des snap-backs), l’estimation initiale de l’algorithme est en dehors du bassin d’attraction
de la méthode de Newton, et ce quelle que soit la taille des pas de temps. Une méthode pour
franchir les instabilités consiste à ajuster l’intensité du chargement extérieur de sorte à suivre pas
à pas la réponse globale de la structure, y compris les snap-backs : l’évolution du chargement
n’est plus monotone. Ces techniques de pilotage du chargement – dites aussi méthodes de
continuation – sont traditionnellement employées dans les simulations du flambement de
structures minces. Une inconnue supplémentaire, l’intensité du chargement ηn , est introduite
dans le système (4.11), ainsi qu’une équation supplémentaire dite de pilotage :
Fint ( ∆U n ) + B T λ n = ηn Fext

 B U n = ηn U imp (4.12)

 P ( ∆U n ) = ∆τ

P est appelée fonction de pilotage. L’incrément ∆τ > 0 contrôle la « vitesse d’avancée » le long
de la courbe de réponse globale ; c’est l’équivalent de l’incrément de temps dans le problème
(4.11).

Toute l’efficacité de la méthode de pilotage réside dans un bon choix de fonction de pilotage
P. Les fonctions de type « longueur d’arc », très usitées dans les problèmes de flambement, sont
inadaptées à cause de la brutalité des snap-backs (réponses élastiques et dissipatives quasiment
confondues). Geers (1999) a présenté un état de l’art et proposé des solutions adaptées aux lois
fragiles. Mais elles s’appuient sur des heuristiques pour déterminer les zones où
l’endommagement se développe, ce qui peut nuire à la robustesse de l’ensemble. Cela nous a

83
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

conduit à proposer une alternative, cf. (Lorentz et Badel, 2004), qui part de la constatation
qu’une fonction de pilotage efficace doit :
(i) préserver l’existence de solution (sans s’appuyer sur une heuristique) ;
(ii) rejeter une solution purement élastique (contrairement à la longueur d’arc).

Pour cela, nous nous sommes appuyés sur la fonction seuil qui caractérise le domaine élastique.
La méthode usuelle de résolution de l’équation de cohérence associée consiste pour chaque point
de Gauss à envisager une solution élastique, c’est-à-dire sans évolution des variables internes et à
vérifier que la fonction seuil reste négative. On parle de tir ou de prédiction élastique. Si la
fonction seuil est positive, la solution élastique n’est pas acceptable : il y a évolution de
l’endommagement. Pour que l’équation de pilotage (4.12)-c garantisse qu’au moins un point de
Gauss s’endommage (ii), on choisit comme fonction de pilotage le maximum du tir élastique sur
tous les points de Gauss. On montre dans Lorentz et Badel (2004) que si une branche de
solutions dissipatives existe, alors elle peut être suivie par cette fonction de pilotage, quitte à
choisir des incréments ∆τ petits (i). Pour illustrer, voici la fonction de pilotage correspondante
dans le cas du modèle d’endommagement scalaire du § 1 :

(
P ( ∆U ) = max f Y ( ε ng−1 + B g ∆U, a n −1 )
g
) (4.13)

où B g ∆U est l’incrément de déformation au point de Gauss g . On ne détaillera pas ici la


résolution numérique de (4.12). On retiendra seulement que le traitement de l’équation de
pilotage entraîne un accroissement temps calcul inférieur à 10 % du temps total.

Les potentialités de la méthode seront illustrées dans la suite du chapitre. On peut néanmoins
se reporter dès à présent à la figure IV.9 qui montre la réponse force – déplacement d’une plaque
trouée sollicitée en traction : on y observe les deux variétés d’instabilités, structurelles et
numériques. Dans chaque cas, le pilotage du chargement permet de suivre les snap-backs. En
examinant la distribution correspondante du champ d’endommagement figure IV.8, on peut
également remarquer que le pilotage bascule sans difficulté d’une zone endommagée (à droite du
trou) à une autre (à gauche du trou) : l’introduction de la fonction « maximum » remplace –
avantageusement nous semble-t-il – les heuristiques introduites dans (Geers, 1999).

Finalement, cette méthode de pilotage permet de retrouver un degré de robustesse qu’on avait
perdu avec un algorithme de Newton direct. C’est une étape importante de la simulation de
l’endommagement des structures fragiles, ce qu’avait déjà identifié de Borst (1987) il y a vingt
ans.

84
Endommagement continu des structures

2. Matériaux ductiles

Comme pour les matériaux fragiles, le cadre « standard généralisé » permet de décrire de
manière réaliste le comportement des matériaux ductiles, caractérisés par un couplage entre
plasticité et endommagement. Nous avons opté pour le modèle phénoménologique de Rousselier
qui nous semble être un bon compromis entre la finesse de description physique et l’applicabilité
à des calculs industriels, à condition de prêter attention à la robustesse de son intégration
numérique. A ce titre, l’expression du modèle dans le cadre des matériaux standard généralisés
en grandes déformations décrite au chapitre I en est le garant.

Toutefois, la donnée d’une loi de comportement satisfaisante à l’échelle du point matériel ne


suffit pas à garantir le bon déroulement des simulations à l’échelle de la structure. Contrairement
aux matériaux fragiles, l’endommagement des matériaux ductiles s’accompagne d’une
dissipation plastique importante dont la contribution au bilan énergétique évite l’apparition
d’instabilités, au moins pour les structures de petites tailles relativement à l’extension des zones
endommagées. Mais l’existence de déformations plastiques de l’ordre de 100 à 200 % entraîne
d’autres difficultés dans la modélisation par éléments finis liées au gonflement plastique
(changement de volume imposé par le comportement). Nous expliciterons l’origine de ces
difficultés et nous proposerons un nouvel élément fini apparemment capable de les surmonter.

2.1 Description phénoménologique de l’endommagement ductile

L’endommagement ductile des aciers est associé à


la germination, la croissance et la coalescence de
Z
Y

cavités au sein du matériau. Pour décrire ces X

phénomènes, nous nous sommes appuyés sur le


modèle de Rousselier pour lequel nous avons proposé
quelques évolutions afin d’accroître la robustesse de
son intégration numérique sans remettre en cause ses figure IV.2 – Seuil d’élasticité du modèle
de Rousselier
qualités prédictives.

Motivations au choix du modèle de Rousselier


La loi de comportement proposée par Rousselier (1981, 2001) décrit un mécanisme plastique
à écrouissage isotrope couplé à un phénomène de croissance de cavités. Aux dires de son auteur
lui-même, il s’agit là des ingrédients minimaux pour modéliser l’endommagement ductile, si
bien que de nombreuses limitations subsistent : absence de germination continue, isotropie de
l’écrouissage et des cavités, pas de refermeture des pores, coalescence insuffisamment décrite,

85
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

critère inapproprié pour une extension directe à la viscoplasticité. Néanmoins, l’objectif étant la
simulation numérique robuste d’une structure, il nous a paru préférable de partir d’un modèle
simple. C’est pourquoi l’effort a d’ailleurs porté sur son traitement numérique et non sur des
enrichissements phénoménologiques.

Le modèle de Gurson dans sa version modifiée par Tvergaard et Needleman (GTN) aurait pu
constituer une alternative. Nous lui avons préféré celui de Rousselier car il s’intègre plus
naturellement dans une formulation standard généralisée en contraintes de Kirchhoff comme
celle présentée au chapitre I. En outre, le point singulier du domaine d’élasticité sur l’axe des
contraintes hydrostatiques (figure IV.2) engendre tout un cône de directions d’écoulement
plastique admissibles en présence de forte triaxialité des contraintes. Cette propriété semble
permettre de représenter grossièrement la coalescence des cavités sans recours à des ingrédients
phénoménologiques supplémentaires. D’après Besson et al. (2001), c’est une des raisons pour
lesquelles le modèle de Rousselier est apte à décrire qualitativement le faciès de ruine complexe
en forme de cône tronqué observé sur certaines éprouvettes axisymétriques entaillées.

Modélisation de la porosité
Dans sa version usuelle, la loi de comportement de Rousselier est écrite de manière
incrémentale6 et la porosité a le statut de variable interne indépendante. Moyennant un choix de
potentiels adéquat, Rousselier (2001) a montré que la loi s’insérait dans le formalisme des
matériaux standard généralisés, tel qu’exprimé en petites déformations. Toutefois, pour
l’extension aux grandes déformations présentée au chapitre I, nous avons opté pour une écriture
différente du modèle qui se réduit à une loi élastoplastique à écoulement normal associé.

Pour cela, nous approximons la porosité f comme une fonction des déformations et non plus
comme une variable d’état indépendante :
1 − f0
=J (4.14)
1− f

où J = det F désigne le Jacobien de la transformation et f 0 est la porosité initiale du matériau


(germination brutale des cavités autour des inclusions). L’expression (4.14) signifie que le
changement de volume d’un VER constitué d’une cavité entourée d’une matrice est égale au
changement de volume de la cavité, ce qui revient à négliger le changement de volume élastique
de la matrice. Cette expression est différente de celle généralement utilisée avec ce type de
modèle, à savoir :

6
La relation contrainte – déformation y est écrite sous forme hypo-élastique et la loi d’écoulement est fonction du
taux de déformation plastique eulérien Dp .

86
Endommagement continu des structures

0,30

calcul de microstructure
porosité f(J)
porosité f(JP)

0,20
Porosité

0,10

0,00
0,00 0,10 0,20 0,30
Déformation longitudinale logarithmique

figure IV.3 – Relation porosité - gonflement par simulation d’une micro-structure

1 − f0
fɺ = (1 − f ) tr Dp ⇒ =Jp (4.15)
1− f

où Dp est le taux de déformation plastique eulérien et J p le changement de volume plastique


(qui n’est pas égal à 1 dans ce type de modèles à cause de la croissance des cavités). La
simulation d’une microstructure sphérique à matrice élastoplastique (figure IV.3) montre certes
que l’expression (4.15) reflète mieux la réponse de la microstructure que (4.14) mais aussi que
l’écart entre les deux formules reste faible, le changement de volume élastique étant petit. Cela
milite pour conserver l’expression (4.14) dont on verra qu’elle s’avère une source de robustesse
pour l’intégration de la loi de comportement.

Expression dans le cadre des matériaux standard généralisés


L’écoulement plastique est gouverné par la fonction seuil suivante qui dépend de la contrainte
de Kirchhoff τ et de la force motrice de l’écrouissage A et qui est paramétrée par la porosité :

f ( τ , A ; f ) = τeq + σ1 D f exp ( τH σ1 ) + A − σ y (4.16)

où σ1 et D sont deux paramètres caractéristiques du matériau, tandis que τH et τeq désignent


respectivement la partie hydrostatique et la norme de von Mises des contraintes. La surface seuil
correspondante est représentée en figure IV.2. On remarque tout l’intérêt d’avoir exprimé la

87
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

porosité comme une fonction de la déformation et non de la déformation plastique : on se place


ainsi dans le cadre introduit au chapitre I.3, en bénéficiant notamment des propriétés d’existence
et d’unicité de la solution au problème d’intégration locale du comportement. Par rapport à un
critère de plasticité de von Mises, on note deux différences majeures :
− la dépendance à la contrainte hydrostatique. L’écoulement plastique étant normal et
associé à la fonction seuil, on en déduit qu’il aura une composante volumique. Il y a
bien un changement de volume plastique, associé à la croissance des cavités.
− l’existence d’un point singulier sur la surface seuil, pour des états de contrainte
purement hydrostatiques. La normale au seuil et donc aussi l’écoulement plastique n’y
sont plus définis de manière unique. En fait, l’inclusion différentielle qui caractérise la
loi d’écoulement y définit tout un cône, dont l’expression a été précisée dans Lorentz et
al. (2007). Apparemment, c’est l’existence d’un tel cône qui permet au modèle de
représenter grossièrement la phase de coalescence.

Enfin, le modèle est complété par la relation contrainte – déformation et la définition de la


force motrice de l’écrouissage A , obtenues par dérivation de l’énergie libre Φ :
p
1 ⌠
Φ ( e, p ) = e : E : e +  R ( s ) ds (4.17)
2 ⌡
0

où E est le tenseur de Hooke, e l’opposé de la déformation élastique, p la déformation


plastique cumulée et R la fonction d’écrouissage.

Moyennant ces choix, la loi de comportement ainsi construite s’insère totalement dans le
cadre énergétique en grandes déformations exposé au chapitre I. On décline l’ensemble des
équations du modèle dans le tableau IV.1. Leur intégration en temps peut se ramener à la
résolution d’une seule équation scalaire qui admet une solution unique et qui ne soulève donc pas
de difficultés particulières, voir (Lorentz et al., 2007).

Correction de l’écoulement plastique a posteriori


La technique de discrétisation introduite au chapitre I permet de garantir de bonnes propriétés
moyennant une approximation de la fonction seuil, acceptable tant que la déformation élastique
reste modérée. Toutefois, l’erreur commise peut avoir quelques conséquences lorsqu’elle
impacte des variables sensibles du modèle. Dans le cas d’une loi de von Mises, on avait introduit
une correction a posteriori de l’écoulement plastique de sorte à garantir le caractère isochore de
la déformation plastique. Dans le cas présent, le changement de volume plastique est intimement
lié à l’évolution de la porosité, donc au niveau d’endommagement du modèle. Compte tenu de
l’importance de ce paramètre, il nous semble là encore préférable de corriger la loi d’écoulement

88
Endommagement continu des structures

Définition des déformations élastique et plastique


F = F e F p ; Be = F e F e T ; e = ( Id − Be ) ; G p = ( F p T F p )
1 −1
; Be = F G p F T
2

Relation contrainte - déformation


τ = − ( E : e ) Be

Equation d’état relative à l’écrouissage


A = − R ( p)

Fonction seuil
F ( τ , A ; f ) = τeq + σ1 D f exp ( τ H σ1 ) + A − σ y

Lois d’écoulement
pɺ = λ
 τD
ɺ p FT = λ −  N = si τeq > 0
D f exp ( τH σ1 ) Id − 3N  Be
2 τeq
FG  ; 
 3 
 { eq }
N ∈ d ; tr d = 0 et d ≤ 1 si τ = 0
eq

Condition de cohérence
F ( τ , A ; f ) ≤ 0 ; λ ≥ 0 ; λ F ( τ, A ; f ) = 0

Loi d’évolution de la porosité


 1 − f0 
f = max  f 0 , 1 −
 J 

tableau IV.1 – Equations constitutives du modèle de Rousselier

pour satisfaire a posteriori l’expression exacte de l’évolution de la déformation plastique. En se


référant au chapitre I, elle est simplement donnée par :
d
dt
( ln J p ) = pɺ D f exp ( τH σ1 ) (4.18)

où le second membre est obtenue par dérivation de la fonction seuil (4.16) par rapport à τH . La
trace de la déformation élastique sera corrigée de sorte que l’équation (4.18), obtenue sans
approximation, soit vérifiée. Comme cette correction intervient après intégration des équations
du modèle, elle n’obère en rien ses bonnes propriétés.

Validation numérique du modèle


La manière dont nous avons formulé le modèle de Rousselier s’écarte notablement de son
expression originale (Rousselier, 1981). En s’appuyant sur la simulation d’un point matériel en
traction simple, nous avons pu comparer les réponses obtenues en termes de réponse contrainte –
déformation, figure IV.4. Outre la variante s’appuyant sur la relation porosité – déformation
(4.14), baptisée « porosité intégrée » sur les courbes, nous avons également employé une

89
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

approche où la porosité est traitée de manière explicite dans le schéma en temps, c’est-à-dire que
sa valeur dans la fonction critère (4.16) est celle du début du pas de temps courant. Elle est
ensuite actualisée à la fin du pas de temps par la relation porosité – déformation plastique (4.15).
Compte tenu du caractère explicite, les bonnes propriétés du problème d’intégration du
comportement subsistent là aussi.

Il s’avère que le traitement explicite de la porosité conduit à des résultats identiques à ceux
obtenus avec le modèle de Rousselier original. La formulation à porosité intégrée surestime
quant à elle légèrement l’endommagement, ce qui réduit la ductilité de la réponse (approche
conservative). Le gain en robustesse est avéré puisqu’il n’a pas été possible de conduire la
simulation avec le modèle de Rousselier original pour des incréments de déformation de 10%.
On observe également tout l’intérêt de la correction de l’écoulement plastique car elle limite
notablement la sensibilité du modèle à la discrétisation temporelle. Sur le plan des performances,
il s’agit là d’une propriété essentielle. En effet, en présence de localisation des déformations
(voir section suivante), tout le chargement extérieur est accommodé plastiquement dans des
bandes de faible épaisseur.

C’est pourquoi un incrément pourtant faible du chargement extérieur se solde par un incrément
potentiellement important de la déformation dans la bande. Il est donc impératif que l’intégration
locale puisse supporter ces incréments de déformation assez grands (quelques pourcents) afin de
ne pas recourir à une discrétisation temporelle excessive du chargement extérieur.

En conclusion, les deux variantes du modèle de Rousselier qui viennent d’être présentées
(porosité intégrée et porosité explicite) nous semblent suffisamment robustes et précises pour ne
pas constituer un frein à la simulation de l’endommagement ductile de structures réelles, comme
on le verra plus loin.

2.2 Incompressibilité plastique

Le modèle de Rousselier tel que nous l’avons formulé offre des garanties de robustesse
numérique. Mais le passage du point matériel à la structure soulève une difficulté numérique
spécifique, relative au caractère isochore des grandes déformations plastiques (ou, plus
généralement, au fait que le changement de volume plastique est contraint par la loi de
comportement). Pour l’illustrer, on considère une éprouvette axisymétrique entaillée AE4
sollicitée en traction. Le comportement reste pour l’instant élastoplastique à écrouissage isotrope
(loi puissance). La géométrie et les caractéristiques du matériau sont données figure IV.13. Le
chargement consiste en un déplacement imposé aux extrémités de l’éprouvette.

90
Endommagement continu des structures

Porosité explicite + correction de l’écoulement Porosité intégrée + correction de l’écoulement


1000 1000

800 800
Cauchy Stress (MPa)

Cauchy stress (MPa)


600 600

400 400

time-step length : 0.1 % time-step length : 0.1 %


time-step length : 1 % time-step length : 1 %
time-step length : 10 % time-step length : 10 %
200 200

0 0
0 1 2 3 0 1 2 3
Stretching Stretching

Porosité explicite (sans correction de l’écoulement) Porosité intégrée (sans correction de l’écoulement)
1000 1000

800 800
Cauchy stress (MPa)
Cauchy stress (MPa)

600 600

400 400

time-step length : 0.1 % time-step length : 0.1 %


time-step length : 1 % time-step length : 1 %
time-step length : 10 % time-step length : 10 %
200 200

0 0
0 1 2 3 0 1 2 3
Stretching Stretching

Modèle de Rousselier original Résumé des réponses (discrétisations les plus fines)
1000 1000

800 800
Cauchy stress (MPa)

Cauchy stress (MPa)

600 600

400 400

time-step length : 0.1 % integ. poro. + stress approx.


time-step length : 1 % diffe. poro. + stress approx.
diffe. poro. + stress approx. + hydr. corr.
200 200 original Rousselier model
integ. poro. + stress approx. + hydr. corr.

0 0
0 1 2 3 0 1 2 3
Stretching Stretching

figure IV.4 – Réponses contrainte - déformation en traction du modèle de Rousselier

91
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Dans un premier temps, on mène la simulation avec des éléments finis triangulaires de degré
2 (P2). A partir de 50 % de déformation dans la zone centrale de l’éprouvette, des oscillations de
contraintes apparaissent progressivement au sein des éléments : la simulation perd en qualité.
L’existence d’une contrainte cinématique – le caractère isochore de la déformation plastique en
chaque point d’intégration – appauvrit la richesse a priori de l’espace d’approximation des
éléments finis. La partie élastique des déformations permet d’accommoder partiellement cette
contrainte mais comme la rigidité élastique est grande devant la rigidité plastique, cela se traduit
par une composante hydrostatique de contraintes anormalement élevée, purement numérique.

Ce problème a été très largement étudié dans la littérature. Les solutions généralement
avancées consistent soit à enrichir la cinématique de l’élément et donc l’espace d’approximation,
le plus souvent par des degrés de liberté intérieurs aux éléments (enhanced finite elements), soit
à relâcher la contrainte en réduisant le nombre de points d’intégration (sous-intégration). Mais
ces solutions concernent le plus souvent des éléments quadrangles (2D) et hexaèdres (3D)7. Pour
les triangles et les tétraèdres, la littérature est bien plus limitée en Mécanique des Solides et en
général dédiée aux problèmes totalement incompressibles en Mécanique des Fluides.

Nous avons choisi d’enrichir la description cinématique en introduisant un champ de


gonflement G (le logarithme8 du changement de volume local) a priori indépendant du champ
de déplacement. La mesure des déformations enrichies qui en résulte est :
13
 exp G 
Fɶ =   F où F = Id + ∇u ; J = det F (4.19)
 J 

Pour préserver son sens physique au gonflement, il faudra néanmoins le contraindre à


correspondre au changement de volume J issu des déplacements (le Jacobien de la
transformation). La contrainte sera assurée faiblement, en s’appuyant sur un champ de
multiplicateurs de Lagrange P qui s’interprète comme la contrainte hydrostatique (ou pression).
Il en résulte une formulation à trois champs ( u, G, P ) de type Hu-Washizu, caractérisée par les
conditions de stationnarité suivantes :

δQ =  ( τ D + P Id ) : δL + ( τH − P ) δG + ( ln J − G ) δP  d Ω 0 − δ Wext = 0 (4.20)


Ω0

7
Dans la mesure où les mailleurs libres hexaédriques ne sont pas encore à la hauteur des mailleurs tétraédriques, une
solution réservée aux hexaèdres n’est pas acceptable. En outre, le phénomène de localisation des déformations
imposera à terme le recours à des techniques d’adaptation de maillage, elles aussi bien plus robustes avec des
tétraèdres que des hexaèdres.
8
L’introduction du logarithme conduit à terme à une expression plus simple de l’opérateur tangent élémentaire,
proche de celui issu d’une formulation en petites déformations. Dans la gamme de déformations considérées, ce
choix n’a pas d’incidence sur le bon comportement ou non de l’élément fini.

92
Endommagement continu des structures

où Ω0 désigne la configuration initiale de la structure, τ le tenseur de contrainte de Kirchhoff


issu de la loi de comportement, τH et τ D ses composantes hydrostatique et déviatorique, Wext le
potentiel des efforts extérieurs et δL le gradient eulérien du déplacement virtuel (i.e.
δF = δL ⋅ F ). En particulier, on reconnaît dans le troisième terme du crochet la formulation faible
de la contrainte cinématique. Lorsque le problème dérive d’une énergie, la forme différentielle
δQ est exacte, Q étant alors le Lagrangien du problème. Ce n’est toutefois pas le cas avec le
choix de grandes déformations plastiques que nous avons fait.

Les trois champs sont discrétisés par des fonctions de forme distinctes. On pourra se reporter
à (Lorentz et Ponnelle, 2006) pour une description des forces nodales et de l’opérateur tangent
qui en résultent. Le choix de fonctions de forme appropriées est délicat ; il se heurte à deux
injonctions contradictoires, issues de la théorie des formulations mixtes, voir (Ern et Guermond,
2004) :
− condition de coercivité. L’espace de discrétisation des inconnues cinématiques ne doit
pas être trop riche vis-à-vis de celui des multiplicateurs de Lagrange, au risque
d’autoriser l’apparition de modes sans énergie au sein des éléments ;
− condition LBB. L’espace d’approximation des multiplicateurs de Lagrange ne doit pas
être trop riche par rapport à celui des inconnues cinématiques, au risque de rendre le
contrôle de la contrainte surabondant.

Besson et Lorentz (2006) ont exploré plusieurs combinaisons de fonctions de forme. En


plasticité, le choix naturel P2-P1-P1 (respectivement pour les déplacements, le gonflement et la
pression, où P2 désigne les polynômes d’ordre 2, P1 ceux d’ordre 1) proposé par Taylor (2000)
n’est approprié ni en 2D axisymétrique, ni en 3D, car il laisse apparaître des modes au-delà de
10 % de déformation plastique qui se traduisent par des oscillations de forte amplitude de la
déformation plastique. En fait, l’investigation numérique menée sur une éprouvette AE4 montre
(cf. tableau IV.2 et figure IV.5) que :
− un choix P2-P0-P0 donne globalement satisfaction. La discrétisation constante par
élément est sans doute sous-optimale mais elle a l’avantage de ne pas augmenter le
nombre de degrés de liberté par rapport aux éléments P2 standard, moyennant une étape
de condensation statique ;
− le choix P2-P1-P1 est satisfaisant en déformations planes ;
− le choix P2-P1-P2 est satisfaisant en 2D axisymétrique. Cependant, cet élément ne
respecte pas la condition LBB. Des travaux complémentaires restent nécessaires pour
stabiliser la formulation ;

93
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

déformations planes symétrie axiale 3D

triangle triangle tétraèdre


formulation réduite
U = P2 ; G = P0 ; P = P0 U = P2 ; G = P0 ; P = P0 U = P2 ; G = P0 ; P = P0

triangle triangle tétraèdre


formulation enrichie
U = P2 ; G = P1 ; P = P1 U = P2 ; G = P1 ; P = P2 U = P2 ; G = P1 ; P = CR

tableau IV.2 – Eléments finis appropriés au traitement des grandes déformations plastiques

− le choix P2-P1-CR est satisfaisant en 3D, où CR désigne les fonctions de forme P1 de


Crouzeix – Raviart (nœuds au centre des faces).

En conclusion, quelle que soit la configuration (déformations planes, symétrie axiale ou 3D),
on dispose d’un élément fini (P2-P0-P0) efficace ainsi qu’un élément fini (P2-P1-Px) plus riche
donc plus précis mais aussi plus coûteux en degrés de liberté. Ce dernier présente en outre
l’intérêt de s’appuyer sur une discrétisation P1 du gonflement, idéale pour en calculer le
gradient, une propriété qui sera avantageusement mise à profit au § 4.3.

3. Localisation et modèles non locaux

3.1 Le phénomène de localisation

Toutes les modélisations de l’endommagement, aussi bien fragiles que ductiles, ont en
commun la propriété d’écrouissage négatif ou adoucissement qui assure qu’au-delà d’un certain
niveau de chargement, la résistance du point matériel aux efforts de contrainte diminue. Il s’agit
d’une propriété conforme à l’idée de dégradation du matériau. En conjonction avec les
conditions d’équilibre de la structure, elle est à l’origine du phénomène de localisation de
l’endommagement au sein de bandes, préalable à une fissure macroscopique et en conformité à
l’expérience. Toutefois, la taille caractéristique de ces bandes s’approche de l’échelle du volume
élémentaire représentatif employé pour construire la loi de comportement macroscopique9. Il n’y
a donc plus séparation de ces échelles, ce qui remet en cause la construction de la loi. Des
interactions entre points matériels voisins sont attendues. Elles font l’objet des lois non locales.

9
Notons au passage qu’une construction de la loi de comportement par passage micro-macro plutôt que par une
intuition phénoménologique n’y change évidemment rien.

94
Endommagement continu des structures

Triangle P2 standard : contrainte axiale (MPa) Triangle P2 standard : déformation plastique cumulée

3.0
3.0

2.0
2.0

1.0
1.0

0.0
0.0
0.0 1.0 2.0 3.0 4.0 5.0
0.0 1.0 2.0 3.0 4.0 5.0

-1000 0 1000 2000 3000


0 1 2 3

Triangle P2-P1-P1 : contrainte axiale (MPa) Triangle P2-P1-P1 : déformation plastique cumulée

3.0 3.0

2.0 2.0

1.0 1.0

0.0 0.0
0.0 1.0 2.0 3.0 4.0 5.0 0.0 1.0 2.0 3.0 4.0 5.0

-1000 0 1000 2000 3000 0 1 2 3

Triangle P2-P1-P2 : contrainte axiale (MPa) Triangle P2-P1-P2 : déformation plastique cumulée

3.0 3.0

2.0 2.0

1.0 1.0

0.0 0.0
0.0 1.0 2.0 3.0 4.0 5.0 0.0 1.0 2.0 3.0 4.0 5.0

-1000 0 1000 2000 3000 0 1 2 3

figure IV.5 – Réponse élastoplastique (von Mises) d’une éprouvette AE4 (déformation moyenne 8 %)

95
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Effet de la taille des mailles Effet de l’orientation des mailles

0.8

0.6

0.4

0.2

0
DOMMAGE

figure IV.6 – Localisation pathologique de l’endommagement

Il n’est malheureusement pas possible de s’affranchir de ces raffinements supplémentaires du


modèle. En effet, le phénomène de localisation a été largement analysé dans la littérature, voir
par exemple (Benallal et al., 1993). Il s’accompagne d’une perte d’ellipticité de l’opérateur
tangent. Cela enlève toute signification aux solutions obtenues. En particulier, la dissipation
d’énergie y devient nulle, ce qui est physiquement irréaliste. En pratique, les calculs par éléments
finis exhibent une concentration de la déformation et de l’endommagement dans une bande
d’épaisseur une maille, d’où une sensibilité pathologique au maillage (taille des mailles,
orientation, type d’éléments finis, etc.), comme illustrée figure IV.6.

L’obtention de résultats réalistes semble donc nécessairement passer par une modélisation non
locale des phénomènes. Plusieurs auteurs ont proposé comme remède alternatif l’introduction
d’une certaine dose de viscosité dans les équations du problème. L’opérateur tangent étant alors
élastique, l’ellipticité des équations est retrouvée. Mais la difficulté est seulement déplacée,
puisque au-delà d’un point critique, il y a perte de stabilité du système. En fait, le temps
caractéristique lié à la viscosité n’introduit pas pour autant une distance de couplage entre points
matériels, a minima pour des analyses quasi-statiques. L’interaction mentionnée précédemment
n’est donc toujours pas traitée. Un calcul mené dans (Forest et Lorentz, 2004) montre ainsi qu’en
dépit de la viscosité, les résultats numériques obtenus pour la plaque trouée restent
insatisfaisants.

3.2 Approches non locales

Compte tenu des raisons invoquées dans la section précédente, une formulation énergétique
du problème de structure n’améliore en rien la modélisation de l’endommagement par une loi
locale. Mais elle permet de l’aborder sous un angle différent.

96
Endommagement continu des structures

Ainsi, dans le cas du modèle fragile présenté au chapitre I, Francfort et Marigo (1993) ont
associé l’absence de solutions régulières au fait que l’énergie ne soit pas semi continue
inférieure10. Ils ont proposé une relaxation de l’énergie en la remplaçant par son enveloppe semi
continue inférieure. Sur le plan physique, cette opération s’interprète comme l’homogénéisation
de mélanges fins de matériaux sain et endommagé. Mais cette approche requiert que l’énergie
soit coercive, c’est-à-dire que le matériau endommagé conserve une certaine rigidité. On est
donc davantage en présence d’un problème de changement de phases que d’endommagement.
D’autres tentatives s’appuyant sur l’homogénéisation de lois d’endommagement microscopiques
ont été poursuivies, voir notamment (Drugan et Willis, 1996) ou (Andrieux et al., 1996). Mais
jusqu’à présent, elles n’ont pas débouché sur la construction d’une loi macroscopique non locale,
sauf à introduire des hypothèses phénoménologiques complémentaires : le problème reste entier.

L’état de l’art nous impose donc d’introduire des effets non locaux de manière plus arbitraire.
A cette fin, différentes voies peuvent être suivies, ce que confirme l’abondance de la littérature
sur ce sujet. En fait, on peut distinguer plusieurs grandes classes de modélisations non locales en
s’appuyant sur une formulation énergétique. Ainsi, prenons une fois de plus comme point de
départ le problème incrémental suivant, introduit au chapitre I :
( u n , an ) = arg min E pot ( u, a )
u ,a

E pot ( u, a ) = F ( ε(u), a ) + D ( a − an −1 ) − Wext ( u ) (4.21)

F ( ε, a ) = ⌠
 Φ ( ε, a ) ; D (a) = ⌠
 Ψ (a)
⌡ ⌡
Ω Ω

où l’on se place dans le cas d’un potentiel de dissipation Ψ positivement homogène de degré 1.
Pour garantir l’existence de solutions régulières, il est nécessaire de modifier l’énergie
potentielle qui intervient dans la minimisation. Cela peut être réalisé de plusieurs manières :
− en altérant la nature des variables d’état par une régularisation préalable ;
− en introduisant de nouvelles variables d’état dans l’énergie ;
− en introduisant de nouveaux termes dans l’énergie fonction des gradients d’ordre
supérieur des variables cinématiques (gradient de la déformation, par exemple) ;
− en introduisant de nouveaux termes dans l’énergie fonction des gradients d’ordre
supérieur des variables internes.

Ces distinctions permettent de proposer une classification des nombreux modèles de la


littérature.

10
L’énergie n’est pas non plus convexe : il n’y a pas unicité de la solution. Mais il s’agit là d’un « mal nécessaire »
car l’unicité de solution n’est pas davantage observée expérimentalement.

97
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Formulations à variables régularisées


Dans ces approches, certaines des variables sont régularisées avant leur emploi dans tout ou
partie de l’énergie. Plusieurs ingrédients sont donc nécessaires :
− le choix d’un opérateur de régularisation. Il est destiné à assurer une interaction entre
points matériels voisins. Il s’agit le plus souvent d’un opérateur de convolution par une
fonction poids (paramétrée par une longueur caractéristique), souvent Gaussienne :

ε ( x) = ⌠
 ω ( x, y ) ε ( y ) dy (4.22)

− le choix de la variable à régulariser. Dans les cas fragiles, la majorité des travaux de la
littérature traitent la force motrice de l’endommagement, en fait une fonction de la
déformation. Pour le modèle (4.2), il pourrait s’agir de ε : E : ε . Mais il peut aussi s’agir
d’une variable interne, sachant que ce choix peut empêcher une perte totale de rigidité.
− Le choix des termes de l’énergie affectés par la variable régularisée. De nombreuses
combinaisons sont possibles a priori : introduction dans toute l’énergie, dans l’énergie
libre uniquement, dans la minimisation conjointe par rapport à ( u, a ) , dans celle
relative à l’une de ces variables uniquement, etc.

Lorentz et Andrieux (2003) ont cherché à dégager des propriétés en fonction des choix
réalisés. Sans parvenir à établir des règles générales, ils ont émis quelques recommandations
visant à restreindre les combinaisons possibles. Elles s’appuient sur la volonté de garantir
l’existence de solutions, c’est-à-dire préserver les solutions tant que le problème est bien posé et
suffisamment régulariser l’énergie dans les situations de localisation. Il s’avère que seule
l’introduction de la variable régularisée comme paramètre de la minimisation relative à l’autre
variable semble satisfaire la condition précédente. Cela conduit aux deux modèles suivants.
• Modèle à déformation régularisée
u n = arg min E pot ( u, a )


u
; E pot ( u, a ) = F ( ε , a ) + D ( a − an −1 ) − Wext ( u ) (4.23)
 an = arg amin E pot ( u, a )

Les équations d’équilibre et la relation contrainte – déformation restent inchangées


(premier minimum). Seule l’évolution de la variable interne (deuxième minimum) est
affectée par la régularisation de la déformation.
• Modèle à variable interne régularisée
u n = arg min E pot ( u, a )


u
; E pot ( u, a ) = F ( ε, a ) + D ( a − an −1 ) − Wext ( u ) (4.24)
a
 n = arg min E pot ( u, a )
a

98
Endommagement continu des structures

L’évolution de la variable interne est donnée par l’équation du modèle local (second
minimum). En revanche, c’est la variable interne régularisée qui intervient comme
paramètre de la relation contrainte – déformation.

Le caractère énergétique de la formulation n’est malheureusement pas préservé car ce n’est pas
la même fonction qui intervient dans les deux minimisations. On y perd en particulier la symétrie
de l’opérateur tangent. On verra un exemple de modèle à déformation régularisée au § 4.1.

Formulations à cinématique enrichie


L’introduction de nouvelles variables d’état dans l’énergie se résume à enrichir la description
cinématique car l’introduction de variables internes supplémentaires ne rend pas le problème
mieux posé, sauf à supprimer l’adoucissement (et donc les propriétés attendues du modèle). Ces
nouvelles variables cinématiques représentent par exemple le gonflement de cavités ou encore
les rotations de la micro-structure (modèle de Cosserat). Elles engendrent ainsi une interaction
entre les points matériels pour peu que leur ordre de dérivation soit suffisant. Par exemple :
( u n , χ n , an ) = arg min E pot ( u, χ, a )
u ,χ ,a
(4.25)
E pot ( u, χ , a ) = ⌠ ⌠
 Φ ( ε(u), χ , ∇χ , a ) +  Ψ ( a − an −1 ) − Wext ( u )
⌡ ⌡
Ω Ω

où Φ est la nouvelle énergie libre qui prend en compte un champ cinématique χ relatif à la
micro-structure et son gradient. Une longueur caractéristique émerge alors du couplage entre
valeurs et gradients du champ χ : il y a interaction entre les points matériels.

Lorsque les nouvelles inconnues cinématiques n’interviennent pas dans l’expression du


potentiel des efforts extérieurs (ni dans celle des efforts d’inertie en dynamique), Lorentz et
Andrieux (1999) ont montré qu’elles ont le même statut que des variables internes, si bien que
cette formulation à cinématique enrichie devient équivalente à une modélisation non locale à
gradients de variables internes, sur laquelle nous reviendrons plus loin.

Formulations à second gradient de déplacement


Le second gradient (voire même au-delà) du champ de déplacement est introduit dans
l’énergie potentielle via l’énergie libre :

E pot ( u, a ) = ⌠ ⌠
 Φ ( ε(u), ∇∇u, a ) +  Ψ ( a − an −1 ) − Wext ( u ) (4.26)
⌡ ⌡
Ω Ω

Une fois de plus, une longueur interne émerge du couplage entre les termes en déformation et les
termes en second gradient du déplacement. Des modèles d’homogénéisation peuvent guider la

99
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

construction de l’énergie libre Φ . Le choix le plus simple consiste à introduire un terme


quadratique en ∇∇u (avec L un tenseur d’ordre 6 défini positif) :
1
Φ ( ε, κ , a ) = Φ ( ε , a ) + κ ⋮ L ⋮ κ (4.27)
2

Pour permettre une identification des paramètres du modèle, des hypothèses concernant la forme
de L seront nécessaires, en s’appuyant notamment sur les propriétés du matériau (isotropie, par
exemple). L’application d’un modèle à second gradient fera l’objet du chapitre 4.3, dans lequel
L dépend d’un unique paramètre.

On comprend bien pourquoi une telle formulation apporte une réponse au phénomène de
localisation. En effet, une concentration excessive de la déformation dans une bande se traduit
par un gradient de déformation important (et donc idem pour le second gradient du déplacement).
Le second terme de Φ dans (4.27) vient pénaliser la minimisation de l’énergie : les
concentrations de déformations restent contrôlées.

Si on cherche à interpréter la minimisation par rapport au déplacement en termes d’équation


d’équilibre, on obtient :
∂ E pot ∂Φ ∂Φ
δu = ⌠
 σ : ∇δu + Σ⋮ ∇∇δu − δ Wext = 0 ; σ = ; Σ= (4.28)
∂u ⌡ ∂ε ∂κ

où Σ , tenseur d’ordre 3, complète la description des efforts intérieurs. Par intégration par partie,
on obtient l’équation d’équilibre suivante, avec b les forces de volume :
∂σij ∂Σijk
div σ − Σ : ( ∇ ⊗ ∇ ) + b = 0 ⇔ − + bi = 0 (4.29)
∂x j ∂x j ∂xk

Par ailleurs, on remarque que cette formulation à second gradient est proche de celle à
cinématique enrichie. En effet, introduisons la variable cinématique χ = ∇u . La minimisation de
l’énergie potentielle s’écrit alors :
( u n , χ n , an ) = arg min E pot ( u, χ, a )
u ,χ ,a
∇u = χ
(4.30)
E pot ( u, χ , a ) = ⌠ ⌠
 Φ ( ε (u), ∇χ , a ) +  Ψ ( a − an −1 ) − Wext ( u )
⌡ ⌡
Ω Ω

On observe la similitude avec le modèle à cinématique enrichie (4.25), si ce n’est que la


minimisation est effectuée sous la contrainte χ = ∇u . Un traitement de cette contrainte par
pénalisation conduit ainsi à une formulation identique. Par analogie avec des modèles de coques,
la formulation à cinématique enrichie correspond à une théorie de coques de Reissner – Mindlin
alors que la formulation à second gradient correspond à une théorie de coques de Love –

100
Endommagement continu des structures

Kirchhoff. Il faut d’ailleurs s’attendre à des difficultés numériques de même nature, notamment
le choix des multiplicateurs de Lagrange pour un traitement par dualisation de la contrainte
χ = ∇u .

Formulations à gradient de variables internes


Cette approche consiste à introduire le gradient des variables internes dans l’énergie libre et a
priori le potentiel de dissipation :

E pot ( u, a ) = ⌠ ⌠
 Φ ( ε(u), a, ∇a ) +  Ψ ( a − an −1 , ∇a − ∇an −1 ) − Wext ( u ) (4.31)
⌡ ⌡
Ω Ω

Le mécanisme de contrôle de la localisation est identique à celui des formulations à second


gradient de déplacement : une pénalisation des solutions à trop forts gradients
d’endommagement, caractéristiques d’une localisation excessive. Quant au couplage des termes
en endommagement et son gradient, il induit l’existence d’une longueur interne au matériau,
caractéristique de l’interaction entre points matériels voisins. L’extension (isotrope) la plus
simple de l’énergie libre et du potentiel de dissipation prend la forme suivante :
1
Φ ( ε, a , g ) = Φ ( ε , a ) + c g 2 ; Ψ ( a, g ) = Ψ ( a ) (4.32)
2

où le paramètre c > 0 intègre la longueur interne du modèle.

Grâce au choix d’un potentiel de dissipation inchangé, i.e. purement local ( Ψ = Ψ ), on peut
revenir à une interprétation locale de l’évolution des variables internes. En effet, la variation de
l’énergie libre par rapport à a s’écrit :
∂F ∂Φ ∂Φ
− δa = ⌠
 Y δa + Y ⋅∇δa ; Y =− ; Y=− (4.33)
∂a ⌡ ∂a ∂∇a

Après intégration par partie de (4.33), la minimisation de l’énergie par rapport à a conduit à
l’inclusion différentielle suivante, identique à celle de l’évolution purement locale de
l’endommagement :
Y ∈ ∂Ψ ( a − an −1 ) ; Y = Y − div Y (4.34)

où Y tient le rôle d’une force thermodynamique non locale. Dans le cas de l’énergie libre
quadratique (4.32), on retrouve les modèles dits « à laplacien de variable interne » car la force
non locale vaut Y = Y + c ∇ 2 a .

Il est également intéressant de noter que le problème relaxé introduit par Francfort et Marigo
(1993) correspond à la limite d’un modèle à gradient d’endommagement lorsque la longueur
interne tend vers zéro, voir Lorentz (1999).

101
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

3.3 Attentes vis-à-vis d’une formulation non locale

Les formulations non locales sont diverses, chacune avec ses variantes propres. Comme en
outre elles se fondent sur des considérations phénoménologiques voire même simplement
pragmatiques, il ne nous semble pas possible à l’heure actuelle de prétendre que l’une est
physiquement plus réaliste que les autres. En revanche, on peut énoncer quelques attentes ayant
trait à leur caractère opérationnel, c’est-à-dire la facilité (relative) avec laquelle elles peuvent être
appliquées à des études industrielles en offrant des garanties de robustesse, de fiabilité et de
performance.

Ces attentes ont été regroupées sous trois thématiques : ce qui a trait à la physique du modèle,
à sa formulation numérique, à ses impacts sur l’architecture informatique d’un code éléments
finis généraliste, outil naturel des études industrielles.
• Considérations physiques
− Existence de solutions régulières. Il s’agit là bien entendu d’une exigence essentielle,
qui recouvre deux aspects : d’une part, préserver l’existence de solutions dans le cas
d’un problème local bien posé, et d’autre part, effectivement régulariser les équations
du modèle pour que les solutions appartiennent à des espaces fonctionnels
raisonnablement réguliers, remédiant ainsi à la sensibilité pathologique au maillage.
− Principes thermodynamiques. Il est également préférable que la formulation respecte les
exigences de la thermodynamique (positivité de la dissipation), afin d’autoriser le
traitement de problèmes multiphysiques (on pense notamment au couplage thermo-
hydro-mécanique).
− Signification physique des contraintes. Dans la mesure où la plupart des analyses
mécaniques se fondent sur les valeurs de contraintes, il est souhaitable que le tenseur de
contrainte voit sa signification physique préservée dans le mécanisme de régularisation,
aussi bien en terme d’équilibre (représentation des efforts intérieurs du milieu continu)
que de comportement (notion de seuil, par exemple).
− Transition endommagement – rupture. La question du passage d’une fissuration
microscopique à une fissure macroscopique est souvent soulevée. L’idéal serait donc un
modèle continu qui tendent naturellement vers une fissure surfacique pour les valeurs
ultimes de l’endommagement. A condition bien sûr de ne pas retomber dans les
problèmes de dépendance au maillage.
• Considérations numériques
− Robustesse de l’algorithme de résolution. Sauf cas très particulier, il est difficile de
garantir la convergence de l’algorithme. Toutefois, on préfère traiter des problèmes de

102
Endommagement continu des structures

minimisation, pour lesquels tout un « arsenal numérique » est déjà disponible, voire des
problèmes de point-selle. Dans le même ordre d’idée, un bon conditionnement des
équations du problème est souhaitable, ce qui incite à se passer de techniques de
pénalisation, voire chapitre III pour quelques éléments sur cette question.
− Performance de l’algorithme de résolution. Dans le cadre d’une résolution par méthode
de Newton, on associe de bonnes performances à l’existence d’une matrice tangente.
Son éventuelle symétrie est un point favorable supplémentaire. La capacité à paralléliser
l’algorithme constitue un autre atout.
• Considérations informatiques
− Intégration dans un code préexistant. Pour généraliser l’emploi d’une formulation non
locale (par l’Ingénierie, notamment), il est nécessaire que l’algorithme de résolution
puisse s’intégrer au sein d’un code de calcul généraliste, donc a priori basé sur une
discrétisation par éléments finis. L’idéal étant de confiner les spécificités de la méthode
au niveau d’un élément fini (quitte à introduire de nouveaux degrés de liberté), de sorte
à conserver l’algorithme de résolution global du code inchangé (méthode de Newton,
par exemple).
− Généricité de la formulation. Dans la mesure du possible, il est préférable que la
formulation non locale offre un découplage entre la loi de comportement et les
équations structurales. L’extension de la formulation à d’autres lois de comportement
devrait alors se faire à moindre coût.
− Compatibilité avec d’autres fonctionnalités. La loi d’endommagement ne représente
bien souvent qu’une des difficultés du problème étudié. Les instabilités structurales
évoquées au § 1.3, les conditions de liaison (acier / béton), le traitement du contact
éventuellement frottant, la prise en compte de grandes déformations, les couplages
multiphysiques en sont autant d’autres. La compatibilité de la formulation non locale
avec ces autres fonctionnalités du logiciel, avant tout physique mais aussi algorithmique
et informatique, constitue un atout majeur pour son application à des études
industrielles.

A notre connaissance, il n’existe pas (encore) de formulation idéale qui parviendrait à


satisfaire au mieux toutes ces attentes, mais seulement des compromis, à l’instar des trois
formulations non locales que nous analysons dans la partie suivante.

103
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

4. Applications numériques

Cette dernière partie a pour objectif d’évaluer les potentialités et le caractère opérationnel des
modélisations de l’endommagement. Trois formulations non locales différentes y sont
examinées, avec application à un comportement fragile pour les deux premières, la dernière étant
associée au modèle ductile de Rousselier. Les simulations numériques correspondantes, bien que
bidimensionnelles, sont également confrontées aux questions d’instabilités de la structure dans le
cas fragile et de blocage numérique en grandes déformations dans le cas ductile. C’est donc bien
l’ensemble des briques élémentaires décrites dans ce chapitre qui sont sollicitées.

4.1 Approche à déformation régularisée

Cette approche qui correspond à l’équation (4.23) s’inspire fortement des travaux de Peerlings
et al. (1996). Néanmoins, à la différence de la référence précédente, tout le tenseur de
déformation (ses six composantes) est régularisé pour le calcul de l’évolution de
l’endommagement, et non pas seulement la combinaison des composantes qui agirait comme
force motrice de l’endommagement. Ce choix offre une plus grande généricité car il est
indépendant du modèle de comportement traité. En revanche, il s’avère aussi plus coûteux (six
variables au lieu d’un seul champ scalaire). En voici l’application au modèle d’endommagement
fragile élémentaire présenté au § 1.

Modélisation
Le tenseur de déformation non locale est construit au moyen de l’opérateur de régularisation
suivant, dans lequel une longueur caractéristique est introduite via le paramètre c (m 2 ) :

1⌠  ε − c ∇ 2 ε = ε dans Ω
ε = R ( ε ) = arg min  ( εˆ − ε ) + c ∇εˆ ⋅∇εˆ ⇔
2
 (4.35)
εˆ 2⌡  ∇ε ⋅n = 0 sur ∂Ω

Cet opérateur peut se mettre sous la forme (4.22), avec pour ω la fonction de Green de
l’équation aux dérivées partielles (4.35). En comparaison des équations (4.1) à (4.3) du modèle
local, seule la définition de la force thermodynamique Y est altérée, pour conduire au modèle
non local suivant :
σ = (1 − a ) E : ε ; 0 ≤ a ≤1 (4.36)

1  γ (1 + γ ) 
Y = ε : E : ε + k 1 −  (4.37)
 (1 + γ − a ) 
2
2

f (Y ) = Y − k ; f (Y ) ≤ 0 aɺ ≥ 0 aɺ f ( Y ) = 0 (4.38)

104
Endommagement continu des structures

D’après (Lorentz et Andrieux, 2003), le fait de conserver la déformation locale dans la relation
contrainte – déformation (4.36) permet de maintenir l’existence de solutions quand le problème
local est bien posé (coercivité de l’énergie associée au problème de minimisation par rapport aux
déplacements). Et par ailleurs, une analyse du tenseur acoustique de l’opérateur tangent non local
indique effectivement des propriétés de contrôle de la localisation.

Formulation numérique
Le choix de l’opérateur de régularisation (4.35) se prête bien à une formulation variationnelle
à deux champs, le déplacement u et la déformation régularisée ε , qui correspond à la nullité de
la forme différentielle suivante :
⌠ σ u, ε : ∇δu + ⌠ ε − ε(u) : δ ε + c ∇ ε ⋮ ∇δ ε − δ W = 0
 ( ) ( ) (4.39)
⌡ ⌡
ext

Ω Ω

On peut remarquer que, contrairement à la régularisation par une fonction poids Gaussienne,
l’opérateur (4.35) ne nécessite pas de déterminer la distance entre deux points de la structure en
tenant compte des frontières du domaine, un problème potentiellement complexe. On introduit
ensuite une discrétisation spatiale de u et ε par des polynômes respectivement P2 et P1. Le
système qui résulte alors de (4.39) est finalement résolu par une méthode de Newton.

Sur le plan numérique, cette formulation se prête bien au traitement par éléments finis :
− elle préserve la structure des algorithmes de résolution standard, seuls de nouveaux
degrés de liberté, au nombre de six, étant introduits. En particulier, la technique de
pilotage du chargement introduite au § 1.3 est tout à fait applicable pour franchir
d’éventuelles instabilités structurales ;
− elle admet un opérateur tangent, indispensable à la résolution par une méthode de
Newton. En revanche, la matrice tangente correspondante n’est pas symétrique car le
problème continu ne dérive plus d’une énergie.

Néanmoins, une difficulté déjà identifiées par les auteurs de (Peerlings et al., 1996) subsiste :
lorsque des points sont totalement endommagés, ils subissent des déformations locales très
importantes (sans contrainte puisque la rigidité y est nulle) qui viennent parasiter la mesure de
déformation non locale des points voisins et donc y déclencher un endommagement qui n’a pas
lieu d’être. Cela se traduit par un élargissement latéral de la bande de localisation sans réalité
physique. Nous n’avons pas su jusqu’à présent apporter une réponse satisfaisante à ce problème.
Nous nous sommes contentés de retirer les éléments totalement endommagés du domaine
d’intégration. Mais cela conduit à des oscillations artificielles de la réponse qui de plus nuisent à
la convergence. Le problème reste ouvert.

105
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures
σ ⋅ n = Td

Modèle élémentaire
Déformation régularisée

650 350
E = 20 000 MPa
ν = 0.2
R = 500 σ p = 3 MPa
E T = − 5 000 MPa
500 c = 225 mm 2

σ ⋅ n = − Td

figure IV.7 – Plaque trouée : géométrie (mm), chargement et caractéristiques du matériau

Application
Cette formulation est appliquée à la simulation de la plaque trouée (en déformations planes)
déjà employée pour illustrer les potentialités des éléments de joint, à ceci près que le chargement
consiste ici en des forces imposées et non des déplacements. Les dimensions et le chargement
appliqué sont rappelés sur la figure IV.7. La simulation numérique se déroule jusqu’à la ruine
complète de la plaque. Le maillage adopté est assez grossier, notamment du côté gauche du trou
pour estimer la sensibilité de la réponse à ce paramètre.

Sans entrer dans une analyse détaillée comme au chapitre III, on constate la capacité du
modèle à prédire la fissuration à droite puis à gauche du trou, voir figure IV.8. La fissure y
apparaît comme une bande d’endommagement localisé, le reste de la structure demeurant
élastique. La localisation s’avère effectivement contrôlée par le modèle à travers le paramètre c
et non par le maillage puisque la largeur de la bande se développe sur plusieurs mailles et non
une seule comme en figure IV.6. En outre, on observe que la largeur de bande est identique de
part et d’autre du trou alors que la taille de maille y est différente. En revanche, l’examen du
profil transverse de la bande d’endommagement mesuré à droite du trou, figure IV.11, montre
que le modèle ne conduit pas naturellement à une transition d’un endommagement volumique à
une fissure macroscopique surfacique. En effet, des valeurs d’endommagement proches de 1 se
développent sur une bande de largeur trop importante pour cela. On observe sur cette même
figure que le maillage gagnerait à être raffiné pour mieux discrétiser le profil de dommage.
La réponse globale de la structure en termes de force – déplacement figure IV.9 est
extrêmement chahutée. Certes, cela démontre les bonnes capacités de l’algorithme de pilotage du
chargement en présence d’instabilités nombreuses et brutales. Mais il n’en demeure pas moins

106
Endommagement continu des structures

DOMMAGE
0.0 0.2 0.4 0.6 0.8 1.0

figure IV.8 – Champ d’endommagement (modélisation de la moitié supérieure de la plaque)

que la plupart de ces instabilités sont d’origine purement numérique (elles n’étaient d’ailleurs pas
observées avec le modèle cohésif). Deux pistes sont actuellement poursuivies pour en
comprendre l’origine et, le cas échéant, y remédier :
− traitement des éléments totalement endommagés. Il est en effet extrêmement probable –
quelques travaux préliminaires semblent le confirmer – que le retrait brutal des points
dont la rigidité est devenue nulle cause des chocs dans la réponse de la structure ;

0,6

0,5
effort appliqué (MPa)

0,4

0,3

0,2

0,1

0
0,00 0,25 0,50 0,75 1,00 1,25 1,50
extension verticale de la cavité (mm)

figure IV.9 – Réponse globale de la plaque trouée

107
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

− raffinement du maillage. Les travaux de Badel (2001) ont montré sur une exemple
analytique que la discrétisation spatiale peut induire des instabilités artificielles en
régime de propagation de fissure (endommagement local), dont l’ampleur est d’autant
plus faible que les mailles sont petites. On présume qu’un phénomène identique est à
l’œuvre dans le cas présent. Malheureusement, des simulations à maillages plus fins
n’apportent guère de confirmation. Sans doute le retrait des éléments endommagés
vient-il trop perturber la réponse.

Tant que ces instabilités subsisteront, il nous semble que le modèle n’aura pas atteint les
capacités opérationnelles escomptées. De plus, son emploi dans des situations dynamiques n’est
pas envisageable car ces chocs viendront brouiller la réponse réelle de la structure.

4.2 Approche à gradient d’endommagement

Cette seconde approche introduit le gradient de l’endommagement dans l’énergie de la


structure. Un cadre général a été proposé par Lorentz et Andrieux (1999). Nous en rappelons ici
les principaux ingrédients. Notons également qu’il a été appliqué avec succès à la loi fragile du
§ 1 dans (Lorentz et Benallal, 2005) et à la loi de Rousselier dans (Lorentz et Cano, 2005).

Modélisation
Dans cette approche, on considère que les forts gradients d’endommagement pénalisent
l’énergie libre de la structure. Pour cela, on introduit l’énergie potentielle suivante :

E pot ( u, a ) = ⌠ ⌠
1
 Φ ( ε(u), a ) + c∇a ⋅ ∇a +  Ψ ( a − an −1 ) − Wext ( u ) (4.40)
⌡ 2 ⌡
Ω Ω

L’introduction du terme quadratique en ∇a a bien l’effet escompté. Notons qu’il s’agit là de la


forme isotrope la plus simple. Elle est pondérée par une grandeur caractéristique du modèle c
(N) qui fixe l’intensité du contrôle de la localisation.

En suivant (4.34), on peut donner une interprétation locale des conditions d’optimalité de
l’énergie (4.40). L’équation d’équilibre et la relation contrainte – déformation conservent leurs
formes usuelles. En fait, seule la définition de la force thermodynamique associée à
l’endommagement est altérée par rapport au modèle local :
σ = (1 − a ) E : ε ; 0 ≤ a ≤1 (4.41)

1  γ (1 + γ ) 
Y = ε : E : ε + k 1 −  + c ∇2a (4.42)
 (1 + γ − a ) 
2
2

f (Y ) = Y − k ; f (Y ) ≤ 0 aɺ ≥ 0 aɺ f ( Y ) = 0 (4.43)

108
Endommagement continu des structures

Le modèle est complétée par la condition aux limites naturelle, sur laquelle on reviendra en
conclusion du chapitre :

∇a ⋅ n = 0 sur ∂Ω (4.44)

Sur le plan physique, le fait de préserver une formulation énergétique permet de garantir la
positivité de la dissipation. Mais il s’agit de la dissipation à l’échelle de toute la structure. La
dissipation locale n’est plus définie (de manière unique) et de nouveaux ingrédients
phénoménologiques doivent être introduits à cette échelle si l’on souhaite procéder à des
couplages multi-physiques. Sur le plan mathématique, le terme quadratique en ∇a permet de
garantir l’existence d’un champ d’endommagement dans H 1 ( Ω ) à déplacement donné. En
revanche, l’existence d’un minimum local ( u, a ) à l’énergie potentielle reste à démontrer, même
si elle semble avérée en pratique.

Formulation numérique
Cette formulation à gradient d’endommagement est moins populaire que d’autres dans la
littérature. Cela tient sans doute à la difficulté d’en donner une implantation numérique robuste.
Les auteurs qui s’y sont essayés prennent généralement comme point de départ l’interprétation
locale (4.41) à (4.43). Mais cela nous semble une erreur car le traitement de la condition de
cohérence (4.43) devient par essence non local, à cause du terme en Laplacien. Nous préférons
exprimer la solution du problème comme un minimum local de l’énergie potentielle, c’est-à-dire
traiter la non localité à l’échelle de la structure. Formulé en ces termes, le problème s’apparente à
celui du contact – frottement, incluant des contraintes inégalités (4.41) à l’instar du contact et un
potentiel de dissipation non différentiable comme le frottement de Tresca. Les algorithmes les
plus prometteurs dans ce domaine s’appuient sur l’introduction d’un Lagrangien. Ainsi, Liebe et
al. (2001) ont proposé un algorithme de contraintes actives pour traiter la minimisation de
l’énergie potentielle (4.40). Pour notre part, nous avons préféré nous appuyer sur la technique de
décomposition – coordination introduite par Fortin et Glowinski (1983) qui conduit à la
construction d’un Lagrangien augmenté.

Deux choix sont possibles qui ne conduisent pas (du tout) au même algorithme : d’abord
discrétiser puis ensuite dualiser les équations du problème ou bien l’inverse. La première voie a
été suivie par Lorentz et Benallal (2005). L’algorithme obtenu, de type Uzawa, s’avère robuste
mais lent. En outre, il ne donne pas accès à une matrice tangente. Enfin, il a un impact non
négligeable sur l’architecture du code de calcul. Nous proposons ici de commencer par dualiser
les équations, avant de procéder à leur discrétisation (à l’instar de ce qui est fait pour le
traitement continu du contact). La dualisation conduit à la recherche du point-selle du
Lagrangien augmenté suivant :

109
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

min max Lr ( u, a, b, µ ) (4.45)


u , a ,b µ

Lr ( u, a, b, µ ) = ⌠ ⌠
 Φ ( ε(u), b ) +  Ψ ( b − bn −1 ) − Wext ( u )
⌡ ⌡
Ω Ω
(4.46)
+⌠ ⌠
1 r
 c∇a ⋅∇a +  µ ( a − b ) + ( a − b )
2

⌡2 ⌡ 2
Ω Ω

La dernière intégrale dans (4.46) vise à assurer a = b par pénalisation (coefficient r ) et


dualisation via l’introduction du multiplicateur de Lagrange µ , d’où la dénomination
« Lagrangien augmenté ». Compte tenu du respect de cette contrainte, le problème de point-selle
est alors équivalent à la minimisation de l’énergie potentielle.

L’intérêt d’introduire un champ auxiliaire b est de pouvoir le discrétiser différemment de a


car il est le seul à être soumis aux contraintes issues du comportement 0 ≤ b ≤ 1 et à la non
linéarité potentiellement sévère de Ψ . Nous avons opté pour une discrétisation P1 – discontinue
de b , P1 – continue de a et µ et P2 – continue de u . On organise en outre la recherche du
point-selle de la manière suivante :
min max Ξ ( u, a, µ ) où Ξ ( u, a, µ ) = min Lr ( u, a, b, µ ) (4.47)
u,a µ b

Compte tenu du caractère P1 – discontinu de b , la minimisation par rapport à b est similaire à


l’intégration d’une loi de comportement locale. Par ailleurs, Ξ possède la propriété remarquable
d’être C 1 et C 2 par morceaux. La recherche du point-selle peut être réalisée sur les bases des
conditions d’optimalité par un algorithme de Newton :
∂Ξ ∂Ξ ∂Ξ
δu = 0 ; δa = 0 ; δµ = 0 (4.48)
∂u ∂a ∂µ

En procédant de cette manière, l’algorithme de résolution préserve l’architecture du code et


conduit à des performances tout à fait acceptables. En comparaison de l’approche à déformation
régularisée du § 4.1, il bénéficie d’un opérateur tangent symétrique et seuls deux degrés de
liberté supplémentaires (à comparer à six) sont introduits aux nœuds sommets des éléments finis.
En contrepartie, les résultats exhibent une dépendance au paramètre de pénalisation r . A notre
avis, elle tient au fait que les champs a et b sont discrétisés de manière trop riche par rapport
aux multiplicateurs µ si bien que des oscillations intérieures aux éléments deviennent possibles
dont l’amplitude est atténuée par la pénalisation. Toutefois, quelques essais numériques montrent
que les résultats se stabilisent pour des valeurs de pénalisation qui ne remettent pas en cause les
propriétés de convergence de l’algorithme, sans doute du fait que le contrôle par pénalisation est
essentiellement local (intérieur aux éléments).

110
Endommagement continu des structures

200

100
v = V imp

200
100
Modèle élémentaire
Gradient d'endommagement

E = 30 000 MPa
ν = 0.2 MPa
σ p = 3 MPa 0.0 0.2 0.4
DOMMAGE
0.6 0.8 1.0

E = − 230 MPa
T

c = 0.1 N

figure IV.10 – Pièce en L : géométrie (mm), chargement, caractéristique du matériau


et champ d’endommagement à la ruine de la structure

Application
Dans l’application précédente (plaque trouée), la détermination du trajet de fissuration ne
soulevait pas de problème particulier : il s’était avéré conforme à celui présumé lors des
simulations à base de lois cohésives. On propose maintenant de montrer la capacité des lois
d’endommagement à prédire le trajet de fissuration dans des configurations plus complexes. Pour
cela, on considère la pièce en L présentée figure IV.10 (maillage constitué de 30 000 triangles,
soit 150 000 degrés de liberté). On y observe bien le changement d’orientation de la fissure en
cours de propagation. D’ailleurs, un calcul mené avec un maillage deux fois plus grossier
conduit à des résultats très proches, qui conforment les bonnes propriétés de la formulation. On
remarque également l’amorçage d’une seconde fissure à gauche de la pièce : il s’agit d’une zone
endommagée en compression, symptomatique des limites du modèle d’endommagement
élémentaire utilisé qui ne distingue pas les seuils en traction et en compression.

Une coupe transverse de la bande d’endommagement montre un profil plus « pointu » autour
de la valeur ultime a = 1 que celui observé avec le modèle à déformation régularisée de la
section précédente, voir figure IV.11. Cela nous semble propice – ou a minima encourageant –
pour décrire la transition endommagement – fissure macroscopique sans recourir à des
ingrédients phénoménologiques supplémentaires. L’examen des points totalement endommagés
montre qu’on tend bien vers une fissure (épaisseur : une cellule d’intégration) dont l’orientation
n’est pas tributaire du maillage et dont la propagation dissipe une quantité d’énergie finie.

111
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

approche à déformation régularisée


interpolation a=cos(x/d)
approche à gradient d’endommagement
interpolation a = exp(-|x|^1.5 / d’)
1

endommagement 0,8

0,6

0,4

0,2

0
-40 -20 0 20 40
distance à la fissure (mm)

figure IV.11 – Profil de la bande d’endommagement (coupe transverse)

La réponse globale de la structure figure IV.12 présente à nouveau des oscillations. Plus
précisément, il n’est pas possible d’imposer une évolution continue de l’endommagement en
chaque point d’intégration en raffinant la discrétisation temporelle du chargement : la réponse
numérique exhibe des instabilités. Ceci est en contradiction avec l’expérience réelle, caractérisée
par une évolution stable de la fissure avec l’accroissement de la charge. Or, aucune suppression
artificielle des éléments endommagés n’a été introduite dans la modélisation. La qualité de la
convergence ou le terme de pénalisation ne peuvent pas non plus être incriminés car ils ont tout
deux été poussés à l’extrême. Des investigations complémentaires restent donc nécessaires pour
expliquer l’origine de ces oscillations.

4.3 Approche à gradient de gonflement

On s’intéresse ici aux mécanismes d’endommagement ductile pour lesquels le niveau


d’endommagement est gouverné par le gonflement local de la matière11, notamment ceux décrits
par le modèle de Rousselier. Il est alors possible de contrôler la localisation en pénalisant les
forts gradients de gonflement, dans l’esprit des approches à gradients de déformation présentées
au § 3.2. Moyennant cette restriction, la famille d’éléments finis mixtes introduite au § 2.2 pour

11
En pratique, cela exclut la ruine ductile en cisaillement, associée notamment au phénomène de germination
continue et contrôlée par le glissement plastique.

112
Endommagement continu des structures

100

80

résultante (N / mm épaisseur)

60

40

20

0
0 0,1 0,2 0,3 0,4 0,5
déplacement vertical imposé (mm)

figure IV.12 – Réponse globale de la pièce en L

traiter au mieux les forts niveaux de déformation plastique caractéristiques de la ruine ductile se
prête parfaitement à une telle approche car le gonflement local y est une variable nodale : l’accès
à son gradient est en effet aisé sur le plan numérique.

Modélisation
On adopte comme point de départ la forme différentielle (4.20) dont on rappelle qu’elle n’est
généralement pas exacte (i.e. le problème ne dérive pas d’une énergie) en présence de grandes
déformations plastiques. Elle introduit le gonflement G comme une variable cinématique a
priori indépendante des déplacements. Le multiplicateur de Lagrange P , qui s’interprète comme
la pression, vise à assurer au sens faible une compatibilité entre les déplacements et le
gonflement. En s’inspirant des formulations à second gradient (4.26), la forme différentielle est
enrichie d’un terme quadratique en gradient de gonflement qui pénalise les localisations du
champ de gonflement, et donc celle d’endommagement :

δQ =  ( τ D + P Id ) : δL + ( τH − P ) δG + ( ln J − G ) δP + c ∇G ⋅∇δG  d Ω 0 − δ Wext (4.49)


Ω0

On retrouve ainsi la forme d’énergie libre enrichie (4.27), à ceci près que seul le gradient du
terme de gonflement de la déformation est pris en compte, pondéré par le paramètre c (N) qui

113
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Elasticité
E = 198 000 MPa ; ν =0.3
σ y = 495 MPa

Ecrouissage
n
 σ y 1n
 
R ( p ) = σ 0   + p − σy
 σ0  
σ0 = 1 015 MPa ; n = 0.15

Endommagement
σ1 = 490 MPa ; D = 2
f 0 = 5 × 10 − 4

Couplage non local


c = 5.2 N

figure IV.13 – Eprouvette AE4 : géométrie et caractéristiques du matériau

introduit la longueur interne. L’interprétation (4.28) en termes de tenseur de contrainte d’ordre


supérieur perdure, mais elle ne sera pas utilisée sur le plan numérique.

Formulation numérique
Avant discrétisation spatiale, la forme différentielle (4.49) correspond à la variation de
l’énergie enrichie, au bémol près des grandes déformations. L’introduction du gonflement
comme une variable indépendante permet néanmoins, après discrétisation spatiale, de
s’affranchir du recours à des éléments finis C 1 − conformes en déplacement, très peu pratiques
surtout en 3D. En fait, la formulation mixte prend en compte le gradient de déformation (via le
gonflement) pratiquement sans aucune modification : la contribution de chaque élément aux
efforts intérieurs se voit simplement augmentée d’un terme proportionnel à ∇G . En particulier,
le choix de fonctions de forme reste celui préconisé dans le tableau IV.2.

De ce fait, on pourrait s’attendre à ce que la prise en compte des termes non locaux s’effectue
sans surcoût. En fait, la réalité est plus nuancée dans la mesure où une discrétisation spatiale
adéquate des champs mécaniques en présence de localisation n’est obtenue qu’avec des
maillages suffisamment fins dans la zone de localisation. Comparativement à un calcul
élastoplastique standard, le maillage sera donc bien plus fin, avec une répercussion immédiate
sur les temps calculs.

114
Endommagement continu des structures

600

(1)

(2)

Normalised load F/S0 (MPa)


400

(3)

200

(4)

0
0 0,05 0,1 0,15 0,2
relative diameter reduction

figure IV.14 – Réponse globale de l’éprouvette AE4

Application
Cette dernière application illustre toute la chaîne de calcul dédiée à la rupture ductile : loi de
Rousselier, éléments finis quasi-incompressibles, modèle non local à gradient de gonflement. On
cherche à y décrire la ruine d’une éprouvette axisymétrique entaillée dont on sait
expérimentalement qu’elle conduit à un profil de fissuration en forme de cône tronqué ou cup-
cone, c’est-à-dire un trajet de fissuration inconnu a priori.

La géométrie de l’éprouvette et les caractéristiques du matériau (acier ferritique 16MND5)


sont données en figure IV.13. Seule la zone utile de l’éprouvette, au voisinage de l’entaille, est
modélisée ; elle est soumise à des déplacements imposés sur ses bords supérieur et inférieur. On
n’exploite pas la symétrie par rapport au plan z = 0 qui exclurait la formation d’un cup-cone
(rupture de symétrie). En revanche, on se restreint à un problème 2D en tenant compte de la
symétrie axiale, conformément à l’expérience. Cela autorise l’usage d’un maillage extrêmement
fin, nécessaire dans la mesure où la zone d’endommagement est a priori inconnue. En
s’appuyant sur les éléments triangulaires P2-P1-P2, il en résulte un problème à 30 000 triangles
et 200 000 degrés de liberté (et à matrice tangente non symétrique). On s’astreint en outre à des
incréments de chargement suffisamment petits pour que l’incrément de déformation plastique ne
dépasse jamais 5 % : plus de 250 incréments sont alors nécessaires.

Les résultats sont conformes aux attentes. En termes de réponse globale de l’éprouvette d’une
part, voir figure IV.14 sur laquelle on observe en particulier le point de localisation (1) qui

115
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

(1) Localisation (2) Branching

(3) Bifurcation (4) Ultimate fracture

figure IV.15 – Evolution de la porosité au cœur de l’éprouvette AE4

correspond à une rupture de pente : la localisation de l’endommagement se fait sentir à l’échelle


de la structure. En termes d’évolution de la porosité d’autre part, avec prédiction de l’initiation
de l’endommagement au cœur de l’éprouvette où la triaxialité est la plus forte, de la propagation
à plat vers l’entaille et enfin de la bifurcation en biais jusqu’à atteindre le bord de l’éprouvette,
voir figure IV.15. Au moment de la ruine, les niveaux de déformation plastique atteints sont très
élevés (de l’ordre de 200 %).

Le caractère opérationnel de la chaîne de calcul est donc démontré, en particulier son aptitude
à déterminer des trajets de fissuration complexes. A la différence des problèmes fragiles, aucune
instabilité n’est détectée. Le niveau de dissipation est en effet largement supérieur en régime

116
Endommagement continu des structures

ductile. En revanche, des difficultés subsistent là aussi, notamment en raison de mailles


extrêmement étirées dans la zone de fort endommagement. Un remaillage complet y serait sans
doute nécessaire, à l’instar de ce qui est pratiqué dans les simulations de mise en forme. Mais
c’est un problème qui reste difficile à cause des questions de projection des champs d’un
maillage à l’autre.

5. Conclusion

5.1 Synthèse des applications

On retiendra avant tout des applications présentées dans ce chapitre que la simulation
numérique de l’endommagement est opérationnelle pour des structures bidimensionnelles. Elle
permet ainsi de décrire les différentes étapes de la fissuration : initiation, phases de propagation
et arrêts, branchements, multi-fissuration. Précisons maintenant les conséquences qu’on peut
tirer de ces applications en matière de robustesse, de fiabilité et de performance.

Robustesse
Les algorithmes de résolution semblent robustes, aussi bien pour l’intégration des lois de
comportement, moyennant un compromis qualités physiques / propriétés numériques, que pour
la résolution des équations d’équilibre. En régime fragile, le franchissement des instabilités a été
assuré au moyen de la technique de pilotage du chargement présentée au § 1.3 (application à la
plaque trouée) ou bien par une combinaison d’une méthode de Newton et d’une recherche
linéaire ad hoc12 (application à la pièce en L). Dans les deux cas, des instabilités d’origine
apparemment numérique apparaissent et perturbent la qualité de la solution et les performances
du calcul. Des travaux complémentaires restent donc nécessaires. Dans le cas ductile, l’emploi
d’éléments finis dotés d’une description cinématique suffisamment riche a permis quant à lui de
surmonter le blocage numérique associé aux grandes déformations plastiques.

Fiabilité
Chacune des trois applications a fait l’objet d’un traitement par une formulation non locale
différente. A chaque fois, l’objectif majeur a été atteint : décrire la localisation de manière
objective, c’est-à-dire sans sensibilité excessive au maillage. De ce fait, il est difficile de
recommander l’une de ces formulations en particulier, d’autant qu’elles sont toutes de nature

12
Cet algorithme n’a pas été décrit. Précisons simplement qu’il a permis de conserver un chargement croissant
pendant toute la phase de propagation, sachant que la réponse expérimentale est effectivement stable.

117
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

purement phénoménologique. En fait, chacune présente des qualités et des défauts, énumérés
dans le tableau IV.3 à l’aune des attentes définies au § 3.3. Un plus grand retour d’expérience
paraît donc nécessaire avant de proposer un choix plus définitif.

La qualité des résultats est également conditionnée par la précision de la convergence. Or,
quelle que soit la formulation adoptée, les éléments finis correspondants associent des degrés de
liberté dont les unités physiques sont différentes. Et de plus, les contrastes de tailles de maille
peuvent être très marqués entre différentes zones du maillage (notamment dans et hors de la
bande de localisation). Selon Badel et al. (2006), ces deux spécificités remettent en cause l’usage
de critères de convergence usuels. Il est donc fondamental d’employer des critères appropriés à
ce type de modélisation, par exemple celui proposé dans (Badel et al., 2006) et basé sur la
construction d’une force nodale de référence degré de liberté par degré de liberté.

Performance
Les algorithmes employés sont suffisamment performants pour traiter des problèmes à
relativement grand nombre de degrés de liberté (au-delà de 100 000). Mais les éléments finis
employés restent coûteux, aussi bien en régime fragile que ductile. En outre, une description
suffisamment précise de la bande de localisation est nécessaire, ce qui implique une finesse de
maillage accrue. Les calculs 3D industriels restent donc pour l’instant hors de portée, sauf à
accepter plusieurs centaines d’heures de calcul.

5.2 Axes de recherche pressentis

Conditions aux limites


De nouvelles conditions aux limites apparaissent dès l’introduction d’un couplage entre points
matériels, y compris pour des opérateurs de régularisation intégraux pour lesquels elles sont
implicites. Le parti adopté dans ce texte a consisté à adopter systématiquement des conditions
aux limites naturelles (par opposition à essentielles). Toutefois, un choix plus pertinent s’avèrera
nécessaire à terme. En effet, Lorentz (1999) a montré que des conditions aux limites naturelles
privilégient artificiellement une rupture le long des bords chargés de la structure. Les résultats
obtenus au moyen de ces formulations restent néanmoins pertinents lorsque l’endommagement
s’initie loin d’un bord chargé.

La méthodologie proposée dans (Andrieux et al., 1996) peut être étendue au voisinage d’un
bord de la structure et permet de proposer de nouvelles formes de conditions aux limites. Mais
elles entraînent le recours à des opérateurs différentiels de plus haut degré dont la mise en œuvre
mettrait définitivement fin à tout espoir de performance. En revanche, elles suggèrent aussi
qu’une couche limite se développe au voisinage du bord. Cela renvoie aux travaux de Bourdin et

118
Endommagement continu des structures

Déformation régularisée Gradient d’endommagement Gradient du gonflement


Loi fragile Loi fragile Loi de Rousselier

(+) objectivité / maillage (+) objectivité / maillage (+) objectivité / maillage


Existence de
solutions régulières (–) absence de solutions stables (–) absence de solutions stables (–) la localisation doit être
contrôlée par le gonflement

(+) cadre énergétique (+) cadre énergétique


Thermodynamique (–) les potentiels thermo. ne (–) la dissipation locale n’est (–) limitations inhérentes aux
sont pas préservés pas définie grandes déf. plastiques
Considérations physiques

(+) contraintes usuelles pour les (+) les contraintes conservent


équations d’équilibre leur signification dans les
équations d’équilibre et la
loi de comportement
(–) la contrainte n’est plus la (–) les équations d’équilibre
Exploitation des force thermo. associée à la prennent une forme nouvelle
contraintes déformation (–) les contraintes dans les
équations d’équilibre sont
différentes de celle dans la
loi de comportement
(pression nodale)

(+) transition naturelle de la


bande d’endommagement
Transition vers vers une fissure
la rupture (–) les éléments cassés (–) la loi de Rousselier ne traite
nécessitent une gestion qu’imparfaitement la
artificielle coalescence

(+) l’équation de régularisation (+) c’est un problème de point-


est linéaire selle
(–) ce n’est pas un problème de (–) une pénalisation locale est (–) la correction a posteriori
Robustesse de
minimisation d’énergie nécessaire induit une discontinuité de
Considérations numériques

l’algorithme
la réponse (peu gênante)
(–) ce n’est pas un problème de
minimisation (grandes déf.)

(+) existence d’une matrice (+) existence d’une matrice (+) existence d’une matrice
tangente tangente tangente
(+) 2 degrés de liberté sont (+) 2 degrés de liberté sont
Performance de introduits par nœud sommet introduits par nœud sommet
l’algorithme (+) matrice symétrique
(–) matrice non symétrique (–) matrice non symétrique
(–) 6 degrés de liberté sont
introduits par nœud sommet

(+) limité au développement (+) limité au développement (+) limité au développement


d’un élément fini d’un élément fini d’un élément fini
Intégration dans
un code
(+) Extension immédiate des
Considérations informatiques

éléments quasi-incompr.

(+) indépendant de la loi de (+) indépendant de la loi de


comportement comportement
Généricité de la
(–) spécifique à chaque loi de
formulation
comportement (de manière
limitée)

(+) indépendant de l’algorithme (+) indépendant de l’algorithme (+) indépendant de l’algorithme


de résolution de résolution de résolution
Compatibilité avec
(–) problème physique pour les (–) problème physique pour les (–) problème physique pour les
d’autres
liaisons et les interfaces liaisons et les interfaces liaisons et les interfaces
fonctionnalités
(–) traitement spécifique pour
les grandes déformations

tableau IV.3 – Avantages et inconvénients des différentes formulations appliquées

119
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

al. (2000) qui proposent, sur la base d’une analyse mathématique, de traiter les équations liées à
l’endommagement sur un domaine plus étendu que le domaine physique réel de la structure et
d’y appliquer des conditions aux limites essentielles. Notre sentiment est qu’il s’agit là d’une
orientation à suivre pour parvenir à condenser ces couches limites sur la frontière, de sorte que
l’énergie dissipée en cas de rupture le long d’un bord chargé soit cohérente avec celle dissipée
ailleurs.

Instabilités numériques et propagation


Dans les simulations d’un comportement fragile, il est apparu que la réponse globale de la
structure était localement instable, même durant les phases de propagation où une réponse stable
était escomptée. Pour la formulation à déformation régularisée, cet artefact numérique a été
associé à la suppression artificielle des éléments totalement endommagés. Mais un
comportement similaire a également été observé avec la formulation à gradient
d’endommagement. La compréhension de ce phénomène s’impose car il perturbe a priori la
qualité de la convergence.

Pour cela, plusieurs pistes peuvent être suivies. D’une part, ces instabilités sont-elles
effectivement associées au changement de régime des points totalement endommagés ? Pour y
répondre, il faudrait examiner la réponse de la structure munie d’une loi de comportement pour
laquelle l’endommagement total ne serait atteint qu’asymptotiquement (i.e. pour une
déformation infinie). D’autre part, l’amplitude de ces instabilités tend-elle vers zéro avec le
raffinement de maillage ? Cela n’exclurait pas une évolution locale discontinue de
l’endommagement (saut d’endommagement) en quelques points d’intégration dont le volume
correspondant tendrait vers zéro. Enfin, une simulation dynamique permettrait-elle de limiter
l’influence de ces instabilités ? Ces questions gagneraient sans doute à être examinées sur une
structure simple du type « matelas à ressorts », voir (Badel, 2001).

Modélisation du stade ultime et macro-fissure


Au chapitre précédent, nous avions conclu qu’il nous semblait difficile de prédire un trajet de
fissuration en s’appuyant sur des modèles cohésifs, ce qui justifiait le recours à la Mécanique
Continue de l’Endommagement. A l’inverse, les modèles cohésifs sont plus pertinents pour
décrire le comportement d’une fissure : contact, frottement, ouverture, etc. Sur le plan industriel,
ils permettent notamment un accès direct à l’ouverture de fissure, donnée d’entrée pour des
modèles de débit de fuite, par exemple. C’est pourquoi il nous paraît nécessaire d’étudier la
transition endommagent continu → fissure cohésive pour voir ce qu’elle apporte lorsque le stade
post-fissuration constitue un enjeu d’étude.

120
Endommagement continu des structures

En revanche, il nous semble raisonnable de différer l’introduction de ces modèles jusqu’à


endommagement total des points considérés, ce qui remédie à la question (très difficile) de
continuité de la réponse, entre autres celle de la dissipation. C’est d’autant plus vrai qu’on
appauvrit en outre la richesse de description du comportement en passant d’une formulation
volumique à une formulation surfacique. Il est donc préférable d’attendre que les phénomènes
non linéaires prennent fin dans les zones concernées.

Performances et simulations 3D
Le passage à des simulations 3D ne soulève pas de problèmes spécifiques dans la mesure où
les formulations sont naturellement 3D. D’ailleurs, leur implantation numérique est
opérationnelle en 3D ; des applications ont été réalisées avec la formulation à déformation
régularisée sur un cube plastique à écrouissage négatif (Lorentz et Badel, 2004) et sur une
tranche d’éprouvette AE4 en régime ductile (Besson et Lorentz, 2006). En revanche, l’emploi
des modèles d’endommagement dans des simulations industrielles 3D requiert des gains
importants en performance. Un facteur 100 sur les temps calculs constitue un objectif certes
ambitieux mais néanmoins nécessaire pour espérer traiter des études similaires à celles
accessibles en 2D. Pour cela, trois axes de progrès sont identifiés.
• Performance des solveurs linéaires
Dans la mesure où la résolution des équations d’équilibre est traitée par une méthode de
Newton, l’essentiel du temps CPU est consacré à la résolution des systèmes linéaires. La
parallélisation de ces algorithmes offre sans aucun doute une source de gain appréciable.
Par ailleurs, du fait du phénomène de localisation, une grande partie de la structure
présente une réponse élastique. Cela incite à mettre en œuvre des techniques de
condensation statique de la matrice tangente.
• Vitesse de convergence des algorithmes de résolution
Il s’agit là de réduire le nombre d’itérations nécessaire à la résolution des équations non
linéaires. Nous avons observé que les techniques d’accélération de convergence type
« recherche linéaire » y contribuent. Mais ce n’est pas encore suffisant et celles utilisées
pour des problèmes élastoplastiques standard ne s’étendent pas nécessairement aux
problèmes d’endommagement. En effet, une différence essentielle concerne le caractère
« non coopératif » de l’endommagement. En plasticité, les points de Gauss voisins
adoptent un comportement d’ensemble semblable. Pour l’endommagement, le phénomène
de localisation tend au contraire à différentier les réponses de points voisins, même si le
couplage non local atténue un peu cet effet. En terme de fonctionnelle énergie, cela signifie
qu’en plasticité, elle est bien plus régulière qu’en endommagement. L’approximation

121
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

locale fournie par une méthode de Newton n’est donc pertinente que dans un voisinage
restreint du point courant. Pour rendre l’algorithme plus performant, une solution consiste
alors à passer d’une direction de descente unique à tout un sous-espace (de dimension
néanmoins réduite) dans lequel on chercherait à minimiser l’énergie, avant de passer à
l’itération suivante. D’autres stratégies, fondées sur la construction d’une matrice plus
représentative que la matrice tangente (type BFGS, par exemple), gagneraient également à
être analysées sur ces problèmes d’endommagement.
• Adaptation de maillage
Les simulations menées sur la pièce en L et sur l’éprouvette AE4 se sont appuyées sur des
maillages très fins dans une zone bien trop grande en regard de la bande de localisation.
Des techniques d’adaptation du maillage permettraient au contraire de construire un
maillage optimal par rapport à l’évolution de l’endommagement. Mais cela soulève a
minima trois questions. Quel critère utiliser pour décider du raffinement, éventuellement
anisotrope pour éviter l’allongement excessif des éléments observé sur l’éprouvette AE4 ?
Quel choix de maillage initial, pour ne pas brider l’amorçage de l’endommagement ?
Enfin, comment projeter les champs mécaniques d’un maillage à l’autre, sans dissiper ou
introduire artificiellement de l’énergie ? La réponse à ces questions passera très
certainement par une vaste phase d’expérimentation numérique.

Moyennant des progrès dans chacun de ces thèmes, le facteur 100 évoqué précédemment ne
nous paraît pas inaccessible.

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123
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

124
CONCLUSION

1. Synthèse

1.1 Résultats obtenus

La question de la ruine des structures a été examinée en hiérarchisant les besoins, dans l’esprit
d’une appropriation finale par l’Ingénierie. On compte ainsi fournir des réponses adaptées,
compromis entre quantité d’informations et complexité de mise en œuvre. La cohérence entre
ces différents niveaux d’analyse est assurée par l’emploi d’un cadre énergétique commun.

Prédiction de l’amorçage d’un défaut


En continuité avec les pratiques industrielles, nous avons étendu la mécanique de la rupture
linéaire pour prendre en compte l’apparition d’un défaut, les situations de propagation instable,
le caractère élastoplastique du milieu étudié. Pour cela, nous avons défini un nouveau taux de
restitution d’énergie, évalué en post-traitement du calcul plastique. Il repose sur la propagation
potentielle d’une entaille et non plus d’une fissure, ce qui permet de lever le paradoxe de Rice
(qui stipule que le taux de restitution d’énergie est nul en plasticité). Deux grandeurs
caractérisent alors le mécanisme d’endommagement : une ténacité et une contrainte critique.
Cela permet de couvrir aussi bien les régimes de fissuration pilotés par l’énergie dissipée que par
le niveau de contrainte courant. Ces travaux ont fait l’objet d’une validation expérimentale.

Modélisation de la propagation d’un défaut selon un trajet prédéfini


Dès que l’étude de la phase de propagation présente un intérêt, par exemple pour gagner des
marges, nous avons suggéré le recours à des modèles de forces cohésives, à condition d’avoir
une idée a priori du trajet de fissure. Les lois de comportement relatives à la fissuration
dépendent là encore d’au moins deux paramètres, une énergie de fissuration et une contrainte
critique, en cohérence avec les résultats précédents. Mais à la différence du problème
d’amorçage, la simulation de la propagation est non linéaire et recouvre potentiellement des
régimes instables. Elle s’appuie sur des éléments finis spécifiques au calcul d’une énergie de
fissuration surfacique. Deux familles distinctes d’éléments, aux propriétés complémentaires, ont
été proposées ; des recherches sont en cours pour combiner leurs avantages. Quant aux

125
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

instabilités, elles font l’objet d’un traitement dédié, soit par pilotage implicite du chargement,
soit par combinaison d’une méthode de Newton avec une technique de recherche linéaire
appropriée. Dans tous les cas, cela permet de retrouver une certaine robustesse dans le cadre
d’une modélisation quasi-statique.

Détermination du trajet de fissuration


Selon nous, seule la mécanique continue de l’endommagement permet de prédire de manière
fiable le trajet de fissuration. Une dissipation d’énergie volumique est substituée à l’énergie de
surface des modèles cohésifs. La cohérence entre les deux approches est assurée par le fait que
l’endommagement se développe dans des bandes de faible épaisseur. Cette dernière est un
paramètre supplémentaire du modèle, qui résulte du couplage entre points matériels voisins.
Différentes formulations (non locales) ont été examinées pour modéliser cet effet ; elles
s’avèrent indispensables pour obtenir des résultats sans dépendance pathologique au maillage.
Elles ont cependant comme point commun de compliquer la simulation numérique, sachant par
ailleurs que les instabilités déjà évoquées subsistent bien évidemment. Leur impact semble même
renforcé par les effets non locaux, un point qui reste à confirmer. En contrepartie, toutes les
phases de l’endommagement (initiation, propagation, bifurcation, multi-fissuration, …) peuvent
maintenant être prédites.

L’intégralité des développements numériques relatifs à ces trois niveaux de modélisation ont
été introduits dans Code_Aster, code de calcul par éléments finis développé à EDF R&D,
accessible librement sur Internet (www.code-aster.org) et dont le domaine d’application s’étend
des travaux de recherche amont jusqu’aux études applicatives de l’Ingénierie. Pour limiter les
répercussions sur la maintenance du code, nous avons cherché à rendre ces développements aussi
peu intrusifs que possible. A l’exception des techniques de franchissement des instabilités, dont
le bénéfice dépasse le cadre des problèmes d’endommagement, toutes les modélisations se sont
soldées par l’introduction de post-traitements spécifiques ou de nouveaux éléments finis, sans
impact sur l’architecture du code. Nous concilions ainsi des modélisations avancées avec les
exigences industrielles de Qualité. La capitalisation et la pérennité sont assurées, l’appropriation
par l’Ingénierie en bonne voie, notamment le nouveau taux de restitution d’énergie qui fait
d’ores et déjà l’objet d’études en ce sens.

1.2 Eléments de discussion

Pour disposer de modélisations opérationnelles, c’est-à-dire robustes, fiables et performantes,


nous avons été amenés à effectuer un certain nombre de choix, sans doute discutables. Ils
reposent sur des convictions personnelles dont voici les principales.

126
Conclusion

Formulations énergétiques
L’impératif de robustesse (capacité à fournir un résultat) nous paraît prépondérant. Le cadre
des formulations énergétiques, et en particulier celui des matériaux standard généralisés, offre un
certain nombre de garanties dans ce sens, tant sur le plan mathématique que numérique. Les
restrictions – somme toute limitées – qu’il impose vis-à-vis de la description physique du
matériau nous semblent un inconvénient mineur en regard des avantages escomptés. De manière
générale, nous privilégions toujours des modèles de comportement simples (loi de Rousselier en
rupture ductile, par exemple), même s’ils ne représentent que l’essentiel des phénomènes, plutôt
qu’une description très (trop) fine du comportement, dont l’intégration numérique serait sujette à
caution. Cela semble une condition sine qua non pour aboutir à un outil numérique opérationnel.

Positionnement des modèles de forces cohésives


Les critères d’amorçage fondés sur un taux de restitution d’énergie ont l’avantage d’être une
extension directe des pratiques industrielles actuelles. Mais ils présentent un conservatisme
(pessimisme) excessif, à la fois parce qu’ils négligent la phase de propagation mais également
parce qu’ils n’envisagent pas un amorçage concerté des points du fond de fissure en 3D, sauf à
supposer a priori des scénarios de propagation à un paramètre (fissure circulaire qui reste
circulaire, par exemple). A l’inverse, les modèles d’endommagement continu conduisent à une
description plus réaliste des phénomènes de ruine mais ils restent complexes à déployer dans une
étude. C’est pourquoi nous pensons que les modèles cohésifs constituent le bon compromis pour
l’Ingénierie dans les années à venir. Ils pallient les excès de conservatisme des critères
d’amorçage. Leur mise en œuvre numérique est dorénavant suffisamment robuste. La
connaissance préalable du trajet de fissuration qu’ils requièrent est, en pratique, souvent
accessible tant que la propagation se déroule sur de courtes distances. Cela couvre une large
gamme d’applications. L’étape suivante est donc leur qualification industrielle pour nos
composants.

Trajet de fissuration
Nous avons la conviction que le trajet de fissuration ne pourra pas être prédit par un critère
d’orientation de fissure, même si cela va à l’encontre de nombreux travaux de la littérature qui
proposent des méthodes numériques s’appuyant sur cette hypothèse (rupture aux interfaces entre
éléments, X-FEM, E-FEM ou autres). Quelques exemples significatifs, également issus de la
littérature, nous confortent dans cette opinion. Au contraire, il nous semble que l’évolution du
dommage est un phénomène dont toutes les composantes sont couplées : initiation, trajectoire de
fissure, propagation selon ces trajets, stabilité, etc. Cela implique en particulier que des modèles
basés sur des discontinuités du champ de déplacement (fissures cohésives) ne seront pas

127
Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

applicables tant que les espaces fonctionnels correspondants ne bénéficieront pas d’une
technique de discrétisation spatiale ad hoc. Pour prédire le trajet de fissuration, il ne reste donc
selon nous que le recours à des modèles d’endommagement continu, complétés ou non par des
lois de fissuration dans leur phase ultime.

Lois de comportement non locales


En présence de lois de comportement adoucissantes, le phénomène de localisation des
déformations est avéré et se traduit par une perte d'ellipticité des équations du problème quasi-
statique. Il est de plus indiscutable que cette pathologie résulte d'une sollicitation des points
matériels hors des hypothèses qui sous-tendent l'expression de la loi de comportement locale
(quasi-périodicité des champs macroscopiques). Une démarche logique consiste donc à
construire des modèles de comportement qui s’affranchissent des hypothèses en question : ils
conduisent à un couplage spatial entre points matériels voisins. C’est la voie que nous prônons,
une conviction renforcée par l’observation d’effets d’échelle. En revanche, nous ne partageons
pas l’idée selon laquelle l’introduction d’une viscosité – d’ailleurs artificielle eu égard aux
valeurs requises – permettrait de résoudre le problème de la localisation non contrôlée des
déformations.

Il n’en reste pas moins que les méthodes d’homogénéisation actuelles ne semblent pas encore
assez avancées pour construire une loi macroscopique non locale à partir d’hypothèses
microscopiques uniquement. Les différentes formulations qu’on trouve dans la littérature sont
donc de nature phénoménologique. Elles peuvent être regroupées en quelques grandes familles.
Seuls des arguments pragmatiques guideront le choix de l’une plutôt qu’une autre. Après avoir
mis en œuvre trois d’entre elles (déformations régularisées, second gradient des déplacements,
gradients de variables internes), notre préférence tend vers celle qui introduit des termes en
gradient d’endommagement. Plus complexe que les autres sur le plan numérique, elle reste peu
étudiée et nécessite donc des travaux de validation complémentaires. Cette préférence n’est
d’ailleurs pas exclusive car la comparaison de ces formulations fournira des éléments de
compréhension appréciables. En tout état de cause, il ne nous semble pas que ces approches
soient suffisamment mûres pour un transfert immédiat vers l’Ingénierie.

2. Programme de recherche

Sur la base des limitations et des perspectives que nous avons identifiées au long de ce
mémoire, nous proposons le programme de recherche suivant, toujours en conformité avec
l’objectif d’une transition vers l’Ingénierie et les contraintes que cela impose.

128
Conclusion

Performances des méthodes de résolution


L’endommagement est un phénomène localisé ; il nécessite une discrétisation spatiale fine
dans les zones où il se développe. C’est vrai de tous les niveaux d’appréhension que nous avons
examinés (amorçage, propagation, trajet), avec une difficulté supplémentaire pour le dernier
puisque la zone en question n’y est pas connue a priori et ne peut donc pas être prise en compte
lors de l’étape initiale de maillage. A cela s’ajoutent les difficultés algorithmiques liées aux
instabilités de la structure qui peuvent entraîner un nombre important d’itérations ou
d’incréments de pilotage. Enfin, les formulations non locales pour les approches à
endommagement continu s’appuient sur des éléments finis enrichis dont les nouveaux degrés de
liberté accroissent non seulement la taille du problème (nombre d’inconnues) mais aussi
l’interaction entre éléments voisins (largeur de bande de la matrice tangente). Ces différents
points se traduisent par des coûts de calcul significatifs ; ils restent même prohibitifs lorsqu’il
s’agit de passer aux simulations numériques tridimensionnelles pour prédire un trajet de
fissuration.

Pourtant, il ne sera pas possible à terme de se contenter de simulations bidimensionnelles,


alors même qu’elles atteignent déjà 200 000 degrés de liberté et quelques heures de calcul. Nous
estimons qu’un facteur 100 sur les performances est nécessaire. Plusieurs axes de progrès ont été
évoqués et nous semblent mériter des investigations complémentaires. Ils concernent :
− les solveurs linéaires (condensation statique des zones élastiques, parallélisme),
− les algorithmes de résolution du problème non linéaire (accélération de convergence,
approximation globale de l’opérateur tangent),
− l’adaptation de maillage pour s’ajuster de manière optimale aux bandes de localisation
(critère de raffinement, projection de champs).

Pour chacun de ces points, des travaux existent déjà dans la littérature. Il s’agit de les évaluer, les
compléter et les intégrer dans une chaîne de calcul opérationnelle.

Eléments finis pour modèles cohésifs


Deux familles d’éléments finis ont été examinées, aux avantages complémentaires : des
éléments d’interface et des éléments à discontinuité interne. Il s’agit maintenant de chercher à les
combiner, en s’appuyant sur une formulation mixte proche de celles employées dans la
modélisation continue du contact / frottement. On escompte ainsi s’affranchir de la régularisation
des lois de fissuration, de sorte à bien représenter l’adhérence initiale entre les lèvres de la fissure
à venir. En parallèle, le degré d’interpolation plus élevé de ces nouveaux éléments permettra
d’accroître la vitesse de convergence avec la taille de maille (a minima, mieux qu’une

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Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

discrétisation du saut de déplacement constante par élément). Enfin, ces éléments ne traiteront
que le terme d’énergie surfacique et seront de ce fait compatibles sans évolution supplémentaire
avec tout type de comportement volumique, notamment élastoplastique.

Une autre qualité est également souhaitable : la possibilité de mailler la structure sans se
préoccuper du trajet de fissuration. C’est là un des atouts des éléments X-FEM. Leur adjoindre la
formulation mixte évoquée à l’instant constitue une piste de recherche future, même si les
premiers travaux dans ce sens montrent quelques difficultés pour choisir une discrétisation des
multiplicateurs de Lagrange qui conduise à un problème bien posé.

Acquisition de connaissances sur les lois de comportement non locales


Bien que les premières mises en œuvre de formulations non locales datent des années 1990, le
retour d’expérience sur leurs propriétés reste faible, notamment dans des simulations
tridimensionnelles. D’ailleurs, peu de comparaisons entre les différentes familles de formulation
ont été réalisées. Cela nous semble constituer un handicap à l’égard de l’utilisation de ces
modèles dont l’appréhension reste délicate. Des travaux d’analyse sur structures simples et des
benchmarking s’imposent pour mieux comprendre leurs propriétés, cerner leurs limites et
proposer des méthodologies d’étude. Ce dernier point inclut en particulier la question de
l’identification de la longueur interne caractéristique du matériau.

Deux sujets d’étude sont d’ores et déjà pressentis :


− la transition endommagement – fissure. Compte tenu de la complexité prévisible d’une
telle transition, il s’agit de bien mesurer l’intérêt qu’elle peut présenter. Cela dépend
notamment du souci qu’on porte à la phase post-endommagement, c’est-à-dire le
comportement de la structure fissurée (contact / frottement sur les lèvres des fissures,
écoulements de fluides couplés à leurs ouvertures, etc.). A cet égard, nous pensons que les
modèles à gradient d’endommagement qui conduisent à une distribution du dommage
« pointue » assurent plus naturellement une transition vers une surface fissurée, mais cela
reste très largement à confirmer ;
− les conditions aux bords. Des conditions aux limites de type Dirichlet (endommagement
ou déformation nuls sur le bord) ne sont physiquement pas acceptables car elles
empêchent la formation d’une fissure du bord vers l’intérieur de la pièce. Mais des
conditions aux limites naturelles soulèvent aussi des problèmes car elles privilégient de
manière artificielle le développement de fissures le long des bords chargés. Plusieurs
pistes peuvent être examinées : opérateurs différentiels de plus haut degré, prise en
compte de couches limites aux bords, extension virtuelle du domaine de calcul au-delà des
bords physiques de la structure, etc. Mais ce problème reste très largement ouvert. Il est

130
Conclusion

néanmoins crucial pour la modélisation des structures composites (béton armé, zones de
soudage, revêtements, …) car il conditionne la modélisation de l’endommagement aux
interfaces.

Traitement des instabilités


Les simulations numériques font apparaître des instabilités de la structure qu’on associe à la
compétition entre l’énergie dissipée par le mécanisme de fissuration et celle restituée par les
zones en décharge élastique. Certaines de ces instabilités sont d’origine physique et
correspondent à une évolution dynamique de la structure, d’autres semblent être des artefacts
numériques car leur amplitude dépend de la discrétisation spatiale.

Un objectif préliminaire consiste donc à maîtriser, voire supprimer, les instabilités numériques
car elles ont un impact sur la robustesse des calculs ainsi que sur leurs performances en raison
des solutions algorithmiques qui s’imposent pour justement retrouver un certain degré de
robustesse. La fiabilité des simulations est elle aussi remise en cause car on ignore encore si ces
perturbations ont un effet sur la réponse globale. Pour les modèles non locaux, cela semble être
le cas, malheureusement.

La modélisation des instabilités physiques dépend, pour sa part, des attendus de l’étude. Si on
se contente d’analyser les propagations stables, il suffit de détecter les départs dynamiques, par
exemple en recourant à une technique de pilotage du chargement. Si la phase de propagation
dynamique en soi ne présente pas d’intérêt mais qu’on cherche à savoir si elle prendra fin ou
non, on pourra se tourner vers des estimations macroscopiques d’énergie consommée, qui
semblent déjà pertinentes dans quelques situations particulières. Si cela ne suffit pas, le recours à
une simulation dynamique s’impose, avec toutes les difficultés que cela comporte, notamment le
choix d’un schéma numérique suffisamment robuste pour traiter le couplage fissuration /
propagation d’ondes.

Ces orientations de recherche ont été défendues avec succès auprès des instances d’arbitrage
de l’activité d’EDF R&D. Elles s’inscrivent dans les ambitions des défis de R&D amont
« Simuler pour décider » et « Pouvoir assurer soixante ans aux centrales nucléaires ». Elles font
l’objet du projet « Calcul de dommage »1, soutenu en partie par le Ministère de la Recherche. En
parallèle, l’engouement de la communauté scientifique à l’égard de ces sujets ne se dément pas.
Cet engagement conjoint nous rend optimiste sur l’avancée scientifique des travaux et leur
appropriation finale par les ingénieurs d’étude.

1
Programme de recherche interne financé à hauteur de 3 millions d’euros sur quatre ans.

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Modélisation et simulation numérique de l’endommagement des structures

Les travaux de recherche présentés dans ce mémoire concourent à la modélisation et à la


simulation de l’endommagement mécanique des structures, avec pour cibles les installations de
production et de transport d’électricité d’EDF. L’objectif affiché est la prédiction de l’évolution
de défauts, préexistants ou non, à l’échelle macroscopique de la structure, sous chargements
quasi-statiques non cycliques. En particulier, les sollicitations répétées (fatigue) ou dynamiques
(crash, séismes) sont exclues de ces travaux, ainsi que d’autres modes de ruine tels que le
flambement ou les instabilités plastiques.
Compte tenu de la difficulté à prédire l’évolution de défauts dans toute sa généralité, nous
avons opté pour une stratégie de modélisation échelonnée, selon la nature et la richesse des
informations recherchées. Trois niveaux d’attentes ont été répertoriés.
• Prédiction de l’amorçage d’un défaut
L’approche en taux de restitution d’énergie de la mécanique de la rupture linéaire a été
étendue pour couvrir les situations élastoplastiques, l’apparition de défauts, les
propagations instables (dynamiques). La prédiction de la rupture reste conservative car la
ruine y est associée à l’amorçage d’un défaut.
• Modélisation de la propagation d’un défaut selon un trajet prédéfini
L’approche proposée vise à décrire l’initiation et la propagation d’un défaut, le long d’un
trajet donné. Elle s’appuie sur des modèles de zones cohésives dans lesquels des forces
d’interaction sont introduites entre les lèvres de la fissure. Les simulations numériques sont
plus complexes que précédemment car tout le régime de propagation (non linéaire) est
dorénavant modélisé.
• Détermination du trajet de fissuration
Lorsque le trajet de fissuration ne peut plus être anticipé, nous proposons une réponse
fondée sur la mécanique continue de l’endommagement. Elle soulève des difficultés
physiques et numériques de plusieurs ordres, auxquelles nous avons tenté d’apporter
quelques réponses. Il nous semble malgré tout que ce n’est qu’à ce prix qu’on peut décrire
l’initiation et la propagation de défauts dans toute sa généralité.
Enfin, répondre à cet objectif, avec une finalité industrielle, requiert à la fois de formuler des
modélisations appropriées et de développer les outils numériques nécessaires à leur mise en
œuvre dans les codes de calcul des ingénieurs (Code_Aster dans notre cas). Leur emploi dans les
pratiques industrielles impose en outre trois types d’exigence,
− robustesse, au sens de la capacité à produire un résultat dans des situations variées ;
− fiabilité, c’est-à-dire que le résultat n’est pas excessivement sensible aux choix de
modélisations numériques (discrétisations spatiale et temporelle, entre autres) et donc
qu’il est reproductible par des ingénieurs d’étude différents ;
− performance, pour que l’utilisation des modèles soit compatible avec les délais des études
industrielles.
Ces préoccupations ont fait l’objet d’une attention particulière. Elles nécessitent souvent un
compromis entre la finesse de description physique et le caractère opérationnel de la formulation.

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