Les Filles de Caleb - Tome 1
Les Filles de Caleb - Tome 1
Les Filles de Caleb - Tome 1
DU MÊME AUTEUR
Aussi vrai qu’il y a du soleil derrière les nuages, essai biographique, Libre
Expression, 1982.
Les Filles de Caleb, roman, tome 1 : Le Chant du coq, Québec/Amérique,
1985 ; édition revue et corrigée, avec des illustrations de Gilles
Archambault, Libre Expression, 1995 ; nouvelle édition, Libre
Expression, 2003 ; tome 2 : Le Cri de l’oie blanche, Québec/
Amérique, 1986 ; édition revue et corrigée, avec des illustrations de
Gilles Archambault, Libre Expression, 1997 ; nouvelle édition, Libre
Expression, 2003.
Ces enfants d’ailleurs, roman, tome 1 : Même les oiseaux se sont tus, Libre
Expression, 1992 ; collection Zénith, Libre Expression, 2003 ; tome 2 :
L’Envol des tourterelles, Libre Expression, 1994 ; collection Zénith,
Libre Expression, 2003.
J’aurais voulu vous dire William, roman, Libre Expression, 1998.
Tout là-bas, roman, Libre Expression, 2003.
Les Filles de Caleb, roman, tome 3 : L’Abandon de la mésange, Libre
Expression, 2003.
Arlette Cousture
Illustrations de
Gilles Archambault
Catalogage avant publication de la Bibliothèque nationale du Canada
Cousture, Arlette
Les Filles de Caleb
Volumes 1 et 2 publ. à l’origine dans la coll. : Collection 2 continents. Série Best-sellers.
Éd. originale des v. 1 et 2 : Montréal : Québec/Amérique, cl985-cl986.
Sommaire : t. 1. Le chant du coq. – t. 2. Le cri de l’oie blanche. – t. 3. L’abandon de la mésange.
I. Titre. II. Titre : Le chant du coq. III. Titre : Le cri de l’oie blanche. IV. Titre : L’abandon
de la mésange.
PS8555.0829F54 2003 C843’.54 C2003-94I675-5
PS9555.0829F54 2003
L’éditeur remercie le
MUSÉE FERROVIAIRE CANADIEN DE DELSON – SAINT-CONSTANT
pour sa collaboration à la recherche iconographique
Photographie de l’auteur
© PANNETON-VALCOURT
Maquette de la couverture
FRANCE LAFOND
Les Éditions Libre Expression remercient le ministère du Patrimoine canadien, le Conseil des arts du
Canada, la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) et le
Programme de crédit d’impôt du Gouvernement du Québec du soutien accordé à son programme de
publication.
Tous droits de traduction et d’adaptation réservés ; toute reproduction d’un extrait quelconque de ce
livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est strictement
interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur.
ISBN 978-2-7648-0651-7
AVERTISSEMENT AU LECTEUR
Arlette Cousture
(octobre 1995)
PROLOGUE
Saint-Stanislas, comté de Champlain
Printemps 1892
Caleb revint de l’étable. La vache avait mis bas, mais il avait dû passer
plusieurs heures à l’aider. Une taure vêlait habituellement assez rapidement.
Grazillia, elle, avait semblé décider qu’elle prendrait tout son temps, au
grand dam de Caleb qui, malgré la chaleur qui régnait dans le bâtiment,
avait commencé à sentir l’humidité lui ronger les os.
Il referma rapidement la porte de la cuisine d’été de crainte que le vent ne
s’y engouffre, enleva ses caoutchoucs et se contenta de délacer ses mitons.
Il soupira d’aise. Il entra dans la cuisine principale sans dire un mot, se
dirigea vers la pompe, fit couler l’eau dans le bassin de métal et se savonna
les mains. Célina lui jeta un coup d’œil inquiet, prête à répondre à son
regard dès qu’il remarquerait sa présence. Son mari avait l’air préoccupé.
Elle ressentait toujours un pincement au cœur lorsqu’il affichait cet air
annonciateur d’une saute d’humeur, ou d’une déception, ou d’un grand
trouble. Ce soir, elle ne voyait pas comment le vêlage de Grazillia avait pu
le mettre dans un pareil état.
Caleb s’essuya méthodiquement les mains comme il le faisait toujours
avant de se mettre à table, passant la serviette entre chaque doigt, frottant
deux fois chacune des paumes et chacun des dessus de main. Émilie, l’aînée
des enfants, fit comprendre à ses frères et sœurs qu’ils avaient avantage à
baisser le ton. Elle sentait que c’était une de ces soirées où chacun devait
être le plus discret possible.
Célina commença à se tordre les doigts sur son tablier. Elle n’aimait pas
l’atmosphère qui s’immisçait dans la maison par toutes les ouvertures.
Instinctivement, elle se dirigea vers la porte pour s’assurer qu’elle était bien
enclenchée. Elle eut à peine le temps d’amorcer son mouvement; Caleb lui
lança sèchement qu’il l’avait bien fermée. Comme une enfant prise en
défaut, Célina rebroussa chemin, s’efforçant de sourire à travers son soupir,
simplement pour rassurer les enfants. Caleb lança son essuie-mains plutôt
que de le suspendre au crochet et se dirigea vers la table.
— Qu’est-ce qu’on mange?
Célina, d’une voix mal assurée, lui décrivit le menu: soupe, lard grillé,
betteraves, omelette, patates jaunes et… Caleb l’interrompit.
— Encore?
Émilie regarda sa mère et vit qu’elle ne savait que répondre à cette fausse
question. Presque une accusation, lui sembla-t-il. Du haut de ses treize ans,
elle comprenait très bien qu’il y avait sur la table tout ce que l’imagination
de sa mère avait pu apprêter, compte tenu qu’à la fin de mars les provisions
commençaient à diminuer sérieusement. Comme Célina mettait trop de
temps à se ressaisir, Émilie décida de venir à son secours.
— Si vous voulez, pâpâ, j’aurais peut-être le temps de vous réchauffer un
pâté de viande.
Caleb grogna une réponse que ni la mère ni la fille ne comprirent. Émilie,
un peu lasse de l’humeur de son père, s’enhardit et lui demanda si son
grognement voulait dire «oui» ou s’il voulait dire «non». Caleb lui jeta un
regard furieux et répondit qu’il avait dit «à votre goût».
Célina fit signe aux enfants de déplacer la berceuse de façon à libérer la
trappe de la cave mais Émilie, d’un air farouchement décidé, s’y assit
promptement. Sidérée, Célina lui demanda ce qu’elle faisait. Émilie lui
répondit que son père leur avait laissé le choix et que, quant à elle, elle
préférait ne pas réchauffer le pâté de viande. Puisque le souper était déjà
servi, elle ne voyait pas pourquoi toute la famille aurait à attendre une
demi-heure avant de manger. Célina, les yeux exorbités, ouvrit la bouche
pour parler, mais pas un seul des mots qui se bousculaient dans sa pensée ne
réussit à trouver de souffle. Elle avait toujours été incapable de supporter un
affrontement, même une dispute normale entre enfants. Aussi est-ce sans
réfléchir qu’elle se dirigea vers Émilie, la saisit brusquement par le bras et
lui ordonna de se lever.
Elle savait que son père se considérait comme un homme juste. Qu’il faisait
comme tous les hommes. Qu’il élevait sa famille comme son père à lui avait élevé
la sienne.
***
***
***
***
Les enfants décidèrent, sans se consulter, qu’il valait mieux aller dormir.
Ils préféraient le sommeil à la tension qui de nouveau avait envahi la
maison. Célina leur souhaita une bonne nuit tout en se demandant si elle ne
devait pas faire porter quelque chose à Émilie. Elle haïssait le sentiment qui
la tiraillait. D’une part, elle considérait que la punition d’Émilie était
pleinement justifiée. D’autre part, elle n’approuvait pas qu’on prive un
enfant en pleine croissance. Elle se convainquit pourtant de se ranger du
côté de son mari. Son autorité avait été mise à rude épreuve et Célina
n’avait pas l’intention de la contester. Elle donna le sein au bébé et le
caressa longuement avant de le coucher. Dès qu’elle n’entendit plus de bruit
à l’étage, ce qui ne tarda pas, elle jeta un coup d’oeil autour d’elle pour
s’assurer que tout était en ordre puis décida de tromper son attente en
tricotant. Ses mains étaient trop nerveuses pour faire du bon travail. Elle
échappa une maille, puis une seconde. Finalement, elle fourra le tout dans
son sac à tricot et se dirigea vers la fenêtre pour voir si elle n’apercevrait
pas Caleb. La nuit, elle le savait, était glaciale. La lune était pleine et plus
brillante que d’habitude. Elle eut beau scruter la noirceur à travers les
cristaux de givre, elle ne vit rien.
***
Dès, qu’elle avait entendu monter ses frères et ses sœurs, Émilie s’était
hâtée d’enfiler sa robe de nuit et de se coucher. Elle ne voulait pas écouter
les remarques et les questions de ses sœurs. Ce soir-là, quand finalement
elle s’endormit, elle savait ce qu’elle devait faire.
Elle pouvait endurer que son père lui fasse la tête pendant quelques jours,
voire quelques semaines. Par contre, elle devait absolument éviter qu’il ne
mette à exécution sa menace de la retirer de l’école. Elle ferait tout. Elle se
lèverait plus tôt. Elle doublerait le nombre de ses corvées. Elle étudierait le
soir, à la lueur de la lampe s’il le fallait. Mais jamais, jamais elle
n’accepterait de quitter l’école. Jamais!
***
Ne sachant plus que faire pour que se taise son angoisse, Célina décida
d’aller se coucher. Elle était certaine qu’elle ne réussirait pas à dormir sans
son homme, mais elle préférait être en position de fermer les yeux plutôt
que d’avoir à lui faire face.
Elle se dévêtit lentement. La maison était fraîche. Elle se rendit compte
qu’elle avait omis de mettre les bûches de nuit dans le poêle à bois. Elle le
fit sans attendre. De retour dans sa chambre, elle se coucha, se tourna
plusieurs fois sur elle-même puis fouilla sous l’oreiller pour en sortir un
chapelet. Elle pria pour deux raisons. La première: pour faire oublier au
Seigneur que Caleb avait, pour la première fois de sa vie, omis le bénédicité
et les grâces. La seconde: pour qu’elle, Célina, réussisse à se calmer.
Caleb revint longtemps après que Célina se fut endormie. Il sut par la
boursouflure de ses yeux qu’elle s’était assoupie en pleurant. Il lui enleva le
chapelet des mains, le remit sous l’oreiller, se dévêtit en silence, fit une
génuflexion et un signe de croix, souffla la lampe et se glissa sous les
couvertures chauffées par le chagrin de sa femme.
***
Le lendemain matin, Émilie était à son poste. Elle nettoya la table avec
une minutie énervante, enfila son manteau et partit pour l’école sans
prendre la peine de manger. Célina lui cria de revenir à la maison et insista
pour qu’elle avale au moins une tranche de pain trempée dans la mélasse.
Émilie la remercia de son attention, mais lui fit comprendre qu’elle devait
se hâter pour ne pas rater son examen. Célina, troublée, referma la porte en
se demandant si Émilie ne s’était pas levée durant la nuit pour grignoter
quelque chose. Caleb lui dit de ne pas s’inquiéter. Profitant des quelques
instants de solitude qu’ils avaient, il lui parla de son idée de retirer Émilie
de l’école, usant de toute l’argumentation qu’il avait mijotée durant ses
heures d’insomnie. À son grand étonnement, Célina lui répondit qu’il n’en
était pas question. Qu’Émilie avait besoin de l’école comme lui, Caleb,
avait besoin de regarder le soleil et d’écouter la pluie. Caleb essaya de lui
faire comprendre qu’il y avait toute une différence entre la terre et les livres.
Célina demeura intraitable. Émilie devait continuer de fréquenter l’école.
Émilie, il le savait, voulait être institutrice.
— Des rêves de p’tite fille! lança-t-il presque avec dédain.
— Non, c’est pas des rêves. Dans deux ou trois ans, elle va pouvoir faire
la classe. Pour ça, il va falloir qu’elle soit prête pour l’examen du
gouvernement. Moi, je pense que si elle veut être maîtresse d’école, elle
doit être maîtresse d’école.
Caleb lui rappela sa santé fragile et l’aide qu’Émilie pourrait apporter
quand elle serait malade ou indisposée. Célina rétorqua qu’Émilie n’avait
jamais regimbé quand il lui avait fallu s’absenter de l’école pour la
seconder. À bout d’arguments, Caleb convint qu’Émilie, malgré son
caractère légèrement prompt, était une fille serviable. Puis, après plusieurs
vaines tentatives, il osa demander à Célina si elle avait compris quelque
chose à la scène de la veille. Elle répondit en rougissant que ces sautes
d’humeur annonçaient probablement qu’Émilie aurait bientôt à utiliser des
guenilles. Caleb se contenta d’émettre un grognement. Il n’aimait pas parler
de ces histoires de femmes. Finalement, s’armant de courage, il tâta le
terrain pour savoir si sa femme le trouvait injuste dans sa façon d’élever les
enfants. Célina lui répondit qu’il était un bon mari et un bon père et qu’il
faisait comme tous les pères. La vie était dure et tout le monde devait mettre
la main à la pâte.
— Est-ce que tu as l’impression que la pâte des filles est plus épaisse que
celle des gars? s’enquit-il faiblement, espérant une réponse négative.
— La pâte des filles, c’est la pâte des filles.
Caleb la connaissait bien. Quand elle hésitait à dire le fond de sa pensée,
elle répondait par une phrase toute faite, comme celle qu’elle venait de lui
servir. Caleb se leva, mit son manteau et se chaussa.
— J’vas voir si les outils ont pas besoin d’être graissés avant que le
printemps arrive.
Célina fit mine d’approuver mais elle savait fort bien qu’ils avaient été
huilés depuis belle lurette. Une fraction de seconde avant de franchir la
porte, Caleb se retourna.
— Est-ce que vous mangez toujours aussi froid que ce qu’on a mangé
hier?
Célina hésita quelques instants avant de lui répondre.
— Est-ce que c’était froid?
Caleb hocha la tête et sortit doucement.
***
***
Caleb ne savait plus du tout que faire. Émilie ne s’était pas assise à la
table depuis un mois. Pouvait-il honnêtement la sermonner? Elle faisait
toujours ce qu’elle devait faire et même plus. Son travail était toujours
exécuté en un temps record. L’institutrice, lors de la rencontre de Pâques,
leur avait dit, à lui et à Célina, qu’Émilie, encore une fois, était la première
de sa classe. Elle avait même ajouté que si leur fille continuait de travailler
comme elle le faisait, ce serait elle qui, bientôt, lui en apprendrait. Elle avait
humblement admis qu’Émilie connaissait son français mieux qu’elle-même.
Caleb, même s’il n’approuvait pas qu’Émilie poursuive ses études —
encore moins pour être institutrice —, éprouva néanmoins un énorme
sentiment de fierté. Cette fierté prenait cependant ombrage de l’entêtement
quotidien de son aînée.
Célina avait adroitement évité toute discussion à ce sujet. Elle savait que
le comportement d’Émilie portait sur les nerfs de son père mais elle savait
aussi qu’Émilie tenait tête avec tellement de politesse et de candeur qu’il
était bien difficile de comprendre où elle voulait en venir. Par contre,
lorsque son mari, un soir de la fin d’avril, lui avait demandé en soupirant si
elle savait ce qu’Émilie attendait de lui, Célina crut que le moment
d’intervenir était venu. Apparemment, l’orgueil de Caleb avait fondu au
même rythme que la neige.
— Je sais pas, Caleb, mais il me semble que ça aurait rapport avec les
repas.
D’étonnement, Caleb leva un sourcil.
— Qu’est-ce qu’ils ont, les repas? Je rote tout le temps tellement que je
mange vite pour pas que ça refroidisse.
Célina avait négligé de relever cette remarque, se contentant de lui faire
un sourire entendu. Elle préférait lui laisser l’illusion que, de lui-même, il
trouverait une solution. Caleb pensa à sa remarque pendant quelques jours.
Le dimanche suivant, profitant de l’absence des aînés, qui étaient allés
entendre un récital de piano dans la grande salle du couvent, Caleb
demanda à Célina de dresser la table avec un couvert par membre de la
famille. Célina pensa qu’il avait enfin compris, acquiesça sans commenter
et fit ce qu’il demandait.
Les enfants rentrèrent et les filles mirent leurs tabliers pour dresser la
table. Célina se contenta de leur dire que c’était fait. Alors les filles, Émilie
la première, virent qu’il y avait beaucoup plus de couverts qu’à
l’accoutumée. Jouant de prudence, Émilie se contenta de dire que la table
avait l’air d’une table de Noël. Toute la famille s’assit en même temps. Les
garçons, se sentant lésés, se plaignirent qu’ils étaient trop à l’étroit. Caleb
leur offrit de manger debout. Émilie pouffa de rire. Caleb s’empêcha de
l’imiter. Il se racla la gorge et parla aux enfants attentifs.
— J’avais toujours pensé que la table serait pas assez grande pour tout le
monde. Aujourd’hui, votre mère pis moi, on a essayé pis on s’est rendu
compte que c’était faisable. On a assez de place. J’vas quand même faire
une autre table, un peu plus grande… On a pensé aussi que les filles,
Émilie, Année pis Éda, pourraient faire le service chacune leur tour. Nous
autres, les hommes, on va faire comme dans les chantiers. On va aller porter
nos assiettes pis nos ustensiles sales à côté du plat de vaisselle. De même,
votre mère va moins marcher. On sait que ses jambes font mal… À
c’t’heure, si vous voulez vous lever, on va dire le bénédicité.
Tout le monde se leva. Émilie la première. Elle fut aussi la première
rassise et la première à piquer sa fourchette quand les assiettes furent
servies.
— C’est donc bon, des patates chaudes! Hein, moman?
PREMIÈRE PARTIE
1895-1897
1
— Éva, à soir, c’est à ton tour de laver l’ardoise. Prends un bon torchon,
parce que je veux que ça reluise comme un sou neuf. Vous autres, les
grands, vous allez fendre pis rentrer le bois. Je veux pas voir une seule
bûche qui déboule. Les moyens, cette semaine, c’est à votre tour de passer
le balai. Je veux pas de chicane quant à savoir qui va balayer pis qui va
ramasser la poussière. Les p’tits, vous allez bien aligner les pupitres. Vous
connaissez le secret pour qu’ils soient bien droits.
Émilie leur fit un clin d’œil.
— Je veux des belles lignes.
Les vingt-sept enfants se levèrent. Les grands haussèrent les épaules, ne
fût-ce que pour manifester qu’ils refusaient d’obéir aussi facilement, mais
se hâtèrent néanmoins d’aller chercher le bois. Émilie, assise à son pupitre,
mit de l’ordre dans ses papiers. Elle rangea ses feuilles dans le grand tiroir
de droite, puis, revenant sur sa décision, elle les ressortit et décida de les
mettre avec sa pile de choses à apporter. Elle changea encore d’idée et les
replaça dans le tiroir en hochant la tête. Elle se leva, chercha la petite
Charlotte des yeux et se dirigea vers elle. Elle lui tapota l’épaule.
— C’est l’heure, Charlotte.
Charlotte comprit. Elle abandonna aussitôt son travail et se dirigea vers la
planche à clous, vissée près de la porte arrière de la classe. La planche
faisait office de porte-manteau. Elle chercha le sien. Il lui semblait l’avoir
suspendu au premier clou à côté de la porte, mais elle ne le voyait pas. Elle
regarda sur le deuxième puis le troisième clou. Elle s’inquiéta. Où avait-elle
mis son manteau? Il lui fallait absolument trouver son manteau. Elle revint
au premier clou, fouilla sous le manteau qui y était suspendu mais ne vit pas
le sien. Elle se tourna vers la classe et essaya d’attirer l’attention d’Émilie
mais Émilie parlait à Éva et ne pouvait la voir. Charlotte, trop timide, n’osa
pas l’interpeller. Où était son manteau? Sa mère lui défendait de sortir sans
son manteau. Elle décida de chercher une autre fois avant de demander de
l’aide. Elle réexamina chacun des clous, n’y voyant plus très bien. Des
larmes s’étaient accrochées à ses cils et le menton lui vibrait sous l’effort
qu’elle faisait pour retenir ses pleurs. «C’est l’heure, se répétait-elle. C’est
l’heure. Mais depuis combien de temps est-ce l’heure?» Elle ne savait
absolument plus que faire. Elle regarda à nouveau en direction de la classe
et vit que le grand Crête l’observait d’une drôle de façon.
Le grand Crête donna un coup de coude à Paul qui, lui, donna un coup de
talon à Lazare qui, lui, donna un coup de balai sur le pied d’Émile, qui
toussota pour attirer l’attention d’Ovila. Ce dernier jeta un coup d’œil vers
Émilie, fronça les sourcils, souleva les épaules puis se remit au travail. Il
déposa une bûche qui, à son grand désespoir, roula sur le sol. Émilie se
retourna.
— Ovila Pronovost! Veux-tu bien être plus attentif à ce que tu fais.
— Excusez-moi, mam’selle, je l’ai juste échappée. Regardez, je les ai
toutes bien empilées.
— Ça va, mais fais plus attention.
C’est à ce moment qu’Émilie se rendit compte qu’il y avait quelque
chose de louche dans l’air. Quelque chose qui lui échappait. Elle balaya la
classe du regard. Tout semblait se dérouler normalement. Les enfants
parlaient à voix basse comme ils étaient autorisés à le faire. Ils étaient tous à
l’endroit qu’elle leur avait désigné. Mais quelque chose clochait. Elle
demanda à Éva ce qui se passait. Éva ne comprit pas le sens de sa question.
Émilie se retourna encore une fois vers ses autres élèves mais ils avaient
tous l’air occupés. C’est à ce moment qu’elle entendit une espèce de
couinement. Un son qui ressemblait à la fois au sifflement du vent d’hiver
et aux pleurs d’une portée de chiots.
— Qu’est-ce que c’est que ce bruit-là? lança-t-elle à la ronde.
Le grand Joachim Crête la regarda d’un air on ne peut plus innocent.
La personne qui mène ici, c’est moi. Pas Joachim Crête, même si Joachim a
quatorze ans pis vous savez que moi j’en ai seize. L’important, c’est pas l’âge.
C’est le respect.
Émilie sut qu’ils approchaient de l’eau. L’air s’était parfumé d’une odeur
de terre mouillée. Plus qu’une colline. Puis elle l’entendit. La Batiscan. Sa
rivière. Le lit de ses longues heures de rêverie. Un discret clapotis qui
promettait silence sur les secrets de ses confidents. Émilie oublia la
piquante tristesse qui lui parlait au cœur et que seule Lucie avait réussi
momentanément à faire taire.
— On a bien fait d’apporter des couvertes. La nuit est fraîche.
Émilie eut conscience que son père avait parlé mais, absorbée qu’elle
était dans ses pensées, elle n’avait pas compris le sens de ses paroles.
— Qu’est-ce que vous disiez, pâpâ?
Il lui répéta ses propos. Elle acquiesça.
— Je te trouve bien silencieuse. D’habitude, tu racontes toujours plein
d’histoires.
Il se tut quelques instants puis reprit la parole, le ton aussi doux que s’il
avait parlé à un bébé.
— Tu penses à ton école, hein?
— Oui…
Émilie raconta à son père le tour que le grand Joachim Crête avait joué à
Charlotte. Elle parla de sa colère et du fait qu’elle avait complètement perdu
patience. Caleb l’écouta attentivement. Il avait compris qu’elle cherchait à
avoir son approbation sur la correction qu’elle avait infligée au grand Crête.
Le récit terminé, il demeura coi durant quelques minutes, puis il dit à sa
fille qu’à sa place il aurait sûrement fait pire.
— Ton grand Crête m’a l’air de ressembler à Hervé Caouette.
— Hervé Caouette, c’est un ange comparé à Joachim.
— Ouain!… À mon sens, tu as peut-être réussi à le dompter. Avec du
monde de même, c’est pas nécessaire de mettre des gants blancs.
— J’ai juste peur qu’il me fasse encore plus de trouble. Je vous jure,
pâpâ, que si c’était pas de lui, j’aurais pas eu un seul p’tit problème depuis
le début de l’année.
— Tu l’as peut-être réglé, ton problème.
Il se tut encore avant d’oser poser la question qui lui brûlait les lèvres
depuis leur départ de Saint-Tite.
— Pis, Émilie, être maîtresse d’école, c’est-y la vie que tu rêvais d’avoir?
Émilie réfléchit longuement avant de lui dire que c’était bien près du
rêve, hormis Joachim Crête, bien entendu.
— C’est encore un vrai p’tit gars, même s’il a quarante-cinq ans faits. Pis
vous, mam’selle Bordeleau, quel âge que vous avez?
Émilie se racla la gorge avant de répondre qu’elle avait seize ans, gênée à
l’idée qu’elle n’était pas tellement plus âgée que la plupart des enfants
présents dans le traîneau. Aussi s’empressa-t-elle de préciser qu’elle allait
bientôt avoir ses dix-sept ans. Mme Pronovost se contenta de hocher la tête
et de dire que c’était un bien bel âge. C’était presque l’âge de son aîné
Ovide. Émilie sourit. Ovila le remarqua et se demanda si elle avait souri
parce que sa mère parlait d’Ovide ou parce qu’elle était heureuse à la
pensée que dix-sept ans était un bel âge. Il jeta un coup d’œil discret en
direction de son frère. Ce dernier était installé directement derrière Émilie.
Il avait saisi le regard furtif de son jeune frère et le taquinait en feignant de
flatter le dos d’Émilie. Ovila se retourna rapidement, furieux. Son frère
Ovide avait une de ces façons de tout tourner en ridicule. Parce qu’Ovila
avait proposé d’aller chercher son institutrice, Ovide s’était mis à le
taquiner au sujet de la belle demoiselle Bordeleau. Plus Ovila avait essayé
de se défendre, plus son frère avait fait remarquer à tous combien il
rougissait chaque fois qu’on prononçait le nom d’Émilie. Du haut de ses
quatorze ans, Ovila lui avait demandé de se taire. Le père avait fait un clin
d’oeil à la mère. Personne n’était dupe. Dosithée souriait intérieurement. Au
moins son fils avait eu le goût de choisir un beau brin de fille comme objet
de rêve. La nouvelle institutrice avait fait jaser. Personne n’avait osé douter
de ses compétences, à preuve l’histoire du grand Joachim qui n’avait jamais
voulu remettre les pieds à l’école. Par contre, tous les gens pensaient
qu’avec son allure et sa fierté elle ne resterait pas longtemps dans sa petite
école de rang. Déjà, quelques jeunes à marier se promettaient de lui faire la
cour, selon les usages, bien entendu. Mais Émilie semblait décourager tout
soupirant avant qu’il n’ait fait un seul pas. Malgré son jeune âge, il y avait
quelque chose en elle qui imposait le respect. Elle semblait garder les
jeunes à distance, ce qui était heureux dans sa position — on avait entendu
parler d’institutrices qui avaient accepté de recevoir des jeunes hommes
dans leur école! Même son Ovide, qui avait le regard tombeur, n’avait pas
essayé d’inviter la belle Bordeleau à une quelconque fête.
Dosithée avait perdu le fil de ses pensées au moment où Ovila avait
quitté la maison en claquant la porte. Ovide chantonnait: «Émilie, ma jolie,
avec ton p’tit habit gris, quand je pense à toi, je rougis.»
«Tais-toi donc, Ovide. Tu vois bien qu’Ovila est parti choqué.»
Mais Ovide avait continué de chantonner tout en battant la mesure du
pied. Les élèves d’Émilie n’appréciaient pas l’attitude de leur frère aîné. Ils
aimaient leur institutrice et trouvaient malvenu qu’elle fasse l’objet d’un
reel de mauvais goût.
«Es-tu jaloux? lui lança Rosée.
— Jaloux de quoi? répondit Ovide.
— Ben, que nous autres on la voie à tous les jours pis que toi tu la voies
quasiment jamais.
— Veux-tu rire de moi, toi? Qu’ossé que tu veux que je fasse avec une
maîtresse d’école?
— La même chose que tu veux faire avec les autres filles!
— Ça suffit, vous deux!», avait lancé Félicité. Elle détestait ce genre de
phrases pleines de sous-entendus.
«Dépêchez-vous de vous gréer à place. Ovila va arriver avec mam’selle
Bordeleau.»
Les enfants avaient obéi. Félicité regarda son Ovide. Oui, il était fort
beau. Et il plaisait aux filles. Ah! ça oui! Il y en avait plusieurs qui auraient
aimé l’avoir pour mari. Fort et grand, et presque en âge de se marier.
Déjà…
Ovila ralentit la cadence du cheval. Il laissa passer les autres traîneaux
qui se dirigeaient vers l’église. Les gens étaient de belle humeur. Le matin
bleu et blanc annonçait un beau Noël. Ovila pensa au spectacle que lui et les
autres élèves préparaient avec fébrilité. Et Mlle Émilie — c’est ainsi qu’il
l’appelait quand il pensait à elle — y mettait tant de temps et d’énergie. Il
lui faudrait l’aider davantage. Il demanderait à son père la permission de
venir à l’école le soir, avec Rosée évidemment, pour aider Émilie à terminer
tout ce qu’elle avait à faire pour la représentation du 21 décembre, dans
trois semaines. Jamais, de souvenance, on avait vu de spectacle de Noël
dans une école de rang. Au couvent, oui, mais jamais dans un rang. Ovila
avait hâte, même si le rôle qu’il devait jouer lui répugnait. Mais Mlle Émilie
le lui avait proposé tellement gentiment qu’il n’avait pu refuser. Il serait le
Roi mage nègre. Il aurait à se noircir la figure avec du bois brûlé. C’est en
vain qu’il avait essayé de la dissuader de l’obliger à se noircir. Elle avait
insisté. On ne pouvait changer l’Histoire. Si les Saintes Écritures disaient
qu’un des Mages était noir, alors il fallait un Mage noir. Il n’y avait pas de
discussion possible sur ce point.
Émilie avait été discrète. Elle n’avait pas voulu s’asseoir dans le banc de
la famille Pronovost, préférant être seule et les rejoindre à la fin de la
messe. Selon son habitude, elle s’était rangée à peu près au début de la
seconde moitié de la nef. C’était là qu’elle se sentait à l’aise. Ni trop à
l’avant, ni trop à l’arrière. Trop à l’avant, les gens auraient pu penser qu’elle
cherchait à se montrer. Trop à l’arrière, on aurait pu croire qu’elle n’était
pas très dévote. Au centre, elle était à sa place. Elle aimait bien le curé
Grenier. Ses sermons étaient intéressants. Heureusement, car Émilie avait
dû s’avouer qu’elle ne ressentait pas toujours le besoin d’assister à la messe
du dimanche. Toutefois, jamais elle n’aurait osé s’en absenter sans raison
majeure.
Pendant l’offertoire, elle se prit à rêver en regardant les garçons
Pronovost. À la consécration, elle oublia d’incliner la tête. Au retour de la
communion, elle se trompa de banc. Enfin, elle se mit à genoux à l’ Ite
missa est au lieu de se lever.
Les parents Pronovost lui offrirent de partager leur repas du midi. Elle
accepta avec joie, trop heureuse de prendre un bon repas en famille — son
dernier remontait au congé de la Toussaint — et enchantée à l’idée de
manger un repas qu’elle n’avait pas apprêté. On l’avait servie comme une
invitée de marque. Ses élèves étaient tous plus empressés les uns que les
autres. Seuls Ovide et Edmond semblaient assez indifférents à sa présence.
Ovide parlait à son père de récolte et d’argent. Émilie eut la désagréable
impression qu’il l’évitait volontairement. Elle ne savait trop qu’en penser,
se demandant ce qu’elle avait bien pu faire à ce beau garçon pour qu’il la
méprise presque ouvertement. Il sembla enfin la remarquer et lui sourit de
toutes ses dents.
— Est-ce que c’est vrai, ce que les jeunes ont raconté? Que vous avez pas
mal bardassé le grand Crête?
Elle resta bouche bée. Depuis la fin octobre, il ne se passait pas une seule
semaine sans que quelqu’un lui parle du grand Joachim. Elle regarda Ovide,
sans répondre à sa question.
— Il paraît que vous l’avez tiré par la crigne…
— Par la ceinture…
— Pis que vous lui avez trempé la tête dans les ordures…
— Dans la chaudière d’eau…
— Pis que vous l’avez essuyé avec un torchon…
— Pour le torchon, c’est vrai. Mais je l’ai pas essuyé. Joachim a fait ça
tout seul, comme un grand.
Ovide ne s’était pas laissé démonter par les mises au point d’Émilie. En
fait, depuis qu’il avait appris les raisons de l’altercation entre Émilie et
Joachim, il avait secrètement voué une admiration sans bornes à la petite
institutrice qui, semblait-il, n’avait peur de rien. Il s’était toutefois gardé de
faire des commentaires qui auraient pu laisser deviner son sentiment, se
contentant, comme tous ses amis, de se moquer de Joachim et d’Émilie
aussi.
— Vous devez avoir des frères, mam’selle, parce que sans ça je serais
surpris que vous auriez osé vous en prendre à une armoire à glace comme
Joachim.
— Mes frères sont plus p’tits que moi.
Dosithée, qui avait suivi le cours des pensées de son fils, s’était mis à
rire.
— Voyons donc, Ovide! As-tu l’impression qu’une maîtresse d’école
comme mam’selle Bordeleau, ça sait pas se défendre?
— C’est pas ça que j’ai voulu dire, son père.
— C’est ça que tu as dit.
Dosithée sourit à Émilie puis changea le sujet de la conversation. Ovide
ne trouva rien de mieux à faire que d’aller se réfugier dans un coin de la
cuisine, furieux contre son père de l’avoir ainsi rabroué. Il commença à
taper du pied au rythme que tous les membres de sa famille connaissaient
bien. Il chantonnait son petit reel à l’intention d’Ovila. Les enfants le
regardèrent, retenant leur souffle. Ils craignaient qu’Ovide pousse
l’effronterie jusqu’à prononcer les paroles. Il n’en fit rien. Il avait réussi à
passer son humiliation en faisant rougir son jeune frère.
4
Émilie détestait ce qu’elle vivait. Elle était assise entre le père et le fils,
gênée d’avoir encore une fois l’impression désagréable qu’on lui faisait la
charité, mais heureuse de se rapprocher enfin de chez elle. Le ciel s’était
couvert de nuages et le vent était tombé au moment du coucher du soleil,
comme il le faisait si souvent. Le temps s’était adouci au point qu’ils
avaient laissé tomber une des trois couvertures qui les protégeaient. Le père
et le fils parlaient entre eux de tout ce qui touchait aux contrats de coupe de
bois qu’ils espéraient obtenir après les fêtes. Émilie, par politesse, se sentit
obligée de suivre la conversation. Ils avaient fait une halte à Saint-Séverin
et s’étaient informés pour savoir si M. Bordeleau n’était pas passé. On leur
répondit qu’il était retourné chez lui pour changer d’attelage et que
personne ne l’avait revu depuis.
Ils avaient quitté le village depuis peu lorsqu’ils aperçurent les fanaux
d’un traîneau. Émilie s’avança sur le siège, le dos bien droit, et essaya de
voir qui dirigeait l’attelage.
— C’est mon père! C’est mon père avec mon oncle!
Dosithée immobilisa sa carriole et Ovide se leva pour laisser descendre
Émilie. Elle sauta à terre, soudain très animée. Elle se plaça au centre de la
route, agita les bras tout en criant qu’elle était là. Caleb stoppa.
— Veux-tu bien me dire, Émilie, ce que tu fais ici en plein milieu du
chemin à gigoter comme un chien attaché? lui cria-t-il à son tour.
Elle eut à peine le temps d’ouvrir la bouche qu’Ovide était derrière elle
portant son bagage, suivi de Dosithée. Émilie s’empressa de faire les
présentations. Les deux pères se serrèrent une main que ni l’un ni l’autre ne
sentit tant elles étaient emmitouflées sous d’épaisses mitaines. Caleb ne
cessa de les remercier. Il se disait soulagé de savoir que sa fille avait de si
bons voisins. Il lui demanda si elle avait reçu son message, puis invita les
Pronovost à venir prendre une bonne nuit de sommeil à Saint-Stanislas.
Dosithée refusa, disant qu’il préférait retourner tout de suite à Saint-Tite. Il
ne voulait pas inquiéter inutilement sa femme. Caleb approuva. Ovide, par
contre, manifesta le désir d’accepter l’invitation, mais il savait son père
inflexible. Toute la conversation ne dura que quelques minutes et bientôt
Dosithée fit demi-tour, suivant les indications de Caleb. Dès que la carriole
eut terminé son changement de direction, Caleb dirigea les manœuvres de
son frère. La route était étroite et il craignait que le traîneau ne verse dans le
fossé. Par mesure de prudence, Dosithée attendit que le traîneau soit bien en
place avant de les saluer et de leur souhaiter de joyeuses fêtes.
Émilie ne se retourna qu’une fois pour les saluer de la main. Elle se
concentra ensuite sur la route devant elle. Si elle avait été particulièrement
silencieuse depuis Saint-Tite, elle reprit rapidement le temps perdu,
s’informant d’abord de l’accident, puis racontant à son père et à son oncle
tout ce qui s’était passé depuis le début novembre. Caleb, qui ne tenait pas
l’attelage, s’amusait de ce qu’elle racontait et il se réjouit de constater
qu’elle avait réglé le problème du grand Crête. Émilie lui répondit qu’elle
avait peut-être réglé ce problème-là, mais qu’elle avait encore beaucoup de
peine à accepter sa conduite à elle. Elle insista sur la chose en ajoutant que
jamais elle ne se pardonnerait d’avoir agi aussi violemment. Caleb lui
répondit lentement que la vie réservait souvent des surprises. Agréables ou
non. Que parmi les plus désagréables il y avait toujours la surprise de
découvrir qu’on ne se connaissait pas toujours bien soi-même. Il lui
demanda si elle se rappelait la scène qu’ils avaient eue à propos du service
des filles à table. Elle lui répondit qu’elle ne s’en souvenait que trop bien.
Alors, sur un ton de confidence que même son frère ne parvint pas à
entendre, Caleb raconta à Émilie que ce soir-là il s’était vu d’une nouvelle
façon et qu’il n’avait pas aimé l’image. Elle lui prit le bras et serra très fort.
Il conclut sa confidence en lui disant que, maintenant qu’elle avait dix-sept
ans, elle pouvait comprendre. Émilie l’embrassa en riant. Elle avoua qu’elle
pensait qu’il avait oublié son anniversaire. Il lui tapota la joue en la
rassurant.
— Penses-tu vraiment qu’un père peut oublier la fête de son premier
enfant?
— Non… mais des fois, vous êtes tellement distrait…
— Tu as peut-être raison. En tout cas, ta mère va penser ça quand elle va
voir le traîneau. Elle va penser que j’ai oublié d’aller te chercher.
Ils rirent tous les deux de cette boutade. Caleb était occasionnellement
très distrait. Sa grande distraction, celle qui faisait encore les frais des fêtes
de famille, était celle où il avait oublié Célina au village. Il l’avait déposée
au magasin général puis, pendant qu’elle faisait ses achats, il était allé au
presbytère payer une messe in memoriam pour sa mère. Après avoir parlé
avec le curé, il s’en était retourné chez lui, oubliant complètement Célina. Il
avait dételé la jument, rangé la voiture dans le bâtiment, puis était entré
dans la maison. Ne voyant pas Célina, il avait demandé où elle était. Les
enfants l’avaient regardé, incrédules, puis lui avaient rappelé qu’elle était
partie avec lui. Caleb avait sursauté, avait couru harnacher la jument et était
reparti à vive allure en direction du village. Le marchand général avait
soupiré d’aise en voyant Caleb entrer dans le magasin.
«Où c’est que vous étiez? Ça fait plus qu’une heure que votre femme
vous attend! On a eu l’impression de vous voir passer devant le magasin
tantôt. On aurait dit que vous vous en alliez à la Côte.»
Caleb avait rejoint sa femme. Célina, assise dans l’arrière-boutique,
tenait ses provisions sur ses genoux et fulminait. Elle l’avait fusillé du
regard, s’était levée d’un bond, était sortie la tête haute du magasin, avait
grimpé dans la voiture et s’était assise sans déposer ses provisions. Tant
bien que mal, Caleb avait essayé de lui venir en aide, mais elle avait
sèchement refusé toutes ses tentatives. Ils s’étaient mis en route.
«Caleb Bordeleau, mon bougrin, avait-elle enfin dit, veux-tu me dire ce
qui t’a retenu longtemps de même? Je suppose que tu es allé jaser! As-tu
l’impression que ça me prend deux heures pour acheter de la farine, du
sucre, pis du savon?»
Caleb avait retenu le fou rire qu’il refoulait derrière ses lèvres closes.
Mais les omoplates lui chatouillaient les épaules.
«Ha! pis tu trouves ça drôle de me faire attendre comme une dinde! Tu as
pas de respect, mon enfant de carême!»
Elle n’avait plus ouvert la bouche jusqu’à ce qu’ils arrivent à la maison et
que les enfants les accueillent en riant.
«Ma foi du bon Dieu, Caleb, on dirait que les enfants rient de moi!»
Caleb avait enfin laissé exploser son hilarité. Les enfants s’étaient
empressés de raconter à leur mère ce qui s’était passé. Célina ne les avait
d’abord pas crus. Mais voyant qu’ils ne pouvaient mentir, elle avait
décoléré et ri à son tour.
«C’est le bout du bout! Oublier sa femme parce qu’on jongle trop fort!
Caleb Bordeleau, j’vas m’en rappeler, de celle-là. Pis, fais-moi confiance, tu
as pas fini d’en entendre parler!»
Ce soir-là, ils s’étaient couchés en riant encore. Caleb, de sa magistrale
distraction; Célina, de le voir rire de si bon cœur.
5
Émilie termina ses classes le mercredi. Son père vint la chercher afin
qu’elle puisse être dans sa famille pour les jours saints et Pâques. Elle lui
parla des événements importants, raconta toute l’histoire de Lazare, même
si elle l’avait déjà décrite dans une lettre. Elle évita cependant de parler de
l’histoire des commissaires et de la «couette sucrée».
Le congé de Pâques lui sembla interminable. Émilie avait hâte de rentrer
«chez elle». Hâte de retrouver ses livres et ses cahiers. Hâte de mettre du
bois dans son poêle pour la nuit. L’hiver avait maintenant évacué les lieux
pour laisser entrer le printemps à pleines portes. Émilie demanda à son père
de la conduire à Saint-Tite deux jours plus tôt que prévu.
— Est-ce que tu t’ennuierais dans ta propre maison, ma fille? lui
demanda-t-il, l’air quelque peu assombri.
— C’est pas ça, pâpâ. C’est que j’ai hâte d’arriver, de laver mes fenêtres,
d’aérer l’école, de nettoyer mon chiffonnier, de préparer mes classes pour le
mois de mai, de voir ce que j’vas faire pour que les enfants soient prêts
quand l’inspecteur va venir…
Plus elle parlait, plus elle décrivait tout le travail qui l’attendait, plus
l’impatience la gagnait.
— Bon, bon, pas besoin de me faire un dessin. Si ça fait ton bonheur pis
si le temps se remet au beau demain, on va atteler. Une chance pour toi que
les chemins sont carrossables. Faudrait pas que la pluie se remette à tomber
cette nuit.
Émilie embrassa son père et monta boucler ses valises qu’elle avait
discrètement commencé à remplir de vêtements plus saisonniers. Caleb
regardait au plafond, l’oreille attentive, essayant, au son, d’imaginer ce
qu’elle faisait.
— Est bien changée, Émilie, lui dit Célina.
— Tu trouves? lui demanda Caleb sans conviction.
— D’abord, est grande sans bon sens. Elle doit bien mesurer cinq pieds
cinq, cinq pieds six à c’t’heure. On dirait qu’elle pousse encore. Ensuite,
elle parle pus de la même manière. Elle trouve toujours un mot compliqué
pour dire une affaire simple. Non, Émilie est bien changée. Je l’ai jamais
vue prendre autant de temps pour se pomponner le matin.
— Ça doit être une habitude d’école. Après tout, il faut qu’elle donne le
bon exemple sur la propreté.
Célina réfléchit quelque temps à la remarque de son mari. Elle enchaîna
enfin:
— Moi, je trouve que notre fille a l’air d’avoir un soupirant.
— Qu’ossé que tu vas chercher là?… D’où c’est que tu veux que ça
soupire?
— Voyons donc, Caleb, tu sais que les Pronovost ont plusieurs garçons.
— C’est des élèves à Émilie, sa mère.
— Sauf Ovide pis Edmond…
— C’est vrai qu’eux autres… Mais tu sais comme moi que notre fille sort
pas le soir. Pis personne vient à l’école le soir non plus.
— Non, mais Émilie va chez les Pronovost… voir Lazare, bien entendu.
Ils discutèrent ainsi à bâtons rompus sur l’éventualité d’une amourette
entre leur fille et l’aîné des Pronovost. Célina n’appréciait pas l’hypothèse.
Une institutrice ne devait pas entretenir de relations suivies avec un jeune
homme. Elle ne voulait pas qu’Émilie soit la proie des ragots. Elle voulait
encore moins qu’elle perde son emploi. Caleb essaya de la calmer, mais, en
son for intérieur, il nourrissait les mêmes craintes que sa femme.
Émilie vint leur tenir compagnie et s’étonna du silence qu’ils
alimentaient de leurs regards et de leurs soupirs. Elle sentait vaguement
qu’elle devait être au cœur de leurs préoccupations. Elle leur demanda enfin
ce qui les tracassait et Caleb lui rapporta, en termes quelque peu retouchés,
la conversation que lui et sa femme avaient eue. Émilie éclata de rire.
— Ovide Pronovost? Vous voulez rire! C’est un grand indépendant qui
pense que toutes les filles veulent lui mettre la corde au cou. Non, Ovide
Pronovost, c’est pas un gars à mon goût.
Caleb et Célina trouvèrent qu’elle avait mis beaucoup trop
d’empressement à se défendre.
L’inspecteur arriva deux heures avant la fin de la journée. Les vêtements étaient
un peu défraîchis, les visages moins propres, les mains plus graisseuses.
7
Son père était arrivé à l’heure où s’éteignaient les lampes dans les étables
pour laisser la place à l’aube. Il avait attelé durant la nuit afin de ne pas
perdre une journée complète en voyagement. Il aurait voulu venir chercher
sa fille avec son élégant piano box, comme il l’avait fait à l’automne, mais
il savait qu’il n’y aurait pas assez de place pour y loger les dix derniers
mois qu’elle venait de vivre. Caleb la connaissait assez bien pour savoir que
si elle était arrivée à Saint-Tite avec le strict nécessaire, elle en reviendrait
avec des boîtes et des boîtes de souvenirs « absolument essentiels», ce en
quoi il n’avait pas eu tort.
Il avait dû frapper à la porte de l’école pendant cinq bonnes minutes
avant qu’Émilie ne vienne lui ouvrir. Au premier coup d’œil, il devina
qu’elle rapportait probablement dans son sac à main plusieurs mouchoirs
souillés. Émilie était heureuse de le voir et lui sauta au cou. Caleb, quelque
peu étonné par tant d’enthousiasme, retrouva rapidement sa contenance, lui
tapota une fesse pour lui donner une erre d’aller et la supplia de se hâter.
Émilie tenta bien de se presser, mais elle brûla sa tranche de pain, renversa
son pot de crème, cassa une assiette, défit l’ourlet de sa robe en descendant
une boîte de l’étage, en échappa une seconde dont le contenu se répandit sur
son plancher fraîchement ciré, s’assit finalement à son pupitre et éclata en
sanglots. Caleb, que les larmes rendaient toujours aphone, lui offrit un
mouchoir sec et sortit de l’école pour abreuver et nourrir sa jument. Il passa
beaucoup plus de temps qu’il n’aurait voulu à placer et replacer les effets de
sa fille dans la voiture.
Émilie s’était mouchée et remouchée, était remontée à l’étage pour
s’assurer que tout était en ordre, avait marché de long en large dans sa
classe et s’était finalement résignée à rejoindre son père maintenant assis
sur le marchepied de la voiture, son chapeau bien enfoncé sur la tête.
— J’arrive, pâpâ. Deux p’tites secondes.
Elle avait verrouillé la porte, fait le tour de son «domaine» une dernière
fois, puis était montée aux côtés de son père. Il leur avait fallu s’arrêter chez
les Pronovost pour porter la clé de l’école. Caleb, craignant que de longues
effusions ne les retardent davantage, avait lui-même porté la clé de sa fille.
Émilie en avait été soulagée, restant assise à regarder droit devant elle. Son
père revint presque aussitôt et ordonna à la jument de se mettre en marche.
C’est à ce moment qu’Émilie se retourna. Le temps d’un éclair, elle avait vu
bouger un rideau que quelqu’un s’était hâté de replacer.
Caleb s’empressa de lui apprendre qu’il s’était permis d’accepter qu’elle
enseigne durant l’été à des enfants de Saint-Stanislas connaissant des
difficultés. Émilie s’en était réjouie. Caleb lui avait dit qu’il n’avait cédé
qu’à la condition qu’elle soit libérée pour les moissons et les récoltes.
Émilie avait tiqué — elle détestait moissons et récoltes — mais s’était pliée
d’assez bon gré à cette exigence.
En apparence, l’été 1896 ressembla à tous les étés qu’elle avait connus.
Une semaine après son retour, elle avait retrouvé les sons, les habitudes, les
odeurs et la routine de la maison familiale. Elle avait repris son coin dans la
chambre des filles, mais eut de la difficulté à dormir pendant les premières
nuits, déshabituée d’entendre d’autres souffles faire écho au sien.
Elle avait aussi retrouvé ses amies, auxquelles elle avait raconté l’année
écoulée, en n’omettant que quelques détails. Seule Berthe, sa meilleure
amie, eut droit à plus de confidences. Émilie apprit, la première, que Berthe
songeait à entrer au couvent.
D’abord surprise, elle crut comprendre que Berthe qui, à dix-sept ans, était
l’aînée de treize frères et sœurs, cherchait peut-être au couvent un repos
qu’elle ne semblait jamais pouvoir trouver à la maison, sa mère étant
toujours alitée et dépassée par sa progéniture.
L’été avait étiré puis raccourci ses journées sur des champs dont les
couleurs s’apparentaient de plus en plus au jaune. Émilie reprenait vie à
mesure que la terre semblait montrer quelques signes d’agonie. Vint enfin le
temps où elle put reboucler ses malles bien bourrées de nouveaux vêtements
qu’elle avait créés durant ses heures de liberté.
9
Saint-Stanislas lui parut s’éloigner d’elle à chaque tour de roue qui pourtant l’en
rapprochait.
1898-1901
10
— Ris de moi si tu veux, mais fallait que je vienne pour te dire que je
t’aime.
Émilie ne rit pas. Elle ne parla pas non plus. Ovila désespéra.
S’enhardissant, il lui demanda si elle accepterait de correspondre avec lui
durant son absence. Elle promit de le faire. Il demanda enfin s’il pouvait
espérer qu’elle nourrisse à son égard un sentiment semblable au sien. Elle
tarda à répondre. Il immobilisa la calèche. Émilie se taisait toujours. Ovila
se tourna pour la regarder. Elle avait les yeux luisants. Il comprit qu’elle
pleurait. De drôles de larmes de plaisir. Il s’empressa de l’enlacer pour la
consoler. Elle éclata de rire et le laissa faire. Elle accepta d’être celle qui
l’attendrait. Ovila se leva et se tapa la cuisse en poussant un cri de joie, puis
il se rassit, remit la bête en marche, tenant les guides de sa main gauche et
la main d’Émilie de sa main droite.
Caleb les attendait sur la galerie et ne fit aucun commentaire sur le fait
qu’ils avaient mis près d’une demi-heure à franchir une distance qui
habituellement demandait une dizaine de minutes. Il détela le cheval et
commença à lui brosser la crinière. Émilie et Ovila demeurèrent assis avec
Célina, qui avait profité de leur absence pour faire monter tous les enfants,
ranger les effets de couture d’Émilie et préparer une couche pour Ovila dans
le salon.
— C’est un peu mieux que le lit du quêteux. Au moins, on te fait pas
coucher en arrière du poêle, dit Émilie pour justifier l’installation précaire.
Ovila les remercia de leur hospitalité, s’excusant encore une fois d’être
arrivé sans prévenir. Émilie savait bien qu’il n’aurait jamais osé s’annoncer,
de crainte qu’elle ne lui dise qu’elle préférait ne pas le voir. Elle bâilla.
Ovila se leva et les pria d’aller dormir, disant qu’il irait à l’étable voir si sa
bête était installée.
Ovila entra dans l’étable et se heurta la tête contre une poutre. Il crispa
les lèvres et aspira le juron qui y pendait. Caleb le remarqua et éclata de
rire.
— C’est fait pour du monde un peu plus p’tit.
— Tout est fait pour du p’tit monde, répondit Ovila en se frottant le front.
Caleb brossait encore la crinière du cheval.
— Il doit bien avoir huit ans à c’t’heure. La première fois que je l’ai vu,
c’était à l’automne 95. Maudit que c’est une belle bête!
Ovila opina. La bête avait neuf ans mais était fringante comme au jour de
son arrivée. Caleb lui raconta combien il avait été impressionné par la
finesse de ses pattes et la blondeur de sa crinière. Il parla encore et encore
des mérites de l’étalon et en vint finalement au point qui l’intéressait. Une
connaissance lui avait offert une pouliche «bien prête à se faire servir»,
mais il avait refusé de l’acheter, ne trouvant pas nécessaire d’avoir un autre
cheval. Sa vieille jument, bien que moins ardente, les dépannait encore. Il
avait trois chevaux pour les labours. Trois gros et forts chevaux, précisa-t-il.
Mais si Ovila voulait bien lui accorder quelques heures, il pourrait, le
lendemain, acquérir la pouliche et la mettre au pâturage avec son étalon.
Ovila ne réfléchit qu’un instant, le temps de feindre qu’il était attendu à
Shawinigan, puis accepta de prolonger son séjour à Saint- Stanislas. Caleb
jubila.
***
Caleb partit immédiatement après avoir trait ses vaches. Il se rendit chez
Elzéar Veillette. Il détestait Elzéar Veillette, d’abord parce que Veillette
s’entêtait toujours à avoir raison, ce qui, selon Célina, était impensable
puisque c’était Caleb qui n’avait jamais tort, et ensuite parce que Veillette
faisait l’élevage des chevaux. Un petit élevage, certes, mais avec quand
même quelques belles bêtes. Caleb savait que l’étalon des Pronovost aurait
fait blêmir Veillette.
Veillette fut surpris de le voir arriver. Caleb fonça droit au but. Il avait
entendu dire qu’il avait une pouliche à vendre. Veillette répondit qu’il
l’avait vendue la veille et que c’était certainement la plus belle pouliche
qu’il ait jamais eue. Caleb lui demanda qui l’avait achetée. Quelqu’un de la
parenté du curé qui, justement, devait atteler pour s’en retourner à Grand-
Mère. Caleb demanda si «ces bonnes gens» habitaient au presbytère.
Veillette confirma. Caleb le salua en le remerciant et partit à la hâte.
— Coudon, Bordeleau, me semblait que tu voulais pus en avoir, des
ch’vaux.
— C’est pas toi, Zéar, qui m’as dit qu’il y a rien que les fous qui
changent pas d’idée?
Sur ce, Caleb reprit le chemin du village. Il arriva au presbytère au
moment où le curé saluait ses visiteurs. Caleb interrompit, aussi poliment
que possible, le rituel du départ. Il demanda au curé s’il pouvait «parler
affaires» avec sa charmante visite. Il fut étonné de constater que les
«visiteurs» étaient trois des nièces du curé. Caleb leur expliqua, mentant
légèrement, qu’il y avait eu erreur. Qu’il avait promis à M. Veillette
d’acheter la pouliche qu’elles venaient d’atteler. Les femmes, surprises, lui
répondirent que le gentil M. Veillette n’avait jamais parlé d’un autre
acheteur. Caleb prit le curé à témoin de la légendaire distraction de
Veillette. Le curé n’osa pas le contredire, mais il savait fort bien que Caleb,
et non Veillette, était reconnu pour sa distraction. Caleb offrit aux dames de
racheter la jument. Les femmes refusèrent catégoriquement. Caleb sourit
d’un sourire crispé et mit un prix sur son offre. Les femmes ne bougèrent
pas d’un iota. Il augmenta la somme. Les femmes ramollirent. Il ajouta
encore quelques dollars. Elles acceptèrent mais à la condition qu’il les
accompagne chez Veillette. Si ce dernier n’avait pas une autre bonne bête à
leur vendre, elles ne feraient pas la transaction. Caleb accepta. Il attira le
curé à l’écart et lui demanda s’il pouvait lui avancer les fonds. Il n’avait pas
en poche la somme nécessaire. Le curé s’empourpra. Caleb essaya de
l’apaiser en lui promettant un prompt remboursement et… une part
généreuse à la quête du dimanche pour le mois à venir. Le curé, toujours en
colère, accepta néanmoins de lui avancer la somme. Caleb le remercia plus
que chaleureusement. Le curé, intrigué par toutes les tractations, lui
demanda s’il pouvait l’accompagner chez Veillette. Caleb n’osa pas refuser.
Veillette ne fut pas surpris de voir revenir Caleb. Il fut plus étonné
d’apprendre que les demoiselles voulaient une autre bête. Il n’avait plus de
jument à leur offrir. Seulement des étalons. Les femmes hésitèrent puis
acceptèrent une des bêtes à la robe presque noire que Caleb leur
recommanda chaudement. Pendant que les demoiselles faisaient leurs
adieux à leur oncle, Veillette s’approcha de Caleb qui attachait la pouliche
derrière sa calèche.
— Qu’est-ce que tu lui veux, à ma jument? demanda-t-il, l’air méfiant.
— Rien pantoute. Je veux juste une belle pouliche pour le plaisir de mes
yeux qui commencent à voir moins clair.
— Fais pas l’innocent, Bordeleau. Tu sais comme moi que c’est la plus
belle pouliche du canton.
— Du canton… du canton, répéta Caleb, feignant un scepticisme de bon
aloi. Elle est belle… mais qu’ossé que tu penses que ça donne, une belle
pouliche de même, quand on n’a pas d’étalon pour la servir?
— J’en ai, des étalons, moi! Pis des maudits beaux à part de ça.
— Tu as pas un étalon aussi beau que cette jument-là.
Tous les deux, ils firent une pause pour saluer les nièces du curé qui
quittaient le chemin de Veillette.
— Mes étalons sont beaux, Caleb Bordeleau! Tu sais ça aussi bien que
moi!
— Prends pas le mors aux dents, Zéar! Tes étalons sont beaux.
— Je te connais, Caleb Bordeleau. Tu mijoterais quelque chose que je
serais pas surpris pour deux miettes.
— Voyons donc, Zéar! Tu sais bien que j’ai juste trois vieux ch’vaux.
Il lorgna du côté du curé.
— Tu vas m’excuser, Zéar, parce que je voudrais pas faire patienter
monsieur le curé.
Caleb tourna les talons et monta dans sa calèche. Le curé s’installa à ses
côtés. Ils revinrent au village et Caleb ponctua le trajet de remerciements
qu’il voulait tous plus sincères les uns que les autres. Si le curé avait
d’abord été sceptique face à l’attitude de Caleb, tout lui semblait maintenant
parfaitement normal, jusqu’à ce que Caleb lui demande de garder secrets la
transaction et le prix payé pour la pouliche. Le curé le regarda d’un œil
méfiant, mais promit.
Caleb revint chez lui et fut accueilli par Ovila et Émilie qui sortaient du
poulailler avec deux paniers remplis de gros œufs bruns.
— Vous en avez mis, du temps! lui lança Émilie.
— Pas tant que ça. Juste le temps d’aller chercher ma pouliche chez
Veillette.
Émilie regarda son père avec étonnement. Quand il mentait, la sueur lui
perlait toujours au nez. Elle remarqua qu’il avait le nez lustré bien qu’il
s’efforçât de l’essuyer discrètement.
— Pis, mon garçon, lança-t-il à Ovila, est-ce qu’on envoie ces deux
belles bêtes-là dans le clos?
Caleb flatta sa pouliche, incapable de contenir sa joie à l’idée qu’elle était
prête à l’accouplement. Ovila entra dans l’étable, faisant bien attention de
ne pas se frapper la tête encore une fois, et en ressortit en tenant l’étalon par
la bride. L’étalon aperçut la jument et frémit. Ovila le débrida.
Émilie se tint à l’écart. Elle préférait observer à distance. Elle avait à
maintes reprises été témoin de l’accouplement d’un étalon et d’une jument,
mais aujourd’hui elle y voyait un sens tout autre. L’étalon Pronovost et la
pouliche Bordeleau… Célina sortit de la maison et se dirigea vers sa fille.
— C’est à qui, cette pouliche-là?
Émilie lui répondit que c’était la dernière acquisition de son père. Célina
fit une moue mais ne put s’empêcher de commenter la fière allure de la
bête.
— Est-ce que ça vient de chez Zéar Veillette?
Émilie lui dit que oui. Célina éclata de rire. À sa connaissance, dit-elle,
Caleb et Elzéar ne s’étaient pas adressé la parole depuis le dimanche de
Pâques.
— Comme d’habitude, ça aura pris une femelle pour que ces deux-là se
parlent.
Célina avait en effet fréquenté Veillette jusqu’à ce que son cœur se tourne
vers Caleb. Veillette en avait toujours voulu à Caleb, même après qu’il fut
lui-même marié à une femme en santé qui lui avait donné dix-huit enfants,
tous vivants. Célina, elle, avait traîné sa vie, sautillant d’une maladie à
l’autre.
Les deux animaux se flairaient. Caleb s’était assis sur la clôture, décidé à
ne rien manquer du spectacle. Célina l’avait finalement rejoint. Ovila s’était
planté à côté d’Émilie. Ils étaient aussi intimidés l’un que l’autre.
— Tu peux pas savoir, Ovila, comment mon père a attendu toute sa vie
pour avoir des beaux animaux. Un vrai p’tit gars qui a enfin son jouet
préféré.
Ovila se contenta de sourire, puis dit, pour combler le silence, qu’il
n’avait jamais vu un cultivateur prendre le temps de regarder un
accouplement.
Berthe arriva et rejoignit Émilie et Ovila au moment où la pouliche
partait au galop, l’étalon à ses trousses. Les enfants Bordeleau étaient
maintenant tous sortis de la maison.
— C’est à nous autres, cette pouliche-là, Émilie? demanda Napoléon.
Émilie acquiesça. Les enfants se groupèrent autour de leurs parents. La
pouliche freina sa course et changea brusquement de direction. L’étalon en
fit autant. Leur galop était impressionnant.
— Avez-vous vu ça? cria Caleb. On dirait des ch’vaux sauvages.
La pouliche se retourna et se leva sur ses pattes postérieures. Elle
commença à marteler l’étalon de ses sabots. L’étalon se défendit. Elle se
calma enfin et l’étalon, renâclant, se plaça derrière elle. La pouliche
trépignait. Enfin, l’étalon lui monta ses pattes sur le dos et la mordit au cou.
Émilie frémit quand elle sentit la main d’Ovila exercer une toute petite
pression sur sa nuque. Elle tourna la tête, le temps de se rendre compte qu’il
la regardait intensément. Elle concentra ensuite son attention sur les bêtes.
Ovila en fit autant. Émilie sentit le regard de Berthe.
L’accouplement dura une heure. Caleb resta assis tout ce temps, sans
bouger. Les animaux, fatigués, avaient choisi un coin ombragé pour refaire
leurs forces. L’impressionnante érection de l’étalon s’était résorbée.
Ils se retirèrent tous. Ovila pénétra dans le clos pour tenter de récupérer
son cheval. C’était sous-estimer la bête. Il n’y parvint pas, malgré le secours
de Caleb. Ovila dut se résigner à prendre le repas du midi. Émilie feignit
une grande déception à l’idée qu’il serait en retard à Shawinigan, mais elle
avait depuis longtemps deviné qu’il n’avait aucun rendez-vous et qu’il
espérait probablement arriver à Shawinigan dans la journée du lundi, ce qui
lui laissait encore une journée et demie de jeu.
Les ébats amoureux reprirent de plus belle après le repas. Ovila n’osa pas
essayer de séparer les bêtes. Caleb lui en aurait voulu, il en était certain.
Berthe, qui n’était restée que quelques minutes durant l’avant-midi, revint
au milieu de l’après-midi, sa mère lui ayant «donné congé». Émilie et Ovila
s’en réjouirent. Ils préféraient le chaperonnage de Berthe à celui des parents
ou des jeunes frères et sœurs. Tous les trois, ils décidèrent de marcher en
direction de nulle part. Ils partirent donc, emportant des biscuits pour
collationner. Ils se dirigèrent finalement vers le bois de Caleb. Ils avaient
atteint la distance désirée, celle qui les cachait de la maison, lorsque Berthe
se foula malencontreusement une cheville. Ovila la souleva et l’assit sur
une grosse roche. Émilie demanda à voir la cheville blessée mais Berthe
refusa.
— Continuez, vous autres, dit-elle en grimaçant. Moi, j’vas rester ici.
Vous me reprendrez en passant.
Émilie et Ovila s’enfoncèrent dans le bois, elle derrière lui qui prenait un
soin méticuleux à empêcher les branches de la fouetter au visage. Émilie
souriait de la facilité avec laquelle il se frayait un passage à travers les
sentiers encombrés de branches et de feuillages. «Ovila est vraiment un
homme des bois», pensa-t-elle. Elle avait l’impression qu’il était un arbre
mobile tant il s’amalgamait avec cette nature échevelée. Elle trouva
irrésistible cet homme aux épaules droites comme des piquets de clôture,
aux mains puissantes, aux pommettes saillantes et au nez aquilin qui,
malgré le bleu des yeux, trahissait un mystérieux apport de sang
amérindien.
Ils marchèrent ainsi pendant une heure, presque en silence. Émilie se
taisait, savourant chacun des instants de ce plaisir que, la veille encore, elle
avait décidé de s’interdire. Ovila, lui, était absorbé dans ses pensées. Il
entendait l’essoufflement d’Émilie et ralentissait le pas, imperceptiblement.
Il ne voulait surtout pas accroître la distance qui les séparait. Il voulait
continuer de l’entendre respirer, sachant qu’il rêvait une douce folie.
Sachant que son émoi était certainement impossible. Il feignit de se gratter
un mollet et se pinça violemment. Non, il ne rêvait pas. Émilie, la belle
Émilie, l’Émilie de ses rêves, était bien derrière lui. Ils étaient seuls, sous la
voûte du feuillage.
Ils revinrent sur leurs pas et trouvèrent Berthe, endormie comme une
couleuvre sur la pierre chaude. Émilie lui secoua une épaule. Berthe bondit
sur ses pieds.
— Ta cheville a l’air guérie, constata Émilie, l’air moqueur.
Berthe, feignant d’être prise en flagrant délit, s’étonna gaîment des
miracles qu’une prière bien enrobée de soleil pouvait faire. Ils reprirent le
chemin de la maison après avoir grignoté leur collation.
L’étalon et la jument étaient toujours dans le clos. Caleb ne semblait pas
avoir mis d’efforts trop soutenus pour les ramener au bâtiment. Berthe salua
ses amis et demanda à Émilie si elle avait l’intention de travailler à la
courtepointe. Émilie répondit affirmativement. Berthe promit alors de
revenir dès qu’elle en aurait fini avec le bain des enfants.
Ovila avait rejoint Caleb qui trayait ses vaches.
— J’ai décidé de faire ça un peu plus à bonne heure. J’espère que les
vaches seront pas choquées ou mêlées. Je me suis dit que tant qu’à avoir de
la visite, j’avais beau jeu de presser un peu les affaires pour qu’on prenne le
temps de se payer une bonne partie de dames. Aimes-tu ça, jouer aux
dames?
Caleb venait de lancer une question bien déguisée quant à la présence
d’Ovila auprès d’Émilie et aussi, Ovila crut le comprendre, quant à ses
intentions.
— Ma fille t’a-tu mordu la langue?
Deuxième perche. Décidément, ce Caleb n’abandonnait pas facilement.
Ovila inspira profondément. Il avait avantage, il le comprit, à jouer franc
jeu. Il répondit que, depuis l’âge de quatorze ans, il avait toujours aimé
Émilie. Il avoua que le but de sa visite était de connaître ses sentiments à
elle. Il raconta combien elle avait toujours été indépendante, «à sa place». Il
insista enfin sur le fait qu’il avait toujours espéré qu’Émilie devienne sa
«blonde», mais que jamais il n’avait su ce qu’elle pensait de lui.
Caleb avait écouté religieusement. Ce jeune avait du cœur au ventre,
décida-t-il. Le père avait compris à quel point sa fille, son indépendante de
mule, avait su garder son élève à distance. Mais il avait deviné que cette
distance avait fondu, la veille.
— C’est pas nécessaire de m’en dire plus. Je connais ma fille. À partir
d’à c’t’heure, j’vas te faire confiance. Elle, j’y fais déjà confiance. Rien
qu’une affaire, mon jeune. Sa réputation. J’imagine que tu as à cœur sa
réputation. Que tu viennes ici en soupirant, c’est correct. Mais que tu
commences à soupirer près des fenêtres de son école, ça se fait pas. Ça fait
que j’espère que tu vas te trouver une job à Shawinigan ou à Trois-Rivières.
Ça serait le mieux.
Ovila sourit et ne put s’empêcher de se pencher pour arracher la main de
Caleb aux trayons de la vache. Il la serra énergiquement.
— Je te connais pas, mon gars. Mais j’ai pour mon dire que ma fille a du
flair. Émilie sent le monde. J’espère juste que tu me feras jamais regretter
ma confiance.
Le soleil se languissait tranquillement pendant que quelques-uns de ses
rayons s’accrochaient aux perches des clôtures. Les Bordeleau avaient
insisté pour qu’Ovila reporte son départ au lendemain. Ovila avait
sincèrement hésité avant d’accepter. Émilie s’était abstenue d’intervenir
dans la discussion, ses jeunes frères ayant fait le travail à sa place. Ils
avaient attaqué les épaules d’Ovila comme si elles avaient été de fortes
branches qui ne demandaient qu’à être grimpées. Berthe arriva sur le coup
de sept heures. La présence d’Ovila ne la surprit pas.
Caleb et Ovila attaquèrent vaillamment une partie de dames pendant que
les deux filles dépliaient leur ouvrage. Berthe chuchota qu’elles faisaient
probablement le premier morceau du trousseau d’Émilie. Émilie haussa les
épaules et feignit de trouver la remarque déplacée. Berthe lui fit un sourire
moqueur. Célina s’excusa et dit qu’elle allait se mettre au lit
immédiatement, ce qu’elle fit dès qu’elle eut installé la couche d’Ovila.
***
La pluie chantonnait sur le toit. Émilie ouvrit les yeux et tira la langue en
réponse aux grimaces du temps. Elle entendait Caleb presser la famille. Elle
regarda l’heure. Six heures et demie! Elle sauta hors du lit. Ils auraient à se
dépêcher s’ils voulaient terminer la traite et se préparer pour la messe de
neuf heures. Elle descendit dans la cuisine et chercha Ovila des yeux. Son
père lui dit qu’il était à l’étable. Émilie comprit qu’il devait déjà avoir attelé
son étalon, que la pluie avait ramené au bercail. Elle remonta à sa chambre,
se vêtit à la hâte et sortit à la pluie battante. Elle ouvrit la porte du bâtiment.
L’étalon était encore dans sa stalle.
— Ovila?
— Ici!
Ovila trayait les vaches. Émilie éclata de rire. Elle qui avait eu la
certitude qu’il était sur son départ, elle le trouva occupé à des fonctions
quotidiennes. Il lui expliqua que, levé tôt et voyant que le mauvais temps
retarderait son départ, il avait pensé donner un coup de main. Émilie le
remercia et lui demanda s’il assisterait à la messe avec eux. Ovila répondit
qu’il le ferait si le temps ne se dégageait pas.
Deux voitures venant de chez Caleb arrivèrent à l’église. La première,
conduite par Caleb, transportait la famille habituelle. La seconde, dirigée
par Ovila, avait à son bord Émilie et Berthe. Il n’y avait pas de paroissiens
attardés devant l’église, la pluie ayant quelque peu précipité leurs
dévotions. Caleb dirigea sa famille vers leurs deux bancs. Ovila fermait la
marche derrière Berthe et Émilie. Ils ne purent ignorer les quelques
murmures qui naissaient à leur passage. Les deux filles retenaient un fou
rire. Caleb passa à côté d’Elzéar Veillette et le salua de la tête. Veillette se
tourna pour regarder Ovila. Émilie n’avait pas besoin de comprendre les
chuchotements pour savoir ce qu’ils disaient. On s’interrogeait sur la
présence d’Ovila; on se demandait qui il était. Les filles devaient le trouver
beau et grand. Mais ce qu’Émilie souhaitait entendre, c’était qu’elle et
Ovila formaient un beau couple.
La grand-messe fut chantée avec beaucoup de cœur à défaut de voix.
Émilie chuchota à l’oreille d’Ovila que c’était Isidore Bédard, le cousin de
sa mère, qui était le maître de chœur. Ovila s’enfonça la tête dans les
épaules, faisant un air qui voulait dire à Émilie qu’il s’en excusait. Émilie
sourit. Depuis les trois ans qu’elle allait à la messe du dimanche avec Ovila,
elle ne s’était jamais assise dans le même banc que lui.
Un rayon de soleil illumina le seul vitrail de l’église, situé au-dessus de
l’autel. Émilie et Ovila furent incapables de s’en réjouir. Ils sortirent de
l’église parmi les premiers. Ovila attendit sur le perron que le cousin de sa
mère descende du jubé. Il demanda à Émilie de l’identifier, certain de ne
pas le reconnaître. Émilie le lui désigna discrètement. Ovila se dirigea vers
lui, lui tapota l’épaule, se présenta, et Isidore Bédard lui serra
chaleureusement la main. Il le présenta à la ronde, ce que Caleb n’apprécia
pas, car il aurait préféré le faire lui-même. Mais il avait d’autres
préoccupations. Il tenait Elzéar Veillette à l’œil, n’attendant que le moment
où ce dernier apercevrait l’étalon d’Ovila. À cause de la pluie, tous les
chevaux avaient été conduits aux abris. Caleb qui, habituellement,
s’attardait inconsidérément sur le parvis à parler avec ses concitoyens,
semblait pressé de partir. En fait, il fut le premier à aller quérir son attelage
et invita Ovila à le suivre, «pour pas que tu perdes de temps à c’t’heure que
le soleil est revenu». Ovila lui emboîta le pas sans se douter qu’il allait être
au centre d’une jolie commotion. Il suivit Caleb qui mena sa jument — la
vieille —juste au pied des marches du parvis. Elzéar Veillette avait le dos
tourné. Caleb immobilisa la voiture et invita sa famille à monter. Ovila
descendit de la sienne et aida Berthe et Émilie. C’est à ce moment
qu’Elzéar Veillette se tourna. Il vit l’étalon, ouvrit la bouche et la pipe lui
tomba du bec, se brisant net sur le parvis.
— Ha ben, baptême! chuchota-t-il de façon à ne pas être entendu du curé
qui venait de les rejoindre.
Il descendit les marches et s’approcha de la bête. Il en fit le tour. Ovila et
Émilie le regardaient faire sans s’en formaliser. Ce cheval faisait toujours
son petit effet. Caleb, par contre, ne quittait pas Veillette des yeux, riant
sous cape. Veillette, son inspection terminée, se dirigea vers lui d’un pas
décidé. Il fulminait.
— C’est ça, Bordeleau, ton ch’val de labour?
— Non… C’est le ch’val de la visite. Pis laisse-moi te dire, Zéar, qu’il
s’est pas fait prier pour servir la belle pouliche que tu m’as vendue. Si ça
t’intéresse, Zéar, dans quelques années, tu viendras me voir. On discutera
d’un bon prix pour que l’étalon que la pouliche va me donner serve tes
juments.
— Elle va te donner une jument, Caleb. Elle vient d’une lignée de
juments.
Il regarda encore une fois l’étalon et se retourna vers Caleb.
— Caleb Bordeleau, tu es un maudit ratoureux!
Veillette, enragé, rapailla sa marmaille et disparut en un éclair.
Ovila prit une bouchée, accepta une collation puis quitta la maison de ses
hôtes. Émilie l’accompagna. Ils marchèrent lentement, lui tenant la bride du
cheval, elle se dandinant à ses côtés. Il lui promit qu’il l’attendrait à l’école,
mais elle le pria de n’en rien faire. Elle le verrait lorsqu’elle ferait sa visite
de politesse. Ils convinrent de ne parler à personne de leur relation, espérant
que la rumeur mettrait quelque temps à franchir les quinze milles qui
séparaient leurs villages respectifs. Ils se quittèrent le cœur bourrelé de
contradictions. Émilie resta sur le bord de la route à le regarder tant qu’elle
put le voir.
13
La rentrée scolaire s’était faite sans heurts. Émilie avait retrouvé sa petite
école et se l’était enfilée sur l’âme comme elle enfilait une robe confortable.
Elle avait essayé de reporter au lendemain de son retour sa classique visite
chez les Pronovost mais elle en avait été incapable, l’impatience lui
rongeant les os jusqu’à la moelle. Ovila et elle avaient joué de discrétion.
Elle s’était même étonnée de la facilité avec laquelle ils avaient tous les
deux mis en veilleuse le langage de leurs yeux. Félicité était gonflée par sa
maternité au-delà de toute attente. Jamais elle n’avait porté un enfant si
lourd et si encombrant. Elle accusait son âge de rendre la chose si difficile.
Émilie, comme à chaque année, avait accueilli ses nouveaux élèves avec
empressement, convaincue que la première journée d’école était
déterminante. Charlotte était revenue. Émilie lui trouva les traits tirés.
Le mois de septembre venait à peine de prendre son élan. Les élèves
avaient quitté l’école un peu plus tôt, permission accordée en raison du
temps magnifique. Émilie s’affairait à corriger les travaux rédigés en classe
quand Ovila arriva, à bout de souffle. Il entra dans l’école en coup de vent,
fit des yeux le tour de la classe pour s’assurer qu’Émilie était seule. Il
s’avança alors vers elle sans dire un mot, lui prit la main et l’obligea à
monter dans sa chambre. Émilie fronça les sourcils. Elle n’aimait pas cela.
Si une personne, une seule personne, choisissait ce moment pour venir la
visiter, elle en serait quitte pour refaire ses valises. Prenant les devants, elle
monta à la hâte et se retourna uniquement quand elle fut rendue en haut,
prête à faire des reproches à Ovila. Elle remarqua alors son visage défait.
Émilie, il le comprit, lui faisait le même effet que la potion que le médecin
donnait à son frère Ovide pour calmer ses accès de toux. Émilie, elle, calmait ses
accès de peur et de chagrin.
***
Le médecin était venu aussitôt que possible. Il assistait une autre femme
quand Edmond l’avait rejoint. Dès qu’il avait pu se libérer, il était arrivé
chez Dosithée et était entré à la hâte. Il avait discrètement interrogé la sage-
femme, avec laquelle il était habitué de travailler.
— Le cordon, docteur. Au moins trois tours. Moi, j’ai réussi à en défaire
juste un.
Le médecin demanda à Félicité de patienter un peu, le temps qu’il
l’examine. Félicité répondit faiblement qu’elle n’avait plus grand choix.
Elle demanda l’heure. Le médecin sortit sa montre et lui dit qu’il était huit
heures. Elle compta mentalement que le travail était commencé depuis vingt
et une heures. Elle savait qu’un bébé n’avait pas autant de patience. Le
médecin avait enlevé son veston et retroussé encore une fois les manches de
sa chemise blanche tachée du sang de sa dernière patiente. Il regarda la
sage-femme en hochant la tête. Cette dernière lui indiqua la porte du
menton. Il fit un signe d’assentiment. Il se leva, tapota la joue de Félicité
pour l’encourager et lui dit qu’il la quittait pour quelques instants, le temps
de prendre un bon verre d’eau. Il sortit de la chambre et se dirigea vers
Dosithée.
— Monsieur Pronovost, est-ce que je pourrais vous parler?
Ce dernier, agenouillé, la tête baissée, en prière, sursauta, se leva et invita
le médecin à le suivre au salon. Le médecin expliqua au père déjà
grisonnant que le mère souffrait terriblement, que son pouls était très bas et
qu’il entendait à peine le battement du cœur du bébé. Il lui faudrait
employer les forceps. Dosithée ne savait pas ce qu’étaient des forceps. Le
médecin le lui expliqua, précisant qu’il ne les avait encore jamais utilisés
mais qu’aujourd’hui il ne croyait plus avoir le choix. Se raclant la gorge, il
demanda à Dosithée s’il devait essayer de sauver la mère ou l’enfant.
Dosithée blêmit. Il avait déjà entendu raconter de ces histoires où un
homme devait devenir Dieu et décider de la mort d’une personne. Il savait
que l’Église demandait de sauver l’enfant. Il pleura, le dos tourné.
— Sauvez ma femme, docteur.
Le médecin ne réagit pas. Il s’était attendu à une autre réponse mais il
comprenait Dosithée. Trop d’enfants, dans cette famille, avaient encore
besoin de leur mère. Il mit la main sur l’épaule de Dosithée. Dosithée
s’affala sur une des chaises du salon et pria Edmond d’aller chercher le
curé. Edmond partit à vive allure.
Le médecin était de nouveau au chevet de sa patiente. Il demanda à la
sage-femme de tenir la tête de Félicité et de lui donner un peu d’alcool. Il
espérait ainsi l’empêcher de voir les forceps qu’il s’apprêtait à sortir de sa
trousse. Félicité eut vaguement conscience qu’elle buvait. Elle voulait en
finir. Le médecin demanda ensuite à la sage-femme de l’aider à installer
Félicité au pied du lit. Félicité n’offrit aucune résistance. Elle ne sentit
même pas qu’elle avait deux oreillers sous les reins et que ses jambes
ballottaient au pied du lit. Le médecin approcha une chaise et une lampe. Il
se signa avant d’introduire les forceps. La sage-femme aussi fit le signe de
croix, impressionnée par ces «pinces à glace» médicales. Félicité poussa un
hurlement, ranimée par le feu que le médecin venait de lui entrer dans le
ventre. Dosithée décida qu’il était temps qu’il soit aux côtés de sa femme et
entra dans la chambre. Les enfants pleuraient, impressionnés par le cri
qu’ils venaient d’entendre.
Dosithée s’agenouilla à côté du lit et prit la frêle main de Félicité dans les
siennes. Le médecin, nerveux, avait retiré les forceps et décidé de donner
une injection de morphine à la mère maintenant presque inanimée. Il
n’aimait pas cette drogue, convaincu qu’une femme devait enfanter dans la
douleur comme le disaient les Écritures, mais il venait d’atteindre les
limites de ses croyances. Il attendit que le médicament fasse effet puis
réintroduisit les forceps, regardant leur lente progression à l’intérieur d’une
chair blanchie d’avoir été étirée. Il avait repéré la tête du bébé et la tenait
doucement mais fermement. Il priait tant il craignait de lui crever un œil ou
de perforer la fontanelle. Il eut l’impression d’avoir suffisamment de prise
et commença prudemment à tirer l’enfant. Il demanda à la sage-femme
d’appuyer sur le ventre à toutes les trente secondes de façon à aider le bébé.
Félicité n’avait plus de contractions. Dès que la sage-femme exerçait une
pression, le médecin tirait l’enfant à lui. L’enfant mit vingt minutes à sortir
de sa prison. Le médecin tenta, aussitôt qu’il le put, de dégager le cordon. À
son grand étonnement, le bébé bougea et émit presque un son. Félicité
ouvrit un œil puis le referma.
Dosithée observait maintenant le médecin de très près, étonné lui aussi
que l’enfant fût vivant après s’être fait tirer avec des pinces. Le médecin
dégagea complètement l’enfant, coupa le cordon à toute vitesse et frappa le
nouveau-né sans hésitation. L’enfant, visiblement, ne pouvait respirer. Le
médecin lui pinça les talons, lui tapa les fesses et le dos. L’enfant ne
respirait toujours pas. Félicité, heureusement, n’avait plus conscience de ce
qui se passait.
Le curé venait d’arriver. Il frappa à la porte de la chambre et entra sans
attendre de réponse. Il comprit la scène d’un coup d’œil, enfila son étole
sans prendre le temps de la baiser et se dirigea vers le lit. Pendant que le
médecin s’acharnait encore à faire respirer le bébé, le curé aspergea la petite
chose violacée et inerte. Dans son énervement, il utilisa beaucoup trop
d’eau. Le bébé réagit à cette douche froide et s’agita. Le médecin
s’empressa de le poser sur une commode. Le bébé gémit doucement puis
poussa un cri. Le médecin crut que le cœur allait lui sortir de la poitrine tant
il était excité à l’idée d’avoir sauvé et la mère et l’enfant. Après son cri, le
bébé retomba dans un état de totale inertie. Le médecin recommença à lui
pincer les talons. Le bébé murmura mais ne cria plus.
Cependant, le curé administrait les derniers sacrements à la mère dont le
teint cireux lui faisait craindre le pire. Le médecin n’avait pas encore eu le
temps de s’occuper d’elle, tant il était affairé avec le nouveau-né. Il le
confia à la sage-femme et revint vers Félicité. Le curé s’éloigna pour
dégager les abords du lit. Dosithée priait en silence, les yeux grands
ouverts, craignant que la mort ne figeât les traits de sa femme. Il entendit de
vagues gargouillis mais ne tourna pas la tête pour voir l’enfant. Il aurait
bien le temps de le regarder.
Félicité n’avait pas repris conscience et n’avait pas expulsé le placenta.
Le médecin fit un rapide examen et comprit qu’il était collé. Le curé avait
quitté la chambre pour prier avec les enfants. Le médecin regarda Dosithée
et soupira. Il tenterait l’impossible pour la sauver mais il avait rarement vu
des mères survivre à tant de problèmes. Dosithée l’encouragea. Le médecin
tenta une première fois d’extraire le placenta. Rien ne vint. Il prit le pouls
de la mère et décida de la laisser se reposer quelques minutes et de voir
comment était le bébé. D’un signe de tête, la sage-femme lui fit comprendre
qu’il n’y avait plus de bébé. Il revint vers Félicité, suivi de la sage-femme
qui avait couvert le petit corps sans vie.
— Vous allez pousser comme tantôt. Avec de la chance, ça va sortir.
À eux deux, ils réussirent. Ils tremblèrent d’épuisement et de tension.
Dosithée, plus mort que vif, n’avait pas eu l’énergie d’avoir peur.
16
Émilie hésita, puis se rappela qu’elle s’était levée assez tôt. Elle disposait
de quelques minutes. Ils marchèrent côte à côte jusqu’au haut de la colline,
là où le chemin faisait un virage et leur cachait enfin la vue de l’école et des
maisons voisines. Ovila s’arrêta net, prit Émilie par le bras, l’obligeant à
s’immobiliser. Il l’attira vers lui puis, l’enserrant dans des bras
soudainement faibles, il éclata en sanglots. Émilie frémit. Elle s’abstint de
l’interroger, trop craintive à la perspective des réponses qu’elle pouvait
obtenir. Le malheur d’Ovila la toucherait bien assez vite. Il resta accroché à
ses épaules pendant un interminable moment, puis, après s’être dégagé, il se
moucha violemment avant de dire à Émilie que sa mère avait reçu les
derniers sacrements et que le curé avait baptisé le bébé de justesse avant
qu’il n’expire.
— Marie-Anne, Émilie. Une grosse fille qui a vécu un peu moins de dix
minutes. Toute une vie, hein…?
Il se tut, ayant l’impression d’avoir tout dit. Émilie osa enfin demander
comment se portait la mère.
— Le docteur est parti de bonne heure à matin. Si moman passe la
journée, elle sera probablement correcte.
Il interrompit sa phrase et sa pensée. Émilie avait compris. Une longue
journée en perspective. Elle lui serra la main, s’excusa de devoir le
bousculer mais lui expliqua qu’il était temps qu’elle retourne à l’école.
Ovila se retourna, furieux.
— Ma mère agonise pis tu trouves rien de mieux à me dire que tu dois
aller travailler? Bonyeu, t’as-tu une roche à place du cœur? Tu pourrais pas
rester avec moi quand j’ai besoin que tu restes?
Déchirée, Émilie tourna les talons et s’enfuit en courant. Ovila n’eut
même pas le temps de l’arrêter. Elle l’entendit lui demander de l’attendre
mais elle n’en fit rien.
— Tu es pas une femme, Émilie, tu es un cerveau sans cœur!
La journée fut longue et triste. Aucun des enfants Pronovost ne s’était
présenté en classe. Émilie permit à ses élèves de partir tôt. Elle ne tenait
plus debout, drainée par son manque de sommeil et par sa peine. Elle
rangea la classe méticuleusement, préférant nettement occuper ses mains
plutôt que de permettre à son esprit de divaguer. Elle attendait Ovila,
certaine qu’il avait vu les enfants quitter l’école. Il ne vint pas. Son absence
lui fit craindre le pire.
Émilie trompa son attente jusqu’au coucher du soleil. N’y tenant plus,
elle décida d’aller s’informer. Elle sortit de l’école et marcha résolument en
direction de la maison des Pronovost. Mais elle s’arrêta. Et si elle arrivait
pendant que la mère rendait son dernier souffle? Elle décida de frapper à la
porte des Joseph-Denis. Ils devaient sûrement être au courant.
Mme Joseph-Denis, la mère Virginie, lui ouvrit, un tablier bleu épinglé
sur son tablier blanc. En d’autres circonstances, Émilie aurait souri à cette
manie qu’elle avait de protéger son tablier propre par un tablier sale. La
mère Virginie l’invita à entrer et à s’asseoir. Émilie accepta en jetant un
coup d’œil circulaire dans la cuisine. Elle n’était jamais entrée dans cette
maison, mais elle avait entendu dire qu’elle était tenue de façon impeccable.
Elle fut impressionnée par les lieux, et oublia même pour quelques instants
l’objet de sa visite. Pas un grain de poussière. Pas une petite motte de boue
à l’entrée de la porte arrière. Un plancher ciré comme un plancher de salon.
Une table recouverte d’une nappe repassée et empesée. Elle coupa court à
ses réflexions quand la mère Virginie lui demanda si elle avait eu les
dernières nouvelles. Émilie lui avoua qu’elle n’en avait eu aucune depuis le
matin. Elle s’arrêta quelques secondes, le temps de voir si elle avait sonné
une alerte en disant qu’elle avait eu des nouvelles le matin. Ne discernant
aucune réaction, elle demanda s’il y avait eu des développements. La mère
Virginie lui sourit et lui annonça que sa belle-sœur se portait bien, compte
tenu des circonstances évidemment, qu’elle avait mangé le midi et le soir et
qu’il semblait bien que l’extrême-onction avait, encore une fois, fait des
miracles. Émilie ferma les paupières et soupira. Un long soupir de
soulagement. Elle se leva enfin, légère, ranimée, les remercia tous, les
complimenta sur la maison et reprit le chemin de l’école.
Elle s’assit longtemps dans sa berceuse et attendit l’arrivée d’Ovila. Il
devait probablement être retenu par ses corvées. Elle commença à
s’inquiéter quand le soleil fut couché depuis assez longtemps pour avoir
endormi les animaux. Elle alluma ses lampes et attendit encore. Elle attendit
jusqu’à ce qu’elle vît s’éteindre toutes les lumières chez les Pronovost, sauf
celles d’un bâtiment.
***
Les nuages voilèrent le soleil, jetant une ombre sur les visages déjà gris
de Dosithée et de ses enfants. Plusieurs personnes avaient assisté à la
cérémonie des Anges. On mettait en terre le petit cercueil blanc qu’Ovila
avait fabriqué pendant la journée du vendredi et la nuit qui avait suivi.
Félicité étant alitée, le curé avait proposé que le bébé ne soit exposé que le
matin du samedi et enterré l’après-midi même. Émilie n’avait pas été
avisée. Elle n’assista donc pas à l’enterrement, pensant qu’il aurait lieu le
lundi.
Elle était au village à faire ses courses quand elle vit le corbillard revenir
du cimetière. Elle vit ensuite la famille Pronovost retourner au Bourdais.
Elle demeura figée derrière la vitrine du magasin général, d’abord étonnée
en comprenant la situation, puis chagrinée qu’Ovila n’ait pas eu besoin de
sa présence, aussi discrète fût-elle.
17
— Je vous ai demandé si vous aimiez les voyages. Vous m’avez dit que
oui. Voici. Je ne vous demande pas une réponse tout de suite. Mais si vous
le voulez bien, je vous demanderais d’être ma femme. L’été prochain, nous
pourrions aller en France, à Paris où il y aura une grande exposition
internationale.
— Oui, je sais…, s’entendit-elle répondre.
— Je sais que vous savez. Là n’est pas la question, ajouta-t-il sèchement.
Je voudrais simplement que vous pensiez un peu à ma proposition. Si vous
n’y voyez pas d’objection et si vos parents sont d’accord, j’irais vous visiter
occasionnellement cet été. Nous pourrions faire meilleure connaissance. Je
sais que je suis plus âgé que vous, mais nos goûts communs — la
littérature, la langue française, les enfants — sont probablement suffisants
pour nous aider à fonder une union durable.
Émilie ne répondit rien. Elle préférait réfléchir. Douville était sorti de
l’école sans ajouter un mot. Elle courut à la porte.
— Monsieur Douville! Si vous passez à Saint-Stanislas, vous savez où
me trouver.
18
Émilie était rentrée pour la saison estivale. Elle avait encore une fois
confié la clé de l’école aux Pronovost. Profitant de sa visite, elle leur avait
demandé des nouvelles d’Ovila. Ils lui avaient dit qu’il était toujours à
Shawinigan. Dosithée avait cru comprendre qu’il avait été dans un camp de
bûcherons durant l’hiver, puis qu’il avait travaillé comme aide-cuisinier
dans un camp de draveurs. Finalement, il avait été embauché sur le chantier
de construction d’une centrale électrique.
— Vous savez, Ovila est pas écriveux, pis ce qu’il dit, c’est pas détaillé.
Émilie les avait remerciés. Il était clair qu’ils n’approuvaient pas le
départ de leur fils, encore moins maintenant qu’ils avaient besoin de lui sur
la ferme. Ovila lui avait d’abord terriblement manqué, puis, peu à peu, sa
peine s’était faite moins aiguë. Une amourette. Elle avait eu une amourette.
Elle aurait bien souhaité autre chose, mais elle comprenait maintenant
qu’Ovila n’avait pas eu pour elle des sentiments aussi profonds que les
siens.
À Saint-Stanislas, elle avait rarement fait allusion à Ovila. Caleb lui avait
demandé de ses nouvelles et Émilie l’avait vaguement renseigné. Caleb
jugea qu’il n’avait pas intérêt à retourner le fer dans la plaie. Par contre,
Émilie parla d’Henri Douville à maintes reprises. Caleb et Célina
comprirent qu’il y avait un gendre à l’horizon. Caleb l’avait déjà rencontré
à une réunion dont il avait oublié l’objet. Douville lui était apparu comme
un homme cultivé. C’était peut-être ce genre d’homme qui plaisait à Émilie.
Après tout, elle avait besoin d’un homme savant à ses côtés. Un cultivateur
n’aurait probablement pas réussi à la satisfaire pleinement.
Douville, comme promis, était venu voir Émilie. Elle l’avait présenté à sa
famille. Personne n’avait fait de commentaire sur son strabisme. Émilie,
elle, ne le remarquait même plus. Ils firent de longues promenades dans le
bois. Émilie ne put s’empêcher de comparer son empêtrement à l’aisance
d’Ovila.
Douville lui apportait toujours une petite surprise. Des mouchoirs brodés
à ses initiales. Une boîte de fruits confits. Une bouteille de vrai parfum.
Émilie trouvait qu’il lui faisait la cour avec beaucoup de dignité. Elle
commença à se plaire en sa présence. Il lui apprenait tant de nouvelles
choses. Elle châtia de plus en plus son langage. Ils passèrent de nombreuses
soirées à veiller à la lueur d’un fanal, parlant de l’Europe et de Paris, que
Douville avait hâte de visiter. Paris et son métropolitain. Paris et ses
musées. Paris et son histoire. Émilie s’imaginait à ses côtés, d’abord sur un
pont de bateau, puis dans une cabine — petit détail auquel elle songeait
comme à une fatalité —, puis à Paris, dans des cathédrales et des musées.
Elle ne réussissait pas très bien à imaginer le métropolitain. Un train sous
terre…
L’été tirait à sa fin. Émilie regardait la nouvelle pouliche qui tétait sa
mère. Elle avait, comme l’étalon, une belle crinière blonde. Caleb l’avait
baptisée «la Tite», en souvenir de ses origines. Émilie revivait la journée
qu’elle et Ovila avaient eue, il y avait tout au plus un an de cela. Et Berthe
était là. Qu’est-ce que Berthe penserait de son prochain mariage avec
Henri? Ah! si seulement elle avait pu parler à Berthe. Lui dire combien elle
appréciait la compagnie d’Henri, même s’il ne faisait rien naître en elle
comme l’avait fait Ovila. Lui dire combien il était érudit, qu’il avait de
bonnes manières. Lui dire qu’il n’avait jamais connu l’atmosphère d’une
maison et qu’elle s’acharnerait à lui faire rattraper le temps perdu. Lui dire
qu’il voulait beaucoup d’enfants même s’il commençait sa famille un peu
tard. Lui décrire comment il parlait avec aisance d’une foule de sujets. Si
seulement elle avait pu parler à Berthe. Berthe aurait compris.
L’arrivée de Douville interrompit ses pensées. Elle lui sourit et alla à sa
rencontre. Il lui apportait un vase à fleurs en cristal taillé. Émilie n’avait
jamais rien vu d’aussi beau. Douville prit le repas du soir avec toute la
famille, puis demanda à Caleb s’il pouvait lui parler. Émilie comprit. Caleb
aussi. Les deux hommes allèrent dehors et revinrent quelques minutes plus
tard. Caleb demanda à Émilie et à Célina de se joindre à eux au salon. Il les
informa que M. Douville avait mis ses gants blancs et lui avait demandé la
main d’Émilie. Caleb lui avait répondu qu’il acceptait à la condition
qu’Émilie fût d’accord. Caleb lui demanda son avis. Émilie rougit, regarda
Douville et répondit qu’elle l’était, mais qu’elle préférait prendre l’année
pour y penser. Elle rassura Douville en lui disant qu’elle aurait vingt et un
ans en décembre et qu’elle avait l’intention de terminer son année à Saint-
Tite. Elle ajouta que rien ne pressait, qu’ils pourraient fort bien se marier à
la fin juin 1900. Elle se mit à rire nerveusement en ajoutant que cela
simplifierait les calculs. En se mariant en 1900, ils sauraient toujours à quel
anniversaire ils en seraient rendus. Douville soupira. Il fut convenu qu’ils se
fianceraient à Noël.
Elle lui avait permis de l’embrasser, ce qu’il avait fait avec une pudeur tout à son
honneur.
***
Le soleil avait coloré les carreaux des fenêtres d’un rose matin. Émilie
ouvrit les yeux, se tourna sur le dos, s’étira en bâillant avec cœur, se gratta
la tête, se frotta les yeux et entendit des bruits de chaudrons que l’on
brassait. Elle se figea, remonta rapidement sa couverture et referma les
yeux. Elle avait oublié qu’elle n’était pas seule. Elle toussota pour attirer
l’attention d’Aima qui, à ce qu’il lui sembla, préparait du gruau.
— Bonjour, Émilie. Est-ce que tu as bien dormi?
Émilie chercha Antoinette des yeux avant de répondre.
— Antoinette est partie marcher dehors pour faire sa prière. Antoinette
est bien pieuse, tu sais. Quand le déjeuner va être prêt, on ajuste à aller la
chercher. Antoinette va pas nous faire attendre. Pis? As-tu bien dormi?
— Comme une marmotte. J’ai même pas entendu sortir Antoinette.
— Ça fait déjà une bonne demi-heure qu’est partie. J’espère que c’est pas
moi qui t’ai réveillée avec le bruit des casseroles. J’imagine qu’une
maîtresse d’école ça a besoin de se reposer pendant les p’tits congés. Je
voulais juste vous faire une surprise, à toi pis à Antoinette.
— C’est gentil de ta part, Aima.
Aima sourit au commentaire d’Émilie et retourna à son gruau. Émilie
profita du fait qu’elle avait le dos tourné pour passer derrière le paravent et
se vêtir à la hâte.
— Antoinette a mis une de tes robes. Elle trouvait que la sienne puait la
boucane. Moi, j’ai pensé que la mienne était encore correcte.
Émilie était horrifiée. Antoinette avait mis une de ses robes sans lui
demander la permission! Elle lui en aurait offert une de bon gré, mais il y
avait des robes qu’elle ne pouvait prêter. La bleu pâle, par exemple, celle
qu’elle venait tout juste de terminer et qu’elle étrennerait à Noël, pour ses
fiançailles.
— J’imagine, dit-elle d’une voix mal assurée, qu’Antoinette a choisi ma
robe brune ou ma robe grise.
Elle avait cessé de s’habiller pour bien entendre la réponse.
— Ah non! Le brun pis le gris, c’est des couleurs qu’Antoinette aime pas.
Antoinette a choisi une robe bleue.
— Bleu pâle ou bleu foncé? demanda Émilie, la voix angoissée.
— Pâle, me semble. Oui, pâle. Un beau bleu pourdre avec des dentelles
au collet pis aux poignets. Mon Dieu! Émilie, c’est-y toi qui l’as faite? Si
c’est toi, tu as des vrais doigts de fée.
La fée s’empourpra. Elle attacha rageusement les derniers boutons de sa
robe, sortit de derrière le paravent à la hâte, dévala l’escalier pendant
qu’Aima lui demandait si elle avait dit ou fait quelque chose qui l’avait
choquée, ne prit même pas le temps d’arrêter au «petit coin» pour se
soulager de toute une nuit de continence, ouvrit la porte de l’école et se
retrouva dehors en plein milieu du Bourdais à regarder à gauche et à droite,
tournant sur elle-même comme une toupie. Elle ne voyait pas Antoinette.
Elle se dirigea vers l’arrière de l’école en passant du côté de la montée des
Pointes et l’aperçut au sommet de la colline. Elle ne l’attendit pas. Elle
partit à sa rencontre en courant. Dès qu’elle sut qu’Antoinette pouvait
l’entendre, elle se mit à crier.
— Antoinette je sais pus qui, mon innocente! Enlève-moi cette robe-là de
suite! Viens ici, mon enfant de carême pis dépêche-toi! J’ai deux pis trois
mots à te dire, ça fait que lâche tes prières mais lâche pas la robe parce que
tu es tellement p’tite que tu vas piler dessus.
Antoinette avait cessé de marcher. Elle regardait fixement Émilie qui
venait de la rejoindre.
— Tu es tout essoufflée, Émilie. Tu devrais pas courir de même le matin
avant le déjeuner. À moins que tu aies déjà mangé.
— Change pas le sujet pis laisse-moi courir quand ça me tente. De quel
droit que tu as pris ma robe bleue?
— J’ai juste pris la première qui m’a donné l’impression d’être propre.
— Menteuse! Triple menteuse! Aima m’a dit que tu avais pas voulu
mettre la brune ou la grise!
Émilie était tellement furieuse qu’elle avait de la difficulté à respirer. Elle
inspira profondément puis enchaîna, incapable de maîtriser sa colère:
— Me semble que ça paraît que c’est pas une robe pour tous les jours. Tu
penses-tu que j’enseigne avec des robes de même?
Antoinette dodelina de la tête, regarda Émilie de côté, fit bouger ses
épaules avant de répondre.
— À voir ce que tu caches dans ton «p’tit coin», je me suis même pas
posé de questions sur le linge que tu mettais pour enseigner.
Émilie suffoqua. Elle avait osé fouiller dans sa boîte! Pour toute réponse,
elle se contenta de donner un violent coup de pied au sol.
— À te voir de même, je commence à penser que c’est vrai, l’histoire du
gars qui s’est fait tremper la tête dans la pisse.
Émilie étouffa. Encore cette maudite histoire qui lui revenait après tant
d’années!
— Est-ce que quelqu’un t’a déjà dit, Antoinette, que tu étais méchante?
— Pas à ma connaissance, Émilie. Pis toi, est-ce que quelqu’un t’a déjà
dit qu’au village tu avais la réputation de péter plus haut que le trou?
— Moi? Moi péter plus haut que le trou? Tu parles de qui, Antoinette?
Qui c’est qui dit des affaires de même? Dis-le si tu as du courage!
— J’ai le courage de tenir parole. Ça fait que mets ça dans ta pipe pis
essaie pas de savoir d’où qu’il vient, le tabac!
Émilie lui tourna le dos et se dirigea vers l’école. Des larmes coulaient
sur ses joues. Qui était-elle, cette Antoinette, pour venir détruire sa
quiétude? Jamais plus, elle se le promettait formellement, jamais plus elle
n’accueillerait d’étrangers chez elle. Jamais plus elle ne rendrait service.
Jamais plus! Tout ce qu’elle en retirait était une immense peine.
Antoinette, un sourire mesquin aux lèvres, avait laissé tomber la robe et
la piétinait en marchant derrière Émilie. Bientôt son sourire se changea en
rictus, puis du rictus en une franche grimace. À son tour, elle éclata en
sanglots.
— Émilie, cria-t-elle, Émilie, viens ici. Attends-moi.
Elle pleurait de plus en plus fort, comme un enfant qui vient de s’érafler
les genoux en tombant.
— Émilie, je m’excuse! M’as-tu entendue? Je m’excuse!
Émilie s’essuya les yeux avant de se retourner. Elle attendit
Antoinette tout en la regardant, découragée, piétiner sa robe. Antoinette
la rejoignit enfin. Émilie la regarda froidement, consciente toutefois qu’elle
devait avoir les yeux rouges, et lui demanda pourquoi elle agissait ainsi.
Antoinette sanglota en lui disant qu’elle avait entendu parler d’elle depuis
des années. Que tout le monde semblait s’entendre sur le fait qu’elle était
sans pareille. Que même les sœurs disaient qu’elle enseignait bien. Qu’elle
ne l’avait jamais vue avant la veille parce qu’elle sortait rarement du
couvent, mais qu’en entrant dans la sacristie elle l’avait reconnue tellement
on la lui avait souventes fois décrite. Qu’Aima, sa meilleure amie, ne s’était
même pas occupée d’elle la veille, tant elle, Émilie, racontait des choses
intéressantes. Qu’elle n’avait pas pu résister, le matin, à mettre cette robe
bleue, parce que jamais elle n’avait eu une aussi belle robe et que même si
elle voulait s’en faire une, elle n’avait pas d’habileté en couture et que, de
toute façon, elle devait coudre pour le couvent, étant là en élève depuis que
son père était mort et que sa mère devait travailler à Trois-Rivières.
— Pis Aima, hier, a pleuré parce que toutes ses affaires avaient brûlé…
Aima a même pas pensé que sa meilleure amie avait pas brûlé…
Émilie avait écouté la fureur d’Antoinette avec compassion. Sa colère
s’était estompée. Non, Antoinette n’était pas une méchante fille. Antoinette
se remettait d’une peur plus grande qu’elle ne l’avait imaginé. Émilie la prit
dans ses bras et lui frotta le dos. Antoinette sanglotait encore.
— J’ai honte, Émilie, j’ai tellement honte de ce que j’ai fait. Regarde ta
belle robe. Je l’ai toute gâchée.
— On va voir ce qu’on peut faire. Le bord est pas mal massacré. Mais on
va voir.
Émilie avait des sanglots d’émotion dans la voix. Et ces sanglots
n’avaient rien à voir avec le fait que sa robe fût salie et effilochée.
Antoinette relâcha l’étreinte d’Émilie, renifla avec cœur et dit d’une voix
toute douce, une voix de petite fille, qu’elle avait froid. Émilie se rendit
compte qu’elle-même frissonnait. Elle était sortie sans prendre la peine
d’enfiler un manteau. Elle regarda la terre blanche de gelée.
— Pourquoi est-ce que tu es sortie sans mettre de manteau, Antoinette?
— Je voulais marcher avec juste la robe, pour l’entendre froufrouter.
Elles entrèrent dans l’école bras dessus, bras dessous, montèrent
rejoindre Aima qui les regarda sans dire un mot. Le gruau avait collé au
fond du chaudron qu’elle s’affairait à récurer. Antoinette, sans dire un mot,
passa derrière le paravent pour se changer. Piteuse, elle remit la robe à
Émilie qui l’examina attentivement. Il n’y avait plus qu’une solution: se
hâter d’en coudre une autre.
Antoinette et Aima étaient retournées au village, où une classe de fortune
avait été organisée pour les élèves de huitième et de neuvième années.
Émilie avait accueilli cinq élèves de sixième dans son école. Les autres
étaient allées dans l’école du rang sud et dans l’autre école du Bourdais.
Tous les matins, l’employé du couvent reconduisait toutes les jeunes filles
et venait les chercher en fin de journée. Les jeunes pensionnaires du
couvent s’étaient habituées au style d’enseignement d’Émilie, même si elles
avaient, au début, fait quelques comparaisons disgracieuses.
Émilie avait occupé ses soirées à coudre une nouvelle robe. Elle n’avait
plus trouvé de tissu aussi beau que le bleu pâle, mais elle avait néanmoins
fait quelque chose de très convenable pour des fiançailles. À cause de sa
surcharge de travail et du temps qu’elle devait consacrer à la couture, elle
n’avait pas fait de crèche ni monté de spectacle. Les samedis, elle était allée
visiter Antoinette au village en faisant ses courses et Antoinette était venue
passer ses dimanches à l’école. Les religieuses lui avaient accordé cette
permission spéciale, sachant qu’elle passerait les fêtes éloignée de sa mère,
comme chaque année.
Émilie avait reçu deux lettres d’Henri pendant le mois de décembre et
n’en avait eu aucune d’Ovila. Ovila, décida-t-elle, pouvait bien aller paître.
Elle s’était abstenue de parler de ses histoires sentimentales avec
Antoinette. Celle-ci avait bien essayé de lui tirer les vers du nez, mais
Émilie s’était contentée de lui dire qu’une maîtresse d’école ne pouvait se
permettre «ce genre de choses».
Le mois de décembre avait été particulièrement clément cette année-là. Il
était bien tombé un peu de neige, mais si peu que les gens roulaient encore
en calèche. Émilie avait bouclé ses valises et quitté l’école le 23 décembre
avec son frère. Ils s’étaient arrêtés au village pour saluer Antoinette. Émilie
était descendue, seule, demandant à son frère de l’attendre, ajoutant qu’elle
n’en avait que pour quelques minutes. Antoinette lui avait ouvert la porte,
heureuse de la voir et de lui souhaiter de joyeuses fêtes. Heureuse aussi
qu’Émilie ne l’ait pas oubliée.
— Tiens, Antoinette, je t’ai apporté un p’tit quelque chose pour le
Nouvel An.
— Pour moi? fit Antoinette, à la fois émue et étonnée.
— Pour toi.
Antoinette prit la boîte qu’Émilie lui tendait. Elle la serra sur son cœur,
passa sa main dessus à plusieurs reprises avant de se décider à l’ouvrir.
Émilie trépignait d’impatience.
— Cesse de flatter la boîte comme si c’était un chat pis ouvre-la.
Antoinette l’ouvrit enfin. Elle éclata en sanglots. La robe bleue! La belle
robe bleue! Les Trudel, chez qui elle habitait, s’extasièrent. Antoinette avait
déplié la robe et la tenait devant elle.
— Tu l’as toute réparée!
— Tu parles! J’ai rétréci les épaules, pis raccourci les manches, pis
enlevé huit pouces du bord. Crains pas, ma fille, j’avais eu le temps en
masse de voir où qu’il fallait que je l’arrange.
— Compte sur moi pour arrêter de grandir! Si tu penses que j’vas me
passer de cette robe-là pour un ou deux pouces de plus! Je suis un p’tit bout
de quatre pieds onze, pis j’ai l’intention de le rester, même si à côté de toi
j’ai l’air d’une naine.
Les deux amies s’étaient quittées la larme à l’œil. Antoinette parce
qu’elle n’avait pu donner qu’un sachet d’herbes odorantes à Émilie, Émilie
parce qu’elle avait vraiment fait plaisir à Antoinette.
21
Émilie s’était assise sous l’effet du choc. C’était lui! C’était bien lui! Il
était de retour. Elle aurait reconnu sa démarche à des milles à la ronde. Elle
était restée rivée à sa fenêtre à le regarder venir tranquillement dans le rang
du Bourdais. Elle avait vu Télesphore rentrer dans la maison à toute vitesse
puis elle avait été témoin de l’accueil que sa famille lui avait réservé. Elle
aurait voulu être avec eux à ce moment-là, mais elle le laisserait faire. S’il
voulait la voir, il n’avait qu’à se déplacer. Il savait où la trouver. Elle ne
brusquerait rien. Il devait comprendre qu’elle n’avait pas passé tous ces
mois à l’attendre. «Mon Dieu, faites qu’il vienne», priait-elle
silencieusement. Mais qui essayait-elle de leurrer? Elle savait bien qu’elle
n’avait jamais cessé d’espérer son retour. Que la lettre qu’il lui avait laissée
dans son pupitre était toute fanée, tant elle l’avait lue et relue… Sans parler
des nuits où elle l’avait placée sous son oreiller.
Henri était à cent mille lieues de ses pensées. Henri. L’homme qui lui
avait donné l’assurance d’être belle et désirable. Henri qui, finalement, lui
avait permis de répéter son rôle d’amante. «Mon Dieu, faites qu’il vienne»,
ne cessait-elle de se redire. Elle respira longuement puis décida de passer à
l’action. Elle abandonna le lavage des fenêtres, monta à l’étage, se fit
chauffer de l’eau et couler un bain. «Mon Dieu, faites qu’il vienne.»
Elle s’affaissa dans l’eau, ferma les yeux et tenta de se calmer avant de
commencer à se savonner. Elle demeura ainsi pendant de longues minutes
avant de procéder au lavage de tête qu’elle s’était promis pour le lendemain
en fin de journée. Elle s’immergea la tête puis, satisfaite, décida que toute
cette mousse l’avait sûrement bien lavée.
Elle enfila sa vieille robe de chambre en pensant qu’il était grand temps
qu’elle en confectionne une autre et essora ses cheveux avec une bonne
serviette. Elle lança la serviette sur le dossier de sa chaise, s’assit sur le
bord du lit et commença à se démêler la crinière. Elle détestait cela. Ses
cheveux étaient tellement longs. Elle allait passer derrière le paravent pour
revêtir sa robe lorsqu’elle aperçut Ovila, debout sur la dernière marche.
Saisie, elle resta au beau milieu de la pièce, bouche bée, devant lui. Ses
cheveux mouillaient la robe de chambre sur ses fesses et sur ses seins. Elle
oublia que l’eau rendait transparent le coton léger de sa robe.
Ovila la regarda de la tête aux pieds, sourit et s’approcha d’elle pour
l’enlacer dans ses bras.
— J’ai cogné trois fois. Comme ça répondait pas pis que je savais que tu
étais là parce que la porte était débarrée, je me suis permis d’entrer.
Remarque que j’étais loin de penser que tu serais aussi belle en plein milieu
de l’après-midi.
Émilie n’avait pas encore réussi à se remettre de ses émotions. Il était là,
devant elle, souriant, plus sûr de lui que jamais. À le voir agir, on aurait pu
penser qu’il l’avait visitée la veille. Elle réussit enfin à parler.
— Cesse tes moqueries. J’ai l’air d’un chat mouillé.
— Une chatte, Émilie, une belle chatte.
Cette remarque ne l’aida pas à dissiper le malaise qui la gagnait.
— Depuis quand est-ce que tu es arrivé? demanda-t-elle innocemment.
— Depuis à peu près une heure.
— Ta famille a dû être surprise vrai…
— Oui, très.
Émilie regarda autour d’elle, se cherchant une contenance. Elle demanda
à Ovila de se retourner, le temps qu’elle passe derrière le paravent pour
enfiler sa robe. Ovila la pria de n’en rien faire, disant qu’elle était bien à son
goût comme elle était. Elle éclata d’un rire niais, essayant de lui faire croire
qu’elle avait pris cette remarque comme une boutade, et passa quand même
derrière le paravent afin d’être plus à l’aise pour se tenir la poitrine à deux
mains. Ovila s’assit sur le lit et la regarda. Toute la tête d’Émilie dépassait.
— J’ai dit de te retourner, Ovila Pronovost.
— Ça fait tellement longtemps que je t’ai vue que j’ai pas envie de
perdre une minute de plus.
En un temps record, Émilie enfila ses sous-vêtements, son cache-corset,
ses jupons et sa robe.
— As-tu pensé à moi pendant que j’étais parti, Émilie?
— Pas souvent, Ovila. On peut pas dire que tu m’as aidée à le faire.
Pourquoi est-ce que tu m’as écrit rien qu’une lettre?
— Parce que j’haïs ça, écrire.
— Pis moi, tu sauras que j’haïs attendre un fantôme.
— Tu devais avoir confiance. J’avais dit que je travaillais pour gagner
l’argent pour nous installer.
— C’est facile à dire, ça, Ovila Pronovost. As-tu vraiment l’impression
que j’ai passé tout ce temps-là à me morfondre?
— Moi, je me suis morfondu, dit-il amèrement.
Émilie n’y tint plus. Elle sortit de derrière le paravent et se précipita vers
lui. Ils basculèrent tous les deux sur le lit.
— Mon grand fou! Faut pas avoir de cœur pour faire ça à une fille.
— Non, mais j’ai le cœur de faire ça.
Il l’embrassa tendrement. Elle s’abandonna, aux limites de la correction.
La fougue d’Ovila augmenta.
— Ovila, on devrait aller marcher. J’aimerais mieux que les gens nous
voient dehors.
— Dans deux minutes. Promis…, dit-il en mordant goulûment dans une
de ses joues.
Ils sortirent une demi-heure plus tard. Émilie avait consacré beaucoup de
ses énergies à freiner cette femme qui lui criait de la laisser sortir. Ils prirent
le chemin de la montée des Pointes.
— J’ai beaucoup pensé à toi. J’ai passé des nuits blanches à me
demander si tu avais oublié toutes mes bêtises. J’espérais que tu m’en
voudrais pas trop. Je sais pas comment dire ça, mais j’aurais voulu, le matin
de la mort de Marie-Anne, que tu restes avec moi pour me consoler.
— Je le savais, Ovila, mais je pouvais rien faire sauf te dire de revenir. Je
pouvais quand même pas perdre mon poste.
Ovila gratta le sol du bout de sa chaussure, donnant ensuite quelques
petits coups de pied aux cailloux qu’il n’avait pu déplacer.
— C’est parce que j’avais trop honte que je suis parti. Il est arrivé trop
d’affaires en deux jours. Moi, j’ai besoin de temps pour réfléchir quand tout
change.
— Si ça te fait rien, j’aimerais qu’on parle d’autre chose.
— Ça tombe bien! J’espère que tu m’as pris au sérieux quand je t’ai dit
que j’étais parti pour faire de l’argent pour qu’on s’installe.
— Ça m’a pas semblé aussi clair que ça.
— Je l’ai écrit noir sur blanc!
— Oui, mais comme j’ai pus entendu parler de toi, j’ai pensé que
c’étaient des paroles en l’air.
— Maudite tête de mule, Émilie! Tu es pire que moi. Ben là, tu vas
m’écouter. Quand je dis que je suis revenu, c’est que je suis revenu. Cet été,
j’vas aider au père. Pis le soir, j’vas finir la maison qui est en chantier
depuis trop de temps. Si tout va bien, mes parents pourraient déménager
l’année prochaine. Nous autres, on va se marier pis rester dans la vieille
maison. Edmond pis Ovide ont pas l’air intéressés de la prendre.
— Je comprends pour Ovide, mais Edmond…
— Edmond préfère rester près du père pis de la mère pis de ses ch’vaux.
En tout cas, si tout va bien, on va pouvoir se marier l’été prochain. À
c’t’heure, tu vas me dire, un, si c’est clair, pis deux, ce que tu en penses.
— Pour être clair, c’est clair. Pour savoir ce que j’en pense, tu vas
attendre un peu.
— Comment ça? Tu veux pus qu’on se marie?
— Comment ça, je veux pus! C’est la première fois que tu m’en parles.
— Me semblait que c’était ça qu’on avait dit qu’on ferait.
— Ovila Pronovost, tu vas attendre. Tu arrives comme un cheveu sur la
soupe, tu me prends mouillée comme un canard, tu dis qu’on se marie
l’année prochaine pis qu’on va rester dans la maison à ton père. Pis moi, là-
dedans? Est-ce que ça se pourrait que j’aie mon mot à dire?
— Choque-toi pas, Émilie. Moi, j’ai pensé rien qu’à ça depuis que je suis
parti. J’vas attendre. J’vas faire comme tu veux.
Émilie s’était tue. Elle attendait ce jour d’aussi loin qu’elle pouvait se
souvenir. Et voilà que la peur venait de commencer à lui ronger un coin du
cœur. Elle regarda Ovila, le trouva plus beau que jamais, remercia le ciel de
ne plus être fiancée à Henri, aurait voulu croire tout ce qu’il venait de lui
dire, mais quelque chose lui faisait peur. Et s’il décidait de repartir? Et s’il
oubliait ses belles promesses? Non! Le regard qu’il lui jetait en ce moment
était imprégné de tellement de confiance, de tellement d’incertitude et de
naïveté qu’elle eut envie de lui crier qu’elle acceptait. Mais il l’avait
blessée. Il lui avait fait passer des heures d’attente dans le doute et
l’angoisse. Il n’avait jamais douté d’elle. Elle ne pouvait pas en dire
autant…
— Trouverais-tu que ça serait raisonnable que je te donne ma réponse au
début de l’année scolaire? J’vas penser à tout ça pendant l’été. Pis comme
ça, toi pis moi, on va avoir le temps de se fréquenter en bonne et due forme,
pis de se connaître un peu mieux.
Ovila avait émis un sifflement de désespoir. Elle lui demandait d’attendre
sa réponse pendant quatre mois. Quatre longs mois durant lesquels il ne
pourrait parler de leur projet.
— Si tu veux que j’attende jusqu’au mois de septembre, je pourrai pas
commencer les travaux sans énerver tout le monde.
— Ovila, je veux juste avoir quatre mois pour penser! Toi, tu as pensé
pendant pas mal plus de temps que ça.
— C’est correct. J’vas attendre. Reste juste à espérer que l’hiver sera pas
trop dur pour que j’aie le temps de travailler sans trop avoir de problèmes.
Tout à leurs pensées, ils n’avaient plus parlé sur le chemin du retour. Ils
se séparèrent en se touchant discrètement la main. Émilie lui sourit.
— Je peux quand même te dire que je suis contente que tu sois revenu.
— Je peux bien répondre que j’en pouvais pus d’être trop loin du
Bourdais pis de la p’tite école. Pis, si ça peut te rassurer, je peux bien te
répéter que je t’aime. Toujours, pis plus.
Le printemps avait filé tout aussi parfaitement que l’amour entre Ovila et
Émilie. Ils avaient tous les deux vu approcher la fin des classes avec un brin
d’angoisse. Les deux mois de séparation leur apparaissaient comme deux
mois d’éternité. Émilie avait gardé précieusement le secret de sa réponse,
non pas parce qu’elle était indécise, mais bien parce qu’elle aimait voir
Ovila lui faire la cour. Il n’avait certes pas la finesse et la tournure de mots
d’Henri, mais il avait une spontanéité qui manquait à ce dernier.
Henri était venu comme à chaque année. Si Émilie n’avait pas été
certaine de s’être fiancée à lui l’année précédente, elle aurait cru rêver, tant
il était distant malgré sa courtoisie coutumière. Il n’avait fait aucune
allusion à leur courte fréquentation. Il n’avait pas non plus parlé de la bague
de fiançailles, qu’elle n’avait plus jamais revue. Elle avait attendu un autre
inspecteur, convaincue qu’il avait dû s’embarquer pour l’Europe, mais
s’était abstenue de lui demander comment il se faisait qu’il ne voguait pas
sur l’Atlantique.
Sa journée terminée, Henri avait refusé le verre d’eau qu’elle lui avait
offert, prétextant qu’il était attendu à Sainte-Thècle. Émilie lui avait dit
qu’il était préférable, en effet, qu’il ne fasse pas patienter la personne avec
laquelle il avait rendez-vous. Douville avait remis son chapeau et salué
Émilie poliment. Contrairement aux années passées, il ne lui avait pas
envoyé la main, une fois rendu sur la route.
Émilie avait bouclé ses malles. Elle avait averti ses parents qu’elle
arriverait le 23 juin et qu’il n’était pas nécessaire d’envoyer son frère avec
la calèche. Une connaissance, avait-elle écrit, lui avait offert de la conduire.
Ovila était venu la chercher. Il n’avait pas voulu la quitter à Saint-Tite,
préférant les heures de solitude que leur permettrait le parcours. Émilie
avait d’abord hésité puis s’était laissé convaincre. Ce n’était pas la première
fois qu’un Pronovost lui rendait un tel service.
Le trajet avait été long et pénible, ponctué d’orages subits et fréquents.
Ils étaient partis sous un ciel éclatant qui, à tout moment, s’était chagriné
sans avertissement. Ils étaient trempés en arrivant à Saint-Séverin. Émilie
proposa donc à Ovila de faire une halte chez sa cousine, le temps de se
sécher un peu et de prendre une bouchée. Ovila ne s’était pas fait prier.
Lucie fut vraiment surprise de les voir arriver. Elle les accueillit
chaleureusement. Émilie présenta Ovila comme un «bon ami à elle», un
ancien élève. Lucie, qui avait l’œil vif, ne fut pas dupe pour deux sous.
— B-ben, ma chère, si tous tes anciens élèves ont l’air de m-même, je
comprends pourquoi tu aimes l’enseignement.
Émilie la foudroya du regard, pour ensuite lui sourire. À quoi lui servirait
de cacher une chose qui, d’après la réaction de sa cousine, devenait de plus
en plus manifeste?
Ils ne restèrent qu’une petite heure. Leurs vêtements avaient repris une
forme presque normale et le ciel s’était égayé encore une fois.
Émilie et Ovila parlèrent peu durant le reste du trajet. Ils se contentaient
de se tenir par la main, chacun pressant la main de l’autre au fil de sa
pensée. Émilie ne nourrissait aucune crainte quant à la réaction de son père.
Elle redoutait plutôt celle de sa mère, qui avait mal réagi au fait de s’être
donné tant de mal pour préparer une réception qui s’était, finalement, soldée
par un échec.
Ils arrivèrent à la côte Saint-Paul. Ovila avait reconnu le chemin sans
qu’elle ait eu besoin de lui fournir d’indications.
— Il y a pas un arbre, une roche, un brin d’herbe, un virage, une lumière,
un son pis une odeur que je reconnais pas, Émilie. C’est ici que j’ai
commencé à penser que l’avenir ça pouvait exister.
Il fit arrêter le cheval.
— Si ma mémoire est bonne, c’est ici même que j’ai crié que je t’aimais.
— Ta mémoire est bonne.
Que de temps passé depuis cette visite! Que d’eau avait coulé dans sa
Batiscan! Il lui faudrait écrire à Berthe et lui raconter tout ce qu’elle avait
vécu depuis le vendredi saint. Elle n’avait pas encore pris le temps de le
faire. Il lui faudrait aussi écrire à Antoinette, qu’elle avait tellement
négligée. Antoinette avait eu l’amabilité de lui offrir ses services pour
l’aider avec sa classe, toujours surchargée à cause des élèves du pensionnat.
Émilie lui avait dit qu’elle y réfléchirait. Antoinette avait ajouté qu’elle ne
demanderait pas de compensation financière. Elle se contenterait d’installer
un deuxième lit à l’étage et elles pourraient vivre, toutes les deux, comme
au début de leur amitié. Depuis qu’Aima avait quitté Saint-Tite pour
retourner dans sa famille et qu’Ovila était revenu, Antoinette avait connu de
longues heures de solitude. Émilie l’avait visitée un peu moins souvent. Elle
lui avait même demandé, à quelques reprises, de reporter sa visite
dominicale. Émilie s’était promis de réfléchir à cette proposition durant ses
vacances. Certes, un tel arrangement lui faciliterait la tâche. Mais elle se
demandait comment elle pourrait voir Ovila en évitant de tenir Antoinette
dans le secret. Oui, elle y réfléchirait. Elle aimait Antoinette comme on
aime une amie très chère, mais elle craignait que sa présence ne la prive de
sa liberté. Elle y réfléchirait.
Ovila immobilisa la calèche au même endroit qu’il l’avait fait lors de sa
première — et dernière — visite. Tous les membres de la famille, qui,
apparemment, étaient aux aguets, accueillirent Émilie. Ils furent tous surpris
de voir Ovila. La surprise de Caleb n’était toutefois rien, comparée à celle
de sa femme. Célina leur souhaita la bienvenue, tout à fait inconsciente
qu’Ovila était le soupirant de sa fille. Caleb, pour sa part, lui avait
chaleureusement serré la main en lui répétant sans arrêt qu’il était «très,
très, très» heureux de le revoir.
Ils portèrent les bagages d’Émilie à l’intérieur et invitèrent Ovila à passer
la nuit à Saint-Stanislas. Ovila aurait eu le temps de retourner à Saint-Tite,
mais il accepta. Émilie rougit de plaisir. Ils pourraient, le lendemain matin,
faire une belle promenade dans le bois. Seuls.
23
Émilie avait refusé, pour la première fois, de prendre des élèves durant
l’été. Elle voulait vraiment se reposer de cette difficile année qu’elle avait
connue. Elle voulait aussi réfléchir à toutes les décisions qu’elle devrait
prendre. Elle avait repensé à ce qu’Ovila lui avait dit concernant ses plans
et s’était rendu compte avec étonnement qu’il n’avait jamais entrevu la
possibilité que ses parents refusent de déménager. Ovila était tellement
enthousiasmé par tous ses projets qu’il n’avait même pas songé qu’ils
puissent ne pas convenir à tous. Émilie se sentirait bien malheureuse si elle
devait avoir l’impression de forcer toute la famille Pronovost à changer de
domicile.
À la fin juillet, elle avait écrit à Antoinette pour lui dire qu’elle acceptait
son offre. Trois raisons étaient venues à bout de ses hésitations. La
première, elle aimait vraiment ce petit bout de femme replète. La deuxième,
elle ne se sentait pas le courage d’entreprendre cette année scolaire sans
aide. Elle savait que le nombre d’élèves serait encore plus grand, les
religieuses lui ayant demandé si elle accepterait de garder avec elle les
pensionnaires de l’année précédente et d’accueillir en plus les nouvelles de
sixième. Elle enseignerait donc à plus de quarante enfants. Normalement,
cela aurait nécessité l’embauche d’une seconde institutrice, ce que les
commissaires n’avaient pu assumer. Émilie savait que ses charges de travail
seraient augmentées terriblement et qu’elle devrait, par surcroît, préparer
son coffre de cèdre. Tout cela demanderait une organisation serrée de son
temps. Enfin, dernière raison, elle avait pris conscience qu’elle et Ovila ne
pourraient cacher indéfiniment leur relation. Aussi, il lui avait semblé
préférable qu’Antoinette habitât avec elle pour faire taire les mauvaises
langues qui commenceraient certainement à s’agiter.
Antoinette lui avait répondu qu’elle était très excitée à l’idée de revenir
habiter le rang du Bourdais. Elle promit à Émilie qu’elle serait le plus
discrète possible et ferait en sorte qu’Émilie ne regrette jamais sa décision.
Caleb avait tenté de parler d’Ovila à sa fille mais elle n’avait rien laissé
transpirer de ce qu’il y avait à l’horizon. Il avait maugréé un peu, se sentant
privé de sa confiance. Émilie n’avait pas non plus satisfait sa curiosité quant
à sa rupture avec Henri.
Malgré un été moins occupé que les précédents, elle avait été surprise de
voir surgir la fin août. Ovila lui avait terriblement manqué durant ces deux
mois, mais elle s’était gardée de lui écrire. Elle savourait d’avance le
moment des retrouvailles. La veille de son départ, la mine renfrognée,
Caleb lui avait demandé s’il pouvait lui parler. Elle avait laissé tomber ce
qu’elle faisait pour le suivre à l’étable.
— Émilie, je pense que demain je pourrai pas aller te reconduire.
— C’est pas grave, pâpâ, j’irai avec un de mes frères.
— C’est justement ça, le problème. Demain, j’ai besoin des bras de tout
le monde pour finir ma récolte de patates.
— On partira après-demain si c’est plus simple.
— C’est que j’ai promis au voisin qu’on irait l’aider après-demain.
Émilie ne comprenait pas ce qui se passait. Encore un peu et elle aurait
cru qu’il ne voulait pas la laisser partir. Elle regarda son père, les sourcils
froncés, et lui dit qu’elle se débrouillerait. Elle irait chez le marchand
général pour lui demander si, à sa connaissance, quelqu’un du village devait
se rendre à Saint-Tite.
— C’est une bonne idée, ça, Émilie…, sauf que tu vas être obligée d’aller
à pied jusqu’au village parce que j’ai promis de prêter ma calèche à
Éphrem.
Émilie cessa de discuter. Son père montrait une mauvaise volonté qui lui
répugnait. Lasse de toute cette discussion, elle lui demanda s’il avait une
solution à proposer.
— J’en aurais peut-être une.
Il fit mine de chercher ses mots.
— Tu sais que la Tite est d’âge d’être attelée. Je me suis dit de même
que, quitte à passer pour un fou, ça serait peut-être bien utile que ma fille ait
sa propre calèche pis son ch’val. J’ai demandé à ta mère d’écrire au père
Pronovost pour savoir s’il pouvait lui donner un peu de pacage pis la
pension pendant l’hiver, pis il a répondu que ça lui ferait plaisir.
Émilie sauta de joie. Un cheval et une calèche à elle! Elle embrassa son
père.
— Je sais que c’est pas dans les habitudes du monde de voir une fille
équipée de même, mais me semble que, pour les vingt-deux ans que tu vas
avoir, ça serait pratique. Pis à part ça, c’est moi qui vas passer pour un
vieux fou. Ça fait qu’une fois de plus ou une fois de moins, ça me dérange
pas tellement.
Émilie avait tenu à atteler elle-même sa bête. Elle avait brossé et rebrossé
sa pouliche en lui parlant doucement à l’oreille. Elle savait que la plupart
des gens trouvaient qu’il était idiot de s’attacher à un animal, mais ils
pouvaient bien braire. En quelques minutes, elle s’était liée à sa Tite.
Son père lui avait acheté une calèche presque neuve, payée pour une
bouchée de pain à une paroissienne que la mort de son mari avait laissée
seule. La calèche était la plus belle qu’Émilie eût jamais vue. Elle aurait
bien pu se contenter de la vieille calèche de son père, mais il avait insisté
pour qu’elle prenne la neuve. Une superbe calèche dont le toit avançait
tellement vers l’avant que, à moins d’avoir une pluie de front, elle pourrait
demeurer au sec presque en tout temps.
Émilie avait installé son bagage sur la banquette avant, à côté d’elle, se
laissant peu de place pour manœuvrer.
— Pourquoi tu fais ça, Émilie? Tu as tout le banc d’en arrière pour te
servir.
— Je veux juste voir si je peux m’organiser comme ça, c’est tout.
— Fais à ta tête, ma fille, fais à ta tête. C’est toi qui vas avoir mal partout
en arrivant à Saint-Tite.
— C’est pas certain. En tout cas, pâpâ, si je vois que c’est trop fatigant,
craignez pas, j’vas repenser à mon affaire.
Comme à chaque année, les parents, frères et sœurs d’Émilie assistèrent à
son départ.
— Salue juste le monde que tu connais, avait dit Célina. On sait jamais
qui peut se promener par les chemins.
Elle avait chuchoté à Caleb qu’elle n’aimait vraiment pas ça. Qu’elle
trouvait qu’il avait exagéré un tantinet en donnant ce bel attelage à leur
fille. Caleb n’avait pas répliqué. Son idée était faite depuis le début de l’été
et rien ne le ferait revenir sur sa décision.
— Vas-y, la Tite. J’vas te montrer le chemin.
Émilie avait bien écouté la consigne de sa mère. Elle n’avait salué que les
gens qu’elle connaissait. Mais elle les avait salués avec une ostentation à la
limite de l’exhibitionnisme. Son père aurait sûrement été très fier d’elle s’il
l’avait vue faire une courbette devant Elzéar Veillette qui, surpris, avait
encore une fois laissé tomber et cassé sa pipe. Elle roula joyeusement
jusqu’à Saint-Séverin. Elle alla voir sa cousine Lucie, qui fut renversée de
voir l’attelage d’Émilie.
— Ah ben! Ah ben! La fille à son p-père qui arrive comme une princesse.
C’est-y à toi, ce b-bel attelage-là?
— Oui, ma chère. C’est le cadeau que pâpâ me donne pour mes vingt-
deux ans.
— Ouais, j’vas m’arranger p-pour avoir vingt-deux ans à ma prochaine
fête. Mon Phonse va peut-être p-penser de m’acheter un cadeau comme le
tien.
Émilie demanda à sa cousine si elle pouvait s’absenter pour faire une
course au village. Lucie lui dit qu’elle le pourrait certainement. Elle
demanda donc à son mari de jeter un coup d’œil sur les enfants.
Lucie pria Émilie de l’attendre, le temps qu’elle aille mettre un chapeau.
Émilie lui dit qu’elle n’en avait pas besoin. Lucie s’entêta.
— M-ma chère cousine, si tu réussis à faire partir m-mon chapeau au
vent, c’est que tu mènes comme un homme.
Les deux filles partirent rapidement. Lucie, seule à l’arrière et riant aux
éclats, avait retenu son chapeau.
— Une chance qu’il vente un peu, p-parce que je dirais que tu mènes
bien.
Après avoir ri avec sa cousine, Émilie devint plus sérieuse. Elle dit à
Lucie qu’elle avait besoin de son aide. Lucie, comprenant qu’Émilie n’avait
pas improvisé cette randonnée en voiture, lui demanda en quoi elle pouvait
lui être utile.
— J’ai besoin que tu m’aides à monter un coffre de cèdre sur le banc
d’en arrière.
Elle n’ajouta plus un seul mot, certaine que Lucie avait compris ce dont il
s’agissait.
— J’imagine que c’est le «bon ami à toi» qui va t’aider à le vider d-de
son contenu?
— Oui, mais il y a encore personne qui le sait.
— Ah!
Elles s’en allèrent chez le marchand général et achetèrent le coffre. Dès
qu’il fut installé sur la banquette, Émilie, le trouvant trop visible, demanda
une vieille toile. Le marchand lui en donna une. Elle et Lucie recouvrirent
le coffre.
— Ça ressemble à quoi, Lucie?
— À un coffre caché en dessous d’une grosse toile.
— Ouais… D’abord, aide-moi à mettre des valises pis des sacs dessus.
Comme ça, la boîte va être moins carrée.
— On p-peut dire que tu as toujours des bonnes idées.
Le coffre fut camouflé en bagage ordinaire qu’une institutrice apportait
avec elle en début d’année. Émilie reconduisit sa cousine et la remercia à
plusieurs reprises de sa complicité. Lucie lui répondit que tout cela lui
faisait extrêmement plaisir. Elle ajouta qu’elle trouvait Ovila bien à son
goût. Émilie sourit. Lucie, toujours futée, comprit qu’Émilie n’aurait pas pu
acheter son coffre à Saint-Stanislas sans que tout le village sache qu’elle
songeait à se marier. Pour cette même raison, il lui aurait été impossible de
l’acheter à Saint-Tite. La confiance d’Émilie lui avait picoté le cœur.
Elles s’étaient quittées un peu avant d’arriver chez Lucie, de façon à
éviter que Phonse ne voie l’achat. Lucie espérait que le marchand général
n’en dirait rien. Elles avaient eu la chance d’être les seules clientes dans le
magasin.
Émilie avait repris le chemin de Saint-Tite sans s’inquiéter de son
arrivée. Ovila viendrait sûrement l’aider à monter le coffre. Elle s’était dit
que le coffre serait sa réponse. Quelle jolie façon de donner une réponse!
24
Émilie était arrivée à Saint-Tite assez tôt pour aller faire quelques
emplettes chez le boucher, acheter des provisions, saluer Antoinette et
l’inviter à emménager le lendemain. Elle s’était ensuite dirigée vers le rang
du Bourdais.
Émilie approchait de la terre du père Mercure. Le battement de son cœur
se confondit avec le trot rapide de la Tite. Elle vit sa petite école et lui
trouva un air coquet. Elle ralentit la cadence en passant devant la maison
des Pronovost, pour s’assurer que quelqu’un la verrait. Elle ne se trompa
pas.
— Hé! la grande de Saint-Stanislas, on n’arrête pus chez le monde pour
les saluer?
— Bonjour, Ovila! Je voulais juste aller me rafraîchir avant de venir te
demander de l’aide.
Elle avait dû se tourner pour lui parler. Elle le regarda marcher jusqu’à
elle, les yeux remplis de sourires et de plaisir. Non, elle n’avait pas rêvé de
l’été. Il était conforme à ses aspirations et à ses désirs les plus fous.
— Pas besoin de te rafraîchir, ma belle. Tu as l’air d’une fleur qui vient
de recevoir des gouttes de rosée.
— Mon Dieu! Ovila, as-tu pratiqué ta phrase pendant tout l’été? lui
répondit-elle moqueusement, tant elle était surprise de son accueil.
— Voyons donc, Émilie, je pouvais pas savoir que tu aurais de la p’tite
sueur sur le front! répliqua-t-il en riant. Si tu veux, je peux aller t’aider tout
de suite.
— Je veux.
Il s’assit à ses côtés, sans lui demander de prendre sa place.
— Ton père t’a vraiment acheté quelque chose de bien.
Il la regarda et plissa les yeux.
— Mais on peut dire que sans la pouliche l’attelage serait pas mal moins
beau.
À leur arrivée à l’école, Émilie lui demanda d’ouvrir la porte. Pendant
qu’il s’exécutait, elle s’empressa de retirer la toile, après s’être assurée qu’il
n’y avait personne en vue. Ovila revint vers la calèche. Il aperçut le coffre
de cèdre. Il le regarda, regarda Émilie, puis le coffre. Il ne savait que dire.
Émilie était émue.
— Ma foi du bon Dieu, Ovila, si tu avais eu un chapeau sur la tête, tu te
serais découvert comme devant une église.
— Entre toi pis moi, Émilie, c’est pas un coffre que je vois, c’est toute
une cathédrale.
— Fais attention, faudrait pas que tu attrapes la folie des grandeurs.
— Inquiète-toi pas pour moi. La folie, ça fait longtemps que je l’ai. Pis la
grandeur, tu viens juste de me la donner.
L’année scolaire avait commencé comme toutes les autres. Émilie était
occupée plus que jamais. Elle se levait tôt pour préparer sa journée pendant
qu’Antoinette faisait le petit déjeuner. Antoinette lui était d’un grand
secours et Émilie n’avait jamais regretté de lui avoir permis d’habiter avec
elle pour l’année. À la mi-temps de l’avant-midi, elle commençait à sentir
le dîner qu’Antoinette préparait. Il avait été convenu, comme l’année
précédente, qu’elle donnerait à manger aux pensionnaires du couvent. Elle
avait aussi continué à nourrir ses quelques élèves qui demeuraient
discrètement à l’école. Les commissaires avaient fermé les yeux sur cette
pratique au nom de la charité chrétienne, mais aussi parce que Émilie
n’avait jamais demandé de hausse de ses gages pour acheter la nourriture.
La majeure partie de l’avant-midi était consacrée aux petits. L’après-midi,
elle s’occupait principalement des grands, dont la concentration était
meilleure. Durant cette période, Antoinette prenait les petits en charge, les
aidait avec leurs devoirs et les accompagnait parfois dehors. La classe avait
été réaménagée pour permettre à Antoinette de parler à voix basse sans pour
autant nuire à Émilie.
L’automne avait filé rapidement. Les arbres n’avaient conservé leur
magnifique rouge que quelques jours, la gelée les ayant rapidement obligés
à se dénuder. Ovila, comme il l’avait planifié, avait commencé à travailler à
l’achèvement de la maison. Enfin au courant des intentions de son fils et
d’Émilie, Dosithée s’était réjoui. Quelques personnes de la paroisse
regardaient cette situation d’un œil sceptique, mais les bonnes mœurs
d’Émilie, la présence d’Antoinette et le succès des élèves empêchèrent les
murmures de se propager.
Émilie et Antoinette, si elles n’avaient pas de visiteurs, consacraient leurs
soirées à la correction des travaux puis à la préparation du trousseau
d’Émilie. Antoinette avait patiemment appris à manipuler l’aiguille. Elle
avait commencé par faire des choses simples: taies d’oreiller, bordures de
drap. Puis, suivant les conseils patients d’Émilie, elle avait enfin su broder.
D’humeur presque toujours égale, Antoinette ne s’assombrissait que
lorsqu’elle constatait qu’elle ne semblait pas attirer de soupirants. Émilie se
moquait alors gentiment d’elle, en lui disant de prendre patience.
— Faut pas que tu prennes le mors aux dents, Antoinette. Les jeunes
hommes de Saint-Tite s’intéressent pas mal plus à la bricade pis à l’hôtel
Brunelle qu’à l’amie de la maîtresse d’école du Bourdais. À part de ça, si tu
veux mon avis, les jeunes hommes de Saint-Tite auraient besoin de porter
des lunettes une fois de temps en temps.
Antoinette riait et s’encourageait. Elle vouait une admiration sans borne à
Émilie, qui le lui rendait bien.
— Des fois, Antoinette, je me demande ce que j’aurais fait si tu étais pas
venue rester ici. Je me demande même comment je me débrouillais avant
que tu sois là.
Antoinette rougissait et continuait à piquer son aiguille sans dire un mot.
De sa vie, jamais elle n’avait connu un tel sentiment d’utilité.
Émilie avait écrit chez elle dès le début du mois de septembre pour
annoncer qu’elle se fiancerait à Noël. Elle avait plaisanté sur le fait qu’elle
semblait prendre plaisir à la chose, mais avait ajouté que cette fois-ci, elle
avait bien l’impression que c’était la bonne. Elle avait demandé à sa mère
de ne pas commencer à penser à des extravagances, mais elle avait permis à
ses parents d’annoncer que leur aînée se fiançait. Quand Caleb avait reçu
cette lettre, il avait souri de plaisir. Émilie se fiançait pour de vrai.
Ovila fréquentait Émilie en soupirant transi. Il ne tenait plus en place,
comptant les jours qui restaient avant le mariage, dont la date avait été fixée
au premier samedi de juillet. Tous les soirs, il faisait une coche au couteau
sur un bout de bois en disant à Émilie qu’il comptait les jours qu’il lui
restait à être «prisonnier de sa liberté». Pour tout commentaire, Émilie lui
donnait un petit coup de poing sur l’épaule et Antoinette riait sous cape.
Elle aurait tant aimé être adulée comme l’était Émilie.
Le mois de décembre était arrivé, sournoisement caché derrière une
énorme tempête de neige. Ovila avait été forcé d’arrêter les travaux de
construction de la maison pendant plus d’une semaine parce que le vent
soufflait en rafales et l’étouffait. Suivant les conseils de sa mère, il avait
consacré ce temps à acheter ce qu’il lui fallait pour les fêtes. Émilie lui avait
offert de l’accompagner, mais il avait refusé, lui disant en riant qu’il y avait
déjà sa mère qui se mêlait de lui dire ce qu’il lui fallait et qu’il ne voulait
pas donner à sa fiancée l’occasion de «jouer à la maîtresse d’école» avec
lui.
Antoinette avait aidé Émilie à poser la dentelle sur sa robe de fiançailles.
Elle était de beaucoup plus jolie que celle qu’elle avait confectionnée
l’année précédente, soulignant de façon très flatteuse la ligne de son buste
généreux, de ses épaules carrées, et cachant adroitement son cou trapu, sa
taille et ses hanches un peu trop en chair. Émilie avait offert à Antoinette de
lui faire une nouvelle toilette, mais Antoinette avait refusé. Elle tenait à
porter sa robe bleu pâle. Émilie avait invité Antoinette à l’accompagner à
Saint-Stanislas pour les fiançailles. Antoinette avait accepté sans se faire
prier. Lucie aussi devait être là avec Phonse et ses enfants. Elle avait écrit à
Émilie pour lui dire qu’elle acceptait son invitation et pour lui demander si
le coffre était rempli au tiers, à la moitié ou s’il débordait déjà.
Le 21 décembre, tous les Pronovost étaient venus à l’école pour fêter les
vingt-deux ans d’Émilie.
C’est en véritable procession qu’ils avaient quitté Saint-Tite, Émilie
ayant tenu à ce qu’ils soient tous présents. Seul Edmond était resté derrière,
pour s’occuper des animaux. Le trajet avait été long et pénible. Toutefois,
personne ne s’était plaint, la chaleur des cœurs l’emportant sur les morsures
du froid.
Les réjouissances commencèrent le matin de la veille de Noël. Célina et
Caleb avaient insisté pour que tous les Pronovost logent chez eux. Dosithée
et Félicité avaient décliné l’offre, ayant déjà fait des arrangements avec les
cousins Bédard. La moitié de leur famille s’était donc déplacée. Ovila, bien
entendu, était demeuré auprès d’Émilie malgré les taquineries des deux
pères, qui avaient longuement discuté de la chose en disant qu’il ne fallait
surtout pas que le curé l’apprenne et force les deux tourtereaux à changer la
journée des fiançailles en une journée de noces. Antoinette, Rosée et Éva
avaient tenu à être ensemble. Lucie et Phonse n’étaient attendus que pour le
réveillon. Célina s’affairait à mettre la touche finale à tous les préparatifs, le
cœur léger et la main adroite. Caleb lui avait tiré la pipe en lui disant que
plus elle avait de travail, plus elle semblait en forme. Célina lui avait
répondu que c’était parce que le travail l’empêchait de manger et qu’elle se
sentait toujours en meilleure forme quand elle se contentait de grignoter.
Les Pronovost, qui logeaient chez les Bédard, avaient quitté les
Bordeleau vers dix heures du soir, promettant de les retrouver devant
l’église à minuit moins le quart. Félicité avait pris Ovila à part, lui
recommandant une dernière fois de bien placer son col de chemise. Ovila
avait ri en lui répondant qu’il y avait assez de femmes autour de lui pour le
passer en revue. Il était connu de tous qu’il détestait s’endimancher,
préférant nettement ses habits de travail à ses habits propres.
La nuit était rêvée. Une neige légère poudrait les épaules d’Émilie. Par
respect, elle n’avait pas porté sa toque de castor et son manchon. Elle était
donc restée tête nue, protégeant son chignon et ses oreilles d’un foulard.
Conduite par Ovila, la carriole glissait doucement, faisant chanter ses
patins sur l’épaisse neige. Émilie se collait contre lui, lui chuchotant toutes
sortes de joies à l’oreille. Le tintement de plus en plus intense des grelots et
les cris venant des traîneaux annonçaient qu’ils approchaient de l’église.
Caleb et Dosithée firent une entrée remarquée, marchant tous les deux au
pas derrière le zouave de la garde paroissiale. Ils étaient suivis de leurs
femmes et de leurs enfants. Émilie et Ovila fermaient la marche, Ovila lui
soutenant le bras.
Le cousin Bédard entama Minuit, chrétiens, détonnant aussi allègrement
que d’habitude. Émilie et Ovila, pourtant, ne sourirent pas, n’ayant d’écoute
que pour leur présence respective.
La deuxième messe terminée, la plupart des femmes quittèrent l’église
pour aller préparer le réveillon. Quelques hommes les accompagnaient pour
conduire les attelages. Émilie et Ovila restèrent pour la messe de l’aurore.
Quand le curé chanta son Ite missa est, les paroissiens se hâtèrent vers la
sortie. Ils s’attardèrent sur le parvis pour échanger leurs vœux. Plusieurs se
souvenaient d’avoir rencontré Ovila. Le curé les rejoignit et félicita tous les
couples qui s’étaient fiancés.
Célina et Caleb accueillirent au moins trente personnes pour le réveillon.
Dès que la troisième tablée fut rassasiée, on tassa tous les meubles le long
des murs et les musiciens sortirent leurs instruments: guimbardes, violons et
accordéons. La danse commença. Les fiancés furent invités à faire les
premiers pas. On les applaudit avant de se joindre à eux. Lucie réussit à
faire transpirer son mari dès la première danse. Elle s’amusait follement.
Antoinette avait trouvé un partenaire. Elle avait fière allure dans sa robe
bleue, pour laquelle elle reçut de nombreux compliments. Mais Émilie fut la
reine de la soirée. Pendue tantôt au cou, tantôt au bras d’Ovila, elle
virevoltait dans un froufrou de joie.
Les gens de Saint-Stanislas lancèrent un défi à ceux de Saint-Tite. Un
concours de gigue fut organisé. Lucie essaya de convaincre Phonse de
sauver l’honneur de Saint-Séverin, mais il refusa de participer, offrant
toutefois ses services comme juge. Caleb se déchaîna, imité par Dosithée.
Tous les fils firent aussi leur grand effort, excepté Ovide, bien entendu, qui
s’était joint à Phonse dans le jury. La folie gagna tous les fêtards à un point
tel que les membres du jury ne nommèrent jamais de vainqueur. Il leur
aurait été difficile de le faire, leur vue et leur jugement étant embrouillés par
les vapeurs du p’tit blanc.
Le soleil était levé quand les derniers invités quittèrent la côte Saint-Paul.
Lucie avait bien essayé de convaincre son mari de ne pas prendre les rênes,
mais Phonse n’avait rien voulu entendre. Lucie avait néanmoins mené
l’attelage jusqu’à Saint-Séverin, Phonse s’étant endormi avant même qu’ils
n’atteignent les rives de la Batiscan.
Conduite par Ovila, la carriole glissait doucement, faisant chanter ses patins sur
l’épaisse neige. Émilie se collait contre lui, lui chuchotant toutes sortes de joies à
l’oreille.
1901-1913
25
***
Émilie tournait en rond. Elle avait bouclé ses valises et ses multiples
malles. Elle s’était levée avec le soleil, pour s’assurer que tout était en
ordre. Elle avait pris son dernier petit déjeuner, lavé sa tasse, son assiette,
son couteau, sa fourchette et sa cuiller. Elle avait rangé le tout sur l’étagère,
à l’envers, de façon à empêcher la poussière de s’accumuler. Elle avait
enlevé sa literie, aéré son matelas, ouvert toutes grandes les fenêtres de la
classe et de ses locaux. Elle respirait à pleins poumons l’odeur des murs et
des planchers. Ses odeurs. Six années d’odeurs, de rires, de pleurs. Six
années de travail et de plaisir. D’ennui, aussi.
Elle descendit au rez-de-chaussée tout ce qu’elle pouvait porter elle-
même avant l’arrivée d’Ovila. Elle se dirigea ensuite vers son pupitre,
s’assit et regarda la classe vide d’enfants, vide d’elle-même. Six ans
d’enseignement. Six ans qui avaient filé dans sa vie. Six années qui ne
reviendraient plus jamais. Elle quittait l’enseignement. Pour toujours. Elle
n’avait pas été déçue. Bien sûr, la vie d’institutrice était souventes fois
pénible. Mais c’est la vie qu’elle avait souhaitée. Maintenant, elle voulait
d’une autre vie. Être avec Ovila, avoir des enfants et penser à l’avenir. Elle
n’avait pensé à l’avenir qu’en de rares occasions. Pendant six ans, l’avenir
avait toujours eu le même décor: une classe, des pupitres, des fenêtres
difficiles à garder propres, des enfants qui changeaient mais qui avaient
toujours les mêmes airs de famille. Cette année, elle avait accueilli la petite
sœur de Charlotte. Cela avait été comme si elle avait revécu l’arrivée de
Charlotte elle-même. Sauf que la petite sœur de Charlotte n’avait pas eu
besoin de se faire rappeler l’heure. Charlotte… Elle ne l’avait vue qu’en de
rares occasions, Charlotte ne sortant presque plus de chez elle. Elle s’était
déplacée pour aller la visiter. À son anniversaire, à Noël, à Pâques. Elle
n’oublierait jamais Charlotte.
Six années à enseigner les mêmes choses, mais jamais vraiment de la
même façon. Elle avait toujours adapté son enseignement aux enfants.
Certaines années, les enfants étaient curieux, avides d’apprendre. D’autres
années, ils étaient agités, distraits. Elle n’avait jamais eu un groupe
d’enfants qui ressemblait au groupe précédent.
Elle ouvrit une des boîtes qu’elle avait déjà bien ficelées. Cette boîte
contenait ses souvenirs les plus précieux. Un dessin. Une fleur séchée. Un
rameau bien tressé et sans odeur, tant il était jauni et sec. La composition
qu’Ovila avait faite sur le respect. Elle avait toujours conservé les plus
beaux textes que les enfants avaient rédigés. Une autre composition
d’Ovila, sur le bois. Une prière que la grosse Marie, maintenant mariée,
avait écrite pour remercier ses parents de leur bonté et qu’elle avait
intitulée: «Mon quatrième commandement».
Émilie souriait à travers ses larmes. Elle s’ennuierait de l’école, même si
elle savait qu’elle n’en serait pas éloignée. L’enseignement lui manquerait,
malgré une dernière année qui lui avait pesé un peu plus lourd. Les rires, les
cris, les déceptions et les succès de ses élèves lui manqueraient. Lui
manquerait aussi la variété saisonnière que lui offrait l’enseignement dans
une école de rang: dix mois de travail suivis d’un été qu’elle pouvait
regarder passer.
Elle remonta à l’étage pour fermer les fenêtres. Elle avait essayé de
rendre le local le plus attrayant possible pour la nouvelle institutrice qui
arriverait en septembre. Les commissaires lui avaient demandé si elle
accepterait de remplacer l’institutrice si jamais elle était malade. Émilie,
elle, préférait que ce soit Rosée qui fasse ce travail. Il valait mieux qu’elle
ne touche plus jamais à une craie, à un crayon de correction, à un livre de
classe. Elle voulait que l’enseignement demeure un souvenir. Une période
de sa vie qu’elle pourrait toujours ranimer en disant: «Quand j’étais jeune et
que j’enseignais…» Pas une seule journée, elle n’avait manqué d’être à son
poste. Grippe, mal de femme, extinction de voix, elle avait toujours été là.
Entre dormir à l’étage et faire travailler les enfants en silence, elle avait
toujours opté pour le travail des enfants.
Elle regarda l’heure. Ovila devait arriver d’une minute à l’autre. Elle
redescendit dans la classe. Elle commença à fermer les fenêtres, une par
une, prenant son temps pour bien s’imprégner des caractéristiques de
chacune. La première, qui grinçait. La deuxième, sur laquelle il fallait
donner un coup de poing à deux pieds de la base. La troisième, où il
manquait une vis à la penture. La quatrième, dont le carreau du haut à droite
avait été étoilé par un caillou lancé par elle n’avait jamais su quel élève. La
cinquième, dont la vitre du bas avait toujours été gondolée, comme si elle
avait fondu au soleil. La sixième, dont le mastic, pour une raison
mystérieuse, se ratatinait d’année en année plus rapidement que celui des
autres fenêtres.
Elle promena sa main sur chacun des pupitres, tout à coup attentive aux
graffiti que les enfants s’étaient amusés à écrire et qu’ils n’avaient pu
effacer. Charlotte x Lazare; Émilie, ma jolie…; Punaise; J’aime Jésus; J.C.
est bête. Elle avait toujours répété aux enfants qu’il ne fallait pas abîmer la
propriété d’autrui. De toute évidence, cet enseignement-là n’avait pas porté
ses fruits.
Elle porta ensuite son attention sur le plancher. Toujours les mêmes
planches fendues. Toujours les mêmes jours entre les joints. Ses ramasse-
poussière, comme elle les appelait. Toujours les mêmes taches impossibles
à faire partir, surtout celle-là, en forme d’ours, que le petit Oscar avait
involontairement dessinée en cassant son encrier. La tache avait bien pâli un
peu à force d’être passée à l’eau de Javel, mais elle était encore là.
Émilie sortit. Elle fit le tour de l’école, reculant pour mieux la regarder.
L’école s’embrouilla. Elle décida donc de rentrer.
Elle s’assit encore à son pupitre. Elle regardait chacune des places devant
elle. Elle entendait encore les voix. Elle voyait encore les visages, tantôt
sérieux, tantôt rieurs. Finalement, elle conclut qu’elle était la seule à avoir
changé. Elle était arrivée ici à seize ans. Elle en avait vingt-deux. Elle avait
vieilli. Non! elle n’avait pas vieilli.
Fébrilement, elle enleva toutes les pinces qui retenaient son chignon. Ses
cheveux dévalèrent la pente de sa nuque et de son dos. Elle courut au «petit
coin». Elle se fit des nattes, beaucoup plus longues, beaucoup plus lourdes
que celles qu’elle avait tressées en ce premier hiver après le spectacle de
Noël. Elle se regarda dans le miroir, se sourit à pleines dents. Son sourire se
changea en une grimace de myope. Elle s’approcha du miroir. Elle avait
bien vu! Un cheveu blanc la narguait de tout son éclat. Son premier cheveu
blanc! Elle l’arracha. Tant pis, elle gardait ses tresses.
Ovila arriva et pouffa de rire.
— Tu as l’air d’une jeunesse, ma belle.
— J’espère. Je pars d’ici sans trop de rides. Juste un cheveu blanc.
— Un cheveu blanc! Ben, ma belle, il est grand temps qu’on s’occupe de
vous enlever vos problèmes.
Ovila s’approcha d’elle, lui enserra la taille et lui posa une bise dans le
cou. Émilie laissa tomber sa tête vers l’arrière.
— Ça sera pas l’été que je voulais, Ovila.
— C’est une question de semaines, Émilie. Ça sera pas plus facile pour
moi. Mais en tout cas, j’vas avoir la fierté de te porter chez nous, dans notre
maison, sous notre toit.
— Le seul toit que je veux, Ovila, c’est le creux de ton épaule.
Ils restèrent sans bouger pendant quelques minutes. Puis Émilie suivit
Ovila à l’étage.
— Laisses-tu ton coffre de cèdre à Saint-Tite? Je vois pas l’utilité de tout
trimballer ça à Saint-Stanislas.
Émilie réfléchit pendant quelques minutes. Elle en avait besoin pour le
jour du mariage. Tous ses effets y étaient rangés.
— Je l’apporte… pour le mariage et pour les jours où j’vas trop
m’ennuyer de toi.
— Si c’est ce que tu veux, on va le monter dans la calèche.
Ovila voulut enchaîner, mais revint sur sa décision. Émilie sentit son
hésitation.
— Qu’est-ce que tu voulais dire?
— Rien.
— Rien?
— Tu rirais de moi.
— Dis toujours.
— Aurais-tu quelque chose qui, qui… que tu aurais porté pis qui sentirait
un peu comme toi. Comme ça, quand moi aussi j’vas m’ennuyer, je pourrais
me consoler un p’tit peu.
— Un mouchoir pis un peigne de cheveu, est-ce que ça ferait ton
bonheur?
— Si tu promets de pas rire de moi, ça ferait mon bonheur.
— Je pourrai jamais rire de l’ennui, Ovila. L’ennui, c’est quelque chose
qui fait tellement mal.
Ovila transporta le coffre de cèdre, Émilie, le reste du bagage. Elle quitta
son école sans verser de larmes. Ovila l’accompagna jusqu’à Saint-
Stanislas. Ils se suivirent sur la route, roulant côte à côte quand la voie était
libre.
Ils firent une courte halte chez Lucie, comme cela devenait la coutume.
Lucie les accueillit à bras ouverts et s’enquit de la date du mariage. Émilie
répondit qu’elle le lui dirait aussitôt que possible.
Juste avant d’arriver à Saint-Stanislas, elle rappela à Ovila de l’aviser au
moins trois semaines à l’avance afin qu’ils aient le temps requis pour la
publication des bans. Ovila promit.
Ils arrivèrent à la côte Saint-Paul à la brunante. Célina et Caleb, presque
méfiants à l’endroit de leur fille, furent soulagés de voir leur «gendre». En
son for intérieur, Caleb s’était avoué qu’il aurait été à peine surpris si elle
lui avait annoncé une seconde rupture.
Émilie et Ovila se quittèrent le lendemain matin, le cœur au bord des
lèvres. Ovila promit à Émilie que cette fois il écrirait. Émilie lui dit qu’elle
attendrait chacune de ses lettres et qu’elle répondrait le plus rapidement
possible. Il promit aussi qu’il viendrait la voir à quelques reprises durant
l’été. Elle lui demanda de ne pas l’en aviser afin que ce soit toujours une
surprise.
— Deux mois, Émilie, deux p’tits mois de rien du tout, pis on va être
ensemble pour pas mal de temps.
— J’espère de pas être obligée d’attendre deux mois.
— Moi aussi, mais ça va dépendre de la température.
Et Ovila partit en lui faisant mille signes de la main. Émilie constata que
c’était toujours elle qui restait. Avec Berthe, avec Antoinette et, encore une
fois, avec Ovila. Berthe n’était jamais revenue. Antoinette reviendrait
occasionnellement et Ovila, elle l’espérait, reviendrait pour toujours.
Elle rentra dans la maison, sourit tristement à ses parents, s’assit à la
table de la cuisine, commença à défaire ses tresses. Son regard était fixe,
bien accroché derrière une calèche qui roulait quelque part entre un passé
déjà flou et un avenir qui lui serra la gorge tant il lui parut lointain.
26
L’été traînait en longueur. Les jours s’étiraient les uns après les autres
comme de vieux élastiques éventés, sans ressort et sans rebondissements.
Émilie avait consacré ses journées à repenser à ses six années
d’enseignement, racontant à ses jeunes frères et sœurs les meilleurs
moments qu’elle avait connus. Après quelques semaines, ils connaissaient
déjà ses anecdotes préférées.
Elle avait enfin reçu une lettre d’Ovila lui demandant si le 9 septembre
lui conviendrait. Elle avait répondu que la date était parfaite et que pour
aucune considération elle n’accepterait de la reporter. Ovila avait réécrit en
lui demandant de courir au presbytère régler les détails de la journée. Caleb
avait accompagné sa fille pour remplir les formalités. Le curé avait été
d’une gentillesse extrême, malgré l’absence du fiancé.
Émilie était allée dans le bois se chercher une belle branche sèche et
droite. Utilisant un des couteaux de son père, elle l’avait dénudée des
quelques lambeaux d’écorce qui s’accrochaient encore à la chair, puis avait
fait une petite entaille.
— Qu’est-ce que tu fais là, Émilie? lui avait demandé Caleb.
— Je compte les jours.
— Tu aimerais pas mieux faire des croix sur le calendrier?
— Non, parce que je sais qu’Ovila aussi compte les jours avec son p’tit
bout de bois.
Elle avait trouvé cette façon de se tenir près d’Ovila. Toucher à son bout
de bois tous les jours comme lui touchait probablement au sien. Caleb ne lui
avait plus fait de commentaires mais, un soir, il avait parlé de cette manie
avec Célina.
— C’est-y moi qui vieillis ou bien est-ce qu’à cet âge-là nous autres on
était plus sérieux?
— Je dirais que c’est toi qui vieillis. Des fois, le monde fait des affaires
pas importantes pantoute en y mettant bien du cœur. C’est sûr que toi, tu
aurais jamais coché un p’tit bout de bois, mais moi, j’ai dessiné des fleurs
sur le calendrier.
— Tu as fait ça, toi?
Ovila n’avait pu venir une seule fois voir Émilie. Au fond d’elle-même,
elle n’avait pas cru qu’il tiendrait cette promesse. Mais il avait tenu celle
d’écrire et elle lui en sut gré.
Elle n’en pouvait plus d’attendre le 9 septembre mais fut quand même
happée par un remous d’énervement lorsqu’il arriva enfin. Elle avait dit à
Ovila qu’elle préférait ne le voir qu’à l’église. La messe devait être chantée
à neuf heures. À huit heures et quart, Caleb avait discrètement demandé à
un de ses fils d’aller voir à l’église si les Pronovost étaient arrivés de Saint-
Tite. Son fils n’avait fait qu’un aller-retour et avait murmuré à l’oreille de
Caleb qu’ils étaient tous là. Caleb soupira. La noce aurait lieu.
— Émilie! Émilie, bonyenne, est-ce que tu vas faire attendre ton homme
le matin de ses noces?
— J’arrive. Pas besoin de crier de même, pâpâ. Moman achève de mettre
des fleurs dans mon chignon.
— Tu vas quand même pas te mettre des fleurs dans les ch’veux!
— Juste des p’tites. Vous allez voir, c’est pas mal joli.
Caleb haussa les épaules. Qu’est-ce qu’elle allait encore inventer! Des
fleurs dans les cheveux!
Émilie descendit l’escalier sur la pointe des pieds, demandant à ses sœurs
de rester en haut. Elle voulait surprendre son père. Ses frères, assis à la table
de la cuisine, comprirent son jeu et ne soufflèrent mot. Caleb était occupé,
devant le miroir suspendu au-dessus de la pompe à eau, à recommencer
pour la énième fois la raie de ses cheveux. Il bougonnait, ne réussissant
jamais à la faire droite. Ses sillons étaient plus rectilignes.
— Maudite calamité! J’vas pourtant l’avoir.
Il prit un épi de cheveux rebelles avec ses doigts patauds, tenta de lui
faire changer de direction. L’épi se redressa inexorablement. Il mouilla la
mèche. Elle pointa encore plus désespérément.
— Dans ce temps-là, il faut coller tout ça avec un p’tit peu de savon.
Émilie avait parlé avec tellement de calme et tellement d’ironie que
Caleb ne s’était pas rendu compte que c’était elle qui venait de trouver la
solution à son problème. Il aperçut finalement son reflet dans le miroir. Il se
tourna lentement. Pour la première fois, il venait de prendre conscience que
sa fille était belle.
— Si je savais pas que c’est toi, Émilie, je penserais que tu es une
apparition de ma mère, quand elle était jeune.
— Il paraît que je lui ressemble, répondit-elle doucement.
— Tu es son portrait tout craché.
Il resta quelques instants à la regarder en se disant que c’était une vraie
faveur du ciel que de lui envoyer une image vivante de sa mère. C’était
aussi une vraie faveur du ciel que de lui avoir donné une si belle mariée.
— Bon, ben, vas-tu rester là à regarder ma couette ou est-ce que tu vas
venir me montrer comment on colle ça avec du savon?
Émilie rejoignit son père, se mouilla trois doigts, les passa sur le savon
puis sur la mèche indisciplinée en lui donnant le pli souhaité. La mèche ne
broncha plus.
— Vous voyez? C’était pas plus compliqué que ça.
Caleb sourit enfin à son image. Célina était maintenant devant lui,
ajustant les boutons de son faux col.
— Ça va faire, le tripotage! C’est fatigant, à la longue. Bon, tout le
monde dehors, on part.
Caleb, Célina et Émilie montèrent tous les trois dans une calèche. Les
autres enfants s’installèrent dans une seconde voiture et prirent les devants.
— Tu as de la chance d’avoir une belle journée de même, Émilie.
Regarde-moi la Batiscan qui brille comme si elle avait mis ses beaux atours
pour ton mariage.
Émilie regarda la rivière. Puis elle regarda sa robe. Puis elle regarda de
nouveau la rivière.
— C’est drôle, mais je viens juste de me rendre compte que ma robe est
de la même couleur que la rivière.
Le clocher se faufilait entre les maisons. Tantôt il se découvrait, tantôt il
se cachait. Enfin, il ne put que se montrer au grand jour. En voyant arriver
la voiture des enfants Bordeleau, les Pronovost et tous les invités étaient
entrés dans l’église. Émilie sentit sa gorge se nouer. Elle prit la main de sa
mère. Célina la regarda et lui sourit.
— Je me demande si nos parents étaient nerveux comme nous autres le
jour de nos noces, Caleb.
— Je suis pas nerveux. Ça fait assez longtemps que j’essaie de me
débarrasser de cette grande tannante-là.
— Arrête donc de la taquiner.
— C’est correct, moman, ça me change les idées quand je l’écoute dire
des niaiseries.
— Des niaiseries! fit Caleb, faussement offusqué. J’vas t’en dire une
autre, à part de ça. Je pense que je suis encore plus nerveux que quand j’ai
marié ta mère.
Il venait d’immobiliser la calèche. Il descendit, en fit le tour et aida
Célina puis Émilie à descendre. Émilie frotta énergiquement le devant de sa
jupe pour la débarrasser de tous les plis qui s’étaient formés pendant le
trajet. Célina frotta l’arrière.
— Le velours est pas trop tapé. C’est de la belle qualité. Bon, moi je
rentre. J’vas te regarder marcher. Tiens tes épaules pis ta tête bien droites.
Pis toi, Caleb, marche pas plus vite qu’elle. Laisse-la te donner le pas.
— Envoyé, envoye, presse-toi. On a juste une minute pour rentrer.
Célina alla s’asseoir à l’avant, saluant au passage les visages qui lui
étaient les plus familiers. Elle fit un petit signe de tête à Dosithée et à
Félicité qui, à en juger par leurs bouches crispées, étaient aussi nerveux
qu’elle et Caleb. Dosithée mâchouillait sa moustache et Félicité se mordait
la lèvre inférieure. Ovila se tenait fièrement à l’avant, le dos tourné à
l’autel, le curé à ses côtés. Il salua sa belle-mère en lui souriant de toutes ses
dents. Célina le regarda et se demanda comment il faisait pour être aussi
calme. Puis elle vit qu’une petite veine lui battait au front. Une toute petite
veine bleue. Discrète. Traîtresse.
Un murmure partit de l’arrière de l’église, bondissant comme un galet
lancé sur l’eau jusqu’à l’avant. Caleb et Émilie venaient de faire leur
apparition. Célina se haussa sur la pointe des pieds et s’étira le cou pour
bien voir. Félicité et Dosithée se sourirent. La petite veine sur le front
d’Ovila accéléra son battement.
Émilie serrait le bras de son père. Elle avait vu Ovila et Caleb sentit que
son pas se faisait de plus en plus rapide. Il la retint un peu. Elle ralentit. Elle
marcha pendant toute l’éternité de l’allée centrale. Elle ne reconnut
personne, ne voyant que les yeux d’Ovila qui se fondaient dans les siens.
Enfin, elle le rejoignit.
Le reste de la cérémonie ne fut que brouillard jusqu’à ce que le curé lui
demande si elle acceptait de prendre Charles pour époux. Elle allait dire oui
quand tout à coup elle se rendit compte que le curé avait dit «Charles».
— Charles? avait-elle répété, étonnée.
Le curé avait regardé de nouveau sur son papier et dit que c’était bien ce
qui était écrit. Émilie se tourna alors vers Ovila.
— Charles?
— Oui, c’est mon nom de baptême. J’ai jamais pensé de te le dire.
Il riait presque.
Émilie dit donc oui. Le brouillard s’était de nouveau épaissi, ne laissant
filtrer que l’éclat de l’anneau qui lui avait été glissé au doigt.
Elle signa les registres en se demandant ce qu’elle signait. Ovila avait
apposé sa signature et leurs pères aussi. Puis elle se retrouva encore dans
cette allée sans fin, pendue au bras d’Ovila, ne voyant que des sourires. Elle
comprit qu’ils répondaient au sien et à celui de son mari. Le soleil vint enfin
dissiper la brumaille.
— Est-ce que je peux embrasser ma femme?
— Oh! oui, tant que tu voudras.
Ovila l’avait embrassée avec une générosité que les gens n’étaient pas
habitués à voir.
— Félicitations, madame Pronovost.
Émilie s’était retournée, pensant qu’on s’adressait à sa belle-mère, pour
finalement comprendre que c’était à elle qu’on parlait.
— Antoinette! Regarde, Ovila, Antoinette est venue!
Les deux amies s’étaient enlacées. Émilie cachait difficilement son
émotion. Ce n’est qu’après toutes ces effusions qu’elle aperçut le sourire
d’Henri.
— Henri! Comme c’est gentil de t’être déplacé!
— Mais voyons, Émilie, penses-tu que j’aurais laissé ma femme faire
seule tout ce trajet?
— Ta femme?
— Antoinette.
— Antoinette! Vous êtes mariés?
— Depuis la semaine passée, Émilie, fit Antoinette, rayonnante.
Sous le coup de l’émotion, Émilie ne songea pas au fait que ses amis ne
l’avaient pas invitée. Antoinette ne lui laissa pas le temps d’y réfléchir.
— Ma mère est vraiment pas bien. Ça fait qu’Henri pis moi on a décidé
de faire ça vitement. On a même eu une dispense de bans, grâce au curé de
la paroisse de ma mère. Notre voyage de noces, c’est hier soir qu’on l’a
commencé quand on a attelé pour venir ici. On pense qu’à soir on va aller
dormir à l’hôtel Grand-Nord de Saint-Tite. C’est à Saint-Tite qu’on veut
aller parce qu’on est des romantiques.
Elle avait dit cette phrase en chuchotant.
— Demain, on a l’intention d’aller au lac aux Sables. L’année prochaine,
Henri m’emmène voir les chutes Niagara.
Toute attentive à son amie, Émilie n’avait pas remarqué les gens qui
attendaient pour la féliciter. Antoinette, mal à l’aise, avait laissé Émilie à
ses parents, en lui disant qu’elle la reverrait à la côte Saint-Paul. Émilie
avait été embrassée par tout le monde, Ovila, farceur, prenant la file à toutes
les minutes ou presque. Caleb mit fin aux effusions en disant à ses invités
qu’il les attendait tous à la maison. Ils se dispersèrent et se dirigèrent vers
leurs voitures. Les jeunes mariés prirent place dans la calèche d’Ovila et
ouvrirent le défilé.
— Qu’est-ce que tu penserais de ça, Émilie, si on restait le temps d’être
polis, pis qu’on s’en allait à Saint-Tite. J’ai hâte que tu voies la surprise que
j’ai pour toi.
— Si tu penses que ça peut se faire, moi je demande pas mieux.
La noce avait été parfaitement réussie. Émilie, toute à sa joie, avait quand
même pris le temps de parler à chacun des convives, s’attardant plus
particulièrement à Lucie et à Antoinette. Voyant qu’Ovila commençait à
s’impatienter, elle monta à sa chambre, enleva sa robe de velours et enfila
une autre robe, plus confortable pour la route. Il avait été convenu que les
Pronovost transporteraient tous ses bagages, y compris le coffre de cèdre,
délesté de quelques vêtements et effets nécessaires.
Profitant de sa courte absence, ses parents placèrent tous les cadeaux sur
le plancher, au centre du salon, et obligèrent Émilie à se fermer les yeux dès
qu’elle redescendit. Émilie, au bras d’Ovila, entra dans le salon, les yeux
toujours fermés et le rire facile.
— Pourquoi est-ce que vous m’obligez à fermer les yeux comme ça?
— C’est parce qu’il y a des cadeaux qui pouvaient pas être emballés, lui
répondit sa mère. Bon, à c’t’heure tu peux regarder.
Émilie ouvrit les yeux et poussa un cri. Devant elle, il y avait un rouet, un
ourdissoir et toutes les pièces d’un métier à tisser. Les Pronovost avaient
acheté le rouet et fabriqué l’ourdissoir. Caleb avait fait venir le métier de
chez Leclerc, à L’Islet. Émilie et Ovila déballèrent ensuite les autres
cadeaux. Lucie, imprévisible comme toujours, avait offert un fouet à
Émilie.
— Faudrait p-pas que tu comprennes mal. C’est pour ta Tite, pas p-pour
ton mari.
D’Antoinette et Henri, ils reçurent un vase au cou de cigogne.
— Je sais combien tu aimes les fleurs, Émilie. Ça fait que j’ai pensé
qu’un vrai beau pot ça te ferait plaisir.
Émilie continua de sourire à Antoinette tout en pensant que c’était Henri
qui lui avait donné son premier vase.
Bientôt, il ne leur resta plus à ouvrir qu’un colis, en provenance de Saint-
Tite, comme en faisait foi le cachet de la poste. Émilie déchira prudemment
l’emballage, le mot «fragile» étant inscrit à plusieurs endroits. Le colis
contenait une toute petite ardoise, une craie, une petite brosse et un mot qui
disait que cette ardoise se voulait un rappel de six années d’enseignement.
Sur l’ardoise, expédiée par Charlotte, une seule phrase: «Merci! Et je n’ai
jamais trahi notre secret!»
Émilie et Ovila quittèrent Saint-Stanislas au milieu de l’après-midi.
Suivant les recommandations d’Ovila, elle emporta sa valise — celle reçue
de ses parents l’année précédente —, remplie de tout le nécessaire pour une
semaine. Ovila n’avait pas voulu lui dire pourquoi elle avait besoin de ces
choses.
— Tu as quand même pas envie, Ovila, de me garder dans la maison
pendant une semaine sans sortir? Sans voir de monde?
— Prends donc patience, Émilie. Tu vas comprendre quand on va arriver
à Saint-Tite.
— Je veux pas dire par là que j’aurais quelque chose contre…, ajouta-t-
elle d’un ton espiègle.
Ovila lui laissa tomber la main. Il glissa ses doigts le long de sa cuisse.
Émilie posa sa main sur celle de son mari et soupira. Ovila la regarda de
côté sans dire un mot. Lui-même avait l’air plutôt guilleret.
Ils franchirent le pont de la rivière des Envies. Émilie commença à
s’agiter. Bientôt elle verrait sa petite école. Plus qu’une courbe. Elle la vit
enfin mais ne ressentit pas cette excitation si familière quand elle la
retrouvait après un long été d’éloignement. Elle en fut soulagée. Pas de
regrets, pensa-t-elle. Pas de regrets. Elle regardait «sa» maison. Ovila
l’épiait du coin de l’œil.
— Émilie, tu as même pas regardé la nouvelle maison.
— Je m’excuse, Ovila, mais j’ai oublié. C’est pas fin de ma part, surtout
quand on pense que c’est à cause de cette maison-là qu’on a été obligés de
retarder notre mariage.
— J’vas t’excuser en me disant que c’est pour ça que tu voulais pas la
voir.
Ils arrivèrent devant leur maison. Ovila demanda à Émilie de descendre.
Elle prit sa valise mais Ovila interrompit son geste.
— Laisse ça là, Émilie. Je veux juste que tu jettes un coup d’œil en
dedans pour voir comme c’est changé. Ma mère a pas voulu mettre de
rideaux ou d’affaires de même parce qu’elle disait que tu avais un goût bien
à toi pis que c’était pas à elle de décider pour nous autres.
— Pourquoi est-ce que j’apporte pas ma valise?
— Prends patience, Émilie, prends patience.
Elle ne posa plus de questions. Ovila lui prit la main et la dirigea vers la
porte, qu’il s’empressa d’ouvrir.
— Bienvenue chez nous, madame Pronovost.
Il l’embrassa, la souleva de terre et la porta jusqu’à la cuisine. Émilie riait
aux éclats. Il pivota sur lui-même, sans la déposer, et lui demanda si elle
avait bien vu. Elle lui répondit qu’il tournait trop vite. Alors, il l’assit sur
une chaise sans lui donner la chance de poser un pied au sol.
— Tu vas pas bouger d’ici pendant que moi je mets ce qui manque dans
la calèche.
Il ouvrit la glacière et sortit quelques paquets qu’il mit dans une grande
boîte déjà presque remplie. Il la ferma soigneusement, puis il alla la déposer
dans la calèche. Émilie n’avait pas bronché. Elle se demandait où il voulait
en venir. Ovila rentra.
— Maintenant, si madame veut me suivre, son carrosse est avancé.
Il fit une galante courbette.
Émilie le salua très dignement de la tête, répondant à son jeu. Il referma
la porte et escorta Émilie jusqu’à sa place.
— Cesse tes mystères, Ovila… Dis-moi où tu me conduis.
— Pas question. Le mystère va être mystérieux jusqu’à ce que je dise
qu’on est rendus au bout de notre voyage.
Il conduisit la calèche, revenant en arrière jusqu’à la nouvelle maison
qu’Émilie, cette fois, regarda attentivement, complimentant Ovila sur le
magnifique travail qu’il avait fait.
— La maison a juste un p’tit défaut. Le plancher du deuxième va toujours
gondoler à cause de tous les hivers qu’il a passés sans protection.
Émilie pensait qu’ils redescendraient vers Le Bourdais d’été en tournant
à gauche, mais Ovila tourna à droite et engagea la calèche dans un sentier
péniblement tracé par des roues de voiture.
— On s’en va dans le bois? demanda-t-elle, étonnée.
— On s’en va vers le bois, Émilie, mais à une place spéciale que tu as
jamais vue.
— Je suis déjà allée par là.
Ovila la regarda, craignant tout à coup que sa surprise n’en fût pas une.
— Jusqu’où?
— Je pourrais pas dire.
Il soupira de soulagement. Ils continuèrent à cahoter pendant plusieurs
minutes. Émilie était occupée à repousser les branches d’arbre qui
menaçaient à tout moment de les gifler.
— On arrive. On va être là dans dix minutes au plus.
Il fit enfin arrêter le cheval. Il le détela pendant qu’Émilie, à sa demande,
vidait la calèche. Ovila attacha le cheval avec une longue corde, pour lui
permettre de brouter à son aise. Il recouvrit ensuite la calèche d’une bonne
toile. Émilie ne comprenait toujours pas.
— Encore une p’tite marche de cinq minutes pis on est arrivés.
Émilie lui emboîta le pas. Ovila porta la boîte de provisions et demanda à
Émilie de laisser sa valise. Il viendrait la chercher. Elle répondit qu’elle
pouvait la porter elle-même. Ils avancèrent à travers le bois maintenant plus
dense. Ovila s’immobilisa enfin.
— Tu vas m’attendre ici. J’ai juste deux p’tites affaires à faire pis je
reviens.
Elle obéit. Pour rien au monde, elle ne se serait levée pour se faufiler à
travers les arbres et avoir un indice de ce que pouvait être la surprise. Elle
adorait les surprises et elle savait qu’Ovila devait mettre au point quelque
petit détail. Un suisse passa à côté d’elle sans paraître la remarquer, puis il
s’arrêta en saccadant sa queue. Émilie retint son souffle pour ne pas
l’effrayer. Le suisse se retourna, la regarda et repartit rapidement, changeant
de couleur selon qu’il traversait une flaque d’ombre ou de soleil. Un
froissement de feuilles et le craquement d’une branche sèche lui
annoncèrent le retour d’Ovila.
— Tu es encore là, Émilie?
— Oui, Ovila. J’ai pas bougé d’un poil.
Il apparut, un foulard de couleur pendant de sa poche de chemise. Il le
prit dans ses mains.
— Ça, Émilie, c’est un p’tit cadeau. Mais avant de te le donner, j’aurais
besoin que tu me le prêtes une minute.
Avant qu’Émilie ne dise un mot, il commença à lui bander les yeux avec
le foulard.
— Vois-tu quelque chose? demanda-t-il en agitant une main devant la
figure d’Émilie.
— Rien.
Il lui prit le bras et lui demanda de le suivre en lui promettant de lui
indiquer le trajet et de faire attention qu’elle ne trébuche pas. Émilie, encore
une fois, se plia à tous ses caprices. Ils marchèrent pendant à peine trois
minutes. Émilie entendit un clapotis et sentit la présence de l’eau. Elle
comprenait de moins en moins. À sa connaissance, il n’y avait pas d’eau
dans les environs. Ovila dénoua le bandeau. Un lac! Un merveilleux petit
lac d’eau claire et frémissante. Ovila, debout derrière elle, avait posé ses
mains sur la tête d’Émilie, juste derrière les oreilles. Elle lui tint les
poignets.
— Mais comment ça se fait, Ovila, que j’aie jamais entendu parler d’un
lac?
— Parce que c’est un lac qui était sur la terre du père Mercure. Faut
croire qu’on n’a jamais pensé d’en parler.
— Ovila, c’est un p’tit bijou bien caché dans son coffre en bois.
— À c’t’heure, Émilie, tourne-toi.
Il la fit pivoter. Devant elle, une toute petite maison de bois rond,
fraîchement construite. Ovila la poussa légèrement pour qu’elle avance.
Elle se dirigea vers la porte. Au moment où elle allait l’ouvrir, Ovila la
retint et la souleva.
— Mes honneurs, madame.
D’un léger coup de pied, il ouvrit la porte qu’il avait laissée entrebâillée
et entra.
— Une grande pièce pour vous, madame, avec tout le confort. Une truie,
une table avec une nappe dessus, quatre chaises, un p’tit chiffonnier, de la
vaisselle, une glacière qui un jour aura de la glace. Oh! j’oubliais: un miroir
pour vous permettre de regarder vos beaux yeux pis vos beaux cheveux, et,
le confort de tous les conforts, un beau grand lit avec une paillasse remplie
de bon foin frais, deux oreillers, des draps pis une couverte qu’Éva s’est fait
un plaisir d’installer.
Il s’y dirigea, et y déposa Émilie tout doucement. Émilie l’enlaça et le
laissa commencer à l’explorer. Son lourdaud était une ouate qui lui
chatouillait le corps de sa tendresse. Il se leva et voulut entreprendre de
déboutonner sa chemise. Émilie l’attira à elle et lui fit comprendre que
c’était elle qui le ferait. Il ne discuta pas.
La soirée transpirait la chaleur de la journée. Les grenouilles et les
ouaouarons chantaient le clair de lune quand Émilie et Ovila sortirent du
petit camp, tous les deux enroulés dans la couverture. Ils se dirigèrent vers
le lac et s’assirent, les pieds dans l’eau. L’eau était tiède et invitante.
— Reste ici, Ovila, je reviens dans une minute.
Émilie courut jusqu’au chalet, alluma une lampe, prit sa valise, la posa
sur le lit, l’ouvrit et en retira sa chemise de nuit qu’elle enfila à la hâte. Elle
noua les six rubans, sans prendre la peine de faire des boucles. Elle enleva
les quelques pinces qui tenaient encore à sa chevelure qu’elle brossa
vigoureusement. Elle jeta un rapide coup d’œil dans le miroir et sourit. Elle
sortit. Ovila l’entendit et se retourna. La lune jouait avec son ombre dans
chacun des plis du vêtement. Émilie marcha jusqu’à lui, sans dire un mot.
Rendue à sa hauteur, elle ne s’arrêta pas. Elle avança résolument vers le lac.
Elle ne ralentit le pas que pour habituer ses pieds à la douceur du sable qui
lui glissait entre les orteils. Elle marcha encore, sans se retourner. Quand
elle eut de l’eau jusqu’à la taille, elle plia les genoux et se trempa jusqu’aux
épaules. Elle tourna sur elle-même, dans l’eau, et se releva. Ovila était
debout. Il avait laissé tomber la couverture. Émilie lui ouvrit les bras. Il vint
la rejoindre, l’enlaça, lui chuchota qu’elle était complètement folle et
complètement belle et que les belles folles le rendaient toujours fou.
***
Ovila était ravi. Les religieuses lui avaient demandé de fabriquer une
bonne partie des meubles pour les réfectoires du nouveau couvent, dont la
construction s’achevait. Il s’était attelé à la tâche après avoir aménagé un
atelier dans un des bâtiments. Il lui fallait livrer le tout pour le 8 décembre,
date prévue pour la bénédiction du couvent.
Émilie consacrait presque tout son temps à tisser des catalognes et des
couvertures. En secret, elle était allée voir le médecin, qui lui avait confirmé
qu’elle serait mère au mois de juin de l’année suivante. Quand Ovila devait
s’absenter pour quelques heures, elle s’empressait de sortir sa laine et son
crochet et elle agitait fébrilement ses doigts pour confectionner des petites
couvertures, des petits bas et des petites capines. Elle n’avait pas encore
voulu annoncer la nouvelle à Ovila qui, inconscient, n’avait pas remarqué
qu’il n’y avait jamais eu de guenilles sur la corde à linge depuis leur
mariage.
Émilie avait posé des rideaux de dentelle crochetée, la plupart à motifs
d’oiseaux et de fleurs. Elle avait placé les meubles à des endroits différents,
simplement pour donner à la maison paternelle d’Ovila un air de nouveauté.
Quand il ne devait pas s’absenter, il passait la journée à travailler à ses
tables, ses chaises et ses dessertes. Il aurait pu se contenter de faire des
choses simples, mais il trouvait le temps, le soir, d’entrer un meuble dans la
maison et d’y sculpter des fleurs ou des petites pointes de diamant.
— C’est beau, ce que tu fais, Ovila. On dirait que les chaises sont plus
légères, juste à cause des fleurs.
— C’est bien parce que ça me change les idées que je fais ça, parce que
les sœurs ont jamais demandé que ça soit aussi soigné.
— Faudrait pas que tu arrives en retard parce que tu fignoles.
— J’ai calculé mes affaires, pis j’ai organisé mon travail pour que ça aille
vite. Je prépare tous mes barreaux, je taille tous mes morceaux pour les
pattes, je fais tous mes trous pour les chevilles, je fais tous mes sièges.
Après, je rassemble tout ça, en montant tous les meubles de front. Comme
ça, je suis certain que toutes les chaises vont être de la même grosseur. Tout
cela, madame, me laisse le temps de sculpter, le soir, assis près de vous.
Vous et moi, madame, nous le savons, c’est ce que j’aime le plus faire.
Émilie l’avait écouté en souriant, revoyant son grand élève qui
construisait une crèche immense dans une petite classe.
L’automne et l’arrivée des gelées étaient presque passés inaperçus, tant le
soleil continuait de réchauffer leur maison. Tous les matins, entre deux
discrètes nausées, Émilie se gargarisait de son bonheur. Trois jours avant la
date de la bénédiction, Ovila avait porté le matériel qu’on lui avait
commandé. Les sœurs l’avaient félicité pour son travail, fait «au plus-que-
parfait, monsieur Pronovost».
Dès son retour du couvent, Émilie lui demanda de ne pas ranger ses
outils.
— J’aurais un p’tit travail à te faire faire.
Ovila fronça les sourcils en se demandant ce qu’elle voulait. Il lui avait
déjà dit qu’il lui ferait quelque chose de bien pour leur chambre à coucher
et qu’il ferait une nouvelle table pour la cuisine. Il avait déjà terminé les
chaises en même temps que celles du couvent.
— Je voudrais que tu fasses un beau p’tit berceau, dit-elle.
Elle avait parlé d’un ton tellement désinvolte qu’il fallut deux bonnes
minutes à Ovila pour saisir ce qu’elle venait de dire. Quand il comprit enfin,
il resta bouche bée, puis se leva et la prit dans ses bras en riant aux éclats.
Émilie l’imita, toute à sa joie. Sans se remettre réellement de ses émotions,
il la contraignit à enfiler son manteau, ses bottes et son chapeau, fit de
même et l’entraîna en direction de la maison de ses parents.
— Demande-moi pas de garder un secret comme ça, Émilie.
Les Pronovost partagèrent leur excitation, les obligeant à rester pour le
souper. Dosithée n’en revenait pas. Il allait être grand-père.
Émilie et Ovila passèrent la Noël à Saint-Stanislas. Émilie dut discuter
assez violemment avec son père et son mari pour qu’ils acceptent qu’elle
danse. Ils craignaient pour sa santé. Ils cédèrent finalement quand,
n’écoutant que sa tête, elle commença à giguer. Ils revinrent à Saint-Tite
pour le jour de l’An. Caleb avait remis un cadeau à Émilie, lui faisant
promettre de ne pas l’ouvrir avant la nouvelle année. Elle l’avait juré, après
avoir vainement essayé d’en connaître le contenu.
— Tout ce que je peux te dire, Émilie, c’est que ça va occuper tes soirées.
Avant d’aller chez les Pronovost, Émilie ouvrit le cadeau que son père lui
avait remis. Elle s’esclaffa. Elle s’était attendue à trouver quelque chose
pour préparer l’arrivée du bébé: accessoires de broderie ou de couture.
Caleb lui avait acheté un accordéon!
— Veux-tu me dire où mon père va chercher ses idées? dit-elle à Ovila.
Elle voulut commencer à jouer quelques notes, mais Ovila la pressa de
partir.
— Tu auras le temps d’apprendre.
Dosithée bénit toute sa famille, blaguant sur le fait qu’il bénissait une
personne «qui est pas encore arrivée».
La soirée du jour de l’An fut pleinement réussie. Émilie rit quand on la
taquina sur son embonpoint naissant.
— Je mange pour deux! Je passe mon temps à grignoter.
— Grignoter, répliqua Ovila, tu veux rire! Savez-vous ce qu’elle a
grignoté hier soir? Une aile pis une cuisse de poulet avec deux grosses
tranches de pain beurrées de graisse de rôti.
— Ovila sait pas que j’ai remangé pendant la nuit parce que j’avais une
p’tite fringale. Mais j’ai été raisonnable. J’ai juste pris une grosse tranche de
pain, trempée dans de la belle crème épaisse avec du bon sucre du pays.
C’était bon!
Félicité sourit, mais lui dit de faire attention. Beaucoup de femmes ne
réussissaient pas à perdre le poids pris pendant leur grossesse. Émilie lui
répondit qu’elle avait un peu exagéré, mais que, de fait, elle devrait faire
attention.
Les hommes s’éloignèrent comme ils le faisaient toujours, pour parler
politique et saisons. Dosithée en profita pour inviter Ovila et Edmond à se
joindre à lui pour terminer son contrat de coupe pour les traverses de
chemin de fer au lac Pierre-Paul. Edmond, embarrassé, lui dit qu’il préférait
demeurer au Bourdais. Remarquant la déception de son père, il s’empressa
d’ajouter qu’Ovide et Lazare avaient vraiment besoin de lui. Dosithée
tourna son regard vers Ovila et fit un petit signe de tête. Ovila était mal à
l’aise. Il n’avait pas du tout envie de quitter Émilie, surtout pendant sa
grossesse. D’un autre côté, l’argent qu’il avait reçu des religieuses ne
pouvait suffire jusqu’à la naissance du bébé. Il promit à son père d’en parler
avec Émilie et de lui donner une réponse dès que son idée serait faite.
— En tout cas, nous autres, on attelle de suite après les Rois. Si tu
embarques dans l’buggy, arrange-toi pour être prêt. Personne va te courir
après.
Ovila tourna autour d’Émilie pendant deux jours. Il avait tant de fois
promis de ne jamais la quitter. Il dormit mal. Il savait qu’il ne pourrait pas
toujours rester à la maison. Peu d’hommes le faisaient. Il en voulait un peu
à son père de lui avoir fait cette proposition. Son père aurait dû comprendre
qu’il voulait être chez lui, près de sa femme. Il avait déjà parcouru tant de
chemins, travaillé sur tellement de chantiers, que la seule chose à laquelle il
aspirait était la tranquillité de sa maison. Il avait envie d’entendre le
ronronnement de la truie, le cliquetis des aiguilles à tricoter. Il avait envie
d’être bien collé sur Émilie, dans leur lit, et d’écouter le vent gronder. Il
avait envie de passer des heures dans son atelier à faire le berceau et la
commode pour le petit, pendant qu’Émilie serait occupée à faire des
rideaux, des piqués et des langes. Il n’avait surtout pas envie de s’éloigner.
Mais, en même temps, il voulait montrer à son père qu’il avait changé; lui
prouver qu’il était le fils qui pourrait prendre la relève avec Edmond; lui
faire plaisir après lui avoir fait faux bond à tellement de reprises.
Il se décida enfin à parler à Émilie. Elle écouta toutes ses raisons de partir
et toutes ses raisons de ne pas le faire. Ovila semblait vouloir qu’elle décide
à sa place. Elle sentait bien son tiraillement. Elle savait aussi qu’il ne lui
disait pas tout. La vie dans le bois l’attirait. Peut-être n’en avait-il pas
encore pris conscience, mais elle, elle le savait. Une femme sentait ces
choses. Quand Ovila n’était pas dans le bois, il lui fallait travailler le bois,
toucher le bois. Elle avait su cela quand il lui avait avoué qu’il avait
construit le chalet du lac à la Perchaude en même temps qu’il avait terminé
la maison de son père. Il l’avait fait pour elle, pour qu’elle ait une belle
place près de l’eau. Émilie aimait l’eau, ce n’était un secret pour personne.
Mais Émilie avait compris que s’il avait construit le chalet, c’était aussi et
beaucoup parce que, pendant tout ce temps, il avait été dans le bois. Il avait
vécu au lac presque tout le mois d’août. Il avait été tellement absorbé par
ses travaux de construction qu’il n’avait plus eu le temps d’aller la voir à
Saint-Stanislas. Elle avait appris toutes ces choses pendant leur semaine au
lac. Elle avait compris que son Ovila serait toujours tiraillé. Elle ne pouvait
lui en vouloir. Elle-même, depuis son mariage, trouvait que les journées
étaient bien longues sans sa trentaine d’enfants. Heureusement, la présence
d’Ovila avait toujours compensé. Maintenant, il lui parlait de partir. À peine
trois mois. Mais trois mois. Elle ne se sentait pas le courage de lui dire de
rester. Elle ne se sentait pas non plus le courage de lui dire de partir. Il
devait décider lui-même. S’il partait, elle l’attendrait. S’il restait, elle serait
encore mieux.
— Écoute, Ovila, moi je pense que tu peux faire ce que tu veux. C’est
pas trois mois qui vont me faire mourir. Quand une femme vit dans un pays
de bois, faut qu’elle se fasse à l’idée que, des fois, le bois devient bien
important. Pis pas rien que pour gagner de l’argent…
Ovila avait longuement hésité, incertain d’avoir bien compris ses propos.
Elle avait peut-être essayé de lui faire comprendre qu’elle était incapable de
l’avoir à côté d’elle tout le temps, habituée qu’elle était à sa solitude. Le
lendemain, il lui dit qu’il avait décidé d’accompagner son père. Émilie
sourit pour bien cacher la grimace que son cœur venait de faire. Sa grande
rivale, la forêt, venait de gagner une bataille.
Elle prépara ses vêtements. Il affûta sa scie et sa hache. Le lendemain de
la fête des Rois, il partit, le cœur chagrin. Elle l’accompagna jusqu’au
traîneau, le tenant par la main, s’efforçant de sourire.
— Je vas être ici pour Pâques, ma belle brume. Fais attention au p’tit,
ajouta-t-il en lui mettant une main sur le ventre.
— Je vas lui parler de toi à tous les jours, crains pas… Je m’ennuie déjà
de toi, Ovila.
Dosithée leur dit de cesser leurs minouchages et de se presser. Ovila
embrassa Émilie sur les dents, tellement elle souriait, mais elle lui avait
mouillé une joue de ses larmes.
Elle refusa de passer la soirée dans sa belle-famille. Elle était pressée
d’être dans sa maison. En franchissant le seuil, elle en ressentit tout le vide.
Elle courut à sa chambre, s’allongea sur son lit et pleura. C’est ce moment
que choisit le bébé pour donner son premier coup de pied.
Ses fringales l’avaient quittée en même temps qu’Ovila. Elle passa toutes
ses soirées à apprendre à jouer de son accordéon et sut rapidement quelques
airs qu’elle fredonnait ou chantait, le regard absent. Ovila lui écrivait
souvent, mais elle le sentait tellement loin. Ovide venait fréquemment lui
tenir compagnie. Voyant qu’elle ne cessait de s’ennuyer, malgré une bonne
humeur apparente, il lui offrit d’aller surprendre Ovila le dimanche suivant.
Émilie bondit de joie, lui disant qu’il était le beau-frère le plus
extraordinaire de la terre. Elle occupa le reste de sa semaine à se préparer le
cœur, à faire du sucre à la crème pour Ovila et à finir le chemisier qu’elle
avait commencé avant son départ mais qu’elle n’avait pas eu le courage de
terminer.
Le dimanche arriva enfin, impossible à distinguer tant la neige était
opaque… Ils ne purent se déplacer. Ils reportèrent la visite au dimanche
suivant. Le samedi qui le précéda fut mémorable pour Émilie. Son père et
sa mère vinrent la visiter et restèrent à coucher. Elle se promit donc d’aller
voir Ovila la semaine suivante, mais elle reçut Antoinette et Henri qui, au
ton d’une des lettres qu’elle avait écrites, avaient décidé de venir lui tenir
compagnie. Ovide, fiévreux, annula la visite du quatrième dimanche. Il ne
resta plus que deux semaines avant le retour d’Ovila. Émilie décida donc
qu’elle ne le surprendrait pas. C’est lui qui la surprit, en pleine nuit, le
mardi suivant.
Elle dormait paisiblement lorsqu’elle s’éveilla, ayant cru entendre entrer
quelqu’un. Elle n’eut pas le temps de s’inquiéter.
— Salut! ma belle brume.
— Ovila? demanda-t-elle, surprise.
— J’espère que je suis le seul homme qui rentre ici en pleine nuit…
— Ovila! dit-elle d’un ton qui criait sa joie.
Émilie aimait l’eau, ce n’était un secret pour personne. Mais Émilie avait
compris que s’il avait construit le chalet, c’était aussi et beaucoup parce que,
pendant tout ce temps, il avait été dans le bois.
***
Émilie avait le cœur serré. Ils avaient été introduits dans le parloir. Une
pièce toute blanche et un rideau derrière un grillage. Pendant qu’ils
attendaient, elle n’osa pas faire de commentaires à Ovila, craignant qu’une
religieuse n’écoute leurs propos. Ils entendirent finalement un bruit de
porte. Puis quelqu’un tira le rideau. Deux religieuses étaient assises derrière
le grillage, voilées. Le regard d’Émilie alla de l’une à l’autre. Laquelle était
Berthe? Elle n’attendit pas de deviner, certaine que Berthe réagirait aussitôt
qu’elle parlerait. Ovila avait enlevé son chapeau et il le tourna plusieurs fois
dans ses mains nerveuses avant de le déposer sur ses genoux.
— Bonjour, Berthe. On est tous les deux bien contents de te voir.
Une des deux religieuses fit un signe de tête. Comment, elle ne parlerait
pas?
— Votre amie, madame, est en période de pénitence. Durant ce temps,
elle a choisi de s’isoler et de vivre seule, en silence, dans un des endroits
aménagés à cet effet au fond du jardin. Vous auriez dû annoncer votre
arrivée. Mais, considérant que vous veniez de si loin, notre mère prieure a
permis à votre amie de venir au parloir. Toutefois, votre amie n’a pas la
permission de vous parler. J’espère que vous comprendrez qu’il s’agit d’un
choix qu’elle a fait et non pas d’une règle qui lui est imposée.
Émilie demanda à la religieuse si Berthe pouvait au moins lui faire des
signes de tête. La religieuse lui dit qu’elle le pouvait. Émilie crut que
Berthe, ces explications données, resterait seule avec eux. Il n’en fut rien.
Émilie fouilla dans son sac à main et en sortit une photo.
— Il y a un photographe, Berthe, qui est passé au Bourdais. Ovila pis
moi, on en a profité pour faire faire notre portrait de mariage.
Elle rit nerveusement.
— C’est pas un vrai portrait de mariage, parce qu’il est passé il y a deux
mois. C’est encore heureux que j’avais déjà accouché.
Elle appuya la photo sur le grillage pour que Berthe la voie. Émilie aurait
tant voulu voir son expression.
— On va la laisser ici dans le parloir. Tu pourras venir la chercher. On l’a
apportée pour toi.
Berthe fit non de la tête. Émilie fronça les sourcils et regarda en direction
de l’autre religieuse.
— Votre amie a fait le vœu de ne pas s’attacher aux biens de la terre. Elle
préfère ne pas avoir le portrait en sa possession.
Émilie rangea la photo dans son sac et en sortit une autre, celle de Rose
dans les bras de son grand-père Pronovost. Berthe la regarda longuement et
Émilie crut entendre un discret soupir. Pour meubler le silence, Émilie
commença à décrire la photo comme si Berthe avait perdu les yeux en
même temps que la langue.
— Rose a les cheveux pas mal longs pour une p’tite de son âge. Comme
tu vois, elle frise un p’tit peu. J’ai fait sa robe. C’est une p’tite robe toute
blanche avec des dentelles pis des plis cousus. Elle avait des bas blancs pis
des beaux p’tits souliers noirs avec une courroie pis des p’tits boutons
ronds. Tu connais pas mon beau-père. C’est lui qui tient Rose. Mais on le
voit mal parce qu’il y avait de l’ombre à cause de son chapeau.
Berthe s’approcha du grillage et regarda la photo pendant de longues
minutes. Émilie aurait tant voulu être en mesure de suivre le cours de ses
pensées. Puis Berthe éloigna sa tête voilée.
— Même celle-là, tu veux pas la garder, Berthe?
Berthe fit signe que non. La seconde religieuse s’agita sur sa chaise.
Émilie regarda Ovila. Il semblait aussi mal à l’aise qu’elle.
La seconde religieuse se leva, imitée par Berthe. Émilie et Ovila en firent
autant.
— Bon, Berthe, je pense que nous autres on va y aller. On reste pour la
semaine, ça fait qu’on va en profiter pour visiter la ville.
Elle ne savait plus quoi dire. Si seulement Berthe avait répondu.
Craignant d’avoir fait quelque chose d’incorrect, elle voulut gagner l’estime
de la seconde religieuse.
— Est-ce qu’on pourrait visiter votre chapelle?
***
Rose ne parvenait pas encore à s’asseoir. Émilie avait bien essayé de lui
montrer comment faire, l’installant sur une chaise, bien entourée de
coussins. Elle aurait voulu pouvoir écrire à Ovila que Rose avait réussi cet
exploit. Elle écrivit plutôt, à la fin mars, que Rose dormait encore presque
tout le temps, qu’elle mangeait bien sa pâtée, qu’elle avait percé deux autres
dents et qu’elle souriait assez souvent. Elle ajouta toutefois qu’elle lui
trouvait l’air songeur. Inquiet presque. Puis elle parla de son manteau de
fourrure qui lui était encore fort utile. Elle se garda bien de lui dire qu’il y
avait eu des peaux en surplus et qu’elle en avait eu suffisamment pour lui
faire faire un manteau court. Jamais, pensait-elle, il ne voudrait porter un
manteau de fourrure. Alors, elle avait demandé aux Marchildon de tourner
la peau. De mettre le poil à l’intérieur, sauf pour le collet. Les Marchildon
avaient accepté, sachant que pour un homme la confection demandait moins
de petits détails.
Émilie lui parla aussi des dernières nouvelles du village, insistant sur le
fait qu’une rumeur voulait que le conseil municipal songeât à faire
construire un aqueduc. Ovila comprit, à la lecture, qu’elle lui suggérait
d’essayer de trouver du travail sur ce petit chantier. Il se promit de le faire,
espérant que cette histoire d’aqueduc était autre chose qu’une promesse
électorale.
Pour la première fois, Émilie avait trouvé que l’hiver s’était effacé très
rapidement. Elle avait passé beaucoup de temps avec Rosée, à préparer le
coffre de cèdre de celle-ci. Rosée leur avait annoncé qu’elle allait se marier
avec Arthur Veillette au mois de septembre. Émilie et elle avaient donc
consacré la majorité de leurs soirées à coudre, tricoter, tisser. Le trousseau
de Rosée était plus sévère que celui d’Émilie. Rosée ne semblait pas avoir
son audace. Émilie n’avait fait aucun commentaire.
Félicité était tellement énervée à l’idée de marier l’aînée de ses deux
filles qu’elle était convaincue que le temps s’était mis à bégayer, butant
deux et trois fois sur la même journée.
— C’est pas pareil quand on marie un garçon. On sait qu’on va avoir une
fille de plus. Mais quand on marie sa fille, on sait qu’on la perd pour de
bon. C’est sa belle-famille qui gagne au change.
Rosée avait bien vu que sa belle-sœur se languissait. Elle semblait ne
penser qu’à Ovila, ne parler que de lui, ne vivoter chaque jour que dans
l’attente de son retour.
— Tu es drôle, Émilie. Quand on passe beaucoup de temps avec toi, on
se rend compte que c’est vrai que tu aimes pas ça quand mon frère est parti.
Émilie n’avait rien dit, se contentant d’écouter ce que lui racontait Rosée.
Celle-ci la regarda et rougit.
— Des fois, je te trouve bien romantique. Je me demande si c’est Rose
que tu aimes ou si tu l’aimes parce que c’est la fille d’Ovila.
Émilie lui avait répondu qu’elle aimait Rose parce qu’elle l’aimait, tout
simplement. Elle avait pourtant ajouté qu’elle s’amusait de retrouver chez
sa fille quelques traits d’Ovila.
— Je me suis toujours promis, Rosée, que je marierais un bel homme,
parce que je voulais avoir des beaux enfants. Quand j’ai connu ton frère, je
l’ai trouvé beau.
Elle s’était tue quelques instants pour imaginer chacun des traits de son
mari.
— Je l’ai dans la peau, ton frère.
Rosée l’avait regardée puis avait souri. Elle lui dit qu’elle espérait qu’elle
et Arthur seraient aussi heureux qu’eux. Elle lui avait finalement demandé
leur secret.
— C’est pas un secret. On s’aime. On aime ça, être ensemble. Aller au
lac ensemble. Manger ensemble. Faire des projets pour l’avenir. Pis on aime
ça dormir ensemble.
Elle pensa à ces nuits qui n’appartenaient qu’à elle et Ovila. Ces nuits
auxquelles elle songeait le soir et qui lui donnaient la chair de poule.
Le coffre de cèdre était presque rempli quand Ovila revint. Une semaine
après son retour, il fut réembauché chez M. Légaré. Cette fois, crut-il, ils
auraient assez de travail pour qu’il ne s’éloigne pas de Saint-Tite l’automne
venu. Il travailla pendant tout l’été et le contrat de M. Légaré était loin
d’être terminé. Ils avaient à faire de nombreux meubles pour le collège des
frères de Saint-Gabriel, dont la construction était terminée depuis
longtemps. Les frères avaient toutefois attendu de se refaire un capital avant
de le meubler complètement. Ovila avait eu la chance extraordinaire de
faire valoir ses talents de sculpteur, les frères lui ayant offert de sculpter un
chemin de croix.
— Vous êtes sûrs que vous voulez pas que ça soit peinturé? On n’entend
pas souvent parler de ça, des chemins de croix en bois.
— Nous en sommes certains. Nous croyons qu’à long terme ce sera une
économie. Pas besoin de rafraîchir la peinture à toutes les décennies. La
chose se fait souvent dans les vieux pays.
— Si c’est ça que vous voulez, c’est ça que vous allez avoir.
Ovila avait annoncé l’heureuse nouvelle à Émilie. Ils avaient valsé de
joie dans le salon, au grand étonnement de Rose. Ce chemin de croix
voulait dire qu’Ovila pourrait rester toute l’année.
— En tout cas, Charles Pronovost, si tu changes d’idée pis que tu repars,
c’est moi qui vas te crucifier.
— Si c’est avec une de tes épingles à chapeau, j’ai rien contre. Pis
appelle-moi pas Charles. J’aime pas ça. Me semble que c’est pas à moi que
tu parles.
Le mariage de Rosée fut célébré en grande pompe, Dosithée ne lésinant
sur aucune dépense. Le lendemain matin, elle quitta sa famille pour suivre
Arthur à Cap-de-la-Madeleine. Félicité et Émilie lui promirent toutes les
deux qu’elle s’habituerait à vivre dans une nouvelle paroisse.
— Tu vois, ma fille, moi je suis venue de Sainte-Geneviève-de-Batiscan.
Je m’en trouve pas plus mal.
— C’est pas pareil. Vous, vous êtes venue avec toute votre famille.
— Pas moi, fit Émilie. Je suis arrivée toute seule. Remarque que ça aurait
été pas mal plus facile si j’avais eu un mari avec moi, mais j’ai quand même
passé à travers. À c’t’heure, je me demande même comment c’était quand je
restais à Saint-Stanislas.
Rosée sécha ses appréhensions et c’est radieuse qu’elle quitta sa famille.
Dès qu’elle fut hors de vue, Félicité regarda son mari et comprit qu’il
ressentait la même chose qu’elle.
— C’est dur, hein, mon vieux, de voir partir les p’tites?
Dosithée arracha Rose des bras de sa mère et la serra sur sa poitrine.
— La vie est quand même bien faite. À c’t’heure, la p’tite Rose va
prendre sa place.
Émilie et Ovila passèrent presque tous leurs jours de congé d’automne au
lac, emmenant Rose avec eux quand ses grands-parents ne la réclamaient
pas. Le plus souvent, ils étaient seuls et profitaient pleinement des douces
heures qui tictaquaient lentement.
Ovila avait acheté un fusil et il avait montré à Émilie à s’en servir. Ils
revenaient toujours à la maison avec un lièvre ou une perdrix. À la surprise
d’Ovila, Émilie tirait admirablement bien du fusil.
— Tu es sûre, ma belle brume, que tu as jamais touché à un fusil de
chasse avant?
— Jamais. Je trouve que c’est facile de viser.
— Facile…, facile… Faudrait quand même pas exagérer.
— Ovila, regarde! C’est quoi, cet oiseau-là?
Ovila regarda l’endroit qu’Émilie lui montrait du doigt dans le ciel.
L’oiseau montait en vrille à une vitesse étonnante. L’envergure de ses ailes
était impressionnante. Ovila était fasciné. Sans quitter l’oiseau des yeux, il
s’assit sur une pierre et contempla le spectacle.
— Regarde, Émilie, comme c’est beau. C’est la deuxième fois de ma vie
que je vois ça.
Émilie, à ses côtés, regardait l’oiseau elle aussi. L’oiseau survola leurs
têtes une dernière fois puis disparut dans le bois.
— Pour moi, Émilie, on va l’entendre cette nuit.
— Tu m’as toujours pas dit ce que c’était.
— Un grand duc, Émilie. Un maudit beau grand duc. Pis presque blanc.
J’en connais qui auraient donné cher pour le tuer pis l’empailler. Moi, un
oiseau de même, je pourrais pas tuer ça.
Ce soir-là, ils s’endormirent serrés l’un contre l’autre, l’oreille à l’écoute
des hululements du grand duc.
Le calme de leurs journées ne laissait qu’un mince sillon sur la glace de
l’hiver. Elles se ressemblaient toutes. Émilie se levait la première et langeait
Rose. Ovila s’extirpait ensuite du lit et chauffait le poêle et l’eau. S’il savait
son frère fatigué, il allait parfois donner un coup de main pour la traite des
vaches. Si Ovide était en état de superviser le travail des jeunes, Ovila
restait tranquillement près d’Émilie et de Rose à siroter un thé chaud et à
grignoter des croûtons de pain. Rose dandinait son année et demie avec
beaucoup de sérieux. Quand la journée s’annonçait ensoleillée, Ovila
s’isolait plus tôt dans son atelier de façon à pouvoir se permettre une pause
traîneau avec Rose. Émilie les accompagnait parfois, quand elle n’avait pas
les mains mouillées par l’eau de vaisselle ou de lessive ou si elle n’avait pas
quelque morceau de tissu qui trempait dans la teinture. Elle avait donné le
manteau de castor à Ovila. Elle avait attendu pendant des mois qu’il se
plaigne du froid avant de le sortir de la naphtaline et de le lui remettre.
Ovila avait été fort surpris qu’elle ait trouvé le moyen de faire deux
manteaux dans les peaux qu’il avait rapportées.
Le froid étant trop traître, ils n’allèrent pas à Saint-Stanislas pour les
fêtes. Célina leur avait écrit qu’elle comprenait leur hésitation à faire faire
le voyage à Rose. Caleb et Célina arrivèrent donc pour les surprendre la
veille de l’Épiphanie. Émilie s’empressa de les accueillir, de les réchauffer
et de leur faire entendre quelques airs d’accordéon pendant que Caleb jouait
au cheval avec Rose. Il avait croisé une jambe et avait installé la petite sur
le dessus de sa bottine, lui tenant fermement les mains. Il la faisait sauter au
rythme de sa comptine.
— Viens-t’en, ma Rose. Viens faire du ch’val sur le pied à pépère.
Accroche-toi bien, là, parce que c’est un maudit bel étalon, le ch’val à
pépère. Tu te tiens, là? On part. À Paris… à Paris, sur un petit cheval gris.
Au pas, au pas… au trot, au trot… au galop… au galop!
Rose souriait en se dandinant au pas, ricanait en rebondissant au trot et
riait aux éclats en s’accrochant au galop.
— Veux-tu recommencer, ma Rose? Le cheval à pépère se fatigue jamais.
— A-o, répondit Rose.
— As-tu entendu ça, Émilie? La p’tite a dit «galop».
Émilie rit aux éclats en regardant les joues rouges de Rose.
— Je voudrais pas vous décevoir, pâpâ, mais Rose dit «a-o» pour tout.
«A-o» pour «en haut»; «a-o» pour «de l’eau»; «a-o» pour «bobo»; «a-o»
pour «gâteau»; «a-o» pour «traîneau», pis à c’t’heure elle va dire «a-o»
pour «galop». On ajuste à regarder où c’est qu’elle regarde pour savoir de
quel «a-o» il s’agit.
Caleb feignit d’être terriblement déçu et s’acharna pendant tout son
séjour à essayer de faire dire «galop» à Rose.
— Me semble qu’elle parle pas beaucoup pour son âge.
— Rose est de même. Elle parle pas, elle a marché tard, pis elle a pas
l’air intéressée pantoute à aller sur le pot.
— Tu tiens pas de ton pépère, ma Rose, pour être paresseuse de même.
Regarde ton pépère. Il est pas paresseux pis il va vivre vieux pareil.
Célina s’abstint de commentaires autres que les rappels qu’elle lançait à
Caleb de cesser de faire galoper la petite après les repas.
— Arrête-toi donc deux minutes, Caleb. Tu vas lui mettre l’estomac à
l’envers.
— Célina, j’ai jamais eu le temps de m’amuser avec les nôtres parce que
j’étais trop affairé. À c’t’heure que le lait tombe dans les chaudières même
quand je suis pas là, j’vas toujours bien pas me priver de jouer avec ma
p’tite fille. Rose connaît rien que son pépère Pronovost. Faut que je lui
mette le ventre un peu à l’envers si je veux qu’elle se souvienne de moi.
Les feuilles avaient depuis longtemps pris possession des branches puis
abandonné leur domaine quand Émilie ressentit les premières douleurs de la
naissance. Elle demanda à Ovila d’aller chercher la sage-femme. Ovila
voulut envoyer Oscar ou Télesphore mais Émilie le pria de n’en rien faire.
— J’aimerais mieux que tu y ailles toi-même. Si tu vas chez tes parents,
tout le monde va s’inquiéter. De même, on va pouvoir les avertir à la
dernière minute.
Ovila, Rose sur les genoux, partit chercher la sage-femme en prenant
bien son temps, comme Émilie le lui avait recommandé. Ils revinrent une
heure plus tard. La sage-femme frappa à la porte de la chambre, mais
Émilie la pria d’attendre, le temps qu’elle s’installe. Ovila frappa à son tour
et lui demanda si tout allait bien. Elle lui répondit par l’affirmative, ajoutant
que c’était beaucoup plus facile que la première fois. Elle lui suggéra
d’emmener Rose jouer dehors.
— Je veux pas te laisser toute seule.
— J’aime mieux que Rose soit pas dans la maison.
— D’abord, j’vas aller la porter à ma mère ou à Éva.
— Non! Je veux que tu restes tout près de la maison.
— Émilie, c’est complètement niaiseux de se parler de même à travers la
porte. La sage-femme est prête à venir t’aider.
— J’vas la laisser rentrer aussitôt que tu vas être dehors avec Rose.
Ovila regarda la sage-femme qui finissait de chauffer l’eau et de déchirer
de vieux draps en longues lisières.
— Une femme qui accouche a toujours ses caprices, dit-elle avec un
sourire moqueur.
Ovila sortit de la maison, Rose à sa suite. La sage-femme frappa à la
porte et entra dans la chambre. Émilie était rouge, ce qui fit craindre à la
sage-femme une poussée de fièvre. Émilie lui demanda si elle avait apporté
le fil. La sage-femme lui rappela qu’elles n’en étaient pas encore là.
Émilie éclata de rire.
— Le bébé est arrivé! J’ai juste besoin du fil pour le cordon.
La sage-femme la regarda, incrédule, puis souleva rapidement le drap.
Une toute petite fille gigotait sur la poitrine d’Émilie. Émilie riait encore et
la sage-femme comprit que ses rougeurs étaient des rougeurs de plaisir. La
sage-femme prit son fil, attacha puis coupa le cordon. Pendant ce temps,
Émilie regardait par la fenêtre. Elle voyait Ovila qui essayait bien de
distraire Rose mais qui visiblement avait énormément de difficulté à le
faire.
— Depuis quand est-ce qu’elle est née?
— Depuis bien avant que vous arriviez. C’est pour ça que je voulais pas
vous laisser rentrer pis que je voulais pas qu’Ovila la voie avant qu’elle soit
bien lavée.
— Pourquoi est-ce que vous l’avez pas envoyé me chercher avant?
— Parce que je savais que tout allait bien. Pis j’ai quand même été un
peu surprise de la sentir arriver.
— Ça a pas d’allure. Combien de temps que ça vous a pris depuis les
premières douleurs?
— Deux heures!
— J’aurai tout vu. La première fois, ça finissait pus, pis la deuxième, ça a
même pas eu le temps de commencer.
Émilie demanda à la femme d’aller chercher Ovila qui jouait à faire les
cent pas dehors, comptant bien fort chacun des pas comme s’il montrait les
chiffres à sa fille. Dès qu’Ovila aperçut la sage-femme, il blêmit. Elle lui
sourit et lui demanda d’entrer dans la chambre.
Ovila fronça les sourcils quand il frappa à la porte. Un pleur de bébé lui
répondit qu’il était attendu.
— Pas déjà, Émilie!
— Eh oui! Pis j’ai gagné la gageure.
— Une autre fille?
— Oui, monsieur. Belle comme un ange. Le portrait tout craché de ta
mère.
Ovila embrassa Émilie avant de se pencher sur l’enfant. Il porta son
regard sur le petit front plissé qui coiffait deux yeux aveugles et grands
ouverts. Il compta les doigts et les orteils et s’assura en blaguant qu’il
s’agissait bien d’une fille. Il la prit dans ses bras. L’enfant n’émit aucun son.
— Je pense que je sais comment l’appeler, Ovila.
— Félicité? Comme ma mère? C’est vrai que la p’tite lui ressemble.
— Peut-être une autre fois. Celle-là, je voudrais l’appeler Marie-Ange.
Ovila regarda la petite longuement en répétant son nom sur tous les tons.
Puis il sourit à sa femme.
— C’est un nom qui lui va bien.
L’automne berça Marie-Ange de longues journées ensoleillées. Un
automne rempli d’étés des Indiens. À l’arrivée de sa sœur, Rose avait
commencé à se sucer le pouce. Émilie et Ovila essayèrent tout pour lui faire
perdre cette habitude.
— Suce pas ton pouce, Rose. Tes dents vont être croches.
— É bon, ouce.
— Je sais que c’est bon, répondit Émilie patiemment, mais tu es pus un
bébé à c’t’heure. Tu es encore la belle Rose à maman, mais le bébé c’est
Marie-Ange. Pis Marie-Ange va apprendre à sucer son pouce si tu suces le
tien.
— E bon, ouce!
Émilie avait soupiré et décidé de ne plus faire allusion à la nouvelle
habitude de Rose. Ovila commença à l’ignorer lui aussi. Rose n’en continua
pas moins à sucer son pouce goulûment.
— Pendant vingt-sept mois, Rose a jamais sucé son pouce. C’est
aujourd’hui qu’elle commence ça, dit Ovila un soir.
— Pis aujourd’hui, elle a recommencé à se salir.
— Non!
— Oui. Me voilà prise avec deux bébés aux couches.
Ovila s’était emporté. Il dit à sa femme que Rose avait déjà mis beaucoup
de temps à être propre et qu’il n’endurerait pas qu’elle les oblige à tout
recommencer. Émilie lui demanda d’être patient. Rose était probablement
jalouse du bébé.
— Ça arrive presque tout le temps. Ma mère m’a raconté que moi-même
j’avais arrêté de manger toute seule quand mon frère est né.
— C’est pas une raison pour qu’on laisse Rose faire la même affaire.
Ovila, au grand désespoir d’Émilie, avait entrepris de «dompter» Rose, la
laissant assise pendant des heures sur le pot. Rose pleurait, gémissait et
essayait de se lever. Ovila la rassoyait. Elle commença à s’éveiller la nuit et
à réclamer de l’eau dès qu’Émilie se levait pour Marie-Ange.
— On va venir fous, Émilie. On a rien que deux enfants pis on en a plein
les bras. Veux-tu me dire comment nos mères faisaient pour en avoir
autant?
Émilie soupirait et haussait les épaules. Elle avait perdu beaucoup de
poids et était de plus en plus cernée. Le bébé, heureusement, était facile, ne
pleurant que s’il avait faim ou si sa couche était sale.
Marie-Ange avait trois mois quand Émilie et Ovila décidèrent qu’ils
n’assisteraient pas à la messe de minuit. Ils se contentèrent d’aller au
réveillon. Rose n’avait toujours pas cessé de se sucer le pouce, avait
continué à salir sa culotte et, comme sa mère l’avait fait plusieurs années
avant elle, avait cessé de manger seule. Émilie et Ovila tinrent bon pendant
plusieurs jours, refusant de la nourrir. Rose jeûna. N’y tenant plus, Ovila
avait cédé.
— Je sais pas ce qu’elle a, mais moi, aujourd’hui même, j’vas aller voir
le docteur. Rose a deux ans et demi pis elle est pire qu’un bébé.
Il avait emmitouflé sa fille et avait filé directement chez le médecin
pendant qu’Émilie pleurait doucement. Elle ne reconnaissait plus Ovila.
Impatient, irascible, nerveux. Trop de nuits blanches, pensa-t-elle. Trop de
problèmes avec Rose. Félicité avait peut-être raison de dire qu’il s’occupait
trop des enfants. Que ce n’était pas un travail d’homme. Émilie avait bercé
Marie-Ange, essuyant ses larmes avant qu’elles n’humectent la petite.
Ovila revint deux heures plus tard, ce qui permit à Émilie d’avaler sa
peine. Il entra doucement dans la maison, tenant une Rose endormie dans
ses bras. Il alla la coucher dans son lit, enlevant son manteau avec de
multiples précautions. Marie-Ange dormait à poings fermés. Émilie était
affairée à laver les couches, les frottant énergiquement sur sa planche. Elle
sourit à Ovila qui s’approcha d’elle et lui enserra la taille. Elle abandonna
sa tête avant de se rendre compte qu’il tremblait. Elle se redressa
rapidement et se tourna pour le regarder.
— Qu’est-ce qui t’arrive?
Ovila lui prit le poignet et l’entraîna vers le salon. Là, il la fit asseoir et
vint s’installer directement devant elle.
— Ovila, arrête tes sparages. Tu as une tête d’enterrement.
Ovila la regarda dans les yeux puis détourna son regard.
— Le docteur m’a demandé pendant combien de temps Rose avait pas
respiré quand elle est née.
Il avait parlé d’une voix hésitante, presque éteinte.
— Pis tu lui as dit que ça avait duré quelques minutes, c’est tout?
— C’est ce que j’ai dit.
— Pis?
— Le docteur a examiné Rose pendant pas mal de temps. Il trouve
qu’elle parle pas beaucoup pour deux ans et demi. Il m’a même demandé si
on lui parlait de temps en temps.
— J’espère que tu lui as dit qu’on lui parlait tout le temps.
Émilie était piquée. Le médecin avait-il l’impression qu’elle ne savait pas
comment s’occuper d’un enfant?
— J’ai tout dit ça, Émilie, crains pas. Ensuite, le docteur l’a fait marcher
dans son bureau.
— Pis?
— Il trouve que Rose marche pas mal sur la pointe des pieds.
— Rose a toujours marché de même!
— Je le sais. Mais le docteur dit qu’à deux ans et demi Rose devrait
marcher sur les talons.
— Tu lui as pas dit que c’était parce qu’elle avait juste commencé à
marcher à dix-huit mois?
— J’ai dit ça, Émilie.
— Pis après?
— Pis après ça, le docteur a posé des questions à Rose. Son nom, par
exemple.
— Elle le dit, son nom.
— Non, Émilie, elle le dit pas.
— Voyons, Ovila!
Émilie s’énervait de plus en plus. Elle avait l’impression de passer en
jugement et de ne pas savoir exactement de quoi elle était coupable. Elle
avait la certitude qu’Ovila l’accuserait bientôt de quelque méfait.
— «Ose Ovo.» C’est ça qu’elle dit. «Ose Ovo.» Nous autres, on le sait
que c’est «Rose Pronovost» qu’elle veut dire, mais c’est pas ça qu’elle dit.
Émilie, le docteur pense que Rose va avoir des p’tits problèmes rapport
qu’elle a pas eu d’air en naissant.
Émilie blêmit. Elle respirait bruyamment. Elle s’humecta les lèvres à
plusieurs reprises.
— Qu’est-ce qu’il connaît aux enfants, lui?
Elle criait maintenant.
— Il a jamais vu Rose de sa vie parce que Rose a jamais été malade, pis
il vient nous dire que Rose est pas correcte! Il se prend pour qui, lui? Le
bon Dieu? Rose pas correcte! Veux-tu me faire rire? Rose est juste un peu
moins vite que d’autres.
— C’est ça, Émilie. Juste moins vite, ça veut dire plus lente. Rose est
lente.
Émilie l’avait toujours su. Elle se l’était bien caché et avait enseigné à
Rose tout ce qu’elle avait pu. Maintenant, ses craintes étaient devenues
réalité. Émilie serra les dents. Elle inspira profondément et tenta bien
vainement de refouler ses larmes.
— Écoute-moi bien, Ovila Pronovost. Je jure sur la tête de Rose pis sur
celle de Marie-Ange que ma fille va lire, écrire pis compter. Fie-toi à moi.
Ça prendra le temps que ça prendra, mais Rose va être comme les autres.
Rose va grandir en beauté pis un jour elle va se marier! As-tu compris ça,
Ovila Pronovost?
— Choque-toi pas contre moi, Émilie.
— Je suis pas choquée!
— Cesse de crier, d’abord. Ça me fait de la peine de te voir de même.
Il était effondré. Il avait essayé d’épargner Émilie. Il savait qu’elle n’était
responsable de rien. À la voir et à l’entendre, il aurait juré qu’elle venait
d’être répudiée. Elle continua de tempêter contre le médecin jusqu’à ce que
Rose arrive dans la cuisine en pleurant. En voyant sa fille, elle se hâta de la
prendre dans ses bras et de la bercer. Rose, ravie, suçait son pouce
allègrement et chantonnait pendant qu’Émilie lui faisait des milliers de
promesses tacites.
— J’ai pas l’impression, Émilie, que c’est en la traitant comme un bébé
que tu vas l’aider.
— Je t’ai rien demandé, Ovila Pronovost. Je t’ai surtout pas demandé de
me faire des enfants. Pis à part ça, si tu veux le savoir, il y en a un autre qui
est en route.
***
Émilie était épuisée. Rose avait encore grandi mais ne semblait pas
vouloir apprendre quoi que ce fût. Marie-Ange, toujours aussi sage, faisait
la fierté de ses parents et de ses grands-parents. Le ventre d’Émilie
grossissait à vue d’œil. Ovila et elle n’avaient plus fait allusion aux «petits
problèmes» de Rose, pas plus qu’ils n’avaient reparlé de leur querelle.
Ovila avait expliqué à Émilie qu’il n’avait bu que pour noyer sa tristesse et
son incapacité à la consoler. Émilie s’était excusée à plusieurs reprises de
l’avoir si violemment accueilli après sa bagarre avec Crête. Ils s’étaient
donc retrouvés tous les deux avec leur quotidien, Émilie dans le rang du
Bourdais à laver, semer son potager, surveiller ses filles, regarder les
enfants arriver à l’école et préparer les repas. Ovila, dans la rue Notre-
Dame, au village, à creuser au pic et à la pelle, à travailler de longues
heures pour installer la tuyauterie de l’aqueduc à venir. Tous les soirs, il
rentrait fourbu et Émilie, après le souper, s’empressait de coucher les
enfants et, à l’aide d’une pommade qu’elle avait fait venir de Montréal,
massait les muscles d’Ovila, endoloris par le labeur et brûlés par la chaleur.
— C’est pas possible, Émilie. Je suis plus fatigué après une journée à
travailler pour l’aqueduc qu’après toute une semaine dans les chantiers.
— Essaie pas, Ovila… Je sais que tu travailles dur, mais je sais surtout
que c’est rassurant d’avoir quelque chose qui va durer un bout de temps. Je
pense que tu as oublié combien c’était difficile dans les chantiers.
— Peut-être, disait Ovila en fermant les yeux pour bien sentir les mains
de sa femme. Pis dans les chantiers, personne me frottait le dos comme tu
fais.
La fin mai approchait quand Émilie reçut une lettre de sa mère la priant
d’aller à Saint-Stanislas pour fêter le retour de son oncle Amédée
Bordeleau, qui était rentré des États-Unis après y avoir vécu pendant treize
ans. Elle en parla avec Ovila qui lui recommanda d’assister à la fête. Éva
pourrait s’occuper des enfants. Émilie prépara donc tous ses effets, mais, le
matin de son départ, Rose se leva avec la petite vérole.
Émilie confia Marie-Ange à ses grands-parents afin de s’assurer qu’elle
n’attraperait pas le mal de sa sœur. Elle défit ses valises et s’arma de
patience dès qu’elle eut écrit une courte lettre à sa mère, la priant d’excuser
son absence. Elle lui promettait de se rendre à Saint-Stanislas dès qu’elle le
pourrait.
Rose, empoisonnée par la maladie, recrachait son venin à doses si fortes
qu’Émilie se demanda si elle aurait la patience d’attendre la disparition du
dernier bouton. Pendant trois jours, elle s’affaira au chevet de sa fille à lui
chanter des berceuses, à la couvrir de linges humides et frais, à l’empêcher
de se gratter, à enduire chacune des pustules d’un onguent que le médecin
lui avait fait préparer. Elle interdit à Éva et à Ovila d’entrer dans la maison.
Ovila lui dit qu’elle était ridicule. Qu’il avait déjà eu la petite vérole et
qu’elle savait que cela ne pouvait attaquer deux fois. Émilie s’entêta à
l’empêcher d’entrer. Si lui ne pouvait être atteint, il pouvait transporter la
maladie au village. Ses précautions furent vaines. Une vraie épidémie
s’attaqua au village et aux rangs, frappant une maison sur deux. Le médecin
passa voir Émilie à deux reprises, la rassurant sur le sort de sa fille tout en
lui confiant qu’il n’avait jamais vu autant d’enfants alités. Il ajouta que cette
petite vérole lui semblait assez sérieuse.
— Encore quelques boutons de plus que j’aurais pensé que ça pouvait
être la variole. Mais on est chanceux.
Rose réussit enfin à effacer ses boutons, au grand soulagement d’Émilie,
qui put prendre du repos et ouvrir sa porte à Ovila et à une Marie-Ange qui
rouspétait d’avoir été éloignée de sa mère pendant trop de temps à son goût.
Émilie reprit son train-train quotidien, toujours plus lourde, toujours plus
assommée par l’adhérence de la chaleur. Elle accueillit Henri Douville
comme à chaque année, mais cette fois il vint seul. Antoinette, enceinte elle
aussi, avait préféré rester à la maison. Henri, que les cernes d’Émilie
inquiétèrent, refusa de dormir sous leur toit et s’empressa de poursuivre sa
route vers Sainte-Thècle. Ovila essayait de rentrer le plus tôt possible pour
prendre la relève de sa femme. Rose balbutiait encore sa mauvaise humeur
qui, au grand désespoir d’Émilie, commençait à déteindre sur Marie-Ange.
Ils avaient fêté les trois ans de leur aînée et s’étaient tristement avoué
qu’elle n’était pas tellement plus délurée que Marie-Ange qui n’avait pas
encore un an.
À la fin juillet, Émilie fut forcée de demander de l’aide à Éva. Le
médecin lui avait fortement suggéré d’essayer de passer la majeure partie de
ses journées au lit. Émilie avait pleuré de désespoir et de fatigue. Cette
troisième grossesse lui pesait lourd. Ovila tentait bien de l’encourager et de
la rassurer, mais il ne pouvait cacher ses propres craintes. Il lui trouvait le
même air que celui qu’elle avait montré tout le temps de sa première
grossesse. Il craignait un autre accouchement difficile. Il regrettait ce temps,
si lointain déjà, où il gageait sur le nombre d’enfants qu’ils auraient. Émilie
n’avait même plus la force de lui sourire pour lui montrer que tout allait
bien. Elle était couchée toute la journée et entendait Éva qui s’entêtait à être
une tante parfaite avec deux nièces maintenant insupportables, tout égarées
qu’elles étaient de n’avoir accès aux bras de leur mère qu’à de rares
moments.
Marie-Ange donna quand même à sa mère le plus beau cadeau pour
souligner son premier anniversaire. À l’aube, elle marcha jusqu’à sa
chambre. Seule. Émilie éclata de rire quand elle vit apparaître sa petite
frimousse dans l’entrebâillement de la porte. Ovila, que les éclats
éveillèrent, ouvrit les bras et Marie- Ange s’y précipita en titubant, un
sourire accroché aux lèvres et des excréments aux cuisses.
— C’est qu’elle est puante, notre p’tite marcheuse!
Émilie se leva pesamment et prit Marie-Ange par la main pour s’assurer
qu’elle la suivrait et qu’elle n’irait pas salir quelque chose sur son passage.
Elle se dirigeait vers la pompe à eau quand elle vit Rose, bien affairée à
barbouiller le mur de ses propres excréments.
— Rose!
La petite ne se tourna même pas et continua son travail malodorant.
— Ovila, viens ici tout de suite.
Ovila entendit l’urgence dans la voix de sa femme et enfila son pantalon
à la hâte. Il demeura bouche bée devant le travail de Rose. Il sentit la colère
l’envahir.
— J’en ai assez de ses gâteries. C’est à matin que j’vas commencer à
m’en mêler pour vrai.
Il agrippa sa fille par les deux bras, lui mit le nez dans les excréments, lui
donna une fessée puis, ne sachant plus trop que faire, il empoigna un linge
qu’il mouilla et ordonna à Rose de laver tout ce qu’elle avait sali. Rose
sourit, heureuse d’avoir quelque chose à faire. Ovila en prit ombrage et
changea d’idée. Il la reprit par le bras et la conduisit à sa chambre. Rose
commença à gémir, regardant sa mère, le regard lourd de reproche, puis sa
sœur qui gargouillait de plaisir devant l’activité matinale.
— Non! pas dodo! Rose pas dodo!
Ovila l’obligea à s’étendre et lui ordonna de ne pas se lever. Rose donna
des coups de pied. Ovila l’immobilisa et lui répéta que cela irait mal si elle
désobéissait.
— Pas dodo, papa! Rose dehors!
Ovila la recoucha fermement et Rose cessa ses cris. Elle suça son pouce
tout en grattant sa couverture de l’autre main. Ovila revint dans la cuisine.
Émilie le regardait. Il se demandait comment elle réagirait. Depuis que le
médecin leur avait parlé des problèmes de Rose, il avait essayé de laisser
Émilie faire comme elle l’entendait. Mais Émilie avait manqué de souffle,
son air coupé par la grossesse. Ovila chercha dans ses yeux quelque marque
de colère, ou un reproche. Il ne vit rien. C’est plutôt de l’amusement qu’il
crut deviner.
— Pourquoi est-ce que tu ris? Me semble que des matins comme ça, c’est
pas drôle.
— C’est toi qui le dis. Moi, je trouve que c’est pas mal drôle de te voir
perdre patience de même. Pis…
Elle referma l’épingle de sûreté qu’elle venait de piquer dans la couche
de Marie-Ange et prit celle qu’elle tenait entre ses lèvres avant de continuer.
— … je suis contente que tu te sois choqué. Au moins, toi, tu te contrôles
encore un peu. Si moi je m’étais choquée, Rose aurait eu des bleus sur les
fesses.
— Je sais que c’est pas facile pour toi, Émilie, dit-il en l’enlaçant après
qu’elle eut reposé Marie-Ange par terre. Rose voudrait encore être un bébé,
Marie-Ange commence à faire comme elle, pis toi que le docteur laisse au
lit toute la journée…
— Arrête de parler pis fais-moi un bon thé.
Ovila lui caressa la nuque, puis le dos, puis les reins. Il les lui tint
solidement d’une main pendant que de l’autre il lui frottait le ventre. Émilie
ronronna.
— C’est donc difficile, les derniers mois, pis pas rien que parce que c’est
pesant à porter.
Ovila avait bien compris ce qu’elle tentait de lui dire et pressa le ventre
un peu plus fortement. À lui aussi manquait la chaleur de leurs nuits. Il
savait qu’il devrait se satisfaire de humer Émilie pour quelques mois
encore. Jamais il ne se lasserait de son odeur.
— Je m’excuse, Émilie.
— Pourquoi?
— Ben, me semble que ça aurait été mieux si tu avais pas été enceinte
tout de suite pis qu’on avait eu le temps de prendre une p’tite vacance, toi
pis moi.
— Tu sais que des vacances, faut pus y penser maintenant que la famille
est vraiment commencée. Pis tu les as pas faits tout seul, les bébés, Ovila
Pronovost… Bon, tu me le fais, le thé, avant de partir pour le P’tit Canadal
J’aimerais ça qu’on mange en tête-à-tête comme des amoureux avant que ta
sœur arrive.
Ovila fit du thé et des rôties pendant qu’Émilie s’amusait avec Marie-
Ange sur ses genoux. Rose s’était rendormie, ce qui leur donna quelques
minutes de répit. Ovila servit sa femme comme un garçon de table, un
torchon à vaisselle bien plié sur le bras, le geste éloquent et un sourire figé
aux lèvres. Émilie éclata de rire, imitée par Marie-Ange.
— Tu es quasiment aussi bon que les garçons du Windsor.
— J’ai de l’avenir comme serveur, tu penses?
— Non, tu es un peu trop grand.
— Ça a rien à voir…
— Je le sais.
Le mois d’octobre fut accueilli par une Émilie boursouflée mais
heureuse. Ovila avait terminé son engagement avec la municipalité pour la
construction de l’aqueduc et il restait à la maison pour aider Eva qui
commençait à peiner dans son rôle de tante. Rose avait cessé d’exercer ses
talents de peintre sur les murs et Marie-Ange trottait avec assurance. Émilie
écrivit à sa mère, lui disant déjà qu’elle ne pensait pas se rendre à Saint-
Stanislas pour les fêtes, ce qui fit répondre à Célina qu’elle s’inquiétait à
son sujet. Émilie la rassura sur son état de santé. Elle ajouta que sous peu
elle serait probablement en mesure de lui annoncer qu’elle avait enfin un
petit-fils.
Le petit-fils naquit le 8 octobre et fut baptisé… Louisa! Ovila se réjouit,
malgré tout, de l’arrivée d’une troisième fille. Émilie, elle, en fut quelque
peu mortifiée. Il lui faudrait se hâter de donner un fils à son mari. Elle le
ruinerait par tant de coffres de cèdre!
Louisa était insomniaque, pleureuse et agitée. Émilie passa de longues
nuits dans la cuisine à la bercer pour permettre à Ovila de prendre un peu de
sommeil. Ce fut en vain. Ovila était de plus en plus fatigué. Émilie
considérait que sa fatigue à elle était normale, mais qu’un homme avait
droit au sommeil. Aussi est-ce le plus sérieusement du monde qu’elle lui
demanda s’il n’avait pas envie d’aller au lac Pierre-Paul ou ailleurs
jusqu’aux fêtes.
— Es-tu folle? Penses-tu que j’vas te laisser ici avec trois p’tits aux
couches?
— Il me semble justement que la maison est tellement pleine de bébés
que ça te ferait du bien de te retrouver rien qu’avec des hommes.
— Pas question! Je veux pas être avec des hommes. Je veux être avec toi.
Les chantiers, Émilie, c’est fini.
— Penses-y. J’ai l’impression que ça serait une bonne affaire. Pis quand
tu vas revenir, aux fêtes, ça va déjà être pas mal mieux. Louisa va avoir
deux mois et demi, Rose trois ans et demi, pis Marie-Ange quinze mois. Ça
va être pas mal plus facile.
Ovila s’était entêté à ne pas partir mais Émilie l’y obligea presque. Elle
ne savait pas ce qui l’avait poussée à agir ainsi. Peu de temps avant, elle
aurait fait la tête s’il avait parlé de s’absenter. Mais les choses étaient
différentes. Elle voulait se refaire une taille et une beauté et, pour ce, elle
voulait prendre le temps de se reposer. Dormir sur ses deux oreilles, sans
craindre qu’un enfant n’éveille Ovila. Être seule pour quelque temps.
Consacrer toutes ses journées à ses enfants sans avoir le sentiment de
négliger son homme. Il y avait bien assez de la nature qui la forçait à le
faire la nuit. Elle avait mal de penser à son absence, mais tout à coup elle
avait envie de l’attendre. Elle avait envie de longues soirées soupirées en
regardant par la fenêtre. Elle avait surtout envie de le retrouver dans deux
mois, de l’accueillir et de pouvoir lui ouvrir les bras.
Ovila avait accepté à regret de s’éloigner. Il avait le sentiment aigu
qu’elle le repoussait sans qu’il en connaisse les raisons. Dès qu’il fut dans
le bois, il comprit, à son grand étonnement, qu’il respirait mieux. Il soupira
en pensant à Émilie, se disant qu’elle le devinait tellement facilement. Il
passa ses journées à bûcher son attente, partagé entre son bien-être et son
besoin d’Émilie.
Comme Ovila le lui avait prédit, l’hiver commença sans pitié. Émilie
regardait la neige qui leur tombait sur la tête comme le sucre en poudre sur
les beignes qu’elle avait cuisinés pour le réveillon. Plus que deux semaines
et Ovila serait de retour. Elle avait souventes fois regretté son initiative,
mais son miroir lui disait qu’elle avait eu raison. Elle reconnaissait
maintenant celle qui avait séduit Ovila. Elle s’était fait une nouvelle robe
fermée par un lacet qu’elle pourrait serrer davantage si elle perdait encore
du poids. Félicité et Éva lui offrirent de garder les enfants pour quelques
jours. Elle refusa, alléguant que les petites seraient maussades de ne pas
reconnaître leur décor familier.
— Si c’est rien que ça, ton problème, Éva pis moi on va les garder ici
même. Ovila a dit qu’il serait arrivé pour ta fête. Ça veut dire que le
réveillon va être pas mal prêt déjà. Pourquoi que vous iriez pas au lac à la
Perchaude pour deux jours?
Émilie refusa avec véhémence. Leur laisser tout le travail? Jamais. Cela
n’avait aucun sens. Mais la pensée de se retrouver seule avec Ovila, la
pensée de dormir le matin, bien au chaud sous son aisselle, la pensée de ne
pas entendre pleurer d’enfant, la pensée de regarder passer le temps au lieu
d’être obligée de le chevaucher la séduisait. Elle accepta l’offre de sa belle-
mère. Félicité se contenta de sourire et de lui rappeler que la jeunesse ne
passait qu’une fois.
— Jeunesse? Vous voulez rire, madame Pronovost. J’vas avoir vingt-sept
ans. Je suis pus une jeunesse.
— Toi, peut-être pas, Émilie, mais oublie pas qu’Ovila, lui, est plus
jeune, ironisa Félicité.
Émilie se regarda dans le miroir encore plus désespérément. Elle avait
plus de cheveux blancs, mais Ovila aussi en avait maintenant quelques-uns,
parsemés dans son épaisse chevelure. Mais elle n’avait pas de rides. Pas une
seule ride.
Ovila arriva six jours avant Noël. Émilie avait eu un pressentiment et, le
matin du 19, elle avait mis beaucoup de soin à se coiffer, avait enfilé une
robe qu’elle n’avait pu porter depuis deux ans et avait astiqué la maison
sans relâche. Elle avait même réussi à libérer la corde à linge de toutes les
couches qui y étaient suspendues. Heureusement, Rose était redevenue
propre et sage. Elle donnait même le biberon à Louisa, que les coliques
avaient presque abandonnée, lui permettant de dormir ses nuits.
L’instinct d’Émilie ne l’avait pas trompée. Ovila arriva au début de
l’après-midi. Émilie, Rose et Marie-Ange se précipitèrent à son cou. Il ne
put empêcher l’émotion de le gagner. La maison lui semblait maintenant
accueillante, remplie de bonne humeur. Éva ne permit pas à son frère
d’enlever son manteau. À peine eut-il déposé ses filles par terre qu’elle lui
remplit les bras de provisions, lui ordonnant d’aller atteler une carriole.
— Si c’est pour les porter chez le père, je peux marcher. Pis il y a pas de
presse. C’est quoi, ces manies de me mettre à la porte quand je viens juste
d’arriver?
Éva se contenta de le pousser dehors. Dès qu’il eut franchi le seuil de la
porte, Émilie enfila son manteau et prit la valise qui attendait sous le lit
depuis deux jours. Elle embrassa ses enfants et sa belle-sœur et sortit
rejoindre Ovila. Il sursauta quand elle lui donna une légère tape dans le dos.
Il ne l’avait pas entendue venir, tout occupé à fixer le mors de la bête.
— Veux-tu me dire…
Elle ne le laissa pas terminer sa phrase, utilisant ses lèvres pour le
bâillonner. Quand ils reprirent leur souffle, elle lui indiqua leur destination.
— Les enfants?
— Bien gardés par ta mère pis ta sœur.
— Le réveillon?
— Bien prêt. Des femmes pas d’hommes, ça a les mains dans la pâte du
matin jusqu’au soir.
— Mes affaires?
— Dans la valise que tu vas te dépêcher de monter dans la carriole avant
que je me fâche.
Et ils partirent en riant. Ovila n’avait pris qu’une minute pour embrasser
ses filles pendant qu’Émilie avait tenu l’attelage. À son retour, il y avait
déposé un énorme paquet mal ficelé.
— Tu es une drôle de mère, toi, ma belle brume.
— Pantoute. Je serais pas une mère si j’avais pas été une femme.
Les jeunes frères d’Ovila étaient allés au lac chauffer le poêle. À leur
arrivée, Ovila et Émilie enlevèrent leurs manteaux, puis Ovila s’attaqua
immédiatement à la robe d’Émilie.
— Tu as bien maigri! As-tu mangé, au moins?
— Pas une miette. C’est bien connu: quand une femme est en manque de
son homme, ça lui coupe l’appétit.
— Tu m’as pas fait partir parce que tu voulais avoir l’appétit coupé?
— Non. Je t’ai fait partir parce que je voulais m’ennuyer. Parce que je
savais qu’il y a rien de mieux que l’ennui pour…
Elle ne termina pas sa phrase, Ovila grognant déjà du plaisir de la
retrouver plus belle qu’elle ne l’avait été depuis la naissance de Marie-
Ange. Ils ne prirent pas la peine de souper et s’endormirent, bien au chaud,
après qu’Ovila l’eut forcée de fermer les yeux et d’ouvrir le paquet mal
ficelé qu’il avait apporté.
— Étant donné les circonstances, tu vas avoir ton cadeau de fête tout de
suite.
Le paquet contenait deux paires de raquettes. Émilie le remercia
chaudement et lui promit qu’ils les étrenneraient le lendemain,
immédiatement après avoir mangé.
La promesse fut tenue. Elle et Ovila, passèrent plusieurs heures à
marcher dans le sous-bois. Émilie avait rapidement compris le principe de
la marche en raquettes et s’amusait du fait qu’elle avait l’impression d’être
suspendue au-dessus de la neige.
La magie de l’isolement avait agi et ni Émilie ni Ovila ne pensèrent aux
trois petites qu’ils avaient laissées derrière. Ovila était tout à Émilie qui le
lui rendait bien. Ils passèrent plus de deux jours dans un temps hors du
temps. Un intermède entre des journées tellement pleines de quotidien
qu’ils avaient peine à s’y retrouver. Ils rentrèrent le lendemain de
l’anniversaire d’Émilie et Eva les gronda parce qu’ils n’avaient pas profité
plus longtemps de leur petite escapade.
Émilie et Ovila s’étaient finalement rendu compte que leurs petites leur
manquaient et ils étaient rentrés à la hâte. Émilie s’inquiétait des
conséquences de son absence sur Rose. Ovila avait hâte de mieux connaître
Louisa.
Rose, heureusement, avait continué dans la bonne voie et ses parents
osaient croire que le médecin s’était peut-être trompé ou, à tout le moins,
avait exagéré les conséquences du manque d’air. Marie-Ange commençait à
s’affirmer et Louisa était resplendissante.
Les fêtes furent parfaitement réussies et Émilie se demanda si elle
n’aurait pas pu aller à Saint-Stanislas. Ovila lui fit remarquer qu’elle aurait
eu un long trajet à faire avec deux bébés et une Rose agitée. Émilie concéda
qu’il avait raison.
— L’année prochaine, Émilie, on devrait pouvoir y aller.
— Si on n’a pas un autre p’tit d’ici là.
— Crains pas. La nature nous a bien gâtés depuis deux ans. Elle va nous
laisser tranquilles un peu.
La nature n’avait pas entendu les propos d’Ovila et Émilie lui annonça au
mois de février qu’elle allait être mère encore une fois. Heureusement, elle
l’avait annoncé en riant. Ovila s’était senti terriblement coupable.
— Je comprends pas, Émilie. On passe un temps de fou à attendre notre
deuxième, pis après ça, on dirait qu’on en fait un par année.
— Faut croire que la nature a décidé de me donner tous les enfants qu’il
me faut avant mes trente ans.
Ovila, au grand bonheur d’Émilie, s’était trouvé du travail à la nouvelle
manufacture de portes et châssis de William Dessureault. Il n’était pas
retourné au chantier. Émilie, sereine dans sa nouvelle grossesse, n’avait plus
ressenti le besoin de l’éloigner. Ovila, par contre, trouvait les journées et les
soirées un peu longues. Aussi prit-il l’habitude, après ses heures de travail,
de faire un arrêt à l’hôtel, question de parler un peu avec les hommes avant
de rentrer. Émilie ne lui avait fait aucun reproche, sauf en de rares occasions
où, visiblement, il avait parlé trop longtemps.
— Ça me dérange pas que tu arrêtes à l’hôtel une fois de temps en temps,
mais quand tu arrives, j’aimerais ça que tu sois ici.
— Comment ça? Quand j’arrive, je suis ici.
— Des fois oui, des fois non, Ovila. Des fois, tu es bien assis dans ta
chaise mais tu as pas l’esprit bien bien alerte.
Ovila avait grimacé et, le reste de l’hiver, il avait essayé de limiter ses
conversations à la durée d’un verre.
Le printemps arriva sans crier gare à la fin de mars. Au début d’avril, la
neige avait fondu comme par enchantement, laissant rapidement paraître
l’herbe fanée d’avoir supporté la lourde blancheur pendant de longs mois.
Émilie ne semblait pas épaissir autant qu’à sa dernière grossesse. Sa santé
était excellente et Ovila s’en réjouissait d’autant plus qu’Émilie n’avait pas
perdu sa bonne humeur. Les trois filles étaient en grande forme et Louisa,
qui allait avoir six mois le lendemain, avait déjà percé quatre dents.
Ovila était allé à l’hôtel pour fêter l’arrivée du printemps. Il savait
qu’Émilie lui avait demandé d’arriver tôt, car elle devait aller chez le
médecin avec Rose et Louisa. Elle avait décidé, voyant les progrès de Rose,
de confondre ce dernier. Ovila, lui, croyait qu’elle cherchait à se rassurer.
Émilie consacrait une heure par jour à Rose. La petite ardoise que Charlotte
leur avait donnée en cadeau de noces servait à apprendre les chiffres et les
lettres. Ovila avait dit à Émilie qu’il trouvait Rose un peu jeune pour toutes
ces choses, mais Émilie n’avait pas démordu. Elle soutenait que si Rose
pouvait savoir ses lettres et ses chifires avant d’aller à l’école, elle pourrait
réussir une première année sans trop de problèmes. Ovila avait haussé les
épaules et n’était plus intervenu. Quant à Louisa, elle voulait la montrer au
médecin pour qu’il lui dise qu’elle était en grande forme, malgré quelques
problèmes de digestion.
Ovila commanda un deuxième verre après avoir regardé l’heure. Il avait
encore le temps. Il pensait à son bonheur en écoutant les autres hommes se
plaindre de leurs femmes. L’une d’elles ne voulait jamais dormir si elle
n’avait pas pris le temps de réciter un rosaire. Son mari riait en disant que,
depuis qu’elle avait pris cette habitude, ils n’avaient plus eu d’enfants, étant
donné que lui s’endormait toujours avant la fin des quinze dizaines.
— Je peux quand même pas l’empêcher de faire ses dévotions.
— Tu peux lui rappeler son devoir, par exemple.
— Tu veux rire, toi! Ma femme a pas trente ans pis on a huit jeunes. Son
devoir est fait.
L’autre racontait que la sienne passait son temps à lui reprocher d’avoir la
barbe trop forte. Il ne pouvait plus l’approcher que fraîchement rasé, ce qui
n’arrivait que le dimanche matin.
— Est-ce qu’il y en a un ici qui peut prendre le temps de servir sa femme
avant la messe? Moi, j’ai jamais réussi.
Ovila les écoutait parler sans intervenir. Il ne les comprenait pas d’étaler
aussi ouvertement leur vie conjugale. Il commanda un troisième verre,
curieux d’entendre tout ce qu’ils raconteraient. Émilie rirait certainement
aux éclats quand il lui répéterait leurs propos.
— La mienne, elle a une nouvelle manie. À c’t’heure, c’est une fois par
mois que je peux l’approcher. Pis pas n’importe quand, non, messieurs,
seulement quand elle commence ses mauvais jours. Avez-vous déjà fait ça
pendant les mauvais jours? Elle, elle a pour son dire que c’est mieux pour
pas avoir d’enfants. Moi, je pense que c’est juste mieux pour me tenir de
mon bord du lit.
Ovila ricanait. Il remerciait tous les saints de la terre de lui avoir donné
une femme comme Émilie. Elle n’avait jamais fait d’histoires à ce sujet.
Même que…
— C’est rien, ça. La mienne est allée voir un docteur de Trois-Rivières
pour qu’il lui donne un papier de dispense! Pis savez-vous quoi? Elle l’a eu,
son maudit papier! À c’t’heure, chaque fois que j’essaie de lui faire des
p’tits mamours, le papier sort d’en dessous de son oreiller! Ça vous coupe
l’inspiration, ça, monsieur…
Ovila s’amusait de plus en plus. Il commença même à se mêler à la
conversation, posant une question ou se permettant un commentaire de
temps à autre.
— C’est fou pareil. Le Créateur a rendu la chose plaisante pour être sûr
qu’on se multiplierait. Moi, je pense qu’il avait oublié de le dire à Ève.
— Qu’ossé que tu vois de plaisant là-dedans, toi?
— Comment? Tu trouves pas ça plaisant, toi?
— Pantoute! Je trouve même ça… euh… pas mal écœurant. Forniquer,
moi, c’est pas mon fort.
— Es-tu malade, toi? Hé! les gars, il aime pas ça, lui!
— Ça serait-tu parce que tu es pas capable de la lever?
— Hé! toi… Je l’ai levée assez souvent pour avoir trois enfants.
— Veux-tu nous faire accroire que tu l’as levée rien que trois fois pour
ça?
— C’est en plein ça. Je commence à penser que vous autres vous la levez
pour autre chose que le devoir. Moi, je l’ai levée le soir des noces, pis deux
autres fois. Ma femme a pas l’air de se plaindre d’avoir un mari à sa place.
J’ai pas vos problèmes, moi. Ma femme a pas eu besoin de dispense, moi.
Ma femme récite pas des rosaires à tous les soirs, moi. Quand je la sers, ma
femme dit pas non, moi.
— Tu l’as servie rien que trois fois?
— Trois fois, juré sur sa tête.
— Pis vous avez eu trois jeunes?
— Oui, monsieur. Pis trois gars, à part de ça.
Ovila fronça les sourcils. Est-ce qu’il venait d’apprendre la raison pour
laquelle il n’avait eu que des filles?
— Qu’ossé que tu dis de ça, toi, le grand? À l’entendre, on dirait que les
gars c’est les enfants du devoir pis que les filles c’est les enfants du plaisir.
Si ma mémoire est bonne, tu as trois filles, toi?
Ovila avala tranquillement les dernières gorgées de son verre et fit signe
au garçon de remplir. Il s’essuya la bouche du revers de sa manche et sourit
à son interlocuteur.
— Je crois pas à ça.
— Tu veux dire que tu fais ça par devoir? Fais-moi rire! Tu as pas une
tête à ça, pis ta femme non plus. Vous avez encore pris des p’tites vacances
au lac?
— Pis? Ça dérange-tu quelqu’un ici?
— C’est pas ça qu’on dit… mais ta femme est encore pleine.
— C’est pas de vos ciboire d’affaires, ça.
— Ben, on va voir. Si tu as un gars, on pourra croire que tu as fait ça par
devoir. Mais si tu as une autre fille, on va commencer à croire ce que l’autre
a dit.
— Vous croirez ce que vous voudrez. Moi, j’ai pour mon dire que c’est
quasiment scandaleux de vous entendre dénigrer vos femmes de même.
Vous avez des bonnes femmes. Vous avez des enfants en santé. Je vois pas
pourquoi vous trouvez encore le moyen de chialer.
— Écoute, le grand: si tu aimes pas ça, des conversations d’hommes, tu
as juste à rentrer chez vous pis à écouter la belle Émilie parler des couches
pis de la température. Nous autres, on aime ça, jaser. Si tu aimes pas ça, tu
as rien qu’à te taire.
— C’est justement ça que je pensais. Bonsoir, la compagnie!
Ovila monta dans sa calèche et essaya de lire l’heure. Neuf heures! Il
regarda encore une fois, certain de s’être trompé. Ce fut pire. Il lut minuit.
La trotteuse qui l’avait induit en erreur avait maintenant rejoint les deux
autres aiguilles. Il grimaça. Émilie ne l’accueillerait certainement pas avec
le sourire. Il pressa sa bête et arriva chez lui. Émilie était assise dans la
cuisine, bien endormie dans sa berceuse, tenant encore son accordéon d’une
main. Ovila se rendit compte qu’il titubait légèrement. Il essaya de contrôler
sa démarche. Il s’approcha d’Émilie et lui frotta une épaule.
— Hé!… ma belle brume. Tu serais mieux dans le lit.
Émilie ouvrit les yeux, sourit à Ovila, puis, se rappelant qu’il l’avait
empêchée d’aller chez le médecin, se rembrunit. Elle détourna les yeux.
Ovila lui enleva l’accordéon des mains et fit mine d’essayer de la soulever.
Elle sauta sur ses pieds.
— Touche-moi pas! Tu m’as fait poireauter comme une dinde. As-tu
oublié que j’avais rendez-vous chez le docteur avec Rose pis Louisa?
— Oui, j’ai oublié. Excuse-moi, mais les hommes parlaient d’affaires
tellement drôles que j’ai voulu tout entendre pour pouvoir te les répéter.
Ça m’intéresse pas, leurs maudites affaires. Ce qui m’intéresse, moi, c’est
de voir mon mari avec tous ses esprits, pis de voir le docteur avec mes filles
quand j’ai décidé qu’il fallait que je voie le docteur avec mes filles.
Elle n’ajouta plus un mot et se dirigea vers sa chambre à coucher. D’un
regard, elle demanda à Ovila de jeter un coup d’œil aux filles. Il acquiesça,
mais décida de lui laisser le temps de s’endormir avant de la rejoindre. Il
était tellement mal à l’aise de l’avoir ainsi chagrinée qu’il n’avait pas le
courage d’entendre plus de reproches. Il alluma sa pipe et se berça
lentement. Il irait voir les filles avant de se mettre au lit.
Il s’éveilla à trois heures du matin. La pipe était par terre et le tabac avait
brûlé le plancher. Heureusement qu’il n’y avait pas de tapis à cet endroit,
pensa-t-il. Il s’étira et rota. Il ouvrit la porte de la chambre puis se rappela
qu’il n’avait pas vérifié le sommeil de ses filles. Laissant la lampe dans la
cuisine, il se dirigea vers la chambre de Rose. Elle dormait paisiblement. Il
l’embrassa tout en soupirant. Que deviendrait sa Rose? Il se dirigea ensuite
à tâtons vers l’autre chambre. Marie-Ange dormait sur le dos, les bras en
croix et les jambes écartées. Il sourit. Il s’approcha du berceau de Louisa.
Comme toujours, elle était recroquevillée sur elle-même, la tête légèrement
sur le côté, encadrée de ses deux bras et de ses petits poings fermés.
Ovila sortit de la chambre et referma la porte doucement. Il sourit à sa
paternité puis grimaça en pensant à Émilie. Il lui faudrait s’excuser dès
qu’elle ouvrirait les yeux. Il revint dans la cuisine, troublé par quelque
chose qu’il ne réussissait pas à identifier. Il commença à déboutonner sa
chemise. La cuisine était bercée par le silence que seul le tic-tac de
l’horloge venait déranger. «C’est le cœur de notre maison, pensa Ovila. Le
cœur de notre maison remplie d’Émilie et de moi-même.» Il s’assit de
nouveau dans la berceuse et écouta. Il cherchait un son mais il aurait été
bien incapable d’identifier le son qu’il cherchait. Il sourit encore une fois,
reconnaissant dans son attitude quelque chose de semblable à ce qu’il faisait
quand il chassait. Il écoutait toujours, l’oreille tendue. Sans comprendre, il
se rendit compte que sa gorge s’était nouée. Qu’est-ce qu’il y avait qui
pouvait tant le troubler? Le chagrin d’Émilie? Ses yeux lourds de reproche?
Non, elle n’avait pas eu les yeux si réprobateurs, ce soir. Oui, un peu, mais
pas assez pour qu’il ressente ce malaise étrange. Il ferma les yeux et essaya
de revivre chacun de ses mouvements, chacune des phrases d’Émilie depuis
son retour. Le rythme de son cœur s’accéléra. Il revit Émilie le quitter pour
aller dormir. Puis il revit la tache noire qu’avait imprimée le tabac brûlant
sur le plancher. Il revit Rose, puis Marie-Ange. Il pensa à Louisa. Louisa.
Son cœur s’accéléra encore. Louisa. Toute recroquevillée comme
d’habitude. Louisa… Il bondit sur ses pieds, empoigna la lampe et courut
dans la chambre du bébé. Marie-Ange, que la lumière avait indisposée, se
retourna en grognant un peu. Ovila s’approcha du berceau, sur la pointe des
pieds. Il leva la lampe au-dessus de la tête de Louisa.
— Émilie! Émilie! Oh! non… Émilie!
Marie-Ange, éveillée en sursaut, regardait son père en lui retournant ses
hurlements. Rose s’était levée et s’approchait de la porte. Émilie accourait,
le visage terrorisé par le cri de douleur qui venait de la tirer du sommeil
dont elle avait réussi à se débarrasser en une fraction de seconde. Elle ne vit
pas le trajet entre sa chambre et celle de ses deux plus jeunes. Elle repoussa
Rose qui lui obstruait le chemin et pénétra dans la chambre.
Émilie se figea devant l’ombre que la lampe projetait sur le mur. Ovila
avait une poupée dans les mains, une poupée désarticulée dont la tête
tombait en arrière et un bras ballottait au rythme qu’il lui imposait par son
bercement. Puis les yeux d’Émilie quittèrent l’ombre et descendirent
lentement vers Ovila. Il était prostré, la lampe posée par terre à côté de lui,
Louisa dans les bras. Rose tira sur la chemise de nuit de sa mère. Pour toute
réponse, elle reçut une taloche. Elle s’éloigna en pleurant et se réfugia près
de Marie-Ange qui n’avait pas encore cessé ses hurlements. Elle lui donna
une tape, comme venait de le faire sa mère, et Marie-Ange se tut, saisie.
Émilie approcha lentement d’Ovila. Elle marcha pendant ce qui lui
sembla être des heures, des jours et des nuits. Puis elle fut à côté de lui. Elle
se pencha lentement, regarda son visage inondé de larmes, puis accrocha
son regard au teint de Louisa. Émilie étouffait. Saisie d’une folie soudaine,
elle donna un violent coup de poing à Ovila et lui arracha Louisa des bras.
Elle la secoua énergiquement, la prit par les jambes en lui laissant tomber la
tête tout près du plancher, la remit à l’endroit, lui tapocha le dos de plus en
plus fort. Maintenant elle criait:
— Réveille, Louisa! Réveille-toi!
Elle ouvrit toute grande sa chemise de nuit et se découvrit un sein. Ovila
la regardait, crispé de chagrin. Elle savait bien qu’elle n’avait jamais eu de
lait. Mais elle posa un de ses mamelons séchés sur la bouche morte de son
bébé. Pleurant à chaudes larmes, des pleurs venus de profondeurs jamais
explorées, elle continuait à encourager Louisa à boire. Ovila s’approcha
d’elle et elle lui rugit de s’éloigner. Il recula, terrifié, puis, entendant Rose
et Marie-Ange pleurer, il alla les trouver et les mena toutes les deux dans la
chambre de Rose. Essayant de sourire, il demanda à Rose de bien protéger
Marie-Ange. Rose et Marie-Ange se collèrent l’une contre l’autre et se
turent. Ovila les laissa et revint vers Émilie. Elle avait enfoui Louisa sous sa
chemise de nuit et lui disait qu’elle allait la réchauffer. Ovila s’approcha
d’elle encore une fois. Elle lui ordonna de se tenir éloigné. Il ne voulut rien
entendre et continua d’avancer. Elle recula, marchant sur les genoux,
trébuchant chaque fois qu’elle piétinait sa chemise. Dans sa hâte à vouloir
s’éloigner de lui, elle échappa Louisa qui tomba sur le plancher en faisant
un son mat. Ovila pleurait à chaudes larmes.
— Émilie… Émilie, donne-moi Louisa… Lève-toi, Émilie…
— Va-t’en! Maudit toi! Va-t’en!
Ovila recula à son tour, sortit de la chambre et ferma la porte. Il alla voir
Rose et Marie-Ange qui ne dormaient pas. Il les leva et entreprit de les vêtir
malgré ses mains nerveuses et fébriles. Il y réussit, en même temps qu’il
reprit un peu de son sang-froid. Il leur mit un gilet de laine et, tenant
chacune de ses filles par la main, il sortit dans la nuit encore noire et se
dirigea vers la maison de son père. Ses sanglots le rejoignirent à mi-chemin.
Il essaya de parler doucement pour effacer la terreur du visage de ses
filles. Il fut enfin rendu chez ses parents. Il entra dans la cuisine et appela sa
mère à son secours. Félicité arriva, aussitôt talonnée par son mari. Éva était
descendue, suivie de tous ses frères. Elle prit ses nièces et commença à les
dévêtir. Ovila hoquetait et pleurait tant que personne ne comprit ce qu’il
racontait. Ils ne reconnaissaient que les mots «Émilie», «Louisa» et «folie».
Puis Ovila sortit précipitamment de la maison et courut en direction de chez
lui. Félicité ne prit pas le temps de se vêtir et partit à sa poursuite, imitée
par son mari et Edmond. Éva retint les autres.
Ovila ouvrit la porte prudemment, inquiet de ce qui pouvait l’attendre.
Émilie était là, dans la cuisine. Elle avait déposé Louisa au milieu de la
table et, assise à côté d’elle, elle lui jouait un air d’accordéon.
— Te voilà, Ovila! J’essayais d’endormir Louisa en t’attendant. Je
voudrais pas qu’on fasse patienter le docteur.
Elle avait la voix haut perchée et traînante. Ovila la regarda, incrédule.
Elle venait d’effacer les heures qui s’étaient écoulées depuis la veille. Elle
l’attendait pour aller chez le médecin avec Rose et Louisa. Elle l’avait
attendu pendant que lui…
Félicité le poussa légèrement. En un instant, elle avait compris la scène.
Elle s’approcha d’Émilie et lui parla doucement.
— Dosithée pis Edmond vont emmener Louisa chez le docteur, Émilie.
— Non, c’est moi qui y vas. J’ai demandé à Ovila d’être ici pour garder
Marie-Ange. Rose aussi est prête.
— Rose est déjà chez nous, avec Éva. À c’t’heure, faut que Dosithée
emmène Louisa.
Elle s’approcha du bébé et le prit dans ses bras. Émilie se précipita vers
sa chambre et revint avec du linge pour Louisa.
— Pensez-vous que j’vas la laisser partir de même? Voyons donc,
madame Pronovost, on sort pas un bébé en couche pis en camisole!
Sous le regard ahuri d’Ovila, Émilie langea Louisa, la vêtit, en ne
négligeant même pas de lui mettre ses souliers. Elle lui parlait sans arrêt.
— Moman va te mettre la belle p’tite robe de dentelle anglaise qu’elle
avait cousue pour Rose. Tu vas être belle comme un p’tit ange. C’est bien
raisonnable de pas bouger. Rose, elle, bougeait tout le temps quand je lui
mettais ses p’tits bas.
Au grand émoi de tous, elle mouilla une débarbouillette et lava la figure
et les mains de Louisa, doucement, comme si elle eût joué avec une poupée
de porcelaine. Elle prit enfin Louisa dans ses bras et la remit à Félicité.
— C’est gentil à vous de vous en occuper. Oubliez pas de dire au docteur
que Rose sait compter jusqu’à cinquante. C’est pas mal pour une enfant
retardée.
Ovila éclata en sanglots. Émilie le regarda, fronça les sourcils et
s’approcha de lui.
— Inquiète-toi pas, Ovila, j’vas m’occuper de Rose. Je te l’ai dit: Rose
va être comme tous les enfants.
Elle accompagna Dosithée, le bourrant de recommandations.
— Faites attention. Louisa est encore p’tite. Tenez-lui la tête. Couvrez-la
bien pour pas qu’elle prenne froid. Mais surtout, surveillez-la pour pas
qu’elle s’étouffe. C’est bien important. Faut pas que Louisa s’étouffe.
Dosithée, suivi d’Edmond, sortit avec le corps rigide de Louisa. Félicité
fit une infusion à Émilie et la conduisit dans sa chambre. Émilie riait de
faire l’objet de tant d’attentions.
— Tu as un p’tit dans ton ventre, Émilie. Faut que tu sois en forme si tu
veux qu’il soit en santé.
Émilie regarda son ventre et éclata de rire.
— J’avais complètement oublié. Merci. Viens-tu te coucher, Ovila, ou
est-ce que tu attends les filles?
— Les filles vont dormir chez moman, Émilie.
— Ah oui? Ah bon! J’avais oublié. Bonne nuit.
Elle s’était endormie. Ovila, affaissé à la table de la cuisine, pleurait à
chaudes larmes. Félicité l’entourait de toute son âme.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Ovila?
— Je sais pas.
— Quand est-ce que Louisa est morte?
— Je sais pas.
— De quoi est-ce qu’elle est morte? Est-ce qu’elle faisait de la fièvre?
Elle était bien bleue. On dirait qu’elle s’est étouffée.
— Je sais rien.
Félicité avait cessé de poser des questions. Elle attendrait le retour de
Dosithée.
Dosithée revint à sept heures du matin. Ovila n’avait pas dormi et avait
fumé pipée après pipée. Félicité lui avait préparé du café, même si elle ne
savait pas bien encore comment mesurer les quantités. Le thé était si
simple, comparé à cette invention.
— Pis?
— D’après le docteur, Louisa s’est étouffée en régurgitant. Il s’en vient.
J’ai dit qu’Émilie était… euh… avait pas l’air dans son assiette.
Le médecin arriva au moment où Émilie s’éveillait. Elle appela Ovila,
qui entra dans la chambre. Elle regarda la boursouflure de ses yeux et
comprit qu’elle n’avait pas fait de cauchemar. Tout était vrai. Elle ouvrit les
bras et il s’y précipita. Ensemble, ils pleurèrent comme jamais ils n’auraient
cru pouvoir le faire.
Émilie et Ovila enterrèrent leur fille le lendemain de sa mort. Émilie avait
tenu à assister aux funérailles, alléguant que si elle ne voyait pas la mise en
terre, elle ne croirait jamais à la mort de Louisa. Ovila ne la quitta pas d’une
semelle, craignant que son esprit ne dérape encore une fois sous la douleur.
Mais Émilie tint le coup. Elle avait vaguement souvenir de la nuit de la
mort de Louisa. Un goût d’amertume lui collait pourtant à la gorge.
De retour à la maison, elle s’isola dans sa chambre à coucher. Ovila n’eut
pas à prier sa famille de les laisser seuls. Félicité avait fait la valise des
enfants et lui avait dit qu’elle les emmenait pour au moins une semaine, le
temps que lui et sa femme se remettent de leurs émotions. Il frappa à la
porte de la chambre, mais Émilie ne répondit pas. Il frappa une seconde
fois. Elle se tut encore. Il ouvrit et la trouva assise sur le bord du lit, fixant
la fenêtre d’un regard absent. Il s’approcha d’elle et lui posa un bras sur
l’épaule. Émilie souleva son épaule brusquement, de façon à lui faire
relâcher son étreinte.
— Qu’est-ce qu’il y a, Émilie?
— C’est de ta faute, Charles Pronovost. Tout ça, c’est de ta faute.
Ovila blêmit. Depuis la mort de Louisa, il n’avait cessé de se répéter ces
mêmes mots. Il s’assit à l’autre bout du lit, attendant la suite. Sans le
regarder, Émilie le blâma de n’être pas rentré comme il l’avait promis. De
l’avoir laissée seule, à l’attendre. Elle avait la voix sèche, cassante comme
une vitre.
— Si j’avais vu le docteur avec Louisa, Louisa serait encore en vie.
— Non, Émilie. Louisa s’est étouffée en dormant.
— Laisse-moi finir!
Ovila ravala son remords et se tut.
— D’abord, si tu étais pas rentré saoul, tu aurais pu entendre quelque
chose.
— Comme quoi?
— Je sais pas, moi. Tu aurais pu l’entendre tousser, ou lâcher un p’tit cri.
— Tu peux pas dire ça, Émilie. Louisa était peut-être morte quand je suis
arrivé.
— Non! Non! Louisa était pas morte. Je suis sûre de ça.
— En tout cas…
— Pis si tu t’étais pas endormi d’un sommeil d’ivrogne, tu l’aurais
entendue. Si tu étais allé la voir quand moi je suis allée me coucher, ça
serait peut-être pas arrivé non plus.
— Si, si, si… Émilie, ça donne rien de parler de même.
— Je te pardonnerai jamais, Ovila. Jamais!
Elle s’était enfin retournée et l’avait regardé quand elle avait prononcé
son deuxième «jamais». Ovila baissa la tête, puis se leva. Il ne voulait pas
discuter. Le médecin lui avait dit que Louisa avait dû mourir entre dix
heures du soir et deux heures du matin. Ovila lui avait demandé comment il
pouvait affirmer la chose.
«Tu me dis que le corps était froid quand tu l’as trouvé à trois heures du
matin. Ça veut dire que ça faisait au moins une heure que Louisa était
morte. Un p’tit bébé comme ça, ça refroidit vite.
— Est-ce que ça veut dire que Louisa vivait peut-être encore quand je
suis arrivé?
— Ça, Ovila, ça va toujours être un point d’interrogation. Oui ou non? Le
bon Dieu le sait pis le diable s’en doute.»
Ovila sortit de la chambre. Il tourna en rond dans la cuisine, puis revint
dans la chambre. Il essaya vainement de parler à Émilie. De lui dire qu’il
l’aimait. De lui parler du destin. Émilie ne l’écoutait pas. Désespéré, il prit
une valise sous le lit et l’emplit de ses effets. Émilie le regarda faire sans
poser de questions. Ovila se tint devant elle, espérant qu’elle ferait un geste,
un tout petit geste pour le retenir. Il ne voulait pas la laisser seule avec son
chagrin. Elle ne broncha pas, se contentant de nouer et dénouer ses cheveux
qu’elle avait libérés de leur prison d’épingles. Voyant qu’elle ne réagirait
pas, il se dirigea vers la porte. Avant de la franchir, il se retourna une
dernière fois et tenta un ultime essai.
— Tu as rien à me dire, Émilie?
— J’ai pus rien à te dire, Charles.
Ovila marcha en direction du village. Il entendit crier sa mère et sa sœur,
mais il ne se retourna pas. Il entendit ensuite le galop et le crissement des
roues d’une calèche. Il ne broncha pas. Son père et son frère arrivèrent à sa
hauteur.
— Où c’est que tu t’en vas de même, mon gars?
Il ne répondit pas, continuant de marcher droit devant lui. Dosithée et
Edmond se regardèrent, impuissants. Ils rebroussèrent chemin, convaincus
qu’ils le retrouveraient à l’hôtel.
Le soir venu, ils allèrent tous les deux à l’hôtel Brunelle. Ovila n’y était
pas. Ils se dirigèrent vers le Grand-Nord. Ovila ne s’y était même pas arrêté.
Ils le cherchèrent dans tout le village. Ovila n’était nulle part. Ils revinrent
au Bourdais bredouilles. Émilie, la mine abattue, était chez les Pronovost.
Elle interrogea son beau-père des yeux. Dosithée fit non de la tête. Émilie
haussa les épaules et se désintéressa complètement de ce qu’ils avaient à
raconter. Elle berçait Rose enchantée de tant d’attentions. Émilie repartit
pour sa maison, refusant de dormir chez les Pronovost. Félicité lui offrit de
l’accompagner. Émilie refusa. Elle préférait être seule, ayant à réfléchir à
bien des choses. Elle ne dormit pas de la nuit, entendant sans cesse le cri
d’Ovila. Elle ne dormit pas le lendemain non plus. Elle se leva même en
pleine nuit pour changer les draps de son lit, encore imprégnés de l’odeur
d’Ovila.
Le troisième jour, elle reçut la visite du curé, à qui les Pronovost avaient
demandé assistance. Elle l’écouta poliment lui parler de la vie et de la mort,
mais ne retint que deux phrases: «Je viendrai comme un voleur» et «Les
voies du Seigneur sont impénétrables». Elle le remercia pour ses bonnes
paroles et l’accompagna à la porte avant qu’il n’ait manifesté le désir de
partir. Il ne s’en formalisa pas.
Le lendemain, elle alla chercher ses enfants. Elle avait rêvé que ses
petites mouraient dans un feu chez les Pronovost. Elle se sentait coupable
de ne pas les avoir avec elle et les ramena en les caressant sans arrêt. Elle
écrivit une longue lettre à Berthe, lui demandant de prier pour elle et
Louisa. Elle écrivit aussi à Antoinette, ne se gênant pas pour blâmer Ovila
de son irresponsabilité.
Personne n’avait revu Ovila. Il avait complètement disparu de la
circulation. Félicité et Dosithée étaient partagés. D’une part, ils
s’inquiétaient pour leur fils. D’autre part, ils lui en voulaient d’avoir laissé
sa femme seule après la tragédie. Émilie ne leur exprima jamais le fond de
sa pensée et ne parla jamais des raisons du départ d’Ovila. Elle continuait sa
routine quotidienne sans jamais faire allusion à son mari. Les gens jasaient.
Les hommes qui avaient passé la soirée fatidique à l’hôtel avec Ovila
racontèrent qu’il était parti complètement ivre. Certains paroissiens
commencèrent même à penser qu’Ovila avait peut-être tué Louisa. Le
médecin dut intervenir et jurer que la petite était bel et bien morte durant
son sommeil, étouffée.
— Pis étouffée par des causes naturelles! avait-il tenu à préciser.
On admira Émilie pour son courage. En deux jours, elle avait perdu son
enfant et son mari. Émilie ne les écoutait plus. Elle ne souffrait même pas
d’entendre dénigrer Ovila comme s’il avait été un parfait criminel. Elle-
même avait commencé à le penser.
Émilie était assise sur sa galerie et regardait les hommes faire les foins. À
perte de vue, le foin était monté en bottes, créant l’illusion que les humains
n’étaient que des petites fourmis se promenant entre des tumulus géants.
Des fourmis. Étaient-ils vraiment plus importants que des fourmis? Elle se
le demandait. Elle voulut se lever et se rassit aussitôt.
— Rose! Viens ici, Rose!
Rose s’approcha de sa mère.
— Va chercher mémère. Moman a besoin de mémère. As-tu compris,
Rose?
— Ben oui. Rose aller chercher mémère avec Marie-Ange?
— C’est une bonne idée, ça, Rose. Emmène Marie-Ange avec toi. Pis,
Rose, apporte ta catin pis celle de Marie-Ange aussi. As-tu compris, Rose?
— Ben oui. Ma catin pis celle de Marie-Ange aussi.
— Pis tu vas dire à mémère que les sauvages sont arrivés. As-tu compris?
— Ben oui, je suis pas un bébé.
— Répète ce que tu vas dire à mémère.
— J’vas dire à mémère que les sauvages sont arrivés.
— C’est bien ça, Rose. Viens me donner un bec quand tu vas partir pour
chez mémère. À c’t’heure, va chercher Marie-Ange pis les catins. À soir, il
va y avoir une surprise.
— Quoi?
— Je pense que tu vas dormir chez mémère. Mais dis-le pas à Marie-
Ange. C’est un secret.
Rose et Marie-Ange étaient parties, se tenant par la main. Dix fois par
jour, elles faisaient ce trajet. Dix fois par jour, Émilie les surveillait.
Félicité arriva à la hâte avec Edmond. Celui-ci la laissa auprès d’Émilie
puis s’empressa d’aller chercher la sage-femme. Émilie rentra et se coucha.
La sage-femme eut à peine le temps d’arriver qu’Émilie accouchait d’un
gros garçon.
***
Émilie était à la fenêtre. Elle l’attendait depuis cinq jours. Depuis cinq
jours, elle était passée par un arc-en-ciel d’émotions, allant du rouge de la
colère au rose du chagrin au vert de l’espoir. Elle aurait dû lui parler. Elle
aurait dû lui raconter son accouchement et en rire avec lui, maintenant
qu’elle était capable de le faire. Elle aurait dû l’écouter quand visiblement il
s’apprêtait à lui parler. Elle s’en voulait de l’avoir repoussé. De l’avoir
rejeté. Mais elle s’était dit qu’il lui fallait une bonne leçon. Que même s’ils
étaient mariés depuis bientôt sept ans, il ne devait pas s’asseoir sur sa
conquête. Elle voulait qu’il continue à lui faire la cour. Elle aurait voulu
qu’il pense à l’emmener, seule, au chalet. Ils auraient bien pu se débrouiller
pour faire garder les enfants. Il n’avait rien proposé, rien dit. Elle enrageait
de voir qu’il affichait un air de victime, un air de malheur, alors que c’était
elle la victime, la malheureuse.
Elle l’attendait. De plus en plus impatiemment. Elle n’en pouvait plus des
journées sans soleil et des nuits sans fin. Elle entendait les derniers soupirs
de l’été et se désespérait à l’idée qu’Ovila repartirait bientôt et qu’ils
n’avaient même pas profité du temps qu’ils avaient eu à leur disposition.
Elle attendit pendant douze jours avant de l’apercevoir enfin, éméché et
sale, titubant en direction de la maison. Elle bondit d’abord de joie puis,
voyant à quel point il était ivre, elle s’empressa de verrouiller les portes.
Elle lui ferait comprendre qu’elle était heureuse de le revoir mais qu’elle
n’acceptait pas son état.
Ovila essaya d’ouvrir la porte mais ne réussit pas. Il comprit qu’Émilie
lui en voulait toujours. Il n’insista pas et se dirigea vers son atelier. Il se
laissa choir dans un coin, se recroquevilla et pleura des larmes amères. Ce
fut Rose qui vint l’éveiller en lui disant que sa mère avait préparé du bon
café. Il ouvrit un œil et l’aperçut, légèrement floue.
— Qu’est-ce que ta mère a dit?
— Moman a dit que vous étiez rentré de voyage, pis que vous aviez joué
au bonhomme Sept-Heures pis qu’elle avait barré la porte parce que vous
lui faisiez trop peur, pis qu’elle s’était endormie.
Ovila se grattait la tête pour y activer la circulation sanguine. Rose avait
l’air de s’amuser franchement de l’histoire qu’Émilie lui avait racontée.
Émilie n’avait jamais été à court d’imagination quand il s’agissait de
couvrir quelqu’un de la famille. Conquis par le sourire de sa fille, il rit avec
elle et continua même l’histoire qu’Émilie avait commencée. Il se leva
péniblement et marcha en direction de la maison. Il ouvrit la porte. Émilie,
Marie-Ange et Émilien se précipitèrent vers lui avec des cuillers de bois.
— Bonhomme Sept-Heures! Bonhomme Sept-Heures!… criaient-ils en
chœur.
Ovila regarda Émilie et comprit qu’elle avait fait une belle mise en scène
pour saluer son retour. Il vit aussi de la joie dans ses yeux. Il se mit alors à
gronder et à feindre de griffer, courant après les enfants sans jamais les
attraper.
— Je vous l’avais bien dit que le bonhomme Sept-Heures avait dormi ici,
leur cria-t-elle en riant.
Blanche, réveillée par les cris, pleura pour appeler sa mère, mais c’est
son père qui vint la prendre tout doucement.
Émilie et Ovila passèrent quelques journées à essayer de rattraper le
temps perdu, mais ni l’un ni l’autre ne raconta les faits qui les avaient tant
troublés. Ovila fuit l’hôtel pendant quelque temps puis il y retourna pour se
convaincre qu’il était redevenu maître d’une situation qui le dépassait.
Émilie s’abstint de lui faire quelque remarque que ce soit, considérant qu’il
n’était jamais ivre au point de mériter sa réprobation. Ce n’est que la veille
de son départ qu’Ovila rentra à la nuit naissante et qu’elle se permit de le
regarder lourdement.
— Regarde-moi pas comme ça, Émilie… Tu dois bien savoir que dans
les chantiers il est pas question qu’on prenne un p’tit coup. J’ai juste comme
fait des provisions.
Il trouva sa remarque assez drôle pour en rire. Émilie, elle, ne rit pas.
— Faudrait que tu m’expliques ça, Ovila. Quand tu arrives, tu dis que tu
as du temps à reprendre, pis avant de partir, tu dis qu’il faut que tu te fasses
des provisions. Si je comprends bien, quand tu es pas dans le bois, tu as
toujours une bonne raison de boire.
— Voyons donc, Émilie, je bois pas tant que ça. Juste une fois de temps
en temps.
— Je te trouve généreux. On dirait que la seule affaire que tu sais pas
compter, c’est les verres que tu prends.
— Fais pas de drame, Émilie. J’en prends pas tant que ça.
— C’est ce que je disais, Ovila… Tu sais pas compter.
Ovila partit le lendemain, tenant sa valise d’une main et sa tête de l’autre.
Il avait oublié les remarques d’Émilie. Il la regarda longuement, lui fit
plusieurs signes de la main et lui promit qu’il rentrerait aussitôt qu’il aurait
assez d’argent pour qu’ils survivent jusqu’au prochain automne. Émilie lui
fit un signe d’assentiment, se demandant intérieurement si maintenant il
comptait ses dépenses d’hôtel dans l’argent qu’il leur fallait.
À la surprise générale, il rentra à la fin janvier d’un pas alerte malgré le
froid, impatient de surprendre Émilie et ses enfants. Émilie rit de plaisir
quand elle l’aperçut. Ils passèrent une nuit agitée et heureuse. Une nuit
comme ils les aimaient.
Le lendemain matin, Émilie lui demanda quand il devait repartir. Ovila
répondit évasivement. Elle insista. Il lui avoua qu’il ne retournerait pas aux
chantiers de coupe, mais qu’il repartirait pour la drave.
— Ça veut dire dans à peu près deux mois et demi.
— La drave? C’est trop dangereux, ça, Ovila. J’aimerais mieux pas. J’vas
être trop inquiète. Tu as pas d’expérience là-dedans.
Ovila, à sa grande surprise, lui répondit assez sèchement que, inquiète ou
pas, il partirait. Qu’ils n’avaient pas assez d’argent pour subsister jusqu’à
l’automne. Émilie lui demanda alors si les salaires avaient diminué et Ovila
lui dit que non. Après plusieurs minutes d’interrogatoire, Ovila s’emporta,
demandant à sa femme si elle travaillait pour la police et s’il devait rendre
compte de chaque dollar qu’il gagnait ou dépensait. Émilie fut saisie de le
voir si irritable. Jamais il ne lui avait parlé sur ce ton. Puis elle eut une
pensée qu’elle tenta vainement de repousser. Mais plus elle y songeait, plus
elle était certaine de ne pas se tromper.
— Dis-moi donc, Ovila, à quelle date exactement que tu es parti des
chantiers?
— Pourquoi tu me demandes ça?
— Pour savoir.
Il s’empourpra et lui lança à la tête qu’il avait quitté les chantiers une
semaine avant son retour. Émilie attendit quelques minutes avant de lui dire,
froidement, qu’elle ne le croyait pas. Offusqué, Ovila s’emporta davantage.
Elle continua de piquer jusqu’au moment où, perdant tout contrôle, il lui
lança qu’il avait quitté les chantiers avant les fêtes!
Émilie avala péniblement sa salive avant d’être capable de lui parler.
Cette fois, c’est elle qui était furieuse.
— Charles Pronovost! Je gagerais que tu t’es fait mettre à la porte des
chantiers. Je gagerais aussi que tu as pas une cenne dans tes poches pis que
c’est pour ça que tu vas aller à la drave.
Elle continua de lui dire ce qu’elle pensait. Qu’il avait probablement bu
tout ce qu’il avait gagné. Qu’il lui avait effrontément menti. Qu’elle était
sagement à la maison à l’attendre pendant que lui, au lieu d’agir en homme
responsable, se vautrait quelque part dans un hôtel minable. Que plus le
temps passait, moins il était fiable. Qu’il était en train de lui apprendre la
méfiance, le mépris et l’insécurité. Qu’elle n’avait pas envie de vivre dans
la méfiance et la peur de manquer d’argent, surtout avec quatre enfants à
nourrir. Qu’il compromettait sa paix d’esprit.
Ovila lui fit un signe de la main, lui indiquant par ce geste qu’elle pouvait
bien aller paître et qu’il continuerait de faire à sa tête. Il se leva, s’habilla et
sortit. Émilie ne le revit plus pendant deux mois. La seule consolation
qu’elle eut à ce moment fut que les enfants n’avaient pas semblé
comprendre qu’il était revenu et reparti en moins de douze heures.
Durant tout le temps que dura son absence, elle se refusa à l’attendre.
Elle contint sa colère et ne souffla mot de sa courte visite qu’à son beau-
père, qui avait cru le voir sur la route. Il avait froncé les sourcils et noté
qu’Ovila avait beaucoup changé. Émilie ne pleura que lorsque le médecin
lui annonça qu’elle était bel et bien enceinte. Elle avait refusé de le croire,
certaine qu’une nuit, qu’une courte nuit n’avait pu servir de toile de fond à
la création d’une nouvelle vie.
Ovila rentra. Émilie l’ignora presque complètement, se contentant de lui
dire que son bagage était prêt depuis longtemps. Ovila prit un bain, s’amusa
avec les enfants, puis attrapa sa valise d’une main pendant qu’il tenait la
poignée de la porte de l’autre.
— J’espère que tu m’excuseras, Émilie. Il y a des choses que moi-même
je comprends pas. Prends soin de toi pis des p’tits.
— Quand je t’ai marié, Ovila, c’était parce que toi tu voulais prendre soin
de moi. Si c’était trop difficile, tu avais juste à rester vieux garçon. J’aurais
survécu. Pour ce qui est des enfants, je voudrais quand même pas que tu
partes sans savoir qu’on va en avoir un autre quelque part en novembre. Je
sais que tu seras pas là, mais comme ça, quand tu vas rentrer entre deux
chantiers, tu seras pas étonné de me voir encore grosse.
Ovila hocha la tête, posa sa valise et vint l’embrasser dans les cheveux.
— Je sais que tu peux pas comprendre, Émilie, mais je t’aime. Bien mal,
mais je t’aime, ma belle brume.
Émilie se leva pour le regarder par la fenêtre. Elle avait lu son chagrin
dans ses grands yeux pleins de larmes. Où était son Ovila? Son beau grand
fou? Et elle, où était-elle?
Ovila écrit à Émilie pour lui dire qu’il s’était trouvé du travail sur un
chantier de la Laurentide Pulp. Il la rassura en lui racontant qu’il consacrait
la plus grande partie de son temps à la construction d’un barrage et de
quais. Le contremaître lui avait demandé de surveiller le ruisseau afin qu’il
ne s’obstrue pas. Il vivait dans une tente, avec d’autres hommes. Il lui dit
aussi que, dès que ce travail serait terminé, il serait affecté à la sweep, qui
consistait à remettre à l’eau les billes échouées sur les rives. Il continua sa
lettre en lui disant qu’il travaillerait sept jours par semaine au moins jusqu’à
la fin de l’été et qu’il espérait mettre pas mal d’argent de côté, étant donné
qu’il touchait quinze cents l’heure et qu’il travaillait de cinq heures et
demie du matin à huit heures et demie du soir. Il lui demanda de faire elle-
même le calcul.
Émilie regarda le calendrier. Elle comprit qu’il ne reviendrait
probablement qu’aux fêtes. À la Toussaint, elle mit au monde un deuxième
fils, qu’elle baptisa Joseph Paul Ovide. Elle écrivit à Ovila pour lui
demander s’il préférait appeler son fils Paul ou Ovide. Ovila lui répondit
qu’il préférait Paul. Paul commença donc son existence, bien couvé par sa
mère et ses sœurs, ignorant l’existence de son père qui, à ce moment précis,
travaillait comme charretier dans un nouveau camp.
Ovila ne vint pas aux fêtes. Émilie n’en fut qu’un peu attristée,
commençant à reprendre goût à la solitude et à la simplicité des journées
passées sans adultes dans son entourage. Avec ses cinq enfants, elle avait
les mains pleines et se demandait comment elle aurait pu trouver le temps
de consacrer quelques minutes de sa journée à son homme. Cette année-là,
il rentra à la fin mai… sans un sou et sans emploi. Émilie pleura de
désespoir. Comment allait-elle réussir à nourrir tous ses enfants?
— Tu m’as dit de calculer combien on aurait… Laisse-moi te dire que
dans mes calculs on en avait pas mal plus que ce que tu rapportes.
Ovila ne répliqua pas, se contentant de s’excuser et de lui promettre que
la prochaine fois il ne dépenserait pas un seul sou avant de rentrer.
— Tu bois trop, Ovila. Tu bois tout le temps. C’est pas la première fois
que ça t’arrive de perdre une job. On a cinq enfants, Ovila. Faudrait que tu
commences à penser à eux autres.
— Pourquoi est-ce que tu penses que je me fends le derrière, hein?
Pourquoi est-ce que tu penses que je me fais manger par les maringouins,
les mouches noires pis les mouches à chevreuil si c’est pas pour vous
autres?
— C’est peut-être pour nous autres quand tu pars, mais quand tu reviens,
ça donne l’impression que c’était pas mal plus pour toi pis pour tes chums à
qui tu paies la traite.
Ovila grogna. Il savait qu’Émilie avait raison. Comment pourrait-il lui
faire comprendre qu’il travaillait sans arrêt pour assurer leur confort mais
que, malgré toute sa bonne volonté, il ne réussissait jamais à mettre un sou
de côté?
— J’aime pas faire des règlements, Ovila, mais j’aimerais que tu
m’envoies l’argent à toutes les semaines. Comme ça, je serais moins
inquiète.
— Tu as pus confiance en moi, ma belle brume?
— Non, Ovila, j’ai pus confiance. Mais la confiance, ça se gagne. Tu as
juste à me montrer que tu veux changer. J’vas te croire.
— C’est promis.
Ovila repartit trois semaines plus tard, laissant derrière lui Émilie,
enceinte d’un sixième enfant; Dosithée, furieux qu’il ait refusé de l’aider à
la ferme; et cinq enfants, les trois plus vieux fort attristés par son départ.
Émilie lui posta les journaux le plus régulièrement possible, espérant
qu’en retour il penserait à lui expédier quelques dollars. Il n’y pensa pas.
Elle avait repris sa routine annuelle. Une vie sans homme, au sein
d’enfants qui ne cessaient de se multiplier. Une vie calquée sur les saisons.
Elle regrettait les premières années de son mariage, se demandant si Ovila
aurait tant changé s’il était resté sur le vieux bien, à cultiver la terre. Elle
s’en voulut un peu d’avoir clamé qu’elle n’aimait pas la terre. Comment
avait-elle pu penser une chose comme celle-là? La terre, presque sans
efforts, apportait plus de nourriture dans les assiettes que le salaire invisible
d’un pourvoyeur absent.
À la fin février 1911, elle accoucha d’un troisième fils. Elle le fit baptiser
Georges Clément. Cette fois, elle avertit Ovila qu’il s’appellerait Clément.
Elle ne lui demanda pas son avis. Elle trouva que sa famille était belle à
regarder. Trois fils et trois filles. Elle souhaita intérieurement s’en tenir à ce
nombre.
Au début de juin, elle fut étonnée de ne pas voir Henri Douville. Il s’était
trouvé un nouvel emploi à Montréal et avait abandonné celui d’inspecteur
aux mains d’un jeune blond boutonneux qui, à ce qu’Émilie apprit, laissait
les enfants faire ce qu’ils voulaient durant ses visites, se contentant de
consacrer de longues heures à la lecture de leurs travaux, bien assis au
pupitre de l’institutrice, penchée derrière lui pour lui déchiffrer les mots mal
écrits. Elle reçut une longue lettre d’Antoinette qui semblait radieuse
d’habiter la métropole. Antoinette l’invita à venir la visiter. Émilie sourit
amèrement. Elle ne voyait pas le jour où elle retournerait à Montréal.
À la fin de juin, elle assista seule au mariage d’Edmond et de Philomène
Beaulieu. Son beau-père la prit à part pour lui dire qu’Ovila, s’il le voulait,
pourrait faire amende honorable maintenant qu’Edmond quittait la maison.
Émilie, à son grand étonnement, se réjouit de cette perspective. Elle en fut
même incapable de dormir pendant plusieurs jours, imaginant une nouvelle
vie avec Ovila qui n’aurait plus à s’éloigner. Qui n’aurait plus de raisons de
s’ennuyer et de boire.
Elle rêva au printemps. À l’érochage et aux semis. Elle rêva à l’été. Aux
foins et aux récoltes. Aux conserves qu’elle ferait pendant qu’Ovila
engrangerait les herbes pour les bêtes. Elle rêva à l’automne. À ses couleurs
et à ses odeurs. Au lin qu’Ovila couperait et qu’elle broierait. Elle rêva à
l’hiver, qu’elle passerait seule à l’attendre, le cœur serré dans la poitrine
chaque fois que quelqu’un mettrait la main sur la poignée de la porte de la
maison. Puis aux sucres. Maintenant leurs enfants auraient du travail à faire.
Rose et Marie-Ange pourraient fort bien laver les chaudières. Même
Émilien pourrait suivre son père.
Elle rêva tant qu’elle crut à ses rêves. Elle y croyait encore quand Ovila
revint, à la fin de l’été. Elle lui en parla longuement le jour et la nuit. Ovila,
subjugué, promit à son père qu’il prendrait la place d’Edmond. Dosithée,
ému, le serra dans ses bras. Il demanda même à Félicité d’apprêter le veau
qu’il venait d’abattre pour fêter le retour de son enfant prodigue.
Ovila rentra le foin pendant qu’Émilie, toute à sa joie, faisait des
conserves de tomates, et de maïs, et de petits pois. Il faucha le lin qu’elle
s’empressa de broyer avec les autres femmes. Plus tard dans l’automne,
quand son ventre se fut encore alourdi d’un septième enfant, elle commença
à filer son lin pendant qu’Ovila et son père réparaient tous les instruments et
les entreposaient pour l’hiver. Elle fit des provisions de viande dès qu’ils
eurent abattu les animaux. Et quand Ovila fut parti pour bûcher pendant les
mois d’hiver, elle soupira en pensant à son retour prochain.
Elle l’attendait toujours au mois de mai 1912 quand elle mit une
quatrième fille au monde. Elle la nomma Emma Jeanne. Ovila, à son retour,
déciderait si c’était Emma ou Jeanne qui dormait bien paisiblement,
suspendue au dos de sa mère qui n’avait jamais négligé de porter la hotte
amérindienne qu’Ovila lui avait rapportée six ans plus tôt.
Au mois de juin, elle et son beau-père passèrent une soirée presque
funèbre à parler de leur attente déçue. Elle pleura longuement. Jamais plus
elle ne croirait aux miracles.
Jeanne avait trois mois quand elle fut enfin présentée à son père. Celui-ci
ne la vit réellement que deux jours plus tard, quand les brouillards de
l’alcool se furent dissipés. Aussitôt qu’il put marcher, il alla voir son père
pour lui dire qu’il ne travaillerait plus sur la terre. Dosithée soupira. C’était
sa façon à lui de pleurer.
Ovila revint chez lui pour expliquer à Émilie qu’il était incapable de
vivre la vie d’un cultivateur.
— J’étouffe sur la ferme, Émilie. Je manque d’air.
— Pis dans le bois, je suppose que l’air est meilleur?
— C’est juste pas le même air.
Cet après-midi-là, Émilie lui avait demandé d’aller chez le boucher
chercher pour deux dollars de bœuf. Elle lui avait remis l’argent, bien plié.
Ovila lui avait dit qu’il n’en aurait que pour une demi-heure. L’heure du
souper était depuis longtemps passée quand Émilie, faisant l’inventaire de
ses provisions, dut se rendre à l’évidence: elle n’avait pas assez de viande
pour remplir le ventre de ses enfants. Elle regarda encore une fois à la
fenêtre pour voir si Ovila n’arrivait pas. À son grand soulagement, elle le
vit. Elle courut lui ouvrir la porte. Ovila entra et se dirigea en titubant vers
sa chambre. Émilie blêmit.
— Le bœuf, Ovila. As-tu rapporté le bœuf?
— Quel bœuf?
Émilie essaya de contenir sa colère. Elle regarda ses enfants qui
patientaient comme ils pouvaient.
— Donne-moi les deux piastres, Ovila.
— Deux piastres?
Émilie claqua la porte de leur chambre. Elle demanda aux aînés de l’aider
à habiller les plus jeunes et de s’habiller eux-mêmes. Puis elle partit avec
eux, séchant ses larmes aussi discrètement que possible, et frappa à la porte
des Pronovost. Elle essaya de blaguer pour leur dire que, distraite comme
toujours, elle avait oublié d’acheter la viande et qu’elle n’avait rien préparé
pour le souper. Félicité lui mit une main sur l’épaule et invita les enfants à
passer à table. Dosithée avait quitté sa berceuse et s’était réfugié dans sa
chambre.
Émilie revint tard dans la soirée. Elle coucha ses enfants et se fit un lit
d’occasion dans le salon. Le lendemain matin, Ovila était seul quand il
s’éveilla. Il alla dans la cuisine. Émilie s’y affairait déjà.
— C’est quoi, ces histoires-là de pas dormir avec son mari?
— C’est pas des histoires. C’est comme ça. Remarque que quand j’vas
avoir un mari, j’vas dormir avec lui.
Ovila rit d’elle, lui disant qu’elle aurait à en trouver un qui aimait les
grosses femmes. Émilie lança le torchon qu’elle tenait à la main, se retourna
pour lui faire face et répondit d’une voix éteinte par la colère qu’elle n’avait
de poids que le poids de ses grossesses. Ovila lui répliqua qu’elle avait
perdu son sens de l’humour. Elle rétorqua qu’ils étaient plusieurs à l’avoir
perdu ensemble. Elle et toute sa famille à lui, précisa-t-elle. Ovila cessa de
rire et retourna se coucher. Aussitôt étendu, il bourra son oreiller de coups
de poing.
Pendant les deux semaines qui suivirent, il ne quitta pas la maison.
Émilie crut d’abord que cela ne durerait qu’une journée ou deux. Mais,
voyant qu’il ne parlait même pas de sortir le soir, elle se laissa lentement
apprivoiser. Ils passèrent de nombreuses soirées à parler des chantiers et de
la petite vie de la famille. Émilie avait bien vu s’allumer l’étincelle dans les
yeux d’Ovila chaque fois qu’il parlait du bois. Elle savait que, dans ses
veines à lui, il ne coulait pas du sang mais de la sève.
La troisième semaine commença par une petite visite de politesse au
marchand général, courte visite qui se termina par une longue visite de
retrouvailles chez l’hôtelier. Émilie ne l’attendit pas. Elle savait que
l’homme qui entrerait ce soir-là chez elle lui serait parfaitement étranger.
Elle savait que cet homme, elle pouvait le détester. Elle avait donc bercé
Jeanne. Non pas parce que Jeanne avait l’habitude de s’endormir dans les
bras de sa mère, mais bien parce que sa mère avait un urgent besoin de
chaleur.
Ovila repartit pour les chantiers dès l’apparition de la première feuille
rouge. Émilie ne s’en étonna ni ne s’en plaignit. Ces départs n’étaient
maintenant plus réglés sur les saisons mais sur la soif d’Ovila. À peine eut-
il quitté la maison qu’Émilie s’empressa de changer les draps de leur lit. Ce
soir-là, elle réintégra sa chambre à coucher, soulagée d’avoir au moins une
certitude, celle de ne pas être enceinte.
Ovila revint neuf mois plus tard, la veille de la fête de Rose, à qui il avait
apporté un cahier pour écrire. Rose le remercia poliment puis montra le
cahier à sa mère. Celle-ci lui promit qu’elles le noirciraient de lettres et de
chiffres. Rose avait eu onze ans et ne savait pas encore vraiment écrire,
mais Émilie ne désespérait pas. Elle mettait d’ailleurs beaucoup d’énergie à
lui cacher ou à minimiser les progrès de Marie-Ange ainsi que ceux
d’Émilien qui, à six ans, connaissait toutes ses lettres et pouvait compter
jusqu’à mille. Il avait d’ailleurs plus de talent pour les chiffres que pour les
lettres.
Ovila s’abstint d’aller visiter ses parents. Émilie le lui reprocha. Il lui
avoua qu’il ne s’en sentait pas la force. Émilie comprit qu’il avait du
remords de ne pas avoir accepté l’offre de son père.
— Chaque fois que je vois le père, le cœur me sort de la poitrine. Je sais
tout ce qu’il faudrait que je fasse pour lui faire plaisir, mais je suis pas
capable de m’installer sur une terre.
— Tu pourrais au moins aller le voir.
— Demain. J’vas y aller demain.
Le lendemain, il tint parole, mais son père était parti pour le village.
Ovila dit à ses frères qu’il reviendrait. Il décida d’aller visiter Edmond et sa
femme Philomène, qu’il connaissait peu. Il arriva en pleine scène de
ménage. Philomène était en larmes. Dès qu’elle le vit arriver, elle se réfugia
dans sa chambre.
— Elle a pas l’air de bonne humeur. Est-ce que c’est son état qui la rend
de même?
— Bof! Imagine-toi qu’elle voudrait que je déménage pour vivre au
village. Depuis qu’elle sait qu’on va avoir un p’tit, c’est pire. A l’entendre,
on dirait qu’il y a pas moyen d’élever une famille dans l’odeur du fumier
pis dans les mouches qui tournent autour. Tu me vois-tu au village? Je
viendrais fou ben raide. Du monde à côté, pis devant, pis en arrière. Du
monde qui écornifle. Non, merci pour moi. Je bouge pas d’ici.
Ovila ne posa plus de questions. Si Philomène détestait la vie à la ferme
autant que lui, il comprenait qu’elle veuille tant déménager.
— J’ai pas encore été voir de p’tites vues à Saint-Tite. Est-ce que ça te
dirait qu’on y aille?
— Si Philomène veut venir, est-ce que ça te dérange?
— Ben non.
Philomène refusa, alléguant qu’elle était trop laide pour sortir. Edmond
regarda Ovila pour lui faire comprendre qu’il savait qu’elle refuserait.
Après avoir regardé les films, les deux frères rentrèrent bien sagement.
Ovila n’avait jamais osé boire avec Edmond. Il avait encore frais à la
mémoire ce que son frère avait fait pour lui et essayait de lui laisser
quelques illusions.
Émilie fut tellement surprise de voir arriver Ovila qu’elle lui sauta au cou
pour embrasser sa sobriété.
— Ton père est venu. Il m’a dit que vous vous étiez manqués. Il m’a dit
qu’il t’attendrait demain.
— Je le verrai demain, d’abord.
La sobriété de la veille aidant, Ovila se leva en forme et avisa Émilie
qu’il allait prendre café et déjeuner avec son père. Émilie lui fit un sourire
d’encouragement. Ovila partit donc d’un pas alerte et sans appréhension. Ce
matin-là, il savait qu’il trouverait les mots pour faire comprendre à son père
pourquoi il était incapable de vivre sur la ferme. Il savait que son père
frôlait le désespoir quand il songeait à l’avenir de ses terres. Ovide
travaillait comme seul un lézard pouvait le faire, passant la quasi-totalité de
son temps étendu dans un hamac qu’il tendait soit entre deux poteaux de la
galerie, soit entre deux arbres au lac à la Perchaude quand il trouvait la
maison trop bruyante. Il avait aussi cultivé l’art de déclencher une quinte de
toux apparemment fort douloureuse quand on lui demandait un service.
Edmond avait quitté le vieux bien pour vivre avec sa femme dans
l’ancienne maison du père Mercure, qu’il avait réussi à racheter. Il aidait
bien à semer et à ramasser le foin nécessaire à ses chevaux, mais, le reste du
temps, il le passait à l’hippodrome avec les autres jeunes du village, tous
piqués par la maladie des compétitions et de la gageure. Oscar, lui, avait fait
savoir qu’il avait l’intention de travailler pour les chemins de fer, d’y
utiliser l’anglais qu’il avait appris au Business College et de faire carrière. Il
préférait la télégraphie sans fil aux fils barbelés. Émile, lui, était intéressé à
prendre la terre, mais il était encore trop jeune et si court que Dosithée
s’était demandé s’il aurait jamais la force de transporter ses ballots de foin.
Télesphore n’avait qu’une passion: les bijoux, les montres, les horloges et
tout ce qui s’y rapportait. Il rêvait d’avoir, un jour, sa propre bijouterie et de
passer de longues journées, l’œil caché derrière une loupe, à changer des
ressorts, visser des vis presque invisibles, écoutant sans cesse le tic-tac de
toutes les horloges qui l’entoureraient. Il rêvait aussi d’avoir un trousseau
garni de dizaines de clés sonnantes, chacune ouvrant un tiroir bourré de
pierres et de métaux précieux posés sur du velours.
Ovila fronça les sourcils. Il comprenait de façon très aiguë les craintes de
son père. Peut-être qu’Ovide reprendrait des forces. Peut-être qu’Edmond
reviendrait travailler sur les terres de son père. Peut-être qu’Oscar se
lasserait de passer ses journées à déchiffrer des messages, à remplir et à
vider des wagons-poste, à vendre des billets et à porter des valises. Peut-
être qu’Émile grandirait encore d’un pouce ou deux. Peut-être que
Télesphore rêvait en couleurs, aux couleurs du saphir et de l’émeraude.
Peut-être même que Lazare, ce frère mort depuis plus de dix ans,
ressusciterait? Ovila ne savait qu’une chose: jamais il ne pourrait
abandonner la liberté que lui offrait le bois.
Ce matin, il ferait comprendre à son père qu’il aimait la terre mais la terre
sauvage, grouillante de vie, remplie d’humus, de roches et de broussailles.
Belle de mauvaises herbes. Il lui expliquerait qu’il en avait fini pour
toujours avec l’alcool et que jamais, plus jamais il ne laisserait Émilie sans
ressources. Jamais non plus il ne l’obligerait, lui, son père, à nourrir les
bouches que son fils avait engendrées. Il lui dirait à quel point il le
respectait et combien il était fier de répéter aux hommes des chantiers que
tout ce qu’il connaissait du bois, c’était de son père qu’il l’avait appris. Que
son père avait été et serait toujours à ses yeux le meilleur bûcheron du
monde.
Il arriva devant la porte. Il inspecta rapidement la maison et sourit de
fierté. Pas une seule planche, pas un seul clou n’avait bougé depuis douze
ans. Déjà douze ans. Douze ans depuis qu’il s’était tué au travail pour
surprendre sa belle brume. Un papillon lui chatouilla le ventre. Émilie
méritait mieux que lui. Il lui prouverait qu’elle n’avait pas eu tort. Dès
aujourd’hui. Dès que la brouille entre lui et son père se serait levée comme
une brume matinale, sans laisser de traces.
Il frotta ses pieds sur le tapis que sa mère laissait toujours à l’entrée et
mit la main sur la poignée. Celle-ci tourna seule et lui échappa. Sa mère
était devant lui, livide.
— Ton père vient de mourir, Ovila.
Il appuya toute la ligne de son corps sur le cadre de la porte et gémit.
QUATRIÈME PARTIE
1913-1918
32
Ovila vécut les funérailles de son père. Jamais funérailles ne furent plus
douloureuses. Il avait longuement cru que la mort de Louisa était la pire
mort qu’il aurait à affronter. La mort de Louisa avait goûté la révolte et
l’absurde. Celle de son père était aussi amère que le regret, le remords,
l’impuissance et la certitude de vivre le reste de sa vie avec un immense
besoin de pardon. La mort de son père avait déterré tous les «si»: «si j’étais
venu la veille; si j’avais pu être autre chose que sa déception; s’il avait pu
compter sur moi; si…»
Avec sa famille, il quitta le cimetière pour se rendre directement chez le
notaire. Là, il connut la honte. L’humiliation. De chez les morts, son père
lui avait crié son rejet. Ti-Ton, le petit Émile, héritait de la totalité du
patrimoine et devait assumer la garde de sa mère jusqu’à la fin des jours de
celle-ci. À Ti-Ton aussi la responsabilité d’Ovide. Edmond, Oscar et
Télesphore touchaient chacun de l’argent. Et à Émilie revenait tout l’argent
qu’Ovila n’avait jamais mérité.
Le visage d’Émilie s’était empourpré au même rythme que celui d’Ovila
s’était décoloré. Ovila se leva et les pria tous de l’excuser. Émilie, pas
encore remise de ses émotions, partit derrière lui. Pendant leur triste sortie,
le notaire avait toussoté pour essayer de se donner une contenance. Félicité,
la première, parvint à se ressaisir.
— Vous êtes sûr que vous avez bien lu?
— Certain, madame Pronovost. Il y a pas d’erreur.
— On vous remercie.
— Il y aurait un p’tit détail…, fit le notaire, en se raclant la gorge. Feu
votre mari a fait des arrangements avec moi, qui suis, comme vous le savez,
son exécuteur testamentaire, pour que l’argent déposé au nom de sa bru ne
puisse être touché par… euh… personne d’autre qu’elle.
— Il a rien laissé à Rosée pis à Éva?
— Non, rien.
Félicité se leva, imitée par ses fils. Elle remercia froidement le notaire,
plus mal à l’aise de le voir mêlé à des histoires de famille que choquée ou
même étonnée par le testament, et sortit précipitamment. Aussitôt dehors,
elle remarqua que la calèche d’Ovila était partie. Elle corrigea aussitôt sa
pensée. La calèche d’Émilie était partie. Ovila l’avait toujours considérée
comme sienne, mais tout le monde savait que c’était la calèche d’Émilie.
Défraîchie, mais bien à elle.
Émilie pleura durant tout le trajet. Ovila n’avait pas desserré les dents. Sa
petite veine bleue lui battait à la tempe. Il regardait devant lui, conduisant à
peine plus rapidement qu’habituellement. Émilie craignait qu’il ne pense
qu’elle avait fomenté cette «punition» — parce que c’en était vraiment une
— avec son beau-père. Ovila lui demanda de cesser de pleurer, à moins
évidemment qu’elle ne pleure la mort d’un homme qui l’avait beaucoup
aimée, elle. Émilie ne répondit pas, se contentant de se moucher
bruyamment.
— Écoute, ma belle brume, le père a suivi sa conscience. C’est dur à
avaler, mais le père a suivi sa conscience.
Il n’ajouta rien, visiblement trop ému. Émilie lui dit enfin qu’il y avait
quelque chose d’injuste dans ce testament. Qu’elle lui remettrait la part qui
lui revenait. Ovila éleva le ton et lui défendit de le faire.
— J’ai pas besoin de cet argent-là. J’vas en gagner assez pour faire vivre
ma famille.
Quand ils furent rendus dans le rang du Bourdais, Ovila, au lieu de se
diriger vers leur maison, prit le chemin du lac. Émilie ne fit aucun
commentaire. Elle irait où il voulait la conduire. S’il avait besoin d’être au
lac, alors elle l’y suivrait.
— Émilie, faut que je te parle.
Ils étaient bien assis dans le chalet. Émilie s’était installée près de la
fenêtre. Elle fit comprendre à Ovila qu’elle l’écoutait. À travers de lourds
sanglots, il lui dit que c’en était fini de la vie de chantiers. Qu’il avait
maintenant plus de trente ans et qu’il devait cesser de jouer aux Indiens.
Qu’il avait sept enfants qu’il adorait, quoi qu’elle en pensât, et qu’il avait
bien l’intention de rester près d’eux et de leur mère. Il lui jura, sur la tête de
son père, qu’il redeviendrait comme avant… Qu’elle devait lui faire
confiance. Il redeviendrait comme il était avant… Il ajouta qu’à cause de lui
Émilie n’avait plus revu sa famille depuis des années.
Émilie se rembrunit. Comme son père lui manquait! Depuis qu’il avait
compris que le mariage de sa fille était un purgatoire — il n’avait jamais
osé dire «enfer» —, il n’avait su comment la consoler. À défaut de mots, il
l’avait ignorée. Émilie en avait souffert et lui avait écrit une longue lettre,
où elle lui parlait de son besoin de le voir. Par la plume de Célina, Caleb lui
avait répondu un peu froidement que jamais elle ne s’était déplacée. Émilie
ne lui avait pas pardonné ce reproche. Elle s’était donc abstenue de lui
écrire, adressant ses lettres à sa mère. Elle avait vu ses frères, Hedwidge,
Émilien et Jean-Baptiste. Ils s’étaient arrêtés à Saint-Tite en route pour
l’Abitibi. Ils s’y étaient loué des terres et avaient décidé de partir à
l’aventure. Leur rencontre avait été brève, mais pas assez pour cacher les
limites de la misère sur lesquelles Émilie se tenait souvent en équilibre. Ses
frères avaient été tellement troublés de voir leur aînée contrainte de vivre
ainsi qu’à partir de ce jour ils lui avaient régulièrement expédié un peu
d’argent. Émilie, pour la première fois depuis quinze ans, s’était découvert
des liens avec sa famille.
Ovila continuait de parler et de sangloter, lui disant qu’il savait qu’il lui
avait fait énormément de chagrin. Qu’elle commençait à avoir d’autres rides
que ses rides de sourire autour des yeux et beaucoup plus qu’un cheveu
blanc. Il la gâterait. Comme il le faisait avant…
Ils passèrent tout l’après-midi au lac. Ils rentrèrent à la maison et Ovila,
en cours de route, lui expliqua qu’il avait perdu le courage de faire face à la
vie la nuit de la mort de Louisa.
— T’es-tu rendu compte, Émilie, que sur trois enfants il y avait juste
Marie-Ange qui pouvait nous laisser voir qu’on avait un futur?
— Oui, Ovila, mais après Marie-Ange ça s’est pas arrêté. On a eu
Émilien, Blanche, Paul, Clément pis Jeanne. Si on n’a pas de futur avec nos
trois beaux-fils pis nos quatre filles, qu’est-ce que tu veux de plus?
Il ne parla plus. Elle venait, par cette petite phrase, de lui mettre un
miroir en face de l’âme. Il n’aimait pas ce qu’il y voyait.
Ce soir-là, pour la première fois depuis des années, Émilie dormit dans sa
chambre avec Ovila. Elle l’avait bercé comme elle avait bercé chacun de
ses enfants. Elle lui avait chuchoté tous les espoirs qu’ils devaient avoir.
Elle lui avait juré qu’elle l’aimait encore et toujours.
— J’ai pas encore donné grand-chose à mes enfants, Émilie, mais au
moins je peux dire que je leur ai donné une maudite bonne mère.
Ovila passa l’été à Saint-Tite. Il aida son frère Émile. Télesphore les
quitta pour aller apprendre son métier de bijoutier à Grand-Mère. Oscar, lui,
continua à recevoir et à expédier ses messages par TSF. À l’automne, Ovila
trouva du travail, rue du Moulin, chez Massicotte qui était embouteilleur.
Émilie s’était réjouie de son «retour à l’équilibre».
L’année 1914 commença merveilleusement. Émilie et Ovila conçurent
leur huitième enfant. Le village avait été électrifié et le travail ne manquait
plus. Les manufactures de cuir poussaient comme des champignons. Ils
furent invités à l’ouverture de la Acme Glove Work Limited. Le village
prospérait. Le conseil municipal avait même voté un budget spécial pour
paver les rues. Les femmes disaient qu’il n’y avait pas de comparaison
possible: on pouvait maintenant épousseter une seule fois par semaine.
Edmond et Philomène ne réussirent jamais à s’entendre. Philomène lui
avait lancé un ultimatum. Edmond n’avait pas bronché. Et, à la surprise de
tous, Philomène était partie. Un matin, Edmond s’était levé et Philomène
n’était plus là. Félicité avait grondé son fils. Il aurait pu faire preuve de plus
de compréhension. Edmond ne remua toujours pas. Ovila était allé voir
Philomène au village, pour essayer de la raisonner. Elle ne pouvait partir au
huitième mois de sa grossesse. Edmond ne pouvait vivre au Bourdais et elle
au village. Philomène lui avait répondu qu’elle ne retournerait jamais à la
campagne et que si Edmond voulait voir son enfant, il n’avait qu’à venir la
rejoindre. Ovila avait fait le message à son frère. Edmond avait ricané de
dépit. Il avait ajouté qu’il était certain que Philomène reviendrait.
Dès que Philomène connut la réponse de son mari, elle décida de donner
le grand coup. Elle partit retrouver sa mère à Shawinigan. Et c’est à
Shawinigan qu’elle accoucha de sa fille Marguerite, dont Edmond apprit la
naissance plusieurs semaines plus tard. Pendant la durée de la brouille,
personne, hormis la famille, n’avait été mis au courant. Les gens trouvaient
même normal que Philomène ait voulu accoucher auprès de sa mère. Mais,
voyant qu’elle ne revenait pas, ils commencèrent à murmurer. Edmond, plus
beau que jamais, était inattaquable. Mais elle…
Leurs murmures furent enterrés par les grondements lointains des canons
qui déchiraient l’air et la chair de l’Europe. Plusieurs jeunes de Saint-Tite
s’engagèrent dans l’armée canadienne, attirés par la solde, mais aussi par le
goût du voyage et de l’aventure. Oscar, lui, se porta volontaire pour l’armée
américaine, comme télégraphiste. Il partit de Saint-Tite, arrosé par les
larmes de sa mère qu’Ovila avait consolée tant qu’il avait pu.
— Faut pas vous en faire, sa mère. Oscar est pas mal plus fin que ça.
Pensez-y deux minutes. Le danger, c’est pas dans l’armée américaine. Les
Américains seront jamais impliqués dans cette guerre-là. Le danger, c’est
dans l’armée canadienne. Oscar se serait jamais porté volontaire pour notre
armée. Oscar est bien plus fin que ça.
Le 4 mars, le conseil municipal vota la prohibition. Les gens
bougonnèrent tellement qu’il amenda aussitôt son règlement et permit la
vente «sous tolérance».
Émilie était inquiète. Elle craignait que la guerre n’ait des répercussions
fâcheuses au Canada. Elle craignait pour ses enfants, surtout pour celui qui
n’était pas encore né. Un enfant de la guerre! Ovila l’avait rassurée. Si lui
ne voyait aucune raison de s’inquiéter, alors elle devait faire de même.
Émilie n’avait plus parlé de ses angoisses de guerre. Pas plus qu’elle n’avait
parlé de ses angoisses de mère. Depuis la mort de son beau-père, elle avait
le sentiment d’avoir perdu son protecteur. Depuis sa mort aussi, elle avait
réappris à sourire de la présence d’Ovila. À presque endormir sa peur de le
revoir succomber à son étrange soif impossible à étancher. Elle n’aurait
jamais plus la force ou le courage de revivre des années comme celles
qu’elle avait connues.
Ovila était redevenu aussi charmeur et aussi charmant qu’il l’avait été.
De nouveau, il l’avait séduite. Il avait repris le droit de propriété qu’il avait
toujours eu sur son cœur, son âme et son corps. Et elle l’avait laissé faire.
Elle avait même fermé les yeux sur quelques soirées où il avait fêté un peu
plus allègrement qu’il ne l’aurait dû. Il buvait maintenant beaucoup moins
souvent qu’avant. Il ne découchait plus et elle s’était habituée aux odeurs
d’alcool fermenté qu’il exhalait durant son sommeil. Ces soirslà, pourtant,
elle fermait son corps.
Leur vie s’était remise sur la bonne voie. Ils allaient tous ensemble, lui,
elle et les enfants, à la messe du dimanche. Les gens disaient de nouveau
qu’ils étaient le plus beau couple de Saint-Tite. Émilie avait recommencé à
porter haut sa tête pour sa grande fierté et celle d’Ovila. Le curé Grenier,
lors de sa visite paroissiale, leur avait dit qu’il les admirait. Qu’ils avaient
surmonté bien des épreuves et que leur amour s’en était trouvé grandi. Il
leur avait redit que les «voies du Seigneur» étaient «impénétrables». Émilie
avait acquiescé. Ovila avait souri. Toutes les dettes qu’elle avait contractées
à l’épicerie de M. Léveillée étaient payées et Émilie ne sentait plus la gêne
l’envahir lorsqu’elle allait faire ses achats. Elle écrivit même à son père
pour lui dire qu’elle était très heureuse. Que Dieu avait fait un miracle.
Caleb lui avait répondu qu’il viendrait la voir, intrigué par la soudaine
religiosité de sa fille. Jamais Émilie n’avait mêlé Dieu à son mariage.
À la mi-octobre, elle donna naissance à Alice. Son accouchement fut
extrêmement pénible. Elle dit à Ovila qu’elle espérait qu’Alice serait leur
dernier enfant. Elle n’avait plus l’âge de mettre des enfants au monde.
Ovila, ayant toujours à la mémoire la pénible naissance de Marie-Anne,
approuva. Alice serait la naissance de leur renaissance.
Pour les fêtes, ils décidèrent d’aller à Saint-Stanislas. Retenu par la
maladie de Célina, Caleb n’avait pu venir à Saint-Tite. Émilie s’était bien
gardée d’avertir ses parents. Elle voulait les surprendre. Ils passèrent Noël à
Saint-Tite et arrivèrent à Saint-Stanislas la veille du jour de l’An. Avec
toute la famille, y compris Alice. Célina leur ouvrit la porte et faillit
s’évanouir.
Leur vie s’était remise sur la bonne voie. Ils allaient tous ensemble, lui, elle et les
enfants, à la messe du dimanche. Les gens disaient de nouveau qu’ils étaient le
plus beau couple de Saint-Tite.
***
Le train filait lentement dans la nuit. Émilie était épuisée. Ils avaient dû
attendre pendant des heures et des heures avant de pouvoir monter. Ce n’est
qu’à son retour qu’elle avait annoncé aux enfants, sur le ton qu’elle utilisait
pour les grandes surprises, qu’ils partaient pour Saint-Tite. Pour y vivre.
Quand la locomotive avait traîné sa carcasse de fer devant la gare, elle avait
secoué les plus jeunes, qui s’étaient assoupis. Les aînés veillaient avec elle.
Il y avait si peu de passagers qu’elle put prendre dix banquettes. Elle les
installa, un par un, et promit qu’elle les réveillerait avant qu’ils ne soient à
Saint-Tite, à l’aube. Elle regretta de ne pas avoir apporté les couvertures de
la Belgo. Elle les couvrit de leurs manteaux.
Elle avait installé Rolande sur la banquette en face d’elle. Pour être
certaine qu’elle ne se blesserait pas si le train freinait brusquement, elle
avait enlevé ses chaussures et retenait le bébé avec ses pieds. Ses enfants
clignaient des yeux, inquiets. Elle sortit son accordéon et joua des
berceuses. Vingt minutes après leur départ, les neuf enfants dormaient d’un
sommeil bien mérité. Elle posa son instrument.
Elle regardait dehors en se laissant bercer par le train, la nuit noire
reflétant ses pensées. Où était Ovila? Avait-il pu monter à bord d’un autre
train? Elle sortit un mouchoir de son sac et se moucha. Maintenant que les
enfants dormaient, maintenant qu’ils étaient en sécurité, elle pouvait
pleurer. Elle ferma les yeux quelques instants et se revit dans un autre train,
celui qui les conduisait, elle et Ovila, à Montréal. Seize ans plus tôt… Pour
leur premier anniversaire de mariage. Leur anniversaire de papier. «Maudite
Belgo qui fait tout ce papier!» Elle tourna la tête, ouvrit les yeux et regarda
Rose. Sa pauvre tête remplie de misères et de difficultés ballottait au même
rythme qu’une de ses mains.
Une main qui ballotte. «Louisa!» Depuis combien d’années Louisa les
avait-elle abandonnés?… «Presque treize ans, Louisa. Et ton père a été le
premier à bercer ton dernier sommeil. C’est là, Louisa, que ton père et moi
nous nous sommes heurtés pour la première fois. Est-ce que tu te souviens,
toi, Louisa, si c’était lui ou si c’était moi qui avais dormi pendant que tu
t’étouffais avec ce lait qui devait te nourrir et qui t’a fait mourir? Pardonne-
nous, Louisa.»
Le train tourna et Émilie suivit son mouvement. Elle aperçut Marie-Ange
qui essayait de combattre la gravité en s’agrippant au bord de sa banquette.
«Marie-Ange… Même en dormant, ma grande mule, tu te bats contre
quelque chose. Laisse-toi donc aller, ma Marie-Ange. Laisse-toi donc
sourire. Commence donc à ravaler un peu de ton orgueil. Tu vas voir, ce
n’est pas plus mauvais à avaler qu’un sirop. Ma grande mule… Pâpâ. Est-ce
que vous la voyez, votre grande mule, ce soir? Votre grande mule vient,
toute seule, d’arrêter un train qui roulait sur une voie sans gare. Votre
grande mule, pâpâ, roule dans la nuit, les larmes aux yeux, la peur dans
l’âme. Votre grande mule roule dans une nuit noire sans fin. Votre grande
mule roule avec neuf petits qui commencent à peine à grandir. Pâpâ,
donnez-lui donc un peu de courage, à votre grande mule. Bonne nuit, pâpâ.
J’espère que vous avez été heureux de retrouver Elzéar Veillette. Je suis
certaine que vous devez encore vous prendre aux cheveux. Mais
maintenant, vous devez avoir des cheveux d’ange… sans mèches rebelles.»
Le train siffla trois fois. Émilie fronça les sourcils. «Le coq, Berthe. Te
souviens-tu du coq qui avait chanté trois fois? J’avais eu peur, Berthe, parce
que je m’étais dit qu’un coq qui chante trois fois, c’est un coq qui annonce
une mauvaise nouvelle. Le coq n’avait pas menti, Berthe. La mauvaise
nouvelle est arrivée hier, à peu près à la même heure que maintenant.
Berthe, j’ai fait partir Ovila pour le protéger. J’ai fait partir Ovila pour me
protéger. Toi, Berthe, est-ce que c’est pour te protéger aussi que tu as décidé
de ne plus m’écrire? Es-tu heureuse dans ton monde de silence, Berthe? Il
me semble que ton monde doit ressembler à cette nuit qui nous aspire tous
les dix vers quelque chose qui me fait peur. Pense quand même à moi,
Berthe…»
Le train ralentit lentement et s’arrêta au milieu de nulle part. Émilie retint
Rolande, regarda autour d’elle et ne vit pas une seule lumière. Elle
frissonna, tout à coup craintive. Profitant de l’accalmie, elle se leva pour
jeter un coup d’œil aux enfants qu’elle ne pouvait apercevoir de sa place,
remonta les manteaux et s’attarda à chacun des visages, qu’elle ne prenait
plus vraiment le temps de regarder, tant ils lui étaient devenus familiers.
«Bonne nuit, mon grand Émilien. Bientôt je vais te parler. Je vais
t’expliquer que ton père nous cherche une nouvelle maison. Je vais te dire
combien il a toujours été fier de toi. Je vais te mentir un tout petit peu, en te
disant qu’il va revenir. Je n’en sais rien, Émilien. Ton père reviendra quand
il aura appris à être fier de lui. Ton père va revenir s’il apprend à se
pardonner le mal qu’il s’est fait. C’est sûr, Émilien, que ton père nous fait
mal à nous aussi. Mais ce mal-là, Émilien, n’est rien comparé à son mal à
lui. Quand tu seras grand, Émilien, si tu n’es pas satisfait de mes réponses,
tu iras le voir et tu lui demanderas.»
Le train ne bougeait toujours pas. Émilie sentit l’angoisse lui serrer la
poitrine. Elle aperçut le chef de train et se dirigea vers lui pour lui demander
la raison de l’arrêt. Elle eut conscience qu’elle n’avait pas remis ses
souliers, mais continua de marcher à pieds de bas. «Pas besoin d’avoir des
gros sabots, Émilie, pour faire ton chemin. Même sur la pointe des pieds, tu
peux te rendre d’un endroit à l’autre. Même sur la pointe des pieds, tu peux
marcher d’un pas ferme. Même sur la pointe des pieds…» Elle était à la
hauteur du chef de train. Il lui expliqua que le train s’était arrêté pour
attendre qu’un convoi de marchandises prenne une voie d’évitement pour
les laisser passer. Ce deuxième train venait de l’Abitibi et accusait un
retard. Dès qu’ils le pourraient, ils repartiraient. Émilie le remercia et revint
près de ses enfants. Rassurée. Elle replaça une mèche sur le front de Paul.
«Paulo, toi qui es toujours sérieux, qui réfléchis toujours, penses-tu que ton
père, lui aussi, a eu le temps de voir ce train-là? Penses-tu que ton père
aussi a eu le temps de penser que lui et nous, nous croiserions le même
train? Dors, Paulo. Je te pose des questions trop compliquées.
«Mon gros Clément… avec des poings aussi gros que ta tête. Tu es
comme ton père, Clément, quand ton père réglait tous ses problèmes avec
ses poings. Un jour, Clément, je vais te raconter comment il avait assommé
un de mes anciens élèves. J’ai déjà dit que Marie-Ange avait un nom
mensonger, parce qu’elle est loin d’être un ange. Toi aussi, Clément, tu as
un nom mensonger. La clémence, Clément, c’est de la douceur. Peut-être
qu’en vieillissant, Clément, tu vas apprendre la douceur. La paix.»
Émilie retourna à son banc après avoir vérifié si Blanche dormait
paisiblement. Blanche souriait. «Tu peux bien sourire, ma Blanche. Je le
sais que tu n’as jamais aimé Shawinigan. Tu souris parce que tu retournes à
Saint-Tite. Pour rire avec tes oncles Ovide et Edmond. Pour te jeter à l’eau
au lac. Pour être en classe, sage comme une image. Pour continuer à faire
croire que tu es docile. Mais moi, Blanche, je sais. Je sais que derrière tes
grands yeux bleus se cache le bleu de ta volonté d’acier. Ta douceur est
presque apeurante, Blanche, quand on sait toute la force qu’elle cache. Dors
bien, ma belle petite Blanche. Je suis certaine que tu as toute une vie devant
toi et que tu as déjà besoin de sommeil.»
Émilie regarda Jeanne et Alice par leur reflet dans la fenêtre. Elle sourit
doucement. «Si je faisais le trio des sourcils froncés, Jeanne, je serais
obligée de t’inclure. Avec Marie-Ange. Avec Clément. Mais c’est tellement
normal. Tu passes des heures et des heures à suivre Clément. Tu l’as même
respiré dans mon ventre, toi, celle qui l’a suivi. On verra, Jeanne. On verra
bien. C’est vrai que la vie nous fait froncer les sourcils. Mais la vie nous les
fait relever aussi. Tu as les sourcils relevés, Jeanne. Des sourcils pour rire.
«Alice… aux yeux de la même couleur que ma robe de mariée. Aux yeux
de la couleur de la Batiscan, quand le soleil la rend coquette. Tu as sa clarté
dans les yeux, Alice. Et son murmure dans la voix. Fais-moi penser, Alice,
de te raconter l’histoire de ma robe de mariée que ton père et moi on a
enterrée.»
Le train eut un hoquet. Émilie regarda Rose reprendre possession de sa
main et la glisser sous sa cuisse. «Rose, ma fleur. Petite de cœur dans ton
grand corps. C’est difficile, je le sais, d’être à la frontière de deux mondes.
Celui de l’innocence et celui de la peur. Mais je suis là, Rose. Je te tiendrai
toujours la main. Ensemble, toi et moi, on va découvrir que le monde n’est
pas rempli uniquement de livres et de savants. Dans le monde, Rose, il y a
des gens de cœur, comme toi.» Le train eut un second hoquet. Il commença
à rouler, doucement d’abord, puis de plus en plus rapidement. Émilie
chercha à voir ce train qui arrivait de l’Abitibi. Elle ne vit qu’une ombre
tapie le long de la voie. Elle referma les yeux et chantonna au rythme que
lui dictaient les essieux et les joints de la voie. «Venez, divin Messie…»
Puis ce sont ses pensées qu’elle rythma. «Demain, le soleil va se lever.
Demain, le soleil va briller. Demain… Je n’avais pas le choix. Je n’avais
plus le choix… Pâpâ, je trouve qu’il y a quelque chose de pas juste… Le
diable! Le diable! Lazare est un diable!… Charles? Tu t’appelles
Charles?… Le Windsor… Émilie, je vous trouve sans pareille… J’ai
toujours été jalouse de toi, Émilie… Et moi de toi, Antoinette… Penses-tu,
ma belle brume, que Télesphore va l’aimer, son meuble?… J’en ai assez de
ce village maudit!… Tu peux être sûr, Ovila, que je ne quitterai pas
Shawinigan la larme à l’œil… Bonne nuit, ma belle brume… ma belle
brume… belle… brume… brume… brume… brume… brume… brume…
brume… br…»
Le train siffla trois fois et l’accordéon tomba par terre. Émilie n’entendit
rien. Elle venait d’endormir son brouillard.
Saint-Lambert, Québec,
8 octobre 1984.
GLOSSAIRE
Acheteux: acheteur
Avec: aussi
Balance: reste
Balancigne: balancement
Baptême: juron
Bardasser: brasser, secouer
Barguigner: marchander (de l’anglais to bargain)
Batêche: juron
Bedon (ou): ou bien
Beurrer: tartiner
Bine: haricot; « crier bine»: expression équivalente à «crier lapin»
Bonyenne: bon Dieu
Bonyeu: bon Dieu
Boss: patron (mot anglais)
Boucane: fumée
Bouillon à la reine: lait chaud battu avec un œuf, du sucre et de l’essence de
vanille
Breast rolls (guide rolls): rouleaux dans les usines de papeterie (mot
anglais)
Bretter: flâner
Bricade: briqueterie
Buggy: voiture (mot anglais)
Câlice: juron
Canard: bouilloire
Caneçon: caleçon
Capine: chapeau
Capot: manteau
Catalogne: étoffe faite de retailles de tissu sur trame de corde
Catin: poupée
Cenne: sou (de l’anglais cent)
Chesser: sécher
Chicoter: chipoter, agacer
Chum: ami, compagnon (mot anglais)
Ciboire: juron
Clairer: évacuer, vider, nettoyer (de l’anglais to clear)
Coudon: au fait
Coups de pied (Ford à): Ford Model T
Couverte: couverture
Crigne: crinière, chevelure
Haït: hait
Itou: aussi
Jasage: placotage
J’m’ai: je me suis
Job: emploi (mot anglais)
Machine: automobile
Maganer: abîmer, user, briser, défigurer
Maisé: difficile (de «malaisé»)
Marieux: attiré par le mariage
Maususse: juron (de l’anglais Moses [Moïse])
Mémère: grand-mère
Méné: petit poisson qui sert d’appât
Minouchage: minauderie
Mitons: bottines de feutre, lacées, que l’on recouvrait de caoutchoucs
Mononcle (matante): oncle, tante
Mouche à chevreuil: grosse mouche noire qui pique et pince en arrachant
un petit morceau de chair
Mouche de moutarde: cataplasme à la moutarde que l’on mettait sur la
poitrine pour faciliter la respiration
Niaiseux: niais
Pantoute: du tout
Papoose: bébé (de l’amérindien)
Pépère: grand-père
Pété: brisé
Piano box: calèche à quatre places (mot anglais)
Pied-de-vent: rayon de soleil qui réussit à passer à travers plusieurs nuages
comme une colonne de lumière
Pinotte: arachide (de l’anglais peanut); «travailler pour des pinottes»:
travailler pour un maigre salaire
Piqué: superposition de tissus, piqués ensemble, destinés à protéger le
matelas
Pi-tourne: bougeotte, dérivé de «puis tourne»
Pogner: coincer, prendre
Poquer: marquer, abîmer
Pourdre: poudre
Presse: hâte
P’tit blanc: alcool pur
P’tit Canada: rue Notre-Dame, à Saint-Tite
P’tit char: tramway
Pulp and paper: pâte et papier (anglicisme)
Quêteux: mendiant
Qu’ossé: qu’est-ce
Sablage: ponçage
Savonnier: porte-savon, fait de broche, avec une poignée, dans lequel on
mettait le savon et que l’on agitait dans l’eau
Set: ensemble, mobilier de (mot anglais)
Sleigh: traîneau ou carriole (mot anglais)
Sparage: simagrée (de l’anglais to spar)
Stand-by: être de garde, être prêt à (mot anglais)
Straight: une suite, aux cartes (mot anglais)
Sweep: remise à l’eau des billes échouées sur les rives (mot anglais)
Tabarnak: juron
Tapé: froissé, écrasé
Thébord: plateau pour le thé (déformation de l’anglais tea board)
Top: dessus (mot anglais)
Torrieux: juron (de «tort de Dieu»)
Train: traite des vaches
Traînerie: objet à la traîne
Truie: petite fournaise de plancher alimentée au bois
Ajoutez notre site à vos favoris et abonnez-vous à notre infolettre afin d’être parmi les premiers
informés des nouvelles parutions de nos auteurs et de nos concours en ligne !
www.editions-libre-expression.com
WWW.GROUPELIBREX.COM