Communication Environnementale 00
Communication Environnementale 00
Communication Environnementale 00
Françoise Bernard
Référence électronique
Françoise Bernard, Communication environnementale. Publictionnaire. Dictionnaire
encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 24 février 2020. Accès :
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Communication environnementale
En 1974, devant leur écran de télévision, les familles françaises découvraient le visage des
causes environnementales, c’était celui d’un homme au pull-over rouge et au verre d’eau :
René Dumont (1904-2001), premier candidat écologiste aux élections présidentielles. En
2020, le visage d’une jeune fille, Greta Thunberg incarne la mobilisation des jeunes
générations et s’affiche sur les écrans du monde entier, écrans qui sont devenus des objets
médiatiques individuels et interactifs que des centaines de millions d’individus utilisent jour
et nuit, en tout lieu et toute circonstance sur la planète. Cette jeune suédoise s’exprime sur la
scène internationale, notamment à la tribune de la COP24 en Pologne (2018), puis au Forum
de Davos (2020), devant les représentants des puissances et institutions économiques et
financières où elle reprend la formule du président Jacques Chirac (1932-2019) « notre
maison brûle ». Le propos ? qui n’est pas uniquement métaphorique ? garde toute sa
pertinence à l’heure où, en 2019 et 2020, les publics regardent avec sidération sur leurs
écrans la forêt amazonienne, mais aussi le grand sud-est australien partir en fumée (après
d’autres vastes incendies à répétition au Portugal, en Grèce, dans le bassin du Congo, en
Sibérie, en Californie…). Porte-paroles de la préoccupation écologique pour les habitants de
la planète bleue, à cinquante ans d’écart, l’un et l’autre alertent leurs contemporains quant
aux menaces que font peser les activités humaines sur l’avenir des formes de vie sur terre.
Au fil des ans, il apparaît que la communication joue un rôle central et contradictoire dans la
diffusion et la généralisation des points de vue écologiques. Si l’on essaie de caractériser les
activités de communication consacrées à l’environnement, plusieurs entrées sont possibles.
Nous choisissons d’en privilégier quelques-unes qui ont en commun de relier la question des
publics et celle de la recherche en communication environnementale.
Espaces et circulation médiatiques, publics des organisations
La communication environnementale se structure en même temps que ses publics se
constituent et se diversifient. Durant les cinquante dernières années, l’activité médiatique et
éditoriale, notamment en publicisant et commentant les catastrophes, témoigne de la prise de
conscience lente et progressive des enjeux environnementaux par des publics qui
s’élargissent depuis les années 1970, avec des hauts et des bas. En effet, l’élargissement de la
prise de conscience n’est pas un processus linéaire. Par exemple, la publicisation d’une
marée noire est assez rapidement suivie d’un temps d’oubli – et de cryptomnésie – du côté de
la production et de la réception médiatiques, et ce, jusqu’à la prochaine marée noire. Par
ailleurs, certains événements semblent cristalliser davantage l’attention des publics, telle en
1986, la catastrophe de Tchernobyl (Molitor, 2011). Un certain traitement politico-
médiatique de la catastrophe avait aussi permis de mettre au jour ce qui ressemblait à un
mensonge public, une fake news : le nuage toxique se serait arrêté aux frontières de la
France. Mais les médias ne sont pas seulement un reflet de la société ; ils contribuent
également, de manière là aussi contradictoire et avec des limites, à construire l’opinion et la
sensibilité collectives. Ce mouvement – marqué par la progression des connaissances
écologiques et d’une sensibilité environnementale – se déroule en réalité sur plusieurs scènes
: médiatique bien sûr, mais aussi scientifique, politique, publique, organisationnelle.
En outre, l’ensemble des productions médiatiques traitant de l’environnement s’est
développé mais reste dispersé. Parmi les indicateurs de développement, on observe que la
presse, les quotidiens nationaux et régionaux ou les hebdomadaires créent des rubriques
consacrées à l’environnement et que des journalistes spécialisés suivent ces questions. Afin
de mieux coordonner et structurer l’information environnementale, des initiatives sont mises
en place, par exemple en 2019, avec l’association de quatre médias français pour couvrir
l’actualité environnementale : Le Parisien, France Culture, Konbini etUsbek & Rica. En
2018, un « collectif de journalistes pour le climat » avait été lancé par Médiapart, Politis,
Reporterre, La Revue Projet et Bastamag ; ce collectif vise « à renforcer la visibilité de
l’écologie dans ces médias » (voir jiec.fr). En 2015, dans les séries de la « revue des médias »
proposées par l’Institut national de l’audiovisuel (s.d.), on trouve trois témoignages sur le
thème « comment les médias parlent-ils de l’environnement ? ». Le cas du réchauffement
climatique est commenté par le climatologue Jean Jouzel. Ce cas peut être considéré comme
exemplaire d’une construction médiatique réussie impliquant le rôle des experts et celui des
espaces médiatiques numérisés (y compris les réseaux sociaux bien sûr). Pour sa part, le
quotidien de l’écologie Reporterre défend la formule d’un « journal indépendant, sans
publicité, en accès libre, financé par ses lecteurs » (https://reporterre.net). Sur l’internet, la
chaîne YouTube affiche environ 59 100 000 résultats à la requête « YouTube et l’écologie »
(22 janv. 2020). Les espaces médiatiques sont donc ouverts à l’expression des controverses.
Celles qui sont saisies par les médias (OGM, énergie nucléaire, gaz de schiste, dérèglement
climatique, etc.) constituent un centre d’intérêt pour de nombreux internautes mais aussi un
objet d’étude pour les chercheurs·et chercheuses en communication (Bodt, 2014 ; Badouard,
Mabi, 2015 ; Carlino, Stein, 2019).
On note par ailleurs que la plupart des organisations privées et publiques (entreprises,
agences, collectivités territoriales et locales…) sont elles aussi saisies par la communication
environnementale et se saisissent de l’argumentation écologique dans leurs activités de
communication institutionnelle, de communication interne et de communication «
commerciale » (produits et services). Les démarches visent des publics internes et externes et
sont diversifiées. Certaines d’entre elles sont sincères, mais d’autres sont plus opportunistes
et mettent en œuvre des stratégies de « verdissement » (Pascual-Espuny, 2016) d’activités
polluantes inchangées et de pratiques peu respectueuses des critères écologiques. Le cas du
logiciel truqué impliquant certaines industries automobiles, qualifié de « diesel gate » en
2015, a été largement repris et commenté par les médias et a mobilisé les consommateurs et
les internautes (voir l’association Verbraucherzentrale bundesverband, www.vzbv.de).
On observe également que de nombreuses nouvelles organisations naissent des dynamiques
sociétales, éducatives, économiques liées aux enjeux environnementaux. Ces organisations se
constituent souvent en réseaux (d’associations pour l’éducation à l’environnement, d’ONG,
d’associations pour le maintien d’une agriculture paysanne – Amap –, de coopératives et
circuits courts…) et favorisent des interconnexions entre acteurs (Bernard, 2016). La mise en
place des circuits courts, parce qu’elle est adossée aux enjeux de la relocalisation alimentaire,
permet de souligner que les dynamiques organisationnelles sont aussi reliées à des
positionnements économiques et politiques. Plus généralement, ces organisations prétendent
s’adresser directement à leurs publics, redéfinis bien souvent comme partenaires. Des formes
organisationnelles hybrides émergent et prennent en compte le désir de participation et
d’implication de la société civile. Ainsi en est-il du Fonds mondial pour la nature (WWF)
revendiquant « un réseau actif dans plus de 100 pays » qui a lancé une application WAG («
We act for good ») permettant de publiciser et partager les « gestes de chacun » pour
l’environnement, en suggérant que cette voie numérique, par agrégation de micro-
expériences locales, favorise une dynamique collective (Fonds mondial pour la nature, s.d.).
Enfin, il faut préciser que l’ensemble des organisations politiques (les partis, certains think
tanks ou laboratoires d’idées…) s’empare également des thèmes environnementaux dans
leurs déclarations et leurs programmes, alors même que l’écologie politique peine à trouver
une forme stabilisée et n’est pas fortement représentée dans les lieux de gouvernance et les
sphères de décision publique. En témoignent les tensions internes aux gouvernements, en
France et dans d’autres pays, lorsqu’il s’agit d’arbitrer entre logique économico-politique et
logique environnementale. Bien sûr, là encore, la situation est contradictoire, notamment si
l’on prend en compte l’annonce du pacte de vert pour l’Europe par la Commission
européenne, fin 2019, visant à la neutralité carbone pour 2050.
Pour nombre de ces organisations, la logique des « parties prenantes » semble transcender
celle des « publics ». La notion de parties prenantes, aujourd’hui largement reprise,
s’épanouit loin de ses origines américaines, libérales. Or, un retour aux sources serait
opportun, en particulier parce qu’il permettrait de reprendre le questionnement suivant : la
théorie des parties prenantes conduit-elle à légitimer une diversité d’actants hétérogènes, à
rechercher un consensus (à quel prix, au bénéfice de qui in fine ?) ou encore tout simplement
à diviser pour régner ? Empiriquement, il s’agit de connecter des partenaires, qualifiés de
parties prenantes, notion qui souligne d’ailleurs combien les problématiques écologiques
s’inscrivent dans des logiques collectives où une certaine symétrie entre parties prenantes est
présupposée et insuffisamment questionnée. Les publics internes et externes sont invités à
s’engager en ligne dans les actions-événements (s’inscrire, signer en ligne des pétitions et
déclarations diverses, remplir un bulletin d’engagement…), mais aussi, dans certains cas, à
apporter un soutien financier.
Pour aller plus avant, trois questions peuvent être formulées : comment qualifier les
méthodes de sensibilisation des publics ? La sensibilisation constitue-t-elle une approche
suffisante face aux défis et enjeux environnementaux pour le XXIe siècle ? Quelles sont ses
limites ?
Sensibiliser, persuader les publics : le sensoriel, le performatif, le récit
Sensibiliser suppose de toucher les sens tout en recherchant un effet de sens. Afin d’étudier
la communication et les pratiques pro-environnementales, les chercheurs et chercheuses
conduisent des enquêtes, constituent divers types de corpus consacrés à l’environnement. Ils
ou elles s’intéressent également à l’iconicité, par exemple en rassemblant photographies,
productions audiovisuelles (films, documentaires, chaînes en ligne dont YouTube…) et
artistiques (arts plastiques, installations, performances, théâtre ; voir Brown, 2014 et
http://www.ressource0.com/)…
Comment analyser ces corpus ? Parmi les orientations possibles, nous retenons la voie du
sensible qui fait référence aux travaux de Jean-Jacques Boutaud (2015 : 22) : « Cette emprise
du sensible […] nous la reconnaissons, plus encore, comme cette conjonction heureuse entre
les sens et le sens, entre la chair de l’intelligible et la clairvoyance du sensible ». Dans ce
cadre, l’une des orientations consiste à étudier comment les producteurs de contenus et des
acteurs différents sensibilisent les publics à partir de l’émotion esthétique liée au choc du
beau, en lien avec la nature ou le monde animal. La monstration du « laid » et de «
l’inquiétant » est aussi mobilisée et peut prendre la forme de la représentation du déchet. Plus
généralement, le déchet est devenu un problème de société. Il acquiert en quelque sorte un
statut d’objet civilisationnel (Bernard, 2018b), accompagnant les différentes étapes des
révolutions industrielles et les vagues de la mondialisation du modèle productiviste-
consumériste. Ses manifestations et formes sont multiples : particules polluant les eaux et
l’air, plastiques (macrodéchets et microparticules), déchets toxiques, déchets informatiques,
textiles, etc. Pour autant, un courant artistique, qui s’inscrit dans la filiation des ready made
de Marcel Duchamp (1887-1968), poursuivi avec le courant du Nouveau réalisme, consiste à
considérer le déchet comme une ressource et à le recycler comme objet d’art (e.g. les Plastic
bags, sculptures de l’artiste pakistanais Khalil Chishtee : www.khalilchishtee.com).
Afin de produire un effet de persuasion et d’obtenir l’adhésion des publics, une autre voie
argumentative, très présente, est celle des chiffres, du calcul, des données statistiques, des
comparaisons chiffrées. L’accumulation et l’insertion des chiffres sont examinées par des
chercheurs et chercheuses en se fondant sur la notion « d’actes de langage performatifs »
(Austin, 1962). Faire parler les chiffres ou encore considérer que ceux-ci parlent d’eux-
mêmes constituent des stratégies et comportements très répandus dans les espaces publics et
les cercles de gouvernance (Fauré, Gramaccia, 2006). Les exemples sont pléthoriques.
Prenons deux d’entre eux : les films-documentaires mettant en scène l’ex Vice-président des
États-Unis Al Gore, Une vérité qui dérange (2007) suivi de Une suite qui dérange : le temps
de l’action (2017), réalisé par Bonni Cohen, Jon Shenk. Dans ces productions, les données
chiffrées et les tableaux statistiques sont fortement mobilisés. De manière plus générale, les
rapports, discours, déclarations des différentes instances utilisent abondamment le chiffre (un
exemple extrait d’un corpus de textes consacrés au développement durable : « 13,2 tonnes
par habitant, c’est l’empreinte matières d’un Français en 2014 […] indicateur qui estime la
quantité de matière mobilisée pour satisfaire la consommation au sens large », voir Ministère
de la Transition écologique et solidaire, s.d.).
Les experts, très sollicités et présents pour les questions environnementales, font un usage
intensif des chiffres. Faisant référence en communication environnementale, ils ont acquis un
statut de passeurs, de médiateurs entre des univers distincts, celui de la science et de la
société, celui de la science et du politique. L’exemple le plus connu et célèbre est celui du
Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec, https://www.ipcc.ch/ ;
https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/comprendre-giec). Ce groupe est actif depuis trente
ans : 195 pays en sont membres et les rapports qu’il produit sont largement médiatisés. En
2019, le Giec avait publié des rapports spéciaux, d’une part, sur la cryosphère et l’état des
océans et, d’autre part, sur l’état des sols de la planète, fortement dégradés par l’agriculture
intensive, l’exploitation industrielle des forêts, l’artificialisation. Dans le vaste mouvement
de circulation des contenus, les médias, quant à eux, reprennent chiffres et photographies.
Au fil des ans, textes, discours, récits environnementaux s’accumulent. L’approche narrative
(Marion, 1999) est mobilisée, le récit environnemental s’étoffe et s’enrichit. « Innombrables
sont les récits du monde. […] le récit est là, comme la vie » (Barthes, 1966 : 1). Le récit
environnemental se déploie et circule. Les chercheurs et chercheuses convoquent une
approche sémiotique et narrative pour analyser les textes et images consacrés au
développement durable (Jeanneret, 2010 ; D’Almeida, 2011 ; D’Almeida, Libaert, Tremblay
2018). La figure d’un nouvel héros, celui de l’écocitoyen anonyme, émerge et, bien souvent,
les pouvoirs publics en particulier font peser sur ses épaules une lourde responsabilité. Cette
démarche a pour inconvénient de placer en arrière-fond et dans l’ombre les responsabilités
des grands décideurs et opérateurs d’une croissance fondée sur une économie carbonée. La
notion de développement durable donne à penser qu’une voie existe qui permet, sans trop de
changements structuraux, de concilier développement social, économique et environnemental
en agissant sur la responsabilisation de l’ensemble des acteurs concernés (Monnoyer-Smith,
Lorioux, 2017). En ce qui concerne la question de la responsabilité, la dimension juridique
est majeure. Or, l’orientation dominante est incitative et plutôt dépourvue de sanctions en cas
de manquement, ce qui produit des effets de changement de comportements faibles.
Face au dérèglement climatique de plus en visible pour les populations et à l’emballement de
nombre d’indicateurs, la notion de « durabilité » est concurrencée par de nouvelles
propositions qui voient le jour autour d’énoncés plus ou moins radicaux liés aux « transitions
écologiques ». Dans ce cadre, de nouvelles notions apportent des vibrations originales. Avec
l’entrée en scène des notions de Gaïa (Latour, 2015), d’Anthopocène (Bernard, 2018a ;
Gemenne, Rankovic, 2019), et avec le courant de la collapsologie, l’attention des publics se
déplace vers des univers de pensée qui provoquent de nombreux échanges, notamment sur
les réseaux sociaux. Ces échanges sont orientés vers le questionnement, la peur, voire
l’anxiété et le rejet, mais aussi vers la conception de nouveaux projets et modèles et vers la
recherche de solutions. « Le temps de l’action » fait aussi partie du récit environnemental.
Confrontés au bouillonnement et au foisonnement des informations, des points de vue et des
échanges circulant dans les espaces publics, les chercheurs·et chercheuses s’impliquent dans
de nombreuses disciplines (Bourg, Papaux, dirs, 2015). En sciences humaines et sociales, les
disciplines sont en partie regroupées dans un cadre fédérateur, celui des « Humanités
environnementales ». Ce cadre est défini (Blanc, Demeulenaere, Feuerbahn, 2017) comme
étant « une méta-discipline fédérant des approches nées soit au sein des disciplines ou dans le
cadre de démarches résolument interdisciplinaires ». Force est de constater que les textes et
communications à caractère scientifique entrent eux aussi dans l’orchestre communicationnel
où des fragments circulent. Ils vivent en quelque sorte leur vie à distance de leurs lieux de
production et des laboratoires (Zwang, 2017). Afin d’apporter une contribution à la
compréhension de ces processus fort complexes, en France, un groupe d’études francophone
a été fondé : « Communication, environnement, science et société », qui est reconnu par la
Société française des sciences de l’information et de la communication. Une cartographie des
travaux dans le champ de l’information et de la communication s’est constituée (Catellani,
Pascual-Espuny, Malibabo Lavu, Jalenques-Vigouroux, 2019) et des dossiers thématiques
sont publiés (Leroy, Suraud, 2014).
Si beaucoup déclarent l’urgence à agir, les indicateurs montrent que, s’il y a action, elle n’est
pas à la hauteur des enjeux et défis (Agence Européenne pour l’Environnement, 2019). C’est
surtout l’inaction qui produit des effets : les émissions mondiales de CO2 ont augmenté de
0,6 % en 2019 (Global Carbon Project, https://www.globalcarbonproject.org). Une hausse
qui interroge pratiquement et théoriquement les spécialistes en communication : la
communication serait-elle peu efficace dès lors que l’action collective et individuelle est
recherchée ?
Publics engagés dans l’action : quels présupposés, quels imaginaires ?
Pour aborder la question des relations entre communication et action, il semble pertinent de
s’intéresser à la question du modèle et du comportement économiques et aux approches
comparatives. Dès les années 1970, avec les travaux du Club de Rome ayant conduit au
Rapport Meadows diffusé en France sous le titre « Halte à la croissance ? », la question des
relations et des tensions entre écologie et économie est posée. Par la suite, la puissance du
modèle capitaliste et les logiques du productivisme/consumérisme continuent de progresser
de par le monde, y compris dans des espaces géopolitiques a priori différents comme la
Chine. Ce pays présente désormais un profil économico-politique singulier, en croisant des
références au communisme et d’autres relatives au capitalisme d’état. Les BRICS, en
réunissant depuis 2011 Brésil, Russie, Inde, Chine et l’Afrique du Sud (pays qualifiés
d’émergents), réorganisent non seulement certains rapports de force internationaux mais
aussi le regard porté sur le marché économique international.
Les BRICS tirent leur force des industries manufacturières, de l’exploitation industrielle de
ressources naturelles et de leurs exportations. Parallèlement, la part industrielle du produit
intérieur brut (PIB) dans le bloc du G20 des « pays développés » a décliné au profit des
services. Des analystes observent également que les BRICS n’apparaissent pas dans le haut
du classement de l’indice du développement humain (IDH) et des indicateurs
environnementaux. Cependant, la situation est complexe, contrastée et évolutive et si les
BRICS revendiquent leur droit au développement en s’appuyant sur les énergies fossiles, ces
mêmes pays peuvent aussi dans certains cas afficher des objectifs ambitieux dans le domaine
des énergies renouvelables (D’Almeida, 2017). Les alliances Sud-Sud impliquant des pays
africains se développent également (voir www.oecd.org/developpement). Ce sont des pays
où plusieurs problématiques environnementales sont posées : la désertification, la
déforestation, la raréfaction de l’eau potable, l’extension des monocultures ? dont les
biocarburants ?, mais aussi l’hypothèse de « l’industrialisation verte » (Jacquemot, 2018). Par
ailleurs, la logique de comparaison fait disparaître certaines disparités, par exemple entre
pays de l’Union européenne (UE). Dans les classements récents, les cinq pays-zones (l’UE
est intégrée dans cette liste avec un statut de « pays »), les plus pollueurs au dioxyde de
carbone (émissions de CO2 par habitant) sont la Chine, les États-Unis, l’UE, puis l’Inde et la
Russie (données du Global Carton Atlas et de l’Organisation météorologique mondiale).
D’autres classements prennent en compte d’autres composants toxiques, par exemple le
dioxyde de soufre (SO2) très impliqué dans la pollution de l’atmosphère. Parmi les pays les
plus pollueurs figurent aussi – bien souvent – ceux qui dépensent le plus en budget de
communication consacré au marketing, à la publicité commerciale et institutionnelle.
Rappelons que, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 2018), 9 personnes sur 10
respirent un air contenant des niveaux élevés de polluants, 7 millions de personnes par an,
dont 600 000 enfants, meurent des effets de la pollution.
Les tensions fortes entre logiques économiques mondialisées et enjeux écologiques, mais
aussi enjeux de santé publique font l’objet d’analyse sur la scène internationale en intégrant
pays du Nord et du Sud. Malgré les sommets internationaux organisés régulièrement depuis
1972 et les déclarations de bonnes intentions consacrées à la protection de l’environnement,
le plus universel des indicateurs ? le PIB ? est monétaire et fondé sur une mise à l’écart des
indicateurs environnementaux. Aux côtés de nombreux scientifiques et d’experts.tes,
l’Organisation de Coopération et de développement économiques (OCDE) invite à construire
de nouveaux indicateurs statistiques (Déclaration au Forum de l’OCDE en Corée du Sud,
2018). En France, l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (2014) liste
sur son site Internet d’autres indicateurs que le seul PIB : le PIB vert, l’IDH, l’empreinte
écologique…
Ces constats engagent sur la voie d’une réflexion concernant d’une part les interrelations
entre nos habitus matériels de vie et de consommation et leur encastrement dans des modèles
et projets de société, et, d’autre part, les relations entre productions textuelles, discursives et
logiques d’action collective et individuelle, parfois mises en œuvre de façon violente dans
l’espace public (Fleury, Walter, 2020). Pour développer ces deux points, il convient de
mobiliser d’autres notions. En particulier, mentionnons les travaux consacrés aux
problématiques de l’action, de l’engagement en actes et de l’émergence d’un nouvel
imaginaire socio-historique. Cela a été souligné, l’épaisseur textuelle, discursive rhétorique
qui caractérise le thème environnemental n’est pas traduite par des actions significatives ni
localement, ni internationalement. Ce point interroge nombre d’acteurs/actrices, en
particulier des scientifiques.
Dans le champ des sciences de l’information et de la communication et dans celui de la
psychologie sociale, une proposition théorique et empirique a été formulée en 2000 qui
rassemble des travaux diffusés sous l’expression « communication engageante ». Sans entrer
dans les détails du cadre théorique, il convient de préciser deux points. Premièrement, la «
communication engageante » propose une théorisation du sujet social en situation de
communication. Le sujet est alors défini comme étant plutôt hétérodéterminé, habité par la
présence réelle et imaginaire de l’autre, influencé par l’autre et les situations sociales qu’il
vit, ce qui le conduit bien souvent à rationaliser ses actes (trouver de bonnes raisons pour agir
comme il l’a fait). Le sujet social est ainsi défini en rupture avec certains présupposés
dominants, souvent psychologisants : un humain introdéterminé, rationnel et guidé
essentiellement par ses « idées » (vs ses actes) (Bernard, 2010, 2011). Deuxièmement, ce
courant de recherche montre aussi que, bien souvent, les actes que nous réalisons dans le
présent sont plus directement liés à ceux que nous avons déjà commis qu’aux idées que nous
aurions sur tel ou tel sujet. Les cours d’action qui sont les nôtres dans les trois sphères ?
privée, professionnelle et publique ? ont souvent été mis en place à partir d’un petit acte
initial, appelé « acte préparatoire » (Joule, Beauvois, 1987). Ce micro acte, réalisé dans
certaines conditions, peut donc ouvrir un cours d’action qui a tendance à se stabiliser par la
suite. Ce courant a inspiré des projets de recherche à grande échelle, consacrés notamment à
l’importance de la mobilisation en actes des « publics » pour la préservation de la
Méditerranée et de ses littoraux (Bernard, 2018b). Dans ces travaux, la question de l’action,
est couplée à celles de la signification et de la symbolisation (Bernard, 2016). Le couple
action-symbolisation mobilise notamment les catégories de l’altruisme (pour les générations
à venir…), d’une conscience et d’une empathie élargies (les autres espèces vivantes et
naturelles…). Il s’agirait en quelque sorte d’« attaquer la forteresse de l’égoïsme
psychologique » (formulation empruntée aux travaux de Terestchenko, 2004 : 7).
Pour explorer la question de l’émergence d’un nouvel imaginaire, les travaux de
l’anthropologue Philippe Descola (2011) sont intéressants. Ce dernier définit l’objet de
l’anthropologie comme étant l’étude de la manière dont les gens composent des mondes).
Parmi les quatre ontologies qu’il conçoit (animiste, totémiste, analogiste et naturaliste ;
Descola, 2005), l’ontologie « naturaliste » caractérise la composition du monde « occidental
» technoscientifique, fondé sur le grand partage nature-culture. Cette composition est
l’héritage des Lumières caractérisé par une conception du politique dans laquelle les non-
humains ont été éliminés pour la raison qu’ils ne pouvaient pas participer directement aux
délibérations démocratiques (Descola, 2014). Ce chercheur invite donc à observer et analyser
comment les cultures proposent des voies différentes pour penser les continuités et
discontinuités entre humains et non-humains. C’est l’occasion de rappeler combien les
thèmes environnementaux mobilisent les présupposés d’une approche holistique et
systémique. Cette approche souligne l’importance des interrelations, des interdépendances à
de multiples niveaux : entre le local et le global, entre l’écologie et l’économie, entre
l’écologie et le politique, entre les pratiques sociales au quotidien et les savoirs, entre la
dimension déclarative, narrative et la dimension de l’action, etc.
Du point de vue d’une « histoire immédiate », depuis la fin des Trente Glorieuses (1946-
1975), nous considérons que la période est traversée par de nombreux signaux faibles et
événements forts qui montrent que le socle de la civilisation, fondé sur l’idéologie du progrès
technique et accompagnant l’industrialisation et la robotisation de nombre d’activités est en
crise. De nouveaux modèles émergent et invitent à adopter de nouvelles valeurs et de
nouveaux comportements, par exemple ceux de la sobriété, de la simplicité volontaire, mais
aussi du convivialisme et des formes de solidarité. Autant de valeurs et d’orientations qui
font partie de l’imaginaire associé à un modèle de société centré sur le bien-être et la
préservation de l’environnement. La question est aussi politique au sens de : comment faire
évoluer les modèles démocratiques afin d’intégrer les intérêts (au sens juridique) et les points
de vue des parties prenantes de la terre comme système vivant (les animaux, les formes de
vie, les océans, les rivières, la forêt, les sols et sous-sols, l’air…) ? Dans cette perspective, les
« publics » ne seraient plus seulement les humains. De nouvelles questions et de nouveaux
débats émergent alors ; ils vont vraisemblablement s’épanouir et traverser le XXIe siècle.
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