Cioran Guerne
Cioran Guerne
Cioran Guerne
CORRESPONDANCE (1961-1978)
***
Bien différentes furent les premières années de Cioran. Dans son village des
Carpates, au milieu des montagnes peuplées de paysans et de bergers, Emil
fait l’expérience immédiate, innocente, du « paradis terrestre ». Le souvenir
en restera puissant : « Qui a, qui aura jamais une enfance comme la mienne,
une enfance couronnée ? » écrit-il par exemple en juillet 19621. Ce fils de
pope – ses parents sont tous deux cultivés et polyglottes – ignore encore
l’inconvénient d’être né et l’insoluble de l’existence. Immanence, intensité
vitale, simplicité de l’extase – tel est son lot… jusqu’en septembre 1921,
date fatidique. À dix ans, en effet, Emil connaît son premier déchirement : il
doit quitter Râsinari pour effectuer ses études au lycée Gheorghe-Lazar de
Sibiu. « Le jour le plus triste de ma vie, se remémore-t-il en 1990, fut celui
où mon père me conduisit en carriole à Sibiu. Je n’oublierai jamais ce jour-
là ; j’avais l’impression que toute ma vie s’effondrait, qu’on me conduisait
à la mort. Jamais je ne l’oublierai ! »2 L’insouciance du monde primitif était
brisée. Emil découvrait le temps, l’ennui. L’exil de la conscience.
Violente, la rupture de Guerne avec son père fut donc définitive. Tôt
confronté aux choix décisifs, l’adolescent, cependant, n’est pas seul. Il y a
l’amitié : particulièrement celle de Mounir Hafez, qu’il rencontre au collège
de Saint-Germain-en-Laye et dont la mère sera, pour lui, d’un immense
soutien. Et puis il y a, déjà, l’écriture, la poésie. Armel, qui vit indigemment
de menus travaux tout en poursuivant ses études secondaires, songe surtout
à sa vocation d’auteur. En juillet 1929, il déclare à sa sœur : « Je suis en
train d’écrire un roman : Le Demi-vierge, dont la 1re partie est basée sur
Terpsychore. […] Ma vie de jeune homme est celle d’un étudiant pauvre, et
je compte faire un coup d’État pour être riche, c’est-à-dire ne pas avoir à
crever toujours de faim et pouvoir vivre un peu tranquillement. […] La vie
est dure, mais en ce moment, j’y tiens. » Dans quelles conditions part-il, la
même année, en Syrie, puis au Liban ? On l’ignore. Le fait est que le
collège de Tartous l’engage alors comme lecteur de français et professeur
d’éducation physique ; il y restera plusieurs mois. Mais à son retour en
France (début 1930), sa situation matérielle n’est guère meilleure.
D’ailleurs, il en sera de même les années suivantes, – années pendant
lesquelles, additionnant les petits boulots pour assurer sa survie, il étudiera
notamment les Lettres à la Sorbonne, fera diverses rencontres (dont celle du
peintre André Masson), lira énormément et, bien sûr, écrira.
Cioran, quant à lui, vit dans le Paris occupé comme un étudiant. Il l’est du
reste – officiellement : chacun connaît l’histoire de la fameuse thèse qu’il
n’eut jamais l’intention de mener à bien et pour laquelle il bénéficiait d’une
bourse de l’Institut culturel français de Bucarest. En France depuis 1937, il
était pourtant retourné, à l’automne 1940, dans son pays natal, où il s’était
autorisé un ultime coup d’éclat : celui de rendre un vibrant hommage au
Capitan C.Z. Codreanu, mort deux ans plus tôt. Mais fin janvier 1941,
soutenu par l’armée allemande, le Conducator Antonescu élimine les gardes
de fer, et Cioran parvient (dans quelles conditions, précisément ? – Le
mystère demeure) à regagner précipitamment la France et à intégrer la
légation roumaine de Vichy, comme attaché culturel. De ce poste – offert
par Horia Sima (successeur de Codreanu) juste avant l’éviction des
Légionnaires –, il sera destitué au bout de deux mois et demi (mars-mai). À
partir de cette époque, l’attitude de Cioran face aux convulsions de
l’histoire se modifie sensiblement. Il écrit toujours, mais pour soi : son
verbe perd en hystérie ce qu’il gagne en amertume.
***
[…] Je n’arriverai jamais à croire que le travail soit un châtiment autre que
superficiel et seulement apparent. Plus il est ingrat, moins il l’est, en retour.
Et Dieu sait que je parle, aujourd’hui, en connaissance de cause ! J’en ai
marre à vomir. Ça, oui ! Pourtant il m’a poussé un ou deux millénaires dans
le cœur, et je suis si près d’entendre leur voix que j’éprouve une joie
presque surnaturelle et parfaitement musicienne à me taire. » Cioran,
toujours prompt à justifier sa prétendue « stérilité » par ses origines
balkaniques, pourra-t-il opposer, en guise de réponse, autre chose qu’une
attitude circonspecte, teintée d’inquiétude ?
Vincent Piednoir
[Les lettres de Cioran sont majoritairement plus courtes que celles de leur
destinataire. Afin de préserver le caractère dynamique de la
correspondance, et pour donner à lire dès ici le verbe incandescent de
Guerne, nous avons intégré à l’ensemble un choix de trente-six lettres de ce
dernier.]
Note prémiminaire
Seuls font exception les titres de livres ou de films, les noms de revues ou
journaux, tous mentionnés en italique.
Par ailleurs, dans les notes de bas de page (et en raison des multiples
renvois qui s’y trouvent), nous avons usé d’abréviations pour les quatre
ouvrages suivants :
Eléonore Cioran,
Vous ne m’avez pas écrit, et vous avez raison puisque je ne vous ai point
écrit moi-même, et que j’ai tort. Parce que je viens de vivre les mois les
plus heureux de toute mon existence ; parce que le moulin1 est un lieu
merveilleux ; parce que mes dix premières semaines de solitude ont été
vouées au béton, ciment, mortier, plâtre, bois, pierre et fer ; parce que j’ai
vécu sans la lumière et sans eau, levé avec le jour et couché avec lui ; parce
que deux ou trois fois Mme Guillemin est montée chez vous, en mai et juin,
sans vous trouver (pour vous montrer des photos qui devaient vous attirer
ici à coup sûr), parce qu’enfin les gens heureux haïssent l’écriture et se
contentent de la pensée de leur cœur : je me sens plein d’excuses et je me
sais déjà pardonné. Je n’ai ouvert ni un journal ni un livre, et le monde est
en paix puisque je ne sais rien, sinon qu’il est foutu – ce qui me suffit bien.
Écoutez bien tous les deux : tout ce que vous avez vu n’est rien ; tout ce que
vous avez aimé, désiré, admiré n’est rien : il FAUT venir ici et voir et se
laisser prendre et masser par cette paix grandiose. Il est impossible que cela
n’ait pas lieu – ou alors je ne vous aime pas. C’est incroyable. Nous nous le
disons chaque jour, à tout moment. Et pourtant c’est. On s’inquiète, à force,
et l’on se demande ce qu’on a pu faire pour mériter cette grâce. comme on
s’inquiète en se demandant comment s’y prendre pour vouloir néanmoins
rentrer à Paris.
Le vent, Monsieur, est un plus grand seigneur que tous nos bâtards
ambitieux. Je n’entends que l’enclume du forgeron et les cloches qui
sonnent le midi du soleil, quand nos idiotes pendules légales marquent une
heure.
Il faut vous dire : j’ai empoigné la terre et les pierres à pleins bras, à
pleines brouettes ; j’ai peiné et sué toutes les sueurs de la sérénité ; j’ai eu
une tâche à faire, que j’ai faite – et le moulin est devenu l’un de ces lieux de
miracle qui n’ont pas de mesures. Il règne, ce moulin – on ne peut pas le
dire autrement –, sur un paysage inouï, fraternel, qui ne finit qu’au bout du
regard, de tous côtés. On peut, je vous jure, regarder le lever ou le coucher
du soleil en lui tournant le dos. Et les couchants se prolongent des heures.
Quant à la butte sur laquelle sont construits le petit village et son énorme
église, elle est littéralement formée de morts : à quinze ou vingt centimètres
dans le sol, où que vous creusiez (sauf sur notre motte qui est de la terre
rapportée), vous rencontrez de grands squelettes couchés à même le sol,
sans cercueil, le crâne généralement posé sur une terre cuite. Sont-ce des
moines ou des pestiférés, des gaillards de la guerre de Cent Ans ou des
fruits qu’ont mûris les guerres de religion ? Ils sont revenus de tout et
nourrissent le sol d’une paix immensément gagnée, dont on sent
véritablement sur soi l’efficace caresse, comme un baume.
Là. Et maintenant quand vous serez chez nous tous les deux pensez-y
bien : cet endroit est trop beau pour nous seuls et nos amis bien trop rares
pour qu’ils ne se dévouent – c’est un devoir ! – afin de prendre aussi leur
part de ce miracle. (J’appelle amis les êtres de la race insigne auxquels on
n’écrit pas, quand on n’écrit pas !) On les compte. Ils sont peu.
Alors, réfléchissez fort et beaucoup. S’il n’y a plus moyen cette année,
promettez-moi de nous garder un peu de votre vie de l’an prochain. Mettez-
la de côté. Pratiquement, il n’y a que le trajet de Paris-Bordeaux, et de là à
Marmande (une heure et demie) où je viens vous chercher. Le vin est bon,
naturel comme on ne sait plus qu’il en existe, et les fruits sont nombreux.
Nous avons le gaz, l’eau courante chaude et froide et l’électricité, un grenier
sympathique où loger ceux qu’on aime. et des gueules effroyablement
rébarbatives pour repousser les curieux, touristes et autres visiteurs que
nous rabattent les dimanches et les congés payés. Nous vivons, nous,
honnêtement d’un congé volé, et nous ne comptons pas renter avant
octobre. Quand se voit-on ?
Vôtre : A. Guerne
***
À lire votre lettre, message d’un autre monde, j’ai quelque difficulté à
imaginer votre moulin ici-bas. Vous-même, vous m’apparaissez comme une
figure de mythologie, plus précisément comme un merveilleux déserteur,
lointain, inaccessible. Je ne trouve rien en moi qui me permette de
concevoir votre chance. Jugez-en plutôt : des vacances ratées à Santander
où nous logions, Simone et moi, dans un H.L.M., chez un ouvrier. À peine y
sommes-nous arrivés, je tombe malade : sinusite, etc… Un spécialiste
indigène m’ayant obligé à suivre une cure dans une station thermale à trente
kilomètres de la ville, il m’a fallu me morfondre quatre heures chaque jour
dans un tortillard à peine plus récent que les grottes voisines d’Altamira.
L’épreuve, la pire, fût cependant le spectacle des épiciers français, venus
par dizaine de milliers, tous avec leurs transistors et leurs gueules avachies.
Du milieu de cet enfer, nous envisagions la fin de notre séjour comme une
délivrance. Simone est allée dans sa famille ; moi, j’ai regagné le 10 août
Paris avec joie ; et c’est tout dire. Ce qui m’a empêché, tant là-bas qu’ici, de
perdre tout à fait courage, ce sont les « acontecimientos », les événements4.
De ce côté-ci du moins, il y a de l’espoir.
Simone et Cioran
Savez-vous que La nuit veille5 a un admirateur passionné à Santander ?
C’est un pharmacien6…
***
Paris, le 29 septembre 1961
Mais il y a une autre raison, plus sérieuse, qui me cloue à Paris. Simone,
nommée professeur de Khâgne ( ?), est si écrasée de boulot, que j’ai dû me
charger, à sa place, des responsabilités du taudis. M’offrir des vacances,
dans ces conditions, serait de ma part un acte de cynisme dont, malgré mon
hérédité balkanique, je ne me sens pas capable.
E.M. Cioran
***
E.M. Cioran
***
Invinciblement seul, vous l’avez dit ; mais quelle pauvre chose, quel
pauvre chiffon, agité un moment dans le soleil comme un drapeau et
aussitôt retrempé dans le sang et la boue du malheur. Madame Guillemin est
à l’hôpital de Marmande depuis jeudi, le fémur salement cassé, une plaie à
l’orbite, un pouce cassé. La blessure de la cuisse est extrêmement grave : on
l’a opérée le lendemain, bridé l’os avec du fil d’acier, placée en extension
pour un minimum de quarante jours – qui en feront soixante ou quatre-
vingts en réalité, puis trois à six mois de rééducation et convalescence.
Si tout va bien. Accident aussi con qu’il est possible : le volant bloqué par
le verrou antivol, au sortir d’un virage, la voiture a percuté immédiatement
un arbre, se renversant à demi sur le talus, à droite. Elle était à droite. Elle a
tout pris. Et plus même qu’on ne peut comprendre.
Je vous embrasse
Armel
***
Comment va votre poignet ?11 Ce Moulin n’a pas fini de nous prodiguer
des surprises et d’alimenter notre anxiété. Soit par de grands, soit par de
petits accidents, il vous fait payer le bonheur qu’il vous dispense. D’ailleurs
des gens de notre espèce ne peuvent être impunément heureux. Le cadre où
vous vivez est un défi lancé aux dieux. Et il était inévitable et normal que
vous y meniez une existence de solitaire, ballotté entre la malédiction et la
joie. Encore faut-il ajouter que la première vous convient mieux et répond à
quelque secrète exigence de votre nature. C’est là que je vois la raison
pourquoi vous êtes malgré tout accordé à notre temps. Car vous l’êtes
vraiment, et seul un contemporain pouvait écrire ce que je lis dans votre
dernière lettre : « On ne peut écrire que sur l’avenir et il n’y en a pas. »12
Cette formule, avec tout ce qu’elle a de définitif et de fulgurant à la fois, me
poursuit : elle exprime exactement ce que je ressens en face de ce monde
dont je n’arrive pas à m’affranchir malgré l’horreur qu’il m’inspire. Je suis,
moi aussi, un contemporain, un fils de l’abominable, écœuré et fasciné par
l’impasse, sur laquelle, pour compléter votre formule, il est impossible et
inutile d’écrire.
E.M. Cioran
J’ai le sentiment que Madame Guillemin va tout à fait bien maintenant. Elle
s’est sauvée par un effort de volonté. Cela est beau et rassurant.
Amitiés,
***
Paris, le 22 octobre 1962
Je n’ai jamais mis en doute un seul instant le charme du moulin, mais j’ai
toujours pensé qu’il était dangereux pour vous de vous y éterniser. Après le
cadre qu’il vous offre, je ne vois vraiment pas comment vous pourriez vous
réadapter à Paris, au Quartier, à votre rue et à votre appartement, c’est-à-
dire à un monde sans horizon13. Ce sera pour vous une véritable épreuve
que de revenir sur ces lieux maudits. Au retour des vacances, j’ai connu une
crise de cafard presque insoutenable. Et cela, après trois semaines
seulement ! Quelle sera votre réaction après bientôt deux ans ? Songez
qu’entre-temps tout, mais absolument tout, est devenu plus laid et plus
atroce, et que le Grossparis compte maintenant plus de huit millions de
crétins ! Je vous rappelle ces choses, afin que vous vous prépariez au pire et
que vous vous exerciez méthodiquement aux déceptions qui vous attendent.
On ne s’absente pas impunément de l’enfer. Quand je pense que vous aurez
tous les jours sous les yeux ces maisons lépreuses et le Panthéon, et pas un
seul cyprès ! (Par parenthèse, l’arbre que j’aime le plus et qui, à lui seul, me
consolerait de la disparition de la Nature – et même de la Poésie). Vous
m’annoncez le départ des palombes. J’ai assisté, dans le Burgenland (à la
frontière hongroise), à celui des cigognes, en plein mois d’août.
E.M. Cioran
***
Au Vieux Moulin, ce 28 décembre 1962
Voilà. Je voudrais que vous eussiez aussi, tous les deux, au très secret
passage du vrai Noël, senti sur le bord de la peau l’ineffable douceur qui
fait penser au duvet immatériel d’une aile d’ange toute proche.
A. Guerne.
P.S. Je suis toujours en train de violer cette Lucrèce14 de malheur. Elle en
mourra bientôt. Et c’est très nécessaire pour que ce ne soit pas moi !
***
Pour nous, l’année n’a pas commencé tout à fait bien : Simone, qui était
chez sa mère, en Vendée, y a attrapé une pleurite, et n’est rentrée qu’hier,
plus ou moins guérie. Et vous ? Je n’imagine pas sans frisson ces journées
sibériennes au Moulin. Pourvu que vous puissiez sortir tous les deux
indemnes de cet hiver qui, soit dit en passant, n’a pour moi rien de terrible,
puisqu’il me rappelle en doux tous ceux que j’ai passés dans mon pays.
Comment va Madame Guillemin ? Le vieux rhumatisant que je suis est
mieux qualifié que personne pour comprendre les affres qu’elle doit
traverser à chaque variation sensible de température. Depuis longtemps je
vis en fonction de la météorologie, avec tout ce que cela comporte de fatal
et d’odieux.
E.M. Cioran
***
Cela m’a fait bien plaisir d’apprendre que Madame Guillemin est en état
de marcher seule. D’ici l’été, elle fera sûrement un kilomètre.
E.M. Cioran
***
Paris, le 30 avril 1963
Vous avez l’air de minimiser les ennuis qu’on vous fait au sujet de votre
appartement17. Savez-vous que l’on peut bel et bien vous en chasser ? Si ces
sociétés peuvent prouver (et elles y arrivent facilement avec la complicité
de votre concierge) que depuis deux ans vous habitez ailleurs, vous risquez
de vous trouver à jamais coupé de Paris (ce qui est un bien dans l’absolu,
mais dans l’absolu seulement). Au point où en sont les choses, il vous faut,
je crois, prendre une décision aussi rapide que douloureuse, c’est-à-dire
réoccuper l’appartement au plus tôt, ne fût-ce que pour la durée de quelques
mois. Si on vous en expulse, vous perdez une fortune. En trouver un autre
vous sera plus difficile que d’obtenir, disons, le prix Nobel… Songez que
vous n’avez aucune raison légale à invoquer pour justifier une absence
ininterrompue de deux ans. Et puis n’oubliez surtout pas que vous êtes en
conflit avec des gens qui, ayant l’espoir de gagner quelques millions à vos
dépens, ne reculeront devant rien pour y parvenir. J’exagère à peine. Mais
dans l’occurrence, je crois de mon devoir de vous affoler.
E.M. Cioran
J’ajoute un mot car – pour une fois – je suis d’accord avec Cioran. Je
n’exagère pas. Devenez prudent. Je vous envoie mes amitiés, à vous et à
Madame Guillemin.
Simone
***
E.M. Cioran
***
***
Merci pour ces photos18, où vous êtes tous très bien, sauf moi, qui ai l’air
d’un crevé, – ce que je suis du reste. Le Moulin est toujours présent à ma
mémoire ; l’aurais-je oublié que ma peau s’en souviendrait encore, elle qui
conserve vives les marques qu’y a laissées ce salaud de vendangeon
(Boudin aussi est un salaud, mais d’une autre classe)19.
Ne vous tracassez pas trop au sujet de l’appartement20. De toute façon,
vous n’auriez pu vous réhabituer à cette ville exécrable ; il faut la laisser
suivre son sort et la contempler de loin, en attendant qu’un engin
miséricordieux vienne nous en délivrer tous. Plus préoccupants me
semblent les nouveaux ennuis de santé de Madame Guillemin et même les
vôtres, moindres, il est vrai, mais néanmoins réels. Cette hernie, ce n’est pas
un accès de toux qui l’a provoquée, ce sont tous les efforts que vous avez
déployés pour ériger, pour soulever le Moulin. D’ailleurs, en fait de santé, il
ne m’appartient pas de faire le matamore. J’ai passé au lit les derniers jours
de nos vacances en Espagne ! Nous avions loué une villa au bord de la mer,
près de Tarragone. Un matin, vers les 7 heures, j’aperçois un Boche qui
allait au jus. Je l’ai imité, bien que le ciel fût couvert et le temps frais. Le
lendemain, le Boche reprenait son bain à la même heure, tandis que, moi, je
faisais 39°. Pour tout dire, j’ai attrapé une grippe dont je ne suis pas
complètement remis21. Je passe mes après-midi à Enghien…
Amitiés,
E.M. Cioran
S’il vous répugne à traduire A.E., ce que je comprends, ne traitez pas trop
mal Masui, qui est un gentil garçon, tout à fait pénétré de vos mérites22.
***
Au Vieux Moulin, le 18 octobre 1963
Tourtrès (Lot-et-Garonne)
Dites-moi quand même comment vous vous tirez de cette sale grippe. Et
revenez-nous, tous les deux, plus sérieusement cette fois, avant
l’écœurement total et au lieu d’aller disperser vos heures à travers les
frontières. ( Je ne trouve pas du tout que vous ayez l’air crevé sur les
photos : j’apprécie, au contraire, cet air aigu que vous avez. Ce n’est pas
une affaire de vocabulaire, pas du tout : c’est une question d’esprit et une
affaire de vérité. Aiguisé et aigu. Ce quelque chose en vous, qui me ferait
dire que votre ange gardien est un ange de verre, ou de diamant, une sorte
de transparence affûtée, trop claire pour que vous la voyiez dans ses gestes
et ses conseils.)
En tout cas je vous enverrai un Tao, si j’en ai. Et vous comprendrez que
j’y tienne, puisque moi, je ne puis pas le « lire ».
À vous, de cœur :
A. Guerne
De son lit, Mme Guillemin me crie de vous dire à tous deux mille choses.
(Il est minuit – une heure prodigieuse ici, où l’on écoute, écoute jusqu’au-
delà du monde.)
***
Paris, le 30 novembre 1963
Mon drame est des plus simples : tous mes ancêtres ont vécu dans des
montagnes, à même les éléments, et moi, voilà trente ans que je traîne dans
les métropoles. J’étais fait pour être n’importe quoi, sauf citadin et
littérateur.
Je m’arrête, par peur de m’apitoyer sur moi (ce que je ne cesse pas
d’ailleurs de faire). Pour parler plus sérieusement, vous ai-je dit que j’ai
recommandé votre Tao au directeur d’un Livre de Poche ? Jusqu’à présent,
aucune réponse. Soyons sceptiques.
E.M. Cioran
***
Tourtrès (Lot-et-Garonne)
Donc vous ne trouvez pas de sujet sur lequel écrire. En effet : il n’y en a
pas. Et à partir de cette vérité-là quelque chose commence. La peine de
vivre vaut la peine, n’importe comment, puisque mourir est au bout et qu’il
faudra mourir. Ce qui vous exaspère, c’est peut-être que vous ne pouvez
plus vous distraire avec de faux-semblants : « marcher à côté de vos
pompes » comme le dit si merveilleusement l’argot. À force de toujours
prêter aux autres ce que vous vous refusez à vous-même, vous arrivez au
point où cela ne marche plus. Plus du tout. Pas moyen de se mettre à
mépriser des baudruches costumées : vous usiez de la pompe, distraitement,
pour les gonfler, et j’usais, moi, de l’épingle, négligemment, pour les
défaire. Par désespoir ou par colère, on ne fait que les confirmer. À quoi
bon ? On le sait. Une moustache, une paire de lunettes, un nez, cela suffit et
c’est à quoi se suspend tout le personnage. Ce n’est même plus drôle de
couper la moustache, d’ôter les lunettes ou de pincer le nez : la
démonstration a été faite et refaite jusque derrière la lune. N’en parlons
plus. Les villes ne sont même plus des monstres, simplement un magma. Il
faut fuir. Au moins savoir, Simone et vous, que vous avez le moulin.
Fraternellement. Et déjà vous devez pouvoir, de ce côté-là, colmater une
fuite. Les livres ne seraient-ils pas devenus une habitude d’un autre âge,
tout simplement, parce que le nôtre a changé, parce que notre temps est un
autre temps, désormais, que les temps qui l’ont précédé et annoncé,
craintivement, depuis cinquante ans ? Un jour de vingt-quatre heures fait
aujourd’hui beaucoup plus de passé que vingt ans du xixe siècle. L’absurdité
se périme beaucoup plus vite que n’importe quoi d’autre, l’erreur ou le
mensonge, par exemple – et par là je crois deviner que règne l’esprit, plus
que jamais, où il ne reste aucune place pour aucune souveraineté. À force
de remonter en surface, de s’y serrer, de s’y bousculer, les apparences ont
fait de la réalité une si fine pellicule, si mince et décollée de tout, que
l’haleine de Dieu la traverse sans seulement l’apercevoir, et toute Voix
véritable passe outre, sans y trouver la place de retentir. Les trompettes du
jugement l’emporteront comme éclate une bulle. Plus rien.
Vôtre : A.G.
P.S. Idée originale de la nouvelle direction Plon : ils ont publié les Récits
hassidiques de Buber25 ! Et ce pavé sans la mare coûte cinq mille francs.
Tout lecteur devrait réclamer sept mille cinq cents de dommages et intérêts.
Ellen Guillemin
***
Paris, le 23 décembre 1963
Simone étant partie chez elle, j’en profite pour travailler ou pour faire
semblant (ce qui au fond revient au même). Je regrette de ne pouvoir
entreprendre le voyage que vous me suggérez. La question du travail mise à
part, il y a le froid – que je redoute. Sur les hauteurs où vous êtes, l’air ne
doit pas être trop amollissant. Comment aller l’affronter, quand je passe mes
journées dans une chambre surchauffée, où prospère mon anémie ? J’avoue
que je ne me représente pas très bien la vie que vous menez là-bas en ce
moment-ci de l’année. Comment y passez-vous ces longues soirées qui
commencent si tôt ? Ce matin, en contemplant les arbres du Luxembourg
(on se contente de ce qu’on a sous la main), je me disais que la seule saison
absolument poétique était l’hiver, parce qu’on n’y trouvait aucune trace de
concession à l’homme. Je souhaite que maintenant le paysage autour du
Moulin soit aussi merveilleusement désolé que je me le figure. L’idée d’un
coin riant – où que ce soit – me donne envie de vomir. Gardez-vous de
m’assurer que la sérénité règne sur vos champs, parlez-moi plutôt de
rafales, de terre maussade et de ciel crispé. Vous ai-je jamais dit que le seul
paysage auquel je n’aie rien à objecter est celui des moors, dans le pays des
sœurs Brontë ? C’est sans doute par un phénomène de contamination que je
vois en ce moment le Moulin en plein Yorkshire.
E.M.
***
E.M. Cioran
***
Je vous écris souvent, ou je vous parle (c’est selon) car mon sommeil a de
grands trous de deux ou trois heures bien avant le matin. Et dans la journée,
hélas ! je vous ai tant dit ou écrit de choses, et de plus près, que je suis
découragé quand il s’agit de m’y mettre effectivement. La machine, la
routine des Mille et Une Nuits, l’ennui tenace aussi me tiennent, et m’ôtent
le courage de dégager ma table pour une lettre à vous. Pourtant, sans passer
par la poste, de quoi aurait-on l’air ?
À vous : A. Guerne
***
Je vous aurais répondu plus tôt, mais tous ces jours-ci il m’a fallu peiner sur
un article qu’on m’a réclamé d’urgence. Chose incroyable : les revues
trouvent tout ce qu’elles veulent, sauf des essais. Pourtant, le genre est
hybride à souhait, et il me semble que n’importe quel imbécile devrait y
réussir. Mais on préfère écrire des romans parce qu’ils offrent tout de même
un risque de succès. C’est un raisonnement semblable qu’a dû tenir l’auteur
de vos Nuits, et il faut dire qu’il ne s’est pas trompé, à en juger d’après les
emmerdements qu’il vous procure, à tant de siècles d’intervalle. À propos
d’emmerdements, je pense également à ceux que vous rencontriez du temps
que vous traduisiez les Récits de Buber, que je suis en train de lire. Ce n’est
pas mal du tout. Pour mon malheur, je ne puis oublier le portrait que vous
m’avez tracé un jour de cet octogénaire grotesque, et ce souvenir gâche
mon plaisir. Vous avez tellement amélioré l’original que, en toute justice, je
comprends la fureur du Vieux. Si j’en crois Guy Dupré27, on n’a rien fait
chez Plon pour lancer le livre. Voilà une nouvelle qui suscitera plus
d’amertume à Jérusalem qu’au Moulin28.
Que Madame Guillemin aille mieux, j’en suis vraiment très content. Vous
ne m’avez pas écrit comment vous entendez résoudre l’évacuation de
l’appartement. Que deviendront vos livres ? Il n’y a qu’une solution,
criminelle celle-là : agrandir le Moulin.
E.M. Cioran
***
Vous avez choisi pour venir ici la semaine où tout le monde s’en va,
même les rats29. Du moins emporterez-vous de Paris une vision moins
horrible que si vous étiez venu à une autre époque. Je suis sorti indemne des
épreuves académiques ou autres. Au cocktail offert après la Réception je ne
suis resté qu’une minute en tout et pour tout. Il est à peine concevable qu’on
puisse se prêter à des cérémonies aussi ridicules et aussi funèbres, qui, je
l’ai remarqué avec quelque soulagement, n’intéressent que les femmes. Seul
moment curieux sous la Coupole : l’entrée des académiciens, saluée par la
fureur des tambours. Une véritable cour des Miracles. Ces octogénaires en
uniforme, difformes, éclopés, aux gueules haineuses et sinistres, on les voit
beaucoup mieux en clochards, sur le quai d’en face, autour d’une bouteille
de rouge30.
49 pourquoi le publier ? Mes doutes, par malheur, n’ont pas supprimé mes
automatismes. Je continuerai à faire des gestes auxquels il me sera
impossible d’adhérer. Le drame de cette insincérité fait le fond même de
mon opuscule31.
J’ai été heureux d’apprendre que Mme Guillemin va tout à fait bien
maintenant. Elle nous a donné à tous un exemple suprême de courage.
E.M. Cioran
***
Nous avons essayé de convaincre ces misérables que leur nostalgie était
insensée, qu’il n’était pas permis, lorsqu’on a la chance d’habiter une telle
région, de languir après la Banlieue (lui, un ancien ouvrier de chez
Renault), qu’ils ignoraient leur bonheur, etc. Rien n’y fit.
E.M. Cioran
Mon « livre » doit paraître en octobre. Mais qu’il paraisse ou non, c’est
tout un.
***
Je ne sais pas encore ce que je ferai cet été, ni comment je pourrai quitter
Paris, avec tous ces maudits rendez-vous que je ne peux esquiver.
J’essaierai de ne pas oublier la pièce du presbytère38.
[E.M. Cioran]
***
E.M. Cioran
***
Dès que je me suis quelque peu remis, il a fallu terminer un article de.
théologie41. J’ai réussi, non sans peine, à divaguer sur quinze pages. Il est
pratiquement impossible de parler de Dieu quand on n’est ni croyant ni
incroyant. On ne sait pas où on en est. Le travail n’avance pas, faute d’objet
ou, ce qui est plus grave, de passion. J’ai attrapé, dans les questions
métaphysiques, un pli sceptique dont je n’arrive pas à me débarrasser et qui
me paralyse puisqu’il m’empêche de m’aveugler sur quoi que ce soit.
J’admire également ceux qui prient que ceux qui y répugnent. C’est que
pour moi la prière a toujours été une tentation et une impossibilité, une
nécessité irréalisable. Si j’envie une existence, c’est celle de ce pèlerin russe
dont je viens de relire les récits42. Marcher et prier ! Je ne peux que marcher.
E.M. Cioran
***
Je vous remercie de vos deux lettres43. Maintenant que je suis déchargé des
corvées qu’on impose aux auteurs44, je me sens soudain libre, et mécontent
de moi. Ce genre d’insatisfaction, je le connais dès que, délivré de quelques
soucis, je m’interroge sur mes tentatives et mes échecs. J’admire ceux qui
aiment ce qu’ils font. Moi, j’ai des doutes toujours, même quand je sais
qu’ils ne sont pas complètement légitimes. Cela tourne à la maladie du
scrupule, comme disent les psychiatres. Qu’y faire ? J’avais promis il y a
longtemps à une de ces revues dites littéraires un article ; tant bien que mal,
j’ai réussi à le faire et même à le rendre. Quelques jours après, pris
d’inquiétude, je l’ai redemandé pour y apporter des corrections. Je viens de
le rendre à nouveau, et, si je ne craignais le ridicule, je recommencerais les
démarches et les pénibles explications45. Je n’ai pas les mêmes tiraillements
avec un livre, pour la raison qu’un livre, personne ne le lit : c’est un objet –
un point c’est tout. Mais une revue traîne dans toutes les mains. Que vaut
un texte, conçu à Paris, où l’on a le temps d’écrire mais non de réfléchir ?
J’ai décidé, pour offrir à l’esprit quelques loisirs, de rompre avec pas mal de
gens d’ici : plus de « social life » ! À tous ceux qui veulent me voir (mais
pourquoi veut-on me voir ? je ne le saurai jamais), je dis que je suis pris
jusqu’à Noël, je devrais dire plutôt jusqu’au Jugement dernier. La chose la
plus difficile à sauvegarder à Paris, c’est la solitude. Je viens pourtant de
découvrir une heure où cette ville infernale est tout à fait supportable, où
elle est même extraordinaire, telle qu’elle dut l’être pour les chanceux qui y
ont vécu avant nous : c’est entre 5 et 6 heures du matin ! C’est le moment
où, curieusement, personne ne se manifeste, même pas les clochards, qui,
fort heureusement, ne se remuent pas avant 7 heures.
E.M. Cioran
J’ai été content d’apprendre que Madame Guillemin allait tout à fait bien
maintenant.
Paris, le 28 décembre 1964
E.M. Cioran
L’embêtant, avec votre livre48, c’est qu’il n’arrive pas à me convaincre tant
il m’est fraternel : je suis allé de pointe en pointe en faisant chorus, passant
d’une évidence à l’autre et ne risquant un geste d’humeur qu’aux
éventuelles atténuations, toujours prêt à discuter d’un si, et disposé à
l’amputation d’un peut-être. Je suis frappé, surtout, par la consistance de
votre sentiment chrétien, qu’on chercherait en vain chez les écrivains
catholiques ou réputés tels. La croix de notre temps, sans nul doute, c’est
que tout ce qui compte y est si bien assurément bafoué qu’on ne peut
approcher de rien, sans avoir l’air de pratiquer le paradoxe et l’amour du
paradoxe !
Puisque vous avez vu de quoi mon livre « traitait », il n’est peut-être pas
inutile de vous raconter quelques incidents parisiens, donc comiques, dont
j’ai été victime ou témoin. Au lendemain du Noël, j’ai été invité à un dîner
chez des « bourgeois » que je connais depuis longtemps et qui sont tout ce
qu’il y a de plus gentils et de plus directs. Malaise général ; on me regarde à
la dérobée. Je ne comprends pas et ne demande pas d’explication. Une
semaine après, un ami me téléphone et me parle – sur un ton ému – de
l’article de Combat d’avant les fêtes. Là-dessus, je veux des détails, et
j’apprends qu’il s’agit d’une attaque d’une violence inouïe. Pensant qu’il
s’agissait d’une exagération, je n’y fais pas attention. Curiosité ? Inquiétude
secrète ? Je vais quand même chez Gallimard, vérifier. L’article en question,
écrit par un certain Sénard [sic], était effectivement d’une virulence folle,
tel que je n’en ai jamais lu sur un écrivain. On m’y traite, entre autres,
d’assassin (parce que je parle souvent, paraît-il, de mon envie de tuer.).
Vous ne le croirez pas, j’ai lu toutes ces gentillesses avec une indifférence
dont je ne me serais pas cru capable. C’est comme s’il se fût agi d’un autre !
Cependant, je dois reconnaître que mon détachement était moins solide que
je ne pensais, puisque je fus assez secoué quand quelqu’un me fit
l’observation qu’à une autre époque pour des injures pareilles on se serait
battu en duel. L’idée ne m’en était même pas venue ! Mais cette remarque
me fit soudain penser au malaise de ces gens dont j’étais l’hôte : ils avaient
sûrement lu Combat (c’est leur journal), et ils s’attendaient à un réflexe
d’honneur de ma part. Ou peut-être à une justification ou à Dieu sait quoi.
Mon air insouciant devait leur sembler de la veulerie. En dehors de toutes
ces considérations, je dois reconnaître que cette affaire de rien du tout aura
eu l’avantage de m’inviter à la modestie : quelle illusion garder sur soi,
quand on a des ennemis aussi grotesques ? Je croyais en mériter de
meilleurs. J’en suis bien détrompé50.
E.M. Cioran
***
Tourtrès (Lot-et-Garonne)
Picasso est expédié. Je retourne aux Mille et Une Nuits. Labeur. Prison.
On vit quand même. Dites, mon vieux, croyez-vous que mes ennemis soient
meilleurs que les vôtres, ou plus prisables ? Les imbéciles, surtout quand ils
sont intellectuels, sont terriblement déprimants ; ils ne sont odieux que dès
qu’ils sont riches, parce que l’argent les autorise, hélas ! Telle était ma
famille : riche, affreusement.
***
J’espère que vous allez bien tous les deux, mais vous, je vous plains de
vous être remis aux Nuits. Et moi qui m’étais imaginé que vous les aviez
finies !
Avez-vous reçu un mot de 10/18, le livre de poche de Plon ? J’ai parlé de
nouveau à Jalard de l’ancien projet de Tao, et il m’a eu l’air très intéressé
cette fois-ci, en tout cas beaucoup plus que la fois précédente. Vous a-t-il
écrit ?52 Il voudrait que vous appuyiez auprès de Grégory53 sa demande de
reprendre votre traduction.
Amitiés,
E. M. Cioran
***
Que 10/18 n’ait pas fait signe, je ne m’en étonne pas. J’ai cessé de
m’occuper de cette boîte. Le responsable a eu de tels procédés à mon égard
qu’il m’est impossible de travailler encore avec lui.
Il a malgré tout gardé toute sa douceur et tout son charme. Mais enfin je l’ai
trouvé abattu, avec quelque chose d’absent et de lointain, de déchirant
presque56.
E.M. Cioran
***
E.M. Cioran
Paris, le 25 avril 1965
Ayant avant Pâques rencontré par hasard quelqu’un de chez Stock, je lui
ai demandé ce que valait la traduction de Mounir : « Nous en sommes très
contents », m’a-t-il dit. Ce fut pour moi un véritable soulagement. Il y avait
dans tout cela une chance. d’échec. On ne peut pas commencer ce genre de
travail à cinquante ans sans risque62.
Quels sont vos projets maintenant ? Je souhaiterais que vous n’en fissiez
aucun pour le moment. Reposez-vous. Vous abusez de votre vitalité. Au
nom de Lao-Tseu, je vous invite à un minimum de non-agir.
J’aurais dû vous écrire plus tôt, mais j’ai passé ces deux dernières semaines
à rédiger un texte sur les avantages du polythéisme64.
Extravagance inutile ; mieux eût valu faire n’importe quoi d’autre. À force
de pratiquer Celse et Julien l’Apostat, j’ai fini par adopter leurs thèses, et
me suis lancé dans une diatribe contre le christianisme. À peine ai-je
perpétré le « crime », que le remords me prend. J’aurais dû résister, au lieu
de me laisser entraîner65. Je manque de caractère, aucun doute là-dessus. Si
je ressens maintenant un malaise, c’est que je suis chrétien à ma façon, ou,
plus exactement, quelque chose en moi est chrétien, indépendamment de
l’éducation qu’on m’a octroyée ou des circonstances de ma vie. Malgré ma
frivolité, il existe en moi, profondément enraciné, un sentiment
d’inappartenance au monde ; ce sentiment, lorsqu’il prend une certaine
intensité, est indubitablement chrétien. Mais je ne suis pas croyant ni ne
puis l’être. Mon antichristianisme ne serait-il pas cette impossibilité tournée
en rage ?
Je crois vous l’avoir dit que j’avais des ennuis de santé. Les insomnies, et
divers autres maux, me dévorent : je suis devenu un rendezvous
d’infirmités. J’espère que vous vous portez bien, tous les deux.
Amitiés,
E.M. Cioran
***
C’est véritablement un tour de force que d’avoir rendu avec éclat ces
fadaises laborieuses à une époque des plus terribles de votre vie.
J’avais promis à Mounir d’aller lui rendre visite après deux ou trois jours
de marche en Sologne. J’ai dû abandonner ce projet pour le moment. M’est
avis qu’il ne faut lui parler de votre démarche auprès du Club que si elle
aboutit. Inutile de lui donner un faux espoir. Voici son adresse : 139, rue de
la Poste, Saint-Germain-la-Forêt (Loir et Cher)21.
Amitiés,
E.M. Cioran
Paris, le 12 novembre 1965
Je vous envoie un livre sur les présocratiques fait par un Roumain, disciple
de Heidegger. Vous y trouverez quelques indications utiles.
E.M. Cioran
Amitiés,
E.M. Cioran
E.M. Cioran
***
Ici les choses continuent. La seule nouveauté pour moi, c’est de découvrir
à quel point je peux encore être naïf. Belle découverte pour quelqu’un qui
s’est toujours targué de lucidité ! Mon opuscule sur la Décomposition a été
publié en livre de poche. Comme, tout au moins dans mon imagination, il
est assez destructeur, je m’étais figuré qu’il y aurait quelque danger à le
mettre à la portée de tout le monde. D’où des scrupules, des inquiétudes et
un malaise quasi constant depuis qu’il est sorti (il y a exactement un mois).
Mais force m’est de constater qu’il est passé inaperçu et que mes
appréhensions étaient ridicules. Dans mon soulagement, il entre aussi un
peu de déception, qu’il me coûte d’avouer mais qui est réelle néanmoins.
Être auteur, c’est là une malédiction à laquelle on n’échappe pas. Je ne me
pardonne pas de m’être cru dangereux79. Tant de naïveté à mon âge frise le
délire des grandeurs ou le gâtisme. Il faudrait être aussi détaché de soi que
les autres le sont de nous. Devise inapplicable, je le reconnais, et qui me
semble dérisoire lorsque je songe à toutes mes tentatives infructueuses pour
la traduire en pratique.
Tout ceci pour vous dire que je souhaite vous voir bientôt, vous aussi,
dans un livre de poche, afin que vous n’ayez plus cette intolérable
supériorité de n’y point figurer.
E.M. Cioran
***
E.M. Cioran
***
J’ai bûché mon article et l’ai livré, non sans un certain remords. Mais, à
vrai dire, le remords est venu un peu trop tard82. Je ne peux rester longtemps
sur un sujet sans m’en dégoûter. L’ennui me guette et me fait rater tout ce
que j’entreprends. Dès que j’entrevois un problème, il ne m’intéresse plus.
Je n’ai jamais compris qu’on pût écrire tout un livre sur un même thème. Le
fragment est mon paradis et mon enfer.
J’ai été très touché par la proposition que vous m’avez faite dans la lettre de
ce matin83. La raison profonde pour laquelle je ne peux pas y répondre,
j’hésite à vous la dire, mais je vous la dirai quand même : étant donné mes
habitudes de vieux maniaque (lit spécial, cuisine spéciale, etc., etc.), il
m’est impossible de séjourner chez personne ; je tiens trop à notre amitié
pour la mettre en péril par ma présence au Moulin. Vous ne saurez jamais à
quel point je peux devenir indésirable au-delà de trois ou quatre jours de
commerce quotidien. Je ne suis acceptable que pour un dîner, une balade,
pour un après-midi, disons. Je me sens automatiquement mal à l’aise chez
quelqu’un, surtout si je l’estime. Ce n’est pas là de ma part une
échappatoire, mais bien, pour employer des mots solennels, une fatalité
dont je suis le premier à souffrir. J’ai une peur morbide des malentendus
inhérents à la cohabitation, fût-elle limitée. Pour une fois, je suis plus sage
que vous, croyez-moi. Je me connais trop pour ne pas me méfier. Quelle
que soit l’horreur que j’ai de Paris, elle ne m’empêchera pas d’être
clairvoyant – sur mes défauts. Résignons-nous à nous voir rarement,
puisque le sort a voulu que nous fussions séparés par une si grande distance.
Simone qui, au bout de tant d’années, ne conserve plus aucune illusion sur
moi, me trouve « impossible » ; c’est du moins ce qu’elle me répète à tout
propos, à juste titre, je le crains. Laissons les choses aller d’elles-mêmes ;
peut-être une occasion se présentera-t-elle pour nous de faire un tour dans
vos régions.
Je suis content pour vous que la Caisse ait fait le nécessaire. En ce qui me
concerne, elle n’a pas cru bon de me proposer une seconde année.
Je n’ai pas revu Mounir depuis longtemps ; c’est bien que vos démarches
aient abouti84.
E.M. Cioran
***
Aux bonnes raisons que vous vous donnez, je n’en ai qu’une à vous
opposer : c’est qu’un vieux bagnard de mon espèce, jouissant à présent des
fastes du libre espace, pouvait légitimement se croire capable de ne pas
s’offusquer lui-même des inconvénients que vous dites, et voulait espérer
que la simplicité rustique de son existence les ferait tomber également pour
vous. N’en pâtira personne. Mais laissez-moi vous dire en souriant qu’à
considérer les mauvais rapports que vous entretenez avec vous-même et
l’opinion détestable que vous avez, il est clair qu’il est plus facile à vos
vrais amis de vivre en bonne intelligence avec vous ! Dommage ; mais
après tout, avec le temps qu’il fait, vous n’avez pas perdu grand-chose.
C’est sans doute parce que nous avons eu mai en février que nous avons à
présent mars en mai : il faut une attention soutenue et de tous les instants
pour reconnaître, à son visage, la saison. Le seul fait à retenir objectivement
de cette instabilité, c’est que le temps passe, avec elle, à une vitesse dont on
n’a plus le temps, seulement, de faire l’expérience. Toujours plus vite. Les
jours se suivent sans qu’il y ait de nuit, et les nuits se succèdent sans qu’il y
ait de jour entre elles. La fin du monde, je vous dis. On se demande
comment on arrive encore à faire quelque chose, parfois, quand même.
C’est incroyable. Et vous, qui avez réussi à écrire votre article, alors qu’en
effet les choses se vident à mesure qu’on y pense, et qu’on arrive toujours
trop tard pour les écrire. à moins d’avoir cette effroyable maladie qui fait les
romanciers : des gens qui se retournent pour tirer leurs choses de derrière et
croient pouvoir singer la vie en puisant dans les poubelles de la mort. Le
prophète, le vivant, vit et parle devant soi. Tout ce que vous m’en dites vous
définit selon mon cœur. Je hais les professeurs qui ingurgitent et dégurgitent
à température constante : la tiédeur. Vive la fièvre, le chaud et froid, la vie
qui se brûle ! Et pense qui pense. La plupart de ceux qui écrivent, et les
philosophes notamment, n’écrivent-ils pas pour prouver aux autres qu’ils
pensent afin de s’en donner à eux-mêmes l’illusion et de se consoler ainsi
de ne penser pas ? Le plus formidable alibi, la littérature ! En connaissez-
vous beaucoup, vous, qui l’aient teintée ou colorée d’un vrai tempérament,
et malgré eux ? Un peu plus d’âme, messieurs, et un peu moins d’esprit :
l’heure de mourir est proche, si proche de la naissance, en vérité, que
bientôt il n’y aura pratiquement plus d’intervalle entre les deux. Le temps
va très vite. Et il n’y a plus d’encre dans mon stylo. À bientôt. Quand
même. Vous n’êtes pas votre ami, mais moi je suis le vôtre ! Vraiment.
A. Guerne
Amitiés,
E.M. Cioran
5 septembre 1966
Tout cela relève de mes petites misères, les mêmes à n’importe quelle
latitude. Et vous ? Comment avez-vous survécu à cet été ? L’Apocalypse
justement (entre nous soit dit, un livre gnostique, annexé par erreur aux
Évangiles) progresse-t-elle ? Je ne sais quel instinct m’annonce que ce sera
le couronnement de votre carrière88.
Donnez-moi de vos nouvelles. J’espère que vous vous portez bien tous les
deux.
Amitiés,
E.M. Cioran
Vous êtes vraiment un homme étrange : vous avez réussi à vous surmener
dans la solitude. Je n’aime pas ces douleurs dont vous vous plaignez89 :
qu’elles aient choisi le cerveau, comment s’en étonner ? Le rythme de
travail que vous vous êtes imposé depuis que je vous connais aurait eu
raison de n’importe qui. Mais si vous avez tenu le coup jusqu’à présent, il
se peut que vous ayez à payer un jour pour tant d’imprudences accumulées.
Je me dis souvent que la sagesse n’est pas votre fort. Vous avez tout pour
être « heureux », et vous ne l’êtes pas. Vous avez là-bas tout ce que je ne
peux pas avoir ici. Pour moi, une journée sans rendez-vous est une journée
paradisiaque. L’idée d’avoir devant moi tant d’heures dont je puisse
disposer sans avoir à bavarder avec un fâcheux, me remplit d’une joie
parfaite qui me dispense de travailler (tant elle me comble). Vous avez tout
cela naturellement et à longueur d’année, et vous ignorez votre bonheur,
non, votre félicité. Plus je vais, plus je me fais l’effet d’un rat
insuffisamment empoisonné, condamné à traîner longtemps dans les égouts
parisiens.
Vous avez vraiment le plus grand tort de ne pas vous épargner90. Je suis
persuadé que si vous ne ralentissez pas ce maudit rythme bien à vous (j’ai
l’air de radoter mais j’ai raison au fond), vous courez vers des ennuis de
santé on ne peut plus sérieux. Le paradoxe est qu’à Paris vous auriez
travaillé moins. Vous avez cherché la paix, vous l’avez trouvée, mais c’est
celle d’un bagnard. Dans ma stupidité ou mon délire, je m’imagine que
j’aurais mieux joui du Moulin que vous : mon indolence héréditaire m’y
aurait assurément aidé. Vous êtes un forçat-né. Après ^Apocalypse, quoi
traduire encore ?91
Nos amitiés à vous deux,
E.M. Cioran
J’ai honte de vous donner des précisions sur notre « vie » : l’appartement
est devenu une sorte de comedor. On a presque tous les jours du monde !
Simone passe son temps entre le lycée et la cuisine. Je lis quand je peux, le
reste du temps je bavarde ou me fous au lit pour gémir. Ironie sans nom, je
reçois quelquefois des lettres d’inconnus qui se disent mes « admirateurs ».
S’ils savaient, les pauvres !
***
Je ne peux pas dire que cette fin d’année ait été particulièrement gaie pour
moi. J’ai perdu coup sur coup ma mère et ma sœur en l’intervalle d’un
mois : les deux sont mortes d’hémorragie cérébrale92. Pour l’une et pour
l’autre, c’est une délivrance après les humiliations sans nom qu’elles ont
connues depuis la guerre. Mais voilà le terrible : elles disparues, la véritable
tragédie commence. Je crois vous avoir dit que j’ai un neveu, qui s’était
marié contre le gré de ma sœur avec une Hongroise qui l’a gratifié de trois
enfants. Il y a quelques années, cette digne Magyare, s’étant avisée d’en
aimer un autre, fout le camp et abandonne ses progénitures, qu’elle laisse à
la charge de ma mère et de ma sœur. Maintenant, qui va s’en occuper ? Mon
neveu gagne quelque chose comme 150 FN ; mon beau-frère est invalide de
guerre. Me voilà donc en face d’une situation que je redoutais depuis
longtemps par un de ces pressentiments funèbres dont j’ai la spécialité.
Remarquez que depuis pas mal de temps, aidé par Simone, j’ai secouru les
miens. Seulement il ne s’agit plus maintenant de secourir, mais de prendre
des responsabilités très précises et qui vont à l’encontre de tout ce que je
suis et pense, car j’ai horreur qu’on s’appuie sur moi de quelque façon que
ce soit. Je crois avoir résolu le problème, financièrement j’entends, pour un
an. Mais il ne s’agit pas d’un an, car ces enfants sont en bas âge, deux
garçons et une petite fille de 12 ans. Quoi qu’il arrive, je ne les lâcherai
pas ; de cela, je suis sûr. Mais je ne peux pas m’empêcher de savourer
l’ironie de ma situation : moi qui ai fui les enfants, qui ai tout fait pour ne
pas en avoir, parce que je trouve immoral de prendre au sérieux son rôle de
géniteur (ce mot atroce qui, à lui seul, justifierait mes prétentions au
catharisme), je me vois puni par le destin qui m’en offre trois, d’un seul
coup93. Et s’il s’éveillait en moi quelque vague instinct paternel refoulé par
mes sarcasmes d’esthète ou de poltron ?
Amitiés,
E.M. Cioran
***
Excusez-moi. Je parle à tort et à travers. Mais c’est que tout cela me pèse
affreusement sur le cœur et qu’il y a dans l’amitié un quelque chose de
fraternel qui veut prendre sa part. De la tristesse, bien sûr,
A.G.
***
Je vous remercie de votre lettre et de la ferveur amicale que j’y sens. Pour
le moment, j’ai à peu près résolu le problème. Quelqu’un d’assez riche
m’ayant aidé, j’ai pu envoyer de l’argent là-bas, de même que quelques
colis. C’est l’avenir qui me trouble, car il y a une petite fille de 12 ans dont
il va falloir s’occuper pendant longtemps. Je croyais qu’elle en avait 14.
Une lettre de mon beau-frère vient de rétablir les choses, c’est-à-dire
d’aggraver mes responsabilités. Ma chance est d’avoir ici une amie très
dévouée, qui connaît beaucoup de monde en Hollande ; là-bas, la charité est
mieux organisée que partout ailleurs. D’une façon ou d’une autre, je
trouverai une solution. Il se pourrait d’ailleurs qu’une cousine à moi qui
habite Bucarest prît la petite.
E.M. Cioran
***
Tourtrès
Pendant ces jours de fin d’année, où l’on dirait tout à coup que le temps se
met à faire le ménage et secoue ses draps et ses vieux tapis, on est d’autant
plus dérangé qu’on prend moins part à l’agitation générale. Une branche de
cèdre, deux étoiles ; c’était Noël au moulin. Recueilli. Avec des pensées
attendries et un peu apitoyées pour nos amis, malheureux citadins. Un
premier de l’an aussi chaud et ensoleillé qu’un jour de bel avril, un ciel si
bleu qu’on ne pouvait pas le regarder de derrière la fenêtre. Puis aussitôt,
avec un vent du sud, ce fut un hiver sibérien : d’abord de longues averses de
verglas, ensuite la neige, beaucoup de neige, puis le gel soutenu vers moins
10° ; le pays alentour est un Breughel ; et les routes sont impraticables. Je
suis allé à pied, glissant à chaque pas, faire les courses à Tombebœuf pour
tenir plusieurs jours. Boudin cavale pendant des heures au plus épais de la
neige et rentre quasi méconnaissable : il faudrait presque un pic à glace
pour retrouver l’animal sous le glaçon qui croûte sur son poil. C’est inouï,
le réconfort et la joie qu’on peut trouver à porter réellement avec ses
muscles, son sang, le poids des vraies nécessités de l’existence : faire que le
feu brûle, que l’eau coule, qu’on ait de quoi manger. Je me demande si la
plus grosse partie du malheur et du dégoût contemporains ne vient pas, tout
simplement, de ce que chaque homme soit devenu la dupe et la victime du
confort. Je pensais à vous, tout en faisant ma route dans la neige, pas à pas,
et à la joie que vous eussiez trouvée à cette promenade qui avait un but vital
et qui coûtait un effort sensible, utile. Et je me demandais où vous aviez
bien pu aller chercher un semblant d’abri à l’écart des réveillonneurs,
quelque part autour de Paris. Le froid, qui va sans doute nous quitter bientôt
(cinq jours entiers au-dessous de zéro, c’est beaucoup pour ici), ira
probablement vous rejoindre, vous, à Paris ; et ce sera la crasse, la gadoue,
les infections, au lieu de la santé et du cristal qu’il est ici.
***
Paris, le 31 janvier 1967
J’étais en effet persuadé qu’on vous avait demandé une traduction et non
une Apocalypse de votre façon. Je serais extrêmement curieux de connaître
la réaction des moines. Sans doute ont-ils trouvé votre texte hérétique.
Comme si l’original ne l’était pas ! Tenez-moi au courant du scandale, si
scandale il y a. L’Église m’a l’air d’être de plus en plus ouverte, si ouverte
même qu’il n’est guère que les croyants qui puissent l’étonner ou l’indigner
encore. Teilhard, si mes renseignements sont exacts, est le guide du clergé,
du jeune en tout cas, et des théologiens. Je disais un jour au Père Daniélou
(converti par snobisme à l’évolutionnisme) que si on abolit d’un trait le
péché originel, ainsi que le fait Teilhard, l’idée de rédemption n’a plus
aucun sens : à quoi bon un Sauveur si l’homme n’est pas un être égaré
depuis toujours ? et que signifie une œuvre de rachat sans une faute
initiale ? Là-dessus le Père me répond : « Vous êtes trop pessimiste. »
J’avoue que ce reproche m’a paru stupéfiant. Il eût mieux valu me dire :
« Vous êtes trop chrétien »,
88 ce qui aurait été vrai, car mon incroyance est plus près de l’esprit du
christianisme que ne l’est leur prétendue foi97. Il s’agit bien de foi !
Aujourd’hui, les « athées » sont les derniers détenteurs d’un espoir ou d’un
secret métaphysique. À propos de mécréants, savez-vous que je lis presque
tous les jours quelque anecdote hassidique ? Je ne m’en rassasie pas. Est-ce
leur vertu intrinsèque, est-ce le charme de votre traduction, ces récits me
sont devenus indispensables. Je les ai repris à la suite d’une lecture
hallucinante, je veux parler du mauvais mais effrayant livre sur Treblinka
d’un certain Steiner. Je ne vous conseille pas de le lire98. Mais au fond
toutes ces horreurs étaient annoncées par saint Jean. Contemporains
d’Hitler, n’étions-nous pas prédestinés à comprendre un contemporain de
Néron ?
E.M. Cioran
Que vos yeux soient fatigués, je n’en suis pas étonné autrement. Quel
traitement vous a-t-on prescrit ? On m’a assuré récemment que le miel
serait très indiqué dans ce genre de malaise. Je crois qu’il faudrait cesser
pour un temps de lire et d’écrire.
***
Écrire qu’on a été ou qu’on est malade est peut-être encore plus pénible que
de l’être, non ? En tout cas j’en suis fatigué, ce qui explique mon retard. Et
j’abrège. J’ai cru pendant deux mois que c’était le cœur, puisqu’il me faisait
de plus en plus mal et sans discontinuer ; mais dès qu’il a été possible
d’aller à Agen pour l’électrocardiogramme et la radio, j’ai enfin appris que
c’était une poche d’air dans l’estomac. Ils me soignent donc depuis lors
(mon médecin et le cardiologue), mais c’est à peu près sans résultat, du
moins depuis que j’ai quitté le lit et que je vaque. Mon travail est en retard.
Les journées fusent. C’est terrible. Je devrais en avoir à peu près fini avec
Nerval ; mais si j’ai à peu près tout dans la tête et ailleurs, rien n’est encore
écrit et le goût me manque à peu près autant que la force ou l’appétit.
Je vais vous décevoir : les moines ont beaucoup aimé ce que je leur ai fait
des Jours de L’Apocalypse99. Vous n’avez pas songé que ces praticiens du
silence ont véritablement une existence mystique et une vie spirituelle qui
les distingue de tout le clergé, d’abord, et fait d’eux, ensuite, des frères
beaucoup plus proches de nous que les prétendus confrères de la littérature,
de A à Z. Je dois dire que je n’ai jamais, moi qui prétends que l’homme a
été fait pour la communion (ce qui explique qu’il y ait des solitaires, plus
affamés que d’autres et qui ne se satisfont pas des faux-semblants), non, je
n’ai jamais été traité par personne avec une si intime compréhension,
débarrassée tout à fait des infamants soucis de l’autodéfense. Ils m’ont
donné la joie de cette communion sur le fond. La seule chose est que – vous
comprendrez pourquoi – je n’avais rien écrit sur la gloire de Dieu, les
images rayonnantes et purement célestes, ayant souci de polémique. Le ciel
nouveau et la Jérusalem céleste, je ne les vois que gardés par d’énormes
menaces et des avertissements plus que sévères. Et je dis que nous sommes
à l’heure de cette sévérité et au moment de ces dures paroles qui s’adressent
« aux chiens et aux empoisonneurs, aux impudiques, aux homicides et aux
idolâtres, et à quiconque aime et commet le mensonge »100. Je ne vois que
ceux-là et je cherche les saints sans les voir au présent, ni au futur. Ils ont
été d’accord, et nous nous bornerons à citer (dans le texte en français du
XVIIIe de F. P. de Mésenguy que je leur ai proposé) les passages de
l’Apocalypse qui en donnent l’image. Ils m’ont proposé les coupures avec
une intelligence, un tact, une compréhension et un respect qui non
seulement m’économisent tout effort, mais éveillent mon enthousiasme en
dépassant tout ce que j’aurais pu faire au mieux, et au prix de quelles
hésitations ! Connu et fréquenté ainsi, le catholicisme n’a heureusement
rien à voir avec la sinistre pantalonnade qu’on en connaît dehors, qu’il
s’agisse des théologies philosophiques ou des liturgies modernisées. Ceux-
là, ces Bénédictins de la Pierre-Qui-Vire, ce sont vraiment les moines de la
fin des temps, des serviteurs discrets et fervents dont l’amour ne s’intimide
de rien. Je vous le dis, Cioran : si je devais mourir bientôt, j’aurai connu
quand même une joie qui rachète à elle seule toutes les colères pratiquées et
toutes les fureurs rentrées au cours d’une existence qui a voulu aimer ce
qu’elle aimait, et le défendre quand il le fallait contre les mains sales et les
gestes obscènes. Et quel bonheur, enfin, de pouvoir, une fois, ouvrir les
mains au lieu d’avoir les poings serrés !
Bien à vous :
A. Guerne
Paris, le 27 février 1967
Votre lettre m’a alarmé sur le coup, puis je me suis dit que vos ennuis de
santé sont le fruit du surmenage : je ne connais personne qui ait autant
abusé de sa machine que vous. Cela est assez étrange de la part d’un
traducteur de sages et lui-même sage au fond, mais au fond seulement.
Cette poche d’air à l’estomac, elle est due à la fatigue nerveuse, à une
maladie dont vous connaissez le remède sans vouloir en faire usage. Depuis
que je vous ai rencontré, je n’ai cessé de vous clamer les vertus de la
paresse, vainement bien entendu. La malédiction de l’Occident pèse sur
vous, vous êtes décidément d’ici, vous ne savez pas perdre le temps. À
peine avez-vous terminé une chose que vous en commencez une autre. Je ne
veux pas vous faire la leçon ; à vrai dire, j’aurais tout à gagner si j’avais la
faculté de vous imiter un peu, et si vous me passiez le secret de votre
frénésie. Tout ce que j’ai l’intention de vous suggérer, c’est qu’il faudrait
prendre au sérieux l’avertissement qu’on vient de vous donner. Il ne faut
tout de même pas sacrifier sa vie pour faire plaisir à ses éditeurs.
E.M. Cioran
***
Je ne sais pas si je vous l’ai dit déjà, ici on m’embête tout le temps avec
des demandes saugrenues d’écrire sur tel et tel. Mes réponses sont
invariablement négatives. C’est ridicule de parler d’un écrivain encore
vivant ; qu’on le lise, on le commentera après. Je crois qu’il faudrait
commencer par interdire, sous peine de mort, le métier de critique littéraire,
en fait de critique en général103. Sur ce, je vous dis à bientôt, et, j’y insiste,
tâchez moyen (comme on s’exprime à la foire) de venir pendant que je serai
ici.
Amitiés à vous deux,
E.M. Cioran
***
Nous pensions aller du côté de Dijon mais le temps incertain nous a fait
changer d’avis. C’est ainsi que nous sommes descendus à… Montargis.
Amitiés,
E.M. Cioran
***
Amitiés,
Cioran
***
Comme vous, j’ai été très sensible aux paradoxes du Blitzkrieg récent,
particulièrement à ces manifestations de joie devant le Wailing Wall106.
Quelle est étrange cette victoire qui n’en est pas une et qui, en un certain
sens, est pire qu’une défaite ! Si les Juifs avaient été battus, tout le monde
aurait volé à leur secours ; parce qu’ils ont gagné, on est maintenant contre
eux. On ne les accepte qu’en qualité de persécutés, de victimes ; dès qu’ils
ont l’air de réussir, en tant que nation, on leur en veut, et on crie à la
trahison. Ils ne peuvent pas se réaliser dans l’histoire : c’est ce qui les rend
si intéressants. Et c’est ce qui les fait ressembler aux Allemands107.
Amitiés,
E.M. Cioran
***
J’aurais dû vous écrire depuis longtemps mais je suis de nouveau happé par
les visiteurs d’en deçà et d’au-delà du Rideau. Et puis ces trois enfants là-
bas ont terriblement compliqué ma vie. Leur père ne veut plus s’occuper
d’eux. J’ai appris qu’il envoie la moitié de ce qu’il gagne à sa femme, qui a
foutu le camp il y a cinq ans avec un type dont elle a deux petits monstres !
S’il n’y avait pas le grand-père, mes petits-neveux seraient complètement
abandonnés. Me voilà avec des soucis pour des années. Je dois sans doute
expier des péchés commis dans une vie antérieure ou, plus sûrement, dans
celle-ci109.
J’ai très peu travaillé ; j’avais promis à Arland un texte sur le. suicide. Je
n’ai pu livrer que des notes décousues, des divagations qui participent du
ricanement et de la débilité mentale. Et quelque peu de l’effroi. Ce que vous
appelez « l’épreuve du dégoût d’écrire »111, je la connais de longue date :
c’est, pour vous dire la vérité, la seule chose dont je tire quelque vanité.
E.M. Cioran
***
E.M. Cioran
***
Paris, le 16 décembre 1967
J’ai rompu à peu près avec tout le monde ; pour mon bonheur, je ne vois
plus personne. La persévérance dans le refus s’est révélée salutaire. Cette
ville terrible n’est supportable que si l’on y est seul. Quand je pense qu’il
fut un temps où je fréquentais des cocktails, je ne peux m’empêcher de
dégobiller sur mon passé. Enfin, j’ai compris, un peu tard, il faut bien le
dire.
E.M. Cioran
***
***
Hier, enfin, j’ai terminé mon travail sur Valéry. Quel soulagement ! J’espère
qu’on l’acceptera, car l’éventualité d’un refus est à envisager. Mon texte
doit servir de préface, et une préface doit être en principe élogieuse ; or, j’ai
complètement éreinté le « poète ». Pour moi en tout cas, c’est une poésie
inconcevable, à la fois laborieuse et mort-née. La prose, c’est autre chose.
Ce qui est mauvais, c’est de lire d’affilée les ouvrages d’un auteur. Très vite
on en a marre, et on ne pense plus qu’à l’exécuter. Je ne comprends pas ces
universitaires qui, pendant des années, vivent sur le même écrivain. Et puis,
il y a quelque chose de malsain à juger une œuvre, une existence, à s’ériger
en dieu, et à porter un verdict. La critique en soi est infâme. Pendant deux
mois je me suis acharné sur ce pauvre Valéry, j’ai essayé de trouver tous ses
points faibles, ses illusions, ses failles, et j’y ai réussi, bien entendu.
Maintenant, pour vous dire la vérité, je suis plus dégoûté de moi que de lui.
« J’ai fait ce que j’ai pu » fut un de ses derniers mots. Je me reproche de
n’avoir pas été capable de surmonter ma mauvaise humeur. Ma seule excuse
est d’avoir voulu venger Pascal dont Valéry avait dit pis que pendre.
Amitiés,
E.M. Cioran
***
Au Vieux Moulin, le 1er mars 1968 Tourtrès
Quel soulagement à la pensée que vous avez passé derrière vous ce travail
sur le Paul. Aussi longtemps que vous étiez dessous, je me suis retenu aux
branches de toute la forêt pour ne rien vous dire de ce coiffeur de lieux
communs que j’exècre solidement depuis que je respire, lui, et derrière lui
toute la lignée odieuse de cette poésie d’ornement, cet art du façonnage
extérieur qui tire son trait officiel et décoré d’un bout à l’autre de l’histoire
de la littérature française, alignant des ministres et des ambassadeurs fêtés
par le monde, célébrés et recélébrés par tous les salons de l’intelligence,
comme représentants illustres et d’une adresse consommée sous l’étiquette
famélique. Regardez la gueule : ce teint vert, cette triste contrition des traits,
des longues rides du visage qui évoque l’analyste, le remâcheur de papier,
et le champ d’expérience douloureuse et inavouable de la constipation
chronique, la vraie, celle des intestins repliés sur eux-mêmes, obstinément
contemplatifs de leur moi. À quel point cette tradition-là, celle de la lettre
dans les lettres, a pu vivre comme un lierre à contre-sens de l’esprit vivant
de la langue, formant des labyrinthes et formulant de laborieuses énigmes
pour en contrefaire le simple et infranchissable et nourricier mystère : voilà
ce que le Valéry dupé, tout con devant sa mort, aura, par une existence
exemplaire, parfaitement illustré. Hélas ! cette tradition-là, du vase qu’on
polit avec des gestes de danseur et qui brille souverainement dans l’exacte
mesure où l’on n’a rien, aucun vin à y mettre, c’est aussi le penchant
décadent de l’intelligence française, celui qui se range le mieux et le plus
immédiatement sous les autorités mécaniques, poussant à la roue du
progrès. L’autre, celle qui s’occupe avant tout de cultiver la vigne et de faire
le vin, silencieuse et dramatique, débouche directement et sans délai sur la
fin du monde, royale pauvresse dans sa pauvreté. Quand j’avais encore
envie de rire, je m’étais amusé à préparer un Petit dictionnaire d’étymologie
scandaleuse et de Cabale contemporaine (aujourd’hui perdu, détruit par
l’Occupant) où je me servais sournoisement de la coquille volontaire
comme instrument polémique. Ainsi l’article : VALÉRY, Poil. Inventeur du
quart de. Perruquier de génie. Est parvenu à la perfection mathématique,
indiscutable, en matière de postiche. Le cheveu synthétique de son
invention lui a valu, de son vivant, la double gloire du musée Grévin et de
l’Académie française. Fut aussi appelé Monsieur Teste, sans doute parce
que son grand esprit est à l’origine de la psychologie appliquée et de la
poésie IBM.
Ce que vous dites de la, et du critique est vrai ; mais il me semble que la
bonne raison qui vous fait prendre en pitié le sort de la victime, c’est surtout
que vous n’avez pas pu aller au bout de votre geste et proprement,
chrétiennement, l’achever ! Vous seriez plus tranquille si vous l’aviez tué.
Non ? Par hygiène, s’entend ; mais comme une préface ? Enfin.
***
J’ai bien peur que le soupir de soulagement que j’ai poussé il y a quelque
trois semaines après en avoir fini avec Valéry ait été prématuré. Je dis bien :
en avoir fini, car c’était une liquidation à peine camouflée mais qui,
comparée à vos tonnerres, paraît une apologie en règle. Tel ne semble pas
être l’avis de l’ami américain qui m’a commandé le texte. J’ai la quasi-
certitude qu’il l’a trouvé inacceptable et qu’il n’ose pas me le dire. Jusqu’à
présent, pas un mot. Je me résignerais à la rigueur à quelques atténuations
mais je ne saurais revenir sur le fond. En un certain sens, je suis coupable.
Du moment que j’ai accepté d’écrire une préface, il fallait jouer le jeu. Il eût
été infiniment plus élégant de refuser. J’ai mis mon ami, valéryen fanatique,
dans une situation impossible, d’abord vis-à-vis de lui-même, ensuite de ses
supérieurs, sans parler de la gêne qu’il doit ressentir à mon égard. Car il y a
la question primordiale : celle de l’argent. Peut-être la meilleure solution
serait-elle de demander une contre-préface, une réponse à mon réquisitoire
où j’ai démontré et dénoncé toutes les prétentions de Valéry, que j’ai accusé
entre autres de « charlatanisme de très grande classe », d’imposture,
d’ignorance et de frivolité. Ceci dit, je reconnais qu’il a écrit quelques
belles pages de prose, qui rappellent Fontenelle, et singulièrement les
précieux, ses ancêtres, dans une langue complètement exsangue et délibérée
jusqu’à l’intolérable. Ma situation est curieuse en l’occurrence : je suis sûr
d’avoir dit la vérité et d’avoir fait en même temps une mauvaise action.
C’est stupide, c’est ridicule, mais c’est ainsi. Je n’aurais pas dû mettre dans
un si grand embarras cet ami qui s’est débattu pour qu’on m’augmente !
Comment va-t-il justifier mon comportement ? Et ne pensera-t-il pas que
j’ai essayé, peut-être à mon insu, de lui nuire ? Je disais, aujourd’hui même,
à Simone, qu’au point où en sont les choses, il n’y avait plus qu’une issue :
faire parvenir à l’adorateur de Valéry votre lettre, afin qu’il voie que ma
préface est on ne peut plus élogieuse, qu’elle est même dithyrambique.
C’est là un recours extrême, une formule de désespoir, qui ne s’accorde pas
du tout avec ma si fâcheuse modestie. Le plus sage est d’attendre encore et
de se mortifier.
E.M. Cioran
***
J’ai reçu hier une lettre qui aurait pu intéresser. Stevenson : la femme
d’un de mes amis de Bucarest, à laquelle j’avais envoyé des médicaments il
n’y a pas longtemps, m’écrit ou plutôt me laisse entendre qu’elle veut en
finir et qu’elle s’adresse à moi pour la dernière fois. Que faire ?
Normalement, je devrais en avertir le mari ; mais je ne puis le faire : ce
serait suprêmement inélégant vis-à-vis de cette femme, qui a l’air d’en avoir
soupé de la vie, et qui ne prend sûrement pas à la légère une telle décision.
Elle me demande d’écrire le plus tôt possible un mot gentil à mon ami : ce
que je viens de faire. Ce mot, où j’ai essayé d’attraper le ton d’un Sage,
s’adresse principalement à elle (à mots couverts, s’entend). Avec quel
résultat ? Je n’en sais rien. Il se peut qu’elle soit quelque peu mythomane,
comme toutes les femmes de mon pays. Mais enfin qu’elle suive sa voie.
Insomniaque, elle a besoin de dormir et non d’entendre les conseils de
quelqu’un dont les remèdes ne lui ont pas apporté le sommeil122.
Amitiés,
E.M. Cioran
***
C’est sur ce ton quelque peu mélodramatique que j’ai fini. Le reproche
que je fais à cet imbécile de Jackson (qui s’est identifié à Valéry et qui
n’admet aucune restriction : c’est son idole et son gagne-pain) est de n’avoir
pas essayé d’arranger les choses : j’aurais consenti à des changements de
ton, à des atténuations mais pour rien au monde ne serais revenu sur le fond.
Si préparé qu’on soit à recevoir un coup, on est quand même surpris, quand
il s’agit de l’encaisser. Je sens que je vais devenir anti-américain : jamais en
France une chose pareille n’aurait été possible. On m’aurait en tout cas
payé. En l’occurrence, c’est ce que j’attendais, et rien de plus. Car je ne
tenais pas du tout à préfacer un volume voué à l’indifférence complète.
Il est bien dommage que Les Jours de l’Apocalypse n’aient pas remué les
catholiques. Peut-être auriez-vous plus de chance avec Le Nuage
d’Inconnaissance, en livre de poche124. Puisque vous connaissez les gens du
Seuil, pourquoi ne pas le leur proposer ? Ils payent, pour ce genre de
publication, le double de Gallimard. Vous devriez donc gagner à peu près
800 mille.
Ne vous tracassez pas pour le Stevenson : j’ai bien le droit de vous offrir
une traduction exécrable ! Un Suisse allemand qui traduit de l’anglais en
français !125 Amitiés à vous deux,
E.M. Cioran
***
Depuis que j’ai eu votre lettre, et chaque fois qu’un peu de moi échappe
aux engrenages du travail (la nuit surtout), j’étouffe d’indignation. Que
l’étroitesse d’esprit, l’hypocrisie et la pusillanimité refusent d’utiliser votre
travail, soit – nous n’empêcherons pas les contemporains de se choisir leurs
grandeurs et leurs gloires à la dimension exacte de leur temps –, mais ce
travail, vous l’avez fait, on vous l’avait demandé, et donc on vous le DOIT,
IL FAUT qu’il vous soit payé. Le contraire est INADMISSIBLE. C’est déjà
bien assez dommage que l’imbécillité de ces imbéciles leur interdise d’en
apprécier la valeur, la justesse et la nécessité. Mais ce défaut de jugement
double leur dette envers vous et ne les met en aucune manière en droit de se
tenir quitte ! Si vous ne voulez pas le leur expliquer, donnez-moi leur
adresse et je le leur écrirai. Calmement. (Ce que je ne pourrais certes pas
faire pour moi.)
J’ai un peu honte de vous reparler de cela, si jamais votre promenade vous
en a quelque peu aéré. Mais la grande honte serait que les choses en
restassent là. Ah ! imaginez-vous combien je me mords les doigts de ne
pouvoir venir vous voir.
Je ne lève pas le nez de Stevenson, dont je découvre avec stupéfaction qu’il
est, comme « écrivain », beaucoup plus grand qu’on ne le dit et que ne l’ont
laissé voir ses meilleurs traducteurs. Je ne veux pas seulement parler ici du
style et de sa force ramassée, mais de la transparence qui s’ouvre sous
chaque mot, ou presque, amenant des choses de la plus réelle profondeur et
permettant à la parole d’aller y retentir infiniment, de sorte qu’on ne sait
plus qui est l’écho de qui – et que le texte, finalement, si agencé qu’il soit,
n’est là que comme prétexte à un jeu – j’allais écrire un jet – plus direct de
quelque chose qui appartient dramatiquement à l’universel. (Il s’agit ici de
Jekyll et Hyde, qui n’est pourtant pas un chef-d’œuvre, mais bien mieux que
cela, une œuvre indispensable.) Cela prend du temps : je suis déjà très en
retard ; mais je n’ai pas le talent de bâcler. Tant pis.
A.G.
***
E.M. Cioran
***
Depuis quelques jours, nous sommes aux premières loges, privilège dont il
n’est pas possible de ne pas se lasser à la longue. Quand je pense que de
Gaulle rêve d’une France de 100 millions, alors qu’avec 50 les choses ont
l’air de se gâter déjà, et sérieusement ! Les Allocations Familiales et
l’ennui, voilà les deux raisons majeures du malaise actuel. Maintenant je
comprends ce qui se passait dans l’esprit de tous ces jeunes tassés du matin
au soir dans les cafés du Quartier. Cette société si prospère est en réalité une
société malade. Je songe à tous ces parents qui ont engendré pour toucher
des subsides et qui peuvent aujourd’hui contempler le résultat de leur
voracité ! Un enfant doit naître par hasard et non par calcul, par folie et non
par subventions. Toute cette jeunesse a quelque chose d’irréel, de
fantomatique, comme si elle était surgie de forces autres que celles de la
« nature »127. Mais avec tous ses défauts, elle est quand même plus
intéressante que la bourgeoisie dont elle est issue. Ce qui me désole, en tout
cas, c’est de voir qu’à l’égard de ses extravagances j’ai des réactions de
vieux. Il est certain que si j’avais trente ans de moins, je ne pourrais
contenir ma joie au spectacle qu’offre l’Odéon d’en face, avec son drapeau
noir. Et moi qui croyais que les anarchistes étaient à jamais oubliés !
Amitiés,
E.M. Cioran
***
Tourtrès
A.G.
***
Bien que loin des événements, je vois que vous en avez parfaitement saisi la
signification. À la vérité, vous étiez mieux placé pour les juger dans leur
ensemble que moi qui ne les voyais qu’en détail et de trop près. J’ai assisté
à une dizaine de séances au cirque d’en face, à l’Odéon. Au début, j’avais
été séduit par le côté bordel métaphysique, par une mise en cause radicale
de tout qui frisait quelquefois le délire ; puis la fatigue est vite venue : je ne
connais rien de plus lassant que la rhétorique naïve des utopistes, jeunes ou
vieux. Que l’essence de l’homme soit la parole, cela est plus ou moins vrai ;
mettez à la place de l’homme le Français, et la définition est absolument
exacte. Ce n’est pas au plaisir, c’est à la volupté, à l’orgasme de parler que
j’ai assisté depuis trois semaines. Ce n’est pas un hasard que la Trappe soit
née au milieu de ce peuple : où ailleurs aurait-on inventé avec plus d’à-
propos le supplice du silence ?130
Ceci dit, le drame de ces étudiants est sans bornes : Dieu même ne pourrait
trouver une solution aux problèmes que pose, rien qu’à Paris, l’existence de
quarante mille « littéraires » dont l’avenir est nécessairement bouché. Parmi
eux, des milliers et des milliers « étudiant » la sociologie, une science sans
objet et qui a de plus le grand inconvénient de rendre arrogant quiconque en
a acquis un vague vernis. Avez-vous lu, dans les journaux, cette chose
stupéfiante ? La France, sous Napoléon, avait à peu près 25 millions
d’habitants, la moitié de ceux d’aujourd’hui ; il n’y avait à l’époque que
3000 étudiants, alors que maintenant il y en a 530,000.
C’est cela, Les jours de l’Apocalypse ! Ces chiffres, quand j’y pense, me
donnent le vertige. Comme me disait une bonne femme à laquelle, dans la
rue, je fournissais ces données : « Le problème est insoluble. » Quand je
songe que de Gaulle veut une France de 100 millions, alors qu’avec 50 elle
est déjà en plein cauchemar !
… À part cela, les choses ne se sont pas trop mal passées pour nous, à
l’exception toutefois de quelques nuits particulièrement animées131.
E.M. Cioran
***
Tourtrès
Lessivage et désinfection, comme suite à la structuration démocratique de
la pensée révolutionnaire, voilà un fameux signe. CROIRIEZ-vous que ce
serait signe de vieillesse chez quelqu’un de vivant, que de ne pas trouver en
soi d’enthousiasme pour les diarrhées verbales, mentales et sexuelles de
cette jeunesse crapuleuse et droguée, aussi moche quand elle révolutionne
que lorsqu’elle fait la noce, ou baise, ou saucissonne, toujours sans hygiène
et sans choix ? Préféreriez-vous, comme Sartre, aller vous faire tutoyer par
ces gamins qui n’ont que l’avantage de la puanteur de l’étron frais sur les
étrons secs ? Cela mène loin, le besoin de la gloire ! Et le grouillement
forcené de tous les asticots judaïques, à partir d’un certain degré de
pourriture et de moiteur, qu’en pensez-vous ? Tous les matins, en me lavant
les dents, je m’exerce à prononcer le nom des notabilités bien françaises –
professeurs et politiciens qui torturaient leurs articulations de
septuagénaires pour cheminer en tête des cortèges, ou leurs méninges de
techniciens pour adhérer aux mouvements de la jeunesse –, histoire de
miser sur le bon numéro, histoire de se sauver sa vieille petite peau.
Heureusement que depuis longtemps le ridicule ne tue plus en France, sinon
quelle hécatombe ! Comme l’occupation de l’hôtel Massa, par exemple, la
conquête de la Société des Gens de lettres par le Butor et la Duras132.
Fantastique. Et la grève dure de dure de la radio pour garantir l’objectivité
de l’information ! Non, pour qui ou pour quoi nous prend-on ? Je vous
renvoie à mon fameux dictionnaire perdu : INFORMATION : réseau
complexe étendu comme un filet sur le monde pour rendre informe ce qui
pouvait, dans les événements, avoir une forme et un sens qu’on n’aperçoit
qu’avec du recul.
***
Je pars donc dans une heure pour la Loire-Atlantique, chez des amis qui
possèdent une belle maison avec jardin. J’y resterai une dizaine de jours et
puis j’irai avec Simone à Dieppe, où on nous a prêté un appartement. Ce
sont, comme vous voyez, des vacances de parasite. Je ne sais si je dois vous
envier d’avoir à traduire tout Novalis. Pour un tel travail, on vous paye des
sommes dérisoires : ces mensualités sont celles d’une dactylo débutante ou
d’un Portugais qui ne sait aucun mot de français. C’est le régime du
S.M.I.G. – avant l’augmentation. C’est stupéfiant133. Qu’attendez-vous pour
adhérer à la fraction anarchiste du mouvement étudiant ? Un drapeau noir
en haut du Moulin, j’avoue que cela me ravirait, sans compter le boom
touristique qu’un tel spectacle entraînerait.
Vous m’avez dit dans votre dernière lettre qu’on se croit toujours plus
jeune qu’on n’est. C’est vrai en règle générale, mais ce n’est pas vrai pour
moi qui vois tout le temps des gens que j’ai connus il y a vingt ou trente
ans. Je dis bien vois et non revois, car c’est tout juste si je les reconnais. Ce
défilé macabre m’a fichu un véritable « complexe » de vieillissement :
même si parfois je me sens encore jeune, je sais que je ne le suis plus, je ne
peux oublier mon âge, parce que ces fantômes qui me visitent m’obligent à
me le rappeler, à y songer sans cesse. Je me fais quelquefois l’effet d’une
vieille coquette qui n’ose se regarder dans un miroir. Que tout cela est
lamentable !
À vous deux,
E.M. Cioran
***
S’il n’y avait pas cette putain d’Histoire, je pourrais me féliciter de mes
vacances. Près de Nantes, pendant dix jours, j’ai fait du jardinage
« intensif », puis suis allé à Dieppe où, fort heureusement, à cause du
mauvais temps, les estivants étaient rares. Mais les événements sont venus,
et le transistor s’est substitué au ciel, à la mer, à tout134. Que voulez-vous ?
Je suis un homme de l’autre bout de l’Europe, et ne peux rester insensible à
ce qui s’y passe. Là-bas, des divisions bougent, encerclent et envahissent
des pays ; ici, sur les routes, une armée plus considérable que l’autre se
déplace, mais c’est une armée de « vacanciers », et ce contraste, si frappant
aux derniers jours d’août, m’a plongé dans un état voisin du désespoir.
Cependant, j’aurais dû garder mon calme, vu que ces événements, non
seulement je les avais prévus de longue date, mais les attendais en quelque
sorte. Je crois que j’aurais pardonné aux Russes s’ils s’étaient emparés de
tout le continent. Vous direz que ce n’est que partie remise. C’est entendu,
nous aurons la catastrophe en détail.
Vous ne m’avez pas dit si vous faisiez toute l’œuvre de Novalis ou si vous
vous bornez au poète. Vous revenez aux sources, à vos origines j’entends,
puisque c’est par lui que vous avez commencé, si je ne me trompe. Ensuite,
il y a la Nuit. Vous êtes chez vous135.
Que pense Madame Guillemin de l’histoire récente ?
E.M. Cioran
***
Je n’ai jamais tant envié votre moulin que cet automne. Pouvoir être seul,
savoir qu’on ne sera dérangé par personne, échapper aux rendez-vous ! J’ai
beau avoir essayé toutes les formules, je n’ai pas encore réussi à me
débarrasser de mes compatriotes. Ils viennent, ils viennent. J’explique à
chacun que ma vie est devenue un cauchemar à cause d’eux, mais chacun
pense que mon exaspération est provoquée par les autres seulement. Je suis
littéralement investi. Des visites, des coups de téléphone sans arrêt. Parfois,
il s’agit d’anciens amis que je ne peux renvoyer sans remords. Il en est qui
sont intéressants, qui ont des choses à raconter, qui ont souffert ; il en est
d’autres qui sont des raseurs fieffés. J’ai parfois l’impression d’avoir sur le
dos un peuple de 18 millions. Le fait est que je dois batailler pour ma liberté
et que l’espoir de l’emporter demeure bien faible. C’est bête, c’est idiot. Il
est impossible de se soustraire à ses origines. Je m’y suis évertué mais la
tribu se venge. Je ne vois plus à Paris un seul ami français. Je pense à ce
philosophe juif venu de l’Est, qui me racontait avant-guerre qu’à cause
d’Hitler il était envahi par une foule de parents éloignés, et qu’il n’avait
plus un instant pour lui.
Ce potentat des petits cercles, qui s’est tant amusé à réduire le monde aux
ficelles qu’on tient, et qu’on tire en coulisse : le Paulhan, mort, doit savoir à
présent, par le peu qu’il lui restait d’âme, ce qu’il en coûte de tuer les âmes
et de jouer dans la vie avec la vie des autres. Je n’ai pas pu lui envier,
vivant, ses petitesses et ses grandeurs ; mort, il me fait pitié ; et la pensée de
ce destin secret m’épouvante. Salut aux princes de la débauche qui
s’avancent braguette ouverte : ils ne dégradent rien du tout ; ils
consomment ! Avec lui, le frisson ressenti comme en présence du serpent en
entendant siffler sa voix, en voyant son regard filer, en touchant cette main
qui avait traîné dans toutes les paumes, ce frisson, oui, m’avait appris que le
génie de la débauche a la braguette close et rien dedans qu’un peu de honte,
vite tournée en froide rage calculée, et qu’il dégrade tout, faute d’amour. En
œuvres, il a peu fait parce qu’il avait trop d’ambition ; mais en mal, il a fait
beaucoup ; et le péché contre l’esprit – cette gourmandise du diable –, qui
était son péché mignon, où donc eût-il pu le commettre mieux et plus
gravement qu’en cette sacristie d’élection où défilait tout le menu peuple
des Lettres, infailliblement, tôt ou tard, parce que les ministres du culte ou
leurs enfants de chœur y venaient déposer et ranger les encensoirs ? Chaque
pomme a son ver, quand elle doit pourrir. Chaque nation se choisit le sien,
quand elle veut s’abîmer ; et se le met au cœur, quand elle doit crever. Ce
n’est pas à Paulhan que l’on peut reprocher d’avoir été Paulhan, comme il
l’était, mais à tous ceux – et pendant cinquante ans – qui l’ont fait ce qu’il a
pu être (en le craignant) et qui l’ont mis où il était : au-dessus de leurs têtes,
quand la place d’un être comme celui-là est forcément sous le talon.
Regardez bien : toute l’histoire de France, avec ses hauts et ses bas, a plus
fait que défait la littérature française ; mais pour la dégrader tout à fait, il a
suffi de cette existence-là, à ce moment-là. Jean Paulhan, qui est allé
jusqu’à l’Académie française, ayant tout pourri, parce qu’il ne devait pas
mourir avant de coiffer, comme il le fallait, le bicorne. Non point par vanité,
comme on l’a cru, mais par nécessité et par besoin. C’est pourquoi il a tant
parlé, dans son discours, du caractère sacré de la langue française et du
verbe en général. Là, enfin, il éjaculait. Amen.
Et pourtant ce n’était qu’une ombre, même pas un démon. L’époque, le
niveau, les autres, amis ou ennemis, l’ont porté dans son rôle. La malice,
elle aussi, a ses étages ; et celle-là sans aucun doute manquait totalement
d’innocence, absolument d’imprudence, mais elle était cousue de fil blanc
ou rouge, jusque dans ses générosités qui n’en étaient pas, puisqu’elles
exigeaient le retour. Bref, et pour en finir avec cette apologie, je dirai, en
laissant tomber les bras, que dans un cas aussi parfaitement sinistre, il faut
avoir la charité d’abandonner l’homme à son avenir surnaturel pour ne
parler, ici, que de ses dégâts, avec horreur.
A. Guerne
Vous plairait-il d’avoir le Nerval ? Si oui, je vous l’envoie.
J’aurais dû répondre plus tôt à votre lettre. Mais je suis tombé dans une de
ces crises léthargiques dont je suis coutumier et qu’il ne m’est pas aisé de
secouer. C’est, comme on dit, dans la famille. Tous les miens y ont été
exposés, et je crois que mon frère, là-bas, en souffre en ce moment, d’une
manière beaucoup plus grave que moi. On m’a conseillé de le faire venir ici
pour un certain temps. Cela ne m’est pas possible pour de multiples raisons,
dont la plus importante est celle que je ne discerne pas quel appui je
pourrais représenter pour lui. Je me sens capable de donner des conseils
mais non de m’occuper de quelqu’un dans le désarroi. J’y vis moi-même
d’une façon constante, et si je n’y succombe pas, c’est que j’y suis habitué.
Si vous avez plusieurs Nerval, cela me ferait plaisir d’en avoir un. Encore
une fois, uniquement si vous en avez plusieurs.
E.M. Cioran
Paris, le 5 décembre 1968
Merci pour ce très beau Nerval et pour cette préface violente, tellement
différente de celles que publie le Club140. Je comprends que ces messieurs
aient hésité à la mettre en évidence, mais c’est un bon point pour eux qu’ils
se soient finalement inclinés.
Dans votre lettre, vous dites une chose qui m’a beaucoup frappé, à propos
de Heinrich von Ofterdingen : « Le roman est raté ; le livre est illisible ; et
c’est une œuvre capitale »141. Je confesse n’avoir pas été à même de le lire
jusqu’au bout. C’est trop flou, trop vaporeux, trop fuyant. D’ailleurs, il se
passe, dans mes rapports avec la langue allemande, quelque chose de tout à
fait nouveau et qui ne laisse pas de me surprendre : je ne la pratique presque
plus, je cherche en vain à y retrouver les prestiges qui m’avaient si
longtemps séduit. Je vais même plus loin : tout ce qui est allemand me
semble prolixe, faussement profond, bon seulement pour des adolescents et
des professeurs. J’ai passé trente ans de ma vie à subir une fascination qui
ne résiste pas à l’analyse, qui me semble sans excuse. J’ai l’impression de
me réveiller après un rêve ininterrompu. Tous ces mots philosophiques
(dont les Français d’aujourd’hui, heideggerisés, se gargarisent à longueur de
journée) me semblent creux, prétentieux, malhonnêtes. La remarque si
souvent citée et si juste de Rivarol sur la « probité » attachée au génie
français s’est imposée à moi comme une révélation. Et pourtant s’il y a un
être au monde qui, par tempérament, soit rebelle à cette langue, à son génie
précisément, c’est moi. Je me sens en tout foncièrement non français. Il
n’en demeure pas moins qu’en me dégermanisant, je découvre tout ce que
cette langue rigoureuse et desséchée peut m’apporter. Je me latinise en
vieillissant. En tout cas, je comprends mieux maintenant votre fureur anti-
allemande, et même cette incroyable attaque que vous aviez publiée dans
une revue calotine142, et qui, à l’époque, m’avait presque scandalisé.
Dans une ville comme celle-ci, que faire d’autre que de la sociologie, que
vous exécrez et que j’exècre bien plus que vous ? Cette fausse science, issue
du positivisme (c’est Comte qui l’a inventée), est merveilleusement
appropriée aux besoins « spirituels » d’une termitière. Mais c’est elle aussi
qui a donné à ces milliers et milliers de jeunes qui s’en occupent le goût de
foutre tout en l’air, en commençant par cette termitière même. Cet après-
midi, j’ai vu à la Sorbonne une énorme pancarte avec l’inscription : À bas
l’État. Le paradoxe, en l’occurrence, est que ces anarchistes mangent tous
dans des restaurants universitaires et jouissent d’un assez grand nombre
d’avantages que leur accorde l’État précisément. Ils ne savent pas, ces naïfs,
qu’une société pourrie comme celle-ci est tout compte fait supportable,
puisqu’elle leur permet de l’attaquer et qu’elle les y invite même. Ils la
regretteront un jour, nul doute là-dessus.
E.M. Cioran
Amitiés,
E.M. Cioran
***
Bien à vous :
A.G.
***
Paris, le 15 mars 1969
Vous avez perdu Boudin, j’ai perdu, moi, non pas un être mais un lieu, un
coin où j’allais vers minuit m’asseoir après mes promenades nocturnes. La
Place St-Sulpice n’existe plus. On a enlevé les arbres, les bancs, la statue,
tout ; on y creuse un garage souterrain. Les travaux dureront deux ans. Ce
qui est inouï, c’est que personne n’a protesté et que l’Église accepte ce
scandale sans nom. Je crois que je suis le seul à sentir quelle profanation on
est en train de commettre. Il y avait dans cette place un côté provincial qui
me plaisait, qui me faisait oublier la Ville. Tout cela est fichu. Bientôt on
s’attaquera, paraît-il, à l’avenue de l’Observatoire, seul endroit solitaire au
Quartier. Songez à ces choses quand la rage vous prend, car si on veut se
calmer il faut vivre par comparaison. Quand je n’en peux plus, je pense que
j’aurais pu très bien me trouver dans les Balkans, et je m’apaise soudain. De
votre côté, vous n’avez qu’à vous imaginer ici, et vous supporterez
n’importe quel coup.
Amitiés,
E.M. Cioran
***
Au Vieux Moulin, le 22 mars 1969 Tourtrès
Deux choses que je voulais vous dire depuis des semaines. 1°) J’ai lu,
avec une grosse déception, L’Œuvre au noir de M. Yourcenar, livresque,
pédant, cuistre, prétentieux, littéraire et morne, d’une érudition très vaine,
dont l’étalage complaisant n’arrive pas à masquer une ignorance foncière de
l’essentiel. Une littérature de littérateurs,
134 que Léon Daudet, quand il était jeune, avait sûrement mieux illustrée
avec son premier livre, Le Voyage de Shakespeare, où il avait mis du poil144.
Très déçu, oui. Surtout que je lis rarement. 2°) J’ai été, cette fois, atterré. Je
ne sais qui m’a fait envoyer, ni pourquoi, un numéro de La Quinzaine
littéraire, publication dont j’ignorais l’existence. Heidegger politique Les
Prix, Un écrivain en exil – tels étaient les grands titres annoncés. J’ai donc
lu : et voilà, moderne, moderne, sans aucun doute, c’est un langage
étranger, tout à fait étranger que j’ai lu, qui n’a rien de français hormis
l’orthographe. Les signataires, tous des inconnus pour moi (à l’exception de
Maurice Nadeau – tiens, le revoici ! –) ont des noms comme Robert
Misrahis, Jacques Howlett, Jean Selz, Gilbert Walminski, Michel Lutfalla,
J. A. Fieschi, etc. Mais où est-on ? Et si les contemporains parlent cette
langue-là, à quoi bon avoir écrit en français ? J’ai buté là-dessus.
L’impression d’un monsieur relativement propre, qu’un faux pas a jeté la
tête la première dans la fosse d’aisance. Douloureuse. Le sentiment
d’appartenir à un autre monde. Exemple : « L’entreprise courageuse de X.
est à l’intersection d’une intellection hégélienne de l’histoire de la
philosophie et d’une lecture symptomale de type nietzschéen. » C’est « ça »
l’aujourd’hui ?
Ne croyez-vous pas que c’est parce que – déjà quand je suis parti en 61 –
Paris n’existait plus, qu’il est permis à n’importe qui d’en remuer les
décombres, pour faire n’importe quoi ? Rien ne m’étonne plus. On finira
par aménager les tours de Notre-Dame en garage vertical, avec les
compliments de l’Archevêché, qui se félicitera de ce renouveau catholique.
Paris, le 4 avril 1969
Mon cher Guerne,
Amitiés,
E.M. Cioran
Vôtre A.G.
***
Au Vieux Moulin, le 16 avril 1969 Tourtrès
Je ne vous ferai pas l’injure de vous parler de votre livre comme d’un livre,
et d’abord parce que c’est bien autre chose et beaucoup plus que cela. Mais
il faut vous dire – et je vous le dois – que je n’avais rien lu d’aussi
rafraîchissant depuis que je sais à peu près qui je suis. et cela commence à
faire un sacré bout de temps. Cette pertinence de l’esprit et son exactitude à
réduire les manigances de l’intelligence à leurs strictes limites,
l’enchantement qu’on trouve à leur perpétuel dépit, la ridicule obésité
flagrante de l’importance qu’elles se donnaient, ah ! quel soulagement. Et
puis, il y a ce miracle dont je me sens tout parfumé : cette fantastique
« bonne humeur », ce merveilleux rire de l’âme, énorme à éclipser tous les
soleils, qui respire à travers le pire du pire et l’amertume de l’amertume,
sous, sur et à travers la tristesse même de la tristesse. Tous, plus ou moins –
et quel que soit le génie qu’on y mette –, nous nous laissons prendre par les
autres dans la façon que nous avons de nous poser les problèmes ; et vous
voilà, vous, d’un seul coup, pfuit ! qui faites sauter ces cadres. Quel confort
tout à coup ! Quelle hygiène ! Le plein vent. Je voudrais avoir les colonnes
d’un journal catholique pour y hurler qu’il ne saurait y avoir de lecture et de
méditation plus recommandables à quiconque se targue d’amour de Dieu.
Je suis vraiment touché par le ton chaleureux de vos deux lettres, par tout ce
que vous avez vu et projeté dans mon livre. Votre jugement ne sera pas
ratifié ici, et il ne saurait l’être, car il est trop généreux. Ce que j’ai
remarqué, c’est que les gens comprennent à la rigueur l’horreur du monde
moderne mais non l’horreur du monde tout court, qui est au cœur de mes
hantises et qui fait que, tout « incroyant » que je sois, je prise si haut le
monachisme.
J’aurais vécu en un autre siècle, que j’aurais fini ma vie dans un couvent,
je l’y aurais passée même. Mais maintenant il me semble que tout est trop
tard, et qu’il vaut mieux rester et crever chez soi.
Je ne suis nullement étonné que vous n’ayez pas reçu les livres
commandés. Plon n’est plus Plon et Desclée publie trop de choses. Il règne
une atmosphère de folie dans les maisons d’édition. Songez que depuis un
an j’essaie sans résultat de voir le directeur de la mienne. Ce qu’il y a de
plus intelligent à faire, c’est de laisser les choses aller et de ne plus se faire
de bile.
Merci de m’avoir fait croire que mon petit livre peut avoir un sens.147.
Amitiés,
E.M. Cioran
***
Puisque vous vous êtes intéressé au sort de mon livre, je suis, je crois,
maintenant en état de vous dire comment il a été reçu au bout de sept
semaines. Dans la presse, un article, tout petit, dans Le Figaro littéraire, où
l’auteur se veut astucieux et n’est que vulgaire148. J’ai reçu, d’autre part,
quelques lettres, de Roumains surtout, assez chaleureux. Le reste, quelques
phrases conventionnelles, et beaucoup d’irritation plus ou moins cachée. Un
ami, que je connais depuis 25 ans (il en a, lui, 80, et ce détail est important)
m’a écrit une longue missive au milieu de laquelle j’ai trouvé ce court
verdict : « quant à votre livre, je ne vous en parlerai pas, car je ne l’aime
pas. » Suit une description de son jardin.
Le rôle qu’aura joué Boudin dans votre vie et dans celle de Madame
Guillemin, est vraiment extraordinaire. Je ne peux m’empêcher d’y songer
souvent149.
Amitiés,
E.M. Cioran
***
Amitiés,
E.M. Cioran
***
Depuis quelques jours, je suis près de Nantes, dans la propriété d’un ami, où
je fais du jardinage et répare un très vieux mur. Moi qui ai toujours eu
horreur du ciment, je l’aime quand je le manie, moi. Rien ne me comble
autant que ce genre de travaux pour lesquels – ne riez pas – j’ai été fait. J’ai
remarqué que lorsque je fournis un effort physique, je n’ai jamais le cafard.
Même au bagne, je serais, je crois, plus heureux que devant une feuille
blanche. Ce jardin où je me produis est isolé, à deux kilomètres du village le
plus proche. À cause de ce cher mur, on n’aperçoit rien du monde extérieur,
sinon le ciel. Si je vivais ici, au bout d’un an je réussirais à liquider toutes
mes tares, intellectuelles et autres. Dire que je passe ma vie dans une ville
pratiquement sans espace vert ! Plus je pense au choix que vous avez fait,
plus il m’apparaît comme le meilleur possible. Vous êtes sans doute
conscient de votre bonheur mais vous ne l’êtes pas assez à mon gré. Vous
devriez bénir tous les jours l’instant où vous avez décidé de rompre avec
Paris.
La seule chose qui me manque ici, ce sont les bêtes. J’ai passé mon
enfance en leur compagnie. L’homme n’aurait pas dû se séparer d’elles.
J’envie un berger et non un esclave enfermé dans une capsule. Je vous
approuve mille fois quand vous vous demandez si les animaux « n’ont pas
gardé dans leur instinct un héritage spirituel plus élevé que le nôtre »151. Il
est certain que l’homme a fait fausse route et qu’il est trop tard pour qu’il
retrouve le vrai chemin. Les bêtes se sont résignées à ce qu’elles sont. Il
fallait les imiter !
Renoncez à vous battre avec les éditeurs. Si pourtant vous êtes passé à
l’attaque, je serais très content d’avoir le double de la lettre à Plon152. Je me
sens incapable de me mesurer avec ces gens : je suis trop las pour cela.
Mais quiconque a la force de les insulter est mon bienfaiteur.
E.M. Cioran
***
Je suis aussi abattu que vous, et, de plus, furieux contre tout le monde et,
naturellement, contre moi-même. Je n’ai rien fichu de tout l’été, je n’ai
même pas été capable de pondre un simulacre d’article promis il y a
quelques mois à une revue153. Il est vrai que je ne vois pas la nécessité
d’écrire quoi que ce soit. Tous les sujets me paraissent fades. Et puis j’ai
assez dit que la vie était impraticable : pourquoi me répéter ? et convaincre
qui ?
Je ne me suis jamais senti aussi étranger dans cette ville que cet automne.
Le Quartier, pour lequel j’avais une sorte de faible, ces jeunes crétins
omniprésents en ont fait un lieu de cauchemar. Tout à l’heure, j’ai aperçu un
« couple » dont l’allure et le déguisement m’ont fait trembler de dégoût :
lui, barbu et sale, aurait pu à la rigueur passer, mais elle m’a mis hors de
moi. Cette imbécile n’avait qu’un pull-over sur elle et un semblant de short,
et, de ses deux mains, elle se frottait les fesses, en pleine rue. Un spectacle à
vous rendre impuissant ou pédéraste. Partout, le sordide et le puant.
L’homme est voué à perdre sa figure. Cette fin des temps dont vous parlez,
je crois qu’elle sera hideuse et cependant médiocre, une dérision de
l’Apocalypse. Les cons à Patmos.
Comme l’année passée, j’ai pu, à la fin de juillet, m’adonner pendant une
dizaine de jours au travail manuel dans la propriété d’un ami, près de
Nantes. C’est le seul genre d’activité qui me fasse du bien et qui me
comble. Je devrais en tirer les conséquences mais je ne le peux pas. Tant
que l’homme travaillait de ses mains et croyait aux dieux, tout avait l’air
d’aller. Ces choses si simples et si vraies, c’est inouï que nous les ayons
perdues pour toujours. La vérité se trouve derrière nous. Dire qu’il y a des
fous qui misent sur l’avenir ! Ce qu’on doit savoir d’important réside dans
la Genèse et dans saint Jean, au commencement et à la fin de la Bible. Le
reste est remplissage. Amitiés à vous deux, E.M. Cioran
C’est une idée singulière, c’est une idée loufoque que celle de G. Sigaux :
vous ne pourriez rester une heure à Royaumont154. Je n’y suis jamais allé
moi-même, mais je connais un peu ceux qui y vont. Décidément, non. Vous
pouvez imaginer les entretiens qu’on peut y avoir avec des gens qui
préparent des thèses, avec des romanciers, des poètes, qui y vont pour écrire
( !), qui se rassemblent deux ou trois fois par jour pour manger ensemble et
discuter, pour se haïr au fond.
[E.M. Cioran]
***
La seule consolation est de constater que dans les deux cas il ne s’agit pas
d’indigènes, bien que, en fait de délicatesse, ces derniers ne vaillent pas
beaucoup mieux. Ce qui est néanmoins vrai, c’est que, lorsqu’ils sont bêtes,
cela arrive, ils savent camoufler leur stupidité, ce qui implique de la pudeur
et même de l’intelligence.
E.M. Cioran
***
Amitiés, Cioran
***
Amitiés,
Cioran
E.M. Cioran
***
Le romarin que j’ai planté à la porte du moulin est devenu énorme – et il est
tout en fleurs. En voulez-vous une provision ? Et savez-vous quand il
convient de le cueillir, à quel stade de la lune et quel moment de la
journée ?
A.G.
***
J’ai passé ce long hiver sans grippe, sans le moindre rhume, sans ennuis
réels de santé. Mais ce printemps, comme tout printemps pour moi,
s’annonce plutôt mal. Je ne pense pas souffrir d’asthme. Il n’empêche que
depuis quelques jours je respire avec difficulté et me traîne du matin au soir
dans une sorte de demi-suffocation. J’ai connu déjà ce genre de malaise il y
a une dizaine d’années, en avril précisément, mais cette fois-ci c’est plus
sérieux, car je commence, comme les vieillards, à faire de la tension.
L’autre jour, il m’est arrivé quelque chose d’assez révélateur. J’avais pris le
matin un train vers l’Est ; descendu à la Ferté-sous-Jouarre, je me suis
engagé deux heures plus tard sur le Canal de l’Ourcq, but de ma balade. Je
marchais depuis un certain temps avec pas mal d’entrain, quand je fus pris
d’une défaillance soudaine. Je me trouvais à environ 4 kilomètres de la gare
la plus proche, et dans l’impossibilité absolue de continuer. C’est à ce
moment précis qu’il me revint à l’esprit le drame de Maurice Sachs. Tout à
fait à la fin de la guerre, il faisait partie d’un convoi de déportés, évacués de
la prison de Hambourg. Pas très loin du lieu de destination, il se déclara
incapable de poursuivre et s’affala, épuisé. Un SS l’exécuta séance tenante.
Je me suis toujours demandé : comment, sachant que sa délivrance était en
vue, n’a-t-il pas fourni un effort surhumain pour tenir jusqu’au bout ? Eh
bien, dans l’état où j’étais, j’ai compris qu’il n’y avait rien à faire, que, tout
comme l’auteur de Sabbat, je me serais effondré moi aussi. Et de fait je me
suis laissé tomber comme un cadavre au bord de ce canal où personne ne
passait. Jamais je n’ai ressenti sensation de fatigue aussi complète. Au bout
d’une heure, j’ai réussi à me ressaisir, mais j’ai perdu toute confiance en ma
« vitalité ». C’est à cette défaillance que je fais remonter mes étouffements
actuels. Quelle humiliation pour un fanatique de la marche !
On paye vraiment cher de vouloir vivre longtemps, de vouloir vivre, tout
simplement. J’en suis à penser que la seule vraie erreur est celle de naître, et
que tout le reste est accessoire. Cette horreur de la naissance que j’éprouve
depuis un certain temps (à la vérité, depuis toujours.) n’a rien à voir avec la
haine de la vie ni même avec une quelconque expérience du malheur. Il
s’agit d’une chose d’une simplicité stupéfiante, d’une constatation
élémentaire en somme. J’ai essayé de traduire tout cela en termes nets. Il en
est résulté quelques pages d’une insupportable indigence que je ferai
paraître quand même, pour me libérer d’une obsession164.
J’ai été très frappé par ce que vous m’avez écrit sur Novalis. Si je
comprends bien, de tous ceux que vous avez traduits, lui seul ne vous a pas
déçu.
Votre Valéry166, que j’ai lu d’un trait comme un verre d’eau fraîche – et où je
ne trouve pas trace de la moindre méchanceté,
157 quoi qu’en ait pu écrire cette journaliste du Monde167 (dont il se trouve
que j’avais lu l’articulet, lequel donne la plus fausse idée de ce qu’est
réellement votre texte et j’ajoute que je ne comprendrai jamais pourquoi
l’éditeur américain ne s’est pas enorgueilli d’avoir une préface de cette
intelligence !) – m’a fait un plaisir total. La seule méchanceté de tout le
livre, c’est la photo de Valéry soi-même, ce sinistre sophe si réellement
vide, que l’académicien, derrière son bicorne et sur ses bottines à bouton,
inexiste tout au fond avec autant d’éloquence qu’un vieux tapis qui
s’obstinerait, à travers son usure, à se souvenir encore de ses beaux jours. Il
avait le teint vert : je l’ai vu de mes propres yeux, un jour, un soir plutôt, à
la Coupole – peu de temps après son discours de réception, qui avait dû
déteindre, probablement, en cours de lavages. Et j’ai toujours soutenu qu’il
n’avait rien fait d’autre, en sa littérature, que de travestir les pires lieux
communs sous toutes sortes de tortillons compliqués de constipation de
pensée. Au surplus, il y a toujours eu cette tradition-là dans ce que les
manuels nomment la poésie française : le grand boulevard kilométrique de
la voie officielle. Et c’est sans doute pourquoi les autres sont
nécessairement si voyous – heureusement. Mais quel désespoir quand on a
dix-huit ans, des pensées qui vous intimident, et qu’on cherche des frères
parmi les aînés, réputés grands – quelle rage aussi, de toujours se retrouver
seul ! Ah ! la vilaine époque, que celle des plâtres frais de la NRF ! Bref, je
vous trouve d’une lucidité si merveilleusement transparente, encore une
fois, que c’est presque de la douceur que je reprocherais à votre sérénité
parfaite. Et cela réconforte deux fois, de la partager avec vous, grâce à vous,
tout à fait.
J’ai fini depuis hier les mille soixante-cinq pages (expédiées, ouf !) du
Novalis. Je m’accorde une quinzaine de jours pour remonter un peu à la
surface de moi-même, après ces vingt et un mois de plongée ininterrompue.
Ensuite, j’écrirai la préface – et je n’y penserai plus –
158 vite, vite ! pour n’avoir pas à me demander à quoi cela sert, un tel
travail, dans un temps comme le nôtre. Je veux écrire aux gens de l’Herne
(Dominique de Roux) pour les féliciter d’avoir publié votre texte. Mais dans
quelques jours, quand je serai moins idiot. Je vous écrirai, à vous, plus
souvent aussi. Pardonnez-moi ces longs retards : je voulais en finir sans
lever le nez.
A.G.
***
E.M. Cioran
***
Me voilà revenu dans cette ville que j’aime beaucoup, que j’aimais
beaucoup plutôt. Vous comprendrez aisément cette restriction. Dès notre
arrivée (Simone est venue aussi, un peu à contrecœur), nous avons été
stupéfaits de nous voir au milieu d’une foire : des haut-parleurs partout
crachent une musique à vomir et font, avec une surenchère de vulgarité, de
la publicité pour les commerçants d’ici. Le soir même, j’ai écrit une lettre
de protestation au Maire où je lui disais qu’on venait à Dieppe pour
échapper à l’enfer parisien et que maintenant on retrouve dans sa ville cet
enfer en pire. Je le suppliais de mettre un terme à ce scandale, à cette
frénésie de bruit qui confine au cauchemar, et, pour l’apitoyer, j’ai signé :
« Un groupe de Parisiens malheureux »168. Le lendemain après-midi, ô
miracle, les haut-parleurs étaient à peine audibles. Le jour d’après, ils
recommençaient hélas à nous assourdir, et depuis le vacarme ne fait que
s’aggraver. Où qu’on aille, tout se dégrade d’année en année. Et ce qui est
incompréhensible est que les gens s’accommodent parfaitement de cet état
de choses. D’ailleurs, à regarder ces gueules de « vacanciers », on en arrive
à se demander s’il s’agit d’êtres humains ou de déchets de quelque race sans
nom. Si je suis si sensible, je veux dire, si je répugne tant au spectacle qu’ils
m’offrent, c’est que je viens de faire du jardinage pendant une semaine dans
la propriété d’un ami, près de Nantes. Cet ami est octogénaire et assez mal
en point169. Il m’a laissé donc faire à ma guise, dévaster allègrement
pelouse, arbres, et tout ce qui me tombait sous la main. Je ne pense pas qu’il
y ait au monde plaisir plus grand que celui d’arracher, qui est, à proprement
parler, le plaisir de détruire quelque peu rehaussé et même transfiguré, j’en
conviens. Si j’avais à ma disposition un jardin où je puisse sévir à volonté,
je finirais par devenir quelqu’un de tout à fait apaisé. En attendant, j’habite
ici un palace, c’est-à-dire mon idéal à rebours170.
E.M. Cioran
***
E.M. Cioran
***
Paris, le 28 octobre
Décidément, je suis vieux et je suis considéré comme tel, si j’en juge par
ces lettres de jeunes, que je reçois de loin en loin. On m’y appelle Maître, ce
qui est insensé, et, à chaque fois, on me demande quelque chose. Pas plus
tard qu’hier, un organiste de vingt ans me réclamait, sinon un orgue, du
moins une aide pour qu’il puisse continuer ses études. Et tout cela parce
qu’il a lu une phrase de moi sur Bach et qu’il pense que je suis quelqu’un
qui a réussi (c’est le mot même qu’il emploie). J’avoue que si j’en avais les
moyens, je lui achèterais volontiers un orgue.
Mais que dire des exigences de mes compatriotes ! L’un d’eux, m’ayant
envoyé un livre sur le rugby, m’a bombardé pendant des mois avec des
télégrammes et des lettres recommandées où il me sommait de le traduire en
français, toute affaire cessante ! Tout dernièrement, on m’a demandé
quelques pages pour un ouvrage collectif sur l’image. Mon petit texte,
contre l’image, naturellement, je l’ai intitulé : Urgence du désert174. C’est
ma lassitude des hommes et de tout que je tenais à y exprimer, et non
quelque opinion esthétique.
Amitiés,
E.M. Cioran
***
Je ne sais pas quel temps il fait chez vous ; celui d’ici est mortel à mes
vieux os et à mes nerfs délabrés. Depuis un mois, c’est un printemps pourri
dont je n’arrive pas à m’accommoder. Les jours passent, les uns après les
autres, et je ne fais rien, rien, si ce n’est, unique activité, que je contemple
ma propre déliquescence.
Amitiés,
E.M. Cioran
***
Je vais vous raconter une histoire qui n’a aucun rapport avec le Père Noël,
car il s’agit hélas ! d’édition. On vient de publier en Amérique ce petit livre
de ma façon qui s’appelle pompeusement La Chute dans le Temps176.
« Mon » éditeur ne s’occupe que de thèses, de livres scolaires et n’est
absolument pas connu dans le monde littéraire. Imaginez Didier à Chicago,
mais un Didier très, très modeste. Je reçois un jour un prospectus où
figurait, entre autres bouquins, le mien avec un projet de couverture des
plus grotesques : un « falling angel » puissamment ailé et portant un vague
slip. J’ai protesté auprès de l’éditeur et je lui ai dit que je ne pouvais pas
admettre cet ange ridicule. Il me répondit qu’il ne s’agissait pas d’un ange
mais d’Icare. Là-dessus, je lui signifie que je préférerais à cette imagerie
stupide le Diable carrément mais qu’à vrai dire je n’accepterais qu’une
quelconque figure géométrique. Le livre paraît – et que m’est-il donné de
voir sur la couverture ? Un diable gras, une espèce de cochon griffu, pourvu
de deux ailerons – enfin quelque chose de si laid et de si inepte que j’en ai
été malade – de dégoût. Une telle horreur devait, à ma grande surprise, se
révéler salutaire : c’est que j’ai compris tout de suite après que le livre ne
m’intéressait plus du tout, que je serais même content qu’on l’esquintât, que
j’ai cessé de m’en estimer l’auteur. Le mieux est de se détacher absolument
de ce qu’on fait. Quand on y est aidé par les autres, quelle chance ! Au fond
cet éditeur qui ignore son métier, il a réussi, avec un cynisme de pacotille, à
me rendre un sacré service. Au début, j’entends le jour que je reçus
l’exemplaire infâme, j’eus l’idée de lui écrire une lettre d’insultes. Il n’est
pas exclu maintenant que je le salue comme un libérateur.
***
« Le temps passe ». C’est ainsi, vous vous en souvenez, que vous avez fini
votre dernière lettre178. Il passe en effet, et je ne sais si on doit s’en désoler
ou s’en réjouir. Je me sens tellement en marge de tout, que je me demande
ce que je cherche encore parmi les êtres et les choses. Quand j’étais
autrefois dans des dispositions pareilles, il m’arrivait souvent de rester toute
la journée au lit en signe de « protestation », comme je l’avais dit un jour à
quelqu’un. « Contre qui ? » me demanda-t-il. Sa question me prouva qu’il
n’avait rien compris. Comme si ce genre de geste pouvait comporter une
signification définie et un objet précis ! Avec, derrière moi, soixante ans de
dégoût, il est difficile d’avancer. Mais le miracle subsiste quand même :
d’où ai-je tiré la force de me traîner pendant si longtemps ? Mes pauvres,
mes lamentables ancêtres ont dû me léguer malgré tout quelques restes
d’énergie, car émaner d’une tribu sans histoire n’implique pas des côtés
uniquement négatifs.
Est-ce que vous avez quelques lumières sur Alain ?179 J’ai essayé de le
lire, de me faire une idée de ce qu’il vaut. J’en suis à vrai dire à la troisième
ou quatrième tentative. Le bonhomme m’échappe. Non que je m’intéresse
vraiment à lui, mais les jours sont longs. La réalité est qu’il ne m’accroche
pas, et que je ne comprends pas comment certains lui ont voué une si
grande et si fidèle admiration. « Alain pense profondément à rien ». Cette
formule, lue dans un bouquin quelconque, il y a une vingtaine d’années,
m’apparaît encore d’une justesse remarquable. Car n’est-ce pas étrange
d’avoir écrit tant de livres où on ne sait pas quoi puiser ?
J’espère que Mme Guillemin est rétablie et qu’elle jouit de cet hiver
printanier. Nous pensons faire avant la fin du mois un tour de quelques jours
en Sologne, cette Finlande aux portes de Paris (je m’obstine à faire cette
comparaison à laquelle personne n’a l’air de souscrire). Donnez-moi de vos
nouvelles, de bonnes.
E.M. Cioran
J’ai passé Pâques au lit. Cela fait un mois que je traîne des maux de
gorge, dont j’ai essayé de me débarrasser avec des remèdes
homéopathiques, auxquels je recours généralement avec un certain résultat.
Cette fois-ci, ils se sont révélés inefficaces, et il a fallu que je me soumette
aux procédés courants, en l’occurrence aux antibiotiques, qui m’ont aidé, je
le reconnais, mais qui m’ont laissé délabré, fatigué, vidé. J’ai eu
heureusement la bonne inspiration de ne prendre que la moitié de la dose
prescrite par le toubib ; sans quoi, je serais aujourd’hui, avec un estomac
comme le mien, complètement démoli.
Et puis, à ces ennuis, d’autres, d’un ordre différent, sont venus s’ajouter. Il y
a quelque temps, vous m’aviez parlé d’un de vos neveux qui avait fait une
tentative de suicide. Mon neveu à moi, car je n’en ai qu’un, s’est bel et bien
tué, dans des conditions atroces : il a avalé un insecticide, et il est mort sous
les yeux de ses trois enfants et de son père180. Sa femme, une bonniche
hongroise, l’avait abandonné il y a une dizaine d’années. Depuis il a eu à
affronter nombre de misères, dont la plus pénible a été la dégringolade de
ses trois enfants, devenus de vrais voyous. Au moment de succomber, il a
dit : « Cela c’est la fin ».
Ce pauvre type, jamais je ne l’aurais cru capable d’un geste pareil. Il s’est
réhabilité à mes yeux mais, en même temps, j’ai une grande pitié
rétrospective, et même des remords. Tout le monde l’avait abandonné, son
père ne lui adressait plus la parole. À un certain moment, il avait demandé
que j’assume entièrement les frais de subsistance de toute la smala !
Comme si j’en avais les moyens ! J’avais répondu que ces enfants étaient
les siens, qu’il lui fallait s’en occuper, qu’en aucun cas je n’accepterais de
me substituer à lui. En revanche, je prenais l’obligation de les habiller tous :
c’est ce que je n’ai pas cessé de faire depuis de longues années. De
septembre 1970 à mars 1971, j’avais envoyé 65 kil de vêtements. Pour ma
famille, je me suis transformé en fripier, car vous pensez bien qu’on ne peut
pas vêtir de neuf six personnes. Enfin.
E.M. Cioran
***
J’étais malade (je le suis toujours), sans forces (elles vont revenir), visité
par toutes sortes d’inquiétudes comme, sous une pierre, dans l’ombre, un
grouillement venimeux. Le frottement du monde, l’état réel de l’humanité,
cette vision de désastre m’avaient réduit, depuis deux mois, à n’avoir plus
que la peau sur les os, cinquante-deux kilos. Et la colère, la fureur et la rage
dans mon sang ont élevé ma tension artérielle à 19/11. Le médecin était
inquiet. Une douzaine de radiographies sous le contrôle de la télévision
affirment positivement qu’il s’agit d’un ulcère sur un côté de l’estomac. Pas
de tumeur. Pas de cancer. Le traitement qui échelonne deux séries de
piqûres (vingt plus vingt) séparées par un repos de quinze jours est, paraît-
il, radical. Tant mieux. Cela fait des années que je mange très peu ; cela
faisait des mois que je ne mangeais pratiquement plus rien. Je ne sais rien
encore des causes médicales de la tension (urée, cholestérol ?), j’attends le
docteur d’un moment à l’autre. De toute manière, ce n’est finalement pas
grave – si l’on excepte la difficulté d’être un poète vivant dans un siècle
pareil, au lieu d’être comme tout le monde tout bonnement un poète mort.
Cela viendra. Mais de vraie mort – car je me sens de moins en moins
encouragé à être con, à faire des pieds et des mains dans ma tête ou à
m’écraser ce brave cœur (qui me fait bien mal par moments) qui est l’œil de
l’intelligence, sous la débâcle intellectuelle et ce jeu affreux des idées dont
le glissement caractérise la catastrophe à laquelle nous assistons,
impuissants nous-mêmes devant l’aveugle et formidable force de son
impuissance absolue. Je dis que les générations nouvelles ne sont déjà plus
des générations humaines, mais de monstrueuses caricatures où ne persiste
que la viande, l’extérieur, qui n’est rien d’autre qu’un simulacre. Et je vois
que toutes les exagérations auxquelles peut nous porter le délire le plus
féroce sont encore en retard sur la réalité visible et invisible, tout
simplement. Le magma de l’humanité « actuelle » (sur ou sous-développée,
blanche ou noire, ou grise ou jaune, civilisée ou sauvage, citadine ou
courant dans les steppes, les forêts vierges, les déserts de sable ou de glace),
qui a le poids spécifique de la merde. Je dis que toutes les langues qu’on
croit parler ou écrire sont définitivement des langues mortes. Personne
n’ayant plus rien à dire à personne. Le désert de l’amour. On vend encore
des billets à la porte. Mais à l’intérieur, depuis longtemps, la dernière
séance est terminée. Alors ?
De tout cœur :
A. Guerne
Cioran
***
Ce mot très bref, pour vous dire que je suis inquiet. Je suis sans nouvelles
de vous depuis longtemps, et votre dernière lettre était tout, sauf rassurante.
Que se passe-t-il ? Où en êtes-vous ? Le traitement qu’on avait commencé
par piqûres a-t-il donné un résultat ? Et d’abord avez-vous pu le supporter ?
J’ai passé une dizaine de jours près de Nantes, avant de venir ici au début
d’août. Cet été, j’ai été repris par mes insomnies mais maintenant ça a l’air
d’aller mieux. Je touche du bois !
E.M. Cioran
***
J’ai été très content de passer, il y a une semaine, la soirée avec Madame
Guillemin et les charmants descendants de Joseph de Maistre184. Vous aurez
appris depuis que ce fut un véritable festin. Nous avons naturellement
beaucoup parlé de vous. J’ai nettement l’impression que vous remontez la
pente. Il le faut. Faites un effort sur vous-même, acceptez n’importe quelle
humiliation, même celle de prendre des tisanes (à en croire Madame
Guillemin, vous y êtes absolument hostile). Mais ce qu’il faut faire en tout
premier lieu, c’est d’éviter les explosions de colère. D’après mon
expérience, c’est ce qu’il y a de plus funeste pour l’estomac. Il m’est arrivé
souvent, en sortant, de me dire : « Quoi qu’il arrive, je conserverai mon
calme ». Et cela uniquement pour ne pas être malade après une crise de
rage. Le grand secret, le remède des remèdes est l’impassibilité, donc
l’abrutissement. J’y tends de toutes mes forces, et, ô miracle, j’y arrive
assez souvent. L’hérédité balkanique m’aura servi à quelque chose.
Simone a été malade pendant des mois. Des médecins imbéciles l’ont
soignée pour une sinusite, alors qu’il s’agissait d’un point de congestion !
Nos vacances auraient pu être réussies et même agréables, s’il ne s’était pas
produit une chose incroyable qui les a assombries. J’avais été convoqué en
juin par la Sécurité sociale pour un examen général. Au bout de trois
semaines, on me demande d’aller pour une nouvelle prise de sang à un autre
laboratoire, où on ne voulut pas me dire la raison de ce nouveau test. Tout
l’été j’ai vécu (et Simone avec moi) dans les pires appréhensions. Le
résultat ne m’a été communiqué qu’à la fin août. C’était pour la syphilis,
maladie que je n’ai pas l’avantage d’avoir et qui jouit d’une grande vogue à
cause des Portugais et des Algériens. Sans doute, à cause de mon accent,
m’a-t-on pris pour un ouvrier étranger. Mais quelle idée de faire tant de
mystère, au lieu de me dire carrément de quoi il s’agissait. Les salauds ont
gâché tout mon été.
Amitiés,
Cioran
***
Fouad m’a promis de vous écrire : l’a-t-il fait ? Je crains que non. Armez-
vous de patience : c’est tout ce que je puis vous dire. J’ajoute aussi que vous
avez fait sa conquête. La Délirante paraîtra un jour – forcément lointain.
Antoine Berman est un étrange garçon186. Il ne lit plus, n’écrit plus, il a tout
abandonné. Actuellement, il est en Argentine, comme second amant d’une
jeune dame assez curieuse, paraît-il. Je me rappelle qu’un jour il m’avait
parlé de vos traductions, mais il ne m’avait pas dit qu’il les transcrivait.
Je suis très content que vous ayez pris vos ennuis de santé au sérieux.
Une autre bonne nouvelle est la Pléiade. Si enfin la N.R.F. publie vos
poèmes, il ne vous restera plus qu’à vous considérer comme un « favorisé
du sort »187. Tenez-moi en tout cas au courant des « événements ».
E.M. Cioran
***
Cioran
P.S. Simone, après les ennuis de santé qu’elle a eus au printemps et durant
l’été, est devenue vulnérable. Je suis contre les médicaments ; et il faut
qu’elle en prenne.
***
Tout à l’heure, quelqu’un qui n’a rien à foutre m’a téléphoné pendant une
trentaine de minutes pour me dire qu’il n’avait rien à me dire. Cela m’arrive
deux ou trois fois par semaine en moyenne. Et pendant que je subissais le
fâcheux, je voyais la fenêtre du Moulin, celle d’où vous dominez l’espace.
Vous avez raison de plaindre vos amis qui traînent dans les villes. Le seul
avantage qu’ils aient sur vous est d’être d’une façon quasi-permanente en
contact avec le sinistre. Ayant lu dernièrement un livre de souvenirs sur
Fargue, comme celui-ci ne cessait pas de parler du canal Saint-Martin tant
dans ses écrits que devant ses amis, l’envie m’est venue d’aller visiter ces
lieux que j’avais seulement entrevus pendant l’Occupation. Eh bien, ils sont
d’une laideur terrifiante, fantastique, car ils ont perdu le pittoresque et la
poésie d’il y a trente ans. Des usines s’y dressent et des immeubles où
j’aurais peur d’habiter, et même d’entrer. J’ai suivi ensuite le canal Saint-
Denis. Encore pire. C ’était un dimanche, le lendemain du jour de l’An. Il
n’y avait personne, sauf de temps en temps quelque Algérien hagard et
nullement rassurant. J’aurais une très haute idée de mon courage si j’osais y
aller me promener de nuit.
Cioran
***
Il est absolument insensé qu’un homme comme vous n’ait rien devant soi.
Schlocker m’a dit ce matin que la Suisse ne vous laissera pas tomber !
Quelle satisfaction étrange, et quelle ironie ! Pour chacun de nous, il n’y a
de solide que nos origines. Il n’est pas exclu qu’un jour je sois sauvé par la
Roumanie, précisément parce que je l’ai reniée.
Cioran
***
Pensez, mon vieux, qu’on vous aime – ne nous laissez pas trop trop
longtemps. Je pédale sur un texte un peu con d’un tibétain qui écrit un
basic-english. C’est interminable à force de bêtise, ces propos de spiritualité
bouddhique dans un monde aussi dépourvu de tout sens vivant. C’est pour
Orengo, chez Fayard193. Hélas ! hélas !
A.G.
Cher ami, pensez un peu à ceux qui vous aiment et répondez vite.
Comment va Simone ? Ici, c’est l’enfer. A quand les HLM ici ? J’ai hâte de
rouler vers le trou ! Vous voyez « la vie est belle » ! Je vous embrasse tous
les deux.
Ellen
***
La raison pour laquelle je ne vous ai pas écrit jusqu’ici est très simple :
vous la connaissez mieux que personne au monde. C’est que j’ai appris par
Fouad qu’on érigeait à côté du Moulin la Tour de Babel ( !). Ce malheur
m’a semblé si grand, si immérité que je ne voyais pas ce que je pourrais
vous dire qui ne fût pas stupide. En juillet, je suis retourné en Loire-
Atlantique, dans le manoir splendide dont je vous ai déjà parlé, et qui se
trouve à deux kilomètres du village. Eh bien, on va construire à quelques
mètres seulement de la demeure, un « hameau » de quinze maisons. Mes
amis n’y peuvent rien ; ils étaient catastrophés, et je l’étais aussi car
l’endroit me plaît.
À mon habitude, j’ai eu des ennuis de santé. Pendant trois mois j’ai fait
des inhalations abrutissantes pour combattre un catarrhe tubaire attrapé au
début d’août à Dieppe. C’est une infirmité qui rend morose et méchant :
Swift, je crois, en souffrait. Comme toujours en automne, la nuée d’amis de
partout, balkaniques pour la plupart. Déconner quand on n’a envie de voir
personne ! Plus que jamais la solitude m’est nécessaire. Quelle histoire sans
issue.
Je suis content que vous ayez surmonté la crise du début de l’année et que
vous soyez de nouveau sur pied. Il faudrait que Madame Guillemin de son
côté s’arrache à cette tentation du désespoir qui transparaît dans ses lignes :
aller au logement dans le village vous fera sûrement du bien. Car si ce
château d’eau est un cauchemar de loin, que doit-il être de près ? La
Délirante doit paraître quelques jours avant Noël. Ne malmenez pas trop
Fouad : il ne jure que sur vous.
Cioran
***
Paris, le 1er février 1973
Pour vous consoler de votre malheur, je vais vous raconter ce qui vient de
m’arriver. Au-dessous de la petite chambre où je suis censé travailler habite
une vieille fille de 89 ans, complètement sourde. L’autre jour, on sonne à
ma porte : deux gaillards, porteurs d’un appareil de télévision, me
demandent où habite mademoiselle Armand (c’est le nom de la vieille). J’ai
compris le désastre aussitôt, et j’ai failli me trouver mal. Cette demoiselle,
économiquement faible, vit au crochet de la mairie. L’appareil lui a été
offert par une association criminelle : « Les petits frères des pauvres ».
Comment ces monstres n’ont-ils pas songé qu’en dotant une sourde et une
folle pareille d’un engin si dangereux, la paix de ses voisins en serait
compromise ? Vous savez comme moi qu’on ne peut rien contre les vieux,
ni bien entendu, contre les jeunes. Faire des réclamations ne rimerait donc à
rien : à qui s’adresser ? Pour minimiser les dégâts, j’ai décidé qu’il fallait
être lâche, totalement lâche, aller, en d’autres termes, faire la cour à cette
vierge nonagénaire, hurler des flatteries dans ses oreilles condamnées, lui
porter des fleurs et des bonbons, et tâcher d’arriver à un modus vivendi avec
elle. À force de la supplier, j’ai obtenu l’assurance qu’elle ne ferait marcher
son appareil à toute pompe ( !) que de 20 à 22 h. Inutile de vous dire que
pendant ces deux heures, je déguerpis. Ce maudit château d’eau il ne fait du
moins pas de bruit ! Mais il fait ressusciter les ulcères. Pour vous
débarrasser du vôtre, il n’y a que le régime : supprimez tous les excitants
(thé, café, poivre, tabac), usez de sel de temps en temps seulement,
renoncez à la cuisine au beurre. Je traîne une gastrite depuis quinze ans, et
si elle m’ennuie moins maintenant, c’est parce que j’ai éloigné de moi
l’idée de saveur. Quant aux médicaments, connaissez-vous le Néo-
Collargol, solution forte à 3 % ? Je ne saurais vous le recommander assez,
mais il faut suivre les recommandations du prospectus, ne pas dépasser la
dose, ni aller au-delà de 10 ou 15 jours de traitement. Il faudrait peut-être
demander à votre toubib ce qu’il en pense. La formule idéale serait
évidemment de faire sauter à la dynamite l’abomination érigée en face d’un
tel moulin et d’une telle église.
Cioran
***
Cioran
***
A.G.
***
Les seules indications précises que je puisse vous fournir sont d’ordre
bio-bibliographique. Les voici :
Mes « livres » :
— Précis de décomposition ( 1949)
Cioran
Quand je pense que je me trouve dans votre pays ! Et que vous êtes
l’unique réfugié suisse au monde !
C’est justement sur Rilke que je peine à présent : il a droit à trois pages, et
vous à une (que voici200) ; vous voyez donc quelle est la différence et ce
qu’on gagne à mourir, d’abord, puis à laisser le temps passer. Cela dit, je
n’incrimine que le poète de la « poésie » trop mignarde et jolie, sensible,
évanescente et faible, finalement, dans son ballet autour du nombril, trop
peu mâle pour être valide spirituellement, et trop peu virile pour résister à la
pression barbare et dure de notre temps. Je ne l’avoue, d’ailleurs, qu’à ceux
qui l’aiment, et j’ai gardé comme vous le souvenir profond de ma lecture de
Malte et des Fragments en prose, voire du Rodin et même des Histoires du
Bon Dieu. Il est vrai que sa prose a eu la chance de trouver un style avec les
traductions excellentes de Maurice Betz, exécrable comme il n’est pas
permis dès qu’il se mêle des vers. Ce que je sens, c’est que le côté du temps
dans lequel il a vécu, où il s’est enfermé sous les jupes des grandes dames,
est effroyablement désuet, et que son attitude et sa démarche contribuent à
le faner plus encore. Même impression avec Valéry, quoique pour des
raisons différentes. (Je n’en ai pas parlé dans les vingt-cinq lignes
auxquelles j’avais droit pour vous, faute de place, parce qu’il eût fallu
pouvoir le distinguer de vos autres livres et en dire quelques mots.)
Amicalement à vous.
A.G.
***
Je vous embrasse
***
Votre remarque est très juste : mon livre aurait gagné à être plus
dépouillé. J’y ai laissé un tas de banalités par peur de paraître trop
provocant. Je voulais aussi qu’il donne l’image véridique d’un monsieur
souffreteux et aigri. Et je crois y être parvenu – sur ce point tout au moins.
N’oubliez pas de me signaler la réaction des Jésuites devant votre texte sur
l’Enfer. S’ils l’acceptent, ils seront réhabilités à mes yeux, car leur revue a
exécuté sans nuances chacun de mes livres. Ce que je leur reproche, ce n’est
pas d’avoir refusé toute valeur à mes « productions », mais de n’y avoir pas
décelé un soupçon de ferveur, un rien d’appétit religieux ou, plus
exactement, de déception religieuse. Dès que quelqu’un m’accuse d’être
athée, je sais que je me trouve en présence d’un imbécile. Comment
expliquer à ces gens que l’important n’est pas de croire à Dieu, mais d’y
penser ?
Fouad songe à publier quelques poèmes de vous en édition de luxe. Je
suis à peu près sûr qu’il le fera. Mais quand ? Il n’a pas le sens du temps.
C’est son charme. Je n’ai pu assister à son mariage parce qu’on enterrait
Gabriel Marcel à la même heure. Ce petit vieux, que j’aimais bien, et que je
voyais souvent, il m’est impossible de m’expliquer pourquoi il me manque
si peu. Est-ce insensibilité de ma part ? ou mes rapports d’amitié avec lui
étaient-ils purement extérieurs ? Je ne sais, mais je ressens un malaise
toutes les fois que je constate mon indifférence, mon oubli. Il me consultait
sur tous les événements, il m’a même confié des choses dont il n’avait parlé
à personne. Il avait, il est vrai, des côtés puérils, des côtés de bébé
octogénaire. Deux mois avant sa mort, il m’a avoué qu’il venait d’avoir des
pensées de suicide, et que c’était la première fois que cela lui arrivait. Cette
candeur, ce manque de maturité chez un philosophe a de quoi surprendre, et
je crois qu’il faut y voir la raison de mon détachement de lui. La vérité est
que dans nos relations c’était moi le vieux. Combien de fois ne l’ai-je pas
empêché de faire des bêtises ! Il était toujours de l’avis de son dernier
visiteur. Il lui est arrivé de signer dans la même journée deux protestations
contradictoires. C’est qu’il entrait dans les raisons de tout le monde. Dans
l’absolu, c’est excellent ; dans l’immédiat, c’est ridicule. Je lui dois
beaucoup, car c’est par opposition à sa forme d’esprit que j’ai réussi, en
mainte occasion, à éviter le grotesque. Je me suis surveillé par crainte de lui
ressembler204.
Comment va la santé ?
Mille amitiés,
Cioran
Je ne déteste pas du tout d’être inclus dans vos prières. Qui sait ? Si je
continue malgré tout, ce doit être par l’effet d’intercesseurs que j’ignore. En
tout cas, vous êtes sûrement écoutée en haut lieu.
Vous auriez dû faire signe lors de votre passage à Paris. Vous aviez peur
que je vous fasse visiter la tour de Montparnasse ? Je la vois de chez moi,
du Luxembourg, de partout. C’est vous dire que j’envie votre château d’eau.
Qu’il doit être beau à côté de ce monstre qui nous écrase !
Nous vous envoyons, Simone et moi, toute notre amitié et tous nos vœux.
E.M. C.
***
Vous oubliez trop souvent la chance que vous avez de posséder le Moulin.
Personne ne pourra vous en chasser : voilà un problème de résolu. Si je
commence par cette constatation vous concernant, c’est qu’elle ne
s’applique pas du tout à ma situation actuelle. Nous avons été convoqués
hier, Simone et moi, par le gérant qui nous a communiqué son intention de
nous foutre à la porte. Peut-être y aura-t-il moyen de s’arranger
provisoirement en payant un loyer vertigineux. De toute façon, il faudra
chercher autre chose. C’est un coup terrible. Me voilà arrivé à mon âge sans
revenus, sans. retraite, sans rien. Mon espoir était que le miracle
continuerait, que nous pourrions payer le même loyer dérisoire et qu’ainsi
j’arriverais à me traîner jusqu’à la mort sans ennuis matériels trop graves.
Pour le moment, je me débrouillerai, mais si jamais j’ai la malchance
d’accumuler les années, ce ne sera vraiment pas drôle. Normalement, je ne
devrais pas être trop mécontent de mon sort : j’ai vécu libre, j’ai fait à peu
près tout à ma fantaisie, j’ai éludé les obligations et les servitudes qui sont
le lot des autres, j’ai tout accompli et tout raté selon mon goût. Un triomphe
donc. Cependant la nécessité d’affronter maintenant des difficultés qui
supposent un esprit entreprenant dépasse sans doute mes forces. Personne
n’est plus désarmé que moi devant les questions pratiques. J’ai toujours
compté sur une catastrophe générale. Elle est là, il est vrai, mais pas telle
que je l’avais imaginée.
Fouad, que j’ai vu l’autre jour, a reçu le même genre d’ultimatum que
nous. Il doit, lui, vider les lieux dans un an au plus tard. Pourra-t-il, dans ces
conditions, s’occuper de vos poèmes ? Espérons-le. Si la crise actuelle
devait s’aggraver, les éditeurs n’y survivraient pas. Je ne comprends pas
pourquoi la subvention allemande qui vous a été promise dépendrait de la
publication par Gallimard de votre traduction de Novalis205. L’important est
que vous ayez fait le travail. Le reste ne dépend pas de vous. Vous devriez
essayer d’attendrir ces mécènes germaniques.
Cioran
***
Pour El-Etr, c’est tout de même moins grave : il est encore assez jeune
pour changer de lieu.
***
Il n’est personne sur terre qui ait l’esprit aussi peu juridique que moi.
Cependant, en deux ou trois semaines, j’ai si bien réussi à m’initier aux
subtilités, aux conneries j’entends, de la législation sur les appartements que
je pourrais ouvrir un cabinet. Nous serons peut-être mis à la porte206 mais
pas aussi facilement que le souhaite le propriétaire. À mon âge, on devrait
s’occuper plutôt d’un caveau que d’un logement. J’ai été en tout cas très
sensible à votre offre de me trouver un gîte dans la région. Ce sera pour plus
tard. Les possédants sont vraiment stupides : ils ne savent pas qu’ils
perdront bientôt à peu près tout, ils s’attachent à des vétilles. Le même
phénomène on le rencontre dans les régimes agonisants. Savez-vous quel
paraît être le souci majeur des autorités espagnoles ? Alors que l’exemple
portugais devrait retenir leur attention, non, elles s’intéressent à mes idées.
Elles viennent en effet de faire saisir l’édition espagnole du Mauvais
Démiurge, livre hérétique et blasphémateur207. Si je vous signale la chose,
c’est parce que vous avez eu quelque indulgence pour cet opuscule, qui a
passé presque inaperçu. L’Inquisition – ou ce qui en reste – semble plus
curieuse, plus attentive. Que tout cela est bête !
Avez-vous appris dans quelles conditions serait mort le cardinal
Daniélou ?208 Il paraît que le décès aurait eu lieu à la suite d’excès chez une
call-girl dont certains journaux auraient donné le nom et l’adresse. L’effet
de la cantharide sur quelqu’un d’aussi chétif ne pouvait qu’être funeste.
L’événement me rend le personnage, que je n’aimais pas, plutôt
sympathique. Je m’étais presque disputé avec lui, il y a une quinzaine
d’années, à cause du. péché originel, dont il essayait, durant un dîner
mondain, de minimiser la signification. Je crois avoir réussi à lui démontrer
que sans la Faute initiale l’apparition de Jésus était dépourvue de sens et
inutile. Pourquoi serait-il venu – et pour racheter qui et quoi ? Il conclut le
« débat » par cette remarque vraiment idiote : « Vous êtes trop pessimiste ».
À l’époque, cédant à la mode, il était teilhardien : ce qui peut expliquer
qu’il ait été capable de proférer pareille bêtise.
Vous avez raison de me rappeler que j’avais été mauvais prophète quand
je vous avais dit que vous regretteriez un jour d’avoir quitté Paris.
Comment ai-je pu être aussi aveugle ? Hier, dimanche de la Pentecôte,
ayant eu la flemme d’aller à la campagne (ce qui signifie deux heures de
train !), j’ai proposé à Simone une promenade à Vincennes, pour y visiter la
Foire du Trône ( !). Spectacle à faire dégobiller un dinosaure. Le bois noir
de monde. Le seul endroit respirable ce fut le petit cimetière de Charenton.
D’ailleurs, à Paris même, le lieu le plus tranquille pour le promeneur est le
Père-Lachaise, les jardins proprement dits étant envahis par ces légions
d’octogénaires qui s’accrochent à la Capitale, alors qu’ils devraient aller
consommer leur retraite en des endroits moins pollués. Le grand crime de la
médecine est de sauver des cadavres.
E.M. Cioran
***
Il y a trois semaines, j’ai passé deux jours sur les bords du Léman. Il n’y a
rien à faire : j’aime la Suisse, bien qu’elle soit devenue méconnaissable. Les
indigènes y sont en minorité, en tout cas on ne les voit pas. On y parle
espagnol, serbe, voire turc. En dix ans, votre pays a changé de visage.
L’Europe imite point par point la Rome antique. Les nations repues sont
condamnées inexorablement. Il est tout de même étrange que l’homme ne
résiste pas au bien-être, qu’il y succombe tôt ou tard. (Détail révélateur :
hier, un peu après minuit, on m’a montré, du côté de la Porte Dauphine, une
foire bien particulière : le rendez-vous des partouzards… Tous ces
messieurs-dames qui sortaient de leurs voitures pour traiter de questions
capitales…). Babylone la Grande !211
Amitiés,
Cioran
***
Ce que vous m’aviez dit de vos poèmes est vrai : le « je » en est absent, ou
plutôt il y est transcendé. Chose surprenante que cette vision presque
objective chez quelqu’un d’aussi diaboliquement subjectif dans ses
réactions, dans son être même. S’agit-il d’un « progrès » spirituel ? Je le
pense. En tout cas, le côté visionnaire l’emporte, même lorsque vous ne
parlez que de paysages, d’éléments, en somme de perceptions. Je ne suis
pas du tout d’accord avec le titre, qui ne traduit pas la paix à laquelle vous
êtes malgré tout arrivé. « Rien de ce qui se tait n’est vraiment éphémère ».
C’est cela qui donne le ton de vos poèmes, et non la colère (bien qu’elle y
soit présente). Mais comme, suivant votre recommandation, je ne les ai pas
encore tous lus, il se peut que, sur ce point, j’en arrive à modifier mon
opinion212.
J’ai été content de vous revoir tous les deux et de vous trouver si
vaillants213. Je ne cesse de songer à la sagesse que vous avez eue de rompre
avec cette ville. Pour moi, c’est trop tard, j’ai vécu trop longtemps au milieu
de ces damnés pour pouvoir m’en séparer. Ma résignation n’est pas le
résultat d’une rumination « philosophique », c’est tout simplement l’aveu
d’une défaite. Il ne se passe pas de jour sans quelque rendez-vous, plus ou
moins inepte, épuisant. Cela fait partie de mon existence, comme le vent et
les nuages de la vôtre. Mais la différence est infinie.
Cioran
***
Votre Armel
***
J’ai oublié de vous dire que mes agresseurs, ils étaient huit, n’avaient pas
plus de 17 ans.
Ils étaient français, mais il paraît que les nouveaux touristes africains ne
manquent pas de se signaler dans ce genre d’exploit.
Pourquoi l’émission sur Novalis a-t-elle été annulée ? C’est vraiment trop
bête. Pensez-vous venir faire le service de presse lors de la publication
prochaine des deux volumes ? Vous avez eu raison de vous déplacer et
d’être ferme214, car depuis, la crise s’étant aggravée, vous risquiez fort d’en
subir les effets. Ces jours-ci on va sortir, en édition de poche, un de mes
vieux livres au nom trompeur de Tentation d’exister.
Mille amitiés,
Cioran
Simone
***
Ce que j’aime le plus chez Novalis, ce sont ses vues sur la maladie, sujet
qui ne m’est pas complètement étranger. On a évoqué tout à l’heure le nom
de Pascal, mais on a dit bien vite qu’entre lui et Novalis l’analogie ne
pouvait être qu’extérieure (fragments, essais inachevés, etc.). Leurs affinités
me semblent au contraire profondes et j’imagine très bien un Pascal sans foi
associant, comme Novalis, la maladie à la volupté, ou faisant sienne cette
confidence du Journal de Weissenfels : « Les hommes ne sont plus ce qui
convient pour moi, de même que je ne suis plus moi-même à ma place au
milieu des hommes ».
Détail important : deux lignes au-dessus, il est fait état d’une « conversation
sérieuse sur le suicide » avec Langermann, le docteur de Sophie216.
Je crois vous avoir déjà écrit que j’ai des ennuis du côté des yeux. Cela
s’appelle « décollement du vitré », qui se manifeste par la danse plus ou
moins gracieuse de figures géométriques. Il n’existe pas de traitement pour
cette infirmité. Au point où j’en suis, le grand remède est la résignation et je
dois reconnaître qu’il est efficace217.
Merci encore de la joie que m’a apportée le Novalis. Et toute mon amitié
à vous deux.
E.M. Cioran
***
Fouad habite toujours rue de Seine. Je lui ai dit qu’il peut aller chercher
les volumes chez Gallimard.
— C’est vrai, mais les Roumains sont des lâches, fut ma réplique. Elle
s’en alla assez perplexe.
Cioran
***
Cioran
Simone et moi avons vieilli : avant, nous partions tous les dimanches pour
la campagne, à soixante ou quatre-vingts kilomètres de Paris.
***
Vous finissez votre lettre du 3 mai sur une note triomphale, sur
« l’impression d’être réellement entré dans la vie » depuis que vous êtes au
Moulin. Je devrais dire, en ce qui me concerne, que je suis entré, moi, dans
la. conversation.
Visites, visites, je n’échapperai donc jamais à cette malédiction. Il faut
reconnaître que ma mère m’a fait bavard, et que cela n’arrange pas les
choses. Je parle par rage de ne pouvoir me taire, par fureur devant mes
capitulations, mes lâchetés, mon incapacité de hurler enfin un non ! à tout le
monde. Mais je suis prisonnier de mes propres mensonges, et maintenant de
toute façon il est trop tard pour protester ou reculer. Mon plus grand plaisir
serait d’apprendre le sanskrit et de lire des textes subtils et exaspérants sur
la délivrance. Au lieu de cela, mais à quoi bon ressasser des lamentations ?
J’ai vu, à la devanture d’une librairie, un livre paru chez Fayard, traduit
par vous221. Est-il intéressant ? J’entends l’avez-vous supporté jusqu’à la fin
sans le détester ? Fouad m’a dit l’autre jour qu’on vous a décerné un autre
prix. Lequel ? Je ne lis que le Herald et ignore ce qui se passe ici. Je suis en
tout cas très heureux qu’on vous ait rendu justice – enfin. On voit toujours
le Novalis un peu partout. Pourquoi n’exhumerait-on pas Le Nuage
d’inconnaissance ?
Amitiés,
Cioran
Paris, le 7 avril 1976
Tout ce temps-ci, j’espérais que vous alliez faire un saut de Nocé à Paris.
Mais peut-être êtes-vous resté chez vous223. Le casanier que je suis devenu
est tout à fait à même de comprendre votre horreur de tout déplacement.
Vous ne sauriez imaginer à quel point voyager me semble inconcevable. Où
aller, et pourquoi ? Je suis toujours envahi par des touristes, et je crois
d’ailleurs que c’est leur indiscrétion et leur vice ambulatoire qui m’ont
guéri à jamais de la moindre envie de circuler. Non pas qu’en restant sur
place je fasse quoi que ce soit de bien. Depuis un mois, je consulte experts
et avocats au sujet de cet appartement qui joue dans notre vie le rôle d’une
maladie à rechute, avec tout ce que cela suppose d’affolement périodique.
D’un certain point de vue, le sentiment du provisoire n’est pas à mépriser ;
d’un autre côté, que de temps gaspillé pour avoir le droit d’occuper un point
dans l’espace ! Sans compter que le jargon juridique est pour moi le plus
efficace des vomitifs. Les lois et les règlements ne s’inspirent pas du Nuage
d’Inconnaissance.
Par le même courrier, je vous envoie les nouvelles de Kleist, parues chez
Aubier en édition bilingue, et en caractères trop petits pour mes yeux. Il y a
tant de livres que je ne peux plus lire ! Je le constate avec une sorte de
soulagement. Les effets de l’âge, je les sens moi aussi, mais j’ai sur vous la
supériorité de l’indolence, avantage héréditaire, il est vrai, car lorsqu’on est
né dans les Balkans on ne meurt pas d’épuisement, le surmenage y étant
mal vu.
Bertil Galland, l’éditeur suisse, en fait autant avec mes poèmes. Chacun a
eu sa lettre, bien sûr228. Mais à quoi bon ? Le fric, monsieur, le fric, et tout le
reste n’est plus rien que considérations oiseuses. Je me demande souvent
pourquoi les catholiques – et particulièrement les catholiques
professionnels – sont aussi peu chrétiens, à tel point que n’importe qui
d’autre aurait encore à leur en remontrer sur ce seul point d’humanité. Si
l’on se faisait un idéal de l’indignité, du pape à la dernière des ouailles, ils
seraient les rois. L’atroce histoire du Liban m’obsède. Et ce qu’est devenue
la France aussi. Que peut-on faire dans un monde pareil ? Et vous, que
faites-vous ? Je ne pèse plus que cinquante kilos. Ce qui veut dire que la
cuirasse s’amenuise. Où serez-vous cet été ?
Amicalement : A.G.
***
Depuis dix jours, mon cerveau est en bouillie. J’ai fait la bêtise d’aller au
théâtre (à mon âge !). La salle était à peine chauffée. J’ai beau me répéter
qu’il ne faudrait aller nulle part, ma veulerie l’emporte sur mes résolutions.
Avec une santé comme la mienne, tout contact avec le monde m’est funeste.
Avez-vous reçu La Délirante ? J’ai aimé « Rêve brusque », mais j’ai les
plus grands doutes sur ma « Catastrophe », texte qui remonte à 1960 et que
je n’ai pas eu le courage de réécrire.
Votre sortie contre Rilke ne me semble pas excessive. L’autre jour, j’ai
essayé de relire Malte. Impossible. Il est sincère et cependant il fait faux.
Comment expliquer cette misère ?
Cioran
***
PS. J’espère que vous avez reçu ma lettre d’hier, avec la nouvelle.
Amitiés,
Cioran
***
Armel
Paris, le 14 décembre 1976
Cette préface est une des meilleures que vous ayez écrites. Elle peut être
utile même aux universitaires. J’ai trouvé très suggestive votre observation
sur la facture dramatique des récits qui reproduisent le rythme et l’intention
des pièces. Quant à vos jugements sur Kleist lui-même, je suis disposé à les
accepter en totalité, tellement j’avais peur qu’ils ne fussent trop restrictifs. Il
vous faut comprendre que je suis à jamais marqué par l’impression que
firent sur moi ses lettres, celles de la fin s’entend, il y a bien des années233.
Sur la traduction, inutile de vous dire ce que j’en pense. Je n’ai lu que
« Fiançailles à Saint-Domingue ». Admirable. Le reste suivra.
2000 ex., ce n’est pas si mal que ça, vu le niveau du public. De plus,
n’oubliez pas qu’un livre dont on vend 1500 ex. est considéré comme un
succès. Fouad m’a assuré vous avoir envoyé La Délirante. Pour ce qui est
du prix, Jaujard seul peut vous donner des précisions intéressantes. Lui
avez-vous écrit ?234
Depuis plus de deux semaines, je traîne une humeur d’assassin que les
antibiotiques eux-mêmes n’arrivent pas à adoucir.
Je suis content que les choses tournent plutôt bien pour vous, du moins du
côté des éditeurs. Arrangez-vous qu’il en soit de même du côté des
médecins235. Car il faut se résigner à l’humiliation de se faire soigner. À
notre âge, tout craque, et on dirait que ces misérables organes ne sont là que
pour nous jouer des tours. Je vois, quant à moi, très rarement un toubib,
mais je suis sûr que chaque fois on finit par découvrir quelque infirmité
nouvelle ou une aggravation de quelque autre. L’autre jour, poussé par un
ami autrichien, je suis allé chez mon ophtalmo, que je n’avais pas vu depuis
deux ans, quand on avait trouvé à l’œil gauche un décollement du vitré
(mouches volantes.).
Amitiés,
Cioran
Les trois livres sont arrivés. Cadeau considérable ! Je ne les ai pas encore
lus en entier, car je préfère les « goûter » peu à peu. Tels qu’ils sont, ils
donnent une image de vos véhémences, comme de la paix mystérieuse qui
vous habite. Trois testaments agressifs, en même temps trois testaments
sereins. Qui ne sent pas chez vous cette coexistence de deux mondes en
apparence irréconciliables passe à côté de l’essentiel de votre nature. Je dois
dire que l’aspect tempête est plus perceptible à première vue mais dès qu’on
vous écoute vraiment on entend un silence d’au-delà de la vie.
Cioran
Vous apportez jusqu’ici l’étendue, l’espace. Il n’est pas une ligne de vous
qui n ’ait été écrite face au ciel.
***
J’ai appris avec un grand soulagement que vous allez quitter bientôt
l’hôpital238. Peut-être êtes-vous déjà au Moulin. Il m’a été impossible de
vous envoyer un mot pendant que je vous savais menacé, de peur sans doute
de verser dans les adieux. Tout ce temps mon angoisse était combattue par
le souvenir de ce que vous m’aviez dit dans le Perche239 sur votre allégresse
intérieure malgré le détraquement de la machine. C ’était là le langage
d’une victoire et les autres mots qui revenaient : sérénité, détachement,
lumière, révélaient bien la réalité d’une force cachée devant laquelle le
corps devait s’incliner. Et il continuera à le faire tant que se maintiendra en
vous cette lumière. Restent vos activités. Il faudra consentir à les réduire
considérablement. De toute façon, vous avez fait votre devoir. Travailler
encore – à quoi bon ? Muez-vous en retraité, apprenez enfin la passivité.
J’ai rarement vu quelqu’un d’aussi inapte à la paresse que vous. On voit
bien que vous ne venez pas de l’Orient. Si je suis encore en vie, je le dois
uniquement à mes origines. Je n’ai pas abusé, non, de mes forces, et
cependant mon état de santé est tout sauf bon. Il est vrai qu’il ne l’a jamais
été.
Cioran
Simone
***
***
J’ai été très content de votre lettre du 25 octobre et aussi de celle que
vous avez adressée à Lafaye, qui me l’a lue l’autre jour au téléphone. Je ne
sais comment vous allez résoudre les « problèmes » immédiats, mais
l’important est que vous soyez ensemble au Moulin. L’hiver sera
vraisemblablement dur. Il faudra essayer d’y faire face. Après trente ans de
sabotage, vous êtes enfin reconnu, vous comptez pour beaucoup de jeunes
et même pour certains vieux. La notoriété, vous me direz, est plus pénible à
supporter que l’anonymat. Oui, sans doute, mais après tout on finit par s’en
accommoder, en attendant que succès et échec se vident irrémédiablement
de tout contenu.
Depuis environ six semaines j’ai des ennuis de santé, à la fois sérieux et
grotesques, sur lesquels je ne m’étendrai pas trop. Tout cela a commencé
par une sorte de malaise au sein droit. J’ai vu jusqu’à présent plusieurs
spécialistes, avec ce que cela implique de radios et d’analyses. Il paraît qu’il
ne s’agirait pas d’un cancer mais d’une gynécomastie bénigne, dont ces
messieurs ne trouvent pas la cause. Le médecin que j’ai vu en dernier m’a
demandé si je faisais du tennis. Cette question m’a ouvert les yeux sur les
origines de mes malheurs. À Dieppe, dans ce misérable grenier que nous
avons eu la folie d’acheter244, j’ai manié comme un fou le tournevis pendant
des journées entières. Il fallait fixer des planches à des chevrons en chêne.
Je me rappelle qu’un soir, après cinq heures d’effort ininterrompu, j’ai eu
mal à la poitrine, qui, par la suite, est devenue plus sensible que de
coutume. Mais je ne veux pas continuer plus longtemps sur ce chapitre.
J’espère que Mme Guillemin est un peu plus gaie ou tout au moins plus
sage que nous.
Mille amitiés,
Cioran
Quel long silence ! J’ai peur que vous n’alliez pas bien. Je viens de
téléphoner à Lafaye qui m’a donné de vos nouvelles, en partie rassurantes
(côté poèmes), en partie préoccupantes (côté santé, refus de manger).
Pourvu que vous retrouviez votre entrain de jadis !
Les Récits hassidiques sont enfin réédités. J’y suis pour quelque chose,
parce que j’ai beaucoup insisté auprès de Bourgois pour qu’on les déterre.
J’ai cru comprendre qu’on vous enverrait bientôt 500 000 francs et une
dizaine d’exemplaires (10 000 francs, le prix de vente).
Je ne puis vous parler de moi sans honte. Les autres m’ont possédé, vidé,
liquidé. Sans le refuge intermittent de Dieppe, je serais moins qu’une chiffe.
Que faire ? Rien. J’aurai connu au moins ce que signifie une vieillesse
indigne.
Amitiés,
Cioran
***
Mme Guillemin, qui va bien et qui n’a rien perdu de ses aptitudes à la
vision juste et fort implacable des choses (et qui en a vu de toutes les
couleurs plus que sombres avec moi depuis un an), avait écrit à Monique
Poublan de vous téléphoner pour vous donner des nouvelles. Il y a de cela
trois ou quatre semaines. Elle devait vous expliquer pourquoi je n’écrivais
pas. Nous étions tranquilles de ce côté-là. Vous avez bien fait d’appeler
Lafaye. Mais vous savez, de loin, on ne se fait guère une idée de ce qu’il en
est. Jean-Pierre Sicre (Phébus) est venu samedi et dimanche derniers avec
son amie. Dans une semaine, ce sera François-Xavier Jaujard (Granit), par
amitié et pour le S.P. du Temps des signes, impeccablement réédité chez
lui246. N’allez surtout pas vous figurer que je refuse de manger. J’ai un
régime hépatique sévère et ce sont les suites de la pancréatite qui me
laissent invalide du ventre. Je fais tous mes efforts pour rajouter un peu de
poids et de forces à mes quarante-huit kilos. Je pilule, granule, gélule avec
la constance et la régularité d’une pendule. Je passe un quart d’heure
épuisant tous les matins à l’aérosol. Personne ne peut dire sans injustice que
je ne fasse pas tout ce qu’il faut, ni que le moral soit mauvais, au contraire.
Je commence même à pouvoir descendre en voiture avec Mme Guillemin,
de temps à autre, à Tombebœuf pour les courses, ce qui simplifie les choses.
Mais pratiquement, je ne peux rien faire, aucun mouvement, aucun effort,
faute de souffle. Au presbytère, heureusement, nous sommes bien installés.
Ah ! si vous pouviez, un jour, arriver jusqu’ici ! Je vous embrasse et
Simone aussi.
Armel
Eh bien, sérieusement, je vous aime tous les deux, votre amie Ellen.
***
Cioran
Chère amie,
Merci de votre lettre et tout particulièrement de ce passage où vous dites
que vous êtes « lasse et de la vie et de la mort ». C’est exactement ce que je
ressens tous les jours, et je me demande comment, avec de pareilles
sensations on arrive à continuer. Malgré le ridicule de l’entreprise, faisons
notre devoir de vivants jusqu’au bout.
Simone
***
NOTES
1. – En 1960, à Tourtrès (village du Lot-et-Garonne), Guerne avait fait
l’acquisition d’un moulin à vent (datant du début du XVIIe siècle). Après
l’avoir lui-même restauré, il s’y installera en 1964, quittant ainsi
définitivement Paris.
— Plus bas, les mots cités sont extraits du poème « Quelqu’un » (Ibid., p.
22).
9. – Il est bien sûr très souvent question, dans les lettres de Guerne qui
suivent celle-ci, de l’accident, de l’évolution de l’état de santé d’Ellen
Guillemin et des graves difficultés matérielles que le poète rencontre. Hélas,
les réponses de Cioran à ces courriers (lesquels sont au nombre de vingt-
huit et couvrent la période 30 octobre 1961-25 juillet 1962) n’ont à ce jour
pas été retrouvées. Certains propos de Guerne permettent cependant
d’entrevoir l’immense réconfort qu’il y a trouvé : « Votre lettre, mon vieux,
m’a apporté un réel secours au dernier moment. C’est comme cela. Je ne
saurai peut-être jamais où sont passées les heures depuis le 26 octobre à
midi, mais je sais où sont celles d’aujourd’hui. C’est mieux. Je dis que c’est
votre lettre, mais je sais que c’est vous, votre cœur à tous les deux. Il y a
quand même des cas, dans ce malheureux monde, où cela SERT d’avoir un
cœur. Et le courage revient à ceux qui n’en avaient plus. Timidement, mais
cela change tout. » Puis, plus loin : « Votre lettre m’a tiré par les cheveux au
dernier moment. C’est utile, ça, vous savez, et l’on ne s’acquitte pas d’un
merci. » (LGC, p. 14-15). Ellen Guillemin subira plusieurs interventions
chirurgicales lourdes, et ne commencera à se rétablir, lentement, qu’à la fin
du mois de mars 1962. Durant toute cette épreuve, les lettres de Guerne
oscillent – au gré des progrès et rechutes qu’elles décrivent – entre espoir et
découragement ; leur lecture est parfois déchirante. Par ailleurs, on sait que
Cioran, Gabriel Marcel et Jacques Deschanel (directeur de collection chez
Desclée de Brouwer) firent leur possible pour que Testament de la perdition
fût couronné par le Prix catholique (il y avait du « beau fric », comme dit
ironiquement Guerne, à la clef), mais tel ne fut pas le cas. En janvier 1962
(LGC, p. 41), néanmoins, Alain Bosquet adressera à Guerne vingt-sept
chèques (équivalant à plus de 150 000 F) rassemblés lors d’une souscription
en sa faveur (à laquelle participa Max Ernst). Guerne fut bouleversé par ce
témoignage d’affection (la plupart des souscripteurs lui étaient inconnus).
Notons que Cioran lui-même envoya de l’argent à son ami (LGC, p. 43).
16. – Guerne avait, une fois de plus, invité Cioran à découvrir le moulin,
dans sa lettre du 11 mars (LGC, p. 89).
18. – Photos que Guerne avait jointes à sa lettre du 2 octobre. L’une est
reproduite dans LGC, p. 94 ; l’autre dans Armel Guerne « entre le verbe et
la foudre », Collectif, Collection Une saison en poésie, Bibl. Charleville-
Mézières, 2001, reproduction n° 68.
19. – Le vendangeon (appelé aussi aoûtat ou rouget) est une larve de l’ordre
des acariens dont la piqûre provoque de fortes démangeaisons. Boudin est le
chien de Guerne.
23. – Il s’agit du Livre des Mille et Une Nuits, qu’on avait proposé à Guerne
de traduire de l’arabe (lettre du 5 février 1963, LGC, p. 86) et qui sera
publié au Club français du livre en 1966 (six volumes). Les jugements du
poète sur cette œuvre anonyme sont, pour la plupart, sévères. Un exemple :
« Les Mille et Une Nuits m’emmerdent considérablement ; mais c’est une
bonne discipline, quand même, que ce pensum à aligner tous les jours,
coûte que coûte. Evidemment, si c’était bien, ce serait mieux ! Cet Orient
est foncièrement bâtard, et je le trouve crapuleux dans son luxe, pouilleux
dans ses fastes, misérablement pauvre à côté de la vraie pauvreté. Le
Voyage de Nerval, ses fêtes du Ramadan au Caire vont autrement plus loin
que tous ces rois, fils de rois, qui baisent, qui bouffent, et qui ont avec
l’invisible des relations ou des rapports aussi rudimentaires. » (LGC, p. 98-
99).
24. – Mounir Hafez (Alexandrie, 1911– Paris, 1998) est un grand ami de
Guerne. Ils se sont rencontrés à quinze ans, au collège de Saint-Germain-
en-Laye. Hafez a toujours été pour lui d’un immense soutien, et très tôt. À
sa mère, Armel écrit le 20 avril 1927 [il vit alors avec son père et son frère,
séparé d’elle et de sa sœur] : « Hafez fut à ce moment-là et pour toujours
maintenant, la moitié de moi-même, et la moitié sage… » ; puis, le 6 février
1928 : « Tu ne peux savoir combien mon ami Hafez m’est d’un grand
secours en cela. Je crois bien que nous avons été faits pour nous compléter
l’un l’autre, et quand il n’est plus là je perds l’équilibre parfait où je me
trouve quand il est là, je chavire et je tombe immédiatement dans la tristesse
due à la douleur permanente en moi-même : notre séparation. Enfin, quand
il est là, la tempête s’apaise… » Lorsque, à seize ou dix-sept ans, sans un
sou, Guerne est mis à la porte par son père, c’est grâce à la mère de Mounir
Hafez, Madame Zulficar (tante de la femme du roi d’Égypte, Farouk), qu’il
peut poursuivre ses études.
— Hafez, quant à lui, issu d’une famille musulmane traditionnelle,
deviendra – après avoir effectué ses études à la Sorbonne (philosophie,
physique, chimie, sciences naturelles) et publié ses premiers textes
littéraires – le disciple, puis l’ami de Louis Massignon au Collège de
France ; ensuite, il travaillera sous la direction de Henry Corbin à l’École
Pratique des Hautes Études, et soutiendra une thèse sur la mystique
musulmane. Historien des religions (spécialement orientales), il s’est
consacré à la traduction de textes mystiques, donnant de nombreuses
conférences à travers le monde.
30. – Cioran évoque cet épisode dans ses Cahiers (p. 209).
31. – Il s’agit de La Chute dans le temps, qui paraîtra la même année chez
Gallimard. Notons que les trois dernières phrases de ce paragraphe seront
reprises par Cioran dans ses Cahiers, avec quelques variantes (p. 214).
32. – Guerne avait reçu une lettre de M. Tournier qui lui proposait de
traduire, pour les éditions Plon, un livre intitulé Genie der Barocks [peut-
être s’agit-il de Vom Genie Des Barock de Wilhelm Hausenstein, Prestel
Verlag, 1962], mais il ne parvenait pas à identifier avec certitude le nom de
l’expéditeur (« Tournier ou Fournier », LGC, p. 110).
33. – Cioran mentionne ce séjour dans ses Cahiers (p. 219 et 224).
35. – Encore convalescente, Ellen Guillemin avait été alitée trois semaines
durant suite à une chute (LGC, p. 114).
— Saint-Denis, Enghien
— On ne peut même pas regarder au-dehors : tout y est d’une laideur de
cauchemar. Quant aux gens, dans le train – un frisson de dégoût intolérable,
presque religieux. » (C, p. 242).
42. – Allusion aux Récits d’un pèlerin russe à son père spirituel (auteur
anonyme), traduits et présentés par Jean Gauvain (pseudonyme de Jean
Laloy), Les Cahiers du Rhône, 1948 (plusieurs rééd., notam. au Seuil, coll.
« Points-sagesses », 1978). Voir : LGC, p. 120, et C, p. 865.
45. – On lit dans les Cahiers deux fragments qui font écho à ce propos : « Je
viens de livrer au Mercure l’article sur le Démiurge. J’en suis terriblement
mécontent, mais il m’a été impossible, faute d’inspiration, de le faire
meilleur. Cependant, ô paradoxe, après l’avoir rendu, je sentis que j’aurais
pu l’améliorer considérablement, à la faveur d’un état fiévreux qui s’est
emparé de moi. Quelle comédie ! » (novembre 1964, p. 244). Et, en janvier
1965 : « Mon article ‘Le mauvais démiurge’vient de paraître dans le
Mercure de France. Mon incertitude et mes scrupules sont tels sur tout ce
que je fais, qu’il m’a fallu le lire trois fois pour lui trouver un certain
mérite… » (p. 255). Ce genre d’insatisfaction – et non pas seulement sur le
plan littéraire, d’ailleurs – est récurrent chez Cioran.
49. – Guerne fait sans doute ici allusion à un passage fameux du chapitre
intitulé « Portrait du civilisé » (O, p. 1091). L’image en question, que l’on
ne retrouve pas comme telle dans le texte de Cioran, s’en inspire cependant
et lui est assurément fidèle.
— Je viens de lire l’article contre moi, écrit Cioran, paru il y a une semaine
dans Combat. Bassesse et violence sans précédent. Effet presque nul sur
moi. Pourtant on m’y traite d’ ‘assassin par tempérament’. Ni plus ni moins.
J’aime bien dire de moi que je suis un ‘assassin’, mais dès qu’un autre
l’affirme, je trouve son affirmation insensée et calomnieuse. D’un autre
côté, je crois à l’utilité de la calomnie. Et cette croyance me soutient en
même temps qu’elle neutralise les effets de l’attaque. » (C, p. 251).
56. – Dans la même lettre, celle du 28, Guerne confie : « Les quelques mots
que vous m’écrivez sur Mounir [Hafez] ont remué mon amitié. Je ne lui
écris pas. À quoi bon ? Mais je pense sans cesse à lui, cet être dont
l’existence a donné presque tout son prix, toute sa valeur en tout cas, à la
mienne. Je peux penser à mon enfance, à ma jeunesse : je [suis] sûr que je
ne m’aimais pas, et c’est une immense grâce que d’avoir un ami à aimer.
Non ? » (LGC, p. 135).
59. – Les 1 720 pages sont celles du manuscrit des Mille et Une Nuits, dont
Guerne venait d’achever la traduction (LGC, p. 137).
63. – Dans l’enveloppe contenant cette lettre ont été glissés quelques pétales
de mimosa.
64. – Il s’agit du texte « Les nouveaux dieux », qui sera intégré au Mauvais
Démiurge (Gallimard, 1969).
73. – Fin novembre, Cioran consignait dans ses Cahiers des observations
proches de celles-ci (p. 317-318).
74. – Allusion aux élections présidentielles qui allaient avoir lieu (les 5 et
19 décembre) et à la situation politiquement « critique » de Charles de
Gaulle à l’époque. Ce dernier sera, cependant, confirmé dans ses fonctions.
83. – Le 27 avril, Guerne proposait à son ami, une fois de plus, de venir
quelque temps au moulin. Loin de Paris et des visites inopportunes, il
pourrait ainsi écrire en paix (LGC, p. 162).
84. – Guerne avait reçu un chèque de la Caisse nationale des lettres. Par
ailleurs, le Club français du livre avait accepté sa proposition de confier à
Mounir Hafez la relecture des Mille et Une Nuits (LGC, p. 162).
89. – Dans la lettre du 31 octobre 1966… que Cioran n’a manifestement pas
lue avec assez d’attention ! Car si Guerne y mentionne bien les douleurs
physiques qui le tourmentent, il ajoute : « mais j’ai le cœur comme un
soleil » (LGC, p. 170), et s’en explique ensuite.
91. – En fait, Guerne ne traduisait pas le texte de Saint Jean, mais rédigeait
des poèmes qui s’en inspiraient – en vue, précisément, d’élaborer Les Jours
de l’Apocalypse.
— On retrouve l’anecdote citée ici par Cioran dans les Cahiers : « Tous ces
théologiens qui veulent être à la page. L’un d’eux, plus ou moins disciple de
Chardin, qui ne voyait que l’avenir, quand je lui ai dit qu’il oubliait le péché
originel m’a répondu : ‘Vous êtes trop pessimiste.’ / Comment expliquer à
ces gens qu’il n’y a pas une théologie de gauche ? » (octobre 1964, p. 242 ;
voir aussi p. 876). Elle est de nouveau narrée à Guerne par Cioran, le 3 juin
1974.
— Le livre « mauvais mais effrayant » (qui fera plus tard polémique) est
Treblinka de Jean-François Steiner, avec une préface de Simone de
Beauvoir, Fayard, 1966 (rééd. 1972). Cioran lui consacre deux fragments
dans ses Cahiers (p. 455).
103. – Position toujours défendue par Cioran ; voir, parmi les nombreux
exemples : C, p. 483, 892.
104. – Le 27 mai, Guerne apprenait à Cioran qu’il n’irait pas à Paris, les
« Encyclopédistes » ayant finalement rejeté sa collaboration (LGC, p. 186).
105. – Guerne traduisait les Sonnets à Orphée de Rilke pour les éditions du
Seuil. Une phrase, adressée à Dom Claude Jean-Nesmy, résume assez
justement le point de vue du poète sur cette œuvre : « Pour le moment, je
me désole sur une traduction des Sonnets à Orphée, de Rilke, dont la
cuisine est plus compliquée que mangeable. » ( GD CJN, p. 164165). Par
ailleurs, sur Rilke, voir : C, p. 63, 81, 124-125, 251, 336, 449, 494, 889,
925, 968.
106. – La guerre des Six Jours venait d’avoir lieu (5-10 juin). Guerne en
parlait dans sa lettre du 21 juin (LGC, p. 188-190).
118. – Sur Valéry – et notamment sur la rédaction du texte que Cioran lui
consacre – on trouve de nombreux fragments dans les Cahiers ; voir p. 40,
121, 240, 274, 289, 297, 339, 354, 410, 495, 496, 532, 534, 536-539, 541,
542, 544, 545, 549, 552, 553, 558-560, 562, 599, 630, 659, 661, 668, 697,
703, 763-764, 766, 768, 778, 788, 825, 830, 872, 891, 907, 958, 971. Leur
lecture offre un éclairage essentiel sur Valéry face à ses idoles.
119. – Gilbert Sigaux (1918-1982), professeur, auteur et traducteur.
120. – Sur Ionesco, voir : C, p. 290, 350, 477, 499, 500, 501, 503, 606, 617,
695, 696, 716, 770, 787, 792-793, 797, 836, 865, 905, 965, 976.
122. – Cioran évoque l’histoire de cette femme dans les Cahiers, p. 557.
124. – Le 25 mars, Guerne avait écrit : « J’ai reçu une lettre navrante, et
navrée, des moines de la Pierre-Qui-Vire sur Les Jours de l’Apocalypse, qui
marchent aussi mal que possible comme livre, s’ils accourent très-
parfaitement comme vérité ! Ils se trouvent effacés même des
bibliographies, par ailleurs fort complètes. Ah les ca, les caca, les
catholiques ! » (LGC, p. 205).
129. – Il s’agit des élections législatives (23 et 30 juin), qui font suite à la
dissolution de l’Assemblée Nationale décidée par de Gaulle en réponse à la
crise de mai 68. La majorité sortante écrasera les partis de gauche,
considérés comme partiellement responsables des troubles qui agitèrent le
pays.
132. – Michel Butor, Marguerite Duras (mais aussi Nathalie Sarraute, etc.)
avaient participé à l’occupation de l’hôtel de Massa – siège de la Société
des gens de lettres – où fut créée, le 21 mai 1968, la très active Union des
Écrivains.
133. – Dans sa lettre du 12 juillet, Guerne écrit : « J’ai reçu le ‘contrat’ pour
le Novalis complet, après cinq mois de batailles,… il en sort sept cent trente
francs par mois, qu’on m’offre pendant un an ! !! Soyons balayeurs. »
(LGC, p. 215).
136. – Cioran en avait bien fait part à Guerne, lequel lui avait répondu : « Et
quelle préface un homme sensé, et qui pense, peut-il écrire à ce que vous
appelez sans rire les Œuvres complètes de Paulhan, dont la totalité
substantielle doit largement tenir à l’aise sur la partie gommée d’un timbre-
poste ? » (30 juillet 1965, LGC, p. 145).
147. – Cette phrase anodine prend une autre dimension lorsqu’on connaît
les doutes de Cioran au sujet du Mauvais démiurge. Voir, dans les Cahiers,
p. 564, 623-625, 640, 662, 682, 683, 688, 702, 704, 706, 715, 717, 718,
731, 732, 759, 800.
149. – Plus tard, le 1er mars 1970, Guerne aura ce mot touchant : « Il y a eu
un an le 14 février qu’on nous a tué Boudin. L’ecchymose intérieure est
restée la même, avec cette tristesse profonde. » (LGC, p. 263 ; voir aussi : p.
246 et 253).
152. – Guerne avait réclamé aux éditions Plon des droits d’auteur qui lui
étaient dus, sans obtenir de réponse. Son intention était de leur écrire à
nouveau, – sans doute avec rudesse, cette fois.
153. – Cioran avait, une fois de plus, promis un article à Marcel Arland,
pour la N.R.F. Il devait traiter de « la catastrophe de la naissance » (C, p.
741).
— Enfin, É. Mahyère s’étant suicidée le 26 juillet 1957, c’est sans nul doute
à elle que Cioran pense quand il écrit dans ses Cahiers : « 2 août 1957.
Suicide de É. : un gouffre immense s’ouvre dans mon passé. Mille
souvenirs exquis et déchirants en sortent. / Elle aimait tellement la
déchéance ! Et pourtant elle s’est tuée pour y échapper. » (p. 15).
161. – Le 2 février, Guerne écrira qu’il n’a pas vu le film, mais il répondra
longuement aux réflexions de Cioran, particulièrement à celle selon laquelle
il n’y aurait plus d’espoir « que de l’Est ». Guerne, indiquant
malicieusement qu’il a pris là son « cher grand pessimiste [… ] en flagrant
délit d’optimisme invétéré », remet, quant à lui, incurable optimiste, « toute
[son] espérance au-delà de la catastrophe, et donc, au fond, tout [son] espoir
en elle ! » (LGC, p. 259-260).
164. – Les pages en question paraîtront à la N.R.F. (n° 217, janvier 1971)
sous le titre « Hantise de la naissance ». Ce sont elles que Cioran évoquait
déjà dans sa lettre du 27 septembre 1969 (Voir aussi dans C, p. 861-862).
166. – Valéry face à ses idoles venait d’être publié à L’Herne (voir note
114).
168. – Cette lettre n’a pu hélas être retrouvée dans les archives de la Mairie
de Dieppe.
170. – Dieppe
— Je suis dans un très grand salon qui donne sur la mer, et qui fait penser à
quelque intérieur de romans anglais ou russes du siècle dernier. » (C, p.
820).
175. – Guerne avait reçu une lettre de Gallimard (« Neuf lignes de style
commercial sec, autoritaire, méprisant »), signée Françoise Gaillard, qui lui
proposer de rééditer sa traduction de Redburn de Herman Melville. (LGC,
p. 276).
176. – The Fall into Time, Quadrangle Books, Chicago, 1970 (translated by
Richard Howard).
177. – Violette que Guerne avait glissée (« pour Simone », dit-il) dans
l’enveloppe contenant sa lettre du 8 décembre (LGC, p. 279).
180. – Cioran revient sur ce drame dans les Cahiers : p. 925, 927, 928.
185. – La mère de Guerne avait été placée dans une institution à Saint-
Germain-sur-Avre (près de Dreux, où habitait son autre fils, Alain), car elle
ne pouvait plus vivre seule (elle y décédera le 1er mars 1972). L’appartement
qu’elle occupait à Paris (rue du Dragon, dans le VIe arrondissement) avait
donc été mis en vente par ses trois enfants afin de lui assurer une fin de vie
correcte. Or, Cioran avait proposé à Guerne de l’aider dans ses démarches.
188. – On trouve trace de ces lectures dans les Cahiers, (29 octobre) p. 956.
194. – La Délirante (n° 4/5, automne 1972) avait paru le 15 janvier 1973.
Ce numéro contenait le texte de Guerne intitulé « Novalis ou la vocation
d’éternité » (préface aux Œuvres complètes de Novalis qui seront publiées
en 1975 ; reprise ensuite dans LAme insurgée, op. cit.). Le propos cité par
Cioran est un fragment de Novalis (ibid., p. 137).
196. – Psautier Chrétien, I & II. Éditions Téqui, 1973. Cinq volumes.
203. – En effet, Études refusera ce texte (voir lettre du 29 mars 1974, LGC,
p. 316). Il est cependant reproduit dans Armel Guerne « entre le verbe et la
foudre », op. cit., p. 76-80.
209. – Il s’agit du prix Mac Orlan (doté de 5 000 francs) que Guerne avait
obtenu grâce à Gilbert Sigaux et au romancier Armand Lanoux (1913-
1983).
222. – Pour Les Récits d’un pèlerin russe, voir note 42.
228. – Voir LGC, p. 347. Bertil Galland (né en 1931 – fondateur des
éditions qui portent son nom, journaliste) s’était engagé à faire paraître Le
Jardin colérique. Ajoutons que Gallimard, Grasset et Le Seuil avaient
refusé.
— La « sortie contre Rilke » est celle-ci : « J’ai essayé de lire un peu dans
la Correspondance de Rilke qui vient de paraître : effrayante, la patine de
vieillotterie que cette littérature a prise en si peu de temps. On étouffe au
bout de cinq lignes. Je le savais – mais que c’est triste… – et qu’un si
vaporeux personnage, spirituellement inconsistant, poétiquement
évanescent ou tout à fait évanoui, ait pour lui un pareil monument en
France, et si bien fait ! Y aurait-il des tricheurs de l’immortalité ? » (LGC,
p. 348-349).
231. – Il s’agit des Hymnes, élégies et autres poèmes, traduits par Guerne et
publiés en 1950 au Mercure de France.
— Par ailleurs, les inquiétudes de Cioran quant à son ami sont aussi
constantes que légitimes : durant deux mois (février-mars), Guerne
séjournera chez sa sœur Arlette (dans les environs de Nogent-le-Rotrou)
pour fuir le froid du Moulin et tenter de remédier quelque peu au déclin
alarmant de son état de santé (voir : GDCJN, p. 278). ^
238. – Début juillet, Guerne avait été hospitalisé à Marmande, dans un état
grave. Il y restera jusqu’au 19 (voir : GDCJN, p. 281).
242. – « J’ai toujours pensé que pour comprendre le Christ réel, le Christ
quotidien, il valait mieux pratiquer les rabbins hassidiques que les saints
chrétiens. Elie Wiesel est un des rares qui, à l’heure actuelle, sachent parler
avec émotion d’un phénomène spirituel unique » (cité dans LGC, note 204).
243. – L’hiver sera très éprouvant pour Guerne, comme en témoignent ces
mots adressés à Dom Claude Jean-Nesmy le 29 décembre 1977 [nous ne
disposons pas de lettres de Guerne à Cioran pour cette période] : « Faible,
épuisé, mais toujours vivant, j’ai été ramené […] le 22 décembre de
l’hôpital de Marmande où j’avais été transporté de toute urgence, en
ambulance, le 6 décembre, après une terrible secousse (trois jours en
réanimation) due à une pancréatite aiguë qui devait, normalement, être
mortelle. Je vous passe les détails. Mon médecin ici et celui de l’hôpital ont
été l’un et l’autre stupéfaits que je m’en sois sorti et tous deux sont
formels : si je n’avais pas été profondément amélioré à Cambo (d’où je suis
revenu au bout d’un mois, le 26 octobre) jamais je n’aurais pu supporter le
choc de ces douleurs violentes, les hémorragies, la ponction abdominale, le
jeûne intégral des six ou huit premiers jours et, bien entendu, les soins. »
(GDCJN, p. 284). Le 13 mars 1978, il écrira également : « Deux fois
encore, en janvier, j’aurais dû mourir (le 6, très douloureusement avec ce
qu’on a cru être une thrombose coronaire ; et le 8, dans la faiblesse et un
ruissellement des sueurs froides de l’agonie.) » (Ibid., p. 287).
245. – « Tous les matins mon châtiment est là », Psaumes (73, 14).
Léon Bloy attendait les Cosaques. Nous les attendons toujours. Mais, au
lieu des Cosaques, ce sont peut-être les Mongols qui arriveront. M. E.M.
Cioran est-il le premier des Mongols ? Ou n’est-il que le dernier des
Romains ? Il sent en lui […(2), qui éclate en clameurs, qui pousse, dans le
martèlement et le halètement de ses phrases, ses hordes, ses chars, ses
chevaux. M. Cioran est le fourrier d’Attila. Il annonce le recommencement
des grandes invasions. Mais il est toujours prêt à retourner sa lance. Il
fonçait sur nous. Le voilà soudain qui se mêle à nos légions en désordre,
qu’il semble courir avec les rescapés de l’Empire au rempart qui croule.
Fen dé brut !
M. Cioran ne dévore pas ainsi des poulets crus, dans une cage, sur un
champ de foire. On lui apporte bien des poulets, mais c’est pour qu’il lise
l’avenir dans leurs entrailles fumantes. M. Cioran est assis sur un trépied. Il
ratiocine, surtout, il anathématise. Il est prophète. Il est, encore plus, juge. Il
ne demande qu’à être bourreau. Il réhabilite Judas, Néron et même Joseph
de Maistre. Le trépied de M. Cioran ressemble un peu au balcon en fer
forgé d’où Barbey d’Aurevilly crachait sur la foule. Circonstance
aggravante : c’est du feu que crache M. Cioran. Dans le petit livre que Léon
Daudet écrivit jadis sur lesSauveteurs et les Incendiaires, Barbey était un
sauveteur. M. Cioran aurait pris place parmi les Incendiaires.
Fléau de Dieu, il ne ravage que les salons. D’où son goût pour Joseph de
Maistre qui a mis la contre-révolution dans une bonbonnière. « Il fulmine
en littérateur, dit-il de celui-ci ; transes et boutades, convulsions et vétilles,
bave et grâce. »
Le dieu, chez M. Cioran, est tout feu tout flamme. Il est sorti de l’apathie
où vivent ses pareils. Il a voulu créer un monde. Du même mouvement,
frénétique et las, il rêve de le détruire. L’homme qui imite, qui singe ce dieu
agité, le dégoûte. Mais, au lieu de le laisser tomber dans le temps, au lieu de
l’abandonner à sa dégringolade, il s’efforce de le retenir, de le soutenir,
peut-être, s’il se trouve mal, de le soulager. Au lieu d’un art de périr – qualis
artifexpereo ! – il veut lui enseigner un art de guérir.
Mais le Marseillais, chez M. Cioran, qui s’est mis ainsi la Création sur les
bras, est bien fatigué. Il a l’air d’une de ces cariatides de Puget qui
soutiennent le monde, qui bandent leurs muscles en grimaçant horriblement
et qui semblent toujours prêtes à tout lâcher, pour peu qu’on leur dise :
Chiche !
La Chute dans le Temps laisse entrevoir, en effet, qu’il est tout à fait vain
pour un homme qui manque d’air d’ouvrir sa fenêtre sur l’espace et encore
plus de se précipiter dans le vide. Le recours à l’abîme est inutile. On ne
ferait que rebondir de monde en monde jusqu’à une « limite inférieure » où,
dit M. Cioran, « l’espoir d’un autre abîme ferait défaut ». On ne peut pas
aller toujours plus bas. Serait-on condamné alors à aller toujours plus haut ?
M. Cioran qui s’attacherait volontiers une pierre au cou refuserait sans
doute de se coller des ailes. Il aime mieux s’enfouir dans la vase que se
dissiper dans l’éther. Il y a la nostalgie du ver, non celle de l’étoile. Il veut
bien être dieu en enfer, mais non au ciel.
De la France, 2009
NOTES
1–
Cahiers 1957-1972, p. 99.
2–
Les continents de l’insomnie », dans : Gabriel LIIceanu, Itinéraires d’une
vie : E.M. Cioran, Éditions Michalon, 1995, p. 90.
3–
Ibid., p. 91.
4 –
Dans Mon pays, texte retrouvé par Simone Boué peu avant la mort de
Cioran.
5–
Ibid, p. 103-104.
6 – Rappelons qu’en mars 1944, Cioran fit l’impossible – avec Jean Paulhan et Stéphane Lupasco –
pour tenter de
sauver Benjamin Fondane (arrêté le 7 avec sa sœur), qui mourra à
Auschwitz-Birkenau en octobre.
7 –
Plus exactement : il obtient de convoyer lui-même vers l’Espagne des
aviateurs américains tombés en France.
8 –
Sur toute cette affaire extrêmement complexe, un livre tente de faire le
point : Nous n’avons pas joué. L’effondrement du réseau Prosper. 1943, de
John Vader (Le Capucin, 2002. Traduction, notes et annexes de Charles Le
Brun). On y trouve de précieux témoignages de Guerne lui-même [dont
celui cité quelques lignes plus haut ; voir p. 162163], et l’ouvrage a le
mérite d’initier le lecteur aux très mystérieuses circonstances qui entourent
la destruction du réseau Prosper. Par ailleurs, des travaux sont en cours sur
le sujet : voir Les Cahiers du Moulin (Bulletin de liaison édité par « Les
Amis d’Armel Guerne » asbl), n° 15, octobre 2009.
9 –
Et notamment qu’à Londres, persuadé de la mort de Pérégrine, Guerne
rencontra Marie-Thérèse Woog, une pianiste avec laquelle il eut deux
enfants. Ajoutons d’ailleurs que si les Guerne se séparent après la guerre, ils
resteront cependant officiellement mariés leur vie durant.
10 –
Aujourd’hui encore, tous les documents relatifs à ce « mystère » – qui
engage la responsabilité historique de la Grande-Bretagne – ne sont pas
accessibles aux chercheurs, loin s’en faut.
11 –
Parus respectivement en 1945 et 1946 à La Jeune Parque (rééd. Le
Capucin, 2005).
12 –
Mythologie de l’homme, p. 48.
13 –
Danse des morts, p. 76.
14 –
Voir l’avant-propos de Charles Le Brun, dans Nous n’avons pas joué,
op. cit., p. 13.
15 –
Cahiers, p. 195.
16 –
Entretiens, Gallimard, « Arcades », 1995, p. 308.
17 –
Née en Vendée, Simone Boué (1919-1997) préparait alors l’agrégation
d’anglais, langue qu’elle enseignera ensuite, d’abord en province, puis à
Paris.
18 –
À la même époque (1947), il rencontre Ellen Guillemin (née à
Friedrichsfelde [Berlin
2 1. Dans le texte original, il y a ici une coquille que nous n’avons pu élucider.