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L’espécisme : identité humaine et statut de l’animal

Gabriel Gandolfo, Michèle Teboul

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Gabriel Gandolfo, Michèle Teboul. L’espécisme : identité humaine et statut de l’animal. Bulletin
pédagogique trimestriel de l’APBG (association des professeurs de Biologie et de Géologie), 2014, 4,
pp.153-183. �hal-01128484�

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Éthique

L’espécisme :
identité humaine et statut de l’animal
Gabriel Gandolfo et Michèle Teboul

Première partie : Histoire des relations Homme-Animal

L’Homme a toujours recherché son unicité au sein de la nature. Comment


s’est-il démarqué des autres êtres vivants ? Comment a évolué le statut qu’il
a accordé aux animaux ? Quel peut être le « bon usage » des animaux dans
les sciences du vivant ? Dans ce premier article, nous évoquons l’évolution de
la considération portée aux animaux par l’Homme au cours de son histoire.

glais speciesism) la théorie de l’exception humaine selon une discrimination faite sur
On désigne par le mot espécisme (parfois écrit spécisme sous l’influence de l’an-

la base de l’espèce (Lafollette et Shanks, 1996). Elle a assez rapidement dérivé en


une attitude discriminatoire des chercheurs pratiquant l’expérimentation animale,
puis en une idéologie justifiant l’exploitation et l’utilisation des animaux par
l’Homme. Introduit dans la littérature scientifique en 1970 par le psychologue bri-

losophe australien Peter Singer dans son ouvrage Animal Liberation (traduit en fran-
tannique Richard D. Ryder, l’espécisme sera repris et popularisé en 1975 par le phi-

çais en 2012), dont l’objectif est de changer notre perception des animaux et de les
traiter comme tout être sensible, donc capable de souffrir, indépendamment de leur
intelligence. C’est ainsi que, dès les années 1970, va s’organiser l’antispécisme (ou
contrespécisme), un mouvement intellectuel d’après lequel l’espèce d’appartenance
n’est pas un critère moral pertinent pour décider de la façon dont on doit traiter les
autres espèces vivantes et des droits qu’on leur accorde… ou pas ! Ce mouvement,
aujourd’hui multiforme, parfois union inédite entre militantisme social et politique
(Lipietz, 2012), dénonce essentiellement la maltraitance, l’exploitation et la consom-
mation des animaux par les êtres humains. La démarcation par rapport aux animaux

loppa à partir d’oppositions conceptuelles successives : Homme versus Animal ; ins-


que l’Homme opéra dans sa pensée remonte aux origines de l’humanité et se déve-

tinct vs intelligence ; inné vs acquis. Ces oppositions vont conditionner la considéra-

Ü Mots clés : espécisme, Homme, animal, comportement, évolution, éthologie, écologie, éthique,

g Gabriel Gandolfo : Maître de Conférences en neurosciences. Université de Nice-Sophia


morale, réglementation, droit, histoire, philosophie

Michèle Teboul : Professeur des Universités en physiologie. Université de Nice-Sophia Antipolis,


Antipolis, UFR Sciences – Département des Sciences de la Vie

UFR Sciences, Institut de Biologie -Valrose (IBV)

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tion portée par les humains envers les animaux, qui sera variable en fonction des
lieux et des époques, alors même, qu’à l’origine, l’animal était sacré.

La sacralisation originelle de l’Animal


Des temps reculés, quand l’Homme s’est aventuré sur le long chemin rocailleux
du processus d’hominisation (Coppens, 1983), on en est surtout réduit à conjecturer
sur ce que finalement on ignore, même si les documents sont loin de faire défaut
(ossements fossiles, objets matériels, art des cavernes) : c'est plutôt leur interpréta-
tion qui est source de polémique. Les rapports qu’entretenaient les hommes préhis-
toriques avec les animaux ne purent d’abord être que ceux de la prédation, laquelle
était d’ailleurs réciproque : l’animal devint objet de consommation quand les homi-
nidés quittèrent la vie arboricole et leur régime végétarien pour une alimentation
plus diversifiée rendue nécessaire par l’existence en espace découvert ; d’un autre
côté, les hommes pouvaient être aussi la proie des « bêtes féroces », d’où la fabrica-
tion des outils et des armes pour chasser, pêcher et se défendre tout à la fois.
L’utilisation des animaux ne fut pas qu’alimentaire et leur peau notamment permit
de se vêtir et de confectionner outres et kayaks. Avec la révolution du Néolithique et
la sédentarisation, la domestication des animaux introduisit un tout autre « rapport
de force ». Quand Cro-Magnon inventa l’art rupestre (Lorblanchet, 1999), il se mit
à représenter notamment des animaux : chevaux, bovins, cervidés, mammouths le
plus souvent, bouquetins, rennes, poissons parfois, mais le bestiaire s’est élargi aux
phoques, pingouins (grotte Cosquer), rhinocéros laineux, ours des cavernes, lions,
panthères, hyènes et même hiboux (grotte Chauvet). Dans quel but ? La question a
fait couler beaucoup d’encre (Gandolfo, 2006 : p. 735-36). Mais au-delà d’une pen-
sée purement esthétique, on peut admettre une représentation du monde à l’origine
du mythe (Küng, 2008).
Comment cette évolution a-t-elle été possible ? Tout ce que l’on peut dire et qui
fait consensus, c’est que l’accroissement graduel du volume de la boîte crânienne et
le degré croissant de complexité structurale du cerveau (processus continu de
contraction crânio-faciale assurant le passage progressif de la dolichocéphalie à la
brachycéphalie ; complexification de la vascularisation méningée ; augmentation du
nombre de circonvolutions cérébrales ; densification des synapses et plasticité de
leur organisation) ont permis l’émergence successive de différents modes de pensée
(pensée conceptuelle, abstraite, métaphysique, symbolique et culturelle) façonnant
divers types de cultures mentales (Gandolfo, 2006) et donc d’accéder à des niveaux
de conscience de plus en plus élaborés (Gandolfo, 2004 : p. 538) : si l’Homme par-
tage avec certains mammifères la conscience cognitive primaire et introspective, il
semble posséder seul une conscience de soi, une conscience phénoménale et mora-
le. Ainsi dotés d’un cerveau de plus en plus performant, du langage articulé et de
formes multiples de conscience, les premiers hommes s’interrogèrent sur leur iden-
tité propre, leur appartenance collective à un groupe, leur place au sein de la nature
et parmi les autres êtres vivants, ainsi que dans le cycle de la vie et de la mort. Et
parce qu’ils étaient loin d’avoir réponse à toutes leurs interrogations, ils inventèrent

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le mythe (Lévy-Bruhl, 1976 ; Dumézil, 1995), cette « ombre obscure que le langa-
ge jette sur la pensée », selon l’heureuse formule de Friedrich Maximilien (dit Max)

(1908-2009) considère dans ses Mythologiques (1964-71) l'ensemble des récits


Müller (1823-1900), le fondateur de la mythologie comparée. Claude Lévi-Strauss

mythiques réels et possibles comme des productions mentales des sociétés à pensée
non domestiquée, à pensée humaine spontanée, naturelle plus que « sauvage » à pro-
prement parler. Et dans les récits mythiques, les animaux ne sont pas absents, sur-
tout dans les mythes sur la Création (Gibert, 1986 ; Anati, 1999). Prenons deux
exemples, éloignés dans le temps comme dans l’espace, pour en montrer l’univer-

sur des tablettes en bois gravées par les prêtres au XVIIIe siècle en rongorongo, une
salité. Les habitants de l’île de Pâques ont expliqué le mystère créateur de l’univers

ment chant ou litanie : il s'agit donc d'un chant cosmogonique de 2300 glyphes,
écriture déchiffrée par l'Américain Steven Fisher en 1996 et signifiant tout simple-

conservé au musée d'histoire naturelle de Santiago du Chili, et qui débute par un

listes interprètent par « Tous les oiseaux ont copulé avec les poissons et de leur
oiseau, suivi d'un phallus, puis d'un poisson et enfin d'un soleil, ce que les spécia-

union est né le soleil ». Du côté des Dogons du Mali, c'est d'un boudin de glaise que
Dieu (Amma) forma la Terre, qui est une femme allongée du nord au sud; une four-
milière est son sexe. Amma s'unit à elle et elle accoucha du chacal (Yurugu, le
Renard Pâle), incarnation de la révolte et du désordre. Puis naquit le génie Nommo,
aux yeux rouges, au corps vert, aux membres souples. Il est double, à la fois mâle et
femelle, maître de l'eau, de la parole et de la vie. Un Nommo, voyant sa mère nue,
apporta, pour la vêtir, des fibres en torsades qui représentent l'eau. Le chacal cepen-
dant pénétra dans la fourmilière, commettant donc l'inceste et faisant apparaître le
sang. C'est le péché originel: la Terre est ainsi devenue impure. Amma créa alors
directement les êtres humains, tirés de l'argile. Ils ont chacun en eux les deux prin-
cipes, mâle et femelle, mais on leur apprend la circoncision et l'excision qui distin-
gueront les sexes. Dans ce dernier mythe, on trouve ainsi à la fois les origines cos-
mogonique et anthropogonique de notre monde et de nos ancêtres.
Rien d’étonnant alors à ce que les peuples premiers et les civilisations les plus
anciennes sacralisèrent certains animaux (De Lumley, 1995). L'animisme et le toté-
misme constituent ainsi des modes d'identification, c'est-à-dire des manières de

Le Totémisme aujourd'hui (1962) : « Le monde animal et le monde végétal ne sont


définir les frontières de soi et d'autrui. Ce qui fera écrire à Claude Lévi-Strauss dans

pas utilisés seulement parce qu'ils sont là mais parce qu'ils proposent à l'homme
une méthode de pensée. » Par exemple, chez les Indiens d'Amazonie, il n'y a pas de
distinction radicale entre les humains, les plantes, les animaux et les esprits : l'iden-
tité y est tout entière relationnelle. Ce hyper-relativisme perceptif donne aux cos-
mologies amazoniennes un caractère décidément non anthropocentrique, en ce que
le point de vue de l'humanité sur le monde n'est pas celui d'une espèce dominante
subordonnant toutes les autres à sa propre reproduction, mais plutôt celui qui serait
conscient de la totalité des interactions se déroulant en son sein. Il existe une cos-
mologie très semblable chez les Indiens de la région subarctique du Canada, alors
même qu'ils exploitent un environnement radicalement différent de la forêt tropica-
le sud-américaine. Tout comme en Amazonie, la plupart des animaux sont conçus
comme des personnes dotées d'une âme, ce qui leur confère des attributs tout à fait

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identiques à ceux des hommes, tels la conscience réflexive, l'intentionnalité, la vie
affective ou le respect de préceptes éthiques. Cette humanisation des animaux n'est
pas un simple jeu de l'esprit, une manière de langage métaphorique, mais une façon
de s'assurer de leur connivence: la chasse devient ainsi une interaction sociale avec
des entités parfaitement conscientes des conventions qui la régissent ; le but est
donc d'éviter le gâchis, de tuer proprement et sans souffrances inutiles, de traiter
avec dignité les os et la dépouille de la proie. De telles conceptions n'opposent pas
nature et société, mais fonctionnent selon un principe de circulation des flux, des
identités et des substances. Une différence cependant se fait jour entre totémisme et
animisme : si le premier est un système de catégorisation des plantes et des ani-
maux, le second constitue une symétrique inverse des classifications dans le sens où
il catégorise des types de relations que les hommes entretiennent avec les non-
humains ; dans les systèmes totémiques, ces derniers sont ainsi traités comme des

tion. C'est de totem (ototeman, qui veut dire « il est de ma parenté »), mot formé à
signes, alors que dans les systèmes animiques, ils le sont comme le terme d'une rela-

partir de l'ojibwa, une langue algonkienne de l'Amérique du Nord, et qui désigne un


animal considéré comme ayant une affinité particulière avec un individu ou un
groupe, que vient le terme de totémisme. Il fut introduit dans l'anthropologie anglo-
saxonne grâce aux travaux de John F. Mc Lennan (1827-1881) et de William R.
Smith (1846-1894). C'est leur compatriote et collègue James G. Frazer (1854-1951)
qui en fera la toute première étape de la religion. Par référence à l'Ancien Testament,
on a ainsi reconnu dans la manducation de l'animal-totem les composantes essen-
tielles de la première figure du sacrifice : le repas communautaire et l'alliance par le
sang. Le totem a donc conduit tout naturellement vers la théorie du dieu sacrifié éla-

un rôle décisif dans la réflexion de l'Ecole sociologique française. Dans ses Formes
borée en 1899 par l'ethnologue français Marcel Mauss (1873-1950). Il a même joué

élémentaires de la vie religieuse (1910), son fondateur, Emile Durkheim (1858-


1917) voit dans le totémisme le social le plus primitif coïncider avec le religieux le
plus élémentaire et pose alors l'équivalence du social et du sacré.
Les grandes civilisations utilisèrent donc à leur tour les animaux dans leur pen-

le cas de l’Egypte pharaonique (Brion, 1977). A l’origine, chaque nome (division


sée religieuse. Le lien existant entre animisme et polythéisme peut être démontré par

territoriale) possédait son totem ; puis, à l’époque tardive, on éleva et adora des ani-
maux près des sanctuaires : ibis et babouins près des temples de Toth, dieu lunaire à
tête d’ibis justement ; vaches près du temple d’Hathor, déesse-vache incarnation
d’Isis. Le panthéon égyptien fourmille donc de divinités animales comme le montre
l’ouvrage éponyme que J-F. Champollion (1790-1832) a écrit en 1823 : la déesse-
chatte Bastet ; Apis, le dieu solaire en forme de taureau ; la déesse-grenouille
Héqet ; le dieu-scarabée Khepri ; le dieu-faucon Montou ; la déesse-vautour
Nekhbet ; le dieu-chacal Ophoïs ; la déesse-serpent Ouadjet ; le dieu-crocodile
Sobek (ou Sebek) ; la déesse-lionne Sekhmet ; la déesse-scorpion Selkis, etc… Les
Égyptiens cultivèrent ainsi la zoolâtrie et le site de Touna el-Gebel se spécialisa dans
la momification animale: chiens, chats, faucons, ibis, serpents... Ils ont emprunté au
monde animal, qui fait office de messager entre le créateur et sa créature, la symbo-
lique des quatre éléments (le vautour pour l'air, la vache pour la terre, le poisson
pour l'eau et le faucon pour le soleil, donc le feu) dont le rôle est de traduire la

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renaissance du candidat à l'immortalité. Ils furent notamment impressionnés par les
animaux qui muent: la mue est une sorte de résurrection, comme la grenouille qui

laissée au fond du cercueil, vient d'ailleurs du celtique frog: la grenouille). Aussi,


abandonne une première enveloppe (la défroque, qui désigne la dépouille du mort

Musée du Caire. De son côté, le scarabée, Kheprer (littéralement être ou devenir),


des déesses grenouilles sont-elles gravées sur bon nombre de momies conservées au

emblème du Dieu-Soleil, donc de l'Ame suprême, est sacré à plus d'un titre. Ses
larves sortant de boules piriformes emmagasinées dans une chambre souterraine en
ont fait l'image vivante d'un principe supérieur de la nature: celui de l'engendrement

son pour laquelle la divinité Khepra (« Celui qui produit lui-même sa genèse »), qui
spontané, de la transformation permettant le passage de la mort à la vie. C'est la rai-

symbolise cette transformation, donc l'apparition à la vie (Bosc, 1985), est repré-
sentée comme un scarabée ou un homme à tête de scarabée. L’image de l’insecte
poussant sa boule est associée au disque solaire qui évoque la possibilité de mourir
et renaître comme le fait chaque jour le soleil qui meurt le soir et se réveille le matin:
le soleil levant se dit d'ailleurs Khepri. Le scarabée symbolise donc le début de ce
qui sera et la vanité de la condition humaine. Et comme ses œufs sont la promesse
d'une nouvelle vie, il est aussi emblème de fertilité et de vie meilleure. C'est ce qui
justifie les nombreuses amulettes ou phylactères dont on parait la momie: le pecto-

le « ta », nœud de ceinture qu'on suspendait au cou. On comprend mieux ainsi que


ral placé sur la poitrine est formé d'un édicule contenant un scarabée, de même que

le scarabée sacré d'Egypte demeurera un talisman consacré aux vertus bénéfiques


chez les adeptes de la magie médiévale: dans les arcanes des mages orientaux, la
description de ce scarabée s'est perpétuée avec les paroles sacramentelles que doit
prononcer rituellement le promulgateur d'absolu qui veut conférer à ce joli bijou ses
vertus essentielles, sorte de « côte de mailles » contre les mauvaises influences. Le
vautour, se nourrissant de matière morte pour vivre et engendrer sa descendance, est
également un agent de transformation de la mort en vie, ce qui explique son asso-
ciation avec la maternité: il est l'idéogramme hiéroglyphique de la déesse Nout, la
Mère des dieux, personnification de la voûte céleste. D'autres oiseaux sont objets de

Le vanneau (appelé bennou par les Egyptiens), tel le phénix qui renaît de ses
culte. L'épervier, l'oiseau d'Horus, avec une tête humaine, sert à écrire le mot âme.

cendres, est un autre emblème de la résurrection et symbolise le retour d'Osiris,


auquel il est consacré d'ailleurs, à la lumière de la vie. On trouve souvent sur les
gisants un oiseau à tête de faucon qui préfigure l'apparition nouvelle de l'être qui,
après avoir subi victorieusement les rites, va renaître de son propre effort : c'est la
manifestation renouvelée du mort qui se perpétue. Quant au fameux ibis, symbole
de Thot, s'il est vénéré, c'est aussi pour des raisons plus prosaïques que métaphy-
siques: apparaissant avec les crues du Nil, il détruisait les serpents! Inutile de préci-
ser que tuer un animal sacré relevait alors du sacrilège et était puni comme tel. Cette
symbolique animale consistant à « transférer » des capacités particulières aux
humains qui les vénèrent va se retrouver dans les sociétés occidentales avec l’usage
des armoiries, où les animaux sont très présents (De Bara, 1975). Le cas de l’aigle
est bien connu : symbole de force et de courage, de puissance et de majesté, il a été
l’emblème des dieux et des rois, aussi bien adorés des tribus amérindiennes du Nord
de l’Amérique qui collectionnaient leurs plumes, pattes et serres, que choisi dans

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leurs blasons par la plupart des dynasties régnantes européennes culminant avec
l’aigle napoléonienne.
Les civilisations asiatiques, en adoptant la palingénésie (du grec palin: de nou-
veau et genesis : naissance), une croyance au retour périodique éternel des événe-
ments et qui désigne, dans le contexte religieux, la renaissance des êtres conçue
comme source d'évolution et de perfectionnement, admettent donc la possibilité
pour une âme de se réincarner dans n’importe quelle forme corporelle, y compris
animale. La tradition upanishadique issue des anciens hymnes védiques de l’Inde,
qui remontent à 4 ou 5000 ans (Tardan-Masquelier, 1999), précise en effet que, pour
se libérer du cycle sans fin des morts et des renaissances successives (samsâra),
l’âme devra revêtir systématiquement les 8 400 000 formes de vie, depuis les
microbes et les amibes, en passant par les poissons, les végétaux, les insectes, les
reptiles, les oiseaux et les mammifères (dans cet ordre), pour atteindre finalement la
condition humaine. Mais, même une fois élevée jusqu’à la forme humaine, l’âme
incarnée peut toujours choir dans les espèces animales, d’où il lui faudra à nouveau

qui avait été perdue. C’est ce qui est inscrit dans la Bhagavad-Gitâ, un dialogue
passer par les différentes formes de l’évolution pour retrouver la condition humaine

l’essence des Vedas : « Qui meurt sous la Passion renaît parmi les hommes qui se
attribué à Vyâsadeva, auteur mythique des Ecritures, et considéré comme contenant

vouent à l’action intéressée. Et qui meurt sous l’Ignorance renaît dans le monde des
bêtes » (chapitre XIV, verset 15). Et, pour se manifester dans le monde sensible des
humains, quelles formes le dieu hindouiste Vishnu a-t-il donc revêtues dans ses
incarnations successives (avatâra) ? Ce furent celles de Matsya le poisson, de
Kurma la tortue, de Vahara le sanglier ou encore de Narasimha l’homme-lion. Le
jaïnisme, un mouvement spirituel qui s’organisa dans la plaine indo-gangétique au
cours des VIe et Ve siècles avant J.-C., prône alors l’observance de 5 principes
éthiques dont le premier, qui est fondateur de l’ahimsâ (innocuité), est de ne pas nui-
re aux êtres vivants, quelle qu’en soit la catégorie. C’est ainsi qu’à Ahmedabad, la
ville sainte des Jaïnas, où aucun homme n’a jamais fait le moindre mal à un quel-
conque animal, on peut voir les fidèles marcher en balayant devant eux pour écarter
les insectes, avec un mouchoir sur la bouche pour ne pas en avaler par mégarde (et
s’il est malade, l’adepte ne prend aucune médication de peur de tuer les microbes !),
on peut frôler écureuil, sansonnet, perroquet, busard ou singe qui ont perdu toute
crainte et voir seul l’ascète s’enfermer dans une cage avec des barreaux de fer. Les
animaux furent donc sacrés et il sera fait interdiction à de multiples reprises de les
tuer et de les manger, depuis les édits de l’empereur Ashoka (v.304-v.232 avant J.-
C.), le premier souverain à réaliser l’unité de l’Inde, proscrivant les plats de viande
et ordonnant de ne plus tuer d'être vivant (c’est ainsi que le bœuf et la vache, qui
étaient les animaux des sacrifices rituels des Aryens, devinrent sacrés en Inde), jus-
qu’à la loi du roi jaïn Kumârapâla, qui régna de 1143 à 1172, en passant par celle
promulguée en 676 par Temmu, le quarantième empereur du Japon.

J.-C.) que l’on devrait l’introduction de la métempsycose (du grec metempsukhôsis :


Dans la civilisation grecque, ce serait à Pythagore de Samos (v.570-v.480 avant

déplacement de l’âme), une forme plutôt « occidentalisée » de la transmigration des


âmes, du moins d’après l’historien Diogène Laërce (IIIe siècle après J.-C.), qui, dans

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sa Vie de Pythagore, a relaté la croyance de celui-ci en des âmes qui « ne faisaient
que rouler d’un corps à un autre, d’un lion à un cheval, d’un cheval à un roi, se pro-
menant ainsi sans cesse de maison en maison. » C’est un autre historien grec,
Plutarque (v.46 après J.-C.- v.120), qui rapporte, dans ses Vies des hommes illustres
grecs et romains, comparées l’une avec l’autre, que Pythagore aurait trouvé la mort
au cours du soulèvement des cités grecques qui ensanglanta l’Italie méridionale à la
charnière des VIe et Ve siècles avant J.-C., en se laissant tuer plutôt que de traverser,
pour se sauver, un champ de fèves qu’il supposait animées, une croyance qui remon-
terait aux anciens Egyptiens pour lesquels le « champ de fèves » représentait le lieu
où les trépassés attendaient leur réincarnation. Toujours est-il que Pythagore récla-
mait à ses compatriotes d’avoir le plus grand respect pour les animaux, car tuer un
animal, c’était encourir le risque de tuer un ancêtre. Il défendit, par conséquent, le
végétarisme : Elisabeth de Fontenay (1998) le considère ainsi comme le premier
philosophe des droits des animaux. On peut aussi lui conjoindre Empédocle
d’Agrigente (v.490-v.435 avant J.-C.), cet étrange philosophe qui, poussé par sa
curiosité du phénomène volcanique, se serait précipité dans le cratère de l’Etna, et
pour lequel tous les êtres vivants ont les mêmes droits et les mêmes sanctions doi-

si on s’en réfère à Cicéron (106-43 avant J.-C.), auteur du traité De Republica, dans
vent frapper aussi bien les auteurs d’homicides que les tueurs d’animaux, en tout cas

lequel il parle des rapports entre la nature et la loi.


La théorie de la réincarnation persistera même dans le monothéisme abraha-
mique originel (qui lui préfèrera pourtant bientôt celle de la résurrection), comme
l’atteste le soufisme, un mouvement mystique de l’islam, en la personne de Djalâl

Tourneurs (Nicholson, 1950) et auteur du Mathnawî, vaste théodicée de plus de


al-Dîn Rûmî (1207-1273), le poète persan fondateur de la secte des Derviches

« Quand j’étais pierre, je suis mort et je suis devenu plante,


25 000 vers :

Quand j’étais plante, je suis mort et je suis parvenu au rang d’animal,


Quand j’étais animal, je suis mort et j’ai atteint l’état d’homme.
Pourquoi aurais-je peur ? Quand ai-je perdu quelque chose en mourant ? »
Mais la sacralisation de l’animal va connaître son revers de la médaille avec le
sacrifice, ce don fait aux dieux de ce qui nous est le plus cher (Marcireau, 1974) : il
fut ainsi d’abord humain, atteignant son paroxysme chez les Précolombiens, avant
qu’on ne substitue aux victimes humaines des animaux (dans la Grèce archaïque, on
les sacrifiait par série de cent, d’où l’hécatombe), auxquels on finira d’ailleurs par
substituer l’impôt qui n’est rien d’autre que notre sacrifice moderne… au dieu-
Argent, chaque période ayant les dieux qu’elle se fabrique. Un des traits communs
à l’ensemble des civilisations du pourtour méditerranéen (Dumézil, 1995) résidera
justement dans le « taurobole sanctificateur », c’est-à-dire le sacrifice du taureau,
lequel perdure encore dans la pratique de la corrida.

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L’opposition Homme-Animal

(De l’âme ; Du sens et des sensibles ; Histoire des animaux…), il s’ensuit la dis-
Tout va changer avec Aristote (v.385-322 avant J.-C.). De ses nombreux traités

tinction de trois sortes d'âmes selon un schéma ascendant où l'on voit les fonctions
supérieures de l'âme se dégager peu à peu de leur conditionnement sensible. Cette
gradation apparaît dans la hiérarchie-même des êtres vivants qui ont tous une âme,

reproduire que parce qu'elle est douée d'une âme végétative, qui est donc limitée à
mais définie par différentes fonctions : la plante n'est capable de se nourrir et de se

sensitive, d'où ressortent en prime l'appétit et la locomotion; seul l'être humain pos-
la propagation et à l'assimilation; l'animal doit sa faculté de sentir grâce à son âme

sède une âme intellective ou rationnelle, que caractérise l'esprit. Ces trois âmes
emboîtées sont les termes d'une série ascendante, dont chacun en dehors du premier
suppose le précédent, mais se distingue de lui par l'émergence d'un nouvel ordre. Un
homme est plus riche de ce point de vue qu'un animal et un animal qu'une plante,
mais ces âmes n'ont pas pour autant d'existence propre et ne sont donc pas rajoutées
au corps. En déconsidérant la matérialité du vivant, Aristote proposa ainsi une bio-
logie vitaliste : le vivant est un corps mû par une âme, quelle qu’en soit la catégorie.

lué, plus son « système pneumatique » (système nerveux) l’emporte ; en revanche,


Sa classification des animaux a alors pour but de montrer que plus un être est évo-

plus un être est protozoaire, plus il est visqueux et flasque, parce que la matérialité

bilité du supérieur à l'inférieur, va placer dans la « scala naturae » les animaux sous
a encore trop de prise sur lui. Cette conception hiérarchique, qui assure l'irréducti-

l’Homme en raison de leur irrationalité. Ce point de vue, bien qu’assoupli par son

avant J.-C.) surnommé Théophraste (littéralement le Divin Parleur) et selon lequel


principal disciple qui lui succéda à la tête du Lycée, Tyrtamos d’Erèse (v.372-v.288

l’animal peut sentir, ressentir et raisonner, sera accentué par la suite au point d’être
érigé en dogme, notamment par le christianisme médiéval (Gandolfo et Deschaux,
2010a : p.168).
C’est effectivement avec l’Église que la ligne de démarcation entre hommes et

seconds est affirmée : « Faisons l’homme à notre image et ressemblance, et qu’il


animaux sera clairement tracée. Dès la Genèse, la domination des premiers sur les

commande aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel, aux bêtes, à toute la terre,
et à tous les reptiles qui se remuent sur la terre » (chapitre I, verset 26). Saint Paul
(v.5 après J.-C.- 67) justifiera ce rapport de domination par le fait que seule l’âme de

et par ses facultés spirituelles et surtout par la justice et la sainteté (Epitre aux
l’Homme est l’image de Dieu par l’intelligence, la volonté, la liberté, l’immortalité

Ephésiens, chapitre IV, verset 24 ; Epitre aux Colossiens, chapitre III, verset 10).
Aucune attention biblique particulière ne semble être accordée aux animaux, com-
me le soulignera St Augustin (354-430) en s’appuyant sur l’épisode où Jésus n’hé-

selon saint Matthieu, chapitre VIII, versets 28 à 34). Ainsi, d’emblée, l’Homme n’a-
sita pas à laisser se noyer les porcs de Gadarène au pays des Géraséniens (Èvangile

t-il aucun devoir de prendre soin des animaux, même si, sous l’influence de l’aris-
totélisme scolastique, notamment celle déterminante de Hieronymus Rorarius
(1485-1556), le nonce du pape Clément VII à la cour du roi Ferdinand de Hongrie,
l’Eglise finira par leur attribuer une âme (bien avant d’ailleurs de l’accorder aux

160 apbg Biologie Géologie n° 4-2014


« sauvages », comme l’attestera la fameuse controverse de Valladolid dans le milieu
du XVIe siècle), les dotant ainsi de toutes les facultés humaines (sauf celle de la reli-
gion !), ce qui ne sera pas forcément un avantage, puisqu’en raison de la possession

tice jusqu’au XVIIe siècle : « Des truies, des taureaux furent condamnés pour homi-
de ce principe animé, des animaux seront traduits, tout comme les hommes, en jus-

cides et exécutés par la main du bourreau (on lui payait tout exprès une paire de
gants) et des rats, cités devant les tribunaux et faisant défaut, furent condamnés à
abandonner les lieux qu’ils occupaient indûment, mais le bras séculier, dans ce cas,
se trouvait assez désarmé, on le comprend facilement » (Galikoff, 1992). Et jus-
qu’au XVIIIe siècle, on brûla un tas de chats ou de chiens dans lesquels on croyait
reconnaître un démon caché venant d’être chassé de l’enfer, une âme errante (autre-
ment dit un revenant), voire une sorcière ayant emprunté leur forme : n’oublions pas
que quantité d’animaux ont tenu une place considérable dans les pratiques de sor-
cellerie (outre le chat et le chien, citons le cheval, le loup, le bouc, la poule noire, le
coq, le serpent, la huppe, la chauve-souris et le crapaud). Le détachement apparent
du christianisme envers la condition animale vit cependant une exception notoire en

gent animale, dont Les Fioretti (littéralement les petites fleurs), un ouvrage de la lit-
la personne de saint François d’Assise (v.1181-1226) et son rapport bien connu à la

si « comment St François (…) prêcha aux oiseaux et fit tenir en paix les hiron-
térature populaire du XIVe siècle, relatent des exemples édifiants. On y apprend ain-

delles » (chapitre XII) ; le « très saint miracle que fit St François quand il convertit
le loup très féroce de Gubbio » (chapitre XVI) ; ou encore « comment St François
apprivoisa les tourterelles sauvages » (chapitre XVII). Il n’en demeure pas moins
une séparation nette entre Homme et animal, au nom du rapport à Dieu, au point
que, pendant des siècles, étudier le comportement animal afin de comprendre celui

Montaigne (1533-1592), qui, dans ses Essais (1580-88), après avoir longuement
des hommes sera d’une parfaite futilité. Une exception notable toutefois avec

discouru sur Les Industries des animaux de Plutarque, conclura ainsi (en respectant
la graphie d’origine) : « Mais quand ie rencontre, parmy les opinions plus mode-
rees, les discours qui essayent à montrer la prochaine ressemblance de nous aux
animaulx, et combien de vraysemblance on nous les apparie, certes, i’en rabats
beaucoup de nostre presumption, et me demets volontiers de cette royauté imagi-
naire qu’on nous donne sur les aultres creatures. Quand tout cela en seroit à dire,
si y a il un certain respect qui nous attache, et un general debvoir d’humanité, non
aux bestes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux
plantes. Nous debvons la iustice aux hommes, et la grace et la benignité aux aultres
creatures qui en peuvent estre capables : il y a quelque commerce entre elles et
nous, et quelque obligation mutuelle » (Livre II, chapitre XI). Montaigne perpétua
ainsi l’écologisme de St François.
Il faudra attendre le XVIIe siècle pour s’intéresser à nouveau au comportement
animal, mais toujours dans une volonté affirmée de démarquer l’Homme de l’ani-
mal. Ce sera la théorie des animaux-machines du philosophe français René
Descartes (1596-1650) : les animaux ne sont que des automates dont les mouve-
ments sont entièrement réductibles à des principes mécaniques régis selon les lois
de la physique ; ce qui est également valable pour les actions réflexes et incons-
cientes de l’Homme, sauf que son âme spirituelle l’a doué de raison. C’est le

apbg Biologie Géologie n° 4-2014 161


triomphe de l’automatisme, comme l’atteste l’androïde que Descartes construisit et
nomma : Francine. Puisque toutes les actions des animaux ont pour dernière fin la
conservation du corps, puisque le corps animal a déjà en lui-même le principe de la
vie et de son mouvement, la sagesse divine qui veut ne rien faire d’inutile n’a alors
employé que des lois mécaniques pour l’entretien de la machine et donc rien ne

Aristote, à nier l’âme des bêtes et à les traiter de pures machines. Dans sa Lettre au
l’obligeait à mettre une âme dans les bêtes. Descartes fut ainsi le premier, et contre

marquis de Newcastle en date du 23 novembre 1646, il argumentait ainsi : « Si elles


(les bêtes) pensaient aussi bien que nous, elles auraient une âme immortelle aussi
bien que nous ; ce qui n’est pas vraisemblable, à cause qu’il n’y a point de raison
pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu’il y en a plusieurs
trop imparfaits pour pouvoir croire cela d’eux (…). Il ne s’est toutefois jamais trou-
vé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe (…) et il n’y a point
d’homme si imparfait, qu’il n’en use. Ce qui me semble un très fort argument pour
prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont
aucune pensée, et non point que les organes leur manquent ». Rien n’est à déchif-
frer dans les productions vocales des animaux car ils sont dépourvus de tout véri-

trouve dans le Discours de la méthode (1637) : « Et ceci ne témoigne pas seulement


table contenu de pensée donc d’intention de communiquer. La conclusion, on la

que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du
tout. Car on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir parler ». En clair, les ani-
maux ne sont que des automates qui voient, entendent, touchent, éprouvent même

Et Descartes d’inviter les hommes à « se rendre comme maîtres et possesseurs de la


peur et colère, mais ils ne sont pas conscients, donc ne pensent pas ni ne souffrent.

nature ». L’automatisme cartésien a ainsi conforté la coupure entre l’Homme et


l’Animal, à telle enseigne que le métaphysicien Nicolas de Malebranche (1638-

disant : « cela crie, mais cela ne sent pas ».


1715) donnait, devant ses visiteurs étonnés, des coups de pied à sa chienne en

L’opposition au mécanisme cartésien va alors s’organiser. Avec les naturalistes


d’abord, des observateurs des mœurs animales, parfois de simples gentilshommes
comme Thomas Morton (1579-1647), un homme de loi du Massachusetts qui fit une
description détaillée du comportement des castors ; plus souvent des savants com-
me le physicien et entomologiste Réaumur (1683-1757) avec ses études des insectes

(1707-1788) qui fera une Histoire naturelle (le premier tome parut en 1749 et l’édi-
sociaux d’intérêt agronomique, notamment les abeilles. Mais ce sera surtout Buffon

tion complète mais posthume de 1798 comptera 44 grands volumes) de chaque


espèce animale en insistant sur leur capacité comportementale, leur organisation
sociale, leur mode d’utilisation de l’habitat, leur façon d’exploiter les ressources ali-
mentaires et même leur aptitude à la domestication : le comportement animal
deviendra désormais un élément essentiel de la taxinomie, alors que, jusque-là, la

miques. Buffon justifia ainsi sa démarche dans ce « style (qui) est l’homme même »
classification des espèces se faisait sur des critères essentiellement morpho-anato-

dès le premier chapitre (De la nature de l’homme) de son Histoire naturelle de


l’homme (1749) : « Il est vrai que l’homme ressemble aux animaux par ce qu’il a de
matériel, et qu’en voulant le comprendre dans l’énumération de tous les êtres natu-
rels, on est forcé de le mettre dans la classe des animaux ; mais (…) la nature n’a

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ni classes ni genres, elle ne comprend que des individus ; ces genres et ces classes
sont l’ouvrage de notre esprit, ce ne sont que des idées de convention, et lorsque
nous mettons l’homme dans l’une de ces classes, nous ne changeons pas la réalité
de son être, nous ne dérogeons point à sa noblesse, nous n’altérons pas sa condi-
tion, enfin nous n’ôtons rien à la supériorité de la nature humaine sur celles des
brutes, nous ne faisons que placer l’homme avec ce qui lui ressemble le plus, en
donnant même à la partie matérielle de son être le premier rang. En comparant
l’homme avec l’animal, on trouvera dans l’un et dans l’autre un corps, une matière
organisée, des sens, de la chair et du sang, du mouvement et une infinité de choses
semblables ; mais toutes ces ressemblances sont extérieures et ne suffisent pas pour
nous faire prononcer que la nature de l’homme est semblable à celle de l’animal ;
pour juger de la nature de l’un et de l’autre, il faudrait connaître les qualités inté-
rieures de l’animal aussi bien que nous connaissons les nôtres, et comme il n’est
pas possible que nous ayons connaissance de ce qui se passe à l’intérieur de l’ani-
mal, comme nous ne saurons jamais de quel ordre, de quelle espèce, peuvent être
ses sensations relativement à celles de l’homme, nous ne pouvons juger que par les
effets, nous ne pouvons que comparer les résultats des opérations naturelles de l’un
et de l’autre ». Ainsi donc la voie était-elle toute tracée aussi bien aux sciences du
comportement qu’aux sciences humaines.
Parmi les opposants au réductionnisme matérialiste de Descartes, il y eut ensui-
te les vitalistes (Gandolfo et Deschaux, 2010b : p. 191), pour lesquels les vérités
physiologiques sont d’un ordre plus élevé que celles de la physique, une position
défendue par l’anatomiste et histologiste X. Bichat (1771-1802) : la vie se caracté-
rise par une opposition constante avec les lois physiques, en conséquence de quoi la
médecine et la biologie ne peuvent être basées que sur l’observation et échappent
donc à l’expérimentation. Outre-Manche, les empiristes, avec J. Locke (1632-1704)
et D. Hume (1711-1776) vont cependant appuyer le mécanisme cartésien en assimi-
lant les caractéristiques psychiques des animaux mais aussi de l’Homme à une
machine qui fonctionne selon des principes simples. De l’empirisme anglais, déri-
vera l’associationnisme qui considère que les idées ou les sensations s’associent
lorsqu’elles surviennent simultanément. Ce concept sera largement repris au sein

rejeta avec vigueur l’automatisme cartésien dans son Discours sur l’inégalité
des premières théories sur l’apprentissage. En revanche, J.-J. Rousseau (1712-1778)

(1754) : doués de sensibilité, « ils (les animaux) devraient participer au droit natu-
rel et (…) l’homme est sujet à certains devoirs envers eux ».

puisqu’on la retrouvera (Bailly, 2013) jusque chez M. Heidegger (1889-1976) : « Le


Mais l’opposition Homme-Animal n’est pas prête de s’éteindre pour autant,

saut de l’animal vivant à l’homme parlant est aussi grand, sinon plus, que celui de
la pierre inanimée à l’être vivant ». Depuis le XVIIe siècle et les grandes décou-

des « monstres » mi-humains mi-animaux nommés variablement pongos, quimpe-


vertes de nouveaux mondes, les voyageurs ont rapporté des récits de rencontres avec

zées, pygmées ou encore orangs-outans, d’un terme malais signifiant homme des
bois (ce sont en fait nos modernes anthropoïdes). En 1735, dans son Systema natu-
rae, le naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778) classe l’Homme aux côtés du
singe et du paresseux et, dans les éditions ultérieures de son ouvrage, créa l’ordre

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des Anthropomorphes, bientôt rebaptisé Primates : à cause de l’ambiguïté anato-

entre « l’homme sage », Homo sapiens, et le pongo, renommé Homo sylvestris.


mique et comportementale de l’orang-outan, il n’y a aucune distinction marquante

Mais il ajouta à la confusion en inventant d’autres espèces humaines : Homo cau-


datus ou homme à queue, Homo lar (sans doute le gibbon), Homo marinus ou hom-
me de mer (à cause des sirènes ou des Tritons), Homo nocturnus ou homme de nuit,
réciproque de notre espèce, l’homme de jour. L’Homme ressemble donc au singe, au
point de se confondre. Le débat qui parcourut alors le XVIIIe siècle sera de délimi-
ter la spécificité naturelle de l’Homme par rapport aux animaux, aux singes en par-
ticulier. A été ainsi exemplaire la controverse sur l’absence supposée d’un os de la
tête chez l’Homme, laquelle en aurait fait la spécificité, et que Goethe (1749-1832),
écrivain allemand mais aussi scientifique (Gandolfo et Deschaux, 2010a : p. 185),

tomie comparée, intitulé Un os intermaxillaire de la mâchoire supérieure est com-


va pourtant découvrir soudé à la mâchoire supérieure humaine dans son essai d’ana-

mun à l’homme et aux animaux (1784). Plus connu est le Mémoire sur les diffé-
rences de la situation du grand trou occipital dans l’homme et les animaux, présenté
à l’Académie des Sciences en 1764 par le naturaliste français Louis Jean-Marie
Daubenton (1716-1800), où il recherchait un critère sûr de la distinction entre
bipèdes et quadrupèdes mettant en évidence l’unicité de l’Homme au sein de la
nature. Le débat va se transformer en récit généalogique des origines de l’Homme
dès le début du siècle suivant avec l’évolutionnisme.

L’opposition instinct-intelligence

du comportement et de la sensibilité des animaux, a opposé dans sa Lettre sur les


Charles-Georges Le Roy (1723-1789), auquel on doit une analyse comparative

animaux (1762) l’instinct, sorte d’automatisme sensible, à l’intelligence, plus variée


et en harmonie avec les nécessités incitant à l’action. Chez les naturalistes, va émer-

1915). Dans ses Souvenirs entomologiques, sous-titrés Etudes sur l’instinct et les
ger ainsi le courant instinctiviste, représenté par l’entomologiste J.-H. Fabre (1823-

mœurs des Insectes (1879-1908), il affirmait que : « pour l’instinct, rien n’est
impossible » et citait l’exemple de l’abeille capable de fabriquer des cellules parfai-
tement hexagonales sans aucune « intelligence algébrique ». Il dressa alors les prin-

ficité. Il proposa aussi que le comportement animal réponde à une « loi d’économie
cipales caractéristiques de l’instinct : l’innéité, la préformation, la fixité et la spéci-

de force » qu’il rapprocha des principes économiques de la société industrielle.


L’instinct est donc une sorte de motivation inconsciente qui conduit inexorablement
les animaux vers un but dont ils n’ont pas connaissance : il est à la base de la vie de
relation de l’organisme avec le milieu environnant et assure donc la conservation de
l’individu et la perpétuation de l’espèce.
Cuvier (1769-1832), le créateur de l’anatomie comparée et de la paléontologie,
a introduit la notion d’instinct en tant qu’habitude : l’animal ne peut produire tou-
jours que la même réponse à un stimulus donné de l’environnement ; il n’est régi
que par les instincts qui sont des activités innées, héritées donc spécifiques,

164 apbg Biologie Géologie n° 4-2014


immuables, adaptées à un but biologique et à l’endroit où elles vont se manifester.
Contrairement à l’Homme, être réfléchi, intelligent, qui peut interagir avec son
environnement, l’animal demeure donc qu’une machine, un robot instinctif qui ne
fait que subir.

tence de « variations spontanées » de l’instinct (une variabilité qui préexiste à l’in-


La première brèche a été faite par Charles Darwin (1809-1882) qui admit l’exis-

lesquelles la sélection naturelle ne serait pas possible. « La sélection naturelle ne


fluence de l’environnement, selon une conception probabiliste de la nature) et sans

peut produire aucun instinct complexe autrement que par l’accumulation lente et
graduelle de nombreuses variations légères et cependant avantageuses » a-t-il écrit
dans L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou La lutte pour
l’existence dans la nature (1859). Plus loin, il insista : « Comme on ne peut contes-
ter que les instincts de chaque animal ont pour lui une haute importance, il n’y a
aucune difficulté à ce que, sous l’influence de changements dans les conditions
d’existence, la sélection naturelle puisse accumuler à un degré quelconque de
légères modifications de l’instinct, pourvu qu’elles présentent quelque utilité ». Or,
c’est la sélection naturelle qui permet la survivance des mieux doués et a pour résul-
tat la formation d’espèces nouvelles et un progrès continu des adaptations, les

espèces les plus simples. Cette survie des mieux adaptés est le résultat de la « lutte
espèces les plus riches, les plus susceptibles d’évolution, descendant peu à peu des

pour l’existence », selon le concept de l’économiste T.R. Malthus (1766-1834) : les


espèces disposant d’un potentiel démographique bien supérieur au taux de renou-
vellement des ressources dont elles dépendent, le surpeuplement amène inélucta-
blement à une compétition entre individus pour l’exploitation de ces ressources.
Darwin y ajoutera la compétition pour l’accès aux partenaires sexuels dans le cadre
de la sélection sexuelle.

L’opposition inné-acquis
Le concept d’hérédité venait ainsi de changer de sens : jusque-là force conser-
vatrice, gardienne de la fixité du type individuel ou spécifique dans la suite des
générations, l’hérédité, équivalente du temps accumulé, raconte désormais l’histoi-
re de la lignée ancestrale depuis les âges lointains et révèle la structure d’anciens

1829), qui dans son Discours de l’an VIII (1800) à l’Académie des sciences, faisait
progéniteurs moins modifiés. Et cela, grâce au naturaliste français Lamarck (1744-

déjà l’hypothèse de la généalogie unique du monde vivant : c’est donc lui qui a lan-
cé l’idée d’évolution. Ainsi naquit le transformisme, qui mettait un terme au créa-
tionnisme biblique et à l’antique fixisme, incarné encore par Cuvier, et selon lequel
les êtres vivants ont été créés à la même époque (l’espèce humaine étant une créa-
tion indépendante des autres), seuls les grands cataclysmes anéantissant des assem-
blages fauniques et floristiques, immédiatement remplacés par d’autres, d’origine
incertaine (théorie du cataclysmisme). Au contraire, pour le transformisme, l’évolu-
tion (transformation) se réalise par des causes internes mais est guidée par l’envi-
ronnement auquel l’animal s’adapte en changeant son comportement, qui devient

apbg Biologie Géologie n° 4-2014 165


donc le moteur de l’évolution. Cette tendance innée à la complexification, selon une
conception déterministe de la nature, fait que c’est l’influence directe de l’environ-
nement qui permet de générer la variabilité comportementale.
L’évolutionnisme philosophique développé par l’Anglais Herbert Spencer
(1820-1903) contribua à populariser le mot évolution (peu employé en fait par
Darwin) mais s’appuya, à l’instar du lamarckisme, sur une progression déterminis-
te du vivant vers une plus grande complexité, la sélection naturelle n’étant là que
pour écarter les déviants et l’apparition de nouvelles caractéristiques étant due à
l’hérédité des caractères acquis. Sa théorie sociologique, malencontreusement
dénommée darwinisme social (Darwin n’y est pour rien !), conçoit les sociétés
humaines et animales comme des organismes dont les caractéristiques sont condi-
tionnées par les instincts des individus qui les composent : l’évolution devient un
processus moral et non plus organique et c’est l’hérédité des caractères acquis qui
répandra au sein de la société des comportements « moralement corrects ». Cette
théorie légitimera des pratiques éducatives contestables et des politiques sociales
racistes. Son influence se dissipera quand le biologiste allemand A. Weissmann
(1834-1914) réfutera définitivement l’hérédité des caractères acquis.
L’évolutionnisme va ainsi influencer toute la psychologie animale. L’approche
des sociétés animales a été fortement teintée de lamarckisme chez le précurseur de
la socio-écologie (une synthèse entre biologie, comportement et sociologie), le
Français Alfred Espinas (1844-1922) : en 1876, il traita des différentes formes d’as-
sociation, depuis les groupements cellulaires jusqu’aux sociétés humaines, et pro-
posa une classification des sociétés animales selon leur fonction de nutrition, de
reproduction, etc. Ces modes relationnels sont indépendants des relations taxono-
miques entre espèces et considèrent l’expression de l’influence directe du milieu sur
les caractéristiques des organismes. G.J. Romanes (1848-1894) fonda la psycholo-
gie comparée, visant à établir une continuité des états mentaux entre hommes et ani-
maux, grâce à la méthode de l’inférence subjective qui consiste à considérer les
comportements animaux analogues à ceux des hommes et les états mentaux
humains correspondants également présents chez l’animal selon leur complexité :
ainsi, les poissons auraient la faculté d’être jaloux et en colère, les oiseaux celle
d’être fiers et les singes connaîtraient la honte et le remords. Pour lui, les instincts
résultent d’une acquisition devenue héréditaire et d’une sélection. Il sera appuyé par
C.L. Morgan (1852-1936), qui propagea l’idée d’une hérédité de l’acquis (l’hérita-

An introduction to comparative psychology (1894), il stipula aussi qu’il n’est pas


bilité des habitudes ayant été en réalité déjà postulée par Lamarck) : dans son livre

justifié d’invoquer les structures psychologiques supérieures (intention, volonté…)


quand de simples systèmes de type réflexe ou tropisme suffisent pour rendre comp-
te du comportement observé. Pour E. Haeckel (1834-1919), ardent partisan du
transformisme, les traits de l’intelligence humaine sont héréditaires, donc soumis à
la sélection naturelle qui favorise les plus adaptés pour produire un homme meilleur,

ne. Ainsi naquit le « racisme scientifique » qui avait déjà pris prétexte avec The
justifiant ainsi la lutte entre races et l’eugénisme comme propres à la nature humai-

Essay of classification (1851) dans lequel le zoologiste et géologue américano-suis-


se Louis Agassiz (1807-1873) définissait un certain nombre de races humaines selon

166 apbg Biologie Géologie n° 4-2014


les zones climatiques et suivant des critères de supériorité et d’infériorité ; et avec la
craniométrie comparée du Hollandais P. Camper (1722-1789) qui avait établit en
1768 une étrange échelle de perfectionnement fondée sur l’angle facial formé par
les lignes droites unissant la racine du nez avec le trou occipital d’une part, et le
sommet des incisives avec l’os frontal d’autre part, et au sein de laquelle le « Nègre
» se situait… juste après l’orang-outan (Gandolfo et Deschaux, 2010a : p. 186).
Bref, certains hommes ne se trouvaient guère mieux lotis que les animaux. Quelques
militants radicaux ont même fait un rapprochement pour le moins discutable entre
hiérarchisation des espèces et discrimination des races, plaçant alors l’antispécisme
au même niveau de nécessité que l’antiracisme. Toujours est-il, concernant ce der-
nier, qu’il faudra tout de même attendre 1964 pour que la loi fédérale sur les Droits
civils mette fin à la ségrégation raciale aux Etats-Unis (officiellement en tout cas, à
défaut de pouvoir l’abolir dans les mentalités puisqu’une enquête Reuters/Ipsos de
juillet-août 2013 a montré la nature encore ségrégative de la société américaine) et

(« séparation », « mise à part » en afrikaans).


1991 pour que l’Afrique du Sud en finisse (toujours officiellement) avec l’apartheid

La fin du XIXe siècle a donc été marquée par la réfutation définitive du lamarc-
kisme au profit de la théorie de l’évolution par sélection naturelle, encore que le
zoologiste français A. Giard (1846-1908), s’il ne rejetait pas cette dernière, ne consi-
dérait pas moins que les facteurs de l’environnement soient les principales forces
évolutives à travers leur influence directe sur le comportement animal (un reste de

nomiste anglais J. Stuart Mill (1806-1873) désignait ainsi la « science des carac-
lamarckisme donc). Des précurseurs de l’éthologie - en 1843, le philosophe et éco-

tères en construction », qui deviendra en 1902 l’étude du comportement des ani-


maux dans leur milieu naturel pour W. M. Wheeler (1865-1937), un spécialiste des
arthropodes – des précurseurs, donc, vont surtout étudier le comportement des
oiseaux : les pigeons par l’Américain C. O. Whitman (1842-1910) ; les anatidés

d’ « empreinte » (Prägnung) et de « comportement instinctif spécifique », irréduc-


(canards) par l’Allemand O. Heinroth (1871-1945) qui parla le premier en 1911

tible à un enchaînement de réflexes conditionnés et déclenché par un mécanisme


endogène dont la structure contient exclusivement les informations acquises lors de
la phylogenèse ; le grèbe huppé dont le comportement de parade amena l’Anglais
J. Huxley (1887-1975) au concept de ritualisation. Inspiré par les théories méca-
nistes toujours aussi vivaces, le biologiste germano-américain J. Loeb (1859-1924)

l’influence d’une stimulation extérieure, puis transposa cette notion de « tropisme »


s’intéressa, d’abord chez les végétaux, au phénomène de croissance orientée sous

chez l’animal pour décrire les mouvements d’orientation qu’il étudia seulement
chez les Invertébrés, ce qui excluait la conscience. Il assimila les tropismes à des
sommes de réflexes, actes innés, systématiques et rigides, permettant de rendre
compte du comportement de n’importe quelle forme vivante, ce qui revient à rédui-
re tout comportement à des mouvements forcés et automatiques. En revanche, il a
eu le mérite de préciser les notions de stimulus et de réponse, en montrant que cer-
taines réponses d’orientation résultent de stimulations plus ou moins intenses de dif-
férents récepteurs. H. S. Jennings (1868-1947) se contenta d’étudier les mécanismes
d’orientation sur les protozoaires.

apbg Biologie Géologie n° 4-2014 167


Le courant mécaniste va encore progresser avec l’école russe de physiologie
(Gandolfo et Deschaux, 2011 : p. 138-40) : I. M. Sechenov (1829-1905) étendit le
concept réflexologique au cerveau et aux fonctions mentales, faisant des pensées et
des états affectifs, des réflexes ; Y.R. Tarkhanov (1848-1909) décrivit le réflexe psy-
chogalvanique à la suite d’une anxiété ou d’un stress ; I.P. Pavlov (1849-1936) déve-
loppa, à partir de ses expériences sur les réflexes conditionnés (lesquels sont donc
acquis), une typologie basée sur l’intensité des processus cérébraux d’excitation et
d’inhibition, leur équilibre et leur mobilité (si le processus d’excitation est fort et
celui d’inhibition faible, l’animal sera agressif ; si les deux sont également faibles, il
sera timide ou instable ; s’ils sont très mobiles, l’animal sera vif, et s’ils ont une cer-
taine inertie, on aura affaire à un tempérament calme). Les excès des uns favorisant
ceux des autres, le mouvement américain du behaviorisme (behavior : comporte-
ment), fondé en 1913 par J. B. Watson (1878-1958) a eu alors l’ambition de présen-
ter la psychologie comme science en défendant les principes réflexes (Gandolfo et
Deschaux, 2011 : p.141-44) et dans laquelle toute proposition doit s’énoncer en
termes de stimulus et de réponse, ce qui écartait la psychologie des contenus de la
conscience. La part de l’hérédité est faible et le comportement en grande partie socia-
lement conditionné ; l’apprentissage est fondamental et les émotions ne sont que des
réponses organiques fondées sur les réactions innées de peur, de colère et d’amour.
Le behaviorisme dériva rapidement en une idéologie radicale rejetant émotions et
même esprit comme épiphénomènes du comportement : E.L. Thorndike (1874-1949)
montra ainsi que le comportement humain peut être étudié par les mêmes procédures
que le comportement animal et eut une influence prépondérante dans le domaine des
théories de l’apprentissage et de la recherche en éducation, tout comme son compa-
triote B.F. Skinner (1904-1990). Le parti pris anti-psychique et anti-constructiviste
de la psychologie behavioriste sera bien évidemment très critiqué.
Les sciences cognitives naîtront d’ailleurs d’une violente réaction contre ce refus
d’aborder les fonctions psychiques : le psychologue suisse J. Piaget (1896-1980)
démontra qu’on ne pouvait pas résumer l’intelligence à des phénomènes d’appren-
tissage et d’imitation sur le modèle de l’éthologie animale sans tenir compte de la
manière dont la connaissance se construit chez un sujet, chez autrui, chez un groupe
; W. Köhler (1887-1967) souligna, au-delà de l’aspect quantitatif de l’étude des com-
portements, tout l’intérêt des observations préliminaires, qualitatives et plus glo-
bales, et donna en 1925 une description minutieuse de la manière dont les chimpan-
zés parviennent à résoudre un problème dont la solution est liée à la compréhension
par l’animal de relations spatiales et causales (par exemple : utiliser un bâton pour
ramener à soi un objet hors d’atteinte) ; E. Tolman (1886-1959), un autre précurseur
du cognitivisme, insista sur la flexibilité des conduites animales, qu’il refusa de
réduire, au contraire des behavioristes, à une chaîne de connexions entre stimulus et

nel au début, il n’est jamais fortuit. D’où la notion de « carte cognitive » : c’est la
réponses, le comportement répondant toujours à un but et même s’il paraît irration-

représentation mentale, par exemple, du trajet qu’un rat dans un labyrinthe construit
au cours de ses passages successifs. À l’inverse des behavioristes, les cognitivistes
ont admis ainsi l’existence de processus internes non observables, qui permettraient
l’intégration de l’information extraite de l’environnement : il ne s’agit donc pas sim-
plement de connexions entre stimulus et réponses et d’un automatisme animal inné.

168 apbg Biologie Géologie n° 4-2014


En 1935, c’est également en réaction contre les excès du behaviorisme que K.
Lorenz (1903-1989) et N. Tinbergen (1907-1988) ont fondé l’école objectiviste
dans le but de redonner toute son importance à l’aspect inné des comportements,
sans toutefois retomber dans la position extrême du mécanisme cartésien (Gandolfo
et Deschaux, 2011 : p. 145-46) : le comportement résulterait de schémas moteurs
innés déclenchés sous l’impulsion d’une force interne (motivation) mais aussi de la
rencontre dans le milieu environnant d’un stimulus approprié (stimulus-signal).
Ainsi, l’influence de l’environnement n’est pas complètement étrangère à la réalisa-
tion du comportement : en la modifiant, on peut donc modifier aussi le comporte-

s’était englué entre les vitalistes et les mécanistes, va donc être restreint aux « sché-
ment. L’instinct, dont le concept est enfin soustrait au débat stérile dans lequel il

mas moteurs d’action fixe », unités comportementales simples, stéréotypées et spé-


cifiques, dont le déclenchement s’effectue par des « mécanismes innés de déclen-
chement », sortes de filtres perceptifs impliqués dans la distinction entre les
stimulus (Eibl-Eibesfeldt, 1984). Appelés initialement néo-instinctivistes (puisqu’il
s’agissait d’une reprise du courant vitaliste ou instinctiviste), les objectivistes sont
également connus pour avoir de nouveau sorti hors des laboratoires l’analyse com-
portementale en la replaçant dans son milieu naturel : en effet, en plaçant un animal
dans les conditions d’observations d’un laboratoire, on courrait le risque de dérégler
son système de réponse et le comportement observé ne serait plus alors qu’un arté-
fact expérimental, l’entomologiste Fabre ayant montré en son temps que le mâle de
la mante religieuse échappait plus souvent à l’amour « dévorant » de la femelle en
pleine nature que si on observait leur accouplement en laboratoire.
Mais l’éthologie objectiviste va faire à son tour l’objet de vives critiques, à com-
mencer par celles de la psychologie comparative dont elle se différenciait nettement.

Si pour les objectivistes, l’instinct est inné et héréditaire, l’apprentissage le com-


plétant selon une prédisposition innée à apprendre (ce qui servira de terreau aux
idéologies racistes, notamment nazies, d’où le Prix Nobel tardif de ses fondateurs :
en 1973 seulement), pour les psychologues animaux, l’instinct se développe sous les
effets combinés et indissociables de la maturation et de l’expérience, la « propor-
tion » inné/acquis variant selon les individus, les types de comportement et les
espèces, donc en fonction du niveau phylétique.

systèmes explicatifs (Danchin et al., 2005 ; Giraldeau et Dubois ; 2009).


Dans les années 1970-80, la recherche en éthologie va ainsi se scinder selon trois

apbg Biologie Géologie n° 4-2014 169


Le système réductif
Il explique le comportement à partir d’hypothèses biologiques, ce qui donnera
naissance à la neuro-éthologie et à l’éthologie cognitive s’intéressant principale-
ment aux mécanismes physiologiques, sensorimoteurs et neuroendocriniens sous-
tendant l’expression comportementale.

Le système structural
Il considère le comportement comme un ensemble d’actes simples liés entre eux
par des relations d’implication, ce qui donnera une conception hiérarchique du com-
portement reflétant la hiérarchie des centres nerveux. Ce point de vue sera défendu
notamment par Baerends, un élève de Tinbergen, qui, pour apaiser la querelle
inné/acquis et mettre fin aux critiques des épigénètes (l’épigenèse est la transmission
héréditaire de caractères acquis en dehors de la voie chromosomique : Gandolfo et
Miquel, 2008 : p. 126-27), insistera sur la variabilité des comportements instinctifs
au sein d’une espèce donnée : au début de l’ontogenèse, il existe une « période sen-
sible », génétiquement délimitée, au cours de laquelle le comportement est malléable
avant de devenir rigide (comportement stéréotypé), autrement dit l’hérédité apporte
plusieurs types potentiels d’activités motrices (coordination de schémas innés), mais
ce sont les interactions entre individus et milieu environnant qui, par la maturation et
l’expérience, expliqueront le comportement définitif de l’adulte.

L’approche adaptationniste
Elle interprète le comportement à l’aune de sa signification adaptative, qui est
l’adéquation du comportement aux caractéristiques de l’environnement naturel, ce
qui l’associe étroitement au contexte écologique dans lequel il est produit, donc à
son évolution phylogénique. Elle donnera naissance :
– d’une part à la sociobiologie (fondée en 1975 par Edward Wilson), étude sys-

« prédire les caractéristiques de l’organisation sociale à partir de la connaissance


tématique des bases biologiques de tout comportement social, dont l’objectif est de

des paramètres populationnels combinée à l’information sur les contraintes qu’im-


pose sur le comportement la structure génétique des espèces », et qui étudie surtout
les stratégies comportementales spécifiques sélectionnées par l’évolution phylé-
tique en raison de leurs fonctions ;
– d’autre part, à l’écologie comportementale, laquelle s’ancre dans le néodarwi-
nisme, voulant être une synthèse entre l’analyse évolutive du comportement social
et l’analyse économique de l’exploitation des ressources par les animaux, et qui,
depuis les années 1990, se consacre surtout à l’étude du processus de sélection
sexuelle et à ses conséquences.
La querelle entre l’inné et l’acquis est donc devenue aujourd’hui obsolète. De
plus, en montrant que certains animaux ont :

170 apbg Biologie Géologie n° 4-2014


– la capacité d’utiliser et même de concevoir des outils ;
– acquis un proto-langage (donc possèdent une pensée de communication) ;
– la faculté d’anticipation (donc de représentation d’un monde absent) ;
– la capacité de produire dessins et peintures ;
– le sens de l’intérêt commun dans leurs relations sociales (Gandolfo, 2006 : p.
741-42), l’éthologie contemporaine a ainsi démontré que la frontière (établie par
l’Homme !) entre animalité et humanité est en train de s’estomper. Dominique
Lestel (2001) n’hésite pas à parler de cultures animales au même titre que l’on cite
les cultures humaines : les comportements culturels ne constituent effectivement pas
une rupture propre à l’Homme mais ont émergé progressivement dans l’histoire du
vivant. Certes, mais pour ménager notre orgueil anthropocentriste, on ne peut quand
même pas évacuer d’un revers de la main ce qui constitue notre unicité. D’autant
qu’il existe actuellement un très fort courant naturaliste dans les neurosciences et la
philosophie qui leur est adjointe, lequel voudrait, au nom de la défense des droits
des animaux, gommer toute différence entre l'Homme et l'Animal. Pourtant,
défendre ce droit, ce qui est on ne peut plus légitime, ne nécessite nullement de nier
les spécificités humaines. D’un point de vue biologique, l’être humain est un ani-
mal, c’est un primate. Quelles différences y a-t-il entre un animal humain et un ani-
mal non-humain? La complexité du cerveau est, on l’a vu, sans doute ce qui diffé-
rencie le plus l’humain des autres animaux à la fois en taille (relativement à la taille
de l’organisme) et en complexité. Plus encore que la taille relative du cerveau par
rapport au poids corporel, la proportion du néocortex varie grandement selon les
espèces. Les poissons et les amphibiens en sont dépourvus ; chez la musaraigne, le
néocortex représente 20% du poids du cerveau alors que cette proportion s’élève à
80% chez l’humain. A l’inverse la proportion du cervelet (impliqué dans la coordi-
nation des mouvements musculaires) est stable chez tous les vertébrés. C’est durant
la transition des primates à l’humain que le néocortex s’est le plus développé. Et de
toutes les régions du néocortex, c’est certainement le cortex préfrontal qui a connu
la plus forte expansion chez l’humain. Cette zone du cerveau regroupe un ensemble
de fonctions motrices, exécutives et cognitives supérieures, telles que le raisonne-
ment, la planification de tâches, les émotions sociales comme l’empathie, etc… Le
séquençage des génomes humain et des grands singes avait montré en 2005 que

génome, outre son influence dans les désordres physiopathologiques (Wain et al.,
l’ADN humain et de chimpanzé était identique à 99 % ! La variation structurale du

2009), représente aussi un mécanisme moléculaire clé à l’origine de l’apparition au


cours de l’évolution de nouveaux gènes. C’est ainsi que des chercheurs en biologie
évolutive de Chicago (Zhang et al., 2011) ont mis au jour deux « gènes spécifiques
aux primates », PMCHL1 et 2, résultant de réarrangements d’ADN structurels com-
plexes et impliqués dans le développement du cortex préfrontal. Mais la génétique
n’explique pas tout et la ressemblance suggérée par l’analyse des génomes est tempé-
rée par l’analyse des épigénomes. Les gènes, immuables et hérités de nos parents, sont
en effet entourés de marqueurs épigénétiques qui les «allument» ou les «éteignent».
Parmi ces modifications épigénétiques, la méthylation est l’ajout de groupements chi-
miques appelés méthyles sur certaines régions de l’ADN, rendant les gènes plus ou

apbg Biologie Géologie n° 4-2014 171


moins exprimés et actifs. L’équipe de J. Zeng à Atlanta a montré en 2012 que de tous
les tissus, le cortex préfrontal est de loin le tissu qui subit le plus de méthylations. A
partir de neurones du cortex préfrontal humain et de chimpanzé, les auteurs sont allés
rechercher les différences dans les méthylations entre les deux espèces en établissant
une cartographie. Il s’avère que globalement, les grands singes africains subissent plus
de méthylations que nous. Et que parmi les centaines de gènes concernés, bon nombre
d’entre eux sont étroitement liés à des désordres neurologiques et psychologiques
chez l’Homme, ainsi qu’à certains cancers… ce qui pourrait expliquer la fragilité par-
ticulière de l’Homme dans le règne animal, face à diverses pathologies mentales.
D’un point de vue biologique, une autre différence concerne la proportion de la
substance blanche du cerveau qui est plus importante chez l’humain que chez les
primates non humains. Cette substance blanche est constituée de réseaux de fils
entourés de gaines de myéline blanche qui permettent « les transferts de signaux à
haut débit » entre les neurones. C'est à cet endroit distinct de la matière grise que se
passe la communication entre les différentes zones du cerveau. Des travaux d'ima-
gerie récents, ainsi que des études cellulaires et moléculaires ont montré qu'il existe
aussi une plasticité de la matière blanche : elle serait impliquée dans l'apprentissage
ou encore dans les troubles psychologiques. Ainsi, le cerveau de l’homme serait
plus puissant, plus complexe, plus plastique… et aussi plus enclin à développer des
désordres psychiatriques et neurologiques que les autres animaux, mais également
en l’état actuel des connaissances, serait le seul à avoir la perception de sa mort futu-
re, et serait le seul à rechercher un ordre moral indépendant de l’ordre naturel. Le
seul animal qui aurait les capacités de se préoccuper de l’éthique de ses relations
aux autres espèces animales serait donc le primate humain ; c’est cette particularité
qui pourrait être le propre de l’Homme.

« Celui qui connaît vraiment les animaux est par là même capable
Laissons donc la conclusion à Konrad Lorenz (1977) :

de comprendre pleinement le caractère unique de l’homme. »

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g

174 apbg Biologie Géologie n° 4-2014


Seconde partie : Vers un droit des animaux
Après avoir considéré dans une première partie les relations historiques
entre les hommes et les animaux, nous décrivons dans cette seconde partie
comment les consciences morales se sont éveillées à l’éthique animale, dans
quel cadre juridique et quelles en sont les perspectives et les limites.

Éveil des consciences morales en faveur d’un droit pour les animaux
Il est bien évident que dès que l’Homme a étudié le comportement des animaux,
le regard qu’il portait sur eux a commencé à changer. A vrai dire, le débat sur le droit
des animaux est relativement ancien (Chapouthier, 1990 ; Baratay, 2003), mais res-
tait restreint à quelques philosophes surtout. Par exemple, Arthur Schopenhauer
(1788-1860), selon lequel les animaux partagent la même essence que les hommes
malgré leur manque de faculté à raisonner, n’hésita pas à dénoncer la vivisection et
à critiquer Emmanuel Kant (1724-1804) qui les avait exclus de son système moral.
Ce dernier appartenait en effet à cette catégorie de grands maîtres à penser qui, com-
me St Thomas d’Aquin (1225-1274) ou John Locke (1632-1704), se contentèrent de
dire que les habitudes de cruauté dont les animaux étaient victimes ne devaient pas
s’insinuer dans le traitement envers les humains. Mais ce sera aussi un philosophe
qui, le premier, s’engagera plus nettement dans la défense des animaux : l’Anglais
Jeremy Bentham (1748-1832), fondateur de l’utilitarisme, une doctrine éthique
prescrivant d’agir ou pas, afin de maximiser le bien-être global de l’ensemble des

ment insupportable que celle des hommes, écrivait ainsi dans son Introduction to
êtres sensibles, et pour laquelle la souffrance des animaux est aussi réelle et morale-

the principles of morals and legislation (1789) que « le jour viendra où le reste de
la création animale acquerra ces droits qui n’auraient jamais dû être refusés si ce
n’est de la main de la tyrannie ». Car tout le problème était là : avant même les lois,
le droit juridique, c’est donc de considération morale qu’il s’agissait dans le statut

(1851-1939) qui dans son Animal’s Rights : considered in relation to social pro-
des animaux. Et c’est son compatriote, l’écrivain et naturaliste Henry Stephens Salt

gress (1892), voudra faire interdire la chasse comme sport, juste un an après avoir
formé… la Ligue Humanitaire ! C’est que du côté des scientifiques, le contexte de
l’époque n’était pas véritablement favorable à ce statut moral, encore moins juri-
dique. En effet, la conception behavioriste d’un animal dépourvu d’émotions,
n’étant qu’une machine organique régie par des lois fondamentales a justifié le
développement intensif de l’expérimentation animale. Et s’il est indéniable que les
recherches, par exemple, d’un Claude Bernard (Gandolfo et Deschaux, 2010 : p.
176-77) ou d’un Ivan Pavlov (Gandolfo et Deschaux, 2011 : p. 139-40) ont fait
avancer d’un pas de géant la connaissance scientifique, elles n’ont pas été exemptes,
loin s’en faut, de toute souffrance animale. Les animaux domestiques (chiens, chats)
étaient surtout utilisés alors et certains s’en sont émus. A commencer par la propre
épouse de C. Bernard qui, avec ses deux filles, va militer contre la vivisection pour-
tant prônée par son physiologiste de mari (le couple se séparera d’ailleurs en 1868).
Pour calmer le jeu, le neurologue américain Henry Herbert Donaldson (1857-1938)

apbg Biologie Géologie n° 4-2014 175


promut l’usage à grande échelle du rat blanc de Norvège, ressentant tout autant la
souffrance mais peu susceptible d’attirer la compassion des ligues contre la vivisec-
tion, ces rongeurs étant restés dans la mémoire collective comme les vecteurs de
maladies mortelles et de leurs épidémies qui ravagèrent notamment l’Europe pen-
dant des siècles (Delumeau, 1978).
La prise de conscience de la souffrance animale fut donc longue et difficile et
débuta grâce à la convergence de deux tendances. D’une part, la diffusion d’ou-
vrages de vulgarisation des études animales participa à mieux connaître la vie des
animaux. Citons par exemple l’encyclopédie d’Alfred Edmund Brehm (1829-

cénacle étroit des savants) dans un style clair et sans jargon la Vie des animaux illus-
1884), un zoologue allemand qui écrivit à l’intention du public (et non pas du

trée (Illustriert Tierleben, 1864-69), qui sera rééditée ensuite sous le nom de
Brehms Tierleben (Vie des animaux selon Brehm) et dans laquelle il se demanda si

abus de certaines pratiques cynégétiques : « L’animal le plus dangereux pour les


les animaux ont une vie intérieure. Bien que lui-même chasseur, il y dénonça les

phocidés est l’ours blanc et encore ne l’est-il que pour les petites espèces. L’homme
se montre à leur égard encore plus cruel ; il leur fait une guerre de destruction aus-
si inintelligente que barbare. Peut-être ne devrais-je pas la qualifier de chasse ;
c’est un carnage, une boucherie, et non un noble exercice ».
D’autre part, furent créées de nombreuses associations ou ligues, qui, aujour-
d’hui encore, forment la colonne vertébrale du support moral de la lutte engagée
pour un droit des animaux. C’est en 1824 que fut ainsi fondée en Angleterre la
SPCA (Society for the Prevention of Cruelty to Animals) qui va essaimer aux Etats-
Unis (1866), puis au Canada (1869) et à l’ensemble de l’Occident. Elle inspirera la
création en 1845 en France par Etienne Pariset (1770-1847), un médecin hospitalier
de La Salpêtrière, de la SPA ou Société Protectrice des Animaux (Fleury, 1995). Si
ces ligues ancestrales ont fort bravement milité (et le font toujours), d’autres asso-
ciations, plus récentes, n’ont pas toujours hésité devant des actions plus ou moins
spectaculaires, quitte à s’affranchir parfois des lois en vigueur. On doit ainsi le pre-
mier usage connu d’un incendie à Ronnie Lee, un étudiant en droit qui, avec des
amis, mit le feu en 1973 à un laboratoire de vivisection de la société Hoechst
Pharmaceutical à Milton Keynes dans le Buckinghamshire (Angleterre). En 1976,
Lee fonda avec Cliff Goodman l’ALF (Animal Liberation Front), procédant par
actes de sabotage ou incendies, rapidement considérés comme des actions terro-
ristes. S’y apparente, toujours au Royaume-Uni, l’ARM (Animal Rights Militia),
fondé en 1982 dans le but d’abolir toute forme d’exploitation animale et dont le
mode opératoire consiste également en des incendies, des menaces, des canulars,

comme le disait Confucius (551-479 avant J.-C.) : « dépasser le but, ce n’est pas
etc. De telles méthodes contestables ont parfois pu desservir la cause animale, car,

l’atteindre ». Signalons encore, mais la liste n’est pas exhaustive, la création en


1961 par des ornithologues britanniques (Peter Markham Scott, Guy Mountfort,
Edward Max Nicholson auxquels s’est joint le biologiste Julian Sorell Huxley) et
suisse (Hans-Lukas Hoffmann) du WWF (World Wildlife Fund ou Fonds mondial
pour la vie sauvage) qui a pour but la protection de la faune et de la nature en géné-
ral et dont les activités vont de la surveillance de l’application des réglementations

176 apbg Biologie Géologie n° 4-2014


nationales et internationales notamment en matière d’exploitation industrielle de la
faune et de la flore, jusqu’à l’éducation de tout public à l’environnement ; la fonda-
tion à Amsterdam en 1979 de Greenpeace à la suite de l’union des différents
bureaux européens, américains et du Pacifique de l’organisation, à laquelle on doit,
entre autres, la fin du massacre des phoques dans les Orcades en Ecosse (1978), le
moratoire sur la chasse commerciale des baleines (1982) ou celui sur l’utilisation
des filets dérivants dans la pêche intensive (1989) ; la création en 1980 par Alex
Pacheco et Ingrid Newkirk de la PETA (People for the Ethical Treatment of
Animals), une association basée à Norfolk (Virginie) qui milite contre les méthodes
de chasse brutales, les mauvais traitements infligés aux animaux d’élevage et l’uti-
lisation des bêtes dans des divertissements et des expériences ; ou encore celle en
1986 à Saint-Tropez de la fondation Brigitte Bardot sur le droit des animaux et le
bien-être animal.
Il ne faut pas négliger non plus l’influence déterminante de certains juristes et
philosophes dans la constitution d’un statut moral et juridique des animaux. Deux

(1872-1943) a anticipé à la fois l’éthologie et la bioéthique dans La psiche degli ani-


philosophes italiens du droit méritent à cet égard d’être mentionnés. Piero Martinetti

mali (1926) où il n’a eu de cesse de démontrer que les animaux ont intelligence et
conscience qui, si elles diffèrent de celles de l’Homme, ne peuvent pas néanmoins

déclarait dans L’animale quale soggetto di diritto (1928) à propos des animaux de
être réduites à un simple mécanisme physiologique. Cesare Goretti (1886-1952)

compagnie : « Il est absurde de penser que l’animal qui rend service à son maître
agit seulement selon son instinct. (…) Le chien sent, de façon obscure et significati-
ve, ce rapport pour les services rendus et échangés. Bien sûr, l’animal ne peut com-
prendre le concept de ce qui est la propriété, l’obligation ». Citons, sans encore être
exhaustif, les philosophes Peter Singer et Paola Cavalieri qui, dans leur Projet
grands singes de 1993, ont souhaité étendre aux chimpanzés, gorilles et orangs-
outans les droits à la vie, à la liberté individuelle et à l’intégrité corporelle. Outre-
Atlantique, l’avocat Alan Morton Dershowitz (2005) milite lui aussi pour les droits
des animaux : dans la mesure où leurs intérêts, comme le fait d’éviter la souffrance,
sont les mêmes que ceux des humains, les animaux doivent donc être considérés
comme des personnes légales à part entière. Le philosophe Tom Regan (2013) est
convaincu que certains animaux ont une vie mentale suffisamment complexe pour
avoir une expérience propre de leur bien-être, autrement dit pour que ce qui leur
arrive leur importe ; à cet égard, l’animal est donc détenteur de droits, même si, bien
évidemment, il ne le sait pas, ce qui rend ainsi injustifiables aux yeux de l’auteur des
pratiques comme la chasse, la pêche, l’alimentation carnée, les cirques, les zoos,
l’élevage intensif, mais aussi l’expérimentation animale dans une perspective…

droit à l’université Rutgers (Newark, New Jersey) va même plus loin encore : « nous
médicale ou biologique ! Gary Lawrence Francione (2010), qui est professeur de

devons abolir – et non pas simplement réglementer – les pratiques établies d’ex-
ploitation animale, parce qu’elles supposent que les animaux sont la propriété des
humains ».

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Evolution du statut juridique des animaux
Il s’est ainsi progressivement dessiné un cadre législatif sous la pression de cer-
taines consciences. Là aussi, ce ne fut pas toujours facile, comme l’illustre par
exemple les lois successives sur la tauromachie (Popelin, 1993, Bérard, 2003). Tout

François Jean-Baptiste Dalphonse (1756-1821) déclara: « il est frappant de consta-


commença le 2 messidor de l’an XII (octobre 1804), quand le préfet de Nîmes,

ter qu’en France aussi bien qu’en Espagne, jusqu’au XIXe siècle, les opposants aux
courses de toros n’envisageaient de les interdire que pour protéger des vies
humaines dangereusement exposées ». Il faudra néanmoins attendre 1884 pour que
Pierre Waldeck-Rousseau (1846-1904), alors ministre de l’Intérieur, donnât des ins-
tructions pour interdire les corridas en France. Une bataille acharnée entre partisans
de l’interdiction et opposants s’ensuivit qui culminera en 1890 quand Gaston

devant l’Eternel, vitupéra en plein Parlement : « On comprend que les hommes aient
Doumergue (1863-1937), futur Président de la République mais grand aficionado

si peu d’amis quand les animaux en ont tant ! » Un arrêt de la Cour de Cassation du
16 février 1895 jugea le taureau de combat comme animal domestique, ce qui le fai-
sait entrer dans le champ d’application de la loi Grammont. Cette dernière avait été
promulguée le 2 juillet 1850 par le général et député Jacques Philippe Delmas de
Grammont (1796-1862), lequel avait fondé la même année la LFPC (Ligue
Française de Protection du Cheval), qui existe toujours d’ailleurs. Cette loi portait
sur les mauvais traitements envers les animaux domestiques (ce qui écartait donc
initialement les taureaux de combat) et prévoyait amendes et peines d’emprisonne-
ment contre quiconque ayant commis, publiquement ou non, un acte de cruauté à
leur encontre. Elle fut complétée par la loi du 24 avril 1951 qui élargit son champ

« courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invo-


d’application aux animaux apprivoisés ou tenus en captivité, tout en excluant les

quée » (article 453 du Code pénal). Une disposition identique d’exception, pour des
raisons similaires, concernera aussi les combats de coqs. Pour « enfoncer le clou »,
la tauromachie a été inscrite le 22 avril 2011 au patrimoine culturel immatériel de la
France par le ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand. Mais le 24 septembre
2013, sous l’impulsion de Laurence Abeille, députée du Val-de-Marne, une propo-
sition de loi est déposée pour faire enfin appliquer à la corrida l’interdiction pénale
de sévices sur les animaux.

des amendes à « quiconque aura pratiqué des expériences ou recherches scienti-


L’article 454 du Code pénal prévoit également des peines d’emprisonnement et

fiques ou expérimentales sur les animaux sans se conformer aux prescriptions qui
seront fixées par un décret en Conseil d’Etat », lequel ne sera signé que le 9 février
1968 et qui soumettra les personnes pratiquant expériences et recherche à une auto-
risation délivrée par une Commission spéciale (CNEA : Commission Nationale de
l’Expérimentation Animale) regroupant des représentants de l’Etat, de la société
civile (philosophes, sociologues, juristes), d’associations de protection animale et
des professionnels de l’expérimentation animale privée et publique : les expérimen-
tateurs devront tenir un registre spécial indiquant la provenance des animaux utili-
sés et des services d’inspection devront s’assurer des soins nécessaires ou propres à
éviter aux animaux d’expérience toutes souffrances inutiles et que leur nourriture et

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leur habitat soient convenables. Quant à la loi Grammont, elle a été abrogée par le
décret du 7 septembre 1959 qui sanctionne la cruauté envers les animaux domes-
tiques y compris dans le cadre privé. La loi du 19 novembre 1963 étend le délit d’ac-
te de cruauté envers les animaux sauvages. Celle du 10 juillet 1976, relative à la pro-
tection de la nature, confère aux animaux le statut d’êtres sensibles. En 1978, la
Déclaration universelle des droits de l’animal est proclamée par l’UNESCO, mais…
elle n’a aucune valeur juridique ! La circulaire du 12 octobre 2004 porte sur le sta-
tut juridique de l’animal domestique mais hésite entre la qualification de simple
chose dont on peut librement disposer (conception en droit des biens) et d’être
vivant nécessitant une protection particulière (conception en droit pénal) ; elle ne
tranche pas plus sur la façon dont l’Homme doit se comporter par rapport aux ani-

ne aux animaux, en tant qu’ « êtres vivants et sensibles », un statut juridique diffé-
maux. Enfin, par la loi du 14 juillet 2010, l’article L214 du Code rural français don-

rent de celui sur les propriétés et marchandises – ils n’avaient que le statut de « biens
meubles » dans l’article 528 du Code civil napoléonien – sans toutefois remettre en
cause leur exploitation. Quant à l’animal dit de compagnie, ses droits se perdent
dans le maquis législatif, balloté entre Code pénal, Code rural, Code civil, Code de
la santé publique, Code général des collectivités territoriales et même… Code de la
route ! Aussi, le député et ancien ministre Frédéric Lefebvre a-t-il déposé le 6
novembre 2013 une proposition de loi visant à instaurer un statut juridique clair
pour cette catégorie d’animaux : changer le statut, donc les droits, aura ainsi plus de
portée pratique que de se contenter de modifier la terminologie des articles de lois !

Considérations éthiques et sociétales : perspectives et limites


En Grande-Bretagne, un zoologiste, William M.S. Russell (1925-2006), et un
microbiologiste, Rex L. Burch (1926-1996), ont élaboré en 1959 un programme
« humaniste » de lignes directrices en expérimentation animale connu sous le nom
de la règle des 3R (Richmond, 2000) pour :
– réduire (to reduce) le nombre d’animaux en se limitant aux seules expériences
indispensables, en évitant les répétitions inutiles, ce qui passe obligatoirement par la
rédaction préalable d’un protocole expérimental qui permettra de rejeter les investi-
gations discutables, d’estimer, statistiques à l’appui, le nombre d’animaux nécessai-
re et suffisant, de partager éventuellement les animaux en expérimentation entre
chercheurs menant des travaux voisins et techniquement compatibles, d’utiliser des
groupes biologiquement et sanitairement homogènes afin de réduire au maximum la
variabilité interindividuelle ;
– raffiner (to refine) la méthodologie appliquée en vue d’optimiser l’expérimen-
tation en choisissant avec le plus grand soin le modèle animal idoine et le protocole
expérimental adéquat, compte-tenu de l’inconfort, de la douleur, de la détresse ou de
l’angoisse subie par les animaux et qu’il faudra limiter au mieux (préférer des
méthodes non invasives comme l’imagerie ou la télémétrie ; éviter les tests doulou-
reux ; utiliser des préparations aiguës plutôt que chroniques ; recourir à des procé-
dures appropriées d’anesthésie, d’analgésie ou d’euthanasie…) en fixant des

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« points limites » qui sont les moments où la souffrance ou la détresse de l’animal
d’expérimentation doit être impérativement diminuée ou arrêtée afin d’éviter que la
mort ou un état morbide ne soit le critère d’interruption de l’expérience (c’est sou-
vent le cas en toxicologie, cancérologie ou infectiologie) et que les résultats obser-
vés ne soient incorrects car obtenus sur des animaux stressés ou souffrants ;
– remplacer (to replace) autant que faire se peut le modèle in vivo par des
méthodes alternatives comme des modèles in vitro (culture de cellules, de tissus…)
ou in silico (modèles bio-informatiques, mathématiques…).
Cette règle des 3R a été adoptée par le gouvernement britannique (Home
Office), le Conseil canadien de protection des animaux (CCPA), le Département
américain chargé de l’agriculture (Animal Welfare Act), avant d’être introduit dans
la réglementation par le Conseil de l’Europe (convention STE n° 123), l’Union
européenne (directive 86-609-CEE) et, enfin, par la France (arrêté du 19 avril 1988)
dans les organismes publics de recherche (décrets 2001-464 et 2001-486). Elle sera
aussi appliquée dans la formation des vétérinaires européens spécialisés dans la
science des animaux de laboratoire par l’ESLAV (European Society for Laboratory
Animal Veterinarians) et demeurera source d’inspiration de plusieurs associations
françaises de professionnels : entre autres, l’AFSTAL (Association Française des
Sciences et Techniques de l’Animal de Laboratoire) regroupant tous les métiers
dans ce domaine d’activité (zootechniciens, biologistes, éleveurs…), l’OPAL
(Œuvre pour la recherche expérimentale et Protection de l’Animal de Laboratoire)
qui soutient toute action en faveur du respect dû à ces animaux, le GIS (Groupement
d’Intérêt Scientifique), une plateforme pour le développement de méthodes alterna-
tives en expérimentation animale. Enfin, la Convention européenne sur la protection
des animaux vertébrés utilisés à des fins expérimentales ou à d’autres fins scienti-
fiques a été remise à jour en 2012 : l’Annexe A y détaille notamment les normes
strictes pour une installation expérimentale conforme.
Dans notre XXI e siècle commençant, il semblerait bien qu’une prise de
conscience du statut à accorder à « nos frères inférieurs » ait enfin eu lieu, du moins
dans certains domaines. Notre regard envers eux est devenu plus empathique com-
me l’atteste depuis surtout deux décennies la sortie en salle (et pas seulement à la
télévision où ils étaient le plus souvent relégués à des heures tardives) de documen-

ainsi pour les seules réalisations françaises L’Ours de Jean-Jacques Annaud (1988),
taires animaliers qui ont même rencontré un certain succès de fréquentation. Citons

Atlantis de Luc Besson (1991), Microcosmos de Claude Nuridsany (1996), Le


Peuple migrateur de Jacques Perrin (2001), La Marche de l’Empereur de Luc
Jacquet (2005) ou encore Océans de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud (2010). Ne
les boudons pas, car ils participent à un élargissement progressif de notre sensibili-

pectées (Cyrulnik et al., 2013). Il est certain que les nombreux scandales sanitaires
té morale qui aboutira à ce que les lois qui protègent les animaux soient mieux res-

de ces dernières années ne sont pas non plus pour rien dans cet éveil des
consciences: pensons à la nausée soulevée par les holocaustes de bovins effectués,
par principe de précaution, lors de la crise dite de la vache folle ou de volailles brû-
lées pour cause de grippe aviaire (des images d’une grande force symbolique !) ou
encore celle provoquée par les lasagnes de cheval, scandale à la suite duquel

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d’ailleurs le député de l’Essonne, Nicolas Dupont-Aignan, soutenu par Brigitte
Bardot et sa fondation, a déclaré vouloir déposer prochainement une proposition de
loi visant à modifier le statut juridique du cheval, le faisant passer d’animal de ren-

remarque acide de Mme de Staël (1766-1817) : « Plus je connais les hommes, plus
te à celui d’animal de compagnie. De quoi en tout cas abonder dans le sens de la

j’aime les chiens. » Mais ne nous leurrons pas non plus, car les conséquences pra-
tiques d’une telle reconnaissance entraîneront nombre de bouleversements aussi
bien dans les habitudes culinaires que dans l’exploitation de la chair ou de la peau
des animaux, et, bien évidemment, engendreront de fortes résistances économiques
et politiques (élevage industriel, recherche cosmétique, etc.).
Des incidences sociétales sont néanmoins déjà visibles. Le végétarisme occi-
dental, né en Angleterre en 1795 sous l’impulsion du révérend William Cowherd
(1763-1816) préconisant les principes de frugalité de l’Eglise adventiste du septiè-
me jour, puis diffusé aux Etats-Unis par les frères John H. (1852-1943) et Will K.
(1860-1951) Kellog, des quakers épris de médecine et producteurs de flocons de

rains (Poulain, 2012) : les « flexitariens », des néovégétariens « à temps partiel », et


céréales, a été ainsi récemment réactivé sous la forme de deux avatars contempo-

la nouvelle vague « veggie » qui, outre l’interdiction de toute alimentation d’origi-


ne animale, refuse aussi l’usage du cuir ou de la laine.
Dans l’enseignement, aussi bien secondaire que supérieur, on perçoit également
de tels changements avec la tendance, de plus en plus marquée, à numériser, à vir-
tualiser les Travaux Pratiques avec le développement notamment des modélisations
(Gandolfo, 2013) et autres ExAO (Expérimentations Assistées par Ordinateur), si
bien qu’actuellement seuls peuvent être utilisés dans l’enseignement secondaire les
sous-produits animaux issus d’animaux sains ou des denrées alimentaires (poissons,
cœur-poumons de moutons), des dissections d'animaux morts et congelés et des
invertébrés car non visés par la règlementation ou encore des supports vidéos (direc-
tive 2010/63/UE)(*). Les vertébrés vivants ne peuvent être utilisés que pour l’ensei-
gnement supérieur ou la formation professionnelle ou technique conduisant à des
métiers de l’expérimentation animale. Autrement dit, les procédures sur le vivant
utilisant des vertébrés sont réservées au seul domaine de l’enseignement supérieur
et de l’enseignement professionnel et technique spécialisé : les travaux pratiques qui
utilisent des vertébrés doivent alors avoir lieu dans un établissement agréé au titre
de l’expérimentation animale, doivent être encadrés par du personnel dûment for-
mé, et doivent enfin maintenant faire l’objet d’une autorisation préalable du minis-
tère de la recherche après avis éthique, comme tout projet scientifique. Quant à la
recherche expérimentale, elle est aujourd’hui rigoureusement encadrée : sur propo-
sition de la CNEA a été ainsi mis en place en 2005 par les ministères de la recherche
et de l’agriculture le CNREEA (Comité National de Réflexion Ethique sur
l’Expérimentation Animale), lequel a élaboré une Charte nationale sur l’éthique de
l’expérimentation animale destinée à harmoniser les principes et fonctionnements
des quelques 55 comités d’éthique déjà existants et qui sont des instances consulta-

(*) : article écrit avant la parution du décret n°2013-118 du 1er février 2013 qui interdit, dans l’en-
seignement secondaire, la dissection de la souris, mais par contre autorise des dissections d’animaux
invertébrés et vertébrés, dont les mammifères, susceptibles de faire partie de l’alimentation.

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tives chargées du bon respect dans les laboratoires des réglementations françaises et
européennes.
À l’heure actuelle, d’aucuns prônent la suppression totale de toute expérimenta-
tion animale, ce qui serait difficilement envisageable sans un renoncement à la pro-
gression de la connaissance et de l’amélioration de la santé humaine. Bien que des

plus souvent la souffrance animale (imagerie, études in vitro, modélisations, etc.),


techniques de plus en plus sophistiquées se développent et permettent d’éviter le

force est de constater que si le but est de faire avancer la recherche, l’expérimenta-
tion animale reste cependant nécessaire dans un certain nombre de cas pour lesquels
aucune autre alternative n’est pour l’instant disponible (par exemple la compréhen-
sion des mécanismes de la douleur, pour mieux soulager ceux qui souffrent d’algies
résistantes aux traitements connus aujourd’hui). Renoncer totalement à l’expéri-
mentation animale reviendrait alors à condamner des malades humains à ne pas gué-
rir. Il faut donc peser les intérêts : à partir de quand une maladie humaine est-elle
jugée suffisamment grave pour justifier l’expérimentation sur les animaux ?
L’utilité pour l’Homme est-elle moindre que le dommage causé à l’animal ? A ce
conflit des intérêts sont souvent proposées des pseudo-solutions : on ne veut pas
renoncer aux progrès médicaux, mais aucun animal ne doit souffrir pour autant ! Or,
ces deux buts sont pour le moment incompatibles, même si la règle des 3R semble
bien être une étape nécessaire vers une pratique plus éthique. En revanche, il existe
des domaines dans lesquels on pourrait arrêter totalement l’exploitation des ani-
maux sans aucun préjudice en termes de santé pour l’Homme, mais au détriment des
intérêts économiques de certains lobbies. C’est le cas par exemple de l’agriculture :
les produits et sous-produits animaux ne sont nullement indispensables à l’alimen-
tation humaine, pas plus que la peau des animaux n’est aujourd’hui nécessaire pour
se vêtir !
« La vie est la vie, que ce soit un chat, un chien ou un homme. Il n’y a pas de dif-
férence entre un chat, un chien et un homme. L’idée de différence est une concep-
tion humaine pour mettre l’homme à son avantage.» Aurobindo Ghose (1872-1950)

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