Le Temps Présent Et L'Historiographie Contemporaine: François Bédarida
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François Bédarida
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LE TEMPS PRÉSENT
ET L’HISTORIOGRAPHIE
CONTEMPORAINE
François Bédarida
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mise en perspective avec le passé et l’ave- de la ligne de partage tracée au 19e siècle
nir. En définitive, l’historien, confronté à la sous l’influence de l’école méthodique, et
mémoire immédiate des témoins, trouve institutionnalisée depuis, entre l’histoire du
dans le temps proche un terrain à la fois fra- temps présent et l’histoire tout court, là où
gile et fécond. pendant des siècles avait prévalu une
consubstantialité entre l’une et l’autre.
Comme l’écrivait l’historien du 19e siècle,
N
ouvelle venue dans le champ histo- J. Thiénot, « le domaine de l’histoire, c’est le
riographique, l’histoire du temps passé ; le présent revient à la politique et
présent a connu en l’espace d’une l’avenir appartient à Dieu » 1. De là la divi-
vingtaine d’années une belle efflorescence. sion du travail communément admise : à
Contemporaine de Vingtième Siècle, qui fut l’historien l’investigation savante, patiente et
à la fois son enfant et son porte-drapeau, en profondeur sur le passé, au journaliste le
signe et symbole de la dilatation de l’his- champ de connaissance ondoyant de l’im-
toire qui caractérise notre époque, elle médiateté. Au second de collationner l’in-
s’est imposée sans conteste aux sceptiques
formation, de la disséquer, de l’ordonner,
et aux incrédules. Certes, loin d’être une
mais sans être en mesure de soumettre
création ex nihilo, ce mode de traitement
l’enchaînement des événements à une véri-
de l’histoire avait derrière lui un glorieux
table analyse critique et encore moins à une
passé multiséculaire. Depuis Thucydide
grille d’interprétation dûment validée,
(pour qui c’était la seule histoire possible),
comme sait le faire le premier.
Xénophon ou Polybe, qui en furent les
pionniers, la liste est longue des praticiens Ce retournement épistémologique, en
du temps présent. Mais force est de recon- partie induit par des facteurs conjoncturels
naître qu’une éclipse durable – près d’un – tournant culturel de Mai 68, fin de l’ère de
siècle – a non seulement tari la production, la croissance, vent de pessimisme impulsé
mais fait regarder avec suspicion ce mode par la dépression économique à partir de
de rapport au temps. En ce sens, c’est à 1973 –, a eu cependant pour causes ma-
bon droit que l’on peut parler de tournant 1. Cf. Robert Bonnaud, Le système de l’histoire, Paris,
historiographique à partir de la fin des Fayard, 1989, p. 58.
153
Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 69,
janvier-mars 2001, p. 153-160.
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jeures le reflux des philosophies du progrès politique (de surcroît centrée sur une
et des utopies totalisantes provoquant « l’effa- étroite période) 1. En réalité, on se de-
cement de l’avenir » (P.-A. Taguieff), le re- mande si les écrits de la nébuleuse histo-
tour en force de l’événement et du sujet, la riographique ainsi visée – qui n’a jamais
quête généralisée d’identité, elle-même gé- récusé l’alliance entre la durée et l’événe-
nératrice d’une nouvelle demande sociale. ment et qui revendique sans fard le droit
Tout ce mouvement a conduit à se tourner à l’expertise – ont été bien lus dans la
vers l’histoire proche, celle du passé le plus mesure où l’étude du temps présent s’ap-
récent, en renouant d’ailleurs avec de plique aux champs les plus variés, de
vieilles traditions. À l’époque, au moment de l’histoire culturelle à l’histoire urbaine, de
la création de l’Institut d’histoire du temps la décolonisation aux rapports de sexe, de
présent, Ernest Labrousse, toujours attentif à l’histoire de la planification ou des entre-
la marche de la discipline, m’avait dit : « Cela prises à celle des relations internationales.
marque une date dans l’historiographie Qui, d’autre part, nierait qu’un important
française » (lui-même avait jadis plaidé la effort de réflexion conceptuelle sur le mé-
même cause en publiant dans La Pensée un tier, sur les méthodes de travail, sur la
article intitulé « Peut-on faire l’histoire à posture de l’historien dans la société, a
chaud ? »). En s’institutionnalisant, avec la largement découlé de l’œuvre accomplie
création en 1978 de ce laboratoire du CNRS
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par l’ensemble de ceux qui se sont en-
spécialement destiné à travailler dans ce gagés dans cette aventure malaisée, à l’oc-
champ, la nouvelle approche a adopté ce casion hasardeuse, mais le plus souvent
nom de « temps présent », qui s’est imposé, propice à l’innovation méthodologique et
couvrant une vaste sphère de recherche tant à la marche en avant de l’historiographie ?
française qu’internationale dans de multiples Sur le plan de la terminologie, si le terme
lieux et de multiples domaines. Du même d’histoire du temps présent l’a emporté sur
coup, il s’en est suivi une mutation majeure celui concurrent d’histoire immédiate,
dans le travail et le statut de l’historien, dont d’abord favori, la raison en est à chercher
la place au sein de la Cité s’est rapidement moins dans le déficit de scientificité de ce
trouvée promue et anoblie. dernier vocable que dans la valeur heuris-
Toutefois, les avancées et l’audience re- tique du couple présent/passé, totalement
connue de cette nouvelle branche de la absente du concept d’immédiateté. Quant
discipline n’ont pas laissé de susciter ici à l’expression d’histoire contemporaine,
ou là griefs et controverses. C’est ainsi sémantiquement la plus juste, elle souffrait
qu’un historien de renom, Gérard Noiriel, d’une ambiguïté rédhibitoire puisque
a tout récemment porté de sévères cri- depuis des générations les programmes
tiques sur les pratiques mises en œuvre d’enseignement du secondaire et du supé-
par les historiens gravitant autour de rieur la faisaient commencer avec la Révo-
l’IHTP. Leur reprochant de faire de l’his- lution française, en sorte que le terme avait
toire « événementielle » en oubliant la perdu de plus en plus son sens originel à
longue durée et de se complaire dans mesure que la durée de cette histoire s’al-
« l’expertise du passé » sans hésiter à longeait et que l’on se trouvait séparé de
« entrer dans la mêlée » et sans résister à la près de deux siècles de 1789.
dérive médiatique, il estime que « les
vieux réflexes positivistes reprennent le 1. Cf. Gérard Noiriel, Les origines républicaines de Vichy,
Paris, Hachette, 1999, p. 13-19 ; interview dans Libération,
dessus » et qu’il faut procéder tout autre- 18 novembre 1999. À vrai dire, quand on lit sous la plume
ment pour écrire une histoire vraiment de l’auteur que les notions de vérité et d’objectivité sont des
contemporaine, en élargissant le champ, « termes que l’on n’utilise plus guère aujourd’hui, ou seule-
ment avec des pincettes (c’est-à-dire des guillemets) », on
au lieu de se cantonner dans une histoire reste pantois. À quoi bon alors faire de l’histoire ?
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la marche du devenir englobe le futur. temps régné sans partage pour condamner
C’est pourquoi, dans cette mutation de toute tentative de lecture scientifique du
l’historiographie, on peut discerner trois passé proche.
étages. Le premier concerne le champ La première était la sacro-sainte notion
historique : c’est l’ouverture à l’étude d’une de « recul », qui apparaissait comme le
tranche d’histoire jusque-là absente ou ré- signe et le garant indispensable de l’objec-
cusée, la période contemporaine au sens tivité. Mais maints exemples ont montré
propre du terme. En second lieu, dans le qu’il n’était nullement nécessaire de dis-
nouvel atelier de l’histoire ainsi créé, les poser de recul pour être capable de
outils de travail du chercheur s’appellent, prendre la mesure des phénomènes et d’en
entre autres, sources orales, témoins et té- déterminer le sens. Si l’on prend un cas an-
moignages, cinéma et vidéo ; ses paramètres, cien, celui d’Edmund Burke, qui mieux que
demande sociale et coopération avec les lui a discerné dès 1790 les enjeux fonda-
autres sciences de l’homme (sociologie, an- mentaux de la Révolution française ? Sa lu-
thropologie, droit...). Enfin, à un troisième cidité n’en remontre-t-elle pas à bien des
niveau, on peut parler de tournant épisté- historiens ultérieurs ? Et que dire du Marc
mologique, puisque les questionnements Bloch de L’étrange défaite ? D’autre part,
soulevés et la quête de sens induisent à la s’il est sûr que l’historien se doit de lutter
fois une approche historique inédite dans la contre l’affect et les préjugés, comment
méthode et un rapport différent au temps à échapper à toute subjectivité ? Ici le pro-
l’intérieur du couple objet/passé – historien/ blème est le même pour les périodes re-
présent. Aussi Krzysztof Pomian a-t-il pu culées ou pour le présent, comme on a pu
écrire que cette histoire constitue à l’heure le voir avec ce véritable cas d’école qu’a été
actuelle le « secteur le plus dynamique et le le bicentenaire de la Révolution française.
plus innovant du savoir historique » 1. Toute- Deuxième objection à l’histoire du
fois, s’il est entièrement approprié de souli- temps présent : la carence des sources –
gner la spécificité de l’histoire du temps pré- encore qu’en même temps on avance sou-
sent, il serait parfaitement absurde de vent l’argument opposé selon lequel leur
1. Krzysztof Pomian, Sur l’histoire, Paris, Gallimard, 1999,
surabondance rendrait impossible de les
p. 378. maîtriser. Si le problème de l’accessibilité
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aux documents est essentiel, chacun sait restaurer l’incertitude de l’avenir. En fin
combien, à côté des archives publiques, il de compte, l’incomplétude est loin de
y a d’archives privées, de témoignages, de constituer un obstacle absolu, comme le
documents de presse, de radio et de télévi- montrent les réussites d’écriture sur le
sion, de publications de textes officiels ou très contemporain, sans compter le fait
semi-officiels, de « littérature grise », d’in- que les constructions historiques, si do-
terviews, de travaux de journalistes, bref cumentées et si bien agencées soient-
une masse énorme de fonds qui n’atten- elles, ne sont que des constructions pro-
dent que d’être exploités. Avant de visoires.
conclure à l’impossibilité de la recherche
faute de sources, il convient d’abord LA DÉFINITION DU TEMPS PRÉSENT
d’épuiser la masse des matériaux dispo-
nibles. Si l’on en vient maintenant à l’épineuse
En réalité, les véritables objections à op- question de la définition du temps présent,
poser à l’histoire du temps présent sont de on se heurte au problème clé des tempora-
deux ordres. La première concerne l’in- lités. Indubitablement, le temps présent
complétude de l’objet, la seconde la dé- constitue un espace de temps minuscule,
finition du temps présent. Sur le premier un simple point passager et fugitif, puisque
point, il est vrai que le grand handicap de
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sa caractéristique, c’est de disparaître au
l’historien tient au fait qu’il doit analyser et moment même où il commence à exister.
interpréter un devenir dont il ne connaît ni Au sens strict, on ne peut faire de l’histoire
l’aboutissement ni la fin, en d’autres termes du présent, puisqu’il suffit d’en parler pour
des processus non terminés. Face à un qu’on soit déjà dans le passé. Ce qui pose
passé tronqué de son futur, il ne dispose la question du temps, dans toute son
pas du fin mot de l’histoire. Henri Pirenne, étendue, avec sa trilogie – passé, présent,
par exemple, confiait que dans sa grande futur. On connaît la célèbre interrogation
Histoire de Belgique le volume qui lui avait de saint Augustin dans les Confessions :
donné le plus de mal était le dernier vo- « Quid est tempus ? ». Et le grand Africain
lume traitant de la période contemporaine. de répondre : « Si personne ne me le de-
Ne devant retenir, disait-il, que les faits im- mande, je le sais ; mais si on me le de-
portants, c’est-à-dire les faits ayant entraîné mande et que je veuille l’expliquer, je ne le
de grands résultats, comment déterminer sais plus ». Par-delà cette approche em-
ceux-ci ? Comment donner rétroactive- pruntant à la psychologie, il en vient à dé-
ment sa portée et son sens à l’événement finir le présent, en une formule fameuse,
quand on ne connaît pas la suite ? comme le lieu d’une temporalité élargie
Malgré tout, on peut se référer ici à la contenant la mémoire des choses passées
définition proposée par Paul Ricœur entre et l’attente des choses à venir : « Le présent
événements majeurs, sursignificatifs, et évé- du passé, c’est la mémoire ; le présent du
nements mineurs, infrasignificatifs 1. Tandis présent, c’est la vision ; le présent du futur,
que les uns constituent des objets sources c’est l’attente » 2. En fait, de par son étymo-
(epoch-making), les autres relèvent de logie, le mot visio en latin peut aussi se tra-
l’éphémère. D’autre part, n’y a-t-il pas là duire par regard, attention : la « vision »
une occasion bénie de défataliser l’His- devient alors notre espace d’expérience,
toire ? Raymond Aron observait que l’al- notre champ d’observation et d’investiga-
liance entre l’enquête sur le passé et la tion. En d’autres termes, il n’y a de passé et
cartographie du présent permettait de d’avenir qu’à travers le présent. Remar-
1. Paul Ricœur, « Événement et sens », Raisons pratiques, 2. Saint Augustin, Confessions, livre XI, chap. XIV et XX,
L’événement en perspective, 2, 1991, p. 51-52. trad., Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 264 et 269.
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quons que Reinhart Koselleck va dans le Benedetto Croce : « Toute histoire digne de
même sens lorsqu’il situe l’événement ce nom est histoire contemporaine » 3 ? Ce
dans une tension entre deux catégories qui illustre la conjonction qui, par le fait de
temporelles : l’espace d’expérience et l’ho- l’opération historique, s’établit, selon Henri
rizon d’attente 1. Si le passé n’est plus, le Marrou, entre deux plans d’humanité, le
souvenir reste ; si le futur n’est pas encore, passé vécu et le présent où s’effectue la ré-
l’attente de l’avenir est là. Le présent est cupération de ce passé : « Dans l’histoire,
donc la transition entre ce qui fut futur et écrit-il, ces deux plans ne sont saisissables
qui devient passé. Autrement dit, l’écriture qu’au sein de la connaissance qui les unit.
de cette histoire est tout ensemble analyse Nous ne pouvons isoler, sinon par une dis-
du passé, mise en perspective du présent tinction formelle, d’un côté un objet, le
et anticipation de l’avenir. passé, de l’autre un sujet, l’historien » 4.
Si la définition du présent est d’un côté
facile à fixer – la limite est à l’évidence le L’HISTORIEN, LE PASSÉ ET LA MÉMOIRE
passage du présent à ce qui est en train de
devenir passé, c’est-à-dire l’aujourd’hui, Dès lors, il convient de se garder de l’il-
l’immédiat –, elle est beaucoup moins lusion selon laquelle l’énonciation histo-
claire en direction de l’amont. Temps de rique reconstituerait un passé unique par
l’expérience vécue, la contemporanéité est
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son authenticité, son autonomie, son inté-
aussi le lieu de la discordance des temps. grité. Le passé ne saurait, en effet, être dis-
Les périodisations y sont faites de tempora- socié du présent puisqu’ici il est par nature
lités mêlées, de dénivellations inattendues, une représentation, une construction, un
de décrochements successifs. D’autant que artefact, élaboré à partir d’une sélection
les critères de lecture évoluent sans cesse. dans un champ inépuisable et une multi-
Ainsi Chateaubriand, après avoir relaté tude de sources. L’historien, expliquait
dans les Mémoires d’outre-tombe les jour- Lucien Febvre dans sa leçon d’ouverture
nées de juillet 1830, conclut dans un cha- au Collège de France en 1933, « part du
pitre paradoxalement intitulé « Ce que sera présent – et c’est à travers lui, toujours,
la Révolution de Juillet dans l’avenir » : qu’il connaît, qu’il interprète le passé » 5.
« J’ai peint les trois journées à mesure Présent et passé sont donc reliés dialecti-
qu’elles se sont déroulées devant moi ; une quement, chacun donnant et recevant son
certaine couleur de contemporanéité, vraie sens de l’autre.
dans le moment qui s’écoule, fausse après L’histoire du temps présent, bon labora-
le moment écoulé, s’étend donc sur le ta- toire pour affronter les problèmes de la
bleau... Pour juger impartialement de la mémoire, du témoignage, de l’objectivité
vérité qui doit rester, il faut se placer au et de la vérité dans la représentation du
point de vue d’où la postérité contemplera passé, est aussi un remarquable outil d’in-
le fait accompli » 2. teractivité entre l’historien et l’objet de son
Peut-on trouver meilleure preuve que la enquête sur le terrain. Comme l’écrit Paul
dynamique de l’histoire du temps présent a Ricœur, « on ne l’a peut-être pas assez re-
pour effet d’engendrer une double dialo- marqué, l’histoire est l’un des rares modes
gique avec le passé et avec l’avenir, confor- de connaissance où le sujet et l’objet ap-
mément à la formule bien connue de partiennent non seulement au même
1. Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sé- 3. Benedetto Croce, Contributo alla critica di me stesso,
mantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, trad. française, Paris, Nagel, 1949, p. 110.
1990 (1re éd. en allemand, 1979). 4. Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique,
2. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre Paris, Le Seuil, 1954, p. 37.
tombe, éd. M. Levaillant, Paris, Flammarion, 1950, tome 2, 5. Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, Armand
p. 671. Colin, 1953, p. 15.
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François Bédarida
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à poser le problème de l’anachronisme.
Comme la spécificité de l’histoire du
Car, à côté de l’anachronisme vulgaire, naïf
temps présent est de se bâtir avec des té-
et sommaire – péché par excellence de
moins vivants, il est ici plus impératif
beaucoup de nos contemporains aux juge-
ments simplistes et tranchants – on peut qu’ailleurs d’élucider la notion de témoin
soutenir avec Henry Rousso qu’il existe un (le martur ou le testis). De fait, le mot
anachronisme (que je qualifierai alors de témoin a trois sens distincts : un sens em-
noble), celui dans lequel se meut inévita- pirique – et historique –, un sens juridique,
blement l’historien du temps présent, un sens philosophique.
puisqu’il est l’homme à la fois de l’hier et Au sens empirique, un témoin, acteur ou
de l’aujourd’hui, du passé vécu et de sa re- spectateur, rapporte ce qu’il a vu ou en-
présentation présente. Toutefois, je préfé- tendu d’un événement ou d’une action. Il
rerais utiliser le terme de parachronisme, s’inscrit donc dans le champ mémoriel,
ce dernier consistant en une confusion des puisqu’il peut dire : « J’y étais. » C’est pour
temps qui attribue à une époque ce qui ap- cette raison que l’on parle d’un témoin
partient à une autre, que ce soit en amont oculaire ou d’un témoin auriculaire. Mais,
ou en aval. D’où la nécessité d’une pra- d’une part, en voulant transmettre, il cons-
tique historienne tournée en permanence truit un récit qu’il appelle à croire, d’autre
vers la conscience de soi. D’autant part, il s’expose à la confrontation des té-
qu’aujourd’hui où le présent a acquis, bien moignages (sans parler des autres docu-
davantage qu’autrefois, un statut de vec- ments qui aussi « parlent »). Le témoignage
teur d’intelligibilité, il a partie liée, plus n’est donc pas la perception même : c’est
que toute autre tranche d’histoire, avec la un récit, une narration impliquant un pro-
mémoire, qu’elle soit individuelle ou col- cessus de transfert du témoin à celui qui
lective. reçoit le témoignage. Un fait à lui seul ne
1. Paul Ricœur, « Histoire et rhétorique », Diogène, 168, 3. Cf. Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris,
1994, « La responsabilité sociale de l’historien », p. 24. Le Seuil, 2000 ; « L’écriture de l’histoire et la représentation
2. Sur la relation passé/présent/futur, cf. les intéressantes du passé », conférence Marc Bloch, EHESS, 2000.
réflexions de Jean Chesneaux, Habiter le temps, Paris, 4. Cf. François Bédarida, « La mémoire contre l’histoire »,
Bayard, 1996. Esprit, juillet 1993, p. 7-13.
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témoigne pas. Il ne témoigne que s’il est récit devant les autres : se faire responsable –
interprété. par sa parole – de l’histoire ou de la vérité d’un
Au sens juridique, le témoin qui atteste événement » 1.
un fait dont il a eu directement connais-
sance se place dans un cadre institu- À partir de là un triple constat peut être
tionnel, la justice, et dans un lieu, le tri- établi. D’abord, le témoignage s’inscrit
bunal. Il est donc acteur dans un procès, dans un réseau de discours, au carrefour
dans un litige ou une contestation, à la de l’événement et du langage. Il y a donc
suite d’une violence faite au droit qu’il un lien entre la réalité et le langage.
s’agit de réparer. D’autre part, en matière de temporalité, le
Au troisième sens de nature philoso- témoignage n’est pas caractérisé par la
phique et éthique, le témoin s’érige en contemporanéité : la distance temporelle
porte-parole de la vérité. C’est cette avec les faits rapportés fait que le témoin
fonction qui fait le plus souvent l’objet de se réfère à un passé. Le témoin devient
désaccords et de contestations dans la alors un témoignant, porteur d’un discours
confrontation témoins/historiens. Les pre- cherchant à donner un sens, c’est-à-dire
miers affirment en toute sincérité que ce une interprétation aux faits auxquels il a
qu’ils disent est la vérité – et par là ils assisté. Le troisième constat est le plus
s’érigent en historiens. Sans qu’il s’agisse important : le témoin ne décrit pas seule-
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de mettre en doute leur sincérité, on est ment ce qu’il a vu et entendu, mais en vou-
appelé à se demander si cette sincérité du lant établir la vérité il construit un discours
témoin qui apporte sa caution est la visant à unifier le témoignage des faits et le
vérité d’un savoir ou la vérité d’une foi ou témoignage du sens.
les deux. On voit alors de quelle manière On en revient par là à la notion de
le témoignage peut glisser dans l’univers preuve documentaire. Le critère premier,
du sacré et de l’absolu. C’est la raison en effet, – et l’atout majeur – de la science
pour laquelle il arrive à des témoins historique, c’est d’être régie par les
d’être si catégoriques et si virulents sources, ce qui soumet la discipline à un
envers les historiens (même si ce sont par haut niveau de rigueur et au culte de la
ailleurs des personnages aimables et regula veritatis. Ce contrat de l’histoire
courtois). avec la vérité est aussi ancien que l’histoire
Allons plus loin. Le témoin n’entend pas elle-même : c’est même la raison d’être de
seulement dire la vérité, il veut la trans- la connaissance historique. Sur ce point,
mettre à un autre. Il est éclairant ici de citer Cicéron a prononcé des paroles défini-
ce qu’a finement écrit Shoshana Felman à tives, même si pareille ambition de la part
propos du film Shoah : de l’historien peut paraître démesurée.
Mais, en fin de compte, si dans cette op-
« Porter témoignage, c’est toujours, implicite- tique il est indéniable que travail de mé-
ment, s’engager à répondre de la vérité... Té- moire, critique du témoignage et interpré-
moigner – devant un tribunal ou devant le Tri- tation du passé à la lumière du présent
bunal de l’Histoire et de l’Avenir, témoigner sont le lot commun de tous les praticiens
aussi bien devant un public de lecteurs ou de de la discipline historique, les historiens du
spectateurs –, c’est plus que rapporter simple- temps présent, quant à eux, se trouvent
ment un fait, un événement, plus que raconter dans une situation hautement inconfor-
ce qui a été vécu, ce qui a laissé une trace, ce
dont on se souvient. La mémoire est ici convo-
table, partagés qu’ils sont entre les mirages
quée pour requérir l’autre, pour affecter celui d’un présent inachevé et une demande so-
qui écoute, pour en appeler à une commu-
1. Shoshana Felman, « À l’âge du témoignage : Shoah de
nauté ... Témoigner, ce n’est donc pas seule- Claude Lanzmann », dans Au sujet de Shoah, Paris, Belin,
ment raconter, mais s’engager et engager son 1990, p. 55-56.
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François Bédarida
ciale leur désignant les objets historiques Ancien directeur de l’IHTP, François Bédarida est
sur lesquels travailler. C’est pourquoi ils directeur de recherche au CNRS et secrétaire gé-
ont à inventer sans répit une postur e néral du Comité international des sciences histo-
riques. Il a notamment publié L’histoire et le
d’équilibre, ce qui les voue à vivre sur la
métier d’historien en France (1945-1995) (Éditions
corde raide. de la Maison des sciences de l’homme, 1995) et
Winston Churchill (Fayard, 1999). Il est cofonda-
teur et membre du comité de rédaction de Ving-
tième Siècle. Revue d’histoire.
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 28/01/2022 sur www.cairn.info par Jordane Provost (IP: 81.220.244.53)
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