La Trace Dans Le Visage de L'autre
La Trace Dans Le Visage de L'autre
La Trace Dans Le Visage de L'autre
Maria Salmon
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Lévinas nous
apprend à faire de
la philosophie, non
plus une somme de
connaissances et de
concepts bien utiles
pour se diriger
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PHILOSOPHIE
Nous sommes, pensons-nous, en permanence reliés les uns aux autres par
des signes, reliés au monde, reliés aux choses, reliés au sacré. Nous sommes
reliés par des signes visibles, mais aussi par des actes qui font signe, des paroles
que l’on entend, nous sommes en lien de mille manières. Tout fait trace, nous
semble-t-il, et le monde que ces signes organisent devient compréhensible et
connu. Tel qu’il nous paraît, tel que nous l’interprétons, ensemble ou dans la
solitude, le monde est objet d’appropriation grâce et par ces signes et ces
traces.
Les quelques réflexions qui vont suivre, inspirées de mes lectures de
l’œuvre d’Emmanuel Lévinas, montrent qu’il n’en va pas ainsi de la trace.
La trace ne fait pas signe, la trace ne dévoile pas, la trace ne permet pas
d’accéder à une connaissance, la trace, on ne peut pas la suivre, elle ne sert
à rien au chasseur, c’est la trace, pourrait-on dire, d’un invisible, c’est une
trace qui témoigne d’un secret, elle est trace dans le visage de l’autre de
mon infinie responsabilité.
Revenons d’abord à ce qui est visible, parlons du visage, cette « peau à
rides1 » qui nous regarde. Cherchons ensuite de quoi ce visage est la trace, celle
d’une altérité fondamentale, incompréhensible, enfin, allons au-delà du visage
chercher la trace de l’Infini, lieu de l’éthique.
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visage de l’autre homme c’est quelque chose d’étranger qui vient vers moi, qui
s’impose de l’extérieur pour me déranger, et qui définitivement va poser sa
marque, une trace invisible mais indélébile en moi. J’appelle cela la trace de
l’éthique, qui est aussi une morale en moi, une morale qui ne vient pas de moi,
ni d’une révélation d’en haut, ni d’une éducation historiquement repérée, cette
trace de l’éthique m’est imposée par l’autre en son visage.
J’y reviendrai, mais restons sur le visage visible, celui d’un autre jamais
atteint. Ce visage entrevu de l’autre ne serait-il pas la marque du désir ? S’il
est vrai que tout désir se porte vers ce qui est autre, vers ce qui n’est pas acces-
sible d’emblée, vers ce qui manque, le visage n’est-il pas ce que l’on ne peut
atteindre, alors même qu’il est pré-
sent, bien réel, inscrit dans le monde
comme moi ? Est-ce parce qu’il est ce
que je ne suis pas, qu’il me fait miroi-
ter son altérité, qu’il la dévoile à peine
au fur et à mesure que je m’en
approche ? Sans doute est-ce un peu
de tout cela. Sans doute mon désir
porté vers Autrui est un désir d’at-
teinte, teinté de rêve et de jalousie,
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La déprise du Moi de soi ne peut se faire que par l’Autre, cherchons quel
est cet Autre qui permettrait une telle déprise de soi. La question de l’Autre
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PHILOSOPHIE
est une question difficile à admettre, la philosophie elle-même nous dit Levi-
nas ayant une sorte d’allergie à l’altérité fondamentale, à une altérité que l’on
ne pourrait que ramener à soi. En effet, nous dit-il, la tâche principale de la philo-
sophie c’est de chercher toujours à connaître, de préférence en vérité, pour com-
prendre. Elle se fait ontologie quand elle
cherche à débusquer l’être des choses ; elle
devient phénoménologie quand elle
cherche comment la conscience se consti-
tue par les choses ; elle est science quand
elle cherche la vérité dans les connais-
sances ; elle se veut aussi métaphysique,
accordant à la transcendance un statut de
vérité. Tout se passe comme si tout ce que
nous pouvons connaître devient, par la
recherche et par la connaissance, trans-
formé en signes à reconnaître3.
Tout porte la philosophie à éclairer les choses, pour les connaître, compre-
nons pour les reconnaître. Toute recherche d’identité est recherche d’identifi-
cation, identification qui ne peut trouver d’assise que dans du connu, du
reconnu, de l’identique. La philosophie cherche à alléger l’être de son altérité,
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ne soit pas seulement un retour au même, qui ne soit pas une signification rame-
nant l’Autre au Même par le seul jeu de la reconnaissance ?
Pouvons-nous chercher, non pas des signes à interpréter dans la lumière,
mais des traces, dont nous pourrions entendre le murmure dans le visage de l’au-
tre, forme majeure de cette philosophie ? Cette trace de l’autre n’est pas signe,
répétons-le. Les signes visibles sont déjà tout éclairés de leur signification quand
le visage de l’autre m’indique quelque chose que je peux comprendre, quand
nous communiquons de différentes manières, quand nous sommes l’un et l’au-
tre dans l’identifiable, le compréhensible. Ce que le visage de l’autre me révèle,
son altérité fondamentale, de cela je ne peux qu’en soupçonner la trace. En écri-
vant soupçonner, en parlant de soupçon, il me semble que je mets le doigt dans
le registre essentiellement éthique dans lequel se développe cette réflexion.
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Le visage, c’est l’irruption de l’autre dans mon existence, mais une irrup-
tion qui ne vient pas de là où j’étais déjà, une irruption de l’étrangeté pour-
rait-on dire, une irruption qui jamais ne sera un signe, même venu d’ailleurs
pour que je puisse comprendre l’autre dans son altérité. Si je pouvais lire l’Au-
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Lévinas, appelle Infini cette trace dans le visage de l’autre, et nous allons
maintenant développer cette idée d’Infini. La trace de l’Infini est inscrite dans
le visage de l’Autre, là où rien ne marque, rien n’est visible du visage de l’Au-
tre, mais le voir ce visage c’est voir infiniment plus qu’il n’est montré, et c’est
la raison pour laquelle il la nomme trace de l’Infini.
Quelques mots pour nous aider à penser cette idée de l’Infini. Descartes
disait que l’idée de l’Infini est une idée trop grande pour être contenue dans un
esprit fini, Lévinas fait sienne cette idée. Pensons ainsi cette idée d’Infini, le
plus grand ou le plus petit, comme impensable, inconcevable. Comment peut-
on l’imaginer ou se le représenter ? Les mathématiciens, pour symboliser l’in-
fini, ont trouvé un signe, au fond assez étrange, cette petite ligne qui se
retourne sur elle-même, par une torsion pour se fermer. Rien de moins méta-
phorique dans ce signe qui ne marque absolument pas le dépassement, mais au
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nente au Moi, lui disant « tu dois le faire » ? Cette responsabilité nous vient non
pas de nous-mêmes mais de ce qui est fondamentalement extérieur à nous, l’Au-
tre, Autrui en son visage. La question de l’autonomie de la volonté du sujet chère
à Kant est là dépassée, c’est au contraire l’hétéronomie qui fait le ferment de
l’éthique de Lévinas.
Pour conclure, la trace dans le visage de l’autre, c’est la trace d’un Infini
commandement, qui ne peut me venir que de l’autre rencontré en son visage.
Nous avons voulu montrer que ce visage, n’est pas la figure habillée de ses ori-
peaux, ni même de ses beaux habits de visage. Le visage qui commande, il
faut aller le chercher là où il n’y a rien. Le visage comme nudité absolue,
comme dénuement total, le visage qui est tellement exposé qu’il me commande
sans me dire. Le visage comme manifestation de l’éthique. Parce que le visage
est nu, ça me regarde, sa nudité, son dénuement, me regardent et la conscience
est alors confrontée à ce qui n’est pas elle et qui pourtant l’interpelle, la sup-
plie, exige. La conscience de soi que tout sujet peut invoquer à tout moment,
dans toutes les circonstances, lorsque le monde s’impose à elle, l’interpelle et
lui représente les choses, cette conscience de soi se voit interdire tout retour en
elle-même devant le visage. Je ne peux oublier ce que dit le visage, mais je ne
puis être ni sourd, ni aveugle. Maria Salmon
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1. Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Nijhoff, 1974, p. 112.
2. Alain Finkielkraut, La sagesse de l’amour, Folio essai, 1984, p. 142.
3. Il en est ainsi des sciences historiques, par exemple. Tout ce qui fait trace du passé irréversible devient
le signe d’un monde passé certes, mais dont la cohérence et l’unité d’avec notre monde sont d’emblée réa-
lisées. Il s’agit de ramener l’autre au même en faisant être tout ce qui fut, en dévoilant l’autre par l’histoire
et les récits explicatifs pour qu’il perde de son altérité. On trouve cela dans En découvrant l’existence avec
Husserl et Heidegger dans le premier article intitulé : « L’œuvre de Edmond Husserl », Éd. Vrin, 2001, pp.
48 et 49.
4. Emmanuel Lévinas, Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972, p.49.
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