Lounatcharsky Silhouettes Révolutionnaires Lénine 1923

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Silhouettes révolutionnaires 

:
Vladimir Ilitch Lénine
A. Lounatcharsky

Source : Marxist.org. Le texte original a été écrit en 1918 et publié Petrograd en 1919 dans un
recueil intitulé « La Grande Révolution », ensemble avec des portraits de Trotsky, Zinoviev,
Martov et Kamenev. Il a été réédité à Moscou en 1923 dans l’ouvrage « Silhouettes
révolutionnaires » aux éditions « Transposektsiya » avec cinq portraits supplémentaires. En
1965, une version tronquée de cet ouvrage a été réédité par « Molodoya Gvardia » (les éditions
du Komsomol) en omettant notamment les « silhouettes » de Trotsky, Zinoviev et Martov.
Traduction MIA.

Je ne tenterai pas ici d’écrire une énième biographie de Lénine ; pour cela, les sources ne manquent
pas. Je me contenterai d’évoquer ce que je sais de lui grâ ce à nos relations personnelles et à mes
propres impressions directes sur l’homme.

J’ai entendu parler de Lénine pour la première fois par Axelrod après la publication d’un livre [1] écrit
par « Touline » [2]. Je n’avais pas encore lu ce livre, mais Axelrod me dit : « Nous pouvons vraiment dire
désormais qu’il y a un véritable mouvement social-démocrate en Russie et que de véritables penseurs
sociaux-démocrates commencent à émerger ».

« Que voulez vous dire ? », ai-je demandé. « Que pensez vous alors de Strouvé et qu’en est-il de Tougan-
Baranovsky ? »

Axelrod me sourit d’une manière quelque peu énigmatique (le fait est qu’il avait autrefois exprimé la
plus haute opinion de Strouvé) et ajouta : « Oui, mais Strouvé et Tougan-Baranovsky… tout cela n’est que
de nombreuses pages de théorisation pédante, un tas de données historiques sur l’évolution de
l’intelligentsia universitaire russe ; Touline, par contre, est un produit du mouvement ouvrier russe, il est
déjà une page de l’histoire de la révolution russe ».

Naturellement, le livre de Touline fut lu à l’étranger (j’étais à Zurich à cette époque) avec le plus grand
intérêt et il fit l’objet de toutes sortes de commentaires. Après cela, je n’entendis plus de lui que des
rumeurs sur son arrestation et son exil à Krasnoïarsk [3] avec Martov et Potréssov. Lénine, Martov et
Potréssov semblaient être des amis personnels absolument inséparables ; ils se fondaient dans une
image collective de la direction purement russe du mouvement ouvrier nouvellement formé. Comme il
est curieux aujourd’hui de voir quelles voies à ce point distinctes ces « trois amis » allaient suivre !

Le livre suivant qui nous parvint fut Le développement du capitalisme en Russie. Bien que
personnellement moins attiré par les questions purement économiques – je considérais déjà les
caractéristiques et le développement du capitalisme en Russie comme incontestables – je fus
[
1] Lounatcharsky fait référence ici à l’ouvrage de Lénine intitulé Remarques critiques sur la question du
développement économique de la Russie, publié dans un recueil d’articles marxistes, Saint-Pétersbourg, 1895.
[
2] « K. Touline » était le premier pseudonyme de Lénine, utilisé entre 1895 et 1900.
[
3] Krasnoïarsk est la troisième plus grande ville de Sibérie, sur le cours supérieur de la rivière Iéneisseï, au sud de la
Sibérie centrale. À partir de février 1897, Lénine y passa les trois premiers mois de son exil sibérien.

1
néanmoins stupéfait par la base statistique extrêmement solide du livre et par l’habileté de son
argumentation. Il me semblait à l’époque (et tel devait être le cas) que ce livre allait donner le coup de
grâce à toutes les idées fausses de l’idéologie populiste (Narodnik [4]).

J’étais en exil lorsque les nouvelles concernant le IIe Congrès [5] commencèrent à nous parvenir. C’était
l’époque où l' Iskra [6] avait déjà commencé à paraître et consolidait ses positions. Je m’étais déclaré
sans hésitation partisan de l’Iskra, mais je connaissais peu son contenu, car si nous recevions tous les
numéros, ils nous parvenaient à intervalles très irréguliers. Nous avions néanmoins l’impression que le
trio inséparable – Lénine, Martov et Potréssov – avait fusionné de manière indissoluble avec la trinité
émigrée de Plekhanov, Axelrod et Zassoulitch. En conséquence, la nouvelle de la scission du IIe
Congrès nous frappa comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Nous savions que le IIe Congrès
devait être le témoin des dernières manœuvres dans la lutte contre la Pensée ouvrière, mais que le
schisme allait prendre un cours mettant Martov et Lénine dans des camps opposés avec Plekhanov
détaché à mi-chemin entre les deux ; rien de tout cela ne n’avais pu nous traverser l’esprit.

L’article premier [7] des statuts du parti justifiait-il une scission ? Et que dire du bouleversement de la
composition du comité de rédaction ? Que se passait-il donc avec ces gens à l’étranger, étaient-ils
devenus fous ? Cette scission nous troubla au plus haut point et nous essayâmes, à partir des maigres
informations qui nous parvinrent, de comprendre de quoi il retournait. Les rumeurs ne manquaient
pas, selon lesquelles Lénine était un fauteur de troubles et un diviseur, qu’il voulait à tout prix s’ériger
en autocrate du Parti, et que Martov et Axelrod avaient refusé, pour ainsi dire, de lui prêter serment de
fidélité en tant que Grand Manitou du Parti. Cette interprétation était cependant largement contredite
par l’attitude de Plekhanov, dont la position initiale, comme on le sait, fut une alliance étroite et
amicale avec Lénine. Plekhanov ne tarda pas ensuite à passer du cô té des mencheviques, mais nous
tous qui étions en déportation (et pas seulement ceux qui étaient exilés à Vologda [8] je présume)
considérions que cela le discréditait grandement ; les marxistes n’ayant rien à gagner à des
changements de position aussi soudains.

En résumé, nous étions quelque peu dans le brouillard. Je dois ajouter que les camarades en Russie qui
soutenaient Lénine étaient également assez vagues sur ce qui se passait. S’il faut mentionner des
figures marquantes, c’est sans aucun doute Alexandre Alexandrovitch Bogdanov, qui lui apporta le
soutien le plus marqué. C’est à ce moment-là que le ralliement de Bogdanov à Lénine fut, je pense,
d’une importance décisive. S’il ne s’était pas rangé du cô té de Lénine, les choses auraient probablement
progressé beaucoup plus lentement.

Mais pourquoi Bogdanov s’associa-t-il à Lénine ? Pour lui, la querelle qui avait éclaté au Congrès était
avant tout une question de discipline : dès lors qu’une majorité (ne serait-ce que d’un seul vote) avait
voté pour les formules de Lénine, la minorité aurait dû se soumettre. En second lieu, il y voyait un
affrontement entre la section russe du Parti et les émigrés. Même si Lénine n’avait pas un seul « grand
nom » de son cô té, il avait avec lui, pratiquement sans exception, tous les délégués venus de Russie,
alors que dès que Plekhanov changea de bord, tous les grands ténors émigrés se rassemblèrent dans le
camp menchevique

[
4] Nom appliqué au mouvement socialiste agraire russe non marxiste de la seconde moitié du XIXe siècle. Il fondait
ses théories de réforme sur le système de propriété foncière communale des paysans russes et a utilisé le terrorisme comme
arme politique.
[
5] Le IIe congrès du Parti ouvrier social-démocrate russe s’est tenu à Bruxelles et à Londres en 1903. C’est au cours
de ce congrès que s’est produite la scission divisant le parti entre bolcheviques et mencheviques.
[
6] Premier journal social-démocrate en Russie. De 1898 à 1903, il représente le groupement officiel du parti Social-
démocrate dans l’émigration. La « lutte » à laquelle il est fait référence ici était entre les journaux « Rabotchi Misl » [La
Pensée ouvrière] et « Iskra » pour la reconnaissance comme organe officiel du parti.
[
7] La formulation de ce premier article, qui définissait l’appartenance au Parti, fut l’un des points de divergence les
plus nets entre Lénine et Martov lors de la scission du parti social-démocrate russe en fractions bolchevique et menchevique.
[
8] Lounatcharsky fait référence ici à lui-même, puisqu’il a été exilé à Vologda de 1900 à 1902. Vologda est une ville
du nord de la Russie européenne qui se trouve approximativement à mi-chemin entre Moscou et Archangelsk.

2
Bogdanov décrivait la situation, bien que de manière pas tout à fait correcte, comme suit : les
aristocrates émigrés du Parti avaient refusé de comprendre que nous étions désormais un véritable
parti et que ce qui comptait avant tout était la volonté collective de ceux qui menaient à bien le travail
pratique en Russie. Il ne fait aucun doute que cette façon de voir, qui donna lieu, entre autres, au mot
d’ordre « Un seul centre du Parti… et en Russie », eut un effet favorable et encourageant sur de
nombreux comités du Parti en Russie, qui étaient alors répartis en un réseau assez large dans tout le
pays.

Il devint rapidement clair quel type de personnes étaient attirées par chacune des deux factions : les
mencheviques attiraient la majorité des intellectuels marxistes des capitales ; ils avaient également un
succès incontestable parmi les ouvriers plus qualifiés. Les principaux partisans des bolcheviques
étaient de fait les membres des comités, c’est-à-dire les travailleurs du parti en province, les
révolutionnaires professionnels. Ceux-ci étaient en grande partie constitués d’intellectuels d’un type
manifestement différent : non pas des universitaires, des professeurs et des étudiants marxistes, mais
des personnes qui s’étaient consacrés d’une manière irrévocable à leur profession : faire la révolution.
C’est surtout à ces éléments que Lénine attachait une importance énorme au point de les appeler « les
ferments de la révolution ». C’est ce secteur qui fut consolidé par Bogdanov, avec le soutien actif du
jeune Kamenev et d’autres, au sein du fameux Bureau d’organisation des Comités de la majorité qui
devait fournir à Lénine son armée.

Bogdanov avait alors purgé sa peine de déportation et passa quelque temps à l’étranger. J’étais
absolument convaincu qu’il avait fait une évaluation assez correcte des problèmes et, par conséquent,
en partie parce que j’avais confiance en lui, j’ai également adopté une position pro-bolchevique.

Au terme de ma déportation, je parvins à voir le camarade Krijanovsky à Kiev, qui jouait alors un rô le
assez important dans nos affaires et était un ami intime du camarade Lénine, bien qu’il hésitâ t entre la
position strictement léniniste et celle du conciliationnisme. C’est lui qui me fournit des rapports plus
détaillés sur Lénine. Il le décrivait avec enthousiasme, s’attardant sur son puissant intellect et son
énergie surhumaine, le qualifiant d’exceptionnellement bienveillant et comme un magnifique
camarade. Mais il soulignait aussi que Lénine était avant tout un animal politique, que s’il rompait
politiquement avec quelqu’un, il brisait tout aussi brusquement ses relations personnelles avec lui.
Selon les termes de Krijanovsky, Lénine était impitoyable dans la lutte et ne prenait pas de gants. Alors
que je commençais à me faire une image passablement romantique de l’homme, Krijanovsky ajouta :
« Et attention ; à le regarder, on dirait un paysan aisé de Yaroslavl, un petit moujik rusé, surtout quand il
porte la barbe ».

À peine étais-je rentré de déportation à Kiev que je reçus l’ordre direct du Bureau du Comité de la
Majorité de partir immédiatement à l’étranger et de rejoindre la rédaction de l’organe central du Parti
[9]
. Et ainsi fut fait. Je passais plusieurs mois à Paris, en partie parce que je voulais étudier de plus près
les causes de la scission du Parti. Cependant, une fois à Paris, je me suis immédiatement retrouvé à la
tête du très petit groupe bolchevique local et je fus rapidement impliqué dans la lutte contre les
mencheviques. Lénine m’écrivit deux courtes lettres dans lesquelles il me pressait de me rendre sans
tarder à Genève. Mais, au final, c’est lui qui vint à Paris.

Son arrivée fut pour moi quelque peu inattendue. Et il ne me fit pas une très bonne impression au
premier abord. Son apparence extérieure me parut en quelque sorte assez incolore et il ne dit rien de
très net, si ce n’est qu’il insista pour que je parte immédiatement à Genève, ce que j’acceptai.

À la même période, Lénine décida de donner une importante conférence à Paris sur les perspectives de
la révolution russe et la destinée de la paysannerie russe. C’est à cette conférence que je l’entendis
[
9] En 1904, à Genève, Lounatcharsky a participé à la rédaction de la revue bolchevique « Vpériod » ; après le IIIe Congrès du
Parti en 1905, « Vpériod » a été officiellement relancé, sous le titre « Proleteraii ». L’appeler « l’organe central du Parti » est
un sophisme ; c’était le journal de la fraction bolchevique.

3
pour la première fois en tant qu’orateur. Lénine était transfiguré. Je fus profondément remué par
l’énergie concentrée avec laquelle il parlait, par ces yeux fixés sur l’auditoire, par ce mouvement
monotone mais plein de force, tantô t en avant, tantô t en arrière, par cette parole coulant de source et
chargée de volonté.

Je compris que comme tribun cet homme devait produire une impression forte, ineffaçable. Je
connaissais déjà la vigueur de Lénine comme publiciste, son style peu poli mais extraordinairement
clair, l'art qu'il avait de présenter une idée, même la plus compliquée, avec une simplicité étonnante, et
de l’exposer sous des aspects si variés qu'elle finissait par se graver même dans l’esprit le plus fruste et
le moins habitué à penser politiquement.

Ce n’est que plus tard, bien plus tard, que je me rendis compte que les plus grands dons de Lénine
n’étaient pas ceux d’un tribun ou d’un publiciste, ni même ceux d’un penseur. Mais à cette époque
lointaine, il fut évident pour moi que le trait dominant de son caractère, le trait qui constituait la moitié
de sa manière d’être, était sa volonté  : une volonté extrêmement ferme, incroyablement vigoureuse,
capable de se concentrer sur la tâche la plus immédiate mais sans jamais s’éloigner du rayon tracé par
son puissant intellect, lequel assignait à chaque problème isolé sa place en tant que maillon d’une
immense chaîne politique d’ampleur mondiale.

Je crois que c’est le lendemain de la conférence que nous rendîmes visite, pour une raison que j’ai
oubliée, au sculpteur Aronson [10], avec qui j’étais alors en bons termes. En voyant la tête de Lénine,
Aronson fut enthousiasmé et supplia Lénine de lui permettre de sculpter au moins un modèle de sa
tête. Il me fit remarquer l’étonnante ressemblance entre Lénine et Socrate. Je me permettrais
cependant d’ajouter que Lénine ressemblait beaucoup plus à Verlaine qu’à Socrate. Une gravure du
portrait de Verlaine par Carrière [11] venait d’être publiée et un célèbre buste de Verlaine fut exposé à
l’époque, avant d’être acheté par le musée de Genève. On remarqua en effet la ressemblance singulière
de Verlaine avec Socrate, la principale similitude étant la forme magnifique de sa tête. La structure du
crâ ne de Vladimir Ilitch est effectivement admirable. Il faut l’étudier un peu pour qu’au lieu de la
première impression d’une tête plate, large et chauve, on commence à apprécier la puissance physique,
les contours du dô me colossal de son front, et à sentir quelque chose que je ne peux décrire que
comme une émanation physique de lumière à partir de sa surface. Le sculpteur, bien sû r, le remarqua
immédiatement.

En outre, un trait qui le rapproche davantage de Verlaine que de Socrate, est sa paire de petits yeux
profonds et incroyablement pénétrants. Mais alors que chez le grand poète ces yeux étaient sombres et
plutô t ternes (à en juger par le portrait de Carrière), chez Lénine ils sont moqueurs, pleins d’ironie,
pétillants d’intelligence et d’une sorte d’hilarité narquoise. Ce n’est que lorsqu’il parle qu’ils
deviennent sombres et littéralement hypnotiques. Lénine a de très petits yeux, mais ils sont si
expressifs, si inspirés que, plus tard, je me suis souvent retrouvé à admirer leur vivacité spontanée. Les
yeux de Socrate, à en juger par les bustes de ce dernier, étaient plutô t plus proéminents.

Dans la partie inférieure de la tête, il existe une autre ressemblance significative, surtout lorsque la
barbe de Lénine est plus ou moins développée. Chez Socrate, Verlaine et Lénine, la barbe pousse de
manière similaire, légèrement en saillie et désordonnée. Chez tous les trois, la partie inférieure du
visage est quelque peu informe, comme si elle avait été créée après coup.

Un grand nez et des lèvres épaisses donnent à Lénine un air de Tartare, ce qui est bien sû r facilement
explicable en Russie. Mais on trouve exactement le même nez et les mêmes lèvres, ou presque, chez
Socrate, ce qui est particulièrement remarquable en Grèce, où une telle ressemblance n’était
généralement attribuée qu’aux Satyres. Il en va de même pour Verlaine. L’un de ses amis proches le
[
10] Nauom Aronson. Né à Kieslavka, Ukraine. Sculpteur russo-juif dont l’œuvre la plus célèbre est le monument de
Beethoven à Bonn. Médaille d’or de sculpture à Liège en 1906. Son buste de Lénine a été exposé au pavillon soviétique de
l’Exposition universelle de 1937 à Paris.
[
11] Eugène Carrière (1849-1906), peintre et sculpteur français.

4
surnommait « le Kalmouk ». Dans les bustes du grand philosophe, le visage de Socrate porte surtout
l’empreinte de la pensée profonde. Je crois cependant que, s’il y a une part de vérité dans les
descriptions que Xénophon et Platon ont laissées de lui, Socrate devait être un homme d’esprit et
d’ironie et que, dans le jeu vivant de ses traits, il y aurait eu, à mon avis, une ressemblance encore plus
grande avec ceux de Lénine que ne le montre le buste. De même, les deux célèbres portraits de Verlaine
reflètent cette humeur mélancolique, cet air de décadence en demi-teinte qui a bien sû r dominé sa
poésie ; tout le monde sait cependant que Verlaine, surtout au début de ses périodes d’ivresse, était un
homme d’humeur gaie et pleine d’ironie et je crois qu’ici encore la ressemblance était plus grande qu’il
n’y paraît.

Que faut-il retenir de cet étrange parallèle entre un philosophe grec, un grand poète français et un
grand révolutionnaire russe ? La réponse est, bien sû r, rien du tout. S’il indique quelque chose, c’est
simplement qu’il montre que l’on peut trouver des traits similaires chez des hommes qui sont peut-
être d’un niveau de génie égal mais d’une tournure d’esprit totalement différente. Et mis à part cela, ce
parallèle m’a surtout donné l’occasion de décrire l’apparence de Lénine en termes plus ou moins
imagés…

Lorsque j’appris à mieux connaître Lénine, j’appréciais un autre aspect de sa personne, qui n’est pas
immédiatement apparent : son étonnante vitalité. La vie bouillonne et pétille en lui. Aujourd’hui, à
l’heure où j’écris ces lignes, Lénine a déjà cinquante ans, mais il est toujours un jeune homme, la
tonalité de sa vie est jeune. Comme il est communicatif, combien il est charmant, avec quelle facilité
enfantine il rit, comme il est facile de l’amuser et combien il est enclin au rire, cette expression de la
victoire de l’homme sur les difficultés ! Même dans les pires moments que nous avons vécus ensemble,
Lénine fut d’un calme inébranlable et toujours prêt à éclater de rire.

Il y a même quelque chose de curieusement attachant dans ses colères. En dépit du fait que, depuis
peu, son mécontentement pourrait conduire à la disparition de dizaines, voire de centaines de
personnes, il contrô le toujours autant sa colère et l’exprime presque comme si elle n’était pas
authentique. C’est comme un orage « qui semble s’amuser et jouer, gronder dans un ciel bleu clair ». J’ai
souvent remarqué qu’à cô té de cette fureur extérieure, de ces mots de colère, de ces traits d’ironie
venimeuse, il y a un rire étouffé dans son regard et on perçoit également sa capacité de mettre fin
instantanément à la scène de colère qu’il avait apparemment provoquée parce qu’elle correspondait à
son but. En son for intérieur, il reste en réalité non seulement calme mais enjoué.

Dans sa vie privée également, Lénine aime les distractions sans prétention, directes, simples et
turbulentes. Ses préférées sont les enfants et les chats ; il peut parfois jouer avec eux pendant des
heures. Lénine apporte également la même qualité saine et vivifiante à son travail. Je ne peux pas dire
par expérience personnelle que Lénine est un travailleur acharné  ; il écrit ses articles sans le moindre
effort et en un seul jet sans aucune erreur, ni révision. Il peut le faire à n’importe quel moment de la
journée, généralement le matin après s’être levé, mais il peut le faire tout aussi bien le soir au retour
d’une journée épuisante, ou à tout autre moment.

Ses lectures ont été récemment plus fragmentaires que nombreuses, à l’exception peut-être d’un court
intervalle passé à l’étranger pendant la période de réaction, mais de chaque livre, de chaque page qu’il
lit, Lénine tire quelque chose de nouveau, emmagasine quelque idée essentielle qu’il utilisera plus tard
comme une arme. Il n’est pas particulièrement stimulé par les idées qui rejoignent sa propre pensée,
mais plutô t par celles qui entrent en conflit avec la sienne. L’ardent polémiste est toujours en éveil chez
lui.

Mais s’il y aurait quelque chose de légèrement ridicule à qualifier Lénine de besogneux, il est en
revanche capable d’un effort énorme quand il le faut. Je serais presque prêt à dire qu’il est absolument
infatigable ; si ce n’est pas strictement le cas, c’est parce que je sais que les efforts inhumains qu’il a été
contraint de fournir ces derniers temps ont provoqué un certain fléchissement de ses forces vers la fin

5
de chaque semaine et l’ont obligé à se reposer. [12]

Mais Lénine fait partie de ces gens qui savent se détendre. Il se repose comme on prend un bain, et
quand il le fait, il ne pense plus à rien, il s’abandonne complètement à l’oisiveté et, chaque fois que c’est
possible, à son divertissement préféré et au rire. C’est ainsi que Lénine sort revigoré et prêt à repartir
au combat même de la plus brève période de repos.

C’est cette source de vitalité pétillante et en quelque sorte naïve qui, avec la solide richesse de son
intellect et son énorme volonté, suscite une telle fascination envers Lénine. Cette fascination est
colossale : les personnes qui s’approchent de son orbite ne deviennent pas seulement dévouées à lui en
tant que leader politique, mais d’une manière étrange, elles tombent « amoureuses » de lui. Cela
s’applique à des personnes de calibre et d’esprit les plus divers, allant d’hommes extrêmement
sensibles et doués comme Gorki à un paysan rustre du fin fond du pays ; d’un cerveau politique de
première classe comme Zinoviev à un soldat ou un marin qui, hier encore, appartenait aux bandes des
« Cent Noirs » [13], qui insultait les Juifs et qui est maintenant prêt à risquer sa tête ébouriffée pour le
« chef de la révolution mondiale : Ilitch ». Cette forme familière de le nommer en disant « Ilitch », est
devenue si répandue qu’elle est utilisée par des gens qui n’ont jamais rencontré Lénine.

Lorsque Lénine fut blessé – mortellement, nous le craignions – personne n’exprima mieux nos
sentiments à son égard que Trotsky. Au milieu de l’effroyable tourmente des événements mondiaux, ce
fut Trotsky, l’autre leader de la révolution russe, un homme qui ne verse en aucune manière dans la
sensiblerie, qui dit : « Quand on réalise que Lénine pourrait mourir, on a l’impression que nos vies
entières sont inutiles et qu’on perd la volonté de vivre. »

***

Pour reprendre le fil de mes souvenirs à propos de Lénine avant la grande révolution : à Genève, Lénine
et moi travaillâ mes ensemble au sein du comité de rédaction de la revue « Vpériod », puis du
« Proletarii ». Lénine était un homme avec lequel il était agréable de travailler en tant que rédacteur. Il
écrivait beaucoup et facilement, comme je l’ai déjà mentionné, et adoptait une attitude très
consciencieuse envers le travail de ses collègues : il les corrigeait fréquemment, donnait des conseils et
se réjouissait de tout article talentueux et convaincant.

Dans la première période de notre séjour à Genève, jusqu’en janvier 1905, nous consacrâ mes la
plupart de notre temps aux querelles internes du Parti. À ce sujet, je fus étonné par la profonde
indifférence de Lénine à l’égard de toute forme d’escarmouche polémique. Il ne se souciait guère de la
lutte pour conquérir le lectorat émigré, qui soutenait largement les mencheviques. Il n’assista pas à un
certain nombre de réunions de discussions solennelles et ne fit aucun effort pour me convaincre d’y
assister. Il préférait que je consacre mon temps à la rédaction de longs articles et essais.

Dans son attitude envers ses ennemis, il n’y avait aucun sentiment de rancune, mais il n’en était pas
moins un adversaire politique impitoyable, exploitant la moindre de leurs erreurs et exagérant le
moindre soupçon d’opportunisme – ce en quoi il avait d’ailleurs tout à fait raison, car plus tard, les
mencheviques eux-mêmes allumeraient leurs anciennes étincelles en un grand brasier
d’opportunisme. Il ne versa jamais dans l’intrigue, bien que dans la lutte politique, il déploya toutes les
armes, sauf les sales. Les mencheviques, je dois le souligner, se sont comportés exactement de la même
manière.

[
12] En relisant ces lignes aujourd’hui, en mars 1923, alors que Lénine est gravement malade, je me sens obligé de
reconnaître que ni lui, ni nous, ne l’avons suffisamment ménagé. Quoiqu’il en soit, je suis convaincu que la constitution
herculéenne de Vladimir Ilitch lui permettra de surmonter sa maladie et qu’il ne faudra pas attendre longtemps avant de le voir
reprendre le gouvernail du P.C.R et de la Russie.
[
13] Nom donné par leurs adversaires aux organisations extrémistes d’extrême-droite, proto-fascistes, dans la Russie
du début du vingtième siècle. Ils ont fait les premiers un usage intensif du « pogrom » comme forme de terreur antisémite
organisée.

6
Les relations entre les factions étaient de toute façon assez mauvaises et rares étaient les adversaires
politiques de l’époque qui étaient capables d’entretenir des relations personnelles normales. Pour
nous, les mencheviques étaient devenus des ennemis. Dan, en particulier, a envenimé l’attitude des
mencheviques à notre égard. Lénine a toujours détesté Dan, alors qu’il a toujours aimé Martov et qu’il
l’aime encore, [Note : le jour où je lisais la dernière épreuve de cette « silhouette », la nouvelle de la
mort de Martov est tombée] mais il l’a toujours considéré et le considère encore comme politiquement
mou et enclin à perdre de vue les objectifs principaux dans ses analyses théoriques politiques
raffinées.

Avec la marche en avant des événements révolutionnaires, les choses changèrent considérablement.
D’abord, nous commençâmes à acquérir une sorte de supériorité morale sur les mencheviques. C’est
alors que ceux-ci se tournèrent résolument vers le mot d’ordre : pousser la bourgeoisie en avant et
lutter pour une constitution ou, au mieux, pour une république démocratique. Notre position de
« techniciens de la révolution », comme le prétendaient les mencheviques, attirait une partie
importante de l’opinion des émigrés, en particulier celle des jeunes. Nous pouvions sentir un sol ferme
sous nos pieds. Lénine, à cette époque, était magnifique. C’est avec un enthousiasme extrême qu’il
déroula la perspective d’une lutte révolutionnaire sans merci à venir, Armé de courage, il partit pour la
Russie. [14]

À ce moment-là , je me rendis en Italie, en raison de ma mauvaise santé et de la fatigue, et je ne restai en


contact avec Lénine que par une correspondance qui portait essentiellement sur des questions de
politique pratique concernant notre journal.

Je le rencontrai ensuite à Pétersbourg. Je dois dire que cette période de l’activité de Lénine, en 1905 et
1906, me semble avoir été relativement inefficace. Bien sû r, même à cette époque, il écrivit un nombre
considérable d’articles brillants et resta le chef du parti politiquement le plus actif, celui des
bolcheviques. Je l’observais de près pendant toute cette période, car c’est à ce moment-là que je
commençais à étudier attentivement, à partir de bonnes sources, les vies de Cromwell et de Danton.
En essayant d’analyser la psychologie des « leaders » révolutionnaires, je comparais Lénine à des
personnages tels que ces derniers et me demandais s’il était véritablement le leader révolutionnaire
authentique qu’il semblait être. Je commençais à estimer alors que la vie d’émigré avait quelque peu
réduit la stature de Lénine, que pour lui la lutte interne du parti avec les mencheviques avait éclipsé la
lutte beaucoup plus importante contre la monarchie et qu’il était plus un journaliste qu’un véritable
chef.

Ce fut pour mois une nouvelle bien amère que d’entendre que des disputes avec les mencheviques se
produisaient pour définir les limites précises entre les deux factions, et cela alors même que Moscou
était terrassée à la suite d’un soulèvement armé infructueux. En outre, Lénine, par crainte d’être arrêté,
n’apparaissait que rarement en tant qu’orateur ; pour autant que je m’en souvienne, il ne le fit qu’à une
seule occasion, sous le pseudonyme de Karpov. Il fut reconnu et reçut une magnifique ovation. Il
travaillait surtout dans les coulisses, presque exclusivement avec sa plume et lors de diverses réunions
de comités de branches locales du Parti. En bref, Lénine, me semble-t-il, poursuivait encore la lutte sur
l’ancienne échelle des émigrés, sans étendre son action aux proportions plus grandioses que prenait
alors la révolution. Je le considérais cependant toujours comme la principale figure politique de la
Russie, et je commençais néanmoins à craindre que la révolution ne manquâ t d’un véritable chef de
génie.

Penser à Nossar-Khroustalev pour un tel rô le était, bien sû r, ridicule. Nous nous rendîmes tous
compte que ce « leader » qui émergea de manière si soudaine n’avait aucun avenir. Beaucoup plus de
clameur et de brillance entouraient Trotsky, mais à cette époque, nous le considérions tous comme un
tribun très compétent, bien que quelque peu théâ tral, et non comme un homme politique de premier
plan. Dan et Martov faisaient des efforts extraordinaires pour poursuivre la lutte au cœur même de la
[
14] Lénine arriva à Saint-Pétersbourg le 21 novembre 1905.

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classe ouvrière de Pétersbourg et, comme toujours, ils la dirigeaient contre nous, les bolcheviques.

Je pense aujourd’hui que la révolution de 1905-1906 nous prit quelque peu au dépourvu et que nous
manquions de réelles compétences politiques. C’est notre travail ultérieur à la Douma, notre travail
ultérieur en tant qu’émigrés, qui nous transforma en hommes politiques pratiques, qui nous permit
d’aborder les problèmes de politique véritablement nationale, auxquels nous étions plus ou moins
convaincus de devoir revenir tô t ou tard – c’est cela qui renforça notre stature intérieure, qui modifia
complètement notre manière d’aborder la question de la révolution lorsque l’histoire nous convoqua à
nouveau. Et cela fut particulièrement vrai pour Lénine.

Je ne vis pas Lénine pendant son séjour en Finlande [15], lorsqu’il se cachait des forces de la réaction. Je
le rencontrais ensuite à l’étranger, au congrès de Stuttgart [16]. Là, lui et moi fû mes particulièrement
proches, car outre le fait que nous nous entretenions constamment ensemble, le Parti m’avait confié
l’une des tâches les plus essentielles du Congrès. Nous eû mes un certain nombre de grandes
discussions politiques plus ou moins privées, au cours desquelles nous évaluâ mes les perspectives de
la grande révolution sociale. À ce sujet, Lénine était généralement plus optimiste que moi. Je
considérais que les événements se dérouleraient plutô t lentement, qu’il faudrait attendre que le
capitalisme s’installe dans les pays asiatiques, qu’il avait encore pas mal de cartes en main et que nous
ne verrions peut-être pas de véritable révolution sociale avant notre vieillesse. Ce point de vue
contraria sincèrement Lénine. Lorsque j’entrepris de lui prouver mon point de vue, je remarquais une
véritable ombre de tristesse sur ses traits puissants et intelligents, et je réalisais à quel point cet
homme voulait passionnément non seulement voir la révolution de son vivant, mais aussi s’efforcer de
la réaliser. Cependant, bien que refusant de partager mon avis, il fut manifestement prêt à admettre
avec réalisme que la tâche serait ardue et agit en conséquence.

Lénine s’avéra posséder la plus grande perspicacité politique, ce qui n’est pas surprenant. Il a la
capacité d’élever l’opportunisme au niveau de la génialité, j’entends par là le genre d’opportunisme qui
peut saisir le moment précis et qui sait toujours comment l’exploiter en faveur de l’objectif permanent
de la révolution. Alors que Lénine était engagé dans sa grande œuvre au cours de la révolution russe, il
a montra quelques exemples remarquables de ce sens de l’opportunité, et il l’expliqua dans son dernier
discours au IVe Congrès de la Troisième Internationale : un discours particulièrement intéressant et
unique en son genre par le sujet abordé et dans lequel il décrit ce que l’on pourrait appeler la
philosophie de la tactique de la retraite. Danton et Cromwell avaient tous deux cette même capacité.

Je dois ajouter en passant que Lénine a toujours été très timide et avait tendance à se cacher dans
l’ombre lors des congrès internationaux, peut-être parce qu’il manquait de confiance dans sa
connaissance des langues – bien qu’il parle un bon allemand et qu’il maîtrise bien le français et
l’anglais. Malgré ces capacités, il avait l’habitude de limiter ses interventions publiques aux congrès à
quelques phrases. Cela a changé depuis que Lénine s’est senti, d’abord avec hésitation, puis sans
réserve, le chef de la révolution mondiale. Dès Zimmerwald et Kienthal [17], où je n’étais pas présent,
Lénine semble avoir prononcé, avec Zinoviev, un certain nombre de grands discours en langues
étrangères. Aux congrès de la IIIe Internationale, il prononçait fréquemment de longs discours qu’il
refusait de faire traduire par des interprètes, d’abord en allemand, puis en français. Il les prononçait
toujours avec une aisance parfaite et exprimait ses pensées de manière claire et concise. Je fus donc
d’autant plus touché par un petit document que j’ai vu récemment parmi les objets exposés au musée
de Moscou la Rouge. Il s’agissait d’un questionnaire, rempli de la main même de Vladimir Ilitch. En face
de la question « Avez-vous une connaissance orale courante d’une langue étrangère ? » Ilitch avait
[
15] Pour éviter la police tsariste, Lénine se rend en Finlande en janvier 1907, où il passe quatre mois à Kuokkala.
[
16] Congrès de la Deuxième Internationale socialiste qui se tint en 1907.
[
17] Zimmerwald et Kienthal sont les noms des villages suisses où eurent lieux des conférences socialistes
internationales contre la guerre, respectivement les 5-8 septembre 1915 et les 24-25 avril 1916. L’objectif de ces conférences
était de regrouper les courants socialistes internationalistes et pacifistes européens à la suite du naufrage de la IIe
Internationale au début de la Première guerre mondiale, majoritairement dominée par les courants « social-patriotes ». Lénine
anima l'« aile gauche » de l’Union Zimmerwald, dont les membres formeront pour la plupart les cadres de la future IIIe
Internationale. (Note MIA)

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résolument écrit : « Aucune ». C’est un détail, mais qui illustre parfaitement sa modestie exceptionnelle.
Quiconque a été témoin des formidables ovations que les Allemands, les Français et d’autres
Européens de l’Ouest ont réservées à Lénine après qu’il ait prononcé des discours en diverses langues
étrangères pourra pleinement l’apprécier.

Je suis très heureux de n’avoir jamais été personnellement impliqué dans notre longue querelle
politique avec Lénine. Je me réfère à l’épisode où Bogdanov, moi-même et d’autres avons adopté une
déviation gauchiste et formé le groupe « Vpériod » [18], dans lequel nous étions à tort en désaccord avec
Lénine dans son appréciation de la nécessité pour le Parti d’exploiter les possibilités de l’action
politique légale pendant le ministère réactionnaire de Stolypine.

Pendant cette période de désaccord, Lénine et moi ne nous rencontrâ mes jamais. Je fus très troublé par
le caractère impitoyable de la politique de Lénine lorsqu’il se manifestait contre nous. Je crois
maintenant qu’une grande partie de ce qui divisait les bolcheviques et les « vpériodistes » fut
simplement le produit des malentendus et des frustrations de la vie d’émigré, indépendamment, bien
sû r, de nos très sérieuses différences d’opinion sur les questions philosophiques . Il n’y avait, après
tout, aucune raison pour une division politique entre nous, car nous ne représentions que des nuances
d’un seul et même point de vue politique. À l’époque, Bogdanov fut si agacé qu’il prédisit que Lénine
quitterait inévitablement le mouvement révolutionnaire et il essaya même de prouver à sa camarade E.
K. Malinovskaïa [19] et à moi-même que Lénine finirait forcément par devenir un « octobriste ». [20]

Oui, Lénine est bel et bien devenu un « octobriste » : mais quel fameux Octobre ce fut !

Je voudrais ajouter ceci à ces quelques remarques superficielles : j’ai souvent dû collaborer avec Lénine
à la rédaction de résolutions de toutes sortes. Cela se faisait généralement collectivement – Lénine
aimait le travail coopératif en de telles occasions. Récemment, je fus appelé à entreprendre un travail
similaire pour la rédaction de la résolution du VIIIe Congrès [21] sur la question paysanne.

Lénine lui-même est toujours extrêmement créatif dans de telles occasions ; il trouve rapidement les
mots et les phrases appropriés, les examine sous tous les angles, les rejette parfois. Il est toujours très
heureux de recevoir de l’aide, quelle qu’elle soit. Lorsque quelqu’un parvient à trouver la bonne
formulation, Lénine dira : « C’est ça, c’est ça, bien dit, rédigez-le ». S’il pense que certains mots sont
douteux, il regarde au loin, réfléchit et dit : « Je pense que ça sonnerait mieux comme ceci ». Parfois,
après avoir accepté en riant une objection critique, il modifie en toute confiance la formulation qu’il
vient lui-même de proposer.

Sous la présidence de Lénine, ce genre de travail se déroule toujours avec une rapidité extraordinaire
et dans une certaine gaieté. Non seulement son propre esprit fonctionne au mieux de sa forme, mais il
stimule l’esprit des autres au plus haut degré.

Je n’ajouterai rien pour l’instant à ces souvenirs, qui constituent en grande partie mes impressions sur
Vladimir Ilitch dans la période précédant la révolution de 1917. Naturellement, j’ai une foule
d’impressions et de points de vue concernant son génie exceptionnel dans la direction de la révolution
russe et mondiale, qui a été la principale contribution de notre leader à l’histoire.

Je n’ai pas abandonné l’idée d’écrire un portrait politique plus exhaustif de Vladimir Ilitch sur la base
de cette expérience. Il y a, bien sû r, toute une série de nouvelles caractéristiques qui ont enrichi ma
[
18] Sous-fraction radicale des bolcheviques, fondée par Bogdanov, Lounatcharsky et Gorki en 1909.
Idéologiquement inspirée par Bogdanov, elle était en désaccord avec Lénine sur la tactique de participation à la Douma. Le
groupe perd rapidement de son importance politique et Lounatcharsky revient au bolchevisme orthodoxe en 1917.
[
19] Épouse de A. A. Bogdanov (Malinovsky). Voir ci-dessus.
[
20] Parti politique russe de libéraux de droite, formé en 1905 et dirigé par A. I. Goutchkov et M. V. Rodzianko. Titre
repris du « Manifeste impérial » du 17 octobre 1905 accordant une Constitution.
[
21] Congrès du Parti bolchevique tenu en mars 1919. Sa résolution la plus importante décrète la séparation des
organisations du Parti et du Soviet.

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vision de lui au cours de ces six dernières années de travail en commun, dont aucune ne contredit
celles que j’ai soulignées, mais qui constituent une nouvelle preuve directe de sa personnalité. Mais le
temps n’est pas encore venu de dresser un portrait aussi large et complet.

Les camarades qui voudront publier à nouveau ces pages du premier volume de « La Grande
Révolution » (auquel je n’ai apporté que de légères modifications rédactionnelles) ne se tromperont
pas, je crois, en pensant que mon travail a lui aussi sa place, de quelque valeur qu’il soit, dans l’histoire
de la Russie et du monde moderne qui, dans notre pays, a toujours suscité, à juste titre, un si vif intérêt
dans les milieux les plus larges.

Georgui Stépanovitch Nossar-Khroustalev (1879-1919). Premier président du Soviet des députés


ouvriers de Saint-Pétersbourg pendant la révolution de 1905. Deviens menchevique en 1907.
Abandonne la politique, devient journaliste dans la presse de droite. Dirige l’éphémère « République
de Khroustalev » en Ukraine pendant la guerre civile. Fusillé par les bolcheviques.

Cromwell, Oliver (1599-1658), lord-protecteur d'Angleterre, fut l'homme politique le plus


remarquable de l'époque de la grande Révolution anglaise (1640-1659). Ennemi irréconciliable de la
monarchie des Stuart, il devint l'un des chefs du parti religieux révolutionnaire des « Indépendants »,
et se révéla dans la guerre civile un chef de guerre remarquable. Sous sa domination, l'Angleterre
étendit ses possessions et se plaça au premier rang des puissances européennes. La mort de Cromwell
ferma la période de la grande Révolution anglaise.

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