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*
Il la découvrit au bord du ruisseau, dans l’un des rares endroits
tranquilles où elle se retirait pour lire les livres récupérés au cours de leurs
voyages dans une bibliothèque abandonnée. Elle adorait lire, et après des
mois passés à fuir sans arrêt, sans une minute pour souffler, elle avait de la
lecture à rattraper. Les ouvrages digitaux n’existaient plus, pour autant que
Mark le sache : ils avaient tous disparu quand les ordinateurs et les serveurs
avaient grillé. Trina devait se contenter de livres en papier, à l’ancienne.
Le temps de la rejoindre, Mark avait retrouvé sa gravité habituelle.
Oubliée sa résolution de passer une belle journée. Le seul fait de contempler
l’assortiment pitoyable de cabanes dans les arbres, de huttes et de terriers
dans lesquels ils vivaient – tout en rondins, branchages et boue séchée –
avait suffi à lui remettre les pieds sur terre. Il ne pouvait pas emprunter les
sentiers étroits et sinueux de leur village sans évoquer aussitôt le bon vieux
temps, quand ils habitaient dans la grande ville, que la vie regorgeait de
promesses et que le monde paraissait à portée de main, prêt à être cueilli. Il
ne connaissait pas sa chance à ce moment-là.
Il passa devant plusieurs groupes de gens crasseux, faméliques, qui
paraissaient au seuil de la mort. Il avait moins pitié d’eux que conscience de
leur ressembler. Ils ne manquaient pas vraiment de nourriture, car on en
récupérait suffisamment dans les ruines, dans les bois, ou parfois
directement à Asheville, mais le rationnement était de mise, et tous
donnaient l’impression de sauter au moins un repas par jour depuis
longtemps. Et puis, on ne vivait pas dans les bois sans prendre une
apparence terreuse, même en se baignant régulièrement dans le ruisseau.
Le ciel était clair, avec toujours la même teinte roussâtre depuis les
éruptions solaires dévastatrices qui s’étaient déclenchées sans crier gare.
Plus d’un an après la catastrophe, la couleur était toujours là, comme un
voile brumeux qui ne se laissait jamais complètement oublier. Les choses
reviendraient-elles un jour à la normale ? La fraîcheur que Mark avait sentie
à son réveil paraissait une bonne blague, à présent. Il était déjà trempé de
sueur, alors que le soleil implacable affleurait à peine au ras des montagnes.
Tout n’était pas si noir, cependant. En s’éloignant des abords de leur
campement pour s’enfoncer dans les bois proprement dits, il releva
plusieurs signes encourageants. De jeunes arbres repoussaient, les anciens
reverdissaient, des écureuils détalaient sur le tapis d’aiguilles de pins
noircies, de la verdure et des bourgeons pointaient un peu partout. Il aperçut
même une fleur orange un peu plus loin. Il fut tenté de la cueillir pour
Trina, mais il savait qu’elle l’engueulerait s’il osait entraver le
rétablissement de la forêt. Ce serait peut-être une bonne journée, en fin de
compte. Ils avaient survécu à la pire catastrophe naturelle de toute l’histoire
de l’humanité ; le plus terrible était peut-être derrière eux.
Essoufflé par la montée, il parvint finalement à l’endroit où Trina aimait
s’éclipser. Surtout le matin, quand on avait peu de chances de croiser
quelqu’un si haut dans la montagne. Il s’arrêta derrière un arbre le temps de
l’observer, sachant qu’elle l’avait entendu venir, et très content qu’elle fasse
semblant de rien.
Bon sang, ce qu’elle était belle ! Adossée à un bloc de granit qu’on
aurait dit placé là par la main d’un géant, elle tenait un gros livre ouvert sur
ses genoux. Elle tourna une page, ses yeux verts rivés au texte. Elle portait
un tee-shirt noir, un vieux jean élimé et des chaussures de sport qui devaient
avoir cent ans. Ses cheveux blonds flottaient au vent. Elle était l’image
même de la sérénité et de la paix. Comme si elle appartenait à l’ancien
monde, avant que le soleil ne le calcine.
Mark avait toujours pensé que c’était la situation qui les avait
rapprochés. Tous les proches de la jeune fille étaient morts ; sans lui, elle
aurait été entièrement seule. Mais il jouait son rôle sans se plaindre, et se
considérait même comme chanceux : il ne savait pas ce qu’il ferait sans
elle.
— Ce livre serait bien meilleur si je n’avais pas un voyeur sur le dos,
déclara Trina sans l’ombre d’un sourire.
Elle tourna une autre page et continua sa lecture.
— Ce n’est que moi, dit bêtement Mark.
En sa présence, il se sentait presque toujours stupide. Il sortit de derrière
son arbre.
Elle rit et se décida enfin à lever les yeux vers lui.
— Il était temps que tu te pointes ! J’allais commencer à parler toute
seule. J’étais là avant le lever du soleil.
Il s’approcha et s’assit à côté d’elle. Ils s’étreignirent brièvement et il se
souvint de la promesse qu’il s’était faite en se levant.
Il se détacha d’elle pour mieux l’observer, sans se soucier du sourire
crétin qu’il affichait sans doute.
— Tu sais quoi ?
— Quoi ? demanda-t-elle.
— Je crois que ça va être une journée idéale.
Trina sourit, et l’eau du torrent continua à s’écouler à leurs pieds,
comme si ses paroles n’avaient aucune importance.
CHAPITRE 2
Ce fut l’odeur qui frappa Mark en premier. Comme chaque fois qu’il se
rendait à la cabane principale. Broussailles en décomposition, viande en
train de rôtir, résine de pin. Tout cela mêlé à l’odeur de brûlé qui flottait sur
le monde depuis les éruptions solaires. Une odeur pas si désagréable, au
fond, mais qu’on ne pouvait jamais oublier.
Trina et lui se glissèrent entre les cabanes branlantes montées au petit
bonheur. De ce côté-ci du campement, la plupart des abris dataient des
premiers mois, avant que d’anciens maçons et architectes n’arrivent pour
prendre les choses en main. Des huttes de rondins, colmatées avec de la
boue et des aiguilles de pin. Des trous béants en guise de portes et de
fenêtres. Parfois, ce n’était qu’un simple trou dans le sol, avec une bâche
étalée au fond et un entrelacs de branches par-dessus en cas de pluie. On
était loin des gratte-ciel et du paysage de béton dans lequel Mark avait
grandi.
Alec accueillit les deux jeunes gens avec un grognement quand ils
passèrent la porte bancale de la cabane principale. Avant qu’ils n’aient le
temps de dire bonjour, Lana s’avança droit sur eux. Trapue, les cheveux
bruns serrés en un perpétuel chignon, elle avait été infirmière dans l’armée
et était plus jeune qu’Alec mais plus âgée que les parents de Mark. Alec et
elle étaient ensemble quand Mark les avait rencontrés dans les tunnels de
New York. À l’époque, ils travaillaient pour le ministère de la Défense.
Alec était son patron ; ils devaient se rendre à une réunion d’affaires ce
jour-là. Avant que tout ne bascule.
— Où étiez-vous, tous les deux ? demanda Lana à quelques centimètres
du visage de Mark. On était censés partir à l’aube, dans la vallée du sud, à
la recherche d’un emplacement pour un nouveau campement. Quelques
semaines de plus au milieu de cette foule et je risque de perdre ma bonne
humeur.
— Bonjour, répliqua Mark. Tu as l’air en pleine forme, ce matin.
Elle sourit à ces mots ; Mark était sûr qu’elle le ferait.
— J’ai tendance à me montrer un peu abrupte, hein ? Même si j’ai
encore de la marge avant de devenir aussi bougonne qu’Alec.
— Le sergent ? Tu m’étonnes !
Comme prévu, le vieux soldat bougonna.
— Désolée pour le retard, dit Trina. Je pourrais inventer une excuse
bidon, mais j’aime autant vous dire la vérité. Mark m’a emmenée jusqu’au
ruisseau et on a… Enfin, vous voyez.
Il en fallait beaucoup pour surprendre Mark ces derniers temps, et
encore plus pour le faire rougir, mais Trina avait la capacité de réussir les
deux. Il se mit à bredouiller. Lana leva les yeux au ciel.
— Oh, épargnez-moi les détails, dit-elle, balayant leurs explications
d’un revers de main. Allez plutôt grignoter quelque chose, si ce n’est pas
encore fait, et mettons-nous en route. J’aimerais revenir avant la fin de la
semaine.
Une semaine en pleine nature, à découvrir de nouvelles choses, à
respirer le bon air… Cette perspective arracha Mark à sa morosité. Il se
promit de se focaliser sur le présent pendant leur excursion et de profiter
simplement de la balade.
— Vous avez vu Darnell et le Crapaud ? demanda Trina. Et Misty ?
— Ils ont déjà mangé, répondit Alec, ils sont partis préparer leurs sacs.
Ils ne devraient plus tarder.
Mark et Trina étaient en train d’engloutir leurs pancakes et leur saucisse
de daim quand ils entendirent les éclats de voix familiers de leurs trois
autres compagnons ramassés dans les tunnels de New York.
— Enlève ça tout de suite ! s’exclama une voix aiguë.
Presque aussitôt, un adolescent aux cheveux châtains apparut à la porte
avec un caleçon sur la tête en guise de chapeau. Darnell. Mark était
convaincu que le gosse n’avait jamais rien pris au sérieux de toute sa vie.
Même quand le soleil avait tenté de les faire rôtir l’année précédente, il
avait continué ses farces.
— Mais ça me plaît ! protesta-t-il. Ça maintient mes cheveux en place
et ça me protège de la pluie. D’une pierre deux coups !
Une fille le suivait de près, grande et mince avec de longs cheveux
roux, un peu plus âgée que Mark. Ils l’appelaient Misty. Elle ne leur avait
jamais dit son vrai nom. Elle regardait Darnell avec un mélange de
répugnance et d’amusement. Le Crapaud entra à son tour, bouscula la jeune
fille et tendit la main vers le caleçon dont Darnell s’était coiffé.
— Rends-moi ça ! cria-t-il en bondissant.
À dix-neuf ans, il était très petit mais noueux comme un chêne, tout en
muscles, tendons et veines saillantes. Cela donnait aux autres le sentiment
qu’ils pouvaient se moquer de lui, parce qu’ils savaient tous qu’il pourrait
leur flanquer une bonne dérouillée s’il le voulait. Mais le Crapaud aimait
être le centre de l’attention. Et Darnell adorait faire l’idiot et asticoter ses
amis.
— Comment peut-on avoir envie de mettre ça sur sa tête ? s’étonna
Misty. Tu sais à quoi ça sert d’habitude, quand même ? À recouvrir les
parties inférieures du Crapaud !
— C’est pas faux, reconnut Darnell avec une grimace de dégoût, juste
au moment où le Crapaud réussissait enfin à lui arracher son sous-vêtement.
Je ne sais pas ce qui m’a pris. (Il haussa les épaules.) Ça m’a paru drôle, sur
le moment.
Le Crapaud rangea son précieux caleçon dans son sac à dos.
— Au fait, je t’ai dit, Darnell, que je n’avais pas lavé ce truc-là depuis
plus de deux semaines ?
Il lâcha son gloussement caractéristique, qui évoquait à Mark le
grognement d’un grand chien en train de déchiqueter un morceau de viande.
Quand il s’esclaffait comme ça, on ne pouvait s’empêcher de se joindre à
lui, et la glace fondait illico. Mark n’aurait pas su dire s’il riait de la
situation ou simplement des bruits qui s’échappaient de son ami ; quoi qu’il
en soit, ces moments étaient rares et c’était bon de rire, comme de voir le
visage de Trina s’illuminer.
Même Alec et Lana rigolaient, ce qui fit penser à Mark que la journée
serait peut-être idéale en fin de compte.
Mais à cet instant, leurs rires furent couverts par un bruit étrange. Un
bruit que Mark n’avait plus entendu depuis un an, et qu’il avait cru ne plus
jamais entendre.
Un fracas de réacteurs dans le ciel.
CHAPITRE 3
— Mark !
La vision avait disparu, mais le souvenir du tunnel continuait
d’assombrir ses pensées.
— Mark ! Réveille-toi !
C’était la voix d’Alec, aucun doute. En train de lui crier dessus.
— Réveille-toi, bon sang !
Mark ouvrit les yeux en clignant sous le soleil éclatant qui perçait entre
les branches au-dessus de lui. Puis le visage d’Alec apparut, masquant la
lumière, et il put y voir clair.
— Pas trop tôt, grommela le vieil ours avec un soupir. Je commençais à
me faire du mouron, petit.
À ce moment-là, Mark éprouva une violente douleur à la tête ; elle avait
simplement été plus longue que lui à se réveiller. Elle se répandit partout
sous son crâne. Il gémit, se toucha le front et ramena ses doigts poissés de
sang.
— Aïe, dit-il, avant de gémir de plus belle.
— Oui, tu as pris un bon coup sur la calebasse quand on s’est écrasés.
Tu t’en sors bien. Heureusement que tu as un ange gardien comme moi pour
te sauver la peau.
Mark appréhendait l’instant qui allait suivre, mais il ne pouvait pas
rester couché là. Serrant les dents, il se mit en position assise. Il cligna des
yeux pour chasser les points lumineux qui dansaient devant, puis attendit
que la douleur s’estompe dans son crâne et dans le reste de son corps. Alors
seulement, il regarda autour de lui.
Ils se trouvaient au centre d’une clairière. Des racines noueuses
affleuraient çà et là sous le tapis de feuilles mortes et d’aiguilles de pin. À
une trentaine de mètres, la carcasse du berg était coincée entre deux chênes
géants comme une étrange fleur de métal. Cabossée, tordue, elle dégageait
une fumée épaisse.
— Que s’est-il passé ? demanda Mark, désorienté.
— Tu ne te rappelles pas ?
— Je me rappelle juste que j’ai pris un coup sur la tête.
Alec leva les mains.
— Il n’y a pas grand-chose à rajouter. On s’est crashés et j’ai traîné tes
fesses jusqu’ici. On aurait dit que tu faisais un cauchemar. Toujours tes
mauvais souvenirs ?
Mark acquiesça de la tête, sèchement. Il n’avait pas envie d’en parler.
— J’ai essayé de fouiller le berg, raconta Alec, changeant de sujet.
(Mark lui en fut reconnaissant.) Mais il y avait trop de fumée qui
s’échappait des moteurs. Quand tu seras en état de te lever sans tomber dans
les pommes, je retournerais bien jeter un coup d’œil. Je veux découvrir qui
sont ces gens, et pourquoi ils ont fait ça. Ça me paraît important.
— D’accord, dit Mark. (Puis une idée le frappa, qui lui donna une
bouffée d’angoisse.) Et ce virus qu’on a trouvé ? Imagine qu’une ampoule
se soit cassée et qu’il se soit répandu dans l’air ?
Alec lui tapota l’épaule.
— Ne t’en fais pas. J’ai dû passer par la soute pour sortir, et j’ai vu les
casiers. Ils sont intacts.
— Oui, mais… comment ça marche, un virus ? Je veux dire, il y a
quand même un risque qu’on l’ait attrapé, non ? Comment être sûr ? De
quel genre de virus il s’agit, à ton avis ?
Alec lâcha un petit rire.
— Fiston, tout ça ce sont d’excellentes questions, dont je n’ai pas les
réponses. On les posera à notre experte une fois de retour. Lana en aura
peut-être déjà entendu parler. Mais à ta place, je ne m’en ferais pas trop.
Rappelle-toi que les autres sont tombés comme des mouches, alors que toi,
tu tiens encore debout.
— Tu as peut-être raison, admit-il avec réticence. Tu crois qu’on est
loin du village ?
— Aucune idée. Mais même s’il faut crapahuter un peu, on y arrivera.
Mark se rallongea sur le sol et ferma les yeux, le bras en travers du
visage.
— Donne-moi encore quelques minutes. Après, on fouillera l’appareil.
On y découvrira peut-être quelque chose d’intéressant.
— Ça marche.
Ils décidèrent de lui donner une heure. Pour voir si son état empirait ou
s’améliorait.
Ou s’il restait stationnaire.
Ce fut une heure interminable. Mark ne tenait pas en place. Il faisait les
cent pas devant la cabane, dévoré par l’inquiétude. L’idée qu’un virus était
peut-être en train de s’insinuer dans son organisme… c’était à devenir fou.
Sans oublier Trina. Il avait besoin de savoir. Tout de suite. Ça l’obsédait à
un tel point qu’il en oubliait presque que Misty était sans doute atteinte et
risquait de mourir bientôt.
— Il va falloir reconsidérer la situation, dit Lana alors que le délai
qu’ils s’étaient accordé touchait à sa fin.
Misty n’allait ni mieux ni plus mal : elle gisait toujours à même le sol
dans la cabane, le souffle régulier. Immobile. Silencieuse.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Mark.
Il n’était pas fâché qu’elle ait brisé le silence.
— Les exemples de Darnell et de Misty prouvent que ce virus ne fait
pas forcément effet tout de suite.
Alec prit la parole :
— Je crois qu’on devrait profiter du temps qui nous reste pour atteindre
cet endroit sur la carte. Et le plus vite possible. (Il baissa la voix avant de
continuer.) Je suis navré, mais on ne peut pas s’attarder ici, et on doit
découvrir ce qu’il y avait dans ces fléchettes. On trouvera peut-être des
médicaments, un antidote… Qu’est-ce que vous en dites ?
Sa façon d’aborder les choses paraissait un peu froide. Dure. Cela étant,
Mark ne lui donnait pas tort. Lui aussi éprouvait le besoin de s’éloigner au
plus vite.
— On ne peut pas abandonner Misty, objecta Trina.
Mais sa voix manquait de conviction.
— On n’a pas le choix, répliqua Alec.
Lana se leva du mur contre lequel elle s’était adossée.
— Ce n’est pas à nous de décider, murmura-t-elle. Posons la question à
Misty. On lui doit bien ça. Et on verra ce qu’elle dira.
Mark haussa les sourcils et regarda les autres, qui firent de même.
Prenant cela pour une approbation, Lana s’avança jusqu’à la porte de la
cabane. Sans passer le seuil, elle frappa et lança d’une voix forte :
— Misty ? Comment ça va là-dedans ?
Mark se haussa sur la pointe des pieds afin de jeter un coup d’œil à
l’intérieur. Misty, allongée sur le dos, se tourna pour les regarder.
— Tirez-vous d’ici, leur dit-elle d’une voix faible. Je ne vais vraiment
pas bien. J’ai l’impression d’avoir des bestioles dans la tête, qui me rongent
la cervelle.
Elle inspira plusieurs fois, profondément, comme si ces simples mots
l’avaient épuisée.
— Ma chérie, tu nous demandes de te laisser là ? insista Lana.
— Je n’ai plus la force de parler. Fichez le camp.
Nouvelle respiration difficile. Mark lut la douleur dans les yeux de
Misty.
Lana se tourna vers les autres.
— Elle nous dit de partir.
Mark avait conscience de s’être endurci – bien obligé, pour survivre
dans ce monde après les éruptions solaires. Toutefois, c’était la première
fois qu’il était confronté au choix d’abandonner une camarade. Que ce soit
ou non la décision de Misty, la culpabilité le rongerait à coup sûr.
Quand il regarda Trina, sa résolution s’affermit. Mais il laissa quand
même Alec endosser le mauvais rôle.
L’ancien soldat s’était levé et avait jeté son sac sur ses épaules.
— La meilleure manière de rendre honneur à Misty, c’est de partir et de
tâcher d’apprendre quelque chose qui puisse nous aider.
Mark hocha la tête et boucla les sangles de son sac à dos. Trina hésita,
puis s’avança jusqu’à la porte, face à leur amie.
— Misty…, commença-t-elle.
— Tire-toi ! cria la fille, faisant sursauter Trina. Tirez-vous avant que ce
que j’ai dans le cerveau n’en sorte et ne vous contamine. Tirez-vous, tirez-
vous !
Elle s’était redressée sur les coudes et vociférait avec sauvagerie. Peut-
être réalisait-elle qu’elle était sur le point d’endurer la même torture que
Darnell.
— D’accord, concéda Trina à regret.
Le Crapaud, qui avait toujours été le plus proche de Misty, n’avait pas
prononcé un mot. Il se contentait de fixer le sol, les yeux mouillés de
larmes. Quand Mark et les autres furent sur le point de partir, il n’esquissa
pas un geste. Mark finit par lui demander ce qu’il avait l’intention de faire.
— Je ne viens pas, répondit le Crapaud.
Mark s’y attendait. Il ne fut pas surpris. Il savait également qu’il ne le
ferait pas changer d’avis. Ils venaient de perdre deux amis d’un seul coup.
Alec s’efforça de raisonner le garçon, comme Lana. Trina ne s’en donna
pas la peine, étant manifestement parvenue à la même conclusion que Mark.
— C’est ma meilleure amie, protestait le Crapaud. Pas question que je
l’abandonne.
— C’est ce qu’elle veut, insista Lana. Elle ne tient pas à ce que tu restes
ici pour mourir avec elle. Elle veut que tu vives.
— Pas question que je l’abandonne, répéta-t-il froidement.
À l’intérieur, Misty ne disait rien. Sans doute n’entendait-elle pas, ou
alors elle était désormais trop faible pour réagir.
— Parfait, dit Lana sans chercher à dissimuler son agacement. Tu
pourras toujours nous rattraper si tu changes d’avis.
Mark ne songeait plus qu’à partir. La situation était devenue
insupportable. Il jeta un dernier coup d’œil à Misty. Roulée en boule, elle
murmurait quelque chose avec une drôle de voix, trop bas pour qu’on la
comprenne. Mais tandis qu’il s’éloignait, il fut sûr de l’entendre fredonner.
Elle avait perdu les pédales, se dit-il. Définitivement.
CHAPITRE 14
Ils avaient parcouru moins de cinq kilomètres quand la nuit les empêcha
de continuer. Mark ne se fit pas prier pour s’arrêter, après la journée de folie
qu’ils avaient connue. Alec avait dû prévoir qu’ils n’iraient pas loin, mais
au moins avaient-ils quitté le village. Et dans les bois et l’air frais qui
embaumait la résine, ils purent oublier un peu la tension et les émotions
fortes des dernières heures.
Personne ne dit grand-chose tandis qu’ils dressaient le camp et dînaient
sur le pouce de provisions sorties des usines d’Asheville. Lana insista pour
qu’ils restent à distance les uns des autres, si bien que Mark s’allongea de
son côté, à un mètre de Trina, regrettant de ne pas pouvoir la serrer dans ses
bras. Cent fois il faillit ramper jusqu’à elle, mais il se retint. Il savait qu’elle
ne le laisserait pas approcher, de toute manière. Ils restèrent là sans un mot,
à se regarder dans les yeux.
Mark était convaincu qu’elle pensait la même chose que lui. Leur
univers venait de s’écrouler une deuxième fois. Ils avaient perdu trois amis
rencontrés au cours de leur horrible périple depuis les ruines de New York
jusqu’aux Appalaches. Et bien sûr, elle devait s’interroger à propos du
virus. Autant de réflexions déprimantes.
Alec, penché sur la tablette récupérée dans le berg, ne leur prêtait pas
attention. Il avait esquissé sur un bout de papier une copie grossière de la
carte, mais il tenait à vérifier si des détails importants ne leur auraient pas
échappé. Sa boussole à la main, il prenait des notes, assisté de Lana assise à
côté de lui.
Mark se rendit compte que ses yeux se fermaient. Trina lui sourit. Il lui
rendit son sourire avant de s’enfoncer dans le sommeil.
Les souvenirs affluèrent aussitôt.
*
Mark se réveilla avec une vive douleur dans les côtes. Il avait dû
s’endormir sur un caillou. Il roula sur le dos en gémissant, observa le ciel à
travers les branches… et se remémora son rêve.
Alec les avait sauvés ce jour-là, comme à bien d’autres reprises depuis.
Et Mark lui avait rendu la pareille en plusieurs occasions. Leurs vies étaient
désormais aussi étroitement liées que la terre et les rochers de la montagne
au flanc de laquelle ils avaient dormi.
Les autres ne tardèrent pas à se réveiller. Alec leur fit prendre un petit
déjeuner rapide à base d’œufs récupérés dans la cabane principale. Il leur
faudrait bientôt se mettre à chasser. Pendant qu’ils mangeaient dans le
calme, faisant de leur mieux pour éviter de se toucher ou de toucher les
mêmes objets, Mark ruminait. Cela le rendait malade que des inconnus
soient venus tout gâcher alors qu’ils étaient à deux doigts de retrouver une
certaine normalité.
— Vous êtes prêts ? demanda Alec quand ils eurent englouti le petit
déjeuner.
— Oui, répondit Mark.
Trina et Lana se contentèrent d’acquiescer de la tête.
— Cette tablette est un cadeau du ciel, dit Alec. Avec la carte et la
boussole, je suis sûr qu’on arrivera là-bas sans problème. Mais Dieu sait ce
qu’on y trouvera.
Ils se mirent en route à travers les arbres à moitié brûlés et la broussaille
en train de repousser.
*
Ils marchèrent toute la journée, dévalant une montagne et grimpant à
l’assaut d’une autre. Mark se demandait sans cesse s’ils n’allaient pas
tomber sur un campement. D’après la rumeur, il y en avait plusieurs
disséminés dans les Appalaches. C’était le dernier refuge convenable après
les éruptions solaires, l’élévation du niveau de la mer et la destruction
massive des villes et de la végétation.
Ils faisaient une pause au bord d’un torrent, dans l’après-midi, quand
Trina claqua des doigts pour attirer son attention. Elle lui indiqua la forêt
d’un signe de tête. Puis elle se leva en annonçant qu’elle avait besoin de
faire pipi. Après son départ, Mark attendit deux longues minutes, puis
déclara qu’il allait en faire autant.
Ils se retrouvèrent à une centaine de mètres plus loin, au pied d’un
grand chêne. Il y avait longtemps qu’ils n’avaient pas respiré un air aussi
frais et vif.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.
Ils s’étaient arrêtés à quelques pas l’un de l’autre, obéissant aux
consignes bien qu’il n’y eût personne pour les voir.
— J’en ai marre, dit-elle. Regarde-nous. On ne s’est pratiquement plus
touchés depuis l’attaque du berg. On se sent bien tous les deux et on a l’air
en bonne santé, alors à quoi ça rime de continuer à garder nos distances ?
Ces paroles remplirent Mark de soulagement. En dépit des
circonstances effroyables, il se réjouissait d’entendre qu’elle avait toujours
envie de se retrouver dans ses bras.
Il sourit.
— Bon… alors, mettons fin à cette fichue quarantaine.
— Évitons quand même d’en parler à Lana, elle piquerait une crise.
(Elle s’approcha de lui, passa les bras autour de sa taille et l’embrassa.)
Comme je l’ai déjà dit, on n’a aucun symptôme, alors, avec un peu de
chance, on ne risque plus rien.
Même s’il avait eu envie de parler, Mark en aurait été incapable. Il se
pencha pour lui rendre son baiser, et cette fois, ils prirent tout leur temps.
Mark secoua Trina et la força à se mettre sur ses pieds. Le Crapaud était
visiblement contaminé, et il se tenait à quelques pas d’eux. Mark devait
protéger son amie. Il l’entraîna de l’autre côté de leur feu éteint.
— Alec ! cria-t-il. Lana ! Debout !
Leurs deux compagnons se levèrent en un clin d’œil, habitude de leurs
années d’armée. Ils remarquèrent le nouveau venu.
Mark ne perdit pas de temps en explications inutiles.
— Écoute, Crapaud. Je suis content que tu sois venu. Mais… est-ce que
tu te sens malade ?
— Pourquoi… ? demanda le Crapaud, toujours à genoux, le visage
plongé dans l’ombre. Pourquoi vous m’avez laissé, après tout ce qu’on avait
traversé ensemble ?
Mark sentit sa gorge se nouer. Il n’y avait pas de bonne réponse à cette
question.
— Je… je… on a essayé de te convaincre de venir.
Le Crapaud sembla ne pas l’avoir entendu.
— J’ai des trucs dans la tête. J’ai besoin d’aide pour les faire sortir.
Avant qu’ils me bouffent la cervelle et s’attaquent au reste.
Il poussa un long geignement, à la manière d’un chien blessé.
— Qu’est-ce que tu as comme symptômes ? demanda Lana. Et qu’est
devenue Misty ?
Glacé d’effroi, Mark regarda le Crapaud plaquer ses mains sur son
crâne.
— J’ai… des trucs… dans la tête, répéta-t-il d’une voix lente, vibrante
de colère. S’il y a des gens sur cette foutue planète dont j’aurais espéré de
l’aide, c’est bien mes amis, avec qui j’ai tout enduré depuis plus d’un an. (Il
se releva et se mit à crier :) Sortez-moi ces trucs de la tête !
— Baisse d’un ton, Crapaud, grogna Alec d’un air mauvais.
Mark décida d’intervenir avant que la situation ne s’envenime.
— Crapaud, écoute-moi. On va t’aider du mieux qu’on peut. Mais
commence par t’asseoir et par te calmer. Ce n’est pas en nous criant dessus
que ça va s’arranger.
Le Crapaud ne répondit rien, mais Mark le vit serrer les poings.
— Crapaud ? Tu veux bien t’asseoir, s’il te plaît ? Raconte-nous ce qui
s’est passé après notre départ du village.
L’autre ne fit pas un geste.
— Allez, l’encouragea Mark. On veut simplement t’aider. Assieds-toi et
détends-toi.
Au bout de quelques secondes, le Crapaud s’affala dans la poussière et
resta immobile comme s’il avait pris une balle. Puis il se mit à se tordre
doucement en poussant des gémissements.
Mark inspira un grand coup. Il avait le sentiment d’avoir repris un peu
le contrôle de la situation. Il se rendit compte que Trina se tenait tout près
de lui, mais ni Alec ni Lana ne semblaient l’avoir remarqué. Il alla
s’accroupir à côté du feu.
— Pauvre gosse, marmonna Alec derrière lui.
Il avait parlé trop bas pour que le Crapaud l’entende, heureusement ;
l’ancien soldat se montrait parfois un peu trop direct.
Lana, retrouvant ses réflexes d’infirmière, prit les rênes de la
conversation :
— Crapaud, on voit bien que tu dégustes. J’en suis sincèrement désolée.
Mais pour pouvoir t’aider, il va falloir qu’on sache deux ou trois choses.
Est-ce que tu te sens en état de nous parler ?
Le Crapaud continuait à se rouler en gémissant doucement. Mais il
répondit :
— Je vais faire ce que je peux, les copains. Mais je ne sais pas si j’ai
encore beaucoup de temps devant moi. Alors grouillez-vous.
— Très bien, dit Lana. Commençons par le début. Qu’est-ce que tu as
fait après qu’on est partis du village ?
— Je me suis assis à la porte et j’ai parlé à Misty, répondit le Crapaud
d’une voix lasse. Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? C’était mon amie,
la meilleure amie que j’ai jamais eue. Je me fichais du reste. On
n’abandonne pas sa meilleure amie.
— C’est vrai. Je comprends. Je suis contente que quelqu’un soit resté
auprès d’elle.
— Elle avait besoin de moi. J’ai vu qu’elle allait de plus en plus mal,
alors je suis entré pour la prendre dans mes bras. Je l’ai serrée contre moi,
fort, et je l’ai embrassée sur le front. Comme un bébé. Je n’ai jamais été
aussi heureux qu’en la tenant comme ça, au moment de la voir mourir dans
mes bras.
Mark se sentait gêné par le récit du Crapaud. Il espérait qu’au moins
Lana en retirerait quelque chose d’utile.
— Comment est-elle morte ? demanda-t-elle. Est-ce qu’elle a beaucoup
souffert, comme Darnell ?
— Oui. Oui, Lana. Elle souffrait énormément. Elle a hurlé sans s’arrêter
jusqu’à ce que les trucs sortent de sa tête et se glissent dans la mienne.
Après, on a mis fin à ses souffrances.
Un silence de mort s’abattit sur le campement. Mark sentit son souffle
se figer dans ses poumons. Il sentit Alec se déplacer dans son dos, mais
Lana lui intima de rester tranquille.
— On ? répéta-t-elle. Qu’est-ce que tu veux dire, Crapaud ? C’est quoi,
ces trucs qui se sont glissés dans ta tête ?
Leur ami se tint le crâne à deux mains.
— Mais, bande de crétins, combien de fois il va falloir que je vous le
dise ? On ! Moi et les trucs dans ma tête ! Je ne sais pas ce que c’est ! Tu
comprends ? Je… ne sais pas… ce que c’est, espèce d’idiote !
Un long gémissement s’échappa de ses lèvres, inhumain, strident, de
plus en plus fort. Mark bondit sur ses pieds et battit en retraite. On aurait dit
que le hurlement du Crapaud faisait frissonner les arbres et s’enfuir tous les
animaux sauvages à un kilomètre à la ronde. On n’entendait plus que lui.
— Crapaud ! s’écria Lana, impuissante.
Le malheureux secouait sa tête à deux mains en continuant à hurler.
Mark se tourna vers ses amis. Il ne savait pas du tout comment réagir, et
Lana non plus, de toute évidence.
— Ça suffit, grommela Alec.
Bousculant Mark au passage, il marcha droit sur le Crapaud, le releva
brutalement et l’entraîna dans les bois. Les hurlements continuèrent ; ils
devinrent simplement hachés, sporadiques, tandis que leur malheureux ami
protestait et se débattait. Alec et le Crapaud disparurent dans la forêt.
— Qu’est-ce qu’il a l’intention de faire ? s’inquiéta Lana.
— Alec ! appela Mark. Alec !
Il n’obtint pas de réponse, mais les hurlements du Crapaud
s’interrompirent brusquement. Coupés net, comme si Alec l’avait balancé
dans une cellule insonorisée avant de claquer la porte.
— Qu’est-ce que… ? souffla Lana derrière Mark.
Des bruits de pas se rapprochèrent, fermes et résolus. Pendant une
seconde, Mark fut pris de panique, convaincu que le Crapaud s’était libéré
et avait assommé Alec. Il était devenu complètement fou et revenait pour
les massacrer sauvagement.
Puis Alec émergea d’entre les arbres, le visage dissimulé dans l’ombre.
Mark ne put qu’imaginer la tristesse qui devait être gravée sur ses traits.
— Je ne pouvais pas courir le risque de le laisser nous faire un truc
dingue, expliqua le vieil homme d’une voix tremblante. Impossible. Pas si
c’était lié au virus. Je… il faut que j’aille me nettoyer.
Il leva ses deux mains et les contempla longuement avant de partir en
direction du torrent. Mark crut l’entendre renifler juste avant de le voir
disparaître dans les sous-bois.
CHAPITRE 17
*
— Ce virus, dans les fléchettes…, commença Lana le lendemain matin,
alors qu’ils se tenaient assis comme des zombies autour du feu. Il y a un
truc qui cloche.
C’était une drôle d’entrée en matière. Mark leva les yeux vers elle.
Alec formula sa pensée sans détour :
— Pour moi, il y a un truc qui cloche avec la plupart des virus.
Lana lui jeta un regard noir.
— Arrête. Tu sais très bien ce que je veux dire. Vous ne voyez donc
pas ?
— Voir quoi ? demanda Mark.
— Qu’il n’a pas les mêmes effets sur tout le monde ? suggéra Trina.
— Exactement, répondit Lana, le doigt pointé vers elle comme un
professeur fier de son élève. Ceux qui ont été touchés par les fléchettes sont
morts en quelques heures. Ensuite, Darnell et ceux qui avaient aidé les
blessés ont agonisé pendant deux jours. Leur symptôme principal était une
pression crânienne insupportable, comme s’ils avaient la tête coincée dans
un étau. Et enfin, il y a eu Misty, qui a mis plusieurs jours à déclarer les
symptômes.
Mark ne se souvenait que trop bien de leur départ du village.
— Elle fredonnait quand on est partis, murmura-t-il. Roulée en boule
par terre. Elle disait qu’elle avait mal à la tête.
— Il y avait un truc différent chez elle, fit remarquer Lana. Vous n’étiez
pas là quand l’état de Darnell s’est dégradé. Il n’a pas succombé aussi vite
que les autres, mais il a rapidement commencé à se comporter de façon
bizarre. Alors que Misty a donné l’impression d’aller bien jusqu’à son mal
de tête.
— Et il y a le cas du Crapaud, ajouta Alec. Je ne sais pas depuis
combien de temps il était atteint – s’il avait été contaminé en même temps
que Misty, ou à sa mort –, mais on aurait dit qu’il avait attrapé la maladie de
la vache folle.
— Un peu de respect, le rabroua Trina.
Mark s’attendit à voir Alec répliquer vertement, ou au moins se
défendre, mais ce dernier se contenta de baisser la tête.
— Désolé, Trina. Sincèrement. Mais Lana et moi, on essaie juste de
faire le point sur la situation. De dire les choses comme elles sont. Or, le
Crapaud n’avait plus toute sa tête hier soir.
Trina ne se laissa pas démonter.
— Alors, tu l’as tué.
— Tu es injuste, lui reprocha Alec d’un ton froid. Vu la vitesse à
laquelle Misty est morte, on peut supposer que le Crapaud n’en avait plus
pour longtemps. Il représentait une menace pour nous tous, mais c’était un
ami. J’ai mis un terme à ses souffrances et je nous ai peut-être offert un ou
deux jours de répit.
— Sauf s’il t’a contaminé, fit observer Lana d’une voix morne.
— J’ai fait attention. Et je me suis bien nettoyé tout de suite après.
Mark se sentait de plus en plus démoralisé.
— À quoi bon ? dit-il. Peut-être qu’on est déjà tous contaminés, et que
le virus se déclare plus ou moins lentement en fonction de notre système
immunitaire.
Alec changea de position.
— On s’écarte de la question soulevée par Lana. Il y a quelque chose
d’anormal dans ce virus. Il n’est pas cohérent. Je ne suis pas médecin, mais
il ne pourrait pas muter, ou, je ne sais pas… se transformer, en passant
d’une personne à l’autre ?
Lana acquiesça de la tête.
— Muter, s’adapter, se renforcer… va savoir. En tout cas, il évolue. Et
on dirait qu’il met plus longtemps à tuer, ce qui veut dire, contrairement à
ce qu’on pourrait croire, qu’il se propage de façon de plus en plus efficace.
Mark et toi n’étiez pas là, mais vous auriez dû voir à quelle vitesse les
premières victimes sont mortes. Rien à voir avec Misty. C’était sanglant,
brutal et affreux pendant une heure ou deux, mais après, c’était fini. Les
saignements ont facilité la contamination des personnes présentes.
Mark se réjouit de n’avoir pas assisté à cela. Quand il pensait aux
derniers instants de Darnell, néanmoins, il se disait que ces malheureux
avaient peut-être eu de la chance d’en finir aussi vite. Mark ne se rappelait
que trop bien le bruit de son ami en train de se marteler le crâne contre la
porte.
— C’est un truc qui se passe dans la tête, murmura Trina.
Tous les regards convergèrent vers elle. Elle venait d’énoncer une
évidence, mais une évidence cruciale.
— Oui, c’est là que ça se passe, renchérit Mark. C’est très douloureux.
Et ça brouille les idées. Darnell hallucinait, il avait clairement pété les
plombs. Misty, pareil. Comme le Crapaud…
— Peut-être que toutes les fléchettes ne contenaient pas le même
produit ? suggéra Trina.
Mark secoua la tête.
— On l’aurait vu sur les casiers à bord du berg. Ils portaient tous une
étiquette identique.
Alec se leva.
— Eh bien, si ce virus est en pleine mutation et qu’on l’ait tous attrapé,
espérons qu’il nous accordera encore une semaine ou deux. Allez, pas la
peine de traîner ici plus longtemps.
Quelques instants plus tard, ils se remettaient en route.
L’odeur les frappa de plein fouet alors qu’ils approchaient des premiers
bâtiments, de petites cabanes de rondins aux toits de chaume.
L’odeur qui avait accueilli Mark et Alec dans leur propre village à leur
retour. La puanteur de la chair en décomposition.
— C’est bon ! s’exclama Alec. Pas la peine d’aller plus loin.
À l’instant où il disait cela, ils découvrirent la source de l’odeur plus
loin sur le sentier : plusieurs corps empilés. Une silhouette apparut alors.
Une petite fille qui s’avançait vers eux. Elle pouvait avoir cinq ou six ans,
avait des cheveux bruns en bataille et des vêtements en lambeaux.
Elle s’arrêta à une vingtaine de pas. Noire de crasse, le visage triste.
Elle ne dit pas un mot. Elle se contenta de les fixer de ses grands yeux.
— Salut, lança Trina. Tu n’as rien, petite ? Où sont tes parents ? Et les
autres habitants de ton village ? Est-ce qu’ils sont… ?
Elle n’acheva pas sa phrase : le monceau de cadavres était
suffisamment éloquent.
La fillette répondit d’une petite voix en indiquant les bois derrière eux :
— Ils se sont enfuis dans la forêt. Ils sont tous partis.
CHAPITRE 18
Mark n’aurait pas su dire quoi exactement, mais quelque chose dans ces
paroles lui donna froid dans le dos. Il ne put s’empêcher de jeter un coup
d’œil derrière lui vers la forêt. Mais il ne vit rien d’inquiétant : des arbres,
des buissons et le soleil qui mouchetait le sol.
Il se retourna vers la fillette. Trina marcha à sa rencontre, ce qui suscita
aussitôt l’opposition d’Alec.
— Ne t’approche pas d’elle, lui dit-il.
Mais sa voix rocailleuse manquait de conviction. C’était une chose
d’abandonner des adultes, des gens capables de se débrouiller tout seuls. Ou
même de mettre fin aux souffrances d’un adolescent, presque un adulte,
comme il l’avait fait pour le Crapaud. Mais là, il s’agissait d’une enfant, et
cela faisait toute la différence.
— Au moins, évite de la toucher, recommanda-t-il. Dans notre intérêt à
tous.
La fillette esquissa un mouvement de recul devant Trina, qui s’arrêta.
— Tout va bien, lui assura cette dernière. (Elle mit un genou en terre.)
On est des amis, je te le promets. On vient d’un autre village exactement
comme le tien, où il y avait plein d’enfants. Tu as des copains, ici ?
La fillette hocha la tête, puis, se ravisant, la secoua tristement.
— Ils sont partis, eux aussi ?
Nouveau hochement de tête.
Trina se retourna vers Mark, les larmes aux yeux, avant de ramener son
attention sur la petite fille.
— Comment tu t’appelles ? Moi, c’est Trina. Tu veux bien me dire ton
nom ?
Après une longue hésitation, la gamine répondit :
— Deedee.
— Deedee ? J’adore. Je trouve ça très joli.
— Et mon petit frère, il s’appelle Ricky.
C’était tellement enfantin, de dire ça, que l’image de Madison revint à
la mémoire de Mark. Son cœur se serra. Il se représenta sa petite sœur à la
place de cette fillette. Et comme toujours, il fit de son mieux pour ne pas
s’abandonner à ses ruminations les plus noires : imaginer ce qui avait dû lui
arriver lors des éruptions solaires.
— Et il est où, Ricky ? voulut savoir Trina.
Deedee haussa les épaules.
— Je sais pas. Il est parti avec les autres. Dans la forêt.
— Avec ta maman et ton papa ?
La petite secoua la tête.
— Non. Eux, ils ont reçu des flèches qui tombaient du ciel. Tous les
deux. Ils sont morts, c’était horrible.
De grosses larmes tracèrent des sillons clairs sur ses joues sales.
— Je suis désolée de l’apprendre, ma chérie, dit Trina d’une voix ou
transparaissait un chagrin sincère. (Mark ne l’avait jamais autant aimée
qu’en cet instant.) Plusieurs de nos amis ont été… victimes des mêmes
personnes. Ç’a été affreux aussi. Je suis vraiment désolée.
Deedee pleurait en se balançant d’avant en arrière sur ses talons,
attitude qui rappela encore Madison à Mark.
— C’est pas grave, dit-elle, d’un ton si touchant que Mark se retint
d’éclater en sanglots. Je sais bien que ce n’est pas ta faute. C’est la faute des
méchants bonhommes. Avec leurs drôles de combinaisons vertes.
Mark se rappela avoir levé les yeux vers les mêmes hommes à bord du
berg. Ou peut-être des camarades. Qui pouvait dire combien de bergs
survolaient les environs, avec des fléchettes remplies d’un mystérieux
virus ? Et pourquoi, surtout ?
Trina continua le plus gentiment possible à questionner la fillette.
— Pourquoi tout le monde est parti ? Pourquoi tu n’es pas avec eux ?
Deedee leva le bras droit, poing fermé. Remontant sa manche déchirée,
elle dévoila une petite plaie circulaire près de son épaule, sur laquelle s’était
formée une croûte. Elle ne dit pas un mot ; elle se contenta de leur montrer
sa blessure.
Mark retint son souffle.
— On dirait qu’elle a pris une fléchette !
— Désolée pour ton bobo, dit Trina après avoir jeté un regard noir à
Mark. Mais… tu sais pourquoi ils sont partis ? Où ils sont allés ? Et
pourquoi ils ne t’ont pas emmenée ?
La fillette montra sa plaie encore une fois. Mark échangea un regard
avec Alec et Lana, convaincu qu’ils se posaient la même question que lui.
Pourquoi la petite semblait-elle aller bien si elle avait été touchée ?
— Je regrette que tu aies été blessée, reprit Trina. On dirait que tu as eu
beaucoup de chance. Tu ne veux plus répondre à mes questions ? Ce n’est
pas grave si tu ne veux pas.
Deedee lâcha un gémissement agacé et pointa du doigt sa blessure.
— C’est pour ça ! C’est à cause de ça qu’ils m’ont laissée. Parce qu’ils
sont méchants, comme les hommes en vert.
— Je suis vraiment désolée, ma chérie.
Mark ne put s’empêcher d’intervenir.
— Ils ont probablement pensé qu’elle était malade, à cause de la
fléchette, et ils sont partis sans elle.
Il avait du mal à y croire lui-même, cependant. Comment pouvait-on
faire une chose pareille à une petite fille ?
— C’est vrai ? demanda Trina. Ils t’ont laissée parce qu’ils ont cru que
tu serais malade ? Comme les autres ?
Deedee hocha la tête. Ses larmes se remirent à couler.
Trina se redressa et se tourna vers Alec. Le soldat leva la main.
— Je t’arrête tout de suite. J’ai peut-être l’air d’avoir été mâchonné et
recraché par la plus féroce des bestioles de la jungle, mais j’ai quand même
un cœur. La petite vient avec nous.
Trina hocha de nouveau la tête et sourit franchement pour la première
fois de la journée.
— C’est sans doute vrai qu’elle est contaminée, fit observer Lana. Ça
met juste plus de temps à se manifester.
— On l’est probablement tous, si tu veux aller par là, bougonna Alec en
rajustant les sangles de son sac à dos.
— On n’aura qu’à faire attention, dit Trina. On se lavera bien les mains
et on évitera de se toucher le nez et la bouche. On portera des masques le
plus souvent possible. Mais je refuse d’abandonner cette gamine tant que…
Elle n’acheva pas sa phrase, et Mark s’en réjouit.
— Ce sera une bouche de plus à nourrir, dit Alec, mais elle ne doit pas
manger grand-chose. (Il sourit, comme s’il avait voulu plaisanter, chose qui
ne lui arrivait pas souvent.) J’ai bien envie de fouiller ce village à la
recherche de matériel ou de provisions. Hélas, le moindre recoin doit être
infesté par cette saleté de virus. Fichons le camp d’ici.
Trina fit signe à Deedee de les suivre et, contre toute attente, la fillette
s’exécuta sans discuter. Alec les ramena sur le chemin qu’il avait
cartographié. Mark s’efforça d’ignorer qu’ils partaient dans la direction
exacte que Deedee leur avait indiquée plus tôt.
Mark n’a besoin que de dix minutes pour réaliser qu’Alec est la
personne qu’il a envie d’avoir à côté de lui jusqu’à ce qu’ils soient tous
rentrés sains et saufs à la maison. Non seulement il a désarmé trois hommes
et les a mis hors de combat en moins de trente secondes, mais c’est un ex-
militaire qui prend tout de suite les choses en main et leur brosse le tableau
de la situation.
— Il y a des fois où il vaut mieux écouter ce qui se raconte, déclare-t-il
alors qu’ils s’éloignent en pataugeant du réduit où gisent les trois clochards.
La plupart du temps, ce ne sont que des bavardages destinés à
impressionner les dames. Mais quand les rumeurs disent toutes la même
chose, elles ont souvent un fond de vérité. J’imagine que vous vous
demandez de quoi je suis en train de parler ?
Mark se tourne vers Trina. C’est à peine s’il arrive à distinguer son
visage à la lueur de la torche qu’Alec braque devant eux. Elle lui adresse un
regard qui signifie : « Mais qui est ce type ? » Elle tient toujours le carton
de nourriture qu’elle a trouvé plus tôt. Comme si c’était sa bouée de
sauvetage.
— Oui, on se demande, confirme Mark.
Alec pivote vers lui, rapide comme l’éclair. Au début, Mark se dit que
l’autre a mal interprété sa réponse, qu’il l’a trouvée sarcastique et qu’il va
lui en coller une. Mais le vieux dur à cuire se contente de poser un doigt sur
ses lèvres.
— On a une heure, maximum, pour sortir de ce piège à rats. Vous
m’entendez ? Une heure.
Il leur tourne le dos et repart.
— Attendez ! s’écrie Mark en pressant l’allure pour ne pas se faire
distancer. Qu’est-ce que vous voulez dire ? Ce n’est pas dangereux, de
remonter avant la fin de… ?
— Des éruptions solaires ?
Il prononce ces mots comme s’il n’avait pas besoin d’en dire plus.
Comme si Mark et Trina étaient censés comprendre immédiatement ce qu’il
avait en tête.
— Des éruptions solaires…, répète Trina. Vous croyez que c’est ça qui
s’est passé là-haut ?
— J’en suis presque sûr, jeune fille.
Le mauvais pressentiment de Mark à propos de la situation atteint des
sommets vertigineux. S’il ne s’agit pas d’un accident localisé mais d’un
problème planétaire, le peu d’espoir qu’il nourrissait pour sa famille
s’effondre.
— Comment vous le savez ? demande-t-il d’une voix tremblante.
Alec lui répond avec assurance.
— Parce qu’il y avait trop de gens qui décrivaient le même phénomène
un peu partout avant que je décide de prendre la tangente. Et apparemment,
ils en avaient parlé aux infos juste avant que ça se déclenche. Ce sont bien
des éruptions solaires, vous pouvez me croire. Chaleur caniculaire et
radiations. La totale. On se croyait prêts à affronter ça. Mais, à mon humble
avis, on se gourait complètement.
Personne n’ajoute plus un mot. Ils tournent à gauche, à droite,
empruntent différents tunnels, gardent leurs distances quand ils croisent
quelqu’un. Mark est de plus en plus inquiet. Il se sent dépassé. Il refuse de
croire que sa famille est morte et se jure de la retrouver coûte que coûte.
Enfin, Alec s’arrête au milieu d’un long tunnel.
— J’ai quelques amis qui m’attendent un peu plus loin, annonce-t-il. Je
les avais laissés, le temps de voir si je pouvais trouver quelque chose à
manger, apprendre deux ou trois trucs. Je travaille avec Lana depuis douze
ans. On est sous-traitants pour le ministère de la Défense ; elle a servi dans
l’armée, comme moi. Infirmière militaire. Les autres, on les a ramassés en
chemin. Avec vous deux, on est complets. Plus nombreux, on n’aurait
aucune chance.
— Aucune chance de quoi ? demande Mark.
— De remonter à la surface, répond Alec. De retourner en ville, même
si ça doit être l’enfer. Il faut sortir d’ici avant que l’eau n’envahisse les
tunnels et qu’on soit noyés comme des rats.
Mark se réveilla et roula sur le côté, les yeux grands ouverts, le souffle
court. Pourtant, il n’avait pas rêvé de la partie la plus effroyable. Il ne tenait
pas à se la rappeler. Il n’avait aucune envie de revivre la terreur de cette
journée.
« Pitié, songea-t-il. Pas cette nuit. Je n’en aurais pas la force. »
Il se remit sur le dos, fixa les étoiles à travers les branches. On ne voyait
pas la plus petite lueur annonciatrice de l’aube dans le ciel. Il aurait voulu
être déjà au matin, pour être débarrassé de la menace de ses cauchemars.
Peut-être n’était-il pas obligé de se rendormir ? Il s’assit, scruta les
ténèbres. À peine discerna-t-il les silhouettes de ses amis allongés autour de
lui.
Il envisagea de réveiller Trina. Elle saurait comprendre son besoin de
compagnie. Il n’aurait même pas à lui parler de son rêve. Mais elle avait
l’air si paisible, si détendue. Il ne voulait pas la priver de sommeil. Non
seulement ils allaient devoir marcher toute la journée le lendemain, mais il
leur faudrait également s’occuper de la petite Deedee.
Mark se tourna et se retourna à la recherche d’une position confortable.
Il ne voulait surtout pas recommencer à rêver. Les eaux écumantes, les
hurlements des gens sur le point de se noyer. La terreur panique,
insupportable, de la fuite. Il revoyait la pièce dans les tunnels de New York
où ils avaient rencontré Lana et les autres ; le visage buriné d’Alec qui leur
expliquait qu’après avoir survécu aux premières éruptions solaires leur
souci le plus immédiat était d’échapper à un tsunami. Car ces éruptions
dévastatrices avaient sans doute infligé des dommages catastrophiques à la
planète entière en libérant une chaleur infernale.
Ce qui ne manquerait pas de précipiter la fonte des calottes polaires. Et
donc, d’accélérer la montée des océans à un rythme apocalyptique. Avec
pour conséquence de plonger l’île de Manhattan sous plusieurs mètres
d’eau en quelques heures. Il leur avait détaillé tout cela dans cette petite
pièce de l’ancien métro, où l’eau s’infiltrerait bientôt en noyant tout sur son
passage.
Ces souvenirs tourmentèrent Mark pendant une bonne heure encore,
mais il savait que s’il s’endormait, ce serait pire. Il avait peur d’avoir peur.
Il s’assoupit néanmoins. Le sommeil l’emporta comme une lame de
fond.
CHAPITRE 20
Le Lincoln Building, l’un des plus hauts, des plus modernes et des plus
beaux gratte-ciel de New York. L’un des rares équipés d’un accès direct au
réseau de subtrans.
Alec n’arrête pas de leur répéter que c’est là qu’ils doivent se rendre,
mais il n’a pas l’air convaincu qu’ils en auront le temps, ce qui colle mal
avec son image de dur à cuire. Mark serait prêt à parier que si on
l’enfermait dans une cage avec une douzaine de lions affamés, il afficherait
juste un petit sourire sinistre en choisissant sa première victime.
« Le Lincoln Building, se dit Mark. Allons-y ; une fois là-bas, je
pourrai toujours m’éclipser pour aller retrouver ma famille. »
Ils enfilent au pas de course les innombrables tunnels qui serpentent
sous la ville. Alec est en tête, suivi de sa collègue, Lana. Vient ensuite un
garçon de l’âge de Mark prénommé Darnell ; puis Misty, une adolescente
légèrement plus âgée, qui doit avoir autour de dix-huit ans ; et enfin un
autre garçon, plus âgé que Mark lui aussi, trapu, une montagne de muscles.
Misty le surnomme le Crapaud, ce qui n’a pas l’air de lui déplaire. Mark et
Trina ferment la marche, en compagnie d’un certain Baxter. C’est le plus
jeune de la bande, treize ans environ, mais on voit tout de suite que c’est un
coriace. C’est lui qui a voulu rester derrière – pour couvrir les autres en cas
d’attaque surprise, a-t-il dit.
Mark prie pour qu’il leur reste assez de temps à vivre afin de devenir
amis.
— J’espère qu’il sait ce qu’il fait, souffle Trina.
Ils courent côte à côte, et Mark est assailli par l’image ridiculement
romanesque de Trina et lui sur une plage, avec le soleil couchant qui
illumine l’océan. Il remercie tous les saints du paradis qu’elle ne puisse pas
lire dans son esprit.
— Oh, j’en suis certain, lui assure-t-il.
Il ne tient pas non plus à ce qu’elle sache à quel point il a peur. Il est
presque tétanisé à l’idée de ce qui risque d’arriver d’une seconde à l’autre.
Bientôt dix-sept ans, et il découvre qu’il est un trouillard.
— Un tsunami, crache Trina comme si c’était la chose la plus
répugnante au monde. On est dans les tunnels du subtrans de New York, et
c’est ça, notre plus grande crainte ? Un tsunami ?
— On est sous terre, rétorque Mark. Et cette ville est construite au bord
de la mer, au cas où tu l’aurais oublié. L’eau a tendance à s’écouler vers le
bas. Tu sais, à cause de la gravité, tout ça.
Il sent qu’elle lui jette un regard noir. Il ne l’a pas volé. Il doit être à
bout de nerfs, pour jouer les petits malins dans un moment pareil. Il opte
pour la sincérité.
— Excuse-moi, marmonne-t-il. (La course commence à l’épuiser, et il
souffle comme un bœuf.) Je suis mort de trouille, ça me rend idiot. Je suis
désolé.
— Ça va. Ce n’était pas vraiment une question. C’est juste que… c’est
complètement dingue. Des éruptions solaires, un tsunami… Il y a quelques
heures, ces mots faisaient à peine partie de mon vocabulaire. Tu
comprends ?
Tout ce que Mark trouve à répondre, c’est :
— Ça craint.
Il n’a plus envie d’en parler. Plus il y pense, plus l’angoisse lui noue le
ventre.
Alec ralentit à l’extrémité d’un tunnel. Il s’arrête et leur fait face. Ils
sont tous hors d’haleine, trempés de sueur.
— On va devoir emprunter une partie du nouveau réseau, les prévient
Alec. On va forcément y croiser du monde, alors soyez prudents. Les gens
ont parfois tendance à devenir dangereux quand ils s’imaginent que c’est la
fin du monde.
Maintenant qu’ils commencent à reprendre leur souffle, Mark perçoit
un bruit derrière leur guide. Le brouhaha d’une foule houleuse. Auquel
viennent s’ajouter d’autres sons plus inquiétants : des cris, des pleurs, des
gémissements. Il se prend à regretter le confinement de la petite salle de
maintenance.
Lana intervient :
— Il n’y a pas d’autre chemin. Alors marchez vite. On ne peut pas se
permettre d’emporter quoi que ce soit ; videz vos mains et vos poches, sans
quoi on risque de se faire agresser. Avec un peu de chance, on trouvera tout
ce qu’il nous faut dans le Lincoln Building.
Quelques-uns d’entre eux portent des cartons de nourriture comme celui
que Trina a ramassé plus tôt. Ils les lâchent à leurs pieds. Trina se
débarrasse du sien à regret.
— On passe cette porte, annonce Alec en consultant le plan du subtrans
sur son téléphone. Et on saute sur la voie. On devrait y croiser moins de
monde que sur le quai. Ensuite, c’est tout droit sur huit cents mètres ; et de
là, on aura accès à l’escalier du Lincoln Building. Il grimpe jusqu’au
quatre-vingt-dixième étage. Il ne va pas falloir s’endormir.
Mark jette un regard à ses compagnons. Ils sont agités, nerveux. Le
Crapaud rentre la tête dans les épaules, ce qui renforce son allure de
batracien.
— Allons-y, dit Alec. Restez groupés. Défendez-vous les uns les autres
jusqu’à la mort.
Trina pousse un grognement ; Mark regrette que leur guide se soit senti
obligé de dire ça.
Alec ouvre la porte et sort le premier. Les autres le suivent et se
prennent une bouffée d’air brûlant en pleine figure. Mark a l’impression que
tout l’oxygène de ses poumons vient de se consumer d’un coup ; chaque
respiration est un combat.
Il débouche dans la galerie principale, précédé de Trina. Ils sont sur une
étroite corniche à un mètre au-dessus des voies. Alec et Lana ont déjà sauté,
ils tendent les bras vers leurs compagnons pour les aider à descendre.
Chacun bondit tour à tour et se réceptionne lourdement sur le béton. Mark
lève la tête. De la lumière arrive par l’escalier qui mène au monde ravagé de
la surface. Des gens se pressent sur le quai, et tous ont les yeux rivés sur les
nouveaux arrivants.
La scène que Mark découvre lui glace le sang.
La station est bondée. Plus de la moitié des personnes présentes sont
blessées. Des entailles, des plaies béantes. Des brûlures épouvantables.
Certaines sont allongées sur le sol et se tordent de douleur. Il y a aussi des
enfants, tout aussi mal en point. Ce sont eux qui font le plus peine à voir.
Dans un coin, deux hommes se battent comme des chiffonniers. Personne
ne fait mine de les séparer. Une dame avachie au bord du quai n’a plus de
visage, rien qu’un masque de chair fondue et de sang. Mark a le sentiment
d’avoir débouché en enfer.
— Avancez, ordonne Alec une fois qu’ils sont tous sur la voie.
Ils s’exécutent, se collant les uns aux autres. Mark a Trina sur sa gauche
et le petit Baxter sur sa droite. Le gosse n’en mène pas large. Mark aimerait
le rassurer mais il ne trouve pas les mots. Ils sonneraient creux, de toute
façon. Alec et Lana ouvrent la marche d’un air résolu, défiant quiconque de
se mettre en travers de leur chemin.
Ils sont parvenus au milieu de la station quand deux hommes et une
femme sautent sur la voie et leur barrent la route. Les trois sont crasseux
mais paraissent indemnes. Physiquement, du moins. Leurs yeux sont hantés
par les horreurs qu’ils ont vues.
— Où est-ce que vous allez comme ça ? veut savoir la femme.
— Ouais, ajoute l’un de ses amis. Vous avez l’air drôlement pressés.
Vous êtes en route pour une planque quelque part ?
L’autre homme vient se planter juste devant Alec.
— Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais le soleil a décidé de nous
dégueuler dessus. Des gens sont morts, monsieur. Des tas de gens. Et je
n’aime pas beaucoup votre manière de passer tranquillement comme si vous
aviez mieux à faire.
D’autres personnes commencent à sauter du quai pour se regrouper
derrière le trio. Elles bloquent le passage.
— Regardez s’ils ont de la bouffe ! crie quelqu’un.
Alec arme son bras et cogne son vis-à-vis. L’autre recule en titubant, le
nez en sang, avant de s’écrouler sur la voie. Ç’a été si brusque, si violent,
qu’au début personne ne réagit. Puis les gens s’élancent sur leur groupe en
vociférant.
Très vite, c’est le chaos. Des coups de poing, de pied volent en tout
sens ; on les empoigne par les cheveux. Mark prend un coup au visage et
voit un inconnu attraper brutalement Trina. Une bouffée de rage explose en
lui. Il se débat comme un diable, balance ses poings à l’aveuglette jusqu’à
ce qu’il atteigne son adversaire et s’en débarrasse. Il voit l’homme à
califourchon sur Trina : il s’efforce de lui bloquer les bras tandis qu’elle
tente désespérément de le repousser.
Mark s’élance, se jette de tout son poids contre l’agresseur. Ils roulent
au creux de la voie. L’homme lui assène des coups que Mark lui rend
aussitôt sans même les sentir. Ils luttent un moment au corps à corps, dans
un enchevêtrement de bras et de jambes. Puis Mark finit par se dégager et
rampe vers Trina pour s’assurer qu’elle n’a rien. La jeune fille se relève,
court vers son agresseur et tente de lui envoyer son pied en pleine figure.
Malheureusement, elle glisse et atterrit sur le dos. L’homme veut lui sauter
dessus. Mark s’interpose et le cueille d’un coup d’épaule dans le ventre.
L’autre se roule en boule avec un grognement. Mark bondit sur ses pieds et
prend Trina par la main. Tous deux s’extirpent de la foule.
Ils se retournent pour voir comment se débrouillent leurs compagnons.
La bagarre fait rage, mais, au moins, personne sur le quai ne semble vouloir
s’en mêler. Mark voit le Crapaud étendre un adversaire d’un coup de
poing ; Alec et Lana repoussent un homme et une femme qui s’en prenaient
à Misty et Baxter. Deux autres personnes s’enfuient. C’est presque terminé.
Et soudain, tout s’accélère.
Un grondement s’élève, sourd d’abord, mais qui enfle rapidement. Les
murs du tunnel se mettent à vibrer. La bagarre s’arrête aussitôt ; les gens se
relèvent, jettent des regards inquiets autour d’eux. Mark cherche à localiser
l’origine du bruit. Il n’a pas lâché la main de Trina.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’écrie la jeune fille.
Mark secoue la tête en scrutant la bouche du tunnel. Le sol tremble sous
ses pieds et le grondement devient assourdissant. Son regard se pose sur
l’escalier qui sort de la station à l’instant où les premiers cris retentissent,
des cris stridents, suivis d’un mouvement de panique parmi la foule.
Une muraille d’eau sale se déverse en cascade au bas des marches.
CHAPITRE 21
Ils parcoururent encore un kilomètre, à travers une forêt plus dense que
tout ce qu’ils avaient traversé jusque-là. Alec tenait à rester à couvert au cas
où les gens qu’ils désiraient surprendre enverraient des patrouilles à la
tombée de la nuit. Ils s’arrêtèrent enfin et s’installèrent dans un coin à peu
près dégagé. Ils dînèrent sur le pouce, sans allumer de feu, de peur de se
faire repérer.
Assis en cercle, ils se regardèrent en silence pendant que tombait la nuit
et que les grillons commençaient à chanter dans les sous-bois. Mark
demanda quel était le plan pour le lendemain. Alec lui répondit qu’il n’en
savait rien encore. Il voulait d’abord y réfléchir, puis en discuter avec Lana,
avant de leur en parler.
— Tu ne crois pas qu’on a aussi notre mot à dire ? protesta Trina.
— Vous le direz à la fin, répliqua-t-il sur un ton sans appel.
Trina lâcha un grand soupir.
— Et dire que je commençais tout juste à t’apprécier.
— Dommage pour toi. (Il s’adossa à un arbre et ferma les yeux.) Et
maintenant, laisse-moi réfléchir en paix, d’accord ?
Trina quêta du regard le soutien de Mark, mais celui-ci se contenta de
sourire. Cela faisait longtemps qu’il avait pris son parti des manières
bourrues du vieux militaire. D’ailleurs, il ne lui donnait pas tort. Lui-même
n’avait pas la moindre idée de ce qu’ils devraient faire au matin. Comment
obtenir des renseignements sur un endroit et des personnes dont ils
ignoraient tout ?
— Tu tiens le coup, Deedee ? demanda-t-il à la fillette, qui fixait le sol
devant elle. À quoi penses-tu dans ta petite tête ?
Elle haussa les épaules et lui adressa un mince sourire.
Il devina qu’elle appréhendait le lendemain.
— Écoute, pour demain, tu n’as pas à t’inquiéter. On ne laissera
personne te faire de mal. D’accord ?
— C’est promis ?
— Promis.
Trina serra la gamine dans ses bras. Lana ne fit pas de remarque.
— Tout ça, ce sont des affaires de grandes personnes, expliqua Trina à
la petite fille. Ne t’en fais pas, d’accord ? On te laissera en sécurité quelque
part et on essaiera de trouver quelqu’un à qui parler. Rien de plus. Tout se
passera comme sur des roulettes.
Mark était sur le point de surenchérir quand un bruit lointain attira son
attention. On aurait dit un chant.
— Vous entendez ça ? chuchota-t-il.
Les autres se redressèrent. Alec ouvrit les yeux et s’assit droit comme
un piquet.
— Quoi donc ? demanda Trina.
— Écoutez.
Mark posa un doigt sur ses lèvres et inclina la tête en direction du bruit.
C’était léger, mais impossible de s’y tromper : une femme chantait, pas
aussi loin qu’il l’avait cru tout d’abord. Il frissonna : cela lui rappelait
Misty, qui s’était mise à fredonner quand la maladie s’était déclarée.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? murmura Alec.
Personne ne lui répondit ; ils continuèrent à tendre l’oreille. La voix
était flûtée, presque mélodieuse. Elle aurait paru jolie dans d’autres
circonstances. Mais l’idée qu’une personne puisse chanter comme ça, dans
un endroit pareil… eh bien, c’était bizarre. Une voix d’homme se joignit au
chant, bientôt imitée par plusieurs autres, jusqu’à ce qu’un chœur entier
résonne entre les arbres.
— Nom de…, fit Trina. On est tombés sur une église, ou quoi ?
Alec se pencha en avant, le visage grave.
— Je vais jeter un coup d’œil. Vous autres, restez là et ne faites pas de
bruit. Ça peut très bien être un piège.
— Je t’accompagne, déclara Mark.
Il n’avait aucune envie de patienter sur place. Il était dévoré de
curiosité.
Alec parut hésiter. Il se tourna vers Lana, puis vers Trina.
— Quoi ? protesta Trina. Tu as peur qu’on ne puisse pas se défendre
toutes seules ? Allez-y, les garçons, on se débrouillera très bien sans vous.
Pas vrai, Deedee ?
De toute évidence, la petite fille n’en était pas aussi sûre ; le chant
paraissait l’effrayer. Mais elle adressa un hochement de tête à Trina et
grimaça un sourire courageux.
— D’accord, décida Alec. Amène-toi, Mark. Allons voir ce que c’est
que ce cirque.
Deedee s’éclaircit la gorge et leva la main comme pour demander la
permission de parler.
— Oui, quoi ? lui demanda Trina. Tu veux nous dire quelque chose ?
La gamine acquiesça de la tête et se jeta à l’eau :
— Ce sont les gens avec qui je vivais. Je sais que c’est eux. Ils sont
devenus bizarres, ils ont commencé à… raconter que les arbres, les plantes
et les animaux étaient magiques. Ils m’ont abandonnée parce qu’ils disaient
que j’étais mauvaise. (Elle n’avait pu retenir un petit sanglot sur ce dernier
mot.) Parce que j’avais été touchée et que je n’étais pas tombée malade.
Mark et les autres se dévisagèrent. La situation s’embrouillait de plus
en plus.
— Raison de plus pour aller voir ça de plus près, dit Lana. Au moins
pour vous assurer qu’ils ne viennent pas dans notre direction. Mais soyez
prudents !
Alec et Mark s’apprêtaient à partir quand Deedee ajouta :
— Faites attention au vilain monsieur sans oreilles.
Elle enfouit son visage au creux de l’épaule de Trina et se mit à pleurer.
Mark regarda Alec, qui secoua la tête. Sans ajouter un mot, tous deux
s’enfoncèrent dans la forêt.
CHAPITRE 23
Mark cessa de se débattre après avoir pris un solide coup de poing dans
la mâchoire. La douleur qui lui remonta dans la joue lui fit comprendre
qu’il ne servait à rien de chercher à s’échapper. Il se laissa entraîner sans
plus opposer de résistance. Il vit Alec ruer dans les brancards entre deux
costauds, qui resserrèrent la corde autour de son cou. Ses râles étranglés lui
donnèrent la nausée.
— Arrête ! cria-t-il. Laisse-toi faire, Alec ! Ils vont te tuer !
Mais bien sûr, l’ancien soldat continua à lutter sans lui prêter aucune
attention.
Ils arrivèrent dans la clairière où ronflait le brasier. Une femme jeta
deux grosses branches dans les flammes. Celles-ci grossirent d’un coup en
crachant des escarbilles. Son ravisseur lâcha Mark de l’autre côté du feu,
devant les deux rangs de chanteurs. La cérémonie s’interrompit ; tous les
regards convergèrent sur les prisonniers.
Mark toussa, cracha, la gorge brûlée par la corde, puis s’efforça de
s’asseoir. Un individu de haute taille – probablement celui qui l’avait traîné
jusque-là – lui posa sa botte sur le torse et le repoussa par terre.
— Ne bouge pas, lui intima-t-il.
Calmement, sans colère ; comme s’il n’envisageait même pas que Mark
puisse lui désobéir.
Il avait fallu deux hommes pour emmener Alec dans la clairière, et
Mark était même surpris qu’ils y soient parvenus. Ils le laissèrent tomber
près de lui. Le soldat gémit, grogna mais ne chercha pas à se relever car ils
tenaient toujours la corde serrée autour de son cou. Il toussa longuement,
avant de cracher un filet de sang dans la poussière.
— Pourquoi vous faites ça ? s’écria Mark sans s’adresser à personne en
particulier. (Couché sur le dos, il fixait la voûte de feuilles où dansait la
lueur des flammes.) On ne vous veut pas de mal, on veut juste savoir qui
vous êtes et ce que vous fabriquez !
— C’est pour ça que tu nous as fait des reproches à propos de Deedee ?
Il tourna la tête et vit une femme debout à quelques pas. Il comprit que
c’était celle qui leur avait parlé plus tôt.
Mark était stupéfié par sa froideur.
— Alors c’est bien vous qui l’avez abandonnée. Pourquoi ? Et pourquoi
nous faire prisonniers ? On est juste venus chercher des réponses !
Vif comme l’éclair, Alec passa brusquement à l’action. Il se releva d’un
bond, arracha la corde des mains de ses gardiens et s’élança sur eux,
l’épaule en avant. Il cueillit l’un d’entre eux dans les côtes et le plaqua au
sol. Ils roulèrent au corps à corps et Alec eut le temps de lui asséner un ou
deux coups de poing avant que deux autres hommes se jettent sur lui et
l’arrachent à son adversaire. Un troisième vint à leur rescousse, et ensemble
ils réussirent à clouer Alec sur le dos, lui immobilisant bras et jambes.
L’homme qu’il avait jeté au sol se remit debout et lui décocha des coups de
pied dans les côtes.
— Arrêtez ! cria Mark. Ça suffit !
Il tira sur sa corde et voulut se redresser, mais la même botte le repoussa
à terre une fois de plus.
— Je te l’ai déjà dit : ne bouge pas, répéta l’homme, de la même voix
monocorde.
Les autres continuaient à rouer de coups Alec, lequel refusait de
s’avouer vaincu et persistait à lutter même s’il n’avait aucune chance.
— Alec, l’implora Mark, arrête, ou ils vont vraiment finir par te tuer. À
quoi ça nous avancerait ?
La question pénétra enfin dans le crâne dur du vieux militaire. Il cessa
ses efforts et se roula en boule, lentement, le visage plissé de douleur.
Tremblant de colère, Mark se retourna vers la femme, qui observait la
scène avec un détachement insupportable.
— Mais qu’est-ce que vous voulez, à la fin ? demanda-t-il.
La femme le dévisagea quelques secondes avant de répondre.
— Vous êtes des visiteurs indésirables. Parle-moi un peu de Deedee.
Est-ce qu’elle est avec vous ? À votre campement, peut-être ?
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Vous l’avez abandonnée ! Quoi !
vous avez peur qu’elle se glisse parmi vous et vous contamine ? Elle va
bien. Elle est en parfaite santé !
— Nous avons nos raisons, répliqua la femme. Les esprits nous parlent
et nous les écoutons. Depuis la pluie des démons venus du ciel, nous avons
quitté notre village à la recherche de lieux sanctifiés. Bon nombre d’entre
nous ont préféré s’enfuir de leur côté. Ils sont quelque part dans les
environs, sans doute en train de comploter avec les démons eux-mêmes.
Peut-être bien que ce sont eux qui vous ont envoyés.
Mark restait pantois devant ce tissu d’absurdités.
— Laisser mourir une gamine parce qu’il se pourrait qu’elle soit
malade ! Pas étonnant que les autres membres de votre village n’aient pas
voulu vous suivre.
La femme parut sincèrement perplexe.
— Écoute, mon garçon. Les autres sont beaucoup plus dangereux que
nous : ils attaquent sans prévenir et tuent sans remords. Le monde est en
proie au mal, et celui-ci revêt de nombreux visages. Nous ne voulons
prendre aucun risque, surtout si vous connaissez Deedee. Vous êtes nos
prisonniers, et vous le resterez. Si on vous relâchait, vous pourriez alerter
ceux qui nous veulent du mal.
Mark la dévisagea, le cerveau en ébullition. Il avait un mauvais
pressentiment, et plus la femme parlait, plus il se renforçait.
— Deedee nous a dit que les fléchettes étaient tombées du ciel. On a vu
les cadavres dans votre village. Il nous est arrivé la même chose. Tout ce
qu’on veut, c’est comprendre pourquoi.
— C’est cette fille qui a attiré le mal sur nous. Elle et ses maléfices.
Pourquoi croyez-vous qu’on l’ait laissée là-bas ? Si vous l’avez sauvée et
ramenée jusqu’à nous, vous avez commis un crime plus terrible que tout ce
que vous pouvez imaginer.
— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? cracha Alec. On a des
problèmes plus graves que tout ce que vous pouvez imaginer, ma petite
dame.
— Laissez-nous partir, reprit Mark avant qu’Alec puisse ajouter un mot.
(L’homme était peut-être le plus coriace de leur groupe, mais ce n’était pas
le plus fin négociateur.) Tout ce qu’on veut, c’est trouver un endroit où
vivre en sécurité. S’il vous plaît. Je vous promets qu’on s’en ira sans faire
d’histoires. On ne parlera de vous à personne, et on gardera Deedee très loin
de votre camp.
— C’est triste de voir à quel point vous ne comprenez rien à rien,
commenta la femme. Vraiment.
Mark se retint de hurler.
— Dans ce cas, prenez le temps de nous expliquer. Ça me paraît
équitable. J’ai envie de vous comprendre. Vous pourriez discuter avec nous,
au lieu de nous traiter comme des animaux.
Voyant qu’elle ne réagissait pas, il chercha un moyen de relancer la
conversation :
— Bon… et si on commençait par le commencement ? Je vais vous
raconter d’où on vient.
Elle affichait maintenant une expression vide, presque absente.
— J’ai toujours su que les démons revêtiraient une apparence
séduisante pour mieux nous tromper, déclara-t-elle. Vous nous avez piégés
pour qu’on vous amène ici, ligotés. Pour faire les gentils et nous tromper
encore. Mais vous n’êtes que des démons.
Elle fit un signe de tête à l’un de ses compagnons.
L’homme arma le pied et frappa Mark dans les côtes. Une vive douleur
lui explosa dans le flanc et il ne put s’empêcher de crier. L’homme le frappa
de nouveau, dans le dos cette fois, au niveau des reins. Mark sentit des
larmes lui brûler les yeux tandis que la douleur l’envahissait et qu’il criait
encore plus fort.
— Arrête ça, espèce de fils de…, protesta Alec.
Il fut interrompu par l’un de ses gardiens, qui le cogna au visage.
— On n’est pas des démons ! s’écria Mark. Vous êtes complètement
dingues !
Un autre coup de pied lui vrilla le flanc, provoquant une souffrance
insupportable. Il se roula en boule, les bras autour des genoux, prêt à
endurer la suite.
— Stop !
L’ordre claqua depuis l’autre côté du feu. Une voix d’homme, forte et
caverneuse. Les bourreaux de Mark et d’Alec s’écartèrent aussitôt et
s’agenouillèrent, les yeux baissés. La femme aussi se mit à genoux et fixa le
sol.
Mark, grimaçant de douleur, allongea les jambes et s’efforça
d’apercevoir qui avait lancé cet ordre. Il saisit un mouvement à travers les
flammes et vit un homme s’avancer dans leur direction. Quand il fut
parvenu à quelques pas d’eux, l’homme s’arrêta, et le regard de Mark
remonta de ses bottes à son jean, à sa chemise à carreaux, puis à son visage,
horriblement scarifié, presque inhumain. Il faillit détourner la tête ;
pourtant, il tint bon. Il affronta le regard du nouveau venu, fixa ses yeux
hantés.
L’homme n’avait plus de cheveux. Et plus d’oreilles.
CHAPITRE 25
Mark resta figé sur place, fasciné par le corps de Jed couché dans une
position qui n’avait rien de naturel. Il venait de passer l’heure la plus
déroutante de toute sa vie dans ce camp de l’étrange. Et alors qu’il croyait
avoir atteint les sommets de la bizarrerie, voilà que d’autres cinglés les
encerclaient en poussant des cris d’animaux et des rires maniaques.
Mark se tourna vers Alec. Le vieux soldat, manifestement abasourdi,
fixait le corps de Jed sans un mot.
Dans les bois, les hululements et les sifflets continuaient.
Les hommes qui avaient roué de coups Mark et Alec se relevèrent,
contemplant leurs cordes comme s’ils ne savaient plus quoi en faire. Ils se
tournèrent vers leurs prisonniers, se consultèrent du regard, baissèrent de
nouveau les yeux sur les cordes. Les deux rangs de chanteurs derrière eux
semblaient tout aussi hésitants, comme s’ils attendaient qu’on leur dise quoi
faire. À croire que Jed était le seul lien entre eux. Maintenant qu’il était
rompu, ses adeptes étaient déboussolés.
Alec fut le premier à réagir. Il tira sur la corde qui lui enserrait le cou et
parvint à glisser les doigts dessous. Mark avait peur que leurs bourreaux ne
reprennent leurs esprits et ne lui tombent dessus, mais, en fait, ils se
contentèrent de lâcher les cordes. Mark suivit aussitôt l’exemple d’Alec. Il
fit passer le nœud coulant par-dessus sa tête au moment où Alec jetait le
sien par terre.
— Filons d’ici, grommela le vieil homme.
— Que fais-tu de leurs copains ? s’inquiéta Mark. On est encerclés.
Alec soupira.
— S’ils essaient de nous arrêter, on n’aura qu’à forcer le passage.
La femme qui leur avait parlé s’approcha d’eux, le front barré d’un pli
soucieux.
— Tout ce qu’on a fait, c’était pour tenir les démons à distance. Rien de
plus. Et regardez, vous avez tout flanqué par terre. Comment avez-vous pu
conduire nos ennemis jusqu’à nous ?
Elle grimaça et tituba, la main à la tempe.
— Comment avez-vous pu ? répéta-t-elle dans un murmure.
— Désolé, grommela Alec.
Il la contourna pour s’approcher du feu. Une longue branche dépassait
des flammes. Il la saisit et la brandit comme une torche.
— Voilà qui devrait donner à réfléchir à ceux qui voudraient jouer aux
malins. Amène-toi, petit.
Mark observa la femme, qui semblait souffrir d’un violent mal de tête,
et les pièces du puzzle commencèrent à s’emboîter.
— Viens, je te dis ! rugit Alec.
Au même instant, plusieurs dizaines de personnes jaillirent des sous-
bois, le poing levé, vociférant. Des hommes, des femmes, des enfants. Tous
avaient la même expression démentielle de rage mêlée d’allégresse. Mark
courut aussitôt ramasser à son tour une branche dans le feu. Il fit tournoyer
la pointe enflammée devant lui comme une épée.
Les assaillants s’abattirent sur la double rangée de chanteurs avec des
cris de guerre sauvages. Deux hommes bondirent dans les airs et
retombèrent en plein dans le feu. Leurs cheveux et leurs vêtements
s’embrasèrent sous le regard horrifié de Mark. Ils sortirent des flammes
avec des hurlements rauques, mais il était trop tard : les deux torches
humaines s’enfuirent dans la forêt. Mark se retourna vers les villageois. Ils
étaient en train de se faire massacrer. C’était le chaos.
— S’il vous plaît, implora une voix de femme dans son dos. Emmenez-
moi avec vous.
Mark fit volte-face et découvrit la femme qui avait ordonné qu’on les
roue de coups. Il faillit la brûler avec le bout de sa torche. Elle semblait
terrorisée. Mais avant qu’il puisse répondre, ils furent pris au milieu d’une
mêlée féroce. Mark était bousculé de toute part. À sa grande surprise, il
s’aperçut que la bagarre n’opposait pas uniquement leurs anciens bourreaux
aux nouveaux venus. Bon nombre de leurs assaillants se battaient aussi
entre eux.
Quelqu’un empoigna Mark par son tee-shirt et le tira sur le côté. Il allait
répliquer par un coup de branche quand il se rendit compte qu’il s’agissait
d’Alec.
— Tu tiens vraiment à te faire tuer ! lui reprocha celui-ci.
— Je ne savais pas quoi faire ! rétorqua Mark.
— Parfois, il ne faut pas trop se poser de questions !
Alec lâcha Mark et ils foncèrent dans la même direction. Des gens
couraient tout autour d’eux. Mark faisait des moulinets devant lui avec sa
torche.
Quelqu’un le saisit aux jambes ; il lâcha sa branche enflammée et
s’étala face contre terre. Un instant plus tard, il entendit un cri de douleur et
son assaillant vola sur le côté. Quand il leva la tête, il vit Alec reposer son
pied par terre.
— Debout ! lui cria le soldat.
Mais à peine avait-il dit cela qu’il se faisait plaquer au sol à son tour par
un homme et une femme.
Mark ramassa sa torche et courut au secours de son ami. Il colla
l’extrémité enflammée sur la nuque de l’homme, qui hurla, porta les deux
mains à son cou et roula loin d’Alec. Puis Mark leva la branche bien haut et
l’abattit de toutes ses forces sur la femme ; touchée à la tempe, elle bascula
sur le côté dans un grésillement de cheveux roussis.
Mark saisit la main d’Alec et l’aida à se relever.
D’autres personnes se jetèrent sur eux. Au moins cinq ou six.
Mark frappa à l’aveuglette avec son arme de fortune, s’en remettant à
son instinct et à l’adrénaline. Il étendit un premier adversaire, cassa le nez
d’une femme d’un crochet du gauche, enfonça le bout de sa torche dans le
ventre d’un homme et regarda ses habits s’embraser.
Alec se battait à ses côtés. Il enchaînait coups de poing, coups de pied,
coups de coude et faisait voler ses adversaires en tout sens comme de
vulgaires sacs d’ordures. Il avait lâché sa branche, n’ayant pas trop de ses
deux mains pour repousser ses agresseurs. De toute évidence il n’avait rien
perdu de ses réflexes de soldat.
Quelqu’un glissa un bras sous le menton de Mark, le souleva du sol et
commença à l’étrangler. Le garçon saisit sa branche à deux mains et frappa
dans son dos. Il rata sa cible une première fois, réessaya, rassemblant ses
dernières forces pendant qu’il parvenait encore à respirer. Il sentit le bois
s’écraser contre le cartilage et entendit l’homme pousser un cri. L’air frais
afflua dans ses poumons tandis que l’autre relâchait sa prise.
Mark tomba à genoux, pantelant. Alec était plié en deux et soufflait
comme un bœuf. Ils bénéficiaient d’un court répit, mais un seul coup d’œil
leur suffit pour voir d’autres silhouettes se ruer dans leur direction.
Alec aida Mark à se relever. Ils partirent à toutes jambes vers les arbres.
Les cris de leurs poursuivants s’élevèrent derrière eux ; ces gens-là ne
voulaient voir personne leur échapper. Les deux compagnons parvinrent
dans une partie plus dégagée dans laquelle ils purent piquer un sprint.
Soudain, Mark ouvrit de grands yeux.
À une centaine de mètres devant eux, un pan entier de la forêt était en
flammes.
Entre eux et le campement où ils avaient laissé Trina, Lana et Deedee.
CHAPITRE 27
Les arbres et les buissons étaient à moitié morts : du bois sec qui ne
demandait qu’à s’embraser. La dernière pluie torrentielle remontait à
plusieurs semaines, et la maigre végétation qui avait repoussé depuis les
éruptions solaires était desséchée comme du vieux carton. Des filets de
fumée serpentaient sur le sol à leurs pieds. L’air empestait le bois brûlé.
— Ce sont les pauvres types qui ont pris feu tout à l’heure qui ont dû
déclencher l’incendie, cria Mark.
— Ça va se propager à toute vitesse ! répondit Alec.
Le soldat s’élançait déjà au pas de course en direction des flammes.
Mark l’imita, sachant qu’ils devaient contourner l’incendie tant que c’était
encore possible. Ils tracèrent à travers la broussaille et les fougères,
esquivant les branches basses. Il y avait toujours des bruits de poursuite
derrière eux, des cris, des appels et des sifflets, mais ils se faisaient moins
enthousiastes – à croire que même les fous furieux qui voulaient leur peau
hésitaient à se précipiter dans un feu de forêt.
Mark courait, ne se préoccupant que de retourner auprès de Trina.
L’incendie crépitait, crachait, rugissait. Une petite brise s’était levée,
qui attisait les flammes ; une branche énorme dégringola à travers la voûte
de feuilles, projetant des étincelles partout. Alec continuait à foncer vers le
cœur du brasier, sans ralentir, comme si son objectif était de se jeter dans les
flammes et d’en finir une bonne fois pour toutes.
— On ne devrait pas faire un détour ? lui cria Mark. Où vas-tu comme
ça ?
Alec lui répondit sans se retourner :
— Le plus près possible du feu ! Je veux longer les flammes pour être
sûr de savoir exactement où on est ! Et peut-être en profiter pour larguer ces
tarés !
— Parce que tu sais exactement où on est ?
La réponse tomba, laconique :
— Oui.
Alec sortit tout de même sa boussole pour la consulter en courant.
La fumée s’épaissit. Il devint difficile de respirer. L’incendie remplissait
à présent tout le champ de vision de Mark ; les flammes gigantesques
illuminaient la nuit. La chaleur le frappait par vagues, repoussée à
intervalles réguliers par le vent qui soufflait dans son dos.
Mais à mesure qu’ils se rapprochaient de la fournaise, l’effet du vent
s’atténuait. Bientôt, la température atteignit des sommets ; Mark ruisselait
de sueur et sa peau lui semblait sur le point de fondre. Au moment où il
commençait à croire qu’Alec avait pété les plombs, l’autre obliqua sur la
droite et se mit à courir parallèlement à la ligne des flammes. Mark le suivit
de près, remettant sa vie entre les mains de l’ancien soldat pour la énième
fois depuis qu’ils s’étaient rencontrés dans les tunnels du subtrans.
Il sentait un souffle brûlant sur sa gauche, un air plus frais sur sa droite.
Ses habits étaient si chauds qu’ils auraient sans doute pris feu spontanément
s’ils n’avaient pas été trempés de sueur. Quant à ses yeux… ils lui
donnaient la sensation de bouillir dans leurs orbites ; il avait beau plisser les
paupières et tâcher de faire sortir des larmes, c’était peine perdue.
Il pria pour qu’ils réussissent à contourner l’incendie et à s’en éloigner
avant de mourir de soif et d’épuisement. Il n’entendait plus que le
grondement des flammes, un rugissement constant qui évoquait le
ronflement des tuyères d’un millier de bergs.
Soudain, une femme jaillit des sous-bois, une lueur de folie dans le
regard. Mark se prépara à se battre, convaincu qu’elle allait se jeter sur eux.
Mais elle passa devant Alec, silencieuse et déterminée. Elle trébucha sur
une racine, s’écroula, se releva aussitôt. Puis elle disparut dans la muraille
de flammes, poussant un hurlement qui s’interrompit très vite.
Alec et Mark continuèrent à courir.
Ils atteignirent enfin la limite de l’incendie, beaucoup plus nette que
Mark ne s’y était attendu. Ils maintinrent une certaine distance avec les
flammes, mais c’était bon de se diriger de nouveau vers Trina et les autres.
Cela provoqua une poussée d’adrénaline dans le corps de Mark, qui força
encore l’allure et rattrapa Alec. Ils couraient maintenant côte à côte.
Chaque respiration était une épreuve pour Mark. L’air lui brûlait la
gorge ; la fumée était un poison.
— Il faut… qu’on s’éloigne… de cette saleté.
— Je sais ! s’écria Alec, secoué par une douloureuse quinte de toux. (Il
jeta un regard à la boussole qu’il serrait au creux de sa main.) On y est…
presque.
Ils dépassèrent une dernière poche de flammes, et cette fois Alec prit à
droite, dos à l’incendie. Mark réalisa que sans lui il aurait été complètement
perdu. Ils s’éloignèrent à travers bois avec une énergie accrue. À chaque
foulée Mark sentait un air un peu plus frais envahir ses poumons. Le fracas
de l’incendie s’atténua, il entendit à nouveau le bruit de ses pas.
Alec s’arrêta brusquement.
Pris par son élan, Mark le dépassa, puis revint vers lui et lui demanda
s’il allait bien.
Alec s’était adossé à un arbre, pantelant, cherchant son souffle. Il
acquiesça de la tête, avant d’enfouir son visage au creux de son bras avec
un gémissement.
Mark se plia en deux, les mains sur les genoux. Il savourait l’occasion
de souffler. La brise était tombée et ils semblaient hors d’atteinte de
l’incendie pour l’instant.
— Mec, tu m’as fait peur. Je ne suis pas sûr que c’était l’idée du siècle,
de courir aussi près d’un feu de forêt.
Alec se tourna vers lui, mais ses traits demeuraient cachés dans
l’ombre.
— Tu as sans doute raison. Mais la nuit, on a vite fait de tourner en
rond dans un endroit pareil. De cette façon, j’ai su à tout moment où nous
étions. (Il consulta sa boussole, puis pointa le doigt derrière Mark.) Notre
petit campement est par là.
Mark se retourna et ne reconnut rien de particulier.
— Comment le sais-tu ? Tout ce que je vois, ce sont des arbres comme
les autres.
— Je le sais, c’est tout.
Des bruits inquiétants montèrent dans la nuit, mêlés au ronflement des
flammes. Des hurlements et des rires. Impossible d’en localiser la source.
— On dirait que ces tarés sont toujours dans le coin, à chercher des
ennuis, grommela Alec.
— Bande de foutus salopards ! S’ils pouvaient tous crever dans
l’incendie…
Mark réalisa aussitôt à quel point c’était affreux de dire ça. Mais la part
de lui-même qui tenait à survivre à n’importe quel prix – et qui s’était
singulièrement endurcie au cours de l’année écoulée – savait que c’était la
vérité. Il ne voulait plus avoir à s’inquiéter de ces gens. Il ne voulait pas
passer le reste de la nuit et la journée du lendemain à regarder par-dessus
son épaule.
— Avec des si…, commença Alec. (Il inspira longuement,
profondément.) Bon. On ferait mieux de bouger et d’aller retrouver les
filles.
Ils repartirent au petit trot, toujours sur leurs gardes.
Quelques minutes plus tard, Alec changea de direction, puis obliqua de
nouveau un peu plus loin. Il s’arrêta brièvement, prit le temps de s’orienter,
hésita un moment et indiqua le bas d’une pente.
— Ah, dit-il. C’est là.
Ils s’engagèrent dans la descente, glissant et dérapant. Le vent avait
tourné ; il soufflait à présent en direction du feu, leur apportant de l’air frais
et maintenant l’incendie à distance. Ébloui par la lueur des flammes, Mark
n’avait pas remarqué que le jour ne tarderait plus à se lever. Le ciel avait
viré au violet, et il distinguait mieux où il mettait les pieds. Le paysage lui
parut familier et, soudain, ils se retrouvèrent à leur campement. Tout était
comme ils l’avaient laissé… sauf qu’on ne voyait aucun signe de Trina et
des autres.
Un début de panique serra la gorge de Mark.
— Trina ! appela-t-il. Trina !
Alec et lui fouillèrent les environs en criant les noms de leurs amies.
Mais ils n’obtinrent aucune réponse.
CHAPITRE 28
Mark était sur le point d’exploser. Depuis un an, Trina et lui avaient
affronté toutes les épreuves ensemble. À présent, dix minutes après avoir
constaté sa disparition, il se sentait dévasté par un sentiment d’impuissance.
— Je n’y crois pas, dit-il à Alec d’une voix désespérée, alors qu’ils
exploraient les abords du campement en décrivant des cercles de plus en
plus larges. Je ne peux pas croire qu’elles soient parties comme ça en notre
absence. Sans même nous laisser un mot, ni rien.
Il se passa la main dans les cheveux, puis lâcha un cri pour évacuer sa
colère et sa frustration.
Alec réussissait beaucoup mieux à conserver son sang-froid.
— Du calme, mon gars. Un, Lana est aussi coriace que moi, et
beaucoup plus maligne. Et deux, tu oublies un détail.
— Lequel ? demanda Mark.
— Oui, tu as raison, en temps normal elles auraient attendu ici jusqu’à
ce qu’on revienne. Mais les circonstances n’ont rien de normal. Il y a
d’abord un feu de forêt à proximité, et ensuite des cinglés qui courent
partout en faisant des bruits de morts vivants. Tu serais resté assis là à te
tourner les pouces, toi ?
Mark ne fut pas rassuré pour autant.
— Alors… tu crois qu’elles sont parties à notre recherche ? (Il serra les
poings et les pressa sur ses yeux.) Elles peuvent être n’importe où !
Alec l’empoigna par les épaules.
— Mark ! Mais qu’est-ce qui te prend ? Calme-toi, fiston !
Mark baissa les mains et plongea son regard dans celui d’Alec – des
yeux durs et gris à la lueur de l’aube, mais dans lesquels on lisait une
préoccupation sincère.
— Désolé, s’excusa-t-il. Je… je crois que je perds un peu les pédales.
Qu’est-ce qu’on va faire ?
— D’abord, on se pose cinq minutes pour réfléchir. Et ensuite, on ira
rejoindre Lana, Trina et Deedee.
— Et si ceux qui nous ont attaqués les avaient trouvées et emmenées ?
dit Mark à voix basse.
— On n’aura plus qu’à les délivrer. Mais pour ça, j’ai besoin que tu te
reprennes. D’accord ?
Mark ferma les yeux et hocha la tête, faisant de son mieux pour calmer
l’emballement de son cœur et refouler la panique qu’il sentait monter en lui.
Alec trouverait une solution. Il trouvait toujours.
Il prit une grande inspiration et releva la tête vers l’ancien soldat.
— D’accord. Ça va aller. Désolé.
— Bon ! Je préfère ça. (Alec recula d’un pas pour examiner le sol.) Il
fait suffisamment jour maintenant. Il faut qu’on trouve des traces du chemin
par lequel elles sont parties. Cherche de ton côté.
Mark s’exécuta, trop heureux de s’occuper l’esprit à autre chose
qu’imaginer le pire scénario possible. Le ronflement de l’incendie
continuait à se faire entendre, ponctué de temps à autre par des hurlements
ou des rires.
Tout ce qu’il leur fallait, c’était un indice de départ, après quoi ils
devraient pouvoir suivre la piste sans problème. Mark se sentit gagné par
l’instinct de compétition. Il voulait être le premier à trouver. Il en avait
besoin, pour se sentir mieux, pour avoir l’impression d’avancer.
Alec cherchait un peu plus loin dans le camp, carrément à quatre pattes,
en reniflant le sol à la manière d’un chien. Il avait l’air ridicule, mais
quelque chose dans la scène toucha Mark. Le vieil ours mal léché
manifestait rarement ses émotions – sauf lorsqu’il vociférait, hurlait ou
cognait sur quelque chose… ou quelqu’un – mais il faisait toujours preuve
d’un grand souci des autres. Mark savait qu’Alec donnerait sa vie sans
hésiter pour sauver n’importe laquelle de leurs trois amies disparues. Lui-
même pouvait-il en dire autant ?
Au bout d’une demi-heure, alors qu’ils se concentraient sur la zone
entre le campement et la direction qu’ils avaient suivie la veille au soir,
Mark s’arrêta.
— Hé, Alec.
L’homme avait la tête et les épaules engagées dans un buisson ; il
grommela une sorte de « ouais ? » inarticulé.
— Pourquoi on passe autant de temps à chercher de ce côté ?
Alec se redressa sur les genoux et se tourna vers lui.
— Parce que ça paraît logique. Soit elles nous ont suivis pour essayer
de nous retrouver, soit elles ont été enlevées par les mêmes cinglés qui nous
ont attaqués. Ou peut-être qu’elles ont voulu aller voir l’incendie de plus
près.
Mark n’était pas convaincu.
— Ou alors, elles se sont enfuies dans la direction opposée. Tout le
monde n’est pas aussi casse-cou que toi, tu sais ? La plupart des gens qui
voient un feu de forêt venir vers eux décident plutôt de se tailler le plus loin
possible.
— Non, ça m’étonnerait. Lana n’est pas une trouillarde. Je ne la vois
pas nous abandonner pour sauver sa peau.
Mark secoua la tête.
— Réfléchis un peu, Alec. Lana a autant d’admiration pour toi que toi
pour elle. Elle te croit capable de te sortir de toutes les situations. Elle a
aussi tendance à envisager les circonstances de manière rationnelle avant de
décider de la meilleure chose à faire. J’ai raison, ou pas ?
Alec haussa les épaules, puis lui jeta un regard noir.
— Tu veux dire que Lana nous aurait laissés entre les mains d’une
bande de malades mentaux pour détaler sans demander son reste ?
— Elle ne pouvait pas savoir qu’on était prisonniers. On devait
simplement jeter un coup d’œil, tu te rappelles ? Ensuite elle a dû entendre
le vacarme et voir l’incendie arriver. Je te parie qu’elle a décidé qu’il valait
mieux faire route vers le quartier général du berg, en se disant qu’on ferait
la même chose. Rendez-vous là-bas. Tu nous avais indiqué la direction.
Alec hochait la tête en grommelant.
— Sans oublier qu’elle était accompagnée d’une civile, renchérit Mark
en mimant des guillemets au moment de prononcer ce dernier mot, et d’une
petite fille qui devait être terrorisée. Je doute que Lana les aurait laissées
seules pour venir voir ce qu’on devenait, ou les aurait exposées au danger.
Alec se releva et s’épousseta les genoux. Il avait un mince sourire au
coin des lèvres. Mark savait pourquoi. Le vieux militaire savourait la
situation : il adorait voir sa jeune recrue réfléchir par elle-même.
— D’accord, mon gars, pas la peine d’en dire plus. Tu m’as convaincu.
Amène-toi, allons fureter de ce côté-là.
Il adressa un clin d’œil à Mark en passant devant lui, avant de reprendre
son expression renfrognée.
Mark s’esclaffa.
— Tu es vraiment un drôle de mec…
Ils reprirent leurs recherches dans la zone suggérée par Mark, en
scrutant chaque centimètre carré de terrain en quête d’un signe ou d’une
trace. Mark s’arrêta un moment pour écouter le crépitement de l’incendie,
qui se rapprochait, et les glapissements de leurs nouveaux amis, dont il
avait du mal à situer précisément la source. La fumée embrumait l’air dans
le soleil du petit matin.
— J’ai trouvé quelque chose, annonça Alec.
Il était à genoux, tenant à la main une baguette dont il se servit pour
souligner son propos.
— Trois buissons à travers lesquels on a marché – et plus d’une
personne, c’est sûr. Regarde ici, les feuilles piétinées, la branche cassée, là,
et les empreintes, ici et là.
Mark se pencha sur une des empreintes. Toute menue. La taille du pied
de Deedee.
— Il y a un souci, continua Alec d’un ton grave.
— Quoi donc ?
Alec pointa sa baguette sur une branche basse, au ras du sol. De petites
gouttes de sang brillaient sur la surface lisse des feuilles.
CHAPITRE 29
La piste de Trina, Lana et Deedee les entraîna dans une ravine au fond
d’un canyon encaissé. Tout à coup, ils émergèrent dans une clairière bordée
de falaises granitiques. Les parois étaient si raides que seules quelques
touffes de végétation s’y accrochaient çà et là.
Alec sortit sa carte griffonnée à la main et s’arrêta.
— On y est.
Tous deux se cachèrent derrière le tronc d’un grand chêne.
— Je suis presque sûr que c’est dans cette vallée que le berg revient
après chacune de ses sorties.
Mark examina les parois abruptes de la ravine.
— Plutôt risqué, de descendre ici en volant, tu ne crois pas ?
— Peut-être, mais c’est aussi la cachette idéale. Il doit y avoir une
plate-forme d’atterrissage dans le coin, avec une entrée vers leur base. Je
continue à miser sur un vieux bunker du gouvernement. Surtout aussi près
d’Asheville – la ville est juste de l’autre côté du canyon.
— Mouais. Et… à combien tu estimes les chances que Lana et les
autres ne se soient pas fait prendre, une fois arrivées au point de rendez-
vous ?
Alec ne répondit rien ; quelque chose avait capté son attention dans la
clairière.
— On aura peut-être bientôt la réponse, murmura-t-il enfin. Suis-moi.
Sa voix rocailleuse avait pris une tonalité inquiétante.
Il sortit à découvert et rampa au milieu des hautes herbes et des
buissons de la clairière. Mark se glissa derrière lui, convaincu qu’un berg
allait surgir au-dessus de leurs têtes d’une seconde à l’autre, hérissé de
fusils lance-fléchettes. Ils suivirent les traces à peine visibles laissées par
leurs amies. Au début, Mark avait cru que le berg se posait dans la clairière,
mais la végétation touffue semblait indiquer le contraire.
Alec progressa ainsi sur une dizaine de mètres, puis s’arrêta. Mark
regarda au-dessus de lui et découvrit une large zone où les herbes avaient
été foulées. Des traces de lutte, de toute évidence. Son cœur se serra.
— Oh, non ! soupira-t-il.
Alec avait la tête basse.
— Tu avais raison. On les a attrapées ici, pas d’erreur. Regarde, la
broussaille est complètement écrasée. On dirait qu’une vingtaine de
personnes sont passées dessus.
Mark dut ravaler sa panique une fois de plus.
— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? On se replie et on se planque, ou
on va les chercher ?
Il brûlait d’envie de suivre la piste, mais la sagesse lui recommandait
d’agir avec plus de prudence.
— On n’a pas le temps de…
Un claquement sonore interrompit Alec, un grand bruit métallique qui
résonna dans l’air comme un coup de canon. Mark se laissa tomber à plat
ventre, s’attendant que les parois du canyon leur dégringolent sur le dos.
— Qu’est-ce que c’était ? chuchota-t-il.
Avant qu’Alec puisse répondre, le bruit se répéta. Un bref fracas
assourdissant qui fit trembler la terre, laquelle continua à vibrer longtemps
après que le bruit eut cessé, agitant les buissons tout autour. Mark et Alec
échangèrent un regard, incertains quant à la conduite à tenir.
Le bruit retentit une troisième fois et, soudain, le sol sur lequel ils
étaient allongés se dressa lentement vers le ciel.
CHAPITRE 30
Mark bondit sur ses pieds, attrapant Alec par le bras. Il eut toutes les
peines du monde à garder l’équilibre. Ce qui se produisait était impossible.
Était-il en train de perdre la tête ? Mais non, le sol continuait à monter,
s’inclinant sur le côté. Mark regarda autour de lui avec affolement, frappé
de stupeur. Alec semblait pétrifié lui aussi.
Mark fut le premier à reprendre ses esprits. Plusieurs détails le
frappèrent alors simultanément.
Tout d’abord, ce n’était pas toute la vallée qui basculait sous l’effet d’un
tremblement de terre ou d’un glissement de terrain. Le phénomène ne
concernait qu’une zone restreinte de la clairière, qui affectait la forme d’un
cercle parfait. Les arbres autour d’eux n’avaient pas bougé ; leurs branches
ne frémissaient même pas. Ensuite, l’inclinaison du sol, lente mais
régulière, lui fit prendre conscience qu’une moitié de la zone en question
s’enfonçait en réalité sous la terre. Enfin, le tout s’accompagnait d’un
grondement sourd, mécanique.
— Ce truc est artificiel ! s’écria-t-il, et il détala aux côtés d’Alec. Il est
en train de tourner sur un axe !
Alec hocha la tête et accéléra. Ils couraient perpendiculairement à la
pente, afin d’atteindre un point d’où ils pourraient sauter hors de la plaque
pivotante. Le processus était suffisamment lent pour que la panique initiale
de Mark cède la place à la curiosité. De toute évidence, ils se tenaient sur
une sorte de trappe gigantesque. Mais à quoi pouvait-elle bien servir ?
Alec et lui couvrirent les derniers mètres, arrivèrent au bord du disque
au point de pivot et n’eurent plus qu’un petit bond à faire pour se mettre en
sécurité. Ils se ruèrent vers la ligne des arbres et plongèrent à couvert
derrière le grand chêne dont ils s’étaient déjà servis comme cachette. Mark
allongea le cou afin d’observer la suite du spectacle. La partie supérieure du
disque se dressait à présent à une dizaine de mètres en l’air, tandis que la
partie inférieure disparaissait dans le sol. L’ensemble continua à pivoter,
avec un grincement de pignons désormais bien audible.
— On dirait une pièce de monnaie qu’on retourne, grommela Alec.
Une minute plus tard, la plaque parvenait à la verticale, une moitié en
l’air et l’autre dans le sol. Elle continua à tourner. Bientôt, la terre et les
buissons se retrouvèrent dessous et Mark put enfin découvrir le verso de la
pièce : une surface grise comme du béton, striée de fines cannelures
rectilignes. Quand la plaque aurait opéré une rotation complète, elle
dessinerait au fond de la ravine un cercle parfaitement plat. Des chaînes et
des crochets disséminés sur la surface grise n’attendaient plus que
d’attacher l’appareil qui viendrait s’y poser.
« Une plate-forme d’atterrissage, pensa Mark. Pour un berg. Ou
plusieurs. »
— Qu’est-ce qui empêche la terre et la végétation de dégringoler une
fois dessous ? s’étonna-t-il. On dirait de la magie.
— Elles sont probablement factices, répondit l’ancien soldat. Je les vois
mal tout replanter chaque fois qu’ils utilisent ce truc.
— Ça a l’air vrai, en tout cas. (Mark continua d’observer la scène avec
fascination. La plaque de terrain mobile devait mesurer près de soixante-dix
mètres de diamètre.) Tu crois qu’ils nous ont vus ? Ils doivent avoir des
caméras planquées partout.
Alec haussa les épaules.
— J’imagine. Reste à espérer qu’il n’y a pas en permanence quelqu’un
qui scrute les écrans de surveillance.
La plaque avait basculé à un angle de quarante-cinq degrés. Dans
quelques minutes, elle aurait rebouché le trou dans le sol. Mark se demanda
si Alec pensait à la même chose que lui.
— On tente ? lui proposa-t-il. Un berg risque d’arriver d’une seconde à
l’autre. C’est notre chance.
Un sourire complice détendit les traits de son compagnon.
— Ce sera peut-être notre seule occasion de nous faufiler à l’intérieur,
hein ?
— Peut-être. Maintenant ou jamais, fit Mark.
— Des caméras et des gardes ? C’est un gros risque.
— Mais ils tiennent nos amies.
Alec hocha la tête.
— Tu parles comme un vrai soldat.
— Allons-y, alors.
Mark se mit sur ses pieds. Il fallait qu’il agisse avant de changer d’avis.
Après une grande inspiration pour se donner du courage, il piqua un sprint
vers la plate-forme, s’attendant à entendre siffler des projectiles ou à voir
des soldats émerger du trou. Mais il ne se passa rien de tel.
Ils atteignirent la plaque sans encombre. Mark se laissa tomber à
genoux à un mètre du bord puis s’en approcha en rampant. Alec l’imita, et
tous les deux se penchèrent au-dessus du vide. Mark se sentit mal en
pensant à la masse écrasante suspendue au-dessus de leurs têtes. Si elle
achevait brusquement sa descente sans prévenir, elle les couperait en deux.
Il faisait sombre là-dessous, mais Mark aperçut une passerelle
métallique qui faisait le tour d’un gigantesque trou béant. Il ne vit pas de
lumières, pas le moindre signe de vie. Il releva la tête pour vérifier où en
était la rotation de la plaque. Ils n’avaient plus que quelques minutes devant
eux, grand maximum.
— On va devoir passer les jambes et se balancer jusque-là, dit Mark
avec un geste vers la passerelle. Tu crois pouvoir y arriver ? ajouta-t-il avec
un petit sourire.
Mais Alec était déjà en train de basculer dans le vide.
— Beaucoup mieux que toi, petit, répondit-il en lui adressant un clin
d’œil.
Mark roula sur le ventre et passa les pieds dans le trou. Une fois
suspendu dans le vide, il entreprit de se balancer d’avant en arrière. Alec
avait de l’avance sur lui. L’ex-militaire lâcha prise, vola vers la passerelle et
s’y réceptionna sans dommage. Mark chassa l’image qui envahissait son
esprit : lui-même ratant sa cible et faisant une chute vertigineuse dans le
noir. Il compta mentalement jusqu’à trois avant de lâcher tout.
Au dernier moment, il aperçut à travers l’ouverture en croissant la
flamme bleue des tuyères d’un berg et son ventre métallique qui descendait
du ciel. Puis il atterrit sur Alec.
CHAPITRE 31
Il leur fallut un moment pour démêler leurs bras et leurs jambes. Alec
pestait et bougonnait. À un moment, Mark faillit glisser dans le vide ; le
vieil homme le rattrapa de justesse… pour se remettre à bougonner de plus
belle. Ils finirent par se relever. La trappe acheva de se refermer au-dessus
d’eux avec un grand bruit caverneux. Ils se retrouvèrent dans le noir
complet.
— Super, grommela Alec. Maintenant, on n’y voit plus rien.
— Sors la tablette, lui suggéra Mark. Je sais que la batterie est presque
morte, mais on n’a pas le choix.
Après un grognement d’approbation et un petit froissement d’étoffe, la
tablette s’alluma. Pendant une seconde, Mark se crut de retour dans les
tunnels du subtrans avec Trina, éclairé par la lueur de son téléphone. Il
chassa cette image.
— Juste au moment de sauter, j’ai vu un berg en train de se poser, dit-il.
Donc, on sait qu’ils en avaient au moins deux avant qu’on leur en crashe
un.
Alec dirigeait la tablette tout autour de lui afin de reconnaître les lieux.
— Oui, j’ai entendu les réacteurs. J’imagine que la plate-forme doit
s’enfoncer, laisser le berg rouler dans un hangar, puis remonter reprendre sa
place. On ferait mieux de se dépêcher avant d’avoir de la compagnie.
Alec brandit la tablette bien haut, éclairant deux grandes entrées de
chaque côté de leur perchoir. Des rails posés dans le sol montraient où l’on
traînait les bergs quand la plaque était descendue. Les deux cavernes étaient
vides et sombres.
La passerelle qui faisait le tour du puits central, large d’à peine plus
d’un mètre, grinçait et tremblait sous leurs pas. Le pouls de Mark ne ralentit
qu’une fois qu’ils furent parvenus devant la porte ronde équipée d’un volant
au milieu, pareille à une trappe de sous-marin.
Alec passa la tablette à Mark.
— La construction ne date pas d’hier. Cet endroit était sans doute
destiné à recevoir des cadres du gouvernement en cas de catastrophe
planétaire. Dommage qu’ils n’aient pas eu le temps de se mettre à l’abri ; je
suis sûr que la plupart d’entre eux ont grillé comme tout le monde.
Mark braqua la tablette pour éclairer la porte.
— Tu crois qu’elle est verrouillée ? s’enquit-il.
Alec avait déjà empoigné le volant à deux mains. Il s’attendait à une
résistance mais, à la première poussée, le mécanisme tourna facilement.
Alec, entraîné par son élan, se cogna dans Mark. Les deux s’étalèrent en
travers de la passerelle, Mark sur Alec.
— Petit, grogna l’ancien soldat, il va falloir arrêter de te coller à moi
comme ça. Fais gaffe aussi de ne pas basculer dans le vide, je vais encore
avoir besoin de toi.
Mark rigola. Il se releva en s’appuyant un peu plus que nécessaire sur le
ventre d’Alec.
— C’est dommage que tu n’aies jamais eu d’enfant, tu sais ? Tu aurais
fait un excellent papy.
— Oui, j’aurais pu les imaginer en train de brûler vifs au moment des
éruptions solaires, ç’aurait été super.
Mark se décomposa en repensant à ses parents et à Madison. Il ignorait
ce qui leur était arrivé, mais il s’imaginait toujours les pires horreurs à ce
sujet.
Alec s’aperçut de sa maladresse.
— Oh, mince, je suis désolé, fiston. (Il allongea le bras et pressa
l’épaule de Mark.) Tu as connu de grandes pertes ce jour-là. Moi, ma seule
famille, c’était mon boulot. Il n’y a aucune comparaison, je le sais bien.
Encore désolé.
Mark ne l’avait encore jamais entendu s’excuser de cette façon.
— Ça va, je t’assure. Merci… (Il sourit.) Papy.
Alec hocha la tête, puis reprit le volant et le tourna à fond. Il ouvrit la
porte, qui claqua contre le mur.
L’autre côté était plongé dans le noir. Un grondement sourd s’en
échappait, pareil au ronron d’une machine lointaine.
— Qu’est-ce que ça peut être ? chuchota Mark. On dirait qu’il y a une
usine là-dessous.
Il leva la tablette, dévoilant un long couloir qui disparaissait dans
l’obscurité.
— Sans doute un générateur, répondit Alec.
— J’imagine qu’ils ne pourraient pas habiter sous terre sans un
minimum d’électricité, reconnut Mark. Des bergs, des générateurs… tu
crois qu’ils ont des réserves de carburant ici ou qu’ils vont se fournir
ailleurs ?
Alec réfléchit une seconde.
— Eh bien, ça fait déjà un an, et un berg ça consomme beaucoup. À
mon avis, ils s’alimentent à l’extérieur.
— On continue ? fit Mark.
— Ouais.
Mark passa le premier dans le couloir et se retourna vers Alec.
— Que fait-on si on nous voit ? (Il avait beau murmurer, sa voix
donnait l’impression de résonner.) Ce ne serait peut-être pas mal de
dénicher une arme ou deux.
— Écoute, on n’a pas tellement le choix. Alors on n’a qu’à continuer
comme ça, on verra bien.
Alors qu’ils s’avançaient dans le couloir, un fracas métallique retentit
derrière eux, suivi d’une succession de grincements et de cliquetis de
pignons. Mark devina que la plate-forme d’atterrissage avait commencé à
s’enfoncer dans le sol.
Alec réagit avec un calme que Mark était loin de ressentir. Il dut se
pencher pour se faire entendre.
— Attendons de voir dans quelle salle ils mettent le berg, et on se
cachera dans l’autre. On n’a pas intérêt à se faire surprendre dans ce couloir.
— D’accord, répondit Mark, le cœur battant.
Il éteignit la tablette ; avec la lumière qui descendait de l’extérieur, ils
n’en avaient plus besoin.
Ils revinrent sur leurs pas, refermèrent la porte et s’accroupirent sur la
passerelle pour regarder descendre le berg. Heureusement, le cockpit se
trouvait de l’autre côté, si bien qu’ils avaient peu de risques d’être vus. Une
fois l’appareil arrivé en bas, il y eut d’autres claquements et bruits de
ferraille et le berg se déplaça sur les rails vers la salle de droite. Alec et
Mark coururent dans l’autre et se cachèrent dans l’ombre, tout au fond.
À l’issue d’une attente insupportable, le berg finit par s’immobiliser. La
plate-forme d’atterrissage entreprit alors de remonter. L’équipage de
l’appareil avait déjà dû débarquer parce que Mark entendit des voix par-
dessus le vacarme, puis le bruit de la porte circulaire qu’on ouvrait.
— Viens, lui souffla Alec au creux de l’oreille. On va les suivre.
Ils ressortirent du hangar et se faufilèrent le long de la passerelle.
L’équipage du berg avait laissé la porte entrebâillée ; Alec s’accroupit sur le
seuil pour tendre l’oreille. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur. Visiblement
rassuré par ce qu’il vit, il adressa un coup de menton à Mark et se glissa
dans le couloir. Mark le suivit alors que la plate-forme d’atterrissage
entamait sa rotation au-dessus d’eux ; le faux sol planté de faux buissons se
remettait en place.
Des voix résonnaient dans le couloir devant eux, trop loin pour qu’ils
puissent comprendre ce qu’elles disaient. Alec prit la tablette des mains de
Mark et la rangea dans son sac à dos. Puis il empoigna Mark par le bras et
l’entraîna avec lui.
Ils continuèrent d’avancer dans le couloir, pas à pas. Ceux qui les
précédaient avaient dû décider de faire une pause pour discuter un moment,
car les voix devenaient de plus en plus claires. Il semblait n’y en avoir que
deux. Alec finit par s’arrêter et, tout à coup, Mark put distinguer chaque
mot de la conversation.
— … tout près d’ici, disait une femme. Cramé comme une brique. Je te
parie qu’il y a un rapport avec ces personnes arrêtées la nuit dernière. On ne
devrait pas tarder à être fixés.
Un homme lui répondit.
— Il y a intérêt. Comme si ça ne suffisait pas d’avoir perdu l’autre berg.
Ces guignols en Alaska n’en ont rien à fiche de nous. Maintenant que ça
tourne au vinaigre, je te parie qu’ils sont aux abonnés absents.
— Que veux-tu ? dit la femme. On n’a aucune valeur à leurs yeux.
— D’accord, sauf que ça n’était pas censé être nous. On n’y est pour
rien si le virus est en pleine mutation.
La plate-forme d’atterrissage claqua derrière eux ; elle avait achevé sa
rotation. Il faisait complètement noir désormais. Un membre de l’équipage
alluma une torche dont la lumière dansa sur les murs du couloir, et ils
repartirent d’un pas lourd. Alec et Mark les suivirent à distance prudente.
Les deux pilotes n’échangèrent plus un mot jusqu’à ce qu’ils soient
parvenus devant une porte. Mark entendit un grincement de charnières.
Alors qu’ils la franchissaient, l’homme déclara :
— Ils lui ont déjà trouvé un nom, au fait. Ils l’appellent la Braise.
La porte se referma sur eux.
CHAPITRE 32
Mark et Alec restèrent assis un long moment sans dire un mot, à écouter
les chuintements de la respiration d’Anton.
— Je ne sais pas trop ce qu’il y a de vrai dans ce qu’il nous a raconté,
finit par déclarer Alec. Mais je dois reconnaître que c’est troublant.
— Oui, répondit Mark d’une voix sèche.
Il avait mal au crâne et mal au ventre. Il ne se rappelait pas avoir jamais
été aussi fatigué. Pourtant, il fallait qu’ils se lèvent, qu’ils sortent de cette
pièce et partent à la recherche de Trina et des autres.
Il n’esquissa pas un geste.
— Fiston, tu as l’air d’un zombie, dit Alec après avoir tourné la tête
vers lui. Et moi, c’est sûrement pareil.
— Oui, répéta Mark.
— Tu ne vas pas approuver ce que je vais dire, mais tant pis.
Mark haussa les sourcils. Ce seul effort lui coûta toute l’énergie qui lui
restait.
— Je t’écoute… ?
— On a besoin de dormir.
— Mais Trina… Lana… et…
Tout à coup, il ne parvenait plus à se rappeler le nom de la fillette.
Impossible. Il avait une telle migraine qu’il avait l’impression qu’une
tempête s’était déclenchée sous son crâne.
Alec se redressa.
— Ça leur fera une belle jambe si on les retrouve pour s’écrouler de
sommeil à leurs pieds. On ne va pas roupiller longtemps ; peut-être une
heure chacun, pendant que l’autre monte la garde. Anton a dit que ses
collègues en auraient pour des heures de réunion. (Il se leva du lit, gagna la
porte et la ferma à clé.) Juste par précaution.
Mark se laissa tomber sur le côté, ramena ses jambes sur le matelas et
ses bras sous sa tête. Il voulut protester, mais aucun son ne sortit de sa
bouche.
Alec proposa :
— Je prends le premier tour de garde, histoire que…
Mais Mark dormait déjà.
Mark avait bondi sur ses pieds avant même que l’autre ait terminé sa
phrase, imité par Alec.
Un rugissement féroce jaillit de la foule, comme un cri de guerre. Mark
vit que les gens s’élançaient déjà, bondissaient de leurs sièges et se
bousculaient sauvagement pour être les premiers à mettre la main sur les
intrus.
Il courut vers la porte à double battant, incapable de détacher les yeux
de la scène en contrebas, qu’il observait avec un étrange mélange d’horreur
et de curiosité. Bruce, rouge de colère, criait des ordres en pointant le doigt
sur Alec et Mark. Il y avait quelque chose de puéril, presque comique, dans
ses mouvements. La frénésie avec laquelle son auditoire se ruait dans l’allée
centrale avait quelque chose d’exagéré elle aussi, comme si tous ces gens se
trouvaient sous l’emprise de la drogue. Hommes et femmes criaient et
grognaient tels des singes pris de folie. Chacun tenait absolument à
s’emparer d’eux, comme si sa vie en dépendait.
Alec atteignit la porte le premier et disparut dans le couloir. Mark
s’arrêta en glissade. Il était si fasciné par la foule en furie qu’il avait failli
rater la porte. Ce sentiment bizarre de curiosité qu’il éprouvait devant leur
comportement finit par se dissiper, remplacé par la prise de conscience
horrifiée qu’il était sur le point de se faire capturer pour la deuxième fois en
deux jours.
Il bondit dans le couloir. Alec claqua la porte derrière lui ; ça leur ferait
peut-être gagner quelques secondes. Mark vit tout de suite que son ami ne
se rappelait plus par quel côté ils étaient venus.
— Par là ! lui cria-t-il en piquant un sprint.
Il entendit Alec s’élancer derrière lui, puis les portes se rouvrirent avec
violence et des cris de guerre envahirent le couloir.
Mark courut de toutes ses forces. Il s’efforçait de ne pas penser à ce que
leur feraient leurs poursuivants s’ils les attrapaient. Bruce avait ordonné
qu’on les attache et qu’on les bâillonne, mais ce que Mark avait lu dans
leurs yeux augurait mal de la suite.
Il voulait regagner l’escalier parce que c’était le seul chemin qu’il
connaissait.
Il était tenaillé par la faim. Il ne se rappelait plus la dernière fois qu’ils
avaient mangé. Restait à espérer qu’ils auraient suffisamment d’énergie
pour s’échapper dans les bois. L’escalier apparut devant lui. Les cris de
leurs poursuivants résonnaient dans le couloir, rappelant à Mark le
crissement assourdi des rames de subtrans à l’approche des quais.
Il s’engouffra dans l’escalier sans ralentir. Le temps qu’Alec fasse de
même, il avait déjà presque atteint le premier palier. Il entendait les
halètements de son ami mêlés aux siens, le martèlement de leurs pas sur les
marches. À chaque palier, Mark empoignait la rambarde et se hissait vers le
suivant. Alec et lui parvinrent au sommet à l’instant où leurs poursuivants
arrivaient en bas. L’écho caverneux de leurs cris donna le frisson à Mark.
Il se rua dans le couloir, toujours aussi sombre, ce qui tournerait peut-
être à leur avantage. Une hésitation soudaine s’empara de lui ; il sentit la
panique le gagner.
— De quel côté on va ? cria-t-il à Alec.
Une part de lui avait envie de se cacher quelque part, peut-être dans la
salle des générateurs. Chercher une issue les exposerait à se faire prendre
s’ils n’en trouvaient aucune, mais se cacher ne ferait que retarder le moment
de leur capture.
Au lieu de répondre, Alec partit vers la droite, en direction de la plate-
forme d’atterrissage mobile. Mark le suivit, soulagé de le voir reprendre le
contrôle des opérations.
Ils coururent dans le noir en prenant tous les risques. Mark laissait
traîner sa main le long du mur pour se guider. Ils dépassèrent la salle des
générateurs, sa veilleuse rougeoyante qui les changea du noir total, et son
bourdonnement de ruche. La lueur rouge et le bourdonnement
s’estompèrent bien vite derrière eux. Mark remarqua alors un détail
troublant.
Il n’y avait plus de cavalcade derrière eux. Plus le moindre bruit.
Comme si leurs poursuivants étaient restés bloqués dans l’escalier.
— Alec, chuchota-t-il.
Son ami s’arrêta. Hors d’haleine, il se tourna vers lui en déplorant
amèrement l’absence d’éclairage.
— Pourquoi on n’entend plus rien ?
— Aucune idée, répondit Alec. Mais mieux vaut continuer quand
même. (Mark l’entendit tâtonner contre le mur.) Tu prends le côté droit, et
moi le gauche. Il y a peut-être une autre issue que celle qu’on connaît.
Ils repartirent. Mark se concentra sur le mur. Il se souvint de la porte
d’où s’échappait un mince rectangle de lumière, mais on n’en voyait plus
trace à présent. Il était déstabilisant d’évoluer ainsi dans le noir total, et
Mark aurait bien voulu savoir où étaient passés leurs poursuivants. Leur
disparition ne lui disait rien qui vaille.
Ils arrivèrent au bout du couloir, devant la porte ronde pareille à celle
d’un sous-marin qui menait sous la plate-forme d’atterrissage. Alec l’ouvrit
et se figea.
— Chut. Tu as entendu ça ? chuchota-t-il.
Cette question fit froid dans le dos à Mark. Il retint son souffle. Au
début, il n’entendit rien ; puis il crut percevoir un frôlement léger, discret,
en provenance du couloir derrière eux. Le bruit se répéta, insaisissable,
tantôt proche et tantôt éloigné. Mark eut soudain la sensation qu’ils
n’étaient pas tout seuls.
La terreur s’empara de lui. Il voulut empoigner Alec pour le pousser par
la porte, sachant que c’était leur seule chance. Passer la porte, la claquer
derrière eux, tourner le volant et le bloquer. Mais à peine eut-il esquissé un
geste que le pinceau aveuglant d’une torche braquée sur eux l’éblouit.
— Qui vous a donné l’autorisation de partir ? demanda une voix de
femme.
CHAPITRE 39
Alec donna un coup de main à Mark quand les personnes de l’autre côté
tentèrent de tourner le volant dans l’autre sens. Heureusement, plus ils
serraient, plus il devenait facile d’empêcher la manœuvre inverse.
Le volant arriva enfin en bout de course.
— Retiens-le tout seul cinq minutes, dit Alec.
Il recula d’un pas tandis que Mark agrippait le volant à deux mains. La
salle dans laquelle la plate-forme d’atterrissage effectuait sa rotation avant
de s’enfoncer dans le sol était aussi vaste que vide.
Alec ramassa sa torche et braqua la lumière bleutée vers la salle de
droite, où se profilait la silhouette massive du berg. Il promena le pinceau
lumineux sur la carlingue métallique. Dans la pénombre, l’appareil
ressemblait à un engin inconnu remontant des abysses.
— Ça paraît beaucoup plus grand quand on est à l’intérieur, observa
Mark. (Ses bras commençaient à fatiguer.) Tu crois qu’on pourrait s’envoler
à bord de ce truc ?
Alec faisait le tour de l’appareil, sans doute à la recherche de la trappe
d’accès.
— C’est la meilleure idée que tu as eue de la journée, dit-il.
— Une chance que tu saches piloter.
Des chocs sourds résonnaient de l’autre côté de la porte. Mark
s’imagina les hommes de Bruce en train de la marteler, fous de rage.
— Oui…, convint Alec d’un ton distrait. (Puis sa voix retentit derrière
le berg :) J’ai trouvé la trappe !
Au même instant, leurs poursuivants cessèrent leurs efforts, et le calme
revint.
— Ils ont laissé tomber ! s’écria Mark, embarrassé par l’excitation
puérile qui transparaissait dans sa voix.
— Ce qui veut dire qu’ils mijotent quelque chose, rétorqua Alec. Il faut
qu’on embarque dans cet engin et qu’on le fasse décoller. Et aussi qu’on
ouvre cette plate-forme.
Mark lâcha le volant avec prudence, prêt à le bloquer au moindre
frémissement. Il s’en écarta sans le quitter des yeux et ramassa sa torche.
Un gros « clang » le fit sursauter, suivi d’un long crissement métallique.
Il se retourna vivement pour voir ce qui se passait, mais la masse du berg
faisait obstacle entre lui et la source du bruit. Alec avait dû trouver un
moyen d’ouvrir la trappe. Mark jeta un dernier coup d’œil au volant et
contourna le berg pour rejoindre Alec. Il le trouva fièrement campé sur ses
jambes, les mains sur les hanches, devant la trappe du berg qui s’abaissait
avec lenteur vers le sol.
— Prêt à embarquer, copilote ? lança le vieux soldat avec un petit
sourire. Je suis sûr qu’on doit pouvoir contrôler la plate-forme depuis le
cockpit.
Mark lut dans ses yeux à quel point il brûlait d’impatience de se
retrouver aux commandes d’un berg et de tailler librement la route à travers
le ciel.
— Tant que tu ne me demandes rien d’autre que de m’asseoir à côté de
toi et de te regarder faire…
Alec éclata d’un grand rire joyeux, comme s’il n’avait pas le moindre
souci en tête. C’était bon de l’entendre, et pendant une seconde Mark oublia
l’horreur de leur situation. Puis il pensa à Trina, son ventre affamé se mit à
gronder, et le charme fut brisé.
À l’instant où la trappe toucha le sol avec un bruit sourd, Alec escalada
la rampe et disparut dans les entrailles de l’appareil. Mark retourna au pas
de course vérifier la porte. Une fois qu’il eut constaté que le volant n’avait
pas bougé, il retourna sur ses pas et embarqua dans le berg.
Alec en explorait rapidement la soute.
— Aucune trace des casiers de fléchettes qu’il y avait dans l’autre,
annonça-t-il.
Mark aperçut quelque chose sur une étagère. Il s’en approcha et
découvrit trois tablettes informatiques attachées au moyen d’un élastique.
— Hé, regarde ! Des tablettes !
— En état de marche ? demanda Alec, guère impressionné.
Mark coinça sa torche sous son bras et pressa l’interrupteur d’une des
tablettes. L’écran s’alluma sur une page d’accueil réclamant un mot de
passe numérique.
— Oui, elles marchent, répondit Mark.
Soudain, une secousse ébranla le berg.
Mark faillit lâcher sa tablette. Sa torche lui échappa et s’éteignit en
touchant le sol.
— Qu’est-ce que c’était ?
À peine eut-il dit cela qu’il entendit un grand fracas de rouages et de
pistons. La plate-forme d’atterrissage de la salle centrale était en train de
s’ouvrir.
CHAPITRE 41
— Vite, referme la trappe ! cria Alec. Les commandes sont juste à côté.
Je vais lancer les moteurs. On décollera à travers le sol s’il le faut !
Il sortit de la soute sans tarder et s’enfonça dans l’appareil, emportant la
lumière avec lui. Heureusement, un peu de jour filtrait déjà par
l’entrebâillement de la plate-forme ; Mark put repérer sa torche.
Il la ramassa, courut à l’endroit où il avait trouvé les tablettes et les
rattacha solidement. Il espérait vivre assez longtemps pour découvrir ce
qu’elles contenaient. Il alluma sa torche et balaya la soute à la recherche des
commandes de fermeture de la trappe. Des voix résonnèrent par-dessus le
fracas de la plate-forme.
Ils avaient des visiteurs, qui se préparaient sans doute à se laisser
descendre par l’ouverture comme Alec et lui l’avaient fait plus tôt. Il devait
refermer la trappe avant qu’ils n’essaient de s’introduire dans le berg.
Il repéra les commandes sur le côté gauche, les examina rapidement,
trouva le bon bouton et le pressa. Un moteur s’enclencha et la trappe se
releva lentement, crissant et cliquetant.
Les voix se rapprochaient. Mark allait devoir tenir leurs poursuivants à
distance le temps que la trappe se referme. Il se plaqua contre la paroi,
cherchant une arme du regard. Mais il dut vite déchanter : il ne pourrait
compter que sur sa torche et ses poings.
La trappe mettait une éternité à remonter – elle n’était encore qu’à mi-
hauteur. Il y avait beaucoup plus de lumière dans la grotte à présent, ce qui
voulait dire que la plate-forme d’atterrissage devait être à la verticale.
Deux personnes bondirent sur la rampe et s’avancèrent vers lui. Un
homme et une femme. Mark balança son poing en direction de l’homme,
mais il rata son coup et l’autre le tira violemment par son tee-shirt. La
torche roula dans le vide et s’écrasa sur le sol métallique avec un bruit de
verre cassé. Mark se retrouva nez à nez avec l’homme. Le visage
inexpressif, celui-ci ne semblait même pas essoufflé par l’effort qu’il venait
de fournir.
— Tu es une saloperie de mouchard, déclara-t-il, aussi tranquillement
que si Mark et lui venaient de s’asseoir à une terrasse pour prendre un café.
Et voilà que tu essaies de nous voler notre berg, par-dessus le marché. En
plus, tu as vraiment une sale gueule, tu sais ?
— J’allais vous dire la même chose, rétorqua Mark.
La situation prenait une tournure surréaliste.
L’homme fit mine de ne pas l’avoir entendu.
— Je le tiens, lança-t-il à sa partenaire. Va stopper la fermeture de la
trappe.
Mark comprit alors qui étaient ces deux-là : les pilotes qu’ils avaient
entendus discuter dans le couloir.
— Désolé, m’sieur, s’excusa-t-il. (L’impression de surréalisme s’était
changée en un pincement désagréable dans sa poitrine, qui lui donnait la
sensation d’être hors de son corps. Une violente migraine lui vrillait les
tempes.) Je ne peux pas vous laisser monter sans avoir vérifié votre carte
d’embarquement.
L’homme parut décontenancé. Juste à côté, sa partenaire le regarda.
Quelque chose avait cédé chez Mark. Il n’aurait pas su dire quoi, mais il se
sentait différent, et bien décidé à ne laisser personne grimper à bord.
Il empoigna l’homme par sa chemise et allongea un coup de pied en
direction de la femme. Il la toucha dans les côtes ; elle poussa un cri et
recula par réflexe. Elle tendit désespérément la main à son partenaire. Trop
tard : elle tomba du haut de la trappe. Mark l’entendit s’écraser sur le sol en
contrebas.
La trappe était presque fermée maintenant ; il ne restait plus qu’un
espace d’un mètre, qui se comblait à une allure de tortue. L’homme fixait
Mark, fou de rage. Mark était en colère, lui aussi. Plus qu’il ne l’avait
jamais été. Il était à deux doigts d’exploser.
Il grogna trois mots qui, curieusement, calmèrent un peu la tempête qui
couvait en lui :
— À votre tour.
CHAPITRE 42
Alec n’avait jamais paru aussi à l’aise qu’installé dans ce cockpit. Ses
mains volaient sur les commandes, à presser des boutons, basculer des
interrupteurs, régler des manettes.
— Qu’est-ce qui t’a pris si longtemps ? demanda-t-il, sans même lever
les yeux vers Mark.
— J’ai eu des petits soucis. (Mark n’avait aucune envie d’en parler pour
l’instant.) Tu vas pouvoir faire décoller ce truc ?
— Mais oui. Le plein est fait, et tous les voyants sont au vert. (Il
indiqua le pare-brise devant lui. Mark vit apparaître la cime des arbres.) Par
contre, on a intérêt à se grouiller avant que les autres cinglés ne nous
tombent dessus.
En se penchant, Mark put apercevoir un certain nombre des partisans de
Bruce rassemblés au bord de la plate-forme d’atterrissage. Ils semblaient
quelque peu déstabilisés, pointaient le doigt dans différentes directions,
manifestement hésitants quant à la suite des opérations. Mais quelques-uns
se trouvaient tout près de l’appareil, occupés à manigancer quelque chose
que Mark ne pouvait pas voir de là où il se tenait. Une idée inquiétante lui
vint soudain.
— Dis donc, et la trappe ? Tu as bien réussi à l’ouvrir de l’extérieur,
non ?
— T’inquiète, j’ai verrouillé cette fonction. C’est même la première
chose que j’ai faite, lui assura Alec. On va décoller dans une minute. Je te
conseille de poser ton petit cul maigrichon dans un siège et de boucler ta
ceinture.
— D’accord.
Mark voulut tout de même jeter un dernier coup d’œil à l’extérieur. Il
contourna Alec et se pencha de l’autre côté. De là, on voyait un peu mieux
la paroi grise du canyon. Il balayait du regard les murailles granitiques
quand il perçut un mouvement fugace à la limite de son champ visuel. Il se
figea. La tête d’un énorme marteau tombait sur le pare-brise. Elle s’abattit
dessus avec un craquement sinistre, étoilant le verre. Quelqu’un avait
escaladé le berg.
Mark s’écarta d’un bond tandis qu’Alec lâchait une exclamation de
surprise.
— Fais-nous décoller en vitesse ! s’écria Mark.
— Que crois-tu que j’essaie de faire ?
Alec accéléra encore la manœuvre, focalisé sur les commandes du
panneau central, le doigt suspendu au-dessus d’un bouton vert à l’écran.
Mark se retourna à temps pour voir le marteau frapper de nouveau et
traverser cette fois le pare-brise en projetant des bouts de verre partout sur
les commandes. Le marteau lui-même suivit, rebondit sur un panneau et
atterrit sur le plancher. Puis le visage d’un homme apparut dans l’ouverture.
— Débarrasse-moi de ce type ! s’écria Alec.
En même temps, il pressa le bouton vert et le berg décolla dans un
grondement de tuyères pareil aux rugissements d’une meute de lions.
Mark se pencha pour ramasser le marteau. À l’instant précis où ses
doigts se refermaient sur le manche, il sentit une main l’empoigner par les
cheveux et tirer violemment. Un hurlement inhumain s’échappa de sa
bouche ; il lâcha l’outil pour frapper à coups de poing la main qui l’avait
saisi. Mais l’homme tint bon ; il glissa même son deuxième bras autour du
cou de Mark pour l’attirer contre lui.
Mark se retrouva bientôt dehors jusqu’à la taille, dans l’air brûlant du
matin. Il se retint au cadre pour ne pas tomber. Il ne voyait plus que la cime
des arbres et le ciel bleu, et il réalisa avec horreur que l’homme était
littéralement pendu à son cou. Pour la deuxième fois de la journée, Mark ne
parvenait plus à respirer.
Il aperçut brièvement Alec qui le fixait à travers le pare-brise, les yeux
écarquillés. Le vieux soldat se leva de son siège, laissant l’appareil en vol
stationnaire à quelques mètres au-dessus du sol, et Mark sentit qu’il lui
attrapait les jambes, ce qui ne fit qu’exacerber la douleur dans son cou. Un
jappement étranglé s’échappa de sa gorge.
Alec le tirait à l’intérieur. L’homme le tirait vers le bas. Il avait
l’impression que sa tête allait sauter comme un bouchon de champagne.
Puis il réalisa que maintenant qu’Alec le tenait, il pouvait lâcher
l’encadrement de la fenêtre ; il se mit à cogner et à griffer les bras de son
adversaire. Il voyait le monde à l’envers, avec le sol de la vallée en guise de
ciel.
Soudain, il se sentit glisser au-dehors d’une dizaine de centimètres. Une
bouffée de terreur pure le traversa comme une décharge électrique avant
que sa glissade soit stoppée encore une fois. Une forme sombre passa dans
son champ de vision. Une masse noire suivie d’un manche brun clair. Le
marteau. Il y eut un choc sourd et un hurlement. Alec avait lancé l’outil à la
figure de l’homme.
L’agresseur de Mark lâcha prise et bascula dans le vide. Mark ouvrit
grande la bouche pour se remplir les poumons.
Alec le remonta avec précaution par la fenêtre avant de le déposer sur le
plancher. Pantelant, Mark palpa son cou endolori.
Le vieux soldat l’examina avec attention. Puis, concluant sans doute
que Mark allait s’en sortir, il retourna à ses commandes et fit bondir le berg
en plein ciel.
CHAPITRE 45
Une demi-heure plus tard, ils avaient rempli leurs sacs à dos de
nourriture, d’eau et de vêtements de rechange trouvés dans les cabines. Le
premier transvice était chargé à bloc ; Alec le tenait entre ses mains,
bandoulière à l’épaule, devant la trappe de la soute. Après un rapide tour
d’horizon, voyant qu’il semblait n’y avoir personne dans les environs, ils
avaient décidé de sortir tester leur nouvel équipement.
Le grincement des charnières de la trappe arracha une grimace à Mark.
— Alec, fais attention avec ce truc, hein ?
Maintenant qu’il était chargé, le transvice émettait une lueur orange.
Alec adressa à Mark un regard qui voulait dire : « Lâche-moi cinq
minutes. »
— T’inquiète. Tu pourrais le faire tomber du sommet du Lincoln
Building sans réussir à le casser.
— Parce qu’il tomberait dans l’eau.
Alec pivota de manière à braquer le bout du transvice – la pointe qui
émergeait de la longue bulle – droit sur Mark.
Ce dernier tressaillit malgré lui.
— Ce n’est pas drôle, dit-il.
— Surtout si j’appuyais sur la détente.
La rampe d’accès cogna bruyamment contre le bitume fissuré du cul-
de-sac dans lequel ils étaient garés. Le silence revint, lugubre, à peine brisé
par quelques cris d’oiseaux dans le lointain. Un air brûlant les enveloppa,
rendant la respiration pénible. Mark toussa.
— Viens, dit Alec, et il descendit la rampe à grands pas. On va se
trouver un écureuil. Ou l’un de ces cinglés qui se sera égaré dans le coin, si
on a de la chance. Dommage que ces trucs aient besoin d’être chargés, sans
quoi on aurait vite fait d’évacuer ce problème de virus. On nettoierait ces
vieux quartiers une bonne fois pour toutes.
Mark le rejoignit au pied du berg, inquiet à l’idée qu’on puisse les
observer depuis les ruines environnantes ou les bois brûlés au-delà.
— Ça me tire des larmes, le prix que tu accordes à la vie humaine,
marmonna-t-il.
— Parfois, il faut réfléchir à long terme, rétorqua Alec. Mais ce ne sont
que des mots, fiston. Rien que des mots.
Se retrouver en pleine banlieue était très déstabilisant pour Mark ; il
s’était habitué à vivre dans les montagnes, au milieu de la forêt, dans une
hutte. Ce quartier à l’abandon le mettait mal à l’aise.
— Bon ! On le fait, ce test, ou quoi ?
Alec marcha vers une boîte aux lettres en briques à moitié écroulée.
— Très bien, dit-il. J’aurais préféré quelque chose de vivant – ça
marche beaucoup mieux avec des tissus organiques. Mais tu as raison…
mieux vaut ne pas traîner. Je vais essayer de zapper cette pile de br…
La porte de la maison la plus proche s’ouvrit à la volée et un homme en
surgit, courant droit sur eux, hurlant à pleins poumons des paroles
incompréhensibles. Une lueur de folie brillait dans ses yeux. Il avait les
cheveux gras plaqués sur le crâne, des griffures partout sur le visage,
comme s’il s’était lacéré, et il était nu.
Mark fit deux pas en arrière, terrifié. Incapable de réagir.
Mais Alec avait déjà épaulé son arme et pointait le transvice sur le
dément.
— Arrête ! cria-t-il. Arrête, sinon…
Il n’acheva pas, car de toute évidence l’autre ne l’écoutait pas.
Un son aigu retentit, qui paraissait jaillir de partout à la fois, suivi d’un
ronflement sonore semblable au grondement d’une tuyère. Mark remarqua
que la lueur orange qui émanait du transvice s’était intensifiée ; elle était
maintenant visible en plein soleil. Puis Alec eut un sursaut de recul tandis
qu’un éclair blanc éblouissant jaillissait de son arme pour frapper le dément
au niveau du torse.
Ses cris furent stoppés net. Son corps vira au gris de la tête aux pieds, et
ses détails s’estompèrent, lui donnant l’aspect d’une silhouette découpée
dans une étoffe brillante et ondoyante. Puis il explosa en un nuage de
poussière qui s’évapora dans le néant. Comme ça, sans laisser aucune trace.
Mark se tourna vers Alec. Le vieux soldat, le souffle rauque, avait
baissé son arme et fixait avec de grands yeux l’endroit que l’homme
occupait encore quelques secondes plus tôt.
Il finit par rendre à Mark son regard éberlué.
— Eh bien, on dirait que ça marche.
CHAPITRE 50
*
Ils refermèrent la trappe ; Alec resta posté à côté avec le transvice
pendant les deux minutes interminables qu’elle mit à se relever. Il donna à
Mark une brève leçon sur la façon de tirer avec un transvice. Cela ne
semblait pas très compliqué. Enfin, le soldat fit décoller le berg, dont les
réacteurs les catapultèrent dans le ciel.
Ils volèrent à basse altitude. Mark, dans le rôle d’observateur, scrutait le
sol qui défilait sous eux. À l’approche du quartier dans lequel Alec avait
aperçu Trina et les autres, il commença à repérer des signes de vie. Des
personnes courant entre les maisons en petits groupes, des feux dans les
arrière-cours, de la fumée sortant des cheminées délabrées, des carcasses
d’animaux nettoyées de leur viande. Il aperçut quelques cadavres ici et là,
parfois entassés les uns sur les autres.
— On arrive aux abords d’Asheville, annonça Alec.
Ils se trouvaient à l’entrée d’une grande vallée, au pied des collines
boisées que l’incendie venait de ravager. De belles demeures opulentes
s’étaient dressées autrefois au flanc de ces collines. Plusieurs avaient brûlé
jusqu’aux fondations.
Mark vit bientôt des dizaines de personnes rôder en bandes dans les
rues. Quelques-unes montrèrent du doigt le berg, d’autres coururent se
mettre à couvert. Mais la majorité ne leur prêtait aucune attention, à croire
que tous ces gens étaient sourds et aveugles.
— Il y a foule, là-bas, dit Mark en indiquant une rue.
Alec hocha la tête.
— C’est là que je les ai vus pousser Trina, Lana et la gamine dans l’une
de ces maisons.
Il fit descendre le berg dans cette direction, l’arrêta en vol stationnaire à
une quinzaine de mètres au-dessus du sol, puis rejoignit Mark devant la
vitre. Ils découvrirent une vision de cauchemar.
On aurait dit qu’un hôpital psychiatrique avait libéré d’un coup tous ses
patients. On ne discernait aucun semblant d’ordre dans toute cette folie. Ici,
une fille allongée sur le dos hurlait sans s’adresser à personne. Là, trois
femmes rouaient de coups deux hommes attachés l’un à l’autre. Ailleurs,
plusieurs personnes dansaient en buvant un breuvage noir qui bouillonnait
dans une marmite. D’autres couraient en cercle, ou titubaient comme des
ivrognes.
Puis Mark vit l’horreur absolue. Et il n’eut plus le moindre doute : les
gens rassemblés là-dessous étaient au-delà de toute possibilité de guérison.
Un petit groupe d’hommes et de femmes, les mains et le visage
barbouillés de sang, se disputaient les restes de ce qui avait été un être
humain.
Mark fut à la fois révolté et terrifié à l’idée qu’il contemplait peut-être
la dépouille de la fille qu’il aimait. Il se mit à trembler violemment de la
tête aux pieds.
— Pose-toi, gronda-t-il. Pose-nous ici, tout de suite ! Laisse-moi
descendre !
Alec était livide. Mark ne l’avait jamais vu comme ça.
— Je… ce n’est pas possible.
Mark sentit la colère s’emparer de lui.
— On ne peut pas abandonner maintenant !
— De quoi tu parles, petit ? C’est juste qu’on va devoir se poser ailleurs
si on ne veut pas être submergés par le nombre. On va revenir un peu en
arrière.
Mark avait du mal à respirer.
— D’accord. Désolé. Simplement… fais vite.
— Après ce qu’on vient de voir ? commenta Alec en s’installant aux
commandes. Oui, ça me paraît un bon conseil.
Mark chancela, prit appui contre la cloison. Sa colère fut bientôt
remplacée par une incommensurable tristesse. Comment espérer retrouver
Trina encore en vie au milieu d’une folie pareille ? Jusqu’où évoluerait ce
virus ? Comment avait-on pu décider de le propager volontairement ?
Autant de questions sans réponses qui ne faisaient que renforcer son
angoisse.
Le berg rebroussa chemin. Mark se demanda combien de personnes
s’étaient rendu compte qu’un appareil gigantesque planait au-dessus de
leurs têtes. Après quelques minutes de vol, Alec jugea qu’ils étaient assez
loin et les posa dans un cul-de-sac entouré de terrains vagues, à l’entrée
d’un lotissement à bâtir. Que personne ne bâtirait jamais.
— La rue était noire de monde, dit Mark, regagnant la soute en
compagnie de son ami. (Chacun d’eux portait un transvice chargé à bloc, en
plus de leurs sacs à dos.) Et j’ai vu d’autres gens dans les maisons. Ils
doivent occuper tout le quartier.
— Pour ce qu’on en sait, ils ont très bien pu de nouveau déplacer les
filles, dit Alec. Ce serait bien de fouiller chaque maison. Mais n’oublie pas
un truc : elles étaient encore en vie ce matin. Je les ai vues, aucun doute.
Garde espoir, fiston.
— Tu ne m’appelles « fiston » que quand tu as peur, rétorqua Mark.
Alec lui sourit gentiment.
— C’est vrai.
Alec déclencha l’ouverture de la trappe. La rampe s’abaissa dans un
crissement de charnières.
— Tu crois qu’on peut laisser l’appareil ici sans risque ? demanda
Mark, qui pensait au pare-brise cassé du cockpit.
— J’ai emporté la télécommande. On va le verrouiller de l’extérieur. Je
ne vois pas ce qu’on peut faire de plus.
La rampe toucha le sol et le vacarme cessa. Un air brûlant les enveloppa
quand ils descendirent. À peine eurent-ils posé le pied par terre qu’Alec
pressa un bouton sur la télécommande pour faire remonter la rampe. Elle se
referma enfin en claquant, et le silence revint.
Alec et Mark échangèrent un regard. Leurs yeux brillaient de colère.
— Allons chercher nos amies, dit le jeune homme.
Ils s’éloignèrent du berg, les armes à la main, se dirigeant vers le chaos
et la folie qui les attendaient dans la rue.
CHAPITRE 51
Mark aurait bien tourné les talons et pris la poudre d’escampette, mais
Alec n’esquissa pas un geste, l’arme pointée sur l’homme.
— On ne vous veut pas de mal, dit-il d’une voix douce. On cherche
juste des amies à nous. Est-ce qu’il y a quelqu’un en bas avec vous ?
L’autre ne parut même pas l’entendre. Il se contenta de rester là,
tremblant et ruisselant.
— Ils ont peur du feu, vous savez ? dit-il. Tout le monde a peur du feu,
même les pires cinglés. Ils n’osent pas venir m’embêter ici. Pas avec mes
allumettes et mon essence.
— Trina ! appela Mark. Lana ! Vous êtes là, les filles ?
Personne ne lui répondit.
— À vous de choisir, mes amis, continua l’homme. Soit vous descendez
et je craque cette allumette pour en finir une bonne fois pour toutes. Soit
vous partez de votre côté et vous me laissez vivre encore un peu.
Alec secoua lentement la tête. Il finit par sortir de l’escalier à reculons,
repoussant Mark dans le couloir. Il referma la porte sans un mot. Puis il se
retourna vers Mark.
— Qu’est-ce que c’est que ce monde, dis-moi un peu ?
— Un monde qui n’en a plus pour longtemps, répondit Mark. (La
vision de cet homme aspergé de carburant et tenant une allumette lui
paraissait bien résumer les choses.) Et dont la fin nous sera sans doute
fatale. Tout ce qu’on peut faire, c’est retrouver nos amies et mourir comme
on l’aura décidé.
— Bien parlé, fiston. Je n’aurais pas dit mieux.
Alec et Mark ressortirent de la maison.
*
Les bruits étaient plus proches à présent. Alec et Mark avaient traversé
la rue pliés en deux, au pas de course. Quelques personnes les avaient
aperçus et montrés du doigt avant de passer leur chemin. Mark espérait que
leur chance continuerait et qu’on ne leur accorderait pas trop d’attention,
malgré leurs armes scintillantes.
Ils posaient le pied sur le perron de la maison suivante quand deux
enfants en surgirent sans crier gare. Mark sentit son doigt se crisper sur la
gachette, mais se détendit en constatant qu’il ne s’agissait que de gamins.
Ils étaient crasseux et avaient un drôle de regard vide. Ils détalèrent avec
des gloussements, mais à peine eurent-ils disparu qu’une femme imposante
sortit de la maison en vociférant quelque chose à propos de sales gosses,
assorti de menaces de leur botter les fesses.
Après avoir continué à crier plusieurs secondes, elle remarqua enfin ses
visiteurs, à qui elle lança un regard désapprobateur.
— On n’est pas dingues, ici, leur dit-elle, rouge de colère. En tout cas,
pas encore. Pas la peine de me prendre mes gosses. Ce sont eux qui tiennent
les monstres à distance.
Il y avait dans son regard une sorte d’absence qui faisait froid dans le
dos.
Alec réagit avec agacement.
— Écoutez, ma petite dame, on se fiche de vos enfants. On n’est pas là
pour les emmener. Tout ce qu’on veut, c’est jeter un coup d’œil vite fait
dans votre maison, histoire de nous assurer que nos amies n’y sont pas.
— Vos amis ? répéta la femme. Les monstres sont vos amis ? Ceux qui
veulent dévorer mes enfants ? (Une terreur noire assombrit ses yeux.) S’il
vous plaît… s’il vous plaît, ne me faites pas de mal. Je veux bien vous en
donner un. Un seul. S’il vous plaît.
Alec soupira.
— On n’est pas au courant, pour les monstres. Je… Écoutez, poussez-
vous et laissez-nous entrer, d’accord ? On est pressés.
Il s’avança, les muscles tendus, prêt à utiliser la force au besoin, mais la
pauvre femme détala sans demander son reste dans les herbes folles du
jardin. Mark la regarda tristement. Elle n’était pas plus saine d’esprit que le
pyromane dans sa cave, et il n’aurait pas été surpris d’apprendre qu’elle
croyait pour de bon que des monstres se cachaient sous les lits.
Mark suivit Alec dans la maison. Ce qu’il y découvrit le frappa de
stupeur. L’intérieur évoquait davantage une ruelle sordide dans l’un des
pires quartiers de New York qu’une maison de banlieue résidentielle. Les
murs étaient barbouillés de dessins au pastel noir et à la craie. Sinistres,
terrifiants. Des dessins de créatures griffues bardées de crocs, aux yeux
féroces. Ils n’étaient pas très nets, comme s’ils avaient été tracés à la hâte,
mais quelques-uns comportaient des détails saisissants. Assez pour donner
la chair de poule à Mark.
Il échangea un regard grave avec Alec et suivit le vieil homme jusqu’à
l’escalier de la cave. Ils descendirent, l’arme prête.
Ils y trouvèrent les enfants : une quinzaine, peut-être plus. Ils vivaient
dans une véritable porcherie. La plupart se pressaient les uns contre les
autres en petits groupes, tremblants de peur, comme s’ils redoutaient un
châtiment terrible de la part des nouveaux venus. Tous étaient sales,
dépenaillés, et visiblement affamés.
— On… on ne peut pas les laisser comme ça, dit Mark. (Abasourdi, il
avait lâché son arme, qui pendait à son épaule au bout de sa bandoulière.) Il
faut qu’on fasse quelque chose.
Alec se planta devant lui et lui parla d’un ton ferme.
— Je comprends ce que tu ressens, fiston. Mais écoute-moi. Que veux-
tu faire pour ces gosses ? Tout le monde est malade, dans le coin, et on n’est
pas assez nombreux pour les tirer de là. Au moins, ils sont… Je ne sais
même pas quoi dire.
— Encore en vie, suggéra Mark, qui ne pouvait détourner le regard des
malheureux. Je croyais que survivre était la seule chose qui comptait, mais
j’avais tort. On ne peut pas les abandonner ici.
Alec soupira.
— Regarde-moi. (Alec claqua des doigts sous son nez.) Regarde-moi !
Mark lui obéit.
— On va sortir d’ici et retrouver nos amies. Après, on pourra revenir si
tu veux. Mais si on les emmène maintenant, on n’a aucune chance. Tu
m’entends ? Absolument aucune.
Mark hocha la tête. Il savait que le vétéran avait raison. Mais quelque
chose s’était brisé en lui à la vue de ces enfants, et ça faisait mal. Il n’était
pas certain d’en guérir un jour.
Il se détourna pour rassembler ses esprits. Tout ce qu’il pouvait faire,
c’était se concentrer sur Trina. Sauver Trina. Et Deedee.
— D’accord, dit-il enfin. Tirons-nous.
Alec piqua un sprint dans la rue, ses semelles claquant sur le bitume. Il
se rua droit sur Lana et les hommes qui la malmenaient. Il avait été si
prompt à réagir que Mark peinait à le rattraper. Son sac à dos rebondissait
sur ses épaules et son arme glissait entre ses doigts moites.
Alec hurlait aux hommes de s’arrêter tout de suite, brandissait son
transvice, mais les autres ne semblaient pas avoir conscience du danger, ou
alors ils s’en fichaient. Ils traînèrent Lana jusqu’au trottoir, où ils la
laissèrent tomber brutalement. Elle ne hurlait plus. Mark se demanda si elle
était encore en vie.
Alec s’arrêta à quelques mètres de l’endroit où Lana gisait immobile. Il
avait épaulé son arme et criait aux hommes de ne plus bouger quand Mark
finit par le rejoindre. Le garçon dut reprendre son souffle avant de pouvoir
brandir son propre transvice.
Il y avait trois hommes au total, qui se tenaient en demi-cercle autour de
Lana, à la contempler. Ils semblaient parfaitement indifférents aux armes
qu’on braquait sur eux.
— Écartez-vous d’elle ! cria Alec.
Maintenant qu’il était assez près, Mark put détailler leur amie. L’état
dans lequel on l’avait mise lui retourna l’estomac. Elle était en sang,
couverte d’ecchymoses. Son cuir chevelu sanguinolent apparaissait par
plaques. Une de ses oreilles était à moitié arrachée. Cette vision horrifiante
le frappa en pleine figure, et la rage sourde qui bouillonnait en lui remonta à
la surface. Ces gens étaient des monstres, et s’ils avaient infligé la même
chose à Trina…
Il s’avança d’un pas, mais Alec lui barra la route avec son bras.
— Arrête, dit-il avant de ramener son attention sur les bourreaux de
Lana. Je ne me répéterai pas. Éloignez-vous d’elle, ou je vous pulvérise.
Mais au lieu de s’exécuter, les trois hommes s’agenouillèrent autour de
Lana, tout contre son corps. Reprenant conscience, elle leur jeta des regards
affolés.
— Vas-y, s’écria Mark. Qu’est-ce que tu attends ?
— Je ne peux pas tirer ! aboya Alec. Je risque de la vaporiser avec eux !
Ces mots ne firent que décupler la colère de Mark. Il n’allait pas rester
les bras croisés une seconde de plus.
— Ras le bol de ces conneries, grommela-t-il.
Et il s’avança résolument, bousculant Alec qui cherchait à le retenir.
Les hommes ne lui accordèrent pas un seul regard. Ils étaient tournés de
telle sorte que Mark ne voyait pas exactement ce qu’ils faisaient, mais ils
semblaient fouiller dans leurs poches.
— Hé ! cria-t-il. Reculez ou je vous tire dessus. Ça risque de vous faire
tout drôle, croyez-moi !
La suite fut si rapide et si choquante qu’il vacilla et faillit tomber. D’un
geste fluide, l’un des hommes brandit un couteau à cran d’arrêt et l’enfonça
dans le flanc de Lana. Les cris de leur amie glacèrent Mark jusqu’au sang.
Il s’élança, faisant passer son arme dans son dos. Il bondit sur l’homme au
couteau et roula au sol avec lui.
Il entendit Alec crier son nom, mais n’y prêta pas attention. Sa seule
préoccupation était de désarmer ce type assez vite pour s’occuper des
autres. Quand il les aurait éloignés suffisamment de Lana, Alec pourrait les
vaporiser. Son adversaire était fort, mais Mark l’avait pris par surprise et il
réussit à le clouer au sol entre ses cuisses et à lui arracher son cran d’arrêt.
Sans réfléchir, il le poignarda en plein torse.
Horrifié par ce qu’il venait de faire, il eut un mouvement de recul. Mais
très vite, la réalité reprit ses droits et il se releva d’un bond. Alec avait saisi
son arme à deux mains pour asséner à l’un des agresseurs un violent coup
de crosse à la tête. L’homme s’écroula par terre, assommé.
Un autre groupe se ruait sur eux depuis l’extrémité opposée de la rue.
Mark compta au moins sept à huit personnes. Que des hommes. Tous armés
de couteaux, de marteaux ou de tournevis, les traits déformés par la rage.
— Fais gaffe ! cria-t-il à Alec.
Mais les nouveaux venus ne s’intéressaient pas à eux. Ils se jetèrent sur
Lana, toujours maintenue au sol par la dernière des trois brutes qui l’avaient
traînée dehors. Alec tituba ; Mark courut le rejoindre. Les yeux écarquillés,
il se rendit compte qu’ils ne parviendraient pas à stopper cette folie à moins
de recourir à leurs transvices. Un mauvais pressentiment l’envahit.
Alec parut se durcir d’un coup – un changement brusque, qui opéra sur
l’ensemble de son corps. Ses traits se figèrent, il se raidit et se dressa bien
droit. Puis, sans dire un mot, il épaula son arme et visa le groupe de
déments qui s’en prenait à Lana.
Il tira un premier coup. Le jet de flamme blanche gicla et frappa
l’agresseur le plus proche, qui brandissait un marteau ruisselant de sang.
L’homme se transforma en silhouette grise ondulante avant d’exploser en
un nuage de brume, qui se dispersa aussitôt. Alec mettait déjà en joue un
autre homme. Mark comprit qu’ils ne pourraient pas remporter cette
bataille, malgré la bravoure, la résolution et la force qu’avait montrées Lana
depuis le jour de leur rencontre dans les tunnels du subtrans.
Mark se mit à tirer lui aussi. Alec et lui éliminèrent leurs adversaires un
par un.
Les monstres eurent bientôt tous disparu. Il ne restait plus sur le bitume
que la forme pitoyable, sanguinolente, de leur amie. Alec n’hésita pas une
seconde. Il visa et tira un dernier coup avec son transvice.
Les souffrances de Lana prirent fin dans une explosion de particules
grises.
CHAPITRE 56
Mark détourna les yeux des taches de sang sur le sol pour regarder
Alec. Le vieux soldat affichait une expression qui racontait mille choses.
Mais au fond, on y décelait surtout une immense peine. Mark n’avait jamais
su précisément quel genre de relation partageaient les deux vétérans ;
toutefois il savait qu’elle avait été riche et qu’elle remontait à loin.
Et voilà que Lana était morte.
Mark n’avait encore jamais vu Alec aussi triste.
Et soudain, le vieil homme retrouva son pragmatisme coutumier. Il
indiqua la maison devant laquelle ils se tenaient.
— Ils l’ont sortie de là. On va entrer. Je suis sûr que Trina et la gamine
sont à l’intérieur.
Mark observa la maison. Une belle demeure à deux étages, en briques,
tout en pignons et en fenêtres imposantes. Mais ses carreaux cassés, son toit
calciné, ses murs souillés de suie et sa pelouse jaunie envahie par les
mauvaises herbes lui donnaient piètre allure. Mark était terrifié à l’idée de
ce qu’ils trouveraient dedans.
Il s’était écoulé moins d’une minute depuis qu’ils avaient vaporisé leur
amie et ses agresseurs, mais il y avait déjà une foule de badauds dans la rue
et sur la pelouse. Des hommes et des femmes, des enfants. La plupart
couverts de plaies et d’ecchymoses. Un homme auquel manquait la moitié
de l’épaule et qui s’avançait vers eux d’un pas traînant ; on aurait dit qu’il
avait pris un coup de hache. Une manchote au moignon éclaboussé de sang.
Deux gamins gravement blessés qui ne semblaient même pas se rendre
compte qu’ils saignaient.
Alec se dirigea avec lenteur vers l’entrée de la maison. Mark imita ses
gestes prudents, comme si le moindre mouvement brusque risquait d’activer
la folie à l’œuvre chez ceux qui les observaient. Ils avançaient, l’arme prête.
Mark ne voulait plus prendre aucun risque. Le premier qui se rapprocherait
un peu trop se ferait vaporiser.
Les gens s’alignèrent de part et d’autre de Mark et d’Alec, comme des
badauds au défilé. Il y en avait des dizaines, peut-être plus d’une centaine.
Puis plusieurs sortirent des rangs pour barrer le chemin vers la porte.
D’autres les imitèrent aussitôt et, d’un coup, Mark et Alec se retrouvèrent
complètement encerclés.
— Je ne sais pas si vous comprenez ce que je dis, rugit Alec, mais je ne
vous le dirai pas deux fois. Poussez-vous de là ou on vous tire dessus.
— On a des amies dans cette maison, ajouta Mark. Et on ne partira pas
sans elles.
Autour d’eux, les expressions se transformaient. L’indifférence placide
s’estompait peu à peu. Les yeux s’étrécissaient, les fronts se plissaient, les
lèvres se retroussaient en rictus. Deux femmes feulèrent ; un enfant fit
claquer ses dents, comme un petit animal.
— Dégagez le passage ! tonna Alec.
La foule se rapprocha encore. Mark ressentit de nouveau cette cassure
intérieure, comme s’il perdait le contrôle. Une bouffée de haine l’envahit.
— Tant pis pour eux, grommela-t-il.
Il braqua son transvice sur l’homme le plus proche parmi ceux qui leur
barraient le chemin et appuya sur la détente. Un flot aveuglant de lumière
blanche jaillit de l’arme, frappa l’homme et le changea en colonne grise.
Sans attendre, Mark choisit une autre cible, pressa la détente et la regarda se
vaporiser à son tour. À côté de lui se tenait une femme. Trois secondes plus
tard, elle avait disparu.
Il s’attendait à des protestations de la part d’Alec. Mais l’ancien
militaire ne gaspilla pas sa salive. La femme s’était à peine dissoute
qu’Alec ouvrait le feu lui aussi. Ils s’appliquèrent à dégager la voie jusqu’à
la maison, balayant un arc de cercle de plus en plus large avec leurs armes,
choisissant leurs victimes une par une. Les flashs lumineux se succédaient,
semaient la mort et la destruction, sans verser une seule goutte de sang.
Ils avaient éliminé une douzaine de personnes, la moitié de celles qui se
tenaient devant eux, quand le reste des contaminés parut enfin réaliser ce
qui se passait. Une clameur brutale fusa – un cri strident, épouvantable – et
soudain ils s’élancèrent comme un seul homme sur les deux inconnus qui
les décimaient.
Mark braqua son arme sur la droite et tira en rafales courtes, sans même
se donner la peine de viser. Des giclées de feu blanc touchèrent plusieurs
femmes. L’une d’elles atteignit un petit garçon, qui fut vaporisé. Mais
d’autres cinglés continuaient de se ruer sur eux. Mark pivota vers ceux qui
arrivaient dans son dos. Il tira de nouveau, puis agrippa son arme par le
canon pour asséner un violent coup de crosse dans la figure d’un homme.
Il y avait des gens tout autour de lui en train de feuler, de montrer les
dents, de sautiller sur place. Ils roulaient des yeux fous et poussaient des
rires hystériques. Mark se cramponna à son transvice et tira au hasard en
pivotant lentement sur lui-même, vaporisant tous ceux qui avaient le
malheur de s’approcher. Puis il se mit à tourner dans l’autre sens, en prenant
bien garde de ne pas tirer vers Alec.
Il éprouva un début de panique, mais continua à tirer, distribua des
coups de coude, des coups d’épaule, pour se frayer un chemin vers la
maison. Il avait tué au moins une dizaine de personnes quand il buta dans
les marches du perron.
Il tomba en avant, se retourna dans sa chute et tira en plein dans le torse
d’un homme qui bondissait sur lui. La brume grise lui retomba dessus avant
de disparaître. Il aperçut Alec à quelques pas, qui défonçait le visage d’une
femme. Le vétéran se mit soudain à courir, passa devant Mark et bondit sur
le perron.
Mark lâcha une dernière salve avant de reculer sur les fesses jusqu’au
sommet des marches. Une fois en haut, il se releva et franchit le seuil avec
Alec. Son ami claqua la porte derrière eux. Ils eurent tout juste le temps de
tirer le verrou. Des chocs sourds firent trembler le battant ; il n’allait pas
résister longtemps.
Ils se remirent à courir. Un couloir, quart de tour à droite, puis un autre
couloir. Deux personnes se jetèrent sur eux. Alec les élimina l’une et l’autre
avec son transvice. Mark se glissa devant lui, ouvrit une porte qui donnait
sur un escalier. Un homme le remontait, les yeux brillants, des traces de
griffures sur ses joues sales. Mark le vaporisa.
Il dévala les marches quatre à quatre. Un homme et une femme se
jetèrent sur lui, armés de couteaux, avant qu’ils puissent les mettre en joue.
Il les repoussa brutalement et roula au sol tandis qu’Alec surgissait et faisait
feu à deux reprises. Puis tout devint calme, presque silencieux, à
l’exception des gens à l’extérieur qui tambourinaient contre la porte.
Un filet de jour s’infiltrait par une fenêtre étroite au sommet d’un mur.
Des particules de poussière dansaient dans l’air. Et deux personnes se
pelotonnaient dans un coin, aussi effrayées qu’on pouvait l’être.
Trina et Deedee, cramponnées l’une à l’autre, le corps couvert de bleus.
Mark courut les rejoindre, s’agenouilla devant elles et posa son arme sur le
sol.
Trina fixait le sol. Deedee pleurait. Elle fut la première à parler.
— Elle est malade, dit-elle d’une petite voix chevrotante.
Elle serra Trina encore plus fort.
Mark prit la main de son amie et la pressa doucement.
— Ça va aller. On vous a retrouvées. On va vous sortir d’ici.
Trina releva la tête pour fixer Mark. Ses yeux étaient sombres, éteints.
— Qui es-tu ? lui demanda-t-elle.
CHAPITRE 57
Mark s’élança derrière elle mais il glissa et s’étala de tout son long. Une
masse de corps s’abattit sur lui aussitôt, le griffant et déchirant ses
vêtements. Il donna des coups de coude qui firent mouche, entendit des
hurlements de douleur. Des mains se posaient sur son transvice, trop
nombreuses pour qu’il puisse les repousser. Il rua, se cabra pour se
redresser. Il prit un coup à l’arrière du crâne et retomba sur le carrelage.
Puis il sentit une traction douloureuse contre son cou et réalisa avec horreur
qu’elle provenait de la sangle de son arme. Il la cherchait à tâtons quand
elle glissa par-dessus sa tête. Des clameurs et des cris de triomphe
retentirent.
Il avait perdu son transvice.
L’attention générale se déplaça sur son arme, ce qui laissa à Mark
quelques secondes pour se relever d’un bond. L’homme qui lui avait arraché
le transvice le brandissait bien haut, à deux mains, dansant lentement en
cercle. Ceux qui l’entouraient sautillaient autour de lui, bras tendus pour
essayer de toucher la surface brillante, s’écartant de lui à mesure que
d’autres personnes s’approchaient pour admirer le trophée.
Mark pouvait faire une croix sur son transvice. Il chercha ses amis du
regard. Deedee se débattait entre les mains de trois ou quatre personnes.
Elle criait, ruait tandis qu’on tentait de l’entraîner à l’étage. Trina, juste
derrière elle, faisait des pieds et des mains pour la rejoindre. Alec était aux
prises avec au moins six agresseurs qui paraissaient bien décidés à
s’emparer de leur propre trophée rutilant. Il envoya un coup de crosse dans
la figure de l’un, en vaporisa un deuxième dans un grand éclair blanc. Mais
les autres lui tombèrent dessus avec un bel ensemble et il disparut dans une
mêlée confuse.
Mark devait d’abord s’occuper de Trina et de Deedee.
Il repoussa des gens qui ne semblaient pas trop savoir quoi faire et
bondit sur la corniche extérieure de l’escalier. Sa seule chance consistait à
grimper lui aussi. Cramponné à la rambarde, il se hissa vers le haut.
Un homme lui envoya un coup de poing et le manqua. Une femme se
jeta sur lui, sans penser une seconde qu’elle pourrait se mettre en danger ;
Mark réussit à l’esquiver et elle bascula dans le vide. Certains s’efforcèrent
de le repousser, d’autres de lui attraper les jambes pour le ramener dans la
masse houleuse des corps en contrebas. Il les combattit un à un, une main
sur la rambarde, évitant, frappant ou écartant toutes leurs tentatives de le
retenir.
Il finit par dépasser l’homme et la femme qui emportaient Deedee.
Empoignant alors la rampe à deux mains, il se propulsa d’un bond par-
dessus et se réceptionna en souplesse sur l’avant-dernière marche. Les
autres continuèrent à monter droit sur lui. Faute d’une meilleure idée, Mark
plongea, saisit Deedee entre ses bras et profita de son élan pour l’arracher à
ses ravisseurs.
Ils roulèrent dans l’escalier. Les gens tombèrent comme des quilles sur
leur passage jusqu’à ce qu’ils parviennent au bas des marches. Protégeant
toujours la fillette entre ses bras, Mark vit Trina dévaler l’escalier comme
une furie, ses yeux brillants fixés sur Deedee.
Avec un grognement de douleur, il réussit à ramener ses jambes sous lui
et à se relever. Trina lui arracha Deedee et l’étreignit à l’étouffer. La fillette
sanglotait.
Mark fit un rapide tour d’horizon et se rendit compte que leurs chances
étaient minces. La maison était plongée dans le chaos.
Alec se trouvait au salon, aux prises avec une douzaine d’agresseurs,
tirant chaque fois qu’il en avait l’occasion. Plusieurs de ses assaillants se
détournèrent de lui et se ruèrent sur le jeune homme. D’autres arrivaient
par-derrière à toute vitesse, comme s’ils fuyaient quelque chose au lieu
d’attaquer. D’autres encore, qui se tenaient entre Mark et la porte, coupaient
toute possibilité de fuite. Et chacun d’eux avait l’air prêt à tuer ou à se faire
tuer.
Mark se plaça devant Trina et Deedee et les fit reculer contre le mur au
pied de l’escalier. Un vieil estropié au crâne chauve couvert de plaies et de
lacérations fonça sur Mark ; puis un choc sourd retentit dans la cuisine, et
l’homme se transforma en plaque grise qui se volatilisa en un nuage de
brume.
Mark se raidit d’un coup. Le tir n’était pas venu du salon, donc celui
qui lui avait pris son transvice avait compris comment s’en servir.
À peine l’idée avait-elle pris forme dans son esprit qu’un éclair blanc
lui passait sous le nez et frappait une femme près de la porte.
— Alec ! vociféra Mark. Quelqu’un se sert de l’autre transvice !
La peur qui lui hérissait la peau dépassait en intensité tout ce qu’il avait
connu, même après les moments effroyables qu’il avait traversés depuis un
an. Un cinglé se promenait avec une arme capable de vaporiser un être
humain en un clin d’œil. D’une seconde à l’autre, Mark pouvait disparaître
sans même réaliser ce qui lui arrivait.
Ils devaient absolument sortir d’ici.
En dépit de leur cerveau malade, les autres personnes présentes dans la
maison se rendaient bien compte qu’il se produisait quelque chose
d’extraordinaire. Un frisson de panique parcourut la foule, et tout le monde
se mit à courir vers la sortie. Des hurlements hystériques et des appels au
secours retentirent. Le couloir n’était plus qu’une marée de bras, de jambes
et de visages terrifiés, pressés les uns contre les autres, qui s’écoulait
laborieusement vers la porte. D’autres tirs de transvice se firent entendre ;
d’autres victimes s’évaporèrent.
Mark sentait son équilibre mental s’effriter. Il prit Deedee dans ses bras,
saisit Trina par l’épaule et la poussa dans le salon où Alec se battait. Ce
dernier était entouré d’une masse de gens trop nombreux pour qu’il puisse
tirer.
Mark guida son amie vers les grandes baies vitrées encore intactes. Il
ramassa une lampe et la projeta dans le verre, qui se brisa en mille
morceaux. Puis il prit Trina par le coude et l’entraîna à toute vitesse vers la
fenêtre en miettes ; enfin, il la lâcha et s’élança, se tournant à la dernière
seconde de manière à se réceptionner sur le dos. Il serra la fillette contre son
corps pour la protéger de son mieux et atterrit sur un ancien parterre de
fleurs. Le choc lui coupa le souffle.
Pantelant, il leva les yeux vers le ciel et vit Alec penché à la fenêtre.
— Tu es complètement dingue ! s’exclama le vieil homme, mais il
aidait déjà Trina à franchir le cadre.
Ils bondirent tous deux à l’extérieur. Alec aida Mark à se relever, Trina
reprit Deedee dans ses bras. Quelques contaminés les avaient vus s’enfuir et
s’apprêtaient à les suivre ; d’autres se déversaient par la porte principale.
Des cris, des hurlements emplissaient l’air. Les gens se battaient devant la
maison.
— Ils commencent à me fatiguer, grommela Alec.
Tous les quatre traversèrent au pas de course la pelouse desséchée et
prirent la rue qui les ramènerait au berg. Alec voulut prendre Deedee à
Trina mais celle-ci refusa ; elle courait avec son fardeau, le visage tendu
sous l’effort. Quant à la fillette, elle avait cessé de pleurer.
Mark jeta un coup d’œil derrière lui. Un homme, debout sur le perron,
tirait au hasard avec le transvice, semant la mort autour de lui. Il finit par
apercevoir le petit groupe qui s’enfuyait et lâcha un ou deux coups dans leur
direction. Mais il les manqua largement ; les éclairs blancs ne touchèrent
que le bitume, soulevant des nuages de poussière. L’homme renonça et se
remit à vaporiser des cibles plus proches.
Mark et ses amis continuèrent à courir. Alors qu’ils approchaient de la
maison où se trouvaient les petits enfants, Mark pensa à Trina, à Deedee, et
à l’avenir qui les attendait. Il ne s’arrêta pas.
CHAPITRE 60
*
Les heures suivantes s’écoulèrent tranquillement tandis que le soleil
descendait sur l’horizon et que la nuit enveloppait peu à peu le berg. Alec
conduisit l’appareil dans le quartier où ils s’étaient garés la veille ; l’endroit
semblait toujours aussi désert. Quand ils eurent mangé, ils préparèrent des
couchettes à l’intention de Trina et de Deedee. Trina marmonnait beaucoup.
À un moment, Mark vit même un filet de bave lui couler sur le menton ; il
l’essuya, envahi par une profonde tristesse.
Quant à lui, il ne voyait pas comment il pourrait dormir.
Il chercha Alec pour parler avec lui, discuter de ce qu’ils allaient faire,
mais il le trouva en train de ronfler dans le siège du pilote, assis bien droit
avec la tête inclinée sur l’épaule. Il fut tenté de lui glisser un morceau de
pain dans la bouche. Cette idée le fit glousser.
Glousser.
« Je commence vraiment à perdre les pédales », pensa-t-il. Il avait
désespérément besoin de s’occuper l’esprit.
Il se rappela soudain les tablettes dans la soute – celles qu’il avait
sanglées solidement sur leur étagère. L’espoir d’y découvrir quelques
indications sur ce qu’ils devaient faire lui rendit un embryon de sourire.
Peut-être existait-il quelque part un moyen de se débarrasser du virus. Peut-
être avaient-ils encore une chance.
Il se munit d’une torche et courut dans la soute. Arrivé devant l’étagère,
il en détacha rapidement les trois tablettes et s’assit à même le sol pour les
consulter.
La première était morte. Un mot de passe l’empêcha d’accéder à la
deuxième ; cela dit, l’écran grésillait et la batterie n’en avait sans doute plus
pour longtemps. L’excitation de Mark retomba un peu. Mais la troisième
s’alluma, illuminant la grande pièce, si bien que Mark put éteindre sa
torche. Son ancien propriétaire – un certain Randall Spilker – n’avait pas
éprouvé le besoin de recourir à un mot de passe, aussi l’écran d’accueil
s’afficha-t-il immédiatement.
Il passa une demi-heure à parcourir des données sans aucun intérêt. De
toute évidence, M. Spilker avait eu un faible pour les jeux et les sites de
discussion. Mark allait abandonner, en se disant que l’homme s’était servi
de sa tablette uniquement comme d’un jouet, quand il tomba enfin sur des
fichiers cachés.
Il ouvrit un à un des dossiers qui ne contenaient rien du tout. Toutefois,
sa patience finit par porter ses fruits : il découvrit un dossier tout simple,
que rien ne distinguait, perdu au milieu d’une centaine d’autres vides.
Il était intitulé « L’ordre de tuer ».
CHAPITRE 61
Je suis encore sous le choc de la réunion d’aujourd’hui. Je n’en crois toujours pas mes oreilles.
Que le PCC ait osé nous regarder en face et nous faire cette proposition… Sérieusement, je n’en
reviens pas.
Et quand on pense que plus de la moitié de la salle était d’accord ! Qu’ils ont approuvé ! On va
où, là, Randall ? Comment peut-on seulement envisager un truc pareil ? Comment ?
J’ai passé l’après-midi à retourner ça dans ma tête. Rien à faire. Ça ne passe toujours pas.
Le rapport qu’on nous a présenté aujourd’hui, dont des copies ont été adressées à tous les
membres de la Coalition, ne laisse subsister aucun doute concernant les difficultés qui attendent
notre planète déjà très mal en point. Je suis convaincu que chacun d’entre vous, comme moi, a
regagné son abri dans un silence stupéfait. J’ai l’espoir que la dure réalité que ce rapport décrit
est désormais suffisamment claire pour que nous puissions commencer à envisager des
solutions.
Le problème est simple : il y a trop de monde sur cette planète et pas assez de ressources.
Nous nous réunirons de nouveau la semaine prochaine. J’attends de tous les membres du conseil
qu’ils apportent au moins une proposition, si délirante puisse-t-elle sembler. N’hésitez pas à
sortir des sentiers battus. C’est le moment de lâcher la bride à votre créativité.
À : John Michael
De : Katie McVoy
Objet : Potentiel
John,
Je me suis penchée sur la question dont nous avons discuté hier soir au dîner. L’AMRIID n’est
pas sortie indemne des éruptions solaires, mais sa direction est convaincue que le système de
confinement souterrain de ses virus, bactéries et armes bactériologiques les plus dangereuses a
tenu bon.
Ça n’a pas été facile, mais j’ai fini par obtenir les informations nécessaires. Je les ai étudiées
avec soin et je suis parvenue à une recommandation. Toutes les solutions potentielles sont
beaucoup trop imprévisibles. À l’exception d’une seule.
Il s’agit d’un virus. Il s’attaque au cerveau et le court-circuite sans douleur. Son action est
rapide et définitive. Il est conçu pour devenir de moins en moins contagieux au fur et à mesure
de sa dissémination. Il correspondrait parfaitement à nos besoins, surtout sachant à quel point
les déplacements sont limités aujourd’hui. Ça pourrait marcher, John. Et si épouvantable que
cela puisse paraître, je crois que ce serait efficace.
À : Katie McVoy
De : John Michael
Objet : RE : Potentiel
Katie,
J’ai besoin de votre aide afin de préparer mon exposé complet concernant la diffusion du virus.
Il faut nous concentrer sur le fait qu’une élimination contrôlée est la seule manière d’épargner
des vies. Seule une portion choisie de la population en réchappera, certes ; mais faute de
mesures extrêmes, nous risquons l’anéantissement de l’espèce humaine tout entière.
Vous et moi savons à quel point cette solution est hypothétique. Mais j’ai refait les simulations
des centaines de fois et je ne vois pas d’alternative. Si nous ne faisons rien, le monde arrivera
bientôt à court de ressources. Je crois sincèrement que c’est la décision la plus éthique ; le
danger d’une extinction généralisée justifie cet écrémage. J’ai pris ma décision. Il ne reste plus
qu’à persuader les autres membres du conseil.
Retrouvons-nous dans mon bureau à 17 heures. Il faudra peser soigneusement chaque mot, alors
préparez-vous à une longue soirée.
Bien à vous,
— John
Dites-moi ce que vous pensez de ce premier jet. Le texte définitif sera communiqué demain.
Ils gagnèrent le cockpit sans croiser Trina ou Deedee. Mark avait espéré
qu’elles seraient réveillées, que, par miracle, Trina irait mieux, qu’elle
aurait retrouvé la mémoire et rirait. C’était un espoir stupide.
Tandis qu’Alec s’installait aux commandes, Mark regarda à l’extérieur.
Le ciel commençait à s’éclaircir à l’est ; la nuit virait au pourpre au-dessus
des maisons et des arbres dans le lointain. La plupart des étoiles avaient
disparu ; le soleil ferait son apparition dans moins d’une heure. Il avait le
pressentiment qu’avant la fin de la journée tout aurait changé pour toujours.
— Si tu allais voir comment vont les filles ? dit Alec, s’enfonçant dans
son siège pour consulter ses instruments et les écrans du poste de pilotage.
On va décoller dans une minute. On survolera la ville.
Mark hocha la tête et lui pressa l’épaule – geste ridicule, mais il ne
savait pas quoi faire d’autre. Il s’inquiétait beaucoup pour son ami.
Allumant sa torche, il ressortit du cockpit et s’engagea dans le couloir étroit
qui menait aux cabines où il avait laissé Trina tranquillement endormie avec
Deedee.
Il arrivait à la porte quand il perçut un drôle de petit grattement au-
dessus de lui, comme si des rats détalaient dans le faux plafond. Puis il
entendit nettement des gloussements, à moins d’un mètre au-dessus de sa
tête. Un frisson d’horreur le parcourut. Il avança de quelques mètres avant
de pivoter, le dos collé à la cloison. Il balaya le plafond avec sa torche, mais
ne vit rien qui sorte de l’ordinaire.
Il retint son souffle et tendit l’oreille.
Il y avait quelque chose là-haut, qui se balançait de façon rythmique.
— Hé ! cria Mark. Qui… ?
Sa question mourut sur ses lèvres quand il se rendit compte qu’il n’avait
pas encore vérifié ce qu’il en était des filles. Si quelqu’un, ou quelque
chose, s’était introduit à bord du berg…
Il courut jusqu’à la cabine, ouvrit la porte à la volée et braqua sa torche
sur la couchette où il avait vu Trina pour la dernière fois. Son cœur cessa de
battre : la couchette était vide. Et puis, du coin de l’œil, il aperçut Trina sur
le sol, avec Deedee assise à ses côtés. Elles se tenaient la main. Toutes les
deux étaient manifestement terrifiées.
— Quoi ? souffla Mark. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Deedee pointa un doigt vers le plafond.
— Le croquemitaine est là-haut, dit-elle. (Elle tremblait comme une
feuille ; Mark en eut le cœur serré.) Et il a amené ses copains avec lui.
CHAPITRE 64
À peine avait-elle dit cela que le berg décollait avec fracas. Le sol
s’inclina et Mark faillit s’étaler.
— Restez là, dit-il. Je reviens tout de suite.
Il n’allait pas hésiter cette fois-ci.
Il se rua vers le cockpit. Il crut entendre un gloussement dans le plafond
au même endroit que précédemment, et des images horribles s’imposèrent à
lui : des hommes et des femmes assoiffés de sang, contaminés et fous à lier,
bondissant à travers les panneaux pour s’en prendre aux filles qu’il avait
laissées derrière lui. Mais il n’avait pas le choix, et il ferait vite. Par ailleurs,
s’il y avait vraiment des gens là-haut, ils avaient déjà attendu un moment
sans rien faire. Avec un peu de chance, ils attendraient encore.
Il fit irruption dans le cockpit où Alec, en sueur, le visage rougeaud, se
concentrait sur la manœuvre.
— Où est le transvice ? s’écria Mark.
Alec pivota vers lui, l’air inquiet. Mais Mark ne perdit pas de temps en
explications ; l’arme était appuyée contre la cloison à côté de son ami. Il la
ramassa, passa la sangle sur son épaule, vérifia le niveau de charge puis
repartit à toute allure vers les cabines.
— Donne-moi de la lumière ! cria-t-il à Alec en sortant du cockpit.
Il avait perdu sa torche dans sa course, et économiser l’électricité ou le
carburant ne rimait plus à rien. Il n’avait parcouru que quelques mètres
quand les plafonniers s’allumèrent en grésillant et jetèrent un éclairage
diffus dans le couloir.
La sueur lui brûlait les yeux. On aurait dit que la température à
l’intérieur du berg avait brusquement monté en flèche. La chaleur cuisante
n’arrangeait pas ses nerfs à vif : il sentait la folie trancher comme un rasoir
dans sa conscience. Il allait quand même devoir s’accrocher encore un peu.
Avec toute la volonté qu’il put rassembler, il se focalisa sur les prochaines
secondes de sa vie.
Il passa sous l’endroit où il avait entendu glousser. À cet instant précis,
un ricanement se fit entendre au-dessus de lui. Sourd, rauque, plus
inquiétant que tout ce qu’il avait jamais entendu. Mais le plafond était
intact. Il s’engouffra dans la cabine et constata avec soulagement que Trina
et Deedee étaient toujours serrées l’une contre l’autre à même le sol.
Il s’approchait d’elles quand trois plaques du plafond s’effondrèrent
tout à coup dans une pluie de métal et de plastique. Plusieurs corps
dégringolèrent dans la cabine, s’écrasant sur les filles. Deedee hurla.
Mark brandit son arme et s’élança, n’osant pas tirer mais prêt à se
battre.
Trois personnes se relevèrent. Un homme et deux femmes. Ils riaient de
manière hystérique, sautillaient sur place et jetaient les bras en l’air comme
des singes. Mark fonça sur l’homme et lui asséna un coup de crosse à la
tempe. L’autre s’écroula avec un grand cri. Profitant de son élan, Mark
pivota et, du pied, repoussa l’une des femmes loin de ses amies. Avec une
exclamation de surprise, elle atterrit sur la couchette la plus proche.
Braquant son transvice, il pressa la détente. Un éclair blanc frappa la
femme ; elle devint toute grise, puis s’évapora en fumée.
Elle avait à peine disparu que l’autre femme se jetait sur Mark. Elle le
plaqua au sol, et pour la centième fois de la semaine, il sentit ses poumons
se vider sous le choc. Il parvint à se retourner sur le dos et se retrouva cloué
sous elle tandis qu’elle tentait de lui arracher son arme.
Il vit Trina et Deedee à l’écart, contre la cloison, impuissantes. Mark
savait que l’ancienne Trina serait venue à son secours. Elle se serait jetée
sur la femme et l’aurait probablement rouée de coups. Mais cette nouvelle
Trina, la malade, restait là à le regarder, comme une petite fille apeurée.
Serrant Deedee dans ses bras.
Mark grogna et continua à se battre. Il entendit un gémissement.
L’homme qu’il avait assommé se redressait sur les mains et les genoux. Il
avait les yeux rivés sur Mark, brillants de haine et de folie. Il montra les
dents et gronda.
Il s’élança soudain à quatre pattes, comme s’il s’était transformé en
animal enragé, et bondit dans la mêlée comme un tigre sur sa proie. Il
retomba sur la femme et referma les bras sur elle ; tous deux basculèrent à
côté de Mark et roulèrent au sol, comme en une sorte de jeu. Mark cherchait
encore son souffle mais il s’appuya contre une couchette et parvint à se
relever.
Il tira calmement sur l’homme, puis sur la femme. Les détonations
résonnèrent comme des coups de tonnerre. Leurs agresseurs se
volatilisèrent.
Mark pouvait entendre sa propre respiration, rauque et laborieuse. Il jeta
un regard las vers Trina et Deedee, toujours pelotonnées contre la cloison. Il
n’aurait pas su dire laquelle des deux semblait la plus terrifiée.
— Désolé que vous ayez subi ça, marmonna-t-il, ne sachant pas quoi
dire d’autre. Venez. Retournons au cockpit. On emmène…
Il avait failli dire « On emmène Deedee », mais il se retint à temps. Il
ignorait comment Trina pourrait réagir.
— On va dans un endroit sûr, conclut-il.
Un rire caverneux jaillit alors de partout à la fois – le même bruit
horrible qu’un peu plus tôt. Il fut suivi d’une quinte de toux qui s’acheva en
gloussements sinistres. Pour Mark, aucun son n’aurait pu évoquer
davantage l’hôpital psychiatrique, et ses bras se couvrirent de chair de poule
en dépit de la chaleur. Trina fixait le sol, le regard vide ; Mark en avait le
cœur serré. Il tendit la main aux filles. L’homme dissimulé dans le plafond
ricanait toujours.
— On peut y arriver, leur dit-il. Tout ce que vous avez à faire, c’est
prendre ma main et venir avec moi. Bientôt, on sera tous… en sécurité.
Il avait malgré lui hésité sur les derniers mots.
Deedee lui saisit le majeur et s’y accrocha. Cela parut déclencher une
réaction chez Trina, qui se détacha du mur pour se planter solidement sur
ses pieds. Elle continuait à fixer le sol et à tenir Deedee par les épaules.
Mais au moins, elle semblait prête à les accompagner.
— Bon, murmura Mark. Je propose qu’on ignore ce pauvre type là-haut
et qu’on retourne tranquillement au cockpit. Allons-y.
Il tourna les talons avant que Trina puisse changer d’avis. Entraînant
Deedee avec lui, il se dirigea vers la porte de la cabine. Un coup d’œil par-
dessus son épaule lui montra Trina juste derrière la fillette, comme si elles
étaient collées l’une à l’autre. Un léger bruit de pas au-dessus d’eux faillit le
faire s’arrêter, mais il serra les dents et continua à marcher.
Ils franchirent la porte et sortirent dans le couloir. Il y faisait plus
sombre ; l’éclairage d’urgence ne dessinait qu’une ligne pâle au sommet des
cloisons. Après un bref regard à droite et à gauche, Mark partit en direction
du cockpit. À peine avait-il fait un pas qu’il y eut une explosion de bruit et
de mouvement.
Un choc sourd au-dessus de lui. Un éclat de rire. La brusque apparition
d’un visage et de deux bras, suspendus juste devant lui. Mark lâcha un cri et
se figea de stupeur.
Il n’eut pas le temps de réagir : l’homme saisit son transvice et le lui
arracha des mains, brisant la sangle au passage. Mark voulut le lui
reprendre mais l’autre avait été plus rapide qu’un serpent.
Il disparut dans le faux plafond sans cesser de ricaner. Ses pas et ses
rires s’estompèrent tandis qu’il courait se réfugier dans une autre partie de
l’appareil.
CHAPITRE 65
Ceux qui ont participé à l’élaboration de cette série sont désormais bien
connus, puisque je les ai cités dans chaque livre. Tout spécialement Krista et
Michael.
Par conséquent, je voudrais dédier ce dernier volume à mes lecteurs.
Ma vie a profondément changé depuis que j’ai commencé à écrire les
aventures de Thomas et des autres blocards, et c’est en grande partie à vous
que je le dois. Merci d’avoir apprécié cette histoire. Merci d’avoir consacré
votre argent durement gagné à acheter mes livres. Merci d’en avoir parlé à
vos amis et à votre famille. Merci pour tous les compliments que vous
m’avez adressés via Twitter, Facebook, sur mon blog, etc. Merci de m’avoir
permis de gagner ma vie en m’adonnant à une activité que j’aime tant.
J’ai encore plein de livres dans la tête, alors j’espère que nous resterons
amis longtemps. De tout cœur… merci !
L’auteur
James Dashner est né aux États-Unis en 1972. Après avoir écrit des
histoires inspirées du Seigneur des anneaux sur la vieille machine à écrire
de ses parents, il a suivi des études de finance. Mais, très vite, James
Dashner est revenu à sa passion de l’écriture. Aujourd’hui, depuis les
montagnes où il habite avec sa femme et ses quatre enfants, il ne cesse
d’inventer des histoires inspirées de ses livres et de ses films préférés.
L’épreuve, sa dernière trilogie, a rencontré un immense succès aux États-
Unis. À tel point que James Dashner a par la suite écrit un nouveau prequel
à cette série pour expliquer les derniers mystères du Labyrinthe…
Titre original : The Kill Order
Publié pour la première fois en 2012 par Delacorte Press, an imprint of Random House
Children’s books, New York
ISBN 978-2-823-81153-7
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute
reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est
strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la
Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété
intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »
Loi no 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse : avril 2015