Tumu 048 0127
Tumu 048 0127
Tumu 048 0127
Là d’où je parle
En ce qui me concerne, la dialectique a été un peu particulière :
j’ai su assez vite que j’étais artiste femme et résolue à travailler sur le
féminisme, mais j’ai eu le privilège de pouvoir neutraliser, suspendre
ou invisibiliser mon origine ethnique, y compris dans ma conscience
de moi-même. Contrairement à d’autres artistes d’origine asiatique,
maghrébine ou afrodescendante, ni mon faciès ni mon patronyme4 ne
trahissaient clairement mon appartenance. Dans ma trajectoire j’ai
vécu un peu d’exotisation, mais pas d’assignation ethnique, de
racisme violent ou discriminant.
Deux fils entrecroisés se sont pourtant affirmés dans mon
travail : les questions féministes et les questions postcoloniales (en
tout cas l’idée de faire réémerger, sous les mécaniques racistes du
présent, les traces du passé et du système colonial). Ce deuxième
aspect, je l’ai découvert comme a posteriori, au moment où j’ai pris
conscience du fait que si ces questions étaient récurrentes et
obsessionnelles dans mes pièces c’était par antiracisme convaincu
certes, mais sans doute aussi en lien avec ma part suspendue ou
refoulée de descendante de colonisés.
Disons que l’Indochine est loin, que les Asiatiques de France
sont très invisibilisés, ou tendent à s’invisibiliser eux-mêmes. Disons
aussi que le racisme et la discrimination se sont déchaînés en France
ces dernières années massivement contre les Arabes et les Noirs,
contre les femmes musulmanes voilées, contre les migrants, les
immigrés, les personnes sans-papiers. Et le théâtre absorbant
l’actualité que je revendique allait forcément rencontrer ces sujets-là.
Ces dernières années, j’ai donc écrit des fictions, documentaires
et documentées, sur les centres de rétention administratifs et les
expulsions de personnes sans-papiers (Parc des expulsions, Tabaski,
La place du chien, Zoo humain). Sur les mécaniques communes au
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)
Dénicher le colonial
Pour poursuivre la réflexion un peu plus près du travail qui est
le mien, quelques axes et exemples de démarches non exhaustives, et
encore une fois tâtonnantes.
Travailler à dénicher, sous le présent, les traces et vestiges de
l’idéologie coloniale est un principe commun à plusieurs de mes
pièces.
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)
6. Pièce écrite en 2009 et créée en 2014. Publiée aux Éditions des Deux Corps, 2014.
Marine Bachelot Nguyen 135 135
Cela dans des années 2010 où, au Viêtnam, les gays, lesbiennes
et trans s’affirment et s’affichent, dans l’espace public et médiatique
comme sur les réseaux sociaux, du sud au nord du pays. Et où même
le Parti communiste viêtnamien se montre à l’écoute de la société
civile et envisage l’ouverture du mariage aux personnes de même
sexe. Bien sûr, il s’agit aussi pour ce régime autoritaire de donner des
gages de modernité aux nations occidentales (le Viêtnam est entré
dans l’OMC en 2006), alors que par ailleurs la répression politique s’y
poursuit.
Logiques de pinkwashing du gouvernement viêtnamien, néo-
impérialisme des USA à travers le mouvement LGBT, poids invisible
du passé colonial et changements de cap du Parti communiste… La
réalité est complexe et entremêlée. Mon spectacle tente de rendre
compte de ces multiples intrications, des différentes couches et
influences historiques qui conduisent parfois à de furieux paradoxes.
Car dans le Viêtnam précolonial, l’homosexualité, les couples de
même sexe, les pratiques de travestissement ou de transgenrisme
existent dans plusieurs espaces, sociaux, rituels ou religieux. La
colonisation française vient condamner moralement et réprimer
politiquement ces pratiques, inscrire dans la langue viêtnamienne des
insultes stigmatisantes. Un siècle et demi plus tard, au début des
années 2000, au moment de la réouverture du Viêtnam à l’économie
de marché, l’homosexualité est soudain érigée par le Parti au rang de
« fléau social », de « maladie venue de l’Occident », prétendument
étrangère à la culture viêtnamienne — et donc à réprimer et endiguer.
Ce que j’ai découvert pour le Viêtnam est vraisemblablement
valable pour d’autres cultures et d’anciens pays colonisés, qui dans
leur stigmatisation ou répression actuelle des pratiques homosexuelles
ou homoérotiques ne font que reproduire un ordre moral imposé jadis
par l’Occident. Ordre moral et homophobie qui ressurgissent
d’ailleurs furieusement en France aujourd’hui, tandis que la société
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)
9. À la racine (écrite et créée en 2011) est une fiction-prétexte qui réunit Angela,
Sigmund, Ève, Jésus et Shérazade, personnages mythiques et êtres humains
d’aujourd’hui, dans un séminaire féministe à Barbès, au vingt-et-unième siècle…
Marine Bachelot Nguyen 139 139
leur intimité quotidienne10. C’est pour moi une façon d’introduire les
spectateurs occidentaux à la réalité contemporaine des couples
homosexuels viêtnamiens. Je sais aussi que ce diaporama satisfait leur
désir d’exotisme — s’agissant tant des corps viêtnamiens que des
corps LGBT. La séquence suivante veut donc retourner brusquement
le jeu de regard : figurant des colons français du dix-neuvième siècle
les quatre interprètes s’avancent et viennent observer le public, faisant
de celui-ci la foule indochinoise dont ils commentent et tournent en
dérision l’apparence physique ridicule, au genre indéterminé.
Je ne prétend pas échapper à ce que je dénonce. Quoique de
double culture, j’ai conscience du fait que mon regard est forgé lui
aussi par l’exotisme et l’érotisme colonial, les images et la
représentation des corps asiatiques que nous ont léguées la
photographie, la littérature ou le cinéma — et que le terrain est
toujours un peu piégé… Avec les interprètes (deux Blancs et deux
Asiatiques, tou.te.s ayant grandi en Europe), nous travaillons pour le
spectacle à doser les emprunts culturels, à nous imprégner de films
documentaires, à saisir gestuelles et corporéités, tout en nous méfiant
de la couleur locale. Il faut trouver un équilibre, rendre grâce à la
culture viêtnamienne contemporaine sans l’exotiser, et surtout
rapprocher la vie des Viêtnamien.ne.s LGBT de notre réalité
française.
La partition variée des interprètes, narrateurs assumant le récit
de l’autrice, puis soudain incarnant des personnages ou figures
diverses de la galaxie LGBT viêtnamienne, permet aussi des jeux de
passage, un mouvement des identités qui tente de ne rien figer.