Les Mots Pièges

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Les mots
piégés de
la politique
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Graphisme de la couverture : offparis.fr


© photographie de couverture : iStock

© éditions Textuel, 2017


4 impasse de Conti
75006 Paris
www.editionstextuel.com

ISBN : 978-2-84597-582-8
Version numérique : 2017
978-2-84597-621-4
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Philippe Blanchet

Les mots
piégés de
la politique

Petite encyclopédie critique


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Collection « Petite encyclopédie critique »

Comité éditorial :
Manuel Cervera-Marzal, Sébastien Chauvin,
Milena Jaksic, Lilian Mathieu, Sylvain Pattieu
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Les mots piégés de la politique

Sommaire
Les mots, leurs usages, leurs pouvoirs
de propagande 7

Je suis Charlie 15

Laïcité 33

Radicalisation 51

Communautarisme 67

Incivilités 79

Conclusion :
Glissements de sens et renversements
des mots : les moyens d’une vigilance
contre les pièges tendus 95

Bonus :
Un détour par « équité » 105

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Les mots piégés de la politique

Les mots,
leurs usages,
leurs pouvoirs
de propagande
« L’actualité a remis à l’honneur les débats sur la
nomination tant des événements qui ont bouleversé la
France que de ses divers acteurs, entraînant des dis-
cussions métalinguistiques lourdes d’enjeux sociaux et
politiques. Faut-il dire “terroriste” ou “islamiste”, “Juifs
de France” ou “Français juifs” (on a longtemps dit
“Israélites”) ? À quoi “État juif”, “État hébreu” réfèrent-
ils et quels sont les enjeux de ces qualifications ? De
quoi “je suis Charlie”, “laïcité”, “intégration”, “apar-
theid” et “République” sont-ils le nom ? »
R. Koren1

1 Koren, R., « Introduction » à La Nomination et ses enjeux socio-politiques,


revue Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 17 | 2016,
http://aad.revues.org/2295 ; DOI : 10.4000/aad.2295

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Les mots piégés de la politique

L
e pouvoir ne se conquiert pas et ne s’exerce
pas uniquement dans la sphère matérielle. Il
n’est pas qu’une question de puissance ins-
titutionnelle et militaire, de force juridique et poli-
cière ou de moyens économiques et financiers. Il se
conquiert et s’exerce aussi dans les activités langa-
gières, celles par lesquelles les humains organisent
le monde et lui donnent un sens en le mettant en
mots. Le pouvoir est une question de langue, de
discours et de vocabulaire. Il s’exerce en diffusant et
imposant, si possible subrepticement, des sens impli-
cites, des présupposés, des préjugés, qui sont tapis
dans les usages de certains mots, dans les détours de
certains discours. On les fait avaler comme un ingré-
dient caché dans la soupe ou comme un comprimé
noyé dans une mie de pain. On en fait des évidences
qui n’ont, dès lors, même pas besoin d’être explici-
tées, même plus besoin d’être dites. Luc Boltanski
et Pierre Bourdieu ont eu cette formule qui résume
tout : « le pouvoir sur la langue est une des dimen-
sions les plus importantes du pouvoir »2.

Ceux et celles qui détiennent le pouvoir politique


ou celui du prestige, ou souvent les deux en même
temps (autre forme de cumul !), les dominant-e-s,
ont en effet un besoin crucial d’obtenir le consen-
tement de ceux et celles sur qui s’exerce ce pou-
voir, les dominé-e-s. Il leur est nécessaire que les
dominé-e-s consentent à leur propre domination,
qu’ils acceptent un certain ordre social pour que
2 Boltanski, L., et Bourdieu, P., « Le fétichisme de la langue », Actes de la Recherche
en Sciences Sociales, n° 4, 1975, p. 12.

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cette domination et cet ordre, pour que les privilèges


des privilégiés, ne soient pas remis en question. Ou
seulement par peu de gens, maintenus en nombre
et en effet minoritaires, marginaux. Il faut que
l’ordre dominant soit considéré comme « une bonne
chose », comme « normal », comme une « évidence »,
comme « le seul possible ». Il faut que tout autre
ordre soit considéré comme un « désordre », qualifié
d’« anarchie » (en attribuant à ce mot un sens péjo-
ratif qu’il n’a pas, ni au départ ni forcément). Il faut
que les « forces de l’ordre » soient perçues comme
défendant un ordre universel au service de tout le
monde et qu’elles ne soient pas perçues comme les
forces « d’un certain ordre » au service de certains. De
plus, comme le rappellent à juste titre Sylvie Tissot
et Pierre Tevanian :
« Plus un régime se dit démocratique et égalitaire,
plus il doit légitimer la violence qu’il exerce et l’ordre
inégalitaire qu’il instaure »3.

C’est par la mise en mots, par leur généralisation


grâce à une propagande subtile, par des discours
subtilement piégés, qu’on met en place cette domina-
tion consentie que Gramsci appelle hégémonie. Cette
hégémonie protège un certain ordre social en impo-
sant la croyance absolue en une conception unique
de la société que Gramsci appelle idéologie. Comme
l’a très bien écrit, récemment, O. Besancenot :
« On imagine mal à quel point les mots, verbes,
expressions toutes faites, sont autant de messages

3 Tissot, S. et Tevanian, P., Les Mots sont importants, Paris, Libertalia, 2010, p. 11.

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subliminaux qui finissent par endoctriner notre vision


des choses »4.

Nicolas Sarkozy, dont le projet de société et les


valeurs sont à l’opposé de ce que défendait Gramsci,
a déclaré en 2007 :
« Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le
pouvoir se gagne par les idées »5.

Or, pour Gramsci la question n’est pas tant celle


des idées que de l’hégémonie des idées par la stra-
tégie de leur mise en mots. Cette forme de tromperie
est appelée mystification par Albert Memmi, dont
l’analyse rejoint celle de Gramsci :
« Ce mécanisme n‘est pas inconnu  : c‘est une
mystification. L‘idéologie d‘une classe dirigeante, on le
sait, se fait adopter dans une large mesure par les classes
dirigées. Or toute idéologie de combat comprend,
partie intégrante d‘elle-même, une conception de
l‘adversaire. En consentant à cette idéologie les classes
dominées confirment d‘une certaine manière, le rôle
qu‘on leur a assigné. Ce qui explique, entre autres, la
relative stabilité des sociétés : l‘oppression y est, bon
gré mal gré, tolérée par les opprimés eux-mêmes »6.

Les textes réunis ici s’inscrivent dans ce projet de


proposer à une large audience, sans l’appareil tech-
nique difficilement accessible aux non spécialistes,

4 Besancenot, O., Petit dictionnaire de la fausse monnaie politique, Paris,


éditions du Cherche-Midi, 2016, p. 7.
5 Le Figaro du 17 avril 2007.
6 Memmi, A., « Portrait du colonisé », revue Esprit n° de mai 1957, p. 790-810,
ici p. 794.

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des analyses de discours politiques et médiatiques à


partir de façons centrales de nommer les choses. Ils
ont pour objectif de mettre à jour les contenus de
propagande implicite, de « mystification » comme dit
A. Memmi, de ces noms insérés dans des discours
piégés. Il s’agit d’y débusquer cet « endoctrinement »
par lequel une pensée devient hégémonique et par
lequel une idéologie est discrètement imposée au
plus grand nombre. L’idéologie mise en lumière ici
porte sur une certaine identité politique et nationale
française. Cette idéologie impose une unique version
de ce que serait « la République » (on ne précise
même plus « française », du coup, ce qui est un des
procédés lexicaux analysés).

J’ai choisi pour cela quelques-uns des mots ou


expressions les plus fréquents, les plus saillants,
parmi les plus significatifs de ce discours idéolo-
gique : « Je suis Charlie, laïcité, radicalisation, com-
munautarisme, incivilités ». Ces textes sont pour par-
tie inédits, pour partie repris à partir de premières
versions parues, justement, dans la presse en ligne
spécialisée à laquelle je collabore régulièrement (Les
Mots Sont Importants, Mediapart).

Je dois éclairer les lecteurs et les lectrices sur mon


point de vue et mon projet avec ce livre. Je suis
sociolinguiste : mon travail de chercheur en sciences
humaines et sociales est d’analyser les effets réci-
proques des usages linguistiques sur les sociétés
et des sociétés sur les usages linguistiques. Je suis
aussi un défenseur des Droits humains, actif dans

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Les mots piégés de la politique

la lutte contre les discriminations et contre les pro-


jets de société inhumains et asociaux. Pour moi la
liberté, l’égalité, la fraternité sont des valeurs fonda-
mentales, mots que je trouve plus précis s’ils sont
reformulés de cette façon : droits fondamentaux,
équité, solidarité. Leurs opposés, contre lesquels je
mène le combat du savoir, sont les oppressions, les
inégalités, les injustices, les égoïsmes. Et parce que je
suis sociolinguiste et engagé dans ce combat, parce
que je travaille au quotidien dans une équipe de
recherche et de formation universitaire qui partage
une militance scientifique, j’ai été frappé, et même
indigné, par ces mystifications, par ces pièges, que je
suis à même de percevoir grâce aux méthodes, aux
outils et aux façons d’observer les discours que j’ai
appris à utiliser.

La communication politique s’appuie de plus en


plus sur ce qu’on y appelle des « éléments de lan-
gage ». Ces éléments sont constitués de ce que j’étu-
die dans ce livre. Comme le rappelle Cécile Alduy :
« Les éléments de langage ont effectivement pour
objet de manipuler, au sens de “prendre en main”,
l’agenda médiatique et d’imposer une interprétation
des événements »7.

Face à cette forme de propagande, Olivier


Besancenot rappelle bien que « nous n’avons pas
tant besoin de professeurs en langue politique
que de recouvrer la confiance propre qui nous fait
7 Alduy, C., « La rhétorique politique entre conviction et intoxication », interview
parue dans Sciences Humaines n° 287 de décembre 2016, ici p. 47.

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défaut »8. Refuser l’envahissement des discours par


les nouveaux sens insidieux des nouveaux usages
de ces mots qui imposent implicitement des façons
de penser, déjouer leurs pièges sémantiques et idéo-
logiques, c’est retrouver la liberté d’expression et la
confiance en sa propre parole, en ses propres mots ;
c’est retrouver la confiance en son droit à la parole,
en sa propre pensée, en son propre combat, en sa
propre vision du monde, en son propre projet de
société.

Il faut y être attentif non seulement pour dénon-


cer les abus mais aussi pour mieux agir. Comme
le rappelle Robert Redeker : « Des batailles peuvent
se perdre parce que le vocabulaire aura été mal
choisi »9.

Ou parce qu’il nous aura été imposé par l’adver-


saire, et avec ce vocabulaire, le cadre même dans
lequel on pense, on débat, on agit, on construit à
chaque instant une certaine société. Pour changer de
société, il faut changer de cadre et donc changer de
mots. Il faut contester les cadres et donc contester
les mots.

8 Besancenot, O., Petit dictionnaire de la fausse monnaie politique, Paris,


éditions du Cherche-Midi, 2016, p. 12.
9 Redeker, R., « Plaidoyer pour la “radicalisation” », Le Point du 23 décembre
2015 (http://www.lepoint.fr/chroniques/redeker-plaidoyer-pour-la-radicalisa-
tion-23-12-2015-2004828_2.php).

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