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LES MOTS
CHAPITRE PREMIER
Amitié
Le mot dit une manière d’attachement que le philosophe Aristote s’efforce
de cerner aux livres VIII et IX de l’Éthique à Nicomaque (IVe siècle avant
Jésus-Christ). Peut-on être l’ami de son fils ? De son épouse ? N’abuse-t-on
pas du langage quand on l’affirme ? La nécessité d’une définition précise de
l’amitié vient de l’emploi très large du mot philia. L’acception qui recouvre
toutes les sortes d’attachement a le double mérite d’inscrire l’amitié dans
une origine et un besoin, en même temps que d’obliger à circonscrire cet
attachement très particulier que nous nommons amitié. Au sens large, on
voit dans l’amitié l’ensemble des liens sociaux fondés sur la nécessité de
vivre ensemble. L’amitié est donc naturelle. De fait, l’homme ne peut se
suffire à lui seul. L’amitié participe d’une sociabilité naturelle. L’amitié est
ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre. C’est à partir de là que peut se
déplier la typologie des amitiés : par quoi les hommes s’attachent-ils les uns
aux autres ? Par intérêt, par plaisir et « gratuitement ». La cause finale de
l’amitié autorise son identification. Il s’agit bien d’éviter la confusion. Tout
d’abord entre l’amour et l’amitié. Leur ressemblance peut conduire en effet
à considérer la reconnaissance de l’ami comme fondamentalement
problématique. La difficulté, dans le monde antique, est d’école : Platon
avant Aristote l’aura formulé dans Lysis ou De l’amitié. La question sera
tranchée par le Stagirite : l’amour est une passion quand l’amitié est une
disposition, dans l’amour c’est la quête du plaisir qui domine alors que
l’amitié est fondée sur la recherche partagée de la vertu, enfin c’est la
complémentarité qui est requise dans l’amour et non la communion
spirituelle. De fait, les amis se ressemblent et s’assemblent en toute égalité,
ce qui évidemment exclut l’amitié entre époux, entre parents et enfants.
Mais l’amitié peut-elle être aussi une vertu politique ?
Autorité
On connaît la remarque désormais fameuse de Hannah Arendt : « S’il faut
vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la
contrainte par force et à la persuasion par argument » (La Crise de la
culture).
L’autorité apparaît d’emblée comme un mode économique de l’exercice
du pouvoir : il n’est pas nécessaire d’avoir raison, ni de détenir une
supériorité physique pour en bénéficier. L’autorité est un pouvoir
d’influence majeur qui ne dépend que du consentement des dominés à s’y
plier. Il y a là quelque chose de fondamentalement inexplicable, sinon
d’irrationnel. C’est bien ce à quoi renvoie d’ailleurs l’étymologie, le
sanskrit otas désigne en effet « la force des dieux ». L’autorité repose donc
sur le prestige, le respect, bref la reconnaissance. « L’autorité, explique
Myriam Revault d’Allonnes, engage, non pas l’obéissance, mais la
reconnaissance. »
Dès lors, l’autorité livre totalement à ceux qui en bénéficient les autres
qui la leur concèdent : ce pouvoir est absolu, voilà pourquoi les anarchistes
exècrent l’autorité qu’ils combattent plus radicalement encore qu’ils ne
combattent l’ordre. « Nous détestons de tout cœur, écrit Bakounine, le
principe de l’autorité ainsi que toutes les manifestations possibles de ce
principe divin et antihumain. » Mais les hommes ne recherchent-ils pas
l’autorité ? La question est-elle moins politique qu’anthropologique ?
Stanley Milgram constate, à la suite d’une expérience entreprise à
l’université Yale en 1974 que les individus non seulement consentent à se
« soumettre » à l’autorité mais sont prêts aux pires actes pourvu qu’ils
soient « couverts » par cette autorité (65 % des sujets testés par Milgram
étaient prêts à administrer une décharge de 450 volts à un semblable sous la
responsabilité d’une figure de l’autorité, in La Soumission à l’autorité,
1974).
Mais l’autorité n’est pas la seule forme que peut revêtir le pouvoir. De
fait, poser la question de l’autorité, c’est évidemment poser la question du
pouvoir. Le verbe substantivé « pouvoir » conserve toujours sa valeur
initiale d’auxiliaire – « je peux faire quelque chose » –, c’est dire que le
rapport à l’action s’y trouve toujours transcendé en même temps qu’il
demeure dans le vague d’une « capacité de ». Hannah Arendt propose une
typologie des pouvoirs en fonction de l’effet produit par cette capacité.
Si l’effet relève d’une connaissance des lois de la nature, on parlera dès
lors de domination. D’une manière ou d’une autre la domination est
toujours affaire de technique. Cela peut s’acquérir.
Quand il s’agit du pouvoir d’une force qui contrarie la spontanéité de la
nature, on parlera de violence. Et quand il s’agit de faire plier une volonté
adverse, il s’agira de contrainte.
Si la contrainte s’applique à un groupe, une collectivité, on dira qu’il
s’agit d’une oppression.
Enfin, sans recours à la force mais fondé sur le seul respect, ce pouvoir
devient autorité.
On l’aura mieux perçu grâce aux comparaisons que permet cette
typologie, l’autorité n’est pas sans soulever un certain nombre de questions
spécifiques :
« Puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance on la prend souvent
pour une forme de pouvoir ou de violence », explique ainsi Hannah Arendt
dans La Crise de la culture, « Qu’est-ce que l’autorité ? » (1968).
« Pourtant l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là
où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. L’autorité,
d’autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et
opère par un processus d’argumentation. »
Bonheur
Quel est de tous les biens réalisables celui qui est le Bien suprême ? Sur son
nom, en tout cas, la plupart des hommes sont pratiquement d’accord : c’est le
bonheur, au dire de la foule aussi bien que des gens cultivés.
Aristote
Citoyenneté
Commencement
Le commencement est problématique : rien de plus délicat pour l’écrivain
que cette première phrase, l’incipit, toujours critique, passage du néant à
quelque chose. Par où commencer ? Comment commencer ? Qu’y a-t-il
avant le commencement de l’action ?
Le premier mot de la Genèse qui dit le « commencement », berechit,
débute par un beth, la deuxième lettre de l’alphabet, manière de rappeler
qu’avant le début, ce qui s’y trouve relève bien du surnaturel. Le
commencement est mystérieux, adossé à l’infini comme l’incipit d’un texte
s’appuie sur le silence et la page blanche. Or le grec archein donne
« commencer » mais aussi « commander » ; « archaïque » exprime ainsi
l’appartenance au temps du commencement, quant aux « archontes », ce
sont des dirigeants dans le monde grec. On l’aura compris, le prestige de
l’origine et celui de l’ancienneté donnent légitimité à commander. On parle
ainsi de la « puissance des commencements ».
Contemplation
Action de considérer attentivement. Le mot dérive du latin templum qui lui-
même vient du grec temein, « couper », « séparer ». Le temple est bien un
lieu « à part », « séparé » du monde des activités ordinaires ; un lieu où
l’existence est plus engagée qu’ailleurs, où les actions des hommes sont
possiblement lourdes de conséquences. Bref, la contemplation suppose que
l’on sépare bien un objet de son environnement, pour lui prêter la plus
grande attention. De ce point de vue, contempler, ce n’est pas simplement
regarder.
La vie contemplative est ainsi une vie séparée de l’action, consacrée à
des objets spécifiquement « intellectuels » ou « spirituels ». Hannah Arendt
oppose ainsi la vie active des modernes à la vie contemplative des Anciens.
La première a pour ambition de transformer la nature pour lui donner un
usage, une fonction, la seconde ne vise qu’à la connaître et à la comprendre.
Mais ces deux modes du vivre s’opposent-ils vraiment ? Est-ce qu’ils ne se
complètent pas comme se complètent nécessairement pratique et théorie ?
Domination
La domination est une affaire « domestique » ! La parenté des deux mots
n’éclaire pas seulement une proximité provocante, elle rappelle simplement
que le monde ancien sépare l’espace de vie publique de l’espace de vie
privée, que la séparation est nette, que la relation de domination unit le
maître de maison – dominus – à ceux qui vivant dans sa maison dépendent
matériellement, par ce simple fait, de sa volonté. C’est le maître et
l’esclave, à Rome, c’est le maître et le valet dans la comédie du
e
XVII siècle… Dominer la nature, ce sera bien, par conséquent en faire sa
Don
Ce qui a été reçu, n’a pas à être remboursé. Ainsi le don grippe-t-il la belle
mécanique de l’échange, l’individu n’a plus le pouvoir de rendre
l’équivalent de ce qu’il doit, la dette, le manque ne seront donc pas une
expérience fugace, ils inscrivent l’indigence dans l’être. Marcel Mauss, il y
a plus d’un siècle, a le premier cerné le caractère redoutable du don,
véritable instrument de domination, comme le montre le potlatch des
Indiens du nord-ouest américain.
De fait, l’incapacité à rendre provoque une incapacité à l’indépendance.
Mais dans le même temps, alors que l’échange ne fonde rien – « Quand on
est quitte, on se quitte » – le don en revanche entretient le lien… Ce sont les
cadeaux qui entretiennent l’amitié, explique Aristote. Mais le don relie
aussi au passé – je suis redevable à l’égard de personnes disparues et que je
n’ai pas connues –, comme il relie au divin. En bref le don fonde le
sentiment de la communauté.
On l’aura bien compris, le don s’oppose en tout point à l’échange mais
l’un et l’autre soulignent des défaillances proprement humaines. Les
animaux n’échangent pas leurs proies, rappelle en effet Adam Smith dans
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). De
fait, si l’échange répond bien à un besoin – au contraire du don –, ce besoin
est néanmoins proprement humain.
Ce que l’échange révèle, c’est à la fois une incomplétude et une absence
de capacité à s’autosuffire. Il indique la nécessité de l’autre, il est à la
naissance même du fait social. On pourrait même dire que les échanges sont
le fondement de la relation sociale.
Si le dictionnaire définit l’échange comme un changement d’une
personne ou d’une chose contre une autre, un changement réciproque de
choses entre deux personnes qui y consentent librement toutes les deux, ou
encore un envoi réciproque, il lie échanges commerciaux, échanges
intellectuels, échanges épistolaires et donne l’occasion d’envisager une
véritable « idéologie de l’échange » où s’affirment le goût du changement,
celui de la mobilité comme celui enfin de la circulation.
Mais que fait-on vraiment lorsqu’on échange ?
Ce que vise en réalité l’échange, c’est un équilibre : ce que je possède
de trop manque à quelqu’un d’autre qui détient quant à lui ce qui me fait
défaut. L’échange transmet des réalités d’un possesseur à l’autre pour
établir un équilibre. Dès lors, après un échange satisfaisant, on est quitte…
et si on est quitte, on se quitte… À l’origine du fait social, l’échange est-il
toutefois fondateur ? Ne trahit-il pas seulement une défaillance
anthropologique, plutôt qu’il n’institue la société ?
Empire
L’empire se distingue grâce à deux caractéristiques : il naît toujours d’une
contrainte militaire. Conformément à son étymologie – l’imperium, c’est la
puissance de commandement du général romain –, l’empire est une
conquête par la force armée. Il n’y a guère d’empire qui ne se soit constitué
dans la guerre. L’expansion territoriale – d’où le mot « impérialisme » – est
une véritable nécessité de la victoire puisqu’elle permet de la financer grâce
à l’extraction d’un tribut. Dans le même temps, le centre finit par traiter les
peuples conquis comme des citoyens ordinaires, et les citoyens ordinaires
comme des peuples conquis. Ainsi, le centre échange-t-il avec sa périphérie
de la richesse matérielle contre des droits ou des acquis culturels
(en 212 apr. J.-C., Caracalla par un édit étend la citoyenneté romaine à tous
les sujets de l’empire ; la France de la fin du XIXe monnaye une éducation,
une ébauche de service public et d’administration contre des matières
premières, etc.).
L’empire se fissure lorsqu’il n’a plus le pouvoir militaire et économique
de la contrainte et que l’universalisme idéologique dont il fait commerce
décline.
Fondation
Fonder, c’est faire le premier établissement d’une chose. On établit alors les
fondements d’une construction. La fondation est donc une action très
spécifique. On pourrait même y voir l’action par excellence, puisant aux
sources mystérieuses de l’origine. La capacité de fonder donne celle de
commander et dote celui qui en a l’usage du prestige indispensable à qui
vise les bénéfices de l’autorité.
Guerre
Le mot très significativement appartient à la langue des envahisseurs
germains, c’est un mot de guerrier qui s’impose au bellum latin que l’on
retrouve toutefois encore dans des termes plus savants du type
« belliqueux » ou « belligérants ». Le haut gothique gwerra donne ainsi
war, wehr, guerre… En la matière, les Européens parlent bien la même
langue… Mais l’idée de la guerre est évidemment bien antérieure.
On trouve ainsi en grec un certain nombre de distinctions utiles. De fait,
le grec emploie trois termes pour dire le combat : polemos, agôn, stasis.
Polemos – que l’on retrouve dans « polémique » et qui rappelle le sens fort
de ce mot – signifie la lutte violente. Il s’oppose à l’agôn –
« antagonisme », « protagoniste », etc. – employé pour dire exclusivement
la rivalité, la discorde qui ne concerne que deux individus. Ainsi, polemos
implique un affrontement collectif alors qu’agôn exprime le combat
singulier. Enfin polemos se distingue également de stasis en ce que ce
dernier terme désigne « la guerre civile ». Le combat contre le barbare,
l’étranger est encouragé (polemos) alors que le combat contre le semblable
est condamné (stasis) : voilà toute la différence entre les guerres médiques,
fédératrices, facteurs d’union entre les cités grecques, et la guerre du
Péloponnèse qui annonce la fin du monde grec.
Cette distinction entre la « bonne guerre », contre l’Autre, et la
« mauvaise guerre » est-elle opérante en dehors de la pensée grecque ? Elle
repose en effet sur une conception très particulière qui identifie le
semblable à l’homme et repousse l’Autre en dehors de la sphère de
l’humanité – « Les barbares n’ont d’homme que les pieds », écrivait
Aristote.
En outre, comment rendrait-elle compte des guerres d’indépendance qui
se découvrent dans le passage de stasis à polemos ? À quel moment le
rebelle devient-il un ennemi ? La question se pose d’autant plus qu’aux
yeux des Modernes, la guerre se pense plus efficacement sur le mode de la
manifestation extrême de l’hostilité. Le terme même d’hostilité pourrait
faire craindre la redondance puisque hostis, en latin, c’est précisément
l’« ennemi ». Mais le mot trouve son sens dans ce qui l’oppose à inimicus :
hostis désigne l’ennemi public alors qu’inimicus demeure pertinent
circonscrit à la seule dimension privée de l’existence.
Guerre juste/sainte
La guerre est juste pour tous ceux à qui elle est nécessaire.
Habitude
L’habitude est une forme inférieure de l’action, elle se donne sur le mode de
la routine, d’un mécanisme qui échappe à toute volonté. C’est en quelque
sorte, dit Cicéron, une seconde nature, consuetudine quasi alteram naturam.
Une habitude en effet, c’est bien quelque chose que l’on « a » – du latin
habere – non pas quelque chose que l’on fait. À y regarder de près, ce n’est
même plus une action, ne dit-on pas qu’on la « contracte » ? Elle se révèle
être une forme de passivité. Changement d’échelle : l’habitude qui est
individuelle devient « coutume » lorsqu’elle est collective. Dans les deux
cas, il s’agit d’une « couverture », une façon de disparaître dans le confort
d’un vêtement, qu’il soit « habit » ou bien « costume ». Voilà pourquoi
l’habitude ne pourrait être que mauvaise, voire dangereuse quand elle passe
à la coutume. La Boétie y voit, par exemple, la cause de la « servitude
volontaire » : « Mais certes la coutume, qui a en toutes choses grand
pouvoir sur nous, n’a en aucun endroit si grande vertu qu’en ceci, de nous
enseigner à servir, et comme l’on dit de Mithridate qui se fit ordinaire à
boire le poison, pour nous apprendre à avaler et ne trouver point amer le
venin de la servitude » (Discours de la servitude volontaire, 1548).
Hasard
Ce sont les Anciens qui croient au hasard. Aristote y voit la combinaison
d’une spontanéité qui manque sa finalité naturelle, le hasard n’est pas une
nécessité mais pour les Grecs un échec d’où surgissent des monstres. Les
Modernes s’en prennent plutôt aux défaillances humaines. Par hasard, dit
Cournot, il faut entendre une absence d’intention combinatrice (fin) et une
absence d’antécédent déterminant (cause) : « Combinaison ou rencontre de
phénomènes qui appartiennent à des séries indépendantes dans l’ordre de la
causalité. » C’est dire que le hasard au fond n’en est pas un. Ce que nous
imputons au hasard relève en réalité de notre impuissance à déterminer la
causalité qui travaille l’événement en question.
Héros
À mi-distance entre les hommes et les dieux, le héros offre aussi à ceux qui
l’admirent la possibilité d’une identification. Il est proche des dieux mais à
portée des hommes : le héros peut être et doit être un véritable exemple. Il
incarne ainsi les valeurs du groupe et se révèle être le principe même d’une
dynamique sociale. Ce que recherche le héros, c’est l’occasion de faire voir
son excellence, son aristeia, par le moyen d’une action qui lui apportera la
gloire, kléos, et lui ouvrira l’accès de la « mémoire collective » (grâce, par
exemple, à l’épopée qui rapporte ses hauts faits).
Le héros met donc en scène son action, celle-ci doit être effectivement
spectaculaire, ce qui suppose spectateurs et spectacle. Il faut en effet des
« témoins » à ses prouesses mais aussi un « théâtre », le champ de bataille
fait assez bien l’affaire.
Y a-t-il encore des héros pour notre temps ? Il faudrait pour cela repérer
des « modèles », des personnages qui par leurs actes incarnent les valeurs
d’aujourd’hui, ce qui supposerait que puisse encore se réaliser l’unité d’un
monde d’individus.
Mythe
Le mythe est censé exprimer la vérité absolue, parce qu’il raconte une histoire
sacrée, c’est-à-dire une révolution transhumaine qui a lieu à l’aube du Grand
Temps, dans le temps sacré des commencements. Étant sacré et réel, ce mythe
devient exemplaire et par conséquent répétable, car il sert de modèle et
conjointement de justification à tous les actes humains.
Paix
Le mot lui-même est, de par son étymologie, intéressant.
Soit il dérive du latin pangere, « fixer », ce qui suppose une instabilité
initiale, un chaos que la Paix devrait transformer en harmonie. Partant, elle
serait seconde et artificielle. Soit, il s’agit d’une interjection grecque qui
signifierait « Silence ! », ce qui présupposerait un brouhaha initial. Bref la
paix n’est pas donnée !
L’intérêt de l’approche de Kant dans le Projet de paix perpétuelle
(1795) réside dans l’idée que la question du règlement de la paix doit être
posée moins au politique qu’au juriste. C’est que les politiques n’ont jamais
été capables de « faire » la paix ; au mieux, explique le philosophe allemand
n’ont-ils établi que des armistices ! Voilà pourquoi la paix et la guerre
relèvent bien du droit, et pour commencer du droit constitutionnel. La paix
ne saurait être, en effet, que l’affaire des républiques : « Lorsque se pose la
question de savoir si la guerre aura lieu ou non, cela ne peut être décidé que
par le suffrage des citoyens : il n’y a rien de plus naturel qu’ayant à décréter
contre eux-mêmes toutes les calamités de la guerre, ils hésitent beaucoup à
s’engager dans un jeu si périlleux… »
Passion
Véritable antonyme de l’action, la passion est totalement discréditée dans le
monde ancien. C’est que le mot dérive du pathos des Grecs qui signifie
souffrance, dans le double sens de douleur et de passivité. De fait, le mot
évolue dans deux directions, la première, psychologique : affection de l’âme
(de quelle manière le sensible affecte le sujet sensible). La seconde qui
donnera pâtir, subir. Le premier sens est véritablement le plus intéressant : il
y a une forme de l’action logée dans la passion. En effet, la manière dont le
sujet passionné est « affecté » le conduit à un certain type de comportement.
Ce sont les modernes qui le discerneront, avec Descartes notamment, qui
voit en l’admiration la première de toutes les passions. De fait, le sujet
admiratif est dans un premier temps frappé par son objet (mirari) puis il est
guidé vers lui (ad). L’admiration est motrice, elle met en branle toutes les
autres passions en ce qu’elle est le principe même du désir de connaître.
Religion
La religion est une « administration » du sacré dans les deux acceptions du
mot « administration ». D’une part, elle organise, elle règle le culte, elle
forme les prêtres, etc. D’autre part, elle diffuse, elle propage, elle distribue.
Il n’est donc pas nécessaire de « croire » pour s’inscrire dans un cadre
religieux. César, pourtant pontifex maximus, était-il pieux ?
Ceci posé, on peut être conduit à distinguer la secte de la religion.
S’agit-il en effet d’une simple question d’échelle ? D’une question
d’influence ? Faut-il voir – non sans une certaine vulgarité – dans la
religion la réussite d’une secte ? Il est d’usage de distinguer l’une de l’autre
par le moyen du clergé. De fait, une religion, c’est une hiérarchie, un ordre
dans lequel les personnalités se fondent. Les prêtres exercent dans
l’anonymat de leur fonction. C’est vraiment une « administration », ne dit-
on pas d’eux qu’ils sont les « ministres » du culte ? En revanche, la secte est
structurée simplement sur la relation directe et personnelle du « gourou »,
du chef charismatique et de ses fidèles.
Sacré
L’homme religieux est avant tout celui pour lequel existent deux milieux
complémentaires : l’un où il peut agir sans angoisse ni tremblement, mais où son
action n’engage que sa personne superficielle, l’autre où un sentiment de
dépendance intime retient, contient, dirige chacun de ses élans et où il se voit
compromis sans réserve.
Roger Caillois, L’Homme et le Sacré, 1963
Pas de sacré donc sans son envers, le profane. Dans le monde ancien quand
la distinction des deux ne tient pas, c’est que le sacré est allé investir le
profane, il l’a sacralisé : Zeus se glisse dans le lit d’Alcmène, il se confond
dans un chêne, il pleure la mort de son fils Sarpédon en déclenchant une
pluie sanglante. En revanche, les modernes organisent l’incursion inverse :
ils profanent ce qui est sacré, mais surtout leur raison ne semble plus
accepter de laisser à la croyance et au sentiment (sur lesquels repose le
sacré) le moindre espace. C’est le désenchantement du monde.
Tradition
« La disparition de la tradition dans le monde moderne n’implique pas du
tout un oubli du passé », prévient Hannah Arendt. De fait, la tradition se
définit d’abord comme une transmission. Dire que la tradition recule, c’est
dire seulement que le passé ne passe plus, ou bien qu’il passe difficilement
dans le présent. Pourquoi un tel changement ?
De fait, il est d’importance puisqu’il affecte à peu près tous les champs
de l’existence. Les sociétés traditionnelles en effet transmettent un ordre
immuable venu de la nature ou bien des dieux, elles s’inscrivent dans la
répétition indiscutable des mêmes actions et des mêmes célébrations que
rapportent les mythes, elles n’ont donc pas besoin de mémoire, encore
moins d’histoire, la raison et l’individu n’y sont pas des valeurs. Ces
sociétés sont holistes, le tout vaut mieux qu’aucune de ses parties ; leur
développement technicien ne menace en rien de désenchanter le monde, ni
d’altérer la nature.
Pourquoi un tel changement ? La question vaut d’être répétée. Pourquoi
la tradition a-t-elle soudain perdu prestige et crédit ? Quel événement a-t-il
entraîné une remise en cause si radicale ? À quelle occasion l’autorité de la
tradition s’est-elle effondrée ? Évoquer le travail de l’humanisme de la
Renaissance ne paraît pas juste. Certes, on y dit que l’homme est valeur,
qu’il est ce géant assoiffé de connaissances avec lequel s’amuse Rabelais,
ou cet homme de cour raffiné qu’évoquent Pic de La Mirandole ou Gracián.
Mais ce discours n’est pas neuf, il est « re-naissant » précisément.
L’effondrement de la tradition est brusque, il intervient en Europe au début
du XVIIe siècle, au cours de ce moment unique qui voit s’émanciper
Rodrigue et, la même année, s’imposer la pensée comme mode d’accès à
la vérité. La tradition a sombré avec le désaveu de l’évidence : soudain, je
sais que je n’y vois plus rien, que ce soleil qui évidemment traverse le ciel
d’est en ouest est immobile, que la Terre « traditionnellement » stable et
centrale n’est qu’un satellite en mouvement continuel, que par conséquent
désormais tout devient relatif, que ce discours enfin qui fixait un ordre
pérenne aux choses, ce discours de la tradition, est un mensonge.
Violence
Contrairement à la force qui suppose maîtrise et contrôle, la violence est
toujours dérèglement. Elle est « nature » quand la force est « culture ». De
fait, on parle volontiers de « la violence d’un ouragan » mais de la « force
d’une argumentation ». À cette idée s’ajoute celle d’effraction, de
transgression, comme l’indique la racine « viol ». Mais la violence relève
aussi d’un « sentiment de violence » qui vient donner au phénomène une
dimension relative. Aujourd’hui dans notre souci de contenir toujours plus
efficacement la violence de la nature loin des enceintes de notre civilisation,
nous finissons par être sensibles à des « violences minuscules » mais vécues
avec autant d’intensité que les plus destructrices. Qu’on les nomme
« incivilités » pour continuer de les minimiser, elles n’en sont pas moins
l’occasion de souffrances et d’agressions.
CHAPITRE II
Action
À bien des égards, il est difficile de définir le mot qui inspire entre tous la
modernité, l’action : celle-ci disparaît en effet dans sa réalisation, elle se
donne alors d’abord comme passage, mouvement, transformation. Quelque
chose se passe, lorsqu’on est dans l’action mais aussi quelque chose
passe et ne demeure pas. Penser l’action, c’est donc fixer ce qui bouge,
tenter de retenir ce qui échappe. Cette dynamique de l’action est clairement
inscrite par le suffixe -tion dans la morphologie du mot. Il peut être ainsi
commode de passer par la confrontation du terme avec des mots de sens
voisins ou bien formés sur la même racine, ou encore des antonymes
auxquels l’usage fixe une acception déterminée.
On commencera ainsi par distinguer l’acte de l’action. L’acte est
singulier. C’est une intervention volontaire sur la réalité mais elle est
limitée à elle-même, alors que l’action est un enchaînement, un processus.
L’acte est toujours fini, il constitue même au théâtre une partie achevée de
la pièce, un élément clos sur lui-même, il a sa propre unité, sa fonction
spécifique (« acte d’exposition », etc.). L’acte accède à une forme de
« perfection » que ne connaît donc jamais l’action. Le participe passé,
actum, donne à l’acte le sens du fait accompli. Cet accomplissement oriente
le sens du mot dans la direction de ce qui est concret, de l’action sous
l’aspect du révolu et partant du tangible.
Si l’acte est donc toujours concret, en revanche l’action conserve une
acception abstraite : de fait, on dit « un homme d’action » et non « un
homme d’acte » parce qu’on détermine une nature, un caractère. De fait
juger un homme sur son action, ce n’est pas juger un homme sur ses actes.
Le premier jugement prend en compte une existence, des intentions, le
second ne retient que les faits.
À l’action il est aussi possible de confronter l’activité. Cette dernière est
une modalité durable de l’agir. Une activité « occupe », au sens où elle
inscrit le sujet actif dans le temps, celui de la durée mais aussi celui de la
répétition, de l’habitude. L’activité investit l’espace de la vie, comble la
vacance de l’existence. L’action en revanche ne comble pas le vide, elle
« n’occupe » pas, elle produit. C’est dire qu’à la différence de l’activité, elle
n’est pas à elle-même sa propre finalité, elle est visée et trouve sens dans
son aboutissement.
L’étymologie vient compléter utilement ces précisions : le verbe agir
vient directement du latin agere, pousser en avant. Le verbe associe donc à
l’idée d’effort celle de sens, de direction : « en avant ». Agir, ce n’est donc
pas faire. Si l’oiseau « fait son nid », c’est que le sens de ce qu’il fait lui
échappe. Lorsque Marx affirme que « si les hommes font l’histoire, ils ne
savent pas l’histoire qu’ils font » il récuse l’idée même d’une véritable
action historique des hommes.
Agere s’oppose en latin à pati. Agir a pour antonyme en français « pâtir,
subir ». Le passage par l’antonyme révèle à ce propos une nouvelle nuance.
En effet, pâtir c’est bien subir mais un dommage. Dès lors, agir qui s’y
oppose implique un avantage, un bénéfice. Enfin, le grec dispose du mot
praxis qui donne en français « pratique ». Le mot désigne précisément
l’action en ce qu’elle transforme le donné.
Catastrophe
Prélevé du vocabulaire de la tragédie, le mot désigne le retournement final
de la pièce qui conduit au dénouement malheureux. Il s’inscrit dans un
constat fataliste de la destruction et le plus souvent se trouve mobilisé pour
exprimer l’impuissance des hommes dont la volonté fut paralysée par un
funeste destin. Aujourd’hui, l’expression est employée le plus souvent dans
le contexte d’une nature rebelle qui semble ramener l’homme à la vanité de
ses prétentions. Mais ce que nous nommons des « catastrophes naturelles »
ne sont catastrophiques que par abus de langage. En effet, l’événement
malheureux – la mort d’êtres humains – pouvait avec plus de prudence et
moins d’insouciance être empêché. La responsabilité des hommes est
généralement totale : nul n’est contraint de coucher au pied du volcan. On
se souvient de la réponse de Rousseau à Voltaire en 1755 après le
tremblement de terre de Lisbonne : la terre tremble aussi dans les déserts et
elle ne fait aucune victime. Ce sont les hommes qui édifient des bâtiments
trop hauts et trop rapprochés les uns des autres qui sont les véritables
responsables, non la nature et encore moins Dieu. De fait, c’est la décision
qui se révèle être catastrophique. En matière d’environnement notamment,
la décision de déforester, celle de laisser se développer de manière
désordonnée l’industrie et une emprise technicienne sur la nature toujours
plus grande, conduisent à la catastrophe en ce que le temps de la nature
n’est pas vraiment celui des hommes et que la correction qui s’imposerait
n’aurait guère le temps d’être efficace. La planète connaîtra-t-elle le sort de
l’île de Pâques ?
Découverte le jour de Pâques en 1722 par l’explorateur hollandais Jacob
Roggeveen, l’île, au grand large du Chili, n’a cessé d’étonner non
seulement pour ses statues gigantesques et mystérieuses, disposées sur des
plates-formes creusées à même les falaises, mais surtout pour son extrême
dénuement, conséquence manifeste de l’effondrement brutal d’une
civilisation qui semblait avoir été pourtant capable de produire sur le plan
technique et spirituel des réalisations peu communes :
C’est ainsi que fut remonté, explique Jared Diamond dans son ouvrage
consacré aux « décisions catastrophiques », Effondrements (trad. 2007), le
ressort de la machine infernale qui conduisit à leur perte les milliers de
Pascuans, venus de Polynésie au début du IXe siècle.
Classes sociales
Le débat est relancé aujourd’hui à travers les travaux de Louis Chauvel, qui
dans un article publié en octobre 2001, « Le retour des classes sociales »,
répond à l’Américain Robert Nisbet, Decline and Fall of Social Classes
(1959), et plus particulièrement à la théorie dite de la « moyennisation »
développée par Henri Mendras dans La Seconde Révolution française
(1994). « Les deux tiers de la population se retrouvent, déclare Mendras,
dans des modes de vie communs. Désormais pour les ouvriers, les
employés, les cadres, les enseignants, les ingénieurs, ce sera l’ère du jean
pour tous et du barbecue du samedi midi. » Les différentes « classes
sociales » se diluent dans un même bonheur consumériste, un même
hédonisme que ne viendraient pas assombrir des différences de pouvoir
d’achat.
Mais que recouvre exactement la notion de « classe sociale » ?
Pour Ricardo, c’est l’ensemble des individus qui occupent une position
similaire dans le processus de production alors que Max Weber y rassemble
tous ceux qui ont des chances égales d’obtenir les mêmes biens. Marx
emprunte au premier en introduisant dans la définition l’idée
d’affrontement :
Les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener
une lutte commune contre une autre classe.
Clerc
Celui qui a tiré le « bon lot » : le clerc se donne – étymologiquement
parlant – comme un privilégié. De fait, libéré de toute obligation matérielle,
il a la liberté de la contemplation, de la spéculation et surtout de l’étude.
C’est pourquoi le clerc appartient-il d’abord au « clergé », à l’Église. Le
mot devient ensuite synonyme de savant, d’érudit. Il est aujourd’hui un
moyen affecté et précieux pour désigner l’intellectuel.
Le statut du « clerc » a évidemment depuis considérablement évolué
puisqu’il doit à présent « gagner sa vie », c’est-à-dire trouver le moyen de
concilier son activité spirituelle aux nécessités matérielles de l’existence.
Dès lors, son exigence d’indépendance, son impartialité qui donnaient
crédit à son discours s’en trouvent altérées d’un soupçon bien légitime : est-
il vraiment libre ? Trouve-t-il la force de préserver sa liberté de penser ? De
se défendre de l’idéologie et des collusions que les intérêts « bien compris »
savent faire naître ? Au moment critique où au fond l’usage du mot
« clerc » disparaît, s’affirme celui de l’« intellectuel », terme qui assume
partialité et désir de peser dans le débat public, voire de se saisir du
pouvoir !
Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les cités ou que ceux que l’on
appelle aujourd’hui rois et souverains ne seront pas vraiment philosophes… il n’y
aura de cesse aux maux de la Cité.
Consommation
« La consommation n’est pas une destruction de matière mais une
destruction d’utilité », écrit Jean-Baptiste Say en 1841.
Cum summa : faire la somme de la totalité de ce que l’on a pu obtenir,
« Consommer », c’est donc en finir. La « consommation » est ainsi un
aboutissement, un achèvement et partant un terme. De fait, quand le rideau
tombe sur la catastrophe tragique les survivants ne déclarent-ils pas : « Tout
est consommé. » C’est bien aux économistes du XVIIIe siècle qu’il revient de
fixer le sens moderne du verbe « consommer ». De l’acception initiale, on
retiendra l’idée de finalité : ce qui est consommé atteint dans le processus
même de consommation sa finalité et puis disparaît. On pourrait croire alors
que « consommer » s’oppose à « produire » : d’un côté les consommateurs
qui acquièrent ce que de l’autre côté les producteurs réalisent. Comment
distinguer dès lors la société de consommation de la société des échanges
mercantiles ?
En réalité, dans la consommation, comme on l’a rappelé d’emblée, ce
n’est pas l’objet produit puis acheté qui disparaît mais son usage. Comme
l’indique Robert Rochefort dans La Société des consommateurs (1995), le
processus de consommation suppose une composante immatérielle qui est
produite par une « incorporation de l’imaginaire du consommateur dans les
biens et les services ou dans les façons de les vendre ». D’où une rhétorique
de la persuasion destinée seulement à toucher l’imagination. C’est dire qu’il
s’agit, par le discours, d’inventer de « faux besoins ». Les nouveaux
sophistes sont désormais des publicitaires. Ils jouent autant de la parole que
de l’image, créant ce que Roland Barthes appelle des « mythologies », des
représentations séductrices et falsificatrices de la réalité. Sur ce point, la
« société de consommation » – l’expression est forgée par Jean-Marie
Domenach dans le numéro de novembre 1957 de la revue Esprit – est
particulièrement créative.
Contrat
Le contrat est la forme que revêt la règle de droit la mieux adaptée aux
sociétés individualistes modernes. Par ce texte, ce sont les utilisateurs
mêmes du droit qui s’obligent mutuellement – et eux seuls – et qui en sont
la source. La liberté de chacun s’exprime ainsi dans le moment de la
négociation et quand vient la signature. Nul n’est supposé devoir contracter
contre son gré.
Parce qu’il organise une obligation mutuelle, le contrat convient
particulièrement aux échanges qu’il structure et dont il garantit globalement
le fonctionnement. Il est l’indice d’une émancipation des sociétaires, la
preuve d’une autonomie au sens propre. Avec le contrat les hommes
éprouvent leur liberté, exercent leur responsabilité, vivent la « sortie de
l’État de tutelle » qu’évoque Emmanuel Kant dans Qu’est-ce que les
Lumières ? (1798). La réalité contractuelle semble si bien s’adapter aux
évolutions de notre société libérale, individualiste et consumériste que le
contrat est devenu un modèle pour penser la relation idéale entre les
hommes, voire entre l’humanité et la nature. Mais l’abus de langage guette :
peut-on vraiment parler d’un contrat « social » ? quelle est notre liberté de
ne pas « faire société » ? On peut en effet s’entendre sur un type de société
mais le principe même de l’association est intangible. Quant au « contrat
naturel » dont Michel Serres fit l’un de ses combats, difficile d’y voir mieux
qu’une simple métaphore…
L’essor de la norme contractuelle ramène évidemment au droit et à son
emprise sur le monde moderne. De fait, le droit peut être tout naturellement
défini comme un ensemble de règles, de normes, c’est-à-dire de textes écrits
ou non qui permettent d’évaluer les actions des hommes dans la société. Il
s’agit au fond d’artifices utiles à l’organisation de la vie commune. On les
distingue des principes véhiculés par la morale en ce que cette dernière
s’adresse à la conscience de chacun quand le droit vise l’individu en tant
qu’il est voué à vivre dans une société déterminée, avec d’autres individus.
Le droit dit par conséquent le « comment-vivre-ensemble », il prescrit et il
proscrit des comportements mais il est surtout « administré ». C’est rappeler
qu’il n’y a pas de droit sans une institution pour le formuler, ni une force
publique pour le faire respecter. La justice est bien avant tout une
administration composée de spécialistes du droit qu’on appelle des juges…
Or qu’est-ce qu’un juge ? Est-ce purement et simplement un juriste ?
Le latin judex résulte de la contraction de deux mots : jus et dicere. Le
juge est d’abord celui qui dit le droit ou plus exactement qui le rappelle,
puisque nul n’est censé ignorer les règles comportementales que lui impose
la société. Ce dernier principe soulève d’ailleurs de nombreuses difficultés
et provoque ainsi les railleries par exemple d’un Charles Péguy qui en
débusque une certaine forme d’hypocrisie :
Crise
Le mot appartient au vocabulaire de la médecine et suppose par conséquent
dans son emploi un maniement métaphorique intéressant puisqu’il établit
nécessairement une analogie avec le vivant, la vie saine et la vie maladive.
Le mot, comme on le verra, convient bien aux époques où l’interprétation
s’affirme comme évaluation pertinente du monde.
Ainsi, la crise est un moment particulier dans l’évolution de la maladie.
Du grec krinein qui signifie discerner, la crise désigne cette étape de
visibilité, de manifestation de ce qui jusqu’alors était latent. La maladie est
contractée mais elle ne s’est pas, comme on dit, déclarée. Et puis soudain
apparaissent les premiers « signes » ou symptômes : les verra-t-on pour ce
qu’ils sont ? En donnera-t-on l’interprétation qui convient ? De la réponse à
ces questions dépend la guérison. La crise est donc une mise à l’épreuve du
regard, c’est un exercice de lecture. Les signes désormais sont apparus,
encore faut-il en saisir la juste signification.
Déclin
Du latin clinare, « faire pencher », le déclin dit la pente que le temps fait
prendre aux choses. Le déclin, c’est donc la diminution de l’éclat,
l’amoindrissement, la perte progressive de vitalité, ce que l’on nomme très
exactement l’alanguissement. Il s’agit ainsi d’un processus naturel, contre
lequel il n’y a rien à faire puisqu’il provient du vieillissement. De fait, ce
qu’il y a d’insupportable dans ce que l’on appelle depuis quelques années
déjà le « déclinisme », c’est que par simple métaphore il impose à la vie
publique un destin irréversible. Dire de la France qu’elle est sur le déclin, ce
n’est pas seulement pointer une baisse, un fléchissement, un défaut qui
pourraient n’être que passagers, c’est sceller un sort, c’est annoncer
l’agonie et prédire la mort. Mais l’idée d’un déclin suppose inévitablement
un jugement de valeur qui porte sur le sens de l’histoire. Or est-il seulement
raisonnable de prétendre affecter à l’histoire une orientation et lui attribuer
une signification ?
Vouloir que l’histoire ait un sens, c’est inviter l’homme à maîtriser sa nature et à
rendre conforme à la raison l’ordre de la vie en commun. Prétendre connaître à
l’avance le sens ultime et les voies du salut, c’est substituer des mythologies
historiques au progrès ingrat du savoir et de l’action. L’homme aliène son
humanité et s’il renonce à chercher et s’il s’imagine avoir dit le dernier mot.
Raymond Aron
Dans l’histoire universelle, il résulte des actions des hommes quelque chose
d’autre que ce qu’ils ont projeté et atteint, que ce qu’ils savent et veulent
immédiatement. Ils réalisent leurs intérêts, mais il se produit en même temps
quelque chose d’autre qui y est caché, dont leur conscience ne se rendait pas
compte et qui n’entrait pas dans leurs vues.
La question pourrait sembler ne relever que de la simple spéculation,
datée qui plus est, et renvoyer à un débat d’idées obsolète, si les années
1980 n’avaient vu naître un discours assez proche sous la signature d’une
des figures de la pensée américaine, Francis Fukuyama. Dans La Fin
de l’histoire et le Dernier des hommes (1985), après avoir effectué la
synthèse de ses prédécesseurs, le philosophe propose un schéma explicatif
de l’histoire mue dans la direction de la réalisation politique d’un ordre
global, une sorte de cosmopolis mais qui aurait la « forme » de la
démocratie libérale occidentale. Sans doute impressionné par la chute du
mur de Berlin, Fukuyama y avait discerné comme un indice, tombant ainsi
dans les travers de la rétrospection soulignés naguère par Raymond Aron.
Démocratie
« S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un
gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes » : le constat établi
par Rousseau dans Du contrat social est sans appel. Ce que nous appelons
« démocratie » est une uchronie et ce que nous vivons sous le nom de
« démocratie » est au mieux un leurre, au pire une imposture. En définitive,
à ces hommes imparfaits convient assez bien une démocratie imparfaite, si
imparfaite qu’on la soupçonne de n’être pas du tout « démocratique ».
C’est un fait, notre expérience de la démocratie se ramène à
l’expression de ses dysfonctionnements : soupçons de confiscation de la
souveraineté du peuple par les « élites » (la technocratie et l’aristocratie
sont en embuscade), mais aussi discrédit total de cette « démocratie
représentative » – oxymore suspect s’il en est – qui, dans certaines
circonstances particulières, fait d’une candidate à l’élection présidentielle
dotée de plus de 2 millions de voix d’avance sur son rival une candidate
malheureuse et vaincue (Hillary Clinton est battue en novembre 2016 avec
64 millions de suffrages contre 62 millions pour Donald Trump). Les
exemples sont nombreux et ne datent pas d’hier : Platon explique déjà au
e
IV siècle avant Jésus-Christ de quelle manière les professionnels de la
Désenchantement
Où les progrès de la technique et la recherche scientifique conduisent-ils ?
À une plus grande connaissance des instruments de maîtrise de la nature ?
Le philosophe et sociologue allemand Max Weber n’en croit rien :
Éducation
Le terme « éducation » n’a rien d’univoque. On désigne par là le fait de
former quelqu’un et l’ensemble des moyens utilisés à cet effet. C’est le sens
que l’on souligne dans les expressions « éducation professionnelle » ou
« éducation physique » : il s’agit bien d’un effort qui s’est inscrit dans un
certain temps et qui implique une maturation. Mais le terme désigne aussi le
savoir et l’ensemble des acquisitions morales d’une personne : l’éducation a
avant tout une visée morale. Au-delà de l’acquis intellectuel et de la
maîtrise du corps, l’éducation relèverait paradoxalement de ce qui ne
s’apprend pas dans les livres : élever l’esprit afin de le rendre indépendant
et « naturellement » moral. Bref, l’éducation se pose de prime abord comme
un défi fait à la nature : les hommes, naturellement enclins aux vices et à la
paresse, se redresseraient dans la contrainte afin de devenir bons. Le
processus est ambitieux : il ne s’agit pas simplement de lutter contre la
nature par la culture, mais de créer une seconde nature, une nature bonne et
pérenne. Elle ne relèverait pas simplement du réflexe et de l’habitus, mais
serait « enracinée de telle sorte que chacun oubliera qu’elle était à l’origine
artificielle », souligne Kant dans ses écrits sur l’État cosmopolitique :
Regardez cet arbre et son tuteur. Il lui était nécessaire au début de sa formation,
sans lui il aurait fini rabougri, bas et stérile. Il est aujourd’hui droit, dressé et tout
entier tourné vers l’avenir. Qui peut dire s’il a été aidé ou non ? Le voici tout entier
indépendant et autonome : ainsi en sera-t-il de l’homme, s’il accepte de se
soumettre à la contrainte.
Égalité
Que l’égalité ne figure pas au nombre des droits naturels dans la
Déclaration de 1789, rien de plus cohérent puisque l’égalité suppose la
mesure et renvoie à une norme, une unité de mesure qui ne saurait se
trouver dans la nature. L’égalité est affaire de culture.
L’idée d’égalité trouve particulièrement à s’exprimer dans les sociétés
démocratiques, c’est du moins ce qu’impose l’étude de Tocqueville, De la
démocratie en Amérique (1835) : les démocrates seraient en effet pris d’une
passion égalitaire telle que leur requête d’égalité serait toujours insatisfaite.
Le paradoxe, dit « de Tocqueville », énonce même que plus cette exigence
d’égalité est satisfaite, moins les plus petites inégalités sont supportables.
Autre effet pervers que souligne Myriam Revault d’Allonnes : « La passion
égalitaire est en effet à double tranchant : le monde de la ressemblance
induit la compassion, mais il engendre aussi l’inquiétude perpétuelle et
surtout l’envie. »
L’égalité des conditions rend le mal, l’échec, la souffrance accessibles à
tous. Les temps d’égalité sont des temps de hantise et de compassion. L’une
et l’autre se nourrissent d’une même crainte : connaître le sort du voisin
malheureux. Voilà pourquoi la pauvreté est un tabou tel, qu’il est devenu
difficile de la nommer, qu’on la nie, qu’on la cache, de peur sans doute de
la contracter. Dans les sociétés démocratiques, on redoute la contagion de
l’échec social, de l’exclusion et du rejet. D’où l’habitude un peu naïve
d’« euphémiser » la réalité : plus de caissiers mais des hôtes de caisse, plus
de noirs mais des citoyens visibles, etc. Les inégalités sont dissimulées et
les différences sont dans un même mouvement de panique assimilées aux
inégalités. Pourtant toutes les inégalités ne sont pas injustes. Aujourd’hui,
en prenant la forme de l’équité – donner à chacun selon ses besoins
spécifiques – la justice sociale impose de le reconnaître.
Enfin, dernier effet « pervers » de l’égalité, elle retire à chacun l’objet
réel de son désir : « L’homme démocratique puise en autrui et non en lui-
même la force de son désir. » C’est ainsi en effet que Myriam Revault
d’Allonnes formule la théorie du désir mimétique telle que René Girard l’a
élaborée, il y a cinquante ans : je ne désire plus quelque chose, sinon le
désir de quelque chose. Ce que je vise, par fureur égalitaire, dans le désir
d’un objet, c’est un autre désir ou plutôt le désir qu’un autre éprouve pour
ce même objet.
Élite
Pour le sociologue italien Vilfredo Pareto (1848-1923), « le destin des élites
est de se renouveler ». C’est dire que la mobilité sociale est la condition
nécessaire de l’élitisme. Lorsque les élites se reproduisent, elles perdent
alors de leur légitimité et leur impéritie contribue à la paralysie sociale qui
les avait révélées.
Qui sont l’élite ?
Ceux qui sont reconnus comme les meilleurs. C’est la définition
première à laquelle renvoie le sens du verbe latin eligere : les élites sont des
élus.
Mais le sens va bouger et désigner une minorité qui occupe une place
privilégiée dans le groupe. Cette minorité va désormais détenir l’autorité,
jouir du prestige et exercer le pouvoir.
Les élites sont à présent synonymes de privilèges et non plus
d’excellence.
C’est que ces privilégiés se reproduisent ou plus précisément
transmettent à leurs enfants leurs privilèges.
Les Héritiers (1964) et La Reproduction (1970) de Jean-Claude
Passeron et Pierre Bourdieu analysent et démontent le phénomène. Ces
deux textes montrent comment l’aveuglement des acteurs qui ignorent ce
qu’ils font, en l’occurrence les enseignants, contribue efficacement à ce
mécanisme. « L’élitisme républicain » ne fonctionne plus très bien. Et les
élites se reproduisent grâce à une école de classe qui se perçoit comme
universelle et refuse de reconnaître l’arbitraire sur lequel elle repose, par
exemple celui du choix des exercices de sélection qu’elle propose.
Empirisme
L’égalité développe dans chaque homme le désir de juger tout par lui-même ; elle
lui donne, en toutes choses, le goût du tangible et du réel, le mépris des traditions
et des formes.
Engagement
Action de mettre en gage, au sens premier. Mais qu’est-ce qu’un gage ?
C’est une caution, un dépôt de garantie. Dès lors, cela présuppose une
certaine défiance à l’égard de celui à qui l’on réclame cette assurance. De
fait, l’engagement est travaillé à la fois par l’affirmation de la conviction et
une réserve à propos des motivations. Ceci établi, s’engager, c’est aussi
s’impliquer, ce qui suppose une liberté. En outre, « engager une action »,
c’est bien la mettre en œuvre, l’impulser. L’expression souligne donc cet
investissement si intense que réclame le commencement de l’action. Quant
à l’adjectif « engageant », il suggère quant à lui, l’attrait qu’exerce l’action,
son appel.
État de droit
L’expression a de quoi surprendre, quel État ne supposerait pas un droit ?
De fait, l’État est bien institué pour mettre davantage de droit, de contrôle,
de raison dans la société. À quel moment situer « l’invention de l’État » ?
Sous le règne de Louis XI ? de François Ier ? de Louis XIV ? Le débat en soi
n’aurait guère d’intérêt s’il ne révélait le rôle du pouvoir royal dans
l’entreprise. De fait, l’État apparaît dans le passage de la féodalité à la
monarchie.
Le pouvoir royal en s’affirmant dans le Moyen Âge finissant découvre
la réalité d’une société éclatée en une multitude de vassalités, une pluralité
d’ordres et de corporations, une diversité de Provinces. Le monarque
français va s’efforcer d’unifier autour de sa personne ces éléments
éparpillés et pour ce faire invente l’administration du royaume.
L’exemple même de cette volonté se trouve dans l’édit de Villers-
Cotterêts en 1539, par lequel François Ier fait du français la langue officielle
du royaume, imposant que tous les actes soient désormais rédigés dans une
même langue « pour pourvoir au soulagement de ses sujets ».
L’État naît donc d’un souci d’unifier, il est par définition centralisateur
et organisateur. On notera que la nécessité de cette unité se fait sentir dans
l’évolution politique et territoriale de la France : ce ne sont plus de petites
unités communautaires (un fief, un « métier ») qu’il faut désormais sonder
mais un ensemble bien plus vaste et sans réelle homogénéité. Le pouvoir de
l’État se mesure dès lors à sa capacité à donner de l’unité à ce qui
naturellement n’en a pas. Cela passe sans doute par une violence faite aux
cohésions préexistantes, perçues comme des obstacles. Cela réclame un
instrument de coercition et de contrôle.
Qu’apporte l’État en échange de cette neutralisation des
particularismes ? La sécurité.
En Angleterre, le philosophe Thomas Hobbes, face aux désordres de la
guerre civile, se fait ainsi le premier véritable théoricien de l’État moderne,
dans Léviathan (1651). L’État y est pensé comme l’artifice rationnel
et nécessaire qui assure l’humanité contre la certitude – et non le risque – de
la mort violente dans la nature. L’État se porte garant de la sécurité des
personnes.
À proprement parler, l’État de droit se définit d’abord comme un
système institutionnel dans lequel la puissance publique est soumise au
droit. C’est le juriste autrichien Hans Kelsen qui emploie le terme de
Rechtsaat pour désigner un État dans lequel les normes juridiques sont
hiérarchisées. Cette hiérarchisation systématique conditionne la puissance
étatique : elle détermine, délimite et met un frein à l’exercice du pouvoir. Le
modèle est clair : chaque règle est validée par sa conformité aux règles
supérieures. De fait, ce système suppose l’égalité des sujets de droit devant
les normes juridiques et l’existence de juridiction indépendante.
La construction de la théorie de l’État de droit n’est pas le fait du
hasard, ni le résultat d’une logique issue du champ purement juridique.
Comme le souligne le Français Carré de Malberg dans Contribution à la
théorie générale de l’État (1922), cette théorie n’a pu être engendrée que
dans un certain terreau idéologique, enracinée dans une certaine réalité
sociale et politique. Rien de plus concret, semble-t-il, que l’État de droit.
État-providence
La révolution industrielle et les grandes mutations sociales du milieu du
e
XIX siècle vont révéler que la pauvreté a cédé la place au paupérisme. Par
Exclusion
Le mot s’est imposé à la faveur d’un texte publié en 1974 par René Lenoir,
intitulé : Les Exclus, un Français sur dix. Le chiffre avancé alors, dans une
France encore prospère, correspond assez fidèlement à la réalité de la
pauvreté : 10 % des ménages vivraient au-dessous du seuil de pauvreté,
avec la moitié du SMIC pour seuls revenus. Plus précisément, dans La
Disqualification sociale, Serge Paugam en 1991 étudie l’exclusion comme
un processus en trois étapes : un événement qui fragilise (perte de
sociabilité à la suite d’une longue période de chômage, par exemple), une
situation de dépendance (assistanat social) et puis la rupture du lien social
provoquée par un sentiment d’inutilité.
L’exclusion dit étymologiquement l’expulsion hors d’un cercle
« fermé », d’une enceinte ou d’une société. Elle jette au dehors. Dès lors,
son recours n’est pas moderne : exodes, exils, expatriations, expropriations,
déportations, déplacements de population scandent l’histoire malheureuse
des peuples. Dans tous les cas, ces mécanismes d’exclusion procèdent
d’une volonté, celle de la puissance qui expulse – Isabelle la Catholique et
les juifs d’Espagne en 1492 –, celle de ceux qui choisissent de fuir pour
échapper aux persécutions – les protestants français qui migrent au
e
XVIII siècle vers l’Amérique. Les exclus d’aujourd’hui le sont malgré eux,
Fracture sociale
L’expression que la victoire de Jacques Chirac à l’élection présidentielle de
1995 a rendue célèbre apparaît pour la première fois dans une note de la
Fondation Saint-Simon signée par Emmanuel Todd : « Aux origines du
malaise politique français » (1994). On y dénonce déjà l’incompréhension
par les élites de gouvernement de la réalité sociale des plus démunis,
lesquels s’enfoncent de plus en plus profondément dans une solitude que la
République ne peut accepter. L’idée de fracture est intéressante et l’image
instructive : la fracture implique la violence d’un choc, quelque chose est
brisé, séparé mais le mot porte aussi l’espoir d’une restauration, ne dit-on
pas d’une fracture qu’elle se réduit ? Sauf que – et la métaphore se
retourne – pour que se réduise la fracture, on recommande l’immobilité la
plus complète. Or en l’occurrence l’immobilisme serait à la fracture sociale
fatidique.
Génocide
Le terme est inventé par le sociologue Raphaël Lemkin dans les
années 1930 pour désigner littéralement le « meurtre d’une race ». Il n’y a
génocide que si l’intention de destruction est manifeste. Le génocide
suppose « un plan coordonné de différentes actions visant à la destruction
de fondements essentiels de vie de groupe nationaux avec pour but
l’anéantissement de ces groupes eux-mêmes ». Les génocides sont par
conséquent rares, il ne faut pas les assimiler à des poussées de fièvre
tribales qui conduisent des peuples à s’entretuer sans autre raison que celle
d’une coexistence problématique sur un même territoire. On parlera alors
d’ethnocide.
La reconnaissance de « génocides » conduit à celle d’une responsabilité
pénale toute particulière, « exceptionnelle », elle est de la compétence du
tribunal pénal international.
Deux dispositions sont à la genèse de la création du tribunal pénal
international :
l’article 277 du traité de Versailles qui crée un tribunal pour juger
Guillaume II, « coupable d’avoir offensé la morale internationale » ;
la création du tribunal de Nuremberg, le 8 août 1945, suivie de celle du
tribunal de Tokyo, le 19 janvier 1946 pour juger des criminels de guerre
vaincus.
Sans aucun doute, le projet de Cour pénale internationale adopté à
Rome le 17 juillet 1998 est bien l’aboutissement d’un processus au cours
duquel s’est affirmée la prééminence de la défense des droits de l’homme et
auquel ont contribué des associations civiles (ONG) qui ont fini par imposer
aux États le droit d’ingérence humanitaire : par exemple la Croix-Rouge
internationale faisant adopter en 1949 la Convention de Genève.
Le tribunal pénal de La Haye a été installé par la résolution 827 de
l’ONU le 25 mai 1993 celui d’Arusha le 3 septembre 1995 pour le Rwanda.
Gouvernance
« Gouvernance n’est pas synonyme de gouvernement. Les deux notions se
réfèrent, écrit James Rosenau en 1992 dans Governance Without
Government, à des comportements exprimant une volonté, à des activités
guidées par un but, à des systèmes de règles. Mais l’idée de gouvernement
implique une autorité officielle, dotée de capacités de police garantissant la
bonne exécution de la politique adoptée. La gouvernance, elle, couvre des
activités sous-tendues par des objectifs communs ; ces objectifs peuvent
s’inscrire ou non dans des mécanismes légaux et formels de responsabilité,
ils ne requièrent pas nécessairement des pouvoirs de police pour surmonter
les méfiances et obtenir l’application de la norme. En d’autres mots, la
gouvernance est phénomène plus large que le gouvernement. Elle inclut des
mécanismes gouvernementaux, dans le sens strict du terme, mais elle
s’étend à des dispositifs informels, non gouvernementaux, par lesquels, au
sein de ce cadre, individus et organisations poursuivent leurs propres
intérêts. »
La gouvernance se donne comme un système démocratique de gestion
fondé sur trois principes essentiels : la décision repose sur un véritable
contrat social, elle suppose en droit une égalité des acteurs, même si dans
l’ordre des faits des dissymétries d’informations viennent fausser le
processus et enfin une véritable participation de chacun des contractants,
notamment dans la phase initiale de négociation. La gouvernance est ainsi
particulièrement adaptée à la démocratie participative et aux pratiques
délibératives qui la sous-tendent. Elle exige néanmoins un apprentissage, au
risque de n’être qu’un leurre, ce que l’on appelle la « mauvaise
gouvernance ».
Idéologie
e
Néologisme forgé par Destutt de Tracy au début du XIX siècle pour
désigner une improbable « science des idées », destinée à remplacer la
métaphysique.
Ce n’est pas ce sens que l’usage va retenir mais plutôt celui établi par
Marx. Par « idéologie », il faut entendre en effet désormais un système
composé par des représentations forgées pour inciter ceux auxquels elles
s’adressent à agir d’une certaine manière ou plus simplement à modifier
leurs comportements. La dimension practico-sociale de l’idéologie est
absolument essentielle.
En effet, l’idéologie n’est pas une représentation explicative de la
réalité, ce qui la distingue de la science. Elle vise à pousser à l’action, à
provoquer des comportements, à altérer des pratiques sociales en plaçant
l’imaginaire sous influence.
En fait, l’idéologie s’exprime à la fois par le biais de systèmes de
représentations extrêmement complexes – une religion, par exemple – et de
modes de diffusion discrets, voire anodins comme peut l’être la culture
populaire, ou encore des productions apparemment « pratiques » dont
l’innocence paraît garantie par leur fonctionnalité affichée. C’est ainsi, par
exemple, que Roland Barthes démonte le mécanisme idéologique à l’œuvre
dans les « Guides bleus ». Dans Mythologies, à l’occasion de la publication
dans les années 1950 du premier guide touristique consacré à l’Espagne, le
célèbre sémiologue français déconstruit le discours apparemment neutre du
guide et montre que tout y est fait pour occulter la dimension politique de la
réalité espagnole : difficile de visiter l’Espagne en faisant l’impasse sur
Franco et le poids du catholicisme le plus traditionaliste qui pèse sur la
société… C’est pourtant cette prouesse qu’accomplit le « Guide bleu »,
privilégiant en toutes occasions la nature sur l’histoire « qui fâche »,
façonnant un pittoresque « réconfortant » et qui surtout « fait diversion ».
Mais cela posé, on entend principalement aujourd’hui par « idéologie »
« idéologie politique », c’est-à-dire l’affrontement politique du libéralisme
dominant et du socialisme.
Que recouvre l’idéologie libérale ? Si, historiquement, elle s’affirme au
e
XVIII siècle, elle trouve probablement son origine dans la pensée politique
Individu
Désormais, Henri Mendras peut affirmer dans La Seconde Révolution
française (1988) :
L’individualisme fait de tels progrès qu’il n’est plus une idéologie, mais une
manière d’être commune à tous.
Innocence
Langue
En 1992, dans le contexte du traité de Maastricht, le Congrès français ajoute
à l’article 2 de la Constitution : « La langue de la République est le
Français. » Pourquoi cette précision tardive ? Quelle menace pèse alors sur
la langue française ? En réalité, il s’agit moins de se défendre de l’anglais
que de poursuivre et achever le long travail d’unification et de domination
linguistiques entamé par l’État, depuis l’édit de Villers-Cotterêts en 1539,
par lequel François Ier fit du français la langue de l’État. Ce sont
évidemment les langues régionales qui sont visées. Mais ne s’agit-il pas
d’un combat d’arrière-garde ? Si en 1999 25 % des Français déclaraient
avoir reçu en héritage une autre langue que le français, seuls 7 % d’entre
eux prétendaient avoir cherché à la transmettre à leur tour (INED).
En revanche, la nature du français dans lequel s’exprime l’État fait
aujourd’hui encore problème : Pierre Encrevé de l’École pratique des
hautes études en sciences sociales travaille depuis longtemps sur la théorie
du discours politique. Il déclare ainsi en octobre 2002 :
L’observatoire de la pauvreté a constaté qu’une personne sur cinq renonce à ses
droits parce qu’elle ne comprend pas comment en jouir. On ne mesure pas assez
l’insécurité linguistique dans laquelle se trouve, devant la « violence légitime » des
formulaires, une large majorité des usagers.
On peut prendre presque tous les termes, toutes les expressions de notre
vocabulaire politique et les ouvrir ; au centre on trouvera le vide.
Laïcité
Laos est un mot grec, très ancien – que l’on retrouve par exemple à la
racine du nom Achille – qui désigne le Peuple, dans son unité indivisible.
On pourrait dès lors envisager de l’opposer à demos en ce que ce dernier
terme renvoie au peuple des citoyens que divisent les opinions qui
s’affrontent librement dans l’espace même de la liberté, l’espace politique,
l’agora. Sans exagérer l’opposition, il est possible toutefois de noter que
laos dit l’unité quand demos assume la division : on l’aura donc bien
compris, la laïcité fait couple avec la République mais l’ajustement avec la
démocratie menace de poser un problème.
Pour l’heure, en suivant la formation du mot, il paraît cohérent d’y voir,
à l’instar d’Henri Pena-Ruiz, l’affirmation originaire du peuple comme
union d’hommes libres et égaux. Ainsi la laïcité est-elle un véritable
principe positif, une affirmation et non une attitude de neutralité,
indifférence à la diversité, retenue bienséante. Elle s’impose dans toute
l’épaisseur des deux valeurs fondatrices de la République : la liberté et
l’égalité des citoyens. Dès lors, le laïc est bien cet homme saisi dans
l’universalité de son humanité, pensé hors situation sociale particulière,
sans privilège d’aucune sorte. Le religieux n’est donc pas spécifiquement
visé par l’idée laïque, même si l’histoire lui a fixé un rôle politique dans des
sociétés que la laïcité s’est efforcée de réduire.
Au fond, la laïcité dérive naturellement de l’esprit de 1789 et puise
directement à la source de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen : « Article premier : Les hommes naissent et demeurent libres et
égaux en droits. » Affirmation des deux valeurs fondatrices de la laïcité.
« Article 3 : Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la
nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane
expressément. » Aucune prétention du particulier à s’imposer dans l’espace
public n’est admissible. « Article 6 : Tous les citoyens étaient égaux à ses
yeux (il s’agit de la loi), sont également admissibles à toutes dignités,
places et emplois publics, selon leur capacité sans autre distinction que
celles de leurs vertus et de leurs talents. » Pas de privilégiés. « Article 10 :
Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que
leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » Principe
de tolérance.
Si ces articles établissent le principe d’une absolue liberté individuelle,
c’est-à-dire privée, ils fondent du même coup la nécessité de garantir
l’égalité dans l’espace public. Or c’est bien sûr cette articulation-là, entre
liberté individuelle et égalité politique, que se façonne l’idée de laïcité. On
peut dès lors comprendre que s’impose une double exigence. Du côté de la
société civile, là où se frottent les individus, où s’affrontent les passions et
où les appétits particuliers entrent en concurrence : la coexistence des
libertés et donc la tolérance. Du côté de la puissance publique : un devoir de
réserve. Pour préserver la liberté de conscience et de pensée de chacun,
l’État doit s’imposer de n’exprimer aucune.
Modernité
Il s’agit avant tout d’une rupture historique, d’un bouleversement dans
l’ordre des valeurs : Dieu, la nature ne sont plus désormais des
« références », c’est dans la raison désormais que les Occidentaux vont
puiser leurs certitudes. Or la raison est une faculté dont chacun dispose,
pourvu qu’il sache bien la conduire, d’où la nécessité aux yeux de Descartes
d’établir une méthode fiable pour en faire le meilleur usage (Discours de la
méthode, 1637). Le mouvement est lancé qui va conduire à l’individualisme
et imposer la liberté et l’égalité comme valeurs d’un monde nouveau. Mais
le véritable « travail » de la modernité c’est de tout entreprendre pour retirer
à la mémoire son statut prestigieux que la tradition lui avait établi : on le
perçoit nettement dès 1637, date importante puisqu’elle associe Le Cid qui
célèbre l’émancipation de la jeunesse et le Discours de la méthode qui
débute par une attaque en règle contre la pédagogie « ancienne » fondée sur
la mémorisation des connaissances, véritable topos de cette jeune modernité
(Rabelais, Montaigne). Comme le rappelle Jacques Le Goff dans Histoire et
mémoire, publié en 1988, Descartes montre qu’il est possible de progresser
dans la connaissance par le moyen d’une réduction des choses aux causes et
que par conséquent il n’est nul besoin de la mémoire pour toutes les
sciences.
« Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi », c’est par ce vers que
s’achève la célèbre pièce de Corneille. Rodrigue doit croire dans le pouvoir
de « se faire oublier » et d’oublier soi-même de recueillir un héritage qui
n’apporte que malheur et destruction.
Mais si la modernité a pu s’installer dans un discours de remise en
cause de l’usage de la mémoire et qu’elle ne se prive pas d’entretenir ce
même discours, malgré une apparente « fureur » commémorative, c’est
aussi parce qu’un certain nombre d’abus de « mémoire », comme on parle
d’abus de confiance, ont été identifiés.
De fait, parce qu’elle est modifiable, la mémoire fait l’objet de
manipulations à des fins de propagation et de propagande.
Marc Ferro a, par exemple, bien montré comment à la fin du XIXe siècle
« nos ancêtres » deviennent les Gaulois, pour faire oublier les Francs – un
peu trop germaniques –, Clovis et son baptême. La mémoire nourrit de fait
le sentiment d’appartenance collective jusqu’à entretenir le sentiment de la
revanche.
En 1881, Paul Déroulède fondateur de la ligue des patriotes écrit, par
exemple :
La mémoire de nos deuils nous empêche de regarder les souffrances des autres,
elle justifie nos actes présents au nom des souffrances passées.
Rezvani, La Traversée des monts noirs, 1992
Nation
Tous les habitants d’un mesme État, d’un mesme pays, qui vivent sous les
mesmes lois et usent de mesme langage.
Parti politique
On doit entendre par partis des associations reposant sur un engagement libre
ayant pour but de procurer à leurs chefs le pouvoir au sein d’un groupement et à
leurs militants actifs des chances – idéales ou matérielles – de poursuivre des buts
objectifs, d’obtenir des avantages personnels, ou de réaliser les deux ensemble.
Max Weber, Économie et société, 1921
Les partis politiques sont ambivalents, ils divisent mais ils sont en même
temps l’expression même du pluralisme démocratique. C’est pourquoi pour
Hans Kelsen : « La démocratie est nécessairement et inévitablement un État
de partis. La démocratie, sa nature, sa valeur » (1929).
Pour Edmund Burke le parti est composé d’« un groupe d’hommes unis
pour favoriser, par leurs efforts communs, l’intérêt national, fondé sur un
certain principe sur lequel ils s’accordent tous ». Moins naïf, peut-être,
Alexis de Tocqueville rappelle que :
L’intérêt particulier qui joue toujours le plus grand rôle dans les passions politiques
se cache ici plus habilement sous le voile de l’intérêt public ; il parvient même
quelquefois à se dérober aux regards de ceux qu’il anime et fait agir.
Néanmoins, la part politique reste le lieu de l’apprentissage nécessaire
de la vie associative :
C’est au sein des associations politiques que les Américains de tous les États, de
tous les esprits, de tous les âges, prennent chaque jour le goût général de
l’association et se familiarisent à son emploi.
Pessimisme
Néologisme forgé par le philosophe allemand, Arthur Schopenhauer,
comme recours antonymique au mot « optimisme » que le siècle des
Lumières avait engendré. La création de ce mot qui s’inscrit dans le destin
mélancolique de l’art occidental au XIXe siècle est révélatrice de l’attention
que les Modernes portent au mal, à ce goût du pire qui fit dire par exemple
à Gautier : « Plutôt la barbarie que l’ennui. » Dans le cadre précis de la
pensée de Schopenhauer, le pessimisme traduit cette philosophie de la
souffrance que résume la maxime latine : Qui auget vitam auget et dolorem.
Avec l’intensité de la vie augmente celle de la douleur. Mais au-delà de
cette philosophie de la vie pour qui le désir de vivre ne cesse de rencontrer
des obstacles et qui au fond ne peut qu’aspirer à l’anéantissement, le
nirvâna, mot lui-même importé du sanscrit par Schopenhauer, le
pessimisme soulève la question de la fascination pour le malheur, une
esthétique de l’échec, voire une poétique de l’impuissance, caractéristiques
de l’Occident moderne.
Peur
« La peur est la première émotion ressentie dans la Bible. “J’ai pris peur
parce que j’étais nu”, déclare Adam », rappelle Corey Robin, dans l’essai
qu’il consacre précisément à la peur, passion fondatrice dont on retrouve la
fonction essentielle dans la pensée hobbesienne de l’État moderne.
La peur se distingue de la terreur, de la panique ou de l’angoisse parce
qu’elle a un objet. Partant, on peut la vaincre, s’y opposer, la maîtriser.
Hector dompte sa peur devant Achille et cette maîtrise le conduit à
l’héroïsme, indépendamment de l’issue du combat. Dès lors la peur, ou bien
les peurs, demeure dans le cadre rationnel de la modernité. Rien de
redoutable en effet, rien de radicalement bouleversé par ce sentiment
d’extrême déplaisir qui n’attend qu’à être endigué et à s’inscrire docilement
dans la démonstration convenue de la supériorité de la volonté guidée par la
raison.
Populisme
Ce néologisme, forgé par Léon Lemonnier en 1931, n’a pas au début les
connotations péjoratives que nous lui connaissons aujourd’hui. Il désigne la
doctrine selon laquelle seul le peuple va d’instinct vers le vrai quand il
n’écoute que lui-même, la souveraineté lui revient alors qu’elle est
détournée, captée, pour ne pas dire confisquée par des élites imbues de leurs
prérogatives injustifiées ou des étrangers. Les élites et les étrangers sont en
effet les pires adversaires sinon du peuple du moins des populistes.
Le populisme a des caractéristiques qui permettent de le discerner sans
équivoque.
Il est d’abord compatible avec à peu près toutes les idéologies ; il
fonctionne sur l’alternance du blâme et de l’éloge et puise aux sources
mêmes de la rhétorique ; il s’inscrit dans un refus systématique des
médiations ; il est antiparlementariste ; il rêve d’immédiateté et de
transparence ; il exalte l’inné et le savoir spontané ; il est globalement anti-
intellectualiste.
Positivisme
Doctrine d’après laquelle l’esprit humain est incapable de connaître la
nature intime et les causes réelles des choses. Il suffit d’établir des lois
conçues comme des énoncés de succession constante et de s’en tenir aux
faits perceptibles par les sens : « L’homme qui n’a que l’instruction
primaire est plus près du positivisme, de la négation du surnaturel, que le
bourgeois qui a fait ses classes ; car l’éducation classique porte souvent à se
contenter de mots », affirme de façon provocante Ernest Renan.
Mais le positivisme, c’est aussi un système qui s’efforce de représenter
toute la réalité, c’est une philosophie cohérente et complète conçue par
Auguste Comte. Le philosophe imagine ainsi dans son cours de politique
positive trois états successifs de l’humanité : un état théologique où le
surnaturel domine suivi d’un état métaphysique au cours duquel les
principes surnaturels ont été remplacés par des abstractions (le droit, les
droits fondamentaux…). Or cet état est intermédiaire, instable, il convient
par conséquent de le remplacer par l’état scientifique : le savant y prend la
place du prêtre et l’entrepreneur celle du politique. La société fait alors
l’objet d’une véritable réorganisation totalement rationnelle :
Il n’y a point de liberté de conscience en astronomie, en physique, en chimie, en
physiologie même […] S’il en est autrement en politique, c’est uniquement parce
que les anciens principes étant tombés, les nouveaux n’étant pas encore formés, il
n’y a point à proprement parler dans cet intervalle de principes établis.
Précarité
La pauvreté est toujours relative. C’est par rapport aux autres que se
découvre une précarité, une faiblesse qui met en danger de vie ou de mort.
Les pauvres en France, disposant des mêmes faibles revenus, seraient de
véritables privilégiés dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne.
C’est aussi relativement aux valeurs communes que l’on détermine les
démunis. Dans les sociétés modernes la valorisation de la richesse
matérielle conduit ainsi à voir dans le pauvre celui qui vit dans la pénurie, le
besoin, c’est-à-dire le manque.
Sont considérés comme « pauvres » en France ceux qui disposent de
revenus inférieurs à 50 % du SMIC, soit 10 % des Français.
Quant aux riches, il est tout aussi difficile de les définir par un critère
pertinent de dénombrement. On peut se rabattre sur le pourcentage de la
population contribuant à l’ISF (impôt de solidarité sur la fortune) : il
frappait chaque année jusqu’en 2018 la fraction du patrimoine des
personnes domiciliées en France qui est supérieure à un certain seuil
(720 000 € en 2002). L’ISF n’est versé que par moins de 1 % des foyers
fiscaux français.
Racisme
La race – le mot est employé pour la première fois dans le sens que nous lui
donnons ici par François Bernier, en 1684 – n’a évidemment aucune valeur
biologique. C’est, pour reprendre la formule de Todorov, la force d’un
préjugé qui va conduire depuis cinq siècles les penseurs les plus variés – de
Voltaire à Auguste Comte en passant par Renan – à élaborer ce curieux
discours racialiste qui conduit parfois les ardents défenseurs des Lumières à
nier l’universel. Renan voit ainsi dans la « race blanche » celle des
seigneurs, dans la « noire » celle des agriculteurs et dans la « jaune » celle
des ouvriers. Alors qu’auparavant Auguste Comte, très sérieusement
affectait aux « jaunes » la ténacité au travail, aux « noirs » l’imagination et
le sens de la musique et aux « blancs ». Le raciste rejette donc l’idée même
d’universel, il affirme un communautarisme étanche, refuse la mixité et
procède de façon systématique à une naturalisation des différences. Il nie en
réalité le devenir et la perfectibilité humaine, la liberté créatrice et le libre
arbitre. La nature pèse comme une sombre fatalité sur l’histoire des
hommes et ramène l’existence à la vie organique. On l’aura compris, le
racisme se nourrit davantage d’une haine de l’homme et de l’histoire qu’une
haine de l’autre. Il s’impose ainsi aux âges de crise et de doute quant aux
progrès humains, de déception, de défiance à l’égard de l’histoire. Il exerce
à l’évidence sur les sociétés une double action contraire dans ces effets : le
rejet d’un groupe d’inférieurs nécessairement à l’origine de tous les échecs
historiques soude le reste de la communauté comme le réalisent toutes les
entreprises de victimisation émissaire, mais dans le même temps
l’antihumanisme qui en exsude met nos sociétés modernes en contradiction
avec elles-mêmes.
La loi française définit quant à elle les comportements racistes de façon
assez large : « Toute discrimination, haine ou violence à l’égard d’une
personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur
appartenance à une ethnie, une race ou une religion » (loi du
1er juillet 1992).
Mais la discrimination la plus violente n’est pas celle à laquelle on
penserait en priorité et qui se trouve la plus médiatisée (profanations,
agressions verbales et physiques). Elle s’opère à travers un subtil
mécanisme de gommage de la réalité multiculturelle dans les instances
représentatives politiques et culturelles. Ces « minorités visibles » dans la
rue disparaissent soudainement de l’Assemblée nationale comme des écrans
de télévision.
Reconnaissance
L’on croit s’assembler au spectacle, et c’est là que chacun s’isole ; c’est là qu’on
va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s’intéresser à des fables, pour
pleurer les malheurs des morts, ou rire aux dépens des vivants.
Révolte
Action de se retourner.
République
Qu’appelle-t-on république ? La question mérite d’être aussi brutalement
posée, tant la définition de la république peut paraître confuse.
L’étymologie, la « chose publique », est aujourd’hui d’un bien faible
secours. Qu’évoque-t-elle aux yeux d’un contemporain ? Le terme de chose
avoue assurément une incertitude… On pourrait partir toutefois de l’idée
d’espace public : le pouvoir politique s’y trouve accessible à tous et partagé.
Si cette définition minimale s’accorde à peu près à la République
romaine, elle correspond en réalité assez mal à l’idéal de justice sociale que
développe Platon dans La République, précisément, où le pouvoir
n’appartient qu’à une élite sélectionnée depuis la naissance…
Dans les Six Livres de la République, rédigé en 1576, le juriste français
Jean Bodin propose une autre approche :
Science
« La science a pour principal objet de prévoir et de mesurer : or on ne
prévoit les phénomènes physiques qu’à la condition de supposer qu’ils ne
durent pas comme nous, et on ne mesure que de l’espace. » C’est ainsi que
Bergson définit dans l’Essai sur les données immédiates de la
conscience (1888) ce que nous avons pris l’habitude d’appeler « la
science ». Mais cette acception devenue commune est très particulière.
Dans un premier sens, Science qui dérive du verbe latin scire,
« savoir », désigne la connaissance, le savoir précisément, savoir qui
s’oppose à la fois à ignorance et à croyance.
La science en tant qu’elle se donne comme le savoir s’adosse au
pouvoir : « Le seul gage réel du savoir est le pouvoir : pouvoir de faire ou
pouvoir de prédire » (Paul Valéry).
Mais le savoir est aussi une représentation par le moyen du langage :
pour Foucault il faut ainsi retenir deux hypothèses de travail : c’est le
discours qui façonne son objet. Par conséquent c’est le « style », entendu
comme le caractère d’énonciation d’une science, qui définit le mieux cette
science et non son objet supposé.
Mais y a-t-il des concepts propres à la science ?
Par concept il faut d’abord entendre ce que produit l’entendement pour
donner unité intellectuelle à la diversité des intuitions sensibles : cum
capere, saisir la diversité du donné par la pensée. Les concepts
scientifiques, quant à eux, ne se limitent pas à la définition en quelque sorte
des objets « physiques » mais ils permettent aussi de mesurer et d’atteindre
ces mêmes objets.
Chez les êtres vivants, aussi bien que dans les corps bruts, les conditions
d’existence de tout phénomène sont déterminées de façon absolue.
C’est ainsi que Claude Bernard définit le principe de base sur lequel
repose la science. Le déterminisme des phénomènes physiques donne ainsi
aux hommes le moyen de les provoquer ou de les empêcher donc de les
manipuler, de les dominer.
Le déterminisme offre aux hommes la possibilité de gagner leur liberté,
le fatalisme juge cette liberté illusoire :
Pour le fataliste, c’est l’événement qui est nécessaire, d’une nécessité dirait Kant
« catégorique » ; pour le déterministe, c’est le rapport entre l’événement et ses
conditions ; la nécessité affirmée par le déterminisme est donc « hypothétique ».
Paul Mouy
Société civile
L’État dépasse la société civile en tant que celle-ci ne poursuit qu’un but limité et
fini, c’est-à-dire des intérêts particuliers : le bien-être particulier est réalisé en
même temps que reconnu comme droit. La sainteté du mariage et l’honneur
professionnel sont les deux pivots… de la société civile.
Principes de la philosophie du droit
Hegel fixe une fois pour toutes le sens et la portée de la société civile,
expression par elle-même suspecte pour le pléonasme qu’elle exprime : la
société civile, c’est l’espace public non politique où se manifestent
librement les appétits particuliers, les besoins spécifiques et où s’affrontent
pour la reconnaissance de leur supériorité les consciences. L’accès à la
société civile est une étape importante dans la formation du citoyen, elle fait
sortir l’individu de sa famille au sein de laquelle sa liberté était limitée.
Mais c’est à l’État qu’appartient le destin de conduire l’humanité à
maturité et à « dépasser » le particulier pour ouvrir l’accès au général et à la
volonté qui s’en nourrit.
Soupçon (Ère du)
Nietzsche évoquait les maîtres du soupçon bien avant que Nathalie Sarraute
ne vulgarise l’expression en intitulant un court essai de critique littéraire
L’Ère du soupçon (1956). Le mot demeure aujourd’hui, et il renvoie à une
attitude de l’esprit qui doute mais dont le doute est travaillé par une
intuition, pas nécessairement mauvaise – on peut ainsi soupçonner
quelqu’un d’être à son corps défendant amoureux –, mais l’intuition tout de
même que les apparences sont trompeuses, qu’il y a sûrement quelque
chose à voir par en dessous : sub-spicere, le soupçon conduit à vouloir
découvrir le dessous des cartes… L’entreprise débute historiquement par
Marx, lecteur en 1841 de L’Essence du christianisme de Feuerbach, et qui
prolonge cette lecture en 1845 par la composition de La Sainte Famille : on
y découvre la notion de superstructure, les grandes institutions
socialisatrices ne sont pas ce qu’elles paraissent. La famille, la religion,
l’école masquent en surface une réalité cachée, celle où se vit notamment
l’exploitation de l’homme par l’homme, l’aliénation de la multitude au
profit de la liberté de quelques-unes. Nietzsche, dans la Généalogie de la
morale, contribue, quant à lui, à dénoncer le discours de la morale qui en
profondeur n’est pas si désintéressé que cela. Enfin Freud débusque dans
les faits et gestes les plus ordinaires et les plus quotidiens un sens latent,
déterminant. Tout acte manqué est un discours réussi. Rien ne sera
désormais indifférent dans cet « empire des signes » que notre société est
devenue, dans laquelle il n’est de détail que l’on ne soupçonne de « faire
sens »…
Souveraineté
Cette propriété du souverain se définit par opposition au pouvoir impérial :
la puissance souveraine en effet n’est pas impériale parce qu’elle n’est pas
fondée sur la force, elle repose sur l’arbitrage, sur la loi. Le souverain dit la
loi, il est la source même de la loi : voilà pourquoi pour la démocratie
française, la nation est le socle de la souveraineté. Partant, le souverain est
legibus solutus, « délié des lois » qu’il énonce, et quiconque en participe, au
nom du principe de représentation, par exemple, bénéficie logiquement de
ce privilège : c’est l’immunité parlementaire ou présidentielle.
Spectacle
Et sans doute notre temps […] préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la
représentation à la réalité, l’apparence à l’être […]. Ce qui est sacré pour lui, ce
n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à
ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble
de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré.
Feuerbach, L’Essence du christianisme, préface à la deuxième édition
C’est par cette citation que débute le texte de Guy Debord, La Société du
spectacle, publié en 1967 et qui développe la critique moderne de la
représentation.
Nous vivons ainsi le temps de l’illusion et du mensonge parce que notre
société sacralise l’image.
Tout est désormais spectacle ou plutôt : le réel a besoin aujourd’hui plus
que jamais d’être mis en scène pour être simplement « reconnu ». Tout
commence par les marchandises qui pour être consommées doivent être
désirées – voir supra le mot « Représentation » ; or, le procédé a contaminé
toutes les dimensions de la vie en société ou de la vie privée, au point qu’il
n’y a plus de lien social qui ne doive être tissé par le spectaculaire. Debord
définit d’ailleurs le spectacle comme « un rapport social entre des
personnes, médiatisé par des images » (La Société du spectacle, § 4).
Pourtant la critique du spectacle et de la représentation n’est pas neuve : de
l’allégorie de la caverne dans La République aux Pensées de Pascal qui
dénoncent le pouvoir falsificateur des images, les discours sont nombreux
qui mettent en garde contre la séduction des apparences sensibles qui
éloignent ou détourne de la vérité, jusqu’aux manœuvres de l’État
séducteur, pour reprendre la formule de Régis Debray.
Suicide
« Le suicide varie en fonction inverse du degré d’intégration des groupes
sociaux dont fait partie l’individu. » En 1897, Émile Durkheim réinvente la
sociologie d’Auguste Comte en soulignant l’importance du poids d’une
situation sociale sur un comportement individuel. Le choix du suicide est de
ce point de vue très intéressant : on y voyait dans l’Antiquité la
manifestation d’une liberté totale, l’acte y gagnait en sublime et manifestait
le triomphe du sujet volontaire sur la société ou sur l’histoire. Durkheim
renverse la proposition et montre que le suicide, qu’il soit altruiste,
individualiste ou anomique, ne peut se comprendre qu’en fonction du degré
d’intégration sociale.
Territoire
Espace vital terrestre, aquatique ou aérien qu’un animal ou un groupe d’animaux
défend comme étant sa propriété exclusive.
Cette définition devenue célèbre que donne Robert Ardrey en 1967 (Le
Territoire) a le mérite de rappeler le lien organique, biologique qui unit le
vivant à son territoire. De fait, dans l’usage commun pour nous le territoire
s’aménage, il est « national », il se défend mais dans tous les cas, c’est
d’abord une donnée politique. Mais les deux acceptions se rejoignent au
fond dans celle que propose Bertrand Badie, qui annonce en outre La Fin
des territoires (1995) :
Tolérance
C’est bien la grande vertu des démocraties : la tolérance, celle dont traite
Voltaire qui affirme être prêt à se battre pour que ses propres adversaires
aient la liberté de s’opposer à lui ! On connaît la formule, devenue presque
proverbiale, attribuée à Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous
dites mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire ! »
Mais cette belle vertu est travaillée par une réticence : tolérer, ce n’est pas
accepter, c’est « supporter », porter par-dessous, parce que c’est lourd… Ce
que je supporte m’est toujours un peu pénible, il faut faire des efforts. En
bref, la tolérance dit à la fois une indéniable ouverture aux autres mais aussi
les limites même de cette ouverture. De fait, en matière de tolérance on
parlera volontiers, non de limites, mais de seuils (à ne pas franchir).
Totalitarisme
Le totalitarisme a été l’idéologie forgée par le XXe siècle. Le mot est
construit à partir d’une expression de Benito Mussolini qui lors du discours
d’Augusteo, le 22 juin 1925, affirme sa « féroce volonté totalitaire ». Pour
Hannah Arendt, dans son ouvrage de référence Les Origines du
totalitarisme (1951), cette idéologie est clairement celle qui domine le
e
XX siècle. Elle repose essentiellement sur la domination totale qu’exerce
sur des masses atomisées un seul homme, incarnation d’un parti et d’une
vision globale du monde et de l’histoire. Le parti double alors
l’administration, il encadre toutes les dimensions de la vie privée comme
celle de la vie publique.
Cette domination absolue n’est rendue possible que par l’apparition des
masses, le développement de l’individualisme et l’achèvement de l’appareil
d’État dans son rôle de contrôle. À bien des égards, on l’aura compris, le
totalitarisme est moderne.
Pour Raymond Aron, le totalitarisme se caractérise par cinq critères : un
parti unique, détenteur du monopole absolu de la vie politique, une
idéologie omniprésente dans la vie quotidienne, le contrôle de tous les
moyens de communication et de formation de la jeunesse, l’exercice
permanent d’une terreur policière à l’encontre de la société civile, et un
système de contrôle total sur l’économie. Tout ce dispositif conduit à
l’abolition de la distinction sphère publique, sphère privée.
Travail
Marqué du sceau de l’ambivalence, le « travail » peine à se dire et les
représentations qu’en donnent les hommes varient avec les âges.
On a ainsi coutume d’opposer le travail tel que le percevaient les
Anciens – il est alors discrédité, déprécié, l’indice d’une subordination à la
nature – à notre conception prétendument positive de ce que les Modernes
associent dès le XVIIIe siècle à toute production d’un accroissement de la
richesse.
La vérité est peut-être plus nuancée.
De fait, de nombreux mythes traduisent bien la disqualification d’une
activité réservée aux esclaves et aux femmes : ponos est un des maux
dissimulés dans la boîte de Pandore ; or, le mot désigne en grec l’ensemble
des activités pénibles, ce qui correspond à peu près à ce que nous entendons
par travail. Dans le même ordre d’idée, l’étymologie rappelle que le
tripalium, mot latin d’où dérive notre « travail », est un instrument de
torture. Le travail est bien perçu à l’origine comme un effrayant supplice
(trois pieux sur lesquels est « assis » le condamné).
La dimension positive aurait été plutôt portée par le terme de labor –
labi –, « glisser » s’oppose à quiescere, « être immobile ». Si le labeur
inquiète, il donne néanmoins aux hommes le moyen de vivre et d’avancer –
mais de celui-ci nous n’obtenons que des dérivés aux connotations
péjoratives – laborieux, labourer – qui disent encore la peine.
La représentation antique ne fait guère problème : le travail est l’affaire
des esclaves, c’est-à-dire de tous ceux que le besoin enchaîne à la nature.
La revalorisation du travail par les Modernes en revanche est-elle aussi
évidente qu’une simple approche par l’histoire des idées le laisserait
penser ? Le succès de librairie de l’automne 2004, Bonjour paresse,
redonne dans le même temps au texte de Paul Lafargue, Le Droit à la
paresse, une actualité que l’on n’aurait pas soupçonnée dans une société
rongée par la hantise du chômage : « Une étrange folie possède les classes
ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie entraîne
à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles
torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion
moribonde du travail poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de
l’individu et de sa progéniture. »
La modernité n’a évidemment pas évacué ces représentations
déplaisantes du travail, elle les aurait peut-être même dégradées davantage,
en nous poussant à devoir rechercher ce que nous ne demandons peut-être
qu’à fuir.
Cela dit, elle a également obligé à cerner plus rigoureusement ce que
nous devons entendre par « travail ». De fait, aujourd’hui nul ne saurait
contester que tout n’est pas travail.
Utilité
Désormais, la justice ou l’injustice d’un acte dépendront de la question de
savoir si l’on croit que ses conséquences seront bonnes ou mauvaises. Telle
est la règle de l’utilitarisme, doctrine imaginée par Jeremy Bentham, à la fin
du XVIIIe siècle.
Un homme peut être dit un partisan du principe d’utilité lorsque l’approbation ou la
désapprobation qu’il exprime envers toute action, ou envers toute mesure est
déterminée par la tendance qu’il y perçoit à augmenter ou à diminuer le bonheur
de la communauté.
Et après ?
Audace
Le 23 août 1792, les Prussiens se sont emparés de Longwy. Puis c’est
Verdun qui tombe après un siège de deux jours alors que ni Dumouriez
depuis Sedan ni Kellermann à Metz ne semblent capables de ralentir la
progression vers Paris des Autrichiens et de leurs alliés. La panique saisit
les Parisiens. Danton, alors ministre de la Justice, court à l’Assemblée
nationale pour y prononcer un discours déterminant appelant les citoyens
aux armes et les volontaires à se rassembler sur le Champ-de-Mars pour
défendre Paris. La Commune fait sonner le tocsin : le 20 septembre,
Dumouriez gagne la bataille de Valmy, le lendemain la Convention
nationale proclame la République.
« Tout s’émeut, tout s’ébranle, tout brûle de combattre », déclare
Danton, persuadé qu’un sursaut patriotique est possible et salutaire. C’est
un discours lapidaire que donne le grand orateur de la Révolution française,
le 2 septembre 1792. Quelques phrases et tout est dit. Tout est dit surtout
dans la brève péroraison devenue presque légendaire :
Le tocsin qu’on va sonner n’est point un signal d’alarme, c’est la charge sur les
ennemis de la patrie. Pour les vaincre, Messieurs, il nous faut de l’audace, encore
de l’audace, toujours de l’audace et la France est sauvée.
Oser ; le progrès est à ce prix. Toutes les conquêtes sublimes sont plus ou moins
des prix de hardiesse. Pour que la révolution soit, il ne suffit pas que Montesquieu
la pressente, que Diderot la prêche, que Beaumarchais l’annonce, que Condorcet
la calcule, qu’Arouet la prépare, que Rousseau la prémédite ; il faut que Danton
l’ose.
Il ajoute un peu plus loin cette superbe formule : « L’aurore ose quand
elle se lève. »
Dans nos rues désormais se manifeste non l’audace qui transforme la
révolte en révolution mais un avatar de « résistance civile » ou
d’indignation. Dans les médias, c’est l’insolence que l’on confond avec
l’audace, parfois mêlée de méchanceté ou de lâcheté. Un chroniqueur
ricaneur vient bousculer un homme ou une femme politique au cours d’un
entretien télévisé voulu « décomplexé » et « sans langue de bois » et, à
défaut d’audace, c’est de l’audience que l’on recueille.
Ranimée au XVIIIe siècle, l’audace a ensuite été négligée par notre
présent paresseux et grimacier. L’ironie postmoderne qu’analyse
Gilles Lipovetsky dans L’Ère du vide, par exemple, et le désenchantement
des citoyens ont largement contribué depuis une cinquantaine d’années à
dissoudre la reconnaissance des actions audacieuses dans une sorte de
résignation molle. Le terme d’ailleurs a perdu de son usage et il est à
présent compris comme synonyme de « hardiesse », de « témérité » et
d’« excès de courage ». L’audace, c’est tout simplement au premier sens la
vertu de ceux qui osent. Audere, « oser » en latin, donne effectivement en
français « audace » et « audacieux ».
Que peut-on aujourd’hui entendre dans l’usage du verbe oser ? L’idée
première reste celle d’une tentation puis d’une tentative, un essai, c’est-à-
dire un passage à l’acte en dépit des résistances prévisibles internes ou
externes à l’action elle-même. J’ose parce que je m’engage dans une
entreprise dont l’issue est incertaine mais je fais de cette incertitude même
et des obstacles que je connais le principe même de cette audace, cette
capacité à les dépasser. L’audace a donc partie liée avec le risque, le calcul.
Ce n’est donc jamais de la témérité. C’est néanmoins cette force intérieure
qui accepte au moment de l’élan la possibilité de la chute. Kierkegaard y
voyait une folie de la décision. Pourtant l’audace n’est pas folle, elle parie
sur le cours des choses, sur les capacités du sujet audacieux à s’adapter
précisément au cours des choses. C’est elle seule qui permet le saut dans
l’inconnu, mais c’est un saut qui affirme à la fois la confiance dans
l’inconnu et dans le sujet qui saute. Sans audace pas de marche en avant ni
de progrès, dit Hugo, pas de changement ni de révolution, dit Danton.
« La fortune sourit aux audacieux », affirme Virgile au livre X de
l’Énéide, c’est dire aussi qu’elle nous ouvre la chance de renouer avec
l’héroïsme et de rendre peut-être nos lendemains épiques.
Biopolitique
Le néologisme appartient à Michel Foucault qui désigne alors le glissement
de ce que l’on appelle la politique – au sens par exemple de Hannah
Arendt : « La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres
différents » – vers la gestion du vivant. Cela correspond par exemple à des
glissements sémantiques et à des évolutions dans les pratiques : ainsi en va-
t-il lorsque, au lieu du peuple, on envisage une population. Le peuple est un
acteur politique – c’est l’union des citoyens mobilisés pour l’action
politique –, en revanche, la notion de population relève du biopolitique en
ce qu’elle renvoie à un peuplement, à un groupe d’individus indistincts qui
vivent sur un territoire donné. La biopolitique ne s’attache pas à la volonté
des citoyens, elle ne s’intéresse qu’à « la vie des gens », à contrôler cette
vie – et pas nécessairement pour la brimer, aussi pour l’améliorer, la rendre
plus confortable et plus agréable – à l’organiser, à la « gérer ». La
biopolitique est donc une conséquence technicienne de la déshumanisation
de l’homme par l’homme, il n’est donc pas surprenant d’en repérer l’origine
dans les années 1940 en Europe.
Développement durable
Nous sommes la première génération qui se rend compte que tout est entre nos
mains, car c’est la première qui a la possibilité de tout détruire.
Nous sommes entrés dans l’ère de la sauvagerie sophistiquée, est-ce le symbole
de la vraie civilisation ?
Dialogue
Les sociétés démocratiques ont résorbé la violence grâce au dialogue. Mais
elles sont travaillées par une contradiction, explique le philosophe
contemporain Jürgen Habermas dans Théorie de l’agir communicationnel
(1981). Il s’agit d’abord de distinguer deux types d’activité rationnelle,
celle qui vise le succès – elle est instrumentale et stratégique – et celle qui
recherche l’intercompréhension, Habermas la qualifie de
« communicationnelle ». Or, notre usage de la langue participe de manière
contradictoire de ces deux stratégies. En effet, la démocratie par ses
procédures institue entre les citoyens le débat et la pratique nécessaire du
dialogue. En revanche, le marché – nous vivons dans une société dite de
« consommation » – manie le langage, notamment dans le cadre de la
communication publicitaire, dans un but d’influencer les individus,
d’affecter leurs comportements. Il s’agit alors de « faire de l’effet » et non
de dialoguer. Formé au dialogue quand il est citoyen, l’homme est exposé,
en tant que consommateur, à un usage purement rhétorique des mots.
Discrimination positive
L’expression prétend traduire l’américain affirmative action qui semble
paradoxalement pourtant être une formule plus « positive ».
En effet, le terme « discrimination » (qui signifie très exactement
« séparation », « distinction ») est en français très négativement connoté,
transformant quasiment l’expression en oxymore. Comme si ce qui
participe à l’évidence de la Justice sociale, ce qui relève tout simplement de
l’équité s’effectuait en quelque sorte subrepticement, presque
honteusement.
Espace
« L’espace fait ma disgrâce, écrit saint Paul, il est l’extériorité menaçant
l’intériorité. » Dans la société du spectacle, dans un monde saturé d’images,
on pourrait dès lors redouter le pire : la disparition du for intérieur au profit
de la projection ininterrompue du Moi hors de lui-même dans un discours
égotiste sans fin et une mise en scène permanente de soi, un tout-à-l’ego
triomphant. Or si tel est le cas, on ne saurait en imputer la responsabilité à
un espace dominant, tant ce dernier tend à disparaître et à se résorber. De
fait, tout s’inverse : le temps n’est plus une dimension de l’espace, il est
devenu la seule dimension de l’espace : la mesure de la distance l’a cédé à
celle du temps, le kilométrage désormais importe peu, c’est la durée du
trajet qui compte. Lyon est à deux heures de Paris en TGV, comme Dreux
par la route aux heures de pointe… Est-ce à dire que Lyon et Dreux sont à
égale distance ? Non, évidemment. Mais cette fausse égalité révèle une
inégalité véritable : à présent, l’espace fait la différence, il creuse les
inégalités, il trahit les disparités sociales.
Événement
Expert
La figure de l’expert remplace désormais celle du « spécialiste » ou du
« pro ». Que révèle-t-elle ? Que pourrait être un monde de l’expertise
généralisée ?
L’expert, c’est d’abord celui qui a fait ses preuves. Dans l’usage,
l’expert désigne celui dont on reconnaît la compétence technique au point
de le consulter, pour examen, avant de rendre un jugement. Il n’est donc pas
juge mais son savoir-faire est sollicité par le juge. Avec l’expert, le savoir se
place au service du droit.
Fraternité
Si la fraternité exprime avant tout le lien de parenté entre les frères puis les
sœurs (la sororité est d’un emploi très rare), elle est vouée à devenir une
valeur repère pour les hommes qui font la Révolution et les Lumières au
e
XVIII siècle. « Salut et fraternité », échange-t-on entre concitoyens
Globalisation
Le mot globalization est employé pour la première fois en 1990 par
l’économiste Theodore Levitt pour désigner une nouvelle étape dans
l’histoire du capitalisme, celle qui voit à la fois émerger des multinationales
globales et se libéraliser le commerce. Il a été parfois traduit en français par
« mondialisation ». Aujourd’hui, le terme de globalisation tend à désigner
des phénomènes qui dépassent le seul cadre du commerce. S’y associent
aussi des préoccupations écologiques. Parler à présent de globalisation,
c’est affirmer qu’il est des domaines dans lesquels aucune décision d’ordre
politique ne peut plus être prise unilatéralement.
Incertitude
Le principe d’indétermination ou d’incertitude est défini par Heisenberg
dans un article célèbre publié le 22 mars 1927, « Sur le contenu observable
de la cinétique et de la mécanique quantique » :
Pour observer un électron, il est nécessaire d’associer un microscope à
un dispositif d’éclairage. Or, les quantas de lumière suffisent à modifier le
comportement de l’électron observé.
Plus précise sera donc la détermination de la position de l’électron,
moins précise sera la mesure de sa vitesse au même moment.
Cela conduit inévitablement à l’invalidation des lois de la causalité.
Incivilité
C’est un article publié par James Q. Wilson et George Kelling en 1982,
intitulé « Broken windows » et traduit en français en 1994 qui fixe
l’expression et théorise la politique du maire de New York, Rudolph
Giuliani : « Si une vitre dans un immeuble n’est pas réparée, le reste des
vitres sera rapidement cassé. »
Le sentiment d’insécurité détruit les voisinages, il ne faut donc accepter
aucune forme de dégradation, réagir dès la première infraction. La doctrine
vaut d’abord pour la politique d’urbanisme d’une grande ville où des
quartiers entiers « glissent » peu à peu dans la misère et la délinquance par
simple incurie. Mais elle s’applique plus globalement à l’ensemble des
comportements sociaux. C’est elle qui conduit à identifier et à pénaliser ces
petits écarts que l’on nomme des « incivilités » et qui alimentent la doctrine
dite de la « tolérance zéro ».
Mondialisation
« La mondialisation est devenue une notion servant d’explication commode
aux problèmes du monde contemporain (terrorisme, pandémies, insécurité
alimentaire) » (rapport de la mission Balladur, janvier 2004).
La mondialisation n’est-elle qu’un prétexte ? Un repoussoir nécessaire
aux organisateurs du Forum social mondial ? Un mot creux qui ne renvoie à
rien ?
La mondialisation est à la fois banale et imaginaire.
Banale, parce qu’il s’agit d’un processus commencé au XVIe siècle et
dont nous vivons la troisième étape. Après les Grandes Découvertes et les
grandes migrations, le grand marché mondial. La circulation des personnes
et des biens s’est accélérée, améliorée, développée, libéralisée… Mais c’est
une évolution continue depuis cinq siècles qui associe la politique, le droit,
l’économie et surtout la technique.
Imaginaire, car la mondialisation n’est pas mondiale. De cette
mondialisation, Daniel Cohen écrit qu’il est « difficile d’en devenir acteur
et facile d’en être spectateur ». De fait, la mondialisation ne touche que les
pays riches, ce qui amène à rappeler que les pays pauvres ne souffrent plus
d’être exploités aujourd’hui, mais plutôt d’être abandonnés :
Les pays riches n’ont pas besoin des pays pauvres, ce qui est une mauvaise
nouvelle pour les pays pauvres.
Paul Bairoch
Multiculturalisme
Le terme est récent : c’est dans le cadre d’un programme politique visant à
apaiser les tensions entre francophones et anglophones qu’il est lancé, au
Canada, en 1965. Et ce pays s’est fait fort d’afficher, depuis, sa dimension
« multiculturelle », effaçant ainsi la réalité des conflits et des différences qui
le caractérise encore aujourd’hui. L’atteste la création d’un nouvel État sur
le territoire canadien, le Nunavut, en 1995, visant à garantir la diversité
culturelle du pays. C’est du moins ce qu’en ont dit les acteurs politiques,
fiers de montrer au monde que le Canada est un État où toute minorité a sa
voix, surtout les Inuits qui aujourd’hui ont leurs « terres », Nunavut
signifiant « notre terre ». Or, c’est là un exemple concret de
l’instrumentalisation du concept de multiculturalisme par la politique :
rassembler les Inuits, au nord, sur des terres pauvres et peu fertiles, n’est-ce
pas justement les séparer de la culture majoritaire ? Leur interdire, certes
discrètement, l’intégration de l’espace national. Pas d’accès aux écoles
nationales, pas de mélange de cultures, pas de services publics en
commun… En fixant des frontières officielles, on dresse des barrières
culturelles, on renforce les clivages et les oppositions. Le multiculturalisme
fait alors la « publicité » de la tolérance, quand celle-ci n’est réelle que sur
le papier.
Le multiculturalisme est-il un mot qui offre le « spectacle » d’une
réalité qui n’est que fictive tout en étant bien-pensante ? En tout cas, il a
avant tout une fonction politique. Le concept permet d’afficher pour un État
la volonté de garantir un droit aux différences culturelles dans l’espace
national et par là de garantir les pratiques qui sont propres à chaque culture.
C’est la raison pour laquelle le terme a un écho très spécifique dans le
monde anglo-saxon, Bill Clinton n’hésitant pas à redorer le blason du
melting-pot en le qualifiant de multicultural melting-pot. La « touche »
multiculturelle permet de redonner du sens, du moins de la vigueur et de la
force, à un concept que l’on sait être un échec. Pourtant, en insistant sur le
multiculturel, il renforce aussi l’idée que le melting-pot est une illusion :
pas de réel mélange de cultures, mais des clivages, des barrières. « Multi »
met en effet l’accent sur ce qui est « nombreux » : une juxtaposition, une
coexistence plus ou moins bien vécue, mais pas de cohérence ni d’unité. En
atteste l’organisation de certains quartiers de Los Angeles où se distinguent
nettement les quartiers noirs des chinatowns, les quartiers blancs de classes
moyennes et ceux des hupper classes. Habermas a en effet affirmé que
« l’aménagement de l’espace n’a rien d’hasardeux. Là sont exprimées les
identités et les différenciations, de manière pérenne et radicale. Le discours
du philosophe s’effondre devant la réalité des quartiers sécurisés, des murs
et des barbelés qui séparent une culture de l’autre ». La nature veut que les
cultures se confrontent et ce dans le temps et dans l’espace. À chaque
culture, sa temporalité : le ramadan et le carême, par exemple, sont des
temps à part, le religieux ayant ici une dimension culturelle qui induit des
pratiques et des comportements différenciés. Habermas insiste bien sur le
fait que l’espace et son organisation, en ce qu’ils sont révélateurs de
violences entre les cultures, sont autant d’exigences démocratiques qui
conditionnent la liberté.
« La culture n’est pas un accessoire, un accident relevant de la pure
contingence. C’est là que se situe l’essentiel de l’homme, c’est par là qu’il
se définit : des gens sont morts pour sauver leur culture et, quand une
culture disparaît, c’est une part de l’humanité qui disparaît. » C’est le
Canadien Charles Taylor qui a élaboré une théorie du multiculturalisme
fondée sur le système essentiel de la reconnaissance. Selon lui, la
reconnaissance des identités est une exigence démocratique. Cette
affirmation se fonde sur quatre arguments mis à jour par le sociologue :
le premier argument consiste à tenir pour évident et indubitable le fait
que l’appartenance à une culture ou à une communauté structure la
personnalité d’un individu ;
le deuxième argument est l’affirmation que la diversité des cultures est
une richesse qui doit être préservé, car aucune d’entre elles ne peut se
prétendre supérieure et universelle ;
le troisième argument insiste sur la finalité de la démocratie et, donc, de
son rapport direct avec la protection des cultures. Un code de vie
commun doit en effet tenir compte des conceptions du « bien » et du
« juste » des groupes culturels qui constituent une collectivité donnée ;
le quatrième argument, enfin, est plus programmatique que réaliste.
Dans une société pluriethnique, les cultures ne doivent pas simplement
être tolérées et reléguées à la sphère du privé, elles exigent également
d’être reconnues dans l’espace public.
Opinion publique
« Tout à la fois vénérée et redoutée, écoutée et dénigrée, elle s’est imposée
très tôt aux élites politiques et savantes comme une énigme à résoudre
autant que comme un risque à domestiquer », écrit Loïc Blondiaux (La
Fabrique de l’opinion, 1998) à propos de l’opinion publique, véritable
« inconnue » dans l’équation politique des démocraties modernes. Pourtant,
la question est loin d’être récente. Elle se pose déjà à l’aube de l’Empire,
dans le cadre d’un souci de contrôle d’une population que divers épisodes
de la Révolution française peuvent laisser croire imprévisible. En 1802, le
comte Roederer, conseiller d’État, écrit à Bonaparte : « On parle sans cesse
de consulter l’opinion publique ; c’est une intention fort louable, dont le
résultat doit être fort utile au gouvernement et à la nation. Mais qu’est-ce
que l’opinion publique ? Est-ce celle de ma coterie ? Est-ce celle du café du
coin ? Est-ce en écoutant aux portes, en décachetant les lettres qu’on
apprendra ce que c’est ? Non. Quel est donc le moyen de savoir ce qu’elle
veut, ce qu’elle craint ? De le savoir en tout temps, en toutes circonstances,
pour toute chose, pour ce qu’on fait, pour ce qu’on veut faire ? C’est
d’établir un système d’informations combinées qui la prenne où elle est, et
la donne périodiquement telle qu’elle est. » Très tôt la difficulté soulevée
par l’opinion publique a relevé de la capacité à l’évaluer, à la mesurer. Le
cadre institutionnel de l’élection ne convient pas. À considérer une
démocratie, l’élection révèle non l’opinion publique mais la volonté du
Peuple, à laquelle elle s’oppose en tout point.
Précaution
Le « principe de précaution » – vorsorgeprinzip – est formulé pour la
première fois dans les années 1970 par l’Allemand Karl von Moltke dans le
cadre de l’étude commandée en 1976 par l’Institut de politique européenne
de l’environnement. Il s’agit alors de définir « une politique
environnementale précautionneuse » qui demanderait « que les ressources
naturelles soient protégées et gérées avec soin ».
On est donc loin de l’attitude frileuse de suspension de l’action et
proche de l’idée qu’il faut impérieusement concilier « développement » et
« durée ». La précaution relève d’une démarche active et ouverte,
contingente et révisable. Or si elle paraît être exactement l’inverse d’une
décision tranchée une fois pour toutes, elle se révèle néanmoins la seule
manière responsable d’« agir dans un monde incertain ».
La politique de précaution s’inscrit en effet dans le souci de préserver
au mieux les conditions de la vie sur la Terre, sitôt qu’apparaît un risque
nouveau, une incertitude quant aux effets prévisibles de tel ou tel
développement de la technique et de l’industrie. Cette politique se distingue
à la fois de la prévention et de la prévoyance, manifestations bien connues
de la prudence politique. La première s’efforce de réduire l’éventualité des
risques identifiés, la seconde, faute de pouvoir agir sur les causes de
l’événement malheureux anticipe sur ses conséquences. La précaution
répond à une autre culture politique, celle de la confrontation à des risques
supposés, aux manifestations incertaines et aux conséquences imprévisibles.
Dans l’attente d’une expertise fiable, l’incertitude joue en faveur de la
retenue : aucun risque nouveau n’est désormais acceptable. Telle est du
moins la position du législateur français. La loi Barnier du 2 février 1995
inscrit la précaution dans le droit français : « L’absence de certitudes,
compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne
doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à
prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à
un coût économique acceptable. »
Tous ces éléments se trouvent rassemblés dans un texte important
prononcé par le président Jacques Chirac, au mois d’octobre 2000, à
l’occasion du Salon international de l’alimentation, qui résume déjà les
enjeux de cette politique de précaution à laquelle la France est
particulièrement attachée et les obstacles auxquels elle se heurte, alors
qu’en 2008, la commission Attali réclame sa suppression : « Entre le
scientisme et l’obscurantisme, il y a la voie que nous devons choisir, celle
du progrès maîtrisé, qui passe par le principe de précaution. Respecter ce
principe, c’est […] s’interroger sur le niveau de risques que nos sociétés
modernes sont prêtes à accepter, tout en laissant la recherche libre
d’avancer. L’absence de certitude ne doit pas empêcher d’agir. Précaution
n’est pas abstention. […] Ce principe de précaution, l’OMC et les instances
internationales compétentes en matière de sécurité des aliments ne
l’intègrent pas suffisamment aujourd’hui […] Il est urgent de réformer le
système actuel, qui nourrit les contentieux et qui nous enferme dans une
alternative inacceptable : soit importer des produits que nous jugeons peu
sûrs, soit subir des représailles insupportables pour nos producteurs. »
Préservation
Il est un mot qui s’insinue discrètement dans notre vocabulaire usuel et qui
révèle assez sûrement une évolution dans notre perception de notre
environnement, c’est le verbe « préserver », sous la forme du substantif,
« préservation », ou de l’adjectif, « préservatif ».
Le mot et sa famille sont construits sur servare en latin qui signifie
« sauver ». De fait, si désormais on évoque la nécessité de « préserver » la
planète, de porter des « préservatifs », mots peu employés il y a une
vingtaine d’années, c’est que ce sont imposées la conscience des dangers
qui menacent et celle des risques encourus. À l’évidence de la vie heureuse
a succédé un principe de réalité : le salut se gagne aussi ici-bas.
L’impératif de préservation s’inscrit dans cette requête multiséculaire de
protection et de sécurité. De la relation vassalique au plan Beveridge, on
perçoit cette constante : les hommes recherchent une tutelle. S’ils ont
besoin d’un maître comme le laisse entendre Kant, c’est moins pour
apprendre que pour être protégé. Dans la relation de domination, la liberté
s’échange contre de la sécurité. C’est ce qui rend si sûr de son excellence
l’aristocrate et si méprisable le bourgeois, homme du bourg, de l’enceinte –
burgum – protectrice du château à l’abri de laquelle il prospère. Mais
aujourd’hui que la nature nous réapparaît sur le mode de la fragilité, au sens
propre, de sa vulnérabilité, la requête de protection ne suffit plus. On
réclame d’abord un souci de préservation. C’est bien ce qu’établissent, par
exemple, les textes fondateurs de l’Union européenne : « La politique de la
communauté dans le domaine de l’environnement contribue à la poursuite
des objectifs suivants : la préservation, la protection et l’amélioration de la
qualité de l’environnement » (art. 2).
Résilience
Emprunté à l’anglais à partir d’un nom qui signifie, entre autres,
« élasticité », le mot renvoie tout d’abord à la mécanique où il désigne la
propriété physique d’un matériau à retrouver sa forme initiale après avoir
été comprimé et déformé. Par métaphore, le terme glisse dans le registre de
la psychologie pour dire le degré de résistance psychique d’un sujet aux
prises avec des événements douloureux. Dans le domaine de la réflexion sur
les organisations, le mot est devenu également familier. Il indique la
capacité d’un système à absorber une perturbation, à se réorganiser (c’est un
concept particulièrement utile dans le cadre des fusions d’entreprises).
Boris Cyrulnik, notamment dans un ouvrage intitulé De chair et d’âme,
a largement contribué à la vulgarisation du mot et de l’idée, soulignant la
nécessité pour chacun de parvenir à faire de ses échecs des occasions de
réussite, de renaître en quelque sorte de sa souffrance. Ses travaux ont
trouvé un large écho dans le prolongement des témoignages recueillis
auprès des survivants de l’univers concentrationnaire. Sauf que la résilience
est une propriété, elle constitue une nature et par conséquent ne s’apprend
ni ne se transmet. C’est un avantage de taille dans un monde incertain où
l’insécurité gagne du terrain et où nul ne peut plus se sentir totalement
protégé des aléas de l’existence.
Responsabilité (Principe de)
La responsabilité – indépendamment de l’emploi que le philosophe
allemand Hans Jonas réserve à ce mot – associe à l’action la liberté de
l’acteur et engage évidemment cet acteur même dans son action. Du latin
respondere, « se porter garant », « répondre de », le mot renvoie bien à
l’idée d’une garantie déposée, d’un gage. De fait, si de cet homme que je
présente à son futur employeur je me porte garant, « j’en réponds », cela
signifie que s’il ne fait pas l’affaire, en cas de manquement, je suis prêt à
supporter avec lui ou à sa place les conséquences de ses actes. Et si ma
responsabilité peut être engagée, c’est parce que j’étais absolument libre de
ma recommandation. On évoquera ainsi, par exemple, la responsabilité
pénale ou civile, désignant par là une capacité à supporter les conséquences
des actions incriminées. Si certains mineurs sont jugés irresponsables, c’est
au nom de l’idée selon laquelle ils ne jouiraient pas pleinement de leur
liberté, et ne disposeraient pas de toute leur lucidité.
Au début du XXe siècle, la responsabilité participe du renouveau éthique,
elle s’articule – et parfois s’oppose – à la conviction. Dans Le Savant et le
Politique, texte qui réunit en 1919 deux conférences, Max Weber établit
ainsi qu’il existe deux systèmes de valeurs concurrents : le premier permet
de juger l’action en fonction du respect de ce qui en est le principe, c’est
l’éthique de conviction, celle-ci régit la conduite de l’homme de science et
du prêtre. Le second système n’envisage que le résultat de l’action, c’est
l’éthique de responsabilité, celle du politique, par exemple. « Cela ne veut
pas dire, ajoute Weber, que l’éthique de conviction est identique à l’absence
de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction
[…]. Toutefois, il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui
agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage
religieux nous dirions : “Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le
résultat de l’action, il s’en remet à Dieu” –, et l’attitude de celui qui agit
selon l’éthique de responsabilité qui dit : “Nous devons répondre des
conséquences prévisibles de nos actes”. » Répondre des conséquences
prévisibles de nos actes… On comprend comment au milieu du XXe siècle
une nouvelle forme de responsabilité s’impose, avec la découverte des
risques environnementaux, à l’égard de la nature mais aussi, puisque la
permanence de la vie humaine sur terre en dépend grandement, à l’égard
des générations futures. Un nouvel impératif catégorique trouve par
conséquent sa nécessité historique mais on mesure combien on est
désormais loin des postures plus ou moins héritées d’un romantisme fatigué
ou soufflées par un conservatisme ambigu qui firent de la nature ou de la
terre la source de toute vérité ou de toute valeur (non sans en la constituer
en triste cache-misère d’une véritable haine de l’homme et de
l’humanisme). Il s’agit au fond de donner un véritable contenu à ce que
Max Weber avait nommé une « éthique de responsabilité » et que Hans
Jonas formule de la sorte :
Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence
d’une vie authentiquement humaine sur terre.
Ou bien :
Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la
possibilité future d’une telle vie.
Ou encore :
Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre.
Sexe et genre
Le sexe est donné par la nature, le genre par la culture : d’où l’évidence
désormais que le masculin comme le féminin sont des constructions
sociales auxquelles il est difficile d’échapper. Il n’y aura donc pas d’égalité
réelle entre les hommes et les femmes sans une gigantesque révolution
culturelle. Et sur cette question la volonté politique ne peut pas grand-
chose. Car tout débute avec le premier regard que les adultes portent sur
leurs nourrissons.
Dans son ouvrage Cerveau d’homme, cerveau de femme ? (2001), la
psychologue canadienne Doreen Kimura rappelle tout d’abord que
l’intelligence moyenne des uns et des autres, garçons et filles, autant qu’il
est fiable et possible de la mesurer, est rigoureusement la même.
Néanmoins, on observe de meilleures performances masculines aux tests
logico-mathématiques quand les femmes affirment leur supériorité aux
épreuves de verbalisation. Serait-ce confirmer ce que notre expérience de
l’orientation scolaire paraît confirmer ? Les garçons sont « scientifiques » et
les filles « littéraires » ? Avec toutes les conséquences dont une telle
distinction est porteuse ? Les filles seraient dès lors plus imaginatives, plus
sociables mais aussi plus bavardes, plus sentimentales, etc.
Deux bémols viennent tempérer ce résultat. D’une part, l’étude réalisée
nuance considérablement cette distinction : la supériorité des garçons vaut
pour le raisonnement, pas pour le calcul, celle des filles pour l’aisance
verbale, pas pour l’étendue du vocabulaire. D’autre part, la nature des
stimulations du cerveau n’échappe pas au conditionnement social, c’est-à-
dire au « milieu ». Comment discerner ce qui ne relèverait que d’une
incertaine nature et ce qui résulte d’une sollicitation culturelle, laquelle
intervient dès la naissance : devant l’image d’un nourrisson qui pleure la
plupart des observateurs disent qu’il est « en colère » s’ils pensent qu’il
s’agit d’un garçon et qu’elle est triste quand on leur dit que c’est une fille !
DEUXIÈME PARTIE
LES DATES
CHAPITRE PREMIER
Jours de violence
178
Marc Aurèle fixe les limites de l’Empire
Quatre-vingt-huit millions d’habitants et cinq millions de kilomètres carrés,
telles sont les mesures de l’Empire lorsque l’empereur-philosophe Marc
Aurèle, qui exerça l’essentiel de son principat à faire la guerre – Rome ne
connut sous son règne que quatre années de paix –, donne au territoire
romain sa plus large étendue. Mais quel avenir pour un Empire figé ? Un
Empire qui se croit protégé par la ligne discontinue de son limes ? De fait,
si l’Empire impose un ordre militaire – imperium –, il s’impose aussi un
« devoir de conquête » que l’usage du mot « impérialisme » atteste. Or, à
l’abri d’un rempart, le goût du risque et l’ambition nécessaires à l’esprit des
grands conquérants s’émoussent.
En fait, de l’Antiquité au Moyen Âge, la guerre s’organise autour de la
pratique du siège : siège de cités fortifiées (La Rochelle), siège de citadelles
(Massada), etc. Dans tous les cas, la guerre est une guerre d’occupation, elle
est statique et s’inscrit dans la durée. Lorsque les assaillants lèvent le siège,
ils reconnaissent aux assiégés une endurance et une autonomie imprévues.
La stratégie de l’assiégeant se limite à couper toutes les voies
d’approvisionnement de l’assiégé qui, en retour, s’efforce par les « sorties »
de maintenir un contact permanent avec l’extérieur. Il n’est pas indifférent
de noter que la première guerre de notre histoire se limite à un long siège de
dix ans : les Achéens se contentent en effet d’assiéger les Troyens qui
s’efforcent de les repousser à la mer. Cette conception archaïque de la
guerre qui avantage la défense sur l’attaque va conduire en France jusqu’au
e
XX siècle toutes les politiques d’aménagement militaire du territoire, de
430
Saint Augustin meurt dans Hippone assiégée
e
Au cours du V siècle, la ville d’Hippone – aujourd’hui Annaba, en
Algérie – est devenue un haut lieu de spiritualité chrétienne : trois conciles,
par exemple, s’y tinrent en 393, 394 (ou 395) et 426 (ou 427). L’influence
de saint Augustin qui en fut l’évêque de 396 à 430 y était déterminante. La
ville, assiégée pendant plus d’une année par les Vandales, tombe en 431.
Saint Augustin n’en vivra pas la chute, il a disparu l’année précédente.
Néanmoins, le célèbre « Père de l’Église » eut à résoudre la contradiction
cruciale aux yeux des chrétiens assiégés : comment concilier la prohibition
évangélique de la violence – « celui qui a vécu par l’épée périra par
l’épée » – avec la nécessité de combattre les envahisseurs ?
Augustin invente le concept de « guerre juste » que reprendra plus tard
saint Thomas d’Aquin : la guerre est juste quand elle est défensive. Dans La
Cité de Dieu, la guerre est un mal qui s’oppose à la paix du Christ, voulue
par Dieu pour tous les hommes. La guerre sera donc juste si elle est
conduite dans la perspective du rétablissement de cette paix. Sont justifiées
les guerres réparatrices : « C’est dans l’intention de la paix que les guerres
sont faites. » Mais c’est surtout saint Thomas qui va fixer les principes de
ce droit de faire la guerre. Dans la Somme théologique (1266-1273), il
précise d’une part que la guerre défensive est toujours juste mais d’autre
part que la guerre offensive peut l’être également, à la condition de
satisfaire à trois critères : elle doit être déclenchée par une autorité légitime
et doit alors avoir une dimension punitive. Une déclaration est donc
nécessaire pour donner à l’adversaire l’ultime possibilité d’offrir réparation
avant le déclenchement des hostilités ; en second lieu, elle doit être le
dernier moyen employé pour réparer un préjudice, le dernier recours ; il faut
enfin une intention droite, le souci de la paix et du secours des malheureux.
C’est dire que les motifs particuliers sont proscrits, tels le désir de
vengeance, l’avidité, etc.
C’est ainsi que les croisades décidées par le concile de Clermont en
1095 ont pour justification de reprendre des territoires tombés aux mains
des Infidèles et de punir les violences faites aux chrétiens par les
musulmans. En règle générale, pour qu’il y ait cause juste, il faut que ceux
que l’on attaque aient mérité par une faute d’être attaqués. L’École de
Salamanque, autour du dominicain Francisco de Vitoria (1483-1546), en
développe l’argumentaire pour offrir in fine au roi d’Espagne les
justifications nécessaires à l’occupation par la force des Amériques et aux
massacres successifs des Indiens.
476
Odoacre, roi des Hérules, entre dans Rome.
Chute de l’Empire romain d’Occident
À la bataille de Plaisance, les Romains sont défaits par le roi des Hérules et
des Skires, Odoacre, qui poursuit sa marche vers la capitale de l’Empire
d’Occident depuis 404, Ravenne. Le 4 septembre, chute de la ville de
Rome ; l’empereur Romulus Augustule abdique. Zénon demeure le seul
empereur romain, mais en Orient.
« Nous autres civilisations savons désormais que nous sommes
mortelles », écrira entre les deux guerres mondiales Paul Valéry, ébranlé par
la fin d’un monde dont 1914-1918 sonne le glas. La chute de l’Empire
romain, d’abord énigmatique, devient après les Considérations sur les
causes de la grandeur des Romains et de leur décadence de Montesquieu
un « cas d’école ». En réalité, la date n’a de valeur que symbolique,
l’Empire n’existe plus depuis longtemps et les « barbares » ne font que
manifester la réalité de leur pouvoir : un astre brille encore alors qu’il a déjà
disparu.
1095
Première croisade
La croisade est une forme particulière de guerre impériale, encouragée par
le pape qui offre en récompense de la lutte contre les Infidèles gratifications
spirituelles et « indulgences ». À proprement parler, il n’y a de croisade
qu’en Terre sainte ou bien en rapport avec la Terre sainte (la reconquista de
l’Andalousie en participe, ainsi que la bataille de Lépante en 1571). C’est
par abus de langage et de pouvoir que la papauté présentera, pour mieux
mobiliser, la lutte contre les hérétiques du type albigeois ou bien encore
hussites comme une croisade.
La première croisade est provoquée par Urbain II qui réunit à cet effet le
concile de Clermont. Il s’agit d’aller délivrer Jérusalem des mains des
musulmans et de soulager Byzance de l’adversaire ottoman. Godefroy de
Bouillon et Robert de Normandie y participent. Cette première croisade, qui
est un véritable succès, conduit à la fondation d’États latins en Orient, et se
trouve souvent perçue comme l’origine des sept suivantes.
Avec la « guerre de religion », la violence s’ouvre sur l’infini. Elle
accède en effet à une dimension sacrificielle ou punitive sans qu’il soit
possible de demander « raison ». Elle inaugure alors peut-être vraiment
l’empire de la Terreur. Sauf que la « guerre sainte » et la croisade semblent
appartenir à un autre âge, un autre monde. Pas à celui de la laïcisation de la
société et de la séparation du théologique et du politique. De fait, dans une
géopolitique désenchantée, il n’y aurait guère de place que pour les conflits
idéologiques auxquels, on l’a bien vu, se ramènent toutes les luttes
révolutionnaires anarchistes et les guerres de libération. On peut dès lors
concevoir comment l’affaissement du monde communiste a pu nourrir
l’espoir et l’illusion du pacifisme. C’est la fin de l’Histoire – annoncée par
Francis Fukuyama à grand bruit et renfort médiatique –, le triomphe du
sens, la cosmopolis annoncée par Kant depuis la fin du XVIIIe siècle. Comme
si, depuis le providentialisme de Bossuet en passant par la théodicée de
Leibniz, le « Plan caché de la Nature » de Kant et le travail de la Raison
hégélienne dans l’histoire, un mouvement poussait à constituer le
libéralisme occidental comme horizon du progrès de l’humanité. Demeurent
évidemment encore quelques poches de violence aberrantes, ici ou là, que,
mécaniquement, ce qui reste encore de mouvement à l’histoire finira par
résorber.
La naïveté d’une pareille thèse et surtout la partialité assez consternante
sur laquelle elle s’édifiait disparaissaient à la lecture de La Fin de l’histoire
et le dernier homme (Francis Fukuyama, 1992) sous la profusion des
autorités convoquées mais aussi à la faveur des événements politiques qui,
en Europe, conduisirent d’une part les dictatures à disparaître et d’autre part
le communisme à se dissoudre au profit de la démocratie libérale, telle que
du moins les Occidentaux la pratiquent.
Or, c’est dans ce contexte que fut publié en 1993 un article signé par
Samuel Huntington dans la revue Foreign Affairs, qu’il prolongea trois ans
plus tard par un essai qui en était l’amplification : The Clashof Civilizations
and the Remaking of World Order (traduit en français sous le titre Le Choc
des civilisations).
À la vision euphorique d’un échange permanent des cultures dans un
espace globalisé que protège un droit « mondialisé », Huntington répond
par la théorie du « choc ». Le « choc », c’est l’inverse de la « rencontre »
qui conduit à l’enrichissement mutuel par la reconnaissance des différences.
Ainsi, la théorie du « clash » des civilisations souligne la concurrence des
modèles, la violence de leurs contacts et la répulsion qu’ils suscitent.
Par ce biais, la guerre religieuse va effectuer ce retour du refoulé :
inévitablement, explique Huntington, l’islam sera confronté à l’Occident
chrétien, comme il n’a d’ailleurs jamais cessé de l’être. Mais cette fois le
rapport de force semble jouer en sa faveur. Pas sur le plan économique,
technologique ou militaire : c’est à partir de la démographie que la question
se pose désormais :
29 mai 1453
Chute de Constantinople
L’événement marque la fin du Moyen Âge : après quarante jours de combat,
Constantinople, assiégée pour la trentième fois de son histoire, cède aux
envahisseurs ottomans sous les ordres de Mehmet II. Constantin XI
Paléologue, dernier empereur « de Rome », meurt les armes à la main lors
de l’assaut final.
La prise de Constantinople marque un tournant décisif dans l’histoire de
ce choc des civilisations qui oppose l’Occident chrétien à l’Orient
musulman – ottoman, en l’occurrence. Désormais les Turcs dominent la
Méditerranée et l’Europe continentale. Un nouvel empire voit le jour qui ne
laissera de fasciner l’art et la littérature. Des « turqueries » du Bourgeois
gentilhomme aux Odalisques d’Ingres en passant par Les Orientales de
Victor Hugo et Les Sept Piliers de la sagesse du colonel Lawrence,
l’Occident célèbre désormais cet Orient extrême où l’Éros des sérails
accompagne le Thanatos despotique des déserts immenses.
29 août 1533
Exécution de l’empereur inca Atahualpa
La mort du treizième empereur inca, étranglé dans sa cellule sur l’ordre de
Pizarro, ne semble guère avoir en soi d’intérêt, pas plus que les rivalités
dynastiques qui divisèrent les forces des Indiens (les prétentions au trône du
frère Huascar) ou encore le piège tendu pour capturer Atahualpa. Elle
symbolise néanmoins à elle seule ce « choc » des civilisations dont il a été
précédemment question. Deux civilisations coexistent tant qu’elles
n’entrent pas en contact. La chute brutale, pour ne pas dire l’effondrement,
de l’Empire inca fut la conséquence de la première « mondialisation », celle
des grandes découvertes. Pizarro écrase en effet l’armée d’Atahualpa, forte
de 80 000 hommes, avec ses 168 compagnons d’aventure. Il dispose de
trois avantages décisifs : des armes à feu, l’écriture, et des chevaux. La
variole, la rougeole, la grippe et le typhus ont fait le reste, éliminant 95 %
de la population. Par quoi il est clair que le contact avec « l’autre » n’est pas
toujours souhaitable : il y a des maladies de la communication dont on
meurt. De fait, aujourd’hui, l’euphorie dans laquelle les idéologues plus ou
moins bien-pensants de l’échange nagent avec bonne conscience ne doit pas
faire oublier l’origine du plus important collapsus démographique de
l’histoire de l’humanité.
24 août 1572
Massacre de la Saint-Barthélemy
Qu’on les tue ! Mais qu’on les tue tous ! Qu’il n’en reste plus un pour qu’on ne
puisse me le reprocher !
Telles sont les paroles que fait dire Dumas au roi Charles IX, la veille de ce
massacre perpétré par les catholiques parisiens à l’encontre des protestants
venus assister au mariage, le 18 août, de Marguerite de Valois, sœur du roi,
avec Henri de Navarre. S’il est plus facile d’entendre les mots de l’auteur
de La Reine Margot que ceux, « historiques », du monarque français, c’est
que l’origine du massacre, sa décision demeurent encore incertaines, même
si les intérêts géopolitiques apparus après la paix de Saint-Germain laissent
envisager des tensions très vives entre les partisans (catholiques) d’un
rapprochement avec l’Espagne et les nobles protestants qui, derrière
Gaspard de Coligny, militent en faveur de l’Angleterre.
Des véritables motifs les historiens débattent encore. Mais l’événement
est devenu un mythe, sous la plume notamment de Chénier qui en fit une
tragédie, de Mérimée et de Dumas qui lui donnèrent la forme d’un
dénouement romanesque. Ce massacre est encore aujourd’hui symbole de
fanatisme religieux et de folie meurtrière.
28 mars 1757
Exécution de Damiens
Longuement décrit par Michel Foucault dès les premières pages de
Surveiller et punir (1977), le supplice du régicide Damiens, qui s’achève
par le démembrement complet du condamné, est devenu le symbole d’une
justice punitive aberrante et inacceptable. De fait, si quelques années plus
tôt le marquis de Beccaria donnait dans le Traité des délits et des peines
(1764) le motif rationnel d’une critique du système de punitions – il doit y
avoir une échelle des peines et de justes proportions entre le crime commis
et sa punition, sans quoi le système est inutile et inefficace –, lors de
l’exécution publique de Damiens les spectateurs furent horrifiés par la
violence et la cruauté du châtiment (rappelons que Louis XV n’avait pas été
blessé dans l’attentat, que seuls quelques boutons de son habit ont fait les
frais du petit couteau que manie maladroitement Damiens, personnage
probablement un peu simple d’esprit). Mais porter la main sur la personne
du roi est sacrilège et la punition-spectacle se doit d’être un avertissement
dissuasif. D’où la question essentielle : pour quoi punit-on ?
Le travail de Foucault au Collège de France cherche à répondre en
partie à la question : l’exil, la réparation, le marquage informatif sont autant
de procédés que l’histoire a retenus pour sanctionner rationnellement la
faute, l’infraction, la transgression. Mais la « peine », en quoi, à quoi est-
elle nécessaire ? Il faut entendre en effet dans le mot la souffrance : punir,
c’est infliger une « peine », et une « peine », par simple définition, se doit
d’être « pénible ». Le rachat de la faute par la souffrance, importation
chrétienne s’il en est, convient-il encore à nos âges hédonistes ?
2 décembre 1851
Coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte
Le coup d’État était inévitable ! C’est du moins ce que montre Karl Marx
dans une analyse brillante et minutieuse, rédigée « à chaud », au moment
des faits. La thèse du philosophe allemand repose sur une lecture précise de
la Constitution de la Seconde République qui porterait les germes du coup
d’État, confiant tout le pouvoir coercitif de l’exécutif à un président interdit
de réélection :
D’un côté sept cent cinquante représentants du peuple élus au suffrage universel
et rééligibles, qui forment une Assemblée nationale incontrôlable, indissoluble,
indivisible, une Assemblée nationale jouissant de la toute-puissance
législative […]. De l’autre côté, le Président avec tous les attributs de la puissance
royale, ayant pouvoir de nommer et de destituer tous ses ministres
indépendamment de l’Assemblée nationale, disposant de tous les moyens du
pouvoir exécutif, distribuant tous les emplois, ce qui signifie en France décider de
l’existence d’au moins un million et demi d’hommes, car tel est le nombre de ceux
qui dépendent des cinq cent mille fonctionnaires […]. Tandis que l’Assemblée
occupe en permanence la scène et s’expose à la cruelle et triviale lumière du jour,
le Président mène une vie cachée aux Champs-Élysées, et cela en ayant devant
les yeux et dans le cœur l’article 45 de la constitution qui lui crie tous les jours :
« Frère, il faut mourir ! » Ton pouvoir s’achève le deuxième dimanche du joli mois
de mai, dans la quatrième année de ton élection !
Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, 1852
Comment résister à la tentation, dès lors que le prince-président est sûr
de sa popularité et du soutien de son électorat rural ? Contre une Assemblée
jugée par lui illégitime, Bonaparte réactive la rhétorique du césarisme : il ne
rendra désormais compte qu’au seul véritable souverain, le Peuple, appelé
régulièrement à des consultations électorales, ces plébiscites qui
régénéreront à intervalles réguliers le régime.
21 mai 1871
Début de la Semaine sanglante, les troupes
versaillaises entrent dans Paris
Les Parisiens déçus par l’armistice du 28 janvier 1871 qui met, selon eux,
prématurément un terme à la guerre contre la Prusse, s’estimant trahis par
les politiciens français, ne reconnaissent plus l’autorité du gouvernement
légal : c’est la création de la Commune libre de Paris. Mais, rapidement, le
gouvernement légal, emmené par Adolphe Thiers, réagit. Depuis Versailles,
il organise, soutenu par la province, la reconquête de la capitale.
30 000 morts, pour la plupart au cours d’exécutions sommaires, des
déportations en Nouvelle-Calédonie et en Guyane, tel fut le prix à payer
pour le patriotisme, certes, mais aussi pour avoir cru pouvoir ressusciter la
Commune révolutionnaire de 1792 et renouer avec l’idéal des débuts de la
Révolution de 48. Sauf que désormais l’histoire ne se fait plus à Paris, que
la population des artisans, des boutiquiers et des ouvriers de Paris ne fait
pas le peuple de France et que l’heure n’est plus au socialisme. La
prétention de se croire à l’avant-garde de l’histoire participe d’un
« parisianocentrisme », tragique en ces temps de lourde répression, ridicule
parfois aujourd’hui quand la capitale croit être la France. Qui est le peuple ?
Où situer le centre ? Deux questions dont les réponses sont également
problématiques.
16 juillet 1942
Rafle du Vel’ d’hiv
C’est par ces mots que le président français Jacques Chirac dénonce le
16 juillet 1995, devant le monument commémoratif de la rafle inauguré à
Paris le 17 juillet 1994, la responsabilité de l’État français dans la
déportation des Juifs. Jusqu’où va la responsabilité ? Où se loge-t-elle ? De
fait, si l’appareil dans son ensemble est responsable, qu’en est-il de chacun
de ses rouages ? À l’évidence, la rafle du Vel’ d’hiv renvoie chacun des
fonctionnaires français, du commissaire de police au simple « gardien de la
paix » [sic], au sentiment de sa complicité avec l’occupant nazi. Le mot
célèbre de Sartre – « Jamais nous n’avons été plus libres que sous
l’Occupation » – trouve à cette occasion toute sa signification. La
« situation » dans laquelle chacun des fonctionnaires de police et des
gendarmes français s’est alors trouvé lui a révélé immédiatement la nature
de sa liberté. La complicité de génocide est pleinement justifiée : quels
trains pour Auschwitz sans des cheminots pour les conduire ? Quelles
« rafles » sans les fonctionnaires français pour « rafler » ?
6 juin 1944
Débarquement allié en Normandie
Voilà probablement la dernière opération militaire conçue par des
Occidentaux sur le « modèle » de la guerre de masse, héritée de 1914 : un
débarquement de 156 000 hommes, au soir du 6 juin. En une seule journée,
les pertes des Alliés s’élèvent à 3 500 morts et 7 000 blessés. La démesure
du débarquement s’évalue aux pertes humaines consenties, à l’instar de
celles du premier conflit mondial. La guerre en ce temps-là était généreuse
en vies humaines, peu regardante à la dépense. À présent, avec l’option zero
killed dite « 0K », la tendance s’inverse : l’existence d’un soldat occidental
est précieuse, parce que l’opinion publique y est attentive. On cherche à
économiser les vies, à minimiser les pertes, grâce à la haute technologie : la
guerre « propre » succède à la sale guerre, les « frappes chirurgicales » aux
« charges héroïques ».
16 juillet 1945
Explosion de la bombe « Trinity » dans le désert
du Nouveau-Mexique
Le 6 août 1945, une bombe atomique annihilait la ville japonaise de
Hiroshima. Trois jours plus tard, Nagasaki fut frappée à son tour. Le 8 août,
dans l’intervalle, le tribunal international de Nuremberg s’était accordé la
capacité de juger trois types de crimes : les crimes contre la paix, les crimes
de guerre et les crimes contre l’humanité. En l’espace de trois jours, les
vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale avaient ouvert une ère dans
laquelle la puissance technique des armes de destruction massive rendait
inévitable que les guerres devinssent criminelles au regard des normes
mêmes qu’ils étaient en train d’édicter.
Jean-Pierre Dupuy relève ainsi la contradiction d’un monde qui déjà
donne les leçons qu’il ne peut suivre lui-même. Difficile pourtant d’ignorer
cette page de l’histoire contemporaine, rédigée par des Occidentaux et qui
marque à plus d’un titre la fin de l’innocence scientiste.
Le premier essai pour faire exploser une bombe « atomique » au
plutonium eut donc lieu sur la base militaire d’Alamogordo. Le projet
« Manhattan » est alors sur le point d’aboutir, les dernières mises au point
ont lieu à Los Alamos, où les cibles sont choisies le 11 mai. Le 6 août 1945,
Paul Tibbets, aux commandes du B-29 qu’il appelle Enola Gay, du nom de
jeune fille de sa mère (!), lâche sur Hiroshima « Little Boy », faisant
70 000 victimes auxquelles s’ajouteront quelques heures plus tard les
40 000 tués de Nagasaki. Robert Oppenheimer, maître d’œuvre du projet,
avouera plus tard : « À Los Alamos, la science a connu le péché. »
22 novembre 1963
Assassinat de JFK
L’assassinat à Dallas du trente-cinquième président des États-Unis, élu trois
ans plus tôt, n’est pas en soi un « événement ». John F. Kennedy ne fut pas
le premier président américain tué au cours de son mandat :
Abraham Lincoln inaugure en effet une série de quatre victimes. Mais les
circonstances de l’attentat, la trajectoire de cette balle improbable qui
traverse à plusieurs reprises le corps du président et celui du gouverneur
Connally, la personnalité du meurtrier – Lee Harvey Oswald –, l’assassinat
de ce dernier par Jack Ruby, enfin la figure charismatique et la politique
contestée de Kennedy, donnent à ce 22 novembre la couleur sombre d’un
retournement tragique. En 1968, le procureur Jim Garrison élabore une
théorie du complot, fomenté par un certain Clay Shaw, homme d’affaires de
Louisiane, impliquant réfugiés cubains, mafieux et anciens agents de
la CIA.
Le voyage à Dallas fait alors fonction des « Ides de Mars » de l’actualité
contemporaine, de Sarajevo du monde moderne pour un François-Ferdinand
démocrate : le symbole de la fatalité, du destin implacable. L’assassinat de
Kennedy devient instantanément un véritable mythe et la figure du
président américain rejoint la galerie des portraits de ceux qu’Edgar Morin
appelait, dans les années 1960 précisément, les « Olympiens », ces êtres
éternellement jeunes, fixés par la mort précoce dans une image inaltérable
de beauté et de réussite. Mais le mythe se nourrit aussi d’une part sombre :
le soupçon jamais dissipé – et qui alimente encore les fantasmes collectifs
des Américains – du complot, l’effroi enfin que suscite toujours la chute
d’Icare…
9 octobre 1967
Exécution à La Higuera (Bolivie)
du « commandante » Che Guevara
Véritable icône mais faux héros, la figure d’Ernesto « Che » Guevara se
dérobe assurément dans le mythe et la légende immédiatement constitués
avant et dans sa mort. C’est la photo attribuée à Alberto Korda en 1960,
c’est la chanson Hasta siempre de Carlos Puebla en 1965, c’est enfin et
surtout cette image d’un corps mort, allongé sur une table, véritable
descente de croix d’un Jésus nouveau – le torse est dénudé, la barbe n’est
pas rasée, les cheveux longs sont lâchés –, romantique et révolutionnaire…
Dès lors, cette fin assez peu glorieuse dans le maquis bolivien, une pratique
sans compassion de la justice « révolutionnaire » (qui se souvient en effet
de Guevara, procureur du tribunal révolutionnaire après la chute de Batista,
réclamant et obtenant la mort de centaines de policiers et fonctionnaires du
précédent régime, instituant des « camps de rééducation » ?), un ministère
de l’Industrie inopérant, tout cela part dans la fumée du cigare offert par
« Fidel »… Reste le motif imprimé à satiété sur les T-shirts et sur les
posters. Naguère, la société produisait l’image consacrée de ses martyrs –
Marat peint par David, assassiné dans sa baignoire. Aujourd’hui, elle
imagine tous les produits dérivés qu’elle pourra commercialiser. Échange
de bons procédés : nettoyage par le mythe d’une réalité historique peu
enthousiasmante contre stratégie marketing « rebelle » y muy caliente.
26 avril 1986
Explosion de l’un des quatre réacteurs
de la centrale nucléaire de Tchernobyl
Le 26 avril 1986, la centrale nucléaire « Lénine » est le cadre d’un accident
nucléaire classé 7 sur l’échelle internationale des événements nucléaires : le
cœur d’un des réacteurs de la centrale entre en fusion et relâche dans
l’environnement une radioactivité destructrice. Si les causes de l’accident
sont mal connues – vétusté du matériel, contrôles inexistants, etc. –, les
conséquences sur les populations sont identifiées : on dénombre au moins
4 000 morts et une recrudescence importante de maladies graves et
mortelles dans une population aujourd’hui composée de plus de 2 millions
d’habitants.
Certes, il ne s’agit pas là du premier accident de ce type : en 1979, une
série d’incidents et de dysfonctionnements intervenus dans la centrale
nucléaire de Three Mile Island en Pennsylvanie, à quelques kilomètres de la
ville de Harrisburg, conduisirent 200 000 personnes à quitter spontanément
la région. Il n’y aura pourtant pas de victimes et seulement de faibles
relâchements de radioactivité. Mais, pour la première fois en Occident, la
confiance en la toute-puissance de la technique est ébranlée.
Le nuage radioactif de Tchernobyl, lui, va voyager… au moins jusqu’à
Nice, faisant alors prendre conscience à l’opinion publique que les risques
écologiques nouveaux que la technique moderne fait courir à l’humanité ne
connaissent pas de frontières. C’est l’affaire de la gouvernance mondiale.
11 septembre 2001
Attentats-suicides sur le territoire des États-Unis
d’Amérique
Il est 8 h 45 à New York lorsque le vol 11 d’American Airlines en
provenance de Boston et à destination de Los Angeles percute la tour nord
du World Trade Center. Vingt minutes plus tard, le vol 175 de la compagnie
United Airlines qui suivait le même itinéraire touche la tour sud. À 9 h 39,
un autre avion s’écrasait sur le Pentagone alors qu’une quatrième cible,
peut-être la Maison-Blanche, était épargnée grâce à l’action des passagers
du vol de San Francisco qui parviennent à contraindre les terroristes à
détourner l’appareil de leur objectif : le vol 93 d’United Airlines s’écrasait
alors dans le comté de Somerset, en Pennsylvanie.
Plus de 3 000 victimes ont été tuées au cours de ces attentats-suicides,
parfaitement coordonnés par 19 « islamikazes », victimes auxquelles il faut
ajouter les pompiers disparus dans l’effondrement des deux tours jumelles.
Les dégâts matériels s’élevèrent à 7 milliards de dollars.
On sait désormais avec quelle minutie ces actions ont été préparées :
intégration dans le tissu social américain, cours de pilotage sur le territoire
des États-Unis. Les cibles retenues l’ont été avec soin, comme elles le
seront d’ailleurs après le 11 Septembre, pour leur haute valeur symbolique :
le pouvoir politique et la puissance financière, Washington pour désigner
l’administration américaine en place et New York pour cibler le monde
occidental dans son ensemble. L’horaire des attentats a également été
minutieusement choisi afin de provoquer le plus grand nombre possible de
morts – le début de la journée de travail –, mais aussi de s’assurer la
couverture médiatique la plus large possible, compte tenu des décalages
horaires. L’émotion est évidemment intense, l’Occident se sent vulnérable
et solidaire. Jean-Pierre Dupuy le rappelle dans Petite métaphysique des
tsunamis :
26 décembre 2004
Tremblement de terre et tsunami en Asie du Sud-
Est
Le mot japonais tsunami désigne une onde provoquée par le mouvement
rapide d’un grand volume d’eau. Le phénomène est bien connu mais le
26 décembre il surprend et emporte avec lui 200 000 victimes. Cependant,
l’événement est peut-être ailleurs, dans ce mouvement compassionnel sans
précédent qui se manifesta au cours des semaines suivantes en Occident par
le moyen de dons qui se mirent à affluer de toutes parts, expression d’une
solidarité inattendue.
Verdicts et suffrages
Chose étonnante […] de voir ce Peuple juif subsister depuis tant d’années, et de le
voir toujours misérable, étant nécessaire pour la preuve de Jésus-Christ et qu’il
subsiste pour le prouver, et qu’il soit misérable, puisqu’ils l’ont crucifié.
Les persécutions dont les juifs sont les victimes sont donc « justifiées ».
À Pilate qui dit : « Je suis innocent de ce sang. À vous de voir », Mathieu,
l’évangéliste, fait répondre « tout le peuple » [sic] : « Sur nous son sang et
sur nos enfants. »
1539
Édit de Villers-Cotterêts
Afin de « pourvoir au soulagement de ses sujets », François Ier fait de la
langue française la langue officielle du royaume. En 1992, dans ce droit
prolongement, le Congrès ajoute à l’article 2 de la Constitution : « La
langue de la République est le français. »
Imposer une langue officielle au royaume n’est donc pas chose futile,
c’est lui donner une unité et lui imposer un ordre :
Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue
entre au service d’un pouvoir. En elle deux rubriques se dessinent : l’autorité de
l’assertion, la grégarité de la répétition.
Roland Barthes
Il n’est pas indifférent de noter dès lors que la France est le seul pays de
l’Union européenne à n’avoir pas ratifié la Charte qui reconnaît les langues
régionales.
13 décembre 1545
Paul III inaugure le concile de Trente
Dix-neuvième concile, convoqué par Paul III dès 1542, en réponse aux
demandes formulées par Luther. Le concile ne débute que le
13 décembre 1545. Il se déroule pendant dix-huit ans, sur vingt-cinq
sessions, sous cinq papes – Paul III, Jules III, Marcel II, Paul IV, Pie IV – et
dans trois villes. Peu à peu s’affirme la réaction à la Réforme : le concile va
redéfinir la notion de péché, développer le culte des saints et des reliques et
insister sur le dogme de la transsubstantiation. Au-delà de la sphère
spécifiquement religieuse, ce concile jouera un rôle extrêmement important
dans l’histoire de l’art, puisque, en donnant le signal de la reconquête des
ouailles égarées « du côté » de la Réforme – le concile de Trente marque le
début de la Contre-Réforme –, il incitera l’Église à encourager tous les
procédés persuasifs à disposition : se développeront alors au XVIIe siècle une
éloquence religieuse mais aussi un mécénat ecclésiastique particulièrement
efficace dans le domaine pictural et musical. Il s’agit de séduire.
3 mars 1662
Début du procès de Nicolas Fouquet
La légende du Masque de fer s’est nourrie de l’arrestation – menée par le
célèbre d’Artagnan et que ce dernier relate dans ses Mémoires – du procès
et de la condamnation du tout-puissant surintendant des Finances du jeune
monarque Louis XIV. Une chambre de justice est constituée pour
rechercher « les abus et malversations commises dans les finances depuis
1635 ». Fouquet est alors poursuivi pour « péculat » – détournement de
fonds publics – et lèse-majesté, deux crimes passibles de la peine de mort. Il
est ainsi établi qu’entre 1653 et 1656 Fouquet a perçu la somme exorbitante
de 23 millions de livres. L’acharnement dont font preuve Colbert et le
chancelier Séguier, l’un et l’autre engagés à faire tomber l’ancien tout-
puissant surintendant, rend le procès de moins en moins équitable : fausses
preuves, fausses déclarations, etc., se succèdent. Les accusations paraissent
de plus en plus ténues. Après trois ans d’audience, Fouquet est certes
reconnu coupable mais il est, contre toute attente, condamné à la peine de
confiscation de tous ses biens et à celle bannissement. Le roi utilise alors
son droit de grâce pour commuer la peine en prison perpétuelle : « Le
verdict ainsi rendu, le roi, fait exceptionnel, le commua dans la peine
aggravante de la prison à vie 1. »
Officiellement, Fouquet est mort d’apoplexie à la forteresse de Pignerol
le 3 avril 1680, sous les yeux de son fils, le comte de Vaux.
Si l’on ne devait pas craindre les anachronismes réducteurs, on pourrait
dire du procès de Fouquet qu’il est le premier grand procès – trois ans ! –
« stalinien » de notre histoire. Plus sérieusement, il symbolise la relation
complexe que la justice entretiendra depuis avec le pouvoir politique. Les
juges sont dans un premier temps inféodés à Colbert (lequel se charge
également d’instituer la magistrature « debout », le parquet), le président
manifeste une partialité peu commune, même à l’époque, et les « preuves »
semblent avoir été le plus souvent fabriquées.
1679
Habeas Corpus
L’ordonnance d’habeas corpus ad subjiciendum et recipiendum énonce la
liberté de ne pas être emprisonné sans jugement : toute personne arrêtée
doit savoir pourquoi elle est appréhendée et de quoi elle est accusée. La
formule latine s’adresse au geôlier, elle lui intime l’ordre de produire le
prisonnier devant une cour : « Aie le corps avec toi en te présentant devant
la cour afin que son cas soit examiné. »
C’est la « Magna Carta » signée par Jean sans Terre en 1215 qui
reconnaît pour la première fois ce droit qui limite l’arbitraire royal :
« Aucun homme libre ne sera saisi, ni emprisonné ou dépossédé de ses
biens, déclaré hors la loi, exilé ou exécuté, de quelque manière que ce soit.
Nous ne le condamnerons pas non plus à l’emprisonnement sans un
jugement légal de ses pairs, conforme aux lois du pays » (art. 39). Mais
c’est en 1679 que le leader du part whig, lord Shaftesbury, fait voter une
« loi pour mieux assurer la liberté du sujet et pour la prévention des
emprisonnements outre-mer ». L’Habeas Corpus Act met alors un frein aux
arrestations arbitraires qui ont repris sous Charles II. Vue depuis les côtes
françaises où l’on pratique ordinairement la lettre de cachet, cette nouvelle
loi fait figure de véritable révolution sur le plan de la défense des libertés
publiques. La loi prévoit un délai maximum de trois jours pour qu’un
accusé soit présenté devant un juge qui aura dès lors la possibilité de le
remettre en liberté sous caution jusqu’au procès.
Pour la toute première fois, les libertés individuelles sont protégées
contre l’abus de pouvoir. C’est le début de la poussée libérale sur le plan
politique. La voie est ouverte aux Lumières, dans laquelle s’engouffre par
exemple le marquis de Beccaria :
Que les jugements soient publics ; que les preuves du crime soient publiques.
Traité des délits et des peines, 1766
1689
Bill of Rights
Cette Déclaration des droits, lue solennellement le 13 février à Marie et
Guillaume d’Orange, le stathouder des Pays-Bas, donne naissance à la
monarchie constitutionnelle : « Lesdits lords spirituels et temporels et les
Communes, aujourd’hui assemblés en vertu de leurs lettres et élections,
constituant ensemble la représentation pleine et libre de la Nation et
considérant gravement les meilleurs moyens d’atteindre le but susdit,
déclarent d’abord (comme leurs ancêtres ont toujours fait en pareil cas),
pour assurer leurs anciens droits et libertés… »
La destitution de Jacques II, exilé auprès du monarque qu’il prenait
pour exemple, Louis XIV, marque la fin en Angleterre des velléités
absolutistes des successeurs de Charles Ier. Ce document, lu aux nouveaux
princes, tient lieu d’engagement contractuel et pose d’une certaine façon les
fondations des procédures démocratiques modernes. L’exécutif est soumis
au législatif, par contrat en quelque sorte. C’est dire que ses décisions sont
désormais soumises à conditions et qu’il doit régulièrement rendre compte
au seul véritable souverain légitime : la nation. Ainsi s’inventent, dans le
cadre d’une monarchie, les règles de la démocratie moderne et s’éprouvent
les premières pratiques de gouvernance, laquelle se fonde sur la conviction
que la décision ne saurait plus être le pouvoir, ni la propriété de quelques-
uns, mais qu’elle doit impérativement résulter d’une large négociation.
Cette première liste, cette « addition » – bill – des droits prolonge l’Habeas
Corpus et annonce la Déclaration de Philadelphie ainsi que celle des droits
de l’homme et du citoyen.
26 août 1789
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
L’Assemblée nationale, sous la présidence de Mirabeau, vote le 26 août
1789 un texte de 24 articles que Michelet appellera plus tard Le Credo du
Nouvel Âge et qui énonce les droits inhérents à la nature humaine qui sont
donc imprescriptibles, inviolables et sacrés. Louis XVI tardera à ratifier
cette « déclaration », il finira cependant sous la pression de l’Assemblée par
la signer et la reconnaître le 5 octobre mais seulement en partie. Dans son
intégralité, le texte est approuvé par le roi le 3 novembre. Sur le plan
juridique, c’est la dernière ordonnance royale et le préambule de la
première Constitution française. À l’origine, il s’agit d’un projet rédigé par
Jérôme Champion de Cicé et non, comme on le pense parfois, La Fayette.
Ce dernier, le 9 juillet, avait néanmoins imposé à l’Assemblée l’idée d’une
Déclaration, soucieux de donner à la France un équivalent de la Déclaration
de Philadelphie. Les deux Déclarations divergent toutefois sur plusieurs
points importants : la Déclaration d’indépendance minimise la question de
l’égalité – de fait, l’abolition de l’esclavage en Amérique est loin d’être
d’actualité – et insiste davantage sur la liberté de culte. Les Français, en
revanche, négligent le droit à la recherche du bonheur. Certains articles de
la Déclaration française ont fait l’objet d’une attention toute particulière et
sont associés à des personnalités notables : Sieyès intervient pour que
l’article 3 rappelle que désormais c’est la nation qui est souveraine – on
comprend mieux les réticences de Louis XVI ! – : « Le principe de toute
souveraineté réside essentiellement dans la Nation. » L’article 6, est quant à
lui, proposé par Talleyrand et l’article 16 est directement inspiré par
Montesquieu et sa théorie de l’équilibre des pouvoirs prônée par De l’esprit
des lois.
Dans l’ensemble, le texte de la Déclaration s’inspire d’un siècle de
« Lumières », il réagit à toutes les formes d’absolutisme et s’impose comme
le plus solennel promoteur de l’individualisme libéral : la liberté n’est
limitée que par la loi (art. 4-5) et se définit comme tout ce qui ne nuit pas à
autrui, elle se décline sur le mode de la liberté d’expression, liberté
d’opinion, liberté de conscience, etc. Mais cette liberté évidemment
demeure formelle, tel est bien le cœur de la critique à laquelle elle s’expose.
Enfin, il faut rappeler avec insistance le fait qu’il s’agit bien d’une
« déclaration », c’est-à-dire d’un acte formel de clarification, une « mise au
clair » que les « Lumières » ont rendue possible mais que désormais nul ne
peut prétendre ignorer.
21 janvier 1793
Exécution de Louis XVI
Quelques semaines après un procès houleux – et, sur le plan même du droit,
discutable, ce que dans un discours célèbre rappelle Robespierre –, Louis
Capet est exécuté. Il porte deux chemises, l’une sur l’autre, pour que le
froid ne le fasse pas frissonner et que l’on n’attribue pas ces frissonnements
à la peur : dernière mise en scène et dernière réplique :
2 novembre 1892
Loi réglementant le travail des enfants
Cette loi inaugure en France le droit du travail. De façon significative, dans
ce même texte figurent les premières dispositions visant à structurer ce qui
deviendra plus tard l’Inspection du travail.
De fait, si le XVIIIe siècle s’est attaché à définir et à conquérir des
« droits politiques », le XIXe siècle a le souci des droits sociaux. Certes, dès
1700, Ramazzini publie un Traité des maladies des artisans qui sensibilise
le public à la question de la « vitesse d’usure » de la vie, inégale d’une
profession à l’autre. Mais il faut attendre 1840 et le Tableau de l’état
physique et moral des ouvriers de Villermé, étude consacrée au mode de vie
des ouvriers des filatures de coton, pour qu’une réflexion sur les conditions
de travail soit véritablement amorcée.
À la fin du siècle, en Europe, le sujet est d’actualité, porté par la
politique de Bismarck concernant les assurances contre les accidents du
travail, mais aussi par l’encyclique Rerum Novarum (1891) : il s’agit
d’établir une législation sur l’hygiène et la sécurité au travail. La
réglementation du travail des enfants inaugure en France une activité
législative qui, de la loi de 1898 sur les réparations en matière d’accidents
du travail aux lois Auroux de 1982 en passant par la définition de l’exercice
du « droit de retrait », n’a depuis jamais cessé.
13 janvier 1898
« J’accuse… »
« Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice. Mes nuits seraient
hantées par le spectre de l’innocent qui expie là-bas, dans la plus affreuse
des tortures, un crime qu’il n’a pas commis. » Voilà ce que publie Émile
Zola sous la forme d’une lettre ouverte adressée au président de la
République, Félix Faure, dans le journal L’Aurore que dirige Georges
Clemenceau. Le grand écrivain y « accuse », du ministre de la Guerre, le
général Auguste Mercier, au président de la République lui-même, tous
ceux qui ont laissé faire, préféré une injustice à un désordre et couvert –
pour reprendre la formule célèbre de Goethe –, voire encouragé la
condamnation du capitaine Alfred Dreyfus pour haute trahison. Le procès et
les accusations auxquelles Dreyfus eut à répondre datent de 1894. Quatre
ans plus tard, le capitaine a été publiquement dégradé et condamné au
bagne. L’affaire est au point mort, enfouie sous un silencieux soupçon
d’antisémitisme. En accusant à son tour les plus hautes autorités de l’État,
Zola veut provoquer un procès aux Assises, afin qu’une tribune soit enfin
dressée où puisse être proclamée la vérité. L’article est un brûlot. Les
300 000 exemplaires du quotidien s’arrachent en quelques heures, Zola est
un personnage public, l’essentiel de son œuvre est derrière lui et son
prestige au sein de la République des Lettres est immense. L’auteur de
Germinal et de Nana entraîne dans son sillage Anatole France, Georges
Courteline, Octave Mirbeau, Claude Monet, Marcel Proust, tous ceux qui
signeront la « Pétition des intellectuels », comme la nomme
dédaigneusement Maurice Barrès. L’affaire Dreyfus est devenue l’affaire
Zola.
Si l’article de Zola, intitulé « J’accuse… », fait événement, c’est moins
pour son contenu que pour l’intention qu’il révèle, celle de faire peser le
poids d’une conscience unanimement – ou presque – reconnue dans la
balance du débat public. Un homme prend la parole et on l’écoute pour le
prestige acquis hors du champ politique : ce qu’il pense pèse. On assiste
alors à la naissance d’un « personnage » désormais familier du paysage
politique français : l’intellectuel, celui qui s’occupe précisément de ce qui
ne le regarde pas, plaidera Jean-Paul Sartre. Cet engagement le perd, accuse
au contraire Julien Benda dans La Trahison des clercs, car il lui sera dès
lors difficile de s’exonérer du soupçon d’être un idéologue, un « accro » à
l’idéologie cet « opium des intellectuels », pour reprendre la judicieuse
formule de Raymond Aron.
9 décembre 1905
Loi de séparation de l’Église et de l’État
Depuis que le transfert de la maison des rois de France de l’ancien palais
des Valois – l’actuel palais de Justice – au Louvre, plus éloigné du centre
religieux que constitue l’ensemble cohérent cathédrale/Sorbonne, a rendu
sensible et franchement manifeste le souci du pouvoir politique de
s’émanciper de la tutelle ecclésiastique, une lente évolution pousse de
manière irréversible l’État à se « séparer » de l’Église et à faire voler en
éclats le modèle théologico-politique. Si Napoléon crée un ministère des
Cultes et signe avec le Vatican un « Concordat », en revanche, il émancipe
l’Université et laisse le Code civil totalement muet sur le sujet religieux.
Tant que le politique a encore besoin du théologique, il le ménage, ne serait-
ce que pour bénéficier et utiliser le réseau de propagation idéologique que
constituent ses 33 000 paroisses. Mais une fois institué un appareil
comparable, avec l’école laïque et républicaine, soit à la fin du XIXe siècle,
pourquoi s’embarrasser d’un partenaire devenu inutile et encombrant ?
Si 60 % des Français se disent catholiques, 2 % des moins de 25 ans
vont régulièrement à la messe.
4 mars 1944
Procès Pucheu
Pierre Pucheu, ministre de l’Intérieur du gouvernement Darlan, quitte le
pouvoir au retour de Laval en 1942 et rejoint Giraud en Algérie. Arrêté dès
son arrivée, il est jugé puis exécuté. Ce sera le premier procès de
l’épuration. Mais le procès Pucheu, c’est surtout le procès des Sections
spéciales, créées par Pucheu dès le 23 août 1941, soit deux jours après la
mort d’Alfons Moser, cet officier allemand tué sur le quai du métro de la
station Barbès-Rochechouart par le colonel Fabien, Pierre Georges de son
nom d’état civil, chef des Jeunesses communistes. Il s’agit alors, pour les
autorités de Vichy, de répondre aux attentes répressives des autorités
allemandes qui réclament des exécutions pour l’exemple par rétorsion.
Déjà en 1941, après l’assassinat du colonel allemand Hotz, Pucheu avait
désigné lui-même, parmi les prisonniers du camp de Choisel, les 27 otages
exécutés. On voudrait bien, à présent, donner une forme « légale » à des
mesures répressives, afin de contenter tout le monde et d’entretenir
l’illusion d’une bonne conscience et du sentiment de la justice. Or, ne
disposant pas d’inculpés présentables, c’est-à-dire susceptibles d’être
condamnés à mort, Pucheu avance l’« idée » de rejuger ceux qui l’ont déjà
été en requalifiant leurs crimes et délits afin de les rendre cette fois-ci
passibles de la peine capitale. C’est violer effrontément deux principes
déterminants de la justice : l’intangibilité de la chose jugée et la non-
rétroactivité d’une loi. Sans le respect de ces deux principes fondamentaux,
le droit devient absurde. Le Père Ubu l’avait rêvé, Pucheu l’a fait. C’est
ainsi, par exemple, qu’un ouvrier chapelier condamné à cinq ans de prison
pour avoir « souscrit et collecté diverses sommes d’argent en faveur
d’organismes contrôlés par la Troisième Internationale » vit ses délits
requalifiés par les Sections spéciales. Il fut condamné à mort et exécuté,
tout comme cinq autres militants communistes.
Le fait que le gouvernement français soit décidé à donner des ordres à
un tribunal consomme la rupture de la séparation des pouvoirs et ébranle les
conceptions sacrées de Montesquieu et de la Révolution française. « La
France, sous l’influence du nouveau ministre de l’Intérieur Pucheu, est en
train de tracer les voies d’un nouvel ordre d’État », s’était enflammé à
l’époque le chef de la Gestapo Karl Boemelburg. Auparavant, il avait
reconnu : « Ce texte est une véritable révolution dans les principes
juridiques en vigueur en France. La rétroactivité d’une loi pénale a pour
conséquence d’annuler le sacro-saint principe libéral nulla poena sine lege
[pas de peine sans loi]. »
29 avril 1945
Les femmes exercent pour la première fois leur
droit de vote aux élections municipales
Depuis 1995, le Programme des Nations Unies pour le développement
humain s’efforce de mesurer la participation des femmes à la vie publique
en établissant un classement pays par pays, de la visibilité la plus grande à
la plus ténue. C’est ainsi la Suède qui s’impose à la tête de ce palmarès,
avec 40 % des sièges parlementaires détenus par des femmes et 64 % des
postes d’encadrement. Les États-Unis arrivent à la 11e position, loin devant
la France (31e) qui est elle-même précédée de l’Espagne (16e), de l’Irlande,
du Portugal, de l’Italie, de La Barbade (18e) ou encore de Cuba (25e). Rien
d’étonnant s’agissant d’une nation qui célébra en 1991 la nomination
d’Édith Cresson à la tête du gouvernement comme un événement et
commenta sa chute par des sarcasmes.
La France présente d’ailleurs à bien des égards une situation curieuse :
en avance sur le terrain de la conquête des droits politiques et sociaux, de la
défense des libertés publiques, elle accuse systématiquement un retard
sensible en matière de reconnaissance de ces droits au bénéfice des femmes.
Il faut attendre, par exemple, 1944 pour que les Françaises obtiennent le
droit de participer à la vie démocratique (et 1945 pour qu’elles aient
l’occasion de l’exercer !), alors que les Néo-Zélandaises votent depuis
1893, les Soviétiques depuis 1918 et les Turques depuis 1934 !
En France, les femmes mariées ne peuvent disposer librement de leur
salaire que depuis 1907 ; en 1983, une loi instituant le principe d’égalité
professionnelle des hommes et des femmes est votée. Dans le monde de
l’entreprise, la présence des Françaises est d’ailleurs aussi discrète que sur
la scène politique. En effet, les femmes ne représentent toujours que 7 %
des cadres dirigeants au sein des 5 000 entreprises les plus importantes.
Cette « modestie » trouve peut-être sa source dans le faible taux d’accès
aux grandes écoles – alors que certaines d’entre elles parmi les plus
prestigieuses leur ont été interdites jusqu’à un passé très proche : l’École
polytechnique n’est ouverte à la mixité que depuis 1972 ! –, fait d’autant
plus paradoxal que les résultats scolaires des filles sont de loin meilleurs
que ceux des garçons : en 2002, 71 % des filles d’une même génération
accèdent au bac quand 56 % des garçons font de même.
20 novembre 1945
Début du procès de Nuremberg
Robert Jackson, qui préside le tribunal, écrit au président Truman :
Notre procès doit constituer un historique […] de ce qui était, nous en sommes
convaincus, un plan d’ensemble, conçu en vue d’inciter à commettre des
agressions et les actes de barbarie qui ont indigné le monde.
Dès juin 1945, des contacts entre les Alliés sont pris au plus haut niveau
pour savoir quel type de procès organiser. Un ou plusieurs procès ?
Poursuivre les crimes de guerre ? Dénoncer un complot nazi pour dominer
l’Europe ? Une guerre d’agression peut-elle être incriminée ? Ces
discussions préparatoires sont l’occasion de définir un certain nombre de
crimes nouveaux. Nuremberg, de ce seul point de vue, est un événement.
Il y a tout d’abord les « crimes contre la paix ». Ils recouvrent la
direction, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d’une guerre
d’agression, ou d’une guerre de violation des traités, assurances ou accords
internationaux, ou la participation à un plan concerté ou à un complot pour
l’accomplissement de l’un des actes qui précèdent.
Dès lors, tous les inculpés seront poursuivis sous ce chef de
« complot ». Autre nouveauté d’importance, la guerre, prérogative de tout
État souverain, peut être considérée par le droit international comme un
crime. Mais c’est surtout le crime contre l’humanité que l’on associe au
procès de Nuremberg. Par là, il faut entendre l’assassinat, l’extermination,
la réduction en esclavage, la déportation et tout acte inhumain commis
contre toutes les populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les
persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces
actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit
interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout
crime entrant dans la compétence du tribunal ou en liaison avec ce crime.
Enfin, la question du mode d’exécution des condamnés à mort fait
l’objet d’une longue discussion préalable : la pendaison, signe
d’humiliation, ou la fusillade que l’on réserve généralement aux soldats ?
Ce sera la mort par pendaison et, partant, le refus de toute dignité réservée à
un combattant. Le verdict, prononcé par quatre juges (un Américain, un
Soviétique, un Britannique et, pour la France, Henri Donnedieu de Vabres),
a été également l’occasion de nombreux débats et il résulte d’une recherche
du compromis. Il est rendu le 1er octobre 1946, soit à peu près un an après le
début du procès :
Göring, reconnu coupable de tous les chefs d’accusation, est condamné
à mort ; il se suicide dans sa prison ;
Rudolf Hess est condamné à la prison à vie ;
von Ribbentrop, Keitel, Jodl, Rosenberg sont condamnés à mort,
coupables de tous les crimes retenus. Kaltenbrunner, Frank, Streicher,
Seyss-Inquart, également ;
Les autres inculpés bénéficient de la division des juges : Funk est
condamné à la prison à vie, Speer à vingt ans, von Neurath à quinze ans,
Dönitz à dix ans d’emprisonnement. Von Papen, Fritzsche et Schacht
sont acquittés.
Au principe de non-rétroactivité invoqué par les accusés, le tribunal
répond qu’il ne s’applique pas au droit international. Il jette ainsi les bases
d’une nouvelle approche du droit qui tendrait à ressembler à ce que Kant
nomme, dans le Projet de paix perpétuel (1795), le « droit
cosmopolitique ».
26 octobre 1950
René Pleven présente un projet d’armée
européenne
Si les principales causes des conflits armés entre les nations sont des
contentieux territoriaux, alors, pour vaincre une fois pour toutes la guerre et
pour que l’expression kantienne de « paix perpétuelle » ne soit plus un
douteux pléonasme, il convient de « déterritorialiser » l’espace politique et
d’instituer une supranationalité. C’est ce qui conduit aujourd’hui à
rechercher une constitution politique à l’Union européenne. La première
étape de ce processus fut ainsi le projet d’armée européenne, présenté par le
Français René Pleven. On l’aura noté, la démarche intervient quelques
années à peine après la fin de la Seconde Guerre mondiale, avant la création
de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, et rappelle que le
cœur du projet européen est pacifiste avant d’être mercantile.
31 mai 1962
Le président Itzhak Ben-Zvi refuse de gracier
Adolf Eichmann, exécuté quelques heures plus
tard
Adolf Eichmann devient en 1932 membre du NSDAP, puis de la SS où il
n’obtiendra jamais un grade supérieur à celui d’Hauptsturmführer,
capitaine. En 1934, il intègre le service de sécurité de Himmler où il devient
un « spécialiste de la question juive », jusqu’à diriger le bureau IV-B-4 de
l’Office central de sécurité du Reich dont la tâche assignée était d’assurer
« l’élimination de l’adversaire juif ». Il est alors directement responsable de
l’organisation matérielle de l’extermination des Juifs d’Europe. À la chute
du Reich, Eichmann est capturé une première fois par les Américains mais
inconnu des services alliés, il est relâché. C’est au cours du procès de
Nuremberg que son nom commence à être prononcé. Entre-temps, il s’est
caché en Allemagne sous l’identité d’Otto Eckmann, « ouvrier forestier ». Il
est enfin exfiltré par l’intermédiaire du réseau Odessa qui l’installe à
Buenos Aires sous le nom de Ricardo Klement. Il gagne sa vie comme
contremaître à l’usine Mercedes-Benz de Suarez. Il est enfin capturé.
Arrêté, il ne nie pas son identité et paraît à Hannah Arendt, qui suit le
procès, « d’une stupéfiante bonne volonté ». Sa défense consistera à limiter
sa culpabilité : il reconnaît seulement avoir « aidé et encouragé » les actes
criminels dont on l’accuse. Selon Arendt, il prétendait qu’« il était coupable
parce qu’il avait obéi, et pourtant l’obéissance était considérée comme une
vertu 2 ». Eichmann argumente longuement sur le caractère pédagogique de
l’obéissance au droit positif : la soumission à la loi est une condition
nécessaire pour apprendre la subordination du particulier au général. Du
Kant mal compris et déformé. Sa responsabilité entière est reconnue et, le
15 décembre 1961, sa peine de mort est prononcée. Un second verdict en
appel confirme le premier le 29 mai 1962. Le 31, le président israélien
refuse la grâce et, avant minuit de ce jeudi 31 mai, Eichmann est pendu.
Le cas Eichmann intéresse particulièrement la philosophe américaine
d’origine allemande Hannah Arendt, qui a fui l’Allemagne des nazis dès
1933, pour ce qu’il illustre ce qu’elle théorise sous la formule « banalité du
mal ». Comment un homme ordinaire, d’intelligence médiocre, faiblement
instruit et cultivé, peu ambitieux, peut-il devenir en toute bonne conscience
le responsable direct de la mort programmée de plus de 6 millions
d’hommes, de femmes et d’enfants ?
1962-1965
Vatican II
Quelques mois à peine après son élection, le pape Jean XXIII annonce son
intention de convoquer le concile aux fins de rechercher les moyens
d’adapter l’Église aux réalités du présent :
Je veux ouvrir largement les portes de l’Église, afin que nous puissions voir ce qui
se passe à l’extérieur, et que le monde puisse voir ce qui se passe à l’intérieur de
l’Église.
10 mai 1968
« Nuit des barricades », des centaines de blessés
Mai 68 a-t-il sa place ici ? Événement ? Non-événement ? L’interrogation
cinquante ans plus tard sur l’événement vaut l’événement. En soi, les
divergences d’interprétation méritent l’attention : révolution avortée ?
Révolte étudiante contre l’autorité et les valeurs d’une France « moisie » ?
Requête hédoniste et consumériste ? En fin de compte, tout change et rien
ne change : assurément, une nouvelle liberté de ton et d’expression est
véritablement conquise, le rapport à l’autorité est vraiment fissuré dans le
cadre de l’institution scolaire – difficile désormais de maintenir l’estrade :
la chaire est triste ! Hélas ! –, la liberté sexuelle est hautement revendiquée
mais, dans l’ensemble, tout semble n’avoir été qu’affaire de mots. De fait,
68 est un magnifique vivier à slogans, un moment ludique
d’expérimentation de la parole et des possibilités du langage, l’exploration
hardie des pouvoirs de l’imagination laissés à la portée de tous et de
chacun : « Sous les pavés la plage. » Mais la plage, qui s’y prélasse alors ?
La grande révolution espérée de certains n’aura pas lieu. Certes, les grèves
et les occupations d’usines se multiplient, le pays semble paralysé sous
l’effet de ce qui ressemble fort à une véritable « grève générale » : le
20 mai, on compte 10 millions de grévistes et pour la première fois les
salariés du secteur public se sont joints aux salariés du privé. La confusion
atteint son comble à la « disparition » du chef de l’État, le général de
Gaulle, lequel quitte le palais de l’Élysée le 29 pour se rendre à Baden-
Baden auprès du général Massu et des troupes françaises qu’il commande
sur le territoire allemand. Assuré, rassuré du soutien de l’armée, le président
de la République reprend l’initiative et déclare le lendemain, à la
télévision : « Je ne me retirerai pas, j’ai un mandat du peuple, je le
remplirai. » Il dissout l’Assemblée et reçoit sur les Champs-Élysées le
soutien de plus de 1 million de gaullistes qui défilent dans le cadre d’une
véritable contre-manifestation. Peu à peu le travail reprend, l’ordre est
restauré, les législatives sont un plébiscite pour le pouvoir en place.
17 janvier 1975
La loi Veil légalise l’interruption volontaire
de grossesse
Le vote, houleux, de la loi Veil qui est un moment incontestable de la
libération des femmes, une réappropriation du corps féminin par les femmes
elles-mêmes, une liberté fondamentale, est aussi révélateur de la nature
désormais juridique de la société dans laquelle nous vivons : « La nature
veut de manière irrésistible que le pouvoir suprême revienne finalement au
droit », écrivait déjà à la fin du XVIIIe siècle Emmanuel Kant dans son Essai
sur la paix perpétuelle. Récemment, le concours d’entrée à l’École
nationale de la magistrature posait aux candidats la question suivante : « Le
droit a-t-il réponse à tout ? » L’énoncé même du sujet témoigne d’une
évolution problématique : le droit doit-il, comme cela semble être devenu le
cas, prendre en charge toutes les dimensions de la vie en société ? De fait, si
tout peut être formulé en termes juridiques, que traduit le choix historique
de s’y résoudre ? Aucune norme ne peut prétendre à la neutralité et
l’arbitrage d’aucune façon ne se libère de l’interprétation. Le
« gouvernement des juges » et l’« empire du droit » bénéficient d’une crise
de la décision. À présent, celle-ci doit sembler procéder d’un arbitrage pour
dissiper tout soupçon d’arbitraire. Dans cette optique, il est évidemment
étonnant que notre société, sur la question très délicate qui consiste à
déterminer à partir de quel moment il convient de considérer qu’un « amas
cellulaire » devient un embryon d’être humain, s’en remette au législateur,
c’est-à-dire au droit. On attendrait des experts d’une autre nature :
scientifiques, religieux, philosophes, pourquoi pas ?
1986
Première expérience de cohabitation
de la Ve République
Les élections législatives ayant été remportées par l’opposition, François
Mitterrand, président de la République, nomme Jacques Chirac Premier
ministre. Cette première cohabitation inaugure une pratique de neuf années
distribuées selon trois périodes. Deux cohabitations courtes, 1986-1988
et 1993-1995, pendant lesquelles Jacques Chirac puis Édouard Balladur
sont les ministres d’un président socialiste ; une cohabitation longue, 1997-
2002, où le rapport de force politique s’inverse, Lionel Jospin devenant le
Premier ministre de Jacques Chirac. Ainsi s’installe au sommet de l’État
une véritable dyarchie, avec la bénédiction des citoyens qui reconduisent à
deux reprises l’expérience. Cette situation à la fois banale et exceptionnelle
est la conséquence de la nature bicéphale du pouvoir exécutif de la
Ve République. Ce tandem, pénible à vivre aux dires de ceux qui l’ont
enfourché par nécessité, a connu les faveurs de l’opinion publique, soulagée
sans doute, dans la pure tradition du libéralisme politique, de ce que le
pouvoir arrête le pouvoir. Le fonctionnement convenable des institutions au
cours de cette période conduit à formuler un certain nombre
d’observations : d’une part, la Constitution à l’épreuve des changements
d’opinion fait la démonstration d’une grande plasticité, d’une capacité
remarquable d’adaptation. Mais il est possible, d’autre part, de considérer la
cohabitation comme le mode de fonctionnement normal de la
Ve République. Nombreux furent en effet les couples exécutifs aux relations
tumultueuses et aux ambitions divergentes alors que ses deux membres
étaient issus de la même majorité : de Gaulle / Pompidou, Pompidou /
Chaban-Delmas, Giscard d’Estaing / Chirac… La dyarchie n’est pas
nécessairement le gage d’une politique mesurée, c’est en revanche
quasiment l’assurance de la concurrence plus ou moins rivale des
ambitions.
1987
Rapport Brundtland
L’expression « développement durable » – traduction de l’anglais
sustainable development – apparaît pour la première fois en 1987 dans le
Rapport Brundtland, intitulé, de façon directe, « Notre avenir à tous ». Elle
vise à désigner ce que le rapport appelle de ses vœux, c’est-à-dire un
« mode de développement qui satisfait les besoins du présent en permettant
aux générations futures de satisfaire les leurs ». Ce qui suppose de concilier
écologie, économie et social en incitant à une nouvelle organisation de la
prise de décision.
Les États et leurs gouvernements ne sont, en effet, pas forcément les
mieux placés pour assumer des décisions impopulaires, dans la mesure où
celles-ci impliqueraient au mieux la redéfinition d’un certain nombre
d’activités industrielles et au pire la disparition de secteurs entiers
d’activité. Il faut alors sans doute imaginer une participation directe des
citoyens mais aussi une association plus systématique des organisations non
gouvernementales aux prises de décision internationales, ce que suggère
directement le principe 10 de la Déclaration de Rio :
C’est aussi ce que révèlent les 2 010 ONG aujourd’hui accréditées par
l’ONU.
En un mot, la difficulté à concilier développement et protection de
l’environnement conduit nécessairement, du fait de la complexité des
phénomènes en cause, à de profondes remises en question politiques :
redéfinir les priorités économiques, replacer l’homme au cœur du dispositif,
instituer une pratique collective de la décision… Mais aussi, et plus
concrètement, « d’abord renforcer les capacités d’innovation technologique
des pays » (rapport Brundtland). La recherche doit être une priorité, c’est
elle qui garantit la qualité de l’expertise.
10 février 1998
Loi portant création des 35 heures
et de la réduction du temps de travail
La réduction du temps de travail est l’un des motifs lancinants de la lutte
sociale en France, dans l’idée conforme à la fois à l’étymologie et à
l’analyse hégéliano-marxiste que le travail fait souffrir, qu’il est liberticide,
à la fois « humain » et « trop humain ». Ce rapport douloureux au travail est
entretenu au quotidien par des déclarations amicales du type « Bon
courage ! » quand il s’agit le matin de rejoindre son lieu d’activité, par des
créations verbales sur le modèle en 1878 du néologisme « bosser » – pour
« se bosser le dos » –, par une culture du congé de fin de semaine, souvent
caricaturée et caricaturale mais que l’étranger identifie à la singularité
française. Cette conception est si profondément enracinée dans nos
mentalités que, dans l’enquête qu’il publie en 1998, le ministère des
Affaires sociales révèle que 72 % des salariés interrogés pour l’enquête
déclarent faire, en travaillant, des « efforts physiques ». Le chiffre est
exorbitant et surprenant, compte tenu de l’évolution des tâches et des
besoins dans la société moderne : le monde du travail, composé dans une
écrasante majorité de « cols blancs », ne ressemble plus vraiment à celui
que décrit Balzac, pour le monde rural, et Zola, pour le monde ouvrier.
C’est dire que la peine est une composante essentielle de notre
représentation du travail. Cela fut encouragé par l’analyse, dans les années
1990, d’une fin inévitable du travail, horizon rapprochaient que les progrès
de la technique. En 1985, le philosophe allemand Jürgen Habermas
n’annonce-t-il pas, dans son Discours philosophique de la modernité, « la
fin historiquement prévisible de la société fondée sur le travail » ?
Dans ces conditions, les « 35 heures » apparaissent comme une mesure
inévitable, une victoire de plus du progrès social et une amélioration
considérable de la vie quotidienne des Français. Or, rarement « progrès
social » n’aura soulevé autant de polémiques. Pour les uns, il s’agit du titre
de gloire du ministère Jospin (1997-2002) ; pour les autres, cette loi
constitue un accélérateur du déclin français. Ces lois Aubry, du nom de la
ministre alors chargée du dossier, ont-elles été bénéfiques ou bien ont-elles
nui au pays ? Là n’est pas vraiment la question, dans la mesure où la
réponse qu’on lui apporterait resterait couverte d’une gangue idéologique
inintéressante. En revanche, un certain nombre de remarques peuvent être
formulées quant aux conditions dans lesquelles ces lois ont été préparées et
leurs conséquences imprévues sur le quotidien des Français.
Pensées dans l’urgence d’une campagne et d’un programme à construire
à la hâte – surprise de la dissolution voulue par le président Chirac en
1997 –, elles sont la réponse des socialistes à la crise de l’emploi qui
gangrène la société française depuis 1984. C’est une réponse assez
malthusienne qui ne doit rien à l’idée d’une réduction du temps de travail
par confort et par principe : en limitant le temps du travail, on prétend
pouvoir le redistribuer plus largement. Pour que tout le monde puisse
manger du gâteau, faisons des parts plus modestes. En bref, c’est dire que la
mesure ne vaudra que par son caractère directif : la réglementation des
heures supplémentaires est inévitable et liberticide. Elle a surtout des effets
pervers : ce sont les salariés les plus modestes qui ont principalement
recours aux heures supplémentaires, les supprimer revient parfois à
diminuer 40 % des revenus disponibles. Quant à ces heures libérées, leur
usage est variable : est-ce encore un progrès social quand elles sont
consacrées pour l’essentiel au travail domestique non reconnu et non
rémunéré ? Enfin, quelle étrange évolution qui raccourcit le temps
hebdomadaire du travail mais augmente le nombre d’annuités nécessaires
au bénéfice d’une pension de retraite à taux plein !
CHAPITRE III
Créations et fondations
212
Édit de Caracalla
L’empereur Caracalla concède à l’ensemble des hommes vivant sur le
territoire de l’Empire la citoyenneté romaine. Pour Emmanuel Todd, « le
centre finit toujours par traiter les peuples conquis comme des citoyens
ordinaires et les citoyens ordinaires comme des peuples conquis 1 ». C’est
bien la forme particulière que revêt cet « égalitarisme universaliste ». L’édit
de Caracalla rend visible la nature du « troc » sur lequel reposent l’équilibre
et la pérennité de l’Empire : la contrainte militaire laisse place à la diffusion
d’un universalisme idéologique en échange duquel il paraît légitime de
prélever sur les peuples conquis un tribut, soit sous la forme d’un impôt,
soit par le biais de l’extraction et de la captation de ressources naturelles
(or, coton, cacao, etc.). Tant que le pouvoir militaire et économique de
contrainte est suffisant et que le modèle idéologique propagé est reconnu,
l’Empire dispose des moyens nécessaires à la croissance et au
développement sans lesquels il s’effondre.
496
Clovis remporte sur les Alamans la bataille
de Tolbiac et se fait baptiser à Reims par l’évêque
Remi
La victoire et le baptême de Clovis, roi des Francs, constituent un acte
fondateur oublié, négligé. Et le pape Jean-Paul II a beau le redire aux jeunes
venus l’écouter – « France, rappelle-toi ton baptême » –, la mémoire
collective a, semble-t-il, effacé toute trace de ce moment fort de fondation
du théologico-politique. Les commémorations sont discrètes, à peine une
station de métro associée à une rue du XIIIe arrondissement de Paris vient-
elle titiller la curiosité éventuelle : Tolbiac ? Pie X, en 1907, l’avait pourtant
déclaré : « La France est née, il y a quatorze siècles, sur un champ de
bataille d’un acte de foi et d’une victoire. » Il ajoute : « Le baptême de
Clovis marque la naissance de la nation. » Mais à l’instrumentalisation
idéologique répond l’instrumentalisation idéologique. L’historien Marc
Ferro l’affirme :
Lorsqu’il était écrit, dans les manuels de la IIIe République, que « nos ancêtres
étaient les Gaulois », cette assertion n’était pas destinée à faire croire aux enfants
des peuples colonisés qu’ils en étaient les descendants, comme on s’est plu à en
gloser. Elle voulait dire que nos ancêtres n’étaient pas les Francs.
Marc Ferro, Histoire de France, 2003
16 juillet 622
Hégire
Ce jour du départ de Mahomet pour Yathrib, ancien nom de Médine,
marque le début du calendrier musulman. Le mot « hégire » dérive de
l’arabe higra, « l’exil, la rupture, la séparation », et il offre l’occasion d’une
réflexion sur la détermination du point d’origine dans la mesure du temps.
De fait, le monde musulman est bien le seul à naître d’une rupture, d’une
mise à l’écart, manière de dire que l’exil est toujours l’occasion d’une
renaissance ou que seul l’arrachement est fécond. Les Romains comptaient
les années depuis la fondation de Rome – ab urbe condita –, les chrétiens
depuis la naissance de Jésus : pour eux, tout commence par un
commencement…
1464
Louis XI crée la Poste
Avec cet embryon d’organisation de la distribution du « courrier », c’est
évidemment l’ébauche d’un service public, de l’État, que l’on voit naître en
France à la fin du Moyen Âge par la volonté d’un monarque. De fait,
l’invention de l’État fut bien l’affaire des rois de France, chacun depuis
Louis XI y mettant du sien, jusqu’à Louis XVI qui poursuivit le
développement des « écoles spéciales », comme l’école des Mines, par
exemple. La monarchie construit donc l’État à son image. Voilà pourquoi,
selon l’historien Marc Bloch, le contrat vassalique apparaît bien comme le
modèle de la relation qui unit l’État aux citoyens : la sécurité en échange
d’une partie de la liberté.
1513
Le Prince de Machiavel
Probablement rédigée en 1513, cette œuvre que la postérité a saluée, parfois
à contresens, n’a été publiée qu’en 1532, après la mort de son illustre auteur
Machiavel. Enseigner l’art de gouverner en se jouant des humeurs du
peuple ne pouvait se faire, semble-t-il, au grand jour. Qu’on ne s’y trompe
pas, en effet, ce traité n’a pas la simplicité de lecture et de réception qu’on
lui prête. Si Rousseau alla jusqu’à en faire « le livre de Républicains », ce
petit traité a bien souvent été montré du doigt, « mis à l’index » et censuré.
On ignore trop souvent – mais peut-être est-ce plus commode de croire en
un machiavélisme sournois et cynique que de donner du crédit à une thèse
complexe – les conditions de rédaction de l’ouvrage. De fait, le contexte de
rédaction de l’œuvre indique aussi sa finalité. Machiavel est en effet banni
lors de la prise de pouvoir de Florence par les Médicis en 1512.
Fonctionnaire déchu, il cherche à rentrer en grâce auprès des Médicis et il
entend s’y appliquer à l’aide d’un ouvrage qui donnerait au gouvernant les
clés du succès. Œuvre « commandée » en somme par les événements et la
situation précaire de son auteur, son destinataire est également
problématique. Initialement dédié à Julien de Médicis, frère de Léon X, Le
Prince sera ensuite destiné à Laurent de Médicis, manière de dire que ce
traité, présenté comme personnel et unique, vaut pour tous… Partant,
Machiavel entend mettre à la disposition du Prince « la connaissance des
actions des grands hommes, qu’il a acquise soit par une longue expérience
des affaires des temps modernes, soit par une étude assidue de celle des
temps anciens ». Comme l’a enseigné Platon avant lui, Machiavel rappelle
ainsi à Laurent de Médicis que seule la culture permettra au Prince de bien
gouverner car l’histoire offre suffisamment d’exemples pour permettre
l’étude, par l’observation et l’analyse des faits politiques passés, d’un
certain nombre de constantes qui sont autant de lois en quelque sorte. Par
quoi, et pour commencer, Machiavel invente la science politique et rompt
avec l’idéalisme antique : montrer ce que sont les gouvernements et non
prescrire ce qu’ils devraient être.
Quel enseignement peut-on tirer de l’histoire ? D’abord qu’elle est
imprévisible, que le hasard, fortuna, est la nécessité pour quiconque prétend
conquérir et exercer le pouvoir. On attend par conséquent du Prince qu’il
dispose d’une virtù, cette aptitude à conserver le pouvoir grâce à une
intuition qui lui permet d’affronter les contingences de l’histoire, grâce à
une puissance d’adaptation exceptionnelle qui transforme les accidents de
l’existence en occasions à saisir. Dès lors, pour être si changeant, le Prince
doit renoncer à ses principes. Machiavel découple morale et politique. Il
fonde ainsi la politique moderne sur le divorce des valeurs et de l’action.
Désormais, par nécessité, « la fin justifie les moyens », et la fin, pour le
Prince, c’est son maintien au pouvoir.
1516
Publication de Utopia par Thomas More
Si saint Thomas More – il a été canonisé en 1935 – a inventé le mot, il n’est
évidemment pas à l’origine de l’idée : imaginer une société parfaite où les
hommes vivraient dans la paix, l’harmonie et le bonheur. Le mythe de
l’Âge d’or rapporté par Hésiode dans Les Travaux et les Jours, le mythe de
l’Atlantide entretenu par Platon dans le Timée, préparent à ce jeu
intellectuel, sans parler des nombreuses utopies et contre-utopies qui
scandent le retour d’Ulysse à Ithaque. More donne au genre ses lois ; érudit,
humaniste, juriste, homme public – il sera en 1529 le chancelier
d’Henri VIII –, il fait accéder le mythe, la légende au contenu symbolique
ténu, à une véritable dimension intellectuelle. Sous l’apparente fantaisie de
la forme, sous le détournement du récit de voyage dialogué, on peut lire un
texte dont le but est évidemment de faire réfléchir : le bonheur dépend-il de
notre capacité à le protéger, à le dissimuler ? Peut-on vraiment « faire son
bonheur » ? On n’accède en effet en Utopie que par hasard, et le plus
souvent difficilement. L’égalité parfaite est-elle la condition de ce bonheur
public ?, etc. Au sens propre du terme, l’Utopia de More est un « modèle »,
c’est-à-dire une fiction destinée à rendre intelligible la réalité.
31 octobre 1517
Luther placarde sur la porte de la chapelle
du château de Wittenberg ses « 95 thèses »
La Bible, selon Luther, est la seule source légitime d’autorité religieuse et le
salut de l’âme ne dépend que de la foi de chacun en Jésus-Christ, sans
intercession possible de l’Église.
Pour avoir rendu publiques ses convictions qui remettent profondément
en cause la nature même de l’administration du Sacré par les religieux,
Luther est excommunié le 3 janvier 1521, chassé de l’Empire par Charles
Quint. Débute alors la construction d’une alternative à Rome, ce sera la
Réforme qui viendra déchirer en Occident la chrétienté.
Luther, fidèle à ses convictions, débarrasse la Bible du latin dans lequel
elle est rédigée depuis la Vulgate de saint Jérôme. Sa traduction de la Bible,
la première en langue vernaculaire, bénéficiera, « coup de pouce » de
l’histoire, de l’invention de l’imprimerie par Gutenberg.
1576
Jean Bodin publie les Six Livres de la République
La publication est d’importance puisque se trouvent à cette occasion
définies l’idée de souveraineté et celle de république. Le pouvoir souverain,
pouvoir fondé sur la loi et le droit, s’oppose au pouvoir impérial fondé sur
la force.
1635
Fondation par Richelieu de l’Académie française
Cette fondation s’inscrit dans la continuité de l’édit de Villers-Cotterêts
(voir § 26) et de la création par François Ier de l’Imprimerie nationale. La
langue, sa correction et sa diffusion sont devenues des enjeux politiques.
L’article 25 des statuts de l’Académie définit ainsi ses missions :
Janvier 1637
Représentation du Cid
1637
Discours de la méthode de René Descartes
Dans une perspective tout à fait identique à celle de Corneille, René
Descartes publie, contre l’usage, en langue française – au lieu du latin –, ce
traité philosophique intitulé Discours de la méthode, pour bien conduire sa
raison et chercher la vérité dans les sciences. Ce texte que Descartes
voulait accessible au plus grand nombre – « même aux femmes », écrivait-
il – est une date décisive dans l’histoire de la pensée occidentale : il diffuse
en effet largement ce rationalisme qui ouvrira la voie au positivisme et au
scientisme sur lesquels repose notre vision du monde.
Si nos sens ne sont pas fiables, le seul secours – pour qui chercherait à
établir des jugements de vérité – vient de la pensée, de ce bon sens qui est
« la chose la mieux partagée du monde ». Mais cette faculté a beau
appartenir à tous, rares sont ceux qui savent l’utiliser. Il faut apprendre à
« conduire » sa raison, d’où une « méthode », c’est-à-dire au sens strict un
cheminement. Dès lors que l’usage de la raison est assuré, la perception
qualitative de la nature, qui jusque-là prévalait, peut être remplacée par une
approche quantitative : tout peut désormais être mesuré ! C’est donner
raison à Galilée qui affirmait que « le grand livre de la Nature est écrit en
langage mathématique », mais c’est aussi se donner les moyens de devenir à
très court terme « comme maître et possesseur de la Nature » (VIe partie du
Discours).
1690
Vauban crée le Corps du génie
Avec la création du Corps du génie, Vauban dote la France d’un moyen
efficace pour réaliser la défense du territoire. De fait, cette étendue de terre
qui dépend d’un empire, d’une province, d’une ville ou simplement d’une
juridiction doit être protégée, aménagée, rendue à la fois sûre et commode.
Il ne faut pas oublier que la notion de territoire est porteuse d’un grand
nombre de connotations affectives qui lient ce lieu au vivant qui s’y trouve
vivre, précisément. Bref, un territoire, cela se ménage et cela s’aménage.
L’aménagement du territoire a débuté avec l’endiguement de la Loire de
Louis XI à Henri IV et il se poursuit aujourd’hui avec le projet du Grand
Paris.
1734
Lettres philosophiques (ou Lettres anglaises)
de Voltaire
En 1734, Voltaire n’est pas encore très célèbre – les premiers Contes
philosophiques datent des années 1750 –, il s’est fait connaître par une
tragédie à scandale, Œdipe, et par une querelle avec le chevalier de Rohan
qui l’oblige à quitter quelque temps le royaume de France pour
l’Angleterre. Là, il découvre des auteurs, des œuvres, des pratiques
politiques nouvelles : les Britanniques nomment cela the Enlightenments, ce
qui en français deviendra les « Lumières ». De fait, ces lettres fictives
envoyées d’Angleterre et qui décrivent tour à tour le régime parlementaire,
la religion, l’importance du commerce, l’influence de la pensée de Locke,
comme autant de petits articles d’une encyclopédie qui n’est pas encore
écrite, sont les premiers instruments d’une vaste entreprise de propagation.
D’ailleurs, au fond, c’est bien ce phénomène de propagation, de diffusion
qui donne vraiment valeur à la métaphore un peu arrogante des Lumières.
D’Angleterre, elles passeront en France puis de France en Allemagne, où à
la fin du siècle Emmanuel Kant les recueillera, trouvant pour elles une
devise : Sapere aude, « Aie le courage de te servir de ton propre
entendement ».
Dans l’entreprise, Voltaire joue un rôle déterminant, sans doute
historiquement son plus grand. Polygraphe, vulgarisateur hors pair, Voltaire
fut aussi un découvreur exceptionnel, notamment premier traducteur en
français de Shakespeare. Avec ces Lettres débutent deux siècles
d’anglophilie, pour ne pas dire d’anglomania, que partagèrent Montesquieu,
Diderot, Barbey d’Aurevilly, Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud…
1751
Les débuts de l’Encyclopédie
Vingt-huit volumes (dix-sept de texte, onze de planches), plus de
71 800 articles, 2 885 gravures : la publication de l’Encyclopédie ou
Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, fut une
entreprise colossale qui, de 1751 à 1772, mobilisa les plus grands noms de
la science et du savoir autour de Diderot, de D’Alembert et surtout de
l’éditeur André-François Le Breton.
Le premier volume est tiré à 2 050 exemplaires. Placés en tête du
tome I, le Système figuré des connaissances humaines et le Discours
préliminaire de D’Alembert doivent permettre au lecteur de s’orienter et de
saisir le sens du projet. Le titre de l’ouvrage lui assigne deux fonctions :
comme encyclopédie, « exposer l’ordre et l’enchaînement des
connaissances humaines » ; comme dictionnaire raisonné, donner sur
chaque science, art ou métier, une somme d’informations distribuées selon
l’ordre alphabétique. La cohérence tient grâce à un système de renvois qui
permettront aussi une véritable critique des préjugés du temps : « Ils
attaqueront, ébranleront, renverseront secrètement, écrit Diderot, quelques
opinions ridicules qu’on n’oserait insulter ouvertement. »
« Mettre le savoir en boucle » – ce que signifie au sens propre le mot
« encyclopédie » –, c’est-à-dire établir entre les connaissances des liens,
telle fut sans doute la grande entreprise des Lumières françaises.
1781
Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant
Dès la première édition de l’ouvrage, le philosophe affirme le tournant qu’il
entend faire prendre à notre conception étroite de la raison. Balayant les
affirmations saugrenues de Hume, Kant réfute de ne tenir pour vrai que ce
qui peut se vérifier dans l’expérience. Comment affirmer que le soleil se
lèvera demain alors que je n’en ai pas encore fait l’expérience ? Hume
répondra que je ne peux qu’en formuler une hypothèse fortement probable
compte tenu du fait que nous en faisons tous les jours l’expérience. Kant
répondra par cet ouvrage révolutionnaire et novateur : la raison seule peut
établir la nécessité des phénomènes. Ma raison n’est pas assujettie à mes
sens et le sensible n’est pas le seul indicateur de validité du savoir : il en est
certes le reflet, mais pas le principe. De fait, il n’est pas nécessaire que je
« voie », comme l’affirme Hume, un lien nécessaire entre une cause et son
effet pour affirmer qu’il existe des lois de la nature nécessaires, universelles
et intangibles. C’est au contraire la raison qui prend les devants, qui « jette
des filets sur le réel », selon l’expression de Karl Popper, qui « accroche »
le réel pour l’expliquer (du latin explicare), le dérouler. Aussi, le travail de
la raison n’est pas une conséquence des phénomènes de la nature
a posteriori, elle en est la lumière, elle leur donne du sens a priori. Notre
conception du savoir en est ainsi révolutionnée : Kant affirme non
seulement le pouvoir de la raison et notre liberté. Comprendre le
déterminisme de la nature, les lois de nécessité entre les phénomènes, c’est
avant tout s’en détacher. L’expliquer, c’est ne plus en être l’esclave : nos
croyances et nos superstitions, qui aveuglent notre capacité de jugement,
n’ont plus de force face à la lucidité implacable et certaine de notre raison.
C’est ainsi que se traduit, et aboutit, la révolution copernicienne, grâce à un
philosophe qui ose interroger nos doutes, nos superstitions, notre
obscurantisme. Loin de les tenir pour absurdes, il en fait le principe de
départ de sa refondation de la pensée. Le cheminement est long quand il
s’agit d’abattre des dogmes ; aussi affirme-t-il, dans la première Préface de
1781 :
La « chute » de notre raison, limitée par notre condition d’être fini, est
inévitable face aux questions métaphysiques (Dieu, l’homme et son origine,
la mort…) et nous en déduisons que nous sommes impuissants à
comprendre ce qui nous entoure. Mais cet échec initial nous en dit autant
sur nos limites que sur nos forces : la raison doit explorer le champ qui lui
est propre et non celui qu’elle ambitionne de démystifier et de comprendre,
et qui, par définition, la dépassera indéfiniment. La révolution
copernicienne se caractérise ainsi par un renversement de notre conception
habituelle de notre savoir : Kant explique cette révolution sur la puissance
des mathématiques qui reposent, comme l’a déjà expliqué et démontré
Thalès, sur des principes a priori. La pensée mathématique est le résultat de
l’activité cognitive du sujet qui, à partir du réel, isole des concepts,
s’échappe du sensible pour en exprimer l’essence. Galilée a, quant à lui,
démontré l’immensité du pouvoir de la raison : ce sont ses questionnements
qui sont à l’origine de ses recherches et non simplement l’observation des
phénomènes naturels. Toute discipline voulant devenir scientifique se fonde
sur le sujet et sa capacité à interroger le réel a priori et l’expliquer sans
forcément en faire l’expérience immédiate : toute connaissance est en partie
indépendante de l’expérience. Loin de dénigrer la valeur de
l’expérimentation, il lui donne au contraire plus de sens car elle est partie
prenante de la connaissance. À quoi sert en effet l’expérimentation dans une
pensée construite par une multitude de dogmes ? À rien, sinon à valider des
inepties et des raisonnements erronés. Posant ainsi les principes d’une
connaissance a priori de la raison, Kant a établi les principes des sciences
modernes. Quant à la métaphysique, elle ne peut être une science, car elle
dépasse le champ, pourtant vaste, de la raison. Face à elle, la raison dépose
en quelque sorte les armes, laissant place ou non à la foi : « J’ai dû
supprimer le savoir pour lui substituer la foi. »
Loin d’être un aveu d’impuissance face aux obscures questions qui
assaillent le sujet, Kant pose, dès le XVIIIe siècle, les bases de la
métaphysique.
17 juin 1789
Les États généraux se constituent Assemblée
nationale
Sur une motion de Sieyès, les États généraux rassemblés sur ordre du roi
Louis XVI renoncent à leur appellation d’origine pour s’instituer
« Assemblée nationale ». Pour la première fois, un dérivé du mot « nation »
reçoit une acception pleinement politique. À la société divisée en trois
ordres succède à présent une communauté. Les députés ne retiennent plus
que ce qu’ils ont en commun – leur lieu de naissance, leur langue, leur
culture – et oublient ce qui les divise – leur condition. Dans le Dictionnaire
de l’Académie, celui de 1694, la nation était définie comme « tous les
habitants d’un mesme État, d’un mesme pays, qui vivent sous les mesmes
lois et usent de mesme langage ». Après 1789, la nation devient source de
toute légitimité politique et de toute souveraineté : « Le principe de toute
souveraineté réside essentiellement dans la Nation » (Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen, art. 3).
14 juillet 1790
Fête de la Fédération
Le 6 juillet 1880, l’Assemblée nationale institue le 14 juillet journée de fête
nationale annuelle, parce que selon Henri Martin, le rapporteur de la loi,
« la Révolution a donné à la France conscience d’elle-même » ce 14 juillet
1790 au cours duquel Louis XVI jura fidélité à la nation. Certes, la date est
choisie à l’époque en référence à la prise de la Bastille, mais c’est
davantage 1790 que nous fêtons chaque 14 juillet. De fait, si le symbole de
la Bastille est clair pour les contemporains de Robespierre – c’est
l’arbitraire royal que l’on abat en rasant ce lourd bâtiment quasiment vide –,
il est aujourd’hui moins lisible. Mais la fête de la Fédération est une plus
grande énigme encore pour nous qui l’ignorons chaque année. Qui en
ravive la portée ? Qui rappelle la signification de ce symbole d’unité
nationale ? Pas une voix politique. Pas un journaliste.
1802
Dominique Vivant Denon prend la direction
du musée Napoléon, aujourd’hui musée
du Louvre
Destiné par la Convention à restaurer et à protéger les œuvres d’art
menacées par le vandalisme des sans-culottes, le musée du Louvre s’ouvre
au public et trouve son organisateur en la personne de Vivant Denon,
archéologue, grand voyageur, spécialiste des antiquités égyptiennes. Certes,
le musée, lieu voué aux muses, ne date pas du XIXe siècle : le premier
accueille à Alexandrie, non loin de la Grande Bibliothèque, tous les savants
et les penseurs qui cherchent un lieu pour étudier, sous la protection et la
bienveillance de Ptolémée. Il y aura plus tard des cabinets de curiosités, des
collections d’œuvres d’art – Philippe II d’Espagne qui collecte à travers
l’Europe tous les Jérôme Bosch disponibles –, mais le musée moderne,
celui qu’invente Napoléon, est un musée ouvert à tous, qui expose un
patrimoine. Désormais, les œuvres d’art appartiennent à un peuple – faute
d’appartenir encore à l’humanité –, non plus à un homme. Cette propriété-là
est publique.
1804
Publication du Code civil
Il s’agit, à n’en pas douter, de la grande réalisation normative du siècle.
Symbole du souci de l’Empire de codifier, de régler tous les aspects de la
vie civile (mariage, héritage, etc.), mais aussi révélateur d’un esprit français
qui s’efforce de faire entrer le réel dans le cadre artificiel d’une
réglementation prédéterminée. L’admiration suscitée par l’ouvrage, sa
pérennité – il a, dans sa forme comme dans le fond, peu évolué – en font un
texte à part, synonyme d’ambition totalitaire. Le Code civil, c’est la société
tout entière, dans sa diversité et dans sa complexité, au point que Balzac,
composant La Comédie humaine, ambitionna de lui faire concurrence.
1804
René de François-René de Chateaubriand
« Levez-vous vite, orages désirés ! » La prière de René est entendue et le
siècle s’offre à ces tumultes émotionnels, ces démesures, ces ravissements
qui font toute la fureur du romantisme. Certes, Chateaubriand n’invente pas
le romantisme, il faut chercher vers son modèle Byron ou plus haut encore
dans le XVIIIe siècle anglais, entre Richardson et Jane Austin, de véritables
inventeurs, mais il lui donne un visage, le sien, idéalisé dans ce double
romanesque, René, qui part chercher et trouver l’aventure et l’amour dans
les « déserts du Nouveau Monde ». De fait, romantique est synonyme
d’explorateur, explorateur de lieux inconnus, exotiques, explorateur des
territoires oniriques, explorateur de l’intime et du moi, grand arpenteur des
landes comme de l’« espace du dedans ». Cette exploration furieuse
exonère le romantisme de la fadeur ou de la mièvrerie dont on l’affuble
parfois sous une forme dégradée ; elle en fait clairement, au contraire, un
degré haut d’intensité de l’existence.
1830
Delacroix livre à Louis-Philippe le tableau
La Liberté guidant le Peuple
Le tableau est connu de tous tant il a été maintes fois reproduit dans nos
livres d’histoire, sur les timbres-poste français et sur le célèbre billet de
banque de 100 francs français en guise d’illustration de cette fameuse
révolution de Juillet qui renversa l’oppresseur, Charles X, et ses lois
liberticides. Ainsi commença la légende de ce tableau à la gloire, semble-t-
il, de la révolution d’un peuple qui se souleva trois jours durant (les 27, 28,
29 juillet 1830) pour renverser Charles X, emmené par Louis-Philippe qui
instaura la monarchie de Juillet grâce aux barricades de la Révolution.
Ce tableau est si connu que nous en oublions son histoire, lui préférant
une autre histoire, celle de l’histoire de France, car il est bien commode d’y
voir s’illustrer un simple épisode de notre histoire, une apologie de la liberté
et de la victoire du peuple, une victoire de la Révolution. Il n’est pas
innocent d’ailleurs que les Soviétiques aient, eux aussi, imprimé un timbre
de ce tableau, remplaçant simplement le drapeau français par un drapeau
rouge.
Pourtant, ce tableau si célèbre ne l’est peut-être pas pour les bonnes
raisons. Delacroix exécute en effet une commande de Louis-Philippe qui lui
demande d’immortaliser cette révolution qui incarne, selon lui, une rupture
dans l’histoire. Le peintre s’exécute, livre son tableau qui, contre toute
attente, sera « remisé », enfermé aux Tuileries et caché pendant plus de
soixante ans. Loin de susciter l’admiration de Louis-Philippe, le tableau
provoqua en lui un profond dégoût, dégoût qui céda vite sa place à la colère
noire du roi. L’attaque du peintre est aux yeux du roi impardonnable car le
roi y a vu ce que nous, contemporains, ne voyons plus : un affront, une
menace, une fatale prédiction. Car comment ne pas voir en effet que cette
barricade dessinée par le peintre, que ces corps jonchés sur le sol au premier
plan du tableau, ne sont pas les mêmes que ceux représentés sur le non
moins fameux tableau Le Radeau de la Méduse de Géricault ? En bref, de la
barricade triomphante au naufrage désastreux, il n’y a qu’un pas… En
outre, comment ne pas voir, au fond du tableau, l’allusion à un lieu, à côté
de Notre-Dame, un lieu caché par la fumée et par la foule : le pont
d’Arcole, lieu qui symbolise le triomphe d’un autre homme, Napoléon, qui
écrasa l’armée autrichienne ? Manière de dire au roi que ces barricades ne
tiendront pas longtemps et que la Révolution, la vraie, a été l’œuvre d’un
autre homme…
1848
Manifeste du Parti communiste
Un « manifeste » confidentiel dans sa diffusion à l’époque, pour un « parti »
à vocation bien peu partisane, puisqu’il s’agit d’unifier le genre humain !
De manière circonstancielle, voici un texte plutôt contradictoire mais qui
innove en proposant une analyse « matérialiste » de l’histoire. Si Marx
reprend à Hegel l’idée d’un sens de l’Histoire, d’une dialecticité de son
mouvement, si le conflit, la lutte sont toujours les manifestations de ce
travail du négatif nécessaire à tout changement, ce qui tranche, en revanche,
c’est bien l’idée que désormais les conflits opposent des acteurs dont les
intérêts matériels divergent. Ainsi, les conditions matérielles de l’existence
et la situation de chacun dans le processus de production de cette existence
prévalent et déterminent à la fois le cours de l’Histoire et le destin social
des hommes. Le matérialisme physique ou moral devient historique et
s’offre en modèle d’intelligibilité du sort de chacun.
24 juin 1857
Publication du recueil Les Fleurs
du Mal de Charles Baudelaire
C’est en ces termes que commence l’« affaire » qui entoure la publication
des Fleurs du Mal, le 5 juillet 1857. L’attaque est ainsi portée dix jours
après la publication du recueil, dans les colonnes du Figaro, sous la
signature de Gustave Bourdin. Cet article va déclencher les poursuites
judiciaires et rendre public le scandale. Baudelaire est attaqué de toutes
parts. Dès lors, la défense s’organise et l’entourage du poète s’efforce de
jouer de son influence. Sainte-Beuve rédige un argumentaire insistant sur le
fait que seuls quelques poèmes posent un problème et qu’il faut tenir
compte de l’effet de recueil. Mais les juges ne l’entendent pas et
condamnent Baudelaire et son éditeur à une amende, mais surtout à retirer
de la publication de l’ouvrage six pièces : « Les Bijoux », « Le Léthé », « À
celle qui est trop gaie », « Lesbos », « Les femmes damnées », « Les
Métamorphoses du Vampire ». Signe du temps, le délit d’offense à la
morale religieuse n’est pas retenu. Les pièces incriminées demeurèrent
censurées jusqu’en 1949, date à laquelle la chambre criminelle de la Cour
de cassation rendit son arrêt de réhabilitation.
Cette condamnation va donner à Baudelaire l’occasion de publier un
livre nouveau. De fait, l’œuvre change de forme et le projet de perspective.
Certaines sections gagnent en ampleur : « Spleen et Idéal » accueille
désormais 85 textes et « La Mort » passe de trois à six poèmes. L’ordre des
sections est également bouleversé : « Le Vin » précède « Fleurs du Mal »,
inversion qui donne de l’intensité à un effet de dramatisation. Mais la
véritable nouveauté vient d’une section totalement inédite, « Tableaux
parisiens ». À travers eux, la poésie se découvre un autre lieu qu’on
opposera volontiers au sanctuaire des romantiques, la nature. De fait, ces
tableaux sont bien « parisiens », inscrits dans le cadre de la grande ville, de
ses passages, de sa noirceur et de ses méandres. Il n’est pas innocent que le
premier texte de la section, Paysage, lie ironiquement le registre de la
poésie pastorale – « Je veux pour composer chastement mes églogues » – au
lexique de la modernité citadine. Partant, ces déambulations renouvellent le
genre de la Rêverie du promeneur solitaire inauguré par Jean-Jacques
Rousseau pour expérimenter une autre poésie, celle de la surprise, du choc,
du « bizarre ». Elles disent alors le goût du hasard, l’intérêt pour l’étrange et
le fantastique revisité, héritier direct du Paris infernal tel que Balzac en
peint le tableau halluciné dans La Fille aux yeux d’or. La « fourmillante
cité » devient le lieu d’apparitions quasiment surnaturelles, de rencontres
fortuites et inoubliables qui arrêtent le temps, de curiosités perverses. Ainsi
naquit un nouveau lieu, celui de la modernité, qui brisa les clichés
romantiques devenus trop classiques. Un nouveau lieu, la ville, mais aussi
de nouveaux thèmes comme la mort, la beauté fatale du mal, l’attrait que
peut exercer le laid… font la modernité de cette œuvre, en totale rupture
avec ce qui précède.
« Créer un poncif, voilà le génie », s’exclamait Baudelaire dans
« Fusées ». Les Fleurs du Mal, de ces poncifs modernes, sont l’anthologie.
1863
Le salon des Refusés
Véritable manifestation de la « contre-culture » avant la lettre, ce Salon de
1863 – discrètement encouragé néanmoins par les pouvoirs publics –
marque le triomphe des « modernes » sur les peintres traditionalistes,
académiques, pompiers, sélectionnés pour le Salon officiel. Manet y fit
deux fois scandale – avec Le Déjeuner sur l’herbe dont Zola, dans
L’Œuvre, relate l’histoire, et Olympia –, tirant l’art du côté de la sensation,
de l’instant et du naturel. En réponse à la Vénus de Cabanel, véritable clou
du Salon officiel et dont l’empereur se porte acquéreur, Manet exhibe des
corps de femmes débarrassés des conventions idéalistes : ce nu-là choque et
provoque. L’art passe du côté de l’outrage et néglige l’agrément.
1901
Parution de Psychopathologie de la vie quotidienne
de Sigmund Freud
Quelle date retenir pour rappeler l’aventure de la psychanalyse ? Celle-ci
signale que l’inconscient psychique se manifeste aussi – et surtout ! – dans
les plis du quotidien, entre actes manqués et lapsus. Le constat rend plus
crédible encore cette emprise de l’inconscient mais il nous installe du même
coup et pour longtemps dans cette « ère du soupçon » qui semble bien
caractériser notre modernité. À présent, comment juger anodin un retard,
innocente une maladresse, sans importance un oubli ou une erreur de
lexique ? Non seulement tout a une signification – le monde de
l’insignifiant est enterré –, mais celle-ci, latente, est plus lourde de sens et
de conséquences que toutes les significations manifestes.
1924
Manifeste du surréalisme
1943
Parution de L’Être et le Néant de Jean-Paul Sartre
Comme Voltaire en son temps, Sartre est avant tout un propagateur, un
diffuseur, un agitateur des consciences. La vulgarisation philosophique
trouve avec lui ses lettres de noblesse : loin de dégrader la complexité et la
finesse de sa réflexion dans des considérations simplistes et faciles, Sartre
entend parler du réel, mais plus encore de notre oppressante
« quotidienneté », selon l’expression de Heidegger dans Être et temps. La
vulgarisation passe en fait par des exemples, concrets, reconnaissables par
tous et « spectaculaires », c’est-à-dire qui se donnent à voir, qui se mettent
en scène dans un restaurant, dans la rue, dans une bibliothèque. Ses œuvres
littéraires en donneront l’exemple : l’absurde et la liberté inévitable de
l’homme prendront par exemple le visage d’Antoine Roquentin dans La
Nausée pour expérimenter le caractère injustifiable de l’existence. Prendre
conscience de soi-même comme chose contingente, non nécessaire au
monde, provoque chez le sujet un sentiment de malaise, de mal-être, et
donne la nausée ; cet état latent qui empêche toute forme de soulagement,
cet état de dégoût et d’écœurement conditionnent le quotidien de l’être.
L’Être et le Néant est le texte philosophique fondamental de Jean-Paul
Sartre, pour ne pas dire fondateur. Il propose la présentation la plus élaborée
des thèses de l’existentialisme, mais aussi la plus originale. Si ce texte a, en
effet, séduit un grand nombre de ses contemporains, s’il a révolutionné la
pensée philosophique, c’est d’abord dans sa forme : le concept est toujours
accompagné de l’exemple. Les exemples ne sont pas des illustrations
secondaires, ils sont au contraire au cœur de la pensée philosophique qu’ils
soutiennent : le concept de mauvaise foi est indubitablement lié à l’exemple
du garçon de café, de sorte que l’un ne va pas sans l’autre. Pour la première
fois, la conscience est tout à la fois définie par son pouvoir de néantisation
et par sa liberté, fatalement liés. La conscience est en effet à l’opposé de
l’être plein, de l’être massif et opaque des choses. À travers elle, l’homme
est condamné à une liberté absolue et inévitable, condamné à « créer » et
inventer le chemin de sa vie. Le philosophe affirme ainsi que, quand je dis
« j’existe », je dis aussi « je suis libre » et inversement. Partant, exister,
c’est être là et, dans ce monde absurde et contingent, c’est poser, voire
imprimer sa marque sur les choses. La célèbre phrase « l’existence précède
l’essence » signifie en effet qu’il n’y a pas d’essence humaine figée et
préétablie qui conditionnerait l’existence. L’homme surgit au monde, il est
jeté dans une vie qui n’a pas de schéma préétabli et rassurant. De fait, la
liberté de l’homme désigne la possibilité qu’a chacun de mettre à distance,
de briser, de se séparer de la chaîne infinie des causes. La liberté est ce
pouvoir que détient la conscience de néantiser, de pulvériser – en somme,
de choisir les diverses déterminations, motifs ou mobiles qui caractérisent
son action. Choix et conscience sont donc presque synonymes : la
possibilité de dire « oui » ou « non », de choisir telle ou telle direction, ne
se distingue guère de la conscience, de la saisie de nous-mêmes, au-delà de
tout motif et de tout mobile. Partant, cette liberté ne va pas sans angoisse, ce
sentiment métaphysique qui nous révèle notre totale liberté, saisie réflexive
où la conscience est prise de vertige devant elle-même et ses infinis
pouvoirs. L’angoisse désigne ainsi ce saisissement de la conscience devant
elle-même, ce sentiment vertigineux des possibles et de leur multitude. Bien
entendu, la conscience peut choisir en feignant de ne pas être libre. Ce
mensonge courant et commun à soi et sur soi, où je lutte contre l’angoisse
en luttant contre l’idée de ma liberté, se nomme la mauvaise foi, celle du
garçon de café par exemple qui en fait trop, qui joue à être son propre rôle,
qui en « rajoute » sans cesse :
Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les
consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop
d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de
sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant
d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en
portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule […]. Toute sa
conduite nous semble un jeu […]. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il ? Il ne
faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de
café.
27 mai 1943
Création du Conseil national de la Résistance
présidé par Jean Moulin
Jean Moulin donne un visage à l’armée de l’ombre, des traits à la
Résistance et un certain honneur aux Français. Il « figure » ainsi, quasiment
de façon rhétorique, et c’est aussi la démonstration magnifique qu’en donne
Malraux dans cette oraison funèbre prononcée à l’occasion du transfert au
Panthéon, la Résistance, celle du pays, celle des Français demeurés en
France, celle du rejet immédiat de l’Occupation. Au-delà de la mission,
bien réelle et accomplie, donnée par le général de Gaulle, il y a celle que
l’histoire lui confie : sinon faire oublier – comment cela serait-il
possible ? –, du moins atténuer la réalité d’une collaboration passive et
massive. Pour cette seule raison, à ce grand homme « la Patrie est
reconnaissante ». Jean Moulin, le dernier des héros ?
9 octobre 1945
Ordonnance instituant la création de l’École
nationale d’administration
Pourquoi l’État français ne confie-t-il pas la formation de ses élites à
l’Université ? La création de la prestigieuse – et déjà mythique – École
nationale d’administration achève un processus assez ancien engagé par
François Ier en 1530 avec la fondation du Collège de France. La création de
l’École des ponts en 1747, de l’École des mines en 1783, de Polytechnique
et de l’École normale supérieure s’inscrivent dans un dessein bien précis :
libérer les élites de l’influence que l’Église pourrait exercer dans le cadre
d’une Université qu’elle a contrôlée pendant des siècles. Ce système, dit des
« écoles spéciales », va être complété par la création de « classes
préparatoires » dans les établissements secondaires, véritable vivier des
élites futures qui prive en amont les universités d’un recrutement ambitieux.
1948
Première retransmission en direct de l’arrivée
du Tour de France
Il a fallu un siècle pour passer de la conception de la transmission de
l’image – la vision à distance ou télévision – à sa réalisation. Mais voilà
bientôt qu’un objet nouveau s’apprête à s’immiscer dans le décor familier
des Français : le poste de télévision. Le choix de l’événement pour la
première fois retransmis est hautement significatif : le sport, le direct, la
France. En 1948, la télévision est un luxe mais son évolution donne à
Voltaire raison : il n’y a pas d’objet du luxe qui ne soit destiné à connaître
une large diffusion. Le progrès n’est jamais seulement qualitatif (progrès
technique), il est aussi toujours quantitatif (démocratisation).
1957
Le P. Joseph Wresinski crée ATD Quart Monde
La figure du P. Joseph Wresinski est moins médiatiquement exposée que
celle, qui lui est contemporaine, de l’abbé Pierre. Elle signale, discrètement,
l’existence d’un « monde à part » dans les sociétés prospères où nous
vivons, celui non seulement des pauvres, des misérables, mais surtout des
exclus. Corollaire de la démocratisation, du confort et de la hausse du
niveau de vie moyen des Français, l’exclusion ajoute à la précarité de
l’existence matérielle la violence symbolique d’un sentiment d’abandon et
de rejet. Ce que l’exclusion rend visible, ce n’est pas nécessairement
l’inégalité de ressources mais plutôt une crise de la solidarité.
13 mai 1958
L’insurrection des Français d’Algérie provoque
le retour au pouvoir du général de Gaulle
Le 13 mai, la foule algéroise envahit le siège du gouvernement général. Le
général Massu forme un Comité de salut public et lance un appel à de
Gaulle « pour sauver l’Algérie de l’abandon ». Pendant ce temps, à Paris,
Pierre Pflimlin, devenu président du Conseil, laisse le général Salan
s’adjuger les pleins pouvoirs civils et militaires en Algérie et en appelle à
son tour à de Gaulle qui se dit, le 19 mai, « prêt à assumer les pouvoirs de la
République ». L’année 1958 sera donc bien, en France, l’année de tous les
bouleversements, le moment de toutes les refondations.
Le 1er juin, Charles de Gaulle est investi par l’Assemblée président du
Conseil. Trois jours plus tard, il est en Algérie pour lancer aux Européens
d’Algérie le célèbre « Je vous ai compris » mais fin août, au cours de son
discours de Brazzaville, de Gaulle proclame le droit à l’indépendance des
peuples d’outre-mer. Le calendrier s’accélère, de Gaulle présente un projet
de nouvelle constitution, approuvé par 79 % des suffrages lors du
référendum du 28 septembre. Le 4 octobre, la Constitution de la
Ve République est proclamée. Les élections législatives en novembre sont
remportées par les gaullistes et sans surprise le général de Gaulle est élu
président de la République par 78,5 % des suffrages des grands électeurs.
Nulle époque mieux que cette période troublée dans l’histoire récente de
la France ne saurait refléter l’image que Machiavel peint de la politique
moderne (voir § 52). Tout y est : le cours imprévisible des événements, les
changements brusques de l’opinion, les mensonges d’État, la recherche de
la stabilité des institutions et la crainte de leur fragilité, la virtuosité enfin,
celle d’un Prince, celui que la France s’est trouvée alors et qui sut
magistralement faire de la fortune une nécessité, des imprévus de l’Histoire
des occasions de pouvoir.
1971
Publication de Théorie de la justice de John Rawls
Comment concilier ces deux valeurs dominantes de la modernité que sont la
liberté et l’égalité ? C’est à cette question que répond le penseur libéral
John Rawls dans un texte majeur de la pensée politique contemporaine qui
interroge directement le concept de justice sociale. Qu’est-ce qu’une société
juste ? La question n’est pas neuve, elle est peut-être même aussi ancienne
que la philosophie politique elle-même, c’est celle que posent à Socrate ses
interlocuteurs aux premières lignes de La République. Y répondre suppose
le rappel des conditions de légitimité fixées dans une société déterminée, à
un moment précis. Dans le cadre propre aux démocraties libérales, les
valeurs fondamentales sont bien la liberté, l’égalité mais aussi la raison.
Selon Rawls, il n’est possible de concilier la liberté et l’égalité de façon
rationnelle que par la garantie d’une égalité des chances. C’est dire qu’une
société juste, pour nous, c’est une société qui donne une même chance de
réussite pour tous et qui parvient à neutraliser les inégalités de départ,
inhérentes à la naissance. Comment ? Par le recours à l’équité. Donner à
chacun, non pas la même chose, mais très exactement ce dont il a besoin.
1971
Klaus M. Schwab crée le Forum économique
mondial
L’initiative du Suisse Klaus M. Schwab fixe symboliquement la date du
début d’une prise de conscience par l’opinion publique qu’un nouvel ordre
économique mondial se constitue, structuré par une certaine conception
libérale de l’économie et du commerce, mené par une poignée de
« décideurs », politiques, financiers, banquiers, hommes d’affaires, juristes
d’affaires, formés aux mêmes concepts dans les mêmes lieux et qui se
retrouvent quelques jours à Davos pour concrétiser une véritable
gouvernance mondiale. Dans la continuité des manifestations
altermondialistes violentes de Seattle en 1999, s’est développé un « contre-
forum », appelé Forum social mondial, et qui s’est tenu au Brésil, à Porto
Alegre, et à Bombay.
À chacun son forum. Mais un « autre monde » est.il seulement
possible ? Que serait une « autre » mondialisation ?
9 novembre 1989
Chute du mur de Berlin
Érigé pendant la nuit du 12 au 13 août 1961, en plein Berlin, le Mauer
symbolise pendant trente ans la guerre froide. Plus qu’un mur, il s’agit d’un
dispositif composé de chemins de ronde, de miradors, d’alarmes où les
gardes-frontières est-allemands et soviétiques avaient ordre de tirer sur les
fugitifs décidés à passer d’Est en Ouest. L’affaiblissement militaire et
économique de l’URSS et la politique de libéralisation de Gorbatchev
rendent possible la destruction, en novembre 1989, de ce « Mur de la
honte », étape décisive dans le processus de réunification de l’Allemagne.
« Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts », écrivait au
e
XVII siècle Isaac Newton. Mais les murs de pierres ont au moins un mérite,
25 mai 1993
Installation du Tribunal pénal international
chargé des crimes commis dans l’ex-Yougoslavie
(guerres de Croatie, Bosnie, Kosovo)
L’événement vaut surtout pour ce qu’il préfigure peut-être un ordre
cosmopolitique à venir. De fait, si la mondialisation est une donnée
économique et mercantile, le cosmopolitisme est une aspiration juridique,
formulée pour la première fois chez les modernes par Emmanuel Kant dans
le Projet de paix perpétuelle. Ce droit cosmopolitique ne relève pas du droit
international, formé de contrats passés entre les nations, d’accords, de
traités plus ou moins révisables. Il s’agit d’un droit qui vaut universellement
et qui s’impose du fait qu’il prétend défendre la « nature humaine ». Il n’est
donc pas surprenant de le retrouver aux fondations de ce tribunal chargé du
traitement pénal des génocides, ethnocides et autres « crimes contre
l’humanité ». Les guerres de l’ex-Yougoslavie, du Rwanda, du Darfour sont
désormais prises en charge par ce droit cosmopolitique. À présent, un juge
de Madrid, saisi par des réfugiés chiliens, a les moyens d’appréhender sur le
territoire britannique un dictateur chilien venu se faire soigner à Londres…
CHAPITRE IV
Découvertes et inventions
1475
Piero della Francesca invente la perspective
En rupture avec le trompe-l’œil, della Francesca utilise pour la première
fois la perspective afin d’organiser harmonieusement la représentation de
ses paysages. Mathématicien et géomètre réputé – De la perspective en
peinture (1482) est d’abord un traité de géométrie –, il ne cherche plus à
leurrer le regard par tel jeu plus ou moins naïf d’optique, mais bien à
restituer dans l’espace euclidien de la vision humaine la profondeur d’un
champ. Grâce à la perspective, il est possible de « situer » les réalités les
unes par rapport aux autres, de construire une représentation fidèle à la
réalité sensible. Tracer ainsi un horizon offre l’occasion d’orienter le regard
et de le faire pénétrer le tableau ; « perspective » ne dit pas autre chose :
voir (spectare) à travers ou complètement (per).
12 octobre 1492
L’Amérique ?
Dans la nuit du 11 au 12 octobre 1492, Christophe Colomb aborde une île
des Caraïbes, San Salvador, avec moins de 100 hommes répartis dans deux
caravelles, La Pinta et La Nina, et une caraque, La Santa Maria, dont il
était l’amiral. Il n’est probablement pas le premier à avoir atteint
l’Amérique : vers l’an mil, le Viking Leif Erikson, parti du Groenland,
atteint Terre-Neuve. Quant à Colomb, ses découvertes furent extrêmement
nombreuses, même si un singulier très généralisant les recouvre d’un
certain anonymat. On omet ainsi de rappeler qu’il accomplit quatre voyages
et que chacun d’entre eux fut l’occasion d’une moisson de découvertes
géographiques. Marie-Galante, la Dominique, Basse-Terre, Saint-Martin,
Porto Rico et la Jamaïque sont la récolte du second voyage, fin 1493 –
début 1494. Lors d’une troisième expédition, Colomb visita le Venezuela,
Grenade, Trinité puis, pour finir, les côtes du Panama. Il était persuadé
d’avoir atteint l’extrême Orient et, par conséquent, ignora jusqu’à sa mort
avoir découvert l’« Amérique ». C’est son compagnon Amerigo Vespucci
qui donna son prénom à ce qu’il identifia alors comme le « Nouveau
Monde ».
Ainsi, l’important réside probablement davantage dans la lexicalisation
de l’expression : découvrir l’Amérique, voir s’ouvrir un nouveau monde,
c’est-à-dire un ensemble de possibles que l’on pouvait imaginer, implique
que la réalité n’est donc pas close et que l’expérience n’est pas finie !
L’Amérique est ainsi une promesse, et le mythe originel fonctionne toujours
de la même manière : promesse de surprises, de renaissance, de rédemption,
de Salut, de réussite enfin. Face aux chutes de Niagara, Chateaubriand, à la
fin du XVIIIe siècle, est saisi d’une vive émotion : le spectacle sublime de ces
« déserts du Nouveau Monde » lui communique l’intuition de l’infini. Mais
l’exaltation peut tourner au désespoir, celui d’un Des Grieux qui serre dans
ses bras le cadavre de Manon qu’il faudra bien finir par enterrer dans les
sables de la Louisiane. C’est parfois ce qui advient lorsque le Nouveau
Monde est une terre d’exil…
4 octobre 1582, 23 h 59
Le calendrier « avale » 10 jours
Pour accomplir sa révolution autour du Soleil, la Terre réclame 365 jours,
5 heures, 48 minutes et 45,96768 secondes. Comment traduire cette durée
par des semaines de sept jours – pures données culturelles – alors qu’il est
immédiatement perceptible que 365 n’est même pas divisible par 7 ?
Que faire alors des six heures supplémentaires ? Face à l’inadéquation
de la réalité naturelle aux normes de la culture, Jules César innove et il
invente l’année de 365 jours et quart, avec tous les quatre ans une année
bissextile de 366 journées. Bonne idée mais, ce faisant, il simplifie la réalité
et ajoute en fait chaque année 11 minutes et 14 secondes. Le résultat ? Au
e
XVI siècle, on compte dix jours de trop… Il est nécessaire de corriger ce
21 février 1632
Publication par Galilée des Dialogues sur les deux
grands systèmes du monde
C’est paradoxalement une commande du pape Urbain VIII qui est à
l’origine du procès de Galilée et du scandale sans précédent que suscita la
vulgarisation des thèses héliocentristes. Alors qu’il séjourne à Rome,
Galilée se voit en effet encouragé par le pape à écrire un ouvrage qui
présenterait de façon impartiale les deux systèmes astronomiques opposés,
celui de Copernic et celui de Ptolémée, hérité d’Aristote.
Le résultat est un dialogue, Dialogo sopra i due massimi sistemi del
mondo, à la manière des dialogues de Platon mais qui se déroule sur quatre
journées dans le cadre de l’arsenal de Venise, opposant trois personnages,
Salviati, un Florentin partisan de Copernic, Sagredo, un Vénitien curieux et
sans a priori, enfin Simplicio, au nom évocateur, défenseur des thèses
d’Aristote et dans les traits duquel le pape se serait reconnu. Or, ce qui
devait être un exposé « neutre » des deux théories devient un plaidoyer en
faveur de Copernic.
Galilée, malade, est convoqué par le Saint-Office le 1er octobre 1632. Il
ne pourra se rendre à Rome que l’année suivante où, menacé de torture, sur
ordre du pape, il cède et abjure. Il est condamné à la prison à vie, peine
immédiatement commuée en assignation à résidence surveillée. Il doit alors
prononcer la formule d’abjuration préparée par ses juges :
Moi, Galileo, fils de feu Vincenzio Galilei de Florence, âgé de 70 ans, ici traduit
pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et très révérés cardinaux
inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les
yeux et touchant de ma main les saints Évangiles, jure que j’ai toujours tenu pour
vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l’aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le
futur, tout ce que la sainte Église catholique et apostolique affirme, présente et
enseigne.
1870
Heinrich Schliemann exhume sous la colline
d’Hissarlik en Turquie les vestiges de la ville
de Troie
Aventurier, riche homme d’affaires, tour à tour entrepreneur, banquier,
chercheur d’or, Heinrich Schliemann n’a jamais cessé d’être hanté par les
lectures de son enfance, celles de l’Iliade, récit épique attribué à Homère.
C’est pourquoi, sitôt libéré de ses activités financières, il investit sa fortune
dans la recherche archéologique et part à la découverte de la cité mythique
de Troie. Il mise sur le texte et s’applique, grâce aux indications laissées par
l’aède, à localiser précisément le site. Sous la colline d’Hissarlik, il
découvre les vestiges de neuf villes successives. Les traces les plus
anciennes laissent envisager un incendie, des combats – en bref rendent
crédible cette guerre de Troie dont on sait désormais qu’elle eut bien lieu.
Sur sa lancée, il exhume en 1874 Mycènes. Critiqué pour sa manière peu
orthodoxe de mener des fouilles, accusé de détournement de trésors par les
autorités turques, Schliemann incarne néanmoins ce souci de l’origine qui
saisit la seconde moitié du XIXe siècle et qui conduira dans une perspective
semblable à l’invention de l’indo-européen et au développement de la
philologie.
1895
Gillette invente la première lame jetable
« Consommer ! » Tel est désormais le mot d’ordre. Rehausser le morne
quotidien « rasoir » par l’acte de jeter, changer, permuter, remplacer au gré
du besoin, de l’envie, de la fantaisie… Gillette donne de l’« âme » à la
consommation. Ou, plus exactement, Gillette, de manière très discrète,
quasiment à notre insu, nous fait entrer purement et simplement dans la
société de consommation. Il accomplit cette grande révolution de notre
quotidien avec audace en s’« attaquant » au rasoir, objet indispensable au
soin masculin, lourdement chargé de symboles virils mais aussi objet de
transmission, impérissable par définition. L’achat d’un rasoir est encore
attaché à ce qui demeure de nos rites de passage. L’entrée dans le monde
des hommes depuis les Romains qui conservaient avec émotion leur
première barbe s’effectue par le sacrifice du premier duvet, geste
d’intronisation que chaque homme répète tous les matins. Le rasoir
appartient à la temporalité « lourde », celle du mythe, cyclique, fondatrice,
et partant inaccessible à la consommation qui relève au contraire de la
contingence, d’une temporalité futile et profane qui « n’engage à rien ».
Que le rasoir cède et le marché emporte tout, tout devient marchandise
périssable. L’astuce consiste donc à décomposer l’objet, à imposer la réalité
métonymique en séparant le rasoir de la lame. Dès lors, on incorpore du
périssable, la lame, à de la permanence, le rasoir, de la modernité à la
tradition : le rasoir demeure un présent unique que l’on s’efforce de
conserver car ce sont les lames que l’on peut désormais changer.
L’argument est impressionnant : c’est la consommation des lames qui
permet la conservation du rasoir qui désormais ne s’émousse plus jamais.
15 mars 1905
Einstein formule pour la première fois la théorie
de la relativité
Employé depuis 1902 à l’Office des brevets de Berne, Albert Einstein n’en
poursuit pas moins ses recherches de physicien et publie en 1905 quatre
articles qui vont faire date dans la revue Annalen der Physik, dont le
célèbre : « L’inertie d’un corps dépend-elle de son contenu en énergie ? »
La réponse est bien connue, même des parfaits ignorants : E = mc2. De cette
théorie de la relativité restreinte découlent de nombreuses et spectaculaires
applications, dans le domaine de la physique nucléaire notamment. Mais,
bien au-delà de la science, ce qui intéresse à la fois dans la figure d’Einstein
et dans sa découverte, c’est le caractère « mythique » qu’ils revêtent. Lui,
c’est d’abord une chevelure, hirsute, un visage, une capacité d’autodérision
– tirer la langue aux photographes –, un sens de l’image qui renouvelle le
cliché du savant fou. E = mc2, c’est la formule, fascinante dans sa simplicité
et son obscurité mêlées. Au XXe siècle, on n’en « revient » toujours pas de la
science, si familière par ses multiples applications et si étrange dans son
langage et ses concepts. Einstein et la théorie de la relativité figurent bien
cette ambivalence mais aussi cette ambiguïté : le savant ne tire pas la langue
seulement au photographe ; à l’évidence, il se moque de nous.
1910
Vassily Kandinsky peint le premier tableau
abstrait
1913
Marcel Duchamp invente le premier ready-made,
Roue de bicyclette
Fixer une roue de bicyclette sur un tabouret, présenter un porte-bouteilles
acheté au BHV en 1917, exposer au Salon des indépendants de New York
un urinoir en porcelaine blanche baptisé alors Fontaine, toutes ces
manifestations de provocation ludique inspirées par Dada ont fait la
notoriété de Marcel Duchamp. Mais elles ont aussi permis de libérer
l’artiste de l’obligation de savoir-faire. L’art n’est assurément plus dans la
technique mais il réside dans l’intention, dans le regard de l’artiste sur le
monde, un artiste tout-puissant qui, devant la représentation d’une pipe,
rappelle : « Ceci n’est pas une pipe » (Magritte), mais qui, du même coup,
se donne la liberté de désigner des objets surgis du quotidien le plus
prosaïque comme autant d’« objets d’art » – « objets-dard », orthographiait
Duchamp.
Mais l’intention du ready-made est aussi semblable à celle du collage :
sacraliser la « récupération », comme mesure salutaire au triomphe annoncé
de la société de consommation. C’est ce qu’accomplit déjà Picasso en 1912,
dans ce premier collage, intitulé Nature morte à la chaise cannée, où
l’artiste tente le mariage contre nature d’une huile (peinture) et d’un
morceau de toile cirée…
1936
Gallup annonce à l’avance, grâce à la technique
des sondages, la victoire de Roosevelt
À l’origine des sondages d’opinion politique, une campagne publicitaire :
aux présidentielles de 1824, le Harrisburg Pennsylvanian organise en effet
des straw votes, des votes de paille, pour ses lecteurs. Il s’agit de simuler les
élections qui n’ont pas encore eu lieu et d’estimer quel président serait élu
par les lecteurs. L’entreprise est ludique, elle vise à communiquer davantage
sur le quotidien et son lectorat que sur les élections à proprement parler.
Mais, en 1896, The Record de Chicago parvient dans les mêmes
circonstances à une estimation proche de 0,4 %. Dès lors, ce qui était un
accessoire devient essentiel pour les campagnes électorales, ne serait-ce que
pour suivre les réactions de l’électorat à telle ou telle proposition de
campagne. Il est dès lors possible d’essayer de « caler » l’offre sur la
demande, de suivre un corps électoral devenu objet d’étude quasi
scientifique. Les sondages ou enquêtes d’opinion sont des éléments
déterminants de la gestion technocratique des populations.
En France, c’est par le biais des enquêtes sociales menées par la
Fondation Alexis-Carrel à partir de 1936 que les sondages vont prendre
corps : Vichy crée en 1941 la Statistique générale de France et le Service
national de la statistique. Les deux fusionnent à la Libération dans l’INSEE.
En 1965, l’IFOP, en collaboration avec Europe 1 et IBM, annonce la mise en
ballottage inattendue du général de Gaulle ; la crédibilité des sondages est
désormais établie.
Néanmoins, les erreurs des prévisionnistes sont également
spectaculaires : pour preuve, les élections présidentielles américaines en
2000 où Al Gore est donné largement favori devant Bush ou les
présidentielles françaises de 2002 au cours desquelles la présence de J.-
M. Le Pen au second tour est une surprise générale. C’est que le « sondé »
peut mentir ou simplement changer d’avis. De fait, l’opinion publique est
par nature volatile : Machiavel la comparait à ce vent qui fait tourner la
girouette que constituent les hommes publics. Dans une démocratie, cette
opinion publique est importante mais elle fragilise aussi la politique par son
instabilité et la difficulté à l’appréhender.
« Qu’est-ce que l’opinion publique ? » Bourdieu, dans un article célèbre
paru dans Les Temps modernes en 1973, répond qu’elle n’existe pas. Dans
tous les cas, les techniques de sondages d’opinion répondent de la manière
la plus sophistique au souci de séduire les électeurs mais aussi les
consommateurs : seuls 10 % des commandes passées aux instituts de
sondage sont politiques.
1958
Création de l’UNEDIC
L’Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le
commerce va donc prendre en charge désormais le risque du chômage : il
s’agit bien en réalité de la reconnaissance par les pouvoirs publics d’un
risque qui, en 1958, est d’un type totalement inédit. De fait, pour revenir sur
la formule de Denis Kessler, à présent l’univers du risque est en expansion.
Ce risque, dont François Ewald dit qu’il est la forme moderne de
l’événement, est redouté aujourd’hui. L’essentiel des politiques publiques
vise à réduire ces risques en organisant un système d’assurances pour s’en
défendre : 30 % du revenu national français est consacré à la gestion
collective des risques sociaux.
De fait, l’assurance ne fait pas disparaître le risque – probabilité pour
que survienne un événement malheureux –, mais elle lui fait quitter le
champ des valeurs morales – l’héroïsme du goût du risque – pour lui donner
un prix et fixer un coût. D’une certaine façon, l’assurance actualise
l’éventuel, elle opère le passage à la réalité, elle permet de « réaliser » le
risque.
Mais pourquoi serait-ce à l’État d’organiser l’assurance contre les
risques sociaux qui affectent les individus ? On le comprend des risques
écologiques, des risques de mise en cause de la sécurité nationale (risques
terroristes), mais pas du risque de tomber malade ou de perdre son emploi.
C’est que l’individu sera toujours victime d’une mauvaise information qui
se traduira par une sous-estimation des risques. En outre, et par nature, cet
individu manifeste systématiquement un taux de préférence pour le présent.
À l’État d’être vraiment providentiel, de voir (videre) à l’avance (pro).
1969
Création de l’Arpanet
Si le World Wide Web a vingt ans, si de fait Internet a pu s’étendre au grand
public à partir de 1989, le projet s’est concrétisé quelque vingt ans plus tôt,
en 1969, avec la création de l’Arpanet, réseau décentralisé reliant quatre
grands centres universitaires américains. L’Arpanet a été conçu par un
groupe de savants réunis depuis 1962 au sein du département de la Défense
et chargés de concevoir des innovations technologiques utilisables par
l’armée : Advanced Research Projects Agency Network. La guerre froide
fait encore rage et les Soviétiques semblent avoir acquis une longueur
stratégique d’avance avec le lancement, en 1957, du Spoutnik.
Internet est la mise en réseau mondiale des ordinateurs, ce qui permet
aux utilisateurs de communiquer (courrier électronique), de publier des
informations (Web), de transférer des données (FTP), de travailler à
distance (SSH), de discuter (MSN).
On fait souvent de l’Internet le triomphe de la mondialisation des
échanges non matériels, le moyen de réaliser toutes les utopies libérales,
mais il s’agit surtout du plus extraordinaire des réseaux de communication
qui existe aujourd’hui. Par « réseau », il faut ainsi entendre un ensemble de
liens linéaires permanents ou temporaires et d’éléments nodaux nécessaires
à l’organisation des flux (de personnes, d’objets, d’informations). Le réseau
des télécommunications et celui des autoroutes fonctionnent de la même
façon. Ils abolissent espace et temps ou, plutôt, les dématérialisent. Grâce
au réseau, je gagne en vitesse, en ubiquité, en puissance. Mais comme le
montre Manuel Castells dans La Galaxie Internet, le réseau est aussi
créateur d’inégalités d’un type nouveau, ce que l’on appelle des « fractures
numériques » pour Internet, mais qui, plus généralement, viennent de ce
que l’accès aux réseaux ne s’effectue pas dans les mêmes conditions pour
les uns et les autres (on peut résider plus ou moins près d’une bretelle
d’accès à l’autoroute, disposer ou non d’une couverture satellitaire, etc.). Le
réseau est un filtre.
21 juillet 1969
L’Américain Neil Armstrong, de la mission
Apollo 11, est le premier homme à fouler
le sol de la Lune
« Yes we can » avant l’heure. Mettre un pied sur la Lune, les enfants et les
poètes en rêvent depuis Cyrano de Bergerac, les Américains l’ont fait. Le
succès de la mission Apollo alimente, renforce et entretient l’image d’une
Amérique où rien n’est impossible. Mieux qu’un mythe, une réalité. Au
sens propre, comme au sens figuré, les États-Unis repoussent toutes les
limites, prouesse indispensable aux empires, et l’empire américain est alors
en pleine croissance : no limit à l’esprit de conquête, rien qui résiste
vraiment à l’esprit pionnier. La conquête n’est plus simplement
« territoriale », elle devient spatiale, technologique, financière. Comment
résister à ceux qui sont capables de tout ?
1985-1986
Daniel Buren installe dans la cour d’honneur
du Palais-Royal son œuvre intitulée Les Deux
Plateaux
Des colonnes implantées dans le bitume plus ou moins profondément
rythment l’espace et font écho aux colonnes des bâtiments qui les entourent
et constituent les galeries du Palais-Royal. La création in situ de l’artiste-
plasticien Daniel Buren fit alors grand bruit, le ministre de la Culture
commanditaire n’étant plus le récipiendaire : entre 1985 et 1986 passe la
première cohabitation et Jack Lang cède à François Léotard le maroquin de
la rue de Valois. Le nouveau ministre n’apprécie pas ces bandes verticales
alternativement blanches et noires d’une égale largeur de 8,7 cm et qui
constituent depuis 1966 comme le « degré zéro » de l’expression plastique
auquel Buren prétend soumettre son travail. Il apprécie encore moins le
montant du chèque qu’il doit signer pour honorer une commande d’État.
Faut-il l’en blâmer ?
Probablement, car Buren exprime ici au mieux la postmodernité du
temps, associant l’humour (le jeu sur les colonnes et les rayures qui
renvoient aux stores des fenêtres du Conseil d’État), l’esprit ludique
(combien d’enfants et de touristes qui ne grimpent pas sur ces tronçons
noirs et blancs qui deviennent alors autant de socles pour d’improbables
statues animées !), et la recherche d’une convivialité démocratique dans le
mélange des styles, des genres et des conditions.
6 mai 1994
Inauguration du tunnel sous la Manche
D’une longueur de 50 km – dont 37 sous la mer –, ce tunnel exploité par la
compagnie Eurotunnel permet le passage des côtes françaises aux côtes
britanniques en moins de trente-cinq minutes.
Qu’une île n’en soit plus tout à fait une, c’est évidemment du triomphe
de la technique qu’il s’agit. Chaque œuvre de l’homme fait désormais de lui
davantage comme le maître et possesseur de la nature. Rien qui ne puisse
être profondément modifié pour le confort matériel des hommes.
Assurément, voilà la technique définie : un savoir-faire, un savoir-aménager
la nature aux fins d’y vivre mieux. Mais en quoi ce tunnel est-il un succès ?
Une amélioration ? Un symbole, peut-être ? Le miracle de la magie
technicienne sera donc d’avoir su transformer une île en presqu’île, voire en
une péninsule qui en fait d’une certaine façon une contre-utopie. À quoi
bon ? L’insularité protège du contact des autres : pas de voisins, pas de
promiscuité, et une fière indépendance. L’île a toujours été une « solitaire »
– c’est d’ailleurs cela que l’étymologie de son nom rappelle –, jalouse de sa
liberté et parfois du bonheur d’y vivre. L’île est un absolu. Mais le tunnel
jette un pont et rattache, met en relation, facilite la circulation. Grâce au
tunnel, comme au pont en effet, la nature s’incline devant la liberté de
mouvement des hommes et devant la modernité exigeante des flux et des
reflux. Le tunnel sous la Manche est une œuvre de l’époque. Il fait date en
outre pour l’organisation de l’ouvrage : faire travailler ensemble tant de
sociétés et mettre à l’œuvre commune tant de corps de métier distincts est
une prouesse. Toutes ces volontés mobilisées, ces énergies et ces moyens
déployés ! Le pouvoir de transformer la nature s’adosse à un pouvoir sur les
hommes pour les faire travailler.
1996
Naissance par clonage de Dolly la brebis
Bien avant les expériences effectuées en 1996 dans les laboratoires du
Roslin Institute d’Édimbourg qui vont conduire au clonage de la brebis
Dolly, le Britannique John Gurdon était parvenu au début des années 1960 à
cloner une grenouille à partir d’une cellule d’intestin. Il mettait alors en
place une technique dont on pouvait imaginer dès l’époque qu’elle pourrait
être appliquée à l’homme. Après prélèvement d’une cellule de peau, mise
en culture, celle-ci est énucléée. Le noyau qui contient l’ADN du donneur
est ensuite introduit dans l’ovule sélectionné. Une décharge électrique
déclenche alors le développement de l’embryon dans l’éprouvette et
l’embryon peut être implanté dans l’utérus de la mère : le bébé sera alors la
copie génétique du donneur de la cellule initiale.
C’est en prétendant avoir suivi cette procédure que le 27 décembre
2002, au nom de la secte des raëliens, Brigitte Boisselier annonce la
naissance par clonage d’une petite fille prénommée Ève…
Toutes ces manipulations, réelles ou fictives, justifient pleinement
l’installation en 1983 d’un Comité national d’éthique pour les sciences de la
vie et de la santé. Désormais, la science est sous surveillance. À l’éthique
de conviction du savant, il faut associer une éthique de responsabilité du
politique.
TROISIÈME PARTIE
LES LIEUX
CHAPITRE PREMIER
Lieux du monde
Amérique
Deuxième continent de la planète en superficie (plus de 42 millions de
kilomètres carrés, soit plus du quart des terres émergées), l’Amérique vue
depuis l’Europe est perçue comme le « Nouveau Monde », lieu de tous les
possibles, de toutes les réécritures des destins individuels, de toutes les
rédemptions et de toutes les renaissances. C’est au fond le lieu du désir de
la réalisation de soi.
C’est aussi – et pour cette même raison – le lieu des « conquêtes »,
d’abord de l’Ouest puis de l’espace : depuis l’Amérique, il est envisageable
de « décrocher la lune ». C’est donc un lieu « magique » célébré par un
foisonnement d’images qui représentent un mode de vie merveilleux –
American way of life – d’opulence, de démesure (les habitations, les
véhicules, les routes…) et de confort. En bref, dans notre imaginaire,
l’Amérique, c’est la réussite qu’incarne, par exemple, la figure légendaire
de l’« oncle d’Amérique », ce parent inconnu devenu subitement riche et
dont on hérite « par surprise ».
Le mot « Amérique », apparu pour la première fois sur une
mappemonde en 1507 en hommage au navigateur florentin Amerigo
Vespucci, est ainsi le plus souvent très positivement connoté, ne serait-ce
que pour cet espoir de renouveau que ce continent incarna pour des
Européens fuyant la famine, la guerre ou encore l’intolérance religieuse.
Lire la liste des noms dont ces Européens baptisèrent leurs nouveaux lieux
de résidence ne laisse aucun doute sur la question : New York,
New Hampshire, New Orleans, etc.
Pourtant, par au moins deux détails lexicaux, l’Amérique pourrait
inquiéter. Tout d’abord, une malice de l’étymologie : le Nouveau Monde est
en Occident le lieu où stricto sensu meurt le soleil… Tout est alors question
de point de vue : meurent aussi en Amérique une certaine idée de la culture
entretenue en Europe, des « manières », une « distinction », les bénéfices
d’une histoire millénaire. Et puis il y a enfin l’usage de ce gentilé,
« Américain », qui désigne en réalité un citoyen des États-Unis d’Amérique
et non un citoyen du Brésil, d’Argentine ou encore du Pérou. Tout annonce
alors dans la langue l’hégémonie de la société des États-Unis sur la grande
diversité des autres peuples qui vivent pourtant également sur le même
continent.
Bosphore
L’étymologie rappelle qu’il s’agit d’un « passage resserré ». De fait, le
Bosphore est un détroit qui relie la mer Noire à la mer de Marmara et où
passe la frontière entre l’Europe et l’Asie. Mais ce passage de l’Europe à
l’Asie est très resserré et tient au fond à peu de chose. La manière dont le
Bosphore sépare les deux continents invite quasiment à réfuter l’idée qu’il
existerait bien deux entités distinctes et à s’en tenir à l’Eurasie.
Cap Horn
C’est le cap le plus austral de l’Amérique du Sud et longtemps un passage
obligé pour la circumnavigation. Aujourd’hui, le passage du cap Horn, que
les marins appellent encore le « cap dur », relève du défi sportif, tant les
tempêtes y sont violentes et les icebergs redoutables. Qui a passé le « cap »
peut porter avec fierté un anneau d’or à l’oreille gauche !
Quant au nom lui-même, il vient de la ville de Hoorn en Hollande, qui
finança l’expédition au cours de laquelle fut découverte cette île au sud de
la Terre de Feu (nom donné par Magellan à cet archipel, longtemps
confondu avec un continent), mais que le canal de Panama a rendue à sa
solitude.
Désert
Avant d’être considéré comme une zone de terre stérile, qu’elle soit sèche
ou glacée, recouverte de sable, de cailloux, de plaques de boues
déshydratées ou même de neige, le désert se définit par la difficulté d’y
vivre et, partant, de s’y installer. Le désert est avant tout inhabité et inculte.
Il s’offre donc en véritable mise à l’épreuve au terme de laquelle on sort
nécessairement plus fort, d’où la métaphorique « traversée du désert » que
vivent certaines grandes figures politiques, ou encore cette anachoresis, la
fuite hors du monde que s’imposent ermites et stylites tout au début de l’ère
chrétienne, à l’exemple de Siméon ou de saint Antoine. Fuir le monde et ses
vanités, rencontrer Dieu, exercer – askesis – ascétiquement sa foi…
Pour nous qui sommes modernes, le désert adopte encore d’autres
aspects. Il révèle à l’individu sa solitude au sein des foules. C’est la très
belle trouvaille de Baudelaire, qui imagine Constantin Guys traverser un
grand désert d’hommes :
Ainsi, il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? À coup sûr cet homme tel que je
l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active toujours voyageant à travers
le grand désert d’hommes […]. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra
d’appeler la modernité.
Équateur
Ligne imaginaire tracée autour de la Terre à mi-chemin entre les pôles
(10 000 kilomètres), l’équateur marque la séparation entre les hémisphères
et se trouve par conséquent à la latitude zéro.
L’équateur coupe principalement des océans, seulement 20 % de sa
longueur touchent des terres émergées, et parmi les onze pays qui sont ainsi
traversés sept sont africains.
Europe
En phénicien, Ereb, c’est le « couchant », la « nuit », par opposition à
Assou, « le levant » : ces deux termes sont à l’origine des mots Europe et
Asie.
Avec l’Europe, un continent va dominer le monde en lui imposant ses
valeurs, utilisant d’abord le hard power de la colonisation puis le soft power
de la mondialisation économique et culturelle.
Horizon
C’est, littéralement, la « borne ».
De fait, l’horizon est bien une ligne qui « borne » ma perception, mais il
est une limite au sens où l’atteindre est impossible.
L’horizon sert ainsi à m’orienter dans l’espace, il délivre une véritable
perspective et donne à mon rapport à l’espace une « profondeur ». Au fond,
l’horizon est une utopie. En retour, l’Utopie se manifeste tel un horizon.
Île
« Une île est une étendue naturelle de terre entourée d’eau qui reste
découverte à marée basse. » Telle est la définition de l’« île » pour la
Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982.
Mais l’île, c’est aussi une « solitude » que protège l’immensité des
océans et qui, comme le désert et la montagne, trouve parfaitement sa place
dans cette géopolitique du moment. Le climat de Montesquieu, premier de
tous les empires, ou encore cette « géopolitique » qui est, aux yeux de
Napoléon, « toute la politique des nations » font de ces lieux des
déterminismes puissants qui rendent les uns libres et indépendants (les
insulaires), les autres solidaires et courageux (les montagnards).
Jungle
Ce mot, qui évoque des territoires lointains et inexplorés, revient
régulièrement dans notre lexique par le biais de métaphores plus ou moins
pertinentes. Récemment, on évoqua ainsi le démantèlement de la « jungle
de Calais » pour annoncer la disparition d’un camp insalubre de migrants
espérant réussir une hypothétique traversée vers la Grande-Bretagne. Mais
l’expression est absurde : démanteler, c’est abattre la muraille (le mantel, en
ancien français, désigne une « muraille »). Il est dès lors difficile
d’envisager le démantèlement d’une « jungle », vaste espace de terre sèche
et sauvage en Inde !
Il faut rappeler, à cette occasion, que la « jungle » – ce mot indi
popularisé par Kipling dans son Livre de la jungle – se trouve insérée dans
une expression lexicalisée, « la loi de la jungle », qui dit l’insécurité et la
sauvagerie, qui annonce le retour de la bête et du pulsionnel, l’échec du
droit et de la civilisation. Ainsi, le choix des mots n’est pas innocent : la
« jungle de Calais », c’est donc un lieu dangereux, sauvage et barbare.
Lune
Lointaine, mystérieuse, voire inquiétante. Noctambule par nécessité, avec
en option une face cachée. Liée aux marées, à un calendrier spécifique qui a
partie liée avec la fécondité des terres, mais aussi celle des femmes. La
Lune est un astre fascinant, un astre « périodique » qui ne se laisse observer
le plus souvent que par quartiers et dont les variations disent aussi
l’instabilité d’un caractère que l’on dira « lunatique ». Frappé d’un rayon de
lune, le mélancolique s’expose à la folie, l’amoureux aux tourments d’une
passion asymétrique…
Mais la Lune forme avec le Soleil un couple astral, à l’image de la
femme et de l’homme, telle Tanit avec Moloch Baâl, ou Salammbô avec
Mathô. Froide, pâle et lointaine, elle alimente d’ailleurs les manifestations
diverses de « la Belle Dame sans merci », dans la ballade de John Keats.
Objet de désir poétique mais aussi politique et technologique : la
conquête de la Lune est une étape déterminante dans l’odyssée de l’espace.
Neil Armstrong y fit le premier pas le 20 juillet 1969.
Océan
Il est primitif et démesuré. C’est à l’évidence ce que la mythologie tente de
symboliser quand elle fait du Titan Océanos le fils d’Ouranos (le Ciel) et de
Gaïa (la Terre).
De fait, l’océan représente 70,8 % de la surface du globe.
Le passage de l’article défini à l’indéfini fait de cette immensité une
étendue d’eau salée comprise entre deux continents. On compte alors cinq
océans : le Pacifique, l’Atlantique, l’Arctique, l’Austral et enfin l’océan
Indien.
Mais l’océan, c’est aussi la vie : Thétys lui donne 3 000 filles et
3 000 fils. Aujourd’hui, 80 % de la vie sur la planète se trouvent localisés
dans l’océan, qui produit en outre la majeure partie de notre oxygène et
régule à plus de 80 % le climat de la Terre.
Orient
C’est là que le soleil se lève – du verbe orior en latin, « se lever »,
« paraître ». D’où l’idée d’origine qui est portée également par le mot et
qui, dans notre imaginaire occidental, associe le voyage en Orient
(Chateaubriand, Byron, Nerval, Flaubert…) à un retour aux sources. À cet
égard, l’histoire fait le jeu de la symbolique : les différents berceaux de
notre civilisation – Athènes, Jérusalem, Babylone – sont à l’est ; Alexandre
le Grand, fils présumé du Soleil, « oriente » sans hésiter ses conquêtes.
Tahiti
En 1767, le navigateur britannique Samuel Wallis mouille dans la baie de
Matavai et découvre Tahiti. L’année suivante, Bougainville en rapporte un
récit de voyage émerveillé et nomme l’île « la Nouvelle-Cythère », en
référence à l’île d’Aphrodite, déesse de l’amour et de la beauté. En 1769
enfin, le témoignage de James Cook achèvera de constituer l’île de Tahiti en
utopie réelle, un paradis retrouvé.
Le mythe est alimenté par l’épisode historiquement attesté de la révolte
des marins du Bounty qui refusent de quitter l’île et organisent une
mutinerie, destituant de son commandement le célèbre capitaine Bligh.
Zealandia
En 1838, avec l’identification de l’Antarctique, on pensait en avoir terminé
avec les continents, les cinq continents du globe terrestre… C’était ignorer
le sixième continent, désormais reconnu, à l’est de l’Australie : Zealandia,
4,9 millions de kilomètres carrés de terres immergées ou presque (exception
faite de la Nouvelle-Zélande et de la Nouvelle-Calédonie). C’est le concept
même de continent sous-marin à 94 % qui interroge. Certes, la réalité
continentale impose une cohérence géologique totale. Mais, par définition –
et ce, conformément à l’étymologie latine, continere, « tenir ensemble » –,
le continent est avant tout une vaste étendue continue du sol…
CHAPITRE II
Lieux d’histoire
Alésia
Le siège d’Alésia et la reddition qui en constitua la conclusion marquent la
fin de la guerre des Gaules au cours de laquelle Jules César put donner toute
la mesure de son habileté de stratège et de négociateur.
Sur le plan de l’art de la guerre, on comprend bien que l’avantage
reconnu à la position défensive vient de loin. De Gergovie à la ligne
Maginot, une longue tradition s’est sédimentée pour affirmer les avantages
d’une bonne défense bien préparée. À cette époque, la guerre est immobile.
Elle fixe les adversaires sur une ligne ou un point de confrontation, appelant
à l’épreuve de force. On comprend, par parenthèse, tout ce que la guerre de
mouvements inventée par Napoléon va profondément modifier.
Mais Alésia est aussi un nom propre important pour toutes les querelles
qu’il a suscitées. De fait, où se trouve véritablement Alésia ? Il est d’usage
de reconnaître à la ville d’Alise-Sainte-Reine en Côte-d’Or un véritable
avantage sur le sujet… Alise ou encore Chaux-des-Crotenay, dans le Jura ?
Auschwitz
Sur la mappemonde du mal que l’Occident dessine depuis Voltaire,
Auschwitz est plus qu’un simple nom, l’indication d’un camp. Ce lieu
incarne le mal absolu, le désastre de la culture occidentale, là où s’épuisent
les valeurs humanistes portées depuis les Lumières, là où s’effondre notre
civilisation.
De fait, Auschwitz n’est pas seulement un camp d’extermination et de
concentration (le plus étendu du Reich), créé par Himmler en 1940 et libéré
par les Soviétiques en 1945. Ce ne sont pas seulement ces centaines de
milliers d’innocents – plus d’un million de femmes, d’hommes et d’enfants
assassinés en cinq ans –, c’est aussi le laboratoire hideux du docteur
Mengele et l’atelier infect voulu par Heydrich où fut pratiquée à la plus
grande échelle possible la négation de l’homme par l’homme. Les grands
textes de David Rousset, L’Univers concentrationnaire (1946), de Robert
Antelme, L’Espèce humaine (1947), de Primo Levi, Si c’est un homme
(1947), rappellent une réalité qu’aucune fiction négationniste ne pourra
réduire. Ces textes disent aussi que Sartre a raison lorsqu’il affirme : « Il
n’y a pas de situation inhumaine », ravivant notre conviction que la
négation de l’humanité de l’homme est de notre responsabilité moderne.
Alain Finkielkraut en formule la synthèse dans un bel ouvrage au titre
évocateur : L’Humanité perdue (1996).
Cet angle mort, cette dystopie bien réelle qu’a produite le monde
moderne, ces ruines que filme sobrement Alain Resnais dans Nuit et
brouillard (1955) sont inscrits depuis 1979 – seulement ! – au patrimoine
mondial de l’Unesco.
Austerlitz
Le lundi 2 décembre 1805 eut lieu celle que l’on prit l’habitude ensuite
d’appeler la « bataille des Trois Empereurs » où s’affrontèrent en effet
l’empereur des Français, celui des Russes et celui des Austro-Prussiens. Ce
sera la plus « belle » victoire de Napoléon, c’est-à-dire la mieux contrôlée,
la plus méditée et préméditée. L’Empereur choisit le terrain et force
l’adversaire à engager le combat quand il l’a décidé. Le soleil s’impose
dans l’après-midi et fait briller le symbole d’une France toute-puissante,
sûre de sa valeur et de ses valeurs héritées de la Révolution.
Le bronze fondu des 180 canons ennemis donne corps et matière à la
colonne Vendôme, à Paris. Tous les ans, les lycéens de Saint-Cyr et les
demoiselles de la Légion d’honneur célèbrent ce 2 décembre…
Attention : un 2 décembre peut en cacher deux autres… 1804, le sacre
de Napoléon. 1851, le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte.
Babylone
De l’akkadien signifiant « la porte des dieux », Babylone – probablement la
plus ancienne ville d’Irak – incarne la ville par excellence, avec ses
raffinements, ses tentations et ses excès. Certes, les murs, les tours et les
rues ont disparu, mais demeure un site archéologique extrêmement riche, au
sud de Bagdad, proche de la ville actuelle d’Hilla.
Siège d’un véritable empire qui s’étendit sur toute la Mésopotamie et
dont on détermine l’apogée au VIe siècle avant Jésus-Christ, Babylone est
associée à la figure de Nabuchodonosor, à l’invention de l’écriture
cunéiforme, aux « ziggurats » – ces édifices religieux à étages – qui
inspirèrent sans doute la légende de la tour de Babel et aux « jardins
suspendus » qui comptent au nombre des Sept Merveilles du monde.
Babylone habite encore notre imaginaire, notamment en tant que
métaphore. La culture rastafari qui s’exprime dans les textes du reggae fait
de Babylone le symbole de l’Occident et de ses ambitions hégémoniques.
L’Apocalypse, sous l’expression « Babylone la Grande », en fait un
symbole et une prophétie. Le texte l’identifie à une femme, « la Grande
Prostituée ». C’est « la grande ville qui a un royaume sur les rois de la
terre ». On y pratique les fausses religions (prostitution spirituelle), et cette
figure domine de nombreux peuples. Comment comprendre le symbole ? À
quelle réalité politique renvoie-t-il ? Les interprétations abondent
évidemment selon les époques et les convictions des uns et des autres :
Rome, le Vatican, la City à Londres ?
Barricade
Tout prosaïquement constituée des « barriques » trouvées aux étalages des
marchands, la barricade est un élément essentiel du « mobilier urbain » en
période d’insurrection. Elle bloque l’accès aux rues étroites qui maillent les
grandes villes, comme Paris, jusqu’au XIXe siècle.
Grâce à la barricade, la rue devient le lieu du combat et de la résistance,
contraignant le soldat à sortir des principes de l’« art de la guerre » pour
s’adapter à ce que l’on appelle, depuis l’insurrection de Madrid contre
l’occupant français, la « guérilla ».
Bastille
C’est sous le règne de Charles V qu’un fort est aménagé dans le
prolongement du boulevard Saint-Antoine afin de sécuriser l’Est de Paris.
La Bastille était donc d’abord un château fort et un arsenal. Mais la liste
est longue et variée des usages que lui assignèrent les monarques
successifs : prison, entrepôt d’armes, coffre-fort (sous Henri IV) appelé
alors « buffet du roi ».
Finalement, Richelieu tranche : ce sera définitivement une prison d’État
susceptible d’accueillir au plus quarante-cinq prisonniers.
Édifice plus encombrant que vraiment utile, depuis 1784 Louis XVI et
Necker veulent absolument s’en défaire. Ces lourdes fortifications plantées
à l’est de la capitale sont pourtant perçues par les Français – les « cahiers de
doléances » l’indiquent – comme le symbole de l’arbitraire royal, lequel se
manifestait en l’occurrence par le recours aux « lettres de cachet »
permettant l’incarcération sans jugement.
Puissance des symboles ! Dans les faits, tout commence par le constat
qu’il manque à la milice ce que Jacques de Flesselles, le prévôt des
marchands, vient de mettre sur pied : la poudre nécessaire à ses fusils.
Cinquante mille hommes qui se sont armés aux Invalides et pas de
poudre… Où en trouver ? La réserve la plus proche est localisée : la
Bastille, vieille forteresse inutile et coûteuse que Necker, dès 1784, avait
souhaité détruire. Le marquis de Launay, gouverneur de la Bastille, donne
l’ordre à ses trente gardes suisses et aux quatre-vingts vétérans qui
complètent la « garnison » d’ouvrir le feu sur les manifestants : une
centaine de morts, et l’on connaît la suite. Bilan de ce 14 juillet 1789 : la
libération de sept prisonniers (deux fous, un gentilhomme débauché, et
quatre escrocs), de Launay et ses gardes suisses lynchés par la foule, et le
symbole de l’arbitraire royal terrassé… accidentellement.
La « prise de la Bastille » est donc à la fois un malentendu, et
néanmoins un tournant dans la Révolution naissante. Le mythe est tenace et
résiste à la démolition du bâtiment (qui s’étire jusqu’en 1806), dont les
pierres serviront à construire des ponts sur la Seine.
Par métaphore, « bastille » se dit parfois d’un retranchement
idéologique à renverser, plus fragile qu’il n’y paraît.
Byzance
La ville n’a cessé de changer de nom !
On la découvre fondée par les Grecs vers 600 avant Jésus-Christ, située
sur le Bosphore et la mer de Marmara, célèbre pour son raffinement, ses
joutes subtiles entre avocats – les « byzantinismes », passé dans le langage
courant pour désigner des arguties plus ou moins obscures.
Mille ans plus tard, ou presque, elle change une première fois de nom
parce que l’empereur de Rome, Constantin, décide d’y établir sa capitale,
Constantinople (330 apr. J.-C.), avant de tomber en 1453 aux mains des
Turcs. Elle attendra 1930 pour devenir Istanbul, capitale de la Turquie
moderne.
Sous le nom de Byzance, elle symbolise tout à la fois l’opulence, le luxe
démesuré (« C’est Byzance ! »), mais aussi la Ville, la grande ville
tentatrice où les hommes peuvent aisément se perdre.
Catalauniques (Champs)
Aux environs de l’actuel Châlons-en-Champagne, sur le site appelé alors
Duro Catalaunum, en 451 après Jésus-Christ, le général romain Aetius, à la
tête d’une coalition très hétérogène de guerriers gallo-romains et germains,
stoppe l’avancée d’Attila et des Huns. C’est le point d’arrêt des « Grandes
Invasions » commencées deux siècles plus tôt.
Cayenne
Chef-lieu du département et de la région de Guyane, cette commune est
aussi identifiée, par métonymie, au bagne qu’elle abrita pendant moins d’un
siècle.
Ce bagne fut créé par Napoléon III pour recevoir les opposants au
régime et autres prisonniers politiques. On y enverra plus tard les
« communards », puis enfin les condamnés de droit commun
multirécidivistes. Il sera fermé en 1938, mais les derniers forçats ne
retrouveront le sol de la métropole qu’au cours des années 1950.
La condamnation au bagne était perçue comme une condamnation à la
« guillotine sèche », tant étaient insoutenables les conditions de vie des
prisonniers. L’espérance de vie moyenne était en effet de trois à cinq ans.
De fait, les bagnards n’étaient pas des prisonniers comme les autres : ils
sont à la fois des déportés (leur peine purgée, ils n’ont pas le droit de
revenir en métropole) et des forçats.
Champ de Mars
À chacun le sien : Paris, Montréal, Athènes, Annecy, Colmar, Annaba…
Rome évidemment, à l’origine. De fait, situé à l’extérieur du pomerium –
limite tracée à la charrue par Romulus lors de la fondation de la Ville,
définissant la future enceinte qui sanctuarisait Rome pour en faire un lieu
d’où toute forme de violence devait être prohibée, à commencer par le port
des armes –, le champ de Mars est un vaste espace destiné à rassembler les
légions, à effectuer des exercices, des manœuvres d’entraînement, en bref
une étendue de terre dévolue au dieu de la guerre : Mars.
À Paris, le Champ-de-Mars a cette particularité d’avoir été le lieu de
véritables combats qui, en 52 avant Jésus-Christ, opposèrent les
légionnaires romains conduits par Labienus aux autochtones, les Parisii,
dirigés par le vieux chef de guerre Camulogène. Au pied de la tour Eiffel,
cet endroit est donc un lieu de mémoire un peu oublié où pour la première
fois les Parisiens manifestèrent leur esprit de résistance. Pas d’avenue ni de
boulevard pour célébrer le chef gaulois, seulement une modeste rue du
XVe arrondissement devenue une impasse.
Chinatown
Il en va pour « Chinatown » exactement comme du champ de Mars : chaque
grande ville, ou presque, en est dotée. On l’appelle Barrio Chino à
Barcelone, Chinatown partout ailleurs dans le monde, même à Paris,
Singapour ou encore Londres et Toronto, etc.
Ce nom est donné en référence à New York où, au sud de Manhattan, se
sont installés les migrants venus de Chine. C’est toujours le quartier
dangereux, celui des prostituées, des économies parallèles, celui de tous les
trafics, des gangs aussi, comme les Flying Dragons ou les Ghost Shadows.
Dans chaque grande ville on retrouve un angle mort d’où l’urbanité est
exclue. Chinatown est le lieu du désenchantement du monde libre, où se
perdent toutes les significations, si ce n’est celle de la sombre fatalité dont
ses rues sont imprégnées, comme le rappelle le film de 1974 de Roman
Polanski.
Dallas
Dallas fut à John F. Kennedy ce que les ides de mars avaient symbolisé
pour César : l’irruption du tragique dans l’histoire, moment déconcertant
d’une intuition collective où « tout est joué », où l’histoire semble découler
d’une nécessité contre laquelle les hommes munis de la plus forte des
volontés et du plus impressionnant des charismes ne peuvent rien.
Alors qu’il est en pleine campagne électorale pour sa réélection, le
22 novembre 1963 à 12 h 30, Kennedy, qui remonte Elm Street dans une
Lincoln Continental décapotable, est touché dans le dos puis à la tête par au
moins un tireur embusqué. Les circonstances dans lesquelles s’est déroulé
l’assassinat, les nombreux avertissements, le meurtre du présumé coupable,
Lee Harvey Oswald, tué par un mafieux, l’examen balistique, tous ces
éléments ont concouru à nourrir autour de cet assassinat un halo d’énigmes
au parfum de tragédie.
Kennedy n’est pas le premier président américain à avoir été abattu
durant l’exercice de son mandat. Avant lui, Abraham Lincoln (15 avril
1865), James A. Garfield (19 septembre 1881) et William McKinley
(14 septembre 1901) ont été les victimes d’attentats mortels, mais ces
crimes furent commis par des individus isolés sans que l’on soupçonnât
vraiment qu’il y eût « complot ». Or, très rapidement, l’assassinat du
président Kennedy fit naître les plus folles rumeurs, les théories dites « du
complot » se multiplièrent et, jusqu’aujourd’hui, une grande partie de
l’opinion publique demeure réticente à admettre la thèse officielle.
Eylau
Balzac y fit disparaître le colonel Chabert dans le roman éponyme et
projetait de consacrer un volume à cette bataille de Prusse Orientale qui, le
8 février 1807, opposa Napoléon au tsar Alexandre Ier. En 1874, Victor
Hugo, dans son poème « Le Cimetière d’Eylau », ranime le souvenir de ce
combat à travers la figure du capitaine Louis Hugo, son oncle, qui participa
à cette victoire « à la Pyrrhus ».
En effet, la « victoire » d’Eylau marque paradoxalement le
commencement de la fin des succès de l’Empereur. Au fond, personne n’est
sorti réellement vainqueur de cette véritable boucherie « héroïque » :
10 000 tués chez les Français, 26 000 chez les Russes. Une fois l’armée
russe en retraite, Napoléon ne parvient pas à quitter Eylau, tant le sacrifice
consenti a été immense. On ne l’emporte vraiment qu’en gagnant sans
combattre. Dans l’affrontement physique direct, il n’y a guère que des
perdants.
Avec la bataille d’Eylau, l’Europe inaugure un cycle guerrier tragique :
celui des pertes humaines massives.
Ground Zero
C’est ainsi que les Américains nomment le point d’impact d’une bombe
atomique au moment d’une explosion. Cette expression a été utilisée pour
la première fois à l’occasion du premier tir réalisé au Nouveau-Mexique, le
16 juillet 1945. L’expression trouve son origine dans la mesure du
rayonnement radioactif de la bombe. Cette mesure s’effectue à partir du
point d’impact, le point zéro.
Aujourd’hui, nous songeons surtout à l’impact des avions détournés par
les terroristes et qui se sont écrasés sur les Tours jumelles le 11 septembre
2001.
L’expression fait entendre la violence destructrice de la bombe, après
laquelle il faut repartir de « zéro ». Tout reconstruire… comme à New York,
plus haut et plus beau.
Guantanamo
La baie de Guantanamo, au sud-est de l’île de Cuba, abrite une base navale
américaine convertie depuis les attentats du 11 Septembre en centre de
détention pour ceux que les Américains nomment les « combattants
illégaux ». Dès l’hiver 2001, ils sont déjà sept cent cinquante à y être
détenus. Les prisonniers ne sont pas reconnus par le droit de la guerre, ne
s’étant pas enrôlés dans une armée au service d’un gouvernement ennemi.
Ils ne sont donc pas des « prisonniers de guerre ». Dès lors que le droit ne
leur reconnaît aucun véritable statut, ils ne bénéficient d’aucune protection
et peuvent être soumis à des traitements que réprouvent les traités
internationaux. Le choix de Guantanamo est à cet égard significatif : la base
est placée d’emblée sous juridiction militaire sur un territoire qui échappe à
la souveraineté des États-Unis. Au fond, pour reprendre une expression
suggérée par des parlementaires eux-mêmes, il s’agit d’une « zone de non-
droit ».
Telle est l’une des conséquences de ces attaques terroristes qui
bousculent l’encadrement juridique habituel des conflits : pas de déclaration
de guerre, pas de contentieux affiché, pas d’ultimatum et encore moins de
« prisonniers de guerre ».
Hiroshima
Le 6 août 1945, Paul Tibbets largue, depuis le bombardier B-29 qu’il pilote,
la première bombe atomique, Little Boy, un engin d’une puissance de
15 kilotonnes, sur la ville de Hiroshima.
Ville à la population martyre, Hiroshima témoigne de l’horreur
nucléaire ; puissance de la destruction, capacité à provoquer sur les corps et
dans les esprits d’irréparables lésions, pouvoir de prolonger la violence de
l’impact à travers des générations. C’est le souffle dévastateur, la brûlure
d’une chaleur insoutenable, les incendies et cette « pluie noire » qui
s’abattent sur une ville et ses habitants, faisant des centaines de milliers de
victimes civiles directes et indirectes. En bref, Hiroshima, c’est l’autre
station sur la « carte du mal » de notre histoire contemporaine.
Mais à la différence d’Auschwitz, lieu de mémoire silencieux et isolé
dans le vaste paysage polonais, Hiroshima reste une ville vivante qui laisse
visibles ses cicatrices, mais d’où les hommes n’ont pas disparu.
Jérusalem
C’est le lieu-clé du monothéisme. Dans un périmètre restreint, trois sites se
jouxtent, qui font coexister les trois religions du Livre que l’histoire n’a
cessé d’opposer et de confronter : le temple de Salomon, dont il ne reste
plus qu’un mur (le mur des Lamentations), le Golgotha, où fut crucifié
Jésus, mais aussi l’esplanade des mosquées (al-Aqsa, le dôme du Rocher, le
Bouraq). Si Athènes est bien le berceau rationnel de l’Occident, Jérusalem
en est évidemment le berceau spirituel.
La situation pourrait plaider en faveur d’une coexistence pacifique entre
fidèles. Pourtant, chrétiens et musulmans, Israéliens et Palestiniens, n’ont
cessé de faire la guerre pour Jérusalem, tantôt royaume franc conquis par
Saladin à un « roi lépreux », capitale assumée ou non de l’État d’Israël. Il
s’agit à chaque reprise de s’affirmer seuls gardiens de la vraie foi. Mais les
trois monothéismes n’entrent pas en concurrence de la même façon. Seuls
en effet l’islam et le christianisme portent le germe de combats, dans la
mesure où ils ont tous deux pour finalité de convertir toute l’humanité. Ils
visent à se constituer en religion universelle – « universel », c’est d’ailleurs
ce que signifie le mot catholikos en grec.
Kosovo
Qui saurait aujourd’hui situer précisément le Kosovo sans cette guerre qui a
eu lieu en 1999, et qui a opposé les deux principales communautés qui
cohabitent sur le territoire kosovar ? Serbes et Albanais s’affrontèrent en
effet au nom d’une intime conviction : chaque communauté croyait être la
seule légitime à pouvoir occuper le territoire national.
Cette guerre nationaliste marque un tournant sur la scène internationale
avec l’intervention, particulièrement contestée, de l’OTAN, intervention qui
suscite de vives protestations, notamment auprès des intellectuels. Certains
d’entre eux s’insurgent contre un retour de la doctrine de la guerre juste, et
accusent les médias occidentaux de propagande.
Noam Chomsky, par exemple, dans Dominer le monde ou sauver la
planète, argue que les massacres serbes ont été provoqués par des frappes
de l’OTAN, la majeure partie des victimes antérieures étant le fait de l’UCK
(Armée de libération du Kosovo), accusée d’être un groupe terroriste ayant
assassiné plusieurs milliers de Serbes et d’Albanais. Les bombardements,
ayant contribué à détruire l’industrie de la Serbie, sont aussi accusés d’avoir
eu entre autres pour but de mettre à bas l’économie du pays, de type
socialiste, l’une des dernières d’Europe. L’un des véritables enjeux qui
expliqueraient l’intervention si active de l’OTAN serait l’oléoduc qui doit
relier la mer Noire à la mer Adriatique.
Toutefois, il est impossible d’occulter le poids symbolique hérité du
passé. Le 15 juin 1389, sur « le champ des Merles », l’actuel Kosovo, se
sont déjà affrontés le sultan à la tête de l’Empire ottoman et les princes
chrétiens des Balkans.
Limes
Nom donné à la matérialisation des frontières de l’Empire romain, le limes
est donc à la fois la « limite », mais aussi le chemin qui conduit au-delà de
l’Empire. En Germanie, en Grande-Bretagne ou encore le long du Danube,
le limes est fait d’un mur ou d’une portion de mur et de citadelles destinés à
surveiller les mouvements des peuples voisins.
Du limes au mur que Donald Trump cherche à faire financer par le
Mexique, c’est toujours la même mesure, vouée à l’échec, pour ralentir les
migrations, voire les empêcher : matérialiser la frontière et la constituer en
obstacle. Les frontières et les limites sont faites pour être dépassées et
traversées. Il n’est de mur qui, avec le temps, n’ait révélé sa porosité.
Lisbonne
Première station sur la carte du mal en Europe, celle que pointe Voltaire
dans Candide, mais aussi celle qui hante notre géographie imaginaire.
De fait, le 1er novembre 1755, à 9 h 40, Lisbonne, capitale du royaume
du Portugal, alors riche puissance coloniale, est secouée par un tremblement
de terre suivi d’un tsunami et d’une série d’incendies. On dénombrera
jusqu’à 70 000 victimes sur les 280 000 habitants que compte alors la ville.
Conséquences : le Premier ministre, le marquis de Pombal, prend soin,
au moment de reconstruire la capitale, de procéder à des tests antisismiques
particulièrement coûteux (sur le plan de la puissance économique, le
Portugal ne se remettra jamais du désastre). À la suite de l’événement, Kant
lui-même se met à étudier la sismologie, science qui prend alors
véritablement son essor. Mais le désastre de Lisbonne est surtout demeuré
dans les mémoires pour le débat qu’il provoqua entre les irréductibles
Voltaire et Rousseau, celui-ci écrivant à celui-là :
Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avait
point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants
de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement
logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. Tous eussent fui au
premier ébranlement, et on les eût vus le lendemain à vingt lieues de là, tout aussi
gais que s’il n’était rien arrivé. Mais il faut rester, s’opiniâtrer autour des masures,
s’exposer à de nouvelles secousses, parce que ce qu’on laisse vaut mieux que ce
qu’on peut emporter […].
Vous auriez voulu (et qui n’eût pas voulu de même ?) que le tremblement se fût
fait au fond d’un désert plutôt qu’à Lisbonne. Peut-on douter qu’il s’en forme aussi
dans les déserts ? Mais nous n’en parlons point, parce qu’ils ne font aucun mal
aux messieurs des villes, les seuls hommes dont nous tenions compte.
Marathon
La bataille de Marathon opposa au cours de la première guerre médique, en
– 490, l’armée perse de Darius aux Athéniens.
Mais le nom de Marathon nous serait aussi peu familier que celui de
Salamine – autre victoire athénienne – si à la bataille n’était associée la
course de 240 kilomètres accomplie par Phidippidès, envoyé à Sparte pour
demander des renforts.
L’anecdote n’est pas attestée, mais pour rendre hommage à ce messager
de légende Pierre de Coubertin introduit dès la restauration des Jeux
olympiques en 1894 cette nouvelle épreuve qu’on appelle désormais le
« marathon ».
Rome
Rome, pour nous qui sommes des Latins majoritairement chrétiens,
demeure… capitale. Les Romains eux-mêmes ne l’appelaient-ils pas Urbs,
la « Ville » ?
Rome nous a donné ainsi l’exemple de tous les âges du développement
d’une civilisation, construisant un paradigme où, depuis sa fondation
jusqu’à sa chute, en passant par l’Empire puis sa décadence, toute la vie des
sociétés se trouve déclinée.
La fondation, il faut qu’elle soit légendaire et archaïque, car elle doit
faire jouer le « prestige des commencements ». Le récit qu’en donne la
tradition relève alors du mythe, lequel distribue l’autorité parmi les
membres de la société. Romulus et Rémus, sauvés de la sauvagerie par une
« louve », descendants inconscients du dernier des Troyens, font de
l’enceinte de la ville nouvelle qu’ils tracent parmi les sept collines un
périmètre sacré, par le sacrifice du jumeau.
Peu à peu, les guerres victorieuses scellent des alliances et des
vassalités. Le territoire ne cesse de croître et cette croissance devient à elle-
même sa propre nécessité : chaque conquête en appelle une autre pour
nourrir une population et une armée chaque fois plus nombreuses. Le
territoire gonfle, se fait toujours plus vaste. Un empire naît. Le centre est
toujours plus avide et sa périphérie plus lointaine. La sécurité du territoire
finit par lui échapper.
C’est donc assez naturellement que l’Empire ploie sous son propre
poids. Deux métaphores entrent alors en concurrence : celle du corps dont
la vie s’échappe peu à peu (on parlera alors de « déclin ») ; et celle de
l’édifice dont les pierres tombent une à une, et il s’agira là de
« décadence », au sens propre de chute. Montesquieu forge ce paradigme
avec un titre superbe, au risque d’une anacoluthe magnifiquement
expressive : Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et
de leur décadence.
Ce n’est d’ailleurs pas le terme le plus adéquat pour restituer ce qui se
produit au cours de cette phase ultime. Il serait sans doute plus exact de
parler de « décomposition », car l’unité de l’Empire, longtemps maintenue
par un droit commun et la possibilité offerte à tous les vaincus d’obtenir la
citoyenneté, se défait peu à peu, chacune des parties cherchant à se détacher
du tout.
Rostres (Les)
Sur certaines tribunes du forum de Rome étaient exposés en décoration les
éperons des navires de guerre pris à l’ennemi. Ces éperons, ce sont les
« rostres », et par métonymie ces mêmes tribunes.
Lieux de prise de parole, les rostres rappellent donc aussi la prise de
pouvoir. Ces tribunes exhibent publiquement la puissance militaire de
Rome qui trouve son origine dans la vie politique que symbolise le forum.
Le général vainqueur y affiche les dépouilles de ses ennemis, tel
Marc Antoine qui fit exposer ainsi la tête et les mains de Cicéron, son
adversaire, quelques semaines après l’assassinat de Jules César.
Sarajevo
À Dallas, c’est le destin tragique d’un homme qui se trouve scellé, à
Sarajevo, c’est celui de l’Europe, celui du XIXe siècle tout entier.
e
De fait, on dit souvent que le XX siècle débute en 1914…
probablement. À Sarajevo, sûrement.
L’orthographe et la prononciation du mot ont quelque chose d’exotique.
Pourtant, nous sommes en Europe, certes aux confins.
Sarajevo est la capitale d’une ancienne province ottomane, annexée par
l’Autriche-Hongrie en octobre 1908. Si elle n’est presque déjà plus
l’Europe, à deux reprises au XXe siècle le sort du continent va s’y nouer.
Il y eut tout d’abord ce 28 juin 1914, où l’héritier de l’Empire et son
épouse sont assassinés par un terroriste serbe, Gavrilo Princip. Par le jeu
des alliances et le désir des chancelleries européennes d’en découdre une
fois pour toutes, la mort de l’archiduc François-Ferdinand amorce le
premier conflit mondial d’où l’Europe sortira définitivement affaiblie, au
profit notamment des États-Unis. Que la mort d’un prince issu d’une lignée
exténuée, dans une obscure ville d’Europe centrale dont on ignorerait
encore l’existence sans cela, soit à l’origine de la première guerre totale de
notre histoire, de la première guerre de masse, semble relever de l’« effet
papillon ». Elle nous ramène, cela étant, à la fragilité de l’histoire, à ces
petites causes qui ont de si grands effets, au nez de Cléopâtre, en somme.
« S’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé » (Pascal).
Mais à Sarajevo, l’histoire repasse… Cette fois-ci, le nom est bien
connu des téléspectateurs européens lorsque, en réaction à la déclaration
d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine, les milices serbes répliquent en
assiégeant Sarajevo, la capitale. Nous sommes à présent le 5 avril 1992 et le
siège va se poursuivre jusqu’en février 1996. Cinq mille civils sont tués par
les quelque trois cent vingt-neuf impacts d’obus quotidiens. Jusqu’aux
accords de Dayton imposés par Bill Clinton, les forces de l’ONU présentes
sur place firent preuve d’une étonnante passivité (la FORPRONU ne
chercha jamais à neutraliser les canons serbes qui menaçaient Sarajevo).
Aujourd’hui, Sarajevo est devenue la ville de l’ex-Yougoslavie dont la
croissance est la plus rapide.
Stalingrad
Cette ville frontière au-delà de laquelle s’étend le Kazakhstan, celle qui, au
temps des tsars, était connue comme la « dernière ville du monde russe » et
portait le nom, jusqu’en 1925, de Tsaritsyne, fut le théâtre d’une bataille
importante au cours de laquelle Joseph Staline repoussa l’armée des Blancs
et sauva Moscou de la famine inévitable à laquelle un siège la condamnait.
D’où le changement de nom. Les Soviétiques y sont habitués. Stalingrad,
une ville qui, aux yeux de l’état-major allemand, n’est au départ qu’un
objectif secondaire dans la gigantesque entreprise d’invasion de l’URSS
que veut mener Hitler. Mais la ville est un carrefour, les succès militaires
tardent sur les autres fronts. Et puis la magie du nom, c’est « Stalingrad ».
Tsaritsyne aurait-elle mobilisé une pareille folie guerrière ? La
géopolitique et la stratégie ne reposent pas toujours sur des bases
rationnelles solides. Prendre Stalingrad, n’était-ce pas faire vaciller
Staline ?
De fait, les Allemands concentrent leurs forces et occupent la ville au
terme de combats qui sont loin d’être insignifiants. Mais la bataille de
Stalingrad ne fait que commencer. La contre-attaque russe est d’une
ampleur imprévisible et, du 17 juillet 1942 au 2 février 1943, Stalingrad
devient le lieu d’une guerre urbaine totale, guerre au cours de laquelle les
Allemands tour à tour assiégeants et assiégés perdent plus de
400 000 hommes. Les Soviétiques, de leur côté, font le sacrifice de
800 000 tués. Des chiffres qui donnent la mesure du carnage et qui font de
Stalingrad le lieu de la rage de détruire qui caractérise la Seconde Guerre
mondiale.
La défaite allemande est un tournant déterminant dans la guerre.
Stalingrad enterre définitivement les ambitions que partagèrent Napoléon et
Hitler : conquérir la Russie pour conquérir l’Europe. Napoléon avait
toutefois une circonstance atténuante qu’il ne partage pas avec Hitler : il
n’avait pas lu Guerre et paix de Tolstoï.
Tarpéienne (Roche)
Lieu de supplice dans la haute antiquité romaine, cette roche sur laquelle
étaient projetés les condamnés porte le nom de la trahison. De fait,
« tarpéienne » elle l’est, puisqu’elle vient de Tarpeia, la fille du gouverneur
du Capitole qui, par amour pour Titus Tatius, le roi des Sabins, ouvrit à
l’ennemi les portes de la forteresse. Elle réclama sa récompense : que
chacun des guerriers lui donnât ce qu’il portait au bras gauche. Elle songeait
au bracelet d’or, oubliant les boucliers sous le poids desquels elle mourut
écrasée.
Mais la roche Tarpéienne n’est pas seulement la punition des parjures,
des faux témoins, des traîtres et des ennemis de Rome. Elle est inséparable
du Capitole avec lequel elle fait couple comme le fixe le proverbe : Arx
tarpeia Capitoli proxima (« La roche Tarpéienne n’est jamais loin du
Capitole »). De fait, c’est bien du haut du Capitole que l’on jetait les
condamnés. Le Capitole, l’une des sept collines de Rome, citadelle et centre
religieux mais surtout, comme le rappelle l’étymologie (caput, la « tête »),
le lieu principal de la ville. Dès lors, le proverbe est un avertissement : la
chute n’est jamais loin du triomphe. Parvenu au sommet, nul n’est assuré de
n’être à tout moment précipité dans l’abîme. À Rome, comme à
Washington.
Verdun
« Saigner à blanc l’armée française », c’est ce que prévoit le plan du général
allemand Erich von Falkenhayn qui, du même coup, invente la « guerre
d’attrition ». Si le terme aujourd’hui habite le lexique du marketing
(le « taux d’attrition » équivaut au pourcentage de perte de clientèle), il est à
l’origine violent et utilisé dans le registre militaire. Le latin attritio désigne
en effet l’action de broyer. Le mot dit l’usure par frottements et par chocs,
laquelle se manifeste dans une désagrégation élémentaire.
Il ne s’agit donc plus seulement de vaincre, d’imposer sa volonté à une
volonté adverse, mais bien de réduire cette volonté à l’état de particules. On
dirait aujourd’hui, après la « glorieuse » démonstration américaine de
Hiroshima, « atomiser » l’adversaire… Le célèbre Cartago delenda est
(« Carthage doit être détruite ») de Caton est depuis longtemps dépassé.
La bataille de Verdun n’est donc pas provoquée pour l’emporter, mais
pour abraser. C’est très précisément la guerre d’usure, assez révélatrice dans
son principe de l’idée que l’on se fait d’un adversaire dont on reconnaît
implicitement la résistance. Sauf que le sang va couler des deux côtés :
362 000 morts chez les Français mais, au même moment, du 21 février au
19 septembre 1916, les Allemands ont perdu 337 000 hommes. La victoire
sera française. Pas décisive mais symbolique. Défensive, c’est-à-dire
française.
Cette bataille, la plus longue de la Première Guerre mondiale, est
devenue emblématique, ne serait-ce que parce que 70 % des poilus y sont
passés, par rotation. Mais c’est aussi à Verdun que, pour la première fois, un
généralissime est économe de ses hommes… Après Verdun, la vie d’un
combattant devient plus précieuse. Et ce militaire qui, pour la première fois,
pense à ses hommes, qui ne cesse de répéter « Le feu tue » et qui n’aura de
cesse qu’il n’ait protégé ses soldats, ce général qui conquiert alors une
popularité sans bornes, il se nomme Philippe Pétain.
Vichy
La France s’est arrêtée, en juillet 1940, « prendre les eaux » – d’aucuns
tenteraient de dire plutôt « prendre l’eau » pour évoquer le naufrage de la
vieillesse d’un homme, se souvenant évidemment du mot que de Gaulle
formule à propos de Pétain pendant son procès – dans cette station thermale
du département de l’Allier, très prisée au XIXe siècle : Vichy.
Probablement malade d’une IIIe République si contestée mais également
si « durable », la France a peut-être voulu se soigner dans ces hôtels pour
curistes où elle installa pendant quelques mois son gouvernement. De fait,
par métonymie, Vichy désigne à présent autant la ville que le régime
d’exception qui en fit son siège, avec à sa tête le maréchal Pétain, « chef de
l’État français », comme il se dit à l’époque. Car les mots, ceux que l’on
emploie comme ceux que l’on évite – « République », par exemple ! –, sont
importants pour comprendre ce qui se joue dans ce bâillement provincial de
l’histoire. Le président Lebrun, quinzième et ultime président de la
IIIe République, nomme à son corps défendant Philippe Pétain président du
Conseil. L’Assemblée nationale vote ensuite les pleins pouvoirs
constituants à ce nouvel « homme providentiel », le héros de Verdun qui
s’autoproclame « chef de l’État français ». « Chef » bien sûr, puis « État »,
les concepts phares du fascisme sont prêts à un usage local, français. Le
régime est une curiosité constitutionnelle : ce n’est plus la république mais
c’est encore elle, même si, au moment de la chute de Vichy, de Gaulle
occupe le pouvoir sans songer à le restituer à Albert Lebrun, toujours
investi en droit d’un second septennat.
Le régime de Vichy remplace la devise de la république par une trilogie
inédite : « Travail, famille, patrie ». Il s’affiche comme résolument
réactionnaire et autoritaire. Suppression de la liberté de la presse,
interdiction des syndicats et des partis politiques… Tout cela prétend
participer d’un redressement moral de la France, une France châtiée par la
défaite pour ses errances et ses lâchetés. Les lois antisémites d’octobre 1940
achèvent de précipiter Vichy dans la collaboration avec l’occupant
allemand, une collaboration que scelle la célèbre poignée de mains entre
Pétain et Hitler, à Montoire, le 24 octobre 1940. Vichy lie à partir de là son
destin à celui de l’Allemagne nazie et ouvre une parenthèse honteuse que le
Conseil national de la Résistance s’efforcera de refermer au plus vite.
Waterloo
On l’appelle à l’époque la bataille de Mont-Saint-Jean, du lieu-dit où elle
fut engagée, mais il s’agit bien de la bataille de Waterloo qui, le 18 juin
1815, mit un terme à l’épisode des Cent Jours, provoquant le 22 juin
l’abdication de Napoléon.
Avec 350 000 visiteurs chaque année, Waterloo est aujourd’hui le
deuxième site le plus fréquenté de Belgique. De fait, à quelques kilomètres
de Bruxelles, les touristes se pressent pour contempler la « morne plaine »
après un arrêt obligé au Mémorial 1815. Que viennent-ils commémorer ?
Le souvenir de ces 24 000 morts au combat ? Pas seulement.
Waterloo est un cimetière, mais on y enterre bien autre chose que les
ambitions d’un jeune lieutenant d’artillerie corse ou le faste d’un éphémère
empire… Et c’est Stendhal qui nous l’enseigne, au début de La Chartreuse
de Parme, lorsque Fabrice accourt à Waterloo prendre sa part d’héroïsme
aux côtés de ses modèles. Perdant connaissance pendant la bataille, enivré
par un peu d’eau-de-vie, il ne voit pas l’Empereur, passant pourtant à
quelques mètres… À son réveil, tout n’est que bruits, confusions, fumées.
Et s’il abat un ennemi, c’est presque sans le vouloir, par surprise. À
Waterloo, l’épopée s’enlise dans la boue, la guerre ne donne plus aux héros
l’occasion d’entretenir leur renommée ni d’éprouver leur grandeur. C’est le
Voyage au bout de la nuit qui débute déjà. Dans la plaine humide de
Waterloo, c’est la guerre moderne, la guerre totale, la guerre de masse qui
s’invente.
Wounded Knee
À la fin de l’année 1890, le massacre de Wounded Knee met historiquement
un terme aux guerres contre les Indiens, entraînant d’ailleurs pour la
première fois une vague de désaveu et de révolte dans l’opinion comme
parmi les officiers supérieurs de l’état-major.
Il s’agit du massacre de centaines de femmes et d’enfants, lors d’un
contrôle visant à désarmer les derniers guerriers Lakota du chef indien Big
Foot. Sur un faux mouvement et une erreur d’appréciation, les soldats du
septième de cavalerie, le régiment de Custer décimé quelques années
auparavant à Little Big Horn, tirent sur tout ce qui bouge et devient du
même coup une cible.
C’est le récit de Dee Brown, rédigé en 1970, Enterre mon cœur à
Wounded Knee, véritable livre culte aujourd’hui aux États-Unis, qui relate,
de la longue marche des Navajos au massacre de Wounded Knee, l’histoire
d’une lente extermination qui fit connaître aux publics du monde entier le
calvaire enduré par la nation indienne.
CHAPITRE III
Lieux en commun
Agora
Place publique et surtout place du public, l’agora rassemble les institutions
politiques, les bâtiments religieux, certains sites commerciaux ou bien
encore des écoles philosophiques des villes grecques de l’Antiquité.
L’échange démocratique s’y organise et le lieu devient synonyme de débats
libres, d’une parole qui circule. Parfois, on associe également l’agora à la
démocratie directe. De fait, c’est bien là que les citoyens peuvent interpeller
ceux qui ont été tirés au sort pour les diriger et les administrer. Car on vote
rarement pour désigner les magistrats à Athènes, par exemple. En revanche,
les citoyens discutent des lois et des mesures qui les concernent. L’agora
nous rappelle que l’exercice de la démocratie réside moins dans l’élection
de certains hommes que dans la possibilité d’en débattre.
Aujourd’hui, le mot « agora » désigne de façon emphatique dans
certaines « villes nouvelles » une grande place, comme si le nom pouvait à
lui seul inciter les habitants à se réapproprier l’espace de la Cité.
Banlieue
La banlieue, c’est au Moyen Âge la lieue du ban, la distance jusqu’à
laquelle s’étendait le ban seigneurial. La banlieue désignait par conséquent
cette limite au-delà de laquelle la convocation – le ban – des vassaux pour
la guerre ne pouvait avoir de portée.
Conformément à l’étymologie et à l’histoire, la banlieue devrait être à la
fois une frontière et un espace contrôlé. C’est la périphérie du cercle qui
n’existe que par le centre même de la figure.
Or, aujourd’hui, la banlieue désigne volontiers évidemment toujours un
lieu périphérique, mais où l’appel du Souverain et les injonctions de l’État
ne sont plus toujours audibles.
Bibliothèque
Lieu de révélation littéraire dans les grands romans, la bibliothèque est une
pièce « à part » à laquelle Montesquieu, Voltaire, Huysmans, Proust ou
encore Sartre accordent une valeur sacrée. C’est une pièce dévolue aux
livres ; aujourd’hui, il s’agit plus modestement d’un meuble. C’est aussi
quelquefois un édifice, le plus souvent situé, à Rome, près des thermes.
Dans tous les cas, quel luxe ! Un espace entièrement pour les livres, leur
archivage, leur entretien, leur conservation et leur lecture. Grâce aux
bibliothèques, les livres habitent désormais avec nous. Les bibliothèques
sont en effet les véritables « maisons de la culture », et ce, depuis les
commencements de notre civilisation : proches du palais des rois assyriens
à Ninive, plus de 22 000 tablettes d’argile ont été découvertes, assemblées.
L’édifice avait disparu, pas les textes qu’il abritait.
Château
La logique primitive du château est purement défensive. Le castellum des
Romains est en effet un fortin situé sur le limes. À partir du Moyen Âge, ce
sont essentiellement des murailles, des remparts, des fortifications, des
tours crénelées, des donjons, des fossés, des douves, un pont-levis, une
herse… En bref, édifié sur une hauteur, ce bâtiment est fait principalement
pour protéger. Le seigneur et ses hommes d’armes y logent, mais à l’heure
du danger le château accueille la population des villages sur lesquels il
veille. Le château concrétise le serment vassalique par lequel les vassaux
renoncent au profit de leur suzerain à une part de liberté contre protection.
Certains châteaux ne sont toutefois pas rassurants, perchés sur des
falaises ou bien encastrés dans le flanc des montagnes recouvertes de forêts,
masses sombres qui semblent abriter de redoutables créatures : le château
de Tiffauges où sévit Gilles de Rais ; Bran, en Roumanie, le château
présumé de Dracula (Vlad Tepes) ; mais aussi celui qui inspira Mary
Shelley pour son Frankenstein, près de Hesse, au sud de Francfort ; enfin,
le château de Reszel où fut brûlée en 1811 la dernière sorcière d’Europe.
Tous ces châteaux qui font le guet, mais aussi châteaux hantés qui
empêchent le sommeil.
Aux châteaux forts répondent ainsi les châteaux inquiétants où se
réfugient les héros sadiens. On y protège, au lieu des victimes, leurs
bourreaux… Il n’est pas jusqu’à l’univers dessiné de Disney qui n’oppose
au château de la Belle au bois dormant, si sûr que l’on put s’y assoupir
mille ans, celui de l’horrible belle-mère de Blanche-Neige…
Tous ces châteaux, réels et imaginaires, châteaux gardiens de l’ordre ou
« châteaux de la subversion » (Annie Le Brun), ont pour point commun de
n’être pas des palais. Ce dernier se trouve en effet toujours situé dans une
grande ville, étant avant tout le confortable séjour du prince. Car si c’est la
force, brutale ou inquiétante, qui caractérise le château, c’est la richesse et
le luxe qui font le palais.
Cuisine
Lieu de l’intime et du secret, la cuisine est naturellement « chaleureuse » :
on y cuit (coquere) les aliments, et ce passage du cru au cuit, c’est aussi
celui de la nature à la culture. Ce lieu modeste mais indispensable, au cœur
de la maison, à l’abri du regard des visiteurs, organisé autour des feux, cette
cuisine, malgré son apparente simplicité et les objets du quotidien qui s’y
trouvent, ne manque ni de beauté ni de grandeur. Aristote rapporte : « On
dit qu’Héraclite, à des visiteurs étrangers qui, l’ayant trouvé se chauffant au
feu de la cuisine, hésitaient à entrer, fit cette remarque : “Entrez, il y a des
dieux aussi dans la cuisine.” »
La cuisine manque si peu de noblesse que, par métonymie, elle donne
aussi son nom à l’art d’accommoder les plats, l’art d’expérimenter les
saveurs, l’art de surprendre le goût… En cuisine, on pratique ainsi ce que
Brillat-Savarin nomme avec humour les « méditations de gastronomie
transcendante » (Physiologie du goût, 1841). Très positivement connotée, la
cuisine est un magnifique « lieu commun ».
Sauf que, sitôt que varie à peine le niveau de langue, étrangement la
valeur et la signification du mot s’assombrissent… D’un individu suspect
que la police interroge, on dit parfois qu’il a été « cuisiné ». De certaines
manipulations que l’on pressent frauduleuses, par exemple dans le cadre des
élections, on dira qu’elles relèvent de la « cuisine électorale ». De fait, en
cuisine, les produits, viandes, fruits et légumes, sont soumis à la question :
épluchés, découpés, ébouillantés, ils subissent les tortures les plus extrêmes.
Les ustensiles y sont les pires instruments. La nature est alors « cuisinée »,
sommée de livrer sous la torture ce qu’elle peut donner de meilleur.
Ferme
Ce vieux terme légué par l’Angleterre nous rappelle qu’un fermier n’est pas
chez lui. En effet, le mot renvoie à un acte juridique qui établit de manière
« ferme » qu’un propriétaire abandonne à un « fermier », pour une période
déterminée, l’exploitation et la jouissance d’un domaine agricole, contre
redevance bien sûr. Une ferme, c’est donc une exploitation donnée « à
ferme ». Si la terre appartient au seigneur, celui qui la cultive est un
« fermier ». Ce dernier ne travaille donc pas seulement « pour lui » mais
aussi pour un autre à qui il est « redevable ». On le sait, l’image du paysan
reste longtemps dégradée du seul fait de cette dépendance originelle. Ce
paysan, les seigneurs français l’appellent longtemps « vilain », et les
Britanniques « clown ». C’est dire l’estime dans laquelle on le tient.
Paresseux, lubrique, ignorant et stupide, il ne brille guère par ses qualités
positives dans les fabliaux qui le mettent en scène au Moyen Âge.
Corvéable, écrasé d’impôts, il ne dispose guère que de l’éphémère jacquerie
pour exprimer ses souffrances et marquer sa différence.
Progressivement, la campagne s’est vidée de ses habitants. L’économie
de marché a peu à peu transformé la ferme et ses dépendances en
« exploitation agricole » et certains anciens « fermiers » en véritables chefs
d’entreprise. Les paysans incarnent à présent l’attachement à la terre dont
ils sont devenus les propriétaires, mais ils sont toujours condamnés à la vie
précaire, rythmée par les emprunts et la réduction des marges. Ce qui a
changé, c’est le regard que le reste de la société porte sur eux. Si le nombre
d’agriculteurs décroît de façon significative chaque année (ils ne
représentent plus que 5 % de la population), le capital de sympathie dont ils
bénéficient ne cesse d’augmenter. Le Salon de l’agriculture ne désemplit
pas, la téléréalité s’est emparée de la détresse « touchante » de ces
agriculteurs célibataires si désireux de ne plus l’être (L’amour est dans le
pré)…
Ghetto
C’est à Venise qu’apparaissent le mot et la réalité politique qu’il désigne.
Nous sommes en 1516, et le conseil des Dix ordonne à la communauté
juive de s’installer dans une ancienne fonderie de Cannaregio, quartier un
peu excentré de Venise. Le ghetto, en vénitien, c’est la « fonderie ».
Mais les quartiers de regroupement des juifs sont bien antérieurs. Au
Moyen Âge, on appelle ces quartiers des « juiveries ». Le ghetto en diffère
toutefois pour ce qu’il est créé par la contrainte. Les juifs sont rassemblés
de force et les ghettos sont soumis à un couvre-feu. La population est donc
à la fois différenciée, isolée et contrôlée. Les nazis feront un usage
particulièrement atroce de cette organisation de l’espace urbain, qui devient
finalement pour eux une manière de « mettre à disposition » des juifs avant
« solution finale ».
Avec le ghetto, on invente une forme d’exclusion d’un nouveau type qui
participe du traitement orwellien que la modernité fait subir au lexique de
façon assez systématique : avec le ghetto, l’exclusion se pratique à
l’intérieur et non plus vers l’extérieur. L’exclu est désormais à portée de la
main, du regard. On le surveille, et il est à disposition. Ce qui n’est bien
évidemment pas le cas de tous ceux que la Cité avait exclus auparavant en
les chassant hors des murs !
Hôpital
Avant d’être un lieu de soins médicaux, l’hôpital est un lieu d’accueil,
notamment pour ceux qui auraient besoin d’aide ou d’assistance.
Hospitalia, en latin, c’est la chambre d’hôtes avant d’être le refuge pour les
indigents. Le passage d’un accueil privé du malheureux à une hospitalité
qui devient une affaire publique est un moment essentiel de l’histoire de
notre civilisation. Les Grecs ont inventé le prytanée, un lieu d’accueil pour
ceux que le peuple souhaite honorer. Y sont entretenus et logés ceux qui le
méritent. Ce n’est pas un refuge. L’hôpital accueille quant à lui les malades,
les mendiants, les orphelins.
Dans Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault a voulu
montrer comment cet établissement de service rendu au public était
naturellement devenu un instrument de contrôle de la population,
notamment à l’initiative de Colbert, qui invente l’« hôpital général ».
Le terme « clinique » – « ce qui est relatif au lit du malade » – renvoie
davantage à un lieu de soin, celui de « lazaret » à un lieu d’isolement (des
lépreux) et enfin l’« asile » dit l’inviolabilité d’un espace consacré.
Immeuble
Les immeubles ne sont pas des inventions de notre modernité, tant s’en
faut : les Romains, qui en édifièrent à Rome de plus en plus sous l’Empire,
les avaient appelés insulae, les « îles ».
L’« îlot » est alors un bâtiment de six étages en moyenne, chaque étage
est découpé en appartements. Ces types de logements rassemblés sur
plusieurs niveaux étaient souvent précaires, faits de bois et de terre séchée,
ils étaient particulièrement exposés aux incendies et réservés à des
locataires souvent modestes. Ils se multiplièrent pour répondre rapidement
aux poussées démographiques régulières de l’Empire.
Mais l’immeuble en soi n’a pas nécessairement vocation à accueillir les
nouveaux-venus, les précaires. Au XIXe siècle, l’immeuble devient le
logement de référence de la bourgeoisie parisienne et, qui plus est, figure la
hiérarchie sociale : au premier étage, les pièces nobles et les habitants aisés
(il n’y a pas d’ascenseur), puis d’étage en étage jusqu’aux chambres de
bonnes des logements plus petits pour des populations plus pauvres. On
peut noter que la distribution s’inverse avec notre époque : les appartements
les plus recherchés sont au dernier étage avec terrasse, le plus loin possible
de la rue et ses pollutions (désormais les ascenseurs assurent presque
partout la logistique !).
Mais l’immeuble, ce logement collectif, trouve son apogée avec le
développement des « grands ensembles », voulu par la politique de la ville
en France dans les années 1950-1960. Pour résoudre la crise du logement de
l’après-guerre, la France fait un choix qui la singularise à l’Ouest : celui des
tours et des barres qui, assemblées, constituent ces fameux « grands
ensembles ». Ceux-ci sont caractérisés par des équipements collectifs qui
les accompagnent (école, commerces, centres sportifs), une rapidité dans la
construction et un minimum de 1 000 logements simultanés.
Ces réalisations architecturales qui aujourd’hui nous font parfois
horreur furent pourtant inspirées par l’avant-garde de l’architecture
moderne et ses rêves d’utopie. La Charte d’Athènes qui, en 1933, soude le
IVe Congrès international d’architecture moderne, mais aussi le texte de
Le Corbusier, La Ville fonctionnelle, alimentent le débat et contribuent au
développement de l’urbanisme naissant.
La Cité radieuse que Le Corbusier réalise en 1952 à Marseille se donne
comme la réussite de ce que l’on appelle alors une « unité d’habitation ».
Elle s’inscrit dans une approche ésotérique rappelant certaines utopies (rôle
du nombre d’or et de la suite de Fibonacci) et participe aussi d’une
esthétique, l’esthétique « brutaliste » (aucun ornement, mise en valeur du
béton et de sa « rudesse »).
Jardin
Il ne s’agit surtout pas d’un espace intermédiaire entre la nature et la
culture : le jardin est tout entier du côté de la culture. Il résulte de l’action
de l’homme sur la nature… Le jardin se cultive ! Le mot « culture » signifie
au premier chef « soin », « souci ». Colere, en latin, c’est d’abord en effet
« prendre soin », « se montrer attentif à… ». Ainsi en va-t-il de
l’agriculture, le soin des champs. Au fond, en quoi le soin que j’apporte à la
nature dans mon champ diffère-t-il de celui que je lui consacre dans mon
jardin ? Pour le coup, il faut revenir précisément à l’étymologie et à la
définition du jardin. Car le jardin n’est à l’évidence pas une simple surface
de terrain que je soigne…
Le jardin se définit par une clôture : le mot français dérive directement
de gardinus en latin, qui signifie « entouré par une clôture » (ce que l’on
retrouve dans l’anglais garden). Le jardin bénéficie donc d’une protection
du monde extérieur. Pourquoi ? Ce qui s’y trouve est-il à la fois si précieux
et si fragile ? On protège en effet ce à quoi l’on tient, ce qui vaut à nos
yeux, mais aussi et surtout ce que l’on croit vulnérable. Or, si dans
l’enceinte du jardin l’action des hommes prend la forme d’un soin délicat,
d’un souci accordé aux plantes (exception faite du jardin zen, entièrement
minéral), on compte une très grande variété de jardins : potager, botanique,
public, écologique… jardin ouvrier, jardin du curé (où sont cultivés
ensemble fruits, légumes et fleurs). Il y a aussi des styles. Et le jardin
d’adopter le style persan, maniériste, chinois, à l’anglaise, à la française…
Mais surtout, des « jardins suspendus » de Sémiramis au jardin d’agrément,
ce lieu a une histoire et il s’impose comme un motif culturel très puissant.
De fait, on le sait originel, planté en Éden, avec pour nom ce qui
signifie en grec « lieu clos », le « paradis ». On connaît aussi celui
d’Épicure, où se dévoilent les premiers principes du matérialisme, celui de
Candide où l’on exalte les vertus du travail, notamment au chapitre XXX, où
Pangloss, à sa manière habituelle, reprend le sommaire des aventures
passées en réorganisant leur cohérence et leur nécessité. Il est brusquement
rappelé à l’ordre par son ancien élève ! Au travail, assez de paroles
creuses !
[…] Car enfin, si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups
de pied dans le derrière pour l’amour de Mlle Cunégonde, si vous n’aviez pas été
mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas
donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons
du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des
pistaches. – Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin.
Latrines
« La pièce la plus utile dans une maison, ce sont les latrines. » C’est ce que
déclare, non sans provocation, Théophile Gautier, chantre de l’art pour l’art,
défenseur de l’art désintéressé, aux antipodes de l’engagement ou de
l’utilitarisme. La phrase extraite de la fameuse préface de Mademoiselle de
Maupin donne ainsi à ce lieu que l’on n’ose jamais nommer ses lettres de
noblesse polémiques, lettres que nous ne cherchons pas à reproduire
nécessairement dans ce petit ouvrage. De fait, la présence dans ces pages de
ce lieu, jamais vraiment appréhendé par la langue châtiée, pourrait avoir
aux yeux de certains quelque chose d’incongru. Pourtant, ces latrines
romaines, d’un mot latin que l’on traduirait par « bidet » ou « lavabo », sont
révélatrices des fluctuations de la valeur que notre culture a attachée aux
eaux usées, à l’eau courante, au rôle de l’eau tout simplement dans la vie
quotidienne.
Pour y venir, tout d’abord une première observation : ce lieu si
nécessaire à la vie de la maison se dérobe d’une terminologie à l’autre, dans
une tentative toujours renouvelée d’euphémisation de la réalité à laquelle il
semble que seule la grossièreté la plus brutale échappe. Le « petit coin »
étrangement affectif devient ailleurs ce « lieu d’aisance » souvent au pluriel
et toujours emphatique, qui devient parfois ces « cabinets » singulièrement
elliptiques, même si aujourd’hui la tendance est aux « toilettes », devenues
parfaitement inintelligibles à travers le sigle emprunté à l’anglais WC, pour
water closet, « cabinet d’eau ». Comment dire cette petite pièce récemment
intégrée au plus modeste de nos habitats (naguère au fond du jardin, ou bien
sur le palier) qui, de « partie commune », est devenue propriété la plus
privée que l’on puisse considérer ? Les solutions qui sont proposées
renvoient toujours aux eaux usées, c’est-à-dire à l’« usage de l’eau ».
Aujourd’hui, dans certaines chambres d’hôtel, on rassemble dans la même
pièce le lavabo, le bidet et le siège percé. Et cette pièce porte alors à bon
droit le nom de « toilettes ».
Or, si les Grecs et les Romains canalisent, évacuent, recyclent, drainent
les eaux qu’ils font courir à travers leurs villes, ce ne sera pas le cas des
hommes du Moyen Âge, qui ne comprennent pas cet engouement pour
l’eau qu’ils jugent responsable des épidémies de peste et de syphilis. Les
latrines disparaissent au profit de ce que l’on appelle les « toilettes sèches ».
Le corps n’est plus baigné, il est poudré, et ses déjections disparaissent dans
ce qui pourrait ressembler à la litière des chats.
C’est l’invention de l’eau courante et des cuvettes de porcelaine qui
remplacent celles de bois au XIXe siècle qui préfigurent l’hygiène moderne.
Ces WC qui nous viennent d’Angleterre – et Gautier le dandy mieux qu’un
autre le sait – sont aussi l’indice d’un raffinement dans lequel triomphe la
culture.
Marge
Espace blanc consenti autour d’un texte par l’imprimeur, la marge au propre
comme au figuré est ambiguë, ambivalente, voire équivoque : c’est un
espace étroit de liberté, une périphérie qui s’offre parfois le luxe de corriger
le texte, de l’amender, de l’augmenter par des « marginales », mais qui
n’existe que par rapport au texte, coincée entre le texte et ce néant « hors la
page ». L’étymologie le rappelle qui nous indique margo en latin, le
« bord ». La marginalité s’installe ainsi au bord de la route, au bord de la
société, certes à côté mais sur le fil aussi, à la limite au-delà de laquelle il
n’y a plus rien. Le destin de la marge menace d’en faire aussi the
borderland of insanity, comme l’indique à la fin du XIXe siècle le célèbre
médecin américain Charles Hamilton. Le choix de la marge est souvent un
indice pour détecter les sujets susceptibles d’être victimes de ces troubles de
la personnalité borderline.
Prison
Lieu de surveillance et de punition, pour parler comme Michel Foucault, la
prison est un lieu « moderne ». Elle se substitue à ce que l’on appelait dans
les temps anciens l’« emmurement », c’est-à-dire la privation de liberté.
Avec le « mur étroit » (la prison à proprement parler) et le « mur large »,
elle est la résidence surveillée.
La prison ne doit pas être confondue avec le « cachot », fait pour cacher,
et les « oubliettes », faites pour oublier. En prison, tout est noté, notifié.
C’est un lieu où l’on administre la privation des libertés, dans toutes les
acceptions du verbe « administrer » – organiser et dispenser. En prison,
on « tient les comptes », on compte les mois et les années, on distribue des
dispenses et des remises de peine pour peu que le comportement du
prisonnier soit conforme à ce que l’on attend de lui. La « bonne conduite »,
les manifestations de volonté de réinsertion, tout cela joue en prison. C’est
en fait tout un fonctionnement qui témoigne que la prison est d’abord un
lieu d’observation.
À partir du XVIIIe siècle, une réflexion sérieuse est engagée sur la nature
de l’architecture carcérale. Comment voir sans être vu ? Observer les
prisonniers sans que ceux-ci puissent en avoir vraiment la confirmation ?
C’est à cette question que répond le « panoptique », imaginé en 1780. Cette
prison d’un genre nouveau, inspirée par l’architecture de certaines usines, a
été conçue et exploitée par les frères Bentham. Ceux-ci ne connaîtront pas
la reconnaissance de leur vivant mais, aux États-Unis, le modèle qu’ils ont
inventé va rapidement prospérer ; cellules alignées, un mur coulissant
constitué de barreaux, des surveillants situés dans des guérites, etc.
La question que n’a cessé de poser la prison depuis la grande
ordonnance de Louis XIV (1670) repose sur sa fonction, son utilité
supposée. À quoi sert-elle ? À punir ? À faire souffrir ? La prison n’a pas
vocation à être un lieu de torture. Elle répond à la nécessité de ne pas laisser
en liberté certains individus dangereux pour autrui et pour eux-mêmes. Le
temps de la réclusion devrait être un temps utile de réflexion, de
réadaptation en vue d’une réinsertion. Ce que devrait être la prison – et
qu’elle n’est pas souvent –, cela s’inscrit dans le débat lancé au XVIIIe siècle
avec le marquis de Beccaria> et le Traité des délits et des peines sur la
rationalité et, partant, l’utilité des châtiments institués dans telle ou telle
société. La prison est-elle la réponse rationnelle à toutes les questions que
soulève la délinquance d’aujourd’hui ? Est-elle adaptée en l’état à ses
missions ? La prison n’est pas seulement un lieu « moderne », c’est un lieu
« actuel ».
Rue
Elle structure le paysage urbain, elle l’anime au propre comme au figuré
(les rues portent des noms qui renvoient le plus souvent à des personnages
qui finissent par les incarner). De fait, il n’y a pas de rue à la campagne : on
y emprunte des chemins ou des routes.
Urbaine, mais aussi populaire : la population des villes y circule à tout
moment, c’est un lieu de passage évidemment, mais c’est surtout un lieu de
rencontres, un lieu d’échanges, un lieu de « commerce ». La rue conserve
une dimension humaine. Ce n’est ni le boulevard, conçu pour la promenade
et le loisir, ni l’avenue, destinée à toutes sortes de parades.
Mais la rue, c’est aussi par métonymie ceux qui y vivent, y descendent,
se l’approprient et en font le porte-voix de leurs revendications. La rue,
c’est aussi le peuple des villes, celui qui, à Paris, manifeste, monte avec des
barriques les barricades, éphémère « mobilier urbain » ! C’est l’espace de
propagation de la rumeur, d’une opinion publique changeante et malléable,
c’est le théâtre où s’expriment les peurs et les incertitudes des anonymes.
En bref, on comprend pourquoi le pouvoir moderne ne prend pas
l’urbanisme à la légère !
Salon
Le salon jaune des Rougon, celui de Madame Verdurin ou encore le « salon
vide » du sonnet allégorique de lui-même de Stéphane Mallarmé ont en
commun de figurer la dégradation « fin-de-siècle » des salons littéraires des
siècles qui précédaient : Mlle de Scudéry, Mme de Lafayette, Mme du Deffand,
Mme du Châtelet, Mme de Staël, pour ne citer que les plus célèbres qui
attachèrent leur nom à ces rencontres mondaines organisées dans leur hôtel,
moment d’échanges littéraires, de conversations et de jeux de l’esprit.
Le salon, c’est la pièce destinée à recevoir les visites, l’ouverture de la
maison sur son extériorité, un lieu de sociabilité fondé sur la recherche de la
ressemblance et la cooptation. Un tamis tendu en direction du monde
extérieur, une peau tirée entre le vaste monde et le petit monde de l’entre-
soi. De ces communautés spontanées ont surgi le meilleur comme le pire.
La Princesse de Clèves, roman rédigé probablement à six ou sept mains, ou
bien la « petite phrase de Vinteuil », chez Proust.
Supermarché
Peut-être est-ce le paradis de la postmodernité ? Vivre à l’intérieur d’un
supermarché… disons : à l’intérieur d’une galerie, d’un centre commercial,
sans avoir jamais le besoin de « sortir » ; on y trouvera restaurants, cinémas,
pressings, salles de sport et autres commerces en tous genres. Utopie ?
Dystopie ? C’est en tout cas une réalité, tangible à Dubaï comme à Séoul ou
Montréal… Comment en sommes-nous arrivés là ?
En 1784, Émile et Alphonse Fleck inventent, au 67 de la rue du
Faubourg-Saint-Martin, le premier « grand magasin », Au Tapis Rouge :
trois étages sur plusieurs immeubles, des milliers de mètres carrés de
galeries rassemblant les produits les plus variés. Pour les contemporains,
cela ressemble à l’idée qu’ils se font d’un marché oriental. Zola s’en
inspirera pour son roman Au Bonheur des Dames. Mais il songe surtout à
l’extraordinaire réussite d’Aristide Boucicaut et du Bon Marché, où
l’architecture métallique et les premiers escaliers roulants font du grand
magasin une véritable « cathédrale du commerce ». Nous sommes en 1852.
Quatre ans plus tard, ce sera Le Bazar de l’Hôtel de Ville de Xavier Ruel.
Vont suivre Le Printemps de Jules Jaluzot en 1865, La Samaritaine
d’Ernest Cognacq et Marie-Louise Jaÿ en 1869, Les Galeries Lafayette de
Théophile Bader et Alphonse Kahn ferment le ban. L’invention du grand
magasin est un événement extraordinaire (qui se répercute à l’autre bout du
monde : Takashimaya au Japon). Fixer sur un même lieu des points de vente
très divers, proposer dans un espace luxueux de satisfaire à tous les besoins,
en s’adressant tout d’abord à une clientèle féminine… Intuition géniale qui
trouve son prolongement au début du XXe siècle par l’introduction de la
notion de libre-service. Cette fois, ce sont les Britanniques qui ont
l’avantage : Clarence Saunders dépose le brevet en 1917. En France, c’est
Prisunic qui innove en 1931. En 1949, Édouard Leclerc invente le
« discount » et le 15 juin 1963 Carrefour inaugure le premier
« hypermarché » à Sainte-Geneviève-des-Bois. Les Français, lit-on à
l’époque dans la presse quotidienne, « découvrent une nouvelle manière de
faire leurs courses, presque festive ».
Ce que le supermarché, l’hypermarché ou aujourd’hui la grande
distribution qui joue la proximité (Monop’, Carrefour City, etc.) incarnent et
diffusent sur le mode soft power relève de l’évidence : nous vivons dans un
monde d’abondance et de diversité. Au supermarché, la liberté du citoyen
se prolonge dans la liberté du consommateur… Vraiment ? Dès 1968,
Herbert Marcuse (L’Homme unidimensionnel) montrait que le contenu des
paquets de lessive pourtant si nombreux et différents était produit seulement
en trois points du globe. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’une seule usine qui
fabrique les enzymes nécessaires à toutes les lessives du monde entier…
Temple
Souvent bâti entre ciel et terre, entre les dieux et les hommes, sur une
acropole dominant l’agora plus bas, le temple est un lieu « à part », un lieu
« séparé ». C’est ce que nous observons et ce que nous raconte l’étymologie
qui rapproche le mot du verbe « couper » en grec. Le temple est coupé, sa
construction tranche et oblige à distinguer le temple (qui se dit aussi fanum
en latin) de ce qu’il n’est pas et qui se trouve jeté devant lui, le profanum, le
profane. Quant aux gardiens du temple, ils sont appelés, selon la même
étymologie, des « fanatiques » (aucune connotation péjorative, par
conséquent). Le mot désigne ainsi l’édifice où les hommes s’efforcent
d’apprivoiser le sacré. Peu importe la religion. Certes, spontanément, c’est à
l’antique que l’on songe, mais les protestants ne se rendent-ils pas aussi au
temple ? Quant aux catholiques, la poésie néoclassique n’hésite pas à leur
substituer l’église par un temple, souvent riche à la rime (« contemple »).
Théâtre
Voici un lieu qui est indissociable d’un genre littéraire, la métonymie
fonctionnant d’ailleurs dans les deux sens. C’est au théâtre que l’on va voir
jouer du théâtre.
Le mot dérive du verbe theatron, en grec : « regarder ». Un lieu où l’on
regarde. Mais quoi ? Le spectacle sur la scène ou bien le carnaval des
apparences dans la salle ? Sans hésiter, Rousseau juge ce lieu dangereux et
immoral. La Lettre à D’Alembert sur les spectacles condamne sans
équivoque la construction d’un théâtre à Genève. Le goût du faux, le plaisir
du jeu, la jouissance des apparences, tout cela est à proscrire. Le théâtre, en
faisant concurrence à la création, nous éloigne du vrai et du royaume de
Dieu. Excommunication des comédiens, proscriptions diverses et variées : il
ne sera pas convenable, à l’époque de Shakespeare, de voir une femme
jouer la comédie… et longtemps, à Paris, le parfum des actrices sera celui
de l’interdit.
Aujourd’hui, quand il est subventionné, il s’intègre à une politique
culturelle plus ou moins ambitieuse selon les municipalités. Mais subsistent
encore des théâtres privés à la recherche de succès populaires. S’il est clair
que les cinémas lui ont conservé un certain caractère d’exception, le théâtre
a perdu de sa superbe en même temps que de son caractère sulfureux.
Ville
Aujourd’hui, 75 % des hommes vivant dans les pays de l’OCDE sont des
citadins ; quant aux habitants de ce que l’on appelle les « pays émergents »,
s’ils étaient en 2013 seulement 40 % à résider dans des villes, les citadins
représentent aujourd’hui 50 % de la population.
La ville « gagne » du terrain, elle se démultiplie – les métropoles
régionales sont de plus en plus nombreuses –, elle attire toujours davantage
d’habitants (on rappellera que la ville se définit précisément par le nombre
de ses habitants, 2 000 au minimum pour l’INSEE), elle se donne enfin
comme le lieu de la réalisation de l’humain. De fait, la « fondation » d’une
ville, relayée par des récits légendaires ou mythiques, est toujours un acte
de rupture avec la nature, c’est donc un acte dangereux et qui réclame des
précautions : le choix du site est délicat, il faut des signes favorables… La
construction des villes, comme celle des ponts (pontem facere, bâtir un
pont, donne « pontife »), est une affaire sacrée. L’affirmation de la
supériorité de la culture sur la nature fait toujours intervenir le religieux :
colo signifie en latin à la fois cultiver la terre, habiter (d’où le mot
« colon ») et honorer les dieux.
L’enceinte de la Ville protège de la violence de la nature, elle doit
définir les limites d’un espace sanctuarisé où les forces aveugles de
destruction sont combattues. Romulus, creusant le sillon fondateur, le
pomerium, proscrit le port des armes au-delà de ce premier tracé. De même
que sont maintenus en dehors de la cité les statues et les objets du culte de
Dionysos, dieu de l’ivresse et de la violence incontrôlée, véritable menace
pour la cohésion de la ville.
La ville sera bien le lieu de la culture et des manifestations de la
puissance de l’esprit, alors que le village et sa petitesse, son isolement dans
la nature, avouent une fragilité, une vulnérabilité en même temps qu’un
stade primitif du développement. Les termes de « civilité » et d’« urbanité »
témoignent de cette idéalisation de la vie citadine. Et en effet, la ville va
progressivement se caractériser par un mode de comportement, une façon
d’être et de vivre qui repose autant sur des transmissions, des traditions que
le monde paysan.
CHAPITRE IV
Académie
À l’origine, il s’agit de jardins entourés de platanes et d’oliviers, dédiés à
Akademos, personnage légendaire qui aurait soustrait Athènes à la
vengeance des Dioscures après l’enlèvement d’Hélène par Thésée (déjà –
elle n’a que douze ans, et l’avenir que l’on sait). Platon l’acquiert et y
installe son enseignement, au nord-ouest d’Athènes.
C’est donc un nom propre qui devient celui d’une école. Les
platoniciens vont à « l’Académie », les aristotéliciens au « Lycée », les
cyniques rôdent autour du cimetière pour les chiens, quant aux stoïciens, ils
philosophent sous un portique. Chaque enseignement a son « lieu d’être ».
Mais il n’est guère surprenant de noter que les deux plus prestigieux
sites d’apprentissage de la philosophie, l’Académie et le Lycée, sont passés
dans notre usage du français. Le premier pour désigner une institution ayant
une mission dans le domaine culturel : on pensera évidemment à la
fondation de l’Académie française par Richelieu en 1635. Quant au lycée –
qui signifie en grec « plus avant » –, il va désigner un établissement
d’enseignement secondaire où les élèves sont appelés à aller « plus avant »
dans leurs études. À l’origine, c’était un gymnase qui était abrité dans le
bâtiment qu’achète Aristote, d’où le terme Gymnasium pour désigner aussi,
par exemple en Allemagne, le lycée.
L’Académie défend et protège la tradition culturelle, un certain modèle
universel de connaissances et des « règles de l’art ». L’adjectif
« académique » est toutefois fréquemment affecté de nuances péjoratives
qui suggèrent conformisme et vétusté.
Aréopage
Littéralement : « la colline d’Arès », à Athènes, là où siège le tribunal que,
selon la légende, Athéna préside à sa fondation.
Convoqué à l’origine pour juger Oreste, après le meurtre de
Clytemnestre et son amant Égisthe, il est composé de divinités. Voilà
pourquoi, dans une langue soutenue, « aréopage » est synonyme
d’assemblée prestigieuse. On évoquera par exemple « l’aréopage de stars
qui foule le tapis rouge du Festival de Cannes ». Mais revenons à l’Orestie,
ainsi qu’aux symboles attachés à la fondation de ce tribunal divin qui vient
mettre un terme à la malédiction des Atrides.
Tout commence avec la rivalité des deux fils de Pélops, Atrée et
Thyeste, qui se disputent le trône de Mycènes. Thyeste séduit la femme de
son frère ; ce dernier se venge en lui servant à manger son fils dans un pâté.
Mais Thyeste se console en violant Pélopia, sa propre fille qu’épouse Atrée,
alors que Pélopia porte le fils incestueux de Thyeste, Égisthe, lequel tue
Atrée pour permettre à son père Thyeste de devenir roi de Mycènes.
Agamemnon, le fils légitime de Thyeste, avec l’aide de Tyndare, chasse son
père du trône et prend sa place. Il épouse alors Clytemnestre, fille de
Tyndare. À son retour de Troie, Agamemnon, qui a sacrifié sa propre fille
Iphigénie pour partir faire la guerre, est assassiné par Clytemnestre et son
nouvel amant Égisthe. Poussé par sa sœur Électre, Oreste, le fils
d’Agamemnon, revient venger son père et tue par conséquent sa mère, ainsi
qu’Égisthe. Poursuivi par les Érinyes, Oreste devient fou, jusqu’à ce
qu’Athéna le présente devant l’Aréopage… On reprend sa respiration !
On conçoit aisément que le terme « Atrides » – la famille d’Atrée – soit
devenu synonyme de « famille déchirée par la haine », de vendetta
ininterrompue. Le verdict rendu par l’Aréopage est un verdict de clémence.
Oreste est bien coupable, mais il a été poussé par sa sœur et, surtout, il ne
fait que répondre à un crime antérieur qui lui-même se trouve être la
réaction, etc.
Le Tribunal a pour finalité de mettre un terme au cycle infernal de la
vengeance.
Avalon
Blessé après la bataille de Camlann, le roi Arthur est conduit sur l’île
d’Avalon, là où son épée Excalibur fut forgée, là aussi où vivait la fée
Morgane. C’est une île peut-être légendaire, car le grand lac d’où elle
émergeait a aujourd’hui disparu. On parvient toutefois à la situer dans le
Somerset, précisément à Glastonbury. Là, dans une très vieille abbaye, se
trouve un tombeau sur lequel est inscrit l’avertissement suivant :
Caverne
En Occident, tout commence vraiment, pour nous qui philosophons, dans
une caverne ! Une cavité souterraine, secrète. On y voit mal. Caverne des
premiers hommes, refuge des brigands, voire des quarante voleurs. Un
souvenir de Platon, un cachot ? Le mythe de la caverne.
En effet, si son caractère savant en fait davantage une allégorie, c’est
bien une image que façonne Socrate, une image partielle et partiale dont
l’interprétation du contenu symbolique réclame en effet prudence, sagesse,
culture… Le mythe de son côté sert plutôt les desseins du sophiste, qui vise
à toucher l’imagination, avec un minimum d’investissement sémiotique
collatéral !
Alors, cette allégorie ?
Des hommes sont enchaînés au fond d’une caverne depuis l’enfance, ils
sont enchaînés face à un mur, ils ne peuvent pas tourner la tête, ou tout
simplement même se retourner.
Derrière eux se trouve un petit mur (qui ne monte pas jusqu’au
plafond) ; derrière le muret des hommes vont et viennent, en portant des
objets au-dessus de la tête… La lumière d’un feu projette l’ombre de ces
objets sur la paroi de la caverne. C’est un véritable théâtre d’ombres. Les
prisonniers sont convaincus que ces ombres sont la réalité. Que l’un d’eux
se délivre ou bien soit relâché, et il sera ébloui par le feu, puis il devra
s’extirper de la caverne pour découvrir la lumière du soleil qui l’aveuglera
encore une fois.
Cet apologue nous dit que la vérité n’est accessible qu’à la suite d’une
difficile accoutumance, qu’il y a des exercices à effectuer, une ascèse à
pratiquer ! Une éducation…
Il nous apprend que, par vérité, il faut entendre la réalité intelligible. La
vérité comme propriété de l’essence, de l’Idée de la chose. Ce qu’exprime
alors la vérité, c’est une forte charge ontologique qui s’amenuise à force de
glisser de l’idée de la chose à sa manifestation sensible, puis de cette
manifestation sensible à sa représentation artistique. L’ascèse qu’exige cette
vérité que l’on doit s’efforcer de ne pas oublier est comme un acte de
résistance.
Historiquement, Platon rompt avec ceux que Marcel Détienne appelait
les « maîtres de vérité » : le poète, le voyant (souvent aveugle !) ou encore
le roi. Détenteurs de la vérité à la suite d’une véritable initiation, ils ne la
partagent pas, ils la proclament, la prophétisent. Mais rien à voir avec ce
que prétend désormais Socrate : la vérité réclame une éducation et, de cette
façon-là, assure sa diffusion.
Mais c’est surtout contre les sophistes et notamment Protagoras, auteur
de ce poème intitulé « La Vérité », où l’homme est déclaré mesure de toute
chose, qu’il faut lire l’allégorie de la caverne.
Est-ce à dire ainsi que chacun détient sa part de vérité ? Dès lors, toutes
les vérités se valent-elles, demandent ces mêmes rhéteurs, insinuant que si
certaines sont meilleures que d’autres, c’est qu’elles sont plus utiles et plus
efficaces ? La vérité existe indépendamment des hommes, en dehors des
hommes, répond Platon. Dans un premier temps, elle leur est toujours
étrangère, s’en approcher est pénible et douloureux.
Cénacle
C’est au sommet du mont Sion que se serait déroulé le dernier repas du
Christ, la Cène. Le latin cena, le « repas », donne donc en français « Cène »
mais aussi « cénacle ». En bref, un cénacle, c’est un lieu où l’on dîne.
« On » ? Qui « on » ? L’indéfini ne renvoie pas seulement à ceux qui
composent un petit cercle d’habitués, la métaphore qui oblige à passer par
la Cène affiche la prétention du cénacle. « On » n’est pas n’importe qui,
c’est le Christ et ses apôtres ! Le cénacle ne saurait évidemment être une
auberge, une station pour la ripaille. Les écrivains romantiques qui se
réunissaient sous cette bannière, Nodier, Hugo, se représentaient volontiers
comme les membres d’une véritable aristocratie de la littérature. Dans un
cénacle, il se passe des choses importantes. Ce n’est pas simplement un
cercle d’élus. C’est aussi une consécration que d’y être admis.
Le mot appartient donc au registre de l’histoire littéraire et à celui de
l’histoire du romantisme en particulier.
Cipango
Les voilà donc partis, toutes voiles dehors, sur leurs aventureuses
caravelles, ces « conquistadors ». Heredia rappelle alors que ces prédateurs
vont croire s’abattre sur cet archipel, Cipango.
Mais le mot, aussi envoûtant soit-il, va se révéler être un leurre.
Cipango, c’est le nom que donnent les Chinois à l’archipel nippon, selon
Marco Polo… lequel n’a jamais mis les pieds au Japon ! Mais il colporte le
nom et la « fake news » dans ce qui est peut-être le premier best-seller de
l’histoire de l’édition. Lorsque, le 12 octobre 1492, Colomb accoste à San
Salvador, il croit être arrivé au Japon. Car, dans le Devisement du monde,
Marco Polo a décrit un archipel d’îles riches en or, en pierres précieuses et
en perles. Cipango, c’est au fond l’autre nom du désir lorsqu’il se prend
pour la réalité.
Colonnes d’Hercule
Le nec plus ultra par excellence ! La légende veut en effet que les colonnes
aient porté cet avertissement à ne pas aller au-delà, avertissement pour les
marins évidemment, mais aussi pour tous ceux à qui l’ambition viendrait de
chercher à dépasser Hercule.
Pour les Anciens, les colonnes d’Hercule sont en effet la limite au-delà
de laquelle s’ouvre l’inconnu, l’océan infini et périlleux. Même Hercule ne
s’est pas aventuré au-delà du détroit de Gibraltar (car c’est là que se situent
ces colonnes, deux grandes roches : Calpe sur la rive européenne, le mont
Abyla sur la rive marocaine).
C’est le dixième des douze travaux qui conduit Hercule vers ce que l’on
appelait à l’époque l’« Occident extrême » (il s’agit de l’épisode des bœufs
de Géryon). Hercule explore en effet les lieux limites du monde antique, il
va jusqu’où il est encore possible de se rendre… nec plus ultra, mais pas
au-delà.
Par un étrange glissement, le nec plus ultra ne sonne plus aujourd’hui
comme un avertissement et une incitation à garder la mesure des choses,
mais bien comme ce qu’il y a de mieux, un « dépassement »…
Élysées (Champs)
Les Grecs en firent le séjour heureux des âmes de valeur après la mort. La
localisation précise varie d’un auteur à l’autre, Homère, Pindare, Virgile…
Dans tous les cas, ce sont les contrées favorisées des enfers. En bref, le
paradis des enfers !
Est-ce alors par allusion à l’agrément que l’on pouvait y prendre à se
promener que ce que l’on nomme dès le XVIe siècle le cours de la Reine
devient « les Champs-Élysées », un quartier paradisiaque ? Peu probable,
sauf par antiphrase. Car jusqu’en 1791 cette longue avenue de
deux kilomètres est mal famée. On y croise des brigands, des prostituées,
des voleurs… À la Révolution, l’avenue devient un lieu par lequel
régulièrement passe l’histoire. La place de la Concorde d’où elle part est le
théâtre des grandes exécutions, on y défile pour les grandes occasions, c’est
l’itinéraire du triomphe de la Nation.
Les expositions universelles, surtout celle de 1900 (construction du
Grand et du Petit Palais), achèvent de faire de ce quartier peu sûr un lieu
élégant et raffiné.
Enfers (Les)
Là où règnent Hadès et son épouse Perséphone n’entrent que les âmes des
morts et quelques rares héros parvenus à tromper la vigilance ou la force du
chien à trois gueules, Cerbère : Hercule, Orphée, Ulysse, Énée, etc.
La géographie des Enfers est bien connue des Anciens. Les âmes des
défunts s’y présentent devant leurs juges, Minos, Éaque et Rhadamanthe,
puis, selon le verdict, glissent vers les champs Élysées, séjour éternellement
heureux, ou bien sont englouties dans les ténèbres du Tartare, lieu
d’affliction perpétuelle et de supplice infini pour certains (Sisyphe,
Prométhée, Tantale, les Danaïdes, Ixion…). Pour se rendre à leur
destination finale, il leur faudra traverser le Styx et l’Achéron, les fleuves
des Enfers, sur la barque de Charon.
Les Enfers – du latin infernus, « ce qui est en dessous » –, qu’il ne faut
surtout pas confondre avec l’enfer, sont une invention mésopotamienne : le
monde est ainsi divisé en deux parties, « En Haut » pour les dieux des
vivants, « En Bas » pour le Dieu des morts. Les hommes vivent entre les
deux.
Les Enfers se distinguent de l’enfer que la culture chrétienne va peu à
peu singulariser en ce qu’ils sont inévitables ; toutes les âmes y séjournent
pour le meilleur ou pour le pire. En revanche, l’« enfer » est une possibilité.
Le paradis, mais aussi les limbes constituent des destinations alternatives !
Factory
S’il est un lieu « mythique » à New York, dans les années 1970, pour les
dizaines d’artistes d’exception qu’il a pu abriter, c’est bien avant tout le
Chelsea Hotel. On résiste mal au plaisir de l’inventaire, tant ce dernier finit
par devenir vertigineux : Jack Kerouac, Dylan Thomas, William Burroughs,
Leonard Cohen, Arthur Miller, Tennessee Williams, Charles Bukowski,
mais aussi Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Stanley Kubrick,
Dennis Hopper, Milos Forman, Patti Smith, Robert Mapplethorpe, Janis
Joplin, Christo, Frida Kahlo ont séjourné plus ou moins gratuitement dans
ce vieil hôtel de la fin du XIXe siècle. Refuge pour des artistes étrangers de
passage à New York, source d’inspiration (Kerouac y rédige Sur la route) et
d’échanges, le lieu est chargé de souvenirs que rappellent les souvenirs des
uns (Patti Smith) et les chansons des autres (Leonard Cohen).
La Factory en est peut-être l’exact opposé, puisque cet atelier d’un
artiste bien particulier, Andy Warhol, se proposait de produire à la chaîne
non seulement des œuvres, mais aussi des « stars ». Tout à la fois galerie,
salle de projection, studio, salle de concert, voire boîte de nuit, la Factory
est donc moins un abri qu’un lieu d’exhibition, emblématique de
l’underground des années 1970. Mais Warhol a « produit » peu de
« superstars ». Nico ? Joe D’Alessandro ? Lou Reed ? Basquiat ? Ces deux
derniers furent davantage des « découvertes » que des « produits » de la
Factory.
Géhenne
Au sud de Jérusalem, à quelques kilomètres seulement de la porte de Jaffa,
s’ouvre une vallée étroite, la vallée de Hinnom, Guei ben Hinnom, la vallée
des Fils de Hinnom, ce que le grec restitue par Géenna, et que nous
traduisons par « géhenne ». Dans le Nouveau Testament, ce lieu bien réel
figure à plusieurs reprises l’enfer, dont il devient d’ailleurs le synonyme.
Pourquoi ?
C’est que cet endroit a si mauvaise réputation qu’il va faire l’objet d’un
usage métaphorique : on y adora des idoles qui réclamaient pour sacrifices
des bûchers pour les enfants, puis la vallée devint une gigantesque décharge
pour les ordures où l’on confinait aussi lépreux et pestiférés. Le lieu devint
rapidement synonyme de souffrance, de pestilence et de maladies.
Golgotha
« Crâne-sommet » en araméen, ce que le grec traduit par Kraniou Topos,
« le lieu du crâne » et le latin par « calvaire » (le crâne ; « calvitie »,
« chauve » en français, dérivent du même étymon). Tel est le nom que l’on
donna à cette colline, à l’époque de Jésus. Située à l’extérieur de Jérusalem
(ce qui n’est plus le cas aujourd’hui), elle est le lieu où étaient exhibés,
attachés à un poteau, les condamnés à une mort lente par asphyxie. Selon
les Évangiles, c’est là que Jésus fut exécuté, comme l’étaient tous les
condamnés.
En français, on emploie volontiers le mot « calvaire » pour dire une
épreuve douloureuse qui tient du long supplice. On pense au chemin de
croix davantage qu’à la crucifixion proprement dite puisque l’agonie
supposée de Jésus fut abrégée (le supplice de la croix pouvait en effet durer
plusieurs jours).
La Mecque
La tradition fait de La Mecque, à l’ouest de l’Arabie saoudite, le lieu de
naissance du prophète Mahomet ; la ville aurait été fondée par Abraham.
La Mecque abrite la mosquée Masjid al-Haram, « la Mosquée sacrée », qui
elle-même enveloppe la Kaaba, le Cube, là où furent adorées les idoles des
Bédouins, mais qui aujourd’hui, de façon puissamment symbolique, est
vide. Cette Kaaba, vers laquelle à cinq reprises le croyant oriente sa prière,
est un lieu où règne le refus de la représentation. Il ne peut y avoir pour le
croyant d’objet de culte et d’adoration. Car à l’instar du judaïsme, l’islam
ne peut accepter l’idée d’une représentation de l’infini, c’est-à-dire Dieu.
La Mecque est la boussole de l’islam, ce qui confère évidemment au roi
d’Arabie saoudite un prestige et une responsabilité immenses.
Limbes
Espace marginal – limbus, en latin, la « marge », la « frange » – et flou qui
se situe à la limite de l’enfer. Ce lieu est une invention de la théologie pour
répondre à la question du séjour des âmes des enfants morts avant d’avoir
été baptisés. C’est le limbus puerorum. Ces malheureux enfants ne sauraient
être précipités en enfer, mais d’un autre côté ils sont affectés du « péché
originel ». Bref, impossible de les recevoir au paradis. Les scholiastes du
Moyen Âge imaginent cet état intermédiaire où ces âmes ni tout à fait
bonnes ni évidemment mauvaises, demeurent pour l’éternité. De cela, il
n’est bien sûr jamais question dans la Bible.
Il est dès lors intéressant de noter que l’un des titres originaux que
Baudelaire avait retenu pour son premier recueil de poésie était « Les
Limbes », établissant ainsi son inspiration dans un entre-deux cruel, entre le
spleen et l’idéal, l’ascension et la chute, l’euphorie et l’hébétude.
Montparnasse
Aujourd’hui, le mont Parnasse est l’un des dix parcs nationaux que l’on
dénombre en Grèce, rappelant ainsi que les lieux consacrés dans l’Antiquité
sont toujours des lieux bien réels. Les dieux habitent en effet notre nature. Il
s’agit donc pour le Parnasse d’une montagne située au centre de la Grèce
qui domine la ville de Delphes. Y résident Apollon et les neuf Muses. Le
« Montparnasse » sera donc un espace consacré à l’art.
Le toponyme est exporté avec humour à Paris au XVIIIe siècle par les
étudiants du Quartier latin qui nommèrent ainsi, par dérision, l’amas de
gravats qui formait à l’angle de l’actuel boulevard du Montparnasse et du
boulevard Raspail une sorte de colline constituée de détritus. Les Muses
e
vivent à présent sur un tas d’ordures ! Au XIX siècle, le nom s’impose à
l’ensemble du quartier.
Enfin, toujours en référence au supposé séjour des Muses, mais cette
fois-ci très sérieusement : « Le Parnasse contemporain » et ses trois
volumes collectifs (quatre-vingt-dix-neuf poètes s’y rassemblent) donnent à
Théophile Gautier l’occasion de fonder un nouveau mouvement littéraire
qualifié alors par l’intéressé de « parnassien ». Il s’agit d’une réaction au
romantisme engagé dans tous les combats politiques de l’époque
(révolutions en France mais aussi guerre d’indépendance de la Grèce) et qui
prône l’amour des Muses pour elles-mêmes, l’art pour l’art.
Musée
C’est le mouseîon, la demeure des Muses, bref un lieu consacré aux arts. Le
premier fut construit selon la volonté de Ptolémée à Alexandrie pour
accueillir non des œuvres (telle n’était pas en effet la vocation originelle du
musée) mais des savants, des philosophes, des poètes, des érudits que le
mécénat de Pharaon soulage de tout souci matériel. Le Musée, c’est en
quelque sorte le CNRS bien avant l’heure, un espace de recherches et
d’échanges intellectuels adossé à la grande bibliothèque d’Alexandrie. C’est
un collège de sages.
La fonction moderne du musée apparaît avec la modernité, évidemment,
grâce à un détour par le cabinet de curiosités, en italien le studiolo. On y
trouve alors rassemblées, de façon désordonnée, toutes sortes de réalités
singulières ou merveilleuses – au sens des mirabilia, ces choses qui
suscitent étonnement et admiration. C’est une collection de « curiosités »
prélevée sur l’art, la nature, la culture, l’histoire. On voit s’y côtoyer des
plantes exotiques, des tableaux étranges, des objets rapportés des
expéditions lointaines, etc. Tout ce dont la rareté mérite d’être conservée,
voire exposée. Car certains cabinets sont ouverts au public, même s’ils
appartiennent toujours à des personnes illustres. En 1683, à Oxford,
l’Ashmolean Museum réalise la synthèse : le cabinet riche en spécimens
rares d’Elias Ashmole est intégré dans un dispositif universitaire où il sera
étudié en même temps qu’exposé.
En France, le destin du musée est lié à celui du Louvre. Les
confiscations des biens du clergé et de ceux des émigrées, conjointement à
la nécessité de protéger ces œuvres du vandalisme aveugle des sans-culottes
qui associent l’art aux privilèges que la Révolution vient de renverser,
poussent l’abbé Grégoire à réclamer, au nom de « la mémoire collective »,
de créer un véritable « conservatoire ». Il sera dirigé d’abord en 1794 par
Jacques-Louis David, avec pour objectif de protéger, sélectionner,
répertorier, classer puis exposer. David devient ainsi le premier
« conservateur » du musée du Louvre.
Olympe
D’une altitude de 2 917 mètres, l’Olympe est bien la montagne la plus
élevée de Grèce. Située au nord, à la jonction de la Macédoine et de la
Thessalie, cette montagne est éloignée de la plupart des centres de
développement politiques et culturels. Il était donc commode d’y voir la
résidence des dieux, d’autant qu’une nappe de brume – d’où son nom, qui
signifierait « montagne dont les nuages s’enroulent autour du sommet » –
en dissimule complètement les hauteurs. C’est là, donc, que les Grecs
imaginèrent les dieux, autour de Zeus, buvant leur nectar et dégustant cette
ambroisie, nourriture divine qui confère immortalité et, par conséquent,
éternelle jeunesse. S’ils demeurent loin des yeux, les dieux habitent encore
la nature et restent proches des hommes.
L’homme n’a que très récemment conquis l’Olympe : c’est Christos
Kakalos qui, en 1913, en a effectué l’ascension pour la première fois. Ce
dernier n’a découvert au sommet de la montagne que la neige que l’on
observe depuis la côte égéenne : nulle ambroisie ni nectar pour nourrir et
désaltérer les frères et sœurs de Zeus, ceux que l’on appelle les Olympiens.
Pactole
Pactole est un nom propre, celui d’une rivière qui traverse le royaume de
Lydie, charriant des paillettes d’or. Le roi légendaire de Lydie (qui se situe
dans l’actuelle Turquie), c’est Crésus, dont la richesse et la puissance
fascinent le monde antique. On dit encore aujourd’hui : « Riche comme
Crésus ». Mais le Pactole, fleuve légendaire chargé d’or, est passé dans le
langage usuel sous la forme d’un nom commun, selon le procédé rhétorique
de l’antonomase, pour signifier « somme inattendue d’argent ».
Mais c’est surtout à Midas que le Pactole est associé, ce monarque
avide de richesse qui avait fait vœu de transformer en or tout ce qu’il
toucherait… Rapidement, il prend conscience que ce « don » est aussi une
terrible malédiction qui le condamne à la mort. Il implore Dionysos de le
libérer de ce vœu en se baignant dans le Pactole, qui hérite ainsi de cette
propriété.
Parthénia
Tel est l’autre nom de la disgrâce épiscopale qui participe d’une uchronie
renversée, c’est-à-dire de ce qui n’est plus situable dans le temps. Parthénia
désigne en effet un diocèse qui n’existe plus, mais qui était localisé
e
jusqu’au V siècle dans la région de Sétif, en Algérie. Depuis 1964, le
Vatican réactive cette antique circonscription pour l’affecter à tel ou tel
évêque qu’il juge nécessaire de décharger de son diocèse pour raison
disciplinaire ou politique. Car un évêque – au même titre que le pape, lui-
même évêque de Rome – ne peut être révoqué. Ce subtil exil dans le temps
n’est pas sans cruauté. Il fait de notre « limogeage » (de Limoges, où le
généralissime Joffre assigna à résidence les officiers d’état-major qu’il avait
relevés de leur commandement au début de la Première Guerre mondiale)
une douce punition puisqu’il souligne jusqu’à l’absurde l’inutilité de celui
qui le subit.
À trois reprises, le pape y eut recours. Récemment, en 1995, c’est
Mgr Jacques Gaillot, évêque d’Évreux, qui hérite de la charge.
Purgatoire
Encore une invention du Moyen Âge ! Pas de purgatoire avant le XIe siècle.
Nulle mention dans la Bible, ni sous la signature d’un des Pères de l’Église.
Certes, le mot latin purgare est couramment employé, mais pour signifier
« nettoyer », « purifier », notamment par le feu, ce qui reste conforme à
l’étymologie (pyros, en grec, désigne le « feu »). C’est l’archevêque de
Tours, Hildebert, qui imagine le mot et le lieu pour répondre à la
« demande » de ces chrétiens qui seraient morts sans péché mortel mais qui
n’auraient pas eu la possibilité de se confesser avant de quitter la vie. Le
paradis ne leur est pas permis, mais l’enfer ne convient pas davantage. Le
purgatoire sera donc un espace intermédiaire, mais plutôt considéré comme
une sorte de « salle d’attente ». Car le purgatoire, ce ne sont pas les limbes,
où les âmes flottent de façon indéfinie et pour un temps indéterminé.
L’idée même de purgatoire porte celle de purgation. On y entre pour y
purger une période de rétention, voire de détention. Il faut être patient. Mais
le purgatoire est aussi l’« antichambre du paradis ». La peine dépendra de la
nature du péché véniel qui a été commis et qui n’a pu être confessé.
Sérail
e
Depuis le début du XVIII siècle – et plus précisément la publication des
Lettres persanes –, le sérail est devenu un motif de la rêverie occidentale
sur l’Orient, au point de fonctionner parfois comme la métonymie de cet
Orient imaginé par Montesquieu, désertique, despotique, extrême, où le
sexe et la mort tressent un lourd fantasme que vont charrier pendant des
siècles la peinture et la littérature occidentales.
Le sérail est avant tout le lieu d’un lieu lui-même localisé, dans un effet
gigogne efficace. Nous sommes en Turquie, précisément dans un palais
(une « grande maison », selon l’étymologie du persan), et particulièrement
dans le quartier réservé aux épouses et concubines. Le sérail est ainsi un
lieu protégé, il est administré par des eunuques et, au fil des mariages du
sultan et des naissances, il s’organise comme une « cité interdite ».
L’entretien d’un sérail peuplé de nombreuses épouses est un signe extérieur
de puissance, dans toutes les acceptions du terme. Pour les Occidentaux, le
sérail alimente des fantasmes de démesure, de richesse et de lubricité
associés comme autant de clichés à l’Orient et auxquels n’échappera pas
plus Montesquieu que Flaubert.
Tombouctou
e
« La Perle du Désert », comme on l’appelait volontiers au XIX siècle, ne
peut être dissociée pour nous de l’odyssée extraordinaire de René Caillé,
qui décide d’être le premier Européen à pénétrer dans cette cité située au
Mali, sur le fleuve Niger. Aucun Occidental avant lui n’a pu atteindre cette
ville que la tradition dote de richesses extraordinaires (or, palais…), un
« eldorado » africain. Caillé ne recule devant aucun sacrifice et ne laisse
passer aucun détail, il apprend à lire le Coran, expose son visage au soleil
pour mieux se glisser dans le rôle d’un jeune Égyptien, enlevé par les
hommes de l’expédition de Bonaparte et qui tente de rentrer chez lui.
Le 20 avril 1828, René Caillé découvre Tombouctou, la cité interdite
aux chrétiens. Il rapportera de cette aventure un Journal d’un voyage à
Tombouctou et à Jenné dans l’Afrique centrale, ainsi que la notoriété. Il
révélera surtout combien fut décevante l’exploration d’une ville sale,
pauvre, écrasée de soleil et qui, bien évidemment, ne répondait en rien aux
fantasmes des Occidentaux.
Tombouctou, symbole d’une Afrique considérée au XIXe siècle comme
un continent inviolable et dangereux, évoque avant tout la fièvre
exploratrice qui brûla Français et Britanniques lors de la constitution de
leurs empires coloniaux.
CHAPITRE V
Lieux imaginaires
Far West
Il ne faut pas oublier que l’Ouest lointain est d’abord sauvage : derrière le
Far West se lit le Wild West. Avant d’être un lieu, c’est un espace, un
espace vacant à l’Ouest, un espace à la fois de liberté et de conquête, dont
on ne cesse de repousser la frontière, la limite. Sauvage, le territoire est en
attente d’être aménagé ; lointain, il échappe au regard et aux rigueurs du
droit et de la loi. En bref, il se révèle idéal pour les utopies, ce que
comprennent bien par exemple les icariens, disciples d’Étienne Cabet,
venus s’installer dans la seconde moitié du XIXe siècle au Texas.
Labyrinthe
En latin, labyrinthus signifie « enclos de bâtiments dont il est difficile de
trouver l’issue ». Mais la « chose » vient d’Égypte, Hérodote lui assignant
même un inventeur : le pharaon Amenemhat III qui en aurait fait son palais
(plus de trois mille salles reliées par des couloirs étroits et sur plusieurs
niveaux).
Ce récit aurait gagné la Crète où, selon la légende, l’architecte Dédale,
sur l’ordre du roi Minos, aurait construit, pour dissimuler un monstre mi-
homme mi-taureau, le célèbre labyrinthe mais, cette fois, à ciel ouvert.
Dédale en conçut le plan à partir de l’observation de la spirale interne d’une
coquille d’escargot. Seul Thésée, assisté d’Ariane, la fille aînée de Minos,
parvint à ressortir vivant de ce labyrinthe – exception faite de Dédale et de
son fils Icare qui s’échappèrent par le chemin des airs – après avoir tué le
Minotaure, monstre né de l’union bestiale de Pasiphaé, la femme du roi
Minos, et d’un grand taureau blanc.
Neverland
Né au début du XXe siècle dans l’imagination de J.M. Barrie, Neverland, le
« Pays imaginaire », semble être, au propre comme au figuré, une
traduction britannique de l’utopie des humanistes. Y vivent ces « enfants
perdus », tombés de leurs landaus et que personne ne vient réclamer, mais
aussi des Peaux-Rouges dans leur campement et des pirates sur leur bateau.
Sans oublier Peter Pan et les fées, dont la célèbre Clochette. On y parvient
en rêvant, « deuxième à droite et filer jusqu’au matin ». On y vit le refus de
grandir et le rejet du monde des adultes qui caractérisent le « complexe de
Peter Pan ». Selon certains, Neverland, c’est le nom que l’on donne au
paradis des enfants morts ; selon d’autres, il s’agit d’une préfiguration de ce
que devient notre société, faite du refus des responsabilités adultes et de la
douce labilité d’un hédonisme ludique.
Poudlard
Et Rowena Serdaigle fit un étrange rêve…
Elle rêva qu’elle suivait un porc recouvert de verrues jusqu’au bord de
la falaise. C’était un signe : là elle ferait bâtir son école des sorciers, dans
les Highlands, au nord de l’Écosse. Et l’école s’appellerait Hogwarts, nom
construit à partir de hog, le « porc », et de warts, les « verrues »… Enfin, ce
serait là évidemment que viendrait un jour étudier un jeune sorcier au destin
glorieux : Harry Potter. Poudlard n’est donc Poudlard que pour les lecteurs
français. C’est une adaptation de traducteur : les poux remplacent les
verrues et l’idée du « porc » se perpétue avec le « lard » : « Poux de lard ».
Le succès de la saga romanesque, ce sera avant tout le succès d’un lieu
qui associe l’univers des pensionnats britanniques avec celui de la magie ;
on y pratique de nombreuses alchimies culturelles, mêlant des emprunts
faits aux différentes mythologies, laissant infuser les légendes celtiques
dans une soupe de références érudites, donnant ainsi l’illusion de la
nouveauté pour les uns et confiance dans la culture pour les autres.
Wakanda
Très récemment redécouvert grâce au succès public mondial du film La
Panthère noire, le Wakanda est imaginé en 1966 par un scénariste de BD et
un dessinateur, Stan Lee et Jack Kirby. Ce royaume africain protégé du
monde et inconnu – une utopie africaine, comme on va le constater –
s’inscrit dans l’univers de Marvel et bénéficie donc aujourd’hui de
l’engouement exceptionnel pour ces récits de superhéros venus des comics
des années 1960 qu’orchestre à présent la compagnie Disney. Ce qui fait
ainsi tout d’abord l’intérêt de ce royaume que dirige le roi T’Challa, la
panthère noire, c’est la manière habile dont il s’inscrit dans des aventures
que connaissent bien les fans de Marvel. Captain America bénéficie du
vibranium pour la fabrication de son bouclier, T’Challa épouse Tornade,
l’un des personnages principaux des X-men, la panthère noire se joint aux
Avengers, etc. L’univers de Marvel fonctionne en réseaux et ce sont les
liens que tissent les personnages qui au départ appartiennent à des récits
parallèles qui créent ensuite la dynamique narrative des productions à venir.
Le procédé ne date pas d’hier : un certain Balzac l’a inventé et expérimenté
dans le domaine du roman…
Mais le Wakanda est bien davantage qu’un élément du puzzle Marvel.
Doté d’un minerai aux pouvoirs extraordinaires, le Wakanda possède une
armée très puissante qu’il met au service des Nations unies où il joue un
rôle majeur. Le Wakanda, pays d’abondance et où règnent la justice et
désormais la paix, devient aussi un des leaders majeurs du monde libre.
QUATRIÈME PARTIE
LES MYTHES
CHAPITRE PREMIER
Légendes
Achille
Achille – littéralement « celui qui fait souffrir l’assemblée des guerriers » –,
fils de Pelée, roi des Myrmidons, et de la néréide Thétis, si belle que Zeus
lui-même fut tenté de l’épouser, incarne à lui seul l’héroïsme. Sa mort
devant Troie annonce d’ailleurs la fin d’un monde où la recherche de
l’éclat, de la grandeur et de la renommée tient lieu d’unique conduite. Élevé
par le centaure Chiron qui lui enseigna la course ainsi que le maniement des
armes, Achille « au pied léger » fait le choix d’une vie brève mais glorieuse
contre celui d’une existence longue et obscure. Dissimulé parmi les femmes
de la cour de Lycomède sur l’ordre de sa mère qui souhaite lui épargner la
guerre de Troie, il séduit Déidamie, la fille du roi, avec laquelle il a un fils,
Néoptolème (Pyrrhus), qui l’accompagnera au combat quand, découvert par
Ulysse, il devra rejoindre l’armée d’Agamemnon.
Achille s’illustre devant Troie. Homère loue sa vaillance en même
temps qu’il évoque la colère d’un homme « semblable aux dieux ». C’est
d’ailleurs bien la « colère d’Achille » que chante, dès les premiers vers,
l’Iliade ; et, de fait, cette colère se manifeste à deux reprises : une première
fois alors qu’il doit céder à Agamemnon le butin qui lui revient – en
l’occurrence, Briséis –, ce qui entraîne son retrait du combat et provoque au
sein des Achéens de nombreuses pertes. Les Troyens conduits par Hector
ont l’avantage. La seconde colère est plus terrible encore puisqu’elle
s’empare du héros à l’annonce de la mort de son ami Patrocle. La fureur
d’Achille se déchaîne et il faudra toute l’émotion de Priam venu lui
réclamer la dépouille d’Hector pour que le fils de Pélée faiblisse.
Tous ces épisodes rappellent que les grands récits héroïques – ces
épopées du monde antique – ne sont pas seulement de fastidieuses relations
d’exploits guerriers : l’émotion y a sa part, elle est même au principe du
poème. C’est la colère d’Achille, l’amour d’Hector pour Andromaque, la
tendresse paternelle de Priam, l’amitié de Patrocle qui donnent aux exploits
de ces demi-dieux leur relief. À mi-chemin entre les dieux et les hommes,
ces héros sont suffisamment proches de nous pour que l’on puisse
s’identifier à eux, et assez loin pour qu’ils nous paraissent admirables.
Amazones (Les)
Les Amazones constituaient un peuple légendaire de femmes guerrières qui
vivaient dans l’actuel Caucase ; elles y fondèrent la ville de Thémiscyre.
Placées sous l’autorité d’une reine, les Amazones n’acceptaient la présence
des hommes parmi elles qu’une fois par an, pour perpétuer la race,
éliminant par conséquent tous les nouveau-nés mâles. Ce sont des
cavalières, réputées pour leur habileté au tir à l’arc, qui vivent de pillages et
de rapines.
De nombreux héros se sont opposés au pouvoir des Amazones. Le
premier d’entre eux, Héraclès, chargé de ravir sa ceinture enchantée à la
reine Hippolyte, finit par la tuer au cours d’un combat où il dut affronter
nombre de ces guerrières déchaînées. Sous le règne de Thésée, les
Amazones envahirent l’Attique, en réaction à l’enlèvement de leur reine,
Antiope.
Les Amazones aimaient la chasse, les exercices violents et vénéraient
Artémis, la déesse d’Éphèse aux multiples mamelles. Leur mode de vie en
fit des adversaires de l’ordre masculin que par ailleurs elles singeaient, en
développant notamment la chasse. Féroces, elles n’en furent pas moins
vaincues à chaque fois, à l’instar d’une autre figure du féminin insurgé,
Atalante, élevée par les ours, et farouche ennemie du mariage et des
hommes. Toutes ces légendes furent produites par un pouvoir masculin
misogyne comme autant d’expressions d’une peur du féminin, perçu
comme nécessairement sauvage.
Aujourd’hui, l’amazone est « cavalière ». Le mot ne s’emploie plus que
dans le contexte passé d’une manière de chevaucher, à présent abandonnée.
Nul besoin de s’asseoir de biais sur la selle puisque désormais les femmes
portent des pantalons, et qu’elles montent comme des hommes, à la manière
précisément des Amazones du mythe !
Antigone
Fille et sœur d’Œdipe, Antigone incarne la tradition ou, plus exactement, le
respect de la filiation et de la transmission. Figure martyre du
conservatisme, elle brave l’interdit de Créon, son oncle, au prix de sa vie.
En effet, à la mort d’Œdipe qu’en fille aimante elle a guidé jusqu’aux
abords d’Athènes, à Colone, Antigone, revenue à Thèbes, apprend que ses
frères Étéocle et Polynice se livrent une guerre sans pitié pour le pouvoir.
Ils s’entre-tuent. La responsabilité du massacre revient à Polynice qui a
tourné les armes contre sa cité, Étéocle représentant alors le pouvoir légal.
Créon, devenu le nouveau roi de Thèbes, décide de priver le traître de
sépulture. Antigone, fiancée à Hémon, le fils de Créon, brave le jugement
du prince, au nom des « lois non écrites des dieux ». Elle sera, pour son
crime, enterrée vivante. En apprenant cela, Hémon se tue sur le corps
d’Antigone.
Antigone incarne ainsi la fidélité à un ordre antérieur à celui que
fondent la politique et la loi des hommes. Par nature, un être humain a droit
à une sépulture, et ce ne sont pas les décrets du prince qui pourraient y
changer quoi que ce soit. On a vu, dans le conflit qui oppose la fille
d’Œdipe à Créon, l’esquisse d’une remise en cause de ce que nous
nommons aujourd’hui le droit positif : la légalité rend des comptes à la
légitimité. Mais l’on pourrait surtout associer la figure d’Antigone à l’idée
de détermination et à celle de conviction. Elle personnifie cette volonté,
sûre de son droit et qui ne fléchit pas. Il y a évidemment une sorte
d’intransigeance terrible dans la position d’Antigone : elle ne capitule pas,
elle ne cède pas. Le pouvoir politique est, lui, plus malléable, Créon finit
par gracier sa nièce et donner l’ordre de suspendre l’exécution. Trop tard,
car la jeune femme est déjà morte : l’échec supporté par le roi de Thèbes est
complet.
Aphrodite
Dans la Théogonie, Hésiode indique les circonstances de la naissance
d’Aphrodite (Vénus) : de l’écume, née de la mutilation d’Ouranos par son
propre fils Cronos, apparaît, surgissant des eaux, la déesse de la beauté, du
plaisir et de l’amour. Portée par une conque, elle accoste à Cythère puis à
Chypre. Elle épouse Héphaïstos, le dieu des volcans, frère de Zeus, un
Olympien fort laid qu’elle trompe sans hésitation avec Arès, le dieu de la
guerre, à qui elle donne pour enfants Harmonie et Éros. Mais son infidélité
est révélée par Hélios dont elle se vengera en maudissant la descendance,
Pasiphaé, Ariane et Phèdre : « C’est Vénus tout entière à sa proie
attachée ».
La déesse n’en reste pas là, on lui prête de nombreux amants : ainsi, le
Troyen Anchise, de qui elle aura un fils, voué à un destin illustre, Énée. Elle
est encore à l’origine de la guerre de Troie. Choisie par Pâris pour être la
bénéficiaire de la pomme d’or jetée par Éris aux noces de Pélée –
pomme de la discorde qui porte l’inscription : « À la plus belle » – elle
offre en récompense Hélène au jeune prince troyen.
Comment lire l’allégorie ? En rappelant d’abord que la beauté ne va pas
sans l’amour : si Aphrodite protège l’une et l’autre, c’est bien que la
première doit tout au second, qui s’y alimente en retour. Mais le mythe
trouve peut-être sa raison d’être dans l’agitation violente qui environne
dès sa naissance la déesse. Divinité de la première génération,
contemporaine de Cronos et issue de son règne qu’on appelle aussi l’« âge
d’or », Aphrodite n’existe qu’à la faveur d’une mutilation – beauté
castratrice ? – ; infidèle et véritable fauteuse de troubles, elle fait toujours
payer cher le plaisir qu’elle dispense ou bien l’attention qu’elle prodigue.
Artémis
Associée à la lune et à la chasse, la déesse sagittaire compte au nombre des
figures les plus inquiétantes de l’Olympe. Tout l’oppose en effet à son frère
Apollon, qui incarne un idéal lumineux de civilisation. Accompagnée de
bêtes sauvages qu’elle protège et qu’elle chasse à la fois, Artémis-Diane vit
dans la nature. Elle est farouche et cruelle, vierge et pudique. Elle n’hésite
pas à exiger d’Agamemnon le sacrifice de sa fille Iphigénie, et transforme
en cerf qu’elle livre à la curée de ses propres chiens Actéon qui l’a surprise,
nue, au bain.
Elle figure, aux yeux des Anciens, la part mystérieuse et redoutable
d’un féminin incompréhensible et réfractaire, à la férocité sauvage.
Athéna
« Je n’ai pas eu de mère pour me donner la vie », déclare Athéna, sous
l’autorité du premier des auteurs tragiques, Eschyle. En effet, alors qu’il a
fécondé Métis, déesse de la raison et de la prudence, Zeus apprend qu’il
pourrait être renversé de son trône par un fils né de cette même Métis.
Plutôt familier de ce type de retournement de l’histoire – il a lui-même
détrôné son propre père, Cronos, qui lui-même avait renversé son géniteur,
Océanos – le maître de l’Olympe préfère ne pas prendre le moindre risque,
et avale Métis, tout comme Cronos avalait ses enfants. Au bout de quelques
heures, Zeus, pris d’une épouvantable céphalée, demande à Héphaïstos de
lui fendre la tête afin de soulager sa douleur. De la plaie naît Athéna, déesse
de la guerre, de la sagesse, des artisans, des artistes et des maîtres d’école
(ce qui explique d’ailleurs pourquoi elle prendra l’apparence du pédagogue
Mentor pour accompagner Télémaque, parti à la recherche de son père
Ulysse).
Ses attributs sont des armes défensives : le casque, la longue lance et le
bouclier – l’Égide – qui est fait de la peau de la chèvre nourricière de Zeus
et de la tête de Méduse. Athéna protège la ville d’Athènes à qui elle a donné
l’olivier, elle préside également l’Aréopage, le premier tribunal institué
pour juger Oreste ; à ses côtés, enfin une chouette, cet oiseau nocturne qui
rappelle que la sagesse ne vient qu’à la tombée du jour. « La chouette de
Minerve ne prend son vol qu’à la tombée du crépuscule 1 », écrit Hegel pour
signifier que le sens des événements et des actions des hommes n’est jamais
donné qu’après-coup.
Dionysos
Trop souvent liée, d’une manière réductrice, à la vigne et au vin dans notre
représentation, la figure de Dionysos gagne à être étudiée de près. On
découvre alors une divinité complexe, sombre et créatrice, qui, chez
l’artiste, attise la part nécessaire de tourments intérieurs. « Il faut avoir du
chaos en soi pour enfanter une étoile dansante 3 », écrit Nietzsche, qui pense
alors sans équivoque à Dionysos pour entretenir ce chaos indispensable que,
plus tard, Artaud fera dépendre de cette « liberté noire » s’exprimant dans
l’acte de création.
Dionysos est donc l’un des plus étranges et des plus importants dieux de
la Grèce. Fils de Zeus et de Sémélé, la fille de Cadmos, le fondateur de
Thèbes, il naquit dans des conditions étonnantes : Sémélé, poussée par
Héra, voulut voir Zeus sous son apparence divine, oubliant qu’un tel
spectacle la détruirait. La splendeur du Dieu l’embrasa et Zeus n’eut que le
temps de lui arracher des entrailles le petit Dionysos, qu’il cacha encore
trois mois dans sa cuisse afin qu’il pût naître à terme. Déguisé en petite fille
et confié à Athamas et à Ino, le jeune dieu fut à nouveau frappé par la
vengeance d’Athéna : ses parents adoptifs sombrèrent dans la folie ; il dut
fuir, métamorphosé en chevreau. Mais lui-même, adulte, n’échappa guère à
la folie, errant à travers le monde, introduisant dans chaque pays la culture
de la vigne. On le vit ainsi en Égypte, en Syrie, en Phrygie où la déesse
Cybèle, puissance végétative et sauvage de la nature, l’initia aux mystères
de la résurrection.
Ayant recouvré la raison, Dionysos, revenu en Béotie après un détour
par l’Inde, tenta d’imposer son culte à Thèbes, sa ville natale, celle
également de sa mère et de son grand-père Cadmos. Penthée, le souverain,
s’y opposa mais Dionysos poussa Agavé, la mère du roi rendue folle, à
mettre en pièces son fils… Toutes les fois qu’un mortel refusa de se
soumettre, Dionysos le frappa de folie. Enfin, à Naxos, il recueillit Ariane,
que Thésée avait abandonnée pour Phèdre, et l’épousa.
Ce que transmet la légende, c’est bien le danger qu’incarne ce dieu des
forces obscures de la nature, dont le culte en Grèce n’a jamais été rendu
public dans l’enceinte des cités. Il fallait se rendre dans la forêt pour
l’honorer ou bien attendre les fêtes données à sa gloire deux fois par an, au
cours desquelles on lui vouait des spectacles spécifiques : les tragédies.
Héraclès
Fils d’une mortelle, Alcmène, et de Zeus qui, pour l’occasion de sa
conception, avait pris les traits d’Amphitryon, Héraclès dut subir de la
naissance à la mort le courroux d’Héra. Mais, doué d’une force prodigieuse,
il accomplit avec succès un nombre considérable d’exploits fabuleux dont
le récit détaillé enchantait particulièrement les Grecs.
Si le premier d’entre eux fut d’étrangler au berceau les serpents qu’Héra
lui avait expédiés, celui par lequel le héros entra vraiment dans la légende
fut de devenir, à 18 ans, l’amant des cinquante filles du roi Thespios.
Héraclès épouse la fille du roi de Thèbes, le célèbre Créon, et conçoit avec
elle de nombreux enfants qu’il massacrera, après qu’Héra l’eut frappé de
folie. Il reçoit pour châtiment de se plier aux ordres de son cousin, le roi
Eurysthée, dont il devient alors l’esclave, le temps des douze travaux. Le
lion de Némée, l’hydre de Lerne, le sanglier du mont Érymanthe, la biche
de Cérynie, les oiseaux du lac Stymphale, les écuries d’Augias, le taureau
de Crète, les chevaux de Diomède, la ceinture de la reine des Amazones, les
bœufs de Géryon, Cerbère et enfin, les pommes d’or du jardin des
Hespérides sont autant d’épreuves grâce auxquelles Héraclès transforme sa
violence naturelle en véritable force.
Les épisodes s’enchaînent, qui associent toujours au héros trois
éléments intéressants, pour qui cherche une valeur de symbole dans le
mythe : la force, bien sûr, mais aussi la servitude – Héraclès est l’esclave
d’Héra, son jouet, le serviteur d’Eurysthée, mais encore celui d’Omphale
dont il doit être la suivante soumise ! –, et enfin le désir. Héraclès est
constamment entouré de femmes et ce sont elles qui vont causer sa perte.
Après avoir épousé Déjanire, il apprend que celle-ci a été violée par le
centaure Nessos. Il exécute Nessos mais celui-ci a le temps de confier à
Déjanire un peu de son sang, qu’il lui présente comme un philtre d’amour
pour ranimer le désir de son mari. Quand Héraclès s’éprend de la jeune Iole,
Déjanire trempe la tunique qu’elle lui donne pour se changer dans ce sang,
qui se révélera empoisonné. La tunique colle alors au corps du héros et lui
consume la peau. Héraclès préfère se tuer plutôt que d’endurer pareille
souffrance.
Dans le monde grec, Héraclès est lié à la civilisation dorienne (les
soixante fils d’Héraclès – les Héraclides – vont envahir le Péloponnèse et y
établir, selon la légende, la domination dorienne), il renvoie donc à une
origine brutale et très ancienne, destructrice, mais aussi fascinante pour
l’énergie qu’elle met en œuvre.
Icare
C’est la chute évidemment qui fait le mythe d’Icare : Bruegel – qui, vers
1558, représente le jeune homme en train de se noyer, dont on n’aperçoit
que les jambes qui s’agitent à la surface de l’eau – s’en amuse d’ailleurs. La
scène se joue au second plan, dans l’indifférence générale : ni le laboureur
ni le berger ni même les oiseaux ne prêtent attention au malheureux,
victime de sa griserie. S’agit-il d’illustrer alors le proverbe médiéval –
« aucun laboureur ne s’arrête pour la vie d’un homme » – ou de rappeler le
sérieux du travail humble, quotidien, pour condamner la prétention et
l’ambition ?
De fait, le mythe d’Icare est ambigu, et son ambiguïté souligne
l’ambivalence de nos valeurs contemporaines : Icare, fils de l’architecte
Dédale, s’échappe avec son père du labyrinthe du Minotaure, au moyen
d’une paire d’ailes fixée à son corps par de la cire. L’homme-oiseau se
laisse griser par cette liberté nouvelle et cède au désir « d’aller toujours plus
haut ». Proche du soleil, il oublie que la cire va fondre, et il est alors
précipité dans la mer. C’est l’aspiration à s’élever – « l’envol » – qui est
sanctionnée par ce mythe que rapporte Ovide. Et notre monde semble bien
doublement fasciné par Icare : rien n’excite, en effet, davantage l’opinion
que le désastre, la chute d’un astre, le récit détaillé d’une ascension, pourvu
qu’il soit suivi de celui de la chute. Pas de grandeur tolérable sans la
décadence, voire la déchéance qui lui succède ; la liste est longue, elle
commence certainement avec Adam, Œdipe, César, Napoléon, etc. Mais ce
ne sont plus les héros qui nous intéressent à présent, ce sont les
« politiques », les artistes, les « hommes d’affaires » qui sont nos stars –
ceux que l’on nomme étrangement en France les people – faisant ainsi
entendre à la fois leur singularité et leur origine commune, le « peuple ».
Leur succès doit être rapide pour être fascinant et, puisqu’ils ne sont
personne, ce succès pourrait être aussi bien le nôtre… Comme tel n’est pas
le cas, le spectacle de leur chute inévitable devient notre dédommagement,
une consolation, voire une récompense.
Isis
La déesse égyptienne au nom grec (iset, en égyptien, signifie « trône »)
figure le féminin triomphant. C’est assurément la divinité la plus importante
en Égypte, puisqu’elle est aussi la mère d’Horus dont tous les pharaons sont
supposés descendre. Épouse d’Osiris que Seth a tué par jalousie et dont il a
éparpillé les quatorze morceaux du corps dans les eaux du Nil, elle est
associée de très près au culte des morts et à la résurrection, puisque, grâce à
sa magie, elle parvient à rassembler les différentes parties d’Osiris – à
l’exception d’une seule, qui demeure perdue dans les eaux du fleuve et
grâce à laquelle le Nil est depuis « fertile » – et à le ramener à la vie.
Mystérieuse pour sa magie toute-puissante, Isis fascine le monde
antique et fait ainsi l’objet d’un culte très important dans la Rome
impériale. Elle propose l’une des premières représentations du féminin
troublant, de la magicienne, l’ensorceleuse fascinante et redoutable.
Jason
Dépossédé de son trône par son oncle Pélias, Jason « le guérisseur » doit,
pour recouvrer ce qui lui est dû, rapporter la Toison d’or, qui fait la
prospérité du roi de Colchide, Éétès. Pour y parvenir, il fait construire une
nef – Argô, signifiant « la rapide » –, dans laquelle embarquent Thésée,
Héraclès, Orphée et la plupart des héros pré-homériques. Car l’aventure – et
à bien des égards, il s’agit là au fond du premier récit d’aventures – est
archaïque, elle nous ramène à un monde encore antérieur à celui de la
guerre de Troie, un monde où l’on sème les dents du dragon de Cadmos, où
l’on côtoie l’île des sirènes avant Ulysse, etc. Jason revient avec la Toison
et Médée, la fille du roi Éétès, une magicienne amoureuse du héros qu’elle
a aidé dans sa conquête et qu’elle continue d’aider à se débarrasser de
Pélias. Après un long exil à Corinthe, Jason finit par régner enfin sur le
royaume d’Iolcos en Thessalie.
Labyrinthe (Le)
La construction vient d’Égypte : c’est un monument sous-terrain, creusé
dans le roc, qui servait généralement de tombe à un grand personnage. Le
labyrinthe – littéralement retranscrit de l’égyptien au grec, le palais de
Mare – était conçu comme un ensemble de couloirs compliqués, de voies
sans issues et de croisements multiples. Cette coutume aurait gagné la Crète
où, selon la légende, l’architecte Dédale, sur l’ordre du roi Minos, aurait
construit, pour dissimuler un monstre mi-homme mi-taureau, le célèbre
labyrinthe mais, cette fois, à ciel ouvert. Dédale en conçut le plan à partir de
l’observation de la spirale interne d’une coquille d’escargot. Seul Thésée,
assisté d’Ariane, la fille aînée de Minos, parvint à ressortir vivant de ce
labyrinthe – exception faite de Dédale et de son fils Icare qui s’échappèrent
par le chemin des airs – après avoir tué le Minotaure, monstre né de l’union
bestiale de Pasiphaé, la femme du roi Minos, et d’un grand taureau blanc.
Si le labyrinthe représente la complexité de l’âme humaine, le
Minotaure qui s’y dissimule figure alors le pulsionnel innommable qui loge
en chacun, et contre lequel chacun se défend. Sans un fil d’Ariane,
impossible d’échapper au monstre qui nous habite… Nietzsche écrit à ce
propos : « Ce n’est pas le fil d’Ariane que cherche l’homme labyrinthique,
mais Ariane elle-même. »
Lilith
La traduction de la Genèse est ambiguë (I, 27) : « Dieu créa l’homme à son
image ; il le créa à l’image de Dieu, il les créa mâle et femelle ».
Comment comprendre ce texte qui précède celui, bien connu, affirmant
qu’Adam « le créateur » façonna Ève « la vivante » ? Adam fut-il créé en
même temps qu’un double féminin, modelé dans la même glaise ? Le texte
biblique ne dit rien. Mais, dans ce silence, se glissent les interprétations les
plus variées, dont celle du Talmud de Babylone qui exporte la Lillaka du
récit de Gilgamesh dans la culture des Hébreux. C’est ainsi que peu à peu se
forme, d’une interprétation kabbalistique à l’autre, siècle après siècle, la
figure de Lilith, dont le nom signifie en sumérien « être féminin de la nuit »,
« démon ».
Réfractaire à la domination d’Adam, ne supportant pas d’être placée
« sous » l’homme – dans tous les sens de l’expression – puisqu’elle a été
créée à son égal, Lilith entre en rébellion : elle « épouse » le Mal. C’est elle
qui devient serpent pour provoquer la Chute, qui pousse Caïn à tuer son
frère Abel, etc. En un mot, c’est la première « femme fatale ». Le féminin a
« mauvais genre ».
Lucrèce
Le motif parcourt la musique, la peinture, le théâtre et la poésie : le suicide
de Lucrèce, en présence de son père et de son époux, est l’un des épisodes
plus ou moins légendaires de l’histoire de Rome, certes rapporté par Tite-
Live, mais dont les fondements historiques sont aussi peu fiables que ceux
qui soutiennent l’enlèvement des Sabines ou le combat des Horaces contre
les trois Curiaces.
Or, si la mort de la belle Romaine dont abusa Sextus Tarquin, le fils du
roi Tarquin le Superbe, s’impose à notre imaginaire, c’est que – au-delà de
l’expression de la vertu conjugale, Lucrèce ne se jugeant plus digne de
vivre auprès de son mari – le geste désespéré d’une femme, victime d’un
abus de pouvoir intolérable, déclenche une véritable révolution politique :
Lucius Junius Brutus, présent au moment des faits, renverse la monarchie et
proclame, en 509 avant Jésus-Christ, la république dont il devient alors le
premier consul.
Le viol de Lucrèce symbolise donc l’insupportable intrusion du pouvoir
politique dans la vie privée, intime, des citoyens : gouverner, ce n’est
assurément pas dominer, et la confusion du politique et du domestique –
que le viol de Lucrèce représente dans ses plus effroyables excès, mais qui
s’exprime plus discrètement à travers des métaphores du type « fraternité »,
« paternalisme » etc. – est la marque même du despotisme.
Midas
Pour avoir porté secours à Silène, le roi de Phrygie, Midas obtient en
récompense de Dionysos que ce dernier exauce un vœu de son choix. Le
goût des richesses pousse l’homme à réclamer le pouvoir de transformer en
or tout ce qu’il touche. C’est parler sans avoir réfléchi : Midas ne peut plus
rien porter à sa bouche sans que cela ne se transforme en métal précieux. Il
supplie alors Dionysos de lui reprendre ce don. Le Dieu lui ordonne de se
laver les mains dans les eaux du Pactole, fleuve qui traverse le pays et dont
les eaux sont depuis chargées en or.
Le mythe vaut beaucoup – non pour une moralité qui condamnerait
l’appât des richesses et la précipitation – mais pour l’usage qu’en firent les
poètes et notamment Rimbaud, superposant à la figure attendue de
l’alchimiste, celle, plus surprenante, de Midas. Capable de transformer la
boue de l’existence en or, le poète, du même coup, se condamne à une
solitude fatale : « Pleurant, je voyais de l’or – et ne pus boire ».
Oreste
Poussé par sa sœur Électre, Oreste assassine sa propre mère, Clytemnestre,
ainsi qu’Égisthe, son complice dans le meurtre d’Agamemnon, à son retour
de Troie. La famille des Atrides est poursuivie depuis des générations par
cette succession de crimes qui sont autant de vengeances se répondant les
unes aux autres. Pour en finir avec ce cycle de la destruction, Athéna
institue le tout premier tribunal, l’Aréopage, afin de juger Oreste, de faire la
part de sa responsabilité et de celle de sa culpabilité. Les juges étant
incapables de trancher, Athéna décide d’ordonner la relaxe. La sagesse
conduit ainsi – en cas de partage des convictions – à préférer suspendre le
jugement. Oreste n’est pas reconnu coupable, pas plus qu’il n’est innocenté.
Le premier verdict de notre culture est donc frappé du sceau de la
prudence ; il n’en met pas moins un terme à la vendetta : désormais la
justice n’est plus une affaire privée, elle relève de la protection de l’ordre
public.
Mais Oreste incarne également, de par ses actes précisément, le héros
tragique par excellence, mené par le destin, et ici incité par Électre à une
vengeance, qui n’est au fond pas la sienne. Sartre, dans Les Mouches,
imagine Oreste revendiquant cet acte, le meurtre, et se l’appropriant pour
affirmer, au cœur même de la tragédie, sa liberté.
Orphée
Orphée, fils du roi de Thrace Œagre et de la muse Calliope, figure de
l’artiste prodigieux, berger à ses heures en Arcadie et amoureux d’Eurydice,
est en effet capable par la beauté de ses compositions d’apaiser les bêtes
sauvages, de déplacer les montagnes ou encore de séduire les sirènes.
Favorisé par le dieu Apollon, il dispose d’une lyre, instrument fabriqué avec
une carapace de tortue et neuf cordes en hommage aux neuf muses, ses
tantes. Mais c’est à la mort de sa bien-aimée que le poète acquiert toute sa
mesure. Figure du deuil inconsolable, Orphée assigne à la poésie lyrique
une fonction élégiaque ; il faudra désormais chanter la plainte, le manque et
célébrer l’absente « de tout bouquet » : « Je suis le Ténébreux, le Veuf,
l’Inconsolé… ». Apollon entend ses pleurs et lui donne l’opportunité d’aller
rechercher Eurydice aux Enfers.
La descente aux Enfers, de la catabase virgilienne à la saison
rimbaldienne, devient dès lors un passage obligé pour toute poésie
personnelle : épreuve douloureuse de l’échec, prise de conscience brutale
du caractère définitif de la perte, la seconde mort d’Eurydice qu’Orphée ne
parviendra pas à ramener avec lui fixe les limites d’un pouvoir de
représentation que l’on croyait tout-puissant. Ce qui, dans la représentation,
revient à la présence n’est pas ce qui s’est absenté. Le poète crée une autre
forme de réalité. Désespéré, Orphée se laisse déchirer par des admiratrices
en furie, auxquelles il ne cède pas. Sa lyre est jetée à la mer avec sa tête qui
a été arrachée. C’est à Lesbos que l’une et l’autre sont recueillies, par la
poétesse Sapho, dont Baudelaire voulut célébrer l’héritage avec Les Fleurs
du Mal. Impuissante à faire revenir ce qui n’est plus, condamnée à la
nostalgie perpétuelle d’un monde qui a disparu, à présent la poésie, parole
de lesbienne, est toujours en fleurs, comme les jeunes filles proustiennes,
mais sans postérité, infructueuse, éphémère : vouée aux « anthologies ».
Pandore
Elle a tous les dons – c’est ce que signifie son nom – et c’est la première
femme, du moins pour la mythologie grecque. Parmi les nombreuses
qualités dont les Olympiens l’ont dotée, il faut distinguer l’apport d’Héra :
cette curiosité qui la conduira plus tard à ouvrir la fameuse boîte et à libérer
parmi les hommes la vieillesse, la maladie, la guerre, la famine, la misère,
la folie, le vice, la tromperie et enfin, la passion.
Véritable « cadeau empoisonné », Pandore est un élément stratégique
du dispositif misogyne de dénigrement du féminin dans le monde grec : elle
a tout pour séduire, notamment Épiméthée, le frère de Prométhée, dont elle
devient l’épouse. Mais elle ne parvient pas à garder fermée cette boîte que
les dieux lui ont confiée – en « réalité », une jarre –, comme on le lui avait
ordonné. Et toutes les calamités s’en trouvent libérées pour punir les
hommes, bénéficiaires de la foudre de Zeus dérobée par Prométhée. Rien ne
résiste donc à la curiosité féminine, à l’origine de tous les maux. La légende
d’Ève offre dans la Bible une variante sur le même thème. Bien sûr, il y a
toujours l’« espérance » qui demeure au fond et qui pourrait sauver la
situation, sauf que la traduction est abusive. Elpis, en grec, signifie
l’« attente ». Ainsi n’est épargnée aux hommes que l’angoisse de l’attente,
ce qui est bien peu de chose…
Pénélope
Éternelle courtisée, la femme d’Ulysse est l’allégorie de la fidélité
conjugale. Son nom suggère à lui seul en grec ce rapprochement : pênelops
signifie « canard » et les canards allant par deux sont un symbole de la
fidélité.
Au cours des vingt années d’absence d’Ulysse, Pénélope résista aux
avances de nombreux prétendants, affirmant la mort de son époux et la
pressant de choisir parmi eux un nouveau mari. Elle déclara qu’elle devait
terminer le tissage du linceul de son beau-père Laërte avant de faire un
choix. La nuit, elle défaisait l’ouvrage qu’elle avait fait le jour. Ce
stratagème fut dénoncé par l’une de ses servantes. Au moment où, de plus
en plus sollicitée par ses prétendants, elle allait mettre fin à vingt ans de
fidélité et de chasteté, Ulysse revint à Ithaque ; après s’être fait reconnaître,
il massacra tous les hommes qui avaient envahi sa demeure et se livraient
au pillage. Puis il revint auprès de Pénélope et Athéna prolongea pour eux
la durée de la nuit.
Persée
Fruit des amours de Zeus et de Danaé, Persée fut à sa naissance placé avec
sa mère dans un coffre et jeté en mer, par les bons soins de son grand-père
Acrisios. Les flots les menèrent sur les rives de l’île de Sériphos où régnait
Polydectès. Pour pouvoir séduire Danaé à son aise, le roi voulut se
débarrasser de Persée devenu adulte, en lui demandant de lui rapporter la
tête de Méduse, l’une des trois Gorgones. Aidé par Athéna et par Hermès, le
héros, muni du casque d’Hadès rendant invisible, put trancher la tête du
monstre sans avoir à croiser son regard pétrifiant. Sur le chemin du retour, il
délivra Andromède, enchaînée à un rocher pour y être dévorée par un
monstre marin, l’épousa puis se rendit en Afrique, pétrifia en un vaste
massif montagneux le géant Atlas, puis, enfin parvenu à Sériphos, secourut
sa mère, toujours harcelée par Polydectès.
Le mythe de Persée est intimement lié à Méduse et à la thématique du
regard qui fige. Le face-à-face n’aura pas lieu ; le héros brandissant la tête
de son adversaire détourne le visage. C’est ainsi que le fixe Cellini. Le
peintre Gustave Moreau réinvente le mythe en renversant les rapports de
force, inverse les rôles et les sexes : c’est la tête solaire de Jean-Baptiste qui
pétrifie désormais son supposé vainqueur, Salomé, véritablement médusée
par le regard lumineux du supplicié.
Prométhée
Le plus célèbre des Titans symbolise l’aspiration des hommes à rivaliser
avec les dieux. Prométhée, « le Prévoyant » (Épiméthée, son frère, est
« celui qui réfléchit après coup »), vole au profit des hommes le feu divin –
la foudre de Zeus –, ce qui figure la technique grâce à laquelle l’humanité
parviendra à se protéger contre les bêtes et contre les dieux. Prométhée
donne donc un visage à l’ambition et au défi ; Gaston Bachelard nomme
ainsi complexe de Prométhée « toutes les tendances qui nous poussent à
savoir autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus
que nos maîtres 4 ». Il y voit « le complexe d’Œdipe de la vie
intellectuelle 5 ». De fait, le roman de Mary Shelley, Frankenstein, porte
comme sous-titre « Le Prométhée moderne ». Le choix de la romancière est
révélateur : la modernité se vit comme un dépassement en même temps
qu’un refus de la tradition ; la place du savoir y est de plus en plus
prépondérante, celle du savoir-faire y est centrale. Ces connaissances se
veulent non plus accumulées ou cumulatives mais bien dynamiques et
exponentielles.
Romulus et Rémus
Mythiques au sens le plus fort du terme, les jumeaux le sont à plus d’un
titre : leur destin est lié à la fondation de la Cité par excellence – l’Urbs,
Rome – et les associe à l’origine même de notre culture, mais cela dans un
brouillard historique si épais qu’il conduit Tite-Live à prévenir son lecteur
contre ces récits « dont l’agrément doit plus à l’imagination des poètes
qu’au sérieux de l’information 6 ».
Les deux figures romaines jouissent donc du prestige du
commencement et d’une naissance extraordinaire. Ils descendent d’Énée
par leur mère, Rhéa Silva, une vestale, fille du roi d’Albe Numitor, mais
surtout, ils ont pour père le dieu de la guerre, Mars. Leur gémellité ajoute
encore au surnaturel, ainsi que les conditions de leur survie après leur
abandon. On dit qu’une louve les aurait nourris et protégés dans la grotte du
Lupercale. Plus prosaïquement, Tite-Live évoque une prostituée, Laurentia
– surnommée « la louve » – qui les aurait adoptés. La fondation de la ville,
le 21 avril 753 avant Jésus-Christ se paie du sacrifice de l’un des jumeaux :
le centurion Celer frappe en effet Rémus d’un coup de pelle qui le tue. Agit-
il par zèle ou sur ordre ? S’agit-il d’une querelle à propos d’une « tricherie »
sur le décompte des vautours permettant d’attribuer la victoire, ou d’une
bravade de Rémus, vexé, qui transgresse le premier décret du nouveau
maître de la Cité en franchissant armé la limite sacrée de la nouvelle ville ?
Dans tous les cas, la mort absurde de l’un des frères donne à cette fondation
la valeur d’un geste sacré.
Sphynx (Le)
De sa mère Échidna, le Sphinx hérite le visage et la poitrine d’une femme –
voilà pourquoi l’on préfère souvent évoquer une « sphinge », d’autant plus
que le mot est en grec du genre féminin –, de son père Typhon, une queue
de dragon, de sa sœur Chimère, un corps de lion, des Harpies – ses autres
sœurs –, des ailes. Le Sphinx avait été envoyé en Béotie, à Thèbes, après la
mort du roi Laïos, pour punir la Cité, dévorant tous ceux qui ne
parviendraient pas à répondre à l’énigme suivante : « Quel être pourvu
d’une seule voix a d’abord quatre jambes, puis deux jambes, puis trois
jambes ensuite 7 ? » Lorsque la réponse sera donnée par Œdipe –
« l’homme » –, la Sphinge se précipitera, de rage, du haut de son rocher,
libérant la ville et offrant à Œdipe l’opportunité de se présenter en sauveur.
Le Sphinx est énigmatique : l’affirmation est tautologique. De fait,
monstrueux assemblage de membres et d’attributs prélevés sur des créatures
fabuleuses et primitives (engendrées par Gaïa), le Sphinx participe de cette
énigme des origines, dont Œdipe souffre également. La question du Sphinx
tend d’ailleurs à faire de l’homme un être inquiétant pour les
métamorphoses aberrantes qu’il subit…
Tantale
Pour avoir dérobé aux dieux l’ambroisie et l’avoir distribuée aux hommes,
Tantale est condamné aux Enfers au supplice de la faim et de la tentation,
puisqu’il doit – sans pouvoir jamais ni boire ni manger – demeurer immergé
dans une rivière où se trouvent, suspendues à une treille au-dessus de sa
tête, des grappes de raisin qu’il ne peut atteindre.
Tantale incarne ainsi par le supplice qui lui est infligé la violence
douloureuse du désir.
Thésée
L’accès de Thésée au trône d’Athènes pour succéder à son père Égée
marque la fin de l’hégémonie crétoise sur le monde méditerranéen ainsi que
le début de l’autonomie et de la puissance de l’Attique. De fait, Thésée
incarne le chef d’État responsable : volontaire pour rejoindre les jeunes
Athéniens sacrifiés au Minotaure crétois, il terrasse le monstre avec l’aide
de la fille aînée du roi Minos, Ariane, et débarrasse ainsi les Grecs d’un
lourd tribut. Mais sur le chemin du retour, après avoir abandonné Ariane sur
l’île de Naxos, il oublie de changer ses voiles noires, symboles de deuil, en
voiles blanches, signes de la victoire. De loin, le vieil Égée qui guette le
retour de son fils croit que ce dernier a échoué dans son entreprise et, de
désespoir, se suicide.
Au pouvoir, Thésée fait preuve de sagesse et de justice ; il accueille
Œdipe au terme de son errance expiatrice, et lui offre à Colone la sépulture
à laquelle il aspire. Mais la sagesse du monarque contraste avec les frasques
de l’homme et du séducteur, qui abandonne Ariane pour sa jeune sœur
Phèdre, qu’il trompe à son tour auprès de la reine des Amazones. Avec
Thésée s’engage aussi une première réflexion sur les contradictions qui
travaillent un homme public dans ses passions privées : les héros sont-ils
toujours héroïques pour leurs proches ? « Les héros ne sentent pas bon »,
écrit Flaubert, signalant par là qu’il ne faut pas s’en approcher, faute d’être
incommodé. L’héroïsme est un spectacle à voir « de loin ».
CHAPITRE II
Fables
Tout ce qui est âme a charge de tout ce qui est inanimé ; or, l’âme circule à travers
la totalité du ciel, venant à y revêtir tantôt une forme tantôt une autre. C’est ainsi
que, quand elle est parfaite et ailée, elle chemine dans les hauteurs et administre
le monde entier ; quand, en revanche, elle a perdu ses ailes, elle est entraînée
jusqu’à ce qu’elle se soit agrippée à quelque chose de solide ; là, elle établit sa
demeure, elle prend un corps de terre qui semble se mouvoir de sa propre
initiative grâce à la puissance qui appartient à l’âme. Ce qu’on appelle « vivant »
c’est cet ensemble, une âme et un corps fixé à elle, ensemble qui a reçu le nom
de « mortel ».
Platon, Phèdre, trad. L. Brisson, Paris, Flammarion, 1992
Le philosophe complète volontiers par la métaphore du char : l’âme n’est
pas seulement ailée ; une fois incarnée, elle ressemble à un véritable
« attelage ailé ». De fait, Platon imagine que l’âme est composite et qu’elle
est triple – à cette triplicité correspondra celle de La République. Il faut
concevoir en effet un aurige, la raison, qui doit conduire ensemble deux
chevaux qui tirent l’un et l’autre le char dans des directions opposées : un
cheval noir, le concupiscible, et un cheval blanc, l’irascible. Le premier
cherche à entraîner l’attelage sur le bas-côté, du côté des appétits et du
sensible, le second se cabre et résiste, cherchant à maintenir sur le droit
chemin le véhicule. Ces trois parties de l’âme renvoient à celles qui
s’équilibrent dans la Cité juste : les philosophes conduisent en effet un
attelage où peinent ensemble laboureurs (le cheval noir) et guerriers (le
cheval blanc). Connaissance, désir et volonté : tels sont les trois
manifestations de la vie psychique.
Si, en effet, l’on suppose un homme [au lieu d’une ânesse] dans cette position
d’équilibre, cet homme devra être tenu non pour une chose pensante, mais pour
l’âne le plus stupide, s’il périt de faim et de soif.
Baruch Spinoza, Pensées métaphysiques, trad. R. Caillois, Paris, Flammarion,
1964
Cet état, que l’on pourrait assimiler à une liberté totale, Descartes la
nomme « liberté d’indifférence » et, aux yeux du philosophe, elle représente
le plus bas degré de liberté. Nous l’éprouvons aujourd’hui à travers
l’expérience d’une consommation de masse qui nous entretient dans une
liberté illusoire et, partant, décevante.
C’est ce qu’analyse en 1968 Herbert Marcuse dans un texte désormais
célèbre, L’Homme unidimensionnel. Le philosophe y condamne « le besoin
de maintenir des libertés décevantes telles que la liberté de concurrence de
prix préalablement arrangés, la liberté d’une presse qui se censure elle-
même, la liberté enfin de choisir entre des marques et des gadgets ».
C’est la liberté qu’offrent les linéaires des centres de grande
distribution : choisir des produits identiques empaquetés dans des
emballages différents.
Cannibale (Le)
Si le mythe du « bon sauvage » participe de la nostalgie de l’âge d’or et
d’une idéalisation de l’état de nature, le cannibale fait entrer l’Occident
dans la réalité du monde primitif. Le cannibale n’est pas une fiction, c’est
au départ un « effet de réel » : Jean de Léry en témoigne en 1557, et sa
rencontre avec l’anthropophage « en la terre de Brésil » devance de
quelques décennies les propos de Montaigne. C’est une « chose vue », une
« merveille », digne de prendre place au cabinet des curiosités. Les
cannibales sont bien des sauvages qui dévorent, au cours de repas rituels, la
chair de leurs adversaires, nourris depuis quelques semaines pour
l’occasion. Ils découpent les corps et les font rôtir sur une sorte de « grill »
qu’ils nomment « boucan » et dont nous conservons le souvenir pour
qualifier une fête joyeuse et bruyante :
Voilà donc ainsi que j’ay veu, comme les sauvages Amériquains font cuire la chair
de leurs prisonniers prins en guerre : assavoir Boucaner, qui est une façon de
rostir à nous incognue.
Jean de Léry,
Histoire d’un voyage en la terre du Brésil
Cigales (Les)
D’après la légende, les cigales étaient jadis des hommes, de ceux qui existaient
avant la naissance des Muses. Quand les Muses furent nées et que le chant eut
paru sur la terre, certains hommes alors éprouvèrent un plaisir si bouleversant
qu’ils oublièrent en chantant de manger et de boire, et moururent sans s’en
apercevoir. C’est d’eux que par la suite naquit l’espèce des cigales : elles ont reçu
des Muses le privilège de n’avoir nul besoin de nourriture une fois nées, mais de
se mettre à chanter tout de suite, sans manger ni boire, jusqu’à l’heure de la mort.
Platon, Phèdre, trad. L. Brisson
Socrate prétend s’inspirer d’une légende pour composer ce joli mythe, dont
pourtant personne n’a jamais su identifier la source. De là à y voir une
création originale de Platon… Il s’agit d’une création poétique, voire d’une
récréation dans le dialogue long et assez difficile que mènent ensemble
Socrate et le jeune Phèdre. L’enjeu, en effet, est d’inciter l’interlocuteur à ne
pas faiblir, alors que le soleil brille et que la fatigue se fait sentir. Au fond,
c’est la passion et le plaisir qui alimentent l’effort. Le passionné ignore la
lassitude. L’amour suffit à nous faire vivre… La Fontaine, qui n’ignore rien
du mythe de Platon, en corrige l’idéalisme : les cigales « ayant chanté tout
l’été » finissent tout de même par « se sentir bien dépourvue[s]) » à
l’arrivée de l’hiver ! L’artiste et le philosophe ne peuvent se contenter de
l’exercice de leur « pratique » pour vivre : il leur faut des mécènes ou bien
des charges attribuées par le prince.
Vous aviez manqué un coup de dés. Mais que vous importe, à vous autres joueurs
de dés ! Vous n’avez pas appris à jouer et à narguer comme il faut jouer et
narguer.
Le coup de dés rappelle, dès lors, que vivre, c’est toujours affirmer à la
fois le hasard et la nécessité, et accepter que le fruit du hasard s’impose
comme une nécessité.
Ayant pris place parmi les bergers, il tourna par hasard le chaton de sa bague par-
devers lui en dedans de sa main, et aussitôt il devint invisible à ses voisins, et l’on
parla de lui comme s’il était parti, ce qui le remplit d’étonnement. En maniant de
nouveau sa bague, il tourna à nouveau le chaton en dehors et aussitôt il redevint
visible […]. Il se rendit au palais, séduisit la reine, et avec son aide attaqua et tua
le roi, puis s’empara du trône.
Platon, La République, livre II
L’affaire est rondement menée, dès lors que Gygès détient le pouvoir d’être
invisible. Le dénouement très rapide contraste avec les longues descriptions
préalables qui situent les circonstances au cours desquelles le berger a pu
dérober la bague magique, venue d’un autre temps. La signification est
claire : la tentation est trop forte, nul ne tarderait à y céder.
Platon reprend ici le récit d’Hérodote selon lequel Gygès se serait
emparé du trône de Lydie, après avoir assassiné le roi Candaule. Un épisode
légendaire sert donc de cadre à un mythe dont la fonction première est de
nous persuader du naturel mauvais de chacun d’entre nous, à commencer
par ce pâtre, arcadien lointain, symbole du pacifisme. De fait, personne
n’est plus paisible de nature que celui qui garde les moutons, plus étranger
que quiconque à l’ambition et aux jeux du pouvoir. Et pourtant, la certitude
de se soustraire aux regards d’autrui révèle à Gygès son tempérament
profond : c’est que les hommes ne sont pas faits pour la vertu. Il n’y a donc
pas d’autre remède que de les y contraindre, et comment mieux y parvenir
qu’en les plaçant en permanence les uns sous les yeux des autres ? Dès lors,
la meilleure garante de la vertu, c’est bien la transparence. Ainsi les
gardiens de la Cité idéale devront-ils vivre en communauté ; ainsi prête-t-on
aujourd’hui plus de vertu à la démocratie locale qu’aux pratiques
parlementaires : les conseillers municipaux ou généraux sont en effet des
élus de proximité dont le quotidien se mêle à celui des autres citoyens.
Quand donc l’être primitif eut été dédoublé par cette coupure, chacun, regrettant
sa moitié, tentait de la rejoindre. S’embrassant, s’enlaçant l’un à l’autre, désirant
ne former qu’un seul être, ils mouraient de faim, et d’inaction aussi, parce qu’ils ne
voulaient rien faire l’un sans l’autre. […] C’est évidemment de ce temps lointain
que date l’amour inné des hommes les uns pour les autres, celui qui rassemble
des parties de notre nature ancienne, qui de deux êtres essaie d’en faire un seul,
et de guérir la nature humaine.
Platon, Le Banquet
Sisyphe
Dans la mythologie grecque, Sisyphe, fils d’Éole, fondateur de Corinthe,
célèbre pour sa ruse et ses brigandages (à tel point que certaines versions
font de lui le véritable père d’Ulysse), est condamné pour avoir trompé les
dieux en enchaînant Thanatos, venu le chercher pour le royaume d’Hadès, à
un supplice éternel, que l’écrivain Albert Camus transforme en image de la
condition humaine : rouler quotidiennement au sommet d’une montagne un
rocher voué à dévaler derechef. Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus livre en
effet, en 1942, une première définition de l’absurde qui « naît de cette
confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde ».
Il ajoutera : « L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites. »
Nos actes quotidiens sont ainsi dépourvus de signification ; ma raison se
découvre incapable de leur donner un sens véritable. Ce que je pose comme
des fins ou des significations ne sont que des leurres, destinés à me laisser
supporter précisément leur vacuité. La grandeur de l’homme est à trouver
dans cette lucidité, dans l’acceptation de cette « condition » (c’est-à-dire de
cette situation à laquelle nul ne peut échapper). Camus utilise ainsi le mythe
et, ce faisant, le détourne puisqu’il en évacue la dimension « punitive ».
Car, évidemment, dans le strict cadre de la culture grecque, le châtiment de
Sisyphe est au contraire de ce qu’en fait l’auteur de L’Étranger : lourd de
sens.
Theuth
Platon présente ici un mythe qui serait prélevé de la culture des Égyptiens,
mais attention ! Peut-être ne s’agit-il là que d’une pure invention de Socrate
dont Phèdre a, quelques minutes auparavant, souligné l’aisance à imaginer
des légendes de n’importe quel pays : pastiches et contrefaçons font partie
de la panoplie logomachique de la fameuse « torpille » !
Le dieu Theuth est ingénieux, il invente procédés et techniques destinés
à faciliter la vie des hommes, et il les présente au roi Thamous. Parmi ses
inventions se trouve l’écriture. Mais le roi se montre prudent : l’écriture ne
rend service aux hommes qu’en apparence. On pourrait croire en effet
qu’elle est au service de la mémoire, dont elle accroît l’étendue et
l’efficacité. Il n’en est rien, l’écriture tout au contraire rend « oublieux »,
elle détruit la mémoire, elle ne l’entretient pas.
La technique nous asservit donc autant qu’elle nous libère : le progrès
se paie toujours d’une toujours plus grande dépendance.
Tout État plus étendu que l’État minimal violerait le droit des individus. Le rôle de
l’État doit donc se limiter à celui d’un veilleur de nuit.
Robert Nozick, Anarchie, utopie et État
Personnages
Batman
En 1939, Bob Kane et Bill Finger imaginent un nouveau héros,
Bruce Wayne, jeune héritier de la plus grosse fortune de Gotham City, élevé
par son majordome, Alfred, après l’assassinat de ses parents.
L’originalité du projet ne repose évidemment pas sur le retour de la
figure du justicier masqué, appelé à venger sans répit la mort de ses parents
dès que l’occasion d’un crime nouveau se présentera, mais plutôt sur la
complexité du personnage, qui n’est pas un « superhéros » tout à fait
comme les autres. Tout d’abord, il choisit de dissimuler son identité sous un
costume qui évoque la chauve-souris, animal nocturne, effrayant, caché
dans les caves, qui renvoie vers le monde de la nuit et son aspect inquiétant.
Si le costume de Superman – et, dans une certaine mesure, celui de
Spiderman – arborait fièrement les couleurs de l’Amérique, celui de
Batman avoue une appartenance au monde des ténèbres auquel sont vouées
d’ailleurs les créatures qu’il traque : le Joker, le Pingouin, Catwoman,
Double-Face, etc. Cette « fraternité » peu commune entre le justicier et ses
adversaires est soulignée par le caractère double que tous partagent, et la
fêlure qu’ils conservent d’un passé traumatisant.
D’autre part, Bruce Wayne ne dispose pas de « superpouvoirs »
surnaturels qui lui donneraient un avantage déterminant. Il détient
simplement une immense fortune qu’il met au service de la création et de la
confection de gadgets, d’une technologie extrêmement sophistiquée : que
serait Batman sans la Batmobile ? D’une certaine manière, Batman
appartient au monde des objets, au monde des choses, plus attaché aux
accessoires – à l’accessoire ? – qu’à l’idéal. Il partage déjà avec le futur
James Bond cette futilité masculine qui se soucie de l’esthétique d’une
carrosserie, de l’avancée technologique en matière de commande à distance,
comme du pli d’une cape noire ou d’un smoking de même couleur…
Big Brother
Qui est ce « Grand Frère », Big Brother, dont la reproduction du visage
recouvre tous les murs d’Océania, vaste État totalitaire soumis à un parti
unique ?
La fable imaginée par George Orwell en 1948 est l’occasion pour
l’auteur de développer une « dystopie », inspirée du régime soviétique. Les
amours interdites de Winston Smith et de Julie sont l’occasion de décrire ce
monde de mensonges et de leurres, où les mots signifient la chose comme
son contraire – « War is peace, peace is war » –, où l’histoire ne cesse
d’être réécrite, où toute contestation est impossible – l’opposant
emblématique, Emmanuel Goldstein, est une création du régime –, où toute
forme d’initiative est découragée, toute individualité laminée.
Big Brother est ainsi une invention, une image, destinée à entretenir le
culte de la personnalité. Il est aussi le symbole de ce regard qui contrôle
tout, « panoptique » et scrutateur ; il place la société sous vidéosurveillance.
De fait, notre époque est bien celle de ce que Gilles Deleuze et
Michel Foucault appelaient les « sociétés de contrôle » : on parle dès lors de
« traçabilité », celle des portables, des cartes de crédit, etc. La fable
d’Orwell est prophétique, elle nous parle de nous.
Il est d’ailleurs d’autant plus étonnant aujourd’hui de retrouver le nom
de Big Brother, décliné parfois en plusieurs langues – Gran Hermano en
Espagne, par exemple – à l’occasion de programmes télévisés, dits « de
téléréalité ». Des volontaires sont enfermés dans une grande maison et
filmés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour le plus grand bonheur de
millions de téléspectateurs qui prennent plaisir au spectacle du quotidien de
semblables, d’individus auxquels, assurément, ils ressemblent. Le choix du
titre orwellien de l’émission par les producteurs témoigne du cynisme des
uns et de l’absence de culture des autres. Quel aveu !
Charlot
Exemple rare d’un créateur entièrement identifié à son personnage, Charlie
Chaplin – masque de Charles Spencer – n’existerait pas sans son
personnage de Charlot, qui l’accompagna pendant plus de soixante-dix
films. Clown romantique, mime vagabond, clochard naïf, ingénu, sensible,
faible et espiègle à la fois, Charlot a la légèreté élégante et poétique, il est
l’incarnation même du burlesque, c’est-à-dire de cette aptitude à traiter
légèrement des questions graves. Il est intéressant que les surréalistes et le
poète Henri Michaux (dont le personnage de Plume doit beaucoup à
Charlot) aient vu en lui un pair :
Chauvin
Chauvin (Nicolas), soldat français né à Rochefort, dix-sept fois blessé pendant les
guerres de la Révolution et de l’Empire. L’exaltation naïve de son patriotisme et de
son admiration pour l’empereur l’avait, non moins que sa valeur, rendu célèbre
dans toute l’armée.
Pierre Larousse, Grande Encyclopédie, 1867
Le substantif « chauvinisme » est forgé, quant à lui, en 1845 et il entre dans
le Dictionnaire de l’Académie en 1879, accompagné de la définition
suivante :
Docteur Jekyll
Henry Jekyll, le bon docteur, sous l’effet d’une drogue de sa composition,
se transforme en Mister Hyde, double monstrueux libidinal et brutal.
Stevenson, en 1886, à l’occasion d’un jeu de mots, révèle la face cachée
de la respectabilité, reprenant à son compte l’idée d’un dédoublement de la
personnalité. Chaque homme est double, travaillé par le conflit du bien et
du mal qui le partage. Mais, au-delà de ce qui annonce les découvertes de
Freud – qui, à l’époque, achève à peine ses études de médecine –, il s’agit
aussi d’une réécriture originale du roman de Mary Shelley, Frankenstein,
mise en garde expressive des dangers que la science fait courir à la société.
Don Juan
La modernité n’a produit que peu de mythes : même Frankenstein est une
réécriture, comme le signale sans fard le sous-titre : « Le Prométhée
moderne ». Certains critiques réduisent les créations mythiques de la
modernité à une liste de deux noms : Faust et Don Juan, deux figures qui
n’ont assurément pas d’équivalent dans le monde antique. De fait, quelle
serait la source classique à laquelle puiserait, en 1630, Tirso de Molina pour
El Burlador de Sevilla ?
À l’origine du personnage de Don Juan se trouve toutefois un certain
Tenorio qui aurait, au XIVe siècle, tué un Commandeur dénommé Ulloa dont
il avait auparavant séduit la fille. C’est du moins ce qu’attestent les
chroniques de Séville. Mozart, Mérimée, Baudelaire, Byron, Corneille et
Molière (sous l’orthographe Dom Juan) donneront sur ce canevas, par la
diversité et la réussite des variantes qu’ils composent, valeur d’universalité
au personnage.
Quels sont les traits caractéristiques de ce Don Juan aux mille facettes
qui semble avoir séduit la modernité ? C’est à Kierkegaard, sans doute, que
l’on doit la lecture la plus perspicace du mythe : le philosophe danois y voit
la représentation de ce qu’il nomme le stade esthétique. De fait, Don Juan
est bien l’homme de la sensation, de l’éphémère, de l’instant et de
l’instantané. Voilà pourquoi l’homme n’a ni parole ni mémoire. Il ne vit
qu’au temps présent, oublieux du passé, insoucieux du futur. Il préfigure de
la sorte l’individu moderne, hédoniste, ignorant et sans scrupule. Mais Don
Juan incarne aussi la force du désir :
Dans chaque femme, il désire la féminité tout entière, et c’est en cela que se
trouve la puissance, sensuellement idéalisante, avec laquelle il embellit et vainc sa
proie en même temps. Le réflexe de cette passion gigantesque embellit et agrandit
l’objet du désir, qui rougit à son reflet en une beauté supérieure.
Søren Kierkegaard, Ou bien… ou bien…
L’espace d’un instant, une femme se trouve aimée comme si elle était
unique, irremplaçable, nécessaire, comme si elle était « la » femme. Tel est
bien le secret de la séduction qu’exerce Don Juan : prendre la partie pour le
tout, donner au particulier – une femme, un moment – la forme de
l’universel.
Dracula
Imaginée par le Britannique Bram Stoker en 1897, dans une Angleterre
étranglée par le puritanisme, la figure de Dracula donne aux lecteurs
l’occasion d’une évasion, non seulement dans le domaine du fantastique et
de l’exotisme, mais aussi – perspective hors normes – dans un récit sur la
volupté interdite, l’extase inavouable que procure le baiser du vampire.
Stoker s’inspire d’une figure historique : celle de Vlad Tepes, prince de
Valachie au XVe siècle, célèbre pour ses cruautés et le supplice du pal qu’il
infligeait à ses prisonniers.
Mais c’est surtout à la source littéraire qu’il puise : The Vampyre de
John Polidori, sur une idée originale de lord Byron, invente une créature
nouvelle avec laquelle la littérature n’en a pas fini encore aujourd’hui.
Dracula, le dragon, impose pour longtemps des panoplies – gousses d’ail,
pieux, eau bénie –, des paysages – la forêt transylvanienne, le château
gothique et la montagne escarpée – et des rythmes biologiques singuliers –
cercueil à la cave le jour, morsure jugulaire pour la soif la nuit, et l’éternité
pour errer.
Ce que le mythe du vampire a de particulièrement intéressant, c’est sa
longévité ou plutôt sa capacité à se renouveler et à renouveler son public.
Aujourd’hui, les jeunes lecteurs de Stephenie Meyer – Twilight –, les
amateurs de séries télévisées – Buffy, True Blood –, les cinéphiles de tout
calibre – Nosferatu, Le Vampire, Dracula, Underworld, etc. – entretiennent
l’engouement. C’est que le vampire conserve son caractère romantique
initial de rebelle, de révolté. Il incarne le rejet de la société diurne, de ses
règles et de ses valeurs ; il se vit dans l’excès, s’affirme dans les
comportements limites – plus « borderline », c’est difficile ! –, revendique
le principe de plaisir, se sent exclu, et trouve dans la nuit ainsi que dans la
couleur noire un refuge identitaire. En bref, le parfait « ado » en crise.
Don Quichotte
Don Quichotte est la première des œuvres modernes puisqu’on y voit la raison
cruelle des identités et des différences se jouer à l’infini des signes et des
similitudes ; puisque le langage y rompt sa vieille parenté avec les choses, pour
entrer dans cette souveraineté solitaire d’où il ne réapparaîtra, en son être abrupt,
que devenu littérature ; puisque la ressemblance entre là dans un âge qui est pour
elle celui de la déraison et de l’imagination.
Michel Foucault, Les Mots et les Choses
Michel Foucault souligne ainsi dans une page célèbre de l’essai Les Mots et
les Choses l’importance du roman de Cervantès, qui, en 1605, impose un
nouveau visage pathétique de la requête d’idéal : Alonso Quijano, Don
Quichotte de la Mancha, le chevalier à la triste figure, pourfendeur
de Moulins et défenseur d’un idéal chevaleresque devenu anachronique.
Don Quichotte est-il fou ? Est-il tombé malade à la lecture de tous ces
romans de chevalerie qui peuplent sa bibliothèque et hantent à présent son
imagination ? Au fond, peu importe. Qu’il joue et se prenne au jeu,
sûrement. Mais l’essentiel est ailleurs : dans la résistance. Don Quichotte
livre en effet un ultime combat pour défendre le droit du désir à se prendre
pour la réalité ; il refuse le présent pour entretenir les valeurs d’un passé qui
n’a par ailleurs jamais existé, un passé fictif, mythique, une origine que la
modernité est en train d’effacer.
Et qui reprendra la quête, après lui ? Quel sera le Don Quichotte de la
modernité ? La réponse est une « blague » qui donne raison à Cervantès ; il
faut la chercher loin des plateaux arides de La Mancha, dans une petite ville
de province – Yonville l’Abbaye – près de la pharmacie : elle s’appelle
Emma Bovary.
Fantômas
Véritable création populaire, Fantômas, né de l’imagination de
Pierre Souvestre et de Marcel Allain en 1911, se retrouve porté au cinéma
quelques mois à peine après sa naissance (les premiers films de
Louis Feuillade sont tournés dès 1913, signe d’une remarquable popularité)
et porté aux nues par les surréalistes qui lui reconnaissent une beauté noire
intensément satanique, aussi fascinante que celle d’un Maldoror, par
exemple. Il est rare d’ailleurs que le personnage principal d’une série
romanesque soit le « méchant », en l’occurrence ici : « le plus grand
criminel de tous les temps ».
La singularité de Fantômas est renforcée par la ligue de tous ceux qui le
combattent, nombreux et attachants : Juve, l’inspecteur de la Sûreté qui le
traque (et dont il est le frère), Fandor, le jeune journaliste débrouillard qui
seconde Juve et qui est amoureux d’Hélène, la fille de Fantômas et sa seule
faiblesse, etc. Si les adversaires de Fantômas sont si nombreux, c’est que le
mal qu’ils combattent est lui-même multiple dans ses manifestations.
Fantômas change en effet très souvent de formes et d’apparences : ses
visages sont « légion ».
Faust
À l’origine de ce conte populaire allemand qui rapporte de quelle manière
un certain docteur Faust vendit son âme au diable en échange d’une
seconde vie, il y eut sans doute un homme bien réel – un érudit, un savant –
accusé d’avoir étudié puis pratiqué la magie noire à Cracovie, et qui
disparut dans d’obscures conditions à Staufen en 1538.
Attaché à la figure du diable – Méphistophélès, du grec mephitis,
« exhalaison pestilentielle » – qui lui propose ce pacte, Faust est le symbole
de cet homme travaillé par le mal, tenté par l’orgueil et le désir de tout
savoir, dans lequel la modernité se retrouve.
Imaginé pour le théâtre par Christopher Marlowe, le mythe acquiert
toute sa mesure grâce aux versions qu’en donna Goethe et à leur traduction,
de l’allemand au français, signée Nerval.
Frankenstein
Plus étonnantes encore que le roman lui-même, les circonstances au cours
desquelles l’œuvre fut conçue puis rédigée relèvent de la folie romantique
et nourrissent la mythologie de ces gloomy wanderers, ces poètes du lac qui
inventèrent la fureur et les orages, et dont Chateaubriand comme son héros
René avouèrent le dévorant désir.
Que l’on imagine une jeune femme de 16 ans qui s’enfuit – contre la
volonté paternelle – en compagnie de sa demi-sœur Claire Clairmont et de
l’homme qu’elle aime, le poète anglais Shelley, précédé depuis longtemps
d’une réputation notoire de libertin (il poussera son épouse au suicide en
cherchant à lui imposer Mary et un ménage à trois). Tous trois sont
hébergés, villa Diodati, au bord du lac Léman, chez lord Byron qui tombe
éperdument amoureux de Claire. Parce que la saison est mauvaise et qu’il
pleut sans discontinuer, Byron propose à la compagnie un « concours » de
récits de fantômes, à la manière gothique. C’est à ce moment-là que la jeune
Mary, qui ne porte pas encore alors le nom de Shelley, invente le
personnage de Victor Frankenstein. Inspirée par la présence de ces
monstrueux génies que sont Byron et Shelley, et sous l’emprise de l’opium,
la jeune femme jette les bases de ce roman de science-fiction, le premier du
genre, qu’elle achèvera en 1818 après avoir enfin épousé Shelley. Dans le
contexte de la révolution industrielle naissante, et, d’autre part, d’une
émancipation personnelle complète, on conçoit bien où Mary Shelley puise
sa matière.
Il s’agit d’un roman qui se présente sous la forme d’un récit enchâssé –
celui de Robert Walton, qui recueille, lors d’une expédition vers le pôle
Nord, le témoignage de ce docteur Frankenstein qui sacrifia son bonheur, la
vie de ses proches et sa propre existence à une créature à laquelle, grâce à la
foudre, il avait donné la vie. Mary Shelley invente ainsi cette figure du
savant fou, fou de l’orgueil de se croire pareil à Dieu pour donner ainsi la
vie à un corps inanimé. Elle nourrit l’intuition de la démesure des ambitions
scientifiques et, peut-être, de cette visée de l’infini dont le philosophe
allemand Edmond Husserl fera, un siècle plus tard, la caractéristique de la
conscience occidentale.
Gavroche
Le garçon, qui est monté sur la barricade ramasser des munitions sur les
cadavres des insurgés, n’achèvera pas la chanson. Il meurt, à son tour,
frappé d’une balle en pleine poitrine. C’est ainsi que Victor Hugo fait
disparaître Gavroche, sur une barricade du quartier Saint-Merri, le 6 juin
1832, jour de l’insurrection des républicains, au lendemain de l’enterrement
du général Lamarque.
Gavroche, dans Les Misérables, ne tient qu’un second rôle. C’est le fils
des Thénardier qui, pour fuir ses parents, vit dans la rue. De fait, Gavroche
incarne l’esprit de Paris. « Paris a un enfant et la forêt a un oiseau ; l’oiseau
s’appelle le moineau ; l’enfant s’appelle le gamin. »
Pour Hugo, Gavroche représente le « gamin », mot qui désigne alors
« un enfant qui passe son temps à jouer dans les rues 2 ». Mais le portrait est
si saisissant, parmi des personnages qui, eux, sont de premier plan, que le
personnage finit par être complètement identifié au roman. Hugo réinvente
l’enfant vagabond et débrouillard que les romans picaresques espagnols
avaient imposé au XVIIe siècle, en lui donnant une dimension allégorique :
Gavroche, c’est la rue, c’est-à-dire une représentation du peuple de la ville.
Il est joyeux, simple, insouciant, généreux, innocent et victime.
Golem
La légende du Golem, divulguée par le romancier Gustav Meyrick,
appartient au folklore yiddish. Elle est née au XVe siècle et rapporte que le
maharal de Prague, Yehudah Leib, aurait donné la vie, grâce à l’usage de la
magie, à une créature de terre, chargée d’aller à travers la ville découvrir les
crimes et les prévenir. Le mot – qui signifie « cocon » en yiddish – renvoie
ainsi à un être inachevé, à peine ébauché, précédant Adam selon les
kabbalistes. Un morceau de parchemin sur lequel le rabbin inscrit le mot
EMETH – qui, en hébreu, signifie « la vérité » – suffit à donner vie à la
Juif errant
K
C’est une simple lettre, majuscule et initiale qui désigne à deux reprises,
dans l’œuvre de Kafka, le personnage principal du roman : K, l’arpenteur
du Château, et Joseph K., le héros du Procès. Cette réduction onomastique
par métonymie en annonce une autre, ontologique et poétique : le
personnage kafkaïen rapporté à une seule lettre a perdu en épaisseur
romanesque, en « volume psychologique ». Cette frêle silhouette qui passe
à travers les pages n’est pas une simple stylisation : elle renvoie aussi à un
monde dans lequel toute identité a disparu, un monde peuplé d’individus
tous semblables et vides, un monde de hollow men, où ne figurent plus que
dans des matricules des numéros d’ordre associés aux noms. Mais si le nom
de K. ne veut rien dire, il permet néanmoins encore un classement : entre
J et L. Dans ce monde déserté, seuls demeurent le souci de l’ordre, du
contrôle et un appareil d’État démesuré, constituant désormais l’unique
réalité civile et politique.
Quant à son « profil » – puisqu’il ne peut s’agir que de cela – celui de
K. correspond à un être passif et absent de sa propre existence. Il préfigure
évidemment ces « héros de l’absurde » qui peupleront les romans du
e
XX siècle – de L’Étranger de Camus à la Femme des Sables d’Abê Kobô –,
Nana
Nana est la fille de Gervaise et de Coupeau. Elle apparaît pour la première
fois dans L’Assommoir et sa naissance est fixée par le romancier Émile Zola
en 1852. Le récit de sa brève existence – elle meurt de la petite vérole en
1870 – fait l’objet d’un roman publié en 1880, qui obtient un succès public
considérable, au point que non seulement le tirage atteint les cent mille
exemplaires vendus l’année de la publication du texte, mais aussi que le
nom de l’héroïne, diminutif du prénom d’Anna, passe dans le lexique usuel
pour désigner familièrement une femme aux mœurs légères.
Nana, le roman éponyme, retrace l’itinéraire d’une jeune femme,
véritable objet du désir masculin et allégorie de l’amour. Elle apparaît tout
au début du texte dans le rôle « physique » de Vénus qui rend littéralement
fous ses amants, qu’elle pousse à la ruine ou au suicide. L’apothéose est
atteinte lorsqu’une pouliche qui porte son nom gagne une course attendue et
que tout l’hippodrome s’écrie « Nana ! » en présence de l’empereur. Son
destin est ainsi lié à celui du Second Empire, dont elle finit par être la
représentation, ou l’allégorie : elle meurt avec la déclaration de guerre à la
Prusse.
Comme souvent, la fiction dépasse la réalité et le modèle – l’actrice
Blanche Dantigny – disparaît derrière un personnage devenu familier, mais
dont on oublie trop souvent la fin. La mort de Nana, en effet, révèle au fond
la vérité du Second Empire : la corruption. Du corps splendide de Nana
dont le spectacle somptueux inaugurait le roman, il ne reste à la dernière
page que le visage ravagé : « C’était un charnier, un tas d’humeur et de
sang, une pelletée de chair corrompue, jetée là, sur un coussin. Les pustules
avaient envahi la figure entière, un bouton touchant l’autre ; et, flétries,
affaissées, d’un aspect grisâtre de boue, elle semblait déjà une moisissure de
la terre, sur cette bouillie informe, où l’on ne retrouvait pas les traits […]. Il
semblait que le virus pris par elle dans les ruisseaux, sur les charognes
tolérées, ce ferment dont elle avait empoisonné un peuple, venait de lui
remonter au visage et l’avait pourri 4. »
Rastignac
Lorsque le lecteur de Balzac découvre le personnage d’Eugène de
Rastignac, le jeune homme a 22 ans, il vient à Paris étudier le droit et loge à
la « pension Vauquer », rue de l’Arbalète. Sous la férule de Vautrin, il
découvre dans Le Père Goriot (1835) les lois de la jungle sociale et enterre
au cimetière du Père Lachaise, dans la tombe de Goriot, ses dernières
naïvetés de jeunesse : « Et pour premier acte de défi que Rastignac portait à
la société, il alla dîner chez la baronne de Nucingen 5 ».
Dès lors, Rastignac devient l’un des fils conducteurs de la trame de
l’entreprise de La Comédie humaine. Sur la scène balzacienne, il tient le
rôle de l’ambitieux – d’aucuns disent de l’arriviste. Et chaque apparition le
situe un peu plus haut sur l’échelle de la réussite : banquier et amant de
Delphine (Le Bal de Sceaux), homme d’affaires puissant et cynique
(Illusions perdues, La Peau de chagrin), ministre (La Maison Nucingen),
ministre à nouveau, pair de France et époux in fine de la fille de Delphine et
du baron de Nucingen (Le Député d’Arcis).
Dans l’histoire du roman de formation, Rastignac incarne encore le rêve
d’ascension sociale, de conquête des femmes et du monde à la fois. Julien
Sorel, le héros de Stendhal – comme à sa manière d’ailleurs, Fabrice del
Dongo dans La Chartreuse de Parme –, constatera, quant à lui, la fin de
l’entreprise : l’apprentissage des règles sociales conduit à intégrer le
principe d’immobilité sociale.
Rocambole
En 1857, Ponson du Terrail imagine un personnage qui apparaît pour la
première fois dans un roman intitulé L’Héritage mystérieux, roman que plus
personne ne lit aujourd’hui, publié à l’époque en feuilletons et destiné à
connaître une suite abondante sous la forme de dizaines d’autres romans de
la même lignée.
Ce personnage de criminel, de voleur plus ou moins justicier à ses
heures et selon les besoins des différents épisodes, prend le nom de
Rocambole, un nom qui survit aujourd’hui dans notre culture grâce à
l’adjectif « rocambolesque ». L’adjectif a occulté le nom propre d’un
« héros », à présent totalement oublié. Or, quand dit-on d’une aventure, par
exemple, qu’elle est rocambolesque ? Lorsque les péripéties se multiplient
et que, la logique du récit s’affolant, les aventures relatées deviennent
proprement incroyables, que des personnages que le lecteur avait crus morts
ressurgissent de manière imprévisible et que l’arbitraire romanesque se
double d’une amnésie du romancier qui « oublie » le passé de ses créatures.
Socrate
« Celui qui n’écrit pas », selon l’expression désormais consacrée de
Nietzsche, laisse ainsi plus facilement aux autres le soin d’écrire à sa place.
De fait, si Socrate fut un homme de paroles, seuls ceux qui l’ont entendu
connurent véritablement sa pensée. Et les propos rapportés, par Platon et
Xénophon principalement, constituent Socrate, le philosophe du dialogue,
en un « personnage » tout aussi fictif que celui qu’Aristophane exhibe sur
scène dans Les Nuées, par exemple. Bien sûr, l’homme vécut à Athènes
de 470 à 399 avant Jésus-Christ, date à laquelle il est condamné à la peine
de mort à la suite d’un procès fameux ; bien sûr, on n’ignore rien de sa
famille, de son père Sophronisque, tailleur de pierre et sculpteur de son état,
de sa mère la sage-femme Phénarète, de sa première épouse l’acariâtre
Xanthippe ; bien sûr, on connaît ses exploits militaires, lorsque par exemple
il sauve la vie d’Alcibiade à la bataille de Potidée… Mais vécut-il comme
un simple vagabond dans les rues d’Athènes ? Était-il banquier, comme
certains l’affirment ? Qu’enseigna-t-il précisément ? Les propos que lui
prête Platon renvoient-ils à sa pensée ? A-t-il inventé l’idéalisme, la
philosophie ? Y a-t-il un « avant » et un « après » Socrate, comme il y a un
« avant » et un « après » Jésus-Christ ?
À l’évidence, les historiens de la philosophie en font un repère, mais
tout repère, on le sait bien, est un artifice, une construction. Que cherche-t-
on ainsi à établir lorsque le philosophe Démocrite, pourtant strictement
contemporain de Socrate (460-370 av. J.-C.), est identifié comme un
présocratique ? Socrate reste encore aujourd’hui l’instrument d’un
enseignement de la philosophie qui veut faire de l’idéalisme la seule
véritable pensée.
Spartacus
Véritable symbole de la révolte, Spartacus rassemble toutes les conditions
pour constituer un mythe : une vie brève et hors du commun, une origine et
une fin obscures ; tout ce qui laisse libre cours à l’imagination. Au point
que les Romains, vexés d’avoir été tenus en échec pendant trois ans,
inventèrent à ce gladiateur thrace, probablement issu des légions auxiliaires
(déserteur, repris, puis vendu comme esclave ?) une naissance princière,
pour ne pas avoir l’humiliation d’avoir été vaincu par n’importe qui.
Beaucoup plus tard, ce qui renforce le mythe, les communistes allemands
choisissent d’intituler, en septembre 1916, le périodique du parti Spartakus,
et de prendre du coup le surnom de « spartakistes ».
Ce faisant, ils commettent un contresens, preuve que le mythe s’impose
déjà à la vérité historique : Spartacus n’était pas un révolutionnaire, il ne
contestait pas l’ordre. Son unique souci était de ramener les esclaves qui
l’accompagnaient dans leurs nations d’origine. Alors qu’il en avait
l’opportunité, il ne marcha pas sur Rome, il ne chercha pas à renverser le
régime, à établir une république plus juste, à faire abolir l’esclavage…
Spartacus n’avait pas de projet, pas de visée politique. C’était un révolté.
Tartuffe
Créé par Molière en 1669, le personnage emprunte à des prédécesseurs
contemporains : la Macette – la fausse dévote de Mathurin Régnier –, le
Montufar de Scarron dans Les Hypocrites – plus proche encore y compris
sur le plan phonique –, et Onuphre, l’hypocrite des Caractères de La
Bruyère. De fait, si le sous-titre de la pièce est « L’imposteur », il aurait pu
tout aussi bien être « L’hypocrite ». Un Tartuffe, en effet, c’est d’abord un
hypocrite, un homme « sous le masque » au sens étymologique ; bref,
un comédien. Mais la comédie qu’il joue chez Molière, c’est celle de la
fausse dévotion, cheval de Troie qui lui permet de se glisser dans la vie et la
demeure d’Orgon dont il est devenu le directeur de conscience. Homme de
pouvoir et non de foi, plus matérialiste que spiritualiste, Tartuffe est
inquiétant : sans l’intervention finale du roi, il parviendrait à faire arrêter
Orgon et à le déposséder entièrement. L’hypocrisie est donc la plus efficace
des armes de conquête du pouvoir, Dom Juan s’en souviendra.
Tarzan
Servi par la bande dessinée (Burne Hogarth et les comics trips) et par le
cinéma (Johnny Weissmuller et Christophe Lambert marqueront de leur
interprétation un personnage créé en 1912 par le romancier Edgar
Rice Burroughs), Tarzan est aujourd’hui encore l’un des mythes les plus
influents dans notre société. Il associe le mythe de l’enfant sauvage à celui
de la nature paradisiaque, et contribue à instruire le procès de la culture qui
pervertit et dénature les hommes. Mais Tarzan, c’est aussi l’« homme-
singe » stricto sensu, le mâle demeuré animal qui véhicule évidemment une
certaine représentation de la masculinité. C’est le mâle dominateur mais que
la patience et la pédagogie de Jane parviennent à contrôler. Tarzan contribue
ainsi à la distribution des rôles : au masculin la force primitive, au féminin
la culture et l’art d’assaisonner la réalité, c’est-à-dire la cuisine !
Tintin
Le sémillant reporter belge du Petit Vingtième est une énigme. Qui est-il ?
Comment se prénomme-t-il réellement : Martin ? Quelles sont ses
origines ? La saga dont il est le héros ne le précise pas. Quant à la source
d’inspiration du personnage, elle fait débat. En 1981, Léon Degrelle –
fondateur du rexisme, une variante belge du fascisme – affirmait avoir
inspiré Hergé par sa coiffure et ses culottes de golf. L’information fut
plusieurs fois démentie par les proches du dessinateur. Bref, un Tintin
idéologue ?
Tout cela prête à sourire, même si les premiers albums font aujourd’hui
l’objet d’une lecture particulièrement critique, et que nul ne considère Tintin
au pays des Soviets ou Tintin au Congo comme des œuvres de simple
divertissement. Le personnage, dans tous les cas, n’est sans doute pas aussi
lisse que son visage, dépourvu du moindre trait, pourrait le laisser croire.
Pourtant, dans la plupart des aventures qu’il vit, Tintin se trouve plongé au
cœur d’un univers asexuel, manichéen, où les forces du mal sont toujours
vaincues et où le faible se voit toujours offrir une protection. Hors du
temps, dans une géographie composée de clichés rassurants, porté par un
graphisme soigné et assez académique, Tintin nous assure que rien ne
changera jamais, que le monde est une aire de jeu et que l’histoire ne laisse
pas de trace.
Zarathoustra
Plus connu sous la forme grecque de son nom – Zoroastre, « celui à la
lumière brillante », « l’astre d’or » –, Zarathoustra, il y a plus de trois mille
ans, « imagine » une représentation dualiste du monde pourvue d’un Ciel et
d’un Enfer, et dans laquelle deux principes s’affrontent, le bien et le mal,
mais qui voit toujours s’imposer un Dieu souverain, Ahura Mazda. C’était
faire évoluer le mazdéisme des origines vers un monothéisme qui ne
s’avoue pas encore complètement. Aujourd’hui, près de cent mille parsis se
réclament encore du zoroastrisme.
Dans notre culture occidentale, la figure de Zarathoustra fait référence
au long poème philosophique de Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
(1883-1885), un cinquième évangile, selon l’auteur.
CHAPITRE IV
Rumeurs
La parole du mythe est aussi une parole incertaine parce que trop lointaine :
une rumeur, l’écume de l’histoire ou bien encore une parole de fou, de
« mythomane ». Il y a donc des mythes dont la dimension fictionnelle est
l’une des composantes essentielles de la signification, des mythes qui se
donnent à lire comme des mensonges délibérés.
Atlantide
De cette île aux dimensions d’un continent fondée par Poséidon, il ne reste
que quelques évocations chez Platon :
Devant ce passage que vous appelez, dites-vous, les colonnes d’Hercule [se
trouvait] un empire grand et merveilleux. Cet empire était maître de l’île tout
entière et aussi de beaucoup d’autres îles et de portions du continent. En outre, de
notre côté, il tenait la Libye jusqu’à l’Égypte et l’Europe jusqu’à la
Tyrrhénie […]. Mais dans le temps qui suivit, il y eut des tremblements de terre et
des cataclysmes ; dans l’espace d’un seul jour et d’une nuit terribles, […] l’île
d’Atlantide s’abîma dans la mer et disparut.
Platon, Timée
Auteur (L’)
Quelque approbation qu’ait eue cette histoire dans les lectures qu’on en a faites,
l’auteur n’a pu se résoudre à se déclarer ; il a craint que son nom ne diminuât le
succès de son livre.
Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves
L’auteur du premier grand roman d’analyse français se dissimule aux
premières lignes de son œuvre. Est-ce par crainte, par feinte, fausse pudeur
ou excès de lucidité ? C’est qu’en réalité, la question de l’auteur est, au
e
XVII siècle, sinon sans aucune importance, du moins de moindre
importance qu’aujourd’hui. De fait, cette négligence de l’époque offre à
certains, de temps à autre, l’opportunité de prétendre légitimement remettre
en cause l’authenticité de certaines pièces de Molière ou de Shakespeare.
Or, peu importe si La Rochefoucauld a ou non prêté main-forte à madame
de Lafayette, et si d’autres encore s’y sont mis. De la même façon,
qu’ajoute à l’œuvre la connaissance du nom de l’auteur ? Le masque du
pseudonyme ou les asters de l’anonymat ne retirent rien à la qualité du
livre. Sont-elles plus pathétiques, enfin, ces lettres, si c’est une religieuse
portugaise qui les a rédigées ou bien si c’est Guilleragues qui, les ayant
imaginées, a refusé de les signer… Nombreux sont donc ceux qui, de
Rabelais – alias Alcofribas Nasier – à Gary-Ajar, ont joué avec leur nom
d’auteur, avec l’identité même de l’auteur, voire avec sa nécessité.
Or, si le nom de l’auteur est fort utile à l’éditeur pour savoir à qui verser
des « droits » – reconnus d’ailleurs depuis la fin du XVIIIe siècle –, fort utile
également aux pouvoirs publics, et à la justice en particulier, pour connaître
l’identité de ceux et de celles que l’on doit juger responsable de tel ou tel
écrit, fort utile enfin aux bibliothécaires pour ranger leurs étagères, il repose
peut-être sur un malentendu, voire une imposture. Roland Barthes, écrit,
dans un article de 1968 intitulé « La mort de l’auteur » :
L’auteur règne encore dans les manuels d’histoire littéraire, les biographies
d’écrivains, les interviews des magazines, et dans la conscience même des
littérateurs, soucieux de joindre, grâce à leur journal intime, leur personne et leur
œuvre […]. L’explication de l’œuvre est toujours cherchée du côté de celui qui l’a
produite, comme si, à travers l’allégorie plus ou moins transparente de la fiction,
c’était toujours finalement la voix d’une seule et même personne, l’auteur, qui
livrait sa confidence.
Roland Barthes, « La mort de l’auteur » (1968), in Le Bruissement de la
langue
Sans aller jusqu’à suivre Barthes dans une analyse datée et marquée du
ridicule jargon des années 1970, qui remplacerait l’« auteur » par le
« scripteur », il faut bien convenir que cet attachement à l’auteur – à l’idée
même d’auteur – ne peut que satisfaire le narcissisme de l’individu moderne
qui croit encore à la « singularité du génie » et autres formules de même
calibre. Comment ne pas convenir, en effet, que l’œuvre est l’œuvre de
l’époque, du lieu de son jaillissement ? Que dans le processus de création
extrêmement complexe, la marque d’un homme singulier soit lisible, c’est
une évidence, mais en faire l’essentiel paraît relever du mythe !
Eldorado (L’)
Véritable rêve de conquistador, la croyance en l’existence d’une ou de
plusieurs « cités d’or » sur le territoire américain anime les expéditions sur
l’Amazone de Gaspar de Carvajal, au XVIe siècle, dont s’inspira le cinéaste
Werner Herzog pour réaliser son film Aguirre, la colère de Dieu.
L’origine de ce mythe remonte au XIIe siècle espagnol : selon la légende,
sept évêques se seraient échappés de Mérida tombée aux mains des Maures
pour sauver des reliques religieuses précieuses. Ils auraient fondé la ville de
Cibola et celle de Quivira, deux cités devenues très riches grâce à la
découverte de gisements d’or et de pierres précieuses. Ces rumeurs
infondées ont donné naissance au mythe de l’Eldorado, littéralement « le
pays doré ». Ce mythe a été le principal moteur de la conquista et n’a cessé
d’alimenter l’imaginaire des conquistadores venus d’Espagne et du
Portugal.
L’Eldorado, c’est donc l’objet même du désir matérialiste, une forme
d’utopie étonnante puisqu’elle manifeste un idéal de richesse – pur
oxymore de la modernité – qui se révèle le plus puissant moteur pour la
conquête de l’Amérique, tant vers le sud que vers le nord, où l’on évoque
là, plus concrètement, une « ruée vers l’or ». Le paradis des Temps
modernes est donc métallique : plus d’arbre de la connaissance mais des
mines qu’il faut découvrir, plus de jardin à cultiver mais des ressources à
exploiter.
Il arrive aujourd’hui que l’on utilise l’expression de façon métaphorique
et hyperbolique et que l’on dise d’un lieu où l’on compte s’enrichir que
c’est un véritable « Eldorado ». Il ne faut pas oublier que, même dans la
bouche des hommes de XVIe siècle il s’agissait d’une utopie. D’ailleurs,
assez malicieusement Voltaire fait de cet Eldorado découvert par Candide
dans les contreforts des Andes un lieu d’où s’envolent des moutons
rouges…
Nabilla
Il a suffi d’une courte séquence, vue et revue des milliers de fois sur
YouTube, pour que Nabilla Benattia, créature de la téléréalité (L’amour est
aveugle et Les Anges de la téléréalité) impose son « Allô ! Non, mais allô
quoi ! » et s’impose du même coup comme un phénomène médiatique :
Jean-Paul Gaultier la fait défiler, Vanity Fair la consacre en couverture, une
émission intitulée « Allô Nabilla » – le premier « dynastie reality show »
français – est produite sur le modèle de celle de Kim Kardashian aux États-
Unis.
C’est l’histoire d’un succès qui ne tient qu’à une réplique, à une
réplique un peu absurde. Commentant les images d’elle-même et d’une
autre candidate à la recherche de shampoing dans un drugstore américain,
Nabilla s’étonne, s’indigne : « Comment, quand on est une fille, peut-on
oublier son shampoing en faisant sa valise ! », « Allô ! Non, mais allô quoi !
T’es une fille, t’as pas de shampoing ? ». C’est le « Comment peut-on être
Persan ? » des temps modernes, quelques siècles plus tard et beaucoup de
culture en moins. Mais certainement pas moins de neurones car la formule
fonctionne. Nabilla n’est certes pas le nouveau Montesquieu mais elle sait
exploiter au mieux toutes les ressources médiatiques qui lui sont offertes :
elle publie vite un recueil de bons mots (Allô ! T’as un kit mains libres mais
t’as pas de mains ! ou encore, plus surréel Allô ! T’es un hérisson mais tes
fringues te piquent !, etc.).
Nabilla aura donc obtenu – quoi qu’il arrive ces gains sont acquis – bien
plus que les « quinze minutes de célébrité » promises par Warhol ! Son
succès révèle que l’on peut aujourd’hui faire image et commerce de tout, y
compris du vide. L’engouement suscité par cette petite expression, qui sert à
dire une forme surjouée de stupeur, doit beaucoup aux mimiques de Nabilla
et au ton de sa voix, qui font croire à une bêtise en réalité totalement feinte
(Nabilla est une « bimbo » sculptée par la chirurgie esthétique et la
misogynie ordinaire l’imagine naïve et un peu stupide). Mais on peut
choisir de se placer au second degré, de se plaire à l’absurdité de la
remarque. Et ce « allô », qui appelle une connexion visiblement
interrompue, vient rythmer la séquence avec drôlerie. La communication est
impossible… le signal ne « passe » plus… « Allô la Lune… ici la Terre,
vous m’entendez ? » Nous vivons dans une société dans laquelle la
communication n’a jamais été aussi difficile à établir entre les individus.
Nabilla joue et « surjoue » l’incompréhension mais elle doit évidemment
son indéniable succès au fait d’avoir su « garder les pieds sur terre » !
Jusqu’à ce retour de soirée où tout pourrait basculer, où le prospère
édifice de sa notoriété pourrait vaciller : elle sera soupçonnée d’avoir voulu
poignarder son compagnon, Thomas Vergara. Nabilla change dès lors de
registre et de rubrique. Ce sera Nabilla en prison, Nabilla innocentée par les
déclarations de celui qui l’aime toujours, Nabilla et son procès… Pourtant,
l’épisode judiciaire ne l’empêchera pas d’enregistrer en 2015 un « tuto
maquillage » pour Ma Chaîne Étudiante : plus de deux millions de vues à ce
jour !
« La Gaule unie
Formant une seule nation
Animée d’un même esprit
Peut défier l’Univers. »
De Gaule unie, il n’y en eut jamais, pas davantage d’ailleurs que de
Gaulois hirsutes et chevelus, du moins parmi les dirigeants : les aristocrates
celtes suivent les usages romains, ils sont rasés et leurs cheveux sont
courts !
La IIIe République se précipite sur l’occasion, et cette découverte d’une
origine gauloise que le très emblématique Henri Martin propage, en 1875,
dans son Histoire de France populaire convient bien à des élites politiques
qui s’apprêtent à séparer l’Église de l’État français et à engager la nation
dans une reconquête des territoires perdus. Ces Gaulois « tombent à pic »
pour faire oublier quelques « détails » essentiels : Clovis, le premier roi des
Francs, ses origines germaniques, son baptême, etc.
Pierre philosophale
La Pierre des Sages – le « cinquième élément » que l’on appelle aussi
alkahest et qui se trouve au cœur de l’alchimie, cette fausse science, comme
l’explique Gaston Bachelard dans La Psychanalyse du feu – a, pendant des
siècles, fasciné les plus grandes intelligences.
Cette pierre rouge, « molle » et lourde s’obtient au terme d’un processus
de trois étapes – l’œuvre au noir, l’œuvre au blanc et l’œuvre au rouge –
élaboré par Nicolas Flamel (1330-1418), ce mécène parisien, devenu riche
semble-t-il subitement, à qui l’on attribue le privilège de l’avoir découverte
et d’en avoir disposé. De fait, cette pierre est supposée réaliser par simple
contact la transmutation des métaux vils en or. Mais le but des alchimistes
n’est pas la richesse ; ce qui importe à leurs yeux, c’est de trouver le moyen
d’extraire de cette pierre ce qu’ils appellent « la panacée », l’élixir de
longue vie.
Pomme
« Ceci n’est pas une pomme », devrait-on signaler au bas du tableau de
Fragonard intitulé Le Verrou (1778), où sur le côté gauche fut ajoutée, sur
un tabouret, une pomme précisément, afin que nul ne puisse se méprendre
sur les intentions de l’homme et de la femme enlacés. En effet, le fruit
symbole de la tentation, du péché, des voluptés interdites – celui dans la
chair duquel Ève aurait planté les dents –, ce fruit-là n’est pas une pomme,
ou plus malicieusement : la pomme n’en est pas une, du moins selon
l’étymologie.
De fait, le latin pomum signifie simplement « fruit ». C’est en ce sens
qu’il faut comprendre la « pomme de terre », fruit de la terre, ou encore la
« pomme de pin ». Le latin, pour désigner ce que nous nommons une
pomme, emploie le mot malus qui, à l’accusatif, se confond avec malum, le
mal. Dès lors, l’erreur de traduction s’explique : « croquer la pomme » peut
sembler plus logique que « croquer le mal » ; c’est pourtant beaucoup
moins poétique. Point de pommiers donc au paradis, simplement une
traduction qui confond le sens propre et le sens figuré, et qui, par souci de la
lettre, manque au fond d’esprit.
Progrès
« Avancée » : du latin progressus, « marche en avant ». À distinguer de
« progression » : accroissement, mouvement vers l’avant.
L’idée de progrès suppose une représentation linéaire du temps : elle
renvoie au développement de l’espèce humaine à travers l’histoire et à une
amélioration de son emprise sur la nature.
L’acception moderne est fixée par Condorcet, dans un texte intitulé
Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain rédigé en
1793, en pleine Terreur montagnarde – alors que le philosophe, lié aux
girondins, se cache encore pour éviter la mort ! Condorcet y affirme que
« l’espèce humaine marche d’un pas ferme et sûr dans la route de la vérité,
de la vertu et du bonheur », conception optimiste de l’histoire et de
l’humanité, entretenue par un idéal de connaissance et d’organisation
sociale.
Aussi cette notion est-elle caractéristique de l’esprit des Lumières, qui
implique autant l’idée d’une perfectibilité de l’homme que celle du sens de
l’histoire. Elle témoigne de l’optimisme absolu de ceux que la raison
désormais éclaire.
Si le progrès peut être à la fois quantitatif et qualitatif – les
améliorations que la technique apporte à la vie des hommes – progrès
qualitatif – ayant vocation à être diffusées au profit du plus grand nombre –
progrès quantitatif –, il est aussi, écrit Baudelaire, « une croyance de
paresseux ». Rien, de fait, n’indique que le progrès s’inscrive dans la
nécessité : il n’est pas illimité. En outre, les acquis qu’il permet sont
réversibles, car la technique entre au service indifféremment du meilleur
comme du pire, son mode d’emploi demeure variable.
Le progrès, ce n’est évidemment pas l’évolution. S’y glisse une
dimension normative et, partant, un jugement de valeur qui ne prend pas la
peine de se dissimuler.
L’« effet de croyance », qui est patent lorsqu’il s’agit d’une
représentation religieuse de l’histoire, ne disparaît guère quand on la
« laïcise ». Et la raison a beau se substituer à Dieu, la science à la religion,
rien n’y change, comme le rappelle encore Raymond Aron en 1961, dans
Dimensions de la conscience historique :
On a cru au progrès, parce que l’on a cru en la puissance démiurgique de la
raison, de la science, parce que l’on a cru à la bonté de l’homme, à la capacité des
hommes de se gouverner, et pour ainsi dire de se faire eux-mêmes.
Roncevaux
Éginhard, dans son ouvrage Vita Caroli Magni, rapporte que le 15 août 778,
l’arrière-garde de l’armée de celui que l’on nomme encore à l’époque
Charles Ier tombe dans une embuscade tendue dans les Pyrénées, à
Roncevaux, par une bande de brigands basques. Au nombre des victimes se
trouve un certain comte Roland, préfet de la marche de Bretagne. De ce
non-événement, la littérature s’empare et transforme, cinq siècles plus tard,
l’épisode en « chanson de geste », et l’anecdote en épopée : Roland est
devenu un neveu de Charlemagne, d’ailleurs en avance sur son sacre d’une
vingtaine d’années, les Basques se sont orientalisés et le sacrifice des preux
permet à l’empereur de rejoindre sa capitale en toute sécurité, donnant par
là un exemple de fidélité vassalique admirable. L’alchimie du mythe opère
et transforme le plomb d’une escarmouche en ce métal plus précieux entre
tous : l’héroïsme.
Sade
Le marquis de Sade était-il sadique ? Si oui, il l’ignorait puisque l’adjectif
n’apparaît qu’en 1834, soit vingt ans après sa mort, et que la pathologie qui
lui est à présent associée est décrite par Richard von Krafft-Ebing, en 1886,
dans Psychopathia Sexualis.
Le marquis de Sade était-il un écrivain ? Notre modernité a choisi de
répondre par l’affirmative, même si le ressassement à l’œuvre, d’une œuvre
à l’autre, limite assurément la portée véritablement artistique des romans de
Sade ; peu d’art dans la manière.
Le marquis de Sade était-il un philosophe ? Camus en fait un
philosophe de la révolte « métaphysique » :
Le succès de Sade à notre époque s’explique par un rêve qui lui est commun avec
la sensibilité contemporaine : la revendication de la liberté totale, et la
déshumanisation opérée à froid par l’intelligence.
Albert Camus, L’Homme révolté
Valmy
Une simple canonnade. On sait qu’à Valmy l’armée de la Révolution arrête
ses adversaires prussiens grâce à son artillerie, à Gribeauval – pour le dire
clairement – et aux 20 000 coups de canon qui furent tirés. Les
24 000 Français font reculer les 100 000 Austro-Prussiens, sans
véritablement combattre (on dénombrera 300 tués parmi les Français et 184
chez leurs adversaires). Dans l’euphorie de ce « miracle » la Convention
proclame le 21 septembre 1792, au lendemain de la victoire, la République.
Comme il n’y eut, ce jour de gloire, « rien à voir », l’on prit dès lors
l’habitude d’imaginer Valmy à partir de ses moulins – des moulins
d’ailleurs que l’artillerie française avait, sur l’ordre de Dumouriez, détruits
au début du combat. Mais les moulins sentimentaux de Valmy contribuent
toujours au mythe de la naissance d’une nation, lorsque les citoyens en
armes firent « barrière de leurs corps » aux envahisseurs.
Vercingétorix
« La Gaule fut conquise par les Romains, malgré la vaillante défense du
Gaulois Vercingétorix qui est le premier héros de notre histoire », écrit à la
fin du XIXe siècle Eugène Lavisse. C’est ainsi que l’on façonne les héros
dont les discours politiques ont besoin. Mais qui fut réellement
Vercingétorix ? Les historiens ne savent pas vraiment si ce nom était porté
comme un titre – cela signifierait « le très grand roi des guerriers » – ou
comme un nom en propre. Ce que l’on n’ignore pas en revanche, c’est qu’il
était un des contubernales de César, un « compagnon de tente », c’est-à-
dire un allié. Il prit même dans l’armée romaine, le commandement d’un
corps de cavalerie arverne. De fait, ce n’est que tardivement – et par
opportunisme – qu’il tenta de fédérer autour de sa personne un certain
nombre de tribus gauloises hostiles à l’occupation romaine. Mais
qu’importe ! La propagande a besoin de lui et même dans la défaite, le
Gaulois Vercingétorix demeure bien utile, comme en témoignent ces
quelques lignes du Tour de la France par deux enfants : « Alésia, assiégée
et cernée par les Romains comme notre grand Paris l’a été par les Prussiens,
ne tarda pas à ressentir les horreurs de la famine 1 ».
CHAPITRE V
Cultes
Le mythe est, enfin, une parole fondatrice qui participe d’une sacralisation
de l’origine. Il s’inscrit donc dans la pratique d’un culte dont il est la
référence. Créer le mythe ou l’entretenir entre donc dans des stratégies de
« consécration ». Pour ce faire, on fabrique une image, on érige une statue,
on imagine un personnage légendaire. Mais on laisse faire aussi l’histoire,
ou plus exactement : on « naturalise » l’événement, on départicularise les
faits, on laisse agir la « mémoire populaire » :
Ben Laden
Le hasard de l’ordre alphabétique donne à cette première entrée l’apparence
d’une provocation, tant le nom d’Oussama Ben Laden est pour nous associé
au terrorisme et à ce qui nous semble être le fanatisme le plus
insupportable. Néanmoins, l’homme a fait – et fait encore – l’objet d’un
véritable culte, ce dont témoigne d’ailleurs le succès d’un prénom attribué
de façon significative aux nouveau-nés depuis quelque temps.
Le 11 septembre 2001, à 8 h 45, le vol 11 d’American Airlines en
provenance de Boston et à destination de Los Angeles s’encastre dans la
tour nord du World Trade Center de New York. Vingt minutes plus tard, un
second vol s’achève dans la tour sud. L’effondrement de ces « tours
jumelles » traumatise littéralement l’Occident, qui y voit la prophétie de sa
propre destruction, au terme de ce que l’on prendra l’habitude d’appeler un
« choc des civilisations ». Plus de trois mille victimes, ce jour-là, des
héroïsmes anonymes au secours de ceux qui pouvaient être encore secourus,
un champ de décombres qu’on baptisera du nom de l’impact de la bombe
atomique – Ground Zero – et le sentiment d’invincibilité du modèle
occidental ébréché violemment.
Sur la liste des criminels les plus recherchés dans le monde figure,
depuis 1999 – c’est-à-dire deux ans avant cet attentat du 11 septembre dont
il fut le commanditaire –, Oussama Ben Laden, un Saoudien, né en 1957,
héritier fortuné d’un empire financier constitué d’entreprises de travaux
publics passés par la CIA à l’occasion de la guerre d’Afghanistan contre les
Soviétiques, et depuis, bailleur de fonds, concepteur et dirigeant d’une
« internationale » du terrorisme islamiste : Al-Qaïda. Le mythe va naître
évidemment de la surprise et de l’audace de l’attaque terroriste du
11 Septembre, mais aussi et surtout de la savante mise en scène des modes
de revendication de l’attentat ainsi que de la disparition mystérieuse de
celui qui, depuis dix ans, demeure introuvable, et dont les derniers
messages connus datent du 24 janvier 2010. En effet, très rapidement, alors
que les États-Unis s’apprêtent, par le biais de l’ONU, à lancer une riposte
sur le territoire afghan abritant Al-Qaïda, un certain nombre de vidéos sont
diffusées révélant au monde le visage de Ben Laden. Dans un décor
toujours minimaliste mais soigneusement choisi – une tente dans la
montagne, un paysage rocailleux – l’homme pose, une arme automatique à
la main. Ce qui frappe surtout, c’est son visage émacié, mangé par une
barbe « mystique », au regard intense. Il est coiffé d’un turban et porte un
costume traditionnel. La représentation semble vouloir renouer avec celui
que l’on appelait au XIe siècle « le vieux de la montagne » – le chef des
Ismaéliens, Hassan ibn al-Sabbâh –, retranché depuis 1086 dans sa
forteresse d’Alamût, au centre du massif de l’Elbourz, au nord de Téhéran.
« Le vieux » y formait alors les fedayins (ou fidayyouns) – « ceux qui se
sacrifient » – c’est-à-dire des tueurs à l’arme blanche, devant toujours après
le meurtre offrir leur vie en sacrifice. On les appelait alors aussi « les
mangeurs de haschisch », les « haschischins », ou les « assassins ». Al-
Sabbâh, depuis sa citadelle, prépara ainsi une série de meurtres
spectaculaires, prenant pour cibles de nobles figures de la chrétienté ou de
l’Islam jugées par lui hérétiques et infidèles.
Après la bataille de Tora Bora en janvier 2002 – du nom des grottes où
se replient les derniers combattants d’Al-Qaïda, véritable cul-de-sac qui
devrait interdire toute fuite –, le mythe Ben Laden gagne en intensité parce
que l’homme disparaît littéralement. Les messages ne seront plus filmés
mais simplement enregistrés sur une bande audio, comme si le personnage
ne faisant plus entendre qu’une voix se dématérialisait, entamait une sorte
d’apothéose. Sans visage désormais, il est soupçonné d’avoir pu prendre,
grâce à la chirurgie esthétique, toutes les apparences.
C’est alors que commence une traque dont la durée s’inscrit aussi dans
la temporalité du mythe : dix ans. Comme il a fallu dix ans aux Achéens
pour abattre Troie, il faudra dix ans aux SEAL, les commandos de l’US
Navy, pour débusquer Ben Laden et l’abattre dans la petite forteresse où il
vivait au Pakistan. Nous sommes en effet le 2 mai 2011 et l’opération
« Neptune’s Spear » débute à une heure quinze du matin, heure locale.
Quarante minutes plus tard, c’est terminé. Les militaires américains
repartent avec le corps de celui qui fut pendant si longtemps le criminel
le plus recherché dans le monde.
Est-ce à dire que s’achève du même coup le mythe ? Au contraire. En
refusant de donner à Ben Laden une sépulture – son corps est jeté en mer –
les autorités américaines participent de cette dématérialisation dont il était
question plus haut. Toutes les fictions sont alors possibles. Elles ne
manqueront pas. De nombreuses théories du complot se propagent encore.
De Gaulle
Si la figure du général de Gaulle est sans aucun doute mythique, c’est bien
parce qu’elle incarne toujours pour nous l’autorité, la puissance et le
prestige des commencements. D’emblée, le général de Gaulle entre de
plain-pied dans le monde du mythe. Son patronyme y est pour quelque
chose : certes, l’homophonie est commode, elle fait entendre évidemment
l’origine mythique, mais aussi déjà la Résistance. L’étymologie du nom
« de Walle », signifiant « la citadelle », « le mur protecteur » en vieil
allemand, mais aussi la généalogie – la famille aurait pour ancêtre un
écuyer de Philippe Auguste – donnent de la consistance à cette première
impression.
Mais le mythe se nourrit évidemment principalement de l’histoire et de
ce qui est à l’origine du refus français de la reddition. Après la démission du
président du Conseil, Paul Reynaud, le général de Gaulle rejoint
immédiatement l’Angleterre, d’où il fera partir quelques heures plus tard –
Reynaud démissionne le 16 – l’« Appel » au soir du 18 juin. Peu importe
qui l’entend ou qui ne l’entend pas, certaines formules demeurées célèbres
inaugurent un nouvel âge : « Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille
de France. Cette guerre est une guerre mondiale. […] Quoi qu’il arrive, la
flamme de la Résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra
pas. »
De Gaulle prendra la présidence du gouvernement provisoire de la
France de 1944 à 1946, puis il renouvellera le geste fondateur en 1959, à
l’origine cette fois d’une république. Le prestige du général de Gaulle vient
de sa force créatrice et de son intuition inaugurale. Revenu à l’histoire, pris
dans la nécessité de gouverner au quotidien – même si les décisions à
adopter sont cruciales –, contraint à l’entretien et à la gestion, poussé à
l’action, l’homme perd de sa prestance. Il n’avait pas d’exploits à attendre,
en effet, car il ne faut peut-être pas confondre un mythe et un héros. Au
mythe, l’archaïsme – le commencement et le commandement –, au héros,
l’activisme.
J’ai trouvé une merveilleuse démonstration de cette proposition mais la marge est
trop étroite pour la contenir.
Et, pendant trois cent cinquante ans, ce théorème de la théorie des
nombres, que l’on appelle désormais « le dernier théorème de Fermat » est
demeuré sans démonstration, entouré d’un halo de mystère, Pierre de
Fermat affirmant avec une certaine désinvolture manquer de « commodité »
pour l’établir :
Football (Le)
Deux cent soixante-dix millions de joueurs dans le monde selon la FIFA
(Fédération internationale de football association), 300 000 clubs mais
surtout 2 milliards de téléspectateurs attendus pendant la Coupe du monde
de 2010, répartis dans 213 pays, soit le tiers de l’humanité pour regarder les
matchs. On conçoit bien en effet que le football puisse être, selon la formule
consacrée de Christian Bromberger, « la bagatelle la plus sérieuse du
monde 1 ».
e
Le jeu est apparu probablement au XII siècle en Normandie, sous le
nom de « soule » ou « choule », rapidement exporté en Angleterre, où on
l’appelle alors Hurling over Country. C’est un jeu collectif, brutal, sans
véritables règles, mais organisé autour d’une balle de cuir qu’il s’agit de
transporter d’un point à un autre. Les règles viendront beaucoup plus tard,
de Cambridge, au XIXe siècle, et l’on attendra 1857 pour voir naître le
premier club : le Sheffield Football Club.
Comment expliquer aujourd’hui un tel culte ? Car le mot n’est pas trop
fort : l’engouement est tel, les enjeux économiques et politiques sont si
complexes que ce sport est devenu véritablement mythique, réunissant dans
une même ferveur des nations et des publics les plus divers. Le football, en
effet, transcende les classes sociales, bouscule les hiérarchies établies par
des siècles de relations internationales, participe à l’histoire. La simplicité
des règles, la facilité avec laquelle il est possible de jouer n’importe où – et
en particulier dans les villes –, la modicité de l’investissement de base mais
surtout son caractère ludique lui assurent son succès. Car, plus qu’un sport,
c’est surtout un jeu : « Plus encore que le roi des sports, le football est le roi
des jeux », écrit Giraudoux 2. Mais c’est aussi un exutoire, un espace
cathartique laissé par la modernité à la libération de toutes les énergies, y
compris celles nées des plus violentes frustrations. Et le phénomène n’est
pas récent puisque, déjà, le lord-maire de Londres, en 1314, en proscrivait
la pratique : « À cause d’un certain tumulte provoqué par des jeux de
football […], nous décidons d’interdire au nom du roi, sous peine de prison,
que de tels jeux soient pratiqués désormais dans la cité ».
Mais si le poids du football devient si important aujourd’hui, c’est peut-
être aussi que, dans le contexte politique actuel qui s’efforce de limiter,
résorber et condamner toutes les formes de conflit, le jeu sert de véritable
« dérivatif ». Il permet de structurer les antagonismes internationaux,
d’entretenir pacifiquement l’attachement à la nation, voire à la ville – le
derby. À moins que ce ne soit l’effet inverse qui ne se produise, et que le
football ne soit l’apprentissage de l’esprit de conquête. On n’oubliera pas
ainsi l’exaltation sans ambiguïté de Pierre de Coubertin, en 1892 :
Guy Môquet
Mort à 17 ans le 22 octobre 1941, Guy Môquet est le plus jeune des fusillés
du camp de Châteaubriant. Il est condamné par mesure de répression, à la
suite de l’attentat qui coûta la vie au responsable des troupes d’occupation
allemandes de la Loire-Inférieure, le lieutenant-colonel Karl Hotz. Il est
exécuté à la suite d’une longue période d’incarcération et de malentendus
judiciaires qui feront de sa mort le produit d’un triste concours de
circonstances. Guy Môquet a été arrêté, sur dénonciation, en octobre 1940,
parce qu’il était militant communiste et qu’il avait participé à une
distribution de tracts. Jugé, il est acquitté au bénéfice de son jeune âge.
Il est pourtant maintenu en détention et se retrouve placé sur une liste
d’otages composée par les autorités françaises aux fins de satisfaire les
conditions allemandes. Le jour de son exécution, il laisse pour sa famille
une lettre où l’on peut lire ces mots : « Certes j’aurais voulu vivre mais ce
que je souhaite de tout mon cœur, c’est que ma mort serve à quelque
chose. » Le souhait va être exaucé bien au-delà de ce qui pouvait être
prévisible.
En effet, le PCF s’empare de la figure du jeune martyr, ne serait-ce que
pour assurer une diversion du pacte germano-soviétique, qui n’est d’ailleurs
pas rompu lors de l’arrestation de Guy Môquet. Ses tracts n’appelaient
d’ailleurs pas à la Résistance puisque le Parti communiste n’y entre
véritablement qu’en juin 1940. Guy Môquet devient une icône de la
jeunesse communiste, dont l’autre face pourrait être Pierre Georges, le
colonel des FFI à 24 ans, plus connu sous son nom de guerre, Fabien.
Victime assurément innocente, Guy Môquet, dont l’action et l’influence
au cours de l’occupation furent nulles, aurait pu demeurer dans la liste des
noms propres qu’honore telle rue, tel boulevard ou telle place qu’on finit
par débaptiser lorsque l’histoire a fait son travail. C’était sans compter sur
la volonté politique de faire du 22 octobre, date anniversaire de l’exécution,
une journée de commémoration. Dès les premiers jours de son élection, le
président de la République, Nicolas Sarkozy, déclarait : « Un jeune homme
de 17 ans qui donne sa vie à la France, c’est un exemple non pas du passé
mais pour l’avenir. »
Ce jour-là, lecture est faite de « la lettre » dans les établissements
scolaires, et obligation est rappelée aux fonctionnaires de l’Éducation
nationale d’organiser cette lecture, dans le cadre élargi d’une réflexion sur
le rôle des jeunes dans la Résistance.
On comprend l’intention, le souci de rappeler à des valeurs citoyennes
des lycéens qui manquent peut-être de fibre nationale. Mais Guy Môquet
peut-il être vraiment un exemple ? Le « culte » dont on voudrait qu’il fasse
l’objet révèle plutôt les ambiguïtés de l’entretien de la mémoire collective.
Jeanne d’Arc
La brève existence de Jeanne d’Arc suffit à donner matière à un véritable
culte, au sens propre comme au sens figuré, puisque l’année 1920 vit à la
fois la « Chambre bleue horizon » instituer le 1er mai comme fête de
Jeanne d’Arc et le Vatican canoniser « la pucelle », qui, simple fille d’un
laboureur lorrain, permit au roi Charles VII d’assurer son pouvoir et qui
incarna la lutte contre l’occupant anglais. Avant d’être sanctifiée par les
prêtres et les politiciens, elle avait été statufiée en 1875, à Paris, place des
Pyramides et en 1841, dans les livres d’histoire : « Souvenons-nous
toujours, Français, que la patrie chez nous est née du cœur d’une femme, de
sa tendresse, de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour nous », écrit
Jules Michelet dans son Histoire de France.
Joconde (La)
S’agit-il du portrait de la Florentine Mona Lisa del Giocondo ? Difficile
d’établir qui représente ce tableau peint entre 1503 et 1506 par Vinci,
tableau que le peintre ne quitta jamais, et qui l’accompagna avec
François Ier à Fontainebleau. Le mystère est bien réel. Peut-être ne repose-t-
il que sur un jeu de mots : giocondo signifiant « heureux », « serein ».
Il faudrait donc voir une allégorie de la sérénité que valorisent ce regard et
ce sourire – le premier, dit-on, de l’histoire de la peinture –, si tant est qu’il
s’agit bien d’un sourire. Toujours est-il que le tableau est véritablement
mythique : emblème du musée du Louvre, œuvre-culte à l’instar des
Ménines, Guernica, Le Déjeuner sur l’herbe ou encore L’Origine du
monde.
Lorsqu’il fut volé, en août 1911, et que les soupçons se portaient sur
Picasso et Apollinaire – le véritable coupable était un vitrier italien et le
tableau fut retrouvé en Italie au mois de décembre 1913 –, le public se
déplaça uniquement pour « voir » le vide laissé par le voleur : on « visitait »
l’emplacement vide de La Joconde !
Mais le secret de ce visage est sans doute ailleurs. Peut-être est-ce l’air
lointain de cette femme, allégorie de l’œuvre d’art, qui rappelle la distance
à laquelle nous tient toujours un trésor du passé, dont la modernité nous
échappe nécessairement avec le temps ? Peut-être est-ce aussi dans cet effet
vaporeux, le sfumato, qu’il faut déchiffrer l’énigme : grâce au laser, on
perçoit en effet que le corps de la Joconde est enveloppé d’un voile de gaze,
comme en portent au XVIe siècle les femmes enceintes.
Nul ne le sait encore, seul le spectateur du tableau le pressent, mais
Mona Lisa attend un « heureux événement », et l’impression de sérénité
qu’elle dégage évoque une maternité épanouie.
Johnny
Jean-Philippe Smet disparaît derrière Johnny Hallyday, présenté au tout
début de sa carrière comme un artiste américain, et Johnny Hallyday à son
tour cède la place à… « Johnny », simplement. Mais cinquante ans de
carrière, cent millions d’albums vendus dans le monde, plus de mille
chansons enregistrées, quarante disques d’or et vingt et un disques de
platine suffisent-ils à faire du personnage un « mythe », fût-ce une
mythologie éphémère ?
C’est que « Johnny » a fini par incarner quelque chose, au point que
l’état de sa santé puisse faire événement, que se rassemblent à ses concerts
des « fans » de tous âges et de toute condition et qu’au fond, nul n’ignore au
moins deux ou trois titres de son répertoire. Pourquoi est-ce Johnny qui
réunit pour un concert gratuit le 14 juillet 2009 plus de sept cent mille
spectateurs ?
Ce qu’incarne Johnny, c’est peut-être – et seulement en France,
puisqu’il est quasiment un inconnu à l’étranger – l’endurance, la durée. Il a
traversé, depuis les « yéyés » des années 1960, toutes les modes, il est
devenu un passage obligé pour les compositeurs à succès – écrire pour
Johnny, voilà un vrai signe de reconnaissance –, il a épousé toutes les
époques en survivant à leurs excès. En bref, c’est l’anti-Marilyn, l’anti-
James Dean, une sorte de Mithridate de la chanson française et de
l’actualité « people ». Mais Johnny est mort, comme le Dieu de Nietzsche,
et le rêve comme le mythe se brouillent à la lecture des testaments
contestés. Ce qu’incarne encore Johnny après sa mort résistera-t-il aux
histoires de marâtres, de fratries divisées par des droits d’auteurs à
encaisser ?
AVANT JÉSUS-CHRIST
29 septembre480
Victoire des Grecs à Salamine
avant J.-C.
11 janvier 49 avant
Jules César franchit le Rubicon
J.-C.
APRÈS JÉSUS-CHRIST
Vendredi 7 avril 33
(ou 30), Mort sur la croix de Jésus de Nazareth
vers 15 heures
27 juillet 1214, un
Bataille de Bouvines
dimanche
4 octobre 1582,
Le calendrier « avale » 10 jours
23 h 59
2 novembre
Loi réglementant le travail des enfants
1892
Nuit du 14 au 15 avril
Naufrage du Titanic
1912
Jeudi 24 octobre
Krach de Wall Street
1929
1962-1965 Vatican II
Aetius 275
Alexandre Ier 278
Aristote 13-14, 17, 23, 26, 28, 55, 199, 209, 242, 244, 300, 319, 377, 382
Armstrong, Neil 253, 265
Baudelaire, Charles 86, 212, 222-224, 262, 330, 366, 400, 429
Beaumarchais, Pierre-Augustin Caron de 114
Beauvoir, Simone de 327
Caillois, Roger 33
Cameron, James 158
Campanella, Tommaso 112
Camulogène 276
Camus, Albert 96, 389-390, 409, 432
Charlemagne 431
Charles Ier 176, 431
Charles II 175
Charles Quint 206
Charles V 273
Charles VII 447
Charles IX 153
Charles X 220
Chateaubriand, François-René de 219, 241, 266, 405
Chauvel, Louis 40
Chauvin, Nicolas 398-399
Clinton, Hillary 52
Clovis 84, 201, 426
Constant, Benjamin 71
Constantin 274
Cournot, Antoine-Augustin 28
Courteline, Georges 181
Crésus 333
Cyrulnik, Boris 133
Diogène 43
Disney, Walt 409
Domenach, Jean-Marie 46
Dönitz, Karl 187
Éginhard 431
Ehrenberg, Alain 74
Épicure 306
Erikson, Leif 240
Esposito, Roberto 80
Eurybiade 141
Farrakhan, Louis 85
Faure, Félix 180
Fénelon, François de 71
Girard, René 60
Giraud, Henri 182
Gracián, Baltasar 34
Gracq, Julien 341
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 51, 94, 102, 221, 353, 382, N1
Heidegger, Martin 55-56, 137, 227
Henry V 151
Héraclite 300
Heredia, José-Maria de 324
Huascar 152
Kriegel, Blandine N1
Kubrick, Stanley 327
Labienus 276
La Boétie, Étienne de 28
La Bruyère, Jean de 416
Lafargue, Paul 109
La Fayette, Gilbert de 177, 440-441
Le Breton, David 75
Le Goff, Jacques 83
Leibniz, Gottfried Wilhelm 148
Lemonnier, Léon 90
Lénine, Vladimir Ilitch 165, 355
Lenoir, René 65
Léon X 204
Léotard, François 254
Mendès, Catulle N3
Mendras, Henri 40, 73
Mithridate 28
Monod, Théodore 42
Montesquieu, Charles-Louis de 71, 98, 114, 147, 177, 183, 212, 264, 287, 298,
335-336, 424
Môquet, Guy 445-447
Nabuchodonosor 272
Necker, Jacques 273
Nietzsche, Friedrich 103, 137, 355, 381, 383, 385, 414, 418, N3
Nisbet, Robert 40
Ovide 359
Pagès, Max 75
Papen, Franz von 187
Pareto, Vilfredo 60
Pascal, Blaise 105, 170, 289
Passeron, Jean-Claude 60
Paugam, Serge 66
Paul III 172
Paul IV 172
Paul, saint 121
Péguy, Charles 47
Pena-Ruiz, Henri 81
Platon 14, 42, 52, 96-97, 112, 199, 204-205, 242, 318, 321-323, 374, 376, 380-
381, 385, 387, 390-391, 414, 419-420
Pleven, René 188
Rezvani, Serge 84
Ribbentrop, Joachim von 187
Ricardo, David 40
Richardson, Samuel 219
Robin, Corey 89
Rochefort, Robert 45
Rosanvallon, Pierre 53
Rosenau, James 68
Rousseau, Jean-Jacques 19, 38, 52, 96, 114, 168, 203, 224, 285, 316
Rousset, David 270
Sartre, Jean-Paul 43, 160, 181, 226-227, 229, 270, 298, 307, 327, 365
Schmitt, Carl 72
Schopenhauer, Arthur 88-89
Simplicius 77
Smith, Adam 23, 375
Thémistocle 141
Théophraste 55
Todorov, Tzvetan 92
Tolstoï, Léon 291
Urbain II 148
Urbain VIII 242
Voltaire, François-Marie Arouet dit 17, 38, 92, 107, 114, 211-212, 226, 231, 270,
284-285, 298, 423
Wallis, Samuel 268
Walzer, Michael 48
Warhol, Andy 327-328, 424
Xerxès 141
Amitié 13-15, 23
Amour 14, 77, 109, 168, 238, 351, 381, 387-388
Androgyne (L’) 387-388
Anglophilie 212
Animal 106, 377, 417
Antigone 350-351
Austerlitz 271
Auteur (L’) 96, 112, 154, 181, 204, 209, 325, 420-422
Avidité 146
Babel (Tour de) 272, 353-354
Banlieue 298
Barricade 220, 272, 312
Bastille 217, 273-274, 432
Batman 394-395
Beauté 224, 351-352, 365, 387
Bibliothèque 298
Bien et mal 111, 418
Big Brother 396
Biopolitique 116-117
Bonheur 17-19, 100, 111, 205, 406
Bosphore 260, 274
Byzance 148, 274
Cénacle 323
Césarisme 156
Champ de Mars 276
Charlot 397
Château 132, 299-300
Chauvin 398-399
Cheval de Troie (Le) 77, 354, 416
Chinatown 276-277
Colère 348
Colonnes d’Hercule 325, 419
Commencement 20, 30
Communautarisme 48-49, 80, 93
Communication 108, 120, 153, 252, 425
Compassion 44-45, 59
Complot 163, 186, 278
Culture 35, 57, 59, 70, 75, 127-129, 131, 137, 142, 149, 199, 204, 216, 260,
270, 272, 298, 300, 308-309, 321, 327, 332, 341, 356, 362, 365, 370, 390-
391, 397, 413, 417-418
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen 18, 82, 87, 98, 123, 175-177, 440-441
Déclaration 146, 177-178, 441
Déclin 49-50, 287
Découverte 126, 135, 153, 238, 240, 244, 246, 399, 423, 426
Défense 20, 27, 68, 111, 144, 175, 184, 189, 211, 223, 269, 433
Démesure 161
Démocratie 15, 52-54, 69, 81, 88, 94, 104, 107, 120, 129-130, 199-200, 250,
297, 386, 392
Dépendance 22, 33, 66, 75-76, 301, 391
Désenchantement 54-56, 115
Désert 38, 261-262, 264
Désir 19, 32, 41, 59-61, 89, 137, 146, 259, 265, 289, 324, 354, 358, 372, 377,
388, 400-401, 403-404, 411, 423
Destin 60, 73, 163, 288, 294, 310, 332, 365, 429
Développement durable 118-119, 194
Dieu 38, 51, 74, 83, 135, 145, 170, 179, 215, 239, 243, 262, 329, 354, 362,
383-384, 406, 429
Dionysos 317, 334, 355-356, 364
Discorde 26
Échange 23-24, 46, 72, 118, 149, 153, 164, 200, 252, 297, 312, 327, 331
Éducation 56-58, 91
Effet(s) pervers 56, 59, 198-199
Égalité 44, 58-59, 61, 73, 83, 98, 138, 234, 441
Empirisme 61
Engagement 61-62, 87
Énigme 129, 217, 238, 277, 371, 388, 443, 448
Équateur 262-263
Équité 59, 121, 234
Espace 106, 121-122, 128, 252, 254, 259, 263, 265
État 57, 62-63, 65, 71, 79, 82, 88-89, 102, 108, 126
État-providence 64, 391
Expert 122-123
Eylau 278-279
Factory 327-328
Fantômas 403-404
Far West 339
Ferme 301-302
Fête 217, 379, 447, 450
Football 443-445
Force 15-17, 35, 98, 104, 115, 127, 142, 300, 326, 357-358, 417
Fracture sociale 67
Frankenstein 405-406
Fraternité 98, 123, 364, 395
Gavroche 406-407
Géhenne 328
Globalisation 124
Golem 407-408
Guantanamo 280-281
Guerre juste 27, 145
Guerre 24-27, 31, 144-147, 149-151, 161, 186, 188, 207, 269, 283, 292, 295
Guerre sainte 27, 148
Gygès 385-386
Imagination 45, 93, 191, 262, 321, 340, 357, 370, 374, 402-403, 415
Isis 360
Ivresse 317, 355
La Mecque 329
Langage 38, 46, 101, 120, 135, 148, 191, 246, 274, 333, 354, 402
Langue 25, 49, 62, 78-79, 120, 143, 171-172, 207-208, 216, 260, 301, 319, 341,
354, 396
Latrines 308-309
Liberté 20, 41, 46, 62, 71-72, 78, 80-83, 91, 93, 98, 101-103, 105, 107, 114,
128, 132, 134, 160, 174-178, 191-192, 203, 214, 220, 227-229, 234, 248,
255, 294, 299, 310, 314, 378, 432, 440, 442, 452
Lilith 362-363
Limbes 327, 330, 335
Limes 144, 284, 299
Limites 75, 107, 143, 236, 253, 276, 284, 298, 310, 317, 325, 330, 339, 366,
390
Lisbonne 38, 284-285
Lumières (Les) 48, 72, 88, 92, 123, 160, 175, 177-178, 211-213, 270, 428
Lune 253, 265
Mesure 56, 58, 73, 121, 124, 131, 137, 143, 183, 197, 202, 248, 269, 280,
290, 297, 325, 366, 392-393, 405, 446
Mickey 409-410
Modèle 29, 46, 51, 63, 112, 136, 149, 158, 161, 182, 196, 200, 203, 206, 247,
295, 311, 374, 382, 389, 411, 424, 436
Modernité 17, 22, 36, 55, 77-78, 83-84, 86, 89, 99, 110-111, 114, 137, 145,
191, 209, 224, 234, 238, 246, 255, 262, 303, 331, 369, 398, 400, 403-404,
423, 432, 444
Multiculturalisme 126-128
Musée 218, 331-332
Mythe 30, 34, 109, 154, 163-164, 205, 240, 245, 253, 268, 274, 287, 321, 350-
351, 358-359, 364, 368-369, 378, 380, 384, 386-391, 393, 400, 402, 405,
408, 415-416, 419, 422-423, 429, 431, 433, 435, 437-440, 449
Nana 410-411
Nation 82, 86-87, 104, 123, 129, 175-177, 184, 201, 216-217, 326, 426, 433,
445
Naufrage 158
Neverland 340
Nostalgie 97, 366, 378, 410
Océan 263-266
Œdipe 350, 359, 369, 371-372, 381, 388-389
Parthénia 334
Parti politique 87, 294
Passion 14, 31-32, 44, 59, 73, 82, 88-89, 110, 142, 170, 265, 367, 381, 388,
399, 401
Persée 368
Pessimisme 88-89
Peuple 24-25, 52-53, 66, 68, 81, 85, 90, 107, 116, 130, 136, 156-157, 168,
170-171, 200-201, 203, 218, 220, 233, 239, 260, 272, 284, 303, 312, 349,
360, 407
Peur 44, 89, 312
Populisme 90
Pouvoir 15-16, 42, 53, 62-63, 69, 71, 87, 95, 97-98, 101, 148, 155, 166, 170,
174-177, 182-183, 191-192, 194, 199-200, 204-205, 207, 224, 227-228, 232,
251, 256, 281, 294, 349-351, 386, 421, 447
Précarité 65, 91, 232
Prison 310-311
Procès 170, 173-175, 178, 180, 182, 185-187, 189, 242, 293, 408, 414, 417,
425
Progrès 56, 73, 93, 116, 119, 131, 136, 148, 158-159, 197-198, 231, 338, 391,
428-429
Publicité 127
Rastignac 412
Réalisme 151
Réchauffement climatique (Le) 267, 430
Reconnaissance 14-15, 42, 68, 94, 102, 115, 128, 149, 184, 251, 311, 382, 449
Regard 49, 88, 138, 162, 239, 248, 279, 300, 302-303, 339, 368-369, 386, 396,
437, 448
Relativisme 380
Religion 32, 70, 93, 103, 112, 148, 212, 243, 272, 315, 429
Représentation 46, 70, 72, 85, 95, 101, 104-105, 108-110, 175, 196, 239, 248,
329, 366, 400, 407, 411, 417-418, 428, 437
République 31, 53, 97-98, 207, 294, 363, 415, 439
Résilience 133
Résistance 115, 272, 276, 292, 322, 403, 439, 442
Responsabilité 38, 46, 56, 68-69, 73, 76, 85, 121, 134, 136-137, 189, 286, 329,
350, 381, 385
Ressentiment 385
Révolution 30, 97, 114, 116, 138, 175, 183, 191, 220, 226, 245, 363
Richesses 25, 92, 99-100, 108, 128, 158, 300, 333, 336, 364, 375, 423, 427
Sade 431-432
Sagesse 321, 353, 365, 372
Sauvage 55, 264-265, 339, 349, 352, 356, 365, 378-379, 416
Scandale 223
Science 54-56, 69-70, 100-101, 204, 212-213, 216, 243-244, 246, 256, 285, 399,
429
Sécurité 63, 100, 131-132, 180, 203, 236, 251, 287, 392
Séduction 105, 401
Sens 26, 31-32, 36-37, 45, 48, 50-51, 57-58, 60, 69-70, 75, 80-81, 87, 90, 92-
93, 97, 100, 102-103, 115-116, 127, 136, 148, 210, 213-214, 216, 221, 246,
263, 332, 353, 363, 370, 374, 384, 390, 416, 428-429
Sensation 61, 137, 225, 400, 410
Sérail 335-336
Service public 25, 203
Sophisme 47
Sophistique 250
Souffrance 31, 44-45, 58-59, 66, 89, 133, 155, 328, 358
Soupçon 41, 103, 112, 163, 180-181, 193, 225
Spartacus 415
Spectacle 95-96, 104-105, 127, 241
Sphynx 371
Sport 231, 444
Symbole 143, 154, 158, 163, 217-218, 245, 248, 271-274, 319, 337, 372, 396,
404, 415, 427, 451
Syrtes (Rivage des) 341-342
Tahiti 268
Tartuffe 416
Tarzan 416-417
Technique 55-56, 119, 123, 126, 130-131, 165, 197, 248, 250, 255-256, 369,
384, 391, 429
Tentation 78, 115, 142, 156, 271, 371, 386, 427, 450
Territoire 68, 106, 116, 146, 211, 264, 287, 339, 426
Théâtre 315-316
Théologico-politique 182, 201
Tintin 417-418
Traduction 53, 119, 194, 206, 209, 340, 362, 367, 405, 428
Tragédie 38, 123, 154, 158, 211, 277, 356, 365
Vertu 14, 28, 107, 114-115, 189, 363, 375, 386, 428
Vie 19, 21-22, 37, 40-41, 47-50, 54, 56, 67, 78, 88-89, 91, 93-94, 100, 105,
108, 111, 116, 119, 129-130, 132, 135-136, 156, 161, 179, 184, 189, 193,
197, 218, 228, 232, 256, 259, 266, 275, 287-288, 302, 308, 317, 335, 347,
349-350, 352, 359-360, 363, 369, 377, 382-383, 385, 390-391, 404, 406-408,
414-416, 427, 429-430, 432, 437, 440-441, 446-447, 450-451
Vieillesse 65, 293, 367
Violence 16, 35, 58, 63, 67, 120, 142-143, 145, 148-149, 358
Voile d’ignorance (Le) 392-393
Volonté 18, 38, 62, 66, 69, 90, 102, 144, 256, 292, 310, 377, 382, 385, 430,
446
Wakanda 342-343
Waterloo 294-295
Wounded Knee 295-296
Amitié
Autorité
Bonheur
Citoyenneté
Commencement
Contemplation
Domination
Don
Empire
Fondation
Guerre
Guerre juste/sainte
Habitude
Hasard
Héros
Mythe
Paix
Passion
Religion
Sacré
Tradition
Violence
Catastrophe
Classes sociales
Clerc
Compassion
Consommation
Contrat
Communautarisme
Crise
Déclin
Démocratie
Désenchantement
Éducation
Égalité
Élite
Empirisme
Engagement
État de droit
État-providence
Exclusion
Fracture sociale
Génocide
Gouvernance
Idéologie
Individu
Ingénieur
Innocence
Langue
Laïcité
Modernité
Nation
Parti politique
Pessimisme
Peur
Populisme
Positivisme
Précarité
Racisme
Reconnaissance
Représentation
Révolte
République
Risque
Science
Société civile
Spectacle
Suicide
Territoire
Tolérance
Totalitarisme
Travail
Utilité
Utopie
Chapitre III - Et après ?
Audace
Biopolitique
Développement durable
Dialogue
Discrimination positive
Espace
Événement
Expert
Fraternité
Globalisation
Incertitude
Incivilité
Mondialisation
Multiculturalisme
Opinion publique
Précaution
Préservation
Résilience
Responsabilité (Principe de)
Sexe et genre
Odoacre, roi des Hérules, entre dans Rome. Chute de l'Empire romain d'Occident
Première croisade
Bataille de Bouvines
Bataille d'Azincourt
Chute de Constantinople
Massacre de la Saint-Barthélemy
Exécution de Damiens
Coup d'État de Louis Napoléon Bonaparte
Naufrage du Titanic
Assassinat de JFK
Édit de Villers-Cotterêts
Habeas Corpus
Bill of Rights
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
Exécution de Louis XVI
« J'accuse… »
Procès Pucheu
Les femmes exercent pour la première fois leur droit de vote aux élections municipales
Le président Itzhak Ben-Zvi refuse de gracier Adolf Eichmann, exécuté quelques heures plus
tard
Vatican II
Rapport Brundtland
Loi portant création des 35 heures et de la réduction du temps de travail
Édit de Caracalla
Clovis remporte sur les Alamans la bataille de Tolbiac et se fait baptiser à Reims
par l'évêque Remi
Hégire
Fête de la Fédération
Manifeste du surréalisme
Installation du Tribunal pénal international chargé des crimes commis dans l'ex-
Yougoslavie (guerres de Croatie, Bosnie, Kosovo)
Chapitre IV - Découvertes et inventions
Naissance du monothéisme
L'Amérique ?
Publication par Galilée des Dialogues sur les deux grands systèmes du monde
Heinrich Schliemann exhume sous la colline d'Hissarlik en Turquie les vestiges de la ville
de Troie
Création de l'UNEDIC
Création de l'Arpanet
L'Américain Neil Armstrong, de la mission Apollo 11, est le premier homme à fouler
le sol de la Lune
Daniel Buren installe dans la cour d'honneur du Palais-Royal son œuvre intitulée Les Deux
Plateaux
Amérique
Bosphore
Cap Horn
Désert
Équateur
Europe
Horizon
Île
Jungle
Lune
Océan
Orient
Pôle
Tahiti
Zealandia
Alésia
Auschwitz
Austerlitz
Babylone
Barricade
Bastille
Byzance
Catalauniques (Champs)
Cayenne
Champ de Mars
Chinatown
Dallas
Eylau
Ground Zero
Guantanamo
Hiroshima
Jérusalem
Kosovo
Limes
Lisbonne
Marathon
Rome
Rostres (Les)
Sarajevo
Stalingrad
Tarpéienne (Roche)
Verdun
Vichy
Waterloo
Wounded Knee
Banlieue
Bibliothèque
Château
Cuisine
Ferme
Ghetto
Hôpital
Immeuble
Jardin
Latrines
Marge
Prison
Rue
Salon
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Chapitre V - Lieux imaginaires
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Chapitre II - Fables
Cannibale (Le)
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L'éternel retour
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Chapitre IV - Rumeurs
Atlantide
Auteur (L')
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Chapitre V - Cultes
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