Katsuhiro Otomo, Le Mangaka Impérial: - Bernard Wallet Au Son Du Canon
Katsuhiro Otomo, Le Mangaka Impérial: - Bernard Wallet Au Son Du Canon
Katsuhiro Otomo, Le Mangaka Impérial: - Bernard Wallet Au Son Du Canon
Bernard Wallet
le mangaka impérial Reportage
Le partage
du savoir passe
au son du canon
D
par la BD ans son nouveau livre, Le Tour-
L’auteur du succès planétaire «Akira», Grand Prix 2015, fait l’événement Une sélection
ment de la guerre (L’Iconoclaste,
400 p., 20 €), dont Alain Frachon
de parutions
cette année à Angoulême: il y tiendra une conférence exceptionnelle récentes a déjà rendu compte dans ces colonnes
(Le Monde du 8 janvier), Jean-Claude
Enquête Guillebaud consacre de fortes pages aux
La place relations entre la guerre et la musique.
des femmes
dans la BD Pour décrire leur « cousinage » ambigu,
il convoque ses souvenirs de reporter au
Vietnam, au Biafra ou encore au Liban :
frédéric potet à Beyrouth, durant la guerre civile, « la
(avec Philippe Messmer, à Tokyo)
musique faisait partie de la guerre dont
R
ares sont les auteurs de elle était le vrai langage », se souvient
bande dessinée en acti- Guillebaud.
vité qui peuvent préten- S’il arrive que la musique se cabre
dre au statut de star in- contre la guerre, on constate surtout
ternationale. Les doigts qu’elle l’accompagne et lui donne son
d’une main suffisent à
les compter, et encore. Combien sont
aussi adulés que Katsuhiro Otomo,
5
a Littérature
tempo : ce constat vibre aussi sous la
plume de Bernard Wallet, fondateur des
créateur d’Akira et seul Japonais à Meg Wolitzer éditions Verticales, dont l’unique livre
avoir inscrit, en 2015, son nom au (photo), fait lui aussi retentir les funestes mélo-
palmarès du Grand Prix du Festival Hyam Yared dies du conflit libanais. Publié une pre-
d’Angoulême ? Fuyant les journalistes
comme la peste, fâché à mort avec ses mière fois en 1992, Paysage avec palmiers
éditeurs, cultivant le mystère autour reparaît aujourd’hui, en poche, dans la
de ses créations, le mangaka et réali- belle collection « Souple » des éditions
sateur âgé de 61 ans a tout fait, il est Tristram (128 p., 7,95 €). Ce texte fragmen-
vrai, pour entretenir sa légende d’ar- taire, aussi rude que puissant, orchestre
tiste inaccessible et insaisissable.
Il paraît difficile, partant de là, de ne le ballet des corps mobilisés, suppliciés,
pas attribuer un caractère exception- humiliés. Ses brèves rafales battent le
nel à la conférence qu’Otomo don- rythme des exécutions. Au milieu du san-
nera, samedi 30 janvier, au Théâtre
d’Angoulême. Seul sur scène, avec
une interprète, pendant deux heures
6
a Histoire
glant vacarme, on perçoit les décibels
d’une boîte de nuit où les ventres dan-
trente, le natif de Tome (préfecture de d’un livre sent, malgré tout. On entend ce jeune
Miyagi) reviendra sur la genèse et la Ecoute le chant homme qui joue du luth, kalachnikov en
conception d’Akira, chose qu’il n’a ja- du vent, suivi bandoulière, pour encourager ses cama-
mais faite en public. Et ce sera l’uni- de Flipper, 1973, rades. Et encore un autre milicien, mas-
que présence à Angoulême d’Otomo d’Haruki qué celui-là, qui a posé sa mitraillette sur
ou de son œuvre : pour la première Murakami
fois dans l’histoire du festival, aucune un piano à queue pour se mettre à jouer
exposition d’originaux du Grand Prix Blood and Guts : « A ses côtés, l’un de ses
n’y a en effet été organisée. Le coût du compagnons d’armes mime sur son
transport et le montant des frais bazooka les gestes rythmés d’un
d’assurance en ont dissuadé les contrebassiste »…
organisateurs.
Il faut dire aussi qu’Akira n’est pas
Akira. Tout au long de ce Paysage avec pal-
KATSUHIRO OTOMO/
une œuvre comme une autre. Pu- MASH-ROOM/KODANSHA LTD miers, la musique passe sur les corps,
bliée dans le magazine japonais, dans un va-et-vient mortel entre maî-
Young Magazine, entre 1982 et 1990, grosse maison d’édition de l’Archipel, ginelle, que Glénat republiera alors trise et déchaînement. Prêtant l’oreille à
cette série d’anticipation de 2 200 pa-
ges met en scène des jeunes bikers
désœuvrés et ultraviolents dans un
tourne au fiasco : « Je me suis retrouvé
face à quinze personnes qui ne par-
laient pas anglais, mais qui m’ont fait
en albums cartonnés.
L’impact cumulé du film et du
manga a l’effet d’une bombe. Il
7
a Essais
ses cruelles rengaines, à ses ritournelles
absurdes, Bernard Wallet développe une
Neo-Tokyo en ruine, la ville ayant été comprendre poliment que cela ne les contribue largement à l’introduction Saskia Sassen écoute de la guerre qui crée des résonan-
détruite par une forte explosion quel- intéressait pas. Avant de les quitter, je de la pop culture japonaise en France dénonce ces entre hier et aujourd’hui. Du Bey-
ques décennies plus tôt. Porté par leur ai dit : “Et vous, qu’avez-vous à me et à la percée de la bande dessinée l’économie de routh des années 1980, il fait un studio
un dessin réaliste évoquant celui de proposer ?” Ils m’ont mis sous les yeux asiatique à travers des séries à succès la mise à l’écart d’apocalypse, où s’expérimentèrent
Moebius, mené sur un rythme ef- des mangas de poche qui m’ont laissé (Dragon Ball, Naruto, One Piece…).
fréné donnant l’impression d’assister froid, avant de me montrer Akira. » « Le terrain était sans doute propice en les sinistres couplets qui nous sont
à une séance de cinéma sur papier, Glénat revient en France avec une raison de la diffusion de Goldorak ou désormais familiers : « Mon sang est un
Akira a fait le miel d’innombrables
exégètes qui y ont vu la confronta-
tion de thèmes propres à la société
version colorisée et adaptée au sens
de lecture occidental, initialement
destinée à l’américain Marvel. L’édi-
Albator, à la télévision, quelques an-
nées plus tôt, mais ce qu’a apporté
Akira, c’est la légitimité du genre :
8
a Le feuilleton
engrais fertile, mon sacrifice est le cœur
de l’Histoire, teins le linceul du sang de
mon martyre, la mort est pour nous une
japonaise : le manque de confiance teur croit alors dur comme fer à cette nous avions là, à la fois le premier Eric Chevillard
de la jeunesse, la peur du nucléaire, série, acquise 10 000 francs l’épisode manga publié en français, et un est scié par belle habitude »… p
la défiance envers les autorités… En chef-d’œuvre, un classique. Sans Akira, Viens avec moi,
2012, l’édition japonaise de Newsweek le manga serait resté une culture de de Castle a Rencontre
comparait Otomo au grand écrivain
Basho (1644-1694) en raison de sa ca-
pacité à « capter avec précision les
changements de la société contempo-
raine, au moment où ils surviennent ».
Colossal au Japon, le succès d’Akira
Vingt-cinq ans plus tard,
la modernité de cette
« utopie inversée » qu’est
« Akira » continue de
niche », estime Ahmed Agne, le fon-
dateur de Ki-oon, une petite maison
d’édition française qui occupe la qua-
trième place du secteur.
Vingt-cinq ans plus tard, la moder-
nité de cette « utopie inversée » qu’est
Freeman Jr.
10
9 Sibylle Grimbert entre soi et soi.
La romancière se joue des univers
parallèles dans Avant les singes.
le sera tout autant en Europe, mais bousculer la création Akira continue de bousculer la créa- a Les choix
seulement après son adaptation en tion. Tout récit postapocalyptique du « Monde
film d’animation par Otomo lui- – un sous-genre en tant que tel dans des livres »
même (1988 ; en 1991 sur les écrans (2 500 euros). Il achète des espaces le manga – est nécessairement étudié Le meilleur
français). Sa publication initiale, en publicitaires sur les colonnes Morris, à travers le prisme d’Otomo. Y échap- de janvier
France, reste un épisode croustillant passe un partenariat média avec Libé- per est impossible, comme en témoi-
qu’on ne se lasse pas de raconter… ration et Europe 1, et distribue Akira gne Reno Lemaire, 36 ans, l’un des ra-
1988 : l’éditeur Jacques Glénat s’en- en kiosque sous la forme de fasci- res mangakas français à rivaliser avec
vole pour Tokyo dans l’espoir d’y ven- cules bimensuels. « Cela a été un four les productions asiatiques grâce à sa
dre ses séries, comme Les Passagers total. Nous avons eu 80 % d’inven- série Dreamland (Pika) : « Le dessin
du vent, de François Bourgeon. Son dus », se souvient-il. Le succès du film
rendez-vous chez Kodansha, la plus fera revenir les fans vers l’œuvre ori- lire la suite page 2
Cahier du « Monde » No 22095 daté Vendredi 29 janvier 2016 - Ne peut être vendu séparément
2 | Bande dessinée 0123
Vendredi 29 janvier 2016
suite de la page 1
Transmettre des connaissances par la BD, c’est tendance. En 2016, des collections
et des revues voient le jour autour de la collaboration d’artistes et de chercheurs
L
tous ses vaisseaux avec Akira ? a vulgarisation est indissociable
L’homme n’a pas arrêté de tra- de la bande dessinée. Celle-ci a, de
vailler depuis. Il s’est notamment tout temps, produit des œuvres
lancé dans la production de films destinées à transmettre les con-
d’animation : Steamboy (2004), naissances – et s’il faut n’en retenir
Freedom Project (2006), Mushishi qu’une, citons la fameuse Histoire de
(2007), Short Pieces (2013). En France en bande dessinée que publia La-
2015, on l’a vu réaliser une fres- rousse au milieu des années 1970, à la-
que à l’aéroport de Sendai en quelle prirent part quelques grands
hommage aux victimes du tsu- noms du métier (Milo Manara, Victor de
nami de 2011, et faire l’affiche de la Fuente, Raymond Poïvet…). Il eût été
l’édition japonaise du Montreux anormal que le genre ne bénéficie pas
Jazz Festival. d’un coup de jeune alors que se multi-
Mais, côté bande dessinée, plus plient les nouvelles formes de narration
rien ou presque, sinon quelques graphique. C’est chose faite : 2016 devrait
courts récits publiés çà et là. « On voir la création de plusieurs collections
ne se rend pas compte de l’effort et revues consacrées au partage du
qu’Otomo a fourni pour faire savoir. Gage de sérieux : auteurs de BD et
Akira. Tous les artistes ayant créé spécialistes (scientifiques, chercheurs,
une œuvre iconique ne sont plus universitaires), sont invités à travailler
les mêmes ensuite », estime Nico- ensemble, le plus étroitement possible.
las Finet, le spécialiste Asie du La première à se lancer, le 4 février, se
Festival d’Angoulême. « C’est nomme « Sociorama ». Editée par Caster-
comme si Akira l’avait vidé », man, cette collection est codirigée par
abonde Jacques Glénat. Lisa Mandel (Nina Patalo, Eddy Milvieux,
La Famille Mifa…) et une jeune cher-
Otomo n’en a pas fini cheuse du CNRS, Yasmine Bouagga. Son
Le citoyen de Kichijoji, à l’ouest but : « Faire découvrir la sociologie de ma-
de Tokyo, n’a pas abandonné nière ludique, sans recours au jargon
pour autant l’idée de revenir à son scientifique ni à la théorie, avec des histoi-
activité d’origine. Il y a trois ans, il res relevant du vécu », explique Lisa Man-
a commencé une histoire fantas- del, qui signe l’un des deux premiers al-
tique se déroulant sous l’époque bums de la collection, La Fabrique du Extrait de « Chantier interdit au public ».
Edo (1600-1868) avant de l’inter- porno, une plongée dans l’univers des CASTERMAN
rompre en cours de route. Plus films hard réalisée à partir du livre de
récemment, sollicité par Louvre Mathieu Trachman, Le Travail pornogra-
Editions, la maison du musée,
pour la publication d’un album
phique (La Découverte, 2013). L’autre pa-
rution de la rentrée d’hiver, Chantier in- sin, un comité scientifique composé de L’Intelligence artificielle, L’Univers, Les Re-
Impitoyable
dans sa collection BD, il s’est lancé
dans une évocation de L’Enigme,
terdit au public, est un récit de Claire
Braud tiré d’une enquête de Nicolas Jou-
quatre chercheurs supervise chaque pro-
jet au niveau du synopsis afin de corriger
quins et Le Heavy Metal. Le casting est
identique : il associe des dessinateurs
BTP
tableau de Gustave Doré peint à la nin sur le quotidien des intérimaires les éventuelles erreurs et approxima- professionnels (Marion Montaigne, Al- L’UNIVERS du BTP comme
suite de la guerre de 1870 et de la dans le BTP (lire ci-contre). tions inhérentes au travail fictionnel. fred, Hervé Bourhis, Brüno, Etienne vous ne l’avez jamais vu… Il y a
Commune de Paris, avant de faire Six ouvrages de 160 pages chacun, au Lécroart…) et des experts (comme l’as- quelques années de cela, le so-
savoir qu’il se ravisait. prix de 12 €, seront publiés chaque année Douze titres par an trophysicien Hubert Reeves ou la socio- ciologue Nicolas Jounin s’est
Mais Otomo n’en a pas fini, non dans la collection, selon un principe uni- L’autre grand projet de l’année – lance- logue Nathalie Heinich). fait embaucher incognito sur
plus, avec le cinéma. Dans ses que : « Proposer des fictions se déroulant ment en mars – s’appelle « La Petite Bédé- Si le format de ces ouvrages (14 × 19 cm) plusieurs chantiers comme
cartons, deux longs-métrages dans un contexte social précis, avec des thèque des savoirs ». Imaginée par Le n’est pas sans rappeler celui des célèbres ouvrier payé à la (petite) se-
sont à l’état de recherche de finan- anecdotes véridiques et des personnages Lombard, cette collection ne cache pas collections de vulgarisation que sont les maine. La dessinatrice Claire
cement : le premier est un film composés à partir de témoignages réels », son ambition, puisque douze titres se- « Que sais-je ? » (PUF) et « Découvertes » Braud est partie de son enquête
d’animation, le second une adap- poursuit Lisa Mandel. Si les bédéistes ront publiés chaque année. Les quatre (Gallimard), le public visé, à partir de (La Découverte, 2008), pour
tation en prises de vues réelles gardent la main sur la narration et le des- premiers ont pour thème et pour titre 15 ans, dépasse celui des habituels construire une fiction d’un réa-
de Dômu (Rêves d’enfants, Les Hu- lecteurs de bande dessinée. Des mises lisme saisissant et d’une drôle-
manoïdes associés), thriller fan- en place ont été prévues dans des librai- rie assez désespérante sur la
tastique réalisé au début des an- ries généralistes et dans certains mu- situation des « ouvriers externa-
nées 1980, et que beaucoup consi- sées (Cité des sciences, Palais de la lisés », comme on appelle les
dèrent comme son « autre » chef-
d’œuvre. Ajoutez à cela un remake
L’actualité vue par Spirou découverte…).
Hasard ou pas, le grand rival de Tintin
abonnés des agences d’intérim.
Implacable s’avère le procès
américain d’Akira, lui aussi en du temps de sa splendeur, l’hebdo- instruit avec cette plongée dans
live-action, que livrera peut-être madaire Spirou, s’aventure sur un terrain les entrailles du bâtiment, aux
un jour Warner Bros, propriétaire semblable – la vulgarisation de l’infor- côtés de deux personnages,
des droits depuis… 2002. Passé mation – avec la création d’un magazine Hassan et Soleymane. Partage
par d’innombrables mains, le pro- cousin, Groom, destiné aux 8-14 ans, ethnique des tâches, relâche-
jet est devenu un serpent de mer dont l’objectif est de déchiffrer l’actualité ment tacite sur les consignes
notoire à Hollywood. en BD. Groom doit son existence au suc- de sécurité afin de ne pas ralen-
« J’attends toujours de lire le scé- cès du numéro spécial Charlie Hebdo tir les cadences, usure accélérée
nario », a dit en soupirant Otomo, proposé par Spirou il y a un an des corps… Chantier interdit au
lundi 25 janvier, à Paris, au cours (120 000 exemplaires vendus). « Nous public nous démontre égale-
de sa seule intervention devant les nous sommes rendu compte que nos ment combien la précarité des
médias français, avant de confier auteurs avaient envie de s’exprimer sur hommes travaillant dans le
qu’il espérait « pouvoir planifier, l’actu et que nos lecteurs les autorisaient à bâtiment – souvent des sans-
cette année, tous [ses] projets, pour parler du monde réel », indique le papiers – est une condition sine
décider par lequel commencer ». rédacteur en chef, Damien Perez (lire qua non de la stabilité écono-
Interrogé sur l’éventualité d’une ci-contre). mique du secteur. Le trait « un-
suite qu’il pourrait donner un jour Groom ne devrait pas rester longtemps derground » de Claire Braud et
à Akira, le plus célèbre mangaka a Extrait d’« Un nouvel espoir », seul sur le marché. La Revue dessinée, pu- la justesse de ses dialogues en-
juste rappelé qu’il avait « tout de Maria-Paz Matthey, blication trimestrielle proposant des en- foncent le clou très loin. p f. p.
dans « Groom ». DUPUIS
donné » dans ce joyau universel de quêtes et des reportages sous forme gra-
la culture populaire. p phique depuis 2013 (20 000 exemplaires Chantier interdit au public,
Frédéric Potet ENTRE LA TUERIE de Charlie Hebdo, le conflit ukrainien, les émeutes de vendus à chaque numéro), projette de de Claire Braud, d’après une
Baltimore, le séisme au Népal, la crise des réfugiés et les attentats de Paris créer une revue du même type destinée enquête de Nicolas Jounin,
en novembre, l’année 2015 n’a pas été simple à appréhender pour les aux adolescents. Elle s’appellera Topo et Casterman, « Sociorama »,
enfants et les adolescents. « C’est normal d’être angoissé quand on est paraîtra tous les deux mois à partir 168 p., 12 €.
confronté à des événements violents ou incompréhensibles et qu’on n’a pas de septembre. L’une de ses rubriques
Y aller les clés pour tout saisir », constate Spirou dans l’éditorial de ce premier consistera à décrypter des dessins de
numéro de Groom, hors-série semestriel du journal Spirou. Une vingtaine presse – « Genre qu’il est plus que jamais
de sujets ayant fait la « une » des journaux l’an dernier y sont traités sous la nécessaire d’analyser et comprendre », in- sa propre collection de vulgarisation
43e Festival forme de courts récits ne dépassant pas quatre pages, prolongés par des dique le directeur de la publication, scientifique. Le projet a été confié à Bou-
international de la articles pour aller plus loin. Didactique, la démarche n’empêche pas l’hu- Franck Bourgeron. let, bien connu des « bédénautes » grâce à
bande dessinée mour – sous le trait de Nix, de fausses pages Facebook de Kim Jong-un et de La Revue dessinée n’en restera pas là. En son blog, « Bouletcorp », où se mêlent fan-
Bachar Al-Assad se révèlent même très instructives – ni l’émotion, palpable partenariat avec les Editions de la Décou- tastique, science et culture geek. Quatre
A Angoulême dans une évocation toute en pudeur du petit Aylan, noyé entre Turquie et verte, elle prévoit de ripoliner sérieuse- ouvrages seront publiés chaque année.
(Charente), Grèce, par Nob. Le complotisme, dont on sait les ravages qu’il fait dans les ment l’incontournable Histoire de France « Nous organiserons des duos composés
du 28 au 31 janvier. cours de récréation, y est également décrypté avec dérision par Fabrice Erre, en bande dessinée en associant des d’auteurs et de spécialistes, précise Boulet.
prof d’histoire-géo en parallèle de son activité de bédéiste. p f. p. auteurs BD d’aujourd’hui et des histo- L’idée sera de transmettre des connaissan-
Programme riens. Vingt albums sortiront à partir de ces de manière ludique, narrative et didac-
et renseignements : Groom. Spirou vous ouvre les portes de l’actu. « 2015 en BD pour 2017, année qui verra également l’un des tique. » On ne saurait mieux dire. p
bdangouleme.com comprendre 2016 », janvier 2016, 100 p., 6,90 €, en kiosque. leaders du secteur, Delcourt, inaugurer Frédéric Potet
0123
Vendredi 29 janvier 2016
Enquête | Bande dessinée | 3
PÉNÉLOPE BAGIEU
S
existe, la bande dessinée ? Il gne la place qu’occupent aujourd’hui les
aura fallu un impair fâcheux femmes dans la chaîne du livre : un tiers
– aussi gros que le nez au mi- des éditeurs BD au sein des principales
lieu de la figure des personna- maisons francophones (Dargaud, Glénat,
ges de Florence Cestac, seule Delcourt/Soleil, Le Lombard, Dupuis,
femme à avoir été désignée Casterman) sont aujourd’hui des éditri-
Grand Prix d’Angoulême en quarante- ces. La parité est aussi de mise dans les
trois éditions (c’était en 2005) – pour écoles de bande dessinée apparues ces
qu’une tempête sans précédent souffle dernières années, telle l’Académie Bras-
sur le Festival international de la bande sart Delcourt, à Paris.
dessinée. Alors que le milieu se demande Scénaristes ou dessinatrices, les fem-
encore comment la direction artistique mes ont désormais la possibilité d’avoir
de la manifestation a pu arrêter, début voix au chapitre. « Elles ont enfin des mo-
janvier, une liste de trente noms exclusi- dèles devant elles qui leur permettent de
vement masculins en vue de l’élection se lancer, de se projeter et de s’affirmer,
du prochain Grand Prix, l’idée s’est
installée que le 9e art était un monde
d’hommes.
« Une histoire racontée
Un chiffre, publié un mois plus tôt dans par une femme sera
le rapport annuel de l’Association des cri-
tiques et journalistes de bande dessinée,
toujours considérée
corrobore cette opinion : 12,4 % des pro- comme un “livre de
fessionnels seraient de sexe féminin. La
proportion a beau avoir triplé au cours
femme”, alors qu’une
des trente dernières années, comment la histoire racontée par un
bande dessinée, médium censé s’adres-
ser à tous, a-t-elle pu accumuler un tel
homme est un “livre”
retard ? Les raisons sont multiples. Elles tout court »
remontent aux origines mêmes de la Pénélope Bagieu
« littérature en estampes », comme l’ap-
pelait celui qu’on considère comme son
inventeur, le Suisse Rodolphe Töpffer reconnaît Catel Muller, dite Catel, 51 ans,
(1799-1846). spécialiste de biographies d’avocates
« La bande dessinée s’est autonomisée de la cause féminine (Edith Piaf, Kiki de
au XIXe siècle comme une variante de la Montparnasse, Olympe de Gouges…). A
caricature, rappelle Thierry Groensteen, mes débuts, dans les années 1990, on ne se
historien et théoricien de la bande dessi- sentait pas “admises” dans le milieu. Les
née. Or il n’y avait aucune caricaturiste à filles qu’on trouvait dans la BD étaient
l’époque. D’abord parce que les femmes majoritairement les coloristes de ces
n’avaient pas le droit d’étudier dans les messieurs. Inconsciemment, le sexisme
écoles d’art. Ensuite parce que les dessina- sévissait. »
BD : l’affaire
teurs de presse étaient considérés comme Sévit-il toujours autant ? « Il n’y a pas de
des journalistes qui émettaient des opi- sexisme au ras des pâquerettes, mais un
nions : le statut de la femme ne lui permet- sexisme intégré, tacite, auquel on est habi-
tait guère, alors, de donner son avis sur la tuées car il est le même partout dans la so-
marche du monde. » ciété, témoigne Pénélope Bagieu, 34 ans.
Au début du siècle suivant, cependant, Une histoire racontée par une femme sera
l’apparition de revues pour jeunes filles toujours considérée comme un “livre de
– La Semaine de Suzette (1905), Fillette femme”, alors qu’une histoire racontée
des femmes
(1909), Bernadette (1914) ou, plus tard, par un homme est un “livre” tout court. »
Ames vaillantes (1938) – donne naissance Sur ce sujet, cependant, les avis diver-
à une bande dessinée féminine. Deux hé- gent parmi les auteures. Certaines fémi-
roïnes « immortelles » datent de cette pé- nistes de la première heure revendiquent
riode : Bécassine et L’Espiègle Lili. La pre- ainsi haut et fort la notion de « BD fémi-
mière est imaginée par la rédactrice en nine ». Ses caractéristiques ? « Une forme
chef de La Semaine de Suzette, Jacqueline de timidité et d’effacement en matière de
Rivière, qui en confiera la réalisation à narration, des thèmes qui sont de l’ordre
Joseph Porphyre Pinchon ; la seconde est de l’intime, une façon de représenter les
la création de Jo Valle et André Vallet. Des
hommes… Il existe bien des auteures, Tollé au Festival du Dictionnaire mondial de la bande l’édition jeunesse, l’espace assigné aux
corps associée à notre libido, qui est diffé-
rente de celle des hommes », détaille Chan-
mais en petit nombre. « La bande dessi- dessinée (Larousse, 1994). femmes pour raconter des histoires sages tal Montellier, 68 ans, fondatrice en 2007
née était tenue en piètre estime. Il n’était d’Angoulême : Du coup, peu d’œuvres créées par des aux enfants », se souvient Chantal Mon- du prix Artemisia, remis chaque année à
pas bien vu pour une femme de s’y four- femmes passeront à la postérité dans la tellier. Celle-ci sera alors l’une des rares, un album réalisé par une femme. « Oui, il
voyer », explique Thierry Groensteen.
A leur image, les héroïnes vont, elles
début janvier, première partie du XXe siècle. A l’étran-
ger, cependant, citons les Kewpies, de
avec Bretécher et Annie Goetzinger, à
persévérer dans sa voie. Non sans mal.
existe une BD féminine, et alors ? En quoi
est-ce discriminatoire de dire cela ? », lance
aussi, avoir du mal à s’imposer, et ce
d’autant qu’un personnage dominant va
une première l’Américaine Rose O’Neill (1909), Rupert
Bear, de la Britannique Mary Tourtel
« A chaque fois que je présentais mes
planches à un éditeur, il se contentait de
Annie Goetzinger, 64 ans, qui travaille ac-
tuellement sur une biographie de Colette
envahir les illustrés des années 1930 :
l’aventurier. Qu’il soit détective, cow-boy,
liste de 30 noms (1920), les Moumines, de la Finlandaise
Tove Jansson (1939)… A ces exceptions
les compter pour vérifier que le nombre y
était, mais sans les regarder. On me par-
– « Un “grand écrivain féminin”, comme on
la qualifie unanimement », dit-elle.
pilote ou spationaute, il s’agit toujours
d’un homme. Et d’un homme non marié, sélectionnés près, le constat de Thierry Groensteen est
sans appel : « A talent égal, les femmes
lait de Moebius, de Chaland, de Tardi… Ja-
mais de mon travail. Je me sentais infério-
Le discours est tout autre du côté des
fondatrices du Collectif des créatrices de
ni même fiancé. « Il était inconcevable n’ont pas percé. » risée », poursuit Chantal Montellier. Une bande dessinée contre le sexisme, créé
qu’un personnage masculin puisse avoir pour le Grand Il faut attendre le milieu des années explication a fini par se faire jour en elle : en septembre 2015 et fort de 210 mem-
une petite amie. Les mouvements catholi- 1970 pour voir s’esquisser les contours « L’imaginaire féminin dérange l’ordre et bres à ce jour. Celles-ci estiment, à l’in-
ques, qui dirigeaient un certain nombre de
publications, avaient fait de la bande
Prix 2016 d’une nouvelle scène féminine. La BD
vient alors d’entamer sa mue en direc-
le système. Qu’une femme soit capable de
produire des images agresse l’inconscient
verse, que la « bande dessinée féminine »
ne peut pas être considérée comme un
dessinée un enjeu idéologique », rappelle
Jean-Pierre Mercier, conseiller scienti-
comprenait… tion d’un public adulte avec la création
de Métal hurlant et de L’Echo des savanes.
des hommes. C’est la peur de se confronter
au regard de l’autre. »
genre narratif qu’on rangerait aux côtés
du polar et de la SF, et que publier des
fique au Musée de la bande dessinée
d’Angoulême.
30 hommes. Claire Bretécher, qui publie sa première
planche des Frustrés dans Le Nouvel Ob-
L’« autre » va pourtant réussir à faire
entendre sa différence. Sa chance ? L’ap-
collections « féminines », comme l’ont
fait il y a quelques années certains édi-
La loi de juillet 1949 sur « la surveillance
des publications destinées à l’enfance et à Le patriarcat servateur en 1973, accède rapidement au
statut de vedette. Elle va longtemps être
parition de nouvelles formes de bande
dessinée autorisant des récits plus inti-
teurs sous le label « girly », est misogyne.
Avant que n’éclate le tollé de début jan-
l’adolescence » accentue cette tendance, la seule à tenir le flambeau d’une BD mes. Ainsi le roman graphique, genre vier, le collectif en question avait obtenu
rendant quasiment impossible toute his- règne-t-il donc « genrée » dans un monde tenu par des que Marjane Satrapi porte au sommet du Festival d’Angoulême la tenue d’une
toire qui parlerait de vie de couple. Qu’ils hommes. avec Persepolis, suite de quatre albums conférence consistant à projeter une sé-
soient nés durant cette période ou avant,
tous les personnages iconiques du 9e art
sans partage Une revue 100 % féminine, Ah ! Nana,
est toutefois lancée par les Humanoïdes
(L’Association, 2000-2003) dans laquelle
elle raconte sa jeunesse. La série connaît
lection de planches sur grand écran et à
demander au public de deviner si elles
sont des célibataires endurcis : Tintin,
Spirou, Astérix, Lucky Luke… « L’absence
sur la BD ? associés en 1976. A son sommaire : des
dossiers sur l’inceste, l’homosexualité,
un succès considérable, avec plus d’un
million d’albums vendus et une adapta-
ont été réalisées par des hommes ou des
femmes. L’exercice se tiendra samedi
d’héroïnes a contrarié les vocations
d’auteures. Comment vouloir faire ce mé-
Plus tout à fait… les violences faites aux femmes… Mais la
censure veille. Après neuf numéros, une
tion au cinéma (2007).
Autre extension formelle de la BD tradi-
30 janvier au Conservatoire de la ville.
Avis aux intéressé(e)s. Le long combat
tier quand il n’est pas possible de s’identi- interdiction d’affichage entraîne sa dis- tionnelle, le blog va, lui, donner l’occa- des femmes pour l’égalité des sexes
fier à des personnages qui vous sont pro- parition. « Toutes les auteures d’Ah ! Nana sion à certaines créatrices, comme Péné- dans la bande dessinée est loin d’être
ches ? », souligne Patrick Gaumer, auteur n’ont eu d’autre choix que de retourner à lope Bagieu, de capter directement un terminé. p
4 | Bande dessinée | Sélection 0123
Vendredi 29 janvier 2016
Dans le vaisseau
« Entreprise »
Avec l’hybridation de la science-fiction et de
l’anecdote de bureau naît un nouveau genre :
l’« open space opera ». L’argument ? Un jeune
graphiste terrien est embarqué à bord d’un
Poème vaisseau spatial de commerce. Il va subir une
urbain et supérieure hiérarchique condescendante, en-
durer des sauts dans l’hyperespace, chercher à
futuriste obtenir une carte de cantine ou encore suivre
Même mis en œuvre bien une formation d’autodéfense utile en cas d’in-
des années plus tard, une vasion extraterrestre. Entre les conversations
seule idée, un simple rêve devant la machine à café (« J’ai rien contre les
peuvent s’avérer parti- Plutoniens, hein ») et le jargon employé pour af-
culièrement puissants. finer l’identité visuelle de la marque (« Ça fait
Le propos conducteur de sens », « C’est confusant »), le livre croque tous
Golem, comme le choix les travers et les tics du monde du travail. Tous,
du titre, emprunté à la sauf un : la langue anglaise y est farouchement
fantastique créature d’ar- bannie, depuis le titre de l’ouvrage jusqu’aux
gile du folklore juif, prend paroles des chansons qui parsèment les cases
une autre dimension (« Elle est folle comme un fou… Qu’en est-il de
quand on sait que son papa frais ? »). Sous le trait pop et les couleurs
auteur, LRNZ – l’artiste chatoyantes, le ton, grinçant, est celui d’une sa-
romain Lorenzo tire de l’entreprise. Drôle et inventif. p an. f.
Ceccotti –, a travaillé pen- Pouvoirpoint, d’Erwann Surcouf,
dant vingt ans sur cette Vide Cocagne, 194 p., 23 €.
dystopie avant de la figer
sur 280 pages de papier
glacé. 2030 : l’Italie fait
partie de la zone Eurasia,
territoire dominé par qua-
tre multinationales. A Le bizarre
Rome, cité technologique
et surconnectée, point de
ordinaire
Colisée mais, partout, C’est dans une Angleterre à la
d’immenses immeubles et panneaux publicitaires. Sténo, un enfant un peu fois étrange et familière
marginal et en proie à de mystérieux cauchemars, se retrouve au cœur d’une qu’est plantée L’Heure des la-
révolte politique le jour où il croise le chemin des Shorais, un groupuscule mes. Il y pleut des couteaux ;
qualifié de terroriste par le pouvoir. Design, graphisme, art plastique, dans les pavillons de briques,
manga… LRNZ développe toute l’étendue de sa palette au service de ce poème les ustensiles de cuisine sont
urbain et futuriste. Un travail minutieux et foisonnant, tant dans l’esquisse des dieux ; et les lycéens en
des personnages que dans le choix de nombreux symboles et références blazer et cravate ont fabriqué
nichés dans des planches d’une grande beauté. p pauline croquet leurs parents de toutes piè-
Golem, de LRNZ, Glénat, « Comics », 280 p., 24,95 €. ces. Ici, chacun connaît le
jour de sa propre mort. Pour
Scarper Lee, c’est dans trois
semaines. L’avantage, c’est
Une tortionnaire en herbe qu’il n’a plus à écouter en
Il ne faisait pas bon être animal de compagnie chez les Dupré classe d’histoire circulaire ou
la Tour, il y a quelques années de cela. Qu’on soit tortue, lapin, de mythématiques. Mais à la
chat ou cochon d’Inde, la torture sévissait au sein de cette gazette intime « pré-mor-
famille catholique vivant pourtant dans le culte du bien et du tem » que lui a donnée l’infir-
pardon. Devenue adulte, alors qu’elle se trouve clouée sur un lit mière du collège, il ne trouve
d’hôpital, Florence replonge dans son enfance et son adoles- pas grand-chose à dire. A la
cence à travers les relations qu’elle entretenait avec les créatu- plume et au lavis, Le Britan-
res ayant eu le malheur de croiser son chemin. Le piétinement nique Rob Davis a marié l’or-
de fourmis et l’arrachage d’ailes de mouches – jeux classiques dinaire au bizarre pour dé-
de l’âge tendre – ne sont rien comparés aux sévices qu’elle fai- crire le rapport au monde
sait subir aux bestioles de tout poil. Et si cette cruauté gratuite qu’entretient l’adolescence,
trouvait sa source dans le maelström des émotions et des ques- saisissant avec une justesse
tions sans réponse qui surgissent pendant les premières surréaliste cet âge de malaise et d’ouverture, de fugues et de questionnements
années de l’existence ? suggère l’auteure à travers ce récit conçu – ici : « Tu savais que plusieurs lettres de l’alphabet commencent leur vie sous la forme
comme une réflexion sur la perversité. Son trait volontai- de fourchette ? » Une singulière fable initiatique, âpre et prenante. p an. f.
rement enfantin et sa narration enlevée n’en provoquent pas L’Heure des lames (The Motherless Oven), de Rob Davis,
moins des sourires. Juste un peu crispés. p frédéric potet traduit de l’anglais par Anatole Pons, Warum, 162 p., 20 €.
Cruelle, de Florence Dupré la Tour, Dargaud, 208 p., 17,95 €.
0123
Vendredi 29 janvier 2016
Critiques | Littérature | 5
Avec « La Doublure », roman du Sans oublier
mariage, l’Américaine Meg Wolitzer Le char de Bolívar
porte au plus haut le sarcasme On ne déboulonne pas
impunément un mythe.
et l’ironie. Un tour de force A Pasto, une petite ville du
sud de la Colombie, Justo
Une épouse
Pastor Proceso le sait bien.
Parce qu’il a décidé de faire
construire un char qui mo-
querait Simón Bolívar (1783-
1830), lors du prochain car-
modèle
naval de la ville, ce notable
s’attire les foudres de ses
concitoyens, peu disposés à
voir la face cachée du « mal
nommé Libérateur » d’Amé-
rique latine. Lâche, coléri-
que, usurpateur de victoires
militaires, violeur de jeunes
filles… Ainsi le voit Proceso,
tre que le roman est paru une pre- témoignages et documents
mière fois en 2005, chez Grasset, historiques à l’appui. Im-
sans bénéficier de l’attention mergeant son récit dans la
qu’il méritait). L’épouse d’un sup- Colombie des années 1960,
posé grand homme. à l’heure où se forment des
raphaëlle leyris Très remarquée au printemps guérillas marxistes qui se
2015 pour Les Intéressants (Rue réclament de Bolívar, Evelio
E
videmment, il aurait pré- Fromentin), épatante fresque sur Rosero interroge la notion
féré le Nobel. Mais Joseph l’amitié, Meg Wolitzer offre avec de héros national et les
Castleman se contentera La Doublure un roman d’une besoins des peuples de s’y
du prix Helsinki – ersatz acuité et d’une malice stupéfian- référer. Mais plus qu’une
(fictif) du sus-cité, relevant d’une tes, d’autant plus réussi qu’il ne nécessaire relecture criti-
catégorie légèrement inférieure déverse pas la mauvaise humeur Meg Wolitzer. que de l’histoire de l’indé-
en matière de dotation et de de sa narratrice sur la tête du lec- THE GUARDIAN/SIPA pendance latino-améri-
prestige. Car si « Joe » est un fort teur. Il la fait ressentir tout en caine, le romancier propose
bon écrivain, reconnu par la criti- l’endiguant constamment, pour un formidable portrait, vi-
que et le public aux Etats-Unis n’en laisser filtrer que la part la vant, contrasté et chantant,
comme en Europe, il prétendrait plus drôle, la plus pertinente et la grotte de Lascaux, en cette période puis le succès immédiat, impor- à regretter l’absence d’un grand d’une société provinciale ti-
difficilement à plus haut statut. plus intelligente. où la Terre restait inexplorée et où tant, les enfants, les tromperies, prix – Nobel ou Helsinki, peu raillée entre conservatisme
« Il était américain, introspectif et, Cette forme de réserve narrative tout semblait encore plein d’es- les amitiés et les mondanités, la importe – venant récompenser de bon aloi et libération des
au fil de la page, il se tâtait tous les prend d’autant plus de sens au fil poir. Mais assez vite, nous nous mesquinerie, le vieillissement… l’usage de l’ironie en littérature. mœurs et de la pensée. Der-
jours le pouls. (…) Et pourtant, les de La Doublure que le mariage des sommes éloignés de la fierté et de Outre le couple, Joan soumet à Meg Wolitzer ferait une candi- rière les masques du carna-
critiques avaient toujours admiré Castleman repose sur un pacte l’amour de soi qui sont l’apanage son œil laser la famille, l’amitié, date extrêmement sérieuse. p val, la parole jaillit sans
le regard qu’il portait sur le ma- secret, qui ne nous sera révélé que de tous les jeunes couples, pour ou encore le monde littéraire entrave. Elle est ici d’un or
riage américain contemporain, dans les toutes dernières pages. nous engager dans cette contrée – fausses gloires, rivalités, men- la doublure clinquant. p ariane singer
qui semblait sonder la sensibilité L’air de rien, le petit tour de force marécageuse encombrée d’algues songes… La Doublure se révèle (the Wife), a Le Carnaval des innocents
féminine aussi profondément narratif consiste à dissimuler quel et que l’on a la délicatesse d’appe- ainsi un roman aussi délicieuse- de Meg Wolitzer, (La carroza de Bolívar), d’Evelio
que la sensibilité masculine, mais, est le cœur du couple, en distillant ler “la vie”. » ment vachard que profond, dans traduit de l’anglais (Etats-Unis) Rosero, traduit de l’espagnol
qualité sidérante, sans venin, sans cependant ce qu’il faut d’indices ; A mesure que se déroulent le vol lequel le sarcasme est élevé au par Johan-Frédérik Hel Guedj, (Colombie) par François Gaudry,
rancune aucune. » on pressent quelle sera la nature puis le séjour à Helsinki, Joan ex- rang des beaux-arts. On en vient Rue Fromentin, 250 p., 21 €. Métailié, 304 p, 21 €.
Voilà comment Joan, sa femme de l’aveu, mais Meg Wolitzer sait pose par bribes ses souvenirs, de-
depuis quarante ans, résume l’amener à point nommé, quand puis la rencontre, dans les années
l’œuvre de Joe, alors que, dans le lecteur a cessé de l’attendre. 1950, entre l’étudiante à mocas-
l’avion pour assister à la remise sins qu’elle était et le jeune pro-
du prix, à Helsinki, en Finlande, « Contrée marécageuse » fesseur de littérature en tweed,
elle prend la décision de le quit-
ter. Joan est la narratrice de La
Doublure, un roman sur le ma-
riage, lui aussi. Mais nul n’irait
Tout commence par la fin, donc,
quand Joan, dans l’avion pour
Helsinki, décide de quitter Joe. As-
sise en première classe, elle pré-
marié et très récemment devenu
père, qu’était Joe. L’excitation des
premières rencontres secrètes, la
découverte de l’adultère par la
Gallimard présente
prétendre qu’il est dépourvu de sente ainsi le duo formé avec son première épouse de Joe, la fuite
« venin » ou de « rancune ». Ce mari : « D’ordinaire, les gens nous du couple illégitime à New York,
sont quatre décennies de fiel et considéraient comme un couple la pauvre piaule dans Greenwich
de colère tue qui irriguent ce ro- “réussi”, et c’était sans doute vrai, Village, le petit boulot de Joan
man par ailleurs formidablement jadis, il y a de cela très, très long- chez un éditeur pour subvenir
tenu, s’attachant à raconter la vie temps, à l’âge des premières pein- aux besoins du couple tandis que
d’une « épouse » (c’est sous ce ti- tures rupestres sur les parois de la Joe écrivait son premier roman. Et
JEAN-MARIE LACLAVETINE
Du Caire à Beyrouth, une intimiste quête de soi et d’émancipation était pour moi
G lim
e © Gal
roman
élie
christine rousseau lecture quotidienne des Evangi- Hyam Yared sonne la charge GALLIMARD
E
n faisant commencer son toire où sont honnis aussi bien sabotage collectif, sa capacité à
quatrième roman en les Arabes que les Occidentaux, faire la fête comme s’il allait mou-
Egypte, on pourrait croire
que Hyam Yared a choisi
coupables de trahison à l’égard
des chrétiens d’Orient, la fillette
rir demain, ses démonstrations ex-
cessives de richesse, d’affect, d’hos- Jean-Marie
de mettre à distance son pays na-
tal, le Liban, dont elle n’a cessé,
depuis ses débuts en littérature il
y a dix ans, de souligner avec rage
tente de s’extraire de cette vie
confite en dévotion. Quelques
portes s’entrouvrent, grâce à
l’école, à ses amis et à Mado, la
pitalité ». Un pays consumé par
« un semblant de vivre ensemble »
et une mémoire comateuse.
Tout au long de cette quête de
Laclavetine
et humour les maux qui le main-
tiennent dans un état d’immo-
tante qui lui offre un refuge à tra-
vers la lecture et l’écriture.
soi et d’émancipation dans la-
quelle, entre espoirs et désillu-
Et j’ai su que ce trésor
bilisme mortifère. A commencer
par celui qu’incarne Justine, la
narratrice de Tout est halluciné :
Reste que, « sans passé, le lan-
gage ressemble à un coma. L’ave-
nir aussi ». Aussi, pour « délier le
sion, se fait entendre l’écho des
« printemps arabes », la roman-
cière rouvre toute grande L’Ar-
était pour moi / roman /
l’amnésie. De ce que fut sa vie temps », Justine décide, à 20 ans, moire des ombres (titre de son
entre sa naissance et ses 5 ans, de rompre avec ce père replié sur premier roman, Sabine Wespie- « Porté par une prose enlevée et pétrie de sincérité brute, ce vrai-faux
quand un mystérieux accident la une identité d’emprunt – il n’est ser, 2006) pour mettre en lu- roman à l’eau de rose fera fondre les cœurs les plus insensibles,
plongea dans le coma, nous ne jusqu’à son nom qui ne soit mière, au-delà des guerres et des tant les affres et les joies du transport amoureux y sonnent juste. »
saurons rien avant les ultimes pa- faux –, et part s’exiler dans le massacres, les mensonges et les
ges de ce récit où se dessine la tra- pays tabou. mythes fondateurs d’identités Frédéric Potet, Le Monde des Livres
jectoire chaotique d’une femme factices, meurtries et meurtriè-
en quête d’identité. Conscience politique res ; les tiraillements de sociétés « Par pur amour du roman, Jean-Marie Laclavetine illustre
Celle-ci débute donc au Caire, L’apparition de Dalal, fou- incapables de se penser dans la
le besoin d’histoires tapi en nous, le pouvoir infini de la littérature,
dans les bégaiements d’une en- gueuse photoreporter, « laïque et multiplicité et d’individus refu-
fance orpheline. Justine grandit féministe jusqu’au bout du sexe » sant leur propre pluralité. Toutes qui nous maintient en vie. »
auprès de son père, qui s’atta- avec laquelle la jeune femme par- choses auxquelles, peut-être, Jean-Claude Raspiengeas, La Croix
chera à la maintenir dans l’oubli tage un appartement, donne au échappera son héroïne par l’ac-
de ses origines, de sa « mère » et récit une tournure plus politique, ceptation de l’autre en soi. p « Jean-Marie Laclavetine est un enchanteur. »
du « Liban » : deux mots bannis sans perdre sa tonalité intimiste.
Yves Viollier, La Vie
sous son toit. Mais aussi à la gar- A travers la voix de cette mili- tout est halluciné,
der hors du monde et du temps. A tante palestinienne au verbe cru, de Hyam Yared,
l’exception de celui dans la nos- qui entrechoque allégrement les Fayard, 438 p., 15 €.
6 | Histoire d’un livre 0123
Vendredi 29 janvier 2016
C’est ainsi qu’Haruki Murakami a changé de vie, en 1978, à 29 ans. Les deux Les dessous
courts romans qu’il a écrits sitôt après ce coup de tête sont enfin traduits d’un sex-seller
AUCUN SIGNE D’ESSOUFFLEMENT. Avec
624 000 exemplaires, Grey, d’E. L. James
(JC Lattès), a été le roman le plus vendu
en France en 2015, selon un récent classe-
ment GFK/Livres Hebdo (et le deuxième
titre, derrière Le Papyrus de César, 36e al-
philippe pons bum d’Astérix, de Didier Conrad et Jean-
Tokyo – correspondant Yves Ferri, Albert-René). Le 4e volume de
la saga porno-soft n’a donc pas fait re-
P
ourquoi, un jour, se tomber la fièvre déclenchée par la publi-
met-on à écrire ? Iné- cation du premier tome, en 2012. En
dits en traduction, témoignent les ventes colossales, enregis-
deux courts romans trées l’an passé, au Livre de poche, par
d’Haruki Murakami Cinquante nuances plus sombres (520 400
nous en donnent exemplaires écoulés) et Cinquante nuan-
une idée. Au plaisir de découvrir ces plus claires (477 000). Cet engouement
en tout jeune écrivain l’auteur de pour le récit-fleuve de la liaison sadoma-
Kafka sur le rivage (Belfond, 2006) sochiste-(soft) du richissime Christian
s’ajoute celui de reconstituer le Grey et de l’étudiante Anastasia Steele est
cheminement qui mena à l’écri- si saisissant par son ampleur et sa durée
ture l’auteur japonais contempo- que deux chercheurs ont eu la curiosité
rain le plus lu dans le monde. d’en chercher les ressorts intimes.
Murakami lui-même en expli- Magali Bigey et Stéphane Laurent, maî-
que la genèse dans une préface. tres de conférences en sciences de l’infor-
Ecoute le chant du vent et Flipper, mation et de la communication à l’uni-
1973 furent rédigés « sur [s]a table versité de Franche-Comté, ont exposé le
de cuisine ». Au cours des « quel- résultat de leur étude le 21 janvier lors du
ques heures avant l’aube » qui colloque « Pour adultes avertis », organisé
étaient « [s]on seul temps libre » conjointement par Médiadix, le Pôle des
après la fermeture du bar qu’il métiers du livre de Saint-Cloud et l’Asso-
tenait alors à Tokyo. Ils furent ciation des bibliothécaires de France. Une
longtemps inaccessibles en tra- enquête commencée au dernier trimestre
duction hors du Japon, où exis- 2012, fondée sur un échantillon de 667
tait une version en anglais. Ce ne personnes, et poursuivie sur trois ans.
sont pourtant pas des œuvres Tokyo, années 1970. Résumons : l’initiation à la sexualité
qu’il renie. « Je persiste à trouver KEYSTONE-FRANCE « BDSM » (bondage, domination, soumis-
importants mes romans de cui- sion, sadomasochisme) s’est ici, manifes-
sine. Pour rien au monde, je ne Etats-Unis ou la guerre du Viet- tement, confondue avec la romance à
voudrais les changer. » « Ils sont
précieux, irremplaçables. Ils m’en-
nam. Le mouvement étudiant de
la fin des années 1960 est re- Extrait l’eau de rose. Au point que les femmes,
très largement majoritaires dans le lecto-
couragent, me réchauffent le tombé : ses orphelins se sont ra- rat de « Cinquante nuances », ont jugé la
cœur. » dicalisés (le groupuscule Armée « Si on me demandait : “Etes-vous heureux ?” , je répondrais : saga tantôt « sentimentale », tantôt « por-
Révélateurs d’un talent nais- rouge s’est lancé dans le terro- “Sans doute.” Parce que, après tout, les rêves restent des rêves. (…) nographique ». Il semble, toutefois, que
sant, ces textes reflètent aussi l’at- risme) et isolés. Dans Ecoute le Je n’ai pas revu la fille qui n’avait que quatre doigts à la main l’histoire d’amour prédomine, car des
mosphère d’une époque : les an- chant du vent et Flipper, 1973, le gauche. Quand je suis revenu chez moi en hiver, elle ne travaillait mères de famille n’ont pas hésité à re-
nées 1970 au Japon, décennie au narrateur et le Rat, son copain plus dans le magasin de disques et son appartement était vide. commander l’ouvrage à leurs filles, et
cours de laquelle se forge le carac- « déjanté », ont perdu foi en Ainsi, elle avait disparu sans laisser de trace, parmi la foule des réciproquement. Quant à la littérature
tère de Murakami, né en 1949. l’idéalisme révolutionnaire sans humains, dans le flot du temps. érotique, 85 % disent l’avoir découverte
A contre-courant. Agé d’une ving- pour autant souscrire au capita- Quand je rentre dans ma petite ville en été, je marche de nouveau à cette occasion, les autres ayant été
taine d’années, encore étudiant lisme. D’autant moins que ces sur les chemins que nous avons arpentés ensemble, je m’assois déçues, en proportion, trois à quatre fois
à l’université Waseda, il se marie, années marquent aussi la fin de seul sur les marches du hangar et je contemple l’océan. Lorsque plus que les néophytes par les œuvres
fuit une vie assommante de l’euphorie de la « haute crois- je crois que j’ai envie de pleurer, mes larmes ne coulent pas. d’E. L. James.
salarié, contracte des emprunts et sance » et de l’aveuglement C’est ainsi. »
ouvre avec sa femme un bar de qu’elle a produit. Le Japon a forcé Des effets assez inattendus
jazz, le Peter Cat, à Kokubunji, les portes de la prospérité, mais à écoute le chant du vent, pages 144-145 Un an après la lecture du premier tome,
quartier de la banlieue de Tokyo quel prix ? la moitié du panel confie en avoir retiré
Dans ce vide idéologique, une quelque chose de personnel : « l’ouverture
jeunesse qui sera baptisée au dé- sur un monde assez méconnu » et « l’envie
Mettant de côté papier but de la décennie suivante « la pensé. Dans l’instant, sa vie s’est ses engagements, ne répondaient de nouvelles expériences ». L’une et l’autre
et stylo, Murakami sortit nouvelle race » (shinjinrui) cher-
che ses ancrages. Certains fuient
« transformée du tout au tout ». Il
avait 29 ans. Méthodique, il com-
guère aux attentes de réenchante-
ment de la jeune génération.
ont eu des effets assez inattendus. Si une
majorité de lectrices ont éprouvé un
d’une armoire une dans une consommation com- mença par se doter des outils né- Murakami, lui, était nourri de sentiment de bien-être dénouant les
machine à écrire Olivetti pulsive ; d’autres se dérobent aux
contraintes. Murakami est un
cessaires : une rame de papier, un
stylo. Mais écrire n’est pas chose
culture américaine – romans
noirs, Fitzgerald, Truman Ca-
tensions et frustrations de la vie quoti-
dienne, un certain nombre ont versé dans
avec un clavier anglais précurseur de cette attitude d’es- facile quand on n’a pas « la moin- pote… – et surtout de jazz. C’est la dépression. Quelques-unes sont même
et commença à écrire quive. S’il devient le romancier le
plus représentatif de sa généra-
dre idée de la manière dont il faut
s’y prendre ».
pour écouter à satiété les disques
des grands (Art Blakey, Thelo-
allées jusqu’à quitter leur conjoint. « C’est
arrivé beaucoup plus souvent qu’on ne le
dans cette langue tion, c’est sans doute grâce au ly- En littérature aussi, une page se nious Monk, Charlie Parker…) pense », a souligné Magali Bigey. De même
risme diffus de son écriture. Un tournait. La décennie avait com- qu’il avait ouvert un bar. que les dépressions causées par l’impres-
lyrisme où se mêlent la nostalgie mencé par la stupeur et l’effroi. Il y Constatant que ses efforts pour sion qu’« on ne pourra jamais vivre la
fréquenté par les étudiants. des possibles et l’âpreté d’un avait eu d’abord le suicide – à la écrire un « bon roman », selon les même chose » – autrement dit « une vie
« C’était une époque où subsis- monde dénué de sens – mais où, manière du samouraï (seppuku) – normes traditionnelles, étaient sexuelle épanouie et le même amour ». L’un
taient des interstices par lesquels de l’impromptu, peut toujours de l’écrivain Yukio Mishima (en infructueux, Murakami décida de des rares hommes interviewés dans le ca-
on pouvait se glisser dans le corps surgir l’onirique. 1970), suivi deux ans plus tard par se « débarrasser des conceptions dre de cette enquête a expliqué avoir lu
du monde », écrit-il. C’est en sirotant une bière lors celui, moins spectaculaire, de Ya- préconçues » et « de se laisser aller « Cinquante nuances » afin de comprendre
Les années 1970 sont une pé- d’un match de baseball, un jour sunari Kawabata, Prix Nobel de librement au fil de la plume à pourquoi son couple n’y avait pas résisté.
riode charnière dans l’histoire du d’avril 1978 au stade Jingu à To- littérature en 1968. Kobo Abe, transcrire ce qui [lui] passait par la Qu’en a-t-il pensé ? « C’est “Martine décou-
Japon. Celle du reflux des idéaux kyo, que l’idée, fulgurante comme dont les personnages erraient en tête ». Mettant de côté papier et vre son corps” », a-t-il répondu, dépité.
contestataires qui avaient mobi- « le bruit de la batte frappant la quête de sens, et Kenzaburo Oe, stylo, « liés à une certaine posture Malgré leurs piètres qualités stylistiques,
lisé les générations précédentes balle », s’est imposée à lui. « Tiens, aux œuvres touffues, déjà cons- littéraire », il sortit d’une armoire les livres d’E. L. James ont eu le mérite de
contre le traité de sécurité avec les et si j’écrivais un roman ? », a-t-il cience morale de son temps par une machine à écrire Olivetti avec redonner le goût de la lecture, comme
un clavier anglais et commença à l’ont constaté les universitaires. Beaucoup
écrire dans cette langue. « Après de fans de la saga n’avaient, en effet, pas
tout, je n’avais rien à perdre. » Vo- acheté un seul livre depuis le collège. Em-
Une quiète solitude cabulaire restreint, phrases cour-
tes, idées formulées le plus sim-
portées, elles se sont mises à lire réguliè-
rement – grâce à la production éditoriale
TOUT CE QUE L’ON Il ne se passe pas énormément de nir ne comptent pas parmi ses plement possible… Au fil de ce dé- qui a suivi. Hormis les maisons spécia-
aime et qui déroute choses dans ces pages. Que ce soit meilleurs. L’œuvre s’est affirmée par tour par l’anglais, il se découvrit lisées dans l’érotisme (La Musardine,
chez Murakami – les pendant les dix-huit jours de vacan- la suite. Est-ce parce que l’auteur les un style « souple et neutre ». « Je Tabou, Blanche), les collections se sont
personnages énig- ces estivales du narrateur d’Ecoute le jugeait « imparfaites » qu’il préféra ne me suis dit alors : “C’est bon, à pré- multipliées : « Spicy », chez Harlequin,
matiques, l’onirique chant du vent, où un étudiant est en pas les diffuser à l’étranger ? Dès la sent, je peux écrire en japonais” .» Il « Romantica », chez Milady, « J’ai lu pour
qui sourd du quoti- vacances dans sa ville natale au bord première phrase d’Ecoute le vent, il fait reprit papier et stylo et traduisit elle » en poche, « New Romance », chez
dien… – est en germe de la mer. Ou dans le quotidien répé- dire à un écrivain américain imagi- son texte en japonais. Hugo & Cie… C’est là, par exemple, qu’a
dans ces deux courts titif du héros de Flipper, 1973, où des naire : « Un texte parfait ou ce que l’on Envoyé à la revue littéraire été publiée en 2015 la tétralogie érotique
romans. Deux histoires qui, avec jumelles qui n’ont pas de nom, le pourrait qualifier comme tel, ça n’existe Gunzo, Ecoute le chant du vent fut « After », de l’Américaine Anna Todd, rela-
La Course au mouton sauvage (Seuil, souvenir d’une ex-copine suicidée et pas. Pas plus que n’existe un désespoir publié en 1979 et obtint le prix tant la passion entre une jeune étudiante
1990), forment la « Trilogie du Rat ». des manifestations étudiantes parfait. » p ph. p. Gunzo des nouveaux écrivains. et Hardin, inspiré du personnage d’Harry
Dans les trois textes, le « je » sans émaillent la recherche obsédante Flipper, 1973, écrit dans la foulée, Styles, le leader du groupe (adulé des ado-
épaisseur du narrateur a pour d’un flipper qu’il affectionnait. Mais écoute le chant du vent, parut un an plus tard. Peu après, lescentes) One Direction. Déjà 1,6 million
compagnon le Rat, un copain de pas plus les jumelles que la mysté- suivi de flipper, 1973 Murakami vendait son bar et d’exemplaires vendus en France pour ce
boisson et de cogitations existen- rieuse fille d’Ecoute le chant du vent (Kaze no uta o kike. commençait à écrire La Course au nouveau « sex-seller » international qui,
tielles – sur la solitude, l’aliénation, – celle qui n’a que quatre doigts à la 1973 nen no pinboru), mouton sauvage (1982 ; Seuil, selon Magali Bigey, « amène en bibliothè-
l’inexorable passage du temps, la main gauche – n’entament la quiète d’Haruki Murakami, 1990) qui, pour lui, marque le que et en librairie des gens qui n’y auraient
société… – qui restent, la plupart solitude du narrateur. traduit du japonais par Hélène Morita, véritable début de sa carrière jamais mis les pieds ». La lecture, ce vice
du temps, sans réponse. Ces textes d’un Murakami en deve- Belfond, 326 p., 21,50 €. littéraire. p impuni. p macha séry
0123
Vendredi 29 janvier 2016
Critiques | Essais | 7
Dans « Expulsions », la sociologue Saskia Sassen expose le caractère Sans oublier
systématique de la mise à l’écart dans le capitalisme. Implacable Robespierre sans légende
Dégagez-moi tout ça !
La littérature sur Robespierre (1758-1794) a fini par recouvrir
la figure de l’homme et par masquer, souvent, la portée de
son action. Une littérature thermidorienne de légende noire
dénonce très vite le tyran sanguinaire, figure commode pour
les hommes qui l’ont mis à mort le 10 thermidor et avaient
partagé ce pouvoir. Cette incarnation de la Terreur leur per-
met sans trop de mal de la conjurer et de l’oublier. Jean-Clé-
ment Martin, dans un travail maîtrisé et impeccablement
voiler des logiques souterraines, dit-elle, de ne pas rester otages des grammes de restructuration du informé, loin de tout affect psychologisant, démonte cette
de soulever les dynamiques, bref distinctions familières qui nous FMI et de la Banque mondiale ; les « fabrication d’un monstre » pour mieux retrouver le Robes-
de mettre au jour un fonctionne- font voir toutes ces choses Etats locaux, complices, assistent pierre qui précède. Une enfance difficile, une adolescence
ment systématique. Comme à comme de nature différente. à la destruction des économies studieuse, une ascension sociale et culturelle rapide, puis la
son habitude, et comme dans son Pour démontrer cette logique des petits exploitants et à leurs ré- rencontre décisive avec la Révolution et la passion politique.
julie clarini précédent livre, La Globalisation systémique, Saskia Sassen choisit percussions : exode, survie, mi- Contrairement aux images reçues, Robespierre n’est jamais
(Gallimard, 2009), Saskia Sassen notamment la Grèce (il y a fort à grations… Mais le phénomène de seul : il s’immisce dans le collectif, tient un rôle et
L
e capitalisme contem- s’intéresse à la « big picture », à la parier que le sort de ce pays ob- l’expulsion est aussi celui que la occupe une place aux yeux de tous. Autre cliché
porain est une grande vue d’ensemble. tienne dorénavant le statut de finance fait subir à l’économie : défait : Robespierre a certes des principes – ce qui
centrifugeuse. Voilà ce Pour ce chantier, la cheville paradigme dans toute analyse du flux de capital et de ressources, fait sa réputation immédiate –, mais ses manières
qu’on pourrait retenir ouvrière est le concept d’expul- capitalisme financier) : la « res- elle siphonne les autres secteurs, et ses idées sont celles d’un stratège « gouvernant
du nouvel essai de sion, qui lui permet de relier la tructuration brutale » qui y a été faisant surgir une croissance qui au centre » en louvoyant habilement entre les
la sociologue améri- situation des chômeurs radiés en menée a abouti à la réduction de dissimule la création de formes factions. Au sortir de cette biographie, il apparaît
caine, professeur à Columbia, Europe à celle des paysans expro- la sphère économique. Le PIB extrêmes de richesse et de pau- d’abord comme un maître de la politique. p
Saskia Sassen : d’abord le mouve- priés par les achats de terre en renoue certes sporadiquement vreté. Enfin, la terre elle-même antoine de baecque
ment, ensuite la puissance, les avec la croissance, mais subit cette brutalité par le fait des a Robespierre. La fabrication d’un monstre,
deux aboutissant, avec une im- au prix d’une expulsion extractions, contaminations, ex- de Jean-Clément Martin, Perrin, 368 p., 22,50 €.
placable brutalité, à des mécanis- Le concept d’expulsion massive (pauvreté ploitations, qui chassent les élé-
mes d’expulsion. Cette dynami- grandissante, chômage, ments de la biosphère (la vie elle-
que de mise à l’écart, nous en
inspire à l’auteure problème des sans-abri, même est alors « expulsée »). Son
sommes les témoins quotidiens : des passerelles entre faim, suicides chez les sort, souligne l’auteure, n’est pas
Le concert naturel
toujours plus de gens chassés de propriétaires de petits si éloigné de celui que connais-
leur emploi, privés de leur loge-
l’exploitation des commerce…). Cas ex- sent des millions de personnes La « musique des sphères » : c’est le nom que les philosophes
ment ou de leurs droits aux servi- ressources naturelles trême, la Grèce est à ses dont la santé est une variable antiques et les théologiens médiévaux donnaient à l’harmo-
ces sociaux. Un nouveau rapport yeux un miroir grossis- négligeable. nie des rapports d’intervalles entre les planètes, ce qui
de l’Organisation internationale
et la prolétarisation sant de ce que connais- Saskia Sassen ne dit pas que conférait à la musique la dimension du cosmos. Si les compo-
du travail (OIT), paru le 19 janvier, des hommes sent toutes nos éco- toutes ces forces destructrices siteurs, de l’époque baroque au monde contemporain, ne
prédit que le seuil des 200 mil- nomies déclinantes. Ce sont interconnectées. Elle dit en croient plus toujours que les consonances musicales trouvent
lions de chômeurs dans le monde « stade avancé » du capi- revanche qu’elles traversent nos leur raison d’être dans l’éternité du monde voulu par Dieu,
sera dépassé à la fin de l’année. Afrique, qui lui inspire des talisme, qui représente évidem- bornes conceptuelles, raison ils rejoignent à leur manière l’interrogation sur la place de
Que le capitalisme financier passerelles entre l’exploitation ment une rupture par rapport à la pour laquelle elles restent invisi- la musique dans la nature. C’est ce que montre Emmanuel
contemporain survive, et même des ressources naturelles et la « période keynésienne » ou à celle bles. D’ailleurs, comment les dési- Reibel, dans ce bel essai publié par Fayard en partenariat avec
s’épanouisse, dans ce contexte prolétarisation des hommes de « l’Etat communiste » privi- gner ? La sociologue parle de « for- le festival de musique nantais La Folle journée, qui se tiendra
d’une gigantesque mise au rebut (« Aujourd’hui, 2 milliards d’indivi- légiant toutes deux l’insertion, se mations prédatrices », « assembla- du 3 au 7 février. Sujet pour la musique descriptive, comme
d’une partie de l’humanité, n’est dus vivent dans une pauvreté ex- caractérise en outre par une aug- ges d’agents économiques puis- Les Quatre Saisons, de Vivaldi, point de référence
pas en soi une idée nouvelle. Mais trême et ne possèdent rien d’autre mentation des suicides et des sants, de marchés, de technologie théorique pour l’harmonie chez Rameau, source
Expulsions a une ambition plus que leur propre corps »). A ses incarcérations, autres modalités et de gouvernements ». Bien sûr, ce romantique d’inspiration pour Beethoven ou
large que l’enquête autour de yeux, c’est bien une seule logique, de l’« expulsion ». concept, comme d’autres déve- Liszt, pour finir par prendre part à la création
cette réalité, de même qu’il veut complexe dans ses mécanismes L’acquisition de terres en Afri- loppés dans l’ouvrage, peut laisser musicale, ainsi qu’en témoigne la passion de
dépasser la description de la internes mais tragiquement sim- que, par des gouvernements ou un sentiment de perplexité ou Messiaen pour les oiseaux, l’auteur montre avec
situation actuelle par le seul ple dans la brutalité qu’elle engen- des entreprises étrangers, en d’inaboutissement. Mais on ren- limpidité que la nature a offert à la musique
constat de la croissance des inéga- dre, qui est à l’œuvre : la mise à constitue une autre dimension, dra grâce à l’auteure de relever des hommes un miroir où se réfléchir. p
lités. L’ouvrage se propose de dé- l’écart. Pour la voir, il suffit, nous misérable conséquence des pro- le défi d’une pensée globale qui étienne anheim
mette à nu la brutalité et la a La Nature et la Musique, d’Emmanuel Reibel,
Une anthropologie pour les robots Historiens et sociologues (Alain Touraine, Marc
Augé, Christiane Klapisch-Zuber…) s’emploient à en
cerner les contours, aussi bien dans le dialogue avec
les autres sciences sociales que dans l’étude du
Denis Vidal rappelle l’universalité de l’exploration des limites entre humain et non-humain Moyen Age. p j. cl.
a Une autre histoire. Jacques Le Goff (1924-2014),
sous la direction de Jacques Revel
n’est pas forcément synonyme de terreur més. On ne doit pas systématiquement le et Jean-Claude Schmitt,
ni de science-fiction. Même si, en effet, rapporter à un réflexe archaïque, dit-il. Il Editions de l’EHESS, « Cas de figure », 224 p., 14 €.
l’inquiétude que cette perspective nous peut découler de la tendance écologique
inspire se prolonge, rappelle l’auteur, à « valoriser les cosmologies locales qui in-
dans la robotique la plus pointue (celle tègrent la dimension du sacré dans leur
nicolas weill qui est apparue au Japon dans les années rapport à la nature pour dénoncer des
1980), où l’on renâcle toujours à donner modes d’approche trop technocratiques
Le Louvre, visite subjective
U
n certain discours en vogue, une forme humaine aux automates. de l’environnement ». Une attitude qui ne Le Louvre insolent est un guide, ou presque. Le parti pris est
qui veut que nous soyons en- fait réellement problème que quand ces d’ouvrir un nouveau chemin au sein non pas du musée mais
trés dans une ère dite « posthu- «Retour d’animisme » « dieux qui boivent du lait » sont mobili- des œuvres elles-mêmes. Un Henri IV qui « ressemble fort à
maine », une ère où les frontiè- Or taquiner les limites entre l’humain sés par les nationalistes hindous… un transformiste tout droit sorti de chez Michou », des enfants
res entre l’homme et son environnement, et le non-humain n’est pas le seul fait de L’auteur ne se prive pas de retourner le « amorphes », des personnages aux anatomies douteuses : les
l’homme et l’animal, l’homme et la ma- notre modernité. Fabriquer des alias, des regard sur les sociétés occidentales, où la tableaux choisis sont des « nanars », des « fenêtres [ouvertes]
chine, seraient brouillées au point de dis- figurines ou des reproductions au point confusion entre sujet et objet est de manière intempestive sur le comique et le grenier à fantas-
paraître, est souvent source de malaise, de leur prêter un comportement auto- aux frontières bel et bien présente comme une mes personnel ». Le livre tient donc de la chronique subjec-
voire de panique. L’effroi qu’il provoque a nome (comme dans le cas passionnant de l’humain. tradition cachée. Il analyse dans tive, laissant libre cours aux interprétations fantasques de
une origine littéraire qui renvoie aux dé- de ces statues de dieux himalayens dont dieux, figures cet esprit le rôle qu’ont joué les ses auteurs. Si, à côté de chaque œuvre, une courte note pré-
sastres commis par le Golem ou Fran- les porteurs prétendent que ce sont elles de cire, robots et mannequins de cire dans la Ré- cise le contexte historique ou le mythe qui l’a inspirée, c’est
kenstein. Aux débuts des années 2000, qui impriment le mouvement de leur autres artefacts, volution française. La première là l’unique héritage du
une série télévisée américaine, un space procession), voilà qui n’est pas nouveau. de Denis Vidal, démonstration populaire de format « classique » d’un
Débat avec
opera d’une exceptionnelle profondeur, Nouveau est en revanche le rôle que l’opi- Alma, 310 p., 29 €. 1789 ne s’organisa-t-elle pas, le guide. Car tout tranche,
« Battlestar Galactica », avait cependant nion publique et les médias jouent dans 12 juillet, autour de la prome- jusqu’à l’apparence ANASTASIA COLOSIMO
pour
montré des robots (les Cylons) et leurs ce « retour d’animisme », autrement dit nade de deux bustes en cette matière, même. La logique
Les Bûchers de la liberté
créateurs humains se livrant de specta- dans la croyance en une nature humani- ceux de Necker, ministre renvoyé par d’agencement des ima- (Ed. Stock)
culaires batailles, mais aussi régénérant sée capable de réflexion et de réaction. Louis XVI, et de Philippe d’Orléans, arra- ges comme la qualité des et
notre idée d’humanité en la mêlant dans Ainsi, le 21 septembre 1995, des masses chés au physicien et sculpteur Philippe reproductions éviterait PASCAL ORY
une sorte de mixité rédemptrice. indiennes convergèrent-elles vers les Curtius, dont l’assistante n’était autre même aux plus pares- pour
L’ouvrage de l’anthropologue Denis Vi- temples hindouistes. On y aurait « cons- que la fameuse future Mme Tussaud ? En seux le déplacement Ce que dit Charlie
(Ed. Gallimard)
dal, spécialiste de l’Inde – par ailleurs l’un taté » que les statues de Ganesh, de Shiva somme, la familiarité entre l’homme et ce au musée. p
à la librairie
des collaborateurs de l’exposition « Per- et d’autres divinités absorbaient le lait qui le dépasse révèle une histoire plus astrid landon
sona » consacrée aux « objets anthropo- qu’on leur apportait en offrande. ancienne et plus complexe qu’on ne croit. a Le Louvre insolent, L E D I VA N
morphiques » ; Musée du Quai Branly, Denis Vidal scrute en détail le proces- Le grand mérite de cet essai illustré, sou- de Cécile Baron et François le vendredi 29 janvier à 19h
203, rue de la Convention, Paris 15e
jusqu’au 13 novembre – veut démontrer sus politique autant que social qui a attri- vent drôle et pittoresque, est de nous en Ferrier, avec Frédéric Alliot, 01 53 68 90 68
que le dépassement de l’humanisme bué ce jour-là une âme à des objets inani- faire entrevoir le cours. p Anamosa, 128 p., 16,50 €. www.librairie-ledivan.com
8 | Chroniques 0123
Vendredi 29 janvier 2016
Le feuilleton
D’ÉRIC CHEVILLARD
Seconde chance
«Ecrire,
la décision la
plus saugrenue
de ma vie»
raphaëlle leyris
Parcours
S
ibylle Grimbert est une spé-
cialiste des identités incertai-
nes. Des personnages pas bien 1967 Sibylle Grimbert naît à Paris.
sûrs de qui ils sont, de ce qui
constitue leur singularité ; ils 2000 Birth Days (Stock).
doutent même souvent d’en
avoir seulement une. Ils ont la mémoire 2004 Il n’y a pas de secret (Stock).
qui flanche, des souvenirs qui s’effacent
(Birth Days, Le Centre de gravité, Il n’y a 2011 La Conquête du monde
pas de secret, Stock, 2000, 2002, 2004) ; (Leo Scheer).
soumis à des parents tyranniques, ils hé-
sitent entre leur soif d’indépendance et 2013 Création de la maison
une habitude confortable de l’aliénation d’édition Plein jour. Parution du Fils
qui leur évite les choix existentiels (Toute de Sam Green (Anne Carrière). JEAN-LUC BERTINI/PASCO
une affaire, Léo Scheer, 2009 ; Le vent
tourne, Léo Scheer, 2001 ; Le Fils de Sam
Green, Anne Carrière, 2013). De ce point
de vue, Avant les singes, son neuvième
roman, a des airs de point d’orgue, ve- sur ce qui serait advenu de sa vie si… » nue de ma vie, moi qui n’ai même pas été cée pour le dernier trimestre par une insti-
nant ressaisir les enjeux qui hantent le
travail de Sibylle Grimbert depuis quinze
C’est ainsi qu’en arrivant à Zermatt, en
Suisse, pour une cérémonie, Sabine, qui
une lectrice particulièrement précoce. »
Alors, puisqu’elle a si diligemment posé
tutrice qui a pris la classe sans avoir
consulté les dossiers. En une semaine, je Extrait
ans. Elle donne d’ailleurs à ses personna- travaille dans l’entreprise de sa mère de- la question, pourquoi ? « Peut-être parce suis passée en tête de classe, sixième exac-
ges des prénoms déjà croisés dans son puis qu’un pied cassé a brisé sa carrière que, chez moi, c’était ce qu’on pouvait rê- tement. » Depuis, elle n’a cessé de penser : « A cet instant, Baptiste, le
œuvre (Sabine, Paula, « des noms qui ne li- de danseuse, se retrouve confrontée à ver de mieux, de plus admirable, de plus « Sans les varices, je n’ai aucune idée de seul individu ordinaire, de
vrent aucun indice particulier sur ceux qui deux autres versions d’elle-même : l’une, inaccessible. » ce qui me serait arrivé. » l’espèce classique qui était
arpion intact, est devenue danseuse ; Chez elle, dans la famille Grimbert, on Après ce « miracle », la scolarité est plus la sienne qu’elle avait croisé
l’autre est une femme d’affaires. Les tient ensemble une prestigieuse bouti- sereine et classique, qui la mènera à faire ici, avançait vers elles sans
Etrangement, l’auteure univers différents où elles évoluent que, Arnys, installée en 1933 par son du droit jusqu’à la licence, puis à changer paraître les voir ; à trois
dit qu’elle s’est peu (la différence entre eux a notam- grand-père dans le 7e arrondissement de pour la littérature, qu’elle étudie à Jus- mètres, il sursauta en les
ment trait au fait que s’y soit dérou- Paris, tailleur sur mesure qui habille sieu avant de passer à la pratique. Au mi- remarquant, et fuit aussitôt,
amusée à écrire lée une seconde guerre mondiale et hommes politiques, banquiers, avocats tan de la vingtaine, Sibylle Grimbert courbant les épaules, rédui-
« Avant les singes », à l’existence d’un grand écrivain
français nommé Barjelot) sont réu-
et quelques écrivains… Sibylle Grimbert
elle-même y a travaillé une dizaine
commence donc à écrire. « Je crois que ce
que je cherchais, c’est à être jugée. A voir
sant sa masse corporelle
autant qu’il pouvait comme
pourtant très drôle nis en ce lieu et ce moment précis. d’années, s’occupant des relations avec la qui j’étais, à savoir ce qu’il y avait en moi, s’il croyait en l’invisibilité.
Sibylle Grimbert n’ira pas nier que presse, après avoir traversé sa version même si cela faisait très peur. » Birth Days Ce en quoi il confirmait
la question centrale d’Avant les sin- personnelle du pied cassé, sur laquelle est publié chez Stock, puis Le Centre de d’ailleurs qu’il appartenait
les portent, et ne viennent pas raconter ges est proche de ses interrogations inti- elle ne souhaite pas s’étendre. A la ré- gravité. « A l’époque, commente Sybille au monde normal où, en se
une autre histoire que celle du livre »), en mes : « Qu’est-ce qui est moi, vraiment flexion, dit-elle, c’est au moment où son Grimbert, je n’ai pas eu le sentiment d’y racontant n’importe quoi,
poursuivant dans la veine « un peu loufo- moi ? Et qu’est-ce qui est une somme de père et son oncle ont décidé de revendre voir apparaître quelqu’un qui soit vrai- on évite les affrontements
que, un peu potache » de La Conquête du déterminismes et de hasards ? » Sans Arnys à Berlutti, en 2013, qu’a sans doute ment définissable. » inutiles.
monde (Léo Scheer, 2011) et Le vent même qu’il soit nécessaire de la pousser grandi l’idée d’Avant les singes, au mo- Nouvelle « bifurcation », littéraire plu- Immédiatement, la main de
tourne. dans cette direction, elle poursuit : ment où il lui a fallu imaginer ce qu’elle tôt que biographique : un ami lui dit qu’il Séverine se saisit de l’avant-
Au départ d’Avant les singes, il y a cette « Pourquoi ai-je décidé d’écrire ? Ça m’a ferait après, et alors que passait entre des ne retrouve pas dans ses livres la fille bras de Valérie, et deux rictus
idée : « Je voulais une fille s’interrogeant toujours semblé la décision la plus saugre- mains étrangères ce qui constituait son « drôle » qu’elle est (vraiment) dans la vie. offensés se posèrent sur
univers le plus familier. « Tout a changé « Ça m’a vexée, piquée, mais je me suis leurs visages indignés par
de manière abrupte, sans que j’aie rien demandé en effet pourquoi je n’étais pas la couardise masculine.
choisi… La réflexion sur les bifurcations de dedans. » Si ce sérieux a un lien avec une A cause de leur soudaine res-
Univers parallèles et soi et soi et soi l’existence y a trouvé un fort écho. » Si vision « sacralisée » de la littérature, et semblance, Sabine pensa
quitter Arnys n’a donc pas été son choix, avec l’influence « un peu écrasante à qu’elle aurait pu être Séve-
EN EXERGUE d’Avant les singes, rence entre les mondes, de seconde c’est bien elle en revanche qui a décidé de l’époque » du Nouveau Roman, elle sait rine si elle l’avait voulu. »
Sibylle Grimbert a placé une guerre mondiale ayant eu lieu ou la suite, en fondant avec son compagnon, qu’il a aussi à voir avec la peur de paraître
phrase de La Chasse au snark, de pas, de Flaubert et d’un certain Bar- Florent Georgesco, une maison d’édition, idiote. « La phrase de cet ami a dénoué avant les singes, page 64
Lewis Carroll : « Car ce snark était jolet. On va croiser des singes qui Plein jour, spécialisée dans la non-fiction quelque chose », conclut-elle. Le roman
un boojum, voyez-vous. » Et tout parlent grâce à une machine inven- littéraire. suivant, Il n’y a pas de secret, ouvre grand
le neuvième roman de Sibylle tée dans le futur, voir des paysages Voilà pour la plus récente des « bifurca- les portes à l’humour de Sibylle Grim-
Grimbert, avec ses accents de se défaire, s’effacer des visages et se tions » qu’ait empruntée sa vie. La pre- bert, à son regard de subtile ironiste. chose » : « J’ai fait plein de débuts, d’une
science-fiction, va être au diapa- chevaucher les temps. mière, selon elle, celle à propos de la- Un humour qui est sans aucun doute la quarantaine de pages, qui finissaient tous
son de cette citation, de la course Et, cependant, on ne va jamais quelle elle s’est le plus souvent interro- caractéristique première d’Avant les sin- dans une impasse. J’avais peur de tout :
à l’inventivité romanesque et s’égarer ni cesser de suivre ce gée sur le mode « que se serait-il passé si ges, où l’on trouve en la matière de par- que ce ne soit pas compréhensible, que
langagière qu’elle lance. roman survolté où se retrouvent les ça ne s’était pas arrangé in extremis ? » faits morceaux de bravoure – comme la mes histoires de pizza aient l’air d’un ca-
Quand commence l’histoire de obsessions de Sibylle Grimbert, de remonte à la classe de 8e. Presque qua- découverte qu’il existe un monde où la price. » Que faire en pareil cas ? En reve-
Sabine, venue à Zermatt assister à l’identité aux rapports toxiques rante ans après, une forme de colère pizza n’a jamais dépassé les frontières de nir, toujours, aux grands textes qui ont
la remise d’un prix à son mari entre parents et enfants, en passant sourd encore dans sa voix quand elle Naples, ou comme la promotion par le marqué : « La Contrevie et Opération Shy-
pour sa pilule Yourself, supposée par la lutte constante entre soi et évoque « la série d’injustices dégueulas- mari de Sabine de la pilule Yourself cen- lock, de Philip Roth, comme La Défense
aider chacun à être vraiment lui- soi (Sabine et les deux autres se ses » infligées par une institutrice, qui l’a sée asseoir la confiance en soi de chacun Loujine, de Nabokov, sont des livres d’une
même, le lecteur est très loin de jalousent les unes les autres). Elle fait passer du statut de plutôt bonne (« Chacun de nous est un peuple à lui tout liberté folle, qui donnent une sorte d’auto-
pouvoir deviner où l’auteure va les creuse ici avec une liberté et une élève à celui d’avant-dernière de la classe seul qui a le droit d’être reconnu, (…) nous risation essentielle. » Ils lui ont ouvert la
l’entraîner. Bientôt, tandis que drôlerie qui laissent le lecteur, à ayant perdu en deux semaines l’écriture sommes tous la tribu amazonienne qu’on possibilité d’écrire ce roman-là, à l’origi-
Sabine rencontre deux autres ver- l’issue de cette virée en une si pro- et le calcul, menacée d’être envoyée dans ne peut pas laisser s’éteindre, notre per- nalité échevelée et à la folie parfaitement
sions d’elle-même, dotées de la che terre d’étrangeté, essoufflé un établissement spécialisé pour les élè- sonnalité est une tribu qui se bat pour sa contrôlée, qui rend hommage à des maî-
même mère abominable, il va être et ébloui. p r. l. ves en grande difficulté, tandis que « tous reconnaissance, contre son extinction ! ») tres mais ne ressemble qu’à son auteure.
question d’univers parallèles con- les soirs, la famille partait en vrille au-des- Etrangement, Sibylle Grimbert dit Qui s’interroge sur les vies différentes
frontés les uns aux autres en cet avant les singes, sus des devoirs ». Ce qui l’a sauvée ? Un qu’elle s’est peu amusée à l’écrire. Elle re- que l’on pourrait mener mais confirme
hôtel suisse, de pizzas et d’ome- de Sibylle Grimbert, coup du sort formidablement trivial : fuse d’en « faire tout un plat », mais elle a que, décidément, avec la littérature, Si-
lettes comme marqueurs de diffé- Anne Carrière, 250 p., 18 €. « La prof a eu des varices, elle a été rempla- eu « un mal de chien à aboutir à quelque bylle Grimbert a fait le meilleur choix. p
10 | Les choix du « Monde des livres » 0123
Vendredi 29 janvier 2016
Littérature
de Jean Echenoz, L’auteur de La Splendeur dans l’herbe
Minuit, 320 p., 18,50 €. sera à la librairie Les Cahiers de Colette,
La mission de Constance est très sim- 23-25, rue Rambuteau, Paris 4e,
ple : il lui revient de « déstabiliser la le samedi 5 février ;
Corée du Nord ». Constance n’est pas à la librairie Mollat, 15, rue Vital-Carles,
agent secret : son seul fait d’armes Bordeaux, le mardi 9 février ;
Le Nouveau Nom, est d’avoir interprété un tube adoré à à la librairie Le Square, 2, place du
d’Elena Ferrante, Pyongyang. Malgré son scepticisme, Docteur-Léon-Martin, Grenoble,
traduit de l’italien par Elsa Damien, la voilà embarquée pour jouer l’en- le mercredi 9 février ;
Gallimard, « Du monde entier », voyée très spéciale dans la dictature à la librairie Ombres blanches,
560 p., 23,50 €. communiste. Ce nouveau roman de 50, rue Léon-Gambetta, Toulouse,
Avec Le Nouveau Nom, Elena Jean Echenoz évoque tout à la fois le vendredi 12 février ;
Ferrante (pseudonyme d’un auteur L’Equipée ma- à la librairie Massena, 55, rue Gioffredo,
inconnu) poursuit sa formidable laise, Lac et Nice, le mercredi 17 février.
tétralogie romanesque, L’Amie prodi- Les Grandes
gieuse. On y suit l’amitié-amour- Blondes, et camille laurens
passion de deux amies, Lila et Elena, enthousiasme, L’auteure de Celle que vous croyez
leurs rêves respectifs, leurs trahi- comme eux, sera à la librairie Ombres blanches,
sons, leurs amours et leurs désa- pour son 50, rue Léon-Gambetta, Toulouse,
Histoire mours… Et surtout les stratégies dif- rythme et son le vendredi 29 janvier ;
de la violence férentes qu’elles mettent en œuvre
pour échapper à la soumission pa-
contagieux
bonheur
à la librairie Doucet, 66, avenue
du Général-de-Gaulle, Le Mans,
d’Edouard Louis, triarcale, au déterminisme social. p d’écriture. p le vendredi 5 février ;
Seuil, 240 p., 18 €. à la Fnac Montparnasse, 136, rue
Nuit de Noël 2012 : Edouard Louis est de Rennes, Paris 6e, le mardi 16 février.
abordé dans la rue par Reda. Montés Pour la Le Chant de
chez le premier, ils couchent ensem-
peau la Tamassee édouard louis
ble, discutent. A 6 heures du matin, L’auteur d’Histoire de la violence
Reda agresse et viole son amant. Le d’Emmanuelle de Ron Rash, sera à la librairie Les mots à la bouche,
récit des faits – et des démarches mé- Richard, traduit de l’anglais (Etats- 6, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie,
dicales et judiciaires qui ont suivi – L’Olivier, 224 p., 18 €. Unis) par Isabelle Reinharez, Paris 4e, le jeudi 28 janvier ;
par Edouard Louis s’entrelace à la Comment écrire, Seuil, 234 p., 19 €. à la librairie Massena, 55, rue Gioffredo,
version de sa sœur. Cette intrication dans les années Ruth, 12 ans, se noie dans Nice, le vendredi 5 février ;
des narrations correspond à celle 2010, sur la pas- la Tamassee, rivière qui à la Fnac Saint-Lazare, Passage du Havre,
des logiques de domination (ra- sion amoureuse, sépare la Caroline du 109, rue Saint-Lazare, Paris 9e,
cisme, mépris de classe, homopho- sans naïveté (litté- Sud et la Géorgie. De sur- le jeudi 11 février ;
bie…) que l’auteur dissèque au fil de raire) ni mièvrerie croît, son corps est pri- à la librairie Ombres blanches,
cette splendide et douloureuse (psychologique) ? sonnier, sous un rocher. 50, rue Léon-Gambetta, Toulouse,
quête de vérité. p Emmanuelle Ri- Pour l’en extirper et in- le mardi 16 février ;
chard offre sa ré- humer la fillette, un bar- à la librairie Atout livre,
ponse avec ce rage amovible en amont 203 bis, avenue Daumesnil, Paris 12e,
deuxième livre, serait la solution, mais le vendredi 19 février.
original et réussi. une loi fédérale s’y op-
Récit d’une ren- pose. Dans la vallée, le didier pourquery
contre de deux débat fait rage, tandis L’auteur de L’Eté d’Agathe
corps autant que que les lieux du drame agissent comme un bain révélateur sera à la librairie Les Traversées,
de deux âmes, Pour la peau semble écrit pour sauver une pour des protagonistes traumatisés par des deuils ou des ac- 2, rue Edouard-Quenu, Paris 5e,
histoire et les instants de grâce qui l’ont jalonnée. p cidents. Captivant. p le jeudi 28 janvier.