Untitled
Untitled
Untitled
Un seul homme a en lui cent hommes possibles. Est-il bon ? Est-il méchant ? Les deux. Vous pouvez être,
et vous le savez, tendre et cruel, raisonnable et violent, capable de sagesse et de folie. Cela dépend des
circonstances, des lectures, des conseillers, des partenaires. Pensez, par exemple, à Chateaubriand. II y
avait en sa composition un homme religieux, croyant, très attaché au christianisme par ses souvenirs
d'enfance et d'adolescence, mais aussi un homme prêt à succomber à toutes les tentations que condamne
le christianisme, un orgueilleux, un libertin. Lequel de ces personnages, était Chateaubriand ? Aucun, si
vous le séparez des autres: Chateaubriand était une somme. [...]
Nous jouons des rôles pour nous comme pour les autres. En passant sous les projecteurs des sentiments
et des âges, nous en prenons les couleurs comme ces danseuses dont la robe est blanche, mais qui
paraissent tour à tour jaunes, roses ou bleues. Votre « moi » jeune rit aujourd'hui des passions des vieillards
qui seront les vôtres quand vous traverserez le faisceau du projecteur de la vieillesse. La fonction aussi
transforme les êtres. [...]
Il y a des êtres qui, très tôt dans la vie, ont adopté une pose et ne la quitteront plus. Parfois cette pose est
belle. C'est celle de l'homme sage, austère, fidèle qui se consacre entièrement au bonheur des autres et a
renoncé aux plaisirs (...) Alors on pense confusément qu'on a raté sa vie, qu'on s'est privé des plus grandes
joies. Et pourquoi ? Parce que l'on n'osait plus cacher de son visage le masque sous lequel tous avaient
appris à vous reconnaître et qui d'ailleurs représentait l'un des aspects vrais de votre personne. Un seul
aspect réalisé à côté de tant de possibles condamnés.
J'avais naguère connu, en Angleterre, une femme ravissante, d'une timidité presque morbide. Épouse d'un
mari très intelligent, elle semblait tout à fait éteinte par lui. Des hommes, attirés par sa beauté, lui avaient
fait une cour ardente, son mutisme et son apparente indifférence tes avaient découragés. Un soir une
hôtesse londonienne donna un bal masqué. Le hasard m'assit un instant à côté d'une jeune femme très
bien faite, qui ne dansait pas. J'engageai par politesse une conversation ; elle répondit avec tant d'esprit,
tant de hardiesse que je restai près d'elle, conquis. Quand elle fut bien sûre de m'avoir enchanté par la
grâce de son corps et celle de ses propos, elle rit et souleva son masque. Stupéfait, je reconnus ma belle
muette. Le masque lui avait permis d'être une autre. Une autre qui était elle-même. Sans doute est-ce pour
des raisons de ce genre que les bals masqués de l'Opéra eurent jadis tant de succès. Il est si agréable de
s'oublier pour se retrouver différent.