13 Notes-Sur-La-Temporalite-Chez-Merleau-Ponty-Complet
13 Notes-Sur-La-Temporalite-Chez-Merleau-Ponty-Complet
13 Notes-Sur-La-Temporalite-Chez-Merleau-Ponty-Complet
Patrick Leconte
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« Où suis-je, et quelle heure est-il ? » telle est de nous au monde la
question inépuisable.
( P. Claudel, Art Poétique, cité dans Le Visible et l’Invisible p.140 et
161 )
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Dans la Phénoménologie de la Perception, les analyses du “corps propre”, de la spatialité,
celles du sentir et de l’expressivité ou de “l’être-avec-autrui”, celles du langage et de la vérité
convergent toutes vers la constatation que le monde est « autour de nous, non pas comme un
système d’objets dont nous faisons la synthèse, mais comme un ensemble ouvert de choses vers
lesquelles nous nous projetons » (Ph.P. p.444), aussi « à cette unité ouverte du monde doit
correspondre une unité ouverte et indéfinie de la subjectivité » ( p. 465) .
Comprendre cette « unité ouverte », unité qui n’est pas substance close sur sa certitude
monadique, ouverture qui n’est pas dispersion dans l’en-soi, c’est comprendre le sujet comme
ek-stase, c'est le penser comme arrachement de la présence à elle-même, au calme repos de
l'être, et dans ce passage au non-être penser le devenir de l'être comme présentification, co-
naissance de la conscience et du monde. Il s’agit donc de comprendre le rapport de la
conscience et du temps, car c’est « par une nécessité intérieure » (p.469) que le sujet est
“temporel”, et, parce qu’« ils communiquent du dedans » (ibid.), sujet et temps ne se
comprennent que l’un par l’autre, l’un en l’autre.
Du temps nous savons d'abord ce qu'en sait l'attitude naturelle : « on dit que le temps
passe ou s'écoule » (p. 470). Mais cette représentation du devenir, de l'écoulement de toute
chose, l'image du fleuve en lequel “tout coule” est source de confusion : elle suppose que nous
détachions, dans le cours du devenir, des événements qui passent, qui seront séparés de ce cours
en lequel ils passent, car dans l'indifférencié rien ne passe, rien ne se passe. C'est donc que
« nous mettons subrepticement dans le ruisseau un témoin de sa course » (p.470). En vérité il
n'y a d’événement que pour un observateur qui l'isole « dans la totalité spatio-temporelle du
monde objectif » (ibid.). Le temps qui passe comme un fleuve « suppose une vue sur le temps »,
« le temps n'est donc pas un processus réel... Il naît de mon rapport avec les choses » (p.471).
« Il n'y a qu'un seul être indivisible et qui ne change pas » (p.470), l'être est tout entier
présent, il a besoin d'un sujet pour se déployer, un sujet qui en quelque façon fasse être le Non-
Etre en lequel l'Etre pourra passer et devenir. La logique dialectique des concepts devient ici jeu
de la temporalisation, « ce qui manque à l'être lui-même pour être temporel, c'est le non-être » et
c'est cette « possibilité de non-être » qu'apporte la subjectivité (ibid.).
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S'il faut, avec Saint Augustin, concevoir la mémoire comme présence du passé, le passé
conservé, le passé-présent se caractérise comme présence d'une absence. Cette définition est
précisément la même que celle de l'image « qui donne son objet comme n'étant pas » (J.P.
Sartre, L'Imaginaire p. 35), car la “conscience imageante”, c'est l'acte de poser une absence, une
présence sur le mode de l'absence, « une façon pour Pierre de m'apparaître absent » ( p.54). La
confusion qui s'introduit entre mémoire et imagination, celle-là même que Husserl reprochait à
Brentano, vient de ce que le souvenir y est dépossédé de sa dimension temporelle. Il est présent,
c'est ce dont il est le souvenir qui est passé, mais entre eux le lien est rompu et on ne comprend
plus comment l'un peut rappeler l'autre. C'est que le passé-présent en tant que souvenir est alors
détaché du flux temporel auquel il appartient et on considère précisément que c'est en étant ainsi
détaché, purifié de sa temporalité qu'il échappe à l'anéantissement. La mémoire qui conserve ne
conserve qu'en sauvant le temps de lui-même.
De tout cela il ressort que la conscience n'est pas « enfermée dans le présent » (p. 474)
mais qu'au contraire « elle déploie ou constitue le temps » (ibid.), qu'elle n'y est pas située mais
voyage en lui, y « chemine librement ».
L’expression de “constitution du temps” ne laisse cependant pas d'être ambiguë. Dire que
la conscience constitue le temps, n'est-ce pas la situer hors du temps et la placer dans l'éternité ?
Et un temps qui serait “constitué”, ne serait-il pas un temps déployé, mis à plat par la conscience
qui le constitue, ses trois moments nivelés pour une conscience qui les représente de l'extérieur
et par elle posés l'un à côté de l'autre sans différence ?
« Le temps comme objet immanent d'une conscience est un temps nivelé, en d'autre termes
n'est plus du temps » (ibid.). En retirant la conscience du temps on retire au temps sa
temporalité. « Il est essentiel au temps de se faire et de n'être pas, de n'être jamais complètement
constitué » (ibid.).
Il ne saurait donc y avoir une « conscience thétique du temps qui le domine et qui
l'embrasse » (p. 475). Il n'y a pas de sujet intemporel, éternel. « Si nous devons rencontrer une
sorte d'éternité, ce sera au cœur de notre expérience du temps » (ibid.). Avoir conscience du
temps, ce n'est pas le constituer comme quelque chose que l'on pose en face de soi, comme un
objet, mais c'est participer à son déploiement infini.
Mais une telle participation ne doit pas non plus être comprise comme accompagnement,
sympathie, au sens bergsonien, ce serait maintenir encore la conscience en retrait du temps. La
conscience n'est ni éternelle, ni, en un sens, temporelle, mais le temps est « une dimension de
notre être » (ibid.).
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Comment comprendre ce rapport de la conscience et du temps dont Merleau-Ponty nous
dit qu'il est un rapport de constitution bien que le temps ne soit jamais “constitué” ni la
conscience “constituante” ?
C’est que je ne fais pas le temps, j'ouvre le temps, le temps est cette ouverture de mon
être, constitutive de ma conscience. Ouverture au passé, à l'avenir, selon autant de « lignes
intentionnelles » (p. 476), rétentions et protensions qui avaient d'abord été appelées “sens de
l'avenir” et “sens du passé” et qu'il faut comprendre non pas comme des intuitions mais comme
des actes, et non pas comme provenant d'un “Je central” qui les ordonnerait mais comme une
modalité de mon être.
« Le temps n'est pas une ligne mais un réseau d'intentionnalités » (p. 477). Aller vers le
passé, c'est, nous l'avons vu, le rejoindre “en personne”. Je ne construis pas le passé, « je
l'atteins dans son ecceité » (ibid.). Se souvenir c'est rejoindre le passé au travers des rétentions
ou Abschattungen successives qui forment l'épaisseur temporelle dont se charge et par
lesquelles s'éloigne le passé, ce qui me donne “le sens de passé” comme dimension expresse du
souvenir. Merleau-Ponty reprend alors ce que Paul Ricœur appelle « le malheureux schéma
husserlien » (Par delà Husserl et Heidegger, Les Cahiers de Philosophie n° 7, p. 20).
« Il y a un seul temps qui se confirme lui-même » (p.481). C'était une erreur de chercher
à penser la continuité à partir d'une succession des moments tout autant qu'il était ruineux de la
penser à partir de la confusion des moments. La continuité du temps, c'est son mouvement
même de passer en chacun de ses moments tout en restant un et le même. Transcendance du
temps en lui-même qui ne se quitte que pour se retrouver.
Il faut préciser cette nature ek-statique de la temporalité. Paul Ricœur fait justement
remarquer que Merleau-Ponty emploie cette expression au singulier, alors que Heidegger nous
parle des ek-stases temporelles. C'est que Merleau-Ponty en vient au caractère ek-statique de la
temporalité à partir de l'analyse husserlienne des protensions et rétentions, et pour en résoudre
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les difficultés. C'est donc, à travers cette notion, un divers qu'il s'agit d'unifier pour éviter un
morcellement de la temporalité en une pluralité d'actes de la conscience. L'ek-stase est alors « la
loi unique de ces mouvements centrifuges » (p.479) qui en assure l'unité.
C'est cette même unité du temps que vise Heidegger mais comme unité des ek-stases, ou,
selon une expression de Etre et Temps que cite Merleau-Ponty : temporalité qui « se temporalise
comme avenir-qui-va-au-passé-en-venant-au-présent » (Ph. P. p. 480, Sein und Zeit p. 350, trad.
Martineau p.244).
Il n'y a pas en effet « succession des ek-stases » nous explique Heidegger, mais le temps
naît d'une seule temporalité qui « se temporalise dans chaque ek-stase de manière totale »
(ibid.), déploiement entier de soi de la temporalité se temporalisant, dans « l'unité ek-statique de
la temporalisation à chaque fois pleine de la temporalité » (ibid.).
Il y a, dit Merleau-Ponty, un « recouvrement » des moments du temps les uns sur les
autres (Ph. P. p. 480), le passage de l'un à l'autre de ces moments saisis dans leur extériorité n'en
est que la manifestation extérieure et la représentation objectivante.
Si le temps est « éclatement » (ibid.), c'est sur le fond de cette unité, sans elle la
temporalisation serait pure dispersion. L'unité de la temporalité peut être ek-statique sans se
défaire parce qu'elle est tout entière en chacun de ses moments.
Ainsi doit se comprendre l'unité du temps qui « se devance lui-même ». Au temps “qui
passe”, qui “s'écoule” et dont les moments se perdraient alors dans la dispersion si un Je ne
venait produire une « synthèse qui réunisse du dehors en un seul temps les tempora » (p. 481), il
faut opposer un temps qui ne se quitte pas, une permanence du temps. Le temps « “demeure” et
ne “s'écoule” ni ne “change” » (p.482) comme Kant l'avait déjà compris.
Comprendre le sujet comme temps, c’est d’abord comprendre la temporalité en son vrai
sens :
Il est vrai que « la conscience dernière est “sans temps” » comme le dit Husserl, mais
c’est « en ce sens qu’elle n’est pas intratemporelle » (p.483). Car s’il faut en effet poser une
“conscience dernière” qui demeure, sans quoi rien de ce qui change ne pourrait être conçu, ni
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même perçu, est-ce dire pour autant qu’elle est par essence éternelle ? « Revenons-nous ainsi à
une sorte d’éternité ? » se demande Merleau-Ponty (ibid.) .
Heidegger dans sa lecture de Kant rencontrait la même question de la compréhension du
moi « fixe et permanent » (Kant... p. 247) : Kant se représente-t-il une âme-substance ? un moi
éternel et infini ? Si le moi est « fixe et permanent » c'est plutôt en ce sens qu'il se pose lui aussi
comme « horizon d'identité » (p.248), condition de toute objectivation. Et si le moi peut se poser
comme permanent sans se poser comme substance, c'est qu'il se pose comme le temps lui
même, « le moi est temporel au point d’être le temps lui-même » (ibid.), il est « le temps
originel » (ibid).
Mais si le sujet est « le temps lui-même » comme le dit Heidegger, c’est également que le
temps est sujet. Ici encore, c’est à la lecture heideggerienne de Kant que Merleau-Ponty nous
renvoie.
Le temps, forme de l'intuition, est la manière dont un esprit est affecté, mais en tant qu'il
s’affecte lui-même. Il est « par nature, pure affection de soi-même » (Kant... p. 244). C'est-à-
dire que, comme « sens intérieur », il est « la manière dont l'esprit est affecté par sa propre
activité » (CRP p. 73). En ce sens « le temps, auto-affection pure, forme la structure essentielle
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de la subjectivité » (Kant...p 244). Le sujet est cette temporalité qui se saisit elle-même comme
temporalité temporalisante, et le temps est « l'intuition pure finie » de soi (p.245).
Kant est ainsi, selon Heidegger, celui qui aura saisi véritablement « l'essence profonde de
la transcendance » dans la temporalité (ibid.).
Si on peut dire que le temps est « affection de soi par soi », c'est, pour Merleau-Ponty, qu’
il est à la fois passage et série. Comme passage, continuité, il s'affecte, se traverse et se
transporte lui-même en tant que série, succession de maintenants. Il se pousse lui-même d'un
présent en un autre présent. Si le temps est ek-stase, ce n'est pas qu'il sorte de soi, mais qu'il
s'engendre lui-même.
Le temps est donc bien la subjectivité même. Car celle-ci est d'abord position de soi et
c'est précisément ce que l'on dit du temps, il est “manifestation de soi-même”, il se pose soi-
même au-delà de soi-même, il se temporalise.
Il y a donc d'abord ceci qui fait l'unité du temps et du soi : ils ne sont pas faits, ils ne sont rien
d'étant, ils se font à partir de soi-même, ils sont et ne sont que cet acte de s'engendrer soi-même
dans leur manifestation.
Mais il est essentiel à cet être-hors-de-soi, à cette ek-stase, de n'être pas pure perte de soi
mais rassemblement en soi-même comme totalité-se-faisant, se donnant à soi-même en chaque
instant, dans une synthèse de transition. Le temps doit donc être « temps qui se sait » (Ph.P. p.
487), c'est-à-dire qui ne s'oublie pas lui-même (il ne serait que succession d'instants extérieurs
les uns aux autres) mais se retient en lui-même en chaque présent, chaque “champ de présence”.
Il est donc “rapport de soi à soi”, “ipséité”, « le temps est quelqu'un » (p.482).
Si ici se « dessine une intériorité » (p. 487), ce ne peut être au sens de la fermeture sur soi
d'une intimité mais au sens d'une ouverture. Si Heidegger précise que cette ipséité est telle « que
le soi peut devenir “conscience de soi” » (Kant.. p. 244), cela ne peut se comprendre ni au sens
de l’ego cogito ni au sens du moi empirique mais comme leur source unique, l'ouverture qui
délivre un sujet de la pensée comme un sujet psychologique ou historique. La temporalité est
cette « ouverture du là » qui « ouvre originairement l'être-au-monde à chaque fois total, c'est-à-
dire le monde, l'être-à et le soi-même que cet étant est en tant que “je suis” » (E. et T. p. 212),
temporalité qui permet qu'un étant « qui existe comme son là » ( p. 244) soit caractérisé comme
« être-éclairci » (p. 112, 121).
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A cette difficulté du rassemblement en soi de l'être ek-statique, si Heidegger répondait par
l'unité structurelle du souci, Merleau-Ponty répond, lui, dans une analyse de la naissance, c'est-
à-dire de la facticité, par le primat du présent qu'il avait déjà souligné.
Comprendre la “dualité” inhérente à la subjectivité, c'est en comprendre la passivité.
Celle-ci n'est pas simple réceptivité, encore moins être-déterminé, elle est ce noeud où se lient
ces deux aspects de la conscience d'être à la fois conscience de soi et hors-de-soi, d'être synthèse
sans être constituante, d'être activité même et passivité. Elle est le présent.
Si on peut parler d'une activité du sujet, s'il y a constitution, c'est qu'il y a synthèse, mais
synthèse passive. C'est-à-dire qu'elle ne produit ni ne pose le temps comme un objet pour elle,
elle est un laisser-se-faire de la temporalité. « Je suis le temps », nous l'avons vu cela ne signifie
pas que le temps n'est que par ou pour une conscience, cela signifie que le temps « fuse à travers
moi » (p. 488), que je suis cette source d'un « jaillissement du temps » (ibid.).
Il n'y a ici nulle volonté, nul pouvoir, nulle liberté, « ce n'est pas moi qui prends
l'initiative de la temporalité » (ibid.), et c'est en ce sens qu'il y a passivité. L'ek-sistence est
d'abord donnée à elle-même, il y a une facticité originaire sur laquelle s'appuie l'ek-stase, il y a
un sol de la temporalisation, et c'est ce sol, cette « situation » qui empêche l'ek-sistence d'être
dispersion.
Cette facticité originaire est d'abord celle de la naissance. Elle se rappelle sans cesse en
moi, et permet que je m'y rassemble comme présent. « Je n'ai pas choisi de naître » (ibid.), c'est
cette facticité de notre être-donné qui « fonde notre activité... et notre passivité » (p.489).
On sait le rôle que joue également la naissance pour la pensée de la liberté dans l'Etre et
le Néant. Elle y est aussi conçue comme la facticité première, et depuis ce fait de la naissance, le
pour-soi émerge de l'en-soi. La naissance est « néantisation première qui me fait surgir de l'en-
soi que je suis de fait sans avoir à l'être » (l'Etre et le Néant p. 376). Cette facticité du pour-soi,
c'est cette « contingence » qui, toujours, nous ramène à l'en-soi « qui hante le pour-soi » (p.
121). Elle est fondamentalement notre « situation », c'est-à-dire « la contingence de notre
liberté » (p. 544). Contingence, non pas au sens où nous pourrions ne pas être libres, car nous
sommes « condamnés à être libres », mais au sens où notre liberté nous est donnée, au sens où la
liberté, l'existence sont des faits, sans nécessité.
Mais, chez Sartre, la naissance se rapporte au passé, car elle est le passé du corps, le corps
lui-même « comme facticité est le passé en tant qu'il renvoie originellement à une naissance » et
la liberté réside dans ce dépassement du passé dans un présent néantisant qui le fera être comme
passé, « ce qui est ne prend donc son sens que lorsqu'il est dépassé vers l'avenir. Ce qui est est
donc le passé » (p. 554).
Pour Merleau-Ponty au contraire - et cette différence recouvre tout ce qui oppose les deux
penseurs dans la conception de la liberté - la naissance se rapporte moins au passé qu'au présent.
Nous ne sommes pas nés un jour pour laisser ce fait derrière nous, « l’événement de ma
naissance n'a pas passé » (Ph. P. p. 466). La naissance est l'inauguration d'une ouverture, d'une
liberté, d'une temporalité mais en même temps leur enracinement dans une situation où la
temporalité et la liberté trouvent leur sol de non-liberté. Si « l’événement de ma naissance n'a
pas passé » c'est qu'« il engageait un avenir » (ibid.). La naissance n'est pas un simple
commencement, elle est une origine, elle porte en avant de soi « une seule temporalité qui
s'explicite à partir de sa naissance et la confirme dans chaque présent » (ibid.), elle porte la
“cohésion d'une vie” en laquelle elle se rappelle en chaque moment comme la source vivante.
Aussi est-ce par là que peut être compris le sens de la liberté. A la question « qu'est-ce donc que
la liberté ? » Merleau-Ponty répondra par une compréhension de la naissance : « Naître, c'est à
la fois naître du monde et naître au monde » (p. 517), c'est là la clé du dernier chapitre de la
Phénoménologie de la Perception.
C'est pourquoi également on ne saisit le sens de la liberté que comme liberté au présent,
« en assumant un présent » (p.519). Si nous sommes liberté parce que nous sommes
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« surgissement du temps » (p.489), ce surgissement se fait depuis un présent, « c'est toujours
dans le présent que nous sommes centrés » (ibid.).
C’est ici, dans l'articulation de la temporalité et de la liberté dans le présent, que la pensée
de Merleau-Ponty trouve à se distinguer des analyses de Sein und Zeit.
Chez Heidegger l'unité du Dasein, « ce qui le sauve une fois pour toute de la dispersion »
(Ph. P. p. 489) selon l'expression de Merleau-Ponty, nous l'avons déjà rencontré, c'est l'unité
structurelle du souci. Mais celle-ci n'est pas une forme immuable, ni un simple schème
d'intelligibilité, ce qui la fait être et la délivre comme sens de l'ek-sister c'est la « décision
résolue ». Le souci est « ce qui rend ouvert » le Dasein (E. et T. p.244). Cette ouverture est
l'être-authentique du Dasein et « cette ouverture nous l'appelons la résolution » (p. 212). « La
résolution est seulement l'authenticité... du souci lui-même » (p. 214). La résolution n'est donc
pas une simple modalité de l'être-au-monde, elle est la vérité la plus originaire du Dasein, elle
est l'être-soi-même ou l'être-au-monde authentique.
Cependant la résolution n'est encore en soi rien de déterminé, elle est au contraire
l'indétermination existentielle même (p. 213), tout comme est indéterminée la situation qui est
« le Là à chaque fois ouvert dans la résolution » (ibid.). C'est seulement dans la décision que la
résolution est déterminée, celle-ci « “n'existe” que comme décision qui comprend et se
projette » (p.238). Mais si la résolution est véritablement dans la décision, elle n'y est
authentiquement que parce que le Dasein s'y ouvre « jusqu'à sa fin » (p.218), c'est-à-dire s'ouvre
pour la mort. « La résolution devient authentiquement ce qu'elle peut être en tant qu'être
compréhensif pour la fin, c'est-à-dire que devancement dans la mort » (ibid.). Et c'est enfin cette
« résolution devançante » qui fonde existentialement l'historialité en tant que celle-ci réside dans
la répétition, « le fait que le Dasein se choisit ses héros » (p. 265), et dans cette « fidélité au
répétable » qui est l'assomption d'un Destin.
Résolution devançante, c'est-à-dire ouverture à l'avenir. Etre à la mort, c'est pouvoir être à
son à-venir comme destin. En ce sens, il y a un primat de l'avenir comme vérité de l'historialité
du Dasein, « l'histoire n'a son poids essentiel ni dans le passé, ni dans l'aujourd'hui.... mais dans
le provenir authentique de l'existence, lequel jaillit de l'avenir du Dasein » (p. 266).
Nous voyons alors très clairement ce qui oppose la pensée de Merleau-Ponty dans la
Phénoménologie de la Perception à la pensée de Sein und Zeit : le rapport de l'ek-sister à la
mort et le primat qu'il accorde non à l'avenir mais au présent.
La critique de Heidegger est avant tout une critique du destin qui « sauve de la
dispersion ». Précisément il semble, aux yeux de Merleau-Ponty, sauver trop facilement, trop
définitivement, « une fois pour toutes » (Ph. P. p.489) comme si, ayant une fois fait le choix de
l'authenticité, étant entré en elle par la décision résolue et l'assomption d'un destin, l'existant
n'avait plus qu'à poursuivre dans cette histoire qui s'ouvre ainsi à lui en même temps que se
refermerait sur lui son historialité. Ce qui serait alors incompréhensible c'est que la temporalité
cesserait par là même d'être véritablement ek-statique, ouverture, et tout ce qui a été jusqu'alors
compris d'elle paraît ici remis en question par ce choix par lequel nous sortirions
« définitivement de l'inauthentique » (ibid.).
Est-ce là véritablement ce que nous dit Heidegger et y a-t-il dans Sein und Zeit une telle
irréversibilité de l'engagement dans l'authenticité ? D’autre part la “décision résolue” peut-elle
être prise au sens d'un acte de la volonté ? Si Heidegger dénonce par avance ce « contresens
ontologico-existential » (E. et T. p. 214) n'est-ce pas précisément parce que les termes mêmes de
résolution, de destin, de décision laissent place à une ambiguïté ?
La vérité et la non-vérité sont co-originaires cependant, Heidegger le souligne, et bien
plus, c'est la “résolution devançante” elle-même qui tient le Dasein « ouvert pour la perte
constante... dans l'irrésolution du On » (p. 219). Irrésolution et inauthenticité sont ce que je suis
“de prime abord et le plus souvent” loin d'en être jamais sauvé.
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Quoiqu'il en soit de la lecture critique que fait Merleau-Ponty de Heidegger, ce qui est en
jeu à travers elle c'est l'ouverture ek-statique qui, selon lui, ne peut se maintenir dans le primat
accordé à l'avenir mais doit, tout au contraire, trouver dans le présent son sol qui sera sol de la
liberté.
« C'est toujours dans le présent que nous sommes centrés » (Ph. P. p. 489). Si le présent
est centre, c'est qu'il est le lieu de nos décisions et donc celui de notre liberté. Le primat du
présent c'est bien le primat de la liberté.
Ce qui caractérise la liberté, c'est l'ouverture et la reprise en laquelle se réalise un choix.
Celui-ci n'est pas le choix atemporel et absolu d'un libre-arbitre désincarné dans son
indifférence. Certes, « il n'y a pas de cause qui puisse agir du dehors sur une conscience » (p.
506), mais cela ne signifie pas que la conscience soit l'inconditionné absolu. Une liberté absolue
se contredit elle-même, c'est toujours dans une situation, dans ce qu'on fait valoir comme tel, et
par rapport à un passé que la liberté s'exerce. « Il n'y a donc jamais déterminisme et jamais
choix absolu » (p.517), mais il y a un passé, un « certain donné » qui forme « la base » du choix
(p.519). C'est dans ce « donné » que nous irons puiser les motifs qui feront valoir notre passé
comme passé-de-ce-présent, c'est lui qui fera notre situation comme sol de notre décision. « En
assumant un présent, je ressaisis et transforme mon passé, j'en change le sens, je m'en libère, je
m'en dégage » (ibid.).
Mais la reprise du passé ne peut valoir toutefois comme liberté que parce que notre
situation est « toujours ouverte » (p.505). C'est « le libre projet de l'avenir » qui donne valeur au
présent (p.506). Nous ne sommes pas libres parce que nous serions de pures disponibilités d'être
quoi que ce soit, nous sommes libres par et dans nos « engagements » (p.519) qui réalisent notre
ouverture primordiale et nous sauvent « pour un temps » (p.489) par leur assomption du présent.
Si la liberté peut s'exprimer en termes de spontanéité, cela ne signifie pas autre chose pour elle
que d'être cet arrachement perpétuel qui se confond avec la déhiscence de la temporalité. Nous
sommes libres « parce que nous sommes le surgissement du temps ».
C'est dans les notes pour les cours au Collège de France des années 1958-59 et 1960-61,
et dans celles laissées autour du Visible et l'Invisible que reviendra, renouvelée, cette pensée du
temps. Elle s'articulera alors autour de trois thèmes : une critique appuyée de la description
husserlienne, une critique de la perspective de la Phénoménologie de la Perception, l'indication
enfin de la nécessité de passer d'une pensée du temps comme sujet à une “ontologie du temps”.
Ces esquisses d'une réflexion nous laissent-elles penser à un bouleversement des analyses
de la Phénoménologie de la Perception ? Et faut-il rejeter dans l'ombre cet ouvrage avec ses
imperfections pour ne conserver comme pensée véritable de leur auteur que ses dernières
avancées ?
Le chapitre qui, dans la Phénoménologie de la Perception, est consacré à la temporalité,
malgré ses hésitations, recelait, comme nous l'avons vu, les éléments d'une compréhension
véritable de la question du temps. Il achève l'ouvrage et, par là, se situe déjà au-delà de lui. La
proximité retenue et critique avec la pensée de Heidegger y annonce par avance ce qui ne sera
retrouvé qu'avec la dernière méditation inachevée : une pensée de l'Etre. Ce n'est donc pas une
rupture, encore moins une réfutation que nous lisons dans le Visible et l'Invisible, mais un
approfondissement et une radicalisation qui n'est pas sans faire penser au trop célèbre
10
“Tournant” heideggerien : passage d'une phénoménologie encore mais qui déjà pointait vers
l'ontologie, à une ontologie se saisissant en toute sa radicalité.
Ce qui unit les trois thèmes indiqués plus haut dans les notes de travail du Visible et
l'Invisible, et ce en quoi ces notes s'éloignent le plus de la Phénoménologie de la Perception,
c'est la mise en question du primat du présent.
Le primat du présent, c'est ce qui rattachait encore l'analyse de Merleau-Ponty aux
Leçons de Husserl. « L'analytique intentionnelle sous-entend un lieu de contemplation absolue
d'où se fait l'explicitation intentionnelle » (V.I. p. 297). La description husserlienne ramène à
une conscience les rétentions et protensions et ne peut les concevoir que comme des “actes” de
cette conscience. C'est précisément cette « Philosophie de la conscience » (ibid.) qu'il s'agit de
dépasser afin de surmonter les difficultés de la Phénoménologie de la Perception : « les
problèmes posés dans la Phénoménologie de la Perception sont insolubles parce que j'y pars de
la distinction “conscience”-“objet” » (p.253). Il est nécessaire d'amener les résultats de cet
ouvrage « à explicitation ontologique » (p.237), mais cela ne demandera rien moins que de
rompre avec la formulation husserlienne de la phénoménologie (p.298).
Cependant chez Husserl déjà le présent de la conscience comme source des protensions et
des rétentions n'est-il pas « Präsensfeld » ? Certes, mais « considéré sans épaisseur » (p.227)
nous dit maintenant Merleau-Ponty, car pensé précisément comme immanence de la conscience.
Il s'agit alors de rendre au « champ de présence » son épaisseur temporelle, le penser comme
transcendance d'une conscience (si toutefois il est encore permis de s'exprimer en terme de
“conscience” comme il arrive encore à Merleau-Ponty de le faire dans ces notes), conscience
qui ne coïncide jamais avec elle-même.
Tout ceci est-il radicalement différent de ce que remarquait déjà la Phénoménologie de la
Perception en sa référence critique à l'égard du schéma husserlien ? Penser ainsi le présent, est-
ce bien différent de le penser comme temporalisation, comme “champ de présence” au sens où
l'entend déjà la Phénoménologie de la Perception, « présent (au sens large, avec ses horizons de
passé et d'avenir originaires) » (Ph. P. p. 484-485) ?
Quoi qu’il en soit, il n'en reste pas moins que dans la Phénoménologie de la Perception,
le présent, bien qu'il ne fût déjà plus présent ponctuel, gardait encore « un privilège » (p. 485)
que nous avons vu. C'est ce privilège qu'il s'agit maintenant d'interroger.
Si le présent est “transcendant”, comme la conscience, c’est que sa nature est toute dans
l'échappement, « on sait qu'il n'est pas là, qu'il vient d'être là, on ne coïncide jamais avec lui »
(V.I. p. 238).
N’est-ce pas dissoudre la notion de présent dans le flux de la durée? Peut-on remettre en
cause le “privilège” du présent tout en préservant le temps de la dispersion dont, dans la
Phénoménologie de la Perception, il s’agissait de le sauver ? Il faut alors repenser le présent,
repenser son “sens large” cette fois comme « présence à soi qui est absence de soi, contact avec
soi par l'écart à l'égard de soi » (p. 246), et c’est le temps lui-même qu’il faut repenser.
Le présent (“champ de présence”) ne serait pas s’il était sans horizons, « il est
englobant » (p.249). Il faut revenir sur cette présence du passé au présent : Comment
comprendre que le passé soit « encore présent » (p.237) ?
La Phénoménologie de la Perception avait déjà relevé l'unité du temps qui est « un seul
phénomène d'écoulement » (Ph. P. p. 479) et qui fait que « le temps maintient ce qu'il fait être »
(p. 480). Déjà le passage du temps n'était plus conçu comme succession mais comme
« recouvrement du passé et de l'avenir à travers le présent » (ibid.). Mais cette conception était
encore prise dans sa référence husserlienne et poussée d'autre part vers l'identité de la
temporalité et de la subjectivité. Si l'unité du temps était rapprochée de « la plénitude de l'être »
(p. 481), c'était aussitôt pour souligner que la subjectivité venait briser cette unité et « y
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introduire le non-être » (ibid.). C'est cette unité qu'il s'agit d'assumer maintenant, unité de l'être,
unité du temps qui se recouvre lui-même, du « temps comme chiasme » (V. I. p. 321).
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De l'intentionnalité à l'ekstase, Heidegger n'a jamais conçu que l'on puisse passer
autrement que par un saut, comme nous le rappelait Jean Beaufret : « qui n'a pas fait le saut ne
peut comprendre » (Dialogue avec Heidegger, 3, de Husserl à Heidegger, p. 114).
C'est ce passage pourtant que tentait Merleau-Ponty dans le chapitre de la
Phénoménologie de la Perception que nous avons lu.
Etait-il possible de tracer une autre voie que celle de la rétrocession heideggerienne dans
sa brutalité? A la lecture des notes du Visible et l'Invisible, s’ il peut sembler que Merleau-Ponty
en soit venu, lui aussi, à la question de l'Etre par une conversion rompant radicalement avec sa
pensée antérieure, celle-ci pourtant n'était pas sans l'annoncer, sans tendre vers ce
questionnement. Et même s'il était vrai qu'il faille comprendre sous le signe de la rupture les
derniers essais de cette pensée, il n'en resterait pas moins que c'est dans la voie ouverte par le
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chapitre sur la temporalité de la Phénoménologie de la Perception que Merleau-Ponty y est
parvenu, que sa pensée s'y est creusée et enrichie. C'est là que Merleau-Ponty a trouvé non
seulement à dépasser l'opposition classique de l'empirisme et de l'idéalisme, mais également à
dépasser, de l'intérieur, son héritage husserlien. Le Visible et l'Invisible et les cours du Collège
de France nous donnent bien des pistes, et même plus que cela, dans lesquelles suivre cette
pensée jusque dans son inachèvement, le développement de la question du Temps et de l'Etre
l'eut éclairée, semble-t-il, d'une lumière décisive.
Ainsi se dessine l’unité profonde de cette oeuvre et, dans son progrès, dans ses retours
critiques mêmes, la poursuite d’une même attention à l’expérience du temps s’exhaussant à son
propre sens.
Ainsi se dessine également le lieu propre de cette pensée, dans une fidélité à la
phénoménologie husserlienne jusque dans son dépassement et dans l’écoute attentive de la
parole heideggerienne.
Avec Sartre, Merleau-Ponty rapproche mort et naissance. Vivant de cette vie humaine
qu'est l'ek-sistence je suis ouvert au monde comme à un « champ transcendantal » de la
présence, et l'absence, sous ses deux formes de l'avant et de l'après de ma présence-au-monde,
de la présence du monde, ne peut être conçue. Elle n'appartient ni au monde, ni à mon existence,
elle est exclue de leur co-appartenance. Véritablement donc la mort n'est rien pour nous, elle
n'est pas de ce monde, mais d'un autre, celui de l'en-soi brut, elle est la figure de la facticité la
plus nue.
Exister, comme le veut Sartre, c'est donc vivre comme si l'on ne devait jamais mourir. Je
ne saisis mon existence que portée en avant de soi, toujours, sans terme, dans un mouvement
indéfini. La mort surviendra en plus, elle ne sera même pas le triomphe du rien, du Néant, la
mort sera seulement la victoire de l'en-soi, la régression, le repli de l'existence sur le simple
vivre-et-mourir organique.
Cependant, pour Merleau-Ponty, si la mort est bien un « avenir inaccessible » (Ph. P. p.
418) elle est « toujours à l'horizon de mes pensées » (ibid.), non comme objet car « je ne puis
penser ni le commencement ni la fin »(ibid.), mais comme « essence », « atmosphère » dans
laquelle se meut ma vie, angoisse.
De cette “atmosphère”, de cette “angoisse”, Merleau-Ponty ne nous dit pourtant pas quel
rapport elle entretient avec mon ouverture, avec mon ek-sistence, il n'est pas trace ici d'une
reprise de la pensée de Heidegger de l'être-pour-la-mort. Au contraire, si angoisse il y a, si
“atmosphère de mort” il y a, c'est non pas comme ouverture première mais parce que j'ai « le
sentiment de ma contingence » (ibid.). Ce sentiment ne m'est pas donné par ma mortalité, c'est
lui au contraire qui est premier et me fait mortel.
Je me sais mortel parce que je me sais contingent et non l’inverse car la contingence est
moins possibilité de n'être pas que possibilité d'être autre : je suis, et ne suis que « une
perspective » qui s'ouvre et ouvre le monde ; je suis fini, laissant place à d'autres finis, regard
laissant place à d'autres regards, présence à côté d'autres présences. La finitude de mon être-au-
monde se heurte avant tout à la présence d'autrui. Et si cette finitude devait s'enraciner dans la
facticité, ce serait plutôt dans celle de la naissance que dans celle de la mort. La naissance ouvre
une histoire. « Dans la maison où un enfant naît, tous les objets changent de sens... » (Ph. P. p.
466), la mort vient non pour la clore, mais pour l'interrompre comme le non-sens triomphant du
sens. (voir l'article de Henri Birault : Le problème de la mort dans la philosophie de Sartre in
Autour de Jean-Paul Sartre, Gallimard coll. Idées 1981).
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