Dumas-Le Comte de Moret - Tome I PDF
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LE COMTE DE MORET
Tome I
(1865)
PREMIER VOLUME
CHAPITRE 1er
L’HÔTELLERIE DE LA BARBE
PEINTE.
Le voyageur qui, pour ses affaires ou pour son plaisir,
venait, vers la fin de l’an de grâce 1628, passer quelques
jours dans la capitale du Royaume des Lys, comme on
disait poétiquement à cette époque, pouvait avec certitude
s’arrêter, recommandé ou non, à l’hôtellerie le la Barbe
Peinte, située rue de l’Homme armé ; il était, sûr d’y
trouver, chez maître Soleil, bon visage, bonne table et bon
gîte.
Il n’y avait point à s’y tromper d’ailleurs ; à part un
ignoble cabaret qui faisait le coin de la rue Sainte-Croix-
de-la-Bretonnerie, et qui, remontant au plus obscur moyen-
âge, avait, par son enseigne, représentant un homme
armé, donné son nom à cette ruelle, qui ne compte encore
aujourd’hui que cinq numéros impairs et quatre numéros
pairs, l’hôtellerie dans laquelle nous allons introduire nos
lecteurs tenait une place trop importante, et attirait les
chalands par une trop majestueuse inscription pour qu’un
voyageur, quel qu’il fût, eût l’idée d’aller plus loin, une fois
qu’il était arrivé en face d’elle.
En effet, outre le carré de fer-blanc, orné de découpures
à jour, qui grinçait au moindre vent, au bout d’une tringle
terminée par un croissant doré, carré, de fer-blanc qui
représentait le Grand-Turc, orné d’une barbe du ponceau le
plus éclatant, ce qui justifiait ce nom étrange de l’hôtellerie
de la Barbe peinte, on pouvait, sur la façade de la maison
et au-dessus de la porte d’entrée, lire le rébus suivant :
À LA BARBE PEINTE
SOLEIL
LOGE À PIED ET À CHEVAL.
CE QUI ADVIENT DE LA
PROPOSITION FAITE PAR
L’INCONNU À MAITRE
ÉTIENNE LATIL.
L’inconnu suivit maître Soleil des yeux jusqu’à ce que la
porte se fût refermée sur lui, et alors, s’assurant qu’il était
bien seul avec Étienne Latil :
– Et maintenant, dit-il, que vous savez n’avoir plus
affaire à un croquant, êtes-vous disposé, mon cher
monsieur, à aider un cavalier généreux à se débarrasser
d’un rival qui l’importune ?
– On vient souvent me faire de pareilles offres, et
rarement je les refuse. Mais, avant d’aller plus loin, il me
semble qu’il serait bon de vous faire connaître mes prix.
– Je les connais : deux pistoles pour servir de second
dans un duel ordinaire, vingt-cinq pistoles pour appeler
directement, sous un prétexte quelconque, quand la partie
intéressée ne se bat pas, et cent pistoles pour chercher
une querelle, qui amène une rencontre immédiate, avec
une personne désignée, laquelle doit mourir sur place.
– Mourir sur place – répéta le spadassin. – Si elle ne
meurt pas, je rends l’argent, nonobstant les blessures faites
ou reçues.
– Je sais cela, et que, non seulement vous êtes une fine
lame, mais encore un homme d’honneur.
Étienne Latil s’inclina légèrement, et comme si l’on ne
faisait que lui rendre justice. En effet, il était homme
d’honneur à sa façon.
– Ainsi, continua l’inconnu, je puis compter sur vous ?
– Attendez ! n’allons pas si vite en besogne. Puisque
vous êtes Italien, vous devez connaître le proverbe : Che va
piano va sano. Allons doucement pour aller sûrement.
Avant tout, il faut connaître la nature de l’affaire, l’homme
dont il s’agit et à laquelle des trois catégories appartient le
traité que nous allons passer, lequel, je vous en préviens,
se fait toujours au comptant. Je suis trop vieux routier, vous
comprenez bien, pour agir à la légère.
– Voilà les cent pistoles toutes comptées dans cette
bourse, vous pouvez vous assurer que la somme y est.
Et l’inconnu jeta une bourse sur la table.
Malgré le son tentateur qu’elle rendit, le spadassin ne la
toucha point et la regarda à peine.
– Il paraît que nous voulons ce qu’il y a de plus fin, – dit-il
de ce ton railleur, qui avait, nous l’avons dit, donné un pli
particulier à sa bouche – nous voulons la rencontre
immédiate ?
– Suivie de mort, répondit l’inconnu, sans pouvoir,
quelque puissance qu’il eût sur lui-même, dominer le léger
tremblement qui agita sa voix.
– Alors, nous n’avons plus qu’à nous informer du nom,
de l’état et des habitudes de notre rival. Je compte agir
loyalement, selon ma coutume, et c’est justement à cause
de cela que j’ai besoin de connaître à fond la personne à
laquelle je m’adresserai. Tout dépend, vous le savez, ou
vous ne le savez pas, de la manière dont on engage le fer ;
or, on n’engage pas le fer avec un provincial nouvellement
débarqué comme avec un brave reconnu, avec un
godelureau comme avec un garde du roi, ou de M. le
cardinal. Si, pas renseigné du tout, ou mal renseigné par
vous, j’allais mal engager le fer, et qu’au lieu de tuer votre
rival, ce fût votre rival qui me tuât, cela ne ferait ni votre
affaire ni la mienne, puis enfin vous êtes trop juste pour ne
pas savoir que les risques auxquels on s’expose ne sont
pas tous dans la rencontre même, et que ces risques sont
d’autant plus grands que l’on s’adresse plus haut. Le moins
qui puisse m’arriver, si l’affaire fait un peu de bruit, c’est
d’aller passer quelques mois dans une bastille. Or, dans
les lieux humides et malsains, ou les cordiaux sont chers,
vous ne pouvez exiger que je me soigne à mes frais !
Toutes ces considérations doivent entrer en ligne de
compte. Ah ! s’il ne s’agissait que d’être votre second, et si
vous courriez les mêmes risques que moi, je serais plus
coulant ; mais vous ne comptez pas dégainer, n’est-ce
pas ? poursuivit assez dédaigneusement le spadassin.
– Non, pour cette fois, cela m’est impossible, et je vous
donne ma foi de gentilhomme que j’en suis aux regrets.
Cette réponse, au reste, fut faite d’un ton si ferme et si
calme tout à la fois, si éloigné en même temps de toute
faiblesse et de toute forfanterie, que Latil commença de
soupçonner qu’il s’était mépris et qu’il conversait avec un
homme qui, si chétive que fût sa mine, et, si mauvaise que
fût son apparence, n’eût point eu, pour se venger, recours à
l’épée d’un autre, si de graves considérations l’eussent
pas retenu la sienne au fourreau. Cette bonne opinion, que
le spadassin commençait à prendre de son interlocuteur,
s’augmenta encore lorsqu’à la suite de cette explication, il
laissa négligemment tomber ces mots :
– Quant à la question de vingt, de trente, de cinquante
pistoles de plus ou de moins, je sais ce qui est juste et je
n’aurai pas de contestation là-dessus.
– Alors, achevons, dit maître Étienne, quel est votre
ennemi ? Quand et comment faudra-t-il l’attaquer ? – Mais,
son nom d’abord ?
– Son nom importe peu, répondit l’homme au manteau,
nous irons ce soir ensemble rue de la Cerisaie, je vous
montrerai la porte du logis d’où il sortira, vers deux heures
après minuit, vous l’attendrez, et comme lui seul pourra
sortir à une heure si avancée de la nuit, une méprise est
impossible ; d’ailleurs je vous indiquerai les signes
auxquels vous pourrez le reconnaître facilement.
Le spadassin secoua la tête, repoussa la bourse pleine
d’or, avec laquelle il jouait du bout des doigts, et se
renversant sur sa chaise :
– Ce n’est point assez – dit-il – je vous l’ai dit et je vous
le répète : je veux savoir avant tout à qui j’ai affaire.
L’inconnu laissa échapper un signe d’impatience.
– En vérité – dit-il, – vous poussez trop loin le scrupule,
mon cher M. Latil. – Votre futur adversaire ne saurait, en
aucun cas, ni vous compromettre, ni vous résister : c’est un
enfant de vingt-trois ans à peine, depuis huit jours
seulement de retour à Paris, et que tout le monde croit
encore en Italie. D’ailleurs, vous le mettrez à terre avant
qu’il ait pu distinguer les traits de votre visage, que, pour
plus grande précaution, vous pouvez couvrir d’un masque.
– Mais savez-vous, mon gentilhomme, dit Latil, en
appuyant ses coudes sur la table et sa tête sur ses poings ;
savez-vous que votre proposition frise l’assassinat !
L’inconnu resta muet ; Latil, de son côté, secoua la tête,
et, repoussant la bourse tout à fait.
– En ce cas – dit-il – il ne me convient guère d’être votre
homme, et le genre de besogne auquel vous voulez
m’employer me va peu.
– Est-ce au service de M. d’Épernon que vous avez pris
tous ces scrupules ? mon bel ami, demanda l’inconnu.
– Non, répondit Latil, car je suis justement sorti du
service de M. d’Épernon parce que je les avais.
– Je vois cela ; vous n’avez pu vous entendre avec les
Simon !
Les Simon étaient les tortureurs du vieux duc.
– Les Simon ! dit Latil avec un geste de suprême
dédain, sont des donneurs d’étrivières, tandis que moi je
suis un donneur de coups d’épée.
– Allons ! dit l’inconnu, je vois qu’il faut doubler la
somme ; soit, je puis mettre deux cents pistoles à cette
fantaisie.
– Eh bien ! non, cela ne me décidera point. Je ne
travaille pas dans le guet-apens. Vous trouverez des gens
dont c’est la partie, vers Saint-Pierre-aux-Bœufs, c’est là
que les coupe-jarrets se tiennent habituellement. Mais que
vous importe, au surplus, que j’emploie ma manière à moi,
au lieu d’employer la vôtre, et que je le mène sur le pré,
pourvu que je vous en débarrasse. Ce que vous voulez,
n’est-ce pas c’est ne plus le rencontrer sur votre chemin ?
Eh bien ! du moment où vous ne l’y rencontrerez plus, vous
devez vous tenir pour satisfait.
– Il n’acceptera point votre appel.
– Ventrebleu ! il serait bien dégoûté !
Les Latil de Pompignac ne datent pas des croisades
comme les Rohan et les Montmorency, c’est vrai ! mais ils
sont d’honnête noblesse, et, quoique cadet de famille, je
me crois aussi noble que mes aînés !
– Il n’acceptera point, vous dis-je.
– Alors je le bâtonnerai de telle manière qu’il n’osera
plus, jamais se présenter devant la bonne compagnie.
– On ne le bâtonne pas.
– Oh ! oh ! c’est donc à M. le cardinal lui-même que
vous en voulez ?
L’inconnu ne répondit point, mais tira de sa poche deux
rouleaux de louis de cent pistoles chacun, qu’il posa sur la
table à côté de la bourse, mais dans un mouvement qu’il fit,
son chapeau se dérangea, et Latil put voir que son étrange
interlocuteur était bossu par derrière et par devant.
– Trois cents pistoles, dit le gentilhomme bossu,
peuvent-elles calmer vos scrupules et mettre fin à vos
objections ?
Latil secoua la tête et poussa un soupir.
– Vous avez des manières bien séduisantes, mon
gentilhomme, dit-il, et il est difficile de vous résister. En
effet, il faudrait avoir le cœur plus dur qu’une roche, sachant
un seigneur tel que vous dans l’embarras, pour ne pas
chercher avec lui un moyen de l’en tirer. Cherchons donc, je
ne demande pas mieux.
– Je n’en connais pas d’autres que celui-ci, répondit
l’inconnu, et deux autres rouleaux de la même essence et
de la même longueur, vinrent s’aligner près des deux
premiers. Mais, ajouta l’inconnu, c’est la limite de mon
imagination, ou de mon pouvoir, je vous en préviens :
refusez ou acceptez.
– Ah ! tentateur ! tentateur ! murmura Latil, en attirant à
lui la bourse et les quatre rouleaux, vous me ferez déroger
à mes principes et faillir à mes habitudes !
– Allons donc ! dit le gentilhomme, j’étais bien sûr que
nous finirions par nous entendre.
– Que voulez-vous ? Vous avez des façons tellement
persuasives, que l’on n’y saurait résister. Voyons,
convenons de nos faits : c’est dans la rue de la Cerisaie,
n’est-ce pas ?
– Oui.
– Pour ce soir ?
– Si c’est possible.
– Seulement, il faudra me le bien dépeindre pour que je
m’y trompe pas.
– Sans aucun doute. D’ailleurs, maintenant que vous
êtes raisonnable, que vous êtes bien à moi, que je vous ai
acheté, que je vous ai payé.
– Un instant, l’argent n’est pas encore dans ma poche.
– Allez-vous faire des difficultés.
– Non, mais poser des exceptions, exceptis exipiendis,
comme nous disions au collège de Libourne.
– Voyons ces exceptions.
– D’abord, ce n’est ni le roi ni M. le cardinal.
– Ni l’un ni l’autre.
– Ni un ami de M. le cardinal ?
– Non, ce serait plutôt un ennemi, au contraire.
– Et qu’est-il au roi ?
– Indifférent, mais je dois le dire, fort agréable à la
reine.
– Je comprends, un amoureux de Sa Majesté.
– Peut-être. La liste de tes exceptions est-elle
épuisée ?
– Ma foi oui ; pauvre reine ! reprit Latil, en portant la
main sur l’or, et en s’apprêtant à le faire passer de la table
dans sa poche, elle n’a pas de chance, on vient de lui tuer
le duc de Buckingham.
– Et – interrompit le gentilhomme bossu qui sans doute
voulait en finir avec les hésitations de Latil, et qui aimait
peut-être mieux qu’il reculât dans l’auberge que sur le
terrain, et voilà qu’on va lui tuer le comte de Moret.
Latil bondit sur sa chaise.
– Ouais ! – dit-il – le comte de Moret ?
– Le comte de Moret, répéta l’inconnu, vous ne l’avez
pas nommé dans votre exception, ce me semble ?
– Antoine de Bourbon ? – insista Latil, en appuyant ses
deux poings sur la table.
– Oui, Antoine de Bourbon.
– Le fils de notre bon roi Henri ?
– Le bâtard, vous voulez dire.
– Les bâtards sont les vrais fils des rois, attendu que les
rois les font, non point par devoir, mais par amour.
Reprenez votre or, monsieur, jamais je ne porterai la main
sur un fils de la maison Royale.
– Le fils de Jacqueline de Bueil n’est pas de la maison
royale.
– Mais le fils du roi Henri IV en est.
Puis se levant, croisant les bras, et fixant un regard
terrible sur l’inconnu.
– Savez-vous bien, monsieur, dit-il, que j’étais là, quand
on a tué le père !
– Vous ?
– Sur le marchepied de la voiture comme page de M. le
duc d’Épernon ; l’assassin a été obligé de m’écarter de la
main pour arriver jusqu’à lui. Sans moi, peut-être se
sauvait-il ; c’est moi qui me suis cramponné à son
pourpoint quand il a voulu fuir, et, tenez, tenez ! Latil montra
ses mains hachées de cicatrices, voici les traces des
coups de couteau qu’il m’a donnés pour me faire lâcher
prise ! Le sang du grand roi s’est mêlé au mien, monsieur,
et c’est à moi que vous venez proposer de répandre celui
de son fils ! Je ne suis ni un Jacques Clément, ni un
Ravaillac, entendez-vous ! Mais, vous… vous… vous êtes
un misérable !… Reprenez donc votre or, et déguerpissez
vivement, ou je vous cloue à la muraille comme une bête
venimeuse !
– Silence, sbire, dit l’inconnu en reculant d’un pas, ou je
te fais percer la langue et coudre les lèvres.
– Ce n’est pas moi qui suis un sbire, c’est toi qui es un
assassin, et comme je ne suis pas de la police et que ce
n’est point mon affaire de t’arrêter, pour que tu n’ailles pas
renouveler ton infâme proposition à un autre qui
l’accepterait peut-être, je vais anéantir à la fois et tes
machinations et ta vilaine personne crochue, et faire de ta
méchante carcasse, qui n’est bonne qu’à cela, un
épouvantail à moineaux ! En garde ! misérable !…
Et, en prononçant ces dernières paroles, en manière à
la fois de menace et d’avis, Latil avait vivement tiré sa
longue rapière du fourreau et en avait allongé un coup
vigoureux à son interlocuteur, comme suprême argument
de son inébranlable volonté de ne pas verser le sang.
Mais celui que cette botte devait percer d’outre en outre
et clouer en effet à la muraille comme un coléoptère, si elle
l’eût atteint, fit avec une souplesse et une agilité que l’on
n’eût pas dû attendre d’un homme atteint d’une pareille
infirmité, un bond en arrière, et, dégainant en même temps,
il retomba en garde devant Latil et se mit à lui fournir des
bottes si serrées et des feintes si rapides, que le
spadassin jugea qu’il fallait en appeler à tout ce qu’il avait
de science, de prudence et de sang froid ; puis, comme s’il
eût été charmé de rencontrer inopinément et au moment où
il s’y attendait le moins, un jeu qui pouvait rivaliser avec le
sien, il voulut faire durer la lutte par amour de l’art, et se
contenta de parer avec autant de précision qu’il eût pu faire
dans une académie d’armes, attendant que la fatigue ou
quelque faute de son antagoniste lui donnât le loisir de lui
porter un de ces coups de Jarnac qu’il connaissait si bien
et qu’il plaçait si avantageusement à l’occasion.
Mais l’irascible bossu, moins patient que lui, et las de
ne pas trouver le plus petit jour où faire glisser son épée,
se sentant d’ailleurs pressé peut-être plus vivement qu’il
l’eût voulu, voyant en outre que Latil, pour lui couper la
retraite, s’était placé entre la porte et lui, se mit à crier tout
à coup :
– À moi, mes amis ! à l’aide ! au secours ! on
m’assassine !
À peine le gentilhomme bossu avait-il fait cet appel, que
trois hommes qui s’étaient arrêtés, attendant leur
quatrième compagnon derrière la barrière de la rue de
l’Homme-Armé, se précipitèrent dans la salle basse, et
attaquèrent le malheureux Latil, qui, se retournant pour leur
faire face, ne put parer la botte que lui porta, en se fendant
jusqu’aux épaules, son premier adversaire ; et, comme en
même temps un des assaillants le frappait du côté opposé,
il reçut à la fois deux effroyables coups d’épée, dont l’un,
entrant par la poitrine, lui sortait par le dos, et dont l’autre,
entrant par le dos, lui sortait par la poitrine.
Latil tomba tout d’une pièce sur le carreau.
III
OÙ LE LECTEUR COMMENCE
À S’EXPLIQUER LA HAINE
QUE LE GENTILHOMME
BOSSU PORTAIT AU COMTE
DE MORET, ET CE QU’IL EN
ADVINT.
Quelques instants après qu’Étienne Latil, laissant
tomber son épée, s’était affaissé sur lui-même, rendant le
sang par ses deux terribles blessures, nous retrouvons le
gentilhomme bossu et ses trois compagnons à quelque
distance de la rue de l’Homme-Armé. Assis sur une borne,
l’œil sombre et la figure contractée, le premier adversaire
du spadassin semblait une de ces figures fantastiques que
l’imagination vagabonde des architectes du quatrième
siècle sculptait à l’angle des maisons.
Devant lui une espèce d’athlète de cinq pieds six
pouces de haut, lui parlait les bras croisés.
– Ah ! ça, Pisani, lui disait-il, tu es donc enragé de te
jeter sans cesse, et de nous jeter avec toi dans de
mauvaises affaires. Voilà un homme tué, il n’y a pas grand
malheur, c’était un sbire connu ; nous soutiendrons que tu
étais dans le cas de légitime défense, donc, il n’y aura pas
de poursuites à l’endroit de sa mort ; mais si je n’étais
point arrivé là et si je ne l’avais pas embroché d’un côté,
tandis que tu l’embrochais de l’autre, c’était toi qui étais
enfilé comme une mauviette.
– Eh bien ? répliqua celui qui avait nom Pisani, le grand
malheur, quand cela serait arrivé !
– Comment, le grand malheur ?
– Oui, qui te dit que, je ne cherche pas à me faire tuer ?
N’ai-je pas en vérité une riche carcasse à ménager, et pour
l’agréable vie que je mène, raillé des hommes, méprisé
des femmes, ne vaudrait-il pas autant être mort ou mieux
encore n’être jamais né ?
Et il leva son poing au ciel en grinçant des dents.
– Eh bien ! mais alors, si tu voulais te faire tuer, mon
cher marquis, si autant vaudrait pour toi être mort, pourquoi
nous avoir appelés à ton secours, au moment où l’épée
d’Étienne Latil allait probablement combler tous tes vœux ?
– Parce qu’avant de mourir, je veux me venger !
– Eh ! que diable ! quand on veut se venger et que l’on a
pour ami un homme qui s’appelle Souscarrières, on lui
conte ses petites affaires, et l’on ne va pas chercher un
coupe-jarret rue de l’Homme-Armé.
– J’ai été chercher un coupe-jarret, parce qu’il n’y avait
qu’un coupe-jarret qui pût me rendre le service que je
demandais de lui. Si Souscarrières eût pu me rendre ce
service, je ne me fusse adressé à personne, et pas même
à lui, je me fusse chargé moi-même d’appeler et de tuer
mon homme ; voir un rival que l’on déteste étendu à ses
pieds, se débattant dans les angoisses de l’agonie, c’est
une trop grande volupté pour se la refuser quand on peut la
prendre.
– Eh bien ! pourquoi ne la prends-tu pas ?
– Tu me feras dire ce que je ne veux pas, ce que je ne
peux pas dire.
– Eh ! dis, mordieu ! l’oreille d’un ami dévoué est un
puits où se perd tout ce que l’on y jette. Tu veux mal de
mort à un homme, bats-toi avec lui et tue-le.
– Eh ! malheureux ! s’écria Pisani emporté par sa
passion, est-ce que l’on se bat avec les princes du sang !
ou plutôt est-ce que les princes du sang se battent avec
nous autres, simples gentilshommes. Quand on veut être
débarrassé d’eux, il faut les faire assassiner !
– Et la roue ? dit le compagnon du gentilhomme, bossu
que nous avons entendu nom-Souscarrières.
– Lui mort, je me serais tué. Est-ce que je n’ai pas la vie
en horreur ?
– Ouais ! s’écria Souscarrières en se frappant le front,
est-ce que j’y serais par hasard ?
– C’est possible, fit Pisani, haussant insoucieusement
les épaules.
– Est-ce que l’homme dont tu es jaloux, mon pauvre
Pisani, est-ce que ce serait…
– Voyons, achève.
– Mais non, ce ne peut pas être ; celui-là est arrivé
depuis huit jours à peine d’Italie.
– Il ne faut pas huit jours pour aller de l’hôtel
Montmorency à la rue de la Cerisaie.
– Alors, c’est donc… – Souscarrières hésita un instant,
puis, comme si le nom s’échappait de sa bouche malgré
lui. – C’est donc le comte de Moret ?
Un blasphème terrible, qui s’échappa de la bouche du
marquis, fut sa seule réponse.
– Ah ! ah ! mais qui donc aimes-tu, mon cher Pisani ?
– J’aime madame de Maugiron.
– Ah ! la bonne histoire ! s’écria Souscarrières en
éclatant de rire.
– Est-ce donc si risible ce que je te dis là ? demanda
Pisani, en fronçant le sourcil.
– Madame de Maugiron, la sœur de Marion Delorme ?
– La sœur de Marion Delorme, oui !
– Qui demeure dans la même maison que son autre
sœur, madame de La Montagne ?
– Oui ! cent fois oui !
– Eh bien ! mon cher marquis, si tu n’as que cette raison
d’en vouloir au pauvre comte de Moret, et si tu veux le faire
tuer parce qu’il est l’amant de Mme de Maugiron, remercie
Dieu que ton désir n’ait pas été accompli, car un brave
gentilhomme comme toi aurait eu un remords éternel
d’avoir commis un crime inutile.
– Comment cela ? demanda Pisani, se dressant tout
debout.
– Parce que le comte de Moret n’est point l’amant de
Mme de Maugiron.
– Et de qui est-il donc l’amant ?
– De sa sœur, Mme de La Montagne.
– Impossible !
– Marquis, je te jure qu’il en est ainsi.
– Le comte de Moret, l’amant de Mme de La Montagne,
tu me le jures ?
– Foi de gentilhomme !
– Mais, l’autre soir, je me suis présenté chez
Mme de Maugiron.
– Avant-hier ?
– Oui, avant-hier.
– À onze heures du soir ?
– Comment sais-tu cela ?
– Je le sais, je le sais, comme je sais que
Mme de Maugiron n’est point la maîtresse du comte
de Moret.
– Tu te trompes, te dis-je.
– Alors, va toujours.
– Je l’avais vue dans la journée ; elle m’a dit que je
pouvais venir, que je la trouverais seule. J’ai repoussé le
laquais, je suis parvenu jusqu’à la porte de sa chambre à
coucher, j’ai entendu une voix d’homme.
– Je ne dis point que tu n’aies pas entendu une voix
d’homme. – Je dis seulement que cette voix n’était pas
celle du comte de Moret.
– Oh ! tu me damnes, en vérité !
– Tu ne l’as pas vu, le comte ?
– Si, je l’ai vu.
– Comment cela ?
– Je me suis embusqué sous la grande porte de l’hôtel
Lesdiguières, qui donne juste en face de la maison de
Mme de Maugiron.
– Eh bien ?
– Eh bien, je l’ai vu sortir, vu comme je te vois.
Seulement il ne sortait pas de chez Mme de Maugiron, il
sortait de chez Mme de La Montagne.
– Mais alors ! mais alors ! s’écria Pisani – quel était
donc l’homme dont j’ai entendu la voix chez
Mme de Maugiron ?
– Bah ! marquis, soyez philosophe.
– Philosophe !
– Oui, à quoi bon vous en inquiéter ?
– Comment à quoi bon m’en inquiéter. Je m’en inquiète
pour le tuer donc, si ce n’est pas un fils de France.
– Pour le tuer ! Ah ! ah ! fit Souscarrières avec un accent
qui ouvrit au marquis tout un horizon de doutes étranges.
– Certainement ! répondit-il, pour le tuer.
– Vraiment ! comme cela, tout grouillant ! sans dire
gare ! continua Souscarrières avec un accent de plus en
plus gouailleur.
– Oui ! oui ! oui ! cent fois oui !
– Eh bien ! dit Souscarrières, tuez-moi donc, mon cher
marquis, car cet homme, c’était moi.
– Ah ! Schelme ! s’écria Pisani, en grinçant des dents et
en tirant son épée. – défends-toi.
– Ah ! tu n’as pas besoin de m’en prier, mon cher
marquis, dit Souscarrières en bondissant en arrière et en
retombant en garde l’épée à la main, – à tes ordres.
Alors, malgré les cris de leurs compagnons qui ne
comprenaient rien à tout ce qui se passait, commença
entre le marquis Pisani et le seigneur de Souscarrières un
combat furieux, d’autant plus terrible qu’il avait lieu sans
autre lumière que celle qui descendait d’une lune trouble et
voilée. – Combat ou chacun, autant par amour de la vie
que pour toute autre cause, déploya toute sa science en
escrime. Souscarrières, qui excellait à tous les exercices
du corps, était évidemment le plus fort et le plus adroit,
mais les longues jambes de Pisani, la manière exagérée
dont il était fendu, lui donnaient un grand avantage pour
l’inattendu de ses attaques et la distance de ses retraites ;
enfin, au bout d’une vingtaine de secondes, le marquis
Pisani poussa un cri, qui eut peine à passer entre ses
dents serrées, baissa le bras, le releva, mais,
presqu’aussitôt, laissa tomber son épée dont il ne pouvait
plus supporter le poids, alla s’adosser au mur, jeta un
soupir et s’affaissa sur lui-même.
– Ma foi, dit Souscarrières en baissant son épée à son
tour, vous êtes témoin que c’est lui qui l’a voulu.
– Hélas ! oui – répondirent ses compagnons.
– Et vous attesterez que tout s’est passé dans les
règles de l’honneur.
– Nous l’attesterons.
– Eh bien, maintenant, comme je ne veux pas la mort,
mais la guérison du pécheur, portez M. de Pisani chez
madame sa mère, et courez chercher Bouvard, le
chirurgien du roi.
– C’est en effet ce que nous avons de mieux à faire.
Aidez-moi, mon ami, heureusement nous sommes à
cinquante pas à peine de l’hôtel de Rambouillet.
– Ah ! dit l’autre, quel malheur ! une partie qui avait si
bien commencé !
Et tandis qu’ils emportaient le plus doucement possible
le marquis Pisani chez sa mère, Souscarrières
disparaissait au coin de la rue des Orties et de la rue
Fromenteau, en disant :
– Ces damnés bossus, je ne sais pas ce qui les enrage
contre moi ! voilà le troisième auquel je suis obligé de
passer mon épée au travers du corps, pour me
débarrasser de lui !
IV
L’HÔTEL DE RAMBOUILLET.
Le célèbre hôtel Rambouillet était situé entre l’église
Saint-Thomas-du-Louvre, bâti vers la fin du douzième
siècle, sous l’invocation de Saint-Thomas, martyr, et
l’hôpital des Quinze-Vingts, fondé sous le règne de Louis
IX, à son retour d’Égypte, en faveur de trois cents, ou,
comme on disait alors, de « quinze-vingts »
gentilshommes, à qui les Sarrazins avaient crevé les yeux.
La marquise de Rambouillet, qui l’avait fait bâtir, et nous
allons dire comment tout à l’heure – était née en 1588, –
c’est-à-dire l’année où le duc de Guise et son frère furent
assassinés aux États de Blois, par ordre de Henri III. – Elle
était la fille de Jean de Vivone, marquis de Pisani, et de
Julie Savelli, dame romaine de l’illustre famille des Savelli,
qui a donné deux papes : Honoré III et Honoré IV, à la
chrétieneté – et une sainte à l’Église : sainte Lucine.
Elle avait, à l’âge de douze ans, épousé le marquis
de Rambouillet, de la maison d’Angennes, – maison illustre
qui, de son côté, avait donné le cardinal de Rambouillet, et
ce marquis de Rambouillet ! qui fut vice-roi de Pologne en
attendant l’arrivée de Henri III.
En 1606, c’est-à-dire après six ans de mariage,
M. de Rambouillet avait, dans un moment de gêne, vendu
l’hôtel Pisani à Pierre Forget Dufresnes. – La vente avait
été faite moyennant la somme de 34,500 livres tournois ; –
puis celui-ci l’avait, en 1624, au prix de 30,000 écus,
revendu au cardinal-ministre, qui l’avait fait abattre, et, au
moment où nous sommes arrivé, était occupé à faire bâtir
sur le même terrain le Palais-Cardinal ; en attendant que ce
palais, dont on disait des merveilles, fût en état d’être
habitable, Richelieu avait deux maisons de campagne –
l’une à Chaillot – l’autre à Rueil, et place Royale, une
maison de ville, attenant à celle qu’habitait Marion
Delorme.
CE QUI SE PASSAIT À
L’HÔTEL RAMBOUILLET, AU
MOMENT OÙ
SOUSCARRIÈRES SE
DÉBARRASSAIT DE SON
TROISIÈME BOSSU.
Or, pendant cette soirée du 5 décembre 1628, où nous
avons ouvert dans l’hôtellerie de la Barbe peinte le premier
chapitre de ce livre, toutes les illustrations littéraires de
l’époque, tout ce qui formait cette société, qui plus tard
tomba dans le ridicule, et que ridiculisa Molière, était
rassemblé dans l’hôtel de la marquise, non point comme
visiteurs ordinaires, familiers de la maison, mais comme
invités, chacun d’eux ayant reçu un billet de
Mme de Rambouillet qui lui annonçait qu’il y avait chez elle
assemblée extraordinaire.
Aussi n’était-on pas venu, on était accouru.
Tout était événement, à cette bienheureuse époque où
les femmes commençaient à prendre une influence sur la
société ; la poésie était en enfantement ; elle avait, dans le
siècle précédent, donné Marot, Garnier et Ronsard ; elle
bégayait ses premières tragédies, ses premières
pastorales, ses premières comédies, avec Hardy,
Desmarets, Rességuier, et elle allait, grâce à Rotrou, à
Corneille, à Molière et à Racine, placer par sa littérature
dramatique la France à la tête de toutes les nations, et
parfaire cette belle langue, qui, créée par Rabelais, épurée
par Boileau, filtrée par Voltaire, devait devenir, à cause de
sa clarté, la langue diplomatique des peuples civilisés. La
clarté est la loyauté des langues.
Le grand génie du seizième siècle, et, disons mieux, de
tous les siècles, William Shakespeare, était mort il y avait
douze ans, connu des seuls Anglais. La popularité
européenne du grand poète d’Élisabeth, que l’on ne s’y
trompe pas, est toute moderne. Aucun des beaux esprits
rassemblés chez Mme de Rambouillet n’avait jamais même
entendu prononcer le nom de celui que, cent ans plus tard,
Voltaire appelait un barbare. D’ailleurs, dans un temps où
le théâtre appartenait à des pièces comme la Délivrance
d’Andromède, la Conquête du sanglier de Calydon et la
Mort de Bradamante, des œuvres comme Hamlet, comme
Macbeth, comme Othello, comme Jules César, comme
Roméo et Juliette et comme Richard III, eussent été des
morceaux de bien dure digestion pour des estomacs
français.
Non, c’était de l’Espagne que nous venait la ligue avec
les Guises, les modes avec la reine, et la littérature avec
Lope de Vega, Alarcon, Tyrso de Molina ; Calderon n’avait
pas encore paru.
Fermons cette longue parenthèse, qui s’est ouverte
toute seule et par la force des choses, pour reprendre notre
phrase à ces mots : tout était événement à cette
bienheureuse époque, et nous allions ajouter qu’une
invitation de Mme de Rambouillet était un double
événement.
On savait que la grande préoccupation, et surtout le
grand plaisir de la marquise était de faire des surprises à
ses invités ; elle fit un jour à M. l’évêque de Lisieux,
Philippe de Cospean, une surprise à laquelle, à coup sûr,
un évêque ne devait guère s’attendre. Il y avait dans le parc
de Rambouillet une grande roche circulaire de laquelle
jaillissait une fontaine ; un rideau d’arbres l’abritait en la
voilant ; elle était consacrée par les souvenirs de Rabelais,
qui souvent en faisait son cabinet de travail, quelquefois sa
salle à manger. La marquise y conduisit M. de Lisieux, un
beau matin ; au fur et à mesure qu’il en approchait, le prélat
clignait de l’œil apercevant à travers les branches quelque
chose de brillant dont il ne pouvait se rendre compte.
Cependant s’approchant toujours, il lui sembla qu’il finissait
par distinguer sept ou huit jeunes femmes vêtues en
nymphes, c’est-à-dire très-peu vêtues.
C’était, en effet, Mlle de Rambouillet en costume de
Diane, le carquois sur l’épaule, l’arc à la main, le croissant
sur la tête, et toutes les demoiselles de la maison, qui,
groupées sur la roche, y faisaient, dit Tallemant des Réaux,
le plus agréable spectacle du monde. Un évêque de nos
jours se scandaliserait peut-être à ce spectacle le plus
agréable du monde, mais M. de Lisieux fut au contraire si
charmé, que jamais il ne voyait la marquise sans lui
demander des nouvelles des roches de Rambouillet. Et
comme on faisait observer à celle-ci qu’en pareille
circonstance Actéon avait été changé en cerf et déchiré
par les chiens, elle répondait que le cas était hors de
comparaison, et que le bon évêque était si laid que les
nymphes pouvaient bien faire de l’effet sur lui, mais qu’il
n’en pouvait faire sur les nymphes, si ce n’était cependant
de les mettre en fuite. Au reste, M. de Lisieux connaissait
bien sa laideur, et était même le premier à en plaisanter,
car, ayant sacré l’évêque de Riez, qui était loin d’être un
Adonis, et celui-ci étant allé le remercier : – Hélas !
monsieur, lui dit-il, c’est à moi de vous rendre des grâces,
au contraire, car, avant que vous fussiez mon collègue,
j’étais le plus laid des évêques de France.
Peut-être toute la partie masculine de la société de
Mme de Rambouillet, plus nombreuse encore que la partie
féminine, s’attendait-elle à ce que la marquise ferait ce
soir-là à ses invités une surprise dans le genre de celle
qu’elle avait faite à M. de Lisieux, et était-elle accourue
dans cet espoir ? Aussi régnait-il dans cette précieuse
assemblée cette inquiète curiosité qui précède les grands
événements, ignorés encore, mais dont on a cependant
une vague perception.
La conversation roulait sur toutes choses d’amour et de
poésie, mais plus particulièrement sur la dernière pièce
que venaient de représenter les comédiens de l’hôtel de
Bourgogne, où la société commençait à aller depuis que
Belle-Rose, la Beaupré, sa femme, Mlle Vaillot, la Villiers et
Mondory avaient pris la direction du théâtre.
Mme de Rambouillet les avait mis à la mode, en leur
faisant jouer chez elle Frédégonde, ou le Chaste Amour,
de Hardy. Depuis ce temps, il avait été décidé que les
femmes honnêtes, qui jusque-là n’avaient point fréquenté
l’hôtel de Bourgogne, y pouvaient aller.
Cette pièce dont on s’occupait était le début d’un très
jeune homme que protégeait la marquise, et qui se
nommait Jean de Rotrou. Elle avait pour titre :
l’Hypocondriaque, ou le Mort amoureux. Quoique de
médiocre valeur, elle venait d’avoir, grâce à l’appui que lui
donnait l’hôtel Rambouillet, assez de succès pour que le
cardinal de Richelieu eût fait venir Rotrou dans sa maison
de la place Royale, et l’eût adjoint à ses collaborateurs
ordinaires Mayret, l’Étoile et Colletet, en dehors desquels il
avait encore deux collaborateurs extraordinaires :
Desmarets et Bois-Robert.
Au moment où l’on discutait les mérites, fort
contestables, de cette comédie, que Scudéri et Chapelain
hachaient, menu comme chair à pâté, un beau jeune
homme de dix-neuf ans entra, vêtu d’un élégant costume, et
d’un air tout-à-fait cavalier traversa le salon, alla saluer
selon les règles de l’étiquette Mme la princesse d’abord,
que l’on désignait tout simplement sous le nom de Mme la
princesse, parce qu’elle était femme de M. de Condé,
premier prince du sang, et qui, en sa qualité d’Altesse,
avait droit, partout où elle se trouvait, au premier salut ; puis
la marquise, puis la belle Julie.
Il était suivi d’un compagnon plus âgé que lui de deux ou
trois ans, tout vêtu de noir, et qui s’avançait au milieu de la
docte et imposante assemblée d’un pas aussi timide que
l’allure de son ami était dégagée.
– Eh ! tenez, dit la marquise en apercevant les deux
jeunes gens et en désignant du geste le premier, voici
justement le triomphateur ! – et c’est si beau de monter au
capitole à son âge, que personne n’aura le courage, je
l’espère, de crier derrière son char : César, souviens-toi
que tu es mortel !
– Ah ! madame la marquise, répondit Rotrou, – car
c’était lui-même, – laissez dire, au contraire ; jamais le
critique le plus malveillant ne dira de ma pauvre pièce le
mal que j’en pense moi-même, et je vous jure bien que, si
je n’eusse reçu l’ordre positif de M. le comte de Soissons,
j’eusse laissé de côté mon Mort amoureux, comme s’il eût
été véritablement mort, et j’eusse débuté par la comédie
que je fais en ce moment.
– Bon ! et quel est le sujet de cette comédie, mon beau
cavalier ? demanda Mlle Paulet.
– Une bague que nul n’aura l’envie de mettre à son
doigt, une fois qu’il vous aura vue, adorable lionne, – la
Bague de l’oubli !
Un murmure flatteur et un gracieux remercîment de tête
de la part de celle à qui il était adressé, accueillit ce
compliment, pendant lequel le jeune homme vêtu de noir
s’était tenu le plus complétement caché qu’il avait pu
derrière son introducteur ; mais, comme il était totalement
inconnu à tout le monde, et que l’on ne présentait à la
marquise que des hommes ayant déjà un nom ou devant
s’en faire un, un jour, son maintien, si modeste qu’il fût, ne
pouvait empêcher tous les yeux de se fixer sur lui.
– Et comment avez-vous le temps de faire une nouvelle
comédie, monsieur de Rotrou, demanda la belle Julie,
maintenant que vous êtes admis à l’honneur de travailler à
celles de M. le cardinal ?
– M. le cardinal, répondit Rotrou, vient d’avoir tant de
besogne au siége de la Rochelle, qu’il nous a laissé un peu
de répit, et j’ai profité de cela pour travailler de mon mieux.
Pendant ce temps, le jeune homme vêtu de noir
continuait d’absorber la part d’attention qui ne se fixait pas
sur Rotrou.
– Ce n’est point un homme d’épée, dit mademoiselle
de Scudéri à son frère.
– Il a plutôt l’air d’un clerc de procureur, répondit celui-ci.
Le jeune homme vêtu de noir entendit ce court dialogue,
et salua avec un sourire de bonhomie.
Rotrou aussi l’entendit.
– Oui, oui, en effet, c’est un clerc de procureur, et un
clerc de procureur qui sera un jour notre maître à tous, c’est
moi qui vous le dis.
Ce fut au tour des hommes de sourire, moitié
d’incrédulité, moitié de dédain. Les femmes regardèrent
avec une curiosité plus grande celui que Rotrou présentait
avec une si brillante promesse.
Malgré sa grande jeunesse, il était remarquable par son
visage austère, par la ride transversale de son front qui
semblait creusée par le soc de la pensée, et par des yeux
pleins de flammes.
Le reste du visage était vulgaire, le nez gros, la lèvre
épaisse, quoiqu’on la vît mal, perdue qu’elle était sous une
moustache naissante.
Rotrou pensa qu’il était temps de satisfaire la curiosité
générale et continua :
– Madame la marquise, permettez-moi de vous
présenter mon cher compatriote, Pierre Corneille, fils d’un
avocat-général de Rouen, et qui bientôt sera fils de son
génie.
– Corneille, répéta Scudéri, ce nom est celui d’un
oiseau de mauvais augure.
– Oui, pour ses rivaux, monsieur Scudéri, répondit
Rotrou.
– Corneille ? répéta la marquise à son tour, mais avec
bienveillance.
– Ab illice cornix, souffla Chapelain à l’évêque de
Vence, M. Godeau, prélat de si petite taille qu’on l’appelait
le nain de la princesse Julie.
– Bon ! dit Rotrou à Mme de Rambouillet, vous cherchez
au frontispice de quel poëme, à la tête de quelle tragédie
vous avez lu ce nom-là. Sur aucun, madame la marquise ; il
n’est encore inscrit qu’à la tête d’une comédie dont ce bon
compagnon arrivé hier de Rouen, a payé cette nuit mon
hospitalité. Je le conduis demain à l’hôtel de Bourgogne, je
le présente à Moudory, et dans un mois nous
l’applaudissons.
Le jeune homme leva les yeux au ciel en poëte qui dit :
Dieu le veuille !
On se rapprocha des deux amis avec plus de curiosité.
Mme la princesse surtout, nature avide de louanges, voyant
dans tout poëte un panégyriste de sa beauté qui
commençait à pâlir, M me la princesse paraissait on ne peut
plus curieuse ; elle fit rouler son fauteuil du côté du groupe
qui se formait autour de Rotrou et de son compagnon, et
tandis que les hommes, et particulièrement les poètes, se
tenaient dédaigneusement à leur place :
– Eh ! monsieur Corneille, demanda-t-elle, peut-on
s’informer quel est le titre de votre comédie ?
Corneille se retourna à cette interpellation faite d’une
voix quelque peu hautaine. Tandis qu’il se retournait,
Rotrou lui souffla un mot à l’oreille.
– Elle s’appelle Mélite, répondit-il, à moins toutefois
que Votre Altesse ne daigne la baptiser d’un meilleur nom.
– Mélite ! Mélite ! répéta la princesse ; non, il faut le
laisser ainsi, Mélite est charmant, et si la fable y
correspond…
– Ah voilà ce qu’il y a de charmant surtout, madame la
princesse, dit Rotrou, c’est que ce n’est point une fable,
c’est une histoire.
– Comment, une histoire ? demanda Mlle Paulet,
l’argument en serait-il vrai ?
– Voyons, raconte la chose à ces dames, mauvais
sujet, dit Rotrou à son compagnon.
Corneille rougit jusqu’aux oreilles ; nul n’avait moins l’air
d’un mauvais sujet que lui.
– Reste à savoir si l’histoire peut se raconter en prose,
dit Mme de Combalet, se couvrant d’avance, et pour le cas
ou Corneille raconterait l’histoire, le visage de son éventail.
Mme de Combalet, nièce bien-aimée du cardinal, était
une habituée du salon de Mme de Rambouillet.
– J’aimerais mieux, dit timidement Corneille, en réciter
quelques vers qu’en raconter l’argument.
– Bah ! dit Rotrou, voilà bien de l’embarras pour une
galanterie. Je vais vous la dire en deux mots, moi l’histoire.
Mais ce n’est point là qu’est le mérite, puisque l’histoire est
vraie, et que mon ami en étant le héros n’a pas même le
mérite de l’invention. Imaginez-vous, madame, qu’un ami
de ce libertin…
– Rotrou ! Rotrou ! interrompit Corneille.
– Je reprends, malgré l’interruption, continua Rotrou ;
imaginez-vous qu’un ami de ce libertin le présente dans
une honnête maison de Rouen, ou tout était arrêté pour son
mariage avec une fille charmante… Que pensez-vous que
fasse M. Corneille ? Qu'il attendra que la noce
s’accomplisse, et que momentanément il lui suffira d’être
garçon d’honneur, quitte plus tard à… Vous comprenez-
bien, n’est-ce pas ?
– M. Rotrou ! fit Mme de Combalet en tirant, sur ses yeux
sa coiffe de carmélite.
– Quitte plus tard à quoi faire ? répéta Mlle de Scudéri
d’un air rogue. Si les autres ont compris, je vous préviens,
M. de Rotrou, que je n’ai pas compris, moi.
– Je l’espère bien, belle Sapho – c’était le nom que l’on
donnait à Mlle Scudéri dans le dictionnaire des ridicules –
je parle pour M. l’évêque de Vence et M lle Paulet, qui ont
compris, eux, n’est-ce pas ?
Mlle Paulet donna avec une grâce des plus provocantes
un petit coup d’éventail sur les doigts de Rotrou, en disant :
– Continuez, vaurien, plus vite ; vous aurez fini, mieux
sera.
– Oui, ad eventum festina, selon le précepte d’Horace.
Eh bien ! M. Corneille, en sa qualité de poète, suivit les
conseils de l’ami de Mécène, il ne prit pas la peine
d’attendre : il revient seul chez la demoiselle, bat en brèche
la place, qui ne s’appelait pas Fidélité, à ce qu’il paraît, et
des ruines du bonheur de son ami, bâtit son propre
bonheur ; et ce bonheur est si grand, que tout à coup il fait
jaillir du cœur de monsieur une source de poésie qui n’est
autre que celle à laquelle se désaltèrent Pégase et ces
neuf pucelles qu’on appelle les Muses.
– Voyez un peu, dit M me la princesse, où l’hypocrène va
se nicher, dans le cœur d’un clerc de procureur ! En vérité,
c’est à n’y pas croire.
– Jusqu’à preuve du contraire, n’est-ce pas, madame la
princesse ? Cette preuve, mon ami Corneille vous la
donnera.
– Voilà une dame bien heureuse, dit mademoiselle
Paulet. Si la comédie de Corneille a le succès que lui
prédit M. de Rotrou, elle est immortalisée.
– Oui, répéta Mlle de Scudéri avec sa sécheresse
ordinaire, mais je doute que pendant cette immortalité,
durât-elle autant que celle de la sibylle de Cumes, une
pareille célébrité lui procure un mari.
– Eh ! trouvez-vous, mon Dieu, dit Mlle Paulet, que ce
soit un si grand malheur de rester fille ? Ah ! quand on est
jolie, bien entendu. Demandez à Mme de Combalet, si c’est
une si divine joie que d’être mariée.
Mme de Combalet se contenta de pousser un soupir, en
levant les yeux au ciel et en hochant tristement la tête.
– Avec tout cela, dit M me la princesse, M. Corneille nous
avait offert de nous réciter des rimes de sa comédie.
– Oh ! il est tout prêt, dit Rotrou ; demander des vers à
un poëte, c’est demander de l’eau à une source. Allons,
Corneille, allons, mon ami.
Corneille rougit, balbutia, appuya la main sur son front,
et, d’une voix qui semblait plutôt faite pour la tragédie que
pour la comédie, il récita les vers suivants :
MARINA ET JAQUELINO.
Quelques minutes avant que Latil ne manifestât son
existence par les deux mots qu’en général prononce tout
blessé revenant à la vie, et qui d’ailleurs faisaient en
première ligne partie du répertoire de notre spadassin, un
jeune homme s’était présenté à l’hôtel de la Barbe peinte,
et s’était informé si la chambre n. 13, située au premier
étage, n’était point occupée par une paysanne des environ
de Paris, nommée Marina. Elle était, avait-il ajouté,
reconnaissable à ses beaux cheveux et à ses beaux yeux
noirs, que faisait valoir le cacolet ponceau qui devait leur
servir de cadre, et à sa mise tout entière qui rappelait celle
de ces âpres montagnes de Navarre que Henri IV avait,
tête et pieds nus, tant de fois escaladées tout enfant.
Mme Soleil, avec un charmant sourire, laissa au jeune
homme tout le temps de s’informer, car sans doute lui
plaisait-il de regarder dans tous ses détails cette tête
juvénile ; après quoi sa réponse, accompagnée d’un coup
d’œil d’intelligence, fut que la jeune paysanne, désignée
sous le nom de Marina, était dans la chambre indiquée et
attendait depuis une demi-heure à peu près.
Et, en même temps, un geste gracieux de Mme Soleil,
geste comme en ont toujours les femmes de trente à
trente-cinq ans pour les beaux garçons de vingt à vingt-
deux ans, en même temps, un geste gracieux de
Mme Soleil, disons-nous, indiquait au questionneur
l’escalier au haut duquel il devait trouver la chambre
désignée sous le numéro 13.
Le jeune homme était, en effet, comme nous l’avons dit,
un beau garçon de vingt à vingt-deux ans, de taille
moyenne, mais bien prise, et dans chacun des
mouvements de laquelle se révélaient l’élégance et la
force. Il avait les yeux bleus des races du Nord, abrités par
les sourcils et les cheveux noirs des races du Midi. Un teint
plutôt hâlé par le soleil que pâli par la fatigue, une
moustache fine, une royale naissante, des lèvres fines et
railleuses qui, en s’ouvrant, laissaient voir un double rang
de dents blanches qu’eût envié plus d’une bouche de
femme, complétaient le charmant ensemble de cette
physionomie.
Son costume de paysan basque était à la fois
commode et élégant ; il se composait d’un béret rouge,
sang de bœuf, orné à son centre d’un gros gland noir,
tombant sur les épaules, et de deux plumes, l’une du même
ton que le béret, l’autre de la même couleur que le gland,
encadrant coquettement le visage. Le pourpoint, du même
drap que le béret, passementé de noir comme lui, laissait
voir par une de ses manches ouvertes et pendantes, par la
manche droite, un de ces dessous qui, à la rigueur,
pouvaient dans ces temps d’attaques journalières et
d’embuscades nocturnes servir de plastron et amortir un
coup de poignard ou d’épée.
Ce pourpoint, boutonné du haut en bas, était en arrière
sur les modes de Paris, où l’on portait déjà depuis plus de
dix ans le pourpoint boutonné du haut seulement, afin de
laisser sortir, entre lui et le haut-de-chausses, les plis d’une
chemise de fine batiste et des flots de rubans et de
dentelles. Il se fermait sur une espèce de pantalon à pied,
de buffle gris, auquel on avait adapté des semelles à haut
talon, qui tenait lieu de bottes à celui qui le portait.
Un poignard passé à la ceinture de cuir qui lui serrait la
taille et qui soutenait une longue rapière lui battant les
mollets, complétait le costume de celui qu’à tort nous avons
désigné sous le nom de paysan, et qui, d’après l’arme qu’il
portait, avait droit au titre de gentilhomme campagnard.
Arrivé devant la porte, il commença par s’assurer
qu’elle était bien surmontée du n. 13, et certain de ne pas
se tromper, il frappa d’une façon particulière, c’est-à-dire
deux coups pressés ; puis, après un intervalle, deux autres
coups encore, puis enfin un cinquième coup, en observant
entre ce quatrième et ce cinquième coup le même
intervalle qu’entre les deux premiers et le troisième et le
quatrième.
À ce cinquième coup, sans se faire attendre, la porte
s’ouvrit, ce qui prouvait que le visiteur était attendu.
La personne qui ouvrait la porte était une femme de
vingt-huit à trente ans, dans toute la puissance d’une
luxuriante beauté. Ses yeux, qui avaient servi d’indication
au jeune homme dans le signalement qu’il avait donné
d’elle, étincelaient comme deux diamants noirs sous l’écrin
de velours de ses longues paupières. Ses cheveux étaient
d’une nuance tellement foncée, que toute comparaison
empruntée à l’encre, au charbon, à l’aile de corbeau, était
insuffisante. Ses joues étaient d’une pâleur chaude et
ambrée dénonçant des passions plutôt tumultueuses et
passagères que profondes et durables. Son cou, serré par
quatre rangs de corail, était emmanché dans des épaules
vigoureusement dessinées, et descendait, par une pente
doucement fuyante, vers une gorge singulièrement
provocante par ses rapides ondulations. Malgré ses
contours, qui, sculpturalement parlant, appartenaient plutôt
à la Niobé qu’à la Diane, la taille était fine – ou plutôt
paraissait plus fine qu’elle n’était, par le rebondissement
tout espagnol des hanches. La jupe courte, de la même
couleur que le cacolet, c’est-à-dire rouge zébrée de velours
noir, laissait voir un bas de jambe plus aristocratique que
ne le comportait le costume, et un pied qui, relativement au
reste de cette plantureuse nature, paraissait d’une
petitesse exagérée.
Nous avons eu tort de dire que la porte s’ouvrait, nous
eussions dû dire s’entre-bâillait seulement, car ce ne fut
que quand le jeune homme eut prononcé le nom de Marina
et que celle qu’il désignait sous ce nom, comme par une
espèce de mot d’ordre, lui eut répondu par celui de
Jaquelino, que la porte s’ouvrit tout à fait, et que celle qui
en était la gardienne s’effaça pour laisser entrer celui
qu’elle attendait et derrière lequel elle referma vivement le
battant au verrou, se retournant aussitôt d’ailleurs, pressée
qu’elle était sans doute de voir celui à qui elle avait affaire.
– Ventre-Saint-Gris ! s’écria le jeune homme, que j’ai là
une succulente cousine.
– Et moi sur mon âme, un beau cousin ! dit la jeune
femme.
– Par ma foi ! continua Jaquelino, quand on est si
proches parents que nous le sommes et qu’on ne s’est
jamais vu, m’est avis que l’on doit commencer à faire
connaissance en s’embrassant.
– Je n’ai rien à dire contre cette manière de souhaiter la
bienvenue à ses parents, répondit Marina en tendant ses
deux joues qui se couvrirent d’une rougeur passagère, à
laquelle un habile observateur ne se fût pas trompé, et qu’il
eût attribuée à un désir facile à irriter plutôt qu’à une pudeur
trop susceptible.
Les deux jeunes gens s’embrassèrent.
– Ah ! par l’âme de mon joyeux père, dit le jeune homme
avec un accent de bonne humeur qui paraissait lui être
naturelle, la plus agréable chose de ce monde est, je crois,
d’embrasser une jolie femme, si ce n’est cependant de
recommencer, ce qui doit être plus agréable encore.
Et il étendit les bras une seconde fois, pour joindre le
précepte aux paroles.
– Tout beau ! cousin, dit la jeune femme en l’arrêtant
court, nous causerons de cela plus tard, si vous voulez
bien ; non point que la chose ne me paraisse aussi
plaisante qu’à vous, mais parce que le temps nous
manque. C’est votre faute ; pourquoi avez-vous perdu une
demi-heure à me faire vous attendre ?
– Eh ! pardieu, la belle demande, parce que je croyais
être attendu par quelque grosse nourrice allemande, ou par
quelque sèche duègne espagnole ; mais vienne l’occasion
de nous retrouver ensemble, et je jure Dieu, ma belle
cousine, que c’est moi qui vous attendrai.
– Je prends acte de la promesse ; mais à cette heure,
je n’en suis pas moins pressée d’aller dire à celle qui
m’envoie que je vous ai vu et que vous êtes prêt en tout
point à obéir à ses ordres, comme il convient à un courtois
chevalier à l’égard d’une grande princesse.
– Ces ordres, dit le jeune homme en mettant un genou
en terre, je les attends humblement.
– Oh ! vous à mes genoux, Monseigneur ! Monseigneur !
y songez-vous ? s’écria Marina en le relevant.
Puis elle ajouta avec son provocant sourire :
– C’est dommage, vous êtes charmant ainsi.
– Voyons, dit le jeune homme, en prenant les mains de
sa prétendue cousine et en la faisant asseoir près de lui,
d’abord et avant tout, a-t-on appris mon retour avec
satisfaction ?
– Avec joie.
– Est-ce avec plaisir que l’on m’accorde cette
audience ?
– Avec bonheur.
– Et la mission dont je suis chargé sera-t-elle accueillie
avec sympathie ?
– Avec enthousiasme.
– Et cependant, voilà huit jours que je suis arrivé, et
deux jours que j’attends.
– Vous êtes charmant, en vérité, mon cousin. Et
combien y a-t-il de jours, je vous prie, que nous-mêmes
sommes arrivée de La Rochelle ; deux jours et demi.
– C’est vrai.
– Et sur ces deux jours et demi, à quoi ont été occupés
hier et avant-hier ?
– À des fêtes, je le sais, puisque je les ai vues !
– D’où les avez-vous vues ?
– Mais de la rue, comme un simple mortel.
– Comment les avez-vous trouvées ?
– Superbes.
– N’est-ce pas qu’il a de l’imagination, notre cher
cardinal ? Sa Majesté Louis XIII déguisé en Jupiter.
– Et en Jupiter Stator.
– Stator ou autre, peu m’importe.
– Ah ! il n’importe pas si peu, ma belle cousine ; toute la
question au contraire est là.
– Là ! Où ?
– Dans le mot Stator. Savez-vous ce que veut dire
stator ?
– Ma foi, non.
– Cela veut dire Jupiter qui arrête, ou qui s’arrête.
– Tâchons que ce soit Jupiter qui s’arrête.
– Au pied des Alpes, n’est-ce pas ?
– Nous ferons tout ce que nous pourrons pour cela.
Dieu merci, malgré la foudre qu’il tenait à la main, et dont il
menaçait à la fois l’Autriche et l’Espagne…
– Foudre de bois…
– Et sans ailes ; les ailes de la foudre, à l’endroit de la
guerre, c’est l’argent, et je ne crois pas le roi ni le cardinal
très riches en ce moment. Donc, chère cousine, Jupiter
Stator, après avoir menacé l’Orient et l’Occident, déposera
probablement la foudre sans l’avoir lancée.
– Oh ! dites cela ce soir à nos deux pauvres reines, et
vous les rendrez bien heureuses.
– J’ai mieux que cela à leur dire, j’ai à leur remettre,
comme je l’ai fait savoir à Leurs Majestés, une lettre du
prince de Piémont, qui jure bien que l’armée française ne
passera pas les Alpes.
– Pourvu que cette fois il tienne parole ! Ce n’est pas
son habitude, vous le savez.
– Mais cette fois, il a tout intérêt à la tenir.
– Nous bavardons, cousin, nous bavardons, et nous
laissons le temps se perdre inutilement.
– C’est votre faute, cousine, dit le jeune homme avec ce
franc sourire qui montre toutes les dents, c’est vous qui
n’avez pas voulu l’employer à des choses utiles.
– Soyez donc dévoué à vos maîtres et ôtez-vous pour
eux le pain de la bouche, voilà comment vous êtes
récompensée de votre dévouement, par des reproches !
Mon Dieu, que les hommes sont injustes !
– Je vous écoute, cousine.
Et le jeune homme donna à sa figure l’expression la
plus grave qu’il put inventer.
– Eh bien, ce soir même, vers onze heures, vous êtes
attendu au Louvre.
– Comment, ce soir ? C’est ce soir que j’aurai l’honneur
d’être reçu par Leurs Majestés ?
– Ce soir même.
– Je croyais qu’il y avait justement spectacle et ballet de
circonstance ce soir à la cour.
– Oui ; mais la reine, en apprenant cette nouvelle, s’est
plainte aussitôt d’une grande fatigue et d’un insupportable
mal de tête ; elle a dit qu’il n’y avait que le sommeil qui pût
la remettre. On a appelé Bouvard ; Bouvard a reconnu tous
les symptômes d’une migraine persistante. Bouvard, tout
bon médecin du roi qu’il est, nous appartient corps et âme.
Il a recommandé le repos le plus absolu, et la reine se
repose en vous attendant.
– Mais, comment entrerai-je au Louvre ? je ne présume
pas que ce soit en me présentant.
– Tout est prévu, soyez tranquille. Ce soir, en habit de
cavalier, vous vous trouverez rue des Fossés-Saint-
Germain ; un page à la livrée de Mme la princesse, chamois
et bleu, vous attendra au coin de la rue des Poulies ; il aura
le mot d’ordre jusqu’au corridor qui conduit à la chambre
de la reine, où la demoiselle d’honneur de service vous
recevra de ses mains. Si Sa Majesté peut vous admettre
immédiatement près d’elle, vous serez immédiatement
introduit ; sinon, vous attendrez dans quelque cabinet
avoisinant sa chambre, que le moment soit arrivé.
– Et pourquoi n’est-ce pas vous, chère cousine, qui
vous chargerez de me faire prendre patience, en
attendant ? Je vous jure que cela me serait infiniment
agréable.
– Parce que ma semaine de service est finie, et que
j’emploie mon temps au dehors comme vous voyez.
– Et vous m’avez même l’air de l’employer
agréablement.
– Que voulez-vous, cousin, on ne vit qu’une fois.
En ce moment, on entendit tinter l’horloge des Blancs-
Manteaux.
– Neuf heures, s’écria Mariana ! Embrassez-moi vite,
cousin, et poussez-moi dehors. J’ai à peine le temps de
rentrer au Louvre et de dire que j’ai pour parent un
charmant cavalier qui donnerait… Que donneriez-vous bien
pour la reine ?
– Ma vie ! Est-ce assez ?
– C’est trop ; ne donnez jamais que ce que vous
pourriez reprendre, et non ce qui, une fois donné, ne se
retrouve pas. Au revoir cousin !
– À propos, dit le jeune homme l’arrêtant, n’y a-t-il pas
quelque signe de reconnaissance, quelque mot d’ordre à
échanger avec le page ?
– C’est vrais, j’oubliai. Vous lui direz : Cazal, et il vous
répondra : Mantoue.
Et la jeune femme présenta cette fois à son prétendu
cousin, non plus ses deux joues mais ses deux lèvres, sur
lesquelles retentit un double baiser.
Puis elle s’élança par les escaliers avec la rapidité
d’une femme qui, si l’on tentait de la retenir, ne serait pas
bien sûre de résister.
Jaquelino resta un moment après elle, ramassa son
béret qui était tombé dès le commencement du dialogue,
le rajusta sur sa tête, et sans doute pour donner le temps à
la messagère du Louvre de s’éloigner et de disparaître,
descendit lentement l’escalier en chantant cette chanson
de Ronsard :
ESCALIERS ET CORRIDORS.
En sortant de l’hôtellerie de la Barbe peinte, le comte
de Moret, dont nous n’avons plus besoin de maintenir
l’incognito, descendit la rue de l’Homme-Armé, tourna à
droite, prit la rue des Blancs-Manteaux, et alla frapper à
l’hôtel du duc de Montmorency, Henri II du nom, qui
s’ouvrait par deux portes, l’une donnant dans la rue des
Blancs-Manteaux, l’autre donnant sur la rue Sainte-Avoye.
Sans doute, le fils de Henri IV avait de grandes
familiarités dans la maison, car, aussitôt qu’il eut été
reconnu, un jeune page d’une quinzaine d’années saisit un
chandelier à quatre branches, alluma les cires et marcha
devant lui.
Le prince suivit le page.
L’appartement du comte de Moret était au premier
étage. Le page éclaira une des chambres en allumant deux
autres candélabres semblables au premier, puis,
s’adressant au prince :
– Son Altesse a-t-elle quelque chose à me
commander ? demanda-t-il.
– Es-tu occupé près de ton maître, ce soir, Galaor ? fit
le comte de Moret.
– Non, monseigneur, j’ai congé.
– Veux-tu venir avec moi, alors ?
– Avec grand plaisir, monseigneur.
– En ce cas, habille-toi chaudement, et prends un bon
manteau, la nuit sera froide.
– Oh ! oh ! dit le jeune page, habitué par son maître,
grand coureur de ruelles, à de pareilles aubaines, j’aurai
une garde à monter, à ce qu’il paraît ?
– Oui, et une garde d’honneur, au Louvre. Mais tu sais,
Galaor, pas un mot, même à ton maître.
– Cela suffit, monseigneur, dit l’enfant avec un sourire et
en mettant un doigt sur ses lèvres.
Puis il fit un mouvement pour sortir.
– Attends, dit le comte de Moret, j’ai encore quelques
instructions à te donner.
Le page s’inclina.
– Tu selleras toi-même un cheval, et tu mettras des
pistolets chargés dans les fontes.
– Un seul cheval ?
– Oui, un seul. Tu monteras en croupe derrière moi, un
second cheval attirerait l’attention.
– Monseigneur sera obéi de point en point.
– Dix heures sonnèrent, le comte écouta, en les
comptant, les battements du bronze.
– Dix heures, répéta-t-il ; c’est bien, va, que dans un
quart d’heure tout soit prêt.
Le page s’inclina et sortit, tout, fier de la marque de
confiance que lui donnait le comte.
Quant à celui-ci, il choisit dans sa garde-robe un
vêtement de cavalier, simple mais élégant, avec le
pourpoint de velours grenat et les chausses de velours
bleu ; de magnifiques dentelles de Bruxelles formaient le
col et les manchettes de sa fine chemise de batiste
s’échappant par les crevés des bras et par l’intervalle
laissé à la ceinture, entre le pourpoint et les chausses. Il
passa de longues bottes de buffle montant jusqu’au-dessus
du genou, et se coiffa d’un feutre gris, orné de deux plumes
assorties aux couleurs de son vêtement, c’est-à-dire bleue
et grenat, retenues par une ganse de diamants ; puis, sur le
tout, il passa un riche baudrier, soutenant une épée à la
poignée de vermeil, mais à la lame d’acier, arme tout à la
fois de luxe et de défense.
Puis, avec la coquetterie naturelle aux jeunes gens, il
donna quelques minutes au soin de son visage, veilla à ce
que ses cheveux bouclés naturellement, tombassent de
chaque côté de son visage d’une façon régulière, tressa la
cadenette que l’on portait à la tempe gauche et qui
descendait jusqu’à la ceinture, donna le tour à ses
moustaches, tira sa royale qui refusait de s’allonger aussi
rapidement qu’il l’eût désiré, prit dans un tiroir une bourse
destinée à remplacer celle qu’il avait donnée à Latil, puis,
comme si cette bourse lui avait tout à coup rappelé un
souvenir oublié :
– Mais qui diable, murmura-t-il, a donc intérêt à me faire
tuer ?
Et, comme son esprit ne lui fournissait aucune réponse
satisfaisante à la question qu’il venait de se faire à lui-
même, il réfléchit un instant, écarta ce souvenir avec
l’insouciance de la jeunesse, se tâta pour s’assurer qu’il
n’oubliait rien, jeta un regard de côté sur sa glace, et
descendit l’escalier, chantant le dernier couplet de cette
chanson de Ronsard, dont nous lui avons entendu
fredonner le premier à l’hôtel de la Barbe peinte.
« Le maréchal d’Ancre
« tué sur le pont du
« Louvre entre dix et
« onze heures du matin.
LE SPHINX ROUGE.
Il existe à la galerie du Louvre un portrait du peintre
janséniste Philippe de Champagne, représentant au vrai,
comme on disait alors, la fine, vigoureuse et sèche figure
du cardinal de Richelieu.
Tout au contraire des Flamands ses compatriotes, ou
des Espagnols ses maîtres, Philippe de Champagne est
avare de cette étincelante couleur que broient sur leur
palette et répandent sur leurs toiles les Rubens et les
Murillo ; c’est qu’en effet, pousser dans un flot de lumière le
sombre ministre constamment perdu dans la demi-teinte
de sa politique, dont la devise était un aigle dans les
nuages, Aquila in nubibus, c’eût été flatter l’art peut-être,
mais à coup sûr mentir à la vérité.
Étudiez ce portrait, vous tous, hommes de conscience,
qui voulez, après deux siècles et demi, ressusciter le mort
illustre et vous faire une idée physique et morale du grand
génie calomnié par ses contemporains, méconnu, presque
oublié par le siècle suivant, et qui n’a trouvé qu’après deux
cents ans de sépulcre, la place qu’il avait le droit d’attendre
de la postérité.
Ce portrait est un de ceux qui ont le privilège de vous
arrêter court et de vous faire rêver. Est-ce un homme, est-
ce un fantôme, cette créature en robe rouge, en camail
blanc, à l’aube de point de Venise, à la calotte rouge, au
front large, aux cheveux gris, à la moustache grise, à l’œil
gris filtrant un regard terne, aux mains fines, maigres et
pâles ? Sa figure, par la fièvre éternelle qui le brûle, vit aux
pommettes seulement ; n’est-ce pas que, plus vous le
contemplez, moins vous savez si c’est un être vivant, ou si,
comme saint Bonaventure, ce n’est point quelque trépassé
qui vient écrire ses mémoires après sa mort ? N’est-ce pas
que, si tout à coup il se détachait de sa toile, s’il
descendait de son cadre, s’il marchait à vous, n’est-ce pas
que vous reculeriez, en vous signant, comme vous feriez
devant un fantôme ?
Ce qu’il y a de visible et d’incontestable dans cette
peinture, c’est qu’elle reproduit un esprit, une intelligence,
voilà tout. Pas de cœur, pas d’entrailles, heureusement
pour la France ; dans ce vide de la monarchie qui ne fait
entre Henri IV et Louis XIV, pour dominer ce roi mal venu,
faible, impuissant, cette cour inquiète et dissolue, ces
princes avides et sans loi, pour pétrir cette boue animée,
pour en faire la Genèse d’un monde nouveau c’était un
cerveau qu’il fallait, et pas autre chose.
Dieu créa de ses mains cet automate terrible, placé par
la Providence, à une distance égale de Louis XI et de
Robespierre, pour qu’il abattît les grands seigneurs comme
Louis XI avait abattu les grands vassaux, comme
Robespierre devait abattre les aristocrates. De temps en
temps, comme de rouges comètes, les peuples voient
apparaître à l’horizon un de ces faucheurs sanglants, qui
semblent une chose artificielle, qui avancent sans se
mouvoir, qui s’approchent sans bruit ; puis, arrivés enfin au
milieu du champ que leur mission est de moissonner, se
mettent à la besogne et ne s’arrêtent que quand leur tâche
est finie, c’est-à-dire que tout est abattu.
C’est bien ainsi qu’il vous eût apparu, dans cette soirée
du 5 décembre 1628, au moment où, soucieux des haines
qui l’entourent, préoccupé des grands projets qu’il médite,
voulant exterminer l’hérésie en France, voulant chasser
l’Espagne du Milanais, tuer l’influence de l’Autriche en
Toscane, cherchant à deviner, et fermant sa bouche,
éteignant ses yeux de peur qu’on ne le devine, c’est ainsi
qu’il vous eût apparu, l’homme sur qui reposaient les
destinées de la France, le ministre impénétrable que notre
grand historien Michelet appelle le Sphinx rouge.
Il sortait de ce ballet, pendant lequel ses intuitions lui
avaient dit que l’absence de la reine avait une cause
politique, et, par conséquent menaçante pour lui, et que
quelque chose de venimeux se tramait dans cette alcôve
royale, dont les douze pieds carrés lui donnaient plus de
travail et d’embarras que le reste du monde.
Il rentrait triste, lassé, presque dégoûté, murmurant,
comme Luther : « Il est des moments où Notre-Seigneur a
l’air de s’ennuyer du jeu et de jeter les cartes sous la
table. »
C’est qu’il savait aussi à quel fil, à quel cheveu, à quel
soufflé tenait non seulement sa puissance, mais sa vie.
Son cilice à lui était fait de pointes de poignards. Il sentait
qu’il en était, en 1628, où Henri IV en était en 1606. Tout le
monde avait besoin de sa mort ; ce qu’il y avait de pis,
c’est que Louis XIII n’aimait pas ce visage pointu ; lui seul
le soutenait, mais à tout moment Richelieu se sentait
chanceler sous les défaillances royales.
Ce n’eût été rien encore si cet homme de génie eût été
sain et vigoureux comme l’était son odieux rival Bérulle ;
mais l’insuffisance de l’argent, l’effort continuel d’esprit
pour inventer des ressources, dix intrigues de cour
auxquelles il fallait faire face à la fois, le tenaient sans
cesse dans une agitation terrible.
C’était cette fièvre qui lui empourprait les pommettes
des joues, tout en lui faisant un front de marbre et des
mains d’ivoire.
Joignez à cela les discussions théologiques, la rage
des vers, la nécessité de ravaler le fiel et la fureur, et, du
jour au lendemain, brûlé aux entrailles par un fer rouge, il
était à deux doigts de la mort.
Curieux accouplement que celui de ces deux malades.
Par bonheur, le roi pressentait, sans en être sûr cependant,
que si Richelieu lui manquait, le royaume était perdu ; mais,
par malheur, Richelieu savait que, le roi mort, il n’avait pas
vingt-quatre heures à vivre ; haï de Gaston, haï d’Anne
d’Autriche, haï de la reine mère, haï de M. de Soissons
qu’il tenait en exil, haï des deux Vendôme qu’il tenait en
prison, haï de toute la noblesse qu’il empêchait de
scandaliser Paris par des duels en place publique, il devait
s’arranger pour mourir le même jour au moins que Louis
XIII, à la même heure s’il était possible.
Une seule personne lui était fidèle, dans ce jeu de
bascule, dans cette bonne et mauvaise fortune qui se
succédait si rapidement que le même jour qui amenait
l’orage, tôt après ramenait le soleil.
C’était sa fille adoptive, sa nièce, madame
de Combalet, que nous avons vue chez madame
de Rambouillet, avec ce costume, de carmélite qu’elle
portait depuis la mort de son mari.
Aussi, la première chose qu’il fit en rentrant dans son
appartement de la Place-Royale, fut-elle de frapper sur un
timbre.
Trois portes s’ouvrirent presqu’en même temps.
À l’une apparaissait Guillemot, son valet de chambre de
confiance.
À l’autre, Charpentier, son secrétaire.
À la troisième, Rossignol, son déchiffreur de dépêches.
– Ma nièce est-elle rentrée ? demanda-t-il à Guillemot.
– Elle rentre à l’instant même, monseigneur, répondit le
valet de chambre.
– Dis-lui que je dois passer, la nuit au travail, et
demande lui si elle veut me venir voir, ici, ou si elle préfère
que je monte chez elle.
Le valet de chambre referma la porte, et s’en alla
exécuter l’ordre qu’il avait reçu.
Se retournant alors vers Charpentier :
– Avez-vous vu le révérend père Joseph ? lui demanda-
t-il.
– Il est venu deux fois dans la soirée, et il faut, dit-il, qu’il
parle à monseigneur ce soir.
– S’il revient une troisième fois, faites-le entrer
M. de Cavois est dans la chambre des gardes ?
– Oui, monseigneur.
– Prévenez-le de ne pas s’éloigner… Il se pourrait que
j’eusse cette nuit besoin de ses services.
Le secrétaire se retira.
– Et vous, Rossignol, demanda le cardinal, avez-vous
trouvé le chiffre de la lettre que je vous ai donnée ? Vous
savez… cette lettre volée dans les papiers de Senelle, le
médecin du roi, à son retour de Lorraine.
– Oui, monseigneur, répondit avec un accent méridional
des plus prononcés, un petit homme de quarante-cinq à
cinquante ans, presque bossu par l’habitude de se tenir
courbé, dont le trait le plus saillant était un long nez, sur
lequel il eût pu étager trois ou quatre paires de lunettes, et
sur lequel il avait la modestie de n’en faire chevaucher
qu’une. Il est on ne peut plus facile : le roi s’appelle
Céphale, la reine Procris, Votre Éminence l’ Oracle,
Mme de Combalet Vénus.
– C’est bien, dit le cardinal, donnez-moi la clef entière
du chiffre, je lirai la dépêche moi-même.
Rossignol fit un pas en arrière pour se retirer.
– À propos, ajouta le cardinal, vous me ferez signer
demain une gratification de vingt pistoles.
– Monseigneur n’a pas d’autres ordres à me donner ?
– Non, rentrez dans votre cabinet, faites la clef du chiffre
et me la tenez prête pour le moment où je vous appellerai.
Rossignol se retira à reculons et en saluant jusqu’à
terre.
Au moment où la porte se refermait sur lui, le bruit d’une
espèce de grelot chevrotta, à peine perceptible, dans le
tiroir même du bureau du cardinal.
Il ouvrit le tiroir et trouva le grelot frémissant encore.
Aussitôt, en manière de réponse, il appuya le bout du doigt
sur un petit bouton, qui correspondait sans doute à
l’appartement de Mme de Combalet, car une minute après
elle entrait chez son oncle par une porte opposée à celles
qui, jusque-là, s’étaient ouvertes.
Un grand changement s’était fait dans son costume ;
elle avait enlevé son voile et son bandeau, son scapulaire,
et sa guimpe, de sorte qu’elle n’avait plus que sa tunique
d’étamine serrée à la taille par une ceinture de cuir ; ses
beaux cheveux châtains, délivrés de leur prison, tombaient
en boucles soyeuses jusque sur ses épaules, et sa tunique,
un peu plus décolletée, que l’ordre ne l’eût permis si elle
eût été une vraie carmélite au lieu d’en porter seulement
l’habit à la suite d’un vœu, laissait voir la forme d’un sein
dont un bouquet de violettes et de boutons de rose,
bouquet que nous avons déjà remarqué, mais sur sa
guimpe, chez Mme de Rambouillet, en indiquait tout à la fois
la naissance et la séparation.
Cette tunique brune, posée sans intermédiaire sur la
peau, faisait ressortir la blancheur satinée de son col
élégant et de ses belles mains, et comme sa taille n’était
point emprisonnée dans les corsets de fer que l’on portait
à cette époque, elle ondulait gracieuse, sous ces plis
élégants que fait la laine, c’est-à-dire l’étoffe qui drape le
mieux.
À la vue de cette adorable créature, tout enveloppée
d’un parfum mystique, qui, atteignant à peine vingt-cinq
ans, était dans toute la fleur de sa beauté, et que la
simplicité de son costume rendait plus belle et plus
gracieuse encore, s’il était possible, le visage froncé du
cardinal se détendit, un rayon illumina cette physionomie
sombre, un soupir d’allégement souleva sa poitrine, et il
étendit vers elle ses deux bras en disant :
– Oh ! venez, venez, Marie !
La jeune femme n’avait pas besoin de cet
encouragement, car elle venait à lui avec un charmant
sourire, détachant son bouquet de son corsage, le portant
à ses lèvres, et le présentant à son oncle.
– Merci, mon bel enfant chéri, dit le cardinal, qui, sous
prétexte de respirer le bouquet, le porta à son tour à ses
lèvres, merci, ma fille bien aimée !
Puis, l’attirant à lui, et l’embrassant au front, comme un
père eût fait à sa fille :
– Oui, j’aime les fleurs, elles sont fraîches comme vous,
parfumées comme vous.
– Vous êtes cent fois bon, cher oncle ! Vous m’avez fait
dire que vous désiriez me voir, serais-je assez heureuse
pour que vous eussiez besoin de moi ?
– J’ai toujours besoin de vous, ma belle Marie, dit le
cardinal, en regardant sa nièce avec ravissement ; mais
votre présence m’est ce soir plus nécessaire que jamais.
– Oh ! mon bon oncle, dit Mme de Combalet, en
essayant de baiser les mains du cardinal, chose à laquelle
il s’opposa, en portant au contraire les mains de sa nièce à
ses lèvres, et en les baisant malgré une résistance qui
venait bien plutôt du respect profond que la jeune veuve
avait pour son oncle que d’une autre cause, je vois qu’ils
vous ont encore tourmenté ce soir. Vous devriez y être
accoutumé cependant, ajouta-t-elle avec un triste sourire.
Mais que vous importe, tout ne vous réussit-il pas !
– Oui, dit le cardinal, je le sais, il est impossible d’être à
la fois plus haut et plus bas, plus heureux et plus
malheureux, plus puissant et plus impuissant, que je ne le
suis. Mais vous le savez mieux que personne, vous Marie,
à quoi tiennent mes prospérités politiques et mon bonheur
privé. Vous m’aimez de tout votre cœur, vous, n’est-ce
pas ?
– De tout mon cœur, de toute mon âme !
– Eh bien ! après la mort de Chalais, vous vous le
rappelez, je venais là de remporter une grande victoire ; je
tenais abattus à mes pieds, Monsieur, la reine, les deux
Vendôme, le comte de Soissons. Eh bien ! qu’ont-ils fait,
ceux à qui j’ai pardonné ? Ils ne m’ont point pardonné, à
moi ; ils m’ont mordu à l’endroit le plus sensible, au cœur
de mon cœur. Ils savaient que je n’aime au monde que
vous, que, par conséquent, votre présence m’est aussi
nécessaire que l’air que je respire, que le soleil qui
m’éclaire ; eh bien ! ils vous ont fait scrupule de vivre avec
ce damné prêtre, avec cet homme de sang ! Vivre avec
moi ! Oui, vous vivez avec moi, et, je dirai plus, je vis par
vous. Eh bien ! cette vie si dévouée de votre part, si pure
de la mienne, qu’une mauvaise pensée, même en vous
voyant si belle, même en vous tenant entre mes bras,
comme je vous tiens en ce moment, ne m’a jamais traversé
l’esprit, cette vie dont vous devez être fière comme d’un
sacrifice, ils vous en ont fait une honte ; vous eûtes peur,
vous renouvelâtes votre vœu, vous voulûtes entrer au
couvent. Il me fallut solliciter du pape, à qui je faisais la
guerre, un bref pour vous interdire cette retraite. Comment
voulez-vous que je ne tremble pas ? S’ils me tuent, ce n’est
rien ; au siége de la Rochelle, j’ai vingt fois risqué ma vie ;
mais s’ils me renversent, s’ils m’exilent, s’ils
m’emprisonnent, comment vivrai-je loin de vous, hors de
vous ?
– Mon oncle bien-aimé, répondit la belle dévote en
fixant sur le cardinal un regard où l’on pouvait lire plus que
la tendresse d’une nièce pour son oncle, et même peut-
être plus que l’amour d’une fille pour son père, vous aviez
cependant à cette époque été aussi bon qu’il vous était
possible de l’être ; mais je ne vous connaissais pas, mais
je ne vous aimais pas comme je vous connais et vous aime
aujourd’hui. J’ai fait un vœu, le pape m’en a relevée,
aujourd’hui mon vœu n’existe donc plus. Eh bien, à cette
heure je fais un serment dont vous-même n’aurez pas le
pouvoir de me relever ; je fais le serment, partout où vous
serez, d’être ; partout où vous irez, de vous suivre : palais,
exil, prison, c’est tout un pour moi ; le cœur ne vit pas où il
bat, mais où il aime ; eh bien, mon bon oncle, mon cœur
est en vous, car je vous aime et n’aimerai jamais que vous.
– Oui, mais quand ils seront vainqueurs à leur tour, vous
laisseront-ils vous dévouer à moi, puisqu’ils ont failli vous
en empêcher, étant vaincus ? Tenez, Marie, ce que je
crains plus que ma chute, plus que mon pouvoir détruit,
plus que mon ambition désabusée, c’est d’être séparé de
vous. Oh ! si je n’avais à lutter que contre l’Espagne, que
contre l’Autriche, que contre la Savoie, cela ne serait rien ;
mais avoir à lutter contre ceux-là même qui m’entourent,
que je fais riches, heureux, puissants ! Ne pas oser, quand
je lève le pied, le reposer de peur de fouler quelque vipère
ou d’écraser quelque scorpion, voilà ce qui m’épuise !
Spinola, Walstein, Olivarès, que m’importe la lutte avec
eux ? Je les terrasserai. Ce ne sont pas mes vrais
ennemis, mes vrais rivaux, eux ! Mon vrai rival, c’est un
Vauthier ; mon véritable ennemi, c’est un Barulle, un être
inconnu qui intrigue dans une alcôve, on qui rampe dans
une antichambre, et dont j’ignore non-seulement le nom,
mais même l’existence. Ah ! je fais des tragédies. – Hélas !
je n’en sais pas de plus sombre que celle que je joue !
Ainsi, tout en luttant contre la flotte anglaise, tout en
éventrant les murailles de la Rochelle, à force de génie, je
puis le dire, quoique je parle de moi, je parviens, en dehors
de mon armée, à lever 12,000 hommes en France ; je les
donne au duc de Nevers, héritier légitime de Mantoue et du
Montferrat, pour aller conquérir son héritage. – Certes,
c’était plus qu’il n’en fallait, si je m’avais eu à combattre
que Philippe III, que Charles-Emmanuel, que Ferdinand II,
c’est-à-dire que l’Espagne, l’Autriche et le Piémont ! Mais
l’astrologue Vauthier a vu dans les étoiles que l’armée ne
passerait pas les monts, mais le pieux Bérulle a craint que
le succès de Nevers ne rompît le bon accord qui existe
entre Sa Majesté très chrétienne et lui. Ils font écrire par la
reine-mère à Créqui, à Créqui que j’ai fait pair, maréchal
de France, gouverneur du Dauphiné, et Créqui, qui attend
ma chute pour devenir connétable, au détriment de
Montmorency, refuse des vivres, dont il regorge. La faim se
met dans l’armée ; à la suite de la faim, la désertion ; à la
suite de la désertion, le Savoyard ! Mais ces rochers qui,
en roulant des montagnes de la Savoie, ont écrasé les
débris de l’armée française, qui les a poussés ? Une reine
de France, Marie de Médicis ! Il est vrai qu’avant d’être
reine de France, Marie de Médicis était fille de François,
c’est-à-dire d’un assassin, et la nièce de Ferdinand,
cardinal défroqué, empoisonneur de son frère et de sa
belle-sœur ! Eh bien, c’est ainsi que l’en fera de moi, ou
plutôt de mon armée, si je ne vais pas en Italie, et l’on me
misera ici jusqu’à ce que je m’écroule, si j’y vais. C’est
pourtant le bien de la France que je veux : Mantoue et
Montferrat, petits pays, je le sais bien, mais grandes
positions militaires ; Cazal, la clé des Alpes, aux mains du
Savoyard, pour qu’il la prête, selon ses intérêts, tantôt à
l’Autriche, tantôt à l’Espagne ; Mantoue, la capitale des
Gonzague, qui abrite les arts fugitifs, Mantoue, un musée,
devenu, avec Venise, le dernier nid de l’Italie ; Mantoue
enfin, qui couvre à la fois la Toscane, le pape et Venise ! –
Vous ferez peut-être lever le siége de Cazal, mais vous
ne sauverez pas Mantoue, m’écrit Gustave Adolphe ! Ah !
si je n’étais pas cardinal, si je ne relevais pas de Rome, je
ne voudrais pas d’autre allié que Gustave-Adolphe ! Mais
le moyen de faire alliance avec les protestants du Midi ? Si
je pouvais réunir tout à la fois dans ma main le pouvoir
spirituel et temporel. Légat à vie ! et quand on pense que
c’est un charlatan, un Vauthier, un sot, un Bérulle, qui
empêchent un pareil projet de s’accomplir !
Il se leva.
L’ÉMINENCE GRISE.
Le père Joseph était si bien connu pour être la seconde
âme du cardinal ; qu’en le voyant paraître, les plus familiers
serviteurs du ministre se retiraient à l’instant même, et que
la présence de l’Éminence Grise dans le cabinet de
Richelieu semblait avoir le privilège de faire le vide autour
d’elle.
Mme de Combalet, comme les autres, subissait cette
influence et n’échappait point au malaise qu’inspirait cette
silencieuse apparition ; en apercevant le père Joseph, elle
vint donc présenter son front à baiser au cardinal en lui
disant :
– Je vous en prie, cher oncle, ne veillez pas trop tard.
Puis elle se retira, heureuse de sortir par la porte
opposée à celle qui lui avait donné entrée, afin de n’avoir
pas à passer trop près du moine qui se tenait debout,
immobile et muet, à moitié chemin de la distance qu’il avait
à franchir pour se trouver près du cardinal.
À l’époque où nous sommes arrivés, tous les ordres
religieux, moins celui de l’Oratoire de Jésus, fondé en
1611 par le cardinal Bérulle, et confirmé en 1613 par Paul
V, après une longue opposition, étaient ralliés ou à peu
près au cardinal-ministre ; il était le protecteur reconnu des
bénédictins de Cluny, de Cîteaux et de Saint-Maur, des
prémontrés, des dominicains, des carmes, et enfin de
toute cette famille encapuchonnée de saint François,
mineurs, minimes, franciscains, capucins, etc., etc. En
récompense de cette protection, tous ces ordres, qui, sous
prétexte de prédication, de mendicité, de propagande, de
mission, couraient, vaguaient, rôdaient à travers le monde,
faisaient pour lui une police officieuse, d’autant mieux faite
que le confessionnal était la source principale de laquelle
découlaient les renseignements.
C’est de toute cette police vagabonde, qui exerçait
avec le zèle enthousiaste de la reconnaissance, que le
capucin Joseph, vieilli dans la diplomatie, était le chef.
Comme l’eurent depuis les Sartines, les Lenoir, les
Fouché, il eut le génie de l’espionnage. Son frère Leclerc
du Trembley avait été, par son influence, nommé
gouverneur de la Bastille ; si bien que le prisonnier
espionné, dénoncé, arrêté par du Tremblay le capucin,
était écroué, emprisonné, gardé par du Tremblay le
gouverneur, sans compter que, s’il mourait sous les
verrous, ce qui arrivait souvent, il était confessé,
administré, enterré par du Tremblay le capucin, et de cette
façon, une fois pris, ne sortait plus de la famille.
Le père Joseph avait un sous-ministère partagé en
quatre divisions, dont quatre capucins étaient les chefs. Il
avait un secrétaire, nommé le père Ange Sabini qui était
son père Joseph à lui. Lors de son entrée en fonctions,
lorsqu’il avait de longues courses à faire, il faisait ses
courses à cheval, suivi du père Ange, à cheval comme lui.
Mais un beau jour qu’il montait une jument, et le père
Sabini fin cheval entier, il arriva que les deux quadrupèdes
formèrent un groupe où les capuchons des moines jouèrent
un rôle si grotesque, que le père Joseph crut de sa dignité
de renoncer à ce genre de locomotion ; depuis il allait en
litière ou eu carrosse.
Mais, dans l’exercice habituel de ses fonctions, quand il
avait besoin de garder l’incognito, le père Joseph allait à
pied, tirant son capuchon sur ses yeux pour n’être pas
reconnu, ce qui lui était facile au milieu des moines de tous
les ordres et de toutes les couleurs qui sillonnaient à cette
époque les rues de Paris.
Ce soir-là, le père Joseph avait exercé à pied.
Le cardinal, de son œil vigilant, attendit que la première
porte se fût refermée sur son capitaine des gardes, et la
seconde sur sa nièce, puis, s’asseyant à son bureau et se
retournant vers le père Joseph :
– Eh bien, lui dit-il, vous avez donc quelque chose à me
dire, mon cher du Tremblay ?
Le cardinal avait conservé l’habitude d’appeler le
capucin par son nom de famille.
– Oui, monseigneur, répondit celui-ci, et je suis venu
deux fois pour avoir l’honneur de vous voir !
– Je le sais ; cela m’a même donné l’espérance que
vous aviez acquis quelque renseignement sur le comte
de Moret, sur son retour à Paris et sur les causes de ce
retour.
– Je ne sais pas encore tout ce que Votre Éminence
veut savoir ; mais cependant je me crois sur la bonne route.
– Ah ! ah ! vos blancs-manteaux ont fait de la besogne.
– Assez médiocre ; ils ont découvert seulement que le
comte de Moret logeait à l’hôtel de Montmorency, chez le
duc Henri II, et qu’il en sortait la nuit pour aller chez une
maîtresse qui demeure rue de la Cerisaie, en face l’hôtel
Lesdiguières.
– Rue de la Cerisaie, en face l’hôtel Lesdiguières ?
mais ce sont les deux sœurs de Marion Delorme qui
demeurent là.
– Oui, monseigneur, M me de La Montagne et
Mme de Maugiron ; mais on ne sait pas de laquelle des
deux il est l’amant.
– C’est bien, je le saurai, dit le cardinal. Et faisant signe
au capucin d’interrompre son récit, il commença par écrire
sur un carré de papier – « De laquelle de vos deux sœurs
le comte de Moret est-il l’amant, et quel est l’amant de
l’autre ? »
Puis il alla vers un panneau qui s’ouvrit dans toute la
hauteur du cabinet, en pressant un bouton.
Ce panneau ouvert eût permis de communiquer avec la
maison voisine, si une porte ne ce fût pas trouvée de l’autre
côté de l’épaisseur du mur.
Entre les deux portes se trouvaient deux boutons de
sonnette, un à droite, un à gauche, invention tellement
nouvelle ou plutôt tellement inconnue encore, qu’il n’y en
avait que chez le cardinal.
Le cardinal passa le papier sous la porte de la maison
voisine, tira la sonnette de droite, referma le placard et vint
se rasseoir à sa place.
– Continuez, dit-il au père Joseph, qui l’avait regardé
faire sans paraître s’étonner de rien.
– Je disais donc, monseigneur, que les Blancs-
Manteaux n’avaient fait qu’une petite besogne, mais que la
Providence, qui s’occupe tout particulièrement de
monseigneur, en avait l’ait une grande.
– Vous êtes sûr, du Tremblay, que la Providence
s’occupe tout particulièrement de moi ?
– Qu’aurait-elle de mieux à faire, monseigneur ?
– Alors, dit en souriant le cardinal, qui ne demandait
pas mieux que de le croire, voyons le rapport de la
Providence sur M. le comte de Moret.
– Eh bien, monseigneur, je revenais des Blancs-
Manteaux, où j’avais appris seulement, comme j’ai eu
l’honneur de le dire à Votre Éminence, que M. le comte
de Moret était à Paris depuis huit jours qu’il logeait chez
M. de Montmorency et qu’il avait une maîtresse rue de la
Cerisaie ; ce qui était peu de chose…
– Je vous trouve injuste pour les bons pères ; – Qui fait
ce qu’il peut, fait ce qu’il doit. – Il n’y a que la Providence
qui puisse tout ; voyons ce qu’a fait la Providence ?
– Elle m’a mis face à face du comte de Moret lui-même.
– Vous l’avez vu ?
– Comme j’ai l’honneur de vous voir, monseigneur.
– Et lui, vous a-t-il vu ? demanda vivement Richelieu.
– Il m’a vu, mais ne m’a point reconnu.
– Asseyez-vous, du Tremblay, et me racontez cela.
Richelieu avait l’habitude, par feinte courtoisie, de dire
au capucin de s’asseoir, et celui-ci, par feinte humilité,
avait l’habitude de rester debout. Il remercia donc le
cardinal de la tête et continua :
– Voici comment la chose s’est passée, monseigneur :
je sortais des Blancs-Manteaux, oh je venais de prendre
les renseignements que je vous ai dits, lorsque je vis des
gens courir du côté de la rue de l’Homme Armé.
– À propos de l’Homme Armé ou plutôt de la rue de
l’Homme Armé, dit le cardinal, il y a là une hôtellerie sur
laquelle vous aurez l’œil, du Tremblay ; on la nomme
l’hôtellerie de la Barbe peinte.
– C’était justement là que courait la foule, monseigneur.
– Et vous y courûtes avec la foule.
– Votre Éminence comprend que je n’eus garde d’y
manquer ; une espèce d’assassinat venait d’y être commis
sur un pauvre diable nomme Latil, lequel a été autrefois à
M. d’Épernon.
– À M. d’Épernon ! Étienne Latil ! retenez bien ce nom-
là, du Tremblay, cet homme pourra nous être utile un jour.
– J’en doute, monseigneur.
– Pourquoi cela ?
– Je le crois en route pour un voyage dont il n’y a pas
grande chance qu’il revienne.
– Ah ! oui, je comprends, c’est lui que l’on avait
assassiné.
– Justement, monseigneur. Cru mort au premier
moment, il était revenu à lui, il avait demandé un prêtre, de
sorte que je me trouvais là juste à point.
– Toujours, la Providence, du Tremblay, et vous le
confessâtes, je présume.
– À blanc.
– Et vous dit-il quelque chose d’important ?
– Monseigneur en jugera, dit le capucin en riant, s’il veut
me relever du secret de la confession.
– C’est bien, c’est bien, dit Richelieu, je vous en relève.
– Eh bien, monseigneur, Étienne Latil était assassiné
pour n’avoir pas voulu assassiner, lui, le comte de Moret.
– Et qui peut avoir intérêt à assassiner ce jeune homme
qui, jusqu’à aujourd’hui du moins, ne fait partie d’aucune
cabale.
– Rivalité d’amour.
– Vous le savez ?
– Je le pense.
– Et vous ne connaissez point l’assassin ?
– Non, monseigneur, ni lui non plus ; ce qu’il sait
seulement, c’est qu’il avait affaire à un bossu.
– Nous n’avons que deux bossus ferrailleurs à Paris, le
marquis de Pisani et le marquis de Fontrailles ; ce ne peut
être Pisani, qui a reçu lui-même un coup d’épée hier à neuf
heures du soir, à la porte de l’hôtel Rambouillet, de son ami
Souscarrières ; il faut donc que vous surveilliez Fontrailles.
– Je le surveillerai, monseigneur ; mais que Votre
Éminence veuille bien attendre, car le plus extraordinaire
me reste à lui raconter.
– Racontez, racontez, du Tremblay, je prends le plus
grand intérêt à votre récit.
– Et bien, monseigneur ; le plus extraordinaire, le voilà :
c’est qu’au moment où j’étais en train de confesser mon
homme, le comte de Moret lui-même est entré dans la
chambre où je le confessais.
– Comment, à l’auberge de la Barbe peinte ?
– Oui, monseigneur, à l’auberge de la Barbe peinte : le
comté de Moret lui-même est entré déguisé en gentillâtre
basque, s’est avancé vers le blessé et a jeté sur la table où
il était couché une bourse pleine d’or, en lui disant : « Si tu
guéris, fais-toi porter à l’hôtel de Montmorency ; si tu
meurs, n’aie pas souci de ton âme, les messes ne lui
manqueront pas. »
– L’intention est bonne, dit Richelieu ; mais, en
attendant, dites à mon médecin Chicot d’aller voir ce
pauvre diable ; il est important qu’il en revienne. Et vous
êtes sûr que le comte de Moret ne vous a point reconnu ?
– Oui, monseigneur, parfaitement sûr.
– Que pouvait-il faire, déguisé, dans cette auberge ?
– Nous allons peut-être arriver à le savoir ; Votre
Éminence ne devinerait jamais qui j’ai rencontré au coin de
la rue du Plâtre et de la rue de l’Homme-Armé.
– Qui ?
– Déguisée en paysanne des Pyrénées.
– Dites-moi qui, tout de suite, du Tremblay, il se fait
tard, et je n’ai-pas le temps de chercher.
– Mme de Fargis.
– Mme de Fargis ! s’écria le cardinal ; et elle sortait de
l’hôtellerie ?
– C’est probable.
– Elle était en Catalane lui en Basque ; c’était un
rendez-vous.
– C’est ce que je me suis dit ; mais il y a bien des
sortes de rendez-vous, monseigneur : la dame est galante
et le jeune homme est fils de Henri IV.
– Ce n’est pas un rendez-vous d’amour ; du Tremblay ;
le comte arrive d’Italie, et il a passé par le Piémont ; il avait,
j’y engagerais ma tête, des lettres pour la reine, ou même
pour les reines. Ah ! qu’il y prenne garde ! ajouta Richelieu,
donnant à sa figure l’expression de la menace ; j’ai déjà
deux fils de Henri IV sous les verrous.
– En somme, monseigneur, voilà le résultat de ma
soirée, et je l’ai jugé assez important pour vous être
soumis.
– Vous avez eu raison, du Tremblay ; et vous dites que
le jeune homme loge chez le duc de Montmorency.
– Oui, monseigneur.
– Celui-là aussi en serait-il ? Et a-t-il déjà oublié que j’ai
fait tomber une tête de ce nom-là. Il veut être connétable
comme son père et son grand père. Il le serait déjà sans
Créqui, qui se figure que le titre lui revient, parce qu’il a
épousé une fille de Lesdiguières ; avec cela qu’elle est
facile à porter, l’épée de Duguesclin ! Au moins celui-là est
un chevalier, un cœur loyal ; je le ferai, venir : son épée de
connétable est sous les murs de Cazal ; qu’il aille l’y
chercher. Comme nous l’avons dit ; du Tremblay, la soirée
est bonne, et j’espère la compléter.
– Monseigneur a-t-il quelque autre recommandation à
me faire ?
– Surveillez, comme je vous l’ai dit, l’hôte, de la Barbe
peinte, mais sans affectation ; ne perdez de vue votre
blessé que lorsqu’il sera enterré ou guéri. Je croyais le
comte de Moret occupé d’une autre femme que la Fargis,
qui a déjà Cramail et Marillac ; mais enfin, la Providence
est là, du Tremblay, et c’est elle, comme vous l’avez dit, qui
mène cette affaire ; mais, vous le savez, la Providence ne
peut pas tout faire seule.
– Et c’est à cette occasion qu’a été fait le proverbe ou
plutôt la maxime : Aide-toi, le ciel t’aidera.
– Vous êtes plein de perspicacité, mon cher
du Tremblay, et je serais bien malheureux si je ne vous,
avais pas ; aussi, laissez-moi rendre au pape le service de
le débarrasser des Espagnols, qu’il craint, et des
Autrichiens, qu’il exècre, et nous nous arrangerons de
manière à ce que le premier chapeau rouge qui arrivera de
Rome, soit à la mesure de votre tête.
– S’il n’était pas à la mesure de ma tête, je prierais
monseigneur de me donner un vieux chapeau à lui, en
signe que, quelles que soient les faveurs dont le ciel me
comble, jamais je ne me tiendrai pour son égal, mais pour
son serviteur et son domestique.
Et croisant les mains sur sa poitrine, le père Joseph
salua humblement.
À la porte il rencontra Cavois, qui s’effaça pour le
laisser sortir, comme il s’était effacé pour le laisser entrer.
L’Éminence Grise une fois sortie :
– Monseigneur, dit Cavois, il est là.
– Souscarrières ?
– Oui, monseigneur.
– Il était donc chez lui.
– Non, mais son domestique m’a dit qu’il devait être
dans un tripot de la rue Villedot, où il a des habitudes, et où
il était en effet.
– Faites-le entrer.
Cavois resta immobile et les yeux baissés.
– Eh bien ?
– Monseigneur, j’aurai voulu vous faire une demande.
– Faites, Cavois ; vous, savez combien je vous estime
et tiendrais à vous être agréable.
– C’est seulement pour savoir si M. Souscarrières parti,
il me sera permis d’aller passer le reste de la nuit à la
maison ; voilà huit jours ou plutôt huit nuits que je ne suis
rentré à la maison.
– Et vous êtes fatigué de veiller.
– Non, monseigneur, mais M me Cavois est fatiguée de
dormir.
– Elle est donc toujours amoureuse, Mme Cavois.
– Oui, monseigneur, seulement c’est de son mari qu’elle
est amoureuse.
– Bel exemple à suivre pour ces dames ; Cavois, vous
passerez cette nuit avec votre femme.
– Ah ! merci, monseigneur.
– Je vous autorise à l’aller chercher.
– À aller chercher Mme Cavois ?
– Oui, et à l’amener ici.
– Ici, monseigneur, y pensez-vous ?
– J’ai à lui parler.
– À parler à ma femme ! s’écria Cavois au comble de
l’étonnement.
– J’ai un cadeau à lui faire en dédommagement des
nuits blanches que je lui fais passer.
– Un cadeau !
– Faites entrer M. Souscarrières, Cavois, et tandis que
je causerai avec lui, allez chercher votre femme.
– Mais elle sera couchée, monseigneur.
– Vous la ferez lever.
– Elle ne voudra pas venir.
– Prenez deux gardes avec vous.
Cavois se mit à rire.
– Eh bien soit, monseigneur, dit-il, je vais vous l’amener,
mais je vous préviens qu’elle a la langue bien pendue,
Mme Cavois.
– Tant mieux, j’aime, ces langues-là ; elles sont rares à
la cour, elles disent ce qu’elles pensent.
– Ainsi, c’est sérieux ce que Monseigneur a dit ?
– Il n’y a rien de plus sérieux ; Cavois.
– Monseigneur va être obéi.
Cavois sorti, le cardinal alla vivement au placard, et
l’ouvrit.
À la même place où il avait mis la demande, il trouva la
réponse.
Elle était rédigée avec le même laconisme que la
demande.
La voici :
« Le comte de Moret est l’amant de
Mme de La Montagne, et le seigneur de Souscarrières de
Mme de Maugiron. Amant malheureux, le marquis
de Pisani. »
– C’est étonnant, murmura le cardinal en refermant le
placard, comme les choses s’enchaînent ce soir je
commence à croire, comme cet imbécile de du Tremblay,
qu’il y a une providence.
En ce moment, le valet de chambre, Charpentier,
ouvrait la porte et annonçait :
– Messire Pierre de Bellegarde, marquis de Montbrun,
seigneur de Souscarrières !
XIII
OÙ LE CARDINAL COMMENCE
À VOIR CLAIR SUR SON
ÉCHIQUIER.
À peine cet appel était-il fait, que le cardinal vit entrer
une petite femme de 25 à 26 ans, leste, pimpante, le nez
en l’air ; et qui ne paraissait nullement intimidée de se
trouver en sa présence.
– Vous m’avez appelée, monseigneur, dit-elle, prenant
la parole et avec un accent languedocien des plus
prononcés, me voilà.
– Bon ! et Cavois qui disait que peut-être vous ne
voudriez pas venir.
– Moi, ne pas venir quand vous me faisiez l’honneur de
m’appeler ! Je n’avais garde. Votre Éminence ne m’eût
point appelée, que je fusse venue toute seule.
– Mme Cavois ! Mme Cavois ! fit le capitaine des gardes,
essayant de grossir sa voix.
– Mme Cavois tant que tu voudras, monseigneur m’a fait
venir pour une chose ou pour une autre. Est-ce pour me
parler ? qu’il me parle. Est-ce pour que je lui parle ? je lui
parlerai.
– Pour l’un ou pour l’autre ; Mme Cavois, dit le cardinal,
faisant signe à son capitaine des gardes de ne pas
intervenir dans la conversation.
– Ah ! vous n’avez pas-besoin de lui imposer silence,
monseigneur, il suffira que je lui dise de se taire et il se
taira. Est-ce que par hasard il voudrait faire croire qu’il est
le maître ?
– Monseigneur, excusez-là, dit Cavois, elle n’est point
de la cour, et…
– Que monseigneur m’excuse ! Ah ! tu me la bâilles
bonne, Cavois, c’est monseigneur qui a besoin d’être
excusé ?
– Comment ! dit le cardinal en riant, c’est moi qui ai
besoin d’être excusé ?
– Certainement ! Est-ce que c’est d’un chrétien de tenir
des gens qui s’aiment, éternellement séparés l’un de
l’autre, comme vous le faites ?
– Ah ça, mais vous l’adorez donc votre mari ?
– Comment ne l’adorerais-je pas, vous savez comment
je l’ai connu, monseigneur ?
– Non, mais dites-moi cela, madame Cavois, cela
m’intéresse énormément.
– Mireille ! Mireille ! fit Cavois, essayant de rappeler sa
femme à l’ordre.
– Cavois ! Cavois ! fit le cardinal, imitant l’accent de son
capitaine des gardes.
– Eh bien, vous savez, moi, je suis la fille d’un
gentilhomme de qualité du Languedoc, tandis que Cavois
est fils d’un gentillâtre Picardie.
Cavois fit un mouvement :
– Cela ne veut pas dire que je te méprise, Louis ; mon
père s’appelait de Serignan. Il a été maréchal de camp en
Catalogne, ni plus ni moins. J’étais veuve d’un nommé
Lacroix ; toute jeune ; sans enfants, et jolie ; je puis m’en
vanter.
– Vous l’êtes toujours, madame Cavois, dit le cardinal.
– Ah bien oui, jolie ! J’avais seize ans, j’en ai vingt-six
aujourd’hui, et huit enfants, monseigneur.
– Comment, huit enfants ! Tu as fait huit enfants à ta
femme, malheureux ; et tu viens te plaindre que je
t’empêche de coucher avec elle !
– Comment ! tu t’en es plaint, mon petit Cavois ! s’écria
Mireille. Ô amour que tu es, laisse-moi t’embrasser.
Et, sans s’inquiéter de la présence du cardinal, elle
sauta au cou de son mari et l’embrassa.
– Madame Cavois ! madame Cavois ! s’écria le
capitaine des gardes tout tremblant, tandis que le cardinal,
complétement ramené à la bonne humeur, se pâmait de
rire.
– Je reprends, monseigneur, dit M me Cavois, lorsqu’elle
eut embrassé son mari tout à son aise. Il était dans ce
temps-là à M. de Montmorency, il n’y avait donc rien
d’étonnant que, quoique Picard, il vînt en Languedoc. Là il
me voit et tombe amoureux de moi ; mais comme il n’était
pas très riche et que j’avais un peu de bien, voilà mon
imbécile qui n’ose pas se déclarer. Sur ces entrefaites, il
ramassa une mauvaise querelle, et, comme il devait se
battre le lendemain, il s’en va chez un notaire ; fait un
testament en ma faveur et me donne quoi ? Tout ce qu’il a,
ni plus ni moins, à moi, qui ne savais pas même qu’il
m’aimât. Tout-à-coup, je vois arriver chez moi la femme du
notaire, qui était mon amie ; elle me dit : « Vous ne savez
pas, si M. de Cavois meurt, vous héritez ! »
– Cavois’! je ne le connais pas. – Oh ! reprit la femme
du notaire, un beau garçon ! – Il était beau garçon dans ce
temps-là, monseigneur ; depuis il est un peu déformé, mais
n’importe, je ne l’en aime pas moins, n’est-ce pas,
Cavois ?
– Monseigneur, dit Cavois, d’un ton suppliant, vous
l’excusez, n’est-ce pas ?
– Dites donc, madame Cavois, fit Richelieu, si nous
mettions ce pleurard à la porte ?
– Oh ! non, monseigneur, je ne le vois pas assez pour
cela. Voilà donc qu’elle me conte qu’il m’aime comme un
fou, qu’il se bat en duel le lendemain et que, s’il est tué, il
me laisse tout son avoir. Ça me touche, vous comprenez.
Je raconte ça à mon père, à mes frères, à tous mes amis,
je les fais monter à cheval dès le matin et battre la
campagne pour empêcher Cavois et son adversaire de se
rencontrer. Bon ! ils arrivent trop tard. Monsieur que vous
voyez là a la main leste, il avait déjà donné deux coups
d’épée à son adversaire ; lui, rien. On me le ramène sain et
sauf ; je lui saute au cou. Si vous m’aimez, lui dis-je, il faut
m’épouser. C’est mauvais de rester sur son appétit, et il
m’épousa.
– Et il ne resta point sur son appétit, à ce qu’il paraît, dit
le cardinal.
– Non parce que, voyez-vous, monseigneur, il n’y a pas
d’homme plus heureux que ce coquin-là. C’est moi qui ai
tout le soin des affaires, il n’a lui que son service près de
Votre Éminence, une charge de paresseux ; quand il
revient au logis, par malheur c’est rare, je le caresse : mon
petit Cavois par-ci, mon petit mari par-là ! je me fais la plus
jolie que je puis pour lui plaire ; il n’entend parler de rien de
fâcheux, pas de criailleries, pas de plaintes enfin ; c’est
comme si le sacrement n’y avait point passé.
– Ce que je vois dans tout cela, c’est que vous aimez
mieux maître Cavois que le reste du monde.
– Oh ! oui, monseigneur.
– Mieux que le roi ?
– Je souhaite toutes sortes de prospérités au roi ; mais
si le roi mourrait que je n’en mourrais pas ; tandis que si
mon pauvre Cavois mourrait, tout ce que je pourrais
désirer de mieux, c’est qu’il m’emmenât avec lui.
– Mieux que la reine ?
– Je respecte Sa Majesté ; seulement je trouve que,
pour une reine de France, elle ne fait pas assez d’enfants ;
s’il lui arrivait un malheur, elle nous laisserait dans
l’embarras ; de cela je lui en veux.
– Mieux que moi ?
– Je crois bien, mieux que vous, monseigneur ; vous ne
me faites que de la peine, tantôt en étant malade, tantôt en
m’éloignant de lui, tantôt en l’emmenant à la guerre,
comme vous venez de faire pendant près d’un an à la
Rochelle, tandis que lui ne me fait que du plaisir.
– Mais enfin, dit Richelieu, si le roi mourait, si la reine
mourait, si je mourais, si tout le monde mourait, que feriez-
vous tous deux, tous seuls.
Mme de Cavois se mit à rire en regardant son mari :
– Eh bien, dit-elle, nous ferions…
– Oui, que feriez-vous ?
– Nous ferions ce qu’Adam et Ève faisaient,
monseigneur, quand ils étaient seuls aussi.
Le cardinal se mit à rire avec eux.
– Donc, dit-il, il y a huit enfants dans la maison ?
– Excusez, monseigneur, il n’y en a plus que six ; il a plu
au Seigneur de nous en prendre deux.
– Oh ! il vous les rendra, j’en suis sûr.
– Je l’espère bien, n’est-ce pas, Cavois ?
– Eh bien, il faut pourvoir à l’existence de ces pauvres
petits.
– Grâce à Dieu, monseigneur, ils ne pâtissent pas.
– Oui, mais si je venais à mourir, ils pâtiraient.
– Le ciel nous garde d’un pareil malheur, s’écrièrent les
deux époux.
– J’espère qu’il vous en gardera, et moi aussi ; en
attendant, il faut tout prévoir ; madame Cavois, je vous
donne, à vous, par moitié, avec M. Michel, dit Pierre
de Bellegarde, dit marquis de Montbrun, dit le seigneur
de Souscarrières, le brevet des chaises à porteurs dans
Paris.
– Oh ! monseigneur.
– Sur ce, Cavois, continua Richelieu, emmenez votre
femme et qu’elle soit contente de vous ; ou sinon je vous
mets aux arrêts pendant huit jours dans sa chambre à
coucher.
– Oh ! monseigneur, s’écrièrent les deux époux en se
jetant à ses pieds et en lui baisant les mains.
Le cardinal étendit les deux mains sur eux.
– Que diable marmottez-vous là, monseigneur,
demanda Mme Cavois, qui ne savait pas le latin.
– Les plus belles phrases de l’Évangile, mais que, par
malheur, il est défendu aux cardinaux de mettre en
pratique : allez.
Et, poussés par lui, tous deux sortirent de ce cabinet où,
en deux heures, venaient de se passer tant de choses.
Resté seul, la figure du cardinal reprit sa gravité
ordinaire.
– Voyons, dit-il, résumons-nous, et récapitulons les
événements de la soirée ; et tirant un carnet de sa poche, il
écrivit dessus au crayon :
« Le comte de Moret, arrivé depuis huit jours de Savoie,
amoureux de Mme de La Montagne, – rendez-vous avec la
Fargis à l’hôtel de l’Homme Armé – lui, déguisé en Basque
– elle en Catalane – chargé selon toute probabilité de
lettres pour les deux reines par Charles-Emmanuel –
assassinat d’Étienne Latil, pour refus de tuer le comte
de Moret – Pisani, repoussé par Mme de Maugiron –
blessé par Souscarrières – sauvé par sa bosse.
– Souscarrières breveté des chaises à porteurs chef de
ma police laïque, pour faire pendant à du Tremblay, chef de
ma police religieuse.
– La reine absente du ballet pour cause de migraine. »
– Qu’y a-t-il encore ? voyons !
Et il chercha dans sa mémoire.
– Ah ! dit-il tout à coup, et cette lettre soustraite dans le
portefeuille du médecin du roi, Senelle, et vendue à
du Tremblay par son valet de chambre. Voyons un peu ce
qu’elle dit, maintenant que Rossignol en a retrouvé le
chiffre, et il appela :
– Rossignol ! Rossignol !
Le même petit bonhomme à lunettes reparut.
– La lettre et le chiffre, dit le cardinal.
– Les voici, monseigneur.
Le cardinal les prit.
– C’est bien, dit-il, à demain, et si je suis content de
votre traduction, c’est un bon de quarante pistoles, au lieu
d’un bon de vingt, que vous aurez à faire.
– J’espère que Votre Éminence en sera contente.
Rossignol sorti, le cardinal ouvrit la lettre et la lut :
Voici textuellement ce qu’elle disait :
« Si Jupiter est chassé de l’Olympe, il peut se réfugier
e n Crète, Minos lui offrira l’hospitalité avec grand plaisir.
Mais la santé de Céphale ne peut durer ; pourquoi, en cas
de mort, ne ferait-on pas épouser Procris à Jupiter ? Le
bruit court que l’Oracle veut se débarrasser de Procris
pour faire épouser Vénus à Céphale. En attendant, que
Jupiter continue de faire la cour à Hébé, et à feindre à
propos de cette passion la plus grande mésintelligence
avec Junon. Il est important que tout fin qu’il est, ou plutôt
qu’il se croit, l’Oracle se trompe en croyant Jupiter
amoureux d’Hébé.
« MINOS. »
MARIE DE GONZAGUE.
Pour arriver au résultat que nous venons de promettre,
c’est-à dire pour reprendre notre récit où nous l’avons
abandonné à la fin de notre dernier volume, il faut que nos
lecteurs aient la bonté d’entrer avec nous à l’hôtel de
Longueville, qui, adossé à celui de la marquise
de Rambouillet, coupe avec lui, en deux, le terrain qui
s’étend de la rue Saint-Thomas-du-Louvre à la rue Saint-
Nicaise, c’est-à-dire est situé comme l’hôtel Rambouillet,
entre l’église Saint-Thomas-du-Louvre et l’hôpital des
Quinze-Vingts ; seulement son entrée est rue Saint-
Nicaise, juste en face des Tuileries, tandis que l’entrée de
l’hôtel de la marquise, est, nous l’avons dit, rue Saint-
Thomas-du-Louvre.
Huit jours se sont passés depuis les événements qui ont
fait, jusqu’à présent, le sujet de notre récit.
L’hôtel, qui appartient au prince Henri de Condé, le
même qui prenait Chapelain pour un statuaire, et qui a été
habité par lui et par Mme la princesse sa femme, avec
laquelle nous avons fait connaissance à la soirée de
Mme de Rambouillet, a été abandonné en 1612, deux ans
après son mariage avec Mlle de Montmorency, époque à
laquelle il acheta, rue Neuve Saint-Lambert, un magnifique
hôtel qui débaptisa cette rue pour lui donner le nom de rue
de Condé, qu’elle porte aujourd’hui. Il est habité seulement,
au moment où nous sommes arrivés, c’est-à-dire au 13
décembre 1628 (les événements sont tellement importants
à cette époque, qu’il est bon de prendre les dates), par
Mme la duchesse douairière de Longueville et par sa
pupille, Son Altesse la princesse Marie, fille de François
de Gonzague, dont sa succession causa tant de troubles,
non seulement en Italie, mais en Autriche et en Espagne, et
de Marguerite de Savoie, fille elle-même de Charles-
Emmanuel.
Marie de Gonzague, née en 1612, atteignait donc sa
seizième année ; tous les historiens du temps s’accordent
à affirmer qu’elle était belle à ravir, et les chroniqueurs, plus
précis dans leurs dires, nous apprennent que cette beauté
consistait : dans une taille moyenne parfaitement prise ;
dans ce teint mat des femmes nées à Mantoue, que,
comme les femmes d’Arles, elles doivent aux émanations
des marais qui les entourent ; dans des cheveux noirs, des
yeux bleus, des sourcils et des cils de velours, des dents
de perle et des lèvres de corail, un nez grec d’une forme
irréprochable dominant ces lèvres, qui n’avaient pas
besoin du secours de la voix pour faire les plus suaves
promesses.
Inutile de dire que, vu le rôle important qu’elle était
appelée à jouer comme fiancée du duc de Rethellois, fils
de Charles de Nevers, héritier du duc Vincent, dans les
événements qui allaient s’accomplir, Marie de Gonzague, à
qui sa beauté eût suffi, comme à l’étoile polaire son éclat,
pour attirer les regards de tous les jeunes cavaliers de la
cour, attirait en même temps ceux des hommes que leur
âge, leur gravité ou leur ambition, poussaient à la politique.
On la savait d’abord puissamment protégée par le
cardinal de Richelieu, et c’était un motif de plus, pour ceux
qui voulaient faire leur cour au cardinal, de faire à la belle
Marie de Gonzague une cour assidue.
C’était évidemment à cette protection du cardinal,
protection dont la présence de Mme de Combalet était une
preuve, que nous pouvons voir, vers sept heures du soir,
arriver rue Saint-Nicaise, et descendre à la porte de l’hôtel
de Longueville, les uns de leurs voitures et les autres de la
nouvelle invention qui depuis la veille est en pratique, c’est-
à-dire de ces chaises à porteurs dont Souscarrières
partage le brevet avec Mme Cavois, les principaux
personnages de l’époque, qu’on introduit, au fur et à
mesure qu’ils arrivent, dans le salon au plafond orné de
caissons peints représentant les faits et gestes du bâtard
Dunois, fondateur de la maison de Longueville, et de
tapisseries qu’éclairaient à peine un immense lustre
descendant du centre du plafond, et des candélabres
posés sur les cheminées et sur les consoles, où se tient la
princesse Marie.
Un des premiers arrivés était M. le prince.
Comme M. le prince jouera un certain rôle dans notre
récit, qu’il en a joué un grand dans l’époque qui précède et
dans celle qui doit suivre, rôle triste et ténébreux, nous
demandons au lecteur la permission de lui faire connaître
ce rejeton dégénéré de la première branche des Condé.
Les premiers Condé étaient braves et rieurs, celui-ci
était lâche et sombre. Il disait tout haut : « Je suis un
poltron, c’est vrai, mais Vendôme l’est encore plus que
moi ! » – Et cela le consolait, en supposant qu’il eût besoin
de consolation.
Expliquons ce changement.
En mourant assassiné à Jarnac, ce charmant petit
prince de Condé qui quoique un peu bossu, était la
coqueluche, de toutes les femmes et duquel on disait :
L’astre de Roger
Ne luit plus au Louvre.
Chacun le découvre
Et dit qu’un berger
Arrivé de Douvre
L’a fait déloger.
LE COMMENCEMENT DE LA
COMÉDIE.
Et, en effet, c’était la première fois que publiquement, et
au milieu d’une grande soirée, le duc d’Orléans se
présentait chez la princesse Marie de Gonzague.
Il était facile de voir qu’il avait donné à sa toilette un soin
tout particulier. Il était vêtu d’un pourpoint de velours blanc,
passementé d’or, avec le manteau pareil, doublé de satin
cerise ; il portait des chausses de velours cerise, de la
même couleur que la doublure de son manteau ; il était
coiffé, ou plutôt il tenait à la main, car, contre son habitude,
il s’était découvert, et tout le monde le remarqua, il tenait à
la main un chapeau de feutre blanc, avec une ganse de
diamants et des plumes cerise. Enfin il était chaussé de
bas de soie et de souliers de satin blanc ; des flots de
rubans aux deux couleurs adoptées par lui sortaient,
abondants et pleins d’élégance, de toutes les ouvertures
de son pourpoint et à l’endroit des jarretières.
Mgr Gaston était peu aimé, encore moins estimé. Nous
avons dit le tort que lui avait fait dans ce monde brave,
élégant et chevaleresque, sa conduite dans le procès de
Chalais ; aussi fut-il accueilli par un silence général.
En l’entendant annoncer, la princesse Marie avait jeté
un coup-d’œil d’intelligence à la douairière de Longueville.
Dans la journée, on avait reçu une lettre de Son Altesse
Royale qui prévenait Mme de Longueville de sa visite pour
le soir et la priait, s’il était possible, de lui ménager
quelques minutes d’entretien avec la princesse Marie, à
laquelle il avait, disait-il, des choses de la plus haute
importance à communiquer.
Il s’avança vers la princesse Marie, en sifflotant un petit
air de chasse ; mais comme on savait que devant la reine
même il ne pouvait s’empêcher de siffler, personne ne
s’inquiéta de cette inconvenance, pas même la princesse
Marie, qui lui tendit gracieusement la main.
Le prince la lui baisa en l’appuyant longtemps et
fortement contre ses lèvres, puis il salua courtoisement
Mme la douairière de Longueville, s’inclina presque
légèrement devant Mme de Combalet, et s’adressant à la
fois aux cavaliers et aux dames :
– Par ma foi, dit-il, mesdames et messieurs, je vous
recommande la nouvelle invention de M. Souscarrières ;
rien de plus commode, sur mon honneur. Connaissez-vous
cela, princesse ?
– Non, monseigneur, j’en ai entendu parler seulement
par quelques personnes qui ont employé ce véhicule pour
me venir saluer ce soir.
– C’est en vérité ce qu’il y a de plus commode, et
quoique nous ne soyons pas grands amis, M. de Richelieu
et moi, je ne puis qu’applaudir à cette innovation pour
laquelle il a donné privilège à M. de Bellegarde. Son père,
qui est grand écuyer, n’aura dans toute sa vie rien inventé
de pareil, et je proposerais de donner le revenu de toutes
ses charges à son fils pour le service qu’il nous rend.
Imaginez-vous, princesse, une brouette fort propre,
doublée de velours, avec glaces quand on veut voir,
rideaux quand on ne veut pas être vu, et où l’on est très
bien assis. Il y en a pour aller seul et d’autres pour aller à
deux. Cela est porté par des Auvergnats, qui vont au pas,
au trot ou au galop, selon les besoins et la rétribution du
voituré.
J’ai essayé du pas tant que j’ai été dans le Louvre, et du
trot quand j’ai été sorti ; ils ont le pas fort cadencé et le trot
fort doux. Ce qu’il y a de commode, c’est qu’ils viennent, si
le temps est mauvais, vous chercher jusque dans le
vestibule, où ne peuvent venir vous prendre les carrosses,
et ce qu’il y a de merveilleux, c’est que le marchepied
n’existant pas, on n’est jamais crotté ; on pose la chaise,
cela s’appelle une chaise, et celui qui en sort se trouve de
niveau avec le parquet. Il ne tiendra pas à moi, je vous jure,
que l’invention ne devienne à la mode. Je vous la
recommande, duc, dit-il en s’adressant à Montmorency et
en le saluant de la tête.
– Je m’en suis servi aujourd’hui même, dit le duc en
s’inclinant, et je suis en tout point de l’avis de Votre
Altesse.
Puis se retournant du côté du duc de Guise, qui, lui
aussi, se trouvait là :
– Bonjour, mon cousin, dit-il, quelles nouvelles de la
guerre ?
– C’est à vous, monseigneur, qu’il faut en demander ;
plus les rayons du soleil sont près de nous, plus ils nous
éclairent.
– Oui, quand ils ne nous aveuglent pas. Quant à moi, je
suis plus que borgne en politique ; et si cela continue, je
solliciterai la princesse Marie de vouloir bien demander
une chambre pour moi à ses voisins MM. les Quinze-
Vingts.
– Si Votre Altesse désire savoir des nouvelles, nous
pourrons lui en donner. J’ai reçu avis que M lle Isabelle
de Lautrec, son service fini près de la reine, viendrait ce
soir nous communiquer une lettre qu’elle a reçue du baron
de Lautrec, son père, qui, comme vous le savez, est à
Mantoue, près du duc de Rethellois.
– Mais, demanda Mgr Gaston, ces nouvelles peuvent-
elles être rendues publiques ?
– Le baron le pense, monseigneur, et le lui dit dans sa
lettre.
– En échange, dit Gaston, je vous donnerai des
nouvelles d’alcôves, les seules qui m’intéressent,
maintenant que j’ai renoncé à la politique.
– Dites, monseigneur, dites, firent les dames en riant.
Mme de Combalet, par habitude, se couvrit le visage de
son éventail.
– Je parie, dit le duc de Guise, que vous voulez parler
de mon gredin de fils ?
– Justement ! Vous savez qu’il se fait donner la chemise
comme un prince du sang, huit ou dix personnes ont fait la
sottise de la lui passer ; mais il y a quelques jours, il la
donna à l’abbé de Retz, qui a fait semblant de la chauffer et
l’a laissée tomber dans le feu, où elle a brûlé, après quoi
l’abbé a pris son chapeau, a salué et est sorti.
– Il a, par ma foi ! bien fait, dit le duc de Guise, et il en
aura mon compliment la première fois que je le
rencontrerai.
– Si j’osais prendre la parole, dit Mme de Combalet, je
dirais qu’il a fait pis que cela.
– Oh ! dites, dites, madame, fit M. de Guise.
– Eh bien, à la dernière visite qu’il a faite à sa sœur,
Mme de Saint-Pierre, à Reims, il dîna avec elle au parloir, et
ensuite entra au couvent, comme prince, après le dîner ; le
voilà, avec ses seize ans, qu’il se met à courir après les
religieuses, qu’il, attrape la plus belle, et que, bon gré mal
gré, il l’embrasse. – Mon frère ! criait Mme de Saint-Pierre,
vous moquez vous des épouses de Jésus-Christ ? – Bon !
répondait le vaurien, Dieu est trop puissant pour permettre
que l’on embrasse ses épouses, si telle n’était pas sa
volonté. – Je me plaindrai à la reine ! disait la religieuse
embrassée, qui était très-jolie. L’abbesse eut peur. –
Embrassez celle-là aussi, dit-elle au prince. – Ah ! ma
sœur, elle est bien laide. – Raison de plus, vous aurez l’air
d’avoir fait la chose par enfantillage, et sans savoir ce que
vous faites. – Est-ce bien utile, ma sœur ? – Très utile, ou
la jolie se plaindra. – Eh bien, toute laide qu’elle soit,
puisque vous le voulez, elle sera embrassée. Et il
l’embrassa ; la laide lui en sut gré et empêcha la jolie de se
plaindre.
– Et comment savez-vous cela, belle veuve ? demanda
le duc à Mme de Combalet.
– Mme de Saint-Pierre a fait son rapport à mon oncle ;
mais mon oncle a une telle faiblesse pour la maison
de Guise, qu’il n’a fait qu’en rire.
– Je l’ai rencontré il y a un mois à peu près, dit M. le
prince, avec un bas de soie jaune, en guise de plume, à
son chapeau. Que voulait dire cette nouvelle folie ?
– Cela voulait dire, fit M. d’Orléans, qu’il était alors
amoureux de la Villiers de l’hôtel de Bourgogne, et qu’elle
jouait un rôle dans lequel elle portait des bas jaunes. Il lui fit
faire, par Tristan l’Hermite, des compliments sur sa jambe.
Elle tira un de ses bas et le remit à Tristan en disant : Si
M. de Joinville veut, durant trois jours, porter à son chapeau
ce bas en guise de plume, il pourra me venir après
demander tout ce qu’il voudra.
– Eh bien ?
– Eh bien, il a porté le bas trois jours, et voilà mon
cousin de Guise, son père, qui vous dira que le quatrième,
il n’est rentré à l’hôtel de Guise qu’à onze heures du matin.
– Voilà une belle vie pour un futur archevêque !
– En ce moment-ci, continua Son Altesse Royale, c’est
de Mlle de Pons, une grosse blonde, joufflue, qui est à la
reine, qu’il est amoureux ; l’autre jour elle s’est purgée, il
s’est informé de l’adresse de son apothicaire, il a pris la
même drogue qu’elle, en lui écrivant : « Il ne sera pas dit
que vous serez purgée, et que je ne me serai pas purgé en
même temps que vous. »
– Ah ! dit le duc, cela m’explique pourquoi le maître fou
a fait venir à l’hôtel de Guise tous les montreurs de chiens
de Paris, l’autre jour. Imaginez-vous que je rentre à l’hôtel,
et que je trouve la cour pleine de chiens en toutes sortes de
costumes ; il y en avait plus de trois cents, avec une
trentaine de baladins, qui traînaient chacun sa meute.
– Que fais-tu là, Joinville ? lui demandai-je.
– Je me donne le spectacle, mon père, me répondit-il.
Devinez pourquoi il avait fait venir tous ces bateleurs –
Pour leur promettre à chacun un louis si, dans trois jours,
tous les chiens savants de Paris ne sautaient plus que pour
Mlle de Pons.
– À propos, dit Gaston, qui, avec son caractère inquiet,
trouvait que l’on s’occupait bien longtemps de la même
chose, en votre qualité de voisine, chère douairière, vous
devez avoir des nouvelles du pauvre Pisani ; on m’en a
donné hier de lui, qui n’étaient pas trop mauvaises.
– J’en ai fait prendre ce matin, et l’on m’a dit que les
médecins répondaient à peu près de lui.
– Nous allons en avoir de fraîches, dit le duc
de Montmorency, j’ai déposé le comte de Moret à la porte
de l’hôtel Rambouillet, où il a voulu aller en prendre en
personne.
– Comment ! le comte de Moret, dit madame
de Combalet, qui disait donc que Pisani avait voulu le faire
tuer ?
– Oui, dit le duc, mais il paraît que c’était un quiproquo.
En ce moment, la porte s’ouvrit et l’huissier annonça :
– Monseigneur Antoine de Bourbon, comte de Moret.
– Oh ! tenez, dit le duc, le voilà, il vous racontera la
chose lui-même, et beaucoup mieux que moi qui
bredouille, aussitôt que je veux dire vingt mots de suite.
Le comte de Moret entra, et tous les yeux en effet se
tournèrent de son côté, et, nous devons le dire, tout
particulièrement ceux des dames.
N’ayant point été présenté encore à la princesse Marie,
il attendit à la porte que M. de Montmorency l’y vînt prendre
et le conduisît à la princesse, ce que le duc s’empressa de
faire, avec la grâce dont il faisait toute chose.
Non moins gracieusement, le jeune prince salua la
princesse, lui baisa la main, lui donna en deux mots des
nouvelles du comte de Rethellois, qu’il avait vu en passant
à Mantoue, baisa la main de la douairière de Longueville,
ramassa le bouquet qui, dans le mouvement qu’avait fait
Mme de Combalet pour lui ouvrir la route, s’était détaché de
sa guimpe et était allé tomber à terre, le lui tendit avec une
charmante révérence, et, après s’être incliné profondément
devant Mgr Gaston, alla prendre modestement sa place
près du duc de Montmorency.
– Mon cher prince, lui dit celui-ci, quand la cérémonie fut
achevée, justement comme vous alliez entrer, on parlait de
vous.
– Ah ! bail ! suis-je donc un personnage si important
pour que l’on s’occupe de moi en si bonne compagnie ?
– Vous avez bien raison, monseigneur, dit une voix de
femme, un homme qu’on veut assassiner parce qu’il est
l’amant de la sœur de Marion Delorme, vaut-il la peine que
l’on s’occupe de lui ?
– Holà ! dit le prince, voilà une voix que je connais.
N’est-ce pas celle de ma cousine ?
– Oui-dà ! maître Jaquelino, répondit Mme de Fargis en
s’avançant et en lui tendant la main.
Le comte la lui serra. Puis tout bas :
– Vous savez qu’il faut que je vous revoie et surtout que
je vous parle. Je suis amoureux.
– De moi ?
– Un peu, mais d’une autre beaucoup.
– Impertinent ! Comment l’appelez-vous ?
– Je ne sais pas son nom.
– Est-elle jolie, au moins ?
– Je ne l’ai jamais-vue.
– Est-elle jeune ?
– Elle doit l’être.
– À quoi jugez-vous cela ?
– À sa voix que j’ai entendue, à sa main que j’ai
touchée, à son haleine que j’ai bue !
– Ah ! mon cousin, comme vous dites ces choses-là.
– J’ai vingt et un ans, je les dis comme je les sens.
– Ô jeunesse ! jeunesse ! dit-Mme de Fargis : diamant
sans prix et qui pourtant se ternit si vite !
– Mon cher comte, interrompit le duc, vous savez que
toutes les dames sont jalouses de votre cousine ; car c’est
ainsi je crois que vous avez appelé Mme de Fargis, elles
veulent savoir comment vous-avez été faire une visite à
l’homme qui a voulu vous faire assassiner.
– D’abord, répondit le comte de Moret, avec sa
charmante légèreté, parce que, si je ne suis pas encore, à
coup sûr je serai un jour cousin de Mme de Rambouillet.
– Par qui ? demanda Monsieur d’Orléans, qui se piquait
de connaître toutes les généalogies, expliquez-nous cela,
monsieur de Moret.
– Mais, par ma cousine de Fargis, qui a épousé
M. de Fargis d’Angennes, cousin de Mme de Rambouillet.
– Comment êtes-vous donc cousin de Mme de Fargis ?
– Cela, répondit le comte de Moret, c’est notre secret,
n’est-ce pas, cousine Marina ?
– Oui, cousin Jaquelino, dit en riant Mme de Fargis.
– Puis avant d’être le cousin de Mme de Rambouillet, j’ai
été de ses bons amis.
– Mais, dit Mme de Combalet, à peine vous ai-je vu une
fois ou deux chez elle.
– Elle m’a prié de cesser mes visites.
– Pourquoi cela ? demanda Mme de Sablé.
– Parce que M. de Chevreuse était jaloux de moi.
– À l’endroit de qui ?
– Combien sommes-nous dans ce salon ? trente, à peu
près ; je vous le donne à chacun en-mille, cela fait trente
mille.
– Nous donnons notre langue aux chiens.
– À l’endroit de sa femme !
Un immense éclat de rire accueillit la déclaration du
comte.
– Mais avec tout cela, dit Mme de Montbazon, qui
craignait que de sa belle-sœur on ne passât à elle, le
comte n’achève pas l’histoire de son assassinat.
– Ah ! ventre-saint-Gris ! elle est bien simple.
Compromettrai-je Mme de La Montagne, en disant que
j’étais son amant ?
– Pas plus que Mme de Chevreuse.
– Eh bien, le pauvre Pisani a cru que c’était
Mme de Maugiron qui faisait mon bonheur. Certaine
déviation qu’il a dans la taille le rend susceptible ; certaines
vérités que lui dit son miroir le rendent irascible. Au lieu de
m’appeler sur le terrain, où j’aurais été de grand cœur, il a
chargé un sbire de sa querelle ; il est tombé sur un sbire
honnête homme qui a refusé. Vous, voyez qu’il n’a pas de
chance ; il a voulu tuer le sbire, il l’a manqué ; il a voulu tuer
Souscarrières, qui ne l’a pas manqué. Et voilà l’histoire.
– Non, ce n’est pas là l’histoire, insista-Monsieur.
Comment êtes-vous allé faire une visite à l’homme qui a
voulu vous assassiner ?
– Mais parce qu’il ne pouvait venir, lui ! Je suis une
bonne âme, monseigneur. J’ai pensé que le pauvre Pisani
croirait peut-être que je lui en veux et que cela pourrait lui
donner le cauchemar ; j’ai donc été lui serrer franchement
la main et lui dire que, si, à l’avenir, lui ou tout autre, croit
avoir à se plaindre de moi, ou n’aura qu’à m’appeler sur le
terrain ; je ne suis qu’un simple gentilhomme, et je ne me
crois pas le droit de refuser réparation à quiconque j’aurais
offensé ; seulement, je tâcherai de n’offenser personne.
Et le jeune homme prononça ces paroles avec une telle
douceur et en même, temps une telle fermeté qu’un
murmure approbateur répondit au sourire franc et loyal qui
s’épanouissait sur ses lèvres.
À peine avait-il fini, que la porte s’ouvrit une nouvelle
fois et que l’huissier annonça :
– Mademoiselle Isabelle de Lautrec.
Au moment où elle entra, on put, derrière elle, distinguer
un valet de pied, à la livrée du château, qui l’avait
accompagnée.
En apercevant la jeune fille, le comte de Moret éprouva
un sentiment d’attraction étrange et fit un pas comme pour
aller à elle.
Elle s’avança, gracieuse et rougissante, vers la
princesse Marie, et, s’inclinant respectueusement devant
son fauteuil :
– Madame, dit-elle, j’ai congé de Sa Majesté pour
apporter à Votre Altesse une lettre de mon père,
renfermant de bonnes nouvelles pour vous, et je profite de
la permission pour déposer, avec mes respects, cette
lettre à vos pieds.
Aux premières paroles qu’avait prononcées
Mlle de Lautrec, le comte de Moret avait tressailli jusqu’au
fond du cœur, et, saisissant la main de M me de Fargis et la
secouant avec force :
– Oh ! murmura-t-il, la voilà ! la voilà ! c’est elle que
j’aime !
IV
ISABELLE ET MARINA.
Comme l’avait préjugé le comte de Moret, sans la
connaître, sans savoir son nom, mais par cette
merveilleuse intuition de la jeunesse, qui fait le sentiment
plus infaillible que les sens, Mlle Isabelle de Lautrec était
parfaitement belle, mais d’une beauté toute différente de
celle de la princesse Marie.
La princesse Marie était brune avec des yeux bleus ;
Isabelle de Lautrec était blonde avec des yeux, des cils et
des sourcils noirs. Sa peau, d’une blancheur éclatante, fine
et pleine de transparence, avait la nuance délicate de la
feuille de rose ; son cou, un peu long, avait l’ondulation
charmante que l’on trouve dans les femmes de Pérugin et
de la première manière de son élève Sanz’o ; ses mains,
longues, fines et blanches, semblaient moulées sur les
mains de la Ferronnière de Vinci ; sa robe traînante ne
permettait pas de voir même l’ombre de ses pieds ; mais
on devinait à l’élancement, à la flexibilité et à la finesse de
sa taille, on devinait que le pied devait être en harmonie
avec la main, c’est-à-dire fin, délicat et cambré.
Au moment où elle se courbait devant la princesse,
celle-ci la prit entre ses bras et la baisa au front.
– À Dieu ne plaise, dit-elle, que je laisse se courber
devant moi la fille d’un des meilleurs serviteurs de notre
maison, qui vient m’apporter de bonnes nouvelles !
Maintenant, chère fille de notre ami, votre père vous dit-il
que ces nouvelles sont pour moi seule, ou que je puis en
faire part à ceux qui nous aiment ?
– Vous verrez dans le post-scriptum, madame, qu’il est
autorisé par M. de La Saludie, ambassadeur de Sa
Majesté, à répandre hautement en Italie les nouvelles qu’ils
vous envoient que Votre Altesse peut, de son côté, les faire
connaître en France.
La princesse Marie jeta un regard interrogateur sur
Mme de Combalet, qui, par un signe imperceptible de tête,
confirma ce que venait de dire la belle messagère.
Marie lut d’abord la lettre tout bas.
Tandis qu’elle la lisait, la jeune fille, qui jusque-là n’avait
vu que la princesse, et à laquelle les vingt-cinq ou trente
personnages qui étaient dans le salon n’avaient apparu
que comme à travers un nuage, se retourna et se hasarda,
pour ainsi dire, à parcourir des yeux, le reste de
l’assemblée.
Arrivé au comte de Moret, son regard se croisa avec le
sien, et chacun d’eux allumant et lançant en même temps
l’étincelle électrique qui soumet le cœur à sa puissance,
reçut le coup et le donna.
Isabelle pâlit et s’appuya au fauteuil de la princesse.
Le comte de Moret vit son émotion, et il lui sembla
entendre le chœur des anges chantant au ciel : Gloire à
Dieu ?
L’huissier, en l’annonçant, avait dit son nom, elle
appartenait donc à cette vieille et illustre famille des
Lautrec, que son illustration historique faisait presque
l’égale de celle des princes.
Elle n’avait jamais aimé : jusque-là il l’avait espéré,
maintenant il en était sûr.
Pendant ce temps-là, la princesse Marie avait achevé
sa lettre.
– Messieurs, dit-elle, voici les nouvelles que nous donne
le père de ma chère Isabelle. Il a vu, à son passage à
Mantoue, M. de La Saludie, envoyé extraordinaire de Sa
Majesté près des puissances d’Italie. M. de La Saludie
était chargé de signifier au duc de Mantoue et au Sénat de
Venise, au nom du cardinal, la prise de la Rochelle. Il était
chargé, en outre de déclarer que la France se préparait à
soutenir Cazal et à assurer au duc Charles de Nevers la
possession de ses États. En passant à Turin, il avait vu le
duc de Savoie, Charles-Emmanuel, et l’avait invité, au nom
du roi, son beau frère, et au nom du cardinal, à se désister
de ses entreprises sur le Montferrat. Il était chargé d’offrir
au duc de Savoie, en dédommagement, la ville de Trino,
avec douze mille écus de rente, en terre souveraine.
« M. de Beautru est parti pour l’Espagne, et
M. de Charnacé pour l’Autriche, l’Allemagne et la Suède,
avec les mêmes instructions. »
– Bon, dit Monsieur, j’espère que le cardinal ne va pas
nous allier avec les protestants.
– Eh ! dit M. le Prince, si c’était cependant le seul
moyen de contenir en Allemagne Waldstein et ses bandits,
pour mon compte, je n’y mettrais pas d’opposition.
– Allons ! fit Gaston d’Orléans, voilà le sang huguenot
qui parle.
– J’aurais cru, dit en riant M. le Prince, qu’il y avait bien
autant de sang huguenot dans les veines de Votre Altesse
que dans les miennes ; de Henri de Navarre à Henri
de Condé la seule différence qu’il y ait, c’est que la messe
a rapporté à l’un un royaume, à l’autre rien du tout.
– C’est égal, messieurs, dit le duc de Montmorency,
voilà une grande nouvelle. Et a-t-on quelque idée du
général à qui sera confié le commandement de l’armée
que l’on envoie en Italie ?
– Pas encore, répondit Monsieur, mais il est probable,
monsieur le duc, que le cardinal, qui vous a acheté un
million votre charge d’amiral, pour pouvoir conduire le
siége de la Rochelle comme il l’entendait, achètera un
million le droit de diriger en personne la campagne d’Italie,
et deux millions même, s’il est besoin.
– Avouez, monseigneur, dit M me de Combalet, que, s’il
la dirigeait comme il a dirigé le siége de la Rochelle, ni le
roi ni la France n’auraient pas trop à s’en plaindre, et que
beaucoup qui demanderaient un million, au lieu de le
donner, ne s’en tireraient peut-être pas si bien.
Gaston se mordit les lèvres. Il n’avait point paru un
instant au siége de la Rochelle, après s’être fait donner
cinq cent mille francs pour ses frais de campagne.
– J’espère, monseigneur, dit le duc de Guise, que vous
ne laisserez pas échapper cette occasion de faire valoir
vos droits.
– Si j’en suis, dit Monsieur, vous en serez, mon cousin.
J’ai assez reçu de la maison de Guise par les mains de
Mlle de Montpensier pour être heureux de vous prouver que
je ne suis pas un ingrat. Et vous aussi, mon cher duc,
continua Gaston en allant à M. de Montmorency, et je m’en
féliciterais surtout parce que ce serait pour moi une belle
occasion de réparer les injures que jusqu’ici l’on vous a
faites. Il y a dans le trophée d’armes de votre père une
épée de connétable qui ne me paraîtrait pas trop lourde
pour la main du fils. Seulement, si cela arrivait, n’oubliez
pas, mon cher duc, que j’aurais plaisir à voir près de vous,
faisant ses premières armes sous un si bon maître, mon
très cher frère le comte de Moret.
Le comte de Moret s’inclina. Quant au duc, comme les
paroles de Gaston flattaient sa suprême ambition :
– Voilà des paroles qui ne sont point semées sur le
sable, monseigneur, répondit-il, et l’occasion s’en
présentant, Votre Altesse verra que j’ai de la mémoire.
En ce moment, l’huissier entra par une porte latérale et
dit quelques mots tout bas à Mme la duchesse douairière
de Longueville, qui sortit aussitôt par cette même porte.
Les hommes se formèrent en groupe autour de
Monsieur. La certitude d’une guerre – certitude que l’on
venait d’acquérir, car l’on savait que le Savoyard ne
laisserait pas débloquer Cazal, les Espagnols reprendre le
Montferrat, et Ferdinand assurer le duc de Nevers dans
Mantoue – donnait à Monsieur une grande importance. Il
était impossible qu’une pareille expédition se fît sans lui, et,
dans ce cas, sa grande position dans l’armée lui donnerait
la disposition de quelques beaux commandements.
L’huissier rentra au bout d’un instant et dit quelques
mots tout bas à la princesse Marie, qui sortit avec lui par la
même porte qui avait donné déjà passage à
Mme de Longueville.
Mme de Combalet, qui était près d’elle, entendit le mot
Vauthier, et tressaillit. Vauthier, on se le rappelle, était
l’homme secret de la reine-mère.
Cinq minutes après, ce fut Mgr Gaston que le même
huissier vint prier d’aller rejoindre Mme la douairière
de Longueville et la princesse Marie.
– Messieurs, dit-il en saluant ses interlocuteurs,
n’oubliez pas que je ne suis rien, que je n’ambitionne autre
chose au monde que d’être le chevalier de la princesse
Marie, et que n’étant rien, je n’ai rien promis à personne.
Et sur ces paroles, le chapeau sur la tête, il sortit en
sautillant et les deux mains dans les poches de son haut-
de-chausse, comme c’était son habitude.
À peine fut-il sorti, que le comte de Moret, profitant de
l’étonnement général que causait la disparition successive
de la douairière de Longueville, de la princesse Marie et
de S. A. R. Monsieur, traversa le salon, alla droit à Isabelle
de Lautrec, et s’inclinant devant la jeune fille interdite :
– Mademoiselle, dit-il, veuillez tenir pour certain qu’il y a
de par le monde un homme qui, la nuit où il vous a
rencontrée sans vous avoir vue, a fait le serment d’être à
vous à la vie à la mort, et qui ce soir, après vous avoir vue,
renouvelle le serment ; cet homme, c’est le comte de Moret.
Et, sans attendre la réponse de la jeune fille, plus
rougissante et plus interdite encore qu’auparavant, il la
salua respectueusement et sortit.
En passant dans un corridor sombre, conduisant à
l’antichambre assez mal éclairée elle-même, comme
c’était l’habitude à cette époque, le comte de Moret sentit
un bras qui se glissait sous le sien, puis, sortant d’une
coiffe noire doublée de satin rose, un souffle pareil à une
flamme qui passait sur son visage, tandis qu’une voix
amie, avec l’accent d’un doux reproche, lui disait :
– Ainsi, voilà la pauvre Marina sacrifiée !
Il reconnut la voix, mais plus encore cette haleine
brûlante de Mme de Fargis, qui déjà une fois, à l’hôtellerie
de la Barbe Peinte, avait effleuré son visage.
– Le comte de Moret lui échappe, c’est vrai, dit-il, en se
penchant vers cette haleine dévorante, qui semblait sortir
de la bouche de Vénus Astartée elle-même, mais…
– Mais quoi ? demanda la questionneuse, en se
haussant de son côté sur la pointe des pieds, de sorte que
malgré l’obscurité, le jeune homme pouvait voir briller dans
la coiffe ses yeux comme deux diamants noirs, ses dents
comme un fil de perles.
– Mais, continua le comte de Moret, Jaquelino lui reste,
et si elle s’en contente…
– Elle s’en contentera, dit la magicienne.
Et le jeune homme sentit aussitôt sur ses lèvres l’âcre et
douce morsure de cet amour que l’antiquité, qui avait un
mot pour chaque chose et un nom pour chaque sentiment,
avait appelé Éros.
Tandis que, tout chancelant sous ce frisson voluptueux
qui passait dans ses veines, et qui semblait, jusqu’à la
dernière goutte, faire affluer son sang vers le cœur, Antoine
de Bourbon, les yeux fermés, la bouche entr’ouverte, la tête
renversée en arrière, s’appuyait à la muraille avec un
soupir qui ressemblait à une plainte, la belle Marina
dégageait son bras du sien et, légère comme l’oiseau de
Vénus, s’élançait dans une chaise en disant :
– Au Louvre !
– Par ma foi ! dit le comte de Moret, en se détachant de
la muraille où il semblait incrusté, vive la France pour les
amours ! il y a de la variété entre eux, au moins ! j’y suis
revenu depuis quinze jours à peine, et me voilà engagé à
trois personnes, quoique réellement je n’en aime qu’une
seule ; mais Ventre-saint-gris, on n’est pas fils de Henri IV
pour rien, et eussé-je six amours au lieu, de trois, eh bien !
on tâchera de leur faire face !
Ivre, ébloui, trébuchant, il gagna le perron, appela ses
porteurs, monta dans sa chaise à son tour, et, rêvant à son
triple amour, se fit conduire à l’hôtel Montmorency.
V
OÙ MONSEIGNEUR GASTON,
COMME LE ROI CHARLES IX,
JOUE SON PETIT RÔLE.
En voyant la douairière de Longueville, la princesse
Marie et Mgr Gaston sortir par la même porte, appelés par
le même huissier, le reste de la société pensa bien qu’il
s’était passé quelque chose d’extraordinaire, et, soit
discrétion, soit que onze heures qui venaient de sonner
indiquassent le moment de la retraite, après avoir attendu
un certain nombre de minutes, se retira.
Mme de Combalet se retirait comme les autres, lorsque
l’huissier, qui semblait guetter son passage dans le
corridor sombre dont nous avons déjà parlé, lui dit à voix
basse :
– Madame la douairière vous sera fort obligée, si vous
voulez bien ne pas vous retirer sans l’avoir vue.
Et, en même temps, il lui ouvrit la porte d’un petit
boudoir, où elle pouvait attendre seule.
Mme de Combalet ne s’était pas trompée quand elle
avait cru entendre ou plutôt avait entendu le nom de
Vauthier.
Vauthier avait en effet été envoyé à M me de Longueville
pour la prévenir que la reine-mère verrait avec regret se
renouveler, dans des conditions régulières et fréquentes,
les deux ou trois visites que Gaston d’Orléans avait déjà
faites à la princesse Marie de Gonzague.
C’est alors que Mme de Longueville avait fait venir sa
nièce pour lui faire part du message de la reine-mère.
La princesse Marie, franche et loyale personne,
proposa, à l’instant même de faire venir le prince et de lui
demander une explication ; Vauthier voulut se retirer, mais
la douairière et la princesse exigèrent qu’il restât, et qu’il
répétât au prince les propres termes dont il s’était servi à
leur égard.
On a vu comment le prince sortit du salon.
Guidé par l’huissier, il entra dans le cabinet où il était
attendu.
En apercevant Vauthier, feint ou réel, il manifesta un
éclair d’étonnement, et le couvrant de son œil dur, tout en
marchant vers lui :
– Que faites-vous ici, monsieur, lui demanda-t-il, et qui
vous a envoyé ?
Sans doute Vauthier savait que, de la part de la reine-
mère, la colère était feinte puisqu’il avait lu avec elle le
conseil du duc de Savoie, qu’elle mettait à exécution à
cette heure ; mais il ignorait jusqu’à quel point Gaston
entrait dans cette querelle supposée, qui devait, aux yeux
de tous, séparer la mère et le fils.
– Monseigneur, dit-il, je ne suis que l’humble serviteur
de la reine, votre auguste mère, je suis forcé, par
conséquent, d’exécuter les ordres qu’elle me donne ; or, je
viens, sur son ordre, supplier Mme la douairière
de Longueville et Mme la princesse Marie de ne point
encourager un amour qui irait à rencontre des volontés du
roi et des siennes.
– Vous entendez, monseigneur, répondit
Mme de Longueville, il y a presque une accusation dans un
désir royal exprimé de cette façon ; nous attendrons donc
de la loyauté de Votre Altesse que Sa majesté la reine soit
exactement informée et des causes de votre visite et du
but dans lequel elle est faite.
– Monsieur Vauthier, dit le duc de ce ton superbement
hautain qu’il savait prendre à l’occasion, et que même il
prenait plus souvent qu’à l’occasion, vous êtes trop au
courant des événements importants qui se sont passés à
la cour de France depuis le commencement du siècle pour
ignorer le jour et l’année où je suis né.
– Dieu m’en garde, monseigneur ; Votre Altesse est
née le 20 avril 1608.
– Eh bien, monsieur, nous sommes aujourd’hui le 13
décembre 1628, c’est-à-dire que j’ai vingt ans, sept mois,
dix-neuf jours, je suis donc depuis sept mois, dix-neuf jours,
sorti de la tutelle des femmes. De plus, j’ai été marié une
première fois contre mon gré. Je suis assez riche pour
enrichir ma femme si elle était pauvre, assez grand
seigneur pour l’ennoblir, si elle n’était pas noble, et je
compte, la seconde fois, la raison d’état n’ayant rien à faire
avec un cadet de famille, je compte, la seconde fois, me
marier comme je l’entendrai.
– Monseigneur, dirent à la fois M me de Longueville et sa
nièce, vous n’exigerez point, ne fut-ce que par égard pour
nous, que M. Vauthier porte une pareille réponse à Sa
Majesté la reine, votre mère.
– M. Vauthier, si la chose lui convient, peut dire que je
n’ai pas répondu, et alors, en rentrant au Louvre, c’est moi
qui répondrai à Mme ma mère.
Et il fit signe à Vauthier de sortir ; Vauthier baissa la tête
et obéit.
– Monseigneur, dit Mme de Longueville.
Mais Gaston l’interrompant :
– Madame, depuis plusieurs mois déjà, je dirai mieux,
depuis que je l’ai vue, j’aime la princesse Marie ; le respect
que j’ai pour elle et pour vous fait que je ne lui eusse
probablement pas fait cet aveu avant mes vingt et un ans
accomplis, car, de son côté, Dieu merci ! ayant à peine
seize ans, elle a tout le temps d’attendre ; mais puisque
d’un côté le mauvais vouloir de ma mère tente de
m’éloigner d’elle ; puisque, de l’autre, la politique veut que
celle que j’aime épouse un pauvre petit prince d’Italie, je
dirai à Son Altesse : Madame, mes joues roses ne me
rendent guère propre à la galanterie qui règne, c’est-à-dire
à faire le malade, à être pâle et à être toujours prêt à
m’évanouir, mais je ne vous en aime pas moins ; c’est,
donc à vous de réfléchir à mon offre, car, vous le
comprenez bien, l’offre de mon cœur, c’est l’offre de ma
main. Choisissez donc entre le duc de Rethellois et moi,
entre Mantoue et Paris, entre un petit prince italien et le
frère du roi de France.
– Ah ! monseigneur, dit M me de Longueville, si vous
étiez libre de vos actions, comme un simple gentilhomme,
si vous ne dépendiez pas de la reine, du cardinal, du roi !
– Du roi, madame, je dépends du roi, c’est vrai ; mais
c’est mon affaire d’obtenir de lui permission pour ce
mariage, et, je m’en fais-fort ; mais quant au cardinal et à la
reine, ce sont eux, peut-être, qui bientôt dépendront de
moi.
– Comment cela, monseigneur ? demandèrent les deux
dames.
– Oh ! Mon Dieu, je vais vous le dire, fit Gaston en
affectant la franchise ; mon frère Louis XIII, marié depuis
treize ans, et n’ayant point d’enfants après treize ans de
mariage, n’en n’aura jamais ; quant à sa santé, vous savez
ce qu’elle est, et qu’évidemment, un jour ou l’autre, il me
laissera le trône de France.
– Ainsi, dit M me de Longueville, vous considérez,
monseigneur, comme ne pouvant tarder, la mort du roi
votre frère.
La princesse Marie ne parlait point, mais comme son
cœur, en ne parlant pour personne, laissait germer
l’ambition dans sa jeune tête, elle ne perdait point une
parole de ce que disait Monsieur.
– Bouvard le regarde comme un homme perdu,
madame, et s’émerveille qu’il vive encore ; mais sur ce
point les augures sont d’accord avec Bouvard.
– Les augures ? demanda Mme de Longueville.
Marie redoubla d’attention.
– Ma mère a consulté le premier astrologue de l’Italie,
Fabroni, et il a répondu que le roi Louis dirait adieu au
monde avant que le soleil ait parcouru le signe de
l’Écrevisse de l’année 1630 : c’est donc dix-huit mois que
Fabroni lui donne à vivre, et même chose m’a été dite à
moi-même et à plusieurs de mes domestiques par un
médecin nommé Duval. Il est vrai que mal en a pris à ce
dernier ; car le cardinal, ayant su qu’il avait tiré l’horoscope
du roi, l’a fait arrêter et condamner secrètement aux
galères, en vertu des anciennes lois romaines, qui
défendent de rechercher combien d’années le prince doit
vivre. Eh bien, madame ma mère sait tout cela, ma mère
s’attend, comme la reine et comme moi, à la mort de son
fils aîné ; c’est pourquoi elle veut, pour peser sur moi,
comme elle a pesé sur mon frère, me marier à une
princesse de Toscane, qui lui soit redevable de la
couronne ; mais il n’en sera point ainsi, j’en jure Dieu ! Je
vous aime, et à moins que vous n’éprouviez une invincible
aversion pour moi, vous serez ma femme.
– Mais, demanda Mme la douairière de Longueville,
monseigneur a-t-il une idée de ce que pense le cardinal
de Richelieu à l’endroit de ce mariage.
– Ne vous inquiétez pas du cardinal, nous l’aurons.
– Et comment cela ?
– Dame ! fit le duc d’Orléans, il faudrait pour cela que
vous m’aidassiez un peu.
– De quelle façon ?
– Le comte de Soissons est las de son exil, n’est-ce
pas ?
– Il s’en désespère ; mais il n’y a de ce côté rien à
obtenir de M. de Richelieu.
– Bon ! s’il épousait sa nièce.
– Mme de Combalet ?
Les deux femmes se regardèrent.
– Le cardinal, continua Gaston, pour s’allier à une
maison royale, passerait par tout ce que l’on voudrait.
Les deux dames se regardèrent de nouveau.
– Ce que monseigneur dit là est-il sérieux ? demanda
Mme de Longueville.
– On ne peut plus sérieux !
– C’est qu’alors j’en parlerais à ma fille qui a grande
puissance sur son frère.
– Parlez-lui en, madame.
Puis se retournant vers la princesse Marie :
– Mais tout cela, dit-il, n’est qu’un vain projet, madame,
si dans ce complot votre cœur ne se fait pas le complice
du mien.
– Votre Altesse sait que je suis fiancée au duc
de Rethellois, dit la princesse Marie. Je ne puis
personnellement rien faire contre la chaîne qui me lie et
m’empêche de parler ; mais le jour où ma chaîne sera
brisée, et ma parole libre, Votre Altesse, qu’elle le croie
bien, n’aura pas à se plaindre de ma réponse.
La princesse fit une révérence et s’apprêta à sortir ;
mais Gaston lui saisit vivement la main, et la baisant avec
passion :
– Ah ! madame, lui dit-il, vous venez de me faire le plus
heureux des hommes, et je ne veux pas douter de la
réussite d’un projet auquel mon bonheur est attaché.
Et tandis que la princesse Marie sortait par une porte,
Gaston s’élançait par l’autre, avec la vivacité d’un homme
qui a besoin d’aller chercher dans la fraîcheur de l’air
extérieur un calmant à sa passion.
Mme de Longueville, qui se rappelait qu’elle avait fait
prier Mme de Combalet de l’attendre, poussa une porte qui
se trouvait devant elle et qui, n’étant pas fermée, céda à la
première pression ; elle jeta presque un cri d’étonnement
en se trouvant devant la nièce du cardinal, que l’huissier
avait imprudemment introduite dans la chambre attenante
à celle où venait d’avoir lieu l’explication avec Mgr Gaston
d’Orléans.
– Madame, lui dit la douairière, sachant Mgr le cardinal
notre ami et notre protecteur, et ne voulant rien faire de
mystérieux, ou qui lui soit désagréable, je vous avais priée
d’attendre la fin d’une explication entre nous et Sa Majesté
la reine mère, explication provoquée par les deux ou trois
visites que nous a faites Son Altesse Royale Monsieur.
– Merci, chère duchesse, dit Mme de Combalet, et je
vous prie de croire que j’apprécie la délicatesse qui vous a
fait m’ouvrir la porte de ce cabinet, afin que je ne perdisse
pas un mot de votre conversation.
– Et, demanda avec une certaine hésitation la
douairière, vous avez entendu, je présume, toute la partie
qui vous concernait ? Quant à moi, à part l’honneur de voir
ma nièce duchesse d’Orléans, sœur du roi, reine peut-être,
je serais très-heureuse, madame, de vous voir entrer dans
notre famille, et Mlle de Longueville et moi userons de tout
notre pouvoir sur le comte de Soissons, en supposant, ce
dont je doute, que nous ayons besoin d’en user.
– Merci, madame, répondit Mme de Combalet, et
j’apprécie tout l’honneur qu’il y aurait pour moi à devenir la
femme d’un prince du sang ; mais en revêtant ma robe de
veuve j’ai fait deux serments : le premier de ne me remarier
jamais, le second de me dévouer tout entière à mon oncle.
Je tiendrai mes deux serments, madame, sans autre
regret, croyez-le bien, que celui que j’éprouverais à voir la
combinaison de Monsieur manquer à cause de moi.
Et, saluant Mme de Longueville, elle prit, avec le plus
gracieux, mais en même temps avec le plus calme sourire
du monde, congé de l’ambitieuse douairière, qui ne
comprenait pas qu’il y eût un serment qui tînt devant la
perspective orgueilleuse de devenir comtesse
de Soissons.
VI
ÈVE ET LE SERPENT.
Au Louvre ! avait dit, on se le rappelle, Mme de Fargis.
Et, obéissant à cet ordre, ses porteurs l’avaient déposée
devant l’escalier de service, conduisant à la fois chez le roi
et chez la reine, et qui s’ouvrait, pour le remplacer, à l’heure
où se fermait le grand escalier, c’est-à-dire à dix heures du
soir.
Mme de Fargis reprenait, ce soir-là même, sa semaine
près de la reine.
La reine l’aimait fort, comme elle avait aimé, comme
elle aimait encore Mme de Chevreuse ; mais sur
Mme de Chevreuse, qui s’était fait connaître par une foule
d’imprudences, le roi et le cardinal avaient l’œil ouvert.
Cette éternelle rieuse était antipathique à Louis XIII, qui,
même étant enfant, n’avait pas ri dix fois dans sa vie.
Mme de Chevreuse, exilée, comme nous l’avons déjà dit, on
lui avait substitué Mme de Fargis, plus complaisante encore
que Mme de Chevreuse : jolie, ardente, effrontée, tout à fait
propre à aguerrir la reine par ses exemples ; ce qui lui avait
fait cette fortune inespérée d’être placée près de la reine,
c’était d’abord la position de son mari, de Fargis
d’Angennes, cousin de Mme de Rambouillet, et notre
ambassadeur à Madrid ; mais surtout ce qui l’avait servie
dans son ambition, c’était d’être restée trois ans aux
carmélites de la rue Saint-Jacques, où elle s’était liée avec
Mme de Combalet, qui l’avait recommandée au cardinal.
La reine l’attendait avec impatience. L’aventureuse
princesse, tout en regrettant, tout en pleurant même encore
Buckingham, aspirait sinon à des aventures, du moins à
des émotions nouvelles. Ce cœur de vingt-six ans, où
jamais son mari n’avait été tenté de prendre la moindre
place, demandait à être occupé par des semblants
d’amour, à défaut de passions réelles, et comme ces
harpes éoliennes, placées au haut des tours, jetait un cri,
une plainte, un son joyeux, le plus souvent une vibration
vague, à tous les souffles qui passaient.
Puis son avenir n’était guère plus riant que le passé. Ce
roi morose, ce triste maître, le mari sans désirs, c’était
encore ce qu’il y avait de plus heureux pour elle, que de le
garder. Ce qui pouvait lui arriver de plus heureux, à l’heure
de cette mort, qui paraissait si instante, que chacun s’y
attendait et y était préparé, c’était d’épouser Monsieur, qui,
ayant sept ans de moins qu’elle, ne la berçait de l’espoir
de la prendre pour femme que dans la crainte que, dans un
moment de désespoir ! ou d’amour, elle ne trouvât à sa
situation un remède qui éloignât à tout jamais Gaston du
trône, en la faisant régente.
Et en effet, elle n’avait que ces trois alternatives, le roi
mourant : épouser Gaston d’Orléans, être régente ou
renvoyée en Espagne.
Elle se tenait donc triste et rêveuse dans un petit
cabinet attenant à sa chambre, où n’entraient que ses plus
familiers et les femmes de son service, lisant des yeux,
sans lire de l’esprit, une nouvelle tragi-comédie de Guilhem
de Castro, que lui avait donnée M. de Mirabel,
ambassadeur d’Espagne, et qui était intitulée la Jeunesse
du Cid.
À sa manière de gratter à la porte, elle reconnut
Mme de Fargis, et jetant loin d’elle le livre qui devait
quelques années plus tard, avoir une si grande influence
sur sa vie, elle cria d’une voix brève et joyeuse :
– Entrez !
Encouragée ainsi, Mme de Fargis n’entra point, mais fit
irruption dans le cabinet et vint tomber aux genoux d’Anne
d’Autriche, en saisissant ses deux belles mains qu’elle
baisa avec une passion qui fit sourire la reine.
– Sais-tu, lui dit-elle, que je me figure parfois, ma belle
Fargis, que tu es un amant déguisé en femme, et qu’un
beau jour, quand tu te seras bien assurée de mon amitié, tu
te révéleras tout à coup à moi.
– Eh bien, si cela était, ma belle Majesté, ma gracieuse
souveraine, dit-elle en fixant ses veux ardents sur Anne
d’Autriche, en même temps que, les dents serrées et les
lèvres entr’ouvertes, elle serrait ses mains avec un
frissonnement nerveux, en seriez-vous bien désespérée ?
– Oh ! oui, bien désespérée, car je serais obligée de
sonner et de te faire mettre à la porte, de sorte qu’à mon
grand regret je ne te verrais plus, car, avec Chevreuse, tu
es la seule qui me distraie.
– Mon Dieu, que la vertu est donc une chose farouche et
hors de nature, puisqu’elle n’a pour résultat que d’éloigner
les uns des autres les cœurs qui s’aiment, et que les âmes
indulgentes, comme moi, me paraissent bien plus selon
l’esprit de Dieu, que vos prudes hypocrites qui prennent à
rebrousse poil le moindre compliment.
– Sais-tu qu’il y a huit jours que je ne t’ai vue, Fargis !
– Que cela ? Bon Dieu, ma douce reine, il me semble à
moi qu’il y a huit siècles.
– Et qu’as-tu fait pendant ces huit siècles ?
– Pas grand’chose de bon, ma chère Majesté. J’ai été
amoureuse, à ce que je crois.
– À ce que tu crois ?
– Oui.
– Mon Dieu ! que tu es folle de dire de pareilles choses,
et comme on ferait bien mieux de te fermer la bouche avec
la main, à la première parole que tu dis.
– Que Votre Majesté essaye un peu, et elle verra
comment sa main sera reçue.
Anne lui mit en riant sur les lèvres, le creux d’une main
que Mme de Fargis, toujours à genoux devant elle, baisa
avec passion.
Anne retira vivement sa main.
– Ne m’embrasse donc pas ainsi, mignonne, dit-elle, tu
me donnes la fièvre. Et de qui es-tu amoureuse ?
– D’un rêve.
– Comment, d’un rêve ?
– Mais, oui, c’est un rêve, au milieu de notre époque,
dans le siècle des Vendôme, des Condé, des Grammont,
des Courtauvaux et des Barrada, que de trouver un jeune
homme de vingt-deux ans, beau, noble et amoureux…
– De toi ?
– De moi ? Oui, peut-être. Seulement, il en aime une
autre.
– En vérité, tu es folle, Fargis, et je ne comprends rien à
ce que tu me dis.
– Je le crois bien ! Votre Majesté est une véritable
religieuse.
– Et toi, qu’es-tu donc ? Ne sors-tu pas des carmélites ?
– Si fait, avec Mme de Combalet.
– Et tu disais donc que tu étais amoureuse d’un rêve ?
– Oui, et même vous le connaissez, mon rêve.
– Moi ?
– Quand je pense que si je suis damnée à cause de ce
péché-là, c’est pour Votre Majesté que j’aurai perdu mon
âme.
– Oh ! ma pauvre Fargis, tu y auras bien mis un peu du
tien.
– Est-ce que Votre Majesté ne le trouve pas charmant ?
– Mais qui donc ?
– Notre messager, le comte de Moret.
– Ah ! en effet, oui, c’est un digne gentilhomme, et qui
m’a fait l’effet d’un vrai chevalier.
– Ah ! ma chère reine, si tous les fils de Henri IV étaient
comme lui, oh ! je réponds bien que le trône de France ne
chômerait pas d’héritiers, comme il fait en ce moment.
– À propos d’héritier, dit la reine pensive, il faut que je
te montre une lettre qu’il m’a remise ; elle était de mon frère
Philippe IV, et me donnait un conseil que je ne comprends
pas très bien.
– Je vous l’expliquerai, moi. Allez, il y a bien peu de
choses que je ne comprenne pas.
– Sibylle ! dit la reine en la regardant avec un sourire
indiquant qu’elle ne doutait pas le moins du monde de sa
pénétration.
Et elle fit, avec sa nonchalance habituelle, un
mouvement pour se lever.
– Puis-je épargner une peine quelconque à Votre
Majesté ? demanda Mme de Fargis.
– Non, il n’y a que moi qui connaisse le secret du tiroir
où se trouve la lettre.
Et elle alla à un petit meuble qu’elle ouvrit comme on
ouvre tous les meubles, amena un tiroir à elle, fit jouer le
secret, et prit dans le double fond du tiroir la copie de la
dépêche que lui avait apportée le comte, et qui, outre la
lettre ostensible de don Gonzalès de Cordoue, en
renfermait, on se le rappelle, une qui ne devait être lue que
de la reine seule.
Puis, avec cette lettre, elle revint prendre sa place sur
l’espèce de divan où elle était assise.
– Mets-toi là près de moi, dit-elle à Mme de Fargis, en lui
indiquant sa place sur le canapé.
– Comment ! sur le même siége que Votre Majesté ?
– Oui, il faut que nous parlions bas.
Mme de Fargis jeta les yeux sur le papier que la reine
tenait à la main.
– Voyons, dit-elle, j’écoute et je me recueille. D’abord,
que disent ces trois ou quatre lignes-là ?
– Rien ; elles me donnent le conseil de maintenir le plus
longtemps possible ton mari en Espagne.
– Rien ! et Votre Majesté appelle cela rien ! Mais c’est
tout à fait important, au contraire. Oui, sans doute, il faut
que M. de Fargis reste en Espagne, et le plus longtemps
possible : dix ans, vingt ans, toujours ! Oh ! que voilà donc
un homme qui donne un bon avis. Voyons l’autre, s’il est à
la hauteur du premier. Je déclare que Votre Majesté a pour
conseiller le roi Salomon en personne. Vite ! vite ! vite !
– Ne seras-tu donc jamais sérieuse, même dans les
choses les plus graves ?
Et la reine haussa doucement les épaules.
– Maintenant, voici ce que me dit mon frère Philippe IV.
– Et ce que ne comprend pas très bien Votre Majesté.
– Ce que je ne comprends pas du tout, Fargis, dit la
reine, avec un air d’innocence parfaitement joué.
– Voyons cela.
« Ma sœur – lut la reine – je connais par notre bon ami
M. de Fargis, le projet qui, en cas de mort du roi Louis XIII,
vous promet pour mari son frère et successeur au trône,
Gaston d’Orléans. »
– Vilain projet, interrompit Mme de Fargis, pour prendre
aussi mauvais et peut-être pire que l’on n’avait.
– Attends donc ! et la reine continua :
« Mais ce qui serait mieux encore, c’est qu’à l’époque
de cette mort, vous vous trouvassiez enceinte. »
– Oh ! oui, murmura Mme de Fargis, voilà ce qui vaudrait
mieux que tout.
« – Les reines de France, » – poursuivit Anne
d’Autriche, en paraissant chercher le sens des paroles
qu’elle lisait, – ont un « grand avantage sur leurs époux ;
elles peuvent faire des dauphins sans eux, et ils n’en
peuvent pas faire sans elles. »
– Et c’est cela que Votre Majesté ne comprend pas du
tout ?
– Où du moins qui me paraît impraticable, ma bonne
Fargis.
– Quel malheur ! dit Mme de Fargis, en levant les yeux au
ciel, d’avoir affaire, dans les circonstances comme celles-
là, quand il s’agit non-seulement du bonheur d’une grande
reine, mais encore de la félicité d’un grand peuple, quel
malheur d’avoir affaire à une trop honnête femme.
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire que si, dans les jardins d’Amiens, n’est-
ce pas, vous eussiez fait ce que j’eusse fait à votre place,
ayant affaire à un homme aimant Votre Majesté plus que
sa vie, puisqu’il a donné sa vie pour elle, si, au lieu
d’appeler Laporte ou Putanges, vous n’eussiez pas appelé
du tout…
– Eh bien ?
– Eh bien, il arriverait peut-être aujourd’hui que votre
frère n’aurait pas besoin de vous donner le conseil qu’il
vous donne, et que ce dauphin, si difficile à faire, serait fait.
– Mais c’eût été un double crime !
– Où Votre Majesté voit-elle deux crimes dans une
action que lui conseille non seulement un grand roi, mais un
roi connu par sa piété.
– Je trompais mon mari d’abord, et ensuite je mettais
sur le trône de France le fils d’un Anglais.
– D’abord, tromper un mari, est, dans tous les pays du
monde, un péché véniel, et Votre Majesté n’a qu’à jeter les
yeux autour d’elle pour s’assurer que c’est l’opinion de la
majorité, sinon de ses sujets, du moins de ses sujettes ;
puis, tromper un mari comme le roi Louis XIII, qui n’est pas
un mari ou qui l’est si peu que ce n’est point la peine d’en
parler, non-seulement n’est pas même un péché véniel,
mais une action louable.
– Fargis !
– Eh ! vous le savez bien, madame, au fond du cœur, et
vous n’en êtes pas à vous reprocher ce malheureux cri qui
a fait tant de scandale, tandis que le silence accommodait
tout.
– Hélas !
– Voilà donc la première question jugée, et votre hélas !
madame, me donne gain de cause ; reste la seconde, et là,
je suis forcée de dire que Votre Majesté a pleinement
raison.
– Tu vois.
– Mais supposons une chose, par exemple, supposons
qu’au lieu d’avoir affaire à un anglais, à un homme
charmant, mais de race étrangère, supposons que vous
ayez eu affaire à un homme non moins charmant que lui –
Anne poussa un soupir – à un homme de race française,
mieux encore, à un homme de race royale, à… un vrai fils
de Henri IV, par exemple, tandis que le roi Louis XIII me
fait, par ses goûts, ses habitudes, son caractère, l’effet de
descendre de certain Virginio Orsini.
– Toi aussi, Fargis, tu crois à ces calomnies ?
– Si ce sont des calomnies, en tout cas elles viennent
du pays de Votre Majesté. Supposons enfin que le comte
de Moret se fût trouvé à la place du duc de Buckingham,
croyez-vous que le crime eût été aussi grand, et qu’au
contraire, ce n’eût pas été un moyen dont la Providence se
fût servie pour remettre le vrai sang de Henri IV sur le trône
de France ?
– Mais Fargis, je n’aime pas le comte de Moret, moi.
– Eh bien, là, madame, serait l’expiation du péché,
puisqu’il y aurait sacrifice, et que, dans ce cas-là, vous
vous sacrifieriez encore plus à la gloire et à la félicité de la
France, qu’à vos propres intérêts.
– Fargis, je ne comprends pas comment une femme se
donne à un autre homme qu’à son mari et ne meure pas de
honte la première fois qu’au grand jour, elle se trouve face
à face avec cet homme-là.
– Ah ! madame ! madame ! dit Fargis, si toutes les
femmes pensaient comme Votre Majesté, que de maris en
deuil sans savoir de quelle maladie leurs femmes sont
mortes ! Eh bien, oui, autrefois on a vu de ces choses-là ;
mais depuis l’invention des éventails ce genre d’accidents
est devenu beaucoup moins fréquent.
– Fargis ! Fargis ! tu es bien la plus immorale personne
qu’il y ait au monde, et je ne sais pas si Chevreuse elle-
même est aussi perverse que toi. Et de qui est-il
amoureux, ton rêve ?
– De votre protégée Isabelle.
– D’Isabelle de Lautrec, qui me l’a amené l’autre soir ?
Mais où l’avait-il vue ?
– Il ne l’avait pas vue ; c’est un amour qui lui est venu en
jouant au colin Maillard avec elle, dans les corridors
sombres et dans les cabinets noirs.
– Pauvre garçon ! son amour n’ira pas tout seul. Je
crois qu’il y a un accord entre son père et un certain
vicomte de Pontis. Enfin, nous recauserons de tout cela,
Fargis. Je voudrais reconnaître le service qu’il m’a rendu.
– Et celui qu’il pourrait vous rendre encore !
– Fargis !
– Madame ?
– En vérité, elle vous répond avec le même calme que
si elle ne vous disait pas des choses énormes. Fargis,
viens m’aider à me mettre au lit, ma fille. Ô mon Dieu, que
tu vas me faire faire de sots rêves avec tous tes contes.
Et la reine, se levant cette fois, passa dans la chambre
à coucher, plus nonchalante encore et plus langoureuse
que d’habitude, appuyée à l’épaule de sa conseillère
Fargis, que l’on pourra accuser de bien des choses, mais
pas certainement d’égoïsme dans ses amours.
VII
OÙ LE CARDINAL UTILISE
POUR SON COMPTE LE
BREVET QU’IL A DONNÉ À
SOUSCARRlÈRES.
Prévenu comme il l’était par le billet trouvé sur le
médecin Senelle et déchiffré par Rossignol, le cardinal
n’avait vu, dans la scène qui s’était passée chez la
douairière de Longueville, entre Monsieur, la princesse
Marie et Vauthier, scène que lui avait racontée
Mme de Combalet, que l’exécution du plan arrêté entre ses
ennemis et l’entrée en campagne de Marie de Médicis.
Marie de Médicis était, en effet, sa plus implacable
adversaire. Nous avons dit ailleurs les raisons de cette
haine ; et c’était aussi celle dont il avait le plus à craindre, à
cause de l’influence qu’elle avait conservée sur son fils, et
des moyens ténébreux dont disposait son ministre Bérulle.
C’était donc la reine-mère qu’il fallait ruiner, c’était son
influence fatale, influence qu’elle avait reprise à son retour
d’exil, dont il fallait purger Louis XIII, et non de cette humeur
noire à laquelle s’acharnait Bouvard, et qui était sa vie.
Il y avait un moyen terrible d’arriver à cela, Richelieu
avait toujours hésité, mais l’heure lui paraissait être venue
des remèdes héroïques. C’était de démontrer à Louis XIII
l’incontestable complicité de sa mère dans la mort de
Henri IV.
Louis XIII avait cette grande qualité de professer pour le
roi Henri IV, qu’il fût son père ou qu’il ne le fût pas, la plus
haute vénération et le plus suprême respect.
L’homme qu’il avait puni dans Concini, le jour où il
l’avait fait assassiner par Vitry, au pont tournant du Louvre,
c’était plutôt le complice du meurtrier du roi que l’amant de
sa mère et le dilapidateur de l’argent de la France.
Or, il était convaincu d’une chose, c’est qu’à l’instant
même où Louis XIII serait convaincu de la complicité de sa
mère, sa mère n’avait plus qu’à prendre le chemin de l’exil.
Richelieu, au moment où onze heures et demie
sonnaient à la pendule de son cabinet, prit donc deux
papiers scellés et signés d’avance sur son bureau, appela
Guillemot, son valet de chambre, dévêtit sa robe rouge,
son tube de dentelle et son camail de fourrure, revêtit une
simple robe de capucin, pareille à celle du père Joseph,
envoya chercher une chaise à porteurs, rabattit son
capuchon sur ses yeux, descendit, monta dans la chaise à
porteurs et donna l’ordre de le conduire rue de l’Homme
Armé, à l’hôtellerie de la Barbe-peinte.
De la place Royale à la rue de l’Homme Armé le trajet
était court. On prit la rue Neuve-Sainte-Catherine, la rue
des Francs-Bourgeois, on tourna à gauche par la rue du
Temple, par celle des Blancs-Manteaux, et l’on se trouva
rue de l’Homme Armé.
Le cardinal remarqua une chose qui fit, dans son esprit,
honneur à l’activité de maître Soleil. C’est que, quoique
minuit vînt de sonner à l’horloge des Blancs-Manteaux,
l’hôtel était encore éclairé comme s’il dût recevoir autant
de voyageurs la nuit que le jour, et qu’un garçon veillait, prêt
à les recevoir s’ils se présentaient.
Le cardinal ordonna à ses porteurs de l’attendre au coin
de la rue du Plâtre ; puis, descendant de sa chaise, il entra
dans l’hôtellerie de la Barbe peinte, où le veilleur, le
prenant pour le père Joseph, lui demanda s’il ne voulait
pas voir son pénitent Latil.
C’était pour cela justement que le cardinal venait.
Du moment où Latil n’avait pas été tué sur le coup, Latil
devait en revenir : d’ailleurs il avait reçu tant de coups
d’épée dans sa vie, que l’on aurait pu dire qu’un nouveau
coup d’épée passait toujours dans un ancien.
Seulement Latil était encore fort malade, mais il
entrevoyait déjà le moment où, la bourse du comte
de Moret dans sa poche, il pourrait se faire transporter à
l’hôtel Montmorency.
Il n’avait pas revu le père Joseph, auquel il s’était
confessé sans le connaître ; mais, à son grand étonnement,
il avait vu arriver le médecin du cardinal, qui, d’après la
recommandation pressante faite par le secrétaire de Son
Éminence, avait eu le plus grand soin de lui, de sorte qu’il
ne savait à quelle bonne fortune attribuer les soins
empressés dont il était l’objet.
Latil n’avait pu être laissé sur la table et dans la salle
basse ; il avait été transporté au premier et dans un lit. On
lui avait donné la chambre numéro 11, attenant à la
chambre numéro 13 ; quant à celle-ci, la belle Marina –
Mme de Fargis, si vous l’aimez mieux, – l’avait gardée en
location mensuelle.
Il se réveilla à la lueur de la chandelle, que le garçon de
garde portait devant le ministre, et la première chose qu’il
aperçut à la clarté de cette chandelle, que ce même garçon
déposa sur une table en se retirant, fut une longue figure
grise, qu’il reconnut pour la silhouette d’un capucin.
Pour Latil, il n’y avait évidemment d’autre capucin au
monde que celui qui l’avait confessé, et c’est même, il faut
le dire, l’aveu dût-il nuire à la considération religieuse que
nos lecteurs portent au digne blessé, c’est même à cette
soirée de la confession qu’il faut faire remonter ses
premières et ses dernières relations avec cette vénérable
branche de l’arbre de Saint-François, tolérée, mais non
approuvé par le général de l’ordre.
Il lui vint donc dans l’esprit que le digne capucin, ou le
croyait plus malade, ou venait pour le confesser une
seconde fois, ou le croyait mort et venait pour l’enterrer.
– Holà ! mon père, dit-il, ne vous pressez pas ; par la
grâce de Dieu et de vos prières, il y a eu miracle en ma
faveur, et il paraît que le pauvre Étienne Latil pourra
continuer d’être honnête homme à sa manière, malgré les
marquis et les vicomtes qui le traitent de sbire et de coupe-
jarret, tout en se mettant quatre contre lui.
– Je connais votre belle conduite, mon frère, et je viens
vous en féliciter, tout en me réjouissant avec vous de votre
entrée eu convalescence.
– Diable ! fit Latil, était-ce si pressé, qu’il faille me
réveiller à une pareille heure, et ne pouviez-vous attendre
qu’il fît jour pour me venir faire ce compliment ?
– Non, dit le capucin, car j’avais besoin de causer
promptement et secrètement avec vous, mon frère.
– Pour affaire d’État ? dit en riant Latil.
– Justement ! pour affaire d’État.
– Bon ! continua Latil, riant toujours, si mal accommodé
qu’il fût par ses deux blessures et ses quatre plaies ; ne
seriez-vous pas l’Éminence grise, alors ?
– Je suis mieux que cela, dit le cardinal en riant à son
tour, je suis l’Éminence rouge.
Et il rabattit son capuchon pour que Latil sût bien à qui il
avait affaire.
– Ouais ! fit Latil, en se reculant avec un mouvement
involontaire de terreur. Par mon saint patron lapidé aux
portes de Jérusalem, c’est en effet vous-même,
monseigneur !
– Oui, et vous devez juger de l’importance de l’affaire,
puisque, au risque des accidents qui peuvent m’arriver
dans une sortie nocturne et sans garde, je viens pour
m’entretenir avec vous.
– Monseigneur me trouvera son obéissant serviteur, tant
que mes forces me le permettront.
– Prenez votre temps et recueillez vos souvenirs.
Il se fit un instant de silence, pendant lequel les regards
du cardinal se fixèrent sur Latil comme pour pénétrer
jusqu’au fond de sa pensée.
– Vous étiez, quoique bien jeune, fort ami de cœur du
feu roi, dit le cardinal, puisque vous avez refusé de tuer son
fils, malgré la somme énorme qui vous a été offerte.
– Oui, monseigneur, et je dois dire que la fidélité que je
portais à sa mémoire fut une des causes qui me firent
quitter le service de M. d’Épernon.
– Vous étiez, m’a-t-on assuré, sur le marche-pied
même du carrosse quand le roi fut assassiné. Pouvez-vous
me dire ce qu’il se passa à l’égard de l’assassin en ce
moment-là et après, et de quelle façon le duc parut affecté
de cette catastrophe ?
– J’étais au Louvre avec M. le duc d’Épernon,
seulement j’attendais dans la cour ; à quatre heures
précises, le roi descendit.
– Avez-vous remarqué, demanda le cardinal, s’il était
triste ou gai ?
– Profondément triste, monseigneur. Mais faut-il
raconter sur ce point tout ce que je sais ?
– Tout, dit le cardinal, si vous vous en sentez la force.
– Ce qui rendait le roi triste, c’étaient non-seulement les
pressentiments, mais les prédictions. Sans doute vous les
connaissez, monseigneur ?
– Je n’étais point à Paris à cette époque, et n’y vins que
cinq ans après. Je ne sais donc rien, traitez-moi en
conséquence.
– Eh bien, monseigneur, je vais vous raconter tout cela,
car, en vérité, il me semble que votre présence me rend
ma force et que la cause sur laquelle vous m’interrogez
plaît au seigneur Dieu, qui a permis la mort du roi, mon
maître, mais qui ne permet pas que cette mort reste
impunie.
– Courage ! mon ami, dit le cardinal, vous êtes dans la
voie sainte.
– On avait, continua le blessé, faisant un effort visible
pour rappeler des souvenirs que la perte du sang avait
effacés de sa mémoire, on avait, en 1607, à la grande foire
de Francfort, mis en vente plusieurs livres d’astrologie
dans lesquels on disait que le roi de France périrait dans la
cinquante-neuvième année de son âge, c’est-à-dire en
1610. La même année, un prieur de Montargis trouva sur
l’autel, à plusieurs reprises, des avis que le roi serait
assassiné.
Un jour, la reine-mère vint voir le duc à son hôtel ; ils
s’enfermèrent dans une chambre ; mais, curieux comme un
page, je me glissai dans un cabinet, et j’entendis la reine
dire qu’un docteur en théologie, nommé Olive, avait, dans
un livre dédié à Philippe III, annoncé, pour l’an 1610, la mort
du roi ; le roi connaissait cette prédiction, qui ajoutait que le
roi serait dans une voiture ; car elle disait aussi qu’à
l’entrée de l’ambassadeur espagnol, à Paris, la voiture du
roi ayant penché, il s’était jeté si brusquement sur elle, qu’il
lui avait enfoncé dans le front les pointes de diamant
qu’elle portait dans ses cheveux.
– Ne fut-il pas aussi question, dans tout cela, demanda
le cardinal, d’un nommé Lagarde ?
– Oui, monseigneur, dit Latil, et vous me rappelez un
détail que j’oubliais, un détail qui même troubla fort
M. d’Épernon ; ce Lagarde, en venant des guerres chez les
Turcs, s’était arrêté à Naples et y avait vécu avec un
nommé Hébert, qui avait été le secrétaire de Biron.
Comme ce dernier n’était mort que depuis deux ans, tout
conspirateur se rattachant à ce complot était encore exilé.
Hébert, un jour, l’invita à dîner, et pendant qu’il dînait, il vit
entrer un grand homme violet, lequel dit que les réfugiés
pouvaient attendre bientôt, parce que, avant la fin de
l’année 1610, il tuerait le roi. Lagarde avait demandé son
nom, on lui avait répondu qu’il se nommait Ravaillac, et
qu’il était à M. d’Épernon !
– Oui, dit le cardinal, je savais à peu près cela.
– Monseigneur veut-il que j’abrège ? demanda Latil ?
– Non ! ne retranchez pas un mot, mieux vaut plus que
pas assez !
– Pendant qu’il était à Naples, on l’avait conduit chez un
jésuite nommé le père Alagon. Ce père l’avait fort engagé
à tuer Henri IV : Choisissez, disait-il, un jour de chasse ;
Ravaillac frappera à pied et à cheval. En route, il reçut une
lettre de lui, renouvelant les mêmes propositions ; à peine à
Paris, il porta la lettre au roi : Ravaillac et d’Épernon y
étaient nommés.
– N’entendîtes-vous pas dire que le roi fut impressionné
de cette communication ?
– Oh ! oui, fort impressionné ; personne au Louvre ne
savait d’où lui venait sa tristesse. Pendant huit jours il
garda son fatal secret, puis il quitta la cour, resta seul à
Livry, dans une petite maison de son capitaine des
gardes ; enfin, n’y tenant plus, ne dormant plus, il vint à
l’Arsenal et dit tout à Sully, le priant de lui faire, à l’Arsenal,
arranger un tout petit logement, quatre chambres, afin qu’il
pût en changer.
– Ainsi, murmura Richelieu, ainsi, ce roi si bon, le
meilleur que la France ait eu, en était arrivé à être obligé,
comme Tibère, cette exécration du monde, à changer de
chambre chaque nuit, de peur d’être assassiné ! Et parfois,
j’ose me plaindre, moi !
– Enfin, un jour que le roi passait près des Innocents, un
homme, en habit vert, de lugubre mine, lui cria : « Au nom
de Notre-Seigneur et de la Sainte-Vierge, Sire, il faut que
je parle à vous ! Est-il vrai que vous allez faire la guerre au
pape ? » Le roi voulait s’arrêter et parler à cet homme. On
l’en empêcha. C’était tout cela qui le rendait triste comme
un homme qui va à la mort. Ce malheureux vendredi 14
mai, quand je le vis descendre l’escalier du Louvre et
monter en voiture, ce fut alors que M. d’Épernon m’appela
et me dit de monter sur le marchepied.
– Vous rappelez-vous ?, demanda Richelieu, combien il
y avait de personnes dans le carrosse, et comment ces
personnes étaient disposées ?
– Trois personnes, monseigneur : le roi,
M. de Montbazon et M. d’Épernon. M. de Montbazon était à
droite, M. d’Épernon à gauche, le roi au milieu. Je vis très
bien alors un homme qui était appuyé à la muraille du
Louvre, et qui attendait, comme s’il eût su que le roi devait
sortir. En voyant le carrosse découvert qui lui permettait de
reconnaître le roi, il se détacha de la muraille et nous suivit.
– C’était l’assassin ?
– Oui, mais je ne le connaissais pas. Le roi était sans
gardes ; il avait dit d’abord qu’il allait voir M. de Sully, qui
était malade, puis à la rue de l’Arbre Sec il s’était ravisé et
avait ordonné d’aller chez Mlle Paulet, en disant qu’il voulait
la prier de faire l’éducation de son fils Vendôme, qui avait
de vilains goûts italiens.
– Continuez, continuez, insista le cardinal, c’est ainsi
qu’il est bon de n’oublier aucun détail.
– Oh ! monseigneur, il me semble que j’y suis encore ; il
faisait une magnifique journée, il était quatre heures un
quart à peu près. Quoiqu’on reconnût Henri IV, on ne criait
pas : Vive le roi ! – Le peuple était triste et défiant.
– En arrivant à la rue des Bourdonnais, M. d’Épernon
n’occupa-t-il point le roi à quel que chose ?
– Ah ! monseigneur, dit Latil, on dirait que vous en
savez autant que moi.
– Je t’ai, au contraire, dit que je ne savais rien.
Continue.
– Oui, monseigneur, il lui donna une lettre à lire ; le roi lut
et ne s’occupa plus de rien de ce qui se passait autour de
lui.
– C’est cela ! murmura le cardinal.
– Au tiers à peu près de la rue de la Ferronnerie, une
voiture de vin et une voiture de foin se croisèrent. Il y eut un
embarras ; le cocher appuya à gauche et le moyeu de la
roue toucha presque le mur des Saints-Innocents. Je me
serrai contre la portière de peur d’être écrasé. La voiture
s’arrêta.
En ce moment un homme monta sur une borne,
m’écarta de la main, et par-devant la poitrine de
M. d’Épernon, qui s’effaçait comme pour laisser passer
son bras, il frappa le roi d’un premier coup. « À moi, cria le
roi, je suis blessé ! » et il leva le bras dont il tenait la lettre ;
cela donna facilité à la même main de frapper un second
coup ; elle frappa. Cette fois le roi ne poussa qu’un soupir :
il était mort. – « Le roi n’est que blessé ! » cria
M. d’Épernon, et il jeta sur lui son manteau. Je n’en vis pas
davantage, je luttais en ce moment avec l’assassin, que
j’avais saisi par son habit et qui me déchiquetait les mains
à coups de couteau ; mais je ne le lâchai que lorsque je le
vis pris et bien solidement arrêté. « Ne le tuez pas ! cria
M. d’Épernon, et conduisez-le au Louvre ! »
Richelieu posa la main sur celle du blessé, comme pour
l’interrompre.
– Le duc cria cela ? demanda-t-il ?
– Oui, monseigneur, mais le meurtrier était déjà pris, et
tout danger qu’on le tuât était passé. On le traîna au
Louvre ; je l’y suivis. Il me semblait que c’était ma proie. Je
le montrais de mes mains sanglantes et je criais : – C’est
lui ! le voilà celui qui a tué le roi ! – Lequel, criait-on,
lequel ? – Celui qui est habillé de vert. »
On pleurait, on criait, on menaçait l’assassin. La voiture
du roi ne pouvait marcher, si grande était l’affluence autour
d’elle. En avant du Garde-meuble, je reconnus le maréchal
d’Ancre ? un homme lui annonça la nouvelle fatale, et il
rentra vivement au château. Il monta droit à l’appartement
de la reine, ouvrit la porte, et sans nommer personne,
comme si elle devait savoir de qui il était question il cria en
italien : « E amazatto ! »
– Il est tué ! répéta Richelieu. Cela s’accorde
parfaitement avec ce qui m’avait déjà été rapporté.
Maintenant, le reste.
– On conduisit et l’on déposa l’assassin à Hôtel de
Retz, attenant au Louvre. On mit des gardes à la porte ;
mais on ne la ferma point, afin que tout le monde pût entrer.
Je m’y installai. Il me semblait que cet homme
m’appartenait. Je racontais son action et comment la
chose s’était passée ; au nombre des visiteurs fut le père
Cotton, le confesseur du roi.
– Il y vint, vous êtes sûr ?
– Il y vint, oui, monseigneur.
– Parla-t-il à Ravaillac ?
– Il lui parla.
– Avez-vous entendu ce qu’il lui disait ?
– Oui, certes, et je puis le répéter, mot pour mot.
– Faites alors.
– Il lui disait d’un air paterne : Mon ami !
– Il appelait Ravaillac mon ami ?
– Oui. Il lui disait : Mon ami, prenez bien garde de faire
inquiéter les gens de bien.
– Et comment était l’assassin ?
– Parfaitement calme, et comme un homme qui se sent
sûrement appuyé.
– Resta-t-il à l’hôtel de Retz ?
– Non, M. d’Épernon le fit venir chez lui, où il resta du 14
au 17, il eut alors tout le temps de le voir à son aise et de
causer avec lui. Le 17, seulement, on le conduisit à la
Conciergerie.
– À quelle heure précise le roi fut-il tué ?
– À quatre heures vingt minutes.
– Et à quelle heure connut-on sa mort dans Paris ?
– À neuf heures seulement. Seulement à six heures et
demie on avait proclamé la reine régente.
– C’est-à-dire une étrangère qui parlait encore italien,
reprit avec amertume Richelieu, une Autrichienne, la petite-
nièce de Charles-Quint, la cousine de Philippe II, c’est-à-
dire la Ligue. Finissons-en avec Ravaillac.
– Personne ne peut vous dire mieux que moi comment
la chose se passa ; je ne le quittai que sur la roue, j’avais
des privilèges ; on disait : C’est le page de M. d’Épernon,
c’est lui qui a arrêté le meurtrier ! Et les femmes
m’embrassaient, tandis que les hommes criaient
frénétiquement : Vive le roi ! qui était mort. Le peuple, qui
avait d’abord été calme et comme étourdi par la nouvelle,
était devenu comme insensé de fureur ; il faisait des
rassemblements devant la Conciergerie, et, ne pouvant
lapider le coupable, il lapidait les murs.
– Il ne dénonça jamais personne ?
– Non, pendant les interrogatoires. Pour moi, il est
évident qu’il croyait toujours qu’au moment suprême il
serait sauvé. Seulement, il dit que les prêtres
d’Angoulême, auxquels il s’était adressé, avouant qu’il
voulait tuer un roi hérétique, et qui lui avaient donné
l’absolution au lieu de le détourner de son projet, avaient
ajouté à l’absolution un petit reliquaire dans lequel ils lui
avaient dit qu’il y avait un morceau de la vraie croix ; le
reliquaire, ouvert devant lui par le tribunal, ne contenait rien
du tout. Dieu merci ! les hommes n’avaient point osé faire
Monseigneur Jésus complice d’un pareil crime.
– Que dit-il en voyant qu’il avait été trompé ?
– Il se contenta de dire : L’imposture retombera sur les
imposteurs.
– J’ai eu sous les yeux, dit le cardinal, un extrait du
procès-verbal publié ; il y est dit : « Ce qui se passa à la
question est le secret de la cour. »
– Je n’étais pas à la question, répondit Latil, mais
j’étais sur la roue à côté du bourreau ; le jugement portait
que le patient serait écartelé et tenaillé ; mais on ne s’en
tint point là : le procureur du roi, M. Laguerle, proposa
d’ajouter à l’écartellement le plomb fondu, l’huile et la poix
bouillantes, accompagnées d’un mélange de cire et de
soufre-Le tout fut voté d’enthousiasme. Si l’on eût laissé le
peuple se charger de l’affaire, c’eût été vite fait ; en cinq
minutes, Ravaillac eût été mis en pièces. Lorsqu’il sortit de
prison pour marcher à la Grève, il s’éleva une telle tempête
de cris de rage, de malédictions, de menaces, qu’il
comprit alors seulement la grandeur du crime qu’il avait
commis. Sur l’échafaud, il se tourna vers le peuple et
demanda en grâce et d’une voix lamentable qu’on lui
donnât à lui, qui allait tant souffrir, la consolation d’un Salve
Regina.
– Et cette consolation lui fut-elle donnée ?
– Ah bien oui ! d’une seule voix toute la grève hurla :
« Judas à la damnation ! »
– Continuez, dit Richelieu, vous étiez sur l’échafaud,
près de l’exécuteur, disiez-vous ?
– Oui, l’on m’avait fait cette faveur, répondit Latil,
comme ayant arrêté ou du moins contribué à arrêter
l’assassin.
– Eh bien, justement, dit le cardinal, on m’a assuré que
sur l’échafaud il avait fait des aveux.
– Voici ce qui se passa, monseigneur. Votre Éminence
comprend que lorsqu’on a assisté à un pareil spectacle,
les jours, les mois, les ans, peuvent passer, ou s’en
souvient toute la vie. Après les premiers tiraillements des
chevaux, tiraillements infructueux, car ils n’avaient pu
détacher aucun membre du corps, au moment où, dans
des ouvertures faites sur les bras, sur la poitrine et dans les
cuisses avec le rasoir, on coulait successivement du plomb
fondu, de l’huile bouillante, du souffre allumé, ce corps qui
n’était plus qu’une pluie céda à la douleur et se mit à crier
au bourreau : « Arrête ! arrête ! Je parlerai. »
Le bourreau s’arrêta. Le greffier qui était au pied de
l’échafaud, monta dessus, et, sur une feuille séparée du
procès-verbal d’exécution, écrivit ce que lui dicta le patient.
– Eh bien ? demanda vivement le cardinal, en ce
moment suprême, qu’avoua-t-il ?
– Je voulus m’approcher, dit Latil, mais on m’en
empêcha, il me sembla seulement entendre le nom
d’Épernon et celui de la reine.
– Mais ce procès-verbal, mais cette feuille volante, n’en
avez-vous jamais entendu parler chez le duc ?
– Au contraire, monseigneur, j’en ai entendu parler bien
souvent.
– Qu’en disait-on ?
– Quant au procès-verbal d’exécution, on disait que le
rapporteur l’avait mis dans une cassette et l’avait caché
dans l’épaisseur du mur, au chevet de son lit ; quant à la
feuille volante, elle était, disait-on encore, gardée par la
famille Joly de Fleury, qui niait l’avoir, mais qui, au grand
désespoir de M. d’Épernon, l’avait laissé voir à quelques
amis, qui, à cause de la mauvaise écriture du greffier,
avaient eu grand’peine à y déchiffrer, mais enfin y avaient
déchiffré les noms du duc et de la reine.
– Et cette feuille écrite ?
– Cette feuille écrite, le supplice reprit son cours.
Comme les chevaux fournis par la prévôté étaient de
maigres haridelles, n’ayant point assez de force pour
séparer les membres du corps, un gentilhomme offrit le
cheval sur lequel il était monté, et qui du premier élan
emporta une cuisse. Comme le patient vivait encore, le
bourreau le voulut achever, mais les laquais de tous les
seigneurs assistant à l’exécution, et qui étaient autour de la
barrière, sautèrent par-dessus, escaladèrent l’échafaud et
lardèrent ce corps mutilé, de coups d’épées. Alors le
peuple se rua dessus à son tour, le déchiqueta par petits
morceaux et alla brûler la chair du parricide à tous les
carrefours. En rentrant au Louvre, je vis les Suisses qui
rôtissaient une jambe sous les fenêtres de la reine. Voilà.
– Ainsi, c’est tout ce que vous savez ?
– Oui, monseigneur, sinon que j’ai entendu bien souvent
raconter comment fut partagé le trésor à si grand’peine
amassé par Sully.
– Je le sais, le prince de Condé a eu pour lui seul
quatre millions ; mais ceci m’inquiète médiocrement.
Revenons donc à notre véritable affaire, et dites-moi si, au
milieu de tout cela, vous n’avez point entendu parler d’une
certaine marquise d’Escoman ?
– Ah ! je le crois bien ! fit Latil, une petite femme un peu
bossue, s’appelant de son nom de fille Jacqueline le
Voyer, dite de Coëtman, et non pas d’Escoman. Elle n’était
point marquise, quoique l’on eût l’habitude de lui donner ce
titre, attendu que son mari se nommait Isaac de Varenne
tout court. C’était la maîtresse du duc ; Ravaillac demeura
six mois chez elle. On l’accusa d’avoir été d’intelligence
avec lui pour faire assassiner le roi. Elle disait à qui voulait
l’entendre que la reine-mère était du complot, mais que
Ravaillac l’ignorait.
– Qu’est devenue cette femme ? demanda le cardinal.
– Elle a été arrêtée quelques jours avant la mort du roi.
– Je le sais, elle est même restée en prison jusqu’en
1619 ; mais en 1619 elle fut enlevée de cette prison et
transportée dans quelque autre, et je n’ai pu savoir
laquelle. La connaissez-vous ?
– Monseigneur se rappelle qu’en 1613, sentence fut
rendue par le Parlement, qui arrêtait toute enquête, vu la
qualité des accusés. Ce vu la qualité des accusés était
une éternelle menace. Concini tué, Luynes tout puissant, on
pouvait reprendre le procès et le pousser jusqu’au bout ;
mais Luynes aima mieux se réconcilier avec la reine-mère
et s’en faire un appui, que de la briser tout-à-fait et de
s’exposer un jour à la colère de Louis XIII. Luynes alors
avait donc exigé du Parlement que la sentence fût
réformée au profit de la reine, que l’accusation fût déclarée
calomnieuse, Marie de Médicis et d’Épernon innocentés,
et à leur place, la de Coëtman condamnée.
– Ce fut alors qu’elle disparut, en effet. Mais dans quelle
prison fut-elle conduite ? C’est ce que je vous ai déjà
demandé et que vous ignorer probablement, puisque vous
ne m’avez pas répondu sur ce point.
– Si fait, monseigneur, je puis vous dire où elle est, ou
du moins où elle était, car depuis ces neuf ans, Dieu seul
sait si elle est vivante ou morte.
– Dieu permettra qu’elle soit vivante ! s’écria le cardinal,
avec une foi si vive, que l’on pouvait facilement voir que le
besoin qu’il avait qu’elle vécût, était pour moitié au moins
dans sa croyance.
Et il ajouta :
– J’ai toujours remarqué que plus le corps souffre, plus
l’âme y tient.
– Eh bien, monseigneur, dit Latil elle fut renfermée dans
un in pace, où ses os sont encore, si sa chair n’y est plus.
– Et tu sais où est cet in pace ? demanda vivement le
cardinal.
– Il a été construit exprès, monseigneur, dans un angle
de la cour des Filles repenties. C’était un tombeau dont la
porte fut murée sur elle, on l’y voyait par une fenêtre grillée,
à travers les barreaux de laquelle en lui passait son boire
et son manger.
– Et tu l’y as vue ? demanda le cardinal.
– Je l’y ai vue, monseigneur ; on laissait les enfants lui
jeter des pierres, et comme une bête féroce elle rugissait,
disant : « Ils mentent, ce n’est pas moi qui l’ai assassiné,
ce sont ceux qui m’ont fait mettre ici ! »
Le cardinal se leva.
– Pas un instant à perdre ! s’écria-t-il. C’est cette
femme qu’il me faut !
Puis à Latil :
– Guérissez-vous, mon ami, et une fois guéri ne vous
inquiétez plus de l’avenir.
– Peste ! avec une pareille promesse, dit le blessé, je
n’y manquerai pas, monseigneur ; mais, ajouta-t-il, il était
temps.
– Temps de quoi ? demanda Richelieu.
– Que nous finissions ; je me sens faible et… bon ! est-
ce que je vais mourir ?…
Et il laissa retomber avec un soupir sa tête sur l’oreiller.
Le cardinal regarda autour de lui, vit un petit flacon qui
lui parut devoir renfermer un cordial. Il versa quelques
gouttes de la liqueur qu’il contenait dans une petite cuiller,
et les fit avaler au blessé, qui rouvrit les yeux et poussa un
nouveau soupir, mais d’allégement.
Le cardinal mit alors le doigt sur sa bouche, pour
recommander le silence à Latil, recouvrit sa tête du
capuchon de sa robe et sortit.
VIII
L’IN PACE.
Il était une heure et demie à peu près, mais l’heure
avancée était une raison de plus pour que le cardinal
poursuivît ses investigations. Il craignait, s’il se présentait
pendant le jour à la porte de ce couvent infâme où l’on
entassait tous les coquins ramassés dans les mauvais
lieux de Paris, qu’on eût le temps, lorsqu’on apprendrait le
motif de sa visite, de faire disparaître celle qu’il y venait
chercher. Il savait quel voile Concini, la reine-mère et
d’Épernon avaient essayé d’étendre et même avaient
étendu sur ce terrible drame de l’assassinat de Henri IV ; il
savait, et nous en avons vu quelque chose dans le chapitre
précédent, que les preuves écrites avaient disparu, il
craignait que l’on ne fît disparaître les preuves vivantes.
Latil n’était qu’un fil indicateur que, d’un moment à
l’autre, la main de la mort pouvait briser ; il lui fallait cette
femme chez laquelle Ravaillac, disait-on, avait vécu six
mois, et qui, pour être entrée dans ce secret d’État, était
morte ou achevait de mourir dans un in pace, c’est-à-dire
dans un de ces tombeaux si vantés par ces admirables
tortureurs qu’on appelle les moines et qui essayent de
rendre à leur prochain en souffrances physiques les
souffrances physiques et morales qu’ils se sont imposées
à un âge où parfois ils ne peuvent savoir s’ils auront la
force de les supporter.
Il y avait loin de la rue de l’Homme Armé, ou plutôt de la
rue du Plâtre où la litière du faux capucin l’attendait, à la rue
des Postes où était situé le couvent des Filles repenties,
sur l’emplacement où ont été depuis les Madelonnettes ;
mais le cardinal prévint les objections que pouvaient faire
les porteurs en leur glissant à chacun dans la main deux
louis d’argent. Ils se recordèrent donc un instant sur le
chemin le plus court qu’ils avaient à suivre et qui était la rue
des Billettes, la rue de la Coutellerie, le pont Notre-Dame,
le Petit-Pont, la rue Saint-Jacques et la rue de l’Esplanade,
par laquelle on arrivait à l’angle de la rue des Postes, où se
trouvait au coin de la rue du Chevalier le couvent des Filles
repenties.
Lorsque la litière s’arrêta à la porte, deux heures
sonnaient à l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas.
Le cardinal passa sa tête par la portière et ordonna à
l’un des porteurs de sonner vigoureusement.
Le plus grand des deux porteurs obéit.
Au bout de dix minutes, pendant lesquelles le cardinal
impatient avait deux fois encore fait retentir la sonnette, une
espèce de guichet s’ouvrit, et la tête de la sœur tourière
apparut, demandant ce que l’on voulait.
– Dites que c’est un père capucin qui vient de la part du
père Joseph pour parler à la supérieure de choses
d’importance.
Un des porteurs répéta mot pour mot la phrase du
cardinal.
– De quel père Joseph ? demanda la tourière.
– Il me semble qu’il n’y en a qu’un, dit une voix
impérative qui venait de l’intérieur de la litière, c’est le
secrétaire du cardinal.
La voix avait un tel accent d’autorité, que la tourière ne
fit pas d’autres questions, referma son guichet et disparut.
Quelques instants après, la porte s’ouvrait à deux
battants, la litière entrait sous la voûte du couvent, et la
porte qui lui avait donné passage se refermait derrière.
La litière fut déposée à terre, et le moine en descendit.
– La supérieure va descendre ? demanda-t-il à la
tourière.
– À l’instant même ; mais si c’était seulement pour
entretenir une de nos prisonnières que Votre Révérence fût
venue, dit-elle, il n’était pas besoin de réveiller madame la
supérieure pour cela : j’ai licence d’introduire dans la
cellule des recluses, tout digne serviteur de Dieu portant le
froc ou la robe.
L’œil du cardinal lança un éclair.
Ce qu’on lui avait dit était donc vrai, que les
malheureuses que l’on enfermait au couvent pour qu’elles y
trouvassent le repentir de leurs fautes, y trouvaient au
contraire un moyen d’en commettre de nouvelles.
Le premier mouvement du prêtre sévère avait été de
refuser l’offre de la tourière ; mais, pensant que par ce
moyen il arriverait peut-être plus sûrement et plus
rapidement à son but.
– Soit, dit-il, conduisez-moi donc à la dame
de Coëtman.
La tourière fit un pas en arrière.
– Jésus Dieu ! dit-elle en se signant, quel nom Votre
Révérence vient-elle de prononcer là ?
– C’est le nom d’une de vos prisonnières, ce me
semble.
La tourière resta muette.
– Celle que je désire voir est-elle-morte ? demanda
d’une voix mal assurée le cardinal, car il craignait de
recevoir une réponse affirmative.
La tourière continua de garder le silence.
– Je vous demande si elle est morte ou vivante ? insista
le cardinal d’un accent où on commençait à sentir frémir
l’impatience.
– Elle est morte, dit une voix perdue dans l’obscurité et
venant de l’autre côté de la grille par laquelle on pénétrait
dans l’intérieur du couvent.
Le cardinal fixa un regard aigu du côté d’où venait la
voix, et dans les ténèbres il distingua une forme humaine
qu’il reconnut pour être celle d’une seconde religieuse.
– Qui êtes-vous, demanda Richelieu, vous qui répondez
si péremptoirement à une question qui ne vous est point
adressée ?
– Je suis celle à laquelle il appartient de répondre aux
questions de cette nature, quoique je ne reconnaisse à
personne le droit de les faire.
– Et moi, je suis celui qui les fait, répliqua le cardinal, et
auquel, bon gré mal gré, il faut que l’on réponde.
Puis, se tournant du côté de la tourière, toujours
immobile et muette :
– Apportez une lumière, dit-il.
Il n’y avait point à se tromper à l’accent de celui qui
parlait ; c’était la voix ferme et impérative de l’homme qui a
le droit de commander.
Aussi la tourière, sans attendre la confirmation de
l’ordre qui lui était donné, rentra-t-elle chez elle et en sortit-
elle aussitôt avec une cire allumée.
– Ordre du cardinal, dit le faux capucin, en tirant de sa
poitrine un papier qu’il déplia et sur lequel, au bas de
quelques lignes d’écriture, on vit briller un grand sceau de
cire rouge.
Et il tendit le papier à la supérieure, qui le prit à travers
les barreaux de la grille.
À travers les barreaux de la grille, en même temps, la
tourière passait sa bougie allumée, de sorte que la
supérieure pouvait lira les lignes suivantes :
« Par ordre du cardinal-ministre, il est enjoint, au nom
du pouvoir temporel et spirituel, au nom de l’État et de
l’Église, de répondre à toutes les questions, quelles
qu’elles soient, et sur quelque sujet que ce soit, que lui fera
le porteur des présentes, et de le mettre en rapport avec
celle des prisonnières qu’il lui désignera.
« Ce 13 décembre de l’an de grâce de Notre Seigneur
Jésus-Christ, le 1628e.
« ARMAND, cardinal de Richelieu. »
– Devant de pareils commandements, dit la supérieure,
je n’ai qu’à m’incliner.
– Veuillez alors ordonner à la sœur tourière de rentrer
chez elle et de s’y enfermer.
– Vous avez entendu, sœur Perpétue, dit la supérieure,
obéissez.
Sœur Perpétue posa son chandelier sur la plus haute
des marches conduisant à la grille, entra dans son tour et
s’y renferma.
Le cardinal, de son côté, ordonna à ses porteurs de se
reculer avec leur litière jusqu’à la porte de la rue et de se
tenir prêts à lui obéir au premier signal.
Pendant ce temps, la supérieure avait ouvert la grille, et
le cardinal pénétrait dans le parloir.
– Pourquoi m’avez-vous dit, ma sœur, demanda-t-il
d’une voix sévère, que la dame de Coëtman était morte
tandis qu’elle ne l’était pas ?
– Parce que, répondit la supérieure, je regarde comme
morte toute personne qu’un jugement a séparée de la
société de ses semblables.
– Ceux-là seuls, reprit le cardinal, sont retranchés de la
société de leurs semblables, sur lesquels s’est refermée la
pierre du tombeau.
– La pierre du tombeau s’est refermée sur celle que
vous demandez.
– La pierre qui se referme sur une personne vivante
n’est point la pierre du tombeau ; c’est la porte d’une
prison, et toute porte de prison peut se rouvrir.
– Même, dit la religieuse en regardant le moine en face,
lorsqu’un arrêt du Parlement a ordonné que cette porte
resterait fermée dans le temps et l’éternité ?
– Il n’y a pas de jugement sur lequel la justice ne puisse
revenir, et je suis celui que le Seigneur a envoyé sur la terre
pour juger les juges.
– Il n’y a qu’un homme en France qui puisse parler ainsi.
– Le roi ? demanda le cardinal.
– Non, mais celui qui, au-dessous de lui par le rang, est
au-dessus de lui par le génie, c’est Mgr le cardinal
de Richelieu. Êtes-vous le cardinal en personne ? j’obéirai ;
mais mes ordres sont si précis que je résisterai à tout
autre.
– Prenez cette lumière et conduisez-moi au tombeau de
la dame de Coëtman, qui est au fond de la cour, à l’angle
gauche ; je suis le cardinal.
Et en même temps, rabattant son capuchon, il mit à
découvert cette tête qui faisait sur ceux qui la voyaient en
certaines circonstances l’effet que faisait celle de Méduse
dans l’antiquité.
La supérieure resta un instant immobile, paralysée
qu’elle était, non pas par la résistance, mais par
l’étonnement ; puis, avec cette obéissance passive
qu’imposait en général à celui auquel il s’adressait, un
commandement de Richelieu, elle se baissa, prit le
chandelier, et, le bras tendu, marchant la première, elle dit :
– Suivez-moi, monseigneur ?
Richelieu la suivit ; on traversa la cour.
Il faisait une nuit calme, mais froide et sombre ; les
étoiles brillaient dans un ciel obscur, avec ces
scintillements qui indiquent la prochaine arrivée des gelées
hivernales.
La flamme de la cire montait verticalement vers le ciel ;
aucun souffle de vent ne venait la courber.
Il se faisait autour du moine et de la religieuse un cercle
de lumière, qui se déplaçait avec eux, et qui, tour à tour,
éclairait les objets vers lesquels ils s’avançaient et
laissaient dans l’ombre ceux qu’ils dépassaient.
Enfin, on commença d’apercevoir une construction
ronde comme un marabout arabe ; un trou noir et carré se
dessinait au milieu, à la hauteur d’une poitrine d’homme :
c’était la fenêtre ; en approchant, on put voir que cette
fenêtre était grillée, et que les barreaux formant cette grille
étaient si rapprochés qu’à peine pouvait-on y passer le
poing.
– C’est là ? demanda le cardinal.
– C’est là, répondit la supérieure.
Et, comme on avançait toujours, il sembla au cardinal
qu’une figure livide et deux mains pâles collées à ces
barreaux s’en détachaient et disparaissaient dans
l’obscurité intérieure du sépulcre.
Le cardinal s’approcha le premier, et, malgré l’odeur
nauséabonde qui sortait de cette tombe, colla à son tour
son visage aux barreaux pour tâcher de voir dans
l’intérieur.
Mais la nuit y était si profonde, qu’il ne put rien
distinguer que deux lumières verdâtres qui brillaient dans
l’obscurité comme deux yeux de bête fauve.
Il recula d’un pas, prit la lumière des mains : de la
supérieure et la passa à travers les barreaux dans
l’intérieur de la loge.
Mais l’air y était si méphitique, si épais, si chargé de
miasmes, qu’en entrant dans la loge, la flamme de la cire
pâlit, diminua de volume et fut prête à s’éteindre.
Le cardinal la tira à lui, et ce ne fut qu’à l’air extérieur
qu’elle reprit sa vivacité.
Alors, tout à la fois pour épurer l’air et pour éclairer
l’intérieur de ce tombeau, le cardinal alluma le papier sur
lequel était l’ordre signé par lui, et dont il n’avait plus
besoin, puisqu’il s’était fait connaître, et jeta ce papier tout
flamboyant dans la loge.
Malgré l’intensité de l’atmosphère, il s’y fit alors une
lumière assez grande pour que le cardinal pût voir contre la
muraille, en face de la porte, une figure accroupie, les
coudes, sur les deux genoux, le menton sur ses deux
poings ; elle était complétement nue, à part, un lambeau de
vêtement qui la couvrait de la ceinture aux genoux ; ses
cheveux tombaient sur ses épaules, et de leur extrémité
balayaient la dalle humide.
Cette figure était livide, hideuse, grelottante ; elle
regardait ce moine qui venait la chercher dans sa nuit avec
des yeux caves fixes, presque insensés.
Des gémissements réguliers sortaient à chaque haleine
de sa poitrine, pénibles comme le souffle des agonisants.
La douleur avait été si longue et si persistante, que la
plainte s’était régularisée en un râle monotone et
douloureux.
Le cardinal, quoique peu tendre à la douleur d’autrui, et
même à la sienne, frissonna des pieds à la tête à ce
spectacle, et jeta un regard de menaçant reproche à la
supérieure qui murmura :
– C’était l’ordre.
– L’ordre de qui ? demanda le cardinal.
– Du jugement.
– Quel est donc le texte de ce jugement ?
– Que Jacqueline Le Voyer, dite marquise de Coëtman,
femme d’Isaac de Varenne, sera enfermée dans une loge
de pierre qui sera refermée sur elle, afin que personne n’y
puisse pénétrer, et où elle ne sera nourrie que de pain et
d’eau.
Le cardinal passa la main sur son front.
Puis, se rapprochant de la lucarne grillée, et par
conséquent de la loge où la nuit s’était faite de nouveau.
– Est-ce vous, dit-il, poussant sa voix vers le point de la
loge où il avait vu la pâle figure ; est-ce vous qui êtes
Jacqueline Le Voyer, dame de Coëtman ?
– Du pain, du feu, des habits ? répondit la prisonnière.
– Je vous demande, répéta le cardinal, si c’est vous qui
êtes Jacqueline Le Voyer, dame de Coëtman ?
– J’ai faim, j’ai froid, répondit la voix en s’accentuant
d’un douloureux sanglot.
– Répondez d’abord à ce que-je vous demande, insista
le cardinal.
– Oh ! si je vous dis que je suis celle que vous venez de
nommer, vous me laisserez mourir de faim : voilà deux
jours que l’on m’oublie malgré mes cris.
Le cardinal jeta un second regard sur la supérieure.
– L’ordre ! l’ordre ! murmura-t-elle.
– L’ordre était de la nourrir de pain et d’eau, et non de
la laisser mourir de faim.
– Pourquoi s’obstine-t-elle à vivre ? dit la supérieure.
Le cardinal sentit quelque chose comme un blasphème
lui monter à la bouche.
Il se signa.
– C’est bien, dit-il, vous direz de qui cet ordre est venu
de la laisser mourir, ou, j’en jure Dieu, vous prendrez sa
place dans cette loge !
Puis, revenant à la misérable qui était l’objet de la
discussion :
– Si vous me dites que c’est bien vous qui êtes la dame
de Coëtman ; si vous répondez fidèlement et sincèrement
aux questions que j’ai à vous faire, dit le cardinal, dans une
heure vous aurez des habits, du feu et du pain.
– Des habits ! du feu ! du pain ! s’écria la prisonnière ;
sur quoi jurez-vous ?
– Sur les cinq plaies de Notre Seigneur.
– Qui êtes-vous ?
– Je suis prêtre.
– Alors je ne vous crois pas ; ce sont les prêtres et les
religieuses qui me torturent depuis neuf ans, laissez-moi
mourir ; je ne parlerai pas.
– Mais j’étais gentilhomme avant d’être prêtre, s’écria le
cardinal, et je vous jure sur ma foi de gentilhomme.
– Et, à votre avis, demanda la prisonnière,
qu’adviendrait-il à celui qui aurait manqué à ces deux
serments ?
– Il serait perdu d’honneur dans ce monde et damné
dans l’autre.
– Eh bien, oui, s’écria-t-elle ; oui, n’importe ce qui
puisse arriver, je dirai tout.
– Et si je suis content de ce que vous direz, avec tout
cela, pain, habits, feu, vous aurez la liberté.
– La liberté ! s’écria la prisonnière, s’élançant contre
l’ouverture à laquelle apparut sa figure hâve : oui, je suis
Jacqueline le Voyer, dame de Coëtman ; oui je dirai tout,
tout, tout !
Puis, comme atteinte d’un accès de folie joyeuse :
– La liberté ! hurla-t-elle en éclatant de rire, mais de ce
rire sinistre qui fait frissonner, et en secouant ses barreaux
avec une force dont on eût cru ce corps débile et maigre,
incapable, la liberté ! – Oh ! vous êtes donc Notre Seigneur
Jésus-Christ eu personne pour dire aux morts : Levez-vous
et sortez de vos tombeaux !
– Ma sœur, dit le cardinal en se tournant vers la
supérieure, j’oublierai tout, si dans cinq minutes, j’ai des
instruments à l’aide desquels on puisse faire à ce sépulcre
une ouverture assez grande pour que cette femme y puisse
passer.
– Suivez-moi, dit la supérieure.
Le cardinal fit un mouvement.
– Ne vous éloignez pas, ne vous éloignez pas ! dit la
prisonnière, si elle vous emmène avec elle, vous ne
reviendrez pas, je ne vous reverrai plus ; le rayon céleste
qui est descendu dans mon enfer s’éteindra, et je
retomberai dans ma nuit.
Le cardinal étendit la main vers elle.
– Sois tranquille, pauvre créature, dit-il : avec l’aide de
Dieu, ton martyre touche à sa fin.
Mais elle, saisissant de ses mains décharnées la main
du cardinal et la retenant comme dans un double étau :
– Oh ! je la tiens ! s’écria-t-elle, votre main ; la première
main d’homme qui se soit étendue vers moi depuis dix
ans ; les autres étaient des griffes de tigres. Sois bénie,
sois bénie, ô main humaine !
Et la prisonnière couvrit la main du cardinal de baisers.
Il n’eut point le courage de la lui retirer, et, appelant ces
deux porteurs qui accoururent :
– Suivez cette femme, dit-il, en leur montrant la
supérieure, elle va vous donner les outils nécessaires à
éventrer cette tombe ; il y a cinq pistoles pour chacun de
vous.
Les deux hommes suivirent la supérieure, qui, la lumière
à la main, les conduisit dans une espèce de caveau où l’on
mettait les instruments de jardinage, et d’où, ils sortirent
cinq minutes après, le plus grand des deux une pioche sur
son épaule, et l’autre une pince à la main.
Ils sondèrent la muraille, et, à l’endroit où elle leur parut
la moins épaisse, ils se mirent à la besogne.
– Et maintenant, monseigneur, demanda la supérieure,
que dois-je faire ?
– Allez faire chauffer votre propre chambre, ordonna le
cardinal, et préparer un souper.
La supérieure s’éloigna, le cardinal put la suivre des
yeux, grâce à la cire allumée qu’elle emportait avec elle. Il
la vit rentrer dans l’intérieur du couvent. Probablement,
l’intention ne lui était pas même venue de lutter contre
l’événement qui s’accomplissait ; elle savait trop bien qu’au
point où elle en était, quoique le pouvoir du cardinal fut loin
d’avoir atteint la hauteur à laquelle il devait parvenir, elle
n’avait à attendre de miséricorde que de lui, sa puissance
ecclésiastique étant encore plus étendue à cette époque
que sa puissance temporelle. Sous ces deux rapports, elle
relevait entièrement de lui ; comme maison de correction
du pouvoir temporel, comme maison religieuse du pouvoir
ecclésiastique.
Lorsque la prisonnière entendit résonner sur la pierre
les coups de pioche et les grincements de la pince, elle
crut seulement alors à ce que lui avait promis le cardinal.
– C’est donc vrai ! c’est donc vrai ! s’écria-t-elle. Oh !
qui êtes-vous, afin que je vous bénisse dans ce monde et
dans l’éternité ?
Mais, quand elle entendit tomber les premières pierres
à l’intérieur, quand ses yeux, habitués aux ténèbres comme
ceux des oiseaux de nuit, perçurent l’infiltration, non pas de
la lumière, mais de l’obscurité transparente qui se faisait
dans son tombeau par une autre ouverture que par celle de
cette lucarne grillée, qui depuis neuf ans lui donnait tout ce
qui entrait de lumière dans ses yeux et tout ce qui entrait
d’air dans sa poitrine, elle lâcha la main du cardinal,
s’élança vers cette ouverture, et, au risque d’avoir les
mains brisées par les coups de pioche, elle saisit les
pierres, les secouant de toutes ses forces, et essayant de
les desceller, pour hâter de son côté l’œuvre de sa
délivrance.
Et, avant même que le trou fût assez grand pour qu’elle
en pût sortir, elle passa la tête, puis les épaules,
s’inquiétant peu de les meurtrir et de les déchirer, en
criant :
– Aidez-moi, mais aidez-moi donc ! tirez-moi hors de
mon tombeau, mes libérateurs bénis, mes frères bien-
aimés !
Et comme, par l’effort qu’elle avait fait, elle était déjà
sortie à moitié, ils prirent par dessous les bras ce corps qui
avait, la couleur et la froideur de la pierre, de laquelle elle
semblait éclore, et le tirèrent à eux.
Le premier mouvement de la pauvre créature,
lorsqu’elle fut sortie, lorsqu’elle eut à pleins poumons
respiré un air pur, lorsqu’elle eut étendu ses bras avec un
douloureux cri de joie vers les étoiles, fut de tomber à
genoux pour remercier Dieu ; puis, voyant à deux pas d’elle
son sauveur debout, elle tendit les bras de son côté et
s’élança vers lui avec un cri de reconnaissance.
Mais lui, soit pitié pour cette femme demi-nue, soit
pudeur pour lui-même, avait déjà détaché sa robe de
moine qui, pour être revêtue et dévêtue plus vite, s’ouvrait
du haut en bas par devant, et l’avait étendue sur ses
épaules, tandis que lui demeurait avec le costume complet
de cavalier, en velours noir avec des rubans violets.
– Couvrez-vous de cette robe, ma sœur, lui dit-il, en
attendant les habits qui vous sont promis.
Puis, soit émotion, soit manque de forces, comme elle
chancelait :
– Bonnes gens, dit-il aux porteurs en leur donnant une
bourse qui pouvait contenir le double de ce qu’il leur avait
promis, prenez entre vos bras cette femme trop faible pour
marcher, et me l’apportez dans la chambre de la
supérieure.
Puis, montant à cette chambre, où selon l’ordre qu’il
avait donné, un grand feu s’allumait dans l’âtre, et où deux
bougies brûlaient sur une table :
– Maintenant, dit-il à la supérieure, du papier, une
plume, de l’encre, et laissez-nous.
La supérieure obéit.
Le cardinal, resté seul, s’accouda sur la table en
murmurant :
– Cette fois je crois que le Seigneur est avec moi.
En ce moment, le plus grand des deux hommes apporta
dans ses bras, comme il eût fait d’un enfant, la prisonnière,
privée de tout sentiment, et la déposa, enveloppée dans la
robe de moine, à quelque distance du feu, à la place que
lui indiquait du doigt le cardinal.
Puis, saluant respectueusement, comme si connaissant
la grandeur du rang, il y ajoutait celle de l’action, il sortit.
IX
LE RÉCIT.
Le cardinal demeura seul avec cette pauvre créature
inanimée, que l’on eût pu croire morte, si des
frissonnements nerveux n’eussent agité de temps en temps
la robe de gros drap qui l’enveloppait, de telle façon que
l’on ne voyait aucune partie de sa personne, mais
seulement le relief de son corps, relief qui semblait bien
plus celui d’un cadavre que d’une personne vivante.
Mais peu à peu, la bienfaisante influence du feu se fit
sentir, les agitations du froc devinrent plus fréquentes ;
deux mains, que l’on eût prises pour celles d’un squelette,
si leurs ongles, démesurément longs, n’eussent indiqué
qu’elles appartenaient à un corps n’ayant point encore
épuisé la somme de ses souffrances en ce monde,
sortirent hors des manches, s’allongeant instinctivement
vers le feu ; puis, la tête pâle avec les orbites de ses yeux
agrandis par la souffrance, bistrée jusqu’au milieu des
joues, ses lèvres tirées par en haut et par en bas, laissant
voir ses dents serrées, apparut à son tour, roide comme
celle d’une tortue sortant de sa carapace. Les jambes se
tendirent dans la même direction, laissant voir à l’extrémité
de la robe deux pieds de marbre ; puis, par un mouvement
d’une roideur tout automatique, le corps se trouva assis, et
sourdes comme si elles sortaient de la poitrine d’un
trépassé, on entendit ces paroles :
– Du feu ! comme c’est bon du feu !
Et, comme un enfant qui n’en connaît pas le danger, elle
s’approcha insensiblement de ce feu, dont ses membres
glacés mesuraient mal la chaleur.
– Prenez garde, ma sœur, dit le cardinal, vous allez
vous brûler !
La dame de Coëtman tressaillit, et se tourna tout d’une
pièce du côté d’où venait la voix ; elle n’avait point vu que la
chambre fût occupée par une autre personne qu’elle, ou
plutôt elle n’avait rien vu que ce feu, l’attirant à lui, et lui
donnant le vertige comme un abîme.
Elle regarda un instant le cardinal, qu’elle ne reconnut
point dans son habit de cavalier, ne l’ayant vu que sous sa
robe de moine.
– Qui êtes-vous ? lui demanda-t-elle. Je connais votre
voix ; mais vous, je ne vous connais pas.
– Je suis celui qui vous a déjà donné un vêtement et du
feu, et qui va vous donner du pain et la liberté.
Elle fit un effort de mémoire, et essayant de se souvenir.
– Oh ! oui, dit-elle en se traînant vers le cardinal, oui,
vous m’avez promis tout cela ; puis elle regarda autour
d’elle, et baissant la voix : mais pourrez-vous tenir ce que
vous m’avez promis ? J’ai des ennemis terribles et
puissants.
– Rassurez-vous, vous avez un protecteur plus terrible et
plus puissant qu’eux.
– Lequel ?
– Dieu !
La dame de Coëtman secoua la tête.
– Il m’a oubliée bien longtemps ! dit-elle.
– Oui, mais quand il se souvient une fois, il n’oublie plus.
– J’ai bien faim ! dit-elle.
Au même moment, comme si elle eût donné un ordre, et
que cet ordre eût été exécuté, la porte s’ouvrit et deux
religieuses apportant du pain, du vin, une tasse de bouillon
et un poulet froid entrèrent.
À leur vue, la dame de Coëtman poussa un cri d’effroi.
– Oh ! mes bourreaux ! mes bourreaux ! cria-t-elle.
Défendez moi.
Et elle alla s’accroupir derrière le fauteuil du cardinal,
afin de mettre son défenseur inconnu entre elle et les
religieuses.
– Ce que j’apporte est-il suffisant, monseigneur ?
demanda du seuil de la chambre la supérieure.
– Oui, mais vous voyez la terreur qu’inspirent vos sœurs
à la prisonnière ; qu’elles déposent ce qu’elles apportent
sur cette table et qu’elles se retirent.
Les religieuses déposèrent sur le bout de la table
opposée à la dame de Coëtman le bouillon, le poulet, le
pain, le vin, le verre.
Une cuiller était dans la tasse, une fourchette et un
couteau étaient dans le même plat que le poulet.
– Venez, dit la supérieure à ses religieuses.
Toutes trois allaient sortir.
Le cardinal fit un geste en levant le doigt, la supérieure,
qui vit que c’était à elle que ce geste s’adressait, s’arrêta.
– Songez que je goûterai à tout ce que mangera et
boira cette femme, dit-il.
– Vous le pouvez sans crainte, monseigneur, répondit la
supérieure.
Et, faisant une révérence, elle sortit.
La prisonnière attendit que la porte fût refermée, et
alors elle étendit un bras décharné vers la table, qu’elle
regardait en même temps d’un œil avide.
Mais le cardinal s’empara de la tasse de bouillon, dont
il but d’abord une ou deux gorgées, et se tournant vers
l’affamée, qui, les bras étendus vers lui, le couvrait du
regard.
– Il y a deux jours que vous n’avez mangé, m’avez-vous
dit ?
– Trois, monseigneur.
– Pourquoi m’appelez-vous monseigneur ?
– J’ai entendu que la supérieure vous appelait ainsi, et
d’ailleurs il faut que vous soyez un grand de la terre pour
oser prendre ma défense comme vous le faites.
– S’il y a trois jours que vous n’avez mangé, raison de
plus pour prendre toute sorte de précautions. Prenez cette
tasse, mais buvez le bouillon par cuillerée.
– Je ferai ce que vous ordonnez, monseigneur, en tout
et toujours.
Elle prit avidemment la tasse des mains du cardinal et
porta la première cuillerée de bouillon à la bouche.
Mais la gorge semblait s’être resserrée, l’estomac
semblait s’être rétréci, le bouillon ne passa qu’avec
difficulté et douloureusement.
Peu à peu cependant la difficulté diminua, et après la
quatrième ou cinquième cuillerée, elle put boire le reste à
même la tasse.
En l’achevant, sa faiblesse était si grande qu’une sueur
froide lui passa sur le front et qu’elle fut prête à s’évanouir.
Le cardinal lui versa le quart d’un verre de vin, lui
recommandant après l’avoir goûté lui-même, de le boire à
petites gorgées.
Elle le but à plusieurs reprises, ses joues se colorèrent
d’une teinte fiévreuse, et mettant la main à sa poitrine :
– Oh ! dit-elle, c’est du feu que je viens de boire.
– Et maintenant, lui dit le cardinal, remettez-vous un peu,
nous allons causer.
Et, lui approchant un fauteuil à l’angle de la cheminée,
en face de lui, il l’aida à s’asseoir dessus.
Nul, en voyant cet homme avoir pour ce débris humain
les soins d’une garde-malade, n’eût certes voulu
reconnaître en lui ce terrible prélat, la terreur de la noblesse
française, qui faisait tomber les têtes que la royauté n’eût
pas même essayé de faire plier.
Peut-être objectera-t-on que son intérêt se cachait
derrière sa miséricorde.
Mais à ceci nous répondrons que la cruauté politique,
lorsqu’elle est nécessaire, devient une justice.
– J’ai bien faim encore, dit la pauvre femme, en jetant
un regard avide vers la table.
– Tout à l’heure, dit le cardinal, vous mangerez. En
attendant, j’ai tenu ma promesse : vous avez chaud, vous
allez manger, vous allez avoir des habits, vous allez être
libre ; tenez la vôtre.
– Que voulez-vous savoir ?
– Comment avez-vous connu Ravaillac et où l’avez-vous
vu pour la première fois ?
– À Paris, chez moi. J’étais la confidente en toutes
choses de Mme Henriette d’Entragues ; Ravaillac était
d’Angoulême, il y demeurait place du duc d’Épernon. Il y
avait eu deux mauvaises affaires : accusé d’un meurtre, il
avait été un an en prison, puis acquitté ; mais en prison, il
avait fait des dettes, il n’en sortit que pour y rentrer.
– Avez-vous jamais entendu parler de ses visions ?
– Il me les raconta lui-même. La plus-importante et la
première fut celle-ci : une fois qu’il allumait du feu, la tête
penchée, il vit un sarment de vigne qu’il tenait s’allonger et
changer de forme ; ce sarment devint la trompette sacrée
de l’archange, il s’adapta de lui-même à sa bouche, et,
sans qu’il eût besoin de souffler dedans, d’elle-même elle
sonnait la guerre sainte, tandis qu’à droite et à gauche de
sa bouche s’échappaient des torrents d’hosties.
– N’étudia-t-il point la théologie ? demanda le cardinal.
– Il se borna à étudier cette seule question : « Du droit
que tout chrétien a de tuer un roi ennemi du pape. »
Lorsqu’il sortit de prison, M. d’Épernon sachant que c’était
un homme religieux et visité de l’esprit du Seigneur, et qu’il
avait été clerc chez son père, qui était solliciteur de procès,
l’envoya à Paris suivre un procès qu’il y avait. M. d’Épernon
lui donna, comme il devait passer par Orléans, des
recommandations pour M. d’Entragues et pour sa fille
Henriette, qui lui donnèrent une lettre, afin qu’à Paris il
logeât chez moi.
– Quel effet vous fit-il la première fois que vous le vîtes ?
demanda le cardinal.
– Je fus fort effrayée de sa figure : c’était un homme
grand et fort, charpenté vigoureusement, d’un roux foncé et
noirâtre. Quand je le vis, je crus voir Judas ; mais quand
j’eus ouvert la lettre de Madame Henriette, quand j’y eus lu
qu’il était fort religieux, quand j’eus reconnu moi-même qu’il
était fort doux, je n’en eus plus peur.
– N’est-ce point de chez vous qu’il alla à Naples ?
– Oui, pour le duc d’Épernon ; il y mangea chez un
nommé Hébert, secrétaire du duc de Guise, et, pour la
première fois, il annonça qu’il tuerait le roi.
– Oui, je sais déjà cela, un nommé Latil m’a dit la même
chose que vous. Avez-vous connu ce Latil ?
– Oh ! oui. C’était à l’époque oh je fus arrêtée, le page
de confiance de M. d’Épernon ; lui aussi, doit savoir
beaucoup de choses.
– Ce qu’il sait, il me l’a dit ; continuez.
– J’ai bien faim, dit la dame de Coëtman.
Le cardinal lui versa un verre de vin et lui permit d’y
tremper un peu de pain. Après avoir bu ce vin et mangé ce
pain, elle se sentit toute réconfortée.
À son retour de Naples vous le vîtes ? demanda le
cardinal.
– Qui, Ravaillac ? Oui ; ce fut alors que par deux fois, le
jour de l’Ascension et de la Fête-Dieu, il me dit tout, c’est-à
dire qu’il était décidé à tuer le roi.
– Et quel air avait-il eu vous faisant cette confidence ?
– Il pleurait, disant qu’il avait des doutes, mais qu’il était
forcé.
– Par qui ?
– Par la reconnaissance qu’il devait à M. d’Épernon, qui
faisait assassiner le roi pour tirer la reine-mère du danger
où elle était.
– Et dans quel danger était la reine-mère ?
– Le roi voulait faire faire le procès de Concini comme
concussionnaire et le faire condamner à être pendu ; celui
de la reine-mère comme adultère, et la renvoyer à
Florence.
– Et cette confidence faite, que résolûtes-vous ?
– Comme Ravaillac ne savait point à cette époque que
la reine-mère en fût ? je pensai à lui tout dire. Le roi, à qui
j’avais écrit pour lui demander une audience, n’ayant point
répondu, et de fait à cette époque il pensait à toute autre
chose, étant au plus fort de son amour pour la princesse
de Condé, j’écrivis donc à la reine, et cela par trois fois,
que j’avais un avis important à lui donner pour le salut du
roi, et j’offrais de donner toute preuve. La reine me fit
répondre qu’elle m’écouterait, que j’attendisse trois jours.
Les trois jours se passèrent, le quatrième, elle partit pour
Saint-Cloud.
– Par qui vous fit-elle dire cela ?
– Par Vauthier, qui, à cette époque, était son
apothicaire.
– Quelle idée vous vint alors ?
– Que Ravaillac se trompait, et que la reine-mère était
du complot.
– Et alors ?
– Alors, comme j’étais résolue de sauver le roi à tout
prix, j’allai aux jésuites de la rue Saint-Antoine demander le
confesseur du roi.
– Comment vous reçurent-ils ?
– Fort mal.
– Y trouvâtes-vous le père Cotton ?
– Non, le père Cotton était sorti. Je fus reçue par le père
procureur, qui me répondit que j’étais une visionnaire. –
Avertissez au moins le confesseur de Sa Majesté, lui dis-
je. – À quoi bon ? répondit-il. – Mais, si l’on tue le roi !
m’écriai-je. – Mêlez-vous de vos affaires. – Prenez garde !
lui dis-je, s’il arrive malheur au roi, je vais droit aux juges, et
je leur dis vos refus. – Alors, allez au père Cotton lui-même.
– Oh est-il ? – À Fontainebleau. Mais inutile que vous-y
alliez, j’irai moi-même.
Le lendemain, ne me fiant pas à la parole du père
procureur, je louai une voiture et j’allais partir pour
Fontainebleau lorsque je fus arrêtée.
– Et comment se nommait le procureur des jésuites ?
– Le père Philippe. Mais de la prison, j’écrivis encore
deux fois à la reine, et l’une des lettres, j’en suis certaine,
lui est parvenue.
– Et l’autre lettre ?
– L’autre fut envoyée par moi à M. de Sully.
– Par qui ?
– Par Mlle de Gournay.
– Je connais cela ; une vieille demoiselle qui fait des
livres.
– Justement. Elle alla trouver M. de Sully à l’Arsenal ;
mais comme les noms d’Épernon et de Concini y étaient,
et que je disais les divers avis donnés par moi à la reine,
M. de Sully n’osa montrer ma lettre au roi ; seulement il lui
dit qu’il était menacé, et que s’il voulait il nous ferait venir
au Louvre, moi et Mlle de Gournay. Mais le roi, par malheur,
avait reçu tant d’avis de ce genre, qu’il en haussa les
épaules, et que M. de Sully rendit la lettre à
Mlle de Gournay, comme ne méritant pas créance.
– Et quelle date pouvait avoir cette lettre ?
– Elle devait être du 10 ou du 11 mai.
– Croyez-vous que Mlle de Gournay l’ait conservée ?
– C’est possible : je ne l’ai pas revue. Je fus enlevée de
la prison où j’étais, pendant une nuit – alors je comptais
encore le temps – c’était pendant la nuit du 28 octobre
1619 ; un huissier entra dans ma cellule, me fit lever, et me
lut un arrêt du Parlement qui me condamnait à passer le
reste de ma vie dans une loge sans porte, ayant pour toute
fenêtre une lucarne grillée, et moi, pour toute nourriture, du
pain et de l’eau. Je trouvais bien rude et bien injuste d’être
en prison pour avoir essayé de sauver le roi. Mais cette
nouvelle condamnation m’anéantit. En entendant lire le
jugement, je tombai évanouie sur le plancher ; je n’avais
que vingt-sept ans. Combien d’années allais-je donc avoir
à souffrir ! Pendant mon évanouissement, on me prit et l’on
m’emporta dans une voiture. L’air, qui me frappa le visage
à travers une fenêtre ouverte, me fit revenir à moi. J’étais
assise entre deux exempts, dont chacun me tenait le
poignet avec une petite chaîne. J’avais sur moi une robe
de bure noire, dont je porte encore les derniers lambeaux.
Je savais que l’on me conduisait au couvent des filles
repenties, mais je ne savais pas ce que c’étaient que les
filles repenties, et j’ignorais où le couvent était situé. La
voiture passa à travers une porte qui s’ouvrit devant elle,
s’engagea sous une voûte, entra dans une cour et s’arrêta
près du tombeau dont vous m’avez tirée. Il y avait une
ouverture par laquelle on me fit passer, et par laquelle un
des exempts passa derrière moi. J’étais à demi morte : je
ne fis aucune résistance. Il m’appuya debout contre la
lucarne ; une des chaînes avec lesquelles on me tenait les
poignets me fut passée autour du col, et le second exempt
me maintint du dehors, contre la lucarne, tandis que l’autre
sortait librement. Dès qu’il fut sorti, deux hommes que
j’avais entrevus dans les ténèbres se mirent au travail ;
c’était deux maçons ; ils muraient l’ouverture. Seulement
alors je revins à moi. Je poussai un cri terrible et voulus
m’élancer vers eux. J’étais retenue par le col. J’eus un
instant l’idée de m’étrangler, et je tirai de toutes mes
forces ; les anneaux de ma chaîne m’entrèrent dans le col,
mais comme la chaîne n’avait pas de nœud coulant, je ne
pus que tirer en avant de toute ma force. J’espérais que
cette tension suffirait, mon souffle râlait, mes jeux voyaient
couleur de sang ; l’exempt lâcha la chaîne, je me précipitai
vers l’ouverture, mais les maçons avaient déjà eu le temps
de la fermer aux trois quarts. Je passai mes mains à
travers l’ouverture, essayant de démolir cette bâtisse
encore fraîche ; un des maçons couvrit mes deux mains de
plâtre, et l’autre posa une énorme pierre dessus. J’étais
prise comme dans un piège. Je criai, je hurlai, j’envisageai
d’un coup d’œil le nouveau supplice auquel j’allais être
condamnée. Comme personne ne pouvait entrer dans mon
cachot, et que je m’y trouvais attachée au côté opposé à la
lucarne, j’allais mourir de faim, les deux mains scellées
dans une muraille. Je demandai grâce. Un des maçons,
sans me répondre, souleva la pierre avec une pince, je fis
un effort violent, j’arrachai de l’interstice mes deux mains à
moitié écrasées, et j’allai tomber au-dessous de la lucarne,
épuisée par le double effort que j’avais fait pour
m’étrangler et pour empêcher les maçons de fermer
l’ouverture. Pendant ce temps, leur œuvre ténébreuse et
fatale s’accomplit. Quand je revins à moi, la porte de mon
tombeau était murée, j’étais ensevelie vivante. Le jugement
rendu par le Parlement était mis à exécution.
Pendant huit jours je fus folle furieuse ; les quatre
premiers, je me roulai dans mon tombeau en poussant des
cris désespérés ; pendant ces quatre jours je ne mangeai
point. Je voulais me laisser mourir de faim ; je croyais que
j’en aurais la force. Ce fut la soif qui me vainquit. Le
cinquième jour, ma gorge brûlait ; je bus quelques gouttes
d’eau : c’était mon consentement à la vie.
Et puis, je me disais qu’il y avait dans tout cela une
erreur sur laquelle on reviendrait certainement. Qu’il était
impossible que sous le règne du fils de Henri IV, tandis que
la veuve de Henri IV était toute-puissante, je me disais qu’il
était impossible que l’on me punît, moi qui avais voulu
sauver Henri IV, plus cruellement que le meurtrier qui l’avait
assassiné, car son supplice à lui avait duré une heure, et
Dieu seul savait combien d’heures, combien de jours,
combien d’années devait durer le mien.
Mais cette espérance, elle aussi, avait fini par
s’éteindre.
Quand je fus résolue à vivre, je demandai de la paille
pour me coucher, mais la supérieure me répondit que le
jugement portait que j’aurais pour nourriture du pain et de
l’eau, et que si le Parlement eût voulu que j’eusse de la
paille pour lit, il l’eût mis dans son arrêt. Ou me refusa donc
ce que l’on accorde aux plus vils animaux, une botte de
paille.
J’avais espéré, quand vinrent les rudes nuits de l’hiver,
que je mourrais de froid. J’avais entendu dire que le froid
était une mort assez douce. Plusieurs fois, pendant le
premier hiver, je m’endormis, ou plutôt je m’évanouis,
succombant à la rigueur du temps. Je me réveillai glacée,
roidie, paralysée, mais je me réveillai.
Je vis renaître le printemps, je vis reparaître les fleurs, je
vis reverdir les arbres, de douces brises pénétrèrent
jusqu’à moi, et je leur exposai mon visage baigné de
larmes. L’hiver semblait avoir tari en moi la source des
pleurs, les larmes revinrent avec le printemps, c’est-à-dire
avec la vie.
Il me semblerait impossible de vous dire de quelle
douce mélancolie me pénétra le premier rayon de soleil
qui, à travers ma lucarne, vint illuminer mon sépulcre. Je lui
tendis les bras, j’essayai de le saisir et de le presser sur
mon cœur ; hélas ! il m’échappait aussi fugitif que les
espérances dont il semblait être le symbole.
Pendant les quatre premières années et une partie de
la cinquième, je marquai les jours sur la muraille avec un
morceau de verre que les enfants m’avaient jeté pendant
ma folie furieuse ; mais quand je vis le cinquième hiver, le
courage me manqua. À quoi bon compter les jours que je
vivais ? Ce que j’avais de mieux à faire, c’était d’oublier
jusqu’à ceux qui me restaient à vivre.
Au bout d’un an, couchant sur la terre nue, n’ayant pour
m’appuyer qu’une muraille humide, mes vêtements
commencèrent à s’user ; au bout de deux ans ils se
déchirèrent comme du papier détrempé, puis ils tombèrent
en lambeaux. J’attendis jusqu’au dernier moment pour en
demander d’autres ; mais la supérieure me répondit que le
jugement portait qu’on me donnerait du pain et de l’eau
pour ma nourriture, mais ne portait pas qu’on me donnerait
des habits ; que j’avais droit au pain et à l’eau, mais pas à
autre chose.
Je me dénudai peu à peu ; l’hiver vint ; ces nuits terribles
que la première année j’avais eu tant de peine à supporter,
vêtue d’une chaude robe de laine je les subis nue ou à peu
près. Je ramassais les lambeaux qui tombaient de mes
vêtements, je les recollais, pour ainsi dire, sur ma peau.
Mais peu à peu, ils tombèrent les uns après les autres
comme les écorces d’un arbre, et je me trouvai nue. De
temps en temps, des prêtres venaient me regarder par ma
lucarne ; les premiers que je vis, je les priai, je les appelai
les hommes du Seigneur, les anges de l’humanité. Ils se
mirent à rire. Depuis que j’étais nue, il en venait plus
qu’auparavant, mais je ne leur parlais plus, et, autant que je
le pouvais, je me voilais avec mes cheveux et avec mes
mains.
Au reste, je ne vivais plus que d’une vie machinale, à
peu près comme vivent les animaux. Je ne pensais plus ou
presque plus. Je buvais, je mangeais, je dormais le plus
possible. Pendant que je dormais, du moins, je ne me
sentais pas vivre.
Il y a trois jours on ne m’apporta point ma nourriture à
l’heure habituelle. Je crus que c’était un oubli involontaire.
J’attendis, le soir vint, j’eus faim, j’appelai ; on ne me
répondit pas. La nuit, quoique souffrant déjà beaucoup, je
ne pus dormir. Le lendemain matin, dès le jour, j’étais aux
barreaux de ma fenêtre, pour voir venir ma nourriture, elle
ne vint pas plus que la veille. Des religieuses passèrent,
j’appelai, mais elles ne se retournèrent même pas, elles
disaient leur rosaire. La nuit vint. Je compris une chose,
c’est qu’on était résolu de me laisser mourir de faim.
Quelle triste et faible nature que la nôtre ! C’eût été un
immense bonheur pour moi que la mort, j’en eus peur !
Cette seconde nuit-là, je ne pus dormir qu’une heure ou
deux, et pendant ces courts assoupissements, je fis des
rêves terribles. J’éprouvais d’atroces douleurs d’estomac
et d’entrailles, qui me réveillaient au bout de peu d’instants,
quand la faiblesse, plus que le sommeil, m’avait fait fermer
les yeux. Le jour vint, mais je ne me levais point pour aller
au-devant de ma nourriture ; j’étais bien sûre qu’elle ne
viendrait pas. La journée s’écoula dans d’immenses
douleurs. Je criai non plus pour demander du pain, mais
parce que la souffrance me faisait crier.
Inutile de dire que l’on ne vint point à mes cris.
Plusieurs fois, j’essayai de prier, mais inutilement. Je ne
pouvais plus trouver le mot Dieu, qui, à cette heure, me
vient si facilement à la bouche.
Le jour s’assombrit, l’ombre commença de se faire
dans mon sépulcre, puis dans la cour, puis la nuit tomba.
J’éprouvais de telles angoisses, que je crus que c’était la
dernière. Je ne criais plus, je n’en avais point la force, je
râlais.
Au milieu de mon agonie, je comptai les heures de la
nuit, sans qu’une seule m’échappât. Le battant de l’horloge
semblait frapper contre les parois de mon crâne, et en faire
jaillir des millions d’étincelles. Enfin, minuit venait de
sonner, quand le bruit de la porte que l’on ouvrait et que
l’on fermait, bruit insolite à une pareille heure, arriva jusqu’à
moi. Je me traînai jusqu’à m’a lucarne, aux barreaux de
laquelle je me cramponnai avec les deux mains et avec les
dents pour ne pas tomber, et je vis de la lumière sous la
voûte d’abord, dans le parloir ensuite ; puis cette lumière
descendit dans la cour et se dirigea de mon côté. Un
instant j’espérai ; mais en voyant que l’homme qui
accompagnait la Supérieure était un moine tout fut fini :
mes mains lâchèrent les barreaux, puis mes dents avec
plus de peine, elles semblaient s’être soudées au fer, et
j’allai m’asseoir où vous m’avez vue.
Il était temps, vingt-quatre heures de plus, vous ne
trouviez que mon cadavre.
Comme si elle eût attendu la fin de ce récit pour entrer
et peut-être en effet l’attendait-elle, la supérieure, aux
dernières paroles que prononça la dame de Coëtman,
parut sur le seuil de la chambre.
– Les ordres de monseigneur ? demanda-t-elle.
– D’abord et avant tout, une question, et à cette
question, je vous l’ai dit, il s’agit de répondre fidèlement.
– J’attends, monseigneur, dit la supérieure en
s’inclinant.
– Qui est venu vous dire que l’on s’étonnait que cette
pauvre créature, nue, au pain et à l’eau, et déjà plus qu’à
moitié descendue au sépulcre, vécût si longtemps ?
– C’est monseigneur qui m’ordonne de parler ? dit la
supérieure.
– C’est moi qui, en vertu de ma double autorité
spirituelle et temporelle, vous dis : Je veux savoir quel est le
véritable bourreau de cette femme, les autres n’étaient que
des tortureurs.
– C’est messire Vauthier, astrologue et médecin de la
reine-mère.
– Celui à qui j’ai adressé mes lettres, dit la dame
de Coëtman, mais qui à cette époque n’était que son
apothicaire.
– Eh bien, dit le cardinal, il faut que le désir de ceux qui
voulaient la mort de cette femme soit accompli. – Il étendit
la main vers la dame de Coëtman. – Pour tout le monde,
excepté pour vous et pour moi, cette femme est morte.
Voilà pourquoi cette nuit vous avez fait ouvrir la prison ;
c’était pour en tirer son cadavre. Et maintenant faites
enterrer, à sa place et sous son nom, une pierre, un
soliveau, une véritable morte que vous irez prendre dans le
premier hôpital venu, peu m’importe, cela vous regarde et
non pas moi.
– Il sera fait comme vous l’ordonnez, monseigneur.
– Trois de vos religieuses sont dans le secret : la
tourière qui nous a ouvert la porte, les deux sœurs qui ont
apporté le souper. Vous leur expliquerez ce qui arrive à
ceux qui parlent quand ils devraient se taire. D’ailleurs – il
montra de son doigt sec et impératif la dame de Coëtman
– d’ailleurs elles, auront l’exemple de madame sous les
yeux.
– Est-ce tout, monseigneur ?
– C’est tout. Seulement, en descendant, vous aurez la
bonté de dire au plus grand de mes deux porteurs qu’il me
faut d’ici à un quart d’heure une seconde chaise, pareille à
la première, seulement fermant à clé, avec des rideaux aux
portières.
– Je lui transmettrai les ordres de Monseigneur.
– Et maintenant, dit le cardinal, laissant reprendre à son
caractère le côté jovial qui en était une des faces les plus
accentuées, face que nous avons déjà vue apparaître
pendant la nuit où il avait donné à Souscarrières et à
Mme Cavois ce brevet des chaises, dont il venait par lui-
même de constater la commodité, et que nous verrons plus
d’une fois encore se faire jour dans le reste de notre récit ;
– maintenant, dit le cardinal à la dame de Coëtman, je
crois que vous êtes assez bien pour manger une aile de
cette volaille et pour boire un demi-verre de ce vin à la
santé de notre bonne supérieure.
Trois jours après, notre chroniqueur l’Étoile écrivait
d’après les renseignements envoyés par la supérieure des
Filles repenties la note suivante de son journal :
« Dans la nuit du 13 au 14 décembre, est morte, dans la
logette de pierre qui lui avait été bâtie dans la cour du
couvent des Filles repenties, et d’où elle n’était pas sortie
depuis neuf ans, c’est-à-dire depuis l’arrêt du Parlement
qui la condamnait à une détention perpétuelle au pain et à
l’eau, la demoiselle Jacqueline le Voyer, dite dame
de Coëtman, femme d’Isaac de Varennes, soupçonnée de
complicité avec Ravaillac, dans l’assassinat du bon roi
Henri IV.
« Elle a été enterrée la nuit suivante dans le cimetière
du couvent. »
X
MAXIMILIEN DE BÉTHUNE,
DUC DE SULLY BARON
DE ROSNY.
Pendant tout le temps que le récit de la dame
de Coëtman avait duré, le cardinal avait écouté avec
l’attention la plus profonde ce long et douloureux poëme ;
mais quoique de chaque mot de la pauvre victime ressortît
une preuve morale de la complicité de Concini, de
d’Épernon et de la reine-mère dans l’assassinat de Henri
IV, aucune preuve matérielle n’avait surgi, visible,
éclatante, irréfragable.
Mais ce qu’il y avait de plus clair que le jour, de plus
limpide que le cristal, c’était non seulement l’innocence de
la dame de Coëtman, mais encore son dévouement pour
empêcher le parricide odieux du 14 mai, dévouement
qu’elle avait payé de neuf ans de prison à la Conciergerie,
et de neuf ans de sépulcre aux Filles-Repenties.
Ce qui restait au cardinal à se procurer, ce qu’il fallait
qu’il obtint à tout prix, puisque le procès de Ravaillac était
brûlé, c’était cette feuille de papier écrite sur la roue et
contenant les dernières révélations de Ravaillac.
Mais là était la difficulté, nous dirons même
l’impossibilité, et c’était par là, avant de faire les
recherches auxquelles nous voyons le cardinal se livrer,
c’était par là qu’il avait commencé ; mais du premier coup,
il était allé se heurter à un obstacle qu’il avait regardé
comme infranchissable.
Nous avons dit, nous le croyons du moins, que cette
feuille était restée entre les mains du rapporteur du
Parlement, messire Joly de Fleury ; par malheur, depuis
deux ans, messire Joly de Fleury était mort, et ce n’était
qu’après le procès de Chalais, à son retour de Nantes, que
le cardinal avait songé à faire collection de preuves contre
la reine-mère, parce, que ce n’était qu’à l’époque du
procès de Chalais qu’il avait pu apprécier l’étendue de la
haine que Marie de Médicis lui portait.
Messire Joly de Fleury avait laissé un fils et une fille.
Le cardinal les avait appelés tous deux en son cabinet
de sa maison de la place Royale, et les avait interrogés sur
l’existence de cette feuille, si importante pour lui et même
pour l’histoire.
Mais cette feuille n’était plus entre leurs mains, et voici
comment elle en était sortie.
Au mois de mars 1617, il y avait onze ans de cela, un
jeune homme de 15 à 16 ans, tout vêtu de noir, avec un
grand chapeau rabattu sur les yeux, s’était présenté chez
M. Joly de Fleury, accompagné d’un compagnon de dix ou
douze ans plus âgé que lui.
Le rapporteur au Parlement les avait reçus dans son
cabinet, s’était entretenu pendant près d’une heure avec
eux, les avait reconduits avec toutes sortes de marques de
respect, jusqu’à la porte de la rue, où un carrosse, chose
rare à cette époque, les attendait, et le soir, au souper, le
digne magistrat avait dit à ses enfants :
« Mes enfants, si jamais on s’adresse à vous après ma
mort pour demander cette feuille volante, contenant les
aveux de Ravaillac sur la roue, dites que cette feuille n’est
plus en votre possession, ou, mieux encore, qu’elle n’a
jamais existé. »
Le cardinal, cinq ou six mois avant l’époque où notre
récit a commencé, avait donc fait venir dans son cabinet,
comme nous l’avons dit, la fille et le fils de messire Joly
de Fleury, et les avait interrogés. Ils avaient d’abord essayé
de nier l’existence de la feuille, comme le leur avait
conseillé leur père ; mais pressés de questions par le
cardinal, après s’être consultés un instant, ils avaient fini
par tout lui dire.
Seulement, ils ignoraient complétement quels pouvaient
être les deux visiteurs mystérieux, qui, selon toute
apparence, étant leur propriété, étaient venus demander à
leur père cette pièce importante et l’avaient emportée avec
eux.
C’était six mois après que la gravité du danger dont il
était menacé avait forcé le cardinal à se livrer à de
nouvelles recherches.
Plus que jamais, nous l’avons vu, cette pièce,
complément de l’édifice qu’il bâtissait pour s’y mettre à
l’abri des coups de Marie de Médicis, lui était nécessaire,
mais plus que jamais il désespérait de la trouver.
Cependant, comme l’avait dit le Père Joseph, la
Providence avait tant fait jusque-là pour le cardinal, qu’il
était permis d’espérer qu’elle ne s’arrêterait point en si
beau-chemin.
En attendant, et comme preuve secondaire, il se
procurerait cette lettre que Mme de Coëtman avait écrite au
roi, qu’elle avait fait parvenir à Sully par l’intermédiaire de
Mlle de Gournay, soit que Sully l’eût gardée, soit qu’il l’eût
rendue à Mlle de Gournay.
Au reste, rien n’était plus facile à savoir : le vieux
ministre, ou plutôt le vieil ami de Henri IV, vivait toujours,
habitant l’été son château de Villebon, l’hiver son hôtel de
la rue Saint-Antoine, situé entre la rue Royale et la rue de
l’Égout-Sainte-Catherine. On assurait que, fidèle aux
habitudes de travail prises par lui, il était toujours levé et
dans son cabinet à cinq heures du matin.
Le cardinal tira de son gousset une magnifique montre,
il était quatre heures.
À cinq heures et demie précises, après avoir passé à
sa maison de la place Royale pour y prendre un chapeau,
donner l’ordre de prévenir ses deux convives presque
quotidiens : le P. Mulot, son aumônier, et Lafallons, son
parasite, qu’il les attendaient à déjeuner, et de faire savoir
à son bouffon, Bois-Robert, qu’il avait besoin de causer
avec lui avant midi, le cardinal frappait à l’hôtel de Sully,
lequel lui était ouvert par un suisse habillé comme on l’était
sous le règne que l’on commençait d’appeler : le règne du
grand roi.
Profitons de cette visite que rend Richelieu à Sully, le
ministre méconnu de l’avenir, au ministre un peu trop surfait
du passé, pour évoquer aux yeux de nos lecteurs une des
personnalités les plus curieuses de la fin du seizième et du
commencement du dix-septième siècle, personnalité
assez mal comprise et surtout assez mal rendue par les
historiens, qui se sont contentés de la regarder en face,
c’est-à-dire avec sa physionomie d’apparat, au lieu d’en
faire le tour et de l’étudier sous ses différents aspects.
Maximilien de Béthune, duc de Sully, arrivé, à l’époque
où nous en sommes, à l’âge de soixante-huit ans, avait de
singulières prétentions à l’égard de sa naissance. Au lieu
de se laisser tout simplement, comme son père et son
grand-père, descendre de la maison des comtes
de Béthune de Flandre, il s’était fait un arbre généalogique
dans lequel il descendait d’un Écossais nommé Béthune,
ce qui lui offrait l’avantage, lorsqu’il écrivait à l’évêque de
Glasgow, de l’appeler : Mon cousin. Il avait encore une
autre vision, c’était de se dire allié à la maison de Guise
par la maison de Coucy, ce qui le faisait parent de
l’empereur d’Autriche, et du roi d’Espagne.
Sully, que l’on appelait M. de Rosny, parce qu’il était né
au village de Rosny, près de Mantes, était, malgré sa
parenté avec l’archevêque de Glasgow et son alliance
avec les maisons d’Autriche et d’Espagne, un assez petit
compagnon. Lorsque Gabrielle d’Estrées, croyant se faire
de lui un serviteur dévoué, et ayant d’ailleurs à se plaindre
de la rude franchise de M. de Sancy, le surintendant des
finances, obtint de Henri IV que ce mauvais courtisan ferait
place à Sully, Henri IV – et c’était un des grands défauts de
ce grand roi – oublieux jusqu’à l’ingratitude et faible jusqu’à
la lâcheté au sujet de ses maîtresses, Henri IV ne se
souvint plus, sous cette pression égoïste de Gabrielle, que
M. de Sancy, pour lui amener les Suisses, avait mis en
gage le beau diamant qui aujourd’hui encore porte son
nom et fait partie des diamants de la couronne.
Or, ces sacrifices faits à la France, le pauvre
surintendant des finances, était devenu si pauvre, que loin
qu’il se fût enrichi, comme le devait faire son successeur,
Henri IV avait été obligé de lui donner, ce que l’on appelait
à cette époque-là un arrêt de défense, et qui n’était rien
autre chose qu’un sauf-conduit contre ses créanciers ;
aussi, le bonhomme Sancy, d’un caractère assez facétieux,
se laissait parfois arrêter comme un créancier ordinaire, et
conduire jusqu’à la porte de la prison, puis arrivé là, il leur
montrait son arrêt, tirait sa révérence aux huissiers et s’en
revenait de son côté, les laissant aller du leur ou bon leur
semblerait.
Mais la première chose que ne manqua point de faire
Sully, lorsque le moment fut venu de prouver sa
reconnaissance à sa protectrice, fut d’être infidèle à la
religion des souvenirs. Lorsque Henri IV trouvant dans son
désir d’épouser Gabrielle, l’avantage d’avoir des enfants
tout faits, parla sérieusement de son mariage avec elle, il
rencontra dans Sully un des antagonistes les plus acharnée
de cette union.
Cette idée de Henri IV d’épouser Gabrielle n’était
cependant pas une simple fantaisie d’amoureux.
Il voulait donner à la France une reine française, chose
qu’elle n’avait jamais eue.
Henri IV, avec son prodigieux instinct politique et la
profonde connaissance de sa grande faiblesse, ne se
dissimulait point que, quelle que fût la femme qu’il épousât,
cette femme aurait une grande influence sur les destinées
de l’État. Il avait beau, dans les deux heures qu’il donnait
par jour aux affaires, trancher les questions les plus ardues
avec la brève vivacité du commandement militaire, chacun
savait que ce terrible capitaine, qui voulait qu’on le crût
libre et absolu, avait chez lui, femme ou maîtresse, son
général, qui, de sa chambre à coucher, donnait le plus
souvent ses ordres au conseil.
Sous un pareil roi, c’était donc une grosse affaire que le
mariage.
Peu importait aux Espagnols d’avoir été vaincus à
Arques et à Ivry, si une reine espagnole de naissance ou
d’esprit, écartant Gabrielle, entrait dans le lit du roi et, du lit
du roi, mettait la main sur le royaume ?
Lorsque Henri IV avait décidé de se remarier, il était à
peu près le seul souverain de l’Europe qui portât l’épée ;
c’était l’homme unique, le vainqueur apparaissant à
l’Europe, monté sur le grand cheval au panache blanc
d’Ivry. Eh bien, cette épée, celle de la France, il ne fallait
point qu’elle lui fût volée à son chevet par une reine
étrangère.
Voilà ce qu’un grand politique, ce qu’un homme de
génie, ce que Richelieu, par exemple, eût compris, et ce
que ne comprit point Sully.
Sully qui, par son œil bleu et dur, et par son teint de
rose, à soixante ans, justifiait peut-être sa prétention d’être
d’origine écossaise, était beaucoup plus craint qu’aimé,
même de Henri IV ; il portait la terreur partout, dit Marsault,
secrétaire de Duplessis-Mornay, ses actes et ses yeux
faisaient peur.
C’était un soldat avant tout, ayant fait la guerre toute sa
vie ; une main active, énergique, et, chose plus rare, une
main financière. Il tenait déjà dans cette main,
essentiellement centralisatrice, la guerre, les finances, la
marine, il voulut encore y tenir l’artillerie. Gabrielle fit la
sottise de faire donner par Henri IV la place de grand-
maître à son père, un homme médiocre. Sully ne cherchait
qu’une occasion d’être ingrat, on la lui offrait, il la saisit.
Du jour où Gabrielle avait fait cette injure, disons plus
injuste, ce passe-droit à Sully, elle avait donné sa
démission de reine de France.
Henri IV avait reconnu ses deux fils, il leur avait reconnu
des titres princiers et les avait fait baptiser sous ces titres.
Le secrétaire d’État de Fresnel envoya à Sully la quittance
du baptême des enfants de France : – « Il n’y a pas
d’enfants de France », dit Sully en renvoyant la quittance.
Le roi n’osa insister.
C’était, dans Sully, une façon de tâter son maître. Peut-
être, si Henri IV eût exigé, Sully cédait-il ; ce fut Henri IV qui
céda. Alors Sully s’aperçut d’une chose, c’est que le roi
n’aimait pas autant Gabrielle qu’il le croyait lui-même.
Il lui opposa. – à elle qui commençait à vieillir – une
rivale toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante :
une caisse pleine.
Gabrielle était, hélas ! une caisse vide.
Cette caisse pleine était celle du grand duc de
Toscane.
Ce dernier avait, depuis quelques années, envoyé au
roi le portrait de sa nièce, un charmant portrait rayonnant
de jeunesse et de fraîcheur, et dans lequel l’obésité
précoce de Marie de Médicis pouvait être désignée sous
le nom de florissante santé.
Gabrielle le vit.
– Je n’ai pas peur du portrait, dit-elle, mais de la caisse.
Henri IV fut mis en demeure de choisir entre la femme
et l’argent. Et comme il ne se décidait pas assez vite pour
l’argent, on empoisonna la femme.
Il y avait à Paris, un ex-cordonnier de Lucques, mais de
race mauresque, nommé Zamet et signant pour tout titre
dans les actes qu’il passait : Seigneur de dix sept cent
mille écus. « Adroit à tous les métiers, apte à faire fortune
dans tous, Zamet, du temps qu’il était cordonnier, était
parvenu à faire du pied de Henri III, pied fondant, il est vrai,
pour nous servir d’un terme de la profession, un véritable
pied de femme. Henri III, charmé de se voir un pied si
charmant ; nomma Zamet directeur de son petit cabinet, où
il élevait et instruisait douze enfants de chœur : cet
excellent roi aimait la musique !
Zamet commença sa fortune dans cet emploi. Au
moment où tout le monde avait besoin d’argent, au plus
chaud de la Ligue, il avait prêté à tout le monde : aux
ligueurs, aux Espagnols, et même au roi de Navarre, à qui
personne ne voulait prêter. Avait-il prévu la grandeur de
Henri IV, comme Crassus celle de César ? C’était, en ce
cas, une ressemblance de plus avec ce célèbre banquier
romain.
Cet homme était l’agent du grand-duc Ferdinand.
Sully et Zamet se comprirent.
Il fallait attendre le moment et le saisir ; si on avait le
coup d’œil juste et la main sûre, c’était partie gagnée.
Sully avait fait le valet près de Gabrielle, il le dit lui-
même dans ses mémoires. Un jour, dans une discussion
avec lui, elle l’appela valet. Sully voulait bien être un valet,
mais ne voulait pas qu’on le lui dît.
Il se plaignit à Henri IV, et Henri IV dit à Gabrielle :
– J’aime mieux un valet comme lui que dix maîtresses
comme vous.
L’heure était venue.
Ferdinand, l’ex-cardinal, se tenait aux aguets,
allongeant par-dessus les Alpes le poison qui avait tué son
frère François et sa belle-sœur Bianca.
Gabrielle était à Fontainebleau avec le roi ; Pâques
approchait ; son confesseur exigea d’elle qu’elle allât faire
ses Pâques à Paris ; elle eut la fatale idée d’aller les faire
chez Zamet, un Maure ; cela devait lui porter malheur.
Sully, qui était brouillé avec elle, alla l’y voir. Pourquoi
faire ? peut-être parce qu’il ne pouvait pas croire qu’elle eût
commis une pareille imprudence.
La pauvre femme se croyait déjà reine. Pour plaire à
Sully, elle fit comme si elle l’était, disant qu’elle verrait
toujours avec grand plaisir la duchesse à ses levers et à
ses couchers. La duchesse, furieuse, cria à l’impertinence.
– Les choses ne sont point comme, on le croit, lui dit
Sully pour l’apaiser, et vous allez voir un beau jeu bien
joué, si la corde ne se rompt pas.
Évidemment il savait tout.
Comment ! Sully savait qu’on allait empoisonner
Gabrielle ?
Sans doute ! Sully était un homme d’État, aussi quitta-t-il
Paris pour laisser les empoisonneurs opérer tout à leur
aise ; mais il recommanda bien qu’on le tînt au courant.
Nous disons les empoisonneurs, car il y en avait deux ;
le second était un nommé Lavarenne, qui mourut de
saisissement parce qu’une pie, au lieu de l’appeler d’un
nom d’homme, l’avait appelé d’un nom de poisson.
De même que Zamet était un ex-cordonnier, Lavarenne
était un ex-cuisinier. C’était un drôle à toute sauce, que
Henri IV avait tiré des cuisines de sa sœur Madame, où il
jouissait d’une grande célébrité pour piquer des poulets.
Elle le rencontra un jour, à l’époque où il avait l’ait fortune. –
« Eh, lui dit-elle, il paraît, mon pauvre Lavarenne, que tu as
plus gagné à porter les poulets de mon frère qu’à larder
les miens. »
Cette apostrophe de Madame explique l’erreur de la
pie et la susceptibilité de l’ex-lardeur de poulets.
C’est à lui que Sully avait dit :
– Que je sois le premier à le savoir, s’il arrivait par
hasard quelque accident à Mme la duchesse de Beaufort.
Lavarenne n’y manqua point. Sully fut averti un des
premiers.
Il lui raconte comment Gabrielle est tombée tout à coup
malade, d’une maladie étrange et qui l’a tellement
défigurée « que de crainte que cette vue n’en dégoutât le
roi Henri IV, si jamais elle en revenait, il s’est hasardé, pour
lui épargner un trop grand déplaisir, de lui écrire pour le
supplier de rester à Fontainebleau, d’autant plus qu’elle
était morte. »
Et il ajoutait :
« Et moi je suis ici, tenant cette pauvre femme comme
morte, entre mes bras, ne croyant pas qu’elle vive encore
une heure. »
Ainsi les deux drôles étaient si bien sûrs de la qualité
de leur poison que, la pauvre Gabrielle toute vivante, l’un
d’eux écrivait au roi qu’elle était morte, et à Sully qu’elle
allait mourir.
Elle ne mourut cependant pas si vite que l’on croyait ;
elle agonisa jusqu’au samedi matin. C’était le vendredi soir
que Lavarenne avait envoyé un messager à Sully. Il arriva
qu’il faisait nuit encore ; Sully embrassa sa femme, qui était
au lit, et lui dit :
– Fille, vous n’irez point aux levers et aux couchers de
Mme la duchesse ; maintenant que la voilà morte, Dieu lui
donne bonne vie et longue.
C’est lui-même, au reste, qui raconte, et dans ces
mêmes termes, la chose dans ses mémoires.
Gabrielle morte, Sully n’eut pas de peine à décider
Henri pour Marie de Médicis.
Mais dans l’intervalle de la mort au mariage, il eut une
autre corde à rompre encore.
Ce fut celle d’Henriette d’Entragues.
Henri IV a, parmi nos rois de France, cette spécialité
d’être toujours amoureux. À peine Gabrielle fut-elle morte,
qu’il tomba amoureux d’Henriette d’Entragues, la fille de
Marie Touchet. Pour céder, elle demandait une promesse
de mariage ; pour que sa fille cédât, le père demandait
cinq cent mille francs.
Le roi montra la promesse de mariage à Sully, et lui
ordonna de compter cinq cent mille francs au père.
Sully déchira la promesse de mariage et fit porter un
demi million en monnaie d’argent dans la pièce qui
précédait la chambre à coucher de Henri IV.
Henri IV, en rentrant dans sa chambre, marcha
jusqu’aux genoux dans les Charles et dans les florins, et
même dans les florentins ; une partie de cette somme
venait de la Toscane.
– Ouais ! dit-il, qu’est-ce que cela ?
– Ce sont les cinq cent mille francs avec lesquels vous
payez à M. d’Entragues un amour que ne vous livrera point
sa fille.
– Ventre-saint-gris ! dit le roi, je n’eusse jamais cru que
cinq cent mille francs fissent, un si gros volume. Tâche
d’arranger la chose pour moitié, mon bon Sully.
Sully arrangea la chose pour trois cent mille francs et
livra l’argent ; mais, comme il l’avait prédit à Henri IV,
Henriette d’Entragues ne livra point l’amour.
Il va sans dire que Henri IV, au risque de ce qui pourrait
en arriver, refit la promesse, de mariage déchirée par
Sully.
Sully, que l’on appelait le restaurateur de la fortune
publique, ne perdit pas, comme M. de Sancy, la sienne à
cette restauration. Nous ne voulons pas dire qu’il fût voleur
ou concussionnaire, mais il savait faire ses affaires, ne
perdant jamais une occasion de gagner. Henri IV savait
cela et souvent en plaisantait. En traversant la cour du
Louvre, et en voulant saluer le roi, qui était au balcon, un
jour Sully bronche.
– Ne vous étonnez point de ce faux pas, dit le roi, si le
plus vigoureux de mes Suisses, avait autant de pots de vin
dans la tête que Sully en a dans son gousset, il ne se
contenterait pas de broncher, il tomberait tout de son long.
Quoique surintendant des finances, Sully, aussi avare
pour lui que pour la France, Sully n’avait pas encore de
carrosse et trottait par Paris à cheval ; et, comme il montait
assez mal à cheval, tout le monde, jusqu’aux enfants, se
moquait de lui. Jamais il n’y eut surintendant plus
rébarbatif ; un Italien, venant pour la cinquième ou sixième
fois à l’Arsenal, sans être parvenu à se faire payer ce qu’on
lui devait, s’écria en voyant trois malfaiteurs pendus en
Grève :
– Ô bienheureux pendus, qui n’avez plus rien à faire
avec ce coquin de Sully !
Sully n’avait pas la même chance avec tout le monde,
qu’avec ce digne Italien, qui se contentait d’envier le sort
des pendus qui n’avaient plus affaire à lui ; un nommé
Pradel, ancien maître d’hôtel du vieux maréchal de Biron,
ne pouvait avoir raison de Sully, qui non seulement ne
voulait point lui payer ses gages, mais un jour le voulut
mettre dehors par les épaules. Comme ceci se passait
dans la salle à manger de Sully, et que le couvert était mis,
Pradel prit un couteau sur la table et poursuivit Sully jusque
dans sa caisse, dont il referma à temps la porte sur
l’irascible solliciteur, mais Pradel, son couteau à la main,
alla trouver le roi, lui déclarant qu’il lui était parfaitement
égal d’être pendu s’il ouvrait auparavant le ventre à
M. Sully. Sully paya.
Il avait été le premier à planter des ormes sur les
grandes routes ; mais il était tellement détesté qu’on les
coupait par plaisir, et comme de son nom on les appelait
des Rosny, on disait en les abattant : « C’est un Rosny,
faisons-en un Biron ! »
À propos de Biron, Sully a raconté dans ses mémoires
que le maréchal et les douze galants de la cour, ayant
entrepris un ballet dont ils ne pouvaient venir à bout, le roi
leur avait dit : « Vous ne vous en tirerez jamais, si Rosny ne
vous aide. »
Et que s’étant mis au ballet, le ballet alla tout seul.
C’est que, chose dont il est assez difficile de se douter,
quand on n’a vu Sully que dans les histoires, où il apparaît
sans se dérider, avec l’austérité de sa figure huguenote,
c’est que Sully était fou de la danse. Tous les soirs, jusqu’à
la mort de Henri IV – à partir de cette mort, il ne dansa plus
– tous les soirs, un valet de chambre du roi, nommé
Laroche, lui jouait sur un luth les danses du temps, et dès
les premières vibrations de la corde, Sully se mettait à
danser tout seul, coiffé d’un bonnet extraordinaire, dont
d’habitude il se couvrait la tête dans son cabinet. Il n’avait,
il est vrai, que deux spectateurs, à moins que, pour rendre
la fête plus complète, on n’allât chercher quelques femmes
de « réputation mauvaise, » dit Tallemant des Réaux, qui
est fort sévère pour Sully. Nous nous contenterons, nous,
de dire douteuse. Les deux spectateurs qui, au besoin,
comme on l’a vu, devenaient acteurs, étaient le président
de Chivry et le seigneur de Chevigny.
S’il ne s’était agi pour danser en face de lui, que d’une
femme légère, il eût pu se contenter de la duchesse
de Sully, dont au reste les désordres l’inquiétaient si peu,
que tous les mois, en lui donnant la rente mensuelle qu’il lui
faisait, il avait l’habitude de lui dire : Tant pour la table, tant
pour votre toilette, tant pour vos amants.
Un jour, ennuyé de rencontrer sur son escalier tant de
gens qui n’avaient point affaire à lui, et qui demandaient la
duchesse, il fit faire un escalier qui conduisait chez sa
femme. Quand l’escalier fut terminé :
– Madame, lui dit-il, j’ai fait faire un escalier tout exprès
pour vous ; faites passer par cet escalier-là les gens que
vous savez, car si j’en rencontre quelqu’un sur le mien, je lui
en ferai sauter toutes les marches.
Le jour où il fut nommé grand-maître de l’artillerie, il prit
pour cachet un aigle tenant la foudre avec cette devise :
Quo jussa Jovis.
Celle du cardinal de Richelieu, qui montait les escaliers
de Sully à cinq heures et demie du matin, était, on se le
rappelle, un aigle dans les nuages avec : Aquila in nubilus.
– Qui faut-il annoncer ? demandait le valet, qui
précédait le visiteur matinal.
– Annoncez, répondit celui-ci, souriant d’avance de
l’effet que cette annonce allait produire, annoncez M. le
cardinal de Richelieu !
XI
LE CARDINAL EN ROBE DE
CHAMBRE.
Le cardinal rentra chez lui, place Royale, vers sept
heures du matin, renvoya ses porteurs, qui se déclarèrent
bien payés et par conséquent, satisfaits de leur nuit, se
coucha deux heures, et vers neuf heures et demie du matin
descendit dans son cabinet en pantoufles et en robe de
chambre.
Ce cabinet, c’était l’univers du duc de Richelieu. Il y
travaillait douze à quatorze heures par jour ; il y déjeunait
avec son confesseur, ses bouffons et ses parasites,
souvent même il y dormait sur un grand canapé en forme
de lit, sur lequel il se jetait quand la besogne politique
donnait par trop. D’habitude il dînait avec sa nièce.
Personne n’entrait dans ce cabinet renfermant tous les
secrets de l’État, à moins que Richelieu n’y fût excepté son
secrétaire Charpentier, l’homme sur lequel il pouvait
compter comme sur lui-même.
Une fois entré, il en faisait ouvrir les différentes portes
par Charpentier, excepté cependant la porte donnant chez
Marion Delorme, dont seul il avait la clef.
Cavois avait commis l’indiscrétion de dire que parfois,
quand le cardinal, au lieu de remonter dans sa chambre et
de se coucher dans son lit, se jetait tout habillé sur le
canapé de son cabinet, il avait pendant la nuit entendu une
seconde voix, qu’à son timbre il avait reconnue pour une
voix de femme, laquelle voix dialoguait avec lui.
Les mauvaises langues avaient dit alors, et le bruit s’en
était répandu, que c’était Marion Delorme, alors dans toute
la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, puisqu’elle avait à
peine dix-huit ans, qui passait comme une fée à travers la
muraille ou comme un sylphe à travers le trou de la serrure,
et qui venait causer avec le cardinal de choses n’ayant
aucunement trait à la politique.
Mais personne ne pouvait dire l’avoir jamais vue chez le
cardinal.
D’ailleurs, nous qui avons pénétré dans ce cabinet
redouté, et qui en connaissons tous les secrets, nous
savons qu’il existait une boîte aux lettres à l’aide de
laquelle le cardinal correspondait avec sa belle voisine ;
Marion Delorme n’avait donc pas besoin de venir chez le
cardinal, ni le cardinal d’aller chez Marion.
Ce jour-là probablement avait-il quelque chose à lui
dire, car, de même que nous le lui avons déjà vu faire, à
peine entré dans son cabinet, il écrivit deux lignes sur un
morceau de papier, ouvrit la porte de communication,
glissa le papier sous la seconde porte, tira la sonnette et
referma la première.
Ce papier, nous pouvons le dire à nos lecteurs, pour
lesquels nous n’avons rien de caché, contenait
l’interrogation suivante :
– Combien de fois, depuis huit jours, M. le comte
de Moret est-il venu chez Mme de La Montagne ? est-il
fidèle ou infidèle ? en somme, que sait-on de lui ?
Comme d’habitude, cette question était signée :
« Armand. »
Mais, disons-le, l’écriture et la signature étaient
déguisées et n’avaient rien de commun avec l’écriture et la
signature du grand ministre.
Après quoi, il appela Charpentier et lui demanda qui
était dans le salon voisin.
– Le R.P. Mulot, M. de Lafalone et M. de Bois-Robert,
répondit le secrétaire.
– C’est bien, dit Richelieu, faites-les entrer.
Nous avons dit que le cardinal déjeunait d’habitude
avec son confesseur, ses bouffons, ses parasites, et peut-
être nos lecteurs ont-ils été étonnés de la société dans
laquelle nous plaçons le confesseur de Son Éminence.
Mais le P. Mulot n’était point un de ces casuistes rigides,
qui surchargent leurs pénitents de Pater noster et d’Ave
Maria…
Non, le P. Mulot était avant tout un ami du cardinal. Onze
ans auparavant, lors de l’assassinat du maréchal d’Ancre,
lorsque la reine-mère avait été exilée à Blois et le cardinal
à Avignon, le P. Mulot, soit par amitié pour le jeune
Richelieu, soit confiance dans son génie à venir, avait
vendu tout ce qu’il possédait, et en avait tiré trois ou quatre
mille écus pour le cardinal, alors évêque de Luçon. Aussi
conservait-il son franc-parler avec tout le monde, et ne se
gênait-il pour qui que ce fût. Mais c’était surtout à l’endroit
du mauvais vin qu’il était d’autant plus intraitable qu’il était
tout à fait courtisan du bon. Un jour qu’il dînait chez
M. d’Alaincourt, gouverneur de Lyon, et qu’il était
mécontent du vin qu’on lui servait, il fit venir le laquais qui
l’avait versé, et le prenant par l’oreille :
– Mon ami, lui dit-il, vous êtes un grand coquin de ne
point avertir votre maître, qui, peut-être ne s’y connaissant
pas, croit nous donner du vin et nous sert de la piquette.
À ce culte de la vigne, le digne aumônier avait gagné un
nez qui, pareil à celui de Bardolph, le joyeux compagnon
de Henri V, eût pu servir le soir de lanterne, de sorte qu’un
jour, que, n’étant encore qu’évêque de Luçon,
M. de Richelieu essayait des chapeaux de castor, et que le
P. Mulot le regardait les essayer, M. de Richelieu en choisit
un, et le mettant sur sa tête : – « Celui-ci me va-t-il bien ?
demanda-t-il.
– Il irait encore mieux à Votre Grandeur, répondit Bois-
Robert, s’il était de la couleur du nez de votre aumônier.
Le brave Mulot ne pardonna jamais cette plaisanterie à
Bois-Robert.
Le second convive attendu par le cardinal était un
gentilhomme de Touraine, appelé Lafalone. C’était une
espèce de gardien que le cardinal s’était fait donner par le
roi avant qu’il eût des gardes, pour empêcher qu’on ne le
dérangeât inutilement ou pour des choses de peu
d’importance. Ce Lafalone était aussi grand mangeur que
Mulot était buveur, et voir boire l’un et manger l’autre était
un plaisir que se donnait presque tous les jours le cardinal.
En effet, Lafalone ne pensait qu’à la table. Quand les
autres disaient qu’il ferait beau promener, qu’il ferait beau
chasser, qu’il ferait beau baigner aujourd’hui, lui,
invariablement disait : qu’il ferait beau manger, il en résulta
que, quoique le cardinal eût des gardes, il n’en conserva
pas moins Lafalone.
Le troisième convive ou plutôt la troisième personne à
laquelle le cardinal avait fait dire devenir, était François
Metel de Bois-Robert, l’un de ses collaborateurs, mais
plutôt encore son bouffon. D’abord, on ne saurait dire
pourquoi Bois-Robert lui avait fort déplu. Il s’était sauvé de
Rouen, où il était avocat, pour une mauvaise affaire que
voulait lui faire une fille qui l’accusait de lui avoir fait-deux
enfants. En arrivant à Paris, il s’était attaché au cardinal
Duperron, puis avait tenté de passer au service du
cardinal ; mais nous l’avons dit, il ne lui était point
sympathique, et plusieurs fois il gronda ses gens de ne pas
savoir le défaire de lui.
– Eh ! monsieur, lui dit un jour Bois-Robert, vous laissez
bien manger aux chiens les miettes de votre table, ne vaux-
je pas bien un chien ?
Cette humilité désarma le cardinal, et non-seulement il
avait pris Bois-Robert en amitié mais encore il ne pouvait
se passer de lui.
Quand le cardinal était de bonne humeur, il l’appelait :
Le Bois tout court, à cause d’un don que lui avait fait
M. de Château-neuf sur le bois qui vient de Normandie.
C’était son journal du matin ; par Bois-Robert, le
cardinal connaissait tout ce qui se passait dans cette
république des lettres qui commençait à se consolider ;
puis Bois-Robert, qui avait un cœur excellent, guidait la
main du cardinal dans les bienfaits qu’elle devait répandre,
et parfois, bon gré, mal gré, la forçait de s’ouvrir quand elle
voulait rester fermée par quelque motif de haine ou de
jalousie, et Bois-Robert, à sa manière, lui prouvait que
celui qui peut ce venger ne doit point haïr, et que celui qui
est tout-puissant ne saurait être jaloux.
On comprend qu’avec cette éternelle tension d’esprit
vers la politique, ces menaces éternelles de conspirations,
cette lutte acharnée contre tout ce qui l’entourait, le cardinal
avait besoin de temps en temps de se laisser aller à des
gaités qui, pour lui, devenaient presque de l’hygiène ; l’arc
trop tendu et surtout toujours tendu se fût brisé.
C’était surtout après des nuits comme celle qu’il venait
de passer, et au milieu de ses plus sombres
préoccupations, que le cardinal recherchait la société des
trois hommes avec lesquels nous allons le voir se reposer
quelques instants de ses travaux, de ses angoisses et de
ses fatigues.
D’ailleurs, outre les contes qu’il espérait tirer, comme
d’habitude, de la verve intarissable de Bois-Robert, il avait
à le charger de découvrir la demeure de la demoiselle de
Gournay et de la lui amener.
Aussitôt sa lettre pour Marion Delorme déposée dans le
couloir, il ordonna donc, comme nous l’avons dit, à
Charpentier d’ouvrir à ses trois convives.
Charpentier ouvrit la porte.
Bois-Robert et Lafalone se firent des politesses pour
passer ; mais Mulot, qui paraissait de mauvaise humeur,
les écarta tous deux et passa le premier.
Il tenait une lettre à la main.
– Oh ! lui dit le cardinal, qu’avez-vous donc, mon cher
abbé ?
– Ce que j’ai, cria Mulot, en trépignant, j’ai que je suis
furieux !
– Et pourquoi ?
– Ils n’en feront jamais d’autres !
– Qui ?
– Ceux qui m’écrivent de votre part.
– Bon Dieu ! qu’ont-ils donc fourré dans votre lettre ?
– Ce n’est pas la lettre qui est mal ; au contraire, contre
l’habitude de vos gens, elle est assez polie.
– Qui est donc mal, alors ?
– L’adresse. Vous savez bien que je ne suis pas votre
aumônier, attendu que, si je consens jamais à être
l’aumônier de quelqu’un, ce sera de plus grand que vous.
Je suis chanoine de la Sainte-Chapelle.
– Oh ! alors, qu’ont-ils mis sur l’adresse ?
– Ils ont mis : « À monsieur, monsieur Mulot, aumônier
de Son Éminence, » les sots.
– Ouais ! dit le cardinal en riant, car il se doutait bien
qu’il allait s’attirer quelques rebuffades ; si c’était moi qui
eusse mis l’adresse ?
– Si c’était vous, cela ne m’étonnerait pas, ce ne serait
point, Dieu merci, la première sottise que vous auriez faite.
– Je suis bien aise de savoir que cela vous contrarie.
– Cela ne me contrarie pas, cela m’exaspère.
– Tant mieux !
– Pourquoi, tant mieux ?
– Parce que vous n’êtes jamais si réjouissant que
quand vous êtes en colère, et comme j’aime beaucoup à
vous voir en colère, je ne vous écrirai plus jamais qu’à
« monsieur Mulot, aumônier de Son Éminence. »
– Faites cela et vous verrez.
– Que verrai-je ?
– Vous verrez que je vous laisserai déjeuner tout seul.
– Bon, je vous enverrai chercher par Cavois.
– Je ne mangerai pas.
– On vous fera manger de force.
– Je ne boirai pas.
– On débouchera sous votre nez des bouteilles de
romanée, de clos-vougeot et de chambertin.
– Taisez-vous’! taisez-vous ! cria Mulot, au comble de
l’exaspération, et marchant sur le cardinal les poings
fermés. Tenez, je le dis hautement, vous êtes un méchant
homme.
– Mulot ! Mulot ! dit le cardinal, pâmant de rire, au fur et
à mesure que son interlocuteur pâmait de colères. Je vais
vous faire arrêter !
– Et sous quel prétexte ?
– Sous le prétexte que vous révélez le secret de la
confession.
Les assistants éclatèrent de rire, tandis que Mulot
déchirait la lettre eu morceaux et la jetait au feu.
Pendant la discussion on avait apporté une table toute
dressée.
– Ah ! voyons ce qu’il y a pour déjeuner, dit Lafalone, et
sachons si cela vaut la peine de déranger un brave
gentilhomme qui avait chez lui son déjeuner
magnifiquement servi ?
Et levant les plats les uns après les autres :
– Ah ! ah ! blancs de chapons à la royale, un salmis de-
pluviers et d’alouettes, deux bécasses rôties, champignons
farcis à la provençale, écrevisses à la manière de
Bordeaux ! à la rigueur, on peut déjeuner avec cela.
– Hé pardieu ! fit Mulot, de la nourriture on en aura
toujours assez ; chacun sait que M. le cardinal donne dans
tous les péchés mortels et particulièrement dans celui de la
gourmandise ; mais ce sont les vins qu’il s’agit d’examiner :
Bouzy rouge, hum ! bordeaux grand cru, c’est bon pour les
gens qui ont mal à l’estomac, comme tous les vins de
Bordeaux. Vivent les vins de Bourgogne ! Nuits, ah ! ah !
pomard, moulin-à-vent, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux,
mais enfin il faudra s’en contenter.
– Comment, l’abbé, vous avez à votre déjeuner du
champagne, du bordeaux, du bourgogne, et vous ne
trouvez pas que ce soit assez ?
– Je ne dis pas qu’il n’y en ait point assez, dit Mulot en
se radoucissant, je dis seulement qu’il pourrait être
meilleur.
– Déjeunes-tu avec nous, le Bois ? demanda le
cardinal.
– Son Éminence m’excusera ; elle m’a fait ordonner de
venir ce matin, mais elle ne m’a point parlé de déjeuner, et
j’ai déjeuné, avec Racan, qui ôtait ses chausses sur une
borne au coin de la vieille rue du Temple et de la rue Saint-
Antoine.
– Que diable viens-tu me conter-là ? Mettez-vous donc à
table, Mulot ; asseyez-vous, Lafalone, et silence pour
écouter M. le Bois, qui va nous conter quelque joli
mensonge.
– Qu’il conte ! qu’il conte ! dit Lafalone, ce n’est pas moi
qui l’interromprai.
– Je bois ce verre de pomard à votre récit, maître le
Bois, dit Mulot avec un reste de rancune, et qu’il soit plus
amusant que d’habitude.
– Je ne le peux pas faire plus amusant qu’il n’est, dit
Bois-Robert, puisque je raconte la vérité.
– La vérité, dit le cardinal ; avec cela qu’il est d’habitude
d’ôter ses chausses en pleine rue à huit heures et demie
du matin, sur une borne.
– Monseigneur, vous allez voir. Votre Éminence sait que
Malherbe loge à cent pas d’ici, rue des Tournelles.
– Oui, je sais cela, dit le cardinal, qui, mangeant très
peu, à cause de son mauvais estomac, pouvait parler en
mangeant.
– Eh bien, il paraît qu’hier soir ils avaient, fait orgie chez
lui avec Ivrande et Racan, de sorte que, comme Malherbe
n’a qu’une chambre, les trois compagnons, ivres-morts, ont
couché dans la même chambre. Racan se réveille le
premier, il paraît qu’il avait affaire de bonne heure, il se
lève, prend les chausses d’Ivrande pour son caleçon, les
passe sans s’apercevoir de la méprise, met les siennes
par-dessus, achève sa toilette et sort. Cinq minutes après,
Ivrande veut se lever à son tour et ne trouve plus ses
chausses. « Mordieu ! dit-il à Malherbe, il faut que ce soit
ce maître distrait de Racan qui les ait prises. »
Et sur ce, Ivrande passe les chausses de Malherbe, qui
était encore au lit, et, malgré les cris de celui-ci, sort tout
courant pour rejoindre Racan qu’il aperçoit s’en allant
gravement avec un derrière deux fois plus gros qu’il n’était
convenable. Ivrande le rejoint, et réclame son bien.
– C’est par ma foi vrai, et tu as raison, lui dit Racan.
Et, sans plus de façon, il s’assied, comme j’ai eu
l’honneur de le dire à Votre Éminence, à l’angle de la rue
Saint-Antoine et de la rue Vieille-du-Temple, à l’endroit le
plus passant de Paris, ôte d’abord les chausses de
dessus, puis celles de dessous, rend celles de dessous à
Ivrande, et repasse les siennes. Je suis arrivé dans ce
moment-là et j’ai offert à Racan de lui payer à déjeuner ; il a
refusé d’abord, en disant qu’il n’était levé si matin que
parce qu’il avait une affaire de la plus haute importance à
terminer, mais quand il a voulu se rappeler quelle affaire il
avait à finir, il n’a jamais pu en venir à bout ; à la fin de notre
déjeuner seulement, il s’est frappé tout à coup le front :
– Bon ! dit-il, je me remémore ce que j’avais à faire.
– Et qu’avait-il de si pressant à faire, demanda le
cardinal, qui, comme toujours, trouvait le plus grand plaisir
au conte de Bois-Robert ?
– Il avait à aller demander des nouvelles de la santé de
madame la marquise de Rambouillet, qui, depuis
l’accident arrivé au marquis de Pisani, a la fièvre.
– En effet, dit le cardinal, j’ai su par ma nièce qu’elle
était fort malade. Vous m’y faites penser, le Bois ; vous
prendrez de ses nouvelles de ma part, en passant chez
elle.
– Inutile, monseigneur.
– Pourquoi cela, inutile ?
– Parce qu’elle est guérie.
– Guérie, et qui l’a traitée ?
– Voiture.
– Bah ! Il s’est donc fait médecin ?
– Non, monseigneur, mais Votre Éminence va voir qu’il
n’est aucunement besoin d’être médecin pour guérir de la
fièvre.
– Comment cela ?
– Il ne s’agit que d’avoir deux ours.
– Comment, deux ours ?
– Oui, notre Voiture avait entendu dire, qu’en faisant une
grande surprise à une personne qui avait la fièvre, on
pouvait guérir cette personne, et il s’en allait par les rues
cherchant quelle surprise il pourrait faire à madame
de Rambouillet, lorsqu’il rencontra deux montreurs d’ours
avec leurs bêtes.
– Oh ! pardieu ! dit-il, voilà mon affaire.
Il prend avec lui les Savoyards et les animaux et conduit
le tout à l’hôtel Rambouillet.
La marquise était alors assise près de son feu,
protégée par un paravent. Voiture entre à pas de loup,
approche deux chaises du paravent et fait monter dessus
ses deux ours. Mme de Rambouillet entend souffler derrière
elle, se retourne et aperçoit au-dessus de sa tête deux
museaux grognants. Elle pensa en mourir de peur, mais la
fièvre fut coupée.
– Oh ! la bonne histoire, dit le cardinal. Qu’en pensez-
vous, Mulot ?
– Je pense qu’aux yeux de Dieu, tous les moyens sont
bons, dit l’aumônier, que le vin rendait tendre à la religion,
pourvu que l’on soit en état de grâce avec lui.
– Dieu ! foin du prêcheur, dans quelle mauvaise
compagnie met-il Dieu ! avec Voiture, un Savoyard et deux
ours, et le tout chez la marquise de Rambouillet.
– Dieu est partout, dit l’aumônier en levant
béatiquement les yeux et son verre au ciel. Mais vous,
monseigneur, vous ne croyez pas en Dieu.
– Comment, je ne crois pas en Dieu ! dit le cardinal.
– N’allez-vous pas me dire que vous y croyez
maintenant, dit l’abbé, fixant sur le cardinal ses petits yeux
noirs, illuminés par son nez.
– Mais certainement, que j’y crois.
– Allons donc, dans votre dernière confession, vous
m’avez avoué que vous n’y croyiez pas.
– Lafalone ! Le Bois ! s’écria en riant le cardinal, n’allez
pas croire un mot de ce que vous dit Mulot, il est tellement
ivre qu’il confond ma confession avec son examen de
conscience. Avez-vous fini, Lafalone ?
– J’achève, monseigneur.
– Bien ! Aussitôt que vous aurez fini, dites-nous les
grâces et laissez-moi libre ; j’ai à charger le Bois d’une
commission secrète.
– Et moi, monseigneur, dit le Blois, j’ai une petite
pétition à vous présenter.
– Encore un protégé.
– Non, monseigneur, une protégée.
– Le Bois ! le Bois ! tu t’égares, mon ami.
– Oh monseigneur, elle a soixante-dix ans !
– Et que fait ta protégée ?
– Des vers, monseigneur.
– Des vers ?
– Oui, et même de fort beaux. Voulez-vous en
entendre ?
– Non pas, cela endormirait Mulot et donnerait une
indigestion à Lafalone.
– Quatre seulement.
– Oh quatre, il n’y a pas d’inconvénient.
– Tenez, monseigneur, dit Bois Robert en présentant au
cardinal une gravure de Jeanne d’Arc qu’il avait, en entrant,
posée sur un fauteuil, voici.
– Mais, dit le cardinal, ceci est une gravure et tu me
parles de vers !
– Lisez au dessous de la gravure, monseigneur.
– Ah ! très-bien.
Et le cardinal lut les quatre vers suivants :
LA DEMOISELLE
DE GOURNAY.
La demoiselle de Gournay était, comme nous l’avons
dit, une vieille fille, née vers le milieu du seizième siècle ;
elle était de Picardie et était de bonne maison.
À l’âge de 19 ans, elle avait lu les Essais de Montaigne,
et en étant restée émerveillée, elle avait désiré connaître
l’auteur.
Justement, sur ces entrefaites, Montaigne était venu à
Paris ; aussitôt elle s’enquit de son adresse, l’envoya
saluer et lui déclarer l’estime qu’elle faisait de sa personne
et de son livre.
Montaigne vint la voir le lendemain, et la trouvant si
jeune et si enthousiaste, lui offrit l’affection et l’alliance de
père à fille, ce qu’elle reçut avec reconnaissance.
À partir de ce jour, elle ajouta au-dessous de sa
signature : Fille d’alliance de Montaigne.
Elle faisait des vers pas trop mauvais, comme on l’a vu ;
mais ces vers la nourrissaient mal, et elle était dans un état
voisin de la misère, lorsque Bois-Robert, que l’on nommait
l e solliciteur des Muses affligées, sut sa détresse et
résolut de la présenter au cardinal de Richelieu.
Bois-Robert connaissait si bien sa puissance sur le
cardinal, qu’il disait :
– Je ne demande pas plus que d’être aussi bien dans
l’autre monde avec monseigneur Jésus-Christ que je suis
dans celui-ci avec monseigneur le cardinal.
Bois-Robert n’hésita point à conduire sa protégée
place Royale, et, par un hasard étrange, il lui donnait
rendez-vous, dans le salon d’attente de Son Éminence, le
jour même et à l’heure même où le cardinal comptait lui
dire de la lui amener.
La pauvre vieille fille se trouvait donc là à point nommé,
et semblait, en habile solliciteuse, avoir prévenu les désirs
du cardinal.
Ce fut, nous l’avons dit, avec un visage souriant qu’il la
reçut, et comme il connaissait son Paris littéraire sur le
bout du doigt, il la salua avec un compliment tiré tout entier
de vieux mots extraordinaires de son livre de l’Ombre.
Mais elle alors, sans se déconcerter.
– Vous riez de la pauvre vieille, dit-elle : mais riez, riez,
grand génie ! ne faut-il pas que le monde entier contribue à
votre divertissement !
Le cardinal, étonné de cette présence d’esprit et touché
de cette humilité, lui fit ses excuses.
Puis, se retournant vers Bois-Robert :
– Voyons, le Bois, dit-il, que veux-tu que nous fassions
pour Mlle de Gournay ?
– Ce n’est pas à moi de mettre des bornes à la
générosité de Votre Éminence, dit Bois Robert en
s’inclinant.
– Eh bien, reprit le cardinal, je lui donne deux cents écus
de pension.
C’était beaucoup pour cette, époque-là, et, surtout pour
une pauvre vieille fille. Deux cents écus faisaient douze
cents livres, et douze cents livres de cette époque en
faisaient quatre à cinq mille de la nôtre.
Aussi la demoiselle de Gournay commença-t-elle un
geste et une phrase de remercîment ; mais Bois-Robert,
qui n’était pas content et qui ne tenait pas le cardinal quitte
pour si peu, l’arrêta au milieu de son geste et au premier
mot de sa phrase.
– Monseigneur a dit deux cents écus ? dit le Bois.
– Oui, fit le cardinal.
– Bon pour elle, monseigneur, et elle vous en remercie ;
mais Mlle de Gournay a des domestiques.
– Ah ! elle a des domestiques ! fit le cardinal.
– Oui, une fille de noblesse ne peut se servir elle-même,
monseigneur comprendra cela.
– Je le comprends ; et quels domestiques a
Mlle de Gournay ? demanda le cardinal, décidé d’avance,
pour se l’acquérir, à faire en faveur de la solliciteuse tout ce
que lui demanderait Bois-Robert.
– Elle a Mlle Jamyn, répondit Bois-Robert.
– Oh ! monsieur Bois-Robert, murmura la vieille fille,
trouvant que Bois-Robert prenait bien des libertés sur le
terrain de la bienveillance du cardinal.
– Laissez-moi faire, laissez-moi faire, dit Bois-Robert :
je connais Son Éminence.
– Et qu’est-ce que c’est que Mlle Jamyn ? demanda le
cardinal.
– La bâtarde d’Amadis Jamyn, page de Ronsard.
– Je donne cinquante livres par an pour la bâtarde
d’Amadis Jamyn, page de Ronsard, répondit le cardinal.
La vieille fit un mouvement pour se lever, mais Bois-
Robert la fit rasseoir.
– Bon pour Mlle Jamyn, dit le solliciteur obstiné, et
lle
M de Gournay vous remercie en son nom ; mais elle a
encore ma mie Piaillon.
– Qu’est-ce que ma mie Piaillon ? demanda le cardinal,
tandis que la pauvre Mlle de Gournay faisait à Bois-Robert
des gestes désespérés auxquels celui-ci ne paraissait
point accorder la moindre attention.
– Ma mie Piaillon ? Votre Éminence ne connaît pas ma
mie Piaillon ?
– Non, le Bois, je l’avoue.
– C’est la chatte de Mlle de Gournay.
– Monseigneur, s’écria la vieille fille, excusez, je vous en
supplie.
Le cardinal fit un signe de la main pour la rassurer.
– Je donne vingt livres de pension à ma mie Piaillon, à
la condition qu’elle aura des tripes.
– Oui, elle en aura, et même des tripes à la mode de
Caen, si Votre Éminence l’exige, et M lle de Gournay vous
remercie au nom de ma mie Piaillon, monseigneur, mais…
– Comment, le Bois ? dit le cardinal ne pouvant
s’empêcher de rire, il y a un mais ?
– Oui, monseigneur ; mais ma mie Piaillon vient de
chatonner.
– Oh ! fit la demoiselle de Gournay confuse et joignant
les mains.
– Combien de chatons ? demanda le cardinal.
– Cinq !
– Ouais ! fit le cardinal, ma mie Piaillon est bien
féconde ; n’importe, le Bois, j’ajoute une pistole pour
chaque chaton.
Et maintenant, mademoiselle de Gournay, dit Bois-
Robert enchanté, je vous permets de remercier Son
Éminence.
– Pas encore, pas encore, dit le cardinal, et ce n’est
point à Mlle de Gournay de me remercier maintenant,
tandis que ce sera probablement à moi, au contraire, de la
remercier tout a l’heure.
– Bah ! fit Bois-Robert étonné.
– Laisse-nous seuls, le Bois, j’ai une grâce à demander
à mademoiselle.
Bois-Robert jeta un regard ébahi sur le cardinal, puis
sur Mlle de Gournay.
– Oui, je vois bien ce qui se passe dans votre esprit,
maître drôle, dit le cardinal ; mais si j’entends, le moindre
propos sur l’honneur de Mlle de Gournay venant de vous,
vous aurez affaire à moi. Attendez mademoiselle dans le
salon.
Bois-Robert salua et sortit ; il ne comprenait absolument
rien à ce qui se passait.
Le cardinal s’assura que la porte était bien refermée, et
s’approchant de Mlle de Gournay non moins étonnée que
Bois-Robert :
– Oui, mademoiselle, lui dit-il, j’ai une grâce à vous
demander.
– Laquelle, monseigneur ? fit la pauvre vieille fille.
– C’est de reporter vos souvenirs en arrière ; cela vous
sera facile ; vous devez avoir bonne mémoire, n’est-ce
pas ?
– Excellente, monseigneur, si ce n’est pas trop loin.
– Le renseignement que j’ai à vous demander concerne
un fait ou plutôt deux faits qui se sont passés du 9 au 11
mai 1610.
Mlle de Gournay fit un soubresaut à cette date, et
regarda le cardinal d’un œil qui trahissait l’inquiétude.
– Du 9 au 11 mai, répéta-t-elle, du 9 au 11 mai 1610,
c’est-à-dire l’année même où fut assassiné notre pauvre
cher roi Henri IV, le bien-aimé.
– Justement, mademoiselle, et le renseignement que
j’ai à vous demander est relatif à sa mort.
Mlle de Gournay ne répondit rien, mais son inquiétude
parut redoubler.
– Ne vous inquiétez point, mademoiselle, dit Richelieu,
l’espèce d’enquête que je vous fais subir ne vous concerne
aucunement. Et, bien loin de vous en vouloir, sachez, pour
n’en avoir de reconnaissance qu’à vous même, que c’est à
votre fidélité aux bons principes, à cette époque, bien plus
qu’à la sollicitation de Bois-Robert, que vous devez la
faveur, bien au-dessous de votre mérite, que je viens de
vous accorder.
– Excusez-moi, monseigneur, dit la pauvre fille toute
troublée, mais je n’y comprends rien.
– Deux mots suffiront pour vous mettre au courant : vous
avez connu une femme nommée Jeanne le Voyer, dame
de Coëtman ?
Cette fois, Mlle de Gournay tressaillit et pâlit visiblement.
– Oui, dit-elle, elle est du même pays que moi, mais
d’une trentaine d’années plus jeune, si toutefois elle vit
encore.
– Elle vous remit, le 9 ou le 10 mai, elle ne se rappelait
plus elle-même le jour précis, une lettre adressée à
M. de Sully, mais pour être communiquée au roi Henri IV ?
– Le 10 mai, oui, monseigneur.
– Vous savez ce que contenait cette lettre ?
– C’était un avis au roi qu’il devait être assassiné.
– La lettre nommait les auteurs du complot ?
– Oui, monseigneur, dit la demoiselle de Gournay toute
tremblante.
– Vous vous rappelez les personnes dénoncées par la
dame de Coëtman ?
– Je me les rappelle.
– Voulez-vous me dire leurs noms ?
– C’est bien grave, ce que vous me demandez là,
monseigneur !
– Vous avez raison ; je vais vous les nommer ; vous
vous contenterez de répondre oui ou non par un signe de
tête. Les personnes dénoncées par Mme de Coëtman
étaient : la reine-mère, Marie de Médicis, le maréchal
d’Ancre et le duc d’Épernon ?
La demoiselle de Gournay, plus morte que vive, fit de la
tête un signe affirmatif.
– Cette lettre, continua le cardinal, vous la remîtes à
M. de Sully, qui eut l’immense tort de ne pas la montrer au
roi et vous la rendit, se contentant de lui en parler.
– Tout cela est parfaitement exact, monseigneur, dit
Mlle de Gournay.
– Cette lettre, vous l’avez gardée ?
– Oui, monseigneur ; car deux personnes seulement
avaient le droit de me la réclamer ; le duc de Sully, auquel
elle était adressée, et la dame de Coëtman qui l’avait
écrite.
– Vous n’avez jamais entendu reparler de M. de Sully ?
– Non, monseigneur.
– Ni de la dame de Coëtman ?
– J’ai appris qu’elle avait été arrêtée le 13 ; je ne l’ai
pas revue depuis, et ne sais si elle est morte ou vivante.
– Donc vous avez cette lettre ?
– Oui, monseigneur.
– Eh bien, la grâce que j’ai à vous demander, ma chère
demoiselle, c’est de me la remettre.
– Impossible, monseigneur, dit M lle de Gournay avec
une fermeté dont un instant auparavant on l’eût crue
incapable.
– Pourquoi cela ?
– Parce que, comme j’avais l’honneur de le dire, il n’y a
qu’un instant, à Votre Éminence, deux personnes
seulement ont le droit de me réclamer cette lettre ; la dame
de Coëtman, qui a été accusée de complicité dans cette
sombre et douloureuse affaire et à qui elle peut servir de
justification, et M. le duc de Sully.
– La dame de Coëtman n’a pas besoin, à l’heure qu’il
est, de justification, attendu qu’elle est morte cette nuit,
entre une heure et deux heures, au couvent des Filles
repenties.
– Dieu ait son âme ! dit Mlle de Gournay en se signant,
ce fut une martyre.
– Et quant au duc de Sully, continua le cardinal, s’étant
si peu soucié de la lettre depuis dix-huit ans, il est probable
qu’il ne s’en soucie pas davantage aujourd’hui.
Mlle de Gournay secoua la tête.
– Je ne puis rien faire qu’avec la permission de
M. de Sully, dit-elle, surtout la dame de Coëtman n’étant
plus de ce monde.
– Et cependant, dit Richelieu, si je mettais les grâces
que je vous ai accordées au prix de cette lettre.
Mlle de Gournay se leva avec une dignité suprême.
– Monseigneur, dit-elle, je suis fille de noblesse et, par
conséquent gentilfemme, comme vous êtes gentilhomme…
Je mourrai de faim s’il le faut, mais ne ferai point une
chose que me reprocherait ma conscience.
– Vous ne mourrez pas de faim, noble fille, et votre
conscience ne vous reprochera rien, dit le cardinal avec
une visible satisfaction de voir tant de loyauté dans une
pauvre faiseuse de livres ; j’ai promesse de M. de Sully de
vous donner cette permission, et vous allez aller vous-
même à l’hôtel de Sully avec mon capitaine des gardes,
pour la lui demander.
Puis, appelant à la fois Cavois et Bois-Robert, qui
entrèrent chacun par une porte :
– Cavois, dit-il, vous allez conduire de ma part et dans
mon carrosse Mlle de Gournay chez M. le duc de Sully ;
vous ferez en sorte, en me nommant, qu’elle soit introduite
sans attendre ; puis l’accompagnerez, en carrosse
toujours, jusque chez elle, et là elle vous remettra une lettre
que vous ne rendrez qu’à moi.
Puis s’adressant à Bois Robert :
– Le Bois, ajouta-t-il, je double la pension de la
demoiselle de Gournay, de la bâtarde d’Amadis Jamyn, de
ma mie Piaillon et des chatons : est-ce bien cela, et n’ai-je
oublié personne ?
– Non, monseigneur, dit Bois-Robert au comble de la
joie.
– Vous vous entendrez avec mon trésorier, afin que
cette pension courre du 1er janvier de l’année 1628.
– Ah ! monseigneur, s’écria M lle de Gournay saisissant
la main de Richelieu pour la lui baiser.
– C’est à moi de baiser la vôtre, mademoiselle, dit le
cardinal.
– Monseigneur, monseigneur, fit M lle de Gournay
essayant de retirer sa main, à une vieille fille de mon âge !
– Main loyale vaut bien jeune main, dit le cardinal.
Et il baisa la main de Mlle de Gournay aussi
respectueusement que si elle n’eût eu que 25 ans.
Mlle de Gournay sortit par une porte avec Cavois, et
Bois-Robert par l’autre.
XIV
LE RAPPORT DE
SOUSCARRlÈRES.
Resté seul, le cardinal appela son secrétaire
Charpentier et lui demanda sa correspondance du jour.
Elle contenait trois lettres importantes :
Une de Beautru, l’ambassadeur, ou plutôt l’envoyé en
Espagne, car jamais Beautru ne fut ambassadeur en titre ;
sa position de demi-bouffon à la cour, nous dirions
d’homme d’esprit si nous ne craignions pas d’être
impertinent pour la haute diplomatie, ne permettant pas
qu’on lui donnât le titre d’ambassadeur.
La seconde, de La Saladie, envoyé extraordinaire en
Piémont, à Mantoue, à Venise et à Rome.
La troisième de Charnassé, envoyé de confiance en
Allemagne et chargé d’une mission secrète pour Gustave-
Adolphe.
Peut-être Beautru n’avait-il été choisi, par Mgr
de Richelieu, que parce qu’il était un des grands ennemis
de M. d’Épernon ; s’étant permis quelques plaisanteries
sur le duc, le duc le fit prendre par les Simon, déjà
mentionnés, on s’en souviendra, par Latil comme des
donneurs d’étrivières : encore mal remis de cet accident, et
les reins endoloris, il vint faire visite à la reine-mère,
s’appuyant sur une canne.
– Avez-vous donc la goutte, monsieur de Beautru, lui
demanda la reine-mère, que vous êtes obligé de vous
appuyer sur un bâton ?
– Madame, répondit le prince de Guéménée, Beautru
n’a pas la goutte, mais il porte le bâton comme saint
Laurent porte son gril, pour montrer l’instrument de son
martyre.
Étant en province, le juge d’une petite ville l’importunait
si souvent qu’il avait ordonné à son valet de ne plus le
laisser entrer ; le juge se présente ; malgré la défense, le
valet l’annonce.
– Ne t’ai-je pas ordonné, drôle, de trouver un prétexte
pour me débarrasser de lui ?
– Par ma foi oui, vous m’avez dit cela, mais je ne sais
que lui dire.
– Dis-lui que je suis au lit, pardieu !
Le valet sort et rentre.
– Monsieur, il dit qu’il attendra que vous soyez levé.
– Dis-lui que je suis malade, alors.
Le valet sort et rentre :
– Monsieur, il dit qu’il vous enseignera une recette.
– Dis-lui que je suis à l’extrémité.
Le valet sort et rentre.
– Monsieur, il dit qu’il veut vous faire ses adieux.
– Dis-lui que je suis mort.
Le valet sort et rentre.
– Monsieur, il dit qu’il veut vous jeter de l’eau bénite.
– Alors, fais-le entrer, dit Beautru avec un soupir ; je
n’aurais jamais cru trouver un homme plus entêté que moi.
Une des choses qui le recommandaient au cardinal,
c’était d’abord son honnêteté. Le cardinal disait de lui :
« J’aime mieux la conscience de Beautru, qu’on appelle un
bouffon, que celle de deux cardinaux de Bérulle. » Ce qui le
recommandait encore au cardinal c’était son souverain
mépris pour Rome, qu’il appelait une chemise
apostolique ; le cardinal lui communiqua un jour une
promotion de dix cardinaux nommés par Urbain XIII, et dont
le dernier s’appelait Fachinetti.
– Je n’en vois que neuf, dit Beautru.
– Bon ! et Fachinetti, dit le cardinal ?
– Excusez-moi, monseigneur, répondit Beautru, je
croyais que c’était le titre des neuf autres.
Beautru écrivait que l’Espagne n’avait point paru
prendre sa mission au sérieux. Le comte-duc Olivarès
l’avait conduit voir le poulailler du roi qui était bien tenu, et
lui avait dit qu’il ne doutait point que, dès que S.
M. Philippe IV saurait son arrivée, il ne lui envoyât della
gallos, ce qui en espagnol faisait un jeu de mots
médiocrement poli pour la France. Il ajoutait qu’il invitait le
cardinal à ne voir dans toutes les propositions que ferait
l’Espagne, qu’un moyen de gagner du temps, le cabinet de
Madrid étant lié par un traité avec Charles-Emmanuel pour
l’aider à prendre le Montferrat, quitte à le partager avec lui
quand il serait pris. Il recommandait surtout à son
Éminence de se défier de plus en plus de Fargis qui
appartenait de corps et d’âme – Beautru mettait l’âme en
doute, – mais tout au moins de corps, à la reine mère, et
qui ne faisait rien que sur les notes de sa femme,
lesquelles n’étaient rien autre chose que les instructions de
Marie de Médicis et d’Anne d’Autriche.
Richelieu, après avoir lu la dépêche de Beautru, fit un
imperceptible mouvement d’épaule et murmura :
– J’aimerais mieux la paix, mais je suis prêt à la guerre.
La dépêche de La Saladie était plus explicite encore.
Le duc Charles-Emmanuel, auquel Richelieu faisait
offrir, s’il voulait renoncer à ses prétentions sur le
Montferrat et sur Mantoue, la ville de Trin, avec douze mille
écus de rente en terres souveraines, avait refusé et avait
tout simplement répondu qu’il aimait autant Cazal que Trin,
et que Cazal serait pris avant que les troupes du roi fussent
à Lyon.
À l’arrivée de La Saladie à Mantoue, le nouveau duc qui
commençait à désespérer, avait repris courage, mais il
ajoutait qu’il fallait renoncer au premier plan, qui était de
faire débarquer le duc de Guise avec 7,000 hommes à
Gênes, les Espagnols gardant tous les passages de
Gênes dans le Montferrat. Le roi devait donc se contenter
de forcer le pas de Suze, position bien défendue, mais non
imprenable.
Après avoir vu le duc de Savoie et le duc de Mantoue,
La Saladie annonçait qu’il partait pour Venise.
Richelieu prit son cahier de notes et écrivit :
« Rappeler le chevalier Marini, notre ambassadeur à
Turin en lui ordonnant d’annoncer à Charles Emmanuel que
le roi le regarde comme un ennemi éclairé. »
Charnassé, dans l’intelligence duquel le cardinal avait
d’ailleurs la plus grande confiance, était parti longtemps
avant les deux autres, devant passer avant d’arriver en
Suède, par Constantinople et la Russie. M. de Charnassé,
sous le poids d’une grande douleur, venant de perdre une
femme qu’il adorait, avait sollicité du cardinal, cette
mission, qui l’éloignait de Paris. Il avait traversé
Constantinople, la Russie, et était arrivé près de Gustave.
La lettre du baron n’était qu’un long panégyrique du roi
de Suède, qu’il présentait à Richelieu comme le seul
homme capable d’arrêter le progrès des armes impériales
en Allemagne, si les protestants voulaient signer une ligue
avec lui.
Richelieu réfléchit un instant, puis comme s’il rompait
avec un dernier scrupule :
– Bon, fit-il, le pape dira ce qu’il voudra : au bout du
compte, je suis cardinal, et il ne peut me décardinaliser ;
mais la gloire et la grandeur de la France avant tout !
Et tirant un papier à lui, il écrivit :
– Exhorter le roi Gustave dès qu’il en aura fini avec les
Russes à passer en Allemagne au secours de ceux de sa
religion, dont Ferdinand méditait la perte.
« Promettre au roi Gustave que Richelieu lui fournira
une grosse somme d’argent, s’il seconde sa politique, et
laisser espérer que le roi de France attaquera en même
temps la Lorraine pour faire une diversion. »
Le cardinal, comme on le voit, n’oubliait pas la lettre en
chiffres que, huit jours auparavant, Rossignol avait
déchiffrée.
Enfin le cardinal ajoutait :
« Si l’entreprise du roi de Suède commence bien et
promet un bon succès, le roi de France ne gardera plus
aucun ménagement à l’endroit de la maison d’Autriche. »
« La lettre pour le chevalier Marini et la dépêche pour
Charnassé partiront le jour même.
Le cardinal en était là de son travail diplomatique,
lorsque Cavois rentra, lui rapportant la lettre de
Mme de Coëtman, dont M. de Sully avait donné décharge à
Mlle de Gournay.
Elle était conçue en ces termes :
« Au roi Henri IV, Majesté très-aimée !
« Prière instante au nom de la France, au nom de son
intérêt, au nom de sa vie de faire arrêter un homme nommé
François Ravaillac, connu partout sous le nom de Tueur du
Roi, qui m’a avoué à moi-même son dessein horrible, et
que l’on dit, j’ose à peine le répéter, poussé à ce parricide
par la reine, par le maréchal d’Ancre et par le duc
d’Épernon.
« Trois lettres étant écrites par moi, la très humble
servante de Sa Majesté, à la reine et étant restées sans
réponse, je m’adresse au roi et prie M. le duc de Sully, que
je crois le meilleur ami de Sa Majesté, et même je l’adjure
au besoin de mettre cette lettre sous les yeux du roi dont je
suis la très-humble sujette et servante,
« JEANNE LEVOYER, dame de COËTMAN. »
Richelieu fit un signe de satisfaction, indiquant que la
lettre était bien telle qu’il la désirait ; et ouvrant le tiroir
secret dans lequel était le fil correspondant à la chambre
de sa nièce, après avoir hésité s’il n’appellerait point celle-
ci, il referma le tiroir, s’apercevant que Cavois se tenait
debout devant lui et paraissait avoir encore quelque chose
à lui dire.
– Eh bien, Cavois, que veux-tu encore, importun ? lui
demanda-t-il de ce ton auquel ses familiers ne se
trompaient point, et qu’il prenait lorsqu’il était de belle
humeur.
– Éminence, c’est M. de Souscarrières qui vous fait
tenir son premier rapport.
– Ah ! c’est vrai ! va prendre le premier rapport de
M. de Souscarrières et apporte-le moi.
Cavois sortit.
Le cardinal, comme si l’annonce de Cavois lui eût
rappelé un souvenir oublié, se leva, alla à la porte de
communication donnant chez Marion Delorme, l’ouvrit et
ramassa le billet qui gisait sur le plancher.
Il contenait le renseignement suivant :
« Venu une seule fois, depuis huit jours, chez
Mme de La Montagne : on le croit amoureux d’une
demoiselle de la reine, nommée Isabelle de Lautrec. »
– Ah ! ah ! fit le duc, la fille du baron ; François
de Lautrec, qui est près du duc de Réthellois, à Mantoue !
Et il écrivit en note :
« Donner ordre au baron de Lautrec de rappeler sa fille
près de lui. »
Puis se parlant à lui-même :
– Comme mon intention est d’envoyer le comte
de Moret faire la guerre en Italie, murmura-t-il, il ira de
grand cœur, ne fût-ce que pour se rapprocher de sa bien-
aimée.
Comme il achevait de prendre cette note, Cavois entra
et lui remit un papier sous enveloppe aux armes de
Bellegarde.
Le cardinal déchira, l’enveloppe, déplia le papier et lut :
Rapport du sieur Michel, dit Souscarrières, à Son
Éminence le cardinal de Richelieu.
« Hier, 13 décembre, premier jour de l’exercice du sieur
Michel, dit Souscarrières ?
« M. Mirabel, ambassadeur d’Espagne, a pris une
chaise rue Saint-Sulpice, et s’est fait conduire chez le
joaillier Lopez, où il était rendu à onze heures du matin.
« Vers la même heure, M me de Fargis prenait une
chaise à la rue des Poulies et se faisait, de son côté,
conduire chez Lopez.
« Un des porteurs a vu l’ambassadeur d’Espagne
causer avec la dame de la reine et lui remettre un billet.
« À midi, M. le cardinal de Bérulle a pris une chaise,
quai des Galeries du Louvre, et s’est fait conduire chez
M. le duc de Bellegarde et chez le maréchal
de Bassompierre. Par mes relations dans la maison de
M. de Bellegarde, dont on s’obstine à me croire le fils, j’ai
su qu’il était question d’un conseil secret aux Tuileries, à
l’endroit de la guerre du Piémont. À ce conseil seront
convoqués M. de Guise et M. de Marillac. M. le cardinal
sera averti du jour. »
– Ah ! ah ! fit le cardinal, je me doutais bien que ce
drôle-là ne me serait pas inutile.
« Mme Bellier, femme de chambre de la reine, a pris
vers deux heures une chaise et s’est fait conduire chez
Michel Dauze, apothicaire de la reine, lequel a pris une
chaise à son tour, la nuit venue, et s’est fait conduire au
Louvre.
– Bon, murmura Richelieu, la reine régnante voudrait-
elle avoir son Vauthier comme la reine-mère ? nous la
surveillerons.
Puis, sur son cahier de notes il écrivit :
« Acheter M me Bellier, femme de chambre de la reine,
et Patrocle, écuyer de la petite écurie, son amant. »
« Hier, vers huit heures du soir, S. M. la reine-mère a
pris une chaise et s’est fait conduire chez la présidente de
Verdun, où se faisait conduire, de son côté, un astrologue
nommé le Censuré. L’entretien a duré une heure ; le
Censuré est sorti regardant à la lueur de la lanterne de la
chaise une très Belle bague de diamant, cadeau qui, selon
toute probabilité, lui venait de S. M. la reine-mère. On
ignore le sujet de la conversation.
« Hier soir, M. le comte de Moret a pris une chaise rue
Sainte-Avoie et s’est fait conduire à l’hôtel Longueville, où il
y avait grande réunion, et où se sont fait conduire,
également en chaise, M. d’Orléans, le duc
de Montmorency, Mme de Fargis…
« En sortant, Mme de Fargis a, dans le vestibule,
échangé quelques mots avec M. le comte de Moret. On n’a
entendu que ceux qui ont paru satisfaire également M. le
comte de Moret et Mme de Fargis, car Mme de Fargis s’est
éloignée en riant et M. le comte de Moret en chantant.
– Tout cela est excellent, murmura le cardinal,
continuons.
« Hier, entre onze heures et minuit, M. le cardinal
de Richelieu, déguisé en capucin…
– Ah ! ah ! fit le cardinal en s’interrompant.
– Puis il reprit ? avec une curiosité croissante :
– Déguisé en capucin, a pris une chaise rue Royale, et
s’est fait conduire rue de l’Homme Armé, à l’hôtellerie de la
Barbe peinte.
– Hum ! fit le cardinal.
« À l’hôtellerie de la Barbe peinte, où il est resté jusqu’à
une heure et demie dans la chambre d’Étienne Latil ; à une
heure et demie, Son Éminence est descendue et a donné
l’ordre de la conduire rue des Postes, au couvent des filles
repenties. »
– Diable ! diable ! »
Puis, la curiosité le poussant :
« Là il s’est fait ouvrir les portes par la sœur tourière, a
fait lever la supérieure, s’est fait conduire par elle à la loge
de la dame de Coëtman ; après un quart d’heure de
conversation, à travers la lucarne grillée de cette loge, il a
appelé ses deux porteurs et leur a ordonné de pratiquer
dans la muraille une ouverture par laquelle la dame
de Coëtman pût passer ; une demi-heure après, l’ordre de
Son Éminence était exécuté. »
Le cardinal s’arrêta un instant comme pour réfléchir, et
continua :
« Comme à sa sortie de la loge, la dame de Coëtman
était à peu près nue, Mgr le cardinal l’enveloppa dans sa
robe, et restant nu tête et en habit noir, la fit déposer dans
la chambre de la supérieure, près d’un grand feu, où la
dame de Coëtman se réchauffa et reprit des forces. À trois
heures, monseigneur envoya chercher une seconde chaise
pour la dame de Coëtman, et la conduisit chez le baigneur
Nollet, en face le pont Notre-Dame, où il donna quelques
ordres, continuant seul son chemin.
– Allons ! allons ! murmura le cardinal, le drôle est
habile, tant mieux, tant mieux ; continuons :
« À cinq heures-moins un quart, Son Éminence est
rentrée chez elle, place Royale, et à cinq heures et
quelques minutes, ayant changé de costume, elle est
remontée, en chaise avec son costume ordinaire, et s’est
fait conduire à l’hôtel Sully, où elle est restée une demi-
heure à peu près ; vers six heures un quart, elle rentrait
place Royale.
« Dix minutes après sa rentrée, Mme de Combalet
prenait une chaise à son tour, se faisait conduire chez le
baigneur Nollet, et après y être restée une heure à peu
près, ramenait, vers les huit heures du matin, chez elle, la
dame de Coëtman habillée en carmélite.
« Tel est le rapport que le sieur Michel, dit
Souscarrières, a l’honneur de soumettre à Son Éminence,
lui affirmant l’exactitude des faits qui y sont consignés.
« Et a signé : « MICHEL, dit SOUSCARRIÈRES. »
– Ah ! pardieu, s’écria le cardinal, voilà par ma foi, un
adroit coquin. Cavois ! Cavois !
Le capitaine des gardes entra :
– Monseigneur ?
– L’homme qui a apporté ce papier est-il encore là ?
demanda le cardinal.
– Monseigneur, répondit Cavois, si je ne me trompe,
c’est M. Souscarrières lui-même.
– Fais-le entrer, mon cher Cavois, fais-le entrer.
Comme si le seigneur de Souscarrières n’eût attendu
que cette autorisation, il parut sur le seuil de la porte du
cabinet, vêtu d’un costume sombre, mais élégant
néanmoins ; il fit une profonde révérence au cardinal.
– Venez ici, monsieur Michel, lui dit Son Éminence.
– Me voici, monseigneur, dit Souscarrières.
– Je ne m’étais pas trompé en vous donnant ma
confiance, vous êtes un homme habile.
– Si monseigneur est content de moi, je serai en même
temps un homme heureux.
– Très-content ; seulement, je n’aime pas les énigmes,
n’ayant pas le temps de les deviner. Comment se fait-il que
tous les détails qui me sont personnels soient venus aussi
exactement à votre connaissance ?
– Monseigneur, répondit Souscarrières avec un sourire
dans lequel on pouvait voir briller le contentement de lui-
même, je me suis douté que Votre Éminence voudrait tâter
en personne du nouveau mode de locomotion qu’il venait
d’autoriser.
– Eh bien ?
– Eh bien, monseigneur, je me suis embusqué rue
Royale, et j’ai reconnu Son Éminence.
– Après ?
– Après, monseigneur ; le plus grand des porteurs, celui
qui a frappé à la porte du couvent, qui a porté la dame
de Coëtman près du feu, qui a été chercher la chaise à
porteurs fermée à clef, c’était moi.
– Ah ! ma foi, fit le cardinal, vous m’en direz tant !
FIN DU DEUXIÈME VOLUME.
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Juillet 2011
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