Dumas-Le Comte de Moret - Tome I PDF

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Alexandre Dumas

LE COMTE DE MORET

Tome I

(1865)
PREMIER VOLUME
CHAPITRE 1er

L’HÔTELLERIE DE LA BARBE
PEINTE.
Le voyageur qui, pour ses affaires ou pour son plaisir,
venait, vers la fin de l’an de grâce 1628, passer quelques
jours dans la capitale du Royaume des Lys, comme on
disait poétiquement à cette époque, pouvait avec certitude
s’arrêter, recommandé ou non, à l’hôtellerie le la Barbe
Peinte, située rue de l’Homme armé ; il était, sûr d’y
trouver, chez maître Soleil, bon visage, bonne table et bon
gîte.
Il n’y avait point à s’y tromper d’ailleurs ; à part un
ignoble cabaret qui faisait le coin de la rue Sainte-Croix-
de-la-Bretonnerie, et qui, remontant au plus obscur moyen-
âge, avait, par son enseigne, représentant un homme
armé, donné son nom à cette ruelle, qui ne compte encore
aujourd’hui que cinq numéros impairs et quatre numéros
pairs, l’hôtellerie dans laquelle nous allons introduire nos
lecteurs tenait une place trop importante, et attirait les
chalands par une trop majestueuse inscription pour qu’un
voyageur, quel qu’il fût, eût l’idée d’aller plus loin, une fois
qu’il était arrivé en face d’elle.
En effet, outre le carré de fer-blanc, orné de découpures
à jour, qui grinçait au moindre vent, au bout d’une tringle
terminée par un croissant doré, carré, de fer-blanc qui
représentait le Grand-Turc, orné d’une barbe du ponceau le
plus éclatant, ce qui justifiait ce nom étrange de l’hôtellerie
de la Barbe peinte, on pouvait, sur la façade de la maison
et au-dessus de la porte d’entrée, lire le rébus suivant :

Ce qui signifiait, en adjoignant l’enseigne à l’inscription,


et en ne faisant qu’un des deux :

À LA BARBE PEINTE
SOLEIL
LOGE À PIED ET À CHEVAL.

L’enseigne de la Barbe peinte pouvait rivaliser


d’ancienneté avec celle de l’Homme armé, mais nous
devons avouer en notre qualité de romancier, qui nous
impose, à l’endroit de la vérité, des devoirs auxquels ne
s’astreignent pas toujours les historiens, que l’inscription
était toute moderne.
Il y avait deux ans à peine que l’ancien aubergiste,
avantageusement connu sous les noms et prénoms de :
Claude-Cyprien Mélangeois, – avait, pour la somme de
mille pistoles, cédé son établissement à maître Blaise-
Guillaume Soleil, son nouveau propriétaire ; or, ce nouveau
propriétaire, sans respect pour les droits séculaires des
hirondelles, qui faisaient leurs nids à l’extérieur, et des
araignées qui tissaient leurs toiles à l’intérieur, avait, à
peine l’acte de vente passé, appelé les peintres et les
tapissiers, fait gratter la façade, fait meubler les chambres
de son hôtellerie et fait tracer enfin, aux regards éblouis de
ses voisins, qui se demandaient où maître Soleil pouvait
prendre tout l’argent qu’il dépensait, le pompeux rébus que
nous avons eu l’honneur d’expliquer plus haut à nos
lecteurs, non point, Dieu nous en garde, par doute de leur
intelligence, mais par le désir, tout égoïste, de ne pas les
voir, pour faire une recherche dont nous pouvions leur
épargner la peine, s’arrêter inutilement au commencement
de notre récit.
Les vieilles femmes de la rue Sainte-Croix-de-la-
Bretonnerie et de la rue des Blancs-Manteaux avaient
d’abord, en vertu des qualités sibyllines qu’elles devaient à
leur âge avancé, prédit, eu hochant la tête de droite à
gauche, que tous ces embellissements porteraient malheur
à la maison, dont l’achalandage tenait justement à son
aspect connu depuis des siècles. Mais à leur grand dépit,
et au suprême étonnement de ceux qui les prenaient pour
oracles, la prédiction funeste ne s’était point réalisée, et
tout au contraire l’établissement avait prospéré, grâce à
une clientèle aussi nouvelle qu’inconnue, laquelle, sans
faire, tort à l’ancienne, avait augmenté, et nous dirons
même doublé les recettes que l’hôtellerie de la Barbe
peinte faisait, du temps où les hirondelles bâtissaient
tranquillement leurs nids aux coins des fenêtres, et où les
araignées tissaient non moins tranquillement leur toile aux
angles des appartements.
Mais, peu à peu, une certaine lueur s’était faite sur ce
grand mystère : le bruit avait circulé que Mme Marthe-
Pélagie Soleil, personne fort alerte, fort avenante, encore
jeune et encore jolie, vu qu’elle avait trente ans à peine,
était la sœur de lait d’une des dames les plus puissantes
de la cour, laquelle dame avait, de ses deniers, ou de ceux
d’une autre dame, encore plus puissante qu’elle, avancé à
maître Soleil l’argent nécessaire à son établissement, et
que c’était cette sœur de lait qui recommandait l’hôtellerie
de la Barbe peinte aux nobles étrangers que l’on voyait
depuis quelque temps circuler dans les rues, jusque-là,
assez mal fréquentées, du quartier de la Verrerie et de la
rue Sainte-Avoye.
Qu’y avait-il de vrai, qu’y avait-il de faux dans toutes,
ces rumeurs ? C’est ce que la suite de cette histoire nous
apprendra.
En tous cas, nous allons voir ce qui se passait dans une
salle basse de l’hôtellerie de la Barbe peinte, le 5
décembre 1628, c’est à-dire quatre jours après le retour du
cardinal de Richelieu de ce fameux siége de la Rochelle,
qui nous a fourni un des épisodes de notre roman des
Trois Mousquetaires, et cela vers quatre heures de l’après
midi, heure à laquelle, vu la hauteur des maisons et le
rapprochement des murailles, le crépuscule commençait et
doit commencer encore à tomber dans la rue de l’Homme
Armé.
Cette salle basse était occupée momentanément par un
seul personnage, mais comme ce personnage était un
habitué de la maison, il y faisait à lui seul autant de bruit et
y tenait autant de place que quatre buveurs ordinaires.
Il avait déjà vidé un pot de vin, et en était à la moitié du
second, se tenant couché sur trois chaises, s’amusant à
déchiqueter, avec la molette de ses éperons, la paille
d’une quatrième, tandis que de la pointe de sa dague, il
dessinait en creux sur la table un jeu de marelle en
miniature.
Sa rapière, dont la poignée était à la portée de sa main,
s’allongeait de sa hanche sur sa cuisse, et glissait comme
une couleuvre entre ses deux jambes croisées l’une sur
l’autre.
C’était un homme de 36 à 38 ans, dont on pouvait
d’autant mieux voir le visage, au dernier rayon de lumière
qui filtrait par les étroits vitraux losangés de plomb, donnant
sur la rue, qu’il avait suspendu son feutre à l’espagnolette
de la fenêtre. Il avait les cheveux, les sourcils et la
moustache noirs, le teint hâlé des hommes du Midi,
quelque chose de dur dans le regard et de railleur sur la
lèvre, qui, en se retroussant par un mouvement, facial,
pareil à celui du tigre, laissait voir des dents d’une
blancheur éclatante. Son nez droit et son menton en saillie
indiquaient la volonté poussée jusqu’à l’entêtement, tandis
que la courbe inférieure de sa mâchoire accentuée à la
manière de celle des animaux féroces, indiquait ce
courage irréfléchi dont il ne faut pas savoir gré à celui qui le
possède, puisqu’il n’est point chez lui le résultat du libre
arbitre, mais le simple produit d’instincts carnassiers ;
enfin, tout le visage, assez beau, offrait le caractère d’une
franchise brutale, qui pouvait faire craindre, de la part du
porteur de cette physionomie, des accès de colère et de
violence, mais qui ne laissait pas même soupçonner des
actes de duplicité, de ruse ou de trahison.
Quant à son costume, c’était celui des gentilshommes
inférieurs de l’époque, moitié civil, moitié militaire ; avec le
justaucorps de drap ouvert aux manches, la chemise
bouffant à la ceinture, les chausses larges et les bottes de
buffle abaissées au-dessous du genou. Tout cela propre,
mais sans luxe et empruntant une espèce d’élégance, à la
désinvolture de celui qui le portait.
Ce fut sans doute pour ne pas éveiller dans son hôte un
de ces accès de colère ou de violence auxquels il
paraissait se laisser aller avec une trop grande facilité, que
maître Soleil entra deux ou trois fois dans la salle basse où
il se trouvait, sans se permettre de faire la moindre
remontrance sur la double dévastation dans laquelle il
paraissait complétement absorbé, se contentant, au
contraire, de lui sourire chaque fois aussi agréablement
que possible, ce qui était d’ailleurs facile au brave hôtelier,
dont le faciès était aussi placide que celui du buveur était
mobile et irritable.
Cependant, à sa troisième ou quatrième apparition
dans la salle, maître Soleil ne put se retenir d’adresser la
parole à son habitué.
– Eh bien, mon gentilhomme, lui dit-il d’un ton de
bienveillance marquée, il me semble que depuis quelques
jours il y a du chômage dans les affaires ; si cela continue,
cette bonne Joyeuse – comme vous l’appelez – et il
montrait du doigt l’épée de celui auquel il adressait la
parole – court risque de se rouiller au fourreau !
– Oui, répondit le buveur de son ton goguenard, et cela
t’inquiète pour les dix ou douze pots de vin que je dois ?
– Oh ! Jésus Dieu, mon gentilhomme, vous m’en devriez
cinquante et même cent que je n’en dormirais pas moins
tranquillement, je vous le jure, sur les deux oreilles ! Non
pas, je vous connais trop depuis dix-huit mois que vous
fréquentez la maison, pour que cette sotte idée me soit
jamais venue, que je dusse perdre un denier avec vous ;
mais, vous le savez, dans tous les métiers, il y a des hauts
et des bas ; et le retour de Son Éminence le cardinal-duc
va nécessairement pendant quelques semaines faire
mettre les épées au clou. Je dis quelques semaines, car le
bruit court qu’il ne fait que toucher barre à Paris, et qu’il va
repartir avec le roi pour porter la guerre de l’autre côté des
monts. S’il en est ainsi, ce sera comme au temps du siége
de la Rochelle : au diable les édits ! et les écus pleuvront
de nouveau dans notre escarcelle.
– Eh bien ! c’est justement là où tu fais fausse route, ami
Soleil ; car, avant-hier soir et hier matin, j’ai travaillé comme
d’habitude en tout bien tout honneur ; de plus, comme il
n’est encore que quatre heures de l’après-midi, j’espère
bien trouver quelque bonne pratique avant que le jour
tombe tout à fait, et, tombât-il, comme dame Phœbé est
dans son plein, je compterais sur la nuit à défaut du jour.
Quant aux écus qui te préoccupent tant, non dans mon
intérêt mais dans le tien, tu vois, ou plutôt tu entends, – et le
buveur fit harmonieusement résonner le contenu de sa
poche – qu’il y en a encore quelques-uns dans l’escarcelle,
et que le gousset n’est pas tout à fait si vide que tu le crois ;
donc, si je ne règle pas mon compte hic et nunc, c’est tout
simplement que je veux le faire payer par le premier
gentilhomme qui viendra réclamer mes bons offices. Et
peut-être bien – continua l’hôte insoucieux de maître Soleil,
en se penchant vers la fenêtre et en appuyant son front
contre les carreaux – peut-être bien celui qui m’acquittera
envers toi, est-il celui-là, justement, que je vois venir du
côté de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, le nez en
l’air comme un homme qui cherche l’enseigne de la Barbe
peinte. Justement, il l’a vu, et paraît on ne peut plus
satisfait ! Éclipsez-vous donc, maître Soleil, et comme il est
évident que ce gentilhomme veut parler à moi, retournez à
vos lardoires et laissez les gens d’épée causer de leurs
petites affaires. À propos, éclairez ; car dans dix minutes, il
fera nuit comme dans un four, et j’aime à voir l’air des gens
avec qui je traite.
Le buveur ne se trompait point, car, en même temps
que son hôte, empressé d’obéir aux ordres qu’il venait de
recevoir de lui, disparaissait par la porte de la cuisine, une
ombre, interceptant un reste de jour entrant du dehors,
apparaissait sur le seuil de la porte d’entrée.
Le nouveau venu, avant de se hasarder par un jour si
douteux par la salle basse de l’hôtellerie de la Barbe
peinte, interrogea d’un regard prudent ses ténébreuses
profondeurs ; voyant alors que cette salle était occupée par
un seul individu, et que cet individu était, selon toute
probabilité, celui qu’il cherchait, il remonta son manteau, à
la hauteur de sa bouche et de ses yeux, de façon à se
cacher entièrement le visage, et s’avança vers lui.
Si l’homme au manteau craignait d’être reconnu, la
précaution n’était point inutile, car maître Soleil entra juste
à ce moment, émanant la lumière, comme l’astre dont il
portait le nom, puisqu’il tenait de chaque main une
chandelle allumée, qu’il alla déposer dans deux
chandeliers de fer-blanc, accrochés à plat contre le mur.
L’étranger le regarda faire avec une impatience qu’il ne
se donna point la peine de cacher. Il était évident qu’il eût
préféré demeurer dans la demi-obscurité où la salle se
trouvait dès son arrivée, demi-obscurité qui devait toujours
aller en augmentant, à mesure que la nuit tomberait.
Cependant, il demeura silencieux, se contentant de suivre
du regard, à travers l’étroite ouverture de son manteau, les
agissements de maître Soleil, et ce ne fut que quand la
porte par laquelle il était entré se fut refermée sur sa sortie
que, s’adressant au buveur qui ne paraissait faire aucune
attention à lui, il lui demanda, sans autre préambule :
– C’est vous qu’on appelle Étienne Latil, autrefois à
M. d’Épernon, puis capitaine dans les Flandres ?
Le buveur, qui était en train de porter son pot à sa
bouche au moment où la question lui fut faite, tourna, sans
remuer la tête, son œil vers celui qui l’interpellait, et,
comme la demande lui avait été adressée d’un ton qui ne
satisfaisait probablement pas la susceptibilité dont il se
piquait :
– Eh bien ! dit-il, quand ce serait moi, en effet, qui
m’appelasse de ces deux noms, en quoi cela peut-il vous
intéresser ?
Et il acheva de rapprocher de ses lèvres le broc, un
instant arrêté au milieu de la route qu’il avait à parcourir.
L’homme au manteau laissa au buveur tout le temps de
donner à sa dame-jeanne une accolade aussi tendre et
aussi prolongée qu’il lui plut de le faire, et, lorsque celui-ci
eut reposé le pot, à peu près vide, sur la table :
– J’ai l’honneur de vous demander, lui dit-il avec une
notable différence dans l’accent, si vous êtes le chevalier
Étienne Latil ?
– Ah ! voilà qui est déjà mieux, fit, avec un mouvement
de tête approbateur, celui auquel s’adressait la question.
– Alors, faites-moi la grâce de me répondre.
– Eh bien ! oui, mon gentilhomme, je suis Étienne Latil
en personne. Que lui voulez-vous, à ce pauvre Étienne ?
– Je veux lui proposer une bonne affaire.
– Une bonne affaire ! Ah ! ah !
– Mieux que bonne, excellente.
– Pardon – interrompit celui qui venait de reconnaître
que le prénom d’Étienne et le nom de Latil s’appliquaient
effectivement à lui : – mais, avant d’aller plus loin,
permettez-que ma susceptibilité prenne modèle sur la
vôtre. À qui ai-je l’honneur de parler ?
– Peu vous importe mon nom, pourvu que mes paroles
sonnent agréablement à votre oreille ?
– Vous vous méprenez, mon gentilhomme, si vous
croyez qu’à mon endroit cette musique-là suffit ; je suis
cadet de famille, c’est vrai, mais je suis de noblesse, et
ceux qui vous ont adressé à moi ont dû vous dire que je ne
travaille ni pour le menu peuple ni pour la petite
bourgeoisie. Si vous avez maille à partir avec quelque
artisan, votre compère, ou quelque boutiquier, votre voisin,
vous pouvez vous bâtonner mutuellement, sans que je m’en
mêle ou m’en soucie ; je n’interviens pas dans de pareils
démêlés.
– Je ne puis ni ne veux vous dire mon nom, maître Latil,
mais je ne fais aucune difficulté à ce que vous sachiez mon
titre. Voici une bague qui me sert de cachet et qui pourra
vous renseigner, pour peu que vous ne soyez point tout à
fait ignare en blason, sur le rang que j’occupe dans le
monde.
Et, tirant, une bague de son doigt, il la passa au bravo,
qui se rapprocha de la fenêtre, et, jetant sur elle un regard,
aux dernières lueurs du jour :
– Oh ! oh ! – dit-il – un onyx gravé comme on ne grave
qu’à Florence ! Vous êtes Italien et marquis, mon
gentilhomme ; nous savons ce que veulent dire la feuille de
vigne et les trois perles ; de plus, riche, ce qui ne gâte
jamais rien ; la pierre seule, sans sa monture, vaut quarante
pistoles.
– Cela vous suffit-il, et pouvons-nous causer
maintenant ? demanda l’inconnu, en reprenant sa bague, et
en la passant à une main blanche, longue et fine qu’il tira
de son manteau, et que, de son autre main gantée déjà, il
s’empressa de reganter à son tour.
– Oui, cela me suffit, et vous venez de faire vos preuves,
monsieur le marquis ; mais auparavant, et comme arrhes
du marché que nous allons conclure, il serait galant à vous,
quoique je ne vous en fasse point une condition, de payer
les dix ou douze pots de vin que je dois dans ce cabaret ;
je suis un homme d’ordre, et s’il m’arrivait un accident,
dans une de mes expéditions, je serais désolé de laisser
derrière moi une dette, si petite qu’elle fût.
– Qu’à cela ne tienne !
– Et ce serait, continua le buveur, mettre le comble à
votre galanterie, les deux pots que j’ai devant moi sonnant
le creux, d’en faire venir, pour les remplacer, deux autres,
avec lesquels nous nous gargariserons la gorge, car j’ai le
parler sec, et je trouve que les paroles mal humectées
écorchent la bouche d’où elles sortent.
– Maître Soleil ! cria l’inconnu en s’enfonçant d’un degré
de plus dans son manteau.
Maître Soleil parut, comme s’il se fût trouvé derrière la
porte, prêt à obéir aux ordres qui lui seraient donnés.
– Le compte de ce gentilhomme et deux pots de vin, du
meilleur !
L’aubergiste de la Barbe peinte disparut aussi
rapidement que le fait de nos jours, à travers une trappe
anglaise, un clown du Cirque olympique, et reparut
presqu’aussitôt, tenant deux pots de vin qu’il déposa, l’un à
la proximité de l’inconnu, l’autre devant maître Étienne Latil.
– Voilà ! dit-il ; quant au compte, c’est une pistole, cinq
sous, deux deniers.
– Voici un louis d’or de deux pistoles et demie – dit
l’inconnu en jetant sur la table la pièce annoncée ; – puis,
comme l’aubergiste portait la main à sa poche, sans doute
pour y chercher de la monnaie :
– Inutile que tu me rendes, dit-il, tu porteras la différence
à l’avoir de monsieur.
– À l’avoir – murmura le bravo – voilà un mot qui sent
son marchand d’une lieue ! Il est vrai que ces Florentins
sont tous marchands, et que leurs ducs eux-mêmes font
l’usure, ni plus ni moins que des juifs de Francfort ou des
Lombards de Milan ; mais, comme le disait notre hôte, les
temps sont durs, et l’on ne peut pas toujours choisir ses
clients.
Pendant ce temps, maître Soleil se retirait, en faisant
révérences sur révérences, et en jetant sur son hôte, qui
trouvait des seigneurs payant si largement ses dettes, des
regards de profonde admiration.
II

CE QUI ADVIENT DE LA
PROPOSITION FAITE PAR
L’INCONNU À MAITRE
ÉTIENNE LATIL.
L’inconnu suivit maître Soleil des yeux jusqu’à ce que la
porte se fût refermée sur lui, et alors, s’assurant qu’il était
bien seul avec Étienne Latil :
– Et maintenant, dit-il, que vous savez n’avoir plus
affaire à un croquant, êtes-vous disposé, mon cher
monsieur, à aider un cavalier généreux à se débarrasser
d’un rival qui l’importune ?
– On vient souvent me faire de pareilles offres, et
rarement je les refuse. Mais, avant d’aller plus loin, il me
semble qu’il serait bon de vous faire connaître mes prix.
– Je les connais : deux pistoles pour servir de second
dans un duel ordinaire, vingt-cinq pistoles pour appeler
directement, sous un prétexte quelconque, quand la partie
intéressée ne se bat pas, et cent pistoles pour chercher
une querelle, qui amène une rencontre immédiate, avec
une personne désignée, laquelle doit mourir sur place.
– Mourir sur place – répéta le spadassin. – Si elle ne
meurt pas, je rends l’argent, nonobstant les blessures faites
ou reçues.
– Je sais cela, et que, non seulement vous êtes une fine
lame, mais encore un homme d’honneur.
Étienne Latil s’inclina légèrement, et comme si l’on ne
faisait que lui rendre justice. En effet, il était homme
d’honneur à sa façon.
– Ainsi, continua l’inconnu, je puis compter sur vous ?
– Attendez ! n’allons pas si vite en besogne. Puisque
vous êtes Italien, vous devez connaître le proverbe : Che va
piano va sano. Allons doucement pour aller sûrement.
Avant tout, il faut connaître la nature de l’affaire, l’homme
dont il s’agit et à laquelle des trois catégories appartient le
traité que nous allons passer, lequel, je vous en préviens,
se fait toujours au comptant. Je suis trop vieux routier, vous
comprenez bien, pour agir à la légère.
– Voilà les cent pistoles toutes comptées dans cette
bourse, vous pouvez vous assurer que la somme y est.
Et l’inconnu jeta une bourse sur la table.
Malgré le son tentateur qu’elle rendit, le spadassin ne la
toucha point et la regarda à peine.
– Il paraît que nous voulons ce qu’il y a de plus fin, – dit-il
de ce ton railleur, qui avait, nous l’avons dit, donné un pli
particulier à sa bouche – nous voulons la rencontre
immédiate ?
– Suivie de mort, répondit l’inconnu, sans pouvoir,
quelque puissance qu’il eût sur lui-même, dominer le léger
tremblement qui agita sa voix.
– Alors, nous n’avons plus qu’à nous informer du nom,
de l’état et des habitudes de notre rival. Je compte agir
loyalement, selon ma coutume, et c’est justement à cause
de cela que j’ai besoin de connaître à fond la personne à
laquelle je m’adresserai. Tout dépend, vous le savez, ou
vous ne le savez pas, de la manière dont on engage le fer ;
or, on n’engage pas le fer avec un provincial nouvellement
débarqué comme avec un brave reconnu, avec un
godelureau comme avec un garde du roi, ou de M. le
cardinal. Si, pas renseigné du tout, ou mal renseigné par
vous, j’allais mal engager le fer, et qu’au lieu de tuer votre
rival, ce fût votre rival qui me tuât, cela ne ferait ni votre
affaire ni la mienne, puis enfin vous êtes trop juste pour ne
pas savoir que les risques auxquels on s’expose ne sont
pas tous dans la rencontre même, et que ces risques sont
d’autant plus grands que l’on s’adresse plus haut. Le moins
qui puisse m’arriver, si l’affaire fait un peu de bruit, c’est
d’aller passer quelques mois dans une bastille. Or, dans
les lieux humides et malsains, ou les cordiaux sont chers,
vous ne pouvez exiger que je me soigne à mes frais !
Toutes ces considérations doivent entrer en ligne de
compte. Ah ! s’il ne s’agissait que d’être votre second, et si
vous courriez les mêmes risques que moi, je serais plus
coulant ; mais vous ne comptez pas dégainer, n’est-ce
pas ? poursuivit assez dédaigneusement le spadassin.
– Non, pour cette fois, cela m’est impossible, et je vous
donne ma foi de gentilhomme que j’en suis aux regrets.
Cette réponse, au reste, fut faite d’un ton si ferme et si
calme tout à la fois, si éloigné en même temps de toute
faiblesse et de toute forfanterie, que Latil commença de
soupçonner qu’il s’était mépris et qu’il conversait avec un
homme qui, si chétive que fût sa mine, et, si mauvaise que
fût son apparence, n’eût point eu, pour se venger, recours à
l’épée d’un autre, si de graves considérations l’eussent
pas retenu la sienne au fourreau. Cette bonne opinion, que
le spadassin commençait à prendre de son interlocuteur,
s’augmenta encore lorsqu’à la suite de cette explication, il
laissa négligemment tomber ces mots :
– Quant à la question de vingt, de trente, de cinquante
pistoles de plus ou de moins, je sais ce qui est juste et je
n’aurai pas de contestation là-dessus.
– Alors, achevons, dit maître Étienne, quel est votre
ennemi ? Quand et comment faudra-t-il l’attaquer ? – Mais,
son nom d’abord ?
– Son nom importe peu, répondit l’homme au manteau,
nous irons ce soir ensemble rue de la Cerisaie, je vous
montrerai la porte du logis d’où il sortira, vers deux heures
après minuit, vous l’attendrez, et comme lui seul pourra
sortir à une heure si avancée de la nuit, une méprise est
impossible ; d’ailleurs je vous indiquerai les signes
auxquels vous pourrez le reconnaître facilement.
Le spadassin secoua la tête, repoussa la bourse pleine
d’or, avec laquelle il jouait du bout des doigts, et se
renversant sur sa chaise :
– Ce n’est point assez – dit-il – je vous l’ai dit et je vous
le répète : je veux savoir avant tout à qui j’ai affaire.
L’inconnu laissa échapper un signe d’impatience.
– En vérité – dit-il, – vous poussez trop loin le scrupule,
mon cher M. Latil. – Votre futur adversaire ne saurait, en
aucun cas, ni vous compromettre, ni vous résister : c’est un
enfant de vingt-trois ans à peine, depuis huit jours
seulement de retour à Paris, et que tout le monde croit
encore en Italie. D’ailleurs, vous le mettrez à terre avant
qu’il ait pu distinguer les traits de votre visage, que, pour
plus grande précaution, vous pouvez couvrir d’un masque.
– Mais savez-vous, mon gentilhomme, dit Latil, en
appuyant ses coudes sur la table et sa tête sur ses poings ;
savez-vous que votre proposition frise l’assassinat !
L’inconnu resta muet ; Latil, de son côté, secoua la tête,
et, repoussant la bourse tout à fait.
– En ce cas – dit-il – il ne me convient guère d’être votre
homme, et le genre de besogne auquel vous voulez
m’employer me va peu.
– Est-ce au service de M. d’Épernon que vous avez pris
tous ces scrupules ? mon bel ami, demanda l’inconnu.
– Non, répondit Latil, car je suis justement sorti du
service de M. d’Épernon parce que je les avais.
– Je vois cela ; vous n’avez pu vous entendre avec les
Simon !
Les Simon étaient les tortureurs du vieux duc.
– Les Simon ! dit Latil avec un geste de suprême
dédain, sont des donneurs d’étrivières, tandis que moi je
suis un donneur de coups d’épée.
– Allons ! dit l’inconnu, je vois qu’il faut doubler la
somme ; soit, je puis mettre deux cents pistoles à cette
fantaisie.
– Eh bien ! non, cela ne me décidera point. Je ne
travaille pas dans le guet-apens. Vous trouverez des gens
dont c’est la partie, vers Saint-Pierre-aux-Bœufs, c’est là
que les coupe-jarrets se tiennent habituellement. Mais que
vous importe, au surplus, que j’emploie ma manière à moi,
au lieu d’employer la vôtre, et que je le mène sur le pré,
pourvu que je vous en débarrasse. Ce que vous voulez,
n’est-ce pas c’est ne plus le rencontrer sur votre chemin ?
Eh bien ! du moment où vous ne l’y rencontrerez plus, vous
devez vous tenir pour satisfait.
– Il n’acceptera point votre appel.
– Ventrebleu ! il serait bien dégoûté !
Les Latil de Pompignac ne datent pas des croisades
comme les Rohan et les Montmorency, c’est vrai ! mais ils
sont d’honnête noblesse, et, quoique cadet de famille, je
me crois aussi noble que mes aînés !
– Il n’acceptera point, vous dis-je.
– Alors je le bâtonnerai de telle manière qu’il n’osera
plus, jamais se présenter devant la bonne compagnie.
– On ne le bâtonne pas.
– Oh ! oh ! c’est donc à M. le cardinal lui-même que
vous en voulez ?
L’inconnu ne répondit point, mais tira de sa poche deux
rouleaux de louis de cent pistoles chacun, qu’il posa sur la
table à côté de la bourse, mais dans un mouvement qu’il fit,
son chapeau se dérangea, et Latil put voir que son étrange
interlocuteur était bossu par derrière et par devant.
– Trois cents pistoles, dit le gentilhomme bossu,
peuvent-elles calmer vos scrupules et mettre fin à vos
objections ?
Latil secoua la tête et poussa un soupir.
– Vous avez des manières bien séduisantes, mon
gentilhomme, dit-il, et il est difficile de vous résister. En
effet, il faudrait avoir le cœur plus dur qu’une roche, sachant
un seigneur tel que vous dans l’embarras, pour ne pas
chercher avec lui un moyen de l’en tirer. Cherchons donc, je
ne demande pas mieux.
– Je n’en connais pas d’autres que celui-ci, répondit
l’inconnu, et deux autres rouleaux de la même essence et
de la même longueur, vinrent s’aligner près des deux
premiers. Mais, ajouta l’inconnu, c’est la limite de mon
imagination, ou de mon pouvoir, je vous en préviens :
refusez ou acceptez.
– Ah ! tentateur ! tentateur ! murmura Latil, en attirant à
lui la bourse et les quatre rouleaux, vous me ferez déroger
à mes principes et faillir à mes habitudes !
– Allons donc ! dit le gentilhomme, j’étais bien sûr que
nous finirions par nous entendre.
– Que voulez-vous ? Vous avez des façons tellement
persuasives, que l’on n’y saurait résister. Voyons,
convenons de nos faits : c’est dans la rue de la Cerisaie,
n’est-ce pas ?
– Oui.
– Pour ce soir ?
– Si c’est possible.
– Seulement, il faudra me le bien dépeindre pour que je
m’y trompe pas.
– Sans aucun doute. D’ailleurs, maintenant que vous
êtes raisonnable, que vous êtes bien à moi, que je vous ai
acheté, que je vous ai payé.
– Un instant, l’argent n’est pas encore dans ma poche.
– Allez-vous faire des difficultés.
– Non, mais poser des exceptions, exceptis exipiendis,
comme nous disions au collège de Libourne.
– Voyons ces exceptions.
– D’abord, ce n’est ni le roi ni M. le cardinal.
– Ni l’un ni l’autre.
– Ni un ami de M. le cardinal ?
– Non, ce serait plutôt un ennemi, au contraire.
– Et qu’est-il au roi ?
– Indifférent, mais je dois le dire, fort agréable à la
reine.
– Je comprends, un amoureux de Sa Majesté.
– Peut-être. La liste de tes exceptions est-elle
épuisée ?
– Ma foi oui ; pauvre reine ! reprit Latil, en portant la
main sur l’or, et en s’apprêtant à le faire passer de la table
dans sa poche, elle n’a pas de chance, on vient de lui tuer
le duc de Buckingham.
– Et – interrompit le gentilhomme bossu qui sans doute
voulait en finir avec les hésitations de Latil, et qui aimait
peut-être mieux qu’il reculât dans l’auberge que sur le
terrain, et voilà qu’on va lui tuer le comte de Moret.
Latil bondit sur sa chaise.
– Ouais ! – dit-il – le comte de Moret ?
– Le comte de Moret, répéta l’inconnu, vous ne l’avez
pas nommé dans votre exception, ce me semble ?
– Antoine de Bourbon ? – insista Latil, en appuyant ses
deux poings sur la table.
– Oui, Antoine de Bourbon.
– Le fils de notre bon roi Henri ?
– Le bâtard, vous voulez dire.
– Les bâtards sont les vrais fils des rois, attendu que les
rois les font, non point par devoir, mais par amour.
Reprenez votre or, monsieur, jamais je ne porterai la main
sur un fils de la maison Royale.
– Le fils de Jacqueline de Bueil n’est pas de la maison
royale.
– Mais le fils du roi Henri IV en est.
Puis se levant, croisant les bras, et fixant un regard
terrible sur l’inconnu.
– Savez-vous bien, monsieur, dit-il, que j’étais là, quand
on a tué le père !
– Vous ?
– Sur le marchepied de la voiture comme page de M. le
duc d’Épernon ; l’assassin a été obligé de m’écarter de la
main pour arriver jusqu’à lui. Sans moi, peut-être se
sauvait-il ; c’est moi qui me suis cramponné à son
pourpoint quand il a voulu fuir, et, tenez, tenez ! Latil montra
ses mains hachées de cicatrices, voici les traces des
coups de couteau qu’il m’a donnés pour me faire lâcher
prise ! Le sang du grand roi s’est mêlé au mien, monsieur,
et c’est à moi que vous venez proposer de répandre celui
de son fils ! Je ne suis ni un Jacques Clément, ni un
Ravaillac, entendez-vous ! Mais, vous… vous… vous êtes
un misérable !… Reprenez donc votre or, et déguerpissez
vivement, ou je vous cloue à la muraille comme une bête
venimeuse !
– Silence, sbire, dit l’inconnu en reculant d’un pas, ou je
te fais percer la langue et coudre les lèvres.
– Ce n’est pas moi qui suis un sbire, c’est toi qui es un
assassin, et comme je ne suis pas de la police et que ce
n’est point mon affaire de t’arrêter, pour que tu n’ailles pas
renouveler ton infâme proposition à un autre qui
l’accepterait peut-être, je vais anéantir à la fois et tes
machinations et ta vilaine personne crochue, et faire de ta
méchante carcasse, qui n’est bonne qu’à cela, un
épouvantail à moineaux ! En garde ! misérable !…
Et, en prononçant ces dernières paroles, en manière à
la fois de menace et d’avis, Latil avait vivement tiré sa
longue rapière du fourreau et en avait allongé un coup
vigoureux à son interlocuteur, comme suprême argument
de son inébranlable volonté de ne pas verser le sang.
Mais celui que cette botte devait percer d’outre en outre
et clouer en effet à la muraille comme un coléoptère, si elle
l’eût atteint, fit avec une souplesse et une agilité que l’on
n’eût pas dû attendre d’un homme atteint d’une pareille
infirmité, un bond en arrière, et, dégainant en même temps,
il retomba en garde devant Latil et se mit à lui fournir des
bottes si serrées et des feintes si rapides, que le
spadassin jugea qu’il fallait en appeler à tout ce qu’il avait
de science, de prudence et de sang froid ; puis, comme s’il
eût été charmé de rencontrer inopinément et au moment où
il s’y attendait le moins, un jeu qui pouvait rivaliser avec le
sien, il voulut faire durer la lutte par amour de l’art, et se
contenta de parer avec autant de précision qu’il eût pu faire
dans une académie d’armes, attendant que la fatigue ou
quelque faute de son antagoniste lui donnât le loisir de lui
porter un de ces coups de Jarnac qu’il connaissait si bien
et qu’il plaçait si avantageusement à l’occasion.
Mais l’irascible bossu, moins patient que lui, et las de
ne pas trouver le plus petit jour où faire glisser son épée,
se sentant d’ailleurs pressé peut-être plus vivement qu’il
l’eût voulu, voyant en outre que Latil, pour lui couper la
retraite, s’était placé entre la porte et lui, se mit à crier tout
à coup :
– À moi, mes amis ! à l’aide ! au secours ! on
m’assassine !
À peine le gentilhomme bossu avait-il fait cet appel, que
trois hommes qui s’étaient arrêtés, attendant leur
quatrième compagnon derrière la barrière de la rue de
l’Homme-Armé, se précipitèrent dans la salle basse, et
attaquèrent le malheureux Latil, qui, se retournant pour leur
faire face, ne put parer la botte que lui porta, en se fendant
jusqu’aux épaules, son premier adversaire ; et, comme en
même temps un des assaillants le frappait du côté opposé,
il reçut à la fois deux effroyables coups d’épée, dont l’un,
entrant par la poitrine, lui sortait par le dos, et dont l’autre,
entrant par le dos, lui sortait par la poitrine.
Latil tomba tout d’une pièce sur le carreau.
III

OÙ LE LECTEUR COMMENCE
À S’EXPLIQUER LA HAINE
QUE LE GENTILHOMME
BOSSU PORTAIT AU COMTE
DE MORET, ET CE QU’IL EN
ADVINT.
Quelques instants après qu’Étienne Latil, laissant
tomber son épée, s’était affaissé sur lui-même, rendant le
sang par ses deux terribles blessures, nous retrouvons le
gentilhomme bossu et ses trois compagnons à quelque
distance de la rue de l’Homme-Armé. Assis sur une borne,
l’œil sombre et la figure contractée, le premier adversaire
du spadassin semblait une de ces figures fantastiques que
l’imagination vagabonde des architectes du quatrième
siècle sculptait à l’angle des maisons.
Devant lui une espèce d’athlète de cinq pieds six
pouces de haut, lui parlait les bras croisés.
– Ah ! ça, Pisani, lui disait-il, tu es donc enragé de te
jeter sans cesse, et de nous jeter avec toi dans de
mauvaises affaires. Voilà un homme tué, il n’y a pas grand
malheur, c’était un sbire connu ; nous soutiendrons que tu
étais dans le cas de légitime défense, donc, il n’y aura pas
de poursuites à l’endroit de sa mort ; mais si je n’étais
point arrivé là et si je ne l’avais pas embroché d’un côté,
tandis que tu l’embrochais de l’autre, c’était toi qui étais
enfilé comme une mauviette.
– Eh bien ? répliqua celui qui avait nom Pisani, le grand
malheur, quand cela serait arrivé !
– Comment, le grand malheur ?
– Oui, qui te dit que, je ne cherche pas à me faire tuer ?
N’ai-je pas en vérité une riche carcasse à ménager, et pour
l’agréable vie que je mène, raillé des hommes, méprisé
des femmes, ne vaudrait-il pas autant être mort ou mieux
encore n’être jamais né ?
Et il leva son poing au ciel en grinçant des dents.
– Eh bien ! mais alors, si tu voulais te faire tuer, mon
cher marquis, si autant vaudrait pour toi être mort, pourquoi
nous avoir appelés à ton secours, au moment où l’épée
d’Étienne Latil allait probablement combler tous tes vœux ?
– Parce qu’avant de mourir, je veux me venger !
– Eh ! que diable ! quand on veut se venger et que l’on a
pour ami un homme qui s’appelle Souscarrières, on lui
conte ses petites affaires, et l’on ne va pas chercher un
coupe-jarret rue de l’Homme-Armé.
– J’ai été chercher un coupe-jarret, parce qu’il n’y avait
qu’un coupe-jarret qui pût me rendre le service que je
demandais de lui. Si Souscarrières eût pu me rendre ce
service, je ne me fusse adressé à personne, et pas même
à lui, je me fusse chargé moi-même d’appeler et de tuer
mon homme ; voir un rival que l’on déteste étendu à ses
pieds, se débattant dans les angoisses de l’agonie, c’est
une trop grande volupté pour se la refuser quand on peut la
prendre.
– Eh bien ! pourquoi ne la prends-tu pas ?
– Tu me feras dire ce que je ne veux pas, ce que je ne
peux pas dire.
– Eh ! dis, mordieu ! l’oreille d’un ami dévoué est un
puits où se perd tout ce que l’on y jette. Tu veux mal de
mort à un homme, bats-toi avec lui et tue-le.
– Eh ! malheureux ! s’écria Pisani emporté par sa
passion, est-ce que l’on se bat avec les princes du sang !
ou plutôt est-ce que les princes du sang se battent avec
nous autres, simples gentilshommes. Quand on veut être
débarrassé d’eux, il faut les faire assassiner !
– Et la roue ? dit le compagnon du gentilhomme, bossu
que nous avons entendu nom-Souscarrières.
– Lui mort, je me serais tué. Est-ce que je n’ai pas la vie
en horreur ?
– Ouais ! s’écria Souscarrières en se frappant le front,
est-ce que j’y serais par hasard ?
– C’est possible, fit Pisani, haussant insoucieusement
les épaules.
– Est-ce que l’homme dont tu es jaloux, mon pauvre
Pisani, est-ce que ce serait…
– Voyons, achève.
– Mais non, ce ne peut pas être ; celui-là est arrivé
depuis huit jours à peine d’Italie.
– Il ne faut pas huit jours pour aller de l’hôtel
Montmorency à la rue de la Cerisaie.
– Alors, c’est donc… – Souscarrières hésita un instant,
puis, comme si le nom s’échappait de sa bouche malgré
lui. – C’est donc le comte de Moret ?
Un blasphème terrible, qui s’échappa de la bouche du
marquis, fut sa seule réponse.
– Ah ! ah ! mais qui donc aimes-tu, mon cher Pisani ?
– J’aime madame de Maugiron.
– Ah ! la bonne histoire ! s’écria Souscarrières en
éclatant de rire.
– Est-ce donc si risible ce que je te dis là ? demanda
Pisani, en fronçant le sourcil.
– Madame de Maugiron, la sœur de Marion Delorme ?
– La sœur de Marion Delorme, oui !
– Qui demeure dans la même maison que son autre
sœur, madame de La Montagne ?
– Oui ! cent fois oui !
– Eh bien ! mon cher marquis, si tu n’as que cette raison
d’en vouloir au pauvre comte de Moret, et si tu veux le faire
tuer parce qu’il est l’amant de Mme de Maugiron, remercie
Dieu que ton désir n’ait pas été accompli, car un brave
gentilhomme comme toi aurait eu un remords éternel
d’avoir commis un crime inutile.
– Comment cela ? demanda Pisani, se dressant tout
debout.
– Parce que le comte de Moret n’est point l’amant de
Mme de Maugiron.
– Et de qui est-il donc l’amant ?
– De sa sœur, Mme de La Montagne.
– Impossible !
– Marquis, je te jure qu’il en est ainsi.
– Le comte de Moret, l’amant de Mme de La Montagne,
tu me le jures ?
– Foi de gentilhomme !
– Mais, l’autre soir, je me suis présenté chez
Mme de Maugiron.
– Avant-hier ?
– Oui, avant-hier.
– À onze heures du soir ?
– Comment sais-tu cela ?
– Je le sais, je le sais, comme je sais que
Mme de Maugiron n’est point la maîtresse du comte
de Moret.
– Tu te trompes, te dis-je.
– Alors, va toujours.
– Je l’avais vue dans la journée ; elle m’a dit que je
pouvais venir, que je la trouverais seule. J’ai repoussé le
laquais, je suis parvenu jusqu’à la porte de sa chambre à
coucher, j’ai entendu une voix d’homme.
– Je ne dis point que tu n’aies pas entendu une voix
d’homme. – Je dis seulement que cette voix n’était pas
celle du comte de Moret.
– Oh ! tu me damnes, en vérité !
– Tu ne l’as pas vu, le comte ?
– Si, je l’ai vu.
– Comment cela ?
– Je me suis embusqué sous la grande porte de l’hôtel
Lesdiguières, qui donne juste en face de la maison de
Mme de Maugiron.
– Eh bien ?
– Eh bien, je l’ai vu sortir, vu comme je te vois.
Seulement il ne sortait pas de chez Mme de Maugiron, il
sortait de chez Mme de La Montagne.
– Mais alors ! mais alors ! s’écria Pisani – quel était
donc l’homme dont j’ai entendu la voix chez
Mme de Maugiron ?
– Bah ! marquis, soyez philosophe.
– Philosophe !
– Oui, à quoi bon vous en inquiéter ?
– Comment à quoi bon m’en inquiéter. Je m’en inquiète
pour le tuer donc, si ce n’est pas un fils de France.
– Pour le tuer ! Ah ! ah ! fit Souscarrières avec un accent
qui ouvrit au marquis tout un horizon de doutes étranges.
– Certainement ! répondit-il, pour le tuer.
– Vraiment ! comme cela, tout grouillant ! sans dire
gare ! continua Souscarrières avec un accent de plus en
plus gouailleur.
– Oui ! oui ! oui ! cent fois oui !
– Eh bien ! dit Souscarrières, tuez-moi donc, mon cher
marquis, car cet homme, c’était moi.
– Ah ! Schelme ! s’écria Pisani, en grinçant des dents et
en tirant son épée. – défends-toi.
– Ah ! tu n’as pas besoin de m’en prier, mon cher
marquis, dit Souscarrières en bondissant en arrière et en
retombant en garde l’épée à la main, – à tes ordres.
Alors, malgré les cris de leurs compagnons qui ne
comprenaient rien à tout ce qui se passait, commença
entre le marquis Pisani et le seigneur de Souscarrières un
combat furieux, d’autant plus terrible qu’il avait lieu sans
autre lumière que celle qui descendait d’une lune trouble et
voilée. – Combat ou chacun, autant par amour de la vie
que pour toute autre cause, déploya toute sa science en
escrime. Souscarrières, qui excellait à tous les exercices
du corps, était évidemment le plus fort et le plus adroit,
mais les longues jambes de Pisani, la manière exagérée
dont il était fendu, lui donnaient un grand avantage pour
l’inattendu de ses attaques et la distance de ses retraites ;
enfin, au bout d’une vingtaine de secondes, le marquis
Pisani poussa un cri, qui eut peine à passer entre ses
dents serrées, baissa le bras, le releva, mais,
presqu’aussitôt, laissa tomber son épée dont il ne pouvait
plus supporter le poids, alla s’adosser au mur, jeta un
soupir et s’affaissa sur lui-même.
– Ma foi, dit Souscarrières en baissant son épée à son
tour, vous êtes témoin que c’est lui qui l’a voulu.
– Hélas ! oui – répondirent ses compagnons.
– Et vous attesterez que tout s’est passé dans les
règles de l’honneur.
– Nous l’attesterons.
– Eh bien, maintenant, comme je ne veux pas la mort,
mais la guérison du pécheur, portez M. de Pisani chez
madame sa mère, et courez chercher Bouvard, le
chirurgien du roi.
– C’est en effet ce que nous avons de mieux à faire.
Aidez-moi, mon ami, heureusement nous sommes à
cinquante pas à peine de l’hôtel de Rambouillet.
– Ah ! dit l’autre, quel malheur ! une partie qui avait si
bien commencé !
Et tandis qu’ils emportaient le plus doucement possible
le marquis Pisani chez sa mère, Souscarrières
disparaissait au coin de la rue des Orties et de la rue
Fromenteau, en disant :
– Ces damnés bossus, je ne sais pas ce qui les enrage
contre moi ! voilà le troisième auquel je suis obligé de
passer mon épée au travers du corps, pour me
débarrasser de lui !
IV

L’HÔTEL DE RAMBOUILLET.
Le célèbre hôtel Rambouillet était situé entre l’église
Saint-Thomas-du-Louvre, bâti vers la fin du douzième
siècle, sous l’invocation de Saint-Thomas, martyr, et
l’hôpital des Quinze-Vingts, fondé sous le règne de Louis
IX, à son retour d’Égypte, en faveur de trois cents, ou,
comme on disait alors, de « quinze-vingts »
gentilshommes, à qui les Sarrazins avaient crevé les yeux.
La marquise de Rambouillet, qui l’avait fait bâtir, et nous
allons dire comment tout à l’heure – était née en 1588, –
c’est-à-dire l’année où le duc de Guise et son frère furent
assassinés aux États de Blois, par ordre de Henri III. – Elle
était la fille de Jean de Vivone, marquis de Pisani, et de
Julie Savelli, dame romaine de l’illustre famille des Savelli,
qui a donné deux papes : Honoré III et Honoré IV, à la
chrétieneté – et une sainte à l’Église : sainte Lucine.
Elle avait, à l’âge de douze ans, épousé le marquis
de Rambouillet, de la maison d’Angennes, – maison illustre
qui, de son côté, avait donné le cardinal de Rambouillet, et
ce marquis de Rambouillet ! qui fut vice-roi de Pologne en
attendant l’arrivée de Henri III.
En 1606, c’est-à-dire après six ans de mariage,
M. de Rambouillet avait, dans un moment de gêne, vendu
l’hôtel Pisani à Pierre Forget Dufresnes. – La vente avait
été faite moyennant la somme de 34,500 livres tournois ; –
puis celui-ci l’avait, en 1624, au prix de 30,000 écus,
revendu au cardinal-ministre, qui l’avait fait abattre, et, au
moment où nous sommes arrivé, était occupé à faire bâtir
sur le même terrain le Palais-Cardinal ; en attendant que ce
palais, dont on disait des merveilles, fût en état d’être
habitable, Richelieu avait deux maisons de campagne –
l’une à Chaillot – l’autre à Rueil, et place Royale, une
maison de ville, attenant à celle qu’habitait Marion
Delorme.

La marquise de Rambouillet, après la vente de l’hôtel


Pisani à Pierre Forget Dufresne, était restée avec la petite
maison de son père située rue Saint-Thomas-du-Louvre –
cette maison s’était trouvée trop étroite pour elle, ses six
enfants et son nombreux domestique. Ce fut alors qu’elle
se décida de faire bâtir ce fameux hôtel Rambouillet, qui
eut une si grande réputation dans la suite. Mais,
mécontente des plans que lui présentaient les architectes,
le terrain tout biscornu étant difficile à utiliser, elle déclara
qu’elle ferait son plan elle-même. Longtemps, elle chercha
inutilement ce plan, mais un beau jour elle s’écria, comme
Archimède : « Je l’ai trouvé ! », se fit apporter du papier et
une plume, et immédiatement fit le dessin intérieur et
extérieur de son hôtel, et cela avec un goût si parfait, que la
reine Marie de Médicis, alors régente, et occupée à faire
bâtir le Luxembourg, quoiqu’elle eût vu à Florence, dans sa
jeunesse, les plus beaux palais du monde, et qu’elle eût fait
venir de cette autre Athènes les premiers architectes de
l’époque, envoya ceux-ci demander des conseils à
Mme de Rambouillet et prendre exemple sur son hôtel.

L’aîné des filles de la marquise de Rambouillet, et


même de tous ses enfants, était la belle Julie-Lucine
d’Angennes, qui fit encore plus de bruit que sa mère :
après l’adultère épouse de Ménélas, qui lança l’Europe sur
l’Asie, il n’y a point de femme dont la beauté ait été plus
hautement et plus généralement chantée sur tous les tons
et sur tous les instruments. Aucun de ceux dont elle conquit
le cœur ne rentra jamais dans la possession du bien qu’il
avait perdu. Ce furent des blessures sinon mortelles, du
moins inguérissables, que celles que firent les beaux yeux
de Mme de Montausier. Ninon de Lenclos eut ses martyrs,
mais Julie d’Angennes eut ses mourants.
Elle était née en 1600, avait 28 ans, et quoiqu’ayant
passé la première jeunesse, était, à l’époque où nous
sommes arrivé, dans tout l’éclat de sa beauté.
Madame de Rambouillet avait quatre filles que leur
aînée effaça, et qui restèrent à peu près inconnues. Trois
d’ailleurs entrèrent en religion : ce furent Mme d’Hieres,
Mme de Saint-Étienne, Mme Pisani, et la dernière enfin,
Claire-Angélique d’Angennes, qui fut la première femme
de M. de Grignan.
Nous avons, dans les premiers chapitres de ce livre, fait
connaissance avec l’aîné de ses fils, le marquis de Pisani ;
elle avait eu un second fils qui était mort à l’âge de huit ans,
sa gouvernante ayant été voir un pestiféré et ayant eu
l’imprudence d’embrasser le pauvre enfant, au retour de
l’hôpital. Elle et lui moururent de la peste en deux jours.
L’originalité, qui faisait le caractère particulier de ce
brillant hôtel Rambouillet était d’abord la passion
qu’inspirait la belle Julie à tout homme de nom qui
l’approchait, et le dévouement que les domestiques
portaient à la famille. Le gouverneur du marquis Pisani,
Chavaroche, était, avait toujours été et devait toujours être
un des mourants de la belle Julie. Lorsque celle-ci, après
douze ans d’attente, s’était décidée, à l’âge de trente-neuf
ans, à couronner la flamme de M. de Montausier, elle eut
une couche très-laborieuse. On chargea alors Chavaroche,
car on savait l’empressement qu’il y mettrait, d’aller
chercher la ceinture de sainte Marguerite, relique
renommée pour faciliter les accouchements, à l’abbaye de
Saint-Germain qui la tenait en dépôt. Chavaroche y courut,
mais, comme il n’était que trois heures du matin, il trouva
les religieux couchés et fut obligé, malgré son impatience,
d’attendre près d’une demi-heure.
– Ah ! s’écria-t-il, par ma foi, voilà de beaux moines, qui
dorment tandis que Mme de Montausier accouche !
Et, à partir de ce moment, Chavaroche parla toujours
mal des moines de l’Abbaye de Saint-Germain.
Après Chavaroche, et en descendant un degré vers la
domesticité, on rencontrait, sa longue épée lui battant les
jambes, sa royale lui descendant jusqu’à la poitrine, Louis
de Neuf-Germain, qui prenait le titre de poète hétéroclite
de MONSIEUR, frère du roi.
Il avait – Neuf-Germain, bien entendu – une maîtresse
rue Gravillier, la dernière rue de Paris où un galant homme
dût chercher une maîtresse ; aussi certain filou, qui
prétendait avoir un droit d’antériorité sur la donzelle, trouva
mauvais que Neuf-Germain lui fit visite ; ils se querellèrent
dans la rue ; le filou prit Neuf Germain par sa royale et tira
si bien, que la royale tout entière lui resta dans la main.
Neuf-Germain, qui portait toujours l’épée, et qui avait
donné ses premières leçons d’armes au marquis Pisani,
porta de cette épée, à son antagoniste, un coup qui lui fit
lâcher prise, si bien que le bouquet de barbe qu’il tenait
dans sa main tomba à terre ; le filou blessé se sauva en
hurlant, poursuivi par la moitié des spectateurs que cette
querelle avait attirés ; l’autre moitié resta autour de Neuf-
Germain, l’exaltant et criant : bravo ! tandis qu’il continuait à
battre l’air de sa rapière, défiant le filou, qui n’avait garde
de revenir. Neuf-Germain parti, un savetier qui connaissait
le vainqueur pour appartenir à l’hôtel Rambouillet, dont la
réputation avait ses racines dans le plus bas peuple,
s’aperçut que cette vénérable barbe, arrachée à son
menton, était restée sur le champ de bataille ; il la ramassa
soigneusement jusqu’au dernier poil, la plia dans un papier
blanc, et s’achemina vers l’hôtel Rambouillet. On était en
train de dîner lorsqu’il cogna à la porte, et que l’on vint dire
au marquis qu’un savetier de la rue Gravillier demandait à
lui parler.
La nouvelle était assez inattendue pour que
M. de Rambouillet désirât savoir ce que le savetier avait à
lui dire.
– Faites-le entrer, dit-il.
L’ordre est exécuté, le savetier entre, tire sa révérence,
et s’approchant de M. de Rambouillet :
– Monsieur le marquis, dit-il, j’ai l’honneur de vous
rapporter la barbe de M. de Neuf-Germain, que celui-ci a
eu le malheur de perdre devant ma porte.
Sans trop savoir ce que cela voulait dire,
M. de Rambouillet tira de sa poche un de ces nouveaux
écus que l’on venait de frapper à l’effigie de Louis XIII et
que l’on nommait des louis d’argent, et le donna au
savetier qui se retira au comble de la satisfaction, non pas
d’avoir reçu un écu, mais d’avoir eu l’honneur de voir à
table, mangeant comme de simples mortels,
M. de Rambouillet et sa famille.
Or, M. de Rambouillet et sa famille en étaient encore à
regarder, sans y rien comprendre, cette poignée de barbe,
lorsque Neuf-Germain entra avec son menton plumé et
raconta l’aventure, tout surpris que, quelque diligence qu’il
eût faite pour revenir à l’hôtel, sa barbe y fût arrivée avant
lui.
Un étage plus bas, on rencontrait l’écuyer, ou plutôt le
quinola Silésie, – on appelait quinola à cette époque un
écuyer de second ordre, – autre fou d’un autre genre, car
tout le monde à l’hôtel Rambouillet avait sa folie ; aussi
Mme de Rambouillet appelait-elle Neuf-Germain son fou
interne et Silésie son fou externe, attendu qu’il logeait avec
sa femme et ses enfants hors de l’hôtel, mais à quelques
pas seulement.
Un matin, tous les gens qui habitaient la même maison
que Silésie, vinrent se plaindre au marquis, lui disant que
depuis les chaleurs, il n’y avait pas moyen de dormir sous
le même toit que son écuyer.
M. de Rambouillet l’appela devant lui.
– Quel sabbat fais-tu donc la nuit ? lui demanda-t-il, que
tous les voisins se plaignent de ne pouvoir fermer l’œil un
instant.
– Sauf votre respect, M. le marquis, répondit Silésie, je
tue mes puces.
– Et comment mènes-tu si grand bruit en tuant tes
puces ?
– Parce que je les tue à coups de marteau.
– À coups de marteau ! Explique-moi cela, Silésie.
– Monsieur le marquis a dû remarquer qu’aucun animal
n’a la vie plus dure qu’une puce.
– C’est vrai.
– Eh bien, je prends les miennes, et de peur qu’elles ne
s’échappent dans ma chambre, je les porte sur l’escalier et
à grands coups de marteau, je les écrase.
Et, quelque chose que pût lui dire le marquis, Silésie
continua de tuer ses puces de la même façon jusqu’à ce
que, pendant une nuit, où il était probablement mal réveillé,
il manqua la première marche et roula du haut en bas de
l’escalier.
Quand on le ramassa, il avait le cou rompu.
Après Silésie, venait maître Claude l’argentier, espèce
de Jocrisse, fanatique des exécutions, et qui, quelques
observations que l’on pût lui faire sur la cruauté du
spectacle, n’en manquait pas une. Cependant trois ou
quatre eurent lieu les unes à la suite des autres, sans que
maître Claude bougeât de la maison.
Inquiète de cette insouciance, la marquise lui en
demanda la cause.
– Ah ! madame la marquise, lui répondit maître Claude,
en secouant la tête d’un air mélancolique, je ne prends plus
aucun plaisir à voir rouer.
– Et pourquoi cela ? lui demanda sa maîtresse.
– Imaginez-vous que, depuis le commencement de
cette année, ces coquins de bourreaux étranglent les
patients avant que de les rouer ! J’espère qu’un jour on les
rouera eux-mêmes, et j’attends ce jour-là pour retourner en
Grève.
Un jour, ou plutôt un soir, il alla pour voir le feu d’artifice
de la Saint-Jean, mais, au moment où l’on allait allumer la
première fusée, se trouvant derrière un curieux plus grand
que lui de la tête, gros à l’avenant, qui l’empêchait de voir,
il eut l’idée, pour n’être gêné par personne, d’aller à
Montmartre ; seulement lorsqu’il arriva tout essoufflé au
haut de la butte, et qu’il se retourna du côté de l’Hôtel de
Ville, le feu d’artifice était tiré, de sorte que ce soir-là, au
lieu de mal voir, Claude ne vit rien du tout.
Mais ce qu’il vit en détail et ce qui lui fit grand plaisir à
voir, ce fut le trésor de Saint-Denis. Aussi à son retour,
interrogé par la marquise :
– Ah ! madame – dit-il – que de belles choses ils ont,
ces coquins de chanoines !
Et il commença d’énumérer les croix ornées de
pierreries, les chapes brodées de perles, les ostensoirs en
or, les crosses en argent ; – et puis, ajouta-t-il – le plus
important que j’oubliais.
– Qu’appelez-vous le plus important, maître Claude ?
– Eh donc, madame la marquise, le bras de notre voisin
qu’ils ont.
– De quel voisin ? demanda Mme de Rambouillet, qui se
demandait inutilement lequel de ses voisins pouvait avoir
eu l’idée de déposer son bras au trésor de Saint-Denis.
– Eh ! pardieu-! le bras de notre voisin Saint Thomas,
madame, nous n’en n’avons pas de plus proche, puisque
nous touchons à son église.
Il y avait encore à l’hôtel Rambouillet deux autres
serviteurs qui ne déparaient pas la collection : un secrétaire
nommé Adriani, et un brodeur nommé Dubois. Le premier
publia un volume de poésies qu’il dédia à
M. de Schomberg ; l’autre, se prétendant entraîné par la
vocation, se fit capucin ; mais la vocation ne fut point
persistante, de sorte qu’avant la fin de son noviciat, il sortit
de son couvent, et n’osant aller redemander sa place chez
Mme de Rambouillet, il se fit portier des comédiens de
l’hôtel de Bourgogne, afin, disait-il, de revoir encore
Mme de Rambouillet, si par hasard il lui prenait l’envie
d’aller au théâtre.
En effet, le marquis et la marquise de Rambouillet
étaient adorés de leurs serviteurs ; un soir, l’avocat Patru –
celui qui introduisit à l’Académie la mode des discours de
remerciements, – soupait à l’hôtel de Nemours avec l’abbé
de Saint-Spire, un des deux prononça le nom de la
marquise de Rambouillet ; le sommelier, nommé Audry, qui
traversait la salle, après avoir donné aux domestiques
inférieurs ses ordres sur le vin qu’il devait leur servir,
entendit le nom de la marquise et s’arrêta ; puis, comme
les deux convives continuaient d’en parler, le sommelier
congédia tous les autres domestiques.
– Que diable faites-vous donc, Audry ? demanda Patru.
– Eh ! messieurs ! s’écria le sommelier, j’ai été douze
ans à Mme de Montausier, et, puisque vous avez eu
l’honneur d’être des amis de Mme la marquise, personne ne
vous servira ce soir que moi.
Et, au mépris de sa dignité, prenant la serviette aux
mains du domestique et la mettant sur son bras, le digne
sommelier se tint debout derrière les convives et les servit
jusqu’à la fin du souper.
Et maintenant que nous avons fait connaissance avec
les maîtres, les commensaux et les serviteurs de l’hôtel
Rambouillet, introduisons nos lecteurs dans le susdit hôtel,
un soir où nous y verrons les principales célébrités de
l’époque.
V

CE QUI SE PASSAIT À
L’HÔTEL RAMBOUILLET, AU
MOMENT OÙ
SOUSCARRIÈRES SE
DÉBARRASSAIT DE SON
TROISIÈME BOSSU.
Or, pendant cette soirée du 5 décembre 1628, où nous
avons ouvert dans l’hôtellerie de la Barbe peinte le premier
chapitre de ce livre, toutes les illustrations littéraires de
l’époque, tout ce qui formait cette société, qui plus tard
tomba dans le ridicule, et que ridiculisa Molière, était
rassemblé dans l’hôtel de la marquise, non point comme
visiteurs ordinaires, familiers de la maison, mais comme
invités, chacun d’eux ayant reçu un billet de
Mme de Rambouillet qui lui annonçait qu’il y avait chez elle
assemblée extraordinaire.
Aussi n’était-on pas venu, on était accouru.
Tout était événement, à cette bienheureuse époque où
les femmes commençaient à prendre une influence sur la
société ; la poésie était en enfantement ; elle avait, dans le
siècle précédent, donné Marot, Garnier et Ronsard ; elle
bégayait ses premières tragédies, ses premières
pastorales, ses premières comédies, avec Hardy,
Desmarets, Rességuier, et elle allait, grâce à Rotrou, à
Corneille, à Molière et à Racine, placer par sa littérature
dramatique la France à la tête de toutes les nations, et
parfaire cette belle langue, qui, créée par Rabelais, épurée
par Boileau, filtrée par Voltaire, devait devenir, à cause de
sa clarté, la langue diplomatique des peuples civilisés. La
clarté est la loyauté des langues.
Le grand génie du seizième siècle, et, disons mieux, de
tous les siècles, William Shakespeare, était mort il y avait
douze ans, connu des seuls Anglais. La popularité
européenne du grand poète d’Élisabeth, que l’on ne s’y
trompe pas, est toute moderne. Aucun des beaux esprits
rassemblés chez Mme de Rambouillet n’avait jamais même
entendu prononcer le nom de celui que, cent ans plus tard,
Voltaire appelait un barbare. D’ailleurs, dans un temps où
le théâtre appartenait à des pièces comme la Délivrance
d’Andromède, la Conquête du sanglier de Calydon et la
Mort de Bradamante, des œuvres comme Hamlet, comme
Macbeth, comme Othello, comme Jules César, comme
Roméo et Juliette et comme Richard III, eussent été des
morceaux de bien dure digestion pour des estomacs
français.
Non, c’était de l’Espagne que nous venait la ligue avec
les Guises, les modes avec la reine, et la littérature avec
Lope de Vega, Alarcon, Tyrso de Molina ; Calderon n’avait
pas encore paru.
Fermons cette longue parenthèse, qui s’est ouverte
toute seule et par la force des choses, pour reprendre notre
phrase à ces mots : tout était événement à cette
bienheureuse époque, et nous allions ajouter qu’une
invitation de Mme de Rambouillet était un double
événement.
On savait que la grande préoccupation, et surtout le
grand plaisir de la marquise était de faire des surprises à
ses invités ; elle fit un jour à M. l’évêque de Lisieux,
Philippe de Cospean, une surprise à laquelle, à coup sûr,
un évêque ne devait guère s’attendre. Il y avait dans le parc
de Rambouillet une grande roche circulaire de laquelle
jaillissait une fontaine ; un rideau d’arbres l’abritait en la
voilant ; elle était consacrée par les souvenirs de Rabelais,
qui souvent en faisait son cabinet de travail, quelquefois sa
salle à manger. La marquise y conduisit M. de Lisieux, un
beau matin ; au fur et à mesure qu’il en approchait, le prélat
clignait de l’œil apercevant à travers les branches quelque
chose de brillant dont il ne pouvait se rendre compte.
Cependant s’approchant toujours, il lui sembla qu’il finissait
par distinguer sept ou huit jeunes femmes vêtues en
nymphes, c’est-à-dire très-peu vêtues.
C’était, en effet, Mlle de Rambouillet en costume de
Diane, le carquois sur l’épaule, l’arc à la main, le croissant
sur la tête, et toutes les demoiselles de la maison, qui,
groupées sur la roche, y faisaient, dit Tallemant des Réaux,
le plus agréable spectacle du monde. Un évêque de nos
jours se scandaliserait peut-être à ce spectacle le plus
agréable du monde, mais M. de Lisieux fut au contraire si
charmé, que jamais il ne voyait la marquise sans lui
demander des nouvelles des roches de Rambouillet. Et
comme on faisait observer à celle-ci qu’en pareille
circonstance Actéon avait été changé en cerf et déchiré
par les chiens, elle répondait que le cas était hors de
comparaison, et que le bon évêque était si laid que les
nymphes pouvaient bien faire de l’effet sur lui, mais qu’il
n’en pouvait faire sur les nymphes, si ce n’était cependant
de les mettre en fuite. Au reste, M. de Lisieux connaissait
bien sa laideur, et était même le premier à en plaisanter,
car, ayant sacré l’évêque de Riez, qui était loin d’être un
Adonis, et celui-ci étant allé le remercier : – Hélas !
monsieur, lui dit-il, c’est à moi de vous rendre des grâces,
au contraire, car, avant que vous fussiez mon collègue,
j’étais le plus laid des évêques de France.
Peut-être toute la partie masculine de la société de
Mme de Rambouillet, plus nombreuse encore que la partie
féminine, s’attendait-elle à ce que la marquise ferait ce
soir-là à ses invités une surprise dans le genre de celle
qu’elle avait faite à M. de Lisieux, et était-elle accourue
dans cet espoir ? Aussi régnait-il dans cette précieuse
assemblée cette inquiète curiosité qui précède les grands
événements, ignorés encore, mais dont on a cependant
une vague perception.
La conversation roulait sur toutes choses d’amour et de
poésie, mais plus particulièrement sur la dernière pièce
que venaient de représenter les comédiens de l’hôtel de
Bourgogne, où la société commençait à aller depuis que
Belle-Rose, la Beaupré, sa femme, Mlle Vaillot, la Villiers et
Mondory avaient pris la direction du théâtre.
Mme de Rambouillet les avait mis à la mode, en leur
faisant jouer chez elle Frédégonde, ou le Chaste Amour,
de Hardy. Depuis ce temps, il avait été décidé que les
femmes honnêtes, qui jusque-là n’avaient point fréquenté
l’hôtel de Bourgogne, y pouvaient aller.
Cette pièce dont on s’occupait était le début d’un très
jeune homme que protégeait la marquise, et qui se
nommait Jean de Rotrou. Elle avait pour titre :
l’Hypocondriaque, ou le Mort amoureux. Quoique de
médiocre valeur, elle venait d’avoir, grâce à l’appui que lui
donnait l’hôtel Rambouillet, assez de succès pour que le
cardinal de Richelieu eût fait venir Rotrou dans sa maison
de la place Royale, et l’eût adjoint à ses collaborateurs
ordinaires Mayret, l’Étoile et Colletet, en dehors desquels il
avait encore deux collaborateurs extraordinaires :
Desmarets et Bois-Robert.
Au moment où l’on discutait les mérites, fort
contestables, de cette comédie, que Scudéri et Chapelain
hachaient, menu comme chair à pâté, un beau jeune
homme de dix-neuf ans entra, vêtu d’un élégant costume, et
d’un air tout-à-fait cavalier traversa le salon, alla saluer
selon les règles de l’étiquette Mme la princesse d’abord,
que l’on désignait tout simplement sous le nom de Mme la
princesse, parce qu’elle était femme de M. de Condé,
premier prince du sang, et qui, en sa qualité d’Altesse,
avait droit, partout où elle se trouvait, au premier salut ; puis
la marquise, puis la belle Julie.
Il était suivi d’un compagnon plus âgé que lui de deux ou
trois ans, tout vêtu de noir, et qui s’avançait au milieu de la
docte et imposante assemblée d’un pas aussi timide que
l’allure de son ami était dégagée.
– Eh ! tenez, dit la marquise en apercevant les deux
jeunes gens et en désignant du geste le premier, voici
justement le triomphateur ! – et c’est si beau de monter au
capitole à son âge, que personne n’aura le courage, je
l’espère, de crier derrière son char : César, souviens-toi
que tu es mortel !
– Ah ! madame la marquise, répondit Rotrou, – car
c’était lui-même, – laissez dire, au contraire ; jamais le
critique le plus malveillant ne dira de ma pauvre pièce le
mal que j’en pense moi-même, et je vous jure bien que, si
je n’eusse reçu l’ordre positif de M. le comte de Soissons,
j’eusse laissé de côté mon Mort amoureux, comme s’il eût
été véritablement mort, et j’eusse débuté par la comédie
que je fais en ce moment.
– Bon ! et quel est le sujet de cette comédie, mon beau
cavalier ? demanda Mlle Paulet.
– Une bague que nul n’aura l’envie de mettre à son
doigt, une fois qu’il vous aura vue, adorable lionne, – la
Bague de l’oubli !
Un murmure flatteur et un gracieux remercîment de tête
de la part de celle à qui il était adressé, accueillit ce
compliment, pendant lequel le jeune homme vêtu de noir
s’était tenu le plus complétement caché qu’il avait pu
derrière son introducteur ; mais, comme il était totalement
inconnu à tout le monde, et que l’on ne présentait à la
marquise que des hommes ayant déjà un nom ou devant
s’en faire un, un jour, son maintien, si modeste qu’il fût, ne
pouvait empêcher tous les yeux de se fixer sur lui.
– Et comment avez-vous le temps de faire une nouvelle
comédie, monsieur de Rotrou, demanda la belle Julie,
maintenant que vous êtes admis à l’honneur de travailler à
celles de M. le cardinal ?
– M. le cardinal, répondit Rotrou, vient d’avoir tant de
besogne au siége de la Rochelle, qu’il nous a laissé un peu
de répit, et j’ai profité de cela pour travailler de mon mieux.
Pendant ce temps, le jeune homme vêtu de noir
continuait d’absorber la part d’attention qui ne se fixait pas
sur Rotrou.
– Ce n’est point un homme d’épée, dit mademoiselle
de Scudéri à son frère.
– Il a plutôt l’air d’un clerc de procureur, répondit celui-ci.
Le jeune homme vêtu de noir entendit ce court dialogue,
et salua avec un sourire de bonhomie.
Rotrou aussi l’entendit.
– Oui, oui, en effet, c’est un clerc de procureur, et un
clerc de procureur qui sera un jour notre maître à tous, c’est
moi qui vous le dis.
Ce fut au tour des hommes de sourire, moitié
d’incrédulité, moitié de dédain. Les femmes regardèrent
avec une curiosité plus grande celui que Rotrou présentait
avec une si brillante promesse.
Malgré sa grande jeunesse, il était remarquable par son
visage austère, par la ride transversale de son front qui
semblait creusée par le soc de la pensée, et par des yeux
pleins de flammes.
Le reste du visage était vulgaire, le nez gros, la lèvre
épaisse, quoiqu’on la vît mal, perdue qu’elle était sous une
moustache naissante.
Rotrou pensa qu’il était temps de satisfaire la curiosité
générale et continua :
– Madame la marquise, permettez-moi de vous
présenter mon cher compatriote, Pierre Corneille, fils d’un
avocat-général de Rouen, et qui bientôt sera fils de son
génie.
– Corneille, répéta Scudéri, ce nom est celui d’un
oiseau de mauvais augure.
– Oui, pour ses rivaux, monsieur Scudéri, répondit
Rotrou.
– Corneille ? répéta la marquise à son tour, mais avec
bienveillance.
– Ab illice cornix, souffla Chapelain à l’évêque de
Vence, M. Godeau, prélat de si petite taille qu’on l’appelait
le nain de la princesse Julie.
– Bon ! dit Rotrou à Mme de Rambouillet, vous cherchez
au frontispice de quel poëme, à la tête de quelle tragédie
vous avez lu ce nom-là. Sur aucun, madame la marquise ; il
n’est encore inscrit qu’à la tête d’une comédie dont ce bon
compagnon arrivé hier de Rouen, a payé cette nuit mon
hospitalité. Je le conduis demain à l’hôtel de Bourgogne, je
le présente à Moudory, et dans un mois nous
l’applaudissons.
Le jeune homme leva les yeux au ciel en poëte qui dit :
Dieu le veuille !
On se rapprocha des deux amis avec plus de curiosité.
Mme la princesse surtout, nature avide de louanges, voyant
dans tout poëte un panégyriste de sa beauté qui
commençait à pâlir, M me la princesse paraissait on ne peut
plus curieuse ; elle fit rouler son fauteuil du côté du groupe
qui se formait autour de Rotrou et de son compagnon, et
tandis que les hommes, et particulièrement les poètes, se
tenaient dédaigneusement à leur place :
– Eh ! monsieur Corneille, demanda-t-elle, peut-on
s’informer quel est le titre de votre comédie ?
Corneille se retourna à cette interpellation faite d’une
voix quelque peu hautaine. Tandis qu’il se retournait,
Rotrou lui souffla un mot à l’oreille.
– Elle s’appelle Mélite, répondit-il, à moins toutefois
que Votre Altesse ne daigne la baptiser d’un meilleur nom.
– Mélite ! Mélite ! répéta la princesse ; non, il faut le
laisser ainsi, Mélite est charmant, et si la fable y
correspond…
– Ah voilà ce qu’il y a de charmant surtout, madame la
princesse, dit Rotrou, c’est que ce n’est point une fable,
c’est une histoire.
– Comment, une histoire ? demanda Mlle Paulet,
l’argument en serait-il vrai ?
– Voyons, raconte la chose à ces dames, mauvais
sujet, dit Rotrou à son compagnon.
Corneille rougit jusqu’aux oreilles ; nul n’avait moins l’air
d’un mauvais sujet que lui.
– Reste à savoir si l’histoire peut se raconter en prose,
dit Mme de Combalet, se couvrant d’avance, et pour le cas
ou Corneille raconterait l’histoire, le visage de son éventail.
Mme de Combalet, nièce bien-aimée du cardinal, était
une habituée du salon de Mme de Rambouillet.
– J’aimerais mieux, dit timidement Corneille, en réciter
quelques vers qu’en raconter l’argument.
– Bah ! dit Rotrou, voilà bien de l’embarras pour une
galanterie. Je vais vous la dire en deux mots, moi l’histoire.
Mais ce n’est point là qu’est le mérite, puisque l’histoire est
vraie, et que mon ami en étant le héros n’a pas même le
mérite de l’invention. Imaginez-vous, madame, qu’un ami
de ce libertin…
– Rotrou ! Rotrou ! interrompit Corneille.
– Je reprends, malgré l’interruption, continua Rotrou ;
imaginez-vous qu’un ami de ce libertin le présente dans
une honnête maison de Rouen, ou tout était arrêté pour son
mariage avec une fille charmante… Que pensez-vous que
fasse M. Corneille ? Qu'il attendra que la noce
s’accomplisse, et que momentanément il lui suffira d’être
garçon d’honneur, quitte plus tard à… Vous comprenez-
bien, n’est-ce pas ?
– M. Rotrou ! fit Mme de Combalet en tirant, sur ses yeux
sa coiffe de carmélite.
– Quitte plus tard à quoi faire ? répéta Mlle de Scudéri
d’un air rogue. Si les autres ont compris, je vous préviens,
M. de Rotrou, que je n’ai pas compris, moi.
– Je l’espère bien, belle Sapho – c’était le nom que l’on
donnait à Mlle Scudéri dans le dictionnaire des ridicules –
je parle pour M. l’évêque de Vence et M lle Paulet, qui ont
compris, eux, n’est-ce pas ?
Mlle Paulet donna avec une grâce des plus provocantes
un petit coup d’éventail sur les doigts de Rotrou, en disant :
– Continuez, vaurien, plus vite ; vous aurez fini, mieux
sera.
– Oui, ad eventum festina, selon le précepte d’Horace.
Eh bien ! M. Corneille, en sa qualité de poète, suivit les
conseils de l’ami de Mécène, il ne prit pas la peine
d’attendre : il revient seul chez la demoiselle, bat en brèche
la place, qui ne s’appelait pas Fidélité, à ce qu’il paraît, et
des ruines du bonheur de son ami, bâtit son propre
bonheur ; et ce bonheur est si grand, que tout à coup il fait
jaillir du cœur de monsieur une source de poésie qui n’est
autre que celle à laquelle se désaltèrent Pégase et ces
neuf pucelles qu’on appelle les Muses.
– Voyez un peu, dit M me la princesse, où l’hypocrène va
se nicher, dans le cœur d’un clerc de procureur ! En vérité,
c’est à n’y pas croire.
– Jusqu’à preuve du contraire, n’est-ce pas, madame la
princesse ? Cette preuve, mon ami Corneille vous la
donnera.
– Voilà une dame bien heureuse, dit mademoiselle
Paulet. Si la comédie de Corneille a le succès que lui
prédit M. de Rotrou, elle est immortalisée.
– Oui, répéta Mlle de Scudéri avec sa sécheresse
ordinaire, mais je doute que pendant cette immortalité,
durât-elle autant que celle de la sibylle de Cumes, une
pareille célébrité lui procure un mari.
– Eh ! trouvez-vous, mon Dieu, dit Mlle Paulet, que ce
soit un si grand malheur de rester fille ? Ah ! quand on est
jolie, bien entendu. Demandez à Mme de Combalet, si c’est
une si divine joie que d’être mariée.
Mme de Combalet se contenta de pousser un soupir, en
levant les yeux au ciel et en hochant tristement la tête.
– Avec tout cela, dit M me la princesse, M. Corneille nous
avait offert de nous réciter des rimes de sa comédie.
– Oh ! il est tout prêt, dit Rotrou ; demander des vers à
un poëte, c’est demander de l’eau à une source. Allons,
Corneille, allons, mon ami.
Corneille rougit, balbutia, appuya la main sur son front,
et, d’une voix qui semblait plutôt faite pour la tragédie que
pour la comédie, il récita les vers suivants :

Je te l’avoue, ami, mon mal est incurable ;


Je ne sais qu’un remède, et j’en suis incapable !
Le change serait juste après tant de rigueur,
Mais, malgré ses dédains, Mélite a tout mon cœur ;
Elle a sur mes esprits une entière puissance ;
Si j’ose murmurer, ce n’est qu’en son absence,
Et je ménage en vain, dans un éloignement,
Un peu de liberté pour mon ressentiment
D’un seul de ses regards, l’adorable contrainte
Me rend tous mes liens, en resserre l’étreinte,
Et par un si doux charme aveugle ma raison,
Que je cherche le mal et fuis la guérison.
Son œil agit sur moi d’une vertu si forte,
Qu’il ranime soudain mon espérance morte,
Combat les déplaisirs de mon cœur irrité
Et soutient mon amour contre sa cruauté.
Mais ce flatteur espoir qu’il rejette en mon âme
N’est qu’un doux imposteur qu’autorise ma flamme
Et qui, sans m’assurer ce qu’il semble m’offrir,
Me fait plaire en ma peine et m’obstine à souffrir.
Le jour qu’elle naquit, Vénus, bien qu’immortelle,
Pensa mourir de honte en la voyant si belle ;
Les Grâces, à l’envi, descendirent des cieux
Pour se donner l’honneur d’accompagner ses jeux,
Et l’amour, qui ne put entrer dans son corsage,
Voulut obstinément loger sur son visage.

Deux ou trois fois, des murmures flatteurs avaient salué


des vers qui prouvaient que le pur Phœbus, si fort à la
mode dans la société parisienne, avait fait invasion dans la
société de province, et que les beaux esprits n’étaient pas
tous hôtel Rambouillet et place Royale, mais à ce dernier
vers.
Voulut absolument loger sur son visage,

les applaudissements éclatèrent, Mme de Rambouillet


ayant donné la première le signal. Quelques hommes
seulement, au nombre desquels était le plus jeune des
frères Montausier, qui ne pouvait souffrir cette poésie de
concetti et d’antithèses, protestèrent par leur silence.
Mais le poëte ne les remarqua même point, et, enivré
de ces applaudissements que lui donnait la fleur des beaux
esprits parisiens, il s’inclina en disant :
– Vient ensuite le sonnet à Mélite, dois-je le dire ?
– Oui ! oui ! oui ! s’écrièrent à la fois Mme la princesse,
M de Rambouillet, la belle Julie, Mlle Paulet, et tous ceux
me
qui modelaient leur goût sur celui de la maîtresse de la
maison :
Corneille continua ;

Après l’œil de Mélite, il n’est rien d’admirable,


Il n’est rien de solide après ma loyauté.
Mon feu, comme son teint, se rend incomparable
Et je suis en amour ce qu’elle est en beauté !

Quoi que puisse à mes sens offrir la nouveauté,


Mon cœur à tous les traits demeure invulnérable
Et, quoiqu’elle ait au sien la même cruauté,
Ma foi pour ses rigueurs n’en est pas moins durable.

C’est donc avec raison que mon extrême ardeur


Trouve chez cette belle une extrême froideur
Et que sans être aimé, je brûle pour Mélite.

Car de ce que les dieux, nous envoyant au jour,


Donnèrent pour nous deux d’amour et de mérite :
Elle a tout le mérite, et moi j’ai tout l’amour.

Les sonnets avaient sur toutes les poésies le privilège


de soulever l’enthousiasme, et quoique Boileau n’eût pas
encore dit, puisqu’il ne devait naître que huit ans plus tard

Un sonnet sans défaut vaut seul un long poëme,

celui-là, trouvé sans défaut, surtout par les femmes, fut


applaudi à outrance, et Mlle Scudéri elle-même daigna
rapprocher les mains.
Rotrou surtout jouissait du triomphe de son ami, et,
cœur loyal, plein de tendresse et de dévouement, était au
comble de la joie.
– En vérité, monsieur de Rotrou, dit madame la
princesse, vous aviez raison, et votre ami est un jeune
homme qu’il faut soutenir.
– Si c’est votre avis, madame, est-ce que par Son
Altesse monsieur le prince, vous ne pourriez pas obtenir
pour lui quelque petite place ? dit Rotrou, en baissant la
voix, de manière à n’être entendu que de Mme de Condé
seule ; car il est sans fortune, et, vous le voyez, il serait
fâcheux que, faute de quelques écus, un si beau génie
avortât.
– Ah ! bien oui, monsieur le prince ! c’est bien à lui qu’il
faut aller parler poésie. L’autre jour, il me trouve dînant avec
M. Chapelain ; il m’appelle pour me dire je ne sais quoi,
puis, quand il a fini, il revient et me demande :
« À propos, quel est ce petit noireau qui dîne avec
vous ?
« – C’est M. Chapelain, lui répondis-je, croyant avoir
tout dit.
« Qui est-ce cela ? M. Chapelain !
« Celui qui a fait la Pucelle.
« – La Pucelle ! ah ! c’est donc un statuaire !…
– Mais j’en parlerai à Mme de Combalet qui en parlera
au cardinal. Consentirait-il à travailler aux tragédies de Son
Éminence ?
– Il consentira à tout, pourvu qu’il puisse rester à Paris.
Jugez, s’il a fait de pareils vers dans une étude de
procureur, ce qu’il ferait dans un monde comme celui dont
vous êtes la reine, et la marquise le premier ministre !
– C’est bon ! faites jouer Mélite ; qu’elle réussisse, et
nous arrangerons tout cela !
Et elle tendit sa belle main princière à Rotrou, qui la prit
dans la sienne et la regarda comme si elle lui appartenait.
– Eh bien ! à quoi pensez-vous ? demanda Mme la
princesse.
– Je regarde s’il y a sur cette main place pour deux
bouches de poètes. Hélas ! non, elle est trop petite !
– Par bonheur, dit M me de Condé, le Seigneur m’en a
donné deux, une pour vous, l’autre pour qui vous voudrez.
– Corneille ! Corneille ! cria Rotrou, viens ici. Mme la
princesse, en faveur du sonnet à Mélite, permet que tu lui
baises la main !
Corneille demeura stupéfait, il eut un éblouissement et
faillit tomber. Dans une même soirée et le jour de son
début dans le monde, baiser la main de Mme la princesse
et être applaudi par Mme de Rambouillet, jamais ses rêves
les plus ambitieux n’avaient prétendu à une seule de ces
deux faveurs.
Pour qui était la gloire ? était-ce pour Corneille et pour
Rotrou, qui baisaient les deux-mains de la femme du
premier prince du sang ; était-ce pour Mme de Condé, dont
les deux mains étaient baisées à la fois par les deux futurs
auteurs de Venceslas et du Cid.
La postérité consultée a dit que l’honneur était pour
Mme la princesse.
Pendant ce temps, maître Claude, la baguette à la
main, comme le Polonais d’Hamlet, était venu parler bas à
la marquise de Rambouillet, et après avoir écouté son
maître d’hôtel et lui avoir de son côté donné, assez bas
pour que personne ne les pût entendre, quelques ordres et
quelques recommandations, la marquise avait relevé sa
tête et dit en souriant :
– Très nobles et très chers seigneurs, très-précieuses
et très bonnes amies, quand je ne vous eusse invités à
passer la soirée chez moi aujourd’hui que pour vous faire
entendre les vers de M. Corneille, vous n’auriez déjà point
à vous plaindre ; mais je vous ai convoqués dans une
intention plus matérielle, dans un but moins éthéré. Je vous
ai souvent parlé de la supériorité des sorbets et des glaces
d’Italie sur les glaces et les sorbets de France ; or, j’ai tant
et si bien cherché, que j’ai trouvé un glacier arrivant tout
droit de Naples, et que je puis enfin vous en faire goûter. Je
ne dirai donc pas : Qui m’aime me suive, mais : Qui aime
les glaces me suive. Monsieur de Corneille, donnez-moi le
bras.
– Voici mon bras, monsieur de Rotrou, dit M me la
princesse, qui avait résolu de suivre en tout, ce soir-là,
l’exemple de Mme la marquise.
Corneille, tout tremblant, et avec la gaucherie d’un
homme de génie qui arrive de sa province, tendit son bras
à la marquise, en même temps que Rotrou, galamment et
comme un cavalier accompli, présentait en l’arrondissant le
sien à Mme de Condé. Le comte de Salles, le cadet des
deux frères Montausier et le marquis de Montausier
s’offrirent, l’un à être le cavalier de la belle Julie, l’autre,
celui de Mlle Paulet. Gambaull s’accommoda de
Mlle de Scudéri, et les derniers s’arrangèrent comme ils
l’entendirent.
Mme de Combalet, qui, avec son habit de carmélite,
dont la sévérité n’était mitigée que par un frais bouquet de
violettes et de boutons de roses qu’elle portait à sa
guimpe, ne pouvait donner le bras à aucun homme, avait
pris son rang immédiatement après Mme la princesse,
appuyée à celui de Mme de Saint-Étienne, la seconde fille
de la marquise, qui, elle aussi, était en religion. Cependant,
il y avait cette différence entre elle et Mme de Combalet,
que chaque jour Mme de Saint-Étienne faisait un pas de
plus pour y entrer et Mme de Combalet un pas de plus pour
en sortir.
Jusque-là, il n’y avait rien qui eût surpris la société dans
l’invitation de Mme de Rambouillet ; mais l’étonnement fut
grand lorsque l’on vit la marquise, qui avait, en sa qualité
de guide, passé devant la princesse, se diriger vers un
endroit de la muraille où l’on savait qu’il n’existait ni porte ni
issue.
Arrivée là, elle frappa la muraille de son éventail.
Aussitôt la muraille s’ouvrit comme par enchantement,
et l’on se trouva sur le seuil d’une magnifique chambre
parée d’un ameublement de velours bleu, rehaussé d’or et
d’argent ; les tentures étaient de velours pareil à celui des
meubles, avec des ornements semblables. Au milieu de
cette chambre s’élevait une espèce d’étagère à quatre
faces, chargée de fleurs, de fruits, de gâteaux et de glaces,
dont deux charmants petits génies, qui n’étaient autres que
les deux sœurs cadettes de Julie d’Angennes et de
Mme de Saint-Étienne, faisaient les honneurs.
Le cri d’admiration poussé par la société fut unanime.
On savait qu’il n’y avait derrière la muraille que le jardin des
Quinze-Vingts, et l’on voyait tout à coup apparaître une
chambre si bien meublée, si bien tapissée, avec un
plafond si bien peint, que l’on pouvait croire qu’il n’y avait
qu’une fée qui en pût être l’architecte, et un magicien le
décorateur.
Pendant que chacun s’extasiait sur le goût et la richesse
de ce cabinet qui sous le nom de la chambre bleue, devait
devenir si célèbre par la suite, Chapelain avait pris crayon
et papier, et, dans un coin du salon, il esquissait les trois
premières stances de cette fameuse ode à Zirphée, qui fit
presque autant de bruit que la Pucelle, et qui eut l’honneur
de lui survivre.
On avait vu l’acte de Chapelain, et l’on avait deviné son
intention ; aussi se fit-il un profond silence, lorsque celui qui
passait pour le premier poète de son temps se leva, et
l’œil inspiré, la main étendue, la jambe en avant, dit d’une
voix sonore les vers suivants :

Urgande sut bien autrefois,


En faveur d’Amadis et de sa noble bande,
Par ses charmes fixer les lois
Du temps à qui les cieux veulent que tout se rende.
J’ai dû faire à vos yeux ce qu’on a fait jadis,
Conserver Arthénice avec l’art dont Urgande
A su conserver Amadis.

Par la puissance de cet art,


J’ai construit cette loge, aux maux inaccessible,
Du temps et du sort à l’écart,
Franche des changements de l’être corruptible,
Pour qui, seule en roulant, les cieux ne roulent pas,
Bref où ne montrent pas leur visage terrible,
La vieillesse, ni le trépas.

Cette incomparable beauté,


Que cent maux attaquaient et pressaient de se rendre,
Par cet édifice enchanté
Trompera leurs efforts et s’en pourra défendre ;
Elle y brille en son trône et son éclat divin
De là sur les mortels va désormais s’épandre
Sans nuage, éclipse, ni fin.

Trois salves d’applaudissements et des cris


d’enthousiasme accueillaient cette improvisation, lorsqu’au
milieu des hourrahs et des bravos, un homme se précipita
dans la chambre que l’on venait d’inaugurer, pâle et
couvert de sang, en s’écriant :
– Un chirurgien ! un chirurgien ! Le marquis Pisani vient
de se battre avec Souscarrières et il est dangereusement
blessé.
Et en effet, en même temps, on voyait au fond du salon
le marquis Pisani que deux valets soutenaient entre leurs
bras, sans connaissance et pâle comme un mort.
– Mon fils ! Mon frère ! Le marquis ! furent les trois cris
qui retentirent ; et sans s’occuper davantage de la chambre
bleue, si tristement inaugurée, chacun se précipita du côté
du blessé.
Au moment même où le marquis Pisani était rapporté
évanoui à l’hôtel Rambouillet, un événement inattendu, qui
allait singulièrement compliquer la situation, jetait dans
l’étonnement les commensaux de l’hôtel de la Barbe
peinte.
Étienne Latil, que l’on croyait mort, et que l’on avait
couché sur une table en attendant que l’on cousît son
linceul et qu’on eût assemblé les planches de sa bière, fit
un soupir, ouvrit les yeux, et murmura d’une voix faible,
mais parfaitement intelligible, ces deux mots :
– J’AI SOIF ! ».
VI

MARINA ET JAQUELINO.
Quelques minutes avant que Latil ne manifestât son
existence par les deux mots qu’en général prononce tout
blessé revenant à la vie, et qui d’ailleurs faisaient en
première ligne partie du répertoire de notre spadassin, un
jeune homme s’était présenté à l’hôtel de la Barbe peinte,
et s’était informé si la chambre n. 13, située au premier
étage, n’était point occupée par une paysanne des environ
de Paris, nommée Marina. Elle était, avait-il ajouté,
reconnaissable à ses beaux cheveux et à ses beaux yeux
noirs, que faisait valoir le cacolet ponceau qui devait leur
servir de cadre, et à sa mise tout entière qui rappelait celle
de ces âpres montagnes de Navarre que Henri IV avait,
tête et pieds nus, tant de fois escaladées tout enfant.
Mme Soleil, avec un charmant sourire, laissa au jeune
homme tout le temps de s’informer, car sans doute lui
plaisait-il de regarder dans tous ses détails cette tête
juvénile ; après quoi sa réponse, accompagnée d’un coup
d’œil d’intelligence, fut que la jeune paysanne, désignée
sous le nom de Marina, était dans la chambre indiquée et
attendait depuis une demi-heure à peu près.
Et, en même temps, un geste gracieux de Mme Soleil,
geste comme en ont toujours les femmes de trente à
trente-cinq ans pour les beaux garçons de vingt à vingt-
deux ans, en même temps, un geste gracieux de
Mme Soleil, disons-nous, indiquait au questionneur
l’escalier au haut duquel il devait trouver la chambre
désignée sous le numéro 13.
Le jeune homme était, en effet, comme nous l’avons dit,
un beau garçon de vingt à vingt-deux ans, de taille
moyenne, mais bien prise, et dans chacun des
mouvements de laquelle se révélaient l’élégance et la
force. Il avait les yeux bleus des races du Nord, abrités par
les sourcils et les cheveux noirs des races du Midi. Un teint
plutôt hâlé par le soleil que pâli par la fatigue, une
moustache fine, une royale naissante, des lèvres fines et
railleuses qui, en s’ouvrant, laissaient voir un double rang
de dents blanches qu’eût envié plus d’une bouche de
femme, complétaient le charmant ensemble de cette
physionomie.
Son costume de paysan basque était à la fois
commode et élégant ; il se composait d’un béret rouge,
sang de bœuf, orné à son centre d’un gros gland noir,
tombant sur les épaules, et de deux plumes, l’une du même
ton que le béret, l’autre de la même couleur que le gland,
encadrant coquettement le visage. Le pourpoint, du même
drap que le béret, passementé de noir comme lui, laissait
voir par une de ses manches ouvertes et pendantes, par la
manche droite, un de ces dessous qui, à la rigueur,
pouvaient dans ces temps d’attaques journalières et
d’embuscades nocturnes servir de plastron et amortir un
coup de poignard ou d’épée.
Ce pourpoint, boutonné du haut en bas, était en arrière
sur les modes de Paris, où l’on portait déjà depuis plus de
dix ans le pourpoint boutonné du haut seulement, afin de
laisser sortir, entre lui et le haut-de-chausses, les plis d’une
chemise de fine batiste et des flots de rubans et de
dentelles. Il se fermait sur une espèce de pantalon à pied,
de buffle gris, auquel on avait adapté des semelles à haut
talon, qui tenait lieu de bottes à celui qui le portait.
Un poignard passé à la ceinture de cuir qui lui serrait la
taille et qui soutenait une longue rapière lui battant les
mollets, complétait le costume de celui qu’à tort nous avons
désigné sous le nom de paysan, et qui, d’après l’arme qu’il
portait, avait droit au titre de gentilhomme campagnard.
Arrivé devant la porte, il commença par s’assurer
qu’elle était bien surmontée du n. 13, et certain de ne pas
se tromper, il frappa d’une façon particulière, c’est-à-dire
deux coups pressés ; puis, après un intervalle, deux autres
coups encore, puis enfin un cinquième coup, en observant
entre ce quatrième et ce cinquième coup le même
intervalle qu’entre les deux premiers et le troisième et le
quatrième.
À ce cinquième coup, sans se faire attendre, la porte
s’ouvrit, ce qui prouvait que le visiteur était attendu.
La personne qui ouvrait la porte était une femme de
vingt-huit à trente ans, dans toute la puissance d’une
luxuriante beauté. Ses yeux, qui avaient servi d’indication
au jeune homme dans le signalement qu’il avait donné
d’elle, étincelaient comme deux diamants noirs sous l’écrin
de velours de ses longues paupières. Ses cheveux étaient
d’une nuance tellement foncée, que toute comparaison
empruntée à l’encre, au charbon, à l’aile de corbeau, était
insuffisante. Ses joues étaient d’une pâleur chaude et
ambrée dénonçant des passions plutôt tumultueuses et
passagères que profondes et durables. Son cou, serré par
quatre rangs de corail, était emmanché dans des épaules
vigoureusement dessinées, et descendait, par une pente
doucement fuyante, vers une gorge singulièrement
provocante par ses rapides ondulations. Malgré ses
contours, qui, sculpturalement parlant, appartenaient plutôt
à la Niobé qu’à la Diane, la taille était fine – ou plutôt
paraissait plus fine qu’elle n’était, par le rebondissement
tout espagnol des hanches. La jupe courte, de la même
couleur que le cacolet, c’est-à-dire rouge zébrée de velours
noir, laissait voir un bas de jambe plus aristocratique que
ne le comportait le costume, et un pied qui, relativement au
reste de cette plantureuse nature, paraissait d’une
petitesse exagérée.
Nous avons eu tort de dire que la porte s’ouvrait, nous
eussions dû dire s’entre-bâillait seulement, car ce ne fut
que quand le jeune homme eut prononcé le nom de Marina
et que celle qu’il désignait sous ce nom, comme par une
espèce de mot d’ordre, lui eut répondu par celui de
Jaquelino, que la porte s’ouvrit tout à fait, et que celle qui
en était la gardienne s’effaça pour laisser entrer celui
qu’elle attendait et derrière lequel elle referma vivement le
battant au verrou, se retournant aussitôt d’ailleurs, pressée
qu’elle était sans doute de voir celui à qui elle avait affaire.
– Ventre-Saint-Gris ! s’écria le jeune homme, que j’ai là
une succulente cousine.
– Et moi sur mon âme, un beau cousin ! dit la jeune
femme.
– Par ma foi ! continua Jaquelino, quand on est si
proches parents que nous le sommes et qu’on ne s’est
jamais vu, m’est avis que l’on doit commencer à faire
connaissance en s’embrassant.
– Je n’ai rien à dire contre cette manière de souhaiter la
bienvenue à ses parents, répondit Marina en tendant ses
deux joues qui se couvrirent d’une rougeur passagère, à
laquelle un habile observateur ne se fût pas trompé, et qu’il
eût attribuée à un désir facile à irriter plutôt qu’à une pudeur
trop susceptible.
Les deux jeunes gens s’embrassèrent.
– Ah ! par l’âme de mon joyeux père, dit le jeune homme
avec un accent de bonne humeur qui paraissait lui être
naturelle, la plus agréable chose de ce monde est, je crois,
d’embrasser une jolie femme, si ce n’est cependant de
recommencer, ce qui doit être plus agréable encore.
Et il étendit les bras une seconde fois, pour joindre le
précepte aux paroles.
– Tout beau ! cousin, dit la jeune femme en l’arrêtant
court, nous causerons de cela plus tard, si vous voulez
bien ; non point que la chose ne me paraisse aussi
plaisante qu’à vous, mais parce que le temps nous
manque. C’est votre faute ; pourquoi avez-vous perdu une
demi-heure à me faire vous attendre ?
– Eh ! pardieu, la belle demande, parce que je croyais
être attendu par quelque grosse nourrice allemande, ou par
quelque sèche duègne espagnole ; mais vienne l’occasion
de nous retrouver ensemble, et je jure Dieu, ma belle
cousine, que c’est moi qui vous attendrai.
– Je prends acte de la promesse ; mais à cette heure,
je n’en suis pas moins pressée d’aller dire à celle qui
m’envoie que je vous ai vu et que vous êtes prêt en tout
point à obéir à ses ordres, comme il convient à un courtois
chevalier à l’égard d’une grande princesse.
– Ces ordres, dit le jeune homme en mettant un genou
en terre, je les attends humblement.
– Oh ! vous à mes genoux, Monseigneur ! Monseigneur !
y songez-vous ? s’écria Marina en le relevant.
Puis elle ajouta avec son provocant sourire :
– C’est dommage, vous êtes charmant ainsi.
– Voyons, dit le jeune homme, en prenant les mains de
sa prétendue cousine et en la faisant asseoir près de lui,
d’abord et avant tout, a-t-on appris mon retour avec
satisfaction ?
– Avec joie.
– Est-ce avec plaisir que l’on m’accorde cette
audience ?
– Avec bonheur.
– Et la mission dont je suis chargé sera-t-elle accueillie
avec sympathie ?
– Avec enthousiasme.
– Et cependant, voilà huit jours que je suis arrivé, et
deux jours que j’attends.
– Vous êtes charmant, en vérité, mon cousin. Et
combien y a-t-il de jours, je vous prie, que nous-mêmes
sommes arrivée de La Rochelle ; deux jours et demi.
– C’est vrai.
– Et sur ces deux jours et demi, à quoi ont été occupés
hier et avant-hier ?
– À des fêtes, je le sais, puisque je les ai vues !
– D’où les avez-vous vues ?
– Mais de la rue, comme un simple mortel.
– Comment les avez-vous trouvées ?
– Superbes.
– N’est-ce pas qu’il a de l’imagination, notre cher
cardinal ? Sa Majesté Louis XIII déguisé en Jupiter.
– Et en Jupiter Stator.
– Stator ou autre, peu m’importe.
– Ah ! il n’importe pas si peu, ma belle cousine ; toute la
question au contraire est là.
– Là ! Où ?
– Dans le mot Stator. Savez-vous ce que veut dire
stator ?
– Ma foi, non.
– Cela veut dire Jupiter qui arrête, ou qui s’arrête.
– Tâchons que ce soit Jupiter qui s’arrête.
– Au pied des Alpes, n’est-ce pas ?
– Nous ferons tout ce que nous pourrons pour cela.
Dieu merci, malgré la foudre qu’il tenait à la main, et dont il
menaçait à la fois l’Autriche et l’Espagne…
– Foudre de bois…
– Et sans ailes ; les ailes de la foudre, à l’endroit de la
guerre, c’est l’argent, et je ne crois pas le roi ni le cardinal
très riches en ce moment. Donc, chère cousine, Jupiter
Stator, après avoir menacé l’Orient et l’Occident, déposera
probablement la foudre sans l’avoir lancée.
– Oh ! dites cela ce soir à nos deux pauvres reines, et
vous les rendrez bien heureuses.
– J’ai mieux que cela à leur dire, j’ai à leur remettre,
comme je l’ai fait savoir à Leurs Majestés, une lettre du
prince de Piémont, qui jure bien que l’armée française ne
passera pas les Alpes.
– Pourvu que cette fois il tienne parole ! Ce n’est pas
son habitude, vous le savez.
– Mais cette fois, il a tout intérêt à la tenir.
– Nous bavardons, cousin, nous bavardons, et nous
laissons le temps se perdre inutilement.
– C’est votre faute, cousine, dit le jeune homme avec ce
franc sourire qui montre toutes les dents, c’est vous qui
n’avez pas voulu l’employer à des choses utiles.
– Soyez donc dévoué à vos maîtres et ôtez-vous pour
eux le pain de la bouche, voilà comment vous êtes
récompensée de votre dévouement, par des reproches !
Mon Dieu, que les hommes sont injustes !
– Je vous écoute, cousine.
Et le jeune homme donna à sa figure l’expression la
plus grave qu’il put inventer.
– Eh bien, ce soir même, vers onze heures, vous êtes
attendu au Louvre.
– Comment, ce soir ? C’est ce soir que j’aurai l’honneur
d’être reçu par Leurs Majestés ?
– Ce soir même.
– Je croyais qu’il y avait justement spectacle et ballet de
circonstance ce soir à la cour.
– Oui ; mais la reine, en apprenant cette nouvelle, s’est
plainte aussitôt d’une grande fatigue et d’un insupportable
mal de tête ; elle a dit qu’il n’y avait que le sommeil qui pût
la remettre. On a appelé Bouvard ; Bouvard a reconnu tous
les symptômes d’une migraine persistante. Bouvard, tout
bon médecin du roi qu’il est, nous appartient corps et âme.
Il a recommandé le repos le plus absolu, et la reine se
repose en vous attendant.
– Mais, comment entrerai-je au Louvre ? je ne présume
pas que ce soit en me présentant.
– Tout est prévu, soyez tranquille. Ce soir, en habit de
cavalier, vous vous trouverez rue des Fossés-Saint-
Germain ; un page à la livrée de Mme la princesse, chamois
et bleu, vous attendra au coin de la rue des Poulies ; il aura
le mot d’ordre jusqu’au corridor qui conduit à la chambre
de la reine, où la demoiselle d’honneur de service vous
recevra de ses mains. Si Sa Majesté peut vous admettre
immédiatement près d’elle, vous serez immédiatement
introduit ; sinon, vous attendrez dans quelque cabinet
avoisinant sa chambre, que le moment soit arrivé.
– Et pourquoi n’est-ce pas vous, chère cousine, qui
vous chargerez de me faire prendre patience, en
attendant ? Je vous jure que cela me serait infiniment
agréable.
– Parce que ma semaine de service est finie, et que
j’emploie mon temps au dehors comme vous voyez.
– Et vous m’avez même l’air de l’employer
agréablement.
– Que voulez-vous, cousin, on ne vit qu’une fois.
En ce moment, on entendit tinter l’horloge des Blancs-
Manteaux.
– Neuf heures, s’écria Mariana ! Embrassez-moi vite,
cousin, et poussez-moi dehors. J’ai à peine le temps de
rentrer au Louvre et de dire que j’ai pour parent un
charmant cavalier qui donnerait… Que donneriez-vous bien
pour la reine ?
– Ma vie ! Est-ce assez ?
– C’est trop ; ne donnez jamais que ce que vous
pourriez reprendre, et non ce qui, une fois donné, ne se
retrouve pas. Au revoir cousin !
– À propos, dit le jeune homme l’arrêtant, n’y a-t-il pas
quelque signe de reconnaissance, quelque mot d’ordre à
échanger avec le page ?
– C’est vrais, j’oubliai. Vous lui direz : Cazal, et il vous
répondra : Mantoue.
Et la jeune femme présenta cette fois à son prétendu
cousin, non plus ses deux joues mais ses deux lèvres, sur
lesquelles retentit un double baiser.
Puis elle s’élança par les escaliers avec la rapidité
d’une femme qui, si l’on tentait de la retenir, ne serait pas
bien sûre de résister.
Jaquelino resta un moment après elle, ramassa son
béret qui était tombé dès le commencement du dialogue,
le rajusta sur sa tête, et sans doute pour donner le temps à
la messagère du Louvre de s’éloigner et de disparaître,
descendit lentement l’escalier en chantant cette chanson
de Ronsard :

Il me semble que la journée


Dure plus longue qu’une année,
Quand par malheur je n’ai ce bien
De voir la grand’beauté de celle
Qui tient mon cœur et sans laquelle,
Vissé-je tout, je ne vois rien.

Il en était au troisième couplet de sa chanson et à la


dernière marche de l’escalier, lorsque de cette dernière
marche, plongeant sur la salle basse où avaient l’habitude
de se tenir les buveurs, il vit, éclairé par la lueur d’une
chandelle collée à la muraille, un homme pâle et tout
sanglant couché sur une table, et qui paraissait près
d’expirer. À son côté se tenait un capucin, qui semblait
écouter la confession du mourant. Les curieux se
pressaient aux portes et aux fenêtres, mais contenus par la
présence du moine et par la solennité de l’acte
qu’accomplissait le blessé, ils n’osaient entrer.
Cette vue interrompit la chanson sur les lèvres du
chanteur, et comme l’hôtelier se trouvait à la portée de sa
voix :
– Hé ! maître Soleil ! fit-il.
Maître Soleil s’approcha, son bonnet à la main.
– Qu’y-a-t-il pour votre service, mon beau jeune
homme ?
– Que diable fait donc cet homme couché sur une table,
avec un moine près de lui ?
– Il se confesse.
– Je le vois pardieu bien, qu’il se confesse. Mais qui
est-il ? et pourquoi se confesse-t-il ?
– Qui est-il ? reprit l’hôtelier avec un soupir. C’est un
brave et honnête garçon, nommé Étienne Latil, et des
meilleurs clients de ma maison… Pourquoi il se confesse ?
parce qu’il n’a plus probablement que quelques heures à
vivre. Comme il a des sentiments religieux, il demandait à
grands cris un prêtre, quand ma femme a avisé ce digne
capucin, qui sortait des Blancs-Manteaux, et l’a rappelé.
– Et de quoi meurt-il, votre honnête homme ?
– Oh ! monsieur, c’est-à-dire qu’un autre en serait déjà
mort dix fois : il meurt de deux terribles coups d’épée, un
qui entre dans le dos et qui lui sort par la poitrine, l’autre
qui lui entre dans la poitrine et qui lui sort par le dos.
– Il avait donc affaire à plusieurs hommes ?
– À quatre, monsieur, à quatre.
– Une querelle ?
– Non, une vengeance.
– Une vengeance ?
– Oui, l’on craignait qu’il ne parlât.
– Et s’il eût parlé, qu’eût-il pu dire ?
– Qu’on lui avait offert mille pistoles pour assassiner le
comte de Moret, et qu’il avait refusé.
Le jeune homme tressaillit à ce nom, et, regardant
fixement l’hôtelier.
– Pour assassiner le comte de Moret ? répéta-t-il. Êtes-
vous bien sûr de ce que vous dites-là, brave homme ?
– Je le tiens de sa bouche même. C’est la première
chose qu’il a dite après avoir demandé à boire.
– Le comte de Moret, répéta le jeune homme, Antoine
de Bourbon ?
– Antoine de Bourbon, oui.
– Le fils de Henri IV ?
– Et de Mme Jacqueline de Bueil, comtesse de Moret.
– C’est étrange !
– Si étrange que ce soit, c’est cependant ainsi !
Alors, après un nouveau silence d’un instant, au grand
étonnement de maître Soleil, et malgré ses cris : « Où allez-
vous ? » le jeune homme écarta les marmitons et les
servantes qui encombraient la porte intérieure, entra dans
la salle occupée par le capucin et par Étienne Latil
seulement, s’approcha du blessé, et, jetant sur la table une
bourse qu’au son qu’elle rendit, on pouvait juger
honnêtement garnie :
– Étienne Latil, lui dit-il, voilà pour vous faire soigner. Si
vous en revenez, dès que vous serez transportable, faites-
vous conduire à l’hôtel du duc de Montmorency, rue des
Blancs-Manteaux. Si vous en mourez, mourez dans la
confiance du Seigneur, les messes ne manqueront pas au
salut de votre âme.
À l’approche du jeune homme, le blessé s’était soulevé
sur son coude, et, comme à la vue d’un spectre, il était
resté muet, les yeux ouverts, les sourcils froncés, la bouche
béante.
Puis, lorsque le jeune homme s’éloigna :
– Le comte de Moret ! murmura le blessé, en se laissant
retomber sur la table.
Quant au capucin, dès les premiers pas que le faux
Jaquelino avait faits dans la chambre, il avait vivement tiré
son capuchon sur son visage, comme s’il eût craint d’être
connu par lui.
VII

ESCALIERS ET CORRIDORS.
En sortant de l’hôtellerie de la Barbe peinte, le comte
de Moret, dont nous n’avons plus besoin de maintenir
l’incognito, descendit la rue de l’Homme-Armé, tourna à
droite, prit la rue des Blancs-Manteaux, et alla frapper à
l’hôtel du duc de Montmorency, Henri II du nom, qui
s’ouvrait par deux portes, l’une donnant dans la rue des
Blancs-Manteaux, l’autre donnant sur la rue Sainte-Avoye.
Sans doute, le fils de Henri IV avait de grandes
familiarités dans la maison, car, aussitôt qu’il eut été
reconnu, un jeune page d’une quinzaine d’années saisit un
chandelier à quatre branches, alluma les cires et marcha
devant lui.
Le prince suivit le page.
L’appartement du comte de Moret était au premier
étage. Le page éclaira une des chambres en allumant deux
autres candélabres semblables au premier, puis,
s’adressant au prince :
– Son Altesse a-t-elle quelque chose à me
commander ? demanda-t-il.
– Es-tu occupé près de ton maître, ce soir, Galaor ? fit
le comte de Moret.
– Non, monseigneur, j’ai congé.
– Veux-tu venir avec moi, alors ?
– Avec grand plaisir, monseigneur.
– En ce cas, habille-toi chaudement, et prends un bon
manteau, la nuit sera froide.
– Oh ! oh ! dit le jeune page, habitué par son maître,
grand coureur de ruelles, à de pareilles aubaines, j’aurai
une garde à monter, à ce qu’il paraît ?
– Oui, et une garde d’honneur, au Louvre. Mais tu sais,
Galaor, pas un mot, même à ton maître.
– Cela suffit, monseigneur, dit l’enfant avec un sourire et
en mettant un doigt sur ses lèvres.
Puis il fit un mouvement pour sortir.
– Attends, dit le comte de Moret, j’ai encore quelques
instructions à te donner.
Le page s’inclina.
– Tu selleras toi-même un cheval, et tu mettras des
pistolets chargés dans les fontes.
– Un seul cheval ?
– Oui, un seul. Tu monteras en croupe derrière moi, un
second cheval attirerait l’attention.
– Monseigneur sera obéi de point en point.
– Dix heures sonnèrent, le comte écouta, en les
comptant, les battements du bronze.
– Dix heures, répéta-t-il ; c’est bien, va, que dans un
quart d’heure tout soit prêt.
Le page s’inclina et sortit, tout, fier de la marque de
confiance que lui donnait le comte.
Quant à celui-ci, il choisit dans sa garde-robe un
vêtement de cavalier, simple mais élégant, avec le
pourpoint de velours grenat et les chausses de velours
bleu ; de magnifiques dentelles de Bruxelles formaient le
col et les manchettes de sa fine chemise de batiste
s’échappant par les crevés des bras et par l’intervalle
laissé à la ceinture, entre le pourpoint et les chausses. Il
passa de longues bottes de buffle montant jusqu’au-dessus
du genou, et se coiffa d’un feutre gris, orné de deux plumes
assorties aux couleurs de son vêtement, c’est-à-dire bleue
et grenat, retenues par une ganse de diamants ; puis, sur le
tout, il passa un riche baudrier, soutenant une épée à la
poignée de vermeil, mais à la lame d’acier, arme tout à la
fois de luxe et de défense.
Puis, avec la coquetterie naturelle aux jeunes gens, il
donna quelques minutes au soin de son visage, veilla à ce
que ses cheveux bouclés naturellement, tombassent de
chaque côté de son visage d’une façon régulière, tressa la
cadenette que l’on portait à la tempe gauche et qui
descendait jusqu’à la ceinture, donna le tour à ses
moustaches, tira sa royale qui refusait de s’allonger aussi
rapidement qu’il l’eût désiré, prit dans un tiroir une bourse
destinée à remplacer celle qu’il avait donnée à Latil, puis,
comme si cette bourse lui avait tout à coup rappelé un
souvenir oublié :
– Mais qui diable, murmura-t-il, a donc intérêt à me faire
tuer ?
Et, comme son esprit ne lui fournissait aucune réponse
satisfaisante à la question qu’il venait de se faire à lui-
même, il réfléchit un instant, écarta ce souvenir avec
l’insouciance de la jeunesse, se tâta pour s’assurer qu’il
n’oubliait rien, jeta un regard de côté sur sa glace, et
descendit l’escalier, chantant le dernier couplet de cette
chanson de Ronsard, dont nous lui avons entendu
fredonner le premier à l’hôtel de la Barbe peinte.

Chanson, va-t’en où je te t’adresse,


Dans la chambre de ma maîtresse,
Et dis, baisant sa blanche main,
Que, pour en santé me remettre,
Il ne lui faut rien moins promettre
Que de te cacher dans son sein.

À la porte de la rue, le comte trouva le cheval et le page


qui l’attendaient. Il se mit en selle avec la légèreté et
l’élégance d’un écuyer consommé. Sans invitation, Galaor
sauta en croupe derrière lui. Le comte, après s’être assuré
que le page était bien assis, mit son cheval au trot ; il
descendit la rue Maubuée, puis la rue Trousse-Vache,
gagna la rue Saint-Honoré, et remonta la rue des Poulies.
Au coin de la rue des Poulies et de la rue des Fossés-
Saint-Germain, au-dessous d’une madone éclairée par
une lampe, était assis sur une borne un jeune garçon qui,
voyant un cavalier avec un jeune page en croupe, pensa
que c’était probablement à ce cavalier qu’il avait affaire, et
ouvrit le manteau dans lequel il était enveloppé.
Ce manteau couvrait un habit chamois et bleu, c’est-à-
dire la livrée de Mme la princesse.
Le comte reconnut le page qui lui avait été annoncé, fit
descendre Galaor, et mettant pied à terre à son tour,
s’approcha du jeune garçon.
Celui-ci descendit de sa borne et se tint dans une
attente respectueuse.
– CAZAL ! dit le comte.
– MANTOUE ! répondit le page.
Le comte fit de la main signe à Galaor de s’éloigner, et,
se retournant vers celui qui devait lui servir de guide :
– C’est bien toi que je dois suivre alors, mon bel
enfant ? demanda-t-il.
– Oui, monsieur le comte, si vous le voulez bien,
répondit celui-ci d’une voix si veloutée, que l’idée vint à
l’instant même au prince qu’il avait affaire à une femme :
– Eh bien alors, dit-il, cessant de tutoyer son douteux
compagnon, ayez la bonté de m’indiquer le chemin.
Ce changement dans l’accent et dans les paroles du
comte n’échappa point à celui ou à celle à qui ces
dernières paroles étaient adressées ; il fixa sur lui un œil
railleur, ne chercha point à étouffer un éclat de rire, fit un
signe de la tête, et marcha en effet devant lui.
Ils traversèrent alors le pont-levis, grâce au mot d’ordre
que dit tout bas le page à la sentinelle, puis ils franchirent la
porte du Louvre et se dirigèrent vers l’angle nord.
Arrivé au guichet, le page prit son manteau sur son
bras, afin que l’on vît bien sa livrée bleue et chamois, et
d’une voix qu’il fit tous ses efforts pour masculiniser :
– Maison de madame la princesse, dit-il.
Mais, dans le mouvement, le page avait été obligé de
découvrir son visage ; un rayon de la lanterne qui éclairait
le guichet avait donné dessus, et, à l’abondance de ses
cheveux blonds tombant sur ses épaules, à ses yeux bleus
si pleins de larmes et de gaité, à sa bouche si fine et si
spirituelle, si prodigue de morsures et de baisers, le comte
de Moret avait reconnu Marie de Rohan Montbazon,
duchesse de Chevreuse.
Il se rapprocha d’elle vivement, et au détour de
l’escalier :
– Chère Marie, lui demanda-t-il, est-ce que le duc me
fait toujours l’honneur d’être jaloux de moi ?
– Non, mon cher comte, répondit-elle, surtout depuis
qu’il vous sait amoureux de madame de La Montagne, à
faire des folies pour elle.
– Bien répondu ! dit en riant le prince, et je vois que,
pour l’esprit comme pour le visage vous êtes toujours la
plus spirituelle et la plus jolie créature qui soit au monde.
– Quand je ne serais revenue de Hollande que pour
m’entendre faire ce compliment, de votre bouche, dit le
page en saluant, je ne regretterais pas mes frais de
voyage, monseigneur.
– Ah ça ! mais je croyais que depuis l’aventure des
jardins d’Amiens vous étiez exilée ?
– On a reconnu mon innocence et celle de Sa Majesté,
et, sur les instances de la reine, M. le cardinal a daigné me
pardonner.
– Sans condition ?
– On a exigé de moi le serment que je ne me mêlerais
plus d’intrigue.
– Et ce serment, vous le tenez ?
– Scrupuleusement, comme vous voyez.
– Et votre conscience ne vous dit rien ?
– J’ai dispense du pape.
Le comte se mit à rire.
– Et d’ailleurs, continua le faux page, ce n’est point
intriguer que de conduire un beau-frère chez sa belle-sœur.
– Chère Marie, lui dit le comte de Moret, en lui prenant
la main, et en la lui baisant avec ce désir amoureux qu’il
tenait du roi son père et que nous avons vu éclater dans
ses paroles, dès le commencement de la scène avec sa
fausse cousine, dans l’hôtellerie de la Barbe peinte ; chère
Marie, est-ce que vous m’auriez gardé cette surprise que
votre chambre se trouvât sur le chemin de la chambre de la
reine ?
– Ah ! que vous êtes bien le fils légitime, s’il en fut, de
Henri IV ! Tous les autres ne sont que des bâtards.
– Même mon frère Louis XIII ? dit en riant le comte.
– Surtout votre frère Louis XIII, que Dieu garde. Que n’a-
t-il donc un peu de votre sang dans-les veines !
– Nous ne sommes pas de la même mère, duchesse ?
– Et qui sait, peut-être pas du même père non plus.
– Tenez, Marie ! s’écria le comte de Moret, vous êtes
adorable, et il faut que je vous embrasse !
– Êtes-vous fou ? Embrasser un page sur l’escalier !
Mais vous voulez donc vous perdre de réputation, surtout
arrivant d’Italie ?
– Allons ! décidément, dit le comte, je ne suis pas en
veine ce soir. Et il laissa tomber la main de la duchesse.
– Bon ! dit-elle, la reine lui a envoyé à l’hôtellerie de la
Barbe peinte une de nos plus jolies femmes, et il se plaint !
– Ma cousine Marina ?
– Eh ! oui, votre cousine Marina.
– Ah ! ventre-saint-gris ! vous devriez bien me dire
quelle est cette enchanteresse.
– Comment ! vous ne la connaissez pas ?
– Non.
– Vous ne connaissez pas Fargis ?
– Fargis, la femme de notre ambassadeur en
Espagne ?
– Justement ! On l’a placée près de la reine après la
fameuse scène des jardins d’Amiens dont je vous parlais
tout à l’heure et qui nous a fait exiler toutes.
– Eh bien ! à la bonne heure, dit le comte de Moret en
éclatant de rire, voilà une reine bien gardée, avec la
duchesse de Chevreuse à la tête de son lit et
Mme de Fargis au pied ! Ah ! mon pauvre frère Louis XIII !…
Avouez, duchesse, qu’il n’a pas de chance.
– Mais savez-vous, monseigneur, que vous êtes
impertinent à ravir, et qu’il est bien heureux que nous
soyons arrivés ?
– Nous sommes donc arrivés ?
La duchesse tira une clef de sa poche et ouvrit la porte
d’un corridor obscur.
– Voilà votre chemin, monseigneur, dit-elle.
– Je présume que vous n’avez pas la prétention de me
faire entrer là-dedans ?
– Au contraire, vous allez y entrer, et tout seul même.
– Bon ! l’on a juré ma mort. Je vais trouver quelque
trappe ouverte sous mes pieds et bonsoir à Antoine
de Bourbon ! Au fait, je n’y perdrai pas grand’chose, les
femmes me traitent si mal.
– Ingrat ! Si vous connaissiez celle qui vous attend à
l’autre bout de ce corridor…
– Comment ! s’écria le comte de Moret, au bout de ce
corridor, je suis attendu par une femme ?
– Ça sera la troisième de la soirée, et vous vous
plaignez, bel Amadis ?
– Non, je ne me plains pas. Au revoir, duchesse !
– Prenez garde à la trappe.
La duchesse referma la porte sur le comte, qui se
trouva dans la plus complète obscurité.
Le comte hésita un instant. Il ignorait complétement où il
était. Il eut d’abord l’idée de revenir sur ses pas, mais le
bruit de la clef tournant dans la serrure et fermant la porte à
double tour l’arrêta.
Enfin, après quelques secondes d’hésitation, décidé à
pousser l’aventure jusqu’au-bout :
– Ventre-saint-gris ! se dit-il, la belle duchesse a dit que
j’étais le fils légitime de Henri IV, ne la faisons pas mentir.
Et il s’avança vers l’extrémité du corridor opposée à
celle par laquelle il était entré, retenant son haleine,
marchant à tâtons et les bras en avant.
À peine eut-il fait vingt pas dans l’obscurité la plus
profonde, avec cette hésitation que l’homme le plus brave
éprouve dans les ténèbres, qu’il entendit un frôlement de
robe et une respiration qui semblaient venir à lui.
Il s’arrêta. Le frôlement et la respiration s’arrêtèrent.
Il cherchait comment il adresserait la parole à ce bruit
charmant, lorsqu’une voix douce et tremblante demanda :
– Est-ce vous, monseigneur ?
La voix était à deux pas à peine.
– Oui, répondit le comte.
Le comte fit un pas en avant, et rencontra une main
étendue cherchant sa main, mais à peine l’eut-il touchée
qu’elle se retira, timide comme la sensitive.
Un léger cri, qui tenait le milieu entre la surprise et la
crainte, se fit entendre et passa, aux oreilles du prince,
faible et mélodieux comme le soupir d’un sylphe ou la
vibration d’une harpe éolienne.
Le comte tressaillit ; il venait d’éprouver une sensation
complétement nouvelle, et par conséquent complétement
inconnue.
Cette sensation était délicieuse.
– Oh ! murmura-t-il, où êtes-vous ?
– Ici, balbutia la voix.
– On m’avait dit que je trouverais une main pour me
guider, ne connaissant pas mon chemin. Cette main, me la
refuserez-vous ?
Il y eut un moment sensible d’hésitation chez la
personne à laquelle cette demande était adressée ; mais
presque aussitôt, cependant :
– La voici, dit-elle.
Le comte saisit de ses deux mains la main qu’on lui
présentait et fit un mouvement pour la porter à ses lèvres,
mais ce mouvement fut réprimé par un seul mot, qu’à son
accent plein de prière, on ne pouvait interpréter autrement
que comme le cri de la pudeur alarmée.
– Monseigneur !
– Pardon, Mademoiselle, répondit le comte d’une voix
respectueuse, autant que s’il eût parlé à la reine.
Puis il écarta cette main frémissante et craintive, déjà à
moitié chemin de ses lèvres, et un silence se fit.
Le comte la garda dans les siennes, et l’on n’essaya
point de la retirer, mais elle y demeura immobile et comme
si, par la force de la volonté, on lui avait enlevé jusqu’à
l’apparence de la vie.
C’était, si l’on peut, se servir de cette expression, une
main complétement muette.
Mais ce mutisme qui lui était imposé n’empêchait point
le comte de s’apercevoir qu’elle était petite, fine, douce,
allongée, aristocratique et surtout virginale.
Ce n’était plus contre ses lèvres que le comte eût voulu
la presser, c’était contre son cœur.
Il était, depuis qu’il avait touché cette main, resté
immobile comme s’il eût complétement oublié la cause qui
l’amenait.
– Venez-vous, monseigneur ? demanda la douce voix.
– Où voulez-vous que j’aille ? demanda le comte, sans
trop savoir ce qu’il répondait.
– Mais, où la reine vous attend, chez Sa Majesté.
– C’est vrai ! je l’avais oublié ! – Et avec un soupir :
Allons, dit-il.
Et il se remit en marche, nouveau Thésée, guidé dans le
labyrinthe, moins compliqué, mais plus obscur que celui de
Crète, non point par le fil d’Ariane, mais par Ariane elle-
même.
Au bout de quelques pas, Ariane tourna à droite.
– Nous arrivons, dit-elle.
– Hélas ! murmura le comte.
Et en effet, on approchait d’un grand portail vitré
donnant sur l’antichambre de la reine. Mais comme, vu son
indisposition, Sa Majesté était censée dormir, tout était
éteint à l’exception d’une lampe pendue au plafond, et qui,
à travers le vitrage, ne laissait filtrer qu’une lueur pareille à
celle qu’eût projetée une étoile.
À cette faible lueur, le comte essaya de voir son guide,
mais il ne distingua, pour ainsi dire, que les contours d’une
ombre.
La jeune fille s’arrêta.
– Monseigneur, dit-elle, maintenant que vous y voyez
assez pour vous conduire, suivez-moi !
Et, malgré le léger effort que fit le comte pour retenir sa
main, elle la dégagea, marcha la première, ouvrit la porte
du corridor, et se trouva dans l’antichambre de la reine.
Le comte la suivait.
Tous deux traversaient silencieusement, et sur la pointe
du pied, l’antichambre pour gagner la porte en face du
corridor, laquelle était la porte de l’appartement d’Anne
d’Autriche, lorsque tous deux s’arrêtèrent, frappés en
même temps par un bruit qui allait se rapprochant.
C’était celui que faisaient les pas de plusieurs
personnes montant le grand escalier.
– Oh ! mon Dieu, murmura la jeune fille, serait-ce le roi
qui aurait eu l’idée, en sortant du ballet, de venir prendre
des nouvelles de Sa Majesté, ou plutôt de s’assurer si elle
est réellement malade ?
– En effet, on vient de ce côté, dit le prince.
– Attendez, fit la jeune fille, je vais voir.
Elle s’élança vers la porte donnant sur le grand escalier,
l’entrouvrit, et, revenant vivement vers le comte :
– C’est lui, dit-elle. Eh ! vite, vite, dans ce cabinet !
– Ouvrant alors une porte perdue dans la tapisserie, elle
y poussa le comte et entra après lui.
Il était temps ! Comme la porte du cabinet venait de se
refermer, celle donnant sur le grand escalier s’ouvrit, et,
précédé de deux pages portant des flambeaux, suivi de
Baradas et de Saint-Simon, ses deux favoris, derrière
lesquels marchait Beringhen, son valet de chambre, le roi
Louis XIII parut, et faisant signe à sa suite de l’attendre,
entra chez la reine.
VIII

SA MAJESTÉ LE ROI LOUIS


XIII.
Nous croyons que le moment est arrivé de présenter le
roi Louis XIII à nos lecteurs, qui nous pardonneront, je
l’espère, de consacrer un chapitre à cette étrange
personnalité.
Le roi Louis XIII, né le jeudi 27 septembre 1601, et, par
conséquent, âgé, à l’époque à laquelle nous sommes
arrivés, de vingt-sept ans et trois mois, était une longue et
triste figure, au teint brun et aux moustaches noires. Pas un
trait en lui qui rappelât Henri IV, ni dans la physionomie, ni
dans le caractère ; rien de français non plus, pas de gaieté,
pas même de jeunesse. Les Espagnols racontaient avec
une certaine probabilité, qu’il était fils de Virginio Orsini,
duc de Bracciano, cousin de Marie de Médicis, et, en effet,
à son départ pour la France, Marie de Médicis, déjà âgée
de 27 ans, avait reçu de son oncle, le cardinal Ferdinand,
qui, pour monter sur le trône de Toscane, avait
empoisonné son frère François et Bianca Capello, Marie
de Médicis avait reçu, disons-nous, cet avis :
– Ma chère nièce, vous allez épouser un roi qui a
répudié sa première femme, parce qu’elle n’avait pas
d’enfants ; vous avez un mois pour faire le voyage, trois
beaux garçons à votre suite : l’un, Virginio Orsini, qui est
déjà votre Sigisbé ; l’autre Paolo Orsini ; enfin, le troisième,
Concino Concini ; arrangez-vous de manière à être sûre,
en arrivant en France, de ne pas être répudiée.
Marie de Médicis avait, assuraient toujours les
Espagnols, suivi de point en point le conseil de son oncle ;
elle avait mis dix jours à aller seulement de Gènes à
Marseille. Henri IV, quoiqu’il ne fût pas impatient de voir
« sa grosse banquière », comme il l’appelait, avait trouvé
la traversée un peu bien longue ; mais Malherbe avait
cherché une raison à cette lenteur, et, bonne ou mauvaise,
l’avait découverte. Il avait mis ce retard sur le compte de
l’amour que Neptune avait conçu pour la fiancée du roi de
France.

Dix jours ne pouvant se distraire


Au plaisir de la regarder,
Il a, par un effort contraire,
Essayé de la retarder.

Peut-être l’excuse n’ôtait-elle pas bien logique, mais la


reine Margot avait rendu son mari peu difficile sur les
excuses conjugales.
C’est ce bâtiment paresseux qu’entourent les Néréides,
dans le beau tableau de Rubens qui est au Louvre.
Au bout de neuf mois, le grand-duc Ferdinand fut
rassuré : il apprit la naissance du dauphin Louis, surnommé
immédiatement le Juste, parce qu’il était né sous le signe
de la Balance.
Dès son enfance, Louis XIII manifesta cette tristesse
héréditaire chez les Orsini, en même temps qu’il eut de
naissance tous les goûts d’un Italien de la décadence. En
effet, musicien et même compositeur passable, peintre
médiocre, il était apte à une foule de petits métiers, ce qui
fit qu’il ne sut jamais son métier de roi, malgré sa
prodigieuse idolâtrie de la royauté. Faible de complexion, il
avait été outrageusement médicamenté dans son enfance,
et, devenu jeune homme, il était resté une créature si
maladive que déjà trois ou quatre fois il avait touché à la
mort. Un journal, tenu pendant vingt-huit ans par son
médecin Hérouard, inscrit jour par jour tout ce qu’il mange,
heure par heure tout ce qu’il fait. Dès sa jeunesse, il a peu
de cœur, est sec et dur, parfois même cruel. Henri IV le
fouetta deux fois de sa royale main : la première parce qu’il
avait manifesté tant d’aversion à un gentilhomme, que pour
le contenter il avait fallu tirer à ce gentilhomme un coup de
pistolet sans balle, et faire croire au dauphin qu’il avait été
tué sur le coup ; la seconde, parce qu’il avait d’un coup de
maillet écrasé la tête d’un moineau franc.
Une fois, une seule fois il eut la velléité d’être roi, et
manifesta cette velléité : ce fut le jour de son sacre.
Comme on lui présentait le sceptre des rois de France,
sceptre fort lourd, étant fait d’or et d’argent et chargé de
pierreries, sa main se prit à trembler, ce que voyant,
M. de Condé qui, en sa qualité de premier prince du sang,
était près du roi, il voulut, en lui soutenant le bras, l’aider à
soutenir le sceptre.
Mais lui, se retournant vivement et le sourcil froncé :
– Non, dit-il, je prétends le porter seul, et ne veux pas de
compagnie.
Sa grande distraction, enfant, était de tourner de petites
pièces d’ivoire, de colorier des gravures, de confectionner
des cages, de dresser des châteaux de cartes, et de faire
chasser dans son appartement de petits oiseaux par un
perroquet jaune et des pies-grièches. Au reste, dans toutes
ses actions, dit l’Estoile, « enfant, enfantissime ! »
Mais les deux goûts les plus enracinés et les plus
persistants chez lui avaient été la musique et la chasse.
C’est dans Hérouard, ce journal à peu près inconnu, s’il ne
l’est tout à fait des historiens, qu’il faut chercher ces détails
et d’autres plus curieux encore : « À midi, il va jouer dans
la galerie avec ses chiens, Patelot et Grisette ; à une
heure il revient dans sa chambre, se met dans la ruelle
de sa nourrice, appelle Ingret, son joueur de luth, et fait la
musique en chantant lui-même, car il aimait la musique
avec transport. »
Parfois, pour se distraire, il versifiait sur des riens, sur
des proverbes ou des maximes, et, quand le goût lui en
prenait, il voulait que les autres versifiassent avec lui. Un
jour il dit à son médecin, Hérouard : – Mettez-moi cette
prose en vers :
« Je veux que ceux qui m’aiment m’aiment longtemps,
ou, s’ils ne m’aiment que peu, que dès demain ils me
quittent. »
Et le bon docteur, meilleur courtisan que poète, faisait à
l’instant même le distique suivant :

Je veux que tous ceux-là qui m’aiment désirent


Que ce soit pour jamais, où bien qu’ils se retirent.

Comme tous les caractères mélancoliques, Louis XIII


dissimulait à merveille, et c’est à ceux qu’il voulait perdre,
au moment même où il retirait la main de dessus eux, qu’il
montrait les plus blanches dents en souriant de son
meilleur sourire. Ce fut le 2 mars, un lundi de l’année 1613,
à l’âge de douze ans, que, se servant pour la première fois
de la locution familière à François Ier, il jura par sa foi de
gentilhomme. Cette même année, l’étiquette voulut que
l’on présentât la chemise au jeune roi. Ce fut Courtouvaux,
un de ses compagnons, nous ne dirons pas de plaisir,
nous verrons tout à l’heure que Louis XIII ne s’amusa que
deux fois dans sa vie, qui la lui passa.
On se rappelle que l’accusation contre Chalais portait :
qu’il avait voulu empoisonner le roi en lui passant la
chemise. Ce fut cette même année encore que fut introduit
près de lui, par le maréchal d’Ancre lui-même, le jeune
de Luynes. Il n’avait jusque-là, pour soigner et nourrir ses
oiseaux, qu’un impie paysan, – « un pied-plat de Saint-
Germain, nommé Pierre, » dit l’Estoile. De Luynes fut
nommé fauconnier en chef, et l’on commanda à Pierrot,
tout-puissant jusque-là, de le reconnaître et de lui obéir.
Enfin ses faucons, éperviers, milans, pies-grièches et
perroquets, furent nommés oiseaux de cabinet, pour que
de Luynes pût toujours rester près du roi, et de cette
époque data chez Louis XIII une telle amitié pour lui, que
non seulement il ne quittait son fauconnier en chef du matin
au soir, mais encore qu’en dormant il rêvait tout haut de lui,
dit Hérouard, criant son nom dans le sommeil et le croyant
absent.
En effet, si de Luynes ne parvenait pas à l’amuser, il
parvenait au moins à le distraire, en développant chez lui le
goût de la chasse autant qu’il le pouvait, avec le peu de
liberté qu’ont les enfants royaux. Nous avons vu que Louis
pourchassait de petits oiseaux dans ses appartements
avec un perroquet jaune et des pies-grièches. Luynes lui fit
chasser des lapins avec des petits lévriers dans les fossés
du Louvre, et voler le milan à la plaine de Grenelle. Ce fut
là, toutes dates sont importantes dans la vie d’un roi du
caractère de Louis XIII, qu’il prit son premier héron le 1er
janvier, et ce fut à Vaugirard que le 18 de la même année,
il tira sa première perdrix.
Enfin, ce fut à l’entrée du pont dormant, près du Louvre,
qu’il chassa l’homme pour la première fois, et tua Concini.
Intercalons ici une page du journal d’Hérouard, la page
est curieuse pour le philosophe aussi bien que pour
l’historien ; c’est ce que fait Louis XIII pendant ce lundi 24
avril 1617, où il chasse l’homme au lieu de chasser le
moineau, le lapin, le héron ou la perdrix.
Nous copions textuellement. Nos lecteurs, et surtout nos
lectrices sont avertis.
« Lundi 24 avril 1617.
« Éveillé à sept heures et demi du matin, pouls plein,
égal, petite chaleur, douce, levé bon visage, gai, pissé
jaune, fait ses affaires, peigné, vêtu, prié Dieu ; à 8 heures
12 déjeuné, quatre cuillers, point bu, si ce n’est du vin clair
et fort trempé.

« Le maréchal d’Ancre
« tué sur le pont du
« Louvre entre dix et
« onze heures du matin.

« Dîné à midi ; bouts d’asperges en salade, douze ;


quatre crêtes de coq sur un potage blanchi ; cuillerées de
potage, dix bouts d’asperges sur un chapon bouilli ; veau
bouilli ; la moelle d’un os ; tallerins, douze ; les ailes de deux
pigeons rôtis ; deux tranches de gelinotte rôties avec pain ;
gelée ; figues, cinq ; guignes sèches, quatorze cotignac sur
un oubli ; pain, peu ; bu du vin clairet fort trempé ; dragée de
fenouil, une petite cuillerée.
« AMUSÉ jusqu’à sept heures et demie.
« FAIT SES AFFAIRES, jaune, mou, beaucoup. »
« AMUSÉ jusqu’à neuf heures et demie.
« Bu de la tisane, dévêtu, mis au lit, pouls plein, égal,
petite chaleur douce.
Vous voilà rassurés, n’est-ce pas, sur le compte de ce
pauvre enfant royal ; vous pouviez craindre, et moi aussi,
que l’assassinat de l’amant de sa mère, du père plus que
probable de son frère Gastou, d’un maréchal de France
enfin, c’est-à-dire du personnage le plus considérable du
royaume après lui et même avant lui, lui eût ôté l’appétit ou
la gaieté, et que les mains rouges de sang, il a hésité à
prier Dieu ? Non pas ; son dîner a été retardé d’une heure,
c’est vrai, mais il ne pouvait pas tout à la fois être à table à
onze heures et regarder par la fenêtre du rez-de-chaussée
du Louvre, Vitry assassiner le maréchal d’Ancre. Il a le
ventre assez relâché ; mais c’est l’effet que faisait à Henri
IV la vue de l’ennemi. En échange, il s’est amusé de sept
heures à sept heures et demie ; il s’est amusé de nouveau
de neuf heures à neuf heures et demie, ce qui n’est pas
dans ses habitudes.
Pendant les vingt-huit ans que le surveille le docteur
Hérouard, il ne s’est amusé que ces deux fois là.
En outre, il s’est mis au lit avec un pouls plein, égal, une
petite chaleur douce. Il a prié Dieu à dix heures et s’est
endormi jusqu’à sept heures et demie du matin, c’est-à-
dire qu’il a dormi un peu plus de neuf heures.
Pauvre enfant !
Aussi le lendemain il se réveille roi. Ce bon sommeil lui
a donné des forces, et, après avoir fait acte de virilité la
veille, il fait acte de royauté le lendemain.
La reine-mère est non-seulement disgraciée, mais
exilée à Blois ; défense lui est faite de voir les petites
mesdames ses filles, son fils bien-aimé Gaston d’Orléans ;
ses ministres sont renvoyés, et l’évêque de Luçon, qui sera
plus tard le grand cardinal, aura seul la permission de la
suivre dans son exil, où il se glissera dans ce cœur qui ne
sait pas rester vide, et remplacera Concini.
Mais, s’il est le roi, Louis XIII n’est pas homme encore.
Marié depuis deux ans avec l’infante d’Espagne, Anne
d’Autriche, il n’est son mari que de nom. M. Durand,
contrôleur provincial des guerres, a beau lui faire des
ballets, dans lesquels il représente le démon du feu, et
dans lesquels il chante à la reine les vers les plus tendres,
toute sa galanterie se borne à lui dire :

Beau soleil de qui je veux


Pour jamais souffrir les feux,
Regarde où tu me conduis,
Et connais ce que tu peux
En voyant ce que je suis.

En effet, Louis XIII portait un habit tout couvert de


flammes, mais, comme il ôtait son habit pour se coucher, il-
dépouillait les flammes avec l’habit.
Comme le ballet de la Délivrance de Renaud n’a rien
produit, on essaye d’un autre ballet qui a pour titre : les
Aventures de Tancrède dans la forêt enchantée. Cette
fois la chorégraphie de M. de Ponchère réveille un peu le
roi, et sa curiosité va jusqu’à désirer savoir comment les
choses se passent un soir de noces entre vrais époux ;
c’est M. d’Elbeuf et Mlle de Vendôme qui donnent au roi
une répétition de la pièce qu’il n’a pas encore jouée : rien
n’y fait, le roi reste deux heures dans la chambre des
époux, assis sur leur lit, et rentre tranquillement dans sa
chambre de garçon.
Enfin, ce fut Luynes qui, tourmenté par l’ambassadeur
d’Espagne et par le nonce du pape, se chargea de cette
grande affaire, ne cachant pas à ceux qui l’y poussaient
qu’il courrait risque d’y perdre son crédit.
Le jour fut fixé au 25 janvier 1619.
Ce jour-là, c’est encore le journal d’Hérouard qui va
nous en donner l’emploi.
Le 25 janvier 1619, le roi, ne sachant point ce qui
l’attendait à la fin de la journée, se leva en excellente santé,
avec bon visage, et même gai, relativement ; il déjeuna à
neuf heures et quart ; ouït la messe à la chapelle de la
Tour ; présida le conseil ; dîna à midi ; fit visite à la reine ;
alla aux Tuileries par la galerie ; revint vers quatre heures et
demie par le même chemin au Louvre ; monta chez
M. de Luynes pour répéter son ballet ; soupa à huit heures ;
fit de nouveau visite à la reine, la quitta à dix heures, rentra
dans ses appartements et se coucha ; mais à peine était-il
couché, que Luynes entra dans sa chambre et l’engagea à
se lever. Le roi le regarda avec le même étonnement que
s’il lui eût proposé de faire un voyage en Chine : Mais
Luynes insista, lui disant que l’Europe commençait à
s’inquiéter de voir le trône de France sans héritier, et que
ce serait une honte pour lui si sa sœur, madame Christine,
qui venait d’épouser le fils du duc de-Piémont, le prince
Amédée de Savoie, avait un enfant avant que la reine eût
un dauphin. Mais comme toutes ces raisons, quoiqu’il les
approuvât de la tête, ne paraissaient pas suffisantes pour
décider le roi, de Luynes le prit tout simplement entre ses
bras et le porta où il ne voulait point aller. Que si vous
doutez le moins du monde de ce petit détail qu’aucun
historien ne vous a raconté, et que vous raconte un
romancier, lisez la dépêche du nonce, en date du 30
janvier 1619, et vous y trouverez cette phrase qui nous
paraît concluante : Luines lo prese a traverso e lo conduce
quasi per forza al letto della Regina.
Mais si Luynes n’y perdit pas son crédit, et y gagna au
contraire le titre de connétable, il y perdit au moins sa
peine, ou n’en fut récompensé que tardivement. Ce
dauphin qui devait concourir pour le prix de vitesse avec le
premier-né de la duchesse de Savoie ne vit le jour, si
ardemment réclamé qu’il fût, que dix-neuf ans après, c’est-
à-dire en 1638, et Luynes, qui ne devait pas avoir le
bonheur de voir l’arbre qu’il avait planté porter ses fruits,
mourait deux ans après d’une fièvre pourprée. Cette mort
laissait le chemin libre à Marie de Médicis, qui, rappelée
de son exil, revenait à Paris, ramenait, et faisait entrer au
conseil, Richelieu, cardinal depuis un an, et qui bientôt
après devait devenir premier ministre.
Dès lors, c’est Richelieu qui règne, et qui, en se
déclarant contre la politique autrichienne et espagnole, se
brouille à la fois avec Anne d’Autriche et avec Marie
de Médicis. À partir de ce moment, les haines le
poursuivent, les complots l’entourent ; Marie de Médicis a,
comme le roi, son ministère présidé comme celui du roi
par un cardinal, M. de Bérulle. Seulement, le cardinal
de Richelieu est un homme de génie, tandis que le cardinal
de Bérulle est un idiot. Monsieur, que Richelieu a marié, et
auquel, croyant s’en faire un appui, il a donné l’immense
fortune de Mme de Montpensier, conspire contre lui. Un
conseil secret s’organise, auquel est appelé le médecin
Bouvard, qui a succédé comme médecin du roi au brave
docteur Hérouard ; par Bouvard, Monsieur, qui succède à
Louis XIII si Louis XIII meurt sans enfants, a le doigt sur le
pouls du malade, car Bouvard, homme de dévotion tout
espagnole, vivant aux églises, et l’âme damnée des reines.
On sait donc que ce sombre roi, que l’ennui consume, que
les soucis minent, qui ne se sent aimé de personne, mais
au contraire haï de tous, que les médecins exterminent par
la médecine du temps implacablement purgative, qui n’a
plus de sang et que l’on saigne une fois par mois, peut
s’évanouir d’un moment à l’autre et disparaître avec cette
humeur noire que l’on s’obstine à chasser et qui est sa vie.
Si le roi meurt, Richelieu est à la merci de ses ennemis, et
dans les 24 heures qui suivent la mort du roi, il est pendu.
Eh bien, malgré toutes ces espérances, Chalais n’a pas le
temps d’attendre ; il propose de tuer le cardinal, Marie
de Médicis appuie la proposition, Mme de Conti achète des
poignards, et la douce Anne d’Autriche n’y fait d’autre
objection que ces trois mots : Il est prêtre !
Quant au roi, qui, depuis l’assassinat de Henri IV, hait
sa mère, qui, depuis la conspiration de Chalais, se défie
de son frère, qui, depuis ses amours avec Buckingham, et
particulièrement depuis le scandale des jardins d’Amiens,
méprise la reine ; quant au roi, qui n’aime ni sa femme, ni
les femmes, et qui, n’ayant aucune des Vertus d’un
Bourbon, n’a qu’à moitié les vices des Valois, il est plus
froid et plus défiant que jamais avec toute sa famille. Il sait
que cette guerre d’Italie qu’il projette, ou plutôt que projette
le cardinal, est antipathique à Marie de Médicis, à Gaston
d’Orléans, et particulièrement à Anne d’Autriche, parce
qu’en réalité, c’est une guerre contre Ferdinand II et
Philippe III, et que la reine est mi-partie d’Autriche et mi-
partie d’Espagne.
Aussi, lorsque, sous le prétexte d’un violent mal de tête,
elle a refusé d’assister, le soir, au ballet qui se danse en
l’honneur de la prise de la Rochelle, c’est-à-dire en
l’honneur de la victoire de son mari sur son amant, Louis
XIII a-t-il été pris de ce soupçon qu’elle ne restait chez elle
que pour y nouer quelque cabale, et, pendant toute la
soirée, a-t-il eu l’œil, non pas sur les danseurs et sur les
danseuses, mais sur la reine-mère et sur Gaston
d’Orléans, échangeant à voix basse avec le cardinal, qui
se tenait à ses côtés, dans sa loge, des observations qui
n’avaient aucun rapport avec la chorégraphie, et, le ballet
fini, au lieu de rentrer chez lui, a-t-il eu l’idée de passer
chez la reine sans la prévenir de sa visite, et cela pour la
prendre sur le fait, s’il y avait un fait quelconque ; et voilà
pourquoi nous l’avons vu arriver d’une façon si inattendue,
précédé de deux pages, accompagné de ses deux favoris,
suivi de Beringhen, et apparaître dans l’antichambre, juste
au moment où le comte de Moret et sa conductrice
inconnue disparaissaient dans le cabinet.
L’étiquette royale défendait que, quand le roi couchait
sous le même toit que la reine, une velléité conjugale étant
prévue, les portes de l’appartement de la reine de France
fussent fermées la nuit ; le roi avait donc, l’une après l’autre,
ouvert sans difficulté, au milieu de l’obscurité et du silence,
les trois portes qui séparaient l’antichambre de la chambre
à coucher.
En entrant dans la chambre-à coucher, il en avait, d’un
regard rapide, exploré les angles les plus obscurs et les
recoins les plus retirés.
Tout y était dans l’ordre le plus parfait.
La reine dormait d’un sommeil dont le calme pouvait
attester la chasteté, et un souffle doux et régulier
s’échappait de sa poitrine au moment où Louis XIII, plus
jaloux de son pouvoir de roi que de ses droits comme mari,
ouvrit la porte et s’approcha du lit.
Mais les reines ont le sommeil léger, et quoiqu’un épais
tapis de Flandre eût assourdi les pas de son auguste
époux, le souffle doux et régulier s’arrêta tout à coup, puis
une main, merveilleuse de forme et de blancheur, écarta le
rideau : une tête adorable de coquetterie nocturne se
souleva sur l’oreiller, et après que deux grands yeux
étonnés se furent fixés un instant sur le visiteur inattendu,
une voix frémissante de surprise s’écria :
– Comment, c’est vous, Sire ?
– Moi-même, madame, répondit froidement le roi, mais
en mettant le chapeau à la main, comme doit le faire tout
gentilhomme devant une femme.
– Et à quel heureux hasard, continua la reine, dois-je la
faveur de votre visite ?
– Vous m’avez fait dire que vous étiez indisposée,
madame ; or, inquiet de votre santé, j’ai voulu moi-même
venir prendre de vos nouvelles et vous dire que je n’aurai
probablement pas, à moins que vous ne preniez le
dérangement de me visiter à votre tour, le plaisir de vous
voir, ni demain ni après-demain.
– Votre Majesté chasse ? demanda la reine.
– Non, madame ; mais Bouvard a décidé qu’il était bon
qu’à la suite de toutes ces fêtes, qui sont pour moi des
fatigues, je fusse purgé et saigné ; il me purge donc
demain et me saigne après-demain. Bonne nuit, madame,
et excusez-moi de vous avoir réveillée. À propos, qui donc
est de service auprès de vous cette nuit ? Mme de Fargis
ou Mme de Chevreuse ?
– Ni l’une ni l’autre, sire ; Mlle Isabelle de Lautrec.
– Ah ! très-bien, fit le roi, comme si ce nom achevait de
le rassurer ; mais où est-elle donc ?
– Dans la chambre à côté, où elle dort tout habillée sur
un canapé. Votre Majesté a-t-elle le désir que je l’appelle ?
– Non, merci. Au revoir, madame.
– Au revoir, Sire.
Et Anne, avec un soupir exprimant un regret feint ou
réel, mais que, vu la circonstance, nous croyons plutôt feint
que réel, laissa retomber le rideau devant son lit et sa tête
sur l’oreiller.
Quant à Louis XIII, il se couvrit, jeta autour de la
chambre un dernier regard dans lequel transperçait un
reste de soupçon, et sortit en murmurant :
– Non, pour cette fois le cardinal s’était trompé.
Puis, arrivé dans l’antichambre où sa suite l’attendait :
– La reine est, en effet, très-souffrante, dit-il. Suivez-
moi, messieurs !
Et, dans le même ordre qu’il était venu, le cortège se
remit en marche pour rentrer chez le roi.
IX

CE QUI SE PASSA DANS LA


CHAMBRE À COUCHER DE LA
REINE ANNE D’AUTRICHE
APRÈS QUE LE ROI LOUIS XIII
EN FUT SORTI.
À peine le bruit des pas se fut-il perdu dans le lointain
de la galerie, et les derniers reflets des torches se furent-ils
éteints en tremblant le long des parois des murailles, que la
porte du cabinet où s’était réfugiés le comte de Moret et sa
conductrice s’entrouvrit doucement, et que la tête de la
jeune femme se glissa par l’entre-bâillement de la porte.
Alors, voyant que tout était rentré dans le silence et
l’obscurité, elle se hasarda à sortir tout à fait, et jeta un
regard dans la galerie à l’extrémité de laquelle elle vit
disparaître les dernières lueurs des torches des deux
pages.
Puis, jugeant que tout danger était évanoui, elle se
rapprocha du cabinet, et, passant devant la porte, légère
comme un oiseau :
– Venez, Monseigneur, dit-elle au comte.
Et en même temps, se maintenant toujours à une
distance et dans une position où le jeune homme ne pût
profiter d’une clarté plus grande pour voir bon visage, elle
ouvrit l’une après l’autre les trois portes qu’avait ouvertes
en rentrant, et qu’avait refermées en sortant, le roi.
Le jeune homme la suivait muet, haletant, éperdu ; dans
ce cabinet étroit et sombre, la jeune fille avait dû, malgré
elle, se serrer contre lui, et, quoique le maîtrisant par la
main toute-puissante de la chasteté, elle n’avait pu
empêcher le comte de s’enivrer de la vapeur de son
haleine, et de respirer par tous les pores cette vapeur
voluptueuse qui émane du corps d’une jeune femme, et
qu’on pourrait appeler le parfum de la puberté.
Avant d’ouvrir la dernière porte, elle étendit la main vers
le comte, dont elle entendait les pas pressant les siens, et,
d’une voix dont un certain trouble altérait la sérénité :
– Monseigneur, dit-elle, ayez la bonté de vous arrêter
dans ce salon ; lorsqu’elle voudra vous recevoir, Sa
Majesté vous appellera.
Et elle rentra chez la reine.
Cette fois, Anne d’Autriche ne dormait ni ne feignait de
dormir.
– Est-ce-vous, chère Isabelle ? demanda-t-elle, en
écartant le rideau, du geste le plus rapide, et en se
soulevant sur son lit d’un mouvement plus pressé qu’elle
n’avait fait pour le roi.
– Oui, madame, c’est moi, répondit la jeune fille, en se
plaçant de manière à ce que son visage fût perdu dans
l’ombre, et par conséquent à ce qu’elle pût dérober sa
rougeur involontaire à la reine.
– Vous savez que le roi sort d’ici ?
– Je l’ai vu, madame.
– Il avait sans doute des soupçons ?
– C’est possible, mais à coup sûr il n’en a plus.
– Le comte est là ?
– Dans la chambre qui précède celle-ci.
– Allumez une cire et donnez-moi un miroir à main.
Isabelle obéit, donna le miroir à la reine, mais garda la
bougie pour l’éclairer.
Anne d’Autriche était jolie plutôt que belle ; elle avait les
traits tout petits, un nez sans caractère, mais la peau
transparente et veloutée de cette blonde dynastie flamande
qui donna les Charles-Quint et les Philippe II. Coquette
pour tous les hommes sans distinction, elle ne voulait pas
manquer son effet, même sur son beau-frère. – En
conséquence, elle rajusta quelques boucles de cheveux
froissés par l’oreiller, régularisa les plis du long peignoir de
soie dans lequel elle était enveloppée, se souleva sur son
coude pour essayer sa pose, rendit son miroir à sa dame
d’honneur, et lui fit signe, avec un sourire de remercîment,
qu’elle pouvait rentrer chez elle.
Isabelle déposa le miroir et le chandelier sur la toilette,
salua respectueusement, et sortit par la porte qu’avait
indiquée la reine, en disant à son époux que sa dame
d’honneur devait être, là, endormie sur un canapé.
L’appartement demeura éclairé par la double lumière
de la lampe et de la bougie, placées toutes deux de
manière à projeter leurs rayons sur le côté du lit où Anne
d’Autriche avait donné son audience au roi et allait donner
la sienne au comte de Moret.
Cependant, restée seule, la reine, avant de l’appeler,
paraissait attendre quelqu’un ou quelque chose, se
tournant à plusieurs reprises vers le fond de la chambre,
faisant de petits mouvements d’impatience, et murmurant
des paroles à voix basse.
Enfin, et à peu d’intervalle l’une de l’autre, les deux
portes que semblait interroger la reine s’ouvrirent. Par l’une
entra un jeune homme de vingt ans, au visage coloré et
plein, aux cheveux noirs, à l’œil dur, qui en s’adoucissant
devenait faux. Il était splendidement vêtu de satin blanc,
avec un manteau cerise brodé d’or. Il portait le Saint-Esprit
au cou, comme on le portait à cette époque. Il tenait à la
main son chapeau de feutre blanc orné de deux plumes de
la couleur du manteau.
Ce jeune homme, c’était Gaston d’Orléans, que l’on
désignait généralement sous le nom de MONSIEUR, et
que la chronique scandaleuse du Louvre disait n’être si
particulièrement aimé de sa mère que parce qu’il était le
fils du beau favori Concino Concini. Au reste, quiconque
verra, l’un près de l’autre, comme nous les voyions l’autre
jour, au musée de Blois, le portrait du maréchal d’Ancre et
celui du second fils de Marie de Médicis, comprendra que
la ressemblance extraordinaire qui existe entre eux pouvait
faire croire à la vérité de cette grave accusation.
Nous avons dit que, depuis l’affaire de Chalais, le roi le
tenait en mépris. En effet, Louis XIII avait une espèce de
conscience. Il n’était pas insensible à ce que l’on appelait
alors l’honneur de la couronne, et que l’on appelle
aujourd’hui l’honneur de la France. Son égoïsme et sa
vanité, pétries aux mains de Richelieu, avaient presque
changé de forme, et de ces deux vices le cardinal était
parvenu à lui faire une sorte de vertu ; mais Gaston, âme à
la fois fourbe et lâche, avait été immonde dans toute cette
affaire de Nantes.
Il avait voulu entrer au conseil. Richelieu y eût consenti
pour avoir la paix, mais il voulut y faire entrer avec lui son
gouverneur Ornano. Richelieu refusa. Le jeune prince alors
crie, jure, tempête, dit qu’Ornano entrera au conseil de
bonne volonté ou de force. Richelieu, ne pouvant faire
arrêter Gaston, fait arrêter Ornano. Gaston force la porte du
conseil, et, d’une voix altière demande qui a eu l’audace de
faire arrêter son gouverneur. « Moi, » répond avec le plus
grand calme Richelieu.
Tout en serait resté là et Gaston eût bu sa honte, si
Mme de Chevreuse, poussée par l’Espagne, n’eût poussé
Chalais. – Chalais vint s’offrir à MONSIEUR pour le
débarrasser du cardinal, et voici ce que Gaston trouve ou
plutôt ce qu’on lui souffle : il ira avec toute sa maison dîner
chez Richelieu, à son château de Fleury, et là à sa table,
trahissant l’hospitalité, des gens d’épée assassineront
commodément un homme sans défense – un prêtre.
Au-reste, depuis soixante ans, l’Espagne, dont on voit la
main jaune et hideuse dans tout cela, n’en a pas fait
d’autres, à l’endroit des grandes personnalités qui la
gênent : elle les supprime. En politique, supprimer n’est
pas tuer. Ainsi elle a supprimé Coligny, Guillaume
de Nassau, Henri III, Henri IV ; ainsi elle comptait faire de
Richelieu. Le procédé est monotone, mais peu importe : du
moment où il réussit, il est bon.
Cette fois, cependant, il échoua.
Ce fut à cette occasion que Richelieu, comme Hercule
chez Augias, commença le nettoyage de la cour, par le
balayage des princes. Les deux bâtards de Henri IV, les
Vendôme, furent arrêtés ; le comte de Soissons prit la
fuite ; Mme de Chevreuse fut exilée, le duc de Longueville en
disgrâce. Quant à Monsieur, il signa une confession, dans
laquelle il dénonçait et abandonnait ses amis. Il fut marié,
enrichi et déshonoré.
Chalais seul sortit sans honte de cette conspiration
parce qu’il en sortit sans tête.
Et déjà si avant dans l’ignoble, MONSIEUR n’avait pas
vingt ans.
Par l’autre porte entra, presque aussitôt que
MONSIEUR, une femme de cinquante-cinq à cinquante-six
ans, vêtue royalement, portant une petite couronne d’or sur
le haut de la tête, et un long manteau de pourpre et
d’hermine, descendant de ses épaules sur une robe de
satin blanc brochée d’or ; elle a pu être fraîche autrefois,
mais jamais ni belle ni distinguée ; un excessif embonpoint
lui donne ce vulgaire aspect qui lui a valu de la bouche de
Henri IV le surnom de la Grosse banquière ; c’est un esprit
tracassier qui ne se plaît que dans l’intrigue.
Inférieure en génie à Catherine de Médicis, elle lui a été
supérieure en débauche. Si l’on en croit ce que l’on dit, un
seul des enfants de Henri IV lui appartient, Mme Henriette.
D’ailleurs, de tous, elle n’aime, nous l’avons dit, que
Gaston. Elle a pris d’avance son parti de la mort de son fils
aîné, qu’elle regarde comme inévitable, et dont elle est
déjà consolée. Son idée fixe est de voir Gaston sur le
trône, comme l’idée fixe de Catherine de Médicis, a été d’y
voir Henri III.
Mais une accusation plus grave que toutes celles-là
pèse sur elle, et fait que Louis XIII la déteste autant qu’elle
le hait : elle a dit-on, sinon mis, du moins laissé aux mains
de Ravaillac le couteau qu’elle en eût pu faire tomber. Un
procès-verbal faisait foi que Ravaillac l’avait nommée elle
et d’Épernon sur la roue. Le feu fut mis au Palais-de-
Justice pour faire disparaître jusqu’à la trace de ces deux
noms.
Depuis la veille, la mère et le fils ont été convoqués par
Anne d’Autriche, prévenue que le comte de Moret, arrivé
depuis huit jours à Paris, a des lettres à leur communiquer
de la part du duc de Savoie. Ils sont entrés, comme nous
l’avons vu, chez la reine, par deux portes différentes,
chacun venant de son appartement. S’ils y sont surpris, ils
auront pour excuse l’indisposition de Sa Majesté, qu’ils ont
apprise au ballet, indisposition qui leur a donné tant
d’inquiétude qu’ils n’ont pas même pris le temps de
changer de costume. Quant au comte de Moret, toujours en
cas de surprise, on le cachera quelque part : un jeune
homme de vingt-deux ans est toujours facile à cacher ;
Anne d’Autriche a d’ailleurs sur ces sortes
d’escamotages ; des traditions et même des antécédents.
Pendant ce temps, le comte de Moret a attendu dans la
chambre à côté, et il a tout bas et du fond de l’âme
remercié le ciel de ce regard.
Qu’eût-il dit, qu’eût-il fait, entrant chez la reine, ému,
troublé, palpitant comme il l’était en quittant sa conductrice
inconnue ? Ces dix minutes d’attente n’ont pas été de trop
pour calmer des battements de son cœur et rendre un peu
d’assurance à sa voix. De l’agitation, il a passé à la
rêverie, rêverie douce et suave dont, jusqu’à cette heure, il
n’avait eu aucune idée.
Tout-à-coup, la voix d’Anne d’Autriche le fit tressaillir et
l’alla chercher au fond de sa rêverie.
– Comte, demanda-t-elle, êtes-vous là ?
– Oui, Madame, répondit le comte, et attendant les
ordres de Votre Majesté.
– Entrez, donc, alors, car nous sommes heureux de
vous recevoir.
X

LES LETTRES QU’ON LIT


DEVANT TÉMOINS ET LES
LETTRES QU’ON LIT TOUT
SEUL.
Le comte de Moret secoua sa jeune et gracieuse tête,
comme pour en faire tomber l’incessante préoccupation à
laquelle il était en proie, et poussant la porte devant lui, il se
trouva sur le seuil de la chambre accoucher d’Anne
d’Autriche.
Son premier regard, nous devons l’avouer, malgré le
haut rang ; des personnes qui se trouvaient, dans cette
chambre, fut pour y chercher le guide charmant qui l’y avait
conduit et qui, après l’y avoir conduit, l’avait quitté sans
qu’il pût même voir son visage. Mais son regard eut beau
plonger dans les lointains les plus obscurs de
l’appartement, force lui fut de revenir au premier plan et de
fixer ses yeux et son esprit sur le groupe placé dans la
lumière.
Ce groupe, nous l’avons dit, se composait de trois
personnes et ces trois personnes étaient : la reine-mère, la
reine régnante et le duc d’Orléans.
La reine-mère était debout au chevet d’Anne
d’Autriche ; Anne d’Autriche était couchée ; Gaston était
assis au pied du lit de sa belle-sœur.
Le comte salua profondément, puis s’avançant vers le
lit, il mit un genou en terre devant Anne d’Autriche qui lui
donna sa main à baiser, puis se baissant jusqu’au parquet,
le jeune prince toucha de ses lèvres le bas de la robe de
Marie de Médicis ; puis enfin, toujours un genou en terre, il
se tourna vers Gaston pour lui baiser la main, mais celui-ci
le releva en lui disant :
– Dans mes bras, mon frère.
Le comte de Moret, cœur franc et loyal, véritable fils de
Henri IV, ne pouvait croire à tout ce que l’on disait de
Gaston. Il était en Angleterre lors du complot de Chalais, et
c’était là qu’il avait connu madame de Chevreuse qui
s’était bien gardée de lui dire la vérité sur ce complot. Il
était en Italie lors des lâchetés de La Rochelle, où Gaston
avait fait semblant d’être malade pour ne point aller au feu ;
de plus, ne s’étant jamais occupé que de ses plaisirs, il
n’avait pris aucune part aux intrigues d’une cour dont la
jalousie de Marie de Médicis, contre les enfants de son
mari, l’avait toujours éloigné.
Il rendit donc joyeusement et de bon cœur à son frère
Gaston l’embrassement dont il l’honorait :
Puis, saluant la reine :
– Votre Majesté daignera-t-elle croire, lui demanda-t-il,
à tout le bonheur que j’éprouve d’être admis en sa royale
présence, et à la reconnaissance que j’ai vouée à M. le duc
de Savoie, de m’avoir donné cette précieuse occasion
d’être reçue par elle ?
La reine sourit.
– N’est-ce point à nous plutôt, répondit-elle de vous être
reconnaissantes, de vouloir bien venir en aide à deux
pauvres princesses disgraciées, privées, l’une de l’amour
de son mari, l’autre de la tendresse, de son fils, et à un
frère repoussé des bras de son frère ; car vous venez,
avez-vous dit, avec des lettres qui doivent nous donner
quelque consolation.
Le comte de Moret tira trois plis cachetés de sa
poitrine.
– Ceci, madame, dit-il en tendant la missive à la reine,
ceci est une lettre adressée à vous par don Gonzalez de
Cordoue, gouverneur de Milan, et représentant en Italie Sa
Majesté Philippe IV, votre auguste frère. Il vous supplie
d’employer toute l’influence que vous pouvez avoir à
maintenir M. de Fargis comme ambassadeur à Madrid.
– Mon influence ! répéta la reine ; on pourrait avoir une
influence sur un roi qui serait un homme, mais sur un
fantôme qui est roi, qui donc peut avoir une influence, si ce
n’est un nécroman, comme le cardinal-duc.
Le comte salua, puis se tournant vers la reine-mère et
lui remettant la seconde lettre :
– Quant à ceci, madame, tout ce que j’en sais, c’est que
c’est une note très-importante et très-secrète de la main
propre du duc de Savoie ; elle ne doit être remise qu’à
Votre Majesté en personne, et j’ignore en tout point ce
qu’elle renferme.
La reine-mère prit vivement la lettre, la décacheta, et,
comme, à la distance où elle était de la lumière, elle ne
pouvait la lire, elle s’approcha de la toilette sur laquelle
étaient posées les bougies et la lampe.
– Et cela enfin, continua le comte de Moret, en
présentant à Gaston le troisième pli, est un billet adressé à
Votre Altesse par M me Christine, votre auguste sœur, plus
belle et plus-charmante, encore qu’elle n’est auguste.
Chacun se mit à lire la lettre qui lui était adressée, et le
comte profita de ce moment où chacun était occupé de sa
lecture pour fouiller du regard, une fois encore, tous les
recoins de la chambre.
La chambre ne renfermait que les deux princesses,
Gaston et lui.
Marie de Médicis revint près du lit de sa belle-fille, et
s’adressant au comte :
– Monsieur, lui dit-elle, quand on a affaire à un homme
de votre rang, et que cet homme s’est mis à la disposition
de deux femmes opprimées et, d’un prince en disgrâce, le
mieux est de n’avoir point de secrets pour lui après qu’il a
toutefois donné sa parole d’honneur que, devenant allié, ou
restant neutre, il gardera religieusement les secrets qui lui
sont confiés.
– Votre Majesté, dit le comte de Moret en s’inclinant et
en appuyant le plat de la main sur sa poitrine, a ma parole
d’honneur de rester muet, neutre ou allié ; seulement, ne
mettant pas de réserve à mon silence, je suis forcé d’en
mettre à mon dévouement.
Les deux reines échangèrent un regard.
– Et quelles réserves faites-vous ?
Pendant que Marie de Médicis adressait au jeune
prince cette question avec la voix, Anne d’Autriche et
Gaston la lui adressaient avec les yeux.
– J’en fais deux, madame, répondit le comte d’une voix
douce mais ferme, et pour les faire, je suis obligé de vous
rappeler à mon grand regret que je suis fils du roi Henri IV.
Je ne puis tirer l’épée ni contre les protestants, ni contre le
roi mon frère, de même que je ne puis refuser de la tirer
contre tout ennemi du dehors, à qui le roi de France fera la
guerre si le roi de France m’appelle à cet honneur.
– Ni les protestants ni le roi ne sont nos ennemis,
Prince, dit la reine-mère, en appuyant avec affectation sur
le mot prince ; notre ennemi, notre seul ennemi, notre
ennemi mortel, acharné celui qui a juré notre-perte, c’est le
cardinal !
– Je n’aime point le cardinal, Madame, mais j’aurai
l’honneur de vous faire observer qu’il est assez difficile à un
gentilhomme de faire la guerre à un prêtre. Mais, d’un autre
côté, si grandes que soient les adversités qu’il plaira à
Dieu de lui envoyer, je les regarderais comme une punition
trop légère encore de sa conduite envers vous. Cela suffit-il
à Votre Majesté pour avoir toute confiance en moi.
– Vous savez déjà, n’est-ce pas monsieur, ce que
Gonzalez de Cordoue dit à ma belle-fille. Gaston va vous
dire ce que lui écrit sa sœur Christine. Parlez Gaston.
Le duc d’Orléans tendit la lettre même au comte
de Moret, en l’invitant du geste à la lire.
Le comte la prit et la lut.
La princesse Christine écrivait à son frère de faire valoir
près du roi cette raison qui lui paraissait déterminante, que
mieux valait, laisser Charles-Emmanuel, son beau-père,
s’emparer de Mantoue et du Montferrat, que de les donner
au duc de Nevers qui n’était qu’un étranger pour le roi
Louis XIII, tandis que le prince de Savoie, son mari auquel
reviendrait un jour l’héritage de son père, était beau-frère
du roi de France.
Le comte de Moret rendit avec un salut respectueux la
lettre à Gaston.
– Qu’en pensez-vous, mon frère ? demanda celui-ci.
– Je suis un pauvre politique, répondit le comte
de Moret en souriant, mais je crois que cela vaut
effectivement mieux, au point de vue de la famille surtout.
– Et maintenant à mon tour, dit Marie de Médicis, en
donnant au comte de Moret la lettre du duc de Savoie, il est
juste, monsieur, que vous connaissiez la note dont vous
étiez porteur.
Le comte prit le papier et lut la note suivante :
« Faire tout le possible pour empêcher la guerre
d’Italie ; mais si, malgré les efforts de nos amis, la guerre
est déclarée, que nos amis soient assurés que le Pas de
Suze sera vigoureusement défendu. »
C’était tout ce qui était écrit, ostensiblement du moins,
sur le papier.
Le jeune homme le rendit à Marie de Médicis, avec
toutes les marques du plus profond respect.
– Maintenant, dit la reine-mère, il ne nous reste plus
qu’à remercier notre jeune et habile messager de son
adresse et de son dévouement, et à lui promettre que, si
nous réussissons dans nos projets, sa fortune suivra la
nôtre.
– Mille grâces soient rendues à Votre Majesté de ses
bonnes intentions, mais dès lors que le dévouement
entrevoit une récompense il n’est plus le dévouement, il est
le calcul ou l’ambition. Ma fortune suffit à mes besoins et je
ne demande qu’un peu de gloire personnelle pour justifier
celle de ma naissance.
– Soit, dit Marie de Médicis, tandis que sa belle-fille
donnait sa main à baiser au comte de Moret, ce sera à
nous, vos obligés, et non à vous, de nous occuper de ces
détails-là. Gaston, reconduisez votre frère : par tout autre
escalier que le vôtre, une fois minuit sonné, il ne pourrait
plus sortir du Louvre.
Le comte poussa un soupir et jeta un dernier regard
autour de lui. Il espérait que le même guide qui l’avait
accompagné à son entrée l’accompagnerait à sa sortie. Il
lui fallut, à son grand regret, renoncer à cet espoir.
Il salua les deux reines, et suivit le duc d’Orléans d’un air
consterné.
Gaston le conduisit à son appartement, et lui ouvrant la
porte d’un escalier secret :
– Maintenant, mon frère, lui dit-il, recevez de nouveau
mes remercîments, et croyez à ma sincère
reconnaissance.
Le comte s’inclina.
– Ai-je quelque mot d’ordre à dire ? demanda-t-il,
quelque signe de convention à échanger ?
– Aucun, vous frappez au carreau du suisse en disant :
maison de M. le duc d’Orléans, service de nuit, et l’on vous
laissera passer.
Le comte jeta un dernier regard derrière lui, envoya son
plus tendre soupir rejoindre son inconnue, descendit deux
étages, frappa au carreau du suisse, prononça les paroles
convenues et se trouva immédiatement dans la cour.
Comme il y avait un mot d’ordre pour entrer au Louvre,
mais qu’il n’y en avait point pour en sortir, il traversa le
pont-levis et se trouva, au bout d’un instant, à l’angle de la
rue des Fossés-St Germain et de la rue des Poulies, où
l’attendaient son page et son cheval, ou plutôt le page et le
cheval du duc de Montmorency.
– Ah ! murmura-t-il en mettant le pied à l’étrier, je parie
qu’elle n’a pas dix-huit ans et qu’elle est belle à ravir.
Ventre-Saint-Gris, je le crois bien que je conspirerai contre
le cardinal, puisque c’est pour moi le seul moyen de la
revoir !
Pendant ce temps, Gaston d’Orléans, après s’être
assuré que le comte de Moret avait franchi sans accident
le guichet qui conduisait de l’intérieur du château dans la
cour, rentrait dans son appartement, s’enfermait dans sa
chambre à coucher, en croisant les rideaux pour s’assurer
qu’aucun regard indiscret ne pouvait pénétrer jusqu’à lui,
et, tirant la lettre de sa sœur Christine de sa poche,
l’exposait d’une main tremblante, à la chaleur des bougies.
Alors, dans les interstices des lignes écrites à l’encre
noire, on vit, sous l’influence de la chaleur, apparaître des
lignes nouvelles, écrites de la même main, tracées avec
une encre sympathique, blanche primitivement, mais se
colorant peu à peu jusqu’à ce qu’elle arrivât à une teinte
jaune foncé, tirant sur le rouge.
Ces quelques lignes nouvellement écloses disaient :
« – Continuez de faire ostensiblement votre cour à
Marie de Gonzague, mais, secrètement, assurez-vous de
la reine. Il faut qu’en cas de mort de notre frère aîné, Anne
d’Autriche croie être sûre de garder la couronne, ou sinon,
mon très cher Gaston, grâce aux conseils de
Mme de Fargis et à l’intervention de Mme de Chevreuse, elle
trouvera bien moyen d’être régente, craignant de ne pas
être reine. »
– Oh ! Murmura ! Gaston, sois tranquille, bonne petite
sœur, j’y veillerai !
Et ouvrant un secrétaire, il y enferma la lettre dans un
tiroir à secret.
De son côté, la reine-mère, aussitôt le duc d’Orléans
sorti, avait pris congé de sa belle-fille et, étant rentrée dans
son appartement, s’était fait dévêtir, s’était habillée de nuit,
et avait donné congé à ses femmes.
Puis, restée seule, elle avait tiré une sonnette cachée
dans un pli d’étoffe.
Quelques secondes après, un homme de 45 à 50 ans,
à la figure jaune et vigoureusement accentuée, aux
cheveux, aux sourcils et aux moustaches noirs, était,
répondant à l’appel de la sonnette, entré par une porte
perdue dans la tapisserie.
Cet homme, c’était le musicien, le médecin et
l’astrologue de la reine. C’était, chose triste à dire, le
successeur de Henri IV et de Vittorio Orsini, de Concino
Concini, de Bellegarde, de Bassompierre, du cardinal de
Richelieu : c’était le Provençal Vauthier, qui, pour mieux
gouverner son corps, s’était fait médecin, et pour mieux
assortir son esprit, astrologue. Richelieu tombé, si
Richelieu tombait, son héritage serait disputé entre Bérulle,
un sot, et Vauthier, un charlatan ; et beaucoup, qui savaient
l’influence qu’il avait sur la reine-mère, beaucoup disaient
que Vauthier avait au moins autant de chances au
ministère que son rival.
Vauthier entra donc dans une espèce d’antichambre-
boudoir qui précédait la chambre à coucher.
– Eh ! vite ! vite ! accourez, dit-elle, et me donnez, si
vous l’avez composée, cette liqueur qui a le pouvoir de
faire paraître les écritures invisibles.
– Oui, madame, répondit Vauthier en tirant une fiole de
sa poche ; une recommandation de Votre Majesté m’est
trop précieuse pour que je l’oublie jamais : la voici. Votre
Majesté a-t-elle donc enfin reçu la lettre qu’elle attendait ?
– La voilà ! dit la reine-mère, tirant la lettre de sa
poitrine, quatre lignes seulement, presque insignifiantes,
du duc de Savoie ; mais il est évident qu’il ne m’écrit pas si
confidentiellement et ne m’envoie pas la lettre par un
bâtard de mon mari, pour me dire une semblable banalité.
Et elle tendit la lettre à Vauthier, qui la déplia et la lut.
– En effet, dit-il, il doit y avoir autre chose que cela.
L’écriture apparente c’est-à-dire celle que l’on voyait,
traçait cinq ou six lignes au haut de la page et était bien de
la main même de Charles-Emmanuel, ce qui, avec l’avis
reçu de toujours chercher dans les lettres autre chose que
le texte visible, confirmait la reine-mère dans l’idée que le
moment était venu d’appeler à son aide la préparation
chimique demandée à Vauthier.
Or, il y avait une chose certaine, c’est que si quelque
recommandation invisible était cachée dans la lettre du duc
de Savoie, cette recommandation devait se trouver au-
dessous de la dernière ligne et était écrite sur la partie
restée blanche, et qui comprenait les trois quarts de la
page.
Vauthier trempa un pinceau dans la liqueur, qu’il avait
préparée, et il en lava légèrement le papier, depuis la
dernière ligne jusqu’en bas.
À mesure que le pinceau mouillait la surface blanche,
on voyait aussitôt apparaître, çà et là des lettres plus
hâtives les unes que les autres, puis les lignes se former, et
enfin, après cinq minutes d’imbibation, on put lire
distinctement le conseil suivant :
« Simulez avec votre fils Gaston une brouille dont son
amour insensé pour Marie de Gonzague pourrait être la
cause, et si la campagne d’Italie est résolue, malgré votre
opposition, obtenez pour lui, sous prétexte de l’éloigner de
sa folle passion, obtenez, je vous le répète, le
commandement de l’armée. Le cardinal-duc, dont toute
l’ambition est de passer pour le premier général de son
siècle, ne supportera point cette honte et donnera sa
démission ; une seule crainte resterait, c’est que le roi ne
l’acceptât point. »
Marie de Médicis et son conseiller se regardèrent.
– Avez-vous quelque chose de meilleur à me
proposer ? demanda la reine mère.
– Non, madame, répondit celui-ci ; d’ailleurs, j’ai
toujours vu que les avis de M. de Savoie étaient bons à
suivre.
– Suivons-les donc alors, dit Marie de Médicis avec un
soupir. Nous ne pouvons être dans une pire position que
celle où nous sommes. Avez-vous consulté les astres,
Vauthier ?
– Ce soir encore, j’ai passé une heure à les étudier du
haut de l’observatoire de Catherine de Médicis.
– Eh bien, que disent-ils ?
– Ils promettent à Votre Majesté un triomphe complet
sur ses ennemis.
– Ainsi soit-il ! répondit Marie de Médicis, en tendant à
l’astrologue une main un peu déformée par la graisse,
mais cependant encore belle, que celui-ci baisa
respectueusement.
Et tous deux rentrèrent dans-la-chambre à coucher, dont
la porte se referma sur eux.
Restée seule dans sa chambre, Anne d’Autriche avait
écouté successivement s’éloigner, et les pas de Gaston
d’Orléans, et ceux de sa belle-mère, puis, quand le bruit
s’en fut complétement éteint, elle se leva doucement,
passa ses petits pieds espagnols dans des mules de satin
bleu de ciel brodées d’or et alla s’asseoir près de sa
toilette, dans le tiroir de laquelle elle prit un petit sachet de
toile, contenant, au lieu de poudre d’iris, parfum qu’elle
préférait à tous les autres pour son linge et que sa belle-
mère faisait venir de Florence, de la poussière de charbon
pilé : de ce contenu elle saupoudra la seconde page,
restée blanche, de la lettre de Don Gonzalez de Cordoue,
de même que par des moyens différents le même résultat
avait été obtenu pour la lettre de Mme Christine à son frère
Gaston, et pour celle de Charles-Emmanuel à la reine
mère, en présentant l’une à la chaleur d’une bougie, et en
passant sur l’autre une préparation chimique, des lettres
apparurent sur celle de Don Gonzalez de Cordoue à la
reine, au contact de la poussière de charbon.
Cette fois, la lettre était du roi Philippe IV lui-même.
Elle disait :
« Ma sœur, je connais par notre bon ami M. de Fargis,
le projet qui, en cas de mort du roi Louis XIII, vous promet
pour mari, son frère et son successeur au trône, Gaston
d’Orléans ; mais ce qui serait mieux encore, c’est qu’à
l’époque de cette mort, vous vous trouvassiez enceinte.
« Les reines de France ont un grand avantage sur leurs
époux : elles peuvent faire des dauphins sans eux, et ils
n’en peuvent pas faire sans elles.
« Méditez cette incontestable vérité, et comme vous
n’avez pas besoin, pour vos méditations, d’avoir ma lettre
sous les yeux, brûlez-la.
« PHILIPPE. »

La reine, après avoir relu la lettre du roi, son frère, une


seconde fois, afin d’en bien graver sans doute chaque
parole dans sa mémoire, la prit par un de ses angles,
l’approcha jusqu’à ce que la flamme vint, en éclairant sa
belle main, lécher le bout de ses ongles roses ; alors
seulement, elle lâcha la lettre dont la partie intacte se
consuma avant même que la cendre, sur laquelle couraient
des milliers d’étincelles, eût touché la terre ; mais à l’instant
même et de mémoire elle transcrit la lettre toute entière,
suivie de la recommandation, sur un papier à part qu’elle
enferma dans un tiroir secret d’un petit meuble qui lui
servait de secrétaire.
Puis, elle revint à pas lents vers son lit, laissa glisser de
ses épaules sur ses hanches et de ses hanches à terre son
peignoir de satin, en sortit comme Vénus sortit d’une
vague d’argent, se coucha lentement et laissant avec un
soupir tomber la tête sur son oreiller, elle murmura :
– Ô Buckingham ! Buckingham !
Et quelques sanglots étouffés troublèrent seuls, à partir
de ce moment, le silence de la chambre royale.
XI

LE SPHINX ROUGE.
Il existe à la galerie du Louvre un portrait du peintre
janséniste Philippe de Champagne, représentant au vrai,
comme on disait alors, la fine, vigoureuse et sèche figure
du cardinal de Richelieu.
Tout au contraire des Flamands ses compatriotes, ou
des Espagnols ses maîtres, Philippe de Champagne est
avare de cette étincelante couleur que broient sur leur
palette et répandent sur leurs toiles les Rubens et les
Murillo ; c’est qu’en effet, pousser dans un flot de lumière le
sombre ministre constamment perdu dans la demi-teinte
de sa politique, dont la devise était un aigle dans les
nuages, Aquila in nubibus, c’eût été flatter l’art peut-être,
mais à coup sûr mentir à la vérité.
Étudiez ce portrait, vous tous, hommes de conscience,
qui voulez, après deux siècles et demi, ressusciter le mort
illustre et vous faire une idée physique et morale du grand
génie calomnié par ses contemporains, méconnu, presque
oublié par le siècle suivant, et qui n’a trouvé qu’après deux
cents ans de sépulcre, la place qu’il avait le droit d’attendre
de la postérité.
Ce portrait est un de ceux qui ont le privilège de vous
arrêter court et de vous faire rêver. Est-ce un homme, est-
ce un fantôme, cette créature en robe rouge, en camail
blanc, à l’aube de point de Venise, à la calotte rouge, au
front large, aux cheveux gris, à la moustache grise, à l’œil
gris filtrant un regard terne, aux mains fines, maigres et
pâles ? Sa figure, par la fièvre éternelle qui le brûle, vit aux
pommettes seulement ; n’est-ce pas que, plus vous le
contemplez, moins vous savez si c’est un être vivant, ou si,
comme saint Bonaventure, ce n’est point quelque trépassé
qui vient écrire ses mémoires après sa mort ? N’est-ce pas
que, si tout à coup il se détachait de sa toile, s’il
descendait de son cadre, s’il marchait à vous, n’est-ce pas
que vous reculeriez, en vous signant, comme vous feriez
devant un fantôme ?
Ce qu’il y a de visible et d’incontestable dans cette
peinture, c’est qu’elle reproduit un esprit, une intelligence,
voilà tout. Pas de cœur, pas d’entrailles, heureusement
pour la France ; dans ce vide de la monarchie qui ne fait
entre Henri IV et Louis XIV, pour dominer ce roi mal venu,
faible, impuissant, cette cour inquiète et dissolue, ces
princes avides et sans loi, pour pétrir cette boue animée,
pour en faire la Genèse d’un monde nouveau c’était un
cerveau qu’il fallait, et pas autre chose.
Dieu créa de ses mains cet automate terrible, placé par
la Providence, à une distance égale de Louis XI et de
Robespierre, pour qu’il abattît les grands seigneurs comme
Louis XI avait abattu les grands vassaux, comme
Robespierre devait abattre les aristocrates. De temps en
temps, comme de rouges comètes, les peuples voient
apparaître à l’horizon un de ces faucheurs sanglants, qui
semblent une chose artificielle, qui avancent sans se
mouvoir, qui s’approchent sans bruit ; puis, arrivés enfin au
milieu du champ que leur mission est de moissonner, se
mettent à la besogne et ne s’arrêtent que quand leur tâche
est finie, c’est-à-dire que tout est abattu.
C’est bien ainsi qu’il vous eût apparu, dans cette soirée
du 5 décembre 1628, au moment où, soucieux des haines
qui l’entourent, préoccupé des grands projets qu’il médite,
voulant exterminer l’hérésie en France, voulant chasser
l’Espagne du Milanais, tuer l’influence de l’Autriche en
Toscane, cherchant à deviner, et fermant sa bouche,
éteignant ses yeux de peur qu’on ne le devine, c’est ainsi
qu’il vous eût apparu, l’homme sur qui reposaient les
destinées de la France, le ministre impénétrable que notre
grand historien Michelet appelle le Sphinx rouge.
Il sortait de ce ballet, pendant lequel ses intuitions lui
avaient dit que l’absence de la reine avait une cause
politique, et, par conséquent menaçante pour lui, et que
quelque chose de venimeux se tramait dans cette alcôve
royale, dont les douze pieds carrés lui donnaient plus de
travail et d’embarras que le reste du monde.
Il rentrait triste, lassé, presque dégoûté, murmurant,
comme Luther : « Il est des moments où Notre-Seigneur a
l’air de s’ennuyer du jeu et de jeter les cartes sous la
table. »
C’est qu’il savait aussi à quel fil, à quel cheveu, à quel
soufflé tenait non seulement sa puissance, mais sa vie.
Son cilice à lui était fait de pointes de poignards. Il sentait
qu’il en était, en 1628, où Henri IV en était en 1606. Tout le
monde avait besoin de sa mort ; ce qu’il y avait de pis,
c’est que Louis XIII n’aimait pas ce visage pointu ; lui seul
le soutenait, mais à tout moment Richelieu se sentait
chanceler sous les défaillances royales.
Ce n’eût été rien encore si cet homme de génie eût été
sain et vigoureux comme l’était son odieux rival Bérulle ;
mais l’insuffisance de l’argent, l’effort continuel d’esprit
pour inventer des ressources, dix intrigues de cour
auxquelles il fallait faire face à la fois, le tenaient sans
cesse dans une agitation terrible.
C’était cette fièvre qui lui empourprait les pommettes
des joues, tout en lui faisant un front de marbre et des
mains d’ivoire.
Joignez à cela les discussions théologiques, la rage
des vers, la nécessité de ravaler le fiel et la fureur, et, du
jour au lendemain, brûlé aux entrailles par un fer rouge, il
était à deux doigts de la mort.
Curieux accouplement que celui de ces deux malades.
Par bonheur, le roi pressentait, sans en être sûr cependant,
que si Richelieu lui manquait, le royaume était perdu ; mais,
par malheur, Richelieu savait que, le roi mort, il n’avait pas
vingt-quatre heures à vivre ; haï de Gaston, haï d’Anne
d’Autriche, haï de la reine mère, haï de M. de Soissons
qu’il tenait en exil, haï des deux Vendôme qu’il tenait en
prison, haï de toute la noblesse qu’il empêchait de
scandaliser Paris par des duels en place publique, il devait
s’arranger pour mourir le même jour au moins que Louis
XIII, à la même heure s’il était possible.
Une seule personne lui était fidèle, dans ce jeu de
bascule, dans cette bonne et mauvaise fortune qui se
succédait si rapidement que le même jour qui amenait
l’orage, tôt après ramenait le soleil.
C’était sa fille adoptive, sa nièce, madame
de Combalet, que nous avons vue chez madame
de Rambouillet, avec ce costume, de carmélite qu’elle
portait depuis la mort de son mari.
Aussi, la première chose qu’il fit en rentrant dans son
appartement de la Place-Royale, fut-elle de frapper sur un
timbre.
Trois portes s’ouvrirent presqu’en même temps.
À l’une apparaissait Guillemot, son valet de chambre de
confiance.
À l’autre, Charpentier, son secrétaire.
À la troisième, Rossignol, son déchiffreur de dépêches.
– Ma nièce est-elle rentrée ? demanda-t-il à Guillemot.
– Elle rentre à l’instant même, monseigneur, répondit le
valet de chambre.
– Dis-lui que je dois passer, la nuit au travail, et
demande lui si elle veut me venir voir, ici, ou si elle préfère
que je monte chez elle.
Le valet de chambre referma la porte, et s’en alla
exécuter l’ordre qu’il avait reçu.
Se retournant alors vers Charpentier :
– Avez-vous vu le révérend père Joseph ? lui demanda-
t-il.
– Il est venu deux fois dans la soirée, et il faut, dit-il, qu’il
parle à monseigneur ce soir.
– S’il revient une troisième fois, faites-le entrer
M. de Cavois est dans la chambre des gardes ?
– Oui, monseigneur.
– Prévenez-le de ne pas s’éloigner… Il se pourrait que
j’eusse cette nuit besoin de ses services.
Le secrétaire se retira.
– Et vous, Rossignol, demanda le cardinal, avez-vous
trouvé le chiffre de la lettre que je vous ai donnée ? Vous
savez… cette lettre volée dans les papiers de Senelle, le
médecin du roi, à son retour de Lorraine.
– Oui, monseigneur, répondit avec un accent méridional
des plus prononcés, un petit homme de quarante-cinq à
cinquante ans, presque bossu par l’habitude de se tenir
courbé, dont le trait le plus saillant était un long nez, sur
lequel il eût pu étager trois ou quatre paires de lunettes, et
sur lequel il avait la modestie de n’en faire chevaucher
qu’une. Il est on ne peut plus facile : le roi s’appelle
Céphale, la reine Procris, Votre Éminence l’ Oracle,
Mme de Combalet Vénus.
– C’est bien, dit le cardinal, donnez-moi la clef entière
du chiffre, je lirai la dépêche moi-même.
Rossignol fit un pas en arrière pour se retirer.
– À propos, ajouta le cardinal, vous me ferez signer
demain une gratification de vingt pistoles.
– Monseigneur n’a pas d’autres ordres à me donner ?
– Non, rentrez dans votre cabinet, faites la clef du chiffre
et me la tenez prête pour le moment où je vous appellerai.
Rossignol se retira à reculons et en saluant jusqu’à
terre.
Au moment où la porte se refermait sur lui, le bruit d’une
espèce de grelot chevrotta, à peine perceptible, dans le
tiroir même du bureau du cardinal.
Il ouvrit le tiroir et trouva le grelot frémissant encore.
Aussitôt, en manière de réponse, il appuya le bout du doigt
sur un petit bouton, qui correspondait sans doute à
l’appartement de Mme de Combalet, car une minute après
elle entrait chez son oncle par une porte opposée à celles
qui, jusque-là, s’étaient ouvertes.
Un grand changement s’était fait dans son costume ;
elle avait enlevé son voile et son bandeau, son scapulaire,
et sa guimpe, de sorte qu’elle n’avait plus que sa tunique
d’étamine serrée à la taille par une ceinture de cuir ; ses
beaux cheveux châtains, délivrés de leur prison, tombaient
en boucles soyeuses jusque sur ses épaules, et sa tunique,
un peu plus décolletée, que l’ordre ne l’eût permis si elle
eût été une vraie carmélite au lieu d’en porter seulement
l’habit à la suite d’un vœu, laissait voir la forme d’un sein
dont un bouquet de violettes et de boutons de rose,
bouquet que nous avons déjà remarqué, mais sur sa
guimpe, chez Mme de Rambouillet, en indiquait tout à la fois
la naissance et la séparation.
Cette tunique brune, posée sans intermédiaire sur la
peau, faisait ressortir la blancheur satinée de son col
élégant et de ses belles mains, et comme sa taille n’était
point emprisonnée dans les corsets de fer que l’on portait
à cette époque, elle ondulait gracieuse, sous ces plis
élégants que fait la laine, c’est-à-dire l’étoffe qui drape le
mieux.
À la vue de cette adorable créature, tout enveloppée
d’un parfum mystique, qui, atteignant à peine vingt-cinq
ans, était dans toute la fleur de sa beauté, et que la
simplicité de son costume rendait plus belle et plus
gracieuse encore, s’il était possible, le visage froncé du
cardinal se détendit, un rayon illumina cette physionomie
sombre, un soupir d’allégement souleva sa poitrine, et il
étendit vers elle ses deux bras en disant :
– Oh ! venez, venez, Marie !
La jeune femme n’avait pas besoin de cet
encouragement, car elle venait à lui avec un charmant
sourire, détachant son bouquet de son corsage, le portant
à ses lèvres, et le présentant à son oncle.
– Merci, mon bel enfant chéri, dit le cardinal, qui, sous
prétexte de respirer le bouquet, le porta à son tour à ses
lèvres, merci, ma fille bien aimée !
Puis, l’attirant à lui, et l’embrassant au front, comme un
père eût fait à sa fille :
– Oui, j’aime les fleurs, elles sont fraîches comme vous,
parfumées comme vous.
– Vous êtes cent fois bon, cher oncle ! Vous m’avez fait
dire que vous désiriez me voir, serais-je assez heureuse
pour que vous eussiez besoin de moi ?
– J’ai toujours besoin de vous, ma belle Marie, dit le
cardinal, en regardant sa nièce avec ravissement ; mais
votre présence m’est ce soir plus nécessaire que jamais.
– Oh ! mon bon oncle, dit Mme de Combalet, en
essayant de baiser les mains du cardinal, chose à laquelle
il s’opposa, en portant au contraire les mains de sa nièce à
ses lèvres, et en les baisant malgré une résistance qui
venait bien plutôt du respect profond que la jeune veuve
avait pour son oncle que d’une autre cause, je vois qu’ils
vous ont encore tourmenté ce soir. Vous devriez y être
accoutumé cependant, ajouta-t-elle avec un triste sourire.
Mais que vous importe, tout ne vous réussit-il pas !
– Oui, dit le cardinal, je le sais, il est impossible d’être à
la fois plus haut et plus bas, plus heureux et plus
malheureux, plus puissant et plus impuissant, que je ne le
suis. Mais vous le savez mieux que personne, vous Marie,
à quoi tiennent mes prospérités politiques et mon bonheur
privé. Vous m’aimez de tout votre cœur, vous, n’est-ce
pas ?
– De tout mon cœur, de toute mon âme !
– Eh bien ! après la mort de Chalais, vous vous le
rappelez, je venais là de remporter une grande victoire ; je
tenais abattus à mes pieds, Monsieur, la reine, les deux
Vendôme, le comte de Soissons. Eh bien ! qu’ont-ils fait,
ceux à qui j’ai pardonné ? Ils ne m’ont point pardonné, à
moi ; ils m’ont mordu à l’endroit le plus sensible, au cœur
de mon cœur. Ils savaient que je n’aime au monde que
vous, que, par conséquent, votre présence m’est aussi
nécessaire que l’air que je respire, que le soleil qui
m’éclaire ; eh bien ! ils vous ont fait scrupule de vivre avec
ce damné prêtre, avec cet homme de sang ! Vivre avec
moi ! Oui, vous vivez avec moi, et, je dirai plus, je vis par
vous. Eh bien ! cette vie si dévouée de votre part, si pure
de la mienne, qu’une mauvaise pensée, même en vous
voyant si belle, même en vous tenant entre mes bras,
comme je vous tiens en ce moment, ne m’a jamais traversé
l’esprit, cette vie dont vous devez être fière comme d’un
sacrifice, ils vous en ont fait une honte ; vous eûtes peur,
vous renouvelâtes votre vœu, vous voulûtes entrer au
couvent. Il me fallut solliciter du pape, à qui je faisais la
guerre, un bref pour vous interdire cette retraite. Comment
voulez-vous que je ne tremble pas ? S’ils me tuent, ce n’est
rien ; au siége de la Rochelle, j’ai vingt fois risqué ma vie ;
mais s’ils me renversent, s’ils m’exilent, s’ils
m’emprisonnent, comment vivrai-je loin de vous, hors de
vous ?
– Mon oncle bien-aimé, répondit la belle dévote en
fixant sur le cardinal un regard où l’on pouvait lire plus que
la tendresse d’une nièce pour son oncle, et même peut-
être plus que l’amour d’une fille pour son père, vous aviez
cependant à cette époque été aussi bon qu’il vous était
possible de l’être ; mais je ne vous connaissais pas, mais
je ne vous aimais pas comme je vous connais et vous aime
aujourd’hui. J’ai fait un vœu, le pape m’en a relevée,
aujourd’hui mon vœu n’existe donc plus. Eh bien, à cette
heure je fais un serment dont vous-même n’aurez pas le
pouvoir de me relever ; je fais le serment, partout où vous
serez, d’être ; partout où vous irez, de vous suivre : palais,
exil, prison, c’est tout un pour moi ; le cœur ne vit pas où il
bat, mais où il aime ; eh bien, mon bon oncle, mon cœur
est en vous, car je vous aime et n’aimerai jamais que vous.
– Oui, mais quand ils seront vainqueurs à leur tour, vous
laisseront-ils vous dévouer à moi, puisqu’ils ont failli vous
en empêcher, étant vaincus ? Tenez, Marie, ce que je
crains plus que ma chute, plus que mon pouvoir détruit,
plus que mon ambition désabusée, c’est d’être séparé de
vous. Oh ! si je n’avais à lutter que contre l’Espagne, que
contre l’Autriche, que contre la Savoie, cela ne serait rien ;
mais avoir à lutter contre ceux-là même qui m’entourent,
que je fais riches, heureux, puissants ! Ne pas oser, quand
je lève le pied, le reposer de peur de fouler quelque vipère
ou d’écraser quelque scorpion, voilà ce qui m’épuise !
Spinola, Walstein, Olivarès, que m’importe la lutte avec
eux ? Je les terrasserai. Ce ne sont pas mes vrais
ennemis, mes vrais rivaux, eux ! Mon vrai rival, c’est un
Vauthier ; mon véritable ennemi, c’est un Barulle, un être
inconnu qui intrigue dans une alcôve, on qui rampe dans
une antichambre, et dont j’ignore non-seulement le nom,
mais même l’existence. Ah ! je fais des tragédies. – Hélas !
je n’en sais pas de plus sombre que celle que je joue !
Ainsi, tout en luttant contre la flotte anglaise, tout en
éventrant les murailles de la Rochelle, à force de génie, je
puis le dire, quoique je parle de moi, je parviens, en dehors
de mon armée, à lever 12,000 hommes en France ; je les
donne au duc de Nevers, héritier légitime de Mantoue et du
Montferrat, pour aller conquérir son héritage. – Certes,
c’était plus qu’il n’en fallait, si je m’avais eu à combattre
que Philippe III, que Charles-Emmanuel, que Ferdinand II,
c’est-à-dire que l’Espagne, l’Autriche et le Piémont ! Mais
l’astrologue Vauthier a vu dans les étoiles que l’armée ne
passerait pas les monts, mais le pieux Bérulle a craint que
le succès de Nevers ne rompît le bon accord qui existe
entre Sa Majesté très chrétienne et lui. Ils font écrire par la
reine-mère à Créqui, à Créqui que j’ai fait pair, maréchal
de France, gouverneur du Dauphiné, et Créqui, qui attend
ma chute pour devenir connétable, au détriment de
Montmorency, refuse des vivres, dont il regorge. La faim se
met dans l’armée ; à la suite de la faim, la désertion ; à la
suite de la désertion, le Savoyard ! Mais ces rochers qui,
en roulant des montagnes de la Savoie, ont écrasé les
débris de l’armée française, qui les a poussés ? Une reine
de France, Marie de Médicis ! Il est vrai qu’avant d’être
reine de France, Marie de Médicis était fille de François,
c’est-à-dire d’un assassin, et la nièce de Ferdinand,
cardinal défroqué, empoisonneur de son frère et de sa
belle-sœur ! Eh bien, c’est ainsi que l’en fera de moi, ou
plutôt de mon armée, si je ne vais pas en Italie, et l’on me
misera ici jusqu’à ce que je m’écroule, si j’y vais. C’est
pourtant le bien de la France que je veux : Mantoue et
Montferrat, petits pays, je le sais bien, mais grandes
positions militaires ; Cazal, la clé des Alpes, aux mains du
Savoyard, pour qu’il la prête, selon ses intérêts, tantôt à
l’Autriche, tantôt à l’Espagne ; Mantoue, la capitale des
Gonzague, qui abrite les arts fugitifs, Mantoue, un musée,
devenu, avec Venise, le dernier nid de l’Italie ; Mantoue
enfin, qui couvre à la fois la Toscane, le pape et Venise ! –
Vous ferez peut-être lever le siége de Cazal, mais vous
ne sauverez pas Mantoue, m’écrit Gustave Adolphe ! Ah !
si je n’étais pas cardinal, si je ne relevais pas de Rome, je
ne voudrais pas d’autre allié que Gustave-Adolphe ! Mais
le moyen de faire alliance avec les protestants du Midi ? Si
je pouvais réunir tout à la fois dans ma main le pouvoir
spirituel et temporel. Légat à vie ! et quand on pense que
c’est un charlatan, un Vauthier, un sot, un Bérulle, qui
empêchent un pareil projet de s’accomplir !
Il se leva.

– Et quand on pense encore, ajouta-t-il, que je les tiens


toutes ! la belle-fille et la belle-mère. Que je puis, quand je
voudrai m’en donner la peine, avoir la preuve de l’adultère
de l’une et de la complicité de l’autre dans le meurtre de
Henri IV, et que, quand les paroles sont toutes prêtes à
jaillir de ma gorge, j’étouffe, je ne parle pas, pour ne pas
compromettre la gloire de la couronne de France.
– Mon oncle ! s’écria Mme de Combalet effrayée.
– Oh ! j’ai mes témoins, continua le cardinal,
Mme de Bellier et Patrocle pour la reine Anne d’Autriche, la
d’Escoman pour Marie de Médicis ; j’irai la chercher dans
son égout des Filles repenties, la pauvre martyre, et si elle
est morte, je ferai parler son cadavre.
Il marchait avec agitation.
– Mon cher oncle, dit Mme de Combalet, en allant se
mettre sur son chemin, ne parlez pas de tout-cela ce soir,
vous y penserez demain.
– Vous avez raison, Marie, dit Richelieu, reprenant par
la force de sa prodigieuse volonté toute sa puissance sur
lui-même. Qu’avez-vous fait aujourd’hui ? D’où venez-
vous ?
– J’ai été chez Mme de Rambouillet.
– Que s’y est-il passé ? Qu’a-t-on fait de beau ? Qu’a-t-
on dit de bien chez l’illustre Parthenis ? dit le cardinal en
essayant de sourire.
– On a présenté un jeune poète qui arrive de Rouen.
– Ils tiennent donc manufacture de poètes à Rouen. Il n’y
a pas trois mois que Rotrou descend du coche.
– Eh bien, c’est justement Rotrou qui l’a présenté
comme un de ses amis.
– Et comment l’appelle-t-on, ce poète ?
– Pierre Corneille.
Le cardinal fit un mouvement de tête et d’épaule qui
voulait dire : Inconnu.
– Et sans doute il arrive avec quelque tragédie en
poche ?
– Avec une comédie en cinq actes.
– Qui a pour titre ?
– Mélite.
– Ce n’est point un nom historique.
– Non, c’est un sujet de fantaisie. Rotrou prétend qu’il
est destiné à effacer tous les poètes passé, présents et
futurs.
– L’impertinent !
Mme de Combalet vit qu’elle touchait une corde
délicate ; elle rompit les chiens.
– Puis, ajouta-t-elle, Mme de Rambouillet nous a fait une
surprise ; elle a fait bâtir, sans rien dire à personne, en
faisant passer, maçons et charpentiers par-dessus les
murailles des Quinze Vingts, un appendice à son hôtel, une
chambre ravissante toute tendue en velours bleu, or et
argent. Je n’ai encore rien vu d’aussi grand goût.
– En désirez-vous une pareille ? chère Marie ; rien de
plus facile ; vous l’aurez au palais que je fais bâtir.
– Merci. Il me faut, à moi ; vous l’oubliez toujours, cher
oncle, une cellule de religieuse, rien de plus, pourvu que ce
soit près de vous.
– Est-ce tout ?
– Pas tout à tait, mais je ne sais si je dois vous le dire.
– Pourquoi cela ?
– Parce que dans le reste il y a un coup d’épée.
– Des duels ! des duels encore ! murmura Richelieu. Je
ne parviendrai donc pas à déraciner de la terre de France
ce faux point d’honneur !
– Cette fois, ce n’est pas un duel, c’est une simple
rencontre. M. le-marquis de Pisani a été rapporté à l’hôtel,
évanoui à la suite d’une blessure.
– Dangereuse ?
– Non, mais bien lui en a pris d’être bossu. Le fer a
rencontré le sommet de sa bosse et, ne pouvant pénétrer,
a glissé sur les côtes… Mon Dieu ! comment donc, a dit le
chirurgien ? sur les côtes… imbriquées l’une sur l’autre, à
travers les chairs de la poitrine et une partie du bras
gauche.
– Sait-on à quel propos le combat a eu lieu ?
– Il me semble que j’ai entendu prononcer le nom du
comte de Moret.
– Du comte de Moret ! répéta Richelieu en fronçant le
sourcil ; il me semble que voilà bien des fois que j’entends
prononcer ce nom-là depuis trois jours. Et qui a donné ce
joli coup d’épée au marquis Pisani ?
– Un de ses amis.
– Son nom ?
Mme de Combalet hésita ; elle savait la sévérité de son
oncle à l’endroit des duels.
– Mon cher oncle, dit-elle, vous savez ce que je vous ai
dit : ce n’est ni un duel, ni un appel, ce n’est pas même une
rencontre, les deux adversaires se sont pris de discussion
à la porte de l’hôtel.
– Mais quel est le second ? Je vous demande son nom,
Marie.
– Un certain Souscarrières.
– Souscarrières, dit Richelieu, je connais ce nom-là !
– C’est possible, mais je puis vous affirmer, mon cher
oncle, qu’il n’est coupable en rien.
– Qui ?
– M. Souscarrières.
Le cardinal avait tiré ses tablettes de sa poche et les
consultait.
Il parut avoir trouvé ce qu’il cherchait.
– C’est le marquis Pisani, continua Mme de Combalet,
qui a tiré son épée et qui s’est jeté sur lui comme un fou :
Voiture et Brancas, qui ont été témoins tous deux du fait !
quoique amis de la maison, donnent tort à Pisani.
– C’est bien l’homme que je pensais, murmura le
cardinal.
Et il frappa sur un timbre.
Charpentier parut.
– Faites venir Cavois, dit le cardinal.
– Oh ! mon oncle n’allez pas arrêter ce malheureux
jeune homme et lui faire son procès ! s’écria, en joignant
les mains, Mme de Combalet.
– Au contraire, dit le cardinal en riant, je vais peut-être
faire sa fortune.
– Oh ! ne raillez pas, mon oncle.
– Avec vous, Marie, jamais je ne raille. Ce
Souscarrières tient, à partir de ce moment, sa fortune entre
les mains, et ce qu’il y a de mieux, c’est que cette fortune, il
vous la devra ; c’est à lui de ne pas la laisser tomber.
Cavois entra.
– Cavois, dit le cardinal au capitaine des gardes, à
moitié endormi, vous allez aller rue des Frondeurs, entre la
rue Traversière et la rue Saint-Anne ; vous vous informerez,
dans la maison qui fait l’angle, si là ne demeure point un
certain cavalier qui se fait appeler Pierre de Bellegarde,
marquis de Montbrun, sieur de Souscarrières.
– Oui, monseigneur.
– Et s’il y demeure et que vous le trouviez chez lui, vous
lui direz que, malgré l’heure avancée de la nuit, j’aurais le
plus grand plaisir de causer un instant avec lui.
– Et s’il refusait de venir ?
– Bon ! Cavois, vous n’êtes point embarrassé pour si
peu, ce me semble. De gré ou de force, il faut que je le
voie, entendez-vous. « Il le faut ! »
– Dans une heure, il sera aux ordres de Votre
Éminence, dit Cavois en s’inclinant.
Arrivé à la porte, le capitaine des gardes se trouva face
à face avec un nouvel arrivant. À sa vue, il s’effaça avec
tant de respect et de diligence qu’il était évident qu’il cédait
le pas à un éminent personnage.
Et en effet, au même moment, dans l’encadrement de la
porte parut le fameux capucin du Tremblay, connu sous le
nom de frère Joseph, ou d’Éminence Grise !
XII

L’ÉMINENCE GRISE.
Le père Joseph était si bien connu pour être la seconde
âme du cardinal ; qu’en le voyant paraître, les plus familiers
serviteurs du ministre se retiraient à l’instant même, et que
la présence de l’Éminence Grise dans le cabinet de
Richelieu semblait avoir le privilège de faire le vide autour
d’elle.
Mme de Combalet, comme les autres, subissait cette
influence et n’échappait point au malaise qu’inspirait cette
silencieuse apparition ; en apercevant le père Joseph, elle
vint donc présenter son front à baiser au cardinal en lui
disant :
– Je vous en prie, cher oncle, ne veillez pas trop tard.
Puis elle se retira, heureuse de sortir par la porte
opposée à celle qui lui avait donné entrée, afin de n’avoir
pas à passer trop près du moine qui se tenait debout,
immobile et muet, à moitié chemin de la distance qu’il avait
à franchir pour se trouver près du cardinal.
À l’époque où nous sommes arrivés, tous les ordres
religieux, moins celui de l’Oratoire de Jésus, fondé en
1611 par le cardinal Bérulle, et confirmé en 1613 par Paul
V, après une longue opposition, étaient ralliés ou à peu
près au cardinal-ministre ; il était le protecteur reconnu des
bénédictins de Cluny, de Cîteaux et de Saint-Maur, des
prémontrés, des dominicains, des carmes, et enfin de
toute cette famille encapuchonnée de saint François,
mineurs, minimes, franciscains, capucins, etc., etc. En
récompense de cette protection, tous ces ordres, qui, sous
prétexte de prédication, de mendicité, de propagande, de
mission, couraient, vaguaient, rôdaient à travers le monde,
faisaient pour lui une police officieuse, d’autant mieux faite
que le confessionnal était la source principale de laquelle
découlaient les renseignements.
C’est de toute cette police vagabonde, qui exerçait
avec le zèle enthousiaste de la reconnaissance, que le
capucin Joseph, vieilli dans la diplomatie, était le chef.
Comme l’eurent depuis les Sartines, les Lenoir, les
Fouché, il eut le génie de l’espionnage. Son frère Leclerc
du Trembley avait été, par son influence, nommé
gouverneur de la Bastille ; si bien que le prisonnier
espionné, dénoncé, arrêté par du Tremblay le capucin,
était écroué, emprisonné, gardé par du Tremblay le
gouverneur, sans compter que, s’il mourait sous les
verrous, ce qui arrivait souvent, il était confessé,
administré, enterré par du Tremblay le capucin, et de cette
façon, une fois pris, ne sortait plus de la famille.
Le père Joseph avait un sous-ministère partagé en
quatre divisions, dont quatre capucins étaient les chefs. Il
avait un secrétaire, nommé le père Ange Sabini qui était
son père Joseph à lui. Lors de son entrée en fonctions,
lorsqu’il avait de longues courses à faire, il faisait ses
courses à cheval, suivi du père Ange, à cheval comme lui.
Mais un beau jour qu’il montait une jument, et le père
Sabini fin cheval entier, il arriva que les deux quadrupèdes
formèrent un groupe où les capuchons des moines jouèrent
un rôle si grotesque, que le père Joseph crut de sa dignité
de renoncer à ce genre de locomotion ; depuis il allait en
litière ou eu carrosse.
Mais, dans l’exercice habituel de ses fonctions, quand il
avait besoin de garder l’incognito, le père Joseph allait à
pied, tirant son capuchon sur ses yeux pour n’être pas
reconnu, ce qui lui était facile au milieu des moines de tous
les ordres et de toutes les couleurs qui sillonnaient à cette
époque les rues de Paris.
Ce soir-là, le père Joseph avait exercé à pied.
Le cardinal, de son œil vigilant, attendit que la première
porte se fût refermée sur son capitaine des gardes, et la
seconde sur sa nièce, puis, s’asseyant à son bureau et se
retournant vers le père Joseph :
– Eh bien, lui dit-il, vous avez donc quelque chose à me
dire, mon cher du Tremblay ?
Le cardinal avait conservé l’habitude d’appeler le
capucin par son nom de famille.
– Oui, monseigneur, répondit celui-ci, et je suis venu
deux fois pour avoir l’honneur de vous voir !
– Je le sais ; cela m’a même donné l’espérance que
vous aviez acquis quelque renseignement sur le comte
de Moret, sur son retour à Paris et sur les causes de ce
retour.
– Je ne sais pas encore tout ce que Votre Éminence
veut savoir ; mais cependant je me crois sur la bonne route.
– Ah ! ah ! vos blancs-manteaux ont fait de la besogne.
– Assez médiocre ; ils ont découvert seulement que le
comte de Moret logeait à l’hôtel de Montmorency, chez le
duc Henri II, et qu’il en sortait la nuit pour aller chez une
maîtresse qui demeure rue de la Cerisaie, en face l’hôtel
Lesdiguières.
– Rue de la Cerisaie, en face l’hôtel Lesdiguières ?
mais ce sont les deux sœurs de Marion Delorme qui
demeurent là.
– Oui, monseigneur, M me de La Montagne et
Mme de Maugiron ; mais on ne sait pas de laquelle des
deux il est l’amant.
– C’est bien, je le saurai, dit le cardinal. Et faisant signe
au capucin d’interrompre son récit, il commença par écrire
sur un carré de papier – « De laquelle de vos deux sœurs
le comte de Moret est-il l’amant, et quel est l’amant de
l’autre ? »
Puis il alla vers un panneau qui s’ouvrit dans toute la
hauteur du cabinet, en pressant un bouton.
Ce panneau ouvert eût permis de communiquer avec la
maison voisine, si une porte ne ce fût pas trouvée de l’autre
côté de l’épaisseur du mur.
Entre les deux portes se trouvaient deux boutons de
sonnette, un à droite, un à gauche, invention tellement
nouvelle ou plutôt tellement inconnue encore, qu’il n’y en
avait que chez le cardinal.
Le cardinal passa le papier sous la porte de la maison
voisine, tira la sonnette de droite, referma le placard et vint
se rasseoir à sa place.
– Continuez, dit-il au père Joseph, qui l’avait regardé
faire sans paraître s’étonner de rien.
– Je disais donc, monseigneur, que les Blancs-
Manteaux n’avaient fait qu’une petite besogne, mais que la
Providence, qui s’occupe tout particulièrement de
monseigneur, en avait l’ait une grande.
– Vous êtes sûr, du Tremblay, que la Providence
s’occupe tout particulièrement de moi ?
– Qu’aurait-elle de mieux à faire, monseigneur ?
– Alors, dit en souriant le cardinal, qui ne demandait
pas mieux que de le croire, voyons le rapport de la
Providence sur M. le comte de Moret.
– Eh bien, monseigneur, je revenais des Blancs-
Manteaux, où j’avais appris seulement, comme j’ai eu
l’honneur de le dire à Votre Éminence, que M. le comte
de Moret était à Paris depuis huit jours qu’il logeait chez
M. de Montmorency et qu’il avait une maîtresse rue de la
Cerisaie ; ce qui était peu de chose…
– Je vous trouve injuste pour les bons pères ; – Qui fait
ce qu’il peut, fait ce qu’il doit. – Il n’y a que la Providence
qui puisse tout ; voyons ce qu’a fait la Providence ?
– Elle m’a mis face à face du comte de Moret lui-même.
– Vous l’avez vu ?
– Comme j’ai l’honneur de vous voir, monseigneur.
– Et lui, vous a-t-il vu ? demanda vivement Richelieu.
– Il m’a vu, mais ne m’a point reconnu.
– Asseyez-vous, du Tremblay, et me racontez cela.
Richelieu avait l’habitude, par feinte courtoisie, de dire
au capucin de s’asseoir, et celui-ci, par feinte humilité,
avait l’habitude de rester debout. Il remercia donc le
cardinal de la tête et continua :
– Voici comment la chose s’est passée, monseigneur :
je sortais des Blancs-Manteaux, oh je venais de prendre
les renseignements que je vous ai dits, lorsque je vis des
gens courir du côté de la rue de l’Homme Armé.
– À propos de l’Homme Armé ou plutôt de la rue de
l’Homme Armé, dit le cardinal, il y a là une hôtellerie sur
laquelle vous aurez l’œil, du Tremblay ; on la nomme
l’hôtellerie de la Barbe peinte.
– C’était justement là que courait la foule, monseigneur.
– Et vous y courûtes avec la foule.
– Votre Éminence comprend que je n’eus garde d’y
manquer ; une espèce d’assassinat venait d’y être commis
sur un pauvre diable nomme Latil, lequel a été autrefois à
M. d’Épernon.
– À M. d’Épernon ! Étienne Latil ! retenez bien ce nom-
là, du Tremblay, cet homme pourra nous être utile un jour.
– J’en doute, monseigneur.
– Pourquoi cela ?
– Je le crois en route pour un voyage dont il n’y a pas
grande chance qu’il revienne.
– Ah ! oui, je comprends, c’est lui que l’on avait
assassiné.
– Justement, monseigneur. Cru mort au premier
moment, il était revenu à lui, il avait demandé un prêtre, de
sorte que je me trouvais là juste à point.
– Toujours, la Providence, du Tremblay, et vous le
confessâtes, je présume.
– À blanc.
– Et vous dit-il quelque chose d’important ?
– Monseigneur en jugera, dit le capucin en riant, s’il veut
me relever du secret de la confession.
– C’est bien, c’est bien, dit Richelieu, je vous en relève.
– Eh bien, monseigneur, Étienne Latil était assassiné
pour n’avoir pas voulu assassiner, lui, le comte de Moret.
– Et qui peut avoir intérêt à assassiner ce jeune homme
qui, jusqu’à aujourd’hui du moins, ne fait partie d’aucune
cabale.
– Rivalité d’amour.
– Vous le savez ?
– Je le pense.
– Et vous ne connaissez point l’assassin ?
– Non, monseigneur, ni lui non plus ; ce qu’il sait
seulement, c’est qu’il avait affaire à un bossu.
– Nous n’avons que deux bossus ferrailleurs à Paris, le
marquis de Pisani et le marquis de Fontrailles ; ce ne peut
être Pisani, qui a reçu lui-même un coup d’épée hier à neuf
heures du soir, à la porte de l’hôtel Rambouillet, de son ami
Souscarrières ; il faut donc que vous surveilliez Fontrailles.
– Je le surveillerai, monseigneur ; mais que Votre
Éminence veuille bien attendre, car le plus extraordinaire
me reste à lui raconter.
– Racontez, racontez, du Tremblay, je prends le plus
grand intérêt à votre récit.
– Et bien, monseigneur ; le plus extraordinaire, le voilà :
c’est qu’au moment où j’étais en train de confesser mon
homme, le comte de Moret lui-même est entré dans la
chambre où je le confessais.
– Comment, à l’auberge de la Barbe peinte ?
– Oui, monseigneur, à l’auberge de la Barbe peinte : le
comté de Moret lui-même est entré déguisé en gentillâtre
basque, s’est avancé vers le blessé et a jeté sur la table où
il était couché une bourse pleine d’or, en lui disant : « Si tu
guéris, fais-toi porter à l’hôtel de Montmorency ; si tu
meurs, n’aie pas souci de ton âme, les messes ne lui
manqueront pas. »
– L’intention est bonne, dit Richelieu ; mais, en
attendant, dites à mon médecin Chicot d’aller voir ce
pauvre diable ; il est important qu’il en revienne. Et vous
êtes sûr que le comte de Moret ne vous a point reconnu ?
– Oui, monseigneur, parfaitement sûr.
– Que pouvait-il faire, déguisé, dans cette auberge ?
– Nous allons peut-être arriver à le savoir ; Votre
Éminence ne devinerait jamais qui j’ai rencontré au coin de
la rue du Plâtre et de la rue de l’Homme-Armé.
– Qui ?
– Déguisée en paysanne des Pyrénées.
– Dites-moi qui, tout de suite, du Tremblay, il se fait
tard, et je n’ai-pas le temps de chercher.
– Mme de Fargis.
– Mme de Fargis ! s’écria le cardinal ; et elle sortait de
l’hôtellerie ?
– C’est probable.
– Elle était en Catalane lui en Basque ; c’était un
rendez-vous.
– C’est ce que je me suis dit ; mais il y a bien des
sortes de rendez-vous, monseigneur : la dame est galante
et le jeune homme est fils de Henri IV.
– Ce n’est pas un rendez-vous d’amour ; du Tremblay ;
le comte arrive d’Italie, et il a passé par le Piémont ; il avait,
j’y engagerais ma tête, des lettres pour la reine, ou même
pour les reines. Ah ! qu’il y prenne garde ! ajouta Richelieu,
donnant à sa figure l’expression de la menace ; j’ai déjà
deux fils de Henri IV sous les verrous.
– En somme, monseigneur, voilà le résultat de ma
soirée, et je l’ai jugé assez important pour vous être
soumis.
– Vous avez eu raison, du Tremblay ; et vous dites que
le jeune homme loge chez le duc de Montmorency.
– Oui, monseigneur.
– Celui-là aussi en serait-il ? Et a-t-il déjà oublié que j’ai
fait tomber une tête de ce nom-là. Il veut être connétable
comme son père et son grand père. Il le serait déjà sans
Créqui, qui se figure que le titre lui revient, parce qu’il a
épousé une fille de Lesdiguières ; avec cela qu’elle est
facile à porter, l’épée de Duguesclin ! Au moins celui-là est
un chevalier, un cœur loyal ; je le ferai, venir : son épée de
connétable est sous les murs de Cazal ; qu’il aille l’y
chercher. Comme nous l’avons dit ; du Tremblay, la soirée
est bonne, et j’espère la compléter.
– Monseigneur a-t-il quelque autre recommandation à
me faire ?
– Surveillez, comme je vous l’ai dit, l’hôte, de la Barbe
peinte, mais sans affectation ; ne perdez de vue votre
blessé que lorsqu’il sera enterré ou guéri. Je croyais le
comte de Moret occupé d’une autre femme que la Fargis,
qui a déjà Cramail et Marillac ; mais enfin, la Providence
est là, du Tremblay, et c’est elle, comme vous l’avez dit, qui
mène cette affaire ; mais, vous le savez, la Providence ne
peut pas tout faire seule.
– Et c’est à cette occasion qu’a été fait le proverbe ou
plutôt la maxime : Aide-toi, le ciel t’aidera.
– Vous êtes plein de perspicacité, mon cher
du Tremblay, et je serais bien malheureux si je ne vous,
avais pas ; aussi, laissez-moi rendre au pape le service de
le débarrasser des Espagnols, qu’il craint, et des
Autrichiens, qu’il exècre, et nous nous arrangerons de
manière à ce que le premier chapeau rouge qui arrivera de
Rome, soit à la mesure de votre tête.
– S’il n’était pas à la mesure de ma tête, je prierais
monseigneur de me donner un vieux chapeau à lui, en
signe que, quelles que soient les faveurs dont le ciel me
comble, jamais je ne me tiendrai pour son égal, mais pour
son serviteur et son domestique.
Et croisant les mains sur sa poitrine, le père Joseph
salua humblement.
À la porte il rencontra Cavois, qui s’effaça pour le
laisser sortir, comme il s’était effacé pour le laisser entrer.
L’Éminence Grise une fois sortie :
– Monseigneur, dit Cavois, il est là.
– Souscarrières ?
– Oui, monseigneur.
– Il était donc chez lui.
– Non, mais son domestique m’a dit qu’il devait être
dans un tripot de la rue Villedot, où il a des habitudes, et où
il était en effet.
– Faites-le entrer.
Cavois resta immobile et les yeux baissés.
– Eh bien ?
– Monseigneur, j’aurai voulu vous faire une demande.
– Faites, Cavois ; vous, savez combien je vous estime
et tiendrais à vous être agréable.
– C’est seulement pour savoir si M. Souscarrières parti,
il me sera permis d’aller passer le reste de la nuit à la
maison ; voilà huit jours ou plutôt huit nuits que je ne suis
rentré à la maison.
– Et vous êtes fatigué de veiller.
– Non, monseigneur, mais M me Cavois est fatiguée de
dormir.
– Elle est donc toujours amoureuse, Mme Cavois.
– Oui, monseigneur, seulement c’est de son mari qu’elle
est amoureuse.
– Bel exemple à suivre pour ces dames ; Cavois, vous
passerez cette nuit avec votre femme.
– Ah ! merci, monseigneur.
– Je vous autorise à l’aller chercher.
– À aller chercher Mme Cavois ?
– Oui, et à l’amener ici.
– Ici, monseigneur, y pensez-vous ?
– J’ai à lui parler.
– À parler à ma femme ! s’écria Cavois au comble de
l’étonnement.
– J’ai un cadeau à lui faire en dédommagement des
nuits blanches que je lui fais passer.
– Un cadeau !
– Faites entrer M. Souscarrières, Cavois, et tandis que
je causerai avec lui, allez chercher votre femme.
– Mais elle sera couchée, monseigneur.
– Vous la ferez lever.
– Elle ne voudra pas venir.
– Prenez deux gardes avec vous.
Cavois se mit à rire.
– Eh bien soit, monseigneur, dit-il, je vais vous l’amener,
mais je vous préviens qu’elle a la langue bien pendue,
Mme Cavois.
– Tant mieux, j’aime, ces langues-là ; elles sont rares à
la cour, elles disent ce qu’elles pensent.
– Ainsi, c’est sérieux ce que Monseigneur a dit ?
– Il n’y a rien de plus sérieux ; Cavois.
– Monseigneur va être obéi.
Cavois sorti, le cardinal alla vivement au placard, et
l’ouvrit.
À la même place où il avait mis la demande, il trouva la
réponse.
Elle était rédigée avec le même laconisme que la
demande.
La voici :
« Le comte de Moret est l’amant de
Mme de La Montagne, et le seigneur de Souscarrières de
Mme de Maugiron. Amant malheureux, le marquis
de Pisani. »
– C’est étonnant, murmura le cardinal en refermant le
placard, comme les choses s’enchaînent ce soir je
commence à croire, comme cet imbécile de du Tremblay,
qu’il y a une providence.
En ce moment, le valet de chambre, Charpentier,
ouvrait la porte et annonçait :
– Messire Pierre de Bellegarde, marquis de Montbrun,
seigneur de Souscarrières !
XIII

OÙ MME CAVOIS DEVIENT


L’ASSOCIÉE DE M. MICHEL.
Celui qui se faisait annoncer avec ce pompeux étalage
de titres, n’était autre, nos lecteurs le savent ; que le
duelliste Souscarrières, dont nous avons raconté les
prouesses au commencement de ce volume.
Souscarrières entra d’un air dégagé et salua Son
Éminence avec une désinvolture que, dans sa position, on
pourrait qualifier d’effronterie.
Le cardinal eût l’air de chercher des yeux, comme si
Souscarrières avait amené une suite avec lui.
– Pardon, monseigneur, dit Souscarrières en allongeant
galamment le pied et en arrondissant le bras droit, avec
lequel il tenait son chapeau, mais Votre Éminence paraît
chercher quelque chose ?
– Je cherche les personnes que l’on a annoncées avec
vous, M. Michel.
– Michel, répéta Souscarrières faisant l’étonné, qui
donc se nomme ainsi, monseigneur ?
– Mais, vous, mon cher monsieur, ce me semble.
– Oh ! monseigneur commet une grave erreur, dans
laquelle je ne voudrais pas le laisser ; je suis le fils reconnu,
de messire Roger de Saint-Lary, duc de Bellegarde, grand
écuyer de France ; mon illustre père vit encore, et l’on peut
s’informer à lui. Je suis seigneur de Souscarrières, d’un
bien que j’ai acquis ; j’ai été fait marquis par Mme la
duchesse Nicole de Lorraine, à propos de mon mariage
avec noble demoiselle Anne de Rogers.
– Mon cher monsieur Michel, reprit Richelieu,
permettez-moi de vous raconter votre histoire, je la sais
mieux que vous, elle vous instruira.
– Je sais, dit Souscarrières, que les grands hommes
comme vous ont, après les journées de fatigue, besoin
d’une heure d’amusement ; heureux ceux qui peuvent,
même à leurs dépens, donner cette heure de distraction à
un si grand génie.
Et Souscarrières, enchanté du compliment qu’il venait
de trouver, s’inclina devant le cardinal.
– Vous vous trompez du tout au tout, monsieur Michel,
continua le cardinal, s’entêtant à lui donner ce nom : je ne
suis pas fatigué ? je n’ai pas besoin d’une heure
d’amusement, et je ne veux pas prendre cette heure à vos
dépens ; seulement, comme j’ai une proposition à vous
faire, je veux bien vous prouver que je ne suis pas, comme
tout le monde, dupe de vos noms et de votre titre, et que
c’est à cause de votre mérite personnel que je vous la fais.
Et le cardinal accompagna cette dernière phrase d’un
de ces fins sourires qui, dans ses moments de bonne
humeur, lui, étaient particuliers.
– Je n’ai qu’à laisser parler Votre Éminence, dit
Souscarrières, un peu déferré du tour que prenait la
conversation.
– Je commence donc, n’est-ce pas, monsieur Michel ?
Souscarrières s’inclina en homme qui ne peut opposer
aucune résistance.
– Vous connaissez la rue des Bourdonnais, n’est-ce
pas, monsieur Michel ? demanda le cardinal.
– Il faudrait être du Cathay, monseigneur, pour ne la
point connaître.
– Eh bien, vous avez connu aussi dans votre jeunesse
un brave pâtissier qui tenait l’auberge des Carneaux et qui
traitait par tête ; ce digne homme, qui faisait d’excellente
cuisine, et chez lequel j’ai mangé maintes fois, quand
j’étais évêque de Luçon, s’appelait Michel et avait
l’honneur d’être M. votre père.
– Je croyais avoir déjà dit à Votre Éminence que j’étais
le fils reconnu de M. le duc de Bellegarde, insista, mais
avec moins de confiance, le seigneur de Souscarrières.
– Rien n’est plus vrai, répliqua le cardinal, je vais même
vous dire comment cette reconnaissance s’est faite. Ce
digne pâtissier avait une femme fort jolie, à qui tous les
seigneurs fréquentant l’auberge des Carneaux faisaient
leur cour. Un beau jour, elle se trouva grosse et accoucha
d’un fils ; ce fils c’était vous, mon cher monsieur Michel ;
car, comme vous êtes né pendant le mariage et du vivant
de M. votre père, ou, si vous voulez, du mari de votre mère,
vous ne pouvez porter un autre nom que celui de M. votre
père et de Mme votre mère ; il n’y a que les rois, ne l’oubliez
pas, mon cher monsieur Michel, qui aient le droit de
légitimer les enfants adultérins.
– Diable ! diable ! murmura Souscarrières.
– Arrivons à notre reconnaissance ; après avoir été un
joli enfant, vous devîntes un beau jeune homme, adroit à
tous les exercices du corps, jouant à la paume, comme
Fontenay, et faisant filer une carte comme personne. Arrivé
à ce degré de perfection, vous résolûtes de faire servir ces
divers talents à votre fortune, et, pour commencer la
susdite fortune, vous passâtes en Angleterre, et vous y
fûtes si heureux à toute sorte de jeux, que vous en revîntes
avec 500,000 francs ; est-ce bien cela ?
– À quelques centaines de pistoles près, oui,
monseigneur ?
– Ce fut alors que vous eûtes, un beau matin, la visite
d’un nommé Lalande qui a été le maître de paume de
S. M. notre sire le roi ; or voilà ce qu’il vous dit, ou à peu
près ; ce sera le sens de son discours, si ce n’est pas
précisément la lettre : – « Pardieu, monsieur
de Souscarrières, » ah ! pardon, j’oubliais (je ne sais
pourquoi vous avez toujours eu de l’antipathie pour le nom
de Michel, qui est pourtant un nom des plus agréables, de
sorte que, du premier argent que vous avez eu, vous avez
acheté, pour un millier de pistoles, une espèce de masure
tombant en ruine et appelée dans le pays, c’est-à-dire du
côté de Grosbois, Souscarrières, ce qui fit que vous ne
vous appelâtes plus Michel, mais Souscarrières.) Pardon
d’avoir ouvert cette parenthèse, mais je la crois nécessaire
à l’intelligence du récit.
Souscarrières s’inclina.
– Le petit Lalande vous dit donc : « Pardieu, monsieur
Souscarrières, vous êtes bien fait, vous avez de l’esprit,
vous avez du cœur, vous êtes adroit au jeu, heureux en
amour ; il ne nous manque que la naissance, – je sais bien
qu’on n’est pas le maître de choisir son père et sa mère ;
sans quoi, chacun voudrait avoir pour auteur de ses jours
un pair de France, et pour mère une duchesse à tabouret.
Mais quand on est riche, il y a toujours moyen de corriger
ces petites irrégularités du hasard. » Je n’étais point là,
mon cher monsieur Michel, mais je devine les yeux que
vous fîtes à cette ouverture. Lalande continua : « Il n’y a
qu’à choisir, vous comprenez, entre tous les grande
seigneurs qui firent l’amour à madame votre mère, un qui
soit médiocrement scrupuleux, M. de Bellegarde, par
exemple ; voici le temps du grand jubilé qui approche :
votre mère, qui sera enchantée de faire de vous un
gentilhomme, ira trouver M. le Grand et lui dira que vous
êtes à lui et non au pâtissier, que sa conscience ne peut
pas souffrir que vous ayez le bien d’un homme qui n’est
pas votre père ; comme il n’a pas grande mémoire, il ne se
souviendra même pas s’il a été son amant ou non, et
comme il y aura 30,000 fr. au bout de sa reconnaissance, il
vous reconnaîtra. » N’est-ce point ainsi que la chose s’est
passée.
– À peu près, Monseigneur, je dois le dire ; seulement
Votre Éminence a oublié une chose.
– Laquelle ? Si ma mémoire m’a fait défaut, quoiqu’elle
soit meilleure que celle de M. de Bellegarde, je suis prêt à
reconnaître mon erreur.
– C’est qu’outre les cinq cent mille francs mentionnés
par Votre Éminence, j’ai rapporté d’Angleterre l’invention
des chaises à porteurs, pour lesquelles, depuis trois ans, je
sollicite un brevet en France.
– Vous vous trompez, cher monsieur, Michel, je n’ai
oublié ni l’invention, ni la demande de brevet que vous
m’avez adressée pour la faire valoir, et je vous ai envoyé
chercher tout particulièrement, au contraire, pour vous
parler de cela ; mais chaque chose à son tour. L’ordre, a
dit un philosophe, est la moitié du génie, nous n’en
sommes encore qu’à votre mariage.
– Ne pourrions-nous nous dispenser de cela,
monseigneur ?
– Impossible, que deviendrait votre titre de marquis,
puisqu’il vous fut donné par la duchesse Nicole de
Lorraine, à propos de votre mariage ? Il a couru sur vous et
sur cette digne duchesse, à cette époque, beaucoup de
bruits que vous vous êtes bien gardé de démentir, et quand
elle est morte, il y a six mois, vous avez fait prendre le deuil
à un bambin de cinq ans que vous avez ; mais, comme
chacun a le droit d’habiller ses enfants à sa fantaisie, je ne
vous ferai point de remontrances à cet endroit-là.
– Monseigneur est bien bon, dit Souscarrières.
– Quoi qu’il en soit, vous revîntes de Lorraine avec une
jeune fille que vous aviez enlevée, Mlle Anne de Rogers ;
vous la disiez fille d’un grand seigneur, et elle était tout
simplement fille de la duchesse. Ce fut à l’occasion de
votre mariage avec elle que vous fûtes, dites-vous ; fait
marquis de Montbrun ; mais, pour que la promotion fût
valable, il eût fallu que ce fût M. Michel qui fût fait marquis,
et non M. de Bellegarde, puisque étant enfant adultérin,
vous ne pouviez être reconnu, et que n’ayant pas le droit de
vous appeler Bellegarde, on ne pouvait vous faire marquis
sous ce nom qui n’est pas, et qui ne peut pas être le vôtre.
– Monseigneur est bien dur pour moi.
– Tout au contraire, cher monsieur Michel, je suis doux
comme sirop, et vous-allez le voir.
Mme Michel, qui ne connaissait pas quel bonheur lui était
tombé en partage d’épouser un homme tel que vous,
Mme Michel se laissa cajoler par Villaudry, vous savez,
Villaudry, le cadet de celui que Moissens a tué ; vous eûtes
vent de quelque chose et la voulûtes jeter dans le canal de
Souscarrières ; mais vous n’étiez pas bien sûr, et comme
vous n’êtes pas au fond un méchant homme, vous
attendîtes d’être plus assuré.
L’assurance vint à propos d’un bracelet de cheveux
qu’elle donna à Villaudry ; cette fois, comme vous aviez la
preuve, une lettre écrite tout entière de sa main, qui ne
vous laissait point de doute sur votre disgrâce, vous la
menâtes dans le parc, et, tirant votre poignard, vous lui
dîtes de prier Dieu. Cette fois, ce n’était point comme
lorsque vous l’aviez menacée de la jeter dans le canal, et
elle vit bien que ce n’était point pour rire.
Et, en effet, vous lui portâtes un coup, qu’elle para
heureusement avec la main, mais elle en eut deux doigts
coupés. Voyant son sang, vous en eûtes pitié, lui fîtes
grâce de la vie et la renvoyâtes en Lorraine. Quant à
Villaudry, justement parce que vous aviez été clément avec
votre femme, vous résolûtes d’être implacable avec lui, et
comme il était à la messe aux Minimes de la place Royale,
vous entrâtes dans l’église, lui donnâtes un soufflet et mîtes
l’épée à la main. Mais lui ne voulut point commettre un
sacrilège et garda la sienne au fourreau.
Il est vrai de dire qu’il ne se souciait pas fort de se
battre avec vous, et qu’il dit même : « Je le poignarderais,
si ma réputation était bien établie ; mais, par malheur, elle
ne l’est pas, ce qui fait que je dois me battre. » Et, en effet,
il vous appela, et comme si vous étiez le véritable fils de
M. de Bellegarde et que vous n’ayez pas plus de mémoire
que lui, vous vous battîtes sur la place Royale, là même où
s’étaient battus Bouteville et Beuvron ; vous vous
conduisîtes à merveille, je le sais, vous acceptâtes toutes
les exigences de votre adversaire, et il en fut quitte pour six
coups d’épée que vous lui donnâtes avec la pointe et
autant de soufflets que vous lui donnâtes avec la lame.
Mais Bouteville, lui aussi, s’était conduit à merveille, ce
qui n’empêcha pas que je lui fisse couper la tête, ce que
j’eusse fait aussi pour vous, si au lieu d’être M. Michel tout
court, vous eussiez été réellement Pierre de Bellegarde,
marquis de Montbrun, seigneur de Souscarrières ; car, de
plus que Bouteville, vous aviez tiré l’épée dans une église,
ce qui fait qu’on vous eût coupé le poing avant de vous
couper la tête ; vous entendez, mon cher monsieur Michel.
– Oui, pardieu, monseigneur, j’entends, répondit
Souscarrières, et je dois dire que j’ai, dans ma vie,
entendu des conversations qui m’ont plus réjoui que celle-
là.
– D’autant mieux que vous n’êtes pas au bout, et que ce
soir encore vous êtes retombé dans la récidive avec ce
pauvre marquis Pisani ; en vérité, il faut être endiablé pour
se battre avec un pareil polichinelle.
– Eh ! monseigneur, ce n’est pas moi qui me suis battu
avec lui, c’est lui qui s’est battu avec moi.
– Voyons : ce pauvre marquis n’était-il pas assez
malheureux de ne pas avoir ses entrées dans la rue de la
Cerisaie, comme vous et le comte de Moret y avez les
vôtres.
– Comment, monseigneur, vous savez…
– Je sais que, si la pointe de votre épée n’avait pas
rencontré le sommet de sa bosse, et s’il n’avait pas eu la
chance d’avoir les côtes imbriquées les unes sur les autres
de manière que le fer a glissé comme sur une cuirasse, il
était cloué comme un scarabée contre la muraille : vous
êtes donc une bien mauvaise tête, cher monsieur Michel.
– Je vous jure, monseigneur, que je ne lui ai
aucunement cherché querelle, tout le monde vous le dirai ;
seulement, j’étais échauffé d’avoir couru depuis la rue de
l’Homme Armé jusqu’à la rue du Louvre.
À ces mots de la rue de l’Homme Armé ; Richelieu
ouvrit à la fois les yeux et les oreilles.
– Il était échauffé, lui, continua Souscarrières, d’une
querelle qu’il avait prise dans un cabaret.
– Oui, dit Richelieu, qui marchait comme en plein jour
dans le chemin que Souscarrières, sans s’en douter, venait
de lui ouvrir, dans le cabaret de l’Homme Armé…
– Monseigneur ! s’écria Souscarrières étonné…
– … Où il était allé, continua Richelieu au risque de
s’égarer, mais voulant tout savoir, où il était allé pour voir,
si, par l’intermédiaire d’un certain Étienne Latil, il ne
pourrait pas se débarrasser du comte de Moret, son rival ;
par bonheur, au lieu de trouver un sbire, il a trouvé un
honnête spadassin, qui a refusé de tremper sa main dans
le sang royal. Mais, savez-vous bien, mon cher monsieur
Michel, qu’il y a dans votre épée tirée dans l’église, dans
votre duel avec Villaudry, dans votre complicité au meurtre
d’Étienne Latil, et dans votre rencontre avec le marquis
de Pisani, de quoi vous faire couper le cou quatre fois, si
vous aviez trente-deux quartiers de noblesse au lieu d’avoir
soixante-quatre quartiers de roture ?
– Hélas, monseigneur, dit Souscarrières fort ébranlé, je
le sais, et je déclare hautement que je ne dois la vie qu’à
votre magnanimité.
– Et à votre intelligence, mon cher monsieur Michel.
– Ah ! monseigneur, s’il m’était permis de mettre cette
intelligence à la disposition de Votre Éminence, s’écria
Souscarrières, en se jetant aux pieds du cardinal, je serais
le plus heureux des hommes.
– Je ne dis pas non, Dieu m’en garde ! car j’ai besoin
d’hommes comme vous.
– Oui, monseigneur, d’hommes dévoués, j’ose le dire.
– Que je pourrai faire pendre le jour où ils ne le seront
plus.
Souscarrières tressaillit.
– Oh ! ce n’est jamais, dit-il, à moi qu’un pareil malheur
arrivera, d’oublier ce que je dois à Votre Éminence.
– Cela vous regarde, mon cher M. Michel ; vous tenez
votre fortune entre vos mains, mais n’oubliez pas que moi
je tiens le bout de la corde dans les miennes.
– Si seulement Son Excellence daignait me dire à quoi
il lui conviendrait que j’appliquasse l’intelligence qu’elle
veut bien me reconnaître.
– Oh ! quant à cela, volontiers.
– J’écoute de toutes mes oreilles.
– Eh bien, supposons que je vous accorde le brevet de
votre importation d’Angleterre.
– Le brevet des chaises à porteurs ! s’écria
Souscarrières, qui voyait se dessiner sous une forme
palpable cette fortune que le cardinal venait de lui dire être
entre ses mains, mais que jusque-là il n’avait entrevue
qu’en rêve…
– De la moitié, dit le cardinal, de la moitié seulement ; je
réserve l’autre moitié pour un don que je veux faire.
– Encore une intelligence que Monseigneur veut
récompenser, hasarda Souscarrières.
– Non, un dévouement, c’est plus rare.
– Monseigneur en est bien le maître ; en me donnant un
brevet pour la moitié, il me comblera.
– Soit ! vous avez donc moitié des chaises à porteurs
de Paris, mettons deux cents, par exemple.
– Mettons deux cents, oui, monseigneur.
– Cela fait quatre cents porteurs de chaises ; eh bien,
monsieur Michel, supposons ces quatre cents porteurs
intelligents, remarquant où ils conduisent leurs pratiques,
écoutant ce qu’elles disent, et tenant exactement note de
leurs paroles et de leurs allées et venues ; supposons
encore à la tête de cette administration un homme
intelligent qui me rende compte à moi, mais à moi seul, de
ce qu’il voit, de ce qu’il entend, de ce qu’on lui rapporte ;
enfin, supposons toujours que cet homme n’ait que douze
mille livres de rente, il s’en fera facilement vingt quatre, et
qu’au lieu de s’appeler messire Pierre de Bellegarde,
marquis de Montbrun et seigneur de Souscarrières… je lui
dirai : Mon cher ami, prenez autant de noms que vous en
voudrez ; plus vous en prendrez de nouveaux, meilleur
sera ; et quant aux noms que vous vous êtes appropriés
déjà, défendez-les contre ceux qui les réclameront, s’ils
sont réclamés ; mais ce n’est pas moi, soyez bien
tranquille, qui vous chercherai le moindrement querelle
pour cela.
– Et c’est sérieux ce que dit là monseigneur ?
– Très-sérieux ! mon cher monsieur Michel ; le brevet de
la moitié des chaises à porteurs en circulation dans Paris
vous est accordé, et demain votre associée, qui aura déjà
signé pour sa partie cahier des charges, ira vous le porter,
pour que vous le signiez à votre tour : cela vous convient-il ?
– Et le cahier des charges portera-t-il les obligations qui
me sont imposées ? demanda en hésitant Souscarrières.
– Aucunement, cher monsieur Michel ; vous comprenez
que la chose reste entre nous ; il est même de la plus haute
importance qu’elle ne soit pas ébruitée. Peste ! si l’on vous
savait à moi, tout serait manqué ; il n’y aurait même point
de mal à ce que l’on vous crût à Monsieur ou à la reine ;
pour cela il vous suffira de dire que je suis un tyran, que je
persécute la reine, que vous ne comprenez pas que le roi
Louis XIII vive sous un joug aussi dur qu’est le mien.
– Mais je ne pourrai jamais dire de pareilles choses !
s’écria Souscarrières.
– Bon ! en vous forçant un peu, vous verrez que cela
viendra. Ainsi, c’est convenu, vos chaises vont devenir à la
mode : elles feront de l’opposition ; vous allez avoir toute la
cour ; on n’ira plus nulle part qu’en chaise, surtout si les
vôtres sont à deux places et ont des rideaux bien épais.
– Monseigneur n’a pas de recommandation particulière
à me faire ?
– Oh ! si fait je vous recommande particulièrement les
dames : Mme la princesse, d’abord ; Mme Marie
de Gonzague, Mme de Chevreuse, Mme de Fargis ; puis les
hommes : le comte de Moret, M. de Montmorency,
M. de Chevreuse, le comte de Cramail. Je ne vous parle
pas du marquis de Pisani ; grâce à vous, il en a pour
quelques jours à ne pas m’inquiéter.
– Monseigneur peut être tranquille ; et quand
commencerai-je mon exploitation ?
– Le plus vite possible ; dans huit jours cela peut être en
train, à moins, toutefois, que les fonds ne vous manquent.
– Non, monseigneur ; d’ailleurs, pour une pareille
affaire, me manqueraient-ils personnellement, j’en
trouverais.
– Dans ce cas-là, il ne faudrait pas même chercher,
mais vous adresser directement à moi.
– À vous, monseigneur ?
– Oui, n’ai-je pas un intérêt dans l’affaire ? Mais,
pardon, voici Cavois qui, à ce qu’il paraît, a quelque chose
à me dire ; c’est lui qui ira vous faire signer demain le petit
papier en question, et, comme il en connaîtra toutes les
conditions, même celles qui restent entre nous, c’est lui qui
irait vous les rappeler en cas d’oubli ; mais je crois être sûr
que vous ne les oublierez pas. Entre Cavois, entre, tu vois
monsieur, n’est-ce pas ?
– Oui, monseigneur, répondit Cavois, qui avait obéi à
l’ordre du cardinal.
– Eh bien, il est de mes amis ; seulement il est de ceux
qui viennent me voir de dix heures du soir à deux heures du
matin ; pour moi, mais pour moi seul, il s’appelle M. Michel ;
mais pour tout le monde c’est messire Pierre
de Bellegarde, marquis de Montbrun, seigneur
de Souscarrières.
– Au revoir, monsieur Michel.
Souscarrières salua jusqu’à terre et sortit, ne pouvant
croire à sa bonne fortune et se demandant si le cardinal lui
avait parlé sérieusement ou n’avait voulu que se moquer
de lui.
Mais, comme on savait le cardinal fort occupé, il finit par
comprendre que le cardinal n’avait pas le temps de se
moquer de lui, et, selon toute probabilité, il avait parlé
sérieusement.
Quant au cardinal ; comme il avait la conviction qu’il
venait de recruter ses forces d’un puissant allié, sa bonne
humeur lui était revenue, et ce fut de sa voix la plus aimable
qu’il cria :
– Madame Cavois ! eh ! madame Cavois, venez donc.
XIV

OÙ LE CARDINAL COMMENCE
À VOIR CLAIR SUR SON
ÉCHIQUIER.
À peine cet appel était-il fait, que le cardinal vit entrer
une petite femme de 25 à 26 ans, leste, pimpante, le nez
en l’air ; et qui ne paraissait nullement intimidée de se
trouver en sa présence.
– Vous m’avez appelée, monseigneur, dit-elle, prenant
la parole et avec un accent languedocien des plus
prononcés, me voilà.
– Bon ! et Cavois qui disait que peut-être vous ne
voudriez pas venir.
– Moi, ne pas venir quand vous me faisiez l’honneur de
m’appeler ! Je n’avais garde. Votre Éminence ne m’eût
point appelée, que je fusse venue toute seule.
– Mme Cavois ! Mme Cavois ! fit le capitaine des gardes,
essayant de grossir sa voix.
– Mme Cavois tant que tu voudras, monseigneur m’a fait
venir pour une chose ou pour une autre. Est-ce pour me
parler ? qu’il me parle. Est-ce pour que je lui parle ? je lui
parlerai.
– Pour l’un ou pour l’autre ; Mme Cavois, dit le cardinal,
faisant signe à son capitaine des gardes de ne pas
intervenir dans la conversation.
– Ah ! vous n’avez pas-besoin de lui imposer silence,
monseigneur, il suffira que je lui dise de se taire et il se
taira. Est-ce que par hasard il voudrait faire croire qu’il est
le maître ?
– Monseigneur, excusez-là, dit Cavois, elle n’est point
de la cour, et…
– Que monseigneur m’excuse ! Ah ! tu me la bâilles
bonne, Cavois, c’est monseigneur qui a besoin d’être
excusé ?
– Comment ! dit le cardinal en riant, c’est moi qui ai
besoin d’être excusé ?
– Certainement ! Est-ce que c’est d’un chrétien de tenir
des gens qui s’aiment, éternellement séparés l’un de
l’autre, comme vous le faites ?
– Ah ça, mais vous l’adorez donc votre mari ?
– Comment ne l’adorerais-je pas, vous savez comment
je l’ai connu, monseigneur ?
– Non, mais dites-moi cela, madame Cavois, cela
m’intéresse énormément.
– Mireille ! Mireille ! fit Cavois, essayant de rappeler sa
femme à l’ordre.
– Cavois ! Cavois ! fit le cardinal, imitant l’accent de son
capitaine des gardes.
– Eh bien, vous savez, moi, je suis la fille d’un
gentilhomme de qualité du Languedoc, tandis que Cavois
est fils d’un gentillâtre Picardie.
Cavois fit un mouvement :
– Cela ne veut pas dire que je te méprise, Louis ; mon
père s’appelait de Serignan. Il a été maréchal de camp en
Catalogne, ni plus ni moins. J’étais veuve d’un nommé
Lacroix ; toute jeune ; sans enfants, et jolie ; je puis m’en
vanter.
– Vous l’êtes toujours, madame Cavois, dit le cardinal.
– Ah bien oui, jolie ! J’avais seize ans, j’en ai vingt-six
aujourd’hui, et huit enfants, monseigneur.
– Comment, huit enfants ! Tu as fait huit enfants à ta
femme, malheureux ; et tu viens te plaindre que je
t’empêche de coucher avec elle !
– Comment ! tu t’en es plaint, mon petit Cavois ! s’écria
Mireille. Ô amour que tu es, laisse-moi t’embrasser.
Et, sans s’inquiéter de la présence du cardinal, elle
sauta au cou de son mari et l’embrassa.
– Madame Cavois ! madame Cavois ! s’écria le
capitaine des gardes tout tremblant, tandis que le cardinal,
complétement ramené à la bonne humeur, se pâmait de
rire.
– Je reprends, monseigneur, dit M me Cavois, lorsqu’elle
eut embrassé son mari tout à son aise. Il était dans ce
temps-là à M. de Montmorency, il n’y avait donc rien
d’étonnant que, quoique Picard, il vînt en Languedoc. Là il
me voit et tombe amoureux de moi ; mais comme il n’était
pas très riche et que j’avais un peu de bien, voilà mon
imbécile qui n’ose pas se déclarer. Sur ces entrefaites, il
ramassa une mauvaise querelle, et, comme il devait se
battre le lendemain, il s’en va chez un notaire ; fait un
testament en ma faveur et me donne quoi ? Tout ce qu’il a,
ni plus ni moins, à moi, qui ne savais pas même qu’il
m’aimât. Tout-à-coup, je vois arriver chez moi la femme du
notaire, qui était mon amie ; elle me dit : « Vous ne savez
pas, si M. de Cavois meurt, vous héritez ! »
– Cavois’! je ne le connais pas. – Oh ! reprit la femme
du notaire, un beau garçon ! – Il était beau garçon dans ce
temps-là, monseigneur ; depuis il est un peu déformé, mais
n’importe, je ne l’en aime pas moins, n’est-ce pas,
Cavois ?
– Monseigneur, dit Cavois, d’un ton suppliant, vous
l’excusez, n’est-ce pas ?
– Dites donc, madame Cavois, fit Richelieu, si nous
mettions ce pleurard à la porte ?
– Oh ! non, monseigneur, je ne le vois pas assez pour
cela. Voilà donc qu’elle me conte qu’il m’aime comme un
fou, qu’il se bat en duel le lendemain et que, s’il est tué, il
me laisse tout son avoir. Ça me touche, vous comprenez.
Je raconte ça à mon père, à mes frères, à tous mes amis,
je les fais monter à cheval dès le matin et battre la
campagne pour empêcher Cavois et son adversaire de se
rencontrer. Bon ! ils arrivent trop tard. Monsieur que vous
voyez là a la main leste, il avait déjà donné deux coups
d’épée à son adversaire ; lui, rien. On me le ramène sain et
sauf ; je lui saute au cou. Si vous m’aimez, lui dis-je, il faut
m’épouser. C’est mauvais de rester sur son appétit, et il
m’épousa.
– Et il ne resta point sur son appétit, à ce qu’il paraît, dit
le cardinal.
– Non parce que, voyez-vous, monseigneur, il n’y a pas
d’homme plus heureux que ce coquin-là. C’est moi qui ai
tout le soin des affaires, il n’a lui que son service près de
Votre Éminence, une charge de paresseux ; quand il
revient au logis, par malheur c’est rare, je le caresse : mon
petit Cavois par-ci, mon petit mari par-là ! je me fais la plus
jolie que je puis pour lui plaire ; il n’entend parler de rien de
fâcheux, pas de criailleries, pas de plaintes enfin ; c’est
comme si le sacrement n’y avait point passé.
– Ce que je vois dans tout cela, c’est que vous aimez
mieux maître Cavois que le reste du monde.
– Oh ! oui, monseigneur.
– Mieux que le roi ?
– Je souhaite toutes sortes de prospérités au roi ; mais
si le roi mourrait que je n’en mourrais pas ; tandis que si
mon pauvre Cavois mourrait, tout ce que je pourrais
désirer de mieux, c’est qu’il m’emmenât avec lui.
– Mieux que la reine ?
– Je respecte Sa Majesté ; seulement je trouve que,
pour une reine de France, elle ne fait pas assez d’enfants ;
s’il lui arrivait un malheur, elle nous laisserait dans
l’embarras ; de cela je lui en veux.
– Mieux que moi ?
– Je crois bien, mieux que vous, monseigneur ; vous ne
me faites que de la peine, tantôt en étant malade, tantôt en
m’éloignant de lui, tantôt en l’emmenant à la guerre,
comme vous venez de faire pendant près d’un an à la
Rochelle, tandis que lui ne me fait que du plaisir.
– Mais enfin, dit Richelieu, si le roi mourait, si la reine
mourait, si je mourais, si tout le monde mourait, que feriez-
vous tous deux, tous seuls.
Mme de Cavois se mit à rire en regardant son mari :
– Eh bien, dit-elle, nous ferions…
– Oui, que feriez-vous ?
– Nous ferions ce qu’Adam et Ève faisaient,
monseigneur, quand ils étaient seuls aussi.
Le cardinal se mit à rire avec eux.
– Donc, dit-il, il y a huit enfants dans la maison ?
– Excusez, monseigneur, il n’y en a plus que six ; il a plu
au Seigneur de nous en prendre deux.
– Oh ! il vous les rendra, j’en suis sûr.
– Je l’espère bien, n’est-ce pas, Cavois ?
– Eh bien, il faut pourvoir à l’existence de ces pauvres
petits.
– Grâce à Dieu, monseigneur, ils ne pâtissent pas.
– Oui, mais si je venais à mourir, ils pâtiraient.
– Le ciel nous garde d’un pareil malheur, s’écrièrent les
deux époux.
– J’espère qu’il vous en gardera, et moi aussi ; en
attendant, il faut tout prévoir ; madame Cavois, je vous
donne, à vous, par moitié, avec M. Michel, dit Pierre
de Bellegarde, dit marquis de Montbrun, dit le seigneur
de Souscarrières, le brevet des chaises à porteurs dans
Paris.
– Oh ! monseigneur.
– Sur ce, Cavois, continua Richelieu, emmenez votre
femme et qu’elle soit contente de vous ; ou sinon je vous
mets aux arrêts pendant huit jours dans sa chambre à
coucher.
– Oh ! monseigneur, s’écrièrent les deux époux en se
jetant à ses pieds et en lui baisant les mains.
Le cardinal étendit les deux mains sur eux.
– Que diable marmottez-vous là, monseigneur,
demanda Mme Cavois, qui ne savait pas le latin.
– Les plus belles phrases de l’Évangile, mais que, par
malheur, il est défendu aux cardinaux de mettre en
pratique : allez.
Et, poussés par lui, tous deux sortirent de ce cabinet où,
en deux heures, venaient de se passer tant de choses.
Resté seul, la figure du cardinal reprit sa gravité
ordinaire.
– Voyons, dit-il, résumons-nous, et récapitulons les
événements de la soirée ; et tirant un carnet de sa poche, il
écrivit dessus au crayon :
« Le comte de Moret, arrivé depuis huit jours de Savoie,
amoureux de Mme de La Montagne, – rendez-vous avec la
Fargis à l’hôtel de l’Homme Armé – lui, déguisé en Basque
– elle en Catalane – chargé selon toute probabilité de
lettres pour les deux reines par Charles-Emmanuel –
assassinat d’Étienne Latil, pour refus de tuer le comte
de Moret – Pisani, repoussé par Mme de Maugiron –
blessé par Souscarrières – sauvé par sa bosse.
– Souscarrières breveté des chaises à porteurs chef de
ma police laïque, pour faire pendant à du Tremblay, chef de
ma police religieuse.
– La reine absente du ballet pour cause de migraine. »
– Qu’y a-t-il encore ? voyons !
Et il chercha dans sa mémoire.
– Ah ! dit-il tout à coup, et cette lettre soustraite dans le
portefeuille du médecin du roi, Senelle, et vendue à
du Tremblay par son valet de chambre. Voyons un peu ce
qu’elle dit, maintenant que Rossignol en a retrouvé le
chiffre, et il appela :
– Rossignol ! Rossignol !
Le même petit bonhomme à lunettes reparut.
– La lettre et le chiffre, dit le cardinal.
– Les voici, monseigneur.
Le cardinal les prit.
– C’est bien, dit-il, à demain, et si je suis content de
votre traduction, c’est un bon de quarante pistoles, au lieu
d’un bon de vingt, que vous aurez à faire.
– J’espère que Votre Éminence en sera contente.
Rossignol sorti, le cardinal ouvrit la lettre et la lut :
Voici textuellement ce qu’elle disait :
« Si Jupiter est chassé de l’Olympe, il peut se réfugier
e n Crète, Minos lui offrira l’hospitalité avec grand plaisir.
Mais la santé de Céphale ne peut durer ; pourquoi, en cas
de mort, ne ferait-on pas épouser Procris à Jupiter ? Le
bruit court que l’Oracle veut se débarrasser de Procris
pour faire épouser Vénus à Céphale. En attendant, que
Jupiter continue de faire la cour à Hébé, et à feindre à
propos de cette passion la plus grande mésintelligence
avec Junon. Il est important que tout fin qu’il est, ou plutôt
qu’il se croit, l’Oracle se trompe en croyant Jupiter
amoureux d’Hébé.
« MINOS. »

– Maintenant, dit le cardinal après avoir lu, voyons le


chiffre :
Le chiffre, comme nous l’avons dit, était joint à la lettre ;
il était tel que nous le mettons sous les yeux de nos
lecteurs.
CÉPHALE, LE ROY.
PROCRIS, LA REINE.
JUPITER, MONSIEUR.
JUNON, MARIE DE MÉDICIS.
L’OLYMPE, LE LOUVRE.
L’ORACLE, LE CARDINAL.
VÉNUS, Mme DE COMBALET.
HÉBÉ, MARIE DE GONZAGUE.
MINOS, CHARLES IV, DUC DE LORRAINE
LA CRÈTE. LA LORRAINE.

« Si Monsieur est chassé du Louvre, il peut se réfugier


en Lorraine ; le duc Charles IV lui offrira l’hospitalité avec
le plus grand plaisir, mais la santé du Roi ne peut durer !
pourquoi, en cas de mort, ne ferait-on pas épouser la
Reine à Monsieur ? Le bruit court que le Cardinal veut
ma ri e r Mme de Combalet au Roi. En attendant, que
Monsieur continue de faire la cour à Marie de Gonzague
et à feindre à propos de cette passion la plus grande
mésintelligence avec Marie de Médicis ; il est important
que tout fin qu’il est, ou plutôt qu’il se croit, le Cardinal se
trompe en croyant Monsi eur amoureux de Marie
de Gonzague.
« CHARLES IV. »

Richelieu relut la dépêche une seconde-fois, puis avec


le sourire du joueur triomphant :
– Allons, dit-il, je commence à voir clair sur mon
échiquier.
FIN DU PREMIER VOLUME.
DEUXIÈME VOLUME.
CHAPITRE PREMIER

ÉTAT DE L’EUROPE EN 1628.


Arrivés au point où nous en sommes, nous croyons qu’il
n’y aurait point de mal à ce que le lecteur, comme le
cardinal de Richelieu, vît un peu clair sur son échiquier.
L e fiat lux nous sera plus facile à faire, à nous, après
deux cent trente-sept ans, qu’au cardinal, qui, entouré de
mille trames diverses, rebondissant de conspirations en
conspirations, ne se dégageant d’un complot que pour
retomber dans un autre, trouvait toujours un voile étendu
entre lui et les horizons qu’il avait besoin de découvrir, et
qui, des feux follets flottant sur les intérêts de chacun, était
forcé de faire jaillir une clarté générale.
Si ce livre était simplement un de ces livres que l’on
expose entre un keepsake ou un album, sur une table de
salon, pour que les visiteurs en admirent les gravures, ou
qui, après avoir amusé le boudoir, sont destinés à faire rire
ou pleurer les antichambres, nous passerions par-dessus
certains détails, que les esprits frivoles ou pressés peuvent
traiter d’ennuyeux ; mais comme nous avons la prétention
que nos livres deviennent, sinon de notre vivant, du moins
après notre mort, des livres de bibliothèque, nous
demanderons à nos lecteurs la permission de leur faire
passer sous les yeux, au commencement de ce chapitre,
une revue de la situation de l’Europe, revue nécessaire au
frontispice de notre second volume, et qui,
rétrospectivement, ne sera point inutile à l’intelligence du
premier.
Depuis les dernières années du règne de Henri IV et
depuis les premières années du ministère de Richelieu, la
France, non-seulement avait pris rang au nombre des
grandes nations, mais encore était devenue le point sur
lequel se fixaient tous les regards, et déjà à la tête des
autres royaumes européens par son intelligence, elle était
à la veille de prendre la même place comme puissance
matérielle.
Disons en quelques lignes quel était l’état du reste de
l’Europe.
Commençons par le grand centre religieux, rayonnant à
la fois sur l’Autriche, sur l’Espagne et sur la France
commençons par Rome.
Celui qui règne temporellement sur Rome et
spirituellement sur le reste du monde catholique, est un
petit vieillard morose, âgé de soixante ans, Florentin et
avare comme un Florentin, Italien avant tout, prince avant
tout, oncle surtout, avant tout. Il pense à acquérir des
morceaux de terre pour le Saint Siége et des richesses
pour ses neveux, dont trois sont cardinaux : François et les
deux Antoine, et le quatrième, Thaddée, général des
troupes papales. Pour satisfaire aux exigences de ce
népotisme, Rome est au pillage : – « Ce que ne firent point
les Barbares » dit Marforio, ce Caton le censeur des
papes, – « les Barberini l’ont fait » Et, en effet, Matteo
Barberini, exalté au pontificat, sous le nom d’Urbain VIII, a
réuni au patrimoine de saint Pierre le duché dont il porte le
nom. Sous lui, le Gésu et la Propagande, fondés par le
beau neveu de Grégoire XV, Mgr Ludoviso, florissent,
organisent, au nom et sous le drapeau d’Ignace de Loyola :
l e Gésu, la police du globe, et la Propagande, sa
conquête. De là sortiront ces armées de prêcheurs,
tendres pour les Chinois, féroces pour l’Europe. À l’heure
qu’il est, sans vouloir personnellement se mettre en avant, il
essaye de contenir les Espagnols dans leur duché de
Milan, et d’empêcher les Autrichiens de franchir les Alpes.
Il pousse la France à secourir Mantoue et à faire lever le
siége de Cazal ; mais il refuse de l’aider d’un seul homme
ou d’un seul baïoque ; dans ses moments perdus, il corrige
les hymnes de l’Église et compose des poésies
anacréontiques.
Dès 1624, Richelieu l’a mesuré, et, par dessus sa tête,
il a vu le néant de Rome et apprécié cette politique
tremblotante qui avait déjà perdu de son prestige religieux
et qui empruntait le peu de force matérielle qui lui restait
encore, tantôt à l’Autriche, tantôt à l’Espagne.
Depuis la mort de Philippe, l’Espagne cache sa
décadence sous de grands mots et de grands airs. Elle a
pour roi Philippe IV, frère d’Anne d’Autriche, espèce de
monarque fainéant, qui règne sous son premier ministre, le
comte duc d’Olivarès, comme Louis XIII règne sous le
cardinal duc de Richelieu. Seulement, le ministre français
est un homme de génie, et le ministre espagnol un casse-
cou politique. De ses Indes occidentales, qui ont fait rouler
un fleuve d’or à travers les règnes de Charles-Quint et de
Philippe II, Philippe IV tire à peine cinq cent mille écus.
Hein, l’amiral des Provinces-Unies, vient de couler dans le
golfe du Mexique des galions chargés de lingots d’or
estimés à plus de douze millions.
L’Espagne est si haletante, que le petit duc savoyard, le
bossu Charles-Emmanuel, qu’on appelle par dérision le
prince des marcottes, a par deux fois tenu dans sa main
les destinées de ce fastueux empire, sur lequel Charles-
Quint se vantait de ne pas voir se coucher le soleil.
Aujourd’hui elle n’est plus rien, pas même la caissière de
Ferdinand II, auquel elle déclare qu’elle ne peut plus donner
d’argent ! Les bûchers de Philippe II, le roi des flammes,
ont tari la sève humaine qui surabondait dans les siècles
précédents, et Philippe III, en chassant les Maures, a
extirpé la greffe étrangère par laquelle elle pouvait revivre.
Une fois, elle a été obligée de s’entendre avec des voleurs
pour brûler Venise. Son grand général, c’est Spinola, un
condottiere italien ; son ambassadeur est un peintre
flamand, Rubens.
L’Allemagne, depuis, l’ouverture de la guerre de Trente
ans, c’est-à-dire depuis 1618, est un marché d’hommes.
Trois ou quatre comptoirs sont ouverts à l’est, au nord, à
l’occident et au centre, où l’on vend de la chair humaine.
Tout désespéré qui ne veut pas se tuer, ou se faire moine,
ce qui est le suicide du moyen âge, de quelque pays qu’il
soit, n’a qu’à traverser le Rhin, la Vistule ou le Danube, et il
trouvera à se vendre.

Le marché de l’est est tenu par le vieux Betlem Gabor,


qui va mourir après avoir pris part à quarante deux
batailles rangées, s’être fait appeler roi et avoir inventé
tous ces déguisements militaires : bonnets à poil des
hulans, manches flottantes des hussards, à l’aide desquels
on essaye de se faire peur les uns aux autres ; son armée
est l’école d’où est sortie la cavalerie légère. Que promet-il
à ses enrôlés ? Pas de solde, pas de vivres, c’est à eux de
manger et de s’enrichir comme ils l’entendront. Il leur donne
la guerre sans loi : l’infini du hasard.
Au nord, le marché est tenu par Gustave-Adolphe, le
bon, le joyeux Gustave, qui, tout au contraire de Betlem
Gabor, fait pendre les pillards, l’illustre capitaine, élève du
Français Lagardie, et qui vient, par ces victoires sur la
Pologne, de se faire livrer les places fortes de la Livonie et
de la Prusse polonaise. Il est occupé, pour le moment, à
faire alliance avec les protestants d’Allemagne contre
l’empereur Ferdinand II, l’ennemi mortel des protestants,
qui a rendu contre eux l’édit de restitution, qui pourra servir
de modèle à l’édit de Nantes, que rendra Louis XIV
cinquante ans après.
C’est le maître de son époque. Nous parlons de
Gustave-Adolphe, dans l’art militaire ; c’est le créateur de
la guerre moderne ; il n’a, ni le génie morose de Coligny, ni
la gravité de Guillaume le Taciturne, ni la farouche âpreté
de Maurice de Nassau ; sa sérénité est inaltérable, et le
sourire joue sur ses lèvres, au centre de la bataille. Haut de
six pieds, gros à l’avenant, il lui fallait des chevaux
énormes. Son obésité le gênait parfois, mais le servait
aussi : une balle qui eût tué Spinola, le maigre Génois, se
logea dans sa graisse, qui se referma sur elle, et il n’en
entendit plus parler.
Le marché d’occident est tenu par la Hollande, toute
désorientée et divisée contre elle-même ; elle avait deux
têtes : Barnewelt et Maurice, elle vient de les couper.
Barnewelt, esprit doux, ami de la liberté, mais surtout de la
paix, chef du parti des provinces, partisan de la
décentralisation, et par conséquent de la faiblesse,
ambassadeur près d’Élisabeth, près de Henri IV et de
Jacques 1er, qui fait rendre aux Provinces-Unies par ce
dernier : la Brille, Flessingue et Ramekens, et qui meurt sur
l’échafaud, hérétique et traître.
Maurice, qui a sauvé dix fois la Hollande, mais qui a tué
Barnewelt, et qui, à ce meurtre, a perdu sa popularité, –
Maurice, qui se croit aimé et qui est haï. Un matin, il
traverse le marché de Gorcum et salue le peuple en
souriant. Il croit que, salué par lui, le peuple va jeter
joyeusement ses chapeaux en l’air et crier : Vive Nassau !
Le peuple reste muet et garde son chapeau sur la tête. À
partir de ce moment, son impopularité le tue, le veilleur
infatigable, le capitaine insensible au danger, le dormeur
au sommeil profond, l’homme gras maigrit, ne dort plus et
meurt. C’est son frère cadet qui lui succède Frédéric-Henri,
et qui, comme faisant partie de l’héritage, reprend le
marché d’hommes : petit comptoir, bien vêtus, bien nourris,
régulièrement payés, faisant une guerre toute stratégique
sur des chaussées de marais, et restant, pour bloquer
scientifiquement une bicoque, deux ans dans l’eau
jusqu’aux genoux. Les braves gens se ménagent, mais le
gouvernement économe de la Hollande les ménage encore
plus qu’ils ne se ménagent eux-mêmes ; à ceux qui
s’exposent aux canons et aux mousquetaires les chefs
crient : Eh ! là-bas, ne vous faites pas tuer, chacun de vous
représente un capital de 3,000 francs.
Mais le grand marché n’est ni au nord, ni à l’est, ni à
l’occident : il est au centre même de l’Allemagne ; il est tenu
par un homme de race douteuse, par un chef de pillards et
de bandits, dont Schiller a fait un héros. Est-il Slave, est-il
Allemand ? Sa tête ronde et ses yeux bleus disent : Je suis
Slave. Ses cheveux d’un blond-roux disent : Je suis
Allemand. Son teint olivâtre dit : Je suis Bohême.
En effet, ce soldat maigre, ce capitaine à la mine
sinistre, qui signe Waldstein, est né à Prague ; il est né au
milieu des ruines, des incendies et des massacres ; aussi
n’a-t-il ni foi, ni loi. Cependant, il a une croyance, ou plutôt
trois. Il croit aux étoiles, il croit au hasard, il croit à l’argent.
Il a établi le règne du soldat sur l’Europe, comme le péché
a établi le règne de la mort sur le monde. Enrichi par la
guerre, protégé par Ferdinand II, qui le fera assassiner,
drapé dans un manteau de prince, il n’a ni la sérénité de
Gustave, ni la mobilité physionomique de Spinola ; aux cris,
aux plaintes, aux pleurs des femmes, aux accusations, aux
menaces, aux imprécations des hommes, il n’est ni ému ni
colère. C’est un spectre aveugle et sourd, pis que cela,
c’est un joueur qui a deviné que la reine du monde, c’est la
loterie. Il laisse le soldat tout jouer : la vie des hommes,
l’honneur des femmes, le sang des peuples. Quiconque a
un fouet à la main est prince, quiconque a une épée au
côté est roi. Richelieu a longtemps étudié ce démon ; il
cite, dans un éloge qu’il fait de lui, cette série de crimes
qu’il ne commit pas, mais laissa commettre, et, pour
caractériser sa diabolique indifférence, il dit cette phrase
caractéristique – « Et avec cela pas méchant ! »
Pour en finir avec l’Allemagne, la guerre de Trente ans
va son train ; sa première période, la période palatine, a
fini en 1623. L’électeur palatin, Frédéric V, battu par
l’Empereur, a perdu dans sa défaite la couronne de
Bohême ; la période danoise est en train de s’accomplir,
Christian IV, roi de Danemark, est aux prises avec
Wallenstein et Tilly, et, dans un an, elle en sera à la période
suédoise.
Passons donc à l’Angleterre.
Quoique plus riche que l’Espagne, l’Angleterre n’est
pas moins malade qu’elle. Le roi est en même temps en
querelle avec son pays et avec sa femme ; il est brouillé à
moitié avec son parlement, qu’il va dissoudre, et tout-à-fait
avec sa femme, qu’il veut nous renvoyer.
Charles 1er avait épousé Henriette de France, le seul
enfant des enfants légitimes de Henri IV qui fût sûrement
de lui. Madame Henriette était une petite brune, vive,
spirituelle, plutôt agréable que séduisante, plutôt jolie que
belle, brouillonne et têtue, sensuelle et galante ; elle avait
eu une jeunesse accidentée.
Bérulle, en la conduisant en Angleterre, lui proposait, à
dix-sept ans, la repentante Madeleine pour modèle. Sortant
de France, elle trouva l’Angleterre triste et sauvage ;
habituée à notre peuple bruyant et joyeux, elle trouva les
Anglais tristes et graves ; son mari lui plut médiocrement,
elle prit comme une pénitence ce mariage avec un roi
grondeur et violent, figure raide, altière et froide. Danois
par sa mère, Charles 1er avait dans les veines un peu des
glaces du pôle, avec cela honnête homme ; elle essaya de
son pouvoir par de petites querelles, vit que le roi revenait
toujours le premier, et ne craignant plus rien, elle en essaya
de grandes.
Son mariage avait été une véritable invasion catholique.
Bérulle, qui la conduisit à son époux, et qui lui donnait ce
bon conseil de modeler son repentir sur celui de la
Madeleine, ignorait toute la haine que l’Angleterre gardait
au papisme ; plein des espérances que lui avait données
un évêque français, que le faible Jacques avait laissé
officier à Londres et confirmer en un jour dix-huit mille
catholiques, il crut que l’on pouvait tout exiger, et exigea
que les enfants, même catholiques, succédassent, qu’ils
restassent aux mains de leur mère jusqu’à l’âge de treize
ans, que la jeune reine eût un évêque, que cet évêque et
son clergé parussent dans les rues de Londres avec leurs
costumes ; il résulta de toutes ces exigences accordées
que la reine méconnut le terrain sur lequel elle marchait,
qu’au lieu d’une épouse aimante, gracieuse et soumise
Charles 1er trouva en elle une triste et sèche catholique
convertissant le lit nuptial en chaire théologique et
soumettant les désirs du roi aux jeûnes non-seulement de
l’Église, mais de la controverse.
Ce ne fut pas tout : par une belle matinée de mai, la
jeune reine traversa Londres dans toute sa longueur, et
s’en alla avec son évêque, ses aumôniers, ses femmes,
s’agenouiller au gibet de Tyburn, où avait été, vingt ans
auparavant, lors de la conspiration des poudres, pendu le
père Garnet et ses jésuites et, aux yeux de Londres
indignée, fit sa prière pour le repos de l’âme de ces
illustres assassins, qui, à l’aide de trente-six tonneaux de
poudre, voulaient d’un seul coup faire sauter le roi, les
ministres et le Parlement.
Le roi ne pouvait croire à cet outrage fait à la morale
publique et à la religion de l’État ; il entra dans une de ces
violentes colères qui font tout oublier, ou plutôt qui font
souvenir de tout. « Qu’on les chasse comme des bêtes
sauvages – écrivit-il – ces prêtres et ces femmes qui vont
prier au gibet des meurtriers ! » La reine cria, la reine
pleura, ses évêques et ses aumôniers excommunièrent et
maudirent, les femmes se lamentèrent, comme les filles de
Sion emmenées en esclavage, quand elles mouraient, au
fond du cœur, de l’envie de rentrer en France.

La reine courut à la fenêtre pour leur faire des signes


d’adieux. Charles 1er, qui entrait en ce moment dans sa
chambre, la pria de ne pas donner ce scandale si en
dehors des mœurs anglaises, la reine cria plus fort,
Charles la prit à bras-le-corps pour l’éloigner de la fenêtre,
la reine se cramponna aux barreaux, Charles l’en arracha
par violence, la reine s’évanouit, étendant vers le ciel ses
mains ensanglantées, pour appeler la vengeance de Dieu
sur son mari. Dieu répondit, le jour où, par une autre
fenêtre, celle de White-Hall, Charles marcha à l’échafaud.

De cette querelle entre mari et femme, notre brouille


avec l’Angleterre. Charles 1er fut mis au ban des reines de
la chrétienté, comme un Barbe-Bleue britannique, et Urbain
VIII, sur cette vague donnée d’une écorchure douteuse, dit
à l’ambassadeur espagnol : – Votre maître est tenu de tirer
l’épée pour une princesse affligée, où il n’est ni catholique,
ni chevalier ! – La jeune reine d’Espagne, de son côté,
sœur d’Henriette, écrivit de sa main au cardinal de
Richelieu, appelant sa galanterie au secours d’une reine
opprimée ; l’infante de Bruxelles et la reine mère
s’adressèrent au roi ; Bérulle brocha sur le tout ; on n’eut
pas de peine à faire croire à Louis XIII, faible comme tous
les petits esprits, que l’expulsion de ces Français était un
outrage à sa couronne ! Richelieu seul tint bon, de là le
secours donné par l’Angleterre aux protestants de la
Rochelle, l’assassinat de Buckingham, le deuil de cœur
d’Anne d’Autriche, et cette ligue universelle des reines et
des princesses contre Richelieu.
Maintenant, revenons en Italie, en Italie où nous allons
trouver l’explication de toutes ces lettres que nous avons vu
le comte de Moret remettre à la reine, à la reine mère et à
Gaston d’Orléans, dans la situation politique du Montferrat
et du Piémont, et dans l’exposition des intérêts rivaux du
duc de Mantoue et du duc de Savoie.
Le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, d’autant plus
ambitieux que sa souveraineté était plus exiguë, l’avait
augmentée violemment du marquisat de Saluces, lorsque,
allant en France pour discuter la légitimité de sa conquête,
ne pouvant rien obtenir de Henri IV, à cet endroit, il entra
dans la conspiration de Biron, conspiration non-seulement
de haute trahison contre le roi, mais de lèse-patrie contre
la France, qu’il s’agissait de morceler.
Toutes les provinces du Midi devaient appartenir à
Philippe III.
Biron recevait la Bourgogne et la Franche-Comté avec
une infante d’Espagne en mariage.
Le duc de Savoie avait le Lyonnais, la Provence et le
Dauphiné.
La conspiration fut découverte : la tête de Biron tomba.
Henri IV eût laissé le duc de Savoie tranquille dans ses
États, si celui-ci n’eût point été poussé à la guerre par
l’Autriche. Il s’agissait, par le besoin d’argent, de forcer
Henri à épouser Marie de Médicis. Henri se décida, toucha
la dot, battit à plate couture le duc de Savoie, le força de
traiter avec lui, et lui laissant le marquisat de Saluces, lui
prit la Bresse entière, le Bugey, le Valromai, le pays de
Gex, les deux rives du Rhône, depuis Genève jusqu’à
Saint-Genix, et enfin le château Dauphin, situé au sommet
de la vallée de Vraita.
À part Château-Dauphin, Charles-Emmanuel n’avait
rien perdu en Piémont ; au lieu d’être à cheval sur les
Alpes, il n’en gardait plus que le versant oriental, mais il
restait le maître des passages qui conduisaient de la
France en Italie.
Ce fut à cette occasion que notre spirituel Béarnais
baptisa Charles-Emmanuel du nom de prince des
Marmottes, qui lui resta.
Il fallut bien, qu’à partir de ce moment le prince des
Marmottes se regardât comme un prince italien.
Il ne s’agissait plus pour lui que de s’agrandir en Italie.
Il y fit plusieurs tentatives infructueuses, quand une
occasion se présenta, qu’il crut non-seulement opportune
mais immanquable.
François de Gonzague, duc de Mantoue et du
Montferrat, mourut ne laissant de son mariage avec
Marguerite de Savoie, fille de Charles Emmanuel, qu’une
fille unique. Son grand-père réclama la tutelle de l’enfant
pour la douairière de Montferrat. Il comptait marier un jour
avec elle son fils aîné Victor-Amédée, et réunir ainsi le
Mantouan et le Montferrat au Piémont. Mais le cardinal
Ferdinand de Gonzague, frère du duc mort, accourut de
Rome, s’empara de la régence et fit enfermer sa nièce au
château de Goïto, de peur qu’elle ne tombât au pouvoir de
son oncle maternel.
Le cardinal Ferdinand mourut à son tour, et il y eut un
moment d’espoir pour Charles-Emmanuel ; mais le
troisième frère, Vincent de Gonzague, vint réclamer la
succession et s’en empara sans conteste.
Charles-Emmanuel prit patience ; accablé d’infirmités,
le nouveau duc ne pouvait durer longtemps. Il tomba
malade en effet, et Charles-Emmanuel se crut sûr cette fois
de tenir le Montferrat et le Mantouan.
Mais il ne voyait pas l’orage qui se formait contre lui de
ce côté-ci des monts.
Il y avait en France un certain Louis de Gonzague, duc
de Nevers, chef d’une branche cadette ; il avait eu pour fils
Charles de Nevers, qui se trouvait oncle des trois derniers
souverains du Montferrat ; son fils, le duc de Rethellois, se
trouvait donc cousin de Marie de Gonzague, héritière de
Mantoue et du Montferrat.
Or, l’intérêt du cardinal de Richelieu – et l’intérêt du
cardinal de Richelieu était toujours celui de la France –
l’intérêt du cardinal de Richelieu voulait qu’il y eût un
partisan zélé des fleurs de lis au milieu des puissances
lombardes, toujours prêtes à se déclarer pour l’Autriche ou
l’Espagne ; le marquis de Saint-Chamont, notre
ambassadeur près Vincent de Gonzague reçut ses
instructions, et Vincent de Gonzague déclarait, en mourant,
le duc de Nevers son héritier universel.
Le duc de Rethellois vint prendre possession, au nom
de son père, avec le titre de vicaire général, et la princesse
Marie fut envoyée en France, où on la mit sous la
sauvegarde de Catherine de Gonzague, duchesse,
douairière de Longueville, femme de Henri 1er d’Orléans, et
qui se trouvait être la tante de Marie, étant fille de ce même
Charles de Gonzague qui venait d’être appelé au duché de
Mantoue.
Un des concurrents de Charles de Nevers était César
de Gonzague, duc de Guastalla, dont le grand-père avait
été accusé d’avoir empoisonné le Dauphin, frère aîné de
Henri II, et d’avoir assassiné cet infâme Pierre-Louis
Farnèse, duc de Parme, fils du pape Paul III.
L’autre, nous le connaissons, c’était le duc de Savoie.
Cette politique de la France le rapprocha à l’instant de
l’Espagne et de l’Autriche. Les Autrichiens occupèrent le
Mantouan, et don Gonzalès de Cordoue se chargea de
reprendre aux Français qui les occupaient : Cazal, Nice, de
la Paille, Monte-Calvo et le pont de Sture.
Les Espagnols prirent tout, excepté Cazal, et le duc de
Savoie se trouva en deux mois maître de tout le pays
compris entre le Pô, le Tanaro et le Belbo.
Tout cela se passait tandis-que nous faisions le siége
de la Rochelle.
Ce fut alors que la France envoya, pour le comte
de Rethellois, ces 10,000 hommes, commandés par le
marquis d’Uxelles, lesquels, manquant de vivres et de
solde par la négligence, ou plutôt par la trahison de Créqui,
furent repoussés par Charles-Emmanuel, au grand regret
du cardinal.
Mais il lui restait au centre du Piémont une ville qui avait
vaillamment tenu et sur laquelle flottait toujours le drapeau
de la France, c’était Cazal, défendue par un brave et loyal
capitaine, nommé le chevalier de Gurron.
Malgré la déclaration bien positive faite par Richelieu,
que la France soutiendrait les droits de Charles de Nevers,
le duc de Savoie avait grand espoir que ce prétendant
serait un jour ou l’autre abandonné du roi Louis XIII, car il
connaissait la haine que lui portait Marie de Médicis, qu’il
avait autrefois refusé d’épouser, sous prétexte que les
Médicis n’étaient pas de naissance à s’allier avec les
Gonzague, qui étaient princes avant que les Médicis ne
fussent seulement gentilshommes.
Et maintenant on connaît la cause des ressentiments
qui poursuivent le cardinal, et dont il s’est plaint si
amèrement à sa nièce.
La reine-mère hait le cardinal de Richelieu pour une
multitude de raisons ; la première et la plus âcre de toutes,
c’est qu’il, a été son amant et qu’il ne l’est plus ; qu’il a
commencé par lui obéir en toutes choses, et qu’il a fini par
lui être opposé sur tous les points ; que Richelieu veut la
grandeur de la France et l’abaissement de l’Autriche,
tandis qu’elle veut la grandeur de l’Autriche et
l’abaissement de la France, et qu’enfin Richelieu veut faire
un duc de Mantoue, de Nevers, dont elle ne veut rien faire,
à cause de la vieille rancune qu’elle garde contre lui.
La reine Anne d’Autriche hait le cardinal de Richelieu,
parce qu’il a traversé ses amours avec Buckingham,
ébruité la scandaleuse scène des jardins d’Amiens,
chassé d’auprès d’elle Mme de Chevreuse, sa
complaisante amie, battu les Anglais, avec lesquels était
son cœur, qui ne fut jamais à la France : parce qu’elle le
soupçonne sourdement, n’osant le faire tout haut, d’avoir
dirigé le couteau de Felton contre la poitrine du beau duc,
et, enfin, parce qu’il surveille obstinément les nouvelles
amours qu’elle pourrait avoir, et qu’elle sait qu’aucune de
ses actions, même les plus cachées, ne lui échappe.
Le duc d’Orléans hait le cardinal de Richelieu, parce
qu’il sait que le cardinal le connaît ambitieux, lâche et
méchant, attendant avec impatience la mort de son frère,
capable de la hâter dans l’occasion, parce qu’il lui a ôté
l’entrée au conseil, emprisonné son précepteur Ornano,
décapité son complice Chalais, et que, pour toute punition
d’avoir conspiré sa mort, il l’a enrichi et déshonoré. Au
reste, n’aimant personne que lui-même, il ne compte, la
mort de son frère arrivant, épouser la reine, plus âgée que
lui de sept ans, que dans le cas où la reine serait enceinte.
Enfin le roi le haïssait parce qu’il sentait que tout dans le
cardinal était génie, patriotisme, amour réel de la France,
tandis qu’en lui tout était égoïsme, indifférence, infériorité,
parce qu’il ne régnerait pas tant que le cardinal vivrait, et
régnerait mal le cardinal mort : mais une chose le ramène
incessamment au cardinal, dont incessamment on
l’éloigne.
On se demande quel est le philtre qu’il lui a fait boire, le
talisman qu’il lui a pendu au cou, l’anneau enchanté qu’il lui
a passé au doigt ! Son charme, c’est sa caisse toujours
pleine d’or, et toujours ouverte pour le roi. Concini l’avait
tenu dans la misère, Marie de Médicis dans l’indigence,
Louis XIII n’avait jamais eu d’argent, le magicien toucha la
terre de sa baguette, et le Pactole jaillit aux yeux du roi, qui
dès lors eut toujours de l’argent, même quand Richelieu
n’en avait pas.
Dans l’espérance que maintenant tout est aussi clair sur
l’échiquier de nos lecteurs que sur celui de Richelieu, nous
allons reprendre notre récit où nous l’avons laissé à la fin
du premier volume.
II

MARIE DE GONZAGUE.
Pour arriver au résultat que nous venons de promettre,
c’est-à dire pour reprendre notre récit où nous l’avons
abandonné à la fin de notre dernier volume, il faut que nos
lecteurs aient la bonté d’entrer avec nous à l’hôtel de
Longueville, qui, adossé à celui de la marquise
de Rambouillet, coupe avec lui, en deux, le terrain qui
s’étend de la rue Saint-Thomas-du-Louvre à la rue Saint-
Nicaise, c’est-à-dire est situé comme l’hôtel Rambouillet,
entre l’église Saint-Thomas-du-Louvre et l’hôpital des
Quinze-Vingts ; seulement son entrée est rue Saint-
Nicaise, juste en face des Tuileries, tandis que l’entrée de
l’hôtel de la marquise, est, nous l’avons dit, rue Saint-
Thomas-du-Louvre.
Huit jours se sont passés depuis les événements qui ont
fait, jusqu’à présent, le sujet de notre récit.
L’hôtel, qui appartient au prince Henri de Condé, le
même qui prenait Chapelain pour un statuaire, et qui a été
habité par lui et par Mme la princesse sa femme, avec
laquelle nous avons fait connaissance à la soirée de
Mme de Rambouillet, a été abandonné en 1612, deux ans
après son mariage avec Mlle de Montmorency, époque à
laquelle il acheta, rue Neuve Saint-Lambert, un magnifique
hôtel qui débaptisa cette rue pour lui donner le nom de rue
de Condé, qu’elle porte aujourd’hui. Il est habité seulement,
au moment où nous sommes arrivés, c’est-à-dire au 13
décembre 1628 (les événements sont tellement importants
à cette époque, qu’il est bon de prendre les dates), par
Mme la duchesse douairière de Longueville et par sa
pupille, Son Altesse la princesse Marie, fille de François
de Gonzague, dont sa succession causa tant de troubles,
non seulement en Italie, mais en Autriche et en Espagne, et
de Marguerite de Savoie, fille elle-même de Charles-
Emmanuel.
Marie de Gonzague, née en 1612, atteignait donc sa
seizième année ; tous les historiens du temps s’accordent
à affirmer qu’elle était belle à ravir, et les chroniqueurs, plus
précis dans leurs dires, nous apprennent que cette beauté
consistait : dans une taille moyenne parfaitement prise ;
dans ce teint mat des femmes nées à Mantoue, que,
comme les femmes d’Arles, elles doivent aux émanations
des marais qui les entourent ; dans des cheveux noirs, des
yeux bleus, des sourcils et des cils de velours, des dents
de perle et des lèvres de corail, un nez grec d’une forme
irréprochable dominant ces lèvres, qui n’avaient pas
besoin du secours de la voix pour faire les plus suaves
promesses.
Inutile de dire que, vu le rôle important qu’elle était
appelée à jouer comme fiancée du duc de Rethellois, fils
de Charles de Nevers, héritier du duc Vincent, dans les
événements qui allaient s’accomplir, Marie de Gonzague, à
qui sa beauté eût suffi, comme à l’étoile polaire son éclat,
pour attirer les regards de tous les jeunes cavaliers de la
cour, attirait en même temps ceux des hommes que leur
âge, leur gravité ou leur ambition, poussaient à la politique.
On la savait d’abord puissamment protégée par le
cardinal de Richelieu, et c’était un motif de plus, pour ceux
qui voulaient faire leur cour au cardinal, de faire à la belle
Marie de Gonzague une cour assidue.
C’était évidemment à cette protection du cardinal,
protection dont la présence de Mme de Combalet était une
preuve, que nous pouvons voir, vers sept heures du soir,
arriver rue Saint-Nicaise, et descendre à la porte de l’hôtel
de Longueville, les uns de leurs voitures et les autres de la
nouvelle invention qui depuis la veille est en pratique, c’est-
à-dire de ces chaises à porteurs dont Souscarrières
partage le brevet avec Mme Cavois, les principaux
personnages de l’époque, qu’on introduit, au fur et à
mesure qu’ils arrivent, dans le salon au plafond orné de
caissons peints représentant les faits et gestes du bâtard
Dunois, fondateur de la maison de Longueville, et de
tapisseries qu’éclairaient à peine un immense lustre
descendant du centre du plafond, et des candélabres
posés sur les cheminées et sur les consoles, où se tient la
princesse Marie.
Un des premiers arrivés était M. le prince.
Comme M. le prince jouera un certain rôle dans notre
récit, qu’il en a joué un grand dans l’époque qui précède et
dans celle qui doit suivre, rôle triste et ténébreux, nous
demandons au lecteur la permission de lui faire connaître
ce rejeton dégénéré de la première branche des Condé.
Les premiers Condé étaient braves et rieurs, celui-ci
était lâche et sombre. Il disait tout haut : « Je suis un
poltron, c’est vrai, mais Vendôme l’est encore plus que
moi ! » – Et cela le consolait, en supposant qu’il eût besoin
de consolation.
Expliquons ce changement.
En mourant assassiné à Jarnac, ce charmant petit
prince de Condé qui quoique un peu bossu, était la
coqueluche, de toutes les femmes et duquel on disait :

Ce petit prince si gentil,


Qui toujours chante et toujours rit !
Toujours caresse la mignonne,
Dieu gard’de mai le petit homme !

En mourant assassiné à Jarnac, ce charmant petit


prince de Condé laissait un fils, qui devint, avec le jeune
Henri de Navarre, le chef du parti protestant.
Celui-là, c’était le digne fils de son père qui, au combat
de Jarnac, avait chargé à la tête de cinq cents
gentilshommes avec un bras en écharpe et une jambe
cassée, dont les os traversaient sa botte. Ce fut lui qui, le
jour de la Saint-Barthélemy, à Charles IX, qui lui criait : Mort
ou messe ! répondait : Mort ! tandis que Henri, plus
prudent, répondait : Messe !
Celui-là, c’était le dernier des grands Condé de la
première race.
Il ne devait pas mourir sur un champ de bataille,
glorieusement couvert de blessures, et assassiné par un
autre Montesquiou. Il devait, mourir tout simplement
empoisonné par sa femme.
Après une absence de cinq mois, il revint à son château
des Andelys ; sa femme, une demoiselle de La Trémouille,
était enceinte d’un page gascon. Au dessert du dîner
qu’elle lui donna à son retour, elle lui servit une pêche.
Deux heures plus tard, il était mort !
La même nuit, le page se sauvait en Espagne.
Accusée par le cri public, l’empoisonneuse fut arrêtée.
Le fils de l’adultère naquit dans la prison où sa mère
resta huit ans sans qu’on osât lui faire son procès, tant on
était sûr de la trouver coupable ! Au bout de huit ans, Henri
IV, qui ne voulait pas voir s’éteindre les Condé, ce
magnifique rameau de l’arbre des Bourbons, fit sortir de
prison, sans jugement, la veuve absoute par la clémence
royale, mais condamnée par la conscience publique.
Disons en deux mots comment ce Henri, prince de
Condé, deuxième du nom, qui prenait Chapelain pour un
statuaire, avait épousé Mlle de Montmorency ; l’histoire est
curieuse et mérite que nous ouvrions une parenthèse pour
la raconter, cette parenthèse dût-elle être un peu longue. Il
n’y a pas de mal, d’ailleurs, que l’on apprenne chez les
romanciers certains détails qu’oublient de raconter les
historiens, soit qu’ils les jugent indignes de l’histoire, soit
que probablement ils les ignorent eux-mêmes.
En 1609, la reine Marie de Médicis montait un ballet, et
le roi Henri IV boudait, parce que, comme danseuse dans
ce ballet, composé des plus jolies femmes de la cour, elle
avait refusé d’admettre Jacqueline de Bueil, mère du héros
de notre histoire, du comte de Moret.
Et comme les illustres danseuses qui devaient figurer
au ballet étaient obligées, pour aller faire répétition à la
salle de spectacle du Louvre ; de passer devant la porte de
Henri IV, Henri IV, en signe de mauvaise humeur, fermait
sa porte.
Un jour, il la laissa entrebâillée.
Par cette porte entrebâillée, il vit passer Mlle Charlotte
de Montmorency.
« Or, dit Bassompierre dans ses mémoires, il n’y avait
rien sous le ciel de plus beau que Mlle de Montmorency, ni
de meilleure grâce, ni de plus parfait. »
Cette vision lui parut si radieuse que sa mauvaise
humeur prit immédiatement des ailes de papillon et
s’envola. Il se leva du fauteuil où il boudait et la suivit,
comme Énée suivait Vénus enveloppée d’un nuage.
Ce jour-là, et pour la première fois, il assista donc au
ballet.
Il y avait un moment où les dames, vêtue en nymphes,
et, si léger que soit de nos jours le costume de nymphe, il
était encore plus léger au dix-neuvième siècle ; il y avait,
disons-nous, un moment où les dames vêtues en nymphes,
faisaient toutes à la fois semblant de lever le javelot,
comme si elles eussent voulu le lancer à un but
quelconque ; Mlle de Montmorency, en levant le sien, se
tourna vers le roi et sembla vouloir l’en percer ; le roi ne se
doutant point du danger qui il courait, était venu sans
cuirasse, aussi dit-il que la belle Charlotte fit de si bonne
grâce cette action de le menacer de son javelot, qu’il crut
sentir le javelot pénétrer au plus profond de son cœur.
Mme de Rambouillet et Mlle Paulet étaient de ce ballet, et
ce fut de ce jour que toutes deux firent amitié avec
Mlle de Montmorency, quoiqu’elles fussent de cinq ou six
ans plus âgées qu’elle.
À partir de ce jour-là, le bon roi Henri IV oublia
Jacqueline de Bueil ; il était fort oublieux, comme on sait, et
il ne songea plus qu’à s’assurer la possession de
Mlle de Montmorency. Il ne s’agissait pour cela que de
trouver à la belle Charlotte un mari complaisant qui,
moyennant une dot de quatre ou cinq cent mille francs,
fermât d’autant plus les yeux que le roi les ouvrirait
davantage.
Il en avait fait ainsi pour la comtesse de Moret, qu’il
avait mariée à M. de Cesy, lequel était parti pour une
ambassade le soir même de ses noces.
Le roi croyait avoir son homme sous la main.
Il jeta les yeux sur cet enfant du meurtre et de l’adultère.
Marié de la main du roi et à la fille d’un connétable, la tache
de sa naissance disparaissait.
D’ailleurs toutes les conditions furent faites avec lui. Il
promit tout ce que l’on voulut ; le connétable donna cent
mille écus à sa fille, Henri IV un demi-million, et Henri II
de Condé, qui la veille avait dix mille livres de rentes, se
trouva le matin de ses noces en avoir cinquante.
Il est vrai que le soir, il devait partir. Il ne partit pas.
Cependant il tint le côté de la convention qui consistait à
rester la première nuit de ses noces dans une chambre
séparée de celle de sa femme, et le pauvre amoureux de
cinquante ans obtint d’elle que, pour bien lui prouver qu’elle
était seule et maîtresse d’elle-même, elle se montrerait sur
son balcon, ses cheveux dénoués et entre deux flambeaux.
En l’apercevant, le roi faillit mourir de joie.
Il serait trop long de suivre Henri dans les folies que lui
fit faire ce dernier amour, au milieu duquel le coup de
couteau de Ravaillac l’arrêta court, au moment où il allait
chercher chez la belle Mlle Paulet des consolations que la
charmante Lionne lui prodiguait et qui ne le consolaient
pas.
Après la mort du roi, M. de Condé rentra en France,
avec sa femme, qui était toujours Mlle de Montmorency, et
qui ne devint Mme de Condé que pendant les trois ans que
son mari passa à la Bastille. Il est probable qu’avec les
dispositions bien connus de M. de Condé pour les écoliers
de Bourges, sans ces trois ans passés à la Bastille, ni le
grand Condé, ni Mme de Longueville n’auraient jamais vu le
jour.
M. le prince était surtout connu pour son avarice ; il
courait à cheval dans les rues de Paris, sur une haquenée
et avec un seul valet, quand il avait des procès ou qu’il allait
solliciter ses juges. La Martellière, fameux avocat de
l’époque, avait, comme les médecins, des jours de
consultations gratis. Il y allait ces jours-là.
Toujours fort mal vêtu, il avait fait ce soir-là meilleure
toilette que de coutume ; peut-être savait-il trouver le duc
de Montmorency, son beau-frère, chez la princesse Marie,
et avait-il fait toilette pour lui, le duc lui ayant dit que la
première fois qu’il le rencontrerait vêtu d’une façon indigne
d’un prince du sang, il ferait semblant de ne pas le
connaître.
C’est que Henri II, duc de Montmorency, était l’antipode
de Henri II prince de Condé ; c’était le frère de la belle
Charlotte, et il était aussi élégant que M. de Condé l’était
peu, aussi libéral que M. de Condé était avare. Un jour,
ayant entendu dire à un gentilhomme que, s’il trouvait
20,000 écus à emprunter pour deux ans, sa fortune serait
faite :
– N’allez pas plus loin, lui dit-il, ils sont trouvés.
Et sur un bout de papier, il écrivit au crayon : Bon pour
20,000 écus.
– Portez cela demain à mon intendant, dit-il au
gentilhomme, et tâchez de prospérer.
Deux ans après, en effet, le gentilhomme rapporta à
M. de Montmorency les 20,000 écus.
– Allez, allez, monsieur, lui dit le duc, c’est bien assez
que vous me les ayez rapportés, je vous les donne de bon
cœur.
Il avait été fort amoureux de la reine, en même temps
que M. de Bellegarde, avec lequel il faillit se couper la
gorge à ce sujet. La reine, qui coquetait avec tous deux, ne
savait lequel écouter, lorsque Buckingham vint à la cour et
les mit d’accord, quoique M. de Montmorency n’eût alors
que trente ans et que M. de Bellegarde en eût soixante. Il
paraît, que le vieux gentilhomme avait à cette occasion fait
autant de bruit que le jeune prince, car, à cette époque, on
fredonna ce couplet dans toutes les alcôves :

L’astre de Roger
Ne luit plus au Louvre.
Chacun le découvre
Et dit qu’un berger
Arrivé de Douvre
L’a fait déloger.

Les rois, du moment où ils sont mariés, n’y voient pas


plus clair que les autres maris ; aussi Louis XIII exila-t-il à
ce propos M. de Montmorency à Chantilly ; rentré en grâce
par l’influence de Marie de Médicis, il était revenu passer
un mois à la cour, puis était parti pour son gouvernement
du Languedoc, où il avait appris la nouvelle du duel et
l’exécution en Grève de son cousin François
de Montmorency, comte de Bouteville.
Par sa femme, Maria Felice Orsini, fille de ce même
Virginio Orsini, qui avait accompagné Marie de Médicis en
France, il était neveu de la reine-mère ; de là venait la
protection, dont elle l’honorait.
Jalouse comme une italienne, Maria Orsini, qui, selon le
poète Théophile, avait la blancheur des neiges célestes,
avait commencé par fort tourmenter son mari, qui avait, dit
Tallemant des Réaux, une telle vogue, qu’il n’y avait pas
une femme, de celles qui avaient un peu de galanterie en
tête, qui ne voulût à toute force être cajolée lui.
Enfin, un compromis était intervenu entre le duc et sa
femme, par lequel celle-ci lui permettait de faire autant de
galanteries qu’il lui plairait, pourvu qu’il vînt les lui raconter.
Une de ses amies lui disait un jour qu’elle ne comprenait
point qu’elle donnât à son mari une telle latitude, et surtout
qu’elle en exigeât le récit.
– Bon, répondit-elle ; je ménage ce récit-là pour le
moment où nous sommes couchés, et j’y trouve toujours
mon compte.
Et en effet, il n’était point étonnant que les femmes,
surtout celles de cette époque toute sensuelle, se prissent
de passion pour un beau prince de trente-trois ans, de la
première famille de France, riche à million, gouverneur
d’une province, amiral de France à 11 ans, duc et pair à
18, chevalier du Saint-Esprit à 25, qui comptait parmi ses
ancêtres quatre connétables et six maréchaux, et dont la
suite ordinaire se composait de cent gentilshommes et de
trente pages.
Mais revenons à la soirée de la princesse Marie.
Quelques moments après l’arrivée à l’hôtel de Longueville
du prince de Condé qui, nous l’avons dit, avait fait toilette,
afin d’éviter les reproches de M. de Montmorency, la porte
du salon s’ouvrit à deux battants, et l’huissier cria :
– Son Altesse Royale Monseigneur Gaston d’Orléans.
Toutes les conversations s’arrêtèrent ; ceux qui étaient
debout restèrent debout, ceux qui étaient assis se levèrent,
la princesse Marie elle-même.
– Bon ! dit Mme de Combalet, confidente du cardinal, en
se levant à son tour et en saluant plus respectueusement
que personne, voici la comédie qui commence ; ne
perdons pas un mot de ce qui se dira sur le théâtre, ni, s’il
est possible, de ce qui se fera dans les coulisses.
III

LE COMMENCEMENT DE LA
COMÉDIE.
Et, en effet, c’était la première fois que publiquement, et
au milieu d’une grande soirée, le duc d’Orléans se
présentait chez la princesse Marie de Gonzague.
Il était facile de voir qu’il avait donné à sa toilette un soin
tout particulier. Il était vêtu d’un pourpoint de velours blanc,
passementé d’or, avec le manteau pareil, doublé de satin
cerise ; il portait des chausses de velours cerise, de la
même couleur que la doublure de son manteau ; il était
coiffé, ou plutôt il tenait à la main, car, contre son habitude,
il s’était découvert, et tout le monde le remarqua, il tenait à
la main un chapeau de feutre blanc, avec une ganse de
diamants et des plumes cerise. Enfin il était chaussé de
bas de soie et de souliers de satin blanc ; des flots de
rubans aux deux couleurs adoptées par lui sortaient,
abondants et pleins d’élégance, de toutes les ouvertures
de son pourpoint et à l’endroit des jarretières.
Mgr Gaston était peu aimé, encore moins estimé. Nous
avons dit le tort que lui avait fait dans ce monde brave,
élégant et chevaleresque, sa conduite dans le procès de
Chalais ; aussi fut-il accueilli par un silence général.
En l’entendant annoncer, la princesse Marie avait jeté
un coup-d’œil d’intelligence à la douairière de Longueville.
Dans la journée, on avait reçu une lettre de Son Altesse
Royale qui prévenait Mme de Longueville de sa visite pour
le soir et la priait, s’il était possible, de lui ménager
quelques minutes d’entretien avec la princesse Marie, à
laquelle il avait, disait-il, des choses de la plus haute
importance à communiquer.
Il s’avança vers la princesse Marie, en sifflotant un petit
air de chasse ; mais comme on savait que devant la reine
même il ne pouvait s’empêcher de siffler, personne ne
s’inquiéta de cette inconvenance, pas même la princesse
Marie, qui lui tendit gracieusement la main.
Le prince la lui baisa en l’appuyant longtemps et
fortement contre ses lèvres, puis il salua courtoisement
Mme la douairière de Longueville, s’inclina presque
légèrement devant Mme de Combalet, et s’adressant à la
fois aux cavaliers et aux dames :
– Par ma foi, dit-il, mesdames et messieurs, je vous
recommande la nouvelle invention de M. Souscarrières ;
rien de plus commode, sur mon honneur. Connaissez-vous
cela, princesse ?
– Non, monseigneur, j’en ai entendu parler seulement
par quelques personnes qui ont employé ce véhicule pour
me venir saluer ce soir.
– C’est en vérité ce qu’il y a de plus commode, et
quoique nous ne soyons pas grands amis, M. de Richelieu
et moi, je ne puis qu’applaudir à cette innovation pour
laquelle il a donné privilège à M. de Bellegarde. Son père,
qui est grand écuyer, n’aura dans toute sa vie rien inventé
de pareil, et je proposerais de donner le revenu de toutes
ses charges à son fils pour le service qu’il nous rend.
Imaginez-vous, princesse, une brouette fort propre,
doublée de velours, avec glaces quand on veut voir,
rideaux quand on ne veut pas être vu, et où l’on est très
bien assis. Il y en a pour aller seul et d’autres pour aller à
deux. Cela est porté par des Auvergnats, qui vont au pas,
au trot ou au galop, selon les besoins et la rétribution du
voituré.
J’ai essayé du pas tant que j’ai été dans le Louvre, et du
trot quand j’ai été sorti ; ils ont le pas fort cadencé et le trot
fort doux. Ce qu’il y a de commode, c’est qu’ils viennent, si
le temps est mauvais, vous chercher jusque dans le
vestibule, où ne peuvent venir vous prendre les carrosses,
et ce qu’il y a de merveilleux, c’est que le marchepied
n’existant pas, on n’est jamais crotté ; on pose la chaise,
cela s’appelle une chaise, et celui qui en sort se trouve de
niveau avec le parquet. Il ne tiendra pas à moi, je vous jure,
que l’invention ne devienne à la mode. Je vous la
recommande, duc, dit-il en s’adressant à Montmorency et
en le saluant de la tête.
– Je m’en suis servi aujourd’hui même, dit le duc en
s’inclinant, et je suis en tout point de l’avis de Votre
Altesse.
Puis se retournant du côté du duc de Guise, qui, lui
aussi, se trouvait là :
– Bonjour, mon cousin, dit-il, quelles nouvelles de la
guerre ?
– C’est à vous, monseigneur, qu’il faut en demander ;
plus les rayons du soleil sont près de nous, plus ils nous
éclairent.
– Oui, quand ils ne nous aveuglent pas. Quant à moi, je
suis plus que borgne en politique ; et si cela continue, je
solliciterai la princesse Marie de vouloir bien demander
une chambre pour moi à ses voisins MM. les Quinze-
Vingts.
– Si Votre Altesse désire savoir des nouvelles, nous
pourrons lui en donner. J’ai reçu avis que M lle Isabelle
de Lautrec, son service fini près de la reine, viendrait ce
soir nous communiquer une lettre qu’elle a reçue du baron
de Lautrec, son père, qui, comme vous le savez, est à
Mantoue, près du duc de Rethellois.
– Mais, demanda Mgr Gaston, ces nouvelles peuvent-
elles être rendues publiques ?
– Le baron le pense, monseigneur, et le lui dit dans sa
lettre.
– En échange, dit Gaston, je vous donnerai des
nouvelles d’alcôves, les seules qui m’intéressent,
maintenant que j’ai renoncé à la politique.
– Dites, monseigneur, dites, firent les dames en riant.
Mme de Combalet, par habitude, se couvrit le visage de
son éventail.
– Je parie, dit le duc de Guise, que vous voulez parler
de mon gredin de fils ?
– Justement ! Vous savez qu’il se fait donner la chemise
comme un prince du sang, huit ou dix personnes ont fait la
sottise de la lui passer ; mais il y a quelques jours, il la
donna à l’abbé de Retz, qui a fait semblant de la chauffer et
l’a laissée tomber dans le feu, où elle a brûlé, après quoi
l’abbé a pris son chapeau, a salué et est sorti.
– Il a, par ma foi ! bien fait, dit le duc de Guise, et il en
aura mon compliment la première fois que je le
rencontrerai.
– Si j’osais prendre la parole, dit Mme de Combalet, je
dirais qu’il a fait pis que cela.
– Oh ! dites, dites, madame, fit M. de Guise.
– Eh bien, à la dernière visite qu’il a faite à sa sœur,
Mme de Saint-Pierre, à Reims, il dîna avec elle au parloir, et
ensuite entra au couvent, comme prince, après le dîner ; le
voilà, avec ses seize ans, qu’il se met à courir après les
religieuses, qu’il, attrape la plus belle, et que, bon gré mal
gré, il l’embrasse. – Mon frère ! criait Mme de Saint-Pierre,
vous moquez vous des épouses de Jésus-Christ ? – Bon !
répondait le vaurien, Dieu est trop puissant pour permettre
que l’on embrasse ses épouses, si telle n’était pas sa
volonté. – Je me plaindrai à la reine ! disait la religieuse
embrassée, qui était très-jolie. L’abbesse eut peur. –
Embrassez celle-là aussi, dit-elle au prince. – Ah ! ma
sœur, elle est bien laide. – Raison de plus, vous aurez l’air
d’avoir fait la chose par enfantillage, et sans savoir ce que
vous faites. – Est-ce bien utile, ma sœur ? – Très utile, ou
la jolie se plaindra. – Eh bien, toute laide qu’elle soit,
puisque vous le voulez, elle sera embrassée. Et il
l’embrassa ; la laide lui en sut gré et empêcha la jolie de se
plaindre.
– Et comment savez-vous cela, belle veuve ? demanda
le duc à Mme de Combalet.
– Mme de Saint-Pierre a fait son rapport à mon oncle ;
mais mon oncle a une telle faiblesse pour la maison
de Guise, qu’il n’a fait qu’en rire.
– Je l’ai rencontré il y a un mois à peu près, dit M. le
prince, avec un bas de soie jaune, en guise de plume, à
son chapeau. Que voulait dire cette nouvelle folie ?
– Cela voulait dire, fit M. d’Orléans, qu’il était alors
amoureux de la Villiers de l’hôtel de Bourgogne, et qu’elle
jouait un rôle dans lequel elle portait des bas jaunes. Il lui fit
faire, par Tristan l’Hermite, des compliments sur sa jambe.
Elle tira un de ses bas et le remit à Tristan en disant : Si
M. de Joinville veut, durant trois jours, porter à son chapeau
ce bas en guise de plume, il pourra me venir après
demander tout ce qu’il voudra.
– Eh bien ?
– Eh bien, il a porté le bas trois jours, et voilà mon
cousin de Guise, son père, qui vous dira que le quatrième,
il n’est rentré à l’hôtel de Guise qu’à onze heures du matin.
– Voilà une belle vie pour un futur archevêque !
– En ce moment-ci, continua Son Altesse Royale, c’est
de Mlle de Pons, une grosse blonde, joufflue, qui est à la
reine, qu’il est amoureux ; l’autre jour elle s’est purgée, il
s’est informé de l’adresse de son apothicaire, il a pris la
même drogue qu’elle, en lui écrivant : « Il ne sera pas dit
que vous serez purgée, et que je ne me serai pas purgé en
même temps que vous. »
– Ah ! dit le duc, cela m’explique pourquoi le maître fou
a fait venir à l’hôtel de Guise tous les montreurs de chiens
de Paris, l’autre jour. Imaginez-vous que je rentre à l’hôtel,
et que je trouve la cour pleine de chiens en toutes sortes de
costumes ; il y en avait plus de trois cents, avec une
trentaine de baladins, qui traînaient chacun sa meute.
– Que fais-tu là, Joinville ? lui demandai-je.
– Je me donne le spectacle, mon père, me répondit-il.
Devinez pourquoi il avait fait venir tous ces bateleurs –
Pour leur promettre à chacun un louis si, dans trois jours,
tous les chiens savants de Paris ne sautaient plus que pour
Mlle de Pons.
– À propos, dit Gaston, qui, avec son caractère inquiet,
trouvait que l’on s’occupait bien longtemps de la même
chose, en votre qualité de voisine, chère douairière, vous
devez avoir des nouvelles du pauvre Pisani ; on m’en a
donné hier de lui, qui n’étaient pas trop mauvaises.
– J’en ai fait prendre ce matin, et l’on m’a dit que les
médecins répondaient à peu près de lui.
– Nous allons en avoir de fraîches, dit le duc
de Montmorency, j’ai déposé le comte de Moret à la porte
de l’hôtel Rambouillet, où il a voulu aller en prendre en
personne.
– Comment ! le comte de Moret, dit madame
de Combalet, qui disait donc que Pisani avait voulu le faire
tuer ?
– Oui, dit le duc, mais il paraît que c’était un quiproquo.
En ce moment, la porte s’ouvrit et l’huissier annonça :
– Monseigneur Antoine de Bourbon, comte de Moret.
– Oh ! tenez, dit le duc, le voilà, il vous racontera la
chose lui-même, et beaucoup mieux que moi qui
bredouille, aussitôt que je veux dire vingt mots de suite.
Le comte de Moret entra, et tous les yeux en effet se
tournèrent de son côté, et, nous devons le dire, tout
particulièrement ceux des dames.
N’ayant point été présenté encore à la princesse Marie,
il attendit à la porte que M. de Montmorency l’y vînt prendre
et le conduisît à la princesse, ce que le duc s’empressa de
faire, avec la grâce dont il faisait toute chose.
Non moins gracieusement, le jeune prince salua la
princesse, lui baisa la main, lui donna en deux mots des
nouvelles du comte de Rethellois, qu’il avait vu en passant
à Mantoue, baisa la main de la douairière de Longueville,
ramassa le bouquet qui, dans le mouvement qu’avait fait
Mme de Combalet pour lui ouvrir la route, s’était détaché de
sa guimpe et était allé tomber à terre, le lui tendit avec une
charmante révérence, et, après s’être incliné profondément
devant Mgr Gaston, alla prendre modestement sa place
près du duc de Montmorency.
– Mon cher prince, lui dit celui-ci, quand la cérémonie fut
achevée, justement comme vous alliez entrer, on parlait de
vous.
– Ah ! bail ! suis-je donc un personnage si important
pour que l’on s’occupe de moi en si bonne compagnie ?
– Vous avez bien raison, monseigneur, dit une voix de
femme, un homme qu’on veut assassiner parce qu’il est
l’amant de la sœur de Marion Delorme, vaut-il la peine que
l’on s’occupe de lui ?
– Holà ! dit le prince, voilà une voix que je connais.
N’est-ce pas celle de ma cousine ?
– Oui-dà ! maître Jaquelino, répondit Mme de Fargis en
s’avançant et en lui tendant la main.
Le comte la lui serra. Puis tout bas :
– Vous savez qu’il faut que je vous revoie et surtout que
je vous parle. Je suis amoureux.
– De moi ?
– Un peu, mais d’une autre beaucoup.
– Impertinent ! Comment l’appelez-vous ?
– Je ne sais pas son nom.
– Est-elle jolie, au moins ?
– Je ne l’ai jamais-vue.
– Est-elle jeune ?
– Elle doit l’être.
– À quoi jugez-vous cela ?
– À sa voix que j’ai entendue, à sa main que j’ai
touchée, à son haleine que j’ai bue !
– Ah ! mon cousin, comme vous dites ces choses-là.
– J’ai vingt et un ans, je les dis comme je les sens.
– Ô jeunesse ! jeunesse ! dit-Mme de Fargis : diamant
sans prix et qui pourtant se ternit si vite !
– Mon cher comte, interrompit le duc, vous savez que
toutes les dames sont jalouses de votre cousine ; car c’est
ainsi je crois que vous avez appelé Mme de Fargis, elles
veulent savoir comment vous-avez été faire une visite à
l’homme qui a voulu vous faire assassiner.
– D’abord, répondit le comte de Moret, avec sa
charmante légèreté, parce que, si je ne suis pas encore, à
coup sûr je serai un jour cousin de Mme de Rambouillet.
– Par qui ? demanda Monsieur d’Orléans, qui se piquait
de connaître toutes les généalogies, expliquez-nous cela,
monsieur de Moret.
– Mais, par ma cousine de Fargis, qui a épousé
M. de Fargis d’Angennes, cousin de Mme de Rambouillet.
– Comment êtes-vous donc cousin de Mme de Fargis ?
– Cela, répondit le comte de Moret, c’est notre secret,
n’est-ce pas, cousine Marina ?
– Oui, cousin Jaquelino, dit en riant Mme de Fargis.
– Puis avant d’être le cousin de Mme de Rambouillet, j’ai
été de ses bons amis.
– Mais, dit Mme de Combalet, à peine vous ai-je vu une
fois ou deux chez elle.
– Elle m’a prié de cesser mes visites.
– Pourquoi cela ? demanda Mme de Sablé.
– Parce que M. de Chevreuse était jaloux de moi.
– À l’endroit de qui ?
– Combien sommes-nous dans ce salon ? trente, à peu
près ; je vous le donne à chacun en-mille, cela fait trente
mille.
– Nous donnons notre langue aux chiens.
– À l’endroit de sa femme !
Un immense éclat de rire accueillit la déclaration du
comte.
– Mais avec tout cela, dit Mme de Montbazon, qui
craignait que de sa belle-sœur on ne passât à elle, le
comte n’achève pas l’histoire de son assassinat.
– Ah ! ventre-saint-Gris ! elle est bien simple.
Compromettrai-je Mme de La Montagne, en disant que
j’étais son amant ?
– Pas plus que Mme de Chevreuse.
– Eh bien, le pauvre Pisani a cru que c’était
Mme de Maugiron qui faisait mon bonheur. Certaine
déviation qu’il a dans la taille le rend susceptible ; certaines
vérités que lui dit son miroir le rendent irascible. Au lieu de
m’appeler sur le terrain, où j’aurais été de grand cœur, il a
chargé un sbire de sa querelle ; il est tombé sur un sbire
honnête homme qui a refusé. Vous, voyez qu’il n’a pas de
chance ; il a voulu tuer le sbire, il l’a manqué ; il a voulu tuer
Souscarrières, qui ne l’a pas manqué. Et voilà l’histoire.
– Non, ce n’est pas là l’histoire, insista-Monsieur.
Comment êtes-vous allé faire une visite à l’homme qui a
voulu vous assassiner ?
– Mais parce qu’il ne pouvait venir, lui ! Je suis une
bonne âme, monseigneur. J’ai pensé que le pauvre Pisani
croirait peut-être que je lui en veux et que cela pourrait lui
donner le cauchemar ; j’ai donc été lui serrer franchement
la main et lui dire que, si, à l’avenir, lui ou tout autre, croit
avoir à se plaindre de moi, ou n’aura qu’à m’appeler sur le
terrain ; je ne suis qu’un simple gentilhomme, et je ne me
crois pas le droit de refuser réparation à quiconque j’aurais
offensé ; seulement, je tâcherai de n’offenser personne.
Et le jeune homme prononça ces paroles avec une telle
douceur et en même, temps une telle fermeté qu’un
murmure approbateur répondit au sourire franc et loyal qui
s’épanouissait sur ses lèvres.
À peine avait-il fini, que la porte s’ouvrit une nouvelle
fois et que l’huissier annonça :
– Mademoiselle Isabelle de Lautrec.
Au moment où elle entra, on put, derrière elle, distinguer
un valet de pied, à la livrée du château, qui l’avait
accompagnée.
En apercevant la jeune fille, le comte de Moret éprouva
un sentiment d’attraction étrange et fit un pas comme pour
aller à elle.
Elle s’avança, gracieuse et rougissante, vers la
princesse Marie, et, s’inclinant respectueusement devant
son fauteuil :
– Madame, dit-elle, j’ai congé de Sa Majesté pour
apporter à Votre Altesse une lettre de mon père,
renfermant de bonnes nouvelles pour vous, et je profite de
la permission pour déposer, avec mes respects, cette
lettre à vos pieds.
Aux premières paroles qu’avait prononcées
Mlle de Lautrec, le comte de Moret avait tressailli jusqu’au
fond du cœur, et, saisissant la main de M me de Fargis et la
secouant avec force :
– Oh ! murmura-t-il, la voilà ! la voilà ! c’est elle que
j’aime !
IV

ISABELLE ET MARINA.
Comme l’avait préjugé le comte de Moret, sans la
connaître, sans savoir son nom, mais par cette
merveilleuse intuition de la jeunesse, qui fait le sentiment
plus infaillible que les sens, Mlle Isabelle de Lautrec était
parfaitement belle, mais d’une beauté toute différente de
celle de la princesse Marie.
La princesse Marie était brune avec des yeux bleus ;
Isabelle de Lautrec était blonde avec des yeux, des cils et
des sourcils noirs. Sa peau, d’une blancheur éclatante, fine
et pleine de transparence, avait la nuance délicate de la
feuille de rose ; son cou, un peu long, avait l’ondulation
charmante que l’on trouve dans les femmes de Pérugin et
de la première manière de son élève Sanz’o ; ses mains,
longues, fines et blanches, semblaient moulées sur les
mains de la Ferronnière de Vinci ; sa robe traînante ne
permettait pas de voir même l’ombre de ses pieds ; mais
on devinait à l’élancement, à la flexibilité et à la finesse de
sa taille, on devinait que le pied devait être en harmonie
avec la main, c’est-à-dire fin, délicat et cambré.
Au moment où elle se courbait devant la princesse,
celle-ci la prit entre ses bras et la baisa au front.
– À Dieu ne plaise, dit-elle, que je laisse se courber
devant moi la fille d’un des meilleurs serviteurs de notre
maison, qui vient m’apporter de bonnes nouvelles !
Maintenant, chère fille de notre ami, votre père vous dit-il
que ces nouvelles sont pour moi seule, ou que je puis en
faire part à ceux qui nous aiment ?
– Vous verrez dans le post-scriptum, madame, qu’il est
autorisé par M. de La Saludie, ambassadeur de Sa
Majesté, à répandre hautement en Italie les nouvelles qu’ils
vous envoient que Votre Altesse peut, de son côté, les faire
connaître en France.
La princesse Marie jeta un regard interrogateur sur
Mme de Combalet, qui, par un signe imperceptible de tête,
confirma ce que venait de dire la belle messagère.
Marie lut d’abord la lettre tout bas.
Tandis qu’elle la lisait, la jeune fille, qui jusque-là n’avait
vu que la princesse, et à laquelle les vingt-cinq ou trente
personnages qui étaient dans le salon n’avaient apparu
que comme à travers un nuage, se retourna et se hasarda,
pour ainsi dire, à parcourir des yeux, le reste de
l’assemblée.
Arrivé au comte de Moret, son regard se croisa avec le
sien, et chacun d’eux allumant et lançant en même temps
l’étincelle électrique qui soumet le cœur à sa puissance,
reçut le coup et le donna.
Isabelle pâlit et s’appuya au fauteuil de la princesse.
Le comte de Moret vit son émotion, et il lui sembla
entendre le chœur des anges chantant au ciel : Gloire à
Dieu ?
L’huissier, en l’annonçant, avait dit son nom, elle
appartenait donc à cette vieille et illustre famille des
Lautrec, que son illustration historique faisait presque
l’égale de celle des princes.
Elle n’avait jamais aimé : jusque-là il l’avait espéré,
maintenant il en était sûr.
Pendant ce temps-là, la princesse Marie avait achevé
sa lettre.
– Messieurs, dit-elle, voici les nouvelles que nous donne
le père de ma chère Isabelle. Il a vu, à son passage à
Mantoue, M. de La Saludie, envoyé extraordinaire de Sa
Majesté près des puissances d’Italie. M. de La Saludie
était chargé de signifier au duc de Mantoue et au Sénat de
Venise, au nom du cardinal, la prise de la Rochelle. Il était
chargé, en outre de déclarer que la France se préparait à
soutenir Cazal et à assurer au duc Charles de Nevers la
possession de ses États. En passant à Turin, il avait vu le
duc de Savoie, Charles-Emmanuel, et l’avait invité, au nom
du roi, son beau frère, et au nom du cardinal, à se désister
de ses entreprises sur le Montferrat. Il était chargé d’offrir
au duc de Savoie, en dédommagement, la ville de Trino,
avec douze mille écus de rente, en terre souveraine.
« M. de Beautru est parti pour l’Espagne, et
M. de Charnacé pour l’Autriche, l’Allemagne et la Suède,
avec les mêmes instructions. »
– Bon, dit Monsieur, j’espère que le cardinal ne va pas
nous allier avec les protestants.
– Eh ! dit M. le Prince, si c’était cependant le seul
moyen de contenir en Allemagne Waldstein et ses bandits,
pour mon compte, je n’y mettrais pas d’opposition.
– Allons ! fit Gaston d’Orléans, voilà le sang huguenot
qui parle.
– J’aurais cru, dit en riant M. le Prince, qu’il y avait bien
autant de sang huguenot dans les veines de Votre Altesse
que dans les miennes ; de Henri de Navarre à Henri
de Condé la seule différence qu’il y ait, c’est que la messe
a rapporté à l’un un royaume, à l’autre rien du tout.
– C’est égal, messieurs, dit le duc de Montmorency,
voilà une grande nouvelle. Et a-t-on quelque idée du
général à qui sera confié le commandement de l’armée
que l’on envoie en Italie ?
– Pas encore, répondit Monsieur, mais il est probable,
monsieur le duc, que le cardinal, qui vous a acheté un
million votre charge d’amiral, pour pouvoir conduire le
siége de la Rochelle comme il l’entendait, achètera un
million le droit de diriger en personne la campagne d’Italie,
et deux millions même, s’il est besoin.
– Avouez, monseigneur, dit M me de Combalet, que, s’il
la dirigeait comme il a dirigé le siége de la Rochelle, ni le
roi ni la France n’auraient pas trop à s’en plaindre, et que
beaucoup qui demanderaient un million, au lieu de le
donner, ne s’en tireraient peut-être pas si bien.
Gaston se mordit les lèvres. Il n’avait point paru un
instant au siége de la Rochelle, après s’être fait donner
cinq cent mille francs pour ses frais de campagne.
– J’espère, monseigneur, dit le duc de Guise, que vous
ne laisserez pas échapper cette occasion de faire valoir
vos droits.
– Si j’en suis, dit Monsieur, vous en serez, mon cousin.
J’ai assez reçu de la maison de Guise par les mains de
Mlle de Montpensier pour être heureux de vous prouver que
je ne suis pas un ingrat. Et vous aussi, mon cher duc,
continua Gaston en allant à M. de Montmorency, et je m’en
féliciterais surtout parce que ce serait pour moi une belle
occasion de réparer les injures que jusqu’ici l’on vous a
faites. Il y a dans le trophée d’armes de votre père une
épée de connétable qui ne me paraîtrait pas trop lourde
pour la main du fils. Seulement, si cela arrivait, n’oubliez
pas, mon cher duc, que j’aurais plaisir à voir près de vous,
faisant ses premières armes sous un si bon maître, mon
très cher frère le comte de Moret.
Le comte de Moret s’inclina. Quant au duc, comme les
paroles de Gaston flattaient sa suprême ambition :
– Voilà des paroles qui ne sont point semées sur le
sable, monseigneur, répondit-il, et l’occasion s’en
présentant, Votre Altesse verra que j’ai de la mémoire.
En ce moment, l’huissier entra par une porte latérale et
dit quelques mots tout bas à Mme la duchesse douairière
de Longueville, qui sortit aussitôt par cette même porte.
Les hommes se formèrent en groupe autour de
Monsieur. La certitude d’une guerre – certitude que l’on
venait d’acquérir, car l’on savait que le Savoyard ne
laisserait pas débloquer Cazal, les Espagnols reprendre le
Montferrat, et Ferdinand assurer le duc de Nevers dans
Mantoue – donnait à Monsieur une grande importance. Il
était impossible qu’une pareille expédition se fît sans lui, et,
dans ce cas, sa grande position dans l’armée lui donnerait
la disposition de quelques beaux commandements.
L’huissier rentra au bout d’un instant et dit quelques
mots tout bas à la princesse Marie, qui sortit avec lui par la
même porte qui avait donné déjà passage à
Mme de Longueville.
Mme de Combalet, qui était près d’elle, entendit le mot
Vauthier, et tressaillit. Vauthier, on se le rappelle, était
l’homme secret de la reine-mère.
Cinq minutes après, ce fut Mgr Gaston que le même
huissier vint prier d’aller rejoindre Mme la douairière
de Longueville et la princesse Marie.
– Messieurs, dit-il en saluant ses interlocuteurs,
n’oubliez pas que je ne suis rien, que je n’ambitionne autre
chose au monde que d’être le chevalier de la princesse
Marie, et que n’étant rien, je n’ai rien promis à personne.
Et sur ces paroles, le chapeau sur la tête, il sortit en
sautillant et les deux mains dans les poches de son haut-
de-chausse, comme c’était son habitude.
À peine fut-il sorti, que le comte de Moret, profitant de
l’étonnement général que causait la disparition successive
de la douairière de Longueville, de la princesse Marie et
de S. A. R. Monsieur, traversa le salon, alla droit à Isabelle
de Lautrec, et s’inclinant devant la jeune fille interdite :
– Mademoiselle, dit-il, veuillez tenir pour certain qu’il y a
de par le monde un homme qui, la nuit où il vous a
rencontrée sans vous avoir vue, a fait le serment d’être à
vous à la vie à la mort, et qui ce soir, après vous avoir vue,
renouvelle le serment ; cet homme, c’est le comte de Moret.
Et, sans attendre la réponse de la jeune fille, plus
rougissante et plus interdite encore qu’auparavant, il la
salua respectueusement et sortit.
En passant dans un corridor sombre, conduisant à
l’antichambre assez mal éclairée elle-même, comme
c’était l’habitude à cette époque, le comte de Moret sentit
un bras qui se glissait sous le sien, puis, sortant d’une
coiffe noire doublée de satin rose, un souffle pareil à une
flamme qui passait sur son visage, tandis qu’une voix
amie, avec l’accent d’un doux reproche, lui disait :
– Ainsi, voilà la pauvre Marina sacrifiée !
Il reconnut la voix, mais plus encore cette haleine
brûlante de Mme de Fargis, qui déjà une fois, à l’hôtellerie
de la Barbe Peinte, avait effleuré son visage.
– Le comte de Moret lui échappe, c’est vrai, dit-il, en se
penchant vers cette haleine dévorante, qui semblait sortir
de la bouche de Vénus Astartée elle-même, mais…
– Mais quoi ? demanda la questionneuse, en se
haussant de son côté sur la pointe des pieds, de sorte que
malgré l’obscurité, le jeune homme pouvait voir briller dans
la coiffe ses yeux comme deux diamants noirs, ses dents
comme un fil de perles.
– Mais, continua le comte de Moret, Jaquelino lui reste,
et si elle s’en contente…
– Elle s’en contentera, dit la magicienne.
Et le jeune homme sentit aussitôt sur ses lèvres l’âcre et
douce morsure de cet amour que l’antiquité, qui avait un
mot pour chaque chose et un nom pour chaque sentiment,
avait appelé Éros.
Tandis que, tout chancelant sous ce frisson voluptueux
qui passait dans ses veines, et qui semblait, jusqu’à la
dernière goutte, faire affluer son sang vers le cœur, Antoine
de Bourbon, les yeux fermés, la bouche entr’ouverte, la tête
renversée en arrière, s’appuyait à la muraille avec un
soupir qui ressemblait à une plainte, la belle Marina
dégageait son bras du sien et, légère comme l’oiseau de
Vénus, s’élançait dans une chaise en disant :
– Au Louvre !
– Par ma foi ! dit le comte de Moret, en se détachant de
la muraille où il semblait incrusté, vive la France pour les
amours ! il y a de la variété entre eux, au moins ! j’y suis
revenu depuis quinze jours à peine, et me voilà engagé à
trois personnes, quoique réellement je n’en aime qu’une
seule ; mais Ventre-saint-gris, on n’est pas fils de Henri IV
pour rien, et eussé-je six amours au lieu, de trois, eh bien !
on tâchera de leur faire face !
Ivre, ébloui, trébuchant, il gagna le perron, appela ses
porteurs, monta dans sa chaise à son tour, et, rêvant à son
triple amour, se fit conduire à l’hôtel Montmorency.
V

OÙ MONSEIGNEUR GASTON,
COMME LE ROI CHARLES IX,
JOUE SON PETIT RÔLE.
En voyant la douairière de Longueville, la princesse
Marie et Mgr Gaston sortir par la même porte, appelés par
le même huissier, le reste de la société pensa bien qu’il
s’était passé quelque chose d’extraordinaire, et, soit
discrétion, soit que onze heures qui venaient de sonner
indiquassent le moment de la retraite, après avoir attendu
un certain nombre de minutes, se retira.
Mme de Combalet se retirait comme les autres, lorsque
l’huissier, qui semblait guetter son passage dans le
corridor sombre dont nous avons déjà parlé, lui dit à voix
basse :
– Madame la douairière vous sera fort obligée, si vous
voulez bien ne pas vous retirer sans l’avoir vue.
Et, en même temps, il lui ouvrit la porte d’un petit
boudoir, où elle pouvait attendre seule.
Mme de Combalet ne s’était pas trompée quand elle
avait cru entendre ou plutôt avait entendu le nom de
Vauthier.
Vauthier avait en effet été envoyé à M me de Longueville
pour la prévenir que la reine-mère verrait avec regret se
renouveler, dans des conditions régulières et fréquentes,
les deux ou trois visites que Gaston d’Orléans avait déjà
faites à la princesse Marie de Gonzague.
C’est alors que Mme de Longueville avait fait venir sa
nièce pour lui faire part du message de la reine-mère.
La princesse Marie, franche et loyale personne,
proposa, à l’instant même de faire venir le prince et de lui
demander une explication ; Vauthier voulut se retirer, mais
la douairière et la princesse exigèrent qu’il restât, et qu’il
répétât au prince les propres termes dont il s’était servi à
leur égard.
On a vu comment le prince sortit du salon.
Guidé par l’huissier, il entra dans le cabinet où il était
attendu.
En apercevant Vauthier, feint ou réel, il manifesta un
éclair d’étonnement, et le couvrant de son œil dur, tout en
marchant vers lui :
– Que faites-vous ici, monsieur, lui demanda-t-il, et qui
vous a envoyé ?
Sans doute Vauthier savait que, de la part de la reine-
mère, la colère était feinte puisqu’il avait lu avec elle le
conseil du duc de Savoie, qu’elle mettait à exécution à
cette heure ; mais il ignorait jusqu’à quel point Gaston
entrait dans cette querelle supposée, qui devait, aux yeux
de tous, séparer la mère et le fils.
– Monseigneur, dit-il, je ne suis que l’humble serviteur
de la reine, votre auguste mère, je suis forcé, par
conséquent, d’exécuter les ordres qu’elle me donne ; or, je
viens, sur son ordre, supplier Mme la douairière
de Longueville et Mme la princesse Marie de ne point
encourager un amour qui irait à rencontre des volontés du
roi et des siennes.
– Vous entendez, monseigneur, répondit
Mme de Longueville, il y a presque une accusation dans un
désir royal exprimé de cette façon ; nous attendrons donc
de la loyauté de Votre Altesse que Sa majesté la reine soit
exactement informée et des causes de votre visite et du
but dans lequel elle est faite.
– Monsieur Vauthier, dit le duc de ce ton superbement
hautain qu’il savait prendre à l’occasion, et que même il
prenait plus souvent qu’à l’occasion, vous êtes trop au
courant des événements importants qui se sont passés à
la cour de France depuis le commencement du siècle pour
ignorer le jour et l’année où je suis né.
– Dieu m’en garde, monseigneur ; Votre Altesse est
née le 20 avril 1608.
– Eh bien, monsieur, nous sommes aujourd’hui le 13
décembre 1628, c’est-à-dire que j’ai vingt ans, sept mois,
dix-neuf jours, je suis donc depuis sept mois, dix-neuf jours,
sorti de la tutelle des femmes. De plus, j’ai été marié une
première fois contre mon gré. Je suis assez riche pour
enrichir ma femme si elle était pauvre, assez grand
seigneur pour l’ennoblir, si elle n’était pas noble, et je
compte, la seconde fois, la raison d’état n’ayant rien à faire
avec un cadet de famille, je compte, la seconde fois, me
marier comme je l’entendrai.
– Monseigneur, dirent à la fois M me de Longueville et sa
nièce, vous n’exigerez point, ne fut-ce que par égard pour
nous, que M. Vauthier porte une pareille réponse à Sa
Majesté la reine, votre mère.
– M. Vauthier, si la chose lui convient, peut dire que je
n’ai pas répondu, et alors, en rentrant au Louvre, c’est moi
qui répondrai à Mme ma mère.
Et il fit signe à Vauthier de sortir ; Vauthier baissa la tête
et obéit.
– Monseigneur, dit Mme de Longueville.
Mais Gaston l’interrompant :
– Madame, depuis plusieurs mois déjà, je dirai mieux,
depuis que je l’ai vue, j’aime la princesse Marie ; le respect
que j’ai pour elle et pour vous fait que je ne lui eusse
probablement pas fait cet aveu avant mes vingt et un ans
accomplis, car, de son côté, Dieu merci ! ayant à peine
seize ans, elle a tout le temps d’attendre ; mais puisque
d’un côté le mauvais vouloir de ma mère tente de
m’éloigner d’elle ; puisque, de l’autre, la politique veut que
celle que j’aime épouse un pauvre petit prince d’Italie, je
dirai à Son Altesse : Madame, mes joues roses ne me
rendent guère propre à la galanterie qui règne, c’est-à-dire
à faire le malade, à être pâle et à être toujours prêt à
m’évanouir, mais je ne vous en aime pas moins ; c’est,
donc à vous de réfléchir à mon offre, car, vous le
comprenez bien, l’offre de mon cœur, c’est l’offre de ma
main. Choisissez donc entre le duc de Rethellois et moi,
entre Mantoue et Paris, entre un petit prince italien et le
frère du roi de France.
– Ah ! monseigneur, dit M me de Longueville, si vous
étiez libre de vos actions, comme un simple gentilhomme,
si vous ne dépendiez pas de la reine, du cardinal, du roi !
– Du roi, madame, je dépends du roi, c’est vrai ; mais
c’est mon affaire d’obtenir de lui permission pour ce
mariage, et, je m’en fais-fort ; mais quant au cardinal et à la
reine, ce sont eux, peut-être, qui bientôt dépendront de
moi.
– Comment cela, monseigneur ? demandèrent les deux
dames.
– Oh ! Mon Dieu, je vais vous le dire, fit Gaston en
affectant la franchise ; mon frère Louis XIII, marié depuis
treize ans, et n’ayant point d’enfants après treize ans de
mariage, n’en n’aura jamais ; quant à sa santé, vous savez
ce qu’elle est, et qu’évidemment, un jour ou l’autre, il me
laissera le trône de France.
– Ainsi, dit M me de Longueville, vous considérez,
monseigneur, comme ne pouvant tarder, la mort du roi
votre frère.
La princesse Marie ne parlait point, mais comme son
cœur, en ne parlant pour personne, laissait germer
l’ambition dans sa jeune tête, elle ne perdait point une
parole de ce que disait Monsieur.
– Bouvard le regarde comme un homme perdu,
madame, et s’émerveille qu’il vive encore ; mais sur ce
point les augures sont d’accord avec Bouvard.
– Les augures ? demanda Mme de Longueville.
Marie redoubla d’attention.
– Ma mère a consulté le premier astrologue de l’Italie,
Fabroni, et il a répondu que le roi Louis dirait adieu au
monde avant que le soleil ait parcouru le signe de
l’Écrevisse de l’année 1630 : c’est donc dix-huit mois que
Fabroni lui donne à vivre, et même chose m’a été dite à
moi-même et à plusieurs de mes domestiques par un
médecin nommé Duval. Il est vrai que mal en a pris à ce
dernier ; car le cardinal, ayant su qu’il avait tiré l’horoscope
du roi, l’a fait arrêter et condamner secrètement aux
galères, en vertu des anciennes lois romaines, qui
défendent de rechercher combien d’années le prince doit
vivre. Eh bien, madame ma mère sait tout cela, ma mère
s’attend, comme la reine et comme moi, à la mort de son
fils aîné ; c’est pourquoi elle veut, pour peser sur moi,
comme elle a pesé sur mon frère, me marier à une
princesse de Toscane, qui lui soit redevable de la
couronne ; mais il n’en sera point ainsi, j’en jure Dieu ! Je
vous aime, et à moins que vous n’éprouviez une invincible
aversion pour moi, vous serez ma femme.
– Mais, demanda Mme la douairière de Longueville,
monseigneur a-t-il une idée de ce que pense le cardinal
de Richelieu à l’endroit de ce mariage.
– Ne vous inquiétez pas du cardinal, nous l’aurons.
– Et comment cela ?
– Dame ! fit le duc d’Orléans, il faudrait pour cela que
vous m’aidassiez un peu.
– De quelle façon ?
– Le comte de Soissons est las de son exil, n’est-ce
pas ?
– Il s’en désespère ; mais il n’y a de ce côté rien à
obtenir de M. de Richelieu.
– Bon ! s’il épousait sa nièce.
– Mme de Combalet ?
Les deux femmes se regardèrent.
– Le cardinal, continua Gaston, pour s’allier à une
maison royale, passerait par tout ce que l’on voudrait.
Les deux dames se regardèrent de nouveau.
– Ce que monseigneur dit là est-il sérieux ? demanda
Mme de Longueville.
– On ne peut plus sérieux !
– C’est qu’alors j’en parlerais à ma fille qui a grande
puissance sur son frère.
– Parlez-lui en, madame.
Puis se retournant vers la princesse Marie :
– Mais tout cela, dit-il, n’est qu’un vain projet, madame,
si dans ce complot votre cœur ne se fait pas le complice
du mien.
– Votre Altesse sait que je suis fiancée au duc
de Rethellois, dit la princesse Marie. Je ne puis
personnellement rien faire contre la chaîne qui me lie et
m’empêche de parler ; mais le jour où ma chaîne sera
brisée, et ma parole libre, Votre Altesse, qu’elle le croie
bien, n’aura pas à se plaindre de ma réponse.
La princesse fit une révérence et s’apprêta à sortir ;
mais Gaston lui saisit vivement la main, et la baisant avec
passion :
– Ah ! madame, lui dit-il, vous venez de me faire le plus
heureux des hommes, et je ne veux pas douter de la
réussite d’un projet auquel mon bonheur est attaché.
Et tandis que la princesse Marie sortait par une porte,
Gaston s’élançait par l’autre, avec la vivacité d’un homme
qui a besoin d’aller chercher dans la fraîcheur de l’air
extérieur un calmant à sa passion.
Mme de Longueville, qui se rappelait qu’elle avait fait
prier Mme de Combalet de l’attendre, poussa une porte qui
se trouvait devant elle et qui, n’étant pas fermée, céda à la
première pression ; elle jeta presque un cri d’étonnement
en se trouvant devant la nièce du cardinal, que l’huissier
avait imprudemment introduite dans la chambre attenante
à celle où venait d’avoir lieu l’explication avec Mgr Gaston
d’Orléans.
– Madame, lui dit la douairière, sachant Mgr le cardinal
notre ami et notre protecteur, et ne voulant rien faire de
mystérieux, ou qui lui soit désagréable, je vous avais priée
d’attendre la fin d’une explication entre nous et Sa Majesté
la reine mère, explication provoquée par les deux ou trois
visites que nous a faites Son Altesse Royale Monsieur.
– Merci, chère duchesse, dit Mme de Combalet, et je
vous prie de croire que j’apprécie la délicatesse qui vous a
fait m’ouvrir la porte de ce cabinet, afin que je ne perdisse
pas un mot de votre conversation.
– Et, demanda avec une certaine hésitation la
douairière, vous avez entendu, je présume, toute la partie
qui vous concernait ? Quant à moi, à part l’honneur de voir
ma nièce duchesse d’Orléans, sœur du roi, reine peut-être,
je serais très-heureuse, madame, de vous voir entrer dans
notre famille, et Mlle de Longueville et moi userons de tout
notre pouvoir sur le comte de Soissons, en supposant, ce
dont je doute, que nous ayons besoin d’en user.
– Merci, madame, répondit Mme de Combalet, et
j’apprécie tout l’honneur qu’il y aurait pour moi à devenir la
femme d’un prince du sang ; mais en revêtant ma robe de
veuve j’ai fait deux serments : le premier de ne me remarier
jamais, le second de me dévouer tout entière à mon oncle.
Je tiendrai mes deux serments, madame, sans autre
regret, croyez-le bien, que celui que j’éprouverais à voir la
combinaison de Monsieur manquer à cause de moi.
Et, saluant Mme de Longueville, elle prit, avec le plus
gracieux, mais en même temps avec le plus calme sourire
du monde, congé de l’ambitieuse douairière, qui ne
comprenait pas qu’il y eût un serment qui tînt devant la
perspective orgueilleuse de devenir comtesse
de Soissons.
VI

ÈVE ET LE SERPENT.
Au Louvre ! avait dit, on se le rappelle, Mme de Fargis.
Et, obéissant à cet ordre, ses porteurs l’avaient déposée
devant l’escalier de service, conduisant à la fois chez le roi
et chez la reine, et qui s’ouvrait, pour le remplacer, à l’heure
où se fermait le grand escalier, c’est-à-dire à dix heures du
soir.
Mme de Fargis reprenait, ce soir-là même, sa semaine
près de la reine.
La reine l’aimait fort, comme elle avait aimé, comme
elle aimait encore Mme de Chevreuse ; mais sur
Mme de Chevreuse, qui s’était fait connaître par une foule
d’imprudences, le roi et le cardinal avaient l’œil ouvert.
Cette éternelle rieuse était antipathique à Louis XIII, qui,
même étant enfant, n’avait pas ri dix fois dans sa vie.
Mme de Chevreuse, exilée, comme nous l’avons déjà dit, on
lui avait substitué Mme de Fargis, plus complaisante encore
que Mme de Chevreuse : jolie, ardente, effrontée, tout à fait
propre à aguerrir la reine par ses exemples ; ce qui lui avait
fait cette fortune inespérée d’être placée près de la reine,
c’était d’abord la position de son mari, de Fargis
d’Angennes, cousin de Mme de Rambouillet, et notre
ambassadeur à Madrid ; mais surtout ce qui l’avait servie
dans son ambition, c’était d’être restée trois ans aux
carmélites de la rue Saint-Jacques, où elle s’était liée avec
Mme de Combalet, qui l’avait recommandée au cardinal.
La reine l’attendait avec impatience. L’aventureuse
princesse, tout en regrettant, tout en pleurant même encore
Buckingham, aspirait sinon à des aventures, du moins à
des émotions nouvelles. Ce cœur de vingt-six ans, où
jamais son mari n’avait été tenté de prendre la moindre
place, demandait à être occupé par des semblants
d’amour, à défaut de passions réelles, et comme ces
harpes éoliennes, placées au haut des tours, jetait un cri,
une plainte, un son joyeux, le plus souvent une vibration
vague, à tous les souffles qui passaient.
Puis son avenir n’était guère plus riant que le passé. Ce
roi morose, ce triste maître, le mari sans désirs, c’était
encore ce qu’il y avait de plus heureux pour elle, que de le
garder. Ce qui pouvait lui arriver de plus heureux, à l’heure
de cette mort, qui paraissait si instante, que chacun s’y
attendait et y était préparé, c’était d’épouser Monsieur, qui,
ayant sept ans de moins qu’elle, ne la berçait de l’espoir
de la prendre pour femme que dans la crainte que, dans un
moment de désespoir ! ou d’amour, elle ne trouvât à sa
situation un remède qui éloignât à tout jamais Gaston du
trône, en la faisant régente.
Et en effet, elle n’avait que ces trois alternatives, le roi
mourant : épouser Gaston d’Orléans, être régente ou
renvoyée en Espagne.
Elle se tenait donc triste et rêveuse dans un petit
cabinet attenant à sa chambre, où n’entraient que ses plus
familiers et les femmes de son service, lisant des yeux,
sans lire de l’esprit, une nouvelle tragi-comédie de Guilhem
de Castro, que lui avait donnée M. de Mirabel,
ambassadeur d’Espagne, et qui était intitulée la Jeunesse
du Cid.
À sa manière de gratter à la porte, elle reconnut
Mme de Fargis, et jetant loin d’elle le livre qui devait
quelques années plus tard, avoir une si grande influence
sur sa vie, elle cria d’une voix brève et joyeuse :
– Entrez !
Encouragée ainsi, Mme de Fargis n’entra point, mais fit
irruption dans le cabinet et vint tomber aux genoux d’Anne
d’Autriche, en saisissant ses deux belles mains qu’elle
baisa avec une passion qui fit sourire la reine.
– Sais-tu, lui dit-elle, que je me figure parfois, ma belle
Fargis, que tu es un amant déguisé en femme, et qu’un
beau jour, quand tu te seras bien assurée de mon amitié, tu
te révéleras tout à coup à moi.
– Eh bien, si cela était, ma belle Majesté, ma gracieuse
souveraine, dit-elle en fixant ses veux ardents sur Anne
d’Autriche, en même temps que, les dents serrées et les
lèvres entr’ouvertes, elle serrait ses mains avec un
frissonnement nerveux, en seriez-vous bien désespérée ?
– Oh ! oui, bien désespérée, car je serais obligée de
sonner et de te faire mettre à la porte, de sorte qu’à mon
grand regret je ne te verrais plus, car, avec Chevreuse, tu
es la seule qui me distraie.
– Mon Dieu, que la vertu est donc une chose farouche et
hors de nature, puisqu’elle n’a pour résultat que d’éloigner
les uns des autres les cœurs qui s’aiment, et que les âmes
indulgentes, comme moi, me paraissent bien plus selon
l’esprit de Dieu, que vos prudes hypocrites qui prennent à
rebrousse poil le moindre compliment.
– Sais-tu qu’il y a huit jours que je ne t’ai vue, Fargis !
– Que cela ? Bon Dieu, ma douce reine, il me semble à
moi qu’il y a huit siècles.
– Et qu’as-tu fait pendant ces huit siècles ?
– Pas grand’chose de bon, ma chère Majesté. J’ai été
amoureuse, à ce que je crois.
– À ce que tu crois ?
– Oui.
– Mon Dieu ! que tu es folle de dire de pareilles choses,
et comme on ferait bien mieux de te fermer la bouche avec
la main, à la première parole que tu dis.
– Que Votre Majesté essaye un peu, et elle verra
comment sa main sera reçue.
Anne lui mit en riant sur les lèvres, le creux d’une main
que Mme de Fargis, toujours à genoux devant elle, baisa
avec passion.
Anne retira vivement sa main.
– Ne m’embrasse donc pas ainsi, mignonne, dit-elle, tu
me donnes la fièvre. Et de qui es-tu amoureuse ?
– D’un rêve.
– Comment, d’un rêve ?
– Mais, oui, c’est un rêve, au milieu de notre époque,
dans le siècle des Vendôme, des Condé, des Grammont,
des Courtauvaux et des Barrada, que de trouver un jeune
homme de vingt-deux ans, beau, noble et amoureux…
– De toi ?
– De moi ? Oui, peut-être. Seulement, il en aime une
autre.
– En vérité, tu es folle, Fargis, et je ne comprends rien à
ce que tu me dis.
– Je le crois bien ! Votre Majesté est une véritable
religieuse.
– Et toi, qu’es-tu donc ? Ne sors-tu pas des carmélites ?
– Si fait, avec Mme de Combalet.
– Et tu disais donc que tu étais amoureuse d’un rêve ?
– Oui, et même vous le connaissez, mon rêve.
– Moi ?
– Quand je pense que si je suis damnée à cause de ce
péché-là, c’est pour Votre Majesté que j’aurai perdu mon
âme.
– Oh ! ma pauvre Fargis, tu y auras bien mis un peu du
tien.
– Est-ce que Votre Majesté ne le trouve pas charmant ?
– Mais qui donc ?
– Notre messager, le comte de Moret.
– Ah ! en effet, oui, c’est un digne gentilhomme, et qui
m’a fait l’effet d’un vrai chevalier.
– Ah ! ma chère reine, si tous les fils de Henri IV étaient
comme lui, oh ! je réponds bien que le trône de France ne
chômerait pas d’héritiers, comme il fait en ce moment.
– À propos d’héritier, dit la reine pensive, il faut que je
te montre une lettre qu’il m’a remise ; elle était de mon frère
Philippe IV, et me donnait un conseil que je ne comprends
pas très bien.
– Je vous l’expliquerai, moi. Allez, il y a bien peu de
choses que je ne comprenne pas.
– Sibylle ! dit la reine en la regardant avec un sourire
indiquant qu’elle ne doutait pas le moins du monde de sa
pénétration.
Et elle fit, avec sa nonchalance habituelle, un
mouvement pour se lever.
– Puis-je épargner une peine quelconque à Votre
Majesté ? demanda Mme de Fargis.
– Non, il n’y a que moi qui connaisse le secret du tiroir
où se trouve la lettre.
Et elle alla à un petit meuble qu’elle ouvrit comme on
ouvre tous les meubles, amena un tiroir à elle, fit jouer le
secret, et prit dans le double fond du tiroir la copie de la
dépêche que lui avait apportée le comte, et qui, outre la
lettre ostensible de don Gonzalès de Cordoue, en
renfermait, on se le rappelle, une qui ne devait être lue que
de la reine seule.
Puis, avec cette lettre, elle revint prendre sa place sur
l’espèce de divan où elle était assise.
– Mets-toi là près de moi, dit-elle à Mme de Fargis, en lui
indiquant sa place sur le canapé.
– Comment ! sur le même siége que Votre Majesté ?
– Oui, il faut que nous parlions bas.
Mme de Fargis jeta les yeux sur le papier que la reine
tenait à la main.
– Voyons, dit-elle, j’écoute et je me recueille. D’abord,
que disent ces trois ou quatre lignes-là ?
– Rien ; elles me donnent le conseil de maintenir le plus
longtemps possible ton mari en Espagne.
– Rien ! et Votre Majesté appelle cela rien ! Mais c’est
tout à fait important, au contraire. Oui, sans doute, il faut
que M. de Fargis reste en Espagne, et le plus longtemps
possible : dix ans, vingt ans, toujours ! Oh ! que voilà donc
un homme qui donne un bon avis. Voyons l’autre, s’il est à
la hauteur du premier. Je déclare que Votre Majesté a pour
conseiller le roi Salomon en personne. Vite ! vite ! vite !
– Ne seras-tu donc jamais sérieuse, même dans les
choses les plus graves ?
Et la reine haussa doucement les épaules.
– Maintenant, voici ce que me dit mon frère Philippe IV.
– Et ce que ne comprend pas très bien Votre Majesté.
– Ce que je ne comprends pas du tout, Fargis, dit la
reine, avec un air d’innocence parfaitement joué.
– Voyons cela.
« Ma sœur – lut la reine – je connais par notre bon ami
M. de Fargis, le projet qui, en cas de mort du roi Louis XIII,
vous promet pour mari son frère et successeur au trône,
Gaston d’Orléans. »
– Vilain projet, interrompit Mme de Fargis, pour prendre
aussi mauvais et peut-être pire que l’on n’avait.
– Attends donc ! et la reine continua :
« Mais ce qui serait mieux encore, c’est qu’à l’époque
de cette mort, vous vous trouvassiez enceinte. »
– Oh ! oui, murmura Mme de Fargis, voilà ce qui vaudrait
mieux que tout.
« – Les reines de France, » – poursuivit Anne
d’Autriche, en paraissant chercher le sens des paroles
qu’elle lisait, – ont un « grand avantage sur leurs époux ;
elles peuvent faire des dauphins sans eux, et ils n’en
peuvent pas faire sans elles. »
– Et c’est cela que Votre Majesté ne comprend pas du
tout ?
– Où du moins qui me paraît impraticable, ma bonne
Fargis.
– Quel malheur ! dit Mme de Fargis, en levant les yeux au
ciel, d’avoir affaire, dans les circonstances comme celles-
là, quand il s’agit non-seulement du bonheur d’une grande
reine, mais encore de la félicité d’un grand peuple, quel
malheur d’avoir affaire à une trop honnête femme.
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire que si, dans les jardins d’Amiens, n’est-
ce pas, vous eussiez fait ce que j’eusse fait à votre place,
ayant affaire à un homme aimant Votre Majesté plus que
sa vie, puisqu’il a donné sa vie pour elle, si, au lieu
d’appeler Laporte ou Putanges, vous n’eussiez pas appelé
du tout…
– Eh bien ?
– Eh bien, il arriverait peut-être aujourd’hui que votre
frère n’aurait pas besoin de vous donner le conseil qu’il
vous donne, et que ce dauphin, si difficile à faire, serait fait.
– Mais c’eût été un double crime !
– Où Votre Majesté voit-elle deux crimes dans une
action que lui conseille non seulement un grand roi, mais un
roi connu par sa piété.
– Je trompais mon mari d’abord, et ensuite je mettais
sur le trône de France le fils d’un Anglais.
– D’abord, tromper un mari, est, dans tous les pays du
monde, un péché véniel, et Votre Majesté n’a qu’à jeter les
yeux autour d’elle pour s’assurer que c’est l’opinion de la
majorité, sinon de ses sujets, du moins de ses sujettes ;
puis, tromper un mari comme le roi Louis XIII, qui n’est pas
un mari ou qui l’est si peu que ce n’est point la peine d’en
parler, non-seulement n’est pas même un péché véniel,
mais une action louable.
– Fargis !
– Eh ! vous le savez bien, madame, au fond du cœur, et
vous n’en êtes pas à vous reprocher ce malheureux cri qui
a fait tant de scandale, tandis que le silence accommodait
tout.
– Hélas !
– Voilà donc la première question jugée, et votre hélas !
madame, me donne gain de cause ; reste la seconde, et là,
je suis forcée de dire que Votre Majesté a pleinement
raison.
– Tu vois.
– Mais supposons une chose, par exemple, supposons
qu’au lieu d’avoir affaire à un anglais, à un homme
charmant, mais de race étrangère, supposons que vous
ayez eu affaire à un homme non moins charmant que lui –
Anne poussa un soupir – à un homme de race française,
mieux encore, à un homme de race royale, à… un vrai fils
de Henri IV, par exemple, tandis que le roi Louis XIII me
fait, par ses goûts, ses habitudes, son caractère, l’effet de
descendre de certain Virginio Orsini.
– Toi aussi, Fargis, tu crois à ces calomnies ?
– Si ce sont des calomnies, en tout cas elles viennent
du pays de Votre Majesté. Supposons enfin que le comte
de Moret se fût trouvé à la place du duc de Buckingham,
croyez-vous que le crime eût été aussi grand, et qu’au
contraire, ce n’eût pas été un moyen dont la Providence se
fût servie pour remettre le vrai sang de Henri IV sur le trône
de France ?
– Mais Fargis, je n’aime pas le comte de Moret, moi.
– Eh bien, là, madame, serait l’expiation du péché,
puisqu’il y aurait sacrifice, et que, dans ce cas-là, vous
vous sacrifieriez encore plus à la gloire et à la félicité de la
France, qu’à vos propres intérêts.
– Fargis, je ne comprends pas comment une femme se
donne à un autre homme qu’à son mari et ne meure pas de
honte la première fois qu’au grand jour, elle se trouve face
à face avec cet homme-là.
– Ah ! madame ! madame ! dit Fargis, si toutes les
femmes pensaient comme Votre Majesté, que de maris en
deuil sans savoir de quelle maladie leurs femmes sont
mortes ! Eh bien, oui, autrefois on a vu de ces choses-là ;
mais depuis l’invention des éventails ce genre d’accidents
est devenu beaucoup moins fréquent.
– Fargis ! Fargis ! tu es bien la plus immorale personne
qu’il y ait au monde, et je ne sais pas si Chevreuse elle-
même est aussi perverse que toi. Et de qui est-il
amoureux, ton rêve ?
– De votre protégée Isabelle.
– D’Isabelle de Lautrec, qui me l’a amené l’autre soir ?
Mais où l’avait-il vue ?
– Il ne l’avait pas vue ; c’est un amour qui lui est venu en
jouant au colin Maillard avec elle, dans les corridors
sombres et dans les cabinets noirs.
– Pauvre garçon ! son amour n’ira pas tout seul. Je
crois qu’il y a un accord entre son père et un certain
vicomte de Pontis. Enfin, nous recauserons de tout cela,
Fargis. Je voudrais reconnaître le service qu’il m’a rendu.
– Et celui qu’il pourrait vous rendre encore !
– Fargis !
– Madame ?
– En vérité, elle vous répond avec le même calme que
si elle ne vous disait pas des choses énormes. Fargis,
viens m’aider à me mettre au lit, ma fille. Ô mon Dieu, que
tu vas me faire faire de sots rêves avec tous tes contes.
Et la reine, se levant cette fois, passa dans la chambre
à coucher, plus nonchalante encore et plus langoureuse
que d’habitude, appuyée à l’épaule de sa conseillère
Fargis, que l’on pourra accuser de bien des choses, mais
pas certainement d’égoïsme dans ses amours.
VII

OÙ LE CARDINAL UTILISE
POUR SON COMPTE LE
BREVET QU’IL A DONNÉ À
SOUSCARRlÈRES.
Prévenu comme il l’était par le billet trouvé sur le
médecin Senelle et déchiffré par Rossignol, le cardinal
n’avait vu, dans la scène qui s’était passée chez la
douairière de Longueville, entre Monsieur, la princesse
Marie et Vauthier, scène que lui avait racontée
Mme de Combalet, que l’exécution du plan arrêté entre ses
ennemis et l’entrée en campagne de Marie de Médicis.
Marie de Médicis était, en effet, sa plus implacable
adversaire. Nous avons dit ailleurs les raisons de cette
haine ; et c’était aussi celle dont il avait le plus à craindre, à
cause de l’influence qu’elle avait conservée sur son fils, et
des moyens ténébreux dont disposait son ministre Bérulle.
C’était donc la reine-mère qu’il fallait ruiner, c’était son
influence fatale, influence qu’elle avait reprise à son retour
d’exil, dont il fallait purger Louis XIII, et non de cette humeur
noire à laquelle s’acharnait Bouvard, et qui était sa vie.
Il y avait un moyen terrible d’arriver à cela, Richelieu
avait toujours hésité, mais l’heure lui paraissait être venue
des remèdes héroïques. C’était de démontrer à Louis XIII
l’incontestable complicité de sa mère dans la mort de
Henri IV.
Louis XIII avait cette grande qualité de professer pour le
roi Henri IV, qu’il fût son père ou qu’il ne le fût pas, la plus
haute vénération et le plus suprême respect.
L’homme qu’il avait puni dans Concini, le jour où il
l’avait fait assassiner par Vitry, au pont tournant du Louvre,
c’était plutôt le complice du meurtrier du roi que l’amant de
sa mère et le dilapidateur de l’argent de la France.
Or, il était convaincu d’une chose, c’est qu’à l’instant
même où Louis XIII serait convaincu de la complicité de sa
mère, sa mère n’avait plus qu’à prendre le chemin de l’exil.
Richelieu, au moment où onze heures et demie
sonnaient à la pendule de son cabinet, prit donc deux
papiers scellés et signés d’avance sur son bureau, appela
Guillemot, son valet de chambre, dévêtit sa robe rouge,
son tube de dentelle et son camail de fourrure, revêtit une
simple robe de capucin, pareille à celle du père Joseph,
envoya chercher une chaise à porteurs, rabattit son
capuchon sur ses yeux, descendit, monta dans la chaise à
porteurs et donna l’ordre de le conduire rue de l’Homme
Armé, à l’hôtellerie de la Barbe-peinte.
De la place Royale à la rue de l’Homme Armé le trajet
était court. On prit la rue Neuve-Sainte-Catherine, la rue
des Francs-Bourgeois, on tourna à gauche par la rue du
Temple, par celle des Blancs-Manteaux, et l’on se trouva
rue de l’Homme Armé.
Le cardinal remarqua une chose qui fit, dans son esprit,
honneur à l’activité de maître Soleil. C’est que, quoique
minuit vînt de sonner à l’horloge des Blancs-Manteaux,
l’hôtel était encore éclairé comme s’il dût recevoir autant
de voyageurs la nuit que le jour, et qu’un garçon veillait, prêt
à les recevoir s’ils se présentaient.
Le cardinal ordonna à ses porteurs de l’attendre au coin
de la rue du Plâtre ; puis, descendant de sa chaise, il entra
dans l’hôtellerie de la Barbe peinte, où le veilleur, le
prenant pour le père Joseph, lui demanda s’il ne voulait
pas voir son pénitent Latil.
C’était pour cela justement que le cardinal venait.
Du moment où Latil n’avait pas été tué sur le coup, Latil
devait en revenir : d’ailleurs il avait reçu tant de coups
d’épée dans sa vie, que l’on aurait pu dire qu’un nouveau
coup d’épée passait toujours dans un ancien.
Seulement Latil était encore fort malade, mais il
entrevoyait déjà le moment où, la bourse du comte
de Moret dans sa poche, il pourrait se faire transporter à
l’hôtel Montmorency.
Il n’avait pas revu le père Joseph, auquel il s’était
confessé sans le connaître ; mais, à son grand étonnement,
il avait vu arriver le médecin du cardinal, qui, d’après la
recommandation pressante faite par le secrétaire de Son
Éminence, avait eu le plus grand soin de lui, de sorte qu’il
ne savait à quelle bonne fortune attribuer les soins
empressés dont il était l’objet.
Latil n’avait pu être laissé sur la table et dans la salle
basse ; il avait été transporté au premier et dans un lit. On
lui avait donné la chambre numéro 11, attenant à la
chambre numéro 13 ; quant à celle-ci, la belle Marina –
Mme de Fargis, si vous l’aimez mieux, – l’avait gardée en
location mensuelle.
Il se réveilla à la lueur de la chandelle, que le garçon de
garde portait devant le ministre, et la première chose qu’il
aperçut à la clarté de cette chandelle, que ce même garçon
déposa sur une table en se retirant, fut une longue figure
grise, qu’il reconnut pour la silhouette d’un capucin.
Pour Latil, il n’y avait évidemment d’autre capucin au
monde que celui qui l’avait confessé, et c’est même, il faut
le dire, l’aveu dût-il nuire à la considération religieuse que
nos lecteurs portent au digne blessé, c’est même à cette
soirée de la confession qu’il faut faire remonter ses
premières et ses dernières relations avec cette vénérable
branche de l’arbre de Saint-François, tolérée, mais non
approuvé par le général de l’ordre.
Il lui vint donc dans l’esprit que le digne capucin, ou le
croyait plus malade, ou venait pour le confesser une
seconde fois, ou le croyait mort et venait pour l’enterrer.
– Holà ! mon père, dit-il, ne vous pressez pas ; par la
grâce de Dieu et de vos prières, il y a eu miracle en ma
faveur, et il paraît que le pauvre Étienne Latil pourra
continuer d’être honnête homme à sa manière, malgré les
marquis et les vicomtes qui le traitent de sbire et de coupe-
jarret, tout en se mettant quatre contre lui.
– Je connais votre belle conduite, mon frère, et je viens
vous en féliciter, tout en me réjouissant avec vous de votre
entrée eu convalescence.
– Diable ! fit Latil, était-ce si pressé, qu’il faille me
réveiller à une pareille heure, et ne pouviez-vous attendre
qu’il fît jour pour me venir faire ce compliment ?
– Non, dit le capucin, car j’avais besoin de causer
promptement et secrètement avec vous, mon frère.
– Pour affaire d’État ? dit en riant Latil.
– Justement ! pour affaire d’État.
– Bon ! continua Latil, riant toujours, si mal accommodé
qu’il fût par ses deux blessures et ses quatre plaies ; ne
seriez-vous pas l’Éminence grise, alors ?
– Je suis mieux que cela, dit le cardinal en riant à son
tour, je suis l’Éminence rouge.
Et il rabattit son capuchon pour que Latil sût bien à qui il
avait affaire.
– Ouais ! fit Latil, en se reculant avec un mouvement
involontaire de terreur. Par mon saint patron lapidé aux
portes de Jérusalem, c’est en effet vous-même,
monseigneur !
– Oui, et vous devez juger de l’importance de l’affaire,
puisque, au risque des accidents qui peuvent m’arriver
dans une sortie nocturne et sans garde, je viens pour
m’entretenir avec vous.
– Monseigneur me trouvera son obéissant serviteur, tant
que mes forces me le permettront.
– Prenez votre temps et recueillez vos souvenirs.
Il se fit un instant de silence, pendant lequel les regards
du cardinal se fixèrent sur Latil comme pour pénétrer
jusqu’au fond de sa pensée.
– Vous étiez, quoique bien jeune, fort ami de cœur du
feu roi, dit le cardinal, puisque vous avez refusé de tuer son
fils, malgré la somme énorme qui vous a été offerte.
– Oui, monseigneur, et je dois dire que la fidélité que je
portais à sa mémoire fut une des causes qui me firent
quitter le service de M. d’Épernon.
– Vous étiez, m’a-t-on assuré, sur le marche-pied
même du carrosse quand le roi fut assassiné. Pouvez-vous
me dire ce qu’il se passa à l’égard de l’assassin en ce
moment-là et après, et de quelle façon le duc parut affecté
de cette catastrophe ?
– J’étais au Louvre avec M. le duc d’Épernon,
seulement j’attendais dans la cour ; à quatre heures
précises, le roi descendit.
– Avez-vous remarqué, demanda le cardinal, s’il était
triste ou gai ?
– Profondément triste, monseigneur. Mais faut-il
raconter sur ce point tout ce que je sais ?
– Tout, dit le cardinal, si vous vous en sentez la force.
– Ce qui rendait le roi triste, c’étaient non-seulement les
pressentiments, mais les prédictions. Sans doute vous les
connaissez, monseigneur ?
– Je n’étais point à Paris à cette époque, et n’y vins que
cinq ans après. Je ne sais donc rien, traitez-moi en
conséquence.
– Eh bien, monseigneur, je vais vous raconter tout cela,
car, en vérité, il me semble que votre présence me rend
ma force et que la cause sur laquelle vous m’interrogez
plaît au seigneur Dieu, qui a permis la mort du roi, mon
maître, mais qui ne permet pas que cette mort reste
impunie.
– Courage ! mon ami, dit le cardinal, vous êtes dans la
voie sainte.
– On avait, continua le blessé, faisant un effort visible
pour rappeler des souvenirs que la perte du sang avait
effacés de sa mémoire, on avait, en 1607, à la grande foire
de Francfort, mis en vente plusieurs livres d’astrologie
dans lesquels on disait que le roi de France périrait dans la
cinquante-neuvième année de son âge, c’est-à-dire en
1610. La même année, un prieur de Montargis trouva sur
l’autel, à plusieurs reprises, des avis que le roi serait
assassiné.
Un jour, la reine-mère vint voir le duc à son hôtel ; ils
s’enfermèrent dans une chambre ; mais, curieux comme un
page, je me glissai dans un cabinet, et j’entendis la reine
dire qu’un docteur en théologie, nommé Olive, avait, dans
un livre dédié à Philippe III, annoncé, pour l’an 1610, la mort
du roi ; le roi connaissait cette prédiction, qui ajoutait que le
roi serait dans une voiture ; car elle disait aussi qu’à
l’entrée de l’ambassadeur espagnol, à Paris, la voiture du
roi ayant penché, il s’était jeté si brusquement sur elle, qu’il
lui avait enfoncé dans le front les pointes de diamant
qu’elle portait dans ses cheveux.
– Ne fut-il pas aussi question, dans tout cela, demanda
le cardinal, d’un nommé Lagarde ?
– Oui, monseigneur, dit Latil, et vous me rappelez un
détail que j’oubliais, un détail qui même troubla fort
M. d’Épernon ; ce Lagarde, en venant des guerres chez les
Turcs, s’était arrêté à Naples et y avait vécu avec un
nommé Hébert, qui avait été le secrétaire de Biron.
Comme ce dernier n’était mort que depuis deux ans, tout
conspirateur se rattachant à ce complot était encore exilé.
Hébert, un jour, l’invita à dîner, et pendant qu’il dînait, il vit
entrer un grand homme violet, lequel dit que les réfugiés
pouvaient attendre bientôt, parce que, avant la fin de
l’année 1610, il tuerait le roi. Lagarde avait demandé son
nom, on lui avait répondu qu’il se nommait Ravaillac, et
qu’il était à M. d’Épernon !
– Oui, dit le cardinal, je savais à peu près cela.
– Monseigneur veut-il que j’abrège ? demanda Latil ?
– Non ! ne retranchez pas un mot, mieux vaut plus que
pas assez !
– Pendant qu’il était à Naples, on l’avait conduit chez un
jésuite nommé le père Alagon. Ce père l’avait fort engagé
à tuer Henri IV : Choisissez, disait-il, un jour de chasse ;
Ravaillac frappera à pied et à cheval. En route, il reçut une
lettre de lui, renouvelant les mêmes propositions ; à peine à
Paris, il porta la lettre au roi : Ravaillac et d’Épernon y
étaient nommés.
– N’entendîtes-vous pas dire que le roi fut impressionné
de cette communication ?
– Oh ! oui, fort impressionné ; personne au Louvre ne
savait d’où lui venait sa tristesse. Pendant huit jours il
garda son fatal secret, puis il quitta la cour, resta seul à
Livry, dans une petite maison de son capitaine des
gardes ; enfin, n’y tenant plus, ne dormant plus, il vint à
l’Arsenal et dit tout à Sully, le priant de lui faire, à l’Arsenal,
arranger un tout petit logement, quatre chambres, afin qu’il
pût en changer.
– Ainsi, murmura Richelieu, ainsi, ce roi si bon, le
meilleur que la France ait eu, en était arrivé à être obligé,
comme Tibère, cette exécration du monde, à changer de
chambre chaque nuit, de peur d’être assassiné ! Et parfois,
j’ose me plaindre, moi !
– Enfin, un jour que le roi passait près des Innocents, un
homme, en habit vert, de lugubre mine, lui cria : « Au nom
de Notre-Seigneur et de la Sainte-Vierge, Sire, il faut que
je parle à vous ! Est-il vrai que vous allez faire la guerre au
pape ? » Le roi voulait s’arrêter et parler à cet homme. On
l’en empêcha. C’était tout cela qui le rendait triste comme
un homme qui va à la mort. Ce malheureux vendredi 14
mai, quand je le vis descendre l’escalier du Louvre et
monter en voiture, ce fut alors que M. d’Épernon m’appela
et me dit de monter sur le marchepied.
– Vous rappelez-vous ?, demanda Richelieu, combien il
y avait de personnes dans le carrosse, et comment ces
personnes étaient disposées ?
– Trois personnes, monseigneur : le roi,
M. de Montbazon et M. d’Épernon. M. de Montbazon était à
droite, M. d’Épernon à gauche, le roi au milieu. Je vis très
bien alors un homme qui était appuyé à la muraille du
Louvre, et qui attendait, comme s’il eût su que le roi devait
sortir. En voyant le carrosse découvert qui lui permettait de
reconnaître le roi, il se détacha de la muraille et nous suivit.
– C’était l’assassin ?
– Oui, mais je ne le connaissais pas. Le roi était sans
gardes ; il avait dit d’abord qu’il allait voir M. de Sully, qui
était malade, puis à la rue de l’Arbre Sec il s’était ravisé et
avait ordonné d’aller chez Mlle Paulet, en disant qu’il voulait
la prier de faire l’éducation de son fils Vendôme, qui avait
de vilains goûts italiens.
– Continuez, continuez, insista le cardinal, c’est ainsi
qu’il est bon de n’oublier aucun détail.
– Oh ! monseigneur, il me semble que j’y suis encore ; il
faisait une magnifique journée, il était quatre heures un
quart à peu près. Quoiqu’on reconnût Henri IV, on ne criait
pas : Vive le roi ! – Le peuple était triste et défiant.
– En arrivant à la rue des Bourdonnais, M. d’Épernon
n’occupa-t-il point le roi à quel que chose ?
– Ah ! monseigneur, dit Latil, on dirait que vous en
savez autant que moi.
– Je t’ai, au contraire, dit que je ne savais rien.
Continue.
– Oui, monseigneur, il lui donna une lettre à lire ; le roi lut
et ne s’occupa plus de rien de ce qui se passait autour de
lui.
– C’est cela ! murmura le cardinal.
– Au tiers à peu près de la rue de la Ferronnerie, une
voiture de vin et une voiture de foin se croisèrent. Il y eut un
embarras ; le cocher appuya à gauche et le moyeu de la
roue toucha presque le mur des Saints-Innocents. Je me
serrai contre la portière de peur d’être écrasé. La voiture
s’arrêta.
En ce moment un homme monta sur une borne,
m’écarta de la main, et par-devant la poitrine de
M. d’Épernon, qui s’effaçait comme pour laisser passer
son bras, il frappa le roi d’un premier coup. « À moi, cria le
roi, je suis blessé ! » et il leva le bras dont il tenait la lettre ;
cela donna facilité à la même main de frapper un second
coup ; elle frappa. Cette fois le roi ne poussa qu’un soupir :
il était mort. – « Le roi n’est que blessé ! » cria
M. d’Épernon, et il jeta sur lui son manteau. Je n’en vis pas
davantage, je luttais en ce moment avec l’assassin, que
j’avais saisi par son habit et qui me déchiquetait les mains
à coups de couteau ; mais je ne le lâchai que lorsque je le
vis pris et bien solidement arrêté. « Ne le tuez pas ! cria
M. d’Épernon, et conduisez-le au Louvre ! »
Richelieu posa la main sur celle du blessé, comme pour
l’interrompre.
– Le duc cria cela ? demanda-t-il ?
– Oui, monseigneur, mais le meurtrier était déjà pris, et
tout danger qu’on le tuât était passé. On le traîna au
Louvre ; je l’y suivis. Il me semblait que c’était ma proie. Je
le montrais de mes mains sanglantes et je criais : – C’est
lui ! le voilà celui qui a tué le roi ! – Lequel, criait-on,
lequel ? – Celui qui est habillé de vert. »
On pleurait, on criait, on menaçait l’assassin. La voiture
du roi ne pouvait marcher, si grande était l’affluence autour
d’elle. En avant du Garde-meuble, je reconnus le maréchal
d’Ancre ? un homme lui annonça la nouvelle fatale, et il
rentra vivement au château. Il monta droit à l’appartement
de la reine, ouvrit la porte, et sans nommer personne,
comme si elle devait savoir de qui il était question il cria en
italien : « E amazatto ! »
– Il est tué ! répéta Richelieu. Cela s’accorde
parfaitement avec ce qui m’avait déjà été rapporté.
Maintenant, le reste.
– On conduisit et l’on déposa l’assassin à Hôtel de
Retz, attenant au Louvre. On mit des gardes à la porte ;
mais on ne la ferma point, afin que tout le monde pût entrer.
Je m’y installai. Il me semblait que cet homme
m’appartenait. Je racontais son action et comment la
chose s’était passée ; au nombre des visiteurs fut le père
Cotton, le confesseur du roi.
– Il y vint, vous êtes sûr ?
– Il y vint, oui, monseigneur.
– Parla-t-il à Ravaillac ?
– Il lui parla.
– Avez-vous entendu ce qu’il lui disait ?
– Oui, certes, et je puis le répéter, mot pour mot.
– Faites alors.
– Il lui disait d’un air paterne : Mon ami !
– Il appelait Ravaillac mon ami ?
– Oui. Il lui disait : Mon ami, prenez bien garde de faire
inquiéter les gens de bien.
– Et comment était l’assassin ?
– Parfaitement calme, et comme un homme qui se sent
sûrement appuyé.
– Resta-t-il à l’hôtel de Retz ?
– Non, M. d’Épernon le fit venir chez lui, où il resta du 14
au 17, il eut alors tout le temps de le voir à son aise et de
causer avec lui. Le 17, seulement, on le conduisit à la
Conciergerie.
– À quelle heure précise le roi fut-il tué ?
– À quatre heures vingt minutes.
– Et à quelle heure connut-on sa mort dans Paris ?
– À neuf heures seulement. Seulement à six heures et
demie on avait proclamé la reine régente.
– C’est-à-dire une étrangère qui parlait encore italien,
reprit avec amertume Richelieu, une Autrichienne, la petite-
nièce de Charles-Quint, la cousine de Philippe II, c’est-à-
dire la Ligue. Finissons-en avec Ravaillac.
– Personne ne peut vous dire mieux que moi comment
la chose se passa ; je ne le quittai que sur la roue, j’avais
des privilèges ; on disait : C’est le page de M. d’Épernon,
c’est lui qui a arrêté le meurtrier ! Et les femmes
m’embrassaient, tandis que les hommes criaient
frénétiquement : Vive le roi ! qui était mort. Le peuple, qui
avait d’abord été calme et comme étourdi par la nouvelle,
était devenu comme insensé de fureur ; il faisait des
rassemblements devant la Conciergerie, et, ne pouvant
lapider le coupable, il lapidait les murs.
– Il ne dénonça jamais personne ?
– Non, pendant les interrogatoires. Pour moi, il est
évident qu’il croyait toujours qu’au moment suprême il
serait sauvé. Seulement, il dit que les prêtres
d’Angoulême, auxquels il s’était adressé, avouant qu’il
voulait tuer un roi hérétique, et qui lui avaient donné
l’absolution au lieu de le détourner de son projet, avaient
ajouté à l’absolution un petit reliquaire dans lequel ils lui
avaient dit qu’il y avait un morceau de la vraie croix ; le
reliquaire, ouvert devant lui par le tribunal, ne contenait rien
du tout. Dieu merci ! les hommes n’avaient point osé faire
Monseigneur Jésus complice d’un pareil crime.
– Que dit-il en voyant qu’il avait été trompé ?
– Il se contenta de dire : L’imposture retombera sur les
imposteurs.
– J’ai eu sous les yeux, dit le cardinal, un extrait du
procès-verbal publié ; il y est dit : « Ce qui se passa à la
question est le secret de la cour. »
– Je n’étais pas à la question, répondit Latil, mais
j’étais sur la roue à côté du bourreau ; le jugement portait
que le patient serait écartelé et tenaillé ; mais on ne s’en
tint point là : le procureur du roi, M. Laguerle, proposa
d’ajouter à l’écartellement le plomb fondu, l’huile et la poix
bouillantes, accompagnées d’un mélange de cire et de
soufre-Le tout fut voté d’enthousiasme. Si l’on eût laissé le
peuple se charger de l’affaire, c’eût été vite fait ; en cinq
minutes, Ravaillac eût été mis en pièces. Lorsqu’il sortit de
prison pour marcher à la Grève, il s’éleva une telle tempête
de cris de rage, de malédictions, de menaces, qu’il
comprit alors seulement la grandeur du crime qu’il avait
commis. Sur l’échafaud, il se tourna vers le peuple et
demanda en grâce et d’une voix lamentable qu’on lui
donnât à lui, qui allait tant souffrir, la consolation d’un Salve
Regina.
– Et cette consolation lui fut-elle donnée ?
– Ah bien oui ! d’une seule voix toute la grève hurla :
« Judas à la damnation ! »
– Continuez, dit Richelieu, vous étiez sur l’échafaud,
près de l’exécuteur, disiez-vous ?
– Oui, l’on m’avait fait cette faveur, répondit Latil,
comme ayant arrêté ou du moins contribué à arrêter
l’assassin.
– Eh bien, justement, dit le cardinal, on m’a assuré que
sur l’échafaud il avait fait des aveux.
– Voici ce qui se passa, monseigneur. Votre Éminence
comprend que lorsqu’on a assisté à un pareil spectacle,
les jours, les mois, les ans, peuvent passer, ou s’en
souvient toute la vie. Après les premiers tiraillements des
chevaux, tiraillements infructueux, car ils n’avaient pu
détacher aucun membre du corps, au moment où, dans
des ouvertures faites sur les bras, sur la poitrine et dans les
cuisses avec le rasoir, on coulait successivement du plomb
fondu, de l’huile bouillante, du souffre allumé, ce corps qui
n’était plus qu’une pluie céda à la douleur et se mit à crier
au bourreau : « Arrête ! arrête ! Je parlerai. »
Le bourreau s’arrêta. Le greffier qui était au pied de
l’échafaud, monta dessus, et, sur une feuille séparée du
procès-verbal d’exécution, écrivit ce que lui dicta le patient.
– Eh bien ? demanda vivement le cardinal, en ce
moment suprême, qu’avoua-t-il ?
– Je voulus m’approcher, dit Latil, mais on m’en
empêcha, il me sembla seulement entendre le nom
d’Épernon et celui de la reine.
– Mais ce procès-verbal, mais cette feuille volante, n’en
avez-vous jamais entendu parler chez le duc ?
– Au contraire, monseigneur, j’en ai entendu parler bien
souvent.
– Qu’en disait-on ?
– Quant au procès-verbal d’exécution, on disait que le
rapporteur l’avait mis dans une cassette et l’avait caché
dans l’épaisseur du mur, au chevet de son lit ; quant à la
feuille volante, elle était, disait-on encore, gardée par la
famille Joly de Fleury, qui niait l’avoir, mais qui, au grand
désespoir de M. d’Épernon, l’avait laissé voir à quelques
amis, qui, à cause de la mauvaise écriture du greffier,
avaient eu grand’peine à y déchiffrer, mais enfin y avaient
déchiffré les noms du duc et de la reine.
– Et cette feuille écrite ?
– Cette feuille écrite, le supplice reprit son cours.
Comme les chevaux fournis par la prévôté étaient de
maigres haridelles, n’ayant point assez de force pour
séparer les membres du corps, un gentilhomme offrit le
cheval sur lequel il était monté, et qui du premier élan
emporta une cuisse. Comme le patient vivait encore, le
bourreau le voulut achever, mais les laquais de tous les
seigneurs assistant à l’exécution, et qui étaient autour de la
barrière, sautèrent par-dessus, escaladèrent l’échafaud et
lardèrent ce corps mutilé, de coups d’épées. Alors le
peuple se rua dessus à son tour, le déchiqueta par petits
morceaux et alla brûler la chair du parricide à tous les
carrefours. En rentrant au Louvre, je vis les Suisses qui
rôtissaient une jambe sous les fenêtres de la reine. Voilà.
– Ainsi, c’est tout ce que vous savez ?
– Oui, monseigneur, sinon que j’ai entendu bien souvent
raconter comment fut partagé le trésor à si grand’peine
amassé par Sully.
– Je le sais, le prince de Condé a eu pour lui seul
quatre millions ; mais ceci m’inquiète médiocrement.
Revenons donc à notre véritable affaire, et dites-moi si, au
milieu de tout cela, vous n’avez point entendu parler d’une
certaine marquise d’Escoman ?
– Ah ! je le crois bien ! fit Latil, une petite femme un peu
bossue, s’appelant de son nom de fille Jacqueline le
Voyer, dite de Coëtman, et non pas d’Escoman. Elle n’était
point marquise, quoique l’on eût l’habitude de lui donner ce
titre, attendu que son mari se nommait Isaac de Varenne
tout court. C’était la maîtresse du duc ; Ravaillac demeura
six mois chez elle. On l’accusa d’avoir été d’intelligence
avec lui pour faire assassiner le roi. Elle disait à qui voulait
l’entendre que la reine-mère était du complot, mais que
Ravaillac l’ignorait.
– Qu’est devenue cette femme ? demanda le cardinal.
– Elle a été arrêtée quelques jours avant la mort du roi.
– Je le sais, elle est même restée en prison jusqu’en
1619 ; mais en 1619 elle fut enlevée de cette prison et
transportée dans quelque autre, et je n’ai pu savoir
laquelle. La connaissez-vous ?
– Monseigneur se rappelle qu’en 1613, sentence fut
rendue par le Parlement, qui arrêtait toute enquête, vu la
qualité des accusés. Ce vu la qualité des accusés était
une éternelle menace. Concini tué, Luynes tout puissant, on
pouvait reprendre le procès et le pousser jusqu’au bout ;
mais Luynes aima mieux se réconcilier avec la reine-mère
et s’en faire un appui, que de la briser tout-à-fait et de
s’exposer un jour à la colère de Louis XIII. Luynes alors
avait donc exigé du Parlement que la sentence fût
réformée au profit de la reine, que l’accusation fût déclarée
calomnieuse, Marie de Médicis et d’Épernon innocentés,
et à leur place, la de Coëtman condamnée.
– Ce fut alors qu’elle disparut, en effet. Mais dans quelle
prison fut-elle conduite ? C’est ce que je vous ai déjà
demandé et que vous ignorer probablement, puisque vous
ne m’avez pas répondu sur ce point.
– Si fait, monseigneur, je puis vous dire où elle est, ou
du moins où elle était, car depuis ces neuf ans, Dieu seul
sait si elle est vivante ou morte.
– Dieu permettra qu’elle soit vivante ! s’écria le cardinal,
avec une foi si vive, que l’on pouvait facilement voir que le
besoin qu’il avait qu’elle vécût, était pour moitié au moins
dans sa croyance.
Et il ajouta :
– J’ai toujours remarqué que plus le corps souffre, plus
l’âme y tient.
– Eh bien, monseigneur, dit Latil elle fut renfermée dans
un in pace, où ses os sont encore, si sa chair n’y est plus.
– Et tu sais où est cet in pace ? demanda vivement le
cardinal.
– Il a été construit exprès, monseigneur, dans un angle
de la cour des Filles repenties. C’était un tombeau dont la
porte fut murée sur elle, on l’y voyait par une fenêtre grillée,
à travers les barreaux de laquelle en lui passait son boire
et son manger.
– Et tu l’y as vue ? demanda le cardinal.
– Je l’y ai vue, monseigneur ; on laissait les enfants lui
jeter des pierres, et comme une bête féroce elle rugissait,
disant : « Ils mentent, ce n’est pas moi qui l’ai assassiné,
ce sont ceux qui m’ont fait mettre ici ! »
Le cardinal se leva.
– Pas un instant à perdre ! s’écria-t-il. C’est cette
femme qu’il me faut !
Puis à Latil :
– Guérissez-vous, mon ami, et une fois guéri ne vous
inquiétez plus de l’avenir.
– Peste ! avec une pareille promesse, dit le blessé, je
n’y manquerai pas, monseigneur ; mais, ajouta-t-il, il était
temps.
– Temps de quoi ? demanda Richelieu.
– Que nous finissions ; je me sens faible et… bon ! est-
ce que je vais mourir ?…
Et il laissa retomber avec un soupir sa tête sur l’oreiller.
Le cardinal regarda autour de lui, vit un petit flacon qui
lui parut devoir renfermer un cordial. Il versa quelques
gouttes de la liqueur qu’il contenait dans une petite cuiller,
et les fit avaler au blessé, qui rouvrit les yeux et poussa un
nouveau soupir, mais d’allégement.
Le cardinal mit alors le doigt sur sa bouche, pour
recommander le silence à Latil, recouvrit sa tête du
capuchon de sa robe et sortit.
VIII

L’IN PACE.
Il était une heure et demie à peu près, mais l’heure
avancée était une raison de plus pour que le cardinal
poursuivît ses investigations. Il craignait, s’il se présentait
pendant le jour à la porte de ce couvent infâme où l’on
entassait tous les coquins ramassés dans les mauvais
lieux de Paris, qu’on eût le temps, lorsqu’on apprendrait le
motif de sa visite, de faire disparaître celle qu’il y venait
chercher. Il savait quel voile Concini, la reine-mère et
d’Épernon avaient essayé d’étendre et même avaient
étendu sur ce terrible drame de l’assassinat de Henri IV ; il
savait, et nous en avons vu quelque chose dans le chapitre
précédent, que les preuves écrites avaient disparu, il
craignait que l’on ne fît disparaître les preuves vivantes.
Latil n’était qu’un fil indicateur que, d’un moment à
l’autre, la main de la mort pouvait briser ; il lui fallait cette
femme chez laquelle Ravaillac, disait-on, avait vécu six
mois, et qui, pour être entrée dans ce secret d’État, était
morte ou achevait de mourir dans un in pace, c’est-à-dire
dans un de ces tombeaux si vantés par ces admirables
tortureurs qu’on appelle les moines et qui essayent de
rendre à leur prochain en souffrances physiques les
souffrances physiques et morales qu’ils se sont imposées
à un âge où parfois ils ne peuvent savoir s’ils auront la
force de les supporter.
Il y avait loin de la rue de l’Homme Armé, ou plutôt de la
rue du Plâtre où la litière du faux capucin l’attendait, à la rue
des Postes où était situé le couvent des Filles repenties,
sur l’emplacement où ont été depuis les Madelonnettes ;
mais le cardinal prévint les objections que pouvaient faire
les porteurs en leur glissant à chacun dans la main deux
louis d’argent. Ils se recordèrent donc un instant sur le
chemin le plus court qu’ils avaient à suivre et qui était la rue
des Billettes, la rue de la Coutellerie, le pont Notre-Dame,
le Petit-Pont, la rue Saint-Jacques et la rue de l’Esplanade,
par laquelle on arrivait à l’angle de la rue des Postes, où se
trouvait au coin de la rue du Chevalier le couvent des Filles
repenties.
Lorsque la litière s’arrêta à la porte, deux heures
sonnaient à l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas.
Le cardinal passa sa tête par la portière et ordonna à
l’un des porteurs de sonner vigoureusement.
Le plus grand des deux porteurs obéit.
Au bout de dix minutes, pendant lesquelles le cardinal
impatient avait deux fois encore fait retentir la sonnette, une
espèce de guichet s’ouvrit, et la tête de la sœur tourière
apparut, demandant ce que l’on voulait.
– Dites que c’est un père capucin qui vient de la part du
père Joseph pour parler à la supérieure de choses
d’importance.
Un des porteurs répéta mot pour mot la phrase du
cardinal.
– De quel père Joseph ? demanda la tourière.
– Il me semble qu’il n’y en a qu’un, dit une voix
impérative qui venait de l’intérieur de la litière, c’est le
secrétaire du cardinal.
La voix avait un tel accent d’autorité, que la tourière ne
fit pas d’autres questions, referma son guichet et disparut.
Quelques instants après, la porte s’ouvrait à deux
battants, la litière entrait sous la voûte du couvent, et la
porte qui lui avait donné passage se refermait derrière.
La litière fut déposée à terre, et le moine en descendit.
– La supérieure va descendre ? demanda-t-il à la
tourière.
– À l’instant même ; mais si c’était seulement pour
entretenir une de nos prisonnières que Votre Révérence fût
venue, dit-elle, il n’était pas besoin de réveiller madame la
supérieure pour cela : j’ai licence d’introduire dans la
cellule des recluses, tout digne serviteur de Dieu portant le
froc ou la robe.
L’œil du cardinal lança un éclair.
Ce qu’on lui avait dit était donc vrai, que les
malheureuses que l’on enfermait au couvent pour qu’elles y
trouvassent le repentir de leurs fautes, y trouvaient au
contraire un moyen d’en commettre de nouvelles.
Le premier mouvement du prêtre sévère avait été de
refuser l’offre de la tourière ; mais, pensant que par ce
moyen il arriverait peut-être plus sûrement et plus
rapidement à son but.
– Soit, dit-il, conduisez-moi donc à la dame
de Coëtman.
La tourière fit un pas en arrière.
– Jésus Dieu ! dit-elle en se signant, quel nom Votre
Révérence vient-elle de prononcer là ?
– C’est le nom d’une de vos prisonnières, ce me
semble.
La tourière resta muette.
– Celle que je désire voir est-elle-morte ? demanda
d’une voix mal assurée le cardinal, car il craignait de
recevoir une réponse affirmative.
La tourière continua de garder le silence.
– Je vous demande si elle est morte ou vivante ? insista
le cardinal d’un accent où on commençait à sentir frémir
l’impatience.
– Elle est morte, dit une voix perdue dans l’obscurité et
venant de l’autre côté de la grille par laquelle on pénétrait
dans l’intérieur du couvent.
Le cardinal fixa un regard aigu du côté d’où venait la
voix, et dans les ténèbres il distingua une forme humaine
qu’il reconnut pour être celle d’une seconde religieuse.
– Qui êtes-vous, demanda Richelieu, vous qui répondez
si péremptoirement à une question qui ne vous est point
adressée ?
– Je suis celle à laquelle il appartient de répondre aux
questions de cette nature, quoique je ne reconnaisse à
personne le droit de les faire.
– Et moi, je suis celui qui les fait, répliqua le cardinal, et
auquel, bon gré mal gré, il faut que l’on réponde.
Puis, se tournant du côté de la tourière, toujours
immobile et muette :
– Apportez une lumière, dit-il.
Il n’y avait point à se tromper à l’accent de celui qui
parlait ; c’était la voix ferme et impérative de l’homme qui a
le droit de commander.
Aussi la tourière, sans attendre la confirmation de
l’ordre qui lui était donné, rentra-t-elle chez elle et en sortit-
elle aussitôt avec une cire allumée.
– Ordre du cardinal, dit le faux capucin, en tirant de sa
poitrine un papier qu’il déplia et sur lequel, au bas de
quelques lignes d’écriture, on vit briller un grand sceau de
cire rouge.
Et il tendit le papier à la supérieure, qui le prit à travers
les barreaux de la grille.
À travers les barreaux de la grille, en même temps, la
tourière passait sa bougie allumée, de sorte que la
supérieure pouvait lira les lignes suivantes :
« Par ordre du cardinal-ministre, il est enjoint, au nom
du pouvoir temporel et spirituel, au nom de l’État et de
l’Église, de répondre à toutes les questions, quelles
qu’elles soient, et sur quelque sujet que ce soit, que lui fera
le porteur des présentes, et de le mettre en rapport avec
celle des prisonnières qu’il lui désignera.
« Ce 13 décembre de l’an de grâce de Notre Seigneur
Jésus-Christ, le 1628e.
« ARMAND, cardinal de Richelieu. »
– Devant de pareils commandements, dit la supérieure,
je n’ai qu’à m’incliner.
– Veuillez alors ordonner à la sœur tourière de rentrer
chez elle et de s’y enfermer.
– Vous avez entendu, sœur Perpétue, dit la supérieure,
obéissez.
Sœur Perpétue posa son chandelier sur la plus haute
des marches conduisant à la grille, entra dans son tour et
s’y renferma.
Le cardinal, de son côté, ordonna à ses porteurs de se
reculer avec leur litière jusqu’à la porte de la rue et de se
tenir prêts à lui obéir au premier signal.
Pendant ce temps, la supérieure avait ouvert la grille, et
le cardinal pénétrait dans le parloir.
– Pourquoi m’avez-vous dit, ma sœur, demanda-t-il
d’une voix sévère, que la dame de Coëtman était morte
tandis qu’elle ne l’était pas ?
– Parce que, répondit la supérieure, je regarde comme
morte toute personne qu’un jugement a séparée de la
société de ses semblables.
– Ceux-là seuls, reprit le cardinal, sont retranchés de la
société de leurs semblables, sur lesquels s’est refermée la
pierre du tombeau.
– La pierre du tombeau s’est refermée sur celle que
vous demandez.
– La pierre qui se referme sur une personne vivante
n’est point la pierre du tombeau ; c’est la porte d’une
prison, et toute porte de prison peut se rouvrir.
– Même, dit la religieuse en regardant le moine en face,
lorsqu’un arrêt du Parlement a ordonné que cette porte
resterait fermée dans le temps et l’éternité ?
– Il n’y a pas de jugement sur lequel la justice ne puisse
revenir, et je suis celui que le Seigneur a envoyé sur la terre
pour juger les juges.
– Il n’y a qu’un homme en France qui puisse parler ainsi.
– Le roi ? demanda le cardinal.
– Non, mais celui qui, au-dessous de lui par le rang, est
au-dessus de lui par le génie, c’est Mgr le cardinal
de Richelieu. Êtes-vous le cardinal en personne ? j’obéirai ;
mais mes ordres sont si précis que je résisterai à tout
autre.
– Prenez cette lumière et conduisez-moi au tombeau de
la dame de Coëtman, qui est au fond de la cour, à l’angle
gauche ; je suis le cardinal.
Et en même temps, rabattant son capuchon, il mit à
découvert cette tête qui faisait sur ceux qui la voyaient en
certaines circonstances l’effet que faisait celle de Méduse
dans l’antiquité.
La supérieure resta un instant immobile, paralysée
qu’elle était, non pas par la résistance, mais par
l’étonnement ; puis, avec cette obéissance passive
qu’imposait en général à celui auquel il s’adressait, un
commandement de Richelieu, elle se baissa, prit le
chandelier, et, le bras tendu, marchant la première, elle dit :
– Suivez-moi, monseigneur ?
Richelieu la suivit ; on traversa la cour.
Il faisait une nuit calme, mais froide et sombre ; les
étoiles brillaient dans un ciel obscur, avec ces
scintillements qui indiquent la prochaine arrivée des gelées
hivernales.
La flamme de la cire montait verticalement vers le ciel ;
aucun souffle de vent ne venait la courber.
Il se faisait autour du moine et de la religieuse un cercle
de lumière, qui se déplaçait avec eux, et qui, tour à tour,
éclairait les objets vers lesquels ils s’avançaient et
laissaient dans l’ombre ceux qu’ils dépassaient.
Enfin, on commença d’apercevoir une construction
ronde comme un marabout arabe ; un trou noir et carré se
dessinait au milieu, à la hauteur d’une poitrine d’homme :
c’était la fenêtre ; en approchant, on put voir que cette
fenêtre était grillée, et que les barreaux formant cette grille
étaient si rapprochés qu’à peine pouvait-on y passer le
poing.
– C’est là ? demanda le cardinal.
– C’est là, répondit la supérieure.
Et, comme on avançait toujours, il sembla au cardinal
qu’une figure livide et deux mains pâles collées à ces
barreaux s’en détachaient et disparaissaient dans
l’obscurité intérieure du sépulcre.
Le cardinal s’approcha le premier, et, malgré l’odeur
nauséabonde qui sortait de cette tombe, colla à son tour
son visage aux barreaux pour tâcher de voir dans
l’intérieur.
Mais la nuit y était si profonde, qu’il ne put rien
distinguer que deux lumières verdâtres qui brillaient dans
l’obscurité comme deux yeux de bête fauve.
Il recula d’un pas, prit la lumière des mains : de la
supérieure et la passa à travers les barreaux dans
l’intérieur de la loge.
Mais l’air y était si méphitique, si épais, si chargé de
miasmes, qu’en entrant dans la loge, la flamme de la cire
pâlit, diminua de volume et fut prête à s’éteindre.
Le cardinal la tira à lui, et ce ne fut qu’à l’air extérieur
qu’elle reprit sa vivacité.
Alors, tout à la fois pour épurer l’air et pour éclairer
l’intérieur de ce tombeau, le cardinal alluma le papier sur
lequel était l’ordre signé par lui, et dont il n’avait plus
besoin, puisqu’il s’était fait connaître, et jeta ce papier tout
flamboyant dans la loge.
Malgré l’intensité de l’atmosphère, il s’y fit alors une
lumière assez grande pour que le cardinal pût voir contre la
muraille, en face de la porte, une figure accroupie, les
coudes, sur les deux genoux, le menton sur ses deux
poings ; elle était complétement nue, à part, un lambeau de
vêtement qui la couvrait de la ceinture aux genoux ; ses
cheveux tombaient sur ses épaules, et de leur extrémité
balayaient la dalle humide.
Cette figure était livide, hideuse, grelottante ; elle
regardait ce moine qui venait la chercher dans sa nuit avec
des yeux caves fixes, presque insensés.
Des gémissements réguliers sortaient à chaque haleine
de sa poitrine, pénibles comme le souffle des agonisants.
La douleur avait été si longue et si persistante, que la
plainte s’était régularisée en un râle monotone et
douloureux.
Le cardinal, quoique peu tendre à la douleur d’autrui, et
même à la sienne, frissonna des pieds à la tête à ce
spectacle, et jeta un regard de menaçant reproche à la
supérieure qui murmura :
– C’était l’ordre.
– L’ordre de qui ? demanda le cardinal.
– Du jugement.
– Quel est donc le texte de ce jugement ?
– Que Jacqueline Le Voyer, dite marquise de Coëtman,
femme d’Isaac de Varenne, sera enfermée dans une loge
de pierre qui sera refermée sur elle, afin que personne n’y
puisse pénétrer, et où elle ne sera nourrie que de pain et
d’eau.
Le cardinal passa la main sur son front.
Puis, se rapprochant de la lucarne grillée, et par
conséquent de la loge où la nuit s’était faite de nouveau.
– Est-ce vous, dit-il, poussant sa voix vers le point de la
loge où il avait vu la pâle figure ; est-ce vous qui êtes
Jacqueline Le Voyer, dame de Coëtman ?
– Du pain, du feu, des habits ? répondit la prisonnière.
– Je vous demande, répéta le cardinal, si c’est vous qui
êtes Jacqueline Le Voyer, dame de Coëtman ?
– J’ai faim, j’ai froid, répondit la voix en s’accentuant
d’un douloureux sanglot.
– Répondez d’abord à ce que-je vous demande, insista
le cardinal.
– Oh ! si je vous dis que je suis celle que vous venez de
nommer, vous me laisserez mourir de faim : voilà deux
jours que l’on m’oublie malgré mes cris.
Le cardinal jeta un second regard sur la supérieure.
– L’ordre ! l’ordre ! murmura-t-elle.
– L’ordre était de la nourrir de pain et d’eau, et non de
la laisser mourir de faim.
– Pourquoi s’obstine-t-elle à vivre ? dit la supérieure.
Le cardinal sentit quelque chose comme un blasphème
lui monter à la bouche.
Il se signa.
– C’est bien, dit-il, vous direz de qui cet ordre est venu
de la laisser mourir, ou, j’en jure Dieu, vous prendrez sa
place dans cette loge !
Puis, revenant à la misérable qui était l’objet de la
discussion :
– Si vous me dites que c’est bien vous qui êtes la dame
de Coëtman ; si vous répondez fidèlement et sincèrement
aux questions que j’ai à vous faire, dit le cardinal, dans une
heure vous aurez des habits, du feu et du pain.
– Des habits ! du feu ! du pain ! s’écria la prisonnière ;
sur quoi jurez-vous ?
– Sur les cinq plaies de Notre Seigneur.
– Qui êtes-vous ?
– Je suis prêtre.
– Alors je ne vous crois pas ; ce sont les prêtres et les
religieuses qui me torturent depuis neuf ans, laissez-moi
mourir ; je ne parlerai pas.
– Mais j’étais gentilhomme avant d’être prêtre, s’écria le
cardinal, et je vous jure sur ma foi de gentilhomme.
– Et, à votre avis, demanda la prisonnière,
qu’adviendrait-il à celui qui aurait manqué à ces deux
serments ?
– Il serait perdu d’honneur dans ce monde et damné
dans l’autre.
– Eh bien, oui, s’écria-t-elle ; oui, n’importe ce qui
puisse arriver, je dirai tout.
– Et si je suis content de ce que vous direz, avec tout
cela, pain, habits, feu, vous aurez la liberté.
– La liberté ! s’écria la prisonnière, s’élançant contre
l’ouverture à laquelle apparut sa figure hâve : oui, je suis
Jacqueline le Voyer, dame de Coëtman ; oui je dirai tout,
tout, tout !
Puis, comme atteinte d’un accès de folie joyeuse :
– La liberté ! hurla-t-elle en éclatant de rire, mais de ce
rire sinistre qui fait frissonner, et en secouant ses barreaux
avec une force dont on eût cru ce corps débile et maigre,
incapable, la liberté ! – Oh ! vous êtes donc Notre Seigneur
Jésus-Christ eu personne pour dire aux morts : Levez-vous
et sortez de vos tombeaux !
– Ma sœur, dit le cardinal en se tournant vers la
supérieure, j’oublierai tout, si dans cinq minutes, j’ai des
instruments à l’aide desquels on puisse faire à ce sépulcre
une ouverture assez grande pour que cette femme y puisse
passer.
– Suivez-moi, dit la supérieure.
Le cardinal fit un mouvement.
– Ne vous éloignez pas, ne vous éloignez pas ! dit la
prisonnière, si elle vous emmène avec elle, vous ne
reviendrez pas, je ne vous reverrai plus ; le rayon céleste
qui est descendu dans mon enfer s’éteindra, et je
retomberai dans ma nuit.
Le cardinal étendit la main vers elle.
– Sois tranquille, pauvre créature, dit-il : avec l’aide de
Dieu, ton martyre touche à sa fin.
Mais elle, saisissant de ses mains décharnées la main
du cardinal et la retenant comme dans un double étau :
– Oh ! je la tiens ! s’écria-t-elle, votre main ; la première
main d’homme qui se soit étendue vers moi depuis dix
ans ; les autres étaient des griffes de tigres. Sois bénie,
sois bénie, ô main humaine !
Et la prisonnière couvrit la main du cardinal de baisers.
Il n’eut point le courage de la lui retirer, et, appelant ces
deux porteurs qui accoururent :
– Suivez cette femme, dit-il, en leur montrant la
supérieure, elle va vous donner les outils nécessaires à
éventrer cette tombe ; il y a cinq pistoles pour chacun de
vous.
Les deux hommes suivirent la supérieure, qui, la lumière
à la main, les conduisit dans une espèce de caveau où l’on
mettait les instruments de jardinage, et d’où, ils sortirent
cinq minutes après, le plus grand des deux une pioche sur
son épaule, et l’autre une pince à la main.
Ils sondèrent la muraille, et, à l’endroit où elle leur parut
la moins épaisse, ils se mirent à la besogne.
– Et maintenant, monseigneur, demanda la supérieure,
que dois-je faire ?
– Allez faire chauffer votre propre chambre, ordonna le
cardinal, et préparer un souper.
La supérieure s’éloigna, le cardinal put la suivre des
yeux, grâce à la cire allumée qu’elle emportait avec elle. Il
la vit rentrer dans l’intérieur du couvent. Probablement,
l’intention ne lui était pas même venue de lutter contre
l’événement qui s’accomplissait ; elle savait trop bien qu’au
point où elle en était, quoique le pouvoir du cardinal fut loin
d’avoir atteint la hauteur à laquelle il devait parvenir, elle
n’avait à attendre de miséricorde que de lui, sa puissance
ecclésiastique étant encore plus étendue à cette époque
que sa puissance temporelle. Sous ces deux rapports, elle
relevait entièrement de lui ; comme maison de correction
du pouvoir temporel, comme maison religieuse du pouvoir
ecclésiastique.
Lorsque la prisonnière entendit résonner sur la pierre
les coups de pioche et les grincements de la pince, elle
crut seulement alors à ce que lui avait promis le cardinal.
– C’est donc vrai ! c’est donc vrai ! s’écria-t-elle. Oh !
qui êtes-vous, afin que je vous bénisse dans ce monde et
dans l’éternité ?
Mais, quand elle entendit tomber les premières pierres
à l’intérieur, quand ses yeux, habitués aux ténèbres comme
ceux des oiseaux de nuit, perçurent l’infiltration, non pas de
la lumière, mais de l’obscurité transparente qui se faisait
dans son tombeau par une autre ouverture que par celle de
cette lucarne grillée, qui depuis neuf ans lui donnait tout ce
qui entrait de lumière dans ses yeux et tout ce qui entrait
d’air dans sa poitrine, elle lâcha la main du cardinal,
s’élança vers cette ouverture, et, au risque d’avoir les
mains brisées par les coups de pioche, elle saisit les
pierres, les secouant de toutes ses forces, et essayant de
les desceller, pour hâter de son côté l’œuvre de sa
délivrance.
Et, avant même que le trou fût assez grand pour qu’elle
en pût sortir, elle passa la tête, puis les épaules,
s’inquiétant peu de les meurtrir et de les déchirer, en
criant :
– Aidez-moi, mais aidez-moi donc ! tirez-moi hors de
mon tombeau, mes libérateurs bénis, mes frères bien-
aimés !
Et comme, par l’effort qu’elle avait fait, elle était déjà
sortie à moitié, ils prirent par dessous les bras ce corps qui
avait, la couleur et la froideur de la pierre, de laquelle elle
semblait éclore, et le tirèrent à eux.
Le premier mouvement de la pauvre créature,
lorsqu’elle fut sortie, lorsqu’elle eut à pleins poumons
respiré un air pur, lorsqu’elle eut étendu ses bras avec un
douloureux cri de joie vers les étoiles, fut de tomber à
genoux pour remercier Dieu ; puis, voyant à deux pas d’elle
son sauveur debout, elle tendit les bras de son côté et
s’élança vers lui avec un cri de reconnaissance.
Mais lui, soit pitié pour cette femme demi-nue, soit
pudeur pour lui-même, avait déjà détaché sa robe de
moine qui, pour être revêtue et dévêtue plus vite, s’ouvrait
du haut en bas par devant, et l’avait étendue sur ses
épaules, tandis que lui demeurait avec le costume complet
de cavalier, en velours noir avec des rubans violets.
– Couvrez-vous de cette robe, ma sœur, lui dit-il, en
attendant les habits qui vous sont promis.
Puis, soit émotion, soit manque de forces, comme elle
chancelait :
– Bonnes gens, dit-il aux porteurs en leur donnant une
bourse qui pouvait contenir le double de ce qu’il leur avait
promis, prenez entre vos bras cette femme trop faible pour
marcher, et me l’apportez dans la chambre de la
supérieure.
Puis, montant à cette chambre, où selon l’ordre qu’il
avait donné, un grand feu s’allumait dans l’âtre, et où deux
bougies brûlaient sur une table :
– Maintenant, dit-il à la supérieure, du papier, une
plume, de l’encre, et laissez-nous.
La supérieure obéit.
Le cardinal, resté seul, s’accouda sur la table en
murmurant :
– Cette fois je crois que le Seigneur est avec moi.
En ce moment, le plus grand des deux hommes apporta
dans ses bras, comme il eût fait d’un enfant, la prisonnière,
privée de tout sentiment, et la déposa, enveloppée dans la
robe de moine, à quelque distance du feu, à la place que
lui indiquait du doigt le cardinal.
Puis, saluant respectueusement, comme si connaissant
la grandeur du rang, il y ajoutait celle de l’action, il sortit.
IX

LE RÉCIT.
Le cardinal demeura seul avec cette pauvre créature
inanimée, que l’on eût pu croire morte, si des
frissonnements nerveux n’eussent agité de temps en temps
la robe de gros drap qui l’enveloppait, de telle façon que
l’on ne voyait aucune partie de sa personne, mais
seulement le relief de son corps, relief qui semblait bien
plus celui d’un cadavre que d’une personne vivante.
Mais peu à peu, la bienfaisante influence du feu se fit
sentir, les agitations du froc devinrent plus fréquentes ;
deux mains, que l’on eût prises pour celles d’un squelette,
si leurs ongles, démesurément longs, n’eussent indiqué
qu’elles appartenaient à un corps n’ayant point encore
épuisé la somme de ses souffrances en ce monde,
sortirent hors des manches, s’allongeant instinctivement
vers le feu ; puis, la tête pâle avec les orbites de ses yeux
agrandis par la souffrance, bistrée jusqu’au milieu des
joues, ses lèvres tirées par en haut et par en bas, laissant
voir ses dents serrées, apparut à son tour, roide comme
celle d’une tortue sortant de sa carapace. Les jambes se
tendirent dans la même direction, laissant voir à l’extrémité
de la robe deux pieds de marbre ; puis, par un mouvement
d’une roideur tout automatique, le corps se trouva assis, et
sourdes comme si elles sortaient de la poitrine d’un
trépassé, on entendit ces paroles :
– Du feu ! comme c’est bon du feu !
Et, comme un enfant qui n’en connaît pas le danger, elle
s’approcha insensiblement de ce feu, dont ses membres
glacés mesuraient mal la chaleur.
– Prenez garde, ma sœur, dit le cardinal, vous allez
vous brûler !
La dame de Coëtman tressaillit, et se tourna tout d’une
pièce du côté d’où venait la voix ; elle n’avait point vu que la
chambre fût occupée par une autre personne qu’elle, ou
plutôt elle n’avait rien vu que ce feu, l’attirant à lui, et lui
donnant le vertige comme un abîme.
Elle regarda un instant le cardinal, qu’elle ne reconnut
point dans son habit de cavalier, ne l’ayant vu que sous sa
robe de moine.
– Qui êtes-vous ? lui demanda-t-elle. Je connais votre
voix ; mais vous, je ne vous connais pas.
– Je suis celui qui vous a déjà donné un vêtement et du
feu, et qui va vous donner du pain et la liberté.
Elle fit un effort de mémoire, et essayant de se souvenir.
– Oh ! oui, dit-elle en se traînant vers le cardinal, oui,
vous m’avez promis tout cela ; puis elle regarda autour
d’elle, et baissant la voix : mais pourrez-vous tenir ce que
vous m’avez promis ? J’ai des ennemis terribles et
puissants.
– Rassurez-vous, vous avez un protecteur plus terrible et
plus puissant qu’eux.
– Lequel ?
– Dieu !
La dame de Coëtman secoua la tête.
– Il m’a oubliée bien longtemps ! dit-elle.
– Oui, mais quand il se souvient une fois, il n’oublie plus.
– J’ai bien faim ! dit-elle.
Au même moment, comme si elle eût donné un ordre, et
que cet ordre eût été exécuté, la porte s’ouvrit et deux
religieuses apportant du pain, du vin, une tasse de bouillon
et un poulet froid entrèrent.
À leur vue, la dame de Coëtman poussa un cri d’effroi.
– Oh ! mes bourreaux ! mes bourreaux ! cria-t-elle.
Défendez moi.
Et elle alla s’accroupir derrière le fauteuil du cardinal,
afin de mettre son défenseur inconnu entre elle et les
religieuses.
– Ce que j’apporte est-il suffisant, monseigneur ?
demanda du seuil de la chambre la supérieure.
– Oui, mais vous voyez la terreur qu’inspirent vos sœurs
à la prisonnière ; qu’elles déposent ce qu’elles apportent
sur cette table et qu’elles se retirent.
Les religieuses déposèrent sur le bout de la table
opposée à la dame de Coëtman le bouillon, le poulet, le
pain, le vin, le verre.
Une cuiller était dans la tasse, une fourchette et un
couteau étaient dans le même plat que le poulet.
– Venez, dit la supérieure à ses religieuses.
Toutes trois allaient sortir.
Le cardinal fit un geste en levant le doigt, la supérieure,
qui vit que c’était à elle que ce geste s’adressait, s’arrêta.
– Songez que je goûterai à tout ce que mangera et
boira cette femme, dit-il.
– Vous le pouvez sans crainte, monseigneur, répondit la
supérieure.
Et, faisant une révérence, elle sortit.
La prisonnière attendit que la porte fût refermée, et
alors elle étendit un bras décharné vers la table, qu’elle
regardait en même temps d’un œil avide.
Mais le cardinal s’empara de la tasse de bouillon, dont
il but d’abord une ou deux gorgées, et se tournant vers
l’affamée, qui, les bras étendus vers lui, le couvrait du
regard.
– Il y a deux jours que vous n’avez mangé, m’avez-vous
dit ?
– Trois, monseigneur.
– Pourquoi m’appelez-vous monseigneur ?
– J’ai entendu que la supérieure vous appelait ainsi, et
d’ailleurs il faut que vous soyez un grand de la terre pour
oser prendre ma défense comme vous le faites.
– S’il y a trois jours que vous n’avez mangé, raison de
plus pour prendre toute sorte de précautions. Prenez cette
tasse, mais buvez le bouillon par cuillerée.
– Je ferai ce que vous ordonnez, monseigneur, en tout
et toujours.
Elle prit avidemment la tasse des mains du cardinal et
porta la première cuillerée de bouillon à la bouche.
Mais la gorge semblait s’être resserrée, l’estomac
semblait s’être rétréci, le bouillon ne passa qu’avec
difficulté et douloureusement.
Peu à peu cependant la difficulté diminua, et après la
quatrième ou cinquième cuillerée, elle put boire le reste à
même la tasse.
En l’achevant, sa faiblesse était si grande qu’une sueur
froide lui passa sur le front et qu’elle fut prête à s’évanouir.
Le cardinal lui versa le quart d’un verre de vin, lui
recommandant après l’avoir goûté lui-même, de le boire à
petites gorgées.
Elle le but à plusieurs reprises, ses joues se colorèrent
d’une teinte fiévreuse, et mettant la main à sa poitrine :
– Oh ! dit-elle, c’est du feu que je viens de boire.
– Et maintenant, lui dit le cardinal, remettez-vous un peu,
nous allons causer.
Et, lui approchant un fauteuil à l’angle de la cheminée,
en face de lui, il l’aida à s’asseoir dessus.
Nul, en voyant cet homme avoir pour ce débris humain
les soins d’une garde-malade, n’eût certes voulu
reconnaître en lui ce terrible prélat, la terreur de la noblesse
française, qui faisait tomber les têtes que la royauté n’eût
pas même essayé de faire plier.
Peut-être objectera-t-on que son intérêt se cachait
derrière sa miséricorde.
Mais à ceci nous répondrons que la cruauté politique,
lorsqu’elle est nécessaire, devient une justice.
– J’ai bien faim encore, dit la pauvre femme, en jetant
un regard avide vers la table.
– Tout à l’heure, dit le cardinal, vous mangerez. En
attendant, j’ai tenu ma promesse : vous avez chaud, vous
allez manger, vous allez avoir des habits, vous allez être
libre ; tenez la vôtre.
– Que voulez-vous savoir ?
– Comment avez-vous connu Ravaillac et où l’avez-vous
vu pour la première fois ?
– À Paris, chez moi. J’étais la confidente en toutes
choses de Mme Henriette d’Entragues ; Ravaillac était
d’Angoulême, il y demeurait place du duc d’Épernon. Il y
avait eu deux mauvaises affaires : accusé d’un meurtre, il
avait été un an en prison, puis acquitté ; mais en prison, il
avait fait des dettes, il n’en sortit que pour y rentrer.
– Avez-vous jamais entendu parler de ses visions ?
– Il me les raconta lui-même. La plus-importante et la
première fut celle-ci : une fois qu’il allumait du feu, la tête
penchée, il vit un sarment de vigne qu’il tenait s’allonger et
changer de forme ; ce sarment devint la trompette sacrée
de l’archange, il s’adapta de lui-même à sa bouche, et,
sans qu’il eût besoin de souffler dedans, d’elle-même elle
sonnait la guerre sainte, tandis qu’à droite et à gauche de
sa bouche s’échappaient des torrents d’hosties.
– N’étudia-t-il point la théologie ? demanda le cardinal.
– Il se borna à étudier cette seule question : « Du droit
que tout chrétien a de tuer un roi ennemi du pape. »
Lorsqu’il sortit de prison, M. d’Épernon sachant que c’était
un homme religieux et visité de l’esprit du Seigneur, et qu’il
avait été clerc chez son père, qui était solliciteur de procès,
l’envoya à Paris suivre un procès qu’il y avait. M. d’Épernon
lui donna, comme il devait passer par Orléans, des
recommandations pour M. d’Entragues et pour sa fille
Henriette, qui lui donnèrent une lettre, afin qu’à Paris il
logeât chez moi.
– Quel effet vous fit-il la première fois que vous le vîtes ?
demanda le cardinal.
– Je fus fort effrayée de sa figure : c’était un homme
grand et fort, charpenté vigoureusement, d’un roux foncé et
noirâtre. Quand je le vis, je crus voir Judas ; mais quand
j’eus ouvert la lettre de Madame Henriette, quand j’y eus lu
qu’il était fort religieux, quand j’eus reconnu moi-même qu’il
était fort doux, je n’en eus plus peur.
– N’est-ce point de chez vous qu’il alla à Naples ?
– Oui, pour le duc d’Épernon ; il y mangea chez un
nommé Hébert, secrétaire du duc de Guise, et, pour la
première fois, il annonça qu’il tuerait le roi.
– Oui, je sais déjà cela, un nommé Latil m’a dit la même
chose que vous. Avez-vous connu ce Latil ?
– Oh ! oui. C’était à l’époque oh je fus arrêtée, le page
de confiance de M. d’Épernon ; lui aussi, doit savoir
beaucoup de choses.
– Ce qu’il sait, il me l’a dit ; continuez.
– J’ai bien faim, dit la dame de Coëtman.
Le cardinal lui versa un verre de vin et lui permit d’y
tremper un peu de pain. Après avoir bu ce vin et mangé ce
pain, elle se sentit toute réconfortée.
À son retour de Naples vous le vîtes ? demanda le
cardinal.
– Qui, Ravaillac ? Oui ; ce fut alors que par deux fois, le
jour de l’Ascension et de la Fête-Dieu, il me dit tout, c’est-à
dire qu’il était décidé à tuer le roi.
– Et quel air avait-il eu vous faisant cette confidence ?
– Il pleurait, disant qu’il avait des doutes, mais qu’il était
forcé.
– Par qui ?
– Par la reconnaissance qu’il devait à M. d’Épernon, qui
faisait assassiner le roi pour tirer la reine-mère du danger
où elle était.
– Et dans quel danger était la reine-mère ?
– Le roi voulait faire faire le procès de Concini comme
concussionnaire et le faire condamner à être pendu ; celui
de la reine-mère comme adultère, et la renvoyer à
Florence.
– Et cette confidence faite, que résolûtes-vous ?
– Comme Ravaillac ne savait point à cette époque que
la reine-mère en fût ? je pensai à lui tout dire. Le roi, à qui
j’avais écrit pour lui demander une audience, n’ayant point
répondu, et de fait à cette époque il pensait à toute autre
chose, étant au plus fort de son amour pour la princesse
de Condé, j’écrivis donc à la reine, et cela par trois fois,
que j’avais un avis important à lui donner pour le salut du
roi, et j’offrais de donner toute preuve. La reine me fit
répondre qu’elle m’écouterait, que j’attendisse trois jours.
Les trois jours se passèrent, le quatrième, elle partit pour
Saint-Cloud.
– Par qui vous fit-elle dire cela ?
– Par Vauthier, qui, à cette époque, était son
apothicaire.
– Quelle idée vous vint alors ?
– Que Ravaillac se trompait, et que la reine-mère était
du complot.
– Et alors ?
– Alors, comme j’étais résolue de sauver le roi à tout
prix, j’allai aux jésuites de la rue Saint-Antoine demander le
confesseur du roi.
– Comment vous reçurent-ils ?
– Fort mal.
– Y trouvâtes-vous le père Cotton ?
– Non, le père Cotton était sorti. Je fus reçue par le père
procureur, qui me répondit que j’étais une visionnaire. –
Avertissez au moins le confesseur de Sa Majesté, lui dis-
je. – À quoi bon ? répondit-il. – Mais, si l’on tue le roi !
m’écriai-je. – Mêlez-vous de vos affaires. – Prenez garde !
lui dis-je, s’il arrive malheur au roi, je vais droit aux juges, et
je leur dis vos refus. – Alors, allez au père Cotton lui-même.
– Oh est-il ? – À Fontainebleau. Mais inutile que vous-y
alliez, j’irai moi-même.
Le lendemain, ne me fiant pas à la parole du père
procureur, je louai une voiture et j’allais partir pour
Fontainebleau lorsque je fus arrêtée.
– Et comment se nommait le procureur des jésuites ?
– Le père Philippe. Mais de la prison, j’écrivis encore
deux fois à la reine, et l’une des lettres, j’en suis certaine,
lui est parvenue.
– Et l’autre lettre ?
– L’autre fut envoyée par moi à M. de Sully.
– Par qui ?
– Par Mlle de Gournay.
– Je connais cela ; une vieille demoiselle qui fait des
livres.
– Justement. Elle alla trouver M. de Sully à l’Arsenal ;
mais comme les noms d’Épernon et de Concini y étaient,
et que je disais les divers avis donnés par moi à la reine,
M. de Sully n’osa montrer ma lettre au roi ; seulement il lui
dit qu’il était menacé, et que s’il voulait il nous ferait venir
au Louvre, moi et Mlle de Gournay. Mais le roi, par malheur,
avait reçu tant d’avis de ce genre, qu’il en haussa les
épaules, et que M. de Sully rendit la lettre à
Mlle de Gournay, comme ne méritant pas créance.
– Et quelle date pouvait avoir cette lettre ?
– Elle devait être du 10 ou du 11 mai.
– Croyez-vous que Mlle de Gournay l’ait conservée ?
– C’est possible : je ne l’ai pas revue. Je fus enlevée de
la prison où j’étais, pendant une nuit – alors je comptais
encore le temps – c’était pendant la nuit du 28 octobre
1619 ; un huissier entra dans ma cellule, me fit lever, et me
lut un arrêt du Parlement qui me condamnait à passer le
reste de ma vie dans une loge sans porte, ayant pour toute
fenêtre une lucarne grillée, et moi, pour toute nourriture, du
pain et de l’eau. Je trouvais bien rude et bien injuste d’être
en prison pour avoir essayé de sauver le roi. Mais cette
nouvelle condamnation m’anéantit. En entendant lire le
jugement, je tombai évanouie sur le plancher ; je n’avais
que vingt-sept ans. Combien d’années allais-je donc avoir
à souffrir ! Pendant mon évanouissement, on me prit et l’on
m’emporta dans une voiture. L’air, qui me frappa le visage
à travers une fenêtre ouverte, me fit revenir à moi. J’étais
assise entre deux exempts, dont chacun me tenait le
poignet avec une petite chaîne. J’avais sur moi une robe
de bure noire, dont je porte encore les derniers lambeaux.
Je savais que l’on me conduisait au couvent des filles
repenties, mais je ne savais pas ce que c’étaient que les
filles repenties, et j’ignorais où le couvent était situé. La
voiture passa à travers une porte qui s’ouvrit devant elle,
s’engagea sous une voûte, entra dans une cour et s’arrêta
près du tombeau dont vous m’avez tirée. Il y avait une
ouverture par laquelle on me fit passer, et par laquelle un
des exempts passa derrière moi. J’étais à demi morte : je
ne fis aucune résistance. Il m’appuya debout contre la
lucarne ; une des chaînes avec lesquelles on me tenait les
poignets me fut passée autour du col, et le second exempt
me maintint du dehors, contre la lucarne, tandis que l’autre
sortait librement. Dès qu’il fut sorti, deux hommes que
j’avais entrevus dans les ténèbres se mirent au travail ;
c’était deux maçons ; ils muraient l’ouverture. Seulement
alors je revins à moi. Je poussai un cri terrible et voulus
m’élancer vers eux. J’étais retenue par le col. J’eus un
instant l’idée de m’étrangler, et je tirai de toutes mes
forces ; les anneaux de ma chaîne m’entrèrent dans le col,
mais comme la chaîne n’avait pas de nœud coulant, je ne
pus que tirer en avant de toute ma force. J’espérais que
cette tension suffirait, mon souffle râlait, mes jeux voyaient
couleur de sang ; l’exempt lâcha la chaîne, je me précipitai
vers l’ouverture, mais les maçons avaient déjà eu le temps
de la fermer aux trois quarts. Je passai mes mains à
travers l’ouverture, essayant de démolir cette bâtisse
encore fraîche ; un des maçons couvrit mes deux mains de
plâtre, et l’autre posa une énorme pierre dessus. J’étais
prise comme dans un piège. Je criai, je hurlai, j’envisageai
d’un coup d’œil le nouveau supplice auquel j’allais être
condamnée. Comme personne ne pouvait entrer dans mon
cachot, et que je m’y trouvais attachée au côté opposé à la
lucarne, j’allais mourir de faim, les deux mains scellées
dans une muraille. Je demandai grâce. Un des maçons,
sans me répondre, souleva la pierre avec une pince, je fis
un effort violent, j’arrachai de l’interstice mes deux mains à
moitié écrasées, et j’allai tomber au-dessous de la lucarne,
épuisée par le double effort que j’avais fait pour
m’étrangler et pour empêcher les maçons de fermer
l’ouverture. Pendant ce temps, leur œuvre ténébreuse et
fatale s’accomplit. Quand je revins à moi, la porte de mon
tombeau était murée, j’étais ensevelie vivante. Le jugement
rendu par le Parlement était mis à exécution.
Pendant huit jours je fus folle furieuse ; les quatre
premiers, je me roulai dans mon tombeau en poussant des
cris désespérés ; pendant ces quatre jours je ne mangeai
point. Je voulais me laisser mourir de faim ; je croyais que
j’en aurais la force. Ce fut la soif qui me vainquit. Le
cinquième jour, ma gorge brûlait ; je bus quelques gouttes
d’eau : c’était mon consentement à la vie.
Et puis, je me disais qu’il y avait dans tout cela une
erreur sur laquelle on reviendrait certainement. Qu’il était
impossible que sous le règne du fils de Henri IV, tandis que
la veuve de Henri IV était toute-puissante, je me disais qu’il
était impossible que l’on me punît, moi qui avais voulu
sauver Henri IV, plus cruellement que le meurtrier qui l’avait
assassiné, car son supplice à lui avait duré une heure, et
Dieu seul savait combien d’heures, combien de jours,
combien d’années devait durer le mien.
Mais cette espérance, elle aussi, avait fini par
s’éteindre.
Quand je fus résolue à vivre, je demandai de la paille
pour me coucher, mais la supérieure me répondit que le
jugement portait que j’aurais pour nourriture du pain et de
l’eau, et que si le Parlement eût voulu que j’eusse de la
paille pour lit, il l’eût mis dans son arrêt. Ou me refusa donc
ce que l’on accorde aux plus vils animaux, une botte de
paille.
J’avais espéré, quand vinrent les rudes nuits de l’hiver,
que je mourrais de froid. J’avais entendu dire que le froid
était une mort assez douce. Plusieurs fois, pendant le
premier hiver, je m’endormis, ou plutôt je m’évanouis,
succombant à la rigueur du temps. Je me réveillai glacée,
roidie, paralysée, mais je me réveillai.
Je vis renaître le printemps, je vis reparaître les fleurs, je
vis reverdir les arbres, de douces brises pénétrèrent
jusqu’à moi, et je leur exposai mon visage baigné de
larmes. L’hiver semblait avoir tari en moi la source des
pleurs, les larmes revinrent avec le printemps, c’est-à-dire
avec la vie.
Il me semblerait impossible de vous dire de quelle
douce mélancolie me pénétra le premier rayon de soleil
qui, à travers ma lucarne, vint illuminer mon sépulcre. Je lui
tendis les bras, j’essayai de le saisir et de le presser sur
mon cœur ; hélas ! il m’échappait aussi fugitif que les
espérances dont il semblait être le symbole.
Pendant les quatre premières années et une partie de
la cinquième, je marquai les jours sur la muraille avec un
morceau de verre que les enfants m’avaient jeté pendant
ma folie furieuse ; mais quand je vis le cinquième hiver, le
courage me manqua. À quoi bon compter les jours que je
vivais ? Ce que j’avais de mieux à faire, c’était d’oublier
jusqu’à ceux qui me restaient à vivre.
Au bout d’un an, couchant sur la terre nue, n’ayant pour
m’appuyer qu’une muraille humide, mes vêtements
commencèrent à s’user ; au bout de deux ans ils se
déchirèrent comme du papier détrempé, puis ils tombèrent
en lambeaux. J’attendis jusqu’au dernier moment pour en
demander d’autres ; mais la supérieure me répondit que le
jugement portait qu’on me donnerait du pain et de l’eau
pour ma nourriture, mais ne portait pas qu’on me donnerait
des habits ; que j’avais droit au pain et à l’eau, mais pas à
autre chose.
Je me dénudai peu à peu ; l’hiver vint ; ces nuits terribles
que la première année j’avais eu tant de peine à supporter,
vêtue d’une chaude robe de laine je les subis nue ou à peu
près. Je ramassais les lambeaux qui tombaient de mes
vêtements, je les recollais, pour ainsi dire, sur ma peau.
Mais peu à peu, ils tombèrent les uns après les autres
comme les écorces d’un arbre, et je me trouvai nue. De
temps en temps, des prêtres venaient me regarder par ma
lucarne ; les premiers que je vis, je les priai, je les appelai
les hommes du Seigneur, les anges de l’humanité. Ils se
mirent à rire. Depuis que j’étais nue, il en venait plus
qu’auparavant, mais je ne leur parlais plus, et, autant que je
le pouvais, je me voilais avec mes cheveux et avec mes
mains.
Au reste, je ne vivais plus que d’une vie machinale, à
peu près comme vivent les animaux. Je ne pensais plus ou
presque plus. Je buvais, je mangeais, je dormais le plus
possible. Pendant que je dormais, du moins, je ne me
sentais pas vivre.
Il y a trois jours on ne m’apporta point ma nourriture à
l’heure habituelle. Je crus que c’était un oubli involontaire.
J’attendis, le soir vint, j’eus faim, j’appelai ; on ne me
répondit pas. La nuit, quoique souffrant déjà beaucoup, je
ne pus dormir. Le lendemain matin, dès le jour, j’étais aux
barreaux de ma fenêtre, pour voir venir ma nourriture, elle
ne vint pas plus que la veille. Des religieuses passèrent,
j’appelai, mais elles ne se retournèrent même pas, elles
disaient leur rosaire. La nuit vint. Je compris une chose,
c’est qu’on était résolu de me laisser mourir de faim.
Quelle triste et faible nature que la nôtre ! C’eût été un
immense bonheur pour moi que la mort, j’en eus peur !
Cette seconde nuit-là, je ne pus dormir qu’une heure ou
deux, et pendant ces courts assoupissements, je fis des
rêves terribles. J’éprouvais d’atroces douleurs d’estomac
et d’entrailles, qui me réveillaient au bout de peu d’instants,
quand la faiblesse, plus que le sommeil, m’avait fait fermer
les yeux. Le jour vint, mais je ne me levais point pour aller
au-devant de ma nourriture ; j’étais bien sûre qu’elle ne
viendrait pas. La journée s’écoula dans d’immenses
douleurs. Je criai non plus pour demander du pain, mais
parce que la souffrance me faisait crier.
Inutile de dire que l’on ne vint point à mes cris.
Plusieurs fois, j’essayai de prier, mais inutilement. Je ne
pouvais plus trouver le mot Dieu, qui, à cette heure, me
vient si facilement à la bouche.
Le jour s’assombrit, l’ombre commença de se faire
dans mon sépulcre, puis dans la cour, puis la nuit tomba.
J’éprouvais de telles angoisses, que je crus que c’était la
dernière. Je ne criais plus, je n’en avais point la force, je
râlais.
Au milieu de mon agonie, je comptai les heures de la
nuit, sans qu’une seule m’échappât. Le battant de l’horloge
semblait frapper contre les parois de mon crâne, et en faire
jaillir des millions d’étincelles. Enfin, minuit venait de
sonner, quand le bruit de la porte que l’on ouvrait et que
l’on fermait, bruit insolite à une pareille heure, arriva jusqu’à
moi. Je me traînai jusqu’à m’a lucarne, aux barreaux de
laquelle je me cramponnai avec les deux mains et avec les
dents pour ne pas tomber, et je vis de la lumière sous la
voûte d’abord, dans le parloir ensuite ; puis cette lumière
descendit dans la cour et se dirigea de mon côté. Un
instant j’espérai ; mais en voyant que l’homme qui
accompagnait la Supérieure était un moine tout fut fini :
mes mains lâchèrent les barreaux, puis mes dents avec
plus de peine, elles semblaient s’être soudées au fer, et
j’allai m’asseoir où vous m’avez vue.
Il était temps, vingt-quatre heures de plus, vous ne
trouviez que mon cadavre.
Comme si elle eût attendu la fin de ce récit pour entrer
et peut-être en effet l’attendait-elle, la supérieure, aux
dernières paroles que prononça la dame de Coëtman,
parut sur le seuil de la chambre.
– Les ordres de monseigneur ? demanda-t-elle.
– D’abord et avant tout, une question, et à cette
question, je vous l’ai dit, il s’agit de répondre fidèlement.
– J’attends, monseigneur, dit la supérieure en
s’inclinant.
– Qui est venu vous dire que l’on s’étonnait que cette
pauvre créature, nue, au pain et à l’eau, et déjà plus qu’à
moitié descendue au sépulcre, vécût si longtemps ?
– C’est monseigneur qui m’ordonne de parler ? dit la
supérieure.
– C’est moi qui, en vertu de ma double autorité
spirituelle et temporelle, vous dis : Je veux savoir quel est le
véritable bourreau de cette femme, les autres n’étaient que
des tortureurs.
– C’est messire Vauthier, astrologue et médecin de la
reine-mère.
– Celui à qui j’ai adressé mes lettres, dit la dame
de Coëtman, mais qui à cette époque n’était que son
apothicaire.
– Eh bien, dit le cardinal, il faut que le désir de ceux qui
voulaient la mort de cette femme soit accompli. – Il étendit
la main vers la dame de Coëtman. – Pour tout le monde,
excepté pour vous et pour moi, cette femme est morte.
Voilà pourquoi cette nuit vous avez fait ouvrir la prison ;
c’était pour en tirer son cadavre. Et maintenant faites
enterrer, à sa place et sous son nom, une pierre, un
soliveau, une véritable morte que vous irez prendre dans le
premier hôpital venu, peu m’importe, cela vous regarde et
non pas moi.
– Il sera fait comme vous l’ordonnez, monseigneur.
– Trois de vos religieuses sont dans le secret : la
tourière qui nous a ouvert la porte, les deux sœurs qui ont
apporté le souper. Vous leur expliquerez ce qui arrive à
ceux qui parlent quand ils devraient se taire. D’ailleurs – il
montra de son doigt sec et impératif la dame de Coëtman
– d’ailleurs elles, auront l’exemple de madame sous les
yeux.
– Est-ce tout, monseigneur ?
– C’est tout. Seulement, en descendant, vous aurez la
bonté de dire au plus grand de mes deux porteurs qu’il me
faut d’ici à un quart d’heure une seconde chaise, pareille à
la première, seulement fermant à clé, avec des rideaux aux
portières.
– Je lui transmettrai les ordres de Monseigneur.
– Et maintenant, dit le cardinal, laissant reprendre à son
caractère le côté jovial qui en était une des faces les plus
accentuées, face que nous avons déjà vue apparaître
pendant la nuit où il avait donné à Souscarrières et à
Mme Cavois ce brevet des chaises, dont il venait par lui-
même de constater la commodité, et que nous verrons plus
d’une fois encore se faire jour dans le reste de notre récit ;
– maintenant, dit le cardinal à la dame de Coëtman, je
crois que vous êtes assez bien pour manger une aile de
cette volaille et pour boire un demi-verre de ce vin à la
santé de notre bonne supérieure.
Trois jours après, notre chroniqueur l’Étoile écrivait
d’après les renseignements envoyés par la supérieure des
Filles repenties la note suivante de son journal :
« Dans la nuit du 13 au 14 décembre, est morte, dans la
logette de pierre qui lui avait été bâtie dans la cour du
couvent des Filles repenties, et d’où elle n’était pas sortie
depuis neuf ans, c’est-à-dire depuis l’arrêt du Parlement
qui la condamnait à une détention perpétuelle au pain et à
l’eau, la demoiselle Jacqueline le Voyer, dite dame
de Coëtman, femme d’Isaac de Varennes, soupçonnée de
complicité avec Ravaillac, dans l’assassinat du bon roi
Henri IV.
« Elle a été enterrée la nuit suivante dans le cimetière
du couvent. »
X

MAXIMILIEN DE BÉTHUNE,
DUC DE SULLY BARON
DE ROSNY.
Pendant tout le temps que le récit de la dame
de Coëtman avait duré, le cardinal avait écouté avec
l’attention la plus profonde ce long et douloureux poëme ;
mais quoique de chaque mot de la pauvre victime ressortît
une preuve morale de la complicité de Concini, de
d’Épernon et de la reine-mère dans l’assassinat de Henri
IV, aucune preuve matérielle n’avait surgi, visible,
éclatante, irréfragable.
Mais ce qu’il y avait de plus clair que le jour, de plus
limpide que le cristal, c’était non seulement l’innocence de
la dame de Coëtman, mais encore son dévouement pour
empêcher le parricide odieux du 14 mai, dévouement
qu’elle avait payé de neuf ans de prison à la Conciergerie,
et de neuf ans de sépulcre aux Filles-Repenties.
Ce qui restait au cardinal à se procurer, ce qu’il fallait
qu’il obtint à tout prix, puisque le procès de Ravaillac était
brûlé, c’était cette feuille de papier écrite sur la roue et
contenant les dernières révélations de Ravaillac.
Mais là était la difficulté, nous dirons même
l’impossibilité, et c’était par là, avant de faire les
recherches auxquelles nous voyons le cardinal se livrer,
c’était par là qu’il avait commencé ; mais du premier coup,
il était allé se heurter à un obstacle qu’il avait regardé
comme infranchissable.
Nous avons dit, nous le croyons du moins, que cette
feuille était restée entre les mains du rapporteur du
Parlement, messire Joly de Fleury ; par malheur, depuis
deux ans, messire Joly de Fleury était mort, et ce n’était
qu’après le procès de Chalais, à son retour de Nantes, que
le cardinal avait songé à faire collection de preuves contre
la reine-mère, parce, que ce n’était qu’à l’époque du
procès de Chalais qu’il avait pu apprécier l’étendue de la
haine que Marie de Médicis lui portait.
Messire Joly de Fleury avait laissé un fils et une fille.
Le cardinal les avait appelés tous deux en son cabinet
de sa maison de la place Royale, et les avait interrogés sur
l’existence de cette feuille, si importante pour lui et même
pour l’histoire.
Mais cette feuille n’était plus entre leurs mains, et voici
comment elle en était sortie.
Au mois de mars 1617, il y avait onze ans de cela, un
jeune homme de 15 à 16 ans, tout vêtu de noir, avec un
grand chapeau rabattu sur les yeux, s’était présenté chez
M. Joly de Fleury, accompagné d’un compagnon de dix ou
douze ans plus âgé que lui.
Le rapporteur au Parlement les avait reçus dans son
cabinet, s’était entretenu pendant près d’une heure avec
eux, les avait reconduits avec toutes sortes de marques de
respect, jusqu’à la porte de la rue, où un carrosse, chose
rare à cette époque, les attendait, et le soir, au souper, le
digne magistrat avait dit à ses enfants :
« Mes enfants, si jamais on s’adresse à vous après ma
mort pour demander cette feuille volante, contenant les
aveux de Ravaillac sur la roue, dites que cette feuille n’est
plus en votre possession, ou, mieux encore, qu’elle n’a
jamais existé. »
Le cardinal, cinq ou six mois avant l’époque où notre
récit a commencé, avait donc fait venir dans son cabinet,
comme nous l’avons dit, la fille et le fils de messire Joly
de Fleury, et les avait interrogés. Ils avaient d’abord essayé
de nier l’existence de la feuille, comme le leur avait
conseillé leur père ; mais pressés de questions par le
cardinal, après s’être consultés un instant, ils avaient fini
par tout lui dire.
Seulement, ils ignoraient complétement quels pouvaient
être les deux visiteurs mystérieux, qui, selon toute
apparence, étant leur propriété, étaient venus demander à
leur père cette pièce importante et l’avaient emportée avec
eux.
C’était six mois après que la gravité du danger dont il
était menacé avait forcé le cardinal à se livrer à de
nouvelles recherches.
Plus que jamais, nous l’avons vu, cette pièce,
complément de l’édifice qu’il bâtissait pour s’y mettre à
l’abri des coups de Marie de Médicis, lui était nécessaire,
mais plus que jamais il désespérait de la trouver.
Cependant, comme l’avait dit le Père Joseph, la
Providence avait tant fait jusque-là pour le cardinal, qu’il
était permis d’espérer qu’elle ne s’arrêterait point en si
beau-chemin.
En attendant, et comme preuve secondaire, il se
procurerait cette lettre que Mme de Coëtman avait écrite au
roi, qu’elle avait fait parvenir à Sully par l’intermédiaire de
Mlle de Gournay, soit que Sully l’eût gardée, soit qu’il l’eût
rendue à Mlle de Gournay.
Au reste, rien n’était plus facile à savoir : le vieux
ministre, ou plutôt le vieil ami de Henri IV, vivait toujours,
habitant l’été son château de Villebon, l’hiver son hôtel de
la rue Saint-Antoine, situé entre la rue Royale et la rue de
l’Égout-Sainte-Catherine. On assurait que, fidèle aux
habitudes de travail prises par lui, il était toujours levé et
dans son cabinet à cinq heures du matin.
Le cardinal tira de son gousset une magnifique montre,
il était quatre heures.
À cinq heures et demie précises, après avoir passé à
sa maison de la place Royale pour y prendre un chapeau,
donner l’ordre de prévenir ses deux convives presque
quotidiens : le P. Mulot, son aumônier, et Lafallons, son
parasite, qu’il les attendaient à déjeuner, et de faire savoir
à son bouffon, Bois-Robert, qu’il avait besoin de causer
avec lui avant midi, le cardinal frappait à l’hôtel de Sully,
lequel lui était ouvert par un suisse habillé comme on l’était
sous le règne que l’on commençait d’appeler : le règne du
grand roi.
Profitons de cette visite que rend Richelieu à Sully, le
ministre méconnu de l’avenir, au ministre un peu trop surfait
du passé, pour évoquer aux yeux de nos lecteurs une des
personnalités les plus curieuses de la fin du seizième et du
commencement du dix-septième siècle, personnalité
assez mal comprise et surtout assez mal rendue par les
historiens, qui se sont contentés de la regarder en face,
c’est-à-dire avec sa physionomie d’apparat, au lieu d’en
faire le tour et de l’étudier sous ses différents aspects.
Maximilien de Béthune, duc de Sully, arrivé, à l’époque
où nous en sommes, à l’âge de soixante-huit ans, avait de
singulières prétentions à l’égard de sa naissance. Au lieu
de se laisser tout simplement, comme son père et son
grand-père, descendre de la maison des comtes
de Béthune de Flandre, il s’était fait un arbre généalogique
dans lequel il descendait d’un Écossais nommé Béthune,
ce qui lui offrait l’avantage, lorsqu’il écrivait à l’évêque de
Glasgow, de l’appeler : Mon cousin. Il avait encore une
autre vision, c’était de se dire allié à la maison de Guise
par la maison de Coucy, ce qui le faisait parent de
l’empereur d’Autriche, et du roi d’Espagne.
Sully, que l’on appelait M. de Rosny, parce qu’il était né
au village de Rosny, près de Mantes, était, malgré sa
parenté avec l’archevêque de Glasgow et son alliance
avec les maisons d’Autriche et d’Espagne, un assez petit
compagnon. Lorsque Gabrielle d’Estrées, croyant se faire
de lui un serviteur dévoué, et ayant d’ailleurs à se plaindre
de la rude franchise de M. de Sancy, le surintendant des
finances, obtint de Henri IV que ce mauvais courtisan ferait
place à Sully, Henri IV – et c’était un des grands défauts de
ce grand roi – oublieux jusqu’à l’ingratitude et faible jusqu’à
la lâcheté au sujet de ses maîtresses, Henri IV ne se
souvint plus, sous cette pression égoïste de Gabrielle, que
M. de Sancy, pour lui amener les Suisses, avait mis en
gage le beau diamant qui aujourd’hui encore porte son
nom et fait partie des diamants de la couronne.
Or, ces sacrifices faits à la France, le pauvre
surintendant des finances, était devenu si pauvre, que loin
qu’il se fût enrichi, comme le devait faire son successeur,
Henri IV avait été obligé de lui donner, ce que l’on appelait
à cette époque-là un arrêt de défense, et qui n’était rien
autre chose qu’un sauf-conduit contre ses créanciers ;
aussi, le bonhomme Sancy, d’un caractère assez facétieux,
se laissait parfois arrêter comme un créancier ordinaire, et
conduire jusqu’à la porte de la prison, puis arrivé là, il leur
montrait son arrêt, tirait sa révérence aux huissiers et s’en
revenait de son côté, les laissant aller du leur ou bon leur
semblerait.
Mais la première chose que ne manqua point de faire
Sully, lorsque le moment fut venu de prouver sa
reconnaissance à sa protectrice, fut d’être infidèle à la
religion des souvenirs. Lorsque Henri IV trouvant dans son
désir d’épouser Gabrielle, l’avantage d’avoir des enfants
tout faits, parla sérieusement de son mariage avec elle, il
rencontra dans Sully un des antagonistes les plus acharnée
de cette union.
Cette idée de Henri IV d’épouser Gabrielle n’était
cependant pas une simple fantaisie d’amoureux.
Il voulait donner à la France une reine française, chose
qu’elle n’avait jamais eue.
Henri IV, avec son prodigieux instinct politique et la
profonde connaissance de sa grande faiblesse, ne se
dissimulait point que, quelle que fût la femme qu’il épousât,
cette femme aurait une grande influence sur les destinées
de l’État. Il avait beau, dans les deux heures qu’il donnait
par jour aux affaires, trancher les questions les plus ardues
avec la brève vivacité du commandement militaire, chacun
savait que ce terrible capitaine, qui voulait qu’on le crût
libre et absolu, avait chez lui, femme ou maîtresse, son
général, qui, de sa chambre à coucher, donnait le plus
souvent ses ordres au conseil.
Sous un pareil roi, c’était donc une grosse affaire que le
mariage.
Peu importait aux Espagnols d’avoir été vaincus à
Arques et à Ivry, si une reine espagnole de naissance ou
d’esprit, écartant Gabrielle, entrait dans le lit du roi et, du lit
du roi, mettait la main sur le royaume ?
Lorsque Henri IV avait décidé de se remarier, il était à
peu près le seul souverain de l’Europe qui portât l’épée ;
c’était l’homme unique, le vainqueur apparaissant à
l’Europe, monté sur le grand cheval au panache blanc
d’Ivry. Eh bien, cette épée, celle de la France, il ne fallait
point qu’elle lui fût volée à son chevet par une reine
étrangère.
Voilà ce qu’un grand politique, ce qu’un homme de
génie, ce que Richelieu, par exemple, eût compris, et ce
que ne comprit point Sully.
Sully qui, par son œil bleu et dur, et par son teint de
rose, à soixante ans, justifiait peut-être sa prétention d’être
d’origine écossaise, était beaucoup plus craint qu’aimé,
même de Henri IV ; il portait la terreur partout, dit Marsault,
secrétaire de Duplessis-Mornay, ses actes et ses yeux
faisaient peur.
C’était un soldat avant tout, ayant fait la guerre toute sa
vie ; une main active, énergique, et, chose plus rare, une
main financière. Il tenait déjà dans cette main,
essentiellement centralisatrice, la guerre, les finances, la
marine, il voulut encore y tenir l’artillerie. Gabrielle fit la
sottise de faire donner par Henri IV la place de grand-
maître à son père, un homme médiocre. Sully ne cherchait
qu’une occasion d’être ingrat, on la lui offrait, il la saisit.
Du jour où Gabrielle avait fait cette injure, disons plus
injuste, ce passe-droit à Sully, elle avait donné sa
démission de reine de France.
Henri IV avait reconnu ses deux fils, il leur avait reconnu
des titres princiers et les avait fait baptiser sous ces titres.
Le secrétaire d’État de Fresnel envoya à Sully la quittance
du baptême des enfants de France : – « Il n’y a pas
d’enfants de France », dit Sully en renvoyant la quittance.
Le roi n’osa insister.
C’était, dans Sully, une façon de tâter son maître. Peut-
être, si Henri IV eût exigé, Sully cédait-il ; ce fut Henri IV qui
céda. Alors Sully s’aperçut d’une chose, c’est que le roi
n’aimait pas autant Gabrielle qu’il le croyait lui-même.
Il lui opposa. – à elle qui commençait à vieillir – une
rivale toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante :
une caisse pleine.
Gabrielle était, hélas ! une caisse vide.
Cette caisse pleine était celle du grand duc de
Toscane.
Ce dernier avait, depuis quelques années, envoyé au
roi le portrait de sa nièce, un charmant portrait rayonnant
de jeunesse et de fraîcheur, et dans lequel l’obésité
précoce de Marie de Médicis pouvait être désignée sous
le nom de florissante santé.
Gabrielle le vit.
– Je n’ai pas peur du portrait, dit-elle, mais de la caisse.
Henri IV fut mis en demeure de choisir entre la femme
et l’argent. Et comme il ne se décidait pas assez vite pour
l’argent, on empoisonna la femme.
Il y avait à Paris, un ex-cordonnier de Lucques, mais de
race mauresque, nommé Zamet et signant pour tout titre
dans les actes qu’il passait : Seigneur de dix sept cent
mille écus. « Adroit à tous les métiers, apte à faire fortune
dans tous, Zamet, du temps qu’il était cordonnier, était
parvenu à faire du pied de Henri III, pied fondant, il est vrai,
pour nous servir d’un terme de la profession, un véritable
pied de femme. Henri III, charmé de se voir un pied si
charmant ; nomma Zamet directeur de son petit cabinet, où
il élevait et instruisait douze enfants de chœur : cet
excellent roi aimait la musique !
Zamet commença sa fortune dans cet emploi. Au
moment où tout le monde avait besoin d’argent, au plus
chaud de la Ligue, il avait prêté à tout le monde : aux
ligueurs, aux Espagnols, et même au roi de Navarre, à qui
personne ne voulait prêter. Avait-il prévu la grandeur de
Henri IV, comme Crassus celle de César ? C’était, en ce
cas, une ressemblance de plus avec ce célèbre banquier
romain.
Cet homme était l’agent du grand-duc Ferdinand.
Sully et Zamet se comprirent.
Il fallait attendre le moment et le saisir ; si on avait le
coup d’œil juste et la main sûre, c’était partie gagnée.
Sully avait fait le valet près de Gabrielle, il le dit lui-
même dans ses mémoires. Un jour, dans une discussion
avec lui, elle l’appela valet. Sully voulait bien être un valet,
mais ne voulait pas qu’on le lui dît.
Il se plaignit à Henri IV, et Henri IV dit à Gabrielle :
– J’aime mieux un valet comme lui que dix maîtresses
comme vous.
L’heure était venue.
Ferdinand, l’ex-cardinal, se tenait aux aguets,
allongeant par-dessus les Alpes le poison qui avait tué son
frère François et sa belle-sœur Bianca.
Gabrielle était à Fontainebleau avec le roi ; Pâques
approchait ; son confesseur exigea d’elle qu’elle allât faire
ses Pâques à Paris ; elle eut la fatale idée d’aller les faire
chez Zamet, un Maure ; cela devait lui porter malheur.
Sully, qui était brouillé avec elle, alla l’y voir. Pourquoi
faire ? peut-être parce qu’il ne pouvait pas croire qu’elle eût
commis une pareille imprudence.
La pauvre femme se croyait déjà reine. Pour plaire à
Sully, elle fit comme si elle l’était, disant qu’elle verrait
toujours avec grand plaisir la duchesse à ses levers et à
ses couchers. La duchesse, furieuse, cria à l’impertinence.
– Les choses ne sont point comme, on le croit, lui dit
Sully pour l’apaiser, et vous allez voir un beau jeu bien
joué, si la corde ne se rompt pas.
Évidemment il savait tout.
Comment ! Sully savait qu’on allait empoisonner
Gabrielle ?
Sans doute ! Sully était un homme d’État, aussi quitta-t-il
Paris pour laisser les empoisonneurs opérer tout à leur
aise ; mais il recommanda bien qu’on le tînt au courant.
Nous disons les empoisonneurs, car il y en avait deux ;
le second était un nommé Lavarenne, qui mourut de
saisissement parce qu’une pie, au lieu de l’appeler d’un
nom d’homme, l’avait appelé d’un nom de poisson.
De même que Zamet était un ex-cordonnier, Lavarenne
était un ex-cuisinier. C’était un drôle à toute sauce, que
Henri IV avait tiré des cuisines de sa sœur Madame, où il
jouissait d’une grande célébrité pour piquer des poulets.
Elle le rencontra un jour, à l’époque où il avait l’ait fortune. –
« Eh, lui dit-elle, il paraît, mon pauvre Lavarenne, que tu as
plus gagné à porter les poulets de mon frère qu’à larder
les miens. »
Cette apostrophe de Madame explique l’erreur de la
pie et la susceptibilité de l’ex-lardeur de poulets.
C’est à lui que Sully avait dit :
– Que je sois le premier à le savoir, s’il arrivait par
hasard quelque accident à Mme la duchesse de Beaufort.
Lavarenne n’y manqua point. Sully fut averti un des
premiers.
Il lui raconte comment Gabrielle est tombée tout à coup
malade, d’une maladie étrange et qui l’a tellement
défigurée « que de crainte que cette vue n’en dégoutât le
roi Henri IV, si jamais elle en revenait, il s’est hasardé, pour
lui épargner un trop grand déplaisir, de lui écrire pour le
supplier de rester à Fontainebleau, d’autant plus qu’elle
était morte. »
Et il ajoutait :
« Et moi je suis ici, tenant cette pauvre femme comme
morte, entre mes bras, ne croyant pas qu’elle vive encore
une heure. »
Ainsi les deux drôles étaient si bien sûrs de la qualité
de leur poison que, la pauvre Gabrielle toute vivante, l’un
d’eux écrivait au roi qu’elle était morte, et à Sully qu’elle
allait mourir.
Elle ne mourut cependant pas si vite que l’on croyait ;
elle agonisa jusqu’au samedi matin. C’était le vendredi soir
que Lavarenne avait envoyé un messager à Sully. Il arriva
qu’il faisait nuit encore ; Sully embrassa sa femme, qui était
au lit, et lui dit :
– Fille, vous n’irez point aux levers et aux couchers de
Mme la duchesse ; maintenant que la voilà morte, Dieu lui
donne bonne vie et longue.
C’est lui-même, au reste, qui raconte, et dans ces
mêmes termes, la chose dans ses mémoires.
Gabrielle morte, Sully n’eut pas de peine à décider
Henri pour Marie de Médicis.
Mais dans l’intervalle de la mort au mariage, il eut une
autre corde à rompre encore.
Ce fut celle d’Henriette d’Entragues.
Henri IV a, parmi nos rois de France, cette spécialité
d’être toujours amoureux. À peine Gabrielle fut-elle morte,
qu’il tomba amoureux d’Henriette d’Entragues, la fille de
Marie Touchet. Pour céder, elle demandait une promesse
de mariage ; pour que sa fille cédât, le père demandait
cinq cent mille francs.
Le roi montra la promesse de mariage à Sully, et lui
ordonna de compter cinq cent mille francs au père.
Sully déchira la promesse de mariage et fit porter un
demi million en monnaie d’argent dans la pièce qui
précédait la chambre à coucher de Henri IV.
Henri IV, en rentrant dans sa chambre, marcha
jusqu’aux genoux dans les Charles et dans les florins, et
même dans les florentins ; une partie de cette somme
venait de la Toscane.
– Ouais ! dit-il, qu’est-ce que cela ?
– Ce sont les cinq cent mille francs avec lesquels vous
payez à M. d’Entragues un amour que ne vous livrera point
sa fille.
– Ventre-saint-gris ! dit le roi, je n’eusse jamais cru que
cinq cent mille francs fissent, un si gros volume. Tâche
d’arranger la chose pour moitié, mon bon Sully.
Sully arrangea la chose pour trois cent mille francs et
livra l’argent ; mais, comme il l’avait prédit à Henri IV,
Henriette d’Entragues ne livra point l’amour.
Il va sans dire que Henri IV, au risque de ce qui pourrait
en arriver, refit la promesse, de mariage déchirée par
Sully.
Sully, que l’on appelait le restaurateur de la fortune
publique, ne perdit pas, comme M. de Sancy, la sienne à
cette restauration. Nous ne voulons pas dire qu’il fût voleur
ou concussionnaire, mais il savait faire ses affaires, ne
perdant jamais une occasion de gagner. Henri IV savait
cela et souvent en plaisantait. En traversant la cour du
Louvre, et en voulant saluer le roi, qui était au balcon, un
jour Sully bronche.
– Ne vous étonnez point de ce faux pas, dit le roi, si le
plus vigoureux de mes Suisses, avait autant de pots de vin
dans la tête que Sully en a dans son gousset, il ne se
contenterait pas de broncher, il tomberait tout de son long.
Quoique surintendant des finances, Sully, aussi avare
pour lui que pour la France, Sully n’avait pas encore de
carrosse et trottait par Paris à cheval ; et, comme il montait
assez mal à cheval, tout le monde, jusqu’aux enfants, se
moquait de lui. Jamais il n’y eut surintendant plus
rébarbatif ; un Italien, venant pour la cinquième ou sixième
fois à l’Arsenal, sans être parvenu à se faire payer ce qu’on
lui devait, s’écria en voyant trois malfaiteurs pendus en
Grève :
– Ô bienheureux pendus, qui n’avez plus rien à faire
avec ce coquin de Sully !
Sully n’avait pas la même chance avec tout le monde,
qu’avec ce digne Italien, qui se contentait d’envier le sort
des pendus qui n’avaient plus affaire à lui ; un nommé
Pradel, ancien maître d’hôtel du vieux maréchal de Biron,
ne pouvait avoir raison de Sully, qui non seulement ne
voulait point lui payer ses gages, mais un jour le voulut
mettre dehors par les épaules. Comme ceci se passait
dans la salle à manger de Sully, et que le couvert était mis,
Pradel prit un couteau sur la table et poursuivit Sully jusque
dans sa caisse, dont il referma à temps la porte sur
l’irascible solliciteur, mais Pradel, son couteau à la main,
alla trouver le roi, lui déclarant qu’il lui était parfaitement
égal d’être pendu s’il ouvrait auparavant le ventre à
M. Sully. Sully paya.
Il avait été le premier à planter des ormes sur les
grandes routes ; mais il était tellement détesté qu’on les
coupait par plaisir, et comme de son nom on les appelait
des Rosny, on disait en les abattant : « C’est un Rosny,
faisons-en un Biron ! »
À propos de Biron, Sully a raconté dans ses mémoires
que le maréchal et les douze galants de la cour, ayant
entrepris un ballet dont ils ne pouvaient venir à bout, le roi
leur avait dit : « Vous ne vous en tirerez jamais, si Rosny ne
vous aide. »
Et que s’étant mis au ballet, le ballet alla tout seul.
C’est que, chose dont il est assez difficile de se douter,
quand on n’a vu Sully que dans les histoires, où il apparaît
sans se dérider, avec l’austérité de sa figure huguenote,
c’est que Sully était fou de la danse. Tous les soirs, jusqu’à
la mort de Henri IV – à partir de cette mort, il ne dansa plus
– tous les soirs, un valet de chambre du roi, nommé
Laroche, lui jouait sur un luth les danses du temps, et dès
les premières vibrations de la corde, Sully se mettait à
danser tout seul, coiffé d’un bonnet extraordinaire, dont
d’habitude il se couvrait la tête dans son cabinet. Il n’avait,
il est vrai, que deux spectateurs, à moins que, pour rendre
la fête plus complète, on n’allât chercher quelques femmes
de « réputation mauvaise, » dit Tallemant des Réaux, qui
est fort sévère pour Sully. Nous nous contenterons, nous,
de dire douteuse. Les deux spectateurs qui, au besoin,
comme on l’a vu, devenaient acteurs, étaient le président
de Chivry et le seigneur de Chevigny.
S’il ne s’était agi pour danser en face de lui, que d’une
femme légère, il eût pu se contenter de la duchesse
de Sully, dont au reste les désordres l’inquiétaient si peu,
que tous les mois, en lui donnant la rente mensuelle qu’il lui
faisait, il avait l’habitude de lui dire : Tant pour la table, tant
pour votre toilette, tant pour vos amants.
Un jour, ennuyé de rencontrer sur son escalier tant de
gens qui n’avaient point affaire à lui, et qui demandaient la
duchesse, il fit faire un escalier qui conduisait chez sa
femme. Quand l’escalier fut terminé :
– Madame, lui dit-il, j’ai fait faire un escalier tout exprès
pour vous ; faites passer par cet escalier-là les gens que
vous savez, car si j’en rencontre quelqu’un sur le mien, je lui
en ferai sauter toutes les marches.
Le jour où il fut nommé grand-maître de l’artillerie, il prit
pour cachet un aigle tenant la foudre avec cette devise :
Quo jussa Jovis.
Celle du cardinal de Richelieu, qui montait les escaliers
de Sully à cinq heures et demie du matin, était, on se le
rappelle, un aigle dans les nuages avec : Aquila in nubilus.
– Qui faut-il annoncer ? demandait le valet, qui
précédait le visiteur matinal.
– Annoncez, répondit celui-ci, souriant d’avance de
l’effet que cette annonce allait produire, annoncez M. le
cardinal de Richelieu !
XI

LES DEUX AIGLES.


Et, en effet, si jamais annonce produisit un effet
inattendu, ce fut celle qui frappa l’oreille de Sully, se
retournant pour voir quel était l’importun qui venait le
déranger avant le jour.
Il était occupé à écrire les volumineux mémoires qu’il
nous a laissés, et se leva de son fauteuil à l’annonce du
valet.
Il était vêtu à la mode de 1610, c’est-à-dire comme on
s’habillait dix-huit ou vingt ans auparavant, de velours noir,
avec les chausses et le pourpoint tailladés de satin violet. Il
portait la fraise empesée, les cheveux courts, la barbe
longue, dans cette barbe était, comme dans celle de
Coligny, fiché un cure-dent, afin qu’il n’eût point à se
déranger pour l’aller chercher, s’il était trop loin. Quoique la
mode en fût passée depuis longtemps et qu’une grande
robe de chambre recouvrît son pourpoint et tombât jusqu’à
ses souliers de feutre, il portait ses ordres en diamants et
ses chaînes de col, comme s’il eût dû, à l’heure
accoutumée, assister au conseil de Henri IV. Vers une
heure, quand le temps était beau, on le voyait, moins sa
robe de chambre, descendre de son hôtel dans cet
équipage, suivi de quatre Suisses qu’il entretenait pour lui
servir de gardes, et se promener sous les arcades du
Palais-Royal, où chacun s’arrêtait pour le regarder se
mouvant gravement et avec lenteur, pareil au fantôme du
siècle passé.
Chacun des deux hommes qui se trouvaient pour la
première fois en présence était singulièrement représenté
par sa devise. Aquila in nubibus, l’Aigle dans les nuages,
et qui, au sein des nuages, à moitié voilé par eux, dirigeait
tout en France, représentait admirablement le ministre qui
était tout, et par lequel Louis XIII était roi ; tandis qu’au
contraire l’aigle lançant la foudre : Quo jussa Jovis, où
l’envoie Jupiter, peignait d’une façon moins caractéristique
Sully, bras droit de Henri IV, mais n’obéissant que quand
Henri IV ordonne, et n’étant lien que par Henri IV.
Peut-être quelques lecteurs se plaindront-ils que tous
ces détails sont inutiles, et diront-ils, à la seule recherche
qu’ils sont du pittoresque et de l’inconnu, qu’ils savent ces
détails aussi bien que moi ; aussi n’est-ce pas pour ceux
q ui savent ces détails aussi bien que moi que je les
consigne ici, et ceux-là peuvent les passer ; mais c’est pour
ceux qui les ignorent ou pour ceux, plus nombreux encore,
qui, attirés par le titre ambitieux de roman historique,
veulent apprendre quelque chose en le lisant, afin que ce
titre soit justifié.
Richelieu, jeune relativement à Sully (il n’avait que
quarante-deux ans, et Sully en avait soixante-hui), s’avança
vers le vieil ami de Henri IV avec le respect qu’il devait à la
fois à son âge et à sa réputation.
Sully lui désigna un fauteuil, Richelieu prit une chaise ; le
vieillard, orgueilleux, familier avec l’étiquette des cours, fut
sensible à ce détail.
– Monsieur le duc, lui dit le cardinal en souriant, ma
visite vous étonne ?
– J’avoue, répondit Sully avec sa brusquerie ordinaire,
que je ne m’y attendais pas.
– Pourquoi donc ? monsieur le duc ; tous les ministres
qui ont travaillé ou qui travaillent pour la postérité, et nous
sommes de ceux-là, sont solidaires du bonheur, de la
gloire et de la grandeur du règne sous lequel ils sont
appelés à rendre des services à la France ; pourquoi donc,
moi, qui sers humblement le fils, ne viendrais-je point
chercher un appui, des conseils, des renseignements
mêmes, près de celui qui a si glorieusement servi le père ?
– Bon, fit Sully avec amertume, qui se souvient des
services rendus, dès lors que celui qui les rendait est
devenu inutile ? Vieil-arbre mort n’est pas même bon à
faire du feu, aussi ne lui fait-on pas même l’honneur de
l’abattre.
– Souvent le bois mort brille la nuit, monsieur le duc,
quand le bois vivant se perd dans l’obscurité ; mais Dieu
merci, j’accepte la comparaison ; vous êtes toujours un
chêne, et j’espère que dans vos rameaux chantent
harmonieusement votre gloire, ces oiseaux qu’on appelle
les souvenirs.
– On m’a dit que vous faisiez des vers, monsieur le
cardinal, dit dédaigneusement Sully ?
– Oui, dans mes moments perdus ; mais pour moi,
monsieur le duc, j’ai appris la poésie, non pas précisément
pour être poète moi-même, mais pour être bon juge en
poésie et récompenser les poètes.
– Dans mon temps, fit Sully, on ne s’occupait point de
ces messieurs-là.
– Votre temps, messire, répondit Richelieu, était un
glorieux temps ; on y enregistrait des noms de batailles qui
s’appelaient Coutras, Arques, Ivry, Fontaine-Française ; on
y reprenait les projets de François 1er et de Henri II contre
la maison d’Autriche ; et vous étiez un des soutiens de
cette grande politique.
– Ce qui me brouilla avec la reine mère.
– On y établissait l’influence française en Italie, continua
le cardinal, sans paraître faire attention à l’interruption, que
cependant il enregistrait soigneusement dans sa mémoire.
On y acquérait la Savoie, la Bresse, le Bugey et le
Valromey ; on y soutenait les Pays-Bas insurgés contre
l’Espagne ; on rapprochait en Allemagne les luthériens des
catholiques ; on y formait le projet, et vous étiez l’instigateur
de ce projet, d’une espèce de république chrétienne, où
tous les différends eussent été jugés par une diète
souveraine, où toutes les religions eussent été mises sur le
pied d’égalité, où l’on armait pour rendra aux héritiers de
Juliers les domaines confisqués sur eux par l’empereur
Mathias…
– Oui, et ce fut au milieu de ces-beaux projets que le
frappèrent les parricides.
Richelieu enregistra la seconde interruption près de la
première, car, sur la seconde comme sur la première, son
intention était de revenir, et continua :
– Dans de si glorieux temps, on n’a point de loisirs à
donner aux lettres ; ce n’est point sous César que naissent
les Horace et les Virgile ; ou s’ils naissent sous César,
c’est sous Auguste seulement, qu’ils chantent. J’admire
vos guerriers et vos législateurs, monsieur de Sully, ne
méprisez pas trop mes poètes : c’est par les guerriers et
les législateurs que les empires sont grands ; mais c’est
par les poètes, qu’ils sont lumineux. L’avenir est une nuit
comme le passé, les poètes sont les phares de cette nuit-
là. Demandez, aujourd’hui quels sont les ministres et les
généraux d’Auguste, on vous nommera Agrippa, tous les
autres sont oubliés. Demandez, quels sont les protégés de
Mécène, ou vous nommera Virgile, Horace, Varon, Tibulle ;
Ovide proscrit, est une tache au règne du neveu de César ;
je ne puis pas être Agrippa, ou Sully, laissez-moi être
Mécène.
Sully regarda avec étonnement cet homme dont on lui
avait dit vingt fois l’orgueilleuse tyrannie, et qui venait le
trouver pour lui appeler les jours glorieux de sa puissance
et mettre sa grandeur présente aux pieds de sa grandeur
passée.
Il tira son cure-dent de sa barbe, et le passant entre ses
dents, qui eussent fait honneur à un jeune homme :
– Bon, bon, bon, dit-il, je vous passe vos poètes,
quoiqu’ils ne fassent pas des choses bien merveilleuses.
– Monsieur de Sully, dit Richelieu, combien y a-t-il de
temps que vous fîtes planter les ormes qui ombragent nos
routes ?
– Monsieur le cardinal, dit Sully, c’était de 1598 à 1604,
donc il y a vingt-quatre ans.
– Étaient-ils aussi, beaux et aussi vigoureux, lorsque
vous les plantâtes qu’aujourd’hui ?
– Avec cela qu’on les a bien arrangés, mes ormes !
– Oui, je sais que le peuple, qui se trompe aux
meilleures intentions, et qui n’a pas vu l’ombre que la main
prévoyante d’un grand homme semait sur les routes pour le
bien-être des voyageurs fatigués, en a arraché une partie,
mais ceux qui ont survécu n’ont-il point étendu leurs
branches, n’ont-ils pas multiplié leurs feuilles ?
– Si fait, si fait, dit Sully tout joyeux, et quand je vois
ceux qui restent, si vigoureux, si verts, si bien portants, je
suis presque consolé pour ceux qui ne sont plus.
– Eh bien, moi, monsieur de Sully, dit Richelieu, il en est
ainsi de mes poètes ; la critique en arrachera une partie, le
bon goût une autre ; mais ceux qui resteront n’en seront
que plus-forts et plus-verdissants.
– Aujourd’hui, j’ai planté un orme qu’on appelle Rotrou ;
demain je planterai probablement un chêne qu’on
appellera Corneille. J’arrose, en attendant, je ne dirai pas
ceux qui ont poussé tout seuls sous votre règne :
Desmaretz, Bois-Robert, Mayret, Voiture, Chapelain,
Gombeault, Baro, Resseiguier, La Morelle, Grandchamp,
que sais-je moi ? Ce n’est pas ma faute s’ils poussent mal
et, au lieu de faire une forêt, ne font qu’un taillis.
– Soit, soit, soit, dit Sully ; aux grands travailleurs – et
l’on dit que vous êtes un grand travailleur, monsieur le
cardinal – il faut des distractions, et dans vos moments
perdus autant vaut vous faire jardinier qu’autre chose.
– Que Dieu bénisse mon jardin, monsieur de Sully, et il
deviendra celui du monde entier.
– Mais enfin, dit Sully, je présume que vous ne vous
êtes pas levé à cinq heures du matin pour venir me faire
des compliments et me parler de vos poètes ?
– D’abord, je ne me suis pas levé à cinq heures, dit tu
souriant le cardinal, je ne me suis pas encore couché, voilà
tout. De votre temps, monsieur de Sully, on se couchait
tard ! peut-être, et l’on se levait de bonne heure, mais
encore dormait-on ! De mon temps à moi, on ne dort plus ;
non, je ne suis pas précisément, venu pour vous faire des
compliments et vous parler de mes poètes, mais
l’occasion s’en est trouvée en passant, et je n’ai eu garde
de la laisser échapper ; je suis venu pour vous parler de
deux choses dont vous m’avez le premier parlé vous-
même.
– Moi ! je vous ai parlé de deux choses ?
– Oui.
– Je n’ai rien dit…
– Excusez-moi ; quand je vous rappelais vos grands
projets contre l’Autriche et l’Espagne, vous avez dit :
Projets qui m’ont brouillé avec la reine-mère.
– C’est vrai ; n’est-elle pas Autrichienne par sa mère
Jeanne, et Espagnole par son oncle Charles-Quint.
– Justement, et cependant c’était à vous, monsieur
de Sully, qu’elle devait d’être reine de France.
– J’ai eu tort de donner ce conseil au roi Henri IV, mon
auguste maître, et depuis, bien souvent, je m’en suis
repenti.
– Eh bien, la même lutte que vous eûtes à soutenir, il y a
vingt ans, et dans laquelle vous avez succombé, je la
soutiens, moi, aujourd’hui, et peut-être y succomberais-je à
mon tour pour le malheur de la France, car aujourd’hui j’ai
deux reines contre moi, la jeune et la vieille.
– Par bonheur, dit Sully en grimaçant un sourire et en
mâchant son cure-dents, ce n’est pas la jeune qui a le plus
d’influence ; le roi Henri IV aimait trop ; son fils n’aime pas
assez.
– Avez-vous quelquefois songé, monsieur le duc, à
cette différence qui existe entre le père et le fils ?
Sully regarda Richelieu d’un air railleur comme pour
demander : En êtes-vous : là ? Puis :
– Entre le père et le fils, répéta-t-il, avec un accent
étrange ; oui, j’y ai songé et bien souvent.
– Vous rappelez-vous le père, tout activité, faisant vingt
lieues à cheval dans sa journée et jouant à la paume le
soir ; toujours debout, tenant conseil en marchant, recevant
les ambassadeurs en marchant, chassant du matin au soir,
emporté dans tout, jouant pour gagner, trichant quand il ne
gagnait pas, rendant l’argent mal gagné, c’est vrai, mais ne
pouvant s’empêcher de tricher ; sensible des nerfs,
souriant de physionomie, mais d’un sourire toujours près
des larmes ; mobile jusqu’à la folie, mais mettant toujours le
cœur de moitié dans ses moindres caprices ; trompant les
femmes, mais les honorant. Il avait reçu du ciel en naissant
ce grand don qui fait pleurer sainte Thérèse sur Satan, qui
ne peut que haïr : il aimait.
– Avez-vous connu le roi Henri IV ? demanda Sully
étonné.
– Je l’ai vu une fois ou deux dans ma jeunesse, dit
Richelieu, voilà tout ; mais je l’ai fort étudié. Mais, au
contraire de lui, voyez son fils, lent comme un vieillard,
morne comme un trépassé, ne marchant presque jamais,
se tenant debout, mais immobile, près d’une fenêtre ;
regardant sans voir, chassant comme un automate, jouant
sans désir de gagner, sans ennui de perdre. Dormant
beaucoup, pleurant peu, n’aimant rien, et ce qui pis est,
n’aimant personne.
– Sur cet homme, je comprends, dit Sully, vous n’avez
pas de prise.
– Si fait ! car au milieu de tout cela, il a deux qualités ; il
a l’orgueil de la monarchie ; il est jaloux de l’honneur de la
France ; ce sont deux éperons dont je l’aiguillonne et je le
conduirais à la grandeur sans sa mère sans cesse sur mon
chemin pour défendre l’Espagne ou soutenir l’Autriche,
quand, suivant la politique du grand roi Henri et de son
grand ministre Sully, je veux attaquer ces deux éternelles
ennemies de la France. Eh bien ; je viens à vous, mon
maître, à vous que j’étudie et que j’admire, comme
financier surtout, je viens vous demander votre appui contre
le mauvais génie qui fut votre ennemi autrefois et qui est le
mien aujourd’hui.
– En quoi puis-je-vous aider, demanda Sully, vous que
l’on dit plus puissant que le roi ?
– Vous avez dit que ce fut au milieu de ses beaux
projets que les parricides frappèrent Henri IV ?
– Ai-je dit les parricides, ou le parricide ?
– Vous avez dit les parricides.
Sully se tut.
– Eh bien, continua Richelieu rapprochant sa chaise du
fauteuil de Sully, rappeler bien, tous vos souvenirs sur cette
fatale date du 14 mai, et veuillez me dire quels sont les avis
que vous avez reçus ?
– On en reçut beaucoup ; mais par malheur on y fit peu
d’attention ; quand la Providence veillé, il arrive souvent
que les hommes dorment ; mais avant tout le roi Henri avait
commis deux imprudences.
– Lesquelles ?
– Après avoir promis au pape Paul V le rétablissement
des jésuites, il lui répondit, quand il le pressa de tenir sa
promesse : « Si j’avais deux vies, j’en donnerais une pour
satisfaire Votre Sainteté ; mais, n’en ayant qu’une, je la
garde pour votre service et l’intérêt de mes sujets. » La
seconde fut de laisser insulter en plein Parlement le
chevalier de la reine, l’illustrissime faquin Concino Concini ;
elle se crut avilie elle-même en voyant son Sigisbée, son
brillant vainqueur des joutes, celui qui avait éclipsé des
princes, battu par des hommes de robe, plumé par des
clercs ? elle voua le roi à une vendetta italienne, et elle
ferma son cœur à tous les avis qui lui furent donnés.
– Ces avis ne lui furent-ils-point particulièrement
donnés, demanda Richelieu, par une femme nommée la
dame de Coëtman ?
Sully tressaillit.
– Oui, particulièrement, dit-il, mais il y en eut d’autres. Il
y eut un nommé Lagarde qui se trouvait à Naples chez
Hébert, qui prévint le roi et que d’Épernon fit assassiner. Il y
eut un certain Labrosse que l’on n’a point retrouvé, et qui,
le 14 mai au matin, prévint M. de Vendôme que le passage
du 13 au 14 serait fatal au roi.
– Mais ? insista Richelieu, cette dame de Coëtman ne
s’est-elle point aussi adressée à vous, monsieur le duc ?
Sully baissa la tête.
– Les meilleurs et les plus dévoués, dit-il, ont leurs
aveuglements ; et cependant j’en parlai au roi ; mais le roi
haussa les épaules et dit : Que veux-tu, Rosny – il avait
continué de m’appeler de mon nom de naissance quoiqu’il
m’eût fait duc de Sully – que veux-tu Rosny ? il en sera ce
qu’il plaira à Dieu.
– Ce fut par une lettre que vous fûtes prévenu, n’est-ce
pas, monsieur le duc ?
– Oui.
– Cette lettre, à qui était-elle adressée ?
– À moi, pour être remise au roi.
– Par qui vous était-elle adressée ?
– Par la dame de Coëtman.
– Une autre femme s’était chargée de vous la
remettre ?
– Mlle de Gournay.
– Et puis-je vous demander, monsieur le duc –
remarquez que c’est pour le bien et l’honneur de la France
que j’ai l’honneur de vous questionner.
Sully fit un signe de la tête indiquant qu’il était prêt à
répondre.
– Et cette lettre, pourquoi ne la remîtes-vous point au
roi ?
– Parce que les noms de la reine Marie de Médicis,
celui de d’Épernon et celui de Concini y étaient en toutes
lettres.
– Cette lettre vous l’avez gardée, mon sieur le duc ?
– Non, je l’ai rendue.
– Puis-je vous demander à qui ?
– À celle qui l’avait apportée, à mademoiselle
de Gournay.
– Avez-vous, monsieur le duc, quelque répugnance à
m’écrire ces mots : « Mlle de Gournay est autorisée à
remettre à Mgr le cardinal de Richelieu la lettre adressée,
le 11 mai 1610, à M. le duc de Sully par la dame
de Coëtman. »
– Non, si Mlle de Gournay vous refusait ; mais sans
doute vous la donnera-t-elle, étant pauvre et ayant grand
besoin d’être protégée par vous, sans que vous ayez
besoin de mon autorisation.
– Cependant si elle refusait ?
– Envoyez-moi un messager, et il vous rapportera mon
autorisation.
– Maintenant un dernier mot, monsieur de Sully, et vous
aurez acquis tous droits à ma reconnaissance.
Sully s’inclina.
– Il existait chez M. Joly de Fleury, dans une cassette
murée, à l’angle des rues Saint-Honoré et des Bons-
Enfants, le procès de Ravaillac au Parlement.
– La cassette a été réclamée et portée au palais de
justice, où elle a disparu dans un incendie : de sorte que
M. Joly de Fleury ne s’est plus trouvé possesseur que du
procès-verbal dicté par Ravaillac sur l’échafaud, entre les
tenailles et le plomb fondu.
– Cette feuille n’est plus entre les mains de la famille ?
– Elle a été, en effet, rendue par M. Joly de Fleury avant
sa mort.
– Savez-vous à qui ? demanda Richelieu.
– Oui.
– Vous le savez, s’écria-t-il, ne pouvant réprimer un
sentiment de joie ; alors… alors, vous allez me le dire,
n’est-ce pas ? Cette feuille, c’est mon salut, à moi, ce qui
n’est rien ; mais c’est la gloire, c’est la grandeur, c’est
l’honneur de la France, ce qui est tout. Au nom du ciel,
dites-moi à qui cette feuille a été remise.
– Impossible.
– Et pourquoi impossible ?
– J’ai fait serment.
Le cardinal se leva.
– Du moment où le duc de Sully a fait serment, dit-il,
honneur au serment de Sully ; mais, en vérité, il y a une
fatalité sur la France.
Et, sans même essayer de tenter Sully par une seule
parole, il s’inclina profondément devant lui, reçut de la part
du vieux ministre un salut poli, mais modéré, et se retira,
commençant à douter de cette providence dont le P.
Joseph lui avait promis le secours.
XII

LE CARDINAL EN ROBE DE
CHAMBRE.
Le cardinal rentra chez lui, place Royale, vers sept
heures du matin, renvoya ses porteurs, qui se déclarèrent
bien payés et par conséquent, satisfaits de leur nuit, se
coucha deux heures, et vers neuf heures et demie du matin
descendit dans son cabinet en pantoufles et en robe de
chambre.
Ce cabinet, c’était l’univers du duc de Richelieu. Il y
travaillait douze à quatorze heures par jour ; il y déjeunait
avec son confesseur, ses bouffons et ses parasites,
souvent même il y dormait sur un grand canapé en forme
de lit, sur lequel il se jetait quand la besogne politique
donnait par trop. D’habitude il dînait avec sa nièce.
Personne n’entrait dans ce cabinet renfermant tous les
secrets de l’État, à moins que Richelieu n’y fût excepté son
secrétaire Charpentier, l’homme sur lequel il pouvait
compter comme sur lui-même.
Une fois entré, il en faisait ouvrir les différentes portes
par Charpentier, excepté cependant la porte donnant chez
Marion Delorme, dont seul il avait la clef.
Cavois avait commis l’indiscrétion de dire que parfois,
quand le cardinal, au lieu de remonter dans sa chambre et
de se coucher dans son lit, se jetait tout habillé sur le
canapé de son cabinet, il avait pendant la nuit entendu une
seconde voix, qu’à son timbre il avait reconnue pour une
voix de femme, laquelle voix dialoguait avec lui.
Les mauvaises langues avaient dit alors, et le bruit s’en
était répandu, que c’était Marion Delorme, alors dans toute
la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, puisqu’elle avait à
peine dix-huit ans, qui passait comme une fée à travers la
muraille ou comme un sylphe à travers le trou de la serrure,
et qui venait causer avec le cardinal de choses n’ayant
aucunement trait à la politique.
Mais personne ne pouvait dire l’avoir jamais vue chez le
cardinal.
D’ailleurs, nous qui avons pénétré dans ce cabinet
redouté, et qui en connaissons tous les secrets, nous
savons qu’il existait une boîte aux lettres à l’aide de
laquelle le cardinal correspondait avec sa belle voisine ;
Marion Delorme n’avait donc pas besoin de venir chez le
cardinal, ni le cardinal d’aller chez Marion.
Ce jour-là probablement avait-il quelque chose à lui
dire, car, de même que nous le lui avons déjà vu faire, à
peine entré dans son cabinet, il écrivit deux lignes sur un
morceau de papier, ouvrit la porte de communication,
glissa le papier sous la seconde porte, tira la sonnette et
referma la première.
Ce papier, nous pouvons le dire à nos lecteurs, pour
lesquels nous n’avons rien de caché, contenait
l’interrogation suivante :
– Combien de fois, depuis huit jours, M. le comte
de Moret est-il venu chez Mme de La Montagne ? est-il
fidèle ou infidèle ? en somme, que sait-on de lui ?
Comme d’habitude, cette question était signée :
« Armand. »
Mais, disons-le, l’écriture et la signature étaient
déguisées et n’avaient rien de commun avec l’écriture et la
signature du grand ministre.
Après quoi, il appela Charpentier et lui demanda qui
était dans le salon voisin.
– Le R.P. Mulot, M. de Lafalone et M. de Bois-Robert,
répondit le secrétaire.
– C’est bien, dit Richelieu, faites-les entrer.
Nous avons dit que le cardinal déjeunait d’habitude
avec son confesseur, ses bouffons, ses parasites, et peut-
être nos lecteurs ont-ils été étonnés de la société dans
laquelle nous plaçons le confesseur de Son Éminence.
Mais le P. Mulot n’était point un de ces casuistes rigides,
qui surchargent leurs pénitents de Pater noster et d’Ave
Maria…
Non, le P. Mulot était avant tout un ami du cardinal. Onze
ans auparavant, lors de l’assassinat du maréchal d’Ancre,
lorsque la reine-mère avait été exilée à Blois et le cardinal
à Avignon, le P. Mulot, soit par amitié pour le jeune
Richelieu, soit confiance dans son génie à venir, avait
vendu tout ce qu’il possédait, et en avait tiré trois ou quatre
mille écus pour le cardinal, alors évêque de Luçon. Aussi
conservait-il son franc-parler avec tout le monde, et ne se
gênait-il pour qui que ce fût. Mais c’était surtout à l’endroit
du mauvais vin qu’il était d’autant plus intraitable qu’il était
tout à fait courtisan du bon. Un jour qu’il dînait chez
M. d’Alaincourt, gouverneur de Lyon, et qu’il était
mécontent du vin qu’on lui servait, il fit venir le laquais qui
l’avait versé, et le prenant par l’oreille :
– Mon ami, lui dit-il, vous êtes un grand coquin de ne
point avertir votre maître, qui, peut-être ne s’y connaissant
pas, croit nous donner du vin et nous sert de la piquette.
À ce culte de la vigne, le digne aumônier avait gagné un
nez qui, pareil à celui de Bardolph, le joyeux compagnon
de Henri V, eût pu servir le soir de lanterne, de sorte qu’un
jour, que, n’étant encore qu’évêque de Luçon,
M. de Richelieu essayait des chapeaux de castor, et que le
P. Mulot le regardait les essayer, M. de Richelieu en choisit
un, et le mettant sur sa tête : – « Celui-ci me va-t-il bien ?
demanda-t-il.
– Il irait encore mieux à Votre Grandeur, répondit Bois-
Robert, s’il était de la couleur du nez de votre aumônier.
Le brave Mulot ne pardonna jamais cette plaisanterie à
Bois-Robert.
Le second convive attendu par le cardinal était un
gentilhomme de Touraine, appelé Lafalone. C’était une
espèce de gardien que le cardinal s’était fait donner par le
roi avant qu’il eût des gardes, pour empêcher qu’on ne le
dérangeât inutilement ou pour des choses de peu
d’importance. Ce Lafalone était aussi grand mangeur que
Mulot était buveur, et voir boire l’un et manger l’autre était
un plaisir que se donnait presque tous les jours le cardinal.
En effet, Lafalone ne pensait qu’à la table. Quand les
autres disaient qu’il ferait beau promener, qu’il ferait beau
chasser, qu’il ferait beau baigner aujourd’hui, lui,
invariablement disait : qu’il ferait beau manger, il en résulta
que, quoique le cardinal eût des gardes, il n’en conserva
pas moins Lafalone.
Le troisième convive ou plutôt la troisième personne à
laquelle le cardinal avait fait dire devenir, était François
Metel de Bois-Robert, l’un de ses collaborateurs, mais
plutôt encore son bouffon. D’abord, on ne saurait dire
pourquoi Bois-Robert lui avait fort déplu. Il s’était sauvé de
Rouen, où il était avocat, pour une mauvaise affaire que
voulait lui faire une fille qui l’accusait de lui avoir fait-deux
enfants. En arrivant à Paris, il s’était attaché au cardinal
Duperron, puis avait tenté de passer au service du
cardinal ; mais nous l’avons dit, il ne lui était point
sympathique, et plusieurs fois il gronda ses gens de ne pas
savoir le défaire de lui.
– Eh ! monsieur, lui dit un jour Bois-Robert, vous laissez
bien manger aux chiens les miettes de votre table, ne vaux-
je pas bien un chien ?
Cette humilité désarma le cardinal, et non-seulement il
avait pris Bois-Robert en amitié mais encore il ne pouvait
se passer de lui.
Quand le cardinal était de bonne humeur, il l’appelait :
Le Bois tout court, à cause d’un don que lui avait fait
M. de Château-neuf sur le bois qui vient de Normandie.
C’était son journal du matin ; par Bois-Robert, le
cardinal connaissait tout ce qui se passait dans cette
république des lettres qui commençait à se consolider ;
puis Bois-Robert, qui avait un cœur excellent, guidait la
main du cardinal dans les bienfaits qu’elle devait répandre,
et parfois, bon gré, mal gré, la forçait de s’ouvrir quand elle
voulait rester fermée par quelque motif de haine ou de
jalousie, et Bois-Robert, à sa manière, lui prouvait que
celui qui peut ce venger ne doit point haïr, et que celui qui
est tout-puissant ne saurait être jaloux.
On comprend qu’avec cette éternelle tension d’esprit
vers la politique, ces menaces éternelles de conspirations,
cette lutte acharnée contre tout ce qui l’entourait, le cardinal
avait besoin de temps en temps de se laisser aller à des
gaités qui, pour lui, devenaient presque de l’hygiène ; l’arc
trop tendu et surtout toujours tendu se fût brisé.
C’était surtout après des nuits comme celle qu’il venait
de passer, et au milieu de ses plus sombres
préoccupations, que le cardinal recherchait la société des
trois hommes avec lesquels nous allons le voir se reposer
quelques instants de ses travaux, de ses angoisses et de
ses fatigues.
D’ailleurs, outre les contes qu’il espérait tirer, comme
d’habitude, de la verve intarissable de Bois-Robert, il avait
à le charger de découvrir la demeure de la demoiselle de
Gournay et de la lui amener.
Aussitôt sa lettre pour Marion Delorme déposée dans le
couloir, il ordonna donc, comme nous l’avons dit, à
Charpentier d’ouvrir à ses trois convives.
Charpentier ouvrit la porte.
Bois-Robert et Lafalone se firent des politesses pour
passer ; mais Mulot, qui paraissait de mauvaise humeur,
les écarta tous deux et passa le premier.
Il tenait une lettre à la main.
– Oh ! lui dit le cardinal, qu’avez-vous donc, mon cher
abbé ?
– Ce que j’ai, cria Mulot, en trépignant, j’ai que je suis
furieux !
– Et pourquoi ?
– Ils n’en feront jamais d’autres !
– Qui ?
– Ceux qui m’écrivent de votre part.
– Bon Dieu ! qu’ont-ils donc fourré dans votre lettre ?
– Ce n’est pas la lettre qui est mal ; au contraire, contre
l’habitude de vos gens, elle est assez polie.
– Qui est donc mal, alors ?
– L’adresse. Vous savez bien que je ne suis pas votre
aumônier, attendu que, si je consens jamais à être
l’aumônier de quelqu’un, ce sera de plus grand que vous.
Je suis chanoine de la Sainte-Chapelle.
– Oh ! alors, qu’ont-ils mis sur l’adresse ?
– Ils ont mis : « À monsieur, monsieur Mulot, aumônier
de Son Éminence, » les sots.
– Ouais ! dit le cardinal en riant, car il se doutait bien
qu’il allait s’attirer quelques rebuffades ; si c’était moi qui
eusse mis l’adresse ?
– Si c’était vous, cela ne m’étonnerait pas, ce ne serait
point, Dieu merci, la première sottise que vous auriez faite.
– Je suis bien aise de savoir que cela vous contrarie.
– Cela ne me contrarie pas, cela m’exaspère.
– Tant mieux !
– Pourquoi, tant mieux ?
– Parce que vous n’êtes jamais si réjouissant que
quand vous êtes en colère, et comme j’aime beaucoup à
vous voir en colère, je ne vous écrirai plus jamais qu’à
« monsieur Mulot, aumônier de Son Éminence. »
– Faites cela et vous verrez.
– Que verrai-je ?
– Vous verrez que je vous laisserai déjeuner tout seul.
– Bon, je vous enverrai chercher par Cavois.
– Je ne mangerai pas.
– On vous fera manger de force.
– Je ne boirai pas.
– On débouchera sous votre nez des bouteilles de
romanée, de clos-vougeot et de chambertin.
– Taisez-vous’! taisez-vous ! cria Mulot, au comble de
l’exaspération, et marchant sur le cardinal les poings
fermés. Tenez, je le dis hautement, vous êtes un méchant
homme.
– Mulot ! Mulot ! dit le cardinal, pâmant de rire, au fur et
à mesure que son interlocuteur pâmait de colères. Je vais
vous faire arrêter !
– Et sous quel prétexte ?
– Sous le prétexte que vous révélez le secret de la
confession.
Les assistants éclatèrent de rire, tandis que Mulot
déchirait la lettre eu morceaux et la jetait au feu.
Pendant la discussion on avait apporté une table toute
dressée.
– Ah ! voyons ce qu’il y a pour déjeuner, dit Lafalone, et
sachons si cela vaut la peine de déranger un brave
gentilhomme qui avait chez lui son déjeuner
magnifiquement servi ?
Et levant les plats les uns après les autres :
– Ah ! ah ! blancs de chapons à la royale, un salmis de-
pluviers et d’alouettes, deux bécasses rôties, champignons
farcis à la provençale, écrevisses à la manière de
Bordeaux ! à la rigueur, on peut déjeuner avec cela.
– Hé pardieu ! fit Mulot, de la nourriture on en aura
toujours assez ; chacun sait que M. le cardinal donne dans
tous les péchés mortels et particulièrement dans celui de la
gourmandise ; mais ce sont les vins qu’il s’agit d’examiner :
Bouzy rouge, hum ! bordeaux grand cru, c’est bon pour les
gens qui ont mal à l’estomac, comme tous les vins de
Bordeaux. Vivent les vins de Bourgogne ! Nuits, ah ! ah !
pomard, moulin-à-vent, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux,
mais enfin il faudra s’en contenter.
– Comment, l’abbé, vous avez à votre déjeuner du
champagne, du bordeaux, du bourgogne, et vous ne
trouvez pas que ce soit assez ?
– Je ne dis pas qu’il n’y en ait point assez, dit Mulot en
se radoucissant, je dis seulement qu’il pourrait être
meilleur.
– Déjeunes-tu avec nous, le Bois ? demanda le
cardinal.
– Son Éminence m’excusera ; elle m’a fait ordonner de
venir ce matin, mais elle ne m’a point parlé de déjeuner, et
j’ai déjeuné, avec Racan, qui ôtait ses chausses sur une
borne au coin de la vieille rue du Temple et de la rue Saint-
Antoine.
– Que diable viens-tu me conter-là ? Mettez-vous donc à
table, Mulot ; asseyez-vous, Lafalone, et silence pour
écouter M. le Bois, qui va nous conter quelque joli
mensonge.
– Qu’il conte ! qu’il conte ! dit Lafalone, ce n’est pas moi
qui l’interromprai.
– Je bois ce verre de pomard à votre récit, maître le
Bois, dit Mulot avec un reste de rancune, et qu’il soit plus
amusant que d’habitude.
– Je ne le peux pas faire plus amusant qu’il n’est, dit
Bois-Robert, puisque je raconte la vérité.
– La vérité, dit le cardinal ; avec cela qu’il est d’habitude
d’ôter ses chausses en pleine rue à huit heures et demie
du matin, sur une borne.
– Monseigneur, vous allez voir. Votre Éminence sait que
Malherbe loge à cent pas d’ici, rue des Tournelles.
– Oui, je sais cela, dit le cardinal, qui, mangeant très
peu, à cause de son mauvais estomac, pouvait parler en
mangeant.
– Eh bien, il paraît qu’hier soir ils avaient, fait orgie chez
lui avec Ivrande et Racan, de sorte que, comme Malherbe
n’a qu’une chambre, les trois compagnons, ivres-morts, ont
couché dans la même chambre. Racan se réveille le
premier, il paraît qu’il avait affaire de bonne heure, il se
lève, prend les chausses d’Ivrande pour son caleçon, les
passe sans s’apercevoir de la méprise, met les siennes
par-dessus, achève sa toilette et sort. Cinq minutes après,
Ivrande veut se lever à son tour et ne trouve plus ses
chausses. « Mordieu ! dit-il à Malherbe, il faut que ce soit
ce maître distrait de Racan qui les ait prises. »
Et sur ce, Ivrande passe les chausses de Malherbe, qui
était encore au lit, et, malgré les cris de celui-ci, sort tout
courant pour rejoindre Racan qu’il aperçoit s’en allant
gravement avec un derrière deux fois plus gros qu’il n’était
convenable. Ivrande le rejoint, et réclame son bien.
– C’est par ma foi vrai, et tu as raison, lui dit Racan.
Et, sans plus de façon, il s’assied, comme j’ai eu
l’honneur de le dire à Votre Éminence, à l’angle de la rue
Saint-Antoine et de la rue Vieille-du-Temple, à l’endroit le
plus passant de Paris, ôte d’abord les chausses de
dessus, puis celles de dessous, rend celles de dessous à
Ivrande, et repasse les siennes. Je suis arrivé dans ce
moment-là et j’ai offert à Racan de lui payer à déjeuner ; il a
refusé d’abord, en disant qu’il n’était levé si matin que
parce qu’il avait une affaire de la plus haute importance à
terminer, mais quand il a voulu se rappeler quelle affaire il
avait à finir, il n’a jamais pu en venir à bout ; à la fin de notre
déjeuner seulement, il s’est frappé tout à coup le front :
– Bon ! dit-il, je me remémore ce que j’avais à faire.
– Et qu’avait-il de si pressant à faire, demanda le
cardinal, qui, comme toujours, trouvait le plus grand plaisir
au conte de Bois-Robert ?
– Il avait à aller demander des nouvelles de la santé de
madame la marquise de Rambouillet, qui, depuis
l’accident arrivé au marquis de Pisani, a la fièvre.
– En effet, dit le cardinal, j’ai su par ma nièce qu’elle
était fort malade. Vous m’y faites penser, le Bois ; vous
prendrez de ses nouvelles de ma part, en passant chez
elle.
– Inutile, monseigneur.
– Pourquoi cela, inutile ?
– Parce qu’elle est guérie.
– Guérie, et qui l’a traitée ?
– Voiture.
– Bah ! Il s’est donc fait médecin ?
– Non, monseigneur, mais Votre Éminence va voir qu’il
n’est aucunement besoin d’être médecin pour guérir de la
fièvre.
– Comment cela ?
– Il ne s’agit que d’avoir deux ours.
– Comment, deux ours ?
– Oui, notre Voiture avait entendu dire, qu’en faisant une
grande surprise à une personne qui avait la fièvre, on
pouvait guérir cette personne, et il s’en allait par les rues
cherchant quelle surprise il pourrait faire à madame
de Rambouillet, lorsqu’il rencontra deux montreurs d’ours
avec leurs bêtes.
– Oh ! pardieu ! dit-il, voilà mon affaire.
Il prend avec lui les Savoyards et les animaux et conduit
le tout à l’hôtel Rambouillet.
La marquise était alors assise près de son feu,
protégée par un paravent. Voiture entre à pas de loup,
approche deux chaises du paravent et fait monter dessus
ses deux ours. Mme de Rambouillet entend souffler derrière
elle, se retourne et aperçoit au-dessus de sa tête deux
museaux grognants. Elle pensa en mourir de peur, mais la
fièvre fut coupée.
– Oh ! la bonne histoire, dit le cardinal. Qu’en pensez-
vous, Mulot ?
– Je pense qu’aux yeux de Dieu, tous les moyens sont
bons, dit l’aumônier, que le vin rendait tendre à la religion,
pourvu que l’on soit en état de grâce avec lui.
– Dieu ! foin du prêcheur, dans quelle mauvaise
compagnie met-il Dieu ! avec Voiture, un Savoyard et deux
ours, et le tout chez la marquise de Rambouillet.
– Dieu est partout, dit l’aumônier en levant
béatiquement les yeux et son verre au ciel. Mais vous,
monseigneur, vous ne croyez pas en Dieu.
– Comment, je ne crois pas en Dieu ! dit le cardinal.
– N’allez-vous pas me dire que vous y croyez
maintenant, dit l’abbé, fixant sur le cardinal ses petits yeux
noirs, illuminés par son nez.
– Mais certainement, que j’y crois.
– Allons donc, dans votre dernière confession, vous
m’avez avoué que vous n’y croyiez pas.
– Lafalone ! Le Bois ! s’écria en riant le cardinal, n’allez
pas croire un mot de ce que vous dit Mulot, il est tellement
ivre qu’il confond ma confession avec son examen de
conscience. Avez-vous fini, Lafalone ?
– J’achève, monseigneur.
– Bien ! Aussitôt que vous aurez fini, dites-nous les
grâces et laissez-moi libre ; j’ai à charger le Bois d’une
commission secrète.
– Et moi, monseigneur, dit le Blois, j’ai une petite
pétition à vous présenter.
– Encore un protégé.
– Non, monseigneur, une protégée.
– Le Bois ! le Bois ! tu t’égares, mon ami.
– Oh monseigneur, elle a soixante-dix ans !
– Et que fait ta protégée ?
– Des vers, monseigneur.
– Des vers ?
– Oui, et même de fort beaux. Voulez-vous en
entendre ?
– Non pas, cela endormirait Mulot et donnerait une
indigestion à Lafalone.
– Quatre seulement.
– Oh quatre, il n’y a pas d’inconvénient.
– Tenez, monseigneur, dit Bois Robert en présentant au
cardinal une gravure de Jeanne d’Arc qu’il avait, en entrant,
posée sur un fauteuil, voici.
– Mais, dit le cardinal, ceci est une gravure et tu me
parles de vers !
– Lisez au dessous de la gravure, monseigneur.
– Ah ! très-bien.
Et le cardinal lut les quatre vers suivants :

Peux-tu bien accorder, vierge du ciel chérie,


La douceur de tes yeux et ce glaive irrité ?
La douceur de mes yeux caresse ma patrie,
Et mon glaive en fureur lui rend sa liberté.

– Tiens, tiens, tiens, fit le cardinal, et il relut les vers une


seconde fois. Mais ils sont très-bien ces vers ; ils ont la
tournure fière et puissante, de qui sont-ils ?
– Lisez le nom de l’auteur, il est écrit au-dessous,
monseigneur.
– Marie Lejars, demoiselle de Gournay.
– Comment ! s’écria le cardinal, ces vers sont de
Mlle de Gournay ?
– De Mlle de Gournay, oui, monseigneur.
– De Mlle de Gournay, qui a fait un volume intitulé :
L’Ombre.
– Qui a fait un volume intitulé : L’Ombre.
– Mais c’est justement chez elle que je voulais t’envoyer,
le Bois.
– Comme cela se trouve.
– Prends mon carrosse et va me la quérir.
– Le malheureux, fit Mulot, il leur fera tant faire de
courses pour ses malheureux poètes, qu’il crèvera les
chevaux de monseigneur.
– L’abbé, dit Bois-Robert, si Dieu avait créé les
chevaux de monseigneur pour qu’ils se reposassent, il les
eût faits chanoines de la Sainte-Chapelle.
– Ah ! pour cette fois, vous en tenez, compère, dit en
éclatant de rire Richelieu, tandis que Mulot grommelait, ne
trouvant rien à répondre.
– Mais que l’aumônier de monseigneur se rassure !
– Je ne suis pas l’aumônier de monseigneur, hurla
Mulot exaspéré.
– La demoiselle de Gournay est là, fit Bois-Robert.
– Comment, la demoiselle de Gournay est là, demanda
le cardinal.
– Oui, comme je comptais ce matin solliciter pour elle
une faveur de Son Éminence, et que, connaissant la bonté
de Son Éminence, j’étais sûr qu’elle me l’accorderait, je lui
ai fait dire d’être chez monseigneur entre dix heures et dix
heures et demie, de sorte qu’elle doit attendre.
– Le Bois, tu es un homme précieux ; allons, l’abbé,
encore un verre de nuits ; allons, Lafalone, encore une
cuillerée de ces confitures, et dites vos grâces ; il ne faut
pas faire attendre Mlle de Gournay, qui est demoiselle
noble et fille d’adoption de Montaigne.
Lafalone croisa béatiquement les mains sur son gros
ventre, et les yeux dévotement levés au ciel :
– Seigneur Dieu, dit-il, faites-nous la grâce de bien
digérer ce bon déjeuner que nous avons si bien mangé.
C’était ce que le cardinal appelait les grâces de
Lafalone.
– Et maintenant, messieurs, dit le cardinal, laissez-moi.
Lafalone et Mulot se levèrent à cette invitation, Lafalone
le visage épanoui, Mulot la figure rechignée, et tous deux
gagnèrent la porte, Lafalone roulant sur lui-même et disant :
– Décidément, l’on déjeune bien chez Son Éminence.
Mulot, titubant comme un Silène, et balbutiant, les mains
levées au ciel :
– Un cardinal qui ne croit pas en Dieu, abomination de
la désolation !
Quant à Bois Robert, heureux d’annoncer une bonne
nouvelle à sa protégée, il s’était déjà élancé hors du
cabinet de Son Éminence.
Le cardinal resta un instant seul ; mais si court que fût
cet instant, il lui suffit pour rendre à son visage anguleux, à
son front pâle et à son œil pensif leur sévère physionomie.
– La feuille existe, murmura-t-il ; Sully connaît celui qui la
tient. Oh ! moi aussi, je le connaîtrai.
Et comme Bois-Robert rentrait tenant la demoiselle
de Gournay par la main, le sourire, hôte inusité de cette
sombre physionomie, reparut momentanément sur ses
lèvres.
XIII

LA DEMOISELLE
DE GOURNAY.
La demoiselle de Gournay était, comme nous l’avons
dit, une vieille fille, née vers le milieu du seizième siècle ;
elle était de Picardie et était de bonne maison.
À l’âge de 19 ans, elle avait lu les Essais de Montaigne,
et en étant restée émerveillée, elle avait désiré connaître
l’auteur.
Justement, sur ces entrefaites, Montaigne était venu à
Paris ; aussitôt elle s’enquit de son adresse, l’envoya
saluer et lui déclarer l’estime qu’elle faisait de sa personne
et de son livre.
Montaigne vint la voir le lendemain, et la trouvant si
jeune et si enthousiaste, lui offrit l’affection et l’alliance de
père à fille, ce qu’elle reçut avec reconnaissance.
À partir de ce jour, elle ajouta au-dessous de sa
signature : Fille d’alliance de Montaigne.
Elle faisait des vers pas trop mauvais, comme on l’a vu ;
mais ces vers la nourrissaient mal, et elle était dans un état
voisin de la misère, lorsque Bois-Robert, que l’on nommait
l e solliciteur des Muses affligées, sut sa détresse et
résolut de la présenter au cardinal de Richelieu.
Bois-Robert connaissait si bien sa puissance sur le
cardinal, qu’il disait :
– Je ne demande pas plus que d’être aussi bien dans
l’autre monde avec monseigneur Jésus-Christ que je suis
dans celui-ci avec monseigneur le cardinal.
Bois-Robert n’hésita point à conduire sa protégée
place Royale, et, par un hasard étrange, il lui donnait
rendez-vous, dans le salon d’attente de Son Éminence, le
jour même et à l’heure même où le cardinal comptait lui
dire de la lui amener.
La pauvre vieille fille se trouvait donc là à point nommé,
et semblait, en habile solliciteuse, avoir prévenu les désirs
du cardinal.
Ce fut, nous l’avons dit, avec un visage souriant qu’il la
reçut, et comme il connaissait son Paris littéraire sur le
bout du doigt, il la salua avec un compliment tiré tout entier
de vieux mots extraordinaires de son livre de l’Ombre.
Mais elle alors, sans se déconcerter.
– Vous riez de la pauvre vieille, dit-elle : mais riez, riez,
grand génie ! ne faut-il pas que le monde entier contribue à
votre divertissement !
Le cardinal, étonné de cette présence d’esprit et touché
de cette humilité, lui fit ses excuses.
Puis, se retournant vers Bois-Robert :
– Voyons, le Bois, dit-il, que veux-tu que nous fassions
pour Mlle de Gournay ?
– Ce n’est pas à moi de mettre des bornes à la
générosité de Votre Éminence, dit Bois Robert en
s’inclinant.
– Eh bien, reprit le cardinal, je lui donne deux cents écus
de pension.
C’était beaucoup pour cette, époque-là, et, surtout pour
une pauvre vieille fille. Deux cents écus faisaient douze
cents livres, et douze cents livres de cette époque en
faisaient quatre à cinq mille de la nôtre.
Aussi la demoiselle de Gournay commença-t-elle un
geste et une phrase de remercîment ; mais Bois-Robert,
qui n’était pas content et qui ne tenait pas le cardinal quitte
pour si peu, l’arrêta au milieu de son geste et au premier
mot de sa phrase.
– Monseigneur a dit deux cents écus ? dit le Bois.
– Oui, fit le cardinal.
– Bon pour elle, monseigneur, et elle vous en remercie ;
mais Mlle de Gournay a des domestiques.
– Ah ! elle a des domestiques ! fit le cardinal.
– Oui, une fille de noblesse ne peut se servir elle-même,
monseigneur comprendra cela.
– Je le comprends ; et quels domestiques a
Mlle de Gournay ? demanda le cardinal, décidé d’avance,
pour se l’acquérir, à faire en faveur de la solliciteuse tout ce
que lui demanderait Bois-Robert.
– Elle a Mlle Jamyn, répondit Bois-Robert.
– Oh ! monsieur Bois-Robert, murmura la vieille fille,
trouvant que Bois-Robert prenait bien des libertés sur le
terrain de la bienveillance du cardinal.
– Laissez-moi faire, laissez-moi faire, dit Bois-Robert :
je connais Son Éminence.
– Et qu’est-ce que c’est que Mlle Jamyn ? demanda le
cardinal.
– La bâtarde d’Amadis Jamyn, page de Ronsard.
– Je donne cinquante livres par an pour la bâtarde
d’Amadis Jamyn, page de Ronsard, répondit le cardinal.
La vieille fit un mouvement pour se lever, mais Bois-
Robert la fit rasseoir.
– Bon pour Mlle Jamyn, dit le solliciteur obstiné, et
lle
M de Gournay vous remercie en son nom ; mais elle a
encore ma mie Piaillon.
– Qu’est-ce que ma mie Piaillon ? demanda le cardinal,
tandis que la pauvre Mlle de Gournay faisait à Bois-Robert
des gestes désespérés auxquels celui-ci ne paraissait
point accorder la moindre attention.
– Ma mie Piaillon ? Votre Éminence ne connaît pas ma
mie Piaillon ?
– Non, le Bois, je l’avoue.
– C’est la chatte de Mlle de Gournay.
– Monseigneur, s’écria la vieille fille, excusez, je vous en
supplie.
Le cardinal fit un signe de la main pour la rassurer.
– Je donne vingt livres de pension à ma mie Piaillon, à
la condition qu’elle aura des tripes.
– Oui, elle en aura, et même des tripes à la mode de
Caen, si Votre Éminence l’exige, et M lle de Gournay vous
remercie au nom de ma mie Piaillon, monseigneur, mais…
– Comment, le Bois ? dit le cardinal ne pouvant
s’empêcher de rire, il y a un mais ?
– Oui, monseigneur ; mais ma mie Piaillon vient de
chatonner.
– Oh ! fit la demoiselle de Gournay confuse et joignant
les mains.
– Combien de chatons ? demanda le cardinal.
– Cinq !
– Ouais ! fit le cardinal, ma mie Piaillon est bien
féconde ; n’importe, le Bois, j’ajoute une pistole pour
chaque chaton.
Et maintenant, mademoiselle de Gournay, dit Bois-
Robert enchanté, je vous permets de remercier Son
Éminence.
– Pas encore, pas encore, dit le cardinal, et ce n’est
point à Mlle de Gournay de me remercier maintenant,
tandis que ce sera probablement à moi, au contraire, de la
remercier tout a l’heure.
– Bah ! fit Bois-Robert étonné.
– Laisse-nous seuls, le Bois, j’ai une grâce à demander
à mademoiselle.
Bois-Robert jeta un regard ébahi sur le cardinal, puis
sur Mlle de Gournay.
– Oui, je vois bien ce qui se passe dans votre esprit,
maître drôle, dit le cardinal ; mais si j’entends, le moindre
propos sur l’honneur de Mlle de Gournay venant de vous,
vous aurez affaire à moi. Attendez mademoiselle dans le
salon.
Bois-Robert salua et sortit ; il ne comprenait absolument
rien à ce qui se passait.
Le cardinal s’assura que la porte était bien refermée, et
s’approchant de Mlle de Gournay non moins étonnée que
Bois-Robert :
– Oui, mademoiselle, lui dit-il, j’ai une grâce à vous
demander.
– Laquelle, monseigneur ? fit la pauvre vieille fille.
– C’est de reporter vos souvenirs en arrière ; cela vous
sera facile ; vous devez avoir bonne mémoire, n’est-ce
pas ?
– Excellente, monseigneur, si ce n’est pas trop loin.
– Le renseignement que j’ai à vous demander concerne
un fait ou plutôt deux faits qui se sont passés du 9 au 11
mai 1610.
Mlle de Gournay fit un soubresaut à cette date, et
regarda le cardinal d’un œil qui trahissait l’inquiétude.
– Du 9 au 11 mai, répéta-t-elle, du 9 au 11 mai 1610,
c’est-à-dire l’année même où fut assassiné notre pauvre
cher roi Henri IV, le bien-aimé.
– Justement, mademoiselle, et le renseignement que
j’ai à vous demander est relatif à sa mort.
Mlle de Gournay ne répondit rien, mais son inquiétude
parut redoubler.
– Ne vous inquiétez point, mademoiselle, dit Richelieu,
l’espèce d’enquête que je vous fais subir ne vous concerne
aucunement. Et, bien loin de vous en vouloir, sachez, pour
n’en avoir de reconnaissance qu’à vous même, que c’est à
votre fidélité aux bons principes, à cette époque, bien plus
qu’à la sollicitation de Bois-Robert, que vous devez la
faveur, bien au-dessous de votre mérite, que je viens de
vous accorder.
– Excusez-moi, monseigneur, dit la pauvre fille toute
troublée, mais je n’y comprends rien.
– Deux mots suffiront pour vous mettre au courant : vous
avez connu une femme nommée Jeanne le Voyer, dame
de Coëtman ?
Cette fois, Mlle de Gournay tressaillit et pâlit visiblement.
– Oui, dit-elle, elle est du même pays que moi, mais
d’une trentaine d’années plus jeune, si toutefois elle vit
encore.
– Elle vous remit, le 9 ou le 10 mai, elle ne se rappelait
plus elle-même le jour précis, une lettre adressée à
M. de Sully, mais pour être communiquée au roi Henri IV ?
– Le 10 mai, oui, monseigneur.
– Vous savez ce que contenait cette lettre ?
– C’était un avis au roi qu’il devait être assassiné.
– La lettre nommait les auteurs du complot ?
– Oui, monseigneur, dit la demoiselle de Gournay toute
tremblante.
– Vous vous rappelez les personnes dénoncées par la
dame de Coëtman ?
– Je me les rappelle.
– Voulez-vous me dire leurs noms ?
– C’est bien grave, ce que vous me demandez là,
monseigneur !
– Vous avez raison ; je vais vous les nommer ; vous
vous contenterez de répondre oui ou non par un signe de
tête. Les personnes dénoncées par Mme de Coëtman
étaient : la reine-mère, Marie de Médicis, le maréchal
d’Ancre et le duc d’Épernon ?
La demoiselle de Gournay, plus morte que vive, fit de la
tête un signe affirmatif.
– Cette lettre, continua le cardinal, vous la remîtes à
M. de Sully, qui eut l’immense tort de ne pas la montrer au
roi et vous la rendit, se contentant de lui en parler.
– Tout cela est parfaitement exact, monseigneur, dit
Mlle de Gournay.
– Cette lettre, vous l’avez gardée ?
– Oui, monseigneur ; car deux personnes seulement
avaient le droit de me la réclamer ; le duc de Sully, auquel
elle était adressée, et la dame de Coëtman qui l’avait
écrite.
– Vous n’avez jamais entendu reparler de M. de Sully ?
– Non, monseigneur.
– Ni de la dame de Coëtman ?
– J’ai appris qu’elle avait été arrêtée le 13 ; je ne l’ai
pas revue depuis, et ne sais si elle est morte ou vivante.
– Donc vous avez cette lettre ?
– Oui, monseigneur.
– Eh bien, la grâce que j’ai à vous demander, ma chère
demoiselle, c’est de me la remettre.
– Impossible, monseigneur, dit M lle de Gournay avec
une fermeté dont un instant auparavant on l’eût crue
incapable.
– Pourquoi cela ?
– Parce que, comme j’avais l’honneur de le dire, il n’y a
qu’un instant, à Votre Éminence, deux personnes
seulement ont le droit de me réclamer cette lettre ; la dame
de Coëtman, qui a été accusée de complicité dans cette
sombre et douloureuse affaire et à qui elle peut servir de
justification, et M. le duc de Sully.
– La dame de Coëtman n’a pas besoin, à l’heure qu’il
est, de justification, attendu qu’elle est morte cette nuit,
entre une heure et deux heures, au couvent des Filles
repenties.
– Dieu ait son âme ! dit Mlle de Gournay en se signant,
ce fut une martyre.
– Et quant au duc de Sully, continua le cardinal, s’étant
si peu soucié de la lettre depuis dix-huit ans, il est probable
qu’il ne s’en soucie pas davantage aujourd’hui.
Mlle de Gournay secoua la tête.
– Je ne puis rien faire qu’avec la permission de
M. de Sully, dit-elle, surtout la dame de Coëtman n’étant
plus de ce monde.
– Et cependant, dit Richelieu, si je mettais les grâces
que je vous ai accordées au prix de cette lettre.
Mlle de Gournay se leva avec une dignité suprême.
– Monseigneur, dit-elle, je suis fille de noblesse et, par
conséquent gentilfemme, comme vous êtes gentilhomme…
Je mourrai de faim s’il le faut, mais ne ferai point une
chose que me reprocherait ma conscience.
– Vous ne mourrez pas de faim, noble fille, et votre
conscience ne vous reprochera rien, dit le cardinal avec
une visible satisfaction de voir tant de loyauté dans une
pauvre faiseuse de livres ; j’ai promesse de M. de Sully de
vous donner cette permission, et vous allez aller vous-
même à l’hôtel de Sully avec mon capitaine des gardes,
pour la lui demander.
Puis, appelant à la fois Cavois et Bois-Robert, qui
entrèrent chacun par une porte :
– Cavois, dit-il, vous allez conduire de ma part et dans
mon carrosse Mlle de Gournay chez M. le duc de Sully ;
vous ferez en sorte, en me nommant, qu’elle soit introduite
sans attendre ; puis l’accompagnerez, en carrosse
toujours, jusque chez elle, et là elle vous remettra une lettre
que vous ne rendrez qu’à moi.
Puis s’adressant à Bois Robert :
– Le Bois, ajouta-t-il, je double la pension de la
demoiselle de Gournay, de la bâtarde d’Amadis Jamyn, de
ma mie Piaillon et des chatons : est-ce bien cela, et n’ai-je
oublié personne ?
– Non, monseigneur, dit Bois-Robert au comble de la
joie.
– Vous vous entendrez avec mon trésorier, afin que
cette pension courre du 1er janvier de l’année 1628.
– Ah ! monseigneur, s’écria M lle de Gournay saisissant
la main de Richelieu pour la lui baiser.
– C’est à moi de baiser la vôtre, mademoiselle, dit le
cardinal.
– Monseigneur, monseigneur, fit M lle de Gournay
essayant de retirer sa main, à une vieille fille de mon âge !
– Main loyale vaut bien jeune main, dit le cardinal.
Et il baisa la main de Mlle de Gournay aussi
respectueusement que si elle n’eût eu que 25 ans.
Mlle de Gournay sortit par une porte avec Cavois, et
Bois-Robert par l’autre.
XIV

LE RAPPORT DE
SOUSCARRlÈRES.
Resté seul, le cardinal appela son secrétaire
Charpentier et lui demanda sa correspondance du jour.
Elle contenait trois lettres importantes :
Une de Beautru, l’ambassadeur, ou plutôt l’envoyé en
Espagne, car jamais Beautru ne fut ambassadeur en titre ;
sa position de demi-bouffon à la cour, nous dirions
d’homme d’esprit si nous ne craignions pas d’être
impertinent pour la haute diplomatie, ne permettant pas
qu’on lui donnât le titre d’ambassadeur.
La seconde, de La Saladie, envoyé extraordinaire en
Piémont, à Mantoue, à Venise et à Rome.
La troisième de Charnassé, envoyé de confiance en
Allemagne et chargé d’une mission secrète pour Gustave-
Adolphe.
Peut-être Beautru n’avait-il été choisi, par Mgr
de Richelieu, que parce qu’il était un des grands ennemis
de M. d’Épernon ; s’étant permis quelques plaisanteries
sur le duc, le duc le fit prendre par les Simon, déjà
mentionnés, on s’en souviendra, par Latil comme des
donneurs d’étrivières : encore mal remis de cet accident, et
les reins endoloris, il vint faire visite à la reine-mère,
s’appuyant sur une canne.
– Avez-vous donc la goutte, monsieur de Beautru, lui
demanda la reine-mère, que vous êtes obligé de vous
appuyer sur un bâton ?
– Madame, répondit le prince de Guéménée, Beautru
n’a pas la goutte, mais il porte le bâton comme saint
Laurent porte son gril, pour montrer l’instrument de son
martyre.
Étant en province, le juge d’une petite ville l’importunait
si souvent qu’il avait ordonné à son valet de ne plus le
laisser entrer ; le juge se présente ; malgré la défense, le
valet l’annonce.
– Ne t’ai-je pas ordonné, drôle, de trouver un prétexte
pour me débarrasser de lui ?
– Par ma foi oui, vous m’avez dit cela, mais je ne sais
que lui dire.
– Dis-lui que je suis au lit, pardieu !
Le valet sort et rentre.
– Monsieur, il dit qu’il attendra que vous soyez levé.
– Dis-lui que je suis malade, alors.
Le valet sort et rentre :
– Monsieur, il dit qu’il vous enseignera une recette.
– Dis-lui que je suis à l’extrémité.
Le valet sort et rentre.
– Monsieur, il dit qu’il veut vous faire ses adieux.
– Dis-lui que je suis mort.
Le valet sort et rentre.
– Monsieur, il dit qu’il veut vous jeter de l’eau bénite.
– Alors, fais-le entrer, dit Beautru avec un soupir ; je
n’aurais jamais cru trouver un homme plus entêté que moi.
Une des choses qui le recommandaient au cardinal,
c’était d’abord son honnêteté. Le cardinal disait de lui :
« J’aime mieux la conscience de Beautru, qu’on appelle un
bouffon, que celle de deux cardinaux de Bérulle. » Ce qui le
recommandait encore au cardinal c’était son souverain
mépris pour Rome, qu’il appelait une chemise
apostolique ; le cardinal lui communiqua un jour une
promotion de dix cardinaux nommés par Urbain XIII, et dont
le dernier s’appelait Fachinetti.
– Je n’en vois que neuf, dit Beautru.
– Bon ! et Fachinetti, dit le cardinal ?
– Excusez-moi, monseigneur, répondit Beautru, je
croyais que c’était le titre des neuf autres.
Beautru écrivait que l’Espagne n’avait point paru
prendre sa mission au sérieux. Le comte-duc Olivarès
l’avait conduit voir le poulailler du roi qui était bien tenu, et
lui avait dit qu’il ne doutait point que, dès que S.
M. Philippe IV saurait son arrivée, il ne lui envoyât della
gallos, ce qui en espagnol faisait un jeu de mots
médiocrement poli pour la France. Il ajoutait qu’il invitait le
cardinal à ne voir dans toutes les propositions que ferait
l’Espagne, qu’un moyen de gagner du temps, le cabinet de
Madrid étant lié par un traité avec Charles-Emmanuel pour
l’aider à prendre le Montferrat, quitte à le partager avec lui
quand il serait pris. Il recommandait surtout à son
Éminence de se défier de plus en plus de Fargis qui
appartenait de corps et d’âme – Beautru mettait l’âme en
doute, – mais tout au moins de corps, à la reine mère, et
qui ne faisait rien que sur les notes de sa femme,
lesquelles n’étaient rien autre chose que les instructions de
Marie de Médicis et d’Anne d’Autriche.
Richelieu, après avoir lu la dépêche de Beautru, fit un
imperceptible mouvement d’épaule et murmura :
– J’aimerais mieux la paix, mais je suis prêt à la guerre.
La dépêche de La Saladie était plus explicite encore.
Le duc Charles-Emmanuel, auquel Richelieu faisait
offrir, s’il voulait renoncer à ses prétentions sur le
Montferrat et sur Mantoue, la ville de Trin, avec douze mille
écus de rente en terres souveraines, avait refusé et avait
tout simplement répondu qu’il aimait autant Cazal que Trin,
et que Cazal serait pris avant que les troupes du roi fussent
à Lyon.
À l’arrivée de La Saladie à Mantoue, le nouveau duc qui
commençait à désespérer, avait repris courage, mais il
ajoutait qu’il fallait renoncer au premier plan, qui était de
faire débarquer le duc de Guise avec 7,000 hommes à
Gênes, les Espagnols gardant tous les passages de
Gênes dans le Montferrat. Le roi devait donc se contenter
de forcer le pas de Suze, position bien défendue, mais non
imprenable.
Après avoir vu le duc de Savoie et le duc de Mantoue,
La Saladie annonçait qu’il partait pour Venise.
Richelieu prit son cahier de notes et écrivit :
« Rappeler le chevalier Marini, notre ambassadeur à
Turin en lui ordonnant d’annoncer à Charles Emmanuel que
le roi le regarde comme un ennemi éclairé. »
Charnassé, dans l’intelligence duquel le cardinal avait
d’ailleurs la plus grande confiance, était parti longtemps
avant les deux autres, devant passer avant d’arriver en
Suède, par Constantinople et la Russie. M. de Charnassé,
sous le poids d’une grande douleur, venant de perdre une
femme qu’il adorait, avait sollicité du cardinal, cette
mission, qui l’éloignait de Paris. Il avait traversé
Constantinople, la Russie, et était arrivé près de Gustave.
La lettre du baron n’était qu’un long panégyrique du roi
de Suède, qu’il présentait à Richelieu comme le seul
homme capable d’arrêter le progrès des armes impériales
en Allemagne, si les protestants voulaient signer une ligue
avec lui.
Richelieu réfléchit un instant, puis comme s’il rompait
avec un dernier scrupule :
– Bon, fit-il, le pape dira ce qu’il voudra : au bout du
compte, je suis cardinal, et il ne peut me décardinaliser ;
mais la gloire et la grandeur de la France avant tout !
Et tirant un papier à lui, il écrivit :
– Exhorter le roi Gustave dès qu’il en aura fini avec les
Russes à passer en Allemagne au secours de ceux de sa
religion, dont Ferdinand méditait la perte.
« Promettre au roi Gustave que Richelieu lui fournira
une grosse somme d’argent, s’il seconde sa politique, et
laisser espérer que le roi de France attaquera en même
temps la Lorraine pour faire une diversion. »
Le cardinal, comme on le voit, n’oubliait pas la lettre en
chiffres que, huit jours auparavant, Rossignol avait
déchiffrée.
Enfin le cardinal ajoutait :
« Si l’entreprise du roi de Suède commence bien et
promet un bon succès, le roi de France ne gardera plus
aucun ménagement à l’endroit de la maison d’Autriche. »
« La lettre pour le chevalier Marini et la dépêche pour
Charnassé partiront le jour même.
Le cardinal en était là de son travail diplomatique,
lorsque Cavois rentra, lui rapportant la lettre de
Mme de Coëtman, dont M. de Sully avait donné décharge à
Mlle de Gournay.
Elle était conçue en ces termes :
« Au roi Henri IV, Majesté très-aimée !
« Prière instante au nom de la France, au nom de son
intérêt, au nom de sa vie de faire arrêter un homme nommé
François Ravaillac, connu partout sous le nom de Tueur du
Roi, qui m’a avoué à moi-même son dessein horrible, et
que l’on dit, j’ose à peine le répéter, poussé à ce parricide
par la reine, par le maréchal d’Ancre et par le duc
d’Épernon.
« Trois lettres étant écrites par moi, la très humble
servante de Sa Majesté, à la reine et étant restées sans
réponse, je m’adresse au roi et prie M. le duc de Sully, que
je crois le meilleur ami de Sa Majesté, et même je l’adjure
au besoin de mettre cette lettre sous les yeux du roi dont je
suis la très-humble sujette et servante,
« JEANNE LEVOYER, dame de COËTMAN. »
Richelieu fit un signe de satisfaction, indiquant que la
lettre était bien telle qu’il la désirait ; et ouvrant le tiroir
secret dans lequel était le fil correspondant à la chambre
de sa nièce, après avoir hésité s’il n’appellerait point celle-
ci, il referma le tiroir, s’apercevant que Cavois se tenait
debout devant lui et paraissait avoir encore quelque chose
à lui dire.
– Eh bien, Cavois, que veux-tu encore, importun ? lui
demanda-t-il de ce ton auquel ses familiers ne se
trompaient point, et qu’il prenait lorsqu’il était de belle
humeur.
– Éminence, c’est M. de Souscarrières qui vous fait
tenir son premier rapport.
– Ah ! c’est vrai ! va prendre le premier rapport de
M. de Souscarrières et apporte-le moi.
Cavois sortit.
Le cardinal, comme si l’annonce de Cavois lui eût
rappelé un souvenir oublié, se leva, alla à la porte de
communication donnant chez Marion Delorme, l’ouvrit et
ramassa le billet qui gisait sur le plancher.
Il contenait le renseignement suivant :
« Venu une seule fois, depuis huit jours, chez
Mme de La Montagne : on le croit amoureux d’une
demoiselle de la reine, nommée Isabelle de Lautrec. »
– Ah ! ah ! fit le duc, la fille du baron ; François
de Lautrec, qui est près du duc de Réthellois, à Mantoue !
Et il écrivit en note :
« Donner ordre au baron de Lautrec de rappeler sa fille
près de lui. »
Puis se parlant à lui-même :
– Comme mon intention est d’envoyer le comte
de Moret faire la guerre en Italie, murmura-t-il, il ira de
grand cœur, ne fût-ce que pour se rapprocher de sa bien-
aimée.
Comme il achevait de prendre cette note, Cavois entra
et lui remit un papier sous enveloppe aux armes de
Bellegarde.
Le cardinal déchira, l’enveloppe, déplia le papier et lut :
Rapport du sieur Michel, dit Souscarrières, à Son
Éminence le cardinal de Richelieu.
« Hier, 13 décembre, premier jour de l’exercice du sieur
Michel, dit Souscarrières ?
« M. Mirabel, ambassadeur d’Espagne, a pris une
chaise rue Saint-Sulpice, et s’est fait conduire chez le
joaillier Lopez, où il était rendu à onze heures du matin.
« Vers la même heure, M me de Fargis prenait une
chaise à la rue des Poulies et se faisait, de son côté,
conduire chez Lopez.
« Un des porteurs a vu l’ambassadeur d’Espagne
causer avec la dame de la reine et lui remettre un billet.
« À midi, M. le cardinal de Bérulle a pris une chaise,
quai des Galeries du Louvre, et s’est fait conduire chez
M. le duc de Bellegarde et chez le maréchal
de Bassompierre. Par mes relations dans la maison de
M. de Bellegarde, dont on s’obstine à me croire le fils, j’ai
su qu’il était question d’un conseil secret aux Tuileries, à
l’endroit de la guerre du Piémont. À ce conseil seront
convoqués M. de Guise et M. de Marillac. M. le cardinal
sera averti du jour. »
– Ah ! ah ! fit le cardinal, je me doutais bien que ce
drôle-là ne me serait pas inutile.
« Mme Bellier, femme de chambre de la reine, a pris
vers deux heures une chaise et s’est fait conduire chez
Michel Dauze, apothicaire de la reine, lequel a pris une
chaise à son tour, la nuit venue, et s’est fait conduire au
Louvre.
– Bon, murmura Richelieu, la reine régnante voudrait-
elle avoir son Vauthier comme la reine-mère ? nous la
surveillerons.
Puis, sur son cahier de notes il écrivit :
« Acheter M me Bellier, femme de chambre de la reine,
et Patrocle, écuyer de la petite écurie, son amant. »
« Hier, vers huit heures du soir, S. M. la reine-mère a
pris une chaise et s’est fait conduire chez la présidente de
Verdun, où se faisait conduire, de son côté, un astrologue
nommé le Censuré. L’entretien a duré une heure ; le
Censuré est sorti regardant à la lueur de la lanterne de la
chaise une très Belle bague de diamant, cadeau qui, selon
toute probabilité, lui venait de S. M. la reine-mère. On
ignore le sujet de la conversation.
« Hier soir, M. le comte de Moret a pris une chaise rue
Sainte-Avoie et s’est fait conduire à l’hôtel Longueville, où il
y avait grande réunion, et où se sont fait conduire,
également en chaise, M. d’Orléans, le duc
de Montmorency, Mme de Fargis…
« En sortant, Mme de Fargis a, dans le vestibule,
échangé quelques mots avec M. le comte de Moret. On n’a
entendu que ceux qui ont paru satisfaire également M. le
comte de Moret et Mme de Fargis, car Mme de Fargis s’est
éloignée en riant et M. le comte de Moret en chantant.
– Tout cela est excellent, murmura le cardinal,
continuons.
« Hier, entre onze heures et minuit, M. le cardinal
de Richelieu, déguisé en capucin…
– Ah ! ah ! fit le cardinal en s’interrompant.
– Puis il reprit ? avec une curiosité croissante :
– Déguisé en capucin, a pris une chaise rue Royale, et
s’est fait conduire rue de l’Homme Armé, à l’hôtellerie de la
Barbe peinte.
– Hum ! fit le cardinal.
« À l’hôtellerie de la Barbe peinte, où il est resté jusqu’à
une heure et demie dans la chambre d’Étienne Latil ; à une
heure et demie, Son Éminence est descendue et a donné
l’ordre de la conduire rue des Postes, au couvent des filles
repenties. »
– Diable ! diable ! »
Puis, la curiosité le poussant :
« Là il s’est fait ouvrir les portes par la sœur tourière, a
fait lever la supérieure, s’est fait conduire par elle à la loge
de la dame de Coëtman ; après un quart d’heure de
conversation, à travers la lucarne grillée de cette loge, il a
appelé ses deux porteurs et leur a ordonné de pratiquer
dans la muraille une ouverture par laquelle la dame
de Coëtman pût passer ; une demi-heure après, l’ordre de
Son Éminence était exécuté. »
Le cardinal s’arrêta un instant comme pour réfléchir, et
continua :
« Comme à sa sortie de la loge, la dame de Coëtman
était à peu près nue, Mgr le cardinal l’enveloppa dans sa
robe, et restant nu tête et en habit noir, la fit déposer dans
la chambre de la supérieure, près d’un grand feu, où la
dame de Coëtman se réchauffa et reprit des forces. À trois
heures, monseigneur envoya chercher une seconde chaise
pour la dame de Coëtman, et la conduisit chez le baigneur
Nollet, en face le pont Notre-Dame, où il donna quelques
ordres, continuant seul son chemin.
– Allons ! allons ! murmura le cardinal, le drôle est
habile, tant mieux, tant mieux ; continuons :
« À cinq heures-moins un quart, Son Éminence est
rentrée chez elle, place Royale, et à cinq heures et
quelques minutes, ayant changé de costume, elle est
remontée, en chaise avec son costume ordinaire, et s’est
fait conduire à l’hôtel Sully, où elle est restée une demi-
heure à peu près ; vers six heures un quart, elle rentrait
place Royale.
« Dix minutes après sa rentrée, Mme de Combalet
prenait une chaise à son tour, se faisait conduire chez le
baigneur Nollet, et après y être restée une heure à peu
près, ramenait, vers les huit heures du matin, chez elle, la
dame de Coëtman habillée en carmélite.
« Tel est le rapport que le sieur Michel, dit
Souscarrières, a l’honneur de soumettre à Son Éminence,
lui affirmant l’exactitude des faits qui y sont consignés.
« Et a signé : « MICHEL, dit SOUSCARRIÈRES. »
– Ah ! pardieu, s’écria le cardinal, voilà par ma foi, un
adroit coquin. Cavois ! Cavois !
Le capitaine des gardes entra :
– Monseigneur ?
– L’homme qui a apporté ce papier est-il encore là ?
demanda le cardinal.
– Monseigneur, répondit Cavois, si je ne me trompe,
c’est M. Souscarrières lui-même.
– Fais-le entrer, mon cher Cavois, fais-le entrer.
Comme si le seigneur de Souscarrières n’eût attendu
que cette autorisation, il parut sur le seuil de la porte du
cabinet, vêtu d’un costume sombre, mais élégant
néanmoins ; il fit une profonde révérence au cardinal.
– Venez ici, monsieur Michel, lui dit Son Éminence.
– Me voici, monseigneur, dit Souscarrières.
– Je ne m’étais pas trompé en vous donnant ma
confiance, vous êtes un homme habile.
– Si monseigneur est content de moi, je serai en même
temps un homme heureux.
– Très-content ; seulement, je n’aime pas les énigmes,
n’ayant pas le temps de les deviner. Comment se fait-il que
tous les détails qui me sont personnels soient venus aussi
exactement à votre connaissance ?
– Monseigneur, répondit Souscarrières avec un sourire
dans lequel on pouvait voir briller le contentement de lui-
même, je me suis douté que Votre Éminence voudrait tâter
en personne du nouveau mode de locomotion qu’il venait
d’autoriser.
– Eh bien ?
– Eh bien, monseigneur, je me suis embusqué rue
Royale, et j’ai reconnu Son Éminence.
– Après ?
– Après, monseigneur ; le plus grand des porteurs, celui
qui a frappé à la porte du couvent, qui a porté la dame
de Coëtman près du feu, qui a été chercher la chaise à
porteurs fermée à clef, c’était moi.
– Ah ! ma foi, fit le cardinal, vous m’en direz tant !
FIN DU DEUXIÈME VOLUME.
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Juillet 2011

– Élaboration de ce livre électronique :
Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont
participé à l’élaboration de ce livre, sont : EmmanuelleL,
Jean-Marc, YvetteT, Coolmicro
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