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La résilience
des organisations
Le cas d’une entreprise familiale
L
a durée de vie des entreprises fami- de 95 % du capital est détenu par la famille
liales (EF) interroge. Selon l’apho- Raoul-Duval (RD). Depuis l’origine, son
risme populaire, la longévité d’une activité principale a été le négoce, métier
EF ne dépasse généralement pas les trois d’intermédiaire « où, continuellement, ven-
générations : la première fonde l’entreprise, deurs et acheteurs cherchent à se passer de
la seconde la consolide et la troisième l’en- nos services en traitant directement de l’ori-
terre, funeste destin appelé l’effet Budden- gine à la consommation3 ». Dans ce métier
brooks1. De fait, selon Ward (1987), moins où l’avantage concurrentiel est hautement
de 10 % des EF atteignent la troisième volatil – et encore plus, dans le cas du
génération ce qui n’empêche pas de trouver négoce sur des produits exotiques ou prove-
des exemples impressionnants de longévité, nant de pays à risques –, ERD et Cie a
comme c’est le cas pour les 41 bicente- connu des chocs majeurs qui ont ébranlé sa
naires de l’Association des Hénokiens. structure et ses sources de revenus. Face à
Pourtant, au-delà de leur longévité, leurs ces revers de fortune, elle a été obligée de
histoires sont souvent parsemées de diffi- rebondir, en renouvelant ses marchés et ses
cultés et de revers de fortune. Ainsi que le produits, voire en repensant son métier,
soulignent Hamel et Välikangas « Au lieu pour survivre dans la durée.
de voler de succès en succès, la plupart des Après une revue de la littérature qui permet
firmes vont de succès en échec et, après un de clarifier, et d’opérationnaliser, la notion
long et dur chemin, connaissent à nouveau de résilience organisationnelle, nous rela-
le succès. La résilience se réfère à une capa- tons l’histoire de ERD et Cie afin de mettre
cité de reconstruction continuelle. » (2003, en évidence les chocs qui l’ont émaillée et
p. 6). Elle permet de cerner pourquoi, face d’analyser les pratiques qui lui ont permis
aux chocs et événements inattendus ou sou- de faire face et de rebondir. La discussion
dains qu’elles rencontrent dans leur par- permet alors de souligner la portée de la
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1. L’effet Buddenbrooks renvoie au livre homonyme de Thomas Mann, paru en 1901, lequel raconte le déclin d’une
entreprise familiale dont les héritiers dilapident le patrimoine.
2.Voir Altintas et Royer (2009) pour une discussion approfondie du concept et de sa connexion aux turbulences de
l’environnement.
3. Document interne (correspondance d’affaires), 24 février 1958.
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4. Boris Cyrulnik a publié de nombreux ouvrages sur la résilience dont Un merveilleux malheur (2002), Les vilains
petits canards (2004), Le murmure des fantômes (2005), Je me souviens (2009).
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5. De Carolis et al. (2009) montrent ainsi comment l’organizational slack renvoie notamment aux ressources que
l’entreprise est en mesure de lever auprès de financeurs externes en cas de choc.
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des partenaires loyaux qui peuvent donner opportunités, 2) des aspirations qui vont au-
un coup de pouce lorsque requis. Dans le delà de leurs capacités actuelles, 3) la mobi-
même ordre d’idée, l’adossement à une lisation de l’équipe de direction et de mana-
famille soudée apparaît comme une res- gement. Ces éléments s’accompagnent
source organisationnelle précieuse face aux d’une attention forte à l’utilisation au mieux
difficultés. des ressources disponibles et de la limitation
Mais il ne suffit pas de pouvoir, encore de la prise de risque, compte tenu du
faut-il vouloir continuer l’aventure organi- contexte « tendu » de l’entreprise.
sationnelle. En effet, la volonté de s’en sor-
tir des dirigeants est essentielle car c’est à La capacité d’appropriation
eux que revient la décision de mobiliser les Pour être résiliente, l’organisation doit pou-
ressources pour financer la continuité et le voir tirer des leçons des chocs auxquels elle
renouvellement. Ici, l’EF peut être avanta- a dû faire face afin d’en sortir grandie,
gée, en bénéficiant de l’affectio societatis d’apprendre par elle-même (Christianson et
des membres de la famille, qu’ils travaillent al., 2009). Thorne souligne que « tirer parti
ou non dans celle-ci. Par désir dynastique, de ses échecs signifie de reconnaître leur
par tradition ou par attachement, ces der- contribution à l’apprentissage plutôt que
niers peuvent être tentés de mobiliser des d’ignorer ou nier ceux-ci » (2000, p. 313).
ressources pour assurer la survie de l’EF, La prise de conscience de la crise et de ses
alors même qu’une solution « économique- impacts est essentielle pour remettre en
ment rationnelle » pourrait pousser à liqui- perspective les pratiques et routines : il est
der la société. alors possible de réaliser un « apprentissage
post-crise » qui permettra à l’entreprise de
La capacité de renouvellement mieux préparer l’avenir (Altintas et Royer,
Au-delà de la capacité à résister, l’entreprise 2009).
doit être capable d’agir et d’imaginer des Cependant, cette troisième dimension de
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sions pourront être jugées a posteriori donc toujours un décalage dans le temps
bonnes ou mauvaises, mais dans tous les entre le moment où une crise intervient et
cas pour en tirer les leçons, il faudra lais- celui où de nouvelles représentations du
ser retomber la poussière sur les événe- monde, voire de nouvelles routines, ver-
ments avant de les décortiquer. D’autre ront jour suite au processus d’apprentis-
part, les expériences vécues sont elles- sage et d’autoréflexion.
mêmes transformées et réinterprétées La capacité d’appropriation des expé-
avant d’être réintégrées et reprises dans les riences passées, aussi douloureuses soient-
narrations que font les acteurs de ce qu’ils elles dans la mémoire organisationnelle,
ont vécu. Ainsi se construit la mémoire accroît la capacité de résilience de l’entre-
organisationnelle qui sera transmise et réi- prise. L’avantage des entreprises familiales
fiée avec le passage du temps et dans tient ici dans leur capacité à transmettre les
laquelle s’inscriront les apprentissages fruits de ces apprentissages d’une généra-
eux-mêmes non observables. Il faut donc tion à l’autre (Smith, 2009).
chercher dans les histoires reprises et Dans la prochaine section, en nous
racontées au fil du temps pour trouver la appuyant sur le cas de l’entreprise familiale
sédimentation des événements passés ins- ERD et Cie, nous allons décrire trois chocs
crite dans les principes de gestion et la cul- majeurs auxquels les dirigeants ont été
ture qui fondent la manière d’opérer dans confrontés afin de faire ressortir les actions
l’entreprise (Giddens, 1987). Il y aura prises pour y faire face et rebondir.
MÉTHODOLOGIE
D’un point de vue méthodologique, le recours à un cas unique est une approche relativement
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6. Conférence de Hubert Raoul-Duval (alors P-DG) à l’université du Havre, le 30 novembre 1987 (p. 19).
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Tableau 1 – Vue synoptique des événements majeurs de la période 1950-2009
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* Les managers non familiaux étaient des personnes de confiance, qui avaient passé une partie de leur carrière dans l’entreprise familiale ou en relation avec elle.
on a la chance d’être installé depuis 162 ans que des produits et des marchés. Ainsi dès
(dans la même ville) et de ne pas avoir les premiers problèmes de la SHIC au Viet-
déposé son bilan, on a un avantage considé- nam, les dirigeants amorcent le développe-
rable […] vis-à-vis de ses banquiers : avec ment de la SHAC en Afrique, qui est totale-
les mêmes fonds propres, on a plus de faci- ment opérante lorsque l’on se retire
lités et de confiance qu’on ne l’aurait si d’Indochine. Même chose lorsque la Côte
nous nous déplacions ailleurs » (1987, d’Ivoire commence son émancipation, une
p. 11). Mais cela suppose l’adoption d’une politique de diversification en France est
ligne de conduite intransigeante en matière mise de l’avant. Enfin, quand le café
de respect des engagements car il y va d’un décline, d’autres activités ont déjà démarré
actif important pour l’entreprise familiale : au sein du groupe familial. Cette capacité
le « nom de la maison » vaut garantie. de renouvellement prend appui à la fois sur
La volonté de continuité est aussi au cœur la conception du métier et sur les ressources
du cas. Les dirigeants peuvent compter sur disponibles au sein de l’entreprise. Elle est
les actionnaires familiaux qui leur accor- aussi le fruit d’une histoire qui se déroule
dent leur confiance et, au besoin, renoncent en parallèle d’un métier, le négoce, pour
à leurs dividendes, preuve d’un capital lequel il faut avoir toujours « un coup
patient. De fait, si la logique financière est d’avance » en percevant une opportunité
présente, l’affectio societatis – et le senti- d’affaires là où les autres ne la voient pas.
ment d’appartenance à l’entreprise fami- Si la capacité de renouvellement nécessite
liale – motive l’actionnariat familial à pré- de faire preuve d’ingéniosité, d’innovation,
server la pérennité de la firme. En ce sens, voire de curiosité, elle demande aussi de
être une entreprise familiale accroît la capa- disposer d’informations inédites et exactes
cité d’absorption des chocs et favorise la sur les conditions prévalant sur les mar-
résilience organisationnelle. chés locaux ou dans des entreprises
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partenaire ou prendre une participation nent les crises et leur éventuelle appropria-
dans une affaire se fait intuitu personae : on tion. Les apprentissages qui participent à la
noue une relation avec une personne qui construction de la capacité de résilience ne
partage avec nous des valeurs et dont on se font donc pas de manière immédiate : « la
pense qu’elle nous apportera une compé- résilience possède une épaisseur temporelle,
tence tout en étant force de propositions. sans doute nécessaire à son élaboration »
L’association de ERD et Cie avec les frères (Hollnagel et al., 2009, p. 227). C’est dire
Poylo, pour créer en 1971 la STA, en est un que la lecture des procès-verbaux des
exemple. réunions de CA correspondant aux trois
La résilience s’appuie donc sur la combi- chocs discutés ne nous dit (presque) rien sur
naison d’une capacité d’absorption des la manière dont ceux-ci ont modifié les
chocs et d’une capacité de renouvellement. représentations des dirigeants de l’époque
On perçoit ici l’importance de cette « orien- ou celles des générations futures, quant à ce
tation entrepreneuriale » de la firme qui qu’il convient de faire pour préserver la
permet – à long terme – de survivre aux continuité de l’entreprise. Par contre, les
crises en régénérant les activités de l’entre- histoires reprises et racontées au fil du temps
prise. Sans doute, touche-t-on plus à des pour relater la saga familiale, et la connais-
valeurs managériales – ou à une culture sance des documents discutés au sein des
d’entreprise – qui favorise le renouvelle- CA, révèlent que de tels apprentissages ont
ment, qu’à une dimension spécifiquement eu lieu. À titre d’illustration, nous discutons
liée à la famille. Cependant, cette culture de ici de l’évolution du métier, en nous
l’EF, qui repose sur une croyance dans l’im- appuyant surtout sur les discussions que
portance des relations de long terme avec nous avons eues avec les dirigeants actuels.
les hommes, correspond à l’accent mis par Si en 1987, Hubert insistait sur le négoce
Miller et Le Breton-Miller (2005) sur la comme étant le cœur de métier de l’entre-
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