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Ioëlle PIERRE
Système de la bande dessinée est à première vue un livre qui frappe par
sa grande diversité. Tout en étant fort systématique (que personne ne
reproche à Thierry Groensteen de manquer de rigueur ou de cohésion !), ce
livre n'a nullement la prétention de régler une fois pour toutes les difficultés
qui s'accumulent depuis trois décennies sur les tables des spécialistes, uni-
versitaires et autres, de la bande dessinée (sans appartenir à la sémiotique
pure et dure, le travail de Thierry Groensteen se réclame pourtant de l'héri-
tage structuraliste qui continue d'inspirer les analyses les plus stimulantes en
la matière). Au contraire, tout se passe un peu comme si l'auteur, se limitant
à examiner surtout les pièges où se sont enlisés tant de ses prédécesseurs,
préférait a Pédification présomptueuse de quelque nouvelle théorie la
prudente éviction d'une série de faux problèmes. Cette démarche est on ne
peut plus louable dans la mesure où elle nous aide à délaisser enfin une série
de discussions stériles ayant perdu au cours du temps tout enjeu réel. Je
pense à la recherche des “unités minimales” de la bande dessinée (Thierry
Groensteen montre que cette recherche est une perte de temps et dӎnergie, le
médium de la bande dessinée ne disposant d'aucun élément spécifique à ce
niveau ou de ce point de vue-là) ; je pense encore aux multiples tentatives de
fixer “le” seuil minimum de la narrativité (Thierry Groensteen montre que
ces tentatives font obstacle à une analyse bien plus nécessaire, celle de la nar-
ration elle-même) ; je pense enfin, mais cette liste est loin d'être exhaustive,
aux querelles d'école sur les rapports entre texte et image, pour ne rien dire
des prises de position gratuites pour ou contre le phylactère comme trait
d°identification du médium (Thieny Groensteen montre que les arguments
qui vont et viennent en ce domaine ne résistent guère aux réalités du genre,
qu'il définit comme un récit visuel, c”est-à-dire, selon un mouvement
emprunté à Paul Ricœur, essentiellement narratif mais pratiquement modulé
par la mise en jeu d'un matériau avant tout visuel).
La circonspection du théoricien ne se traduit pas seulement par le refus
d°entrer dans des débats qui n'en valent plus toujours la peine, elle se mani-
feste non moins dans la grande ouverture d”esprit qui caractérise la mise en
place d”un système personnel rétif à tout esprit de système avec majuscule.
Dit autrement : Thierry Groensteen propose, les œuvres disposent. Le cadre
méthodologique dans lequel il se meut, s'avère donc d'une clarté sans
pareille. Grosso modo, Thierry Groensteen aborde la bande dessinée de deux
points de vue successifs : il examine d'abord comment un album se construit
pièce par pièce, pour étudier ensuite quelles relations se nouent entre ces
divers éléments et comment la narration parcourt, traverse, en un mot
structure ces réseaux avec une multiplicité irréductible à tout principe unique
ou isolé. Au passage, il nous offre aussi des pages lumineuses sur un grand
nombre de problèmes où régnait jusqu'ici une cacophonie souvent assour-
dissante : lӎtude du cadre, celle aussi du blanc intericonique, celle enfin de
la notion (épineuse) de séquence ou celle (plus épineuse encore) de mise en
page, constituent quelques exemples de la manière brillante dont Thierry
Groensteen apporte une clarté très attendue à des dossiers fort troubles.
L'auteur le fait en plus sans nulle acrimonie, même quand il discute avec des
auteurs qui n'ont pas toujours été très tendres avec lui.
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nouveauté de L'écritare de l'excès, qui creuse ici la voie ouverte par les
travaux de Charles Grivel, est de mettre un terme à l'exclusion larvée de tout
ce qui, dans et autour du fantastique, s'attache à la confrontation directe du
lecteur avec ce qui fait peur, l'horrible, la peur, le cauchemar étant souvent
jugés trop vulgaires, trop entachés aussi de culture de masse et de considé-
ations commerciales pour être jugés dignes d'un minimum d'attention
académique. Mellier prend le contre-pied de cette attitude dédaigneuse et
essaie de coller aussi près que possible à ce qui dépasse les limites de l'écri-
ture fantastique traditionnelle. Concrètement, cette nouvelle perspective se
traduit par une défense vigoureuse d'auteurs tels que Lovecraft ou King et, de
manière plus significative encore, de toutes les formes du fantastique qui
montrent réellement l'objet de la terreur (ici on peut regretter toutefois que
l'intérèt de Mellier pour le cinéma, qui rééquilibre le corpus et le canon fan-
tastiques, ne s'étende pas jusqu'ã la bande dessinée, où Pimportance de
l'épouvante n'est certainement pas moindre). L'insistance sur la visualisation
de l'excès, qui rompt avec l'accentuation todorovienne de Phésitation, n'est
pourtant nullement rétrécie aux seuls aspects thématiques ou représenta-
tionnels de la fiction. La grande qualité des lectures de Mellier est en effet
d'analyser la terreur et l'excès comme autant de stratégies d'écriture ou, plus
exactement encore, comme le résultat paradoxal de Péchec des stratégies
visant à montrer directement l'objet de la terreur.
Cette ouverture du fantastique à la problématique de la représentation
en général fait que cette étude débouche sur une recherche autrement plus
vaste, et sans doute plus importante encore, qui porte avant tout sur la fiction
et l'effet de fiction, puis sur la peur et le plaisir de lecture, et enfin sur la
manière dont le lecteur s'implique, s'oublie et se recherche dans sa propre
lecture. Ces thèmes-là constituent, autant que l'objet du fantastique (qui est le
monstre) ou les styles de ce type d'écriture (qui tiennent de l'hyperbole ou de
l'oxymore, entre autres), le véritable cœur de ce livre.
Jan BAETENS
Joseph TABBI & Michael WUTZ (éds.), Reading Matters. Narrative in the
New Media Ecology, Ithaca, Cornell UP, 1997, 316 pages.
N'attendons pas la fin pour le dire (comme dans un bon vieux roman
policier où Pénigme n'est dévoilée qu'à la toute dernière ligne) : ce livre est
passionnant. D*abord par les questions qu'il pose : alors qu'on eût pu s'at-
tendre à une série de prises de position sur l'avenir (ou le manque de tout
avenir) du récit à l'ère des nouveaux médias, Reading Matters (titre difficile
à traduire, qui signifie à la fois: “affaires de lecture” et “la lecture compte”)
s'interroge diversement sur la manière dont le récit comme les nouveaux
médias s°influencent et se transforment réciproquement. Ensuite par les
réponses qu'il nous pousse à avancer nous-mêmes : loin de présenter un
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importe de bien mettre en valeur, quels que soient du reste les mérites de
telle ou telle contribution spécifique.
Tout d'abord il convient de mentionner le choix résolu de l'intér-
disciplinarité, ou plutôt d'une certaine interdisciplinarité. Les divers partici-
pants au volume viennent en effet tous plus ou moins du même horizon (s”il
est permis de considérer, une fois n”est plus coutume, qu”études littéraires et
études de la communication ont bien des racines communes), mais presque
sans exception ils puisent allègrement dans des domaines de savoir très
différents (un rôle de premier plan est ici réservé à la théorie des catas-
trophes, qui inspire le cadre conceptuel de plusieurs articles). Les dangers de
pareille démarche sont connus, comme l'a bien révélé Paffaire Sokal, mais
en 1'occurrence ils sont soigneusement surveillés, dans la mesure où les
auteurs restent parfaitement conscients du fait que les emprunts à des
disciplines annexes ou exotiques restent fatalement métaphoriques, leur
usage devant être en tout premier lieu de nature heuristique. Les Américains
sont interdisciplinaires d”une manière infiniment plus décomplexée qu'en
Europe, où 1°on a toujours peur de se faire tancer par les “spécialistes”, et si
l'on peut supposer que la profondeur en souffre un peu (il suffit de comparer
ce qu”on fait ici de la théorie du chaos avec ce qu'on en a fait ces dernières
années dans certaines variantes du post-greimassianisme), le lecteur a
souvent liimpression d'apprendre beaucoup avec ces rapprochements qu'à
lui tout seul il n'aurait jamais osé aborder.
Une seconde caractéristique du volume est sans conteste la fascination
pour la technologie, qu*on aurait tort toutefois d'écarter comme naïvement
américaine. La prise en compte systématique des techniques, des supports et
des contextes de la communication ne relève en effet nullement de quelque
impérialisme technologique, où l'écriture ne serait appelée qu'à jouer les
seconds violons, mais témoigne au contraire d'une vision très précise de la
théorie du texte, qui est ici une vision matérialiste. Ici encore, le danger de
cette attitude n”est pas inconnu : le déterminisme technologique, avec tout ce
qu'il pourrait impliquer de paranoïaque. Il faut donc saluer la prudence et par
moments le bel humour des participants, qui leur permettent de ne pas céder
aux mirages du mécanisme. Le fait de prêter attention àl°infrastn1cture tech-
nologique de la communication littéraire entraîne souvent une conception
extrêmement rédactrice de la littérature, qui se voit ici évitée avec beaucoup
de bonheur. Dans le sillage de cet intérêt pour la technologie, il importe de
signaler aussi, pour paradoxal que cela nous puisse paraître, un grand opti-
misme culturel. Un bel exemple en est fourni par l'étude de William Paulson
sur la manière dont les évolutions technologiques font naître, puis disparaître,
la constitution, la fixation, enfin le souci même de ce qu'on appelle le
“canon”. Selon cet auteur, la numérisation de la culture ne doit pas être vécue
comme un malheur qui fait voler en éclats le socle de notre héritage culturel,
mais comme une invitation à repartir sur de nouvelles bases et à redéfinir le
canon en termes de diffusion, en non plus en termes d'exclusion.
Le troisième aspect capital de Reading Matters est si possible plus
américain encore : c'est l'activisme politique qui imprègne une bonne partie
des textes. Contrairement à Papathie d'une certaine postmodemité, sans autre
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habituellement traité dans ce genre de livres (où, surtout dans les publications
américaines, on a tendance à confondre un peu vite littérature électronique et
Eastgate). Pareille remise en perspective est nécessaire, et la collaboration
d'équipes françaises et canadiennes montre que l'avenir de la littérature
informatique pourra et devra s'écrire au pluriel. De l'autre côté, Vuillemin et
Lenoble ont eu la bonne idée (et le courage !) de donner aussi la parole à un
certain nombre d'auteurs sachant prendre assez de recul pour soulever des
questions bien senties et pertinentes, mais aussi embarrassantes.
L'introduction de Jacques Fontanille, par exemple, est un avertissement
cinglant lancé à tous les chantres naïfs de Pinformatique (disons à la
Landow), qui tire toute sa force d'être formulé à partir d'une position non pas
purement nostalgique (comme celle d'un Birkerts, par exemple) mais stric~
tement scientifique (en l'occurrence celle de la sémiotique greimassienne).
De même, le texte que signent Bertrand Gervais et Nicolas Xanthos établit
un superbe diagnostic des faiblesses apparemment inhérentes à Phyperlecture
telle que nous la pratiquons sans réfléchir. L'article de Philippe Bootz, enfin,
dont la technicité ne devrait pas décourager le lecteur intéressé, explique de
manière percutante ce qu'il en est -et surtout ce qu'il n'en est pas-de la
fameuse “interactivité” autorisée par la digitalisation des textes, tout en
explorant les aspects spécifiques encore à peine soupçonnés de la lecture-
écriture à l'ère informatique. Le concept d'“écrilecture” (Pedro Barbosa), qui
désigne dans ce livre la nouvelle lecture interactive, est en effet loin d'appa-
raître toujours comme la panacée que certains ont voulu y voir (Pintroduction
des éditeurs est elle aussi tout à fait claire et nette à ce propos).
Si la plupart des articles vont plus ou moins dans cette direction,
certains autres s'enlisent malheureusement dans des considérations
techniques dont l'intérêt et les enjeux échappent parfois. D'autres encore
abordent la question de la lecture d'oeuvres hypertextuelles avant la lettre
sans que leur présence dans ce volume soit suffisamment motivée (car après
tout n'importe quel texte ou presque pourrait être lu comme hypertexte
préélectronique). Mais l'aspect le plus gênant du livre est formé sans conteste
par ses insuffisances sur le plan pratique. Comme beaucoup d'ouvrages
scientifiques français, celui-ci n'a ni index, ni bibliographie groupée en fin de
volume, et chaque article adopte gaiement son propre système de références
bibliographiques (non sans quelques erreurs et imprécisions locales, du
reste). La valeur d'usage de l'ensemble s'en voit un peu réduite, ce qui est
regrettable dans un domaine où la plupart des lecteurs ont encore un grand
besoin de ce genre de béquilles. Il faut pourtant espérer que ces problèmes ne
feront pas écran, si on peut dire, à l'intérêt réel du livre, qu'on peut
recommander à quiconque voudrait aborder de vraies questions au-delà des
slogans qui encore trop souvent les obnubilent.
Ian BAETENS