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MÉMOIRE
PRÉSENTÉ
COMME EXIGENCE PARTIELLE
DE LA MAÎTRISE EN COMMUNICATION
PAR
ANNE-MARIE BOIVIN
JUIN 2018
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
Service des bibliothèques
Avertissement
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le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles
supérieurs (SDU-522 - Rév.07-2011 ). Cette autorisation stipule que «conformément à
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commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»
REMERCIEMENTS
Merci à Martin L' Abbé qui m'a été d'un grand support au niveau technique tout au
long de la réalisation de mon projet vidéo et qui m'a offert de son temps et ses
conseils en faisant preuve d'une grande générosité.
Merci à Louis-Claude, Martin, Dany Beaupré et tous les autres qui de par leur intérêt,
leur ouverture et leurs commentaires positifs ont su m'insuffler la confiance pour
compléter le périple.
DÉDICACE
-
Aux générations qui suivront l'apocalypse technologique. En espérant que ce
document vous éclairera sur certains des motifs nous ayant conduits vers le point de
non-retour et surtout, dans l'espoir que ce recommencement ne soit pas une répétition
du passé.
AVANT-PROPOS: LA MENACE
glas augurant son déclin, souhaitant que les générations futures apprennent des
erreurs du passé, nous nous devons de reporter les événements ayant programmé
notre perte.
REMERCIEMENTS ..................................................................................................... ii
DÉDICACE .................................................................................................................. iii
AVANT-PROPOS : LA MENACE ............................................................................. iv
RÉSUMÉ .................................................................................................................... viii
ANNEXE A
PRÉCISIONS ET INDICATION: POUR LE RÉENCHANTEMENT DU MONDE ........... 91
BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................... 92
RÉSUMÉ
Ce manuscrit fut rédigé en l'an 2056 dans l'état d'urgence de l'anticipation du Grand
Débranchement. Il s'ajoute aux artefacts de la capsule temporelle se voulant préserver
la mémoire collective d'une époque précédant celle de l'homogénéisation des
consciences. Un manifeste pour dénoncer l'aliénation du peuple encouragée par le
Gouvernement Unifié. Un mémo pour que les futures générations composant la
nouvelle humanité ne reproduisent pas les schèmes des Mondialiens ayant eux-
mêmes largement contribué, dans une insouciance à la fois volontaire et conditionnée,
à la détérioration de leur identité intrinsèque et à l'effritement de leur libre arbitre.
LE TABLEAU ET L'ÉCHIQUIER
C'est lorsque la figure immatérielle de l'internet s'est immiscée dans nos chaumières
qu'a commencé la mise en place d'une société d'individus connectés de part et
d'autre du globe, mais toujours plus isolés de leur prochain. Une société qui, ayant
trop souffert du chaos résultant des guerres saintes, des attentats terroristes de tout
acabit (des prêcheurs autant que des hackers) et des mouvements migratoires de
masse, s'est réfugiée sous la bannière de la préservation de la stabilité sociale à tout
prix, même au prix de l'individualité. Dès le début des années deux-mille, on avait
pressenti venir l'implantation de ce« collectivisme très normatiflié aux contraintes
universalisantes des méthodes informationnelles», collectivisme ayant
unilatéralement complété sa mission depuis et qui a fini par « se réaliser au prix [de
la] perte de tout ce qui relève du corps, de l'intériorité, de la mémoire, de
l'expression, de la capacité à argumenter, de la communication di~ecte, bref de
l'essentiel de notre humanité »2• La préservation de la stabilité sociale n'a toujours été
qu'un prétexte pour que les dirigeants du Gouvernement Unifié (GU) puissent exercer
un contrôle total sur l'ensemble des Mondialiens. Bien entendu, cela n'a pu
s'effectuer du jour au lendemain, mais progressivement, par le biais d'un agenda
excessivement bien planifié, il faut l'admettre, et grâce au concours des IA
spécialisées en stratégies psychanomilitaires (dont l'existence a été gardée secrète
pendant des décennies tandis que les meilleurs programmeurs du monde entier
2. Breton. P. (2000) Le culte de l 'Jnternet, Une menace pour le lien social ? Paris : Éditions La
découverte, p. l 0
3
Les instances au pouvoir ont d'abord propagé la fausse rumeur que la plupart des
appareils et tous les réseaux informatiques n'étaient pas formatés pour chiffrer une
date dépassant l'an 1999, ce qui résulterait en un crash informatique sur l'ensemble
des pays industrialisés: la menace du "bug de l'an deux mille", un titre qui sonnait
sérieux et augurait un grand malheur. Ce n'était en fait que l'enclenchement d'une
stratégie programmée pour faire planer la crainte d'un chaos imminent puis inséminer
aux populations cette insécurité d'être isolé, coupé du monde civilisé en l'absence de
cette infrastructure pourtant relativement nouvelle de l'Internet, ce qui provoqua
ultérieurement une consommation boulimique des moyens de communication. Durant
la première décennie suivant l'annonce de ce cataclysme numérique qui ne s'est
finalement jamais produit, on pouvait déjà observer les conséquences de cette
machination, cette frénésie des masses à investir cette terre promise numérique dont
on a craint la volatilisation.
Les prises de position et les désirs des Mondialiens sont toujours plus ou moins
subtilement orientés par les holopublicités, les intracommerciaux (le placement de
produits se retrouvant jusque dans leurs songes) et l'opinion dominante, elle-même
dirigée par les influenceurs accaparant les plateformes de commul.}ications. D'autant
plus qu'il est difficile de parler d'expérience personnelle lorsque tout notre vécu se
déroule au vu et au su de tous. L"'expérience personnelle" a une place privilégiée,
tant que celle-ci est partagée avec tous et qu'elle offre la possibilité de recevoir une
rétroaction, d'être commentée, encouragée, critiquée, repartagée : tant que le message
circule (et accessoirement, la pub l'encadrant). À notre ère de
l'hystérocommunication et de l'hyper surveillance, parler d'expérience personnelle,
c'est émettre une antithèse.
Maintenant que le vécu de chacun relève du domaine public, l'intimité s'est dissoute,
ce qui a facilité la mise en place de l'ultra surveillance. L'arrivée des écrans de
contrôle dans chacune des pièces de la maison n'a même pas eu à être imposée par le
GU. Celui-ci s'est organisé pour que la demande provienne de la population
appréhendant les assauts terroristes largement publicisés par les médias pour en faire
une menace inexorable. Car « un État totalitaire vraiment "efficient" [est] celui dans
lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de directeurs
[ont] la haute main sur une population d'esclaves qu'il [est] inutile de contraindre,
parce qu'ils [ont] l'amour de leur servitude. »2• Cette mondialité d'individus se
confortant dans ses chaînes s'est établie progressivement, en s'inspirant du modèle de
2. Huxley. A. (1977). le meilleur des mondes. Paris : Éditions Presses Pocket, p.15
______________________________________________ _
.__
5
Le GU n'hésite pas à prendre les moyens les plus insidieux pour implanter les valeurs
répondant à ses intérêts et constituer une humanité de Mondialiens formatés pour
s'homogénéiser à la cohésion sociale. La politique de contrôle et d'uniformité des
consciences du GU s'impose dès le premier jour de l'existence. À l'intérieur des
vingt-quatre heures suivant sa naissance, le nouveau-né aura un compte Ratebook de
créé par ses répondants, conformément à la loi sur le recensement à laquelle les
géniteurs doivent se plier sous peine de se faire retirer sa progéniture ou pire, sous
peine de se faire retirer leur droit d'accès aux écrans des autres Mondialiens. Il n'est
par ailleurs plus coutume pour les parents biologiques d'assurer l'éducation du
successeur -la politique de l'enfant unique ayant été implantée unilatéralement sur
tout le globe depuis 2036- et même si cela n'est pas officiellement prohibé par le GU,
la communauté mondiale regarde d'un mauvais œil cette pratique jugée subversive
parce que menaçant potentiellement l'homogénéité sociale. Alléguant l'égalité des
chances, le GU remet à la famille un robot-nourrice qui sera posté en tout temps à
quelques centimètres de l'enfant, toujours prêt à répondre aux pleurs, aux demandes,
à n'importe quelle sollicitation qui sera aussitôt comblée. Sous prétexte que chaque
seconde où un nouveau-né laissé en pleurs cause des dom.mages cérébraux
irréversibles, on a programmé les IA pour réagir au quart de tour. Au moindre son, la
voilà perchée au-dessus du berceaumatique pour évaluer les fonctions vitales du petit,
scanner son expression, analyser la fréquence de ses modulations sonores et réagir
conséquemment en une fraction de seconde, escamotant cette « nécessaire défaillance
7
maternels sachant instinctivement« si le bébé a besoin d'être pris dans les bras ou
reposé dans le berceau, laissé seul ou changé de côté 8 »? Aucun programme de
reconnaissance vocale et d'analyse de datas biologiques ne saura interpréter toutes les
subtilités de la lalalangue9 du bébé. Aucune IA ne saura jamais suppléer au « soutien
du moi » qu'offraient les mères de jadis pour permettre à leur enfant de croître en
étant« capable d'affirmer sa propre individualité et même d'avoir un sentiment
d'identité. » 10 Aussi bien qu'il s'y fasse dès le départ, le moi véritable n'a plus sa
place dans un monde où la stabilité sociale à tout prix est prétexte à
l'homogénéisation des consciences.
C'est pourquoi la maman de chair et d'os, cette« mère suffisamment bonne» qui
savait instinctivement« ne pas répondre à toutes les sollicitations pour permettre [à
son enfant] le passage de l'état de dépendance totale à celui de dépendance relative
sur le mode le plus graduel possible »11 , a vu son rôle être usurpé par l'andronourrice,
une mère de substitution« excessivement "maternel[le]" »,une entité« "trop bonne"
qui [a] trop soigné, trop aimé, trop nourri, trop étouffé [le] bambin, et cela au-delà de
l'âge où l'enfant a besoin de cette dépendance corporelle» 12 • L'andronourrice ne
9. Lapsus qu'a fait Lacan (1971) au lieu d'utiliser le terme« lalangue »lors de ses entretiens de
Sainte-Anne ; terme repris par D. Treton pour parler de la jubilation de la vocalise libre chez les
nourrissons dans« La lalalangue »; Treton. D. (2011). La lalalangue. L'inconscient et ses musiques.
Insistance. (No.5) janvier 2011. Toulouse : Éditions Érès, p.163
11. Harrus-Revidi. G. (préf. 2006). dans W. Winnicott. D. (1953). La mère suffisamment bonne, p.23
13. W. Winnicott. D. (2015). La capacité d'être seul. Paris: Éditions Petite biblio Payot, p.45
à l'instauration [de sa] relation entre [lui] et le monde »16 , de baigner dans cette« aire
intermédiaire d'expérience où la réalité intérieure et la vie extérieure contribuent
l'une et l'autre au vécu »17 • L'infant d'aujourd'hui ne peut plus faire l'expérience
formatrice de cet « espace potentiel » où il se découvre à travers son environnement,
«cet espace qui au départ [l']unit [le] sépare de [sa] mère, quand l'amour de [sa]
mère qui se révèle et se manifeste par la communication d'un sentiment de sécurité
[lui] donne, en fait, un sentiment de confiance dans le facteur de l'environnement. »18
Cette insécurité cultivée dès les premiers stades du développement grandira à mesure
que le petit Mondialien croîtra, ce qui assurera au terme de la maturité de l'encéphale
(si de telles choses, la maturité comme l'encéphale, existent encore) la constitution
d'un individu immature, dépendant de la structure sociale et n'étant surtout pas enclin
à remettre celle-ci en question.
Accaparé tant et si bien par l'andronourrice, il n'est donc plus donné au bébé
d'éprouver la frayeur passagère de l'absence momentanée de la mère pour ensuite
être soulagé de sa réapparition au son de ses pleurs ou de ses cris perçants. Il ne peut
ainsi plus s'investir de la confiance en son pouvoir à faire que son environnement
(qu'il ne distingue pas encore de lui-même à ce stade précoce de l'enfance) s'adapte
selon ses désirs. Il n'expérimentera jamais« l'illusion qu'il existe une réalité
extérieure qui correspond à sa propre capacité de créer »19 • C'est ainsi que la
16. W. Winnicott. D. (2010). Les objets transitionnels. Paris: Éditions Petite bibliothèque Payot, p.59
18. W. Winnicott. D. Le rôle de la mère et de la famille dans le développement de l'enfant. Dans Jeu
et réalité, L'espace potentiel, p.190
masque alourdi par le poids social qui a fini à la longue par asphyxier le moi
véritable, du moins le peu qu'il y en avait déjà au départ chez ces dernières
générations aux consciences programmées avant même de sortir de l'incubateur. Une
condition préparée le plus tôt possible, en commençant par meubler l'univers des
nourrissons d'objets désincarnés, jusqu'à la ferraille veillant à en "prendre soin".
Le petit être d'à peine quelques heures est confié aux bras d'une machine, scruté par
le regard d'un visage robotique restant de marbre, « un visage qui ne reflète rien,
telle une glace sans tain »27 , ou encore pire, mimant dans un horrible rictus une
expression humaine désincarnée, plongeant dès lors l'infant dans un sentiment d' «
inquiétante étrangeté » 28 face à cette andronourrice aux traits familiers copiés sur
ceux de la mère biologique sans que cette chose puisse pour autant reproduire
l'expression de l'amour, de la bienveillance ou même l'inquiétude du visage
maternel. On a ravi à ce petit humain fragile la possibilité« de faire l'expérience de
soi »29 et de reconnaître « sa place et sa valeur propre, à travers un regard qui
27. Mc Dougall. (1978) J. Narcisse en quête d'une source. Dans Plaidoyer pour une certaine
anormalité. Paris: Éditions Gallimard, p. 140
28. Freud S. (1919). L'inquiétante étrangeté (Das Unheimliche). Essais de psychanalyse appliquée. La
Nouvelle Revue Française, no 243. Collection Idées. Paris: Éditions Gallimard, pp. 163 à 210
parle »30 • Depuis qu'il fut abandonné aux "bons soins" du robot-nourrice, l'enfant ne
peut plus identifier sa propre colère dans les sourcils froncés et le front plissé de sa
mère ou voir son exaltation reflétée dans les yeux brillants et le sourire béat de cette
figure malléable et rassurante jadis penchée sur son berceau, irradiant un amour
inconditionnel.
30. Mc Dougal!. J. (1978) Narcisse en quête d'une source. Dans Plaidoyer pour une certaine
anormalité, p.140
33. W. Winnicott. D. Le rôle de la mère et de la famille dans le développement de l'enfant. Dans Jeu
et réalité, L'espace potentiel, p.207
jamais représenter pour le bébé« son premier miroir, sa première référence quant à
lui-même ». 35
36. Blondel. M.P. Objet transitionnel et autres objets d'addiction. Revue.française de psychanalyse
(Vol. 68) Février 2004. Presses Universitaires de France: Paris. p.464-465
16
38. Roussillon R. (2012) Symboliser. Dans Agonie, clivage et symbolisation. Paris: Presses
Universitaires de France, p.237
40. Roussillon R. (2012) Symboliser. Dans Agonie, clivage et symbolisation. Paris: Presses
Universitaires de France, p. 237
41. Brun A. Miroirs du narcissisme. (2014). Cliniques de la psychose. Paris : Presses Universitaires
de France, Janvier (Vol. 4), p.197
mère de jadis en permettant à son petit d'établir le sentiment de réel entre la
perception de ses cinq sens et la réalité extérieure, celui-ci se guidant sur les réactions
de cette figure protectrice l'encourageant dans sa découverte du monde. Car les
processus de symbolisation« doivent, pour être appropriés, à la fois s'étayer sur la
sensorialité et être inscrits, reconnus et validés dans la relation avec un objet
significatif de la première enfance »42 • Les lumières de l'andronourrice s'allument
pour renforcer positivement la réponse jugée adéquate de l'enfant, mais la robotique
tutrice n'est pas habilitée à valider les émotions de celui-ci. Aujourd'hui,
l'exploration sensorielle se fait quasiment exclusivement par l'intermédiaire d'un
écran ou d'un projecteur holographique et les sens interpellés se limitent à l'ouï et la
vue. L'infant profite de supports graphiques d'une qualité exceptionnelle pour
meubler son temps d'éveil: il ne manque pas de projections, de mélodies, de formes
et de couleurs dans son mobile de stimulation aux dizaines de fonctions, mais il ne
bénéficie plus du support de la mère biologique qui facilitait autrefois l'acquisition
progressive de la compréhension du monde extérieur pour permettre plus tard à
l'enfant de reconnaître sa place en tant qu'individu dans le monde. L'andronourrice
est programmée pour accourir avant même que l'enfant touche le sol. Il n'aura jamais
à être confronté à ces épreuves bénignes qui l'auraient mis en contact avec son
environnement (interne comme externe) tout en le confrontant à ses premières
résolutions de problèmes. De l'autonomie découle la pensée autonome, ce qui
menacerait la cohésion sociale promulguée par le GU: c'est pourquoi le robot-
L'andronourrice est postée au chevet du petit et dès que ce dernier complète son cycle
de sommeil prédéterminé, il est brutalement sorti de ses songes -où on lui aura
suggéré de préférer telle marque de purée à une autre, peu importe l'orientation du
choix car au bout du compte, les profits atterriront dans les coffres de Monsanto- et
ses mirettes s'entrouvriront au son de la mélodie d'usage universellement adoptée
pour ponctuer la phase d'éveil des nourrissons. L'instant d'après, l'écran poitrinaire
de l'andronourrice commencera la leçon d'acquisition du langage utilitaire et
l'apprentissage des notions essentielles à l'homogénéité sociale.
Les parents biologiques sont donc fortement encouragés à laisser les andronourrices
subvenir à tous les besoins essentiels du successeur, des repas aux bains en passant
par les sessions d'instruction uniformisée et la lecture de faits divers avant le dodo.
La narration de contes a été abolie car elle encourageait activement les processus de
symbolisation, une menace sérieuse en regard à la programmation des consciences.
Les contes issus du folklore ont progressivement disparus, autant en leur présence
matérielle qu'en la trace mémorielle des Mondialiens. Une perte regrettable, car« ces
histoires, qui abord[ aient] des problèmes humains universels, et en particulier ceux
des enfants, s'adress[aient] à leur moi en herbe et favoris[ aient] son
développement »47 • L'enfant qui se projetait dans le valeureux héros de son aventure
fétiche consolidait son self en affrontant - et en vainquant surtout- le maléfice de la
sorcière l'emprisonnant dans la tour de sa chambrette, la méchante marâtre
l'astreignant à ramasser ses jouets, le dragon colérique le mettant en pénitence sur la
chaise de réflexion, l'ogre vorace l'engraissant de force au pain de viande et aux
brocolis, la forêt sombre et touffue des questionnements existentiels et tous ces autres
archétypes incarnant les affects refoulés dans son inconscient et les problèmes qu'il
n'était autrement pas en mesure d'aborder. Par leurs mises en scènes riches de
symboles, les contes amenaient l'enfant« à développer son intelligence et à voir clair
dans ses émotions » et à lui faire « prendre conscience de ses difficultés tout en lui
suggérant des solutions aux problèmes qui le troubl[aient]. »48 Ces fables lui
insufflaient la confiance« qu'il existe des solutions momentanées ou permanentes
49
aux difficultés psychologiques les plus pressantes.» Mais les petits comme les
grands doivent plutôt se rabattre à ankyloser leur souffrance et leur détresse dans le
divertissement usiné sans message à livrer, dépourvu de symboles et de profondeur.
Ces livres inestimables qu'étaient les contes proposaient une autre voie que pouvait
emprunter l'enfant pour accéder à« une aire intermédiaire d'expérience» dans un
monde fantaisiste où pouvaient cohabiter sa « réalité intérieure » et la vie extérieure.
Des allégories signifiantes qui l'accueillaient et le soutenaient dans cet « état
intermédiaire entre l'incapacité du petit enfant à reconnaître et à accepter la réalité et
la capacité qu'il acquerra[it] progressivement de le faire. » 50 • Il va de soi que le GU
ne peut permettre de laisser les jeunes Mondialiens de notre ère croître en étant
confiants qu'ils possèdent en eux les ressources nécessaires pour régler leurs conflits
intérieurs. Devenir des êtres taraudés par une insécurité permanente, tel est le destin
des Mondialiens car la consommation compulsive que cette insécurité engendre est
grandement profitable à l'iconomie. Par ailleurs, si le bannissement de la lecture de
récits pouvant stimuler la créativité des jeunes Mondialiens fait partie du grand
schème du GU, c'est parce que la créativité doit être annihilée dans son embryon
51. Breton. P. (2000). Le culte del 'Internet, une menace pour le lien social?. Paris : Éditions la
découverte, p.57
simultanément sur l'ensemble des écrans ne s'adressent en fait qu'à une portion de la
population ciblée à qui l'on veut bien faire croire à son extrême degré de
primordialité. Comme l'ensemble de son réseau de contacts a reçu la même nouvelle,
le Matemaute est maintenu dans la croyance que son petit monde cloîtré est le portrait
d'une réalité universelle. Ce grand « village planétaire » que constitue les
Mondialiens ne se défini pas tant comme une société mondiale où les échanges sont
réunis dans un même lieu virtuel, mais plutôt parce que chacun représente en lui-
même «son propre monde »53 • Une vision du monde qui s'oppose pourtant à la
possibilité d'accéder virtuellement à n'importe quel lieu du globe pour zieuter une
réalité différente, une personne présentant des mœurs, des coutumes et des
caractéristiques autres que les siennes. Mais l'identité du Mondialien est à ce point
diffuse et influencée de toutes parts que c'est une tâche ardue, voire impossible que
de faire la part entre les différences et les ressemblances de cet autre qui le confronte
à son propre étrangement.
53. Breton. P. (2000). Le culte del 'Internet, une menace pour le lien social?. Paris: Éditions la
découverte, p. l 05
26
société dans laquelle [elle*] s'insère prône une telle posture. »54 On les encourage à se
libérer des anciennes mœurs et de leur pudeur : à embrasser le polyamorisme, à
s'adonner aux actes charnels devant la caméra, mais si quelqu'un a le malheur de
confier qu'il possède l'exemplaire d'un livre papier, on l'ostracisera sur Ratebook en
le traitant de rétrograde et d'anti-environnementaliste avant de reporter l'acte
licencieux au Grand Juge Impartial.
INTERNET MATER
sociale, nous a plutôt conduits à être maintenus sous le joug d'un espionnage
ininterrompu en plus d'instaurer un climat de méfiance et de valoriser la délation.
Macérant dans une perpétuelle insécurité, entretenant des suspicions vis-à-vis leurs
voisins, les Mondialiens se sont mis à quitter de moins en moins leur logis-bunker et
à privilégier les communications virtuelles. Le GU a promu l'idée que l'Internet
réaliserait« l'Utopie d'une société pacifiée» qu'elle incarnait« l'idéal d'un nouveau
lien social, tout entier virtuel, c'est à dire spirituel, où, pour être réunis dans une
nouvelle communion, il faut d'abord se séparer les uns des autres. »55
Depuis, l'on se recueille chacun devant l'autel de nos écrans, vénérant Internet Mater,
seule icône religieuse dorénavant admise, connectés jour et nuit si on le souhaite aux
Saintes mamelles au flux intarissable de ce que l'on appelait jadis le World Wide
Web. De son regard omniscient se décuplant en plus de "yeux" qu'il n'existe d'êtres
vivants, Internet Mater veille inéluctablement sur l'ensemble des Maternautes,
qu'importe le lieu, l'heure, le jour ou la saison. L'intimité est par ailleurs un concept
suranné depuis l'invasion des outils de communications que l'on aurait pu qualifier
d'agents-espion si ce n'était que les Maternautes ont accepté en toute impunité
d'échanger leur vie privée contre l'accès aux dispositifs et aux programmes leur
permettant de pratiquer leur culte en leur ouvrant les portes du Royaume numérique.
Les Mondialiens ont naturellement adhéré« à la croyance dans les vertus d'une vie
sociale entièrement collective, où personne n'a rien à cacher.» Les écrans de sécurité
domiciliaire ne peuvent en aucun cas être éteints et si l'on est en droit d'activer le
brouillage des formes humaines, cette pratique est excessivement mal vue, voire
considérée comme suspecte.« La poursuite d'un idéal de transparence implique de
55. Breton. P. Le culte de l'Internet, Une menace pour le lien social?, p.8
29
Il n'y a plus de dieux qui divisent les hommes entre eux, car cette impression
d'omnipotence dont nous a investis Internet Mater a fait de nous tous des dieux, les
56. Breton. P. le culte del 'Internet, Une menace pour le lien social ?, p.53 à 57
dieux d'un Olympe numérique. Les Maternautes n'ont pas à subir la contrainte du
temps ou de l'espace : d'un mouvement de la pupille, ils sont transportés à n'importe
quel lieu dans le monde, d'un clignement de paupière, ils accèdent à des sources
indénombrables d'informations. Internet Mater sanctifie le sentiment d'ubiquité et
d'omniscience et incarne l'exutoire par excellence afin que les Maternautes
compensent leur impression de petitesse vis-à-vis cette technologie qui nous dépasse,
face à ces nouvelles découvertes révolutionnaires au sujet de la physique quantique
qui ne peuvent être saisies, même vaguement, par le commun des mortels. Nous ne
sommes plus à l'ère d'expliquer des phénomènes ou de justifier des cataclysmes par
la virtuosité, la force ou la colère des dieux. Nous nous sommes donc libérés du poids
qui pesait sur nos épaules en reléguant la compréhension du monde aux IA qui
s'occupent dorénavant de mener les recherches scientifiques. Internet Mater est le
Saint-Graal de l'information, qu'importe qu'elle soit fondée ou pas, l'important est
que nous buvions tous à la même coupe, sans retenue et sans pudeur et que nous nous
rassurions les uns les autres que même si nous nous sentons misérables, nous sommes
des milliards à partager le même sentiment.
«Le culte [d'Internet Mater] s'organise autour de toutes les pratiques qui permettent
d'activer les formes, de mettre en mouvement l'information, de promouvoir
l'ouverture et la transparence, de favoriser toutes les occasions de communication. »59
La valeur du partage est fondamentale tandis que la valeur du contenu importe peu, si
ce n'est que pour faire sensation, pour stimuler le "buzz". « La finalité du message
étant de circuler, tout ce qui concourt à ce mouvement est positif, tout ce qui concourt
à le freiner transforme le mouvement de l'information en son contraire : l'entropie, le
59. Breton P. Le culte de l'Internet, une menace pour le lien social?, p.9
31
désordre, le Mal. »60 La censure est un outrage pire que le meurtre - ce dernier ayant
l'avantage de rapporter d'excellentes cotes d'écoute - et le silence un affront bien plus
sérieux que l'humiliation publique. Dans l'Église d'Internet Mater, on pêche par
abstinence. La communication, c'est la communion.« Ce culte est tout entier une
pensée de la relation. »61 Il faut être en contact à tout moment avec tout et tout le
monde, sauf avec soi-même.
Confus dans son identité, le Matemaute s'accroche aux autres afin de« sauvegarder
son équilibre narcissique » car il « ne trouve son apaisement que dans la présence de
celui à qui échoit la fonction de refléter l'image manquante». Tout le long de sa
misérable existence, le Matemaute dépendra de l'autre qu'il utilisera comme« objet-
miroir destiné à [lui] confirmer son sentiment d'identité et de valeur», tentant
désespérément de se définir en tant qu'individu, à la recherche de l'échoïsation
perdue. Ainsi,« la perte de soi dans l'autre n'est pas crainte mais recherchée, tel le
petit enfant qui boit de ses yeux le regard et la voix de sa mère. »62 Privé de ce
véritable échange affectif auquel n'a pu pourvoir l' andronourrice, il est désespéré
qu'en les autres Maternautes, il trouve son reflet.
60. Breton P. Le culte de l'Internet, une menace pour le lien social?, p.37
62. McDougall. J. Narcisse en quête d'une source. Dans Plaidoyer pour une anormalité, p. 148
32
À vrai dire, les Maternautes ont la peur au ventre de se voir désintégrés au cœur de
cet environnement menaçant que sont les entrailles d'Internet Mater et par mesure de
protection, ils ont dû se réfugier derrière un masque d'apparat. Elle aura beau incarner
la promesse d'un monde pacifié par l'absence de confrontations physiques, tous sont
au fait, ou sinon ils l'apprennent bien assez vite à leur dépend, que l'on peut passer de
héros à zéro en quelques battements de cils. Le moindre de nos faits et gestes peut
être captés et partagés des milliers de fois en plus d'être compilés puis jugés plus tard
par Le Grand Juge Impartial. D'où la primordialité de maintenir ce « faux self » déjà
mis en place lors de la petite enfance qui « permet de protéger le vrai moi, de le
préserver [de cet] environnement non-protecteur, voire franchement hostile. »63
Internet Mater fait "découvrir" le monde à ses enfants certes, mais elle ne les préserve
pas comme une mère digne de ce nom le doit : elle les expose, les exhibe, en fait des
bêtes de foire.
Internet Mater est la mère qui nous enjoint d'aller où bon nous semble et de faire ce
que bon nous semble, mais sans jamais lui lâcher la main, sans jamais sortir de son
champ de vision. Elle s'assure de retenir ses rejetons sous les feux de ses projecteurs
flamboyants pour qu'elle ne perde de son attrait. Elle est la scène et ses Maternautes
sont le spectacle. Cette mère fallacieusement comblante n'a aucunement l'intention
que l'on se sèvre de son sein, s'affairant à maintenir ses héritiers dans un état de
dépendance et dans une immaturité psychique qui résulte en cette société adulescente
se croyant libre et autonome, mais qui ne quittera jamais plus les enceintes d'Internet
Mater, telles de petites mouches insignifiantes prisonnières de la toile
incommensurable de cette Veuve noire. Par l'intermédiaire de ses sbires assurant sa
vigile derrière plus d'écrans qu'il n'existe de gens sur le globe, elle est toujours là
quelque part, présente en tous lieux et en tout temps. On adule Internet Mater comme
si elle était la figure Suprême de la création, l'origine même de la création. Les
Maternautes ne sont que ses apôtres radotant ses mêmes nouvelles.
Cette« nouvelle religiosité »64 se différencie des religions archaïques du fait qu'elle
ne s'incarne plus dans des objets sacrés porteurs d'une histoire ou référant à un mythe
à transmettre. La consommation du corps immatériel d'Internet Mater se fait par le
truchement de ces artefacts glorifiés, mais désacralisés. On ne peut plus s'en passer,
mais l'on peut aisément passer de l'un à l'autre. Un écran est remplacé par un autre
plus grand, avec plus de définition, plus d'options, de nouveaux quartz, un meilleur
projecteur holographique : les Mondialiens sont drogués à la technologie, maintenus
64. Breton. P. Le culte de l'Internet, une menace pour le lien social?, p.6
34
dans un état second, dans une béatitude superficielle. D'aucune manière, il n'est
prévu que quiconque se désinvestisse de ces écrans, « objets transitoires toujours à
recréer car toujours dehors», substituants de l'objet transitionnel manquant au stade
primaire alors qu'il aurait dû être introjecté à« cette étape intermédiaire où le petit
enfant crée un objet ou une activité dotés imaginairement des qualités, voire de la
magie, de la présence maternelle.» Les Maternautes recourent donc à ces« objets
d'addiction » 65 pour analgésier la blessure narcissique laissée par la désaffectation de
la mère biologique et le surinvestissement de l'andronourrice, pour pallier à l'échec
de l'illusion primaire du sentiment d'omnipotence et pour compenser pour leur moi
s'étant faiblement constitué à la genèse de son édification. Ils espèrent ainsi, par
l'intermédiaire de tous leurs appareils les liant continument à la Materzone, trouver
quelque sentiment d'appartenance auprès d'une communauté qui pourra leur suggérer
qui ils sont, ce qu'ils aiment et ce qu'ils prônent. Au cœur de cet immensurable
univers immatériel, la solution addictive s'avère pour eux« une tentative d'échapper
aux angoisses psychotiques telles que la peur d'une fragmentation corporelle ou
psychique, ou même à la terreur de se trouver devant le vide, là où le sens de
l'identification subjective elle-même est ressenti comme compromis »66 • Moins ils
savent qui ils sont et plus les Mondialiens se cherchent au travers des autres. Mais
plus le Maternaute se cherche auprès de ces identités qu'on lui suggère, plus il est
dépossédé de sa véritable identité. Malheureusement, comme une plante s'affaisse si
l'on lui retire abruptement son tuteur, le maintien psychique des Maternautes dépend
de tous ces gadgets leur permettant de maintenir en tout temps le contact avec
Internet Mater et ses fidèles dont la constante psalmodie sur les réseaux sociétaux
maintient l'esprit dans les limbes.
Internet Mater accueille sans discrimination tous les enfants perdus, tous ceux qui ont
faim de spectacle ou besoin de donner un sens à leur existence vidée de son essence.
Mais « plus [le spectateur] contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître
dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son
propre désir». Dans le Royaume sans murs d'Internet Mater, déambulent des pèlerins
sans destination précise, spectateurs d'un monde déréalisé où ils« ne se sent[ent]
chez [eux] nulle part, car le spectacle est partout. »68 Nous sommes maintenus dans
l'irréalité du monde immatériel, dans le faux-semblant et cela vaut pour l'identité
propre. L'identité est devenue quelque chose que l'on possède (pour un temps) plutôt
que ce que l'on est (fondamentalement). On ne s'est pourtant jamais autant affirmé,
exclamé, outragé que maintenant, mais tout cela est exprimé dans la foulée de la
nouvelle du jour mis en exergue par le Mondialinfo, le bulletin de nouvelles
uniformisé : les gens réagissent en fait par réflexes conditionnés. « Comme l'espace
public [s'est vidé] émotionnellement par excès d'informations, de sollicitations et
d'animations, le Moi [a perdu] ses repères, son unité, par excès d'attention: le Moi
est devenu un "ensemble flou". »68 Le Maternaute a donc multiplié les ego-portraits
pour tenter en vain de voir se matérialiser une image qui le représente, pour se
fabriquer des indices visibles pouvant le rassurer de qui il est.« La probabilité d'une
fixation narcissique dépend évidemment de la relation que chacun entretien avec lui-
même: plus l'idée qu'on a de soi est indécise et flottante et plus grand est le risque de
s'y laisser captiver. »69 Ce qui de prime abord pouvait avoir l'apparence d'un hyper
narcissisme complaisant n'était en fait que le désir criant de reconquérir cette identité
émoussée. Demeurant sans réponse devant ces clichés ne pouvant saisir l'essence
d'un être, Narcisse s'est fabriqué une identité sur mesure, un avatar le distançant
davantage de son faux self, mais le protégeant à tout le moins en ces territoires
hostiles de la jungle sans bornes et sans frontières d'Internet Mater.
Étant constamment influencés par l'opinion des autres avec qui ils demeurent en
perpétuel contact et obnubilés par tous ces stimuli qu'Internet Mater leur offre, les
Maternautes n'ont jamais l'occasion de s'imprégner d'une expérience personnelle.
À force de vivre dans l'ère de l'ultra communication et de maintenir un contact
ininterrompu avec l'autre, à force d'être dans l'observation perpétuelle de l'autre, le
Maternaute a fini par perdre contact avec son intériorité et. par devenir étranger à lui-
même. Si bien que c'est en son for intérieur qu'a fini par résider l'altérité. C'est
lorsque« "Je est un autre" [que s']amorce le procès narcissique, la naissance d'une
nouvelle altérité, la fin de la familiarité du Soi avec Soi, quand [son] vis-à-vis cesse
d'être absolument Autre : l'identité du Moi vacille quand l'identité entre les individus
69. Tisseron. S.(2011). Intimité et extimité. Dans Communications, Culture du numérique. No. 88.
Janvier 2011. Paris : Éditions Le seuil, p.88
37
72. Ibid. p. 56
,---~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
38
masquant l'huitre s'étant atrophiée sur elle-même, étouffée avec les perles de son
propre narc1ss1sme.
paille. Les gens ne sortent pratiquement plus de chez eux et craignent trop les
rassemblements pour se rendre jusqu'à entreprendre une mobilisation physique. De
toute manière, chaque journée peut amener une nouvelle raison de se révolter. La
révolte est devenue une question de mode et la mode de nos jours est aussi
changeante que le vent.
En« passant par le spectacle comme modèle d'identification, [l'agent du spectacle] a
renoncé à toute qualité autonome pour s'identifier lui-même à la loi générale de
l'obéissance au cours des choses. »75 L'influenceur participe ainsi activement à
l'uniformisation des consciences au profit du GU et celui-ci le lui rend bien en
versant IK supplémentaire à son obole mensuelle pour chaque lK defollowers. Qu'il
en soit conscient ou non, l'influenceur est en fait un agent du gouvernement.
Dans le temple sans mur et sans frontières d'Internet Mater, les idoles sont élues aussi
vite qu'elles sont déchues. Auparavant, un artiste pouvait marquer son époque, du
temps où les Musées n'étaient pas virtuels; avant que les serveurs cumulant les
innombrables datas envahissent l'espace de la quasi-totalité des édifices publics;
lorsque la musique était produite par des humains avec de véritables instruments ;
avant que les robots-solfège programment à moindre coût les partitions musicales aux
sons électroniques imitant pitoyablement la richesse des cordes vibrantes et des
caisses raisonnantes ; avant que les concerts ne soient interdits en même temps que
les rassemblements massifs en raison des risques potentiels d'attentats terroristes. La
L'intérêt des Matemautes est de courte durée, puisqu'Internet Mater a toujours plus
de divertissements, de compilations de faits et de vidéos de chats à offrir sur ses
écrans d'argent: des nouveaux chaque jour (ajoutés à ceux datant de quelques années
revenant inlassablement dans la programmation du vide tournant en boucle) pour sa
progéniture oisive et jamais rassasiée. Si les vidéos mettant en scène des animaux
sont les plus populaires, bien au-devant des chaînes de nourrissons, c'est qu'elles ne
forcent pas un regard envers son identité. Les Maternautes sont épuisés de se chercher
dans le miroir des autres, fatigués d'avoir à dorer leur faux self dans la Materzone, de
porter la lourde et suffocante armure de leur avatar. Les rapports entre les gens sont
devenus à ce point désincarnés que les archives de ces mignonnes créatures du règne
animal sont un moyen de dernier recours permettant aux Maternautes de se remettre
en contact avec leur sensibilité et de goûter encore à une parcelle d'authenticité ... si
l'on occulte le fait que ces vidéos mettent essentiellement en scène des espèces
éteintes depuis des décennies.
6.
Suite à ce que la Nasa ait confirmé en 2017 l'habitabilité de la planète LHS 1140b
pour notre espèce, nous étions convaincus que nous irions bientôt conquérir l'univers.
Puis lorsque la Mondialité fut informée que la concrétisation de ce fantasme prendrait
plusieurs dizaines d'années nonobstant l'utilisation de l'énergie photonique et que le
premier voyage serait exclusivement composé d'androïdes, les Matemautes ont fait
part de leur insatisfaction en ne partageant plus les articles se rapportant aux voyages
d'exploration stellaire, ne se donnant même plus la peine de ciller pour consulter le
résumé d'article de ces nouvelles déjà très résumées. Face à ce boycott, les sponsors
publicitaires ont de ce fait perdu l'intérêt d'investir dans ces missions de découverte
de l'espace qui furent donc abrogées. De toute manière, la population mondiale n'en
n'a plus rien à cirer. L'espace aura beau être constellé de billions d'étoiles, leur
mouvement est trop lent pour retenir l'attention des Matemautes et les écrans muraux
peuvent leur offrir autant de nuits de perséides qu'ils le souhaitent. À leurs yeux,
Internet Mater est encore bien plus grande que l'univers tout entier.
contempler« ce qui a été représenté comme la vie réelle [mais qui] se relève
simplement comme la vie plus réellement spectaculaire. »76 Comme il n'est plus
coutume pour les Mondialiens de quitter leur demeure et que la plupart ont préféré
remplacer leurs fenêtres par des écrans, la lumière du jour n'est même plus un
indicateur du temps qui passe. L'atmosphère météorologique pouvant être réglée aux
simulateurs saisonniers des plafonniers procure toujours un temps parfait à
l'utilisateur qui peut se prélasser devant les archives de doux flocons tombant sur la
lande dans le confort d'un vingt-deux degré à trente-trois pourcent d'humidité ou
étirer un coucher de soleil sur plusieurs heures dans une définition de 6600 dpi.
L'astre solaire lui-même ne peut rivaliser avec sa reconstitution magnifiée. Par la
production d'un simulacre« plus réel que le réel, c'est ainsi qu'on abolit le réel ». 77
De quoi faire se retourner Magritte dans sa tombe. Il y a plus d'un siècle, l'illustre (du
moins, il le fût) peintre a voulu nous faire réfléchir sur la représentation d'un objet
versus l'objet réel. " Ceci n'est pas une pipe" pouvait-on lire sur la toile épurée
représentant simplement une pipe. Malheureusement, le tableau a été relégué aux
oubliettes en même temps que les autres œuvres menaçant apparemment la stabilité
sociale, pour ensuite être brûlés sans faire de vague, sous la bannière de la censure
hypocrite du GU. Les Matemautes ont depuis longtemps occulté le fait que tous ces
objets contemplés au travers d'un écran ne sont pas le réel, mais qu'ils n'en sont que
la représentation.« De toute façon, cette course au réel et à l'hallucination réaliste est
sans issue car, quand un objet est exactement semblable à un autre, il l'est un peu
plus. »78
77. Baudrillard. J. (1981). L'implosion du sens dans les média. Dans Simulacres et simulation. Paris:
Éditions Galilée, p.122
D'ordre général, les gens ne se déplacent plus pour visiter un endroit, ils survolent
virtuellement des lieux historiques ou des sites naturels bien quottés sur l' Agence de
voyages exceptionnels uniformisés (AVEU) et bien que certains de ces endroits
existent encore dans le monde tangible, leur reconstitution magnifiée dans la réalité
virtuelle est préférée par les Matemautes. Bien entendu, il est coutume de feindre
s'être rendu sur le site pour admirer la vue de visu en partageant sur Ratebook les
fabuleux clichés de ces lieux virtuellement visités fournis par le logiciel d'émulation
auxquels son portrait aura été superposé. Il importe peu que le voyage soit vrai ou
pas, tant que le montage est crédible, la véracité des faits ne sera pas remise en
question. S'il s'avérait qu'un Matemaute se retrouve physiquement devant le paysage
observé lors d'un voyage simulé, il est probable que le panorama dépourvu de la
magnification de l'hyperréalité lui donne l'impression de contempler une
lithographie, comme si ce paysage du monde réel se trouvait être la pâle reproduction
du voyage original, celui virtualisé.
Par l' œil de ses drones, Internet Mater nous a fait survoler chaque coin du monde,
nous présentant des paysages magnifiés par le filtre de ses écrans, des prouesses
humaines époustouflantes, des désastres écologiques à couper le souffle, jusqu'à ce
que l'on en devienne indifférent. Ses banques de données infinies nous ont fait
accéder à la connaissance, mais nous avons consommé tous les fruits défendus puis
nous sommes devenus blasés, habités d'un vide insatiable que seul le divertissement
44
bâtiments dans lesquels s'empilent les mégas serveurs préservant les datas d'une
population mondiale sous surveillance, où les archives de votre vie peuvent servir à
tout moment à détruire votre réputation, voire conduire à votre atomisation. Ce
paysage urbain déserté et désaffecté est l'un des visages du GU, de son« totalitarisme
supranational, suscité par le chaos social résultant du progrès technologique en
général, sous le besoin du rendement et de la stabilité, pour prendre la forme de la
tyrannie-providence de l'Utopie» 82 •
L'ÈRE DU VIDE
En plus de bénéficier d'une orientation des consciences plus efficace sur ces masses
d'incultes victimes de leur dissolution identitaire, le GU profite de cette acculturation
favorisant la participation active des Maternautes sur les réseaux sociétaux où ils
tentent vainement d'y redéfinir leur identité, ce qui conséquemment, grâce à la pub
dont on les gave, assure leur apport essentiel à l'iconomie. «La phase présente de
l'occupation totale de la vie sociale par les résultats accumulés de l'économie [a]
conduit à un glissement généralisé de l'avoir au paraître, dont tout "avoir" effectif
doit tirer son prestige immédiat et sa fonction dernière. »84 Semblerait-il que
l'important lorsque l'on acquiert un nouveau gadget, c'est de se pavaner sur le tapis
rouge de son chanel. Mine de rien, on peut "subtilement" placer l'objet de sa fierté de
pacotille en arrière-plan de sa vidéo, annoncer la nouvelle acquisition sur le mur de
son Ratebook, en produire un hologramme ou faire les trois à la fois, il semble crucial
de s'en vanter. Comme si ce qui n'était pas virtuellement perçu par une tierce
personne ne pouvait exister exclusivement pour soi dans la réalité matérielle. Comme
si sans le regard de l'autre posé sur le moindre de ses gestes, tous gestes posés
devenaient insignifiants. Que ce soit le dernier modèle d' overboard qui ne sera jamais
utilisé par ces Maternautes complaisamment emmurés en leur geôle domiciliaire ou le
nouvel animatronique qui sera prestement abandonné à l'ifourrière pour un autre plus
exotique ou un modèle au programme plus avancé, le Maternaute dépend du regard
de l'autre pour traduire la valeur de ses biens en une valeur personnelle.
maintenus à l'extérieur de soi, trop sollicités par tous les stimuli de la Materzone. Ce
qui résultera éventuellement en un besoin vital de se sentir constamment "connectés"
avec les autres puisqu'incapable de connecter avec soi-même. Dès les premiers jours
de l'existence, nous sommes formatés à être des Mondialiens soustraits au monde réel
et coupés de leur intériorité. Le concept de l'introspection est tout simplement
inconnu de la dernière cuvée de Mondialiens puisqu'il s'agit d'une action
contreproductive qui risquerait même de permettre aux esprits déviants de fomenter
des attentats élaborés (une œuvre artistique subversive, par exemple). Le GU a banni
toute la littérature traitant du sujet et a fait tout pour promouvoir l'extraversion sur les
réseaux sociétaux, finançant exclusivement les émissions de variétés abordant des
thématiques superficielles et n'interpellant pas au questionnement intra personnel,
encourageant plutôt une évacuation immédiate en direct sur la materzone pour
partager à la foule sa consternation, son euphorie ou son indignation. Cet appel à tous
à s'exprimer dans les médias par l'intermédiaire de l'une des glorieuses plateformes à
portée de doigt, ces plateaux meublés de projections holographiques mirobolantes
recevant (virtuellement parlant) les vedettes de l'heure pour nous partager leurs
compilations de chats-stars préférés ou leurs trucs pour obtenir un repas synthétique
plus convaincant, déversent à grands torrents de« l'information [qui] dévore ses
propres contenus », vide de sens parce qu' « elle s'épuise dans la mise en scène du
sens. » 85 Un décor holographique surréaliste et mouvant retiendra davantage
l'attention des Mondialiens que la majestueuse et solennelle Basilique de Notre-
85. Baudrillard. J. L'implosion du sens dans les média. Dans Simulacres et simulation, p.121
50
87. Breton. P. Le culte de! 'Internet, une menace pour le lien social?, p.66
51
divers déversés à la pelle dans leurs écrans et le présentateur peut lui-même assister
en temps réel, par le biais de ses lentilles de réalité augmentée, à l'enchaînement d'un
visuel infantile exprimant soi-disant l'opinion des Mondialiens face aux événements
reportés : tête de chien confus, tournesol tirant la langue, dinosaure dégobillant une
soupe d'alphabets ... mais de commentaires élaborés dans un véritable discours
composé de mots, il n'y en a point. Il n'y a pas d'espace prévu pour dans l'interface
du Mondialinfo, pas plus que dans l'esprit des Mondialiens.
Les campagnes publicitaires endossées par le GU arguent que dans ce qui constitue
notre mondialité «l'information y est la vraie valeur, la vraie nature des choses, ce
qu'il faut regarder si l'on veut comprendre le réel. »88 Sauf qu'au travers de cet excès
de données informatives, on ne s'attarde plus au fond du message, à ses subtilités et
ses nuances. Les nouvelles insipides se succèdent dans une ronde laconique ponctuée
de titres sensationnels qui doivent en révéler suffisamment pour épargner au
Maternaute l'effort assommant de lire un court biais, sans non plus être trop
complexes, tenant compte du taux mondial d'analphabétisme fonctionnel approchant
le 70%.
88. Breton. P. Le culte de l'Internet, une menace pour le lien social?, p.8
8.
LA PROGRAMMATION DE L'IGNORANCE
C'est pour préparer le terreau fertile de l'ignorance que le MEUH prescrit au PEUH
l'enseignement de l'hyper expressivité émotionnelle en recourant aux holojis, aux
holomèmes et autres supports graphiques enfantins qui seront pourtant utilisés bien
au-delà de la finalité de la croissance biologique. Les émoticons, petites figures
89. Astier. H. (2011) L'avatar est l'avenir de l'homme vers la dématérialisation. Paris: Éditions
Dangles, p.65
d'allure inoffensive auparavant utilisées dans les forums de discussions par les
adolescents pour ponctuer leur discours, ont évolué avec les moyens de
communication et sont passés de l'effet de mode à la nécessité. Les emojis
(prédécesseurs des holojis) ont déclassé les émoticons en offrant une kyrielle
d'icônes, d'objets, de créatures et de personnages de tout acabit. Le nouveau crédo
des dernières cuvées de Matemautes : "J'holojis donc je suis". La présence de ces
figures simplistes est devenue nécessaire pour éviter les mauvaises interprétations de
ces discussions insignifiantes à bâtons rompues. Ces petites têtes jaunes à
l'expression figée ont d'abord fait office de didascalies pour indiquer le ton du
message, jusqu'à remplacer le discours lui-même : une tête ronde avec une grimace
d'idiot, un sourire désincarné décliné dans quelques variantes pour seule réplique,
c'est ainsi que les gens communiquent maintenant leurs émotions à l'écrit, d'une
manière compulsive et désaffectée. On aura beau les décliner dans de milliers de
faciès différents, une litanie de têtes jaunes ne constituera jamais l'expression d'une
émotion véritable.
vidé de son contenu et a pris la forme d'icônes puériles et absurdes sans rapport à
quelque réalité que ce soit.
Les Maternautes ont développé l'art d'utiliser les images iconographiques les plus
grotesques pour réagir à une publication, dans une « économie de mots » et une
économie d'affects les prévalant d'avoir à être confrontés à leur incapacité de
s'exprimer. L'une des conséquences funeste à l'économie de mots pratiquée par les
Mondialiens a été la constitution progressive d'une société d' « alexithymiques »92
inaptes à décrire leurs états affectifs et faisant également preuve d' <mne incapacité à
distinguer un affect d'un autre »93 • Bien entendu,« cette entrave dans la captation
affective va s'accompagner d'une incapacité parallèle d'entendre ou de comprendre
les désirs d'autrui »94 , ce qui, en plus de se traduire par un égocentrisme généralisé,
résulte en dialogues de sourds et en bon nombre de mésinterprétations. Il vaut donc
mieux miser sur l'économie de mots pour ne pas risquer d'être mal compris et de se
voir soumis à une investigation du Grand Juge Impartial suite à une plainte pour
dénigrement ou propos subversifs puisque la moyenne des gens n'est plus que
mentalement outillée pour saisir tout ce qui est de l'ordre du littéral et du fonctionnel.
92. Mc Dougall. J. Théâtres du Je, p.195; «(du non alexithymie: du Grec a= sans; lexis= mot;
thumos = cœur ou affectivité, [qui] veut donc dire "pas de mots pour les émotions")»
L'ironie est un ton maintenant proscrit donc seul quelques agitateurs font encore
usage. Grand bien leur fasse.
Le Maternaute est une créature limitée dans ses fonctions cognitives, certes, mais cela
ne l'empêche pas de savoir s'adapter à son milieu. Il a instinctivement trouvé le
moyen de se prémunir des conséquences d'une mauvaise interprétation en versant
dans l'absurdisme. Comment interpréter un message se résumant à l'hologramme
d'une licorne grimaçante assise sur un hamburger ou un petit singe à l'air ahuri avec
une banane dans l'oreille ? Peu importe la signification, le but étant d'évacuer sur-le-
champ ces affects« répudiés du monde de ses représentations mentales», affects
imposés par les autres avec qui l'on est constamment lié par l'intermédiaire de nos
écrans, et l'on se renvoie la balle, indubitablement campés dans le rôle de l'émetteur.
Une « forme de fonctionnement psychique dans laquelle [les] idées conflictuelles et
[les] affects douloureux ne sont ni refoulés ni contre-investis, mais immédiatement
éjectés hors de la psyché par des moyens divers »95 , par l'avalanche quotidienne de
statuts insignifiants sur Ratebook ou l'utilisation abusive de ces holojis enfantins
envahissant l'espace privée de tous et chacun, par exemple. Les Maternautes sont
engorgés par ce besoin irrépressible de s'exprimer sur tout et rien sur leur mur
Ratebook chaque fois qu'un événement leur suscite le moindre affect. « Mais de tels
mots demeurent sans impact, exsangue, pour celui qui les prononce. Quant à ceux qui
les entendent, la résonance du vide les étourdit parfois. » Dans ce discours du vide
déferlant sur les écrans comme le crachin d'un jour morose sans fin,« les affects ont
été arrachés de leur fonction de liaison de sorte que la communication interne d'un
être avec lui-même est constamment interrompue. »96 Ce babil incessant sur les
médias sociaux, cette extraversion continuelle qui« évacue sur-le-champ toutes traces
d'enregistrement psychique», conduit les affects à être« réduits à leur pure
expression somatique. »Mais cette expressivité somatique révèle en fait l'incapacité
des individus d'accéder à leurs propres affects sans recourir au regard de l'autre, plus
spécifiquement à sa rétroaction, aussi minimaliste soit-elle que l'hologramme d'un
pouce en l'air.
Les réseaux sociétaux sont bien entendu la voie privilégiée pour transiger une
émotion par« l'identification projective »97 , en utilisant« ses fantasmes et ses
problèmes propres pour induire chez l'autre des réactions affectives »98 • Nous
souffrons d'une mondialité immature, réagissant au même titre que l'infant
«incapable de se représenter psychiquement ce qu'il éprouve,( ... ) prêt à réagir
comme si ses états affectifs lui venaient d'ailleurs.» Une société d'adulescents qui
«se comportent comme des enfants non-verbaux, à la merci des autres pour
interpréter leurs propres états psychiques »99 , voilà ce que nous sommes devenus. De
cette« désaffectation» et de cette incapacité à mettre des mots sur les émotions s'est
102. Roussillon. R. Symbolisation primaire et identité. Dans Agonie, clivage et symbolisation. p.232
Bien entendu, à force d'être gavé d'images, de vidéos et d'hologrammes, tout vient à
se confondre dans un salmigondis insaisissable, donc impossible d'en faire le tri. Le
Maternaute domestiqué applaudit lorsqu'on l'encourage à manifester son
contentement, pleure lorsqu'on lui dit de s'émouvoir, rit par imitation du vlogger qui
s'esclaffe et se révolte lorsqu'un influenceur l'intime de scander son indignation
mineure. Son incapacité à se mettre en contact avec son émotion véritable sans être
influencé par l'excès de stimuli extérieurs le réduit à se saisir de ses émotions par
60
105. Marty.P. & M'Uzanla. M. (1994). La pensée opératoire. Revue Française de psychanalyse.
(No.6) Février 1994. Paris: Presses Universitaires de France, p.202
La teneur du discours est de moindre importance lorsque le message n'a pour but que
de circuler dans l'espoir de susciter une réaction qui occasionnera une éventuelle
rétroaction et ainsi de suite, dans un continuel carrousel cacophonique et caquetant.
En parallèle de l'hystérie communicationnelle de cette mondialité d'adulescents, les
Maternautes se complaisent dans un « puérilisme délirant de compensation »109
résultant d'une« pathologie de l'identité à mettre en lien avec un narcissisme
107. Marty.P. & M'Uzanla. M. (1994). La pensée opératoire. Revue Française de psychanalyse.
(No.6) Février 1994. Paris : Presses Universitaires de France,p.200
défaillant, avec l'échec du "stade du miroir"» qui n'a pu être accompli alors qu'ils
étaient abandonnés aux bras froids de l'andronourrice. Lorsque ce n'est pas en
recourant à l'utilisation d'une iconographie infantile pour exprimer leur ressenti, les
Maternautes se cherchent au travers de tests puérils et sans fondements qui en six
questions pourront leur attribuer un animal totem, les associer à une personnalité de la
Materzone ou leur indiquer la saveur simulée à ajouter à leur substitut protéiné
Monsanto s'accordant le mieux à leur humeur du moment. C'est qu' « à défaut
d'identité, [ils] s'identifi[ent] ici et là pour donner une certaine consistance à cette
0
identité en défaut. »ll Des individus arrivés à l'aboutissement de leur croissance
biologique certes, mais qui n'atteindront jamais la maturité émotive, atrophiée lors du
«développement primitif du moi», grâce aux trop bons soins des andronourrices
envahissantes et facticement aimantes qui n'auront jamais laissé la chance aux
nourrissons accaparés sous leur tutelle« d'être tout simplement» pour faire« faire
l'expérience de soi »111 • N'ayant pu se concevoir dans ce visage irrémédiablement
présent mais qui ne répondait pas, n'ayant pu se reconnaître dans les traits robotiques
malgré les mimiques forcées du robot-nourrice au stade décisif de la constitution de
leur identité primaire 112 , le Maternaute au moi faiblement constitué dépend du
maintien de son environnement.
Le Matemaute use donc des autres comme d'une drogue, comme des« objets
transitoires», des relations transitoires dont il dépend pour se décharger de ses affects
qu'il ne peut se représenter, se contentant de l'ombre fugace d'une présence pour
pallier à ce sentiment d'isolement derrière ses écrans,« comme si le seul fait d'être
seul chez soi était, en soi, une blessure narcissique qui requiert [une] solution
addictive »113 , comme si, face à sa quête d'identité, il se servait de cette addiction des
autres « comme un moyen de se défendre vis-à-vis d'une nouvelle individuation,
d'une nouvelle naissance secrètement terrifiante. »114 Mais cette stratégie est telle le
serpent se mangeant la queue. Le Maternaute, en se servant des médias sociaux pour
se libérer de ces affects qu'il n'a su ni introjecter ni dénier, s'expose à une avalanche
de tous ces affects de même expulsés par ces tierces parties que l'on use comme
tampon-récepteur. « L'économie addictive vise la décharge rapide de toute tension
psychique, que sa source soit extérieure ou intérieure » et cela se traduit par le
«besoin somatique »115 des Maternautes à partager frénétiquement des publications
vides de contenu sur leur mur Ratebook. Leur« défaut d'inhibition pourrait être à
l'origine de l'omnipotence des sensations et schèmes habituellement associés à
l'apaisement »116 , comme si le fait de s'exhiber sur les réseaux sociétaux poursuivait
le même dessein que la tétine que suçaient avidement les bébés jadis pour se
114. Karray Khemiri A. & Derivois. D. (201 l). L'addiction à l'adolescence: entre affect et cognition.
Symbolisation, inhibition cognitive et alexithymie. Drogues, santé et société (Vol. IO. No.2) Décembre
201 l. Montréal: Éditions Érudit, p.22
116. Karray Khemiri A. & Derivois. D. L'addiction à l'adolescence: entre affect et cognition.
Symbolisation, inhibition cognitive et alexithymie, p.30
r----~~
66
réconforter de l'absence du sein de la mère. Ils se flattent l'égo au doudou des médias
sociétaux. Ils se bercent de leur babillage, une stratégie d'autoérotisme pour tenter de
susciter l'apaisement qui n'a pu être éprouvé en l'absence d'une mère de chair
simplement suffisamment bonne et en l'absence d'un objet transitionnel.« Le défaut
d'inhibition conduirait à la récurrence des même éprouvés, sensations et tensions.
Ceux-ci seront associés aux pensées habituelles et concrètes qui seront répétées en
raison de la non-possibilité de les inhiber ou de les réguler. »117 Chaque fois que le
moindre glitch se produit sur les écrans de contrôle domiciliaire, on en a pour la
journée à en entendre parler, la panique est générale, la frayeur qu'a causé
l'interruption des communications pendant ce dixième de seconde insupportable à
porter. L'affect ingérable doit être extériorisé et psalmodié jusqu'à ce qu'il devienne
un bourdonnement indéfinissable, qu'il perde de son importance à force de redites.
117. Karray Khemiri A. & Derivois. D. L'addiction à l'adolescence: entre affect et cognition.
Symbolisation, inhibition cognitive et alexithymie,. p.30
118. Tisseron. S. (2011 ). Intimité et extimité, Communications (No.88) Janvier 2011. Paris : Éditions
le seuil, p.84-85
67
Bien que de prime abord, il semble que ce soit la règle que de communiquer pour ne
rien dire, il se cache derrière ce discours du vide un cri désespérément aphone, qui
hurle sans savoir pourquoi et sans se faire entendre. Un cri affamé de relations
substantielles, un cri ne serait-ce que pour attirer l'attention. Un cri pour que les
effleure un regard se substituant à celui que posait inlassablement la mère aimante de
jadis sur le petit infant pour lui« donner le sentiment d'une continuité
d'existence. »119 Notre mondialité se compose de nuées d'infants agonisants sans le
regard réverbérant d'Internet Mater les couvant jour et nuit.
119. Harrus-Revidi. G. (préf. 2006) ; dans W. Winnicott. D. La mère suffisamment bonne, p.15
120. McDouga!L J. Narcisse en quête d'une source. Dans Plaidoyer pour une certaine anormalité,
p.141
68
Car« l'expression du soi intime que constitue le processus d'extimité n'a de sens que
si l'interlocuteur est reconnu susceptible de le valider. »121 Narcisse implore Écho de
lui renvoyer un reflet qui lui permettrait de différencier moi et non-moi, mais Écho
est distraite et ne répond pas toujours ou pas toujours adéquatement : son reflet est
brouillé par tous les avatars sous lesquels elle se présente et sa réponse assourdie par
ses voix trop nombreuses et discordantes. Le Maternaute traînant une blessure
narcissique« cherche dans son étang un objet perdu, qui n'est pas lui-même mais un
regard » 122 • C'est pourquoi il s'acharne à solliciter les autres qui réagissent (par un
holojis absurde, un holomème ou une icône appréciative) d'une manière désaffectée,
un peu comme la mère - du temps où les enfants dessinaient encore - répondait
machinalement à son rejeton l'interpellant pour la énième fois : « oui, oui, ton dessin
est très beau», après le cinquième barbouillage d'une série.
122. Mc Dougal!. J. Narcisse en quête d'une source. Dans Plaidoyer pour une certaine anormalité,
p.140
69
ininterrompue, tandis que les membres d'une même unité familiale se cloitrent
chacun dans leurs appartements, sans parfois se croiser ni être en contact pendant des
semaines. Ces« échanges dévitalisés» s'avèrent en fait une technique de survie
psychique pour le Matemaute face à son« angoisse d'implosion, c'est-à-dire la peur
d'être envahi et d'être possédé par l'autre» dans cet univers virtualisé de notre ère où
il craint « de perdre le contrôle de ses limites corporelles, de ses actes ou de son
sentiment d'identité. » 124
126. McDougall. J. Narcisse en quête d'une source. Dans Plaidoyer pour une certaine anormalité,
p.147
70
Grâce à cette infinitude de Matemautes avec qui l'on peut entrer en contact, il est aisé
d'intégrer un groupe d'appartenance extrêmement spécialisé selon l'identité
manufacturée et le genre qu'on s'est attribué. Ainsi peuvent se côtoyer virtuellement
les humanofélin(e )s végétarien(ne )s célébrant la nouvelle lune tout comme les steam
punks transhumains non-binaires du monde entier peuvent échanger sur les
rétrotechnologies. «La fraternité n'est plus que l'union d'un groupe sélectif qui
rejette tous ceux qui ne font pas partie de lui. »128 Ce qui est primordial pour tous
Maternautes, c'est d'être en mesure de se mirer dans le regard de l'autre, mais plus
précisément de s'assurer d'une réponse adéquate de son environnement qui lui
renverra une image correspondant au faux self adopté.
Les avatars étaient auparavant utilisés principalement pour préserver l'anonymat des
individus, pour leur permettre de s'exprimer sans censure, vêtus de cette armure les
prémunissant des attaques et des représailles pouvant être portées à leur véritable
identité. Comme il n'y a de toute manière plus d'intimité possible sous les projecteurs
de ces trillions d'écrans toujours à l'affût, l'avatar revêt dès lors une toute autre
fonction: celle d'incarner la vision fantasmée que son détenteur a de lui-même, la
projection d'un soi idéalisé composé du construit social de son réseau d'influence,
avatar arborant généralement les caractéristiques formelles associées au groupe
d'appartenance hyper spécialisé auquel il s'est affilié.
__________________________________________
.__ · -
71
129. Racamier. P-C. (2007), Le moi et le soi, la personne et la psychose (Essai sur la personnation).
L'évolution psychiatrique (No.72). Paris: Éditions Elsevier Masson, pp.674-675
De toute manière, notre identité ne nous appartient plus non plus, elle aussi faisant
partie du domaine public et pouvant être récupérée dans des produits dérivés, comme
ces milliers de chandails imprimés ayant pour logo le visage d'un jeune homme
n'ayant rien accompli d'autre que de prendre en selfie son sourire niais dévoilant ses
dents croches, monté au temple de la renommée malgré lui, pour les mauvaises
raisons. Que dire de cette nouvelle tendance à se faire tatouer un hashtag référant à la
déclaration publique la plus niaiseuse de l'année? Plutôt que de faire honneur aux
réflexions des grands penseurs, ce sont les propos de bouffons qui sont immortalisés.
2E PARTIE
LE RÉENCHANTEMENT DU MONDE COMMENCE APRÈS
10.
Nous avons ainsi eu le souci de préserver dans cette capsule quelques traces
témoignant de la sapience de certains humains, afin que les vestiges de notre
civilisation ne se résument pas à des milliers de serveurs rouillés inutilisables et à des
mèmes absurdes imprimés sur des tasses à café. Peut-être suis-je acerbe, mais
comment ne pas l'être en ayant vu notre humanité régresser pendant des décennies en
même temps que s'effectuait l'ascension de la technologie sanctifiée?
Les communautés grossirent à mesure que les Mondialiens réalisèrent la menace que
représentait l'ascension des I.A. Lorsque Monsanto considéra la perte de profit
substantielle occasionnée par nos troupes de cultivateurs rebelles, il fit déverser par
ses drones-porteurs des colonies de ses élevages de grillons qui détruisirent nos
récoltes. Nous avons dû nous rabattre à vivre dans les égouts comme des rats,
76
effectuant des raids dans les sous-sols d'épiceries fermées depuis les nouvelles
normes sanitaires uniformisées, préférant bouffer chaque fois que c'est possible des
boîtes de conserve périmées depuis dix ans plutôt que d'avoir à se rabattre sur la
maudite poudre de grillons. Autrement, nos missions consistaient à trouver les
artefacts d'une valeur culturelle oubliées par le GU pour les intégrer à la capsule
temporelle, souhaitant qu'un jour lointain les traces de notre civilisation puissent être
commémorées sur les socles de vos musées, lorsque l'humanité se libérera à nouveau
de ses chaînes après l'ère des machines. Nous vous léguons donc ce patrimoine dans
l'espoir que vous le ressuscitiez, comptant sur vous pour exhumer ce qui reste de
notre civilisation suite à ce la quasi-totalité des écrits, des œuvres visuelles et
musicales numérisés du monde entier soient désintégrés par les bombes
électromagnétiques, car« toute notre culture linéaire et accumulative s'effondre[ra] si
nous ne pouvons pas stocker le passé en pleine lumière »133 •
L'une de mes investigations me conduisit à entrer par effraction dans le cabinet d'un
psychanalyste n'ayant plus sa raison d'être sans patient habilité à effectuer un
minimum d'introspection. C'est là que j'y trouvai la plupart de mes sources
d'inspiration pour me servir de modèles datant certes de plusieurs décennies, mais
tout à fait transposables dans notre ère actuelle. Le présent manifeste s'est ainsi
élaboré à la manière d'un collage auquel j'ai intégré les citations d'auteurs émises à
une époque régie par d'autres mœurs et d'autres réalités, dont les propos néanmoins
éclairants soutinrent mes réflexions et mes observations en regard de notre
mondialité. Militant contre le formatage des consciences et la pensée unique,
souhaitant éveiller en vous un intérêt à comprendre ce qui a constitué notre
civilisation et donc le passé sur lequel votre civilisation s'est construite, la technique
du collage m'a semblé indiquée pour son« potentiel à proposer de nouvelles et
différentes manières de penser à propos de phénomènes et de révéler des aspects
inconscients et implicites de la vie quotidienne et de l'identité »134 • Car c'est souvent
par le détour d'un autre chemin que l'on peut mieux saisir l'ensemble de la vue et
découvrir la forêt de symboles oblitérée par la montagne de préceptes. Espérons que
cette approche par collage stimulera votre désir de vous référer aux œuvres originales,
car la parole d'une seule voix n'est pas fontaine de vérité. Il faut boire aux sources.
Bien que les ouvrages que je dénichai relatassent des préceptes pédiatriques
s'appliquant à l'enfance ou des conceptions psychanalytiques concernant des états
névrotiques, il m'a semblé cohérent d'appliquer ces propos à notre mondialité
adulescente et hystérique. Si ce fût été à 1' ère des réseaux sociétaux que McDougall
eût abordé dans son ouvrage Théâtres du Je les concepts de l'identification projective
et de la pensée opératoire, elle n'aurait pu qu'émettre le constat que ces affections
sont devenues commune à la population générale et non plus l'apanage de ses patients
névrosés. Si Winnicott eût été témoin du remplacement de la mère « suffisamment
bonne» et« ordinairement dévouée »par l'andronourrice excessivement performante,
il n'aurait pu qu'hocher la tête de dépit en constatant que même la« préoccupation
135
maternelle primaire» qui n'avait pas besoin de théorisation pour habiter
134. Butler-Kisber. L. (2008). Collage As Inquiry. Handbook of the Arts in Qualitative Research:
Perspectives, Methodologies, Examples, and Issues. Los Angeles : Sage Publications, p.272
78
Du temps où les récits n'étaient pas construits par les algorithmes des IA, des auteurs
ont su dépeindre des réalités sociales et individuelles qui, en passant par le biais de la
fiction, réussirent à joindre davantage de lecteurs que le texte aride d'un éminent
communicologue. La fiction (celle non-automatisée) permettait d'aborder des sujets
plus ardus, complexes, voire maintenus dans le déni, procurant autant aux lecteurs
qu'à l'auteur« la liberté de demeurer ouvert aux nouvelles interprétations et d'éviter
la fermeture pour tout projet de recherche. »137 Plusieurs éléments du précédent
manifeste pourront vous sembler extraits des dystopies imaginées (pressenties?) par
Orwell 138 , Huxley 139 et Ruffin 140 (vous trouverez un exemplaire de chacun de ces
ouvrages auxquels je fais référence inclus dans la capsule), bien qu'à la différence de
ces récits où la surveillance et le contrôle de la population furent imposée par l'État,
la triste et inexorable réalité concernant notre époque est que notre "bienveillant"
gouvernement a réussi à manipuler la masse mondiale afin qu'elle réclame elle-même
le droit d'espionnage sans limite. L'intimité a été proscrite à des fins de sécurité, par
crainte du terrorisme d'abord, mais aussi parce que le voyeurisme est devenu le
meilleur moyen d'avoir les yeux rivés sur les autres plutôt que de poser un regard sur
l'étranger qui nous habite. Ce qui a eu collatéralement pour effet de nourrir chez les
Maternautes le sentiment de devoir à tout prix à se conformer aux modèles promus.
137. Banks. S. (2008). Writing as Theory, In Defense ofFiction. Dans Knowles. J.G. & Cole A. L.
(dir). Handbook ofthe Arts in Qualitative Research: Perspectives, Methodologies, Examples and
Issues. Los Angeles: Sage Publications, p.161 (traduction libre)
NOSTALGIE
d'une œuvre. L'état de survie actuel laisse fort peu de place pour s'adonner à la
création. Laisser vagabonder son imagination est un luxe de bien nantis, un privilège
que je m'octroie au cours de mes escapades sur les lieux naturels désertés.
À quelques kilomètres des entrepôts de datas coulent encore librement des rivières,
du moins celles n'étant pas endiguées par les décombres des barrages
hydroélectriques désuets depuis l'utilisation quasiment exclusive de l'énergie
photonique. La présence de l'homme n'est pas loin, certes, à portée de vue, mais
néanmoins, j'ai la capacité de me retrouver seule. Ces moments de retraits sont
indispensables à ma survie mentale, pour que je ne me sente pas dépossédée de mon
intériorité dans ce monde où l'intimité est devenue un artefact du passé. Assise
immobile et silencieuse, bercée par la rumeur du courant, c'est avec moi-même que je
me retrouve en communication, un regard tourné vers l'intérieur et les yeux posés sur
les remous. Je sais que la rivière est là, je la vois, je l'entends, mais par moment mon
regard est fixe et à l'intérieur de mon corps immobile, mon esprit voyage en se
laissant porter par la rumeur des flots. Parfois, c'est moi qui suis la rivière, parfois
c'est la rivière qui coule en moi ou moi qui me coule en la rivière. Dans cette aire
transitionnelle apaisante où la réalité de mon monde interne et ma compréhension du
monde extérieur (du moins, cette vision de ce moment présent dans le cadre où je
restreins ma conscience) n'ont pas à être justifiées, je me repose « de cette tâche
humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l'une à
l'autre, [ma] réalité intérieure et [la] réalité extérieure. »141 C'est lorsque je suis loin
des drones, loin des raids, en retrait de l'action, que je peux intégrer les émotions
vécues et leur donner un sens qui m'est propre. Une expérience personnelle que je ne
sens pas le besoin d'exposer au vu et au su de tous. Un moment de solitude que je
141. W. Winnicott.D. Objets transitionnels et phénomènes transitionnels. Dans Jeu et réalité, L'espace
potentiel, p.30
82
chéris comme un bijou, une perle aux couleurs de ma personnalité qui s'ajoute au
collier élaboré constituant mon individualité. Jamais je ne joindrai les rangs de ces
hurnanobots certes constitués de chair et de sang, mais dont l'esprit formaté par les
publicistes n'est plus qu'un rouage constamment huilé de la machine à laquelle ils
appartiennent. En dehors de l'engrenage, ils ne sont que des pièces inertes et inutiles.
Mon grand-père m'a appris dès mon plus jeune âge à voir la nature comme une œuvre
d'art. Il avait l'âme d'un artiste, bien qu'on ne lui ait jamais officiellement attribué ce
titre. (Titre dont plus personne ne veut être étiqueté de nos jours, vu son caractère
incriminant. : si être consacré influenceur est un honneur, être désigné artiste est une
accusation que l'on évite.) Aux abords de la rivière, sous l'égide de mon aïeul, je
ramassais des morceaux de souches travaillées par le courant pour y découvrir des
sculptures naturelles. Mon gardien ne me suggérait pas ce qui était digne d'intérêt et
me laissait le soin d'imaginer ce que chacune de mes trouvailles pouvait figurer.
J'étais seule en sa présence, couvée de son regard en biais de son appareil photo, mais
laissée libre dans mes jeux. Confiante de la bienveillance de mon environnement,
plongée dans ma découverte des trésors de la berge, je faisais l'expérience de« la vie
créatrice». Au cours de mon jeu improvisé, dans cet« espace potentiel» opposant et
unissant à la fois ma « réalité psychique intérieure » et « le monde existant et
objectivement perçu», je renforçais le noyau de mon individualité, ma relation avec
83
mon moi véritable. Je donnais un sens à mon existence en tant qu'individu créateur. 142
Grâce aux photos de mon grand-père tirées d'une pellicule qu'il développait lui-
même, je pouvais tenir plus tard entre mes menottes les traces tangibles de notre
périple, colligées dans un petit album que je feuilletais le soir avant d'aller dormir
pour me remémorer ces précieux moments et ce sentiment de liberté que je n'aurais
su à l'époque identifier. Par ces simples randonnées, il a contribué à cultiver mon
imaginaire et mon amour pour la nature tandis que ses talents photographiques ont
aiguisé mon œil pour ce qui a trait à effectuer un cadrage valorisant les lieux visités,
rendus presqu' aussi beau que le moment vécu. L'envie et la capacité de créer est
l'héritage inestimable que m'a transmis mon grand-père.
J'ai mis la main sur une caméra le soir d'une effraction menée en solitaire dans une
petite boîte de production communautaire d'un village oublié par le GU lors de ses
saisies de matériel présentant des possibilités de création de contenu subversif non-
autorisé. (Il faut bien qu'il en laisse passer une partie pour échauffer les sangs des
Mondialiens et faire mousser le roulement de l'iconomie.) J'ai depuis traîné ma
complice silencieuse (un modèle archaïque dépourvu de GPS et de puce RFID) lors
de mes pérégrinations en nature, déambulant jusqu'à ce que nous tombions par hasard
sur un point de vue nous suppliant presque de lui faire honneur. Je l'ai posée près de
moi sans plus m'en soucier et nous avons médité ensemble devant l'agitation de la
rivière, le ressac du fleuve, les chutes déferlantes, les reflets du soleil couchant et la
métamorphose des nuages. Des moments de quiétude bénie capturés au travers de
toute l'agitation de notre civilisation écervelée courant vers sa fin comme un poulet à
qui l'on a coupé la tête. Mais ces images captées par l'iris sans prunelle de ma
142. W. Winnicott, D. La localisation de l'espace culturel. Dans Jeu et réalité, L'espace potentiel.
pp.190-191
84
des nuages flâneurs passant tels de doux moments de quiétude, inspirée de la force de
l'arbre imposant et fier se tenant sans fléchir malgré le temps maussade. Je fus
charmée par ces lieux imprégnés d'une aura féérique, comme ces instants furtifs où
un petit bonheur tout simple peut soudainement donner l'air à la vie d'être un
somptueux tableau animé, le temps de l'éclat d'un rayon de soleil enlaçant la bruine
étalant son voile de mariée au pied de la chute solennelle. Il y eut également ces
quelques instants où de mon point de vue en retrait, je pus considérer la beauté
archaïque de la ville, une beauté endormie, figée dans le temps avec ses artefacts
désuets qui n'ont pu être convertis en espaces à stocker des datas : une grande roue
arrêtée, des balançoires abandonnées, un pont vétuste, inutile aux voitures à
propulsions photoniques. Je me suis délectée du spectacle de la ville momentanément
incendiée puis renaissant de ses cendres sous le soleil couchant. Je reconnus la valeur
de ce que fut autrefois notre civilisation en ces tableaux mélancoliques me projetant à
une époque regrettée, ravivant des sentiments réels et profondément ancrés, le
souvenir d'une autre réalité. Une fois les datas envolés, que restera-t-il aux dernières
générations pour se commémorer leur passé ?
12.
Au même titre que le capitalisme ne saurait être néfaste sans la cupidité humaine,
c'est l'incapacité des gens à modérer leurs excès qui nous a rendus dépendants de la
technologie, sans ressources, démunis mais aussi non intéressés sans son apport. Des
enfants égarés dans une forêt binaire, naïvement confiants qu'en suivant le chemin de
cailloux brillants s'étendant pourtant à l'infini, leur errance les conduira à retracer le
foyer de leur identité perdue. Le problème n'est pas la technologie, mais l'utilisation
abusive et systématique que l'on en fait. En tant que« primitifls] du futur», nous ne
rejetons pas toutes technologies, mais nous nous sommes investis de la mission d'être
« en mesure de s'affranchir du passé sans le nier [ ... ] en remettant en question les
modèles de pensée et d'action qui ont prévalu, [et en] identifi[ant] les mutations
induites par les technologies du numériques » dont je vous fais part en partie dans le
présent manifeste. Espérant que vous puissiez trouver en cette capsule temporelle une
«vision nouvelle transcend[ant] le présent pour ériger l'avenir, qui ne [pourra] être
un simple prolongement du passé. » 143
143. Ghemaouti~Hélie. S. & Dufour. A. (2012). Des origines aux réalités de l'Internet. Dans Internet.
Paris: Presses Universitaires de France, p.35
88
présentant la nature dans des scènes édéniques, je me suis servie des effets du
montage pour magnifier celle-ci, déifiée dans l'unique personnage de ce portait
expressionniste. Le paysage joue« un rôle majeur» dans ma vidéo en ne se
« content[ant] pas de reproduire mimétiquement la nature mais [en] accept[ant] de la
"composer", d'en être le poème. »144 Un baume pour me faire pardonner de ce sombre
portrait que je vous ai tracé tout au long de ce manifeste en vous exposant le parcours
qui a mené à la fin de notre civilisation.
J'ai souhaité vous partager dans ces images le ressenti de mes moments en retrait afin
que vous vous les appropriez pour en faire une interprétation personnelle. Je n'ai pas
cherché à mimer le réel dans une version édulcorée lorsque j'ai ajouté des effets
visuels et sonores à ces panoramas retravaillés et assemblés afin qu'il en émane plutôt
une ambiance vous suscitant une émotion, vous incitant à la contemplation et vous
conviant à la rêverie. Ces plans séquences se fondant doucement l'un dans l'autre ont
pour dessein de vous procurer un certain apaisement et de laisser place à une liberté
d'association conduite par votre ressenti plutôt que par une analyse logique, dans
l'espoir de vous permettre de reconnecter avec vos émotions, votre pensée véridique,
votre moi véritable. Cette vidéo montée tel un collage, sans narration ni trame
narrative, vous laissera ainsi la liberté d'en faire une interprétation instinctive et de
mettre en place une symbolique relative à votre analyse, à votre propre
compréhension du monde. Il s'agit aussi de mettre au défi votre perception, cette
victime lacérée par l'hyperréalité au point où le monde "réel" semble devenu la pâle
copie de la version améliorée. Soyez vigilants lors de votre écoute mais laissez-vous
également porter par les lentes transitions qui vous amènent à contempler le reflet
144. Maulpoix, J-M. (dir.). Chenet F. (1995). Du paysage littéraire. Sentiment paysage. Le nouveau
recueil, Revue trimestrielle de littérature et de critique, (No.36) septembre-novembre 1995. Ceyzérieu :
Éditions Champ Vallon, p. l 16
89
Nous avons été saturés par l'information, gavés par ce débit effréné sans temps de
digestion, sans opportunité de faire quelque analyse que ce soit de ce ail you can eat
buffet mixé de scandales brûlants et de nouvelles de surface. La faculté d'analyse
s'est perdue tandis que la main mise sur le contrôle des consciences s'est accrue.
Mais le Grand Juge Impartial comme les autres !A-analystes travaillant à la solde du
145. Irwin R. (2003). Curating the aesthetics of curriculum/leadership and/or caring how we perceive
walking/guiding the course, p.9; cité dans Butler-Kisber L. (2008) Collage As Inquiry, Handbook of the
Arts in Qualitative Research: perspectives, Methodologies, Examples and Issues, p.268 (traduction libre)
90
GU auront beau contrôler le contenu de mes images retravaillées, ils n'y trouveront
rien de subversif, ils ne sauront pas même catégoriser le tout en tant qu'œuvre,
n'auront pas la sensibilité minimale requise pour déceler ma délictueuse tentative de
proposer une expérience introspective pour renouer avec ses processus de
symbolisation et se laisser imprégner de l'expérience instinctuelle. C'est pourquoi je
vous propose de visionner cette vidéo 146 par le biais d'un casque créant un cadre
immersif et grâce auquel vous aurez un contact privilégié avec les images et la bande
sonore pour ainsi en retirer une expérience et une interprétation qui pour être juste se
devra d'être tout à fait personnelle, non influencée par une instance extérieure. Un
mode d'écoute vous permettant de faire l'expérience de vous retrouver seul parmi les
autres dans un état de solitude mature, souhaitable et voulue, plutôt que d'être pris par
un sentiment d'abandon puéril en vous retrouvant avec vous-même.
Ce n'est pas une création qui a la prétention de soulever les foules mais qui se
propose humblement, par sa contribution modeste en tant qu'œuvre-ressource et
œuvre qui ressource, de participer au réenchantement du monde, un individu à la fois.
Pour une écoute fluide, veuillez copier le contenu du DVD sur un ordinateur avant de
débuter le visionnement.
BIBLIOGRAPHIE
Banks, S. (2008). Writing as Theory, In Defense of Fiction. Dans Knowles. J.G. &
Cole A. L. (dir). Handbook of the Arts in Qualitative Research : Perspectives,
Methodologies, Examples and Issues. Los Angeles : Sage Publications
Breton, P. (2000). Le culte de l'Internet, une menace pour le lien social?. Paris:
Éditions la découverte
93
Huxley, A. (1977). Le meilleur des mondes. Paris : Éditions Presses Pocket. (Œuvre
originale publiée en ©1932)
W. Winnicott, D. (2015). La capacité d'être seul. Paris : Éditions Petite biblio Payot
(Œuvre originale publiée en ©1958)