La Recherche Historique Sur Jésus - Menace Et - Ou Chance Pour La Foi

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Revue des sciences religieuses 80 n° 3 (2006), p. 331-348.

LA RECHERCHE HISTORIQUE SUR JÉSUS :


MENACE ET/OU CHANCE POUR LA FOI ?

Le titre donné à cet article place en vis-à-vis d’un côté « la


recherche historique », et j’aurais pu parler aussi bien de l’histoire tout
court en prenant ce mot au sens d’une discipline universitaire, de
l’autre côté « la foi ». Il suffit d’ouvrir un dictionnaire comme le grand
Robert pour voir combien ce dernier terme est riche, surtout dans la
langue classique. Il évoque fondamentalement une attitude d’engage-
ment, de loyauté, de confiance et de fidélité. Comme telle la foi a sa
place dans le travail de l’historien ainsi que l’a souligné en particulier
Henri-Irénée Marrou : « la notion de foi humaine, disait-il, a sa place
à l’intérieur de la théorie de la connaissance, notamment historique, et
cela indépendamment de toute référence à la foi religieuse », car, ajou-
tait-il, « la connaissance historique repose en dernière analyse sur un
acte de foi […] l’histoire est vraie dans la mesure où l’historien pos-
sède des raisons valables d’accorder sa confiance à (ce qu’il a compris
de) ce que les documents lui révèlent du Passé 1 ». Mais dans mon titre
le mot « foi » renvoie évidemment à la réalité qui nous est la plus
familière : on entend par « foi » d’abord l’adhésion confiante et totale
à Dieu qui se révèle (le croire en), un engagement donc, et ensuite
l’accueil résolu de la révélation et de ses contenus (un croire que) tels
qu’ils sont portés par les Écritures et interprétés par la tradition
authentique de l’Église.
La recherche historique, elle, est une science humaine et, comme
toutes les sciences, elle n’a d’autre instrument que l’imagination, la
collecte des données disponibles, leur organisation et leur interpréta-
tion à la lumière de la raison. L’historien ne fait pas appel au dogme,
à quelque donnée révélée, et il travaille sans considération du surna-
turel. En ce sens, il n’y a pas d’historiens croyants, mais seulement

1. H.-I. MARROU, De la connaissance historique, Paris, 1954, republié dans sa


6e édition, revue et augmentée, dans la collection « Histoire », Éd. du Seuil, 1975.
L’édition de poche reprend un appendice de 1959 intitulé « La foi historique » d’où
sont tirés les passages cités (p. 286-287).
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des croyants qui se trouvent être aussi historiens, et qui veulent faire
leur travail avec les mêmes méthodes que leurs collègues agnostiques
ou incroyants. Que l’objet de leur enquête soit un personnage que les
croyants, à partir de la révélation de laquelle ils vivent, considèrent
comme le fils de Dieu, un prophète, un homme de Dieu, Moïse,
David, ou Jésus, ne change rien à cette optique fondamentale. Dès lors
que Jésus était un homme ayant laissé des traces dans l’histoire des
hommes, il peut faire l’objet d’un travail historique de la part de n’im-
porte qui, pourvu que l’enquêteur soit compétent. Par principe la foi
ne doit donc pas intervenir dans ce commerce-là. Telle est du moins
la conviction qui a guidé mon propre travail. Comme cette conviction
surprend parfois, je m’en suis expliqué un peu longuement dans l’in-
troduction à la deuxième édition de mon Jésus 2 dont je me permets de
reprendre quelques éléments.
En parlant des positions non chrétiennes à propos de Jésus, le
théologien Henri Bourgeois précisait : « Par rapport à Jésus, le point
de vue adopté n’est […] ni croyant, ni non croyant : il est autre. Il met
entre parenthèses l’attitude personnelle de chacun, quelle qu’elle soit.
Méthodologiquement, il s’abstient de toute interprétation ne relevant
pas d’un champ commun d’observation et de vérification 3 ». L’his-
toire, observe Jean-Noël Aletti, est une discipline « guidée par la
raison critique », « basée sur la raison critique et non sur la foi », dès
lors « on ne voit pas pourquoi la foi devrait être une composante
nécessaire de la critique historique biblique 4 ». Plus simplement
encore, et là je reprends un mot de Gérard Rochais : « Jésus et ses
compagnons sont des personnages historiques et peuvent donc être
étudiés historiquement par quiconque a la compétence pour le faire 5 ».
En d’autres termes, je ne partage pas l’opinion de ceux qui récusent la
distinction entre le « Jésus de l’histoire » et le « Christ de la foi », ou
alors la trouvent « commode mais finalement peu pertinente 6 ». Selon
moi elle est au contraire non seulement commode et prétendue, mais
nécessaire et pertinente, et je ne suis de loin pas seul à la considérer

2. J. SCHLOSSER, Jésus de Nazareth, Paris, Agnès Viénot éditions, 2002.


3. Dans J.-F. BAUDOZ et M. FÉDOU (éd.), 20 ans de publications françaises sur
Jésus, Paris, Desclée, 1997, p. 66 (p. 41-90).
4. J.-N. ALETTI, « Exégète et théologien face aux recherches historiques sur
Jésus », Recherches de Science Religieuse, 87 (1999), p. 423, 438 et 439 (p. 423-444).
5. G. ROCHAIS, « Jésus : entre événement et fiction », Lumière et Vie, n° 248,
2000, p. 16 (p. 7-18).
6. Ainsi M. QUESNEL, Jésus, l’homme et le fils de Dieu, Paris, Flammarion, 2004,
p. 146.
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telle 7. Elle implique de distinguer soigneusement entre la christologie,


discipline relevant de la théologie, et la recherche historique sur Jésus,
subdivision de la discipline universitaire étiquetée « histoire
ancienne ». Qui s’engage dans cette recherche doit mettre entre paren-
thèses, par nécessité de méthode, sa position personnelle de croyant
pour être en mesure d’entrer dans un dialogue honnête et scientifique
avec des chrétiens, des musulmans, des agnostiques, ou d’autres per-
sonnes cultivées qui s’intéressent à Jésus comme personnage de l’his-
toire. Les indices, observations et arguments utilisés doivent pouvoir
être acceptés ou falsifiés par tout chercheur honnête et compétent.
Autrement dit, les arguments tirés de la foi sont sans portée à ce
niveau, car la recherche historique sur Jésus relève exclusivement de
la discipline académique que nous appelons simplement l’histoire.
Après ces remarques introductives j’aborde l’enquête historique
sur Jésus. Le titre donné à cette étude fait apparaître immédiatement
que j’entends examiner d’abord la menace – prétendue ou réelle – à
laquelle la foi paraît exposée par l’investigation historique et plus
encore par la diffusion de ses résultats, ensuite le bénéfice que la foi
peut tirer de l’histoire, la chance éventuelle que l’histoire représente
pour elle.

MENACE
Dans la mesure où ils sont croyants, les agents de la recherche his-
torique sur Jésus sont parfois suspectés de faire leur travail pour
fournir en quelque sorte une légitimité à la foi. Si tel était l’objectif,
la foi n’apparaîtrait plus dans sa radicalité, dans sa pureté. Bref,
d’après cette réserve savante, qui vient de certains théologiens, l’his-
toire risque de devenir une « œuvre » qui pollue la foi.
Pour beaucoup de gens, le plus souvent des chrétiens sans forma-
tion théologique particulière, la recherche historique sur Jésus génère
de l’hostilité, ou du malaise, de la méfiance, parfois une certaine
crainte plus ou moins diffuse devant ce que disent et écrivent des spé-
cialistes, dont les propos et les publications relèvent de ce qu’on
appelle simplement, mais non sans méfiance, la critique (la critique
historique, la critique des textes). J’en ai eu un exemple récent parti-
culièrement significatif dans l’une des réponses que j’ai reçues de la
part de chrétiens contactés lors d’une opération visant à recueillir
quelques subsides au bénéfice d’une association qui s’est fixé comme
but de promouvoir l’interprétation scientifique de la Bible. On me rap-

7. Voir en particulier J.P. MEIER, Un certain Juif Jésus. Les données de l’histoire.
I. Les sources, les origines, les dates, Paris, Éd. du Cerf, 2004, par exemple p. 16.
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pelait que le Saint-Esprit est l’unique interprète de l’Écriture et que,


pour cette raison, la démarche scientifique était non seulement inutile
mais nuisible, « à proscrire absolument, pour quiconque aime sincère-
ment le Seigneur Jésus et désire marcher à sa suite ».
La démarche scientifique et strictement historique est-elle à ce
point dangereuse ? Le zèle mis jadis en œuvre par la Commission
biblique pour dénoncer, par des déclarations et parfois par des sanc-
tions, les positions déviantes ou aventureuses des exégètes, irait un
peu dans ce sens. Mais un regard en arrière fait apparaître aussi que la
déviance critique dénoncée ou sanctionnée n’affectait pas la foi, ou
les énoncés essentiels de celle-ci. Les critiques ébranlaient le plus
souvent non la foi elle-même mais des opinions anciennes, respecta-
bles…, mais dépassées par le cours normal de la recherche scienti-
fique. Je prends deux exemples, qui appartiennent à l’histoire de la
faculté de théologie catholique de Strasbourg. Le premier touche Frie-
drich Wilhelm Maier. Originaire du pays de Bade, il est nommé
chargé d’enseignement (Privatdozent) en 1910 pour enseigner l’intro-
duction au Nouveau Testament. Il exerce cette fonction durant les
années 1910-1913. En 1913-1914 il est mis en congé et devient aumô-
nier militaire. En fait, il a été écarté de l’enseignement parce que, dans
un commentaire sur les synoptiques, il défendait la théorie des deux
sources, qui passait alors pour la théorie des critiques et des protes-
tants. Le jeune enseignant n’avait donc pas suivi ce qu’à l’époque on
considérait comme une thèse typiquement catholique, à savoir la prio-
rité de l’évangile de Matthieu, pour laquelle la Commission biblique
s’était officiellement engagée dans deux réponses de 1911 et 1912.
Cela n’a évidemment rien à voir avec la foi.
Le deuxième exemple est la condamnation du professeur Louis
Dennefeld, originaire de Zellwiller (Bas-Rhin), et professeur à la
faculté de théologie catholique de Strasbourg durant de longues
années. Mgr Maurice Nédoncelle, doyen de la faculté, en parle de
manière quelque peu plaisante quand il évoque la question dans le
Mémorial du Cinquantenaire : « M. Dennefeld, voué à l’Ancien Tes-
tament, avait autant de bonhomie (sic) que de science philologique.
Son étude sur le Messianisme, jugée audacieuse en son temps, fut
mise à l’Index et lui valut, comme il le disait drôlement, ‘le prix de
Rome’ 8 ». En fait cette condamnation, dont je n’ai pas étudié les rai-
sons précises, fut un drame pour Dennefeld et elle eut un épilogue qui
mérite d’être signalé en passant. En novembre 1965, la faculté s’ap-
prêtait à proposer le cardinal Bea comme docteur honoris causa. Au

8. FACULTÉ DE THÉOLOGIE CATHOLIQUE, Mémorial du Cinquantenaire. 1919-1969,


Strasbourg 1969-1970 (= RevSR 43 [1969] fasc. 3-4, et 44 [1970], fasc. 1-2), p. 88.
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dernier moment, à l’initiative du professeur Joseph Schmitt, le pro-


cessus fut interrompu. M. Schmitt estimait en conscience, et, l’ayant
bien connu, j’imagine qu’il a dû en être tourmenté, qu’on ne pouvait
pas nommer docteur honoris causa un homme qui avait participé à la
condamnation de « son ancien maître et collègue ». Au témoignage de
Schmitt, informé de l’affaire lors de ses études bibliques à Rome, à
l’ombre du Saint Père comme il aimait dire avec un large sourire,
Dennefeld avait été dénoncé par un jésuite de Lyon et sa condamna-
tion fut principalement l’œuvre du Père Jean-Baptiste Frey (originaire
de Ingersheim dans le Haut-Rhin), supérieur du séminaire français de
Rome et secrétaire de la Commission biblique. Mais la Commission
fut unanime à condamner Dennefeld, et à l’époque Augustin Bea,
alors recteur de l’Institut Biblique de Rome, en était membre. Les
thèses que Dennefeld défendait ne s’attaquaient pas à la foi, car « per-
sonne ne pouvait douter de son orthodoxie » (M. Nédoncelle), elles
étaient juste un peu en avance sur l’exégèse romaine.
Depuis ces temps lointains la Commission biblique a fait des pro-
grès considérables et nous a fourni de fort beaux documents. Par ail-
leurs, beaucoup de chrétiens ont acquis une formation qui leur permet
de mieux gérer les difficultés que la rencontre avec les positions criti-
ques ne peut pas ne pas provoquer. Souvenons-nous des remous sus-
cités chez certains par les séries Mordillat-Prieur sur Arte ou par le
best-seller de Jacques Duquesne sur Jésus. Pour ce qui le regarde,
l’exégète historien est bien obligé de faire son travail honnêtement –
la probité intellectuelle est après tout une affaire de conscience – et il
me paraît vrai de dire avec l’un d’eux : « les vraies questions de l’exé-
gèse sont posées par le texte, et non par les exégètes 9 ». Le constat est
vrai en particulier dans le domaine restreint de la recherche historique
sur Jésus. Des difficultés sérieuses, plus sérieuses en tout cas que
celles que je viens de mentionner, se présentent quand les sources
elles-mêmes, concrètement les évangiles, proposent des données
contradictoires ou au moins non harmonieuses. Je voudrais le montrer
en présentant dans ce deuxième développement de la première partie
de mon exposé trois exemples : le lieu de naissance de Jésus, la date
de sa mort, l’événement de son baptême.
Le lieu de naissance de Jésus
« Laissez-nous Bethléem » me disaient avec un sourire des prêtres
auxquels je faisais une présentation de ma recherche sur Jésus. Ils
avaient eu l’impression, justifiée, que je n’étais pas très sûr quand il
s’agissait d’affirmer que Jésus était originaire de Bethléem. À pre-

9. A. GEORGES, Études sur l’œuvre de Luc, Paris, Gabalda, 1978, p. 8.


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mière vue, il n’y a pourtant aucun problème puisque Matthieu (2,1 :


« Jésus était né à Bethléem de Judée du temps du roi Hérode ») et Luc
(2,4 : les parents de Jésus montent à Bethléem parce que Joseph était
de la descendance de David) précisent explicitement que Jésus est né
à Bethléem. Plusieurs notices fournies par le récit d’enfance de
l’évangile de Matthieu laissent même à penser que Joseph et Marie
étaient chez eux à Bethléem ; ils y habitaient apparemment (Mt 2,11).
L’évangéliste leur attribue implicitement l’intention d’y revenir après
le séjour forcé en Égypte ; ils renoncent à ce projet seulement après
avoir appris qu’Archélaüs avait succédé à son père Hérode, l’homme
du massacre des petits enfants, et après avoir reçu d’en haut la
consigne de s’établir en Galilée, à Nazareth (Mt 2,19-23). Mais
l’image que donne Luc est bien différente. La patrie des parents de
Jésus est manifestement le village galiléen de Nazareth (Lc 1,26.39 ;
2,4) et c’est là que Luc situe l’annonciation (1,26). Le toponyme
Nazareth apparaît dans tous les évangiles, y compris en Matthieu
(21,11), mais aussi dans les Actes des Apôtres (10,38) quand il s’agit
de préciser de quel Jésus (il faut savoir que le nom était courant dans
la Palestine de l’époque) on voulait parler : celui de Nazareth, le naza-
rénien. L’impression laissée par tout un ensemble de textes est bien le
lien solide de Jésus avec Nazareth.
À cette information générale s’ajoutent deux points particuliers.
Dans l’évangile lucanien de l’enfance, les informations de l’auteur sur
le voyage à Bethléem ne sont pas très convaincantes. Le texte précise
que la raison du déplacement fut un recensement organisé sous l’au-
torité de Quirinius. Ce fonctionnaire romain était bien gouverneur de
Syrie, et il a effectivement organisé un recensement, mais en 6 après
JC et non pas en 6 avant comme le suppose Luc. De plus, dans l’his-
toire générale on n’a pas d’informations claires sur la pratique sup-
posée par Luc, à savoir sur le retour au pays pour des raisons de recen-
sement. Le deuxième point particulier est fourni par Jn 7,41-42 ;
l’origine galiléenne de Jésus y est invoquée contre l’opinion qui ferait
du Christ le messie, puisque ce dernier devait venir de Bethléem 10.

10. La portée historique de ce texte est tout à fait incertaine. D’après ce passage,
certains Juifs estiment qu’à une éventuelle reconnaissance de Jésus comme Christ
s’oppose sa provenance galiléenne, car « a dit l’Écriture, c’est de la race de David et
de Bethléem, le village où était David, que le Christ vient ». Si, dans le reste de son
évangile, Jean ne supposait pas constamment que Jésus est originaire de Nazareth, on
pourrait penser qu’il manie l’ironie en opposant ce que croient savoir ceux du dehors
(Jésus vient de Nazareth) et ce que savent les initiés (Jésus est né à Bethléem).
L’ironie doit s’apprécier plus vraisemblablement ainsi : les discussions des Juifs sont
à côté du sujet car la vraie réponse à la question de l’origine est que Jésus vient
« d’auprès du Père ».
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De la sorte c’est seulement le témoignage de Matthieu, dans son


évangile de l’enfance, qui associe clairement et fortement Jésus à
Bethléem. Son témoignage est-il historiquement solide ? Une pre-
mière réserve à son égard pourrait se fonder sur la nature et le genre
des récits de l’enfance : le genre dont ils relèvent est plus proche de la
littérature d’édification que de la chronique ou du récit historique
strict. Mais l’objection à prendre surtout en considération se trouve
dans la dimension théologique qui peut être attachée à la naissance à
Bethléem : en vertu de la tradition biblique (Mi 5,1), il convient que
le fils de David naisse à Bethléem, la ville de David ; le choix du lieu
serait donc un clin d’œil théologique. De l’avis de beaucoup, et je le
crois moi aussi le mieux fondé bien qu’il ne puisse pas s’appuyer sur
de véritables preuves, Jésus est né à Nazareth et la mention de Beth-
léem n’est due qu’au souci théologique mentionné, car l’appartenance
de Jésus à la lignée de David constitue un thème théologique particu-
lièrement important pour Matthieu qui, de façon insistante, qualifie
Jésus de « fils de David 11 ».
Il faut cependant reconnaître qu’une autre explication des données
est possible. L’appartenance de Jésus, par le biais de Joseph, à la race
de David apparaît dans une vieille confession de foi que Paul a reprise
en Rm 1,3 (Jésus est « de la descendance de David »). Cette filiation
constitue aussi un des rares points communs aux récits matthéen et
lucanien de l’enfance, plus précisément aux deux généalogies (voir
Mt 1,1-17 et Lc 3,23-38). Le dossier comporte en plus des informa-
tions sobres et crédibles fournies par un écrivain ecclésiastique du
2e siècle (Hégésippe), dont l’historien Eusèbe de Césarée 12 a conservé
le témoignage. Il parle des petits-fils de Jude, « qui était lui-même
appelé son (= de Jésus) frère selon la chair » : devant l’empereur
Domitien (81-96) ces membres de la famille de Jésus, qui ont été
dénoncés « comme étant de la race de David », confirment qu’ils sont
effectivement « de la race de David ». Ces diverses sources peuvent
contenir des résidus historiques attestant la conviction de la famille de
Jésus d’appartenir à la lignée davidique. La naissance à Bethléem
pourrait en faire partie. Dans ce cas la réflexion théologique ne crée-
rait pas l’événement mais s’appuierait sur lui.
Devant la complexité du dossier on devrait laisser prudemment la
question ouverte. Toutefois, en penchant pour une naissance de Jésus
à Nazareth je n’ai aucunement le sentiment de m’en prendre à la foi

11. Mt 1,1 ; 9,27 ; 12,23 ; 15,22 ; 20,30-31 ; 21,9.15.


12. EUSÈBE DE CÉSARÉE, Histoire ecclésiastique III, XX, 1-2 (éd. des Sources
Chrétiennes).
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catholique. Car ce que l’Écriture enseigne « sans erreur » c’est unique-


ment la vérité que Dieu a destinée pour notre salut (Dei verbum § 11),
non les détails qui relèvent de la cosmologie, de la géographie ou de
l’histoire.

La date de la mort de Jésus


Une question analogue se pose à propos de la date de la mort de
Jésus. En gros les évangiles convergent pour situer cette mort un ven-
dredi mais divergent quand il s’agit de qualifier la veille de ce ven-
dredi. Selon Marc (suivi par Mt et Lc), le dernier repas (jeudi soir) fut
un repas de Pâques, ce qui a comme conséquence de placer la mort de
Jésus dans l’après midi du jour de Pâques lui-même. Selon Jean Jésus
fut crucifié la veille de Pâques et il est mort dans l’après-midi de ce
jour, à peu près au moment où se passait au temple l’égorgement des
agneaux qui devaient servir pour le repas pascal du vendredi soir,
veille de la Pâque. Dans les deux cas, la portée théologique de la chro-
nologie retenue est nette. Selon les synoptiques, le repas d’adieu est
célébré par Jésus avec l’instauration d’une nouvelle alliance ; selon
Jean pourrait jouer le thème christologique de l’agneau pascal, dans la
ligne de Paul quand il affirme que Jésus notre Pâque a été immolée
(1 Co 5,7). Les meilleures raisons, du point de vue historique, parais-
sent se trouver du côté de Jean. Mais de nouveau cette option histo-
rique ne met rien en cause du point de vue de la foi.

Le baptême et les « cieux ouverts »


Le baptême de Jésus par Jean-Baptiste intéresse particulièrement
l’historien parce qu’il figure, avec la mort de Jésus en croix, comme
un des faits les plus sûrs. L’embarras qu’il a causé aux communautés
chrétiennes d’après Pâques est manifeste dans les récits évangéliques.
Sans doute ce baptême impliquait-il pour les premiers chrétiens l’idée
que Jean-Baptiste, le donneur du baptême, était supérieur à Jésus, qui
se plaçait lui-même au rang des pénitents. Pour les évangiles le bap-
tême de Jésus, au sens du rite, ne compte guère (chez Jean il est même
totalement occulté) sinon au sens où il est l’occasion d’une sorte de
révélation qui atteint Jésus et ouvre sa mission (« tu es mon fils » :
Marc et Luc), ou alors d’une intervention céleste qui révèle aux foules
rassemblées auprès de Jean l’identité tout à fait unique de Jésus (Mat-
thieu : « celui-ci est mon fils »). En somme, l’important se passe après
le baptême comme le précisent les textes : c’est après le baptême,
quand Jésus fut sorti de l’eau, que le ciel s’ouvre, que l’Esprit descend
et que la voix céleste, celle de Dieu, se fait entendre. Mais je ne veux
m’arrêter ici qu’au détail des « cieux ouverts ». Il nous met en contact
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avec des manières de parler et des genres de textes qu’il faut traiter en
fonction de ce qu’ils sont.
On attribue au Père de Lubac un propos de table savoureux : » Je
voudrais être pape ; un quart d’heure ! Juste le temps de canoniser Ori-
gène, et après je démissionne ! 13 ». Je ne veux pas canoniser Origène
mais il me plaît de le citer pour montrer que la réflexion critique n’a
pas attendu le 19e siècle allemand et protestant pour se manifester.
Dans son Contre Celse, écrit vers 250 pour réfuter le Discours véri-
table que le philosophe épicurien Celse avait écrit contre les chrétiens
environ 70 ans plus tôt, Origène en vient à parler des sens spirituels
actifs par exemple dans les songes et les visions :
De même qu’en songe nous recevons l’impression que nous entendons
et que des sons frappent notre oreille physique ou que nous voyons
avec nos yeux, sans que rien n’atteigne ni les yeux du corps, ni l’oreille
mais parce que l’esprit reçoit ces impressions, n’y a-t-il aucune absur-
dité à ce que tel ait été le cas des prophètes, quand l’Écriture rapporte
qu’ils ont eu des visions merveilleuses, entendu les paroles du Sei-
gneur, vu le ciel s’entrouvrir. Car je ne pense pas que le ciel sensible ait
été ouvert et que sa réalité physique, en s’entrouvrant, se soit partagée
pour permettre à Ezéchiel de décrire une telle vision. Peut-être faut-il
donc que dans le cas du Sauveur aussi 14 le lecteur sensé des Évangiles
admette la même chose, fût-ce au scandale des simples qui dans leur
grande naïveté remuent le monde et fendent l’immense masse unifiée
de tout le ciel (Contre Celse I,48).
Le lecteur naïf des évangiles croit ce qui est écrit et n’a pas de pro-
blèmes tant qu’il ne rencontre pas sur sa route la critique. Or dans la
société moderne il est pratiquement impossible de ne pas la rencon-
trer. Pour ne pas être ébranlé par cette rencontre, le lecteur naïf doit se
transformer en lecteur sensé, et c’est le beau travail de la formation
que de rendre possible ce passage.
En somme, telle est du moins la conviction issue de mon expé-
rience en la matière, dans la pratique formation et information hon-
nête permettent de gérer sans difficultés insurmontables les inquié-
tudes qui naissent quand ce qu’on entend ne correspond pas à ce
qu’on avait pieusement recueilli par la tradition. Pour le fond, il ne
peut guère y avoir de conflit entre histoire et foi, parce que les deux
ne se situent pas au même niveau et parce que, par définition, « le
Jésus de l’histoire n’est pas et ne peut pas être l’objet de la foi chré-

13. Rapporté par M. JOURJON, « À propos des ‘années lyonnaises de Michel de


Certeau’ », Recherches de Science Religieuse, 91 (2003), p. 572, n. 3.
14. Origène fait implicitement référence au baptême de Jésus.
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tienne 15 », et, plus généralement, l’histoire ne peut pas établir elle-


même la vérité de la foi. Si nous prenons pour exemple les deux objets
fondamentaux du kérygme primitif tel qu’il est présenté en
1 Co 15,3b-5, à savoir la mort du Christ au bénéfice des hommes et la
résurrection, il est évident que l’historien est tout à fait incompétent
quand il s’agit de se prononcer sur la valeur rédemptrice de cette mort,
et il ne peut pas attraper dans ses filets la résurrection de Jésus, dans
la mesure où, contrairement à la réanimation d’un cadavre, elle n’est
pas un événement ordinaire qui s’inscrirait simplement et parfaite-
ment dans notre espace et dans notre temps, mais un événement méta-
historique ou transhistorique. La critique a même la plus grande peine
à vérifier concrètement l’assertion que cette résurrection est « selon
les Écritures ».

CHANCE

Je viens de dire que l’histoire et la foi ne se situent pas au même


niveau. Pour cette raison même, parce qu’elle est science conjectu-
rale, provisoire, révisable, fluctuante, à la merci de quelque nouveau
document qui change tout (qu’on songe aux textes de Qumrân) ou
d’une interprétation neuve proposée par un chercheur inventif (on
peut penser aux travaux de E.P. Sanders sur le judaïsme ancien), l’his-
toire n’est tout simplement pas en mesure de prouver la vérité de la
foi. Elle a seulement l’ambition de restituer « le passé humain dans la
mesure où un traitement approprié des documents retrouvés permet de
le connaître 16 ». Surtout, la recherche historique ne peut pas nous
mettre au contact de quelqu’un qui est actuellement vivant et agissant.
Le Jésus de l’histoire n’est pas objet de la foi et l’histoire n’apporte
rien d’essentiel à la rencontre, ouverte à tout croyant, cultivé ou
ignare, avec Jésus le vivant. Et pourtant l’histoire de Jésus n’est pas
sans intérêt pour la théologie, la spiritualité et la pastorale. Voici à ce
propos quelques réflexions 17, plus cumulatives qu’intégrées dans un
développement systématique 18.

15. MEIER, Jésus, p. 121.


16. H.-I. MARROU, Théologie de l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, 1968, p. 15.
17. Elles s’inspirent en particulier de MEIER, Jésus, p. 119-123+351.
18. On trouvera des développements plus unifiés et plus théoriques dans les
contributions parues dans P. GIBERT et C. THEOBALD (éd.), Le cas Jésus, Paris,
Bayard, 2002, en particulier celles de C. DUQUOC (p. 293-321), J. MOINGT (p. 353-
378), et C. THEOBALD (p. 381-462).
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LA RECHERCHE HISTORIQUE SUR JÉSUS 341

Et le verbe s’est fait chair


La recherche historique sur Jésus est apte à concrétiser ce qu’im-
plique la confession de foi portant sur l’humanité du Christ : il est
« fils d’Adam » (Lc 3,38), plus précisément juif, « fils de David, fils
d’Abraham » (Mt 1,1).
La nature humaine est une abstraction qui ne se rencontre pas sur
le terrain, car dans la réalité concrète on trouve seulement des indi-
vidus singuliers. La recherche historique nous permet justement de
découvrir un homme nommé Jésus, de Nazareth en Galilée. Un des
acquis les moins contestés de la recherche la plus récente, qu’on qua-
lifie volontiers de troisième quête, est précisément la judéité pleine et
entière de Jésus. Il est né dans une famille juive, a été circoncis, a vécu
dans la familiarité du Dieu d’Israël ; il ne peut se comprendre si on
l’arrache à ce milieu et à ce peuple, auquel il se dit envoyé par Dieu
pour jouer le rôle d’un prophète réformateur. L’envoyé de Dieu est
« né sous la loi » comme dit Paul en Ga 4,4. En Rm 9,5 l’Apôtre parle
des Israélites, « de qui est issu le Christ qui est au-dessus de tout ».
Son appartenance à la famille de David (Rm 1,3), on l’a vu plus haut
à propos de Bethléem, est une donnée historiquement solide. Vrai-
ment, les juifs d’aujourd’hui ne peuvent pas être pris pour des usurpa-
teurs quand ils parlent de leur « frère Jésus 19 ».
Dans Ga 4,4 Paul avait commencé par préciser que le fils de Dieu
« est né d’une femme », ce qui n’est probablement pas à entendre
comme une allusion à sa conception virginale, mais comme l’indica-
tion de son humanité, selon une manière de parler traditionnelle dans
le judaïsme. L’épître aux Hébreux dit dans le même sens que Jésus
partage avec ses frères humains « la chair et le sang » (2,14). S’il par-
tage la condition humaine, il est tributaire aussi de ce qui en fait les
limites. Il ne vit pas dans la claire vision mais sous le mode de la foi.
Il ne sait pas tout dès le départ. Certes, les fameuses annonces de la
passion et de la résurrection, qui jouent un grand rôle dans les évan-
giles, peuvent laisser une impression contraire à cette affirmation,
mais ces textes sont écrits dans une autre perspective que le protocole
historique. Ils doivent attirer l’attention des lecteurs sur l’importance
de la croix et de la résurrection, cœur du kérygme apostolique. De
même, les « il faut », multipliés par Luc dans son évangile, et insérés
dans une vision théologique de l’histoire du salut se déroulant selon
un plan divin, ne doivent pas être interprétés comme si Jésus, tel une
marionnette ou un robot, était mû par une sorte de destin ; ils veulent

19. Je fais allusion en particulier à S. BEN-CHORIN, Bruder Jesus. Der Nazarener


in jüdischer Sicht, Munich, DTV/List, 1988 (11e édition).
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342 JACQUES SCHLOSSER

dire que sa mission est menée dans la fidélité au Dieu qui a signifié sa
volonté dans l’Écriture. L’humanité de Jésus apparaît pleinement
quand il est confronté à sa mort. Dans les dernières semaines de son
existence, au plus tard dans les derniers jours, il a dû percevoir, en
analysant simplement la situation en homme qui réfléchit, que sa fin
était proche. Il a partagé l’angoisse humaine de la mort (« mon Dieu,
mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné », Mc 14,35-36) même s’il a
exprimé en même temps sa confiance et sa certitude de l’intervention
de Dieu en sa faveur (Mc 14,25).
Ainsi que le notait D. Marguerat, « une théologie accrochée aux
aléas de la vie du Galiléen, à ses rencontres et à ses conflits, à ses
colères et à sa compassion, ne sera pas encline à se muer en une spi-
ritualité d’évasion 20 ». La recherche historique sur Jésus est ainsi un
antidote puissant contre toute lecture gnostique ou mythique de la per-
sonne de Jésus et plus précisément contre la dérive du monophysisme.
On le sait, mais on n’en tient pas toujours compte, en christianisme il
est aussi grave de nier l’humanité de Jésus que de mettre en question
sa divinité.

La correction des dérives de la tradition


À l’heure actuelle, marquée par une légitime et indispensable sen-
sibilisation face aux méfaits de l’antisémitisme, beaucoup pensent que
les premiers chrétiens et les textes qui reflètent leurs convictions,
c’est-à-dire aussi les évangiles, ont une grande responsabilité dans le
développement de l’antisémitisme, qu’on confond d’ailleurs trop faci-
lement avec l’antijudaïsme. Je ne puis entrer davantage dans la ques-
tion, mais on doit à tout le moins noter que nos textes comportent des
outrances et des caricatures. Sur un plan apologétique et pastoral, la
recherche sur Jésus se montre bien utile pour rectifier les dérives. Je
vise ici en particulier le portrait caricatural des pharisiens et l’insis-
tance sur la responsabilité directe et déterminante des juifs dans la
mort de Jésus.
Au moment où les évangiles sont écrits, en particulier celui de
Matthieu, la rupture entre les chrétiens et les juifs est sans doute faite.
Or la renaissance du judaïsme, après la catastrophe qui, en 70, avait
amené la ruine de Jérusalem et du temple, fut assurée par les phari-
siens. Les adversaires avec lesquels les chrétiens de Palestine et de
Syrie sont en débat et qui les excluront de la synagogue sont donc les
pharisiens. C’est pour cela que le portrait des pharisiens dans les

20. D. MARGUERAT, « Jésus de l’histoire », dans J.-Y. LACOSTE (éd.), Dictionnaire


critique de théologie, Paris, PUF, 1998, p. 605.
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LA RECHERCHE HISTORIQUE SUR JÉSUS 343

évangiles est si noir : ils sont hypocrites, ils ne font pas ce qu’ils
disent, ce sont des légalistes fort étroits dont la religion se perd dans
des minuties rituelles et qui font passer leurs traditions humaines
avant la volonté de Dieu manifestée dans l’Écriture. Les pharisiens,
ainsi caractérisés en fonction d’une situation de rupture postérieure de
près d’un demi-siècle à l’histoire de Jésus, deviennent à travers l’écri-
ture des évangiles les partenaires ou plutôt les adversaires acharnés de
Jésus lui-même, en particulier dans les récits de controverse et dans
les discours de mise en garde contre les pharisiens. Deux exemples
suffiront pour illustration. 1) La série des cinq controverses en
Mc 2,1-3,6 se termine par cette notice : « une fois sortis, les pharisiens
tinrent aussitôt conseil avec les hérodiens, contre Jésus, sur les
moyens de le faire périr » (3,6). Voilà, à la vérité, « une alliance contre
nature, et historiquement peu vraisemblable, entre les pieux et les
politiques 21 ». 2) Dans le grand discours de Mt 23, Jésus apostrophe
les pharisiens avec une vigueur extrême, en reprenant à six reprises
l’expression « malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ». La
recherche historique établit que, s’il y avait effectivement parmi les
pharisiens des gens étroits et sectaires, ce ne fut certainement pas la
majorité. L’examen rigoureux du dossier évangélique pousse à
admettre la réalité des controverses entre Jésus et les pharisiens, mais
aussi à constater que l’opposition entre eux n’était de loin pas aussi
âpre que ne le supposent les textes dans leur rédaction finale. L’étude
critique montre aussi que, sur divers points (par exemple la doctrine
de la résurrection, une certaine souplesse dans l’interprétation de la
loi), Jésus partageait les convictions des pharisiens.
Bien que les renseignements historiques y soient nombreux, les
récits de la passion n’ont pas été écrits pour faire de l’histoire « objec-
tive ». Ce sont des textes marqués par diverses tendances qui corres-
pondent aux préoccupations et aux questions théologiques, spirituelles
et apologétiques qui caractérisent la deuxième ou la troisième généra-
tion chrétienne. Ces caractéristiques se laissent d’ailleurs assez facile-
ment repérer dans nos récits. Parmi ces tendances, j’en relève deux qui
sont complémentaires et qui ont un impact sur la question que je suis
en train de présenter. 1) On perçoit clairement le souci d’innocenter
Jésus, en particulier dans le domaine politique. Manifestement, sou-
ligne-t-on, les accusations de subversion politique et de révolution
sociale élevées à son encontre manquent de fondement, comme le
reconnaît d’ailleurs l’autorité romaine. Il était utile, pour des chrétiens
plus ou moins rejetés et mis au ban de la société, de relever et d’accen-

21. C. FOCANT, L’évangile selon Marc (Cb NT, 2), Paris, Éd. du Cerf, 2004,
p. 135.
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344 JACQUES SCHLOSSER

tuer le loyalisme de Jésus et la probité (toute relative) du fonctionnaire


romain, Pilate en l’occurrence. 2) En contrepartie les rédacteurs des
textes manifestent la tendance à charger Israël. On souligne la méchan-
ceté et l’acharnement manifestés contre Jésus par les fils d’Israël, non
seulement par les grands prêtres, qui ont eu effectivement, selon la
majorité des historiens, une grande responsabilité dans l’élimination
de Jésus, mais aussi par les autres dirigeants et même par le « peuple »,
voire globalement par « les juifs », de sorte que le « procès de Jésus »
raconté dans les évangiles devient jusqu’à un certain point le « procès
des juifs », comme j’ai eu l’occasion de le montrer naguère, après bien
d’autres, dans une étude sur Lc 23,1-25 22.
Il me semble, soit dit en passant, qu’il relève de la responsabilité
des pasteurs – selon moi c’est un devoir moral – de s’informer sur ces
questions et d’en informer leurs fidèles, y compris dans la prédication.

Un Jésus résistant à la récupération idéologique


Ceux qui se sont lancés sérieusement dans la recherche historique
sur Jésus savent que Jésus peut difficilement être réduit à du connu.
Jusqu’au jour d’aujourd’hui, et malgré toute la somme de travail
fourni, on n’arrive pas à déterminer à quelle figure sociale il faut le
rattacher : un prophète, un rabbin, un philosophe populaire à la
manière des prédicateurs cyniques, un révolutionnaire qui prône la
violence, un réformateur social… On ne parvient pas à le fixer à un
système doctrinal ou éthique : plutôt pharisien, ou plutôt essénien,
tantôt l’un tantôt l’autre, un observateur minutieux de la loi ou bien un
laxiste qui se moque des rites et choisit l’esprit contre la lettre. Il est
assurément plutôt contestataire et fascine par sa nouveauté, mais en
même temps il est enraciné dans les traditions de son peuple. Il paie
l’impôt pour le temple et fréquente le lieu saint, mais jamais on ne le
présente en train de faire un sacrifice et il s’en prend au fonctionne-
ment du culte. Il est critique à l’égard du pouvoir et de l’argent mais
ne prône pas la révolution. On pourrait continuer l’énumération des
traits contrastés. Ce caractère insaisissable fait qu’aucun système clos,
aucune idéologie politique, sociale ou religieuse, de droite ou de
gauche ne peut revendiquer Jésus pour elle seule. Cette résistance à
l’idéologisation est peut-être le meilleur service que la recherche his-
torique sur Jésus rend à la théologie et préserve la foi elle-même de se
muer subrepticement en idéologie, par quoi j’entends ici un système

22. J. SCHLOSSER, « La comparution de Jésus devant Pilate d’après Lc 23,1-25 »,


dans A. MARCHADOUR (éd.), Procès de Jésus, procès des Juifs ? Éclairage biblique et
historique, Paris, Éd. du Cerf, 1998, p. 53-73.
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LA RECHERCHE HISTORIQUE SUR JÉSUS 345

explicatif clos et sans faille, peu respectueux de la complexité du réel.


L’idéologie ne doute pas, la foi cohabite le plus souvent avec des
interrogations et des doutes.

Christologie et histoire
Sans la résurrection de Jésus il n’y aurait pas de foi chrétienne et
le contenu de cette foi est massivement christologique. De porteur du
message Jésus en est devenu l’objet. À partir de là, il est légitime d’af-
firmer une discontinuité importante entre l’avant Pâques et l’après
Pâques. Pour R. Bultmann, par exemple, le Jésus terrestre n’a aucune
importance pour la foi et la continuité entre l’avant et l’après se réduit
finalement au nom de Jésus, au sens où le kérygme n’existerait pas
sans lui. Les disciples de Bultmann, en particulier E. Käsemann, ont
réagi en soulignant que le kérygme lui-même, surtout sous sa forme
narrative, autrement dit dans les récits évangéliques, appelle un retour
sur l’avant Pâques. Comme le kérygme porte essentiellement sur la
christologie, c’est sur elle qu’il convient d’insister. À son propos,
G. Ebeling, un dogmaticien qui fut pourtant disciple de Bultmann, alla
jusqu’à écrire que le lien avec le Jésus terrestre est constitutif pour la
christologie au point que son absence la ruinerait 23. Mais de quels élé-
ments disposons-nous, pour ancrer la christologie dans le ministère de
Jésus, une fois que la critique historique a fait son travail ? Les titres
dont la christologie postpascale fera usage (messie, fils de Dieu, Sei-
gneur) n’ont pas d’ancrage suffisamment ferme dans les matériaux
évangéliques reconnus historiquement fiables ; et le titre qui se laisse
revendiquer pour Jésus avec de bonnes raisons, à savoir « fils de
l’homme », n’est pas attesté dans les échos du kérygme véhiculés par
la littérature épistolaire du Nouveau Testament. La voie directe pour
établir la continuité entre l’avant et l’après Pâques paraît donc bou-
chée. Mais une autre voie s’ouvre, celle de la christologie indirecte ou
implicite, et l’historien est compétent pour en constituer le dossier. À
strictement parler, il est vrai, le terme de christologie, qui relève de la
théologie, ne devrait pas être utilisé quand on est sur le terrain de
l’histoire et, de fait, on préfère souvent une expression moins typée
telle que « autorité de Jésus », ou bien on garde simplement le terme
grec correspondant exousia. Mais comme « christologie implicite » est
une étiquette reçue et commode, je l’adopte. On peut préciser les
choses ainsi : l’apport propre de l’exégète travaillant comme historien

23. Voir J. FREY, « Der historische Jesus und der Christus der Evangelien », dans
J. SCHRÖTER et R. BRUCKER (éd.), Der historische Jesus. Tendenzen und Perspektiven
der gegenwärtigen Forchung (BZNW 114), Berlin – New York, W. de Gruyter, 2002,
p. 281.
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346 JACQUES SCHLOSSER

se trouve dans le relevé des données qui autorisent le théologien, exé-


gète ou non, à parler de christologie implicite ou de noyau christolo-
gique. Ces données existent et j’ai moi-même insisté plusieurs fois,
dans mes travaux 24, sur leur importance dans le débat historique
relatif à Jésus. En voici un bref inventaire.
– Il y a l’emploi original de la formule « amen je vous dis ». En
règle générale, le mot « amen » exprime l’assentiment d’un tiers
qui réagit à ce qui vient d’être dit, comme nous le faisons encore
dans notre pratique liturgique ; dans la bouche de Jésus il s’agit
d’une formule d’assertion ou de déclaration par laquelle il intro-
duit sa propre parole et la présente comme solide, déterminante,
garantie par Dieu et décisive pour le salut.
– S’y ajoutent d’autres mises en relief du « je » de Jésus, comme
« moi je vous dis », en particulier dans les antithèses de Mt 5,21-
48, dont l’une ou l’autre sont probablement anciennes.
– Dans ces antithèses et ailleurs (Mc 7,15 par ex.) on relève une
certaine liberté prise par Jésus à l’égard de la Loi, qui ne semble
plus constituer pour lui la référence ultime.
– On doit aussi valoriser la forte insistance de Jésus sur sa mission
divine, par des formules récurrentes telles que « j’ai été
envoyé », « je suis venu » ; on pourrait dire qu’on touche là une
conscience prophétique renforcée.
– Mentionnons aussi la formule « il y a ici plus » ; plus que
Salomon (Lc 11,31), que Jonas (Lc 11,32), que le Temple même
(Mt 12,6). Ces paroles restent énigmatiques et discrètes, allu-
sives en quelque sorte, ce qui plaide pour leur authenticité car
telle est la manière habituelle de Jésus. Dire que quelque chose
ou quelqu’un est plus que le Temple ne revient manifestement
pas à tenir des propos anodins.
– Le lien établi par Jésus entre le royaume de Dieu et sa propre
personne (Lc 11,20.23) est particulièrement important.
– Une proximité singulière avec Dieu est impliquée dans la façon
dont Jésus – et pour le moment on n’a pas trouvé dans le
judaïsme d’équivalent de sa manière de faire –, s’adresse à Dieu
par un terme du langage familier, le fameux abba 25.

24. Voir en particulier SCHLOSSER, Jésus de Nazareth, p. 219-229 ; « Q et la chris-


tologie implicite », dans A. LINDEMANN (éd.), The Sayings Source Q and the Histo-
rical Jesus (BEThL, 158), Leuven, Leuven University Press – Peeters, 2001, p. 289-
316.
25. Pour une première information on peut se reporter aux notes à Mc 14,36 dans
la TOB ou la BJ.
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LA RECHERCHE HISTORIQUE SUR JÉSUS 347

Même si l’inventaire n’est pas complet et si l’une ou l’autre de ses


pièces peuvent être contestées, il me semble que la variété des sources
et des formes littéraires représentées autorise, conformément à un cri-
tère important de la recherche historique, une conclusion solide, à
savoir que Jésus avait une conscience vive de sa proximité avec Dieu
et revendiquait pour lui-même une singulière autorité, en tant que por-
teur d’un message décisif et en tant qu’agent de Dieu dans une situa-
tion décisive. On peut aller jusque là en historien, c’est-à-dire en
appuyant la recherche uniquement sur l’analyse littéraire et historique
et sans prendre en compte des données qui proviennent de la foi. La
visée de l’historien n’est pas de servir la théologie en la légitimant en
quelque sorte, et celui qui prend connaissance du travail de l’historien
n’est pas nécessairement conduit à croire. Deux réactions extrêmes
sont possibles : sur la base des données fournies par l’histoire, d’au-
cuns considéreront peut-être que ce Jésus qui met en avant son auto-
rité est un fanatique mégalomane et intolérant ; mais d’autres, avec au
moins autant de légitimité, penseront peut-être qu’il n’est pas dérai-
sonnable de croire et s’engageront parmi les adeptes de Jésus.

* *
*

La menace que la recherche historique constituerait pour la foi ne


me semble pas réelle, dans la mesure où les gens auxquels on
s’adresse ont une certaine formation et si l’expert parle simplement,
sans prendre la posture de quelqu’un qui viendrait enfin semer la
lumière dans l’obscurité régnante. Tout en étant pleinement conscient
que le Jésus réel dépasse de beaucoup ce que l’historien, « cet humble
tâcheron 26 », est capable de restituer par ses méthodes, je suis plus
sensible, on l’aura remarqué, au bénéfice que les croyants peuvent
trouver dans le contact avec l’histoire de Jésus. Comme le disait
récemment Henri Madelin, à propos de l’articulation entre foi et
raison : « Une foi qui ne connaît pas ses vraies raisons de croire est
guettée par le fondamentalisme et le sectarisme, deux déviances
aujourd’hui florissantes 27 ». L’histoire n’a pas à légitimer la foi, mais
elle peut fournir des raisons de croire. Elle peut rendre aussi aux
croyants le service de les armer en les faisant sortir de la naïveté.
Beaucoup de choses se simplifient une fois qu’on réalise par exemple
que les anges, n’ayant pas de corps, ne parlent pas à la manière des

26. MARROU, Théologie de l’histoire, p. 27.


27. H. MADELIN, article du journal La Croix (22.9.2004, p. 26).
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348 JACQUES SCHLOSSER

humains, ou encore que des langages étranges – je pense en particu-


lier à l’apocalyptique –, des genres littéraires particuliers, y compris
ceux qui font appel à la fiction, sont aptes à exprimer des vérités pro-
fondes. Il reste que, pour sortir de la naïveté, il faut accepter de passer
par une crise. L’expérience montre qu’ordinairement la crise n’est pas
destructrice mais salutaire. Il faut donc accepter sans trop de scrupule
le risque de scandaliser momentanément les faibles, pour éviter un
mal plus grand, celui de donner l’impression à des esprits exigeants
que la foi et la théologie sont infantiles et inconsistantes.
Jacques SCHLOSSER
Faculté de théologie catholique
Université Marc Bloch (Strasbourg)

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