Criti 876 0513

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SANS PATHOS.

DES KONGO ASTRONAUTS, DE LAMYNE M

Dominique Malaquais

Éditions de Minuit | « Critique »

2020/5 n° 876-877-878 | pages 513 à 525


© Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130)

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ISSN 0011-1600
ISBN 9782707346384
DOI 10.3917/criti.876.0513
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-critique-2020-5-page-513.htm
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Sans pathos
Des Kongo Astronauts,
de Lamyne M
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Partout en Europe s’immisce le populisme. Ce populisme
et l’électorat qu’il courtise présentent l’immigration en
provenance de l’Afrique comme un danger criant 1. Plongeant
sa source dans un racisme systémique, la désignation de cette
cible repose sur trois prémisses fausses : qu’entre en Europe
une véritable déferlante venue d’Afrique ; que l’origine en
est avant tout d’ordre économique et non politique ; qu’être
à l’abri de l’insécurité économique ne relève pas des droits
humains. À gauche, ces affirmations sont rejetées en ce
qu’elles sont constitutives du projet néolibéral. Au centre, on
tend à s’écarter de considérations structurelles de cet ordre
au profit d’arguments plus propres à attirer les suffrages
du grand nombre ; d’où des campagnes focalisées d’abord
sur les risques mortels qu’encourent ceux qui cherchent à
fuir le continent africain et sur la déshumanisation qui les
attend. Dénoncer ces conditions est indispensable, mais se
cantonner à cela peut être délétère : c’est risquer de faire des
gens dont ces campagnes « prennent la défense » des figures
de pathos. C’est les priver d’agentivité, leur refuser le statut
de protagonistes en prise sur leur sort, tout catastrophique
qu’il puisse s’annoncer.
En Afrique et dans les diasporas, cette problématique est
prise à bras le corps par des artistes contemporains. Via des
œuvres précisément axées sur le problème de l’agentivité,
elles et ils rejettent la désautonomisation. Faisant fi d’un repli
dans la tristesse ou la pitié, et se détournant du sensationnel,
ces artistes déploient une critique acerbe de la violence
néolibérale et du discours sur l’immigration qui en exsude.
Je m’intéresserai ici à deux séries de travaux qui s’inscrivent

1. S. Smith, La Ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route


pour le Vieux Continent, Paris, Grasset, 2018.

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en faux contre ce discours. Elles sont différentes sur bien


des plans : par leurs matériaux, leurs formes, leurs contenus
et leurs intentions et ne ressortissent pas à un genre, à
un art de l’immigration – en fait, seule l’une des deux se
rapporte directement à cette question. Ce qui les rapproche,
c’est plutôt une vision de l’Afrique comme plateforme de
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mouvement – mouvement de personnes, d’objets et d’idées
entre ce continent et le reste du monde, en opposition active
aux structures politiques et économiques qui s’appliquent à
le freiner.

Après Schengen ?
En 2019, le collectif d’artistes Kongo Astronauts, basé
à Kinshasa, produit une série de performances et de photos
intitulées Après Schengen. Ce travail a pour toile de fond un
Boeing désossé échoué aux abords de la capitale congolaise.
Sur chacune des photos (il y en a onze) figure un astronaute
portant combinaison, casque et bottes dorés. Il apparaît suc-
cessivement au centre d’une cabine vidée de tout élément,
dans un train d’atterrissage, sur une aile, dans l’encadrement
d’une issue ou s’éloignant de la carcasse de l’avion (Fig. 1).
C’est le performeur Michel Ekeba, photographié par ­Eléonore
Hellio. Ensemble, ils ont fondé le collectif en 2013.
La présence d’Ekeba dans cet environnement se prête à
deux interprétations contradictoires. Depuis la France, dans
le contexte médiatique que l’on sait, on est à première vue
tenté d’y voir une allégorie de l’immigration clandestine. Un
mien collègue y a ainsi perçu l’expression d’une fuite déses-
pérée. Depuis le Congo, la série suscite une tout autre lec-
ture. Une année durant (2018-2019), à la suite d’une friction
diplomatique entre la RDC et l’Union européenne, la Maison
Schengen, centre de tri des demandes de visa pour l’Europe
géré par la Belgique, a fermé ses portes. Déjà extrêmement
difficile, l’obtention de visas devenait cauchemardesque.
Dans ce cadre, le titre Après Schengen prend l’allure d’une
question : et maintenant, où ? Les photos répondent : vers les
étoiles.
Si l’ambiguïté est intentionnelle – j’y reviendrai plus
loin – il est clair que, dans le contexte plus large du travail
des Kongo Astronauts, c’est la seconde lecture qui s’impose.

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Fig. 1. Kongo Astronauts.
Sans titre – Série Après Schengen (2019).
Tirage argentique. Photo © Kongo Astronauts.

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Là, cependant, la voûte céleste est moins un lieu physique


où les artistes aimeraient se rendre, qu’une arène métapho-
rique. Elle sert de plateforme pour aborder le problème de
la décimation de la Terre par un modèle économique ancré
dans le projet colonial et que le néolibéralisme va amplifiant.
C’est ce que suggère l’habit d’Ekeba. De la tête aux pieds,
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sa tenue est constellée de pièces d’ordinateurs et de smart-
phones collectées sur les marchés et dans des décharges.
Ces e-déchets, importés (souvent illégalement) du Nord et,
de plus en plus, de l’Est, sont le produit de pratiques qui font
du continent un dépotoir du numérique. Les matériaux choi-
sis font aussi référence au pillage des ressources du Congo
par les multinationales ; les cartes-mères, câbles et batteries
qui recouvrent le vêtement de l’astronaute contiennent des
métaux précieux – cuivre et or, zinc, tantale, lithium – extraits
en RDC au prix de violences inqualifiables par des conglomé-
rats étrangers travaillant main dans la main avec une élite
locale corrompue.
Dans certaines parties du Congo, le dumping et le
pillage qu’évoquent les performances d’Ekeba et les pho-
tos de Hellio créent une situation quasi apocalyptique. Les
Kongo Astronauts dénoncent cela. Toutefois, plutôt que de
mettre en exergue cette situation, le collectif en fait ressortir
les causes. Cette approche est caractéristique de l’ensemble
de son travail. Bien que souvent détonnant, en écho à la
brutalité du capitalisme extractif, celui-ci évite le pathos et
tombe rarement dans le voyeurisme. En cela, il se démarque
de réalisations centrées sur le Congo qui font appel, pré-
cisément, à ce registre. Une comparaison d’Après Schen-
gen avec des performances mises en scène pour Système
K (2018), film du réalisateur Renaud Barret consacré à
l’art contemporain à Kinshasa 2, et avec un travail photo-
graphique de Richard Mosse sur le Congo 3 est à cet égard
éclairante. Certains des travaux présentés dans Système K
visent explicitement à choquer. Exemple : une performance
de Yannos Majestikos (Yannick Makanka Tungaditu), dans
laquelle l’artiste, plongé dans un bain de sang coagulé, est
véhiculé par les rues de Kinshasa. La série Infra de Mosse

2.  Voir dans ce même numéro l’article de Julie Peghini.


3.  R. Mosse, Infra, New York, Aperture Foundation, 2011.

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(2011), photographiée dans un Congo oriental en pleine


guerre, joue également sur la valeur choc. Des paysages ver-
doyants y sont montrés comme saturés de sang par le tru-
chement d’une pellicule infrarouge qui remplace les verts
par des roses criards.
Le choix que font les Kongo Astronauts de tenir à distance
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l’émotion sur laquelle s’appuient nombre d’images représen-
tant le Congo s’applique également au regard qu’ils portent
sur l’immigration. Si, face à une Maison Schengen verrouil-
lée, leur réponse est de viser les étoiles, ils semblent aussi
poser que l’Europe n’a plus guère de pertinence, que ce soit
comme lieu où vivre (du moins sur le long terme) ou comme
espace à partir duquel penser le monde. C’est là un départ
pour Hellio dans ses travaux sur le Congo. Mowoso, collec-
tif (aujourd’hui dissous) qu’elle avait fondé en 2007 avec le
vidéaste Dicoco Boketshu, s’intéressait tout particulièrement
à la thématique de l’exil vers l’Europe 4. On ne veut pas dire
par-là que l’exil n’est pas un sujet capital pour les Kongo
Astronauts – à preuve leur site Internet 5 – mais que l’exil,
pour eux, tient à bien plus qu’au lieu physique. C’est avant
tout un lieu de « résistance aux ghettos psychiques [nés] des
réalités postcoloniales » (Hellio) 6. Partir par l’esprit est tout
aussi pertinent que le faire par le corps. Michel Ekeba le sou-
ligne pour sa part. Il qualifie sa transformation en astronaute
d’éprouvante et dit qu’elle modifie son état de conscience. Le
poids de la tenue et la chaleur qu’elle dégage dans le climat
équatorial de Kinshasa suscitent en lui un état de transe qui
altère radicalement sa perception et il se transforme ainsi en
un être venu d’une autre planète, dont les yeux voient ce qui
échappe au commun des mortels 7.

4.  D. Malaquais, « On the urban condition at the edge of the 21st
century : Time and space in question », Social Dynamics, 2018, vol. 44,
n° 3, p. 425-437.
5.  Le collectif est, à cet égard, explicite : « [L]es apparitions cosmiques
et les fictions polysémiques de Kongo Astronauts nous engagent à porter
un regard multidimensionnel sur différentes formes d’exil et tactiques
de survie. » Voir en ligne : https://kongoastronauts.wordpress.com/about-
kongo-astronauts-kinshasa-rdcongo-2013-2019/.
6.  Ibid.
7. D. Malaquais, « Kongo Astronauts : collectif embarqué », Multi-
tudes, hiver 2019, n° 77, p. 20-26 ; ici, p. 22.

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On reconnaît là l’influence clé, revendiquée comme telle


par les Kongo Astronauts, de l’artiste visionnaire Sun Ra
– un « ancêtre », dit Hellio. Si celle-ci, d’emblée, a initié Ekeba
à l’esthétique et à la philosophie de l’Arkestra (l’ensemble
fondé par Sun Ra au milieu des années 1950) et, plus large-
ment, à l’afrofutursime, avec Ekeba, elle-même a découvert
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l’histoire de l’exploration spatiale au Congo – et en particulier
les ambitions de Mobutu en la matière. Ensemble, au Congo
et ailleurs, ils collaborent avec des artistes et des penseurs
pour qui l’espace est le lieu de tous les imaginaires. Ainsi,
à Kinshasa, ils travaillent avec Bienvenu Nanga et Danniel
Toya, artistes qui appartiennent à deux générations diffé-
rentes, mais qui, tous deux, fabriquent de complexes robots /
cyborgs à taille humaine ; avec la musicienne Céline Banza
qui, dans Prédic(a)tion, film récent des Kongo Astronauts,
incarne le rôle d’une cosmonaute perdue dans l’espace ; et
avec le musicien / compositeur / poète / inventeur Bebson
Elemba (dit Bebson de la Rue), dont les « cabines de télé-
transport » et les « environnements interstellaires » 8 font sou-
vent irruption dans les productions du collectif. En dehors
de la République Démocratique du Congo, le collectif est en
fréquent dialogue avec des acteurs culturels qui voient dans
l’espace l’au-delà d’une humanité abîmée 9.
Si Éléonore Hellio s’emploie à traduire l’expérience extra-
corporelle de Michel Ekeba, c’est qu’elle entrevoit là une
manière alternative d’aborder un monde déglingué : elle veut
que nous le voyions par les yeux de l’astronaute. Abordées sous
cet angle, les photos de la série After Schengen ne constituent
pas, comme le pensait mon collègue, une image de l’exil – exil
désiré, tenté, désespéré – mais une image depuis l’exil : un exil
déjà entamé par la pensée, loin de la violence d’un siècle et
demi d’extractivisme sauvage ; bien loin aussi des représenta-
tions spectaculaires et pathétiques du chaos produites pour
une large part à l’intention de la société de consommation.

8.  Ibid., p. 20.


9. Ainsi de l’équipe de la Pan-African Space Station (PASS),
emmenée par Ntone Edjabe ; de MIDBO, un festival cinématographique
de Bogotá dont l’édition 2018 s’est tenue en partie dans un télescope
géant ; ou encore de l’Observatoire de l’espace (Centre national d’études
spatiales, Paris).

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Des photos de la série Après Schengen se dégage un très


net sentiment d’absurdité. Elles ont été prises sur une colline
surplombant une réserve naturelle de dix mille hectares, le
Parc de la vallée de la N’sele, créé en 2018 par le gouverne-
ment du président d’alors, Joseph Kabila. Peuplé d’animaux
sauvages importés, ce parc se présente (en ligne) comme un
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espace où le visiteur peut communier avec « des animaux qui
représentent cette partie du monde dans notre imaginaire à
tous et qui étaient pourtant bel et bien disparus 10 » et comme
un lieu idéal pour organiser des retraites de team-building à
l’intention d’équipes commerciales 11. L’ avion échoué, s’avère-
t-il, n’est pas du tout une épave abandonnée, mais un appa-
reil mis à la retraite et hissé pièce par pièce sur la hauteur.
Tout cela à l’initiative de la première dame, Olive Lembe di
Sita, dont l’objectif était de transformer le jet en restaurant
de luxe :
À l’intérieur de cet avion […] les visiteurs, coupés du monde, pour-
ront voyager à leur manière sous l’osmose d’un déjeuner 5 étoiles
en première classe dans un vol le moins fallacieux qui puisse exis-
ter. […] À côté sera érigée une tour de contrôle fictive avec chambre
à coucher VIP, une terrasse panoramique avec baie vitrée offrant
une vue splendide sur le paysage 12.

Le choix de ce décor comme arrière-plan de la série


After Schengen est brillant. Ce qui, vu hors contexte, se lit
comme un espace de désespoir – un avion sur lequel cher-
cherait à s’embarquer un passager clandestin – est en fait
« une première classe » en devenir. L’ astronaute a atterri dans
un pseudo-Congo disneyesque, inventé à l’usage de touristes
étrangers et d’une infime bourgeoisie locale. Le montre bien
une publicité sur le site Congo Autrement où l’on voit des
images du parc côte à côte avec un spot pour l’hôtel le plus
huppé de Kinshasa, le Fleuve Congo, accompagné du logo de
Congo Airways et de son slogan, « le plaisir de voyager 13 ». On

10. Voir en ligne  : https://www.congo-autrement.com/page/rdc-


�����������������������������������������
tourisme-2/tourisme-kinshasa-le-parc-de-la-vallee-de-la-n-sele.html.
11.  Voir en ligne : https://www.youtube.comwatch?v=B6ngARr2nCc�
�������������������������������������������.
12. Voir en ligne  : https://www.congo-autrement.com/page/rdc-
�����������������������������������������
tourisme-2/tourisme-kinshasa-le-parc-de-la-vallee-de-la-n-sele.html.
13.  Ibid.

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rappellera ici, ce qui ne fera que corser l’absurdité ambiante,


que Mobutu, lui aussi, avait jeté son dévolu sur la vallée de la
N’Sele pour y créer un parc animalier, à proximité duquel il
avait fait bâtir un gigantesque palais de marbre et une fausse
pagode chinoise. Le restaurant cinq étoiles de la première
dame n’est pas né de rien…
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After Schengen répond avec ambiguïté, humour, sar-
casme, consternation et colère aux systèmes économiques
et politiques qui rendent possibles de telles élucubrations.
À cela s’ajoute un courant de tension sous-jacent qui com-
plique encore le propos. Eléonore Hellio et Michel Ekeba,
duo binational, ne vivent pas de la même manière la bunke-
risation de l’Union européenne. Hellio, citoyenne française,
peut s’octroyer le plaisir de voyager ; il n’en va pas de même
pour le Congolais Ekeba. Elle peut se permettre d’imaginer
un after Schengen ; lui n’a guère d’autre choix. La violence
d’un monde néolibéral qui divise pour régner est tout à la
fois un thème qu’explorent les performances et les photos
du collectif et une condition intrinsèque de leur production.

Charme(s)
La seconde série d’œuvres dont il sera ici question traite
spécifiquement du mouvement face à la bunkerisation du
Nord. Même si elle n’a pas pour focale la seule Europe, elle
s’en prend à Frontex 14 en particulier. Schengen est dans son
viseur. Intitulée Gris-gris / marabout 3.0, la série est due à
l’installation artist et performeur camerounais / français
Lamyne M. Elle est constituée de 111 pièces allant de 9 à
110 cm. Toutes sont le produit de collaborations. Conçue
pour assurer la protection de personnes en transit entre
l’Afrique et le reste du monde, chaque pièce a été élaborée par
un religieux (un marabout dit Lamyne M, d’où le nom de la
série) en présence de l’artiste et sous sa direction. Quand les
gris-gris sont exposés, ce processus de collaboration est sou-
ligné par l’inclusion d’un cartel indiquant sa double origine.
Chaque gri-gri a son propre objectif, auquel son titre fait
référence et qui est précisé par quelques mots d’explication.

14.  Rappelons que Frontex est la structure européenne de contrôle


des frontières terrestres et maritimes (NdR).

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Titres et explications tout ensemble représentent un inven-


taire d’aspirations, d’espoirs nourris par femmes et hommes
en quête de vies loin de l’Afrique. Ces objectifs vont du général
au très précis. Massassy, créé en 2014 au Maroc par l’artiste
et un marabout du nom d’Alvatan, offre « une assurance tous
risques ». Si certains gris-gris concernent un lieu spécifique
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(un pays, une région), Massassy couvre « le monde entier ».
Il en va de même de M’bappélepé, dont l’action est néan-
moins plus ciblée. Fait en 2018 au Libéria par Lamyne M et
le marabout Fekomanan, il garantit le « succès à l’étranger
en tant que footballeur ». Son propriétaire peut s’attendre à
rencontrer « 100 % de réussite » et aspirer à « gagner le Ballon
d’or ». Ciblé lui aussi, Bang-bang (Lamyne M et le marabout
Gekefu, Tchad, 2019), qui promet l’accès à la Légion étran-
gère. L’ entrée dans l’Union européenne est facilitée par un
gri-gri élaboré en 2019, en Libye, avec le marabout Alnuur.
Certes, comme le mot d’explication l’indique, ce talisman a
pour champ d’action l’Europe, mais son pouvoir de déflexion
peut agir jusqu’à la frontière mexicaine et, à ce titre, il relève
d’un sous-groupe des gris-gris qui concerne l’immigration vers
les Amériques. Alpharay (Lamyne M et le marabout sénéga-
lais Modusalmaky, 2017) permet d’atteindre « un haut niveau
d’intégration aux États-Unis ». Les difficultés que rencontrent
ceux qui souhaitent s’installer aux États-Unis (voire simple-
ment s’y rendre en visite) sont aplanies par Forlamy (Lamyne
M et le marabout Kunfayakun, Gabon, 2018), source de pro-
tection collective contre Donald Trump. Cette même amulette
« protège de Viktor Orbán et de tous les extrémistes ». Ce que
fait également Horban, aussi appelé « anti-facho », vis-à-vis
du même Orbán et d’autres acteurs de l’extrême droite, dont
Marine Le Pen et Matteo Salvini (Lamyne M et le marabout
Oguun, République du Congo, 2018).
La famille des gris-gris vient aussi en aide aux gens qui
craignent de tomber entre les mains d’autres types d’« extré-
mistes » ; ainsi Papakrapackchak (collaboration avec le
marabout Kan Kan Game, Kenya, 2014), qui soustrait son
propriétaire à la « radicalisation ». Les gris-gris prennent en
compte les aspirations et des « primo-arrivants » et de ceux
dont l’installation remonte à plusieurs générations. Pour les
premiers en quête de réunification familiale en France ou
en Belgique, Lamyne M a créé Ittoto avec le marabout Touré

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(Mali, 2019). Pour les seconds il a conçu Ewossu (avec le


marabout congolais Kofu, 2015), lequel confère à son déten-
teur, dont la famille vit en Russie depuis trois générations,
l’aptitude à déchiffrer l’invisible.
Il existe plusieurs gris-gris sensibles au wifi, qui peuvent
être mis à jour ou rechargés à distance par leurs marabouts
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en réponse à de nouveaux besoins de leurs propriétaires.
D’où 3.0 : on est ici en pleine futurologie.
Les gris-gris sont faits d’une vaste gamme de matériaux,
parmi lesquels : tissus et fils ; boutons, coquillages, pièces de
monnaie, cuirs et peaux (taureau et vache, buffle, mouton,
chèvre, antilope, chameau, serpent, iguane) ; parties d’ani-
maux (cornes d’antilopes et de gazelles, griffes de félins et
de vautours, fémurs d’hyènes, têtes de crocodiles, crânes
d’aigles, plumes et becs d’oiseaux, carapaces de tortues) et,
à l’occasion, animaux entiers (notamment deux caméléons) ;
objets variés (boussole, torche, fourchettes, fioles, tours Eiffel
miniatures, une paire de tennis, un gyrophare) ; jouets (petits
soldats, bras et jambes de poupées) ; clés USB permettant
de charger le gri-gri sur ordinateur ; encre de diverses sortes
servant à tracer des signes ésotériques ou encore mélan-
gées à du liquide pour imprégner le talisman… Pour chaque
charme, l’artiste donne une liste complète d’éléments consti-
tutifs. Dans plusieurs cas, cette liste porte la mention « inté-
rieur secret ».
Cette mention ne concerne pas seulement l’observateur,
qui n’est pas mis dans le secret, mais aussi l’artiste : Lamyne
M ne sait pas ce que renferme le charme en question. Seul
le marabout concerné en a l’intelligence. C’est là une carac-
téristique fondamentale de la série Gris-gris. Pour ludique
qu’elles soient à première vue (j’y reviendrai), les 111 amu-
lettes sont aussi – et peut-être surtout – des objets de pouvoir.
Elles sont chargées, chargées d’énergie spirituelle. Lamyne M
est explicite à ce sujet : ce sont des objets agissants.
Cela dit, la série ne ressortit pas au seul domaine du
spirituel. L’ esthétique est pour beaucoup dans l’efficacité des
gris-gris. Pour Lamyne M cela ne fait aucun doute : on parle
ici d’art. Il veut que ses talismans soient appréciés pour leur
apparence et leur toucher – pour leur impact sur les sens –
autant que pour leur capacité à agir sur le destin et la tra-
jectoire de qui les détient. L’ artiste fait appel à l’affect autant

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Fig. 2. Lamyne M.
Collaboration avec le marabout Touré, Mali.
Ittoto – (garantit la reunification familiale aux primo-
arrivants en France ou en Belgique). Série Gris-
gris / Marabout 3.0 (2017).
Reproduction en metal de la tour Eiffel, peau et corne de
chèvre ; intérieur secret. 32 x 20 x 15 cm.
Collection privée. Photo © Lamyne M et Axis Gallery.

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524 CRITIQUE

qu’à l’effet. L’ humour n’y est pas pour rien : une tour Eiffel
miniature se dresse sur de petits pieds poilus (de minus-
cules cornes ourlées de fourrure) (Fig. 2) ; des baskets qui
affichent une couronne de cornes de bouc tiennent à la fois
de chaussures à crampon pour footballeur supersonique et
de mini-fusées permettant d’escalader les gratte-ciel 15 ; un
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ballot en peau d’iguane arborant des bras et des jambes de
poupée évoque un superhéros mutant… Cet élément ludique
s’articule à une critique mordante du Nord-forteresse qui se
dégage des explications données par l’artiste. Il résulte de
cela, du message politique qui sous-tend ces mêmes explica-
tions, de la charge spirituelle et esthétique des objets et de la
fantaisie qui en émane une prise de position éloquente face
à la violence du discours euro-américain sur la question de
l’immigration.
Il convient de noter que nulle part Lamyne M n’indique
si les gris-gris sont à l’usage de voyageurs poussés par des
considérations économiques ou d’individus ou de familles
cherchant à fuir une tourmente politique. Nulle trace ici de la
distinction entre l’économique et le politique qui fait le lit du
discours sur la dite « crise migratoire », discours dans lequel
le « migrant économique » est érigé en épouvantail. La série
Gris-gris repose sur la prémisse que le mouvement entre les
continents, quelles qu’en soient les motivations, est ancré
dans un droit inaliénable. Les talismans de Lamyne M sont
tout à la fois l’incarnation de cette vérité et un instrument

15. Si un second volume venait à être édité du remarquable


ouvrage de Reynaldo Anderson et John Jennings, Cosmic Underground
Grimoire of Black Speculative Discontent (San Francisco, Cedar Grove
Publishing, 2018), le gri-gri en question y trouverait toute sa place.
Lamyne M ne se dit pas artiste afrofuturiste, mais certains concepts
qu’il explore ont indubitablement des points d’intersection avec les dis-
cours de l’afrofuturisme. À preuve, notamment, l’incorporation de clés
USB dans plusieurs talismans qui, on l’a vu, peuvent ainsi être branchés
sur la toile et s’en trouver réactivés. Ces amulettes permettent non seu-
lement de surmonter des obstacles physiques, mais aussi de franchir
la fracture numérique. C’est là un sujet qu’explorent bien des auteurs
d’œuvres littéraires afrofuturistes (dont le Camerounais Lionel Manga,
dans un récit intitulé « Are you experienced ? » qu’il a récemment publié
en hommage aux Kongo Astronauts : L. Manga, « Are you experienced ? »,
Multitudes, n° 77, p. 33-35).

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S A N S PAT H O S 525

d’agentivité, déployé pour et par ceux qui entendent faire leur


une liberté qu’on leur refuse.

Ni comme émotion, ni comme méthode de persuasion,


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le pathos n’est présent dans les travaux dont il a été question
ici. Il est écarté dans After Schengen et Gris-gris pour mettre
en relief la volonté et la capacité d’agir de l’individu. Ce qui
ne veut pas dire que les créateurs placent sur le même plan
agentivité et efficacité, détermination et réussite. La critique
du néolibéralisme qui sous-tend les deux séries va main
dans la main avec la reconnaissance du fait que la marge
de manœuvre est bien ténue. Le droit au mouvement, je me
suis efforcée de le montrer, s’entend ici non comme un droit
hypothétique qu’il faudrait quémander, mais comme un droit
effectif que l’on compte bien exercer. Qu’il doive être bafoué
s’entend aussi, bien sûr. Les performances et photos des
Kongo Astronauts et les objets chargés de Lamyne M expri-
ment cette tension entre volonté et possibles. Les deux séries
sont l’expression, simultanément, d’un être-en-tension – le
vécu de ceux dont on entrave le mouvement – et d’une mise-
en-tension par ces mêmes acteurs, qui, à l’immobilité qu’on
leur impose, opposent la force de leur être-au-monde.

Dominique MALAQUAIS

* Ce texte doit beaucoup à la générosité des artistes dont il est ques-


tion : Eléonore Hellio et Michel Ekeba, fondateurs du collectif Kongo
Astronauts, et Lamyne M. Je leur suis profondément reconnaissante.
Je remercie vivement aussi Sarah Fila-Bakabadio, Barton Legum et
­Elisabeth Malaquais de leur lecture attentive de ces pages. Merci aussi
à Axis Gallery (New York), qui a bien voulu partager avec moi images et
informations concernant le travail de Lamyne M. Une version en anglais
de cet article paraîtra à l’automne 2020 dans la revue américaine Afri-
can Arts.

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