Le Théâtre Face Aux Dictatures

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LE THÉÂTRE FACE AUX DICTATURES :

LUTTES, TRACES, MÉMOIRES

(Argentine, Brésil, Chili, Uruguay)  

1
SOMMAIRE

Introduction par Florencia Dansilio, Bérénice Hamidi et Alexandra Moreira da Silva


 

Première partie  
LUTTES

Corentin Rostollan-Sinet, « Teatros desaparecidos : réécrire l’histoire du théâtre chilien et ses


itinéraires en dictature »

Luciana Scaraffuni, « Liminalité, radicalité et subversion du théâtre indépendant en Uruguay


de 1968 à 1984 » 

Thiago Arrais, « Identité, modernité et critique dans le théâtre brésilien pré-dictature » 

Tommy Vidal, « Tensions et transformations. Le théâtre au Brésil aux prises avec la dictature
militaire »

Sandra Ferreyra, « Le théâtre argentin au temps de la dictature. Ricardo Monti et les


fantasmagories de l’histoire » 

Andres Grumann Sölter,  « Violence et pratiques du corps : la « mise en scène » des acciones
de arte sous la dictature civico-militaire chilienne ». 

Deuxième partie
TRACES

Florencia Dansilio, « Le théâtre post-dictature en Argentine : rupture, hétérodoxie et


émancipation »

Baptiste Mongis, « Le théâtre communautaire argentin : un monde en mouvement » 

José da Costa, “Le sens en débat : théâtre brésilien - années 1980”. 

Clara de Andrade, « Le Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal : de l’exil aux réseaux


transnationaux » 

Célia Jesupret, « Institutions théâtrales de la post-dictature et nouveau projet démocratique au


Chili (1990-2003) »

Lorena Saavedra, « Le début d’un tournant politique ? Le théâtre de la transition


démocratique chilienne, du texte à la scène » 

2
Inès Stranger, « Les premières années de la Compagnie Teatro del Silencio et l’imaginaire de
la transition politique chilienne »
 
Troisième partie
MÉMOIRES

Joana Sanchez, « Des dramaturgies de la crypte : traumatisme et postmémoire dans le théâtre


argentin de post-dictature » 

Gonzalo Toledo, « Théâtre mapuche, théâtres de l’immigration : les sujets et dramaturgies


marginalisés du théâtre chilien post-dictature » 

Gustavo Guenzburger, « Néolibéralisme et modes de production théâtrale au Brésil : de la


post-dictature au néofascisme » 

Denise Cobello, « De l’utopie réaliste à l’action performative: notes sur l’esthétique comme
pensée politique dans le théâtre de Lola Arias »

Maximiliano de la Puente, « Campo de mayo. Une conférence performative. Affections et


spatialités en friche dans le théâtre argentin » 

Entretiens

« Un lieu où l’utopie se faisait présente » : entretien avec Óscar Castro Ramírez, réalisé par
Corentin Rostollan-Sinet et Bérénice Hamidi

« Pour rendre à la scène sa fragilité » : entretien avec Vivi Tellas, réalisé par Florencia
Dansilio.

“XXX” Entretien croisé Alexandre dal Farra et Santiago Sanguinetti, par Célia Jésupret,
Alexandra Moreira da Silva et Corentin Rostollan-Sinet 

3
INTRODUCTION

L’histoire socio-politique des pays du Sud de l’Amérique latine s’est caractérisée, depuis
le milieu du XXe siècle, par une série de cycles de révolutions et de contre-révolutions. S’il
existe une pluralité de définitions du « Cône Sud » et si ses contours géographiques varient
selon les angles d’analyse, cette dénomination permet de caractériser les trajectoires
politiques proches qu’ont connu, au-delà des spécificités propres à chaque configuration
nationale, quatre pays. L’Argentine, le Brésil, le Chili et l’Uruguay ont en commun d’avoir
été successivement marqués par les effervescences révolutionnaires des années 1960 dans un
contexte international structuré par la guerre froide, puis par leur répression par une série de
coups d’État soutenus par les États-Unis1, aboutissant dans les années 1970 à la mise en place
de dictatures militaires qui, après une décennie de pleine force se sont étiolées la décennie
suivante2, jusqu’à une phase dite de transition (1983-1990), elle-même suivie, depuis le retour
à des régimes jugés démocratiques3, d’un nouveau mouvement de va-et-vient, entre le retour
de la gauche dans les années 2000 et celui de la droite autoritaire dans les années 20104.

Ce contexte politique a eu une influence décisive sur l’activité artistique et en


particulier théâtrale dans ces pays. D’abord, pendant les dictatures, par la manière dont
certaines libertés fondamentales comme l’usage de l’espace public et la liberté d’expression
ont été entravées. Après les dictatures, ensuite, du fait de leurs traces persistantes dans
l’espace politique, institutionnel, social et donc aussi artistique, qu’il s’agisse par exemple du
rapport à l’État et donc aux politiques culturelles ou à la frontalité de la parole politique. Dans
ces quatre pays, après un coup d’État militaire (1964 au Brésil, 1973 au Chili et 1973 en
Uruguay, 1976 en Argentine), les artistes ont de fait dû composer avec des régimes
autoritaires, dont la volonté claire était l’imposition brutale d’une politique anti-communiste
de « retour à l’ordre » de la société. Pour certain·e·s, ce fut l’exil, pour d’autres, l’arrestation,
la détention et la torture ; d’autres purent continuer à créer, constituant ainsi des espaces de
clandestinité et de résistance. Près de quarante ans plus tard, nombreux sont les fantômes de
ces régimes, et le présent politique des pays concernés ne cesse de convoquer les questions
que les politiques transitionnelles ont laissées irrésolues. Preuves en sont, aussi, les élections
récentes dans nombre de ces pays de leaders de la droite à la Présidence - Mauricio Macri en
Argentine, Sebastián Piñera au Chili, Jair Bolsonaro au Brésil et Luis Lacalle Pou en Uruguay
- dont les projets politiques entrent en conflit ouvert avec les politiques de la mémoire
entamées après la transition, au moment du retour de la gauche au pouvoir.

Aucune recherche d’ensemble n’avait été jusqu’ici menée pour investiguer cet espace-
temps singulier dans une approche d’une part attentive tout à la fois aux logiques d’ensemble
du Cône Sud et aux différences internes du fait de spécificités propres à chaque pays qui le
constitue, et d’autre part soucieuse d’articuler les enjeux esthétiques, institutionnels et

1 Je remercie Rafaella Uhiara pour son aide linguistique dans la rédaction de cet article en français.
2 Franck Gaudichaud, Operación Cóndor. Notas sobre terrorismo de Estado en el Cono Sur, Madrid, Sepha,, 2005.
3 Jean-Marc Coicaud, L’introuvable démocratie autoritaire. Les dictatures du Cône Sud: Uruguay, Chii, Argentine (1973-1982),
Paris, L’Harmattan, 1996.
4 Alain Rouquié, A l’ombre des dictatures. La démocratie en Amérique Latine, Paris, Albin Michel, 2010.
4
économiques. C’est l’enjeu de cette publication qui entend penser à la fois le temps des
dictatures, ceux qui ont précédé et les contextes post-dictature. Ce parti pris implique de
s’attacher d’abord à investiguer les formes et les conditions d’existence des espaces critiques
qui ont pu être maintenus ou s’ouvrir durant ces années. Quelles pratiques du théâtre ont été
possibles sous les dictatures ? Selon quelles stratégies esthétiques mais aussi économiques
vis-à-vis des régimes en place ont-elles pu rester en vie ? “L’après-dictature” inclut pour sa
part deux temps distincts. La transition, d’abord, moment de libération de la parole dans
certains pays, mais aussi, dans d’autres, d’installation d’une omertásociale, d’une politique du
silence, de l’oubli, du pardon5. Quelles reconfigurations ou réinventions des pratiques
artistiques se sont opérées durant ces années, dans des contextes économiques et politiques
autant marqués par des éléments de rupture que par des « restes » des régimes autoritaires ?
La période plus récente est souvent associée à l’idée d’un tournant démocratique de la région,
même si la situation immédiatement contemporaine invite à nuancer cette idée. Les traces de
ce passé politique, institutionnel, social, économique et culturel dans les pratiques théâtrales
qui se sont développées à partir des années 2000 sont manifestes, mais elles restent à décrire
et à analyser dans une perspective comparatiste. Depuis les débats sur la transmission des
mémoires des dictatures et leur restitution jusqu’aux discours critiques dénonçant les
continuités économiques entre les régimes autoritaires et les démocraties néolibérales
actuelles, la question de l’héritage des dictatures du Cône sud est centrale dans nombre de
créations récentes des théâtres de cet espace.

Les textes réunis dans la première partie du livre, intitulée « Luttes », montrent à quel
point le théâtre, et en particulier le théâtre militant, a joué un rôle majeur non seulement dans
la lutte sociale contre la répression exercée par les dictatures militaires du Cône Sud mais
aussi dans le déploiement d’un certain nombre de pratiques théâtrales que les différents
régimes autoritaires auraient essayé d’effacer, et que l’histoire du théâtre aurait eu parfois
tendance à minorer. Corentin Rostollan-Sinet retrace ainsi quatre itinéraires parallèles du
théâtre national chilien post-73 : celui des théâtres indépendants et des théâtres universitaires
en dictature d’une part, et celui des théâtres populaires, d’autre part. Il montre comment ces
théâtres disparus non-professionnels de la dictature chilienne se sont souvent reconfigurés en
espaces « clandestins » d’action et de lutte, développés dans les camps de concentration et
recomposés, à partir de 1976, en exil. L’article évoque, entre autres, le parcours singulier de
l’artiste chilien Oscar Castro (Teatro Aleph, 1974) – parcours qu’il a eu l’occasion de
reprendre dans l’entretien que l’artiste chilien lui a accordé et que nous publions à la fin de ce
volume. Si cette continuité, qui de toute évidence vient combattre le paradigme d’un «
blackout » culturel entre 1973 et 1976, renforce les liens entre théâtre et politique, elle
témoigne aussi d’une puissante force inventive et subversive qui nous permet, comme le fait
l’auteur, de remettre en question l’acceptation d’une discontinuité de l’histoire du théâtre
chilien pendant la dictature.

Cette persistance de l’activité théâtrale est également au cœur de la réflexion de


Luciana Scaraffuni qui, à partir de l’analyse détaillée du répertoire joué par trois compagnies

5 Franck Gaudichaud et Thomas Posado (dir), Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018). Fin d’un âge
d’or, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2021.

5
uruguayennes – El Galpón, Teatro Uno et Teatro Cicular de Montevideo – compare les
pratiques théâtrales militantes en Uruguay avant et pendant la dictature (1968-1973 / 1973-
1985). Après une période de radicalisation politique fortement influencée par le théâtre
brechtien, qui a souvent conduit à la fermeture des théâtres, les artistes du théâtre indépendant
adaptent leur répertoire afin de faire face à la répression et à la censure exercées par le régime.
Un théâtre allégorique et métaphorique qui recodifie les discours se met alors en place
proposant un espace alternatif de socialisation, de réflexion et surtout de résistance.

Repenser la forme pour mieux servir un propos politique, telle semble être la ligne
directrice de ces théâtres qui, en pleine dictature, ne cessent de se réinventer. Thiago Arrais
s’attache à tracer un large tableau historique définissant les conditions de l’effervescence
culturelle et théâtrale au Brésil depuis la fin des années 30 et sa relation avec « une
intercalation de régimes dictatoriaux » : la très contradictoire période Vargas (1930-1945) qui
en, en 1937, instaure l’Estado Novo et le coup d’état militaire de 1964. Arrais souligne
l’importance de ces années de démocratie fragile (1946-1964) pour l’évolution du théâtre
brésilien en s’attachant à dégager des étapes précises. Deux événements joueront un rôle
majeur dans cette nouvelle ère de la scène brésilienne : d’une part, l’impact croissant des
groupes amateurs et universitaires, en particulier dans les deux grandes villes culturelles Rio
de Janeiro et São Paulo, qui seront à l’origine de structures culturelles militantes comme les
CPC (Centres Populaires de Culture) et d’un théâtre d’agitprop particulièrement actif pendant
les années qui précédèrent la dictature militaire ; d’autre part, l’influence d’artistes et
d’intellectuels d’après-guerre qui s’installent au Brésil (Yan Michalski, Zbigniew Ziembinski,
Adolfo Celi, Henriette Morineua) et s’engagent dans la modernisation et la
professionnalisation du théâtre brésilien à partir de modèles internationaux. C’est dans ce
contexte de démocratisation artistique que surgissent trois des compagnies les plus
importantes de l’histoire du théâtre brésilien des années 50 et 60 : Le TBC (Théâtre Brésilien
de Comédie, 1948), le Théâtre Arena de Augusto Boal (1953) et le Théâtre Oficina de José
Celso Martinez Correa (1958).

Comme le souligne Adam Tommy Vidal dans sa contribution, cette atmosphère de


démocratisation et de renouveau de la scène brésilienne serait brisée dès 1964 par le coup
d’état militaire. En 1967, textes et spectacles sont systématiquement contrôlés par la censure.
Et pourtant, si certaines voix sont réduites au silence, notamment à partir de la promulgation
de l’Acte Institutionnel nº 5 (AI-5) en 1968 par le président Costa e Silva, d’autres choisissent
de s’ériger contre le système répressif et développent de nouvelles formes pour exprimer leurs
positionnements idéologiques. C’est ce que certains critiques appellent « le deuxième cycle de
modernisation du théâtre brésilien ». Influencés par des formes populaires de théâtralité «
brésiliennes » (le théâtre de revue, le carnaval, les rites archaïques de l’anthropophagie
indigène, le Candomblé, la musique brésilienne…) et par la génération moderniste des années
1920, certains artistes dont le metteur en scène José Celso Martinez Corrêa développent un
théâtre transgressif et singulier où la mise en scène des corps témoigne de la politisation
progressive de la scène brésilienne, et de la forte mobilisation des artistes en pleine période de
répression politique et culturelle.

6
Ce qui vaut pour la mise en scène vaut aussi pour le texte : de toute évidence, la
censure poussa le théâtre à se réinventer. À partir de l’acception benjaminienne de la
fantasmagorie, Sandra Ferreyra jette quant à elle un nouvel éclairage sur le traitement de
l’Histoire dans deux pièces de l’auteur argentin Ricardo Monti créées au cours de la dictature
militaire : Visita (1977) et Marathon (1980). Dans ses « fantasmagories de l’Histoire », Monti
s’éloigne à la fois du réalisme et de l’absurde des années 60 pour pratiquer une dramaturgie
du détour et de l’hétérogène qui défigure et dénaturalise la matière dramaturgique afin
d’instaurer un rapport au rêve. Dans ses pièces, Monti transforme des pans entiers de
l’Histoire collective en images oniriques – en fantasmagories. Cet effet disruptif spatio-
temporel renvoie le spectateur à son présent cauchemardesque, et atteste du renouveau des
formes théâtrales du théâtre politique des années 1970.

Enfin, Andrés Grumann Solter montre à quel point l’émergence des acciones de arte
sous la dictature civico-militaire chilienne a contribué au développement d’un art
pluridisciplinaire, fortement engagé dans la lutte sociale et dans la récupération de l’espace
public. L’auteur, dont l’analyse s’appuie sur l’étude de l’action NO+ du CADA (Colectivo de
Acciones de Arte) et sur les actions du groupe Mujeres por la Vida, revient sur une question
essentielle, celle de la revendication « d’un corps foncièrement politique », à la fois élément
subversif de mobilisation collective et support de création artistique.

La seconde partie de l’ouvrage investigue quant à elle les traces laissées par les
dictatures, particulièrement en Argentine, au Brésil et au Chili. Dans le sillage
méthodologique des travaux de l’historien Carlo Ginzburg6, les contributions manifestent
toutes une attention aux détails de ce qui reste du théâtre sous dictature, qu’il s’agisse des
formes esthétiques ou des modes d’organisation du travail artistique. Les articles attestent tout
à la fois du poids persistant de ce passé qui ne passe pas, et du caractère difficilement
accessible aux acteurs du champ théâtral de cette influence de l’ombre. Cette réflexion
collective s’ouvre sur une contribution de Florencia Dansilio qui questionne ainsi la notion de
post-dictature et les problèmes qu’elle pose, à la fois en tant qu’outil de périodisation
historique (quand commence-t-elle et quand finit-elle ?) et en tant que catégorie esthétique
(existe-t-il des caractéristiques spécifiques aux formes théâtrales qui émergent dans ce
moment de l’histoire argentine?). Son article “Le théâtre post-dictature en Argentine : rupture,
hétérodoxie et émancipation” émet l’hypothèse que la période post-dictature prend fin avec
un changement majeur de paradigme des imaginaires théâtraux de l’Argentine contemporaine,
les artistes se libérant de trois normes de la légitimité esthétique jusque là prééminentes : les
“grands” textes, le “bon” jeu et le primat des salles “conventionnelles” et "institutionnalisés"
comme seuls espaces légitimés du théâtre argentin.

Cette interrogation des formes de légitimité et des moments de conflit ou de


changement de normes sur les fonctions politiques autant que sur les conventions esthétiques
du champ théâtral post transition démocratique est également au cœur de l’article de Baptiste
Mongis. « Le théâtre communautaire argentin : un monde en mouvement” s’interroge sur
cette pratique du théâtre née à Buenos Aires au sortir de la dernière dictature, au début des
6 Sandrine Lefranc, Politiques du pardon, Presses Universitaires de France, 2002.
7
années 1980. Héritière de traditions esthétiques de la région du Rio de la Plata et aujourd’hui
fortement développée dans différentes régions du Brésil, cette pratique sociale et culturelle se
situe en marge des trois circuits institutionnalisés du théâtre argentin (théâtre public,
commercial et indépendant). L’article explore la façon dont ce théâtre communautaire a
permis de raviver la pratique militante du théâtre, frappée de discrédit au retour de la
démocratie, par des modalités collectives de création enracinées dans la vie ordinaire des gens
ordinaires des territoires où il se développe, et par une visée de transformation sociale ancrée
dans une recherche artistique exigeante.

Les dictatures ont donc mis un coup d’arrêt non seulement aux formes et aux pratiques
relevant du théâtre d’art mais aussi, bien sûr, aux théâtralités à visée politique explicite. C’est
également le cas au Brésil, comme le montre José da Costa dans son article “Le sens en
débat : théâtre brésilien - années 1980”. Il interroge l’effet, de ce point de vue, de la
diminution de la répression politique et de la censure au cours des années 1980. A-t-elle
permis aux artistes de renouer avec l’élan révolutionnaire du théâtre d’agit prop d’avant 1964
porté notamment par le Théâtre Arena, le Théâtre Officina le CPC, qui dénoncent
l’impérialisme nord-américain et mettaient en valeur des thèmes nationaux révolutionnaires ?
Comment interpréter le constat d’une mise en retrait du texte et du jeu de l’acteur au profit
d’une montée en puissance du théâtre visuel : s’agit-il de la trace d’une difficulté à exprimer
verbalement et à assumer explicitement une parole politique ? L’article montre que la réponse
à ces questions est assez nuancée, ce qui s’explique notamment par les différences de
trajectoires des artistes actifs durant des années 1980, dont certains revenaient d’exil tandis
que d’autres avaient mis en place des pratiques de résistance sur place, ces deux groupes étant
accompagnés de nouvelles générations.

L’influence des trajectoires des artistes en particulier sur le plan international est
également au cœur de l’article de Clara de Andrade, qui l’interroge cette fois du côté de la
réception et des trajectoires de reconnaissance des œuvres des artistes perçus comme étant des
artistes résistant aux dictatures. « Le Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal : de l’exil aux
réseaux transnationaux » montre l’influence cumulée du réseau international déjà tissé par
Augusto Boal avant la dictature mais aussi et surtout de l’exil dans l’internationalisation de la
méthode du Théâtre de l’Opprimé. L’article montre comment cette forme, aujourd’hui
pratiquée et reconnue mondialement, a essaimé aussi bien parmi les pratiques théâtrales
militantes que dans le discours de justification de formes théâtrales plus institutionnalisées qui
mettent au centre l’ambition esthétique.

Dans l’article « Institutions théâtrales de la post-dictature et nouveau projet


démocratique au Chili (1990-2003) », Célia Jésupret explore cet enjeu de la circulation
internationale sous un angle plus institutionnel en interrogeant la façon dont, après le blackout
culturel imposé par la dictature chilienne (1973-1989) , la culture a été mise au coeur de la
reconstruction démocratique du pays. A travers l’étude du rôle central joué par la FITAM
(Fundación Internacional Teatro a mil) dont le festival Santiago a mil est né en 1994, l’article
montre cependant les tensions entre les logiques privé/public manifestes dans la mise en
oeuvre d’une politique culturelle nationale, tant d’un point de vue financier que du point de

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vue du rapport à la subvention de la culture par l’Etat. La réflexion sur le cas chilien se
prolonge avec une réflexion de Lorena Saavedra qui considère la question de la transition
démocratique dans son versant esthétique. Dans son article « Le début d’un tournant
politique ? Le théâtre de la transition démocratique chilienne, du texte à la scène » elle
observe la façon dont, durant la période dite de « transition démocratique », le théâtre chilien
s’est, comme au Brésil, éloigné d’une stratégie esthétique de dénonciation explicite passant
par un texte explicitement politique, et par un primat du paradigme réaliste/illusionniste, pour
privilégier l’expérimentation scénique.

Enfin, Inès Stranger, dans son article « Les premières années de la Compagnie Teatro
del Silencio et l’imaginaire de la transition politique chilienne », propose une étude de cas sur
une des compagnies chiliennes historiques les plus connues en France, le Teatro del Silencio.
Via une analyse attentive de quatre spectacles des années 1990, elle montre comment cette
compagnie, qui a commencé à exercer après la dictature, a réinvesti les formes du théâtre de
rue qui s’étaient développées au cours des années 1980 pour éviter les contrôles auxquelles
étaient soumises les salles conventionnelles. Elle permet de comprendre ce que le succès de la
compagnie en France doit à la façon dont, après la fin de la dictature, l’irruption des artistes
dans l’espace public a pu opérer, sur place comme dans les pays alliés du Chili d’Allende, à la
fois comme hommage aux formes de résistances qui avaient existé sous la dictature et comme
outil pour faire advenir et tester concrètement l’exercice de l’espace public par les citoyens
que sont les artistes.

La troisième partie de l’ouvrage est consacrée au théâtre des dernières années, marqué
par l’imbrication, tant au niveau des pratiques que des esthétiques, d’un travail
d’appropriation du trauma de la dictature par les nouvelles générations et d’une prise en
considération de nouvelles luttes politiques induites par le contexte démocratique. Le titre,
“mémoires”, dit la commune préoccupation des artistes et des œuvres dont il est ici question.
Après une période marquée par une « politique de l’oubli » et par l’impératif de regarder vers
le futur pour dépasser les années noires des régimes militaires, se sont fait jour à partir des
années 2000 de nombreuses ré-élaborations scéniques de ce passé traumatique. Cette tendance
accompagne la mise en place des « politiques de la mémoire » dans plusieurs pays, dont la
réactivation des procès judiciaires des responsables des disparitions et des tortures, la
réparation économique aux victimes et la « mémorialisation » des espaces de la ville à travers
l’incorporation de plaques et de monuments à l’honneurs de disparus. En se détachant des
formes du théâtre politique et militant des années soixante, ces nouveaux théâtres de la
mémoire se montrent réticents à porter un jugement et évitent l’élaboration de grandes thèses
sur la réalité. Les mémoires de l’horreur s’actualisent plus souvent à travers l’exploration des
aspects subjectifs, sensibles ou biographiques qui relient les histoires individuelles à l’Histoire
commune.
Les articles soulignent certaines spécificités selon les pays à partir du repérage des
nouvelles thématiques, de l’utilisation de certains dispositifs scéniques, de l’analyse de
trajectoires artistiques ou bien de pièces paradigmatiques. Dans l’article « Des dramaturgies
de la crypte : la hantise de l’Histoire dans le théâtre argentin de post-dictature », Joana

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Sanchez analyse la rupture esthétique avec les générations dictatures qui se fait jour dans la
dramaturgie argentine lors des années 1990 et 2000. A travers l’utilisation de procédures
telles que les nouvelles dramaturgies de plateau, l’inconscient collectif et les tabous sociaux
sont convoqués sur les planches, dévoilant la présence incontournable du traumatisme de la
dictature qui réapparaît plus comme un fantôme que comme un antagoniste politique. A partir
de l’œuvre La coupure de Ricardo Bartís, l’article s’appuie sur la notion de « dramaturgies de
la crypte » de Nicolas Abraham et Maria Torock pour identifier les axes dramaturgiques d’un
« théâtre hanté » qui travaille également avec d’autres dimensions historiques, notamment le
passé colonial, violence matricielle qui hante l’imaginaire et l’histoire de l’Argentine.
Le lien entre le traitement contemporain du passé dictatorial et d’autres enjeux socio-
historiques est analysé pour le cas chilien par Gonzalo Toledo dans son article « Théâtre
mapuche, théâtres de l’immigration : les sujets, mémoires et dramaturgies marginalisés du
théâtre chilien post-dictature ». Selon Toledo, le traitement de la dimension mémorielle a
également radicalement changé dans le théâtre chilien des dernières années. Tandis que la
dramaturgie des premières années 2000 restait plus ancrée dans une rhétorique de la
dénonciation des crimes du passé, le théâtre plus récent relie la violence politique du passé
dictatorial à celle vécue par d’autres populations, comme les mapuches et les nouveaux
migrants. Ce pont entre passé et présent, actualise la portée critique du théâtre, montrant que
la mémoire n’est pas seulement une stratégie de visibilisation des injustices du passé mais un
outil puissant pour parler du présent.
Gustavo Guenzburger dresse quant à lui un portrait du théâtre brésilien actuel à travers
la situation du théâtre à Rio de Janeiro dans l’article « Néolibéralisme et modes de production
théâtrale au Brésil : de la post-dictature au néofascisme ». Il revient sur l’histoire des rapports
entre théâtre et politique depuis la fin des dictatures pour arriver aux bouleversements
expérimentés par ce champ théâtral local suite à l’arrivée au pouvoir de la droite autoritaire.
L’auteur montre que l’hostilité politique explicite des pouvoirs publics envers l’activité
théâtrale et la baisse drastique des financements n’empêchent pas l’apparition d’une
multiplicité de groupes d’artistes et de propositions esthétiques nouvelles.
Ce tournant esthétique du théâtre contemporain du Cône Sud subjectivise le passé
dictatorial via des stratégies dramaturgiques qui mettent en avant les micro-récits,
l’expérience vécue, les souvenirs d’enfance, les récits familiaux... Certains travaux de l’artiste
argentine Lola Arias se situent dans cette tendance, comme l’analyse Denise Corbello dans
son article « De la représentation du réel à l’action performative : note sur l’esthétique comme
pensée politique au théâtre de Lola Arias ». Elle étudie la trajectoire artistique de Arias et son
usage du réel pour construire une fiction théâtrale à partir notamment du recours aux archives
familiales, aux documents et souvenirs personnels. L’article analyse la façon dont, dans cette
variante contemporaine du théâtre documentaire, les témoignages et les témoins jouent un rôle
central. Ainsi, à travers la référence à certaines pièces de sa trajectoire, il est possible
d’identifier comment ce théâtre du réel est utilisé pour revisiter autrement les mémoires des
dictature, prenant comme aspect central « le point de vue des fis.filles », c’est-à-dire, de ceux
et de celles qui n’ont pas vécu directement la dictature militaire mais qui ont pourtant de
souvenirs différés à travers les récits intrafamiliaux. Les cas paradigmatiques de la pièce

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argentine Mi vida después (2009) et de sa version chilienne, El año en que nací (2012),
permettent également de réfléchir, suivant Corbello, comment ce théâtre du réel actualisé
n’est pas seulement les formes esthétiques mais aussi la pensée politique.
L’article de Maximiliano de la Puente « Campo de mayor. Une conférence
performative. Affections et spatialités en friche dans le théâtre argentin » entre en dialogue
étroit avec ce travail. Prenant pour objet une conférence performative de l’argentin Félix
Bruzzone, (programmée par Lola Arias dans son projet Mis Documentos), de la Puente
analyse l’utilisation de nouveaux dispositifs scéniques à partir des récits de vie et des
expériences individuelles, ainsi que la construction de ce qu’il appelle, les « itinéraires
subjectifs ». Ceux-ci, loin de constituer une mosaïque fragmentaire et disloquée de
l’expérience individuelle, permettent de dresser une nouvelle cartographie à la fois sensible et
politique de la mémoire du passé et de son caractère agissant au présent. De cette manière,
analysant la conférence performative de Bruzzone qui prend par objet l’ancien centre de
détention et de torture clandestin Campo de Mayo, de la Puente montre comment la mémoire
de la période dictatoriale n’est pas un sujet épuisé au théâtre mais au contraire jouit « d’une
saine vitalité », s’actualisant par la combinaison de dispositifs empruntés au théâtre
documentaires, à l’autofiction et au théâtre post-dramatique.
L’ouvrage se couronne par une série de trois entretiens à des artistes protagonistes de
chaque moment socio-historique abordés au long de l’ouvrage. Tout d’abord, Bérénice
Hamidi et Corentin Rostollan-Sinet dialoguent avec le chilien Oscar Castro, acteur, metteur
en scène et dramaturge, fondateur du Teatro Aleph au Chili en 1947 puis implanté en France
lors de l'exil politique, relocalisant l’Aleph à Ivry-sur-Seine. Ensuite, Florencia Dansilio
dialogue avec l’argentine Vivi Tellas, metteuse en scène, créatrice du “bio-drame” et
directrice du Teatro Sarmiento, figure centrale du renouvellement artistique et théâtral lors des
années post-dictature. Enfin, Célia Jésupret, Alexandra Moreira da Silva et Corentin
Rostollan-Sinet font un entretien croisé avec le brésilien Alexandre dal Farra et le dramaturge
et metteur en scène uruguayen Santiago Sanguinetti.

11
Première partie  
LUTTES

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Teatros desaparecidos : réécrire l’histoire du théâtre chilien et ses itinéraires en
dictature.

Corentin Rostollan-Sinet

Dans l’histoire du théâtre chilien moderne, le 11 septembre 1973 marque un point de


fracture : on l’envisage généralement comme le moment d’un coup d’arrêt pour l’activité
théâtrale nationale. Anéantie l’espace de quelques années, elle aurait par la suite connu un
second souffle dans la deuxième moitié des années 1970 ; le théâtre chilien aurait alors repris
son cours, jusqu’à la fin de la dictature et jusqu’aujourd’hui. La plupart des travaux
scientifiques, des discours du champ professionnel ou des institutions reflète encore à ce jour
ce paradigme fondé sur l’impression d’une « mort et résurrection du théâtre chilien » dans les
premières années de la dictature.

On a donc étudié le théâtre chilien et constitué ses anthologies sans remettre


fondamentalement en question l’acceptation d’une discontinuité de l’histoire théâtrale autour
de cette période. Nous proposons dans cet article de revenir sur les années 1973-1976 sous un
autre prisme que celui du « black-out culturel ». En questionnant cette apparente zone de vide,
on constate au contraire les multiples reconfigurations des territoires et des espaces de la
production théâtrale ; et le coup d’État apparaît comme la cause non d’une disparition du
théâtre chilien, mais de sa fragmentation.

Pour envisager autrement ce segment de l’histoire artistique chilienne, nous distinguerons


successivement quatre itinéraires parallèles du théâtre national pendant la dictature. Les deux
premiers retracent les routes divergentes qu’empruntent après le coup d’État le théâtre
professionnel ou semi-professionnel « en liberté », mais sous censure, d’une part, et les
théâtres populaires – plus clandestins – d’autre part ; deux territoires qui ont opéré très
différemment pendant la dictature, et n’ont pas bénéficié d’une reconnaissance équivalente
dans l’histoire théâtrale nationale. Deux autres « univers » s’ajoutent à ce panorama du théâtre
post-1973 : produits directs de la dictature, les théâtres des camps de concentration du régime
militaire, puis les théâtres de l’exil ont déployé de nouvelles routes qu’il importe de prendre
en compte et de s’efforcer de réincorporer à l’histoire du théâtre chilien moderne. 

Si le paradigme de la fracture est la conséquence très directe des stratégies répressives « de
choc » dirigées par le régime contre la société civile, il est néanmoins possible de lutter contre
la persistance de ses effets sur le plan de l’histoire. Faire de ces quatre trajectoires autant de
morceaux d’une seule et même histoire du théâtre ne sert pas uniquement la réhabilitation des
mémoires de groupes et de pratiques effacées : elle permet aussi de retrouver la continuité
perdue d’un processus historique très singulier, en rendant au théâtre chilien tous les visages
qu’il a su emprunter pour résister à la disparition. 

Théâtres indépendants et théâtres universitaires en dictature : les trajectoires du théâtre


professionnel après 1973

13
La mise en place de la répression et de la censure des productions culturelles en dictature
apparaît comme le facteur le plus évident de la fragmentation du théâtre chilien. Post-1973, le
contexte de violence est extrême, et les stratégies d’intimidation spectaculaires pour le milieu
culturel : aux arrestations et à la surveillance des productions (révision préalable des textes
pour validation, contrôle des représentations) s’ajoutent des séries d’actions erratiques de la
part des forces armées et de la police secrète visant à diffuser la terreur – menaces,
perquisitions, saccage des espaces théâtraux. Dans les premiers temps de la dictature,
toutefois, la censure du milieu culturel n’opère pas de manière unifiée ni centralisée ; elle ne
commencera à prendre une forme plus institutionnalisée qu’à partir de 1976. Le théâtre aurait
même fait l’objet d’une moindre surveillance que la télévision, la radio ou le cinéma à cette
époque : dans la série documentaire MierdaMierda, le comédien Julio Young affirme ainsi
que le théâtre « n’intéressait pas tellement » le régime à cette époque, en raison du nombre
trop faible de personnes qu’il rassemblait : « on censurait la télévision, la littérature… mais le
public venait au théâtre pour voir le seul espace sans censure ». Hurtado et al. signalent même
une augmentation de 50% de la production théâtrale dans le circuit après le coup d’État par
rapport à la période 1968-1971, laquelle est pour moitié constituée de théâtre pour jeune
public et de pièces de café-concert .

Le changement de régime provoque aussi le déclin d’un grand nombre de théâtres


universitaires, cœurs vibrants de la création théâtrale nationale depuis le début des années 40 :
les théâtres de l’Université de Concepción, de l’Université Australe et de l’Université du Nord
connaîtront ce sort – tout comme celui de l’Université Technique d’État en 1977. Seuls
quelques-uns poursuivent leurs activités en dépit des arrestations et des purges, et
maintiennent une production conséquente malgré la censure des recteurs appointés : c’est le
cas du TEUC d’Eugenio Dittborn, ainsi que du TEUCH, qui devient en 1975 le Théâtre
National Chilien. Ce contexte participe à expliquer que le répertoire communément entendu
comme celui du « théâtre chilien de la dictature » soit constitué de productions postérieures à
1976. Cette branche du théâtre national, qui opère « en liberté » et sous la censure, se
compose de groupes éminents, dont les quatre « théâtres indépendants » de la période : le
Teatro ICTUS (créations en 1976, 1978 et 1979), le Teatro Imagen (1976, 1977, 1978 et
1980), le TIT, Taller de Investigación Teatral (1977 et 1979) et le Teatro La Feria (1977, 1978
et 1980). D’autres noms individuels – Gregory Cohen (1976, 1979), Marco Antonio de la
Parra (1978) et Juan Radrigán (1979, 1981) – s’ajoutent à cette première branche du théâtre
national, active dans la deuxième moitié des années 70. Le reste de la production du circuit
commercial au cours de ces années est l’œuvre d’équipes artistiques toujours changeantes, qui
se constituent à l’occasion d’une mise en scène et se recomposent continuellement.

Le paradigme de l’apagón : histoire théâtrale et processus disparitionnistes

Ce regain de production dont atteste le répertoire du circuit officiel que nous signalons
s’effectue après 1976. En regard, les trois premières années de la dictature civico-militaire
sont généralement désignées comme un apagón cultural (« blackout culturel »). La plupart
des histoires du théâtre de la dictature (Hurtado et al., Rojo, Piña, Fuentes et Andrade,

14
Lepeley) participent de ce paradigme, et de nombreuses notions esthétiques de référence dans
le champ des études théâtrales chiliennes en procèdent. 

En vérité, l’apagón est le symptôme d’une manière de regarder l’histoire artistique sous le
prisme de la discontinuité. Cette lecture induit une certaine manière de périodiser l’évolution
du théâtre national, mais aussi d’opérer la sélection historiographique – et les effets de ces
manières de faire récit sur la patrimonialisation du théâtre « de résistance » à la dictature sont
immédiats. On remarquera ainsi que le répertoire que nous venons de détailler est constitué en
exclusivité de productions professionnelles du circuit professionnel capitolin. Les anthologies
qui en font état n’intègrent à leur panorama du théâtre en dictature aucune production de
groupes régionaux, ni aucune œuvre issue d’initiatives non professionnelles. Cette absence
pourrait aussi bien signaler l’absence de productions de ce genre au cours de la dictature que
leur « disparition » du champ de l’histoire théâtrale – c’est-à-dire leur effacement. 

Dans Pouvoir et disparition, Pilar Calveiro a décrit sous le terme de « disparitionnisme » la


stratégie employée par les régimes militaires du cône Sud pour anéantir leurs opposant·e·s
politiques, et qui consistait à rendre la mort visible et omniprésente tout en dissimulant la
mise à mort, en faisant disparaître jusqu’aux corps. Calveiro entend le disparitionnisme
comme une idéologie intégrale qui régit certes le fonctionnement du dispositif répressif, mais
aussi les conduites quotidiennes et la production des discours. Ses effets travaillent au long
cours : « si le pouvoir s’est leurré en pensant pouvoir faire disparaître les éléments
perturbateurs, il est tout aussi illusoire pour la société civile de vouloir croire que ce pouvoir
de disparition puisse disparaître ». Si certains théâtres semblent ainsi avoir « disparus » du
répertoire national entre l’avant-1973 et l’après-1976, il importe de ne pas naturaliser
l’opération historiographique qui a conduit à les effacer. Quels seraient les théâtres
desaparecidos de la dictature chilienne ?

Les nouvelles routes des théâtres populaires sous la dictature chilienne

En marge des productions du circuit professionnel, tout un pan du théâtre chilien moderne
connaît lui aussi une réorganisation majeure et brutale après 1973. Le Chili a en effet été
marqué, depuis le début du XXe siècle, par un exceptionnel essor des théâtres populaires.
Ceux-ci ont d’ailleurs tenu une place d’importance dans l’histoire politique et sociale du
siècle : c’est une part considérable de l’histoire théâtrale nationale qui trouve ainsi son origine
dans la naissance des théâtres populaires ouvriers du Nord, dans les années 1910, et qui se
déploiera du nord au sud du pays au fil des décennies suivantes. Un grand nombre de théâtres
syndicaux, paysans, poblacionales vont poursuivre dans ce sillage leurs évolutions esthétiques
et politiques propres : les travaux de Beatriz J. Rizk ou de Pedro Bravo Elizondo sont des
rares à rendre compte de cette histoire théâtrale d’une grande importance, et d’une grande
marginalité.

L’essor de ces théâtres au fil du siècle atteint son apogée dans la décennie qui précède la
dictature. En 1970, la campagne présidentielle d’Allende donne la preuve d’une participation
massive des mouvances du théâtre populaire à la vie politique nationale ; le gouvernement de

15
l’Unité Populaire encouragera ces dynamiques par des politiques d’extension culturelle
soutenues. Si ces théâtres connaissent un développement exceptionnel et jouent un rôle
fondamental dans les processus socio-politiques du XXe siècle chilien, ils sont pourtant
particulièrement absents des histoires du théâtre. Cela tient d’une part à ce que ces
mouvements reflétaient emblématiquement les processus politiques populaires que la
dictature cherchait à anéantir. Il faut noter ensuite que leur activité reposait sur le soutien
d’acteurs et de structures sociales ou gouvernementales qui leur est retiré au lendemain du
coup d’État. Cette coupure brutale aurait pu signifier l’extinction de ces théâtres ; mais Carlos
Ochsenius signale au contraire qu’ils se sont dès lors reconfigurés en « espaces autonomes
d’expression, de réunion et de formation sociale tant pour ses initiateur·ices que pour le reste
de leur communauté ». 

En dictature, les espaces des théâtres populaires constituaient un second territoire,


« clandestin » car non soumis à la censure, périphérique aux espaces régulés par le pouvoir
total. La plupart des activités que documente Ochsenius démarrent à l’année 1975 : dans le
cas de ces théâtres, le moment de vide historique persiste donc. Peut-être faut-il y voir l’effet
d’une absence de patrimonialisation : les réseaux non professionnels font rarement l’objet des
intérêts académiques et pâtissent d’un manque d’archivage, ce qui participe à les maintenir
en-dehors des historiographies officielles. À cela s’ajoutent des enjeux d’ordre symbolique,
puisque les productions de ces circuits ne sont généralement pas valorisées au regard des
critères d’appréciation esthétique de la culture légitime. Dans ces opérations de sélection sur
la base du goût artistique se rejouent évidemment des conflits de classe ; cette sélection, et ses
effets sur l’écriture de l’histoire, ne sont pas à naturaliser.

1973-1976 : comment relire les « années mortes » du théâtre chilien ?

Dans les historiographies de l’apagón, un spectacle fréquemment mentionné fait exception à


l’hypothèse du strict black-out : il s’agit d’Al Principio existía la vida, du Teatro Aleph, créée
en 1974. Actif à Santiago depuis 1968, l’Aleph était constitué de comédien·ne·s non
professionnel·le·s ; s’il était connu du circuit légitime, ses productions restaient relativement
périphériques au milieu théâtral de la capitale. La mention fréquente de ce spectacle dans la
littérature de l’apagón tient à ce que sa création dans les premiers mois de la dictature a
conduit non seulement à la censure des représentations, mais à l’arrestation et à la déportation
du metteur en scène Óscar Castro et de sa sœur Marietta, comédienne du groupe. On pourrait
donc tout à fait lire cet événement comme un exemple de l’impossibilité pour le théâtre de
survivre dans les premiers temps de la dictature. 

Et pourtant, Al Principio est l’exemple parfait de la non-interruption du théâtre au travers de


cette période.  Malgré la brutalité de cet événement et ses lourdes conséquences humaines
(détention d’Óscar et Marietta, disparition définitive de leur mère et du compagnon de
Marietta), l’Aleph n’a pas cessé de créer – au Chili d’abord, puis en exil à partir de 1975.
Óscar et Marietta, ensuite, ont continué à faire du théâtre tout au long de leur trajectoire
concentrationnaire, participant de camp en camp à la production de nombreuses mises en
scène. Cette affaire nous révèle bien les deux nouvelles routes qui débutent avec la dictature, à

16
cause de sa répression, et qui se dessinent alors pour le théâtre chilien : ses trajectoires dans
les camps de concentration, d’une part ; et ses ramifications en exil, ensuite.

Les continuités concentrationnaires du théâtre chilien

Le théâtre des camps de concentration chiliens appartient tout entier à la « zone de vide » de
l’historiographie classique : il trouve son origine dans les arrestations politiques massives des
premiers jours de la dictature, et son terme dans la fermeture des camps et l’extradition des
prisonnier·e·s politiques entre 1976 et 1978. Les continuités qu’il offre pour l’histoire
théâtrale chilienne sont d’autant plus exemplaires qu’elles surviennent à l’intérieur même de
l’institution-clé de la répression ; et qu’on observe leur apparition de manière simultanée de
l’extrême nord à l’extrême sud du pays. Ainsi les noms de Pisagua, Chacabuco, Ritoque,
Puchuncaví-Melinka, Tres Álamos ou Isla Dawson appartiennent-ils aussi à l’histoire du
théâtre chilien : dans tous ces camps, des détenu·e·s politiques ont établi des théâtres, et
participé à développer un pan entier de l’histoire artistique nationale – pourtant rarement
signalé. 

Pourtant, chacun des travaux auxquels nous nous sommes référés plus haut fait mention du
théâtre des camps ; aucun, en revanche, n’intègre les œuvres concentrationnaires à son
répertoire du théâtre en dictature, ni ne s’appuie sur leur exemple pour envisager une
continuité de l’histoire théâtrale autour de la période. Óscar Castro, représentant le plus
célèbre des théâtres concentrationnaires chiliens, offre un parfait exemple des lectures
continuelles que permet la prise en compte de cette trajectoire parallèle. Déporté et transféré à
de nombreuses reprises, son parcours concentrationnaire est transversal aux camps de Tres
Álamos, Puchuncaví et Ritoque : dans chacun d’entre eux, il a poursuivi l’écriture de pièces et
la création de spectacles. Or, s’il a signé quelques dramaturgies inédites (Casimiro Peñafleta,
preso político, La guerra), une grande partie de son répertoire concentrationnaire est celui de
l’Aleph (El Evangelio según nosotros, le monologue Casimiro Peñafleta, ainsi que toute une
variété de sketchs). Ce sont les méthodes de jeu, les modalités d’organisation du travail
scénique, les poétiques et les caractéristiques formelles de l’Aleph que l’on retrouve dans les
spectacles qu’il co-crée dans les camps. On observe le même phénomène dans le camp de
concentration pour femmes de Tres Álamos où était détenue la sœur d’Óscar, Marietta, elle
aussi membre fondatrice du groupe en 1968. 

Une part importante des théâtres concentrationnaires auxquels les Castro ont participé
s’inscrit ainsi dans la continuité esthétique et pratique non seulement du groupe Aleph, mais
du contexte théâtral non professionnel de la capitale au tournant des années 70. Fervent
promoteur de la continuité, Óscar n’a cessé de jouer son répertoire concentrationnaire et d’en
interpréter les personnages bien après sa libération, faisant de ce douloureux segment de sa
vie une étape à part entière dans sa trajectoire artistique. En retraçant le parcours des artistes
prisonnier·e·s dans les camp, d’autres continuités se font jour : on pourrait écrire celle de
Frida Klimpel, fondatrice de l’ATEVA (Agrupación Teatral de Valparaíso) déportée à Tres
Álamos et qui y monte avec ses co-détenues La Maison de Bernarda Alba et une version de
Maître Puntila ; ou celle d’Igor Cantillana, jeune comédien fraîchement formé et participe à

17
Tres Álamos à la création de deux autres pièces de Brecht (Grandeur et misère et Le Procès
de Lucullus) et d’une Antigone. 

Il importe néanmoins de signaler que la grande majorité des artistes concentrationnaires


chiliens « commencent » le théâtre dans les camps. Ainsi, une large part des répertoires,
esthétiques, dispositifs et méthodes des théâtres des camps doit être étudiée à la lumière des
généalogies populaires ou militantes que les prisonnier·e·s politiques partageaient avant la
détention : festivals de chansons, spectacles d’humour et shows de sketchs ; et une pratique
fréquente de la création collective. Les théâtres concentrationnaires se rapprochent sur ce
point des théâtres poblacionales, et s’inscrivent dans la continuité des mouvements de théâtre
populaire et militant du siècle. Il importe donc d’établir les mémoires de ces théâtres sans
reconduire de nouveaux effacements, afin que les trajectoires des prisonnier·e·s-artistes
professionnel·le·s et leurs récits n’éclipsent pas leurs camarades non-professionnel·le·s, ni la
grande diversité des généalogies esthétiques et politiques de ce mouvement. 

Théâtres de l’exil, relocalisations & recompositions

À partir de 1976, le régime entame la fermeture progressive des camps de concentration. Les
prisonnier·e·s politiques sont traduit·e·s devant des « tribunaux de guerre » puis pour
beaucoup extradé·e·s vers divers pays d’asile. Les extradé·e·s y rejoignent d’autres
réfugié·e·s politiques ayant déjà quitté le pays plus ou moins volontairement, parmi
lesquel·le·s des artistes et des groupes de théâtre : le Teatro Ángel au Costa Rica, le groupe
Los Cuatro au Venezuela, Ramón Griffero en Angleterre et en Belgique – ou encore Carlos
Medina, Teresa Polle y Alejandro Quintana au Berliner Ensemble. 

Pour ces artistes et ces groupes qui poursuivent leurs trajectoires créatives en exil, la
continuité post-1973 est évidente. Au gré de leurs relocalisations, leurs répertoires se sont
mélangés aux langues des pays d’accueil – le Théâtre Aleph en France ou le Teatro Sandino
en Suède en donnent un bon exemple. À partir des années 80, une large part du théâtre exilé
revient au Chili : Ramón Griffero (revenu en 1982), Alejandro Sieveking (revenu
avec l’Ángel en 1984) ou Humberto Duvauchelle (la même année) réintègre le théâtre
national en pleine « résurrection » et participent en plein à cette nouvelle étape de production
scénique et dramaturgique – cette « résurrection » du théâtre national pour laquelle les noms
de Griffero (revenu en 1982), dramaturgique. Mais d’autres groupes continuent de créer dans
leur pays d’asile, et leur histoire se mêle rarement à celle du théâtre national au pays. 

On voit toute la complexité d’écrire les trajectoires du théâtre chilien après 1973, tant les
territoires sur lesquelles elles se déploient sont nombreux et tant elles s’entrecroisent entre
elles. Après les camps, l’acteur Carlos Genovese intègre le groupe ICTUS : compagnon
d’Óscar dans le théâtre « disparu » des camps, c’est en tant que membre de ce groupe éminent
des « théâtres indépendants » qu’on trouvera son nom dans les histoires du théâtre en
dictature. Igor Cantillana et Óscar Castro ont maintenu leurs théâtres en exil ; mais on observe
aussi des dynamiques, lentes et tardives, de réincorporation de leurs parcours diasporiques au
répertoire national contemporain. L’approche entre-tissée à laquelle nous obligent les routes

18
de l’exil est celle qu’il convient d’appliquer à tous les théâtres chiliens de la dictature : leurs
embranchements et confluences multiples sont autant d’invitations à réécrire, dans les plis de
l’histoire, les chevilles manquantes d’une historiographie continue.

Conclusion

Les résistances du théâtre chilien à la dictature ne se sont pas toujours exercées sur les scènes
du théâtre professionnel ; elles n’ont pas toujours emprunté les formes et les répertoires du
théâtre d’art et d’expérimentation. Elles reflètent aussi d’autres racines, moins officielles, de
l’art et de la culture chilienne – les traces d’une histoire politique et sociale unique au monde,
et qui faisait la singularité du théâtre de ce pays jusqu’au tournant des années 70.

À presque cinquante ans du coup d’État, un nombre croissant de travaux académiques et


documentaires s’applique à proposer de nouvelles lectures de l’histoire du théâtre chilien
moderne. En rétablissant les mémoires des théâtres populaires et militants du XX e siècle, des
théâtres de la diaspora de par le monde ou du théâtre des camps de concentration, leurs
auteur·ice·s travaillent à faire accéder à l’histoire officielle des artistes, des groupes et des
formes que la dictature aurait pu parvenir à effacer. 

Entre ces quatre routes qu’a emprunté pour survivre le théâtre chilien post-1973, les
combinaisons sont innombrables. L’imbrication de ces histoires tout à la fois divergentes et
indissociables peint le portrait d’un théâtre chilien diffracté par le coup d’État – mais d’un
théâtre qui, bien plutôt que détruit, s’est recomposé par de multiples chemins de traverse,
éparpillé et multiplié pour mieux conserver son cours.

Bibliographie

Pilar Calveiro, Pouvoir et disparition: les camps de concentration en Argentine, traduction


d’Isabelle Taudière, Paris, La Fabrique, 2006.

Karen Esther Donoso Fritz, Cultura y dictadura: censuras, proyectos e institucionalidad


cultural en Chile, 1973-1989, Santiago de Chile, UAH Ediciones, 2019.

Walter Fuentes et Elba Andrade, Teatro y dictadura en Chile. Antología crítica., Santiago de
Chile, Ediciones Documentas, 1994.

María de la Luz Hurtado, Carlos Ochsenius et Hernán Vidal, Teatro chileno de la crisis
institucional, 1973-1980: antología crítica, University of Minnesota, Minnesota Latin
American Series, 1982.

Carlos Ochsenius, Expresión teatral poblacional, 1973-82, Santiago de Chile, CENECA,


1983.

19
Grínor Rojo, « Muerte y resurrección del teatro chileno: observaciones preliminares », in
Cahiers du monde hispanique et lusobrésilien, n°40 « Le théâtre en Amérique latine », 1983,
pp. 67-81.

Daniel Uribe, ‘El Teatro en la dictadura’, in Mierda Mierda: La función debe continuar,
Productora Inteligencia Colectiva, Chile: TVN, 2020

20
Liminalité, radicalité et subversion du théâtre indépendant en Uruguay de 1968 à 1984

Luciana Scaraffuni
Traduction Célia Jésupret

Introduction 
Les années 60 ont constitué une époque de profonds changements, d’effervescences et
de convulsions. En Uruguay, elles ont marqué les prémices du coup d’Etat, avec la présidence
de Jorge Pacheco Areco (1967-1972) et l’établissement des « Medidas prontas de
seguridad », un état d’urgence donnant lieu à une forte restriction des libertés des citoyens.
C’est dans ce contexte que se crée le groupe de guérilla urbaine « MLN-Tupamaros »
(Mouvement de Libération National) en même temps que le gouvernement renforce leur
politique répressive. Le champ théâtral indépendant s’exprime alors par le biais de l’art et
prend parti contre la violence politique de l’Etat. Les artistes de théâtre, quant à eux, font le
choix de militer sans prendre les armes.
En tenant compte du fait que la montée de l’autoritarisme en Uruguay s’est faite
progressivement, sous la forme d’un régime qui s’est imposé en interne, on voit se profiler
très nettement ce qui peut être perçu comme une première période historique, allant de 1968 à
1973. Dans ces années, on observe l’apparition progressive de pratiques et méthodes de
militantisme culturel qui génèrent une radicalisation politique du théâtre indépendant, et le
transforment en un théâtre militant et engagé dans les luttes du peuple. Dans cette
configuration du champ théâtral indépendant, différents niveaux interagissent les uns avec les
autres : les niveaux politique, idéologique et artistique, dans lesquels se meuvent les
expériences des artistes du théâtre indépendant et par lesquels le théâtre se configure comme
un outil pour la transformation sociale.
Ce texte rendra compte des différentes stratégies de résistance et des pratiques de
militance culturelle menées à bien par certains groupes de théâtre indépendant comme El
Galpón, Teatro Uno et le Teatro Circular de Montevideo, pendant deux périodes spécifiques :
avant la dictature (1968-1973) et pendant la dictature (1973-1985), périodes identifiées sur la
base des différentes étapes et objectifs imposés par le régime civico-militaire instauré en
Uruguay. 
Radicalisation politique dans les mises en scène du dicible : l’activité théâtrale
dans le paysage pré-dictatorial (1968-1973) 
Dans cette première période, l’activité théâtrale se caractérise par une forte politisation
et par la mise en scène des événements socio-politiques en cours. L’esthétique n’est pas plus
importante que la dénonciation politique qu’on trouve dans les pièces, et le champ théâtral
commence à être surveillé de près par les officiers des renseignements qui assistent aux
représentations, ce qui donne lieu à une surveillance quotidienne des artistes de théâtre. 

21
Le metteur en scène Rubén Yáñez, alors membre de la compagnie El Galpón, explique
que trois phénomènes ont affecté non seulement les expériences des artistes uruguayens, mais
aussi la production artistique du champ culturel indépendant : la vie publique et quotidienne
de Montevideo (caractérisée par l’insilio), l’exile et la prison. Dans ce contexte, les artistes de
théâtre ont développé différentes astuces et stratégies, liées à ces situations diverses ou
niveaux interreliés, lors des deux périodes définies ici. Pendant le premier période, les mises
en scène des pièces de théâtre indépendant présentent une caractéristique très significative :
l’implantation des méthodes brechtiennes. En plus de la mise en scène de pièces écrites par
Bertolt Brecht, les artistes de théâtre mettent en application les méthodes de son théâtre
épique dans leurs propres pièces, les considérant comme stimulantes : elles ne disent pas tout
à la face du pouvoir, mais explicitent les relations de pouvoir. Les procédés brechtiens utilisés
consistent alors à définir une structure d’événements, peu importe où ils ont lieu, qui
confrontent le public à une critique de la réalité sociale. Pour les artistes de théâtre
indépendant, l’important est de faire réfléchir le spectateur. 
Dans le tableau suivant nous avons systématisé quelques pièces caractéristiques de
cette première période, en tenant compte, d’une part, du contenu des pièces qui pouvait être
associé à la situation sociopolitique du pays et, d’autre part, des répercussions de ces pièces
pour les compagnies, au vu de la progression du contexte répressif dans lequel elles ont été
réalisées. 

Tableau 1 : Mises en scène de la première période (1968-1973)


Pièce Année Compagnie  Public transcript Répercussions 
(Discours public mis en
scène)
Libertad, libertad 1968 El Galpón  Représente l’inquiétude A conduit à la
livret original de face aux changements que fermeture du
Flavio Rangel et le monde vivait à cette théâtre.
Millor Fernandes, époque : la guerre du
mise en scène par Vietnam, la révolution
Cesar cubaine et l’état
Campodónico prérévolutionnaire du reste
du continent, la mort de
Líber Arce et la guerrilla
MLN-T
Fuenteovejuna de 1969 El Galpón  Adaptation qui place le A conduit à la
Lope de Vega, peuple comme personnage fermeture du
adaptation libre de principal du début à la fin. théâtre.
Antonio Larreta et Elle propose deux fins : la
Dervy Vilas fin originale (où l’on
absout le roi) et
l’adaptation (où le peuple
se rebelle)
Los Fusiles de la 1971 Teatro Circular La pièce représente A été réalisée dans
patria vieja, de l’exploit révolutionnaire de différents comités

22
adaptation libre de Montevideo, l’Indépendance, de la part de base (clubs
Les Fusils de la avec lades représentants des politiques) pour
mère Carrar de collaboration villages qui ont constitué le soutenir l’apparition
Bertolt Brecht, de El Galpón premier Gouvernement de de la force de
mise en scène par la Province Orientale gauche Frente
Omar Grasso  (actuel Uruguay). Amplio.
La Reja d’Andrés 1972 El Galpón  Représente les événements A conduit à la
Castillo  de l’année 1968 dans le fermeture du
centre de recrutement théâtre.
clandestin de l’ancienne
École de Nurses « Dr.
Carlos Nery », aborde les
conditions des femmes
prisonnières et leur relation
avec le régime militaire. 
Operación 1973 Teatro Circular Aborde les événements qui A provoqué une
Masacre basée sur de Montevideo ont débouché sur forte malaise à
les chroniques de l’exécution, en Argentine, l’interieur de la
Rodolfo Walsh / d’un groupe de civils police, dans la veille
adaptation en un présumément impliqués du coup d’Etat.
acte par Jorge Curi dans le soulèvement des
et Mercedes Rein généraux Tanco et Valle en
1956 contre le régime de
facto qui avait renversé
J.D. Perón en 1955. 

Avec ces pièces, on peut affirmer que les sujets politiques sont au centre du théâtre
indépendant pendant cette période, et configurent un théâtre explicitement politique. Dans
cette mesure, le paradigme brechtien remplit une fonction primordiale : il apparaît non
seulement quand le spectacle met en scène une pièce de Brecht lui-même, mais aussi dans les
mises en scènes et adaptations d’autres pièces. Cette « astuce » est liée à la façon dont sont
représentés les événements sur scène, c’est-à-dire, à la façon dont on cherche à démasquer les
contradictions sociales, à mettre le spectateur face à ces contradictions pour que le réel puisse
être transformé par l’action des individus qui sont représentés sur scène. 
Le théâtre indépendant en dictature : entre répression et censure (1973-1985) 
Après le coup d’Etat du 27 juin 1973 et l’instauration du régime militaire, le champ
culturel et plus spécifiquement théâtral vivent un accroissement de la surveillance et de la
censure. La fermeture du théâtre El Galpón et les interdictions qui s’abattent sur ses membres
sont un événement crucial et constituent un moment charnière dans l’évolution de la relation
entre théâtre indépendant et politique. Néanmoins, dans cette seconde période, les astuces ou
stratégies qui avaient servi avant la dictature pour faire face au pouvoir n’ont plus le même
effet. On assiste alors à un profond changement du langage et des procédés et ressources
utilisés sur scène par les artistes de théâtre. 

23
Le Teatro Circular, par exemple, adapte ses textes et mises en scènes pour échapper à
la censure, mais ses spectacles continuent à être dissidents vis-à-vis du « consensus culturel »
imposé par le régime. Leurs procédés s’apparentent alors à la métaphore, l’allégorie,
l’allusion indirecte, entre autres. Ils reprennent des pièces d’auteurs nationaux qui font
référence à des histoires traditionnelles uruguayennes, traversées par une critique de
l’Uruguay de l’époque. En suivant la conceptualisation de Scott, nous pouvons affirmer – à
propos des stratégies d’action des artistes du théâtre indépendant – qu’il y a eu une épuration
et une recodification des « hidden transcripts » (les discours cachés) qui s’exprimaient dans
le discours public des artistes de théâtre. Dans le tableau suivant, nous avons systématisé
quelques pièces réalisées pendant la période dictatoriale, représentatives des changements
qu’ont connu les spectacles par rapport à la période précédente. 

Tableau n°2 : Mises en scène de la deuxième période  (1973-1985)


Pièce Année Compagnie  Hidden transcript Répercussions 
(Discours caché mis en
scène)
Doña Ramona de 1974 El Galpón Métaphore des libertés Elle est reprise en 1982
Víctor Manuel perdues, par le biais au Teatro Circular. 
Leites, mise en d’une famille enfermée
scene par chez elle qui discute et se
Amanecer Dotta souvient du passé.
L’intrusion du régime
dans les relations
domestiques apparaît sous
les traits d’une famille
patriarcale et autoritaire. 
Rhinocéros de 1975 Club de Pièce de Ionesco qui A généré une
Ionesco, mise en Teatro dans représente le processus de polémique à la radio et
scène par Héctor la salle du nazification d’un pays et dans les journaux, ses
Manuel Vidal théâtre El des masses. Modification détracteurs affirmant
Galpón de la métaphore : selon le qu’il existe aussi des
metteur en scène Héctor rhinocéros de gauche,
Manuel Vidal, « le plus pas seulement de
carré d’entre tous » chez droite. 
Ionesco est le
syndicaliste. Il lui enlève
son vernis syndicaliste
pour en faire un homme
dur, dans un bureau et un
cadre qui représentent la
droite. 
Esperando la 1976 Teatro Par le biais de la tragi- Un officier des
carroza de Jacobo Circular de comédie sont représentées renseignements
Langsner, mise en Montevideo  la dictature et la interroge les directeurs
scène par Jorge décadence d’un pays du théâtre. Censure

24
Curi  intégré et stable, la d’une scène où il était
désintégration familiale et fait référence à un
la question de ce qu’il commissaire qui ne se
faut faire des personnes trouvait pas dans son
âgées.  commissariat. 
El mono y su 1979 Teatro La pièce éveille La pièce ne subit
sombra de Yahro Circular de l’imagination, même si aucune censure, mais
Sosa Montevideo  l’ombre (la sombra) c’est la première fois
apparaît dans une qu’un spectacle met en
dimension douloureuse. scène ce que le pays
Elle utilise un langage était en train de vivre. 
suggestif pour représenter
la répression des années
les plus dures de la
dictature. 
El herrero y la 1981 Teatro La pièce fait référence à Certaines phrases de la
muerte, légende Circular de différentes légendes pièce (comme par
criolla de Montevideo  criollas et folkloriques du exemple la citation de
Mercedes Rein et monde, comme celle de Martín Fierro : « Il n’y
Jorge Curi, mise Martín Fierro, Don a pas de tiento qu’on ne
en scène par Jorge Segundo Sombra réalisée puisse couper ni de
Curi par Juan Carlos Gene, ou temps qui ne puisse se
le roman écrit par le terminer ») suscitent
Colombien Tomas l’approbation du public
Carasquilla En la diestra parce qu’elles sont
de dios padre. Elle réunit réinterprétées comme
et adapte diverses fables, des messages contre la
selon le programme de dictature. 
salle. 
Del pobre B.B. 1983 Teatro Extraits de pièces de La pièce a été interdite
(Cabaret Brecht) Circular de Brecht représentés sous la dans les temps forts de
mise en scène par Montevideo  forme de poèmes et la répression. 
Jorge Curi  chansons dans une
ambiance de cabaret.
Artigas General 1984 à El Galpón en Questionne le passé, La pièce est jouée au
del Pueblo, Buenos exil  présent et futur du peuple théâtre San Martin de
création collective Aires  uruguayen par le biais de Buenos Aires alors que
de El Galpón, la figure d’Artigas qui a le groupe El Galpón est
texte définitif de eu des comportements, encore en exil. 
Rúben Yáñez, des pensées et des actions
mise en scène par favorables au peuple,
Atahualpa del selon le programme de la
Cioppo et Cesar pièce. 
Campodónico
Tirano Banderas, 1984 Teatro Cette pièce a été écrite en La pièce est reprise en
mise en scène par Circular de s’inspirant de El otoño 1985. 
Héctor Manuel Montevideo  del Patriarca de García
Vidal Márquez et El recurso

25
del método d’Alejo
Carpentier. Elle reprend
le modèle des dictateurs
de ces deux romans, pour
créer « Santo Banderas »,
qui se situe « entre le
dictateur cowboy et le
tyran instruit » selon le
programme de la pièce. 
Salsipuedes 1985 Teatro Uno à Cette pièce est inspirée de Première pièce de
d’Alberto l’Alliance faits historiques liés à théâtre qui aborde ce
Restuccia et Française de l’extermination des sujet. 
Teatro Uno Montevideo Indiens Charrúas en
Uruguay. 

La complexité du contexte socio-politique oblige les artistes de théâtre à développer


une créativité aiguë, qui leur permet de continuer à communiquer et à rassembler la société de
Montevideo, malgré la répression et la censure. Pour ce faire, la scène théâtrale de la capitale
se réinvente et commence à utiliser des procédés métaphoriques, allégoriques, des jeux
d’ombres qui suggèrent des situations au spectateur, comme nous le montre cette sélection de
pièces de la période dictatoriale. 
Réflexions finales
Les artistes de théâtre ont su mettre en scène de façon stratégique les répertoires
théâtraux choisis. Avec un théâtre qui s’est politisé pendant les années qui ont précédé la
dictature militaire (1968-1973), c’est un message clair, politique et idéologique qui a primé,
lié à la gestation de la politique répressive de l’Etat. D’autre part, à partir du coup d’Etat et
pendant les années de régime militaire (1973-1985), le contexte a changé. Le théâtre
indépendant ne pouvait plus contredire publiquement le régime, encore moins quand la
répression contre la population s’est accrue. A cette période ont ainsi primé les « discours
cachés », c’est-à-dire ceux qui prenaient sens en dehors de la scène ou derrière la scène, ou
même sur scène, mais déguisés sous les traits d’une métaphore ou d’une allégorie. Le théâtre
indépendant s’est consolidé pendant ces années-là comme un espace alternatif aux politiques
culturelles totalitaires et totalisantes du régime militaire. On peut penser le théâtre
indépendant comme un champ contre-culturel, dans la mesure où en dehors de la culture
officielle, il a généré un espace de socialisation et de réunion à des moments où certains
secteurs de la population, notamment les secteurs dissidents et opposés au régime, n’avaient
pas d’autres échappatoires. 
Dans les moyens de subversion utilisés par le théâtre, on observe qu’une partie des
compagnies indépendantes passaient par le paradigme brechtien, une réinterprétation locale
du théâtre de Brecht qui supposait que le théâtre devait être engagé et se faire une conception
critique de la réalité. Les représentations devaient être des représentations critiques de la
réalité, qui puissent aider le spectateur à forger ses propres jugements sur ce qui était mis en
scène sur un mode didactique. Nous pourrions faire un rapprochement entre ce point et le

26
concept de liminalité. Selon Turner (1974), la liminalité est ce qui se communique dans un
même espace, dans les interstices. S’il y a une séparation physique entre l’endroit où est
réalisé le « rituel » théâtral, l’événement culturel en soi, et le reste de la société, la porosité se
voit reflétée dans le fait que les deux espaces communiquent, et que la représentation théâtrale
met en scène ce qui se passe dans la vie sociale. 
Bibliographie et sources consultées 
Caetano, Gerardo y Rilla, José (2005). Breve Historia de la Dictadura. Montevideo, Ediciones
de la Banda Oriental.

Corradi, Juan E., Weiss Fagen, Patricia and Garretón, Manuel Antonio (editores). (1992). Fear
at the edge: state terror and resistance in Latin America. Berkeley : University of California
Press.

Cuadernos de Arte Dramático. (1953) Suplementos de Estudio: Documentación.


Investigación. Bertolt Brecht: para un teatro épico. Centro de Estudios de Arte Dramático.
Editorial Raigal, Buenos Aires.

Demasi, Carlos, Marchesi, Aldo, et al. (2009). La dictadura Cívico-Militar: Uruguay 1973-
1985. Montevideo: EBO.

El Galpón. (1983) “El Galpón”: Un teatro independiente uruguayo y su función en el exilio.


Edición de las 2000 funciones en el exilio. Octubre de 1983.

Scott, James (1990) Dominations and the Arts of Resistance. Hidden Transcripts. Yale
University Press.

Turner, Victor (1974) Liminal to Liminoid, in Play, Flow, and Ritual: An Essay in
Comparative Symbology, Rice University Studies, Vol. 60, No. 3, Summer 1974 (Houston,
Tex: Rice University) pp. 53-92 

Weideli, Walter (1961) Bertolt Brecht. Breviarios del Fondo de Cultura Económica. Buenos
Aires.

27
Identité, Modernité et Critique dans le Théâtre Brésilien sous la Turbulence
Démocratique (1930-1964)

Thiago Arrais

Le présent article traite, de manière synthétique et à travers un inventaire associatif de


cas, de la relation du théâtre brésilien avec le débat sur l'identité nationale, dont la symbologie
sera façonnée dans le cadre d'un processus historique d'évaluation critique de la modernisation
du pays, tant dans le domaine socio-économique que dans sa réponse esthétique. Le cadre
temporel de cette étude couvre la période de la Révolution de 1930, avec l'installation du
gouvernement de Getúlio Vargas, à partir de laquelle les ambitions de formuler un théâtre de
caractère national, moderne et critique ont également été introduites, jusqu'en 1964, année
inaugurale de la Dictature Militaire dans le pays. Ce choix, dans le cadre de cette publication,
concernant les pratiques du théâtre pendant et après les dictatures dans le Cône Sud, reconnaît
que le cas brésilien, ainsi que ceux de nombreux pays voisins, se distingue non pas par un,
mais par une intercalation de régimes dictatoriaux ou même de suspension et de
bouleversement de son ordre démocratique, dont la relation avec le théâtre mérite d'être
considérée.
Le concept de critique mis en avant ici emprunte, d'une part, le sens de "limite",
formelle ou discursive, d'un modèle particulier, y compris social, auquel Husserl (2012)
donne le terme krisis, dans une allusion moderne donnée au verbe grec krinein, dont
l'étymologie renvoie aux usages de distinguer, séparer et rompre. Husserl signale non
seulement l'épuisement de ce modèle et de sa temporalité historique, mais aussi celui de la
pensée représentative d'une réalité donnée. Dans une perspective structuraliste, d'un autre
côté, la réalité est comprise de manière objective, non pas à travers une approche idéaliste ou
comme un simple symptôme social, mais comme une structuration du réel, à examiner à partir
des éléments matériels qui le constituent et le saturent, par leur contradictions. En synthèse, la
critique est ici comprise comme le dispositif analytique qui expose le modus operandi du
constructo d'une réalité donnée, ainsi que les limites de cette dernière, impliquant ou
conduisant à des processus de rupture ou de transition historiques. Compte tenu de cette
définition, cette étude considère la période historique brésilienne abordée comme un corpus
critique.  
Ce sera sous les contradictions de la période Vargas, entre 1930 et 1945, que le théâtre
brésilien cherchera sa configuration nationale, moderne et critique. Le nouveau théâtre
brésilien sera à l'image du pays après le Crach mondial de 1929, marqué, à travers d’un coup
d'État, par la fin de la Vieille République, fondée sur l'oligarchie agraire, impliquant, dès lors,
la coexistence contrastée entre cette réalité préindustrielle, ayant encore des résonances de la
période esclavagiste et même de la période coloniale, et le fait que le Brésil deviendra, pour
les cinq prochaines décennies, le pays le plus industrialisé du monde. Le théâtre brésilien se
renouvellera sous la dynamo de ce carrefour historique, où l'ancien et le nouveau se
confondent, reflétant ce contraste dans le débat sur l'identité nationale, la modernité
internationale et la critique structurante sur le pays et l'homme brésilien, comptant, pendant la

28
période Vargas, sur Oswald de Andrade et Nelson Rodrigues comme les noms les plus
significatifs pour atteindre ces objectifs.
Oswald de Andrade, dans la dédicace de sa pièce O Rei da Vela (Le Roi de la
Chandelle), publiée en 1937, fait référence à la "dure création d'un enfant trouvé – le théâtre
national". Dans cette pièce, les tendances d'avant-garde, comme le futurisme, mis en évidence
dans son caractère utopique, se transforment en satire des formes dramaturgiques consolidées
dans le théâtre commercial brésilien du XIXe siècle, à savoir la Comédie des moeurs, la
Burletta et la Revue, intellectuellement méprisées à l'époque, mais toujours populaires. Il
s'agissait d'une forme esthétique dialectique, révélant le contenu qui reflétait le conflit entre
les classes et les imaginaires sociaux du pays. L'auteur moderniste, plutôt que de faire adhérer
spontanément son théâtre à l'avant-garde européenne, s'est intéressé à la production d'une
œuvre hétéroclite, diverse et contradictoire, comme le Brésil lui-même. Créateur du Manifeste
Anthropophagique, en 1928, dans lequel il soutient que la culture brésilienne ne doit pas être
régie par l'affrontement entre l'art savant, l'art moderne et l'art populaire, mais par
l'assimilation malléable de tous ces éléments, Oswald de Andrade a idéalisé un espace théâtral
révélateur de ses intentions, à l'instar de la "Cathédrale de l’Avenir" d'Appia ou du "Théâtre
Total" de Piscator et Gropius: le "Teatro de Estádio”.
Le projet de l'auteur de São Paulo s'adressait aux foules urbaines du pays, comme cela
avait été fait, dans les années 1910, avec le Teatro da Natureza de Itala Fausta. Cependant, à
la différence de la mise en scène parnassienne des tragédies classiques du Teatro da Natureza,
le Teatro de Estádio visait à produire un nouveau théâtre, moderne et populaire, avec un
pathos relationnel entre l'œuvre et le public analogue à celui du football; un sport qui, déjà à
l'époque, avait été transfiguré du modèle étranger en un modèle mélangé, brésilien, comme
Oswald le préfigurait pour le théâtre du pays. Ce projet, en partie analogue au Théâtre
Nacional Populaire de l'Europe d'après-guerre, ne verra pas le jour. Cela était dû, en premier
lieu, au manque de modernisation des moyens de création du théâtre brésilien, ainsi qu'à
l'absence de ressources financières pour sa réalisation, malgré le soutien de Vargas à la
monumentalité moderniste, pour officialiser les intentions de son gouvernement de produire
l’"homme nouveau" et l'identité nationale, que ce soit dans le domaine de l'architecture, des
arts visuels ou de la musique savante. Le caractère inédit du théâtre d'Oswald, qui n'a pas
assisté à la mise en scène de sa dramaturgie, est également dû à la mise en place, pendant la
dictature de l'État Nouveau, du DIP – Département de la Presse et de la Propagande -, qui a
institué la censure politique des œuvres artistiques au Brésil.
C'est sous le regard minutieux du DIP, inséré dans un régime totalitaire, que Nelson
Rodrigues voit Vestido de Noiva (Robe de Mariée) sur scène en 1943. Pour la plupart des
critiques brésiliens, cette pièce fonde le modernisme théâtral du pays, en exposant la
fragmentation du sujet et de la réalité en de multiples récits, dans lesquels le délire et la
mémoire sont inclus. La première de la pièce est surtout considérée comme la première mise
en scène du théâtre brésilien, au sens du terme de production d'une seconde œuvre sur le texte.
Son metteur en scène, Zbigniew Ziembinski, réfugié polonais de la Seconde Guerre mondiale,
sous l'influence du théâtre expressionniste, révolutionne également l'éclairage de la scène
brésilienne avec cette œuvre, utilisant de gigantesques projecteurs, empruntés aux jardins du
palais de Guanabara, sur le plateau du Théâtre Municipal de Rio de Janeiro. Vestido de Noiva
innove encore avec les décors à plans multiples de Tomás Santa Rosa et la troupe de théâtre

29
d'art Os Comediantes, désormais semi-professionnelle, contrairement à l'amateurisme des
groupes d'avant-garde des années 1920-1930, comme le Teatro do Brinquedo. Nelson
Rodrigues apparaît comme un tragique moderne, un contestataire moral plutôt que politique
de l'ontologie sociale brésilienne, qui se concentre sur la critique, plutôt que sur la simple
satire du XIXe siècle, les coutumes et les relations de pouvoir intersubjectives, entre et au sein
des différentes couches sociales du pays. Le dramaturge verra ses pièces suivantes, Álbum de
Família, Anjo Negro et Senhora dos Afogados être systématiquement empêchées par le DIP
de monter sur scène, même après l'Ère Vargas.
On peut dire que, par des voies différentes, mais avec des conséquences similaires, le
théâtre de Nelson Rodrigues correspond à la pensée anthropophagique d'Oswald de Andrade,
avec qui Nelson, antimarxiste convaincu, n'entretenait pas de relations cordiales. La
dramaturgie de Nelson est basée sur le mélodrame, un genre toujours populaire au Brésil
aujourd’hui, bien qu'elle englobe également plusieurs sous-genres du théâtre moderne, comme
le théâtre expressionniste, le réalisme psychologique, le poème dramatique ou le théâtre de
l'absurde. Amateur d'opéras et forgé dans le journalisme polémique, aspects qui, comme chez
Oswald, influenceront sa dramaturgie aux traits épico-dramatiques, le banlieusard Nelson a
pris le chemin inverse de ce dernier, dans le sens d'une ascension vers l'élite intellectuelle du
pays, pour parvenir au résultat, commun aux deux, une dramaturgie à la fois moderne,
brésilienne et critique; ou, comme le dit Nelson à propos de son théâtre, "désagéable” pour le
bon goût, ou la conscience morale bourgeoise, au Brésil.
Dans l'interlude démocratique brésilien entre la fin de l'État Nouveau et le début de la
Dictature Militaire (1946-1964), des intellectuels étrangers, comme l'Allemand Anatol
Rosenfeld, ou des réfugiés de guerre, comme le Polonais Yan Michalski, ont rejoint les rangs
des nouveaux critiques de théâtre qui allaient émerger dans le pays, dont sont inclus Décio de
Almeida Prado et Miroel Silveira, issus de l'Université de São Paulo, institution fondée par la
bourgeoisie intellectuelle de São Paulo dans les années 1930. Avec des noms comme Sábato
Magaldi et Barbara Heliodora, le premier ayant suivi des études d'esthétique de l’art dans une
université française et la seconde dans une université aux États-Unis, ces critiques ont milité
pour la défense d'un théâtre d'art brésilien, bien que tardif, économiquement viable, opposé
aux formes stagnantes du théâtre commercial dans le pays. Plus académique, l'approche de
cette nouvelle critique se distingue des modernistes de la première heure, comme Oswald,
réagissant à des formes artistiques trop idiosyncrasiques, en faveur d'une modernisation
conséquente et spécialisée des arts du pays, basée sur des modèles esthétiques internationaux,
assurant le passage de l'amateurisme au professionnalisme artistique. 
D'autres metteurs en scène européens arriveront au Brésil de l'après-guerre, engagés
dans cette mission d'actualisation théâtrale orientée par des normes étrangères, comme les
Italiens Adolfo Celi, Gianni Rato, Ruggero Jacobbi et la Française Henriette Morineau qui, en
montant sur scène avec le monologue "La Voix Humaine", de Cocteau, dit en français,
inaugure, en 1948, le Teatro Brasileiro de Comédia, où les autres noms travailleront
également comme metteurs en scène. La modernité théâtrale brésilienne s'accordait, à ce
moment-là, avec le sentiment de la bourgeoisie urbaine croissante du pays d'appartenir
esthétiquement à un certain bon goût moderne reconnu internationalement. Ce qui explique
peut-être pourquoi le TBC n'a jamais mis en scène Oswald de Andrade ou Nelson Rodrigues.

30
La compagnie a été créée par l'entrepreneur Franco Zampari, représentant de la
bourgeoisie italo-brésilienne émergente à São Paulo, ayant pour objectif la réalisation
professionnelle d'un répertoire théâtral actualisé avec les courants internationaux modernes.
Le TBC a entretenu des relations étroites avec l’Escola de Artes Dramáticas, fondée cette
année-là, et intégrée à l'Université de São Paulo. L'EAD avait comme programme le
renouveau dans tous les domaines du théâtre, la dramaturgie, le jeu et la mise en scène, le
contenu technique des anciens conservatoires dramatiques du pays, fournissant la plupart des
professionnels qui travailleraient au TBC et, par la suite, en dehors de celui-ci. L'école a été
fondée par Alfredo Mesquita, propriétaire de l'important journal O Estado de São Paulo, qui, à
partir de 1951, mettra un espace généreux à la disposition des critiques de théâtre, dirigés par
Décio et ses collègues de la nouvelle critique.
Le phénomène du théâtre d'art professionnel dans le pays s'est développé entre la fin
des années 1940 et les années 1950, principalement entre São Paulo et Rio de Janeiro, par
l’intermédiaire des compagnies telles que Dulcina-Odilon, Artistas Unidos, Teatro dos Sete,
Teatro dos Doze, Teatro Cacilda Becker et Tônia-Celi-Autran, la plupart dirigées par des
actrices vedettes et, dans une large mesure, avec des passages sur le programme du TBC. Ils
se produisaient, comme c'est typique des théâtres d'art, dans des bâtiments de théâtre plus
petits que ceux de l'ancien théâtre commercial, ou, en l'absence de ceux-ci, ils construisaient
leurs propres théâtres, comme le Teatro de Alumínio, créé en 1952 par la jeune actrice Nicette
Bruno, qui consistait en une structure portable, installée sur la Praça da Bandeira, à Rio de
Janeiro, radicalisant la proposition scénique intime qui caractérise les autres cas mentionnés.
C'est dans cet environnement de démocratisation artistique que le théâtre brésilien va
prendre un caractère progressivement politique, associé à l'agenda d'une identité nationale
moderne, critique et, autant que possible, populaire. Le diplomate, dramaturge et agitateur
culturel Paschoal Carlos Magno, fondateur du Teatro do Estudante do Brasil, en 1938, et
créateur de l’expérimental Teatro Duse, à Rio de Janeiro, principalement occupé par de jeunes
artistes, organise, à partir de 1957, des éditions successives du Festival National de Théâtre
des Étudiants, responsables de la révélation de grands noms du théâtre brésilien, issus de
régions distinctes du Brésil, tels que Antônio Abujamra, Ariano Suassuna et José Celso
Martinez Correa. Des cours d'art dramatique sont inaugurés à Porto Alegre, Salvador et
Fortaleza, associés à des universités publiques, progressivement inclusives, désireuses de
rapprocher le concept d'art moderne à la culture populaire brésilienne.
Même le théâtre d'art professionnel moderne du pays, après avoir monté le premier
Brecht au Brésil en 1958, avec La Bonne Âme du Se-Tchouan, de la compagnie Maria Della-
Costa, formera la première génération de metteurs en scène brésiliens, comme Antunes Filho,
Flavio Rangel et Ademar Guerra, et s'attachera à révéler des dramaturges nationaux,
clairement mûrs et engagés dans le débat socio-politique au Brésil. Certains dramaturges
sortiront directement de l’Escola de Arte Dramática, comme Jorge Andrade, auteur de A
Moratória, une pièce de 1955, dont le thème est la faillite de la bourgeoisie agraire de São
Paulo à la suite de la crise de 1929. Tel est également le cas de Dias Gomes, auteur de O
Pagador de Promessas, une pièce de 1960, centrée sur l'exploration de la pauvreté et de la foi
de l'homme brésilien. La version cinématographique de la pièce, produite par la compagnie
Vera Cruz, également propriété de Zampari, recevra la Palme d'Or à Cannes en 1962, comme
cela s'était produit en 1958 avec Orphée Noir, version cinématographique de la pièce

31
musicale écrite par Vinícius de Moraes en 1956, qui transposait le mythe grec d'Orphée aux
favelas de Rio de Janeiro, dans un nouveau geste critique de brésilienisation. Abílio Pereira
de Almeida émerge également avec "Santa Marta Fabril S.A", de 1955, une pièce consacrée
au monde ouvrier en pleine ascension, tout comme Antônio Callado, qui, dans Pedro Mico, de
1957, présente, dans la scène finale, la foule exhortant le personnage principal de la pièce à
mener une révolte des favelas contre les quartiers riches de Rio de Janeiro, provoquant une
grande polémique dans la presse du pays.
En 1961 est créée la première cellule régionale du Centro Popular de Cultura (CPC),
un organe lié à l'Union Nationale des Étudiants, créée dans l'État Nouveau et renforcée à
l'époque, ayant comme cofondateur le dramaturge Oduvaldo Vianna Filho, qui, auparavant,
avait écrit des pièces réalistes de critique sociale, telles que Chapetuba Futebol Clube, en
1959, et, comme une évidente dénonciation marxiste, A Mais-Valia Vai Acabar, Seu Edgar,
en 1960, pour le récent Teatro de Arena d'Augusto Boal. Les CPC ont cependant déplacé
l'idée de critique sociale vers la production, selon leur manifeste de 1963, d’"un art populaire
révolutionnaire ", capable de faire en sorte que l'homme brésilien "comprenne d'urgence le
monde dans lequel il vit", afin de "briser les limites de la situation matérielle oppressive
actuelle". L'ordre du jour des CPC n'était pas la scène, mais de parcourir les syndicats, les
universités, les organisations paysannes et les favelas, qui sévissaient dans le pays. Fermés par
le Coup d'État Militaire de 1964, et comptant sur l'adhésion de poètes-dramaturges bientôt
canoniques, comme Ferreira Goulart, les CPC proposent des formes théâtrales simples,
directes et didactiques. Une bonne partie de leur dramaturgie consistait, comme dans une
reprise historique, en des farces, intitulées à tort comme autos. C'est le cas de l'ouvrage
fondamental Auto dos 99%, une critique de l'élitisme universitaire brésilien, écrit dans le feu
des événements politiques nationaux et rédigé à plusieurs mains.
Avec des degrés d'élaboration distincts, ces pièces d'agitprop se présentaient comme
du théâtre de rue ou comme l'occupation d'espaces sociaux, avec une poétique chorale,
musicale, transdisciplinaire et une interaction avec le public, des aspects qui allaient
influencer la culture populaire brésilienne moderne dans les décennies suivantes. Son
discours, cependant, a été qualifié à l'époque par ses détracteurs, de gauche comme de droite,
de "manichéen”, en raison d'un schéma narratif, en règle générale, basé sur le conflit entre la
culture et la classe ouvrière nationales et l'Impérialisme des États-Unis, sans marge de
conciliation des intérêts, et à travers une dramaturgie symbolique, allégorique et de types
sociaux définis comme positifs ou négatifs aux intérêts du peuple brésilien. On peut suggérer,
comme hypothèse de modèle pour l'élaboration de cet ensemble de pièces didactico-
révolutionnaires, moins le théâtre de Brecht ou même le théâtre soviétique, encore peu connu
au Brésil à l'époque, que celui du communiste tardif Sartre, qui, en compagnie de Simone de
Beauvoir, a visité plusieurs villes du pays, en 1960, et a eu, cette année-là, sa pièce
L’Engrenage, dans un format similaire aux exemples décrits, adaptée par José Celso Martinez
et Augusto Boal et mise en scène par ce dernier. L'année suivante, Boal adapte mais ne
présente pas Les Mains Sales, un scénario inédit de Sartre qui remet précisément en cause
l'idéalisme révolutionnaire.
En guise de conclusion prospective, avec la permission du paradoxe de cette
expression, il convient de noter qu'avec le Coup d'État du 31 mars 1964, la ligne de front du
théâtre brésilien sera occupée par Viana Filho, qui, avec l'interdiction des CPC, créera le

32
Grupo Opinião; avec Augusto Boal, leader du Teatro de Arena, et José Celso Martinez
Correa, leader du Teatro Oficina, les deux derniers groupes créés au cours de la décennie
précédente. À ces noms s'ajouteront ceux des artistes théâtraux issus des écoles d'art
dramatique, du mouvement théâtral étudiant et du théâtre d'art professionnel du pays,
mentionnés ici. Le manichéisme des CPC cède la place à un théâtre qui se situe désormais
dans un pays à la fois bouleversé socialement et qui, cependant, mûrit ses réflexions
intellectuelles sur lui-même, à travers des sociologues tels que Gilberto Freire, Darcy Ribeiro
et Sergio Buarque de Holanda, de l'économiste national-développementiste Celso Furtado,
entre autres Brésiliens dotés d'une pensée originale. D'autre part, dans la haute tension de la
Crise des Missiles de Cuba, une partie de la pensée brésilienne s'est tournée moins vers une
adhésion irréfléchie au socialisme soviétique et plus vers la construction d'une authentique
troisième voie socio-politico-culturelle, engendrée dans le Tiers-Monde.
La période dictatoriale entre 1964 et 1968, avant le démantèlement culturel du pays
imposé par l’Act Institutionnel Numéro 5, a été, paradoxalement, l’"âge d'or"  du théâtre
brésilien. Le théâtre a exercé une rare force de répercussion sur les moyens de l'opinion
publique nationale. Il a mûri ses présupposés esthétiques et critiques, capables d'incorporer,
avec ses propres critères et sa propre identité, la poétique alors en cours de la mise en scène de
Stanislavski, Brecht, Grotovski et Artaud, entre autres. Le théâtre anthropophagique d'Oswald
de Andrade, qui, comme expliqué plus haut, réinterprète les genres historiques du théâtre
brésilien devenus obsolètes, sera à son tour réinterprété par la mise en scène de O Rei da Vela
par le Teatro Oficina en 1967. Le Tropicalisme de José Celso dévore et reflète les
contradictions, cette fois, entre la modernité et la volonté de justice révolutionnaire et
disruptive au Brésil. Un pays, à l'époque, pris entre le visage cosmopolite du théâtre d'art
moderne et le kitsch de la Revue en tant que genre national décadent; entre la politique
utopique du théâtre de Vianinha et Boal et la politique marginale du théâtre ascendant de
Plínio Marcos et Fauzi Arap.
Mais ceci est un sujet pour un autre chapitre.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ANDRADE, Oswald de. O Rei da Vela. Rio de Janeiro: Globo, 2003. 

_________. Do Teatro que é bom, in Ponta de Lança. Rio de Janeiro: Globo, 2012. 

CANO, Wilson. Brazil: the construction and deconstruction of development in Revista


Economia e Sociedade. Campinas: Instituto de Economia da Universidade de Campinas,
2017. 

HUSSERL, Edmund. A crise da humanidade europeia e a filosofia. Porto Alegre: ediPUCRS,


2012. 

33
MAGALADI, Sábato. Nelson Rodrigues: Dramaturgia e Encenações. São Paulo: Perspectiva,
1992.  

MARTINS, Carlos Estêvam. A questão da cultura popular. Rio de Janeiro: Editora Tempo
Brasileiro, 1963.  

METZLER, Marta. O Teatro da Natureza. São Paulo: Perspectiva, 2006. 

RODRIGUES, Nelson. Teatro Desagradável, in Revista Folhetim, número 7. Rio de Janeiro:


2000.

34
Tensions et transformations
Le théâtre au Brésil aux prises avec la dictature militaire 

Adam Tommy Vasques Vidal

Le 31 mars 1964, le Brésil connut un coup d´Etat militaire qui imposa au pays une des
périodes les plus sombres de son histoire. Une forte violence à l’égard de la liberté par le
contrôle et l´interdiction des expressions artistiques et des actions politiques devint le mot d
´ordre du pouvoir politique. 
En ce qui concerne la culture et les arts, la répression n’aboutit pas à un épuisement
général du monde des idées et de l’art. Malgré l’étouffement et la peur, artistes et intellectuels
évolueront et développeront d’autres formes et moyens d’exprimer leurs positionnements
idéologiques. Si d’un côté certaines voix sont réduites au silence, de l’autre, l’art se
transforme et connaît un nouvel élan.

Le 3 avril, trois jours après le coup d’Etat, le groupe Oficina se dépêcha de retirer de
la scène son grand succès Pequenos burgueses (Les Petits bourgeois, 1901) de Gorki et la
direction artistique de la troupe se vit « invitée » à prendre des vacances. Cependant après
avoir retiré le chant de l’Internationale de sa bande originale, les Pequenos burgueses
retrouvèrent la scène le 2 juillet. L’Arena, qui venait de lancer, deux mois avant le coup
d’état, O filho do cão (1964) de Guarnieri, où il était question de réforme agraire et de
mysticisme , fit relâche et reprit ses activités en septembre avec une mise en scène de Tartuffe
de Molière, mieux « adaptée » à la nouvelle configuration politique. Cependant, on peut dire
que pendant les premiers mois de la dictature, le monde du théâtre eut plus de peur que de
vrais ennuis avec les militaires. 
Le premier président militaire, Castelo Branco, montra d’abord une attitude plutôt
positive envers le théâtre en nommant à la direction du Serviço National de Teatro (SNT),
Bárbara Helionora, personnalité intellectuelle des arts scéniques. Par la suite, la Campanha
Nacional de Teatro du SNT intégra dans son conseil consultatif des agents culturels  et
artistiques de premier plan : Carlos Drummond de Andrade, Décio de Almeida Pinto Adonias
Filho, Gustavo Dória et Agostinho Olavo. En novembre 1964, la basse saison ayant fragilisé
les finances de la dramaturgie, le Président accorda une aide exceptionnelle aux spectacles de
Rio de Janeiro et São Paulo. Ces interventions ne laissaient pas entrevoir le futur sombre et
extrêmement répressif à venir.
Pour ce qui est des mises en scène et des nouveautés, le premier semestre 1964 fut
peu créatif et se caractérisa plutôt par des spectacles commerciaux, peu connotés
politiquement, metteurs en scène, artistes et directeurs de compagnies hésitant sans doute à se
lancer dans des productions plus audacieuses. 
Il fallut attendre le deuxième semestre pour que la production théâtrale présente des
changements significatifs. Le Théâtre Brésilien de Comédie (TBC), lança à São Paulo en
juillet une pièce à connotation politique, Veredas da salvação, écrite par Jorge Andrade, mise
en scène par Antunes Filho. C’est l’histoire véridique d’immigrants qui, affamés et
désespérés, trouveront à la fin la mort. Le critique dramatique du quotidien Jornal do Brasil,

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Yan Michalski, considérait ce texte comme l’un des plus impressionnants de toute la
dramaturgie contemporaine brésilienne. Le spectacle n’eut cependant pas de succès auprès du
public et le  TBC ne se releva pas de cet échec et cessa ses activités en tant que producteur. 
Toujours à São Paulo, le groupe Oficina choisit de mettre en scène Andorra (1961) de l’auteur
suisse Max Frisch, pièce qui abordait le sujet de l’antisémitisme, manière de traiter
indirectement la question de l’intolérance. Ce  choix sonna comme une prise de position de la
compagnie et une déclaration de son opposition au régime politique.
A Rio de Janeiro, la créativité fut si intense qu’en novembre, la ville battit un record
avec neuf lancements en dix jours. En décembre fut inauguré le spectacle musical Opinião,
formule qui alliait poésie, musique et théâtre et qui fut largement utilisée pendant la dictature
par le théâtre dit de résistance. Le show Opinião, qui mariait la chanson et le théâtre engagés,
est aujourd’hui considéré comme la première vraie réaction artistique au coup d’Etat de 1964
et la première semence de la lutte artistique contre le régime. L’année suivante l’Oficina reprit
à Rio Pequenos Burgueses, et l’émouvant spectacle écrit par João Cabral de Melo Neto
racontant la migration d’un paysan du Nordeste : Morte e vida Severina (1955). A Rio encore,
la mise en scène précise de Ziembinski du texte de Nelson Rodrigues Toda nudez sera
castigada (1965),  dénonçait l’hypocrisie et le puritanisme.
 Un an après le coup d’Etat militaire, la présentation au Théâtre Opinião, de
Liberdade, liberdade de Millôr Fernandes et Flávio Rangel manifestait, de manière
courageuse et sensible, l’anticonformisme de certains face à la montée de plus en plus
assumée de la répression. C’était la naissance de ce qui sera bientôt appelé au Brésil le
« théâtre de résistance ».
Cependant, toutes ces réalisations de grande qualité, tant au niveau artistique que politique,
n’ont pas été jugées à l’époque par les opposants au régime militaire, suffisamment critiques.
Pour les intellectuels et les critiques, l’année 1965 ne pouvait pas être considérée comme
révélatrice d’une volonté de construire de nouvelles issues politiques. Yan Michalski écrivit à
l’époque que la grande variété du répertoire et des innovations scéniques ne traduisait pas une
vraie prise de décision au niveau politique. En 1980 il reconnaitra son erreur d’analyse.
  Ce fut à Rio de Janeiro, en mars 1965, que pour la première fois, un texte fut interdit
dans sa totalité : O Vigário (Le Vicaire, 1963) de Rolf Hochhuth, qui évoquait le silence du
Vatican face au nazisme. Moins de deux mois après, en mai, l’actrice Isolda Cresta fut arrêtée
avant une séance du spectacle Electra au prétexte qu’elle avait lu un manifeste contre
l’intervention en République Dominicaine. En juillet, interviendra la première interdiction
d’un spectacle : O berço do herói, à partir de la pièce du dramaturge Dias Gomes écrite en
1963, dans la mise en scène de António Abujamra, avec la musique du célèbre musicien Edú
Lobo, qui déconstruit l’idée de la création précipitée de mythes et de nouveaux héros par le
pouvoir afin de manipuler les masses. 
Le milieu du théâtre ne resta pourtant pas passif devant l’arbitraire. En août, acteurs,
directeurs, metteurs en scène réunirent plus de 1500 signatures dans une lettre de protestation
qui fut remise en mains propres au Président militaire Castelo Branco. Quelques mois plus
tard, en octobre, un télégramme fut envoyé à l’ONU dénonçant les attaques contre la liberté
d’expression au Brésil. Rien ne changea le cours des évènements.
En 1966, de nouvelles tendances et contours esthétiques commencèrent à évoluer de
manière plus systématique. La scène théâtrale fut désormais de plus en plus témoin de

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spectacles dont le choix était le résultat de motivations politiques, ou, au moins, de la prise de
conscience de voix contestataires. L’engagement politique fut marqué par le questionnement
et la remise en cause des représentations sociales dans leur ensemble, qu’elles soient
sexuelles, raciales, sociales, politiques ou autres. L’art de cette période de trouble est ainsi de
plus en plus remis en cause et tend à évoluer vers un moyen d’expression politique, par le
biais de la dénonciation des multiples formes de violences directes ou symboliques que la
société brésilienne perpétuait avec ses dominations sociales séculaires. Le théâtre fut, dans
cette ambiance de révolution culturelle et artistique, reformulé et certains des aspects figés et
traditionnels de l’art dramatique furent remis en cause et transformés. 
Le premier d’entre ces aspects à être fortement ébranlé est la prédominance de
l’oralité. La parole (a palavra) qui  traditionnellement était consacrée comme l’élément
déterminant de l’expression théâtrale, sera fortement remise en question par l’accent mis sur
le langage gestuel et l’expression corporelle. D’autre part, l’espace scénique classique, c’est-
à-dire le théâtre à l’italienne, sera concurrencé par une série de propositions d’espaces libres
où acteurs et public, mettant à terre les barrières physiques, renverseront les paradigmes de
coexistence. 
Un autre aspect révolutionnaire, mais aussi sûrement politique, concerne l’acteur
proprement dit. Le concept figé du personnage de fiction, qui devait être physiquement et
psychologiquement une quasi reproduction sur scène de « l’écriture » de l’auteur, va de plus
en plus donner place à une espèce d’appropriation, d’adaptation et de symbiose entre les
convictions personnelles de l’acteur et le personnage en soi. L’acteur et sa constitution en tant
qu’être humain devient la matière première thématique du personnage. Personnage et acteur
cohabitent maintenant dans une logique où l’acteur lui-même est presque aussi important que
l’expression du personnage rédigée par l’auteur.
Ce n’est qu’en 1967 que les réactions politiques contestataires, via le théâtre, portèrent
effectivement témoignage de ce qui, pour l’historiographie en général est considéré le point
de repère décisif vers une nouvelle proposition esthétique et culturelle sur scène. Cette étape
du théâtre brésilien fut inaugurée au Théâtre Oficina de São Paulo, le 29 septembre, par la
première de O Rei da vela (Le Roi de la chandelle, 1937), de Oswald de Andrade. Capitalistes
corrompus et impitoyables, millionnaires décadents et même enfants dépravés, O Rei da vela
est une satire comique contre les valeurs bourgeoises et l’avidité des élites brésiliennes.
Source d’inspiration et bouffée d’air et de dédoublement du théâtre brésilien, la mise en scène
de O Rei da vela est pour le théâtre contemporain brésilien ce que Vestido de noiva de Nelson
Rodrigues a été pour le théâtre moderne dans les années 1940 : une vraie révolution.
. La mise en scène de José Celso Martinez Corrêa du texte virulent de Oswald de
Andrade mettait sur le plateau un univers chaotique et ostentatoire d’éléments mélangeant la
farce, l’opéra et le théâtre de revue sous une approche de contestation et d’acidité critique. Le
style en soi était dans le champ de la confrontation et sous-entendaient une légitimité de la
liberté d’expression. Une radiographie comportementale, exigée par la jeunesse
révolutionnaire et par les intellectuels de gauche était enfin livré. O Rei da vela fut rapidement
défini comme le « spectacle-manifeste » de la troupe. La force et l’âpreté révolutionnaire de la
scénographie de José Celso fit l’effet d’une gifle face à la timidité du théâtre brésilien et plut à
la grande majorité des critiques. Pour le public traditionnellement bourgeois des élites de la
ville de São Paulo qui se disait moderne, mais qui était encore régi par des valeurs

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traditionnelles et conservatrices, la mise en scène causa un certain inconfort. Les
appréciations variaient en fonction des convictions, suscitant des réactions qui mélangeaient
étonnement, fascination, fureur et frénésie. Cependant, de manière paradoxale, malgré des
attaques constantes de la répression envers le spectacle, celui-ci ne fut pas l’objet de contrôle
direct et ne fut pas interdit. En résumé, la mise en scène de O Rei da vela fut l’évènement
majeur du théâtre brésilien en 1967, voire de toutes les années 1960. Un tel bouleversement
esthétique et idéologique, éclipsa les autres mises en scène de l’année. 
La saison 1967 de São Paulo présenta, en revanche, d’autres spectacles qui démontrèrent
l’esprit rebelle de la période. Parmi eux, citons Marat-Sade, de Peter Weiss, mis en scène par
Ademar Guerra et Oh que delícia de guerra, satire musicale et humoristique sur la 1ère guerre
mondiale, mise en scène aussi par Guerra en 1966 à São Paulo, puis à Rio de Janeiro en 1967.
Le spectacle Dois perdidos numa noite suja monté à São Paulo en 1966, puis transféré à Rio
de Janeiro, mit sous les projecteurs un nouvel auteur, Plínio Marcos. Malgré un succès timide,
face à l’excellente mise en scène de Fauzi Arap et Nélson Xavier, Dois perdidos numa noite
suja, révéla un auteur contemporain qui, tel Nelson Rodrigues, reproduisait sur scène la réalité
brésilienne. Encore sous la plume de Plínio Marcos et fidèle à la thématique de dénonciation
des contradictions et des souffrances sociales, Navalha na carne et Homens de papel firent de
cet auteur dramaturge le plus souvent interdit par la censure. 
Le départ de Bárbara Heliodora de la direction du SNT, en 1967 au début du
gouvernement militaire du Général Costa e Silva, marqua le début de l’arbitraire et du déclin
de l’institution majeure du théâtre national brésilien. La direction fut confiée à Meira Pires,
puis transférée à Felinto Rodrigues, personne dont l’expérience pratique dans le domaine
théâtral était quasi inexistante. En fait il s’agissait de mettre à la direction de l’institution la
plus importante du théâtre national, une personne alignée sur les intérêts et le contrôle des 
militaires. 
  Dès 1967, une série de pièces, dont Dois perdidos numa noite suja, Navalha na carne
du sulfureux Plínio Marcos, et l’emblématique O Rei da vela seront attaquées et contrôlées
par la censure. Quelques pièces comme O homem e o cavalo (1934) de Oswald de Andrade et
Os sinceros (1965) de César Vieira seront strictement interdites. Mais le pire était encore à
venir…
Lors de la promulgation par les militaires de l’Acte Institutionnel n.5 (AI-5), acte qui
mit fin à la liberté d’expression de manière globale, le 13 décembre 1968, le théâtre devint
progressivement l’un des ennemis publics déclarés des autorités. Le gouvernement militaire,
au nom de la famille et des « bonnes valeurs morales », mit en place une forte campagne de
dénigrement et de calomnie alléguant que le théâtre était devenu immoral et agressif envers
les valeurs traditionnelles à respecter. Cette stratégie de criminalisation du théâtre porta ses
fruits dans l’esprit des forces répressives et des secteurs les plus rétrogrades de la société
civile, et des attaques contre la dramaturgie se multiplièrent au travers de groupes
paramilitaires comme le CCC, Comando de Caça aos Comunistas. Un des exemples les plus
emblématiques est la violente attaque au spectacle Roda Viva de Chico Buarque à São Paulo
en juin 1968 par le CCC. Roda Viva fut à nouveau attaqué en septembre dans la ville de Porto
Alegre dans le sud du pays. Le spectacle finit par être définitivement interdit par la censure
juste après cette dernière attaque.

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L’année 1968 fut le cadre de la montée de la violence de l’extrême droite à tous les
niveaux. Le théâtre Gil Vicente de Porto Alegre, ainsi que le théâtre Opinião à Rio de Janeiro,
souffrirent d’attaques à la bombe. D’autre part, les artistes qui détenaient des positions de
direction ou qui étaient à la tête de manifestations ou de mouvements contestataires finirent
par subir des représailles et des humiliations. Deux exemples majeurs : ceux du metteur en
scène Flávio Rangel et de l’actrice Cacilda Becker. Rangel fut arrêté par la police qui lui rasa
la tête en pleine rue. Cacilda Becker ne fut pas humiliée en public, mais fut limogée de son
poste à la TV Bandeirantes, à la suite de pressions de la part de l’Etat militaire envers
la direction de la chaîne de télévision. Violences, répressions et représailles imposèrent au
théâtre un ralentissement du rythme des lancements: l’activité théâtrale entrait en crise. En
1969 les offensives contre le monde du théâtre s’intensifièrent. Le nombre de pièces
censurées ou « défigurées » cette année-là peut être compté par dizaines. Désormais les pièces
critiques et intellectuelles furent systématiquement censurées. La presse, qui avant la
promulgation du AI-5 commentait avec une certaine liberté les absurdités de la censure et ses
attaques contre l’art, se trouva elle aussi fortement contrôlée par la dictature, ce qui empêche
même de connaître le nombre de spectacles vraiment interdits.  
Malgré le ciel menaçant, la dramaturgie s’adapta pour continuer à vivre. Dans le
contexte du AI-5 et de la croissance de la répression envers les arts, le théâtre révéla de
nouvelles et multiples formes de faire du théâtre, permettant à celui-ci de continuer à respirer.
Une fois de plus, le Teatro Oficina fut le fer de lance de ce mouvement de résistance. La
troupe présenta, en décembre 1968 à São Paulo, la pièce de Bertold Brecht, Galileu Galilei
(1938/39). Malgré l’ambiance morose, ce spectacle obtint un succès considérable à Rio de
Janeiro en janvier 1969, ce qui permit à la troupe de le reprendre à São Paulo les mois
suivants. Le metteur en scène, José Celso Martinez avait laissé libre cours à son ton
provocateur et à sa combativité sur scène. Ces audaces ne passèrent pas inaperçues et
stimulèrent d’autres troupes et metteurs en scène à ne pas abandonner complètement leurs
approches contestataires. Loin d’être le seul exemple emblématique en 1969, il est important
de souligner que le théâtre et les arts, ne furent pas exterminés. 
Si d’une part la dictature mise en place révéla rapidement la variété et l’efficacité des
instruments oppressifs que les militaires utilisaient désormais ouvertement, d’autre part, le
contexte oppressif finit par contribuer à l’union de la classe théâtrale renforçant des liens qui
lui donnèrent plus de force, en terme de classe et plus de conscience, en terme de
communauté. D’autre part, la progression de la répression poussa le théâtre à se réinventer et
à semer les graines d’un nouveau théâtre insolent, offensif, mais extrêmement vivant. La force
et les outils répressifs affaiblirent évidemment le théâtre et la dramaturgie brésilienne de cette
période, mais ne parvinrent pas à les contrôler pleinement ou à la réduire au silence. Dans ce
sens, les années 1970 furent la suite de l’élan créatif et contestataire du théâtre des années
1960 et témoignèrent d’un art théâtral expérimental cherchant des issues de survie.

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Le théâtre argentin au temps de la dictature. Ricardo Monti et les fantasmagories de
l’histoire.

Sandra Ferreyra

Traduit de Corentin Rostollan-Sinet.

Introduction

Le terme de fantasmagorie renvoie originellement à une innovation du début du XIXe siècle


dans le domaine des techniques de l’image, que l’on doit au belge Étienne-Gaspard
Robertson. Spectacles très populaires, on venait aux fantasmagories pour assister à des
apparitions de fantômes – c’est-à-dire, à la projection de leurs images en mouvement à l’aide
d’un fantascope. En 1935 dans le Livre des passages, puis en 1939 dans les Essais, Walter
Benjamin s’empare de ce terme : les tendances fétichisantes du système de production culturel
marchand avaient alors pour conséquence, selon Benjamin, la génération de tout un ensemble
de fantasmagories sur le terrain de la valeur et sur celui de la pensée. Margaret Cohen précise
que Benjamin opère ici une distinction entre des fantasmagories mystificatrices et des
fantasmagories critiques :  alors que les premières s’apparentent à ce que le marxisme
envisage comme une « fausse conscience », les dernières relèvent au contraire d’une activité
critique qui s’approprie les mécanismes illusionnistes de la transposition idéologique « à des
fins idéologiquement perturbatrices » (Cohen, 126). 

Il s’agit donc d’envisager ici la fantasmagorie comme une forme possible d’activité critique
qui se traduirait dans les termes et le lexique de l’illusion visuelle. L’acception benjaminienne
de la fantasmagorie fait état de l’histoire comme d’un concept « idéologiquement
perturbateur » – vision qu’il développe ensuite dans les Thèses sur le concept d’histoire, et à
laquelle Rolf Tidemann dédie une synthèse dans son introduction au Livre des passages. Son
idée maîtresse consiste à signifier qu’un siècle dépasse toujours dialectiquement « l’ancien
ordre social » dans les fantasmagories de sa culture. « Symboles du désir », les passages et les
intérieurs, les salles d’exposition et les panoramas sont les « restes d’un monde onirique », des
rêves-en-avant blochiens qui agissent comme des anticipations du futur : « chaque époque,
non content de rêver l’époque à venir, entame en rêvant sa marche vers l’éveil. Elle porte en
elle son terme ». En cherchant à déterminer de la sorte une manière d’en finir avec la culture
bourgeoise en voie de décadence, la pensée dialectique se mue pour Benjamin en « l’organe
du réveil historique » (Tiedemann, 2010 : 305). Cette perception fantasmagorique des rêves
d’une époque, cette conception de l’histoire comme les « restes d’un monde rêvé », s’avère
d’une grande richesse pour les études théâtrales, en ce qu’elle permet de regarder comme une
fantasmagorie un objet scénique donné qui porterait sur l’histoire un regard producteur et/ou
destructeur. 

C’est avec la dramaturgie de Ricardo Monti, au cours des années 70, que cette manière
d’aborder l’histoire fait son apparition dans le théâtre argentin. Dès son premier spectacle,
Una noche con el señor Magnus & hijos (Une nuit avec M. Magnus et ses enfants, notre

40
traduction) en 1970, Monti apparaît comme un auteur atypique ; et sa dramaturgie inaugure un
terrain de transformations esthétiques importantes pour le théâtre argentin moderne. La
temporalité ne répond dans ses textes à aucune logique linéaire : en lieu d’une succession
logique d’événements, une logique de montage travaille à mettre en relation des événements
éloignés, hors de toute optique de continuité. La scène devient un champ de mise en tensions
historique où se rencontrent présent et passé, dans une configuration fantasmagorique qui
s’affranchit de la causalité comme principe scénique directeur. 

Avant l’apparition de Monti, le mouvement réaliste faisait émerger la vérité historique par
l’exposition des faits réels et d’autres parts secrètes, cachées, qui sous-tendent l’expérience
sociale. Dans ce théâtre, c’était le principe de causalité qui régissait l’organisation spatiale et
temporelle du drame, l’agencement des corps et des actions dans le monde, et garantissait une
continuité entre la production artistique et la réception critique. Monti s’applique au contraire,
dès sa première pièce, à attaquer cette structure spatio-temporelle depuis le terrain
dramaturgique. La rupture qu’il opère est un acte politique devant le régime esthétique de
l’œuvre, une reconfiguration – pour emprunter à Rancière – des cadres depuis lesquels sont
évalués les possibles de la pensée, de l’action et du désir dans le domaine de l’expérience.
Cette opération esthétique prend une signification particulièrement remarquable dans les deux
spectacles qu’il monte au cours de la dictature militaire : Visita (1977) et Marathon (1980).

Visita (Visite) et la discontinuité de la causalité historique 

Créée en 1977, mais écrite quelques années auparavant, Visita met en scène la « visite » d’un
jeune homme chez un couple de vieillards dévorés par la corruption, Perla et Lali, et le nain
Gaspar, « assistant » à la personnalité trouble qui habite sous leur toit. Au début de la pièce, le
visiteur, Equis (du nom espagnol de la lettre X) passe en revue les objets que contient cette
maison dans laquelle il déambule depuis trois jours, y dérobant çà et là ce qui semble l’y
intéresser. D’autres l’ont manifestement précédé dans cette tâche : la pièce ne compte plus
que quelques meubles, et les murs sont mouchetés des silhouettes où étaient auparavant
accrochés des tableaux désormais disparus. La raison de la visite d’Equis est incertaine :
lorsque Perla lui demande ce qui l’amène, elle reçoit pour seule réponse un geste du doigt qui
évoque un égorgement. Sans qu’on sache s’il vient pour tuer ou pour mourir, on comprend à
tout le moins que c’est la mort qui unit cette étrange famille.  

Si les deux premiers spectacles de Monti, créés en 1970 et 1972, oeuvraient déjà à la
déconstruction de la causalité historique comme modèle organisateur en faisait émerger
insidieusement des espaces expérienciels divers, Visita marque plus radicalement encore
l’ouverture de sa dramaturgie à un monde présenté comme irrémédiablement hétérogène. La
pièce prend pour objet des aspects plus métaphysiques de l’expérience humaine, sans que
l’action se détache pour autant d’une réflexion socio-historique ni ne perde en efficacité
critique. 

La dramaturgie de Visita construit à la fois « un espace qui renvoie à la décadence d’un pays
et d’une classe sociale, celle de l’oligarchie parvenue des propriétaires terriens » et « un
espace du mythe dans lequel le corps et l’histoire semblent avoir été démolis » (Pellettieri et
41
Rodríguez, 2008 : 12). Ce statut ambivalent de l’espace scénique fait de la maison de Perla et
Lali une espèce de frontière entre deux ordres : le monde extérieur d’une part, et celui,
intérieur, de l’individu d’autre part. Le réalisme des années soixante mettait en scène
l’extériorité de l’individu dans le monde social ; la nouvelle avant-garde, elle, travaillait à
retourner cette extériorité pour peindre le portrait d’un individu perdu au sein d’un monde
dépourvu de sens. Une décennie plus tard, et en pleine dictature, Monti fait quant à lui de la
scène le terrain d’exploration du mystère, de l’inexplicable et de l’incompréhensible qui
peuplent l’intériorité de l’individu et constituent un régime de l’expérience aux effets très
concrets sur l’expérience collective. Equis (X) est une inconnue en tant qu’il matérialise cette
part énigmatique du monde social. Comment représenter le silence du corps citoyen devant
les crimes de lèse-humanité perpétrés par le gouvernement militaire ? Visita opère comme un
interstice à travers lequel on peut apercevoir, dans les mots de Monti, le moment où le sujet,
« entre la peine et le néant, choisit la peine ». 

Par leurs chemins de vie, les individus sont conduits au-devant d’événements qui sont autant
de « visites » dans des réalités plus profondes où la causalité historique se dissout. Si le
réalisme argentin était parvenu à une homogénéité de l’espace-temps historique, Monti
s’amuse au contraire à élargir les fissures discursives qui connectent divers plans de la réalité
sur le plateau. Avec cette pièce, la scène devient pour Monti un miroir dans lequel se reflète
une manière d’habiter le monde, un seuil qui articule ses formes multiples. Il s’agit avec
Visita d’explorer les articulations possibles entre l’expérience du sacré et celle du profane. On
projette en Equis l’intrus, le profane qui pénètre ce sanctuaire, cette intériorité hétérogène,
cette dépouille de l’histoire argentine où Perla, Lali et Gaspar conduisent leurs rituels. Monti
s’écarte ainsi du dispositif théâtral réaliste ou de l’absurde qui prédominait sur les scènes
politiques argentines des années 60 et 70. Il propose aux spectateurs d’ouvrir leur expérience
à des plans multiples dans lesquels résonnent des échos et se tissent des associations dénuées
de liens logiques – et qui participent pourtant, sous la forme de vestiges, à la composition de
l’histoire. S’affranchir de la causalité apparaît comme la seule condition de possibilité pour
que le langage dramatique puisse articuler dialectiquement l’individu et le social ; et cette
articulation semble être à son tour, pour Monti, la seule échappatoire à une réalité immédiate
dans laquelle dominent la violence et la peur.

Visita marque dans l’œuvre de Monti l’abolition d’une homogénéité des matériaux
linguistiques et des formes dramatiques, et plus largement l’abolition de l’homogénéité
causale de l’histoire comme puissance de configuration des contenus de l’expérience. La
politique dramatique de Monti s’attache à capter un changement dans les manières dont on
conçoit l’individu, et à explorer des formes dramatiques où se reconfigurent les perceptions
apparentes de l’histoire.

Marathon (1980) et les vestiges de mondes rêvés

Le titre choisi pour la pièce Marathon renvoie à un marathon de danse : la pièce se déroule
dans les années 1930, et on y observe un groupe de personnages en compétition pour
l’obtention d’un prix dont ils ignorent la nature, mais qu’ils désirent profondément. Ils
dansent deux par deux, sous le regard attentif de l’Animateur et du Garde du corps ; la

42
victoire reviendra au couple qui résistera le plus longtemps. Dans cette atmosphère étouffante,
quelques personnages vont et viennent dans des états de somnolence, au gré d’épisodes
désignés dans le texte sous le nom de « mythes ». Il s’agit là de scènes courtes où se
mélangent des fragments de discours sur l’histoire, la littérature et la culture. L’histoire de
l’Amérique, que le texte désigne comme le « théâtre des événements », est présent tout au
long de ces cinq mythes, depuis la « découverte » du continent jusqu’aux dictatures du XXe
siècle, en passant par l’étape du mythe révolutionnaire. Dans cette pièce, l’histoire du
continent se décompose en cinq versions du mythe du progrès latinoaméricain afin d’exhiber
leur condition fantasmagorique : ainsi le mythe de la conquête, celui de l’agroexportation et
celui de l’industrialisation, celui du fascisme et celui de la révolution apparaissent comme
autant de promesses inatteignables, des récompenses dont la véritable valeur reste inconnue et
constituent pourtant le principe moteur de toute action. Au moment de présenter le Premier
mythe, l’Animateur déclare ainsi : « vous avez beaucoup dansé, jusqu’à ce que vos pieds
soient en compote, jusqu’à dissoudre vos corps dans la mort et dans la mémoire des autres »
(Monti, 2008: 103). Les mythes du marathon sont une sorte de mémoire involontaire où les
succès historiques ne sont que des vestiges mnémoniques que la conscience subjective n’est
pas parvenue à digérer.

L’Animateur de Marathon se présente sur scène comme une puissance créatrice dans laquelle
converge tout le passé historique et culturel latino-américain : par l’opération de
remémoration, la pièce se ressaisit des mythes du continent sous la forme de rêves
archétypaux, et les actualise pour le présent en les dépouillant de leur aspiration à l’éternité.
La scène « montienne » construit tout un réseau où des images nouvelles du désir de progrès
(celles dont témoignent les danseurs) rencontrentn les images de ce même désir pétrifiées
dans le mythe. Ces cinq pans de l’histoire collective sont rappelées au présent sous ce qui a
toujours été leur vrai visage : celui d’images illusoires et oniriques.

Arrêtons-nous par exemple sur la présentation du Premier mythe, qui ouvre la série. Dans les
didascalies et le discours de l’Animateur, les mythes du marathon apparaissent comme des
expériences fantasmagoriques :

La musique s’interrompt brusquement. Lentement, une pâle lueur envahit l’espace. Sur la
piste, Vespucci, le Garde du corps et les autres danseurs restent plantés là où l’obscurité les
a surpris. Seul l’Animateur reste debout devant son micro, souriant et mystérieux.

ANIMATEUR – (au micro, dans un murmure intime) Allez, messieurs, entrez dans le théâtre
des événements. Encerclez de vos corps la piste dorée de notre cirque universel. Ne laissez
aucun espace vide. Qu’un halo de chaleur animale enrobe nos héros et dissolve le froid qui les
foudroyés. Car vous avez beaucoup dansé, jusqu’à ce que vos pieds soient en compote,
jusqu’à dissoudre vos corps dans la mort et dans la mémoire des autres. Allez, messieurs.
Merci de nosu accompagner en cette nuit d’août 1535. (Monti, 2008:103. Notre traduction). 

Dans une « pâle lueur » aux allures de projecteur, enveloppés dans la « chaleur animale » du
public, les personnages historiques convoqués par l’Animateur-fantasmagoriste émergent de
leurs tombes et des mémoires comme les vestiges d’un monde rêvé dont l’existence se
prolonge dans le présent onirique de la scène. Les mythes s’invitent dans le marathon comme

43
la représentation spectaculaire de fragments du passé collectif fusionnant avec les fragments
du passé individuel de chaque danseur. Dans le « rêve » de Vespucci, menuisier tuberculeux
qui aspire à récupérer sa maison hypothéquée, se projette la « présence sensible » du
navigateur espagnol syphilitique que plus rien ne rattache à la vie sinon le désir d’atteindre la
terre et de rentrer chez lui. Dans le présent du marathon, l’histoire américaine reprend sens
parce qu’elle s’entremêle avec l’histoire intérieure qui peuple les histoires des danseurs : en
elles sont entreposés les dépouilles mortuaires de l’Amérique latine rêvée par le conquistador,
le propriétaire terrien, l’industriel, le révolutionnaire et le fasciste. L’histoire du continent
trouve au gré des cinq mythes sa signification pour le présent, dans les étapes de sa
décadence. Comme le répète inlassablement l’Animateur : « si tout cela n’était pas ridicule, ce
serait une tragédie. » (Monti, 2008: 93). 

Dans Marathon, l’homme qui danse pour sauver sa maison incarne aussi la figure archétypale
du conquistador dévasté par la maladie, en quête de sa terre, de la terre qu’il lui faudra
annexer. Le garde du corps violent et retors est en même temps l’archétype du fasciste qui
affirme : « le suffrage universel est, plus encore qu’une fiction, une conspiration contre
l’ordre social ». Pour chaque événement auquel il assiste, le public de Marathon assiste
simultanément à la réactivation d’un mythe, non parce que l’un se confondrait dans l’autre
mais bien plutôt prce que l’être individuel et l’être social sont indéfectiblement entremêlés. La
synthèse à laquelle aboutit Monti dans cette pièce est le fruit de son intérêt grandissant, depuis
sa première pièce, pour l’écriture de l’archétype.

Si Monti s’intéresse aux figures archétypales de l’histoire américaine, ce n’est pas pour les
envisager depuis une perspective causale, mais bien pour exhiber leur facies hippocratica. En
ce sens, la relation qu’établit le théâtre de Monti avec l’archétype n’a rien de symbolique, ni
d’allégorique. Le rêve de l’immigrant tuberculeux ne parvient à convoquer rien d’autre que le
quasi-cadavre d’un conquistador espagnol ; le révolutionnaire, la « lumière » perdue des
mouvements des indépendances ; le propriétaire terrien, rien d’autre que l’image boueuse et
sanguinolente d’un abattoir ; l’industriel, le spectre d’un music-hall ; et le garde du corps, un
cimetière. Voilà le genre de correspondances qu’établit la scène : le menuisier et le navigateur
sont deux vestiges d’un rêve collectif cristallisé dans l’imaginaire de la Conquête. Marathon
est un exemple de la manière dont Monti s’attaque à la transmission historique de la culture à
rebrousse-poil. 

D’une certaine manière, la densité spatio-temporelle de ces scènes-mythes s’approche assez


de ce que Benjamin appelle le « temps-maintenant », un présent qui se pense comme le retour
d’un passé (Benjamin, 1989 : 188) – retour qui ne peut prendre, pour Monti, que la forme
d’une fantasmagorie. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les « prix » que les danseurs
espèrent remporter. Les récompenses sont elles aussi archétypales – la maison, l’utopie, la
viande, la machine et l’ordre – et deviennent le territoire où se rencontrent l’expérience passé
des mythes et l’expérience présente des danseurs. Elles sont autant de fantasmagories pour
exprimer l’Histoire majuscule et l’expérience véritable de l’Amérique qui, selon Monti, ne se
révèlent qu’à l’instant de sa décadence. 

44
Pour Monti, la vérité contenue dans le passé n’est pas figée ni extérieure à l’histoire : elle est
immanente – et pour cette raison même, médiatisée par un présent en perpétuel
métamorphose. Le dramaturge s’y comporte à la manière de l’historien qui « cesse de
permettre que la séquence des événements s’égrène entre ses doigts comme un rosaire » et
« appréhende la constellation que sa propre époque forme spécifiquement avec une ère
antérieure » (Benjamin, 1989: 191). Construites et pensées comme des fantasmagories, les
pièces de Monti témoignent de sa préoccupation pour la quête d’un dépassement de
l’opposition entre impermanence et transcendance : comme dans les réminiscences
proustiennes, l’histoire s’y écrit à rebours, non pas dans un mouvement causal du passé vers le
présent mais, bien plutôt dialectique, du présent vers le passé. 

Bibliographie

Walter Benjamin, « Tesis de filosofía de la historia » en Discursos interrumpidos I, Madrid,


Taurus, 1989, pp. 175-191.

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Susan Buck-Morss, Dialéctica de la mirada. Walter Benjamin y el proyecto de los Pasajes,


Madrid, La balsa de la Medusa, 1995. 

Margaret Cohen, « La fantasmagoría de Walter Benjamin », in Uslenghi, Alejandra (comp.),


Walter Benjamin: Culturas de la imagen, Buenos Aires, Eterna Cadencia, 2010, pp. 207-236. 

Ricardo Monti, Teatro. Tomo 3. Buenos Aires, Corregidor, 2008. 

Osvaldo Pellettieri, Martín Rodríguez, « Visita y Marathon: la afirmación de una poética


propia » in Ricardo Monti, Teatro. Tomo 3, Buenos Aires, Corregidor, 2008, pp. 9-28.

Rolf Tiedemann, « Dialéctica en reposo. Una introducción al Libro de los pasajes »  in


Alejandra Uslenghi (comp.), Walter Benjamin: Culturas de la imagen, Buenos Aires, Eterna
Cadencia, 2010, pp. 283-321. 

45
Deuxième partie  
TRACES

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Le théâtre post-dictature en Argentine : rupture, hétérodoxie et émancipation 

Florencia Dansilio

Introduction 

L’élection par voie démocratique en 1983 de Raúl Alfonsín à la présidence marque la


fin de la dernière dictature militaire en Argentine. S’ouvre une nouvelle étape dans l’histoire
du pays avec le rétablissement des libertés individuelles et une réorganisation des institutions
publiques jusqu’alors contrôlées par les militaires. La « post-dictature » désigne cette période
ayant suivi les « années de plomb », où le pays s’est reconfiguré, tant sur le plan politique que
social et culturel. Concernant spécifiquement le champ culturel, plusieurs travaux centrés sur
le phénomène artistique utilisent parfois le marqueur temporel « post-dictature » pour
identifier un style ou une manière de faire reliés à ce moment historique. Ainsi, la notion de
post-dictature pose deux types de problèmes : celui de l’extension temporelle du moment
historique (quand commence-t-il et quand finit-il ?) et celui de l’existence d’un art ou d’une
esthétique post-dictature (y a-t-il des caractéristiques esthétiques spécifiques qui émergent à
ce moment-là ?). Nous commencerons par étudier certains enjeux de la période post-dictature
afin d’ancrer dans son contexte social et historique une analyse du théâtre qui s’y rapporte.
Ensuite, nous aborderons les principaux enjeux que ce nouveau théâtre a activés en son propre
champ, à l’origine d’un des bouleversements artistiques les plus importants qu’aie connu
l’Argentine contemporaine.  

Une esthétique post-dictature ? 

Les avis divergent : peut-on parler de post-dictature en synonyme de « transition vers


la démocratie », laquelle, d’après la sociologie politique, a pris fin au moment du passage de
pouvoir entre le premier gouvernement démocratique et le suivant ? Ou bien embrasse-t-elle
une période plus longue pendant laquelle les conséquences de la dictature militaire
déterminent encore la configuration des imaginaires sociaux ? Selon la première
interprétation, la post-dictature argentine s’est achevée en 1989. Selon la seconde, plus
fréquente dans les travaux sur les arts, qui définirait plutôt une sensibilité particulière et une
façon de voir le monde propre à une génération qui est née ou bien a grandi pendant la
dictature, la fin de la période est moins précise, reportée jusqu’aux années 2000 dans le cas
spécifique du théâtre.

La notion est également utilisée en tant que catégorie esthétique, lorsqu’on évoque un
« art post-dictature ». Elle vient ainsi définir un ensemble de productions propres à une
nouvelle génération d’artistes, des œuvres dont les traits communs permettent de les relier au
temps social. Peut-on identifier des traits communs dans les différentes manifestations
artistiques – dont le théâtre – de la post-dictature ? Est-il possible par conséquent d’identifier
une sorte d’esprit d’époque qui expliquerait cette esthétique particulière ou une certaine
manière de penser l’art en rapport avec les traces de la dictature dans l’imaginaire

47
générationnel ? D’après une analyse comparée, on peut effectivement identifier des
correspondances, notamment des processus analogues entre ce qui se passe au théâtre et dans
d’autres arts durant la période. D’abord, il est possible d’identifier une même appartenance
générationnelle des artistes qui intègrent le champ lors des années 1980, se positionnant
souvent en opposition aux modes de faire et au discours de la génération précédente (celle des
artistes qui ont vécu la dictature). On constate ensuite l’émergence d’un circuit de production
et de diffusion inexistant jusqu’alors, qui investit de nouveaux quartiers et espaces de la ville
et renouvelle les formes habituelles de sociabilité artistique. Enfin, des similitudes esthétiques
se retrouvent dans différentes disciplines. L’influence persistante du temps de la dictature sur
la réalité du présent, la reconfiguration des rapports entre l’intime et le social, la pauvreté et la
précarité urbaines, l’absence de projet unificateur dans la vie individuelle ou collective sont
des thèmes récurrents. On peut observer également certains procédés communs pour traiter
ces sujets : la fragmentation du récit, l’éloignement du réalisme – que ce soit par
l’introduction d’autres mondes (fantasmagorique, onirique...) dans l’ordre commun de la
réalité, ou par un hyperréalisme qui se substitue à la pensée rationnelle –, l’expérimentation
en dehors des conventions des disciplines artistiques, la mise en abyme, l’instauration d’un
trouble permanent par rapport à la fiabilité des mots... Ces caractéristiques amènent à penser
qu’il y a un aspect affirmatif dans l’idée d’une esthétique post-dictature, et qu’elle ne se
définit pas seulement en rapport à la période précédente ou bien en réponse aux traumas
hérités du passé. 

Le cas spécifique du théâtre, notamment du théâtre indépendant, est paradigmatique


pour cette nouvelle vague artistique. Les premiers indices d’un tournant artistique
apparaissent d’abord dans les circuits alternatifs de Buenos Aires, en résonance avec la
mouvance underground qui concernait également la musique rock et les arts visuels. Le
théâtre a été l’une des disciplines qui a le plus théorisé son propre changement, tant à travers
la critique théâtrale qu’à travers le discours des artistes eux-mêmes, qui vont mettre en mots et
en concepts l’actualisation qu’ils sont en train d’opérer. C’est aussi grâce à une série
d’oppositions au sein du champ théâtral que celui-ci a évolué esthétiquement, renouvelant les
pratiques et les modalités de production et expérimentant donc un moment inédit comparable,
en termes sociologiques, à celui des révolutions artistiques. Nous pouvons identifier trois
aspects du théâtre post-dictature autour desquels s’est configuré ce changement : l’idée de
« rupture », la remise en cause de la doxa théâtrale et l’émancipation des artistes vis-à-vis des
codes hérités de la tradition théâtral argentine et des influences étrangères. 

La rupture esthétique : de la centralité du texte à celle de l’événement  

La notion de rupture artistique indique une opposition aux traditions et aux formes qui
prédominent dans une discipline. Quand il s’agit de phénomènes esthétiques, la rupture se
produit contra la doxa dominante, c’est-à-dire un ensemble de codes esthétiques et de
« manières de faire » légitimes situés au centre du champ artistique. Mais elle ne s’effectue
pas en un seul jour ni en un seul geste. À partir de l’analyse d’un corpus d’œuvres produites
en Argentine entre 1984 et 2001, nous avons identifié trois temps dans le processus
d’introduction de nouveaux codes esthétiques dans le théâtre argentin post-dictature : une

48
toute première étape au début des années 1980, celle du théâtre qui se produit dans les salles
et les bars du circuit underground de la capitale ; suivie d’un moment de construction d’un
projet théâtral novateur qui intègre les ruptures dans une praxis régulière et transmissible ;
enfin, la revendication d’une esthétique et d’une rhétorique disruptive comme axe déterminant
des projets artistiques. 

Le premier temps est marqué par l’éclosion au début des années 1980 d’un grand
nombre d’expériences théâtrales identifiées à l’époque comme du « nouveau théâtre ». Des
collectifs d’artistes, composés surtout de jeunes comédiens, recourent à l’improvisation pour
créer des pièces parodiques - généralement de petit format, aux frontières entre le théâtre, la
performance, le théâtre de rue, le cirque, le clown, le théâtre de variété. Ces formes théâtrales
sont associées à l’effervescence et à l’esprit de révolte propres à la jeunesse urbaine en
Argentine à la fin de la dernière dictature militaire. Walter « Batato » Barea en est une figure
caractéristique, mais également de nombreux collectifs qui se forment pendant les premières
années de démocratie, comme Las gambas al ajillo (1986-1994), Los Melli (1987-1995), La
Organización Negra (1984-1993), Los Macocos (1985-2009), entre autres. Cependant, ces
expériences et projets issus du circuit under ne parviennent pas à imposer les termes de la
rupture esthétique au centre du théâtre argentin : en partie du fait de leur propre résistance à
encadrer leur pratique dans les codes propres au travail théâtral, en partie du fait de leur
étiquette de théâtre orienté vers la jeune génération. En revanche, par l’ampleur de leur
opposition aux conventions ainsi que par leurs formes d’organisation et de circulation en
dehors des institutions, elles constituent le préambule incontournable des changements qui
vont se faire jour quelques années plus tard sur la scène théâtrale. Pour Ricardo Bartís,
l’héritage de ce théâtre ne doit pas se chercher dans sa dimension esthétique mais plutôt dans
deux aspects très importants pour le théâtre à venir : « le questionnement des conventions
théâtrales » et « la formation d’un nouveau public ».

La deuxième étape, que nous dénommons « construction disruptive », correspond à


une phase de recherche de nouvelles formes esthétiques du théâtre, à travers l’incorporation
de certains codes provenant du théâtre de l’under (concernant notamment le jeu des
comédiens) mais également à travers l’alignement, sur un axe expérimental, de plusieurs
générations théâtrales à vocation avant-gardiste. La figure de Ricardo Bartís, comédien,
metteur en scène, fondateur du Sportivo Teatral de Buenos Aires (lieu de création, de
formation et de représentation en fonctionnement de 1986 à nos jours), s’impose comme une
référence indiscutable par la construction d’une nouvelle praxis théâtrale. Son œuvre, ainsi
qu’une activité pédagogique ininterrompue, le positionnent rapidement à la tête du nouveau
théâtre indépendant, notamment après sa pièce emblématique, Postales Argentinas (1988).
Cette pièce devient un paradigme de travail pour les artistes qui côtoient Bartís à l’époque, un
mythe pour les générations postérieures, et un « point d’inflexion » pour les chercheurs. Bien
que plus conventionnelle que celles du théâtre under, elle synthétise les recherches
expérimentales du début des années 1980. De plus, forte de son succès critique, cette pièce
sera fondatrice pour la légitimation d’un nouveau théâtre argentin. A travers cette pièce et
celles qui lui ont succédé, Bartís adresse deux messages au champ théâtral. L’un, politique,
est la critique d’un certain type de théâtre indépendant devenu lui-même « dominant » et la

49
revendication de formes de création alternatives. L’autre, esthétique, critique la centralité du
texte ainsi que l’obsolescence des formes réalistes utilisées par le théâtre local, et propose une
méthode de création centrée sur le jeu, qui sera formulée par la suite comme « théâtre des
états », en référence à la recherche de différents“états” d’intensité dans le jeu des comédiens
et des comédiennes. 

Enfin, nous identifions un troisième temps, celui de la consolidation de la rupture. A


ce moment, le diagnostic de l’obsolescence des anciennes formes du théâtre dominant est déjà
formulé, et le nouveau théâtre commence à être regardé avec bienveillance par la critique, le
public et les programmateurs internationaux. Une forte intuition prédomine, selon laquelle
seul le chemin de l’expérimentation est à même de sauver le théâtre argentin de la répétition
et de l’obsolescence, lorsque la troupe El Periférico de Objetos (1989-2007), formée par
Daniel Veronese, Ana Alvarado et Emilio García Wehbi, apparaît sur la scène alternative.
Leur position est originale, nourrie par les trajectoires artistiques hétérogènes des membres du
groupe (beaux-arts, marionnette, menuiserie…) qui développent avec succès une œuvre
porteuse d’une esthétique et d’une discursivité disruptive ; ils prônent, depuis le Théâtre
Babilonia ou la salle El callejón de los deseos du quartier Abasto, « une esthétique
périphérique ». Appliquant les codes du théâtre d’objets, Máquina Hamlet (1995), version
argentine d’une pièce de Heiner Müller, marque leur consécration locale et internationale et le
début de l’internationalisation du théâtre alternatif argentin. Veronese, à l’occasion de la
première de la pièce à Buenos Aires, résume le propos artistique de la troupe : 

 « Il s’agit pour nous d’explorer des territoires inconnus de l’expérience humaine. Inventer ou
renouveler les formes dramatiques, théâtrales. [...] Pouvoir rompre avec ce qui a déjà été fait
ou ce qui peut être fait facilement. Pour travailler avec les restes, les résidus de la pensée
traditionnelle. Il faut montrer le bord de la réalité que le public ne s’attend pas à voir. Il ne
faut jamais oublier que si l’on veut qu’il se passe quelque chose de véritablement inquiétant, il
s’agit de montrer ce bord, ce pli déchiré de la culture. » 

Bien que ces trois exemples (Walter « Batato » Barea, Ricardo Bartis, El Periférico de
Objetos) présentent d’importantes différences, nous pouvons les placer sur un même « axe de
ruptures cumulatives » qui permet d’expliquer depuis un point de vue actuel le tournant du
théâtre post-dictature. Sur la dimension esthétique de ce tournant, un déplacement de
hiérarchie s’opère, depuis les éléments fixes et répétés d’une pièce (le texte, l’intrigue, le
message) vers des éléments dynamiques (l’intensité du jeu, le rapport avec le public). Cela
vaut autant pour la conception de l’œuvre que pour son jugement postérieur. Ainsi, ce qui est
remis en question, et qui prend la forme discursive d’une « rupture esthétique », c’est l’idée
de représentation/répétition d’une pièce déjà réalisée, d’un texte déjà écrit, et la notion qui y
est liée d’interprétation d’un personnage. C’est ainsi que, dans le vocabulaire de ces artistes,
la notion de « représentation » est progressivement mise à l’écart au profit de celle
d’« événement » théâtral – indistinctement « acontecimiento  » [événement] ou « hecho
teatral » [fait théâtral] en espagnol. En conséquence, la notion d’interprétation est également
questionnée par une nouvelle affirmation des comédiens et des comédiennes sur la scène, leur

50
« présentation » à la fois en tant que personnes et en tant que personnages, en tant
qu’interprètes d’un rôle fictionnel et en tant que créateurs de leur propre langage scénique.   

Hétérodoxie et possibilités d’une émancipation

« Le théâtre argentin est un théâtre qui repose essentiellement sur les comédiens et les
comédiennes », notait en 2014 le metteur en scène, dramaturge et comédien argentin Claudio
Tolcachir, fondateur en 2001 du Timbre 4, haut lieu du théâtre indépendant dans le quartier
Boedo. C’est en effet l’un des aspects les plus remarquables de l’évolution du théâtre argentin
contemporain de la fin de la dernière dictature militaire en 1983 jusqu’à nos jours.
L’affirmation des comédiens et comédiennes en tant que créateurs de langage scénique (à
travers l’usage de méthodologies comme la « dramaturgie de l’acteur », « l' écriture
collective », le « théâtre des états » et leur implication dans la mise en scène) a renversé
l’ancienne séparation des fonctions théâtrales qui accordait une place d’honneur aux
dramaturges et aux metteurs en scène. En outre, la multiplication des ateliers indépendants, où
le travail porte sur les corps et les imaginaires des comédiens et comédiennes (beaucoup
moins sur les textes et le répertoire) a renouvelé les thématiques du théâtre argentin, lequel a
pu ainsi se démarquer à la fois des traditions régionales et des influences étrangères. 

Ce phénomène, qui peut être décrit comme le passage du « paradigme du comédien-


interprète » au « paradigme du comédien-créateur » s’explique par deux éléments. Tout
d’abord, par la singularité de la formation théâtrale en Argentine, qui était régie par une doxa
forgée par les appropriations locales de la méthode Stanislavski, et qui a évolué en une sorte
d’hétérodoxie renonçant aux influences étrangères pour travailler à partir des corps et des
imaginaires locaux. Ensuite, par le développement croissant des ateliers indépendants de
formation – qui existaient déjà dans les années 1950 et avaient maintenu une certaine activité
pendant les années des dictatures militaires. Ces ateliers dispensent une formation sur le tas et
favorisent la recherche, stimulant ainsi des trajectoires artistiques atypiques et bouleversant
l’ancien statut de comédien professionnel (issu des grandes écoles et jouant sur des grandes
scènes). 

Tant du côté du théâtre du circuit under que de projets de recherche plus approfondis
comme celui que mène Ricardo Bartís au Sportivo, la critique du dogmatisme
méthodologique dans les écoles de théâtre appliquant la méthode Stanislavski devient un
élément rassembleur d’une nouvelle génération de comédiens et des comédiennes. Les années
de dictature ont contribué à l’affaiblissement des institutions ainsi qu’à la désarticulation du
champ théâtral, et ont approfondi le décalage entre ce que proposaient les institutions et ce
que recherchaient les artistes. On reproche à ces écoles leur anachronisme, et d’être à l’écart
des besoins de la scène locale. Les écoles, les institutions et le théâtre qu’elles promouvaient
sont mis en cause et deviennent même un objet de parodie. C’est d’abord avec le travail du
comédien que s’effectue un virage qui concerne ensuite la mise en scène et plus tard la
dramaturgie. L’éloignement de l’idée classique du « comédien-interprète » laisse le champ
libre à celle du « comédien-créateur ». Ainsi, le rôle des comédiens et des comédiennes est
redéfinie ainsi que leur statut dans les processus de création. Considérés désormais comme

51
des artistes autonomes vis-à-vis de l’auteur et du metteur en scène, ils sont souvent sollicités à
développer leurs propres capacités expressives en fonction de la scène, et parfois même à
utiliser ces capacités comme point de départ de la création d’une œuvre. 

Les recherches sur le jeu se nourrissent alors de certaines procédures expérimentées


dans le théâtre under : les comédiens se rapprochent de la tradition de l’acteur populaire,
fondant leur travail sur l’improvisation, l’humour, le burlesque, les échanges avec le public.
Quand Ricardo Bartís crée son studio, il retient divers éléments caractéristiques du théâtre
argentin – la vivacité (du comédien de l’under) et l’intensité interprétative (du théâtre
d’Alberto Ure et d’Eduardo Pavlovsky) se mêlent à  la tradition du théâtre populaire – afin de
placer les comédiens au centre de son langage théâtral. L’idéal du « comédien bartisien » est
un comédien émancipé du texte et de la méthode, qui cherche la spécificité de son jeu dans
l’affirmation de son imaginaire personnel sur la scène. Avec le retour à la démocratie, les
ateliers de formation hors des écoles commencent à se multiplier, aussi bien dans de nouvelles
institutions comme le Centro Cultural Ricardo Rojas que dans des salles indépendantes ou
même chez les artistes eux-mêmes. Dans la plupart de ces nouveaux ateliers, ce n’est pas
l’apprentissage d’une méthode qui prime, mais la recherche de codes de jeu donnant la part
belle à la sensibilité et aux caractéristiques de chaque acteur. Se former dans ces ateliers hors-
institution devient un passage obligé pour les artistes, parfois plus important que l’obtention
d’un diplôme. Ce sont des lieux de formation, de création et aussi de socialisation qui souvent
se révèlent cruciaux dans la trajectoire artistique de tel ou tel artiste.

Réflexion finale : peut-on parler d’une révolution artistique ? 

En phase avec les évolutions observées dans d’autres disciplines artistiques pendant la
période qui s’est ouverte à la fin de la dernière dictature militaire en Argentine, le théâtre a
radicalement transformé ses manières de faire (c’est-à-dire les différents pratiques qui
induisent le fait théâtral) ainsi que son propre champ (par l’établissement de catégories qui
permettent de définir ce qui relève ou non du théâtre). Une barrière a été poussée, ouvrant de
nouvelles possibilités. 

Concernant la dimension esthétique du changement, lequel s’est effectué en différentes


étapes et sous différentes formes, on note une remise en question de la place du texte dans la
création théâtrale, une redéfinition de la mise en scène et une remise à plat des hiérarchies
dans le processus créatif (qui revalorise notamment le travail des comédiens comme
producteurs de théâtralité). Ainsi, le théâtre post-dictature a renversé quelques idées
anciennement établies : il n’est plus nécessaire de s’appuyer sur un texte préexistant, on peut
se produire dans de petites salles et les meilleurs comédiens ne sont pas ceux qui maîtrisent
des techniques d’interprétation et de diction mais ceux qui savent transmettre un langage à
partir de leur imaginaire. Cette remise en question des conventions théâtrales, initiée dans les
circuits alternatif de la ville de Buenos Aires lors des premières années du retour à la
démocratie, n’a cessé depuis de s’affirmer, tel un nouveau paradigme qui aura permis au
théâtre argentin de s’affranchir de ses héritages et de véhiculer, sur la scène régionale comme

52
dans le circuit international du théâtre contemporain, une spécificité immédiatement
reconnaissable. 

L’ampleur des changements observés pendant la période post-dictatoriale, et dont il est


difficile de rendre compte dans toute leur complexité en une si brève étude, nous invitent à
réfléchir d’un point de vue sociologique à la possibilité d’une révolution artistique. Les
changements esthétiques en question trouvent des continuités plus pragmatiques dans les
modes d’organisation professionnelles des artistes indépendants, et modifient en même temps
les modalités de perception et d'appréciation de ce théâtre dans le champ théâtral local autant
que leur rapport avec d'autres champs. Il faudra encore du temps pour évaluer l’ampleur des
transformations qui se sont opérées pendant les années de la post-dictature, mais on peut déjà
émettre l’hypothèse d’un changement majeur de paradigme pour les imaginaires théâtraux de
l’Argentine contemporaine. Ces transformations soulignent une (relative) émancipation des
artistes de théâtre des trois axiomes que nous étudiions plus haut : émancipation du poids des
“grands” textes, de la prééminence d’une “bonne” façon de jouer, et du primat des salles
“conventionnelles” et "institutionnalisés" comme seuls espaces légitimés du théâtre argentin. 

Bibliographie 

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Colihue, 2009. 
BARTÍS Ricardo, “Débil, pobre, pero vivo: una charla con Ricardo Bartís sobre el teatro
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Seuil, Paris, 1998.  
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54
Le théâtre communautaire argentin : un monde en mouvement

Baptiste Mongis

Le groupe Catalinas Sur émerge à Buenos Aires en 1983, à la sortie de la dernière dictature
civico-militaire, suivi par le Circuito Cultural Barracas, en 1996, en plein essor du paradigme
néolibéral qui a durci les conditions d'existence de la majorité des Argentins. L'un et l'autre
trouvent naissance dans des quartiers paupérisés par la désindustrialisation des années 1970,
La Boca et Barracas, et inaugurent la dynamique du "théâtre communautaire" (teatro
comunitario).
Héritière de diverses traditions artistiques et politiques de la région du Rio de la Plata, cette
pratique née à Buenos Aires s'est constituée en un véritable mouvement (Sánchez Salinas &
als., 2014). Selon Lucie Elgoyhen, celui-ci s'articule désormais en Argentine autour d'une
soixantaine de « troupes de proximité » (Elgoyhen, 2016 : 19), dont dix se situent dans la
capitale. Celles-ci présentent la particularité « d'être à la fois des troupes de théâtre et des
organisations de quartier qui ont vocation à servir d'espaces d'appartenance et de participation
à l'échelle locale » (Ibid.). Dans l'aire urbaine comme dans les zones rurales, elles s'ancrent
durablement dans leurs territoires et sont composées par les habitants du lieu.
Ces "voisins-acteurs" ou "habitants-acteurs" (vecinos actores), tels qu'ils s'auto-définissent,
peuvent intégrer la troupe locale sans restriction d'âge, de provenance ou de compétence. Ils
sont invités à créer et jouer dans les spectacles mais aussi à participer à la gestion des groupes,
généralement mixtes et intergénérationnels, et constitués d'entre vingt et trois cents personnes.
Encadrés par des professionnels aux vocations artistiques et militantes mais non partisanes ni
religieuses, les amateurs ainsi réunis élaborent à partir de la mémoire collective des spectacles
à la fois populaires et exigeants qui interrogent l'histoire de leur pays et de leur lieu de vie.
Toujours poétiques et le plus souvent soutenues par des chants et du jeu choral, les mises en
scène convoquent ensemble le réalisme et la métaphore sur un ton volontiers grotesque. Le
répertoire, tragique ou comique, s'apparente au théâtre épique et refuse le drame
psychologique. Il emprunte autant aux traditions populaires du théâtre occidental qu'aux
genres régionaux et se décline en plusieurs tendances selon la manière dont il aborde les
thématiques historiques et territoriales.
S'il existe au sein du mouvement une disparité de profils sociaux, les personnes s'identifiant
aux classes moyennes y sont surtout représentées dans la mesure où le théâtre communautaire
s'est construit comme une réponse au déclassement historique qu'elles ont subi, en Argentine,
dans la seconde moitié du XX ème siècle. En tant qu'espace de reconstruction de liens sociaux
mais aussi d'expression artistique de ce déclin, cette tendance s'incarne à la fois comme un
« théâtre de réparation » (op. cit. : 29) et un élan dédié à « la volonté de faire et de
construire » (Bidegain, 2007 : 33).
À l'appui de nos enquêtes de terrain (2017-2019) et de différentes études et en redonnant la
parole aux pionniers du mouvement, nous reviendrons sur la manière dont ils ont construit à
la sortie de la dernière dictature (1976-1983) la spécificité du théâtre communautaire par
rapport aux autres pratiques et mondes de l'art du théâtre argentin. On considère en effet que
ce dernier se divise en trois "circuits" : le théâtre public ou "officiel", le théâtre commercial et

55
le théâtre indépendant. Bien que les acteurs circulent de l'un à l'autre, chaque "monde" du
théâtre argentin n'affronte pas de la même manière les problèmes politiques et obéit à une
logique propre : le premier est subventionné, le deuxième cherche d’abord à maximiser ses
profits et le troisième, le plus important en nombre de salles, subsiste sous forme de
coopératives et peut se définir comme un théâtre d’expérimentation (Mongis, 2018).
Comment la pratique militante du théâtre, malgré le discrédit dont elle a pu faire l'objet au
retour de la démocratie, a-t-elle été revisitée par le théâtre communautaire ? Sous quelle
modalité collective le paradigme artistique y occupe-t-il une place déterminante ? Comment le
théâtre communautaire s'articule, à partir des territoires où il s'enracine, à la fois comme un
monde de l'art et un mouvement, et se voue à relever les défis sociaux et politiques de son
temps ?

1. Des théâtres militants au théâtre communautaire

Comme le rappellent Berman, Durán et Jaroslavsky (2014), le théâtre communautaire puise


ses racines dans les expériences du théâtre militant des années 1960 et 1970 (Verzero, 2013).
Persécutés pendant la dictature, les artistes engagés reconfigurent leurs pratiques lors du
retour à la démocratie. Si certains d'entre eux s'orientent vers la réinvention d'un théâtre de
salle sur des principes d'autonomie artistique, inaugurant une nouvelle étape du théâtre
indépendant (Dansilio, 2020), d'autres s'emploient à revendiquer une forme plus populaire
d'intervention de rue, d'abord préoccupés par la récupération de l'espace public et la
restauration des liens sociaux auprès du plus large public possible.
Émigré en Argentine, l'uruguayen Adhemar Bianchi, artiste plasticien et metteur en scène
formé à Montevideo dans le théâtre militant, fonde autour d'une association de parents
d'élèves du quartier de La Boca, à Buenos Aires, le groupe "à l'air libre" Catalinas Sur. Celui-
ci donne dès 1983 ses spectacles sur une place du quartier alors que la dictature n'est pas
encore terminée.
De son côté, l'argentin Ricardo Talento, formé à la mise en scène, au jeu et à la dramaturgie et
fort d'une expérience artistique et militante, s'associe au Mouvement du Théâtre Populaire
(MoTePo) et travaille avec son groupe Los Calandracas, à partir de 1987, dans la logique d'un
collectif d'artistes professionnels œuvrant dans l'espace public. Ils interviennent dans diverses
institutions telles que des hôpitaux et, peaufinant la méthode du théâtre forum d'Augusto
Boal, ils privilégient le recours à l'humour et au grotesque car la figure du clown, autorisée à
« rompre une grande quantité de règles et de codes », permet au public de « regarder
différemment la situation, de l'écouter et de l'analyser » (Berman, Durán & Jaroslavsky,
2014 : 113-117).
En fondant leur théâtre communautaire en 1996, Talento et ses compagnons élargissent ce
paradigme socio-esthétique aux praticiens amateurs et en font le leitmotiv du Circuito
Cultural Barracas. Comme le rappelle Lola Proaño Gómez, « le théâtre communautaire n'est
pas un instrument au service du changement dans le sens où l'entendait Augusto Boal, dans la
mesure où il ne prétend pas impulser une action via la scène. En revanche, c'est en son sein,
dans ses processus théâtraux et d'organisation, qu'a lieu le changement » (Proaño Gómez,
2013 : 181). Adossée à un engagement durable des voisins-acteurs dans le groupe, cette
bifurcation dans la tradition du théâtre militant, qui s'ancre désormais dans la mémoire

56
collective et la capacité de création de tous, redonne tout son sens à la centralité de
l'expérience artistique.

2. La centralité artistique dans le processus de transformation sociale

Pour Edith Scher, directrice du groupe Matemurga fondé en 2002 et auteure du livre Teatro
de Vecinos, de la comunidad para la comunidad (2010), la spécificité du théâtre
communautaire réside dans le fait que c'est parce que l'activité artistique est le but en soi que
le processus de "transformation sociale" revendiqué peut être garanti :

Il ne s'agit pas d'une simple réunion d'habitants, mais du développement créatif de la


communauté […] Seul l'enjeu d'une construction qui contienne le savoir et l'imagination d'un
grand nombre de personnes, seul le désir réveillé par cette plongée hors des limites établies,
libère des changements et détient la possibilité de générer un regard renouvelé sur la réalité
(Scher, 2010).

Si cette définition fait consensus parmi les militants du théâtre communautaire, elle n'est,
selon eux, que trop peu entendue par la plupart des artistes et des décideurs publics. Jadis
critique de théâtre, Edith Scher continue d'aller voir les pièces du circuit indépendant mais
déplore que la plupart des acteurs de ce milieu perçoivent le théâtre communautaire comme
une pratique « sympathique et pittoresque » (Scher, 2018). Couplé à la méconnaissance du
travail accompli dans le théâtre communautaire, un préjugé maintiendrait certains acteurs
dans un schématisme opposant l'art à l'action sociale et, partant de là, professionnels et
amateurs sur des critères esthétiques (Mongis, 2019). De son côté, le théâtre communautaire
se conçoit comme « amateur dans sa conception mais professionnel dans ses capacités
techniques et créatives » (Talento, 2019).
Pour Adhemar Bianchi, c'est la professionnalisation qui a « phagocyté » un théâtre
indépendant qu'il a connu plus soucieux d'une articulation entre les questions artistiques et
socio-politiques (Bianchi, 2018). Le théâtre indépendant argentin serait devenu un « théâtre
d'art » ayant fait disparaître l'idée du groupe dont l'éthique de travail reflète les idées au profit
de la figure du metteur en scène qui va chercher ses comédiens en fonction de ses projets.
Pour lui, la structuration du théâtre indépendant en coopératives ne fait pas illusion : le « je »
prime sur le « nous » (Ibid.). À l'inverse de ces petits collectifs constitués autour d'affinités
électives, le théâtre communautaire a fait deux choix très clairs : être le plus nombreux
possible, et ne jamais se fermer à quiconque (Bianchi & Talento, 2019).
Pour Ricardo Talento, « c'est un mythe de croire que le petit nombre favorise la création : au
contraire, plus nous sommes nombreux, plus il y a d'énergie, de moyens, et plus les
perspectives s'ouvrent d'un point de vue artistique » (Ibid.). Par ailleurs, ajoute Adhemar
Bianchi, le théâtre communautaire se voit comme une « micro-société » capable de refléter la
société toute entière : « Si tu te fermes, tu formes un ghetto », estime-t-il (Ibid.).
Par le biais du Réseau national du théâtre communautaire (Red nacional de teatro
comunitario), les nouveaux groupes peuvent prendre contact avec les autres, se répertorier et

57
s’agréger à un système d'entraide. Les référents y mutualisent leurs expériences lors de
réunions périodiques et planifient des événements que les voisins-acteurs organisent et au
cours desquels ils présentent leur production artistique.

3. S'ancrer dans un territoire

Pour Corina Busquiazo et Ricardo Talento, établir un théâtre communautaire implique de


renoncer à un certain « prestige » qu'est susceptible d'offrir aux artistes le théâtre indépendant,
mais aussi au « papillonnage » de projets en projets, typique de son mode de production, afin
de s'impliquer durablement dans un territoire que l'on habite (Busquiazo & Talento, 2019).
C'est ce qu'ils ont fait en installant leur groupe dans l'ancien quartier ouvrier de Barracas, au
sud de Buenos Aires, dévasté par la politique économique de la dictature. Le Circuito Cultural
Barracas a tissé avec son environnement un lien organique qui se reflète notamment dans ses
spectacles itinérants. Ceux-ci racontent, grâce à la mise en situation de personnages
rocambolesques, les ruptures historiques et les fractures socio-spatiales du quartier (Elgoyhen
& Sánchez, 2018). Pour d'autres groupes, et toujours du point de vue des habitants de la
localité, il s'agit de raconter l'arrivée des migrants au XIX ème siècle, les coups d’État qui ont
jalonné le XXème siècle, les luttes de la classe ouvrière ou le démantèlement du réseau
ferroviaire qui a ruiné de nombreux villages.
Mais bien plus que de narrer des faits historiques pour eux-mêmes, ces œuvres disent surtout
la relation ludique que les voisins-acteurs sont susceptibles d'entretenir avec eux. Il s'agit de
souligner par là le caractère fictionnel de toute narration politique : « La fiction gère le
monde ! », aime à répéter le directeur du Circuito (Busquiazo & Talento, 2019). Par ailleurs,
le quartier ou le village, authentique support de la dramaturgie, n'est qu'une partie de l'enjeu.
Si la plupart des acteurs sont locaux, il arrive qu'en ville, il en vienne d'autres quartiers :
qu'importe, pour Ricardo Talento, pourvu que soient remises en jeu les représentations des
participants dans le but de recréer, à partir de la mémoire de tous, des récits collectifs et un
sentiment d’appartenance à la "communauté".
Pour ce qui est « d’être dans la rue », Adhemar Bianchi estime que l'effet que produit le
théâtre communautaire est tout à fait différent de ce que provoque un artiste venu présenter un
numéro de mime ou des performeurs faisant irruption avec un happening (Bianchi & Talento,
2019). Bien plus que d'interpeller quelques passants émerveillés ou incrédules, il s'agit
d'instaurer un processus massif et réitéré qui engage durablement les habitants – spectateurs
comme acteurs – dans une construction collective. En ce sens, le théâtre communautaire se
situe dans un rapport à l'espace public et à ses spectateurs à distinguer du théâtre de rue (qu'il
soit professionnel ou non, militant ou pas) ou des logiques de l'activisme artistique dont la
tradition est prégnante en Argentine (Mongis, 2020). Ses représentations peuvent aussi bien
avoir lieu en salle du moment que sont maintenus le "pour qui" et le "pour quoi" de ce double
effort de résistance et de "transformation sociale" (Bidegain, 2007 : 40). Car celui-ci préside à
la dynamique de ce théâtre de la communauté, par, pour et dans la communauté entendue
comme assemblée des habitants et mobilisée « comme un idéal régulateur [que les voisins-
acteurs] opposent à la pénétration de logiques individualistes, marchandes et globalisantes au

58
sein de la société argentine » (Elgoyhen, 2016 : 197). Par-là même, ils tendraient à résister à
l’anomie que craignait Durkheim en reconstruisant un fait social total comme le définissait
Mauss dans la mesure où le théâtre, comme le déclaraient encore en 2019 Bianchi et Talento,
et notamment sous la forme du théâtre communautaire, reste la dernière « cérémonie »
humaine capable de réunir en présence la communauté autour d'une « fête » (Bianchi &
Talento, 2019).

4. Un quatrième monde du théâtre argentin ?

Après avoir observé quelques-uns de ses enjeux, on pourrait définir le théâtre communautaire
comme un quatrième monde du théâtre argentin dans la mesure où, s'il ne partage qu'assez
peu de caractéristiques avec les mondes du théâtre public (ou "officiel") et commercial, il se
démarque aussi, comme nous l'avons vu, des problématiques d'un certain théâtre indépendant
dont ses pionniers sont issus.
Chaque groupe de théâtre communautaire peut se concevoir comme un espace de création
artistique et de production culturelle basé sur l'interaction durable entre les habitants d'un
territoire réunis autour de la mise en scène de leur mémoire collective dans un but affiché de
"transformation sociale". La connaissance et la créativité ainsi socialisées par et pour ces
divers acteurs ont pour conséquence de remettre en jeu leurs représentations du monde et de
reconstruire, à partir de la pratique du théâtre, le sens qu'ils accordent à diverses notions et
valeurs.
À travers ce procédé de collectivisation de la mémoire et à partir du territoire où ils vivent (le
quartier ou le village compris comme dépositaire d'une histoire) sont repensés les rapports des
habitants à leur identité sociale (génération, classe, métier, sexe, genre, origine culturelle,
nationalité) et à l’espace où ils vivent. L'autogestion des groupes refonde alors par la praxis le
rapport au collectif et à la communauté compris comme espaces de dispute et de consensus
érigés contre les comportements individualistes. Par extension, ce sont les notions de
citoyenneté et de société qui sont interpellées et interrogées au moment de repenser les
politiques culturelles (Fernández, 2015 ; Mercado, 2018 ; Sánchez Salinas, 2018). En effet,
les voisins-acteurs revendiquent, depuis la pratique amateur, leur part de l'activité artistique
où l'art est conçu comme un droit de tous et non un privilège (Bidegain, Marianetti & Quain,
2008 : 20) et la culture comme un « capital fondamental des peuples qui ne peut être
délégué » ni « destiné à certains secteurs culturels pour que d'autres le consomment » (op.
cit. : 27).
La caractéristique polyphonique et critique de ces œuvres renforce certaines propriétés
émancipatrices déjà induites par la pratique théâtrale et l'autogestion. Le théâtre
communautaire tend ainsi à socialiser « l'impératif de singularité » propre au champ artistique
et à le refonder sur les bases d'un « impératif de communauté » qui n'est plus envisagé ni
comme restreint ni comme secondaire (Heinich, 1998 : 49). Le régime de singularité et le
régime de communauté ne sont plus antithétiques et le premier tend à se départir de son
caractère "impératif" dans la mesure où l'espace qu'il génère à l'aune du second peut
s'entendre comme un monde de l'art où prime la coopération bien plus que la concurrence
(sans nier l'existence de conflits) propre aux champs artistiques (Péquignot, 2013 : 26). Un
monde, donc, où sont rebattues les cartes des enjeux de l'art, de la production comme de la

59
réception des œuvres et de la division des tâches (notamment entre l'artiste et ses
coopérateurs). Les groupes de théâtre communautaire, qui ne peuvent pas toujours répondre à
l'exigence de leurs idéaux, sont cependant d'autant moins enclavés et d'autant plus solidaires
qu'ils s'articulent en un réseau qui leur octroie une autonomie relative.
Comme mouvement, le théâtre communautaire se réinvente à mesure qu'il traverse les
époques et les frontières. Il pourrait ainsi correspondre à un alliage ingénieux de matériaux
récoltés dans la diachronie de l'histoire du théâtre militant et indépendant et la synchronie des
influences et des alliances locales et régionales (Elgoyhen, Mongis & Sánchez, 2021).
Par -là même, il ne constituerait donc pas une sous-catégorie d'intervention socio-culturelle
mais bien un genre théâtral à part entière autant qu'un acte politique d'émancipation collective
doué d'un sens de l'« utopie pragmatique » (Roux, 2015) moins exclusif que celui de certains
collectifs professionnels. Car c'est par l'ouverture de son espace d'action à une communauté
élargie qu'il semble précisément apte à résister aux intempéries socio-politiques en les
réinterprétant depuis sa capacité productive de fictions socialisées.
Si les séquences historiques disruptives l’affectent – comme la crise économique et politique
de 2001 –, elles lui donnent aussi pour mission de ressouder des liens qu'il peut ensuite
déployer lors de périodes plus fastes – telle que la relative stabilité apportée par la séquence
des gouvernements Kirchner de 2003 à 2015 – s’attelant plus en profondeur « à la
transformation et à la construction sociale et culturelle » (Dubatti, 2015 : 192).
À l'aune de ses ambitions, il reste encore au théâtre communautaire à relever de nombreux
défis tels que celui de combattre les causes et d'endiguer les conséquences d'un
(néo)libéralisme autoritaire, d'essaimer de nouveaux groupes dans d'autres territoires ou en
étendre la portée à d'autres classes sociales, de favoriser la relève des coordinateurs en
continuant d'associer les questions de direction et d'horizontalité, ou encore de s'ouvrir
toujours plus aux enjeux des luttes contemporaines inscrites dans la continuité des batailles
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Entretiens

Entretien avec Edith Scher à Buenos Aires les 19 et 21 avril 2018.


Entretien avec Adhemar Bianchi à Buenos Aires le 24 avril 2018.
Entretien avec Adhemar Bianchi et Ricardo Talento à Buenos Aires le 3 avril 2019.
Entretien avec Ricardo Talento et Corina Busquiazo le 5 avril 2019.

62
Le sens en débat : théâtre brésilien – années 1980

José Da Costa

Ce texte a été traduit du portugais (Brésil) par Pascal Rubio.

La répression politique et la censure mises en place par le régime militaire ont diminué
graduellement au Brésil tout au long des années 1980. La dictature instaurée en 1964 était le
fruit d’une rupture institutionnelle menée par les forces armées soutenues par les classes
dominantes. Avant le coup d’État, l’élan révolutionnaire avait imprégné tout un théâtre
politique ou d’agitation et de propagande (agit-prop), à l’instar de ce que l’on voyait au
Théâtre de Arena de São Paulo, avec des pièces dénonçant l’impérialisme nord-américain et
mettant en valeur des thèmes nationaux révolutionnaires, comme dans Revolução na América
do Sul (1960), d’Augusto Boal ; tel était également le cas avec l’expérience qui débouchera
sur la fondation du Centre Populaire de Culture (CPC), avec la pièce A mais-valia vai acabar,
Seu Edgar (elle aussi de 1960), d’Oduvaldo Vianna Filho. Mais en décembre 1968, le
totalitarisme déferle avec la promulgation de l’Acte Institutionnel Nº 5 (AI-5), qui renforce le
régime d’exception, impose un silence de plomb sur la répression paramilitaire et pousse
d’innombrables artistes et intellectuels, comme Augusto Boal (membre du Théâtre de Arena),
José Celso Martinez Correa (directeur du Teatro Oficina) et Abdias Nascimento (créateur du
Teatro Experimental do Negro), à demander l’asile à l’étranger. La révocation de l’AI-5
(1978) et la loi sur l’amnistie (1979), permettront le retour d’artistes et des dirigeants
politiques exilés, mais la nouvelle Constitution de la république, qui instituera l’État
démocratique de droit et bannira la pratique officielle de la censure ne sera promulguée qu’en
1988.
La période la plus dure de la censure et de la répression, dans les années 1970, avait vu
se mettre en place toute une expérience de résistance (plus culturelle que politique). C’est à
cette époque que s’est développé ce que l’on appellera le théâtre indépendant, dont les artistes
ne voulaient pas s’organiser selon des modèles de business, préférant les coopératives ou les
groupes qui privilégiaient la participation égalitaire des membres et des méthodologies de
montage collectif des spectacles. Nombreux étaient les créateurs, souvent très jeunes, qui
préféraient représenter théâtralement leurs propres expériences de vie (sur le plan affectif ou
micro-politique) et non plus parler de grandes questions sociales, de la lutte des classes ou de
la concentration de la richesse par la bourgeoisie (macro-politique). Toutes ces questions
avaient été très présentes, de façon claire et directe, dans le théâtre de la première moitié des
années 1960 et, de façon allégorique ou symbolique (aussi pour échapper à la censure), du
milieu des années 1960 à la fin des années 1970. Une partie des groupes indépendants qui à
l’époque réunissaient les artistes a voulu aller vers les quartiers pauvres des banlieues des
grandes villes, et a créé des circuits théâtraux alternatifs, hors du système professionnel et
régulier qui se concentrait alors, et se concentre encore, dans un ensemble de théâtres et de
centres culturels situés dans les centres-villes et les quartiers riches des grandes villes où vit la
population aisée et dont le niveau scolaire est plus élevé. Ces groupes tournés vers les

63
banlieues s’attachaient à faire un théâtre populaire et avaient recours à des procédés créatifs
inspirés du cirque, avec beaucoup de chansons, de danses et de jeux populaires, dans la
construction de leurs spectacles. Silvia Fernandes et Silvana Garcia, deux importantes
chercheuses, ont consacré des essais riches d’informations sur ce qu’on appelle le théâtre de
groupes ou théâtre des banlieues des années 70.
La critique Mariângela Alves de Lima, dans un court article, s’efforce de comprendre
le sentiment de déception qui semblait s’être emparé de nombreux chercheurs, critiques et
producteurs de théâtre à l’aube des années 1980. Le malaise était dû aux espoirs frustrés de
voir, avec la fin de l’AI-5 et le retour d’une certaine liberté d’expression au crépuscule de la
dictature militaire, apparaitre au grand jour de nombreux textes et spectacles d’analyse et de
discussion de questions politiques et sociales jusque-là tues par la censure.

Sur la période de la dictature et le moment où se produit une ouverture graduelle de la


vie politique au tournant des années 1980, Mariângela Alves de Lima affirme :

Durant toutes ces années il a été impossible au dramaturge d’exprimer clairement les opinions
et les délibérations de sa conscience sur ce qu’il percevait. Aujourd’hui il est tout aussi
difficile de se comprendre dans un processus culturel qui rejette délibérément l’autorité de la
conscience. Apparemment, le quotidien se charge de démontrer l’insignifiance du discours
pour organiser toute forme de résistance.

Dans cet extrait, la critique fait une mention directe au sentiment contemporain
d’impossibilité de synthétiser ou d’expliquer la complexité du monde social et historique dans
lequel on vit. Elle regrette que, dans le nouveau contexte des années 1980 (avec la dilution de
l’image d’un ennemi commun, les dictateurs), l’autorité de la conscience critique organisée en
discours, ainsi que le poids de la voix de l’auteur (envisagé comme sujet capable d’exprimer
un sentiment collectif ou communautaire) aient perdu leur importance dans la culture ou dans
le théâtre brésilien au cours des années immédiatement précédentes. Désormais, ni
l’engagement dramatique de personnages de pièces politiques du début des années 1960, ni
les difficultés auxquelles font face des personnages asociaux, des laissés-pour-compte ou des
fous qui, parmi d’autres, peuplent les textes de théâtre liés à la contreculture ou au
tropicalisme dans les années 1970, ne semblent capables d’exprimer les perplexités et les
urgences de la nouvelle période, au cours de laquelle on assistera également à une détente
politique progressive sur la voie de l’expérience démocratique.
Pour le critique Nelson de Sá, le spectacle Nova velha estória (1991), monté par
Antunes Filho, inspiré du conte du Petit chaperon rouge des frères Grimm, était une sorte de
pamphlet contre le théâtre visuel : « Le metteur en scène, fort de 40 ans de théâtre, démolit les
gloires passées et se bat contre le théâtre incompréhensible, d’images et d’effets spéciaux ». Il
parlait ici des procédés techniques employés par Gerald Thomas. Nelson de Sá justifie le
caractère évident qu’il voit dans les signes et dans la dramaturgie de Nova velha estória
comme une manière pour Antunes Filho de s’opposer à la raréfaction du sens dans un certain
théâtre brésilien contemporain et comme une réaction à ce que l’on appelle le théâtre visuel.
La référence à Gerald Thomas, dans le commentaire sur la pièce d’Antunes, est sans
ambigüité :

64
Nova velha estória est, pour ainsi dire, le fond du trou. Après cinq années de Gerald Thomas,
il fallait faire table rase pour changer. Thomas lui-même l’a tenté avec Morte, spectacle tout
en retenue, en dépit de son titre. La pièce d’Antunes Filho est un nouveau pas dans ce sens.
Un spectacle plus pour détruire que pour indiquer des alternatives.

Mais Nelson de Sá n’est pas le seul à s’inquiéter de la montée en puissance du soi-


disant théâtre visuel au Brésil dans les deux dernières décennies du XXe siècle. Dans un
numéro de la Revue de l’USP consacré au théâtre brésilien de ce moment historique, la
chercheuse Tânia Brandão expose ses réserves et ses préoccupations vis-à-vis de la
production théâtrale du moment. Elle s’inquiète, entre autres aspects, de l’automatisation des
interprètes découlant de la primauté concédée à la « matérialité plastique qui les entoure »
dans le théâtre de Gerald Thomas, mais aussi dans celui de Bia Lessa, chez qui, écrit-elle, « la
direction d’acteur et les problèmes du jeu de l’acteur ne sont pas mis en valeur ». Cette espèce
de réduction du rôle créatif de l’acteur touchait également, selon Brandão, les productions des
metteurs en scène Moacyr Góes et Márcio Vianna. Dans leurs pièces, ajoutait l’historienne
renommée du théâtre brésilien, l’exacerbation de l’intensité corporelle à laquelle on poussait
les interprètes allait entrainer la perte de la capacité de modulation de l’émotion.
La critique souligne un autre aspect qu’elle note chez les quatre metteurs en scène
considérés comme les représentants des tendances dominantes du théâtre carioca à la fin des
années 1980 et au début des années 1990. Ils imposent un second affaiblissement de la
fonction du texte verbal, amenant à une espèce de « mort du texte ». Le refus par plusieurs
d’entre eux de mettre en scène les textes du répertoire de la littérature dramatique occidentale
serait une des causes du sacrifice du texte qu’elle diagnostique. La seule exception serait
Moacyr Góes, qui avait monté des œuvres de Brecht, de Büchner, de Marlowe, de
Guelderode, de Shakespeare et de Sophocle. Cependant, pour Tânia Brandão, l’accent mis sur
la corporéité (dans une orientation mécanique ou automatisée) réduisait l’importance du texte
dans ses spectacles.
Parmi les raisons de cette double réduction du texte et de l’acteur, l’auteure mentionne
la tendance à prioriser les récits de fiction librement théâtralisés à partir des exigences des
démarches scénico-visuelles des metteurs en scène (Gerald Thomas avec les œuvres de Kafka,
Bia Lessa avec celles de Virginia Wolf, etc.), parallèlement à la tendance, liée à la première,
des metteurs en scène eux-mêmes à écrire des textes « en général, assez peu denses, dénués
d’importance en tant que dramaturgie, et d’importance secondaire dans la dynamique de
montage ». Pour Tânia Brandão,

Il ne fait pas de doute que les tendances théâtrales cariocas les plus récentes et qui ont la plus
grande répercussion ont comme toile de fond le processus de dilution du langage théâtral
moderne, qui n’a jamais été pleinement institutionnalisé. Il semble préoccupant que ces
nouvelles tendances fédèrent des créateurs qui, dévoués à la libre création et à l’expression
personnelle de leurs idées, n’aient pas une visée claire ni de dialogue, ni d’antagonisme vis-à-
vis des problèmes abordés par le théâtre moderne. Il est impossible de ne pas sentir un goût
amer quand on constate que certaines questions, omniprésentes et cruciales pour le théâtre du
XXe siècle, ne sont pas travaillées, voire balayées d’un revers de la main. C’est peut-être là

65
que se trouve le théâtre du futur, un brouillon de la scène du XXIe siècle – la distance
maintenue à l’égard du problème du sens, l’abandon du concept traditionnel de l’action
dramatique, l’accent mis sur la plasticité et la construction visuelle, le mépris ou l’indifférence
face à l’hypothèse du texte, l’automatisation de l’acteur seraient les signes d’une scène-d’un-
autre-temps-qui-viendra ».

Dans plusieurs de ses travaux, Tânia Brandão approfondissait la vision selon laquelle
le biais dominant dans le théâtre brésilien de cette époque, axé sur une certaine starisation des
metteurs en scène (dans le théâtre expérimental) et des acteurs (dans le théâtre commercial),
impliquait une sorte de détournement ou de dégénérescence des principes associés au théâtre
moderne et muris au Brésil, au cours des décennies de 1940 et 1950. Ce théâtre moderne,
comme elle le démontre, voulait construire une poétique de la mise en scène et il s’est efforcé
de transformer le marché professionnel et l’insertion institutionnelle du théâtre, même si ces
efforts n’ont pas atteint, pour Tânia Brandão, une consistance suffisante ou la continuité.
Le mouvement moderne du théâtre au Brésil a démarré à Rio de Janeiro par les
groupes amateurs (Teatro Brasileiro do Estudante et Os Comediantes, fundamentalmente) et,
professionnellement, il a été mis en œuvre par le Teatro Brasileiro de Comédia (TBC) et par
les compagnies qui en sont issues ou qui lui étaient liées en termes de projet artistico-culturel,
comme, par exemple, le Teatro Popular de Arte de Sandro Polônio et Maria Della Costa, né,
comme le TBC, en 1948. Pour Tânia Brandão, l’éloignement par rapport au moderne qu’elle
identifie sur la scène contemporaine a débuté pendant la phase national-populaire du Teatro
de Arena de Gianfrancesco Guarnieri et Augusto Boal, à la fin des années 1950 ; il touchera,
toujours à São Paulo, le Teatro Oficina de José Celso Martinez Correia, à partir de son
moment tropicaliste, avec le montage de O Rei da Vela, d’Oswald de Andrade, en 1967 ; il
débarquera à Rio de Janeiro, dans le théâtre contreculturel d’une troupe comme le Teatro
Ipanema d’Ivan de Albuquerque et Rubens Correia, au début des années 1970. Un des
spectacles les plus importants du Teatro Ipanema, la pièce Hoje é dia de rock (1971), écrite
par José Vicente et mise en scène par Rubens Correia, construisait, au moyen du spectacle, un
happening d’union théâtrale, et a connu un énorme succès auprès du public jeune pendant les
deux années où elle est restée à l’affiche.
Mais pour en revenir au théâtre des années 1980, ce qui gênait le plus
fondamentalement Tania Brandão dans ce qu’elle a interprété comme un subjectivisme
volontariste des metteurs en scène était justement le mépris « pour la question du sens » et
« l’abandon du concept traditionnel de l’action dramatique ». Tels étaient les facteurs qui,
selon elle, relègueraient à un rôle secondaire autant les textes que les interprètes dans le
théâtre de Rio de Janeiro à cette période.
Le critique Sábato Magaldi écrit lui aussi dans le numéro de la Revue de l’USP
consacré au théâtre des années 1980. Il partage la vision de Brandão, sur ce qui est en train de
se dérouler dans le théâtre à cette période. Magaldi affirme qu’il est souhaitable

que les metteurs en scène-créateurs fassent preuve d’un peu de modestie, se rendent compte
qu’ils ne sont pas des dieux tout-puissants et admettent la collaboration des dramaturges et
des interprètes, car le bon sens nous dit que l’on ne fait pas du bon théâtre sans bonne
littérature !

66
Pour sa part, Alberto Guzik ne reprend pas cet appel au « bon sens », naturalisé dans
les mots de Magaldi, qui lui préfère les notions de « bon théâtre » et de « bonne littérature »,
comme si elles étaient auto-évidentes et ne demandaient pas plus de critères ou de
perspectives pour en parler. Même s’il ne mobilise pas une expression aussi élémentaire que
« bonne littérature », Guzik parle aussi de la dichotomie théâtre du texte contre théâtre de
l’image, qu’il qualifie de « dramaturgie de l’espace », qu’exercent d’après lui des metteurs en
scène comme Bia Lessa, Ulysses Cruz et Gerald Thomas.
Dans la même revue de l’USP, Jacó Guinsburg, envisage le théâtre des années 1980
sous une perspective bien différente de celle de Tânia Brandão, Sábato Magaldi ou Alberto
Guzik. Il y questionne les limites de l’accueil réservé par la critique à un certain théâtre
contemporain :
 
Le fait que le théâtre des années 1980 se distingue par le fait d’être en grande partie une
création de metteurs en scène, et à très moindre échelle, de dramaturges, a suscité dans la
littérature spécialisée une série de développements sur l’impuissance théâtrale de l’écriture
dramaturgique comme signe de déclin de l’art dramatique. Ni même l’apparition d’auteurs
comme Heiner Muller, Botho Strauss et d’autres n’est considérée comme une démonstration
du pouvoir créatif de la mise en texte, et elle est au contraire perçue comme confirmation de
la décadence, compte tenu des caractéristiques de leurs pièces. Les collages, les citations et les
assemblages de fragments, les transpositions de l’épique au dramatique, les histoires sans
intrigue, les structures ouvertes et la montée en puissance des moyens et des interventions
scéniques libres du metteur en scène deviennent de nouveaux arguments en faveur de la
dévitalisation de la force du théâtre, de ses composantes essentielles et constitutives, et ne
sont pas considérés comme des éléments d’un langage qui fait du montage de théâtre un
théâtre de montage.

Dans le même numéro de la Revue de l’USP qui publie les essais de Brandão,
Magaldi, Guzik et Guinsburg, le point de vue de Silvia Fernandes interpelle :

Pour débarrasser la scène des étiquettes ou, tout au moins, la regarder sous un nouveau jour, il
faut voir dans le travail autoral de Thomas une des matrices d’analyse de la mise en scène des
années 1980. Gerald Thomas synthétise un moment (...) où le metteur en scène fait à nouveau
rayonner les démarches théâtrales et concentre autour de lui des collaborateurs qui l’aident
dans cette mise en œuvre. Les pièces musicales d’Hamilton Vaz Pereira, les expériences
plastiques et spatiales de Bia Lessa, le Corpo de baile d’Ulysses Cruz ou A bao a qu
d’Enrique Diaz s’affirment, autant que l’opéra sec de Thomas, comme des concrétisations
d’un discours de la mise en scène. Il est construit par la définition spatiale, le découpage de la
lumière, l’insertion du texte, le mouvement chorégraphique, l’interférence musicale, le geste
de l’acteur et même la manipulation d’images projetées, juxtaposition d’éléments qui forment
une écriture sur scène. Dans le cas de Gerald Thomas, cette écriture ne se veut pas texte de
mots, mais s’écrit dans l’espace avec des syllabes de lumière, de sons et de mouvements.

67
Silvia Fernandes se rapproche de Guzik, dans la mesure où l’idée d’un « discours de la
mise en scène » ou d’une « écriture scénique » est liée à celle d’une « dramaturgie de
l’espace ». Silvia Fernandes voit dans les années 1980 une sorte de retour à une paternité des
créations individualisée et centralisée entre les mains du metteur en scène. Pour elle, cette
tendance indique une différence autant par rapport aux expériences de création collective des
années 1970 que par rapport à la conception de la mise en scène théâtrale comme création de
spectacle à partir d’un texte dramatique préalable.
Dans cet article, Silvia Fernandes compare la fermeture de la scène par un rideau de
tulle (sur le devant de la scène dans plusieurs spectacles de Gerald Thomas) et la théorisation
du quatrième mur dans la perspective naturaliste d’André Antoine. Au contraire de Tânia
Brandão, elle voit un dialogue entre le travail de Thomas et certaines expériences fondatrices
du théâtre moderne du début du XXè siècle. Évidemment, cette espèce de dialogue
intertextuel et intertemporel entre le créateur brésilien et le fondateur du théâtre naturaliste
français à la charnière entre le XIXè et le XXè siècles se joue en contraste et non pas comme
un désir de reproduction de principes artistiques d’Antoine par Thomas. Le théâtre
postmoderne de ce dernier, à la charnière entre le XXè et le XXIè siècles, est relié justement à
l’impossibilité des grands récits, à la crise des représentations du monde au moyen d’images
cohérentes et stables, dont la représentation naturaliste présupposait la possibilité et la
viabilité. On soulignera que ce que Fernandes voyait au tout début des années 1990 dans le
théâtre de Gerald Thomas était exactement « l’ébauche d’une nouvelle conception de la
représentation » qui, d’après elle, ne jouait pas sur l’unification des différents éléments de la
mise en scène ou sur la diminution de la possible hétérogénéité de cette dernière. En effet,
dans ses montages ultérieurs Gerald Thomas a toujours continué à chercher une façon de
travailler sur le sens sans jamais se soumettre à une construction unitaire, ni à quelque
exigence qu’il soit de transparence  du référent ou de stabilité du sens.
On peut affirmer qu’au cours des années 1980, immédiatement après la dictature
militaire, le théâtre brésilien a vu foisonner une série de recherches sur le langage, sur les
moyens d’expression, associées à une posture d’autodérision ou réservée, de la part des
créateurs à l’égard de leur propre autorité discursive, de leur capacité à représenter la
communauté et de suggérer des sens susceptibles d’éclairer la voie de la collectivité dans une
direction univoque vers une société juste et égalitaire. Non que les créateurs aient abandonné
toute velléité de remise en cause politique et sociale par l’art. Ils ont simplement commencé à
se méfier du pouvoir de la conscience rationnelle et du discours organisé pour exprimer le
questionnement et la solidarité à l’égard des opprimés. Ils sont devenus moins ambitieux vis-
à-vis de leur rôle individuel en tant qu’artistes au sein des luttes sociales et politiques.
À la fin de la dictature, parallèlement aux transformations des structures
gouvernementales et de l’État, les luttes sociales et leur mode d’organisation ont évolué elles
aussi. Cela correspondait à une volonté de perfectionnement de la démocratie au sein des
organisations sociales, à une exigence toujours plus forte d’approfondissement des pratiques
démocratiques au sein des partis de gauche et des syndicats. Le Parti des Travailleurs (PT), né
des grèves ouvrières de la fin des années 1970, la Centrale Unique des Travailleurs (CUT)
fondée en 1983 et le Mouvement des Travailleurs Ruraux sans Terre (MST) officiellement
créé en 1984 ont suivi cette voie d’un exercice de plus en plus auto-exigeant dans la pratique
de la résistance politique et de la lutte pour les droits sociaux. Les tensions et les

68
transformations dans les mouvements de lutte des travailleurs, alors que la société faisait ses
premiers pas vers une nouvelle expérience démocratique, ont également eu des effets sur la
mentalité des artistes et sur les institutions de l’art et du théâtre au Brésil, dès les années 1990.
À une époque où les noirs, les communautés amérindiennes, les populations des
banlieues et la communauté LGBT ont commencé à exiger leurs droits citoyens, naissait dans
le théâtre une nouvelle approche des façons d’organiser les processus de création. C’est ainsi
que de nombreuses équipes théâtrales (groupes et compagnies) se sont engagées dans une
méthodologie de travail baptisée de création collaborative, où tous les participants interfèrent
directement dans les processus d’élaboration dramaturgique et de construction du spectacle,
de façon que les voix de tous les sujets créateurs résonnent de façon égalitaire dans le produit
final. Ce type de processus de création donne souvent naissance à des dramaturgies qui jouent
sur des formes fragmentaires, des références hétéroclites juxtaposées, des discours décalés et
multiples. Mais cette nature de la construction artistique ne découle plus aujourd’hui
uniquement de la génialité du metteur en scène, comme c’était souvent le cas dans le théâtre
expérimental des années 1980. La non-linéarité, l’impossibilité d’une cohérence univoque, la
juxtaposition de références hétérogènes du théâtre brésilien actuel (du XXIè siècle) sont
quelques-unes des conséquences formelles et poétiques d’une série de changements à
caractère éthique dans la perspective adoptée par les artistes. C’est un engagement qui est pris
d’approfondir continuellement et dans de multiples directions l’expérience démocratique.
Cela demande tout d’abord de garantir un espace où puissent résonner les voix de tous les
sujets qui prennent part aux processus de création. Un des groupes les plus importants et
paradigmatiques de ce type de pratiques de création collaborative est le Teatro da Vertigem,
dont une des figures de proue est le metteur en scène Antônio Araújo qui a monté ses
premiers spectacles au début des années 1990.
La différence de la nouvelle expérience par rapport à ce qu’on appelait la création
collective des années 1970, tient à ce que, dans le théâtre collaboratif actuel, divers metteurs
en scène, dramaturges et éclairagistes assument la responsabilité de leur fonction, dans des
domaines spécifiques de la création théâtrale parallèlement au travail tout aussi spécifique
assumé par les acteurs, tout en assimilant toujours aux multiples demandes et perspectives
différentes, voire conflictuelles, du collectif. L’impératif d’unification esthétique cède la place
au respect de l’hétérogénéité des points de vue. Les groupes font souvent des résidences
artistiques dans certaines communautés (favelas, prisons, hôpitaux). Ils cherchent à connaitre
les réalités des populations dont ils veulent parler dans leurs spectacles. Ils font aussi des
ateliers de pratique théâtrale autour de questions travaillées dans le processus de création des
compagnies. C’est dans ce cadre que de nouveaux sujets (appartenant aux populations dans
lesquelles les artistes s’insèrent temporairement) collaborent à la construction artistique du
groupe, ajoutant ainsi de nouvelles couches de sens au travail de création.
La pluralité des voix correspond désormais à une nouvelle exigence d’engagement
démocratique qui est montée en puissance non seulement dans le théâtre mais aussi, plus
généralement, dans l’univers de l’art brésilien, au cours des deux premières décennies du
XXIè siècle. Je veux parler ici de l’exigence de représentativité (voire de présence directe) des
sujets eux-mêmes, membres de certaines collectivités, dans les œuvres qui les représentent
artistiquement. La perspective d’une valorisation de l’expérience concrète des sujets a
provoqué l’éclosion et l’épanouissement d’innombrables groupes d’artistes noirs (comme la

69
Companhia Étnica de Dança, de Rio de Janeiro, le Coletivo Legítima Defesa et le Coletivo
Negro, tous deux de São Paulo), de compagnies professionnelles formées d’habitants de
favelas ou de banlieues des grandes villes (à l’instar de la Companhia Marginal, à Rio de
Janeiro, et le groupe Nóis de Teatro, de Fortaleza), ainsi que des groupes formés par des
travestis et des transsexuels (comme la compagnie As Travestidas, toujours de Fortaleza).
Dans la société brésilienne, dans les institutions d’art et dans les processus créatifs, le sens de
démocratie est toujours en construction, objet d’intenses batailles, et donne lieu dans le champ
théâtral à des expériences qui s’attachent à approfondir la dimension également ouverte,
multiple et instable du discours théâtral, de la forme dramaturgique et de la structure du
spectacle.

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Le Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal :
de l’exil aux réseaux transnationaux 

Clara de Andrade

Cet article porte sur la façon dont les réseaux formés à partir de l’exil de l’artiste et
activiste brésilien Augusto Boal ont fini par être déterminants pour l’internationalisation de sa
méthode, le Théâtre de l’Opprimé, aujourd’hui pratiquée mondialement. 

Avant même son exil et la création du Théâtre de l’Opprimé, Augusto Boal avait déjà
tissé un réseau international de contacts dans le milieu théâtral.  Depuis les années 1960, Boal,
alors metteur en scène du Teatro de Arena à São Paulo, était déjà connu dans les cercles
théâtraux internationaux. En effet, il avait fait des tournées aux États-Unis – à l’initiative de
Joanne Pottlitzer et de Richard Schechner – et participé plusieurs fois au Festival mondial du
théâtre de Nancy, toujours sur invitation, cette fois-ci du directeur du Festival, Jack Lang. Ce
réseau ainsi que sa vie en exil ont certainement contribué, dans les décennies suivantes, au
mouvement d’expansion transnationale et à la légitimation croissante du Théâtre de
l’Opprimé à travers le monde. 
Après une intense activité en tant qu’auteur, metteur en scène et initiateur de nouvelles
techniques auprès du Teatro de Arena, l’aggravation de la dictature militaire au Brésil à la fin
des années 1960 a poussé Boal à radicaliser sa recherche d’un théâtre politique qui pourrait
survivre dans les régimes autoritaires. Il a alors commencé la recherche qui aboutirait au
Théâtre de l’Opprimé. En transférant au public les moyens de production de l’art, Boal a
commencé à expérimenter des processus de création dans lesquels les gens ordinaires
deviennent les auteurs de leurs propres expériences esthétiques. 
Néanmoins, en 1971, Augusto Boal a été enlevé et arrêté par la dictature militaire. Il a
été soumis à la torture et à des interrogatoires systématiques. Il a été détenu en cellule isolée
pendant un mois au DOPS (Département de l’Ordre Politique et Social), puis dans la prison
Tiradentes, à São Paulo, pendant encore deux mois. La même année, Boal est contraint de
s’exiler, vivant loin du Brésil pendant quinze ans. Ainsi, le Théâtre de l’Opprimé a été créé
lorsque Boal était en transit, durant son exil (1971-1986), traversant des frontières et 
différents régimes politiques (ANDRADE, 2014). 
Tout comme le Théâtre-Journal a été créé comme une alternative à l’aggravation de la
censure au Brésil, les propositions de Boal pour la transformation radicale de la relation
acteur-spectateur ont émergé comme une réponse esthétique et politique à l’autoritarisme qui
frappait l’Amérique latine. Le développement initial de la méthode suit ainsi la trajectoire de
l’exil de Boal en Amérique latine. En partant pour l’Argentine, qui éprouvait alors la situation
camouflée d’une « dictature démocratique » (BOAL, 2000, p. 291), Boal a expérimenté le
Théâtre Invisible avec un groupe de comédiens de Buenos Aires. Puis, au Pérou, participant à
un programme d’alphabétisation populaire inspiré par la pédagogie de Paulo Freire, visant des
personnes de différentes matrices autochtones parlant plusieurs dialectes, Boal a étudié la
communication non verbale en créant le Théâtre-Image. Toujours au Pérou, l’artiste dit avoir

71
« découvert » (p. 197) le Théâtre-Forum. Pour rappel, le principe de cette modalité du Théâtre
de l’Opprimé qui s’est le plus répandue dans le monde est le suivant : face à une scène
d’oppression, le spectateur monte sur scène et devient un acteur, ou dans le terme de Boal,
« spect-acteur ».

Durant l’exil européen, après une période au Portugal, Boal a vécu en France, où il a
développé un ensemble de techniques à partir des oppressions intériorisées du sujet,
nommées  « Le Flic dans la tête » et « l’Arc-en-ciel du désir ». Le contexte de la France lui a
permis de mieux développer la systématisation et la diffusion de sa méthode. Depuis la
France, le Théâtre de l’Opprimé s’est étendu à des pays d’Afrique et d’Asie. Ce n’est qu’alors
que la méthode est revenue au Brésil de la redémocratisation, lorsque Boal a pu développer le
Théâtre Législatif.

Le Théâtre de l’Opprimé en France – le point de départ


Augusto Boal est arrivé en France au moment de l’effervescence culturelle post-1968.
Sa présence et la publication de son livre Théâtre de l’Opprimé en français (1977) suscitèrent
un intense débat d’idées sur l’applicabilité et l’adaptation de la méthode à de nouveaux pays.
Pendant son exil à Paris, toute une génération d’artistes de théâtre, d’intellectuels et de
pédagogues s’est rassemblée autour de lui, formant le premier noyau de recherche et de
pratique du Théâtre de l’Opprimé, le Groupe Boal. Face à la diffusion rapide des techniques,
ce noyau original s’est immédiatement trouvé confronté à la nécessité de fonder un Centre de
référence pour la méthode.
Le Centre d’étude et de diffusion des techniques actives d’expression, Méthodes Boal
(CEDITADE), fondé en 1979 en tant qu’association non gouvernementale, a servi d’atelier de
création, de réflexion et d’adaptation de la méthode, tout en agissant en même temps en tant
qu’axe de diffusion des techniques.  Ce mouvement de transformation de la méthode Boal a
été enregistré dans les Bulletins du Théâtre de l’Opprimé, publication organisée par ce noyau
pionnier du Théâtre de l’Opprimé en Europe. Dans la revue parisienne figuraient des articles
inédits d’Augusto Boal et de ses collaborateurs, ainsi que des témoignages de nouveaux
praticiens d’Allemagne, de Belgique, du Canada et du Brésil. En favorisant l’échange
d’informations entre les groupes de différents pays, la revue a servi comme un outil de
circulation de la méthode. L’engagement du Centre de Paris dans la promotion de la
publication de ces Bulletins a contribué à la formation initiale d’un réseau international de
praticiens (ANDRADE, 2017).
À cette époque, l’auteur et critique Émile Copfermann, éditeur des livres de Boal en
France, a joué un rôle clé dans la présentation du Théâtre de l’Opprimé au public français. En
plus d’être à l’origine responsable de l’édition des Bulletins, l’écrivain a présenté le travail de
Boal à l’environnement artistique et intellectuel et a rétabli des ponts de plus en plus solides
avec des noms influents tels que Jack Lang, qui deviendrait bientôt ministre de la Culture
dans le gouvernement de François Mitterrand. 
Jusque-là, les membres du Groupe Boal conciliaient leurs expérimentations avec le
Théâtre de l’Opprimé dans divers domaines d’intervention avec la recherche de différentes
formes de subsistance économique. Le groupe s’est même aventuré à expérimenter du

72
Théâtre-Forum à la demande d’entreprises telles qu’Air France. Cependant, ce mode
d’intervention n’a pas été considéré comme le Théâtre de l’Opprimé par Boal lui-même et ses
partisans. Une autre forme de subsistance expérimentée par le groupe parisien fut la tentative
d’insérer le Théâtre de l’Opprimé dans la scène institutionnelle du théâtre d’art français, en
promouvant des spectacles-forum au sein des programmations des théâtres avec les frais de
billets habituels (CEDITADE, 1982). 
Au milieu de ces tentatives, un changement du contexte politique français dans les
années 1980 a favorisé l’adaptation du groupe à des modes de production liés aux politiques
de développement social. Le soutien des politiques étatiques du gouvernement socialiste de
François Mitterrand a été décisif pour l’institutionnalisation et la diffusion du Théâtre de
l’Opprimé. 
La méthode Boal est arrivée en France précisément au moment où les politiques
publiques du théâtre passaient de la notion de « démocratisation de l’art » à la notion de
culture comme « développement social » (URRUTIAGUER, 2014, p. 155). Face à la
difficulté de résoudre les conflits politiques et ethniques, l’État français a commencé à
mobiliser la culture pour agir comme outil de médiation sociale (SAEZ, 1995, p. 52-53). Le
Théâtre de l’Opprimé a commencé à être appliqué comme méthode de médiation auprès des
communautés locales et des centres sociaux dans toute la France. La méthode a gagné encore
plus de force avec l’essor de cette nouvelle notion de culture, celle de la démocratie culturelle
et de la culture en tant que développement social. Ainsi, le Centre de Théâtre de l’Opprimé de
Paris/Groupe Boal a pu être largement pris en charge par les nouvelles politiques françaises.
Ce facteur a accéléré à la fois le processus d’institutionnalisation de la méthode et la
professionnalisation de ses praticiens.
En entrant dans le domaine de l’action politique locale, le Théâtre de l’Opprimé atteint
un point de non-retour au niveau institutionnel. Adaptant les techniques à leurs réalités
culturelles locales, de nouveaux praticiens ont commencé à faire du Théâtre-Forum eux-
mêmes, avec les groupes sociaux de leurs propres villes. Cette dynamique d’appropriation et,
en même temps, de diffusion des techniques a contribué à de nombreuses expérimentations de
la méthode dans d’autres pays européens, multipliant de façon exponentielle le nombre de
praticiens du Théâtre de l’Opprimé. L’expérience multiculturelle avec les groupes exclus en
France a également préparé la méthode pour le dialogue avec les cultures les plus diverses
qu’elle allait rencontrer sur son chemin vers l’internationalisation (ANDRADE, 2017).
Les projets et les expéditions pionniers du noyau parisien ont renforcé les bases d’une
diffusion toujours croissante des techniques, transmises par le biais d’ateliers dispensés par
Boal et par les membres du Centre de Paris. De 1979 à 1984, ces ateliers se sont tenus dans
plusieurs pays européens, dans des territoires tels que l’île de la Réunion, et aussi dans des
pays d’autres continents comme le Canada en Amérique du Nord et le Brésil en Amérique du
Sud.
Dans la décennie suivante, la dissolution du Centre de Paris a donné naissance à de
nouveaux groupes indépendants, contribuant à une diffusion de plus en plus autonome de la
méthode. De plus, depuis la fin des années 1970, les traductions des livres d’Augusto Boal en
français, en anglais puis dans plusieurs autres langues, ont permis au Théâtre de l’Opprimé de

73
s’étendre géographiquement à toute l’Europe et à des pays d’Afrique et d’Asie que Boal et les
Français n’avaient pas encore visités. 
Face à cette ouverture d’horizons, une ancienne destination est réapparue comme une
possibilité concrète pour la mise en œuvre du Théâtre de l’Opprimé : le Brésil. 

Théâtre de l’Opprimé dans le Brésil de la re-démocratisation  


En 1982, lors d’un colloque sur le socialisme et la culture à Paris, Boal a été invité par
l’anthropologue Darcy Ribeiro à mener un projet dans les écoles publiques de Rio de Janeiro.
Ribeiro avait été inspiré par l’expérience du Théâtre de l’Opprimé dans le domaine de
l’éducation que l’artiste menait déjà en France. Darcy Ribeiro était alors secrétaire de
l’Éducation et de la Culture dans le gouvernement nouvellement élu de Leonel Brizola – tous
deux, comme Boal, font partie de la génération des exilés politiques brésiliens, et cette année-
là ils retournaient finalement à la vie publique. Ce n’est qu’en 1986, avec le retour définitif
d’Augusto Boal au Brésil et dans sa ville natale après quinze ans d’exil que le projet « Fábrica
de Teatro Popular » a pu être mis en œuvre. Le projet s’inscrit dans le contexte de l’ouverture
et de la redémocratisation au Brésil : c’est le retour des exilés, la reprise des agendas de
gauche et la possibilité de créer des politiques de démocratisation.  
Tout comme le Théâtre de l’Opprimé en France était appliqué dans les écoles et dans
les centres sociaux comme outil d’animation socioculturelle, le projet de Rio a formé lui aussi
des animateurs qui ont travaillé avec la méthode théâtrale dans le réseau de l’Éducation
Nationale. Cette vision de l’animation socioculturelle a été influencée par les politiques
culturelles françaises et par la notion de démocratie culturelle. De cette expérience naît le
premier noyau de praticiens du Théâtre de l’Opprimé au Brésil. Après une période d’échange
et le contact avec l’application de la méthode en France et aux Pays-Bas, le noyau brésilien a
décidé de fonder, en 1986, le Centre de Théâtre de l’Opprimé du Rio de Janeiro (CTO-Rio),
sous la direction d’Augusto Boal (CENTRO..., 2016, p. 10-12).
Malgré ces aspects positifs, Boal a eu des difficultés à réintégrer le milieu théâtral
brésilien à son arrivée, puisqu’il s’est retrouvé face à un jeu complexe de forces de
légitimation dans le domaine des politiques culturelles dans la post-dictature. Au Brésil des
années 1980, toujours sous les vestiges de la dictature militaire, la condition de Boal –
identifié à la gauche historique et retournant de l’exil après un succès international – entravait
sa tentative de reprendre sa fructueuse carrière de metteur en scène dans le théâtre
conventionnel. Le refus de la société brésilienne post-dictature de toute forme d’ingérence de
l’État dans la culture a contrecarré la réinsertion du metteur en scène Boal dans le circuit
professionnel du théâtre d’art des années 1980. Cette difficulté a été accentuée par la non-
conformité des idées de Boal avec le nouveau système de légitimation, celui du marketing
culturel, alors en essor au Brésil (ANDRADE, 2014). 
Dans les années 1990, pendant le « mandat politico-théâtral » de Boal en tant que
conseiller municipal de Rio, l’artiste et ses nouveaux collaborateurs ont développé une
manière innovante d’utiliser le Théâtre de l’Opprimé : le Théâtre Législatif. Dans la nouvelle
modalité de la méthode, le Théâtre-Forum a commencé à agir comme un outil pour la
démocratisation radicale de la politique institutionnelle, grâce à la participation directe des
citoyens au processus d’élaboration des lois. Pendant cette période, à partir des noyaux dans

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les communautés, plusieurs groupes de Théâtre de l’Opprimé se sont formés et treize projets
ont été approuvés comme lois municipales grâce aux actions du Théâtre Législatif.
En s’adaptant au contexte brésilien de la Nouvelle République et en contribuant au
renforcement de la démocratie encore récente dans le pays, la méthode a trouvé ainsi une
nouvelle forme d’action, cette fois-ci dans la politique législative. Cette contribution du noyau
de Rio a rejoint les autres modalités du Théâtre de l’Opprimé et s’est rapidement répandue au
Brésil et dans le monde. En même temps, l’expérience de la participation directe à la
formulation des lois a poussé Boal et son noyau à agir intensément dans le mouvement pour la
démocratisation des politiques culturelles au Brésil. 

Le Théâtre de l’Opprimé et les politiques pour la démocratie au Brésil


Depuis 2004, un changement dans le domaine des politiques culturelles au Brésil a
contribué de manière significative à l’institutionnalisation et à l’expansion transnationale du
Théâtre de l’Opprimé. Le programme « Cultura Viva » mis en œuvre sous le gouvernement
Lula reposait sur le concept français de démocratie culturelle mentionné auparavant. Le
programme a permis le renforcement de partenariats entre le CTO-Rio et les mouvements
sociaux tels que le Mouvement des Travailleurs ruraux sans Terre (MST), générant une
diffusion encore plus forte du Théâtre de l’Opprimé au Brésil, à travers le réseau national des
« Pontos de Cultura », ainsi que dans plusieurs provinces d’Afrique, par le biais de projets
internationaux de multiplication de la méthode. 
Grâce à ces projets, le collectif a consolidé l’expansion internationale du Théâtre de
l’Opprimé dans quatre pays du continent africain : Angola, Guinée-Bissau, Mozambique et
Sénégal.  Dans cet échange, le Brésil a exporté à la fois une technologie sociale, le Théâtre de
l’Opprimé, et une nouvelle forme de politique culturelle qui a favorisé sa multiplication. Tous
deux ont circulé à l’échelle transnationale, du Brésil à l’Afrique, puis vers quelques pays
d’Amérique latine.
Après les réductions draconiennes dans le domaine de la culture depuis 2019 imposées
par l’actuel gouvernement d’extrême droite au Brésil, la survie du CTO à cette nouvelle forme
de censure – exercée par des suspensions des mécénats artistiques et culturelles – est garantie
pour l’instant par le volet développement social des projets du groupe. C’est ce volet qui a
permis au Théâtre de l’Opprimé d’accéder à d’autres sources de subvention et de continuer à
mener malgré tout son travail au Brésil, en particulier dans les communautés et les favelas de
Rio. 

De l’exil aux réseaux transnationaux 


Au Brésil, le Théâtre de l’Opprimé continue ainsi à se répandre selon la même logique
d’expansion entamée lors de l’exil d’Augusto Boal en France. Tant au Brésil qu’en France,
l’expansion a eu lieu initialement à partir des Centres du Théâtre de l’Opprimé, dont les
activités ont été rendues possibles en adaptant la méthode aux politiques de la démocratie
culturelle. À partir de cette adaptation et de la contribution directe du Théâtre de l’Opprimé au
domaine du Théâtre pour le développement social, Boal a trouvé les moyens de systématiser
et de diffuser sa méthode à l’échelle transnationale (ANDRADE ; BALME, 2020).

75
Dans un mouvement d’expansion comparable à la portée mondiale des méthodes de
Stanislavski et Bertolt Brecht, la méthode d’Augusto Boal s’est répandue dans le monde
entier d’une manière telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée sur les cinq continents. L’apport
de Boal à la circulation des formes de théâtre est double : en tant que metteur en scène, il a
contribué à amener la « méthode » de Stanislavski et les idées de Brecht au Brésil et,
réciproquement, il a permis à l’Amérique latine de diffuser elle aussi une méthode théâtrale à
travers le monde, le Théâtre de l’Opprimé.
Ayant été généré et développé en exil, le Théâtre de l’Opprimé a acquis la mobilité et,
en même temps, une ouverture méthodologique qui assuraient sa circulation dans les réseaux
transnationaux. Cette adaptabilité est directement liée à l’aspect de modularité de la méthode.
Ces caractéristiques du Théâtre de l’Opprimé ont permis des échanges, des adaptations et des
contaminations avec les cultures locales, les traditions esthétiques et les politiques publiques
des territoires dans lesquels il a été appliqué – ce qui lui a permis de survivre dans les
contextes, dans les territoires géographiques et dans les paysages culturels les plus divers
(ANDRADE, 2017). 
Plusieurs réseaux transnationaux de la méthode ont été formés depuis lors, réunissant
des groupes et des praticiens de différents pays d’Asie, d’Afrique, d’Europe et des
Amériques. Grâce à ces réseaux de discours, le Théâtre de l’Opprimé traverse les frontières en
circulant comme un outil politique pour les militants, souvent avec le soutien d’organisations
internationales et non gouvernementales qui agissent pour la défense des droits humains. 

RÉFÉRENCES :  

ANDRADE, Clara de. Teatro do Oprimido de Augusto Boal na França: transformações


locais e expansão transnacional. 2017. 245 f. Thèse (doctorat en arts de la scène). Centro de
Letras e Artes, Universidade Federal do Estado do Rio de Janeiro, Rio de Janeiro, 2017.    

ANDRADE, Clara de. O exílio de Augusto Boal: reflexões sobre um teatro sem fronteiras.
Rio de Janeiro : 7Letras, 2014.   

ANDRADE, Clara de; BALME, Christopher. Transnational networks of the Theatre of the
Oppressed: the institutionalization of a circulating method. Journal of Global Theatre
Histories, Munich, vol. 4, n. 1, p. 3-20, jul. 2020. DOI : https://doi.org/10.5282/gthj/5128,
consulté le 11 août 2020.      

BOAL, Augusto. Hamlet e o filho do padeiro: memórias imaginadas. Rio de Janeiro :


Record, 2000.      

CEDITADE. Théâtre de l’opprimé direction Augusto Boal : Enjeux la vie - spectacles forum.
Théâtre de l’opprimé. Paris, n. 8, déc., 1982. Spécial encarte - programme.      

CENTRO DE TEATRO DO OPRIMIDO. CTO 30 anos: da Fábrica de Teatro Popular ao


Centro de Teatro do Oprimido. Metaxis, Rio de Janeiro, n. 8, p. 9-18, 2016.   

76
SAEZ, Guy. Les programmes du partenariat : les villes entrées dans le jeu. Dans :
ABIRACHED, R.; ATOUN, L. La décentralisation théâtrale : 1969-1981. 4. le temps des
incertitudes. Arles : Actes Sud, 1995, p. 45-61.       

URRUTIAGUER, Daniel. Les mondes du théâtre : désenchantement politique et économie


des conventions. Paris : Harmattan, 2014.   

77
Institutions théâtrales de la post-dictature et nouveau projet démocratique au Chili
(1990-2003)

Célia Jésupret

Si la fin des dix-sept années de dictature du Général Pinochet et de sa Junte militaire


met un terme à la censure, à la persécution et à l’exil d’une partie des artistes chiliens, elle
marque aussi une renaissance et un renouvellement des institutions et politiques liées à la
culture. Après l’apagón cultural – le blackout culturel – qu’ont constitué les années 1973-
1989, l’heure est à la mise en avant des arts, et les membres de la Concertation dont les partis
vont diriger le pays pendant près de vingt ans accordent leurs discours sur une même idée : la
culture peut jouer un rôle fondamental dans la reconstruction du pays et de sa démocratie, et
elle doit (re)devenir un objet de politique étatique. Le document Bases programáticas de
Concertación de Partidos por la democracia, qui dresse les grandes lignes de la politique du
nouveau gouvernement de Patricio Aylwin en 1990 s’ouvre d’ailleurs en faisant référence à la
culture et en posant les « principes d’orientation d’une culture démocratique : la liberté, le
pluralisme, le dialogue et l’ouverture ». Comme l’expliquent celles et ceux qui ont travaillé
sur cette période (De Cea, 2011 ; Garretón, 2008 ; Subercaseaux, 2006), l’enjeu de cette
nouvelle politique est double, dans la mesure où le pays vit à la fois un moment de transition
politique – passant d’un régime dictatorial à un régime démocratique – et « l’avènement d’un
processus de mondialisation culturelle », deux phénomènes qui entraînent une redéfinition
nécessaire de l’identité culturelle chilienne et du rôle de l’Etat dans ce domaine. La fin de la
dictature marque ainsi le moment où les dirigeants chiliens font entrer la culture dans leur
agenda politique. Pour autant, il n’existera pas d’organe institutionnel propre à la culture
avant 2003, année de création du Conseil National de la Culture et des Arts (CNCA). Si la
culture est vue dans les années 1990 comme un acteur possible voire nécessaire du processus
de démocratisation et un facteur de développement économique et social, les gouvernements
de la Concertation vont avancer très prudemment dans l’élaboration et la mise en place d’une
véritable structure institutionnelle étatique. Au-delà de cette difficile instauration, on observe
que l’Etat chilien jouera surtout un rôle de « facilitateur et promoteur » de la culture, mais pas
« d’agent direct », laissant la place à l’intervention d’acteurs privés dans le développement et
le financement de la culture et des arts, voire dans l’action sociale liée aux activités artistiques
et culturelles. Le cas du théâtre est particulièrement symptomatique, dans la mesure où le
secteur a su bénéficier largement de concours, événements et sources de financement publics
comme le sont le FONDART (créé en 1992) et la Muestra de Dramaturgia Nacional (1994),
mais dont le fonctionnement actuel – et ce depuis la fin des années 1990 – repose en grande
partie sur un modèle hybride qui allie secteur public et secteur privé, dans lequel de grands
acteurs indépendants de l’Etat occupent une place centrale (cela est notamment le cas de la
FITAM - Fundación Internacional Teatro a Mil). Nous verrons donc ici dans quelles
conditions et selon quel régime de justification s’est opérée cette transition vers l’émergence
d’une institution culturelle d’action publique, du côté du champ théâtral avant tout, et la façon
dont cette dernière s’est adaptée aux logiques de marché et d’internationalisation du secteur
privé. 

78
Les principes d’orientation d’une politique culturelle démocratique 
Les politiques développées au sortir de la dictature ne sont pas les premières que
connaît le Chili en matière d’action culturelle et de soutien aux activités artistiques. Au
contraire, tout ce qui est pensé et mis en place par les différentes commissions
gouvernementales des années de transition se positionne minutieusement dans une logique de
continuités et de ruptures par rapport aux années d’Unité Populaire (UP) du président
Salvador Allende et à la politique dictatoriale du général Pinochet. Le gouvernement
d’Allende (1970-1973), comme celui du président Eduardo Frei Montalva qui l’avait précédé
(1964-1970), quoique dans une plus forte mesure, avait tenté d’élaborer au début des années
1970 un vaste processus de démocratisation culturelle. L’idée était alors de se rapprocher du
peuple, d’étendre l’accès à la culture au plus grand nombre, et même de la faire entrer en
adéquation avec le projet socialiste du gouvernement. Pendant l’UP, écrit Maité De Cea, « la
culture est conçue comme un principe idéologique de l’identité révolutionnaire […], comme
un élément transformateur des consciences, dont l’objectif principal est de désarticuler l’ordre
culturel de type « bourgeois » et de reconstruire selon les intérêts des classes populaires ».
Dans le milieu du théâtre, ce projet se traduisait par le parrainage de certaines compagnies de
la part de l’Etat, et par un soutien direct apporté aux théâtres universitaires publics et aux
théâtres municipaux. Au Chili, l’époque était alors à la prépondérance de l’Etat dans la
gestion de la vie culturelle, qui se caractérisait par « la prédominance d’un mécénat officiel,
par lequel l'Etat subventionnait et soutenait de diverses manières le domaine des arts, bien
qu'il n'existe pas d'institution unique étatique consacrée à la coordination des actions
culturelles ». 
Si l’histoire a retenu la dictature comme une période d’apagón cultural, c’est qu’en
plus de l’emprisonnement, de l’assassinat ou de la condamnation à l’exil d’une grande partie
des artistes chiliens – et notamment celles et ceux qui avaient soutenu l’UP – la période a
connu une forte réduction du rôle de l’Etat dans la gestion et surtout dans le financement de la
culture. Les années 1973-1989 sont régies, comme l’explique Manuel Antonio Garretón, par
une ligne autoritaire-répressive sur le plan politico-culturel, et néolibérale sur le plan socio-
économique. Ainsi, et notamment dans les années 1980, la dictature transfère « la régulation
de la culture aux forces du marché, bien que l’exécutif continue d’établir un contrôle de
l’offre ». L’Etat reste au centre de l’action culturelle, mais commence à la considérer comme
un bien commercial qu’il n’a pas à financer. Dans les années 1990, lorsque les gouvernements
de la Concertation nationale voudront marquer une rupture claire avec les années de
dictatures, ils s’attacheront alors à créer de nouvelles sources de financement destinées à la
création, et à promouvoir une culture qui puisse répondre au processus de démocratisation de
l’époque. Garretón définit ainsi cette démarche : 
Au-delà du contre-modèle du régime militaire, les caractéristiques propres du type de
démocratisation politique que vivait le pays ont fait surgir deux grandes problématiques sur le
plan culturel : la promotion de sujets et valeurs qui pouvaient être considérés comme faisant
partie d’une culture démocratique en développement, et l’élaboration de conditions favorables
à l’accès massif et égalitaire aux biens et services culturels.

Cette démocratisation de la culture entend donc permettre à un plus grand nombre de chiliens
et chiliennes d’accéder aux produits de la création culturelle chilienne – comme cela était le
79
cas dans les années qui ont précédé la dictature – mais aussi promouvoir de grandes valeurs
qui selon les partis de la Concertation doivent être celles de la nouvelle démocratie. « La
démocratisation de la culture est une action de prosélytisme, impliquant la conversion de
l’ensemble d’une société à l’appréciation des œuvres consacrées ou en voie de l’être »
explique Raymonde Moulin dans une étude sur les artistes, l’institution et le marché. Nous
pourrions ainsi dire que dans le cas du Chili de la transition, cette « action de prosélytisme »
entend fédérer la société autour d’œuvres et d’actions culturelles reflétant le processus
politique en cours. La logique n’est plus celle des années d’Unité Populaire, il ne s’agit plus
d’articuler la culture à une idéologie défendue par le gouvernement au pouvoir, mais de
célébrer de grandes valeurs universelles que la Concertation voit alors comme essentielles au
développement politique, économique et social du pays, comme en témoignent les « principes
d’orientation d’une culture démocratique » dont nous parlions plus tôt, définies par les partis
de la Concertation pour le gouvernement du président Aylwin en 1990 : « liberté, pluralisme,
dialogue, ouverture ». Ainsi, les structures et organes créés dans la décennie 1990, jusqu’à la
création du CNCA en 2003, adopteront tous une orientation plus ou moins similaire, qui dira
vouloir « approfondir la démocratie », en s’intéressant notamment à trois aspects
fondamentaux : « l’espace de la régionalisation et décentralisation du pays ; l’espace de la
citoyenneté démocratique, responsable et émancipée ; et l’espace de la diversité culturelle et
sociale ». 

Du parrainage à l’autonomisation du champ théâtral 

Ces aspects, déjà présents dans l’introduction du document Bases programáticas de


Concertación de Partidos por la democracia (1990) se retrouveront dans la plupart des
rapports officiels de la décennie, à commencer par le rapport de la Comisión de Cultura du
gouvernement Aylwin, ou Commission Garretón – du nom de Manuel Antonio Garretón, que
nous citions plus tôt, sociologue et politologue chargé d’élaborer une série de propositions
pour une nouvelle institutionnalité culturelle en 1991. En 1997 le gouvernement du président
Eduardo Frei Ruiz Tagle met en place à son tour une commission présidentielle destinée aux
affaires artistiques et culturelles, dont le rapport réaffirmera la nécessité de création d’une
structure unique étatique destinée à la culture et conclura : « le Chili a une dette envers la
culture ». Ce que les gouvernements de Patricio Aylwin et Eduardo Frei Ruiz Tagle
retiendront de ces rapports, et de leur volonté de rompre avec le modèle pinochetiste, c’est
que la culture a besoin d’être financée. C’est ainsi que dès 1990 est créée la Ley Valdés ou
Loi de Donations Culturelles, qui prévoit qu’une compagnie privée puisse bénéficier d’une
exonération d’impôts de la part de l’Etat, à hauteur de 50% de ce qu’elle investit dans des
projets culturels. Cette loi, bien que constituant une avancée majeure en ce début de transition
politique, montre bien la frilosité de l’Etat quand il s’agit d’intervenir là où la dictature avait
laissé place à l’autorégulation du marché. Ce mode de financement mixte fait de l’Etat un
agent indirect dans la promotion des projets culturels, devenant « facilitateur et promoteur »
(Subercaseaux), « entité de soutien mais aussi de légitimation » de la culture et des arts. Mais
la Ley Valdés, a été pensée au sein d’une réforme fiscale, par des personnes qui n’étaient pas
nécessairement liées à la culture et certains ne manquent pas de souligner ses faiblesses. En
1997, la commission présidentielle destinée aux affaires culturelles invite certains acteurs du

80
champ théâtral à parler de l’état des arts scéniques. Ramón Griffero, metteur en scène
emblématique de la transition, alors directeur de la compagnie Teatro Fin de Siglo, se fait
rapporteur et explique : 

La loi Valdés, compte tenu des caractéristiques de production autonome du théâtre chilien,
n’est pas une instance réellement praticable. Elle apporte beaucoup aux corporations mais pas
aux individus : il n’est pas évident qu’un dramaturge ou un metteur en scène crée une
corporation et s’organise pour arpenter les entreprises et leur présenter des projets. […] Par
ailleurs, d’un point de vue artistique, l’entreprise privée chilienne ne peut pas se transformer
en jury de projets culturels, ce n’est pas sa fonction et ce n’est pas un rôle qui lui revient. 

En 1992, l’Etat fait un pas supplémentaire dans le soutien à la culture et aux arts en créant
le FONDART, Fonds de Développement de la Culture et des Arts, qui reste aujourd’hui la
subvention la plus importante dont les artistes peuvent bénéficier. Il s’agit d’un soutien
financier attribué sur concours à des créations et productions artistiques nationales. Les
artistes doivent se présenter dans la catégorie du concours qui correspond à leur discipline, et
leurs projets sont évalués par un jury d’experts (artistes, universitaires, critiques) renouvelé
régulièrement. Il est intéressant de remarquer qu’avec ce projet, l’Etat crée une source de
financement direct pour les artistes, mais qu’il ne semble pas pour autant entrer dans une
forme d’interventionnisme très marqué. Au contraire, Fernanda Carvajal et Camila Van Diest,
dans leur étude sur le fonctionnement des compagnies théâtrales entre 1990 et 2008 voient le
FONDART comme un moyen d’autonomisation du champ artistique, d’une part parce qu’il
permet de remplacer les aléas d’un marché de l’art régulé par les logiques d’offre et de
demande, d’autre part parce que la nature des jurys qui sélectionnent les projets (les artistes
eux-mêmes et des intellectuels) garantirait une sorte de neutralité politique dans l’attribution
des subventions. Dans les faits, cette idée de neutralité est discutable, dans la mesure où les
personnes nommées dans les jurys de chaque discipline sont des artistes souvent déjà
consacrés, garants d’une esthétique dominante, et que cette seule consécration suffit à justifier
leur processus de sélection : en réalité, il est presque impossible d’expliquer les « fondements
politico-normatifs » de leur fonctionnement technique. Dans la lignée de la Ley Valdés, le
FONDART est donc une institution de soutien financier de la culture, mais il se fait aussi
instance légitimante, dont la réputation des jurys devient gage de qualité et d’excellence des
œuvres choisies et financées. 
Enfin, notons que le fonctionnement même du FONDART s’inscrit dans le projet
démocratique formulé et défendu par les gouvernements de transition, ce qui favoriserait le
développement de ce dernier. D’un côté, le format de sélection collégiale des projets par des
personnes issues de différentes professions introduit une sorte d’exercice démocratique dans
l’attribution des subventions par l’institution. D’un autre côté, les différentes catégories dans
lesquelles les artistes et producteurs peuvent présenter leurs projets ne sont pas seulement
disciplinaires, mais parfois géographiques ou thématiques, comme la catégorie « Fonds
régionaux », qui tente d’encourager une certaine décentralisation culturelle. Plus tard seront
créées des catégories comme le « Fonds de promotion de l’Art dans l’éducation » ou les sous-
catégories régionales « Peuples originaires » et « Cultures migrantes » qui mettent en avant
« l’espace de la diversité culturelle et sociale » dont parlait Subercaseaux. Cette participation

81
de personnes issues de différents milieux dans les instances décisionnaires et la promotion de
valeurs telles que la régionalisation ou l’inclusion seront d’ailleurs au cœur du
fonctionnement et des missions que se donnera le CNCA dès sa création en 2003. 

Réflexion finale : l’Etat mécène, vers une alliance entre théâtre, Etat et marché ? 

Le lent développement d’une nouvelle institutionnalité culturelle – malgré les discours


très favorables à la culture et aux arts des gouvernements qui se sont succédé pendant la
transition démocratique – ainsi que le rôle pris par l’Etat, qui a préféré rester en dehors de la
gestion et de la production de la culture à proprement parler, ont inévitablement laissé place à
l’émergence d’autres acteurs dans le champ culturel chilien, notamment du côté des arts de la
scène. Il semble presque impossible aujourd’hui de parler d’institution théâtrale sans
mentionner la FITAM, Fundación Internacional Teatro a mil, dont le festival, Santiago a mil,
est précisément né en 1994. La FITAM s’auto-présente comme une organisation indépendante
de l’Etat et du privé, mais elle a bâti son modèle économique sur des mécénats d’entreprises –
rendus possibles par la Loi Valdés – sur un soutien étatique unique qui dépend du cabinet
présidentiel, et sur les FONDART gagnés par les compagnies qu’elle programme, quand elle
ne les co-produit pas. Aussi faut-il ajouter que la fondation est pleinement intégrée dans le
marché international des festivals d’arts scéniques et que sa créatrice et directrice, Carmen
Romero, l’administre dans une logique similaire à celle de la société de production qu’elle
gère en parallèle : Romero&Campbell. Dès sa création, la FITAM a défendu de grandes
valeurs démocratiques plutôt semblables à celles que les gouvernements de transition
mettaient en avant ; les membres du jury de sélection du Festival Santiago a mil sont parfois
les mêmes que ceux du FONDART ; et son champ d’intervention s’est peu à peu étendu aux
régions, aux milieux scolaires ou défavorisés, frôlant l’action sociale par la culture. Carvajal
et Van Diest voient dans le fonctionnement de la FITAM une alliance inédite entre théâtre,
Etat et marché, et nous pouvons nous demander si l’institution publique ne s’est pas ici fait
devancer par un acteur qui a su reprendre à son compte le projet démocratique formulé par la
Concertation dans les années 1990. S’insérant dans une brèche institutionnelle où l’Etat était
encore fortement en retrait pendant la transition, mais profitant du soutien financier que
pouvaient apporter la Loi Valdés et le FONDART, la FITAM est devenue la principale
structure de production et diffusion du théâtre au Chili, au point que l’internationalisation du
théâtre chilien repose presque intégralement sur son fonctionnement. 

Bilbliographie
Carvajal Fernanda et Van Diest Camila, Nomadismos y ensamblajes: compañías teatrales en
Chile, 1990-2008, Santiago, Ed. Cuarto propio, Ensayo, 2009.
De Cea Maite, « Genèse d’une institution publique pour la culture au Chili : le Conseil
national de la culture et des arts », in Poirrier Philippe et France (dir.), Pour une histoire des
politiques culturelles dans le monde, 1945-2011, Paris, Comité d’histoire du Ministère de la
culture et de la communication : La documentation française, Travaux et documents, n˚28,
2011, pp. 133-154

82
De Cea Maite, « El sendero de la institucionalidad cultural chilena: cambios y
continuidades », Estudios Públicos, 24 avril 2017, no 145
Fritz Karen Donoso, « El ”Apagón cultural” en Chile: políticas culturales y censura en la
dictadura de Pinochet 1973-1983. », Outros Tempos: Pesquisa em Foco - História, 27
décembre 2013, vol. 10, no 16
Garretón Manuel Antonio, « Las políticas culturales en los gobiernos democráticos en
Chile », in Rubim Antônio Albino Canelas et Bayardo Rubens, Coleção Cult: Políticas
culturais na Ibero-América, Salvador, EDUFBA, 2008, pp. 75-118
Griffero Ramón, « Informe sobre artes escénicas en Chile », exposé à la Comisión Asesora
presidencial en materias artísticas-culturales, 1997. Disponible sur : https://griffero.cl/1997-
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Moulin Raymonde, L’artiste, l’institution et le marché, Paris, Flammarion, 2012.
Muñoz del Campo Norma, « La culture au Chili : réflexions sur un processus de constitution
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Piña Jaime, « Carmen Romero / La Noche 109 », Revista Cultural la Noche - 109, 12
décembre 2017. Disponible sur : https://revistaculturallanoche.blogspot.com/2017/12/carmen-
romero-la-noche-109.html. [Dernière consultation le 20/09/2021]
Subercaseaux Bernardo, « La cultura en los gobiernos de la concertación », Universum
(Talca), 2006, vol. 21, no 1, pp. 190-203
Villegas Juan, « 25 años de teatro chileno: el retorno a la democracia », Arrabal, 2010, n°7-8,
pp. 87-96

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Le début d’un tournant politique ?
Le théâtre de la transition démocratique chilienne, du texte à la scène

Lorena Saavedra González

Traduit de l’espagnol par Célia Jésupret

Si l’on assimile le théâtre à un discours, comme le propose Juan Villegas (1997) dans
ses travaux sur l’historiographie théâtrale latino-américaine, on peut le définir comme un
discours situé qui expose un moment historique précis, au moyen de codes esthétiques et
culturels identifiés par le destinataire, grâce à une activité discursive inscrite dans un contexte.
Ce discours, explique Villegas, évolue en fonction d’événements historiques qui influencent
nos façons de percevoir le monde et la réalité, proposant de nouveaux thèmes et types de
représentations théâtrales. Selon cette interprétation, le théâtre serait en soi représentatif de la
société. C’est cette caractéristique que l’histoire théâtrale chilienne reconnaît, en attribuant au
théâtre de ce pays le qualificatif de théâtre politique. Rappelons que l’histoire théâtrale a
surtout été développée depuis la dramaturgie, et c’est pour cette raison que la politicité de
notre théâtre émane du texte. En effet, le texte a longtemps été hégémonique dans la définition
de l’inscription politique et sociale de l’art théâtral. Toutefois, dans la réflexion qui va suivre,
nous proposerons de contourner cette interprétation pour, d’une part, amorcer une réflexion
sur les liens entre théâtre et politique, et d’autre part, observer la façon dont, de la dictature
militaire à la démocratie, c’est-à-dire pendant la période dite de « transition démocratique »,
le théâtre chilien s’est éloigné d’une façon certaine façon d’exposer la politique par le travail
du texte pour commencer à travailler sur un mode politique, à partir de l’expérimentation
scénique. 
Dictature civico-militaire : l’hégémonie de la parole discursive 
L’événement historique qui a amorcé l’utilisation massive au Chili de l’expression
« théâtre politique » est sans aucun doute la dictature civico-militaire, qui a engendré non
seulement une fracture et une polarisation du pays qui durent encore aujourd’hui, mais qui a
aussi produit un type de dramaturgie qui met davantage l’accent sur les effets du contexte
historique. Dès le milieu des années 1970, les auteurs et autrices chiliens se mettent à réagir et
donnent à leur travail des accents de dénonciation politique, créant un mouvement de
résistance face à l’autorité, par le biais de pièces au contenu social où, dans un premier temps,
la métaphore sert à camoufler la critique directe. Au fil des ans, et notamment à partir de
1984, en même temps que les mobilisations et les protestations massives s’intensifient, le
théâtre se confronte de manière directe à la répression exercée par le gouvernement, assumant
un rôle de dénonciation qui s’est manifesté dans la dramaturgie et dans le travail des groupes
de théâtre, alors qu’émergent les premières pièces qui brisent la logique traditionnelle. 
Expression de résistance, théâtre de dénonciation, attitude contestataire, théâtre critique,
engagement esthétique, théâtre politique, sont autant d’expressions que l’on peut lire dans les
textes de divers chercheurs et chercheuses qui ont voulu systématiser les modes discursifs liés

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à la littérature et aux arts pour parler de la façon dont s’est déployé l’imaginaire dictatorial
dans la dramaturgie. Cet imaginaire surgit à une période où l’on voit naître au théâtre des
sujets qui relèvent de ce que María de la Luz Hurtado (2010) appelle « la question sociale
ravivée ». Des spectacles mettent en évidence les conséquences des mesures politiques et
économiques (modèle néolibéral) imposées par la dictature, qui ont entraîné chômage,
marginalisation, exclusion, inégalités, disparitions, torture et mort. Pendant la dictature
militaire, le théâtre se déploie principalement sur deux terrains : d’une part,  terrain du théâtre
institutionnel qui ne contredit pas l’idéologie de la dictature, où l’on trouve du théâtre
d’évasion (café-concert, théâtre musical, théâtre pour enfants), des pièces classiques du
théâtre occidental, et l’hygiénisation des drames nationaux, vidés de leur contenu politique.
D’autre part, des discours théâtraux alternatifs (Villegas, 2010) ont pu exister, qui possèdent
une coloration politique et sociale et font référence à la crise du moment et à ses répercussions
sur la vie des Chiliens. 
Pour ce qui est de la représentation, la ligne principale est celle d’un théâtre réaliste, qui
passe par le mélodrame et l’exposition de thèmes liés à l’actualité. Ce n’est pas pour rien que
Hurtado et Ochesenius parlent de « théâtre testimonial de la contingence » pour désigner la
production théâtrale de la première décennie de la dictature. Cela nous permet de constater
que l’histoire théâtrale chilienne, entendue depuis les textes dramatiques, rend compte d’un
théâtre idéologisé où les dénominations « critique », « politique » et « social » viennent de
modèles discursifs et linguistiques. Le lien entre théâtre et politique semble indéniable, car
comme le signale Badiou (2013, p.95) « l’art est, sans conteste, le plus engagé dans la
diversité des cultures, des langues, des historicités ». Mais un problème apparaît dans cette
affirmation, un problème présent dans une lecture commune du lien qui existe entre art et
politique et qui a traversé les époques : on exige à l’art de dévoiler la politique, et à l’artiste de
s’engager face à son contexte. Ainsi, les débats portant sur ce lien, d’un point de vue
moderne, se sont principalement centrés sur une « lecture prédominante qui réduit la politicité
au contenu ou au message d’une œuvre d’art » (Cappaso, Bugone, 2016, p.121) laissant de
côté les modes et dispositifs de création qui problématisent le politique depuis la pratique. 
Dans le théâtre, ou plus spécifiquement dans la dramaturgie, nous comprendrons le lien
entre théâtre et politique comme une manifestation discursive qui surgit depuis la politique,
cette dernière étant comprise comme un « ensemble de pratiques et d’institutions par lesquels
est créé un ordre déterminé, organisant la coexistence humaine dans le contexte de la
conflictualité dérivée du politique » (Mouffe, 2011, p.16). Aussi, la politique est-elle
directement liée à l’organisation du corps social par des instances hégémoniques, par
exemple, les institutions. Cette dimension prédomine dans la dramaturgie, dans la mesure où
le contexte socio-politique devient une source d’inspiration qui conditionne et/ou détermine
les thèmes exposés, ce qui nous mène à la réflexion sur la politicité faite par Cappaso et
Bugnone. Cette caractéristique et cette lecture se complexifient dans des contextes où les
processus, les formes et les matérialités ne semblent plus suivre une ligne logique et
unidirectionnelle. Le modernisme, d’une part, admet une distinction entre signifiant, signifié
et référent, distinction que le post-modernisme, d’autre part, remet en cause. Un problème
apparaît alors entre la réalité et la représentation, auquel on peut répondre politiquement
depuis l’art, et ce de multiples façons. 

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Ainsi, si l’on pense au théâtre des années de dictature, défini comme « théâtre politique »
en raison de son inscription thématique, on commence à observer des pièces, à partir du
milieu des années 1980, qui ne correspondent déjà plus au modèle prédominant. Elles mettent
en évidence des fissures et font apparaître un renouveau, sur les plans dramaturgique et
scénique. Certains spécialistes de théâtre se demanderont comment problématiser les modes
de production, car « le problème alors ne concerne pas la validité morale ou politique du
message transmis par le dispositif représentatif. Il concerne ce dispositif lui-même »
(Rancière, 2008, p.61). Ainsi, 
l’art n’est pas politique, en premier lieu, par les messages et les sentiments qu’il transmet
sur l’ordre du monde. Il n’est pas politique non plus par la manière dont il représente les
structures de la société, les conflits ou les identités des groupes sociaux. Il est politique par
l’écart même qu’il prend par rapport à ces fonctions, par le type de temps et d’espace qu’il
institue, par la manière dont il découpe ce temps et cet espace (Rancière, 2004, p. 36-37) .
C’est lors de la période de transition démocratique que l’on commence à apercevoir
des changements dans les modes de représentation et dans le statut de ce que l’on définit
comme politique au théâtre. Cette question s’inscrit dans la mise en scène, et va de pair avec
le renouveau qu’apportent avec eux les artistes qui rentrent au Chili après l’exil, formés
auprès de metteurs en scène européens, mais aussi avec le paradigme de la postmodernité et
de la mondialisation. Si on prend le plébiscite de 1988 comme point de départ de la transition,
on observe que cette étape voit naître non seulement une nouvelle scène politique, avec le
passage d’un régime autoritaire à un régime « démocratique », mais aussi une nouvelle scène
théâtrale, passant de la prédominance du texte à l’expérimentation sur scène et depuis la
scène. On glisse finalement d’une dictature civico-militaire où l’on reconnait un théâtre
contingent et dialogique, à un théâtre qui semble avoir perdu tout lien avec ce qui est
contextuel, dans une démocratie incomplète – qu’il est dur de reconnaître pleinement en
raison du lien qu’elle garde avec la dictature par la Constitution créée en 1980 – (Garretón,
2010)  ou semi-souveraine – qui limite la participation des citoyens dans les affaires de l’Etat
– (Hunneus, 2014).
Cette rupture s’exprime par des pièces dont les thématiques ne sont plus les mêmes, qui
cessent de parler du passé dictatorial pour expérimenter dramaturgiquement, en mobilisant
d’autres thèmes et formes d’écriture. On voit alors surgir des mises en scène que l’on peut
considérer comme des pièces où les conflits semblent absents, dans la lignée du modèle
politique consensuel que Nelly Richard définit comme « la démocratie des accords », une
démocratie qui subsiste grâce aux accords passés entre la droite et les partis de Concertation.
Dans un contexte transitionnel marquant le passage d’une dictature à une démocratie négociée
avec des enclaves dictatoriales (la Constitution de 1980), des accords politiques devaient être
passés, pour ne pas déstabiliser la logique démocratique. C’est au nom de cette logique que le
consensus est apparu, en tant qu’alliance entre différents pouvoirs politiques qui cherchent à
faire disparaître les antagonismes propres d’une société et montrer au monde un Chili au
visage aimable. Ce nouvel « ordre démocratique » apparaît dans de nombreuses dramaturgies,
qui ne mettent en scène aucun conflit social, aucun désaccord, puisqu’officiellement il
n’existe pas d’ennemi commun ni de polarisations à l’intérieur de la nation. C’est pourquoi le

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théâtre du début des années 1990 est souvent vu par certains chercheurs comme un théâtre
dépolitisé et déshistoricisé (Villegas 2005, Hurtado 2006), qui a abandonné sa tonalité
politique. Dans cette lignée, on trouve des pièces dont les thèmes tendent à développer un
cadre optimiste, joyeux et coloré, qui puisse représenter la joie et l’imaginaire qu’annonçait le
slogan du NON, « Cette tendance coïncide avec la politique officielle en tant qu’elle cherchait
à atténuer ou taire les conflits du passé national, diluant les causes historiques et sociales des
conflits » (Villegas, 2020, p. 224), cherchant à représenter l’identité nationale à partir d’une
scène pleine de rires, de chants et de danses, et où le mélodrame est la forme dominante. 
 La transition de la politique théâtrale : du texte à la scène 
Les années de transition ont ouvert la possibilité de restructurer la démocratie chilienne,
mais elles ont également marqué la confirmation de l’échec du socialisme. De ce fait,
jusqu’au milieu des années 1990, on commence à voir apparaître des représentations qui n’ont
plus pour objectif de vérifier une hypothèse, de transmettre un message ou de chercher une
dénonciation ou une prise de conscience. Les micro-récits et l’autoréflexion entrent alors au
théâtre, par la voix des exclus, des invisibilisés et des minorités. Ces questions se déploient
dans des représentations qui mettent l’accent sur le corps et les effets visuels, sur les systèmes
de jeu et la perméabilité entre les arts, dans des créations qui emploient des dramaturgies
éclatées. Par conséquent, les modes de représentation commencent à se fissurer, à disloquer
les modèles précédents, débouchant sur des expérimentations disciplinaires au fort impact
esthétique (Teatro La Memoria, Teatro Fin de Siglo, Teatro del Silencio, La Troppa), à la
recherche d’une redéfinition des langages et d’une ouverture au corporel et au sensoriel, dans
la mesure où « face à la perte des certitudes et au soupçon face à la parole explicative, on
cherche à créer une scène kaléidoscopique et polysémique » (Hurtado, 2010, p.21). 
Malgré cette ouverture au représentationnel, cet élan vers une théâtralité exacerbée, les
artistes ne se coupent pas totalement des thèmes sociaux et politiques, mais ils trouvent de
nouvelles formes pour s’en approcher, au-delà des formes dialoguées plus classiques. Les
pratiques artistiques commencent à prendre de la distance vis-à-vis des perspectives de
dénonciation et de création d’un message unidirectionnel, pour provoquer un décentrement
dans les langages et les techniques. Elles se mettent à expérimenter et transgressent les codes
et conventions des différentes disciplines artistiques, cherchant à s’éloigner des effets de
totalisation. Le théâtre, dans ce nouveau contexte politique, doit démonter et reformuler de
nouvelles tensions et de nouveaux antagonismes, aussi les pièces permettent des lectures
multiples et fluctuantes propices au questionnement et à la réflexion, pour faire circuler
d’autres manières de penser le lien entre théâtre et politique. 
À partir du milieu des années 1980 et dans la décennie suivante, les metteurs en scène et
les compagnies opèrent donc un tournant dans la façon de définir le théâtre politique. Ils
opèrent un déplacement d’une discursivité inscrite dans le texte vers des esthétiques politiques
inscrites dans la représentation, dans des montages scéniques qui ne se coupent pas des
processus sociaux mais les complexifient depuis la scène et le jeu. L’un d’eux est Ramón
Griffero, qui forme comme un pont entre les formes de représentation à l'œuvre durant les
années de dictature et celles qui s’inventent en démocratie. Dès le début, son travail marque
une rupture, non seulement scénique mais aussi en termes de discours qu’il porte comme

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artiste sur la pratique telle qu’il la conçoit et reproduit, selon un modèle réaliste et une posture
transgressive qui fait directement appel à des codes scéniques et corporels, comme il
l’explique dans son manifeste, écrit en 1985. 
Le passage du drame et du théâtre réaliste à des formes inscrites dans le théâtre
postdramatique s’intensifie progressivement sur la scène locale. S’agissant précisément de
Griffero, son travail sur l’espace est certainement dû également à son lien avec le scénographe
Herbert Joncker, avec qui il réalise une partie de ses créations les plus emblématiques,
donnant naissance à sa poétique, que nous pouvons retrouver dans son essai La Dramaturgie
de l’espace (2011). Depuis ses premières pièces comme Historias de un galpón abandonado
(1984), Cinema Utoppia (1985) ou 99 La morgue (1986), créées dans des espaces alternatifs
comme El Trolley, il entame une démarche expérimentale qui se confirme lors de la transition
dans des propositions comme Éxtasis (1993), Río abajo (1995) et Almuerzo de mediodía-
Brunch (1999). Avec sa compagnie Teatro Fin de Siglo, il met en place des « dispositifs
scéniques et de représentation » qui entrent en dissidence avec les formes théâtrales que l’on
avait l’habitude de définir comme politiques. Les expériences artistiques réalisées au Trolley
configurent une autre façon de faire politique, depuis une position dissidente, qui fait appel à
des dispositifs, des corps et des thèmes qui échappent à ce qui était validé par l’art. Elles font
intervenir la question de la marginalité, non seulement sur un plan économique (sujet
largement exposé dans les dramaturgies des années 1980), mais aussi sur les plans sexuel et
politique. Le visuel et le jeu annoncent aussi une rénovation culturelle poussée, plus en phase
avec ce qu’on observait alors dans les arts visuels que dans le théâtre. Un déplacement s’opère
non seulement dans la façon d’aborder certains thèmes, mais aussi dans une conception plus
large, en sortant d’un modèle canonique où les modes « esthétiques et les valeurs promues par
le système politique de cette étape dictatoriale de l’histoire chilienne » (Guerrero, Oyarzún,
Piña, 2006, p. 128) sont transgressés et sortent d’un théâtre légitimé qui se basait sur le mode
politique de la dénonciation. 
Dans cette ligne, on trouve Mauricio Celedón et Alfredo Castro, qui explorent chacun
différemment de nouvelles conceptions de l’art théâtral, s’éloignant du théâtre réalisé en
dictature. Chacun expérimente la notion d’action, à travers le corps des acteurs et actrices,
interrogeant les grands récits (Celedón) et ouvrant la voie à des histoires marginales (Castro).
Celedón et sa compagnie Teatro del Silencio (1989) s’investissent radicalement dans le travail
corporel et gestuel en développant des propositions qui n’utilisent absolument aucun langage
verbal. La communication passe alors par d’autres formes d’énonciation pour raconter une
histoire, selon une logique qui n’est plus réaliste. Le travail d’acteur explore différents usages
du corps, par le biais de formes dérivées du mime, approfondissant des techniques apprises en
France avec Etienne Decroux, Marcel Marceau ou encore avec Ariane Mnouchkine au
Théâtre du Soleil. Pour tisser un lien avec les spectateurs, les acteurs/performers tentent de
construire des personnages types qui tirent leur puissance visuelle de mouvements extra-
quotidiens, mais aussi de costumes, accessoires et maquillages qui les rendent reconnaissables
grâce à leur utilisation de symboles identifiables, travaillant même parfois avec des
marionnettes et de grands objets. A ces caractéristiques s’ajoute la puissance de la musique
qui donne forme aux scènes en passant par des faits historiques, symboles du devenir de notre
histoire occidentale. Des pièces comme Transfusión (1990), Malasangre (1991) ou Taca

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Taca mon amour (1993), exposent des histoires qui ont engendré de grandes transformations
politiques et sociales, faisant intervenir des personnages reconnaissables comme Christophe
Colomb, Bernardo O’Higgins, Arthur Rimbaud, Adolf Hitler, Sigmund Freud, Vladimir
Lénine ou Albert Einstein, entre autres. Ces œuvres étant configurées comme des créations
spectaculaires, leur exécution ne peut se faire dans des salles traditionnelles, ce qui ouvre la
représentation à d’autres espaces comme la rue ou des hangars. Le Teatro del Silencio
deviendra une référence pour les nouvelles générations formées en démocratie, comme
pratique liée à la rue, à la pantomime, au théâtre gestuel, à la musique, au cirque, à une
recherche du geste non soumis à la parole, en somme. 
L’expérimentation d’Alfredo Castro passe quant à elle par un jeu de l’acteur qui conjugue
mémoire et corps, dans des processus de recherche ouverts à des dimensions dans lesquelles
le corps et l’inconscient se déploient pour faire apparaître un autre monde. Castro apparaît sur
la scène nationale en 1987 avec la compagnie Teatro La Memoria, avec l’objectif de travailler
d’autres esthétiques qui puissent exposer et s’ouvrir à ce qu’on appelle l’inconscient collectif.
Il développe un travail sur le témoignage, qu’il creuse dans sa Trilogía Testimonial avec La
manzana de Adán (1990), Historia de la sangre (1992) et Los días tuertos (1993), pièces
réalisées dans des espaces intimes, hors des circuits traditionnels, à partir de matérialités
diverses, configurées sur scène, depuis la scène. La manzana de Adán est adaptée d’un livre
de Claudia Donoso et Paz Errázuriz, Historia de la sangre naît de témoignages sur des crimes
passionnels, et Los días tuertos parle de la vie de cinq personnages liés au monde du
spectacle. 
On observe chez ces artistes des conceptions esthétiques du théâtre qui se distinguent de
ce qui se faisait au XXe siècle, des formes qui ne sont plus soumises à des discours militants
ou de résistance ni à des modes de représentation marqués par des modèles de jeu réalistes.
Les années 1990 proposent une redéfinition des langages, les artistes expérimentent dans les
cadres de ce qu’on pourrait qualifier d’esthétique post-moderne qui détermine des modes et
des thèmes liés au spectaculaire, à la fragmentation, à la décomposition, au jeu et à
l’expérimentation, à de nouvelles formes d’interprétation anti mimétiques, et à la
pluridisciplinarité. Un déplacement s’opère alors du texte vers la scène, selon un autre
paradigme politique et culturel dans lequel la politique a abandonné l’exercice du débat, la
zone de conflit, cette dimension du politique dont parle Mouffe, produit d’une avancée
technique vertigineuse liée au progrès, assistant à de multiples réalités et façons de
comprendre le monde, un temps du simulacre et du spectacle. Dans ce contexte, est-il possible
de reproduire les mêmes schémas sans laisser place à l’interprétation de ceux qui observent ? 
Conclusion
En résumé, les années de transition démocratique modifient le lien entre théâtre et
politique, en s’éloignant de « l’art engagé » qui pour Richard (2005, 2018) s’impose en
Amérique Latine à partir des années 1960 comme un art au service du peuple et de la
révolution ayant pour objectif la transformation sociale, selon une idéologie conforme au
modèle politique. On commence à penser le « politique dans l’art ». On voit comment certains
artistes de théâtre cessent de penser leur art comme un simple support d’un contexte historico-
social rendant compte d’une cohérence et d’une correspondance entre forme et contenu, pour

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s’approcher de procédés internes à la pièce capables d’interpeller le contexte. Aussi n’existe-t-
il plus de lien cohérent entre signifié, signifiant et référent. Cette situation se voit modifiée par
les changements que connaissent la scène politique et le modèle de représentation qui subira
une fracture encore plus grande les années suivantes. De cette façon, et face à la
prépondérance de la dénonciation discursive comme façon de questionner le contexte, c’est-à-
dire, de faire émerger le qualificatif politique de la politicité discursive de la pièce, du
contenu, message et/ou discours, on observe la mutation d’une certaine théâtralité qui
transgresse la volonté structurelle de développer un théâtre traditionnel, aux thématiques
politiques. Cette théâtralité travaille avec différents langages, par le biais d’outils
contemporains, provoquant un déplacement qui met en tension un type de représentation, de
discours et de genre traditionnels. Ces caractéristiques permettent de reconnaître un
déplacement de la représentation politique, avec des artistes de théâtre qui renoncent à
travailler avec des paradigmes réalistes/illusionnistes pour s’inscrire dans le contexte du pays
à partir d’autres formes. On observe alors un repositionnement de la scène, ce qui dans sa
praxis engendre également un changement dans le statut du spectateur. 

Bibliographie 
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                    (2012) El Malestar en la Estética. Buenos Aires. Clave intelectual. 
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Villegas, J. (2020). Ensayos sobre teatro chileno. Siglos XX y XXI. Santiago: Ril editores.

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Aires: Galerna
                    (1997). Para un modelo de historia del teatro. Irvine: Ediciones Gestos.

Les premières années de la Compagnie Teatro del Silencio [Théâtre du silence] et


l’imaginaire de la transition politique chilienne

Inés Stranger

Au cours des années 1980, beaucoup de théâtre de rue s’est produit au Chili. Au dire des
propres artistes, acteurs diplômés des écoles universitaires, ils faisaient du théâtre de rue pour
éviter les contrôles que la dictature exerçait sur les pièces représentées dans les salles
conventionnelles. Ainsi, l’irruption des artistes dans l’espace public avec des spectacles
bruyants et colorés était une forme de résistance.

Après le référendum de 1988, grâce auquel le peuple chilien a refusé de prolonger de huit ans
le gouvernement militaire mené par Pinochet, les productions de théâtre de rue se sont
multipliées. Pendant le gouvernement de Patricio Aylwin, premier président de la récente
démocratie, le théâtre de rue commence à se déployer dans des nouveaux espaces et connaît
de nouvelles formes de production. 

L’histoire des quatre spectacles de la compagnie Teatro del Silencio (Transfusión, en 1989 ;
Ocho horas, en 1991 ; Malasangre o las mil y una noches del poeta, en 1991 ; et Taca-taca,
mon amour, en 1993) se déroule en concomitance avec les grands changements de la vie
politique et culturelle des Chiliens, et semble les contenir sur le plan symbolique. 

Cette histoire a commencé en 1989, quand Mauricio Celedón a réalisé un atelier de mime
corporel dramatique dans l’Université Métropolitaine des Sciences de l’Éducation, où il a eu
l’occasion de se faire connaître et de rencontrer les jeunes comédiens qui vont l’accompagner
dans cette nouvelle aventure.

Le succès de cet atelier marque la naissance de la compagnie du Teatro del Silencio en 1990
avec le spectacle Transfusión [Transfusion], un mimodrame de rue racontant l'histoire des
grandes migrations qui ont peuplé l'Amérique, en remettant en cause la « célébration » du
cinquième centenaire de la découverte de l’Amérique. 

Dix grands chariots à deux roues, tirés par des acteurs entrent en scène à toute vitesse. C’est
une espèce d’hôpital itinérant. Dans chaque chariot on transporte un malade psychiatrique en
camisole. Ce sera le dispositif dramaturgique permettant aux malades de mettre en scène leurs
rêves et leurs délires :  l'histoire inachevée des « transfusions » entre une vieille Europe et une
Amérique jeune.

C’est un spectacle rempli de fantômes, sans fil rouge, qui réussit pourtant à créer des images
puissantes tirées de l’imaginaire des peuples d’Amérique latine : la reine d’Espagne
accouchant d’une mappemonde, Christophe Colomb dépeint en pleine traversée, des Indiens
fouettés cruellement par les Espagnols, un Espagnol qui viole une indigène, Moctezuma au
centre de sa ville en flammes, les processions des vierges… L’imagerie propre à l'inconscient

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collectif et inspirée des livres d’Eduardo Galeano imprègne une grande partie du spectacle, au
rythme d’une musique jouée en direct par cinq musiciens : rumbas, salsa, chansons pop, paso-
dobles et la participation de Lorenzo Aillapan, « el hombre pájaro » (« l’homme oiseau »),
poète mapuche qui sait reproduire tous les chants des oiseaux. Ceux-ci vont accompagner tout
le spectacle pour créer l’atmosphère d’une Amérique dont la nature est vierge et sauvage. 

Un changement de musique marque soudainement l’arrivée de la période coloniale. La scène


représente la relation entre un Espagnol et une Indienne qui va donner naissance à Bernardo
O’Higgins, leader indépendantiste chilien. Il s’agit d’une longue séquence avec beaucoup de
pantomime. L’enfant grandit, est rejeté par son père, étudie en France et devient gouverneur
du Chili. Puis, les chariots renversés vont se transformer en  canons de la Guerre
d’Indépendance.  À la fin de cette scène tous les acteurs de la compagnie chantent « la
Ballade de Manuel Rodriguez » dont les paroles ont été composées par Pablo Neruda.
Rodriguez arrive à cheval et donne un coup de pied à Bernardo O ‘Higgins. Ensuite, il sera
fusillé dans le dos. Fin de la chanson, fin du spectacle. Pour comprendre l’ironie de la fin, il
faut se souvenir de l’existence à l’époque du groupe armé Frente Patriótico Manuel
Rodriguez [Front Patriotique Manuel Rodriguez] qui avait lutté contre Pinochet, et à qui la
pièce semblait rendre hommage.

Ce n’était donc pas dans l’intérêt de l’histoire racontée que le spectacle puisait sa force. Sa
puissance résidait dans la production elle-même, dans sa grandeur, sa vitesse et son énergie.
L’œuvre démarrait avec l’irruption des acteurs à vélo et l’arrivée des chariots utilisés pour
arrêter le trafic et pour occuper l’espace où devait se dérouler la représentation. Ces chariots –
anciennes charrettes tirées par des chevaux que l’on utilisait pour emmener les produits
agricoles au marché – constituaient le dispositif scénique de base ; ils prenaient diverses
positions, servant de lits, de bateaux, de barricades et d’autels. Outre les chariots, de grandes
toiles blanches sur lesquelles se dessinait une croix rouge illustraient l’échelle spectaculaire
de l’œuvre. 

La compagnie  Teatro del Silencio participera activement aux événements publics


accompagnant la construction symbolique de la transition démocratique du pays en
représentant une sélection de séquences de ce spectacle. Le groupe contribue ainsi à la
purification symbolique du Stade Chile, un ancien centre de détention et torture pendant la
dictature. De même, cette catharsis se met en place dans la cérémonie  Así me gusta Chile
[Littéralement, “C’est comme ça que j’aime le Chili”], présenté au Stade National, également
lieu de torture et détention, et où l’on retrouvera bientôt le président Aylwin pour célébrer le
début de son gouvernement. 

Transfusión est une pièce qui reste dans la mémoire des gens en tant qu’icône de la fin de la
dictature.  La manière dont l’espace public a été occupé et investi par la compagnie a changé
remarquablement l’expérience d’habiter la ville.

 « La rue est un endroit que l’on peut théâtraliser à tout moment. L’espace urbain est un
théâtre en soi, et nos dix chariots transforment l’espace en  salle de spectacle. Le théâtre
transforme, enrichit et nourrit. Il faut que l’on aille vers le public pour le surprendre, pour
investir l’espace de la ville.  Le théâtre a une fonction sociale, il est la preuve que le

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changement est possible, que l’on peut atteindre tout le monde, les gavroches, les vendeurs de
rue, les prostituées. Ils n’avaient jamais vu du théâtre avant que nous y arrivions. On apprend
beaucoup » – dit Juan Cristóbal Soto, acteur de la Compagnie. 

Pour sa part, Renzo Briceño, lui-même membre de la compagnie, se souvient du transfert des
chariots depuis les locaux de l’Institut Pédagogique jusqu’aux lieux de Matucana 100, un
trajet de près de dix kilomètres exécuté à pied en traversant les communes de Macul,
Providencia, et Santiago pour finir à Quinta Normal. « On était bien maigres alors », nous
disait à son tour Agustín Letelier. L’exigence physique était extrême.

La compagnie n’avait pas demandé l’autorisation des autorités pour mettre en scène
Transfusión sur la voie publique. Les acteurs devaient conquérir l’espace de représentation à
toute vitesse et faire appel au public qui, grâce à sa présence, assurait le bon déroulement du
spectacle. Une fois que l’œuvre démarait, il était difficile que les carabineros interviennent.

« À l’époque, quand tout rassemblement de plus de sept personnes était interdit », – nous
raconte Agustín Letelier-, « nous étions souvent suivis et interpellés par la police. Ils
cherchaient toujours des armes cachées parmi nos affaires, et ne comprenaient pas que nous
transportions autant de choses seulement pour faire du théâtre ». 

Un autre souvenir de Briceño nous permet de saisir l’esprit de cohésion de la compagnie :

On était au mois de mars 1990, Aylwin était arrivé depuis peu à La Moneda. Une partie de
notre troupe s’est avancée à vélo pour annoncer la tenue de notre spectacle sur la Plaza de la
Constitución [Place de la Constitution], derrière La Moneda. Nos charrettes sont rapidement
arrivées et nous avons commencé à installer les toiles. Les flics sont arrivés et je vois que l’un
d’eux écrase les toiles avec son pied. Je me souviens bien de cette image car j’ai hésité à le
frapper… Une discussion a suivi : Lui : Vous ne pouvez pas rester là, c’est interdit. Nous :
Quelle idée ! Maintenant, c’est pas vous qui commandez. Nous étions très gonflés. À la fin,
les flics nous ont dit de demander l’autorisation directement à La Moneda. C’est pourquoi
nous y sommes allés, avec Lorenzo Aillapan, le mapuche, appelé l’homme oiseau, Juan
Cristóbal Soto, portant l’uniforme du général Bernardo O’higgins, le père de la patrie et moi-
même, pieds nus, en tee-shirt. Nous avons longuement attendu d’être reçus dans un bureau.
Au bout d’un moment, trouvant cela ridicule, nous sommes retournés sur la place en criant de
toutes nos forces : Eh, les amis, nous avons l’autorisation, nous allons faire le spectacle.
L’officiel était dépité. D’autres gradés qui regardaient la scène se sont rendu compte de notre
mensonge et ont demandé : Cela dure combien de temps ? – 40 minutes… – Bon, bon, allez-
y, et faites vite… Et nous avons ainsi pu faire la représentation. Au moment où Montezuma
entre en scène et où j’allume un cercle de feu sur le sol, le temps s’est figé. C’étaient des
secondes pendant lesquelles nous avons pu apercevoir La Moneda en flammes, enfumée,
comme dans les films, quand la caméra ralentit.

Il existait alors un engagement absolu des acteurs envers l’œuvre et, plus largement, le projet
qu’ils menaient. Ils étaient conscients qu’il fallait s’approprier l’espace public pour franchir
un cap. Il fallait d’abord “libérer la ville” afin de conquérir la liberté de réunion, et permettre

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de faire du théâtre ainsi que la fête. La joie était la nouvelle épopée – même si cela a été
dépeint de manière très caricaturale trente ans après.

L’année suivante, en 1991, avec le nouveau gouvernement déjà en place, la compagnie a


présenté Ocho horas [Huit heures], un spectacle qui rendait hommage aux luttes ouvrières. Le
1er Mai 1891 éclate à Chicago une révolte ouvrière dont les objectifs principaux étaient
l’établissement de la journée de travail de huit heures et le droit de grève. Elle se terminera en
tuerie et par l'arrestation, puis la pendaison, des principaux leaders du mouvement. 

À l’instar du cinéma muet, Ocho Horas raconte cette émeute, la révolte des ouvriers, la
répression sanglante, le pouvoir de la presse, le jugement et, finalement, l'Ange de l'espoir.
Accompagnés d'un orchestre en direct, interprétant une musique allant du jazz au rap, les
vingt comédiens, en silence, redonnent vie à ces événements tragiques.

Le plus remarquable de ce spectacle était le travail corporel du groupe complètement maîtrisé,


la coordination parfaite des gestes, la respiration au même rythme, l’attention et la
construction d’une présence scénique fort puissante. Il n’y avait pas trop de scènes avec deux
ou trois personnages, c’était toujours un groupe en mouvement qui protestait, débattait et
finalement périssait (un groupe de femmes ou d’hommes ou tous ensemble). Les acteurs
passaient plusieurs heures à s’entraîner ensemble. Ce travail corporel, d’une certaine manière,
les soudait. 

Ocho horas a été présenté sur les places publiques des quartiers pauvres de la commune de
Santiago, suivant un itinéraire organisé par Willy Oddo, membre du groupe Quilapayún et, à
l’époque, attaché culturel de la Mairie de Santiago. C’était une pièce dont la conception
scénographique était très austère, avec quelques échafaudages en aluminium suffisamment
légers pour pouvoir être transportés dans une camionnette. Par ailleurs, la compagnie les avait
récupérés d’une autre pièce. 

« Nous avons décidé que le vertige dans le théâtre et dans la vie était une caractéristique
fondatrice du Teatro del Silencio », nous dit Renzo Briceño, gardant un très beau souvenir de
cette pièce qui n’a pourtant pas été représentée très longtemps. Un soir, ils se sont produits à
la station Mapocho du métro de Santiago, laquelle avait été choisie grâce à sa place circulaire
avec une bonne acoustique. « Beaucoup de personnes nous ont approchés après le spectacle,
beaucoup parmi eux ont pleuré. C’était la première fois qu’ils étaient les protagonistes de
l’histoire », avaient-ils affirmé. « Pour nous, c’était important d’occuper le métro de
Pinochet » conclue Briceño. 

Le spectacle suivant a été créé à la fin de la même année. La compagnie vivait alors dans le
vertige de la création, faisant preuve d’une inventivité épatante. Ils se sont mis à créer
Malasangre o las mil y una noches del poeta. L’Institut Français au Chili avait embauché la
compagnie pour créer un spectacle sur la vie du poète Arthur Rimbaud à l’occasion du
centenaire de sa mort. C’était la première fois qu’ils ont eu de l’argent pour entamer un
processus de création et de recherche en toute tranquillité. 

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Au groupe des débuts, de nouveaux acteurs se sont ajoutés, pour arriver à plus de trente
membres. Contrairement au travail collectif mené dans Ocho horas, pour ce nouveau projet il
fallait construire des personnages clairement identifiés ainsi que créer des interactions
précises afin de raconter la vie de Rimbaud. Mauricio Celedón décidait sur quels personnages
ils allaient travailler en premier. Celui de Rimbaud a fait l’objet de plusieurs improvisations et
d’une recherche poussée. C’est en effet lors de ces improvisations que l’idée d’interpréter
Rimbaud avec trois acteurs s’est imposée ; chacun interpréterait trois moments de la vie du
poète. 

Ultérieurement, ils se sont attardés sur les autres personnages : Verlaine, la Mère et la Sœur.
Tous les acteurs s’y consacraient, en créant ainsi une grande quantité de matériel et de
séquences de pantomime. Parallèlement à la recherche des personnages, les improvisations
donnaient lieu à de nouvelles situations dramatiques dont le résultat était assez satisfaisant.
Au fur et à mesure des répétitions ces nouvelles scènes s’amélioraient et étaient mieux
maitrisées. 

Tout le monde devait contribuer à la recherche des personnages, toute trouvaille était utile et
profitable, le travail se faisait dans l’urgence, dans la précipitation, mais avec un contrôle total
de l’énergie physique de l’acteur. Les musiciens improvisaient ensemble avec les comédiens.
Le but était de trouver l’état Rimbaud, c’est-à-dire, un état d’émotion exaltée. Si un acteur
trouvait un geste approprié, tous les autres l’adoptaient. Les comédiens faisaient pleinement
confiance à Celedón, qui avait la capacité d’identifier ce qui marchait bien parmi les
différentes propositions. 

Six jours avant la première, une scène entre Rimbaud-enfant et son professeur a été
découverte lors d’une improvisation. Les acteurs pensaient que cette séquence montrerait un
côté moins sombre de la vie de Rimbaud. Elle a été rajoutée à la pièce presque sans
modifications. C’est ainsi que le quatrième Rimbaud, enfant, est apparu.

Le poète Rimbaud – en tant qu’entité idéalisée – est toujours sur scène. Dans ses quatre
versions, il est un jeune à l’esprit rageur et féroce, une personnification de la révolte. C’est à
ce Rimbaud idéalisé que les acteurs et les actrices se sont identifiés, assimilant ainsi son désir
sacré d’avancer, d’aller ailleurs, vers l’avenir, même si cela l’entraîne vers sa propre
destruction.

L’idée de « fuir en avançant » qui inspirait le travail se manifestait dans la partition des


acteurs qui sortaient toujours à toute vitesse vers l’avant. L’espace central où
se déroulaient les scènes entre les différents personnages était toujours éphémère. Les
personnages voulaient courir vers le futur, se ruer en avant. De ce fait, les scènes se
déroulaient à toute vitesse.

Nous remarquons que pour Malasangre la compagnie emploie une méthode de travail proche
à un théâtre plus « conventionnel ». Le récit prend une forme qui s’approche du
dramatique : il y a des personnages, des scènes où ils interagissent les uns avec les autres, une
progression de l’action vers une résolution du récit. C’est pourquoi le rôle du metteur en scène
devient crucial pour sélectionner et enchaîner les improvisations et les transformer en scènes.

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Les acteurs incarnant un personnage ne font plus partie du groupe de manière constante sur
scène, donc ils n’ont plus la vision d’ensemble. Pourtant, la scène où Rimbaud participe à la
lutte des communards préserve un travail de coordination du geste tout à fait millimétrique
ainsi que l’esprit collectif de Ocho Horas. 

En outre, la scénographie est devenue plus complexe : une tente, des rampes latérales,
quelques meubles, une table, une rangée de cinq sièges façon cinéma, le buste du poète… Il y
a aussi des changements de costumes, des vêtements lourds… Transporter tous les éléments
de la scène n’était plus aussi facile qu’auparavant. En fait, la compagnie perd en autonomie.
La scénographie, la lumière, les changements de costumes et le maquillage exigeaient une
logistique particulière ; les acteurs avaient besoin d’être à l’abri dans des lieux fermés et
protégés pour se maquiller et changer leurs costumes. Avec ce spectacle, même s’il continuait
à se présenter à l’extérieur, la compagnie abandonne la rue.

Malasangre a été présenté dans le Parque Forestal, en face du Musée d’Art Moderne, dans le
Parque Almagro et puis au Centre Culturel de la Municipalité de Las Condes. Ensuite la pièce
a connu plusieurs tournées internationales et, pendant trois ans, elle a participé à presque tous
les festivals internationaux de théâtre.

Enfin, pour clore notre analyse de la période « chilienne » de la compagnie du Teatro del
Silencio, nous évoquerons  Taca-Taca, mon Amour, créé  en 1993. Il s’agit d’un spectacle
dont le projet dramaturgique ambitieux visait à raconter l’histoire d’Occident depuis 1900
jusqu'à l’explosion de la bombe atomique. Dans une vidéo produite par l’Université de
Valparaíso, Celedón explique qu’il faisait partie d’une génération dont l’enfance était
menacée par le fait que quelqu’un pouvait appuyer sur un bouton et détruire le monde
instantanément.

Je suis né au milieu d’une explosion atomique. Je suis de la génération de ceux à qui on disait
qu’il y a un bouton et qu’il suffit d’appuyer sur ce bouton pour que ce soit la fin du monde.
Cela n’existait pas au siècle dernier. Il n’existait pas la possibilité d’appuyer sur un bouton, de
faire exploser le monde et de provoquer la fin du monde entier. J’ai le sentiment d’appartenir
à une génération de l’urgence. J’ai toujours vécu avec ce danger de mort. Nos enfants
continuent de naître dans cette totale incertitude. Je ne sais pas pourquoi j’ai en tête cette
histoire du bouton. Il suffit d’un bouton pour provoquer la fin du monde. Ce qui veut dire que
dans les années 60 le langage était complètement apocalyptique.

La scène était un grand terrain de taca-taca (baby-foot) où les acteurs prenaient la place des
joueurs en plastique. Sur ce terrain apparaîtraient au fur et à mesure des personnages
marquants de la période choisie : Raspoutine, Lénine, Staline, la reine Victoria, Freud,
Einstein, l'Oncle Sam, Hitler. Ils participaient tous au grand match qui finirait avec
l’annihilation définitive de l’humanité. Il s’agissait d’un spectacle très sombre. La fin se
déroulait dans un registre futuriste, propre à la science-fiction, ne laissant aucun espoir. 

Bien que ce spectacle conserve le travail sur le geste et la musique, de même que
l’engagement physique de l’acteur sur scène, on n’est plus dans la gestion artisanale des

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acteurs et la guérilla urbaine, caractéristiques qui semblaient bien décrire le travail effectué
pour Transfusión et Ocho Horas. 

Dans les quatre spectacles du Teatro del silencio que nous venons de renseigner, nous
pouvons observer une complexité progressive des pièces, ainsi que de leur production. Il y a
un énorme décalage entre les chariots transportés par les acteurs dans Transfusión et les
tonnes de fer que des techniciens spécialisés devaient assembler afin d’installer la
scénographie de Taca-taca. 

Transfusión et Ocho Horas étaient des spectacles de rue se déroulant devant un public qu’il
fallait séduire ; c’était une véritable occupation de l’espace public. Malasangre marque une
transition, mais Taca-taca devait se produire dans des grands espaces, fermés, tels que des
gymnases avec des gradins, puisqu’il fallait voir le spectacle en hauteur. Le coût de
production s’était multiplié, faisant preuve d’une institutionnalisation culturelle de la
compagnie.  

Cependant, c’est dans « l’esprit » de chaque spectacle où l’on remarque les plus grandes
différences. Peut-être qu’après l’euphorie suivant la défaite de Pinochet aux urnes et sa sortie
du gouvernement qui avait inspiré l’occupation de la ville, la nouvelle démocratie ne semblait
point aussi fascinante. Au moment de la création de Taca-taca il n’existait plus ni la même
émotion ni la même urgence. Il y avait encore, sans doute, de l’amour pour le théâtre, mais
l’allégresse de collaborer à la construction d’un projet collectif n’y était plus.

La transition politique a coïncidé avec la fin des grandes utopies socialistes – il faut se
rappeler que 1989 marquait aussi la chute du mur de Berlin. Il s’agit d’une coïncidence
démoralisante pour la gauche chilienne, qui n’arrive pas à proposer un projet rassembleur,
distinct de celui des Chicago Boys, autant sur le plan économique que social. En 1993, au
moment de la création de Taca-taca, Celedón parle déjà de l’absence d’utopies pour les
jeunes. La preuve : à la fin du gouvernement d’Aylwin, des premières voix dissidentes
rappelaient que la Concertation de Partis pour la Démocratie, coalition politique ayant battu
Pinochet aux urnes, ne devait pas adhérer avec autant de passion au modèle néolibéral installé
par celui-ci.

Taca-taca est un spectacle qui comporte beaucoup de contradictions. D’un point de vue
idéologique, il était assez sombre ; en termes dramaturgiques, il était confus, avec un récit
allant dans tous les sens ; esthétiquement, la pièce était absolument spectaculaire, grâce à la
création d’images gigantesques et fabuleuses. Il marque aussi la fin de la compagnie Teatro
del Silencio telle qu’on l’avait connue. En effet, après cette production, Celedón, ainsi qu’une
partie de la troupe, déménage en France où ils continuent à travailler ensemble, notamment à
Aurillac, haut lieu du théâtre de rue. 

La nostalgie ressentie par Celedón, qui l’a peut-être poussé à quitter le pays, s’est emparé de
beaucoup de gens, déçus par le projet politique de la Concertation. Aujourd’hui, en 2021,
nous pouvons constater que Taca-Taca contenait le germe d’une désillusion qui dans
l’actualité fait grandement écho. 

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98
Troisième partie 
MÉMOIRES

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Des dramaturgies de la crypte :
la hantise de l’Histoire dans le théâtre argentin de post-dictature
Joana Sanchez

Le théâtre argentin de la période post-dictatoriale se caractérise par l’apparition d’une


nouvelle génération d’artistes qui opère une « révolution artistique », selon l’expression de
Florencia Dansilio, portée par deux piliers : d’une part l’avènement d’une nouvelle conception
de la dramaturgie, ancrée sur le plateau et sa dimension performative ; d’autre part la défense
de l’autonomie de l’art qui suppose une rupture forte avec la rhétorique militante des
générations précédentes. Mais ne pas « travailler sur » le passé dictatorial ne l’empêche pas
« d’être travaillé » par les stigmates du passé et les blessures du présent. Au contraire, les
modes de création de ces nouvelles dramaturgies de plateau, guidées par l’improvisation et le
devenir incertain des œuvres, favorisent même l’irruption d’un inconscient collectif et le
questionnement implicite des tabous d’une société. 
Car dans les années 1990, la récente dictature fait l’objet d’une forme d’omertá
sociale. Justice et mémoire ne sont pas à l’agenda des institutions politiques et judiciaires, et
ne constituent même pas un sujet médiatique ou de société, puisqu’il faudra attendre les
années 2000, notamment à partir de l’arrivée au pouvoir de Néstor Kirchner en 2003, pour
qu’un travail mémoriel collectif soit entrepris. La décennie 1990, telle qu’elle est mise en
scène par les politiques libérales du ménémisme et la culture dominante, est celle de la
consommation triomphante et de l’étalage d’un esprit de fête, qui implique en amont un déni
mémoriel, et en aval la « gueule de bois » économique que constitue la crise de 2001. 
Or c’est précisément certaines tendances du théâtre indépendant de cette longue
décennie 1990 (si l’on prend comme charnière 2003), qui pâtit de l’image de frivolité
ambiante, que je qualifierai de « dramaturgies de la crypte », en empruntant le concept
sépulcral à la psychanalyse de Nicolas Abraham et Maria Torok. Mon hypothèse est que
certaines dramaturgies novatrices, en apparence totalement déconnectées des questions
mémorielles, sont en réalité perforées par la violence traumatique de l’histoire. Cette idée est
le fruit de l’analyse d’un corpus de pièces qui m’ont frappée par la récurrence de certains
motifs (thématiques, mais surtout structurels) dans lesquels je lis des symptômes du contexte
socio-historique. Chez Ricardo Bartís (avec Cartes postales argentines, La coupure,
L’innommable péché par exemple), Daniel Veronese (avec Des femmes ont rêvé de chevaux
notamment), Beatriz Catani et les deux premiers volets de sa Trilogie de l’échec, ou encore la
jeune Lola Arias (avec La famille flaccide), on trouve des schèmes d’articulation dramatique
communs, qui entrent en résonance avec les grandes tendances du théâtre occidental, mais
font aussi entendre la singularité de cette production post-dictatoriale argentine. À défaut de
pouvoir aborder chacune de ces pièces dans les limites de cet article, je me propose ici de
systématiser la notion de « dramaturgie de la crypte », tout en l’illustrant à travers La coupure
de Ricardo Bartís montée en 1996 au Sportivo teatral.

La mécanique fantomatique de la crypte

100
Dans L’écorce et le noyau, Nicolas Abraham et Maria Torok forgent le concept de
crypte pour désigner, chez un individu ou un groupe, la présence d’un traumatisme caché et
inavouable. La condition innommable du trauma entraîne un refus de celui-ci et bloque de ce
fait toute possibilité du deuil. Alors que le deuil est un processus dynamique, la
« cryptophorie » est un déni de la perte, une négation du trauma : « Le deuil indicible installe
à l’intérieur du sujet un caveau secret ». Si la crypte est inavouable, c’est parce que le secret
enterré vif est « honteux », dans la mesure où il engage un objet autrefois aimé ou admiré,
dont la remise en cause ébranlerait trop profondément le sujet. Mais « le fantôme de la crypte
vien[t] hanter le gardien du cimetière, en lui faisant des signes étranges et
incompréhensibles ». Abraham et Torok développent leur « clinique du fantôme » à l’échelle
individuelle et familiale, mais la mécanique qu’ils décrivent est transposable à des groupes
sociaux plus larges. Dans l’Argentine oublieuse des années 1990, le passé dictatorial est un
tabou qui fonctionne comme une crypte : enterré sans sépulture, il fait subrepticement retour
dans l’imaginaire collectif, notamment à travers la création artistique. À l’instar du deuil
impossible, le processus mémoriel est bloqué car la dictature entache honteusement les piliers
identitaires de la Nation et la cohésion de la société. Dénier la mémoire au nom de la
sauvegarde du vivre-ensemble (qui a justifié les politiques de l’oubli) revient à bâtir une
société cryptophore, éternellement « post-dictatoriale », dans la mesure où ce chapitre
traumatique de l’histoire n’est pas examiné, métabolisé, et ne peut donc être refermé. 
Dans la littérature et le théâtre argentins de post-dictature, au-delà d’intrigues qui
n’ont souvent rien à voir avec la mémoire historique, un certain nombre de motifs thématiques
récurrents renvoient à l’effondrement symbolique qu’a signifié la dictature : l’imaginaire
apocalyptique ou « post-apo », la remise en question des figures tutélaires (notamment les
pères), l’absence d’instances ordonnatrices du monde, le blocage de la ligne temporelle, le
sentiment d’une brisure identitaire, une vision du monde chaotique, ou encore le traitement
parodique de la cosmogonie nationale. Mais la spécificité de ce que j’ai appelé des
« dramaturgies de la crypte », c’est que le fantôme ne fait pas seulement retour à travers des
motifs thématiques obsessionnels, mais conditionne la structure même du drame, ou plutôt
accompagne sa déstructuration. 
Pour l’exercice de systématisation théorique auquel je me livre ici, j’ai dégagé trois
grandes lignes structurelles (en réalité poreuses) qui caractérisent ces créations cryptiques :
d’abord la mécanique onirique de la « hantise », construite à partir de la déconstruction des
paramètres du drame, ensuite une structure rétrospective qui enroule le drame autour d’un
passé forclos, et enfin le grotesque et l’ancrage dans la matière qui semblent conjurer
l’indicible par une présence scénique exacerbée. On remarquera que chacun de ces trois axes
dramaturgiques s’inscrit également dans les grandes tendances du drame moderne et du
théâtre occidental, mais l’analyse minutieuse de ces mécanismes dans les créations argentines
y révèle aussi la singularité de leur mise en œuvre. Au-delà du démembrement du drame et du
tournant performatif, propres à toutes les dramaturgies de plateau contemporaines, la
mécanique fantomatique de la crypte assoit la spécificité de ce théâtre hanté. 

Jeux de rêve fantomatiques

101
Les dramaturgies de la crypte sont d’abord des « jeux de rêve », selon le concept de
Jean-Pierre Sarrazac, qui font de la confusion, du brouillage des repères et de la dissolution
des certitudes, des principes (dé)constructeurs. Les paramètres traditionnels du drame
(intrigue, personnages, dialogues, espaces et temps dramatiques) y sont décousus et réagencés
selon une poétique du fragment, du désordre, de l’arbitraire et de l’hétérogène qui transforme
le « bel animal » aristotélicien en patchwork déstructuré : 
    Le jeu de rêve […] consiste en un jeu avec le rêve, visant à insuffler de l’onirisme, de la
subjectivité, bref, de l’inconscient dans le drame.
Ce démembrement du drame rend difficile son appréhension : impossible d’énoncer
une fable pour La coupure de Ricardo Bartís. À peine comprend-on que P et O, visiblement
bouchers au vu de leurs costumes, sont des frères, dont l’un (mais lequel ?) est sans doute le
père de A, qui tantôt s’appelle Lautaro, tantôt Bruno, la plupart du temps, simplement « le
gamin » ou « le veau ». La pièce met en place une véritable stratégie de désinformation du
spectateur, déconstruit systématiquement tous les repères dramatiques à peine sont-ils posés,
et s’amuse de cette confusion par le jeu de dialogues absurdes, constamment interrompus par
la résurgence de souvenirs incompréhensibles. La non linéarité du drame rappelle ainsi la
logique bondissante du rêve, tandis que les images oniriques se répètent et créent un système
de résonnances qui fonctionnent comme des détonateurs symboliques. La viande, la chair, la
coupure, le démembrement, la violence, la forêt, le sexe et ses interdits sont autant d’éléments
qui reviennent sans cesse, hantent la pièce et désarticulent le présent dramatique, tout en étant
trop lacunaires pour pouvoir faire sens linéairement. La multiplication kaléidoscopique de ces
motifs dans des bribes de dialogues et d’actions décousues donne à la pièce une structure
rhizomatique. La dramaturgie fonctionne comme un polyptote : elle se déploie autour de la
répétition-variation d’images matricielles, telle que celle de la coupure qui donne son titre à la
pièce : dépeçage des corps, court-circuit, coupure électrique, taillade de la chair, cassure des
liens de parenté, découpe de la viande, et in fine démembrement de la forme dramatique.
Comme le soulignait Jean-Pierre Sarrazac, cette structure rhizomatique du jeu de rêve, en
échappant à la rationalité et à la linéarité du sens, est particulièrement à même de faire
émerger une forme d’inconscient social. Or la spécificité de la hantise cryptique, dans cette
mécanique onirique, c’est de proposer des figures symboliques qui s’affichent comme
délibérément incompréhensibles : « la crypte est là avec sa belle serrure, mais où est la clef
pour l’ouvrir », écrivent Abraham et Torok. Si le rêve est toujours incertain et polysémique, il
s’offre néanmoins comme une invitation aux interprétations ; le fantôme, lui, se présente
d’emblée comme une anomalie impénétrable : « Il manque des morceaux pour assembler ça »
commente méta-théâtralement P dans La coupure. Cette mise en scène de la résistance
cryptique du sens passe paradoxalement par une saturation de signes : le tissage textuel et
symbolique est surabondant, dans un geste baroque qui cherche à échapper au trop-plein
d’évidence de certains symboles (comme le sang ou la mutilation), en déboussolant
volontairement les spectateurs. À rebours d’un théâtre allégorique qui chercherait à les guider
vers un sens caché, il s’agit de les perdre dans un labyrinthe de signes où tout fait à la fois trop
et pas assez de sens. Si le jeu de rêve démembre le drame en « fantôme de pièce », la hantise,
c’est-à-dire le retour énigmatique de motifs obsessionnels incompréhensibles, en fait aussi
une pièce-fantôme, une crypte dramatique. Pour autant, ce jeu avec la résistance du sens ne

102
doit pas inhiber les tentations compréhensives de la réception : la fantasmagorie cryptique
s’offre comme une énigme, mais qui peut entrer en résonance avec l’imaginaire du public
(d’autant plus quand il partage un même contexte socio-historique), établir un lien non pas de
« communication », mais de « contagion », selon la formule de Bartís. Or dans cette
nébuleuse fantasmatique qui circule entre la scène et la salle, on retrouve toujours, dans les
dramaturgies de la crypte, des images macabres, violentes ou sanglantes, qui semblent
pointer, de manière lancinante, le crime secret autour duquel s’est édifié le caveau.

Dramaturgies de l’impossible retour


Les dramaturgies de la crypte présentent une structure rétrospective qui s’apparente à
ce que Jean-Pierre Sarrazac appelle les « dramaturgies du retour ». La fable est dédoublée
entre un drame qui a eu lieu dans le passé, et un « métadrame » qui constitue le présent
dramatique et revient sur ce qui s’est déjà passé. Dans La coupure, bien que la fable soit
quasiment insaisissable, il y a bien un net dédoublement entre un présent dramatique d’une
part, situé dans la boucherie et constitué de micro-actions et de « dialogues errants », et
d’autre part la hantise d’un souvenir situé dans un espace nébuleux, mais clairement
différent : la ville de San Antonio de Areco, un Club Nautique, une forêt, une tente sont les
éléments récurrents qui le caractérisent. Bien qu’il le ressasse tout du long, le métadrame ne
nous livre que des bribes de ce moment matriciel, décomposé en une multitude de micro-
souvenirs contradictoires, déclinés sur tous les tons et dont on ne peut qu’extraire certaines
constantes : une relation charnelle entre Mabel, la mère du gamin et l’un des bouchers (ou les
deux ?), l’ombre fantomatique de leurs propres parents et des actes violents. Le présent
dramatique, sans cesse haché par le ressac mémoriel des événements d’Areco, s’enroule
autour de ce moment originaire, dont il n’arrive pas non plus à accoucher.
Or c’est là la singularité fondamentale de ce théâtre hanté de la post-dictature par
rapport aux dramaturgies du retour en général : la « dimension policière » du métadrame-
enquête y est tenue en échec par l’impossibilité d’accéder au drame primitif et de reconstituer
le crime. Dramaturgies de l’impossible retour, elles pointent en vain un trauma indicible et
s’enlisent autour d’un passé forclos. Dans La coupure, l’espace mnésique inaccessible
d’Areco a par ailleurs un corrélat dans le présent du métadrame, à travers l’espace extra-
scénique de la chambre froide. Les allers-retours des bouchers vers la pièce frigorifique, hors
de portée des spectateurs, contribuent à hacher l’action et le dialogue, qui se trouve ainsi
soustrait à leur écoute à chaque fois qu’il est justement sur le point de révéler une information
capitale qui permettrait de « boucher les trous ». Mais cet espace clos, dans lequel on peut
réserver et conserver – c’est-à-dire soustraire la matière au temps – a également une fonction
symbolique : il projette dans l’espace (comme Areco dans le temps) le refoulement du trauma,
la forclusion de l’histoire. Alors que la cuisson transforme la viande (comme on investit un
souvenir, on sémiotise le passé ou on entre dans un processus du deuil), la chambre froide fige
la chair dans sa crudité, c’est-à-dire dans sa condition de cadavre indigeste plutôt que
d’aliment. Du crime passé, il ne reste qu’un trou noir, une brisure (donnant son titre à la
pièce), qui fige le présent dans un éternel retour du même, des coupures, du trauma, de la
violence. Cet enlisement du temps dans une « scène sans fin » rappelle ce qu’Elsa Drucaroff

103
appelle le « tabou de l’affrontement », c’est-à-dire une forme d’obstruction de l’imaginaire à
partir d’un événement traumatique (en l’occurrence, la dictature) qui caractérise, selon elle, la
vision du monde et l’appréhension du temps des générations de post-dictature : 
[…] Si l’on regarde depuis aujourd’hui, 1976 semble être l’unique commencement, c’est là
que débutent la tragédie et le cauchemar : […] « Le monde a vingt ans » […] Un monde avec
un passé impensable, inconnaissable, devenu tabou.
L’impossibilité d’ausculter le passé ou de voir au-delà de celui-ci fonctionne comme
un caillot bloquant le flux temporel, comme un accident vasculaire historique, qui enferme
dans un « ici-présent » incompréhensible, sans racines visibles ni horizon futur. En ce sens,
les dramaturgies de la crypte et leur mouvement circulaire d’impossible rétrospection
s’inscrivent pleinement dans cet imaginaire du « post- » – post-traumatique, post-dictatorial –
où le présent se définit par un événement matriciel qui le conditionne. 
Mais dans la foisonnante réserve d’images et de résonances symboliques qui hantent
La coupure, on remarque aussi de multiples références aux racines coloniales de la Nation :
de nombreux éléments micro-référentiels, à commencer par la ville d’Areco, connue en
Argentine comme « le berceau de la tradition », renvoient à la culture des gauchos, tandis que
l’espace de la boucherie évoque l’intertexte fondateur de L’Abattoir d’Esteban Echeverría, et
plus largement tout l’imaginaire de la civilisation contre la barbarie autour duquel se sont
construits l’identité nationale, le récit historique officiel et le pacte social. En ce sens, La
coupure pointe une crypte à double fond et semble tirer le fil de la violence originaire, en
établissant un lien implicite, par le jeu de la hantise et du montage rhizomatique, entre le
trauma de la dictature et celui de la Conquête. Je parle d’une crypte à double fond car
l’imaginaire de la civilisation contre la barbarie, d’une Argentine blanche, « civilisée », fille
de l’Europe des Lumières, qui doit lutter contre un ennemi intérieur « barbare » (les
indigènes, les ouvriers, les communistes) est ce qui structure à la fois le discours colonial et
celui des Juntes militaires. La crypte post-dictatoriale est donc aussi intrinsèquement post-
coloniale dans la mesure où elle enferme une violence matricielle qui hante l’imaginaire et
l’histoire de l’Argentine et semble condamner à l’éternel retour de la boucherie. « Il faut
réaliser le rêve de Mabel, casser le moule, à l’origine, à l’origine, à maman, à Mabel. Être
différents. Changer d’identité, laisser derrière nous, arrêter d’être des bouchers », clame P
dans une énième tentative pour convoquer le souvenir défaillant. Toute la pièce peut ainsi être
lue sous un prisme décolonial car elle interroge les racines de la violence comme mode de
liaison sociale et invite à ouvrir les cryptes pour affronter le passé et refonder le présent.

Une théâtralité grotesque


Enfin, les dramaturgies de la crypte conjuguent toujours l’onirisme vaporeux du jeu de
rêve avec une esthétique grotesque qui ancre la théâtralité dans les corps et la matière. Dans
La coupure, la scénographie figure un laboratoire de découpe et arbore de multiples pièces
bouchères qui encadrent – voire étouffent – les acteurs sous des monticules de viandes
fraîches sanguinolentes. S’il ne s’agit pas de vrais morceaux de viande, tout est fait pour
produire le plus grand effet de réel possible et saisir le spectateur par une immersion dans

104
l’abattoir. Celle-ci est accentuée par la promiscuité et l’intimité du lieu de représentation,
caractéristique que l’on retrouve dans la plupart des nouveaux espaces du théâtre indépendant
argentin de post-dictature. Cette reconfiguration des lieux de théâtre favorisant une forme
« d’intimité performative » accompagne un jeu d’acteur et une dramaturgie qui valorisent la
co-présence énergétique des corps et la puissance presque érotique de l’être-là, que Ricardo
Bartís a théorisé dans ce qu’il appelle le « théâtre d’états ». Or si ce théâtre de la présence
charnelle s’inscrit dans un tournant performatif qui n’est pas propre à l’Argentine,
l’exacerbation grotesque des corps y acquiert néanmoins une dimension singulière. Par les
conditions intimistes de représentation d’abord, mais aussi par l’aura spécifique que revêt la
présence corporelle dans un pays marqué par la disparition. Beatriz Trastoy établit
explicitement ce lien entre l’émergence de dramaturgies performatives pendant la post-
dictature et les 30 000 disparus de la dictature, stigmates d’un passé dont les traces les plus
tangibles sont paradoxalement un vide, une béance, un silence, que le grotesque vient d’une
certaine manière conjurer.

105
Théâtre mapuche, théâtres de l’immigration : les sujets, mémoires et dramaturgies
marginalisés du théâtre chilien post-dictature.

Gonzalo TOLEDO

Dans cet article, nous tenterons de comprendre la diversification des thèmes présents
dans le théâtre chilien d’actualité, et plus précisément la place donnée au contenu thématique
qui renvoie à la mémoire de la dictature et du traumatisme dictatorial. Loin d’être tabous, ces
thèmes se sont installés ces dernières années sur les scènes chiliennes, mais différemment, et
de façon moins centrale par rapport à ce que l’on pouvait voir dans la dramaturgie chilienne
de la décennie précédente (2000-2010). 

Au début des années 2000, le théâtre chilien qui « constituait une sorte de focus fermé
dont l'objectif principal était de dénoncer les violations des droits humains, s'ouvrait à d'autres
formes de réflexion sur les crimes commis ». (Milena Grass, p.4) Effectivement, de nouvelles
formes d’expression ont donné lieu à de nouveaux spectacles qui traitaient d’autres sujets,
sans cesser pour autant de faire référence à la dictature. Cela est le cas notamment de la
question de l’immigration ou du sort de la communauté Mapuche. Différentes théories nous
aident à interpréter ce phénomène et nous permettent en même temps de nous plonger dans
l'étude et la connaissance du théâtre chilien du XXIe siècle. L'analyse de ces différents aspects
nous permettra de mieux comprendre le contexte d'introduction de ces nouveaux thèmes et
d’interroger les nouvelles formes à travers lesquelles ce théâtre traite de la mémoire.

1990, « retour à la démocratie » : une nécessité de raconter la dictature

Dans le théâtre chilien, le développement d’une esthétique thématisant les questions


associées à la dictature n’a pas immédiatement eu lieu après la fin du régime . La vie culturelle
s’est d’abord enrichie du retour d'exil de nombreux artistes qui avaient l’interdiction d'entrer
dans le pays sous le régime précédent. Dans la société comme dans le monde du spectacle, les
notions de justice et d'impunité, de mémoire et d'oubli ont commencé à résonner.

Les premières années de la démocratie ont été marquées par la présence de l’ex-
dictateur, le général Pinochet, qui a exercé des fonctions sénatoriales à vie jusqu’en 2002 et
est resté commandant en chef de l’armée chilienne jusqu’en 1998. Cette impunité a continué
de suggérer la possibilité d’un retour au système antérieur, conditionnant ainsi la démocratie.
Dans le même temps, les nouveaux gouvernements ont bricolé de faibles tentatives de
réparation en faveur des victimes de la dictature, sans rencontrer un franc succès, ce qui a
nourri ce sentiment d'impunité parmi la société civile. 

Ce contexte ébranle sans aucun doute le milieu artistique et le théâtre chilien des
années 1990, qui a synthétisé une grande partie des contradictions et des tensions du pays. Par
exemple, Juan Radrigán, l’un des auteurs dramatiques les plus importants de cette période
explique : 

106
On constatera les dégâts causés par une poignée d'irresponsables qui ont joué aux dieux
encore cent ans après, car si les ponts peuvent être reconstruits, les usines remises sur les rails
et les richesses nationales vendues récupérées, on ne pourra pas guérir du jour au lendemain
des dommages immenses que les gens ont subis. Je ne vivrai pas assez longtemps pour voir
les blessures du pays se refermer.

Dans cet esprit, le théâtre chilien, surtout après les années 2000, se ressaisit de sujets
liés à la mémoire de la dictature, aux violations des Droits de l'Homme, voire à la post-
mémoire du génocide. La narration associée aux thèmes de la dictature commence à
apparaître comme un format privilégié dans toutes les expressions artistiques qui mettent en
lumière l’histoire dissimulée du passé récent du pays, passé qui a été tu par les médias et dans
les salles de classe. Mus par l'obsession de réconcilier la société civile, les gouvernements de
la Concertation de Partis pour la Démocratie qui a gouverné le pays pendant deux décennies
après la dictature, ont suivi une directive politique motivée par l’« égalisation » et le «
consensus », ces deux éléments constituant la base d'une tentative de « réconciliation
nationale », qui a commencé à intégrer le discours hégémonique. Le chercheur Antonio
Urrutia traite cette question dans son étude Estetizaciones de la muerte y omisiones de la
memoria : 

L’« égalisation » suppose que la fissure du projet démocratique est la fin prévisible du conflit
entre deux ennemis irréconciliables (le marxisme et la droite putschiste soutenue par l'armée),
et que ses conséquences directes (y compris la torture, l'exil et la disparition des corps) sont
l’œuvre égale de ces deux coupables, libérant ainsi "la société civile" qui n’a défendu aucun
des deux camps de toute faute associée aux répercussions du coup d’État. Sur cette feuille
blanche, le consensus fonctionnerait sous l'acceptabilité de la fin du conflit qui, à la recherche
d'une "réconciliation nationale", insisterait sur l'élaboration d'un ensemble "d'accords" en vue
de bâtir un état moderne et développé. 

Pour contredire ce discours hégémonique, les productions du théâtre chilien n'ont pas
hésité à prendre parti. Les promesses de changement et de réparation aux victimes de la
dictature ont mis longtemps à se concrétiser et le discours négationniste latent a pris
davantage d’ampleur lorsque l'ancien dictateur Augusto Pinochet a été arrêté à Londres en
1998. Le théâtre chilien n’a jamais oublié que les partisans de la dictature et les militaires ont
nié l’existence des détenus disparus au moins jusqu'en 2000. Des capitaines d’armée
emprisonnés continuent aujourd’hui encore à nier ces événements historiques. Les mises en
récit sur la dictature sont alors devenues nécessaires. 

Il est difficile de dater précisément l’essoufflement progressif des thèmes relatifs à la


dictature, et la montée de nouveaux sujets et personnages venus diversifier les plateaux
chiliens. Notre hypothèse est ici que la dislocation de la thématique du souvenir et/ou de la
douleur de la dictature sur les scènes chiliennes n’est pas dûe qu’à l’émergence d’une
nouvelle génération théâtrale porteuse de nouvelles causes politiques. Elle relève également
d’un rapport nouveau des artistes au pouvoir, et des changements de paradigme du discours

107
artistico-intellectuel hégémonique. En effet, le discours sur l’« égalisation » et le « consensus
» a perdu des adeptes parmi la société civile au cours des deux dernières décennies. Par
conséquent, les critiques se sont diversifiées. Les artistes et les spectateurs ont commencé à
remettre en question leurs représentants politiques et « ce désenchantement que vivent les
noyaux artistiques et intellectuels chiliens s'exprime également dans le milieu théâtral ». Ce
questionnement affecte évidemment les contenus du théâtre chilien et leur traitement. Les
thèmes de la mémoire et du traumatisme dictatorial ont perduré et sont restés des thèmes
majeurs, mais conjointement de nouveaux thèmes et de nouvelles formes ont apporté un
certain renouveau au théâtre de ce millénaire où « un autre type de menace, de violence, de
détresse matérielle et émotionnelle parcourt les scènes ».

Aussi faut-il ajouter que le traitement de nouveaux sujets a pu devenir une


caractéristique fondamentale d’un théâtre “dissident”, critique de la politique du consensus
mise en place par les années de transition. Dans la façon dont les artistes caractérisent leur
propre travail, se définissent, et sont considérés par la majorité du champ théâtral chilien, il
n’a plus été suffisant de thématiser la dictature ou ses conséquences pour se revendiquer
acteur d'un art politique. Il a fallu commencer à aborder de nouveaux sujets qui émergeaient
en même temps que cette critique envers les successeurs du système économique imposé par
la junte du général Pinochet. 

Le sujet de l’immigration : enjeux d’actualité et mémoires de la dictature dans les


dramaturgies des marges

Dès les années 2000, un type de théâtre plus marginal et périphérique a commencé à
se démarquer dans le pays. Émergent alors de nouveaux thèmes qui ne sont pas directement
liés à la dictature, mais l’évoquent. Ainsi paraît en 2004 Carta Abierta, de Juan Radrigán, une
pièce qui met en scène deux acteurs péruviens ayant échappé à la dictature d'un pays voisin
(la dictature d'Alberto Fujimori) et qui, dans l’espoir de rejoindre le Chili, rêvent de la soi-
disant « tranquillité » que le pays pourrait leur offrir. Les Chiliens devraient être un peuple
faisant preuve de « patience » avec les migrants, car « ayant vécu eux-mêmes la dictature et la
persécution », ils devraient être hospitaliers envers les exilés. Rapidement, dans le
développement de l'œuvre, ce sentiment disparaît. La pièce montre justement, à travers des
témoignages tirés du réel, à quel point le peuple chilien n'a pas beaucoup appris des
discriminations que la dictature avait naturalisées en son temps et qui ont duré longtemps
après la reconquête de la démocratie. La dictature chilienne n'est plus le sujet premier, mais il
est évoqué pour montrer que son héritage est toujours présent et qu’il continue d'affecter les
migrants et les Chiliens des nouvelles générations.

Notons que la pièce Carta Abierta, a été écrite et mise en scène par l'un des auteurs
dramatiques les plus importants du pays, mais que Radrigán et sa troupe ont pris la décision
de ne pas faire passer cette pièce par le canal régulier de la recherche de financement, du
moins au début, dans la conception du spectacle. Ils ont fait le choix d’un mode de production
qui fait preuve de simplicité, avec un décor très dépouillé, dépourvu de technologie
sophistiquée. La pièce est à la fois un bon exemple de la diversification des thèmes du théâtre

108
chilien, de l’évocation du sujet de la dictature et de la manière dont les mécanismes de
production du spectacle évoluent et se disloquent en même temps que les contenus et sujets
des dramaturgies de l’époque. Comme Radrigán, de nombreuses compagnies prennent alors la
décision de modifier les formes de production de leurs spectacles, en ciblant d'autres publics,
en montant d'autres textes, en traitant d'autres thèmes, qui, en général, peuvent servir à
d’autres objectifs politiques, au-delà du sujet de la dictature. C’est le cas des spectacles qui
s’intéressent au sujet de l’immigration. Il est important de mentionner le caractère testimonial,
documentaire et performatif de cette mise en scène qui était assez novatrice, car elle était
jouée par ses propres protagonistes : des acteurs amateurs péruviens racontant une histoire
composée de faits réellement vécus par eux-mêmes ce qui constituait une approche novatrice
pour l’époque. La pièce dresse un portrait de la situation migratoire et met dans le même
temps en scène des danses, des chansons et des poèmes traditionnels du Pérou – une sorte de
collage documentaire folklorique non pas issu d’une région chilienne, mais du folklore du
pays voisin. Radrigán ouvre ainsi une niche dans la dramaturgie chilienne en tirant parti du
documentaire et du témoignage, ouvrant la voie à une génération d'auteurs chiliens qui, dix
ans plus tard, choisiront comme thème la question de l'immigration et son ampleur en la
rattachant fréquemment au sujet de la dictature. 

Un autre exemple est la pièce Rocha, écrite par l’auteur dramatique Felipe Vera. Mis
en scène en 2014, ce texte raconte l’histoire de deux personnages, Román et Luchín, deux
frères exilés de leur pays et migrants. Le plus jeune a perdu l’usage de la parole. Fatigués des
conditions rudes de leur vie d’étrangers, ils décident d'aller sur une colline pour mettre fin à
leurs jours – mais pas avant d’avoir fêté leur liberté autour d’une grillade de porc. Les
procédés qui prédominent dans cette écriture sont la métaphore et l’intertextualité. Les
allégories apparaissent déjà dans le titre de l'œuvre, Rocha, qui fait référence à une histoire
colla intitulée El cuento de nunca acabar. Rocha correspond au chant d’un oiseau migrateur,
raison pour laquelle ce nom revient tout au long du texte « ROCHA, ROCHA... ROCHA
ROCHA » et annonce la mort. 

Avec cette pièce, Felipe Vera traite une question qui fait partie de l'identité du théâtre
chilien post-dictatorial : la mémoire du traumatisme social engendré par la terreur des
événements historiques. Dans cette pièce, Felipe Vera tente de donner une dimension
universelle aux événements historiques, dénonçant une perte durable de la mémoire historique
dans la société, qui serait à l’origine de la marginalisation irrévocable de ces deux frères
migrants ainsi que de tous les migrants du monde :

Ils se sont moqués de mes souvenirs / Ils ont dit qu'ils avaient été imaginés / Inventés / Que
tout ça n’avait existé que dans ma tête / Que l'oiseau noir ne s’était jamais arrêté à la fenêtre /
Que la Moneda brûlante et la chute des tours jumelles avaient été inventées / Que les
bombardements et les avions avaient été inventés

Dans le texte, l'incendie provoqué par les avions Hawker Hunter au palais présidentiel
de La Moneda, lors du coup d'État de 1973, est continuellement évoqué. De la même manière,

109
le texte évoque les attaques de l’Etat d’Israël dans la bande de Gaza, et l’effondrement des
tours jumelles en 2001. La question du coup d'État est une référence aléatoire utilisée avec
d'autres références pour tenter d'expliquer la situation de marginalité et de recherche d'identité
dans laquelle les migrants se retrouvent et qui viennent expliquer le destin tragique que
l'auteur a décidé pour ses personnages.

L'oiseau noir, métaphore filée dans le texte, représente tantôt « un militaire », tantôt «
un employé de bureau », faisant référence aux représentants de la période dictatoriale ainsi
qu'aux bureaucrates de la démocratie en partie récupérée, qui, par le biais de l’oubli, nient en
outre l'identité des deux migrants. Le texte fait allusion à la mémoire, qui devient un axe
fondamental de la critique que l'auteur propose à travers cette dramaturgie, en mettant en
évidence le lien entre les crimes d'État et la mémoire historique :

…la mémoire est perfide et repoussante / Parce qu’à tout moment, cette belle vie que l’on
croyait avoir se transforme en cauchemar / Parce que pour prendre soin de cette belle vie, il
faut la vivre sans effusion de sang / Parce que le sang forme des croûtes et gratte la peau
contre laquelle il se frotte / Les croûtes sentent mauvais / Les croûtes sont des meurtrissures
de la mémoire.

Théâtre et mémoires du peuple mapuche, de la dictature à la démocratie

Les spectacles ici présentés font partie de l'écriture théâtrale chilienne et traitent le
thème de l'immigration. Par ces deux exemples, notre étude ne se veut en aucun cas
exhaustive, mais elle essaie plutôt de montrer de manière générale la façon dont de nouveaux
sujets ont été intégrés au répertoire thématique du théâtre chilien. Sans aucun doute, de
nombreux autres spectacles pourraient illustrer ces nouvelles tendances. Parmi eux, le théâtre
qui traite des Mapuches, le peuple autochtone le plus important du Chili, se démarque avec
force. Bien qu'il ne s'agisse pas d'un thème nouveau dans le théâtre chilien, le théâtre qui
thématise la condition du peuple Mapuche et les problématiques politiques auxquelles il doit
faire face, est aujourd’hui directement réalisé par les personnes dont il fait l’objet. En effet,
contrairement à ce qui se faisait au 20e siècle, ce sont des artistes Mapuches qui s’emparent
de ce sujet. Le travail de la compagnie Kimvn et de sa directrice Paula González Seguel est un
bon exemple du traitement formel de ce contenu thématique qui, depuis 2008, suscite l'intérêt
d'un public national peu habitué à voir des personnes Mapuche sur scène. Le travail réalisé
par la compagnie est clairement exprimé par l’une de ses fondatrices, Evelyn González, qui
explique :

...on tente, du point de vue de la réalisation, d’approfondir le texte dramatique avec l’intention
de générer de nouvelles lectures [...]Revendiquer la mémoire d’un peuple, donner l’espace
nécessaire pour en faciliter la manifestation, faire entendre la voix et interpeller le spectateur
pour créer un espace de réflexion, aller au-delà et participer à un processus de réappropriation
du patrimoine, donnant au spectateur la possibilité de valoriser la culture mapuche et ses
habitants

110
La troupe a principalement travaillé avec les témoignages de Mapuches, dont les «
récits de vie sont chargés non seulement de la mémoire historique du peuple mapuche, mais
aussi d'une partie de l'histoire du Chili ». Les allusions à la période dictatoriale sont donc très
récurrentes dans leurs textes, mais ils n'essaient pas de reprendre à leur compte le traumatisme
dictatorial. Ils tentent plutôt de mettre en scène la marginalisation à laquelle le peuple
mapuche a été confronté tout au long de l'histoire du Chili, la dictature étant comprise dans ce
spectre.

La deuxième création de la troupe s’intitule Territorio descuajado. Testimonio de un


país mestizo, ce que l’on pourrait traduire par : « Territoire arraché. Témoignage d'un pays
métis ». La pièce raconte une histoire basée sur la vie d’Elena Mercado, retraçant en
particulier l’histoire des « réappropriations de terres » des communautés mapuches installées
à Santiago du Chili pendant la dictature militaire (1973-1990). L’une des scènes évoque par
exemple une expulsion : 

Tout à coup, ils nous préviennent : « Camarades ! Camarades ! Ce soir, ils vont nous
expulser », et on se demande ce qui va nous arriver. Et soudain, à cinq heures du matin, les
flics et la cavalerie débarquent, les carabiniers arrivent même de Valparaíso. Ils brisent les
marmites, les bébés crient et pleurent, les mères et leurs enfants hurlent. […] Alors, on met le
banc, les sacs et le drapeau sur nos épaules, mes talons se cassent et, tout en pleurant, on se
cache dans les fossés et les flics nous suivent comme des chiens. C’est alors que les
communistes crient : […] « Camarades ! Camarades ! ». Et ils nous emmènent à la caserne de
pompiers, près du quartier de Santa Adriana. Là-bas, les flics ne peuvent pas nous expulser ;
la sirène retentit, elle retentit comme s’il y avait un incendie.

La pièce utilise le témoignage comme outil de mémoire, mais pas uniquement de la


dictature. L’expulsion/éviction n’est qu’une des formes de traumatisme vécues par les
Mapuches car « les problèmes du peuple mapuche sont la conséquence d'une longue histoire
sociale, politique et culturelle que ce peuple a traversée ». Au-delà de l'utilisation du
traumatisme dictatorial comme sujet, ce qui compte véritablement pour le collectif Kimvn
Teatro est la récupération matérielle, c’est-à-dire les terres des Mapuches, et la récupération,
d’un point de vue symbolique, de la dignité de son peuple. La dette de la dictature militaire
envers le peuple mapuche est incontestablement immense ; mais la responsabilité de cette
dette historique dépasse la seule dictature, et englobe l'État chilien dans son intégralité, y
compris les gouvernements démocratiques post-dictatoriaux qui n'ont apporté aucune solution
à ce que ces mêmes gouvernements ont décrit mille fois comme le « conflit mapuche ».

Conclusions

La diminution progressive, dans le théâtre chilien, des dramaturgies directement


focalisées sur les sujets associés à la mémoire et à la post-mémoire de la dictature pourrait
s’expliquer par un facteur générationnel : à nouvelle génération théâtrale et politique,
nouveaux sujets traités. Mais cela n’est pas suffisant. Il est encore plus complexe d’affirmer

111
que le théâtre chilien a été complice de la transition et de son obsession de réconciliation et
d’« égalisation » dans la société. Au contraire, nous pouvons rendre compte d'un exercice
constant et transversal dans le temps, de diverses tentatives d’esthétiser la mort et la douleur
chez les artistes de théâtre, qui n’ont jamais voulu omettre la mémoire du traumatisme
dictatorial. De nos jours, le théâtre chilien se rend « contestataire » envers le pouvoir étatique,
d’après la description faite par Arrigoni, qui affirme que le théâtre contestataire répond à « la
défense d’une cause politique en filigrane ; un mode de production et/ou création spécifique ;
et des signes scéniques à connotation politique ». La cause politique défendue est évidente
dans les exemples analysés, qui utilisent également des modes de productions qui « remet[ent]
en question les hiérarchies traditionnelles au sein d’une compagnie ». Et finalement, le
bouleversement des formes avec l’intervention du témoignage et du document, aide aussi pour
« mieux servir à un propos politique ». 

L’analyse que nous développons ici pointe également le fait que le théâtre chilien ne
s’éloigne pas tellement de son cours habituel lorsqu’il s’emploie à mettre en scène les sujets
marginalisés de la société : les immigrés, dont la mise à l’écart est relativement récente, dans
les pièces traitant de l’immigration ; et les Mapuches, historiquement discriminés, et qui ont
même été évincés du théâtre chilien au XXe siècle. Nous nous accordons avec de nombreux
auteurs lorsqu'ils affirment que le théâtre chilien de la deuxième moitié du XX e siècle mettait
en scène une « poétique de la marginalité». Et plus particulièrement quand Juan Villegas dit
que cette poétique était développée parce qu’elle correspondait aux intérêts des secteurs
dominants, dans la mesure où « la conception du monde des marginaux dans l'espace théâtral
ne s’élabore pas depuis leur propre perspective, mais comme une incarnation de la
préoccupation des secteurs prédominants dans le processus de production théâtrale ». Cette
thèse reste valable aujourd’hui dans le sens où les secteurs dominants du pays semblent
imploser, comme en témoigne par exemple la perte de popularité des partis qui dirigent le
pays.

Actuellement, les discours théâtraux ne sont pas uniquement issus des classes
moyennes et plus privilégiées, qui ont gouverné le pays pendant les trente années ayant suivi
la fin de la dictature. Ceci apparaît dans les exemples que nous avons développés : le théâtre
mapuche et le théâtre de l'immigration font émerger des récits issus des confins de la
marginalité elle-même, de la périphérie sociale et culturelle. Ces nouveaux sujets du théâtre
ont émergé en plein changement de paradigme politique dans les milieux contestataires, qui
ont trouvé leur expression dans la révolte sociale vécue par le pays en octobre 2019. Ce
changement a non seulement bouleversé les thèmes du théâtre chilien mais aussi et
apparemment les sujets centraux de la Nouvelle Constitution, en cours de rédaction, qui
définira les axes directeurs de la politique nationale. Il semblerait que le théâtre chilien ait
préfiguré ce changement, il semblerait que le théâtre l'ait vu venir.  

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Santiago du Chili : Ediciones Documentas, 1994.

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113
Néolibéralisme et modes de production théâtrale au Brésil :
de la post-dictature au néofascisme

Gustavo Guenzburger

Le théâtre brésilien traverse une crise profonde qui a commencé avant la pandémie du
Covid-197. La résurgence d’idéologies réactionnaires depuis 2016 a refait des artistes et des
spectacles la cible de la censure et de la persécution de l’État et de certains groupes sociaux
qui soutiennent le gouvernement, comme à l’époque de la dictature militaire fasciste qui a
duré au Brésil de 1964 à 1985. À cet égard, la culture rejoint l’éducation et la recherche
universitaire, qui voient elles aussi leurs financements réduits et leurs institutions attaquées.
Pour comprendre les origines de la crise théâtrale actuelle au Brésil, il faut remonter en
amont du grand virage politique de ces dernières années. Il est nécessaire d’étudier les
relations que le théâtre entretient avec les dispositifs socio-économiques, institutionnels et
idéologiques qui sont attaqués aujourd’hui, tout en gardant à l’esprit que, depuis quatre
décennies, ces mêmes dispositifs avaient déjà commencé à engendrer les causes de la crise
actuelle. Si le théâtre a été au centre de la résistance à l’autoritarisme pendant le régime
militaire, dans la nouvelle période démocratique il a progressivement perdu son public, son
importance sociale, sa capacité politique et, plus récemment, ses ressources étatiques.
Aujourd’hui, le théâtre ne peut plus résister aux gouvernements et aux mouvements fascistes.
Attaqué dans ses moyens matériels, il résiste à peine au démantèlement des politiques
culturelles qui, jusque-là, avaient au moins atténué son lent processus de précarisation et de
déprofessionnalisation.

La systématisation des politiques culturelles au Brésil a prospéré à la fin de la


dictature, dans les années 1980 et 1990, donc dans une période dominée par les idées de
mondialisation, d’État minimum et de libre concurrence. En assumant des pratiques
néolibérales, l’État brésilien a fixé les limites socio-économiques et idéologiques des
politiques culturelles qu’il essayait de mettre en œuvre. Pendant le processus de retour à la
démocratie, des mécanismes socio-économiques insérés dans ces politiques ont assuré la
continuité, dans le domaine de la culture, du sens de l'exclusion sociale des politiques
autoritaires du régime militaire. Malgré quelques tentatives de démocratisation de la culture
au début du XXIe siècle, les politiques néolibérales ont façonné une grande partie de la
création théâtrale et contribuent toujours dans la perpétuation de l’héritage idéologique de
l’après-dictature.
Cet article analyse les relations que le théâtre de Rio de Janeiro a entretenues avec ce
type de politique d’État et avec l’idéologie qui la génère, à partir de l’observation de
quelques-uns de ses modes de production au cours des quatre dernières décennies. Nous
postulons que le milieu théâtral joue un rôle important dans la construction de sa propre crise
en intégrant quelques principes du néolibéralisme.

7 Voir notamment Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989.
114
Les modes de production et la formation de différents circuits théâtraux à Rio de
Janeiro

1. Le Théâtre d’Art au box-office : la symbiose entre la télévision et le théâtre


Contrairement à la plupart des pays, la professionnalisation du théâtre d’art durant la
seconde moitié du XXe siècle ne s’est pas produite au Brésil à partir de politiques de mécénat
public ou privé, mais grâce à une solution de conciliation avec l’industrie émergente de la
télévision nationale. À la fin des années 1950, les artistes du théâtre dit moderne, qui étaient
aussi les pionniers de la télévision, découvraient les avantages d’utiliser l’écran pour
propulser leurs activités sur le plateau. Des artistes de théâtre d'élite ou de gauche sont
devenus célèbres en jouant dans des feuilletons télévisés sur des stations qui soutenaient la
dictature. De cette façon, ils ont pu attirer un large public vers toutes sortes de spectacles
qu'ils ont produits, des comédies en costumes aux tragédies, en passant par des thèmes tels
que l'inceste, le nazisme et l'homo-affectivité, et même des spectacles transgressifs qui
luttaient contre la censure gouvernementale. En trois décennies, cette symbiose s’amplifie et
se complexifie de telle sorte qu’elle érige un marché pour le théâtre d’art à Rio de Janeiro. Ce
marché élargit tellement le public du théâtre « sérieux », qu’il parvient à atteindre une certaine
indépendance par rapport aux vedettes. Il est composé de spectacles de pièces à « valeur
littéraire » mises en scène selon une esthétique réaliste ; le public ciblé est une bourgeoisie
ascendante qui fréquente les théâtres des quartiers plus aisés en quête d’apprentissage et de
nouveautés culturelles. Mais ce public s'est diversifié au même rythme qu'il a grandi, allant
des étudiants universitaires aux parties conservatrices de la bourgeoisie qui soutenaient le
régime militaire. Ce paradigme connaît son apogée dans les années 1970 et 1980 et sa
décadence à la fin de la dictature, lorsque Rio éprouve une explosion de la violence urbaine et
que la symbiose avec la télévision se transforme en concurrence. Dans cette phase finale, la
telenovela tend à assimiler l’ensemble du public consommateur de dramaturgie réaliste.
À la télévision, la légitimité ou l’importance est mesurée par le régime de vedettariat.
Toutefois, pour les artistes de ces deux circuits – la télévision et le théâtre – la mesure est
souvent la capacité que certains artistes ont à équilibrer le succès sur les écrans avec des
œuvres de « qualité » sur les plateaux. En plus de la promesse de jouir d’une célébrité et d’un
bon salaire, la TV Globo est le seul moyen pour un artiste d’avoir un contrat formel avec une
couverture sociale. Pour cette raison, le système de conciliation entre l’excellence artistique et
l’exposition dans les médias de masse s’est consolidé comme un plan de carrière pour
beaucoup d’artistes à Rio de Janeiro. Ce modèle a toujours une telle influence sur les
mentalités qu’il finit par hiérarchiser les différents circuits du théâtre d’art de Rio en les
divisant par des sortes de castes. Plus on s’éloigne de la célébrité télévisuelle, plus on se
trouve au bas de la pyramide de ce système.

2. Les lois de subvention indirecte à la culture


À partir de la seconde moitié des années 1980, le théâtre d’art a cherché des solutions
artistiques et économiques pour faire face à la crise du box-office et à la concurrence de la
télévision. Au sein du théâtre expérimental, une nouvelle génération d’artistes a cherché à se
détacher de l’esthétique réaliste, saisie et banalisée par la dramaturgie télévisuelle. À la
recherche de nouveaux marchés, ce théâtre expérimental s’est tourné vers le parrainage

115
d’entreprises privées souhaitant connecter leurs marques à une image d’innovation. Ce
nouveau mode de production culturelle lié aux marques des entreprises mécènes s'appelait au
Brésil « marketing culturel ». Il n’y avait pas encore de politiques publiques systématiques en
matière culturelle dans le pays.
Les lois de subvention à la création artistique ont été créées à cette époque pour
combler justement cette lacune. Néanmoins, en essayant d'assurer un nouveau marché à
l'expérimentation artistique, ces lois ont orienté encore plus la production culturelle
brésilienne vers le « marketing culturel », à travers la subvention au mécénat privé des
entreprises. Cette direction provient du contexte de l’après-dictature qui a lié la conception de
cette législation culturelle au choc de deux forces contradictoires : l’urgence d’une politique
d’État pour le secteur culturel et la méfiance envers un dirigisme gouvernemental. Dans les
années 1980, l’idéal libéral se consolidait dans le monde entier et encore plus au Brésil, où
même les secteurs de gauche craignaient l’ingérence culturelle d’État après 21 ans de
dictature militaire. En outre, la crise économique, l’hyperinflation et la dette à l’égard du FMI,
et le versement d’intérêts galopants, entravaient les possibilités d’investissement de l’État
dans tous les domaines.
Ce contexte paradoxal où la nécessité de politiques culturelles s’est heurtée au
discrédit d’un État autoritaire et défaillant est au cœur de la spécificité et de l’ambivalence de
la législation culturelle brésilienne. La compréhension de ce contexte historique est
fondamentale pour l’identification de l’héritage post-dictature dans la manière de faire du
théâtre au Brésil.
À ce moment d’essor de l’idéologie néolibérale, le « marketing culturel » semblait
apporter une solution de compromis à l’impasse financière, en attirant des ressources privées
pour la culture. Inspirée du modèle étatsunien, l’option brésilienne pour l’incitation fiscale
envisageait la promotion de l’investissement et de la participation de la société civile dans le
marché culturel. Les développements ultérieurs dans la mise en œuvre de la législation
culturelle ont faussé son origine idéologique libérale et ont consolidé dans la pratique, un
système clientéliste, raciste et d’exclusion qui n’existe qu’au Brésil. Dans la « Loi Rouanet »
(1991), les grandes entreprises parrainent des projets entièrement financés par le
gouvernement par le biais du mécanisme d’exonération fiscale intégrale.
Dans ce mécanisme, dans lequel l’argent est public mais la sélection des projets est
privée, la limitation et la normalisation des thèmes, des moyens, des individus et des
expériences théâtrales sont aussi dissimulées que l’origine étatique des ressources. Les
stratégies marketing des compagnies qui sponsorisent le théâtre via la loi Rouanet depuis 30
ans n'intègrent généralement pas de spectacles de metteurs en scène noirs ou de quartiers
pauvres, ni de thèmes « controversés ». Au fil du temps, oubliée la promesse de subvention à
la création expérimentale, les entreprises ont commencé à utiliser la Loi Rouanet pour
financer des spectacles avec des vedettes de la télévision. Le théâtre d’art qui a accepté de
faire partie de ce système élitiste perdait peu à peu son public, sa place dans la sphère
publique et enfin son mécénat, à partir du moment où la Loi Rouanet s’est tournée vers les
grandes comédies musicales à la Broadway.
Les trente ans de Loi Rouanet établissent une certaine continuité institutionnelle entre
la période militaire et la censure qui revient aujourd’hui sur les scènes brésiliennes. Le
mécanisme sélectif de la Loi Rouanet, qui s’est toujours basé sur des critères « de marché »

116
pour dissimuler une censure socio-économique dans l’accès aux fonds culturels, a commencé
à être utilisé ouvertement par des gestionnaires fondamentalistes pour orienter ce veto envers
certaines œuvres et artistes.
Cette transformation du caractère restrictif de la principale politique culturelle du
Brésil commence à prendre forme lors de la campagne électorale présidentielle de 2018. Le
candidat Jair Bolsonaro et ses partisans ont désigné les artistes comme certains des principaux
ennemis de la nation, moralement et économiquement. L'artiste de théâtre, en particulier, était
qualifié de dégénéré, de communiste et de profiteur de l'argent public. La loi Rouanet a été
placée au centre de cette nouvelle guerre culturelle engendrée au sein des réseaux sociaux par
le néofascisme brésilien, qui joint les traces du fascisme traditionnel (discours nationaliste et
moraliste, autoritarisme politique) avec le discours ultralibéral sur l'économie. Cependant,
l'ambiguïté contenue à la fois dans la loi Rouanet et dans le discours néofasciste a fait
qu'aucune des contradictions de cette législation n'a été sérieusement discutée lors de cette
campagne médiatique contre les arts. Le caractère excluant et concentrant de la loi Rouanet
reste caché, tout comme le fait qu'elle favorise moins l'activité artistique que l'enrichissement
de certains agents intermédiaires.
Depuis 2019, le gouvernement Bolsonaro a commencé à encadrer les entreprises d'État
qui utilisent la loi Rouanet pour ne plus parrainer de projets culturels considérés comme « à
gauche » ou à thématiques LGBTQIA+. Des entreprises privées favorables au discours
fasciste ont également adhéré à cette nouvelle directive pour les arts. En 2020, la plupart des
entreprises publiques ont mis fin à leurs programmes de mécénat pour la culture en général.
Cependant, bien qu'il continue de dénoncer la loi Rouanet et les artistes, le gouvernement
Bolsonaro n'a pas pris de mesures législatives pour la modifier. En effet, de nouveaux
obstacles bureaucratiques à son opérationnalisation font que le montant de la loi Rouanet est
divisé par un nombre encore plus réduit de projets. Actuellement, seules les grandes banques
privées sont capables de surmonter ces barrières et d'utiliser l'argent public de la loi Rouanet
pour parrainer de grands spectacles musicaux et de grands instituts culturels privés. La
concentration croissante des fonds signifie que la principale politique culturelle brésilienne
fonctionne aujourd'hui comme un mécanisme étatique de plus pour amplifier l'abîme social
existant au Brésil. (Guenzburger, 2020).

3. Les appels à création et d’autres sélections pour le financement direct


Au cours de la première décennie du XXIe siècle, malgré l’échec des tentatives de mise
en œuvre d’une nouvelle législation fédérale plus démocratique pour soutenir la culture, dans
la pratique, la prise de conscience croissante de la société du rôle de l’État en tant que mécène
a engendré plusieurs transformations dans le pays. La fédération, les États et les municipalités
assumaient progressivement leur rôle dans le choix des projets artistiques et culturels à
subventionner. Les expériences d’autres pays comme la France et un certain relâchement
temporaire de l’idéologie néolibérale ont justifié, au Brésil, l’ouverture d’appels à projets
régionaux pour la subvention de la production culturelle. À Rio de Janeiro, une politique
d’appels à projets annuels a abouti à la systématisation de la subvention directe vers des
formes de théâtre moins axées sur le box-office. Dès lors, des groupes d’artistes, des metteurs
en scène inconnus et de jeunes artistes novateurs qui avaient travaillé dans les années 1990

117
sans le soutien de la Loi Rouanet ou de toute autre forme d’aide, se sont professionnalisés
avec leurs spectacles expérimentaux.

L’accent mis sur l’innovation artistique a encouragé, dans ce type d’approche


curatoriale, un profil individualiste d’artistes-entrepreneurs. Le travail continu du répertoire et
le théâtre d'action sociale local ont été dévalorisés en raison de la surévaluation des
nouveautés esthétiques. Les groupes de Rio de Janeiro ont cessé d’investir dans la continuité
et dans la territorialité de leurs pratiques pour devenir des entreprises spécialisées dans la
concurrence des fonds pour des spectacles innovants à caractère événementiel, ce qui
impliquait la création de bons réseaux de contacts avec les médias et les juges des prix et des
aides à la création. Cela a certainement marqué la sociologie, l’éthique et l’esthétique de tout
un circuit d’artistes blancs des quartiers plus riches, habitués au compromis entre
l’expérimentation artistique et l’idéologie de l’entrepreneuriat. Néanmoins, l’accent mis par
les jurys des aides à la création sur l’innovation esthétique et sur le format événement a fini
par forger un système théâtral discontinu et précaire qui dé-professionnalise les comédiens et
comédiennes.

Avec la crise économique qui a suivi la Coupe du monde au Brésil, les Jeux
olympiques de Rio et l’élection d’un maire religieux fondamentaliste, les aides à la création
théâtrale de Rio de Janeiro ont été supprimées ou réduites. Il en reste encore quelques aides et
appels à projets d’institutions qui parrainent les arts de la scène au sein de leurs propres
centres culturels. Mais, avec le tournant politico-idéologique du Brésil, même ces espaces
subissent l’avancée de la censure institutionnelle.

4. Le théâtre social, identitaire ou des communautés, promu par des ONG, des
groupes ou réseaux
Depuis les années 1990, le potentiel de transformation sociale du théâtre était exploré
au point de générer des formes spécifiques de production, à travers l’action d’organisations
non gouvernementales et de projets sociaux éducatifs. Outre les critères du succès pour le
théâtre de divertissement et d’innovation esthétique pour le théâtre d’art, un nouveau régime
de légitimation est apparu avec ces nouveaux modes de production. Dans ce nouveau régime,
les projets sont appréciés pour l’impact positif sur les communautés ou sur les populations des
zones à risque, ayant peu d’accès aux politiques publiques. Le régime social légitime le
théâtre qui favorise le développement durable, la reconnaissance de l’identité ou de la culture
de la communauté elle-même dans son environnement.

Grâce à des politiques publiques liées à la notion de démocratisation culturelle, ce


nouveau régime parvient à rendre le théâtre accessible à une immense couche de la
population, typiquement noire, habitant des favelas et sans accès aux services essentiels.
Cependant, les modes de production du théâtre pour le développement social font face à de
nombreuses difficultés pour intégrer les artistes des bidonvilles ou des banlieues dans la
profession ou dans d’autres circuits théâtraux de la métropole. Néanmoins, le nouveau régime
social de légitimation a commencé à influencer graduellement d’autres modes de production,
tels que le monde des aides à la création, qui a commencé à inclure des critères tels que la

118
territorialité, l’impact social, les questions d’identité, de genre et d’appartenance ethnique.
Dès lors, ce mouvement d’inclusion a généré de nouvelles couleurs, de nouveaux regards et
de nouvelles géographies pour le milieu théâtral de Rio, au point de brasser la hiérarchie
culturelle ancrée dans le critère précédent de l’innovation et de l’excellence artistique.
Toutefois, en 2016, ce processus lent et récent de démocratisation des aides à la création ainsi
que le soutien public pour le théâtre pour le développement social a été interrompu par la crise
économique et par les bouleversements politiques dans le pays.

La dé-professionnalisation, le désenchantement

Chacun de ces moyens de subsistance définit un ou plusieurs modes de production qui,


à leur tour, règlent et façonnent des générations de professionnels. Ceux-ci viennent de
différentes régions de la ville, de différentes classes sociales, ils ont différents niveaux de
scolarisation, différentes identités ethniques et développent des idées, des perspectives, des
sensibilités, des engagements qui varient également entre eux. De ce processus de formation
des mondes théâtraux résultent des valeurs de justice très différentes, qui légitiment les
artistes, les groupes et les spectacles selon des critères différents.

Le désenchantement est le signe commun à tous ces groupes d’artistes qui voient
aujourd’hui leurs activités se déprofessionnaliser à mesure qu’elles sont abandonnées par
l’État et par la société. La sociologie pragmatique (Boltanski ; Thévenot, 1991) affirme que le
désenchantement peut se produire lorsqu’un individu se voit jugé selon des valeurs qu’il
considère comme inauthentiques ou inadéquates au regard de ses propres valeurs. Les artistes
français travaillant depuis des valeurs différentes de celles du théâtre d’art souffrent ainsi de
voir leurs œuvres jugées selon une échelle de valeurs inappropriée, souvent empruntées à un
autre circuit théâtral. (Hamidi-Kim, 2013, Urrutiaguer, 2014). Ce sentiment d’inadéquation
des valeurs se produit également dans les circuits théâtraux de Rio de Janeiro, dont certains
que nous venons de décrire. L’abîme social entre eux, la dissymétrie et l’étranglement de
leurs ressources approfondissent ce sentiment.

Dans un système fonctionnel, dans lequel un éventail de politiques publiques et de


marchés diversifiés permet une variété de modes productifs, l’échange de valeurs entraîne des
changements fréquents dans les régimes de légitimation de chacun d’entre eux. D’où la
normalité du sentiment de désenchantement entre les différents circuits théâtraux à tous les
niveaux, dans le monde entier. Tant qu’une certaine variété de politiques et de régimes de
justice seront préservés, le désenchantement sera maîtrisé, et ce sera même un symptôme de la
richesse et de la diversité du domaine culturel.
Mais lorsqu’un système théâtral tend à guider tous ses circuits par un même modèle de
réussite entrepreneuriale, lorsqu’il hiérarchise ces circuits selon ce modèle qui concilie l’art et
l’industrie, le désenchantement peut nourrir un ressentiment. À Rio de Janeiro, le même
régime de légitimation du marché sert de paramètre pour les niches théâtrales séparées par
d’énormes abîmes sociaux. Les artistes débutent et travaillent dans des conditions
concurrentielles très inégales, configurant des situations d’injustice insurmontables. Dans ce
cas, la concurrence et la belligérance entre les mondes théâtraux séparés les amènent à ne pas

119
se mélanger, à ne pas s’influencer les uns des autres et à s’accuser mutuellement par l’iniquité
et par le dysfonctionnement du système. Contrairement aux années 1960, le théâtre brésilien
est aujourd’hui abandonné, divisé et isolé, sans armes et sans organisation pour combattre la
« guerre culturelle » déclarée contre lui par les gouvernements d’extrême droite et leurs
partisans. Surtout dans le théâtre de Rio de Janeiro, le principal héritage de l’idéologie
néolibérale qui a succédé à la dictature semble avoir été son effet démobilisant et dépolitisant.

La panne de subvention : le fond du puits ou la lumière au bout du tunnel ?

Malgré cette situation décourageante ces dernières années, certains mouvements


culturels ont étonnamment rassemblé des travailleurs du théâtre de tous les circuits, zones
géographiques et classes sociales de Rio. Ces mouvements parviennent à mélanger les artistes
riches et célèbres de la télévision et les artistes des bidonvilles et des banlieues ; les artistes
blancs qui ont récemment perdu leurs aides à la création et les artistes noirs qui n’ont jamais
eu accès à de tels soutiens.

Apparemment, la panne actuelle des politiques publiques peut créer une occasion pour
l’interruption de la logique de ségrégation dans le théâtre de Rio de Janeiro. La suppression
brutale et généralisée des subventions à la création théâtrale, conjuguée à l’affaiblissement des
droits des travailleurs de l’industrie audiovisuelle, a récemment réuni certains secteurs
culturels très distants dans des mouvements sociaux jusque-là impensables pour l’écologie
théâtrale de Rio. En amenant les politiques d’austérité à son paroxysme, l’idéologie
néolibérale peut déblayer le terrain pour une réaction contre elle-même. Si l’entrepreneuriat
devient impossible, les artistes se tournent vers l’activisme culturel.
Paradoxalement, la précarité totale fait tomber certaines barrières entre les circuits
théâtraux, annulant temporairement la concurrence qui hiérarchise ses modes de production.
La logique individualiste et entrepreneuriale, qui soutient elle-même cette hiérarchie, se
démantèle avec l’environnement concurrentiel qui l’abrite, étant donné le manque d’horizon
pour toute forme d’ascension sociale dans l’environnement artistique. La suspension soudaine
du sens pour tout régime de justice dans le théâtre ouvre ainsi la place à une éventuelle
repolitisation de l’environnement.

Mais pour que cela se produise, il est d’abord nécessaire que la réunion instinctive des
artistes qui ont tout perdu, ou presque, se transforme en stratégie et en synergie pour que leurs
différents agendas s’articulent. Ce n’est qu’à partir de ce travail politique que les
gouvernements et la société respecteront et désireront à nouveau le théâtre comme une usine
d’expérimentation artistique, de marchés, d’outils d’éducation et de développement, de main-
d’œuvre pour l’industrie audiovisuelle, etc.

De nouvelles esthétiques, de nouvelles politiques, de nouveaux modes productifs et


des relations avec le public peuvent être proposés à partir de l’articulation de cette
mobilisation. Cela demande des stratégies plus collectives de conciliation entre le théâtre et
l’industrie audiovisuelle, ainsi qu’une action gouvernementale plus démocratique pour
promouvoir la production, l’enseignement, la recherche, la distribution et l’accès au théâtre.

120
Cette existence et cette résistance du théâtre impliquent finalement un changement
radical de mentalité en ce qui concerne les relations entre l’État, le capital et la culture. Son
ampleur sera celle que le théâtre, avec d’autres arts, pourra acquérir par l’articulation politique
de tous ses agents. Lutter pour la survie du théâtre brésilien aujourd’hui, c’est d’abord lutter
contre l’individualisme qui divise, aliène et démobilise ses travailleurs. La lutte contre cet
héritage idéologique de l’après-dictature exige bien plus que l’union des différentes « castes »
artistiques. Elle demande un processus de dés-hiérarchisation afin de dissoudre ces castes et
de démolir les paradigmes élitistes et les barrières sociales invisibles. Elle exige de nous,
artistes et chercheurs, une vision beaucoup plus démocratique du théâtre et de la société, dans
laquelle la production et la jouissance du théâtre et de la culture ne se limitent pas au privilège
de certains, mais sont un droit de tous.

Références :

BOLTANSKI, Luc, THÉVENOT, Laurent, De la justification : les économies de la


grandeur, Paris, Gallimard, 1991.

BRASIL. Lei 8.313, de 23 de dezembro de 1991. Restabelece princípios da Lei no 7.505, de 2


de julho de 1986, institui o Programa Nacional de Apoio à Cultura (Pronac) e dá outras
providências. Diário Oficial [da] República Federativa do Brasil, Brasília, DF, de 24 de
dezembro de 1991, Seção I, p. 30261.

GUENZBURGER, Gustavo, Rio, o teatro em movimentos : estética, política e modos de


produção, Rio de Janeiro, Garamond, 2020.

HAMIDI-Kim, Bérénice, Les Cités du théâtre politique en France depuis 1989, préface de Luc
Boltanski, L’Entretemps, 2013.

URRUTIAGUER, Daniel, Les mondes du théâtre : désenchantement politique et économie


des conventions, Paris, Harmattan, 2014.

121
De la représentation du réel à l’action performative : notes sur l’esthétique comme
pensée politique au théâtre de Lola Arias.

Denise Cobello

Introduction

Depuis le début des années 2000, le théâtre documentaire argentin redéfinit son
rapport à la réalité parmi des nouvelles stratégies. Le fait d’évoquer le réel sur scène entraîne
traditionnellement l’idée d’objectivité, ayant un lien étroit avec l’idée de vérité du point de
vue positiviste. Il s’agit donc d’un théâtre qui travaille sur des événements du présent ou du
passé récent portant, dans la plupart des cas, une idéologie militante qui vise à la
transformation de la société. L’entreprise de l’auteur et metteuse en scène argentine Lola
Arias part de cette tradition documentaire mais elle se projette vers de nouveaux chemins pour
ce qui concerne la mise en scène du réel. Son théâtre interroge les archives et accorde une
place centrale aux témoins dans ses spectacles en cherchant la puissance dans l’accentuation
du performatif. Mais où se situe exactement le côté politique dans le théâtre documentaire
d’Arias ? Est-ce le type de traitement de la politique qui le rend politique ? Les décisions
esthétiques sont-elles chargées de politisation ? Si, comme l’affirme Olivier Neveux (2019) «
tout est politique [...] mais seulement dans une certaine mesure, et jusqu’à un certain point »,
nous nous proposons alors de trouver ces limites et de décrire les complexités que cette
limitation entraîne, dans un ensemble d’œuvres théâtrales contemporaines. Le but de ce
travail est donc d’étudier les procédés esthétiques observés dans un groupe de pièces d’Arias
qui vont de la représentation du réel à l’action performative pour observer les éventuels
déplacements et différences présentés dans le traitement du politique, en comprenant ce
concept à la lumière de la théorie rancièrienne sur le dissensus.

L’utopie réaliste et le réel sur scène

La première période de production d’Arias que nous allons analyser provient de l'
évolution vers le théâtre documentaire. Depuis la première œuvre de la trilogie El amor es un
francotirador (2007) nous pouvons reconnaître un premier groupe de pièces qui partagent des
procédures visant à rapprocher le réel du théâtre. Sueño con revólver (2007), Striptease
(2007), El amor es un francotirador (2007) et Melancolía y manifestaciones (2013) partagent
un même type de recherche esthétique, tendant vers un travail basé sur une mimesis
intervenue, peut-être plus proche de l’utopie réaliste (Brownell, 2019), qui permet la
représentation d’un réel connu. Nous nous référons à un réel qui a le sens spécifique de la
réalité, compris comme l’espace - matériel et symbolique - socialement construit et partagé du
commun.

122
Prenons par exemple la pièce Striptease. Cette production conçue pour le circuit
théâtral indépendant de Buenos Aires présente une mise en scène austère, un espace scénique
rectangulaire au même niveau que le public, où un homme et une femme occupent chaque
extrémité du rectangle. Au centre, entre eux deux, un bébé. La pièce montre une conversation
téléphonique entre ce jeune couple, récemment séparé, tandis que son fils de six mois joue,
prend son biberon ou dort, au centre de l’espace. « La fiction est continuellement parasitée par
les actions d’un bébé : la vie pure dans sa forme la plus rebelle » (Arias, site officiel). Cet
élément tout à fait imprévisible qui intervient dans la fiction met en crise la représentation en
invoquant le réel lié à l’idée d’action, à la performance. Dans ce sens, Striptease est, au sein
de ce groupe d’œuvres, celle qui ouvre la voie à une relation différente avec le réel puisqu’elle
semble correspondre à une esthétique réaliste, mais présente à l’intérieur un élément disruptif.
Elle pénètre ainsi dans le domaine de l’indice ou du performatif, « en construisant un effet de
matérialité qui parle du monde contemporain lui-même et qui, cependant, n’est pas
représentatif » (Horne, 2011 : 22-23). Comme le soutient Josette Féral (2011), ces éléments
du réel « marquent une rupture, violente ou pas, suspendant la représentation pour laisser
surgir l’événementiel, et donc le présent sur la scène » (p.165). En ce sens, nous pouvons
penser que la scène est chargée d’un supplément de présence dans l’action du bébé qui permet
d’imaginer - dans un sens spinozien - que la référence est suspendue ou reportée. Le politique
apparaît alors dans ce geste déstabilisateur qui remet en cause un système représentatif
traditionnel. En ce sens, Arias affirme que « le bébé est l'accident au milieu de l'ordre, le réel
en combat avec la représentation. Le bébé dit tout le temps "ce n'est pas du théâtre", mais en
même temps elle est dans la fiction (Arias, 2007, p.84). Il existe donc un certain rapport au
réalisme car ces pièces tentent de s’inscrire dans des débats d’actualité en proposant une
critique sur la société argentine au moment de la crise du 2001. Cependant, la proposition de
Lola Arias, reste surtout centrée sur une forme qui cherche l’exaltation de l’artifice pour
dévoiler ainsi le fonctionnement de la machine théâtrale. Elle met surtout en lumière les
procédures de montage en essayant de s’éloigner d'une vraisemblance non avouée (Barthes,
2002) pour produire un événement réel, une action qui échappe au contrôle tant de la scène
elle-même que du moment convivial dans la rencontre avec le spectateur.

Le réel à partir du consensus

Les procédés esthétiques explorés au début de son parcours documentaire sont


modifiés dans une seconde période de sa production dans des œuvres comme Airport Kids
(2008), Mi vida después (2009), Familienbande (2009), That Enemy Within (2010) ou The
Art of Making Money (2013) où elle met l’accent sur le tournage vers réel. L’idée de fiction et
donc de représentation s’estompe en laissant émerger l’action (Cornago, 2016).

Nous prendrons comme exemple l’œuvre Mi vida después. Elle est créée à partir de la
biographie de six artistes nés pendant la dernière dictature civico-militaire argentine. Ces

123
interprètes se présentent sur scène depuis leur essence autobiographique, montrent et
interprètent des documents et des fichiers familiaux comme des lettres, des photos, des
enregistrements vocaux, des vidéos ; ils portent les vêtements de leurs parents ; ils révèlent
des rêves ou des fantasmes personnels pour convoquer et récupérer, à partir de leurs
témoignages, la voix de leurs parents et de toute une génération qui n’a pas pu ou n’a pas
voulu parler. La mise en scène se construit par des récits (souvenirs, commentaires de
documents, références autobiographiques) qui se croisent avec la manipulation d’objets,
d’actions et de musique exécutée par les mêmes performers, composant ainsi un collage des
années 70. De cette façon, le théâtre de Lola Arias tente de montrer des fragments, des
morceaux, des trous du passé récent argentin en dévoilant des contradictions, des défauts, des
problèmes.

Le témoignage sur scène permet une approche plus dense et complexe d’un monde qui
nous échappe face à la quantité d'informations en circulation. En même temps, le travail avec
les archives (Foucault, 1969 ; Derrida, 1997) dans cette œuvre et dans d’autres de cette
période, rend compte d’un regard porté sur le passé ainsi que sur la promesse de l’avenir.
Lorsque des archives sont gardées, il y a plusieurs éléments qui se conjuguent : ce qui est
archivé, ce qui est dit, ce qui est inclus et ce qui ne l’est pas. Ceci est lié aussi bien à un geste
conservateur, celui d’archiver et d’enregistrer, qu’à une pratique institutrice parce qu’elle
produit et instaure un récit. Grâce à une lecture anachronique, hospitalière et
multidirectionnelle, en relation avec l’écoute des silences, ce qui n’a pas pu être archivé, Arias
répond à ce qui a été réduit au silence par l’Histoire. Un geste qui exige la visibilité des
mécanismes de pouvoir masculins et la construction sociale de la différence. Une force
politique qui s’éloigne du réalisme et remet en question la forme représentative.

Néanmoins, le fait de questionner et d’intervenir et de faire les archives n’empêche


pas la construction d’un discours univoque. Si comme l’affirme Rancière (2013), « le régime
esthétique de l’art est la suspension de toute relation déterminable entre l’intention d’un
artiste, une forme sensible présentée dans un lieu d’art, le regard d’un spectateur et un état de
la communauté » (p. 59), ce dispositif scénique produit donc une égalité dans la répartition du
sensible entre artistes et spectateurs qui n'est pas proclamée comme une prémisse mais
comme une fin à atteindre. Ainsi cette proposition esthétique crée un geste métapolitique qui,
en s'approchant d'un modèle brechtien, permet l’élaboration d’un message critique à travers la
mise en œuvre d’un appareil épistémologique (Barría, 2018) qui permet de faire connaître une
sélection de contre-récits qui interpellent le pouvoir depuis une prise de position consensuelle.

Le réel depuis la dissidence

Le travail avec l’action performative finit par s’affirmer dans une troisième période de
production documentaire d’Arias, avec des œuvres comme El año en que nací (2012) -

124
version chilienne de Mi vida después réalisée aussi par Lola Arias -, Campo minado (2016),
Atlas del comunismo (2016) entre autres, qui reproduisent des procédures scéniques issues de
travaux antérieurs. Dans les soi-disant « expériences sociales », l’accent est mis sur la
rencontre des personnes opposées, sur la force performative de cet événement. Par rapport au
deuxième groupe d'œuvres, il y a dans ces pièces un espace politique de dissensus qui s’ouvre
sur scène mais pas seulement, une rencontre qui met en évidence un conflit irrésolu. Prenons
le cas de Campo minado, travail qui rassemble un groupe d’ex-combattants qui veut retrouver
un même territoire, celui de la scène. Cette proposition esthétique passe par la création d’un
espace de laboratoire où les ex-combattants explorent principalement les émotions qui
peuvent naître de cette rencontre où chaque participant expose et confronte son témoignage
sur la guerre dont ils ont fait partie. Trois Argentins, deux Anglais et un Gurkha, qui ont
combattu en tant qu’ennemis en 1982, témoignent de leur vie avant, pendant et après le
conflit. Ce sont des « témoignages qui, bien que basés sur leur vie réelle, ne s’adaptent ni à
l’autobiographie ni au genre réaliste » (Blejmar, 2017 : 103) Il n’y a pas de dessein idéaliste,
il n’y a pas d’utopie réaliste mais un accent mis sur l’action, dans le présent qui génère de
l’expérience.

Dans la construction d’un monde paradoxal à partir d’un dispositif scénique


performatif, Campo minado rassemble deux mondes séparés renforcés par le geste de
présenter dans chaque fonction le présent de cette rencontre et de sa relation avec un fait qui
est encore profondément ancré dans la sensibilité sociale (Verzero, 2017). En ce sens, Campo
minado crée un espace d’expérience commune d’une politique de dissidence en confrontant le
conflit avec le vécu personnel, le souvenir traumatisant avec la force sociale qui peut se le
remémorer, la douleur avec la puissance. Cette œuvre construit une structure sensible dans
laquelle se présentent des corps qui sont arrachés de leur quotidien, de leurs places assignées,
qui se détachent des endroits auxquels ils étaient associés, pour exposer des compétences
différentes et aller au-delà des formes d’appartenance culturelle et identitaire. Cela se nourrit
également du geste créatif d’Arias en tant qu’auteur/chercheuse qui se livre à un lien étroit
avec les documents historiques et fait face à leur extraordinaire pouvoir porté par lui-même
(Farge, 1991). Grâce à cette relation avec l’archive, elle construit un regard sur l’événement
sans nuances épiques et depuis une position qui, comme nous l’avons mentionné
préalablement, suit une ligne contre-hégémonique. Ainsi, elle va encore une fois chercher
dans les silences, dans le non-dit, pour tenter de combler les lacunes de l’Histoire en mettant
en lumière ce qui reste sur les marges.
Or, nous ne pouvons pas éviter de considérer l’œuvre comme un produit mis en
circulation à travers les règles qui régissent les domaines - surtout le domaine artistique - dans
lesquels elle cherche à être légitimée. Si nous analysons alors Campo minado par rapport au
marché global pour lequel elle est produite et le domaine artistique des festivals
internationaux, nous voyons émerger d’autres aspects de sa relation au caractère politique. Cet
ouvrage a bénéficié, par exemple, du soutien institutionnel et financier du gouvernement

125
britannique et d’autres institutions européennes. Bien que du côté argentin, le seul organisme
qui ait accepté de participer à sa production a été l’Université nationale de General San
Martin. Dans une interview accordée à Verónica Perera, Lola Arias affirme à ce sujet :

[...] Le gouvernement n’avait aucun problème avec une pièce avec des vétérans des
Malouines [...] mais il ne voulait pas écouter l’autre côté. Il y avait beaucoup de
résistance institutionnelle, politique, mais aussi des gens [...]. (Lola Arias dans Perera,
2017)

Si l’on tient compte de cette caractéristique matérielle du projet, on peut au moins se


demander s’il aurait été possible que le spectacle ne prenne pas d’autre position politique que
celle de traiter la question des Malouines à partir de la symétrie. À quel point cette symétrie
posée par le dispositif est-elle sincère ? Est-il juste de mettre d’un côté un peuple comme le
peuple Argentin qui n’était pas prêt à partir en guerre, qui l’a fait dans le contexte de la
dictature militaire la plus atroce avec des conscrits formés à peine quelques mois plus tôt
et, de l’autre côté, un autre peuple comme le peuple britannique qui comptait sur son armée
professionnelle, l’une des forces défensives et offensives les plus importantes du monde ? La
décision de ne pas prendre parti, pourrait-elle relativiser les versions sur ce conflit en le
laissant dans un espace neutre sans épaisseur ? Des questions complexes et très discutables,
bien que nous soyons enclins à penser que, comme l’affirme Neveux (2019) « une orientation
tranchée ne produit pas moins de pensée - y compris celle de son objection- qu’une
orientation tue, à fortiori lorsqu’elle ne saurait tout à fait disparaître des formes que l’œuvre
mobilise » (p.107).

Remarques finales

À travers les exemples d’œuvres tirées des différents moments de la production de


Lola Arias, nous pouvons voir une transformation du politique dans le théâtre contemporain.
Surtout dans un genre de théâtre qui cherche à côtoyer le réel. Dans une première période,
nous observons l’aspect politique depuis la forme, liée à un côté réel qui apparaît à l’intérieur
d’une fiction et qui cherche à mettre en crise le concept de représentation. Dans un deuxième
temps, nous voyons l’accentuation de cette recherche formelle en incorporant la relation entre
une réalité nettement politique du sujet et son traitement, ce qui rend plus évidente une
intention documentaire et en même temps performative. Et enfin, nous observons le caractère
politique comme un dispositif social qui tente d'attaquer les mécanismes hiérarchiques du
pouvoir et la construction sociale de la différence à travers un regard dissident qui engendre le
rejet ou la controverse par rapport à la complexité des conflits politiques abordés.

En guise de conclusion, sans prétendre résoudre l’ensemble des questions posées par
un sujet si complexe, nous pouvons affirmer que la politique dans le théâtre documentaire de

126
Lola Arias est un terrain de sables mouvants, problématique et délicat, un aspect qui doit être
constamment redéfini et considéré dans ses circonstances particulières de production et
d’exposition. La force expressive semble se trouver dans l’absence de signification, mais est
pleine de sens. Ce paradoxe apparent est ce qui définit, selon Rancière, l’opération politique
du régime esthétique de l’art. Ce théâtre n’aspire donc pas à l’engagement pour la
transformation, mais il se sert de l’action performative pour créer un nouveau paysage du
visible et s’immiscer dans le domaine affectif. De cette manière, il cherche à générer une
expérience commune mobilisatrice et perturbatrice du point de vue éthique, renforcée aussi
par une force esthétique chargée de pensée politique.

Références bibliographiques

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128
Campo de mayo. Une conférence performative
Affections et spacialités en friche dans le théâtre argentin

Maximiliano Ignacio de la Puente

Traduit de l’espagnol par Christilla Vasserot

Nous nous proposons d'aborder dans ce travail la conférence performative intitulée Campo de
Mayo, de l’auteur, metteur en scène et performeur argentin Félix Bruzzone, programmée par
l’autrice, actrice, performeuse et metteuse en scène Lola Arias au sein de son projet Mis
Documentos, en 2013. Cette conférence performative s’inscrit dans une série de productions
théâtrales qui, au cours des deux dernières décennies, se sont penchées sur les tensions entre
mémoires et oublis d'un passé traumatique lié à la dernière dictature militaire argentine (1976-
1983).
Au sein du district de San Miguel, dans la province de Buenos Aires, Campo de Mayo
accueille l'une des garnisons militaires les plus importantes du pays. La mère de Bruzzone fut
conduite en 1976 dans le centre de détention clandestin qui s’y trouvait, et dans lequel environ
quatre mille personnes furent assassinées durant la dernière dictature militaire. Son père,
membre comme sa mère du PRT-ERP (Parti révolutionnaire des travailleurs – Armée
révolutionnaire du peuple), avait disparu avant sa naissance. La conférence performative de
Félix Bruzzone aborde la topographie, l'histoire et la vie quotidienne de cet espace (Keizman,
2015) ; en outre, et grâce à l'imbrication de ressources fictionnelles et documentaires, elle
propose une construction minimaliste au sein de laquelle s’incarnent les souvenirs
traumatiques du passé récent du pays.

La pièce de Félix Bruzzone Campo de Mayo. Una conferencia performática (Campo


de Mayo. Une conférence performative) fut créée en 2016 au théâtre La Carpintería de
Buenos Aires, et jouée dans différents espaces tels que des centres culturels, des musées et des
universités. La conférence se divise en quatre parties combinant différents éléments : lecture
de textes écrits par Bruzzone ; exposition de photographies issues de ses archives
personnelles, de cartes et autres images relevant du champ dans lequel l'action se déroule,
toutes projetées sur un écran situé dans la zone centrale ; retransmission d’entretiens
enregistrés avec des voisins de la plus importante garnison militaire du pays. Le système de
mise en scène est fort simple. L'auteur et interprète est assis à un bureau en train de lire ses
textes imprimés sur des feuilles de papier, tandis qu'un acteur/collaborateur, Lucas Balducci,
s’affaire sur un ordinateur dans lequel se trouvent les sons et les images utilisés pendant le
spectacle. Balducci réalise également quelques actions physiques et manipule divers objets
tels que des plantes, des petits soldats en plastique et des dinosaures miniatures. 

Un itinéraire subjectif dans une géographie exceptionnelle

129
La conférence commence par rendre compte de l'implication autobiographique qui en
a constitué le germe déclencheur. Bruzzone souligne qu'il a déménagé avec sa famille dans
cette région de la province de Buenos Aires il y a plus d'une décennie, en 2006. Dans le récit
de ce déménagement, il relie le déplacement physique et existentiel à la dernière dictature
militaire lorsqu’il affirme que « pour acheter le terrain et payer les travaux, nous avions utilisé
une partie de l'indemnisation versée pour la disparition de maman, de l'argent qui traînait, un
crédit et ce qu’il restait d'autres aléas familiaux » (Bruzzone, 2016). Famille, économie,
disparition et dictature apparaissent ainsi imbriqués dans sa vie depuis le début. Dès les
premiers instants de la pièce, on saura aussi que sa mère, Marcela Bruzzone, membre du Parti
révolutionnaire des travailleurs, est portée disparue depuis 1976 et que, selon divers
témoignages, elle aurait été aperçue dans le centre de détention clandestin qui fonctionnait
précisément à Campo de Mayo. Au début de la pièce, et quelques jours après avoir
emménagé, Bruzzone raconte notamment un appel téléphonique d'une ancienne camarade de
lycée de sa mère. Le passé traumatique familial et autobiographique de l'auteur semble se
situer au sein d’une même géographie, à la fois spatiale et affective. Les environs de Campo
de Mayo sont devenus une « saga familiale » (Bruzzone, 2016) pour l'écrivain, puisqu'une
grande partie de sa famille s'est installée dans cette région de la province de Buenos Aires il y
a déjà plusieurs décennies. « À présent, nous venions boucler la boucle » (Bruzzone, 2016).
Une photo de sa mère est la ligne directrice de la pièce. Une image du début des années
soixante-dix : la mère de Bruzzone, âgée de dix-sept ans, est en vacances avec une amie dans
la province de Córdoba. Une photo visitée et revisitée à plusieurs reprises par les yeux de
l'écrivain, qui est à la fois éphémère et évanescente, et qui se dégrade progressivement, au
point d'être presque effacée par l'action du soleil qui pénètre par la fenêtre de la maison de
Bruzzone, qui n’est autre que le soleil de Campo de Mayo. Une image qui perd
progressivement son rapport à la mémoire et au souvenir, « devenant amnésique ou atteinte
d'Alzheimer » (Fontcuberta in Rodríguez, 2019). Cette photo sur le point d'être effacée
incarne ainsi une seconde disparition, symbolique cette fois, de la mère de l'écrivain,
disparition à nouveau provoquée par Campo de Mayo. Elle occupe en même temps une
fonction centrale dans la pièce, dans la mesure où elle constitue « la preuve de l'existence du
référent dans le passé, et aussi en raison de sa capacité à prouver les liens de sang entre
l'absent et sa descendance. " (Peller, 2018, p. 422).
Campo de Mayo est configuré, dans cette conférence performative, comme un
itinéraire subjectif agissant sur le passé et le présent de Bruzzone, laissant ses marques, traces
et cicatrices, et sur la relation qu'il construit avec ce lieu, si hostile et si proche à la fois. Une
relation à plusieurs facettes, qui traverse différents moments de la vie de l'écrivain. Comme il
le rappelle lui-même lors de la conférence, lorsqu'il avait trois ans, lui et sa grand-mère – avec
qui il vivait suite à la disparition de ses parents —sont allés rendre visite à la tante de
l'écrivain, la sœur aînée de sa mère, qui venait alors de déménager à Muñíz, tout près de
Campo de Mayo. Pour ce faire, sa grand-mère « a dû conduire sa Peugeot 404 verte et
traverser Campo de Mayo » (Bruzzone, 2016). Bruzzone propose une image chargée d'un
grand pouvoir dramatique et traumatisant, en soulignant que, n'étant qu'un enfant, il avait
traversé les lieux où sa mère avait été détenue quelques années plus tôt, qui abritaient encore à

130
l'époque « l'un des centres d’extermination les plus efficaces du moment » (Bruzzone, 2016),
accompagné qui plus est de la mère de sa mère.
D’un point de vue narratif, Campo de Mayo est configuré comme une géographie
exceptionnelle, une scène de conflit social dans les pratiques mémorielles. Cette zone de la
province de Buenos Aires apparaît chargée de perceptions et de pratiques imaginatives, qui
contribuent à la construction de mémoires à la fois personnelles et sociales. Campo de Mayo
devient une zone invisible, oubliée et niée par les voisins eux-mêmes, puisque cette garnison
militaire continue d'être « un lieu muré. Il est muré et permet en même temps d'y entrer car il
y a des centaines de mètres de clôtures cassées ou tombées. Il y a de la perversion là-dedans.
Vous êtes dehors, vous n'appartenez pas, mais vous pouvez entrer et voir un peu » (Bruzzone,
2019). Loin d'être un espace inaccessible, Campo de Mayo se présente comme une
géographie poreuse admettant des intrusions en cachette, l'espionnage voyeuriste, les regards
subreptices et de biais des voisins, qui n'échappent pas à la jouissance perverse de ceux qui
osent pénétrer dans « l'autre » et dans l'interdit, c'est-à-dire le monde militaire. Ce qui
caractérise les voisins, c’est le fait de voir et de ne pas voir en même temps. Ils sont ceux qui
savent et ne savent pas ce qu’il se passait dans le pays pendant la dictature : l'horreur des
disparitions et des centres de détention clandestins. Ils forment le cœur de ce réseau nommé
« société civile », chargé d'établir arbitrairement la culpabilité et la responsabilité des uns et
des autres. Ils assument également une condition passive, inerte, indifférente et désintéressée
face à la souffrance d'autrui (Greco, 2015). La conférence performative de Bruzzone
problématise ainsi ce que l'on sait et ce que l'on ignore sur la géographie dans laquelle on vit,
sur l'historicité d'un espace intimement lié à l'identité. Campo de Mayo met en évidence le
rôle des « gens ordinaires » par rapport au passé et aussi au présent de cette géographie, en
développant une « cartographie plurielle d'un territoire vivant » (Kleizman, 2015). La
poétique de Bruzzone se soucie toujours de ce qui est le plus proche de lui, de ce qu'il a sous
la main, qui en l’occurrence est incarné par les voisins.

Du documentaire à la fiction
À travers une carte de la région, la deuxième partie de la conférence explore les temps
présents et peut-être à venir de Campo de Mayo. Avec l’aide de la carte, Bruzzone 
détaille les activités et services disponibles à l’intérieur de la garnison : des installations
militaires, un abattoir, une carrière, un champ de tir, un centre équestre, une salle des fêtes qui
une fois a été louée par l'école fréquentée par ses enfants et un centre de traitement des
déchets du CEAMSE (Peller, 2018, p. 428). 
La troisième partie est celle qui met en vedette ces acteurs sociaux centraux auxquels nous
avons fait référence précédemment : les habitants de Campo de Mayo. Ce sont leurs voix,
leurs itinéraires, leurs trajectoires et récits de vie qui sont alors évoqués. On entend d’abord
des enregistrements de mauvaise qualité : ce sont la voix et l'histoire de José Luis, un habitant
de Campo de Mayo, ancien banquier et amoureux des plantes, qui s'est installé dans cette
région avec sa femme pour « fuir la capitale » (Bruzzone, 2016). José Luis a appris après
avoir déménagé qu'il se trouvait à quelques pâtés de maisons de la garnison où il avait
effectué son service militaire, dont il gardait un terrible souvenir et qu'il avait préféré oublier.
131
« Il y avait passé de si mauvais moments qu’il avait juré ne jamais revenir. Et voilà qu’il était
de retour, sans le faire exprès. Au moment où José me raconte son histoire, une idée se fait
jour : Campo de Mayo est comme un aimant » (Bruzzone, 2016). En plusieurs étapes, la pièce
construit un système dramaturgique qui raconte que même ceux qui, d’une façon ou d’une
autre, ont été victimes de cette géographie inhospitalière mais en même temps magnétique, ne
peuvent échapper à son influence. Campo de Mayo se présente comme une cartographie
subjective qui définit au bout du compte, de façon mystérieuse et étonnante, leurs identités.
Le dernier entretien instaure une perspective écologique liée à Campo de Mayo ; en
d’autres termes, il aborde le présent et l'avenir de cette géographie, plutôt que son passé
répressif. Celui qui parle est un biologiste, José Luis, qui se consacre « au paléoart, qui
consiste à construire des représentations fidèles d'une flore et d'une faune disparues, en
respectant une certaine rigueur scientifique. Il construit essentiellement des dinosaures »
(Bruzzone, 2016). Cet habitant envisage de fonder une réserve écologique et/ou un parc à
thème à Campo de Mayo. Mais le gros problème est la déchetterie du CEAMSE, qui menace
de devenir une source majeure de pollution. Ce n’est donc pas seulement le passé dictatorial
de Campo de Mayo qui est sombre, c’est aussi son avenir, hanté par les problèmes
environnementaux.
Dans la quatrième partie de la conférence, Bruzzone abandonne sa nature documentaire et les
ressources du genre, comme par exemple les entretiens, pour s'immerger pleinement dans la
fiction, en partant de la lecture du livre Born to run de Christopher McDougall (2011,
traduction française de Jean-Philippe Lefief, Paulsen-Guérin, 2020). Bruzzone imagine un
personnage auquel il s'identifie : un ultra-marathonien qui ne peut s'empêcher de courir autour
de Campo de Mayo. « Du coup, les entretiens m’intéressent moins [...] que les mots simples
de ce coureur, qui est moi mais qui est aussi forgé par mon imagination, et qui se met à
écouter tout en courant. L'obsession cesse d'être « maman » et devient « courir » (Bruzzone,
2016). Dans un même espace cartographique, une obsession remplace ainsi l'autre. La
conférence ne tourne plus autour de l'axe documentaire induit par la recherche de la mère
disparue, elle se construit désormais autour de la fiction de ce marathonien qui ne peut pas
s'arrêter de courir, peut-être pour échapper à son passé, ou peut-être pour le retrouver à
chaque nouvelle foulée, dans le dernier virage. Au cours de la lecture hypnotique, à la fois
monotone, engagée et tranquille de Bruzzone, l'acteur/collaborateur court presque jusqu'à la
fin de la conférence. Tandis qu’il court sans s’arrêter – malgré une entorse à la cheville –
autour de Campo de Mayo, la conférence s'ouvre à d'autres fins possibles : dans l’une, le
personnage court en fait devant la place en face de sa maison, la même place face à laquelle
vit Bruzzone ; dans l’autre, le coureur « n'a jamais couru, il a simplement lu Born to Run, le
livre de Christopher MacDougall ; tout le reste, il l’a imaginé » (Bruzzone, 2016). La
mémoire est ainsi perçue comme un acte d'imagination et de courage. Une imagination fertile
et prolifique, celle de Félix Bruzzone lui-même, qui semble nous indiquer que pour affronter
l'horreur de la politique de disparition il faut être en mouvement, essayer encore et encore,
inlassablement, courir, imaginer, écrire, mettre en scène, sans cesse tourner en rond, habiter et
rouvrir les cicatrices de ce passé indélébile, qui a marqué au fer rouge le corps social des
générations post-dictature. 

132
Affections et spacialités en friche dans le théâtre argentin

Revenons-en à la notion de spatialité en friche (physique, affective, géopolitique), entendue


comme « ce qui forge – de façon toujours poreuse – les intempéries, le vide et le désert
frontalier, ce qui mine les corps et dessine les subjectivités chez divers personnages de textes
fictionnels et audiovisuels du présent » (Fachel et Bianchi, 2020). En ce sens, les images
spectrales que la pièce élabore – unissant passé, présent et futur – deviennent des affections et
des spatialités en friche, abandonnées aux intempéries du terrorisme d'État. Campo de Mayo
met en scène une géographie affective du quotidien liée à des souvenirs et des expériences
toujours en danger, à deux doigts de tomber dans le vide. Nous concevons les affections
comme la capacité d'affecter et d'être affecté, comme des instances performatives et
collectives (Macón, 2020, p.12) véhiculant le politique compris comme l'espace de la
dissension. On envisage alors cette pièce comme un acte affectif et performatif qui rapproche
les créateurs et les spectateurs, en mettant en scène les tensions entre les mémoires liées à
l'élaboration des souvenirs traumatiques. Ainsi, ce n’est pas une « fermeture rassurante des
sens » qui est proposée (Blejmar, 2020, p.15) ; au contraire, une performance comme Campo
de Mayo s’ouvre à une inquiétante polysémie résultant d’un emprunt de langages issus de
différentes disciplines – théâtre, performance et littérature – ainsi que « des frontières floues
entre la fiction et le documentaire, le factuel et l'imaginaire » (Blejmar, 2020, p.15).
Plus de quarante ans après le coup d'État qui a instauré la politique de disparitions en
Argentine, les productions dans divers domaines et activités – académique, cinéma, théâtre,
design, arts visuels et œuvres littéraires – n'ont cessé de se multiplier. Toutes ces productions
culturelles indiquent que les formes de mémoire de la période dictatoriale mises en jeu par la
première, la deuxième et même la troisième génération traversant la post-dictature – cette
période qui, selon Jorge Dubatti (2012), commence en 1983 et se poursuit jusqu’à aujourd'hui
– non seulement ne sont pas épuisées, mais, dans de nombreux cas, jouissent d'une saine
vitalité. Cependant, il est également vrai que l’on assiste à un processus de répétition et de
stabilisation conventionnelle de certaines formules qui furent dans un premier temps
disruptives ; aujourd’hui éprouvées et consolidées, elles ont perdu en puissance, en lucidité et
en efficacité lorsqu'il s’agit d’aborder de nouvelles façons de représenter la mémoire de la
période dictatoriale. En ce sens, on observe que ces formules, en tant que principes de
construction formels, « ont été rationalisées au point de faire office de conventions dont la
maîtrise devient en soi un objectif de la production artistique » (Rebentisch, 2018, p.129). Les
formes propres au théâtre documentaire, à l'autofiction et au théâtre post-dramatique
s'imposent ad hoc et sans remise en question aux œuvres mémorielles sur la dictature, privant
ces dernières de leur tension immanente, comme un tableau moderne, autrefois disruptif, que
l’on retrouve aujourd’hui accroché au mur d'un bureau d'une multinationale. Quoi qu’il en
soit, le fait est que les productions culturelles et artistiques des générations post-dictature
continuent d’agréger des voix et des perspectives utiles à la compréhension des différents
aspects du terrorisme d'État, devenant ainsi l'un des acteurs sociaux les plus importants de ces
dernières années au sein des conflits suscités par les sens mis en jeu par rapport au passé
récent.

133
Références bibliographiques

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desprendido-memoria-verdad_1_1328200.html

Campo de Mayo. Una conferencia performática

Auteur: Félix Bruzzone


Dramaturgie: Lola Arias, Félix Bruzzone
Interprètes: Lucas Balducci, Félix Bruzzone
Vidéo: María Sábato
Mise en scène: Lola Arias, Félix Bruzzone
Link: http://www.alternativateatral.com/obra41001-campo-de-mayo

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Entretiens

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« Un lieu où l’utopie se faisait présente » : entretien avec Óscar Castro Ramírez

Entretien réalisé par Corentin Rostollan-Sinet et


Bérénice Hamidi-Kim, et traduit par Corentin Rostollan-Sinet 

Théâtre Aleph, Ivry-sur-Seine


29 janvier 2021

À la mémoire du «  Cuervo » Castro, 


du Ñafle, de Casimiro, de Mateluna 
– au nom, aussi, de tes camarades qui pour longtemps encore auront mémoire
de vos utopies concentrationnaires.

Nous souhaiterions revenir sur différents moments de votre parcours personnel et


artistique, en commençant par le tournant décisif des années 1970. Pouvez-vous avant
tout nous dire quelques mots du moment de la “naissance” du théâtre Aleph, ainsi que
de votre place parmi les jeunes générations du théâtre chilien à la fin des années
soixante ? 

Notre cas est un peu particulier : je venais de l’Instituto Nacional, et les filles de
l’Aleph venaient du Liceo n.1. En terminale, les garçons n’avaient qu’un objectif : rencontrer
les filles de leur âge. Donc, pour la première pièce que nous avons montée, nous étions trente
garçons et trente filles… Autant dire que la majorité n’était pas là pour l’amour du théâtre.
L’Aleph est né comme ça, comme un prétexte, un cheval de Troie mutuel. Et personne
n’étudiait le théâtre : les membres du groupe étudiaient dans des disciplines très différentes, le
journalisme pour ce qui me concerne ; mais pour beaucoup, l’ingénierie, l’économie, la
sociologie… Nous ne connaissions rien du théâtre, ou pas grand-chose. On refusait même que
des étudiant·e·s de théâtre rejoignent le groupe parce qu’à nos yeux, ce que nous faisions
n’était pas du théâtre. C’était autre chose, qui ressemblait à du théâtre parce que nous
utilisions des lumières, du son, tout le dispositif, mais qui tout de même, n’était pas du théâtre.
C’était plus proche des Monty Python, une espèce de collage sans références. Nous avions
beaucoup de fierté à faire ce que nous  faisions, nous nous  croyions absolument uniques : on
avait l’impression d’inventer le théâtre. D’ailleurs plus tard, une fois installé·e·s au Théâtre du
Soleil, quand Ariane Mnouchkine est venue nous voir répéter L’exilé Mateluna, elle a pu
s’exclamer : « Magnifique ! Théâtre révolutionnaire allemand, 1929. » (Rires.) Et c’était vrai !
Tout ce que nous faisions au Chili existait déjà depuis 1929 en Allemagne. Pour moi, c’est un
peu comme ce qu’écrit García Marquez dans Cent ans de solitude : José Arcadio Buendía
arrive un jour et déclare fièrement : « La terre est ronde ». Lui, ce sont ses calculs qui l’ont
amené à cette conclusion ; mais sa femme le prend pour un fou, à « découvrir » quelque chose
que tout le monde savait déjà. Mais ça n’empêche : l’invention de ça, le processus d’invention
lui appartient. Pour cette même raison, j’ai parfois du mal avec la notion de plagiat. Ça nous
137
est déjà tous·tes arrivé d’ouvrir un livre et d’y trouver une phrase que nous avons déjà dite, ou
écrite : elle est là, noir sur blanc, quelqu’un·e d’autre l’a écrite avant même que l’on ne naisse,
quelqu’un·e que l’on n’a jamais lu mais la phrase lui appartient. Toute notre vie, avec
l’Aleph, nous avons inventé ce dont nous avions besoin, ou ce que nous estimions nécessaire.
La « narration indienne », par exemple, c’est quelque chose qui nous caractérise à Aleph. La
narration indienne est très différente de la narration occidentale : elle n’a ni début, ni milieu,
ni fin. Et ces inspirations, elles me viennent de mon enfance de paysan. Quand on s’asseyait
en cercle avec les autres pour égrener le maïs, on se racontait des histoires,. Des histoires qui
allaient dans tous les sens, qui n’avançaient jamais en ligne droite. L’important, ce n’était pas
l’histoire, c’était le moment partagé. Et mon théâtre, qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas
tellement la pièce qu’on vient y voir, c’est le moment où les gens vont au théâtre, s’y
rencontrent, partagent la soupe et le pain frais – toutes ces choses qui n’existent pas dans un
« théâtre normal ».

Du point de vue du contexte politique, maintenant, le Théâtre Aleph s’est formé en 1967-
1968 : vous avez donc connu cinq ou six années d’activité théâtrale avant que ne
survienne le coup d’État du 11 septembre 1973 ; et vous avez donc vécu les trois années
de foisonnement culturel du Gouvernement Populaire. À quoi ressemblait le théâtre des
années Allende ? 

C’était un de ces moments dont on comprend immédiatement qu’ils sont absolument uniques
dans la vie d’une nation. Pour qu’Allende parvienne au pouvoir, il avait fallu cinquante ans
d’efforts pour rêver et faire émerger un gouvernement socialiste, au sens plein du terme,
d’une gauche vraiment de gauche. Tout le monde était dévoué à la cause. Les ouvrier·e·s de
l’époque n’étaient pas d’extrême droite, il n’y avait aucune confusion : on était ouvrier·e,
donc on luttait pour les droits de notre classe sociale et pour de nouvelles formes de
gouvernement. La campagne présidentielle de l’Unité Populaire a été soutenue par tout un
mouvement de jeunes artistes, beaucoup du monde de la musique – Quilapayún, Los Jaivas,
etc. – mais aussi des artistes de théâtre, des poète·sse·s, etc. Quand Allende a été élu, cette
effusion culturelle a pris encore plus d’envergure. Il n’y avait aucune instruction particulière,
tout était très anarchique : qui voulait faire de l’art faisait de l’art, n’importe où et avec tout ce
qui se présentait. On ne demandait aucune autorisation, il suffisait d’occuper un lieu, il n’y
avait aucune bureaucratie. Cette liberté absolue de créer changeait totalement l’allure de la
vie, dehors ; c’était incontestablement les gens de gauche qui façonnaient l’univers culturel.
Voilà ce que nous avons vécu pendant trois ans. À l’époque, l’Aleph avait aussi un
programme de télévision jeunesse sur Canal 13 qui s’appelait La Ciguë et qui faisait la satire
de l’actualité nationale. Dans le groupe, la plupart militait dans différents partis de gauche –
même si ce n’était pas mon cas – mais ces engagements demeuraient séparés des activités du
groupe. C’était comme être supporter d’une équipe de football et faire du théâtre : tu étais
socialiste, et tu faisais aussi du théâtre. Il y avait beaucoup de liberté créative là-dedans.
L’Aleph a commencé par aller jouer dans les périphéries, pour permettre que des groupes de
théâtre naissent et se pérennisent dans les poblaciones et surtout dans les occupations de
terrains. Les habitant·e·s des terrains occupés ne voulaient pas du tout monter des pièces de
« théâtre social »… Leur désir, c’était d’écrire et de jouer des histoires d’amour, comme à la

138
télévision ou à la radio. Nous n’avons jamais réussi à les convaincre de l’importance de parler
de la révolution, du moment historique que l’on vivait : il fallait toujours que quelqu’un
veuille épouser quelqu’un d’autre, que le père de la fille de bonne famille refuse qu’elle se
marie avec un pauvre… C’était une pure histoire de telenovela et nous, au lieu de penser à
travailler ce genre pour y mettre du politique, on repartait très déçu·e·s que les quartiers
populaires ne veuillent pas faire la révolution. (Rires)

Vous avez également été jouer des pièces de l’Aleph dans ces terrains occupés ? 

Par la suite, oui, et cela a donné des choses très intéressantes. Une pièce en particulier
avait beaucoup de succès, L’examen du révolutionnaire. On s’y moquait un peu de nos amis –
ceux qui avaient une petite barbe, une veste kaki et un béret comme le Che. Trois types
soumettaient un quatrième à un examen pour obtenir le titre de révolutionnaire. Il devait
répondre correctement à une série de questions du genre  : « le pouvoir… ?” – … naît du
fusil !” – “La lutte nous rend… ?” – “… ce dont la loi nous dépouille ! » – des phrases de
théorie politique. Et puis il y avait aussi d’autres questions qui visaient à se moquer des
personnages et à travers eux, de nous-mêmes aussi, un peu : « Combien de livres
révolutionnaires tu as lu ? Combien ils pèsent ? ». (Rires) Nous nous  remettions tout juste de
notre échec d’avoir voulu faire faire du théâtre révolutionnaire au peuple. Inconsciemment,
nous avions compris que ce n’était pas vraiment comme ça que cela pouvait fonctionner. Un
jour, dans un congrès de théâtre, je me souviens qu’une personne de l’assistance avait accusé
l’Aleph de ne pas être un groupe révolutionnaire. Je me souviens aussi de ce qu’Alfredo
Cifuentes [membre fondateur du Teatro Aleph] avait répondu, parce que sa réponse m’avait
parue très juste. Il avait dit : « c’est vrai, oui, vous avez raison. Notre théâtre est petit-
bourgeois, parce que nous sommes des petits-bourgeois. Le jour où nous serons des
révolutionnaires véritables, notre théâtre sera révolutionnaire… mais nous ne le sommes pas
encore ». C’était une réponse très simple, très sincère pour une époque où, mon dieu, avoir le
moindre doute sur la révolution... c’était péché !

Ces initiatives de théâtre populaire et social étaient-elles nourries de l’influence d’autres


artistes, d’autres groupes, ou même de certaines théories de la pratique théâtrale
révolutionnaire ? Nous pensons notamment aux pédagogies de l’opprimé de Paulo
Freire ou aux pratiques d’Augusto Boal, qui ont été des références importantes pour
d’autres groupes à cette époque. 

Je ne suis pas sûr que le Théâtre de l’Opprimé existait déjà en tant que tel à cette époque. J’ai
travaillé avec Augusto par la suite, pendant son exil au Chili. Il est venu travailler avec
l’Aleph, mais nous ne parlions pas du tout de la révolution ni des pédagogies de l’opprimé à
ce moment-là. Il y réfléchissait déjà, sans doute, mais ce qu’il faisait avec nous avait
beaucoup plus trait à un travail du corps, des exercices et des formes d’entraînement pour
l’interprète. C’est quand nous nous sommes retrouvés à Paris qu’il pratiquait le Théâtre de
l’Opprimé. Augusto, Rui Fratti, ça a été la grande famille de l’exil, quand ça a été mon tour de
partir. On passait notre temps ensemble à cuisiner au Théâtre du Soleil, qui avait offert à

139
l’Aleph une nouvelle maison. Ce que faisait Augusto était très intéressant, mais ce n’était pas
du tout mon truc. 

 De nombreuses personnalités du théâtre et du monde artistique chilien comme Isidora


Aguirre ou Víctor Jara, ont participé activement à la campagne présidentielle d’Allende
de 1970, et certain·e·s sont même allé·e·s jusqu’à déserter les scènes officielles pour
engager pleinement leur activité artistique dans la campagne. Quelle a été votre
expérience de ce moment historique et politique ?

Il était impossible de vivre au Chili et de ne pas y participer. Qu’on soit pour ou


contre, personne ne s’en désintéressait. La jeunesse de l’époque, c’était Che Guevara, les
Beatles et la marijuana. Le rôle qu’a joué l’art dans cette campagne est un peu à l’image de ce
qu’a fait Isidora Aguirre avec cette pièce unique et tellement importante qu’elle allait jouer
dans les poblaciones : Los que van quedando en el camino. Tout ça était extrêmement
impressionnant ; mais ce qu’Isidora et les autres faisaient, ils et elles le faisaient en arrivant
dans les poblaciones avec des camions de décors et de costumes. Nous, nous n’avions rien de
tout ça. Nous arrivions avec rien d’autre que notre envie de faire, et nous inventions quelque
chose avec ce que nous trouvions sur place. Je ne dis pas qu’une façon de faire était meilleure
que l’autre, simplement que notre volonté de participer à ce mouvement ne pouvait pas
trouver d’autre forme pour se concrétiser. Notre engagement dans la campagne a donc pris
cette forme-là, celle d’un théâtre de sketchs, de petites pièces et de sainetes qui n’impliquaient
ni estrade, ni scénographie. Ce n’était pas une décision, c’est juste que nous n’avions rien !
Pas de projecteurs, pas de décors, pas d’argent. Sans doute que si on en avait eu, on aurait
sorti les grands moyens pour aller dans les poblas… On ne peut pas dire que ce théâtre pauvre
grotowskien ait été un choix délibéré. (Rires)  

En  1973, c’est le  coup d’État. Et dans les premiers mois de la dictature, l’Aleph a
continué de fonctionner. À l’automne suivant, en 1974, vous montez dans la galerie
Marú, au Teatro del Ángel, une pièce : Al Principio existía la vida [Au commencement
était la vie, non traduite]. Non seulement la première a pu se tenir, mais le spectacle est
resté à l’affiche pendant près d’un mois. Selon quelles modalités demeurait-il possible de
faire du théâtre dans cette première phase du régime de la Junte ? Quels étaient les
dispositifs de répression et de censure ?  

Cette pièce était avant tout un exercice de double langage. C’était un sainete qui
mélangeait la Bible, Le Petit Prince et d’autres textes dans un grand collage. À la fin, nous
hissions le prophète sur la croix. Sauf que ce prophète n’était pas le Christ. Pour quiconque
avait un lien avec l’Unité Populaire, c’était assez facile à comprendre entre les lignes. Je
pense que si nous avons pu jouer le spectacle aussi longtemps, c’est parce que le théâtre ne
préoccupait pas tellement le régime à cette période. Il ne considérait pas que c’était un endroit
dangereux, pas encore du moins : un public de deux cents personnes, ça n’était pas une
priorité pour la censure. Tout le monde se passait le mot : « allez voir cette pièce, elle ne va
pas durer la semaine ». Tout le monde dans le public comprenait parfaitement ce que nous
voulions dire… et puis un jour, ils sont venus m’arrêter. À vrai dire, ils m’ont arrêté pour ça et

140
pour d’autres choses, ce n’était seulement à cause de la pièce. Trois ans plus tard, lorsqu’on
m’a envoyé en exil et que je suis arrivé en France, le groupe a monté une autre pièce qui
s’appelait Mijita rica – je pense qu’il n’y a que quelques personnes qui connaissent bien
l’histoire de l’Aleph qui peuvent s’en souvenir. Celle-là, par contre, a été directement
censurée. Les soldats sont venus arrêter les représentations après une conférence de presse
qu’avait donnée le Ministre de l’Intérieur. Un journaliste lui avait demandé : « qu’est-ce que
vous comptez faire de cette pièce du Teatro Aleph qui continue de jouer, alors que plusieurs
membres de ce groupe ont été arrêtés ou exilés ? ». Et ce type – qui n’avait aucune idée que ce
spectacle existait – avait répondu : « justement, une enquête est en cours ». C’est à ce
moment-là qu’elle a été censurée, et que mes camarades ont dû comparaître en procès. Ce
n’était pas tâche aisée parce que si on s’en tenait au texte, il n’y avait rien à censurer. Le
procureur a argumenté auprès de la cour en disant : « la question n’est pas de savoir ce qu’ils
disent, mais comment ils le disent ». C’était ça, leur problème. Il y avait par exemple une
scène de jeu de l’alto, un jeu d’enfants dans lequel on lance un ballon en l’air et les joueurs
doivent attraper quelqu’un avant que la balle ne retombe au sol. Sauf que le ballon ne
retombait pas, et les personnages se mettaient à débattre : « puisque je te dis qu’il va finir par
tomber », « mais non c’est impossible », « je t’assure, un jour ou l’autre, il va tomber ». Tout
était une référence au gouvernement militaire, mais rien n’était assez explicite pour qu’on
puisse l’attaquer à la simple lecture. C’est au moment de ce procès qu’Ariane Mnouchkine et
Claude Lellouch sont partis en voyage diplomatique au Chili pour faire pression, et ont rendu
visite à mes camarades.

Beaucoup d’artistes qui ont continué à faire du théâtre sous la dictature insistent sur
l’importance vitale des dramaturgies du double sens, du double langage, qui établissent
ce qu’on pourrait appeler une communication clandestine entre les artistes et les
spectateurs. Pensez-vous qu’il s’agisse d’un trait commun aux esthétiques du théâtre
dans les camps et aux autres formes de théâtre qui ont pu exister sous la dictature ? Et
inversement, qu’est-ce qui distinguerait ces deux “mondes du théâtre” qui ont coexisté
en parallèle ? 

Oui, c’est un trait commun, absolument. Mon objectif pendant le gouvernement


d’Allende, c’était d’écrire du théâtre de gauche, mais qui ne soit pas pamphlétaire. Je voulais
que le type qui découvre mon texte sur scène se dise : « bon sang, lui il est vraiment de
gauche ! ». Je souffrais pas mal de cette contrainte : qu’est-ce que le révolutionnaire
véritable ? Existe-t-il seulement ? J’étais paradoxalement plus libre dans le camp de
concentration qu’à l’extérieur, plus libre que je ne l’étais dans les années Allende, parce que
j’avais arrêté de vouloir convaincre tout le monde que j’étais un bon révolutionnaire. Qui tu
vas encore avoir besoin de convaincre que tu es de gauche si tu es déjà dans un camp de
concentration ? Ce que je veux dire, c’est qu’avant je me privais moi-même de liberté pour
créer, et qu’en prison, j’avais une liberté complète pour écrire. C’est ça, la plus belle
contradiction. J’aime que la vie soit ainsi, qu’elle déborde la logique de tous côtés. La même
chose s’est produite avec l’exil ensuite, surtout dans les premières années : je faisais un
« théâtre d’exilé ». Il fallait que ça rentre dans la ligne du « théâtre de réfugiés politiques

141
chiliens » ; là, j’ai reperdu un peu ma liberté… mais pour être honnête, je ne me suis jamais
vraiment laissé priver de liberté comme ça, si facilement. 

Alors oui, dans les camps de concentration, le double langage était toujours aussi
nécessaire qu’en-dehors. Les prisonniers comprenaient quelque chose, et les militaires
comprenaient autre chose… ou peut-être qu’eux aussi comprenaient le sens caché,
finalement ! En tous cas, ils ne pouvaient plus nous arrêter. Bien sûr, ils nous ont punis
plusieurs fois pour des choses que nous faisions au théâtre. On se servait beaucoup des dates
et des fêtes comme prétextes : pour la Semaine sainte, par exemple, nous avions fait un
spectacle sur la Passion du Christ, L’Évangile selon nous-mêmes… sauf que dans notre
version les Romains étaient habillés en militaires, et les Chrétiens étaient super sympas, ils
faisaient la révolution, et Néron était le grand méchant (rires). Ça, ça n’était pas facile pour
moi. Je ne crois pas que je sois quelqu’un de particulièrement courageux, alors au début
c’était moi la personne qui trouvait que ce n’était pas forcément nécessaire d’habiller les
Romains en militaires, et qui disait des trucs du genre : « le texte est suffisamment subtil
comme ça », « ce n’est pas la peine d’être aussi explicites »… À la fin de cette pièce, il y a un
texte que déclamait un des prisonniers, et qui disait quelque chose comme : « le Christ a été
sacrifié, mais notre Sauveur [salvador, en espagnol] viendra ». Et là, un type dans le public
s’était levé et avait commencé à scander : « Salvador ! Salvador ! ». Ça, ça les avait mis
salement en colère. Ils nous ont puni très sévèrement, nous avons perdu nos droits aux
visites… Mais ce n’est pas la pièce qu’ils ont censurée : nous avons été punis parce que le
public s’est mis  à scander le nom d’Allende. D’autres fois, on se faisait réprimer parce qu’un
des acteurs déviait un peu de son texte et commençait à insulter les soldats : « putain de
militaires de merde, bande de fascistes… ». Là, ils arrêtaient la pièce net et tout le monde
partait en cellule d’isolement. Mais c’était comme ça ; tu ne pouvais pas en vouloir à un de tes
camarades de craquer et de faire un truc pareil, nous ressentions tous la même chose. Parfois,
ça devenait même vital que le théâtre prenne le dessus, que la hiérarchie s’inverse un instant
par rapport à notre réalité quotidienne dans le camp. Je me souviens qu’à Ritoque [un camp de
concentration de la région de Valparaíso], nous avions inventé que le camp était un vrai
village et que j’en étais Monsieur le maire. On organisait des festivals de poésie, de chanson,
il y avait même des remises de prix… Tout le monde participait à inventer une vie qui
ressemblait à l’extérieur. C’était un lieu où l’utopie se faisait présente. Il n’y a pas
d’enfermement plus absolu, ni de pire obscurantisme que dans un camp de concentration.
Mais le vendredi, quand on avait le théâtre, qu’on montait ces spectacles dans le réfectoire…
C’était une lueur d’amusement qui surgissait, à laquelle tout le monde participait, finalement,
les spectateurs comme les comédiens. Ce spectacle, il fallait le voir, et le voir en entier. Et
quand tu regardais les camarades là-dedans, quand tu voyais leurs yeux quand le spectacle
commençait… on était pris, tous ensemble, dans cette bulle de liberté, celle qu’on rêvait de
retrouver. Je me souviens qu’un soir, un camarade m’a dit : « tu sais quoi ? La pièce était si
belle que pendant quelques instants, j’ai cru que ma femme était dans le public à côté de moi.
Pendant toute la représentation, je n’ai pas voulu regarder le siège d’à-côté, là où je sentais
qu’elle était. Pendant une heure, une heure et demie, je n’étais pas en prison ». (Temps) C’est
fou. Et qu’est-ce qui permet cela ? Le théâtre. Qu’est-ce qui va soigner les esprits après la
pandémie ? Le théâtre, aussi. Vous ne croyez pas ? ( Sourire) 

142
Il y a quelques mois, avec d’autres camarades des camps de concentration, vous avez été
interviewé pour un épisode de la série documentaire : MierdaMierda : la función debe
continuar. Dans l’épisode en question, le comédien Mateo Irribarren affirme que les
pièces de théâtre et les spectacles d’humour créés dans les camps « ont permis aux
prisonniers de garder la raison (…) aux soldats aussi, d’ailleurs » . À bien regarder ce
que vous avez pu générer dans les camps sous prétexte d’organiser des actions
théâtrales, les relations que vous en veniez parfois à tisser avec les militaires, on se dit
qu’immanquablement, avec certains d’entre eux, il a dû exister une forme de complicité,
de « laissez-passer ». 

Je vais vous répondre avec deux exemples, parce que je crois que ce sont des choses
qu’il faut observer dans des situations réelles. Le premier exemple, c’était lors de notre
premier Noël à Puchuncaví [un autre camp de la région de Valparaíso]. Le Commandant nous
avait donné la permission de sortir de nos baraquements et de faire un grand feu dans le patio
de formation. Tous les prisonniers étaient rassemblés autour du feu et chaque baraquement
devait présenter quelque chose : un petit numéro, une chanson, un poème… Je portais ma
queue-de-pie (une vraie queue-de-pie, trouvée parmi les vêtements qui nous étaient arrivés de
la Croix-Rouge), mon costume d’« ex-maire de Ritoque, désormais maire de Puchuncaví », et
je présentais les numéros. Quand tout s’est terminé et qu’on nous a faits rentrer dans nos
baraquements, mes compagnons de cellule et moi avons dressé la table : c’était des caisses de
pomme enveloppées dans du papier journal et puis dessus, des cadeaux encore emballés qu’on
nous avait apportés pendant les visites et qu’on avait gardés pour l’occasion. Soudain, sont
entrés dans la pièce deux soldats et le Commandant du camp. Il y avait beaucoup de tension
dans l’air, je n’étais pas du tout à l’aise, j’étais encore en costume... Et le Commandant a dit :
« Monsieur Castro, ni vous, ni moi ne sommes ici par notre propre volonté. J’aimerais être
avec ma famille et vous, j’imagine, avec la vôtre. Mais des circonstances historiques nous ont
conduits tous ici. Je voulais vous souhaiter un très joyeux Noël, et vous demander de bien
vouloir transmettre mes vœux à vos camarades demain ». Et nous nous sommes pris dans les
bras : moi en costume, et lui en tenue de camouflage. Qui a gagné, ce jour-là ? C’est le théâtre
qui permettait cela.

L’autre exemple, toujours à Puchuncaví, c’est quand l’attaché culturel de l’Ambassade


française, Roland Husson, est venu me rendre visite avant de prendre ses fonctions à
Washington. Il n’a pas pu accéder à la salle des visites parce qu’il n’avait pas fait de demande
et n’avait reçu aucune autorisation. La personne qui l’accompagnait, en revanche, avait
obtenu son autorisation et avait pu rentrer, pendant que lui attendait dehors. Seulement, il
avait besoin de passer aux toilettes et il n’y avait pas de toilettes dans cette partie du camp. Il
fallait sortir et marcher jusqu’au commissariat, qui se trouvait à une centaine de mètres. Il va
aux toilettes, puis il discute un moment avec les flics qui étaient de garde ce jour-là – et là,
l’un d’entre eux lui dit : « vous savez qu’il y a du très bon théâtre là-bas le vendredi ? On y va
souvent ! » (Rires) Les types du commissariat étaient fiers qu’il y ait du théâtre dans le camp
de concentration ! C’était comme une fierté pour leur théâtre de quartier, ou leur petit théâtre
de ville. Ce moment-là est raconté dans Un diplomate français à Santiago. C’est à ce moment

143
que j’ai pris conscience que certains gardes de Puchuncaví restaient les vendredi soir pour
voir la pièce, au lieu de partir directement en permission. C’était quelque chose d’unique, ce
qui se passait. Et je conçois que ce soit difficile à comprendre, surtout pour les gens qui n’ont
pas vécu ces situations. Le pouvoir sait parfaitement quand et comment s’attaquer au théâtre –
et ça vaut aussi pour les bars, les restaurants… tous les lieux où les gens se parlent, pensent,
changent d’opinion. Mais ça, cette chose-là, il n’avait aucun moyen d’empêcher qu’elle se
produise.

Quand vous  êtes arrivé en France, Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil vous ont
accueilli à la Cartoucherie de Vincennes - et avec vous le répertoire de l’Aleph, qui a dû
s’exiler lui aussi. La première pièce que vous avez montée ici était La Trinchera del
Supertricio [La tranchée du Supertricio], le « vaisseau de guerre » de l’Aleph ; puis
L’exilé Mateluna, la deuxième pièce de l’exil, que vous avez montée en français ; puis
Vous prendrez bien un cocktail Molotov ? ; Le 11 septembre de Salvador Allende ; etc. Ces
œuvres font partie de l’histoire du théâtre chilien, et sont indéfectiblement liées à la
conjoncture historique et artistique du Chili. Pourtant, alors qu’elles ont marqué
l’histoire du théâtre en France et qu’on en garde la mémoire ici, ces pièces ne sont pas
souvent jouées là-bas depuis la fin de la dictature, même si vous êtes ponctuellement
retournés en présenter certaines - au Festival Santiago notamment. Est-ce selon vous un
des effets de l’exil ? Ou pensez-vous que cela puisse être lié au type de théâtralité que
vous défendez, un théâtre populaire, social, qui aurait un statut un peu marginal dans le
théâtre qui s’est développé au Chili depuis la transition ? Nous avons la sensation que
certaines pratiques et formes qui ont joué un rôle décisif dans l’évolution du théâtre
chilien (les théâtres ouvriers, les théâtres de quartiers [poblacionales], les théâtres
militants et les théâtres populaires en général) sont pourtant encore aujourd’hui laissées
dans les marges de l’institution théâtrale et de l’historiographie artistique nationale.  

Oui, je pense que malgré ces invitations, nous restons à la marge. Quand on m’invite,
je suis très bien  accueilli, avec beaucoup de respect et d’attentions. Mais je sens aussi que
parfois, dans les cercles officiels, on cherche à me séparer de l’Aleph. C’est Óscar Castro
qu’on invite – parce qu’il a résisté dans les camps, parce qu’il vit à Paris et qu’il a un théâtre
là-bas… C’est vrai que nous sommes le seul groupe artistique chilien qui soit installé à Paris
depuis plus de cinquante ans et qui ait son propre théâtre, alors même si la salle est dans une
banlieue populaire (tout comme celle de l’Aleph Chili maintenant, à La Cisterna), peu
importe : le pouvoir m’a à la bonne. C’est aussi que Michelle Bachelet [ancienne présidente
de la République chilienne] et moi, nous nous sommes connus au Liceo n°1 quand j’y faisais
du théâtre. Alors ce statut assez privilégié, il ne tient pas tant à l’Aleph, encore moins à
l’esthétique de ses spectacles. Ça plaît beaucoup au « milieu » chilien qu’on m’ait remis la
Légion d’Honneur ; par contre, on m’a incité à candidater deux ou trois fois au Premio
Nacional [Prix National de la Culture] sans jamais qu’on me le décerne. La première fois,
c’était parce que nous construisions la Sala Julieta pour qu’une partie de l’Aleph se réinstalle
à Santiago, et que nous n’avions pas de quoi installer de toilettes... Finalement, nous avons
trouvé l’argent autrement (rires), grâce à un fonds de création du Ministère de la culture.

144
C’est toujours très difficile d’obtenir de l’argent pour le théâtre au Chili, mais à présent quand
on t’en donne, ce sont de grosses sommes – plus que ce que nous avons ici pour la salle à
Ivry ! Nous avons reçu beaucoup de soutien dans cette entreprise.

Il y a les artistes qui sont parti·e·s en exil, qui y sont resté·e·s ou qui en sont revenu·e·s ;
et puis celles et ceux aussi qui ont été assassiné·e·s à l’époque : ces départs, ces
disparitions et ces retours ont-ils selon vous généré des transformations profondes pour
l’histoire théâtrale chilienne post-dictature ? 

Figurez-vous que je ne pense pas que ça ait tellement changé l’histoire du théâtre
chilien. D’une certaine manière, on pourrait dire ça de la pandémie, aussi : elle va changer le
cours de l’histoire théâtrale – et en disant ça, on parle bien de l’histoire officielle. Sauf que le
théâtre officiel a continué à fonctionner en dictature (même au ralenti), et que c’est le même
qui s’est maintenu après 1990. Alors bien sûr, Santiago A Mil nous invite, nous, pour pouvoir
présenter quelques-unes de nos pièces. Mais beaucoup d’autres festivals se sont engagés sans
relâche dans la programmation spécifique de spectacles en-dehors du circuit officiel :
Entepola, Santiago Off… Dans ces festivals, le type de théâtre que nous faisons est beaucoup
plus représenté, soutenu. Il faut souligner sur ce point qu’en Amérique latine, les réseaux de
théâtre communautaire sont très, très forts, et qu’on commence doucement à reconnaître la
pleine valeur que ces théâtres ont pour le patrimoine culturel régional. Même si je suis
toujours à Paris, l’Aleph Chili travaille désormais avec Gabriela Olguin Pizarro à des projets
qui ont beaucoup à voir avec les réseaux communautaires… Gaby, c’est une vraie
révolutionnaire, elle !

Qu’est-ce qui vous semble avoir fondamentalement changé entre les théâtres d’avant
1970 et la scène post-dictatoriale et contemporaine ? Qu’est-ce que la dictature a changé
pour le théâtre chilien ?  

Je pense à une chose, qui m’attriste particulièrement. Il y a énormément d’écoles et de


formations de théâtre au Chili : elles doivent diplômer chaque année quelque chose comme
500 nouveaux et nouvelles comédien·ne·s. Avant 1973, c’était l’État qui garantissait
l’éducation. La dictature l’a privatisée ensuite, et cela n’a toujours pas changé depuis la
transition. Cela veut dire que quand tu n’as ni argent, ni opportunités pour vivre du théâtre, ce
que tu pouvais – et peux toujours – faire, c’était ouvrir une école de théâtre, et ton gagne-pain
était assuré. Beaucoup de camarades ont fait ça et ont fait ça bien, avec sérieux. Le problème,
c’est qu’il n’y a pas de travail pour tous·tes les diplômé·e·s. Surtout pour les gens  qui ne sont
pas blancs, qui viennent des campagnes ou des banlieues. La télévision ou la publicité ne
donnent pas du travail à tout le monde, mais ça, personne ne te le dit à l’université ; qu’il n’y
a pas de travail dans le « milieu » officiel, et que d’ailleurs, ce travail n’est même pas si
intéressant – mais que du travail, il y en a dans les poblas. Personne ne t’enseigne que c’est
digne et légitime de faire du théâtre populaire et social. On ne te prépare pas à ça.

Ne pensez-vous pas qu’il existe malgré tout des  possibilités inédites au Chili aujourd’hui
pour développer ce genre de théâtre ? Les conditions n’étaient peut-être pas optimales

145
dans les années 1990, que ce soit en termes de subventions publiques ou d’opportunités
concrètes, mais actuellement, il semble qu’il y ait une certaine effervescence de
démarches consistant à retaper des espaces dans des quartiers populaires et à s’y
installer pour faire ce type de théâtre - ce que fait la compagnie Perro Muerto, par
exemple. 

Il y a beaucoup d’opportunités nouvelles pour ce type de projet, c’est vrai. C’est aussi
dans cet esprit que nous avons investi la Sala Julieta. À vrai dire, le gouvernement Bachelet a
fait construire des Maisons de la culture dans des dizaines de communes. Mais souvent, elles
sont terriblement mal utilisées, ou bien elles sont occupées par les grandes compagnies de
théâtre santiaguines... Elles ne bénéficient pas aux habitants de la commune ! Les habitants y
ont accès, mais en ont-ils l’usage, et plus encore, la propriété ? Ça n’a rien à voir avec les
Maisons de la culture au sens socialiste du terme, ce qui impliquerait que l’accès en soit
réservé à des projets de la communauté et pour la communauté. Le Chili a besoin de plus
d’initiatives de ce type. Le plus important au théâtre, c’est le groupe ; et ensuite, qu’avec lui
naissent des lieux. Ça été l’histoire de la Sala Julieta : on répétait à droite à gauche, entre Ivry
et le Chili, en changeant sans arrêt d’espace… Jusqu’à ce qu’on s’arrête un instant, Gaby et
moi, et qu’on se dise : nous ne pouvons pas fonctionner si nous n’avons pas de lieu. Nous
avons lancé les recherches, trouvé la maison – et c’était fait. Quand tu as un lieu, tu as un
public. Notre théâtre de La Cisterna sert à l’Association de quartier… Mais que c’est beau,
bon dieu ! L’Association de quartier vient faire ses fêtes au théâtre, et le théâtre appartient
aussi à toutes les habitantes et tous les habitants ! Bon… ça, c’est là-bas. Moi, je suis ici, et
ici… c’est une autre histoire. (Rires). Il faut créer des lieux, n’importe où, dans des maisons
ou des hangars, dans des trains, des containers. Faire du théâtre, partout, pour tout le monde !
Et ne pas s’arrêter...

146
 « Pour rendre à la scène sa fragilité »
Entretien avec Vivi Tellas

Entretien réalisé par Florencia Dansilio,


traduit par Florencia Dansilio et Corentin Rostollan-Sinet

Vous avez endossé de nombreux rôles au cours de votre carrière : performeuse,


metteuse en scène, directrice artistique de théâtre... Laquelle de ces fonctions vous
définit finalement le mieux ? 

J’ai commencé par étudier à l’École Nationale des Beaux-Arts de Buenos Aires : c’est
en tant que plasticienne que j’ai fait mes débuts dans le monde de l’art. Je suis sortie de
l’École pendant la dictature militaire et je me sentais très seule, en peignant. C’était des
années de peur et de grand isolement – alors j’ai voulu faire avec d’autres personnes, et c’est
comme ça que j’ai commencé à faire du théâtre. J’ai créé ma première troupe, les Bay
Biscuits, au début des années 1980. Puis j’ai commencé des études de mise en scène, en 1984,
l’année du retour à la démocratie, dans la toute nouvelle formation qui venait d’ouvrir à
l’École Municipale d’Art Dramatique (EMAD)… Alors je dirais que malgré ces débuts de
plasticienne, je suis surtout metteuse en scène. Tout ce que je fais, je le fais depuis ce regard.  

Pour situer vos premiers pas au théâtre, il nous faut revenir sur ce qu’a été le circuit
underground de Buenos Aires. Vous définissez-vous comme une artiste de théâtre « qui
vient de l’under » ? 

Oui, on peut dire ça. J’ai commencé à faire du théâtre par défi, par prise de risque.
Quand on a créé les Bay Biscuits, une troupe exclusivement composée de femmes, le paysage
artistique était désolé. C’était en 1979 ou en 1980. On se demandait avec mes collègues :
pourquoi n’y a-t-il pas de filles de notre âge qui fassent du théâtre ? Pour répondre à cette
question – et aussi, pour satisfaire notre besoin de faire des choses – nous avons créé la
troupe. Nous nous infiltrions aussi dans les concerts de rock de l’époque, toute une scène qui
était très masculine. C’est comme ça que j’ai commencé à jouer : avec d’autres filles, en
s’organisant pour combattre le désespoir, la solitude et la peur qui plombaient notre époque. 

Si les Bay Biscuits étaient bien une troupe de théâtre, c’est pourtant plutôt sur la scène
musicale que vous avez ménagé votre place. Pour quelles raisons ?  

C’est que notre proposition était très visuelle : nous venions des Beaux-Arts, donc
notre réseau était lié au monde de l’art. Des gens de la littérature, du cinéma, de la musique…
J’étais amie avec Daniel Melingo, par exemple, qui étudiait au Conservatoire de musique à
l’époque. Il y avait beaucoup de connexions entre nous tou·te·s, à ce moment-là. D’abord
parce que la ville avait très peu de choses à offrir, tout était si désertique, il n’y avait pas de
lieux où se produire. Ensuite parce qu’entre jeunes étudiant·e·s d’art, nous partagions

147
beaucoup de choses, nous intervenions les un·e·s dans les œuvres des autres... De jeunes
artistes au sortir de la dictature : autant dire que c’était un microclimat très effervescent, dans
un contexte terrifiant !

Dans ce paysage culturel dévasté, où se rencontraient les artistes de votre génération ?

Il n’y avait pas d’internet, pas de téléphone portable, il y en avait même qui n’avaient
pas de téléphone fixe à la maison – et personne n’avait d’argent. Alors je ne sais pas très bien
comment, mais nous avons fait beaucoup de choses. Ça se passait beaucoup dans les
maisons : le plus souvent nous nous retrouvions chez quelqu’un·e, ou bien dans un bar. Et
puis quelques lieux-clés, emblématiques ont commencé à apparaître. Le premier, c'était le
Café Einstein, au croisement des avenues Córdoba et Pueyrredón. L’Einstein a ouvert pendant
la dictature et c’est là que nous avons commencé à jouer, moi comme la plupart des gens de
mon groupe. Il y avait toujours des performances, et tout le monde avait beaucoup d’audace.
Après c’est le Centre Parakultural qui a ouvert, dans le quartier de San Telmo. C’était des
gens gens de théâtre et du mime qui tenaient ça. Nous nous retrouvions dans ces endroits le
soir, ou bien nous allions y répéter, ou bien nous nous donnions rendez-vous au bar du coin ou
dans une pizzeria... Ces deux lieux ont beaucoup compté dans la structuration du théâtre
under. 

Pouviez-vous y échanger avec d’autres générations théâtrales ? Ou bien vos circuits


opéraient-ils de manière assez séparée ? 

C’était deux circuits très séparés. Nous faisions quelque chose de très différent : ce
que nous voulions, c’était travailler l’humour, la parodie, le manque de solennité le plus
absolu ; s’essayer à des choses que nous ne savions pas du tout faire… Nous étions assez
punk, en un sens ! 

Voilà qui nous amène aux Festivales de Teatro Malo (Festivals de mauvais théâtre) que
vous avez organisés dans les années 1980. En taxant délibérément ce que vous faisiez de
“mauvais théâtre”, ce que vous revendiquiez, c’était un autre théâtre. Comment vous est
venue cette formule ? 

Quand j’étais encore à l’École de mise en scène, nous ne nous reconnaissions dans
aucun texte – d’autant que nous étions très rebelles, à l’époque, nous remettions tout en
question. Nous nous sentions un peu écrasé·e·s par les auteurs du théâtre prestigieux et
reconnu. Nous voulions défier le répertoire légitime. Alors nous avons commencé à chercher
des pièces « mineures », dans des petites éditions et dans des fanzines – une sorte de « théâtre
de seconde zone ». Un jour, un ami est arrivé avec une série de pièces très mal écrites, je veux
dire : comme si leur auteur ne savait pas écrire… et cette poétique imparfaite collait plutôt
bien avec ce que nous cherchions ! Elle permettait de démonter les certitudes qu’offre le texte
« bien écrit ». Quand on joue un Tchekhov, on joue la sécurité du texte accepté, validé,
légitime – donc on joue Tchekhov au lieu de jouer une situation, ou un événement. Nous
cherchions des stratégies pour échapper à cette sécurité, pour rendre à la scène sa fragilité – et

148
c’est ainsi que les Festivales de Teatro Malo ont commencé. Nous avons commencé par
mettre en scène une de ces « mauvaises » pièces, El esfuerzo del destino (L’effort du destin).
C’était risqué, parce que nous travaillions avec ce « matériau d’erreur » ; mais c’est
finalement devenu un fil rouge dans mon travail. Pour nous, c’était aussi et surtout une
stratégie pour échapper à la domination du réalisme à cette époque. 

Le projet consistait donc en ce que les textes “mauvais” appellaient à développer


d’autres aspects de la mise en scène, vous offrant en quelque sorte d’autres espaces de
liberté ?

Tout à fait. Nous nous libérions du texte pour explorer d’autres choses : l’espace,
l’image, le jeu. Lorsque le texte n’est pas un appui solide, sur quoi alors baser le jeu ? Tout
était abordé très sérieusement, et nous donnions le texte en son état original, en dépit de toutes
ses fautes. C’était le résultat qui était très drôle ! C’était le tout début de nos carrières, nous
étions tous·te·s très jeunes, alors la première mise en scène avait eu lieu dans un théâtre à
moitié abandonné, le Teatro Santa María. Mais rapidement, le Goethe Institut s’est intéressé à
mon travail et s’est ensuite chargé de produire les autres mises en scène du cycle. Les trois
spectacles de Teatro Malo (El esfuerzo del destino, El deleite fatal, La Marquesa Sobral) ont
été déterminants pour cette époque. C'était un moment théâtral très provocateur, et si notre
public était absolument mort de rire, le public plus traditionnel, lui, était dégoûté. Et puis c’est
vraiment avec ces spectacles que j’ai commencé le « travail de l’erreur ». C’est un travail que
je poursuis encore avec le biodrame, parce qu’il m’a d’emblée paru le moyen idéal de faire
émerger quelque chose de nouveau avec les mots et la scène. 

Comment ce « travail de l’erreur » s’est-il retrouvé dans l’élaboration du biodrame,


justement ? 

Dans le biodrame, je travaille avec des comédiens et comédiennes non


professionnel·le·s. Quand on n’est pas entraîné·e à l’art de l’acteur·ice, on compose avec une
zone fragile, faite d’une sorte d’innocence et – en même temps – de risque. Le biodrame est
d’une nature instable, imparfaite : il faut faire avec l’erreur, avec le hasard, avec l’imprévu.
J’avais beaucoup appris du rapport de John Cage au hasard, puisque j’avais déjà mis en scène
deux de ses pièces (Europera V et Conferencia sobre nada). Or dans le biodrame, même si le
texte est écrit et que la mise en scène est répétée, il y a toujours des éléments d’imprévu qui
produisent une impression d’incertitude. Devant un spectacle de biodrame, le public se
demande toujours où on veut en venir. Et ça m’intéresse énormément, de provoquer cette
sensation d’instabilité chez le public, parce qu’il doit prendre ses propres décisions en
fonction de ce qu’il regarde. Rien n’est très clairement dessiné : quand faut-il rire ? quand
faut-il pleurer ? C’est ce qui me plaît : que le public décide de ce qu’il ressent devant ce qu’il
regarde.

Le biodrame repose sur un dispositif qui subvertit un certain nombre de codes


théâtraux encore actuels, comme la frontière entre fiction et réel ou la question du rôle
(actif ou non) des spectateur·ice·s. Où cette forme trouve-t-elle son origine ? 

149
La première pièce du genre que j’ai réalisée s’appelait Mi mamá y mi tía (Ma mère et
ma tante) et elle se déroulait chez moi, avec ma mère et ma tante en scène. Ces premières
pièces, je les ai nommées Proyecto Archivo (Projet Archive). Ce n’est qu’après que le nom de
« biodrame » est apparu, alors que je travaillais au Teatro Sarmiento. J’ai inventé le terme
pour le Proyecto Biodrama, mon projet pour la direction du théâtre en 2001 ; et c’est Josefina
Ludmer qui s’en est ensuite saisi pour analyser mon travail à la fois comme metteuse en scène
et à la direction du théâtre.

Le biodrame est aussi un genre qui s’apparente, par certains aspects, au théâtre


documentaire. Est-il juste de faire ce parallèle ? 

Au moment d’entamer ce processus, j’ai dû définir beaucoup de choses de mon travail


antérieur. Comment nommer les personnes qui étaient sur scène, d’abord, puisqu’il ne
s’agissait pas de comédien·ne·s de formation ? Je me suis donc décidée pour "interprètes". 
Puis j’ai eu besoin de définir de quel type de théâtre il s'agissait, et c’est là que j’ai choisi de
l’inscrire dans la ligne du travail documentaire – en m’inspirant plus du cinéma documentaire
que du théâtre. J’appelle cela documentaire parce qu’il s’agit de gens, de témoignages et de
biographies ; mais nous élaborons une mise en scène à partir de cela. Dans toutes les pièces, il
y a une mise en scène, des lumières, des décisions esthétiques sont prises sur le texte, la
disposition de l’espace, les costumes, sur tous les aspects de théâtralité. Donc c’est aussi de la
fiction. Ce qu’on voit sur la scène, dans les pièces de biodrame, est une fiction ; mais une
fiction qui prend racine dans les documents et les biographies. 

Le Proyecto Biodrama au Teatro Sarmiento est un moment charnière de ton travail. Il a


aussi constitué un temps fort pour la transmission de ta pratique aux nouvelles
générations. Les artistes qui ont intégré la programmation ont tou·te·s été par la suite
des grands noms de la scène porteña, et ont su reprendre et réinvestir, chacun·e à sa
manière, ce dispositif.

C’est pour cela que je pense que le projet est fascinant, parce qu’il est très ouvert et
que chaque artiste, chaque groupe, peut y intervenir à sa guise. Il y a eu comme une
dynamique d’appropriation des fondements du biodrame, et j’aime beaucoup observer cela
dans la scène de Buenos Aires. Lorena Vega, par exemple, a élaboré l’idée de la pièce
Imprenteros lors de mon atelier. Les gens en tirent quelques outils, puis font des pièces
incroyables qui resignifient perpétuellement le biodrame et l’expérience qu’il propose. J’adore
voir comment le biodrame grandit, se transforme, s’ouvre à de nouvelles possibilités. C’est
absolument fascinant. 

Qu’est-ce qui, au moment d’écrire une nouvelle pièce, vous met sur la voie d’un
biodrame ? Est-ce que ce sont certaines thématiques, ou bien certaines personnes, qui
vous conduisent vers cette forme plutôt qu’une autre ? 

150
Ces dernières années, surtout depuis mon deuxième biodrame Tres filósofos con
bigotes (Trois philosophes à moustache), j’ai développé une sorte de boussole théâtrale. J’ai
commencé à observer que dans presque tout ce que je faisais dans ma vie, je percevais des
éléments de fiction. J’ai cultivé une sorte de sensibilité théâtrale en-dehors du théâtre, quelque
chose qu’on a par la suite théorisé sous le nom de « seuil minimal de fiction » (Umbral
Mínimo de Ficción). Le UMF, c’est une sorte de mesure poétique qui permet d’identifier tous
les degrés et les nuances entre la fiction et la non-fiction, afin de sortir d’une logique binaire
entre « ce qui en est » et « ce qui n’en est pas ». Grâce à l’UMF, on peut se pencher sur des
situations de la vie quotidienne, en ville, dans la famille, et observer les connexions qu’elles
entretiennent avec des mécanismes de production de la fiction. C’est ce regard-là qui me fait
penser à une nouvelle pièce. Pour mon dernier biodrame Los amigos (Les amis), par exemple,
ça s’est passé exactement comme ça. En constatant l’arrivée dans la ville de Buenos Aires
d’une nouvelle vague de migration africaine, qu’on observait notamment dans l’essor du
commerce ambulant, je me suis rapprochée de cette communauté. Nous avons mené trois ans
de recherche avec deux jeunes hommes venus du Sénégal, et nous avons créé ensemble Los
amigos. Il y a donc d’abord un intérêt pour tout ce qui est à la lisière de la fiction et de la non-
fiction ; et un intérêt, ensuite, pour les autres, pour les gens. Qui sont ces gens ? Comment
établir un échange théâtral entre différents mondes ? Voilà ce qui m’anime.

151
- “XXX” Entretien croisé Alexandre dal Farra et Santiago Sanguinetti, par Célia Jésupret,
Alexandra Moreira da Silva et Corentin Rostollan-Sinet

152
Notices biographiques des auteurs

Luciana SCARAFFUNI
Luciana Scaraffuni est docteure en Anthropologie Sociale (Universidad de los Andes-
Colombia) et licenciée en sociologie (Unviersidad de la República – Uruguay). Ses travaux
scientifiques ont abordé le rôle du théâtre indépendant dans les processus de résistance civile
et artistique pendant la dictature uruguayenne (1973-1985). Elle a aussi travaillé sur les effets
de la violence politique dans les formes de militance juvéniles en Uruguay et en Colombie.

Thiago ARRAIS
Thiago Arrais est professeur du cours de Licence en Théâtre à l'Institut Fédéral d'Éducation,
Science et Technologie du Ceará, IFCE, Brésil, Professeur invité à l' Université de São Paulo,
à l’Université de Coimbra et à l’Université Nova de Lisboa. Il est co-organisateur du livre
Essais Ruminants: Sur l'Oeuvre Performative de Patrícia Portela. Il a également publié dans
des volumes tels que Pratiques d'Archives dans les Arts Performatifs et Condominium: Un
Lexique pour les Arts Performatifs au Portugal.

Tommy VIDAL
Musicien, compositeur, producteur, écrivain et dramaturge franco-brésilien, Adam Tommy
Vasques Vidal est docteur en Histoire Culturelle et Artistique (Sorbonne Nouvelle /
Universidade Federal Fluminense). Il est l'auteur de deux livres et il a produit un
documentaire, une comédie musicale ainsi que deux albums musicaux inédits sur la culture
brésilienne.

Sandra FERREYRA
Sandra Ferreyra est docteure en Histoire et Théorie des arts, et titulaire d’un master en Etudes
cinématographiques et théâtrales latinoaméricaines et argentines de l’Universidad de Buenos
Aires (UBA). Elle est enseignante-chercheuse de l’Instituto del Desarrollo Humano (IDH) de
l’Universidad Nacional de General Sarmiento et directrice de la licence en Culture et langages
artistiques de cette université. Depuis 2015, elle coordonne le Programme de Recherche
Théâtrale et Gestion des Publics, dont le principal objectif est d’articuler des activités de
recherche, de formation et de gestion culturelle des arts de la scène. En 2019 elle a publié le
livre Estética de lo inefable. Hacia una genealogía materialista del teatro argentino.

Andrés GRUMANN SÖLTER


Andrés Grumann Sölter est enseignant-chercheur titulaire à l’Ecole de théâtre de la Facultad
de Artes de la Pontificia Universidad Católica de Chile. Il s’intéresse à l’esthétique, la théorie,
mais aussi à l’analyse de la danse, du théâtre et des créations sonores et électroniques. Il est
titulaire d’un doctorat en Etudes du Théâtre et de la Danse de la Freie Universität Berlin et
d’une licence en Philosophie de la Pontificia Universidad Católica de Chile où il enseigne
dans le Master et le Doctorat en Arts. Il a publié des articles au Chili, en Argentine, au Brésil,
aux Etats-Unis, au Mexique, en Allemagne et en France, et est l’auteur du livre Anfiteatro
Estadio Nacional et co-auteur des livres Danza Independiente en Chile. Reconstrucción de
una escena 1990-2000 (2009) et XVI Muestra Nacional de Dramaturgia 2014. Prácticas
creativas, discusiones y registros (2015).

Lorena SAAVEDRA
Lorena Saavedra González est enseignante-chercheuse en théâtre et comédienne. Elle est
titulaire d’un master en Arts de la Pontificia Universidad Católica de Chile et d’un doctorat en
Philosophie mention Esthétique et théorie de l’art de l’Universidad de Chile (bourse Conicyt).

153
Elle enseigne les Arts du spectacle à l’Universidad de Playa Ancha où elle a été formée
comme actrice. Membre du groupe NICE, Núcleo de investigación y creación escénica, elle a
co-écrit l’ouvrage Evidencias, las otras dramaturgias, sur les femmes dramaturges au Chili.

Baptiste MONGIS
Baptiste Mongis est doctorant en sociologie à l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3
(IHEAL - CREDA), en cotutelle avec la Universidad Nacional San Martín (UNSAM -
IDAES) de Buenos Aires. Il est diplômé d’un master en Études théâtrales (Lyon 2), d’une
licence en Sciences du langage (ILPGA - Paris 3) et d’un master en Études Internationales,
mention sociologie, option Amérique latine (IHEAL - Paris 3). Son sujet de mémoire portait
sur la mobilisation des artistes du théâtre indépendant à Buenos Aires (2004 – 2017). Dans le
cadre de sa thèse, il étudie les théâtres communautaires en Argentine et en Bolivie au prisme
du mouvement latino-américain Cultura Viva Comunitaria. Il coordonne, en parallèle, un
projet à Saint Denis (93) en invitant des artistes de théâtre communautaire espagnols et latino-
américains à intervenir sur le territoire français. Il est aussi créateur lumière et régisseur pour
le théâtre, professeur de pratique théâtrale, metteur en scène et auteur de poésie (Verso, Pan)
et de nouvelles (Prix du Jeune Écrivain 2011 et 2017, Prix de la Sorbonne Nouvelle 2017).

Clara DE ANDRADE
Clara de Andrade est comédienne, chanteuse, chercheuse et professeure de théâtre. Docteure
en Arts de la Scène de l’Université Fédérale de l’État de Rio de Janeiro (UNIRIO) ayant
effectué un stage doctoral à l’Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3). En 2020, elle a été
chercheuse fellow au Centre for Global Theatre Histories & Developing Theatre Project à
l’Université LMU de Munich avec une bourse du European Research Council, dans le cadre
duquel cet article a été écrit (Grant Agreement n. 694559-DevelopingTheatre). Actuellement,
elle a un poste de chercheuse postdoctorale à l’UNIRIO. Auteure du livre O exílio de Augusto
Boal: reflexões sobre um teatro sem fronteiras (7Letras, Rio de Janeiro, 2014), elle a joué et
co-conçu le spectacle Crônicas de Nuestra América, mise en scène des histoires écrites par
Boal pendant l’exil.

Inès STRANGER
Inés Stranger est autrice et dramaturge. Elle a obtenu un doctorat en Etudes Théâtrales à Paris
3, en 2016. Elle enseigne à l’Escuela de Teatro de Pontificia Universidad Católica de Chile
depuis 1992, où elle est chargée des cours de théories et pratiques d’écritures théâtrales. Au
niveau de magister, elle dirige des Projet de création. Autrice, ses pièces ont été jouées,
publiées et traduites dans différentes langues. Cariño Malo, Malinche, Tálamo, Valdivia, La
Monja Alférez, Ursula Suárez, sont les noms de ses pièces les plus connues.

José DA COSTA
José Da Costa est professeur de théorie du théâtre et d’histoire du théâtre brésilien à
l’Université Fédérale de l’état de Rio de Janeiro (UNIRIO). Il est également chercheur du
CNPq, organisme fédéral brésilien de financement et d’appui à la recherche scientifique. Il a
publié de nombreux textes en français dans des revues comme Théâtre/Public, Incertains
Regards et Alternatives Théâtrales et il a écrit avec Christiane Jatahy le livre L’espace du
commun : le théâtre de Christiane Jatahy (Publie.net, 2016).

Joana SANCHEZ
Docteure en Études ibéro-américaines, normalienne et agrégée d'espagnol, Joana Sanchez travaille sur
le rapport entre les arts vivants et leur contexte socio-politique en Amérique latine, depuis une
approche sociocritique. Axées principalement sur l’Argentine, ses recherches explorent aussi

154
d’autres pays latino-américains, l'Uruguay et le Chili, ainsi que la Bolivie et le Mexique. Elle
enseigne par ailleurs l'espagnol, l'histoire et la culture hispano-américaines, au lycée et à l'université.

Gonzalo TOLEDO
Gonzalo Toledo Albornoz a suivi une formation de comédien et est titulaire d’une licence en
Arts Scéniques. Il a obtenu un diplôme de Master en Études Théâtrales à l'Université Paris 3 :
Sorbonne Nouvelle et un Master en Esthétique à l'Université Paris 1 : Sorbonne-Panthéon. Il
est doctorant en Etudes ibériques et ibéro-américaines à Université de Strasbourg et Membre
du Laboratoire CHER (Culture et histoire dans l’espace romain). Il enseigne la littérature de
l’Amérique Latine, la traduction, l'apprentissage de l'espagnol et le théâtre à l’Université de
Strasbourg.

Gustavo GUENZBURGER
Gustavo Guenzburger est artiste, activiste, chercheur et professeur de théâtre et de littérature.
En 2020, il a été chercheur Fellow au Centre for Global Theatre Histories & Developing
Theatre Project de l’Université LMU de Munich avec une bourse du European Research
Council, dans le cadre duquel cet article a été produit (Grant Agreement n. 694559 –
DevelopingTheatre). De 2015 à 2019, il a eu un poste de chercheur postdoctoral à UNIRIO
(Université Fédérale de l’État de Rio de Janeiro), auquel il revient en 2021, toujours avec une
bourse FAPERJ. En 2014, il a effectué un stage doctoral à l’Université Paris 3 dans le cadre
de ses études à l’UERJ (Université de l’État de Rio de Janeiro). 

Denise COBELLO
Denise Cobello est titulaire d’un Master en Études Théâtrales à l’Université Sorbonne
Nouvelle - Paris 3. Elle réalise actuellement un Doctorat en Arts à l’Université Nationale
d’Arts (UNA) de Argentina avec une bourse du CONICET (Conseil National des Recherches
Scientifiques et Techniques). Elle appartient au groupe de recherche sur le Théâtre
Contemporain, Politique et Société en Amérique Latine, dirigé par Lorena Verzero au IIGG-
UBA. Elle travaille également en tant que chargée de cours au Département d’Art Dramatique
de l’UNA et elle fait partie du comité de rédaction de la revue Territorio Teatral au sein de la
même institution.

Maximiliano DE LA PUENTE
Maximiliano De la Puente est titulaire d’une licence en Sciences de la Communication, d’un
master en Communication et culture et d’un doctorat en Sciences sociales de la Faculté de
Sciences sociales de l’Universidad de Buenos Aires. Il est chercheur associé du Consejo
Nacional de investigaciones científicas y técnicas (CONICET). Il est également dramaturge,
performeur, metteur en scène, réalisateur et enseignant.

Oscar CASTRO
Óscar Castro Ramírez, le "Cuervo", naît à Santiago du Chili en 1947. Acteur, metteur en
scène et dramaturge, il est le fondateur du Teatro Aleph, qu'il crée à Santiago en 1967, en
pleine effervescence révolutionnaire et culturelle. Prisonnier politique sous la dictature, il
continue malgré tout d'écrire et de mettre en scène tout au long de sa détention. Exilé en
France et accueilli à la Cartoucherie de Vincennes en 1976, il relocalise l'Aleph à Ivry-sur-
Seine, où il continuera d'oeuvrer à un théâtre populaire, sous le signe de l'utopie, jusqu'à sa
mort en avril dernier. Il est l'auteur d'une quarantaine de pièces et de spectacles entre la
France et le Chili.

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Vivi TELLAS
Vivi Tellas est metteuse en scène, curatrice et directrice de la programmation du Théâtre
Sarmiento de la ville de Buenos Aires. Elle a créé le “Bio-drame”, un genre théâtral qui part
des biographies comme matériel de création scénique, dont elle a mis en scène plus de quinze
créations. Elle a obtenu plusieurs prix Personnalité de la culture de la ville de Buenos Aires et
le Belknap Fellow de l'Université de Princeton.

Alexandre DAL FARRA


Alexandre Dal Farra (São Paulo, 1981) est auteur et metteur en scène. Il a écrit une quinzaine
de pièces de théâtre dont MATEUS 10 pour laquelle il a reçu le prestigieux prix Shell en
2012. Ses pièces sont souvent montées au Brésil et à l’étranger. En France, son œuvre
Abnégation (les Solitaires Intempestifs, 2017) a été créée en 2020 au théâtre Le Monfort, à
Paris, dans une mise en scène de Guillaume Durieux.

Santiago SANGUINETTI
Santiago Sanguinetti (Montevideo, 1985) est comédien, metteur en scène, dramaturge et
professeur. Il a étudié la littérature à l’Instituto de Profesores de Montevideo et s’est formé en
jeu à l’Escuela Multidisciplinaria de Arte Dramático (EMAD). Il a été invité en résidences de
création à Barcelone (Sala Beckett), Buenos Aires (Panorama Sur), Montpellier (CDN) et
Munich (Residenztheater). Ses pièces ont été présentées dans plusieurs villes d’Amérique
latine et d’Europe. Il a obtenu le Prix National de Littérature, le prix Onetti de la Intendencia
de Montevideo, le Florencio de l’Association des Critiques, le Molière de l’Ambassade de
France, la mention « Meilleur spectacle étranger » aux Prix Teatro del Mundo de l’Université
de Buenos Aires, entre autres, et a été nommé directeur artistique de l’EMAD de 2016 à 2019.
Ses pièces ont été traduites en français, anglais, portugais et allemand, et publiées à
Montevideo, La Havane, México, Madrid, Munich et Berlin.

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