Des Graphes Et Des Voix - Les Maléfices de L'écriture (9 P.)
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Des Graphes Et Des Voix - Les Maléfices de L'écriture (9 P.)
Jean-Christophe Abramovici
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de la « confession » que, dix ans plus tôt, Grimm avait publié
dans son périodique pour confesser son rôle dans la mystifica-
tion qui avait été jouée au marquis de Croismare. La « reprise »
de Diderot accompagne la résurrection du roman que Grimm
avait enterré, sans se soucier des affirmations contradictoires
qui en résultent. La polygraphie de Diderot est polyphonie ;
elle participe de la représentation des pouvoirs de l’écriture,
que conquiert Suzanne, l’héroïne du roman.
■■ 1. « La plupart de ceux qui exercent les arts mécaniques, ne les ont embrassés que par nécessité, et n’opèrent
que par instinct. À peine entre mille en trouve-t-on une douzaine en état de s’exprimer avec quelque clarté
sur les instruments qu’ils emploient et sur les ouvrages qu’ils fabriquent. Nous avons vu des ouvriers qui
travaillent depuis quarante années, sans rien connaître à leurs machines. Il a fallu exercer avec eux la fonction
dont se glorifiait Socrate, la fonction pénible et délicate de faire accoucher les esprits, obstetrix animorum »
(Diderot, « Prospectus » de l’Encyclopédie, 1751, Œuvres complètes, éd. Roger Lewinter, Paris, Le Club
français du livre, 1969-1973, t. II, p. 294).
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DOSSIER DIDEROT POLYGRAPHE
Si l’écrivain pratiqua (presque) tous les genres, joua de tous les tons,
il convient de préciser que « sa » polygraphie n’a que peu à voir avec celle
d’un Voltaire, champion de la démultiplication des écrits, du nombre de
notices dans le Catalogue de la Bibliothèque nationale de France (près de
six mille), du nombre de noms d’emprunt (plus de 175) : forme de poly-
graphie ouverte, satirique et publique à laquelle Diderot choisit très tôt
de renoncer : « Je veux que le scandale cesse, et sans perdre le temps en
apologie, j’abandonne la marotte et les grelots,
pour ne les reprendre jamais, et je reviens à
Socrate 2. » Sages résolutions de 1748, reniement
rhétorique des impertinents Bijoux indiscrets, qui Nombre des textes
n’empêchèrent pas Diderot d’être incarcéré au de Diderot sont
donjon de Vincennes quelques mois plus tard où, constitués de
goûteux paradoxe, il eut tout le temps d’en revenir dialogues, on parle
à Socrate en traduisant son… Apologie. À lire la à leur propos de
fiche que le lieutenant de police Berryer rédigea polyphonie
à l’époque sur Diderot, il semble bien que la
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grande diversité des écrits qu’il avait « fait[s] »
avait nourri la méfiance des autorités et peut-être
décidé de son arrestation 3. Quoi qu’il en soit, après Vincennes, Diderot
ne reprit ses marottes que semi-clandestinement (pour le lectorat d’élite
de la Correspondance littéraire) ou dans le complet secret de son cabinet,
pour les textes qui, comme Le Neveu de Rameau, ne furent révélés que
longtemps après sa mort.
On dit souvent des textes de Voltaire qu’ils se reconnaissent à leur
style, à cette fameuse « ironie voltairienne » qui lui permet simultanément
d’avancer masqué tout en s’adressant, plus ou moins discrètement, aux
« frères », aux initiés, ou plus simplement aux bons lecteurs. La marque du
style de Diderot se situe davantage du côté de la variation, de la surprise,
du brouillage des identités. Parce qu’un grand nombre de ses textes d’idées
ou de fiction sont constitués de dialogues, on parle volontiers à son propos
de polyphonie, où il est remarquable que le préfixe poly- n’a ni le même
sens ni les mêmes valeurs que dans le mot polygraphe. Dans ce dernier,
CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 140 / 1er trimestre 2015
■■ 2. Mémoires sur différents sujets de mathématiques [Paris, Durand, 1748], « À Madame de P*** », Œuvres
complètes, ibid., t. II, p. 9.
■■ 3. Commencée le « 1er janvier 1748 », la fiche (NAF 10781) de police énumère en paragraphes successifs les
différents écrits de l’auteur Diderot ; l’approximation de la désignation générique participe de l’accroissement
de la faute : « Il a fait les Pensées philosophiques, Les Bijoux et d’autres livres de ce genre./Il a fait aussi
l’Allée des idées, qu’il a chez lui en manuscrit, et qu’il a promis de ne point faire imprimer./Il travaille à un
Dictionnaire encyclopédique avec Toussaint et Eidous./Le 9 juin 1749 il a donné un livre intitulé : Lettre sur les
aveugles à l’usage de ceux qui voient./Le 24 juillet il a été arrêté et conduit à Vincennes à ce sujet » (repro-
duit in Franco Venturi, Jeunesse de Diderot (de 1713 à 1753) [Giovinezza di Diderot], trad. Juliette Bertrand
[1939], Genève, Slatkine reprints, 1967, p. 379). Quand il complète la fiche une fois Diderot libéré, Berryer
rassemble l’ensemble des pièces délictueuses en un seul « ouvrage » proprement polygraphique : « Entré au
donjon de Vincennes le 24 juillet 1749, mis en liberté du donjon et a eu le château pour prison par ordre du
21 août suivant./Sorti le 3 novembre, même année. Pour avoir composé un ouvrage intitulé : 1° Lettre sur les
aveugles à l’usage de ceux qui voient clair ; Les Bijoux indiscrets ; Pensées philosophiques ; Les Mœurs ; Le
Sceptique ou l’Allée des idées ; L’Oiseau bleu, Conte bleu, etc. » (reproduit in François Moureau, Le Roman
vrai de l’Encyclopédie, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard Littératures », 1990, rééd. 2001, p. 158).
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latente de manque d’originalité) ; dans « polyphonie », terme à l’origine
d’analyse musicale, l’idée de nombre se joint à celles de combinaison, de
mélange, de superposition, bref d’une variation qui n’est plus déperdition,
mais enrichissement, virtuosité 4. Ne peut-on pas dire de Diderot qu’il est
polygraphe à la manière d’un polyphoniste, qu’en d’autres termes il mêle
autant dans ses œuvres les voix que les graphes, les strates d’écriture,
effaçant sciemment les traces de son trait de plume ?
Un roman polyphonique
La Religieuse est sans doute le texte de Diderot où cette polyphonie
écrite, cet entremêlement des graphes et des voix sont les plus évidents,
même si ce n’est pas l’aspect du roman qui, à notre connaissance, a été le
plus commenté. On sait qu’il est né d’un jeu d’écriture, d’une mystification
jouée au marquis de Croismare, dans l’espoir de le faire revenir à Paris
porter secours à une religieuse imaginaire. Le roman est dans cette pers-
pective une pièce à conviction qui, à défaut d’avoir convaincu le marquis,
prouverait la friponnerie de ses amis réunis autour de M me d’Épinay et de
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Grimm. Le corps du délit est le texte même, la seule trace de l’existence
fictive de Suzanne Simonin (« Cette correspondance et notre repentir
sont donc tout ce qui nous reste de notre pauvre religieuse », p. 385 5)
comme d’ailleurs des pièces authentiques de la mystification, dont aucune
n’a été retrouvée 6.
On sait aussi que, comme d’autres grands textes de Diderot – Le
Fils naturel, pièce de théâtre précédée d’un préambule auto-fictionnel
et prolongée par le dialogue théorique Dorval et moi ; les trois dialo-
gues formant Le Rêve de d’Alembert –, La Religieuse se compose de
plusieurs pièces curieusement agencées : le roman lui-même – dont maints
commentateurs ont souligné la nature incertaine, entre lettre, journal et
mémoire rétrospectif – puis une « préface du précédent ouvrage, tirée de
la Correspondance littéraire de M. Grimm, année 1760 7 », quand le roman
ne fut diffusé en plusieurs livraisons dans le périodique manuscrit que
vingt ans plus tard (1780-1782), mais sans la « préface postposée » que
Diderot ajoute sur ses manuscrits. Au-delà de la « situation paradoxale 8 »
de cette dernière, il convient de la regarder de près, et de rappeler pour
commencer qu’elle avait paru une première fois dans la Correspondance
■■ 4. Appliquée par analogie à l’analyse littéraire, la polyphonie désigne la « Qualité de moyens d’expression
propres à produire des formes et genres littéraires variés » (Trésor de la langue française).
Des graphes et des voix
■■ 5. Édition de référence : La Religieuse, éd. Michel Delon, dans Contes et romans, dir. Michel Delon, Paris,
Éditions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004.
■■ 6. « Note sur le texte », ibid., p. 990.
■■ 7. « La répétition de la date de 1760 sur les différents manuscrits est pourtant troublante. Elle désignerait alors,
non la diffusion dans la Correspondance littéraire, mais la correspondance originale entre les protagonistes
du drame » (Michel Delon, ibid., p. 1031).
■■ 8. Michel Delon, ibid., p. 991. Voir aussi la synthèse éclairante de Christophe Martin (« Né d’un échange
épistolaire fondé sur une mystification, le roman se développe sous la forme d’un récit-mémoires auquel
Diderot adjoint finalement une préface-postface qui démystifie l’origine du texte et exploite le double registre
du pathétique et de l’ironie, de l’enthousiasme ému et de la distance réflexive », La Religieuse de Diderot,
Paris, Gallimard, coll. « Foliothèque », 2010, p. 22) et l’article de Vittorio Frigerio, « Nécessité romanesque et
démantèlement de l’illusion dans la “Préface-Annexe” à La Religieuse de Diderot », Recherches sur Diderot
et sur l’Encyclopédie, 16, avril 1994, p. 45-59.
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DOSSIER DIDEROT POLYGRAPHE
La voix de Grimm
Qui donc écrit le dossier, future Préface-Annexe d’un roman alors
avorté ? La phrase d’introduction de 1770 ne semble pas laisser de doute :
« La Religieuse de M. de La Harpe a réveillé ma conscience endormie
depuis dix ans, en me rappelant un horrible complot dont j’ai été l’âme,
de concert avec M. Diderot, et deux ou trois autres bandits de cette
trempe de nos amis intimes » (p. 409). Tout invite à reconnaître sous ce
je Grimm, maître d’œuvre de la Correspondance littéraire, qui toutefois
reste anonyme tout en s’attribuant la paternité de la mystification. Lestée
de ces deux premiers paragraphes, l’ouverture de la « préface du précédent
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ouvrage » de 1782 (p. 383-385) créerait un fort effet d’in medias res si
elle ne suivait directement le roman : « Ce charmant marquis nous avait
quittés au commencement de l’année 1759 pour aller dans ses terres en
Normandie, près de Caen. »
La suite du texte remet en scène le Nous du complot, le je de l’éditeur
(« je ne sais quel malheur », « la correspondance que je vais mettre sous
vos yeux ») et « M. Diderot », présenté cette fois comme l’instigateur
du complot (« M. Diderot résolut de faire revivre cette aventure à notre
profit ») et l’auteur des lettres de « la prétendue religieuse » au « loyal et
charmant marquis de Croismare ».
L’identification de Diderot à « l’auteur des mémoires qui précèdent »
(deuxième paragraphe) est de l’ordre de la supputation, avant que le roman
ne soit évoqué, d’abord comme une simple « circonstance [...] singulière »
– « échauff[é] » par l’affaire, Diderot « se mit à écrire en détail l’histoire de
notre religieuse », affirmation aussitôt étayée par l’anecdote bien connue
de la visite d’Alainville qui aurait trouvé l’écrivain « le visage inondé de
CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 140 / 1er trimestre 2015
■■ 9. D’après Christophe Martin, La Religieuse de Diderot, op. cit., p. 160, Michel Delon indiquant que « Diderot
a repris le dossier dont il tire une préface pour son roman » (p. 1036). Les vérifications sont, il est vrai peu
aisées, le dossier (1770) de La Religieuse étant absent des rééditions imprimées de la Correspondance littéraire
(éd. Buisson, 1812, t. II ; éd. Tourneux, 1879, t. IX).
■■ 10. Pour un résumé clair du degré de complexité du dossier : « La composition de La Religieuse s’est donc
étalée sur plus de vingt ans et elle a intégré des fragments de lettres de Croismare et des commentaires de
Grimm, sans qu’on puisse ni dresser une chronologie précise de la rédaction, ni mesurer la part des éléments
allogènes intégrés dans le roman, ni même décider le titre et la place à donner à cette préface diffusée comme
postface » (Michel Delon, p. 975).
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moque gentiment l’altruisme chronophage : « il est perdu ainsi qu’une
infinité d’autres productions d’un homme rare qui se serait immortalisé
par vingt chefs-d’œuvre, si meilleur économe de son temps, il ne l’eût
pas abandonné à mille indiscrets que je cite tous au Jugement dernier, où
ils répondront devant Dieu et devant les hommes, du délit dont ils sont
coupables. »
Sans qu’aucun effort soit fait pour atténuer l’impression d’incohérence,
suit alors un paragraphe entre parenthèses, d’évidence ajouté ultérieure-
ment, qui ressuscite le roman et son auteur : « (Et j’ajouterai, moi qui
connais un peu M. Diderot, que ce roman, il l’a
achevé, et que ce sont les mémoires mêmes qu’on
vient de lire, où l’on a dû remarquer combien il
Grimm poursuit importait de se méfier des éloges de l’amitié 11.) »
le récit de la Enfin, avant que ne débute la correspondance, le
mystification scripteur premier reprend la parole pour rappeler
une nouvelle fois que les lettres qui suivent font
dialoguer le faux et le vrai, Diderot et Croismare,
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en une étrange formulation humoristique assimilant le premier au diable :
« Vous voudrez bien vous souvenir que les lettres signées Madin, ou
Suzanne Simonin ont été fabriquées par cet enfant de Bélial, et que les
lettres du généreux protecteur de la recluse sont véritables et ont été
écrites de bonne foi. »
De même que le roman de La Religieuse joue des tensions entre écriture
diariste et rétrospective, l’introduction de cette Préface a donc de quoi
dérouter. Grimm y présentait en 1770 les « lambeaux » d’un chef-d’œuvre
inconnu ; Diderot y intervient très parcimonieusement douze ans plus
tard pour dire le contraire mais sans prendre la plume en son nom : si la
formule « l’auteur des mémoires qui précèdent » peut être de modestie,
l’ajout de celui qui dit « conna[ître] un peu M. Diderot » dédouble la voix
de Grimm, brouillant un peu plus l’écheveau.
On retrouve, dans la suite du dossier-Préface, ces mêmes effets de
polygraphie. Au travers de ses présentations et commentaires des lettres
de Suzanne, M me Madin et Croismare, Grimm poursuit le récit de la
mystification, en suggérant qu’il tira peut-être davantage les ficelles qu’un
Diderot dévoré d’inquiétudes, qui reprocha ainsi à ses complices d’avoir
envoyé le billet où Suzanne commente avec un peu trop d’esprit le sceau
du marquis : « M. Diderot n’ayant pu se rendre à l’assemblée des bandits,
cette réponse fut envoyée sans son attache. Il ne la trouva pas à son gré, il
Des graphes et des voix
■■ 11. L’allusion renvoie aux fausses protestations d’amitié qui sont signifiées à Suzanne tout au long de son
périple, pour mieux la faire renoncer à ses démarches : lors de sa première prise d’habit (« Elle joignit à
ces propos insidieux tant de caresses, tant de protestations d’amitié, tant de faussetés douces ; je savais où
j’étais, je ne savais pas où l’on me mènerait, et je me laissai persuader », p. 244) ; à Longchamp, au moment
où l’héroïne se décide à entamer une procédure pour « résilier ses vœux » (« On m’interrogeait, on affectait
de la commisération et de l’amitié », p. 275). Il est donc suggéré que les importuns dérangeaient Diderot
en arborant le masque de l’ami...
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DOSSIER DIDEROT POLYGRAPHE
qui suit et qui ne fut point envoyée [...] » (p. 390). En présentant plus
loin l’idée de pousser Croismare à lui écrire comme une « suggestion de
Satan 12 », Grimm désigne peut-être Diderot, ci-devant « enfant de Bélial »,
mais rien n’est explicite et le diable pourrait bien désigner, dans les deux
cas, une tierce personne. Enfin, comme dans l’introduction, est encore
exprimé le regret que le roman de la religieuse n’ait jamais vu le jour :
« Ainsi finit l’histoire de l’aimable et infortunée sœur Suzanne Saulier
(dite Simonin dans son histoire et dans cette correspondance). Il est bien
triste que les mémoires de sa vie n’aient pas été mis au net ; ils auraient
formé une lecture intéressante » (p. 407). En bonne logique mais en tout
illogisme, la parenthèse sur le nom « Simonin » ne peut être encore qu’une
des « Notes nouvelles 13 » de Diderot, tout comme le dernier paragraphe
de la préface qui oppose au « récit » premier de Grimm les « mémoires »
enfin par lui mis au net : « S’il se trouve quelques contradictions légères
entre ce récit et les mémoires, c’est que la plupart des lettres sont posté-
rieures au roman ; et l’on conviendra que s’il y eut jamais une préface
utile, c’est celle qu’on vient de lire, et que c’est peut-être à la seule dont
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il fallait renvoyer la lecture à la fin de l’ouvrage » (p. 407). Comment ces
« lettres », dernier « reste de notre pauvre religieuse », et pièces à charge
du complot, pourraient-elles être postérieures à un roman dont on regret-
tait de surcroît plus haut qu’il n’ait jamais vu le jour ?… Inadvertance ou
nouveau pied-de-nez, le diable dans tous les cas rit sous cape.
Les motifs de la diablerie et de l’écrit maléfique parsèment toutes les
pièces du dossier de la « coquinerie ». On sait peu de chose sur cette
« chute » que Suzanne a caché, dont elle souffre puis meurt, mais sa santé
paraît au moins autant liée à ces lettres qu’elle écrit, attend et lit. « Je suis
à côté de son lit et elle me presse de vous écrire » (p. 390) sont les premiers
mots que la fausse M me Madin adresse à Croismare, tandis que Suzanne
est « à toute extrémité » et affaiblie par « l’effet de votre billet sur elle »
(p. 391). Aussi cherche-t-on à lui épargner ces émotions fortes (« Je ne
me sens pas de joie, mais ils ne veulent pas que j’écrive, ils m’empêchent
de lire, ils me tiennent, ils me noient de tisane, ils me font mourir de faim,
et tout cela pour mon bien », p. 397). Après lui avoir encore défendu
CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 140 / 1er trimestre 2015
■■ 12. « L’idée de Mme Madin de se faire adresser à un des amis du généreux protecteur, était une suggestion
de Satan au moyen de laquelle ses suppôts espéraient inspirer adroitement à leur ami de Normandie de
s’adresser à moi et à me mettre dans la confidence de toute cette affaire ; ce qui réussit parfaitement, comme
vous verrez par la suite de cette correspondance » (p. 396-397). Plus loin en effet, est reproduite une lettre
de Croismare à Mme Madin dans laquelle il lui promet d’écrire à « M. G*** secrétaire des commandements
de M. le duc d’Orléans » (p. 404).
■■ 13. Sur l’un des deux manuscrits conservés de La Religieuse, le dossier de Grimm repris douze ans plus tard
par Diderot porte comme titre « Préface de la Religieuse. Tirée de la correspondance littéraire de M. Grimm,
année 1760, avec quelques notes nouvelles de M. Diderot » (p. 974-975). Autre « note nouvelle » après la
première et la plus longue des lettres de Suzanne au marquis : « Cette lettre se trouve plus étendue à la fin
du roman où M. Diderot l’inséra, lorsque après un oubli de vingt et un ans, cette ébauche informe lui étant
tombée entre les mains, il se détermina à la retoucher » (p. 388).
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avait écrit ; j’en fus effrayée : c’est un volume, c’est un gros volume. « Voilà,
lui dis-je en colère, ce qui vous tue. [...] Et quand avez-vous pu griffonner
tout cela ? – Un peu dans un temps, un peu dans un autre » (p. 402, nous
soulignons). L’écriture affaiblit, obsède, mène à la mort. Par prudence ou
superstition, le marquis demande dès le départ qu’on lui renvoie ses lettres,
déclare s’être ressenti, comme envoûté à son tour, de « quelques incom-
modités [...] depuis plusieurs jours » (p. 397). À la mort de Suzanne, et
alors qu’elle avait scrupuleusement suivi les instructions de Croismare,
M me Madin lui renvoie de nouveau ses lettres qui paraissent s’être multi-
pliées et évoque les « papiers » contenant le roman de Suzanne, sans faire
le lien au « gros volume » dont elle avait parlé
quelques jours plus tôt : « Voici toutes les lettres
dont vous nous avez honorées ; j’avais gardé les
La Religieuse
unes et j’ai trouvé les autres parmi des papiers
est un roman
qu’elle m’a remis quelques jours avant sa mort :
de formation
c’est à ce qu’elle m’a dit, l’histoire de sa vie chez
à l’écriture
ses parents et dans les trois maisons religieuses
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où elle a demeuré, et ce qui s’est passé après sa
sortie. Il n’y a pas d’apparence que je les lise sitôt »
(p. 405). En meilleur poéticien, et comme s’il avait eu connaissance de
la structure de La Religieuse, le marquis de Croismare exprime en retour
son fort désir de se voir « communiquer les mémoires et les notes qu[e
Suzanne] a faits de ses différents malheurs » (p. 406), glose très exacte
de la phrase qui ouvre l’épilogue du roman : « Ici les mémoires de la sœur
Suzanne sont interrompus ; ce qui suit ne sont plus que les réclames de
ce qu’elle se promettait apparemment d’employer dans le reste de son
récit » (p. 374, nous soulignons dans les deux cas).
La mise à mort de Suzanne qui termine doublement son « roman »,
le récit de ses malheurs et la fiction de son existence 14, n’est à bien y
regarder que la fin logique d’un procès qui s’ouvre avec le début de ses
malheurs. La Religieuse est un roman de formation à l’écriture, dans
lequel une héroïne arrachée au monde et à l’innocence se (re)construit
en affrontant ses adversaires la plume à main. Elle sait le poids des mots
depuis le matin où la supérieure de Sainte-Marie s’est présentée avec la
lettre fatale de sa mère qui lui apprend que sa famille l’a condamnée au
couvent : « Il semblait que sa main n’eût pas la force de soulever cette
lettre » (p. 247). À peine lue, la missive devient, comme le voile que Suzanne
prendra bientôt, comme une tunique de Nessus : « Quelquefois je tenais
Des graphes et des voix
■■ 14. C’est dans ce sens que Naigeon utilise le mot « roman » dans sa note à l’édition de 1798 de La Religieuse :
« Mais l’intérêt qu’ils lui inspirèrent pour la jeune religieuse devenant très vif, ils furent obligés de la faire
mourir et de terminer ainsi un roman qui n’avait pour but que de le ramener au milieu d’eux » (p. 410-411).
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DOSSIER DIDEROT POLYGRAPHE
fût-ce « d’une voix plus ferme » : les paroles ne sont que vent, peuvent être
déformées (« Je répondis, non, mais celles qui m’accompagnaient répon-
dirent pour moi, oui »), non écoutées. Pour renoncer et exister, elle doit
écrire elle-même, ne plus laisser une supérieure, même compatissante, le
faire « bien » à sa place (p. 244, 248-249). L’apprentissage est douloureux,
ses premiers essais catastrophiques : le mot écrit « sur un bout de papier »
à son père (« ce fatal papier s’est retrouvé, et l’on ne s’en est que trop bien
servi contre moi », p. 260), le « témoignage écrit » confié à la supérieure
de Sainte-Marie mais utilisé contre elle par sa famille. C’est à Longchamp,
après la mort de la mère de Moni, que Suzanne se décide à faire de ses
coutumières confessions écrites un vrai mémoire propre à nourrir à la fois
une procédure judiciaire, et les futurs mémoires (littéraires) adressés au
marquis de Croismare (« je rédigeais dans ma tête ce que j’avais à proposer ;
c’était en abrégé tout ce que je viens de vous écrire », p. 275). Quand elle
l’a achevé, Suzanne sait la violence que recèle son sulfureux brûlot, et celles
qu’il lui vaudra. Comme la première lettre de sa mère, comme ses futurs
mémoires qu’elle invitera Croismare à détruire 15, il lui brûle littéralement
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les doigts : « D’abord je pensai à le coudre dans mon traversin ou dans mes
matelas, puis à le cacher dans mes vêtements, à l’enfouir dans le jardin, à
le jeter au feu. Vous ne sauriez croire combien je fus pressée de l’écrire, et
combien j’en fus embarrassée quand il fut écrit » (p. 276).
On connaît la suite : le transfert du mémoire, avec la complicité de la
religieuse amie, à l’avocat Manoury, les victoires mitigées de ce dernier
qui, à défaut de liberté, obtient pour Suzanne, son transfert au confor-
table couvent d’Arpajon, le soudain affaissement moral de l’héroïne qui
se soumet incrédule et passive aux séductions de Mme ***. Comme si les
sévices physiques subis à Longchamp avaient annihilé en elle tout désir
de recouvrer sa liberté, Suzanne ne proteste plus, se laisse choyer et
caresser, ne touche plus à ses plumes que pour poursuivre son récit à
Croismare. Pire, son écriture est maintenant toute autre : elle n’est plus
combat, dénonciation, mais exercice mondain, féminin, minauderie. Les
préoccupations de plume de Suzanne sont désormais d’ordre esthétique et
solipsiste (réflexions regardant ses deux manières d’écrire et de se montrer
CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 140 / 1er trimestre 2015
■■ 15. « Vous brûlerez cet écrit, et je vous promets de brûler vos réponses » (p. 242).
■■ 16. « Cette digne religieuse sentit de loin son heure approcher ; elle se condamna au silence ; elle fit porter
sa bière dans sa chambre. Elle avait perdu le sommeil, et elle passait les jours et les nuits à méditer et à
écrire : elle a laissé quinze Méditations qui me semblent à moi de la plus grande beauté. J’en ai une copie ;
si quelque jour vous étiez curieux de voir les idées que cet instant suggère, je vous les communiquerais ; elles
sont intitulées Les Derniers Instants de la sœur de Moni » (p. 268).
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L’écrivain mystificateur mystifié
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la folie et à la mort. En témoignent les extraordinaires lignes confiées à
Damilaville, le 1er août 1760, où l’expérience de l’écriture tient à la fois
du drame d’Orphée et de la traversée de l’Achéron : « Je suis après ma
Religieuse. Mais cela s’étend sous la plume, et je ne sais plus quand je
toucherai la rive 18. »
Jean-Christophe Abramovici
Université Paris-Sorbonne
■■ 17. Derniers mots de l’introduction du dossier, évoquant les lettres « écrites de bonne foi » par Croismare,
« ce qu’on eut toutes les peines du monde à persuader à M. Diderot qui se croyait persiflé par le marquis
et par ses amis » (p. 385). Ils font écho à l’une des rares lettres authentiques évoquant la mystification :
« Le marquis a répondu ! Et cela est bien vrai ? Son cœur est-il bien fou ? Sa tête est-elle bien en l’air ? N’y
a-t-il point là-dedans quelque friponnerie ? Car je me méfie un peu de vous tous » (à Mme d’Épinay, vers le
10 février 1760, Œuvres complètes, éd. Roger Lewinter, Paris, Le Club français du livre, 1969-1973, t. IV, p. 797).
■■ 18. Ibid., t. IV, p. 814.
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