Hayek-1960-La Constitution de La Liberté
Hayek-1960-La Constitution de La Liberté
Hayek-1960-La Constitution de La Liberté
de ,
LA LIBERTE
Titre orieinal
The Constitution of Liberty.
A paraître :
• Ludwig von Mises: La bureaucratie.
• Milton Friedman: Essais d'économie positive.
...
~.I.13.~.ft.}\.~.I.}\.
économie et liberté
BmLIOTHEQUE
lES EUROPE
LA CONSTITUTION
de ,
LA LIBERTE
Friedrich A. Hayek
traduit de l'anglais
par
Raoul Audouin et Jacques Garello
avec la collaboration de
Guy Millière
avant-propos
Jacques Garello
préface
Philippe Némo
•
Iitec
Libraire de la Cour de cassation
27. place Dauphine - 75001 Paris
© F. A. Hayek and heirs, 1993.
@) D~ER
PHOTOœPIlIAGE
TUElEUYRE
Le logo qüi figure sur la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est d'alerter le
lecteur SIII III menace que représente pour l'avenir de l'écrit, tout particulièrement dans le
domaine dû droit, d'économie et de gestion, le développement massif du photocopillage.
Le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit expressément la photocopie à
usage collectif sans autorisation des avants droit. Or, cette pratique s'est généralisée dans les
établissements d'enseignement supérieur, provoquant une baisse brutale des achats de livres, au
point que la possibilité même pour les auteurs de créer des oeuvres nouvelles et de les faire
éditer correctement est aujourd'hui menacée.
Algernon SIDNEY,
Discours sur le gouvernement,
Londres, 1698
A la civilisation inconnue
qui se développe en Amérique.
Sommaire
Notes
de l'ouvrage
~~:~:!~~: ~
Chapitre 12
: : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : : :1~
.................................................................................................... 464
Chapitre 13 .................................................................................................... 472
Chapitre 14 .................................................................................................... 478
Chapitre 15 .................................................................................................... 484
Chapitre 16 .................................................................................................... 486
de Jacques GARELLO
conviction bien plus que par intérêt. Mais vous pouvez le rassurer: ce livre
sera un succès commercial.
Je n'ai guère apporté de mon côté que ma foi et mon enthousiasme
de promoteur de la pensée libérale en France. Mon rôle de traducteur a été
d'adapter au lecteur français un style qui lui était au départ étranger. Cette
adaptation sera jugée trop libre par les puristes qui connaissent l'ouvrage en
anglais. J'ai essayé d'écrire comme si Hayek avait écrit en français, ce qui est
assez stupide puisque lui-même indique qu'il pense, parle et écrit comme un
Autrichien venu en Angleterre et imprégné de culture américaine. Mais le
lecteur me pardonnera peut être s'il a conscience d'avoir accès sans gêne
excessive à l'un des messages les plus profonds, à l'un des discours les plus
actuels de la pensée libérale de tous les temps.
Laissez vous guider dans le monde de Hayek. Prenez un bain de
jouvence intellectuelle. Hayek nous fait renaître en liberté.
Aix-en-Provence,
30 juillet 1994
Préface
F.A.HAYEK,
Chicago, 8 mai 1959
...
Préface
de Philippe NEMO
thèse centrale de la tradition ·de la rule of law, que Locke avait formulée pour
l'essentiel mais de façon encore largement embryonnaire: loi et liberté
s'appellent nécessairement l'une l'autre.
Voici le principe de la démonstration. La liberté telle qu'étudiée dans la
théorie poiitique n'est pas un pouvoir de faire en général. La notion de liberté
ne concerne pas les rapports de l'homme avec la nature, mais les rapports des
hommes entre eux. Si l'on appelle coercition la soumission forcée d'un
homme à la volonté arbitraire d'un autre, la liberté se définira comme le
contraire de la coercition, donc comme le fait de n'être pas soumis à la
volonté arbitraire d'autrui. Cependant, dans une société où les actions des uns
et des autres se croisent et risquent à chaque instant d'entrer en conflit, il ne
peut y avoir de paix et de coopération efficace que si chacun s'abstient de
certains types de conduite. La loi délimite cette prohibition (elle peut le faire
parce qu'elle est le fruit d'une longue tradition qui, par essai et erreur, a fini
par identifier les types d'action qui se révèlent nuisibles sur le long terme à .
l'ordre social). Canalisés par les prohibitions de la loi, les pouvoirs d'agir du
citoyen ne sont donc pas infinis: il ne peut « faire tout ce qu'il veut».
Mais, si elle limite ainsi ses pouvoirs, la loi réalise ce miracle de le faire
sans limiter sa liberté. La loi oppose en effet aux pouvoirs une règle générale,
non une volonté arbitraire. Elle n'est donc pas une coercition, même si elle est
une contrainte. Elle s'apparente en ce sens aux autres contraintes de l'action
humaines comme les lois de la nature qui, parce que totalement neutres par
rapport aux volontés et caprices humains ne sont pas ressenties comme un
asservissement. Mais nous avons dit que seule la coercition limite la liberté,
la loi ne limite donc pas la liberté.
En d'autres termes, la performance que réussit l'Etat de rule of law n'est
pas de limiter la coercition étatique au minimum nécessaire pour maintenir
l'ordre, ce qui serait une indétermination théorique. Il parvient à supprimer
totalement la coercition. La liberté, dans l'Etat de droit, est un absolu.
II· el'iste, certes, un nombre incompressible de délinquants dont les
citoyens ne. peuvent se défendre qu'en confiant à l'Etat certains pouvoirs
coercÎtifs~ et en ce sens la coercition n'est pas entièrement éliminée de l'Etat
de droit. Mais cela ne veut pas dire que tout citoyen aurait à subir un certain
quantum résiduel de coercition. Car, là où la loi existe, et si du moins elle
possède bien tous les attributs que la tradition juridique anglaise a identifiés
un à un - publicité, généralité, égalité pour tous, non-rétroactivité, certitude,
stabilité ... - elle procure à chacun une connaissance de ce qui lui est permis et
interdit de faire, et donc elle lui permet, pourvu qu'il se comporte comme un
être rationnel, de ne jamais se mettre dans une situation où il savait qu'il serait
exposé à la coercition de l'Etat. Elle lui donne ainsi le moyen d'éviter à coup
sûr, dans tous les cas la coercition, donc d'être entièrement libre (7).
Certaines conséquences morales majeures découlent de cette situation
juridico.:politique. Dire que la coercition est totalement éliminée de l'Etat de
droit et que personne ne peut y être soumis à la volonté arbitraire d'autrui,
PREFACE PHILIPPE NEMO xxv
cela revient à dire que personne n'y est un simple moyen des fins d'autrui, et
la doctrine de la ru/e of /aw peut s'articuler en ce point avec la morale
kantienne: l'Etat de droit devient un « règne des fins ».
Hayek en est conscient, qui cite la formule de Kant: « agis de telle
manière que tu traites l'humanité, soit dans ta propre personne, soit dans celle
d'autrui, toujours comme une fin et jamais seulement comme un moyen».
« C'est», commente-t-il, « une autre manière de dire que la coercition doit
être évitée» (p. 450-51) (8).
L'Etat de droit fait de la personne humaine un absolu. Il fait basculer
définitivement la société occidentale moderne aux antipodes de toute société
tribale, ho1iste, basée sur le sacrifice de l'individu au profit du groupe - que ce
sacrifice prenne la figure de l'exclusion d'un bouc émissaire intérieur ou
extérieur, ou celle de l'esclavage, ou encore du despotisme. Or la
condamnation formelle de l'anéantissement de l'individu par la morale
kantienne relève du fond indéniablement chrétien de cette morale. René
Girard a bien montré de son côté que le christianisme, et plus généralement
les religions bibliques, sont essentiellement un refus du sacrifice et
aboutissent au renversement de la logique sociétale des religions
sacrificielles. En ce sens, l'Etat de droit de l'Europe moderne aurait réellement
pour origine la révélation biblique, même s'il a fallu près de deux millénaires,
et quelques autres boutures, pour que le germe parvienne à éclosion. Nous
mettrions donc enfin la main, en ce point, sur un principe d'articulation entre
christianisme et démocratie libérale - j'entends un point d'articulation solide,
théorique (car, au plan du sentiment, tout et son contraire a été dit).
Il faut comprendre que ce qui constitue pour Hayek un « règne des fins»
est la société même fondée sur le droit, c'est-à-dire la société de libre contrat
et de libre-échange, « la société marchande». Horribile dictu ... Que le marché
en tant que tel - qu'on a si longtemps présenté, à droite comme à gauche,
comme l'exploitation de l'homme par l'homme - puisse être quelque chose
comme un « règne des fins» kantien apparaîtra pour beaucoup un paradoxe,
et même une provocation.
Hayek soutient cette thèse, pourtant, et il faut bien comprendre en quel
sens. Ce n'est pas simplement que, dans une société où l'échange et la
coopération entre les hommes sont libres et volontaires, tous les rapports
humains sont égaux et réciproques, chacun utilisant les services des autres
autant que les autres utilisent les siens. Cette réciprocité vaut certes mieux
que l'oppression d'une classe par une autre, mais elle ferait de la société de
marché bien plus un règne des moyens qu'un règne des fins, et cette
instrumentalisation universelle de l'humain justifierait assurément la
dépréciation morale dont le marché est communément l'objet. Ce que veut
dire Hayek, c'est exactement le contraire; c'est que tous les agents d'une
société de libre-échange sont réellement desfins en soi.
La société de droit, en effet, comme « grande société» ou « société
ouverte» excédant le cercle des sociétés archaïques ou traditionnelles de
XXVI LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
« face à face» est caratérisée, pour Hayek, par une extrême division du travail
et du savoir. Dans une telle situation, si autrui peut être un moyen pour mes
fins, c'est qu'il sait produire des biens et des services que je ne sais pas moi-
même produire. Or, il ne sait les produire que parce qu'il a exploré le réel
dans des directions que je n'ai pas moi-même exploré). ce qu'il a fait parce
qu'il a pu poursuivre des fins différentes des miennes, parce qu'il a été libre -
comme dit Hayek dans une formule qu'il a commenté de nombreuses fois -
d'utiliser ses propres connaissances pour poursuivre ses propres buts ».
Hayek ouvre à l'infini cette différence inter-subjective, qu'il pense en
termes épistémologiques. Les fins d'autrui sont en vérité incommensurables
aux miennes, elles ne peuvent s'agréger à elles dans une hiérarchie de moyens
et de fins, dans une « vision du monde» intellectuellement cohérente. Non
seulement je ne comprends pas pourquoi autrui fait ce qu'il fait mais, bien
souvent s'il me donnait ses raisons, je ne pourrais que les désapprouver, parce
qu'elles me paraîtraient selon le cas, absurdes, dangereuses ou malicieuses. Il
ne me reste donc plus qu'à « laisser être» autrui, à respecter son secret et son
mystère.
Cependant, les fins d'autrui n'en sont pas moins cohérentes avec mes
propres fins en ce sens très particulier que c'est seulement si autrui est libre de
les poursuivre qu'il sera en mesure de me fournir les moyens d'atteindre mes
propres fins! (9). La cohérence qui n'est pas dans la pensée se retrouve ainsi
dans la réalité sociale.
En définitive, autrui ne sera pour moi un moyen que si je le considère
comme une « fin en soi », un être autonome, absolument libre de son projet
d'être et du choix de ses finalités, libre de sa réserve et de son secret
ontologique essentiel. La formule kantienne s'applique alors exactement à la
société de marché: l'agent catallactique est censé y agir de telle manière qu'il
traite l'humanité soit dans sa propre personne, soit dans celle d'autrui,
toujours comme une fin et jamais seulement comme un moyen. On peut
même aller plus loin et dire que, d'une certaine façon, chacun y fait réellement
sienn~s les.fins de tout le monde puisque c'est son intérêt bien compris. La
société a'e droit et de marché, bien que pluraliste, peut être, en ce sens,
communautaire: elle est pluraliste en ce que chacun poursuit ses fins propres,
communautaire en ce que chacun approuve ce comportement autonome des
autres. Le droit et le marché sont un authentique lien social (comme le montre
l'exemple des sociétés anglo-saxonnes et de l'Europe du Nord, plus
réconciliées et chaleureuses que tant de nos sociétés latines où domine le
discours du prétendu « intérêt général»).
Il ne faut pas pousser trop loin sans doute le rapprochement entre Hayek
et Kant (Hayek ne fait que l'esquisser) ; le « règne des fins» kantien comporte
d'autres aspects absents de la pensée de Hayek. S'il faut pour Kant que je
respecte autrui et que je fasse miennes ses fins, ce n'est pas seulement au sens
de l'intérêt personnel bien compris. Je dois réellement m'identifier à autrui au
sens où je dois servir ses fins, où je dois porter sa croix éventuellement
PREFACE PHILIPPE NEMO XXVII
Pointe Noire,
Avril 1994
Introduction
Périclès
Pour conserver leur emprise sur l'esprit des hommes, les vérités
anciennes doivent être reformulées dans le langage et les concepts des
générations successives. Ce qui, à un certain moment, constitue leur
expression adéquate, subit une usure telle qu'à la longue la signification
précise se perd. Les idées ainsi présentées peuvent garder leur validité, mais
les mots ne communiquent plus une conviction intacte, même si les
problèmes évoqués restent actuels; les arguments ne se développent pas dans
un contexte qui nous est familier, et ils donnent rarement des réponses
directes aux questions que nous posons (1). Sans doute est-ce inévitable: la
définition d'un idéal susceptible d'entraîner les esprits ne peut être complète;
elle doit être adaptée à un climat d'opinion donné, tenir pour vrai beaucoup
de ce qu'admettent les contemporains, et illustrer des principes généraux
renvoyant aux problèmes qui les préoccupent.
Un temps très long s'est écoulé depuis que l'idéal de liberté qui a inspiré
la civilisation occidentale moderne, et dont la réalisation partielle lui a valu
ses réussites, n'a pas été redéfini (2). En fait, pendant près d'un siècle, les
principes de base sur lesquels cette civilisation fut édifiée ont été de plus en
plus négligés et oubliés. Les hommes ont cherché des ordres sociaux de
substitution plus souvent qu'ils n'ont essayé d'améliorer leur compréhension
ou leur mise en oeuvre des principes fondamentaux de notre civilisation (3).
2 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
dans ces pays, on doit dire que sans cet esprit nulle civilisation durable ne
peut croitre où que ce soit. Dans la mesure où il manque effectivement, la
première chose à faire est de l'éveiller, et cela un régime de liberté le fera, pas
un système d'embrigadement.
Pour ce qui concerne l'Occident, nous devons espérer qu'il y existe
encore un large accord sur certaines valeurs fondamentales. Mais cet accord a
cessé d'être explicite, et pour que ces valeurs reprennent vigueur, une
reformulation d'ensemble et une compiète rejustification sont d'une urgente
nécessité. Il semble n'exister aucun ouvrage qui présente un exposé complet
de la philosophie globale sur laquelle puisse reposer une vision libérale
cohérente - aucun ouvrage auquel on puisse se rapporter pour en saisir les
idéaux. Nous disposons de récits historiques nombreux et admirables
concernant la croissance des « traditions politiques de l'Occident». Ils
peuvent certes nous dire que « l'objectif de la plupart des penseurs
occidentaux a été d'établir une société où chaque individu, moyennant le
minimum de dépendance envers l'autorité discrétionnaire de ses gouvernants,
jouirait des privilèges et de la responsabilité de déterminer sa propre conduite
dans un cadre préalablement défini de droits et de devoirs» (4). Mais je n'en
connais aucun qui explique comment cela permet de répondre aux problèmes
concrets de notre temps, ou qui nous dise sur quoi repose la justification
ultime de cet objectif.
Au cours des dernières années, des efforts méritoires ont été faits pour
dissiper les confusions qui ont longtemps prévalu concernant les principes de
la politique économique d'une société libre. Je n'entends nullement sous-
évaluer les éclaircissements apportés. Néanmoins, bien que je pense rester
essentiellement un économiste, j'en suis venu à considérer que les réponses à
beaucoup de questions sociales pressantes de notre époque sont à trouver en
dernière analyse dans la reconnaissance de principes qui débordent le champ
de l'économie et de ses techniques, tout comme celui de toute autre discipline
prise isolément. Bien que le point de départ de mes recherches ait été le souci
des problèmes d'économie politique, j'ai fini par me trouver face à une tâche
ambitieuse et peut-être présomptueuse: celle de les envisager à travers un
nouvel exposé général des principes de base d'une philosophie de la liberté.
Je n'éprouve pour autant aucun regret de m'être aventuré loin du
domaine où je puis prétendre à la compétence du détail technique. Si nous
voulons retrouver une conception cohérente de nos buts, des tentatives
comme celle-ci devraient sans doute être menées plus souvent. L'une des
choses que j'ai apprises en travaillant à ce livre est que la liberté se trouve
menacée dans plusieurs domaines parce que nous sommes trop enclins à
laisser la décision à des experts ou à accepter sans précautions leurs opinions
concernant des problèmes dont chacun d'eux ne connaît à fond qu'un aspect
fragmentaire. Etant donné que le thème du conflit entre l'économiste et
d'autres spécialistes reviendra fréquemment dans ce livre, je tiens, cela dit, à
déclarer explicitement ici que l'économiste ne peut en aucun cas prétendre
4 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
disposer d'un savoir spécial qui le qualifierait pour coordonner les efforts de
tous les autres spécialistes. Ce qu'il peut affirmer est que, sa profession le
mettant en présence des conflits d'objectif courants, elle l'a rendu plus
conscient que d'autres du fait que nul esprit humain ne peut posséder toute la
connaissance qui guide les actions au sein d'une société, et de la nécessité
d'un mécanisme impersonnel de coordination des efforts individuels qui ne
dépende d'aucun jugement individuel. C'est cette référence constante aux
processus impersonnels de la société, dans lesquels est utilisée plus de
connaissance que n'en peut posséder un individu ou un groupe organisé
d'êtres humains, qui met les économistes en constante opposition avec les
ambitions d'autres spécialistes, lesquels réclament des pouvoirs de direction
parce qu'ils considèrent que leur savoir particulier n'est pas estimé à sa juste
valeur.
Il est un aspect sous lequel ce livre est à la fois plus ambitieux et moins
ambiteux que le lecteur ne l'attend. Le livre ne porte pas principalement sur
les problèmes d'un pays déterminé ou d'une certaine phase des événements,
mais, au moins dans ses premiers chapitres, s'attache aux principes qui
prétendent à une validité universelle.
L'idée d'écrire ce livre et son plan dérivent du constat que ce sont les
mêmes tendances intellectuelles qui, sous des noms ou des déguisements
divers, ont sapé la foi en la liberté dans le monde entier. Si nous voulons
contrer efficacement ces tendances, il nous faut comprendre quels éléments
communs sous-tendent toutes leurs manifestations. Nous devons aussi nous
rappeler que la tradition de liberté n'est pas la création exclusive d'un seul
pays, et qu'aucun d'eux n'en détient le secret à lui seul, même aujourd'hui.
Mon principal centre d'intérêt ne réside pas dans les institutions ou politiques
particulières des Etats-Unis ou de la Grande-Bretagne, mais dans les
principes que ces pays ont développés sur les fondations laissées par les
Grecs de l'Antiquité, les Italiens de la Renaissance à son début et les
Hollandais, et auxquels les Français et les Allemands ont apporté
d'importantes contributions. De même, mon intention n'est pas d'élaborer un
programme détaillé de mesures politiques, mais plutôt de poser les critères
selon lesquels des mesures déterminées devront être évaluées quant à leur
compatibilité avec un régime de liberté. Il serait contraire à tout l'esprit de cet
ouvrage que je me croie compétent pour concevoir un ample programme de
mesures politiques. Un tel programme doit se dégager de l'application d'une
philosophie commune aux problèmes du jour.
Bien que je tienne pour impossible de décrire un idéal de façon adéquate
sans le mettre constamment en contraste avec d'autres, la critique de ceux-ci
n'est pas mon objectif majeur (5). Mon intention est d'ouvrir des portes pour
un développement ultérieur, pas d'en fermer d'autres. Ou pour mieux dire, je
souhaite empêcher que d'autres portes soient fermées: ce qui arrive
invariablement lorsque l'Etat prend seul le contrôle de certains
développements. J'insisterai sur la tâche positive qui consiste à améliorer nos
INTRODUCTION 5
notre sensibilité. Les puissants instincts dont s'est toujours nourrie la lutte
pour la liberté sont un soutien indispensable, mais ils ne sont ni un guide sûr
ni une protection assurée contre l'erreur. Les mêmes nobles sentiments ont été
mobilisés au service de buts tout à fait contraires. Plus important encore, les
arguments qui ont ébranlé les bases de la liberté relèvent en majeure partie de
la sphère intellectuelle, c'est donc sur ce terrain que nous devrons les contrer.
Quelques lecteurs seront peut être gênés par l'impression que je ne tiens
pas la valeur de la liberte individuelle pour un présupposé indiscutable de
nature éthique, et qu'en essayant de démontrer sa validité je risque de donner
à croire qu'opter en sa faveur est affaire d'opportunité. Ce serait se
méprendre. Mais il est vrai que si nous voulons convaincre des gens qui ne
partagent pas déjà nos postulats moraux, nous ne devrons pas simplement
tenir ceux-ci pour certains . Nous devrons montrer que la liberté n'est pas,
sans plus, une valeur parmi d'autres, mais qu'elle est la source et la condition
même de la plupart des valeurs morales (6). Ce que la liberté offre à
l'individu est bien davantage que ce qu'il serait à même de faire s'il était
seulement individu libre. Nous ne pouvons donc pleinement apprécier la
valeur de la liberté avant de savoir à quel point une société d'hommes libres
vue dans son ensemble diffère d'une société où la liberté ne règne pas.
Je dois aussi avertir le lecteur qu'il ne peut s'attendre à ce que l'analyse
se maintienne constamment au niveau des idéaux élevés ou des valeurs
spirituelles. Dans la pratique, la liberté dépend de conditions très prosaïques,
et ceux qui veulent la protéger doivent prouver leur attachement par
l'attention portée aux soucis ordinaires de la vie publique; ils doivent se
préparer à consacrer des efforts à la compréhension des questions que
l'idéaliste a souvent tendance à considérer comme mesquines, voire sordides.
Les intellectuels influents du mouvement libéral ont trop souvent réservé leur
attention aux usages de la liberté qui leur tiennent le plus à coeur, et ont fait
peu d'efforts pour comprendre l'importance des restrictions à la liberté qui ne
les atteignaient pas directement (7).
. Si la globalité de l'analyse doit être aussi objective et dénuée de
sentimèntalité que possible, son point de départ devra être terre à terre. La
signification de certains mots indispensables est devenue si vague qu'il est
essentiel de commencer par préciser le sens selon lequel nous les
emploierons. Le mot de liberté (liberty et freedom) a particulièrement
souffert; on en a faussé le sens au point qu'on a pu dire: « le terme de liberté
n'a de sens que si on lui donne un contenu précis, et, moyennant quelques
manipulations, il peut recevoir n'importe lequel» (8).
Il nous faudra donc commencer par expliquer ce qu'est la liberté dont
nous traitons. La définition ne sera précise que lorsque nous aurons examiné
aussi tels ou tels autres termes également vagues -coercition, arbitraire, loi,
INTRODUCTION 7
...
Partie
1
La valeur de la liberté
Tout au long de l'histoire, les orateurs et les poètes ont exalté la liberté,
mais aucun d'entre eux ne nous a dit
pourquoi la liberté est aussi importante.
Notre attitude à ce sujet devrait dépendre dufait de savoir
si nous considérons la civilisation comme fixe ou en mouvement...
Dans une société en mouvement,
toute restriction à la liberté
réduit le nombre de choses qui sont essayées,
et réduit donc le rythme du progrès.
Dans une telle société, l'individu se voit accorder la liberté d'action
non parce que celle-ci lui donne plus de satisfactions,
mais parce que s'il est autorisé à suivre son chemin,
il sera à même en moyenne de servir le reste d'entre nous
mieux que s'il devait se conformer aux ordres que nous pourrions lui donner.
H.E. Phillips
BIDLIOTHEQUE
lES EUROPE
Chapitre
1
Liberté, libertés
Abraham Lincoln
l'expression « liberté civile» (civil liberty) ; mais nous l'éviterons, car on est
tenté de la confondre avec l'expression « liberté politique» - confusion
inévitable du fait que « civil» et « politique» dérivent l'un d'un mot latin,
l'autre d'un mot grec, qui ont le même sens (4).
Si sommaire que soit cette indication sur ce que nous entendrons par
liberté, elle suffit à montrer que le mot désigne une situation dont l'homme
vivant parmi ses semblables peut espérer s'approcher de très près, mais qu'il
ne peut s'attendre à réaliser parfaitement... La mission d'une politique de
liberté doit donc être de minimiser la coercition, ou ses effets dommageables,
même si elle ne peut l'éliminer tout à fait.
Il se trouve que le sens que nous avons adopté paraît aussi être le sens
originel de « liberté» (5). L'homme, ou au moins l'Européen, entre dans
l'histoire sur la base d'une distinction en deux catégories: êtres libres et non
libres. Cette distinction avait une signification très claire. La liberté de
l'homme libre a pu varier profondément, mais seulement par degrés à
l'intérieur d'une limite constituée par l'indépendance - dont ne jouissait
absolument pas l'esclave. Etre homme libre a toujours signifié la possibilité
d'agir selon ses propres décisions et projets, par contraste avec la position de
celui qui était irrévocablement assujetti à la volonté d'un autre, qui par
décision arbitraire pouvait le contraindre à agir (ou ne pas agir) de façon
déterminée. L'expression traditionnelle pour décrire cette liberté-là a souvent
été: « indépendance par rapport à la volonté arbitraire d'un autre».
Cette définition la plus ancienne de la liberté a souvent été traitée de
vulgaire; mais quand on observe toute la confusion que les philosophes ont
engendrée quand ils ont essayé de l'affiner ou de l'améliorer, nous sommes en
droit de l'accepter telle quelle - et nous faisons bien. Plus important encore
que son antériorité: cette définition a le mérite de se référer à une chose, et
une chose seulement, à savoir un état qui est désirable pour des raisons
différentes de celles qui nous font désirer d'autres choses appelées aussi
« liberté». Nous verrons qu'à strictement parler, ces diverses sortes de
« lib~rtés ») ne sont pas des variétés d'une même espèce, mais des situations
entièremènt différentes, fréquemment en conflit entre elles, et qu'il faut donc
tenir pour clairement distinctes. Bien que dans d'autres acceptions la liberté
puisse légitimement se décliner en types différents (par exemple, les
« libertés par rapport à» et les « libertés de»), dans le sens que nous
adoptons ici, la liberté est une: elle peut varier en degré mais pas en nature.
Dans cette acception, la liberté se réfère à une relation des hommes avec
leurs semblables (6), et elle est violée seulement lorsque des hommes
recourent à la coercition envers autrui. Cela signifie en particulier que
l'étendue des possibilités matérielles entre lesquelles une personne a le choix
à un moment donné n'a pas d'effet direct sur sa qualité de personne libre.
L'alpiniste en difficulté dans un passage où il ne voit qu'une seule manoeuvre
capable de lui sauver la vie est incontestablement libre, bien que nous ne
dirions pas qu'il a le choix. De même, la plupart des gens conservent
LIBERTE, LIBERTES \3
ces tennes ont aussi été employés à propos d'influences sur les actions
humaines qui n'émanent pas d'autres hommes; et il n'est que trop facile en
définissant la liberté de passer d'une définition en tennes d'absence d'interdits
à une définition en tennes d'absence de tous obstacles à la réalisation de nos
aspirations (18), voire d'« absence de gêne extérieure» (19). Ce qui revient à
interpréter celle-ci comme: pouvoir effectif de faire n'importe quoi qui nous
convienne.
Cette réinterprétàtion de la liberté est particulièrement lourde de
menaces parce que son usage a pénétré profondément certains pays où, dans
les faits, la liberté individuelle reste largement préservée. Aux Etats-Unis,
elle s'est trouvée communément admise comme le fondement de la
philosophie politique dominante des cercles dits « libéraux ».
Des « progressistes» dont l'influence intellectuelle est aussi reconnue
par leurs pairs que J. R. Commons (20) et John Dewey ont répandu une
idéologie dans laquelle « la liberté est pouvoir, pouvoir effectif de faire des
choses détenninées » et « réclamer la liberté, c'est réclamer le pouvoir» (21),
alors que l'absence de coercition est seulement « la face négative de la
liberté» et « n'a de valeur que comme moyen d'accéder à la Liberté qui est
pouvoir» (22).
6. Liberté et servitude
Il est souvent objecté que notre conception de la liberté est simplement
négative (26). Cela est vrai, au sens où la paix est un concept négatif, tout
comme: sécurité, tranquillité, absence d'obstacle particulier ou de mal
quelconque. C'est à cette catégorie de concepts que la liberté appartient: elle
veut dire absence de cet obstacle bien précis qu'est la coercition exercée par
autrui. Elle ne devient positive que par l'usage que nous en faisons. Elle ne
nous garantit aucune perspective spécifique, mais nous laisse décider de
l'exploitation que nous ferons des circonstances dans lesquelles nous nous
trouvons.
Si les utilisations de la liberté sont nombreuses, la liberté, néanmoins,
est une. « Les libertés» n'apparaissent que si manque la liberté: ce sont des
privilèges déterminés, des exemptions que des groupes ou des individus
peuvent acquérir tandis que le reste est plus ou moins privé de liberté.
Historiquement, le sentier de la liberté est passé par la constitution de
franchises particulières. Mais que tel ou tel ait permission de faire telle ou
telle chose n'est pas liberté, même si on peut appeler cela « une liberté» ; et
bien que la liberté soit compatible avec une interdiction de faire certaines
choses, elle n'existe pas si on doit requérir la permission de faire la majeure
partie de ce dont on est capable. La différence entre la liberté et des libertés
est celle qui existe entre la situation où tout ce que n'interdisent pas des règles
générales est permis, et la situation où tout ce qui n'est pas explicitement
permis est interdit.
Si nous regardons à nouveau le contraste élémentaire entre liberté et
esclavage, nous voyons clairement que le caractère négatif de la liberté n'en
diminue aucunement la valeur. Nous avons déjà noté que le sens dans lequel
nous employons le mot est celui-là même qu'il avait à l'origine. Pour fixer les
idées, jetons un coup d'oeil sur ce qu'était à l'époque la vraie différence entre
le sort de l'homme libre et celui de l'esclave. Nous savons beaucoup de
choses à ce sujet, du moins en ce qui concerne la plus ancienne des
communautés libres - les cités de la Grèce antique. Les nombreux décrets sur
l'affranchissement des esclaves qui ont été trouvés nous donnent une image
nette de l'essentiel. Il y avait quatre droits que l'accession au statut d'homme
libre conférait régulièrement. Le décret de manumission donnait de manière
générale à l'affranchi premièrement, « le statut légal de membre protégé de la
20 LA VALEUR DE LA LIBERTE
est obligée, pour éviter un dommage plus grand, d'agir non pas en conformité
avec son propre plan, mais au service des fins de l'autre personne. Dans cette
situation où elle est forcée par une autre, la personne n'est plus à même de se
servir de son intelligence et de sa connaissance ni de suivre ses propres
objectifs ou croyances; son autonomie se limite en fait à choisir le moindre
mal. La coercition est un mal précisément parce qu'elle prive l'individu de sa
qualité de personne susceptible de penser et de juger, et le réduit au rang de
simple instrument dans la poursuite des objectifs de quelqu'un d'autre.
L'action libre, dans laquelle une personne vise ses propres buts selon les
moyens que lui indique son information propre, doit s'appuyer sur des
données qui n'ont pu être modelées à volonté par quelqu'un d'autre. L'action
libre suppose au départ l'existence d'une sphère connue dans laquelle les
événements ne puissent être façonnés par un autre au point qu'il n'y ait plus
d'autre choix que celui qu'impose cet autre.
Toutefois, la coercition ne saurait être totalement évitée, dans la mesure
où le seul moyen de l'empêcher consiste à menacer de l'employer (29). La
société libre s'est attaquée à ce problème en conférant le monopole de
l'emploi de la coercition à l'Etat (30), et en essayant de limiter ce pouvoir de
l'Etat aux cas où il s'agit d'empêcher des particuliers d'en user. Pour que cela
devienne possible, il faut que l'Etat protège des sphères reconnues comme
privées, où les individus soient à l'abri d'immixtions d'autres personnes; il
faut que ces sphères privées soient délimitées, non par assignations spéciales,
mais par la création d'une situation où l'individu puisse déterminer sa propre
sphère en se fondant sur des règles connues; et ces règles doivent lui dire ce
que le pouvoir fera dans les divers types de conjonctures.
La coercition, dont les pouvoirs publics doivent disposer dans le but
ainsi défini, se trouve réduite au minimum et rendue aussi peu dangereuse
que possible par le fait qu'elle est enserrée dans des règles générales
clairement connues. De la sorte, dans la plupart des cas un individu ne
s'expose à la subir que s'il s'est mis lui-même dans une situation où il sait
pertinemment qu'il la subira. Même là où la coercition ne peut être évitée,
elle est débarrassée de ses conséquences les plus nuisibles en se trouvant
réduite à des obligations limitées et prévisibles ou, au moins, indépendantes
de la décision arbitraire de tiers. Rendue impersonnelle et dépendante de
règles générales abstraites dont l'effet sur les individus ne pouvait être prévu
au moment où eUes ont été établies, l'action coercitive du gouvernement
devient une donnée sur laqueUe l'individu peut baser ses propres plans. La
coercition conforme à des règles connues, et qui généralement ne pèse que
sur ceux qui s'y sont exposés sciemment, devient alors un instrument au
service des individus à la recherche de leurs propres fins, et non plus un
moyen de les obliger à servir les fins d'autrui.
Chapitre
2
Vertus créatrices
d'une civilisation libre
A.N. Whitehead
usage de plus de savoir qu'il n'en a acquis par lui-même, et qu'il peut franchir
largement les frontières de son ignorance, en profitant de connaissances qu'il
ne possède pas (1).
Ce fait fondamental de l'inéluctable ignorance humaine quant à ces
nombreuses réalités qui assurent le fonctionnement de la civilisation, n'a
guère retenu l'attention. Les philosophes et ceux qui étudient la société ont
généralem<;:nt évité le sujet, et traité cette ignorance comme une imperfection
mineure qu'on pourrait plus ou moins négliger. Mais l'hypothèse de
connaissance parfaite - si elle peut à l'occasion servir d'exercice de logique -
ne sert pas à grand-chose quand on cherche à expliquer le monde réel. Les.
problèmes de celui-ci sont dominés par cette « difficulté pratique» que notre
connaissance est en fait très loin d'être parfaite. Peut-être est-il simplement
naturel que les gens de science soient enclins à souligner ce que nous
connaissons effectivement; mais dans le domaine social où ce que nous ne
savons pas est souvent de loin le plus important, ce penchant peut induire
gravement en erreur. Un grand nombre de constructions utopiques sont sans
valeur pour avoir suivi sans précaution les théoriciens, et supposé que nous
avons des connaissances parfaites.
Il faut bien admettre, néanmoins, que cette ignorance qui est la nôtre est
un sujet particulièrement difficile à discuter. De prime abord, il peut même
sembler impossible, par définition, d'en parler raisonnablement. Assurément,
nous ne pouvons discuter intelligemment de quelque chose dont nous ne
saurions rien. Même si nous ne pouvons connaître les réponses, sommes-nous
au moins en mesure de poser les questions? Cela suppose quelque savoir
authentique sur le genre de monde dont nous discutons. Si nous voulons
comprendre comment fonctionne la société, il nous faut tenter de définir la
nature générale et l'étendue de notre ignorance à cet égard. Bien que nous ne
puissions pas voir dans l'obscurité, nous devons être capables de circonscrire
les zones obscures.
La déformation engendrée par l'approche habituelle apparaît clairement
quand.. an examine le contenu de cette assertion: « l'homme a créé la
civilisation, et peut donc également changer ses institutions comme il lui
plaît». Une telle assertion ne serait justifiée que si l'homme avait
délibérément créé la civilisation, en comprenant pleinement ce qu'il faisait -
ou au moins s'il avait clairement su comment elle se maintenait. En un sens, il
est évidemment vrai que c'est l'homme qui a fait la civilisation: elle est le
produit de ses actions, ou pour mieux dire, de l'action de quelques centaines
de générations. Néanmoins, cela ne veut pas dire que la civilisation soit le
produit d'un dessein humain, ni même que l'homme sache de quoi dépendent
son fonctionnement et la perpétuation de son existence.
C'est une conception totalement fausse, que de représenter l'homme
pourvu d'emblée d'un esprit capable de concevoir la civilisation, et se mettant
à la créer. L'homme n'a pas imposé au monde, en toute simplicité, un schéma
VEltrUS CREATRICES D'UNE CIVILISATION LIBRE 25
créé par son esprit. Son esprit même est un système qui change constamment
au fil de son effort pour s'adapter à ce qui l'entoure. Ce serait une erreur de
croire que, pour réaliser une civilisation supérieure, il nous suffirait de mettre
en application les idées qui nous guident présentement. Pour pouvoir
progresser, il nous faut laisser du champ à une révision continuelle de nos
conceptions et idéaux d'aujourd'hui en fonction de l'expérience à venir. Nous
ne sommes pas plus capables de concevoir ce que la civilisation sera, ou
pourra être, dans cinq cents ans, voire cinquante - que nos ancêtres du Moyen
Age, et même nos grands-parents, n'étaient capables de prévoir le monde
d'aujourd'hui (2).
L'idée que l'homme ait pu· bâtir délibérément sa civilisation est issue
d'un intellectualisme erroné, qui voit la raison dressée à côté de la nature et
possédant un savoir et une capacité de raisonnement indépendants de
l'expérience. Mais la croissance de l'esprit fait partie de celle de la
civilisation; c'est l'état de civilisation existant au moment considéré qui
détermine le champ de vision et les possibilités de succès des fins et valeurs
humaines. L'esprit ne peut jamais prévoir son propre progrès. Bien qu'il nous
faille toujours lutter pour atteindre nos objectifs momentanés, nous devons
aussi faire la part des nouvelles expériences et des événements futurs qui
détermineront en fin de compte quels seront les objectifs atteints.
Il est peut-être exagéré d'affirmer, comme l'a fait un anthropologiste
moderne, que « ce n'est pas l'homme qui domine la culture, mais l'inverse» ;
mais c'est un utile rappel qu'il nous adresse en écrivant que « c'est seulement
notre profonde et vaste ignorance de la nature de la culture, qui nous permet
de croire que nous la dirigeons et contrôlons» (3). Il nous suggère pour le
moins un important correctif à la conception intellectualiste. Sa mise en
garde nous aidera à tracer une image plus véridique de l'interaction incessante
entre notre effort conscient, visant ce que notre intellect nous dépeint comme
réalisable, et l'impact des institutions, traditions et habitudes qui ensemble
produisent souvent quelque chose de fort différent de ce que nous voulions
obtenir.
La connaissance consciente qui guide les actions de l'individu ne
constitue, à deux importants égards, qu'une partie seulement des conditions
qui lui permettront d'atteindre ses buts. Il y a d'abord le fait que l'esprit même
de l'homme est un produit de la civilisation dans laquelle il a grandi, et qu'il
ne se rend guère compte de la masse d'expériences qui a façonné cette
civilisation - expérience qui vient en aide à l'esprit parce qu'elle s'intègre dans
les habitudes, les conventions, le langage, et les convictions morales qui font
partie de son maquillage. Ensuite, il faut prendre en compte que la
connaissance qu'un esprit individuel manipule consciemment n'est qu'une
faible partie de la connaissance qui à tout moment contribue au succès de son
action. Quand nous réfléchissons au total des connaissances d'autres
26 LA VALEUR DE LA LIBEf{TE
attributs de la liberté dont il jouit lui-même. Il ne fait pas de doute que, dans
l'histoire, des majorités assujetties ont profité de l'existence de minorités
libres, ni qu'aujourd'hui des sociétés non libres profitent de ce qu'elles
reçoivent et apprennent de celles qui sont libres. Naturellement, les bienfaits
qui dérivent pour nous de la liberté des autres grandissent lorsque le nombre
de ceux qui peuvent exercer la liberté s'accroît. Le plaidoyer pour la liberté de
quelques-uns s'applique donc à la liberté de tous. Mais il est quand même
meilleur pour tous que quelques-uns soient libres plutôt que personne ne le
soit; et il est meilleur aussi que beaucoup jouissent d'une pleine liberté,
plutôt que tous n'aient qu'une liberté restreinte. A cet égard, l'importance de
la liberté de faire une certaine chose n'a rien à voir avec le nombre de gens
qui veulent faire cette chose; l'importance peut même être inversement
proportionnelle au nombre. Cela implique notamment que la société peut être
enserrée dans de nombreuses entraves, sans que la majorité se rende compte
de ce que la liberté a été notablement amputée. Si nous acceptions au départ
l'idée que la seule pratique de la liberté qui compte est celle de la majorité,
nous ne pourrions créer qu'une société stagnante, présentant toutes les
caractéristiques de la servitude.
qui nous ont servis pour atteindre certaines fins resteront aussi avantageuses.
Il est vraisemblable qu'un modèle social bien établi contribue en quelque
façon à préserver la civilisation - mais notre seul moyen d'en avoir la
confirmation est de vérifier qu'il continue à se montrer valable quand il est
concurrencé par d'autres modèles, utilisés par d'autres individus ou groupes.
8. Organisation et concurrence
La concurrence sur laquelle repose ce processus de sélection doit être
entendue dans le sens le plus large. Elle comprend la compétition entre
groupes organisés et non organisés, aussi bien que la compétition entre
individus. Voir en elle le contraire de la coopération ou de l'organisation
serait se méprendre sur sa nature. L'effort pour atteindre certains résultats par
coopération et organisation fait partie de la compétition, au même titre que
les efforts individuels. De bonnes relations de groupe prouvent aùssi leur
efficacité dans la concurrence engagée avec d'autres groupes o;ganisés
différemment. La distinction qu'il convient d'opérer n'est pas entre action
individuelle et action de groupe mais entre situation où des tentatives fondées
sur des visées ou des pratiques différentes peuvent être menées, et situation
où une seule autorité a un droit exclusif et le pouvoir d'empêcher les autres
d'essayer. C'est seulement lorsque de tels droits et pouvoirs exclusifs sont
conférés parce qu'on croit à la compétence supérieure de tel ou tel individu
ou groupe que le processus cesse d'être expérimental, et que des croyances
prévalant à un moment donné peuvent devenir un obstacle au progrès des
connaissances
Plaider pour la liberté n'est pas plaider contre l'organisation, qui est l'un
des plus puissants moyens que la raison humaine puisse mettre en oeuvre;
c'est dénoncer toute organisation exclusive, privilégiée, monopolistique, tout
emploi de la contrainte pour empêcher autrui de faire mieux. Toute
organisation est fondée sur un savoir donné; organisation signifie poursuite
durable d'un but particulier avec des moyens particuliers; mais même une
organisati<.m consacrée à l'accroissement du savoir ne sera efficace que dans
la mesure où le savoir et les opinions sur lesquelles elle fonde son projet sont
conformes à la vérité. Le démenti des faits opposé aux croyances soutenues
par une organisation ne sera manifeste que du jour où elle sera réduite à
l'échec et remplacée par une autre. Pour une organi,.<;ation, la perspective de
bons résultats et d'efficacité ne se conçoit que si elle est volontaire et insérée
dans un milieu libre: elle aura alors la possibilité ou bien de s'ajuster à des
circonstances qui n'étaient pas envisagées lors de sa conception, ou bien de
renoncer à continuer. Transformer la société entière en une seule organisation
bâtie et dirigée selon un plan unique, ce serait précisément neutraliser les
forces mêmes qui ont façonné les esprits humains qui l'ont conçue.
38 LA VALEUR DE LA LIBERTE
Olivier Cromwell
....
2. Progrès et amélioration
Lorsque nous parlons de progrès à propos de nos entreprises
personnelles, ou d'un effort humain organisé, nous voulons parler d'une
avancée vers un objectif déterminé (4). Ce n'est pas dans ce sens qu'on peut
appeler « progrès» l'évolution sociale, car celle-ci n'est pas mise en oeuvre
par la raison humaine tendue, par des moyens connus, vers une fin
préconçue (5). Il serait plus approprié de penser le progrès comme un
processus de formation et de modification de l'intellect humain, une suite
d'adaptations et d'apprentissages au cours desquels un changement permanent
s'opère non seulement dans notre connaissance de nouvelles possibilités,
mais aussi dans nos valeurs et nos désirs. Un progrès 'consiste en la
LE SENS COMMUN DU PROGRES 41
phase d'évolution que les autres n'ont pas encore atteinte. La pauvreté est
devenue en conséquence une notion plus relative qu'absolue. Cela ne la rend
pas moins amère. Même si d'ordinaire dans une société avancée, les besoins
insatisfaits ne sont plus d'ordre matériel mais des effets de la civilisation, il
n'en est pas moins vrai qu'à chaque étape, certaines des choses que la plupart
des gens désirent ne peuvent être fournies qu'au petit nombre et ne
deviennent accessibles à tous que par un progrès ultérieur. Beaucoup de ce
que nous nous efforçons d'acquérir, nous le voulons parce que d'autres l'ont.
Cependant une société qui progresse, faisant confiance à ce processus
d'apprentissage et d'imitation, ne reconnaît dans les désirs qu'elle suscite que
des incitations à l'effort suivant. Elle ne garantit à personne les résultats. Elle
ne se soucie pas de la peine que cause, face à l'exemple d'autrui, un désir
insatisfait. Elle apparaît cruelle parce qu'elle augmente l'envie de tous en
proportion de ses dons à quelques-uns. Pourtant, aussi longtemps qu'elle
restera une société qui progresse, certains seront en tête, et les autres devront
suivre.
La thèse selon laquelle à chaque phase du progrès, les riches, en
expérimentant de nouveaux styles de vie non encore accessible aux pauvres
rendent un service nécessaire sans lequel l'amélioration du. sort des pauvres
serait beaucoup plus lente semblera à certains une forme de justification
cynique et extrême. Cependant, un peu de réflexion montrera qu'elle est
pleinement justifiée, et qu'une société socialiste aurait à cet égard à imiter la
société libre. Il serait nécessaire à une économie planifiée (sauf à imiter
simplement les autres sociétés plus avancées) de désigner des individus dont
le devoir serait d'expérimenter les plus récentes avancées longtemps avant de
les offrir aux autres. Il n'y a aucun moyen de rendre accessibles des manières
de vivre nouvelles et coûteuses, si ce n'est de les faire pratiquet" d'abord par
quelques-uns. Il ne suffirait pas que des individus soient autorisés à essayer
des nouveautés déterminées; ces choses-là n'ont leur emploi et leur valeur
propres qu'en tant que partie intégrante d'une avancée générale dans laquelle
elles sont la prochaine chose désirée. Pour savoir laquelle' des diverses
possibilités nouvelles devrait être développée à chaque stade, comment et
quand des améliorations déterminées devraient être insérées dans la
progression générale, une société planifiée devrait faire en sorte qu'une classe
entière, ou même une hiérarchie de classes se porte toujours un peu en avant.
La situation ne différerait alors de celle d'une société libre que par le seul fait
que les inégalités seraient décidées selon un dessein, et que les individus ou
groupes choisis le seraient par l'autorité, au lieu de provenir du processus
impersonnel du marché et des contingences de la naissance ou de la chance. Il
convient d'ajouter que seuls les modes de mieux vivre approuvés par
l'autorité seraient permis, et ne seraient procurés qu'aux personnes
spécialement désignées par elle. Mais pour qu'une société planifiée parvienne
au même rythme d'avancée qu'une société libre, le degré d'inégalité qui
devrait s'établir ne serait pas très différent.
46 LA VALEUR DE LA LIBERTE
5. Aspe~ts internationaux
Il est difficile de débattre des problèmes d'égalité sans passion quand ils
concernent des membres de notre propre communauté. Ils apparaissent plus
c1aireQIoot quand nous les examinons dans leur dimension la plus large, celle
de la relation entre pays riches et pays pauvres. Nous sommes alors moins
exposés à croire que tout membre d'une communauté a un droit congénital à
une certaine part des revenus du groupe. Bien que de nos jours la plupart des
peuples du monde bénéficient des efforts les uns des autres, nous n'avons
assurément aucune raison de considérer ce qui est produit dans le monde
comme le résultat d'un effort unifié de la collectivité humaine.
C'est un fait que les peuples occidentaux sont aujourd'hui
considérablement en avance sur les autres quant aux richesses, et que cela
découle en partie de leur plus grande accumulation de capitaux; mais la
raison principale en est leur utilisation plus efficace du savoir. On ne peut
guère douter que les pays pauvres, « sous-développés », ont bien plus de
chances d'atteindre le niveau actuel de l'Occident, que si celui-ci n'avait pas si
vigoureusement poussé de l'avant. De plus, ils ont des perspectives bien plus
LE SENS COMMUN DU PROGRES 47
détruire s'ils estiment que ce qui leur est dû ne leur est pas donné. Comme la
connaissance des possibilités qu'offre le progrès se diffuse plus vite que
n'apparaissent les avantages matériels nouveaux, les peuples du monde sont
maintenant plus insatisfaits qu'ils ne l'ont jamais été, et résolus à s'emparer de
ce qui leur semble leur revenir de droit. Avec la même force et le même
égarement que les pauvres de n'importe quel pays, ils croient que leur but
peut être atteint par une redistribution de la richesse existante; et ils ont été
continnés dans cette erreur par les enseignements que leur adressait
l'Occident. Dès lors que leur force s'accroît, ils pourront se sentir en droit
d'extorquer cette redistribution si l'accroissement de richesses que produit le
progrès n'est pas assez prompt. Et pourtant, une redistribution qui ralentirait
le rythme du progrès dans les pays de pointe, engendrerait forcément un
cercle vicieux: l'étape suivante du progrès des pauvres devrait être alimentée
à force de nouvelles redistributions d'autant plus importantes que l'apport
fourni par la croissance économique aurait baissé entre-temps.
Les aspirations de la grande masse de la population mondiale ne peuvent
être satisfaites aujourd'hui que grâce à un progrès matériel rapide. On ne peut
guère douter que dans leur présent état d'esprit, une forte déception de leurs
espérances conduirait à de graves frictions internationales, et pourrait aboutir
à la guerre. La paix du monde et, avec elle, la civilisation même, dépendent
donc de la continuation du progrès à un rythme soutenu. Dans une telle
conjoncture, nous sommes à la fois les créatures et les prisonniers du
progrès; même si nous le voulions, nous ne pourrions pas nous croiser les
bras et user à loisir de ce que nous avons réalisé. Notre tâche doit être de
continuer à mener la course, à progresser sur la piste où beaucoup d'autres
s'efforcent de suivre nos traces. A quelque date future, après une longue
phase d'avancées matérielles dans le monde entier, il se pourrait que les
canalisations du progrès soient assez remplies pour qu'un ralentissement du
flux à l'avant ne diminue pas sensiblement la vitesse du flux à l'arrière. C'est
alors que nous pourrions retrouver la possibilité de choisir si oui ou non nous
souhaitol)s continuer au même rythme. Mais au moment présent, alors que la
majeure partie de l'humanité s'est juste év.eillée à la perspective d'abolir la
famine, l'insalubrité et la maladie, alors qu'elle vient d'être touchée par la
marée montante de la technologie moderne après des siècles ou des
millénaires de relative stagnation, et alors qu'en guise de première réaction
elle a commencé à croître en nombre à un rythme effrayant - un
fléchissement, même limité, de notre taux de progression risque de nous être
fatal.
Chapitre
4
Liberté, raison et tradition
Alexis de Tocqueville
2. La conception évolutionniste
Aujourd'hui, il est habituel de mêler sans ménagement les deux groupes
sous l'appellation d'ancêtres du libéralisme moderne; il est pourtant difficile
d'imaginer contraste plus flagrant que celui séparant leurs conceptions
respectives de l'évolution et du fonctionnement d'un ordre social, et du rôle
qu'y joue la liberté.
La différence est directement imputable à la prédominance d'une vue
empiriste du monde en Angleterre, et d'une optique rationaliste en France. Le
contraste principal quant aux conséquences pratiques qui en ont découlé, a
été récemment exprimé de la façon suivante: « D'un côté, on voit l'essence de
la liberté dans la spontanéité et l'absence de coercition, de l'autre on croit que
la liberté ne peut être réalisée que dans la poursuite et l'obtention d'un but
collectif absolu (10); et: « D'un côté, on opte pour le développement
organique, lent et à demi conscient; de l'autre, pour le volontarisme
doctrinaire; de l'un, pour la procédure par essais et rectifications, de l'autre
pour un programme obligatoire seul valable» (Il). C'est cette seconde façon
de voir, comme l'a montré J. L. Talmon dans un ouvrage important d'où est
tirée cette description, qui est devenue la source de la démocratie totalitaire.
Le succès massif des doctrines politiques dérivées de la tradition
française est probablement dû à leur grand pouvoir de séduction pour
l'orgueil et l'ambition humains. Mais nous ne devons pas oublier que les
conclusions politiques des deux écoles découlent de deux conceptions
différentes de la façon dont fonctionne une société. A cet égard, les
philosophes britanniques ont posé les fondements d'une théorie pénétrante et
essentiellement valable, alors que l'école rationaliste s'est tout simplement
totalement trompée.
Ces philosophes britanniques nous ont fourni une interprétation de la
croissance d'une civilisation qui reste l'indispensable fondement de
l'argumentation pour la liberté. Ils voient l'origine des institutions, non dans
56 LA VALEUR DE LA LIBERTE
3. La croissance de l'ordre
A partir de ces conceptions s'est progressivement constitué un corps de
théorie sociale montrant comment, dans les relations entre les hommes, des
institutions complexes, ordonnées et, en un sens bien précis, finalisées,
pouvaient se développer qui ne devaient pas grand-chose à un dessein, qui
n'étaient pas inventées, mais croissaient du fait d'actions isolées d'individus
nombreux ignorant ce qu'ils étaient en train de réaliser. Cette démonstration
de la possibilité de voir émerger à partir des efforts désordonnés des hommes
quelque chose qui dépasse l'esprit individuel de l'homme, a représenté d'une
certaine manière un défi à toutes les théories expliquant les institutions par
un dessein - défi plus considérable encore que la théorie ultérieure concernant
l'évolution biologique. Pour la première fois, il était montré qu'un ordre
manifeste, qui n'était pas le produit d'une intelligence humaine visant un but
conscient, ne devait pas nécessairement être imputé au dessein d'une
58 LA VALEUR DE LA LIBERTE
5. Coutume et tradition
La plus grande différence entre les deux écoles, néanmoins, est dans
leurs idées respectives sur le rôle des traditions, et sur la valeur de tous les
autres facteurs de croissance inconsciente qui sont à l'oeuvre au long des
âges (32). On ne risque guère d'être injuste en disant que l'approche
rationaliste est ici opposée à pratiquement tout ce qui est un produit de la
liberté, ou. à tout ce qui donne sa valeur à la liberté. Ceux qui pensent que
toutes les institutions utiles sont des constructions délibérées de l'esprit, et
qui ne peuvent concevoir quoi" que ce soit qui serve un objectif humain qui
n'ait été consciemment préparé sont presque nécessairement ennemis de la
liberté. Pour eux, liberté signifie chaos.
Pour la tradition empirique évolutionnaire, d'autre part, la valeur de la
liberté réside surtout dans ce qu'elle offre au non intentionnel l'occasion de
s'exprimer; et le fonctionnement fructueux d'une société libre repose
largement sur l'existence d'institutions librement développées. Jamais sans
doute il n'y eut d'authentique foi en la liberté, et jamais certainement il n'y eut
d'essai réussi de faire fonctionner une société libre, sans un respect
authentique pour des institutions librement formées, pour des coutumes et
habitudes et « toutes ces garanties de liberté qui naissent de règles depuis
longtetnps observées et de comportements anciens» (33). Aussi paradoxal
que cela puisse paraître, il est sans doute vrai qu'une société libre qui réussit
est toujours dans une large mesure une société attachée à des traditions (34).
Cette estime pour les traditions et coutumes, pour les institutions qui ont
grandi, et pour les règles dont l'origine et la logique nous sont inconnues, ne
signifie pas - comme Thomas Jefferson l'a cru par une bévue typiquement
rationaliste - que nous « attribuons aux hommes des âges précédents une
sagesse plus qu'humaine, et... supposons que ce qu'ils ont fait ne saurait être
amendé» (35). Loin d'imaginer que ceux qui ont créé les institutions aient été
plus sages que nous, l'optique évolutionnaire est fondée sur l'intuition que le
résultat de l'expérimentation faite sur plusieurs générations est en mesure
d'incorporer plus d'expérience qu'aucun homme à lui seul n'en possède.
LIBERTE, RAISON ET TRADITION 61
8. Le moral et le « social»
Un symptôme intéressant de l'influence grandissante de cette conception
rationaliste, est la substitution croissante - dans tous les langages que je
connais - du mot « social» au mot « moral », ou simplement au mot « bien ».
Il est instructif d'évoquer même brièvement l'importance de ce fait (44).
Lorsque les gens parlent de « conscience sociale» au lieu de simplement
« conscience», ils soulignent vraisemblablement l'attention qu'ils désirent
porter aux effets particuliers de nos actions sur autrui, à un effort pour
orienter leur conduite non plus seulement selon des règles traditionnelles,
mais en prenant explicitement en considération les conséquences particulières
de l'action envisagée. Ils disent en substance que notre conduite devrait être
réglée par une pleine compréhension du processus social, et que ce devrait
être notre but, à travers un inventaire complet des données concrètes de la
situation, de déboucher sur un résultat prévisible, qu'ils qualifient de « bien
social ».
L'étrange est que cet appel au « social» implique en réalité l'exigence
que ce soit désormais l'intelligence individuelle, et non plus les règles
engendrées par la société, qui devienne le mentor de l'action individuelle.
Cela équivaut à demander que les hommes renoncent à employer ce qui
pourrait justement être appelé « social» (au sens de ce qui découle d'un
processus impersonnel de la société) et se fient pour la circonstance à leur
seul jugement individuel. Par conséquent, la préférence pour les
« considérations sociales» au détriment de l'adhésion aux règles morales est
en dernière analyse le résultat d'un mépris pour ce qui est effectivement un
phénomène social, et d'une foi dans les pouvoirs supérieurs de la raison
humaine individuelle.
La réponse à ces exigences rationalistes est, ~videmment, qu'elles
supposeraient une connaissance qui excède les capacités de l'esprit humain
individuel et que, s'ils tentaient d'y satisfaire, la plupart des hommes
de.vieQdraient moins utiles aux autres membres de la société qu'ils ne le sont
en poursuivant leurs objectifs propres dans le cadre posé par les règles du
Droit et de la morale.
L'argumentation rationaliste méconnaît ici le fait que, très généralement,
recourir en toute confiance à des règles abstraites est un procédé que nous
avons appris à utiliser parce que notre raison ne suffisait pas à dominer dans
tous ses détails une réalité complexe (45). Cela est vrai aussi bien quand nous
formulons délibérément une règle abstraite en vue de notre comportement
individuel, que lorsque nous nous conformons à des règles communes
d'action qui ont été engendrées par un processus social.
Nous savons tous que, dans la poursuite de nos objectifs personnels,
nous ne sommes pas en mesure de réussir si nous ne nous fixons pas
volontairement des règles générales auxquelles nous adhérerons sans
LIBERTE, RAISON ET TRADITION 65
question n'ira pas à sa perte, au cas où elle suivrait leurs préceptes. Il est
possible qu'une nation se détruise en suivant l'enseignement de ceux qu'elle
considère comme les meilleurs de ses fils, peut-être des modèles de sainteté
animés des idéaux les plus généreux. Mais un tel risque est improbable dans
une société dont les membres garderaient la liberté de choisir leur mode de
vie pratique, parce que dans une telle société, ces tendances se corrigeraient
par leurs propres effets: seuls les groupes guidés par un idéal « irréaliste»
déclineraient, et d'autres, moins « moraux» selon les critères courants,
prendraient la place. Toutefois, cela ne se produira que dans une société libre
où de tels comportements ne sont imposés à personne. Là où tous les hommes
sont promis au même idéal, et où les réfractaires se voient interdire d'en
adopter d'autres, on ne peut démontrer la nocivité des règles imposées ... sinon
par le déclin de la société tout entière.
La question importante qui se pose ici est de savoir si l'adhésion de la
majorité à un certain code moral est une justification suffisante pour le rendre
obligatoire à la minorité dissidente, ou si une telle extension ne devrait pas
être elle-même soumise à des règles plus générales - en d'autres termes, si la
législation ordinaire devrait ou non être limitée par des principes généraux,
tout comme les règles morales de conduite individuelle peuvent exclure
certains moyens, même au service des meilleures fins.
Il faut autant de règles morales pour l'action politique que pour l'action
individuelle, et les conséquences d'une série prolongée de décisions
collectives, tout comme de décisions individuelles, ne seront favorables que
si chacune des décisions de la série est conforme aux principes communs.
De telles règles morales pour l'action collective ne s'édifient que
difficilement et très lentement. C'est sûrement ce qui en fait le prix. Parmi les
rares principes de ce genre que nous ayons réussi à développer, le plus
important est la liberté individuelle, qu'il est tout à fait approprié de
considérer comme un principe moral d'action politique. Comme tout principe
moral, il requiert d'être accepté comme une valeur en soi, comme un principe
q~i doit.être respecté sans qu'on recherche les conséquences, bonnes ou non,
de son application dans un cas concret. Nous n'atteindrons aucun des résultats
souhaités, si nous ne l'acceptons comme une foi, ou comme un postulat, si
solide que nulle considération d'opportunité ne saurait être admise pour le
limiter. En définitive, le plaidoyer pour la liberté est un plaidoyer pour les
principes, et contre l'opportunisme dans l'action collective (46). Cela revient
à dire, comme nous le verrons, que c;est le juge et non l'administrateur qui
peut déclencher la coercition. Lorsque Benjamin Constant, l'un des chefs de
file intellectuels du XIX e siècle, décrivait le libéralisme comme le système des
principes (47), il mettait en évidence ce qui est au coeur du débat. Non
seulement la liberté est un système dans lequel toute action du pouvoir est
guidée par des principes, mais c'est un idéal qui ne peut être maintenu que s'il
est lui-même accepté comme un principe souverain, dominant chaque acte
particulier de législation. Quand cette règle fondamentale n'est pas respectée
LIBERTE, RAISON ET TRADITION 67
F.D. Wormuth
d'accord avec le savant qui, écrivant pour le grand public, reconnut que la
liberté « est, pour l'homme de science, un problème très épineux à discuter,
en partie parce que rien ne peut le convaincre qu'en dernière analyse, il existe
quelque chose de ce genre» (3). Plus récemment, il est vrai, les physiciens
ont abandonné, avec semble-t-il un certain soulagement, la thèse de
l'universalité du déterminisme. On peut douter néanmoins que la conception,
plus récente, d'une pure régularité statistique de l'univers affecte en quoi que
ce soit l'énigme que représente la liberté de la volonté.
Car il semble que les difficultés qu'ont eues les gens à propos de la
signification de l'action volontaire et de la responsabilité, ne soient
aucunement une conséquence nécessaire de la croyance en la détt;rmination
causale des actions humaines, mais plutôt le résultat de confusions
intellectuelles, et de conclusions erronées.
Apparemment, l'affirmation selon laquelle la volonté est libre a aussi
peu de sens que son contraire, et le débat porte sur un problème qui n'a guère
de réalité (4). C'est une querelle de mots où les adversaires n'ont pas
clairement perçu ce qu'impliquerait une réponse positive ou négative. Sans
aucun doute ceux qui nient le libre arbitre privent le mot « libre» de toute sa
signification ordinaire, qui concerne l'acte de celui qui suit sa propre volonté,
et non celle d'un autre; sauf à faire un énoncé dépourvu de sens, ils devraient
proposer une autre définition de ce mot, ce qu'en pratique, ils ne font
jamais (5). De plus, le fait de suggérer que le terme « libre» puisse, de
quelque façon, exclure l'idée que l'action est nécessairement déterminée par
certains facteurs se révèle à l'examen sans fondements.
La confusion devient manifeste lorsqu'on examine les conclusions
généralement tirées de la position respective des parties participant au débat.
Les déterministes soutiennent en général que, les actions des hommes étant
complètement déterminées par des causes naturelles, il ne saurait y avoir de
justification à les en tenir pour responsables, ou à leur adresser éloge ou
blâme. Les volontaristes, par contre, affirment que, parce que l'homme
comporte jusqu'à un certain point des aspects indépendants de la chaîne des
causalités, il porte la responsabilité en lui et fait légitimement l'objet d'éloge
ou de blâme. Si on en reste aux conclusions, il est certain que les
volontaristes ont presque raison tandis que les déterministes ont quasiment
tort. Mais ce qui est étrange dans ce débat, cest que ni d'un côté ni de l'autre
les conclusions ne découlent des propositions initialement posées. Comme on
l'a souvent montré, la notion de responsabilité repose, en fait, sur une vision
déterministe (6), tandis qu'au contraire, seule la construction métaphysique
d'un « moi» qui serait au-delà de toute la chaîne de causalité et serait par
conséquent, indifférent à léloge ou au blâme pourrait expliquer que Ihomme
soit dégagé de toute responsabilité.
72 LA VALEUR DE LA LIBERTE
tenus pour responsables, et non aux enfants, aux débiles mentaux ou aux
déments. Elle suppose a priori une personne capable d'apprendre par
l'expérience et de guider ses actions selon le savoir ainsi acquis; elle ne vaut
pas pour ceux qui n'ont pas assez appris, ou sont incapables d'apprendre. Une
personne dont les actes sont entièrement déterminés par les mêmes
impulsions invariables échappant au contrôle de la reconnaissance des
conséquences, ou une personne dont la personnalité est effectivement éclatée,
un schizophrène par exemple, ne peut en ce sens être tenue pour responsable
de ses actes parce que ceux-ci ne peuvent être modifiés par sa connaissance.
Le même raisonnement s'applique dans le cas de pulsions réellement
incontrôlables, comme la kleptomanie ou la dipsomanie, dont l'expérience a
montré que ceux qui en souffrent sont imperméables aux motivations
normales. Mais tant qu'il y a quelque raison de croire que, si un individu a
conscience d'être tenu responsable, cela a des chances d'influer sur ses
actions, il est nécessaire de le traiter comme étant responsable, que cela
puisse ou non avoir l'effet souhaité dans le cas où il est impliqué.
L'imputation de responsabilité est fondée non pas sur ce que nous savons être
vrai dans ce cas particulier, mais sur ce que nous croyons que seront les effets
probables de l'encouragement à se conduire en personnes raisonnables et
circonspectes. C'est un procédé que la vie en société a élaboré pour parer à
notre impossibilité de lire dans l'esprit d'autrui, et pour introduire de l'ordre
dans nos existences sans recourir à la coercition.
Il n'y a pas lieu d'entamer ici une discussion sur le problème que posent
tous ceux qui ne peuvent être tenus responsables et auxquels les raisons de
revendiquer la liberté ne s'appliquent pas, ou pas complètement. Le point
important est celui-ci: être un membre libre et responsable de la communauté
est un statut particulier qui représente un fardeau en même temps qu'un
privilège, et pour que la liberté remplisse sa fonction, ce statut ne doit pas
être conféré par un pouvoir discrétionnaire, mais appartenir automatiquement
à quiconque satisfait à quelques conditions aisément vérifiables (telles que
l'âge) aussi longtemps qu'il n'est pas clairement établi que l'intéressé n'est pas
en possession des capacités minima requises. Dans les relations
interpersonnelles, la transition entre la tutelle et la pleine responsabilité peut
être gradueIIe et indistincte; les formes plus légères de coercition qui existent
entre individus, et dans lesquelles l'Etat n'a pas à intervenir, peuvent être
ajustées aux degrés de responsabilité. Mais politiquement et juridiquement, la
distinction doit être tranchée et manifeste, définie par des règles générales et
impersonnelles; sans quoi la liberté ne peut être effective.
Pour décider si une personne doit être son propre maître ou être soumise
à quelqu'un d'autre, il faut qu'on la considère soit comme responsable, soit
comme irresponsable; comme ayant ou n'ayant pas le droit d'agir d'une
manière qui pourrait être inintelligible, imprévisible, ou désagréable aux
autres. Le fait qu'il ne soit pas possible de reconnaître une pleine liberté
indistinctement à tous les êtres humains ne justifierait pas que la liberté de
76 LA VALEUR DE LA LIBERTE
tous soit sujette à des restrictions ou des réglementations fondées sur des
situations individuelles. Individualiser le traitement des délinquants
juvéniles, ou des débiles mentaux, est la marque de l'incapacité civile, de la
mise en tutelle. Bien que dans l'intimité des relations de la vie privée nous
puissions ajuster notre conduite à la personnalité de nos partenaires, dans la
vie publique, la liberté exige que nous soyons considérés comme appartenant
à un type d'hommes - et non comme autant d'individus uniques, et traités en
fonction de l'idée a prior.i que les mobiles ordinaires et les dissuasions
normales jouent sur chacun de nous, que cela soit le cas ou non à un moment
donné.
valeurs auxquelles elle s'attache; mais croire à la liberté implique que nous
ne nous considérions pas comme les juges en dernier ressort des valeurs des
autres, que nous ne nous sentions pas autorisés à les empêcher de poursuivre
des fins que nous désapprouvons aussi longtemps qu'ils n'empiètent pas sur
la sphère privée d'autres individus.
Une société qui n'admet pas que chaque individu a des valeurs propres
qu'il a titre à cultiver ne peut avoir de respect pour la dignité de l'individu et
ne peut réellement connaître la liberté. Mais il est vrai aussi que dans une
société libre, un individu sera estimé en fonction de la façon dont il se sert de
sa liberté. L'estime morale n'aurait pas de sens, sans liberté. « Si toute action
qui est bonne ou mauvaise chez un homme d'âge mûr, était sous pitance,
prescription et contrainte, que serait la vertu sinon un mot, quel éloge serait
dû au bien-faire, quelle reconnaissance au fait d'être sobre, juste, ou
continent?» (10). La liberté est une occasion de faire bien; mais ne l'est que
lorsqu'elle est aussi faculté de faire mal. Le fait qu'une société' libre ne
fonctionnera de façon fructueuse que si les individus sont un tant soit peu
guidés par des valeurs communément respectées, explique pourquoi certains
philosophes ont défini la liberté comme un comportement confonne aux
règles morales. Une telle définition est néanmoins un déni à la liberté telle
que nous l'étudions. La liberté d'agir qui conditionne le mérite moral
comporte la faculté d'agir mal: nous louons ou blâmons quand une personne
a la possibilité de choisir, et seulement quand elle respecte une règle non par
contrainte, mais simplement par adhésion.
Que la sphère de la liberté individuelle soit aussi celle de la
responsabilité individuelle ne signifie pas que nous devions rendre compte de
nos actes à une personne particulière. Certes, nous pouvons nous exposer à la
censure d'autrui parce que ce que nous faisons déplaît. Mais la raison capitale
pour laquelle nous devons être tenus pleinement responsables de nos
décisions, est que cela dirigera notre attention sur les causes des événements
qui dépendent de nos actes. La fonction principale de la foi en la
responsabilité individuelle est de nous porter à utiliser au mieux nos
connaissances et capacités propres dans l'accomplissement de nos desseins.
détriment d'autres, tout aussi capables. Cette habileté passe pour déloyale.
Dans bien des sociétés, une tradition « aristocratique» héritée des modes
d'action dans une organisation hiérarchique, où on assigne les tâches et les
devoirs - tradition qui a souvent été entretenue par des gens que leurs
privilèges avaient libérés de l'obligation de donner aux autres ce qu'ils
désiraient - conduit à penser qu'il est plus noble d'attendre que ses dons
soient reconnus par d'autres. En revanche, les minorités religieuses ou
ethniques, dans leur combat pour s'élever, ont délibérément cultivé cette
habileté (mieux caractérisée par le mot allemand Findigkeit) - et sont mal
vues pour cette raison. Pourtant, il est indubitable que la découverte d'une
meilleure utilisation des choses, ou de ses propres aptitudes soit, dans notre
société, l'une des plus grandes contributions qu'un individu puisse apporter
au bien-être de ses semblables.
Et c'est parce qu'elle ouvre le maximum de champ à ce genre de
comportement que la société libre peut devenir tellement plus prospère que
les autres. L'utilisation fructueuse de ce potentiel entrepreneurial (et, en
trouvant le meilleur emploi de nos points forts personnels, nous sommes tous
« entrepreneurs»), est l'activité la plus hautement récompensée d'une société
libre. A l'inverse, si chacun laisse aux autres le soin d'inventer les bons
moyens d'utiliser ses capacités, il devra se contenter d'une moindre
rémunération.
11 est important de bien comprendre que nous n'éduquons pas des gens à
vivre dans une société libre, si nous formons des techniciens qui attendent
qu'on les « emploie », qui sont incapables de trouver leur propre créneau, et
qui considèrent que c'est la responsabilité de quelqu'un d'autre d'assurer
l'affectation appropriée de leur qualification ou talent. Si capable que soit un
homme dans un secteur particulier, la valeur de ses services est forcément
faible dans une société libre s'il ne possède aussi la capacité de faire connaître
son savoir-faire à ceux qui peuvent en tirer parti au maximum. Il se peut que
nous éprouvions un sentiment d'injustice en constatant que, de deux hommes
ayant par leurs efforts acquis la même maîtrise et la même compétence
spécialisées, l'un réussit et l'autre échoue; mais nous devons admettre que
dans une société libre, c'est l'exploitation de circonstances favorables
particulières qui détermine l'utilité concrète d'un talent; et il nous faut
adapter en conséquence notre éducation et notre vision morale. Dans une
société libre, nous sommes rémunérés non pour une aptitude, mais pour son
emploi à bon escient: et il doit en être ainsi dès lors que nous sommes libres
de choisir notre activité particulière, sans que personne nous y oblige. C'est
vrai qu'il n'est presque jamais possible de déterminer, dans une carrière
réussie, quelle est la part d'une supériorité de connaissances, d'habileté
technique ou de puissance de travail, et quelle est la part de coïncidences
heureuses; mais cela n'enlève rien à l'importance de faire en sorte que chacun
ait intérêt à faire des choix judicieux.
80 LA VALEUR DE LA LIBERTE
ne pouvons avoir les mêmes sentiments envers ce qui affecte les milliers ou
millions d'infortunés dont nous savons qu'ils existent dans le monde, mais
dont nous ne connaissons pas les conditions individuelles. Si émus que nous
soyons par les récits de leurs misères, nous ne pouvons guider notre action
quotidienne sur la connaissance abstraite du nombre de gens qui souffrent
Pour que ce que nous faisons soit utile et efficace, nos objectifs doivent
être limités, adaptés à la capacité de notre esprit et de notre compassion. La
constante répétition des appels à nos responsabilités « sociales» à l'égard de
tous les démunis ou malheureux de notre commune, de notre pays, ou du
monde entier, ne peut avoir pour effet que d'émousser nos sentiments, jusqu'à
faire disparaître la distinction entre les responsabilités qui requièrent notre
action personnelle et celles qui ne le font pas. Afin de produire ses effets, la
responsabilité doit être limitée de sorte que l'individu puisse s'en remettre à
ses propres connaissances concrètes pour décider de l'importance relative de
ses différentes obligations, appliquer ses principes moraux aux situations
qu'il connaît, et contribuer volontairement à atténuer les maux d'autrui.
Chapitre
6
Egalité, valeur et mérite
Ce n'est pas parce qu'ils supposent que les hommes sont égaux en fait, ni
parce que leur but est de les rendre égaux, que les avocats de la liberté
réclament que le pouvoir gouvernemental les traite de manière égale. Outre
que leur argumentation admet que les hommes sont très différents, elle se
?éd.ui.t en grande partie de cette hypothèse. Elle souligne que les différences
mdlVlduelles ne justifient en rien une différence de traitement de la part des
gouvernants. Elle dénonce au· contraire les différences de traitement
auxquelles l'Etat devrait forcément recourir pour que des personnes, en fait
très différentes, se voient assurer des conditions d'existence égales.
Les partisans actuels d'une égalité matérielle beaucoup plus poussée se
défendent habituellement de fonder leurs revendications sur une quelconque
hypothèse d'égalité de fait entre les hommes (1). On pense néanmoins très
communément que c'est la principale justification de celles-ci. Rien, pourtant,
ne saurait plus gravement desservir la cause de l'égalité de traitement que de
la baser sur une hypothèse aussi évidemment fausse que celle d'une égalité
factuelle des hommes. Plaider en faveur de l'égalité de traitement des
minorités raciales ou nationales en arguant du fait qu'elles ne diffèrent pas du
reste de la population, c'est admettre implicitement que de réelles inégalités
justifieraient un traitement inégal; or la preuve que de telles inégalités
existent réellement peut être vite administrée. Par nature, l'exigence d'égalité
devant la loi veut que les gens soient traités de la même manière en dépit du
fait qu'ils sont différents.
3. L'inné et l'acquis
Notre position repose sur deux propoSItions de base, et il suffit
probablement de les énoncer pour recueillir un assentiment assez général. La
première est une expression de la croyance en une similitude entre tous les
hommes: elle est qu'aucun d'entre les êtres humains, isolément ou en groupe,
n'a la capacité de discerner à coup sûr les potentialités d'autres êtres humains
et que nous ne devons en conséquence certainement pas faire confiance à qui
que ce soit pour exercer à titre permanent un tel talent. Si grandes que soient
les différences d'un individu à l'autre, rien ne nous permet de penser qu'elles
aillent jusqu'à permettre à l'espnt d'un individu de comprendre totalement,
dans ~ertains cas, ce dont l'esprit d'un autre individu raisonnable est capable.
La.seconde proposition de base est que l'acquisition par tout membre
d'ùne'""communauté de capacités additionnelles pour mieux faire doit toujours
être considérée comme un gain pour cette communauté. Il est vrai que des
gens peuvent se trouver personnellement désavantagés par l'habileté
supérieure d'un nouveau concurrent dans leur secteur; mais une telle
compétence additionnelle au sein de la communauté a toutes chances de
profiter à la majorité de ses membres. Cela implique qu'il est souhaitable
d'augmenter les capacités et les débouchés de tout membre de la
communauté, même si on n'a pas la possibilité d'en faire autant pour les
autres - à condition bien sûr que ceux-ci ne soient pas du même coup privés
de la possibilité d'acquérir une capacité qui leur aurait été accessible sans
cela.
Les égalitaristes, en général, opposent les différences de capacité innées,
et celles qui sont acquises grâce au milieu, autrement dit celles qui viennent
EGALITE, VALEUR ET MERITE 87
5. Égalité de chances
Si l'héritage était jadis la source d'inégalités la plus largement critiquée,
de nos jours cela n'est probablement plus le cas. L'agitation égalitaire tend
maintenant à se déplacer vers les inégalités et les avantages nés des
différences dans l'éducation. On exprime de plus en plus souvent le désir
d'assurer l'égalité des situations en exigeant que la meilleure éducation que
nous puissions donner à certains soit proposée gratuitement à tous, et que, si
cela n'était pas possible, nul ne puisse se voir autorisé à donner une meilleure
éducation à ses enfants parce qu'il peut payer, et ne soient admis à profiter
des ressources limitées d'une éducation de qualité que les élèves qui passent
avec succès un test uniforme d'aptitude.
La politique de l'éducation soulève trop de questions pour qu'on puisse
l'aborder à la sauvette sous le seul angle de l'égalité. Nous devrons lui
consacrer un chapitre distinct à la fin de ce livre. Pour le moment, nous
indiquerons seulement que l'égalité obligatoire conduit inévitablement à
priver certains d'une éducation qu'ils auraient eue sans cela. En dépit de nos
90 LA VALEUR DE LA LIBERTE
efforts, il n'y a pas moyen d'empêcher que des avantages (que seuls peuvent
obtenir quelques-uns, et qu'il est souhaitable que quelques-uns obtiennent)
aillent à certains individus qui ne les méritent pas, et qui n'en feront pas un
aussi bon usage que d'autres auraient pu le faire. Un tel problème ne peut pas
être résolu de façon satisfaisante par les pouvoirs exclusifs et coercitifs de
l'Etat.
Il est instructif, au point où nous en sommes, de jeter un bref regard sur
le changement que l'idéal d'égalité a connu en ce domaine à notre époque. Il y
a une centaine d'années, à l'apogée du mouvement libéral classique, on parlait
généralement de la carrière ouverte aux talents (*). On voulait que soient
écartés tous les obstacles artificiels à l'ascension de certains, que tous les
privilèges individuels soient abolis, et que la contribution de l'Etat aux
possibilités d'améliorer la situation personnelle soit la même pour tout le
monde. Il était généralement reconnu que les gens étant différents et élevés
dans des familles différentes, ces conditions ne pouvaient assurer l'égalité au
départ. On comprenait que le devoir des gouvernants n'était pas de garantir
que chaque individu ait les mêmes perspectives d'atteindre une situation
déterminée; mais qu'il fallait ouvrir à tous, aux mêmes conditions, les
moyens éducatifs qui, par leur nature, relevaient de l'action de l'Etat. Il allait
de soi que les résultats ne pouvaient que différer; non seulement parce que
les individus sont différents, mais aussi parce que seule une petite partie des
facteurs qui conditionnent les résultats dépend de l'action gouvernementale.
La conception selon laquelle il faut que tous soient admis à tenter leur
chance a été depuis largement évincée par celle, tout à fait autre, qui veut que
tous partent du même niveau, et avec des perspectives équivalentes. A la
limite, cela impliquerait que l'Etat, au lieu de fournir à tous des facilités
semblables, aurait à maîtriser toutes les conditions pertinentes de réussite de
l'individu en fonction des projets de celui-ci, puis à les ajuster à ses capacités,
de façon qu'il ait autant d'atouts que les autres. Une telle volonté d'adapter les
moyens de réussir aux capacités et objectifs de l'individu serait,
l'J1anifestement, le contraire de la liberté. Et, en tant que moyen d'utiliser au
mieùx toutes les connaissances disponibles, elle ne serait justifiée que sur la
base de l'hypothèse que c'est le gouvernement qui connaît le mieux ce qu'il
faut faire en fonction des capacités de chaque individu.
Lorsqu'on se demande ce qui justifie de telles exigences, on découvre
qu'elles reposent en fait sur le désagrément (voire la jalousie) que le succès de
quelques-uns inspire souvent à ceux qui réussissent moins bien. La tendance
contemporaine à flatter ce sentiment, et à le déguiser sous le respectable
manteau de la justice sociale, devient une menace sérieuse pour la liberté.
Récemment, on a imaginé de fonder ces revendications sur l'idée que le but
de la politique serait d'éliminer toutes les sources de mécontentement (8). Si
on suivait cette logique, on aboutirait à considérer que c'est au gouvernement
de veiller à ce que personne n'ait une meilleure santé, ou un tempérament
plus allègre, un conjoint mieux choisi ou des enfants plus prospères que tout
EGALITE, VALEUR ET MERITE 91
aucun lien nécessaire avec le vrai mérite de celui-ci au sens ainsi précisé. Aux
yeux des autres, les dons d'une personne, innés ou acquis, ont évidemment
une valeur qui ne dépend pas de l'estime qu'ils lui portent. Un homme ne peut
pas grand-chose au fait que ses talents personnels soient très communs, ou
extrêmement rares. Un esprit clair ou une belle voix, un visage plaisant ou
une main habile, la répartie prompte ou une personnalité séduisante - ce sont
là des atouts aussi indépendants des efforts de l'intéressé, que les
circonstances heureuses ou l'expérience dont il a bénéficié. Dans toutes ces
situations, la valeur pour autrui des capacités ou services de la personne, et de
ce qu'elle reçoit en retour, ont peu de rapport avec ce qu'on peut appeler un
mérite moral ou un service rendu. Le problème est de savoir s'il est
souhaitable que les gens jouissent d'avantages proportionnés aux satisfactions
que leurs propres activités apportent aux autres, ou si ces avantages doivent
être fondés sur la façon dont les autres jugent leurs mérites.
La rémunération au mérite implique pratiquement la référence à un
mérite mesurable, à un mérite que d'autres gens puissent reconnaître et
apprécier ensemble, et non pas à un mérite reconnu comme tel par un pouvoir
supérieur. Un mérite mesurable en ce sens présume la possibilité de vérifier
que le « méritant» a fait ce qu'une règle de conduite acceptée de l'opinion
exige de lui, et que cela lui a coûté de l'effort ou de la peine. Un tel constat ne
peut être dressé d'après le résultat obtenu: le mérite n'est pas une affaire de
produit objectif, mais d'effort subjectif. La tentative de créer quelque chose
de valeur peut être hautement méritoire mais mener à un échec complet, alors
qu'une réussite totale peut résulter d'un coup de chance et n'entraîner aucun
mérite. Si on sait que quelqu'un a fait de son mieux, on souhaitera le plus
souvent qu'il en tire profit, sans égard au résultat; et si on sait qu'une
réalisation hautement appréciée est presque entièrement due au hasard ou à
des circonstances favorables, son auteur n'en sera que médiocrement
considéré.
Nous pouvons souhaiter être toujours en mesure de faire la distinction
dans chaque cas spécifique. En fait, cela n'est possible que rarement. Cela
sùpp3se qu'on possède toutes les connaissances dont a disposé l'acteur, y
compris celle de son art et de sa sûreté de main, de son état d'esprit, de ses
sentiments, de sa capacité d'attention, de son énergie et de sa persévérance,
etc. La possibilité de bien juger d'un mérite dépend donc de la présence de
ces conditions, dont l'absence générale constitue le principal argument pour
réclamer la liberté. C'est parce que nous désirons que les gens mettent en
oeuvre des connaissances que nous n'avons pas, qu'il faut à notre avis les
laisser décider pour eux-mêmes. Mais dans la mesure où leurs connaissances
et capacitéS ne sont pas connues de nous, nous ne sommes pas en état de juger
des mérites de leurs réalisations. Décider du mérite suppose la possibilité de
juger si les gens ont fait de leurs capacités l'usage qu'ils devaient en faire, et
d'évaluer l'effort de volonté ou d'abnégation que cela leur a coûté; et cela
suppose aussi qu'on puisse distinguer, dans leur prestation, la part des
EGALITE. VALEUR ET MERITE 93
mesurée de manière sûre, non les différents degrés d'effort et de soin qu'il a
coûtés à des personnes différentes.
Les récompenses qu'une société libre offre pour un résultat, informent
ceux qui concourent pour les recevoir sur l'effort qu'il leur faudra fournir.
Toutefois, ce sont les mêmes récompenses que recevront tous ceux qui
apporteront le même résultat, sans égard à l'effort différent qU'ils auront
fourni. Ce qui est vrai ici de la rél1'unération pour les mêmes services, l'est
encore davantage pour la rémunération relative à différents services exigeant
différents talents et aptitudes: les récompenses n'auront que peu de relations
avec le mérite. En général, le marché offrira pour les divers services la valeur
qu'ils auront pour ceux qui les utilisent; mais on saura rarement si cela valait
la peine de donner autant pour obtenir ces services, et souvent la communauté
aurait sûrement pu les obtenir pour moins cher. Voici quelque temps, un
pianiste a déclaré qu'il jouerait même s'il lui fallait payer pour ce privilège; il
exprimait probablement l'attitude de bien des gens grassement payés pour des
activités qui sont en même temps leur plus grand plaisir.
propres visions des perspectives et des chances, les résultats des efforts
individuels sont nécessairement imprévisibles; et la question de savoir si la
distribution des revenus qui en découle est juste n'a pas de sens (16). Ce
qu'exige effectivement la justice, c'est que les conditions de vie des gens qui
sont déterminées par le pouvoir politique, soient fournies équitablement à
tous. Mais l'égalité de ces conditions ne peut que conduire à l'inégalité des
résultats. Ni l'égal accès à des équipements publics, ni l'égal traitement des
divers partenaires dans nos transactions volontaires, ne garantira une
rémunération proportionnelle au mérite. La rémunération au mérite est une
récompense pour avoir obéi aux souhaits des autres en ce que nous faisons, et
non pas la compensation des satisfactions que nous leur avons procurées en
faisant ce que nous pensions être le mieux.
Un des arguments contre l'établissement d'échelles de revenus par les
gouvernements consiste à dire que l'Etat doit s'efforcer d'être juste dans tout
ce qu'il fait. Si on acceptait le principe de la rémunération au mérite pour
légitimer la répartition des revenus, la justice voudrait que quiconque le
désire soit rémunéré selon ses mérites. Bien vite naîtrait la revendication que
tout le monde le soit aussi, et que tous les revenus non proportionnés à un
mérite mesurable soient interdits. Même une simple tentative de poser une
distinction entre revenus « gagnés» et revenus « non gagnés» pourrait
consacrer un principe que l'Etat devrait appliquer partout alors même qu'il en
est incapable (17). Chaque tentative de ce type en vue de contrôler certaines
rémunérations est vouée à susciter d'autres demandes de réglementation. Une
fois introduit, ce principe de justice distributive ne serait satisfait que lorsque
la société entière serait organisée ainsi. Le résultat serait une société dont tous
les aspects essentiels seraient en contradiction avec une société libre - une
société où l'autorité déciderait ce que l'individu doit faire et comment il doit
le faire.
dans la mesure où, une fois accueillis, ces gens réclameront comme un droit
une portion de la richesse. L'idée que la citoyenneté, voire la résidence dans
un pays, confère le droit à un certain niveau de vie, est en passe de devenir
une source sérieuse de frictions internationales. Et comme la seule
justification pour appliquer ce principe à l'intérieur d'un pays est que le
gouvernement a les moyens d'en imposer l'application, nous ne pourrons
nous étonner de trouver le même principe imposé par la force à l'échelle
internationale. Lorsqu'on reconnaît à la majorité le droit aux avantages dont
jouissent des minorités à l'intérieur d'un pays, il n'y a pas de raison pour que
ce droit s'arrête aux frontières des Etats existants.
Chapitre
7
La règle majoritaire
David Hume
1. Libéralisme et démocratie
L'égalité devant la loi conduit à requérir que tous les hommes aient aussi
une même part à la confection des lois. Tel est le point où le libéralisme
classique et le mouvement démocratique se rencontrent. Leurs intentions
principales respectives sont cependant différentes. Le libéralisme (au sens où
le mot était pris au XIX e siècle en Europe, et auquel nous adhérons tout au
long de ce chapitre) vise essentiellement à limiter les pouvoirs coercitifs de
tout gouvernement, qu'il soit ou non démocratique, tandis que le démocrate
dogmatique ne connaît qu'une seule borne au gouvernement: l'opinion
majoritaire courante. La différence entre les deux idéaux ressort encore plus
nettement si on évoque leurs contraires: pour la démocratie, c'est le
gouvernement autoritaire; pour le libéralisme, c'est le totalitarisme. Ni l'un ni
l'autre système n'exclut nécessairement ce que récuse l'autre: une démocratie
peut effectivement disposer de pouvoirs totalitaires, et il est concevable qu'un
gouvernement autoritaire puisse agir selon les principes libéraux (1).
Comme beaucoup de termes de notre discipline, le mot « démocratie»
est aussi employé dans un sens plus large et plus imprécis. Mais si on l'utilise
strictement pour évoquer une méthode de gouvernement - à savoir, la règle
majoritaire - il renvoie visiblement à un problème différent de celui du
102 LA VALEUR DE LA LIBERTE
avantage pour le genre humain d'en étendre le domaine. Cela peut sembler
incontestable, mais il n'en est rigoureusement rien.
Il est presque toujours possible d'étendre la démocratisation à deux
égards: donner le droit de vote à des gens plus nombreux, et allonger la liste
des sujets sur lesquels on décidera par la procédure majoritaire. Ni dans un
cas ni dans l'autre, il n'est sérieux de prétendre que toute extension possible
soit un gain, ou qu'il faille par principe élargir indéfiniment le champ
d'application. Pourtant, presque à chaque occasion déterminée, l'argument
démocratique est communément présenté comme s'il était incontestable que
l'étendre au maximum possible soit souhaitable.
Que la réalité soit différente, cela est implicitement admis par presque
tout le monde en ce qui concerne le droit de vote. Aucune théorie
démocratique ne fournit de raison convaincante de considérer comme une
amélioration tout élargissement du corps électoral. Nous parlons de suffrage
universel des adultes, mais en fait des limitations sont édictées au vu de
considérations d'opportunité. L'âge limite de 21 ans, et l'exclusion des
criminels, des résidents étrangers, des citoyens non résidents, et des habitants
de régions ou territoires spéciaux, sont généralement tenus pour raisonnables.
Il ne semble nullement démontré que la représentation proportionnelle soit
préférable parce que plus démocratique (3). On peut difficilement souteriir
que l'égalité de droits implique nécessairement que tout adulte ait le droit de
vote; le principe vaudrait si la même règle impersonnelle était valable pour
tous également. Si seules les personnes de plus de quarante ans, ou les
titulaires de revenus, ou les chefs de famille, ou les personnes sachant lire et
écrire avaient droit de vote, il n'y aurait guère plus d'atteinte au principe que
dans le cadre des limitations actuellement admises. Des gens raisonnables
peuvent soutenir que les idéaux de la démocratie seraient mieux servis si,
disons, tous les fonctionnaires d'Etat, ou tous les bénéficiaires de l'aide
publique étaient privés du droit de vote (4). Que dans le monde occidental, le
suffrage universel des adultes soit considéré comme le meilleur arrangement,
ne prouve pas que ce soit requis par un principe fondamental.
Nous devrions aussi rappeler que le droit de la majorité est
habituellement reconnu à l'intérieur du pays seulement, et que ce qui se
trouve être un seul pays politiquement parlant n'est pas toujours une unité
naturelle ni évidente. Nous ne considérons incontestablement pas qu'il soit
légitime que les citoyens d'un grand pays dominent ceux d'un petit pays
voisin, sous prétexte qu'ils sont plus nombreux que ces derniers. Il n'y a pas
davantage de raison pour que la majorité des gens qui se sont assemblés pour
un certain objectif, que ce soit une nation ou quelque organisation supra-
nationale, ait le droit d'étendre son autorité à sa guise. La théorie courante de
la démocratie souffre du fait qu'on l'élabore d'ordinaire en vue d'une
communauté homogène idéale, et qu'on l'applique ensuite à ces unités, ô
combien imparfaites et souvent artificielles, que constituent les Etats
existants.
104 LA VALEUR DE LA LIBERTE
Ces remarques ne sont avancées que pour montrer que même les plus
dogmatiques des démocrates ne sauraient prétendre que toute extension de la
démocratie soit une bonne chose. Si solide que soit le plaidoyer général pour
la démocratie, elle n'est pas une valeur ultime et absolue, et doit être jugée sur
ce qu'elle peut réaliser. C'est probablement la meilleure méthode pour aboutir
à certaines fins, elle n'est pas une fin en soi (5). Bien qu'il y ait une forte
présomption en faveur de la méthode démocratique de décision là où il est
évident qu'une action collective est nécessaire, la question de savoir s'il est
opportun d'élargir le pouvoir collectif doit être tranchée sur d'autres bases
que le principe démocratique en tant que tel.
3. Souveraineté du peuple
Les traditions démocratique et libérale sont cependant d'accord pour dire
que, chaque fois que l'action de l'Etat est requise, et particulièrement si des
règles coercitives sont à établir, la décision doit être prise à la majorité. Elles
divergent néanmoins sur le champ ouvert à l'action politique censée guidée
par la décision démocratique. Alors que le démocrate dogmatique considère
qu'il est souhaitable que le plus grand nombre possible de problèmes soient
résolus par un vote majoritaire, le libéral estime qu'il y a des limites précises
au domaine des questions à résoudre ainsi. Le démocrate dogmatique pense,
notamment, que toute majorité courante doit avoir le droit de décider de
quels pouvoirs elle dispose et comment les employer, tandis que le libéral
considère comme important qu'une majorité momentanée n'ait que des
pouvoirs limités par des principes à long terme. Aux yeux de ce dernier, une
décision à la majorité ne tient pas son autorité d'un simple acte de volonté de
la majorité du moment, mais d'un accord plus large sur des principes
communs.
Le concept crucial pour le démocrate doctrinaire est celui de
'soll'Véraineté populaire. Ce concept signifie pour lui que la règle majoritaire
n'est pas limitée ni limitable. L'idéal de démocratie, originairement destiné à
empêcher tout pouvoir de devenir arbitraire, devient ainsi la justification d'un
nouveau pouvoir arbitraire. Pourtant, l'autorité d'une décision démocratique
vient de ce qu'elle émane de la majorité d'une communauté dont la cohésion
est maintenue par certaines convictions partagées par la plupart de ses
membres; et il est nécessaire que la majorité se soumette à des principes
communs, même lorsque son intérêt immédiat se trouve être de les violer. Il
importe peu que cette façon de voir ait été jadis appelée « loi naturelle» ou
« contrat social», ces concepts ont perdu leur attrait. Le point essentiel
demeure celui-ci: c'est l'acceptation de tels principes communs qui fait d'un
nombre quelconque de gens une communauté. Et cette commune adhésion est
la condition indispensable d'une société libre. Un groupe d'individus devient
LA REGLE MAJORITAIRE \05
nonnalement une société, non pas en se donnant des lois, mais en obéissant
aux mêmes règles de conduite (6). Cela veut dire que le pouvoir de la
majorité est borné par ces principes communément adoptés, et qu'il n'y a pas
de pouvoir légitime qui franchisse cette borne. A l'évidence, il est
indispensable que les gens se mettent d'accord sur la façon de procéder à des
tâches nécessaires, et il est raisonnable que cet accord soit dégagé par la
majorité; mais il n'est pas évident que cette même majorité ait en outre le
droit de fixer elle-même l'étendue de sa compétence. Il n'y a pas de raison
pour qu'il n'y ait aucune chose que personne n'ait le droit de faire. Lorsqu'il
manque un accord suffisant sur l'opportunité d'user de pouvoirs coercitifs, on
devrait en conclure que personne ne peut user de pouvoirs coercitifs. Si on
reconnaît des droits à des minorités, cela implique que le pouvoir de la
majorité est légitimé et limité par des principes que la minorité elle aussi
accepte.
Le principe selon lequel tout ce que fait le gouvernement doit avoir
l'agrément de la majorité, ne suppose donc pas forcément que la majorité
puisse faire tout ce qui lui plaît. Il n'y aurait certainement aucune justification
morale à ce qu'une majorité confère à ses membres des privilèges en
promulguant des lois discriminatoires en leur faveur. Démocratie n'est pas
nécessairement gouvernement illimi.té. Pas plus qu'un autre, un
gouvernement démocratique ne peut se passer de mécanismes internes de
protection de la liberté individuelle.
En fait, ce n'est qu'à un stade relativement tardif de l'histoire de la
démocratie moderne, que de grands démagogues ont commencé à soutenir
que, puisque le pouvoir était désonnais aux mains du peuple, il n'était plus
besoin de limiter l'étendue de ce pouvoir (7). C'est lorsqu'on prétend que
« dans une démocratie, est juste ce que la majorité rend légal» (8) que la
démocratie dégénère en démagogie.
4. Justification de la démocratie
Si la démocratie est un moyen plutôt qu'une fin, ses limites doivent être
cherchées à la lumière de l'objectif que nous souhaitons qu'elle serve. Il y a
trois arguments principaux par lesquels la démocratie peut être justifiée, et
chacun des trois peut être considéré comme décisif. Le premier est que
lorsqu'il est nécessaire de trancher entre plusieurs opinions divergentes (fût-
ce au prix d'un recours à la force), il est plus avantageux de s'arrêter à celle
qui recueille le plus grand nombre de partisans, et de faire ainsi l'économie
d'un conflit violent. La démocratie est la seule méthode de changement
pacifique que l'homme ait jusqu'ici découverte (9).
Le deuxième argument, qui historiquement a été le plus important et qui
garde beaucoup de poids - bien qu'on ne puisse être sûr qu'il soit encore
106 LA VALEUR DE LA LIBERTE
forces d'auto-correction qui font que, dans une société libre, les efforts
maladroits sont abandonnés et ne subsiste que ce qui marche. Elle diffère
aussi fondamentalement du processus cumulatif par lequel le droit se forme à
partir de précédents, ou encore (comme c'est le cas pour certaines décisions
du juge) se fond dans un tout cohérent, parce qu'on respecte des principes
reconnus lors de jugements antérieurs.
De plus, faute d'être guidées par des principes communément acceptés,
les décisions majoritaires sont particulièrement exposées à produire des
résultats globaux que personne ne souhaitait. Il arrive fréquemment qu'une
majorité soit contrainte par ses propres décisions à s'engager dans des actions
qu'elle n'avait ni envisagées ni désirées. Croire que l'action collective peut se
dispenser de principes est largement illusoire, et renoncer aux principes
conduit à subir l'engrenage des conséquences inattendues de décisions
antérieures.
Une certaine décision peut avoir été prise uniquement pour faire face à
une situation particulière. Mais elle fait que les gens s'attendent à voir le
gouvernement agir de la même façon partout où les circonstances seront
analogues.
C'est ainsi que des principes qu'on n'avait pas envisagé de généraliser, le
sont, avec des résultats absurdes ou non désirés, et impliquent des actions
ultérieures que peu des gens qui avaient pris la première décision auraient
souhaitées. Un pouvoir politique qui prétend n'être tenu par aucun principe et
juger de chaque problème pragmatiquement se trouve le plus souvent forcé
de suivre des principes qu'il n'a pas choisis, et d'agir d'une manière qu'il n'a
jamais approuvée. C'est un phénomène qui nous est devenu familier: des
gouvernants commencent par proclamer qu'ils dirigeront les affaires selon
leur jugement délibéré, et finissent par se trouver assiégés dans chacun de
leurs gestes par les nécessités qu'engendrent leurs actes précédents. C'est
depuis que les gouvernements en sont venus à se croire omnipotents que nous
les entendons si souvent invoquer le caractère nécessaire ou inévitable de
telle ou telle décision dont ils savent par ailleurs qu'elle est déraisonnable.
presque forcément éviter d'être original, et modeler son programme sur des
opinions partagées par un grand nombre de ses concitoyens. Le politicien qui
réussit doit son pouvoir au fait qu'il se meut à l'intérieur du cadre établi des
opinions; il doit penser et parler banalement. Dire d'un politicien qu'il est un
leader d'opinion est pratiquement une contradiction dans les termes. Sa tâche
dans une démocratie est de discerner quelles sont les opinions des gens les
plus nombreux, et non de mettre en circulation des opinions neuves
susceptibles de rallier la majorité dans un avenir éloigné.
L'état de l'opinion publique qui va guider la décision à prendre sur les
problèmes politiques est toujours le résultat d'une lente évolution, s'étendant
sur de longues périodes et progressant à plusieurs niveaux. Les idées
nouvelles ont au départ une diffusion limitée et graduelle, jusqu'à ce qu'elles
deviennent l'apanage d'une majorité qui sait peu de choses de leur origine.
Dans la société moderne, ce processus comporte une division des tâches entre
ceux que préoccupent surtout des questions déterminées et ceux
qu'intéressent les idées générales, qui élaborent et concilient les divers
principes d'action tirés des expériences passées. Nos façons tant de prévoir
les conséquences de nos actes, que de juger des objectifs à viser, sont
essentiellement des préceptes que nous avons reçus dans notre héritage
social. Ces préceptes politiques et moraux, au même titre que nos convictions
scientifiques, nous viennent de ceux qui par profession manient les idées
abstraites. C'est d'eux que l'homme ordinaire, tout comme le leader politique,
tient les concepts fondamentaux qui constituent la charpente de sa pensée et
le guide de son action.
Cette conception selon laquelle, sur la longue période, ce sont les
idées (et donc les gens qui mettent en circulation les idées nouvelles) qui
gouvernent l'évolution - et parallèlement la conception selon laquelle les
cheminements individuels dans ce cours des choses doivent être orientés par
un ensemble cohérent de concepts - ont depuis longtemps constitué une partie
fondamentale du credo libéral. On ne peut étudier l'Histoire sans se rendre
compte. que « la leçon donnée à l'humanité par toutes les époques - et
toujoùrs méconnue - est que la philosophie spéculative, qui semble aux
esprits superficiels une chose si éloignée des affaires de la vie et des intérêts
apparents des hommes, est en réalité la chose au monde qui les influence le
plus, et à la longue supplante toute influence hormis celles auxquelles elle-
même doit obéir» (14). Bien que cela soit peut-être encore moins compris
aujourd'hui que lorsque John Stuart Mill écrivait ces lignes, il ne fait guère de
doute que cela soit vrai en tout temps, que les hommes l'admettent ou non. Si
ce fait est aussi peu compris, c'est parce que l'influence de la pensée abstraite
n'opère qu'indirectement. Les gens ne savent ni ne se soucient de savoir si des
idées devenues banales pour eux leur sont venues d'Aristote ou de Locke, de
Rousseau ou de Marx, ou de quelque professeur dont les vues étaient à la
mode parmi les intellectuels vingt ans plus tôt. La plupart n'ont jamais lu les
LA REGLE MAJORITAIRE 1\\
ouvrages, ni même entendu le nom des auteurs dont les conceptions et idéaux
constituent une partie intégrante de leur bagage intellectuel.
S'agissant des affaires courantes, l'influence directe du philosophe
politique peut être négligeable. Mais quand ses idées sont devenues d'usage
commun grâce au travail des historiens et publicistes, des enseignants et
écrivains, et des intellectuels en général, elles guident effectivement les
événements. Cela implique non seulement que d'ordinaire des idées neuves
ne commencent à exercer de l'influence sur l'action politique qu'une
génération au moins après avoir été formulées pour la première fois (15),
mais aussi que les apports du penseur spéculatif passent, avant de devenir
influents, par tout un processus de sélection et modifications.
Les changements dans les convictions politiques et sociales se déroulent
forcément, quel que soit le moment, sur plusieurs niveaux. Nous devons
concevoir le processus non comme faisant tache d'huile sur un seul plan, mais
comme filtrant lentement depuis la pointe d'une pyramide, où les niveaux les
plus élevés se caractérisent par le plus haut degré de généralité et
d'abstraction - ce qui ne veut pas nécessairement dire le plus haut degré de
sagesse. En se répandant vers le bas, les idées changent également de
caractère. Celles qui, à un moment donné, sont encore à un haut degré de
généralité ne feront concurrence qu'à d'autres de même nature, et seulement
dans l'esprit des gens spontanément portés aux idées générales. Ces idées
générales n'atteindront la grande majorité qu'à l'occasion de leur application à
des problèmes concrets et spécifiques. Savoir laquelle de ces idées touchera
les intéressés et retiendra leur soutien dépendra non plus d'une personne
isolé, mais de discussions se déroulant à un autre niveau parmi des gens plus
attentives aux idées générales qu'aux problèmes concrets et, par conséquent,
aptes à considérer ces problèmes-là à la lumière de principes généraux.
Sauf en de rares occasions telles que la réunion d'assemblées
constituantes, le processus démocratique de discussion et de décision
majoritaire est forcément localisé dans une seule partie du système entier de
droit et de gouvernement. Le morcellement des changements que cela
implique ne produira de résultats désirables et fonctionnels que s'il existe,
pour l'orienter, une conception générale de l'ordre social désiré, une image
cohérente du genre de monde où les gens souhaitent vivre. Composer une
telle image n'est pas une tâche simple, et même le chercheur spécialiste de ces
matières ne peut guère faire plus que tenter d'y voir un peu plus clair que ses
prédécesseurs. L'homme pratique qu'appellent les urgences quotidiennes n'a
ni le temps ni le goût d'examiner les relations complexes des parties diverses
de l'édifice social. Il choisit simplement parmi les ordres possibles qui lui
sont proposés, et finalement accepte une doctrine politique ou un faisceau de
principes élaborés et présentés par d'autres.
Si les gens n'étaient conduits la plupart du temps par un système
commun d'idées admises, aucune politique cohérente, voire aucune
discussion réelle de problèmes particuliers, ne serait possible. Il serait
112 LA VALEUR DE LA LIBERTE
qu'il y a peu de raisons d'imaginer qu'un peuple quel qu'il soit puisse réussir à
faire fonctionner et durer un mécanisme démocratique de gouvernement s'il
n'a pas au préalable connu de près les traditions d'un gouvernement
respectueux du Droit.
Chapitre
8
Emploi et indépendance
Robert Burns
il ne doit pas dépasser les limites de la tâche assignée, même s'il en est
capable. Une tâche assignée est forcément une tâche délimitée, enfermée dans
un programme donné et fondée sur une division du travail prédéterminée.
Le fait d'être un salarié n'influera pas seulement sur l'initiative et
l'inventivité. Un salarié connaît bien peu de choses sur les responsabilités de
ceux qui détiennent les ressources et doivent se soucier constamment de
nouvelles dispositions et combinaisons; il est peu familiarisé avec les
attitudes et le mode de vie qu'engendre la nécessité de décider comment
utiliser capitaux ou revenus. Pour l'indépendant, à la différence du salarié qui
a vendu une part de son temps contre un revenu précis, il n'y a pas de cloison
rigide entre la vie privée et celle des affaires. Si pour le salarié le travail est
avant tout l'art de s'intégrer dans un programme donné pendant un certain
nombre d'heures, pour l'indépendant, c'est l'art de suivre et d'adapter un plan
de vie, de trouver des réponses à des problèmes qui changent au fil des jours.
Le salarié et l'indépendant diffèrent tout spécialement dans leur façon de
concevoir ce qu'est un revenu, de savoir quelles chances on doit saisir, et quel
genre de vie adopter pour parvenir au succès.
Cependant, la différence majeure entre eux se situe d'ordinaire dans leur
opinion sur la façon dont la rémunération appropriée de services de diverses
sortes doit être déterminée. Quand une personne travaille sur ordre au sein
d'une vaste organisation, la valeur de ses services individuels est difficile à
évaluer; d'autres qu'elle ont à juger si elle a loyalement et intelligemment
obéi aux règles et instructions, si elle s'est bien insérée dans l'ensemble de la
machinerie. Souvent elle devra être rémunérée selon ses mérites, et non selon
ses résultats. Pour qu'un bon état d'esprit règne dans l'organisation, il est
important que la rémunération soit généralement considérée comme
équitable, qu'elle se conforme à des règles connues et intelligibles, et aussi,
qu'une instance humaine ait la responsabilité de faire attribuer à chacun ce
que ses collègues pensent qu'il lui est dû (4). En revanche, le principe de
rémunérer d'après l'opinion des collègues ne peut s'appliquer à des hommes
qui agissent de leur propre initiative.
BmLIOTHEQUL
122 LA VALEUR DE LA LIBERTE
Il est peu douteux, en tout cas, que la condition sociale du salarié est
devenue la condition préférée de la majorité de la population, qui considère
que cette condition lui procure ce qu'elle désire: un revenu fixe et garanti qui
couvre ses dépenses courantes, des augmentations plus ou moins
automatiques, et le nécessaire pour les vieux jours. Les salariés sont ainsi
déchargés d'une partie des responsabilités de la vie économique; et tout
naturellement, quand une malchance les atteint par suite du déclin ou de la
faillite de l'organisation qui les emploie, ils trouvent que ce n'est pas de leur
faute, mais celle de quelqu'un d'autre. 11 n'est pas surprenant qu'ils souhaitent
en ces conditions qu'un pouvoir tutélaire suprême surveille les activités
directoriales qu'ils ne comprennent pas, mais dont dépendent leurs moyens
d'existence.
Quand la classe salariée est prépondérante, la conception de la justice
sociale s'ajuste surtout à ses besoins. Et cela touche non seulement la
législation, mais aussi les institutions et pratiques du monde des affaires. La
fiscalité en vient à reposer sur une conception du revenu qui est
essentiellement celle du salarié. Les dotations paternalistes en services
sociaux sont calquées presque exclusivement sur ses aspirations. Et les
normes et techniques du crédit à la 'consommation sont elles-mêmes conçues
fondamentalement pour lui. En ces conditions, tout ce qui concerne la
détention et l'utilisation du capital en vient à être considéré comme n'étant
que l'intérêt particulier d'un petit groupe de privilégiés qu'on peut en toute
justice traiter de façon discriminatoire.
Pour des Américains, ce tableau peut paraître exagéré. mais pour des
Européens, la plupart de ses traits ne sont que trop familiers. La preuve en est
que les fonctionnaires publics deviennent le groupe le plus fourni et influent
parmi les salariés, et que les privilèges traditionnels dont ils jouissent en
viennent à être considérés et exigés comme un droit par tous les employés.
Les privilèges tels que la sécurité de carrière et la promotion à l'ancienneté -
conférés au fonctionnaire non dans son propre intérêt mais dans celui du
pubLi.c • ont tendance ainsi à s'étendre hors de ce groupe particulier.
Il est par ailleurs plus vrai encore pour la bureaucratie gouvernementale
que pour d'autres grandes organisations que la valeur des services fournis par
un individu est difficile à mesurer, et que celui-ci doit être rémunéré plutôt
selon ses mérites identifiables, que selon le résultat auquel il a concouru (5).
Mais les critères qui prévalent dans la bureaucratie se répandent au-dehors,
surtout par le biais de l'influence des fonctionnaires publics sur la législation
et sur les nouvelles institutions qui répondent aux aspirations des salariés.
Dans plusieurs pays européens, la bureaucratie, en particulier celle des
nouveaux services sociaux, est devenue un élément politique très important,
l'instrument en même temps que la source d'une conception différente du
besoin et du mérite à laquelle les normes de la vie courante du peuple sont de
plus en plus soumises.
EMPLOI ET INDEPENDANCE 123
éliminer en même temps les forces mêmes qui rendent possible le progrès. On
peut partager entièrement les répugnances que suscitent l'ostentation, le
mauv.ais goût et le gaspillage de certains nouveaux riches tout en
reconnaissant que, si nous arrivions à supprimer tout ce qui nous déplaît, les
bonnes surprises qui seraient en même temps supprimées l'emporteraient au
total sur les inconvénients éliminés. Un monde où la majorité pourrait
interdire qu'apparaisse tout ce qu'elle désapprouve serait un monde stagnant
et probablement voué au déclin.
Partie
II
La liberté et le droit
Richard Hooker
/593
Chapitre
9
La contrainte et l'Etat
Henry Bracton
2. La coercition et l'Etat
Les philosophies politiques ont plus souvent discuté du pouvoir que de
la coercition, parce que pouvoir politique signifie d'habitude pouvoir
d'exercer une action coercitive (3). Mais bien que les grands esprits qui ont
dépeint le pouvoir comme le Mal suprême (4) - de John Milton à Edmund
Burke, à Lord Acton et Jacob Burckhardt - aient eu raison du point de vue où
ils se plaçaient, on risque de se tromper en ne parlant du pouvoir que de cette
façon. Ce n'est pas le pouvoir en lui-même - la capacité de parvenir à ce qu'on
cherche - qui est un mal, mais seulement le pouvoir exercé sur d'autres pour
les forcer à servir ses desseins propres en les menaçant d'une punition. Il n'y a
rien de mal dans le pouvoir du directeur d'une grande entreprise dont les
membres ont volontairement uni leurs efforts dans un but qui leur convient.
C'est un atout précieux de la société civilisée que, par de telles combinaisons
volontaires d'efforts sous une direction unifiée, les hommes puissent
énormément accroître leur puissance collective.
Ce qui corrompt, ce n'est pas le pouvoir au sens d'une extension de nos
capacités, mais l'assujettissement de notre volonté à celle d'autres hommes,
ou réciproquement le fait de mettre contre leur gré d'autres hommes au
service de nos objectifs. Il est vrai que dans les relations humaines, pouvoir et
coercition sont très proches; il est vrai aussi que de grands pouvoirs aux
mains d'un petit nombre peuvent permettre à ceux qui les détiennent de
contraindre les autres, sauf si ces pouvoirs soient tenus en respect par un
pouvoir encore plus grand; mais la coercition n'est pas une conséquence du
pouvoir aussi inéluctable et aussi fréquente qu'on le prétend communément.
Ni les pouvoirs d'un Henry Ford ou ceux de la Commission pour l'énergie
atomique, ni ceux du général de l'Armée du Salut ou (au moins jusqu'à une
époque récente) ceux du président des Etats-Unis, ne leur donnent le moyen
de contraindre des particuliers par la force à servir leurs intentions.
Peut-être serait-il moins ambigu d'employer à l'occasion les termes
« force» ou « violence» plutôt que coercition, étant donné que la menace de
recourir à la force ou à la violence en est la forme la plus fréquente.
Cependant, ce ne sont pas des synonymes de « coercition», car la
menace du recours à la force physique n'est pas la seule façon de contraindre
autrui. De même, « oppression» - qui est sans doute tout autant l'opposé de
« liberté» - ne s'appliquerait qu'à une situation où les actes de coercition sont
continuels.
136 LA LIBERTE ET LE DROIT
3. Coercition et monopole
On devrait distinguer soigneusement la coercition d'avec les conditions
auxquelles nos semblables nous rendent un service particulier ou une faveur.
Ce n'est que dans des circonstances très exceptionnelles, que le seul fait de
détenir une ressource ou un service dont nous avons absolument besoin,
fournirait à son possesseur le pouvoir d'exercer sur nous une véritable
coercition. Vivre en société implique forcément que nous dépendions d'autrui
pour la satisfaction de la plupart de nos besoins; dans une société libre, ces
services mutuels sont volontaires, et chacun peut décider à qui rendre service
et sous quelles conditions. Les avantages et occasions que nous offrent nos
semblables ne nous sont fournis que si nous acceptons leurs conditions.
Cela est aussi vrai des relations sociales que des rapports économiques.
Si une maîtresse de maison ne m'invite à ses réceptions que si je me conforme
à des règles de bienséance vestimentaire et autres, ou si mon voisin ne
m'adresse la parole que si je me tiens « comme il faut» - cela ne constitue
certainement pas de la coercition. On ne peut pas davantage parler de
coercition si un producteur ou commerçant refuse de me livrer ce que je
demande, sauf au prix qu'il demande. Cela va de soi sur un marché ouvert où
je puis m'adresser ailleurs si les conditions posées par un premier offreur ne
me conviennent pas; normalement, ce n'est pas moins vrai s'il s'agit d'un
monopole. Si par exemple, je tenais beaucoup à obtenir d'un peintre célèbre
qu'il fasse mon portrait, et qu'il refuse à moins d'être payé très cher, je ne
pourrais pas dire qu'il me contraint. Cela vaut pour n'importe quelle
marchandise ou service dont je peux me passer. Dans la mesure où les
services d'une personne ne sont pas indispensables à ma survie, ou à la
préservation de ce que j'ai de plus cher, les conditions qu'elle exige en
échange ne peuvent être taxées de « coercition ».
. Un monopoleur pourrait exercer une véritable contrainte, néanmoins, si
par- exemple il était propriétaire d'une source dans un oasis. Disons que
<i'au.tres personnes se sont installées dans l'oasis en supposant que l'eau serait
toujours achetable à un prix raisonnable; mais qu'une deuxième source
s'étant tarie, elles se trouvent dans l'obligation, pour survivre, de faire tout ce
que le monopoleur exigera d'elles. Ce serait incontestablement un cas de
coercition. On peut imaginer d'autres cas, où un monopoleur détiendrait une
ressource dont les autres dépendraient absolument. Mais, à moins qu'un
monopoleur soit en mesure de retenir une denrée positivement indispensable,
il ne peut exercer de coercition, si désagréables que ses exigences puissent
être à ceux qui ont besoin de ses services.
Puisque nous aurons à traiter des méthodes permettant de tempérer le
pouvoir contraignant de l'état, il est opportun d'indiquer que chaque fois
qu'on risque de voir un monopoleur s'assurer un pouvoir de coercition, la
méthode la plus pratique et efficace de l'en empêcher est d'exiger qu'il traite
LA CONTRAINTE ET L'ETAT 137
tous les clients de même manière - c'est-à-dire que ses prix soient les mêmes
pour tous et que la discrimination lui soit interdite. C'est selon ce même
principe que nous avons appris à tenir la bride au pouvoir coercitif de l'Etat.
Nonnalement, l'employeur individuel ne peut pas davantage exercer une
coercition que le fournisseur d'une denrée ou d'un service quelconque. Aussi
longtemps qu'il ne peut supprimer qu'une seule opportunité de gagner un
salaire panni de nombreuses autres, aussi longtemps qu'il ne. peut faire
davantage que cesser de payer certaines gens incapables de gagner autant en
travaillant ailleurs, il ne peut contraindre, même s'il peut faire souffrir. Il y a
incontestablement des conjonctures où la situation de l'emploi crée de
véritables occasions de coercition. Dans les périodes de chômage aigu, la
menace du licenciement peut imposer des choses qui n'étaient pas convenues
au départ. Et dans des situations comme celle d'une ville minière, l'employeur
peut certes exercer une tyrannie entièrement arbitraire et capricieuse à
l'encontre de quelqu'un qu'il a « pris en grippe». Mais une situation de ce
genre ne sera qu'exceptionnelle dans une société concurrentielle prospère.
Un monopole total de l'emploi, tel qu'il existerait dans un Etat
intégralement socialiste - où le gouvernement serait le seul employeur et le
propriétaire de tous les instruments de production - détiendrait par contre un
pouvoir de coercition illimité. Comme l'avait découvert Léon Trotsky:
« Dans un pays où le seul employeur est l'Etat, l'opposition signifie la mort
lente par inanition. Le vieux principe " c~lui qui ne travaille pas ne mangera
pas " devient: celui qui n'obéit pas ne mangera pas » (5).
A part ces situations de monopole sur un service essentiel, le simple
pouvoir de détenir une utilité ne produit pas de coercition. Si quelqu'un
d'autre que moi exerce ce pouvoir, il peut effectivement modifier le paysage
social en fonction duquel j'ai élaboré mes plans, et m'obliger à reconsidérer
toutes mes décisions, peut-être même à changer tout mon programme
d'existence et à m'inquiéter pour bien des choses que je considérais comme
acquises Et il se peut que les choix qui me restent ouverts soient
désespérément peu nombreux, et incertains, et que mes plans aient un
caractère de pis-aller. Mais ce ne sera pas la volonté de quelqu'un d'autre qui
guidera mes actes. Je puis avoir à me décider sous une dure pression, mais je
ne puis dire que je suis contraint. Même si la menace de la faim pèse sur moi
et peut-être sur ma famille, au point que j'accepte un emploi répugnant pour
un salaire très bas, même si je suis « à la merci» du seul employeur qui
veuille m'embaucher, je ne suis pas sous sa contrainte, ni sous celle d'aucun
autre. Dès lors que l'acte qui m'a placé dans cette situation n'a pas été conçu
pour me faire accomplir certaines choses, dès lors que le but de l'acte qui
m'affecte n'est pas destiné à me faire servir les fins de quelqu'un d'autre,
l'effet de cet acte sur ma liberté ne diffère pas de celui d'une quelconque
calamité naturelle, un incendie ou une inondation qui détruit ma maison, ou
un accident qui atteint ma santé.
138 LA LIBERTE ET LE DROIT
coercitions au lieu de les empêcher: s'il faut que les gens soient libres de
choisir leurs associés et leurs intimes, la coercition que comporte une
association volontaire ne peut concerner le pouvoir politique.
Le lecteur pourra trouver que nous avons consacré plus de place que
nécessaire à la distinction qu'il faut opérer entre ce qu'il est légitime d'appeler
« coercition» et ce qui ne l'est pas, et entre les formes les plus sévères de
coercition, qu'on devrait empêcher, et les formes mineures dont l'autorité
.publique n'a pas à se mêler. Mais comme pour la liberté, une extension
graduelle du concept de coercition en a presque annulé la valeur. On peut
définir la liberté de telle façon qu'elle soit irréalisable. De manière analogue,
on peut définir la coercition si largement qu'elle devient un phénomène
omniprésent et inévitable (6). On ne peut empêcher tout dommage qu'une
personne risque d'infliger à une autre, ni même toutes les formes mineures de
coercition que la vie en contact étroit avec autrui peut nous faire supporter;
mais cela ne nous dispense pas d'essayer de prévenir les formes les plus
graves de coercition, et cela ne nous oblige pas à renoncer à définir la liberté
comme l'absence de ces formes de coercition.
le droit d'en faire usage est une partie importante de la sphère protégée
individuelle. Il suffit d'évoquer le rôle que l'accès assuré au « pavé du roi » a
joué dans l'histoire pour montrer l'importance que de tels droits peuvent avoir
pour la liberté individuelle.
Nous ne pouvons énumérer ici tous les droits, ou intérêts protégés, qui
concourent à assurer et à reconnaître à la personne juridique une sphère où
l'action n'est pas perturbée. Mais comme l'homme moderne est devenu un peu
chatouilleux à cet égard, il convient sans doute de rappeler que la définition
d'une telle sphère individuelle protégée a, aux époques de liberté, présupposé
un droit à la vie privée et au secret, l'idée que « la demeure d'un homme est
son château» (15) et que personne n'a même le droit de chercher à savoir ce
qu'il y fait.
9. La justification de la contrainte
La possibilité de prévenir la coercition individuelle, est-elle la seule
justification du recours à la menace de coercition par l'Etat? Nous pouvons
probablement inclure tous les actes de violence dans la coercition, ou au
moins soutenir que pour prévenir efficacement la coercition, il faut prévenir
toutes les sortes de violence. Il reste cependant une autre espèce d'actes
nuisibles qu'on estime généralement devoir être empêchés, et qui à première
144 LA LIBERTE ET LE DROIT
des règles générales que l'Etat doit faire respecter; et le problème réel est de
savoir si l'Etat dans son action coercitive doit se limiter à faire respecter ces
règles, ou s'il peut aller plus loin.
On a souvent entrepris - notamment John Stuart Mill (16) - de définir la
sphère privée qui doit rester exempte de coercition, en recourant à une
distinction entre les actions qui n'affectent que celui qui agit, et les actions
qui affectent d'autres personnes. Dans la mesure où il est peu d'actions qui
n'affectent personne d'autre que l'acteur, la distinction ne s'est pas montrée en
soi très utile. Ce n'est qu'en ce qu'elle délimite la sphère protégée de chaque
individu qu'elle prend sa signification. Le but recherché ne peut être de
défendre les gens contre toutes les actions qui peuvent leur nuire (17), mais
de maintenir certaines données de leurs décisions à l'abri des manipulations
d'autrui. Lorsqu'on cherche à tracer les limites de la sphère protégée, la
question importante est celle-ci: les actions d'autrui que nous souhaitons
neutraliser risquent-elles réellement d'interférer avec les prévisions
raisonnables de la personne protégée?
En particulier, le plaisir ou la peine que peut causer la connaissance de
ce que fait quelqu'un d'autre ne devrait jamais être tenu pour une cause
légitime de coercition. Le renforcement du conformisme religieux, par.
exemple, était l'objet légitime du pouvoir politique quand le peuple croyait
en la responsabilité collective de la communauté envers une divinité, et qu'on
pensait que les péchés de tout membre devaient retomber sur chacun. Mais
lorsque les comportements individuels ne peuvent affecter que des acteurs
adultes volontaires, la simple réprobation de ce que les autres font - ou même
le déplaisir de savoir que d'autres se nuisent à eux-mêmes par leurs propres
actes - ne fournit aucune raison valable à la coercition (18). '
Nous avons vu que les occasions de découvrir de nouvelles possibilités
offertes par la croissance de la civilisation constituent l'un des principaux
arguments en faveur de la liberté; ce serait donc rendre absurde toute
l'argumentation que d'admettre qu'en raison de l'envie de certains (19), ou de
leur désapprobation envers ce qui trouble leurs habitudes invétérées de
penser, nous puissions être empêchés de poursuivre certaines activités. S'il y
a des raisons valables pour faire respecter des règles de conduite dans les
lieux publics, le simple fait qu'une action déplaise à certains de ceux qui en
ont connaissance, n'est pas une base suffisante pour la faire prohiber.
En termes généraux, cela veut dire que la moralité d'une action qui se
passe à l'intérieur de la sphère privée, ne justifie pas une intervention de
l'état. L'une des caractéristiques qui distinguent le plus nettement une société
libre de celles qui ne le sont pas, est qu'en la première, dans les affaires qui
n'affectent pas directement la sphère protégée d'autrui, les règles que la
plupart des gens suivent volontairement ne sont pas sanctionnées par le
pouvoir. L'expérience récente des régimes totalitaires a souligné l'importance
de ce principe: « ne jamais identifier la cause des valeurs morales avec celle
de l'Etat» (20). 11 est bien probable que plus de torts et de misères ont été
146 LA LIBERTE ET LE DROIT
causés par des hommes résolus à user de la coercition pour extirper un mal
moral, que par des hommes résolus à commettre le mal.
J Ortega y Gasset
parce que j'accepte les conséquences légales de toute action que j'ai faite en
connaissance complète de la loi.
L'importance pour l'individu de savoir que certaines règles seront
universellement appliquées tient à ce que les différents objets et formes de
l'action obtiennent par là de nouvelles propriétés. L'individu connaît des
relations de cause à effet créées de main d'homme, qu'il peut utiliser à toutes
fins qu'il se propose. Les effets de ces lois fabriquées sont, pour son action,
les mêmes que ceux des lois naturelles: il peut par elles prévoir les
conséquences de ses décisions, et il en retire une aide pour dresser ses plans
avec sécurité. Y a-t-il une grande différence pour l'individu entre savoir que
s'il fait un feu de joie sur son plancher, sa maison brûlera, et savoir que s'il
met le feu à la maison du voisin il se retrouvera en prison? Comme les lois
de la nature, les lois de l'état plantent le décor dans lequel l'individu doit
évoluer; elles écartent certes plusieurs alternatives qu'il aurait eues en leur
absence, mais la plupart du temps, elles ne limitent pas ses possibilités à une
seule, qui aurait la préférence de quelqu'un d'autre que lui-même.
5. La loi et la liberté
Il est indéniable que même des règles générales abstraites et applicables
à tous de manière égale peuvent constituer de sévères restrictions à la liberté.
En y réfléchissant bien, on peut voir cependant que la chose est très
improbable.
Le garde-fou essentiel est que les règles doivent s'appliquer à ceux qui
les posent aussi bien qu'à ceux qui s'y plient - c'est-à-dire aux gouvernants
comme aux gouvernés - et que personne n'a le pouvoir d'accorder
d'exemption. Si tout ce qui est prohibé ou imposé l'est pour tous sans
exception (sauf si l'exception découle d'une autre règle générale), et si même
l'autorité n'a aucun pouvoir spécial honnis celui de faire respecter le Droit,
peu de choses raisonnablement désirables risquent d'être interdites.
154 LA LIBERTE ET LE DROIT
tribunaux ne sont que les instruments du droit, et ne peuvent vouloir quoi que
ce soit» (12). A l'opposé, on pourrait rappeler la déclaration fréquemment
citée d'un juriste moderne très en vogue, surtout auprès des soi-disant
progressistes, le juge Holmes: « Des propositions générales ne permettent
pas de résoudre les cas d'espèces» (13). Un politologue contemporain a
exprimé la même position de la façon suivante: « Le droit ne peut régner.
Seuls des hommes peuvent exercer un pouvoir sur d'autres hommes. Dire que
le droit règne et non des hommes, indique sans doute qu'on estime devoir
cacher le fait que des hommes règnent sur d'autres hommes» (14).
Le fait est que, si « régner» signifie obliger des hommes à obéir à une
volonté autre que la leur, les gouvernants n'ont, dans une société libre, pas ce
pouvoir. Le citoyen en tant que tel n'est pas un sujet. On ne peut lui donner
des ordres, quelle que soit sa place hiérarchique dans l'activité qu'il a choisie
conformément à ses propres intentions, et même si, dans le cadre de la loi, il
devient momentanément un agent de la puissance publique.
Il est néanmoins soumis au « règne» impersonnel des institutions qui
l'obligent à appliquer des règles générales, édictées sans égard pour les
situations personnelles et également imposées à tous. Mais là aucune décision
humaine n'est requise dans la grande majorité des cas où les règles sont
applicables; et même lorsqu'un tribunal est appelé à préciser comment les
règles doivent être interprétées dans un cas particulier, ce sont les
implications de l'ensemble du système de règles en vigueur qui dictent la
décision, et non la volonté des juges.
capitale pour que l'ordre s'établisse est que 'chacun sache sur quoi il peut
compter dans sa situation. Ce besoin d'être à l'abri d'intrusions imprévisibles
est parfois représenté comme typique de la « société bourgeoise» (26). Mais
à moins que on entende par cette expression toute société où des individus
libres coopèrent dans une situation de division du travail, cette façon de voir
minimise à l'excès le besoin d'arrangements sociaux. Un espace de protection
est la condition essentielle de la liberté individuelle, et le garantir est la
principale fonction du Droit (27).
Chapitre
Il
Origines de l'Etat de droit
John Locke
1. La liberté moderne
dans l'Angleterre du XVIIe siècle
La liberté individuelle dans les temps modernes ne remonte guère plus
loin que l'Angleterre du XVIIe siècle (1). Comme toujours vraisemblablement,
son apparition a été la conséquence imprévue d'un combat pour le pouvoir
plutôt que le résultat d'un projet délibéré. Mais elle a subsisté assez
longtemps pour que ses bienfaits soient reconnus. Et pendant plus de deux
cents ans, la conservation et le perfectionnement de la liberté individuelle
162 LA LIBERTE ET LE DROIT
de l'assemblée et du jury ont pour devoir de trancher sur les cas d'espèce qui
leur sont déférés» (28).
Il est clairement démontré que l'usage moderne de la formule
« gouvernement par les lois et non par les hommes» dérive de cet énoncé
d'Aristote. Thomas Hobbes, pensait que « c'était simplement une erreur de
plus dans la politique d'Aristote, que dans une république bien ordonnée ce
ne sont pas des hommes qui doivent gouverner, mais la loi» (29) ; à quoi
James Harrington rétorqua que « l'art par lequel une société civile est
instituée et maintenue sur des fondations de droits et d'intérêts communs ...
est, selon Aristote et Tite-Live l'empire des lois, et non celui
d'hommes» (30).
romain, on comprenait tout à fait qu'il n'y a pas de conflit entre la loi et la
liberté; et que ceIIe-ci dépend de certains attributs de la loi - de sa généralité
et certitude - et des bornes qu'elIe impose au libre arbitre de l'autorité.
Cette époque classique fut aussi une période de complète liberté
économique, à laqueIIe Rome a largement dû sa prospérité et sa
puissance (38). Mais à partir du Ile siècle de l'ère chrétienne, le socialisme
étatique se répandit rapidement (39). Dans ce mouvement, la liberté que
l'égalité devant la loi avait engendrée fut gradueIIement détruite, et les désirs
d'une autre sorte d'égalité augmentèrent d'intensité. Pendant le Haut Empire,
le droit strict fut affaibli alors que, dans l'intérêt d'une nouveIIe politique
sociale, l'Etat renforça son emprise sur la vie économique. Le résultat de ce
processus, qui culmina sous Constantin, fut, selon l'expression d'un érudit
spécialiste du Droit romain, que « l'absolutisme impérial proclama en même
temps le principe d'équité et l'autorité de la volonté empirique débarrassée
des barrières de la loi. Justinien, avec ses savants professeurs, poussa le f
processus jusqu'à son tenne logique» (40). Après cela, pour un miIIénaire, la
conception qui faisait de la loi la garantie de la liberté de l'individu fut
perdue. Et lorsque l'art de légiférer fut redécouvert, ce fut le Code de
Justinien, stipulant que le prince est au-dessus des lois (41), qui servit de
modèle sur le Continent.
était devenue, selon l'expression souvent citée de F.W. Maitland, « une Cour
de politiciens faisant appliquer une politique, et non une cour de juges
administrant le droit» (48). Presque au même moment, un premier effort fut
fait pour assurer l'indépendance de la magistrature (49). Dans les débats des
vingt années suivantes, la prévention des actes arbitraires du gouvernement
devint progressivement le problème central. Bien que les deux sens du mot
« arbitraire» restèrent longtemps confondus, on en vint à reconnaître - du fait
que le Parlement se mettait à agir aussi arbitrairement que le roi (50) - que la
possibilité de qualifier une action d'arbitraire dépendait non de la source dont
elle émanait, mais de sa conformité ou de son absence de conformité avec des
principes de droit préexistants. Les points les plus fréquemment soulignés
étaient qu'il ne devait y avoir aucun châtiment qu'une loi antérieure n'ait
prévu (51), que toute loi nouvelle votée devait n'avoir de portée que
prospective et non rétroactive (52), et que la marge d'appréciation laissée à
tous magistrats devait être clairement délimitée par la loi (53). Tout au long
de cette phase, l'idée directrice était que la loi était souveraine, ou pour
reprendre la formule de l'un des libelles, qu'elle était le vrai roi: Lex,
Rex (54).
Graduellement, deux conceptions des moyens de protéger ces idéaux
essentiels prirent corps: l'idée d'une constitution écrite (55) et le principe de
la séparation des pouvoirs (56). Lorsqu'en janvier 1660, juste avant la
Restauration, une dernière tentative pour énoncer dans un document formel
les principes essentiels d'une constitution, le texte en question, la
« Déclaration du Parlement Assemblé à Westminster», contenait ce passage
frappant: « Rien n'étant plus essentiel à la liberté d'un Etat, que le fait que le
peuple soit gouverné par les lois, et que la justice ne soit administrée que par
ceux-là seulement qui peuvent être tenus pour responsables de sa mauvaise
administration, il est par la présente déclaré que toutes les résolutions
concernant la vie, les libertés et les biens fonciers de toute personne libre de
cette_république, doivent être conformes aux lois du pays, et que le Parlement
ne se mêlera ni de l'administration ordinaire. ni des voies d'exécution du
&oif'; "la tâche principale dudit étant, comme ce fut celle de tous les
parlements antérieurs, de veiller à la liberté des gens contre les opérations
arbitraires du gouvernement» (57).
Si, par la suite, le principe de séparation des pouvoirs n'a peut-être pas
vraiment été « un principe admis du droit constitutionnel» (58), il est
néanmoins resté partie intégrante de la doctrine politique en vigueur.
plus la thèse d'un parti, car ils étaient désormais acceptés pleinement par les
Tories (79).
Toutefois, dans d'autres domaines, l'évolution s'écarta du principe au
lieu de s'en rapprocher. La séparation des pouvoirs - considérée pendant tout
le siècle comme le trait le plus caractéristique de la constitution
britannique (80) - fut de moins en moins effective à mesure que s'établissait
le gouvernement de cabinet moderne. Et le Parlement, avec ses prétentions à
la compétence illimitée, allait bientôt d'éloigner d'un autre principe encore.
Lord Acton
4. Constitutions nationales
et Déclarations des droits
Les onze années qui s'écoulèrent entre la Déclaration d'Indépendance et
l'élaboration finale de la Constitution. fédérale furent une période
d'expérimentation des principes du constitutionnalisme par les treize
nouveaux Etats. Sous certains aspects, leurs constitutions respectives
montrent plus clairement que la Constitution ultime de l'Union, à quel point
la limitation de tout pouvoir gouvernemental était l'objet propre du
constitutionnalisme. Cela apparaît surtout dans la place prééminente réservée,
partout aux droits individuels inviolables, qui étaient énumérés soit au sein
même de ces documents constitutionnels, soit dans des « Bills of Rights »
distincts (21). Bien que plusieurs de ces textes n'étaient que la réaffinnation
des droits dont en fait les colons jouissaient (22), et dont ils pensaient qu'ils y
avaient pleinement droit depuis toujours; et bien que les autres aient été
rédigés hâtivement en fonction de débats en cours, l'ensemble montrait bien
ce que le constitutionnalisme signifiait pour les Américains. En certains
passages, ils anticipent sur beaucoup des principes qui inspireront la
Constitution fédérale (23). Le principal souci de tous était- comme
l'exprima le Bill of Rights préliminaire à la constitution du Massachusetts en
1780 - que le gouvernement soit un « gouvernement de lois, et non
d'hommes» (24).
Le plus célèbre de ces Bills of Rights, celui de Virginie, qui fut rédigé et
adopté avant la Déclaration d'Indépendance, et modelé sur des précédents en
Angleterre ou aux colonies, a largement servi de modèle non seulement pour
ceux des autres Etats mais aussi pour la Déclaration française des droits de
l'homme et du citoyen de 1789 et, par là, pour tous les autres documents
européens du même genre (25). En substance, les diverses déclarations de
droits des Etats américains et leurs dispositions essentielles sont désonnais
familières à tout le monde (26). Certaines de ces dispositions, toutefois, qui
n'apparaissent qu'occasionnellement, méritent d'être mentionnées; ainsi la
prohibition des lois rétroactives qui figure dans quatre Bills of Rights, ou
celle des « perpétuités et monopoles» qui figure dans deux (27).
Significative aussi est la façon solennelle dont, en certaines constitutions, est
proclamé le principe de la séparation des pouvoirs (28) - nonobstant qu'en
pratique il ait été honoré « plus par infractions que par application». Un
autre trait qui revient souvent, qui paraîtra simplement une fleur de
rhétorique aux lecteurs d'aujourd'hui, mais qui pour les hommes de l'époque
était très important, est l'appel aux « principes fondamentaux du
gouvernement libre», que contiennent plusieurs des constitutions (29), et
l'avertissement souvent répété que « la référence fréquente aux principes
fondamentaux est absolument nécessaire pour sauvegarder la bénédiction
qu'est la liberté» (30).
182 LA LIBERTE ET LE DROIT
5. La découverte du fédéralisme:
diviser le pouvoir. c'est le limiter
On souligne parfois le fait que la Constitution américaine est le produit
d'un dessein et que, pour la première fois dans l'histoire moderne, un peuple a
délibérément construit le système de gouvernement sous lequel il entendait
vivre. Les Américains eux-mêmes avaient vivement conscience de la nature
unique de leur entreprise, et en un certain sens, il est exact qu'ils furent
guidés par un esprit de rationalisme, un désir de construction délibérée et de
procédure pragmatique plus proches de ce que nous avons appelé la
« tradition française» que de « l'anglaise» (33). Cette attitude fut souvent
renforcée par une méfiance générale envers la tradition, et une fierté
~xubérante devant le fait que la nouvelle structure était entièrement de leur
prop1e fabrication. Elle était plus justifiée en l'occurrence que dans bien des
exemples analogues; elle n'en était pas moins essentiellement erronée. Il est
instructif d'observer à quel point la structure de gouvernement qui a
finalement pris corps diffère de toute construction clairement prévue au
départ; et à quel point le résultat a découlé de hasards historiques, ou de
l'application de principes hérités à une situation nouvelle. Ce que la
Constitution fédérale a contenu de nouveau s'y est trouvé par l'application de
principes traditionnels, ou par la perception encore imprécise des
conséquences d'idées générales.
Lorsque la Convention fédérale, chargée de « rendre la constitution du
pouvoir fédéral plus adéquate aux exigences de l'Union», se réunit à
Philadelphie en mai 1787, les chefs du mouvement fédéraliste se trouvèrent
placés devant deux problèmes. Alors que tout le monde convenait que les
L'APPORT AMERICAIN: LE CONSTITUTIONNALISME 183
considérations plus posées et plus durables ... On ne pourrait trouver dans tous
les écrits et actes des grands hommes d'Etat ùne philosophie du
gouvernement libre, plus belle ou plus rigoureuse que celle qu'on trouve dans
les décisions de la Cour suprême lorsqu'elle traite des grands problèmes
relatifs aux droits de l'homme» (63).
Jamais hommage plus vibrant n'a été rendu par un organe législatif à la
Cour qui limite ses pouvoirs. Et nulle personne qui, aux Etats-Unis, a vécu
cet événement ne peut douter que cet hommage exprimait les sentiments de la
grande majorité de la population (64).
G. H. von Berg
Il est vrai qu'en 1885, lorsque Dicey publia ses fameuses Lectures
lntroductory to the Study of the Law of the Constitution, les tribunaux
administratifs allemands prenaient à peine forme concrète, et le système
français n'avait que récemment reçu sa forme définitive. Néanmoins, cette
« erreur fondamentale» de Dicey, « si fondamentale qu'il est difficile de la
comprendre ou de l'excuser chez un auteur de sa stature» (40) a eu les
conséquences les plus déplorables. L'idée même de juridictions
administratives distinctes - et même le terme de « droit administratif» - fut
désormais considérée en Angleterre (et à un moindre degré aux Etats-Unis)
comme la négation de l'Etat de Droit droit.
Ainsi, en tentant de défendre sa vision de l'Etat de Droit, Dicey a-t-il
joué un rôle dans le blocage de l'innovation qui aurait présenté les meilleures
chances de le préserver. Il ne pouvait empêcher la croissance dans le monde
anglo-saxon d'un appareil administratif analogue à celui qui existait en
Europe continentale. Mais il contribua grandement à empêcher ou retarder le
développement des institutions qui pouvaient soumettre la nouvelle
machinerie bureaucratique à un contrôle effectif.
...
Chapitre
14
Les garanties
de la liberté individuelle
JohnSelden
BIBLIOTHEQUE
206 LA LIBERTE ET LE DROIT
3. Certitude de la loi
Le deuxième des attributs majeurs requis pour l'authenticité des lois est
qu'elles doivent être connues et certaines (13). On n'insistera jamais assez sur
l'importance que la certitude de la loi revêt pour que la société fonctionne
sans heurts et efficacement. Il n'est sans doute aucun facteur qui à lui seul ait
davantage contribué àla prospérité de l'Occident que la certitude de la loi qui
y a relativement prévalu (14), et cela, en dépit du fait que celle-ci est un idéal
auquel il faut tendre mais qu'on ne pourra jamais atteindre parfaitement. Il est
devenu à la mode de minimiser le degré de certitude effectivement atteint, et
on comprend que les hommes de loi, concernés principalement par des
litiges, y soient enclins. Ils s'occupent en général de cas où l'issue est
douteuse.
Mais le degré de certitude de la loi peut se mesurer au nombre de litiges
qui n'aboutissent pas à des procès parce qu'il apparait que le résultat est
pratiquement certain dès qu'on examine les choses du point de vue légal. Ce
.sont l$!s cas où les tribunaux ne sont pas saisis - et non les cas où ils le sont -
qu~révèlent le degré de certitude de la loi. La tendance moderne à exagérer le
manque de certitude de la loi fait partie de cet arsenal d'arguments contre
l'Etat de Droit que nous aurons à examiner (15).
Ce qui est essentiel est que les décisions de justice soient prévisibles, et
non que toutes les règles dont elles s'inspirent soient énoncées noir sur blanc.
Insister pour que les actes des magistrats soient conformes aux règles
préexistantes ne revient pas à réclamer que ces règles soient toutes explicites,
écrites d'avance en un nombre de mots précis. Cette dernière exigence serait
prétendre à un idéal inaccessible. Il y a des règles qu'on ne peut pas formuler
de façon explicite. Plusieurs d'entre elles ne se reconnaissent qu'au fait
qu'elles mènent à des décisions cohérentes et prévisibles, et seront perçues
par ceux qu'elles guident, tout au plus, comme des manifestations d'un « sens
de la justice» (16). Psychologiquement, le raisonnement juridique ne
LES GARANTIES DE LA LIBERTE INDIVIDUELLE 209
4. Généralité et éf:alité
Le troisième impératif d'une loi véritable est l'égalité. Cet impératif est
aussi important, mais beaucoup plus difficile à définir que les autres. Dire
que toute loi doit s'appliquer de manière égale à tous signifie davantage que
dire qu'elle doit être générale au sens défini précédemment. Une loi peut être
parfaitement générale en ce qu'elle se réfère uniquement aux caractéristiques
formelles des personnes concernées (18), et cependant prévoir des
dispositions spécifiques pour des catégories de personnes spécifiques.
Quelques dispositions de ce type, même au sein d'un groupe de citoyens tout
à fait responsables, sont à l'évidence inévitables. Mais une classification en
termes théoriquement abstraits peut toujours être conçue de manière à ce que
la catégorie visée se ramène en pratique à quelques personnes identifiables,
voire à un seul individu (19). Il faut reconnaître qu'en dépit de maintes
tentatives ingénieuses pour résoudre ce problème, on n'a pas trouvé de critère
entièrement satisfaisant pour définir le type de classification compatible avec
l'égalité devant la loi. Dire, comme on l'a fait souvent, que la loi ne doit pas
faire de distinctions injustifiées, ni de discrimination entre personnes pour
des raisons sans rapport avec l'objectif visé (20), ne fait guère plus qu'éluder
la question.
Néanmoins, même si on admet que l'égalité devant la loi n'est peut être
qu'un idéal indiquant une direction sans pleinement définir un but, et reste
par conséquent hors de notre portée, elle n'est pas dépourvue de sens. Nous
avons déjà mentionné qu'une condition importante doit être respectée: ceux
qui font partie du groupe discriminé doivent reconnaître la légitimité de la
restriction aussi nettement que ceux qui n'en font pas partie. Il est, en
pratique, tout aussi important de se demander si on peut ou non savoir à
l'avance ce qu'une loi bien précise entraînera pour des gens bien précis.
L'idéal de l'égalité devant la loi a pour but d'améliorer de façon égale les
2\0 LA L\13ERTE ET LE DROIT
5.. La
....
séparation des pouvoirs
Il serait humainement impossible de séparer efficacement la
promulgation de nouvelles règles générales de leur application aux cas
particuliers, à moins que ces deux fonctions ne soient assumées par des
personnes, ou des corps distincts. Cet aspect au moins de la doctrine de la
séparation des pouvoirs (23) doit donc être considérée comme partie
intégrante de l'Etat de Droit. Les règles ne doivent pas être élaborées en
fonction de cas particuliers; et les cas particuliers ne doivent pas être jugés
en fonction de quoi que ce soit d'autre que la règle générale - même si celle-ci
n'a pas encore été explicitée, et reste ainsi à déco.uvrir. Cela requiert des juges
indépendants, qui n'aient rien à voir avec les objectifs gouvernementaux du
moment. Le point essentiel est que les deux fonctions soient remplies
séparément par deux organismes coordonnés, et que la séparation soit
-
LES GARANTIES DELA LIBERTE INDIVIDUELLE 211
mener une action particulière. En d'autres termes, dans tous les cas où une
action gouvernementale empiète sur la sphère privée d'un individu, les
tribunaux doivent pouvoir décider non seulement si l'action contestée était
infra vires ou ultra vires, mais aussi si la nature de la décision administrative
était conforme à ce que la loi exigeait. C'est seulement si les tribunaux ont ce
pouvoir que la discrétion de l'exécutif peut être contenue.
Cette exigence ne s'applique évidemment pas lorsque l'autorité
administrative s'efforce d'atteindre des résultats définis avec les moyens qui
lui sont affectés (28). En revanche, c'est l'essence même de l'Etat de Droit que
de ne pas considérer le citoyen privé et ses biens comme des moyens à la
disposition du gouvernement. Là où on entend que la coercition ne soit
employée qu'en conformité avec des règles générales, la justification de
chaque acte particulier de coercition doit découler d'une telle règle. Pour que
ce soit garanti, il doit y avoir une autorité qui ne s'occupe que des règles et
non des objectifs gouvernementaux du moment, et qui ait le droit de dire non
seulement si une autorité avait le droit d'agir comme elle l'a fait, mais aussi si
ce qu'elle a fait était requis par la loi.
7. Léz:islation et politiques
La distinction dorit nous traitons présentement est parfois analysée dans
les termes d'une opposition entre législation et politique. Si ce second mot est
correctement défini, nous pourrions en effet énoncer l'essentiel de notre
position en disant que la coercition n'est admissible que lorsqu'elle se
conforme aux lois générales et non quand elle sert de moyen pour atteindre
les objectifs particuliers de la politique en cours. Cette façon d'énoncer les
choses est néanmoins ambiguê dès lors que le mot « politique» est aussi
employé dans un sens plus large, où on inclut la législation elle-même. En ce
sens, Il! législation est l'instrument principal de la politique à long terme, et
tout:œ qui est fait pour appliquer la loi est l'exécution d'une politique qui a
été arrêtée antérieurement.
Une source supplémentaire de confusion est qu'en matière juridique
même, l'expression « politique publique» sert à évoquer certains principes
omniprésents qui, souvent, n'ont pas la forme de règles écrites, mais servent à
établir la validité de règles plus spécifiques (29). Quand on dit que c'est la
politique du législateur que de protéger la bonne foi, de préserver l'ordre
public, ou de ne pas reconnaître les contrats à objectifs immoraux, on se
réfère à des règles, mais à des règles conçues comme définissant des finalités
permanentes des pouvoirs publics, plutôt que comme règles de
comportements. Ce qui veut dire que, dans la limite des pouvoirs qui lui sont
conférés, l'exécutif doit agir de telle sorte que le but poursuivi soit atteint. La
raison pour laquelle le terme « politique» est utilisé en la circonstance
LES GARANTIES DE LA LIBERTE INDIVIDUELLE 215
semble être que préciser des buts à atteindre est incompatible avec la
définition de la loi comme une règle abstraite. Même si cela constitue une
explication de la pratique, celle-ci n'est pas sans inconvénients.
Le mot «politique» est opposé à juste titre au mot« législation »,
lorsqu'on désigne par son intermédiaire la poursuite par le gouvernement des
objectifs concrets, toujours changeants, du quotidien. C'est de l'exécution
d'une politique en ce sens-là que l'administration proprement dite est chargée.
Elle a pour tâche la direction et l'allocation des ressources mises à la
disposition du gouvernement pour servir les besoins constamment
changeants de la communauté. Tous les services que le gouvernement fournit
aux citoyens, de la défense nationale à l'entretien des routes, aux mesures de
salubrité et de police dans les lieux publics, sont forcément de cette nature.
Pour ces missions, il lui est alloué des moyens déterminés et des agents
appointés; et elle doit constamment décider de la prochaine tâche urgente et
des moyens à mettre en oeuvre. La tendance des administrateurs
professionnels chargés de ces opérations est inévitablement de tirer tout ce
qu'ils peuvent vers le service spécifique que chacun assure. Et c'est surtout en
tant que protection du citoyen privé contre cette tendance d'une machine
administrative toujours croissante à envahir hi sphère privée, que l'Etat de
Droit est si important de nos jours. Cela veut dire, en dernier ressort, que les
administrations chargées de ces tâches spéciales ne doivent pouvoir exercer
dans leur activité aucun «pouvoir souverain» (Hoheitsrechte, disent les
Allemands), et doivent se contenter strictement des moyens qui leur sont
spécifiquement alloués.
James Madison
2. Le domaine légitime
des activités gouvernementales
Examinons d'abord la distinction entre les activités étatiques coercitives
et les activités étatiques de pur service où la coercition n'intervient pas, ou
n'intervient qu'en raison de la nécessité de les financer par voie fiscale (3).
Tant que l'Etat ne fait qu'entreprendre de fournir des services qui sans cela ne
le seraient pas du tout (en général parce qu'il n'est pas possible d'en réserver
les avantages à ceux qui sont en mesure de les payer), la seule question qui se
pose est de savoir si le coût n'est pas plus élevé que les avantages. Si, bien
entendu, l'état s'arrogeait le droit exclusif de fournir certains services, il y
aurait en cela un élément de coercition; en général une société libre implique
non seulement que l'Etat ait le monopole de l'usage de la coercition, mais
224 LA LIBERTE ET LE DROIT
aussi qu'il n'ait d'autre monopole que celui-là et, qu'à tous autres égards, il
opère dans les mêmes conditions que tout le monde.
Un grand nombre des activités de service que les Etats ont
universellement assumées, et qui restent dans les limites ainsi énoncées, sont
celles qui facilitent l'accès à des connaissances fiables sur des faits
d'importance générale (4). La plus importante de ces activités est
l'instauration et le maintien d'un système monétaire honnête et efficace.
D'autres, à peine moins importantes, sont la définition des poids et mesures;
la mise à disposition d'informations assemblées par observation statistique,
cadastre foncier, etc.; enfin, l'organisation partielle ou complète de
l'éducation sous une forme ou sous une autre.
Toutes ces activités de l'Etat relèvent de son effort pour aménager un
cadre favorable aux décisions individuelles; elles fournissent des moyens
dont les individus peuvent se servir en vue de leurs propres fins. Nombre
d'activités d'ordre plus matériel entrent dans cette même catégorie. Ce n'est
pas parce que l'Etat ne doit pas user de ses pouvoirs de coercition pour se
réserver des activités qui n'ont rien à voir avec l'application de la loi qu'il
violerait les principes en s'engageant dans toutes sortes d'activités sur les
mêmes bases que les simples citoyens. S'il n'y a guère de raisons pour qu'il
s'immisce dans la plupart des branches d'activité, il existe aussi des domaines
où son action est incontestablement souhaitable.
Relèvent de cette catégorie tous les services qui sont nettement
souhaitables, mais qui ne sont pas fournis par l'entreprise concurrentielle
parce qu'il serait soit impossible, soit difficile de faire payer les bénéficiaires.
On pourrait citer là l'essentiel des services sanitaires et de santé publique, la
construction et l'entretien des routes, et la plupart des équipements urbains
créés par les municipalités pour leurs administrés. On pourrait citer aussi les
activités qu'Adam Smith décrivait comme « ces travaux publics qui, bien
qu'ils soient au plus haut point avantageux à une grande société, sont d'une
nature telle que le profit ne pourrait compenser la dépense qu'ils
représenteraient pour un individu ou un groupe peu nombreux» (5). Et il y a
bien ""d'autres activités où le gouvernement peut légitimement vouloir
s'engager, celles permettant par exemple de maintenir le secret sur des
préparatifs militaires, ou celles permettant d'encourager la recherche
scientifique dans certains domaines (6). Mais quand bien même l'Etat peut à
certains moments être le mieux qualifié pour prendre l'initiative dans un
secteur tel que la recherche, cela ne veut pas dire qu'il en est toujours ainsi, et
qu'il faut en conséquence lui confier là des responsabilités exclusives.
De plus, dans la plupart des cas, il n'est nullement nécessaire que l'Etat
s'engage dans la gestion effective des activités concernées. Les activités en
question peuvent en général être assurées plus efficacement si l'Etat se
contente d'assumer tout ou partie de la responsabilité financière et laisse la
conduite des affaires à des agences indépendantes et en concurrence.
POLITIQUE ECONOMIQUE ET ETAT DE DROIT 225
distinction entre des gens différents. La latitude de décision qui est reconnue
à l'Etat est une latitude limitée par le fait que l'agent doit appliquer la règle
générale. Qu'on ne puisse éliminer toute ambiguïté dans cette application est
une conséquence de l'imperfection humaine. Le problème, néanmoins, est
d'appliquer la règle; et cela ne peut se concevoir que si un juge indépendant,
qui n'épouse en rien les intentions particulières ou les valeurs du
gouvernement ou de la majorité en place, est à même de décider non
seulement si l'autorité avait qualité pour agir, mais aussi sur le fond, si elle a
fait exactement ce que la loi ordonnait de faire.
Ce dont nous discutons ici n'a rien à voir avec la question de savoir si les
réglementations justifiant les actes de gouvernement sont uniformes pour
-tout le pays, ou si elles ont été posées par une assemblée démocratiquement
élue. Il est à l'évidence nécessaire que certains règlements soient promulgués
par des instances locales, et que beaucoup d'entre eux, comme ceux
concernant le bâtiment, ne soient que formellement le produit de décisions
majoritaires. Ce qui importe, rappelons-le, n'est pas l'origine, mais les limites
des pouvoirs conférés. Les règlements établis par l'autorité administrative
elle-même mais dûment publiés à l'avance et strictement observés par elle,
seront plus conformes à l'Etat de Droit que de vagues pouvoirs
discrétionnaires conférés à des organes administratifs par un acte législatif.
En dépit des plaidoyers sans cesse présentés au nom de l'administration,
demandant que ces limites strictes soient assouplies, nous dirons qu'il n'est
pas nécessaire qu'elles le soient pour atteindre les objectifs que nous avons
évoqués jusqu'à présent. C'est après qu'on ait accepté que l'Etat de Droit soit
transgressé sous l'invocation de différents mobiles que sa préservation a cessé
de paraître plus importante que les considérations d'efficacité administrative.
revanche que tout individu ayant ces qualifications ait un droit exécutoire à
cette autorisation dès lors qu'il satisfait aux conditions précisées sous forme
de règle générale; et que l'autorisation ne soit pas subordonnée à des
circonstances particulières (telles que les « besoins locaux») dont
l'importance serait laissée à l'appréciation de l'autorité qui la délivre. Le
besoin de tels contrôles ne serait d'ailleurs pas nécessaire dans la plupart des
cas, si on empêchait les gens de prétendre avoir des qualifications qu'ils n'ont
pas, autrement dit si on appliquait les lois contre la fraude et la tromperie. A
cette fin, la protection de certaines appellations ou de certains titres
exprimant ces qualifications pourrait suffire (rien ne prouve que, même dans
le cas des médecins, cela ne serait pas préférable à la délivrance de permis
d'exercer). On peut toutefois difficilement nier que dans certains cas, par
exemple quand il s'agit de le vente de poisons ou d'armes à feu, il est.à la fois
désirable et justifié que seules les personnes présentant certaines qualités
intellectuelles et morales soient autorisées à pratiquer l'activité concernée.
Aussi longtemps que toute personne possédant les qualités requises a le droit
d'exercer et, si nécessaire, a la possibilité de faire respecter et reconnaître ce
droit par un tribunal indépendant, le principe de base est satisfait (9).
Il Y a plusieurs raisons pour lesquelles tout contrôle des prix par l'Etat
est inconciliable avec le fonctionnement d'un système de liberté, que l'Etat
fixe directement les prix ou qu'il édicte simplement les règles indiquant
comment les prix autorisés sont fixés. Tout d'abord, il est impossible de fixer
des prix selon des règles à long terme qui guideraient effectivement la
production. Les prix adéquats dépendent de circonstances qui changent
constamment, et auxquelles ils doivent constamment s'ajuster. D'autre part, si
les prix ne sont pas directement fixés, mais établis suivant une règle
donnée (telle qu'un rapport !ivec le coût de revient), ils ne seront pas les
mêmes pour tous les vendeurs, et bloqueront donc le fonctionnement du
marché. Une considération plus importante encore est qu'avec des prix autres
que çeux que dégagerait un marché libre, la demande et l'offre ne tendront
pas à s:équilibrer; de sorte que la mise en oeuvre du contrôle des prix
obligèra à trouver le moyen de décider qui est autorisé à vendre ou acheter.
Cela serait obligatoirement une activité discrétionnaire et se ramènerait à des
décisions prises au coup par coup, qui introduiraient des discriminations
entre individus sur des bases essentiellement arbitraires. Comme l'a démontré
l'expérience, les contrôles de prix ne peuvent être mis en oeuvre que par des
contrôles quantitatifs, par des décisions des pouvoirs publics disant quelle
quantité telle personne ou telle entreprise est autorisée à vendre ou acheter.
Or, le contrôle des quantités est par nécessité discrétionnaire, inspiré non par
des règles mais par le jugement de l'autorité quant à l'importance relative de
finalités particulières.
S'il faut exclure ces mesures d'un système de libertés, ce n'est donc pas
parce que les intérêts économiques qu'elles perturbent seraient plus
importants que d'autres; c'est parce que ce type de mesures ne peut être
POLITIQUE ECONOMIQUE ET ET AT DE DROIT 229
Chapitre
16
Le déclin du droit
Lord Acton
3. Le positivisme juridique
Les idées du positivisme juridique ont été élaborées en oppOSItIOn
directe à une théorie que nous n'avons pas directement examinée, bien qu'elle
ait pendant deux mille ans fourni le cadre des problèmes essentiels que nous
analysons. Il s'agit de la théorie du droit naturel, dont beaucoup pensent
encore qu'elle fournit la réponse à notre interrogation fondamentale. Nous
avons jusqu'à présent délibérément évité de l'évoquer dans nos analyses parce
que les nombreuses écoles qui se réclament de son nom soutiennent des
thèses en réalité différentes, et qu'entreprendre de les distinguer nécessiterait
l'écriture d'un livre entier (8). Mais nous devons au moins reconnaître ici que
ces diverses écoles ont un point en commun: elles s'intéressent au même
problème. Ce qui sous-tend le grand conflit entre les partisans du droit
naturel et ceux du positivisme juridique est. en fait que si les premiers
reconnaissent que le problème du droit naturel existe, les seconds nient son
existence même, ou doutent qu'il ait sa place dans le domaine de la
jurisprudence.
238 LA LIBERTE ET LE DROIT
gouvernement limité. Ses principes furent avidement absorbés par tous ces
réformistes qui trouvaient dans les limitations traditionnelles un obstacle
irritant à leurs ambitions, et souhaitaient balayer toutes les restrictions aux
pouvoirs de la majorité. Kelsen lui-même avait très tôt observé que « la
liberté fondamentalement irrécupérable de l'individu recule à l'arrière-plan,
tandis que la liberté du collectif social occupe le devant de la scène» (13), et
que ce changement dans 1a signification de la liberté représentait « une
émancipation du démocratisme par rapport au libéralisme» (14), ce qu'il
approuvait évidemment. La conception-clef du système est l'identification de
l'état avec un ordre légal.
Dans ce contexte, le Rechsstaat devient un concept extrêmement formel,
un attribut de tous les Etats (15), et même d'un Etat despotique (16) Il n'y a
pas de limite au pouvoir du législateur (17) et il n'y a aucune « soi-disant
liberté fondamentale» (18). Toute tentative de refuser à un despotisme
arbitraire le caractère d'un ordre légal ne représente « rien d'autre que la
naïveté et la présomption de la pensée du droit naturel» (19). Aucun effort
n'est épargné non seulement pour brouiller la distinction fondamentale entre
les vraies lois au sens de règles abstraites générales, et les lois au sens
uniquement formel (comprenant tout acte législatif), mais aussi pour rendre
impossible la distinction entre les lois et les ordres émanant de n'importe
quelle autorité, le tout étant inclus dans le vague terme de « normes» (20).
Même la distinction entre la jurisprudence et les actes administratifs est
pratiquement oblitérée. En bref, tous les axiomes de la conception
traditionnelle de l'Etat de Droit sont représentés comme de la superstition
métaphysique.
Cette version, logiquement très cohérente, du positivisme juridique
illustre l'état d'esprit qui dans les années 20 imprégnait la pensée allemande,
et se répandait rapidement dans le reste du monde. A la fin de la décennie, cet
état d'esprit avait conquis l'Allemagne à un degré tel qu'« être pris en flagrant
délit d'adhésion aux théories du droit naturel, était considéré comme la
manifestation d'une tare intellectuelle» (21). Les possibilités que cet état de
l'opinion ouvrait à une dictature illimitée ont été clairement disceméespar
certains observateurs perspicaces au temps où Hitler cherchait à accéder au
pouvoir. En 1930, un spécialiste allemand du droit, dans une étude fouillée
sur les conséquences des « efforts pour réaliser l'Etat socialiste, le contraire
du Rechsstaat» (22) eut la lucidité de montrer que ces « évolutions
doctrinales ont déjà supprimé tous les obstacles à la disparition du
Rechtsstaat, et ouvert la voie à la victoire de la volonté de l'Etat du type
fasciste ou bolchevik» (23). L'inquiétude croissante devant ces événements
que Hitler devait finalement porter à leur terme, fut exprimée par plus d'un
orateur lors d'un congrès des juristes allemands spécialisés en droit
constitutionnel (24). Mais il était trop tard. Les forces antilibérales n'avaient
que trop bien appris les leçons du positivisme juridique selon lesquelles l'état
ne doit être tenu à aucune règle. Dans l'Allemagne hitlérienne et l'Italie
240 LA LIBERTE ET LE DROIT
fasciste aussi bien qu'en Russie, on finit par croire que dans le cadre de l'Etat
de Droit, l'Etat était « dépourvu de liberté» (25), « prisonnier de la loi» (26)
- et que pour agir «justement», il devait être débarrassé de l'entrave des
règles abstraites (27). Un Etat « libre» devait être celui qui peut traiter ses
sujets comme il l'entend.
L'attaque fut ouverte par le Docteur (maintenant Sir) Ivor Jennings dans ses
commentaires sur le Rapport et les Documents à l'appui (43). Adoptant
totalement la doctrine positiviste à la mode depuis peu, il soutenait que
« l'idée d'Etat de Droit au sens où elle est invoquée dans le Rapport, c'est-à-
dire au sens d'égalité devant la loi ordinaire du pays administrée par les
tribunaux ordinaires, prise au pied de la lettre ... est tout simplement un non-
sens» (44).
L'Etat de Droit ainsi conçu, argumentait-il, « est ou commun à toutes les
nations, ou inexistant» (45). Tout en concédant que « la fixité et la certitude
du droit... ont fait partie de la tradition anglaise pendant des siècles », il ne le
faisait qu'avec une irritation évidente devant le fait que cette tradition « ne
cédait du terrain qu'à contrecoeur» (46). Et le Dr Jenings ne se privait pas
d'ironiser sur la croyance partagée « par la plupart des membres du Comité et
la plupart des témoins ... qu'il y a une nette distinction entre la fonction d'un
juge et la fonction d'un administrateur» (47).
Par la suite, il développa ce point de vue dans un manuel largement
diffusé, où il disait expressément que « l'Etat de Droit et les pouvoirs
discrétionnaires ne sont nullement contradictoires» (48), et niait qu'il y eût
une opposition entre « loi régulière» et « pouvoirs administratifs» (49). Le
principe énoncé par Dicey selon lequel les autorités publiques ne devaient
pas avoir de pouvoirs discrétionnaires était « une règle d'action pour des
Whigs, et pouvait être ignorée par les autres» (50). Si le Dr Jennings
reconnaissait que « pour un praticien du droit constitutionnel, en 1870 ou
même 1880, il pouvait sembler que la Constitution britannique était
essentiellement fondée sur l'Etat de Droit individualiste, et que l'Etat
britannique était le Rechtsstaat de la théorie politique et juridique
individualiste » (51), cela signifiait simplement pour lui que « la
Constitution répugnait aux pouvoirs" discrétionnaires ", à moins qu'ils ne
soient exercés par des juges. Lorsque Dicey disait que " les Anglais sont
gouy,ernés par le droit, et seulement par le droit", il voulait dire que" les
Anglai~ sont gouvernés par les juges, et seulement par les juges ". C'était une
exagèration, mais c'était du bon individualisme» (52). Il semble n'être jamais
venu à l'esprit de l'auteur de ces formules que c'est une conséquence
nécessaire de l'idéal de liberté respectueuse du droit, que seuls les experts en
matière juridique aient compétence pour ordonner le recours à la coercition -
à l'exclusion de tous autres experts, et notamment de membres de
l'administration chargés de poursuivre des objectifs spécifiques.
Il convient d'ajouter que par la suite, l'expérience semble avoir amené
Sir Ivor à modifier considérablement ses vues. Il commence et conclut un
livre récent largement diffusé (53), par des phrases élogieuses pour l'Etat de
Droit et trace même un tableau idéalisé du degré auquel il prévaut encore en
Grande-Bretagne. Mais cette rectification n'intervient qu'après que ses
attaques eurent produit des effets profonds. C'est ainsi que dans un
Vocabulaire de la Politique (54) paru dans la même collection l'année
LE DECLIN DU DROIT 243
~-
246 LA LIBERTE ET LE DROIT
A. de Tocqueville
Chapitre
17
Le déclin du socialisme
et l'essor de l'Etat-providence
L. Brandeis
récemment, la situation a été décrite avec beaucoup de franchise par l'un des
intellectuels du Parti travailliste britannique, R.H.S. Crossman, dans une
brochure intitulée Socialism and the New Despotism. Il y constate que « de
plus en plus de personnes réfléchies ont commencé à douter de ce qui leur
avait paru constituer les avantages évidents de la planification centralisée et
de l'extension de l'appropriation étatique» (8) ; et il poursuit en expliquant
que « la découverte du fait que le " Socialisme" du gouvernement travailliste
signifie l'émergence de vastes corporations bureaucratiques» (9), et d'une
« vaste bureaucratie étatique centralisée (qui) constitue une grave menace
potentielle pesant sur la démocratie» (10) a créé une situation telle que « la
tâche principale des socialistes aujourd'hui est de convaincre le pays que ses
1ibertés sont menacées par cette nouvelle féodalité» (II).
loin en direction de l'Etat redistributeur, qu'il leur semble bien plus aisé de
pousser dans cette direction que de s'attarder à revendiquer encore une
socialisation des moyens de production quelque peu discréditée. Ils semblent
avoir compris qu'en accroissant le contrôle étatique sur ce qui reste
nominalement l'industrie « privée », ils peuvent plus facilement opérer cette
redistribution des revenus qui avait été le véritable but de la politique, plus
visible, de l'expropriation.
Critiquer des dirigeants socialistes qui ont clairement renié les formes
ouvertement totalitaires du socialisme « chaud », pour se tourner vers un
socialisme « froid» (qui en réalité n'est peut-être pas très éloigné du
précédent) est parfois considéré comme inélégant, et comme la marque de
préjugés conservateurs à courte vue. Pourtant, tant qu'on n'aura pas, parmi les
ambitions nouvelles, distingué celles qui seraient réalisables dans une société
libre de celles dont la réalisation requiert le recours aux méthodes du
collectivisme totalitaire, le danger restera présent.
5. De nouvelles tâches
pour les défenseurs de la liberté
La situation actuelle a profondément modifié le travail des défenseurs de
la liberté et l'a rendu plus difficile. Tant que le danger venait du socialisme de
tendance collectiviste, il était possible de montrer que les doctrines
socialistes étaient tout bonnement fausses: que le socialisme ne réaliserait
LE DECLIN DU SOCIALISME ET L'ESSOR DE L'ETAT-PROVIDENCE 259
ainsi à l'Etat, le résultat est d'ordinaire que non seulement les avantages se
révèlent illusoires, mais aussi que le caractère des services concernés devient
tout à fait différent de celui qu'ils auraient revêtu s'ils avaient été rendus par
des fournisseurs concurrentiels. Si, au lieu de gérer des ressources données
mises à sa disposition pour un service spécifique, le gouvernement emploie
ses pouvoirs de coercition pour faire en sorte que les gens reçoivent ce qu'un
expert juge adéquat à leurs besoins, si les gens ne peuvent plus choisir à leur
gré dans plusieurs domaines importants de l'existence, tels que la santé,
l'emploi, le logement, et la retraite, mais doivent accepter des décisions prises
à leur place par une autorité subalterne, sur la base de l'évaluation qu'elle aura
effectué de ce qui leur est nécessaire, si certains services passent sous le
contrôle exclusif de l'Etat, et si des professions entières - que ce soit la
médecine, l'enseignement ou l'assurance - finissent par ne plus être que des
hiérarchies bureaucratiques monolithiques, ce ne sera plus désormais
l'expérimentation concurrencielle de tous qui dira ce que chacun doit
recevoir, mais seulement les décrets du pouvoir en place (17).
Les raisons même qui font que généralement le réformateur impatient
veut organiser de tels services sous la forme de monopoles étatiques, le
mènent aussi à penser que les autorités responsables doivent disposer de
pouvoirs discrétionnaires importants sur les individus. Si l'objectif était
simplement d'améliorer les possibilités de tous en fournissant des services
bien précis conformément à une règle, cela pourrait se faire dans un cadre
essentiellement entrepreneurial. Mais nous ne serions jamais certains, alors,
que les résultats pour les individus coïncideraient avec ce que nous voudrions
qu'ils soient. Si nous voulons que chaque personne soit traitée de façon
spécifique, rien ne saurait remplacer le traitement paternaliste, individualisé,
appliqué par une autorité discrétionnaire dotée du pouvoir de faire des
distinctions entre individus.
C'est pure illusion de penser que lorsque certains besoins des citoyens
sont du ressort exclusif d'une machine bureaucratique unique, le contrôle
démocratique de cette machine peut encore protéger effectivement la liberté
du citoyen. S'agissant d'assurer cette protection, la division du travail entre
une assemblée législative qui dit simplement que ceci ou cela doit être
fait (18), et un appareil administratif qui reçoit le pouvoir exclusif
d'appliquer ces instructions, représente la combinaison la plus dangereuse
possible. Toute l'expérience confirme qu'il ressort « clairement de
l'expérience américaine et de l'expérience anglaise, que le zèle des organes
administratifs à poursuivre des fins immédiates qu'ils ont dans leur ligne de
mire, les amène à s'obnubiler sur leur fonction, et à se persuader que les
limitations constitutionnelles et les garanties des droits individuels doivent
céder le passage à leur efforts enthousiastes pour mener à bien ce qu'ils
considèrent comme un objectif primordial du gouvernement» (19).
On exagérerait à peine en disant que le plus grand péril que court de nos
jours la liberté, vient des hommes les plus nécessaires et les plus influents
262 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
ans (27), qu'il peut être parfois bon de faire du monopoleur une sorte de bouc
émissaire ou de brebis galeuse de la politique économique; et je reconnais
qu'aux Etats-Unis, la législation a réussi à créer un climat d'opinion
défavorable aux monopoles. S'il est bon, cela dit, de faire observer des règles
générales (telles que la règle de non-discrimination) susceptibles de limiter la
puissance des monopoles, ce qui pourrait être effectivement accompli dans ce
domaine devrait prendre la forme d'une amélioration graduelle du droit des
sociétés, des brevets et de la fiscalité d'entreprise; et ce qui devrait être dit
sur ce plan ne peut l'être brièvement. J'ai par ailleurs de plus en plus de
doutes concernant le caractère bénéfique de toute action arbitraire du
gouvernement contre des monopoles particuliers; et je suis très inquiet du
caractère arbitraire de toute politique visant à limiter la dimension des
entreprises individuelles. Lorsque la politique crée une situation où - comme
c'est le cas aux, Etats-Unis - de grandes entreprises hésitent à se faire
concurrence en baissant leurs prix, de crainte de tomber sous le coup de la loi
antitrust, on en arrive à une forme d'absurdité.
La politique courante ignore la réalité que ce n'est pas le monopole en
lui-même, ni la grande dimension, qui est nuisible, mais seulement l'obstacle
à l'entrée dans un secteur industriel ou commercial, et d'autres pratiques
restrictives. Le monopole est sans aucun doute chose indésirable, mais
seulement au même titre que la rareté est indésirable; dans l'un et l'autre cas,
cela ne veut pas dire que nous puissions l'éviter (28). Tout comme c'est un
fait que certains biens sont rares, c'est l'un des inconvénients inévitables de la
vie que certaines capacités (et aussi certaines qualités et traditions
d'organisations données) ne peuvent se copier. Il est déraisonnable de
négliger cet inconvénient et d'essayer de créer des conditions permettant de
faire « comme si » la concurrence était effective. La loi ne peut prohiber des
situations, mais seulement des actions. Tout ce qu'on peut espérer est que,
chaque fois qu'une possibilité de concurrence apparaît, personne ne soit
empêché d'en tirer parti. Lorsque le monopole est fondé sur des barrières à
l'entrée du marché délibérément dressées par certains, il est tout à fait
légitime de les faire tomber. Il est également parfaitement justifié d'interdire
les discriminations de prix dans la mesure où il est possible de faire appliquer
une règle générale. Mais les performances des gouvernements dans ce
domaine sont si déplorables, qu'il est stupéfiant de voir des gens espérer
encore qu'en donnant aux gouvernants des pouvoirs discrétionnaires, ils
pourront faire autre chose qu'aggraver les problèmes. Dans tous les pays,
l'expérience a montré que des pouvoirs discrétionnaires C0llcernant le
traitement des monopoles sont rapidement utilisés pour opérer une
distinction entre les « bons» et les « mauvais» monopoles, et que les
autorités se préoccupent plus de protéger ceux qu'elles estiment être les
« bons» que de faire échec aux « mauvais ». Je doute qu'il puisse y avoir des
266 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
Henry C. Simons
1. Liberté d'association
L'attitude de la puissance publique concernant les syndicats est, en
moins d'un siècle, passée d'un extrême à l'autre. Partant d'une situation où
peu de ce qu'ils pouvaient faire était légal et où l'essentiel était interdit, nous
sommes arrivés à un état de choses où ils sont devenus des institutions
pourvues de privilèges uniques, et auxquelles les règles générales du Droit ne
sont pas applicables. Ils représentent aujourd'hui le seul cas important où les
gouvernements ont manifestement failli à leur tâche primordiale - qui est
d'empêcher la coercition et la violence.
Ce phénomène a été considérablement favorisé par le fait que les
syndicats ont pu, au début, en appeler aux principes généraux du Droit (1),
puis conserver l'appui des libéraux longtemps après que toute discrimination
à leur encontre eut cessé et qu'ils eurent été dotés de privilèges exceptionnels.
Il y a peu d'autres domaines dans lesquels les progressistes.se soient montrés
aussi peu regardants sur le bien-fondé de mesures particulières, et se soient
demandés simplement si les mesures prises étaient « pour ou contre les
syndicats» ou, comme on dit, « pour ou contre les travailleurs» (2). Le
268 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
moindre coup d'oeil à l'histoire des syndicats devrait pourtant suggérer que
l'attitude raisonnable se situe quelque part entre les deux extrêmes qui
marquent leur évolution.
La plupart des gens se rendent si peu compte de ce qui s'est passé qu'ils
soutiennent encore les prétentions des syndicats en croyant ainsi lutter pour
la « liberté d'association », alors même que ce terme a perdu sa signification
et que le véritable problème est désormais celui de la liberté pour les
individus d'adhérer ou non à un syndicat. La confusion est en partie due à la
rapidité avec laquelle le problème a changé de nature; dans nombre de pays,
les associations volontaires de travailleurs avaient à peine été légalisées
qu'elles ont commencé à user de coercition pour faire adhérer les salariés et
pour empêcher les non-membres de trouver un emploi. La plupart des gens
pensent encore qu'un « conflit du travail» consiste en un désaccord sur la
rémunération ou les conditions de travail, alors que la cause réelle est
désormais souvent une tentative des syndicats pour enrôler de force des
salariés.
L'acquisition de privilèges par les syndicats n'a nulle part été aussi
spectaculaire qu'en Angleterre, où le Trade Dispute Act de 1906 a conféré à
un « syndicat professionnel une exemption de responsabilité civile pour tous
dommages, même les plus odieux, commis par ses agents ou au nom de sa
direction; et (a conféré) ... en fait à tout syndicat de travailleurs un privilège
et une protection que ne possède aucune personne, ou groupe de
personnes» (3). Des lois aussi indulgentes pour les syndicats ont été
promulguées aux Etats-Unis: d'abord le Clayton Act de 1914 qui les
exemptait des dispositions antimonopoles du Sherman Act; ensuite le
Norris- La Guardia Act de 1932 qui allait très loin dans la direction de
l'instauration d'une immunité pratiquement complète des syndicats par
rapport aux demandes de dommages et intérêts (4) ; la Cour suprême, dans un
arrêt crucial, soutint enfin « la prétention d'un syndicat au droit d'empêcher
un enfrepreneur de participer aux activités économiques» (5). Une situation
plas "u· moins semblable s'est progressivement établie dans les pays
européens au cours des années 20, « moins par le biais de décisions
législatives explicites, que par celui de la tolérance tacite du pouvoir et des
tribunaux» (6). Partout la légalisation des syndicats a été interprétée comme
la reconnaissance légale de leur objectif majeur, et de leur droit de faire tout
ce qu'ils jugent nécessaire pour la réalisation de cet objectif - à savoir, le
monopole. On les traita de· plus en plus non comme un groupe d'intérêt
poursuivant un but légitime mais intéressé et qui, comme tout autre groupe
d'intérêt, est en concurrence avec des groupes d'intérêt concurrents dotés des
mêmes droits, mais comme un groupe dont le but - l'organisation intégrale et
globale de toute. la force de travail - doit être encouragé pour le bien
public (7).
Bien que de flagrants abus de pouvoir des syndicats aient souvent
choqué l'opinion publique au cours d'une période récente, et que la faveur
LES SYNDICATS ET L'EMPLOI 269
dont ils jouissaient soit en déclin, le public n'a certainement pas encore
réalisé à quel point leur situation juridique actuelle est fondamentalement
néfaste, et à quel point les pouvoirs qu'ils se sont arrogés menacent les
fondements des sociétés libres. Nous ne nous arrêterons pas ici sur les excès
criminels qui ont attiré l'attention récemment aux Etats-Unis, bien qu'ils ne
soient pas entièrement sans lien avec les privilèges juridiques des syndicats.
Nous ne nous intéresserons qu'aux pouvoirs que les syndicats actuels
détiennent en général, soit avec la bénédiction explicite des lois, soit au
moins grâce à la tolérance tacite des autorités qui ont la charge de préserver le
Droit. Notre argumentation ne visera pas les syndicats en tant que tels; et elle
ne se bornera pas non plus aux pratiques qui désormais sont largement
reconnues commes abusives. Nous porterons notre attention sur certains des
pouvoirs syndicaux qu'aujourd'hui on considère partout comme légitimes,
voire comme faisant partie de leurs « droits sacrés». La remise en cause de
ces pouvoirs se trouve plus confortée qu'affaiblie par le fait que les syndicats
ont souvent montré beaucoup de retenue dans leur utilisation. C'est
précisément parce que, dans la situation légale existante, les syndicats
seraient en mesure de faire infiniment plus de mal qu'ils n'en font, et parce
que nous devons à la modération et au bon sens de maints dirigeants
syndicaux que la situation ne soit pire encore, que nous ne pouvons tolérer
que cette situation puisse durer (8).
violences, mais aussi et surtout, même dans ses formes les plus
« pacifiques », un moyen d'exercer une coercition.
Ensuite, les syndicats ne devraient pas être autorisés à exclure les non-
adhérents de la possibilité d'accéder à un emploi quel qu'il soit. Cela veut dire
que les contrats de « closed shop» ou « union shop» (y compris des
variantes telles que les clauses de « maintien d'adhésion» ou « d'embauche
préférentielle»), devraient être considérés comme des conventions contraires
à la liberté de contracter et ne pas être entérinés par les tribunaux. Ils ne
diffèrent en rien juridiquement du contrat de « yellow dog», qui interdit à
l'employé d'adhérer à un syndicat - et que la loi prohibe presque partout.
L'invalidation des conventions de ce genre, en éliminant les principaux
objectifs des grèves de soutien et des boycotts, rendrait ces moyens de
pression inopérants, comme tous les moyens de pression similaires. Il serait
nécessaire également de rendre nulles les stipulations légales en vertu
desquelles un contrat conclu avec des représentants de la majorité des
employés d'un établissement ou d'une entreprise industrielle, est
obligatoirement appliqué à la totalité d'entre eux, y compris ceux qui n'ont
pas volontairement délégué leurs droits aux négociateurs du contrat (23) ;
aucune organisation ne doit avoir le pouvoir de conclure de tels contrats.
Enfin, la responsabilité civile pour les actions organisées ou concertées
contrevenant aux obligations contractuelles ou aux lois générales, devrait
clairement peser sur ceux qui ont pris la décision, quelle que soit la forme de
l'action adoptée.
On ne saurait valablement objecter à cela qu'une législation invalidant
certains types de contrats serait en contradiction avec le principe de la liberté
de contracter. Nous avons vu précédemment (au chapitre 15) que ce principe
ne peut jamais signifier que tous les contrats seront exécutoires et entérinés
par les tribunaux; il signifie seulement que tous les contrats doivent être
jugés selon les mêmes règles générales, et qu'aucune autorité ne doit être
investie du pouvoir discrétionnaire de confirmer ou d'infirmer des contrats
particuliers. On peut classer parmi les contrats que la loi devrait considérer
commè non valides les contrats portant atteinte à la concurrence. Les contrats
de « closed shop» ou de « union shop» rentrent manifestement de cette
catégorie. Si la législation, la jurisprudence et la tolérance des organes de
l'exécutif n'avaient pas créé des privilèges pour les syndicats, il n'y aurait pas
eu nécessité de créer de lois spéciales sur ce plan dans les pays de « common
law». Il faut regretter que le besoin s'en fasse sel1tir, et le partisan de la
liberté considérera toujours avec méfiance ce genre de loi. Mais une fois que
les privilèges spéciaux sont entrés dans les moeurs juridiques du pays, on ne
peut les en faire sortir que par des lois adéquates. Il ne devrait, à l'évidence,
pas y avoir besoin de lois spéciales concernant le droit de travailler, mais il
est difficile de ne pas reconnaître que, dans la situation créée aux Etats-Unis
par les lois et les décisions de la Cour suprême, une loi particulière soit le
seul chemin possible vers la restauration des principes de liberté (24).
LES SYNDIC-\ TS ET L'EMPLOI 279
Les mesures spécifiques qu'il faudrait prendre dans un pays donné pour
y rétablir les principes de libre association dans le domaine du travail
dépendront de la situation à laquelle son évolution l'a conduit. La situation
des Etats-Unis est particulièrement intéressante, dans la mesure où on y est
allé plus loin qu'ailleurs (25) pour légaliser les moyens de pression utilisés
par les syndicats, et vraiment très loin en conférant des pouvoirs
discrétionnaires et essentiellement irresponsables à l'autorité administrative.
Pour plus de détails, on renverra le lecteur à l'importante étude du professeur
Sylvester Petro, The Labor Policy of the Free Society (26), où les réformes à
opérer sont clairement décrites.
Bien que ['ensemble des changements nécessaires pour réduire les
pouvoirs dangereux des syndicats n'implique rien d'autre que la volonté qu'ils
se soumettent aux règles de Droit applicables à tous, on peut compter que les
syndicats existants s'y opposeront de toutes leurs forces. Ils savent très bien
que la réussite de ce leurs projets actuels dépend précisément de ces pouvoirs
de coercition qui devront être restreints si la société libre veut survivre.
Cependant, tout espoir n'est pas perdu. Des évolutions sont en cours qui, tôt
ou tard, prouveront aux syndicalistes que la situation présente ne peut durer.
Ils verront que, parmi les différentes voies qui s'offrent à eux pour l'avenir,
celle qui consiste à se plier au principe général qui s'oppose à toute
coercition, sera à long terme préférable à la poursuite de leur comportement
présent; car celui-ci ne peut déboucher que sur l'une ou l'autre de deux
conséquences également fâcheuses
que la fixation des salaires par l'autorité, pour répartir les forces de travail
dans les secteurs de production, les régions, et les divers métiers. De proche
en proche, en instaurant des mécanismes officiels de conciliation et
d'arbitrage investis de pouvoirs contraignants, et en créant des « bureaux des
salaires », nous avançons vers une situation où les salaires seront déterminés
par ce qui sera, pour l'essentiel, des décisions autoritaires arbitraires.
Tout cela n'est que le résultat inévitable de l'actuelle politique des
syndicats, qui sont guidés par la volonté que les salaires soient déterminés par
une certaine idée de « justice» plutôt que par les forces du marché. Dans
aucun système viable, on ne peut admettre qu'un groupe quelconque de gens
puisse imposer par le chantage à la violence que lui soit donné ce qu'il estime
lui être dû. Et quand ce ne sont pas seulement quelques catégories
privilégiées, mais les plus gros bataillons de la main-d'oeuvre qui sont
effectivement organisés pour exercer des actions coercitives, laisser chaque
groupe agir à sa guise aboutirait non seulement à produire l'opposé de la
justice, mais aussi à entraîner le chaos économique. Lorsqu'on ne peut plus se
fonder sur la détermination impersonnelle des rémunérations qu'opère le
marché, le seul moyen de conserver un système économique viable est de les
faire définir autoritairement par-le gouvernement. Une telle méthode ne peut
être qu'arbitraire, car il n'y a aucun critère objectif de justice qu'on puisse
invoquer (31). Comme n'importe quel prix de bien ou de service, les taux de
salaire susceptibles de permettre à tous de postuler pour un emploi, ne
correspondent à aucun mérite mesurable, ou à aucun critère de justice
impersonnel, mais dépendent de conditions que personne ne peut maîtriser.
Si le gouvernement se chargeait de déterminer la structure d'ensemble
des salaires, et qu'il se trouvait alors en position de régir l'emploi et la
production, les présents pouvoirs des syndicats seraient bien plus
radicalement annihilés que s'ils se soumettaient à la règle de l'égalité devant
la I~i. Dans un tel système, les syndicats n'auraient d'autre choix que de
devenir des instruments volontaires de la politique gouvernementale et d'être
incorpqrés dans la machinerie gouvernementale, d'une part, et de se voir
totalement abolis, d'autre part. C'est la première option qui serait
vraisemblablement préférée, puisqu'elle permettrait à la bureaucratie
syndicale existante de conserver sa situation et une partie de son influence.
Mais pour les travailleurs, cela signifierait l'assujettissement complet au
pouvoir d'un Etat corporatif. La situation dans la plupart des pays ne nous
laisse d'autre choix que d'attendre une telle issue, ou de revenir sur nos pas.
La position actuelle des syndicats ne peut être indéfiniment préservée, car ils
ne peuvent fonctionner que dans cette même économie de marché qu'ils
s'obstinent à détruire peu à peu.
LES SYNDICATS ET L'EMPLOI 283
unifonnément dans tous les domaines. Il n'y a qu'un seul principe qui puisse
préserver la société libre de la disparition: la stricte interdiction de toute
coercition qui ne soit pas de l'ordre de la mise en oeuvre de règles abstraites
également applicables à tous.
Chapitre
19
Sécurité sociale
The Economist
Il est sans doute inévitable que l'aide ainsi accordée ne puisse être
réservée uniquement à ceux qui n'ont pu personnellement mettre des
ressources de côté - les « pauvres méritants», comme on disait - et que le
montant des secours apportés dans une société aisée excède ce qui serait
strictement nécessaire à la subsistance et à la santé. On peut aussi s'attendre à
ce que l'accès possible à cette aide induise certaines personnes à négliger de
se prémunir par elles-même contre les risques de l'existence. Il semblerait
donc logique en ces conditions que ceux qui veulent pouvoir bénéficier d'une
aide et qui ont un niveau de vie qui leur en donne les moyens soient incités à
mettre de côté aux fins de cette prévention. Dès lors qu'il est admis qu'existe
un devoir public de répondre aux besoins extrêmes créés par la vieillesse, le
chômage, la maladie, etc., sans égard au fait que ceux qui en souffrent
auraient pu et dû s'en prémunir, et particulièrement lorsque l'assistance est
garantie à un point tel qu'elle a pour effet de réduire les efforts individuels, le
corollaire évident est d'obliger les gens à s'assurer (ou à trouver d'autres
moyens équivalents) contre les risques ordinaires de la vie. Lajustification en
ce cas n'est pas que les gens devraient être contraints de faire ce qu'il est dans
leur propre intérêt de faire, mais qu'en négligeant toute prévoyance, ils
deviendraient une charge pour la communauté. C'est pour cette raison même
que nous obligeons les conducteurs de véhicules à moteur à s'assurer contre
les dommages à tierces personnes non dans leur intérêt, mais dans celui de
ceux qui pourraient être victimes de leurs actes.
Enfin, dès lors que l'Etat exige de tous qu'ils prennent des précautions
qu'auparavant seuls certains prenaient spontanément, il semble raisonnable
qu'il aide aussi à la création des organismes appropriés. Puisque c'est
l'intervention de l'Etat qui rend nécessaire l'accélération d'évolutions qui,
sans cela, auraient été plus lentes, le coût d'expérimentation et de
développement des nouvelles institutions doit être à sa charge, tout comme
l'est le coût de la recherche et de la diffusion des connaissances dans d'autres
domaines où l'intérêt collectif est en jeu. L'aide fournie sur fonds publics à
cette f.jn- devrait être temporairl: par nature, et fonctionner comme une
subvention destinée à faciliter un processus décidé par la collectivité, et
conçue pour une période transitoire qui se terminera quand l'institution
existante se sera développée jusqu'à satisfaire les besoins nouveaux.
Jusqu'à ce point, la justification du dispositif global de la « sécurité
sociale» peut probablement être admise par les défenseurs les plus vigilants
de la liberté. Même si nombre d'entre eux pourront trouver déraisonnable
d'aller aussi loin, on ne peut pas dire qu'il y ait là quoi que ce soit qui entre en
conflit avec les principes que nous avons affirmés: Un programme tel que
celui que nous venons de décrire comporterait de la coercition, mais
seulement de la coercition visant à prévenir une coercition plus grave de
l'individu dans l'intérêt d'autrui; et les arguments en faveur de ce programme
SECURITE SOCIALE 287
reposent autant sur le désir des gens de se protéger contre les conséquences
de l'extrême misère de leurs voisins que sur la volonté d'inciter les individus
à pourvoir plus sérieusement à leurs besoins futurs.
3. La démocratie et l'expert
L'extrême complexité, et l'opacité subséquente des systèmes de sécurité
sociale créent pour la démocratie un sérieux problème. Et on peut
légitimement dire que, bien que le développement du gigantesque appareil de
la sécurité sociale ait été un facteur clé dans la transformation de notre
économie, il n'en est pas moins très mal compris. Cela se voit non seulement
dans la croyance persistante (6) que le bénéficiaire individuel a un droit
moral aux services parce qu'il a payé pour ceux-ci, mais aussi dans le fait
curieux que les éléments majeurs de la législation sur la sécurité sociale sont
souvent présentés aux assemblées légiférantes d'une façon qui ne leur laisse
de choix qu'entre les accepter ou les rejeter en bloc, et ne leur autorise
pratiquement aucune modification (7). Et cela conduit au paradoxe selon
lequel cette même majorité des gens dont on prétend qu'ils seraient
individuellement incapables de choisir - ce qui justifierait qu'on administre à
leur place une bonne partie de leurs revenus -, serait dotée d'une capacité
collective suffisante pour qu'on lui demande de déterminer par qui les
revenus individuels doivent être dépensés (8).
Ce n'est pas seulement pour les profanes du grand public, néanmoins,
que les complexités de la sécurité sociale restent très mystérieuses.
L'économiste, le sociologue, ou le juriste ordinaires sont aujourd'hui presque
aussi ignorants des détails de ce système complexe et toujours changeant. Ce
qui fait au total que l'expert en vient à dominer dans ce domaine comme dans
les autres.
Le nouveau type d'expert, que nous rencontrons là, mais que nous
trouvons aussi dans des domaines tels que le travail, l'agriculture, le logement
et l'éducation, fait partie de ceux qui exercent leurs talents dans l'organisation
d'une institution particulière. Les organisations qui se sont édifiées dans ces
domaines sont devenues si complexes qu'il faut à peu près la totalité du temps
d'une séule personne pour en comprendre le fonctionnement. L'expert
institutil'mnel n'est pas nécessairement quelqu'un qui sait tout ce qu'il faut
savoir pour juger de la valeur de l'institution, mais il est souvent le seul qui
comprenne pleinement les modalités organisationnelles de celle-ci, ce qui le
rend indispensable. Les raisons pour lesquelles il s'est intéressé à une
institution particulière ont en général peu à voir avec les connaissances
spécifiques qui font sa qualité d'expert. Mais il n'en a pas moins presque
toujours une caractéristique propre: il est un défenseur inébranlable de
l'institution qu'il connaît bien. Ce qui est en question là n'est pas simplement
que seul quelqu'un qui approuve les objectifs d'une institution aura la
curiosité et la patience d'en scruter les détails, mais surtout qu'un tel effort
serait inutile pour quelqu'un d'autre: les opinions de celui qui n'est pas
disposé à accepter les principes des institutions existantes, n'ont aucune
SECURITE SOCIALE 291
chance d'être prises au sérieux, et n'auront aucun poids dans les débats
déterminant la politique en cours (9).
C'est un fait d'une importance considérable qu'en conséquence de cela,
dans des domaines de plus en plus nombreux de la politique, presque tous les
« experts» reconnus sont désormais, quasiment par définition, des personnes
favorables aux principes qui inspirent les mesures prises. Ce fait est
incontestablement l'un des facteurs qui provoquent l'accélération des
événements à laquelle nous assistons aujourd'hui. Le politicien qui, en
recommandant une accentuation des politiques en cours, déclare que « tous
les experts sont de cet avis» a souvent parfaitement raison dans la mesure où
seuls ceux qui sont de cet avis sont devenus experts institutionnels, et où les
économistes ou les juristes extérieurs ne sont pas considérés comme experts.
Une fois le dispositif mis en place, son développement futur sera modelé
selon l'idée que se font de ses besoins les gens qui ont choisi d'être à son
service (10).
donc être pleinement pris en compte dans chaque cas hors de toute
considération économique; et ensuite, l'idée que cela est économiquement
possible parce que, si on améliore le service médical, il en résulte une
amélioration globale de l'efficacité économique qui compense les coûts (27).
Les deux arguments sont imprégnés d'une mauvaise appréhension de la
nature du problème posé dans la plupart des prises de décisions concernant le
maintien de la santé et la vie. Il n'y a pas de critère objectif pour estimer ce
que coûtera en soins et en efforts le traitement d'un cas individuel; et plus la
médecine progresse, plus il devient clair qu'il n'y a pas de limite aux sommes
qui pourraient être dépensées de façon profitable pour faire tout ce qui est
objectivement possible (28). De plus, il n'est pas vrai que, dans notre
évaluation individuelle, tout ce qui peut être fait pour protéger la santé et la
vie a obligatoirement priorité absolue sur d'autres nécessités. Comme dans
tous les domaines où nous sommes confrontés non à des certitudes, mais à
des probabilités et à des hasards, nous prenons là constamment des risques, et
nous décidons sur la base de considérations économiques si telle ou telle
précaution vaut la peine d'être prise; ce qui veut dire que nous mettons le
risque en balance avec d'autres besoins. Même l'homme le plus riche ne fera
en général pas tout ce que le savoir médical rend possible pour préserver sa
santé, peut-être parce que d'autres soucis accaparent son temps et son énergie.
Toute personne se trouve toujours en position de décider si un supplément
d'effort ou de dépense est nécessaire. La vraie question est de savoir si la
personne concernée doit avoir son mot à dire" et pouvoir, par un sacrifice
supplémentaire, recevoir plus d'attention, ou si la décision doit être prise à sa
place par quelqu'un d'autre. Bien qu'il nous soit à tous désagréable de devoir
mettre en balance des valeurs immatérielles telles que la vie et la santé, avec
des avantages matériels, et bien que nous préférerions tous que le choix ne
soit pas nécessaire, nous avons tous à faire des choix de ce genre en raison de
faits auxquels nous ne pouvons rien changer.
L'içlée selon laquelle il existe un niveau élevé de qualité des services
médicaux 'lui pourrait et devrait être fourni de manière égale à tous, idée qui
est li la"'base du plan Beveridge et du British National Health Service, n'a
aucun rapport avec la réalité (29). En un domaine qui évolue aussi
rapidement que la médecine aujourd'hui, seul un niveau de qualité médiocre
peut être fourni de manière égale à tous (30). Etant donné que dans tout
domaine qui progresse, ce qu'il est objectivement possible de fournir à tous
dépend de ce qui a déjà été fourni à certains, le fait de priver certains de la
possibilité d'obtenir mieux que la qualité moyenne impliquera de surcroît que
cette qualité moyenne sera inférieure à ce qu'elle eût été sans cela.
Les problèmes suscités par la gratuité des soins sont encore compliqués
par le fait que le progrès de la médecine tend à orienter les efforts non plus
essentiellement vers la restauration de la capacité de travailler, mais vers
l'allégement de la souffrance et le prolongement de l'existence; ces objectifs
ne peuvent évidemment pas se justifier par des raisons économiques, mais par
SECURITE SOCIALE 299
des raisons humanitaires. Or, si la tâche de combattre les maladies graves qui
frappent et paralysent dans leur activité un certain nombre d'êtres humains est
relativement circonscrite, la tâche de freiner le processus qui nous conduit
tous à l'ultime déclin, n~a pas de limite. Et elle pose un problème qui ne
saurait être résolu par une prestation illimitée de moyens médicaux et qui, par
conséquent, ne cessera de nous placer devant des choix pénibles entre des
objectifs incompatibles. Sous un régime de médecine étatisée, ces choix ne
pourront qu'être imposés d'autorité aux individus.
Il peut sembler rude que dans un système de médecine libre, ceux qui
sont encore en pleine possession de leurs moyens de travailler soient en cas
d'incapacité momentanée et sans gravité soignés plus rapidement et plus
efficacement que des personnes âgées ou atteintes d'une maladie mortelle,
mais il en est ainsi sans doute dans l'intérêt de tous. Là où fonctionne la
médecine d'Etat, on peut souvent constater que ceux qui pourraient être vite
rétablis et rendus à leur activité, doivent attendre longtemps parce que les
services hospitaliers sont occupés par des patients qui ne pourront plus
jamais contribuer au bien-être d'autrui (31).
Tant de problèmes sérieux sont suscités par la nationalisation de la
médecine, que nous ne 'pouvons pas même évoquer tous ceux qui sont
importants. Il en est un néanmoins dont la gravité n'a guère été perçue par le
grand public, et qui semble appelé à prendre une importance considérable.
C'est la transformation des médecins, qui étaient membres d'une profession
essentiellement libre et n'avaient de comptes à rendre qu'à leurs clients, en
salariés de l'Etat, donc en fonctionnaires assujettis aux directives de l'autorité
publique et susceptibles d'être relevés de l'obligation de secret par cette
autorité. L'aspect le plus dangereux de cette nouvelle orientation pourrait
bien être que, dans une époque où le savoir médical confère à ceux qui le
détiennent un pouvoir croissant sur le cerveau des gens, on fasse d'eux les
agents d'une organisation unifiée à direction centrale, guidée par des motifs
identiques à ceux qui gouvernent généralement la politique.
Un système qui donne à quelqu'un dont les soins sont indispensables
aux individus, et qui est aussi un agent de l'Etat, l'accès aux pensées les plus
intimes de ces mêmes individus, ouvre des perspectives effrayantes, puisqu'il
place le médecin dans des conditions d'exercice où il peut fort bien devoir
révéler ce qu'il sait à un supérieur, et se servir de son savoir pour des fins
définies par l'autorité. La façon dont la médecine étatisée a été utilisée en
Russie, et le fait qu'on en ait fait un instrument de discipline industrielle (32),
nous donne un avant-goût des utilisations qu'on peut faire d'un tel système.
300 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
8. Remèdes au chômaa:e
La branche de la sécurité sociale qui paraissait la plus importante dans la
période précédant la Seconde Guerre mondiale, l'assurance contre le
chômage, est devenue re\"ativement peu importante ces dernières années (*).
Même s'il ne fait aucun doute que la prévention d'un chômage élevé importe
davantage que la façon de secourir les chômeurs, strictement rien ne nous
assure que nous avons définitivement résolu le premier problème, et que le
second ne reprendra pas à nouveau de l'importance. Et nous ne sommes pas
certains non plus que notre façon de secourir les chômeurs ne se révélera pas
être l'un des plus importants facteurs déterminant l'ampleur du chômage.
Nous considérerons à nouveau comme allant de soi la nécessité d'un
système de secours publics assurant un minimum uniforme pour tous les cas
de détresse avérée, et faisant que nul membre de la communauté ne soit
exposé à manquer de nourriture ou d'abri. Le problème spécifique qui se pose
dans le cas des chômeurs est de savoir comment et par qui une assistance plus
étendue fondée sur leurs revenus normaux pourrait leur être offerte, et en
particulier de savoir si cette assistance justifie une redistribution obligatoire
des revenus conformément à quelque principe de justice.
L'argument majeur en faveur d'une assistance allant au-delà du
minimum garanti à tous est que des changements soudains et imprévisibles
dans la demande de travail sont susceptibles de survenir en raison de
circonstances que le salarié ne peut ni prévoir ni empêcher. Il s'agit là d'un
argument de poids lorsqu'on est confronté à un chômage important et qu'on
est en période de dépression. Mais il existe bien d'autres causes de chômage.
Des périodes d'inactivité récurrentes et prévisibles existent dans la plupart
des métiers saisonniers, et il est en ce cas clairement de l'intérêt de tous ou
bien que l'offre de travail soit assez restreinte pour que les gains saisonniers
perm~ttent à celui qui travaille de gagner de quoi vivre toute l'année, ou bien
que le flux de main-d'oeuvre dans le secteur concerné soit régulé par des
mouvements d'échange avec des occupations complémentaires.
On pourrait citer aussi le cas très important où le chômage est la
conséquence directe du fait que les salaires sont trop élevés dans un secteur
donné, que cela soit le résultat d'une pression syndicale trop forte, ou que cela
soit le résultat d'un déclin du secteur concerné. Dans ce cas, et quelle que soit
la cause, le remède au chômage réside dans la flexibilité des rémunérations et
dans la mobilité des travailleurs eux-mêmes; or, l'une et l'autre se trouvent
réduites par un système qui garantit à tout chômeur un certain pourcentage du
salaire qu'il recevait auparavant.
Il y a incontestablement des arguments valables en faveur de
l'instauration partout où c'est possible d'une véritable assurance contre le
chômage dans laquelle les cotisations payées refléteraient les risques propres
à chaque branche d'activité. Si une industrie, du fait d'une instabilité
SECURITE SOCIALE 301
Il est dans la nature des choses que les débuts soient légers,
mais si on ne prend de grandes précautions,
les taux se multiplieront rapidement
et finiront par atteindre un point
que personne n'aurait pu prévoir.
Guicciardini
(vers 1538)
être évident que c'est en ce domaine plus qu'en tout autre que la politique a
dérivé vers l'arbitraire.
Après une longue période où il a été pratiquement impossible de
contester le principe de l'imposition progressive, et où peu d'analyses neuves
ont vu le jour, une façon beaucoup plus critique d'aborder le problème a fini
par apparaître (1). Le besoin n'en reste pas moins grand d'une étude plus
approfondie et plus exhaustive. Nous ne pouvons malheureusement dans ce
chapitre que présenter un bref récapitulatif de nos objections.
Il faut dire d'emblée que la seule progressivité dont nous nous
occuperons, parce que sur le long terme elle nous semble incompatible avec
des institutions de liberté, est la progressivité de la charge fiscale globale,
c'est-à-dire le fait que la charge fiscale pèse proportionnellement beaucoup
plus lourdement sur les revenus les plus élevés, tous impôts et toutes taxes
compris. Les impôts personnels, et notamment l'impôt sur le revenu, peuvent
être rendus progressifs aux fins de compenser la tendance de beaucoup
d'impôts indirects à peser plus lourdement sur les petits revenus. C'est là un
bon argument en faveur de la progressivité. Cet argument ne s'applique,
toutefois, qu'à des impôts déterminés et ne peut être étendu au système fiscal
tout entier. Nous parlerons ici des effets de l'impôt progressif sur le revenu
dans la mesure où, dans une période récente, il a fortement contribué à rendre
la fiscalité totale très progressive. La question de l'ajustement mutuel des
diverses sortes de prélèvements à l'intérieur d'un même système fiscal ne
retiendra pas notre attention.
Nous n'examinerons pas non plus séparément tout ce qui concerne le fait
que, même si l'impôt progressif sur le revenu est aujourd'hui le principal
instrument de redistribution, il n'est pas le seul instrument utilisable à cette
fin. Il serait manifestement possible de réaliser un volume considérable de
redistribution au moyen d'une fiscalité proportionnelle. Il suffirait pour cela
d'affecter une portion substantielle des rentrées fiscales à la fourniture de
servÏCes-qui profitent plus particulièrement à une catégorie de la population,
ou de ~ubventionner directement cette catégorie. On peut cependant se
• demander à quel degré les gens situés dans les « tranches» les plus basses de
revenus, accepteraient de voir leur argent disponible réduit par un impôt en
échange de la fourniture de services gratuits. On peut aussi se demander dans
quelle mesure la méthode modifierait les écarts salariaux entre les groupes à
revenus plus élevés. Il serait possible qu'elle détermine un transfert de
revenus important entre les riches en tant que classe et les pauvres en tant que
classe. Mais elle ne produirait pas cet aplatissement du sommet de la
pyramide des revenus qui est l'effet principal de la fiscalité progressive. Pour
les gens plus aisés, le résultat serait probablement que si tous seraient
imposés proportionnellement à leur revenu, la différence entre les services
dont ils profiteraient serait minime. Or, c'est dans cette catégorie sociale que
les modifications des revenus relatifs causées par la progressivité de l'impôt
sont les plus significatives. Le progrès technique, l'affectation des ressources,
FISCALITE ET REDISTRIBUTION 307
distribution des revenus (12). 1\ fut à nouveau généralement admis que le seul
fondement sur lequel on puisse appuyer la création d'une imposition
progressive globale était la volonté de modifier la répartition des revenus, et
que toute décision en ce sens reposait non pas sur un fondement scientifique.
mais sur un postulat politique: l'intention d'imposer à la société un schéma
de distribution fixé par décision majoritaire.
4. La progressivité
n'est pas financièrement nécessaire
On explique d'habitude cette évolution par le considérable
accroissement des dépenses publiques au cours des quarante dernières années
et par le fait que celles-ci n'auraient pu être couvertes sans le recours à des
taux fortement progressifs, ou sans qu'un fardeau intolérable n'en vienne à
peser sur les pauvres. Et on ajoute que si on reconnaît qu'il fallait aider les
pauvres, la progressivité devenait inévitable. A l'examen néanmoins,
l'explication se dissout et apparaît n'être qu'un mythe pur et simple. Non
seulement les rentrées fiscales provenant de ce qui est prélevé sur les hauts
revenus, et particulièrement de ce qui est prélevé sur les très hauts revenus,
représentent une part si faible de la recette totale qu'elles ne changent rien ou
presque au poids supporté par le reste des contribuables - mais pendant de
nombreuses années après l'instauration des taux progressifs, ce ne furent pas
les plus pauvres qui bénéficièrent du système, mais les ouvriers qualifiés et
les couches inférieures de la classe moyenne qui constituaient la majorité des
électeurs. D'autre part, il faudrait dire que l'illusion selon laquelle la
progressivité permettrait de faire porter l'essentiel du fardeau par les riches,
est pour beaucoup dans la rapidité avec laquelle elle s'est accrue, et a induit
les masses à accepter des charges lourdes qu'elles n'auraient pas accepté sans
cel~. Le seul résultat majeur de cette politique a été de limiter fortement les
revenus que pouvaient gagner ceux qui réussissent le mieux, et de satisfaire
ainsi le sentiment d'envie des moins riches.
On pourrait montrer grâce à quelques chiffres concernant les Etats-Unis
et la Grande-Bretagne, à quel point la contribution issue des taux progressifs
- et notamment des taux excessifs prélevés sur les revenus élevés - dans la
recette fiscale totale est faible. Pour les Etats-Unis, il a été déclaré en 1956
que « la superstructure progressive entière produit seulement environ 17 %
de la recette totale de l'impôt sur le revenu des personnes physiques - c'est-à-
dire, environ 8,5 % de l'ensemble des revenus fédéraux, et là-dessus la moitié
est perçue sur les tranches de revenus situées entre $16 000 et $18 000, où le
taux atteint 50 %, l'autre moitié provenant des tranches plus élevées et plus
imposées» (13). Pour ce qui concerne la Grande-Bretagne, qui a une échelle
de taux encore plus excessive et un plus fort pourcentage de prélèvements
FISCALITE ET REDISTRIBUTION 311
obligatoires, on a fait remarquer que « la surtaxe totale (sur les revenus tant
gagnés que non gagnés) ne rapporte que 2,5 % de toutes les recettes
publiques, et que si on prenait la totalité des revenus au dessus de f2 000 par
an, cela ne rapporterait que 1,5 % de recettes fiscales supplémentaires.
L'essentiel des fonds perçus au titre de l'impôt sur le revenu et de la surtaxe
provient des revenus situés entre f750 et f3 000 par an - c'est-à-dire des
revenus de gens allant du contremaître au directeur, ou du fonctionnaire
débutant aux chefs de services administratifs» (14).
Généralement parlant, et après examen des systèmes progressifs des
deux pays, il semblerait que l'apport procuré par les taux progressifs se situe
dans l'un et l'autre pays entre 2,5 % et 8,5 % des recettes fiscales totales, ou
entre 0,5 % et 2 % du revenu national brut. Ces chiffres ne donnent
manifestement pas à penser que la progressivité soit la seule méthode qui
permette d'obtenir les ressources nécessaires. Il semble à tout le moins
probable (même si on ne peut rien affirmer de manière définitive), que
l'impôt progressif suscite des recettes fiscales inférieures à la baisse de
revenus réels qu'il provoque.
Si la croyance que les taux élevés prélevés sur les riches représentent
une contribution indispensable pour les finances publiques se révèle donc
illusoire, la prétention que la progressivité a servi principalement à soulager
les classes défavorisées se trouve également démentie par ce qui s'est passé
dans les démocraties pendant la majeure partie de la période qui a suivi
l'instauration du système. Des études indépendantes effectuées aux Etats-
Unis, Grande-Bretagne, France et Prusse concordent pour montrer qu'en règle
générale, ce sont les titulaires de revenus moyens composant la majorité de
l'électorat qui ont été le mieux traités, alors que non seulement les titulaires
de revenus plus élevés, mais aussi ceux qui sans être pauvres faisaient partie
des moins riches, ont porté une part beaucoup plus lourde du fardeau fiscal.
La meilleure illustration de cette situation, apparemment assez commune
jusqu'à la dernière guerre, est fournie par une étude détaillée de la situation
en Angleterre, où en 1936- 1937 le poids total de l'impôt sur le revenu des
familles avec deux enfants était de 18 % pour les revenu annuels de LIOO par
an, baissait jusqu'à un minimum de Il % pour les revenus de f350 par an,
puis remontait à 19 % seulement pour les revenus de fi 000 (15). Ce que
montrent ces chiffres (et des données analogues provenant d'autres pays), est
qu'une fois le principe de proportionnalité abandonné, ce ne sont pas
forcément les moins favorisés qui profitent de la mesure, mais plutôt les
membres des catégories qui disposent de la plus forte influence électorale; ce
qu'ils montrent en outre est que tout ce qui a été prélevé par le biais de la
progressivité aurait pu être obtenu simplement en imposant les gens aux
revenus moyens aussi lourdement que les gens les plus pauvres.
Il est vrai que l'évolution qui s'est opérée après la guerre en Angleterre,
et sans doute ailleurs, a contribué à accroitre la progressivité de l'impôt sur le
revenu au point que l'ensemble des impôts est devenu progressif; et que par
312 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
5. Pro2ressivité et démocratie
La véritable raison pour laquelle toutes les affirmations des partisans de
la progressivité disant que celle-ci demeurerait modérée, se sont révélées
fausses, et pour laquelle aussi son expansion est allée beaucoup plus loin que
ne le prévoyaient ses adversaires les plus pessimistes (17), est que tous les
arguments présentés en faveur de la progression des taux peuvent être utilisés
pour justifier n'importe quel accroissement de la progressivité. Les
défenseurs de celle-ci peuvent bien se rendre compte qu'au-delà d'un certain
point, les effets nocifs sur l'efficacité du système économique sont
susceptibles de devenir si graves qu'il serait dangereux d'aller plus loin,
l'argument parlant de la supposée justice de l'impôt progressif ne pose d'autre
limite à son alourdissement, comme l'ont souvent admis ses partisans, que la
confiscation de tous les revenus au-dessus d'un certain niveau, et
l'exonération de tous les revenus en dessous de ce niveau. A la différence de
la proportionnalité, la progressivité n'offre aucun principe qui nous dise ce
que devrait être la charge relative de personnes différentes. Elle n'est rien de
plus que le rejet de la proportionnalité en faveur d'une discrimination à
l'encontre des riches, sans aucun critère pour circonscrire l'étendue de cette
discrimipation. Comme « il n'existe pas de taux idéal de progression qui se
puisse définir par une formule» (18), c'est seulement la nouveauté qui a
empêché'qu'on en arrive d'emblée à des niveaux exorbitants. Mais il n'y a pas
de raison pour qu'en rajouter « un petit peu plus qu'avant» ne soit pas
toujours présenté comme une solution juste et raisonnable.
Ce n'est pas insulter la démocratie, ou témoigner d'une ignoble méfiance
envers sa sagesse, que d'affirmer qu'une fois embarquée dans une telle
politique, elle ne peut que se trouver entraînée à aller bien plus loin qu'elle ne
le voulait au début. Cela ne veut pas dire que « des institutions libres et
représentatives sont condamnées à échouer» (19) ou qu'il faut en venir à
« une défiance complète envers le gouvernement démocratique» (20), mais
que la démocratie a encore à apprendre que pour être juste, elle doit fonder
son action sur des principes généraux. Ce qui est vrai pour l'action
individuelle l'est aussi pour l'action collective, à ceci près que la majorité est
peut-être moins portée à voir clairement ce que peut être l'incidence de ses
FISCALITE ET REDISTRIBUTION 313
décisions dans le long tenne, et par conséquent n'a que davantage besoin de
se baser sur des principes. Lorsque, comme dans le cas pour la progressivité
de l'impôt, le soi-disant principe adopté n'est rien de plus qu'une invitation
ouverte à la discrimination et, pis encore, une invitation à l'oppression d'une
minorité par une majorité, ce soi-disant principe ne peut que devenir prétexte
à l'arbitraire pur et simple.
Ce qu'il faut ici est une règle qui, tout en laissant ouverte la possibilité
pour une majorité de s'imposer un fardeau à elle-même pour aider une
minorité, n'autorise pas une majorité à imposer un fardeau à une minorité
sous le prétexte qu'elle, majorité, considérerait ce fardeau comme légitime.
Qu'une majorité, simplement parce qu'elle est majorité, se considère comme
en droit d'appliquer à une minorité une règle à laquelle elle-même ne se
soumet pas, constitue la violation d'un principe beaucoup plus fondamental
que la démocratie même, puisque la démocratie repose sur lui. Nous avons vu
déjà (aux chapitres 10 et 14) que, dans la mesure où les classifications de
personnes auquel le Droit recourt ne doivent entraîner ni privilège ni
discrimination, elles doivent reposer sur des distinctions tenues pour valables
tant par les membres du groupe concerné que par ceux qui n'en font pas
partie.
L'impôt proportionnel a le grand mérite de fournir une règle que peuvent
accepter ceux qui paieront davantage en terines absolus, et ceux qui paieront
moins en tennes absolus, et qui, une fois acceptée, ne pennet aucune fonne
de traitement discriminatoire d'une minorité. Même si l'impôt progressif ne
désigne pas nommément les individus à taxer plus lourdement, il est
discriminant en ce qu'il introduit une distinction visant à faire passer le
fardeau des épaules de ceux qui décident les taux à celles de ceux qui y sont
assujettis. On ne peut en aucun cas considérer une série de taux croissants
comme une règle générale s'appliquant de manière égale à tous - on ne peut
dire en aucun cas qu'un impôt de 10 % sur le revenu d'une personne et de
75 % sur le revenu d'une autre personne sont égaux. La progressivité ne
fournit aucun critère pennettant de dire ce qui est ou n'est pas à considérer
comme juste. Elle n'indique aucune limite pour sa propre application, et le
« bon sens» des gens auxquels ses partisans sont ordinairement obligés de
s'en remettre au titre d'ultime sauvegarde (21) n'est rien de plus que l'opinion
courante du moment, façonnée par la politique passée.
Si les taux progressifs ont monté aussi vite en fait, cela tient également à
une cause particulière qui a joué pendant les quarante années écoulées, à
savoir: l'inflation. Il est maintenant bien compris qu'un gonflement global
des revenus nominaux tend à faire passer tout le monde à un palier supérieur
d'imposition, même si le revenu réel de chacun reste le même. Le résultat de
l'inflation a été que des membres de la majorité se sont périodiquement
trouvés devenir les victimes de taux discriminatoires qu'ils avaient votés en
pensant qu'ils ne seraient pas affectés.
314 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
Les opinions peuvent diverger quant à savoir si les relations entre deux
revenus restent inchangées quand tous deux se trouvent réduits d'un même
montant ou dans une même proportion. Le fait de savoir si oui ou non les
rémunérations nettes de deux services, qui étaient égales avant l'impôt, le
restent encore après sa perception, lui, ne prête pas à discussion. Et c'est là
que l'effet de la progressivité est significativement différent de celui de la
proportionnalité. L'emploi qui sera fait d'une ressource donnée dépend de la
rémunération nette des services pour lesquels on l'aura employée, et si on
veut que les ressources soient employées efficacement, il est important que
les rémunérations relatives des services particuliers telles que les détermine le
marché ne soient pas modifiées par l'impôt. L'impôt progressif suscite ce
genre de modification en faisant que la rémunération nette d'un service donné
dépende des autres gains du contribuable pendant une période, qui est
habituellement d'une année. Si, avant impôt, un chirurgien reçoit autant pour
une opération qu'un architecte pour le plan d'une maison, ou si un
représentant gagne autant en vendant dix voitures qu'un photographe en
tirant quarante portraits, la même relation subsistera si leurs recettes sont
imposées de manière proportionnelle. Mais si elles sont imposées de manière
progressive, cette relation pourra être fortement modifiée. Non seulement des
services qui, avant impôt, reçoivent la même rémunération peuvent rapporter
des bénéfices inégaux, mais quelqu'un qui reçoit pour un service donné un
paiement relativement important, peut en définitive se retrouver avec moins
d'argent qu'un autre qui reçoit un paiement moindre.
Cela veut dire que l'impôt progressif va à l'encontre de ce qui constitue
probablement le seul principe universellement reconnu de justice
économique: « à travail égal, salaire égal». Si ce que deux avocats sont
chacun autorisés à garder d'honoraires semblables versés pour traiter
exactement le même type de dossier dépend de ce qu'ils ont gagné l'un et
l'autre pendant l'année, ils pourront recevoir en fait pour le même travail des
rémunérations fort différentes. Un homme qui a travaillé très dur, ou dont les
services sont très recherchés, pourra être rémunéré beaucoup moins pour un
travail supplémentaire que quelqu'un qui a été oisif ou qui est moins doué. En
fait, plus les consommateurs apprécient les services de quelqu'un, et moins il
sera avantageux pour lui d'apporter ces services.
Cet effet sur l'incitation, au sens usuel du terme, bien qu'important et
souvent souligné, n'est nullement le plus nocif des effets de la progressivité
de l'impôt. Même ici, le problème n'est pas tant que les gens pourraient au
total travailler moins assidûment, mais que la modification de la
rémunération nette des diverses activités détournera souvent leurs énergies
vers des domaines où elles seront moins utiles. Le fait que l'impôt progressif
fasse dépendre la rémunération nette d'un certain service de la fréquence avec
laquelle la rémunération est versée devient ainsi non seulement la source
d'injustices, mais celle de mauvais aiguillages des efforts productifs.
316 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
qu'une société composée d'une majorité d'hommes qui sont leur propre patron
garderait le concept de revenu tel que nous le concevons aujourd'hui, ou
qu'elle aurait jamais imaginé d'imposer les gains procurés par certains
services en fonction du rythme annuel de fourniture de ces services.
On peut se demander si une société qui n'admettrait pas de rémunération
autre que celle que la majorité considère comme adéquate, et qui ne
considérerait pas l'acquisition d'une fortune dans un laps de temps
relativement court comme la forme légitime de rémunération de certaines
activités, pourrait à la longue conserver un système d'entreprise privée. Bien
qu'il n'y ait aucun problème inhérent au fait de disperser la propriété
d'entreprises déjà solidement. établies entre un grand nombre de petits
détenteurs, et au fait de confier la direction de ces entreprises à des gérants
occupant une position intermédiaire entre les entrepreneurs et les employés,
la formation d'entreprises nouvelles est encore, et sera probablement
toujours, le fait d'individus disposant de ressources considérables. Les
nouvelles créations, de façon générale, devront encore être soutenues par un
petit groupe de personnes ayant une intime connaissance des occasions à
saisir; et il n'est sans aucun doute pas souhaitable que tout le développement
futur dépende des organismes financiers et industriels établis.
On peut relier à ce problème celui de l'effet de la progressivité sur un
aspect de la formation de capital différent de celui que nous venons d'étudier,
à savoir l'emplacement où cette formation s'opère. C'est l'un des avantages
d'un système concurrentiel que les initiatives bien conçues produisent
pendant quelque temps des profits très importants, et qu'ainsi le capital
nécessaire à l'expansion future soit formé par les personnes qui ont les
meilleures chances de l'employer de manière appropriée. Les gains
importants de l'innovateur bien inspiré signifiaient, dans le passé, qu'ayant
démontré son aptitude à employer du capital dans la création de nouvelles
entreprises, il pourrait promptement avoir la possibilité de chercher de
nouvelles opportunités entrepreneuriales avec des moyens accrus. Une bonne
part.de~a·formation de capitaux des uns étant compensée par les pertes de
capitaux des autres, on pourrait voir là de façon réaliste un élément d'un
processus continu de redistribution des capitaux. entre les entrepreneurs.
L'imposition de tels gains, à des taux plus ou moins confiscatoires, équivaut à
une lourde taxe sur cette circulation des capitaux qui est .une part essentielle
de la force motrice du progrès des sociétés.
Toutefois, la plus sérieuse conséquence du découragement à la
formation des capitaux là où se présentent des opportunités temporaires de
gains importants est l'affaiblissement de la con.currence. Le système tend
généralement à favoriser l'épargne d'entreprise plutôt que l'épargne
individuelle, et plus spécialement à renforcer la position des entreprises déjà
installées au détriment des nouvelles. Il contribue ainsi à l'apparition de
situations quasi monopolistiques. Parce que l'impôt d'aujourd'hui absorbe la
majeure partie des profits « excessifs» du nouveau venu, celui-ci ne peut pas,
FISCALITE ET REDISTRIBUTION 319
d'environ f.5 000 - encore que cela ait été partiellement tempéré par le fait
que les plus-values du capital n'étaient pas considérées comme des revenus).
Nous avons vu que, l'apport financier que la progressivité procure au trésor
public étant minime, celle-ci ne peut se justifier que par l'idée que personne
ne doit disposer d'un revenu très élevé. Or, la définition de ce qu'est un
revenu très élevé dépend de ce que pense la communauté considérée et, en
définitive, de son niveau moyen de richesse. Plus un pays est pauvre, dirons-
nous, plus bas sera le revenu maximum autorisé, plus aussi il sera difficile à
ses habitants d'atteindre des niveaux que dans des pays plus riches on ne
considère que comme modérés. On peut voir où cela peut conduire en
regardant un projet de loi, qui ne fut écarté que de justesse, de la Commission
de Planification Nationale des Indes, d'après lequel l'ensemble des revenus
devrait se voir imposer un plafond de $6 300 par an ($4 300 par an pour les
revenus salariaux) (30). Il suffit de penser à l'application d'un pareil principe
dans les diverses régions d'un même pays, ou au niveau international, pour en
voir les conséquences. Cela montre amplement quelle est la base morale du
principe selon lequel la majorité d'un groupe déterminé doit avoir le droit de
décider de la limite adéquate des revenus particuliers, et ce qu'il en est de la
sagesse de ceux qui croient de cette façon améliorer le bien-être des masses.
Peut-on vraiment douter que des pays pauvres, en empêchant les individus de
devenir riches, ralentiront aussi la croissance générale de la richesse, èt que ce
qui est vrai pour les pays pauvres est vrai aussi pour les pays riches?
En dernier ressort, le problème de l'impôt progressif est bien
évidemment d'ordre moral, et dans une démocratie, la vraie question est de
savoir si l'adhésion que cet impôt recu~ille actuellement pourrait durer si le
peuple comprenait pleinement comment il fonctionne. On peut penser que la
pratique se fonde sur des idées que la plupart des gens n'approuveraient pas si
elles étaient énoncées de manière abstraite. Qu'une majorité puisse imposer
un fardeau fiscal discriminatoire à une minorité; que des services équivalents
et payé~ le même prix puissent déboucher pour cette raison sur des
rémunérati,pns différentes; et que les stimulants normaux de l'activité d'une
classe emière soient détruits en pratique, simplement parce que les revenus de
cette classe ne sont pas du même ordre que ceux des autres classes - tout cela
est inadmissible au regard des normes de justice. Si on ajoute le gaspillage
d'énergies et d'efforts qu'à bien des égards l'impôt progressif entraîne (31), il
ne devrait pas être impossible de convaincre des gens raisonnables de sa
nocivité. L'expérience montre néanmoins que l'habitude émousse vite le sens
de la justice, et qu'elle peut même élever à la hauteur d'un principe ce qui, en
réalité, n'a d'autre fondement que l'envie.
Pour que puisse s'établir un système fiscal raisonnable, il faut que le
peuple reconnaisse comme un principe que la majorité qui décide du montant
total du prélèvement fiscal, doit aussi contribuer à ce prélèvement au taux le
plus élevé. Il ne peut y avoir d'objection à ce que la même majorité attribue à
FISCALITE ET REDISTRIBUTION 321
1. Monnaie et gouvernement
L'expérience des cinquante dernières années a appris à la plupart des
gens l'importance d'un système monétaire stable. A la différence du siècle
précédent, cette période a connu de grandes perturbations monétaires. Les
gouvernements ont assumé un rôle beaucoup plus' actif dans la politique
monétaire, et· cela fut tout autant une cause qu'une conséquence de
l'instabilM. Il est donc naturel que certains en viennent à penser que le mieux
serait de priver les gouvernants de leur pouvoir sur la monnaie. Pourquoi,
demande-t-on parfois, ne pourrions-nous pas, comme nous le faisons en
d'autres domaines, nous en remettre aux forces spontanées du marché pour
nous fournir ce qu'il nous faut en matière de moyens d'échange?
Il importe de dire clairement d'emblée que cela n'est pas seulement
politiquement impraticable à l'heure actuelle, mais que si c'était possible ce
ne serait sans doute pas souhaitable. Peut-être que si les gouvernements
n'étaient jamais intervenus, une sorte d'arrangement monétaire se serait
dégagé qui n'aurait pas requis un contrôle délibéré; et peut-être que si les
324 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
ou lorsque les gens, parce que leurs recettes et leurs dépenses ont changé, se
mettent àconserver davantage de liquidités (ou à en conserver moins) qu'ils
n'avaient l'habitude de le faire. Chaque à-coup de ce genre provoque une série
de modifications de la demande qui ne correspondent pas à une modification
des faCteurs concrets sous-jacents, et qui engendrent ainsi des changements
dans les prix et la production qui perturbent l'équilibre de l'offre et de la
demande (3).
Si, pour cette raison, les changements dans l'offre de monnaie sont
particulièrement perturbateurs, le stock de monnaie tel que nous le
connaissons est lui aussi susceptible de changer de façon dommageable.
L'important là est que le rythme auquel la monnaie est dépensée ne fluctue
pas indûment. Cela veut dire que lorsque les gens changent d'avis quant au
montant de l'encaisse dont ils pensent avoir besoin pour leurs prochaines
dépenses (ou, comme disent les économistes, quant à leur « degré de
liquidité»), la quantité de monnaie devrait changer dans le même sens.
Quelle que soit la façon dont nous définissons « l'encaisse», la propension
des gens à conserver une partie de leurs ressources sous cette forme est
sujette à des fluctuations considérables, à court et à long terme, et diyerses
évolutions spontanées (comme, par exemple, l'apparition de la carte de crédit
et du chèque de voyage) peuvent aussi l'affecter profondément. Aucune
régulation automatique du volume monétaire n'est susceptible de déclencher
les ajustements désirables avant que de tels changements dans la demande de
monnaie ou dans l'émission de substituts monétaires, n'aient provoqué un
effet dommageable sur les prix et l'emploi.
Pis encore, dans tous les systèmes monétaires modernes, non seulement
le volume de monnaie ne s'ajuste pas de lui-même à de tels changements dans
la demande de monnaie, mais il tend à changer dans le sens opposé. Dès lors
que des créances en monnaie viennent à servir de monnaie - et il est difficile
de voir comment on pourrait l'empêcher - l'offre de tels substituts monétaires
tend à devenir « perversement élastique» (4). Cela vient simplement du fait
que les raisons qui poussent les gens à désirer davantage d'encaisses,
poussent également ceux qui fournissent par le biais de prêts des créances en
monnaie, à en fournir moins et vice-versa. Le fait que, lorsque tout le monde
souhaite être plus « liquide», les banques pour les mêmes raisons veulent
l'être aussi, et donc consentent moins de crédit, n'est qu'un exemple d'une
tendance générale inhérente à la plupart des formes de crédit.
Ces fluctuations spontanées du volume de monnaie ne peuvent être
évitées que si quelqu'un a le pouvoir de modifier délibérément dans la
direction inverse l'offre d'un moyen d'échange généralement accepté. C'est là
une fonction qu'on a le plus souvent estimé nécessaire de confier à une
institution nationale unique, jadis les banques centrales. Même les pays
comme les Etats-Unis, qui ont longtemps résisté à la création d'une telle
institution, se sont finalement rendu compte que, pour éviter des paniques
périodiques, un système qui recourt amplement au crédit bancaire doit
326 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
reposer sur une agence centrale qui soit toujours en mesure de fournir de
l'encaisse et qui, par le contrôle du volume de liquidités, puisse influer sur le
volume total du crédit.
Il y a de fortes raisons, toujours valables, pour que ces institutions soient
autant que possible indépendantes du gouvernement et de sa politique
financière. Nous touchons ici, cela dit, au troisième point que nous avons
évoqué - une évolution historique qui, sans être strictement irrévocable,
s'impose comme une réalité dans l'avenir immédiat. Une politique monétaire
indépendante de la politique financière de l'Etat est possible tant que les
dépenses publiques ne constituent qu'une part relativement modeste de tous
les paiements, et tant que la dette publique, en particulier à court terme, ne
représente qu'une petite part de l'ensemble des instruments de crédit (5).
Aujourd'hui, ces conditions n'existent plus. En conséquence, une politique
monétaire efficace ne peut être conduite qu'en coordination avec la politique
financière du gouveniement. Or, en ce domaine, coordination signifie
inévitablement que ce qu'il reste d'autonomie nominale aux autorités
monétaires les oblige, en fait, à ajuster leurs mesures sur celles du pouvoir
politique. Que cela nous plaise ou non, ce dernier devient donc le facteur
déterminant.
Certains sont favorables à ce contrôle du cadre monétaire par le
gouvernement. Nous aurons à nous demander par la suite si nous sommes
placés ainsi dans de meilleures conditions pour pratiquer une politique
monétaire convenable. Pour le moment, l'important pour nous est de bien
comprendre que, lorsque la dépense publique représente urie portion
considérable du revenu national comme c'est le cas partout aujourd'hui, le
gouvernement ne peut que dominer la politique monétaire. Et d'ajouter que la
seule façon dont on puisse changer quelque chose à cette situation serait de
procéder à une forte réduction de la dépense publique.
2 . .InJ1ation et Etat-providence
Dès lors que le gouvernement a disposé du pouvoir de déterminer la
politique monétaire, la principale menace en ce domaine a été l'inflation. Les
gouvernements, en tous lieux et de tout temps, ont été la cause principale de
la dégradation de la monnaie. Quand bien même il y a eu parfois des baisses
prolongées de la valeur d'une monnaie métallique, les principales inflations
du passé ont été provoquées soit par le fait que le gouvernement diminuait la
dimension des pièces, soit par le fait qu'il émettait des quantités excessives de
papier-monnaie. Il se peut que la présente génération soit davantage sur ses
gardes contre ces méthodes rudimentaires de destruction des monnaies, et
contre le fait que les gouvernements puissent couvrir leurs frais en émettant
du papier-monnaie. Les mêmes résultats néfastes peuvent cependant être
LA CHARPENTE MONETAIRE 327
atteints de nos jours par des procédés plus subtils, que le public est moins à
même de déceler.
Nous avons vu comment chacun des aspects principaux de l'Etat-
providence que nous avons analysés tend à encourager l'inflation. Nous
avons vu comment les pressions syndicales sur les salaires, combinées avec
les mesures courantes visant au plein-emploi, vont dans le même sens, et
comment le pesant fardeau financier dont les gouvernements se chargent sous
la forme des retraites risque de les conduire à des tentatives répétées de
diminuer celles-ci en diminuant la valeur de la monnaie. Nous pourrions
ajouter aussi, bien que cela concerne un domaine qui n'est pas strictement
connexe, que les gouvernants semblent avoir recouru à l'inflation pour alléger
leurs obligations permanentes chaque fois que la part du revenu national
qu'ils prélevaient a dépassé 25 % (6). Et nous avons vu aussi que, dès lors
que dans un système de fiscalité progressive l'inflation a pour effet d'accroître
les recettes fiscales proportionnellement plus vite que les revenus privés, la
tentation de recourir à elle devient très forte.
S'il est vrai par ailleurs que les institutions de sécurité et d'assistance
sociale tendent à favoriser l'inflation, il est plus vrai encore que ce sont les
effets de l'inflation qui ont intensifié la demande de mesures
interventionnistes. Cela ne vaut pas seulement pour certaines mesures que
nous avons déjà considérées, mais aussi pour bien d'autres que nous ne
pouvons pour l'instant que mentionner, telles que la réglementation des
loyers, le contrôle du prix des aliments de base, et d'autres formes de contrôle
des prix et des dépenses publiques. Le fait que les effets de l'inflation ont
servi d'argument pour étendre les interventions de l'Etat est assez évident
aujourd'hui pour qu'il ne soit pas nécessaire de fournir d'autres illustrations.
Mais le fait que, depuis plusieurs décennies déjà, l'évolution mondiale sur ce
plan a été déterminée par un courant inflationniste sans précédent est, lui,
insuffisamment perçu. Il transparaît peut-être de façon particulièrement claire
dans l'influence qu'a eue l'inflation sur les efforts que les générations dont la
vie active a correspondu à cette période ont dû faire pour préparer leurs vieux
jours.
Les résultats d'une petite enquête statistique (7) pourraient nous aider à
voir ce que l'inflation a fait de l'épargne de la génération qui est
aujourd'hui (en 1960) sur le point de partir en retraite. Le but de l'enquête
était de déterminer ce que serait la valeur aujourd'hui, dans divers pays, de
l'épargne accumulée par une personne sur une période de quarante-cinq ans,
de 1913 à 1958, si elle avait chaque année mis de côté l'équivalent en
monnaie du même pouvoir d'achat, et l'avait invesü à un taux d'intérêt fixe de
4 %. Ce taux correspondait approximativement à ce que le petit épargnant
occidental aurait tiré du genre d'investissement qui lui est accessible, livrets
de caisse d'épargne, emprunts d'Etat, ou assurances sur la vie. On représentait
par 100 le montant que l'épargnant aurait détenu au bout de ces 45 ans, si la
valeur de la monnaie était restée constante. Et on se demandait quelle partie
328 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
3. Inflation et déflation
Même si peu de gens plaident délibérément pour une montée continue
des prix, la source primordiale du préjugé inflationniste endémique est une
croyance générale que la déflation, l'inverse de l'inflation, est tellement plus
redoutable que, pour ne pas prendre de risque, il vaut mieux persévérer dans
l'erreur inflationniste. Or, comme nous ne savons pas comment maintenir les
prix complètement stables, et comme nous ne pouvons chercher la stabilité
qu'en corrigeant tout léger mouvement dans l'une ou l'autre direction, la
volonté d'éviter à tout prix la déflation ne peut que déboucher sur une
inflation cumulative. Qui plus est, le fait qu'inflation ou déflation sont
souvent de caractère local ou sectoriel, mais surviennent nécessairement en
LA CHARPENTE MONETAIRE 329
peuvent être maintenues que par une inflation continue, leur interruption
simultanée est à même de provoquer ce cercle vicieux légitimement redouté
dans lequel la baisse de quelques revenus entraîne la baisse de plusieurs
autres et ainsi de suite. Sur la base de l'expérience que nous avons accumulée,
on peut dire qu'il serait probablement possible de prévenir les dépressions
graves en bloquant l'inflation qui les précède en général, mais qu'il y a peu de
choses qu'on puisse faire pour guérir les dépressions une fois qu'elles
s'installent. Le moment où il conviendrait de se préoccuper des menaces de
dépression est malheureusement celui où ces menaces sont le plus éloignées
de l'esprit des gens.
La façon dont l'inflation déroule ses conséquences explique pourquoi il
est si difficile de lui résister lorsque la politique se préoccupe des situations
particulières bien plus que des conditions d'un bon fonctionnement de la
société, et des problèmes du court tenne bien plus que de ceux du long tenne.
L'inflation est d'ordinaire la voie facile pour sortir de difficultés
momentanées, pour le gouvernement comme pour les entreprises privées - la
ligne de moindre résistance et, parfois aussi, la manière la plus commode
d'aider l'économie à sunnonter tous les obstacles que la politique
gouvernementale a placés sur sa route (12). Elle est le résultat inévitable
d'une attitude politique considérant toutes les autres décisions comme des
données auxquelles le volume de monnaie doit être adapté afin que les
dommages provoqués par ces autres décisions soient le moins visibles
possible. A la longue, .ce type d'attitude rend les gouvernements captifs de
leurs propres décisions antérieures, qui souvent les contraignent à prendre des
mesures qu'ils savent devoir être néfastes. Ce n'est pas un hasard si l'auteur
dont les vues - peut-être mal interprétées - ont, plus que celles d'aucun autre,
encouragé cette propension à l'inflation, est aussi l'auteur de la fonnule
fondamentalement antilibérale: « dans le long tenne, nous sommes tous
morts» (13). Le penchant inflationniste de notre époque est largement le
résultat de la prépondérance de la vision à court tenne, qui elIe-même
découle de la difficulté considérable qu'il y a à discerner les conséquences
plus lointaines des décisions courantes, et de la volonté compréhensible des
décideurs, notamment des politiciens, de traiter les problèmes immédiats et
d'atteindre les objectifs proches.
Parce que l'inflation est, psychologiquement et politiquement, beaucoup
plus difficile à prévenir que la déflation - et parce qu'il est en même temps
techniquement beaucoup plus facile de l'empêcher - l'économiste doit sans
cesse rappeler les dangers de l'inflation. Dès que la déflation se fait sentir, des
tentatives pour la combattre se font jour aussitôt - ce alors qu'il ne s'agit
souvent que de mouvements localisés et nécessaires qu'il vaudrait mieux ne
pas entraver. Il y a plus de danger dans des craintes de déflation prématurées,
que dans le risque de ne pas avoir pris les contre-mesures nécessaires. Alors
que personne ne semble confondre une prospérité locale ou sectorielIe et un
332 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
Bien que lors de la publication de cet ouvrage, F.A. Hayek ait jugé
préférable de reporter en notes l'expression de son opinion propre sur le fond
de la question de l'étalon monétaire international, il serait regrettable que le
lecteur actuel n'attribue qu'une importance documentaire à la formulation
qu'il donnait dès cette époque à sa position de principe. C'est pourquoi nous
reproduisons ici les notes (2), (16) et (17) selon la même présentation
typographique que le corps même du chapitre ci-dessus.
Les traducteurs
(2) Bien qu'à mon avis le système bancaire moderne ait revêtu des
formes qui requièrent quelque institution du genre des banques centrales, je
doute fort qu'il soit nécessaire ou préférable qu'elles (ou le gouvernement)
aient le monopole de l'émission de toute forme de monnaie. L'Etat a, bien
entendu, le droit de protéger l'appellation de l'unité monétaire que lui-
même (ou n'importe qui d'autre) met en circulation ; et s'il émet
des « dollars », d'empêcher quiconque d'émettre des moyens de paiement
sous ce nom. Et comme il est de ses fonctions d'assurer l'exécution des
engagements, il doit être en mesure de déterminer ce qui a « cours légal »
pour l'exécution des obligations contractuelles. Mais il semble n'y avoir
aucune raison pour que l'Etat puisse interdire l'utilisation d'autres sortes de
moyens d'échange, que ce soit une marchandise ou une autre monnaie émise
par une institution nationale ou étrangère. L'un des moyens les plus efficaces
en vue de protéger la liberté de l'individu serait incontestablement que dans
leur constitution, les Etats s'interdisent en temps de paix toute restriction
légale aux transactions en n'importe quelle monnaie ou en termes de métaux
précieux.
(16) La première de ces erreurs funestes fut la tentative de l'Angleterre
après la Première Guerre mondiale, de rétablir la livre sterling à sa valeur d'
avant 1914, au lieu de la rattacher à l'or à une nouvelle parité correspondant
à sa valeur dépréciée. Outre que cela n'était nullement requis par les principes
de l'étalon-or, c'était en contradiction avec la meilleure doctrine classique.
David Ricardo avait dit explicitement dans une situation analogue, cent ans
plus tôt, qu'il « ne conseillerait jamais à un gouvernement de fixer la parité
de sa monnaie sans tenir compte de ce qu'elle avait perdu 30 % de son
pouvoir d'achat ; je recommanderais comme vous le proposez, mais d'une
338 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
W.A. Lewis
3. LOl:ements sociaux
Alors que le plafonnement des loyers, même là où il est en vigueur
depuis si longtemps que peu de gens se rappellent quand il a débuté, reste
considéré comme une mesure de crise qu'il est devenu politiquement
impossible d'abandonner (6), les actions visant à réduire le coût du logement
pour les couches les plus pauvres de la population au moyen de logements
sociaux, ou de subventions à la construction, ont fini par être acceptées
comme partie intégrante des fonctions de l'Etat-providence. On a peu
conscience de ce que, à moins de limiter très soigneusement leur champ et
leurs méthodes, ces actions sont à même d'avoir des conséquences. qui
ressembleront beaucoup à celles du plafonnement des loyers.
Le premier point à noter est que, pour que la catégorie de personnes que
le gouvernement cherche à assister ait le plein bénéfice de la mesure prise en
sa faveur, il faut que l'Etat se charge de fournir la totalité des logements qui
lui sont destinés. Si l'autorité publique ne fournit qu'une partie des
logements, le résultat ne sera pas une augmentation du parc de logements,
mais une substitution de logements publics à des logements privés.
Deuxièmement, le logement à meilleur prix devra être strictement réservé à la
catégorie sociale visée, et, rien que pour satisfaire la demande à ce meilleur
prix, l'autorité devra fournir davantage de logements que cette catégorie n'en
aurait occupés sans cela. Troisièmement, la limitation du logement social aux
familles les plus pauvres ne sera pratiquement réalisable que si l'autorité ne
cherche pas à leur offrir des logements à la fois meilleur marché et de
meilleure qualité que ceux dont elles disposaient auparavant, sinon les
familles ainsi assistées seront mieux logées que celles situées immédiatement
au-dessus d'elles dans l'échelle économique; et la pression de ces dernières
pour être incluses dans le système deviendrait irrésistible, ce qui créerait un
processus qui se répéterait et engloberait de plus en plus de gens.
La conséquence de tout cela est que, comme l'ont maintes fois souligné
les réformateurs défendant le principe du logement social, un changement
significatif des conditions de logement par l'action publique ne se produirait
vraiment que lorsque pratiquement tout le patrimoine immobilier locatif
d'une ville serait considéré comme un service public, et financé par des fonds
publics. Ce qui impliquerait que, non seulement les gens seraient en général
forcés de dépenser pour le logement davantage qu'ils n'en avaient l'intention,
mais aussi que leur liberté personnelle serait fort menacée. A moins que
l'autorité ne parvienne à fournir autant de ce logement meilleur et moins
coûteux qu'il en est demandé à ce niveau de loyer, un système permanent
d'attribution autoritaire des logements disponibles serait nécessaire, c'est-à-
dire un système par lequel l'autorité déterminerait quelle somme chacun
devrait consacrer au logement, et de quelle sorte de logement chaque famille
ou personne isolée devrait disposer. Il est facile d'imaginer de quel pouvoir
LOGEMENT ET URBANISME 345
les plus pauvres d'une ville vivent fréquemment dans des quartiers où la
valeur marchande du sol est très grande, et les propriétaires tirent des revenus
très importants de ce qui a toute chance d'être la partie la plus dégradée de
l'agglomération. Dans une telle situation, ces immeubles ne continuent à être
utilisés pour loger des gens que parce qu'ils sont mal entretenus et occupés de
façon très dense. Si ces immeubles n'étaient pas disponibles, ou s'ils ne
pouvaient être utilisés comme ils le sont, les possibilités d'accroître leurs
gains de davantage qu'il ne leur en coûte de vivre en ville disparaîtraient pour
la plupart des gens qui les habitent.
L'existence de quartiers pauvres plus ou moins délabrés qui apparaissent
sur ce mode lors de la croissance de la plupart des villes, soulève deux
ensembles de problèmes souvent confondus et qu'il convient de distinguer. Il
est indubitable que la présence de tels quartiers, avec leurs caractéristiques
ordinaires de saleté et de délinquance, peuvent avoir un mauvais effet sur le
reste de la cité et imposer à la municipalité ainsi qu'aux autres habitants des
dépenses que ceux qui vivent là ne prennent pas en compte. Dans la mesure
où il est exact que ces derniers trouvent un avantage à vivre où ils vivent pour
la seule raison qu'ils n'ont pas à supporter les frais entrainés par leur décision,
on peut soutenir qu'il serait possible de modifier la situation en faisant
supporter aux propriétaires des immeubles de ces quartiers les frais en
question - et que le résultat probable serait la destruction de ces immeubles et
leur remplacement par des immeubles à usage commercial ou industriel. Cela
ne procurerait manifestement pas un secours aux mal-logés. Ce qui justifie ce
genre de décision n'est pas l'intérêt des mal-logés, mais plutôt les « effets de
voisinage », effets qui relèvent de l'urbanisme, et que nous examinerons plus
loin.
Très différents sont les arguments en faveur de la suppression des
quartiers délabrés et qui sont fondés sur les intérêts présumés ou sur les
besoins de ceux qui y habitent. Ces arguments nous confrontent à un
dilemme certain. C'est souvent parce que les gens concernés s'entassent dans
de~ bâti.sses vétustes qu'il leur est possible de tirer quelque gain des
possihllités de revenu supérieur qu'offre la vie en ville. Si nous voulons
supprimer les quartiers pauvres, nous devons choisir: ou bien nous
empêchons ces gens de profiter de ce qui pour eux constitue une part de leurs
chances en supprimant les logements peu coûteux mais sordides qui leur
procurent leurs possibilités de gain, et nous les expulsons effectivement de la
ville en imposant certains critères de salubrité et de confort à tous les
immeubles qui s'y trouvent (7) ; ou bien nous leur procurons de meilleurs
logements à un prix ne couvrant pas les coûts, ce qui revient à subventionner
tout à la fois leur maintien dans la ville et l'arrivée d'autres gens de même
catégorie. Cette seconde solution équivaut à stimuler la croissance des zones
urbanisées au-delà du point où cela est économiquement justifiable, et à créer
en même temps une population d'assistés dépendant de la collectivité pour
l'obtention de ce dont ils sont censés avoir besoin. On ne peut imaginer que
LOGEMENT ET URBANISME 347
terrain cessait de rapporter un revenu dans son utilisation présente, les « frais
de développement» - comme on nommait ce prélèvement -, se seraient donc
élevés au niveau de la pleine valeur du sol dans toute nouvelle utilisation qui
en serait faite.
Dans la mesure où l'autorité créée pour administrer ces dispositions
légales se voyait accorder le contrôle global de tous les changements
d'utilisation du sol hormis l'agriculture, elle recevait en fait le monopole de
décision concernant l'utilisation de tout terrain en Grande-Bretagne à des fins
commerciales ou industrielles, et la possibilité d'utiliser ce monopole de
décision pour exercer un contrôle effectif sur toute initiative éventuelle. Cela
équivalait à constituer un pouvoir qui par nature ne pouvait être limité par
des règles, et le Central Land Board institué pour l'exercer déclara
explicitement dès le début qu'il n'entendait pas se considérer comme· tenu
d'observer des règles de manière constante, même si elles étaient de son
propre choix. Les « Notes pratiques» imprimées au début de son activité le
précisaient avec une franchise qui a rarement été égalée. Elles soulignaient
explicitement le droit pour le Board de s'éloigner des règles de
fonctionnement annoncées chaque fois que « pour des raisons spéciales, ·Ies
règles normales ne s'appliquent pas», ainsi que le droit pour le Board de
« modifier de temps à autre sa politique» et de consdérer les « règles
générales comme susceptibles de varier lorsqu'elles ne conviennent pas à un
cas particulier» (14).
Il n'est pas surprenant que ces traits de la loi se soient révélés
inutilisables et qu'on ait dû abroger celle-ci au bout de sept ans, avant même
qu'aucun dédommagement ait été versé pour cette « nationalisation de la
valeur de développement» du sol. Ce qui reste est une situation où tout
changement d'utilisation d'un terrain est soumise à autorisation de l'autorité,
autorisation qui est présumée délivrable si le changement d'utilisation n'est
pas e.n contradiction avec un plan global annoncé. Le propriétaire individuel
a ainsi de nouveau intérêt à affecter sa terre à un meilleur emploi. Toute cette
avefltm:e ·pourrait être considérée comme un épisode curieux, et une
illustration des absurdités potentiellement inhérentes à une législation mal
étudiée, si elle n'était en fait le produit logique de conceptions largement
répandues. Toutes les tentatives de suspendre les mécanismes de marché et de
les remplacer par des décisions centralisées sont vouées à engendrer un
système de contrôle donnant à une administration un pouvoir absolu sur tout
développement. L'expérience anglaise avortée n'a pas attiré une attention plus
grande parce que, pendant que la loi a été en vigueur, la machinerie que
requérait sa mise en oeuvre n'a pas pleinement fonctionné. La loi et l'appareil
requis pour l'administrer étaient si compliqués que personne, sinon les
quelques infortunés qui furent pris dans ses filets, n'est jamais parvenu à
comprendre de quoi il retournait.
LOGEMENT ET URBANISME 353
7. La ré21ementation du bâtiment
Les problèmes associés à la réglementation de l'industrie du bâtiment
sont à bien des égards semblables à ceux de l'urbanisme généralisé. Bien
qu'ils ne soulèvent pas d'importantes questions de principe, il nous faut les
examiner brièvement. Il y a deux raisons qui font que certaines
réglementations de la construction en ville sont incontestablement
souhaitables. La première est la prise en considération, déjà évoquée, des
dommages à autrui que peuvent causer des bâtiments comportant des risques
d'incendie ou de contamination; dans les conditions de la vie moderne, les
gens concernés comprennent les voisins et tous les utilisateurs de l'immeuble
qui ne sont pas des occupants, mais des clients ou des relations régulières
d'occupants, et à qui il faut donner l'assurance, ou les moyens de vérifier, que
l'édifice où ils entrent présente un degré normal de sécurité. La seconde est
que, dans le cas de constructions, l'imposition de certains critères est peut-
être la seule façon efficace de prévenir des fraudes ou tromperies de la part du
constructeur: les critères précisés dans les codes de la construction servent de
moyen pour interpréter les contrats des entrepreneurs, et pour garantir que ce
qui est communément considéré comme les matériaux et techniques
appropriés, sera effectivement utilisé, sauf stipulation explicite.
Encore que l'utilité de telles réglementations ne fasse pas de doute, il y a
peu de domaines où les mesures édictées par l'Etat présentent autant
d'occasions d'abus, et ont si souvent servi à opposer des restrictions
dommageables ou totalement irrationnelles aux progrès, et si souvent
contribué à renforcer des positions quasi monopolistiques de producteurs
locaux. Partout où ces réglementations vont au-delà d'exigences minima, et
particulièrement lorsqu'elles tendent à faire de ce qui est la méthode standard
en un endroit et à une époque donnés la seule méthode qu'on puisse
appliquer, elles deviennent un obstacle grave à des évolutions
économiquement désirables. En empêchant l'expérimentation de nouveaux
procédés et en renforçant les monopoles locaux tant dans le domaine de
l'entreprise que dans celui de la main-d'oeuvre, elles sont souvent
partiellement responsables du coût élevé du bâtiment, du manque de
logements et de la sur-occupation des logements existants. Cela est tout
particulièrement le cas lorsque les règlements n'exigent pas seulement que
l'ouvrage fini présente certaines qualités, mais prescrivent d'employer des
techniques déterminées. Il convient de souligner que les codes de
« performance» du premier type imposent moins d'entraves aux évolutions
spontanées, que les codes de « spécification» du deuxième type et leur sont
préférables. Les seconds semblent à première vue plus compatibles avec nos
principes parce qu'ils laissent moins de décisions à la discrétion de l'autorité;
mais la latitude que les « codes de performance» lui confèrent n'est pas en
soi criticable. Savoir si oui ou non une certaine technique satisfait aux
354 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
critères posés par une règle peut être vérifié par des experts indépendants; et
si un désaccord apparaît, il peut être tranché par un tribunal.
Une autre question, aussi importante, est de savoir si les réglementations
concernant la construction devraient être arrêtées par les autorités locales ou
par les autorités centrales. Il est peut-être vrai que les règlements locaux sont
plus exposés à l'influence de monopoles locaux, et risquent en outre d'être
plus contraignants. Il y a probablement de bons arguments en faveur d'un
règlement type soigneusement étudié pour le pays entier que les autorités
locales pourraient adopter en lui apportant les modifications qui leur
paraissent appropriées à leur situation particulière. En général, cependant, il
semble que des codes élaborés localement et en concurrence les uns avec les
autres peuvent pennettre une élimination plus rapide des restrictions
paralysantes et déraisonnables qu'une réglementation unifonne établie par la
loi pour le pays entier ou de vastes régions.
Edmund Burke
3. Pupilles du gouvernement
Bien que l'irrationnalité et les résultats absurdes de la politique agricole
moderne soient particulièrement visibles aux Etats-Unis, il nous faut étudier
d'autres pays si nous voulons comprendre à quel point cette politique,
systématiquement poursuivie, est susceptible d'imposer des restrictions au
paysan (dont la « robuste indépendance» est souvent invoquée pour l'assister
aux frais de la nation) et d'en faire le plus administré et le plus surveillé de
tous les producteurs.
362 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
même le gouvernement le plus avisé aurait pu prévenir les effets que nous
déplorons aujourd'hui.
Il est indéniable qu'il y a eu réellement gaspillage; il faut souligner
cependant que l'exemple le plus important qu'on donne de ce gaspillage - la
déforestation - a été dû largement au fait que les forêts n'étaient pas des
propriétés privées mais faisaient partie du domaine public et étaient
concédées à des entreprises privées dans des conditions qui ne donnaient à
celles-ci aucune incitation à préserver la végétation. Il est vrai que, pour ce
qui concerne certaines ressources naturelles, les régimes généraux
d'appropriation ne garantissent pas une utilisation efficace, et que des
dispositions légales supplémentaires peuvent être désirables. Les différentes
sortes de ressources naturelles soulèvent sur ce plan des problèmes divers que
nous devons considérer successivement.
L'exploitation de certaines ressources naturelles, notamment les
minerais, implique forcément leur épuisement graduel, alors que celle
d'autres ressources naturelles peut être gérée de façon à ce qu'on obtienne un
rendement durable et indéfini (11). Les « environnementalistes» dénoncent
en général l'utilisation trop rapide du stock des ressources non renouvelables,
et l'utilisation maladroite et malencontreuse du flux des autres ressources.
Leurs affirmations sont fondées sur l'idée que les exploitants privés ne voient
pas assez loin, ou n'ont pas autant de moyens de prévoir les événements que
n'en ont les gouvernements, mais aussi, comme nous le verrons, sur une
erreur pure et simple qui enlève beaucoup de valeur à toute leur
argumentation.
Se pose aussi, dans ce contexte, le problème des effets de voisinage et de
l'existence de méthodes d'exploitation qui ne cessent de conduire au
gaspillage que si les unités de propriété ont une dimension suffisante pour
que les effets des activités du propriétaire se répercutent sur la valeur de sa
propriété. Ce problème se pose, en particulier, s'agissant de diverses sortes de
ressources « fugaces », telles que le gibier, le poisson, l'eau, le pétrole, le gaz
naturel (et peut-être dans un proche avenir, la pluie) que nous ne pouvons
nous approprier qu'en les consommant et qu'aucun exploitant individuel n'a
d'intérêt à conserver intactes puisque ce qu'il ne prend pas sera pris par
d'autres. Deux types de situation existent: ou bien la propriété privée est
impossible (comme pour les bancs de pêche en eau profonde, et la plupart des
autres formes de vie animale sauvage), et il faut trouver un autre arrangement
juridique; ou bien la propriété privée ne conduit à une exploitation
rationnelle que si le domaine sur lequel s'exerce un contrôle unifié coïncide
exactement avec le territoire dans lequel la ressource considérée peut être
captée (comme dans le cas d'un gisement de pétrole). Il est incontestable que
là où, pour des raisons techniques, il ne peut y avoir de contrôle exclusif
d'une ressource par des propriétaires privés, on doit recourir à des formes
différentes de régulation.
368 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
stock total des ressources naturelles doive être gardé intact. D'un point de vue
social comme d'un point de vue individuel, toute ressource naturelle ne
représente qu'un élément dans notre stock global de ressources épuisables, et
notre problème n'est pas de conserver ce stock sous une forme et dans une
composition déterminée, mais de le maintenir sous la forme et dans la
composition qui fournissent le meilleur apport au revenu total. Ce qui ne
signifie donc pas que nous devions en règle générale remplacer une ressource
par une autre ressource du même type. L'une des considérations que nous
devons garder à l'esprit est que si un type de ressource devient plus rare, les
produits qui en dépendent seront aussi plus rares à l'avenir. La hausse
prévisible du prix des produits consécutive à la raréfaction d'une ressource
naturelle sera l'un des facteurs déterminant le montant des investissements
qui seront consacrés à la conservation de cette ressource (13).
Peut-être que le meilleur moyen de formuler le point essentiel est de dire
que toute protection de ressources constitue un investissement et devrait être
jugé exactement selon les mêmes critères que tout autre investissement (14).
Il n'y a rien dans la préservation des ressources naturelles en tant que telle qui
en fasse un objectif d'investissements plus désirable que les équipements
construits par les hommes, ou les capacités humaines; et dès lors que la
société prévoit l'épuisement de ressources particulières et canalise ses
investissements de telle manière que son revenu global soit aussi important
que les fonds disponibles pour l'investissement le permettent, il n'y a pas de
raison économique pour préserver telle ou telle catégorie de ressources.
Pousser l'investissement pour la conservation d'une certaine ressource
naturelle à un point tel que le rendement soit inférieur à ce que le capital
dépensé aurait rapporté ailleurs équivaudrait à rendre les revenus futurs
inférieurs à ce qu'ils auraient été sans cela. Comme on l'a si bien dit:
« L'environnementaliste qui nous demande de faire de plus grandes
provisions pour le futur nous demande en fait de laisser moins de provisions
à nos descendants» (15) .
...
9. Aménagements publics et défense de la nature
Si les argument invoqués en faveur d'un contrôle étatique de l'activité
privée au nom de la préservation des ressources naturelles sont, pour
l'essentiel, sans valeur, et s'il n'y a guère à en retenir qu'une incitation à nous
doter de davantage d'information et de connaissances, la situation est
différente quand l'objectif est de créer des aménagements ou des possibilités
de restauration ou de préservation de merveilles naturelles, de sites
historiques ou d'intérêt scientifique, etc. Le type de services que des choses
de ce genre offrent au grand public, services qui souvent permettent à
l'individu de bénéficier d'avantages pour lesquels il n'est pas possible de le
AGRICULTURE ET RESSOURCES NATURELLES 373
faire payer, et aussi la dimension des espaces généralement requis, font de ces
choses un champ approprié pour l'action collective.
Les arguments en faveur des parcs naturels, des réserves botaniques et
autres, etc., sont du même ordre que les arguments en faveur d'aménagements
du même type offerts à une moindre échelle par les municipalités. Il y aurait
beaucoup à dire concernant la nécessité de recourir, autant que possible, là à
des organisations volontaires, comme le National Trust en Angleterre, plutôt
qu'aux pouvoirs contraignants de l'Etat. Mais il n'y a pas d'objection de
principe à ce que l'Etat offre ce genre de facilités lorsqu'il se trouve être le
propriétaire des terrains concernés, ou même lorsqu'il les a acquis avec des
fonds d'origine fiscale ou par expropriation publique, dès lors que la
communauté approuve l'installation en pleine connaissance du coût et que
l'opinion publique n'y voit qu'un objectif en concurrence avec d'autres, et pas
un objectif unique effaçant tous les autres. Si le contribuable connaît le
montant total de la facture qu'il devra régler, et s'il a le dernier mot quant à la
décision à prendre, il n'y a rien de plus à dire sur le sujet.
Chapitre
24
Education et recherche
Une éducation générale étatisée n'est qu'un appareil àfaçonner les gens
pour qu'ils soient exactement semblables entre eux ;
et le moule utilisé
est celui qui plaît au pouvoir prépondérant dans le gouvernement,
que ce soit un monarque, un clergé, une aristocratie,
ou la majorité de la génération en cours,
et dans la mesure où l'appareil est efficace et où il réussit,
il établit un despotisme sur les esprits qui,
par une pente naturelle,
conduit à un despotisme sur les corps.
souvent pas canalisés dans la direction où ils seraient le plus utiles à leurs
contemporains; et diverses raisons expliquent qu'il peut être de l'intérêt de la
collectivité entière de procurer du savoir à ceux qui sont peu enclins à en
chercher ou à faire un sacrifice pour en acquérir. Ces raisons sont
particulièrement impératives s'agissant des enfants, mais certains arguments
s'appliquent tout autant aux adultes.
Pour ce qui concerne les enfants, évidemment, l'aspect important est que
ce ne sont pas des individus responsables à qui les principes de la liberté
s'appliquent complètement. Bien qu'il soit généralement de leur intérêt que
leur bien-être corporel et mental soit laissé à la garde de leurs parents ou
tuteurs, cela ne veut pas dire que les parents aient une liberté sans limite de
traiter leurs enfants à leur guise. Les autres membres de la communauté ont
aussi intérêt au bien être des enfants. Il ne manque pas d'arguments
convaincants pour exiger des parents ou tuteurs qu'ils procurent aux enfants
dont ils ont la garde un certain minimum d'éducation (1).
Dans la société contemporaine, la justification d'un minimum
obligatoire d'éducation est double. Il y a l'argument général selon lequel
chaque individu sera exposé à moins de risques et recevra davantage de ses
concitoyens si ceux-ci partagent avec lui un certain fonds de connaissances et
de convictions. Dans un pays à institutions démocratiques, il y a en outre la
considération importante que la démocratie ne peut fonctionner, sauf dans les
plus petites collectivités locales, avec une population en grande partie
illettrée (2).
Il convient de reconnaître que l'éducation générale n'est pas seulement,
ni même peut-être principalement, une question de diffusion du savoir. Un
besoin réel de références communes existe, et quand bien même à trop
insister sur ce point, on risque d'être conduit à des conclusions antilibérales,
il serait impossible de vivre en coexistence paisible si des références
communes de moralité n'existaient pas. Si dans les communautés établies
depui~ longtemps, et dont la population est majoritairement indigène, un tel
problèm.e ne risque guère d'être sérieux, il en est d'autres, comme les Etats-
Uhis -pendant la période d'immigration intense, où il peut le devenir. Il
semble à peu près certain que les Etats-Unis n'auraient pas été un « creuset
d'assimilation» et auraient connu de graves difficultés sans la politique
délibérée d'« américanisation» menée au moyen du système des écoles
publiques.
Le fait que toute éducation doive forcément être guidée par certaines
valeurs représente néanmoins une source possible de dangers réels dans tout
système d'éducation publique. Et on doit admettre qu'à cet égard la plupart
des libéraux du XIX e siècle étaient imprégnés d'une confiance naïve et
exagérée dans les résultats de la simple diffusion du savoir. Dans leur
rationalisme optimiste, ils préconisaient l'instruction publique gratuite et
obligatoire, comme si la diffusion de certaines connaissances de base devait
résoudre tous les problèmes majeurs, et comme s'il suffisait de fournir aux
EDUCATION ET RECHERCHE 377
2. L'éducation et l'Etat
Si nous admettons le principe général de l'instruction obligatoire, restent
les principaux problèmes: Comment dispenser cette instruction? Quelle
instruction dispenser à tous? Comment choisir ceux qui bénéficieront d'un
supplément d'instruction, et qui paiera ce supplément? Il découle
vraisemblablement de l'adoption du principe de l'instruction obligatoire que
les familles pour lesquelles le coût de celle-ci serait une lourde charge
devraient voir ce coût pris en charge sur fonds publics. Resterait encore la
question du niveau d'instruction à fournir aux frais de la collectivité, et de la
manière dont la fournir. Il est vrai qu'historiquement, l'instruction obligatoire
a été souvent précédée par la création matérielle d'écoles par l'Etat. Les plus
anciennes expériences pour rendre obligatoire l'instruction, celles de la
Prusse au début du XVIIIe siècle, furent en pratique confinées aux districts où
le gouvernement avait ouvert des écoles. Et il ne fait pas de doute que le
processus de généralisation de l'enseignement en fut grandement facilité.
L'imposer à un peuple qui n'aurait eu aucune expérience de ces institutions ni
de leurs avantages aurait été fort difficile. Cela n'implique pas, cependant,
que l'instruction obligatoire, ou même l'éducation générale financée par
l'Etat, exige aujourd'hui que les établissements d'éducation soient gérés par
l'Etat.
C'est un fait curieux que l'un des premiers systèmes combinant
l'instruction obligatoire avec la fourniture par l'Etat de la majorité des
établissements d'éducation ait été créé par l'un des grands partisans de la
liberté individuelle, Wilhelm von Humboldt, et ce seulement quinze ans
après qu'il eut déclaré qu'une éducation publique serait nuisible parce qu'elle
empêcherait la diversité des initiatives, et inutile parce que dans un pays
libre, il n'y aurait pas pénurie d'établissements d'éducation. « L'éducation »,
avait-il dit, « me semble être totalement au-delà des limites dans lesquelles
l'institution politique doit être maintenue» (3). Ce furent les revers de la
Prusse pendant les guerres napoléoniennes, et les nécessités de la défense
nationale, qui le conduisirent à abandonner sa position initiale. Le désir de
« développer des personnalités individuelles dans leur plus grande
BffiLIOTHEQUE
378 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
diversité », qui avait inspiré son oeuvre antérieure, devint secondaire pour lui
lorsque l'objectif d'un Etat fortement organisé l'amena à consacrer une bonne
partie du reste de son existence à édifier un système d'éducation étatisé qui
devint un modèle pour le reste du monde. On peut difficilement contester que
le niveau général d'éducation que la Prusse atteignit ainsi fut l'une des causes
principales de son rapide essor économique et, ensuite, de celui de
l'Allemagne entière. On peut cependant se demander si ce succès ne fut pas
payé trop cher. Le rôle joué par la Prusse pendant les décennies suivantes
conduit à douter que le célèbre « maître d'école prussien» ait été un bienfait
pour le monde, ou même pour la Prusse.
L'ampleur même du pouvoir sur l'esprit des gens qu'un système éducatif
très centralisé, dominé par le pouvoir politique, place dans les mains de
l'autorité devrait faire hésiter avant de l'accepter trop facilement. Jusqu~à 'un
certain point, les arguments justifiant une éducation obligatoire requièrent
aussi que le gouvernement définisse une partie du contenu de cette éducation.
Comme nous l'avons déjà mentionné, il peut y avoir des situations où la
fourniture par l'autorité d'un certain cadre culturel commun pour tous les
citoyens devient très légitime. Nous devons nous rappeler néanmoins que
c'est la prise en charge gouvernementale de l'éducation publique, qui a créé
des problèmes ethniques ou religieux tels que la ségrégation des Noirs aux
Etats-Unis - problèmes qui ne manquent pas de surgir quand le pouvoir prend
le contrôle des instruments majeurs de transmission de la culture. Dans les
Etats multinationaux, le problème de déterminer qui doit diriger le système
éducatif devient facilement le point de friction le plus sensible entre les
nationalités. Pour quelqu'un qui a vu cela se produire dans un pays comme
l'ancienne Autriche-Hongrie, la thèse selon laquelle il peut être préférable
qu'à la limite certains enfants vivent sans recevoir d'éducation officielle,
plutôt que de risquer d'être tués dans les combats pour décider qui dirigera
cette éducation est très pertinente (4).
. "Même dans des Etats ethniquement homogènes, il y a de bonnes raisons
pour qlJe soit contestée la remise aux mains des gouvernants de ce contrôle
dù rontenu de l'éducation qu'ils détiennent lorsque l'Etat administre
directement la plupart des écoles accessibles aux grandes masses. Même si
l'éducation était une science qui nous fournissait les meilleures méthodes
pour atteindre certains objectifs, nous ne saurions souhaiter que les méthodes
les plus récentes soient appliquées partout et à l'exclusion des autres. Or, bien
peu des problèmes d'éducation sont des problèmes scientifiques susceptibles
d'être tranchés par référence à des critères objectifs. Ce sont pour la plupart
ou des problèmes de valeurs, ou des problèmes par rapport auxquels la seule
raison justifiant qu'on se fie au jugement de certaines personnes plutôt qu'à
celui d'autres est que les premières ont témoigné par ailleurs de plus de bon
sens que les secondes. A vrai dire, la simple possibilité que, dans un système
étatisé, toute l'éducation de base puisse (comme cela a été le cas aux Etats-
Unis au cours des trente dernières années) tomber sous l'influence des
EDUCATION ET RECHERCHE 379
3. Gestion gouvernementale
et financement gouvernemental
En fait, plus on comprend le pouvoir que l'éducation peut avoir sur
l'esprit des gens, plus on devrait être convaincu du danger qu'il y a à placer ce
pouvoir aux mains d'une autorité unique quelle qu'elle soit. Mais même si on
n'accorde pas à ce pouvoir une importance aussi haute que celle que lui
accordaient certains libéraux rationalistes du XIXc siècle, la simple
reconnaissance de la réalité de ce pouvoir devrait nous conduire à des
conclusions presque inverses des leurs. Et si, aujourd'hui, l'une des raisons de
souhaiter la plus grande diversité possible dans le domaine de l'éducation est
que nous ne savons réellement que peu de choses sur ce que peuvent être les
résultats du recours à des techniques pédagogiques différentes, l'argument en
faveur de la diversité serait encore plus fort si nous en savions davantage sur
les façons de parvenir à certains types de résultats éducatifs - ce qui ne saurait
tarder. .
Dans le domaine de l'éducation plus peut-être que dans aucun autre, les
plus graves menaces pour la liberté sont sans doute à même de provenir du
développement de techniques psychologiques susceptibles de donner des
pouvoirs beaucoup plus grands qu'on n'en a jamais eus pour modeler
délibérément l'esprit humain. Or, savoir ce que nous pouvons faire des êtres
humains en contrôlant les conditions essentielles de leur développement -
même si cela peut créer d'effrayantes tentations - ne signifie pas
nécessairement que nous pourrons faire mieux que l'être humain qui aura pu
se développer librement. Rien ne permet de penser qu'il y aurait un avantage
à ce que nous puissions fabriquer des types humains dont nous imaginerions
avoir besoin. Et il n'est pas du tout exclu que le grand problème dans ce
domaine soit bientôt d'empêcher l'usage de pouvoirs que nous possédons déjà
et qui peuvent créer des tentations chez tous ceux qui considèrent qu'un
résultat dirigé est invariablement supérieur à tout autre. Nous pourrions bien
finir par découvrir que la solution consiste à cesser de faire du gouvernement
le dispensateur essentiel de l'éducation pour le charger seulement d'être le
protecteur impartial de l'individu contre toute utilisation de ces pouvoirs
fraîchement découverts.
Non seulement les arguments contre la gestion des écoles par le
gouvernement sont plus forts que jamais, mais la plupart des raisons qu'on
pouvait dans le passé avancer en sa faveur ont disparu. Quelles qu'aient été
380 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
4. Education et é2alité
Savoir combien il faut fournir d'éducation sur fonds publics et à qui
cette éducation doit être fournie au-delà du minimum assuré à tous est une
question à laquelle il est plus difficile de répondre. Il est certain que le
nombre de ceux dont la contribution aux besoins communs sera
sùffisamment accrue par une éducation prolongée pour justifier la dépense,
ne constituera qu'une faible partie du total de la population. Il est certain
aussi que nous n'avons pas de méthode sûre pour détecter à l'avance qui,
parmi les adolescents, tirera un bon parti d'une éducation prolongée. Quoi
que nous fassions enfin, il semble inévitable que bon nombre de ceux qui
reçoivent une éducation prolongée jouiront par la suite d'avantages matériels
sur leurs camarades simplement parce que quelqu'un aura jugé valable
d'investir davantage dans leur éducation, et non parce qu'ils ont davantage de
capacités naturelles ou parce qu'ils ont fait de plus grands efforts.
Nous n'examinerons pas la question du niveau d'éducation qui doit être
fourni à tous, ou celle du temps pendant lequel tous les enfants devraient être
scolarisés. Les réponses dépendent en partie de circonstances particulières,
telles que le niveau de vie moyen de la société concernée, le profil de son
EDUCATION ET RECHERCHE 381
l'intention d'égaliser les chances de tous, ce qui est très différent. Bien que les
égalitaristes se défendent de viser une sorte d'égalité mécanique qui priverait
les gens doués d'avantages qui ne pourraient être procurés à tous, ce qui se
passe dans l'enseignement suggère clairement que telle est bien leur intention.
Cette attitude égalisatrice est rarement présentée de façon aussi explicite que
dans le livre influent de R. H. Tawney, Equality, où celui-ci affirme qu'il
serait injuste « de dépenser moins pour l'éducation des ceux qui progressent
lentement que pour celle de ceux qui sont intelligents» (8). Mais à un degré
ou à un autre, les deux objectifs rivaux, égaliser les chances et ajuster les
possibilités aux aptitudes (ce qui, nous le savons bien, n'a pas grand-chose à
voir avec le mérite au sens moral du terme), ont été partout peu à peu
confondus.
Il faut bien reconnaître que, s'agissant d'une éducation financée sur
fonds publics, l'argument parlant d'un égal traitement pour tous est très fort.
Néanmoins, quand cet argument est combiné avec un refus de permettre que
les gens fortunés aient des avantages spéciaux, il signifie en fait qu'il faut
donner à tous ce que tout enfant reçoit, et que personne ne doit avoir ce qui
ne peut être procuré à tous. Si on poursuit la logique jusqu'au bout, cela veut
dire qu'on ne doit dépenser pour l'éducation d'un enfant plus que ce qui peut
être dépensé pour l'éducation de chaque enfant. Si telle était la conséquence
nécessaire d'une éducation publique, il y aurait de bonnes raisons de
demander que le gouvernement ne s'occupe pas d'éducation au-delà du niveau
primaire, lequel peut effectivement être donné à tous, et laisse tout
l'enseignement plus avancé à l'initiative privée.
Le fait que certains avantages doivent être limités à un petit nombre ne
signifie pas qu'une autorité unique doive avoir le pouvoir exclusif de
désigner à qui les attribuer. Il est improbable qu'un tel pouvoir aux mains de
l'autorité améliorerait l'éducation dans le long terme, ou créerait un climat
social plus satisfaisant ou plus juste que celui qui aurait prévalu dans d'autres
conditions. Sur le premier point, il devrait être clair qu'aucune autorité
unique ne devrait avoir le monopole de juger de la valeur d'un certain type
d'enseignement, de décider de ce qu'il faut investir pour améliorer
l'éducation, ou de la façon dont il faudrait répartir les investissements entre
les différents secteurs de celle-ci. Il n'y a pas - et il ne peut y avoir dans une
société libre - de référence unique par rapport à laquelle on pourrait estimer
l'importance relative des différents objectifs, ou l'opportunité relative des
différentes méthodes. En aucun autre domaine peut-être, la possibilité de
recourir en permanence à des processus divers n'est aussi importante que dans
l'éducation, dont la mission est de préparer les jeunes à vivre dans un monde
en changement constant.
Quant à la justice, nous devrions reconnaître clairement que ceux qui
« méritent» une éducation de pointe dans l'intérêt général ne sont pas
forcément ceux qui par leurs efforts et sacrifices ont acquis les « mérites»
subjectifs les plus grands. La capacité naturelle et l'aptitude innée sont des
384 LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE
8. Liberté académique
Le problème de savoir quelle est l'aide la plus efficace à l'avancée de la
connaissance est ainsi étroitement lié à celui de la « liberté académique ». Les
conceptions que cette expression évoque se sont développées dans les pays
d'Europe continentale où les universités étaient généralement des institutions
d'Etat, ce qui explique qu'elles sont presque entièrement dirigées contre les
immixtions politiques dans le travail de ces institutions (13). La vraie
question qui se pose là est cependant bien plus importante. Il y aurait un
réquisitoire presque aussi rigoureux à dresser contre toute direction unitaire
de la recherche confiée à un sénat composé des chercheurs scientifiques les
plus réputés, que contre une telle direction confiée à des autorités plus
étrangères à la profession. S'il est naturel que le scientifique en tant
qu'individu réagisse vivement contre une intervention dans ses choix ou dans
son travail de recherche lorsqu'elle ne lui semble pas motivée par des
considérations pertinentes, une telle intervention pourrait néanmoins être
moins nuisible s'il y avait une multiplicité d'institutions analogues, exposées
chacune à des pressions extérieures différentes, que si toutes les institutions
étaient placées sous le contrôle unifié d'une conception unique de ce qu'est le
centre d'intérêt scientifique majeur du moment.
La liberté académique ne peut bien sûr pas signifier que chaque savant
fasse ce qui lui semble personnellement le plus désirable, ni que la science
dans sa globalité doit s'auto-gouverner. Elle signifie plutôt qu'il devrait y
avoir des centres de travail indépendants aussi nombreux que possible, où les
personnes qui ont démontré leur capacité de faire avancer la science et leur
dévotion à cette mission, pourraient déterminer elles-mêmes les problèmes
auxquels elles consacreront leurs énergies et faire connaître les conclusions
dégagées, que ces conclusions soient ou non du goût de leur employeur ou du
public en général (14).
En pratique, cela implique que des hommes qui ont fait leurs preuves
aux yeux de leurs pairs et qui, pour cette raison, ont été nommés à des postes
supérieurs dans lesquels ils peuvent régir à la fois leur propre travail et celui
EDUCATION ET RECHERCHE 389
liberté ait été menacée là aussi, c'est encore dans ce domaine que nous
pouvons compter voir la plupart des hommes se rallier pour la défendre s'ils
prennent conscience du danger. Si dans ce livre nous nous sommes occupés
surtout de la liberté dans d'autres domaines, c'est parce qu'on oublie trop
souvent aujourd'hui que la liberté intellectuelle repose sur des fondements de
liberté beaucoup plus larges, et qu'elle ne peut exister sans ces fondements.
Le but ultime de la liberté est l'élargissement des capacités qui permettent à
l'homme de surpasser ses ancêtres et à chaque génération de tenter d'ajouter
sa contribution à l'accroissement du savoir et à l'amélioration des convictions
morales et esthétiques, activités dans lesquelles nul être supérieur ne doit être
autorisé à imposer ses vues concernant ce qui est juste ou bénéfique et dans
lesquelles seule l'expérience acumulée peut décider de ce qui doit prévaloir.
C'est partout où l'homme se projette au-delà de son individu présent,
partout où le nouveau émerge et où la prévision anticipe l'avenir, que, pour
l'essentiel, la liberté montre sa valeur. Les problèmes de l'enseignement et de
la recherche, en ce qu'ils nous ont mené de là où les conséquences de la
liberté ou de sa restriction sont plus éloignées et moins visibles jusque-là où
ces conséquences affectent le plus directement les valeurs ultimes, nous
reconduisent ainsi au thème directeur de cet ouvrage. Et nous ne saurions
trouver de mots plus appropriés pour conclure que ceux de Wilhelm von
Humboldt, placés voici plus de cent ans par John Stuart Mill en exergue de
son essai: On Liberty.
« Le grand principe, le principe directeur, vers lequel tous les arguments
développés dans ces pages convergent, est l'importance absolue et essentielle
du développement humain dans sa plus riche diversité» (19).
Annexe
Pourquoi
je ne suis pas un conservateur
Lord Acton
1. Le conservatisme
ne propose aucun objectif propre
En une époque où presque tous les mouvements réputés
« progressistes» recommandent des empiétements supplémentaires sur la
liberté individuelle (I), ceux qui chérissent la liberté consacrent logiquement
leurs énergies à l'opposition. En cela, ils se trouvent la plupart du temps dans
le même camp que ceux qui d'habitude résistent aux changements. Dans les
matières de la politique quotidienne, ils n'ont aujourd'hui guère d'autre choix
que d'appuyer les partis conservateurs. Or, bien que la position que j'ai tenté
de définir soit aussi fréquemment étiquetée « conservatrice », elle est fort
différente de celle à laquelle le nom a été traditionnellement attaché. Il y a du
danger dans cette situation confuse qui mène les défenseurs de la liberté et les
vrais conservateurs à se regrouper pour s'opposer ensemble aux orientations
qui menacent au même degré leurs idéaux divergents. C'est pourquoi il
394 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
3. Différences fondamentales
entre conservatisme et libéralisme
A vant de passer aux points sur lesquels l'attitude libérale et l'attitude
conservatrice s'opposent fortement, il me faut souligner qu'un libéral aurait à
apprendre bien des choses dans l'oeuvre de quelques penseurs conservateurs.
Nous devons à l'étude respectueuse et affectueuse de la valeur des institutions
issues de l'expérience que certains d'entre eux ont mené des aperçus profonds
qui sont de réelles contributions à notre compréhension d'une société libre.
Aussi réactionnaires qij'ils aient été sur un plan politique, des hommes tels
que Coleridge, Bonald, de Maistre, Justus Moser ou Donoso Cortès ont fait
preuve d'une compréhension de l'importance d'institutions à croissance
spontanée telles que le langage, le droit, la morale et les coutumes qui
anticipait des analyses scientifiques récentes et dont les libéraux auraient pu
profiter. L'admiration des conservateurs pour la croissance spontanée
s'applique, cela dit, en général au passé seul. Ils n'ont globalement pas le
courage de reconnaître les modifications non décidées d'où pourraient surgir
de nouveaux outils pour l'action humaine.
Cela me conduit au premier point sur lequel conservateurs et libéraux
divergent radicalement. Comme les écrivains conservateurs l'ont souvent
admis, l'un des traits fondamentaux de l'attitude conservatrice est la peur du
changement, la méfiance envers la nouveauté en tant que telle (5), alors que
l'attitude libérale est imprégnée d'audace et de confiance, disposée à laisser
les évolutions suivre leur cours même si on ne peut prévoir où elles
conduis!!nt. On ne saurait critiquer les conservateurs s'ils se contentaient de
faire preuxe de circonspection devant des changements trop rapides dans les
institutions et la politique générale de l'Etat; il Y a en ces matières
incontestablement de bonnes raisons pour être circonspect et pour procéder
lentement. Mais les conservateurs sont enclins à user des pouvoirs du
gouvernement pour empêcher le changement, ou pour en limiter la portée à
ce qui convient aux esprits les plus timides. Lorsqu'ils regardent vers l'avenir,
ils manquent de cette foi dans les forces d'ajustement spontanées qui fait que
le libéral accepte les changements sans appréhension, même s'il ignore
comment seront réalisées les adaptations nécessaires. Cela fait assurément
partie du tempérament libéral de présumer que, surtout dans le domaine
économique, les forces autocorrectrices du marché amèneront les adaptations
requises par les situations nouvelles, même si personne ne peut prédire
comment elles le feront dans chaque cas. Il n'y a probablement aucun facteur
pris isolément qui contribue autant à la répugnance des gens à laisser le
ANNEXE - POURQUOI JE NE SUIS PAS UN CONSERVATEUR 397
4. Faiblesse du conservatisme
J'ai déjà évoqué les différences intellectuelles entre conservatisme et
libéralisme, mais je dois y revenir parce l'attitude caractéristique du
conservatisme sur ce plan ne constitue pas seulement pour lui une faiblesse,
mais tend en outre à nuire à toutes les causes qu'il défend. Le conservateur
sent instinctivement que ce sont surtout les idées nouvelles qui provoquent
les changements. Mais il craint les idées nouvelles surtout parce qu'il n'a pas
de principes propres et différents à leur opposer, et sa méfiance envers les
théories et son manque d'imagination concernant tout ce que l'expérience n'a
pas encore confirmé, le privent des armes indispensables pour le combat des
idées. A la différence du libéralisme qui croit fondamentalement au pouvoir à
long terme des idées, le conservatisme est prisonnier du stock des idées
héritées. Et comme il ne croit pas vraiment non plus aux vertus du débat, son
dernier recours réside d'ordinaire dans la prétention à une sagesse supérieure,
associée à la conscience de représenter l'élite.
La différence est particulièrement visible dans l'attitude respective du
conservatisme et du libéralisme concernant le progrès des connaissances.
Bien que le libéral ne tienne pas tout changement pour un progrès, il
considère le progrès des connaissances comme un objectif essentiel de l'effort
humain, et en attend la résolution graduelle des difficultés et des problèmes
qu'on peut espérer élucider. Sans préférer le nouveau simplement parce qu'il
est nouveau, le libéral sait que cela fait partie de l'essence de l'action humaine
de produire toujours du neuf; et il est prêt à s'accommoder d'une
connaissance nouvelle, qu'il en approuve ou non les effets immédiats.
Je trouve personnellement que le trait le plus critiquable de l'attitude
conservatrice réside dans sa propension à rejeter une connaissance nouvelle
bien établie pour le motif que certaines conséquences qui semblent pouvoir
en découler lui déplaisent - ou, pour parler net, dans son obscurantisme. Je ne
contesterai pas que les hommes de science sont tout autant que d'autres
enclins à. suivre des modes fantaisistes, et qu'il convient d'être circonspect
avant d'accepter les conclusions qu'ils tirent de leurs plus récentes théories.
Mais les raisons des réserves qu'on peut émettre doivent elles-mêmes être
rationnelles, et bien distinctes des regrets qu'on peut ressentir en constatant
que les nouvelles théories bouleversent des croyances auxquelles on est
attaché. Ainsi, je n'ai que peu de patience envers ceux qui repoussent, par
exemple, la théorie de l'évolution ou ce qu'on appelle les explications
« mécanistes» des phénomènes de la vie, simplement en raison de certaines
déductions morales qui semblent de prime abord devoir en découler; et j'en
ai encore moins vis-à-vis de ceux qui tiennent pour irrévérencieux et impie le
fait de se poser certaines questions. En refusant de regarder certaines réalités
en face, le conservateur ne fait qu'affaiblir sa propre position. Il apparaît
fréquemment que les conclusions que la présomption rationaliste tire des
Bm
ANNEXE - POURQUOI JE NE SUIS PAS UN CONSERVATEUR 401
rHEQUE
402 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
5. Libéralisme et rationalisme
Sous un angle, mais un seul, on peut effectivement situer le libéralisme à
mi-chemin entre le conservatisme et le socialisme: le libéral est aussi éloigné
du rationalisme sommaire du socialiste qui entend reconstruire les
institutions selon un schéma que lui dicte sa propre raison, que du
mysticisme auquel le conservateur a fréquemment recours. Ce que j'ai décrit
comme la position libérale partage aveè le conservatisme une méfiance
envers la raison découlant de ce que le libéral est conscient de ce que nous
n'avons pas réponse à tout, et n'est pas certain que les réponses qu'il a soient
les bonnes, ni même qu'il y ait des réponses à toutes les questions. Le libéral
ne dédaigne pas non plus chercher assistance dans les institutions ou les
habitudes irrationnelles qui ont fait leurs preuves. Il diffère du conservateur
par le fait qu'il admet son ignorance et reconnaît que nous savons bien peu de
choses sans pour autant invoquer l'autorité de sources surnaturelles de
connaissance lorsque sa raison se révèle impuissante. Le libéral est
foncièrement un sceptique (12) - et on pourrait dire qu'i 1 lui faut un certain
degré d'humilité pour laisser les autres chercher leur bonheur à leur guise, et
pour adhérer de façon constante à cette tolérance qui caractérise
essentiellement le libéralisme.
Il 'n'y a pas de raison pour que cela signifie l'absence de croyance
religieuse de la part du libéral. A l'opposé du rationalisme de la Révolution
française, le vrai libéralisme n'est pas en conflit avec la religion, et je ne puis
que déplorer l'athéisme militant et foncièrement étranger au libéralisme qui a
imprégné une bonne partie des libéraux du Continent au XIXe siècle. Que
cette attitude ne relève pas de l'essence du libéralisme apparaît clairement
dans le fait que les ancêtres du libéralisme, les anciens Whigs anglais,
entretenaient des liens étroits avec une foi religieuse bien précise. Ce qui
distingue en ce domaine le libéral du conservateur est que, si profondes
soient ses convictions religieuses, le libéral ne se considérera jamais en droit
de les imposer à autrui, et qu'à ses yeux le spirituel et le temporel sont des
sphères différentes qu'il faut ne pas confondre.
ANNEXE - POURQUOI JE NE SUIS PAS UN CONSERVATEUR 403
l'origine du mouvement whig - selon laquelle il existe une loi plus haute que
tous les codes municipaux, est l'accomplissement suprême des Anglais, et
leur legs à la nation» (17) et, pourrions-nous ajouter, au monde entier. Ce
sont les principes whigs qui constituent le fondement de la tradition
commune aux pays anglo-saxons. C'est d'eux que le libéralisme du continent
a tiré ce qu'il a de valable. C'est sur eux que repose le système de
gouvernement américain. Sous leur forme pure, ils sont représentés aux
Etats-Unis, non par le radicalisme de Jefferson, ou par le conservatisme
d'Hamilton, ou de John Adams, mais par les idées de James Madison, le
« Père de la Constitution» (18).
Je ne sais si faire revivre le vieux nom serait politiquement possible.
Que pour la masse des gens, dans le monde anglo-saxon ou ailleurs, ce soit
probablement un terme sans connotations définies est peut-être plus un
avantage qu'un inconvénient. Pour ceux à qui l'histoire des idées est
familière, c'est sans doute le seul nom qui exprime vraiment ce que signifie la
tradition libérale. Que tant pour l'authentique conservateur, que pour les
nombreux socialistes devenus conservateurs, le Whiggisme soit par
excellence la chose à détester, témoigne chez eux d'un instinct très sûr.
Whiggisme fut le nom de l'unique ensemble d'idéaux qui se soit opposé de
façon cohérente à tout pouvoir arbitraire.
Tant de ce que j'ai essayé de dire dans ce livre a été dit auparavant d'une façon que je ne
peux améliorer, mais en des endroits dispersés ou dans des oeuvres avec lesquelles le lecteur
contemporain n'est pas à même d'être familiarisé, qu'il m'a semblé désirable, ce livre constituant
presque une anthologie de la pensée libérale individualiste, de développer les notes et d'en faire
plus que des références. Les citations transcrites ont pour fin de montrer que des idées qui
aujourd'hui semblent souvent étranges ou inconnues étaient autrefois l'héritage commun de
notre civilisation, mais aussi que, puisque nous avançons sur la base de cette tradition, la tâche
de les rassembler en un corps de pensée cohérent directement applicable à notre époque avait
encore à se trouver entreprise. C'est de façon à présenter les matériaux à partir desquels j'ai tenté
de façonner un nouvel édifice que je me suis autorisé à faire des notes longues. Ces notes ne
constituent pas pour autant une bibliographie complète sur le sujet. On trouvera une liste utile
des travaux se rapportant au sujet dans H. Hazlitt, The Free Man's Library, New York, 1956.
Ces notes ne sauraient non plus constituer une reconnaissance adéquate de mes dettes. Le
processus par lequel j'ai formé les idées exprimées dans ce livre a nécessairement précédé la
mise en forme de celui-ci. Après que j'aie décidé de passer à la rédaction, j'ai peu lu les auteurs
avec lesquels je m'attendais à être d'accord, en général parce que j'avais beaucoup appris d'eux
par le passé. l'ai plutôt cherché dans mes lectures à découvrir les objections auxquelles j'avais à
répondre, les arguments que j'avais à contrer, et les formes que les idées avaient prises dans le
passé. Le nom de ceux qui ont 1<;: plus nettement contribué à former mes idées, qu'il s'agisse de
mes maîtres ou de compagnons de combat, apparaît en conséquence rarement dans ces pages. Si
j'avais considéré que c'était ma tâche de reconnaître toutes mes dettes et de noter tous mes points
t1'accord avec d'autres, ces notes auraient été constellées de références aux oeuvres de Ludwig
von Mises, Frank H. Knight et Edwin Cannan; de Walter Eucken et Henry C. Simmons, de
Wilhelm ROpke et Lionel Robbins, Karl Popper, Michael Polanyi et Bertrand de Jouvenel. En
fait, si j'avais décidé de souligner non pas mon but, mais mes dettes dans la dédicace de ce livre,
il aurait été plus approprié que je le dédie aux membres de la Société du Mont Pèlerin, et en
particulier à ses deux chefs de file intellectuels, Ludwig von Mises et Frank H. Knight.
Je dois, cela précisé, procéder à des remerciements plus spécifiques. E. Banfield, C. 1.
Barnard, W. H. Book, John Davenport, P. F. Goodrich, W. FrOhlich, David Grene, F. A. Harper,
D. G. Hutton, A. Kemp, F. H. Knight, William L. et Shirley Letwin, Fritz Machlup, L. W.
Martin, L. von Mises, A. Morin, F. Morley, S. Petro, J. H. Reiss ; G. Strourzh, Ralph Turvey, C.
Y. Wang et R. Ware ont lu les différentes parties d'une version antérieure de ce livre et m'ont
apporté leurs commentaires. Nombre d'entre eux, ainsi que A. Director, V. Ehrenberg, D.
Forbes, M. Freidman, M. Ginsberg, C. W. Guillebaud, B. Leoni, J. U. Nef, Margaret G. Reid, M.
Rheinstein, H. Rothfels, H. Schoeck, Irene Shils, T. F. T. Plucknett et Jabob Viner m'ont fourni
des références importantes, et peut-être encore devrais-je hésiter à mentionner leur nom dans la
mesure oùje risque d'oublier certains de ceux, si nombreux, qui m'ont aidé sur ce plan.
Au stade final de la préparation du livre, j'ai bénéficié de l'assistance inestimable de Mr.
Edwin McClellan. C'est essentiellement grâce à ses efforts et à ceux de son épouse pour clarifier
mes phrases souvent complexes que le livre est plus lisible qu'il ne l'aurait été. Le livre a été
peaufiné un peu plus encore par les soins de mon ami Henry Hazlitt, qui a eu la bonté de lire et
de commenter la transcription finale. Je tiens à remercier aussi Mrs. Lois Fern qui a vérifié
toutes les citations figurant dans les notes et Mrs. Vernelia Crawford qui a préparé l'index.
Bien que le livre ne soit pas le produit d'un effort collectif - je n'ai jamais appris à utiliser
l'aide d'un assistant de recherche - il a d'autres façons bénéficié grandement des possibilités que
diverses institutions m'ont offertes. Je dois beaucoup sous cet angle aux fondations Volker,
408 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
Guggenheim, Earhart et Relm. Les conférences que j'ai données aux universités du Caire, de
Zurich, Mexico, Buenos Aires, Rio de Janeiro et de diverses villes des Etats-Unis m'ont offert
non seulement la possibilité de tester sur des auditoires les idées exposées dans ce livre, mais
aussi d'acquérir une expérience qui m'a beaucoup servi pour l'écrire. Les lieux de publication de
versions antérieures de certains chapitres sont mentionnés dans les notes, et je tiens à remercier
les éditeurs concernés de m'avoir donné les autorisations de reproduction requises. Je veux aussi
souligner l'aide que m'ont apporté la bibliothèque de l'Université de Chicago, qui a été la source
essentielle de mes recherches pour ce livre, et dont les services de prêt m'ont procuré tous les
titres qui pouvaient m'être utiles, ainsi que le Comité de recherche en sciences sociales et le
service de dactylographie du Département de sciences sociales de l'Université de Chicago qui
ont fourni les fonds et le travail nécessaire à la saisie des versions successives du livre.
Ma dette la plus importante concerne néanmoins le Comité de pensée sociale de
l'Université de Chicago et son président, le professeur John U. Nef, qui m'a permis de considérer
pendant plusieurs années que ma tâche essentielle était l'achèvement de ce livre, ce qui a fait
que cet achèvement s'est trouvé facilité, et non entravé, par mes autres obligations.
La liste transcrite ci-dessous de titres abrégés d'ouvrages souvent cités ne contient que les
titres longs des ouvrages concernés.
- ACTON, Historical Essays: Historical Essays and Studies, par John E. E. DALBERG-
ACTON, Premier Baron Acton, édité par J. N. Figgis et R. V. Laurence, Londres, 1907.
- ACTON, Historical of Freedom : The History of Freedom and Other Essays, John E. E.
DALBERG-AcTON, Premier Baron Acton, édité par J. N. Figgis et R. V. Laurence, Londres, 1907.
- AER, American Economic Review.
- BAGEHOT, Works: The Works and Life of Walter Bagehot, édité par Mrs. Russel
Barrington, 10 volumes, Londres, 1907.
- BURKE, Works: The Works of the Right Honourable Edmund Burke, nouvelle édition, 14
volumes, Londres, Rivington, 1814.
- DICEY, Constitution: Introduction to the Study of the Law of the Constitution, par A.V.
DICEY., ge édition, Londres, 1939.
- DICEY, Law and Opinion: Lectures on the Relation between Law and Public Opinion in
Englrmd..,fufing the Nineteenth Century, 2e édition, Londres, 1914.
- EJ, &onomic Journal, Londres.
- ESS, Encyc/opaedia of the Social Sciences, 15 volumes, New York, 1930-35.
- HUME, Essays: Essays Moral, Politieal and Literary, par David HUME, édité par T. H.
Green et T. H. Grose, 2 volumes, Londres, 1875. Le volume Il contient entre autres Enquiry
eoneerning Human Understanding et Enquiry concerning the Principles of Morais.
- HUME, Treatise .- A Treatise of fluman Nature, par David HUME, édité par T. H. Green et
T. H. Grose, 2 volumes, Londres, 1890.
- JPE, Journal of Political Economy, Chicago.
- LOCKE, Second Treatise: The Second Treatise of Civil Government and A Leller
eoncerning Toleration, par John LOCKE, édité par J. W. Gough, Oxford, 1946.
- Lloyds B. R., Lloyds Bank Review, Londres.
MENGER, Untersuchungen : Untersuchungen über die Methode der
Socialwissenschajien und der politischen Oekonomie insbesondere, par Karl MENGER, Leipzig,
1883.
REMERCIEMENTS 409
- MILL J. S., Principles: Principles ofPolitical Economy, with Some of Their Applications
to Social Philosophy, par John Stuart MILL, édité par J. W. Ashley, Londres, 1909.
- Proc. Arist. Soc., Proceedings of the Aristotelian Society, Londres.
- RE & S, Review of Economies and Statistics, Cambridge, Mass.
- SMITII, W. of N. : An Inquiry into the Nature and Cause of the Wealth of Nations, par
Adam SMITII, édité par E. Cannan, 2 volumes, Londres, 1904.
- TOCQUEVILLE, Démocratie: De la démocratie en Amérique, par Alexis DE TOCQUEVILLE.
- US, United States Reports: Cases Adjudged in the Supreme Court, Washington,
Government Printing Office (Conformément aux critères de la pratique juridique américaine, les
références à ces rapports, celles à d'autres rapports concernant des affaires relevant du niveau
fédéral, telles que les affaires « Dallas », « Cranch », « Wheaton » et « Wallace» et celles à des
rapports déposés auprès des tribunaux des Etats, sont précédées par le numéro du volume et
suivies par le numéro de la page par laquelle le rapport commence et, lorsque cela s'avère
nécessaire, par celui de la page dont il est spécifiquement question).-
(1) La plupart de ces articles ont été publiés en recueils (Individualism and Economie
Order; The Counter-Revolution of Science, Studies in Philosophy, Polilics and Economies, New
Studies ... ).
(2) Traduction française, PUF, coll.« Libre Echange», 1993.
(3) Droit, législation et liberté, 3 volumes, PUF, coll. « Libre échange », 1980, 1981,
1983.
(4) Cf. en particulier le chapitre 12 concernant le constitutionnalisme américain où la
Constitution américaine est dite « une constitution de liberté».
(5) Note (8) du chapitre II.
(6) Chapitres 1 et 9.
(7) On voit ainsi que, pour la tradition de la role of law, la loi est essentiellement un guide
intellectuel. Sa teneur et sa valeur sont d'ordre cognitif, c'est à !'intelligence et à la raison de
l'homme qu'on s'adresse. En ceci, la tradition de la role of law se démarque radicalement de la
tradition absolutiste et hobbesienne pour qui la loi est une force et touche l'homme soit par
l'action physique, soit par le sentiment des passions (comme la crainte).
(8) Hayek dit ailleurs que « le célèbre" impératif catégorique" [de Kant), la règle selon
laquelle on devrait toujours "agir selon une maxime telle que l'on puisse en même temps
vouloir qu'elle devienne une loi universelle ", est en fait une extension au domaine général de
l'éthique de l'idée fondamentale de la role of law ». Kant l'a empruntée à Hume.
(9) Paradoxe que Hayek, dans Droit, législation et liberté, mettra sous la forme suivante:
un dictateur qui arriverait à réduire tous les hommes au statut de moyens de fins que ce dictateur
définirait seul, serait bientôt privé des moyens même qu'il rêvait de mettre en oeuvre pour les
atteindre, parce qu'il serait privé d'une connaissance qui ne saurait être atteinte que si les autres
avaient été libres d'exporer le réel dans la direction qu'eux jugeaient féconde. Dans son propre
intêrêt, le dictateur doit donc ... renoncer à la dictature. La position du dictateur - et Hayek
entend par là, en réalité, le socialisme - est auto-contradictoire ; elle est un non-sens
épistémologique.
414 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
Notes
Introduction
~ La citation mise en exergue est tirée de l'Oraison funèbre de Périclès, telle que
rapportée par Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, ii 37-39, traduction par R. CRAWLEY,
Modem Library ed., p. 104.
(1) Certaines formules passent dans l'usage courant parce qu'à un moment donné elles
paraissaient traduire une vérité importante, elles continuent à être utilisées lorsque la vérité en
question est connue de tous, et elles demeurent en usage alors même que leur répétition
fréquente et mécanique leur aura enlevé toute signification précise. Elles disparaissent enfin
lorsqu'elles ne suscitent plus aucune réflexion. On ne les redécouvre qu'après qu'on les a laissées
sans emploi pendant une génération; on peut alors leur rendre une nouvelle vigueur pour
communiquer un message à peu près semblable à l'ancien; elles parcourent ensuite le même
cycle si elles connaissent le succès.
(2) La dernière tentative d'envergure aux fins de reformuler les principes d'une société
libre, avec déjà d'importantes restrictions, et dans le cadre strict convenant à un ouvrage de
référence académique, est The Elements of Politics, Londres, 1891, de H. SIDGWICK. Tout
admirable qu'il soit à divers égards, ce livre ne représente guère ce qu'on doit tenir pour la
tradition libérale britannique; il est déjà fortement entaché de l'utilitarisme rationaliste qui a
conduit au socialisme.
(3) En Angleterre, où la tradition de liberté a duré plus longtemps que dans les autres pays
européens, c'est pourtant dès 1885 qu'un auteur très largement lu chez les libéraux pouvait dire
de ces derniers, « la reconstruction de la société, et non la libération des individus, est à présent
leur plus urgent souci». (E. C. MONTAGUE, The Limits of Individual Liberty, Londres, 1885, p.
16).
(4) Frederick WATKINS, The Political Tradition of the West, Cambridge, Harvard
Uni-Cersity J5ress, 1948, p. 10.
(5) J'espère ne pas m'être exposé à la réprimande adressée à Edmund BURKE par S. T.
COLERIDGE, particulièrement appropriée à notre époque: « 11 est de mauvaise politique de
représenter un système politique comme n'ayant d'attraits que pour des voleurs et des assassins,
et sans autre source naturelle que le cerveau d'insensés ou de déments, alors que l'expérience
montre que le grand danger de ce système réside dans la fascination qu'il vise à exercer sur les
esprits nobles et imaginatifs; ou bien sur tous ceux qui, dans la sympathique ivresse de la
bienveillance juvénile, sont enclins à prendre leurs propres vertus et leurs aptitudes les plus
précieuses, pour les qualités et capacités moyennes de la personne humaine». (The Political
Thoughts ofSamuel Taylor Coleridge, ed. R. J. White, Londres, 1938, p. 235).
(6) Cf. W. H. AUDEN dans son introduction à Henry JAMES, The American Scene, New
York, 1946, p. XVIII: « La liberté n'est pas une valeur, mais le fondement de la valeur ».- Voir
aussi, C. BAY, The Structure of Freedom, Stanford, California, Stanford University Press, 1958,
NOTES - [NTRODUCTION 4[5
p. 19: « La liberté est le terrain requis pour le plein développement des autres valeurs». Je n'ai
pu disposer de ce dernier ouvrage que trop tardivement pour pouvoir le citer davantage que par
le biais de références occasionnelles dans les notes.
(7) Cf. A. N. WHITEHEAD, Adventures of Ideas, New York, Mentor Books, 1955, p. 73 :
« Malheureusement, la notion de liberté a été désincarnée par le traitement littéraire qui lui a été
réservé ... Le concept de liberté a été rétréci jusqu'à devenir l'emblême d'une sorte de mysticisme
que ne peuvent souffrir les gens de cette génération. Lorsque nous pensons à la liberté, nous
sommes enclins à n'évoquer que la liberté de pensée, la liberté de la presse, la liberté d'opinion
religieuse ... C'est là une erreur totale. La version littéraire de la liberté ne s'occupe surtout que de
fioritures ... En fait, c'est la liberté d'agir qui est le besoin primordial ».
(8) C. L. BECKER, New Liberties for D/d, New Haven, Yale University Press, 194 l, p. 4.
(9) David HUME, qui sera notre compagnon et notre guide tout au long des pages
suivantes, pouvait parler dès 1742 (Essays, Il, 371) de « cette grave entreprise philosophique
visant à la perfection et qui, sous le couvert de réformer préjugés et erreurs, s'en prend aux plus
attirants des sentiments du coeur, et aux plus utiles penchants et instincts qui puissent gouverner
une créature humaine»; et il nous avertit (p. 373) « de ne pas trop nous éloigner des
traditionnelles maximes de conduite et de comportement, par une recherche raffinée de bonheur
ou de perfection».
(10) W. WORDSWORTH, The Excursion, Ile partie, Londres, 1814.
Notes
Partie
1
La valeur de la liberté
Chapitre
1
~ La citation placée en exergue du chapitre est tirée des &rits d'Abraham Lincoln édités
par A. B. Lapsey, New York, 1906, VII, 121. Elle est à rapprocher de la remarque semblable de
MONTESQUIEU, L'Esprit des Lois, XI, 2 (l, 149): « Il n'est pas de mot qui se prête à plus de
significations variées et qui ait fait des impressions plus diverses sur l'esprit des hommes, que
celui de liberté. Certains l'ont pris comme un moyen de déposer une personne à qui on avait
conféré une autorité tyrannique; d'autres, pour le pouvoir de choisir un supérieur à qui on sera
obligé d'obéir; d'autres, pour le droit de porter des armes et d'être ainsi en mesure d'employer la
violence; d'autres enfin, pour le privilège d'être gouvernés par un natif de leur propre pays, ou
par leurs propres lois ».
(1) Il ne semble pas y avoir de distinction généralement acceptée entre le sens du mot
« freedom» et celui du mot « liberty», et dans le texte anglais original, l'un et l'autre sont
utilisés indifféremment. Bien que j'aie une préférence personnelle pour le premier, il semble que
« liberty» se prête moins à l'abus. Il eût été difficile à Franklin Roosevelt de s'en servir pour
418 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
faire ce « noble jeu de mots» (Joan ROBINSON, Prillate Enterprise or Public Control, Londres,
1943) par lequel il rangea la« freedom from want» (<< liberté par rapport au besoin») parmi les
libertés (alors qu'il s'agit d'« un droit à recevoir», Ndn.
(2) La valeur limitée d'une analyse sémantique, même très fine, des termes « freedom » et
« liberty» est bien mise en évidence dans M. CRANSTON, Freedom: A New Analysis, New York,
1953, que trouveront fort éclairant les lecteurs curieux de voir comment les philosophes, en
recourant à des définitions étranges du concept, se sont créé des entraves inextricables. Pour une
approche plus ambitieuse des diverses significations du mot, voir Mortimer ADLER, The Idea of
Freedom : A Dialectical Examination of the Conceptions of Freedom (New York, 1958) que j'ai
eu l'avantage de connaître sous forme de manuscrit, et un ouvrage encore plus exhaustif de H.
OFSTAD que devrait publier Oslo University Press.
(3) Cf. J. BENTHAM, The Limits of Jurisprudence Defined, ed. C. W. Everett, New York,
Columbia University Press, 1945, p. 59: « La liberté est donc de deux ou trois sortes, voire
davantage, selon le nombre de directions d'où la coercition, dont elle est l'absence, peut
provenir ». Voir également M. SCHLICK, Problems of Ethics, New York, 1939, p. 149; F. H.
KNIGHT, « The Meaning of Freedom », dans The Philosophy ofAmerican Democracy, Ed. C. M.
Perry, Chicago, University of Chicago Press, 1943, p. 75 : « La signification première de la
liberté en société ... est toujours d'un ordre négatif... et coercition est le terme qu'il faut en réalité
définir» ; et l'analy'se plus complète menée par le même auteur dans « The Meaning of
Freedom » : Ethics, volume Lll, 1941-42, et dans Conjlict of Values: Freedom and Justice, in
Goals of Economic Life, ed. A. Dudley Ward, New York, 1953.- Voir aussi F. NEUMANN, The
Democratic and the Authoritarian State, Glencoe, 1lI, 1957, p. 202: « La formule ..Liberté égale
absence de coercition, est encore correcte ... et de cette formule découle fondamentalement la
totalité du système légal rationnel du monde civilisé ... C'est l'élément du concept de liberté que
nous ne pouvons jamais abandonner» ; et C. BAY, The Structure of Freedom, Stanford, Ca.,
Stanford University Press, 1958, p. 94 : « Parmi tous les buts de la liberté, celui de porter au
maximum la protection de tout un chacun contre la coercition devrait se voir accorder la
priorité ».
(4) En général, l'expression « civil liberty» semble être utilisée surtout concernant ces
mises en oeuvre de la liberté individuelle qui sont spécialement importantes pour le
fonctionnement de la démocratie, ainsi la liberté d'expression, de réunion, de presse, et aux
Etats-Unis spécifiquement, concernant les possibilités garanties par le Bill of Rights.
L'expression « political liberty » elle-même est parfois employée pour évoquer, par opposition à
« inner liberty », non pas la liberté collective que nous désignerons par son biais, mais la liberté
personnelle. Bien que cet usage ait la caution de Montesquieu, il ne peut aujourd'hui que créer la
confusion. _
(5) cr. E. BARKER, Rejlections on GOllernment, Oxford, Oxford University Press, 1942, p.
1 : « Originairement, le mot liberté signifiait la qualité ou le statut de l'individu libre, du libre
producteur, par opposition au mot esclave ». Il semble qu'étymologiquement, la racine
germanique du mot « free» se rapportait à la situation de membre protégé de la
communauté (cf. G. NECKEL, «Adel und Gefolgschaft», Beitrage. zur Geschichte der
deutschen Sprache und Literatur, XLI (1916), p. 403 : « Frei désignait initialement celui qui
n'était pas dépourvu de protection et de droit ». Voir aussi O. SCHRADER, Sprachvergleichung
und Urgeschichte, II 12, Die Uneit, 3e éd., Iéna, 1906-7, p. 294 et A. WAAS, Die a/te deutsche
Freiheit, Munich et Berlin, 1939, p. 10-15). De façon analogue, le latin liber et le grec
eleutheros paraissent dériver de mots dénotant l'appartenance à la tribu. L'importance de ces
points apparaîtra plus tard lorsque nous étudierons la relation entre Droit et Liberté.
(6) Cf. T. H. GREEN, Lectures on the Principles of Political Obligations (réimpression,
Londres, 1911), p. 3 : « Pour ce qui concerne le mot· freedom ., il faut évidemment admettre
que chacune de ses utilisations pour exprimer quelque chose d'autre qu'une relation sociale et
politique entre un individu et les autres, constitue une métaphore. Même dans son application
NOTES PARTIE 1 - LA VALEUR DE LA LIBERTE 419
originelle, son sens est loin d'être fixe. Celui-ci implique certes toujours une exemption par
rapport à la coercition émanant d'autrui, mais l'étendue et les conditions de cette exemption,
dont jouit un .. freeman .. aux différents stades de la société, sont très diverses. Dès que le tenne
.. freedom .. en vient à être employé pour désigner quoi que ce soit d'autre qu'une relation établie
entre un homme et d'autres hommes, sa signification fluctue encore bien davantage ».- Voir
également L. VON MISES, Socia/ism, nouvelle éd., New Haven, Yale University Press, 1951, p.
191 : « Freedom est un concept sociologique. L'appliquer à des situations qui ne concernent pas
la société est dénué de sens» et p. 194 : « Est donc liberté dans la vie extérieure de l'homme le
fait que celui-ci est indépendant du pouvoir arbitraire de ses semblables ».
(7) Cf. F. H. KNIGHT, « Discussion: The Meaning of Freedom »: Ethics, volume LlI,
1941-42, p. 93 : « Si Robinson Crusoé tombe dans un puits, ou se trouve empêtré dans la
végétation de la jungle, ce serait certainement user du mot de façon appropriée que de dire qu'il
veut se libérer, ou retrouver sa liberté - et cela vaudrait aussi pour un animal ». Ce sens est
incontestablement établi par l'usage aujourd'hui, mais renvoie à une conception de la liberté
autre que l'absence de coercition, que défend le professeur Knight.
(8) La cause linguistique du transfert de « free » et des noms communs dérivés, vers des
emplois divers semble avoir été l'absence en anglais (et apparemment dans toutes les langues
gennaniques ou romanes) d'un adjectif qui puisse servir génériquement à indiquer que quelque
chose est absent. « Dénué» ou « manquant» ne sont généralement utilisés que pour exprimer
l'absence de quelque chose de désirable ou de nonnalement présent. II n'y a pas d'adjectif(autre
que « free » of) pour qualifier l'absence de quelque chose d'indésirable, ou d'étranger à un objet.
On dira ainsi que quelque chose est « free of vennin, of impurities, or of vice» (sans parasites,
impuretés, ou défaut) ; « freedom » devient par ce biais le mot dénotant l'absence de quelque
chose d'indésirable. De façon analogue, chaque fois que nous voulons dire qu'une chose agit
d'elle-même, sans être détenninée ou influencée par des facteurs externes, nous la disons « free
of influences» (indépendante d'influences) nonnalement sans liens avec elle. En science, on
«(
parle même de « degrees of freedom » degrés d'indépendance» ) lorsqu'il y a plusieurs
possibilités que n'affectent pas les détenninants connus ou supposés (cf. CRANTON, ouvrage cité,
p.5).
(9) Toutes ces situations auraient été qualifiées de « non-liberté» par H. J. LASKI qui
soutint (Liberty and the Modern State, nouvelle éd., Londres, 1948), que « le droit de vote est
essentiel à la liberté; un citoyen qui ne l'a pas n'est pas libre ». En définissant similairement la
«(
liberté, H. KaSEN Foundations of Democracy»: Ethics, volume LXVI, n·I, Ile partie, 1955,
94) conclut triomphalement que « les tentatives de prouver qu'il existe une connexion
essentielle entre liberté et propriété ... ont échoué» - oubliant ainsi que tous ceux qui ont affinné
cette connexion ont parlé de liberté individuelle et non de liberté politique.
(10) E. MlMs Jr, The Majority of/he People, New York, 1941, p. 170.
(II) Cf. MONTESQUIEU, L'Esprit des Lois, XI, 2, l, 150: « Finalement, comme en
démocratie le peuple semble agir comme il lui plaît, cette sorte de gouvernement a été considéré
comme le plus libre, et le pouvoir du peuple confondu avec sa liberté». Voir aussi J. L. DE
LOLME, The Constitution of England (nouvelle éd., Londres, 1800), p. 240 : « Concourir par son
suffrage à édicter une loi, c'est avoir une part, quelle qu'elle puisse être, dans le pouvoir: vivre
dans un Etat où les lois sont égales pour tous, et où on est sûr qu'elles sont appliquées ... c'est être
libre ».- Cf. aussi les passages cités dans les notes (2) et (5) du chapitre VII.
(12) La description complète de l'état d'esprit qui convient à un jésuite, citée par William
JAMES d'après une lettre d'Ignace DE loYOLA (Varieties of Re/igious Experiences, New York et
Londres, 1902, p. 314) est la suivante: « Aux mains de mon Supérieur, je dois être une cire
molle, un objet, dont il peut exiger tout ce qui lui plaît, qu'il s'agisse d'écrire ou de recevoir des
lettres, de parler ou ne pas parler à une personne, etc., et je dois mettre toute ma ferveur à
exécuter avec zèle et exactitude ce qui m'est ordonné. Je dois me considérer comme un cadavre
qui n'a ni intelligence ni volonté; être comme un amas de matière qui se laisse placer sans
420 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
résistance où l'entend celui qui place; comme un bâton dans la main d'un vieillard, qui l'emploie
selon ses besoins et le place où il lui convient. Ainsi dois-je être aux mains de l'Ordre, pour le
servir de la façon qu'il juge la plus utile )).
(13) La différence entre la « liberté intérieure)) et la liberté au sens d'absence de
coercition était clairement perçue par les scolastiques, qui distinguaient nettement libertas a
neeessitate et libertas a eoaetione.
(14) Barbara WOOTTON, Freedom under Planning, Londres, 1945, p. 10. L'utilisation
explicite la plus ancienne du mot de liberté au sens de pouvoir se trouve, à ma connaissance,
dans VOLTAIRE, Le Philosophe ignorant, XIII, cité par B. DE JOUVENEL, De la souveraineté,
Paris, 1955, p. 315 : « Etre véritablement libre, c'est pouvoir. Quand je peux faire ce que je
veux, voilà ma liberté )). Cette utilisation semble avoir été depuis lors étroitement associée à ce
que nous devrons plus loin (chap. IV) appeler la tradition « rationaliste)) ou française, de la
liberté.
(15) Cf. P. DRUCKER, The End of Economie Man (Londres, 1939), p. 74 : « Moins il y a de
1iberté, et plus on parle de " nouvelle liberté". Cette nouvelle liberté n'est pour autant qu'un mot
qui vient recouvrir l'exact opposé de. tout ce que l'Europe a depuis toujours compris par le mot
liberté ... La nouvelle liberté qui est prêchée en Europe est le droit de la majorité à l'encontre de
l'individu )). Cette « nouvelle liberté)) a été aussi prêchée aux Etats-Unis comme cela apparait
dans: Woodrow WILSON, The New Freedom (New York, 1913), voir en particulier p. 26.- On
pourrait citer aussi un article de A. G. GRUCHY, « The Economics of the National Resources
Committee)) : AER, XXIX, 1939, p. 70, où l'auteur observe, en approuvant, que « pour les
économistes du National Resources Committee, la liberté économique n'est pas une question
d'absence de contrainte sur les activités individuelles, c'est un problème de limitation et de
direction collectives imposées aux individus et aux groupes aux fins que la sécurité des
individus puisse être assurée )).
(16) Une définition par l'absence de contrainte, dans laquelle ce concept est souligné -
telle celle donnée par E. S. CORVlIN, Liberty against Government, Baton Rouge, Louisiana State
University Press, 1948, p. 7 : « Liberté signifie absence de restrictions imposées par d'autres
personnes à notre liberté de choix et d'action )) - serait donc tout à fait acceptable.
(17) The Shorter Oxford English Dietionary, Oxford, 1933, donne pour première
définition de to eoeree (forcer) : « to constrain, or restrain by force, or by authority resting on
force)) (obliger, ou empêcher par la force, ou par autorité fondée sur la force).
(18) B. RUSSELL, « Freedom and Govemmentl): in Freedom, Its Meaning, ed. P. N.
Anshen, New York, 1940, p. 251.
. ,(19) T. HOBBES, Leviathan, Ed. Oakeshott, Oxford, 1946, p. 84.
(20) 1. R. COMMONS, The Legal Foundations of Capitalism, New York, 1924,
s~écialement chap. II à IV.
(21) 1. DEWEY, « Liberty and Social Control)): Social Frol/tier, nov. 1935, p. 41.- Voir
aussi son article « Force and Coercition)): Ethies, volume XXVI, 1916, 362: « Savoir
si (l'emploi de la force) est justifiable ou non... est, en substance, une question
d'efficacité (économie incluse) des moyens à utiliser pour parvenir à une fin )) ; et p. 364: « Le
critère de valeur réside dans l'efficacité et dans l'économie relatives de la dépense de force en
tant que moyen de parvenir à une fin )). La façon dont Dewey jongle avec le concept de liberté
est si effrayante, que le jugement de D. FOSDICK (What is Liberty?, New York, 1939) n'est
guère injuste: « Le décor est, de fait, entièrement dressé pour cette identification de la liberté
avec un principe tel que l'égalité, lorsque les définitions de la liberté et de l'égalité se trouvent
manipulées jusqu'à se rapporter l'une et l'autre à la même condition d'activité ou presque )). On
trouve un exemple extrême d'un tour de passe-passe de ce genre chez John DEWEY lorsqu'il dit:
« Si la liberté est combinée avec une dose raisonnable d'égalité et si on entend par sécurité la
sécurité culturelle et morale, et aussi la sécurité matérielle, je ne pense pas que la sécurité soit
compatible avec quoi que ce soit d'autre que la liberté )). Après avoir redéfini deux concepts de
NOTES PARTIE 1- LA VALEUR DE LA LIBERTE 421
façon qu'ils signifient à peu près la même condition d'activité, il nous assure qu'ils sont
compatibles. Il n'y a pas de bornes à de telles jongleries ».
(22) J. DEWEY, Experience and Education, New York, 1938, p. 74.- Voir aussi W.
SOMBART, Der moderne Kapitalismus, Il, Leipzig, 1902,43, où il est expliqué que « Technik»
est « die Entwicklung zur Freiheit» (la technique est l'avancée vers la liberté). L'idée est
exposée en détails dans E. ZSCHIMMER, Philosophie der Technik,léna, 1914, p. 86-91.
(23) Cf. R. B. PERRY dans Freedom: Its Meaning, Ed. R. Anshen, New York, 1940, p.
269 : « La distinction entre bien-être (welfare) et liberté s'effondre totalement, puisque la liberté
effective d'un homme est proportionnelle à ses ressources ». Cela a conduit d'autres auteurs à
soutenir que « si davantage de gens achètent des automobiles et prennent des vacances, il y a
davantage de liberté ». Pour références, voir chap. XVI, note (72).
(24) Un exemple amusant de ce fait est fourni par D. GABOR et A. GABOR, « An Essay on
the Mathematical Theory of Freedom » : Journal of the Royal Statistical Society, série A,
CXVII, 1954, 32. Les auteurs commencent par poser que liberté signifie « absence de
restrictions indésirables )), donc que le concept équivaut presque à « tout ce qui est désirable » ;
après quoi, au lieu d'écarter ce concept manifestement inutile, ils l'adoptent et s'engagent dans la
tâche de « mesurer» la liberté ainsi conçue.
(25) Cf. Lord ACTON, Lectures on Modern History, Londres, 1906, p. 10: « Il n'y a pas
plus de proportion entre liberté et pouvoir, qu'il n'yen a entre éternité et temps ». De même, B.
MALINOWSKI, Freedom and Cillilization, Londres, 1944, p. 47: « Si nous commettions la
négligence d'identifier Liberté et Pouvoir, nous engendrerions la tyrannie, tout comme nous
aboutirions à l'anarchie si nous assimilions la liberté à l'absence de toute discipline ».- Voir aussi
F. H. KNIGHT, « Freedom as Fact and Criterion », dans son livre Freedom and Reform, New
York, 1947, p. 4 et s.; J. CROPSEY, Policy and Economy, La Haye 1957, p. XI et M.
Bronfenbrenner, « Two Concepts of Economic Freedom»: Ethics, volume XLV, 1955.
(26) La distinction entre liberté « positive » et liberté « négative » a été popularisée par T.
H. GREEN et remonte au-delà de lui à HEGEL. Voir en particulier sa conférence « Liberal
Legislation and Freedom of Contract », dans The Work of T. H. Green, Ed. R. L. Nettelship,
Londres, 1888, volume III. L'idée ici rattachée essentiellement à « liberté intérieure» a été
depuis utilisée de façons très diverses. Cf. Sir Isaiah BERLIN, Two Concepts of Liberty, Oxford,
1958 et pour une annexion d'arguments socialistes par les conservateurs, Clinton ROSSIlER,
« Toward an American Conservatism» : Yale Relliew, XUV, 1955,361, qui soutient que « les
conservateurs devraient nous donner une définition de la liberté qui soit positive et exhaustive ...
Dans le nouveau dictionnaire çonservateur, liberté sera défini au moyen de termes comme
possibilités, créativité, productivité, et sécurité ».
(27) W. L. Westermann, « Between Siavery and Freedom» : American Historical Review,
L,1945,213-27.
(28) Cétait pour le moins le cas en pratique, sinon peut-être en droit strict. Cf. J. W. Jones,
The Law and Legal Theory of the Greeks, Oxford, Oxford University Press, 1965, p. 282.
(29) Cf. F. H. KNIGHT, Freedom and Reform, New York, 1947, p. 193: « La fonction
primordiale du pouvoir est de prévenir la coercition et, par là, de garantir à tout homme le droit
de vivre sa propre vie en termes de libre association avec ses semblables ». Voir aussi son
analyse de ce thème dans l'article cité ci-dessus en note (3).
(30) R. VON IHERING, Law as a Means to an End, Trad. 1. Husik, Boston, 1913, p. 242.-
Max WEBER, Essays in Sociology, New York, 1946, p. 78: « Un Etat est une collectivité
humaine qui (parvient à) s'attribuer le monopole de l'usage légitime de laforce physique ».- B.
MALINOWSKI, Freedom and Cillilization, Londres, 1944, p. 265 : l'Etat est « la seule institution
historique qui a le monopole de la force ».- Voir aussi J. M. CLA}lK, Social Contract of Business,
422 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
2' éd., New York, 1939, p. 115: « La contrainte par la force est censée être le monopole de
l'Etat» et E. A. HOEBEL, The Law of Primitive Man, Cambridge, Harvard University Press, 1954,
chap.11.
Chapitre
2
~ La citation mise en exergue du chapitre est tirée de Whitehead, Introduction to
Mathematics, Londres, 1911, p. 61. Une version antérieure du chapitre est parue dans Essays on
Individua/ity, Ed. F. Morley, Pittsburgh, University of Pennsylvania Press, 1958. .
(1) Cf. A. FERGUSON, An Essay on the History of Civil Society, Edimbourg, 1767, P 279 :
« Les oeuvres complexes du castor, de la fourmi et de l'abeille sont attribuées à la sagesse de la
nature. Celles des nations policées leur sont attribuées à elles-mêmes, et sont censées témoigner
d'une capacité supérieure à celle des intelligences frustes. Or les réalisations des hommes,
comme celles des animaux, sont suggérées par la nature, et sont le fruit de l'instinct, dirigé par la
variété des situations dans lesquelles les hommes sont placés. Ces réalisations se sont
accomplies par des améliorations successives qui ont été apportées sans que quiconque ait idée
de leur effet global ; et elles conduisent les affaires humaines à un état de complexité tel que les
plus hautes capacités dont la nature humaine ait jamais été dotée ne pourraient l'avoir projeté;
mêmesi la totalité en était exécutée, on ne pourrait la comprendre dans toute son ampleur» .
.(2)-Cf. M. POLANYI, The Logic of Liberty, Londres, 1951, p. 199: « Nous ne pouvons
deviner les notions à la lumière desquelles les hommes jugeront nos propres idées dans un
millier d'années - ou peut-être même dans cinquante ans. Si une bibliothèque de l'an 3 000 nous
tombait entre les mains aujourd'hui, nous ne pourrions comprendre son contenu. Comment
pourrions-nous déterminer consciemment un avenir qui, par sa nature même, échappe à notre
compréhension? Une" telle présomption révèle simplement l'étroitesse d'une vue à laquelle
l'humilité n'a pas appris ses limites ».
(3) Leslie A. WHITE, « Man's Control over Civilisation: An Anthropocentric Illusion» :
Scientific Month/y, LXVI, 1948,238.
(4) Voir G. RYLE, « Knowing How and Knowing That» : Proceedings of the Aristotelian
Society, 1945/46; on peut comparer également avec M. POLANYI, Persona/ Know/edge:
Towards a Post-critica/ Philosophy, Londres et Chicago, 1958.
(5) Cf. La formule souvent citée de F. P. RAMSEY, The Foundations of Mathematics,
Cambridge, Cambridge University Press, 1925, p. 287: « Il n'y a rien à connaître, sinon la
science ».
NOTES PARTIE 1- LA VALEUR DE LA LIBERTE 423
(6) Sur ces différentes sortes de connaissance, voir mon article « Uber den Sinn sozialer
Institutionen » : Schweitzer Monatschefie, oct. 1955, et sur l'application de tout l'argument de ce
chapitre aux problèmes plus spécifiquement économiques, les deux essais, « Economies and
Knowledge » et « The Use of Knowledge in Society », réimprimés dans mon Individua/ism and
Economie Order, Londres et Chicago, 1948.
(7) G. DE SANTll.LANA, The Crime ofGalileo, Chicago, Chicago University Press 1955, p.
34.- Herbert SPENCER remarque aussi quelque part: « En science, plus nous en savons, plus est
étendu le contact avec l'inconnaissance ».
(8) Cf. H. G. BARNETT, Innovation: The Basis of Cultural Change, New York, 1953, en
particulier p. 19: « Tout individu est un innovateur à maintes reprises » et p. 65 : « Il y a une
corrélation positive entre individualisme et potentiel d'innovation. Plus grande est la liberté
laissée à l'individu pour explorer son monde d'expériences et pour organiser les éléments de
celui-ci en fonction de l'interprétation propre qu'il fera de ses impressions sensorielles, plus
grande est la probabilité que viennent à naître des idées nouvelles ».
(9) Cf. W. A. LEWIS, The Theory of Economie Growth, Londres, 1955, p. 148: « Les
innovateurs sont toujours une minorité. Les idées neuves sont d'abord mises en pratique par une
ou deux, ou quelques rares personnes, qu'il s'agisse de technologie, de nouvelles formes
d'organisation, de nouveaux produits commerciaux, ou d'autres nouveautés. Ces idées peuvent
parfois se trouver rapidement acceptées par le reste de la population. Elles sont le plus souvent
accueillies avec scepticisme et méfiance, et n'avancent que très lentement, voire pas du tout.
Après un temps, on voit que les nouvelles idées ont quelque succès, et elles se répandent de plus
en plus vite. C'est pourquoi on dit souvent que le changement est le fait d'une élite, ou que
l'ampleur du changement dépend de la qualité des chefs de file d'une société. Cela est
relativement exact si on entend par là seulement que la majorité des gens ne sont pas des
innovateurs, et se contentent d'imiter ce que d'autres font. C'est inexact si on entend dire ainsi
que toutes les idées neuves naissent au sein d'une catégorie ou d:un groupe donné de
personnes ». Egalement p. 172: « Le jugement collectif sur les idées nouvelles est si
fréquemment erroné qu'on peut soutenir que l'intégralité du progrès dépend d'individus libres de
miser sur leur propre jugement malgré la désapprobation collective ... Conférer un monopole de
décision à un organisme gouvernemental serait vraisemblablement le moyen de cumuler les
inconvénients des deux mondes ».
(10) L'un des rares auteurs qui ont vu clairement une partie au moins de cette réalité fut F.
W. MAITLAND, qui nota que « l'argument le plus fort est celui fondé sur l'ignorance, l'inéluctable
ignorance, de nos maîtres» : Col/ected Papers, Cambridge, Cambridge University Press, 1911,
1, 107.- Voir toutefois B. E. KLINE et N. H. MARTIN, « Freedom, Authority and
Decentralisation»: Harvard Business Review, XXXVI, 1958, surtout 70: « La principale
caractéristique de la hiérarchie de commandement, ou de tout groupe dans notre société, n'est
pas la connaissance mais l'ignorance. Considérez que chaque personne ne peut savoir qu'une
fraction de cc qui se passe autour d'elle. Beaucoup de ce que cette personne sait ou croit savoir
sera plutôt faux que vrai... A tout moment, il y a beaucoup plus de non connu que de connu, tant
pour quelqu'un qui fait partie de la chaîne de commandement, que pour l'organisation
globalement considérée. Il semble possible, donc, qu'en nous organisant en une hiérarchie
d'autorité aux fins d'augmenter l'efficacité, nous risquions en réalité d'institutionnaliser
l'ignorance. Alors qu'en faisant un meilleur usage de ce que sait le petit nombre, nous nous
assurons que la grande majorité se trouve dissuadée d'explorer les zones obscures qui débordent
notre connaissance».
Le terme « ignorance» est, sous un angle important, un peu trop restreint pour notre
propos. Il serait sans doute préférable en certains cas de parler d'« incertitude» pour ce qui
touche à l'ignorance concernant ce qui est bien; il est douteux en effet que nous puissions dire
que quelque chose est bien, si personne ne sait ce qui est bien dans le contexte où la question est
posée. Le fait est qu'en certains cas, la morale régnante peut ne pas fournir de réponse, alors
424 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
même qu'une réponse existe qui, si elle était connue et largement acceptée, aurait une grande
valeur. Je tiens à remercier Mr. Pierre F. Goodrich dont les commentaires au cours d'un débat
m'ont aidé à clarifier ce point que j'estime important. Il ne m'a toutefois pas persuadé de parler
globalement d'« imperfection » plutôt que d'ignorance.
(II) Cf. 1. A. WHELER,A Septet ofSibyls .. Aids in the Search ofTruth.
(12) Cf. la remarque de Louis PASTEUR: « En recherche, la chance sert ceux seulement
dont l'esprit est bien préparé à l'accueillir », cité par R. TATON, Reason and Chance in Scientific
Discovery, Londres, 1957, p. 91.
(13) A. P. LERNER, « The Backward-Leaning Approach to Controls»: JPE, LXY, 445,
« Les thèses du libre-échange sont valables en tant que règles générales dont l'usage commun
est généralement bénéfique. Comme pour toutes les règles générales, il y a des cas particuliers
où, si on connaissait toutes les circonstances du moment et toutes les conséquences sur tous les
plans, il vaudrait mieux que les règles ne fussent pas appliquées. Mais cela n'en fait pas de
mauvaises règles, et cela ne justifie pas la non-application des règles lorsque, comme c'est
normalement le cas, on ne connait pas toutes les conséquences qui feraient du cas concerné une
exception souhaitable ».
(14) H. RASHDALL, « The Philosophical Theory of Property », dans Property Ils Dulies
and Rights, New York et Londres, 1915, p. 62: « On ne peut véritablement justifier la liberté en
insistant, comme l'a éloquemment et spirituellement fait Mr. Lowes Dickinson (Justice and
Liberty: a Po/itical Dialogue, notamment p. 129-131), sur l'absurdité qu'il y a à supposer que le
travailleur dénué de propriété sous le systéme capitaliste ordinaire, jouit d'une liberté dont le
socialisme le dépouillerait. Il peut être en effet d'une extrême importance que quelques-uns
jouissent de liberté - que quelques rares individus puissent disposer de leur temps à leur guise -
alors même que cette liberté ne serait ni possible, ni souhaitable pour la grande majorité. Que la
culture requière une très forte différenciation des situations sociales est un principe d'une
importance incontestable ».- Voir aussi l'article de KLINE et MARTIN cité en note (10) (op. cit., p.
69) : « Si on entend qu'il y ait de la liberté pour ceux qui s'en serviront effectivement, la liberté
doit être offerte au plus grand nombre. Si une leçon de l'Histoire est claire, c'est celle-là ».
(15) Sur l'emploi du terme « formation », plus approprié dans ce contexte que le terme
habituel « institution », voir mes analyses dans The Counter-Revolution ofScience, Glencoe, III,
1952, p. 83.
(16) Cf. mon article « Degrees of Explanation » : British Journal for the Philosophy of
Science, volume VI, 1955.
(17) Voir A. DIRECTOR, « The Parity oftlte Economic Market Place », dans Conference on
Freedom and the Law, University of Chicago Law School Conference Series, n·13, Chicago,
19,53. •
:n 8) Cf. mon livre The Road to Serfdom, Londres et Chicago, 1944, chap. VII.
(19) Voir K. R. POPPER, The Open Society and Ils Enemies, édition américaine, Princeton,
Princeton University Press, 1950, particulièrement p. 195 : « Si nous voulons rester humains, il
n'y a qu'une voie, la voie vers la société ouverte. Il nous faut pénétrer dans l'inconnu, l'incertain,
le risqué, et nous servir de la raison autant que faire se peut pour quêter tout à la fois la sOreté et
la liberté ».
NOTES PARTIE 1- LA VALEUR DE LA LIBERTE 425
Chapitre
3
~ La citation en exergue est tirée des Mémoires du cardinal de Retz, Paris, 1820, Il, 497,
où il est noté que le président Bellièvre citait cette remarque de CROMWELL, selon laquelle « on
ne monte jamais aussi haut que lorsqu'on ne sait où on va». La phrase semble avoir fortement
marqué les penseurs du XVIIIe siècle; elle est citée par David HUME (Essays, 1, 24), par Adam
FERGUSON (An Essay on the History ofCivil Society, Edimbourg, 1767) ; et aussi, selon FORBES,
« Scientific Whiggism» : Cambridge Journal, VII, 1954, p. 654, par TURGOT. Elle apparaît
également, de manière pertinente, dans Dicey, Law and Opinion, p. 231.
Une version légèrement modifiée figure dans l'ouvrage posthume de GoE1HE, Maximen
und Rej1exionen: Litera/ur und Leben (Schriften zur Lilera/ur: Grossherzog Wilhelm Ernst
August Ausgabe, Leipzig, 1913, Il,626 : « Man geht nie weiter, ais wenn man nicht mehr weiss,
wohin man geht». Cf. également à ce sujet G. VICO (Opere, Ed. G. Ferrari, 2 e éd., Milan 1854,
V, 183): « Homo non intelligendo fit omnia». Comme il n'y aura pas d'autre occasion de se
référer à Vico, on doit mentionner ici que lui et son disciple F. Galiani constituent l'unique
équivalent important sur le Continent de la tradition antirationaliste britannique que nous
examinerons plus longuement dans le chapitre suivant Une traduction en allemand d'une
version antérieure et un peu plus longue du présent chapitre a été publiée dans Ordo, volume
IX, 1957.
et à portée de main. L'autre catégorie est incarnée par les observateurs de l'ascension graduelle
de l'homme, qui croient que par la même interaction de forces qui l'ont conduit jusqu'ici, et par
un développement ultérieur de la liberté qu'il s'est efforcé de conquérir, il cheminera lentement
vers des situations d'harmonie et de bonheur croissants. Là, le développement est indéfini; son
terme est inconnu, et se situe dans un avenir lointain. La liberté individuelle est la force motrice,
et la théorie politique correspondante est le libéralisme ».
(6) Voir K. R. POPPER, The Poverty of Historicism, Londres, 1957 et HAYEK, The Counter-
Revolution ofScience, Glencoe, III, 1952.
(7) Cela a été bien formulé par 1. Langmyir, « Freedom, the Opportunity To Profit from
the Unexpected» (General Electric): Research Laboratory Bulletin, FaU, 1956: « En
recherche, vous ne pouvez tracer un plan qui permettrait de faire des découvertes, mais vous
pouvez planifier un travail qui conduirait probablement à des découvertes».
(8) Cf. M. POLANYI, The Logic of Liberty, Londres, 1951 et la remarquable analyse de ces
problèmes dans S. BAll.EY, Essays on the Formation and Publication of Opinions, Londres,
1821, en particulier cette observation dans la préface: « U semble que ce soit une condition
nécessaire de la science humaine, qu'il nous faille apprendre beaucoup de choses inutiles, afin
de rencontrer et comprendre celles qui rendront service; et comme il est impossible, avant
l'expérience, de savoir quelle est la valeur de nos acquisitions, la seule voie par laquelle
l'humanité puisse s'assurer tous les avantages du savoir est de pousser ses enquêtes dans toutes
les directions possibles. U ne peut être plus grand obstacle au progrés de la science, que la
perpétuelle et anxieuse référence, à chaque pas, à une utilité palpable. Si on a conscience du
caractère profitable des résultats généraux, il n'est pas avisé d'être trop exigeants quant à la .
valeur immédiate de chaque effort particulier. D'ailleurs, il y a dans chaque science une certaine
forme d'inventaire à effectuer, 'pour lequel il nous faut intégrer quantité de détails sans intérêt
par ailleurs. Et il ne faut pas oublier que des observations banales et sans utilité apparente sont
souvent des bases d'approche nécessaires à des découvertes importantes ».
(9) Adarn SM!1lI, Richesse des nations, l, 83. Voir par contraste 1. S. Mll.L, qui, en
1848 (Principles, IV, VI, 2, p. 749) soutint sérieusement que « c'est seulement dans les pays
arriérés du monde, qu'une production accrue est encore un objectif important: dans les plus
avancés, ce qui est économiquement nécessaire est une meilleure distribution », Mll.L ne semble
pas avoir eu conscience de ce qu'une tentative de guérir même l'extrême pauvreté par voie de
redistribution aurait fini par entraîner la destruction de tout ce qui était considéré comme la vie
cultivée, sans pour autant atteindre l'objectif recherché.
. (10) G. TARDE, Social Laws : An Outline of Sociology, Trad. H. C. WARREN, New York,
1907,'p.194.
, ..( 1 ~) Cf. les deux importants articles parus dans le Times Literary Supplement, « The
Dynamic Society», 24 fév. 1956 (tiré à part en brochure) et « The Secular Trinity», 28 déc.
1956.
(12) Cf. H. C. WALLICH, « Conservative Economic Policy» : Yale Review, XLVI, 1956,
67 : « D'un point de vue strictement comptable, au centime près, il est tout à fait évident que sur
quelques années, même ceux qui se trouvent à ma mauvaise extrémité de l'inégalité ont plus à
gagner d'une croissanoe plus rapide, que d'une quelconque redistribution imaginable. Une
augmentation du produit réel de seulement 1 % par an fera vite passer même le plus faible
économiquement à des paliers de revenu auxquels aucune redistribution ne pourrait le porter ...
Pour l'économiste, l'inégalité économique acquiert une justification fonctionnelle grâce au
concept de croissance. Les résultats ultimes de celle-ci profitent même à ceux qui semblent les
perdants ».
(13) Cf. sur ces effets dans l'une des régions du monde les plus excentrées, John CLARK,
Hunza: Lost Kingdom of the Himalayas, New York, 1956, p. 266: « Le contact avec l'Occident,
soit direct, soit relayé, a atteint le nomade le plus éloigné, le village le plus enfoncé dans la
jungle. Plus d'un milliard d'êtres humains ont appris que nous vivons des existences plus
NOTES PARTIE 1 - LA VALEUR DE LA LIBERTE 427
heureuses, accomplissons des tâches plus intéressantes, et jouissons de conforts matériels plus
grands que ceux dont ils disposent. Leurs cultures propres ne leur ont pas procuré ces biens-là,
et ils sont résolus à se les procurer. La plupart des Asiatiques désirent tous nos avantages, en
modifiant le moins possible leurs propres coutumes ».
Chapitre
4
~ La citation mise en exergue de ce chapitre est tirée DE TOCQUEVILLE, Démocratie,
volume l, chap. XIV, p. 246 et s.; voir aussi volume Il, chap. Il, p. 96: « Les avantages
qu'apporte la liberté nc ressortent qu'avec le temps, et il est toujours facile de se tromper sur la
cause d'où ils viennent». Une version antérieure et un peu plus longue de ce chapitre est parue
dans Ethics, volume LXVIII, 1958.
(1) TOCQUEVILLE note quelque part : « Du XVIIIe siècle et de la Révolution étaient sortis
deux fleuves: le premier conduisant les hommes aux institutions libres, tandis que le second les
menait au pouvoir absolu». Cf. l'obser{ation de Sir Thomas E. MAY, Democracy in Europe,
Londres, 1877,11,334: « L'histoire de l'une (la France), dans les temps modernes, est l'histoire
de la démocratie, non de la liberté; l'histoire de l'autre (l'Angleterre) est l'histoire de la liberté,
non de la démocratie». Voir aussi G. de RUGGlERO, The History of European Liberalism, trad.
R. G. COLLlNGWOOD, Oxford, Oxford University Press, 1927, spécialement p. 7, 12 et 8\. Sur
l'absence d'une tradition vraiment libérale en France, voir E. FAGUET, Le Libéralisme, Paris,
1902, notamment p. 307.
(2) « Rationalisme» et « rationaliste» seront employés constamment ici selon le sens
défini par B. GROETHUYSEN dans « Rationalism »: ESS, XIII, 113: comme désignant une
tendance à vouloir « régir la vie individuelle et sociale conformément à des principes de raison
et à éliminer autant que possible, ou réléguer à l'arrière-plan, tout ce qui est irrationnel ». Cf.
aussi M. OAKESHOTT, « Rationalism in Politics» : Cambridge Journal, volume l, 1947.
(3) Voir E. HALEVY, The Growth of Philosophie Radicalism, Londres, 1928, p. 17.
(4) Cf. J. L. TALMON, The Origins of Totalitarian Democracy, Londres, 1952. Bien que
Talmon n'identifie pas « démocratie sociale» et « démocratie totalitaire », je ne puis que tomber
d'accord avec H. KELSEN «< The Foundations of Democracy » : Ethics, volume LXVI, Ile partie,
1955, 95 n.) sur le fait que « l'antagonisme que Talmon décrit comme une tension entre
428 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
que la plus grande part de l'appareil conceptuel utilisé par Darwin était déjà disponible et prêt à
l'utilisation. L'un des auteurs grâce auquel la pensée évolutionnaire écossaise parvint à Darwin
fut probablement le géologue écossais James Hutton.
(23) Voir A. O. LoVEJOY, « Monboddo and Rousseau», 1933, réimprimé dans Essays on
the His/ory of Ideas, Baltimore, John Hopkins University Press, 1948.
(24) Il est peut-être significatif que le premier à y voir clair en ce domaine de la
linguistique est Sir William JONES qui fut un juriste de profession et un Whig éminent dans ses
convictions. Cf. sa célèbre déclaration dans le « Third Anniversary Discourse» prononcé le 2
février 1786 dans Asialie Researches, 1,422 et repris dans ses Works, Londres, 1807, III, 34:
« Le langage sanscrit, quelle que soit son antiquité, est d'une merveilleuse structure; plus parfait
que le grec, plus riche que le latin et plus raffiné que l'un et l'autre, il présente cependant avec
tous deux une affinité si forte, à la fois dans les racines des verbes et les formes de grammaire,
qu'il n'eût été possible qu'elle se produisît par accident; si forte, en vérité, qu'aucun philologue
ne pourrait examiner les trois, sans les croire dérivés d'une source commune quelconque, qui
peut-être n'existe plus ». La parenté entre la spéculation sur le langage et celle sur les institutions
politiques est excellemment montrée dans l'exposé le plus complet - même s'il est relativement
tardif - de la doctrine des Whigs, celui de Dugald STEWART, « Lectures on Political
Economy » (prononcées en 1809-10), publiées dans The Col/ec/ed Works of Dugald Stewart,
Edimbourg, 1856, IX, 422-24 et citées dans une note de la première version de ce chapitre
publiée dans Ethics, volume LXVIII, 1958. Cet exposé est d'une 'particulière importance en
raison de l'influence de Stewart sur le dernier groupe de Whigs, le cercle de la Edinburgh
Review. Est-ce un hasard si, en Allemagne, le plus grand philosophe de la liberté, Wilhelm VON
HUMBOLDT, fut aussi l'un des grands théoriciens du langage?
(25) Josiah TUCKER, « The Elements of Commerce», 1755, dans Josiah Tucker: A
Selection, Ed. R. L. Schuyler, New York, Columbia University Press, 1931, p. 92.
(26) Pour Adam SMITIl, en particulier, ce n'était certainement pas sur la « liberté
naturelle» en quelque sens littéral, que reposaient les effets bienfaisants du système
économique, mais sur la « liberté dans le cadre de la loi» ; cela est clairement exprimé dans La
Richesse des nations, livre IV, chap. V, II, 42-45: « Cette sécurité que les lois, en Grande-
Bretagne, donnent à chaque homme qu'il jouira des fruits de son propre travail, est à elle seule
suffisante pour faire que chaque pays soit florissant, nonobstant cette absurde réglementation du
commerce (et bien d'autres) ; et cette sécurité a été perfectionnée par la révolution, à peu près au
même moment où l'abondance a régné. L'effort naturel de chaque individu pour améliorer sa
propr<o situation, lorsqu'on le laisse s'exercer en liberté et sûreté, est un principe si puissant que,
laissé 'à lui-même et sans assistance aucune, il est non seulement capable d'entraîner la société
vers Ia.riéhesse et la prospérité, mais de surmonter cent obstacles impertinents dont la folie de
lois humaines encombre si souvent ses opérations». A rapprocher de C. A. COKE, « Adam
Smith and Jurisprudence»: Law Quarterly Review, LI, 1935, 328: « La théorie d'économie
politique qui se dégage dans La Richesse des nations, peut être considérée comme une théorie
cohérente de droit et de législation ... le célèbre passage sur la n main invisible" s'avère être
l'essence de la conception qu'Adam Smith avait du droit ».- Voir aussi les intéressantes analyses
de J. CROPSEY, Policy and Economy, La Haye, 1957. Il n'est pas sans intérêt de savoir que la
thèse générale sur la main invisible « qui conduit l'homme à promouvoir une fin qui n'était pas
dans son intention», apparaît déjà dans MONTESQUIEU, L'Esprit des Lois, l, 25, où il dit que
« ainsi chaque individu promeut le bien public, pendant qu'il ne pense qu'à promouvoir son
intérêt propre ».
(27) J. BENTHAM, Theory of Legislation, 5e éd., Londres, 1887, p. 48.
(28) Voir D. H. MAcGREGOR, Economie Thought and Policy, Oxford, Oxford University
Press, 1949, p. 54-89 et Lionel ROBBINS, The Theory of Economie Policy, Londres, 1952, p. 42-
46.
(29) E. BURKE, « Thoughts and Details on Scarcity » dans Works, VII, 398.
NOTES PARTIE 1 - LA VALEUR DE LA LIBERTE 431
(30) Voir par exemple le contraste entre, d'une part, D. HUME, Essays, livre l, vi, p. 117 :
« Des auteurs politiques ont formulé comme une maxime, qu'en élaborant un quelconque
système de gouvernement, et en fixant les multiples règles de contrôle et d'équilibre d'une
constitution, tout individu doit être considéré comme un filou, et comme n'ayant pas d'autre fin,
dans toutes ses actions, que l'intérêt privé» (l'allusion vise vraisemblablement MACHIAVEL,
Discorsi, l, 3 : « Le législateur doit supposer, pour ce qu'il se propose, que tous les hommes sont
mauvais») et, d'autre part, R. PRICE, Two Tracts on Civil Liberty, Londres, 1778, p. Il : « La
volonté de tout homme, si elle était laissée parfaitement libre de restrictions, le pousserait
invariablement à la rectitude et à la vertu ». Voir aussi mon Individualism and Economie Order,
Londres et Chicago, 1948, p. 11-12.
(31) Voir 1. Stuart MILL, Essays on Some Unsettled Questions of Political Economy,
Londres, 1844, Essai V.
(32) Ernest RENAN, dans un important essai sur les principes et tendances de l'école
libérale, publié initialement en 1858 et plus tard inclus dans ses Essais de morale et de
critique (maintenant dans Oeuvres complètes, Ed. H Psichari, Il, Paris, 1947,45 et s.) remarque
ceci: « Le libéralisme, ayant la prétention de se fonder uniquement sur les principes de la
raison, croit d'ordinaire n'avoir pas besoin de traditions. Là est son erreur... L'erreur de l'école
libérale est d'avoir trop cru qu'il est facile de créer la liberté par la réflexion, et de n'avoir pas vu
qu'un établissement n'est solide que quand il a des racines historiques ... Elle ne vit pas que de
tous ses efforts ne pouvait sortir qu'une bonne administration, mais jamais la liberté, puisque la
liberté résulte d'un droit antérieur et supérieur à celui de l'Etat, et non d'une déclaration
improvisée ou d'un raisonnement philosophique plus ou moins bien déduit ».- Cf. aussi les
observations de R. B. MCCALLUM dans son Introduction à son édition de J. S. MILL, On Liberty,
Oxford, 1946, p. 15 : « Tout en admettant le grand pouvoir de la coutume (et que, dans certaines
limites, on s'en serve) Mill est disposé à critiquer toutes les règles qui s'en réclament et ne sont
pas défendables par la raison». Il observe que « Les gens sont habitués à croire, et y ont été
encouragés par certains qui aspirent au rôle de philosophes, que leurs sentiments sur des objets
de cette nature sont meilleurs que des raisons, et rendent les raisons superflues ». C'est là une
position que Mill, en tant que rationaliste utilitarien, devait absolument rejeter. C'est le principe
de "sympathie 1 antipathie ", dans lequel Bentham voyait la base de tous les systèmes dont
l'optique est autre que celle du rationalisme. L'affirmation primordiale de Mill en tant que
penseur politique, est que toutes ces opinions a priori devaient être pesées et examinées par le
jugement réfléchi et équilibré d'hommes de pensée ».
(33) John BUTLER, Works, Ed. W. E. Gladstone, Oxford, 1896, Il, 329.
(34) Même le professeur H. BUTIERFIELD, qui comprend ces choses mieux que la plupart
des gens, voit « un paradoxe de l'histoire» dans le fait que « le nom de l'Angleterre se soit
trouvé si étroitement associé avec les mots de liberté d'une part, et de tradition d'autre part» :
Liberty in the Modern World, Toronto, 1952, p. 21.
(35) T. JEFFERSON, Works, Ed. P. L. Ford, XII, New York, 1905, III.
(36) Voir par exemple, E. BURKE, « A Lener to a Member of the National Assembly»,
dans Works, VI, 64 : « Les hommes sont qualifiés pour la liberté civile dans l'exacte proportion
où ils sont disposés à mettre des chaînes morales à leurs appétits, où leur amour de la justice est
au-dessus de leur rapacité, où la justesse et la sobriété de leur entendement sont au-dessus de
leur vanité et leur présomption, où ils sont plus portés à écouter le conseil des sages et des gens
de bien que la flatterie des fripons». De même James MADISON dans les débats durant la
Convention de ratification en Virginie, 20 juin 1788 (dans The Debates in the Several State
Conventions, on the Adoption of the Federal Constitution, etc., Ed. J. Elliot, Philadelphie, 1863,
III, 537): « Supposer qu'une forme de gouvernement, quelle qu'elle soit, assurera liberté ou
bonheur s'il n'y a pas de vertu dans le peuple, c'est une idée chimérique ».- Et TOCQUEVILLE,
Démocratie, l, 12 : « La liberté ne peut être établie sans moralité, ni la moralité sans foi» ; aussi
Il,235: « Il n'a jamais existé de communautés libres sans morale».
432 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(37) HUME, Treatise, livre III, Ir. partie, sect. l, Il, 235, le paragraphe intitulé « Moral
Distinctions Not Derived from Reason»: « les règles de moralité, donc, ne sont pas des
conclusions de notre raison». La même idée est déjà incluse dans la maxime scolastique:
« Ratio est instrumentum, non est judex )). Concernant la conception évolutionnaire de la
morale, je suis heureux de pouvoir citer une analyse que j'aurais hésité à proposer, de peur de
lire dans Hume plus qu'il n'y est écrit. L'auteur de cette analyse n'est pour autant pas, je pense,
de ceux qui voient l'oeuvre de Hume sous le même angle que moi. Dans The Structure of
Freedom, Stanford, California, Stanford University Press, 1968, p. 33.- C. BAY écrit: « Les
critères de moralité et de justice sont ce que Hume appelle" artifacts " (objets fabriqués) ; ils ne
sont ni le fruit de commandements divins, ni une partie intégrante de la nature originelle de
l'homme, ni une révélation de la pure raison. Ils sont un résultat de l'expérience pratique de
l'humanité, et seule l'évidence d'une longue mise à l'épreuve peut démontrer l'utilité de chacun
d'eux pour le progrès du bien-être humain. On peut considérer Hume comme un précurseur de
Darwin dans la sphère de l'éthique. Il a en effet professé une doctrine de la survie des plus aptes
pour ce qui concerne les conventkms humaines - plus aptes non en termes de dentition, mais
d'utilité sociale maximale )).
(38) Cf. H. B. ACTON, « Prejudice )) : Revue internationale de philosophie, volume XXI,
1952, où on trouve l'intéressante démonstration de la similitude de vues de Hume et de Burke.-
Voir également l'exposé du même auteur, « Tradition and Some Other Forms ofOrder)) : Proc.
Arist. Soc., 1952-53, en particulier la remarque initiale selon laquelle « libéraux et collectivistes
se rejoignent contre la tradition lorsqu'il s'agit d'attaquer quelque superstition )).- Voir aussi
Lionel ROBBINS, The Theory of Economic Policy, Londres, 1962, p. 196 n.
(39) Peut-être même cette expression est-elle trop forte. Une hypothèse peut bien être
fausse de façon démontrable et néanmoins, pour peu que de nouvelles déductions qu'on en tire
se révèlent vraies, être préférable à pas d'hypothèse du tout. Des démarches de ce genre, bien
que partiellement erronée, peuvent donner la réponse à des questions importantes et se révéler
d'une très grande portée pratique, quand bien même le scientifique s'en méfiera parce qu'elles
risquent de gêner ses progrès.
(40) Cf. Edward SAPIR, Selected Wrilings in Language, Culture, and Personality, Ed. D.
G. Mandelbaum, Berkeley, University of California Press, 1949, p. 558: « Il est parfois
nécessaire de prendre nettement conscience des formes de comportement social, afin d'entraîner
leur meilleure adaptation à des situations changeantes; mais je crois qu'on peut tenir pour un
principe à très large application virtuelle que, dans le cours normal de la vie, il est inutile et
m~me nocif pour l'individu de promener partout avec lui l'analyse consciente de son schéma
culturel. Cela devrait être laissé au chercheur, dont c'est le métier de comprendre ces schémas.
Une ~Iubre inconscience des formes de comportement socialisé auxquels nous sommes soumis
est aussi nécessaire à la société que l'ignorance - ou l'absence de perception - par l'esprit du
travail des viscères est nécessaire à la santé du corps )). Voir aussi p. 26.
(41) DESCARTES, op. cil., IVe partie, p. 26.
(42) E. BURKE, A Vindication of Natural Society, préface dans Works, l, 7.
(43) P. H. T Baron d'HOLBACH, Système social, Londres, 1773, l, 55, cité dans TALMON,
op. cil., p. 273. Des déclarations d'une naïveté comparable sont faciles à trouver dans les écrits
de psychologues contemporains. B. F. SKINNER par exemple, dans Walden Two, New York,
1948, p. 85, fait dire au héros de son utopie: « Pourquoi ne pas expérimenter? Les questions
sont fort simples. Quel est le meilleur comportement de l'individu pour ce qui concerne son
rapport au groupe? Et comment l'individu peut-il être incité à se comporter de la sorte?
Pourquoi ne pas explorer ces questions dans un esprit scientifique?
C'est précisément ce que nous avons pu faire à Walden Two. Nous avions déjà élaboré un
code de conduite - sujet, évidemment, à modifications expérimentales. Le code pouvait assurer
un cours paisible des choses, si tout le monde y conformait sa façon de vivre. Notre tâche était
de veiller à ce chacun le fit )).
NOTES PARTIE 1 - LA VALEUR DE LA LIBERTE 433
(44) Cf. mon article « Was ist und was leisst • sozial .?», dans Masse und Demolcratie,
Ed. A. Hunold, Zurich, 1957 et l'essai de défense du concept dans H. JAHRREISS, Freiheit und
Sozialstaat, Kolner Universitatreden, n. 17, Krefeld, 1957, maintenant réimprimé dans Mensch
und Staat, Cologne et Berlin, 1957, par le même auteur.
(45) Cf. TOCQUEVILLE soulignant le fait que « les idées générales ne démontrent pas la
force, mais plutôt l'insuffisance de l'intellect humain» : Démocratie, Il, 13.
(46) On met fréquemment en doute à présent que la cohérence soit une vertu dans l'action
sociale. La préoccupation de cohérence est même parfois représentée comme un préjugé
rationaliste, et l'évaluation de chaque cas selon ses caractéristiques propres comme la véritable
méthode expérimentale ou empiriste. La vérité est exactement à l'opposé. Le désir de cohérence
émane de la reconnaissance de l'inaptitude de notre raison à embrasser explicitement toutes les
implications du cas individuel, tandis que la procédure supposée pragmatique est fondée sur la
prétention que nous pouvons évaluer correctement toutes les répercussions, sans nous appuyer
sur ces principes qui nous disent quels sont les faits spécifiques que nous devrions prendre en
compte.
(47) B. CONSTANT, « De l'arbitraire», dans Oeuvres politiques de Benjamin Constant, Ed.
Louandre, Paris, 1874, p. 91-92.
(48) 11 faut admettre que, lorsque Burke eut transmis la tradition aux réactionnaires
français et aux romantiques allemands, elle fut transformée d'une position antirationaliste en une
foi irrationaliste, et que beaucoup n'en survécut que sous cette forme. Mais cet abus, dont Burke
est en partie responsable, ne doit pas être exploité pour discréditer ce qu'il y a de valable dans la
tradition, ni nous faire oublier « que Burke fut jusqu'à la fin un Whig convaincu », comme l'a
justement souligné F. W. MArrLAND, Collected Papers, l, Cambridge, Cambridge University
Press, 1911, p. 67.
(49) S. S. WOLIN, « Hume and Conservatism» : American Political Science Review,
XLVIII, 1954, 1001.- Cf. aussi E. C. Mossner, Life of David Hume, Londres, 1954, p. 125 :
« Dans l'Ere de la Raison, Hume occupe une place à part, celle d'un antirationaliste
systématique ».
(50) Cf. K. R. POPPER, The Open Society and ifs Enemies, Londres, 1945,passim.
Chapitre
5
~ La citation mise en exergue est tirée de F. D. WORMUTIi, The Origins of Modern
Constitutionalism, New York, 1949, p. 212.
434 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(1) Cette vérité ancienne a été exprimée succinctement par G. B. SHAW: « La liberté
signifie responsabilité. C'est pourquoi la plupart des hommes la redoutent»: Man and
Superman: Maximsfor Revolutionaries, Londres, 1903, p. 229. Le thème a été, bien entendu,
traité pleinement dans certains des romans de F. DOSTOIEVSKI (spécialement dans l'épisode du
Grand inquisiteur des Frères Karamazov), et peu de choses a pu être ajouté à cette approche
psychologique pénétrante par les psychanalystes modernes et les philosophes existentialistes.
Voir cependant E. FROMM, Escapefrom Freedom, New York, 1941 (titre de l'édition anglaise:
The Fear of Freedom).- M. GRENE, Dreadful Freedom, Chicago, University of Chicago Press,
1948 et O. VEIT, Die Flucht var der Freiheit, Francfort-sur-le-Main, 1947. L'inverse de la foi en
la responsabilité individuelle et du respect impliqué pour la loi, qui prévalent dans les sociétés
libres, est la sympathie pour les délinquants qui semble se développer régulièrement dans les
sociétés non libres - et qui apparaît de façon si caractéristique dans la littérature russe au XIXe
siècle.
(2) Pour un examen soigneux des problèmes philosophiques posés par le déterminisme
généralisé, voir K. POPPER, The Logic of Scientific Discovery - Postscript: After Twenly Years,
Londres, 1959 et aussi mon essai « Degrees of Explanation » : British Journalfor the Philosophy
of Science, volume VI, 1955.
(3) C. H. WADDINGTON, The Scientific Allitude, « Pelican Books », Londres, 1941, p. 110.
(4) Ceci avait déjà été clairement vu par John locKE (An Essay concerning Human
Understanding, livre Il, chap. XXI, sect. 14, où il parle d'une « question déraisonnable parce
qu'inintelligible, à savoir La volonté de l'homme est-e//e libre, ou non? Car, si je ne me trompe,
il découle de ce que j'ai dit, que la question elle-même est sans aucune pertinence» ) et même
par T. HOBBES, Leviathan, Ed: Oakeshott, Oxford, 1946, p. 137.- Pour des analyses plus
récentes, voir H. GOMPERZ, Das Problem der Wi/lensfreiheit, Iéna, 1907.- M. SCHLICK, Problems
of Ethics, New York, 1939.- C. D. BROAD, Determinism. lndeterminism and Libertarianism,
Cambridge, Angleterre, 1934.- R. M. HARE, The Language of Marals, Oxford, 1952.- H. L. A.
HART, « The Ascription of Responsability and Rights» : Proc. Arist. Soc., 1940-41, repris dans
Logic and Language, Ed. A. Flew, Ire série, Oxford, 1951.- NOWELL-SMITH, « Free Will and
Moral Responsibility»: Mind, volume LVII, 1948 et du même auteur, Ethics, « Pelica'l
Books», Londres, 1954.- J. D. MABBOIT, « Freewill and Punishment», dans Contemporary
British Phi/osophy, Ed. H. D. Lewis, Londres, 1956.- C. A. CAMPBELL, « Is Free Will a Pseudo-
Problem?» : Mind, volume LX, 1951.- D. M. MACKAY, « On Comparing the Brain with
Machines» : British Association Symposium on Cybernetics. Advancement of Science, X, 1954,
spécialement 406 : Determinism and Freedom in the Age of Modern Science, Ed. S. Hook, New
Yotk, New York Press, 1958 et H. KELSEN, « Causality and Imputation» : Ethics, volume LXI,
1950-51.
(S) Cf. David HUME, « An Inquiry concerning Human Understanding», dans Essays, II-
79 : « By liberty, then, we can only mean a power of acting or not acting. according ta the
determination of the wi/l».- Voir aussi l'analyse dans mon livre The Sensory Order, Londres et
Chicago, University of Chicago Press, 1952, sect. 8, 93-8, 94.
(6) Bien que cette affirmation ait encore l'apparence d'un para.doxe, elle remonte jusqu'à
David HUME, et même sans doute à Aristote. Hume dit expressément (Treatise, II, 192) : « C'est
uniquement sur les principes de nécessité, qu'une personne acquiert mérites ou démérites de ses
actions, encore que l'opinion commune incline en sens opposé ». Sur Aristote, voir Y. SIMON,
Traité du libre arbitre, Liège, 1951 et K. F. HEMAN, Des Aristoteles Lehre von der Freiheit des
menschlichen Wi/lens, Leipzig, 1887, cité par Simon.- Pour une analyse récente, voir R. E.
HOBART, « Free Will as involving Determination and Inconcievable without it» : Mind, volume
XLIII, 1934 et P. FOOT, « Free Will as Involving Determinism» : Phi/osophical Review. volume
CXVI,1957.
(7) La position déterministe la plus extrême tend à nier que le terme « volonté» ait un
sens quelconque (le mot a en fait été banni de certaines variétés de psychologie super-
NOTES PARTIE 1 - LA VALEUR DE LA LIBERTE 435
scientifique) ou qu'il y ait quelque chose qu'on puisse appeler action volontaire. Pourtant, même
ceux qui soutiennent cette position ne peuvent éviter de distinguer les actions qui peuvent être
influencées par des considérations rationnelles et celles qui ne le peuvent pas. C'est la seule
chose qui compte. En vérité, ils seront forcés d'admettre - et c'est réellement une reductio ad
absurdum de leur position - que le fait qu'une personne croie, ou ne croie pas, en sa capacité de
former des plans et de les merier à exécution, a des implications profondes sur ce qu'elle fera;
or, c'est ce qu'on entend communément par volonté libre ou non.
(8) Nous pouvons appeler « libre» une décision d'un homme, même si ce sont les
conditions que nous avons créées qui le conduisent à faire ce que nous désirons; ce parce que
ces conditions ne déterminent pas seules ses actions, mais rendent simplement plus probable
que quiconque, dans cette situation, fera ce que nous approuvons. Nous essayons d'influencer,
mais non de déterminer ce qu'il fera. Ce que nous entendons souvent, dans un tel contexte, et
dans bien d'autres, lorsque nous disons que son action est « libre » est que nous ignorons ce qui
l'a déterminée, mais pas qu'elle a été déterminée par quelque chose.
(9) Cf. T. N. CARVER, Essays in Social Justice, Cambridge, Harvard University Press,
1922 et le premier Essai dans mon Individualism and Economic arder, Londres et Chicago,
1948.
(10) John MILTON, Areopagitica, « Everyman» ed., Londres, 1927, p. 18. L'idée que le
mérite moral dépende de la liberté avait déjà été soulignée par quelques-uns des philosophes
scolastiques, et l'avait été de nouveau ensuite dans la littérature « classique» allemande (voir
par exemple F. SCHILLER, On the Aesthetic Education of Man, New Haven, Yale University
Press, 1954, p. 74 : « L'homme doit être libre pour être en mesure d'être moral »).
(Il) C. A. R. CROSLAND, The Future ofSocialism, Londres, 1956, p. 208.
(12) Voir également la remarque de J. HUlZlNGA, Incertitudes, Paris, 1939, p. 216: « Dans
chaque groupe collectif, une partie du jugement de l'individu est absorbée avec une partie de sa
responsabilité, par le mot d'ordre collectif. Le sentiment d'être tous ensemble responsables de
tout, accroît dans le monde actuel le danger de l'irresponsabilité absolue de l'action des
masses ».
(13) Voir D. R1ESMAN, The Lone/y Crowd, New Haven, Yale University Press, 1950.
Chapitre
6
~ La citation placée en exergue du chapitre est tirée de The Holmes-Laski Letlers: The
Correspondence of Mr. Justice Holmes and Harold Laski, 1916-1935, Cambridge, Harvard
University Press, 1953, Il, 942. Une traduction en allemand d'une version antérieure de ce
chapitre est parue dans Ordo, volume X, 1958.
436 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
celui-ci. Cependant, même une oeuvre humaine de la plus grande valeur, ou du plus grand
mérite selon ce sens ne témoigne pas forcément d'un mérite moral chez celui à qui on la doit. Il
semble que l'usage que nous faisons du mot ait la sanction de la tradition philosophique. Voir
par exemple, D. HUME, Treatise, Il, 252 : « La réalisation extérieurement observable n'a pas de
mérite. Nous devons chercher à l'intérieur pour trouver la qualité morale ... L'objet ultime de
notre éloge et de notre approbation est le motif qui l'a produite ».
(13) Cf. l'important Essai par A. A. ALCHIAN, « Uncertainty, Evolution, and Economie
Theory» : jPE, LVIII, 1950, spécialement 213-14, sect. Il, intitulé « Success Is Based on
Results, Not Motivation ». Ce n'est sans doute pas un hasard si l'économiste américain qui a fait
le plus pour accroître notre compréhension d'une société libre, F. H. KNIGHT, inaugura sa
carrière professionnelle par un ouvrage appelé Risk. Uncerlainty and Profil.- Voir aussi B. DE
JOUVENEL, Power, Londres, 1948, p. 298.
(14) Il est souvent dit que la justice exige que la rémunération soit proportionnée au
caractère deplaisant de la besogne, et que pour ce motif le balayeur de rue ou l'égoutier
devraient être payés plus cher que le médecin ou l'employé de bureau. On pourrait voir là une
conséquence du principe de rémunération selon le mérite {ou « justice distributive» ). Sur le
marché, un tel résultat ne se produirait que si tous les individus étaient également doués pour
tous les métiers: ceux qui pourraient gagner autant que d'autres dans les occupations les plus
plaisantes devant alors être payés davantage pour se consacrer aux plus déplaisantes. Dans le
monde réel, ces emplois désagréables fournissent à ceux qui sont peu doués pour les métiers
agréables l'occasion de gagner davantage qu'en s'essayant à ces derniers. Les personnes qui
n'ont que peu à offrir à leurs concitoyens, ne peuvent gagner un revenu proche de celui des
autres, qu'en consentant un plus grand désagrément dans leur travail; cela est inévitable dans
tout système permettant à l'individu de choisir sa propre façon de se rendre utile.
(15) Cf. CROS LAND, op. cil., p. 235 : « Même si tous les ratés pouvaient être convaincus
qu'ils ont eu les mêmes chances que les autres, leur amertume n'en serait pas adoucie, elle
pourrait même en être agravée. Lorsque les perspectives de réussite sont clairement inégales et
la sélection clairement faussée par des critères de fortune et de naissance, les gens peuvent se
pardonner leur échec en se disant qu'on ne leur a jamais donné leur chance, que le système est
injuste, que les plateaux de la balance étaient trop déséquilibrés. Mais si la sélection se fait à
l'évidence par le mérite, cette source d'auto-indulgence disparaît; l'échec entraîne un sentiment
d'infériorité totale, sans excuse ni consolation. Et cela, par une bizarrerie naturelle du caractère
humain, attise positivement l'envie et le ressentiment envers les succès d'autrui ». Cf. aussi chap.
XXIV, à la note (8). Je n'ai pas encore lu Michael YOUNG, The Rise of Merilocracy, Londres,
1958, qui, à en juger d'après les articles parus à son sujet, semble traiter très précisément de ce
problème.
(16) Voir l'intéressante analyse de R. G. COLLINGWOOD dans « Economics as a
Philosophical Science» : Elhics, volume XXXVI, 1926, qui conclut (p. 174): « Parler d'un juste
prix, un juste salaire, un juste taux d'intérêt, c'est recourir à une contradiction dans les termes.
Demander ce qu'une personne devrait recevoir pour sa marchandise ou son travail, est une
question vide de sens. Les seules interrogations valables sont: que peul-elle recevoir en échange
de ses marchandises ou de son travail, et devrait-elle vraiment les vendre? »
(17) Il est, bien entendu, possible de donner à la distinction entre « gagnés» et « non
gagnés », s'agissant de revenus, gains ou marges, une définition légale relativement précise,
mais elle cesse alors très vite de correspondre à la distinction morale qui lui sert de justification.
Les tentatives pour appliquer la distinction morale dans la pratique se heurtent vite aux même
obstacles que celles pour mesurer le mérite subjectif. Le fait que ces difficultés ont en général
été peu comprises par les philosophes (sauf ceux cités dans la' note précédente) est bien montré
par les analyses de L. S. STEBBrNG (Thinting 10 Sorne Purpose, « Pelican Books», Londres,
1939, p. 184) où, pour montrer qu'une distinction peut être claire mais pas tranchée, elle prend
438 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
Chapitre
7
~ La citation placée en exergue du chapitre est tirée de D. HUME, Essays, l, 125. Cette
idée provient apparemment des grands débats du siècle précédent. William HALLER reproduit, en
frontispice du volume 1 de Tracts on Liberty in the Puri/an Revolution, 1638-1647, New York,
Columbia University Press, 1934, un placard portant une gravure de Wenceslar Hollar, datée de
1641 et intitulée « Le Monde est dominé et gouverné par l'Opinion ».
(\) Sur l'origine du concept d'Etat « total» et sur l'opposition séparant totalitarisme et
libéralisme mais pas totalitarisme et démocratie, voir les analyses de H. O. ZIEGLER, Autoritarer
oder totaler Staat, Tubingen, 1932, spécialement p. 6-14.- Cf. F. NEUMANN, The Democratie
and the Authoritarian State, Glencoe, l, Il, 1957. La conception de ceux qu'au cours de ce
chapitre nous appellerons « démocrates dogmatiques» est clairement décrite dans E. MIMS Jr,
The Majority of the People, New York, 1941 et H. S. COMMAGER, Majority Rule and Minority
Righls, New York, 1943.
(2) çf. par exemple, J. ORTEGA, Y. GASSET, Invertebrate Spain, New York, 1937, p. 125 :
« Libérlllisme et Démocratie sont deux choses qui au début n'ont rien à voir ensemble, et
finissent par se révéler de façon tendancielle mutuellement antagonistes. Démocratie et
Libéralisme sont des réponses à deux questions complètement différentes.
La démocratie répond à cette question: "qui doit exercer le pouvoir public?" et la
réponse qu'elle apporte est: " L'exercice du pouvoir public appartient aux citoyens en tant que
corps social ". Mais cette question ne porte pas sur ce que doit être le champ d'action du pouvoir
public. Elle ne s'occupe que de déterminer à qui appartient ce pouvoir. La démocratie propose
que nous gouvernions tous ensemble; c'est-à-dire que nous soyons souverains dans tous les
actes sociaux ».
« Le libéralisme, lui, pose cette autre question, indépendamment du problème de savoir
qui détient le pouvoir public, quelles doivent être les limites de celui-ci? », la réponse qu'il
donne est: « Que le pouvoir public soit exercé par un autocrate ou par le peuple, il ne peut être
absolu: l'individu a des droits qui sont au-dessus et au-delà de toute intrusion de l'Etat».
Voir aussi, du même auteur, The Revoit of the Masses, Londres, 1932, p. 83.
NOTES PARTIE 1- LA VALEUR DE LA LIBERTE 439
Tout aussi catégorique, mais du point de vue démocratique, est Max LERNER, « Minority
Rule and the Constitution al Tradition », dans The Constitution Recon sidered, Ed. Convers
Rend, New York, Columbia University Press, 1938, p. 199 : « Quand je parle ici de démocratie,
j'entends distinguer nettement celle-ci du libéralisme. Il n'y a pas de confusion plus grande, dans
l'esprit des profanes aujourd'hui, que la tendance à identifier l'une à l'autre ».- Cf. également
Hans KELSEN, « Foundations of Democracy»: Ethics, volume LXVI, 1955,3: « Il importe de
bien voir que le principe de la démocratie et celui du libéralisme ne sont pas identiques, qu'il
existe même un certain antagonisme entre les deux».
L'un des meilleurs exposés concernant l'histoire de cette relation se trouve dans F.
SCHNABEL, Deutsche Geschichte im neunzehnten Jahrhundert, Il, Fribourg, 1933, p. 8:
« Libéralisme et Démocratie ne sont pas seulement deux choses qui s'excluent l'une l'autre, mais
qui s'intéressent à deux objets d'étude différents: le Libéralisme parle de l'étendue de l'activité
de l'Etat, la Démocratie du détenteur de la souveraineté dans l'Etat ».- Cf. aussi A. L. loWELL,
« Démocracy and Liberty », dans &says on Government, Boston, 1889.- C. Schmitt, Die geistes
geschichtlichen Grunlagen des heutigen Parlementarismus, Munich, 1923.- G. RAOBRUCH,
Rechtsphilosophie, Stuttgart, 1950, p. 137 et s., notamment p. 160.- B. CROCE, « Liberaiism as a
Concept of Life » : Polilics and Morais, New York, 1945 et L. VON WIESER, « Liberalismus und
Demokratisrnus in ihren Zusammenhengen und Gegenslitsen» : Zeitschriftfor Politik, volume
IX, 1916. On trouvera un utile tour d'horizon des textes parus sur ce sujet dans J. TI-/UR,
Demokratie und Liberalismus in ihrem gegenseitigen Verhaltnis, dissertation, Zurich, 1944.
(3) Voir F. A. HERMENS, Democracy or Anarohy ?, Notre Dame, Ind., 1941.
(4) Il est utile de rappeler que dans la plus ancienne et la plus accomplie des démocraties
européennes, la Suisse, les femmes sont encore exclues du droit de vote, apparemment avec
l'assentiment de la majorité d'entre elles. Il semble aussi possible que dans des conditions
primitives, un suffrage limité, disons, aux propriétaires fonciers, produise une. législature
suffisamment indépendante du gouvernement pour exercer sur lui un contrôle effectif.
(5) Cf. F. W. MAITLAND, Collected Papers, Cambridge, Cambridge University Press,I91 l,
l, 84 : « Ceux qui ont pris la route de la démocratie pour le chemin vers la liberté ont pris à tort
un moyen temporaire pour une finalité ultime ».- De même J. SCIflJMPETER, Capitalism,
Socialism and Democracy, New York, 1942, p. 242: « La Démocratie est une méthode
politique, c'est-à-dire un certain type de moyen institutionnel pour parvenir à des décisions
politiques - législatives et administratives -, elle n'est par conséquent pas susceptible de
constituer une fin en soi, indépendamment des décisions qu'elle produira dans des conditions
historiques données ».
(6) Cf. E. A. HOEBEL, The Law of Primitive Man, Cambridge, Harvard University Press,
1954, p. 100 et F. FLEINER, Tradition, Dogma, Entwicklung ais aufbauende Krafte der
schweizeriechen Demokratie, Zurich, 1933, repris dans l'ouvrage du même auteur, Ausgewtih/te
Schriften und Reden, Zurich, 1941 ainsi que MENGER, Untersuchungen, p. 277.
(7) Voir par exemple le discours de Joseph CHAMBERLAIN au Club des « Quatre-Vingts»,
28 avril 1885 (rapporté dans le Times, Londres, 29 avril 1885): « Lorsque le gouvernement
n'était représenté que par l'autorité de la Couronne et les vues d'une classe particulière, je puis
comprendre que le premier devoir des hommes qui appréciaient la liberté était de restreindre son
autorité et de limiter ses dépenses. Mais tout cela a changé. Maintenant le gouvernement est
l'expression organisée des souhaits et besoins du peuple, et dans ces conditions, cessons de le
regarder avec suspicion. La suspicion est le produit de temps anciens, de circonstances qui ont
depuis longtemps disparu. Maintenant, il nous incombe d'étendre ses fonctions et de voir
comment ses opérations peuvent être utilement élargies ». Mais voir 1. S. MD..L, en 1848 déjà,
discutant cette façon de voir dans Princip/es, livre V, chap. XI, sect. 3, p. 944 et de nouveau
dans On Liberty, Ed. R. B. MCCALLUM, Oxford, 1946, p. 3.
(8) H. FINER, Road to Reaction, Boston, 1945, p. 60
440 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(9) Voir J. F. STEPlEN, Liberty, Equality, Fraternity, Londres, 1873, p. 27: « Nous
convenons de mesurer la force en comptant les têtes, plutôt qu'en cassant les têtes. Ce n'est pas
le côté le plus sage qui gagne, mais celui qui à un moment donné montre sa force
supérieure (dont sans doute la sagesse est un élément) en enrôlant pour le soutenir la plus
grande quantité de sympathie agissante. La minorité lui cède la voie, non parce qu'elle est
convaincue d'avoir tort, mais parce qu'elle est convaincue d'être une minorité ».
Cf. également L. VON MISES, Human Action, New Haven, Yale University Press, 1949, p.
150 : « Par souci de la paix intérieure, le libéralisme tend au gouvernement démocratique. La
démocratie n'est donc pas une institution révolutionnaire. Au contraire, elle est le moyen
véritable d'éviter les révolutions et les guerres civiles. Elle fournit une méthode pour ajuster
pacifiquement le gouvernement aux volontés de la majorité ».- Similairement, K. R. POPPER,
« Prediction and Prophecy and Their Significance for Social Theory» : Proceedings of the lOth
International Congress of Philosophy, l, Amsterdam, 1948, particulièrement p. 90:
« Personnellement, je nomme le type de gouvernement qui peut être renversé sans violence
00 démocratie 00, l'autre 00 tyrannie 00 ».
(10) Sir John CULPEPPER, An Exact Collection of Ali the Remonstrances, etc., Londres,
1643, p. 266.
(II) Le degré auquel les libéraux rationalistes étaient fascinés par l'image d'un
gouvernement où les problèmes de politiques seraient résolus non pas « par un appel direct ou
indirect au jugement ou aux volontés d'une masse inculte, qu'elle soit composée de
gentilshommes ou de rustres, mais par les opinions délibérément formées d'un nombre
relativement restreint de personnes spécialement éduquées pour cette tâche », apparaît bien dans
un écrit de jeunesse de J. S. Mn..L sur « Démocratie et Gouvernement» d'où ce passage est
tiré (London Review, 1897, p. 384 repris dans Early Essays, Londres, 1897, p. 384). Mill va
jusqu'à affirmer que « de tous les gouvernements, anciens ou modernes, celui qui présente cette
excellence au plus haut degré, est celui de la Prusse - une aristocratie très puissamment et
ingénieusement organisée constituée des hommes les plus hautement éduqués du Royaume».
Cf. également le passage de On Liberty, Ed. R. B. McCallum, Oxford, 1946, p. 9. Pour ce qui
concerne la possibilité d'appliquer la liberté et la démocratie à un peuple moins civilisé, certains
des anciens Whigs furent considérablement plus libéraux que les radicaux ultérieurs.- T. B.
MACAULAY, par exemple, dit quelque part: « Bien des politiciens de notre temps ont habitude de
présenter comme allant de soi l'idée que nul peuple ne devrait être libre avant d'être capable
d'employer sa liberté. La maxime est digne du sot de l'ancien conte, qui avait décidé de ne pas
entrer dans l'eau avant d'avoir appris à nager. Si les hommes devaient attendre la liberté jusqu'à
ce q&ils soient devenus sages et bons dans la servitude, ils devraient sans doute attendre pour
toujOlirs'"».
(12) Cela paraît aussi expliquer le déconcertant contraste chez Tocqueville entre ses
critiques persistantes des procédures démocratiques sur presque tous les points et son adhésion
proclamée au principe de la démocratie, contraste si caractéristique de son oeuvre.
(13) Voir le passage de Dicey cité en note (15).
(14) J. S. Mn..L, « Bentham»: London and Westminster Review, 1838, repris dans
Dissertations and Discussions, J, 3e éd., Londres, 1875, 330. Le passage continue comme ceci :
« Les deux écrivains dont je parle (Bentham et Coleridge) n'ont jamais été lus par le grand
public; sauf pour ce qu'il y a de plus léger dans leur oeuvre, leurs lecteurs ont été peu
nombreux; mais ils ont été les enseignants des enseignants; on pourrait difficilement trouver en
Angleterre une personne de quelque importance dans le monde de l'esprit qui (quelque opinion
qu'elle ait pu professer par la suite) n'ait commencé par apprendre à penser auprès de l'un des
deux; et bien que leur influence n'ait commencé à se répandre vers l'ensemble de la societé que
par le biais de ces relais, il n'y a guère de publication de quelque importance adressée aux
classes cultivées, qui, si ces personnes n'avaient existé, n'eOt été différente de ce qu'elle est ». Cf.
aussi le passage fréquemment cité de Lord KEYNES, lui-même le plus éminent exemple de cette
NOTES PARTIE 1- LA VALEUR DE LA LIBERTE +41
influence dans notre génération, où il soutient, à la fin de The General Theory ~~. EArru.C''WIIt='
Interest and Money, Londres, 1936, p. 383, que « les idées des économ~ et Qes pfuiL,;;opr.cs
politiques, aussi bien quand elles sont justes que quand elles sont erronées, sont pius ;nuss.anœs
qu'on ne le pense communément. En vérité, le monde n'est guère gouveTTlé que par ;::11::5 Les
hommes pratiques, qui se croient totalement exempts d'influences intel~l.::i.. seo:
d'ordinaire esclaves de quelque défunt économiste. Les insensés au pou·.. oir, qui emct.:t::nt ct.::s
voix dans les airs, ne font que distiller leurs frénésies à partir de ce qu'~iI lUI ;.iumic:'
universitaire quelques années auparavant. Je suis certain quc le pouvoir des in=-ëts ~Its =
fortement exagéré si on le compare aux empiétements graduels des idees. '"'(1
=-.1:; dac;
l'immédiat certes, mais après un certain intervalle; car en matière de philosophie: é.:oIlcrmquo: ~
politique, peu nombreux sont ceux qu'influencent les théories nouvelles. ~·ie:i1I.::s 5C"..llc=:::ra:::!t ~
vingt-cinq ou trente ans, de sorte que les idées que les fonctionnaires et les politici:ns.. .:I.L ~
les agitateurs, appliquent aux événements courants ne sont vraisemblablemc:x pas :.::; plu;
neuves. Tôt ou tard néanmoins, ce sont les idées qui sont dangereuses, noo les ~ = ~
pour le meilleur ou pour le pire ».
(15) La meilleure description de la façon dont les idées à la longue a f f = La ;-:,:i::iqœ
concrète est toujours celle de DrCEY, Law and Opinion, p. 28 et s., spécialement p :3:3
« L'opinion qui fait changer la loi est en un sens l'opinion de l'époque ou ies
effectivement modifiés; dans un autre sens, ce fut souvent, en Angkterre.. ! q:mll:r.l ~
= >cu:
prédominait vingt ou trente années avant ce moment-là; ce fut le plus som.=. := dar.
l'opinion d'hier que celle d'aujourd'hui.
L'opinion législative doit être celle du jour, car, lorsque les k>is som: .::t.;m.= :oe
changement est forcément effectué par les législateurs dans l'idée que le chan=r:mcrr = ur;,:
rectification; mais cette opinion légiférante est en même temps l'opinion d'hier. paro: .que les
idées qui ont gagné assez d'emprise sur la législature pour provoquer une rnodi:ficajçn .:u: ~(I:
ont généralement été formulées par des penseurs ou écrivains qui étaient in.fI~ bi~ lino:
que le changement intervienne. Il se peut fort bien ainsi qu'une innovation soit ac::..:>mçœ ~
ceux qui fournirent les arguments en sa faveur sont dans la tombe et - ce qui ... au cf'~ DOte -
lorsque dans le monde de la spéculation, un mouvement a déjà formulé des obj=..."l!lS 2.
l'encontre des idées qui exercent leur plein effet dans le monde de l'action ct de La ÏIégiS:ao..:m ».
(16) Cf. H. SCHOECK, « What is meant by "Politically Impossible· ~ .: P.:ii: .\-te.::
Quarterly, volume 1, 1958.- Voir aussi C. PHll.BROOK, « Realism in Poli..~· ~-.usai. .Œ:;>_
volume XLIII, 1953.
(17) Cf. l'observation de A. MARSHALL, Memorials of Alfred MarsJ.aIl, E..! A C ?ig~
Londres, 1925, p. 89: « Les chercheurs en sciences sociales doivent crain~ de ~'oir
l'approbation populaire: malheur à eux lorsqu'on en dit du bien. S'il existe [le ass...--rtimecr
d'opinions qu'un périodique ait avantage à soutenir en vue d'augmenter son tZ3ge.. lÎlors 10:
chercheur qui entend laisser après lui le monde en général et son pays en ~ ~ lIIl
meilleur état qu'ils ne seraient s'il n'était jamais né, doit absolument insista sur les iïJ:IricIIiocs.
défauts et erreurs inhérents à cet assortiment d'opinions; et jamais il ne doit le ~
inconditionnellement, même dans une discussion" ad hoc". Il est quasimem impcs:sibic ~'lUr le
chercheur d'être un patriote sincère et d'avoir la réputation d'en être un au COUf'i de sa ~'ie: "
(18) Voir l'analyse complète de ces questions dans le chapitre V de !D()(l 1j,'T: The .~.:..ad ra
Serfdom, Londres et Chicago, 1944 et dans Walter LIPPMANN, An Inquiry into tiœ 1'n7rc:p~ Of'
the Good Society, Boston, 1937, spécialement p. 267: « (Le peuple) ne peut ~"'U'i== que
lorsqu'il comprend comment une démocratie peut se gouverner elle-mëmo:; qx Ict::-qu'îl ~
compris qu'elle ne peut pas se gouverner en donnant des ordres et qu'el1c ne ÇCŒ g!:1r''ane:-
qu'en nommant des représentants pour juger, réviser et appliquer des lois ~ ~ .1roits..
les devoirs, les privilèges et les garanties des personnes, des associations, des co&:.:::tn'iœ:;; ::t dcs
fonctionnaires eux-même à l'égard de tous.
442 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
Telle est la constitution d'un Etat libre. Les philosophes démocratiques du XIX. siècle
n'avaient pas vu que le gouvernement représentatif a pour corollaire indispensable une façon de
gouverner particulière, et c'est pourquoi ils ont été déroutés par un soi-disant conflit entre la loi
et la liberté, entre le contrôle social et la liberté individuelle. Ces conflits n'existent pas là où le
contrôle social s'effectue par le moyen d'un ordre légal dans lequel les droits réciproques sont
appliqués et adaptés. Dans une societé libre, l'Etat n'administre pas les affaires des hommes. Il
administre la justice entre les hommes qui mènent eux-même leurs propres affaires».
Chapitre
8
~ La citation de Robert,BURNs placée en exergue du chapitre est empruntée à Samuel
SMll.ES, SELF HELP, Londres, 1859, où elle est employée de même en tête du chapitre IX, p. 215.
(1) Cf. C. W. Mll.LS, White Col/ar, New York, 1951, p. 63 : « Bien qu'on n'ait pas de
chiffres précis, on peut penser qu'au début du XIXe siècle, les quatre cinquièmes de la population
active étaient des travailleurs indépendants; vers 1870, cette vieille classe moyenne ne
représentait plus qu'un tiers environ de la population active et, en 1940, plus qu'un cinquième
environ ». Voir aussi en p. 65, l'analyse du fait que ce phénomène est en grande partie l'effet de
'Ia sliminution de la population agricole; ce qui, néanmoins, ne change rien à sa portée politique
considérable.
~ "(2) Il est important de rappeler que même ceux qui, en raison de leur âge ou du caractère
spécialisé de leurs capacités professionnelles, ne peuvent sérieusement espérer changer de
position, sont protégés par l'intérêt qu'à l'employeur d'offrir des conditions de travail qui lui
assurent le renouvellement régul ier de son personnel.
(3) Cf. l'intéressante analyse de ces problèmes dans E. BIERI, « Kritische Gedanken zum
Wohlfahrtsstaat»: Schweizer: Monatshefte, XXXV, 1956, spécialement 575: « Le nombre des
travailleurs non indépendants a fortement augmenté, tant en valeur absolue qu'en proportion de
la population active. Cela étant, chez les travailleurs indépendants, le sentiment de la
responsabilité de soi et de son avenir, s'est vivement intensifié pour des raisons bien précises:
ils doivent faire des plans à long terme, et se donner les moyens de pourvoir aux mauvais jours
par le talent et l'initiative. Les travailleurs non indépendants par contre, qui reçoivent leur
rémunération à intervalles réguliers, ont une autre façon, statique, de concevoir l'existence; ils
ne font que rarement des plans à longue portée, et s'effraient au moindre fléchissement. Leurs
souci et aspiration sont la stabilité et la sécurité».
NOTES PARTIE 1- LA VALEUR DE LA LIBERTE 443
(4) Cf. l'analyse dans C. 1. BARNARD, The Function of the Executive, Cambridge, Harvard
University Press, 1938.
(5) Sur la relation entre organisation et pratiques bureaucratiques et l'impossibilité d'un
calcul en termes de profits et pertes, voir spécialement, L. VON MISES, Human Action, New
Haven, Yale University Press, 1949, p. 300-307.
(6) Sur tout cela, voir J. SCHUMPETER, Capita/ism, Socia/ism and Democracy, New York
et Londres, 1942 et plus loin, l'analyse plus détaillée du caractère des grandes organisations,
chap. XVII, sect. 8.
(7) Je voudrais avoir l'éloquence qu'avait feu Lord KEYNES lorsque je l'ai vu disserter sur
le rôle indispensable que l'homme aux ressources indépendantes joue dans toute société
décente. Ce fut pour moi plutôt une surprise que ce discours vînt d'une personne qui, quelques
années auparavant, avait salué « l'euthanasie du rentier». Je me serais moins étonné si j'avais su
avec quelle intensité Keynes lui-même avait ressenti que, pour la position à laquelle il aspirait,
le fait de disposer d'une fortune indépendante était nécessaire, et qu'il était parvenu de façon fort
brillante à amasser cette fortune. Selon son biographe, à l'âge de trente-six ans, « Keynes»
résolut de ne pas retomber dans les fastidieuses corvées du salariat. Il lui fallait être indépendant.
Il sentait avoir en lui de quoi justifier cette indépendance. Il avait des choses nombreuses à dire
au pays; et pour cela il lui fallait avoir des moyens suffisants. C'est ainsi qu'il se lança à fond
dans la spéculation et, partant de presque rien, gagna un demi-million de livres en douze ans. (R.
F. HARROD, The Life of John Maynard Keynes, Londres, 1951, p. 297). Cela n'aurait donc pas
dû me surprendre lorsque, cherchant à lui faire abattre son jeu sur le sujet, il m'ait répondu par
un éloge enthousiaste du rôle joué dans la croissance d'une civilisation par l'homme riche et
cultivé; je peux simplement regretter que son exposé, avec ses illustrations, n'ait pas été
imprimé.
(8) Je ne vois évidemment rien à redire à ce qu'une influence méritée soit exercée par les
catégories intellectuelles auxquelles j'appartiens moi-même, c'est-à-dire les enseignants,
journalistes ou fonctionnaires. Mais je reconnais que, constituant un groupe d'employés, ils ont
des préjugés professionnels propres qui, sur quelques points essentiels, rentrent en contradiction
avec les exigences d'une société libre, et doivent être réfutés, ou du moins modérés, par une
position venant d'un autre secteur: le point de vue de gens qui ne font pas partie d'une
organisation hiérarchisée, dont la position sociale ne dépend pas de la popularité des idées qu'ils
soutiennent, et qui peuvent se mêler sur un pied d'égalité aux riches et aux puissants. En
certaines occasions dans l'histoire, ce rôle a été rempli par une aristocratie terrienne (ou par les
gentilshommes ruraux comme dans la Virginie du XVIIIe siècle finissant). Il n'est pas besoin de
privilèges héréditaires pour produire une telle classe, et les familles patriciennes de bien des
républiques commerciales urbaines ont probablement mérité plus de crédit à cet égard que toute
la noblesse titrée.
Quoi qu'il en soit, faute d'un saupoudrage social d'individus qui puissent vouer leur vie à
des valeurs qu'ils peuvent choisir sans avoir de comptes à rendre à des supérieurs ou à des
clients, et qui ne comptent pas sur des récompenses pour mérites reconnus, certains canaux
d'évolution qui auraient pu amener d'heureux résultats seront bouchés. Si cette « grande
bénédiction temporelle, l'indépendance» (pour citer les mots d'Edward GIBBON dans son
Autobiographiem, « World's Classics » ed., p. 176), est un « privilège» en ce sens que peu de
gens peuvent la posséder, il n'est pas moins désirable que quelques-uns au moins en jouissent.
Tout ce que nous pouvons espérer, est que ce rare avantage ne soit pas alloué par la volonté de
quelques hommes, mais qu'il échoie par hasard à quelques personnes chanceuses.
(9) DARWIN lui-même en était bien convaincu. Voir The Descent of Man, Modem Library
ed., p. 522: « L'existence d'une catégorie d'hommes bien instruits, qui n'aient pas à travailler
pour leur pain quotidien, est importante à un degré qu'on ne doit pas sous-estimer; car tout le
travail intellectuel de haut niveau est effectué par eux, et sur ce travail repose l'essentiel du
progrès matériel- sans parler d'autres avantages plus importants encore ».
444 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(10) Sur le rôle important que des hommes riches ont joué en Amérique de nos jours, dans
la diffusion d'opinions radicales (de gauche), voir Milton FRIEDMAN, « Capitalism and
Freedom», dans Essays on Individuality, Ed. F. Morley, Pittsburgh, University of Pennsylvania
Press, 1958, p. 178 ainsi que L. VON MISES, The Anti-capitalistic Mentality, New York, 1956 et
mon Essai, « The Intellectuals and Socialism»: University of Chicago Law Review, volume
. XVI, 1949.
(II) Les dépenses pour le tabac et l'alcool, seulement, s'élèvent aux Etats-Unis
aujourd'hui (1959) à 120 dollars par an et par adulte!
(12) Une étude sur l'évolution de l'architecture domestique et des habitudes de vie en
Angleterre a même conduit un architecte danois réputé à affirmer que « Dans la culture
britannique, l'oisiveté a été la source de tout le bien» : S. E. RASMUSSEN, London, the Unique
City, Londres et New York, 1937, p. 294.
(13) Cf. B. DE JOUVENEL, The Ethics of Redistribution, Cambridge, Cambridge University
Press, 1951, spécialement p. 80 .
....
Notes
Partie
II
La liberté et le droit
~ La citation placée en dessus du titre de la deuxième partie est tirée dt: R. HooKER, The
Laws of Eeclesiastieal Polity, 1593, Ed. Everyman, l, 92 ; le passage est instructif, en dépit de
l'interprétation rationaliste du cours de l'histoire qu'il sous-entend.
Chapitre
9
~ La citation de Henry BRACTON placée en tête du chapitre est empruntée à M. POLANYI,
The Logie of Liberty, Londres, 1951, p. 158. L'idée directrice du chapitre a été bien exprimée
aussi par F. W. MAITLAND dans son « Historical Sketch of Liberty and Equality as
Ideals» (1875), dans Colleet Papers, Cambridge, Cambridge University Press, 1911, l, 80:
« L'exercice du pouvoir selon des modes qui ne peuvent être prévus provoque quelques-unes
des plus graves entraves, car l'entrave est plus fortement ressentie, et donc plus grave, lorsqu'elle
est imprévue. Nous nous sentons moins libres quand nous savons qu'à tout moment, un obstacle
peut être dressé devant nos actions, mais que ne pouvons prévoir quand et où ... Des lois
générales connues, même si elles sont mauvaises, empiètent moins sur la liberté que des
décisions qui ne se fondent sur aucune règle connue auparavant».
446 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(1) Cf. F. H. KNIGHT, « Contlict of Values: Frecdom and Justice», dans Goals of
Economic Life, Ed. A. Dudley Ward, New York, 1953, p. 208: « Coercition signifie
manipulation" arbitraire" par l'un des termes ou alternatives de choix d'une autre personne - et
d'ordinaire, nous dirions immixtion " injustifiée" ».- Voir aussi R. M. MACIVER, Society: A
Tex/book ofSociology, New York, 1937, p. 342.
(2) Cf. la maxime juridique « e/ si coactus /amen volui/», dérivée du Corpus juris civilis,
Diges/a, L. IV, ii ; pour une analyse de son importance, voir U. VON LUEBTOV, Der Ediktstitel
Quod me/us causa ges/um erit, Greifswald, 1932, p. 61 à 61.
(3) Cf. F. WIESER, Das Gestz der Macht, Vienne, 1926.- B. RUSSELL, Power: A New
Social Analysis, Londres, 1930.- G. FERRERO, The Principles of Power, Londres, 1942.- B. DE
JOUVENEL, Power. The Natural History of /ts Growth, Londres, 1948.- G. RrrIER, Vom sittlichen
Problem der Macht, Berne, 1948 et du même auteur, Machtstaat und Utopie, Munich, 1940.-
Lord RADCl.IFFE, The Problem of Power, Londres, 1952 et Lord MAC DERMOIT, Protectionfrom
Power under Eng/ish Law, Londres, 1957.
(4) Les dénonciations du pouvoir comme le Mal par excellence, sont aussi ancienries que
la pensée politique. HERODOTE déjà avait fait dire par Otanes dans son fameux discours sur le
démocratie, que « même le meilleur des hommes, élevé à une telle position (de pouvoir
irresponsable) ne pourrait que devenir le pire» (Histories, iii, 80).- John Mn.TON considère la
possibilité quc «l'exercice prolongé du pouvoir pourrait corrompre l'homme le plus
sincère» (The Ready and Easy Way, etc. dans Milton's Prose, Ed. M. W. Wallace (Wor/d's
Classics, Londres, 1925, p. 459).- MONTESQUIEU soutient que 1'« expérience constante nous
montre que tout homme investi de pouvoir est susceptible d'en abuser, et de mener son autorité
aussi loin qu'elle ira» (L'Esprit des lois, l, 150).- E. KANT, que « posséder le pouvoir
invariablement dégrade le libre jugement de la raison» (Zum ewigen Frieden, 1795, second
additif, dernier paragraphe).- Edmund BURKE, que « nombre des plus grands tyrans connus de
l'Histoire ont commencé leur règne de la plus belle manière. Mais la vérité est que ce pouvoir
anti-naturel corrompt à la fois le coeur et l'entendement» «< Thoughts on the Causes of Our
Present Discontents », dans Works, Il, 307).- John ADAMS, qu'« on abuse toujours d'un pouvoir
qui n'a ni borne ni contrepoids », Works, Ed. C. F. Adams, Boston, 1851, VI, 73 et que « le
pouvoir absolu enivre dc même façon les despotes, les monarques, les aristocrates, les
démocrates, les jacobins et les sans-culottes », ibid., p. 477.- James MADISON, que «tout
pouvoir, dans des mains humaines, est susceptible d'abus», et que « le pouvoir, où qu'il soit
placé, est plus ou moins susceptible d'abus», The Complete Madison, Ed. S. K. Padover, New
York, 1953, p. 46.- Jakob BURCKHARDT ne cesse de redire que « le pouvoir est en lui-même un
mal», Force and Freedom, New York, 1953, par exemple p. 102 et on pourrait ajouter, bien
erMenllu, la maxime de Lord ACTON, « le pouvoir tend à corrompre, et le pouvoir absolu
corrompt absolument», Historical Essays, p. 504.
(5) L. TROTSKY, The Revolution Betrayed, New York, 1937, p. 76.
(6) Un exemple caractéristique m'a été signalé au moment où j'écrivais, et figure dans un
article de B. F. Wn.LCOX publié dans Industrial and Labor Relations Review, XI, 1957-58,273.
Afin de justifier « la coercition économique pacifique» des syndicats, l'auteur présente comme
argument que « La concurrence pacifique, fondée sur le libre choix, a un certain relent de
coercition. Un libre vendeur de biens ou de services, en fixant son prix, contraint celui qui veut
acheter: il le force à payer, ou à s'en passer, ou à s'adresser ailleurs. Un libre vendeur de biens
ou de services, en posant comme condition que qLliconque achète chez X ne peut acheter chez
lui contraint celui qui veut acheter: il le force à se passer de ce qu'il cherche, à aller ailleurs, ou
à s'abstenir d'acheter chez X - et dans ce dernier cas, il contraint également X». Cet abus du
terme « coercition» tire essentiellement son origine de J. R. COMMONS, cf. son Institutional
Economies, New York, 1934, spécialement p. 336.- Voir aussi R. L. HALE, « Coercition and
Distribution in a Supposedly Non-coercive State»: Po/ilical Science Quarterly, volume
XXXVllI,1923.
NOYES PARTIE" - LA LIBERTE ET LE DROIT 447
doit le faire ».- Voir aussi H. STEARNS, Liberalism in America, New York, 1919, p. 69: « La
coercition au service de la vertu est aussi exécrable que la coercition au service du vice. Si les
libéraux américains se refusent à combattre le principe de la coercition dans le cas de la
Prohibition (de l'alcool) pour la simple raison qu'il leur importe peu que le pays soit" sec" ou
non, alors ils sont discrédités pour combattre la coercition dans les cas auxquels ils
s'intéressent». L'attitude socialiste typique concernant ces problèmes est très explicitement
formulée par Robert L. HALL, The &onomic System in a Socialist State, Londres, 1937, p. 202
où celui-ci explique (à propos du devoir d'accroître le capital du pays) que « le fait qu'il est
nécessaire d'utiliser des termes comme" obligation morale" et " devoir·, montre qu'il n'est pas
question de calculs précis, mais de décisions qui non seulement peuvent être, mais doivent être
prises par la communauté dans son ensemble, donc de décisions politiques ». Pour un plaidoyer
émanant de milieux conservateurs en faveur de: l'usage du pouvoir politique en vue de faire
appliquer des principes moraux.- Voir W. BURNS, Freedom, Virtue, and the First Amendment,
Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1957.
(21) MILL, op. cit., chap. III.
Chapitre
10
~ La citation placée en tête du chapitre est extraite de J. ORTEGA y GASSET, Mirabeau 0 el
politico (1927) dans Obras completas, Madrid, 1947, III, 603 : « Orden no es una presion que
desde fuera se ejerce sobra la sociedad, sin un equilibrio que se suscita en su interior ».- Cf. 1. C.
CAAiEJ{, « The Ideal and the Actual in the LaW» : Report of the Thirteenth Annual Meeting of
the American Law Association, 1890, p. 235 : « La loi n'est pas un corpus de commandements
imposés à la société de l'extérieur, soit par un souverain ou un individu supérieur, soit par une
assemblée souveraine composée de membres représentant la société elle-même. Elle existe en
tout temps comme l'un des éléments de la société, issu directement des habitudes et coutumes.
Elle est donc une création inconsciente de la société, ou en d'autres termes, le résultat d'une
croissance ». L'insistance sur l'antériorité de la loi par rapport à l'Etat, lequel est l'effort organisé
en vue de la créer et de la faire exécuter - remonte au moins à David HUME. Voir son Treatise,
livre III, deuxième partie.
(1) F. C. VON SAVIGNY, System des heutigen romischen Rechts, Berlin, 1840, 1,331-32. Le
passage cité en traduction condense deux phrases qui méritent d'être reproduites dans leur
contexte: « L'homme se trouve au sein de l'univers extérieur, et l'élément le plus important pour
lui, dans ce milieu qui est le sien, ce sont les contacts avec ceux qui lui sont semblables par
NOTES PARTIE II - LA LIBERTE ET LE DROIT 449
nature et par destination. S'il convient que dans ces interrelations, des êtres libres voisinent en
s'entraidant, sans se faire obstacle dans leur développement, cela n'est réalisable que grâce à la
reconnaissance d'une frontière invisible, à l'intérieur de laquelle l'être et l'activité de chaque
individu jouissent d'un espace de sécurité et de liberté. La règle par laquelle cette frontière est
déterminée, et grâce à elle cet espace est constitué, c'est le Droit. Par là même se trouvent
éclairées à la fois l'affinité et la différence entre Droit et Moralité. Le Droit appuie la Morale,
non pas en ce qu'il en exécute les commandements, mais en ce qu'il lui garantit le libre
déploiement de son pouvoir ancré dans la volonté de chaque individu. Son essence est donc
indépendante, et c'est pourquoi ne lui est pas contradictoire le fait que dans quelques cas, la
possibilité soit énoncée d'un exercice immoral d'un droit effectivement existant».
(2) Charles BEUDANT, Le droit individuel et l'Etat, Paris, 1891, P .5 : « Le Droit, au sens le
plus général du mot, est la science de la liberté ».
(3) Cfe. MENGER, Untersuchungen, appendice 8.
(4) « L'abstraction» ne se manifeste pas seulement sous la forme d'affirmations verbales.
Elle apparaît aussi dans la façon dont nous répondons d'une même façon à des événements qui,
tout en appartenant à une même catégorie, sont à de nombreux égards très différents, et dans les
sentiments que suscitent ces événements et qui guident notre action, tels que l'approbation ou la
réprobation morale, esthétique ou juridique. D'ailleurs, bien que nous ne sachions pas les
formuler, il existe probablement en permanence des principes plus généraux qui gouvernent
l'esprit, des lois structurelles de l'esprit qui ne peuvent être exprimées à l'intérieur de la structure
de l'esprit elle-même.
Même lorsque nous parlons d'une règle abstraite guidant nos décisions, nous n'affirmons
pas qu'elle est formulée, mais simplement qu'elle pourrait l'être. Sur tous ces problèmes, cf. mon
livre The Sensory arder, Londres et Chicago, 1952.
(5) Cf. E. SAPIR, Selected Writings, Ed. D. G. Mandelbaum, Berkeley, University of
California Press, 1949, p. 548 : « Il est facile, pour un indigène australien, de dire quel lien de
parenté il a avec Untel ou Untel, et s'il peut ou non nouer telle ou telle relation avec un individu
donné. Il lui est excessivement difficile de donner une règle générale dont ces exemples
concrets de comportement ne sont que des illustrations, bien qu'il agisse quotidiennement
comme si une telle règle lui était bien connue. En un certain sens, il la connait parfaitement.
Mais sa connaissance n'est pas susceptible de manipulation consciente au moyen de symboles
verbaux. Elle est, en revanche, une compréhension très délicatement nuancée de relations
subtiles, tant expérimentales que figurées ».
(6) L'analyse de la loi comme variante du commandement (dérivée de Thomas HOBBES et
de John AUSTIN) visait initialement à faire ressortir la similitude logique de ces deux sortes
d'énoncés, et ce qui les distinguait l'un et l'autre, disons, de la description d'un fait. Cela ne
devrait cependant pas masquer, comme c'est trop souvent le cas, les différences essentielles qui
les séparent. Cf K. OUVECRONA, Law as a Fact, Copenhague et Londres, 1939, p. 43, où les lois
sont décrites comme des « impératifs indépendants» qui ne sont «les commandements de
personne, bien qu'elles prennent la forme langagière caractéristique d'un commandement», et
aussi R. WOLLHElM, « The Nature of Law » : Political Studies, volume II, 1954.
(7) J'ai puisé cette illustration dans J. ORTEGA y GASSET, Del imperio romano, 1940, dans
Ohras completas, VI, Madrid,1947, 76, qui probablement l'a reçue de quelque anthropologue.
(8) Si n'était le risque de confusion avec d'autres acceptions de ces termes, il serait
préférable de parler de lois « formelles» plutôt que de lois « abstraites », en donnant au mot
« formel » le sens qu'il a dans la logique, cf. K. R. POPPER, Logic der Forschung, Vienne, 1935,
p. 85 et 29-32. .
Malheureusement, on parle aussi de loi au sens formel pour tout ce qui est promulgué par
le législatif, alors que ce n'est que si ce qui est promulgué prend la forme d'une règle abstraite,
qu'une loi au sens formel est aussi une loi au sens substantif ou matériel (porteuse de justice et
de moralité, et de portée concrète générale).
450 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
Par exemple, lorsque Max WEBER, dans Law in Economy and Society, Ed. M. Rheinstein,
Cambridge, Harvard University Press, 1954, p. 226-29, parle de « justice formelle », il entend la
justice déterminée par la loi, non pas simplement au sens formel, mais au sens substantif. Sur
cette distinction dans le droit constitutionnel, en France et en Allemagne, voir ci-dessous, chap.
XIV, note (10).
(9) Cf. G. C. LEWIS, An Essay on the Government of Dependencies, Londres, 1841, p.
16n. : « Lorsqu'une personne règle de sa propre volonté sa conduite sur une règle ou maxime, en
ayant annoncé antérieurement son intention de suivre celle-ci, on dit qu'elle a renoncé à son
" arbitrium ", à son libre choix, à sa "discrétion" ou wi//kühr, pour l'acte considéré. En
conséquence quand un gouvernement agit dans un cas spécifique sans se conformer à une loi ou
règle de conduite préexistante qu'il a lui-même posée, on dit que son acte est arbitraire». De
même, p. 24: «Tout gouvernement, qu'il soit monarchique, aristocratique ou démocratique,
peut être conduit arbitrairement, et non en accord avec des règles générales. Il n'y a pas, et ne
peut y avoir, quoi que ce soit dans la forme de gouvernement qui garantisse à ses sujets une
sécurité légale à l'encontre d'un exercice arbitraire du pouvoir souverain. Cette sécurité réside
seulement dans l'influence de l'opinion publique, et dans les autres limitations morales qui font
toute la différence lorsqu'il s'agit d'évaluer la qualité des gouvernements indépendants ».
(10) Sir Henry MAINE, Ancient Law, Londres, 1861, p. 15\.- Cf. H. GRAVESON, «The
Movement from Status to Contract» : Modern Law Review, volume IV, 1940-41.
(II) Cf. note (8) ci-dessus et le débat ultérieur auquel elle renvoie.
(\2) Chief Justice John MARSHALL dans Osborn v. Bank of United States, 22 US (9
Wheaton), 736, 866, 1824.
(13) O. W. HOLMES Jr, Lochner v. New York, 198 US, 45, 76,1905.
(14) F. NEUMANN, «The Concept of Political Freedom » : Columbia Law Review, LIli,
1953,910, repris dans son The Democratie and the Authoritarian State, Glencoe, III, 1957, p.
160-200.
(15) Adam SMITIi, Wealth of Nations, l, 421 : « Quelle est la sorte d'industrie domestique
que son capital peut employer, et quel produit est à même d'avoir la valeur la plus grande, tout
individu, manifestement, peut, dans sa situation locale, en juger mieux qu'aucun homme d'Etat
ou législateur ne le peut pour lui» (ital. ajouté).
(16) Lionel ROBBINS, The Theory of Economie Policy, Londres, 1952, p. 193: Le libéral
classique «propose, pour ainsi dire, une division des tâches: l'Etat doit prescrire ce que les
individus ne doivent pas faire, afin de ne pas se gêner mutuellement, tandis que le citoyen sera
·Iai.ssé maître de faire tout ce qui n'est pas interdit. A l'un incombe la tâche d'établir des règles
formelles, à l'autre la responsabilité de la substance des actions spécifiques ».
:-" ·(17) D. HUME, Treatise, deuxième partie, sect. 6, Works, Il, 293.- Cf. aussi John Walter
JONES, Historicai Introduction to the Theory of Law, Oxford, 1940, p. 114 : « En parcourant le
Code français et en mettant à part le droit familial, Duguit ne trouve que trois règles
fondamentales, et pas une de plus - la liberté des contrats, l'inviolabilité de la propriété, et le
devoir de réparer le dommage à autrui en cas de faute. Tout le reste se ramène à des directives
secondaires données à un quelconque agent de l'Etat».
(18) Cf. D. HUME, Treatise, livre 111, Part Il, sect. 2-6, qui contient peut-être encore la
meilleure approche des problèmes considérés ici, spécialement Il, p. 269 : « Un acte de justice
pris isolément est fréquemment contraire à l'intérêt public; et s'il restait seul, sans que d'autres
actes le suivent, il pourrait, en lui-même, être très préjudiciable à la société. De même, chaque
acte de justice considéré isolément n'est pas plus favorable à l'intérêt privé qu'à l'intérêt public ...
Mais si chaque acte isolé peut être contraire, soit à l'intérêt public, soit à l'intérêt privé, il est
certain que dans son ensemble le plan ou schéma est hautement favorable, voire absolument
nécessaire, tout à la fois au maintien de la société et au bien-être de tout individu. Il est
impossible de séparer le bon du mauvais. La propriété doit être stable, et fixée par des règles
générales. Quand bien même dans un certain cas le public serait lésé, ce mal momentané est
NOTES PARTIE II - LA LIBERTE ET LE DROIT 451
amplement compensé par la constante mise en oeuvre de la règle, et par la paix et l'ordre qu'elle
maintient dans la société ». Voir aussi l'Enquête, dans Essays, Il, 273 : « le bienfait résultant (des
vertus sociales de justice et de fidélité) n'est pas la conséquence de chaque acte individuel par
lui-même; il émane du plan ou du système entier, avec le concours de la totalité, ou de la plus
grande part, de la société ... Le résultat de l'acte individuel est ainsi en bien des cas directement
opposé au système entier des actions; et le premier peut être extrêmement dommageable, alors
que le second est, au plus haut point, avantageux. La richesse, héritée d'un parent, est, dans la
main d'un méchant homme, l'instrument de méfaits. Le droit de succession peut, dans un cas,
être néfaste. Ses bienfaits dérivent seulement du respect d'une règle générale; et cela suffit, si
cela compense tous les maux et incommodités qui découlent des particularités de caractères et
situations ».
Voir aussi, ibid., p. 274: « Toutes les lois de nature qui régissent la propriété, de même
que tout le droit civil, sont de caractère général, et ne retiennent que quelques circonstances
essentielles de la cause, sans prendre en considération l'individualité, la situation, et les relations
de la personne impliquée, ou les conséquences particulières à même de résulter des dispositions
de ces lois dans les cas particuliers qui se présentent. Elles dépouillent, sans scrupule, un homme
bienfaisant de tous ses biens s'ils ont été acquis par erreur, sans titre valable; et cela, pour les
remettre à un avare égoïste, qui a déjà accumulé d'immenses réserves de richesses superflues.
L'utilité publique exige que la propriété soit régie par des règles générales inflexibles, et même
si de telles règles sont adoptées pour servir au mieux cette même utilité publique, il leur est
impossible d'empêcher toute dureté particulière, ou de faire résulter des conséquences heureuses
dans chaque cas spécifique. Cela suffit, puisque l'ensemble du plan ou schéma est nécessaire au
soutien de la société civile, et puisque les bienfaits, pour l'essentiel, l'emportent largement sur les
dommages ». Je dois, à ce propos, exprimer ma reconnaissance à Sir Arnold Plant qui, il y a
bien des années, a le premier attiré mon attention sur l'importance des analyses menées par
David Hume sur ces questions.
(19) Cf. 1. S. MILL, On Liberty, Ed. F. B. McCallum, Oxford, 1946, p. 68.
(20) Voir J. RAWLS, « Two Concepts of Rules» : Philosophical Review, volume LXIV,
1955.- J. J. C. SMART, « Extreme and Restricted Utilitarianism»: Philosophical Quarterly,
volume VI, 1956.- H. J. MCCWSKEY, « An Examination of Restricted Utilitarianism»:
Philosophical Review, volume LXVI, 1957.- J. O. URMSON, « The Interpretation of the Moral
Philosophy of J. S. Mill»: Philosophical Quarterly, volume III, 1953.- J. D. MABBOT,
« Interpretations of Mill's Utilitarianism» : Philosophical Quarterly, volume VI, 1956 et S. E.
TOULMlN, An Examination of the Place of Reason in Ethics, Cambridge, Cambridge University
Press, 1950, spécialement p. 168.
(21) John SEWEN dans ses Table Talles, Oxford, 1892, p. 131 remarque: « Rien au monde
n'a été victime de tant d'abus que cette devise: " Salus populi suprema lex esto" ».- Cf. C. H.
McILWAlN, Constitutionalism: Ancient and Modern, Ed. révisée, Ithaca NY, Comell University
Press, 1947, p. 149 et, sur le problème général, F. MElNECKE, Die Idee der Staatsrason, Munich,
1924, traduit en anglais sous le titre: Machiavellism, Londres, 1957.- Egalement L. VON MISES,
Socialism, New Haven, Yale University Press, 1951, p. 400.
(22) Cf par exemple, l'opinion de Jacques 1er, citée par F.D. WORMUTIl, The Origins of
Modern Constitutionalism, New York, 1949, p. 51, qui pensait que « l'ordre dépend de la
relation de commandement et d'obéissance. Toute organisation dérive de la supériorité et de la
subordination ».
(23) J'exprime mes regrets à l'auteur dont je cite les mots, mais dont j'ai oublié le nom.
J'avais noté le passage avec référence à E. E. EVANs-PRrrCHARD, Social Anthropology, Londres.
1951, p. 19, mais bien que la même idée y soit exprimée, ce n'est pas dans les termes que j'ai
cités.
(24) Cf. H. JAHRREISS, Mensch une Staat, Cologne, 1957, p. 22: « Ordre social signifie
possibilité de compter sur les autres ».
452 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
Chapitre
Il
~ La citation placée en tête du chapitre est extraite de John locKE, Second Treatise, sect.
57, p. 29. La substance de ce chapitre, ainsi que des chapitres XIII-XVI, a été utilisée dans mes
conférences The Po/itical Ideal of the Rule of Law présentées devant la Banque nationale
d'Egypte et publiées par elle, Le Caire, 1955.
(1) Plus j'en apprends sur le développement de ces idées, et plus je suis convaincu de
l~mportance du rôle que joua l'exemple de la République hollandaise (<< République des
P<o~inces Unies »). Mais si cette influence est assez claire à la fin du XVIIe siècle et au début du
XVIIIe, sa portée effective avant cette période reste à mettre au jour. En attendant, voir Sir George
CLARK, «The Birth of the Dutch Republic»: Proceedings of the British Academy, volume
XXXII, 1946 et P. GEYL, cc Liberty in Dutch History»: Delta, volume l, 1958. L'ignorance
m'oblige aussi à passer sous silence les importantes discussions et le développement d'idées
similaires dans l'Italie de la Renaissance, en particulier à Florence (pour quelques brèves
références, voir l'introduction aux notes du chapitre XX). Et je ne puis parler avec la moindre
compétence du fait intéressant que l'unique grande civilisation non européenne - celle de la
Chine - semble avoir développé, à peu près au même moment que les Grecs, des conceptions
juridiques étonnamment semblables aux conceptions: occidentales. Selon FUNG YU-LAN, A
History of Chinese Philosophy, Pei-Ping, 1937, p. 312, cc la grande tendance politique de
l'époque (du Vile au Ille siècle av. l-C.) fut un glissement de la domination féodale vers un
régime de gouvernants détenteurs de pouvoirs absolus; d'un gouvernement par les coutumes et
la morale (II) appliquées par des individus, vers un gouvernement par des lois ». L'auteur cite (p.
321) à titre d'indice, un passage du Kuan-tzû, un traité attribué à Kuang Chung {env. 715-645
NOTES PARTIE Il - LA LIBERTE ET LE DROIT 453
av. J.-c.) mais probablement rédigé au Ille siècle av. J.-c. : « Quand un Etat est régi par le droit,
les choses se font simplement selon leur cours régulier. .. Si le droit n'est pas uniforme, il y aura
de l'infortune pour celui qui gouverne l'Etal. .. Lorsque le maître et le ministre, le supérieur et
l'inférieur, le noble et l'humble obéissent tous à la loi, cela s'appelle avoir le Grand Bon
Gouvernement». Il ajoute cependant que c'est là « un idéal qui n'ajamais été vraiment atteint en
Chine ».
(2) Cf. la remarque de MONTESQUIEU dans L'Esprit des lois, l, 151 : « Une seule nation
existe aussi dans le monde qui a pour but direct de sa constitution la liberté politique ».- Voir
aussi R. HENNE, Der englische Freiheitsbegriff, diss. Zurich, Aarau, 1927. Une analyse
soigneuse de la découverte de la liberté britannique par les continentaux, et de l'influence du
modèle anglais sur le Continent reste à faire. On peut citer quelques ouvrages anciens mais
notables sur le sujet: Guy MlEGE, L'Etat présent de la Grande- Bretagne, Amsterdam, 1708,
également dans une édition augmentée en langue allemande intitulée Geistlicher und weltlicher
Stand von Grossbritannien und Irland, Leipzig, 1718.- P. DE RAPrN-THOYRAs, Dissertation sur
les Whigs et les Torys, or an Historical Dissertation upon Whig and Tory, trad. M. OZELL,
Londres, 1717 et A. HENNINGS, Philosophische und statistische Geschichte des Ursprungs und
des Fortgangs der Freyheit in England, Copenhague, 1783.
(3) Cf. particulièrement F. POLLOCK et F. W. MAITLAND, History of English Law,
Cambridge, Cambridge University Press, 1911.- R. KELLER, Freiheitsgarantien für Persan und
Eigenlum im Mittelalter, Heidelberg, 1933.- H. PLANITZ, « Zur Ideengeschichte der
Grundrechte», dans Die Grundrechte und Grundpjlichte der Reichsverfassung, Ed. H. C.
Nipperdey, Berlin, 1930, volume III et O. VON GlERKE, Johannes Althusius und naturrechtlichen
Statstheorien, 2e éd., Breslau, 1902.
(4) Cf. MclLWAIN, « The English Common Law Barrier against Absolutism» : American
Historical Review, XLIX, 1934, 27. Le fait que la clause la plus célèbre et, par la suite, la plus
influente de la Grande Charte, exprimait simplement des idées très courantes à l'époque,
transparaît dans un décret de l'empereur Conrad Il, daté du 28 mai 1037 (cité par W. S11JBBS,
Germany in the Eor/y Middle Ages, 476-1250, Londres, 1908, Ed. A. Hassall, p. 147) qui
déclare: « Nul ne sera dépouillé d'un fief... sinon selon les lois de l'Empire et le jugement de ses
pairs ».
Nous ne pouvons ici examiner en détail la tradition philosophique venue du Moyen Age.
Mais à certains égards les propos de Lord ACTON n'étaient pas paradoxaux lorsqu'il qualifiait
Thomas d'Aquin de « premier en date des Whigs». Voir Hist. of Freedom, p. 37 et cf. J. N.
FIGGIS, Studies of Political Thought.from Gerson ta Grotius, Cambridge, Cambridge University
Press, 1907, p. 7. Sur Thomas d'Aquin, voir T. GILBY, Principality and Polity, Londres, 1958 et
concernant son influence sur la théorie politique anglaise ancienne, en particulier sur Richard
Hooker, voir S. S. WOLIN, « Richard Hooker and English Conservatism» : Western Po/ilical
Quarterly, volume VI, 1953. Un compte rendu plus nourri devrait accorder une attention
particulière à Nicolas de Cusa au XIIIe siècle et à Bartole au XIve siècle, qui ont maintenu la
tradition.- Voir F. A. VON SCHARPFF, Der Cardinal und Bischof Nicolaus von Cusa, Tübingen,
1871, spécialement p. 22.- J. N. FIGGIS, « Bartolus and the Development of European Political
Ideas»: Transactions of the Royal Historical Society, NS, volume XIX, Londres, 1905.- C. N.
S. WOOLF, Bartolus of Sassoferato, Cambridge, 1913 et sur la théorie politique de l'époque en
général, R. W. et A. J. CARLYLE, A History of Mediaeval Political Theory, Edimbourg et
Londres, 1903 et s.
(5) Cf. O. VOSSLER, « Studien zur Erklarung der Menschenrechte»: Historische
Zeitschrijt, CXLlI, 1930, 512 ainsi que F. KERN, Kingship and Law in the Middle Ages, trad. S.
B. CHRIMES, Oxford, 1939.- E. JENKS, Law and Politics in the Middle Ages, Londres, 1898, p.
24-25.- C. H. McILWArN, The High Court of Par/iament and lis Supremacy, New Haven, Yale
University Press, 1910.- J. N. FIGGIS, The Divine Right of Kings, 2e éd., Cambridge, 1914.- C. V.
LANGLOIS, Le règne de Philippe IfJ, le Hardi, Paris, 1887, p. 285 et pour une mise au point
454 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
1946, p. 214 et 141) et l'observation d'AUBREY, selon laquelle les racines du zèle de Milton en
faveur de la liberté humaine « étaient dans sa familiarité si grande avec Tite-Live et les auteurs
romains, et dans la grandeur à ses yeux de l'oeuvre de la République romaine» (Aubrey's Brief
Lives, Ed. O. L. Dick, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1957, p. 203). Sur les sources
classiques de la pensée de Milton, Harrington et Sidney, voir Z. S. FINK, « The Classical
Republicans» : Northwestern University Studies in Humanities, n. 9, Evanston, Ill, 1945.
(10) THUCYDIDE, Peloponesian War, trad. CRAWLEY, ii, 37. Le témoignage le plus
convaincant est probablement celui des ennemis de la démocratie libérale d'Athènes, qui en
disent long lorsqu'ils déplorent, comme le fil AIUSToTE (Politics vi, 2.1317b), que « dans de
telles démocraties, chacun vit à sa guise ». Les Grecs peuvent avoir été les premiers à confondre
liberté personnelle et liberté politique; cela ne veut pas dire qu'ils ignoraient la première ou ne
l'appréciaient pas. Les philosophes stoïciens, en particulier, en conservèrent le sens primitif et le
transmirent aux générations suivantes. ZENON définissait la liberté comme « le pouvoir d'agir de
manière indépendante, tandis que l'esclavage en est la privation» (DIOGENE LAERTE, Lives of
Eminent Philosophers, iii, 121, Loeb Classical Library, Londres, 1925, Il, 227). PHILON
d'Alexandrie (Quod omnis probus liber sil, 452, 45, « Loeb Classical Library », Londres, 1941,
IX, 36), propose même une conception entièrement moderne de la Liberté selon le Droit: hosoi
de meta nom ou zosin, eleutheroi.- Voir E. A. HAVELOCK, The Liberal Temper in Greek Politics,
New Haven, Yale University Press, 1957. De même, il n'est plus possible de nier l'existence de
la liberté à Athènes, en affirmant que le système économique y était « basé» sur l'esclavage,
depuis que des études récentes ont montré que celui-ci était proportionnellement peu important.-
Voir W. L. WESTERMANN, « Athenaus and the Slaves of Athens» : Athenian Studies Presented
to William ScoU Ferguson, Londres, 1940 et A. H. M. JoNES, « The Economic Basis of Athenian
Democracy »: Past and Present, volume l, 1952, réimprimé en son Athenian Democracy,
Oxford, 1957.
(II) THUCYDIDE, op. cil., vii, 69. La défiguration de l'idée grecque de liberté rémonte à
Thomas HOBBES et a été popularisée par Benjamin CONSTANT, De la liberté des anciens
comparée à celle des modernes, repris dans son Cours de politique constitutionnelle, volume Il,
Paris, 1861 et N. D. FUSTEL DE COULANGES, La Cité antique, Paris, 1864.- Sur ce sujet, voir G.
JELUNEK, Allgemeine Staats lehre, 2e éd., Berlin, 1905, p. 288 et s. On comprend mal comment,
aussi tard que 1933, Harold J. LASKI, « Liberty» : ESS, IX, 442, pouvait encore soutenir, en se
référant explicitement à l'époque de Périclès, que « dans une société ainsi' organisée, le concept
de liberté individuelle était virtuellement inconnu ».
(12) Cf. J. HUlZlNGA, Wenn die Waffen schweigen, Bâle, 1945, p. 95 : « On doit déplorer
que les cultures qui se sont édifiées sur les fondements de l'Antiquité grecque, au lieu du mot
démocratie - qui à Athènes, au vu de l'évolution historique, impliquait une déférence particulière
- n'aient pas choisi un autre terme, qui exprimait très nettement la conception actuelle d'une
bonne forme de gouvernement: le terme isonomie, égalité de la loi. Ce terme avait déjà une
résonance immortelle ... L'idéal de la liberté transparaît, dans le mot d'isonomie, beaucoup plus
directement et beaucoup plus clairement que dans le mot Démocratie; de plus, la thèse contenue
dans Isonomie n'a rien d'irréalisable, alors que c'est le cas de la thèse contenue dans Démocratie.
Le principe constitutif de l'Etat de droit est, dans le mot isonomie, restitué clairement et de façon
concluante ».
(13) Dans le dictionnaire italien de John FLORIO, World ofWordes, Londres, 1598.
(14) TITE-LIVE, Romane Historie, trad. Philemon HOLLAND, Londres, 1600, p. 114,134 et
1016.
(15) L'Oxford English Dictionary, au mot « isonomy », cite des exemples de son emploi
en 1659 et 1684, donnant à penser qu'il était alors assez communément utilisé.
456 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(16) Le plus ancien emploi constaté du mot « isonomia Il semble être celui fait par
Alcmaeon vers 500 av. J.-C. (H. DIELS, Die Fragmente der Vorso/crati!œr, 4. éd., Berlin, 1922,
volume l, p. 136, Alkmaion Frag.4). Comme l'emploi est métaphorique et sert à décrire un état
de santé physique, il semble que le mot était bien compris à l'époque.
(17) E. DIEHL, Anthologia lyrica Graeca, 3. éd., Leipzig, 1949, Fragment 24.
Cf. E. WOLF, « Mass und Gerechtigkeit bei Solon»: Gegenwartsprobleme das
lnternalionalen Rechtes und der Rechtsphilosophie: Festschrift jUrRudolf Laun, Hamburg,
1953.- K. FREEMAN, The Workand Life of Solon, Londres, 1926.- W. J. WOODHOUSE,Solon, The
Liberator, Oxford, 1938 et K. hONN, Solon, Statsmann und Weiser, Vienne, 1948.
(18) Ernest BARKER, Greek Political Theory, Oxford, 1925, p. 44.- Cf Lord ACTON, Hist.
ofFreedom, p. 7 et P. VINOGRADOFF, Collected Papers, Oxford, 1928, II, 41.
(19) Cf. G. BUSOlT, Griechische Staotskunde, Munich, 1920, 1,417.- J. A. O. LARsEN,
« Cleisthenes and the Development of the Theory of Democracy at Athens Il: Essays in
Political Theory Presented to George H. Sabine, Ithaca, NY, Comell University Press, 1948.- V.
EHRENBERG, « Isonomia Il, in Pauly's Real-Encyclopaedia der classischen
Altertumswissenschajt, suppl. VII, 1940 et ses articles « Origins of Democracy» : Historia, I,
1950, spécialement 535 et « Das Harmodioslied » : Festschrift Albin Lesley, « Wiener Studien Il,
volume LXIX, spécialement p. 67-69.- G. VlASTOS, « Isonomia Il: American Journal of
Philology, volume LXXIV, 1953 et J. W. JONES, The Law and Legal Theory of the Greeks,
Oxford, Oxford University Press, 1956, chap. VI.
Le sko/ion grec mentionné dans le texte se trouve, en deux versions, dans DIEHL, op. cit.,
volume Il, skolia 10(9) et 13 (12). On peut voir une curieuse illustration de l'attrait de ces
chansons célébrant l'isonomia, sur les Whigs d'Angleterre vers la fin du XVlIl" siècle dans 1'« Ode
en imitation de Wallistrate» de Sir William JONES (dont nous avons dit plus haut qu'il se situe à
l'intersection entre les vues politiques des Whigs et la tradition évolutionniste en
linguistique (voir ses Works, Londres, 1807, X, 391), Ode qui est précédée du texte grec du
sko/ion et d'une vingtaine de lignes à la gloire d'Harmodios et Aristogiton :
« Athènes alors tout entière était paix,
Egalité de droit et liberté.:
Mère des arts, et oeil brillant de la Grèce!
Peuple vaillant, ferme et libre !
Non moins glorieux fut ton exploit,
Wentworth, inébranlable défenseur de la Vertu
Non moins brillante ta bravoure
Lenox, ami des droits égaux !
Si haut placé dans le temple de la liberté
Voyez la lumière de Fitz Maurice
Pour les Vertus affirmées,
La Sagesse proclamée, et la Valeur défendue!
Jamais le destin sur vous ne fermera ses paupières:
Dans des contrées toujours en fleurs reposez en paix,
Au côté d'Harmodios, avec Aristogiton Il.
Cf. ibid., p. 389, 1'« Ode en imitation d'Alcaeus», où Jones dit de «la souveraine
impératrice Loi Il, que:
« Frappé par son courroux sacré,
Le démoniaque Arbitraire s'évanouit en fumée Il.
(20) HERODOTE, Histories, iii, 80.- Cf. également iii, 142 et v. 37.
(21) BUSOlT, opcit., p. 417 et EHRENBERG, Pauly, op. cit., p. 299.
(22) THUCVDIDE, op cit., iii, 62, 3-4, on peut placer en contraste cet emploi du terme selon
son sens légitime et l'allusion que fait THUCVDIDE à ce qu'il qualifie d'usage spécieux, op. cit., iii,
82, 8.- Cf. aussi ISOKRATES, Areopagiticus, vii, 20 et Panathenaicus, xii, 58.
NOTES PARTIE II - LA LIBERTE ET LE DROIT 457
et plus grandioses que ceux des hommes) - les mots soulignés constituent le plus ancien
exemple, à ma connaissance, de l'emploi du terme « rule » avec le sens de « gouvernement» ou
« domination».
(34) Cf. W. RUEGG, Cicero und der Humanismus, Zurich, 1946 et l'Introduction de G. H.
SABINE et S. B. SMllll à Marcus Tullius Cicero. On the Commonwealth, Columbus, Ohio, 1929.
Sur l'influence de Cicéron sur David Hume en particulier, voir de celui-ci « My Own Life» :
Essays, l, 2.
(35) M. Tullius CICERO, De legibus, ii, 7,18. Ces « lois plus hautes» étaient reconnues par
les Romains, qui inscrivaient dans leurs édits une disposition précisant qu'ils n'étaient pas
destinés à abroger ce qui était sacro-saint, c'est-à-dire lUS - le Droit (voir CoRWIN, op. cil., p. 12-
18 et les textes cités dans l'ouvrage).
(36) M. Tullius CICERO, Pro Cluentio, 53: « omnes legum servi sumus ut Iiberi esse
possimus ».- Cf. MONTESQUIEU, Spirit of the Laws, Il, 76 : « La liberté consiste principalement à
ne pas être forcé de faire quelque chose à quoi les lois n'obligent pas ; les gens sont dans cette
situation seulement lorsqu'ils sont régis par des lois civiles; et parce qu'ils vivent sous l'autorité
de ces lois civiles, ils sont libres ».- VOLTAIRE, Pensées sur le gouvernement, Oeuvres
complètes, Ed. Garnier, XXIII, 526 : « La liberté consiste à ne dépendre que de lois ».- Jean-
Jacques ROUSSEAU, Lettres écrites de la Montagne, Lettre VIII (dans The Po/itical Writings of
Jean-Jacques Rousseau, Ed. C. E. Vaughan, Cambridge, 1915, Il, 235): « 11 n'y a point de
liberté sans lois, ni là où quelqu'un est au-dessus des lois: même dans l'état de nature, l'homme
n'est libre qu'en raison de la loi naturelle, qui oblige tous les hommes ».
(37) M. Tullius CICERO, De legibu.v, iii, 122: « Magistratum legem esse loquentem ».- Cf.
Sir Edward COKE dans l'affaire Calvin (comme cité en n. 18 du chap. IV): « Judex est lex
loquens », et la maxime légale du XVIIIe siècle, « Rex nihil alius est quam lex agens » ; de même
MONTESQUIEU, Spirit of the Laws, XI, 6, l, 159 : « Les juges nationaux ne sont rien de plus que la
bouche qui prononce le mot de la loi, des êtres simplement passifs, incapables d'en modérer ni la
force ni la rigueur». La formule fut encore répétée aux Etats-Unis par le Chief Justice John
MARSHALL (Osborn v. Bank of United States, 22 US (9 Wheaton), 738, 866), quand il parla des
juges comme de « simples porte-parole de la loi, incapables de vouloir quoi que ce soit».
(38) Voir M. ROSTOVTZEfF, Gesellschaft und Wirtschaft in romischen Kaiserreich,
Leipzig, 1931, l, 49 et 140.
(39) Cf. F. OERTEL, « The Economic Life of the Empire», dans Cambridge Ancient
History, XII, Cambridge, 1939, spécialement 270 et s. et l'appendice écrit par le même auteur
pour R. POHLMANN, Geschichte der sozialen Frage und des Socialismus in der antiker Welt, 3e
éd.; Munich, 1925.- Aussi VON LUSTOW. op. cit., p. 86-109.- M. ROSTOVTZEFF, « The Decay of
• the ARcient World and Its Economic Explanation»: Economie History Review, volume Il,
193'0.- Tenney FRANK, Economie Survey of Ancient Rome, Baltimore, Johns Hopkins Press,
1940, Epilogue.- H. J. HASKELL, The New Deal in Old Rome, New York, 1935 et Luigi EINAUDI,
« Greatness and Decline of Planned Economy in the Hellenistic World»: Kyklos, volume Il,
1948.
(40) F. PRINGSHEIM, « Jus aequum und jus strictum » : Zeitschrifi der Savieny-Stiftung for
Rechtsgeschichte. Komanistische Abteilung, XLII, 1921,668; voir aussi du même auteur, Hohe
und Ende der Jurisprudenz, Freiburg, 1933.
(41) Voir A. ESMEIN, « La Maxime Princeps legibus solutus est dans l'ancien droit public
français»: Essays in Legal History, Ed. P. Vinogradoff, Oxford, 1913.
(42) Cf. J. U. NEF, Industry and Government in France and England, 1540-1640,
Philadelphia, 1940, p. 114. Un intéressant récit de la façon dont, plus tard, « la liberté de la
presse naquit en Angleterre tout-à-fait incidemment, du fait de l'abolition d'un monopole
commercial» se trouve dans M. CRANsTON,John Locke, Londres, 1957, p. 387.
(43) Darcy v. Allein, jugé en 1603. Le principe semble avoir été formulé d'abord quatre
ans auparavant dans Davenant v. Hurdis, lorsqu'il fut affirmé qu' « une décision de cette nature,
NOTES PARTIE II - LA LIBERTE ET LE DROIT 459
consistant à conférer tel métier ou négoce à une compagnie ou une personne, à l'exclusion de
tous autres, est contraire au droit». Voir W. L. LE1WIN, « The English Common Law concerning
Monopolies» : University ofChicago Law Review, volume XXI, 1953-54 et les deux articles de
D. O. WAGNER, « Coke and the Rise of Economie Liberalism» : Economie History Review,
volume VI, 1935-36 et « The Common Law and Free Enterprise: An Early Case of
Monopoly» ; ibid., volume VII, 1936-37.
(44) Great Britain, Public Record Office, Calendar of State Papers, Domestic Series, 7
juill. 1610.
(45) Edward COKE, The Second Part of the Institutes of the Laws of England, 1642,
Londres, 1809, p. 47.
(46) Ibid., p. 5\.- Compar!!r aussi avec la Fourth Part, p. 4\.
(47) Voir Sir William CLARKE, The Clarke Papers, Ed. C. H. Firth, Londres, Camden
Society, 1891-190\.- G. P. GOOCH, Eng/ish Democratie Ideas in the Seventeenth Century,
Cambridge, Cambridge University Press, 1893.- T. C. PEASE, The Level/er Movement,
Washington D. C., 1916.- Tracts on Liberty in the Puritan Revolution /638-/647, Ed. W. Haller,
New York, Columbia University Press, 1934.- Purilanism and Liberty, Ed. A. S. P. Woodhouse,
Londres, 1938.- The Level/er Tracts, Ed. W. Haller et G. Davies, New York, 1944.- R. M.
WOLFE, Level/er Manifestoes, New York et Londres, 1944.- W. HALLER, Liberty and
Reformation in the Puritan Revolution, New York, Columbia University Press, 1955.- P.
ZAGORlN, A History of Po/itical Thought in the English Revolution, Londres, 1954.
(48) F. W. MAITLAND, The Constitutional History of England, Cambridge, Cambridge
University Press, 1909, p. 263.
(49) Cf. C. H. McILWAlN, « The Tenure of English Judges» (l'inamovibilité des juges
anglais) dans son Constitutiona/ism and the Changing World, Cambridge, Cambridge
University Press, 1939, p. 300.
(50) Voir GOUGH, op. cil., p. 76 et s. et 159.
(51) C'est l'un des principaux objets de la partie consignée des Débats de l'Armée (voir
WOODHOUSE, op. cit., p. 336, 345, 352, 355 et 472).
(52) Cette phrase souvent répétée provient apparemment de Edward COKE, op. cit., p. 292
« Nova constitutio futuris formam imponere debet, non praeteritis ».
(53) Voir WOODHOUSE, op. cit., p. 154 et s. et 353 et s.
(54) Samuel RUTIŒRFORD, Lex, Rex: the Law and the Prince, etc., Londres, 1644; des
extraits figurent dans WOODHOUSE, op. cit., p. 199-212. L'expression dans le titre remonte au
grec antique: nomos basileùs. Le problème de la loi et de l'arbitraire n'était pas agité seulement
par les Têtes Rondes; il apparaît fréquemment aussi dans les arguments royalistes, et Charles
1er, dans son Discours fait sur l'Echafaud, Londres, 1649, pouvait affirmer que: « leur liberté et
leurs franchises consiste à recevoir du gouvernement ces lois par lesquelles leurs vies et leurs
biens peuvent être à eux le plus possible; elle n'est pa~ d'avoir part au Gouvernement».
(55) Voir S. R. GARDINER, The Constitutional Documents of the Puritan Revolution, /625-
/660, 3e éd., Oxford, 1906. Le meilleur résumé se trouve aujourd'hui dans F. D. WORMUTIl, The
Origin of Modern Constilutiona/ism, New York, 1949.- Voir aussi W. RornscHlLD, Der
Gedanke der geschriebene Verfassung in der englischen Revolution, Tübingen, 1903.- M. A.
JUDSON, The Crisis of the Constitution, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1949 et
l'ouvrage de J. W. GOUGH, cité dans la note (50) ci-dessus.- Cf. égaIement Oliver CROMWELL,
Lelters and Speeches, Ed. T. Carlyle, Londres, 1846, III, 67 : « Dans tout gouvernement, il faut
qu'il y ait quelque chose de fondamental, quelque Grande Charte, qui soit stable et immuable ».
(56) L'idée de la séparation des pouvoirs semble être apparue pour la premiere fois en
1645 dans un pamphlet de John LILBURNE (voir PEASE, op. cil., p. 114) et elle se manifeste
ensuite souvent, par exemple dans John MILTON, Eikonoklastes (1649) (Prose Works, Ed. Bohn,
Londres, 1884): « dans toutes les nations raisonnables, le pouvoir législatif et l'application
judiciaire de ses décisions ont été le plus souvent distincts, et entre plusieurs mains; mais
460 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
néanmoins le premier est suprême, le second subordonné Il et aussi dans John SADLER, Rightj of
the Kingdom(I649), cité par WORMUTlI, op. cil., p. 61: « Le fait de savoir si les pouvoirs
législatif, judiciaire et exécutif devraient être (répartis) entre divers sujets par loi de nature peut
faire l'objet de beaucoup de discussions Il. L'idée était très élaborée dans G. LAWSON, An
Examination of Ihe Po/itical Part of Mr Hobbes. His Leviathan, Londres, 1657.- Voir A. H.
MacLEAN, « George Lawson et John Locke Il: Cambridge Historical Journal, volume IX,
1947.- D'autres références pourront être trouvées dans WORMUTlI, op. cit., p. 59-72 et, pour
l'évolution ultérieure, p. 191-206.
(57) WORMUTlI, op. cil., p. 7l.
(58) Ibid., p. 72.
(59) Un compte rendu plus ample devrait examiner surtout deux autres auteurs: Algernon
SIDNEY et Gilbert BURNET. Les points importants, pour ce qui concerne nos analyses, à retenir
dans SIDNEY, Discourses concerning governmenl (1698), sont les suivants: - que « la liberté
consiste seulement dans la non-dépendance de la volonté de quelqu'un d'autre Il, thème relié à
celui de la maxime « potentiora erant legum quam hominum imperia Il (chap.I, sect V, Worka of
Algernon Sidney, Londres, 1772, p. 10); - que « les lois qui cherchent le bien public ne font pas
de distinction entre les personnes Il (ibid., p. 150); - que les lois sont faites «parce que les
nations veulent être gouvernées selon des règles et non arbitrairement Il (ibid., p338) et que les
lois « doivent tendre à être perpétuelles Il (ibid., p. 492). De Gilbert BURNET, voir spécialement
son Enquête sur les mesures de soumission à l'Autorité suprême, etc. (1688, publié de manière
anonyme), citée d'après la réimpression dans Harleian Miscellany, Londres, 1808, l,
spécialement 442 : « la revendication de liberté se justifie d'elle-même, à moins qu'il s'avère
qu'on y a renoncé, ou qu'elle est limitée par quelque convention... Dans la gestion de cette
société civile, une grande distinction doit être tracée entre le pouvoir de faire des lois en vue de
régler sa conduite, et le pouvoir de faire exécuter ces lois: l'autorité suprême doit cependant être
considérée comme incombant à ceux auxquels on a réservé le pouvoir législatif, mais non à
ceux qui n'ont que le pouvoir exécutif, qui n'est qu'une délégation lorsqu'il est distinct du
législatif Il.
Et encore p. 447 : « Les limites du pouvoir, et donc de l'obéissance, doivent être déduites
des règles expresses de chaque état, ou corps constitué, des serments qu'ils ont prêtés, ou de la
prescription immémoriale et d'une longue possession, qui l'une et l'autre donnent un titre, et, sur
un long laps de temps font qu'un mauvais devient bon; étant donné que la prescription,
lorsqu'elle dépasse la mémoire d'homme, et n'est pas contestée par un autre prétendant, fournit,
par consentement général, un titre bon et juste. Ainsi, sur l'ensemble de ces matières, les degrés
de "toute autorité civile doivent être déduits ou bien des lois expresses, ou des coutumes
, immémoriales, ou des serments particuliers que les sujets prêtent à leurs princes; il reste à poser
cependant tel un principe, que dans tous les différends entre pouvoir et liberté, le pouvoir doit
toujours être prouvé, mais la liberté se prouve elle-même; l'un étant fondé sur le droit positif, et
l'autre sur la loi de nature Il. p. 446 : « Le but capital de tout notre droit, et des diverses règles de
notre constitution est d'assurer et maintenir la liberté qui est nôtre Il. Cest à propos de ce texte
qu'un auteur continental contemporain découvrant la liberté anglaise, G. MIEGE (voir la note (2)
du présent chapitre), déclara que « nul sujet dans le monde ne jouissait d'autant de libertés
fondamentales, et héréditaires, que les gens d'Angleterre Il, et que « leur état s'en trouvait fort
heureux, et préférable à celui de tous les sujets européens Il., op. cit., p. 512-13.
(60) Cela peut encore être tenu pour vrai, bien qu'il semble maintenant que le Treatise ait
été en chantier dès avant la Révolution de 1688. .
(61) Cf. J. W. GOUGH, John Loc/ce's Polilical Philosophy, Oxford, 1950. Le degré auquel
Locke, en traitant des points ici débattus, n'a fait que condenser des vues depuis longtemps
exprimées par des juristes de l'époque, n'a pas encore été évalué. On peut noter dans ce contexte
l'importance toute particulière de Sir Matthew HALE, qui, dans un texte de réponse à HOBBES
rédigé vers 1673 - et que Locke a vraisemblablement connu (voir la lettre d'Aubrey à Locke
NOTES PARTIE Il - LA LIBERTE ET LE DROIT 461
citée dans CRANSTON, op. cit., p. 152) exposait que « La nécessité d'éviter la grande incertitude
dans l'application de la raison par des personnes particulières à des circonstances particulières,
et donc, la nécessité que les gens puissent comprendre sous quelles règles et mesures vivre et
avoir des biens et ne pas courir le risque d'être assujettis aux raisons inconnues, incertaines et
arbitraires d'autres personnes a été la raison primordiale expliquant que les hommes les plus
sages de par le monde, et à toutes époques, se sont accordés sur certaines lois et règles et
méthodes pour rendre la justice commune, et que ces règles soient aussi détaillées et explicites
que la réflexion le permettrait» (<< Sir Mathew HALE'S, Criticisms on Hobbe's Dialogue of The
Common Laws», imprimé en appendice à W. S. HOLDSWORTIl, A History of English Law,
Londres, 1924, V, 503).
(62) J. LOCKE, The Second Treatise of Civil Government, Ed. J .W. Gough, Oxford, 1946,
sect. 22, p. 13.
(63) Ibid., sect. 127, p. 63.
(64) Ibid., sect. 131, p. 64.
(65) Ibid., sect. 137, p. 69.
(66) Ibid., sect. 136, p. 68.
(67)/bid.,sect.151,p.75.
(68) Voir J. N. FIC-GIS, The Divine Right of Kings, p. 242.- W. S. HOLDSWORTIl, Some
Lessons from our Legal History, New York, 1928, p. 134 et C. E. VAUGHAN, Studies in the
History of Political Philosophy before and after Rousseau, Manchester, Manchester University
Press, 1939, l, 134.
(69) locKE, Second Treatise, chap. XIII, comparer n. 56.
(70) Ibid., sect. 159, p. 80.
(71) Ibid., sect. 22, p. 107.
(72) Cf G. M. TREVELYAN, English Social History, Londres, 1942, p. 245 et 350 et s.,
spécialement p. 351 : « L'oeuvre spécifique des débuts de l'ère hanovrienne fut l'établissement
de la souveraineté de la loi; et cette loi, malgré ses graves failles, fut au moins une loi de liberté.
C'est sur cette solide fondation que toutes nos réformes ultérieures ont été édifiées ».
(73) Sur l'importance de cet événement, voir particulièrement W.S. HOLDSWORTIl, A
History of English Law, X, Londres, 1938, spécialement 647: « En résultat de toutes ces
conséquences de l'indépendance des tribunaux, la doctrine de la souveraineté ou suprématie de
la loi fut établie dans sa forme moderne, et devint peut-être la caractéristique la plus distinctive,
et certainement la plus salutaire, du droit constitutionnel anglais ».
(74) Son influence a été ravivée au XIXe siècle par le récit dramatique que fit de l'épisode
T. B. MACAULAY, History ofEngland, chap. XXII, « Everyman» Ed., IV, 272-92.
(75) Cf. aussi Daniel DEFOE, The History of the Kentish Petition, Londres, 1701 et son
Legion's Memorial de la même année, où il écrivait en conClusion: « Les Anglais ne seront pas
davantage les esclaves des Parlements, que ceux des Rois» (The Works of Daniel Defoe,
Londres, 1943, III, 5).- Voir à ce sujet C. H. MclLWAIN, Constitutionalism: Ancient and
Modern,lthaca, NY, Come Il University Press, 1947, p. 150.
(76) Cf. par exemple Sir Alfred DENNING, Freedom under the Law, Londres, 1949 où il
écrit concernant la doctrine continentale « Nullum crimen, nulla poena sine lege » : « Dans notre
pays, toutefois, la common law ne s'est pas limitée de cette façon. Elle n'est pas contenue dans
un code, mais dans le coeur des juges, qui énoncent et développent les principes nécessaires
pour traiter n'importe quelle situation nouvelle qui se présente ».- Voir aussi S. GLASER,
« Nullum cri men sine lege » : Journal of Comparative Legislation and International Law, 3e
série, volume XXIV, 1942. Sous la forme citée, la maxime laline date seulement de la fin du
XVIIIe siècle (voir ci-après chap. XIII, n. 22), mais dans l'Angleterre du XVIIIe siècle, une
expression équivalente se rencontrait couramment: « Ubi non est lex ibi non est transgressio ».
(77) The Works of Samuel Johnson, Londres, 1787, XIII, 22, rapportant un discours de
Mr. Campbell dans le débat sur la loi des céréales (Corn Bill) à la Chambre des Communes le 26
462 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
novembre 1740.- Cf. E. L. McADAM, Dr Johnson and the English Law, Syracuse, NY, Syracus
University Press, 1951, p. 17.
(78) C'est ainsi que l'opinion de Lord Camden est parfois citée. La seule déclaration ayant
substantiellement le même sens que j'aie pu trouver sous sa signature se trouve dans Entick v.
Carrington (1765) (T. B. HOWELL, State Trials, XIX, 1073) : « Pour ce qui concerne l'argument
de la raison d'Etat, ou la distinction qu'on a avancée entre les atteintes à l'Etat et les autres, la
common law ne comprend pas ce genre de raisonnement, et nos livres ne font aucune mention
de telles distinctions ».
(79) Ce qui a finalement décidé de l'incorporation de ce thème dans la doctrine tory, fut
probablement, le texte de Henry Saint-John BOLINGBROKE, A Dissertation upon Parties (1734)
où celui-ci accepte le contraste entre un « gouvernement par constitution» et un
« gouvernement par vouloir» (lettre X, Se éd., Londres, 1739, p. III).
(80) Cf. W. S. HOLDSWORnt, A History ofEnglish Law, X, 713 : « Si un juriste, un homme
d'Etat ou un philosophe politique du XVIIIe siècle avait été prié de dire ce qui, à son avis, était le
trait le plus caractéristique de la Constitution britannique, il aurait répondu que c'était la
séparation des pouvoirs des différents organes de gouvernement ». Et pourtant, même au temps
où Montesquieu popularisa cette idée sur le Continent, ce n'était vrai de la situation réelle en
Angleterre qu'à un degré limité.
(81) Outre le passage cité ensuite dans le texte, voir en particulier D. HUME, Essays, l,
« Of the Origin of Government», 117; « Of Civil Liberty», p. 161 et spécialement « On the
Rise and Progress of the Arts and Sciences », p. 178 où il explique: « Toutes les lois générales
présentent des inconvénients, lorsqu'on les applique à des cas particuliers; et il faut beaucoup
de pénétration et d'expérience, tant pour percevoir que ces inconvénients sont moindres que
ceux qui résulteraient de pouvoirs discrétionnaires laissés aux différents magistrats, que pour
discerner les lois générales qui, dans l'ensemble, présentent le moins d'inconvénients. C'est une
matière d'une difficulté si grande, que des hommes ayant réalisé des avancées dans les arts
sublimes de la poésie et de l'éloquence, où la promptitude du génie et de l'imagination favorisent
le progrès, ont peiné à réaliser quelque affinement dans leurs lois municipales, où des procès
fréquents et une observation diligente peuvent seuls servir à l'orientation ».- Cf. aussi « Enquiry
concerning the Principles of Morais» : Essays, Il, 179-96, 256 et 272-78. Dans la mesure où
Hume est souvent considéré comme Tory, il vaut la peine de signaler que lui-même déclarait:
« Mes vues sur les choses sont plus conformes aux principes Whig; mes représentations des
personnes, aux préjugés des Tories» (cité dans E. C. MossNER, Life of David Hume, Londres,
1954, p. 311 ).- Voir aussi ibid., p. 179 où Hume est décrit comme un " Whig de la Révolution",
mais pas du type dogmatique».
• :" (82) F. MElNECKE, Die Entstehung des Historismus, Berlin, 1936, 1,234.
(83) D. HUME, History of England, V, Londres, 1762, p. 280.
(84) Pour la façon dont Adam Smith accepte la séparation des pouvoirs et la justifie
comme allant de soi, voir W.o.N, livre V, chap.I, partie Il, Il, 213-14. Une allusion occasionnelle
à ces problèmes (ibid., p. 201) où Smith explique brièvement qu'en Angleterre « la sécurité
publique ne requiert pas que le souverain soit investi d'un pouvoir discrétionnaire », même pour
réprimer « les remontrances les plus grossières, les moins fondées, ou les plus licencieuses»,
parce qu'il est « protégé par une armée bien disciplinée », a suscité une importante analyse de
cette situation exceptionnelle, par l'un des plus pénétrants observateurs de la Constitution
britannique: J. S. DE LOLME, dans sa Constitution ofEngland(1784) (nouvelle édition Londres,
1800, p. 436.-441), relève que « le détaille plus caractéristique du gouvernement de l'Angleterre,
en même temps que la preuve la plus précise qu'on puisse donner de la liberté véritable qui
résulte de cette structure», est le fait qu'en Angleterre « toutes les actions de l'individu sont
supposées légales, tant qu'on n'indique pas la loi qui déclare le contraire». 1\ poursuit en
écrivant: « Le fondement de ce principe juridique, ou doctrine, qui limite l'exercice du pouvoir
aux seuls cas définis par une loi en vigueur n'a (bien qu'il remonte à la Grande Charte)
NOTES PARTIE 11- LA LIBERTE ET LE DROIT 463
réellement été mis en application qu'avec l'abolition de la Star Chamber, avec ce résultat qu'il
s'est révélé au travers de l'événement que les restrictions extraordinaires sur l'autorité du
gouvernement et sur son exécution dont nous traitons ici, ne sont pas plus que ce que l'ordre
intrinsèque des choses et la force de la constitution peuvent supporter». (Remarquer à quel
point ce passage est influencé par l'expos'é de Hume cité dans le texte).
Nombre de déclarations analogues de l'époque pourraient être citées, mais deux,
particulièrement caractéristiques, suffiront. La première est tirée de John Wn..KES dans son The
North Bri/on, volume LXIV, 3 sept. 1786 (cité par C. K. ALLEN, Law and Orders, Londres,
1945, p. 5) : « Dans un régime politique libre, ces trois pouvoirs ont toujours été, ou devraient
du moins toujours être, maintenus distincts: car, si les trois, ou deux d'entre eux, étaient réunis
dans une même personne, les libertés du peuple seraient immédiatement détruites. Par exemple,
si le législatif et l'exécutif étaient réunis en un même magistrat, ou un même corps de magistrats,
il ne pourrait y avoir de liberté, dans la mesure où il serait à craindre que le même monarque, ou
le même sénat, ne promulgue des lois tyranniques pour les mettre en oeuvre de façon
tyrannique. Il ne pourrait évidemment y avoir non plus de liberté si le pouvoir judiciaire était
joint, soit au législatif, soit à l'exécutif. Dans le premier cas, la vie et la liberté du sujet seraient
forcément exposées au danger le plus imminent puisque la même personne serait à la fois juge
et législateur. Dans l'autre cas, la condition du sujet ne serait pas moins déplorable, la même
personne pouvant prononcer une sentence cruelle, afin peut-être, de l'exécuter avec une cruauté
plus grande encore ».
La seconde se trouve dans les Lettres de Junius (\ 772), Lettre 47, datée du 25 mai 1771,
Ed. C.W. Everett, Londres, 1927, p. 208: « Le gouvernement de l'Angleterre est un
gouvernement de droit. Nous nous trahissons, nous contrevenons à l'esprit de nos lois, et nous
ébranlons tout l'édifice de la jurisprudence anglaise, chaque fois que nous conférons un pouvoir
discrétionnaire sur la vie, la liberté ou la fortune du sujet, à un homme ou groupe d'hommes quel
qu'il soit, en supposant qu'il ne sera pas abusé de ce pouvoir».
(85) Sir William BLACKSTONE, Commentaries on the Laws of England, Londres, 1765, l,
269 : « Dans cette existence distincte et séparée du pouvoir judiciaire en un corps constitué
d'individus, certes nommés, mais non révocables à volonté, par la Couronne, réside la protection
primordiale de la liberté publique; laquelle ne peut subsister longtemps dans un Etat, à moins
que l'administration de la justice commune soit, à un certain degré, séparée tant du pouvoir
législatif que du pouvoir exécutif. Si le pouvoir exécutif était joint au pouvoir législatif, la vie, la
liberté et la propriété du sujet seraient aux mains de juges arbitraires, dont les décisions ne
seraient alors régies que par leurs propres opinions, et non par les principes fondamentaux du
droit; principes dont les législatures pourraient s'écarter, mais que les juges sont obligés
d'observer ».
(86) Ibid, p. 44.
(87) Voir particulièrement Edmund BURKE, Speech on the Motion Made in the House of
Commons, the 7th offebruary, 1771, Relative to the Midlesex Elections, dans Works, passim.
(88) E. BARKER, Traditions ofCivility, Cambridge, Cambridge University Press, 1948, p.
216.- Noter aussi, ibid, les renseignements fournis sur l'admiration de A. V. Dicey pour Paley.
(89) W. PALEY, The Principles of Moral and Political Philosophy (\ 785), Londres, 1824,
p. 348 et S.
(90) On se rappelle rarement aujourd'hui que MACAULAY est parvenu à faire de l'heureux
aboutissement des affrontements constitutionnels du passé un héritage viyant pour tout Anglais
cultivé. Mais on peut lire dans le Times Li/erary Supplement du 16 janvier 1953, p. 40: « Il a
fait pour notre histoire ce que Tite-Live a fait jadis pour l'histoire de Rome; et il l'a fait
mieux ».- Cf. aussi Lord ACTON, Historical Essays, p. 482, remarquant que Macaulay « a fait
plus que n'importe quel écrivain du monde entier, pour la propagation de la foi libérale; et qu'il
fut non seulement le plus grand, mais aussi le plus représentatif des Anglais de
l'époque (\ 856) ».
464 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(91) A certains égards, même les disciples fervents de Bentham ne purent faire autrement
que de bâtir, en l'améliorant, sur la tradition ancienne qu'ils avaient tant fait pour détruire. Cela
s'applique certainement aux efforts de John AusTIN pour fournir des distinctions nettes entre les
véritables « lois» générales et les « commandements occasionnels ou spécifiques» (voir
Lec/ùres on Jurisprudence, 5. éd., Londres, 1885, 1,92).
(92) Richard PRICE, Two Tracts on Civil Liberty, etc., Londres, 1778, p. 7.
(93) Richard PRICE, Observa/ions on the Importance of the American Revolution... to
Which is Added a Letter from M Turgot (en date du 22 mars 1778), Londres, 1785, p. III.
(94) W. S. HOLDSWORlll, A HistoryofEnglish Law, X, 23.
Chapitre
12
~ La citation placée en tête du chapitre est prise dans Lord ACTON, History of Fredom, p.
55.
OId Whigs» (1791), dans Works, VI, 123, où il dit que les Américains, au moment de leur
Révolution « se trouvent, vis-à-vis de l'Angleterre, dans la même relation que l'Angleterre vis-à-
vis du Roi Jacques Il en 1688 ».- Sur l'ensemble de cette question, voir G. H. GUTTRIDGE,
English Whiggism and the American Revolution, Berkeley, University ofCalifornia Press, 1942.
(5) Lord ACTON, Lectures on Modern History, Londres, 1906, p. 218.
(6) Voir C. ROSSITER, Seedtime of the Republic, New York, 1953, p. 360, où il cite (d'après
le Newport Mercury du 19 mai 1766) un toast porté par « Un Fils de Liberté du Bristol County,
Massachusetts» : « Notre devise est: Magna Charta, the British constitution, PITT and Liberty
for ever ! ».
(7) ACTON, Hist. of Freedom, p. 578.
(8) Un récapitulatif bref mais excellent de l'influence de ces idées se trouve dans R. A.
HUMPHREYs, « The Rule of Law and the American Revolution»: Law Quarterly Review,
volume Lili, 1937.- Voir aussi J. WALTER JONES, « Acquired and Guaranteed Rights », dans
Cambridge Legal Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 1926.- C. F. MULLETI,
Fundamental Law and the American Revolution, 1760-1776, Columbia University Thesis, New
York, 1933 et A. M. BALDWIN, The New England Clergy and the American Revolution, Durham,
NC, Duke University Press, 1928.- Cf. aussi la remarque de Lord ACTON, Hist. of Freedom, p.
56, selon laquelle les Américains « firent davantage; car ayant soumis toutes les autorités
civiles à la volonté du peuple, ils entourèrent la volonté populaire de restrictions que le
législateur anglais n'aurait pas supporté».
(9) L'expression « fixed constitution» constamment employée par James Otis et Samuel
Adams provie!1t apparemment de E. DE VATIELL, Law of Nations, Londres, 1767, livre J, chap.
3, sect. 34. L'exposé le plus connu des conceptions étudiées dans le texte se trouve dans la
« Massachusetts Circular Letter» du Il février 1768 (cité dans W. MacDoNALD, Documentary
Source Book of American History, New York, 1929, p. 146-50) dont le paragraphe le plus
important est celui-ci: « La Chambre a humblement présenté au ministère les sentiments de ses
membres: que la Haute Cour du Parlement de Sa Majesté est le pouvoir législatif suprême pour
tout l'empire; que dans tous les Etats libres la constitution est fixe, et que, comme le suprême
législateur dérive ses pouvoir et autorité de la constitution, il ne peut outrepasser les liens de
celle-ci, sans détruire ses propres fondements; que la constitution certifie et limite à la fois la
souveraineté et l'allégeance, et qu'en conséquence, les sujets américains de Sa Majesté, qui se
reconnaissent liés par les liens de l'allégeance, ont équitablement titre à l'entière jouissance des
règles fondamentales de la Constitution britannique, et que c'est un droit essentiel, inaltérable,
par nature inclus dans la Constitution britannique en tant que loi fondamentale et toujours tenu
pour sacré et irrévocable par les sujets du royaume, que ce qu'un homme a honnêtement acquis
est absolument sien, qu'il peut le donner mais qu'on ne peut le lui ôter sans son consentement;
que par conséquent les sujets américains peuvent, indépendamment de toute considération de
charte de droits, avec une fermeté décente appropriée au caractère d'hommes libres et de sujets,
affirmer ce droit naturel et constitutionnel ».
(10) L'expression la plus usitée était « limited constitution », forme dans laquelle avait été
insérée l'idée d'une constitution limitant les pouvoirs du gouvernement. Voir spécialement le
Federalist, n. LXXVIII, Ed. M. Beloff, Oxford, 1948, p. 397, où Alexandre HAMn.TON donne la
définition que voici: « Par constitution limitée, je veux dire qu'elle contient certaines exceptions
spécifiées à l'autorité législative; telles, par exemple, qu'elle ne prononcera pas de décret de
mort civile et confiscation, pas de loi rétroactive, etc. Des limitations de ce genre ne peuvent être
assurées en pratique que par les tribunaux; le devoir de· ceux-ci est de déclarer nuls tous les
actes contraires à la teneur manifeste de la constitution. Sans quoi, toutes les réservations de
droits ou privilèges seraient sans effet aucun».
(II) Cf. 1. WALTER JONES, op. cit., p. 229 et s. : « A l'époque de la dispute avec la
métropole, les colons étaient par conséquent bien informés de deux idées plus ou moins
étrangères au courant général de la pensée juridique anglaise - la doctrine des droits de l'homme,
466 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
et la possibilité (voire la nécessité - car ils étaient désormais en lutte contre un Parlement) de
limiter le pouvoir législatif par une constitution écrite».
Pour toute l'analyse qui suit, je me suis beaucoup inspiré de deux auteurs américains, C.
H. MclLwAIN et E. S. CORWIN, dont je préfère énumérer ici les ouvrages principaux, plutôt que
de multiplier les références ponctuelles:
C. H. McILWAIN, The High Court of Parliament and Its Supremacy, New Haven, Yale
University Press, 1910; The American Revolution, New York, 1923; « The English Common
Law Barrier against Absolutism» : American Historical Review, volume XLIX, 1943-44;
Constitutionalism and the Changing World, Cambridge, Cambridge University Press, 1939;
Constitutionalism. Ancient and Modern, éd. rev., Ithaca, NY, Cornell University Press, 1947.
E. S. COR WIN, The Doctrine of Judicial Review, Princeton, Princeton University Press,
1914 ; The Constitution and What It Means Today, Princeton, Princeton University Press, 1920,
nouvelle édition, 1954; « The Progress of Constitutional Theory between the Declaration of
Independence and the Meeting of the Philadelphia Convention» : American Historical Review,
volume XXX, 1924-25; « Judicial Review in Action»: University of Pennsylvania Law
Review, volume LXXIV, 1925-26; « The "Higher Law" Background of American
Constitutional Law» : Harvard Law Review, volume XLII, 1929, réimprimé dans les « Great
Seal Books », Ithaca, NY, Corne Il University Press, 1955 ; Liberty against Government, Baton
Rouge, Louisiana State University Press,I948 et son édition de The Constitution of the United
States of America: Analysis and Interpretation, Washington, Government Printing Office,
1953. Plusieurs des articles cités et quelques-uns qui le seront encore, sont rassemblés dans
Selected Essays on Constitutional Law, Committee of the Association of American Law
Schools, volume l, Chicago, 1938. .
(12) Cf. HUMPHREY s, op. cit., p. 90 : « La définition même de la liberté était la possibilité
d'échapper à la domination arbitraire ». C'était la définition même de la liberté, qu'être exempt
de domination arbitraire. .
(13) Sur le caractère dérivé du pouvoir de toute assemblée représentative dans le
processus d'élaboration d'une Constitution, voir particulièrement McLAUGHLIN, op. cit., p. 109.
(14) Voir ci-dessus, chap. IV, sect. 8 et chap. VII, sect. 6 et sur l'ensemble, cf. HUME,
Treatise, Il, 300-304.
(15) Voir John LlLBURNE, Legal Fundamental Liberties of 1649 (partiellement repris dans
Puritanism and Liberty, Ed. A. S. P. Woodhouse, Chicago, University of Chicago Press, 1951,
p. 344), où, prévoyant l'organisation de ce que nous appellerions une assemblée constituante, il
stipulait explicitement que « ces personnes ne devraient pas exercer un pouvoir législatif, mais
seulliment dessiner les fondations d'un juste gouvernement, et les proposer aux personnes
compétentes dans chaque pays, pour les faire agréer. Lequel agrément devrait être au-dessus de
ta lo:iI ét par conséquent, les obligations, limitations et étendue des missions envers l'instance
législative du parlement, contenues dans l'Agrément, devraient être rédigées sous la forme d'un
contrat qui serait mutuellement signé ». Importante aussi à cet égard est la résolution issue de la
réunion municipale de Concord, Massachusetts, le 21 octobre 1776 (réimprimée dans S. E.
MORISON, Sources and Documents I/lustrating the American Revolution, Oxford, Oxford
University Press, 1923, p. 177) qui déclarait que l'assemblée législative n'était pas l'assemblée
appropriée pour élaborer une Constitution, « d'abord parce nous pensons qu'une Constitution, au
sens propre du terme, signifie un système de principes établis pour garantir le sujet dans la
possession de ses droits et privilèges, contre tout empiétement de ceux qui gouvernent.
Deuxièmement, parce que le corps qui établit une Constitution a logiquement le pouvoir de la
changer. Troisièmement, parce qu'une Constitution modifiable par le législateur suprême n'offre
pas de sécurité au sujet contre les empiétements de la branche gouvernementale sur l'un
quelconque ou sur tous ses droits et privilèges». Ce fut à l'évidence le souhait général
d'empêcher que l'autorité ultime intervienne dans les affaires des particuliers et non
NOTES PARTIE II - LA LIBERTE ET LE DROIT 467
Constitutions of Ali the United States, Lexington, Ky, 1817, qui ne donne pas toujours les dates
d'impression des textes. En conséquence, quelques-unes des références indiquées dans cette
note et les suivantes, peuvent se rapporter à des amendements postérieurs à la Constitution
fédérale). Sur l'origine de la clause, voir le livre annoncé de G. STOURZH, The Pursuit of
Greatness.
(31) WEBSTER, op. cit., p. 398.
(32) Cf. 1. MADISON, à la fin du Federalist, n. XLVI\I: « Une simple démarcation sur
parchemin des limites constitutionnelles séparant les divers départements, n'est pas une
protection suffisante contre des empiétements qui conduiraient à une concentration tyrannique
de tous les pouvoirs de gouvernement dans les mêmes mains ».
(33) On rapporte (M. OAKESHOTT, « Rationalism in Politics» : Cambridge Journal, I,t,
1947, 151) que John JAV disait en 1777 : « Les Américains sont le premier peuple auquel le Ciel
ait fourni l'occasion de choisir par délibération les fonnes de gouvernement sous lesquelles ils
entendent vivre. Toutes les autres Constitutions ont tiré leur existence de la violence ou de
circonstances accidentelles, et sont donc probablement plus éloignées de leur perfection ». Ce à
quoi on peut comparer l'éloquente déclaration de John DICKINSON à la Convention de
Philadelphie (M. FARRAND Ed., The Records of the Federal Convention of /787, édition révisée,
New Haven, Yale University Press, 1937, en date du 13 août, II, 278): « L'expérience doit être
notre seul guide. La raison peut nous égarer. Ce ne fut pas la Raison qui découvrit le singulier et
admirable mécanisme de la Constitution britannique. Ce ne fut pas la Raison qui inventa... le
bizarre et - aux yeux de ceux qui sont gouvernés par la raison - absurde système du procès
devant jury. Des hasards, probablement, ont provoqué ces découvertes, et l'expérience leur a
donné sa sanction. C'est donc elle notre guide ».
(34) James MADISON, à la Convention de Philadelphie fit observer que les objectif
essentiels du gouvernement de la nation étaient « la nécessité de procurer plus efficacement la
sécurité des droits privés et l'administration régulière de la justice. Les obstacles sur ces plans
furent sans aucun doute les maux qui, plus que toute autre chose, ont provoqué la réunion de
cette Convention» (Records of the Federal Constitution, l, 133).- Voir aussi le célèbre passage
des Notes on the State of Virginia de Thomas JEFFERSON, cité par MADISON dans le Federalist, n.
XLVIII, p. 254: « Tous les pouvoirs du gouvernement, législatif, exécutif et judiciaire,
aboutissent à :'Assemblée législative. Leur concentration dans les mêmes mains, c'est
précisément la définition du gouvernement despotique. Ce mal ne sera pas atténué s'ils sont
exercés par une pluralité de mains plutôt que par une seule. Cent soixante-treize despotes seront
vfaisemblablement plus oppressifs qu'un seul. Que ceux qui en doutent considèrent la
république de Venise. Il nous sera tout aussi peu avantageux de les choisir par nous-mêmes. Le
r./espi/ti.Jme électif n'est pas le but pour lequel nous avons combattu; nous avons combattu pour
un gouvernement qui serait fondé 'sur des principes de liberté, mais aussi et surtout pour un
gouvernement dans lequel les pouvoirs d'agir seraient si divisés et équilibrés entre différents
corps de magistratures, qu'aucun de ceux-ci ne pourrait franchir ses limites légales sans se
trouver effectivement arrêté ou restreint par les autres ... (Les branches autres que législative) ont
ainsi en plusieurs occasions pris des décisions de droit qui auraient dû être laissés à la
controverse judiciaire; et la direction par l'exécutif. pendant tout la durée de sa session, est
devenue habituelle etfamilière ». La conclusion de R. E. HUMPHREV (op. cit., p. 98) est donc la
bonne, même concernant Jefferson, l'idole des démocrates doctrinaires par la suite: « Telle était
la République que les auteurs de la Constitution fédérale ont voulu construire. Ils n'entendait pas
faire que l'Amérique soit sans danger pour la démocratie, mais que la démocratie soit sans
danger pour l'Amérique. Du Lord Chief Justice Coke à la Cour suprême des Etats-Unis, la route
est longue, mais claire. L'Etat de droit, que le XV". siècle a placé plus haut que Roi et Parlement,
que les Puritains ont exalté en matière tant civile qu'ecclésiastique, que les philosophes ont vu
comme le principe gouvernant l'univers, et que les colons ont invoqué contre l'absolutime du
Parlement, devenait désonnais le principe essentiel de la fédération ».
NOTES PARTIE" - LA LIBERTE ET LE DROIT 469
(35) E. S. CORWIN, American Historical Review, XXX, 1925, 536 ; le passage continue de
la façon suivante: « Il restait à la Convention constitutionnelle, tout en adoptant l'idée principale
de Madison, à appliquer celle-ci au moyen de la procédure de judicial review (pourvoi pour
inconstitutionnalité). Et on ne peut douter que cette détermination fut appuyée par une
compréhension croissante au sein de la Convention, de l'idée dejudicial review».
(36) Lord ACTON, Hist. of Freedom, p. 98.
(37) Cf. mon Essai sur « The Economic Conditions of Inter-State Federalism» : New
Commonwealth Quarterly, volume V, 1939, repris dans mon Individualism and Economie
Order, Londres et Chicago,1948.
(38) Federalist, n. LXXXIV, Ed. Beloff, p. 439 et s.
(39) Un exposé de cette conception plus clair encore que le passage de Hamilton cité dans
le texte, a été fait par James WILSON au cours du débat sur la Constitution à la Convention de
Pennsylvanie (The Dehates in the Several State Conventions. on the Adoption of the Federal
Constitution, Ed. J. Elliot, Philadelphie et Washington, 1863, Il, 436): WILSON disait qu'un
« Bill of rights » serait très imprudent, car « dans toute société il y a nombre de pouvoirs et de
droits qui ne peuvent être énumérés de manière spécifique. Une déclaration de droits annexée à
une constitution est une énumération des pouvoirs non délégués. Si nous entreprenons une
énumération, tout ce qui n'est pas énuméré est présumé délégué ». James MADISON, toutefois,
semble avoir eu dès le départ la position qui a finalement prévalu. Dans une lettre importante à
Jefferson, datée du 17 octobre 1788 (citée ici d'après The Complete Madison, Ed. S. K. Padover,
New York, 1953, p. 253), trop longue pour être reproduite ici in extenso, il écrivait: « Mon
opinion a toujours été en faveur <l'une déclaration des droits; à condition qu'elle soit construite
de telle sorte qu'elle ne suppose pas des pouvoirs sur ce qui n'est pas inclus dans l'énumération ...
L'invasion de droits privés est ce qui est principalement à craindre, non pas du fait d'actes de
gouvernement contraires aux intentions des constituants, mais du fait d'actes où le
gouvernement n'est que le simple instrument d'une majorité de constituants. Cela est une vérité
de grande importance, mais insuffisamment examinée encore... Quelle utilité, pourra-t-on
demander alors, peut avoir une déclaration des droits dans un gouvernement populaire? .. Les
vérités politiques déclarées avec cette solennité acquièrent par degrés le caractère de maximes
fondamentales du libre gouvernement, et lorsqu'elles s'incorporent dans le sentiment national,
elles amortissent les impulsions nées de l'intérêt et de la passion ... ».
(40) John MARSHALL dans Fletcher v. Peck, 10 US (6 Cranch), 48, 1810.
(41) Joseph STORY, Commentaries on the Constitution, Boston, 1833, III, 718-20.
(42) Cf. L. W. DUNBAR, « James Madison and the Ninth Amendment»: Virginia Law
Review, volume XLII, 1956. Il est significatif que l'un des meilleurs spécialistes de la
Constitution américaine cite incorrectement dans un essai bien connu (E. S. CORWIN, « The
Higher Law Background, etc. »., réimpression 1955, p. 5) le texte du neuvième amendement et
que la citation n'ait pas été corrigée vingt-cinq ans plus tard lors de la réimpression du texte,
apparemment parce que personne ne s'est aperçu de la substitution d'une phrase de six mots, à la
phrase de onze mots figurant dans le texte authentique!
(43) Cette admiration était largement partagée par des libéraux du Xlxe siècle tels que W.
E. GLADSTONE, qui qualifia un jour la Constitution américaine d'« ouvrage le plus admirable
jamais accomplihors des sentiers battus d'une époque, par le cerveau et la volonté des
hommes ».
(44) C. H. McILWAIN, Constitutionalism and the Changing World, p. 278.- Cf. E. S.
CORWIN, « The Basic Doctrine of American Constitutional Law», 1914, repris dans Selected
Essays on Consli/utional Law, l, 105: « L'histoire de lajudicial review est, en d'autres termes
l'histoire des limitations constitutionnelles ».- Voir aussi G. DIETZE, « America and Europe -
Decline et Emergence of Judicial Review» : Virginia Law Review, volume XLIV.
BIBLIOTHEQUE
lES EVROpfi'
470 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(45) Tous les arguments à l'appui du refus ont récemment été réfutés en détail par W. W.
CROSSKEY, PoUlies and the Constitution in the History of the United States, Chicago, Chicago
University Press, 1953.
(46) Voir principalement Alexander HAMll.TON dans le Federalist, n. LXXVIII, p. 399 :
« Chaque fois qu'une loi particulière contrevient à la constitution, il est du devoir des tribunaux
judiciaires d'adhérer à la seconde et de ne pas tenir compte de la première» ; ainsi que James
MADISON, Debates and Proeeedings in the Congress, l, Washington, 1834,439, où il déclare
que « les tribunaux doivent se considérer tout particulièrement comme les gardiens de ces
droits; ils seront le rempart infranchissable contre toute usurpation de pouvoir dans le législatif
et l'exécutif; ils seront naturellement amenés à résister à tout empiétement sur les droits
expressément stipulés par la Constitution dans la Déclaration des droits» ; et aussi ce qu'il écrit
à George Thompson, le 30 juin 1825 (cité dans The Complete Madison, Ed. S. K. Padover, p.
344): « Aucune doctrine ne peut être saine qui dispense un législateur du contrôle d'une
constitution. Celle-ci est tout autant une loi pour le législateur que les décisions du législateur le
sont pour les actes de l'individu; et" bien que les règles en question puissent toujours être
modifiées par ceux qui !lis ont édictées, elles ne peuvent l'être par d'autres autorités; et sûrement
pas, par les personnes qui ont été choisies par le peuple pour faire exécuter les règles. C'est là un
principe si vital, et qui a fait si justement la fierté de notre gouvernement populaire, que son déni
ne peut ni durer longtemps ni s'étendre loin ». Voir aussi les conceptions exprimées par le
sénateur MASON et le gouverneur MORRIS dans les débats au Congrès concernant l'abrogation de
la loi de 1801 sur l'organisation judiciaire, conceptions citées dans McLAUGHLIN, op. cit., p.
291.- Voir enfin les conférences de James Wn.SON prononcées à l'Université de Pennsylvanie en
1792 (Works, Ed. J. D. Andrews, Chicago, 1896, l, 416-17), où il présente le pourvoi pour
inconstitutionalité (judieial review) comme « le résultat nécessaire de la répartition du pouvoir
faite par la constitution, entre le législatif et le judiciaire ».
(47) Même une analyse critique récente, celle de CROSSKEY, op. cit., Il,943, résume la
situation en disant que « diverses données montrent que la notion fondamentale de judicial
review rencontrait une certaine adhésion en Amérique pendant la période coloniale».
(48) Marbury v. Madison, 5 US (1 Cranch), 137, 1803 ; voici quelques passages de cette
décision mémorable: « Le Gouvernement des Etats-Unis a été solennellement qualifié de
gouvernement par les lois, et non par les hommes. Il cessera sans doute de mériter cette haute
appellation si les lois ne fournissent aucun remède à une violation d'un droit légalement acquis ...
La question de savoir si une décision législative contraire à la Constitution, peut devenir une loi
d.u pays, intéresse profondément les Etats-Unis, mais dont fort heureusement la complexité n'est
pas aussi grande que l'intérêt. Il semble seulement nécessaire de reconnaitre certains principes
~ensés être fermement établis depuis longtemps pour trancher... Les pouvoirs du législateur sont
défi~s et limités; et pour que ces limites ne soient pas méconnues ou oubliées, la constitution a
été mise par écrit. A quoi servirait-il que des pouvoirs soient limités, et à quoi servirait-il que ces
limitations soient consignées par écrit, si ces barrières pouvaient à tout moment être franchies
par ceux qu'elles devaient arrêter? La différence entre gouvernements à pouvoir limité et
gouvernements à pouvoir illimité est abolie si ces limites n'enferment pas ceux à qui on les
destine, et si les décisions prohibées et les décisions autorisées sont également exécutoires ... Il
est catégoriquement du domaine et du devoir de l'autorité judiciaire de dire ce qu'est la loi. Ceux
qui appliquent la règle à des cas particuliers doivent absolument exposer et interpréter la règle.
Si deux lois sont en conflit l'une avec l'autre, les tribunaux doivent décider de l'effet de
chacune ».
(49) Cf. R. H. JACKSON, The Strugglefor Judicial Supremacy, New York, 1941, p. 36-37
où il suggère que « cela peut avoir été le résultat non seulement de l'abstension du judiciaire,
mais aussi du fait qu'il y avait peu de lois émanant du Congrès susceptibles de heurter la
mentalité conservatrice. Laissez faire, jusqu'à un certain point, était la philosophie du législateur,
NOTES PARTIE Il - LA LIBERTE ET LE DROIT 471
aussi bien que de la Cour. C'est en partie ce fait qui a masqué les potentialités de Marbury v.
Madison, et plus encore de Dred Scott».
(50) Sur la grande influence de la pensée juridique parmi les hommes politiques
américains de cette époque, voir particulièrement Tocqueville, Democracy, l, chap. XVI, 272-
80. Peu de faits sont aussi caractéristiques du changement d'atmosphère que la baisse de la
réputation d'hommes comme Daniel WEBSTER, dont les exposés concrets de théorie
constitutionnelle étaient jadis considérés comme des classiques, mais sont maintenant largement
ignorés. Voir particulièrement ses arguments dans l'affaire Darmouth et dans Luther v. Borden,
in Writings and Speeches of Daniel Webster (national edition, volumes X et XI, Boston, 1903,
spécialement X, 219 : « Par loi du pays, on entend la loi générale, la loi qui écoute avant de
condamner, qui procède par enquête, et ne rend de jugement qu'après audience contradictoire.
Le sens est que tout citoyen verra sa vie, sa liberté et sa propriété placées sous la protection de
règles générales qui régissent la société. Tout ce qui peut être promulgué sous forme de loi n'est
donc pas considéré comme loi du pays ». Egalement ibid., X, 232, où il souligne que le peuple
«a fort sagement choisi de prendre le risque des inconvénients occasionnels causés par
l'insuffisance de pouvoir afin qu'il puisse y avoir des bornes fixes à l'exercice de celui-ci, et une
sécurité permanente contre ses abus». Voir aussi, ibid., XI, 224 : « J'ai dit que c'est un principe
du système américain, que les gens limitent leurs gouvernements, celui de la nation et celui de
l'état. Ils le font, mais c'est un autre principe, également vrai, certain, et suivant ma façon de voir
les choses, également important, que les gens souvent se limitent eux-mêmes. Ils mettent des
bornes à leur propre pouvoir. Ils ont choisi de garantir les institutions qu'ils ont établies contre
les impulsions soudaines de simples majorités. Toutes nos institutions foisonnent de tels
exemples. Ce fut leur grand principe conservateur que, en constituant les organes de
gouvernement, de tout faire pour assurer leur oeuvre contre des changements hâtifs demandés
par de simples majorités ».
(51) Ex parte Bollman, 8 U9, S (4 Cranch), 75, p. 46, 1807.
(52) Voir E. S. CORWlN, « The Basic Doctrine, etc. », p. III, comme cité plus haut en note
(45).
(53) Ibid., p. 112.
(54) Voir les Constitutions d'Arkansas, V, 25; Georgie, l, iv, 1 ; Kansas, II, 17; Michigan,
VI, 30 et Ohio, II, 25; et pour l'analyse de ce caractère, voir H. VON MANGOLDT,
Rechtsstaatsgedanke und Regierungsformen in den Vereinigten Staaten von Amerika, Essen,
1938, p. 315-18.
(55) Calder v. Bull, 3 U.S. (3 Dall) 386, 388, 1798.- Cf. Corwin, «The Basic Doctrine
etc. », p. 102-11.
(56) T M. COOLEY, A Treatise on the Constitutional Limitations, etc., 1re éd., Boston,
1868, p. 173.
(57) Cf. R. H. JACKSON, The Supreme Court in the American System of Government,
Cambridge, Harvard University Press, 1955, p. 74.
(58)« L'affaire de l'abattoir »,83 US (16 Wallace), 36,1873.- Cf. Corwin, Liberty against
Government, p. 122.
(59) Dans l'édition standard annotée par E. S. Corwin de la Constitution des Etats-Unis,
sur les 1 237 pages, 215 sont consacrées à la jurisprudence touchant au quatorzième
amendement, 136 seulement à la« clause de commerce » !
(60) Cf. le commentaire dans E. FREUND, Standards of American Legislation, Chicago,
Chicago University Press, 1917, p. 208: «Le seul critère suggéré est celui du "caractère
raisonnable". Du point de vue de la science du droit, il est difficile d'imaginer quelque chose de
moins satisfaisant».
(61) W. BAGEHOT, « The Metaphysical Basis ofToleration » (1875), dans Works, VI, 232.
(62) Cité par Dorothy THOMPSON, Essentials of Democracy, 1 (premier de trois « Town
Hall Pamphlets », publiés sous ce titre), New York, 1938, p. 21.
472 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(63) Reorganization of the Federal Judiciary: Adverse Report from the (Senate)
Committee on the Judiciary Submitted to Accompany S, 1392, 75< Congrès, première session,
Senate Rept., n. 711, 7 juin 1937, p. 8, 15 et 20.- Cf. aussi p. 19: « Les Cours ne sont pas
parfaites, les juges non plus. Le Congrès n'est pas parfait, les Sénateurs et les Représentants non
plus. L'Exécutif n'est pas parfait. Ces branches du pouvoir et les administrations sous leurs
ordres sont peuplées d'êtres humains qui, pour la plupart, s'efforcent de vivre selon la dignité et
l'idéalisme d'un système qui a été conçu pour réaliser le maximum possible de justice et de
liberté pour le peuple. Nous détruirons le système si nous le rabaissons au niveau inévitablement
imparfait de ses exécutants. Nous renforcerons le système et nous-mêmes, nous affermissons la
justice et la liberté pour tous lorsque, avec patience et modération, nous le maintenons au niveau
élevé voulu par ceux qui l'ont conçu.
« Les difficultés, et même les retards occasionnés pour la confection de la loi ne sont pas
un prix trop élevé pour notre système. La démocratie constitutionnelle progresse grâce à la
certitude plutôt qu'à la vitesse. La sûreté et la continuité de la marche de notre civilisation vers le
progrès sont beaucoup plus importantes pour nous et pour ceux qui viendront après nous, que
l'adoption aujourd'hui d'une loi quelle qu'elle soit. La Constitution des Etats-Unis fournit
d'amples possibilités à l'expression de la volonté populaire de faire aboutir telles réformes et tels
changements que les gens peuvent trouver essentiels à leur bien-être présent et futur ... Telle est
la charte par laquelle le peuple a confié ses pouvoirs à ceux qui le gouvernent ».
(64) Je n'oublierai pas facilement comment ce sentiment fut exprimé par le chauffeur de
taxi de Philadelphie dans la voiture duquel j'entendis la radio annoncer la mort soudaine du
président Roosevelt. Je pense qu'il parlait pour la grande majorité des gens lorsque après un
éloge manifestement sincère du président, il conclut par ces mots: « Mais il n'aurait pas dO
essayer de bricoler la Cour suprême; non, il n'aurait jamais dû faire ça! ». Le caractère
choquant de l'affaire avait sans aucundoute été profondément ressenti.
(65) C. H. MclLWAlN, Constitutionalism and the Changing World, New York, 1939, p.
286.- Cf. aussi F. L. NEUMANN, The Democratie and the Authoritarian State, G1encoe, Ill, 1957,
p.31.
(66) Voir M. LERNER, « Minority Rule and the Constitution al Tradition », dans The
Constitution Reconsidered, Ed. Conyers Read, New York, Columbia University Press, 1938, p.
19gets.
Chapitre
13
~ La citation placée en tête du chapitre est tirée de G. H. VON BERG, Handbuch des
teutschen Policeirechtes, Hannover, 1799-1804, Il, 3. Le texte allemand est: « Wo bleibt eine
NOTES PARTIE II - LA LIBERTE ET LE DROIT 473
bestimmte Grenze der hochsten Gewalt, wenn eine unbestimmte, ihrem eigenen Urtheile
uberlassene allgemeine G1uckseligkeit ihr Ziel sein soli? Sollen die Fursten Vater des Volks
sein, so gross auch die Gefahr ist, dass sie seine Despoten sein werden ? ». Les problèmes ont
très peu changé en un siècle et demi. Ce qui est visible en comparant ce texte avec l'observation
de A. VON MARTIN, Ordung und Freiheit, Francfort, 1956, p. 177: « Car on ne peut - même
selon une idéologie révolutionnaire-démocratique - donner de blanc-seing plus étendu au
Pouvoir, que lorsque celui-ci n'est lié que par un concept élastique de bien-être
général (découlant de n'importe quelle" ligne générale ") qui sous couvert de moralité, laisse la
voie libre à n'importe quelle décision politique ».
Pour les références à la publication antérieure de la substance de ce chapitre et des trois
suivants, voir la note placée au début du chapitre XI.
(1) J.-J. ROUSSEAU, « Lettre à Mirabeau», dans Oeuvres, Paris, 1826, p. 1620. Cf. aussi le
passage de ses Letlres écrites de la Montagne, n. VIII, cité plus haut en note (36) du chapitre XI,
et l'analyse dans Hans NEF, « Jean-Jacques Rousseau und die Idee des Rechtsstaates»:
Schweizer Beitrage zur allgemeinen Geschichte, volume V, 1947.
(2) 1.-1. ROUSSEAU, Du Contrat social, livre II, chap. VI.
(3) J. MICHELET, Histoire de la Révolutionfrançaise, Paris, 1847, l, XXIlI.- Voir aussi F.
MIGNET, Histoire de la Révolutionfrançaise, Paris, 1824, au début.
(4) A. V. DICEY, Constitution, Ire éd., Londres, 1884, p. 177.
(5) Voir l'article 16 de la Déclaration du 26 août 1789: « Toute société dans laquelle la
garantie des droits n'est assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de
Constitution» .
(6) Les écrits et projets constitutionnels divers de A. N. de CONDORCET sont consacrés à
des distinctions fondamentales qui vont droit au coeur de la question, ainsi celle entre lois
véritables au sens de règles générales, et simples commandements. Voir spécialement « Projet
girondin» aux Archives parlementaires, 1re série, volume LVJII, titre VII, sect ii, arti-vii, p.
617 et Oeuvres de Condorcet, Ed. A. C. O'Connor et M. F. Arago, 2e éd., Paris, 1847-49, XII,
356-58 et 367 et le passage cité sans référence par J. BARTHELEMY, Le Rôle du pouvoir exécutif
dans les républiques modernes, Paris, 1906, p. 489.- Voir aussi A. STERN, « Condorcet und der
girondistische Verfassungsentwurfvon 1793 » : Historische Zeitschrift, volume CXLI, 1930.
(7) Cf. J. RAY, « La Révolution française et la pensée juridique: l'idée du règne de la
loi» : Revue philosophique, volume CXXVIlI, 1939 et 1. BELIN, La Logique d'une idée-force,
l'idée d'utilité sociale et la Révolutionfrançaise, Paris, 1939.
(8) Cf. RAY, op. cit., p. 372. Il est intéressant de noter que l'une des plus claires
formulations de la conception anglaise de la liberté se trouve dans un ouvrage publié à Genève
en 1792 par Jean-Joseph MOUNIER, pour protester contre l'abus du mot « liberté» durant la
Révolution française. Il porte le titre significatif de Recherches sur les causes qui ont empêché
les François de devenir libres et son premier chapitre, intitulé « Quels sont les caractéres de la
liberté? », commence ainsi: « Les citoyens sont libres lorsqu'ils ne peuvent être contraints ou
empêchés dans leurs actions ou dans la jouissance de leurs biens et de leur industrie, si ce n'est
en vertu des lois antérieures, établies pour l'intérêt public, et jamais d'après l'autorité arbitraire
d'aucun homme, quels que soient son rang et son pouvoir».
« Pour qu'un peuple jouisse de la liberté, les lois, qui sont les actes les plus essentiels de la
puissance souveraine, doivent être dictées par des vues générales, et non par des motifs d'intérêt
particulier; elles ne doivent jamais avoir un effet rétroactif, ni se rapporter à certaines
personnes ». Mounier se rend parfaitement compte d'être ainsi en train de défendre le concept
anglais de liberté, et à la page suivante il dit expressément: « SURETE, PROPRIETE, disent les
Anglois, quand ils veulent caractériser la liberté civile ou personnelle. Cette définition est en
474 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
effet très exacte: tous les avantages que la liberté procure sont exprimés dans ces deux mots ».
Sur Mounier, et d'une manière générale l'influence initiale forte, puis de plus en plus faible, de
l'exemple anglais au cours de la Révolution française, voir G. BONNO, La Constitution
britannique devant l'opinion française, Paris, 1932, spécialement chap. VI.
(9) J. PORTALIS, dans un discours prononcé à l'occasion de la présentation du troisième
projet de Code civil soumis au Conseil des Cinq Cents en 1796, cité dans P. A. FENET, Recueil
complet des travaux préparatoires du Code civil, Paris, 1827, p. 464-67.
(10) Pour une analyse des faits qui ont provoqué l'échec en France de la recherche d'une
Constitution au sens des Américains, et de ce Gui a fait qu'il en est résulté un déclin de l'Etat de
droit, voir L. ROUGlER, La France à la recherche d'une Constitution, Paris, 1952.
(II) En complément de L'Ancien Régime, 1856, de A. DE TOCQUEVILLE (traduction
anglaise sous le même titre par M. W. PATTERSON. Oxford, 1952, particulièrement chap. 11 et
IV; voir ses Souvenirs (Recollections, Londres 1896, p. 238): « Donc, lorsque des gens
affirment que rien n'est à l'abri des révolutions, je leur dis qu'ils se trompent, et quc la
centralisation en est un exemple. En France, il n'y a qu'une chose que nous ne pouvons
instaurer: c'est un régime de liberté; et une institution que nous ne pouvons détruire: et c'est la
centralisation. Comment pourrait-elle périr? Les adversaires du pouvoir l'aiment, et ceux qui
gouvernent la chérissent. Ces derniers il est vrai, perçoivent de temps à autre qu'elle les expose à
des désastres soudains et irrémédiables; mais cela ne les en dégoûte pas. Le plaisir qu'ils
éprouvent à se mêler des affaires des autres et à tenir toutes choses en leurs mains les font
s'accommoder de ces dangers ».
(12) On rapporte que le roi Louis-Philippe lui-même a déclaré dans une allocution à la
Garde nationale (citée dans un essai de H. DE LAMENNAIS publié d'abord dans L'Avenir du 23
mai 1831 et réimprimée dans T~oisièmes mélanges, Paris, 1835, p. 266: « La liberté ne consiste
que dans le règne des lois. Que chacun ne puisse pas être tenu de faire autre chose que ce que la
loi exige de lui, et qu'il puisse faire tout ce que la loi n'interdit pas, telle est la liberté. C'est
vouloir la détruire que de vouloir autre chose ».
Un exposé plus complet des évolutions en France durant cette période devrait faire une
large place à certains des penseurs politiques et hommes d'Etat de l'époque, tels que Benjamin
CONSTANT, GUIZOT, et le groupe des « doctrinaires », qui élaborèrent la théorie du garantisme,
un système de butoirs visant à protéger les droits de l'individu contre les empiétements de l'Etat.
Sur ceux-ci, voir G. de RUGGlERO, The History of European Liberalism, Oxford, Oxford
University Press, 1927 et L. DIEZ DEL CORRAL, El Liberalismo doctrinario, Madrid, 1945. Sur le
développement du Droit administratif français et de la juridiction compétente pendant la période
considérée, comparer notamment Achille (duc) DE BROGLIE, « De la juridiction administrative
» (1829), dans Ecrits et Discours, volume l, Paris, 1863 et L. M. DE LA HAYE DE CORMENIN,
•Qui!J;tions de droit administratif, Paris, 1822.
(13) Voir B. SCHWARTZ, French Administrative Law and the Common Law World, New
York, New York University Press, 1954.- C. J. HAMSON, Executive Discretion and Judicial
Control, Londres, 1954 et M. A. SlEGHART, Government by Decree, Londres, 1950.
(14) Sur l'importance des élaborations théoriques allemandes, cf. F. ALEXEEF, « L'Etat le
Droit - et le pouvoir discrétionnaire des autorités publiques»: Revue internationale de la
théorie du droit, Ill, 1928-29, 216.- C. H. McILWAlN, Constitutionalism and the changing
World, Cambridge, Cambridge University Press, 1939, p. 270 et Léon DUGulT, Manuel de droit
constitutionnel, 3e éd., Paris, 1918, qui révèle que l'un des traités européens-continentaux de
droit constitutionnel les plus connus dans le monde anglo-saxon puise son argumentation au
moins autant chez les Allemands que chez les Français.
(15) Cf. La pénétrante observation de A. L. loWELL, Governments and Parties in
Continental Europe, New York, 1896, Il, 86: « En Prusse, la bureaucratie était agencée de
façon à procurer une meilleure protection des droits individuels et un maintien plus strict de la
loi. Mais tout cela s'effrita sous l'effet des idées françaises qui se répandirent après 1848, et les
NOTES PARTIE 11- LA LIBERTE ET LE DROIT 475
invincible, lorsqu'on acquiert la conviction qu'il n'est rien d'autre que le passage, nécessaire à un
certain degré du développement humain, de l'état de Nature à l'Etat de droit )).
(28) L. MINNIGERODE, Beitrag zu der Frage: Was ist Justiz - und lVas ist Administrativ-
Sache?, Darmstadt, 1835.
(29) Il vaut la peine de remarquer qu'il y avait une différence sensible d'opinion entre
l'Allemagne méridionale, où prédominaient les influences françaises, et l'Allemagne du Nord,
où une combinaison d'anciennes traditions germaniques et d'influences des théoriciens du droit
naturel et de l'exemple britannique, parait avoir été la plus forte. En particulier, les juristes
allemands du Sud qui, par le biais de l'encyclopédie politique signalée en note (27) ci-dessus,
ont fourni le manuel le plus influent du courant libéral, étaient à l'évidence plus influencés par
des Français tels que Benjamin CONSTANT et F. P. G. GUIZOT, que par quelque autre source.
Concernant l'importance du Staatslexicon, voir H. ZEHNER, « Das Staatslexikon von Rotteck und
Welcker)): List Studien, n. 3, Iéna, 1924 et concernant les influences françaises sur le
libéralisme sud-germanique, voir A. FICKERT, « Montesquieus und Rousseaus Einfluss auf den
vormarzlichen Liberalismus Badens )) : Leipziger historische Abhandlungen, volume XXXVII,
Leipzig, 1914.- Cf. Theodor WILHELM, Die englische Vetfassung und der vormarzliche deutsche
Liberalismus, Stuttgart, 1928. La différence de positions se manifesta par la suite, dans le fait
que, tandis qu'en Prusse le contrôle judiciaire s'étendit, au moins en principe, aux domaines sur
lesquels l'administration avait des pouvoirs discrétionnaires, en Allemagne méridionale, ces
problèmes étaient explicitement exclus du « contrôle judiciaire )).
(30) G. ANSCHUTZ, « Verwaltungsrecht)) : Systematische RechtslVissenschaft (Die Kultur
der Gegenwart), volume II, n. vii, Leipzig, 1906, p. 352.
(31) Voir F. LASKER, « Polizeigewalt und Rechtsschutz in Preussen)): Deutsche
Jahrbucher fur Politik und Literatur, volume l, 1861, réimprimé dans, du même, Zur
Vetfassungsgeschichte Preussens, Leipzig, 1874. Ce livre montre bien aussi à quel degré
l'exemple anglais servait de phare à l'évolution en Allemagne du Nord.
(32) L'ouvrage le plus représentatif de cette façon de voir est O. BAHR, Der Rechtsstaat :
Eine publicistische Skizze, Cassel, 1864.
(33) Rudolf VON GNEIST, Der Rechtsstaat, Berlin, 1872 et spécialement la seconde édition,
élargie, du même ouvrage, Der Rechtsstaat und die Verwaltungsgerichte in Deutschland, Berlin,
1879. L'importance qui fut attribuée à l'oeuvre de Gneist à l'époque transparaît clairement dans
le titre d'un pamphlet anonyme contemporain: Herr Professor Gneist, oder der Reiter der
Gesel/schaft durch den Rechtsstaat (le professeur Gneist, ou le sauveur de la société au moyen
de l'Etat de droit), Berlin, 1873.
(34) Voir par exemple G. RAoBRUCH, Einfuhrung in die Rechtswissenschaft, 2e éd.,
Leipzig, 1913, p. 108.- F. FLEINER, Institutionen des deutschen Verwaltungsrecht, 8e éd.,
Tübingen, 1928 et E. FORSlllOFF, Lehrbuch des Verwaltungsrechts, l, Munich, 1950,394.
(35) En ce qui concerne la phase précédente de l'évolution allemande, on ne peut sans
«(
doute pas affirmer - comme le fit F. L. NEUMANN The Concept of Political Freedom)):
Columbia Law Review, LIlI, 1953,910, reproduit dans, du même auteur, The Democratic and
the Authoritarian State, Glencoe, III, 1957, p. 169, voir aussi l'affirmation presque inverse dans
ce dernier ouvrage, p. 22) - que « la doctrine de la Rule of Law anglaise et celle du Rechtsstaat
allemand n'ont rien de commun )). Que les doctrines n'aient rien de commun, pourrait être vrai
par rapport au concept émasculé, purement « formel )), de Rechtsstaat, qui devint prédominant à
la fin du siècle; mais pas des idéaux qui inspiraient le mouvement libéral dans la première
moitié du siècle, ni des conceptions qui guidèrent la réforme de la juridiction administrative en
Prusse. R. GNEIST, en particulier, prenait modèle sur la position anglaise (et il fut, soit dit en
passant, l'auteur d'un important traité sur 1'« administrative law )) britannique, un fait qui aurait
empêché A. V. DICEY - s'il l'avait connu - de méconnaître si complètement le sens du terme sur
le Continent). La traduction allemande de « rule of law)), Herrschaft des Gestzes, fut en fait
fréquemment employée à la place de Rechtsstaat.
478 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
Chapitre
14
~ La citation placée en tête du chapitre est extraite de l'intervention de John SELDEN, dans
les « Proceedings in Parliament Relating to the Liberty of the Subject, 1627-1628 », dans T. B.
HOWELL, A Complete Collection ofState Trials, Londres, 1816, Ill, 170.
(1) Les analyses récentes sur la signification de l'Etat de droit sont très nombreuses et
nous ne pouvons en énumérer que quelques-unes parmi les plus significatives: C. K. ALLEN,
Law and Orders, Londres, 1945.- Ernest BARKER, « The Rule of LaW»: Po/itical Quarterly,
volume 1,1914, réimprimé dans son Church, State and Study, London, 1930.- H. H. L. BELLOT,
« The Rule of Law » : Quarterly Review, volume CCXLVI, 1926.- R. G. COLUNGWOOD, The
New Leviathan, Oxford, Oxford University Press, 1942, chap. 39.- John DICKINSON,
Administrative Justice and the Supremacy of Law in the United States, Cambridge, Harvard
(,Jni~rsrty Press, 1927.- C. J. FRIEDRICH, Constitutional Government and Democracy, Boston,
194L- Frank J. GOODNOW, Politics and Administration, New York, 1900.- A. N. HOLCOMBE,
The Foundations of the Modern Commonwealth, New York, 1923, chap. 11.- Harry W. JONES,
« The Rule of Law and the Welfare State» : Columbia law Review, volume LVIlI, 1958.- Walter
LIPPMANN, An /nquiry into the Princip les of the Good Society, Boston, 1937.- H. H. LURTON, « A
Govemment of Law or a Govemment of Men»: North American Review, volume CXCIlI,
1911.- C. H. MclLWAIN, « Govemment by Law»: Foreign Affairs, volume XIV, 1936,
réimprimé dans son Constitutiona/ism and the Changing World, Cambridge, Cambridge
University Press, 1939.- F. L. NEUMANN, The Democratie and the Authoritarian State, G1encoe,
111,1957.- J. R. PENNOCK, Administration and the Rule of Law, New York, 1941.- Roscoe Pound,
« Rule of Law» : ESS, volume XIlI, 1934 et « The Rule of Law and the Modem Social Welfare
State»: Vanderbilt Law Review, volume VII, 1953.- F. G. WILSON, The Elements of Modern
Po/ities, New York, 1936.- Cf. aussi Rule of Law: A Study by the /nns of Court Conservative
and Unionist Society, London, Conservative Political Centre, 1955.
NOTES PARTIE II - LA LIBERTE ET LE DROIT 479
M. LEROY, La loi: Essai sur la théorie de l'autorité dans la démocratie, Paris, 1908.- A.
PICOT, « L'Etat fondé sur le droit et le droit pénal» : Actes de la Société suisse de juristes, Basel,
1944.- M. WALINE, L'Individualisme et le droit, Paris, 1949.
La conduite de Carl SCHMITT sous le régime hitlérien ne change rien au fait que, parmi les
textes allemands modernes sur notre sujet, les siens font partie des plus érudits et des plus
pénétrants; voir particulièrement sa Verfassungslehre, Munich, 1929 et Der Huter der
Verfassung, Tübingen, 1931. D'une importance comparable pour connaître l'état de la pensée
avant les Nazis, sont H. HELLER, Rechtsstaat oder Diktatur ?, Tübingen, 1930 et Staatslehre,
Leiden, 1934; F. DARMSTADTER, Die Grenzen der Wirksamkeil des Rechtsstaates, Heidelberg,
1930 et Rechtsstaat oder Machtstaat?, Berlin, 1932.- Cf. John H. HALLOWELL, The Decline of
Liberalism as an Ideology, Berkeley, University of California Press, 1943. Parmi les textes
allemands d'après-guerre, voir particulièrement F. BOHM, «Freiheitsordnung und soziale
Frage », dans Grundsatzfragen der Wirtschaftsordnung (<< Wirtschaftswissenschaftliche
Abhandlungen »), volume Il, Berlin, 1954.- C. F. MENGER, Der Begriff des sozialen
Rechtss/aates im Bonner Grundgese/z, Tübingen, 1953.- R. LANGE, Der Rechtsstaat ais
Zen/ralbegriff der neuesten S/rafrech/sen/wicklung, Tübingen, 1952; Recht, S/aat, Wirtschaft,
Ed. H. Wandersleb, 4 volumes, Stuttgart et Cologne, 1949-53 et R. MARCIC, Vom Geselzesstaat
zum Rich/ers/aat, Vienna, 1957.
On accordera une importance toute particulière, surtout pour ce qui concerne la relation
entre démocratie et Etat de droit, aux nombreux textes helvétiques parus en ce domaine, plus
spécialement à ceux de F. FLElNER et à ceux de son disciple et successeur Z. GIACOMETll. Citons
pour commencer FLElNER, Schweizerisches Bundesstaatsrecht, Tübingen, 1923, nouvelle édition
par Z. Giacometti, 1949 et du même, IInstitutionen des deutschen Verwaltungsrecht, 8e éd.,
Tübingen, 1928.- Voir aussi Z. GIACOMETTI, Die Verfassungsgerich~barkeit des
schweizerischen Bundesgerichtes, Zurich, 1933 et le volume d'hommage paru sous le titre
Demokratie und Rec hsstaat, Zurich, 1953, spécialement la contribution de W. KÀGI.- R
BÀUMLlN, Die rechtsstaatliche Demokratie, Zurich, 1954.- R. H. GROSSMANN, Die staats-und
rechtsideologischen Grundlagen der Verfassungsgerichtsbarkeil in den USA und der Schweiz,
Zurich, 1948.- W. KÀGI, Die Verfassung ais rechtliche Grundordnung des Staates, Zurich, 1945
et Die Freiheil des Bürgers im schweizerischen Recht, par de nombreux auteurs, Zurich, 1948.
Cf. aussi C H. F. POLA!<, Ordening en Rechls:staat, Zwolle, 1951.- L. LEGAZ Y LACAMBRA,
« El Estado de derecho » : Revista de administracion publica, volume VI, 1951.- F. BATTAGLIA,
« Stato etico e stato di diritto» : Rivista internazionale difilosofia di diril/O, volume XII, 1937 et
International Commission of Jurists, Repor/ of the International Congress of Jurists, Athens
1955, La Haye, 1956.
(2) On trouvera une explication claire et récente de ce principe essentiel d'un véritable
système libéral chez NEUMANN, op. cit., p. 31 : «C'est l'exigence la plus importante et peut-être
l'exigence décisive du libéralisme, qu'aucune entrave aux droits réservés de l'individu ne soit
autorisée sur la base de règles individuelles, mais seulement sur la base de lois générales» et
ibid., p. 166: «La tradition juridique libérale repose donc sur une assertion très simple: les
droits individuels ne doivent être entravés par l'Etat que si celui-ci peut étayer sa prétention par
une référence à une loi générale qui règit un nombre indéterminé de cas à venir; ceci exclut la
législation rétroactive et exige la séparation des fonctions législative et judiciaire ».- Cf.
également la citation en note (12) du chapitre précédent. Le glissement apparemment minime
qui, avec l'apparition du positivisme juridique, a rendu cette conception inopérante, est très
visible quand on compare deux phrases caractéristiques de la dernière partie du XIX e siècle. A.
ESMElN, Eléments de droit constitutionnel français et comparé, 1896, 7e éd., revue par H.
NEZARD, Paris, 1921, l, 22, voit l'essence de la liberté dans la limitation de l'autorité par
l'existence de « règles fixes, connues d'avance, qui, dans le cas donné, dicteront au souverain sa
décision (italique ajouté). Alors que, pour G. JELLlNEK, System der subjektiven offin/lichen
480 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
Rechte, Fribourg, 1892, « Toute liberté est simplement absence de contrainte illégale ». Dans la
première phrase, seule est permissible la coercition que la loi exige, dans la seconde, toute
coercition que la loi n'interdit pas !
(3) H. STOLL, « Rechtsstaatsidee und Privatrechtslehre» : Iherings Jahrbucher for die
Dogmatik des bürgerlichen Rechts, LXXVI, 1926, spécialement 193-204.
(4) Cf. la phrase de Francis BACON: « Car un pouvoir suprême et absolu ne peut pas
s'enfermer lui-même, et pas davantage ce qui est par nature révocable ne peut être fixé » (cité
par C. H. MclLWArN, The High Court ofParliament, New Haven, Yale University Press, 1910).
(5) Voir G. JELLINEK, Die Rechtliche Natur der Staatenvertrage, Vienne, 1880, p. 3 et
Hans KELSEN, Hauptprobleme der Staatsrechtslehre, Tübingen, 1911, p. 50 et s. et B. WINKLER,
Principiorum juris Iibri, Leipzig, 1650: « ln tota jurispmdentia nihil est quod minus legaliter
tractari possit quam ipsa principia» (<< Dans toute la science juridique, rien n'est moins
susceptible d'être traité légalement, que les principes mêmes»).
(6) Cf. F. FLEINER, Tradition, Dogma, Entwicklung ais aufbauende Krafle der
schweizerischen Demckratie, Zurich, 1933, réimprimé dans Ausgewalhlte Schriften und Reden,
Zurich, 1941 et L. DUGUlT, Traité de droit constitutionnel, 2e éd., Paris, 1921, p. 408.
(7) Il semble que ce soit une méprise sur ce point, qui pousse Lionel ROBBINS (<< Freedom
and Order », dans &onomics and Public Policy, Brookings Lectures, 1955, p. 153) à trouver
dangereuse « une conception du gouvernement qui limite celui-ci à l'exécution de lois connues,
et exclut les fonctions d'initiative et de discrétion qui ne peuvent sans distorsion être omises du
tableau )), ce qui est une simplification outrancière de notre position et l'expose au ridicule.
(8) Cf. S. GLASER,« Nullum crimen sine lege» : Journal ofComparative Legislation and
International Law, 3d Ser., volume XXIV, 1942.- H. B. GERLAND, «Nulla poena sine lege»
dans Die Grundrechte und Grundpflichten der Reichsverfassung, volume I, Berlin, 1929.- J.
HALL, «Nulla poena sine lege»: Yale Law Journal, volume XLVII, 1937-38.- DE LA
MORANDIERE, De la règle nul/a poena sine lege, Paris, 1910.- A. SCHOTTLÂNDER, « Die
geschichtliche Entwicklung des Satzes : Nulla poena sine lege » : Strafrechtliche
Abhandlungen, volume CXXXII, Breslau, 1911 et O. GIACCHI, «Precedenti canonistici deI
princip ion " Nullum crimen sine proevia lege penali " », dans Studi in onore di F. Scaduto,
volume l, Milan, 1936. Sur la place du principe en tant que condition primordiale de la « mie of
law », voir DICEY, Constitution, p. 187.
(9) Voir particulièrement Carl SCHMm, Unabhangiglœit der Richter, Gleichheit vor dem
Gesetz und Gewahrleistung des Privateigentums nach der Weimarer Verfassung, Berlin, 1926,
et Verfassungslehre.
. "(10) Sur cette distinction, voir P. LABAND, Staatsrecht des deutschen Reiches, Se éd.,
Tübingen, 1911-14, II, 54-56.- E. SELIGMANN, Der Begr!ff des Gesetzes im materiel/en und
form"'Jl/en Sinn, Berlin, 1886.- A. HAENEL, Studien mm deutschen Staatsrechte, volume Il :
Gesetz im formel/en und materiel/en Sinne, Leipzig, 1888.- DUGUIT, op. cit. et R. CARRE DE
MALBERG, La Loi: expression de la volonté générale, Paris, 1931.
Plusieurs procès de droit constitutionnel aux Etats-Unis, dont nous ne pouvons citer ici
que deux exemples, sont importants sont cet angle. Le texte le plus connu etle plus notable issu
de ces procès est certainement celui du juge Mathew dans Hurtado v. Californie, 110 US, p.
535 : « Tout texte ayant une forme juridique n'est pas une loi. La loi est quelque chose de plus
que la simple volonté traduite dans un acte de pouvoir. Elle ne doit pas être une règle spéciale
concernant une personne ou un litige particulier, mais selon l'expression de M. Webster, dans sa
définition bien connue, " la loi générale, la loi qui entend avant de condamner, qui procède sur
enquête et ne rend un jugement qu'après auditions contradictoires seulement" de sorte
que n chaque citoyen tiendra sa vie, sa liberté, sa propriété et ses immunités sous la protection
des règles générales qui gouvernent la société n ; la loi exclut ainsi comme" non conformes aux
méthodes juridiques n les condamnations à mort civile, les décrets de pénalisations et de
châtiments, les décisions de confiscation, les décisions de renversement d'un jugement antérieur,
NOTES PARTIE Il- LA LIBERTE ET LE DROIT 481
ou de transfert direct des biens d'un individu à un autre, les jugements prononcés par le pouvoir
législatif ou par l'exécutif, et les autres exercices arbitraires, et partiaux du pouvoir par la voie
législative. Le pouvoir arbitraire, imposant ses édits au détriment de la personne ou des biens de
ses sujets, n'est pas la loi, qu'il prenne la forme du décret de monarque personnel ou d'une
multitude impersonnelle. Et les limitations imposées par notre droit constitutionnel à l'action des
gouvernements, tant ceux des Etats que celui de la nation, sont essentielles à la préservation des
droits publics et privés, nonobstant le caractère représentatif de nos institutions politiques.
L'obligation de respecter ces limitations par recours éventuel aux tribunaux est le système utilisé
par les communautés se gouvernant elles-même, en vue de protéger les droits des individus et
des minorités, contre le pouvoir du nombre, aussi bien que contre la violence des fonctionnaires
outrepassant les frontières de leur autorité légitime, même quand ceux-ci agissent au nom et
avec la puissance du gouvernement». Cf. aussi les positions plus récemment affirmées dans
State v. Boloff, Oregon Reports 138, 1932, p. 611 : « Une décision législative crée une règle
pour tous; elle n'est pas un ordre ou commandement s'adressant à quelque individu; elle est
permanente, non transitoire. Une loi est universelle dans ~on application; pas un ordre soudain
adressé à une personne déterminée ».
(II) Voir W. BAGEHOT, « The English Constitution» (1867), dans Works, V, 255-56: « A
vrai dire, une bonne part de la législation n'est pas du tout de la législation au sens propre du
terme en jurisprudence. Une loi est un commandement général applicable à de nombreux cas.
Les " décisions spéciales" qui encombrent le Recueil des lois et décrets (Statute Book) et
fatiguent les commissions parlementaires ne s'appliquent qu'à un cas seulement Elles ne posent
pas de règle disant que le chemin de fer sera construit, elles disent que telle et telle ligne de
chemin de fer sera créée qui ira de tel endroit à tel autre, et n'ont pas de portée sur d'autres
opérations». De nos jours, cette tendance est allée si loin qu'un magistrat anglais éminent en est
venu à demander: « Ne sommes-nous pas arrivés à un moment où nous devons trouver un autre
mot que Loi pour désigner l'ensemble de ces décisions parlementaires, peut-être para-loi, ou
même sub-Ioi?» (Lord RADcLIFFE, Law and the Democratie State, Holdsworth Lecture,
Birmingham, University of Birmingham, 1955, p. 4).
Cf. aussi H. JAHRREISSE, Mensch und Staat, Cologne, 1957, p. 15: « Nous devrions
réfléchir une bonne fois pour toutes à ceci: ne devrions-nous pas ne mettre, sous ce terme si
honorable de " Loi ", que des règles et des sanctions pénales qui puissent apparaître à Monsieur
Tout-le-monde comme LA LOI. Que celles-là, et celles-là seules soient appelées" lois" ! Que
toutes les autres réglementations - détails techniques complémentaires de ces lois véritables, ou
prescriptions indépendantes de caractère transitoire - soient placées sous un autre nom, par
exemple" Instructions" et en tout cas sans qu'y soient attachées des sanctions pénales, même si
c'est le Ugislateur qui les promulgue ».
(I2) Il est intéressant d'imaginer ce qu'eût été le cours des choses si, à l'époque où la
Chambre des Communes parvenait à se faire reconnaître le contrôle exclusif des dépenses
publiques et, par là, le contrôle effectif de l'administration, la Chambre des Lords de son côté
avait obtenu le pouvoir exclusif de poser les lois générales, y compris les principes selon
lesquels les personnes privées pourraient être imposées. Une division des tâches entre deux
chambres législatives selon ce principe n'a jamais été tentée, mais pourrait mériter examen.
(13) Voir H. W. WADE, « The Concept of Legal Certainty»: Modern Law Review,
volume IV, 1941.- H. JAHRREISS, Berechenbarkeit und Recht, Leipzig, 1927.- C. A. EMGE,
Sicherheit und Gerechtigkeit, « Abhandlungen der Freussischen Akademieder
Wissenschaften»: Phil.-Hist Klasse, n. 9,1940 et P. ROUBIER, Théorie générale du droit, Paris,
1946, spécialement p. 269 et s.
(14) Cf. G. PHll.LIPS, « The Rule of Law» : Journal of Comparative Legislation, volume
XVI, 1934, 2 et les textes cités dans l'article. Voir cependant MONlESQUIEU, L'Esprit des lois, VI,
2 et les analyses détaillées dans Max WEBER, Law in &onomy and Society, Ed. M. Rheinstein,
Cambridge, Harvard University Press, 1954 ainsi que NEUMANN, op. cit., p. 40.
482 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(15) Il est curieux de constater que ceux qui soulignent l'incertitude inhérente à la loi sont
le plus souvent ceux qui voient dans la prévisibilité des décisions judiciaires l'unique objet de la
science juridique. Si le droit était aussi incertain que ces auteurs le suggèrent parfois, il ne
pourrait y avoir, de leur propre aveu, la moindre science juridique.
(16) Cf. Roscoe POUND, « Why Law Day? » : Harvard Law School, bulletin X, n. 3, déc.
1958, 4: « La partie vitale, permanente du droit, est dans les principes-points de départ des
raisonnements, non dans des règles. Les principes demeurent relativement constants, ou se
développent selon des lignes constantes. Les règles n'ont qu'une existence relativement courtes;
elles ne se développent pas ; elle sont abrogées ou supplantées par d'autres ».
(17) Voir E. H. LEVI, An Introduction to Legal Reasoning, Chicago, University of Chicago
Press, 1949.
(18) Cf. R. BRUNET, Le Principe d'égalité en droitfrançais, Paris, 1910.- M. RUMELIN, Die
Gleichheit vor dem Gesetz, Tübingen, 1928.- O. MAINZER, Gleich heit vor dem Gesetz,
Gerechtigkeit und Recht, Berlin, 1929.- E. KAUFMANN et H. NAWIASKY, « Die Gleichheit vor
dem Gesetz im Sinne des art. 109 der Reichsverfassung » : Vero.ffentlichungen der Vereinigung
deutscher Staatsrechtslehre, n. 33, Berlin, 1927.- G. LEIBHOLZ, Die Gleichheit vor dem Gesetz,
Berlin, 1925.- Hans NEF, Gleichheit und·· Gerechtigkeit, Zurich, 194\.- H. P. 1psen,
« Gleichheit », dans Die Grundrechte, Ed. F. L. Neumann, H. C. Nipperdey et U. Scheuner,
volume 11, Berlin, 1954 et E. L. LLORENS, La 19ualdad ante la Ley, Murcia, 1934.
(19) On pourrait voir une bonne illustration de la façon dont une règle de non-
discrimination peut se trouver contournée par le biais de stipulations formulées en termes
généraux dans le tarif des douanes allemandes de 1902 (encore en vigueur en 1936) qui, pour se
soustraire à une clause de « nation la plus favorisée », prévoyait un droit d'entrée spécial pour
les « vaches au pelage brun ou marbré, élevées à 300 mètres ou davantage au-dessus du niveau
de la mer, et passant au moins un mois en été à une altitude d'au moins 800 mètres ». G.
HABERLER, The Theory of Inter~ational Trade, Londres, 1936, p. 339.
(20) Cf. article 4 de la Constitution fédérale helvétique: « Les différences que le
législateur instaure, doivent être factuellement fondées, c'est-à-dire s'appuyer sur des
considérations rationnelles et décisives concernant la nature de la matière, de sorte que le
législateur ne puisse sans elles faire droit à la finalité, à l'ordre intrinsèque des relations sociales
impliquées ».
(21) L. DUGUIT, Manuel de droit constitutionnel, 3 e éd., Paris, 1918, p. 96.
(22) Soulever ici la question de savoir si les attributs distincts que le droit continental
attache au « droit public» et au « droit privé », sont compatibles avec la liberté selon la loi au
sens ariglo-saxon nous ménerait trop loin. Bien qu'une telle classification puisse convenir pour
certains obje~tifs, elle a servi à donner à la loi qui régit les rapports entre l'individu et l'Etat un
caractère :nifférent de celle qui régit les relations entre individus, alors qu'il semble être de
l'essence de l'Etat de droit que ce caractère soit le même des deux côtés.
(23) Voir l'analyse par W. S. HOLDSWORTII du livre de A. V. DICEY, « Constitution », dans
Law Quarterly Review, volume LV, 1939, qui contient l'une des plus récentes formulations
anglaises autorisées de la conception traditionnelle de l'Etat de droit. Le texte mériterait d'être
cité en entier, mais nous n'en reproduirons ici qu'un paragraphe: « L'Etat de droit est un principe
aussi valable aujourd'hui qu'il l'a jamais été. Car il signifie que les tribunaux peuvent veiller à ce
que les pouvoirs des officiels, et des corps officiels de personnes à qui on a confié le
gouvernement, ne soient l'objet ni d'excès ni d'abus, et que les droits des citoyens soient définis
conformément à la loi, promulguée cu non. Dès lors que les tribunaux n'ont pas autorité à cet
égard, et que les fonctionnaires ou organismes officiels disposent d'un pouvoir discrétionnaire
purement administratif, l'Etat de droit est aboli. 11 ne l'est pas si ces fonctionnaires ou
organismes officiels reçoivent un pouvoir judiciaire ou quasi judiciaire, discrétionnaire à ce titre,
même si le mécanisme par lequel la règle est appliquée n'est pas celui des tribunaux
ordinaires >>.- Cf. également A. T. VANDERBILT, The Doctrine of the Separation of Powers and
NOTES PARTIE II - LA LIBERTE ET LE DROIT 483
in Public Assistance, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1957, p. 156: « S'en
remettre à la procédure seule pour produire la justice est la grande erreur du libéralisme
moderne. Elle a rendu possible la légalité de totalitarismes tels que le régime hitlérien ».
Chapitre
15
~ La citation placée en tête du chapitre est extraite de The Federalist, n. LVII. Ed. Beloff,
Oxford, 1948, p. 294.
(1) Cf. L. VON MISES, Kritik des Interventionismus, Iéna, 1929, p. 6: « L'intervention est
un commandement isolé émanant d'un pouvoir officiel, qui oblige les propriétaires des moyens
de production et les entrepreneurs à affecter les moyens de production autrement qu'ils ne
l'auraient fait sans cela». Voir aussi la distinction entre politique de production et politique des
prix, élaborée plus loin dans le même ouvrage. J. S. Mn..L, On Liberty, Ed. R. 8. McCallum,
Oxford, 1946, p. 85, soutient même que « ladite doctrine du libre-échange ... repose sur des
fondements différents, et néanmoins proches, de ceux du principe de liberté individuelle affirmé
dans le présent Essai. Les restrictions sur l'échange, ou sur la production aux fins d'échange,
sont réellement des contraintes, et toute contrainte en tant que telle est un mal: mais les
contrain~es en question n'affectent que cet aspect du comportement que la société a compétence
pour restreindre, et sont erronées seulement parce qu'elles ne produisent pas les effets qu'on en
atterldai(""en·les instaurant. Puisque le principe de liberté individuelle n'est pas impliqué dans la
doctrine de libre-échange, il ne l'est pas non plus dans la plupart des questions qui se posent
quant aux limites de cette doctrine; comme par exemple: quelle dose de contrôle public aux
fins de prévenir la fraude sur la composition d'un produit est admissible? jusqu'à quel point
faut-il contraindre les employeurs à des précautions sanitaires ou à des aménagements destinés à
protéger ceux de leurs employés qui font un travail dangereux? ».
(2) L'analyse des mesures politiques sous l'angle de leur opportunité étant l'une des tâches
principales des économistes, il n'est pas surprenant qu'ils aient perdu de vue les critères plus
généraux. John Stuart Mill, en admettant (On Liberty, 1946, p. 8) « qu'il n'y a, en fait, pas de
principe reconnu qui permette de juger de manière générale la légitimité de l'intervention du
pouvoir », avait déjà donné l'impression que tout était affaire d'opportunité. Et son contemporain
N. W. SENIOR, généralement considéré comme beaucoup plus orthodoxe, disait la même chose à
peu près au même moment: « La seule justification rationnelle du gouvernement, le seul
fondement du droit de gouverner et corrélativement du devoir d'obéir, est l'opportunité -
l'avantage général de la communauté» (cité par L. ROBBINS, The Theory of Economic Policy,
NOTES PARTIE Il - LA LIBERTE ET LE DROIT 485
Londres, 1952, p. 45). L'un et l'autre tenaient néanmoins indubitablement pour évident que
l'immixtion dans la sphère protégée de l'individu n'est admissible que lorsqu'elle est prévue par
les règles générales du droit, et jamais pour de simples motifs d'opportunité.
(3) La distinction est la même que celle posée par 1. S. MILL (Principles, livre V, chap XI,
sect. 1) entre des interventions gouvernementales « autorisées» et « non autorisées». Cest une
distinction de grande importance, et le fait que toute activité gouvernementale ait de plus en plus
été considérée comme nécessairement « autorisée Il est l'une des causes principales de
l'évolution regrettable qui marque notre époque. Je n'adopte pas ici le vocabulaire de Mill, parce
qu'il me semble inopportun de qualifier de « non autorisées Il les « ingérences Il
gouvernementales. Le terme devrait être réservé aux empiétements sur la sphère privée
protégée, qui ne peuvent être commis que « d'autorité Il.
(4) Voir de nouveau l'analyse précise de MILL, ibid.
(5) Adam SMITH, Weal/h of Na/ions, livre V, chap l, partie Il (II, 214).- Voir aussi
l'argumentation en faveur de la prise en charge des travaux publics par les autorités locales
plutôt que par les autorités centrales, ibid., p. 222.
(6) Il y a enfin les cas, intéressants en théorie, mais peu importants dans la pratique, où
certains services peuvent être fournis par l'initiative privée concurrentielle, mais où la totalité
des coûts encourus, ou la totalité des avantages procurés, ne pourraient être pris en compte par
les calculs du marché et où donc, il pourrait être souhaitable d'imposer des charges spéciales, ou
d'offrir des subventions particulières, à ceux qui s'engagent dans les activités concernées. Ces
cas pourraient être classées parmi ceux dans lesquels le gouvernement peut assister la direction
de la production privée, non par des intervention spécifiques, mais en se conformant à des règles
générales.
L'auteur qui a le plus nettement attiré l'attention sur ces cas, A. C. PIGOU, admet
maintenant qu'ils n'ont pas une grande importance dans la pratique, non pas parce que les
situations évoquées ne se rencontrent que rarement, mais parce qu'il est rarement possible
d'évaluer l'ampleur de telles « divergences entre le produit social net marginal, et le produit
social net privé Il. Voir A. C. PIGOU, « Some Aspects of the Welfare State Il: Diogenes, n'7, été
1954, p. 6 : « Il faut reconnaître cependant que nous en savons rarement assez pour décider dans
quels domaines, et à quel degré, l'Etat, en raison des écarts entre coûts privés et publics, pourrait
utilement s'immiscer dans la liberté de choix des individus Il.
(7) Voir de nouveau L. VON MISES, Kritik des Interventionismus, cité dans la note (1) ci-
dessus.
(8) E. FREUND, Administra/ive Powers over Persons and Properly, Chicago, University of
Chicago Press, 1928, p. 98.
(9) Sur la question des licenses, voir W. GELHQRN, Individual Freedom and Governmen/
Res/rain/s, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1956, spécialement chap III. Je
n'aurais pas traité si légèrement cette question si le texte final du chapitre n'avait été terminé
avant que je connaisse l'ouvrage de Gelhorn. Je crois que quasiment aucun étranger et
probablement bien peu d'Américains discernent à quel point cette pratique s'est développée aux
Etats-Unis au cours des dernières années - elle s'est tant développée en fait, qu'il faut désormais
voir en elle l'une des menaces essentielles pesant sur le futur du développement économique
américain.
(10) Voir particulièrement J. R. COMMONS, The Legal Foundations of Capitalism, New
York, 1924.- W. H. HAMILTON, The Power to Govern; The Constitution - Then and Now, New
York, 1937.- J. M. CLARK, Social Control of Business, Chicago, 1926 et sur cette école, cf. A. L.
HARRIS, Economics and Social Reform, New York, 1958.
(II) Voir spécialement Herbert SPENCER, Justice, qui est la quatrième partie des Principles
of Ethics, Londres, 1891 et cf. T. H. GREEN, « Liberal Legislation and Freedom of Contracts Il,
dans Works, volume III, Londres, 1880.
486 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(12) Voir Roscoe POUND, « Liberty of Contract»: Yale Law Journal, volume XVIII,
1908-09.
Chapitre
16
~ La citation placée en tête du chapitre est extraite de Lord ACTON, History.of Freedom,
p.78.
~ Le titre du chapitre est emprunté à G. RiPERT, Le Déc/in du droit, Paris, 1949.
(1) A. MENGER, Das bürgerliche Recht und die besitzlosen Volksklassen (1896), 3e éd.,
Tübingen, 1904, p. 31. Les pleines conséquences de cette conception sont mises au jour dans un
livre ultérieur de cel auteur, Neue Staatslehre, Iéna, 1902. A la même ·époque, le grand
criminologue allemand F. VON LISZT notait déjà (Strafrechtliche Aufttitze, Leipzig, 1897, Il, 60) :
« L'espèce en expansion des socialistes, qui insiste davantage que ses prédécesseurs sur les
intérêts communs, et aux oreilles desquels le mot" liberté" a acquis une résonance archaïque,
cherche à ébranler les fondations». L'infiltration des mêmes idées en Angleterre est bien
illustJ:ée par D. G. RiCHTlE, Natural Rights (1894), 3 e éd., Londres, 1916, p. 258: « La prétention
à l'égaliié, au sens le plus large, signifie l'aspiration à l'égalité des chances - la carrière ouverte
aux .talel(ts.· Le résultat de cette égalité des chances sera visiblement l'exact opposé de l'égalité
des conditions sociales, si les lois autorisent la transmission de la propriété de parents à enfants,
ou même l'accumulation de richesses par les individus. Et c'est pourquoi, comme on l'a souvent
souligné, l'effet du triomphe presque complet des principes de 1789 - l'abolition des restrictions
à la libre concurrence - a été d'accentuer le différence entre richesse et pauvreté. L'égalité de
droits politiques, combinée à de grandes inégalités de conditions sociales, a fait apparaître la
" question sociale", qui n'est plus cachée comme elle l'était auparavant derrière la lutte pour
l'égalité devant la loi et l'égalité des droits politiques ».
(2) Anatole FRANCE, Le Lys rouge, Paris, 1894, p. 117.
(3) La tradition remonte à l'oeuvre tardive de R. VON IHERlNG. Pour la période moderne,
voir les essais rassemblés dans « The Jurisprudence of Intcrests » : Twentieth Century Legal
Philosophy Series, volume Il, Cambridge, Harvard University Press, 1948.
(4) Voir par exemple, F. FLElNER, Ausgewtïhlte Schriften und Reden, Zurich, 1941, p.
438 : « Ce glissement (vers l'Etat totalitaire) a été préparé par certaines orientations au sein de la
science juridique allemande (par exemple la soi-disant école de la" loi libre "), qui ont cru servir
le Droit, alors qu'elles démolissaient la confiance dans la loi ».
NOTES PARTIE II - LA LIBERTE ET LE DROIT 487
cela clairement». Que ce passage soit représentatif des conceptions de l'auteur, se trouve
explicitement souligné par lui dans son Essai « Foundations of Democracy » : Ethics, LXVI, n.
l, deuxième partie, oct. 1955, 100, n. 12.- Voir aussi une version antérieure du même
raisonnement dans « Democracy and Socialism» : Conference on Jurisprudence and Politics,
University of Chicago Law School Conference Series, n. 15, Chicago, 1955.
(17) Allgemeine Staatslehre, p. 14.
(18) Ibid., p. 154 fT. ; l'expression est« die sogenannten Freiheitsrechte ».
(19) Ibid., p. 335.
(20) Ibid., p. 231 fT.- Cf. du même auteur General Theory ofLaw and State, p. 38.
(21) E. VOEGELIN, «Kelsen's Pure Theory of LaW» : Political Science Quaterly, XLII,
1927,268.
(22) F. DARMSTADTER, Die Grenzen des Wirksamkeit des Rechtstaates, Heidelberg, 1930
et cf. HALLOWELL, The Decline of Liberalism as an Ideology et The Moral Foundations of
Democracy. Pour des analyses concernant l'évolution des choses sous les Nazis, voir F.
NEUMANN, Behemoth: The Struclure and Practice of National Socialism, 2e éd., New York,
1944 et A. KOLNAI, The War Against The West, New York, 1938, p. 299-3\0.
(23) DARMSTADTER, op. cit., p. 95.
(24) Voir Vero.ffentlichungen der Vereinigung deutscher Staatsrechtslehrer, volume VII,
Berlin, 1932, spécialement les contributions de H. TRIEPEL et G. LEm HOLZ.
(25) A. L. MALITZKI dans une publication russe de 1929 citée par B. MIRKIN-
GETZEWITSCH, Die rechtstheoretischen Grundlagen des Sovjetstaates, Leipzig et Vienne, 1929,
p. 117.- Voir aussi une analyse analogue dans R: VON lHERING, Law as a Means 10 an End, trad.
1. HUSIK, Boston, 1913, p. 315 : « Domination exclusive de la loi est synonyme d'abandon par la
société du libre usage de ses mains. La Société se livrerait, les poings liés, à la rigide nécessité,
subirait impuissante les circonstances ou exigences de la vic que la loi n'aurait pas prévues, ou
qu'elle aurait prise en compte de manière inadéquate. Nous en déduisons le principe que l'Etat
ne doit pas limiter par la loi son propre pouvoir de décision spontanée au-delà de ce qui est
strictement nécessaire - et en pareil cas mieux vaut moins que plus. Cest une idée fausse que,
dans l'intérêt de la certitude du droit, ou de la liberté politique, il faille limiter le plus possible
par la loi ce que peut faire le gouvernement. Cette idée est fondée sur l'étrange (!) notion que la
force est un mal qui doit être combattu à outrance. En réalité, celle-ci est un bien - et comme
avec n'importe quel bien, il est nécessaire, pour qu'elle puisse être utilisée, d'accepter dans le
contrat qu'il soit possible d'en abuser » .
. (26) G. PERTICONE, « Quelques aspects de la crise du droit public en Italie» : Revue
inlerna[;onale de la théorie du droit, 1931-32, p. 2 .
• (~)Voir C. SCHMm, « Was bedeutet der Streit um den" Rechtsstaat"» : Zeitshriftfor
die gesamte Staatswissenschaft, XCV, 1935, 190.
(28) ARCHIPOV, Law in the Soviet State, Moscou, 1926, cité par MIRKIN-GETZEWITSCH, op.
cit., p. 108.
(29) P. 1. SruCHK, Anstilution, 5e éd., Moscou, 1926, cité par MIRKIN-GETZEWITSCH, op.
cit., p. 70 et s.
(30) MIRKIN-GETZEWITSCH, op. cit., p. 107.
(31) MALITZKY, op. cit. On doit cependant reconnaître que ce principe se rencontre aussi
chez Aristote Ethique 1 \38a: «Tout ce que (la loi) n'ordonne pas, elle l'interdit».
(32) Cité par G. GSOVSKI, Soviet Civil Law, Ann Arbor, Mich., 1948, l, 170, tiré de P. 1.
SruCHKA, dans Encyclopedia ofState and Law, Moscou, 1925-27, p. 1593.
(33) Concernant le sort de Pashukanis, Roscoe POUND note dans son Administrative Law,
Pittsburg, University of Pittsburgh Press, 1942, p. 127 : « Le professeur n'est plus parmi nous
maintenant Le lancement d'un nouveau plan par le présent gouvernement russe impliqua un
changement de doctrine, et il ne modifia pas assez vite son enseignement dans le sens prévu par
les exigences doctrinales de l'ordre nouveau. S'il y avait eu (en Russie) un droit, et pas
NOTES PARTIE II - LA LIBERTE ET LE DROIT 489
seulement des décisions administratives, il aurait été possible qu'il perde son emploi sans perdre
lavie».
(34) E. B. PASHUKANIS, Allgemeine Rechtslehre und Marxismus, traduit de la 2e édition
russe, Moscou, 1927, Berlin, 1929, p. 117. Une traduction en anglais de cet ouvrage et d'un
autre ultérieur de Pashukanis a été publiée dans Soviet Legal Philosophy, trad. H. H. W. BABB,
Introduction par 1. N. HAZARD, Cambridge, Harvard University Press, 1951. Pour une analyse,
voir H. KELSEN, The Communist Theory of Law, New York et Londres, 1955.- R. SCHLESINGER,
Soviet Legal Theory, 2e éd. Londres, 1951 et S. Dobrin, « Soviet Jurisprudence and
Socialism » : Law Quarterly Review, volume LII, 1936.
(35) Ce résumé de l'argumentation de Pashukanis est tiré de W. FRIEDMANN, Law and
Social Change in Contemporary Britain, Londres, 1951, p. 154.
(36) DICEY, Constitution, 8e éd., p. xxxviii.
(37) Lord HEwART, The New Despotism, Londres, 1929.
(38) Typique du traitement que reçut cet avertissement (très justifié), même aux Etats-
Unis, est ce commentaire émis par le professeur Felix FRANKFURTER (devenu juge depuis) en
1938 : « En 1929 encore, Lord Hewart tenta de redonner vie aux irréalités moribondes de Dicey
en les agrémentant de mises en garde. Malheureusement, l'éloquent journalisme de ce livre
portait l'imprimatur du juge à la Cour de cassation. Ses accusations extravagantes exigeaient une
réfutation autorisée, et elles l'ont reçue» (avant-propos à un débat « Current Developments in
Administrative Law» : Yale Law Journal, VII, 1938,517).
(39) Economist, 19 juin 1954, p. 952 : « Le " nouveau despotisme·, en bref, n'est pas une
exagération, c'est une réalité. C'est un despotisme exercé par les plus consciencieux, les plus
incorruptibles et les plus industrieux tyrans que le monde ait jamais connus ».
(40) R. H. S. CROSSMAN, « Socialism and the New Despotism» : Fabian Tracts, n. 298,
Londres, 1956.
(41) Committee on Ministers' Powers, Report (généralement connu sous le nom de
« Rapport Donoughmore »), Londres, H. M. Stationery Office, 1932 (Cmd. 4060).- Voir aussi
Memoranda Submitted by Government Department in Reply to Questionnaire of November
1929 and Minutes of Evidence Taken before the Committe on Minister's Powers, Londres, H. M.
Stationery Office, 1932.
(42) Pour la description de H. J. Laski, W. 1. Jennings, W. A. Robson et H. Finer en tant
que membres du même groupe, voir W. 1. JENNINGS, « Administrative Law and Administrative
Jurisdiction» : Journal of Comparative Legislation and International Law, 3d ser., xx, 1938,
103.
(43) W. Ivor JENNINGS, « The Report on Ministers' Powers»: Public Administration,
volumes X, 1932 et XI, 1933.
(44) Ibid., X, 342.
(45) Ibid., p. 343.
(46) Ibid, p. 345.
(47) Ibid.
(48) W. Ivor JENNINGS, The Law and the Constitution, 1933, 4e éd., Londres, 1952, p. 54.
(49) Ibid., p. 291.
(50) Ibid., p. 292.
(51) Ibid., p. 294.
(52) Ibid.
(53) Sir Ivor JENNINGS, The Queen's Government, « Pelican Books », Londres, 1954.
(54) T. D. WELDON, The Vocabulary ofPolitics, « Pelican Books », Londres, 1953.
(55) W. A. ROBSON, Justice and administrative Law, 3e éd., Londres, 1951, p. xi.
(56) Ibid., p. 16.
(57) Ibid., p. 433.
(58) Ibid., p. 572-73.
490 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(59) Rule of Law: A Study by the Inns of Courts Conservative and Unionist Society,
London, Conservative Political Centre, 1955, p. 30.
(60) Liberty in the Modern State, London, Conservative Political Centre, 1957.
(61) Times Literary Supplement, Londres, 1er mars 1951. Certains socialistes se montrent
sur ce plan plus préoccupés que les Conservateurs. R. H. S. CROSSMAN, dans la brochure citée
plus haut (n. 40, p. 12), estime nécessaire d'envisager «de réformer le judiciaire de sorte qu'il
puisse retrouver la fonction traditionnelle de défendre les droits individuels contre les
empiétements ».
(62) W. FRIEDMANN, The Planned Slate and the Rule of Law, Melbourne, Australie, 1948,
réimprimé dans son Law and Social Change in Contemporary Bri/ain, Londres, 1951.
(63) Ibid., réimpression, p. 284.
(64) Ibid., p. 310. 1\ est curieux que l'idée de l'incompatibilité entre Rule of Law et
Socialisme, qui avait été longtemps proclamée par les auteurs socialistes, ait soulevé tant
d'indignation chez eux lorsqu'on l'a retournée contre le socialisme. Longtemps avant que je
signale cet aspect des choses dans The Road 10 Serfdom, K. MANNHEIM, dans Man and Society
in an Age of Reconstruction, Londres, 1940, p. 180, avait résumé le résultat d'un long débat, en
déclarant que « les récentes études de sociologie du droit confirment une fois encore que le
principe fondamental de droit formel selon lequel tout cas d'espèce doit être jugé sur la base de
préceptes rationnels généraux qui aient aussi peu d'exceptions que possible, et soient basés sur
des subsomptions logiques, ne se réalise que dans la phase libérale-compétitive du
capitalisme ».- Cf. aussi F. L. NEUMANN, The Democratie and Ihe Authori/arian Siale, G1encoe,
Ill, 1957, p. 50 et M. HORKHEIMER, «Bemerkungen zur philosophischen Anthropologie»:
Zeilschrift for Sozialforschung, IV, 1935, spécialement 14 : « Le fondement économique des
conséquences des promesses devient moins important de jour en jour, parce que la vie
économique se caractérise de plus en plus non par les contrats mais par les ordres et
l'obéissance ».
(65) H. FINER, The Road 10 Reaclion, Boston, 1915, p. 60.
(66) Cf. W. S. CHURCHn..L,« The Conservative Case for a New Parliament» : Listener, 19
fév. 1948, p. 302: «On me dit que trois cents fonctionnaires ont le pouvoir de faire de
nouvelles réglementations, totalement à l'insu du Parlement, comportant la sanction
d'emprisonnement pour des crimes jusqu'ici inconnus par le droit».
(67) Le texte du Town and Country Planning ACI, 1947, sect. 70, sous-sect. 3, stipule que
« les réglementations établies en vertu de cet Acte avec le consentement du Trésor peuvent
prescrire des principes généraux, qui seront appliqués par le Central Land Board, déterminant...
si des èharges de mise en valeur peuvent, et si oui dans quelle mesure, être exigées ». C'est dans
le ca~re de cette décision que le ministre de « l'Aménagement du territoire» a pu décréter à
l'improvis1e que les charges de mise en valeur devaient « normalement ne pas être inférieures à
la valeur additionnelle des terrains résultant de l'autorisation de mise en valeur accordée ».
(68) Cf. Central Land Board, Practice Notes (First Series) : Being Notes on Developmenl
Charges under Ihe Town and Counlry Planning ACI, 1947, Londres, H. M. Stationery Office,
1949, préface. 1\ y est expliqué que les Notes ont pour objet de « décrire les principes et règles
de fonctionnement sur la base desquels le cas de tout demandeur sera examiné, sauf s'il peut
donner une bonne raison pour être traité différemment, ou si le Board l'informe que pour des
raisons spécifiques, les règles normales ne s'appliquent pas». Il est expliqué en outre qu'« une
règle donnée doit toujours pouvoir varier si elle ne convient pas dans un cas donné », et que le
Board « ne doute pas que de temps en temps, nous modifierons notre politique ». Pour de plus
amples analyses de cette mesure, voir plus loin, chap. XXII, sect. 6.
(69) Cf. le rapport officiel, Public Inquiry Ordered by the Minister of Agriculture into the
Disposai of Land at Crichel Dawn, Londres, H. M. Stationery Office, 1954 (Cmd. 9176) et aussi
un texte moins connu mais presque aussi instructif: la présentation de l'affaire Odlum v.
Sira/lon devant le juge Atkinson à la King's Bench Division, telle que relatée par la Wi/shire
NOTES PARTIE II - LA LIBERTE ET LE DROIT 491
(84) Voir G. DIETZE, « America and Europe Decline and' Emergence of ludicial
Review»: Virginia Law Review, volume XLIV, 1958 et, concernant la résurgence de la loi
naturelle, H. COING, Grundzüge der Rechtsphilosophie, Berlin, 1950.- H. MITTEIS, Ueber das
Naturrecht, Berlin, 1948 et K. RllTER, Zwischen NalUrrecht und Rehtsposilivismus, Witten-
Ruhr,1956.
(85) G. R1PERT, Le Déc/in du droit, Paris, 1949.- Cf. aussi P. ROUDIER, Théorie générale
du droit, Paris, 1950 et L. ROUGIER, La France à la recherche d'une Contilution, Paris,1952.
(86) Voir C. K. ALLEN, Law and Orders, London, 1945.- G. W. KEETON, The Passing of
Parliament, Londres, 1952.- C. J. HAM SON, Executive Discretion and Judicial Control, Londres,
1954 et Lord RADcLIFFE, Law and the Democratie State, Birmingham, Holdsworth Club of the
University of Birmingham, 1955.
(87) Report of the Commillee on administrative Tribunals and Enquiries Franks «(
Committee »), London, H. M. Stationery Office, 1957, p. 218, § 37.
(88) Ibid., § 28,29.
(89) Ibid., § 120.
(90) Voir la brochure du parti conservateur, Rule of Law, mentionnée plus haut en note (9)
et W. A. RODSON, Justice and Administrative Law, 3e éd., Londres, 1951. Sur les
recommandations analogues émises par la « Hoover Commission» aux Etats-Unis, voir le
symposium « Hoover Commission and Task Force Reports on Legal Services and Procedure» :
New York University Law Review, volume XXX, 1955.
(91) La Commission internationale de juristes à La Haye (maintenant à Genève) s'est
réunie à Athènes en juin 1955 eta adopté une résolution qui déclare solennellement: « 1) L'Etat
est assujetti à la loi. 2) Les gouvernements doivent respecter les droits des individus selon l'Etat
de droit, et fournir les moyens d'assurer ce respect. 3) Les juges doivent être guidés par les
principes de l'Etat de droit, les protéger et les mettre en oeuvre sans peur et sans partialité, et
résister aux empiétements des gouvernements ou des partis politiques sur leur indépendance de
juges. 4) Les juristes du monde entier doivent préserver l'indépendance de leur profession,
affirmer les droits de l'individu sous l'Etat de droit et insister sur le fait que tout accusé doit
bénéficier d'un procès impartial» (voir Report of the International Congress ofJurists, La Haye,
1956, p. 9).
(92) 11 n'y a rien d'exagéré dans l'attitude d'un spécialiste de la jurisprudence (J. STONE,
The Province and Function of Law, Cambridge, Harvard University Press, 1950, p. 261),
lorsqu'il affirme que la restauration de l'Etat de droit tel que nous le définissons ici « exigerait
strictement l'abrogation de mesures législatives que toutes les législatures démocratiques ont
paru considérer comme essentielles au cours du dernier demi-siècle». Le fait que les
législatures démocratiques aient agi ainsi ne prouve bien évidemment pas qu'il était avisé de leur
part ou qu"'ll était essentiel pour elles de recourir à ce genre de mesures aux fins de réaliser ce
qu'elles souhaitaient réaliser, et cela ne saurait mener à dire qu'elles ne devraient pas revenir sur
leurs décisions si elles constatent qu'elles produisent des conséquences imprévues et
indésirables.
Notes
Partie
III
La liberté
dans l'Etat-providence
Chapitre
17
~ La citation placée en exergue du chapitre est tirée de de la déclaration (divergente) du
juge BRANDEIS dans Olmsteadv. United Slates, XXX, 277, US, 479,1927.
(1) Un débat très animé autour de ces problème est en cours en Grande-Bretagne.
Voir notamment, New Fabian Essays, Ed. R. H. S. Crossman, Londres, 1952.- Socialism :
A New Statement of Principles, présenté par The Socialist Union, Londres, 1952.- W. A. LEWIS,
The Principles of Economie Planning, Londres, 1949.- G. D. H. COLE, ls This Socialism ?, New
Statesmen Pamphlet, Londres, 1954.- H. T. N. GAITSKELL, Recent Developments in British
Socialism, Londres, sans date.- TlI'entieth Cenlury Socialism, par The Socialist Union, Londres,
1956.- C. A. R. CROS LAND, The Future of Socialism, Londres, 1956.- R. H. S. CROSSMAN,
494 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
« Socialism and the New Despotism»: Fabian Tracts, n. 298, Londres, 1956 et les débats
menés dans les journaux SOcialist Commentary et The New Statesman. Un utile compte rendu
de ces débats figure dans T. WILSON, « Changing Tendencies in Socialist Thought » : Lloyds BR,
juillet, 1956. On peut trouver des commentaires éclairants sur l'expérience britannique chez
quelques observateurs étrangers: B. de JOUVENEL, Problèmes de l'Angleterre socialiste, Paris,
1947.- C. E. GRIFFIN, Britain, A Case Study for Americans. Ann Arbor, University of Michigan
Press, 1950.- D. M. WRIGHT, Post-War West Germany and United Kingdom Recovery.
Washington, American Entreprise Association, 1957 et J. MESSNER, Das englische Experiment
des Sozialismus. Innsbruck, 1954.
(2) Pour l'évolution en Europe continentale, voir particulièrement J. BUTI1NGER, ln the
TWilight ofSocialism. An Epilogue to Austro-Marxism, trad. E. B. ASHTON, Cambridge, Harvard
University Press, 1956.- K. BEDNARIK, The Young Worker of Today - a New Type, Londres,
1955.- F. KLENNER, Das Unbehagen in der Demokratie, Vienne, 1956. Un changement
d'attitude analogue parmi les socialistes américains se trouve signalé par Nonnan THOMAS,
Democratie Socialism. A New Appraisal, New York, League for Industrial Democracy, 1953.
(3) Voir la description d'un débat survenu lors d'une Université d'été Fabienne à Oxford
en 1955, donnée par CROSSMAN, op.cit., p. 4.
(4) CROSSMAN, op.cit. et BEDNARIK, op. cil.
(5) Voir notamment KLENNER,Op.cit., p. 66 et s.
(6) Comme il ressort clairement de la citation de Karl MANNEIM que j'ai placée en exergue
du chapitre « Planification et Etat de Droit», dans The Road to Serfdom, Londres et Chicago,
1944, et qui se trouve reproduite plus haut, n. 64, chap. XVI.
(7) Spécialement George ORWELL, Nineteen Eighty-four, Londres, 1949.- Cf. aussi son
article sur « The Road to Serfdom », dans l'Observer, Londres, 9 avril 1944.
(8) Crossman, op.cit., p. 1.
(9) Ibid.
(10) Ibid., p. 6.
(II) Ibid., p. 13. Ces craintes ont, c'est clair, aussi affecté la plus récente déclaration
officielle du Parti travailliste britannique sur ces problèmes. Voir, Personal Freedom. Labours
Policy for the Individual and Society, Londres, Labour Party, 1956. Mais, bien que cette
brochure traite de la plupart des problèmes concemés, et montre à quel point les questions que
nous avons examinées ont pris de l'importance sous un régime socialiste, même dans un pays de
tradition libérale, elle est un document curieusement contradictoire. Le texte ne répète pas
seulement la fonnule selon laquelle « la liberté dans un contexte d'inégalités choquantes ne vaut
guère la peine d'être vécue», p. 7, mais il réaffinne expressément la thèse fondamentale du
despotislTl.ll administratif: « un ministre doit rester libre de prendre des décisions différentes
dans des cas exactement similaires », p. 26.
(12) Le tenne « Welfare state» est relativement nouveau en anglais et était probablement
encore inconnu voici vingt-cinq ans. Dans la mesure où le tenne allemand Wohlfahrtstaat était
utilisé depuis longtemps en Grande-Bretagne et dans la mesure où ce qu'il désigne était apparu
d'abord en Allemagne, le tenne anglais dérive sans doute de l'allemand. Il vaut la peine de
mentionner que le mot allemand, au début, était utilisé pour évoquer une variante de la
conception de l'Etat policier (Polizeistaat) - et servait sous la plume des historiens du XIX- siècle
à souligner les aspects les plus favorables du despotisme « éclairé» du xvrn- siècle. La
conception moderne de l'Etat-providence a été pleinement élaborée par les Sozialpoliliker
universitaires allemands, ou « socialistes de la chaire », à partir de 1870, et mise en pratique
d'abord par BISMARCK.
Les conceptions analogues élaborées en Angleterre par les fabiens et des théoriciens
comme A. C. PIGOU et L. T. HOBHOUSE, puis mises en application par Lloyd GEORGE et
NOTES PARTIE \II - LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE 495
BEVERIDGE, furent fortement influencées, au moins au début, par l'exemple allemand. L'adoption
du tenne « Welfare state» fut facilitée par le fait que les fondements théoriques du concept,
fournis par Pigou et son école, étaient connus sous le vocable d'« économie du bien-être ».
Au moment où F. D. ROOSEVELT s'engagea dans la voie ouverte par Bismarck et Lloyd
George, le terrain aux Etats-Unis était lui aussi bien préparé; et l'usage fait depuis 1937 par la
Cour suprême, de la clause de «general welfare» figurant dans la Constitution, conduisit
naturellement à l'adoption du tenne « Welfare state », déjà employé ailleurs.
(13) Cf. par exemple, Henry SIDGWICK, The Elemenls ofPolitics, Londres, 1891, chap. IV.
(14) Voir à ce propos, en particulier Lionel ROBBINS, The Theory of Economic Policy,
Londres, 1952.
(15) Les phrases précédentes sont délibérément reprises, avec seulement de légères
modifications, de mon livre The Road 10 Serfdom, chap. IX, où le sujet est traité en détails.
(16) A. H. HANSEN, The Task of Promoling &onomic Growlh and Slability, Allocution
devant la National Planning Association, 26 février 1956, ronéotypé.
(17) Cf. J. S. MILL, On Liberty, Ed. R. B. McCallum, Oxford, 1946, p. 99-100 : « Si les
routes, les chemins de fer, les banques, les cabinets d'assurances, les grandes sociétés anonymes,
les universités, et l'assistance publique, étaient toutes et chacune des annexes du gouvernement;
et si de surcroît, les régies municipales et les conseils régionaux, avec tout ce qui leur incombe
actuellement, devenaient des agences de l'administration centrale; si les employés de toutes ces
diverses entreprises étaient nommés et payés par le gouvernement, et en dépendaient pour toute
amélioration de leur niveau de vie; la liberté de la presse ou la composition populaire de
l'assemblée législative ne pourraient plus rendre ce pays, ou tout autre pays, libre autrement que
de manière nominale. Et le mal n'en serait que plus grand si la machinerie administrative était
construite plus scientifiquement et plus efficacement, et si d'habiles procédés pennettaient de
recruter pour elle les bras et les cerveaux les plus qualifiés ».
(18) Cf. T. H. MARSHALL, Cilizenship and Social Class, Cambridge, Cambridge
University Press, 1958, p. 59 : « Nous constatons ainsi que la législation revêt de plus en plus le
caractère d'une déclaration politique qu'on espère mettre en oeuvre un jour ou l'autre».
(\ 9) Roscoe POUND, « The Rise of the Service State and Its Consequences», dans The
Welfare Slale and Ihe Nalional Welfare, Ed. S. Glueck, Cambridge, Mass., 1952, p. 220.
(20) P. WILES, « Property and Equality», dans The Unservile State, Ed. G. Watson,
Londres, 1957, p. 107. Voir aussi le constat figurant dans la brochure du Parti conservateur,
Rule of Law, Londres, 1955, p. 20 et approuvé par le Franks Committee, Report of the
Commillee on Administrative Tribunals and Enquiries (Cmd. 218), Londres, 1957, p. 60:
« quelle que soit la validité théorique de cet argument, ceux d'entre nous qui sont membres du
Parlement n'hésitent pas à dire qu'il a bien peu de rapport avec la réalité. Le Parlement n'a ni le
temps, ni les connaissances voulues pour superviser le ministre et lui demander des comptes sur
ses décisions administratives ».
(21) Voir L. VON MISES, Human Action, New Haven, Yale University Press, 1949, p. 196
ff.
(22) Cf. Lionel ROBBINS, Economic Planning and International Order, Londres, 1937.
(23) Cf. W. F. BERNS, « The Case against World Government», dans World Polilics, Ed.
American Foundation for Political Education, 3e éd., Chicago, 1955.
(24) Cf. George STIGLER, The Tenable Range of Functions of Local Government,
conférence inédite, 1957, mimeo.
(25) Voir le traitement détaillé de ces problèmes par mon ami Fritz MACHLUP dans The
Po/itical Economy of Monopoly, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1952.
(26) Voir notamment J. SCHUMPETER, Capita/ism Socia/ism and Democracy, New York,
1942, chap. VII.
(27) The Road 10 Serfdom, chap. IV.
496 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(28) Cf. F. H. KNIGIIT, « Conflict of Values, Freedom and Justice», dans Goals of
Economie Life, Ed. A. Dudley Ward, New York, 1953, p. 224: « Le public se fait une idée fort
exagérée des choses lorsqu'il parle des monopoles comme réellement nuisibles et
condamnables, et envisager de les "abolir" relève simplement de l'ignorance ou de
l'irresponsabilité. 11 n'y a pas de frontière évidente entre le profit légitime et nécessaire, d'une
part, et le gain de monopole qui appelle une réaction, d'autre part. Tout médecin ou artiste réputé
a un monopole, et des monopoles sont conférés délibérément par la loi pour encourager
l'invention ou d'autres activités créatrices. Et, en fin de compte, la plupart des monopoles
fonctionnent de la même façon que les brevets d'invention, etc.; leurs avantages sont
temporaires et en grande partie compensés par des pertes. De plus, les restrictions
monopolistiques de loin les plus nuisibles sont celles qu'organisent les salariés et les agriculteurs
avec la connivence ou l'appui du gouvernement et avec l'approbation du public ».- Cf. du même
auteur une assertion antérieure dans « The Meaning of Freedom » : Ethics, LlI, 1941-42, 103 :
« 11 est nécessaire d'affirmer que le rôle du " monopole" dans la vie économique est fortement
exagéré dans l'imagination populaire et aussi que, pour une large part, les monopoles réels, et
souvent les plus nocifs, sont le fait des activités du gouvernement En général (et notamment
aux Etats-Unis sous le New Deal) ces activités ont été très nettement de nature à promouvoir,
voire à créer directement, des monopoles plutôt qu'à créer ou faire respecter les conditions de la
concurrence de marché. Ce que signifie la concurrence, c'est simplement la liberté pour
l'individu de " négocier" avec n'importe quel autre individu, et de choisir les termes d'échange
qui lui semblent les meilleurs, parmi ceux proposés ».
Chapitre
18
...
~ La citation placée en exergue du chapitre est tirée de H. C. SIMONS, Hansen on Fiseal
Policy, réimprimé de jPE, volume L, 1942, dans Economie Policy for a Free Society, Chicago,
University of Chicago Press, 1948, p. 193.
(1) Y compris les économistes les plus « orthodoxes», qui ont invariablement soutenu la
liberté d'association. Voir particulièrement les analyses dans 1. R. MAC CULLOCH, Treatise on
the Cireumstances Whieh determine the Rate of Wages and the Condition of the Labouring
Classes, Londres, 185 l, p. 79-89, qui insiste sur l'association volontaire. Pour un exposé
complet du point de vue libéral classique concernant les problèmes juridiques impliqués, voir
Ludwig BAMBERGER, Die Arbeïterfrage unter dem Gesiehtspunkte des Vereinsreehtes, Stuttgart,
1973.
NOTES PARTIE III - LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE 497
(2) La description de l'attitude « libérale » (de gauche) envers les syndicats dans C. W.
Mn.LS, The New Men of Power, New York, 1948, p. 21, est caractéristique: « Dans l'esprit de
maints libéraux, il semble y avoir une petite voix qui murmure: ft Je ne critiquerai pas les
syndicats ou leurs dirigeants. C'est une limite à ne pas franchir·. Cela, considèrent-ils, les
distingue du gros de la troupe du Parti républicain et de l'aile droite du Parti démocrate, cela leur
permet de rester· à gauche ft et socialement immaculés ».
. (3) A. V. DICEY, Introduction à la deuxième édition de son Law and Opinion, pages xlv-
xlvi. Il ajoute que la loi « fait du syndicat un corps privilégié, exempt du droit ordinaire du pays.
Jamais auparavant un tel corps privilégié n'avait été créé délibérement par le Parlement
d'Angleterre, et cela développe chez les travailleurs l'illusion funeste, qu'ils doivent viser non
pas l'égalité, mais le privilège ». Voir aussi les commentaires rédigés sur la même législation,
trente ans plus tard, par 1. A. SCHUMPE'ŒR, Capitalism, Socialism and Democracy, New York,
1942 p. 321 : « Il est difficile à l'heure actuelle de se représenter à quel point cette mesure a pu
choquer les gens qui croyaient encore en un Etat et en un système juridique centrés sur
l'institution de la propriété privée. Car en atténuant la loi sur les conspirations pour ce qui
concerne les ft piquets de gréve pacifiques" - ce qui équivalait pratiquement à légaliser une
action syndicale impliquant la menace de violences - et en exemptant les syndicats de toute
responsabilité civile pour les dommages causés - ce qui revenait à décréter que les syndicats ne
peuvent avoir tort - cette mesure en fait concédait aux syndicats une part de l'autorité régalienne,
et leur assurait une position privilégiée que l'extension formelle de l'exemption aux
organisations patronales ne pouvait compenser». Plus récemment encore, le juge à la Cour de
cassation d'Irlande du Nord déclarait concernant cette même législation (Lord MacDerrnott,
Protectionfrom Power under English Law, Londres, 1957, p. 174) : « En résumé, elle place les
Trade Unions dans une position privilégiée identique à celle dont la Couronne a joui jusqu'à il y
a dix ans pour ce qui concernait les actes dommageables commis en son nom ».
(4) Roscoe POUND, Legal Immunities of Labor Unions, Washington, American Enterprise
Association, 1957, p. 23, réimprimé dans E. H. CHAMBERLIN et autres, Labor Union and Public
Policy, Washington, American Enterprise Association, 1958.
(5) Juge JACKSON, déclarations dans Huntv. Crumboch, 326 US, 831,1946.
(6) L. von MISES, Die Gemeinwirtschaft, 2- éd., Iéna, 1932, p. 447.
(7) Peu de sympathisants libéraux des syndicats oseraient exprimer l'évidence formulée
par une femme courageuse, membre du mouvement travailliste britannique, et qui déclara que:
« c'est en fait la tâche d'un syndicat que d'être antisocial; ses adhérents auraient de quoi
protester si les dirigeants et les comités d'un syndicat cessaient de faire passer avant toute autre
chose les intérêts particuliers de ceux qui ont adhéré ». Sur les abus flagrants des pouvoirs
syndicaux aux Etats-Unis, que je n'évoquerai pas davantage, voir Sylvester PETRO, Power
Unlimited,' The Corruption of Union Leadership, New York, 1959.
(8) Dans ce chapitre plus que dans les autres, je pourrai m'appuyer sur un large courant
d'opinion qui prend forme graduellement chez ceux qui étudient attentivement ces questions -
un courant composé de gens qui, par leurs origines ou par leurs intérêts, ont au moins autant de
sympathie pour les soucis véritables des travailleurs, que ceux qui, par le passé, ont défendu les
privilèges des syndicats. Voir particulièrement W. H. HUIT, The Theory of Collective
Bargaining, Londres, 1930 et &onomists and the Public, Londres, 1936.- H. C. SIMONS, « Some
Reflections on Syndicalism» : lPE, volume LII, 1944, réimprimé dans &onomic Policy for a
Free Society.- J. T. DUNLOP, Wage Determination under Trade Unions, New York, 1944.-
&onomic Institute on Wage Determination and the &onomics of Liberalism, Washington,
Chamber of Commerce of the United States, 1947, spécialement les contributions de Jacob
VINER et Fritz MACHLUP.- Leo WOLMAN, Industry-wide Bargaining, Irvington on Hudson, NY,
Foundation for Economie Education, 1948.- C. E. LINBLOM, Unions and Capitalism, New
Haven, Yale University Press, 1949 (cf. les articles publiés sur ce livre par A. DIRECTOR,
University of Chicago Law Review, volume XVIII, 1950; par J. T. DUNLOP dans AER, volume
498 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
XL, 1950 et par Albert REES dans JPE, volume LVIII, 1950.- The Impact of the Union, Ed.
David McCord Wright, New York, 1951 (spécialement les contributions de M. FRIEDMAN et G.
HABERLER).- Fritz MACHLUP, The Po/itical Economy of Monopoly, Baltimore, Johns Hopkins
Press, 1952.- D. R. RICHBERG, Labor Union Monopoly, Chicago, 1957.- Sylvester PE1ll0, The
labor Po/icy of the Free Society, New York, 1957.- E. H: CHAMBERLlN, The Economie Analysis
of Labor Power, 1958 ; P. D. BRADLEY, Involuntary Participation in Unionism, 1956 et G. D.
REILLEY, State Rights and the Law of Labor Relations, 1955, publiés tous les trois par The
American Enterprise Association, Washington, 1958 et réimprimées ensemble avec le pamphlet
de Roscoe POUND cité en note (4) ci-dessus dans le volume cité dans la note.- B. C. ROBERTS,
Trade Unions in a Free Society, Londres, Institute of Economic Affairs, 1959 et John
DAVENPORT, «Labor Unions in the Free Society»: Fortune, avril, 1959 et «Labor and the
LaW», ibid., mai 1959. Sur la théorie générale des salaires et les limites des pouvoirs syndicaux,
voir aussi J. R. HICKS, The Theory of Wages, Londres, 1932.- R. STRIGL, Angewandte
Lohntheorie, Leipzig et Vienne, 1926 et The Theory of Wage Dermination, Ed. J. T. Dunlop,
Londres, 1957.
(9) Voir particulièrement les travaux de H. C. SlMONS et W. H. HUTT cités dans la note
précédente. Quelle qu'ait pu être dans le passé la valeur, limitée, du vieil argument parlant de la
nécessité « d'égaliser le pouvoir de marchandage» par la formation de syndicats ouvriers, cette
valeur a sans aucun doute été annulée par la dimension croissante et la spécificité des
investissements des entrepreneurs, d'une par!, et la mobilité croissante de la main-
d'oeuvre (rendue possible par l'automobile) d'autre part.
{10) 11 faut souligner cela pour répondre à l'argument de LlNBLOM dans l'ouvrage cité en
note (8).
(II) CHAMBERLlN, op.cit., p. 4-5, affirme àjuste titre qu'« il ne peut y avoir de doute quant
au fait que l'un des effets de l'action des syndicats ... est de diminuer encore le revenu réel des
gens à revenus réellement ba,<;: non seulement les titulaires de salaires inférieurs, mais aussi
d'autres membres de la société tels que les travailleurs indépendants et les petits entrepreneurs ».
(12) Cf. F. MACHLUP dans les deux études citées en note (8) ci-dessus.
(13) Un exemple éloquent de ce fait dans une période récente pourrait être celui des gens
de maison, notoirement non syndiqués, dont les gages annuels moyens (comme le note M.
FRIEDMAN dans The Impact of the Union, de D. WRICHT, p. 224) aux Etats-Unis étaient, en 1947,
2,72 fois plus élevés qu'en 1939 : au cours du même laps de temps, les salaires des ouvriers, très
syndiqués, de l'industrie sidérurgique n'avaient été multipliés que par 1,98.
(14) Cf BRADLEY, op.cil.
(15)cCf. S. P. SOBOTKA, « Union Influence on Wages: The Construction Industry» : JPE,
volume LXI, 1953.
'(16)'On ne saurait exagérer le degré auquel les syndicats empêchent l'expérimentation et
la mise en oeuvre d'arrangements nouveaux qui pourraient être d'intérêt mutuel pour
employeurs et employés. Par exemple, il est vraisemblable que dans certaines industries, ce
serait l'intérêt des deux parties de s'entendre sur des « salaires annuels garantis» si les syndicats
permettaient aux individus de faire un sacrifice financier en échange d'un plus grand degré de
sécurité.
(17) Pour illustrer la nature d'une bonne partie des négociations salariales aux Etats-Unis,
E. H. CHAMBERLlN, en p. 41 de l'essai cité en note (8), recourt à une analogie que je pense devoir
citer in extenso: « On peut se faire une certaine idée des conséquences en imaginant un recours
aux techniques courantes sur le marché du travail, dans quelque autre domaine. Si A négociait
avec B pour lui vendre sa maison, et si A disposait des privilèges d'un syndicat ouvrier moderne,
il pourrait 1° passer un accord avec tous les autres propriétaires de maisons pour qu'ils ne
fassent pas d'oftTe à B, et recourir si nécessaire à la violence ou à la menace de violence pour les
empêcher de le faire s'ils passaient outre; 2° empêcher B lui-même d'accepter d'autres
oftTes ; 3° placer la maison de B en état de siège et bloquer toute livraison de vivres (sauf par la
NOTES PARTIE II1- LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE 499
poste) ; 4° interdire toute sortie de B hors de chez lui, de sorte qu'il ne puisse gagner sa vie et 5°
instituer, le cas échéant, un boycott contre l'entreprise de B. Tous ces privilèges, si A pouvait
effectivement les utiliser, renforceraient assurément sa position. Mais personne ne considérerait
que ce sont des moyens de " négociation" - sauf si A était un syndicat».
(18) Cf. S. PETRO, op.cit., p. 51 : ({ Les syndicats peuvent servir, et servent en effet, des
fins utiles, et ils n'ont pour le moment qu'effleuré la surface de leur utilité potentielle pour les
employés. Lorsqu'ils entreprendront vraiment de servir les salariés, au lieu de se faire une
détestable réputation en les violentant et en les abusant comme ils le font actuellement, ils
auront bien moins de difficulté à recruter de nouveaux adhérents et à conserver les anciens.
Comme vont les choses actuellement, leur entêtement à imposer le monopole d'embauche
équivaut de leur part à reconnaître qu'ils ne remplissent pas correctement leur rôle ».
(19) Cf. C. 1. BERNARD, ({ Functions and Pathology of Status Systems in Formai
Organizations», dans Industry and Society, Ed. W. F. Whyte, New York, 1946, réimprimé dans
son Organization and Management, Cambridge, Harvard University Press, 1949.
(20) Cf. Sumner SLICHTER, Trade Unions in a Free Society, Cambridge, Mass., 1947, p.
12 où il est affirmé que de telles règles ({ introduisent dans l'industrie l'équivalent des droits
civils et élargissent l'éventail des activités humaines qui sont régies par le droit plutôt que par
l'humeur ou le caprice ».- Voir aussi A. W. GOULDNER, Patterns of Industrial Bureaucracy,
G1encoe, 1\1, 1954, en particulier les analyses sur l'Etat de droit
(21) Voir en particulier Franz BOHM, ({ Das wirtschaftliche Mitbestimmungsrecht der
Arbeiter im Betrieb»: Ordo., volume VI, 1951 et Goetz BRIEFS, Zwischen Kapitalismus und
Syndikalismus, Berne, 1952.
(22) Voir les essais de J. VINER, G. HABERLER, M. FRIEDMAN et le livre de S. PETRO cité en
note (8) ci-dessus.
(23) De tels contrats obligatoires pour des tiers sont aussi contestables dans ce domaine
que l'application forcée d'accords de stabilité des prix à des non-signataires en vertu des lois de
« fair trade ».
(24) Une telle législation, pour être compatible avec nos principes, ne devrait aller au-delà
de la déclaration de nullité de certains contrats, ce qui suffirait à écarter toute manoeuvre
destinée à imposer ces contrats. Elle ne devrait pas, comme le suggère l'appellation ({ lois
concernant le droit au travail», donner aux individus un titre à un emploi déterminé, ou
même (comme le font certaines lois en vigueur dans plusieurs Etats américains) donner droit à
des dommages si on se voit refuser l'accès à un emploi déterminé, lorsque le refus n'est pas
illégal pour d'autres raisons. L'objection qu'on peut émettre à l'encontre de telles stipulations est
la même que celle qu'on peut émettre à l'encontre des lois sur les ({ pratiques d'emploi
équitable ».
(25) Voir A. LENHOFF, ({ The Problem of Compulsory Unionism in Europe» : American
Journal ofComparative Law, volume V, 1956.
(26) Voir PETRO, op. cit., spécialement p. 235 et s. et 282.
(27) Voir les articles de G. HABERLER et moi-même dans Prob/ems of United States
Economie Development, édité par le Committee for Economic Development, volume l, New
York,1958.
(28) Cf. Arthur J. BROWN, The Great Inflation, 1939-1951, Londres, 1955.
(29) Voir 1. R. HICKS, ({ Economie Foundations ofWage Policy»: EJ, LXV, 1955,391 :
({ Dans le monde où nous vivons, le système monétaire est devenu relativement élastique, si
bien que c'est lui qui s'adapte aux changements de salaire plutôt que l'inverse. Au lieu d'avoir
des salaires réels devant s'ajuster à un niveau d'équilibre, la politique monétaire ajuste le niveau
d'équilibre des salaires nominaux de façon à ce qu'il rejoigne le niveau réel. 1\ est à peine
exagéré de dire que, plutôt qu'un régime d'étalon-or, nous avons un régime d'étalon salaires ».
Mais voir aussi du même auteur l'article ultérieur, ({ L'instabilité des salaires» : Three Banks
Review, n. 31, septembre 1956.
500 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(30) Voir W. BEVERIDGE, Full Employment in a Free Society, Londres, 1944.- M. JOSEF et
N. KALOOR, Economie Reconstruction After the War, manuels publiés par l'Association for
Education in Citizenship, Londres, sans date.- Barbara WOOlTON, The Social Foundations of
Wage Policy, Londres, 1955 et sur l'état actuel du débat, D. T. JACK, « Is a Wage Policy
Desirable and Practicable? » : El, volume LXII, 1957. 11 semble que certains de ses partisans
s'imaginent que cette politique salariale sera conduite par le « labor », ce qui veut dire sans
doute par l'action conjointe de tous les syndicats. Un te! dispositif ne paraît ni vraisemblable, ni
praticable. Bien des groupes de travailleurs rejetteraient l'idée de faire définir leurs niveaux
relatifs de salaires par un vote majoritaire de tous les salariés, et un gouvernement qui
permettrait cela remettrait en fait aux syndicats toute autorité sur la politique économique.
(31) Voir par exemple, Barbara WOOlTON, Freedom under Planning, p. 101 : « L'emploi
continuel de termes comme" fair" (loyal, équitable), est tout à fait subjectif; aucun modèle
éthique communément accepté ne peut être invoqué. Le malheureux arbitre chargé de la mission
d'agir avec" bonne foi et impartialité" se voit donc requis de montrer ces qualités dans des
circonstances où elles n'ont pas de sens; car il n'y a de bonne foi et d'impartialité que dans le
cadre d'un code accepté. Personne ne peut être impartial dans le vide. On ne peut arbitrer une
partie de cricket ou un match de boxe que parce qu'il y a des règles et des coups interdits. Là où,
comme dans la fixation de salaires, il n'y a ni règle ni code, la seule attitude impartiale consiste à
ne rien changer». De même Kenneth F. W AI.KER, lndustrial Relations in Australia, Cambridge,
Harvard University Press, 1956, p. 362 : « Les tribunaux de commerce, par contraste avec les
tribunaux ordinaires, sont appelés à décider de questions sur lesquelles il n'y a non seulement
aucune loi définie, mais pas même de critère communément accepté d'équité ou de justice )).-
Cf. également Gertrud WILLIAMS [Lady Williams), « Le Mythe des salaires" équitables" )) : El,
volume LXVI, 1956.
(32) Voir PETRO, op. cil. , p. 262 et S., en partitulier p. 264 : « Je montrerai dans ce chapitre
que la règle de droit n'existe pas dans les relations salariales ; qu'en la matière quelqu'un n'a
qu'exceptionnellement accès à la justice, même s'il a été injustement lésé)) ; et p. 272 : « Le
Congrès a donné au National Labor Relations Board (NLRB) et au General Counsel le pouvoir
arbitraire de refuser à une personne lésée la possibilité de porter plainte, le Congrès a fermé les
tribunaux fédéraux aux personnes lésées par des comportements que prohibent les lois
fédérales. Cependant, le Congrès n'a pas empêché les personnes illégalement lésées de chercher
tout recours possible auprès des tribunaux civils des différents Etats. Le coup porté à l'idéal
selon lequel tout individu a le droit d'être entendu en justice, a été porté par la Cour suprême ».
(33) Le président du Congrès des Trade Unions anglais, Mr. Charles GEODES, aurait dit
paraît-il en 1955 : « Je ne crois pas que le mouvement trade-unioniste puisse vivre encore très
longtemps sur une base de contraintes. Les gens doivent-ils avoir le choix entre adhérer ou
mourit de 1aim, et vivre bien ou vivre mal selon qu'ils approuvent ou non notre politique? Non.
Je crois que la carte du syndicat est un honneur décerné, et non pas un badge signifiant que vous
devez faire certaines choses, qu'elles vous plaisent ou non. Nous entendons avoir le droit
d'exclure des gens du syndicat si c'est nécessaire, et nous ne pouvons le faire sur la base du
principe" adhère ou crève" )).
NOTES PARTIE 111- LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE 501
Chapitre
19
~ La citation placée en tête du chapitre est extraite de The Economist, Londres, 15 mars
1958, p. 918.
(1) Cf. les sages remarques de Alfred MARSHALL concernant un plan général de pensions
et retraites, devant la Royal Commission on the Aged Poor, 1893, Official Papers by Alfred
Marshall, Ed. J. M. Keynes, Londres, 1926 p. 244 : « Mes objections (à ces dispositions) sont
que leur effet éducatif, bien que réel, serait seulement indirect; qu'elles seraient coûteuses; et
qu'elles ne contiennent pas en ellcs-mêmes les germes de leur propre disparition. Je crains
qu'une fois mises en oeuvre, elles ne tendent à devenir perpétuelles. Je considère le problème de
la pauvreté comme un mal transitoire dans l'avancée de l'homme vers le progrès; et je ne
'voudrais pas qu'une institution soit créée qui ne contienne pas en elle-même les causes qui la
feraient dépérir à mesure que disparaîtraient les causes de la pauvreté ».
(2) Cf. Eveline M. BURNS, « Private and Social Insurance and the Problem of Social
Security », repris du Canadian Welfare, 1cr février et 15 mars 1953, dans Analysis of the Social
Seeurity System, Hearings before a Subeommitee of the Committee on Ways and Means, House
of Representatives, 83 c Congrès, première session, n. 38458, Washington, Government Printing
Office, 1954, p. 1475: {{ Le problème n'est plus de proposer à chaque individu le choix de la
quantité de protection qu'il veut acheter, dans la gamme de prix issue des calculs de l'actuaire. A
la différence de l'assureur privé, le gouvernement n'est pas limité par la crainte de concurrents,
et il peut sans danger offrir des avantages différenciés pour des contributions uniformes, ou
pratiquer la discrimination à l'encontre de certains groupes d'assurés ... Dans l'assurance privée,
l'objectif est de faire un profit en vendant aux gens ce qu'ils désirent Le critère qui régit chaque
décision concernant les termes et conditions (d'une police d'assurance), c'est l'effet de la
décision sur l'avenir de la compagnie. Manifestement, pour que la compagnie puisse continuer à
opérer dans un monde concurrentiel, elle doit offrir des services que les gens accepteront de
payer et elle doit gérer ses affaires de sorte à pouvoir honorer ses promesses de garanties
lorsqu'elles sont exigibles ... Dans l'assurance sociale, l'objectif est différent». Cf. du même
auteur « Social Insurance in Evolution»: AER, volume XLV, suppl., 1944 et son Social
Seeurity and Public Policy, New York, 1956 ; et W. HAGENBUCH, Social Economies, Cambridge,
Cambridge University Press, 1958, p. 198.
(3) L. MERlAN et K. SCHLOTŒRBECK, The Cost and Financing of Social Security, 1950, p.
8 : « L'adoption du terme" assurance" par les promoteurs de la Sécurité sociale fut un trait de
génie de propagandiste. Ainsi la sécurité sociale put capitaliser la confiance inspirée par
l'assurance privée et, par la création d'un fonds de réserve, se donner une apparence
d'organisation financièrement saine. En réalité pourtant, la solidité des garanties des pensions de
vieillesse ou de veuvage repose non sur le Fonds de réserve de la Sécurité sociale, mais sur le
pouvoir fédéral qui lève l'impôt et lance des emprunts ».
(4) Cf. les déclarations du Dr A. J. ALTMEIER, United States Commissioner of Social
Security, et pendant un temps, président du Social Security Board, dans le document cité en
502 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
note (2) ci-dessus, p. 1407: « Je ne voudrais pas une seconde suggérer que la sécurité sociale
doit être utilisée surtout comme une méthode de redistribution des revenus. Ce problème doit
être abordé de front et franchement par le biais des impôts progressifs ... Mais je suis néanmoins
très partisan de faire couvrir par les impôts progressifs une large part du coût des prestations de
la sécurité sociale ».- Cf. dans une même direction, M. P. LAROQUE, « From Sociallnsurance to
Social Security, Evolution in France» : International Labour Review, LVII, juin 1948, 588 :
« Le plan français de Sécurité sociale ne visait rien d'autre que l'introduction d'un peu plus de
justice dans la répartition du revenu national» et G. WEISSER, « Soziale Sicherheit»:
Handworterbuch der Sozialwissenschaften, IX, 1956, 401 : « Un autre trait caractéristique des
systèmes de sécurité sociale est remarquable du point de vue culturel: ces systèmes canalisent
de force une partie du revenu national vers la couverture de besoins donnés, qu'on tient pour
objectivement définis ».- Cf. également A. MULLER ARMACK, « Soziale Marktwirtschaft», ibid.,
p. 391 : « Le processus de circulation des revenus inhérent à l'économie de marché offre à la
politique sociale une base permettant une utilisation étatique de cette circulation, qui, par le biais
de prestations de secours, de retraites et d'indemnités compensatoires, d'aides à la construction
de logements, de subventions, etc. corrigera la distribution des revenus ».
(5) Il nous est impossible de montrer en détail ici comment les objectifs ambitieux des
plans gouvernementaux de sécurité sociale rendent inévitable l'attribution de pouvoirs
discrétionnaires étendus et coercitifs. aux autorités. Certains de ces problèmes sont clairement
exposés dans l'intéressant essai de A. D. WATSON, The Principles which should Govern the
Structure and Provisions of a Scheme of Unemployment Insurance, Ottawa, Unernployment
Insurance Commission, 1948, où celui-ci essaie. de construire un schéma d'assurances privées
permettant de parvenir aux mêmes résultats.- E. M. BURNS, dans le document cité en note (2) ci-
dessus, p. 1474, fait ce commentaire: « Ainsi, A. D. Watson, l'auteur de ce qui est probablement
la tentative la plus cohérente de comparaison entre assurance privée et assurance sociale,
déclare: .. La transgression des principes sains de l'a~surance conduit à la jungle, et une fois
qu'on y est entré, il n'y a pas de retour possible". Cependant, en essayant d'esquisser les
dispositions concrètes d'une loi d'assurance-chômage, l'auteur lui-même est obligé de se tourner
vers des principes définis comme .. raisonnables", administrativement .. faisables", ou "en
pratique équitables". Or de tels termes ne peuvent s'interpréter qu'en fonction d'intentions sous-
jacentes, d'un milieu social spécifique et d'un ensemble de valeurs admises par la société. La
décision quant à ce qui est .. raisonnable" implique un choix en termes d'intérêts et
d'objectifs ». (Cette difficulté ne se présente que si on suppose a priori qu'un plan d'assurance
privée doit répondre à tous les besoins qu'un système gouvernemental se charge de satisfaire.
Même avec des objectifs plus restreints, des systèmes privés concurrentiels peuvent néanmoins
rester préféraples).
'(6) t)n peut trouver une illustration du degré auquel cette croyance erronée a inspiré la
politique aux Etats-Unis dans Dillar STOKES, Social Security - Facl and Fancy, Chicago, 1956.
Des illustrations similaires pourraient être données pour la Grande-Bretagne.
(7) Voir MERIAM et SCHLOTTENBECK, op.cit., p. 9-10, où il est rapporté que le projet de loi
de Sécurité sociale « a été adopté par la Chambre le 5 octobre 1949 dans le cadre d'un règlement
qui ne permettait ni à la salle ni à la minorité représentée à la commission des Finances de
présenter des amendements. La justification, non dépourvue de fondement vu le texte, était que
le projet H.R.6000 était trop technique pour autoriser des amendements émanant de personnes
non familiarisées avec toutes ses complexités».
(8) Cf. L. VON MISES, ·Human Action, New Haven, Yale University Press, 1949, p. 613 :
« On peut tenter de justifier (un tel système de sécurité sociale) en déclarant que les salariés
manquent de la lucidité et de la force morale nécessaires aux fins de pourvoir spontanément à
leur propre avenir. Mais alors, comment réduire au silence ceux qui demandent s'il n'est pas
paradoxal de remettre le bien commun de la nation aux décisions d'électeurs que la loi elle-
même tient pour incapables de gérer leurs propres affaires; s'il n'est pas absurde de faire de gens
NOTES PARTIE III - LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE 503
qui ont besoin d'un tuteur pour les empêcher de gaspiller leur argent le souverain décidant de la
conduite du gouvernement? Est-il raisonnable de donner à des incapables le droit d'élire leurs
gardiens? »
(9) On pourrait voir une frappante illustration de ce fait dans l'accueil réservé, il y a
quelques années, à un symposium sur The Impact of the Union, auquel avaient pris part
plusieurs des meilleurs économistes contemporains. Bien que ce symposium ait été l'occasion de
débats très pénétrants sur l'un des problèmes les plus pressants auquel nous soyons confronté, il
fut traité avec une condescendance dédaigneuse par les « experts en relations sociales ».
(10) II existe un autre effet de ce règne de l'expert qui mérite une brève attention. Tout
processus régi par les décisions successives d'une série d'experts différents travaillant dans une
même organisation, a toutes les chances de se poursuivre dans la mesure où il rencontre moins
de butoirs effectifs qu'il n'en rencontrerait dans un contexte de concurrence. Quand l'expert
médical dit que ceci ou cela est nécessaire et « qu'il faut» le faire, c'est une donnée acquise sur
laquelle l'expert en administration fonde sa décision; et ce que celui-ci décide en conséquence
devient à son tour une donnée pour le juriste quand il rédige une loi, et ainsi de suite. Aucun de
ces différents experts ne peut se sentir en mesure d'évaluer l'ensemble et d'invoquer le résultat
global pour ne pas tenir compte de l'un quelconque des « impératifs » des autres experts. Par le
passé, lorsque les choses étaient plus simples, et qu'on pensait que « l'expert doit s'occuper des
rouages, mais pas de la gestion », la décision finale était dévolue au responsable principal du
ministère concerné. La complexité des mesures modernes rend ce personnage clé pratiquement
impuissant devant le bataillon des experts. En conséquence, les mesures prises sont de moins en
moins l'aboutissement de décisions coordonnées et mutuellement ajustées, et de plus en plus le
résultat d'un engrenage dans lequel, quelles que soient les intentions sous-jacentes, chaque
décision rend la suivante inévitable. II s'agit là d'un processus où personne n'a vraiment le
pouvoir de dire « stop! ». Les mesures finales ne reposent pas sur une division du travail où
chacun à son niveau est libre d'accepter ou non, pour fonder sa décision, ce que quelque autre
instance lui propose. Le schéma clos qui se fait jour ainsi, et règne sans alternative, est
déterminé par les nécessités internes du processus, mais n'a pas grand rapport avec la
compréhension de l'ensemble par qui que ce soit. .
11 ne fait pas de doute, c'est sûr, que, pour des tâches telles que, par exemple, la fourniture
de services médicaux à l'ensemble d'une nation, l'organisation unique et englobante n'est pas la
méthode la plus efficace, même si on se contentait d'utiliser la connaissance déjà disponible, et
que c'est encore moins la méthode la plus à même de permettre le développement rapide et la
diffusion de connaissances nouvelles. Comme dans bien d'autres domaines, la complexité même
des tâches exigerait une technique de coordination qui ne s'appuie pas sur la maîtrise consciente
et le contrôle de toutes les parties par une autorité directrice, mais sur un mécanisme
impersonnel.
(11) J. SCHREIEGG, Die Versicherungals geistige Schopfung des Wirtschaftsleben, Leipzig
et Berlin, 1934, p. 59-60.
(12) Sur le développement de systèmes privés de retraites en Grande-Bretagne, voir
particulièrement le Report of the Commillee on the Economic and Financial Problems of the
Provisions for Old Age, Londres, H. M. Stationery Office, 1954 (Cmd. 9333) et un résumé de
ses conclusions dans A. SELDON, Pensions in a Free Society, Londres, lnstitute of Economie
Affairs, 1957, p. 4, où il est exposé qu'« en 1936, environ 1 800 000 personnes étaient couvertes
dans l'industrie et le commerce. En 1951, environ 6 300 000 étaient couvertes: 3 900 000 dans
le secteur privé, 2400000 dans le secteur public. En 1953-1954, le total était monté à
7100000. En juin 1957, il approche de 8500000 dont 5 500000 personnes dans le secteur
privé ». Les évolutions dans ce domaine en Amérique sont encore plus frappantes, mais le fait le
plus significatif est le développement rapide de nouveaux types d'assurance maladie ou de
santé. Voir C. C. NASH, « The Contribution of Life lnsurance to Social Security in the United
States» : International Labour Review, volume LXXII,juillet 1955.
504 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(13) " n'y a malheureusement pas en anglais d'équivalent aux termes allemands de
Fursorge (assistance publique), Versicherung (assurance), Versorgung (prévoyance).- Voir H.
ACHINGER, Soziale Sicherheil, Stuttgart, 1953, p. 35 ; à rapprocher de la contribution du même
auteur à l'ouvrage collectif, Neuordnung der sozialen Leistungen, Cologne, 1955 et K. H.
HANSMEYER, Der Weg zum Wohlfahrtsstaat, Francfort-sur-le-Main, 1957.
(14) Pour de nombreux exemples de cela, voir Stokes, op. cit.
(15) Voir les passages cités ci-dessus en note (4) et, pour ce qui concerne le degré auquel
ce but a été atteint en fait dans beaucoup de pays, voir A. T. Peacock, Ed., Income
Redistribution and Social Po/icy, Londres, 1954.
(16) Outre les publications de l'Organisation internationale du travail, l'ouvrage Freedom
and Welfare, Social Patterns in the Northern Countries of Europe, Ed. G. R. Nelson, parrainé
par les ministères des Affaires sociales du Danemark, de la Finlande, de l'Islande, de la Norvège
et de la Suède (1953 - sans indication du lieu de publication) constitue un exemple remarquable
de cette propagande à l'échelle internationale, dont il serait intéressant de connaître les sources
de financement.
(17) Banque des règlements internationaux, 24< Ropport annuel, Bâle, 1954, p. 46.
(18) Voir LAROQUE, op. cil. et G. ROTTIER dans l'ouvrage cité par PEACOCK, op. cit., p. 98.
(19) WEISSER, op. cit., p. 407. Les pourcentages correspondants du revenu national
consacrés à cela vers 1950 dans les cinq principaux pays anglophones sont donnés par E. M.
BURNS, Social Security and Public Policy, p. 5: pour l'Australie 7,3, le Canada 7,99, le
Royaume-Uni Il,87, la Nouvelle Zélande 13,18 et les Etats-Unis 5,53. Des chiffres récents pour
les pays européens sont donnés dans « Free Trade and Social Security» : Planning, n. 412,
1957 : Allemagne 20,0, France 16,5, Autriche 15,8, Italie Il,3, Royaume-Uni Il et Suisse 10,0.
(20) En Belgique, à ce que je comprends, les ouvriers et les employés ont eux-mêmes
finalement mis un terme à ce mouvement après que, sur une période de douze ans la charge fut
passée de 25 à 41 pour 100 des salaires, voir ROEPKE, Jenseils von Angebot und Nachfrage,
Erlenbach et Zurich, 1958, p. 295.
(21) Voir A. T. PEACOCK, The &onomics ofNational Insurance, Londres, 1952.
(22) Cf. STOKES, op.cil., p. 89 et s.
(23) Voir Henry D. ALLEN, « The Proper Federal Function in Security for the Aged» :
American Social Security, X, 1953, 50.
(24) Voir par exemple dans le Wall Street Journal du 2 janvier 1958, l'article intitulé
« Social Security » : « Les élections approchant, les chances grandissent d'une nouvelle hausse
des prestations. Le Congrès pourrait augmenter le chèque mensuel de 5 % ou 10 %». La
prédictlon-s'est révélée exacte.
(25) National Superannuation : Labour's Policy for Security for Old Age, Londres, Parti
travaiÏlistè; 1957, p. 30.
(26) Ibid, p. 104 et 106.
(27) L'expression la plus caractéristique de cette façon de voir se trouve dans le Rapport
Beveridge, Social Insurance and A//ied Services, Report by Sir William Beveridge, Londres, H.
M. Stationery Service, 1942 (Cmd. 6404), sect. 426-439, où il est dit que le service national de
santé devrait « assurer que pour tout citoyen est disponible tout traitement médical requis, sous
quelque forme que ce soit, à domicile ou à l'hôpital, administré par un médecin généraliste, un
spécialiste ou un consultant », et que le service devrait devenir « un service de santé fournissant
un plein traitement préventif ou curatif de toute nature à tous les citoyens sans exception, sans
limite de rémunération, et sans obstacle économique qui puisse retarder la possibilité d'y
recourir». On peut mentionner ici que le coût annuel du service, selon l'estimation indiquée
dans le rapport Beveridge, devait être de 170 millions de livres; ce coût s'élève actuellement à
plus de 450 millions de livres ... Voir B. AaEL-SMITII et R. M. TITMUS, The Cost of the National
Health Service in England and Wales, Cambridge, Cambridge University Press, 1956 et le
Report of the Committee of Inquiry into the Cost of the National Health Service (<< Guillebaud
NOTES PARTIE III - LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE 505
Report ))), Londres, H. M. Stationery Office, 1956 (Cmd. 9663).- Cf. aussi C. A. R. CROSLAND,
The Future ofSocialism, Londres, 1956, p. 120 et 135.
(28) Cf. Frangeon ROBERTS, The Cost of Health, Londres, 1952 et W. BOSCH, Patient,
Arzt, Kasse, Heidelberg, 1954.- Voir aussi L. VON MISES, Socialism, nouvelle édition, New
Haven, Yale University Press, 1951, p. 476 et s. et les ouvrages et articles allemands qui y sont
cités.
(29) Voir ROBERTS, op.cit., p. 129.- Voir aussi 1. JEWKES, « The Economist and Economie
Change )), dans &onomics and Public Policy, Washington D. C., 1955, p. 96 : « La question
économique importante, à poser concernant le British National Health Service, était la suivante:
s'il y a un service pour lequel, au prix zéro, la demande est presque infiniment grande, si rien
n'est fait pour augmenter l'offre, si la courbe du coût s'élève rapidement, si la loi garantit à tout
citoyen le meilleur service médical possible, et s'il n'existe visiblement pas de moyen de
rationner, que se passera-t-il? Je n'ai pas souvenir d'un seul économiste britannique qui ait,
avant la création du service, posé ces simples questions; après, ce sont les médecins eux-mêmes
et non les économistes, qui les ont soulevées )).
(30) Cf. ROBERTS, op.cit., p. 116: « Notre enquête a montré que la médecine, s'étant
attelée au ehar de la science, a acquis la propriété de s'étendre constamment et à une vitesse
croissante; qu'elle nourrit des intérêts et des ambitions professionnelles et commerciales qui la
nourrissent en retour; que ce processus est encore accéléré par ses propres succès, en ceci
qu'elle permet la prolongation de l'existence dans un état de survie médicale plutôt que de
guérison; et que des facteurs supplémentaires d'expansionnisme de la médecine sont l'élévation
du niveau de vie, ainsi que l'émotio.n et le sentiment inséparables du spectacle de la maladie )).
(31) Ibid., p. 136: « Un homme de quatre-vingts ans qui présente une fracture de la
hanche doit être admis immédiatement à l'hôpital, et une fois entré, y séjourne longtemps. Par
ailleurs, la personne qui pourrait être guérie, moyennant un bref séjour en hôpital, d'un handicap
physique mineur qui diminue sa capacité de travailler, peut avoir à attendre longtemps )). Le Dr
Roberts ajoute: « Cette façon économique de voir l'art de soigner peut paraître un signe
d'insensibilité. L'accusation serait certes justifiée si notre but était le bien général de l'Etat
considéré comme une entité supra-humaine; et, il n'est guère nécessaire de dire que le médecin
en tant que tel ne prend pas en compte la valeur économique de ses patients. Mais notre but est
le bien-être des membres de l'Etat; et comme nos ressources ne suffisent pas pour que nous
soyons à même de traiter toute maladie avec toute l'efficacité que, dans de meilleures
conditions, le progrès de la science rendrait possible, nous sommes obligés de faire un juste
partage entre les avantages directs à court terme procurés à un individu, et les avantages à long
terme qui se répercuteront sur de nombreux individus )).
(32) Voir Mark G. FIELD, Doctor and Patient in Soviet Russia, Cambridge, Harvard
University Press, 1957.
(*) Cela a été écrit en 1960 (Ndn.
(33) Cf. E. M. BURNS, Sociallnsurance in Evolution.
(34) L'un des plus scrupuleux chercheurs britanniques travaillant sur ces objets, 1. R.
«(
HICKS a écrit il y a quelque temps The Pursuit of Economie Freedom )), dans What We
Defend, Ed. E. F. Jacob, Oxfor.d, Oxford University Press, 1942, p. 105) : « L'une des raisons
pour lesquelles nous avons des chiffres élevés de chômage ... est une conséquence directe de
notre politique sociale progressiste; nos statistiques concernant les demandeurs d'emploi sont
tirées vers le haut à mesure que se développe la distribution des allocations de chômage, et le
droit à ces allocations est aujourd'hui accordé très généreusement )).
(35) Voir Colin CLARK, Welfare and Taxation, Oxford, 1954, p. 25.
(36) Cf. Barbara WOOTTON, « The Labour Party and the Social Services)): Political
Quarterly, XXIV, 1953,65 : « La conception à venir des services sociaux dépendra de décisions
claires concernant la destination de ces services. En particulier, doivent-ils servir à une politique
d'égalité sociale? Ou sont-ils, sans plus, une partie du programme énoncé dans les ouvrages
506 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
antérieurs des Webb, des mesures en vue d'assurer que personne ne meure de faim, ou ne soit
trop pauvre pour consulter un médecin, ou ne puisse disposer de l'instruction la plus
élémentaire? Ce sont les réponses à ces questions qui doivent régir tout l'avenir de nos services
sociaux ».
(37) 1\ peut être utile de rappeler ici que la doctrine classique en ces matières a été
formulée par Edmund BURKE, « Thoughts and Details on Scarcity»: Works, VII, 390-91 :
« Chaque fois qu'un homme ne peut prétendre à rien en vertu des lois du commerce et des
principes de justice, il sort de ce secteur, et entre dans celui de la charité ».
Pour l'essentiel, la meilleure analyse critique des tendances actuelles en ce domaine se
trouve dans un essai de W. HAGENBUCH, « The Rationale of the Social Services» : Lloyds BR,
juillet 1953 (en partie reproduit en Epilogue du livre de cet auteur: Social &onomics,
Cambridge, Cambridge University Press, 1958), où il affirme (p. 9-12) que: « sans nous en
rendre compte, nous sommes peut-être en train de dériver vers un système où tout le monde sera
en permanence dépendant de l'Etat pour satisfaire certains besoins fondamentaux, et le
deviendra inévitablement de plus en plus. Non seulement nos services sociaux ne se résorbent
plus d'eux-mêmes, mais ils se propagent automatiquement... Il y a incontestablement un écart
immense entre un régime où un petit nombre d'infortunés reçoit occasionnellement et
provisoirement des secours pour passer un cap difficile, et celui où une tranche importante du
revenu de tout un chacun est sans cesse drainé par l'Etat. L'absence de lien entre ce que
l'individu apporte et ce qu'il reçoit, la situation politique qui ne peut que survenir quand toute
inégalité de répartition se trouve contestée, et le pur paternalisme inhérent à tout cela, laissent
prévoir la disparition rapide de ce mince flux du revenu national qui ne transite pas par le
réservoir des services sociaux, et la marche vers le contrôle étatique intégral de tous les
revenus ... Nous pouvons donc résumer le conflit politique à long terme de la façon suivante: ou
bien, nous pouvons rechercher un système de services sociaux qui élimine la pauvreté en
rendant tout le monde pauvre (ou riche, selon le point de vue où vous vous placez), en ne
fournissant aucune prestation qui ne soit universelle, et en socialisant le revenu national. Ou
bien nous pouvons rechercher un système de services sociaux qui écarte la pauvreté en faisant
passer ceux qui sont « au-dessous de la ligne de pauvreté» au-dessus de celle-ci, par
l'attribution d'avantages sélectifs aux groupes de gens en détresse sur la base d'une évaluation de
ressources, ou sur celle d'une méthode d'assurance par catégories, cela en attendant le jour où
les services sociaux ne seront plus nécessaires parce que le niveau de vie de tous, même celui
des gens aux plus bas revenus, sera au-dessus de cette ligne de pauvreté ».- Voir aussi, du même
auteur .« The Welfare State and Its Finances» : Lloyds BR, juillet 1958.- H. WILGERODT, « Die
Krisis dersozialen Sicherheit und das Lohnproblem» : Ordo., volume VII, 1955.- H. ACHlNGER,
Soziale Si~herheit et ROEPKE, op.cil., chap.IV.
(38) Cf. le premier essai de E. M. BURNS, cité en note (2) ci-dessus, spécialement p. 1478.
(39) P. WILES, « Property and Equality», dans The Unservile Slale, Ed. G. Watson,
Londres, 1957, p. 100.- Cf. aussi E. DODDS, « Liberty and Welfare», dans The Unservile Slale,
spécialement p. 20: « Il est devenu évident qu'un monopole d'Etat sur le "Bien-Etre" a
certaines conséquences antilibérales ; et notre conviction est que le moment est venu de fournir,
non pas simplement le Bien-Etre, mais des institutions de bien-être diverses et
concurrentielles» .
(40) Contre les propositions de réforme de STOKES, op.cil., qui équivaudraient à mettre en
liquidation les droits acquis, i! faut dire que si grande soit la tentation d'« effacer l'ardoise », et si
lourd le fardeau déjà assumé, cela me semblerait un funeste point de départ pour une tentative
de créer des dispositifs plus raisonnables.
(41) Cette formule a été employée par Mr. Joseph WOOD KRUTCH lors d'un débat informel.
NOTES PARTIE II1- LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE 507
Chapitre
20
~ La citation en tête du chapitre est reprise de F. GUICCIARDINI, « La deocma scalata » :
Opere inedite, Ed. L. Guicciardini, Florence, 1867, X, 377. Les circonstances de cette
observation et la remarquable discussion au XVI' siècle sur l'imposition progressive d'où elle est
tirée, méritent un bref commentaire.
Au XV' siècle la République de Florence, qui avait joui pendant deux cents ans d'un
régime de liberté personnelle régi par le droit tel qu'on n'en avait pas connu depuis l'Athènes et
la Rome antiques, tomba sous la domination de la famille Médicis, qui se dota progressivement
de pouvoirs despotiques en séduisant les masses. L'un des instruments que les Médicis
«(
employèrent à cette fin fut, comme l'écrit Guicciardini en un autre endroit Del reggimento di
Firenze» : Opere inedite, Il, 40), la progressivité des taux d'imposition: « Il est bien connu que
la noblesse et les riches furent opprimés par Cosme (de Médicis) et plus tard par la fiscalité, et la
raison en fut - même si les Médicis ne le reconnurent jamais - que celle-ci fournissait un moyen
certain de détruire d'une façon apparemment légale, car ils se réservaient toujours le pouvoir
d'abattre arbitrairement qui ils voulaient». Lorsque, pendant le siècle suivant, on préconisa de
nouveau la progressivité de l'impôt, Guicciardini écrivit (la date de 1538, suggérée par K. T.
VON EHEBERG, « Finanzwissenschaft » : HandwOrterbuch der Staatswissenschaften, 3e éd., Iéna,
1909, volume IV, n'est que conjecturale), deux brillants discours sur l'imposition progressive,
l'un favorable et l'autre, manifestement plus proche de sa propre opinion, opposé. Ces discours
demeurèrent à l'état de manuscrits et ne furent publiés qu'au XIX' siècle. La critique
fondamentale de Guicciardini (X, 368) est que « l'égalité vers laquelle nous devons tendre
consiste en ceci, qu'aucun citoyen ne puisse en opprimer un autre, et que tous les citoyens soient
soumis aux lois et aux autorités, et que la voix de chacun de ceux qui sont admissibles au
Conseil compte autant que celle d'un autre. C'est le sens de l'égalité dans la liberté, et non point
que tous soient égaux à tous égards». Il argumente plus loin (p. 372) : « Ce n'est point la liberté
lorsqu'une partie de la communauté est opprimée et maltraitée par le reste, et ce n'est pas pour
cela que nous avons recherché la liberté, mais pour que chacun soit en mesure de protéger sa
situation propre en toute sécurité». Les partisans de la progressivité sont, à ses yeux (ibid.) :
«des agitateurs du peuple, destructeurs de la liberté et des bons gouvernements des
républiques». Le danger principal est celui qu'il dénonce dans la citation placée en tête de
chapitre, qui peut être reproduite ici dans sa version italienne originale: « Ma è la natura delle
cose, che i principii comminciano piccoli, ma se l'uomo non avvertisce, moltiplicano presto et
scorrono in luogo que poi nessuno nè a tempo a provverdervi ».- Cf. à ce sujet G. R!CCA-
SALERNO, Storia delle dOllrine finanziarie in Italia, Palermo, 1896, p. 73-76 et M. GRABEIN,
« Beitrage zur Geschichte der Lehre von der Steuerprogression» : Finanz-Archiv, XII, 1895,
481.
(\) Il Y a une dizaine d'années, seuls quelques économistes s'opposaient encore par
principe à la progressivité de l'impôt, tout particulièrement L. VON MISES (voir par exemple
508 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
Ifuman Action, New Haven, Yale University Press, 1949, p. 803 et s.) et H. L. LUTZ (Guideposts
to a Free Economy, New York, 1948, chap. XI). Le premier économiste de la nouvelle
génération à souligner les dangers de la progressivité semble avoir été D. M. WRIGHT,
Democracy and Progress, New York, 1948, p. 94-103. La reprise générale du débat est due
principalement à l'étude minutieuse de W. J. BLUM et Harry KALVEN, Jr., The Uneasy Case for
Progressive Taxation, d'abord publiée dans University of Chicago Law Review, volume XIX,
1952, puis réimprimée séparément par University of Chicago Press en 1952. Je pourrais citer
deux analyses antérieures de la question, par mes soins: «Die Ungerechtigkeit des
Steuerprogression » : Schweizer Monatshefte, volume XXXII, 1952 et « Progressive Taxation
Reconsidered », dans On Freedom and Free Enterprise : Essays in Ifonor of Ludwig von Mises,
Ed. M. Sennholz, Princeton, 1956. Une part substantielle du second texte a été incorporée dans
le présent chapitre. Une histoire non critique mais fort instructive de l'impôt progressif en
Grande-Bretagne a été publiée par F. SHEHAB, Progressive Taxation, Oxford, 1953.
(2) La note en marge de TURGOT, « Il faut exécuter l'auteur, et non le projet», est
rapportée par F. GENTZ, «Ueber die Hülfsquellen der franzOsischen Regierung» «( Sur la
provenance des ressources du gouvernement français»): Historisches Journa/, III, 1799, 138.
Gentz lui-même commente en cet article la taxation progressive: «Voilà donc l'un de ces
impôts pour lesquels un autre fondement que la pure (géométrique) progression du revenu ou de
la fortune sert d'assiette, celui qui s'appuie sur un principe de progressivité rapide, et qui ne vaut
pas beaucoup mieux qu'un vol à la tire ». (Gentz, évidemment, emploie le mot « progression »
en son sens absolu et non pour désigner le montant proportionnel de l'imposition).
(3) J. R. MCCULLOCH, « On the Complaints and Proposais Regarding Taxation»:
Edinburgh Review, LVII, 1833, 164. Cet article plus ancien fut pour l'essentiel incorporé dans la
version développée, mieux connue, du même auteur, Treatise on the Principles and Practical
Influence of Taxation and Funding System, Londres, 1845, p. 142.
(4) Voir K. MARX, Se/ected Works, Ed. V. Adoratsky, Londres, sans date, 1,227. Ainsi
que L. VON MISES l'a souligné (Planning for Freedom, South Holland, Illinois, 1952, p. 96), les
mots: « nécessitent d'autres incursions contre le vieil ordre social» ne figurent pas dans la
version originale du Manifeste du Parti communiste, mais furent introduits par Friedrich ENGELS
dans la traduction anglaise de 1888.
(5) M. A. THIERS, De la propriété, Paris, 1848, p. 319: « La proportionnalité est un
principe, mais la progressivité n'est qu'un odieux arbitraire ».
(6) J. S. Mu, Princip/es, 1re éd., 1848, Il,353.
(7) Pour de récents récapitulatifs des arguments en faveur de la progressivité de l'impôt,
voir E: De FAGAN, « Recent and Contemporary Theories of Progressive Taxation» : JPE,
volume XLV!, 1938 et E. ALux, « Die Theorie der Progressiv Steuer» : Die Wirtschaftstheorie
der Gègen"lvart, volume IV, Vienne, 1928.
(8) Je me souviens que mon propre professeur, F. VON WIESER, l'un des fondateurs de
l'analyse moderne de l'utilité et l'auteur du terme « utilité marginale » (Grenznutzen), considérait
que l'une de ses principales réussites était d'avoir fourni une base scientifique pour la justice
fiscale. L'auteur qui eut sous ce rapport la plus grande influence dans le monde anglo-saxon fut
F. Y. EDGEWORTH. Voir ses Papers Relating to Politica/ Economy, Londres, 1925, Il,
spécialement p. 234-270.
(9) En 1921, Sir Josiah STAMP (plus tard Lord STAMP) pouvait dire (dans The
Fundamenta/ Principles of Taxation, Londres, 1941, p. 40) que: « Ce ne fut qu'à partir du
moment où la théorie marginaliste parvint à sa pleine formulation sur le plan de l'analyse
psychologique, que le principe de l'impôt progressif disposa d'une base scientifique sûre ». Plus
récemment encore, T. BARNA, Redistribution of Incomes through Public Finance, Oxford,
Oxford University Press, 1945, p. 5, pouvait soutenir que « étant donné le revenu national total,
la satisfaction est maximisée par une égale distribution des revenus privés. Cet argument est
fondé, d'une part, sur la loi de décroissance de l'utilité marginale du revenu, et, d'autre part, sur
NOTES PARTIE 111- LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE 509
le postulat (fondé sur les principes de la démocratie politique plutôt que sur ceux de l'économie)
que des personnes à même revenu ont la même capacité de satisfaction. En outre, la doctrine
économique aujourd'hui acceptée nie qu'il y ait quelque bienfaisance dans l'épargne (rendue
tellement plus aisée par l'existence de revenus élevés) aussi longtemps qu'il y a du chômage, et
donc la principale justification traditionnelle de l'inégalité disparaît».
(10) Cette conclusion peut sans doute être considérée comme fermement établie en dépit
de l'objection souvent répétée selon laquelle à un niveau individuel, nous discernons à peu près
tous nettement si les besoins d'une personne sont plus importants que ceux d'une autre. Le fait
que nous ayons une opinion à ce sujet n'implique nullement qu'il y ait une quelconque base
objective pour décider qui a raison lorsque des gens évaluent différemment l'importance relative
des besoins de personnes différentes; et rien ne permet de penser que ces gens puissent
s'accorder sur leurs évaluations.
(II) Stenographische Berichte der Verhandlungen.des preussischen
Abgeordnetenhauses, 1898-99, Il, 907 : « Les principes les plus sacrés de l'égalité politique se
trouveraient bafoués si nous nous engagions sur la voie de la progressivité de l'impôt. La
Démocratie même réfute et détruit ses principes absolus quand elle envisage d'atteindre plus
lourdement les riches ».
(12) Voir particulièrement H. C. SIMONS, Personallncome Taxation, Chicago, Chicago
University Press, 1938, p. 17 et s.- Cf. aussi A.T. PEACOCK, « Welfare in the Liberal State»,
dans The Unservile State, Ed. G. Watson, Londres, 1957, p. 117: « Le soutien" libéral" à de
telles mesures de taxation progressive ne repose pas sur la croyance utilitarienne qu'une livre
supplémentaire a " plus de valeur" pour un pauvre ou lui sera" plus utile" qu'à un riche. Elle
repose sur une aversion nette pour l'inégalité flagrante».
(13) Taxation Committee of the National Association of Manufacturers, Facing the Issue
oflncome Tax Discrimination, édition revue et augmentée, New York, 1956, p. 14.
(14) D. G. HunoN, « The Dynamic of Progress», dans The Unservile State, p. 184-85.
Cela semble reconnu maintenant même au sein du Parti travailliste (Voir par exemple C. A. R.
CROSLAND, The Future ofSocialism, Londres, 1956, p. 190).
(15) Cf. Findlay SHIRRAS et L. ROSTAS, The Burden of British Taxation, Cambridge,
Cambridge University Press, 1943, p. 56. Les principaux résultats de cette recherche sont
montrés dans le tableau ci-dessous:
100 18 1000 19
150 16 2000 24
200 15 2500 25
250 14 5000 33
300 12 10000 41
350 II 20000 50
500 14 50000 58
Voir aussi les analyses antérieures dans le Report of the Commillee on National Debt and
Taxation, Londres, H.M. Stationery Office, 1927 (Cmd. 2800).- Pour les Etats-Unis, G. COLM et
H. TARAsov, « Who Pays the Taxes?»: Temporary National Economie Commillee
Monographs, n. 3, Washington, Government Printing Office, 1940 et J. H. ADLER, « The Fiscal
System: The Distribution of Income and Public Welfare», dans Fiscal Polilics and the
American Economy, Ed. K. E. Poole, New York, 1951.- Pour la France, voir H. BROCHIER,
510 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
Finances publiques et redistribution des revenus, Paris, 1950 et pour la Prusse au XIXe siècle, F.
J. NEUMANN, Die pers6nlichen 'Steuern vom Einkommen, Tübingen, 1896.
(16) A. M. CARTIER, The Redistribution of Income in Postwar Britain, New Haven, Yale
University Press, 1955.- Voir aussi Income Redistribution and Social Policy, Ed. A. T. Peacock,
Londres, 1954 et R. A. MUSGRAVE, J. J. CARROLL, L. D. COOKE et L. FRANE, « Distribution of
Tax Payments by Income Groups: A Case Study for 1948» : National Tax Journal, volume IV,
1951.
(17) La mieux connue de ces prédictions pessimistes est celle de W. E. H. LECKY,
Democracy and Liberty, New York, 1899, l, 347: « Une très forte progressivité de l'impôt
constitue le suprême danger de la démocratie; elle crée une situation où une classe impose à
une autre des fardeaux qu'elle-même n'a pas à porter, et incite l'Etat à des projets extravagants,
sur la base de la croyance que la totalité de leur coût sera supporté par les autres ».
(18) Royal Commission on Taxation of Profits and Income, Second Report, Londres, H.
M. Stationery Office, 1954 (Cmd. 9105), sect. 142
(19) Juge WHITE, dans Knowltown v. Moore, 178, US, 41, 1900, cité par BLUM et KALVEN
et mentionné en note (1) ci-dessus.
(20) E. R. A. SELlGMAN, Progressive Taxation in Theory and Practice, 2e éd., Baltimore,
American Economic Association, 1908, p. 298.
(21) Voir le Rapport cité en n. 18,.sect. 150.
(22) J. R. MCCULLOCH dans l'article cité en note (3), p. 162, ainsi que dans Treatise on
Taxation, p. 141. L'expression a plus tard été fréquemment employée et se retrouve par exemple
dans F. A. W ALKER, Political Economy, 2e éd., New York, 1887, p. 491.
(23) Voir l'analyse détaillée dans Final Report of the Royal Commission on the Taxation
of Profits and Income, Londres, H. M. Stationery, 1958 (Cmd. 9474), sect. 186-207,
spécialement 186 : « Il est inhérent à l'impôt progressif qu'il tombe avec des incidences diverses
sur les revenus égaux et inégaux».
(24) Il vaut d'être noté que les auteurs qui parlaient autrefois du prétendu « épuisement
des opportunités d'investissement» demandent aujourd'hui que « la progressivité effective de
l'impôt sur le revenu soit renforcée», et soulignent que « la plus importante des questions
auxquelles la politique américaine se trouve désormais confrontée est celle de la progressivité
de l'impôt sur le revenu », tout en affirmant sérieusement que « nous sommes dans une situation
où le dollar marginal prélevé par le fisc peut visiblement rapporter une utilité sociale supérieure
à celle du dollar marginal figurant sur la feuille de paie» (A. H. HANSEN, The Task of Promoting
Economic Growth and Stability, exposé devant la National Planning Association, 20 février
1956, polycopié).
'(25"Céla semble avoir ébranlé même un auteur si fermement convaincu de la justice de la
progressivité de l'impôt qu'il souhaitait l'appliquer à une échelle internationale (voir 1. E.MEADE,
Planning and the Price Mechanism, Londres, 1948, p. 40) : « Ainsi un auteur de talent qui est
imposé à 19s 6d par Livre [soit 97,5 %) doit gagner 200 livres s'il veut disposer de 5 livres pour
payer quelque travail ménager. Il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'il décide de faire son ménage
lui-même au lieu d'écrire. C'est seulement s'il est quarante fois plus productif en écrivant qu'en
nettoyant, qu'il aurait avantage à étendre la division du travail et à échanger son travail littéraire
contre les corvées».
(26) W. A. LEWIS, The Principles of Economic Planning, Londres, 1949, p. 30;
l'argument semble avoir été employé d'abord par L. T. HOBHOUSE, Liberalism, Londres, 1911, p.
199-20 l, qui suggère que la raison de proposer une super-taxe est « un respectueux doute quant
au fait qu'un individu à lui tout seul vaille pour la société, de quelque manière que ce soit, tout
ce qu'encaissent certains », et avance que « lorsqu'on arrive à un revenu de l'ordre de 5 000
livres par an, on n'est pas loin de la limite de la valeur industrielle d'un individu ».
NOTES PARTIE II1- LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE 511
(27) Cf. WRIGHT, op. cil. , p. 96 : « Il faut rappeler que nos lois fiscales sur le revenu ont été
pour la plupart rédigées et promulguées par des titulaires de salaires réguliers, en faveur de
titulaires de salaires réguliers ».
(28) L. VON MISES, Human Action, p. 804-805.- Cf. aussi Colin CLARK, Weifare and
Taxation, Oxford, 1954, p. 51 : « Bien des partisans d'impôts élevés sont de sincères opposants
du monopole; or si la fiscalité était moins lourde et, en particulier, si les bénéfices non
distribués en étaient exemptés, bien des entreprises surgiraient qui feraient une vive concurrence
aux monopoles anciennement établis. En pratique, les taux excessifs actuels sont l'une des
principales raisons de la puissance actuelle des monopoles ».- De même Lionel ROBBrNS,
« Notes on Public Finance» : Lloyds BR, octobre 1955, p. 10: « Le fait qu'il est devenu si
difficile d'amasser une fortune, même relativement petite, ne peut qu'avoir une influence
extrêmement profonde sur l'organisation des affaires; et il ne me paraît pas évident que ce soit
dans l'intérêt de la société. La conséquence de tout cela ne sera-t-elle pas forcément qu'il sera de
plus en plus malaisé de développer des innovations, hormis dans la mouvance des grandes
entreprises déjà établies; et que de plus en plus du capital qui s'accumulera quand même
s'accumulera dans le giron des grands consortiums qui - en bonne partie grâce à l'entreprise
individuelle de l'époque précédente - ont réussi à prendre leur essor avant que ne vienne l'âge
glaciaire? >>.
(29) Voir WRIGHT, op.cit., p. 96-100.- Cf. aussi J. K. BUITERS et J. LINTNER, Effects of
Taxes on Growing Enterprises, Boston, Harvard Graduate School of Business Administration,
1945.
(30) Voir à ce sujet le New York Times, 6 janvier 1956, p. 24.
(31) Une bonne partie du gaspillage en « frais et débours» est indirectement la
conséquence de l'impôt progressif, car sans celui-ci, l'intérêt de la firme serait souvent de payer
ses dirigeants de telle façon qu'ils soient incités à régler leurs frais de représentation de leur
propre poche. Bien plus considérables aussi qu'on ne l'imagine dans le public sont les frais
juridiques causés par la progressivité; cf. BLUM et CALVEN, op.cil., p. 431 : « On peut remarquer
qu'une bonne partie du travail quotidien du juriste fiscal découle du simple fait que les taux sont
progressifs. Peut-être que la majorité des problèmes auxquels il est confronté sont provoqués ou
aggravés par ce fait >>.
Chapitre
21
~ La citation placée en tête du chapitre est tirée de J. M. KEYNES, The &onomic
Consequences of the Peace, Londres, 1919, p. 220. La remarque de Keynes a été suscitée par
une formule attribuée à Lénine disant que « le meilleur moyen de détruire le système capitaliste
est de corrompre la monnaie ». Cf également une remarque postérieure de Keynes dans A Tract
of Monetary Reform, Londres, 1923, p. 45: « Le capitalisme individualiste d'aujourd'hui,
précisément parce qu'il confie l'épargne à l'investisseur individuel et la production à l'employeur
512 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
individuel, exige a priori un étalon stable de valeur et ne peut fonctionner efficacement - voire
même ne pas survivre - sans un tel instrument de mesure )L
(1) Cf. L. VON MISES, Human Action, New Haven, Yale University Press, 1949, p. 429 à
445.
(2) Bien qu'à mon avis le système bancaire moderne ait revêtu des formes qui requièrent
quelque institution du genre des banques centrales, je doute fort qu'il soit nécessaire ou
préfératle qu'elles (ou le gouvernement) aient le monopole de l'émission de toute espèce de
monnaie. L'Etat a, bien entendu, le droit de protéger l'appellation de l'unité monétaire que lui-
même (ou n'importe qui d'autre) met en circulation; et s'il émet des « dollars», d'empêcher
quiconque d'émettre des moyens de paiement sous ce nom. Et comme il est de ses fonctions
d'assurer l'exécution des engagements, il doit être en mesure de déterminer ce qui a « cours
légal » pour l'exécution des obligations contractuelles. Mais il semble n'y avoir aucune raison
pour que l'Etat puisse interdire l'emploi d'autres sortes de moyens d'échange, que ce soit une
marchandise ou une autre monnaie émise par une institution domestique ou étrangère. L'un des
moyens les plus efficaces en vue de protéger la liberté de l'individu serait assurément que dans
leur constitution, les Etats s'interdisent en temps de paix toute restriction légale aux transactions
en n'importe quelle monnaie ou en métaux précieux.
(3) Les plus importants de ces changements réversibles de la demande que les variations
monétaires sont susceptibles de provoquer sont des changements de la demande relative en
biens de consommation et en biens d'investissement; on ne peut examiner de près ce problème
sans entrer dans les débats en cours sur la théorie des crises cycliques, ce qui n'est pas possible
ici.
(4) Voir l'étude plus détaillée de ces questions dans mon ouvrage Monetary Nationalism
and International Stability, Londres, 1937.
(5) Voir R. S. SAYERS, Central Banking afier Bagehot, Oxford, 1957, p. 92 à 107.
(6) Voir Colin CLARK, « Public Finance and Changes in the Value of Money »: El,
volume LV, 1946, et comparer la discussion de cette thèse par J. A. PECHMAN, T. MAYER et D.
T. SMITH, dans RE & S, volume XXXIV, 1952.
(7) Les chiffres inclus dans le texte sont les résultats de calculs faits pour moi par Mr.
Salvator V. FERRERA, dont l'assistance m'a été précieuse. Ils se limitent forcément aux seuls pays
pour le niveau de vie desquels les indices statistiques annuels étaient disponibles pour
l'intégralitç des quarante-cinq années retenues. C'est délibérément que je ne donne dans le texte
que des chiffres ronds: je ne pense pas en effet que ce genre de calculs puisse nous fournir
davantage-qué des indications sommaires sur les ordres de grandeur constatés. Pour ceux que
cela peut intéresser, je donne ci-dessous les chiffres à la première décimale pour tous les pays
pour lesquels les calculs ont été faits :
BIBl
lE
NOTES PARTIE III - LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE 513
(8) En ce qui concerne la France, ceci ne tient pas compte des effets de la dépréciation
importante (et de la dévaluation résultant) du Franc français au cours de l'année 1958.
(9) Il n'y a pas de série continue d'indices disponible pour l'ensemble de cette période de
deux cents ans, mais le courant général des prix peut être évalué en rapprochant les données
fournies par Elizabeth GlLBOY, « Le Coût de la vie et les salaires réels en Angleterre au XVIIIe
siècle» : RE & S, volume XVIII, 1936, et celles fournies par E. S. TUCKER, « Salaires réels des
artisans à Londres, de 1729 à 1935 » : Journal of The American Statistical Association, volume
XXXI,1936.
(10) Cette affirmation repose sur l'indice des prix de gros pour les Etats-Unis (voir Bureau
of Labour Stalistics Chart Series, Washington, Government Printing Office, 1948, Chart E-II).
(II) Cf. W. ROEPKE, Welfare, Freedom and Inflation, Londres, 1957.
(12) Voir mon essai « Full Employment, Planning and Inflation» : Review of the Institute
of Public Affairs, Melbourne, Victoria, Australie, volume IV, 1950 et la version allemande
Vo/lbeschaftigung, Inflation und Planwirtschaft, Ed. A. Hunold, Zurich, 195\.- et F. A. Lurz,
« Inflationsgefahr une Konjonkturpolitik )' : Schweizerische Zeitschrift fur Volkswirtschaft und
Statistik, XCIII, 1957, et « Cost-and Demand-Induced Inflation» : Banca Nazionale di Lavoro :
Quarterly Review, volume XLIV, 1958.
(13) J. M. KEYNES, A Tract on Monetary Reform, p. 80.
(14) L'essai de Henry C. SIMON portant ce titre, publié initialement en JPE, volume XLIV,
1936, est réimprimé dans son &onomic Policy for a Free Society, Chicago, University of
Chicago Press, 1948.
(15) Ceci vaut au moins pour les instruments traditionnels de politique monétaire, mais
pas pour les nouvelles mesures telles que les modifications des réserves obligatoires des
banques.
(16) La première de ces erreurs funestes fut la tentative de l'Angleterre après la Première
Guerre mondiale, de rétablir la Livre sterling à sa valeur d'avant 1914, au lieu de la rattacher à
l'or à une nouvelle parité correspondant à sa valeur dépréciée. Outre que cela n'était nullement
requis par les principes de l'étalon-or, c'était en contradiction avec la meilleure doctrine
classique. David Ricardo avait dit explicitement dans une situation analogue, cent ans plus tôt,
qu'il « ne conseillerait jamais à un gouvernement de fixer la parité de sa monnaie sans tenir
compte de ce qu'elle avait perdu 30% de son pouvoir d'achat ;je recommanderai comme vous le
proposez, mais d'une autre façon, que la monnaie soit cotée à sa valeur dépréciée en abaissant le
taux de convertibilité en or, et que nulle modification ultérieure ne soit admise» (lettre à John
Wheatley du 18 septembre 1821, dans The Works and Correspondence ofDavid Ricardo, Ed. P.
Sraffa, Cambridge, Cambridge University Press, 1952, IX, 73).
(17) Il Y a évidemment de bonnes raisons pour libérer intégralement le commerce de l'Of.
Il semblerait même souhaitable d'aller beaucoup plus loin dans cette direction: rien
probablement ne contribuerait davantage à la stabilité monétaire internationale que le fait que
les divers pays s'engagent mutuellement par traité à ne placer aucun obstacle aux libres
transactions dans la monnaie l'un de l'autre. (On peut aussi soutenir qu'il devrait être permis à
leurs banques respectives d'opérer sur le territoire des autres pays). Mais quand bien même cela
serait progresser largement vers la restauration d'un étalon international stable, le contrôle de la
valeur de cet étalon resterait entre les mains des autorités des principaux pays participant à
l'accord.
(18) Voir mon essai «A CommodityReserve Currency»: El, volume LIlI, 1943,
réimprimé dans Individualism and &onomic Order, Londres et Chicago, 1948.
(19) Voir mon essai Monelary Nationalism and International Stability.
[EQUE
.OPE
514 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
Chapitre
22
~ La citation placée en tête du chapitre est extraite de W. A. LEWIS, The Principles of
Economic Planning, Londres, 1949, p. 32.
(1) Une proposition valable pour remédier à cette situation a été énoncée récemment par
R. TURVEY dans Economics of Real Property, Londres, 1957. Parmi les travaux antérieurs, les
analyses des impôts locaux écrites par E. CANNAN, en particulier son History of Local Rates, 2 e
édition, Londres, 1912, et son mémoire en Royal Commission on Local Taxation: Memoranda
Chiej/y Relating to the Classification and Incidence of Imperial and Local Taxes, Londres, H.
M. Stationary Office, 1899 (Cmd. 9528), p. 160-75, sont encore, pour l'essentiel, les plus utiles à
consulter.
(2) Adam SMITH, Lectures on Justice, Police, Revenue and Arms (prononcées en 1763),
Ed. E. Cannan, Oxford, 1896, p. 154.
(3) Cf. M. FRIEDMAN et G. J. STIGLER, Roofs or Ceilings ?, New York, Foundation for
Economic Education, 1946.- B. DE JOUVENEL, No Vacancies, New York, Foundation for
Economie Education, 1948.- R. F. HARROD, Are these Hardships Necessary?, Londres, 1948.-
F. W. PAISH, « The Economies of Rent Restrictions»: Lloyds BR, avril 1950, réimprimé dans
Post-War Financial Problems, Londres, 1950.- W. ROEPKE, Wohnungszwangswirtschaft-ein
europaisches Problem, Düsseldorf, 1951.- A. AMONN, « Normalisierung der
Wohnungswirtschaft in grundslltzlicher Sicht»: Schweizer Monasthefte, juin 1953, et mes
propres essais antérieurs, Das Mietersehulzproblem, Vienne, 1929 et {( Wirkungen der
Mietzinsheschrllnkungen» : Sehriften des Vereinsjùr Sozialpolilik, volume CLXXXIl, 1929.
(4) Cette illustration est donnée par F. W. PAISH dans l'essai cité en note ci-dessus, p. 79
de la réimpression.
(5) Ê. FORSTHOFF, Lehrbueh des Verwaltungsreehts, Munich, 1950,222.
«i) Ge n'est que récemment que des efforts déterminés, systématiques, ont été faits tant en
Grande-Bretagne qu'en Allemagne, pour abolir totalement le système du contrôle des loyers;
aux Etats-Unis, il est encore en vigueur dans la ville de New York.
(7) Cette possibilité a été utilisée souvent en divers points du monde pour expulser des
minorités ethniques indésirées.
(8) Sir Frederick OSBORN, {( How Subsidies Distort Housing Development» : Lloyds BR,
avril 1955, p. 36.
(9) Sur ces problèmes, voir TURVEY, op. cil. et Allinson DUNHAM, {( City Planning: an
Analysis of the Content of the Master Plan» : Journal of Law and Economies, volume 1, 1958.
(10) II serait intéressant de voir à quel degré le mouvement pour la planification urbaine,
sous l'impulsion d'hommes tels que Frederick Law Olmsted, Patrick Geddes et Lewis Mumford,
a pris la forme d'une sorte de contre-économie politique.
(II) On doit sans doute dire, à la décharge des économistes britanniques, qu'il aurait été
difficile que de telles absurdités deviennent lois si, pendant la phase décisive de l'élaboration du
texte législatif, les économistes n'avaient été presque entièrement accaparés par l'effort de
NOTES PARTIE III - LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE 515
guerre, ce qui donna aux pianistes le temps et le champ libre pour promouvoir leur conception
d'un monde meilleur dans l'après-guerre. Il ne serait pas exagéré de dire qu'à l'époque, presque
personne au Parlement n'avait une idée claire des conséquences d'un pareil texte, et que
absolument personne ne prévoyait que le ministre responsable emploierait les pouvoirs que le
texte lui conférait pour décréter une confiscation totale des « gains de développement ». Voir
sur cette loi, Sir Arnold PLANT, « Land Planning and the Economic Functions of Ownership » :
Journal of Chartered Auctioneers and Estate Agents Institute, volume XXIX, 1949, et en
complément du livre déjà cité de R. TURVEY, son article « Development Charges and
Compensation-Betterment Problem» : EJ, volume LXIII, 1953, et mon article « A Levy on
Increasing Efficiency » : Financial Times, Londres, 26, 27 et 28 avril 1949.
(12) C. M. HAAR, Land Planning Law in a Free Society: A Study of the British Town and
Country Planning Act, Cambridge, Harvard University Press, 1951.
(13) Stricto sensu, ceUe description concerne la loi telle que le ministre l'a mise en
oeuvre: elle l'autorisait à fixer les charges à prélever à n'importe quel pourcentage des gains dus
au développement, et il choisit un pourcentage de 100 %.
(14) Central Land Board, Practice Notes, première série, Londres, H. M. Stationery
Office, 1949, p. ii-iii.
(15) August LOESCH, The Economics of Location, New Haven, Yale University Press,
1954, p. 343-44.
Chapitre
23
~ La citation placée en tête de ce chapitre est la dernière phrase du texte de Edmund
BURKE, « Thoughts and Details upon Scarcity» (1795), dans Works, VII, 419.
(1) Voir E. M. OJALA, Agriculture and Economic Progress, Oxford, Oxford University
Press, 1952.- K. E. BOULDlNG, « Economic Analysis and Agricultural Policy»: Canadian
Journal of Economics and Po/itical Science, volume XIII, 1947, réimprimé dans Contemporary
Readings in Agricultural Economics, Ed. H. G. Halcrow, New York, 1955.- T. W. SCHULTZ,
Agriculture in an Unstable Economy, New York, 1945.- J. FOURASTIE, Le grand espoir du,Ut"
siècle, Paris, 1949.- H. NIEHAUS et H. PRIEBE, Agrarpo/itik in der sozialen Markwirtschajt,
Ludwigsburg, 1956.
(2) Sir Ralph ENFIELD, « How Much Agriculture? » : L10yds BR, avril, 1954, p. 30.
(3) Cela mérite sans doute d'être mentionné: il est peu connu en effet que, dans ce
domaine aussi, l'inspiration des mesures dirigistes semble être venue d'Allemagne. Cf. la
516 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
description de A. M. SCHLESINGER, Jr., The Age of Roosevelt : the Crisis of the Old Order, 1919-
1933, Boston, 1957, p. 110: « A la fin des années 20, Beardsley Ruml de la Laura Spelman
Rockefeller Foundation, frappé par un programme de contrôle de l'agriculture qu'il avait vu mis
en oeuvre en Allemagne, demanda à John Black, aujourd'hui à Harvard, d'étudier la possibilité
de l'adapter au problème agricole américain. En 1929, Black présenta les détails de ce qu'il
nomma le plan de quotas de production volontaires ... ».
(4) Cf. Hilde WEBER, Die Landswirtschaft in der volkswirtschaftlichen
«(
Entwicklung Berichte uber Landwirtschaft », Sonderheft, n. 161, Hamburg, 1955).
(5) Sur le fait que la « conservation des sols» a pu simplement servir de prétexte à des
contrôles économiques, voir C. M. HARDIN, The Polilics of Agriculture: Soil Conservation and
the Struggle for Power in Rural America, Glencoe, III, 1952.
(6) Sur les problèmes des pays sous-développés et l'assistance au développement de leur
économie, voir tout particulièrement P.T. BAVER, Economie Analysis and Policy in
. Underdeveloped Countries, Cambridge, Cambridge University Press, 1958.- S. H. FRANKEL,
The Economie Impact Or! Under-developed Societies, Oxford, 1953.- F. BENHAM, « Reflexiones
sobre los paises insufticientementa desarrolados»: El Trimestre Economico, volume XIX,
1952, et M. FRIEDMAN, « Foreign Economic Aid » : Yale Review, volume XLVII, 1958.
(7) Ceci a pour corollaire le fait, signalé pour la première fois, je crois, par F. W. Paish,
qu'aujourd'hui les pays riches sur-paient leurs agriculteurs, tandis que les pays pauvres sous-
paient généralement les leurs.
(8) Le fait important et bien établi de la nécessité du développement d'un surplus agricole
avant qu'une industrialisation rapide puisse permettre un accroissement de la richesse, est
particulièrement bien expliqué par K. E. BOULDING dans un article cité en note (1) ci-dessus.
Voir particulièrement la page 185 de la réimpression: « Ce qu'on appelle la "révolution
industrielle" n'a pas été créé par quelques changements techniques relativement mineurs dans
l'industrie textile; cela a été la progéniture en ligne directe de la révolution agricole fondée sur
le navet, le trèfle, et l'assolement quadriennal, et de l'amélioration de l'élevage qui s'est produite
dans la première moitié du XVIIIe siècle. C'est le navet, et non pas le métier à filer, qui est le père
de la société industrielle».
(9) Il est significatif que, comme l'a fait remarquer Anthony SCOTI, Natural Resources :
The Economies of Conservation, Toronto, University of Toronto Press, 1955, p. 37 : « Toute
l'école de l'économie rurale (et sa cousine, l'économie institutionnelle) dérive largement de cette
préoccupation des Américains».
(10) Cf. P. B. SEARS, « Science and Natural Resources» : American SCientist, volume
XLIV, 1956 et « The Processes of Environmental Change by Man », in Man's Role in Changing
the Face of the Earth, Ed. w. L. Thomas, Jr., Chicago, University of Chicago Press, 1956.
(II}"" Voir principalement SCOTI, op. cit.- Scott GORDON, « Economies and the
Conservation Question» : Journal of Law and Economies, volume l, 1958 et S. VON CIRIACY
W ANTRUP, Resource Conservation: Economies and Policies, Berkeley, University of Califomia
Press, 1952.
(12) Cf. L. VON MISES, Socialism, New Haven, Yale University Press, 1951, p. 392 et
SCOTI, op. cit., p. 82-85.
(13) Cf. mon The Pure Theory of Capital, Londres, 1941, chap. vii, spécialement p. 88 n.
(14) Cf. SCOTI, op. cit., p. 8.
(15) Ibid., p. 97.
NOTES PARTIE III - LA LIBERTE DANS L'ETAT-PROVIDENCE 517
Chapitre
24
~ La citation placée en tête du chapitre est tirée de J. S. MILL, On Liberty, Ed. McCallum,
Oxford, 1946, p. 95.- Cf aussi Bertrand RUSSELL, commentant le même problème quatre-vingt-
quinze ans plus tard dans sa coriférence « John Stuart Mill»: Proceedings of the British
Academy, XLI, 1955, 57 : « L'Education par l'Etat, dans les pays qui adoptent les principes (de
Fichte), produit, dans la mesure où elle est efficace, un troupeau de fanatiques ignorants, prêts
dès qu'on le leur commande à guerroyer ou à persécuter de la façon qu'on leur prescrit. Ce péril
est si grand que le monde serait plus vivable (du moins, à mon avis) si l'éducation par l'Etat
n'avait jamais vu le jour».
(1) Cf. MILL, op. cit., p. 94-95 : « C'est dans le cas des enfants que des conceptions mal
appliquées de la liberté sont un obstacle réel à l'accomplissement par l'Etat de ses obligations.
On penserait presque que les enfants d'un homme sont considérés comme étant littéralement - et
non métaphoriquement - une part de lui-même, tant l'opinion se montre réticente envers la
moindre interférence de la loi avec le pouvoir absolu et exclusif qu'il a sur eux; plus réticente en
fait qu'envers presque toute autre interférence avec la liberté d'action propre de cet homme. La
généralité du genre humain semble apprécier la liberté bien moins que le pouvoir. Considérez
par exemple l'éducation. N'est-ce pas un axiome quasi évident que l'Etat devrait exiger et
imposer l'éducation, jusqu'à un niveau déterminé, de tout être humain qui est son citoyen ? .. Si
le gouvernement se décidait à requérir une bonne éducation pour chaque enfant, il pourrait se
dispenser d'en fournir une lui-même. 1\ pourrait laisser les parents se procurer l'éducation la où
ils veulent et comme ils le veulent, et se contenter de contribuer aux frais de scolarité des
enfants des classes les plus pauvres, et de payer complètement l'ensemble des dépenses scolaires
de ceux qui ne peuvent compter sur personne. Les objections légitimement émises à l'encontre
de l'éducation par l'Etat ne s'appliquent pas au fait que l'Etat rende l'éducation obligatoire, mais
au fait qu'il s'arroge le pouvoir de diriger cette éducation, ce qui est totalement différent ».
(2) Historiquement, les besoins du service militaire pour tous ont sans doute beaucoup
plus nettement contribué à conduire la plupart des gouvernements à rendre l'instruction
obligatoire que les besoins du suffrage universel.
. (3) Wilhelm VON HUMBOLDT, Ideen zu einem Versuch die Granzen der Wirksamkeil des
Staates zu bestimmen (écrit en 1792, mais publié en sa version intégrale à Breslau en 1851
seulement), chap.vi, résumé au début et phrase de conclusion. Dans la traduction anglaise, The
Sphere and Duties ofGovernment, Londres, 1864, le résumé a été reporté en table des matières.
(4) Cf. L. VON MISES, Nation, Staat und Wirtschaft, Vienne, 1919.
(5) Milton FRIEDMAN, « The Role of Government in Education », dans Economies and the
Public Interest, Ed. R. A. Solo, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1955.
(6) Cf. G. J. STIGLER dans un article encore inédit: (( The Economie Theory of
Education ».
(7) Voir dans l'article cité en note (5) ci-dessus les intéressantes suggestions faites par M.
FRIEDMAN, qui méritent un examen sérieux même si on peut douter de leur applicabilité.
518 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
~ La citation qui ouvre l'annexe est tirée de Lord ACTON, History of Freedom, p. 1.
(1) Cela est vrai depuis maintenant plus d'un siècle, et dès 1855, J. S. MILL pouvait
dire (cf. mon John Stuart Mill and Harriet Taylor, Londres et Chicago, 1951 p. 216) que
« presque tous les projets des réformateurs socialistes de nos jours sont réellement liberticides ».
(2) B. CROCK, dans « The Strange Quest for American Conservatism»: Review of
Potitics, XVII, 1955, 365, dit très justement que « l'Américain normal qui se qualifie de
" conservateur" est en réalité un libéral ». Il semblerait que la répugnance de ces conservateurs
à se qualifier du nom qui serait le plus approprié ne date que de l'époque du New Deal, où ce
nom a été détourné.
(3) C'est l'expression dont se sert R. G. COLLlNGWOOD, The New Leviathan, Oxford,
Oxford University Press, 1942, p. 209.
(4) Cf. Le choix caractéristique de ce titre pour le livre-programme du Premier ministre
britannique Harold MACMILLAN, The Middle Way, Londres, 1938.
(5) Lord Hugh CECIL, Conservatism, « Home University Library», Londres, 1912, p. 9:
« Le conservatisme naturel... est une propension à s'opposer au changement; et il dérive en
partie d'une méfiance vis-à-vis de l'inconnu ».
(6) Cf. la description révélatrice qu'un conservateur fait de lui-même dans K. FElLlNG,
Sketches in Nineteenlh Century Biography, Londres, 1930, p. 174: « Prise en bloc, la Droite a
horreur des idées, ce dans la mesure où, comme le disait Disraeli, " l'homme pratique n'.est-il pas
quelqu'un qui utilise les bévues de ses prédécesseurs?" Pendant de Jongues phases de son
histoire, elle a résisté massivement au progrès, et sous couvert de déférence envers ses ancêtres,
elle réduit le plus souvent l'opinion au préjugé des personnes âgées. Sa position devient plus
claire, mais plus complexe, si on ajoute qu'elle se laisse sans cesse surprendre par la Gauche,
qu'elle vit d'inoculations répétées d'idées libérales, et qu'elle souffre donc d'un état perpétuel de
compromis ».
(7) J'espère qu'on me pardonnera de répéter ici les mots avec lesquels, lors d'une
précédente occasion, j'ai explicité ce point important: « Le principal mérite de l'individualisme
que (Adam Smith) et ses contemporains préconisaient est que c'est un système dans lequel les
mauvaises gens sont le moins à même de causer des dégâts. C'est un système social qui ne
dépend pas pour son fonctionnement du fait qu'on trouve des gens de qualité pour le piloter, ni
de ce qu'on rende les hommes meilleurs qu'ils ne sont présentement, mais qui fait usage des
hommes tels qu'ils sont dans leur variété et leur complexité: parfois bons et parfois mauvais,
parfois intelligents et plus souvent stupides ». (Individuatism and &onomic Order, Londres et
Chicago, 1948, p. II).
(8) Lord ACTON, dans LeI/ers of Lord Acton ta Mary Gladstone, Ed. H. Paul, Londres, p.
73 : « Le danger n'est pas qu'une classe soit inapte à gouverner. Aucune classe n'est apte à
gouverner. La loi de liberté vise à abolir le règne de classes sur d'autres classes, de croyances sur
d'autres croyances, de races sur d'autres races ».
520 LA CONSTITUTION DE LA LIBERTE
(9) J. R. HICKS à ce propos, parle à juste titre de « la caricature tracée tant par Disraeli
jeune, que par Marx ou par Goebbels» (( The Pursuit of Economic Freedom»: What We
Defend, Ed. E. F. Jacob, Oxford, Oxford University Press, 1942, p. 96). Sur le rôle des
conservateurs sur ce plan, voir aussi mon Introduction à Capitalism and the Historians,
Chicago, Chicago University Press, 1954, p. 19 et s.
(10) 1. S. MILL, On Liberty, Ed. R. B. McCallum, Oxford, 1946, p. 83 : « Je ne vois pas en
quoi une communauté aurait le droit de forcer une autre à être civilisée ».
(II) J. W. BURGESS, The Reconciliation ofGovernment with Liberty, New York, 1915, p.
380.
(12) LEARNED HAND, The Spirit of Lilberty, Ed. 1. Dilliard, New York, 1952, p. 190:
« L'esprit de liberté est celui qui n'est pas vraiment certain d'avoir raison». Voir aussi la phrase
souvent citée d'Oliver CROMWELL, Letler to the General Assembly of the Church ofScotland, 3
août 1650 : « Je vous adjure, par les entrailles du Christ, pensez qu'il se peut que vous vous
soyez trompés». Il est significatif que ce soit là la formule la plus souvent rappelée du seul
« dictateur» qu'ait connu l'Histoire d'Angleterre!
(13) H. HALIAM, Constitutional History, 1827, Everyman ed., III, 90. On dit souvent que
le terme « libéral» dérive du nom du parti espagnol du premier XIXe siècle, les « liberales». J'ai
plutôt tendance à croire qu'il dérive de l'usage fait du terme par Adam SMITIl dans des passages
de La Richesse des nations tels que ceux-ci: « 10: système libéral de libres importations et libres
exportations» (II, 41), et p. 216 : « permettant à chaque homme de chercher son propre intérêt
de la façon qui lui convient, sur le plan libéral d'égalité, de liberté et de justice ».
(14) Lord ACTON dans ses Letlers to Mary Gladstone, p. 44.- Voir également son
jugement sur Tocqueville dans Lectures on the French Revolution, Londres, 1910, p. 357,
« Tocqueville fut un libéral de l'espèce la plus pure - un libéral et rien d'autre, profondément
méfiant vis-à-vis de la démocratie et de ses cousins, l'égalitarisme, la centralisation, et
l'utilitarisme ».- Voir aussi Nineteenth Century, XXXIII, 1893,885. L'opinion de H. J. LASKI se
trouve dans « Alexis de Tocqueville and Democracy» dans The Social and Political ldeas of
Some Representative Thinkers of the Victorian Age, Ed. F. J. C. Hearnshaw, Londres, 1933, p.
100, où il dit que: « une démonstration puissante et irréfutable pourrait, je pense, justifier
l'opinion selon laquelle lui (Tocqueville) et Lord Acton furent les libéraux essentiels du XIXe
siècle ».
(15) Au début du XVIIIe siècle, un observateur anglais pouvait remarquer qu'il avait
rarement « entendu dire qu'un étranger établi en Angleterre, qu'il fût Hollandais, Allemand,
Français, Italien ou Turc d'origine, ne soit pas devenu Whig peu après s'être mêlé à nous» (cité
par G. H. GUTTRIDGE, English Whiggism and the American Revolution, Berkeley, University of
California Prçss, 1942, p. 3).
lI6)"'Aux Etats-Unis, l'usage du terme « Whig» au XIX" siècle a malheureusement effacé
des mémoires le fait qu'au XVIIIe, il désignait ceux qui défendirent les principes fondamentaux de
la révolution, gagnèrent l'indépendance et modelèrent la Constitution. C'est dans les clubs whigs
que les jeunes James Madison et John Adams formèrent leur idéal politique (cf. E. M. BURNS,
James Madison, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1938, p. 4); ce furent les
principes whigs qui, nous dit Jefferson, guidaient les juristes, qui constituaient une forte majorité
parmi les signataires de la Déclaration d'Indépendance et parmi les membres de la Convention
constitutionnelle (voir Writings of Thomas Jefferson, « Memorial ed. », Washington, 1905, XVI,
156). L'adhésion aux principes whigs était répandue au point que même les soldats de
Washington étaient vêtus aux couleurs - bleu et chamois - traditionnelles des Whigs, qu'ils
partageaient avec les partisans de Fox au Parlement britannique, et qui furent conservées jusqu'à
nos jours par la Edinburgh Review. Si une génération de socialistes a fait du Whiggisme sa cible
de prédilection, cela fait une raison de plus pour que les adversaires du socialisme en
NOTES ANNEXE 521
réhabilitent le nom. Ce nom est aujourd'hui le seul qui décrive correctement les convictions des
libéraux de Gladstone, des hommes de la génération des Maitiand, Acton, et Bryce - la dernière
pour qui le but essentiel était la liberté, et non l'égalité ou la démocratie.
(17) Lord ACTON, Lectures on Modern His/ory, Londres, 1906, p. 218 (j'ai légèrement
réordonné les clauses d'Acton pour mieux résumer le sens de sa thèse).
(18) Cf. S. K. RADOVER dans son Introduction à The Complete Madison, New York, 1953,
p. 10: « Dans la terminologie moderne, Madison serait classé comme un centriste, et Jefferson
comme un radical». Cela est vrai et important, même s'il nous faut rappeler ce que E. S.
CORWIN (<< James Madison: Layman, Publicist and Exeget» : New York University Law Review,
XXVII, 1952, p. 285) a appelé « la reddition finale» de Madison « à l'influence arrogante de
Jefferson ».
(19) Cf. le programme politique du Parti conservateur, The Righ/ Road for Bri/ain,
Londres, 1950, p. 41-42, qui affirme, à très juste titre, que «cette nouvelle conception (des
services sociaux) a été élaborée par le Gouvernement de coalition, avec le soutien d'une majorité
de ministres conservateurs et l'entière approbation de la majorité conservatrice de la Chambre
des communes ... Nous avons posé les bases du régime des retraites, celles de l'assurance sociale
contre la maladie, le chômage et les accidents du travail, ainsi que celles d'un plan national de
Santé publique ».
(20) Adam SMITH, La Richesse des na/ions, 1,432.
(21) Ibid.
Table des matières
Sommaire ...................................................................................................... XI
Avant-propos: Jacques Garello .................................................................. XV
Préface à l'édition française ......................................................................... XIX
Préface: Philippe Némo .............................................................................. XXI
Introduction ..................................................................... ......... .... ........... ..... 1
Notes
de l'ouvrage
-
..
Ce livre, qualifié par la critique anglo-saxonne au moment de sa publication
originale d'« œuvre majeure de la philosophie politique contempos;aine », est
depuis devenu un classique dans le monde entier et est considéré comme l'une
des références essentielles de la pensée libérale.
Après y avoir redéfini les principes fondateurs du droit et de la liberté,
Friedrich Hayek y montre comment ces principes ont permis l'essor de la
civilisation occidentale, et en quoi ils constituent toujours la pierre angulaire de
toute société prospère et réellement libre.
Par la rigueur de ses raisonnements, par la lucidité des analyses de sujets aussi
divers que le syndicalisme, l'écologie, l'éducation, la sécurité sociale ou les
conséquences de l'État-providence, La constitution de la liberté s'adresse tout
autant au chercheur et à l'étudiant qu'à tous ceux, non spécialistes, qui
entendent simplement se donner les moyens de comprendre l'évolution du
monde contemporain.
Li beralia
économie et liberté
Conçue pour contribuer à la diffusion et à une meilleure compréhension des
idées libérales en France, cette collection accueille les œuvres fondamentales de
grands économistes libéraux, !Il1lis aussi des livres, classés dans le domaine plus
large des sciences sociales et politiques, permettant d'ouvrir de nouvelles
perspectives à la défense multiple du droit, de la liberté et de l'initiative
individuelle.
ISBN 2-7111-2410-X
ISSN 1157-3937
H05
Prix: 220 F 9 7
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