Cours de Philosophie Sur Le Mal Et La Liberté

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le Mal et la Liberté Peut-on vouloir le

mal ? Tweeter

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Plan
Introduction

I- Matrix, un film " idéaliste " (le monde dans lequel nous vivons est une illusion)

II- L’idéalisme problématique (Descartes) : l’hypothèse du Malin génie, précurseur


de Matrix

1) Descartes, continuateur des sceptiques

2) Existe-t-il au monde quoi que ce soit de certain ?

3) Le Malin Génie et Matrix

III- L’idéalisme absolu (Berkeley)

1) Idéalisme et immatérialisme

2) Difficultés de l’idéalisme

3) Avantage (philosophique !) de l’idéalisme

Conclusion

Cours
Introduction

D’abord, de quel mal s’agit-il ? Car il y a plusieurs sortes de mal :


le mal métaphysique : il concerne la constitution du monde, l’arrangement des
choses et des événements dans le monde. En l’occurrence, il s’agit de
l’imperfection du monde.
le mal moral : il qualifie l’action des hommes, et plus particulièrement, l’action
non conforme à ce qu’il est "bien " de faire (= action non conforme à la "loi
morale "). Péché, crime.
le mal physique : qualifie les sentiments des hommes, face à la fois au mal
moral et au mal métaphysique : souffrance, tristesse, misère…
Il s’agit bien entendu, dans notre question, du mal en un sens moral, puisqu’il
s’agit de l’action de l’homme. Le mal est ce qui s’oppose au bien moral, à
l’exigence de la loi morale.Le terme de "vouloir " renvoie à la volonté, au principe
de l’action et/ ou du choix de ces principes. Elle suppose la conscience et la
liberté. Si je veux quelque chose c’est que j’en décide librement, rien (c’est-à-dire :
ni les passions, ni l’inconscient, ni l’ignorance ne peut en être l’origine) ni personne
ne m’y a poussé. La question de savoir si on peut vouloir le mal signifie donc :
peut-on faire le mal en connaissance de cause, librement, en sachant que ce que
l’on fait est mal ? Ou bien ne fait-on le mal que par aveuglement, à cause des
passions, ou de notre histoire passée, en n’ayant pas vraiment conscience de faire
le mal ? Et elle sous-entend qu’il paraît impossible de vouloir faire le mal, de faire
le mal en sachant que c’est le mal, de faire le mal pour faire le mal. Et
évidemment, elle présuppose encore que la thèse selon laquelle on pourrait
vouloir faire le mal, est à la fois incompréhensible, et insupportable.L’enjeu est
important, car selon la réponse à la question, nous serons menés à admettre qu’il
y a des hommes inhumains, ou bien que l’homme n’est pas ce qu’on croyait. Fait-
on le mal parce que l’on est essentiellement un "méchant ", un pervers, un
monstre, un démon ? Y a-t-il une volonté diabolique ? Ou bien encore faut-il dire
qu’il y a des hommes qui ne seraient pas des hommes, et donc, que la réalité du
mal implique de penser qu’il y a des êtres inhumains ?

I- Reponse classique  : on ne peut faire le mal


que si on est ignorant
Nous avons vu que la façon dont est posée la question sous-entend que l’on ne
peut pas vouloir faire le mal, i.e., on ne peut pas vouloir faire le mal pour le mal.
Afin de voir quelles raisons on peut apporter à cette impossibilité, nous allons
étudier les arguments les plus classiques en faveur de cette thèse. On trouve deux
sortes de solutions "non volontaristes " : 1) La thèse platonicienne : celui qui fait le
mal ne sait pas ce qu’il fait, et se trompe : il veut faire le bien, mais il prend le mal
pour le bien Cette thèse apparaît très nettement dans deux textes de Platon :
Protagoras, 352b-357a ; Ménon, 77b-78a. Pour Platon, celui qui connaît le bien le
fera nécessairement, et évitera le mal. On ne fait donc jamais le mal
volontairement. NB : la thèse de Platon renvoie à l’enseignement socratique, que
l’on qualifie d’ " intellectualisme moral " (thèse selon laquelle on ne peut savoir le
bien et ne pas le faire).Mais que signifie "involontairement" ? On distinguera trois
cas :
je mets du cyanure dans le café de mon mari en croyant que c’est du sucre :
involontairement signifie ici non intentionnellement, du fait d’une ignorance.
on me pousse et je casse un vase en tombant : involontairement signifie ici
aussi non intentionnellement, même s’il n’y a pas d’ignorance.
je mets du cyanure dans le café de mon mari sous la menace d’une arme : ici,
involontairement signifie sans ignorance, intentionnellement, mais, sans libre-
arbitre.
Ce que dit Platon, c’est qu’on peut faire le mal involontairement au sens de (1) et
de (2).
Cf. Ménon, 78 a

  Il est donc évident que ceux-là ne désirent pas le mal, qui


l’ignorent, mais qu’ils désirent des choses qu’ils croyaient
bonnes et qui sont mauvaises, de sorte que ceux qui ignorent
qu’une chose est mauvaise et qui la croient bonne désirent
manifestement le bien, n’est-ce pas ? 

Argument :

1. si quelqu’un désire quelque chose de mauvais, soit il sait que c’est mauvais, soit il
sait que c’est bon ;
2. s’il croit que c’est bon, il ne désire pas quelque chose de mauvais ;
3. s’il croit que c’est quelque chose de mauvais, son désir est un désir d’obtenir
quelque chose de mauvais ;
4. les mauvaises choses font du tort à ceux qui les obtiennent et les rendent
misérables ;
5. si quelqu’un pense qu’une chose est mauvaise, il pense que l’obtenir le rendra
misérable ;
6. personne ne veut être misérable (tout le monde veut le bonheur) ;
7. donc, personne ne désire ce qu’il pense être mauvais.

On retrouve cet argument dans le Protagoras, sous une forme plus développée
(352b-357a) : Platon part ici du principe selon lequel le plaisir est un bien. En soi,
cette thèse n’est pas platonicienne, puisqu’elle ne fait pas intervenir dans la
problématique morale la théorie des Idées. Ce qui intéresse ici Platon, c’est de
réfuter la foule. L’intellectualisme socratique est évidemment directement lié à une
forme d’élitisme. L’argument repose sur deux points essentiels :

1. l’assimilation du bien à l’agréable et du mal au désagréable, qui permet à Platon


de montrer qu’il est absurde de dire qu’on fait le mal en recherchant le bien (sauf
si c’est involontaire) ;
2. l’idée d’un calcul des plaisirs et des peines : il ne faut pas considérer l’agréable ou
le désagréable uniquement à un moment donné, mais dans le temps. Celui qui est
"vaincu par les plaisirs" ne fait pas le mal en sachant qu’il le fait, parce qu’il a été
incapable de calculer le rapport entre plaisir et peine, i.e., entre bien et mal.

Chez Platon, celui qui fait le mal ne le voulait donc pas mais il est victime d’une
illusion  : voulant le bien, son bien, soit entendu comme plaisir, soit comme
bonheur, il fait le mal, le prenant pour le bien. On ne peut vouloir le mal, mais
seulement le bien. Cette explication du mal moral revient à dire que son origine se
trouve dans les pulsions, dans l’inconscient, dans la passion. Pas dans la raison,
ou dans la partie réflexive, intelligente, de notre âme.

C’est par exemple une envie soudaine, une pulsion incontrôlée, qui va pousser le
criminel à violer, l’empêchant de réfléchir au caractère bon ou mauvais de son
acte. Il en a envie, et ce désir l’emporte sur l’intellect…

2) L’argument du déterminisme  : le criminel est biologiquement/ génétiquement


programmé pour le faire le mal  (variante moderne)
C’est la thèse "scientifique  " de l’anthropologie criminelle du XIXe (Lombroso, Le
Gall), qui affirme que. le criminel a un cerveau défectueux. C’est par une
"inclination de sa nature " qu’il tue. Il existe un tempérament criminel (donc  : on
naît criminel).

Conséquences :

on va substituer au juge le scientifique. L’idée de justice (et les idées connexes de


liberté, de responsabilité) disparaît si l’homme n’est pas libre de faire le mal

le criminel est un homme défectueux, anormal –un monstre ou un homme


inhumain

3) Critiques 

On peut objecter à Platon que rien ne prouve que l’homme fait essentiellement le
bien, et ne peut faire que le bien –i.e., que la volonté humaine est "bonne en soi ".
D’abord, cela est improuvable. Ensuite, cela suppose que l’homme est déterminé à
faire le bien, et s’oppose donc à la liberté. Enfin, dire que l’on ne fait le mal
qu’involontairement, n’est-ce pas excuser par avance toute mauvaise conduite,
tout crime, et par là, déresponsabiliser le criminel ? Pourquoi l’homme ne serait-il
pas libre de choisir, en connaissance de cause, entre le bien et le mal ?

II- la possibilité de la volonté mauvaise comme


devoir
C’est qu’il est bien confortable, bien sécurisant, de croire que nous, humains
" normaux ", qui ne faisons jamais le mal, ne le ferons jamais. Parce que seuls les
monstres, les fous, etc., font le mal.

Il faut alors nous poser deux questions :

1. peut-il y avoir une volonté de faire le mal pour le mal ? I.e, peut-on faire le mal
librement, en connaissance de cause ?
2. cette volonté mauvaise est-elle nécessairement diabolique ? Signifie-t-elle que
l’homme "méchant " est un démon, un monstre, un homme inhumain ?

Pour répondre à ces questions, nous discuterons avec Kant et H. Arendt.

A-L’hypothèse d’une volonté mauvaise est nécessaire pour que l’on puisse parler
de mal moral (Kant)

Kant, dans La religion dans les limites de la simple raison (Chapitre I, 1 à 3), nous
aide à répondre à ces deux questions, et prend en compte les difficultés posées
par la solution classique. Comment rendre compte du mal moral ? En plaçant son
origine dans les inclinations sensibles, ou bien dans la liberté ? Il s’agit de savoir
ce qui est requis pour que l’on puisse parler de mal "moral ", (pas de comprendre
comment il est possible qu’un homme puisse (librement) vouloir le mal).

1) Qu’est-ce que le mal moral ?

Kant va s’attacher à analyser la notion même de " mal moral " afin de résoudre le


problème de son origine/ imputation.

Pour y répondre, il faut d’abord se demander ce qu’est la morale, et quelles sont


ses conditions sine qua non. Une action est morale si elle n’est pas imposée : la
morale suppose la liberté de se déterminer à faire quelque chose, et qualifie
surtout l’intention, pas l’acte.

Ainsi si je tue quelqu’un involontairement, sans avoir l’intention de le tuer, et à


cause de circonstances extérieures (qu’elles soient purement accidentelles ou
bien plus ou moins, comme l’état qui suit la prise d’alcool etc.), on ne peut parler
d’acte moral, ni même, par conséquent, d’un mal moral. Ce mal n’est pas moral,
parce qu’il ne dépend pas de nous. Il ne nous est pas imputable. On peut plutôt
parler d’un mal métaphysique, pour reprendre l’appellation leibnizienne.

Donc  : si le mal est dit moral, il ne peut avoir pour origine les inclinations
sensibles, désirs, etc. La morale suppose en effet la liberté, qui s’oppose à la
nature. Or, les inclinations sensibles renvoient bien au côté naturel/ animal/
instinctif de notre être, pas à la liberté ! Nous n’en sommes pas les auteurs, et ne
sommes donc pas responsables de leur existence. Pour pouvoir parler de mal
moral, il faut donc que le mal ait son origine dans la liberté. Cela est compris dans
la notion même.

Le mal moral qualifie donc un acte, qui non seulement est contraire à la loi, mais
aussi, et surtout, qui repose sur un principe mauvais (i.e.  : la décision d’agir
contrairement à la loi morale, la perversion de la loi morale).

Kant, La religion dans les limites de la simple raison, I, 3

La proposition : " l’homme est mauvais ", ne peut vouloir dire


autre chose d’après ce qui précède que : " il a conscience de la
loi morale et il a cependant admis dans sa maxime de s’en
écarter (à l’occasion) ".

C’est dire que celui qui fait le mal sans le savoir/ le vouloir vraiment, le méchant
platonicien, n’est pas véritablement mauvais. Le principe de ses actions n’est pas
perverti.

2) Si le mal moral suppose la liberté, y a-t-il pour autant une volonté diabolique ?
L’homme est-il un démon ?

Kant, De la religion dans les limites de la simple raison, I, 3

Donc, pour donner un fondement du mal moral dans l’homme,


la sensibilité contient trop peu  ; car, en ôtant les motifs qui
peuvent naître de la liberté, elle rend l’homme purement
animal  ; mais en revanche une raison qui libère de la loi
morale, maligne en quelque sorte (une volonté absolument
mauvaise) contient trop au contraire, parce que par là
l’opposition à la loi serait même élevée au rang de motif (car
sans un motif l’arbitre ne peut être déterminé) et le sujet
deviendrait ainsi un être diabolique. Aucun des deux cas ne
s’applique à l’homme.
Si Kant nous aide à penser le problème du mal moral, c’est parce qu’il nous
montre que nous n’avons pas le droit de dire que l’homme ne peut pas vouloir le
mal, i.e., ne peut pas faire le mal volontairement, librement, en connaissance de
cause ; mais également, que nous n’avons pas plus le droit de dire que l’homme
qui fait le mal a une volonté absolument mauvaise. Une volonté absolument
mauvaise ignorerait toute loi morale, or, on ne peut supposer son absence en
aucun homme. Une volonté absolument mauvaise serait le fait d’un démon, pas
d’un homme doué de raison.

On peut penser que si la première hypothèse revient à déresponsabiliser l’homme,


la seconde tombe dans la même erreur, puisque l’homme ne serait alors pas libre
de faire le mal : il serait mauvais, un point c’est tout.

Kant nous permet ainsi de ne pas nous décharger une fois encore de notre
responsabilité/ liberté, en disant que celui qui commet le mal moral est un
dépravé, un monstre, un démon. Bref, pas un homme.

Toutefois, il ne nous permet pas d’aller plus avant. Pour lui, en effet, l’origine du
mal est insondable. Le mal moral reste un mystère inaccessible à la raison. Nous
voudrions quant à nous mieux comprendre les rouages du mal moral, i.e., essayer
de comprendre ce qui peut mener un "homme " à commettre le mal. Car si celui
qui commet le mal n’est ni un sous-homme ni un "non-homme " (animal/ démon),
alors, n’est-ce pas n’importe quel homme qui peut commettre le mal  ?
(contrairement à ce que sous-entendent les deux explications classiques du mal)

B-La banalité du mal ? (H. Arendt)

Nous allons maintenant nous tourner, pour y répondre, vers celle qui a le plus
réfléchi sur le mal en notre siècle, et qui a donné lieu à un grand débat : il s’agit de
H. Arendt.

Qui est H. Arendt ? Elle est née en 1906 à Hanovre, d’une famille juive, et elle est
morte en 1975. Elle a essentiellement réfléchi sur la politique, et sur l’action
humaine en général (notions-clef  : autorité, éducation, liberté, démocratie, etc.).
Dans sa réflexion politique, elle se réclame beaucoup des Anciens (et notamment
d’Aristote). Elle est surtout célèbre pour son ouvrage Les origines du totalitarisme,
qui commande toute son œuvre. Elle y réfléchit sur le mécanisme du totalitarisme,
qui est selon elle inscrit dans le fonctionnement de nos sociétés.

Au XXe, la question du mal a resurgi d’une manière telle que la pensée du mal est
pratiquement un impératif moral. Le mal a en effet pris la forme du scandale, de
l’irréparable, mais aussi, semble-t-il, de l’impensable  : il s’identifie tout entier à la
Shoah, à l’extermination du peuple juif (ou "  solution finale  "). Comment en effet
penser la Shoah ? Comment comprendre et rendre compte le meurtre de masse,
le crime contre l’humanité  ? Mal inédit, mal suprême, mal incompréhensible  ? A
cette affirmation, H. Arendt a répondu, dans son essai intitulé Eichmann à
Jérusalem, par une thèse qui a fait couler beaucoup d’encre : le mal, que l’on doit
maintenant penser sous la figure du crime contre l’humanité, est "banal ". C’est sa
thèse et ses critiques que nous allons maintenant explorer.

1)Le "cas " Eichmann

a) Qui est Eichmann ?


Eichmann est un lieutenant-colonel SS, "spécialiste de la question juive  ". Il est
chargé de l’expulsion des juifs du Reich entre 1938 et 1941  ; de 1941 à 1945, il
organise la déportation des juifs d’Europe vers les camps de concentration. Il se
dit lui-même "expert chargé des questions techniques de transport " (le transport
dont il est question est bien entendu celui des Juifs dans les camps de
concentration…).

Capturé à Buenos Aires par les services secrets israéliens en 1960, il est jugé à
Jérusalem en 1961, puis condamné à mort.

En quoi nous interroge-t-il  ? Il s’agit de savoir si Eichmann, pris ici comme


"échantillon " de l’homme commettant le mal suprême, était conscient de faire le
mal. Et, surtout, il s’agit de répondre à la question de savoir si Eichmann était un
homme "normal  ", ou bien un monstre. Ce sont les deux grandes questions que
soulève, on l’a vu ci-dessus, notre problème initial. Comment Eichmann a-t-il pu en
venir là ? C’est ce que cherche à savoir/ comprendre H. Arendt, dans son œuvre.
Par là, Arendt reprend les interrogations classiques (et nous permettra sans doute
de pouvoir répondre à notre problème).

b) Eichmann, un monstre : explication consensuelle

D’abord, il convient de préciser que l’explication qu’on a pu donner de sa conduite,


lors de son procès, tombe dans l’alternative dénoncée par Kant, plus précisément,
rejoint une des explications majeures de l’acte moralement mauvais  : ainsi, le
procureur l’a présenté comme une  incarnation du démon :

Script du film Un spécialiste

Le Procureur général Hausner  : Mesdames, messieurs,


Honorable Cour, devant vous se tient le destructeur d’un
peuple, un ennemi du genre humain. Il est né homme, mais il a
vécu comme un fauve dans la jungle. Il a commis des actes
abominables. Des actes tels que celui qui les commet ne
mérite plus d’être appelé homme. Car il est des actes qui sont
au-delà du concevable, qui se situent de l’autre côté de la
frontière qui sépare l’homme de l’animal. Et je demande à la
cour de considérer qu’il a agi de son plein gré, avec
enthousiasme, ardeur et passion, jusqu’au bout  ! C’est
pourquoi je vous demande de condamner cet homme à la
mort.

Par rapport à notre problème, celui de savoir si on peut vouloir le mal, on voit ici
que oui, on peut vouloir le mal, mais que cela vous met au rang de bête, ou de
monstre. Ie, celui qui veut le mal pour le mal, et qui est capable d’en jouir, est un
"homme " inhumain. Cela rejoint donc la seconde hypothèse réfutée par Kant ci-
dessus (celle d’une volonté absolument mauvaise/ diabolique).

Précisons que cette explication classique du cas Eichmann rencontre


l’interprétation tout aussi classique de la "solution finale " : cet événement inédit a
été sacralisé, sous le nom de "Shoah ", et déclaré inconcevable, indicible, bref, se
dérobant par nature à toute compréhension.
Vouloir comprendre la Shoah c’est banaliser le mal, c’est un scandale. En effet,
comprendre, c’est se mettre à la place de ce que l’on veut comprendre, et cela
reviendrait à mettre en nous le mal que l’on cherche à comprendre.

2) Eichmann, un homme ordinaire : l’explication d’ H. Arendt

H. Arendt, un peu dans la lignée de Kant, se place en porte à faux par rapport à
cette position communément défendue. En effet, comme Kant, elle soutient que
Eichmann n’a pas été victime de mauvaises passions, et qu’il n’était pas non plus
un "méchant  ", un démon, un monstre, ou encore, un "être inhumain  ", mais un
homme ordinaire, "normal ", comme vous et moi. Elle nous dresse ainsi, tout au
long de son ouvrage, le portrait d’un homme médiocre, caractérisé par l’absence
de pensée (de réflexion) et par l’usage constant d’un langage stéréotypé, de
clichés standardisés. Il était de plus un employé modèle, un bureaucrate
méticuleux. Et c’est justement là que Arendt décèle la "source  " des actes de
Eichmann.

Il est un homme ordinaire victime d’un système … qui est à la base même du
fonctionnement de notre société (la bureaucratie, la toute-puissance de l’Etat –
malgré nos droits de l’homme…-, société de masse, où la production et l’efficacité
priment sur l’individu, ravalé au rang de moyen).

Toutes ces caractéristiques de notre civilisation contribuent en effet à annihiler la


conscience de l’homme, la conscience étant entendue à la fois comme principe
de réflexion et comme principe de réflexion sur/ distinction entre le bien et le mal.
Conformité au groupe, travail bien fait mais chacun dans son bureau, obéissance
aux ordres à l’intérieur d’une hiérarchie (etc.)  : selon Arendt, ce sont tous ces
caractères qui ont pu faire que des hommes, et notamment Eichmann, ont
commis l’irréparable.

Cf. cet extrait de l’ouvrage (op. cit., p. 97) de Ben Soussan, qui explicite bien ce
que veut dire Arendt : " Le mode d’organisation de la société industrielle a envahi
la société tout entière  : vies fragmentées, tâches fragmentées, conscience
fragmentée. Un lien étroit unit la rationalité technique à la schizophrénie sociale et
morale des assassins. Eichmann, Stangl et les autres ont été des maillons d’une
chaîne de meurtres, mais ils n’ont le plus souvent envisagé leur tâche que comme
un problème purement technique. Cette compartimentation de l’action et la
spécialisation bureaucratique fondent cette absence de sentiment de
responsabilité qui caractérise tant d’assassins et leurs complices, elle suspend la
conscience morale. "

Mais attention, Arendt ne les excuse pas, loin de ce qu’on a pu lui reprocher. En
effet, elle leur reproche de n’avoir pas su pensé (d’avoir même, littéralement, arrêté
de penser). C’est là le crime qui se trouve à l’origine du crime contre l’humanité.
Comprendre cela, c’est selon elle permettre aux générations futures de ne pas
refaire la même chose. Pensons  ! Exerçons notre conscience  ! Méfions-nous du
groupe ! Voilà le message qu’a voulu nous donner H. Arendt.

Leçon de l’histoire  : nous pourrions tous faire pareil, nous sommes tous des
Eichmann potentiels …

b) Les expériences de Milgram : jusqu’où peut nous mener la soumission à l’autorité ?

C’est ce que nous montrent les expériences célèbres de psychologie sociale,


effectuée dans les années 50 par le professeur américain de psychologie Stanley
Milgram.
But de ces expériences  : étudier les modalités de la soumission à une autorité
reconnue comme légitime, en l’occurrence, l’autorité scientifique.

En quoi consistaient ces expériences  ? Sous le prétexte d’une enquête sur


l’apprentissage et la mémoire, Milgram et son équipe amenèrent des hommes et
des femmes à infliger des chocs électriques d'une intensité croissante à des
sujets dont on prétendait tester les capacités de mémorisation. Ces sujets,
sanglés sur une chaise, une électrode fixée au bras, devaient restituer de mémoire
des listes de couples de mots qui leur étaient lues. Chaque nouvelle erreur du
sujet était sanctionnée d’une décharge électrique plus forte que la précédente. En
fait, l’expérience était truquée : les chocs électriques étaient simulés, grâce à une
impressionnante machine comportant 30 manettes échelonnées de 15 à 435
volts et assorties de mentions allant de "choc léger  " à "attention  : chocs
dangereux  "  ; les sujets étaient au courant et mimaient la douleur. Ce qu’il
s’agissait donc de tester, ce n’était pas réellement les capacités d’apprentissage
des sujets, mais l’obéissance à des "maîtres " (ou même à une autorité reconnue
comme légitime, ici, les scientifiques).

Résultats : les 2/ 3 des personnes testées ont coopéré jusqu’au bout, c’est-à-dire,
jusqu’au niveau de choc le plus élevé, même s’ils le faisaient dans l’angoisse et
même la protestation.

Quel enseignement tirer de ces expériences ? Que "des gens ordinaires, dépourvus
de toute hostilité, peuvent, en s’acquittant simplement de leur tâche, devenir les
agents d’un atroce processus de destruction  ". Les (véritables  !) sujets de
l’expérience de Milgram n’ont pas réellement torturé, mais ils ont cru le faire. Cette
violence leur répugnait, et ils le disaient, mais ils ont accepté dans leur majorité
d’en être les agents, et de déléguer leur responsabilité personnelle à l’université.
Dans le conflit de valeurs où ils étaient placés, ils ont fait passer la légitimité
conférée par l’autorité scientifique avant les principes moraux qu’ils avaient
conscience de trahir.

3) Quelle est la véritable banalisation du mal  ? Dans l’interdit de sa


compréhension/ explication, ou dans la recherche d’une explication ?

H. Arendt banalise-t-elle le mal, le nie-t-elle, comme on le lui a reproché   ? Au


contraire, ce sont ceux qui l’accusent de banaliser le mal qui commettent un crime
de pensée, en réduisant le devoir de mémoire à n’être qu’un spectacle, et non une
réflexion.

Cf. dernières lignes de l’Eloge de la désobéissance : " Quand l’événement politique


est réduit à un fait divers pathétique, la pitié paralyse la pensée, l’aspiration à la
justice se dégrade en consolation humanitaire. Là réside la banalisation du mal. "

Il est dangereux de dire, comme Lanzmann, que l’on ne doit pas comprendre le
mal, sous le prétexte que vouloir le comprendre, c’est se mettre à la place des
criminels. En fait, n’est-il pas rassurant de croire que les criminels portent en eux
une malfaisance innée dont nous sommes a priori exceptés  ? Et n’est-ce pas
finalement, au-delà du sentiment de sécurité, un danger, car aussi une perte de
vigilance pour ce qui peut nous mener à faire le mal ?

Conclusion
"  Peut-on vouloir le mal  ?  ". A cette question, nous avons été menés à répondre
oui. Cela nous gêne, il est vrai. Mais nous avons vu que dire le contraire mène à
déresponsabiliser l’homme qui commet des actes mauvais. Et, j’insiste, la thèse
d’Arendt, qui soutient la banalité du mal, ne revient pas à excuser Eichmann, loin
de là. Elle l’accuse d’avoir cessé de penser.

Bibliographie
Arendt, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, Folio Essais, 1966
(écrit après le procès d’Eichmann)

G. Bensoussan, Auschwitz en héritage  ? -D’un bon usage de la mémoire, 1001


Nuits, Les Petits Libres, 1998

R. Brauman et E. Sivan, Eloge de la désobéissance –A propos d’un " spécialiste "


Adolf Eichmann, Le Pommier, 1999 (contient le script du documentaire Un
spécialiste, sorti en salles en 1999)

Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Chapitre I, Vrin

C. Lanzmann, Shoah, Folio Essais (tiré du film, sorti en 1985)

Leibniz, Essais de théodicée, Folio

P. Levi, Si c’est un homme

S. Milgram, Soumission à l’autorité, Calman Levy, 1974

Platon, Ménon ; Protagoras ; La République ; Phèdre

Revault D’Allonnes, Ce que l’homme fait à l’homme, Essai sur le mal politique,
Champs Flammarion, 1999

Shoah (article), in Encyclopédie universelle.

Enfin, pour approfondir davantage, vous trouverez sur le site d’autres pistes de
réflexion  : cours  : la liberté (/cours/cours-liberte.html)  ; les passions
(/cours/cours-passion.html)  ; l’inconscient (/cours/cours-inconscient.html)  ;
dissertation "y a-t-il des êtres inhumains  ?  "
(/metho/copiedeleve/corrigeEtresInhumains.html)

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