Le Recours Au Stéréotype Dans Le Discours Sur La Langue Française Et L'identité Québécoise: Une Étude de Cas Dans La Région de Québec

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Le recours au stéréotype

dans le discours sur la langue


française et l'identité
québécoise : une étude de cas
dans la région de Québec

Wim Remysen, étudiant au doctorat


Département de langues, linguistique et traduction
Université Laval

C'est une langue belle à qui sait la défendre


Elle offre des trésors de richesses infinies
Les mots qui nous manquaient pour pouvoir nous comprendre
Et la force qu'il faut pour vivre en harmonie

Le passage cité, extrait de la chanson La langue de chez nous,


composée par Yves Duteil en 1985, nous met d'emblée dans le vif
du sujet de cet article qui est le lien entre langue et identité en
contexte québécois. Concrètement, cet article présente les résultats
d'une analyse de certains discours où est abordé le rôle du français
dans l'élaboration de l'identité culturelle des Québécois, analysés à
la lumière de la théorie de Jacques Bres (1992, 1993) sur la construc-
tion identitaire dynamique.
Le corpus à l'étude comprend 30 entrevues portant de façon
générale sur les attitudes linguistiques des personnes interrogées et
sur la place qu'occupe la langue dans la construction de leur iden-
tité. Au-delà de la simple prise de position en faveur ou en défaveur
de l'importance accordée au français, j'aborderai avant tout les ar-
guments invoqués par les témoins pour justifier leur opinion ainsi
96 W I M REMYSEN

que le recours au stéréotype dans leur construction identitaire. J'éta-


blirai également une comparaison entre le discours des témoins et
celui du gouvernement québécois, notamment à partir d'une analyse
de l'allocution prononcée à l'occasion du 25e anniversaire de la
Charte de la langue française^, et de la chanson thème qui a souligné
cet événement, célébré pendant l'été 2002.

LANGUE ET IDENTITÉ, LANGUE ET STÉRÉOTYPE

Considérée d'un point de vue dynamique, l'identité se conçoit


comme une construction et un processus continuels et non comme
une propriété permanente et immuable. Cette construction de l'iden-
tité, sociale ou ethnique, fait appel à un certain nombre de
catégories culturelles, telles que la langue ou la religion (Ch.
Bouchard, 1998 : 36-38), et l'identité prend forme à partir du mo-
ment où l'ensemble de ces catégories culturelles est hiérarchisé. Le
partage de cette hiérarchisation des valeurs culturelles crée un sen-
timent identitaire collectif et le recours à des stéréotypes sociaux et
ethniques permet aux pairs d'un groupe d'exprimer symboliquement
leur appartenance au groupe (voir Bres, 1992, 1993). Or, parmi les
catégories culturelles principales, appelées core values (Smolicz,
1981), la langue occupe une place de premier rang.

La place de la langue dans la construction identitaire

La langue est considérée comme une des catégories culturelles


principales de l'identité d'une collectivité (voir Ch. Bouchard, 1998 ;
Trudgill, 1995 [1974]). Non seulement la langue sert-elle d'outil
d'expression de cette identité, mais elle est également un facteur
auquel les membres d'un groupe peuvent s'identifier et se rattacher
en tant que communauté. Dans les sociétés occidentales modernes,

1. Ce discours fut adressé par Diane Lemieux (Parti québécois) qui était alors la ministre
de la Culture et des Communications, fonction qu'elle a occupée du 8 mars 2001
au 29 avril 2003.
LE RECOURS AU STÉRÉOTYPE DANS LE DISCOURS SUR LA LANGUE FRANÇAISE... 97

le mouvement romantique, au XIXe siècle, a joué un rôle primordial


dans la construction de l'identité autour de la langue : au moment
où s'affirmèrent les premières nations, la langue apparut comme un
élément de cohésion et de rassemblement. Par exemple, dans la
foulée de la Révolution française, la France assista à l'émergence
d'une idéologie nationale qui, passant en grande partie par la lan-
gue, joua un rôle extrêmement important dans l'unification
linguistique du pays. En Allemagne, l'éloge de la langue trouva écho
dans la littérature populaire des frères Grimm et dans la poésie
d'auteurs romantiques comme Heine et Schiller.
Actuellement, le rôle de la langue a changé et doit faire face
à de nouveaux défis : à l'heure de l'ouverture sur le monde, les
contacts entre les langues deviennent de plus en plus nombreux et
les rapports entre les grandes langues mondiales ont changé (voir
Klinkenberg, 2001 ; Oakes, 2001). D'un côté, la mondialisation a
ouvert la voie vers la prédominance de l'anglais sur les scènes po-
litique et économique internationales. D'un autre côté, on assiste un
peu partout dans le monde à un mouvement de revendication des
groupes ethniques minoritaires. Ces revendications comportent très
souvent un facteur linguistique important : le débat à propos des
langues régionales en France (le breton, l'occitan) et en Espagne (le
catalan et le basque, surtout, mais aussi le galicien) montre que la
langue reste un élément de rassemblement qui suscite la discussion.
Par ailleurs, l'internationalisation a eu comme conséquence une
immense vague de migration à l'échelle mondiale. L'intégration
passe en grande partie par l'apprentissage de la langue du pays
d'accueil, mais ce choc des langues pose souvent problème. En
d'autres mots, la mondialisation a créé une tension entre la langue
comprise comme symbole identitaire et la langue comprise comme
forme de capital commercialisable (Heller, 2002), devenant ainsi un
outil de pouvoir puissant (voir Bourdieu, 2001).
Par ailleurs, il existe un lien important entre l'identité et le
phénomène de la variation linguistique. À cet égard, plusieurs
auteurs ont souligné qu'il y a une corrélation entre l'affirmation
identitaire d'une communauté socioculturelle et son émancipation
linguistique (voir Ch. Bouchard, 1998 ; Francard, 1998, 2001 ; Mo-
reau, 1999) : plus le sentiment identitaire est fort, plus la légitimité
98 W I M REMYSEN

de sa propre variété de langue est acceptée. Il y a principalement


deux raisons qui expliquent cette corrélation. D'une part, l'image
valorisante de sa propre identité implique la valorisation de sa va-
riété de langue, car elle est liée de façon étroite à cette identité.
D'autre part, l'expression de cette identité passe justement par cette
variété linguistique, qui dispose de certaines unités lexicales permet-
tant d'exprimer l'identité de façon précise et nuancée. Gueunier
(2001) propose de parler ainsi de la mémoire linguistique d'une
communauté.

La fonction constructive du stéréotype dans l'identité

La construction identitaire s'opère selon deux axes que sont


l'identification (par rapport à soi-même ou à son propre groupe) et
la différenciation (par rapport à l'autre) (voir Bres, 1992, 1993). La
conception dynamique de l'identité suppose donc un contact mini-
mal entre deux groupes pour qu'une conscience de soi et de l'autre
puisse surgir (Oakes, 2001 : 10). L'affrontement entre le même et
Vautre résulte en un acte d'axiologisation qui consiste à valoriser son
propre groupe et à dévaloriser l'autre. Ce processus dynamique se
concrétise en images stéréotypées, largement diffusées au sein d'une
même collectivité2 (Bres, 1993).
La figure suivante, reprise à Bres (1993 : 153), représente sché-
matiquement le jeu des représentations stéréotypées. Le groupe A
produit un stéréotype positif de lui-même (A+) et un stéréotype
négatif de l'autre (B-), de la même façon que le groupe B produit une
image positive de lui-même (B+) et négative de l'autre groupe (A-).
Dominé par le groupe A, le groupe B reçoit en outre l'image stéréo-
typée négative que le groupe A produit sur lui (B-) et l'image positive
que le groupe A produit de lui-même (A+). Dans la figure 1, cette
dominance est représentée par les entonnoirs qui pénètrent dans la
production identitaire du groupe B.

2. C'est le journaliste Walter Lippmann qui fut le premier à introduire, en 1922, le


concept de stéréotype dans les sciences sociales (Lippmann, 1922).
LE RECOURS AU STÉRÉOTYPE DANS LE DISCOURS SUR LA LANGUE FRANÇAISE... 99

Figure 1
La production des ethno-sociotypes selon Bres (1993 : 153)

A+ A B-

A+/A- B B-/B+

Les images collectives ainsi construites reposent rarement sur


des bases factuelles et le stéréotype apparaît plutôt comme « une
construction imaginaire qui ne reflète en rien le réel » (Amossy et
Pierrot, 1997 : 36). En d'autres mots, le stéréotype contribue à la
représentation3 qu'on se fait de la réalité. Ainsi se crée un consensus
social, terme emprunté à Pierre Bourdieu (2001) qui autorise, voire
impose, une façon de concevoir le monde et qui contribue ainsi à
faire la réalité de ce monde. Cette vision légitime du monde est celle
qui est imposée par l'autorité symbolique. La question de la véracité
des stéréotypes semble toutefois dépassée : plutôt que de considérer
les stéréotypes comme corrects ou incorrects, il faudrait se pencher
sur l'utilité (ou la nocivité) des stéréotypes dans la production
identitaire. Le stéréotype se comprend alors comme un facteur de
cohésion sociale ou ethnique, trouvant ses origines dans les conflits
entre deux groupes (Amossy et Pierrot, 1997 : 39 et suiv. ; Leyens,
Yzerbyt et Schadron, 1994 : 69 et suiv.). Dans cette optique, l'adhé-
sion à une opinion répandue à l'intérieur du groupe revient à
exprimer symboliquement son identification et son appartenance à
ce groupe.
L'affirmation des stéréotypes permet également la différencia-
tion par rapport à un autre groupe. C'est souvent le cas pour les
collectivités minoritaires qui essaient de défendre leur identité contre

3. On pourrait définir la représentation comme « une forme courante (et non savante)
de connaissance, socialement partagée, qui contribue à une vision de la réalité
commune à des ensembles sociaux et culturels » (Gueunier, 1997 : 246).
100 WIM REMYSEN

toute menace venant de l'extérieur. Pour reprendre les termes de


Bres (1993), le groupe B dominé peut investir des éléments de sens
positifs dans les traits négatifs qui lui sont attribués par le groupe A
dominant pour passer de B- à B+ : ainsi, les traits négatifs attribués
par le groupe extérieur sont valorisés et contribuent à la réaffirmation
identitaire du groupe B (voir le slogan black is beautiful, exemple
donné par Bres, 1993 : 154). En accentuant ainsi les similitudes
entre les membres d'un groupe, le groupe se valorise au détriment
des groupes extérieurs.
Outre l'importance du stéréotype comme stratégie sociale, le
recours au stéréotype se révèle intéressant sur le plan argumentatif
(voir Amossy, 1991, 1994) : étant donné son caractère rigide et con-
traignant (à cause du fait que le stéréotype est ancré dans la
conscience collective), le stéréotype aide à justifier les propos d'un
locuteur. Le recours au stéréotype permet notamment de créer un
effet d'évidence et de mettre ainsi en avant un argument qu'il est
difficile de contester.
Sur le plan métalinguistique, le recours au stéréotype est cou-
rant et permet de maintenir une certaine vision de la langue.
L'ensemble de ces mythes linguistiques fait partie de la conscience
linguistique d'un groupe qui perpétue les idées reçues à propos de
la langue. Selon Oakes (2001 : 51-52), un grand nombre de ces
mythes à propos de la langue proviennent de l'échec de distinguer
entre la langue comme système (perçu comme stable et immuable)
et la langue comme usage (fluctuant et donc source d'incertitude). Il
considère le phénomène du purisme, également à replacer dans le
contexte des mythes à propos de la langue, comme une forme de
nationalisme philologique provoqué par le désir de renforcer l'iden-
tité nationale et d'exclure de la langue toutes les influences venant
de l'extérieur. Les idées reçues à propos de la langue recouvrent
ainsi un amalgame d'opinions, qu'elles soient fondées ou non : l'ac-
ception des mots ne devrait pas changer, l'anglais à New York serait
mal parlé, le français serait une langue logique, les mots qui ne se
trouvent pas dans le dictionnaire ne seraient pas de vrais mots, le
français serait menacé par l'anglais, etc. L'apparition d'ouvrages de
vulgarisation, tels que Language Myths (Bauer etTrudgill, 1998) ou
encore les ouvrages de Marina Yaguello (1981, 1988), tentent de
LE RECOURS AU STÉRÉOTYPE DANS LE DISCOURS SUR LA LANGUE FRANÇAISE... 101

déconstruire un certain nombre de ces mythes linguistiques. Dans le


discours métalinguistique, ces stéréotypes reviennent toutefois sou-
vent et permettent de donner une force argumentative à ses propos.

LE FRANÇAIS, GARDIEN DE L'IDENTITÉ QUÉBÉCOISE ?

Le discours sur la langue au Québec

Plusieurs auteurs ont souligné l'importance de la place qu'oc-


cupe le français dans l'identité culturelle des Québécois (voir entre
autres Ch. Bouchard, 1998; G. Bouchard, 1997, 1999; Bouffard,
1996 ; Thériault, 2000). Considérant le français comme le cadre de
référence dans lequel se construit l'identité culturelle québécoise,
Gérard Bouchard (1999 : 63) affirme notamment que « [l'espace
collectif propre à fonder au Québec une nation culturelle] est cir-
conscrit par la langue française, à titre de matrice ou de commun
dénominateur, soit comme langue maternelle, soit comme langue
d'usage, soit comme langue seconde ou tierce ». Il considère par
ailleurs que cette identité québécoise est devenue plus culturelle que
civique ou ethnique : chaque individu peut participer à celle-ci en
raison de sa maîtrise de la langue française (et non plus en raison de
sa descendance française). Devenu « le vecteur indispensable de la
vie collective » (G. Bouchard, 1999 : 64), le français offre ainsi aux
variantes ethniques et culturelles présentes au Québec un outil
d'échange et de communication.
Selon Monica Heller et Gabriele Budach (1999)4, la représen-
tation du français dans l'identité des Canadiens français a connu une
évolution importante. Elles distinguent notamment trois types de
discours qui émergent à travers l'histoire du Canada français.
D'abord, le discours traditionaliste affirme l'existence d'une nation
française au Canada dont il assit la légitimité sur la religion et la
continuité historique véhiculées par le français. Avec la Révolution

4. Même si Heller et Budach (1999) ont travaillé surtout sur les communautés
francophones minoritaires du Canada, leur typologie s'avère intéressante pour le cas
du Québec si on le considère dans une perspective diachronique.
102 W I M REMYSEN

tranquille naît un autre type de discours, qualifié de modernisant,


qui fait intervenir l'aspect politique de la question et qui met l'accent
sur l'État-nation unilingue. La langue devient alors le symbole d'ap-
partenance par excellence et l'outil de la création d'un État nation.
Le discours mondialisant, enfin, est axé sur l'avenir et il est fondé
avant tout sur la commercialisation des biens linguistiques et relie
ainsi langue et économie. Il fait apparaître une valorisation du bilin-
guisme anglais-français.
Par ailleurs, le cas québécois permet d'aborder le lien entre
identité et variation linguistique (voir plus haut) : effectivement, la
légitimité de la variété québécoise de français a depuis longtemps
donné matière à de vifs débats. Selon Michel Francard (1998), le
Québec est la seule région francophone au monde où la revendica-
tion d'une identité nationale et la revendication d'une identité
linguistique vont de pair et plusieurs linguistes et lexicographes
québécois ont souligné le droit des Québécois à leur spécificité
linguistique en raison de leur identité culturelle propre. Pour ne citer
qu'un exemple, prenons l'extrait suivant, tiré de la préface du Dic-
tionnaire historique du français québécois :
Il est en effet difficile de décrire une variété de langue qui présente un
grand nombre de traits caractéristiques sans poser le problème de l'iden-
tité de la communauté qui la pratique : en raison de leur nombre, ces
traits ne traduisent-ils pas une dynamique sociale distincte ? Ne rendent-
ils pas compte d'une vision du monde un peu différente de celle
qu'atteste la variété de référence ? (Poirier, 1998 : xxxiv)

Dans cette optique, Y appréhension identitaire passe tout spéci-


fiquement par la variété linguistique de la communauté
socioculturelle d'appartenance, et non par une variété linguistique
qui s'imposerait de l'extérieur.

La place du français dans l'identité culturelle des Québécois :


une étude de cas

Dans cet article, je m'intéresserai concrètement à la façon dont


le français sert de cadre de référence dans la construction de l'iden-
tité québécoise. L'analyse porte plus particulièrement sur un
échantillon de 30 entrevues semi-dirigées qui ont été effectuées dans
le cadre de mon mémoire de licence (Remysen, 2001). Le contenu
LE RECOURS AU STÉRÉOTYPE DANS LE DISCOURS SUR LA LANGUE FRANÇAISE... 103

de ces entrevues portait de façon générale sur les attitudes linguis-


tiques envers la variété québécoise de français et abordait trois
thèmes : la variation linguistique et la question de la norme, l'auto-
évaluation des témoins et la place du français dans la construction
identitaire des témoins. Dans le cadre de cet article, seul le dernier
thème à été pris en considération.
Les entrevues ont été administrées auprès de deux groupes de
témoins. Le premier groupe concerne 25 étudiants au baccalauréat
en enseignement secondaire à l'Université Laval, tandis que les
autres entrevues ont été réalisées avec 5 enseignants dans une école
primaire à Château-Richer. Le corpus total comprend environ 970
minutes d'enregistrement et la durée moyenne des enquêtes est de
32 minutes. La méthode utilisée pendant les entretiens en face-à-
face est une technique d'élicitation (voir Francard, 1993 : 24) : en
proposant aux témoins des affirmations stéréotypées sur la langue
française au Québec 5 , ils sont incités à expliciter leurs représenta-
tions et leurs attitudes linguistiques. Il s'agit donc d'une approche
indirecte.
Plus particulièrement, deux affirmations du questionnaire ont
été retenues dans la présente analyse. La première (« Le français fait
partie de notre patrimoine culturel qu'il faut sauvegarder à tout
prix ») pose explicitement le rôle du français dans la construction
identitaire des témoins. Pendant l'entretien, deux questions supplé-
mentaires ont été posées aux témoins dans le cadre de cette
affirmation, à savoir « le français fait-il partie de l'identité québé-
coise ? » et « vous présentez-vous comme Québécois ou comme
Canadien devant des étrangers ? ». La deuxième affirmation (« Le
français est menacé au Québec par l'anglais ») aborde explicitement
le rapport entre le français et l'anglais. La question porte sur la
menace de l'anglais dans son contexte québécois, mais les contextes
canadien et nord-américain ont également été évoqués lors des
entretiens.

5. J'ai repris, dans l'élaboration de mon questionnaire, les stéréotypes utilisés par
Francard, qui a sélectionné les stéréotypes « sur la base de leur fréquence
d'apparition dans les études antérieures [à celle de 1993] sur l'insécurité linguistique
ou dans d'autres corpus épilinguistiques » (Francard, 1993 : 24).
104 W I M REMYSEN

Cette analyse a pour objectif d'étudier l'argumentation des té-


moins dans leurs différentes réponses dans le cadre du modèle de
Bres sur la construction identitaire (voir plus haut). Effectivement,
dans le genre de questions étudiées, il est plus intéressant d'étudier
les arguments avancés plutôt que de constater tout simplement l'ac-
cord ou le désaccord des répondants avec les affirmations. En
d'autres mots, je me suis fixé pour but d'étudier le processus d'iden-
tification et de différenciation dans le discours des témoins à partir
de la mise en place d'un certain nombre de stéréotypes. En outre, le
discours des répondants a été analysé à la lumière des trois types de
discours distingués par Heller et Budach (1999) dans le but de voir
dans quelle mesure mon corpus présente des traits de ces différents
types de discours. Par ailleurs, comme le lien entre langue et poli-
tique fait surface dans plusieurs enquêtes, j'ai décidé de mettre en
parallèle mon corpus avec un exemple du discours politique sur la
place du français au Québec, à savoir l'allocution que Diane
Lemieux a prononcée à l'occasion du 25e anniversaire de la Charte
de la langue française ainsi que la chanson thème La langue de chez
nous (Yves Duteil) de cette célébration.

DISCUSSION DES PRINCIPAUX RÉSULTATS

La place du français dans l'identité des témoins

Portant sur les réactions obtenues à l'énoncé « Le français fait


partie de notre patrimoine culturel qu'il faut sauvegarder à tout
prix », cette première section aborde l'importance de la langue fran-
çaise comme élément d'identification de la communauté
québécoise.

La place du français dans le patrimoine culturel du Québec

On peut s'attendre à ce que la majorité des témoins soient


d'accord avec l'énoncé et c'est effectivement le cas. Cependant, on
voit dans les réponses que tous les témoins ne répondent pas aux
mêmes éléments de la thèse posée. Celle-ci se compose effective-
ment de trois thèmes différents : (1) le français fait partie du
patrimoine culturel québécois ; (2) il faut sauvegarder le français ;
LE RECOURS AU STÉRÉOTYPE DANS LE DISCOURS SUR LA LANGUE FRANÇAISE... 105

(3) il faut sauvegarder le français à tout prix. Même si certaines ré-


ponses sont moins claires à cet égard - certains témoins se
contentent d'affirmer tout simplement leur position par « oui » - la
majorité des témoins répondent à la deuxième partie de la thèse,
c'est-à-dire « il faut sauvegarder la langue française ». Le fait que le
français fait partie du patrimoine culturel québécois est alors consi-
déré comme présupposition, c'est-à-dire comme l'affirmation qui
contient « les données à partir desquelles on parle, mais qui n'en-
trent pas directement en jeu dans la parole » (Amossy, 1994 : 48).
D'ailleurs, les quelques atténuations apportées par les répondants
portent presque toujours sur le désir de sauvegarder « à tout prix »
le français. Les témoins qui ressentent le besoin d'argumenter leur
réponse sont presque toujours ceux qui répondent à la deuxième
partie de l'assertion.
Il y a principalement quatre éléments invoqués pour justifier la
réponse. Premièrement, 8 témoins avancent le critère selon lequel le
français est une belle langue. Ce critère d'ordre esthétique permet
d'ailleurs à certains témoins de considérer l'importance de la langue
au même titre qu'un beau paysage (enquête A/004) ou le quartier du
Vieux-Québec (enquêtes A/006 et A/020). Le critère de la beauté
d'une langue est un mythe largement répandu, qui ne repose sur
aucune base factuelle (voir Belleau, 1 9 8 4 ; Giles et Niedzielski,
1998), comme le montre la citation suivante :
c'en [le français] est une belle c'est une belle langue oui il faudrait la
conserver mais pourquoi plus qu'une autre je ne saurais pas te dire (A/019
C.10.)6

6. Dans les exemples cités, la cote «A/019» renvoie à l'enquête d'où est tirée la
citation. Le chiffre « C.10. » renvoie à l'énoncé « le français fait partie de notre
patrimoine culturel qu'il faut sauvegarder à tout prix », tandis que le chiffre « C.09. »
renvoie à l'affirmation « le français au Québec est menacé par l'anglais ». Par
ailleurs, chacun des interlocuteurs est identifié à l'aide de deux sigles, « L0 » et
« L1 », identifiant respectivement l'enquêteur et la personne enquêtée. Les extraits
ont été transcrits selon les conventions proposées par l'équipe de la banque de
données VALIBEL (Variétés linguistiques du français en Belgique) (voir Francard, 1991).
Par exemple, la barre oblique identifie une pause brève et les commentaires et
remarques sont indiquées entre parenthèses, comme dans (silence) ou (rires).
106 W I M REMYSEN

Il est cependant difficile de nier ce jugement et le stéréotype


permet donc ici d'avancer un argument qui paraît évident. En second
lieu, 11 témoins expriment leur attachement à la langue française
par la tradition et l'histoire. En d'autres termes, accorder de l'impor-
tance au français, c'est respecter ses souches françaises, ses ancêtres,
ses racines :
j'pense que c'est / c'est ce que les nos ancêtres nous ont légué de plus
beau c'est ça vient avec la culture c'est nos racines c'est ce qui fait qu'on
sait d'où on vient (A/022 CIO.)

Évidemment, le mot patrimoine est sémantiquement relié à la


tradition et aux ancêtres, de sorte que l'énoncé appelle le recours à
l'histoire. Il est pourtant intéressant de constater que plusieurs té-
moins soulignent l'importance de cet aspect. Troisièmement, 12
témoins ajoutent que la langue française est la pierre angulaire de la
culture québécoise. Ils reprennent donc encore une fois la première
partie de la question posée de sorte que leur argumentation devient
circulaire : « le français fait partie du patrimoine culturel qu'il faut
effectivement sauvegarder, parce que le français est l'élément fonda-
mental de notre culture ». Enfin, le dernier argument est que le
français est tout simplement la langue qu'on parle, d'où l'importance
de veiller à son avenir (critère avancé par 6 témoins). Au niveau
argumentatif, c'est peut-être le seul argument original qui exprime
un attachement à la langue : « je veux qu'on garde notre français
parce que c'est la langue que j'utilise tous les jours, qui me permet
de m'exprimer et de communiquer ».
Il y a donc une argumentation peu développée qui repose
avant tout sur l'utilisation de l'énumération, de la surabondance de
réaffirmations de la présupposition et d'embrayeurs modaux qui
marquent la certitude. Les arguments invoqués reprennent la thèse
générale et peuvent être qualifiés de stéréotypés, ce qui produit un
effet d'évidence. Si on accepte que le lien entre la culture québé-
coise et la langue française paraisse évident, on comprend pourquoi
plusieurs témoins trouvent qu'il est difficile de justifier leur position :
moi j'suis d'accord / euh mais j'ai pas de raison c'est simplement par
tradition (A/001 C.10., italiques de l'auteur)

Même si la majorité des témoins se montrent d'accord avec la


présupposition, 8 témoins ajoutent spontanément qu'il ne faut pas
négliger le rôle important que joue l'anglais. L'importance de la lan-
LE RECOURS AU STÉRÉOTYPE DANS LE DISCOURS SUR LA LANGUE FRANÇAISE... 107

gue anglaise est surtout exprimée en termes économiques : maîtriser


l'anglais, c'est s'assurer un avenir sur le marché de travail qui exige
plus que jamais une connaissance de l'anglais. Même si parler an-
glais est un simple atout pour la plupart de ces témoins, 4 témoins
trouvent qu'il pourrait être avantageux pour le Québec de devenir
anglophone :
je crois que ça peut être un avantage pour le Québec / euh qu'on de-
vienne éventuellement vraiment de l'anglais euh comme au Canada (A/
006 CIO.)
La place de l'anglais sera abordée plus dans le détail dans la
section suivante.
Pour 3 témoins, la responsabilité de la sauvegarde du français
incombe au gouvernement qui est chargé de son avenir. Cinq autres
témoins sont d'avis que l'avenir de la langue française devrait être un
devoir collectif : il faut faire apprécier le français et veiller à sa
qualité afin de lui permettre de s'épanouir.
Même si la légitimité de la variété québécoise de français est
abordée à plusieurs reprises tout le long de l'enquête, seuls 3 té-
moins se pressent d'ajouter que, si le français fait partie d'une
identité québécoise, il ne s'agit pas pour autant de la langue venant
de France, mais bel et bien du français d'ici. L'extrait suivant est
intéressant à cet égard et montre le lien entre l'identité et la variation
linguistique :
il y a des réalités qu'on qu'on a par des appellations québécoises puis qui
se nomment pas par d'autres appellations de l'extérieur françaises [...]
donc l'identité québécoise passe par le français là le parler français qué-
bécois (B/003 C.10.)

la place du français dans l'identité québécoise

Pendant les entretiens, j'ai également demandé explicitement


aux témoins s'ils considèrent que la langue française fait partie de
l'identité québécoise et, dès lors, de leur propre identité. Les répon-
ses, comme on pouvait s'y attendre, sont également unanimes : seul
un témoin considère que le français fait peut-être partie d'une iden-
tité française, sans pour autant spécifier ce qu'il entend exactement
par français. Chose surprenante, un témoin affirme que le français
fait partie de l'identité québécoise, mais qu'il ne fait pas partie de sa
108 W I M REMYSEN

propre identité pour autant. Reconnaître le français comme un élé-


ment constituant de l'identité québécoise revient alors à affirmer la
particularité de la culture québécoise au sein de l'Amérique du
Nord et permet aux Québécois de garder leurs différences pour être
uniques et différents. Dix témoins expriment explicitement cette
volonté d'être différent et unique :
on sent qu'on a quelque chose de ben pas nécessairement de plus mais
quelque chose qui nous appartient c'est à nous pis euh on veut la garder
peut-être pour ça en fait pour être différents des autres pour garder nos
différences (A/001 C.10.)
Parler français permet ainsi de se distinguer des Américains et
des Canadiens anglais, ce qui est rassurant :
on s'identifie davantage par notre langue maintenant [...] en enlevant la
langue je crois qu'on ressemble particulièrement et pas mal aux Améri-
cains et aux Canadiens anglophones aussi là (A/010 C.10.)
D'autres font remarquer que le Québec s'identifie surtout à la
langue parce que l'identité québécoise n'est pas bien définie et qu'il
serait difficile d'envisager comment le Québec pourrait se définir
sans faire allusion au français :
je ne vois pas euh je sais pas à quoi les Québécois peuvent se rattacher
aujourd'hui pour se sentir québécois (A/006 C.10.)
O n peut se demander s'il est étonnant que seul un témoin fasse
allusion à la communauté québécoise de langue anglaise. Selon ce
témoin,
il y a des anglophones qui sont québécois qui ne parlent pas français c'est
comme s'ils passaient vraiment à côté du Québec parce que le Québec
la majeure partie des choses c'est en français la culture c'est en français
c'est euh ça fait un peu bizarre là (A/025 C.10.)
O n retrouve, dans cet extrait, les propos de G. Bouchard (1 999)
selon lequel l'identité québécoise passe par la maîtrise de la langue
française et non plus par la revendication de ses origines françaises
(voir plus haut).

Québécois ou Canadien ?

L'identité collective est mise en évidence par le fait que les


collectivités ont l'habitude de se donner un nom (Ch. Bouchard,
1998 : 28). C'est pourquoi j'ai également demandé aux témoins s'ils
se présentent comme Québécois ou comme Canadien quand ils
Lr: RECOURS AU STÉRÉOTYPE DANS LE DISCOURS SUR LA LANGUE FRANÇAISE... 109

voyagent à l'étranger. Environ trois quarts des répondants, soit 22


témoins, affirment toujours se présenter comme Québécois, tandis
que 3 témoins préfèrent se présenter comme Canadien. En outre, un
témoin préfère utiliser les deux dénominations, un autre se présente
davantage comme Canadien français et un dernier témoin reste in-
décis dans sa réponse. Peu de répondants préfèrent donc se
présenter comme Canadiens et cette attitude surprendrait certaine-
ment les témoins qui se présentent comme Québécois :
L0 ça m'étonne pas [que tu répondes que tu te présentes comme Québé-
coise] il y a une personne qui a répondu Canadien et là ça m'a étonné

L1 oui c'est ça c'était tu quelqu'un qui venait de Québec ? (étonnement)

L0 oui oui oui (A/023 C.10.)

Les arguments pour se présenter comme Québécois sont mul-


tiples. Évidemment, plusieurs répondants font remarquer que, en se
nommant Québécois, les gens savent tout de suite que leur langue
est le français (7 témoins). Par ailleurs, plusieurs témoins trouvent
important de montrer explicitement qu'ils ne sont pas Canadiens
(anglais) ou encore Américains : d'une part, parce qu'ils sont mieux
reçus à l'étranger quand ils se présentent comme Québécois et non
pas comme Canadien ou Américain (2 témoins), d'autre part, parce
qu'ils n'associent aucune valeur affective à la culture anglophone
canadienne et américaine (2 témoins).
De plus, une dizaine de témoins ont fait spontanément allusion
à la politique quand la question leur a été posée. Se nommer Qué-
bécois est ressenti comme une prise de position politique :
L0 tu te présentes comme Québécoise quand tu vas à l'étranger ?
L1 comme Québécoise (rires) [...]
L0 tu te sens aussi canadienne par contre ?
L1 ben moi la politique ne m'intéresse pas tellement je vas te le dire
L0 non mais je parle pas de politique là
L! ben ça l'est la au Québec c'est c'est politique la langue (A/013 C.10.)

Par ailleurs, 4 témoins affirment que les souverainistes se ser-


vent de la langue comme argument pour justifier leurs propos et 5
autres témoins ont ressenti le besoin d'ajouter à leur réponse que,
même s'ils se nomment Québécois, ils ne se considèrent pas comme
souverainistes :
110 W I M REMYSEN

[je me présente comme] Québécoise (rires) oui Québécoise oui Québé-


coise mais je suis pas tellement souverainiste mais souverainiste dans le
sens de se séparer du Canada là mais je sais pas c'est un réflexe [...] je
trouverais ça dommage qu'on se sépare du Canada mais euh je m'iden-
tifie comme Québécoise (A/009 C.10.)

En conclusion, l'analyse des réactions à la première affirmation


(« Le français fait partie de notre patrimoine culturel qu'il faut sau-
vegarder à tout prix ») montre que l'identité des témoins passe en
grande partie par la langue française, même si 4 témoins prétendent
qu'il pourrait être avantageux pour le Québec de devenir anglo-
phone. Cependant, il paraît difficile d'argumenter l'importance de la
langue dans son identité et, dès lors, les répondants recourent en
grande partie à des images stéréotypées pour appuyer leur position
(recours à l'histoire, à l'esthétique de la langue) ou encore ils relè-
guent la question au plan politique. Le discours des répondants se
rapproche donc beaucoup du discours traditionaliste (à cause de son
renvoi à l'histoire) et surtout au discours moderniste (en raison des
renvois à l'image unilingue d'un Québec comme État-nation au sein
duquel le français intervient à titre de symbole d'appartenance).

La menace venant de l'anglais

Cette section aborde la place qu'occupe Vautre dans le dis-


cours des témoins. Dans le cas du Québec, il s'agit évidemment de
la présence anglaise, souvent considérée comme une menace à la
survie du français. Je tenterai de répondre à la question de savoir s'il
s'agit d'un stéréotype partagé par l'ensemble des témoins.
Les commentaires et réponses obtenus à l'énoncé « Le français
est menacé au Québec par l'anglais » sont peu unanimes : 14 té-
moins sont d'avis que l'anglais menace le français, tandis que 9
témoins ne partagent pas cette idée. Plusieurs témoins affirment de
plus qu'il est exagéré de croire que l'anglais menace le français,
mais qu'il s'agit d'une opinion répandue au Québec :
LE RECOURS AU STÉRÉOTYPE DANS LE DISCOURS SUR LA LANGUE FRANÇAISE... 111

c'est l'espèce d'image là comme quoi il y a une immense vague anglo-


phone qui nous menace complètement je trouve ça assez excessif je veux
dire euh c'est quand même pas [...] des gens dangereux leur but dans la
vie ils se lèvent pas un matin en disant bon on va détruire le français
aujourd'hui (rires) (A/025 C.9.)

Sept témoins restent indécis et affirment que l'anglais menace


le français dans un certain sens, mais qu'en même temps le français
est quand même bien ancré au Québec. Dans le raisonnement qui
suit, ce sont sensiblement les mêmes arguments qui reviennent.
Cependant, tous les témoins n'en tirent pas les mêmes conclusions
et il s'agit souvent d'une question de point de vue. Le poids démo-
graphique, par exemple, permet à 13 témoins de conclure que le
statut du français est compromis par la mer d'anglophones entourant
le Québec. D'autres (2 témoins), par contre, sont d'avis que le ca-
ractère majoritairement français du Québec permettra de perpétuer
le français. Il en est de même pour les efforts gouvernementaux mis
de l'avant afin de protéger la langue : 4 témoins affirment que les
lois et institutions linguistiques sont capables de veiller à la sauve-
garde du français, tandis que 4 autres témoins trouvent la politique
linguistique provinciale trop coercitive et inappropriée à ses objec-
tifs. Il paraît donc, aux yeux de 12 témoins, que l'avenir du français
dépend largement de la volonté des gens qui le parlent : selon 4
témoins, beaucoup de gens ne sont notamment pas assez vigilants
face à la qualité du français et ce laxisme serait dangereux pour
l'avenir de la langue.
Que le français soit menacé ou non, la majorité des témoins
affirment l'importance de maîtriser l'anglais à cause de son univer-
salité. L'unilinguisme des anglophones, d'où leur manque de respect
pour les autres langues, est condamné, ce qui permet à ces témoins
de valoriser la maîtrise des deux langues chez les Québécois. En
d'autres mots, l'authenticité identitaire fait place ici à la
commodification de la langue, c'est-à-dire la transformation de la
langue en ressource économique (Heller et Budach, 1999 : 159).
j'ai remarqué que nous ben on apprend l'anglais à l'école puis euh quand
on va euh dans un milieu anglophone on bon on fait attention bon on se
force comme on dit on parle anglais mais eux quand ils viennent au
112 W I M REMYSEN

Québec ah non les Québécois ils apprennent l'anglais donc on va parler


anglais pas français c'est choquant t'sais ici on parle français parlez donc
français (A/003 C.9.)

Ceci est un bel exemple de la théorie de Bres (1993) selon


lequel un trait négatif émis par le groupe dominant (B-) peut être
investi de traits positifs par le groupe dominé pour passer de B- à
B+ :
A+ « nous parlons l'anglais, qui est la langue universelle »
B- « pourquoi les Québécois ne parlent pas anglais ? »
B+ « nous avons du respect pour d'autres langues et nous sommes au
moins capables de maîtriser deux langues » (voir A/003 et A/007)

L'attirance de l'anglais semble également poser un problème


dans le domaine de l'immigration parce que les nouveaux arrivants
seraient plus enclins à apprendre l'anglais que le français. Selon 2
témoins, cette situation serait due au manque d'efforts d'intégration
de la société d'accueil : si les Québécois faisaient plus d'efforts pour
accueillir les immigrants, ils seraient plus enclins à participer à notre
culture et donc à apprendre la langue :
si on ne les [les immigrants] accepte pas dans la communauté franco-
phone c'est évident q u ' i l s vont se tourner vers la c o m m u n a u t é
anglophone (A/018 C.9.)

On peut sans doute se demander s'il est vrai que tous les
immigrants ne font pas l'effort d'apprendre le français et il serait
exagéré de vouloir défendre fermement cette position. Cependant,
cela montre une fois de plus que le discours identitaire repose non
pas sur le monde réel, mais sur la perception et la représentation de
ce monde et ces représentations modulent les stratégies de compor-
tement des individus en rapport à leurs stéréotypes (voir Bouffard,
1996 : 5). Il y a donc un choix stratégique dans la manipulation des
symboles et des signifiants culturels.
Selon Christian Dufour (2000 : 91 et suiv.), l'image unilingue fran-
çaise que le Québec veut projeter de lui-même serait la cause
principale de l'ambiguïté des Québécois envers le fait anglais : « à la
fois l'ami et l'ennemi, une partie de nous-mêmes qui nous rend plus
fort et le conquérant qui veut notre peau. Mais pas de doute, l'anglais
est là » (Dufour, 2000 : 98). Si on laisse de côté l'interprétation de
Dufour, on peut néanmoins constater que cette attitude ambivalente
apparaît comme une attitude stéréotypée dans mon corpus :
LE RECOURS AU STÉRÉOTYPE DANS LE DISCOURS SUR LA LANGUE FRANÇAISE... 113

ça me rend perplexe un peu comme opinion répandue c'est une opinion


répandue / c'est euh // j'ai l'impression que c'est c'est plus notre position
par rapport à notre langue qui est menaçante (A/016 C.9.)
Cette citation va tout à fait dans le même sens de ce que
Dufour (2000 : 101) a affirmé à propos de l'identité québécoise :
« l'identité québécoise est souvent confondue [...] avec son méca-
nisme de défense privilégié : l'image française ». Or, l'importance
que les témoins accordent à l'anglais montre bien la distinction entre
la langue comme bien symbolique, vecteur d'une appartenance, et
la langue comme bien commercial (voir Heller, 2002) :
pour ma part je le [l'anglais] considère comme un outil de travail au
même titre que l'ordinateur [...] ça remplace pas ma langue maternelle
pour autant [...] c'est essentiel mais ça demeure un outil de travail (A/006
C.9.)
L'image de l'anglais, qui paraît comme le simple outil de com-
munication dans les échanges commerciaux, permet-il ainsi, comme
le suggère Dufour (2000 : 99), de satisfaire psychologiquement le
Québec qui peut perpétuer ainsi la « façade unilingue du Québec »,
pour reprendre les termes de Dufour (2000) ? Il est peut-être exagéré
d'utiliser des termes aussi forts : le Québec n'est sûrement pas la
seule société qui doit faire face à une réalité anglophone croissante,
comme le montrent également les débats linguistiques au sein de
l'Union européenne (voir Oakes, 2001).
Par ailleurs, il est à noter que la plupart des témoins font avant
tout référence aux problèmes qui ont trait au statut du français quand
on aborde la question. Quand on leur demande s'ils considèrent les
anglicismes comme une menace pour la langue, les opinions sont
encore divergentes : pour 14 témoins, les anglicismes ne sont pas
une véritable menace ; 9 témoins croient que l'anglicisme peut être
une menace et seuls 6 témoins le considèrent comme une véritable
menace.
En somme, même si tous les témoins ne sont pas d'accord avec
le fait que l'anglais soit une menace pour le français, ils affirment
que l'opinion générale veut que les choses soient perçues ainsi. La
menace de l'anglais apparaît donc comme un stéréotype, de même
que l'attitude ambiguë que les répondants montrent envers la ques-
tion abordée. La question sur la place de l'anglais montre que deux
114 W I M REMYSEN

types de discours entrent en conflit : d'une part, le désir de réaffirmer


l'image unilingue du Québec (discours modernisant) ; d'autre part,
la valorisation de la maîtrise de l'anglais et la représentation utilitaire
de l'anglais comme un bien commercial7. Oakes (2001 : 153) a
appelé cette dynamique, qui consiste à valoriser des éléments d'une
culture dominante (en l'occurrence, l'importance de l'anglais) et à
insister en même temps sur sa propre identité locale (c'est-à-dire la
grande importance symbolique accordée au français), une stratégie
de divergence in convergence.

Un exemple du discours politique sur le rôle du français :


l'anniversaire de la Charte de la langue française (1977-2002)

Étant donné l'importance qui est accordée à la politique dans


les questions à propos de la langue, il m'a semblé intéressant de voir
l'image que le gouvernement véhicule de la particularité linguistique
du Québec. Le 25e anniversaire de la Charte de la langue française,
jalon important dans l'histoire sociolinguistique du Québec, a fourni
une belle occasion de le faire. J'examinerai donc de plus près deux
textes qui ont souligné l'anniversaire de cet événement : l'allocution
que la ministre Diane Lemieux a prononcée le 26 août 2002 ainsi
que la chanson La langue de chez nous, qu'Yves Duteil avait écrite
en 1985, et qui est devenue la chanson thème des célébrations de
l'anniversaire de la Charte.
Le discours de Diane Lemieux est un véritable éloge de la
Charte et une célébration de la langue française et il a plusieurs
éléments en commun avec le discours des témoins étudiés. D'abord,
son allocution accorde beaucoup d'importance à l'héritage français

7. Évidemment, la valorisation du bilinguisme n'est pas pareille au Québec et dans les


communautés francophones minoritaires, étudiées par Heller et Budach (1999). Les
francophones habitant un milieu minoritaire valorisent le bilinguisme comme
caractéristique identitaire importante. La valorisation du bilinguisme dans mes
enquêtes est purement utilitaire, mais certainement pas symbolique ou identitaire. À
cet égard, il y a donc une divergence dans le discours au Québec et dans celui des
communautés francophones en milieu minoritaire.
LE RECOURS AU STÉRÉOTYPE DANS LE DISCOURS SUR LA LANGUE FRANÇAISE... 11 5

du Québec qui a fondamentalement été compromis parce que la


« fatalité [...] semblait nous condamner à l'assimilation ». La Charte
marque ainsi « la plus importante affirmation politique de l'histoire
du Québec moderne [et] nous redonnait notre parole [assurant ainsi]
la pérennité de notre langue ». La sauvegarde du français est justifiée
parce que la langue « s'enracine dans son être [du peuple] et lui
permet d'exprimer son identité », mots que la ministre emprunte à
Camille Laurin, un des principaux auteurs de la Charte. La protec-
tion du français est exprimée en termes de défense et de lutte et
laisse peu de place aux minorités non francophones : « [nous avons
choisi de] construire le Québec en français, langue de notre société
depuis ses origines, langue de la majorité, langue officielle et langue
commune des actes de la vie publique ».
La ministre est claire à cet égard : elle reconnaît les droits
minoritaires des Amérindiens et des Inuits, mais elle indique claire-
ment qu'il n'est nul besoin de prévoir une telle protection pour
l'anglais : « comme si une telle chose [l'éradication de l'anglais] était
seulement possible dans un territoire situé au cœur d'une population
de 300 millions d'Anglo-américains ». À la fin de son discours, elle
souhaite « obtenir l'adhésion des Québécoises et des Québécois de
toutes origines aux objectifs de la politique linguistique ». En utili-
sant de toutes origines, elle fait évidemment un clin d'ceil aux
immigrants dont on sait l'intérêt accordé au français et à l'anglais. La
défense du français, en d'autres mots, est un devoir collectif.
La chanson thème de la célébration du 25e anniversaire de la
Charte rappelle surtout l'esthétique de la langue qu'on retrouve
également dans mes entrevues : « c'est une langue belle avec des
mots superbes ». Le texte poétise la langue française, « la saveur des
choses est déjà dans les mots », et rappelle également la lutte contre
l'anglais : « une bulle de France au nord d'un continent/sertie dans
un étau mais pourtant si féconde ». Ce renvoi à la France peut sur-
prendre. Le français est encore défini comme pierre angulaire de la
communauté québécoise, « la langue de chez nous », et il faut sans
cesse veiller à sa qualité, « c'est une langue belle à qui sait la dé-
fendre ».
116 W l M REiVn Si r

On reconnaît dans ces deux textes certains éléments des dis-


ours traditionaliste et moderniste, tels que définis par Heller et
Budach (1999). Traditionalistes, car ces discours se focalisent sur
l'histoire et sur les rapports internes de solidarité entre les Québécois
étant donné que la lutte pour le français est un devoir collectif.
Modernisants, car ces discours soulignent la valeur symbolique du
français par la construction d'espaces unilingues dont la survie est
assurée par l'État-nation qui veille à l'identité collective de son peu-
ple. Contrairement aux discours des témoins interrogés, on ne trouve
pas d'éléments qui réfèrent au discours mondialisant.
La comparaison des discours nous apprend que les mêmes
éléments surgissent dans le discours politique à propos de la langue
et dans celui de nos témoins lors des entrevues. On peut se deman-
der si les témoins reflètent le discours véhiculé par le gouvernement
québécois ou si, à l'inverse, le discours politique reprend des stéréo-
types largement diffusés au Québec. Que le discours politique
influence celui des Québécois ou vice versa, il paraît y avoir une
interaction intéressante entre les deux et il est intéressant de consta-
ter que ces deux discours sont convergents. L'étude d'Oakes (2001),
menée en France, a montré qu'il y a un décalage entre la politique
linguistique et les attitudes des citoyens envers plusieurs thèmes
linguistiques alors qu'au Québec, il semble y avoir une convergence
considérable entre les discours.

Cette analyse montre que la langue française occupe une place


importante dans la construction identitaire des témoins et, selon eux,
de la communauté québécoise de façon générale. Le français de-
vient ainsi un élément d'identification et de différenciation.
Identification, parce que les témoins témoignent d'un grand attache-
ment à cette langue qui est la leur : sauvegarder la langue française
signifie respecter ses origines et son histoire collectives et permettre
aux Québécois de continuer à se considérer comme un groupe
spécifique à l'intérieur du Canada et du continent nord-américain.
Même si certains témoins se demandent si le Québec n'aurait pas
avantage à devenir anglophone, cette position reste marginale dans
LE RECOURS AU STÉRÉOTYPE DANS LE DISCOURS SUR LA LANGUE FRANÇAISE... 117

l'ensemble du corpus. Différenciation, parce que Vautre, tel que mis


en avant par les témoins, est toujours le non-francophone, en l'oc-
currence VAnglais : ne parlant pas la langue des Québécois, il passe
à côté de la culture québécoise. Il serait intéressant de voir si on
obtient les mêmes résultats avec des témoins venant de la région de
Montréal8.
Le discours argumentatif utilisé par les témoins et la fréquence
de certains thèmes montrent que les sujets abordés dans le question-
naire sont des stéréotypes qui permettent aux témoins de construire
leur identité en s'identifiant à la langue française et en prenant leur
distance par rapport à l'autre, que celui-ci soit une menace ou non.
L'identité se construit donc en images stéréotypées qui sont large-
ment partagées par les témoins. La faible argumentation dans le
champ discursif des témoins indique qu'il est difficile d'expliquer les
motifs de ces opinions répandues au point que les témoins recourent
à d'autres stéréotypes pour argumenter leur position. En d'autres
mots, il n'est pas facile d'exprimer son identité, même quand elle
paraît si évidente. Ce sont alors les stéréotypes qui permettent de
structurer le monde et sa représentation : ils jouent donc un rôle
important dans la construction identitaire.
Par ailleurs, je m'étais proposé de relier mon corpus aux trois
types de discours sur la langue décrits par Heller et Budach (1999).
Dans l'ensemble des enquêtes, il y a des éléments des trois discours
qui reviennent. Le discours traditionaliste et moderniste revient sur-
tout dans la question qui porte sur la place du français dans l'identité
des témoins : leur discours se focalise alors sur l'histoire et sur les
rapports internes de solidarité entre les Québécois (éléments qui
renvoient au discours traditionaliste) et souligne la valeur symboli-
que du français par la construction d'espaces unilingues dont la
survie est assurée par l'État-nation (discours modernisant). Le dis-
cours politique, prononcé à l'occasion de l'anniversaire de la Charte
de la langue française, développe sensiblement les mêmes thèmes.

8. Même si les témoins interrogés sont originaires de plusieurs régions de la province,


aucun témoin ne venait de la région de Montréal. La majorité des témoins venaient
de la région de la ville de Québec.
118 W I M REMYSEN

Si le discours mondialisant ne revient pas dans le discours de la


ministre, il est bel et bien présent dans les réponses des témoins.
Ainsi, quand leur rapport à l'anglais est abordé, on voit bien l'impor-
tance utilitaire et commerciale qu'ils accordent à cette langue : leur
discours montre bien l'importance de distinguer entre la langue
comme bien symbolique et la langue comme bien commercial. Par
ailleurs, la comparaison de ces différents discours sur la langue a
montré qu'il y a une interaction intéressante entre le discours poli-
tique et le discours des témoins : les deux discours reprennent
largement les mêmes idées et opinions.
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